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LA CRITICAL RACE THEORY OU LE DROIT ÉTATIQUE COMME OUTIL

UTILE, MAIS IMPARFAIT, DE CHANGEMENT SOCIAL

Jean-François Gaudreault-DesBiens

Éditions juridiques associées | « Droit et société »

2001/2 n°48 | pages 581 à 612


ISSN 0769-3362
ISBN 2275021086
DOI 10.3917/drs.048.0581
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2001-2-page-581.htm
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La Critical Race Theory ou le droit Droit et Société 48-2001
(p. 581-612)

étatique comme outil utile, mais


imparfait, de changement social

Jean-François Gaudreault-DesBiens *

Résumé L’auteur
Professeur adjoint à la Faculté de
De tous les mouvements de critique juridique nés récemment aux États- droit de l’Université McGill,
Montréal. Ses travaux de recher-
Unis, la Critical Race Theory est sans conteste l’un des plus paradoxaux, che portent sur la saisie juridique
puisque ses tenants veulent en même temps extirper le racisme du droit des phénomènes identitaires,
étatique et se servir de celui-ci pour combattre le racisme dans la société. l’analyse comparative des cultu-
res constitutionnelles et du
Cet article propose une analyse critique du contexte sociojuridique dans fédéralisme, les rapports entre le
lequel la Critical Race Theory a émergé, des principaux courants qui ani- droit et l’art, ainsi que le droit
ment ce mouvement, ainsi que du rapport que ses tenants entretiennent des sociétés.
Parmi ses publications :
avec le droit.
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– La liberté d’expression entre
l’art et le droit, Montréal, Presses
Critical Race Theory – Critique du droit – États-Unis – Multiculturalisme – de l’Université Laval, Liber, 1996 ;
– « La critique autochtone de
Race. l’appropriation artistique ou le
droit d’auteur dans la tourmente
identitaire », Droit et Cultures, 40
(2), 2000 ;
Summary – « Identitarisation du droit et
perspectivisme épistémologique.
Quelques jalons pour une saisie
juridique complexe de l’identi-
Critical Race Theory : Of State Law as a Useful but Imperfect Tool for taire », Canadian Journal of Law
Social Change and Jurisprudence, XIII (1), 2000 ;
Of all the critical legal movements that recently emerged from the USA, – « L’impact du discours des
droits sur la culture juridique
Critical Race Theory is certainly one of the most paradoxical, in that its québécoise : vers un recul de
proponents seek to extirpate racism from state law while at the same time l’hégémonie positiviste ? », Revue
using the law to eradicate racism within society. This article provides a interdisciplinaire d’études
critical analysis of the sociolegal context in which Critical Race Theory juridiques, 44, 2000 ;
– Le sexe et le droit. Sur le
arose, of the main currents that constitute the movement, and of the vi- féminisme juridique de Catharine
sion of the law its proponents share. MacKinnon, Montréal, Liber,
Cowansville, Yvon Blais, 2001.
Critical legal movements – Critical Race Theory – Multiculturalism – Race –
United States.
* Faculté de droit,
Université McGill,
3644 rue Peel,
Montréal, Québec,
Canada H3A 1W9.
<gaudreaultdesbiens
@falaw.lan.mcgill.ca>

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J.-F. Gaudreault-DesBiens
La Critical Race Theory ou le
Introduction
droit étatique comme outil Malgré les progrès accomplis depuis les années 1950, le droit
utile, mais imparfait, de aux États-Unis continuerait de refléter le racisme ambiant de la so-
changement social
ciété américaine. C’est du moins ce que soutiennent des juristes
de ce pays réunis sous les auspices de la Critical Race Theory. Is-
sus de groupes raciaux ou ethno-culturels minoritaires, les « Race-
Crits », tels qu’on les surnomme, ont entrepris de mettre en relief
le rôle du droit dans la mise en place, la perpétuation et
l’invisibilisation des structures de l’oppression raciale aux États-
Unis. Bien qu’il soit porteur d’un questionnement sur les présup-
posés qui inspirent l’appréhension juridique de la problématique
de la race dans leur pays, le projet sociojuridique des « Race-
Crits » s’intéresse plus précisément à la concrétisation effective du
droit à l’égalité que consacre, dans une certaine mesure, la Consti-
tution américaine et à sa mise en œuvre dans toutes les sphères de
la société. D’où sa dimension à la fois programmatique et émanci-
patrice. Mais quelle est la genèse de la Critical Race Theory ? Né
dans les années 1980, ce courant intellectuel trouve en partie son
origine dans la réaction de juristes « minoritaires » contre les ef-
fets pervers de certaines des thèses défendues par les Critical Le-
gal Studies (« CLS »), mouvement dont ils étaient initialement des
sympathisants. Tout en partageant les vues des Critical Legal
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Scholars sur la présence d’une certaine indétermination dans
l’interprétation des normes juridiques, sur le profit qu’en tirent
certains groupes étant donné les liens qui existent entre le droit et
la structure économique de chaque société, ainsi que sur l’absence
de neutralité de ce droit malgré ses prétentions au contraire, les
« Race-Crits » se sont toutefois éloignés des Critical Legal Scholars
en raison du scepticisme radical infusant l’appréhension qu’avaient
ces derniers du droit positif et de leur vision du droit comme
champ où règnerait une indétermination non pas simplement rela-
tive, mais quasi absolue. Ainsi, à l’instar des juristes féministes,
les « Race-Crits » se sont insurgés contre le cynisme affiché par les
Critical Legal Scholars à l’égard des droits fondamentaux enchâs-
sés dans le Bill of Rights de la Constitution américaine et, sans
pour autant occulter les ratés survenus lors de leur mise en œu-
vre, s’en sont pris à l’aveuglement des « Crits » face aux potentiali-
tés de ces droits comme outils de transformation sociale. Par ail-
leurs, les « Race-Crits » soulignent qu’à force d’insister sur l’indé-
termination du droit, les Critical Legal Scholars auraient oublié
que celui-ci est souvent extrêmement « déterminé », du moins du
point de vue des groupes minoritaires ou historiquement désavan-
tagés. D’où le reproche qui leur est fait de proposer une saisie boi-
teuse des diverses formes que prennent les rapports de domina-
tion mis en place et perpétués par le droit, notamment au regard
des variables raciale et ethnique. À l’approche des Critical Legal

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Scholars, jugée trop surplombante, désincarnée et pessimiste, les Droit et Société 48-2001
« Race-Crits » proposent donc d’en substituer une autre, certes elle
aussi un tantinet utopique, mais surtout orientée vers la résolu-
tion de problèmes sociaux concrets. Aussi ajoutent-ils à la dimen-
sion programmatique et émancipatrice de leur projet une dimen-
sion pragmatique, laquelle se révèle tout particulièrement à tra-
vers leur appréhension de l’expression raciste et du rôle qu’elle
joue dans la structure de l’oppression raciale. C’est dans cette op-
tique qu’ils font de l’éradication de cette forme d’expression l’un
de leurs principaux chevaux de bataille. Leur succès sur ce front
exigerait toutefois d’importants changements dans l’ordre consti-
tutionnel américain, ce qui, nous le verrons, ne va pas de soi
compte tenu des nombreux obstacles que placent devant eux le
droit positif et la culture juridique des États-Unis. En plus de four-
nir une illustration fort intéressante de la manière dont opère la
dialectique « doctrine dominante » versus « doctrine minoritaire »
dans le contexte américain, leurs revendications à cet égard té-
moignent aussi du rapport quelque peu paradoxal que les « Race-
Crits » entretiennent au droit. Aussi, après avoir proposé une
analyse critique du contexte sociojuridique dans lequel ceux-ci
inscrivent leur projet intellectuel, des principaux courants qui
animent la Critical Race Theory, ainsi que des questions qui ali-
mentent le débat au sein de ce mouvement (partie I), nous nous at-
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tacherons à examiner leur appréhension de la problématique de
l’expression raciste (partie II), en mettant d’abord l’accent sur
l’« exceptionnalisme » qui caractérise le traitement juridique de
cette problématique aux États-Unis (II-1), puis sur la conception du
droit qui inspire la critique qu’en font les « Race-Crits » (II-2).

I. Les grands axes de la Critical Race Theory


Ce n’est pas un hasard si un mouvement comme la Critical
Race Theory est né aux États-Unis, où, malgré certaines avancées,
la race des individus continue à bien des égards de déterminer
leur condition sociale. Pour les tenants de la Critical Race Theory,
le racisme aux États-Unis représente la norme plutôt que
l’exception : il imprègne toutes les structures de la société, mais sa
présence reste masquée par le formalisme qui inspire la saisie du
droit à l’égalité que garantit la Constitution de ce pays, et qui
laisse croire que le racisme y est efficacement combattu. Mais bien
que ce constat fasse consensus au sein de la Critical Race Theory,
tous les « Race-Crits » n’en tirent pas les mêmes conséquences,
d’où les divergences, parfois considérables, qui séparent les diffé-
rents courants constituant ce mouvement. Malgré les limites inhé-
rentes à toute entreprise de taxinomie, on peut en effet identifier
au sein de la Critical Race Theory une aile « radicale », une autre
« multiculturaliste » et une autre encore que l’on pourrait qualifier

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J.-F. Gaudreault-DesBiens de « postmoderniste ». Pour l’essentiel, celles-ci se distinguent par
La Critical Race Theory ou le la saisie théorique qu’opèrent leurs tenants respectifs de la varia-
droit étatique comme outil ble raciale et des multiples configurations identitaires auxquelles
utile, mais imparfait, de
elle peut servir de pivot. À cette dynamique de fragmentation
changement social
théorique s’en ajoute une autre, identitaire celle-là, fondée sur
l’affirmation des intérêts particuliers de sous-groupes racialisés
(par exemple, les Hispano-Américains à travers l’émergence du ré-
seau « Lat-Crit ») ou définis en fonction d’une variable autre que la
race (par exemple, les femmes de couleur réunies autour du Criti-
cal Race Feminism). Voyons maintenant comment s’expriment ces
dynamiques.
Fondateur de la Critical Race Theory et auteur le plus repré-
sentatif de son courant radical, Derrick Bell soutient que les dis-
positions constitutionnelles censées promouvoir l’égalité raciale
profitent à la majorité blanche plutôt que d’aider vraiment la
cause des victimes du racisme. Autrement dit, l’enchâssement
dans la Constitution du principe de l’égalité devant la loi (« égalité
formelle ») ne changerait pas grand-chose au statu quo, ou ne
l’affecterait que dans la mesure où ce changement est acceptable
pour la majorité. Cette thèse de la « convergence des intérêts » 1,
qui joue un rôle central dans la pensée des « Race-Crits » radicaux,
est, d’une certaine façon, fondamentalement pessimiste. Mais ce
pessimisme s’explique, toutefois. Dès le début des années 1980, le
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ralentissement, voire le recul, de la dynamique enclenchée à la fin
des années cinquante lors de la lutte des Afro-Américains pour la
reconnaissance de leurs droits fondamentaux a en effet suscité
chez plusieurs juristes « minoritaires » une prise de conscience
des mystifications qu’opère parfois le concept d’égalité devant la
loi, surtout lorsque celui-ci est interprété en dernier ressort par
une Cour suprême dominée par des juges conservateurs, comme
ce fut le cas à partir de l’ère Reagan. Cette prise de conscience se
trouve à la source d’un des axiomes du projet des « Race-Crits »,
qui est de dénoncer le mythe de l’éradication du racisme par les
voies normales d’un système juridique consacrant une idéologie
1. Proposée par Derrick Bell, libérale a priori réfractaire aux revendications à saveur collecti-
cette thèse soutient par exemple viste. Aussi, un peu comme le font les féministes avec les variables
qu’une décision comme Brown v.
Board of Education of Topeka, « sexe » ou « genre », les « Race-Crits » reproblématisent la varia-
347 U.S. 483 (1954), qui a consa- ble « race » de leur point de vue de minoritaires. C’est dans cette
cré en droit la déségrégation ra- optique qu’ils s’en prennent au mythe d’une constitution « color-
ciale aux États-Unis, n’a pu être
possible que parce que cette blind ». Pour eux, la Constitution des États-Unis ainsi que les nor-
déségrégation correspondait aux mes infra-constitutionnelles qu’elle valide sont bien loin d’être in-
intérêts de la majorité blanche, sensibles à la couleur. Ils estiment au contraire que toute la nor-
autant sur les plans économique
et politique, qu’interne et inter- mativité juridique dans ce pays consacre et reproduit la norme
national. Voir Derrick BELL, blanche, confinant les « non-Blancs » au statut d’« autres » perpé-
« Brown v. Board of Education tuels. Plus encore, ils soutiennent que l’ordre juridique positif a
and the Interest-Convergence
Dilemma », Harvard Law Review, joué un rôle fondamental dans la création du problème racial qui,
93, 1980, p. 518. encore aujourd’hui, conditionne le débat politique américain. Cet

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ordre aurait ainsi construit la problématique raciale de manière à Droit et Société 48-2001
faire de la race blanche l’étalon à partir duquel le statut social
d’un individu est déterminé, de sorte que plus celui-ci présentera
des caractéristiques permettant de l’associer à cette race, plus son
intégration et son ascension sociales seront faciles, et plus il aura
droit, dans les faits, à être traité en citoyen égal aux autres. Dans
la mise en place de ce système d’inclusion/exclusion, autant les
fonctions régulatrice qu’idéologique du droit ont été mises à
contribution 2. La fonction régulatrice s’est ainsi manifestée par
une série de prescriptions juridiques destinées à amplifier la diffé-
renciation raciale existant au sein de la société. Par exemple, l’État
a longtemps cherché à empêcher les métissages raciaux ou à dis-
tinguer les races en fonction de caractéristiques physiques prédé-
terminées et stéréotypées, quitte à user de critères soi-disant bio-
logiques pour déterminer la quiddité raciale d’un individu. Il a
également tenté de contrôler l’accès des immigrants à la citoyen-
neté en mesurant leur quiddité caucasienne 3. Il a enfin essayé de
stabiliser la différenciation raciale obtenue à la suite de
l’application de telles règles par d’autres règles qui, quant à elles,
établissaient une ségrégation fonctionnelle ou géographique entre
les races. De la sorte, il est parvenu à inscrire dans la dynamique
sociale la logique du « nous et les autres », le « nous » désignant
les Blancs et les « autres » recouvrant indifféremment tous les
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non-Blancs. C’est ainsi que l’acception du concept de « race » a été
élargie de manière à désigner non seulement la race déterminée en
fonction de caractéristiques génétiques ou biologiques objectives
mais également celle attribuée sur la base de caractéristiques sub-
jectives souvent imaginaires ou stéréotypées. Quant à la fonction
idéologique du droit, elle aura longtemps légitimé la différencia-
tion raciale préalablement opérée par les normes positives, d’abord
en rendant crédible, voire « naturelle », la catégorisation raciale ar-
tificielle consacrée dans ces normes, ensuite en rétrécissant le
spectre des interprétations possibles de la question raciale. Cette
réduction des possibles a eu pour effet d’empêcher de penser 2. Sur cette question, voir géné-
cette problématique autrement qu’en renvoyant aux catégories ju- ralement Ian F. HANEY LOPEZ,
White by Law. The Legal Cons-
ridiques préexistantes, qui s’en trouvaient dès lors renforcées et truction of Race, New York,
relégitimées. C’est donc ainsi que le droit a réussi à vampiriser la London, New York University
discussion sur le sens à donner au concept de « race ». Bref, sa Press, 1996.
fonction idéologique aura nourri la croyance autant en la justesse 3. Sur la question de la citoyen-
neté des Afro-Américains, il
intrinsèque de la catégorisation raciale consacrée dans les normes convient de rappeler le célèbre
positives qu’en son inévitabilité. S’il n’existe évidemment plus de jugement de la Cour suprême
dispositions législatives ou réglementaires consacrant explicite- des États-Unis dans l’affaire
Dred Scott v. Sanford, 60 U.S. 393
ment la division raciale de la société américaine, les « Race-Crits » (1857), dans lequel la Cour
n’en estiment pas moins que le droit étatique continue de la per- affirma que les esclaves ne pou-
pétuer implicitement. La raison en est que ce droit, en cherchant à vaient revendiquer aucun des
droits et privilèges normalement
empêcher la discrimination fondée sur la race, n’a d’autre choix rattachés à la citoyenneté améri-
que de continuer à attribuer une signification précise, fût-elle ré- caine.

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J.-F. Gaudreault-DesBiens ductrice, au concept de race. En ce sens, autant les catégories du
La Critical Race Theory ou le droit peuvent s’avérer problématiques, autant elles paraissent iné-
droit étatique comme outil vitables. La question n’est donc pas de savoir si l’on peut s’en pas-
utile, mais imparfait, de
ser, mais bien de voir comment il est possible d’en atténuer les ef-
changement social
fets négatifs, surtout s’agissant d’appréhender le kaléidoscope
identitaire de cette fin de siècle.
Parler de kaléidoscope identitaire, c’est bien sûr parler de plu-
ralisme culturel, mais c’est surtout parler de la manière dont
coexistent des groupes que, parfois, toute l’histoire sépare. Cette
coexistence, au demeurant inévitable, doit-elle se faire dans l’inté-
gration ou dans la séparation ? Cette question ne fait pas l’unani-
mité au sein de la Critical Race Theory. Si les uns, comme Neil Go-
tanda, plaident carrément en faveur de la reconnaissance d’un
droit constitutionnel à la diversité culturelle 4, d’autres, comme
Alex Johnson Jr., prônent plus modestement une réforme de la
théorie constitutionnelle américaine sur la base d’une philosophie
communautarienne 5. Ce genre de débat, récurrent dans les tra-
vaux des juristes appartenant au courant « multiculturaliste » de
la Critical Race Theory, les incite à s’attaquer à certains icônes du
droit américain, tel le fameux arrêt Brown v. Board of Education of
Topeka, qui mit un terme à la ségrégation raciale en décrétant
l’intégration scolaire des Blancs et des Noirs. Cet arrêt, longtemps
considéré comme un jalon essentiel de l’avancement de la cause
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afro-américaine en ce qu’il mettait fin à la doctrine du « separate,
but equal » 6, voit aujourd’hui son importance réelle mise en ques-
tion par les tenants d’une historiographie révisionniste des rela-
tions inter-raciales aux États-Unis. Le fait que la déségrégation ra-
ciale n’ait pas entraîné de diminution substantielle du racisme
pousse en effet de plus en plus d’Afro-Américains à douter non
seulement de la faisabilité d’une véritable intégration, mais aussi
de la neutralité des effets d’une telle intégration. On se demande
dans cette optique si l’intégration ne mène pas inéluctablement à
l’érosion des valeurs traditionnelles de la communauté afro-
américaine. Comment, dans ce contexte, perpétuer la conscience
identitaire nécessaire au réflexe de résistance de tout minoritaire ?
Il y a une marge, soutiennent les « Race-Crits » multiculturalistes,
entre se dire en faveur du principe de la déségrégation et en ac-
cepter toutes les conditions, surtout lorsqu’elles sont fixées par la
majorité blanche. On remarque à cet égard chez les tenants de ce
4. Neil GOTANDA, « A Critique of courant de la Critical Race Theory un rejet croissant de la logique
“Our Constitution Is Color-
Blind” », Stanford Law Review,
d’intégration des identités, ce qui se traduit par une montée de la
44, 1991, p. 1. rhétorique nationaliste, voire même séparatiste. Cette oscillation
5. Alex M. JOHNSON Jr., « The New entre les deux pôles que sont l’intégration et la séparation illustre
Voice of Color », Yale Law Jour- quelques-unes des questions fondamentales auxquelles s’intéresse
nal, 100, 1991, p. 2007.
6. Consacrée en jurisprudence
la Critical Race Theory, et, en particulier, son aile multiculturaliste.
depuis l’arrêt Plessy v. Ferguson, Quel contenu doit-on donner au droit à l’égalité dans une société
163 U.S. 537 (1896). de plus en plus multiculturelle ? Une citoyenneté égale est-elle

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possible sans une certaine mesure de renoncement identitaire, gé- Droit et Société 48-2001
néralement de la part des minorités ? En revanche, toute accultu-
ration est-elle intrinsèquement négative ? Qui plus est, une société
libre et démocratique peut-elle accepter que la reconnaissance de
l’égalité concrète d’une minorité mène au séparatisme identitaire,
même si ce séparatisme répond à une volonté, clairement expri-
mée, à la fois de réenracinement et d’auto-détermination de cette
minorité ? Au reste, un séparatisme identitaire qui fait de la diffé-
rence raciale un absolu ne peut-il pas lui-même glisser vers le ra-
cisme, malgré qu’il soit le fait d’un groupe historiquement désa-
vantagé 7 ?
À l’évidence, un tel questionnement exige de déborder du
droit positif strict pour aller qui vers la philosophie, qui vers la
sociologie du droit. Bref, il ne peut plus être question ici de droit
« pur ». Le « dilemme de la différence », pour reprendre l’expres-
sion de Martha Minow, ne peut être valablement appréhendé en
demeurant à l’intérieur des frontières du droit positif – c’est du
reste ce qui explique le caractère interdisciplinaire de la Critical
Race Theory, ainsi que la participation active de non-juristes, tels
le philosophe Cornel West et le théoricien littéraire Henry Louis
Gates Jr., aux débats lancés par leurs collègues juristes. Mais si les
réponses que les « Race-Crits », juristes comme non-juristes, don-
nent aux questions soulevées par ce dilemme varient largement,
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tous prononcent en cœur l’oraison funèbre du melting pot améri-
cain. Dans cet esprit, tous partagent à certains égards une idéolo-
gie différentialiste et affirment l’absolue nécessité d’opérer un
changement de paradigme constitutionnel, qui consacrerait le pas-
sage d’une approche de « color-blindness » à une autre de « race-
consciousness » 8.
Cela dit, cette idéologie différentialiste pose parfois problème,
particulièrement lorsqu’elle s’accompagne d’un recours abusif à la 7. Pour une réfutation de l’argu-
logique du tiers exclu, ainsi que d’une propension, d’une part, à ment simpliste, mais pourtant
fréquemment avancé aux États-
objectiver un point de vue, celui des « Race-Crits », comme étant Unis, voulant qu’un Afro-
l’« authentique » point de vue de leur communauté d’appartenan- Américain, du fait de son appar-
ce, d’autre part, à occulter l’existence de divergences d’opinion au tenance à un groupe historique-
ment désavantagé, ne puisse être
sein de cette communauté et, enfin, à affirmer l’existence d’une raciste, voir Michael OMI et
« voix » et d’une « perspective » « noires » uniques et fondamen- Howard WINANT, Racial Forma-
talement différentes de celles des autres groupes sociaux. De ce tion in the United States from the
1960s to the 1990s, New York,
« perspectivisme » mâtiné d’exclusivisme découle une vision sou- London, Routledge, 2e éd., 1994,
vent manichéenne des rapports inter-raciaux, principalement at- p. 73.
tribuable à l’adhésion de ses tenants à une idéologie essentialiste 8. Voir notamment sur ce sujet :
de l’authenticité, qui fait qu’à un point de vue que l’on dit Robin D. BARNES, « Race Cons-
ciousness : The Thematic
« blanc », on cherche à en opposer un autre que l’on prétend Content of Racial Distinctiveness
« noir ». La première étape dans ce processus est la construction in Critical Race Scholarship »,
de ce fameux point de vue blanc sur lequel on s’acharnera plus Harvard Law Review, 103, 1990,
p. 1864 ; Gary PELLER, « Race
tard. Par exemple, un « Race-Crit » d’obédience multiculturaliste Consciousness », Duke Law
dira à propos de la ségrégation raciale que « [d]’un point de vue Journal, 1990, p. 758.

587
J.-F. Gaudreault-DesBiens blanc, il n’est pas facile de déterminer ce qui est mal dans la doc-
La Critical Race Theory ou le trine ségrégationniste du “separate but equal” ; toutefois, d’un
droit étatique comme outil point de vue noir, il apparaît clairement que l’arrêt Brown était
utile, mais imparfait, de constitutionnellement bien fondé alors que l’arrêt Plessy ne l’était
changement social
pas » 9. On s’étonne que pareille déclaration ait pu être prononcée
à la fin du XXe siècle. En effet, il est loin d’être évident que le Blanc
moyen, fût-il Américain, ne voit pas d’emblée le vice fondamental
qui affecte un régime politique où règne la ségrégation raciale.
D’une part, si ce Blanc est un juriste, il sait fort bien que le droit
constitutionnel de son pays, celui des autres pays démocratiques,
ainsi que la normativité internationale condamnent cette forme de
ségrégation. Son jugement juridique est donc nécessairement in-
formé par le droit positif contemporain, que ce soit à l’échelle na-
tionale ou internationale. D’autre part, il y a fort à parier que, ju-
riste ou non, ce Blanc fera plus souvent qu’autrement sienne cette
condamnation juridique car, au delà même de son rattachement
au droit positif, celle-ci procède d’un jugement moral qui revêt
depuis déjà longtemps une portée quasi universelle. Dans ce sens,
l’affirmation de cet auteur « Race-Crit » paraît reposer sur le pos-
tulat que chaque Blanc a en lui un fond raciste, culturellement
construit et à toutes fins utiles indélogeable. Son « essence so-
ciale » est raciste, pourrait-on dire. Or, si de nombreux Blancs sont
effectivement racistes, il y a en revanche une marge entre, d’un cô-
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té, reconnaître ce fait et en tirer des conséquences juridiques, et,
de l’autre côté, affirmer sans autre procès que la psyché
« blanche » – dans la mesure où l’on accepte pour les fins de la
discussion qu’une telle psyché existe – n’est ni sensibilisée ni ré-
fractaire au mal radical que constitue la ségrégation raciale. En
fait, la dernière hypothèse constitue ni plus ni moins qu’une néga-
tion de toute capacité d’apprentissage et d’ouverture de la part de
l’« autre », fût-il dominant. Le « perspectivisme » connaît des limi-
tes, qui, on le voit, sont vite atteintes. Vue sous cet angle, une af-
firmation comme celle citée plus haut trahit une variante d’essen-
tialisme anhistorique qui ne s’avère nullement nécessaire dans le
cadre d’une critique du caractère endémique du racisme dans une
société donnée. En clair, point n’est besoin de recourir à une re-
présentation monolithique et antédiluvienne du Blanc pour stig-
matiser le racisme de la société américaine.
La représentation réductrice du Blanc joue cependant chez
certains « Race-Crits » un rôle stratégique très précis, celui d’inci-
ter les « non-Blancs » à resserrer les rangs et à s’associer à un dis-
cours identitaire souvent totalitaire puisqu’il se pose comme le
seul discours authentique de la communauté. Or, pareille préten-
9. Jerome M. CULP Jr., « Toward a tion à l’exclusivité de l’authenticité identitaire est fréquemment
Black Legal Scholarship : Race accompagnée d’une tendance à excommunier ceux qui, au sein de
and Original Understandings »,
Duke Law Journal, 1991, p. 39, à la communauté, expriment des avis divergents. Ainsi, au profes-
la p. 57 (notre traduction). seur afro-américain Randall Kennedy qui s’inquiétait d’une sur-

588
racialisation du débat juridique sous l’influence du « perspec- Droit et Société 48-2001
tivisme » de certains « Race-Crits » radicaux et/ou multiculturalis-
tes 10, Derrick Bell rétorquait que cette critique participait fonda-
mentalement d’un phénomène de rejet identitaire au terme duquel
le Noir traverse les frontières raciales, agit comme un Blanc et, à
toutes fins pratiques, devient Blanc. Selon Bell, un tel phénomène,
qui est qualifié dans la littérature de « passing » (littéralement
« passage »), menace la cohésion des castes inférieures dans toute
société fondée sur la suprématie blanche 11. La gravité de pareille
accusation se passe d’explication. D’une certaine façon, un groupe
impose à un de ses membres qui met en question les thèses domi-
nantes ayant cours au sein de l’intelligentsia de ce groupe, de
choisir entre la loyauté à celui-ci, ce qui suppose de taire son dé-
saccord fondamental avec ces thèses, et l’exclusion de celui-ci, ce
qui sous-tend que l’expression de ce désaccord, pour des motifs
d’intégrité personnelle, sera associée à une « trahison » identitaire.
En l’occurrence, des censeurs auto-proclamés chercheront à miner
la crédibilité du fautif, qui sera présenté comme un transfuge ra-
cial ou un collaborateur, et à l’exclure symboliquement en disant
qu’il est devenu Blanc. Comment s’étonner que d’une telle quête
d’authenticité discursive fleure une odeur d’essentialisme ? En
toute hypothèse, une réduction identitaire radicale aura été opérée
pour les besoins de la « cause ».
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Heureusement, toute la Critical Race Theory n’est pas affligée
par ce travers. En effet, même s’ils ne s’empêchent pas de critiquer
les contre-discours à la Randall Kennedy, les auteurs qui, dans la
foulée de Angela Harris 12, s’en prennent à l’essentialisme rampant
qui imprègne les travaux de certains juristes, sans distinction de
couleur, ou qui, dans celle de Kimberlè Crenshaw 13, affirment
l’existence d’« intersections » identitaires signifiantes, c’est-à-dire
de configurations identitaires individuelles complexes reflétant les
« multiples consciences » de chaque individu, ne peuvent éviter
d’interroger les discours identitaires aux velléités totalisantes et
ce, même s’ils proviennent de leur communauté de référence. S’ils 10. Voir, généralement, Randall L.
KENNEDY, « Racial Critiques of
admettent, à l’instar des autres « Race-Crits », que le droit positif Legal Academia », Harvard Law
américain a essentialisé l’image des Afro-Américains par le tru- Review, 102, 1989, p. 1745.
chement de normes censément neutres, leur critique ne s’arrête 11. Voir Derrick A. BELL, « Who’s
Afraid of Critical Race Theory ? »,
pas là. L’étendant à toutes les représentations identitaires, y in- University of Illinois Law Review,
cluant celles qui dominent dans leur propre communauté raciale, 1995, p. 893, à la p. 906.
ils cherchent à éviter qu’au sujet de droit « noir » imaginé par les 12. Angela P. HARRIS, « Race and
Blancs en soit substitué un autre, aussi monolithique et stéréotypé Essentialism in Feminist Legal
Theory », Stanford Law Review,
que le premier, mais cette fois imaginé par les Noirs. L’un ne vaut 42, 1990, p. 581.
pas mieux que l’autre, estiment Harris, Crenshaw et d’autres à leur 13. Kimberlè W. CRENSHAW,
suite. Au contraire, poursuivent-ils, il faut prendre acte de la flui- « Race, Reform and Retrench-
ment : Transformation and Legi-
dité de l’identité de chaque individu, ce qui n’empêche nullement timation in Antidiscrimination
de tirer des conclusions quant à la condition identitaire globale de Law », Harvard Law Review, 101,
1988, p. 1331.

589
J.-F. Gaudreault-DesBiens tel ou tel groupe. Par exemple, ces auteurs mettent en lumière les
La Critical Race Theory ou le difficultés particulières que vivent les femmes noires qui sont
droit étatique comme outil doublement victimes d’oppression, d’abord en raison de leur race
utile, mais imparfait, de
et de leur sexe dans une société majoritairement blanche et domi-
changement social
née par les hommes, ensuite en raison de leur sexe au sein de leur
propre groupe racial. En faisant de l’anti-essentialisme leur princi-
pal combat, ces auteurs tentent en somme d’insuffler un peu de
complexité dans l’analyse juridique des processus de construction
identitaire. Faisant de l’identité un lieu de contestations et de
mouvance, ils participent en ce sens au courant postmoderniste de
la Critical Race Theory.
Même si certains « Race-Crits » tombent dans le piège de
l’essentialisme, il convient de noter que l’idéologie différentialiste
à laquelle ils adhèrent ne prédétermine pas nécessairement ce ré-
sultat. En effet, cette idéologie s’avère dans la plupart des cas une
idéologie culturaliste plutôt que racialiste au sens strict, puisque
les « Race-Crits » ne restreignent pas leur analyse aux seuls rap-
ports de domination fondés sur la race biologique. Donnant au
contraire une acception large au mot « race » 14, ils s’intéressent
d’abord et avant tout à la dimension culturelle de la problémati-
que raciale de même qu’aux rapports qu’entretiennent les minori-
tés visibles avec le droit. Mais là encore, la notion de « minorité vi-
sible » est élastique. Ainsi, ce n’est qu’au XIXe siècle que la popula-
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tion hispanophone des États-Unis, comptant parmi elle des indivi-
dus plus ou moins « visibles », a été « racialisée ». Un groupe qui,
dans les faits, était profondément hétérogène en raison de ses ori-
gines diverses, a été littéralement « reconstruit » par la majorité
blanche comme s’il était homogène. Mais si le projet des tenants
de la Critical Race Theory se veut ouvert à de multiples groupes
historiquement désavantagés, il reste que la situation particulière
14. Ils se situent à cet égard dans des États-Unis les forcent à orienter leurs recherches vers les ques-
la tendance contemporaine qui tions intéressant principalement les Afro-Américains, les Hispano-
veut que « le terme de “race” (ou Américains et les Américains d’origine asiatique. Étant eux-mêmes
le qualificatif “racial”) ne dénote
plus l’hérédité bio-somatique, majoritairement issus de ces groupes, il n’est pas étonnant que les
mais la perception des différen- « Race-Crits » s’en fassent les hérauts, ce dont ils ne font pas mys-
ces physiques, en ce qu’elles ont tère, du reste. D’ailleurs, plusieurs voient dans cette association
une incidence sur les statuts des
groupes et des individus et les volontaire aux luttes de ces groupes le principal point de conver-
relations sociales ». Voir Philippe gence des intellectuels qui se réclament de la Critical Race Theo-
POUTIGNAT et Jocelyne STREIFF-
FENART, Théories de l’ethnicité,
ry 15.
Paris, PUF, 1995, p. 43. Cela dit, il reste que la dynamique principale qui anime au-
15. Mary J. MATSUDA, Charles jourd’hui la Critical Race Theory en est une de fragmentation iden-
R. LAWRENCE III, Richard DELGADO titaire. La Critical Race Theory, qui s’était jadis émancipée des Cri-
et Kimberlé W. CRENSHAW,
« Introduction », in ID., Words tical Legal Studies, donne à son tour naissance à d’autres mouve-
That Wound : Critical Race Theo- ments qui, sans en renier tout l’héritage, affirment néanmoins la
ry, Assaultive Speech, and the nécessité de pluraliser plus encore la saisie de la variable raciale
First Amendment, Boulder (Colo.),
San Francisco, Westview Press, en droit américain, et ce, à partir du point de vue d’autres minori-
1993, p. 1-3. tés ou sous-groupes sociaux. De nouveaux réseaux se tissent –

590
c’est notamment le cas des « Lat-Crits », qui s’intéressent à la si- Droit et Société 48-2001
tuation particulière des Hispano-Américains, ou des « Critical Race
Feminists », qui font de la condition des femmes de couleur leur
principal centre d’intérêt. Également, de nouveaux forums sont
créés. Ainsi, les « Lat-Crits » se sont dotés de revues juridiques qui
ne publient que des articles portant sur la condition des Latino-
Américains vivant aux États-Unis. C’est entre autres le cas de la
Harvard Latino Law Review ou de la Chicano-Latino Law Review.
La question est de savoir si l’entité nommée Critical Race Theory
survivra à de telles forces centrifuges. Il reste également à voir
quelle réception à long terme lui sera réservée par la communauté
juridique. Sera-t-elle cooptée, en tout ou en partie ? Le cas échéant,
qu’arrivera-t-il de son projet de subversion du statu quo, dans et
par le droit ? S’il est probablement trop tôt pour répondre à ces
questions, il reste que plus les années avancent, plus la Critical
Race Theory semble renforcer sa position dans la communauté ju-
ridique américaine. C’est qu’à l’instar de la critique féministe du
droit, elle s’aventure sur des pistes théoriques extrêmement sti-
16. On trouvera trois exemples
mulantes, particulièrement pour les juristes qui s’intéressent aux de ce genre de juris-fiction (à ne
droits fondamentaux, à l’épistémologie et à la pédagogie. Et si la pas confondre avec le concept de
Critical Race Theory entretient d’évidents liens de parenté avec « fiction juridique » !) dans les
ouvrages suivants : Derrick BELL,
d’autres courants de pensée, le projet dont elle est porteuse ainsi Faces at the Bottom of the Well.
que la manière dont elle entend le mener à bien lui confèrent une The Permanence of Racism, New
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indéniable originalité. Il convient donc de s’y intéresser, pour ses York, Basic Books, 1992 ; Patricia
WILLIAMS, The Alchemy of Race
forces, bien sûr, mais aussi malgré ses faiblesses. Pour ce faire, and Rights, London, Virago Press,
cependant, il importe de ne pas se laisser rebuter par la forme très 1993 ; Richard DELGADO, The
Rodrigo Chronicles. Conversa-
différente que prennent les travaux de certains « Race-Crits ». De tions about America and Race,
fait, loin de s’en tenir au style descriptif-argumentatif qui caracté- New York, London, New York
rise la plupart des textes juridiques, les tenants de la Critical Race University Press, 1995.
Theory n’hésitent pas à recourir à d’autres genres littéraires 17. Sur le « narrativisme » des
« Race-Crits », voir l’article de
comme l’autobiographie, la poésie, le conte, la parabole ou la nou- Ioannis S. PAPADOPOULOS,
velle pour transmettre leur message. Ils créent des personnages, « Guerre et paix en droit et litté-
les mettent en scène ; bref, ils scénarisent, à des fins pédagogi- rature », Revue interdisciplinaire
d’études juridiques, 42, 1999,
ques, l’étude des questions juridiques 16. On désigne cette façon p. 181. Voir enfin, pour une ana-
d’écrire comme participant de la « narrative jurisprudence », du lyse critique des présupposés de
l’épistémologie subjectiviste-
« storytelling » ou, en français, du « narrativisme juridique » 17. perspectiviste des juristes identi-
Bien qu’une telle démarche ne fasse pas l’unanimité chez les juris- taristes américains : Jean-
tes universitaires américains, elle est parfaitement compréhensible François GAUDREAULT-DESBIENS,
« Identitarisation du droit et
du point de vue des « Race-Crits », qui veulent que leurs travaux perspectivisme épistémologique.
soient lisibles, et donc lus, par le plus grand nombre et non sim- Quelques jalons pour une saisie
plement par des professionnels du droit. Ils espèrent ainsi parve- juridique complexe de l’identi-
taire », Canadian Journal of Law
nir à conscientiser les groupes minoritaires et à susciter chez eux and Jurisprudence, XIII (1), 2000,
une appropriation normative menant à la création de ce qu’un au- p. 33.
teur appelle « un nouveau sens commun juridique », annonciateur 18. Voir Boaventura de SOUSA
de transformations sociales plus profondes, certes, mais se situant SANTOS, « La transition post-
moderne : droit et politique »,
dans un horizon plus lointain 18. Ils veulent de cette manière sub- Revue interdisciplinaire d’études
vertir le droit, c’est-à-dire l’utiliser contre le maître alors même juridiques, 24, 1990, p. 77.

591
J.-F. Gaudreault-DesBiens qu’ils le perçoivent comme un outil du maître, pour reprendre
La Critical Race Theory ou le l’image de la poétesse afro-américaine Audre Lord. Cet usage de
droit étatique comme outil genres littéraires qui, en règle générale, ne sont pas considérés
utile, mais imparfait, de
comme « scientifiques » peut aussi s’expliquer par référence au
changement social
contenu des messages que véhiculent les « Race-Crits ». Notons
que plusieurs juristes qui s’inscrivent dans la mouvance de la Cri-
tical Race Theory revendiquent un « privilège épistémologique »
lorsqu’il s’agit de relater des expériences de subordination sociale,
ce qui les mène à soutenir que, pour parler de l’oppression, il faut
soi-même en avoir fait l’expérience 19. Mais l’expérience de l’op-
pression est parfois difficile à relater, particulièrement pour
l’opprimé qui, plus souvent qu’autrement, n’est pas jugé crédible
par l’oppresseur 20. À ce manque initial de crédibilité s’ajoute la
difficulté de dire l’indicible, de parler de ce qui déborde de la sim-
ple factualité et pourtant laisse une blessure intangible, inquanti-
fiable. Comment décrire ce qui, au fond, est de l’ordre du senti, de
l’affect, sinon par la relation de l’expérience concrète de l’oppres-
sion par celui qui l’a vécue ? C’est ce qui explique que les « Race-
Crits » aient tendance à présenter leurs travaux en faisant usage
de genres littéraires « non scientifiques ». Au delà d’un objectif
strictement pédagogique, cette façon de faire témoigne du rôle ca-
thartique de leur doctrine. Il n’en reste pas moins que, sans être
entièrement dénué d’intérêt, le « storytelling » connaît des limites,
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souvent liées au talent de ceux qui en usent. Bien qu’une anecdote
tirée du vécu d’un individu puisse parfois fournir un point de dé-
part intéressant à une réflexion sociojuridique, l’intérêt du lecteur
risque de s’émousser si l’auteur ne parvient pas à dépasser le
stade de la simple anecdote. Le cas échéant, peut-être l’écriture et
la publication de son texte prendront-elles pour cet auteur une
dimension cathartique bienfaisante, mais son pouvoir de persua-
sion de ses auditoires potentiels en souffrira. De sorte qu’un usage
abusif du récit par des auteurs qui seraient peut-être mieux avisés
de suivre une voie plus traditionnelle risque de nuire au genre lui-
même et à sa crédibilité déjà fragile dans le milieu juridique. De
fait, une anecdote n’est parfois qu’une anecdote, et il se peut que
19. Le privilège épistémologique
son intérêt soit douteux pour qui ne l’a pas vécue. À moins bien
peut être sommairement défini sûr de postuler que tout ce qui ressortit de l’expérience subjective
comme la reconnaissance de la s’avère a priori intéressant et mérite d’entrer dans le domaine pu-
position plus favorable, voire
privilégiée, qu’occupe un indivi- blic, ce dont nous doutons. C’est une chose de relater l’oppres-
du dans l’optique d’appréhender sion ; c’en est une autre que d’en analyser et d’en comprendre les
ses états conscients à un causes pour vraiment agir efficacement sur elles. Or, trop souvent
moment donné. Voir William
P. ALSTON, Epistemic Justification. nous semble-t-il, les adeptes du narrativisme juridique confondent
Essays in the Theory of Know- les deux.
ledge, Ithaca, London, Cornell
University Press, 1989, p. 286.
20. Voir Lise NOËL, L’intolérance.
Une problématique générale,
Montréal, Boréal, 1991.

592
Droit et Société 48-2001
II. La problématique de la régulation du
discours haineux 21 comme révélatrice du
rapport au droit des « Race Crits »
II.1. La réglementation étatique du discours
haineux ou l’« exceptionnalisme » 22 du droit
américain 21. Le concept de « discours hai-
neux » (« hate speech ») a été
La saisie juridique de la variable raciale aux États-Unis révolte employé en doctrine pour dési-
les tenants de la Critical Race Theory. L’interprétation judiciaire gner toute une série de phéno-
du droit à l’égalité est bien sûr en cause, mais d’autres champs du mènes d’expression qui témoi-
gnent d’une volonté de rabais-
droit sont aussi pris à partie. Tel est le cas du droit à la liberté sement de certains groupes, sur
d’expression, qui, étant donné la protection que lui confère le la base d’une caractéristique
premier amendement du Bill of Rights de la Constitution améri- identitaire comme la race, par
ceux qui en usent. Nous utilise-
caine et la philosophie quasi libertaire qui inspire l’interprétation rons indifféremment dans la
de cette disposition constitutionnelle, voue à l’échec à peu près suite de ce texte les termes
toute tentative de l’État pour réglementer le discours haineux. En « discours haineux », « propa-
gande haineuse », « expression
effet, la Cour suprême des États-Unis exerce depuis quelques dé- anti-égalitaire » ou « expression
cennies un contrôle constitutionnel extrêmement strict des lois raciste ». Il existe bien sûr de
dont l’objet est de prohiber la diffusion de discours, fussent-ils légères différences entre ces
termes mais elles recouvrent
haineux, au motif que le premier amendement interdit à l’État fondamentalement le même type
d’opérer une discrimination entre des discours jugés acceptables
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d’expression.
et d’autres moins 23. Tenu à la neutralité, l’État ne peut donc ré- 22. Selon le sociologue Seymour
Martin Lipset, l’idéologie améri-
prouver officiellement un discours quelconque en raison de son caine se caractérise par son
contenu particulier, quel qu’il soit. Par conséquent, une présomp- « exceptionnalisme ». Ce terme
tion d’inconstitutionnalité pèse sur toute loi qui consacre la ré- désigne essentiellement une série
de croyances, d’idéaux et de va-
probation de l’État à l’égard d’un tel discours, présomption qui ne leurs, souvent implicites, parfois
peut être renversée que si l’État parvient à démontrer qu’un inté- explicites, que les Américains
rêt gouvernemental impérieux (« compelling state interest ») justi- partagent depuis l’arrivée des
Puritains du Mayflower et, sur-
fie la mesure attaquée. Pour le reste, le droit américain de la liber- tout, depuis la Révolution, et qui
té d’expression ne permet aujourd’hui à l’État de réglementer di- les convainquent qu’ils forment
rectement que les seules formes d’expression qui ont d’emblée été une nation « exceptionnelle » par
rapport aux autres, une nation à
exclues de la protection constitutionnelle du premier amendement la fibre et à la mission civilisa-
– comme l’obscénité, la pornographie infantile, et les invectives, trice uniques – d’où la parenté de
racistes ou non, qui génèrent une réaction violente immédiate et la théorie de l’« exception-
nalisme » avec celle de la
non médiatisée par la raison (« fighting words ») – ou celles qui « destinée manifeste ». D’après
provoquent ou sont susceptibles de provoquer l’accomplissement Lipset, ces croyances, idéaux et
valeurs – notamment l’indivi-
dualisme, l’anti-étatisme, le
23. Il n’en a pas toujours été ainsi. Quelques années après la deuxième guerre mon- populisme et l’égalitarisme –
diale, la Cour suprême des États-Unis prononça son célèbre arrêt Beauharnais v. Illi- contraignent fortement le débat
nois, 72 S. Ct. 725 (1952), qui admettait le principe de la légimité constitutionnelle politique aux États-Unis, lequel
d’un recours au droit pour juguler les effets des discours haineux ou de la diffama- ne peut aller que dans le sens de
tion collective. Toutefois, de fortes dissidences furent alors exprimées par certains la préservation de cet exception-
juges de la Cour, lesquelles servirent de tremplin aux opposants à la réglementation nalisme. Voir Seymour Martin
étatique de la propagande haineuse. La Cour suprême elle-même, dans des arrêts LIPSET, American Exceptionalism.
subséquents, s’ingénia à miner la validité de l’arrêt Beauharnais en tant que précé- A Double-Edged Sword, New
dent, de telle sorte qu’avant même qu’elle ne répudie officiellement cet arrêt, celui-ci York, London, W.W. Norton,
n’était depuis longtemps plus considéré comme applicable. 1996.

593
J.-F. Gaudreault-DesBiens imminent d’actes illégaux (« imminent lawless actions ») 24. Dans
La Critical Race Theory ou le ce dernier cas, le préjudice appréhendé doit être non seulement
droit étatique comme outil quasi immédiat, mais également tangible, de sorte que, pour em-
utile, mais imparfait, de
pêcher l’invalidation de sa réglementation, l’État devra établir un
changement social
lien de causalité extrêmement étroit entre l’expression réglemen-
tée et le préjudice qu’il cherche à contrôler, préjudice dont l’exis-
tence sera du reste mesurée à l’aune d’un préjudice-étalon, en
l’occurrence celui causé par un acte physiquement violent. De cela
découle que les préjudices « réactionnels », c’est-à-dire ceux qui
résultent de la réaction émotive ou intellectuelle que suscite un
message donné chez un individu ou au sein d’un groupe, bref ceux
qui relèvent plus du « senti » ou de l’« affect » que du tangible, se-
ront la plupart du temps invisibles aux yeux du droit américain, le
lien entre le message et le préjudice que, prétendument, il engen-
dre étant jugé trop lointain. Autrement dit, en règle générale, ce
droit protège la liberté d’expression en dépit du préjudice que son
exercice peut engendrer. Vu sous cet angle, le discours raciste,
bien que pouvant causer des dommages psychologiques chez ses
victimes, n’engendre pas un préjudice jugé suffisamment immé-
diat et tangible pour inciter les tribunaux américains à approuver
les initiatives de l’État visant à en contrecarrer les effets.
Cette réticence judiciaire à prendre acte de ce préjudice psy-
chologique, voire de l’effet d’intimidation qui découle de ce genre
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de discours, a culminé en 1992 avec l’arrêt R.A.V. v. St. Paul, Min-
nesota 25, dans lequel la Cour suprême a invalidé un règlement
municipal qui prohibait l’installation de symboles exprimant du
ressentiment ou susceptibles de provoquer le ressentiment envers
des personnes en raison de leur race, leur couleur, leur religion ou
leur sexe. C’est sur l’appel d’un adolescent qui, en application de
ce règlement, avait été condamné pour avoir érigé et fait brûler, à
la manière du Ku Klux Klan, une croix sur le terrain d’une famille
afro-américaine, que devait se prononcer la Cour suprême. Au delà
du problème constitutionnel que posait l’imprécision de la norme
attaquée, la Cour retint comme motif principal d’invalidité du rè-
glement le fait que celui-ci établissait une discrimination inaccep-
24. Voir notamment Chaplinsky
v. New Hampshire, 62 S. CT. 766
table entre des formes d’expression sur la base de leur contenu.
(1942) ; Brandenburg v. Ohio, 89 Partant, la condamnation de l’adolescent fut cassée, celui-ci ayant
S. Ct. 1827 ; Collin v. Smith, 578 été en quelque sorte indûment stigmatisé en raison de l’expression
F. 2d 1197 (1978) (Cour d’appel
des États-Unis, 7e circuit), d’« opinions » discutables, certes, mais néanmoins exprimables du
certiorari refusé par la Cour su- point de vue du droit constitutionnel américain. Il est à noter que,
prême dans 99 S. Ct. 291 (1978). dans l’arrêt R.A.V., la Cour suprême fait entièrement abstraction
On aura compris que l’accent mis
sur l’accomplissement d’actes de l’objectif du règlement en cause, qui était d’éviter la sur-
procède d’une distinction victimisation sociale des membres de groupes historiquement vul-
fondamentale, bien que parfois nérables, et ignore tous les arguments avancés au soutien de la
ténue, entre ce qui ressortit de
l’expression et ce qui ressortit de nécessité d’admettre certaines restrictions à la liberté d’expression
la conduite. au nom du droit constitutionnel à l’égalité. Cela dit, il convient de
25. 112 S. Ct. 2538 (1992). retenir deux choses de l’appréhension qu’a le droit américain du

594
discours haineux : d’une part, sur le plan des principes, toute ten- Droit et Société 48-2001
tative de réglementation directe de cette forme d’expression est
vouée aux limbes de l’inconstitutionnalité ; d’autre part, cet état
du droit entraîne des conséquences importantes sur les engage-
ments internationaux auxquels peuvent souscrire les États-Unis en
matière de lutte contre la propagande haineuse. De fait, les États-
Unis font un peu bande à part dans la lutte internationale contre
cette forme de propagande. Expression ultime de son idéologie
« exceptionnaliste », ce pays a en effet adopté comme pratique
d’émettre des réserves à l’application de toute disposition d’un
instrument international qui l’obligerait à censurer la propagande
haineuse, ces réserves étant fondées sur l’interprétation que don-
nent les tribunaux américains au premier amendement de la Cons-
titution.
Il n’est pas étonnant, au vu de ce qui précède, que les tenants
de la Critical Race Theory voient dans la faible réceptivité du droit
américain aux interprétations égalitaristes de la Constitution un
obstacle de taille à l’instauration d’une société qui se voudrait mi-
nimalement égalitaire. Pour être égal, argue-t-on, encore faut-il
être perçu comme tel et digne de l’être. Le contrôle de l’expression
raciste est donc avant tout envisagé sous l’angle de la mise en
place des conditions sociales nécessaires à la concrétisation du
droit à l’égalité, ce qui impose d’appréhender la relation qu’entre-
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tient l’individu avec le reste de la société pour ce qu’elle est vrai-
ment plutôt que de le faire d’une manière strictement abstraite.
Or, cette relation est médiatisée à la fois par les diverses identités
auxquelles l’individu se rattache, mais aussi par celles qu’on lui
assigne, parfois contre son gré. L’expression raciste représente à
cet égard un moyen privilégié d’assigner à une personne une iden-
tité qu’elle récuse ou de la confiner à la marge de la société. Par
ailleurs, pas plus que les individus qui les composent, les groupes
sociaux n’échappent à cette dynamique d’infériorisation et d’ostra-
cisme. Enfin, le contrôle de cette forme d’expression vise à empê-
cher que ses victimes, en plus d’être infériorisées sur le plan so-
cial, ne soient réduites au silence. Dès lors, l’intervention étatique
qu’il suppose a comme objectif de favoriser l’accès des groupes
exclus à l’expression, d’encourager ainsi un exercice plus égal de
la liberté d’expression au sein de la société et, ultimement, de
contribuer à la concrétisation du droit à l’égalité lui-même. Voilà
essentiellement pourquoi les tenants de la Critical Race Theory se
sont attelés à la lourde tâche de convaincre le milieu juridique
américain de procéder à une réforme en profondeur du droit posi-
tif de la liberté d’expression, particulièrement en ce qui a trait à sa
saisie du discours raciste. Si la plupart des « Race Crits » ont à un
moment ou à un autre participé au débat sur la censure de l’ex-
pression raciste, il reste que trois d’entre eux ont joué un rôle ca-
pital d’éveilleurs de conscience. Il s’agit de Richard Delgado, Mary

595
J.-F. Gaudreault-DesBiens Matsuda et Charles Lawrence III, dont les travaux sur cette ques-
La Critical Race Theory ou le tion demeurent des jalons incontournables. Ceux-ci se sont inté-
droit étatique comme outil ressés à la réglementation de l’expression raciste à partir des an-
utile, mais imparfait, de
nées 1980, époque qui connut une résurgence notoire de ce type
changement social
d’expression. Se sentant intimement concernés par cette résur-
gence du fait de leur appartenance à des minorités raciales ou
ethniques, ces juristes sont alors parvenus à faire en sorte que
cette question soit discutée non plus seulement sur la base du
droit à la liberté d’expression, mais aussi sur celle du droit à
l’égalité. Plus particulièrement, c’est le professeur Richard Delgado
qui amorça le débat sur la saisie juridique de l’expression hai-
neuse, en proposant qu’un recours délictuel soit reconnu aux vic-
times d’insultes raciales 26. Il fut suivi dans cette voie par le pro-
fesseur Mary Matsuda qui insista quant à elle sur la nécessité
d’écouter et d’accorder un crédit particulier à la version de ces vic-
26. Richard DELGADO, « Words times et ce, tant lors de l’élaboration que lors de la mise en œuvre
That Wound : A Tort Action for des mesures juridiques visant à contrer cette forme d’expres-
Racial Insults, Epithets, and
Name-Calling », Harvard Civil
sion 27. Enfin, le professeur Charles Lawrence III chercha pour sa
Rights – Civil Liberties Law part à dégager de nouvelles bases constitutionnelles aux tentatives
Review, 17, 1982, p. 133. de réglementation en ce sens 28. Les travaux de ces trois juristes
27. Mary J. MATSUDA, « Public forment donc le substrat sur lequel s’appuie tout le débat qui se
Responses to Racist Speech :
Considering the Victim’s Story », poursuit encore aujourd’hui autour de la question du contrôle ju-
ridique de l’expression haineuse.
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Michigan Law Review, 87, 1989,
p. 2320. Les commentaires que Comment ces tenants de la Critical Race Theory justifient-ils
nous formulerons dans les pro-
chains paragraphes sur les thè- leur revendication en faveur d’un contrôle étatique de cette ex-
ses de Matsuda se fondent tous, pression haineuse ? Que font-ils, par exemple, de cette règle qui
sauf exception, sur l’article préci-
té. Aussi, afin de ne pas alourdir
veut qu’un tel contrôle ne puisse être validé que s’il est démontré
indûment les notes de bas de qu’il empêchera la création d’un préjudice tangible et imminent ?
page, nous ne le citerons plus, à Inévitablement, les « Race Crits » devaient ajuster leur argumenta-
moins que nous ne renvoyions à
des extraits particuliers de cet
tion à cette règle érigée en impératif juridique catégorique. Com-
article. ment alors convaincre la communauté juridique que l’expression
28. Charles R. LAWRENCE III, « If haineuse peut vraiment s’avérer préjudiciable, et ce, au même titre
He Hollers Let Him Go : Regula- que les actes haineux ? Études sociologiques et psychologiques à
ting Racist Speech on Campus »,
Duke Law Journal, 1990, p. 431. l’appui, les « Race Crits » affirmèrent que cette forme d’expression
Voir aussi Charles R. LAWRENCE engendre un préjudice qui est à la fois d’ordre individuel, collectif
III, « Crossburning and the Sound et sociétal. Sur le plan individuel, l’expression haineuse cause chez
of Silence : Antisubordination
Theory and the First Amend- ses victimes des problèmes autant psychologiques que physiques.
ment », Villanova Law Review, Elle leur inflige d’abord un préjudice émotionnel. La peur et
37, 1992, p. 787. Les commentai- l’humiliation vécues à l’occasion d’un incident raciste feront en ef-
res que nous formulerons dans
les prochains paragraphes sur les fet émerger chez elles un sentiment d’avilissement, qui compro-
thèses de Lawrence se fondent mettra leur estime de soi au point parfois de susciter un phéno-
tous, sauf exception, sur l’un ou mène de rejet identitaire. C’est ainsi que certaines chercheront à
l’autre des articles précités.
Aussi, afin de ne pas alourdir dévaloriser l’identité qui leur a valu d’être agressées verbalement
indûment les notes de bas de et intérioriseront le message d’infériorité véhiculé par l’expression
page, nous ne les citerons plus, à
moins que nous ne renvoyions à
raciste. D’autres adopteront une stratégie d’évitement systémati-
des extraits particuliers de ces que de toute situation où elles pourraient être forcées de revivre
articles. cette mauvaise expérience, allant par exemple jusqu’à quitter un

596
emploi. D’autres encore se replieront par insécurité sur leur Droit et Société 48-2001
groupe d’appartenance et éviteront le plus possible les contacts
avec des individus d’autres groupes. Mais surtout, la plupart se
tairont. L’expression haineuse les empêche en ce sens d’exercer
leur propre liberté de parole, en les incitant plus ou moins subti-
lement à se retirer de l’espace public et ainsi à renoncer à contri-
buer à l’évolution de la société par leurs idées ou leurs réflexions.
Bref, être la victime de ce type d’expression risque fort d’entraîner
des modifications comportementales. Qui plus est, l’angoisse cau-
sée par une telle expérience aura aussi des conséquences physi-
ques, allant des divers symptômes associés au stress jusqu’à
l’hypertension ou la psychose. D’où la conclusion de Mary Matsuda
voulant qu’appréhendée du point de vue des victimes, l’expression
haineuse engendre un préjudice bien réel. Elle serait, d’une cer-
taine façon, « performative », c’est-à-dire qu’elle servirait non seu-
lement à dire quelque chose mais aussi à faire quelque chose 29. On
ne s’étonne pas, dans cette optique, que, pour convaincre leur au-
ditoire de la réalité de ce préjudice, les « Race-Crits » fassent un
usage systématique de récits ou de témoignages de victimes
d’incidents racistes.
Par ailleurs, la récurrence d’incidents dont sont victimes des
individus issus d’un groupe historiquement désavantagé aura né-
cessairement un impact sur le groupe en son entier, étant donné le
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lien qui existe entre les identités individuelle et collective. En effet,
la construction identitaire du groupe ciblé par un discours haineux
sera informée par le message d’infériorisation dont est porteuse
cette forme d’expression, de sorte que l’on observera fréquem-
ment au sein de ce groupe une tendance à l’auto-exclusion sociale,
qui débouchera parfois sur le séparatisme radical. Cette tendance
sera bien sûr exacerbée si la propagande menée contre le groupe
en question connaît un certain succès dans le groupe majoritaire.
Car l’objectif même de cette propagande est bien de convaincre, 29. Le concept de « performa-
au moyen de stéréotypes ou de mensonges, les membres du tivité » est lié à la théorie des
« actes de langage », élaborée par
groupe majoritaire que tel ou tel autre groupe n’est pas digne de le philosophe britannique
respect et, ainsi, de légitimer les comportements discriminatoires J.L. Austin. Voir John L. AUSTIN,
envers ses membres. D’où le préjudice sociétal qu’engendre Quand dire, c’est faire, Paris,
Seuil, 1970. Il renvoie, pour
l’expression raciste et qui se traduit par une amplification des l’essentiel, à l’idée qu’une simple
conflits inter-raciaux et une fermeture corollaire à tout dialogue, énonciation permet dans certai-
d’égal à égal, avec l’« autre ». À la limite, une propagande haineuse nes circonstances d’accomplir un
acte. Par exemple, le fait que le
efficace empêchera la création d’une communauté politique fon- célébrant dûment autorisé d’un
dée sur l’égalité et le respect des identités plurielles ou, inverse- mariage prononce les mots « Je
ment, posera les jalons d’une communauté politique fondée sur vous déclare mari et femme »
permet de rendre vrai le contenu
l’exclusion systématique de certains groupes. Dans ce sens, le pré- même de l’énonciation. L’usage
judice causé par l’expression raciste revêt une dimension constitu- de cette théorie pour expliquer
tionnelle puisqu’au delà de ses conséquences immédiates sur des certains des effets du discours
haineux sur les personnes qui
individus ou des groupes identifiables, cette forme d’expression sont ciblées par lui est cependant
annihile les efforts déployés ailleurs pour que soit concrétisée loin de faire l’unanimité.

597
J.-F. Gaudreault-DesBiens l’idée d’égale citoyenneté. Au reste, le rapport à la citoyenneté des
La Critical Race Theory ou le groupes visés par elle n’en sera que plus problématique si l’État
droit étatique comme outil refuse d’agir à son encontre. À ces considérations générales s’en
utile, mais imparfait, de
ajoutent d’autres, plus spécifiques, qui ont trait aux valeurs cons-
changement social
titutionnelles expressément reconnues dans les constitutions oc-
cidentales, y compris aux États-Unis, et que l’expression haineuse
ne manque pas de heurter. Il s’agit d’abord du droit à l’égalité, qui
sous-tend le droit à la dignité, voire, sous certaines réserves, un
droit au respect de l’identité. Il s’agit ensuite du droit à la liberté
d’expression lui-même. En effet, puisque l’expression haineuse
contribue à l’instauration de conditions sociales dans lesquelles
les individus ciblés par elle vont être moins enclins à s’exprimer,
elle nie dès lors leur droit égal de le faire concrètement. Mais ce
n’est pas tout de dire que l’expression haineuse est à plusieurs
égards préjudiciable et qu’une saisie juridique adéquate de ce
phénomène suppose une ouverture au point de vue des victimes.
La réforme proposée doit en effet s’arrimer d’une façon ou d’une
autre au cadre constitutionnel en place, si critiquable soit-il, à
moins bien sûr de renoncer à la mettre en œuvre par le truche-
ment des outils déjà existants. Or, les « Race-Crits » ne se laissent
pas aller à ce genre de renoncement. Mais quelles bases juridiques
invoquent-ils donc au soutien de leur position voulant qu’un
contrôle juridique de l’expression haineuse soit constitutionnelle-
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ment justifiable en droit américain ? C’est le professeur Charles
Lawrence qui s’est le plus penché sur cette question, développant
une argumentation à deux volets. Il propose dans un premier
temps une thèse novatrice, fondée sur une lecture inusitée de
l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka. Cet arrêt, aux ter-
mes duquel, rappelons-le, la Cour suprême des États-Unis ordon-
nait la déségrégation des écoles publiques américaines au nom du
droit à l’égalité, est généralement interprété comme consacrant les
droits des enfants afro-américains à l’égalité des chances en ma-
tière d’éducation. Pour Lawrence, cependant, sa signification va
bien au delà. Il estime en fait que Brown érige en absolu le droit à
l’égale citoyenneté, dont la reconnaissance emporterait l’affirma-
tion d’un principe « anti-caste », à valeur constitutionnelle. De là
découlerait une exigence constitutionnelle de démantèlement de
toute pratique d’infériorisation sociale. Pour en arriver à cette
conclusion, le professeur Lawrence argue essentiellement que la
pratique de ségrégation jugée inconstitutionnelle dans Brown
constituait en fait une expression, puisque cette pratique ne pou-
vait se maintenir qu’en étant porteuse d’un message d’infériorité
des Noirs qui débordait largement du cadre étroit des pratiques
ouvertement ségrégationnistes. On le constate, la « conduite » sé-
grégationniste est envisagée ici comme un simple épiphénomène
du phénomène d’abord et avant tout expressif que constitue
l’affirmation de la suprématie blanche. Or, soutient Lawrence, ad-

598
mettre cette proposition ne peut mener qu’à conclure à la consti- Droit et Société 48-2001
tutionnalité de principe des mesures étatiques visant à contrôler
l’expression raciste, puisque « Brown pose que le racisme est une
idéologie qui accomplit ses fins par la diffamation collective » 30.
D’où sa conclusion voulant que cet arrêt non seulement permette
mais exige que l’on tente de juguler toute forme de diffamation
collective. Le professeur Lawrence n’est toutefois pas dupe : il sait
bien que sa lecture de Brown fait voler en éclats la sacro-sainte
distinction établie entre expression et conduite dans le droit amé-
ricain de la liberté d’expression. Aussi consacre-t-il de longs pas-
sages à en démontrer l’artificialité et à en réfuter le bien-fondé. Ce
n’est cependant pas là le seul obstacle auquel se heurte sa thèse.
En effet, la doctrine du « state action » confine à l’action étatique
l’application de l’« equal protection clause » du quatorzième
amendement, disposition sur laquelle l’arrêt Brown est fondé.
Aussi cette doctrine empêche-t-elle l’État d’invoquer le droit à
l’égalité pour justifier une éventuelle prohibition de l’expression
haineuse émanant, comme c’est généralement le cas, d’acteurs pri-
vés. Il s’ensuit que cette question ressortit en droit constitutionnel
américain à la seule compétence du premier amendement, de sorte
que toute tentative de contrôle de l’expression haineuse sera
vouée à l’échec puisque cet amendement interdit en principe à
l’État d’intervenir dans la sphère privée de l’expression, qu’elle soit
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haineuse ou non. Prôner ainsi la prise en considération du droit à
l’égalité consacré au quatorzième amendement au moment de
donner un sens à la liberté d’expression garantie au premier ne va
donc pas de soi dans l’état présent du droit positif américain. En
proposant sa lecture alternative de Brown, le professeur Lawrence
lance en quelque sorte une bouteille à la mer, espérant qu’elle
trouve un rivage accueillant. Mais rien n’est moins sûr. Voilà pour-
quoi il cherche malgré tout à justifier un contrôle étatique de
l’expression raciste dans le cadre étroit du droit américain de la
liberté d’expression. Lawrence soutient à cet égard que ce type
d’expression ne mérite tout simplement pas d’être protégée par le
premier amendement. Il établit ainsi une adéquation entre certai-
nes formes d’expression raciste et les « fighting words », qui sont
eux-mêmes exclus de cette protection. Comparant les insultes ra-
cistes à une gifle, il affirme que le préjudice qu’elles causent se
matérialise instantanément en ce que la réaction qu’elles engen-
drent se situant essentiellement hors de la sphère de la rationalité,
elles ont généralement pour effet de laisser la victime muette de
stupeur ou de honte, faisant d’elles des « équivalents fonction-
nels » des « fighting words ». Cette thèse a toutefois été rejetée
dans l’arrêt R.A.V. v. St. Paul, forçant ses partisans à réorienter
leur argumentation. C’est ainsi que ceux-ci en sont venus à
conceptualiser l’expression raciste comme une violation du droit 30. Charles R. LAWRENCE III, 1990,
égal à la liberté d’expression que détiennent les individus qui en op. cit., p. 464 (notre traduction).

599
J.-F. Gaudreault-DesBiens sont victimes, ce qui soulève la question d’un conflit au sein même
La Critical Race Theory ou le de cette liberté ou, pour reprendre la célèbre distinction d’Isaiah
droit étatique comme outil Berlin, de la dose exacte de liberté « positive » que peut receler
utile, mais imparfait, de
une liberté définie comme essentiellement « négative ». L’argu-
changement social
ment invoqué ici est récurrent dans la critique juridique identitaire
américaine : l’exercice par les uns de leur liberté d’expression em-
pêche parfois d’autres d’exercer leur propre liberté d’expression.
C’est pourquoi on ne parle plus simplement ici d’un conflit entre
le droit constitutionnel à l’égalité, d’une part, et le droit constitu-
tionnel à la liberté d’expression, d’autre part, mais bien d’un
conflit, d’un paradoxe, qui serait présent au sein même du droit à
la liberté d’expression.
Égalité et liberté d’expression, égalité dans la liberté d’expres-
sion, voilà donc les principales avenues qu’empruntent les « Race-
Crits » pour justifier, dans un cadre constitutionnel, une certaine
censure de l’expression raciste. Et bien que, à l’instar des juristes
féministes radicales, ils critiquent sévèrement le droit américain
de la liberté d’expression, un élément les distingue cependant de
ces dernières. En effet, contrairement à une Catharine MacKinnon
qui fait somme toute assez peu de cas de la liberté d’expression,
les tenants de la Critical Race Theory se montrent extrêmement
préoccupés des effets potentiellement délétères d’un contrôle ju-
ridique de l’expression raciste sur cette liberté. C’est pourquoi ils
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apportent une attention toute particulière à circonscrire la portée
des mesures juridiques dont ils proposent l’édiction. Ce qui sou-
lève deux questions. D’une part, quelle est la nature, criminelle ou
civile, des mesures proposées ? D’autre part, quelle portée les
« Race-Crits » voudraient-ils leur conférer ? En fin de compte, cela
pose la question de leur rapport au droit et, plus particulièrement,
au droit étatique.

II.2. Le rapport au droit des « Race-Crits »


C’est un rapport somme toute assez traditionnel que celui que
les « Race-Crits » entretiennent au droit. La plupart des auteurs
qui se réclament de la Critical Race Theory préconisent en effet un
usage instrumental du droit positif afin d’atteindre leurs objectifs
de justice et d’égalité, ce droit constituant à leurs yeux un outil
privilégié d’ingénierie sociale. Aussi, pour antipositiviste qu’elle
puisse parfois paraître, la Critical Race Theory est loin de s’écarter
entièrement des sentiers battus du droit formel et explicite édicté
par l’État, de sorte que si le pluralisme culturel se trouve sans
conteste au centre de ses préoccupations, il en va bien autrement
du pluralisme juridique. En fait, c’est beaucoup plus l’injustice de
certaines normes positives influant sur la condition identitaire des
minorités ethniques et raciales que le monopole qu’exerce l’État
sur l’édiction de ces normes que les tenants de la Critical Race

600
Theory mettent en question. Cette vision est partagée même par Droit et Société 48-2001
les auteurs qui soutiennent les thèses les plus radicalement diffé-
rentialistes. Pour ces derniers, la reconnaissance de la différence
est elle aussi censée pouvoir se réaliser dans le cadre de la struc-
ture normative étatique déjà en place, quitte à rendre plus flexi-
bles les normes qu’elle contient ou à en changer certaines des
orientations. Partant, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils évo-
queront la possibilité que le droit puisse émaner d’autres sources
que l’État. Celui-ci demeure donc le point de référence comme
producteur de droit, tout comme le forum judiciaire reste celui
que préfèrent les « Race-Crits » pour le règlement des conflits in-
ter-culturels ou inter-raciaux. Bien que cette dernière affirmation
mérite quelques nuances, elle n’en aiguille pas moins l’observateur
vers ce qui paraît être une méfiance fondamentale de plusieurs
« Race-Crits » envers l’informalité. C’est ainsi que Mary Matsuda,
parlant des diverses mesures anti-discrimination prônées dans la
Critical Race Theory, affirme : « De telles mesures sont plus faci-
lement mises en œuvre par le truchement de normes formelles, de
procédures formalisées et d’une conception formelle des droits,
étant donné que l’informalité et l’oppression s’accompagnent sou-
vent l’une l’autre 31. » Autrement dit, informalité devient syno-
nyme d’arbitraire.
Pourquoi les tenants de la Critical Race Theory insistent-ils
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donc tant sur la nécessité d’une intervention formelle de l’État
dans l’optique de contrôler l’expression haineuse ? D’abord pour
extirper de la sphère privée la sanction de cette forme d’expres-
sion ; ensuite, pour bénéficier de l’effectivité et de l’efficacité des
sanctions publiques ; enfin, parce qu’il est plus facile d’agir sur
une norme expressément formulée que sur une norme informelle.
Ils estiment dans ce sens essentiel que non seulement les normes
juridiques visant à contrôler l’expression haineuse soient explici-
tes et formulées dans des lois ou des règlements, mais que leur
mise en œuvre le soit également, ceci ne pouvant se réaliser que
via l’activité d’une autorité publique légalement investie d’un pou-
voir juridictionnel, autrement dit d’un tribunal judiciaire ou quasi
judiciaire. Plutôt que d’amplifier, comme le feraient censément les
modes informels de règlement des litiges, le déséquilibre qui mar-
que déjà le rapport de forces entre la personne qui profère des in-
sultes racistes et celle qui les subit, le règlement des conflits de ce
type au moyen de procédures formelles réduirait ce déséquilibre.
Richard Delgado et Jean Stefancic, reconnaissant que les procédu-
res formelles comportent aussi des défauts, n’en soutiennent pas
moins que, « dans une cour de justice, toute une série de règles et
d’attentes atténuent l’impact potentiel des préjugés ainsi que la
probabilité que les pulsions dominent le débat. La victime est re-
31. Mary J. MATSUDA, 1989, op.
présentée par un avocat, qui dispose de temps pour plaider et qui cit., p. 2325 (notre traduction et
doit le faire en respectant certaines règles. Ne pouvant s’adresser nos italiques).

601
J.-F. Gaudreault-DesBiens la parole directement, les parties ont comme seuls interlocuteurs
La Critical Race Theory ou le le juge ou le jury. L’environnement physique, qu’il s’agisse des
droit étatique comme outil drapeaux, des toges, de la tribune, etc., rappelle à chacun que ce
utile, mais imparfait, de
sont les valeurs fondamentales des États-Unis qui, ultimement,
changement social
prévaudront, et non celles, moins nobles, que plusieurs d’entre
nous adoptent dans un contexte privé » 32. Parce qu’il fournit une
tribune où la victime peut se faire entendre sans qu’elle doive
craindre de subir d’autres abus, parce qu’il lui assure que les va-
leurs constitutionnelles prévaudront ultimement sur toutes les au-
tres et parce que, d’une certaine manière, il se mue en lieu où
s’opère une catharsis, le forum judiciaire serait donc le forum de
choix pour le règlement des conflits suscités par l’expression ra-
ciste.
Cet idéalisme, qui ne manque pas de surprendre au vu des cri-
tiques souvent virulentes que formulent les « Race-Crits » contre
le système judiciaire américain, explique en partie pourquoi ces
derniers se montrent si peu réceptifs aux propositions de déjudi-
ciarisation des litiges déclenchés par l’expression raciste. Car de
telles propositions existent. Par exemple, après s’être prononcée
en faveur d’une reconnaissance explicite d’un droit de ne pas être
soumis à des abus verbaux ou picturaux discriminatoires (« right
not to be subjected to discriminatory verbal or pictorial abuse »), le
professeur Diana Tietjens Meyers soutient néanmoins que la mise
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en œuvre de ce droit ne pourrait se faire efficacement que dans
certains contextes institutionnels, comme par exemple les univer-
sités, et qu’en règle générale, l’on devrait se garder de judiciariser
indûment les conflits de ce type. Aussi propose-t-elle l’instau-
ration, dans ces contextes, de systèmes d’arbitrage qui permet-
traient à la victime de tels abus de recevoir une compensation, non
pas de l’auteur de la faute lui-même mais de l’institution où est
survenue celle-ci. Le premier serait toutefois convié à participer à
un processus d’enquête qui permettrait à la victime de se faire en-
tendre. Selon la gravité de l’acte et l’intention de l’individu fautif,
la compensation pourrait aller de la simple excuse à une compen-
sation financière provenant d’un fonds spécifique préalablement
constitué par l’institution. Ce système permettrait la plupart du
temps à la victime de voir l’existence de son préjudice reconnue
non seulement dans l’abstrait mais aussi dans le concret, en
32. Richard DELGADO et Jean
STEFANCIC, « Apologize and Move
l’occurrence par l’obtention d’une compensation quelconque. De
On ? : Finding a Remedy for son côté, l’auteur de la faute ne serait passible d’aucune sanction
Pornography, Insult, and Hate exécutoire au terme de cette procédure mixte de nature institu-
Speech », University of Colorado
Law Review, 67, 1996, p. 93, aux
tionnelle-consensuelle. Bref, il ne serait jamais « défendeur » ou
p. 106-107 (notre traduction). « accusé » au sens classique de ces termes et, en ce sens, ne serait
33. Diana TIETJENS MEYER, « Rights jamais personnellement puni pour avoir proféré une insulte ra-
in Collision : A Non-Punitive, ciste 33. Le professeur Richard Abel propose lui aussi de traiter in-
Compensatory Remedy for
Abusive Speech », Law and formellement les conflits suscités par l’expression raciste, mais va
Philosophy, 14, 1995, p. 203. cependant plus loin que Tietjens Meyers sur la voie de l’informa-

602
lité. S’il soutient, comme cette dernière, que c’est aux « collectivi- Droit et Société 48-2001
tés auto-régulatrices », telles que les institutions scolaires, les
syndicats ou les entreprises, qu’il incombe de résoudre ces
conflits, il s’en démarque en proposant un processus beaucoup
moins institutionnalisé qui ne pourrait mener qu’à un seul type de
sanction, elle-même d’une nature moins formelle et explicite. Abel
estime en effet que, plutôt que de vouer un forum particulier au
règlement de ces litiges, la seule pression sociale agissant au sein
des collectivités auto-régulatrices devrait normalement amener les
parties au litige à tenter de le résoudre par le truchement d’une
conversation informelle. Cette conversation, tenue à l’instigation
de la victime, permettrait à l’auteur du préjudice de s’expliquer et,
ensuite, de s’excuser. De telles excuses auraient, selon Abel, valeur
de redressement puisqu’elles constitueraient l’aboutissement d’un
rituel prédéterminé, auquel assisteraient ou non des tiers : « Dans
ces rituels de dégradation, souligne-t-il, les contrevenants doivent
affirmer l’existence de la norme, reconnaître qu’ils y ont contreve-
nu et accepter la responsabilité découlant de leurs actes. Un tel
échange social peut en quelque sorte “neutraliser” l’insulte. Le
contrevenant doit des excuses et les offre, admettant ainsi son in-
fériorité morale. La personne offensée peut choisir de les accepter,
auquel cas le contrevenant se voit de nouveau reconnu comme
égal sur le plan moral, ou les rejeter, auquel cas le déséquilibre
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moral persiste. De cette manière, la victime ne fait pas qu’initier la
procédure de redressement ; elle en contrôle l’issue 34. » On le
voit, à l’inverse de ce que proposait Tietjens Meyers, la victime ne
bénéficie dans le système d’Abel d’aucune reconnaissance institu-
tionnelle expresse du préjudice qu’elle a subi. Mais qu’arrive-t-il si
la collectivité où l’incident s’est produit n’exerce sur le responsa-
ble de ce préjudice aucune pression pour qu’il participe à ce jeu
du pardon ? Le professeur Abel répond à cela qu’il existe de mau-
vaises collectivités et qu’il vaut peut-être mieux les quitter si elles
n’offrent pas le soutien espéré. Par ailleurs, que se passe-t-il si le
responsable du préjudice refuse de participer au jeu du pardon,
offre de fausses excuses ou, pire, recommence ? Le cas échéant,
nous dit Abel, la collectivité auto-régulatrice pourra utiliser tous
les moyens coercitifs dont elle dispose, allant de l’ostracisme à
l’expulsion en passant par le retrait de privilèges. Affirmation
pour le moins étrange de la part d’un partisan de l’informalité
puisque dès lors que l’on use d’autres méthodes de contrainte que
celles qui, comme l’ostracisme, relèvent de la normativité « non
positive », on risque fort de retomber dans la sphère de la norma-
tivité explicite, formulée et institutionnalisée, bref, dans ce qui 34. Richard ABEL, Speech and
ressemble à du droit positif. Respect, London, Stevens &
Sons/Sweet & Maxwell, 1994,
Les tenants de la Critical Race Theory n’ont pas manqué p. 146 (notre traduction).
d’exprimer leur scepticisme face aux thèses défendues par le pro- 35. Richard DELGADO et Jean
fesseur Abel. Des commentateurs les ont ainsi rejetées 35, invo- STEFANCIC, 1996, op. cit.

603
J.-F. Gaudreault-DesBiens quant en premier lieu qu’en ignorant les rapports de pouvoir pré-
La Critical Race Theory ou le valant généralement entre la victime de l’expression raciste et son
droit étatique comme outil agresseur, elles banalisaient le préjudice subi par la première. Ils
utile, mais imparfait, de
soutinrent en second lieu que, du point de vue de cette victime, le
changement social
déclenchement du processus envisagé présentait un caractère
beaucoup trop aléatoire 36 et que, du reste, ce processus n’offrait
pas suffisamment de garanties quant à son succès éventuel. Enfin,
ils estimèrent que le redressement proposé, en l’occurrence
l’excuse, était beaucoup trop doux et d’une efficacité douteuse.
Cela dit, peut-être une proposition prévoyant des mécanismes ins-
titutionnels de compensation, comme celle qu’avance Tietjens
Meyers, recevrait-elle un accueil plus favorable chez les « Race-
Crits ». Chose certaine, malgré ses qualités plus évidentes, on la
considérerait probablement comme un pis-aller. C’est donc vers
d’autres horizons que la déjudiciarisation que se tournent les te-
nants de la Critical Race Theory, proposant plutôt un cocktail de
mesures pénales et civiles destinées à faire échec à l’expression
raciste.
D’une part, en préconisant la criminalisation de la propagande
haineuse, les « Race-Crits » tentent de faire entrer les États-Unis
dans le giron normatif international ainsi que dans la mouvance
normative des autres pays démocratiques. Ils demeurent toutefois
conscients des limites à l’efficacité du droit criminel et des dan-
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gers reliés à son usage. Mais quelles sont donc ces limites ? En
premier lieu, le résultat d’une procédure dans le cadre de laquelle
36. Le fait que tout soit laissé à
l’initiative de la victime est en un individu est accusé d’avoir publiquement fomenté la haine en-
effet de nature à en décourager vers un groupe identifiable est loin d’être garanti, compte tenu du
plus d’une. D’un point de vue fardeau de preuve plus lourd qui s’applique en matière criminelle.
philosophique, il convient
d’ajouter que « le premier rap- Qui plus est, l’imposition de sanctions pénales au regard d’un acte
port que nous avons avec lui [le dont la nature première est malgré tout expressive rend plus déli-
pardon] consiste non à l’exercer,
à le donner, comme on dit, mais
cate sa justification constitutionnelle, vu la réticence légitime
à le demander. Le pardon est ce qu’éprouvent les régimes démocratiques envers les « crimes d’opi-
qui se demande à un autre, et nion ». Enfin, le procès criminel, souvent médiatisé, peut facile-
d’abord à la victime ». Voir Paul
RICOEUR, « Le pardon peut-il gué-
ment se transformer en procès politique où l’accusé se pose en
rir ? », Esprit, 210, 1995, p. 77-81. martyr d’une société qui veut le censurer. De sorte qu’au vu des
On pourrait donc arguer que difficultés et des effets pervers rattachés à sa mise en œuvre,
dans toute démarche devant
aboutir à la formulation l’intérêt principal de la criminalisation de la propagande haineuse
d’excuses, comme celle qu’envi- se situe d’abord et avant tout dans l’ordre symbolique. Plus pro-
sage Abel, c’est à l’agresseur qu’il metteuse, en revanche, est l’approche anti-discrimination, sous
revient d’enclencher le proces-
sus, de son propre chef et pro- l’empire de laquelle la lutte contre l’expression raciste est menée
bablement à la suite d’une prise au moyen de normes consacrées dans une loi spécifique et dont la
de conscience de son obligation mise en œuvre est assurée par des organismes administratifs et,
éthique d’agir en ce sens. C’est à
ce prix qu’il demande véritable- ultimement, par des tribunaux spécialisés. Cette approche, nous
ment pardon. Sa victime ne dit Pierre Bosset, présente à la fois des avantages « négatifs » et
devrait pas avoir à le supplier de « positifs » :
le faire et à porter tout le fardeau
de la mise en place des condi-
tions favorisant cette démarche.

604
« Avantages “négatifs”, d’abord : menées sur un mode non Droit et Société 48-2001
contradictoire, les enquêtes tenues par les organismes chargés de la
mise en œuvre des lois protégeant les droits et libertés peuvent diffi-
cilement être utilisées comme tribunes par les leaders de l’extrême-
droite [...]. Mais il y a aussi des avantages positifs. La procédure
d’enquête et de médiation prévue par les lois relatives aux droits et
libertés présente un caractère éducatif peut-être plus approprié que
le droit pénal à certains types d’individus (mineurs ou simples sym-
pathisants de l’extrême-droite, par exemple). Du point de vue des vic-
times, par ailleurs, la législation relative aux droits et libertés prévoit
non seulement la cessation de l’atteinte, mais aussi une réparation à
laquelle, par définition, le droit pénal ne peut pourvoir 37. »
Ajoutons à cela que si la procédure de plainte et d’enquête est
bien structurée, il devient possible, au moyen d’un contrôle pré-
alable de la recevabilité des plaintes, de s’assurer de leur sérieux
et de réduire en partie l’effet paralysant qu’engendrerait sur la li-
berté d’expression une privatisation non balisée du déclenchement
d’un processus qui risque malgré tout de mener à une censure,
fût-elle fondée sur de nobles considérations égalitaristes.
Cela dit, répétons-le, dans l’état présent du droit américain,
toute mesure, civile ou criminelle, qui aurait la velléité de contrô-
ler directement le contenu d’une expression donnée ne saurait
échapper à sa destinée, en l’occurrence son invalidation pour
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cause d’inconstitutionnalité. C’est pourquoi des auteurs proposent
de contourner le problème en attaquant les personnes qui profè-
rent des insultes racistes au moyen d’une action en dommages in-
tentée devant un tribunal judiciaire. Les uns plaident en faveur de
l’application à l’expression raciste du délit d’infliction intention-
nelle d’un préjudice émotionnel (« intentional infliction of emotio-
nal distress »), que reconnaît la common law américaine 38 ; les au-
tres proposent au contraire la reconnaissance d’un recours délic-
tuel particulier, qui serait expressément destiné à compenser la
victime d’une insulte raciste 39. Cependant, outre les obstacles
constitutionnels déjà évoqués, ce recours au droit commun pour 37. Pierre BOSSET, « Les mouve-
ments racistes et la Charte des
lutter contre l’expression raciste soulève également des problèmes droits et libertés de la personne »,
quant à l’identification des individus susceptibles de se qualifier Cahiers de droit, 35, 1994, p. 583,
juridiquement comme « victimes » de cette expression. En effet, en à la p. 587.
plus des difficultés liées à l’établissement du lien de causalité re- 38. Voir Shawna H. YEN,
« Redressing the Victim of Racist
quis entre le préjudice allégué et l’expression en cause, le droit Speech after R.A.V. v. St. Paul : A
américain ne peut accueillir un tel recours que si l’on parvient à Proposal to Permit Recovery in
Tort », Columbia Journal of Law
faire la preuve que les propos racistes ont eu un impact direct sur and Social Problems, 26, 1993,
un ou des individus en particulier. Ainsi, un individu qui ne serait p. 589. Voir également John
pas personnellement visé par l’expression raciste et qui, partant, C. LOVE, « Discriminatory Speech
and the Tort of Intentional Inflic-
ne pourrait faire la preuve d’un préjudice individualisé, ne dispo- tion of Emotional Distress »,
serait d’aucun recours. Il en irait de même, a fortiori, d’un groupe Washington and Lee Law Review,
qui se plaindrait au civil d’une diffamation collective sans démon- 47, 1990, p. 123.
trer que chacun de ses membres a subi un préjudice distinct. Au- 39. Richard DELGADO, 1982, op.
cit., p. 179.

605
J.-F. Gaudreault-DesBiens trement dit, les recours de droit commun exercés devant des tri-
La Critical Race Theory ou le bunaux judiciaires se montrent généralement inaptes à saisir la
droit étatique comme outil dimension collective de l’expression raciste. Ceci s’ajoute aux pro-
utile, mais imparfait, de
blèmes que l’on associe traditionnellement à ces recours, tels que
changement social
le formalisme procédural, la lourdeur du processus, les longs dé-
lais et, au premier chef, les obstacles socioéconomiques à l’accès à
la justice. Enfin, de tels recours ne permettent pas d’attaquer en
justice les individus ou les groupes qui, justement pour éviter
d’être poursuivis, enrobent leur discours raciste dans les euphé-
mismes ou les messages, apparemment neutres, de pureté raciale.
Bref, leur efficacité est limitée aux messages racistes qui s’expri-
ment au premier degré.
On le voit, quelle que soit leur nature, les diverses mesures
envisagées par les tenants de la Critical Race Theory pour lutter
contre l’expression raciste ne sont ni entièrement satisfaisantes ni
complètement dépourvues d’éléments problématiques et ce, tant
sur le plan des principes que sur le plan pratique. Mais au delà de
la nature pénale ou civile de ces mesures, leur portée ne va pas
non plus sans poser problème. Comment, en effet, attaquer effica-
cement l’expression raciste sans empiéter indûment sur la liberté
d’expression ? Cette question épineuse, qui préoccupe grandement
les « Race-Crits », incite chaque auteur à suggérer des pistes de
solution. Sans entrer dans les détails, il convient de préciser quel-
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ques-uns des paramètres proposés. Voyons d’abord un paramètre
que l’on pourrait qualifier de « positif ». Pour que la mesure desti-
née à combattre l’expression raciste soit minimalement efficace, il
importe qu’elle vise les manifestations qui participent véritable-
ment de cette forme d’expression. Dans cette optique, Mary Mat-
suda identifie trois caractéristiques fondamentales de l’expression
raciste « paradigmatique » dont elle propose la criminalisation :
d’une part, cette expression doit véhiculer un message d’infériorité
raciale ; d’autre part, elle doit s’en prendre à un groupe histori-
quement opprimé ; enfin, elle doit être porteuse d’un message de
haine, de dégradation ou de persécution raciale. On constate que,
malgré l’importance qu’accorde Matsuda à la lutte contre le ra-
cisme ordinaire, sa proposition de réglementation ne vise que le
racisme le plus extrême, c’est-à-dire celui dont le but avoué est
d’inciter à la haine, la persécution ou l’exclusion sociale. Une ques-
tion se pose dès lors : la stigmatisation juridique d’une expression
particulière ne peut-elle pas être assimilée à une approbation ta-
cite des autres formes d’expression qui ne sont pas ainsi stigmati-
sées ? Par ailleurs, la mesure que propose Matsuda devrait selon
elle recevoir une application asymétrique, de telle sorte que seul le
racisme extrémiste des groupes dominants se trouverait criminali-
sé. Si pareille distinction cherche à prendre acte du rôle de
l’expression raciste dans les processus d’assujettissement ou
d’exclusion de certains groupes identifiables, elle suscite elle aussi

606
des problèmes. Par exemple, quels critères faudrait-il utiliser pour Droit et Société 48-2001
identifier les groupes « bénéficiaires » d’une telle mesure ? Com-
ment, au surplus, s’appliquerait-elle au discours raciste émanant
d’un groupe historiquement opprimé mais prononcé contre un au-
tre groupe historiquement opprimé (par exemple, aux États-Unis,
le discours violemment antisémite d’une certaine frange du mou-
vement afrocentriste) ? Comment, enfin, éviter la course au groupe
le plus opprimé ? Le professeur Matsuda rejette cependant ces ob-
jections, affirmant que l’application judiciaire de la mesure propo-
sée supposerait une constante contextualisation, de manière que
soit prise en considération l’évolution des différentes conditions
identitaires mais étant néanmoins entendu que son objectif serait
d’améliorer le sort de certains groupes identifiables 40. Si cette ré-
ponse peut faire sourciller, elle nous fait néanmoins entrevoir le
vice fondamental qui rendrait inconstitutionnelle une mesure de
ce genre : son absence totale de neutralité, tant en ce qui a trait à
la nature de l’expression stigmatisée qu’aux groupes auxquels elle
serait censée s’appliquer. C’est qu’entre le moment où les tenants
de la Critical Race Theory ont entrepris leur campagne en faveur
de l’édiction de mesures destinées à décourager l’expression ra-
ciste et la fin des années quatre-vingt-dix, la donne juridique a
changé. Les « Race-Crits » sont en effet passés du doute à la certi-
tude : de fait, alors qu’à l’origine, ils se doutaient que le droit amé-
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ricain de la liberté d’expression risquait de se montrer peu réceptif
à leurs propositions de réforme, aujourd’hui, ils savent que ce
droit a rejeté, dans l’arrêt R.A.V., une bonne partie de leurs propo-
sitions les plus fondamentales. Sans pour autant s’abstenir de cri-
tiquer les préceptes de ce droit, leur désir de contribuer à une
amélioration concrète de la condition des minorités raciales aux
États-Unis les a obligés à se tourner vers des propositions plus
modestes, mais également plus acceptables dans le cadre du droit
constitutionnel en vigueur. D’où leur conversion forcée au para-
mètre négatif que constitue l’exigence de neutralité formelle dans
le libellé des mesures proposées.
Le revers majeur qu’a fait subir la Cour suprême des États-
Unis aux thèses des tenants de la Critical Race Theory dans son
arrêt R.A.V. n’empêchent toutefois pas ces derniers de faire preuve
d’optimisme. C’est ainsi que Richard Delgado et Jean Stefancic
n’annoncent rien de moins qu’une révolution imminente du droit
américain de la liberté d’expression 41. Pour surprenant qu’il
puisse paraître, cet optimisme n’est, à bien y réfléchir, peut-être 40. Mary MATSUDA, 1989, op. cit.,
p. 2357 et p. 2361-2362.
pas entièrement dénué de tout fondement. D’une part, à l’instar
41. Richard DELGADO et Jean
des thèses féministes, celles des « Race-Crits » emportent l’adhé- STEFANCIC, Must We Defend
sion d’un nombre croissant de juristes qui se situent pourtant Nazis ? Hate Speech, Pornogra-
dans une mouvance intellectuelle plus traditionnelle et qui, sur- phy, and the New First Amend-
ment, New York, London, New
tout, sont issus de groupes « dominants ». D’autre part, les tribu- York University Press, 1997, à la
naux inférieurs américains sont loin d’appliquer l’arrêt R.A.V. dans p. X.

607
J.-F. Gaudreault-DesBiens toute sa rigueur. Hormis les quelques jugements qui l’appliquent à
La Critical Race Theory ou le peu près intégralement, d’autres en contournent sciemment la ra-
droit étatique comme outil tio, usant de distinguos tous plus subtils les uns que les autres.
utile, mais imparfait, de
Par exemple, certains en restreignent l’application lorsque, plutôt
changement social
que de déclarer une disposition législative inconstitutionnelle
parce qu’elle établit une discrimination fondée sur le contenu de
l’expression, motif central dans R.A.V., ils la déclarent inconstitu-
tionnelle en raison de sa portée indûment vaste, motif pourtant
secondaire dans l’arrêt de la Cour suprême. Poussant le détour-
nement de ratio un peu plus loin, d’autres jugements interprètent
R.A.V. parfois plus restrictivement qu’il ne serait nécessaire, en
jouant sur la distinction entre « hate speech » et « hate crime », qui
recouvre la dichotomie expression/conduite 42. D’autres enfin
l’appliquent – stare decisis oblige – mais ne se gênent pas pour en
dire le plus grand mal, le qualifiant notamment de manipulation
ou d’aberration juridique. Est-ce à dire, au vu de ce qui précède,
que les thèses de la Critical Race Theory sur la liberté d’expression
pourraient réussir indirectement ce qu’elles n’ont pu réussir direc-
tement, c’est-à-dire finir par s’imposer dans l’arène judiciaire amé-
ricaine ? Certains le croient. Dût-elle se réaliser, cette transforma-
tion se situerait alors dans la logique évolutive récente du premier
amendement, qui veut qu’une règle posée et réitérée comme ab-
solue et intangible n’en évolue pas moins de manière à autoriser
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une myriade d’exceptions fondées sur des distinctions parfois
bien byzantines... Avant toutefois que l’on puisse annoncer une
telle transformation, les « Race-Crits » ont encore du travail à
faire. En effet, les obstacles demeurent nombreux sur leur route,
et la réception de leurs thèses est loin de ne dépendre que d’un
simple changement d’attitude de juges de tribunaux inférieurs, si
bien intentionnés soient-ils. Elle est plutôt fonction, comme nous
l’avons soutenu ailleurs 43, non seulement d’un réexamen des pos-
tulats idéologiques du droit constitutionnel américain et d’un af-
faiblissement relatif de la culture des droits dans ce pays, avec ce
que cette culture suppose d’individualisme et d’absolutisme, mais
aussi d’une entreprise de démythification de l’interprétation liber-
42. Ils s’autorisent pour ce faire
de l’arrêt Wisconsin v. Mitchell,
taire du premier amendement qui imprègne toute la culture juri-
113 S. Ct. 2194 (1993), dans dique américaine et qui confère à cette disposition constitution-
lequel la Cour suprême des États- nelle une charge identitaire considérable. En d’autres termes, cette
Unis a confirmé la validité consti-
tutionnelle des dispositions légi- réception est surtout fonction d’une mise en question de certains
slatives qui accroissent la sévéri- des mythes fondateurs qui confortent l’« exceptionnalisme » de la
té des peines lorsqu’un crime, communauté politique américaine et de son droit constitutionnel.
c’est-à-dire une conduite, est
commis pour des motifs haineux.
43. Voir Jean-François Conclusion
GAUDREAULT-DESBIENS, « Du droit
et des talismans : mythologies, Le sociologue Boaventura de Sousa Santos formulait récem-
métaphores et liberté
d’expression », Cahiers de droit, ment quelques remarques fort intéressantes quant à l’impact des
39, 1998, p. 717. mouvements critiques dans le champ du droit. Il notait ainsi que

608
certaines études entreprises à partir des années soixante et por- Droit et Société 48-2001
tant sur l’adéquation du droit à la société s’étaient trompées de
public-cible en se livrant à une critique très radicale du système
juridique étatique tout en tentant « de contribuer à certaines amé-
liorations mineures dans le fonctionnement du système ». D’où
leur échec, lequel « aurait pu être évité si, plutôt que de s’adresser
aux bureaucrates étatiques, le programme scientifique s’était
adressé aux gens en général ou à certains groupes sociaux spécifi-
ques et avait essayé de susciter chez eux un nouveau sens com-
mun juridique » 44. Bien que De Sousa Santos ait fait ces commen-
taires dans le cadre d’une étude traitant du pluralisme juridique,
ses propos ne manquent pas de pertinence au regard, d’abord, des
objectifs « populistes » que se donnent les tenants de la Critical
Race Theory, ensuite, de leur rapport au droit. D’une part, en par-
lant d’objectifs « populistes », nous faisons référence à la volonté
expresse des « Race Crits » de voir leurs thèses déborder du cadre
étroit qu’offrent les cercles juridiques, pour au contraire irradier
vers la population en général. À cet égard, force est de constater
qu’ils ont en partie atteint leurs objectifs, ayant réussi en un laps
de temps relativement court à attirer l’attention autant des profa-
nes que des experts. Toutefois, cette dissémination rapide de leurs
thèses ne signifie en rien que celles-ci aient véritablement effectué
une percée significative au delà du cercle « Crit ». De fait, on pour-
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rait penser que pareille dissémination s’explique au moins autant
par l’effet d’étrangeté qui caractérise certains des travaux des
« Race-Crits » que par une authentique adhésion de leurs auditoi-
res potentiels aux thèses qu’ils défendent. Il faut ne pas perdre de
vue ici qu’à leurs objectifs populistes correspond une stratégie
textuelle spécifiquement vouée à leur réalisation. Axée sur le récit
d’événements individuels censément paradigmatiques de l’« expé-
rience » des groupes minoritaires, cette stratégie mise indubitable-
ment sur un effet d’étrangeté, puisque le style littéraire par lequel
elle est mise en œuvre – le narrativisme – rompt radicalement avec
les canons de la doctrine juridique traditionnelle. Cependant, une
fois dissipé ce sentiment d’étrangeté, une fois assouvie la curiosité
envers un nouveau type de littérature juridique, l’exposition à la
Critical Race Theory emporte-t-elle nécessairement une adhésion
aux thèses qu’elle met en avant ? Dans bien des cas, et notamment
dans le cas des juristes dont l’habitus, au sens bourdieusien, est
déterminé par les canons de l’orthodoxie juridique, on peut en
douter.
Si l’adhésion des juristes qui ne font pas d’emblée partie de
l’auditoire immédiat des « Race Crits » aux thèses de ces derniers
paraît loin d’être acquise, rien ne garantit par ailleurs que ces thè-
ses puissent recevoir un accueil plus favorable hors des forums
juridiques ou universitaires, et ce, même si les tenants de la Criti- 44. Voir Boaventura DE SOUSA
cal Race Theory déploient des efforts substantiels afin de rejoin- SANTOS, 1990, op. cit., p. 110.

609
J.-F. Gaudreault-DesBiens dre un plus vaste public. En effet, malgré ses velléités populistes,
La Critical Race Theory ou le plusieurs auteurs qui se réclament de la Critical Race Theory tien-
droit étatique comme outil nent un discours relativement sophistiqué. Sous sa forme la plus
utile, mais imparfait, de complexe, la Critical Race Theory constitue en effet un mouve-
changement social
ment théorique qui, bien qu’animé par des intellectuels qui se
veulent proches de leur communauté de référence, emprunte vo-
cabulaire et concepts qui à la théorie post-coloniale, qui aux théo-
ries de la complexité, qui au poststructuralisme, qui au marxisme.
Or, les théories complexes ne font pas facilement bon ménage
avec des objectifs de conscientisation des masses, dussent ces
théories être mâtinées de récits d’expériences « vécues ». Para-
doxalement, si la complexité du discours que tient un certain
segment de la Critical Race Theory risque d’empêcher la concréti-
sation de cet objectif, le discours moins complexe d’une autre
frange de ce mouvement est peut-être, quant à lui, susceptible de
contribuer à la conscientisation souhaitée. À quel prix, cepen-
dant ? Cette question paraît particulièrement pertinente au regard
du discours essentialiste et manichéen de certains « Race Crits »
radicaux ou multiculturalistes, qui, à l’inverse de leurs collègues
« postmodernistes », font de la race la seule variable de leur ana-
lyse des problèmes affectant les minorités visibles aux États-Unis.
D’où, par exemple, des positions épistémologiques telles que cel-
les voulant que seul un Afro-Américain soit capable, du fait de sa
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quiddité identitaire, de discuter de la condition des membres de ce
groupe. Or, autant ignorer l’importance de la variable raciale aux
États-Unis s’avérerait sociologiquement, voire moralement, pro-
blématique, autant faire de la race le seul et unique déterminant
des relations sociales ainsi que la seule et unique explication des
problèmes affectant un groupe donné, même racialement diffé-
rencié par rapport à la majorité de la population, ne peut mener
qu’à une impasse. En fait, c’est une chose de reconnaître la légiti-
mité théorique d’une surdétermination de la variable raciale dans
le procès de connaissance ; c’en est une autre que de sur-racialiser
de façon systématique l’analyse des phénomènes sociaux en ré-
duisant au passage la complexité de ces phénomènes. Ce réduc-
tionnisme intellectuel, que nous appelons « pensée-jivaro », est
bien sûr problématique sur le plan théorique, mais il l’est égale-
ment sur le plan pratique en ce que, paradoxalement, il se trouve
également qu’il réduit dans l’esprit de bien des observateurs la
Critical Race Theory à certaines de ses incarnations essentialistes
et manichéennes. Cet effet pervers peut du reste être accentué par
un usage abusif du narrativisme juridique, stratégie textuelle qui
s’enlise trop souvent dans un émotionnalisme subjectiviste qui
n’ajoute ni à la réflexion (externe) sur le droit ni à la réflexion (in-
terne) dans le droit. Peut-être la littérature juridique peut-elle
exercer une quelconque fonction cathartique, mais sa réception
par différents auditoires exige qu’elle remplisse aussi d’autres

610
fonctions, axées celles-là sur l’argumentation raisonnée. Bien que Droit et Société 48-2001
de nombreux « Race-Crits » ne négligent pas ces autres fonctions,
force est toutefois de remarquer que c’est l’émotionnalisme du
narrativisme qui semble vraiment titiller les auditoires récalci-
trants, lesquels l’utilisent ensuite pour réduire la Critical Race
Theory à ce phénomène quasi exotique.
D’autre part, en ce qui a trait au rapport que les « Race-Crits »
entretiennent au droit, notre bref examen de certaines de leurs
thèses au sujet de la liberté d’expression révèle que ceux-ci, mal-
gré une critique radicale du droit américain de la liberté d’expres-
sion ainsi que de certains de ses postulats philosophiques et épis-
témologiques, se montrent beaucoup moins enclins que d’autres à
dévaloriser cette liberté. Ainsi, au contraire des féministes radica-
les à la Catharine MacKinnon, dont le discours se rapproche pour-
tant du leur, on reste avec l’impression que les « Race-Crits » réus-
sissent généralement à éviter le piège de l’absolutisme égalitariste,
qui remplacerait la règle inflexible de la prédominance absolue de
la liberté d’expression sur l’égalité par une autre règle, tout aussi
inflexible, qui affirmerait le primat systématique de l’égalité sur la
liberté. Cela en dit long sur le pragmatisme qui caractérise les tra-
vaux de plusieurs auteurs se situant dans cette mouvance intellec-
tuelle, et qui vient tempérer leur idéalisme fondamental. Cela té-
moigne de leur rejet d’une approche strictement externe au droit
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positif. En ce sens, loin d’être porteuse d’une véritable révolution
juridique, la Critical Race Theory paraît essentiellement réforma-
trice, en ce qu’elle reste malgré tout conditionnée par l’habitus ju-
ridique américain 45. En fait, notre étude du rapport de ses adhé-
rents au droit positif des États-Unis et à la pensée juridique de ce
pays indique que ceux-ci ont avec ce droit un rapport qui rappelle
celui qu’entretient la souris au chat. Il reste à savoir, en bout de
ligne, qui, de la Critical Race Theory ou du droit étatique, sera le
chat et qui sera la souris… 46.

Pour en savoir plus… 45. Ceci n’empêche pourtant pas


certains « Race-Crits » de souhai-
ter une exportation de la Critical
Race Theory hors des États-Unis.
BELL Derrick hip : Critical Race Theory, Voir, par exemple, Penelope E.
1992, Race, Racism and Post-Structuralism, and ANDREWS, « Making Room for Cri-
American Law, 3e ed., Narrative Space », California tical Race Theory in International
Boston, Little, Brown. Law Review, 81, p. 1241. Law : Some Practical Pointers »,
Villanova Law Review, 45, 2000,
1992, « Racial Realism », COUGHLIN Anne M. p. 855.
Connecticut Law Review, 24, 1995, « Regulating the Self : 46. L’auteur désire remercier le
p. 363. Autobiographical Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada
CHANG Robert S. Performances in Outsider ainsi que le Fonds FCAR qui ont
1993, « Toward an Asian Scholarship », Virginia Law assuré le soutien financier des
American Legal Scholars- Review, 81, p. 1229. recherches nécessaires à la
préparation de cet article.

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J.-F. Gaudreault-DesBiens CRENSHAW Kimberlé W., GOTANDA FARBER Daniel A. et SHERRY Susan
La Critical Race Theory ou le Neil, PELLER Gary et THOMAS 1997, Beyond All Reasons :
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