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Jean-François Gaudreault-DesBiens
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Jean-François Gaudreault-DesBiens *
Résumé L’auteur
Professeur adjoint à la Faculté de
De tous les mouvements de critique juridique nés récemment aux États- droit de l’Université McGill,
Montréal. Ses travaux de recher-
Unis, la Critical Race Theory est sans conteste l’un des plus paradoxaux, che portent sur la saisie juridique
puisque ses tenants veulent en même temps extirper le racisme du droit des phénomènes identitaires,
étatique et se servir de celui-ci pour combattre le racisme dans la société. l’analyse comparative des cultu-
res constitutionnelles et du
Cet article propose une analyse critique du contexte sociojuridique dans fédéralisme, les rapports entre le
lequel la Critical Race Theory a émergé, des principaux courants qui ani- droit et l’art, ainsi que le droit
ment ce mouvement, ainsi que du rapport que ses tenants entretiennent des sociétés.
Parmi ses publications :
avec le droit.
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J.-F. Gaudreault-DesBiens
La Critical Race Theory ou le
Introduction
droit étatique comme outil Malgré les progrès accomplis depuis les années 1950, le droit
utile, mais imparfait, de aux États-Unis continuerait de refléter le racisme ambiant de la so-
changement social
ciété américaine. C’est du moins ce que soutiennent des juristes
de ce pays réunis sous les auspices de la Critical Race Theory. Is-
sus de groupes raciaux ou ethno-culturels minoritaires, les « Race-
Crits », tels qu’on les surnomme, ont entrepris de mettre en relief
le rôle du droit dans la mise en place, la perpétuation et
l’invisibilisation des structures de l’oppression raciale aux États-
Unis. Bien qu’il soit porteur d’un questionnement sur les présup-
posés qui inspirent l’appréhension juridique de la problématique
de la race dans leur pays, le projet sociojuridique des « Race-
Crits » s’intéresse plus précisément à la concrétisation effective du
droit à l’égalité que consacre, dans une certaine mesure, la Consti-
tution américaine et à sa mise en œuvre dans toutes les sphères de
la société. D’où sa dimension à la fois programmatique et émanci-
patrice. Mais quelle est la genèse de la Critical Race Theory ? Né
dans les années 1980, ce courant intellectuel trouve en partie son
origine dans la réaction de juristes « minoritaires » contre les ef-
fets pervers de certaines des thèses défendues par les Critical Le-
gal Studies (« CLS »), mouvement dont ils étaient initialement des
sympathisants. Tout en partageant les vues des Critical Legal
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Scholars, jugée trop surplombante, désincarnée et pessimiste, les Droit et Société 48-2001
« Race-Crits » proposent donc d’en substituer une autre, certes elle
aussi un tantinet utopique, mais surtout orientée vers la résolu-
tion de problèmes sociaux concrets. Aussi ajoutent-ils à la dimen-
sion programmatique et émancipatrice de leur projet une dimen-
sion pragmatique, laquelle se révèle tout particulièrement à tra-
vers leur appréhension de l’expression raciste et du rôle qu’elle
joue dans la structure de l’oppression raciale. C’est dans cette op-
tique qu’ils font de l’éradication de cette forme d’expression l’un
de leurs principaux chevaux de bataille. Leur succès sur ce front
exigerait toutefois d’importants changements dans l’ordre consti-
tutionnel américain, ce qui, nous le verrons, ne va pas de soi
compte tenu des nombreux obstacles que placent devant eux le
droit positif et la culture juridique des États-Unis. En plus de four-
nir une illustration fort intéressante de la manière dont opère la
dialectique « doctrine dominante » versus « doctrine minoritaire »
dans le contexte américain, leurs revendications à cet égard té-
moignent aussi du rapport quelque peu paradoxal que les « Race-
Crits » entretiennent au droit. Aussi, après avoir proposé une
analyse critique du contexte sociojuridique dans lequel ceux-ci
inscrivent leur projet intellectuel, des principaux courants qui
animent la Critical Race Theory, ainsi que des questions qui ali-
mentent le débat au sein de ce mouvement (partie I), nous nous at-
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J.-F. Gaudreault-DesBiens de « postmoderniste ». Pour l’essentiel, celles-ci se distinguent par
La Critical Race Theory ou le la saisie théorique qu’opèrent leurs tenants respectifs de la varia-
droit étatique comme outil ble raciale et des multiples configurations identitaires auxquelles
utile, mais imparfait, de
elle peut servir de pivot. À cette dynamique de fragmentation
changement social
théorique s’en ajoute une autre, identitaire celle-là, fondée sur
l’affirmation des intérêts particuliers de sous-groupes racialisés
(par exemple, les Hispano-Américains à travers l’émergence du ré-
seau « Lat-Crit ») ou définis en fonction d’une variable autre que la
race (par exemple, les femmes de couleur réunies autour du Criti-
cal Race Feminism). Voyons maintenant comment s’expriment ces
dynamiques.
Fondateur de la Critical Race Theory et auteur le plus repré-
sentatif de son courant radical, Derrick Bell soutient que les dis-
positions constitutionnelles censées promouvoir l’égalité raciale
profitent à la majorité blanche plutôt que d’aider vraiment la
cause des victimes du racisme. Autrement dit, l’enchâssement
dans la Constitution du principe de l’égalité devant la loi (« égalité
formelle ») ne changerait pas grand-chose au statu quo, ou ne
l’affecterait que dans la mesure où ce changement est acceptable
pour la majorité. Cette thèse de la « convergence des intérêts » 1,
qui joue un rôle central dans la pensée des « Race-Crits » radicaux,
est, d’une certaine façon, fondamentalement pessimiste. Mais ce
pessimisme s’explique, toutefois. Dès le début des années 1980, le
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ordre aurait ainsi construit la problématique raciale de manière à Droit et Société 48-2001
faire de la race blanche l’étalon à partir duquel le statut social
d’un individu est déterminé, de sorte que plus celui-ci présentera
des caractéristiques permettant de l’associer à cette race, plus son
intégration et son ascension sociales seront faciles, et plus il aura
droit, dans les faits, à être traité en citoyen égal aux autres. Dans
la mise en place de ce système d’inclusion/exclusion, autant les
fonctions régulatrice qu’idéologique du droit ont été mises à
contribution 2. La fonction régulatrice s’est ainsi manifestée par
une série de prescriptions juridiques destinées à amplifier la diffé-
renciation raciale existant au sein de la société. Par exemple, l’État
a longtemps cherché à empêcher les métissages raciaux ou à dis-
tinguer les races en fonction de caractéristiques physiques prédé-
terminées et stéréotypées, quitte à user de critères soi-disant bio-
logiques pour déterminer la quiddité raciale d’un individu. Il a
également tenté de contrôler l’accès des immigrants à la citoyen-
neté en mesurant leur quiddité caucasienne 3. Il a enfin essayé de
stabiliser la différenciation raciale obtenue à la suite de
l’application de telles règles par d’autres règles qui, quant à elles,
établissaient une ségrégation fonctionnelle ou géographique entre
les races. De la sorte, il est parvenu à inscrire dans la dynamique
sociale la logique du « nous et les autres », le « nous » désignant
les Blancs et les « autres » recouvrant indifféremment tous les
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J.-F. Gaudreault-DesBiens ductrice, au concept de race. En ce sens, autant les catégories du
La Critical Race Theory ou le droit peuvent s’avérer problématiques, autant elles paraissent iné-
droit étatique comme outil vitables. La question n’est donc pas de savoir si l’on peut s’en pas-
utile, mais imparfait, de
ser, mais bien de voir comment il est possible d’en atténuer les ef-
changement social
fets négatifs, surtout s’agissant d’appréhender le kaléidoscope
identitaire de cette fin de siècle.
Parler de kaléidoscope identitaire, c’est bien sûr parler de plu-
ralisme culturel, mais c’est surtout parler de la manière dont
coexistent des groupes que, parfois, toute l’histoire sépare. Cette
coexistence, au demeurant inévitable, doit-elle se faire dans l’inté-
gration ou dans la séparation ? Cette question ne fait pas l’unani-
mité au sein de la Critical Race Theory. Si les uns, comme Neil Go-
tanda, plaident carrément en faveur de la reconnaissance d’un
droit constitutionnel à la diversité culturelle 4, d’autres, comme
Alex Johnson Jr., prônent plus modestement une réforme de la
théorie constitutionnelle américaine sur la base d’une philosophie
communautarienne 5. Ce genre de débat, récurrent dans les tra-
vaux des juristes appartenant au courant « multiculturaliste » de
la Critical Race Theory, les incite à s’attaquer à certains icônes du
droit américain, tel le fameux arrêt Brown v. Board of Education of
Topeka, qui mit un terme à la ségrégation raciale en décrétant
l’intégration scolaire des Blancs et des Noirs. Cet arrêt, longtemps
considéré comme un jalon essentiel de l’avancement de la cause
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possible sans une certaine mesure de renoncement identitaire, gé- Droit et Société 48-2001
néralement de la part des minorités ? En revanche, toute accultu-
ration est-elle intrinsèquement négative ? Qui plus est, une société
libre et démocratique peut-elle accepter que la reconnaissance de
l’égalité concrète d’une minorité mène au séparatisme identitaire,
même si ce séparatisme répond à une volonté, clairement expri-
mée, à la fois de réenracinement et d’auto-détermination de cette
minorité ? Au reste, un séparatisme identitaire qui fait de la diffé-
rence raciale un absolu ne peut-il pas lui-même glisser vers le ra-
cisme, malgré qu’il soit le fait d’un groupe historiquement désa-
vantagé 7 ?
À l’évidence, un tel questionnement exige de déborder du
droit positif strict pour aller qui vers la philosophie, qui vers la
sociologie du droit. Bref, il ne peut plus être question ici de droit
« pur ». Le « dilemme de la différence », pour reprendre l’expres-
sion de Martha Minow, ne peut être valablement appréhendé en
demeurant à l’intérieur des frontières du droit positif – c’est du
reste ce qui explique le caractère interdisciplinaire de la Critical
Race Theory, ainsi que la participation active de non-juristes, tels
le philosophe Cornel West et le théoricien littéraire Henry Louis
Gates Jr., aux débats lancés par leurs collègues juristes. Mais si les
réponses que les « Race-Crits », juristes comme non-juristes, don-
nent aux questions soulevées par ce dilemme varient largement,
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J.-F. Gaudreault-DesBiens blanc, il n’est pas facile de déterminer ce qui est mal dans la doc-
La Critical Race Theory ou le trine ségrégationniste du “separate but equal” ; toutefois, d’un
droit étatique comme outil point de vue noir, il apparaît clairement que l’arrêt Brown était
utile, mais imparfait, de constitutionnellement bien fondé alors que l’arrêt Plessy ne l’était
changement social
pas » 9. On s’étonne que pareille déclaration ait pu être prononcée
à la fin du XXe siècle. En effet, il est loin d’être évident que le Blanc
moyen, fût-il Américain, ne voit pas d’emblée le vice fondamental
qui affecte un régime politique où règne la ségrégation raciale.
D’une part, si ce Blanc est un juriste, il sait fort bien que le droit
constitutionnel de son pays, celui des autres pays démocratiques,
ainsi que la normativité internationale condamnent cette forme de
ségrégation. Son jugement juridique est donc nécessairement in-
formé par le droit positif contemporain, que ce soit à l’échelle na-
tionale ou internationale. D’autre part, il y a fort à parier que, ju-
riste ou non, ce Blanc fera plus souvent qu’autrement sienne cette
condamnation juridique car, au delà même de son rattachement
au droit positif, celle-ci procède d’un jugement moral qui revêt
depuis déjà longtemps une portée quasi universelle. Dans ce sens,
l’affirmation de cet auteur « Race-Crit » paraît reposer sur le pos-
tulat que chaque Blanc a en lui un fond raciste, culturellement
construit et à toutes fins utiles indélogeable. Son « essence so-
ciale » est raciste, pourrait-on dire. Or, si de nombreux Blancs sont
effectivement racistes, il y a en revanche une marge entre, d’un cô-
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racialisation du débat juridique sous l’influence du « perspec- Droit et Société 48-2001
tivisme » de certains « Race-Crits » radicaux et/ou multiculturalis-
tes 10, Derrick Bell rétorquait que cette critique participait fonda-
mentalement d’un phénomène de rejet identitaire au terme duquel
le Noir traverse les frontières raciales, agit comme un Blanc et, à
toutes fins pratiques, devient Blanc. Selon Bell, un tel phénomène,
qui est qualifié dans la littérature de « passing » (littéralement
« passage »), menace la cohésion des castes inférieures dans toute
société fondée sur la suprématie blanche 11. La gravité de pareille
accusation se passe d’explication. D’une certaine façon, un groupe
impose à un de ses membres qui met en question les thèses domi-
nantes ayant cours au sein de l’intelligentsia de ce groupe, de
choisir entre la loyauté à celui-ci, ce qui suppose de taire son dé-
saccord fondamental avec ces thèses, et l’exclusion de celui-ci, ce
qui sous-tend que l’expression de ce désaccord, pour des motifs
d’intégrité personnelle, sera associée à une « trahison » identitaire.
En l’occurrence, des censeurs auto-proclamés chercheront à miner
la crédibilité du fautif, qui sera présenté comme un transfuge ra-
cial ou un collaborateur, et à l’exclure symboliquement en disant
qu’il est devenu Blanc. Comment s’étonner que d’une telle quête
d’authenticité discursive fleure une odeur d’essentialisme ? En
toute hypothèse, une réduction identitaire radicale aura été opérée
pour les besoins de la « cause ».
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J.-F. Gaudreault-DesBiens tel ou tel groupe. Par exemple, ces auteurs mettent en lumière les
La Critical Race Theory ou le difficultés particulières que vivent les femmes noires qui sont
droit étatique comme outil doublement victimes d’oppression, d’abord en raison de leur race
utile, mais imparfait, de
et de leur sexe dans une société majoritairement blanche et domi-
changement social
née par les hommes, ensuite en raison de leur sexe au sein de leur
propre groupe racial. En faisant de l’anti-essentialisme leur princi-
pal combat, ces auteurs tentent en somme d’insuffler un peu de
complexité dans l’analyse juridique des processus de construction
identitaire. Faisant de l’identité un lieu de contestations et de
mouvance, ils participent en ce sens au courant postmoderniste de
la Critical Race Theory.
Même si certains « Race-Crits » tombent dans le piège de
l’essentialisme, il convient de noter que l’idéologie différentialiste
à laquelle ils adhèrent ne prédétermine pas nécessairement ce ré-
sultat. En effet, cette idéologie s’avère dans la plupart des cas une
idéologie culturaliste plutôt que racialiste au sens strict, puisque
les « Race-Crits » ne restreignent pas leur analyse aux seuls rap-
ports de domination fondés sur la race biologique. Donnant au
contraire une acception large au mot « race » 14, ils s’intéressent
d’abord et avant tout à la dimension culturelle de la problémati-
que raciale de même qu’aux rapports qu’entretiennent les minori-
tés visibles avec le droit. Mais là encore, la notion de « minorité vi-
sible » est élastique. Ainsi, ce n’est qu’au XIXe siècle que la popula-
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c’est notamment le cas des « Lat-Crits », qui s’intéressent à la si- Droit et Société 48-2001
tuation particulière des Hispano-Américains, ou des « Critical Race
Feminists », qui font de la condition des femmes de couleur leur
principal centre d’intérêt. Également, de nouveaux forums sont
créés. Ainsi, les « Lat-Crits » se sont dotés de revues juridiques qui
ne publient que des articles portant sur la condition des Latino-
Américains vivant aux États-Unis. C’est entre autres le cas de la
Harvard Latino Law Review ou de la Chicano-Latino Law Review.
La question est de savoir si l’entité nommée Critical Race Theory
survivra à de telles forces centrifuges. Il reste également à voir
quelle réception à long terme lui sera réservée par la communauté
juridique. Sera-t-elle cooptée, en tout ou en partie ? Le cas échéant,
qu’arrivera-t-il de son projet de subversion du statu quo, dans et
par le droit ? S’il est probablement trop tôt pour répondre à ces
questions, il reste que plus les années avancent, plus la Critical
Race Theory semble renforcer sa position dans la communauté ju-
ridique américaine. C’est qu’à l’instar de la critique féministe du
droit, elle s’aventure sur des pistes théoriques extrêmement sti-
16. On trouvera trois exemples
mulantes, particulièrement pour les juristes qui s’intéressent aux de ce genre de juris-fiction (à ne
droits fondamentaux, à l’épistémologie et à la pédagogie. Et si la pas confondre avec le concept de
Critical Race Theory entretient d’évidents liens de parenté avec « fiction juridique » !) dans les
ouvrages suivants : Derrick BELL,
d’autres courants de pensée, le projet dont elle est porteuse ainsi Faces at the Bottom of the Well.
que la manière dont elle entend le mener à bien lui confèrent une The Permanence of Racism, New
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J.-F. Gaudreault-DesBiens qu’ils le perçoivent comme un outil du maître, pour reprendre
La Critical Race Theory ou le l’image de la poétesse afro-américaine Audre Lord. Cet usage de
droit étatique comme outil genres littéraires qui, en règle générale, ne sont pas considérés
utile, mais imparfait, de
comme « scientifiques » peut aussi s’expliquer par référence au
changement social
contenu des messages que véhiculent les « Race-Crits ». Notons
que plusieurs juristes qui s’inscrivent dans la mouvance de la Cri-
tical Race Theory revendiquent un « privilège épistémologique »
lorsqu’il s’agit de relater des expériences de subordination sociale,
ce qui les mène à soutenir que, pour parler de l’oppression, il faut
soi-même en avoir fait l’expérience 19. Mais l’expérience de l’op-
pression est parfois difficile à relater, particulièrement pour
l’opprimé qui, plus souvent qu’autrement, n’est pas jugé crédible
par l’oppresseur 20. À ce manque initial de crédibilité s’ajoute la
difficulté de dire l’indicible, de parler de ce qui déborde de la sim-
ple factualité et pourtant laisse une blessure intangible, inquanti-
fiable. Comment décrire ce qui, au fond, est de l’ordre du senti, de
l’affect, sinon par la relation de l’expérience concrète de l’oppres-
sion par celui qui l’a vécue ? C’est ce qui explique que les « Race-
Crits » aient tendance à présenter leurs travaux en faisant usage
de genres littéraires « non scientifiques ». Au delà d’un objectif
strictement pédagogique, cette façon de faire témoigne du rôle ca-
thartique de leur doctrine. Il n’en reste pas moins que, sans être
entièrement dénué d’intérêt, le « storytelling » connaît des limites,
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Droit et Société 48-2001
II. La problématique de la régulation du
discours haineux 21 comme révélatrice du
rapport au droit des « Race Crits »
II.1. La réglementation étatique du discours
haineux ou l’« exceptionnalisme » 22 du droit
américain 21. Le concept de « discours hai-
neux » (« hate speech ») a été
La saisie juridique de la variable raciale aux États-Unis révolte employé en doctrine pour dési-
les tenants de la Critical Race Theory. L’interprétation judiciaire gner toute une série de phéno-
du droit à l’égalité est bien sûr en cause, mais d’autres champs du mènes d’expression qui témoi-
gnent d’une volonté de rabais-
droit sont aussi pris à partie. Tel est le cas du droit à la liberté sement de certains groupes, sur
d’expression, qui, étant donné la protection que lui confère le la base d’une caractéristique
premier amendement du Bill of Rights de la Constitution améri- identitaire comme la race, par
ceux qui en usent. Nous utilise-
caine et la philosophie quasi libertaire qui inspire l’interprétation rons indifféremment dans la
de cette disposition constitutionnelle, voue à l’échec à peu près suite de ce texte les termes
toute tentative de l’État pour réglementer le discours haineux. En « discours haineux », « propa-
gande haineuse », « expression
effet, la Cour suprême des États-Unis exerce depuis quelques dé- anti-égalitaire » ou « expression
cennies un contrôle constitutionnel extrêmement strict des lois raciste ». Il existe bien sûr de
dont l’objet est de prohiber la diffusion de discours, fussent-ils légères différences entre ces
termes mais elles recouvrent
haineux, au motif que le premier amendement interdit à l’État fondamentalement le même type
d’opérer une discrimination entre des discours jugés acceptables
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J.-F. Gaudreault-DesBiens imminent d’actes illégaux (« imminent lawless actions ») 24. Dans
La Critical Race Theory ou le ce dernier cas, le préjudice appréhendé doit être non seulement
droit étatique comme outil quasi immédiat, mais également tangible, de sorte que, pour em-
utile, mais imparfait, de
pêcher l’invalidation de sa réglementation, l’État devra établir un
changement social
lien de causalité extrêmement étroit entre l’expression réglemen-
tée et le préjudice qu’il cherche à contrôler, préjudice dont l’exis-
tence sera du reste mesurée à l’aune d’un préjudice-étalon, en
l’occurrence celui causé par un acte physiquement violent. De cela
découle que les préjudices « réactionnels », c’est-à-dire ceux qui
résultent de la réaction émotive ou intellectuelle que suscite un
message donné chez un individu ou au sein d’un groupe, bref ceux
qui relèvent plus du « senti » ou de l’« affect » que du tangible, se-
ront la plupart du temps invisibles aux yeux du droit américain, le
lien entre le message et le préjudice que, prétendument, il engen-
dre étant jugé trop lointain. Autrement dit, en règle générale, ce
droit protège la liberté d’expression en dépit du préjudice que son
exercice peut engendrer. Vu sous cet angle, le discours raciste,
bien que pouvant causer des dommages psychologiques chez ses
victimes, n’engendre pas un préjudice jugé suffisamment immé-
diat et tangible pour inciter les tribunaux américains à approuver
les initiatives de l’État visant à en contrecarrer les effets.
Cette réticence judiciaire à prendre acte de ce préjudice psy-
chologique, voire de l’effet d’intimidation qui découle de ce genre
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discours haineux : d’une part, sur le plan des principes, toute ten- Droit et Société 48-2001
tative de réglementation directe de cette forme d’expression est
vouée aux limbes de l’inconstitutionnalité ; d’autre part, cet état
du droit entraîne des conséquences importantes sur les engage-
ments internationaux auxquels peuvent souscrire les États-Unis en
matière de lutte contre la propagande haineuse. De fait, les États-
Unis font un peu bande à part dans la lutte internationale contre
cette forme de propagande. Expression ultime de son idéologie
« exceptionnaliste », ce pays a en effet adopté comme pratique
d’émettre des réserves à l’application de toute disposition d’un
instrument international qui l’obligerait à censurer la propagande
haineuse, ces réserves étant fondées sur l’interprétation que don-
nent les tribunaux américains au premier amendement de la Cons-
titution.
Il n’est pas étonnant, au vu de ce qui précède, que les tenants
de la Critical Race Theory voient dans la faible réceptivité du droit
américain aux interprétations égalitaristes de la Constitution un
obstacle de taille à l’instauration d’une société qui se voudrait mi-
nimalement égalitaire. Pour être égal, argue-t-on, encore faut-il
être perçu comme tel et digne de l’être. Le contrôle de l’expression
raciste est donc avant tout envisagé sous l’angle de la mise en
place des conditions sociales nécessaires à la concrétisation du
droit à l’égalité, ce qui impose d’appréhender la relation qu’entre-
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J.-F. Gaudreault-DesBiens Matsuda et Charles Lawrence III, dont les travaux sur cette ques-
La Critical Race Theory ou le tion demeurent des jalons incontournables. Ceux-ci se sont inté-
droit étatique comme outil ressés à la réglementation de l’expression raciste à partir des an-
utile, mais imparfait, de
nées 1980, époque qui connut une résurgence notoire de ce type
changement social
d’expression. Se sentant intimement concernés par cette résur-
gence du fait de leur appartenance à des minorités raciales ou
ethniques, ces juristes sont alors parvenus à faire en sorte que
cette question soit discutée non plus seulement sur la base du
droit à la liberté d’expression, mais aussi sur celle du droit à
l’égalité. Plus particulièrement, c’est le professeur Richard Delgado
qui amorça le débat sur la saisie juridique de l’expression hai-
neuse, en proposant qu’un recours délictuel soit reconnu aux vic-
times d’insultes raciales 26. Il fut suivi dans cette voie par le pro-
fesseur Mary Matsuda qui insista quant à elle sur la nécessité
d’écouter et d’accorder un crédit particulier à la version de ces vic-
26. Richard DELGADO, « Words times et ce, tant lors de l’élaboration que lors de la mise en œuvre
That Wound : A Tort Action for des mesures juridiques visant à contrer cette forme d’expres-
Racial Insults, Epithets, and
Name-Calling », Harvard Civil
sion 27. Enfin, le professeur Charles Lawrence III chercha pour sa
Rights – Civil Liberties Law part à dégager de nouvelles bases constitutionnelles aux tentatives
Review, 17, 1982, p. 133. de réglementation en ce sens 28. Les travaux de ces trois juristes
27. Mary J. MATSUDA, « Public forment donc le substrat sur lequel s’appuie tout le débat qui se
Responses to Racist Speech :
Considering the Victim’s Story », poursuit encore aujourd’hui autour de la question du contrôle ju-
ridique de l’expression haineuse.
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emploi. D’autres encore se replieront par insécurité sur leur Droit et Société 48-2001
groupe d’appartenance et éviteront le plus possible les contacts
avec des individus d’autres groupes. Mais surtout, la plupart se
tairont. L’expression haineuse les empêche en ce sens d’exercer
leur propre liberté de parole, en les incitant plus ou moins subti-
lement à se retirer de l’espace public et ainsi à renoncer à contri-
buer à l’évolution de la société par leurs idées ou leurs réflexions.
Bref, être la victime de ce type d’expression risque fort d’entraîner
des modifications comportementales. Qui plus est, l’angoisse cau-
sée par une telle expérience aura aussi des conséquences physi-
ques, allant des divers symptômes associés au stress jusqu’à
l’hypertension ou la psychose. D’où la conclusion de Mary Matsuda
voulant qu’appréhendée du point de vue des victimes, l’expression
haineuse engendre un préjudice bien réel. Elle serait, d’une cer-
taine façon, « performative », c’est-à-dire qu’elle servirait non seu-
lement à dire quelque chose mais aussi à faire quelque chose 29. On
ne s’étonne pas, dans cette optique, que, pour convaincre leur au-
ditoire de la réalité de ce préjudice, les « Race-Crits » fassent un
usage systématique de récits ou de témoignages de victimes
d’incidents racistes.
Par ailleurs, la récurrence d’incidents dont sont victimes des
individus issus d’un groupe historiquement désavantagé aura né-
cessairement un impact sur le groupe en son entier, étant donné le
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J.-F. Gaudreault-DesBiens l’idée d’égale citoyenneté. Au reste, le rapport à la citoyenneté des
La Critical Race Theory ou le groupes visés par elle n’en sera que plus problématique si l’État
droit étatique comme outil refuse d’agir à son encontre. À ces considérations générales s’en
utile, mais imparfait, de
ajoutent d’autres, plus spécifiques, qui ont trait aux valeurs cons-
changement social
titutionnelles expressément reconnues dans les constitutions oc-
cidentales, y compris aux États-Unis, et que l’expression haineuse
ne manque pas de heurter. Il s’agit d’abord du droit à l’égalité, qui
sous-tend le droit à la dignité, voire, sous certaines réserves, un
droit au respect de l’identité. Il s’agit ensuite du droit à la liberté
d’expression lui-même. En effet, puisque l’expression haineuse
contribue à l’instauration de conditions sociales dans lesquelles
les individus ciblés par elle vont être moins enclins à s’exprimer,
elle nie dès lors leur droit égal de le faire concrètement. Mais ce
n’est pas tout de dire que l’expression haineuse est à plusieurs
égards préjudiciable et qu’une saisie juridique adéquate de ce
phénomène suppose une ouverture au point de vue des victimes.
La réforme proposée doit en effet s’arrimer d’une façon ou d’une
autre au cadre constitutionnel en place, si critiquable soit-il, à
moins bien sûr de renoncer à la mettre en œuvre par le truche-
ment des outils déjà existants. Or, les « Race-Crits » ne se laissent
pas aller à ce genre de renoncement. Mais quelles bases juridiques
invoquent-ils donc au soutien de leur position voulant qu’un
contrôle juridique de l’expression haineuse soit constitutionnelle-
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mettre cette proposition ne peut mener qu’à conclure à la consti- Droit et Société 48-2001
tutionnalité de principe des mesures étatiques visant à contrôler
l’expression raciste, puisque « Brown pose que le racisme est une
idéologie qui accomplit ses fins par la diffamation collective » 30.
D’où sa conclusion voulant que cet arrêt non seulement permette
mais exige que l’on tente de juguler toute forme de diffamation
collective. Le professeur Lawrence n’est toutefois pas dupe : il sait
bien que sa lecture de Brown fait voler en éclats la sacro-sainte
distinction établie entre expression et conduite dans le droit amé-
ricain de la liberté d’expression. Aussi consacre-t-il de longs pas-
sages à en démontrer l’artificialité et à en réfuter le bien-fondé. Ce
n’est cependant pas là le seul obstacle auquel se heurte sa thèse.
En effet, la doctrine du « state action » confine à l’action étatique
l’application de l’« equal protection clause » du quatorzième
amendement, disposition sur laquelle l’arrêt Brown est fondé.
Aussi cette doctrine empêche-t-elle l’État d’invoquer le droit à
l’égalité pour justifier une éventuelle prohibition de l’expression
haineuse émanant, comme c’est généralement le cas, d’acteurs pri-
vés. Il s’ensuit que cette question ressortit en droit constitutionnel
américain à la seule compétence du premier amendement, de sorte
que toute tentative de contrôle de l’expression haineuse sera
vouée à l’échec puisque cet amendement interdit en principe à
l’État d’intervenir dans la sphère privée de l’expression, qu’elle soit
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J.-F. Gaudreault-DesBiens sont victimes, ce qui soulève la question d’un conflit au sein même
La Critical Race Theory ou le de cette liberté ou, pour reprendre la célèbre distinction d’Isaiah
droit étatique comme outil Berlin, de la dose exacte de liberté « positive » que peut receler
utile, mais imparfait, de
une liberté définie comme essentiellement « négative ». L’argu-
changement social
ment invoqué ici est récurrent dans la critique juridique identitaire
américaine : l’exercice par les uns de leur liberté d’expression em-
pêche parfois d’autres d’exercer leur propre liberté d’expression.
C’est pourquoi on ne parle plus simplement ici d’un conflit entre
le droit constitutionnel à l’égalité, d’une part, et le droit constitu-
tionnel à la liberté d’expression, d’autre part, mais bien d’un
conflit, d’un paradoxe, qui serait présent au sein même du droit à
la liberté d’expression.
Égalité et liberté d’expression, égalité dans la liberté d’expres-
sion, voilà donc les principales avenues qu’empruntent les « Race-
Crits » pour justifier, dans un cadre constitutionnel, une certaine
censure de l’expression raciste. Et bien que, à l’instar des juristes
féministes radicales, ils critiquent sévèrement le droit américain
de la liberté d’expression, un élément les distingue cependant de
ces dernières. En effet, contrairement à une Catharine MacKinnon
qui fait somme toute assez peu de cas de la liberté d’expression,
les tenants de la Critical Race Theory se montrent extrêmement
préoccupés des effets potentiellement délétères d’un contrôle ju-
ridique de l’expression raciste sur cette liberté. C’est pourquoi ils
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Theory mettent en question. Cette vision est partagée même par Droit et Société 48-2001
les auteurs qui soutiennent les thèses les plus radicalement diffé-
rentialistes. Pour ces derniers, la reconnaissance de la différence
est elle aussi censée pouvoir se réaliser dans le cadre de la struc-
ture normative étatique déjà en place, quitte à rendre plus flexi-
bles les normes qu’elle contient ou à en changer certaines des
orientations. Partant, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils évo-
queront la possibilité que le droit puisse émaner d’autres sources
que l’État. Celui-ci demeure donc le point de référence comme
producteur de droit, tout comme le forum judiciaire reste celui
que préfèrent les « Race-Crits » pour le règlement des conflits in-
ter-culturels ou inter-raciaux. Bien que cette dernière affirmation
mérite quelques nuances, elle n’en aiguille pas moins l’observateur
vers ce qui paraît être une méfiance fondamentale de plusieurs
« Race-Crits » envers l’informalité. C’est ainsi que Mary Matsuda,
parlant des diverses mesures anti-discrimination prônées dans la
Critical Race Theory, affirme : « De telles mesures sont plus faci-
lement mises en œuvre par le truchement de normes formelles, de
procédures formalisées et d’une conception formelle des droits,
étant donné que l’informalité et l’oppression s’accompagnent sou-
vent l’une l’autre 31. » Autrement dit, informalité devient syno-
nyme d’arbitraire.
Pourquoi les tenants de la Critical Race Theory insistent-ils
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J.-F. Gaudreault-DesBiens la parole directement, les parties ont comme seuls interlocuteurs
La Critical Race Theory ou le le juge ou le jury. L’environnement physique, qu’il s’agisse des
droit étatique comme outil drapeaux, des toges, de la tribune, etc., rappelle à chacun que ce
utile, mais imparfait, de
sont les valeurs fondamentales des États-Unis qui, ultimement,
changement social
prévaudront, et non celles, moins nobles, que plusieurs d’entre
nous adoptent dans un contexte privé » 32. Parce qu’il fournit une
tribune où la victime peut se faire entendre sans qu’elle doive
craindre de subir d’autres abus, parce qu’il lui assure que les va-
leurs constitutionnelles prévaudront ultimement sur toutes les au-
tres et parce que, d’une certaine manière, il se mue en lieu où
s’opère une catharsis, le forum judiciaire serait donc le forum de
choix pour le règlement des conflits suscités par l’expression ra-
ciste.
Cet idéalisme, qui ne manque pas de surprendre au vu des cri-
tiques souvent virulentes que formulent les « Race-Crits » contre
le système judiciaire américain, explique en partie pourquoi ces
derniers se montrent si peu réceptifs aux propositions de déjudi-
ciarisation des litiges déclenchés par l’expression raciste. Car de
telles propositions existent. Par exemple, après s’être prononcée
en faveur d’une reconnaissance explicite d’un droit de ne pas être
soumis à des abus verbaux ou picturaux discriminatoires (« right
not to be subjected to discriminatory verbal or pictorial abuse »), le
professeur Diana Tietjens Meyers soutient néanmoins que la mise
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lité. S’il soutient, comme cette dernière, que c’est aux « collectivi- Droit et Société 48-2001
tés auto-régulatrices », telles que les institutions scolaires, les
syndicats ou les entreprises, qu’il incombe de résoudre ces
conflits, il s’en démarque en proposant un processus beaucoup
moins institutionnalisé qui ne pourrait mener qu’à un seul type de
sanction, elle-même d’une nature moins formelle et explicite. Abel
estime en effet que, plutôt que de vouer un forum particulier au
règlement de ces litiges, la seule pression sociale agissant au sein
des collectivités auto-régulatrices devrait normalement amener les
parties au litige à tenter de le résoudre par le truchement d’une
conversation informelle. Cette conversation, tenue à l’instigation
de la victime, permettrait à l’auteur du préjudice de s’expliquer et,
ensuite, de s’excuser. De telles excuses auraient, selon Abel, valeur
de redressement puisqu’elles constitueraient l’aboutissement d’un
rituel prédéterminé, auquel assisteraient ou non des tiers : « Dans
ces rituels de dégradation, souligne-t-il, les contrevenants doivent
affirmer l’existence de la norme, reconnaître qu’ils y ont contreve-
nu et accepter la responsabilité découlant de leurs actes. Un tel
échange social peut en quelque sorte “neutraliser” l’insulte. Le
contrevenant doit des excuses et les offre, admettant ainsi son in-
fériorité morale. La personne offensée peut choisir de les accepter,
auquel cas le contrevenant se voit de nouveau reconnu comme
égal sur le plan moral, ou les rejeter, auquel cas le déséquilibre
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J.-F. Gaudreault-DesBiens quant en premier lieu qu’en ignorant les rapports de pouvoir pré-
La Critical Race Theory ou le valant généralement entre la victime de l’expression raciste et son
droit étatique comme outil agresseur, elles banalisaient le préjudice subi par la première. Ils
utile, mais imparfait, de
soutinrent en second lieu que, du point de vue de cette victime, le
changement social
déclenchement du processus envisagé présentait un caractère
beaucoup trop aléatoire 36 et que, du reste, ce processus n’offrait
pas suffisamment de garanties quant à son succès éventuel. Enfin,
ils estimèrent que le redressement proposé, en l’occurrence
l’excuse, était beaucoup trop doux et d’une efficacité douteuse.
Cela dit, peut-être une proposition prévoyant des mécanismes ins-
titutionnels de compensation, comme celle qu’avance Tietjens
Meyers, recevrait-elle un accueil plus favorable chez les « Race-
Crits ». Chose certaine, malgré ses qualités plus évidentes, on la
considérerait probablement comme un pis-aller. C’est donc vers
d’autres horizons que la déjudiciarisation que se tournent les te-
nants de la Critical Race Theory, proposant plutôt un cocktail de
mesures pénales et civiles destinées à faire échec à l’expression
raciste.
D’une part, en préconisant la criminalisation de la propagande
haineuse, les « Race-Crits » tentent de faire entrer les États-Unis
dans le giron normatif international ainsi que dans la mouvance
normative des autres pays démocratiques. Ils demeurent toutefois
conscients des limites à l’efficacité du droit criminel et des dan-
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« Avantages “négatifs”, d’abord : menées sur un mode non Droit et Société 48-2001
contradictoire, les enquêtes tenues par les organismes chargés de la
mise en œuvre des lois protégeant les droits et libertés peuvent diffi-
cilement être utilisées comme tribunes par les leaders de l’extrême-
droite [...]. Mais il y a aussi des avantages positifs. La procédure
d’enquête et de médiation prévue par les lois relatives aux droits et
libertés présente un caractère éducatif peut-être plus approprié que
le droit pénal à certains types d’individus (mineurs ou simples sym-
pathisants de l’extrême-droite, par exemple). Du point de vue des vic-
times, par ailleurs, la législation relative aux droits et libertés prévoit
non seulement la cessation de l’atteinte, mais aussi une réparation à
laquelle, par définition, le droit pénal ne peut pourvoir 37. »
Ajoutons à cela que si la procédure de plainte et d’enquête est
bien structurée, il devient possible, au moyen d’un contrôle pré-
alable de la recevabilité des plaintes, de s’assurer de leur sérieux
et de réduire en partie l’effet paralysant qu’engendrerait sur la li-
berté d’expression une privatisation non balisée du déclenchement
d’un processus qui risque malgré tout de mener à une censure,
fût-elle fondée sur de nobles considérations égalitaristes.
Cela dit, répétons-le, dans l’état présent du droit américain,
toute mesure, civile ou criminelle, qui aurait la velléité de contrô-
ler directement le contenu d’une expression donnée ne saurait
échapper à sa destinée, en l’occurrence son invalidation pour
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J.-F. Gaudreault-DesBiens trement dit, les recours de droit commun exercés devant des tri-
La Critical Race Theory ou le bunaux judiciaires se montrent généralement inaptes à saisir la
droit étatique comme outil dimension collective de l’expression raciste. Ceci s’ajoute aux pro-
utile, mais imparfait, de
blèmes que l’on associe traditionnellement à ces recours, tels que
changement social
le formalisme procédural, la lourdeur du processus, les longs dé-
lais et, au premier chef, les obstacles socioéconomiques à l’accès à
la justice. Enfin, de tels recours ne permettent pas d’attaquer en
justice les individus ou les groupes qui, justement pour éviter
d’être poursuivis, enrobent leur discours raciste dans les euphé-
mismes ou les messages, apparemment neutres, de pureté raciale.
Bref, leur efficacité est limitée aux messages racistes qui s’expri-
ment au premier degré.
On le voit, quelle que soit leur nature, les diverses mesures
envisagées par les tenants de la Critical Race Theory pour lutter
contre l’expression raciste ne sont ni entièrement satisfaisantes ni
complètement dépourvues d’éléments problématiques et ce, tant
sur le plan des principes que sur le plan pratique. Mais au delà de
la nature pénale ou civile de ces mesures, leur portée ne va pas
non plus sans poser problème. Comment, en effet, attaquer effica-
cement l’expression raciste sans empiéter indûment sur la liberté
d’expression ? Cette question épineuse, qui préoccupe grandement
les « Race-Crits », incite chaque auteur à suggérer des pistes de
solution. Sans entrer dans les détails, il convient de préciser quel-
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des problèmes. Par exemple, quels critères faudrait-il utiliser pour Droit et Société 48-2001
identifier les groupes « bénéficiaires » d’une telle mesure ? Com-
ment, au surplus, s’appliquerait-elle au discours raciste émanant
d’un groupe historiquement opprimé mais prononcé contre un au-
tre groupe historiquement opprimé (par exemple, aux États-Unis,
le discours violemment antisémite d’une certaine frange du mou-
vement afrocentriste) ? Comment, enfin, éviter la course au groupe
le plus opprimé ? Le professeur Matsuda rejette cependant ces ob-
jections, affirmant que l’application judiciaire de la mesure propo-
sée supposerait une constante contextualisation, de manière que
soit prise en considération l’évolution des différentes conditions
identitaires mais étant néanmoins entendu que son objectif serait
d’améliorer le sort de certains groupes identifiables 40. Si cette ré-
ponse peut faire sourciller, elle nous fait néanmoins entrevoir le
vice fondamental qui rendrait inconstitutionnelle une mesure de
ce genre : son absence totale de neutralité, tant en ce qui a trait à
la nature de l’expression stigmatisée qu’aux groupes auxquels elle
serait censée s’appliquer. C’est qu’entre le moment où les tenants
de la Critical Race Theory ont entrepris leur campagne en faveur
de l’édiction de mesures destinées à décourager l’expression ra-
ciste et la fin des années quatre-vingt-dix, la donne juridique a
changé. Les « Race-Crits » sont en effet passés du doute à la certi-
tude : de fait, alors qu’à l’origine, ils se doutaient que le droit amé-
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J.-F. Gaudreault-DesBiens toute sa rigueur. Hormis les quelques jugements qui l’appliquent à
La Critical Race Theory ou le peu près intégralement, d’autres en contournent sciemment la ra-
droit étatique comme outil tio, usant de distinguos tous plus subtils les uns que les autres.
utile, mais imparfait, de
Par exemple, certains en restreignent l’application lorsque, plutôt
changement social
que de déclarer une disposition législative inconstitutionnelle
parce qu’elle établit une discrimination fondée sur le contenu de
l’expression, motif central dans R.A.V., ils la déclarent inconstitu-
tionnelle en raison de sa portée indûment vaste, motif pourtant
secondaire dans l’arrêt de la Cour suprême. Poussant le détour-
nement de ratio un peu plus loin, d’autres jugements interprètent
R.A.V. parfois plus restrictivement qu’il ne serait nécessaire, en
jouant sur la distinction entre « hate speech » et « hate crime », qui
recouvre la dichotomie expression/conduite 42. D’autres enfin
l’appliquent – stare decisis oblige – mais ne se gênent pas pour en
dire le plus grand mal, le qualifiant notamment de manipulation
ou d’aberration juridique. Est-ce à dire, au vu de ce qui précède,
que les thèses de la Critical Race Theory sur la liberté d’expression
pourraient réussir indirectement ce qu’elles n’ont pu réussir direc-
tement, c’est-à-dire finir par s’imposer dans l’arène judiciaire amé-
ricaine ? Certains le croient. Dût-elle se réaliser, cette transforma-
tion se situerait alors dans la logique évolutive récente du premier
amendement, qui veut qu’une règle posée et réitérée comme ab-
solue et intangible n’en évolue pas moins de manière à autoriser
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certaines études entreprises à partir des années soixante et por- Droit et Société 48-2001
tant sur l’adéquation du droit à la société s’étaient trompées de
public-cible en se livrant à une critique très radicale du système
juridique étatique tout en tentant « de contribuer à certaines amé-
liorations mineures dans le fonctionnement du système ». D’où
leur échec, lequel « aurait pu être évité si, plutôt que de s’adresser
aux bureaucrates étatiques, le programme scientifique s’était
adressé aux gens en général ou à certains groupes sociaux spécifi-
ques et avait essayé de susciter chez eux un nouveau sens com-
mun juridique » 44. Bien que De Sousa Santos ait fait ces commen-
taires dans le cadre d’une étude traitant du pluralisme juridique,
ses propos ne manquent pas de pertinence au regard, d’abord, des
objectifs « populistes » que se donnent les tenants de la Critical
Race Theory, ensuite, de leur rapport au droit. D’une part, en par-
lant d’objectifs « populistes », nous faisons référence à la volonté
expresse des « Race Crits » de voir leurs thèses déborder du cadre
étroit qu’offrent les cercles juridiques, pour au contraire irradier
vers la population en général. À cet égard, force est de constater
qu’ils ont en partie atteint leurs objectifs, ayant réussi en un laps
de temps relativement court à attirer l’attention autant des profa-
nes que des experts. Toutefois, cette dissémination rapide de leurs
thèses ne signifie en rien que celles-ci aient véritablement effectué
une percée significative au delà du cercle « Crit ». De fait, on pour-
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J.-F. Gaudreault-DesBiens dre un plus vaste public. En effet, malgré ses velléités populistes,
La Critical Race Theory ou le plusieurs auteurs qui se réclament de la Critical Race Theory tien-
droit étatique comme outil nent un discours relativement sophistiqué. Sous sa forme la plus
utile, mais imparfait, de complexe, la Critical Race Theory constitue en effet un mouve-
changement social
ment théorique qui, bien qu’animé par des intellectuels qui se
veulent proches de leur communauté de référence, emprunte vo-
cabulaire et concepts qui à la théorie post-coloniale, qui aux théo-
ries de la complexité, qui au poststructuralisme, qui au marxisme.
Or, les théories complexes ne font pas facilement bon ménage
avec des objectifs de conscientisation des masses, dussent ces
théories être mâtinées de récits d’expériences « vécues ». Para-
doxalement, si la complexité du discours que tient un certain
segment de la Critical Race Theory risque d’empêcher la concréti-
sation de cet objectif, le discours moins complexe d’une autre
frange de ce mouvement est peut-être, quant à lui, susceptible de
contribuer à la conscientisation souhaitée. À quel prix, cepen-
dant ? Cette question paraît particulièrement pertinente au regard
du discours essentialiste et manichéen de certains « Race Crits »
radicaux ou multiculturalistes, qui, à l’inverse de leurs collègues
« postmodernistes », font de la race la seule variable de leur ana-
lyse des problèmes affectant les minorités visibles aux États-Unis.
D’où, par exemple, des positions épistémologiques telles que cel-
les voulant que seul un Afro-Américain soit capable, du fait de sa
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fonctions, axées celles-là sur l’argumentation raisonnée. Bien que Droit et Société 48-2001
de nombreux « Race-Crits » ne négligent pas ces autres fonctions,
force est toutefois de remarquer que c’est l’émotionnalisme du
narrativisme qui semble vraiment titiller les auditoires récalci-
trants, lesquels l’utilisent ensuite pour réduire la Critical Race
Theory à ce phénomène quasi exotique.
D’autre part, en ce qui a trait au rapport que les « Race-Crits »
entretiennent au droit, notre bref examen de certaines de leurs
thèses au sujet de la liberté d’expression révèle que ceux-ci, mal-
gré une critique radicale du droit américain de la liberté d’expres-
sion ainsi que de certains de ses postulats philosophiques et épis-
témologiques, se montrent beaucoup moins enclins que d’autres à
dévaloriser cette liberté. Ainsi, au contraire des féministes radica-
les à la Catharine MacKinnon, dont le discours se rapproche pour-
tant du leur, on reste avec l’impression que les « Race-Crits » réus-
sissent généralement à éviter le piège de l’absolutisme égalitariste,
qui remplacerait la règle inflexible de la prédominance absolue de
la liberté d’expression sur l’égalité par une autre règle, tout aussi
inflexible, qui affirmerait le primat systématique de l’égalité sur la
liberté. Cela en dit long sur le pragmatisme qui caractérise les tra-
vaux de plusieurs auteurs se situant dans cette mouvance intellec-
tuelle, et qui vient tempérer leur idéalisme fondamental. Cela té-
moigne de leur rejet d’une approche strictement externe au droit
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J.-F. Gaudreault-DesBiens CRENSHAW Kimberlé W., GOTANDA FARBER Daniel A. et SHERRY Susan
La Critical Race Theory ou le Neil, PELLER Gary et THOMAS 1997, Beyond All Reasons :
droit étatique comme outil K. (eds.) The Radical Assault on
utile, mais imparfait, de 1995, Critical Race Theory : Truth in American Law,
changement social The Key Writings That Oxford, Oxford University
Formed the Movement, Press.
New York, The New Press. OBOLER Susan
CULP Jerome M. Jr. 1995, Ethnic Labels, Latino
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p. 1637. White Binary Constitution »,
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School : A Reply to Farber STEFANCIC Jean et DELGADO
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1995, Critical Race Theory. The Early Stories », Chicago-
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