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LE POUVOIR NORMATIF DES ENTREPRISES MULTINATIONALES EN

DROIT INTERNATIONAL

Ali Kairouani

Association internationale de droit économique | « Revue internationale de droit


économique »

2020/3 t. XXXIV | pages 253 à 295


ISSN 1010-8831
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ISBN 9782807394070
DOI 10.3917/ride.343.0253
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LE POUVOIR NORMATIF
DES ENTREPRISES MULTINATIONALES
EN DROIT INTERNATIONAL

Ali KAIROUANI 1
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« La frontière se réclame de la stabilité ;
les confins restent l’expression du mouvement » 2.

Résumé : L’analyse avancée dans cet article révèle le rôle normatif adjacent et
sous-jacent des sociétés transnationales en raison de leur inexistence statutaire
au sein de l’ordre juridique international. Leur participation active aux institu-
tions internationales par le développement d’une diplomatie autour des normes
contribue consécutivement à l’action normative de ces sociétés d’un point de
vue proactif et d’un point de vue réactif en droit international. L’irruption des
entreprises multinationales dans le processus normatif international reflète leur
pouvoir normatif en droit international et par rapport au droit international.
La nature juridique fuyante des entreprises multinationales et la normativité
fluctuante du corpus normatif international génèrent une instrumentalisation
privée des normes internationales, ce qui conduit à la transformation de ces
opérateurs économiques en opérateurs juridiques puisqu’ils concourent à la
diffusion du droit international.

1 Le pouvoir normatif adjacent des entreprises multinationales


au droit international
1.1 La diplomatie normative des entreprises multinationales
1.1.1 La diplomatie institutionnelle des entreprises multinationales

1. A. Kairouani, professeur habilité de Droit international, Université Mohammed V de Rabat.


2. Ch. De Visscher, Problèmes de confins en droit international public, Paris, Pedone, 1969,
p. 7.

Revue Internationale de Droit Économique – 2020 – pp. 253-295 – DOI: 10.3917/ride.343.0253


Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 254

1.1.1.1 Les partenariats directs


1.1.1.2 Les partenariats indirects
1.1.2 La diplomatie commerciale des entreprises multinationales
1.1.2.1 Les contrats transnationaux
1.1.2.2 Les normes transnationales
1.2 L’action normative des entreprises multinationales
1.2.1 La pro-activité normative des entreprises multinationales
1.2.1.1 Le pilotage normatif des entreprises multinationales
1.2.1.2 L’autoproduction normative des entreprises multinationales
1.2.2 La réactivité normative des entreprises multinationales
1.2.2.1 Un pouvoir procédural
1.2.2.2 Un pouvoir substantiel
2 Le pouvoir normatif sous-jacent des entreprises multinationales
au droit international
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2.1 L’optimisation du droit international par les entreprises multinationales
2.1.1 L’ouverture du droit international aux règles marchandes
2.1.1.1 La codification internationale des normes privées
2.1.1.2 La privatisation de la justice internationale
2.1.2 La marchandisation du droit international
2.1.2.1 La pratique du dumping normatif
2.1.2.2 La pratique du pick and choose
2.2 La stimulation du droit international par les entreprises multinationales
2.2.1 L’inflexion structurelle des normes internationales
2.2.1.1 Le soft power normatif des entreprises multinationales
2.2.1.2 L’ubiquité normative des entreprises multinationales
2.2.2 La dissémination substantielle des normes internationales
2.2.2.1 La translation normative
2.2.2.2 La réalisation normative

Les entreprises multinationales participent certainement au droit international


et à son processus normatif. Cependant, pour éviter toute abstraction autour
du degré d’intensité normative des multinationales en droit international 3, une
présentation des fonctions normatives de ces entreprises tant sur le plan insti-
tutionnel que sur le plan fonctionnel s’impose. Les entreprises multinationales
jouent en effet actuellement un rôle qui demeure difficilement saisissable dans

3. Chr. Chavagneux, M. Louis, Le pouvoir des multinationales, Paris, PUF, 2018, p. 7. Thibaut
Le Texier met en avant l’idée de fantôme juridique en présentant la réglementation qui en-
toure les entreprises multinationales. Cette idée est fort discutable en raison de la présence,
dans différents systèmes juridiques nationaux, de la théorie de la personne morale de droit
privé qui est à l’origine de l’ubiquité des activités commerciales des entreprises multinatio-
nales grâce au dédoublement de cette dernière.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 255

la production normative internationale : soit elles y contribuent directement,


soit elles n’y contribuent qu’indirectement, grâce à leur influence au sein des
organisations internationales gouvernementales et à l’exploitation des canaux
offerts par le droit international. Mais au-delà de cette capacité d’impulsion
normative qu’elles peuvent exercer au sein du système institutionnel internatio-
nal, elles recourent au droit international ou l’invoquent aussi, et ce de manière
parfois ambivalente, lors de leurs diverses interactions économiques transnatio-
nales avec les sujets classiques du droit international.
Toutefois, avant de présenter les actes normatifs des sociétés transnatio-
nales appréhendées souvent comme des sujets de droit interne, il reste indis-
pensable de rappeler leur statut juridique qui continue de susciter un vif débat
doctrinal en droit international. Une identification objective de la notion de
société ou d’entreprise multinationale réside dans les textes internationaux sus-
ceptibles d’indiquer les éléments constitutifs de ces opérateurs économiques.
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L’entreprise multinationale trouve une définition plus ou moins complète
notamment dans deux textes distincts en droit international. Le premier est celui
de la Déclaration de principes tripartite de l’Organisation internationale du tra-
vail et le second celui des principes directeurs de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE). La Déclaration de principes tripar-
tite dispose que « les entreprises multinationales comprennent des entreprises,
que leur capital soit public, mixte ou privé, qui possèdent ou contrôlent la pro-
duction, la distribution, les services et autres moyens en dehors du pays où elles
ont leur siège. Le degré d’autonomie de chaque entité par rapport aux autres au
sein des entreprises multinationales est très variable d’une entreprise à l’autre,
selon la nature des liens qui unissent ces entités et leur domaine d’activité et
compte tenu de la grande diversité en matière de forme de propriété, de taille, de
nature des activités des entreprises en question et des lieux où elles opèrent » 4.
Les principes directeurs de l’OCDE, et contrairement au code de conduite des
sociétés transnationales, définissent ces dernières afin de mieux les identifier, en
rappelant qu’« il s’agit généralement d’entreprises ou d’autres entités établies
dans plusieurs pays et liées de telle façon qu’elles peuvent coordonner leurs
activités de diverses manières. Une ou plusieurs de ces entités peuvent être en
mesure d’exercer une grande influence sur les activités des autres, mais leur
degré d’autonomie au sein de l’entreprise peut être très variable d’une multina-
tionale à l’autre. Leur actionnaire peut être privé, public ou mixte » 5. Si l’on se
réfère à l’expérience du Codex Alimentarius conjointement menée par l’OMS
et la FAO ou bien aux sentences arbitrales transnationales du CIRDI ou de

4. Extrait de la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la poli-


tique sociale, Troisième édition, Genève, Bureau international du travail, 2001.
5. Extrait des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales,
Paris, OCDE, 2011.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 256

la CNUDCI, il est indéniable que ces entreprises demeurent à l’origine d’une


réglementation foisonnante au sein de l’ordre juridique international.
Le pouvoir normatif peut, quant à lui, être abordé de différentes manières,
étant « susceptible de désigner un acte, une possibilité d’agir […] » 6. George
Scelle distingue, dans la technique juridique à laquelle peuvent être soumises
les multinationales, l’acte-règle de l’acte subjectif qui est principalement
représenté par le contrat ou le lien contractuel 7. Toutefois, cette conception du
pouvoir normatif des entreprises multinationales ne devrait pas être dissociée
des rapports de force qui animent la société internationale et dans lesquels les
multinationales peuvent être instrumentalisées. C’est uniquement dans ce sens
que cette notion de pouvoir normatif sera abordée : comme étant le reflet et le
résultat inéluctable de la lutte pour le droit au sein du droit international 8. Jean-
Philippe Robé signale d’ailleurs que l’entreprise exerce un pouvoir normatif
interne et externe avec les autres sujets de droit international 9. L’objet de cette
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opération logique est d’appréhender ce pouvoir normatif dans une perspective
non compartimentée et complémentaire du droit international.
À cet effet, il semble possible d’évoquer un pouvoir normatif adjacent
des entreprises multinationales au droit international lorsqu’elles exercent
une forme de diplomatie normative qui va leur permettre de réaliser certaines
actions normatives. Cette diplomatie normative semble se dessiner sous deux
angles, institutionnel et économique.
La première forme se révèle au travers du développement des partenariats
directs ou indirects entre les organisations internationales, à l’instar de l’ONU, et
les entreprises multinationales pour l’élaboration de certaines normes à l’image
du Codex Alimentarius, de certains standards ou des normes techniques.
La seconde forme se réalise par la conclusion d’une multitude de contrats
transnationaux avec les États dans le but d’investir ou de vendre leurs biens.
Les entreprises multinationales peuvent ainsi participer directement ou indi-
rectement par le biais des organisations professionnelles – comme la Chambre
de commerce internationale (CCI) – à la prise de décisions au sein des insti-
tutions internationales à vocation économique ou technique, et indirectement
par leur contribution à l’élaboration et à l’affermissement des normes transna-
tionales indispensables dans le cadre des régimes juridiques spéciaux du droit
international, particulièrement économique. Dès lors, la diplomatie normative
constitue le point de départ de toutes leurs actions normatives au sein de l’ordre

6. A.-B. Claire, Les nouveaux pouvoirs. Approche pluraliste des nouveaux foyers de création
du droit, Bruxelles, Bruylant, 2017, p. 6.
7. G. Scelle, Précis de droit des gens, Paris, Éditions du CNRS, 1984, pp. 14-17.
8. O. Beaud, « La multiplication des pouvoirs », Pouvoirs 2012/4, n° 143, p. 54 ; G. Ripert,
Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, pp. 74-75.
9. J.-Ph. Robe, Le temps du monde de l’entreprise, Paris, Dalloz, 2015, p. 109.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 257

juridique international. Il s’agit de la consécration du pouvoir normatif proactif


de ces entités au sein du droit international.
Mais une autre manifestation de l’action normative des entreprises mul-
tinationales se rencontre dans leur pouvoir normatif réactif, qui vise à obtenir
un dédommagement des pertes qu’elles subissent. De ce fait, elles bénéficient
d’un droit d’accès à la justice internationale, soit en qualité d’ami de la cour
au sein de l’Organe de règlement des différends de l’OMC, soit en tant que
partie au différend grâce au mécanisme d’arbitrage transnational unilatéral qui
leur permet de protéger leurs investissements (CIRDI, CNUDCI). Ces diffé-
rents espaces normatifs interétatiques permettent aux sociétés transnationales
de produire des normes transnationales, telles que la lex mercatoria ou la lex
pertrolea. À cet effet, les multinationales peuvent produire du droit et réagir à la
suite de la violation de certains de leurs droits 10. Cette configuration rappelle la
spécialisation du droit international qui a pu générer un réseau normatif dense,
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dans lequel le droit dur coexiste avec le droit souple, et a permis aux entre-
prises multinationales de s’infiltrer dans le processus normatif international 11.
Les entreprises multinationales bénéficient de cette réalité juridique pour déve-
lopper un pouvoir normatif sous-jacent en droit international. Elles contribuent
activement à l’optimisation du droit international en introduisant des normes
marchandes et en exacerbant la marchandisation des normes internationales.
L’ouverture du droit international aux normes marchandes s’explique par la
volonté de compléter, voire de combler, les manques ou la relativité juridique
de certains des aspects du droit international, qui demeurent généraux et non
spécifiques à des situations nécessitant la mise en œuvre de normes techniques.
Cet élargissement du droit international a eu un effet direct sur les destinataires
ou les bénéficiaires de ce droit étant donné que les multinationales en sont elles-
mêmes devenues bénéficiaires, avec le droit de recourir à l’arbitrage unilatéral
d’investissement, qui s’apparente aux principes des droits de la défense. La
justice privée, incarnée par l’arbitrage, devient un outil décisif entre les mains
des sociétés transnationales pour dessiner un nouvel ordre juridique au sein
du droit international. À côté de cette optimisation du droit international, les
firmes réseaux participent à la normalisation du droit international en adaptant
sa texture et en diffusant largement sa substance. En effet, ces entreprises for-
ment un réseau de filiales qui appliquent et relaient leurs règles afin de diffuser
le plus largement possible certains des principes juridiques qu’elles défendent.
Les entreprises multinationales ont su développer une due diligence ou un audit
normatif propre à leur champ d’intervention au sein du droit international, qui

10. M. Merle, « Un imbroglio juridique : le statut des OING, entre le droit international et les
droits nationaux », in L’internationalité dans les institutions et le droit, Études offertes à
Alain Plantey, Paris, Pedone, 1995, pp. 341-342.
11. P. Mercial, Les entreprises multinationales en droit international, Bruxelles, Bruylant, 1993,
pp. 135-148.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 258

se traduit par les droits dont elles disposent et la protection dont elles béné-
ficient par le biais du droit international. En effet, le transfert de la normati-
vité vers les entreprises multinationales est une donnée contemporaine en droit
international 12. Autrement dit, la grande influence des entreprises multinatio-
nales résulte du fait qu’elles sont devenues des acteurs incontournables dans
la vie économique internationale, malgré l’absence de personnalité juridique
internationale, défaut qui leur permet d’échapper éventuellement à des pour-
suites judiciaires et d’engager leur responsabilité internationale. Toutefois, les
évolutions récentes démontrent que les multinationales ont des obligations
internationales, particulièrement dans le cadre des traités bilatéraux d’investis-
sement de seconde génération au travers des clauses de responsabilité sociale
des entreprises. Cette personnalité juridique implicite de l’entreprise multina-
tionale peut devenir explicite en raison des normes individuelles internationales
produites par ces entreprises et dont elles sont parfois les destinataires. En défi-
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nitive, il sera d’abord question de mettre en lumière le déploiement du pouvoir
normatif adjacent monovalent au droit international (démarche constructive)
des entreprises multinationales, en expliquant l’importance de la diplomatie
normative qui constitue la base des actions normatives de ces acteurs écono-
miques transnationaux (1). Cette analyse conduira à dévoiler l’existence d’un
pouvoir normatif sous-jacent ambivalent (démarche disruptive) des entreprises
multinationales au sein de l’ordre juridique international, consistant à optimiser
et à moduler le droit international (2).

1 LE POUVOIR NORMATIF ADJACENT


DES ENTREPRISES MULTINATIONALES
AU DROIT INTERNATIONAL
Le pouvoir normatif adjacent des entreprises multinationales réside dans la
diplomatie et les actions normatives que ces dernières mènent au sein du sys-
tème international. Ce pouvoir se manifeste, d’un côté, au travers des différents
partenariats entretenus avec les organisations internationales et, d’un autre côté,
par leurs activités en droit international, telles que des opérations économiques
transnationales ou à l’occasion d’activités entrepreneuriales désétatisées. En
définitive, ce pouvoir adjacent apparaîtra lors de la matérialisation de leurs
conduites au sein de l’ordre juridique international soit pour interagir avec
les autres sujets du droit international, soit pour défendre juridiquement leurs
propres intérêts.

12. G. Farjat, « Les pouvoirs privés économiques », in Souveraineté étatique et marchés inter-
nationaux à la fin du 20ème siècle, Mélanges en l’honneur de Philippe Kahn, Travaux du
Credimi, vol. 20, Paris, Litec, 2000, pp. 613-617.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 259

1.1 La diplomatie normative 13 des entreprises multinationales

Les entreprises multinationales ont besoin d’exister en droit international afin


de mener normalement leurs activités. Ainsi, « les entreprises sont devenues
des acteurs incontournables dans le façonnement de la diplomatie des États et
des institutions de la gouvernance mondiale » 14. Cela peut se produire en raison
de nouvelles formes juridiques de la participation directe ou indirecte des entre-
prises multinationales aux organisations internationales, mais également en rai-
son de la nature des actes qu’elles sont capables de conclure et de défendre qui
peuvent être rattachés au droit international.

1.1.1.  La diplomatie institutionnelle des entreprises multinationales


L’illustration de cette diplomatie des sociétés transnationales se rencontre dans
les partenariats directs et indirects avec les organisations internationales en leur
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permettant de participer au processus normatif international.

1.1.1.1  Les partenariats directs


Le partenariat institutionnel entre les Nations Unies et les entreprises multi-
nationales est la parfaite illustration de ce partenariat direct. Les partenariats
conclus entre les organisations internationales et les multinationales ont pour
finalité de rapprocher les deux mondes et de rendre davantage effectifs les prin-
cipes de droit international. L’Organisation des Nations Unies a entamé, au
travers du Pacte mondial des Nations Unies, des tractations avec les entreprises
multinationales afin de créer une collaboration après l’échec de la Commission
des sociétés transnationales des Nations Unies 15. Il est certain que cette action
institutionnelle des multinationales contribue en partie à l’intégration de ces
dernières dans le système international 16. Elle vise également à reconnaître des
droits et des obligations aux entreprises multinationales. C’est essentiellement

13. P.-M. Dupuy, Droit international public, Paris, Dalloz, 1992, p. 264. La notion de diplomatie
normative renvoie aux écrits de Pierre-Marie Dupuy lorsqu’il évoque cette pression répétitive
du nombre, qui finit par mettre sur la défensive des États désireux de contrôler leurs enga-
gements. S’agissant des multinationales, leur diplomatie normative est davantage axée sur
l’influence qu’elles peuvent avoir au sein du processus normatif multilatéral soit par le biais
de leur participation directe et les propositions qu’elles sont invitées à émettre, soit par le biais
de leur participation indirecte via les associations professionnelles qui défendent leurs intérêts
par des projets de normes ou par l’appui de leurs États à certains de leurs projets normatifs.
14. M. Louis, « La diplomatie sociale des entreprises multinationales », in Chr. Chavagneux,
M. Louis, Le pouvoir des multinationales, op. cit., p. 79.
15. Note du secrétaire général des Nations Unies, « Les partenariats entre les Nations Unies et le
secteur privé dans le contexte du programme de développement durable à l’horizon 2030 »,
A/73/186/Add.1, 73e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, 19 juillet 2018,
p. 11.
16. M. Chemilier-Gendreau, « L’entreprise est-elle soumise aux règles de droit international ? »,
in A. Supiot (dir.), L’entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives économiques et
juridiques, Paris, Dalloz, 2015, pp. 94-96.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 260

grâce aux droits et à de rares obligations que ces entreprises peuvent parti-
ciper activement ou passivement au processus normatif international. Il faut
rappeler que le Pacte mondial, au travers de ses dix principes, s’inscrit dans
la continuité du code de conduite élaboré à l’intention des sociétés transnatio-
nales sous l’égide des Nations Unies 17. Plusieurs organisations internationales
du système des Nations Unies disposent d’accords de coopération sectorielle
avec les entreprises multinationales. L’aspect protéiforme des instruments de
coopération entre les Nations Unies et les entreprises multinationales semble
important et ne doit pas porter atteinte aux intérêts de l’ONU 18. À juste titre,
la collaboration entre l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des
Nations Unies et le secteur privé, y compris les entreprises multinationales,
se présente sous trois formes : « les mémorandums d’accord, accord de par-
tenariat et l’échange de correspondance » 19. Dans la même perspective, « la
stratégie définit les principaux domaines d’engagement avec le secteur privé,
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qui sont les suivants : élaboration et exécution de programmes techniques,
dialogue sur les politiques, formulation de normes et de règles, plaidoyer et
communication, gestion et diffusion des connaissances et mobilisation des
ressources » 20. Qu’il s’agisse de l’industrie agro-alimentaire, de l’industrie
pharmaceutique ou du commerce international, les multinationales sont pré-
sentes directement ou indirectement par le biais de représentants, à l’instar de
la Chambre de commerce internationale (CCI) qui dispose d’un observateur
permanent auprès de l’Assemblée générale des Nations Unies depuis le 1er jan-
vier 2017 21. Aussi, certaines multinationales ont-elles pu adopter des chartes
éthiques ou des codes de conduite pour une meilleure collaboration avec le
système des Nations Unies 22. Ces codes de conduite constituent un exemple
de ce qu’André-Jean Arnaud avait nommé « le déplacement de la production
juridique vers des pouvoirs privés économiques » 23. Malgré le caractère peu
contraignant de ces instruments de partenariat, il n’en demeure pas moins qu’ils
restent l’un des moyens pour générer des normes de soft law entre les Nations
Unies et les entreprises multinationales. La mutualisation des efforts voulue

17. https://www.un.org/fr/chronique/le-pacte-mondial-des-nations-unies-proposer-des-­
solutions-aux-d%C3%A9fis-mondiaux, consulté le 11 mars 2020.
18. P. Dimitriu, Rapport du corps commun d’inspection, « Les partenariats entre le système des
Nations Unies et le secteur privé dans le contexte du programme de développement durable à
l’horizon 2030 », JIU/REP/2017/8 Genève, 2017, p. 9.
19. Étude de la FAO, « Stratégie de la FAO en matière de partenariats avec le secteur privé »,
2013, p. 18.
20. Ibid., p. 4.
21. https://www.un.org/press/fr/2018/bio5067.doc.htm. Le 11/03/2020.
22. https://blogs.parisnanterre.fr/article/les-codes-de-conduite-des-entreprises-multinationales-
pharmaceutiques-en-allemagne-et-en, consulté le 11 mars 2020. Dans cet article, il s’agit
principalement de deux entreprises multinationales pharmaceutiques Bayer et Servier.
23. A.-J. Arnaud, Les transformations de la régulation juridique, coll. Droit et société, Paris,
LGDJ, 1998, cité par G. Farjat, « Les pouvoirs privés économiques », op. cit., p. 614.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 261

par les Nations Unies avec les entreprises multinationales conduit à une impli-
cation de ces dernières dans le processus normatif international dans différents
domaines. Bien que leurs actes normatifs possèdent une portée normative non
obligatoire, ils restent utiles et décisifs. En vue de ce résultat, la CCI a obtenu
le statut de membre observateur au sein des Nations Unies, par la résolution
A/RES/71/156 de l’Assemblée générale du 13 décembre 2016 24. Grâce à ce
statut, la CCI peut contribuer directement ou indirectement à la formulation de
propositions ou d’objections lors de l’élaboration de certaines normes. Il existe
d’autres déclinaisons des partenariats entre les entreprises multinationales et
les organisations internationales. Le partenariat public-privé entre Novartis et
l’Organisation mondiale de la santé en 2001 pour produire le Coartem contre
la malaria constitue un exemple édifiant pour les besoins d’urgence de santé
mondiale et érige les multinationales en « collaborateurs » du service public
international de la santé. Le partenariat de celles-ci avec l’OMS a débouché sur
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l’établissement de normes (IDMST de 1990). De ces partenariats public-privé,
on a ainsi vu émergé des normes. Toutefois, il est à souligner que la pandé-
mie de Covid-19 n’a pas suscité un partenariat entre l’OMS et les industries
pharmaceutiques, les initiatives étant restées seulement à l’échelle des États-
nations, ce qui constitue une remise en question de ce type de partenariats et
de la coopération internationale 25. Cependant, il faut retenir une déclaration
conjointe entre la CCI et l’OMS dans laquelle le secrétaire général de la CCI
s’est engagé aux côtés de cette organisation internationale dans la lutte contre
cette maladie par une meilleure information des entreprises sur le virus et une
participation de ces dernières au financement du fonds de lutte contre la pandé-
mie 26. La résolution 60/215 du 22 décembre 2005 de l’Assemblée générale des
Nations Unies rappelle l’importance des partenariats public-privé notamment
dans le domaine de la santé. Les ONG avaient critiqué le Pacte mondial et
souligné le danger qui pesait sur les Nations Unies en s’ouvrant aux entreprises
multinationales 27. D’autres organismes tendent actuellement à représenter les
multinationales auprès du système des Nations Unies par le biais de partena-
riats indirects, à l’exemple des organisations professionnelles ou des autorités
privées de régulation.

24. https://undocs.org/fr/A/RES/71/156, consulté le 24 septembre 2020.


25. Résolution 74/274 de l’Assemblée générale des Nations Unies, « Coopération internationale
visant à assurer l’accès mondial aux médicaments, aux vaccins, au matériel médical pour
faire face à la Covid-19 », 74e session, 20 avril 2020 ; Résolution WHA73.1 du Conseil exé-
cutif de l’OMS, « Riposte à la Covid-19 », 73e assemblée mondiale de la santé, 19 mai 2020.
26. https://www.who.int/fr/news/item/16-03-2020-icc-who-joint-statement-an-unprecedented-
private-sector-call-to-action-to-tackle-covid-19, consulté le 15 octobre 2020.
27. Y. Beigbeder, « Les partenariats de l’Organisation mondiale de la santé », Études internatio-
nales 2010, vol. 41, n° 2, p. 240.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 262

1.1.1.2  Les partenariats indirects


Les partenariats indirects menés par ces entreprises s’appuient sur une dimen-
sion double de la diplomatie, l’une formelle et l’autre informelle : la première
exercée via des organisations professionnelles et la seconde par l’intermédiaire
des autorités privées de régulation d’une manière officieuse. La CCI est consi-
dérée comme une organisation représentant les intérêts des entreprises multi-
nationales en exerçant à leur profit une fonction de lobbying ou diplomatique
auprès des organisations internationales. Autrement dit, il s’agit d’un intermé-
diaire normatif au service des entreprises multinationales au sein des institutions
internationales multilatérales. Par ailleurs, le Centre du commerce international
(ITC) s’impose comme un organisme de coopération et un interlocuteur cré-
dible auprès de l’OMC ainsi que d’autres organisations internationales dans
le domaine du développement du commerce des entreprises 28. Ce pouvoir
diplomatique des entreprises multinationales, exercé par l’intermédiaire de ces
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organisations professionnelles ou autres organismes, constitue un moyen pour
orienter le processus normatif au sein du système des Nations Unies soit par
la normalisation soit par l’encouragement du phénomène de la standardisation
du droit international. L’existence d’un soft power normatif des entreprises
multinationales dans les instances internationales devient désormais une ques-
tion épineuse et indispensable pour mieux comprendre leur interaction sociale
avec les sujets de droit international. Cela devient plus visible à la lumière
de l’attribution du pouvoir normatif aux entreprises multinationales grâce aux
États, membres, fondateurs de l’Organisation des Nations Unies. Il est ques-
tion d’un processus de contractualisation normative en cours d’établissement
et dont les résultats restent invisibles, car ils relèvent de la lege ferenda. Cette
fonction normative non autonome des entreprises multinationales trouve son
fondement dans l’arrière-plan économique et social des entreprises multinatio-
nales (pouvoir économique et financier) 29. D’ailleurs, « elles peuvent soumettre
des contributions » 30 au sein de cette institution comme l’OMC. S’agissant
des entreprises multinationales évoluant dans le secteur digital, dénommées
communément GAFAM, elles peuvent compter sur l’ICANN – société pour

28. C. Bonin, S. Menétrey, « Lex mercatoria et OMC : sources, normes, règles ? », in Les
sources et les normes dans le droit de l’OMC, colloque de Nice des 24 et 25 juin 2010, Paris,
Pedone, 2012, p. 229.
29. Rapport des Nations Unies, « Les effets des sociétés multinationales sur le développement et
sur les relations internationales », Département des affaires économiques et sociales, 1974.
Pour une perspective plus critique qui met en lumière la dissension existante entre le droit
international et les activités commerciales des sociétés transnationales, voir Ph. de Seynes,
« United Nations Studies of the Multinational Corporations », Nordic Journal of International
Law, 1974, pp. 9-16 ; K. Omoteso, H. Yusuf, « Accountabiliy of Transnational Corporations
in the Developing World », Critical perspective on international business, 2017, vol. 13,
n° 1, pp. 54-71.
30. E. Trhuile-Marengo, « Normes techniques et droit de l’OMC », in Les sources et les normes
dans le droit de l’OMC, op. cit., p. 265.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 263

l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet – pour défendre


leurs propres intérêts. L’ICANN est l’autorité privée qui régule aujourd’hui
le cyberespace avec une certaine autonomie vis-à-vis des États et une grande
dépendance à l’égard des GAFAM 31. L’ICANN a d’ailleurs déposé sa demande
d’adhésion auprès du secteur du développement des télécommunications de
l’Union internationale des télécommunications, le 28 février 2019 32. De cette
manière, aucune influence ne peut être exercée à l’encontre des groupes trans-
nationaux qui vont être de surcroît protégés par leurs États avec lesquels ils ont
entretiennent des rapports équivoques, les États en question ayant un intérêt
économique à ce que les entreprises continuent à produire et à se développer 33.
L’exemple de la difficulté d’une taxation internationale des multinationales du
numérique traduit la complexité de ces liens, difficultés notamment de l’Union
européenne à les soumettre à une forme de justice fiscale 34. En matière de
finance internationale, l’institution des autorités de régulation privées char-
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gées d’une mission de contrôle pour le compte des multinationales et pouvant
même surveiller l’action budgétaire souveraine des États constitue un parte-
nariat officieux. Il s’agit principalement ici des agences de notation financière
qui représentent un modèle unique dans le monde. Leur rôle premier est de
permettre aux multinationales d’obtenir une information synthétique quant à la
qualité du crédit de l’entité à laquelle elles ont pu prêter. Néanmoins, comme
l’expliquait Thomas Friedman, « nous vivons dans un monde avec deux super
puissances : Les États-Unis et les Moody’s. Les États-Unis peuvent détruire
un pays en le bombardant, Moody’s en dégradant sa note » 35. Les pouvoirs
exercés par les agences de notation dans la régulation du crédit constituent
une contrainte importante à l’égard des États et au service des multinationales
auxquelles elles offrent une information leur permettant de sécuriser leur futur
investissement dans tel ou tel pays et ce, grâce à des standards internationaux
développés par ces autorités de régulation privée 36. Néanmoins, ces agences
échappent à tout contrôle international, ce qui leur donne plus d’autonomie et
laisse place à une forme d’autorégulation des pouvoirs privés économiques 37.
En définitive, cette diplomatie institutionnelle exercée par les multinationales

31. GAFAM est l’acronyme qui désigne Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft.
32. https://www.icann.org/news/announcement-2-2019-02-28-fr, consulté le 22 septembre 2020.
33. Ph. Faucher, J. Niosi, « L’État et les firmes multinationales », Études internationales, 1985,
vol. 16, n° 2, pp. 244-253.
34. Directive du Conseil de l’Union européenne concernant le système commun de taxe sur les
services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numé-
riques, Bruxelles, 23 mars 2018, 2018/0073 (CNS).
35. B. Frydman, « Le pouvoir normatif des agences de notation », in B. Colmant et al., Les
agences de notation financière. Entre marchés et États, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 173.
36. G. Lewkowicz, « Les agences de notation financière contre les États : une lutte globale pour
le droit à l’issue incertaine », ibid., pp. 185-221.
37. Ch. Bergier, Le contrôle international des agences de notation financières, Thèse de Doctorat
soutenue le 2 juillet 2018 à l’Université Côte d’Azur, p. 340.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 264

d’une manière directe ou indirecte laisse place à une autre forme plus dyna-
mique d’un point de vue normatif, à savoir la diplomatie économique ou com-
merciale des multinationales.

1.1.2  La diplomatie commerciale des entreprises multinationales


La diplomatie commerciale est définie par le guide de la diplomatie commerciale
du Centre du commerce international de la manière suivante : « promouvoir à
l’étranger le commerce et l’investissement, tout en déterminant les priorités
pour les marchés, les industries et les clients » 38. Cette diplomatie commerciale
des entreprises multinationales se décline de deux manières. D’une part, elles
concluent des contrats avec les États afin de s’implanter ou d’investir au sein de
leur marché interne. D’autre part, elles participent activement auprès des orga-
nisations internationales à l’élaboration des normes techniques relatives aux
secteurs d’activité industrielle et commerciale dans lesquels elles interviennent,
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et cela afin de faciliter leurs transactions.

1.1.2.1  Les contrats transnationaux


Les entreprises multinationales utilisent le contrat comme principal instru-
ment de diplomatie commerciale et de production normative transnationale.
D’ailleurs, il s’agit de l’ultime moyen pour réaliser des transactions commer-
ciales à l’échelle internationale. Elles sont souvent considérées comme des opé-
rateurs au service de l’économie du pays dans lequel leur siège est implanté 39.
En effet, « les investisseurs ont un pouvoir de négociation considérable face aux
instances étatiques. Dans le cas de projets de grande ampleur au niveau d’un
pays dans son entier, un projet individuel peut nécessiter et mener un change-
ment significatif des règles relatives à l’investissement, soit sous la forme d’un
changement de législation et de la réglementation subsidiaire, soit sous la forme
d’accords formels entre l’entreprise multinationale et l’État d’accueil » 40. Les
entreprises multinationales vont essayer d’intégrer des clauses dans les contrats
conclus avec les États par le biais de leur capacité de négociation ou de leur pou-
voir normatif économique qui se traduit au travers de leur diplomatie contrac-
tuelle afin de neutraliser ponctuellement le pouvoir normatif de l’État 41. La
clause compromissoire et les clauses de stabilisation intégrées dans les contrats
conclus entre les multinationales et les États engendrent une limitation du

38. Guide de diplomatie commerciale, Genève, 2019, https://www.intracen.org/publication/di-


plomatie-commerciale/, consulté le 22 octobre 2020.
39. M. Merle, « Le concept de transnationalité », in Humanité et droit international. Mélanges
René-Jean Dupuy, Paris, Pedone, 1991, p. 230.
40. Th. Walde, Nouveaux horizons pour le droit international des investissements dans le
contexte de la mondialisation, Paris, Pedone, 2004, p. 27.
41. P. Mayer, « La neutralisation du pouvoir normatif de l’État en matière de contrats d’État »,
Journal du droit international 1986, pp. 5-78.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 265

pouvoir législatif de l’État d’accueil et du pouvoir judiciaire, notamment dans


le cadre de mesures provisoires et conservatoires, ainsi que l’illustre l’affaire
Lundin c. Tunisie, le 22 décembre 2015, dans laquelle le tribunal arbitral CIRDI
a demandé la suspension d’une procédure auprès de la Cour d’appel de Tunis 42.
La relation juridique entre l’entreprise étrangère et l’État génère indubitable-
ment des règles juridiques via des contrats souvent appelés contrats d’État. Ces
contrats transnationaux ont pu être appréhendés comme de nouvelles normes
individuelles internationales 43. Les rapports juridiques entre les multinatio-
nales et les États génèrent des normes internationales, parfois conditionnelles
ou souvent inconditionnelles. Il s’agit de normes individuelles qui sont non
conventionnelles et, de ce fait, adjacentes au droit international, tout en faisant
partie de l’espace normatif international dans lequel évoluent les sujets de droit
international et les entreprises multinationales. Pourtant, le contrat d’État n’a
aucun effet sur l’ordonnancement juridique international. Il faut souligner que
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le contrat d’État établit une norme susceptible de créer des droits et obligations
à l’égard des deux contractants, l’État d’accueil de l’investissement étranger et
l’entreprise multinationale. À ce niveau, l’entreprise détient une part de pou-
voir aussi importante que l’État et l’on peut parler de pouvoir contractuel en
ce sens qu’elle peut, à la suite de cet engagement contractuel, soit neutrali-
ser soit contourner la législation nationale de l’État en recourant aux principes
fondamentaux du droit international et à la fameuse règle de la primauté du
droit international sur le droit interne. En effet, il en résulte un bouleversement
de l’ordonnancement juridique habituel, car le contrat transnational l’emporte
également sur la loi ou vis-à-vis de la constitution de l’État 44. Charles Leben
rappelait sur ce point qu’« il est clair qu’un droit international des contrats est
aujourd’hui en voie de consolidation, indépendamment de l’invention préto-
rienne des règles, même si on est encore loin, bien évidemment, d’un ensemble
de normes internationales » 45. La formation de ce droit est due en partie grâce
aux activités des sociétés transnationales qui contribuent amplement au déve-
loppement de ces normes contractuelles. L’État et l’investisseur incarné par
l’entreprise étrangère représentent à cet effet un exemple de polycentrisme nor-
matif représenté par les normes générées par leurs relations contractuelles ou
conflictuelles, à l’instar des contrats d’État, des principes généraux de droit ou
des sentences arbitrales 46. Le contrat d’investissement représente une norme

42. CIRDI, Lundin Tunisia BV c. République tunisienne, aff. n° ARB/12/30, sentence, 22 dé-
cembre 2015.
43. P. Mayer, « Existe-t-il des normes individuelles », in L’architecture du droit. Mélanges of-
ferts à Michel Troper, Paris, Economica, 2006, p. 661.
44. H. Ascensio, « Rapport introductif », in H. Gherari et Y. Kerbrat (dir.), L’entreprise dans la
société internationale, Paris, Pedone, 2010, p. 29.
45. Ch. Leben, « La théorie du contrat d’État et l’évolution du droit international des investisse-
ments », RCADI 2003, t. 302, p. 313.
46. M. Forteau, « L’ordre public transnational ou réellement international : l’ordre public inter-
national face à l’enchevêtrement croissant du droit international privé et du droit international
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 266

individuelle s’adressant uniquement aux États et aux entreprises en lien direct


dans la relation contractuelle. « Le contrat établit un réseau complexe de pro-
cédures, d’engagements, de droits et d’incitations et ce, dans le but de remplir
des objectifs pratiques de gouvernance des transactions entre les hommes » 47.
Le contrat d’État devient tel qu’il ressort de la jurisprudence du CIRDI comme
« un outil de gouvernance économique et social » 48. D’une manière générale,
la norme contractuelle ouvre la voie à l’apparition d’autres types de normes
transnationales sécrétées en partie par ces groupes transnationaux.

1.1.2.2  Les normes transnationales


Le point de départ de l’élaboration de ces normes transnationales reste
­l’arrière-plan technologique du pouvoir normatif des entreprises multinatio-
nales, à savoir leur pouvoir d’information et leurs savoirs techniques. Leur
monopole de l’information technique demeure un élément fondamental pour
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appréhender la diplomatie normative des entreprises auprès des organisations
internationales 49. On peut estimer qu’il s’agit d’une privatisation normative
annoncée qui traduit par la même occasion une privatisation de la diploma-
tie internationale. Les entreprises multinationales sont apparentées à des pou-
voirs privés économiques qui « disposent d’un pouvoir de décision unilatéral
analogue sur le plan matériel à celui de la puissance publique » 50. C’est en ce
sens qu’il faudra concevoir l’apparition d’un pouvoir normatif technique des
entreprises multinationales. Même si ce rôle joué par ces dernières se caracté-
rise par une latence formelle, il n’en demeure pas moins qu’il reste observable
en droit international sur le plan matériel. « Les États préfèrent ainsi laisser
faire les puissances économiques privées, les voir se soumettre à leur loi dans
la réalité quotidienne plutôt que de les officialiser comme pouvoirs réels en
tentant de les canaliser » 51. La performativité normative des entreprises mul-
tinationales se révèle par le passage de la normalisation à la normativité des
normes techniques élaborées au sein de l’ordre juridique international. « La
norme technique peut en effet non seulement parfois contribuer elle-même à la

public », Journal du droit international 2011, pp. 3-49 ; Ch. Leben, « La théorie du contrat
d’État et l’évolution du droit international des investissements », op. cit., pp. 311-313 ;
Ch. Leben (dir.), Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational,
Paris, Pedone, 2015, p. 56.
47. Chr. Bessy, Th. Delpeuch, J. Pelisse, Droit et régulation des activités économiques : perspec-
tives sociologiques et institutionnalistes, Paris, LGDJ, 2011, p. 235.
48. Arcelor Mittal c. République arabe d’Égypte, 5 décembre 2016 ; AngloGold Ashanti (Ghana)
Limited (Ghanaian) c. Republic of Ghana, 2 mai, 2016 ; CIRDI, Diamond Fields Liberia c.
Republique du Liberia, aff. n° ARB/11/14, sentence, 2 mars 2016).
49. M. Lassalle-de Salins, « Normes alimentaires mondiales, commerce international et entre-
prises agroalimentaires », in L’entreprise multinationale dans tous ses états, Archives de phi-
losophie du droit 2013, t. 56, pp. 224-228.
50. G. Farjat, « Les pouvoirs privés économiques », op. cit., p. 613.
51. E. Trhuile-Marengo, « Normes techniques et droit de l’OMC », op. cit., p. 115.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 267

naissance d’une règle de droit, mais plus modestement être reconnue par une
règle de droit qui vient l’homologuer, l’entériner » 52. La maîtrise du contenu
normatif et l’impact de ce dernier sur les entreprises multinationales constituent
l’une des principales raisons de cette tendance de rendre techniques des normes
internationales 53. À cet effet, il faut rappeler « l’élaboration par l’ICANN et
l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle d’un droit spécifique des
noms de domaine reflété par les principes directeurs du 26 août 1999 régis-
sant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine adoptés
par l’ICANN et les règles supplémentaires de l’organisation mondiale pour
la propriété intellectuelle » 54. Un autre phénomène normatif émerge actuelle-
ment : celui du contrôle de l’information par les Gafam (multinationales du
numérique) à des fins strictement économiques ou privées 55, ce qui peut leur
servir ultérieurement au développement de nouvelles normes techniques par
l’intermédiaire de l’ICANN. Sur un autre plan, la participation des entreprises
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multinationales à l’élaboration du Codex Alimentarius a été le fruit du savoir
technologique traduit en tant que pouvoir normatif des entreprises. À cet égard,
« les activités que les entreprises mènent quand elles participent à des travaux
de normalisation sont principalement : la proposition de projets de normes, la
rédaction de commentaires fournis et la mise à disposition d’informations et
d’experts. Les entreprises apportent donc à la normalisation essentiellement des
ressources d’information, qu’elles seules détiennent parfois, et des ressources
organisationnelles » 56. Les multinationales, principalement les industries phar-
maceutiques impliquées dans le cadre de partenariats public-privé avec l’OMS
dans la recherche de médicaments ou des vaccins contre certaines maladies,
contribuent également à la production de certaines normes transnationales.
Malgré « le caractère non contraignant de ces normes, elles influent sur le droit
international classique » 57. Le même constat est observé auprès de l’Organi-
sation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI) qui pré-
voit des partenariats avec les entreprises multinationales afin de développer
conjointement des normes et des standards industriels 58. Cela consacre cette

52. Ibid., p. 255.


53. M. Louis, « La diplomatie sociale des multinationales », in Chr. Chavagneux, M. Louis,
Le pouvoir des multinationales, op. cit., pp. 82-83.
54. M. Vivant, « L’entreprise et la propriété intellectuelle entre exigences nationales et réalité
transfrontière », in L’entreprise multinationale dans tous ses états, op. cit., p. 247.
55. J. Fontanel, N. Sushcheva, « La puissance des GAFAM : réalités, apports et dangers »,
Annuaire français de relations internationales, 2019, vol. 20, p. 208.
56. M. Lassalle-de Salins, « Normes alimentaires mondiales, commerce international et entre-
prises agroalimentaires », op. cit., pp. 226-228.
57. M. Ndour, « Partenariats public-privé mondiaux pour la santé. L’émergence d’une gouver-
nance transnationale des problèmes de santé des pays en développement ? », Entreprises et
biens publics, n° 7/2006, p. 15.
58. Partenariats d’entreprises de l’ONUDI. Partenariats pour la prospérité, 2013, https://
www.unido.org/sites/default/files/2014-01/UNIDO_BPP_French_2013_0.pdf, consulté
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 268

maîtrise technique par les entreprises multinationales du processus normatif


international au sein du système des Nations Unies. L’ONUDI a participé à la
publication d’un guide des normes privées, ce qui montre que les organisations
internationales deviennent un canal pour la diffusion des normes techniques
coproduites avec les entreprises. La diplomatie normative, qu’elle soit insti-
tutionnelle ou commerciale, a permis aux sociétés transnationales d’avoir une
assise leur permettant d’intégrer la pratique normative au sein de l’ordre juri-
dique international.

2.1  L’action normative des entreprises multinationales

Ce sont des actes réalisés par les entreprises multinationales en tant qu’acteurs
ou parfois sujets limités du droit international dans une perspective proactive
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ou réactive. Il s’agit des deux pratiques normatives permettant à ces dernières
de participer au jeu normatif dans les relations internationales.

2.1.1  La proactivité normative des entreprises multinationales


Cette proactivité normative se matérialise par le pilotage normatif et l’auto-
production normative qui constituent les principaux aspects de la proactivité
normative des sociétés transnationales en droit international.

2.1.1.1  Le pilotage normatif des entreprises multinationales


Le déploiement normatif des sociétés transnationales se fait sur la base conven-
tionnelle, car, sans ces règles, les multinationales ne peuvent pas exercer leurs
fonctions économiques et commerciales. Le pouvoir d’influence semble décou-
ler d’un rapport de force entre les entreprises multinationales et les autres sujets
du droit international. Le besoin économique constitue un fondement du pou-
voir des premières. Le seul problème reste que les multinationales ne sont pas
dotées officiellement de pouvoir décisionnel par le droit international, car elles
ne sont pas des sujets du droit international. Cela nous ramène à la distinction
entre personnalité juridique internationale explicite et implicite. Ainsi, les multi-
nationales sont titulaires d’une personnalité juridique internationale ponctuelle,
implicite, qui n’est pas encore devenue explicite 59. De ce fait, l’orientation nor-
mative effectuée par les multinationales possède différentes facettes au sein de
l’ordre juridique international. En effet, « les lobbies politiques constituent une

le 3 octobre 2020 ; ONUDI, « Normes privées, mieux les connaître pour mieux les appli-
quer », Vienne 2010, p. 73, https://www.unido.org/sites/default/files/2010-11/UNIDO_%20
Guidelines_%20french_0.pdf, consulté le 3 octobre 2020.
59. P. Dumberry, « L’entreprise, sujet de droit international ? Retour sur la question à la lumière
des développements récents du droit international des investissements », RGDIP 2004,
pp. 114-120.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 269

des stratégies que les entreprises ou les acteurs privés mettent en œuvre auprès
des décideurs publics en vue d’obtenir des décisions en leur faveur » 60. Elles
peuvent recourir aux groupes de pression à l’image de la CCI qui « est particu-
lièrement connue, depuis de longues années, pour des travaux qui ont rencontré
un immense succès en codifiant des pratiques commerciales usuelles et en les
systématisant de manière à mettre à la disposition des opérateurs du commerce
international des outils juridiques, efficaces, clairs, faciles à insérer dans leurs
accords contractuels » 61. L’article V paragraphe 2 de l’accord instituant l’OMC
prévoit la consultation et la coopération avec les organisations non gouverne-
mentales qui peuvent représenter les intérêts des entreprises multinationales à
l’instar de la CCI 62. Les entreprises jouent un rôle très important au sein de
l’OMC depuis sa création, bien qu’informel. Malgré l’absence des entreprises
du processus décisionnel de l’OMC, elles exercent une influence considérable
sur leurs États respectifs qui sont membres de cette organisation. À côté du jeu
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des influences, elles peuvent contribuer à la production normative d’une manière
détournée lors des travaux des organes de l’OMC, comme celui du Comité du
commerce et de l’environnement 63. Les entreprises restent également actives au
sein du Comité des mesures sanitaires et phytosanitaires parce que, comme le
rappelle Hervé Ascensio, « il importait de savoir si l’examen de ces normes sani-
taires, adoptées par les entreprises elles-mêmes et plus exigeantes que le droit
national, relevaient bien du comité SPS et si les membres de l’OMC avaient
l’obligation indirecte de faire respecter par les acteurs privés les règles de l’Ac-
cord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires […] » 64. L’OMC reste princi-
palement une enceinte interétatique, pourtant les entreprises ont réussi à obtenir
un accès à plus de protection juridique tant sur le plan normatif que sur le plan
juridictionnel par l’ouverture du mécanisme de règlement des différends aux
acteurs privés 65. Autrement dit, « les entreprises peuvent être perçues comme les
acteurs principaux dans l’établissement des règles relatives à l’investissement
ou à l’économie. Au travers de leurs fonctions de lobbying auprès des instances
nationales, de leur pression auprès des organisations internationales établissant

60. N. Ha Nguyen, « La démocratisation de la procédure de règlement des différends de l’OMC »,


RIDE 2016-3, p. 343.
61. C. Kessedjian, Le droit international collaboratif, Paris, Pedone, 2016, p. 26.
62. Article V de l’accord instituant l’OMC du 1er janvier 1995 : « 2 - le Conseil général pourra
conclure des arrangements appropriés aux fins de consultation et de coopération avec les
organisations non gouvernementales s’occupant de questions en rapport avec celles dont
l’OMC traite ».
63. K. Nowrot, « Transnational Corporations as Steering Subjects in International Economic
Law: two Competing Visions of the Future ? », Indian Journal of Global Legal Studies, 2011,
vol. 18, p. 813.
64. H. Ascensio, « Les activités normatives des entreprises multinationales en droit internatio-
nal », in SFDI, L’entreprise multinationale et le droit international, Paris, Pedone, 2017,
p. 267.
65. V. Tomkiewcz, « La place des entreprises multinationales dans l’OMC », in L’entreprise mul-
tinationale et le droit international, ibid., pp. 179-200.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 270

des standards CCI ou des organisations intergouvernementales OCDE 66 et


de leur association avec des institutions financières et professionnelles, elles
influencent de manière importante le contenu des normes nationales et inter-
nationales relatives aux investissements » 67. Durant la pandémie du covid-19,
certains dirigeants d’entreprise se sont adressés à l’OMC afin que l’institution
organise une riposte pour minimiser les effets économiques désastreux de la
crise sanitaire mondiale sur le commerce international 68. D’un côté, le droit
international constitue « un outil stratégique pour les entreprises multinatio-
nales » 69, car il influe directement ou indirectement sur la performance de ces
sociétés. D’un autre côté, ayant ressenti le besoin de recourir à des règles plus
spécifiques, les multinationales ont su développer en marge du droit internatio-
nal une réglementation marchande pour répondre à leurs attentes en la matière.

2.1.1.2  L’autoproduction normative des entreprises multinationales


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L’existence de « coutumes privées », à portée générale, et le recours à la lex
mercatoria, sous sa forme classique ou bien sous sa forme moderne dans le
cadre des relations économiques internationales, restent le fruit des multinatio-
nales qui représentent les principaux producteurs et bénéficiaires de ces normes.
Ces dernières constituent un moyen pour faciliter les transactions économiques
des entreprises multinationales, y compris avec les États opérateurs écono-
miques. L’autoproduction est essentiellement focalisée sur cette lex mercatoria
qui reste le produit des relations horizontales entre des entreprises multinatio-
nales du même secteur 70. Ces dernières années ont été marquées par la spécia-
lisation de cette lex mercatoria et par l’apparition de différents types de normes
selon la diversité des secteurs d’activités économiques dans lesquels évoluent
les multinationales. Dans le domaine de l’extraction minière en droit internatio-
nal, s’est développée une lex petrolea ou une lex mineria 71. En effet, « le droit
international économique reconnaît que des règles de droit obligatoires pour les
États puissent être posées par des personnes privées » 72. Ce corps de normes est

66. Les principes directeurs ainsi que le rapport Social Impact Investment : The Impact Imperative
for Sustainable Development de l’OCDE de 2019.
67. Th. Walde, Nouveaux horizons pour le droit international des investissements dans le
contexte de la mondialisation, op. cit., p. 27.
68. https://www.wto.org/french/news_f/archive_f/bus_arc_f.htm, consulté le 4 octobre 2020.
69. C. Karila-Vaillant, « La fonction juridique en entreprise », in L’entreprise multinationale
dans tous ses états, op. cit., p. 117.
70. Chr. Joerges, J. Falke, Karl Polanyi, Globalisation and the Potential of Law in Transnational
Markets, Oxford, Hart Publishing, 2011, p. 522 ; A. Byrnes, M. Hayashi, Chr. Michaelsen
(eds.), International Law in the New Age of Globalization, Boston, Martinus Nijhoff
Publishers, 2013, p. 441.
71. R. Dolzer, Petroleum Contracts and International Law, Oxford, Oxford University Press,
2018, pp. 21-57.
72. Th. Walde, Nouveaux horizons pour le droit international des investissements dans le
contexte de la mondialisation, op. cit., pp. 111-112.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 271

relayé par les intermédiaires de cette lex mercatoria représentée essentiellement


par les conseillers juridiques, les arbitres et les grands cabinets d’avocats qui
constituent le principal canal pour cette normativité transnationale. Le terme
law makers a déjà été employé pour désigner ces nouvelles formes de norma-
tivité qui se substituent parfois à celles de l’État-nation, jusqu’alors principal
producteur de normes au sein de l’ordre juridique international 73. D’abord, cette
normativité possède un double rôle : celui de rendre plus flexible les règles et
de combler les lacunes du droit international et des droits nationaux 74. Ensuite,
ces normes permettent de répondre aux besoins des entreprises multinationales
dont les activités commerciales transnationales nécessitent des normes avec
une certaine ubiquité normative substantielle pouvant répondre à des situa-
tions inédites en droit transnational 75. Cette notion rappelle l’enchevêtrement
entre droit international et réglementation privée au travers du concept du droit
transnational 76. Dominique Carreau précise qu’il existe « une situation de poly-
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centrisme juridique où acteurs publics traditionnels et acteurs privés transna-
tionaux créent de plus en plus souvent ensemble et en concertation des règles
de droit applicable à tous » 77. Cette transnationalisation de la production nor-
mative trouve avant tout un ancrage en droit international des traités. Plusieurs
traités et conventions ont codifié d’une manière volontaire ou involontaire des
règles d’origine privée généralement produites par ou pour les entreprises mul-
tinationales 78. Néanmoins, il s’agit le plus souvent d’une orientation et non
d’une décision directe puisque généralement, à l’occasion de ces conférences
internationales, ce sont les États qui sont souvent présents. Sans oublier que le
« couple État-multinationales », formé notamment avec les États développés,
entretient souvent des liens opaques, à savoir que les premiers sont au service
des intérêts des secondes en ignorant leurs obligations internationales au regard
des principes de coopération et de solidarité internationale 79. Les entreprises
multinationales au travers de leurs différentes activités économiques interna-
tionales représentent un nouveau foyer juridique 80. Toutefois, il est impossible

73. D. Carreau, « Globalisation et transnationalisation du droit international », in Mélanges


offerts au professeur Charles Leben, Paris, Pedone, 2015, p. 264.
74. A. Roberts, Is International Law International, Oxford, Oxford University Press, 2017,
pp. 8-12.
75. CNUDCI, Cour permanente d’arbitrage, Murphy Exploration and Production Company
c. République de l’Équateur, 10 février 2017 ; CIRDI, Marco Gavazzi et Stefano Gavazzi
c. Roumanie, aff. ARB/12/15, sentence du 18 avril 2017 et décision rectificative du 13 juillet
2017.
76. D. Carreau, « Globalisation et transnationalisation du droit international », op. cit., p. 263.
77. Ibid., p. 265.
78. C. Kessedjian, Le droit international collaboratif, op. cit., pp. 13-31.
79. R. Sève, « Multinationale et État : un couple mixte ? », in L’entreprise multinationale dans
tous ses états, op. cit., pp. 7-14.
80. A.-B. Claire, Les nouveaux pouvoirs. Approche pluraliste des nouveaux foyers de création
du droit, op. cit, pp. 5-7.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 272

de trouver dans les traités cités une quelconque référence explicite aux entre-
prises multinationales. Il est à cet effet possible d’emprunter l’expression « fan-
tôme juridique » en droit international pour désigner les multinationales 81.
Leur inexistence ostentatoire dans les traités internationaux ne nous empêche
pas d’observer leurs « activités normatives » au sein du droit international 82.
Cependant, l’absence d’une personnalité juridique internationale continue de
constituer la principale entrave à l’encadrement des entreprises multinationales
par le droit international 83. D’ailleurs, la personnalité juridique internationale
explicite nécessite un critère important de permanence que les entreprises ne
possèdent pas dans le cadre des dispositions normatives internationales, à l’ex-
ception de l’ordre juridique marchand qui ne l’exige pas. C’est pour cela que les
entreprises prospèrent davantage dans la production normative privée. Pourtant,
certaines de leurs interventions sont prévues d’une manière ponctuelle en droit
international à l’occasion de certaines opérations souvent de nature économique
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et parfois de nature juridictionnelle 84. Celles-ci conduiront les multinationales
à développer un pouvoir normatif réactif afin d’anticiper ou de réparer toute
atteinte à leurs intérêts économiques en recourant au droit international.

1.2.2  La réactivité normative des entreprises multinationales


Les entreprises multinationales possèdent un pouvoir normatif réactif, essen-
tiellement arbitral, qui trouve son fondement dans le droit international et
notamment dans les traités ou dans d’autres instruments juridiques internatio-
naux. De cette façon, elles peuvent réagir à une mesure juridique qui portera
atteinte à leurs intérêts en la contrecarrant par la voie d’une procédure juridic-
tionnelle provisoire. Cet accès aux mécanismes de règlement des différends
ouvre également une possibilité de générer deux types de pouvoirs en faveur
des multinationales, l’un procédural et l’autre substantiel.

1.2.2.1  Un pouvoir procédural


Ce pouvoir procédural semble se rapprocher davantage du pouvoir d’agir en
justice pour défendre l’intérêt des groupes transnationaux 85. Pourtant, en droit
international des échanges internationaux, les entreprises ne peuvent pas saisir

81. Th. Le Texier, « L’entreprise hors-la-loi », in Chr. Chavagneux, M. Louis, Le pouvoir des
multinationales, op. cit., p. 55.
82. H. Ascensio, « Les activités normatives des entreprises multinationales », op. cit.,
pp. 265-277.
83. M. Chemillier-Gendreau, « L’entreprise est-elle soumise aux règles de droit internatio-
nal ? », in A. Supiot (dir.), L’entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives écono-
miques et juridiques, op. cit., pp. 90-91.
84. Ibid., pp. 112-113.
85. L. Usunier, « Droit d’agir en justice et des actions des groupes transnationaux », in Les rela-
tions privées transnationales. Mélanges en l’honneur du professeur Bernard Audit, Paris,
LGDJ, 2014, p. 692.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 273

directement l’Organe de règlement des différends de l’OMC, mais peuvent


recourir à leur État d’origine afin de porter une procédure devant l’ORD 86.
En effet, le mécanisme prévu par la section 301 de la loi de 1974 aux États-
Unis et le règlement européen sur les obstacles relatifs au commerce au sein de
l’Union européenne permettent aux entreprises de former une plainte interne
à l’encontre des violations relatives aux accords de l’OMC 87. À côté de ces
mécanismes, la pratique de l’amicus curiae devant l’ORD au stade du groupe
spécial et de l’Organe d’appel permet à l’entreprise multinationale de présenter
des observations en tant que tiers à la procédure dans un système pleinement
interétatique 88. C’est, entre autres, pour cette raison que l’étude du règlement
des différends à l’intention des entreprises multinationales avait été à l’ordre du
jour de l’OCDE 89. En droit international des investissements étrangers, les trai-
tés bilatéraux d’investissement de première ou de seconde génération accordent
des droits d’action aux entreprises multinationales comme celui de recourir uni-
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latéralement à l’arbitrage transnational en contournant la souveraineté législa-
tive et en limitant le pouvoir juridictionnel de l’État d’accueil 90. Le fait pour
les entreprises de conclure des contrats avec des sujets de droit international,
de saisir un tribunal arbitral international ou de participer à des procédures de
règlement des différends internationaux impliquant des États constitue des
actions normatives qui se déroulent au sein de l’espace normatif international.
Cette évolution contractuelle souligne par la même occasion « le phénomène
de transfert du pouvoir économique et politique aux forces vives du marché,
et pour l’État le passage de la souveraineté puissance à la souveraineté délé-
gation » 91. L’arbitrage unilatéral permet aux entreprises multinationales d’être
protégées contre des mesures législatives étatiques qui peuvent porter atteintes
à leurs intérêts 92. Cette réaction normative de la part des entreprises génère
in fine une norme individuelle par le biais des sentences arbitrales CIRDI ou
CNUDCI qui forment une jurisprudence internationale. Ce moyen permet aux
entreprises multinationales de saisir les tribunaux arbitraux transnationaux afin
de défendre leurs positions juridiques par le biais d’une justice contractuelle qui

86. J.-B. Racine, « Les entreprises et l’Organisation mondiale du commerce », in Th. Garcia et
V. Tomkiewicz (dir.), L’OMC et les sujets de droit, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 235.
87. G. Shaffer, Defending Interest: Public-private Partnerships in WTO Litigation, Washington,
Brookings Institution, 2003, pp. 84-101.
88. B. Stern, « L’intervention des tiers dans le contentieux de l’OMC », RGDIP 2003, p. 256.
89. J. Motte-Baumvol, « Le règlement des différends à l’intention des entreprises multinatio-
nales », RGDIP 2014, pp. 303-330.
90. P. Weil, « Problèmes relatifs aux contrats passés entre un État et un particulier », RCADI
1969, t. 128, pp. 109-119 ; Ch. Leben, « La théorie du contrat d’État et l’évolution du droit
international des investissements », op. cit., pp. 197-386.
91. H. Causse, M. Sinkondo, Le concept d’investissement. Regards croisés des droits interne,
communautaire et international, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 19.
92. Ch. Leben, « Droit international des investissements : un survol historique », in Ch. Leben
(dir.), Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational, op. cit., p. 56.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 274

leur offre une très grande flexibilité. Sans oublier que ce cadre arbitral permet
de développer un droit transnational qui sera influencé en grande partie par les
grands cabinets d’avocats qui sont au service des entreprises multinationales.
Dès lors, ce pouvoir normatif réactif constitue une assise de développement
pour le pouvoir normatif des entreprises multinationales au sein de l’ordre juri-
dique international. Il est certain que ces normes restent individuelles et ne
visent que les multinationales et les États impliqués dans des affaires devant les
tribunaux arbitraux. Cela dit, la combinaison du nombre de sentences arbitrales
rendues et de l’essor que connaît l’arbitrage transnational aujourd’hui permet
de dire qu’il est question d’un nouveau foyer normatif pour les entreprises
multinationales 93. À cet effet, le professeur Hayakawa met en avant l’idée
du « strategic use of arbitration in investment », ce qui traduit l’importante
influence des entreprises multinationales sur la procédure arbitrale transnatio-
nale relative aux investissements 94. L’accès direct à l’arbitrage unilatéral amène
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à contourner l’accord négocié entre deux pays et permet d’une certaine manière
de soustraire le contrat conclu entre l’entreprise multinationale et l’État de
l’ordre juridique de l’État. Les intermédiaires du droit à l’instar des avocats,
des conseillers juridiques et des arbitres jouent ainsi un rôle considérable dans
l’élargissement de la portée de la clause d’arbitrage et permettent le passage
d’une offre d’arbitrage contractuelle à une offre d’arbitrage non contractuelle 95.
Ce pouvoir procédural naissant des multinationales ne doit pas faire oublier le
pouvoir substantiel dont celles-ci disposent également.

1.2.2.2.  Un pouvoir substantiel


L’émergence du polycentrisme juridique en droit international a ouvert la voie
à l’ubiquité normative tant recherchée par les multinationales. La métaphore de
la toile d’araignée est une image de l’action normative des multinationales au
sein de l’ordre juridique international. Généralement, une toile est tissée dans
des secteurs abandonnés par le droit international (interstices, confins ou angles
morts) dans lesquels la normativité internationale reste relative selon les pro-
pos de Prosper Weil 96. En effet, le réseau que forment les filiales de ces entre-
prises favorise une diffusion la plus large possible de certains des principes

93. J. Kalicki, Reshaping Investor-state Dispute Settlement System Journeys for the 21st Century,
Brill/Nijhoff, 2015, pp. 333-346.
94. Y. Hayakawa, « Business Corporations as Non-state Actors in International Law: A Brand-new
International Law-making Process through Investment Treaty Arbitration », in A. Byrnes,
M. Hayashi, Chr. Michaelsen (eds.), International Law in the New Age of Globalization,
op. cit., p. 348.
95. J.E. Vinuales, « L’État face à la protection internationale de l’entreprise », in A. Supiot (dir.),
L’entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives économiques et juridiques, Paris,
Dalloz, 2015, p. 109.
96. P. Weil, « Vers une normativité relative en droit international ? », RGDIP 1982, n° 86,
pp. 6-47.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 275

juridiques que celles-ci défendent. Elles bénéficient de cette ouverture offerte


par l’émergence de la soft law en droit international afin de pouvoir y introduire
des règles marchandes, particulièrement lorsqu’il s’agit de droit applicable à
un différend les opposant aux États. L’application par les arbitres des principes
d’Unidroit à des arbitrages transnationaux opposant des entreprises multina-
tionales à des États en est une illustration, ces principes étant le produit direct
ou indirect des entreprises multinationales 97. Certains avancent qu’en ce sens
« la lex mercatoria peut être dépolitisée précisément parce qu’elle externalise
les aspects politiques de la loi à l’autre sous-système juridique, celui du droit
constitutionnel, qui reflète sans doute encore le système politique des États » 98.
Cette configuration permet de dire que la lex mercatoria est purifiée des orien-
tations idéologiques ou politiques. Toutefois, il est inconcevable de dire que la
lex mercatoria ne possède pas une orientation économique déterminée, celle
fondée sur la maximisation du profit et la réduction de la perte pour l’inves-
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tisseur ou le marchand. Paul Shiff Berman rappelle que « la prolifération des
tribunaux internationaux ouvre bien sûr aussi la voie à une création norma-
tive plurielle » 99. La combinaison fréquente entre le droit international et le
droit national conduit à générer un droit transnational qui est le produit d’un
ordre juridique spécifique du droit international, celui du CIRDI 100. D’un côté,
plusieurs traités d’investissement comprennent des clauses dites de pouvoir
d’action normative en faveur des entreprises multinationales. En ce sens, ces
clauses substantiellement confèrent des droits aux entreprises multinationales
permettant à celles-ci de générer des normes ou du moins de pouvoir conduire
à une remise en question de certaines normes existantes. D’un autre côté, les
traités d’investissement accordent plusieurs possibilités d’aiguillage normatif
aux entreprises multinationales à l’instar de la liberté d’investir, du droit de
propriété et du droit de recourir à l’arbitrage transnational. En ce sens, l’ar-
ticle 42 de la Convention de Washington dispose que : « le tribunal statue sur
le différend conformément aux règles adoptées par les parties. Faute d’accord
entre les parties, le tribunal applique le droit de l’État contractant partie au dif-
férend, y compris les règles relatives aux conflits de lois, ainsi que les principes

97. W. Ben Hamida, « Les principes d’Unidroit et l’arbitrage transnational. L’expansion des prin-
cipes d’Unidroit aux arbitrages opposant des États ou des organisations internationales à des
personnes privées », Journal du droit international 2012, pp. 1213-1242.
98. R. Michaels, « The True Lex Mercatoria: Law Beyond the State », Indian Journal of Global
Legal Studies, 2007, p. 447. Il faut entendre par là que le processus normatif poursuivi par
la lex mercatoria est différent du processus habituel des lois qui implique un aller-retour des
projets normatifs entre le gouvernement et le parlement. Ce schéma étatique de la loi obéit
à des contraintes relatives aux visions politiques de la majorité versus celles des minorités,
alors que la lex mercatoria échappe aux contraintes du système constitutionnel.
99. P. Schiff Berman, « Le nouveau pluralisme juridique », Revue internationale de droit écono-
mique 2013, p. 241.
100. A. Pellet, « La jurisprudence de la Cour internationale de Justice dans les sentences CIRDI »,
Journal du droit international 2014, pp. 5-32.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 276

de droit international en la matière […] » 101. Les arbitres peuvent recourir au


droit international, au droit national et aux règles de conflits de lois et proba-
blement à des normes susceptibles de répondre aux problèmes de droit, y com-
pris la lex mercatoria. L’application de la soft law dans le cadre des arbitrages
CIRDI est l’une des expressions de cette réactivité normative substantielle des
multinationales 102. Alain Pellet rappelle à cet effet que le droit du CIRDI est
un ordre juridique sui generis de droit international 103. En effet, l’inconstance
qui caractérise la jurisprudence du CIRDI et le manque de cohérence consti-
tuent la marque de fabrique de ce système d’arbitrage et les multinationales
qui recherchent une adaptation continue de la part du droit développé par le
CIRDI en sont les instigatrices 104. Cela laisse sous-entendre que ces entreprises
peuvent orienter d’une manière subreptice le corpus normatif international sans
avoir la qualité de sujet de droit international, mais en utilisant les mécanismes
et les instruments juridiques internationaux pour y parvenir.
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2 LE POUVOIR NORMATIF SOUS-JACENT
DES ENTREPRISES MULTINATIONALES
AU DROIT INTERNATIONAL
Dans le champ assez limité qui est accordé aux entreprises multinationales par
le droit international, celles-ci ont pu optimiser les normes par l’introduction
de normes marchandes et par la marchandisation de ces normes. Ces sociétés
sont devenues un vecteur d’inflexion du droit international, par l’inflexion des
normes internationales, ainsi que de dissémination normative.

2.1 L’optimisation du droit international


par les entreprises multinationales

Cette optimisation trouve son fondement d’abord dans la privatisation des


règles internationales et dans le processus de règlement des différends impli-
quant ces opérateurs économiques. Ces groupes transnationaux accélèrent

101. L’article 42 des Conventions et Règlements du CIRDI.


102. R. Raffray, « Le droit souple comme substitut de la norme étatique, l’exemple des multina-
tionales », in P. Deumier et J.-M. Sorel (dir.), Regards croisés sur la soft law en droit interne,
européen et international, Paris, LGDJ, 2018, pp. 263-274.
103. A. Pellet, « La jurisprudence de la Cour internationale de Justice dans les sentences CIRDI »,
op. cit., p. 32.
104. Note du secrétariat de la CNUDCI, « Éventuelle réforme du règlement des différends entre
investisseurs et États : constance et questions connexes », Vienne 29 octobre-2 novembre
2018, A_CN.9_WG.III_WP.150_F. https://undocs.org/fr/A/CN.9/WG.III/WP.150, consulté
le 22 octobre 2020.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 277

ensuite la marchandisation du droit international dont ils sont les instigateurs


en usant de certaines pratiques telles que le shopping normatif.

2.1.1  L’ouverture du droit international aux règles marchandes


Cette ouverture s’est faite par l’intermédiaire d’une codification internationale
des normes privées et par l’émergence d’une justice privée en droit international.

2.1.1.1  La codification internationale des normes privées


Cette ouverture aux normes marchandes se manifeste principalement par la
codification des règles privées dans des instruments conventionnels multila-
téraux sous l’impulsion des entreprises multinationales et particulièrement
des organisations professionnelles. Les formes de systématisation du droit
marchand sont polymorphes avec l’apparition de l’idée d’une formalisation
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internationale de la lex mercatoria. Notons que toutes ces codifications de la
lex mercatoria se font par le biais d’instruments diplomatiques, à savoir les
conventions internationales 105. Cette systématisation possède plusieurs facettes
et pose plusieurs « difficultés en raison du caractère élusif de la lex ­mercatoria,
la profusion de significations diverses qu’on lui donne, la mise en doute de
sa véritable existence » 106. Il peut s’agir du « creeping codification » 107, de la
« codification privée » 108 à l’image des lois types de la CNUDCI, comme celles
relatives à l’arbitrage commercial international, au commerce électronique (lex
electronica) 109. Des traités, comme les accords de l’OMC ou la Convention
de Vienne sur le contrat de vente internationale, permettent aux entreprises
multinationales de se positionner en tant que chevilles ouvrières de ce type de
droit par le biais de la prolifération du polycentrisme juridique 110. On peut citer
aussi les principes d’UNIDROIT « relatifs aux contrats du commerce inter-
national qui constituent un droit savant, œuvre d’universitaires et praticiens,
mais élaboré au sein d’une organisation internationale à partir notamment des

105. P. Mayer, « Principes Unidroit et lex mercatoria », in L’actualité de la pensée de Berthold


Goldman, droit commercial international et européen, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2004,
p. 31 ; C. Kessedjian, « La codification en droit international privé », in SFDI, La codification
du droit international, Paris, Pedone, 1999, p. 105.
106. P. Fitzpatrick, Le modernisme et les fondements du droit, Paris, LGDJ, 2012, p. 217.
107. R. Ziade, « L’application par l’arbitre des principes de la lex mercatoria », in L’arbitrage
détaché des lois étatiques, Le Mans, Éditions L’épitoge/Lextenso, 2012, p. 48.
108. C. Kessedjian, « La codification en droit international privé », op. cit., p. 108.
109. Résolution 40/72 du 11 décembre 1985 de l’Assemblée générale des Nations Unies ; résolu-
tion n° 51/162 du 16 décembre 1996 de l’Assemblée générale des Nations Unies ; Convention
de Vienne du 11 avril 1980 conclue sous l’égide de la CNUDCI.
110. Les travaux de la CNDUCI rappellent cette volonté d’uniformisation du droit commercial
international afin de simplifier et d’harmoniser les législations nationales commerciales pour
les entreprises multinationales.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 278

solutions des droits internes » 111. Il convient de souligner que toutes ces codi-
fications de la lex mercatoria se font en partie grâce aux canaux diplomatiques
du droit international conventionnel. On utilise souvent le terme de codifica-
tion rampante lorsqu’il s’agit du droit marchand ou lex mercatoria. La cristal-
lisation de ces normes générées par les multinationales se fait d’une manière
progressive et séquencée au sein de l’ordre juridique international. De là, le
rapport en filigrane entre la volonté normative des multinationales et le droit
international dans son application générale. Les principes d’Unidroit étant
considérés comme une nouvelle lex mercatoria par les auteurs anglo-saxons,
cette tendance à la cristallisation du droit marchand se voit confortée 112. Il en
va de même des auteurs francophones qui évoquent une formalisation inter-
nationale de la lex mercatoria 113. Les règlements d’arbitrage constituent une
passerelle normative des règles marchandes vers le droit international. Le règle-
ment d’arbitrage de la Cour permanente d’arbitrage de 2012 distingue, dans
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son article 35 relatif au droit applicable, les principes de droit international des
usages du commerce international 114. Le règlement d’arbitrage de la CNUDCI
de 2013 distingue également, dans son article 35, le droit applicable des usages
du commerce inhérents à l’opération économique objet du différend 115. Ces
clauses de droit applicable se transforment, lors de la procédure arbitrale, en
clauses passerelles pour les normes marchandes puisqu’elles vont les insérer
dans les sentences arbitrales qui constituent un acte juridictionnel international.
Cette justice arbitrale transnationale consacre une privatisation de la justice
internationale par l’introduction de l’aspect contractuel et par l’ouverture de
celle-ci aux personnes morales privées 116.

2.1.1.2  La privatisation de la justice internationale


Il est indispensable de préciser que l’arbitrage transnational d’investissement,
auquel peut recourir l’entreprise, représente un moyen juridictionnel unilaté-
ral puisque seules les multinationales peuvent saisir le tribunal arbitral contre
l’État hôte. Il s’agit d’une justice privée au travers de laquelle les deux parties

111. S. Manciaux, « Le point de vue des entreprises : la régulation d’origine privée des opérations
d’investissement », in S. Robert-Cuendet (dir.), Droit des investissements internationaux.
Perspectives croisées, Bruxelles, Bruylant, 2017, p. 175.
112. J. Mustill, « The New lex mercatoria: The First Twenty Five Years », Arbitration
International, April 1988, vol. 4, issue 2, pp. 86-119 ; A. Connerty, « Lex mercatoria:
Reflexions from an English Lawyer », Arbitration International, December 2014, vol. 30,
issue 4, pp. 701-720.
113. P. Mayer, « Principes Unidroit et lex mercatoria », op. cit., p. 31 ; C. Kessedjian, « La codi-
fication en droit international privé », op. cit., p. 105.
114. Règlement d’arbitrage de la CPA de 2012, entré en vigueur le 17 décembre 2012, p. 17.
115. Règlement d’arbitrage de la CNUDCI de 2013 ; Résolution 68/109 adoptée par l’Assemblée
générale des Nations Unies le 16 décembre 2013.
116. E. Gaillard, « Aspects philosophiques du droit de l’arbitrage international », RCADI 2008,
t. 329, p. 176.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 279

au différend choisiront les arbitres et souvent le droit applicable 117. Charles


Leben expliquait que l’accession des entreprises multinationales au droit inter-
national s’est faite grâce au droit international des investissements et notam-
ment grâce à l’arbitrage transnational 118. Une partie de la doctrine souligne le
détournement probable de l’arbitrage par les firmes réseaux en expliquant que
« les mécanismes posés leur reconnaissant une personnalité internationale cer-
taine qu’elles peuvent faire valoir en justice (via l’arbitrage international) à
l’encontre des pays d’accueil, et ce d’autant plus qu’un maniement habile du
droit des sociétés le leur permet à grande échelle. C’est dire que le droit posi-
tif actuel n’a pas ici encore pris l’exacte mesure de la véritable nature et des
modes opératoires des multinationales » 119. Par ailleurs, cet espace juridiction-
nel représenté par les tribunaux arbitraux transnationaux constitue également
une intersection normative. Autrement dit, la communicabilité entre le droit
international et la réglementation transnationale privée propre aux entreprises
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multinationales devient l’apanage des arbitres CIRDI et CNUDCI. Jean-Claude
Escarras reste celui qui a invoqué le concept pour la première fois dans la
sphère du droit comparé. Cela implique l’existence de modèles juridiques dif-
férents, qu’il paraît possible de rapprocher 120. La communicabilité est d’autant
plus plausible qu’Alain Pellet, lorsqu’il décrypta la lex mercatoria à la lumière
du droit international, a découvert une ressemblance formelle et parfois même
substantielle avec les principes généraux du droit et l’article 38 du Statut de la
CIJ 121. Le point de rencontre réside, au sein du CIRDI ou de la CNUDCI, tel que
le prévoient les articles 42 de la Convention de Washington ou 35 du règlement
d’arbitrage de la CNUDCI, dans la faculté de recourir à plusieurs systèmes
juridiques afin de résoudre le problème de droit posé. Cette approche permet
une application progressive des normes privées dans l’arbitrage transnational
opposant l’entreprise étrangère à l’État hôte de l’investissement. L’ensemble
des sentences rendues constitue une jurisprudence transnationale répondant
en partie à l’intérêt des multinationales soit par la réparation financière soit
par un dédommagement financier des pertes subies par ces dernières. En effet,
cette justice arbitrale laisse à ces groupes transnationaux le soin d’intégrer dans
le droit applicable une interprétation privée de ce droit, qui leur serait plus

117. R. David, « Arbitrage, droit », Encyclopédie Universalis, http://www.universalis-edu.com.


ezproxy.normandie-univ.fr/encyclopedie/arbitrage-droit/#c_11, consulté le 22 octobre 2020.
118. Ch. Leben, « L’entreprise multinationale en droit international économique », Revue de
science criminelle et droit pénal comparé 2005, p. 777.
119. D. Carreau, P. Juillard, R. Bismuth, A. Hamman, Droit international économique, 6e édition,
Paris, Dalloz, 2017, p. 47.
120. J.-Cl. Escarras, « La communicabilité entre les systèmes juridiques », Liber Amicorum Jean-
Claude Escarras, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 1010.
121. A. Pellet, « La lex mercatoria, tiers ordre juridique ? Remarques ingénues d’un interna-
tionaliste de droit public », in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du
20e siècle, Mélanges en l’honneur de Philippe Kahn, op. cit., p. 73.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 280

favorable. La sentence arbitrale Occidental Petroluem corp c. Équateur, rendue


par le CIRDI le 5 octobre 2012 a suscité de vifs débats à cause de l’application
exclusive du droit international et la mise à l’écart par les arbitres de l’applica-
tion du droit national de l’Équateur 122. Il ne faut pas négliger l’équilibre entre
les intérêts divergents de l’État d’accueil et de l’investisseur, lequel demeure
la principale finalité de l’interprétation de l’arbitre CIRDI. Ces contrats trans-
nationaux consacrent la création d’un espace normatif hybride pour la régula-
tion des rapports juridiques entre les États et les entreprises multinationales 123.
L’importance du principe de proportionnalité dans le cadre de ces arbitrages
traduit pleinement l’esprit d’équilibre qui devrait animer l’interprétation des
arbitres CIRDI lors de ces contentieux transnationaux. Afin de réduire les dis-
parités, les inégalités et les imperfections de l’arbitrage transnational d’inves-
tissement, une tentative de réforme du système de règlement des différends
entre investisseurs et États est en cours au sein de la CNUDCI, même si elle se
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heurte à plusieurs contraintes en partie dues à la pression directe ou indirecte
exercée par les multinationales. La réforme en cours de ce système oppose
généralement des investisseurs, souvent des multinationales puissantes, à des
États souvent moins riches que ces dernières, et devrait être effectuée par des
personnes neutres. À cet égard, la nature des liens existants entre les entreprises,
les États et les organisations internationales décidera du sort de la réforme de
ce système ainsi que de celui des institutions internationales d’arbitrage 124. Le
IIIe groupe de travail est chargé de la réforme éventuelle du système auprès de
la CNUDCI qui est un organe des Nations Unies chargé du développement du
droit commercial international 125. Toutefois, celui-ci fait face à une divergence
des propositions qui oscillent entre transformation du système et maintien de
celui-ci 126. La tendance récurrente à une marchandisation des normes interna-
tionales constitue le second volet de cette optimisation observée des sociétés
transnationales du droit international.

2.1.2  La marchandisation du droit international


La logique de marché envahit aujourd’hui l’ordre juridique de l’État-nation
en raison de la mondialisation de l’économie et du droit international. On
peut affirmer, sans aucun doute, que les États se heurtent aujourd’hui à une

122. CIRDI, Petroleum corp. c. République de l’Équateur, aff. n° ARB/06/11, 5 octobre 2012.
123. G. L’Huilier, « La concurrence normative transnationale », RIDE 2018-3, p. 254.
124. G. Dimitropoulos, « Investor-State Dispute Settlement Reform and Theory of institution-
al Design », Journal of International Dispute Settlement, December 2018, vol. 9, issue 4,
pp. 535-569.
125. Note du secrétariat de la CNUDCI, « Éventuelle réforme du système de règlement des dif-
férends entre investisseurs et États », Vienne, 10-20 janvier 2020, A/CN.9/WG.III/WP.185,
pp. 2-17.
126. A. Roberts, « Incremental, Systemic and Paradigmatic Reform of Investor-state Arbitration »,
American Journal of International Law, July 2018, vol. 113, issue 3, pp. 410-432.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 281

marchandisation du droit international en partie à cause de certaines pratiques


juridiques des entreprises multinationales.

2.1.2.1  La pratique du dumping normatif


L’espace normatif se trouve désétatisé ; les sources étatiques sont de plus en
plus concurrencées par des sources privées ou mixtes et le champ d’application
territoriale des normes ne peut plus être circonscrit au seul territoire national.
C’est dans ce sillage que les entreprises multinationales vont user de cer-
taines stratégies juridiques afin de chercher à utiliser la norme la plus rentable.
Plusieurs concepts ont été avancés, dans le but de justifier cette attitude de
détournement du droit, parmi lesquels « le droit comme facteur de compéti-
tivité », la « proactive law », ou bien le « plan d’action juridique du manager
dirigeant » 127. Dans cette perspective, les directions juridiques des entreprises
multinationales possèdent une cartographie des conventions internationales et
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des autres instruments juridiques leur permettant d’engager une manœuvre à
la lumière de l’environnement normatif le moins exigeant juridiquement et le
plus avantageux sur le plan fiscal et sur le plan social. Le droit international
devient dès lors, un moyen pour maximiser les bénéfices et réduire les coûts
de ces firmes grâce à leur analyse préalable du réseau normatif. Cette pratique,
communément appelée shopping normatif, crée souvent des tensions entre les
États et les entreprises multinationales souvent accusées d’être opportunistes
et incontrôlables 128. Plusieurs phénomènes peuvent décrire le recours par les
entreprises multinationales au dumping normatif. Le premier domaine où l’on
observe cette attitude reste le domaine fiscal dans lequel est pratiqué le dumping
fiscal ou tax shopping « puisqu’il existe des différences de taxation entre les
pays, une entreprise multinationale peut être incitée à manipuler le prix de trans-
fert des biens entre ses différentes unités afin de maximiser son profit. Dès lors,
la valeur des échanges entre filiales et sociétés-mères – plus généralement la
valeur de leurs opérations – incorpore la manipulation des prix de transfert » 129.
Mounir Snoussi rappelle à juste titre que, dans les prix de transfert, nous assis-
tons à l’émergence « d’un droit de l’attractivité ». Tout en visant à détourner le
droit fiscal international, particulièrement les conventions fiscales, les multina-
tionales vont, dans « le cadre des consultations par les États lors des réformes
fiscales », pouvoir intégrer des montages financiers qui leur permettront de
pays le moins d’impôts 130. Les groupes transnationaux pratiquent également

127. M. Marques, « Vers une stratégie juridique de l’organisation des holdings », in L’entreprise
multinationale dans tous ses états, op. cit., pp. 98-99.
128. Chr. L. Baker, « L’ordre juridique de la société multinationale », in L’entreprise multinatio-
nale dans tous ses états, ibid., p. 78.
129. S. Levasseur, « Investissements directs à l’étranger et stratégies des entreprises multinatio-
nales », Revue de l’OFCE 2002, n° 83 bis, p. 121.
130. M. Snoussi, « Les stratégies juridiques des sociétés transnationales : l’exemple des prix de
transfert », RIDE 2003-3, p. 468.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 282

le dumping social en recourant au modèle organisationnel de la firme réseau


qui leur permettra de se défaire de leur engagement en matière de protection
juridique des travailleurs, mais également en fuyant leur responsabilité sociale
tout en contournant les conventions internationales conclues sous l’égide de
l’Organisation internationale du travail ainsi que les législations nationales en
la matière 131. Alain Supiot affirme que ce dumping normatif conduit indénia-
blement à « l’émancipation des entreprises multinationales et à une montée en
puissance juridique » de ces entités 132. Cette technique du dumping normatif
est généralement accompagnée d’une autre pratique, celle du pick and choose
normatif.

2.1.2.2  La pratique du pick and choose


Les entreprises multinationales recourent le plus souvent à une forme de buti-
nage normatif, ou autrement dit le pick and choose, qui leur permettra d’utili-
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ser uniquement les normes ou règles qui leur seront utiles ou avantageuses et
d’exclure toute norme contraire à leurs intérêts. Grégory Lewkowicz évoque
pertinemment l’idée d’« une lutte globale pour le droit afin de désigner un com-
portement en vue de faire prévaloir la norme la plus conforme à leurs valeurs ou
à leur intérêt dans un environnement global incertain » 133. Cela est encore plus
visible en droit international des investissements. À cet effet, dans les contrats
conclus entre les entreprises avec les États en matière d’investissement, il
n’est pas rare de trouver des clauses de choix du droit applicable ainsi que des
clauses relatives au choix du juge ou de l’arbitre compétent 134. Les multina-
tionales vont généralement recourir au droit le plus avantageux pour résoudre
un différend relatif à un investissement, mais elles vont également recourir au
tribunal arbitral le plus rentable pour elles. D’abord, il s’agit d’une subversion
du droit des États étant donné que les multinationales ont réussi à soustraire
en premier lieu le différend aux juridictions nationales par le biais de l’inser-
tion d’une clause compromissoire négociée par les États de même nationalité
que la multinationale. Ensuite, il sera question de choisir, sur le fondement de
l’article 42 de la Convention de Washington du CIRDI ou de l’article 35 du
Règlement d’arbitrage de la CNUDCI, la norme qui répond aux attentes finan-
cières des investisseurs. À l’intérieur de ce système de règlement des différends

131. V. Chassagnon, « Fragmentation des frontières de la firme et dilution des responsabilités


juridiques : l’éclatement de la relation d’emploi dans la firme-réseau multinationale », RIDE
2012-1, pp. 5-30.
132. A. Supiot, « L’entreprise face au marché total », in A. Supiot (dir.), L’entreprise dans un
monde sans frontières. Perspectives économiques et juridiques, op. cit., p. 22.
133. G. Lewkowicz, « Les agences de notation financière contre les États : une lutte globale pour
le droit à l’issue incertaine », in B. Colmant et al., Les agences de notation financière. Entre
marchés et États, op. cit., p. 203.
134. Ch. Leben (dir), Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational,
op. cit., p. 56.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 283

opposant les multinationales aux États, se développent plusieurs pratiques de


pick and choose – comme le treaty shopping ou chalandage de traités avec un
usage détourné de la clause de la nation la plus favorisée – par les multinatio-
nales qui vont chercher à obtenir la meilleure protection possible offerte par un
traité bilatéral d’investissement que leur pays d’origine n’a pas conclu. Cette
clause de la nation la plus favorisée insérée dans les TBI a vu le développe-
ment, ces dernières années, du phénomène des sociétés boîtes aux lettres 135.
Cet usage semble utile soit pour bénéficier d’une réduction d’impôt ou d’un
avantage fiscal soit pour pouvoir accéder à l’arbitrage transnational 136. Une
partie de la doctrine rappelle que l’arbitrage transnational constitue une arme
juridique en devenir au service des entreprises multinationales 137. La clause
de choix du droit applicable renvoie à la norme d’electio juris lors d’un litige
contractuel entre l’État et l’entreprise 138. Elle est étroitement liée à l’existence
d’une clause de professio juris qui se réfère à plusieurs droits applicables. Cette
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situation crée une confusion normative pour les arbitres qui doivent trancher
afin de déterminer avec précision la règle qui sera susceptible d’être appliquée.
Il faut souligner l’existence parfois d’une clause composite dans les contrats
d’État ou d’investissement mêlant droit international par les TBI et droit privé
par la lex mercatoria ou lex petrolea pour désigner le droit applicable 139. Cela
n’exclut pas la capacité de suggestion des entreprises vers tel ou tel droit qui
représentera un avantage lucratif important. Cela conforte l’idée d’un pick and
choose procédural au sein duquel se trouve une pratique de cherry-picking qui
permet aux multinationales de justifier l’usage conforme au droit international
de l’arbitrage transnational et de voiler l’arrière-plan économique et financier
qui constitue leur motivation première. À cet égard, « dans près de 60 % des
cas, les multinationales ressortent au moins en partie gagnantes » dans le cadre
des procédures d’arbitrage États-investisseurs 140. Par ailleurs, les investisseurs

135. Q.C. Go, V.A. Ly, « Le chalandage de traités à l’épreuve des accords de nouvelle généra-
tion », RIDE 2017-3, p. 92.
136. CIRDI, Menzies Middle East and Africa S.A. et Aviation Handling Services International Ltd.
c. République du Sénégal, aff. n° ARB/5/21, sentence du 5 août 2016. Le tribunal arbitral a
rejeté le fait que la clause de la nation la plus favorisée de l’accord général sur le commerce
des services de l’OMC ait été invoquée pour condamner le Sénégal pour violation d’un TBI
tiers. Cette affaire constitue l’une des consécrations de cette pratique du chalandage de traités
en matière d’arbitrage transnational.
137. P.H. Bekker, « Recalibrating the Investment Treaty Arbitration System Through Non-
compartmentalized Legal Thinking », Harvard International Law Journal, December
2013, vol. 55, pp. 8-18 ; Y. Hayakawa, « Business Corporations as Non-state Actors in
International Law: A Brand-new International Law-making Process through Investment
Treaty Arbitration », in A. Byrnes, M. Hayashi, Chr. Michaelsen (eds.), International Law in
the New Age of Globalization, op. cit., pp. 356-357.
138. J. Matringe, « Les effets juridiques internationaux des engagements des personnes privées »,
in SFDI, Le sujet en droit international, colloque du Mans, Paris, Pedone, 2005, pp. 135-139.
139. B. Montembault, « La stabilisation des contrats d’État à travers l’exemple des contrats pétro-
liers », RDAI 2003, p. 609.
140. D. Philon, « Les multinationales ont-elles une nationalité ? Le patriotisme économique au
début du XXIe siècle », Revue internationale et stratégique, 2016, n°102, p. 102.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 284

vont tenter de restructurer leurs investissements dans un pays afin de pouvoir


de bénéficier d’une réduction fiscale grâce aux traités bilatéraux d’investisse-
ment et notamment à la clause de la nation la plus favorisée 141. Cette clause
de la nation la plus favorisée permet aux groupes transnationaux de bénéfi-
cier des paradis fiscaux en pratiquant l’évasion fiscale 142. De facto, il existe
une interaction forte entre les traités d’investissement et les conventions de
double imposition, qui peuvent être utilisés et interprétés comme des instru-
ments conventionnels complémentaires. C’est en ce sens que les sociétés mul-
tinationales peuvent utiliser les conventions fiscales de double imposition afin
d’échapper à leurs obligations fiscales, d’une part, en mettant en œuvre une pla-
nification fiscale et, d’autre part, en utilisant les failles des législations fiscales
dans le but de payer le moins d’impôts possible 143. Cette optimisation poursui-
vie par les sociétés transnationales au sein de l’ordre juridique international ne
doit pas faire oublier le stimulus que représentent les entreprises par la voie de
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l’assouplissement et de la dynamisation de ce corpus normatif.

2.2 La stimulation du droit international


par les entreprises multinationales

Les entreprises multinationales participent à l’effervescence du droit interna-


tional de deux manières : elles recherchent une normalisation de ses règles par
une standardisation accrue de l’ordre juridique international auxquelles elles
contribuent activement ; et elles participent à la diffusion du droit international
au travers de leurs filiales qui l’appliquent au sein des États ou avec eux, là où
elles sont implantées.

2.2.1  L’inflexion structurelle des normes internationales


Les standards internationaux ou les normes privées sont souvent considérés
comme des « normes informelles » 144 ou des « objets juridiques non iden-
tifiés » 145 élaborés grâce à l’usage du soft power normatif par les entreprises
multinationales pour réguler simultanément leurs activités au sein de l’ordre
juridique international.

141. J. Baumgartner, Treaty Shopping in International Investment Law, Oxford, Oxford


University Press, 2016, pp. 111-150.
142. Chr. Chavagneux, M. Louis, Le pouvoir des multinationales, op. cit., pp. 21-24.
143. Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, « Les liens entre les conventions
de double imposition et les traités relatifs aux investissements », janvier 2020, pp. 27-28.
144. B. Frydman, « La concurrence des normes globales », RIDE 2018-3, p. 302.
145. B. Frydman, Petit manuel pratique de droit global, Bruxelles, Académie royale de Belgique,
2014, pp. 47-54.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 285

2.2.1.1 Le soft power normatif des entreprises multinationales


Le standard juridique est l’une des représentations du droit « doux » 146 en droit
international. Il renvoie à une dynamique normative du système internatio-
nal dans laquelle la technicité et la flexibilité deviennent des marqueurs de la
cinétique normative internationale. La définition du standard « renvoie tantôt
à une norme incontestée de droit international, tantôt à des principes n’ayant
pas un seuil de normativité suffisant pour répondre à la définition de norme
[…] De façon spécifique, la définition de standard renvoie à une norme impli-
quant l’idée d’un niveau à atteindre ou d’un modèle auquel il faut se confor-
mer et par rapport auquel l’évaluation d’une situation ou d’un comportement
doit être opérée » 147. Cette tendance s’explique par la nécessité de répondre
aux besoins des entreprises multinationales en raison de leurs activités écono-
miques transnationales. Il s’agit d’une illustration de la contractualisation du
droit international puisque ce processus normatif s’insère dans le partenariat
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entre les entreprises multinationales et certaines organisations internationales
comme cela a été exposé précédemment. L’exemple des normes développées
avec le concours de l’ONUDI, des normes sanitaires et phytosanitaires ainsi
que du Codex Alimentarius est représentatif, et en particulier celui des normes
privées développées avec le concours des entreprises multinationales évoluant
dans différents secteurs de l’économie internationale 148. En effet, les entre-
prises multinationales imposent souvent des « bonnes pratiques » dans leurs
propres codes de conduite afin de répondre aux exigences de certains standards
internationaux 149. Cet ensemble normatif génère un droit sous-jacent au droit
international inhérent à la compliance internationale 150. La soft law devient
une réalité du droit international relatif aux entreprises multinationales ; même
produite par les États, certaines normes sont des directives ou des codes de
conduite à l’intention des entreprises qui n’ont aucune valeur contraignante 151.

146. O. Quirico, « Droit “flou”, droit “doux” ou droit “mou” ? Brèves réflexions sur la “texture”
des mesures conservatoires et des constatations dans les procédures individuelles devant le
Comité des droits de l’homme », in Unité et diversité du droit international. Écrits en l’hon-
neur du Professeur Pierre-Marie Dupuy, Boston, Brill/Nijhoff, 2014, pp. 875-887.
147. J. Salmon, Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 1049.
148. R. Bismuth (dir.), La standardisation internationale privée. Aspects juridiques, Bruxelles,
Larcier, 2014, pp. 20-25.
149. V. le code de conduite d’AirBus de septembre 2019 ; le code de conduite professionnel de
Nestlé de 2007 ; les standards relatifs aux fournisseurs de Johnson & Johnson de 2017 et les
principes de conduite de Shell de 2014.
150. M.-A. Frison-Roche, Pour une Europe de la compliance, Paris, Dalloz, 2019, p. 124.
151. Y. Kerbrat, « Les manifestations de la notion d’entreprise multinationale en droit interna-
tional », in SFDI, L’entreprise multinationale en droit international, colloque de Paris 8
Vincennes/Saint-Denis, Paris, Pedone, 2017, p. 60. L’auteur semble affirmer que la notion
d’entreprise multinationale relève du droit mou en droit international étant donné son absence
formelle des textes normatifs. Ce constat conforte l’hypothèse de la latence de la normativité
inhérente à l’entreprise multinationale puisqu’elle n’est pas détectée par les radars du droit
international. Il faut dire que les instruments juridiques traditionnels du droit international ne
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 286

Yann Kerbrat semble affirmer que la notion d’entreprise multinationale relève


du droit mou au sein de l’ordre juridique international étant donné son absence
formelle des textes normatifs. Ce constat conforte l’hypothèse de la latence
de la normativité inhérente à l’entreprise multinationale puisqu’elle n’est pas
détectée par les radars du droit international. Il faut dire que les instruments
juridiques traditionnels du droit international ne permettent ni d’appréhender
la nature de l’entreprise multinationale ni de comprendre son action normative.
Cette dernière a dès lors cherché à se déjouer du système du droit en place
en neutralisant la force normative du droit international, en l’utilisant à bon
escient et à son avantage, en accroissant le rôle de la soft law dans le proces-
sus normatif international. De ce fait, le droit mou devient un outil stratégique
pour la société transnationale, car il lui permet de rester dissimulée et d’exer-
cer un certain pouvoir normatif. « Un droit mou, ou doux parce que dépourvu
de dimension contraignante, est aussi inévitablement un droit flou » 152. Cette
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stratégie permet aux entreprises multinationales de rester loin des sphères de
décisions interétatiques tout en jouant un rôle déterminant dans la canalisation
ou dans l’orientation du droit international. Cette configuration révèle une autre
réalité qui favorise cette tendance à la souplesse normative : celle de la concur-
rence normative entre les États. « À la fois acteur et arbitre de la confrontation
des forces du marché, l’État se trouve pris dans une logique concurrentielle,
libérale et internationaliste qui menace sa capacité à rester la principale source
d’édiction de la réglementation économique et financière » 153. À cet égard, le
droit négocié renvoie à ce que disait Jean-Marc Sorel : « Dans ce sens, le droit
peut être un élément actif de l’internationalisation des opérateurs poussés vers
l’extérieur par le jeu de règles internes trop contraignantes » 154. Cette pression,
exercée par les acteurs transnationaux sous l’impulsion d’une mondialisation
effrénée, oblige l’État à réduire la contrainte dans ses règles. La standardisation
de l’arbitrage transnational unilatéral constitue un reflet de ce soft power nor-
matif des entreprises multinationales. Le droit transnational poursuit un objectif
lié principalement au profit des actionnaires des multinationales, tandis que le
droit provenant des États a pour principal objectif la réalisation de la justice.
Certains expliquent l’absence de sanction du droit transnational par le fait qu’il

permettent pas d’appréhender la nature et l’action normative de l’entreprise multinationale.


Cette dernière a cherché dès lors de se jouer de ce constat. En utilisant le droit international à
bon escient et à son avantage, en accroissant le rôle de la soft law dans le processus normatif
international. De ce fait, le droit mou devient un outil stratégique pour la société ou l’entre-
prise, car il lui permet de rester camouflée et d’exercer un certain pouvoir normatif sous le
couvert du soft law.
152. J. Chevalllier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juri-
dique », Revue de droit public et de science politique 1998, n° 3, p. 678.
153. Chr. L. Baker, « L’ordre juridique de la société multinationale », in L’entreprise multinatio-
nale dans tous ses états, op. cit., p. 76.
154. J.-M. Sorel, « L’État face aux marchés financiers », in Souveraineté étatique et marchés
internationaux à la fin du 20e siècle, Mélanges en l’honneur de Philippe Kahn, op. cit., p. 307.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 287

est orienté vers la prévention des risques, celui-ci étant un élément accompa-
gnant normalement toute activité économique et intéressant principalement
les opérateurs économiques 155. En réalité, la métaphore de la toile normative
démontre que le réseau des multinationales sécrète des normes qui leur sont
destinées et pour des besoins spécifiques, ce qui instaure une certaine circularité
de ces normes. Il s’agit d’une forme d’« autopoïèse » qui permet le recyclage
des normes les plus performantes et d’évacuer les moins rentables. Cela « ren-
voie au concept de la Pareto-efficience à savoir la maximisation des richesses.
Dès lors, on évalue les actions en situation de risque ou d’incertitude à partir de
la distribution des résultats qu’elles engendrent » 156. Cette normativité générée
est accompagnée par une forme de comitas gentium de la part des États qui
se prêtent au jeu en participant à ce processus normatif et en appliquant les
règles ou en se conformant à ce type de standard dans le cadre de leurs relations
contractuelles avec les multinationales. Cela est d’autant plus plausible en rai-
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son de l’ubiquité du soft power normatif des multinationales.

2.2.1  L’inflexion structurelle des normes internationales


Les standards internationaux ou les normes privées sont souvent considérés
comme des « normes informelles » 157 ou des « objets juridiques non iden-
tifiés » 158 élaborés grâce à l’usage du soft power normatif par les entreprises
multinationales pour réguler simultanément leurs activités au sein de l’ordre
juridique international.

2.2.1.1  L’ubiquité normative des entreprises multinationales


L’expansion de la normalisation au sein de l’ordre juridique international est
en partie le produit du soft power normatif des firmes réseaux. L’application
de ces normes dépend non plus de la contrainte, mais de l’adhésion des desti-
nataires. La norme transnationale s’apparente à « un modèle ou standard, pas
toujours obligatoire, auquel on peut se conformer dans la réalisation d’une opé-
ration technique » 159. Les standards internationaux indiquent des « objectifs »
qu’il serait souhaitable d’atteindre, fixent des directives qu’il serait opportun
de suivre, formulent des « recommandations » qu’il serait bon de respecter. La
prolifération des standards conduit à une hybridation entre les pouvoirs pri-
vés et publics à l’occasion de la production de certaines normes techniques.
Les normes ISO constituent l’une des facettes de cette permanence de la

155. A. Gilles, La définition de l’investissement international, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 220.


156. L. Kornhauser, L’analyse économique du droit. Fondements juridiques de l’analyse écono-
mique du droit, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2010, p. 134.
157. B. Frydman, « La concurrence des normes globales », op. cit., p. 302.
158. B. Frydman, Petit manuel pratique de droit global, op. cit., pp. 47-54.
159. A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et sociologie du droit, Paris,
LGDJ, 1993, p. 399.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 288

normalisation hybride multidimensionnelle au service des entreprises multina-


tionales afin d’améliorer la productivité qualitative et la performance de ces
dernières 160. L’efficacité des standards ou de la normalisation technique semble
devenir un critère de légitimité des normes juridiques. La spontanéité du droit
transnational le rend encore plus imprévisible et plus opaque, car le processus
normatif est différent du droit écrit que produisent majoritairement les États
ainsi que la communauté internationale. « Il est élaboré, interprété à partir d’un
travail de comparaison et d’hybridation entre divers ordres juridiques nationaux
et internationaux. La démarche comparative peut, dans certains cas, revêtir un
caractère systématique du fait de son institutionnalisation via des procédures et
des instruments » 161. Cette hybridation normative reste le fruit des partenariats
amorcés entre les Nations Unies et les entreprises multinationales dans diffé-
rents domaines par le biais de la contractualisation de ce type de normes et dans
lesquels le soft power normatif des entreprises sera exercé d’une manière sys-
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tématique. Les enceintes dans lesquelles se déroulent parfois les pourparlers ou
les discussions sèment le trouble sur la nature du standard qui est à la fois public
et privé 162. L’adoption des standards transnationaux représente la volonté des
opérateurs transnationaux et passe essentiellement par la concertation de tous
les acteurs transnationaux, exempli gratia, la comitologie au sein des institu-
tions européennes ou le filtrage normatif de l’EFFRAG 163. Ces deux exemples
sont le terreau de ce soft power normatif susceptible d’orienter les normes selon
le bon vouloir des sociétés et dans la direction qu’elles estiment idéales. Par ail-
leurs, à côté de l’efficacité normative, cette standardisation, qu’elle soit privée
ou publique, contribue à l’harmonisation normative, ce qui conduit à la stabili-
sation de l’environnement juridique au profit des entreprises multinationales 164.
Dès lors, le droit transnational constitue un moyen pour réduire les risques et
un versant moderne du principe de due diligence en droit international écono-
mique 165. Fabrizio Marella souligne justement qu’« on peut observer que les
personnes privées sont peu impliquées dans l’élaboration du droit interétatique
économique alors qu’il y a une participation pleine et immédiate à l’élaboration

160. J. Wouters, « Le statut juridique des standards publics et privés dans les relations écono-
miques internationales », RCADI 2020, t. 407, pp. 67-69.
161. Th. Delpeuch, « Une critique de la globalisation juridique de style civiliste. État de réflexions
latines sur la transnationalisation du droit », Droit et société 2012, n° 82, pp. 747-748.
162. J.-S. Bergé, « Topographie des rapports “pouvoirs privés économiques” et “ordre public éco-
nomique” autour de la figure générale du standard », RIDE 2019-1, p. 29.
163. L’European Financal Reporting Advisory Group est composé d’un comité qui décide à huit
clos concernant les normes comptables internationales IFRS produites par l’IASB, un comité
privé financé par des multinationales et qui dépend de la Commission européenne.
164. F. Ost, M. Van De Kerchove, De la pyramide au réseau ? pour une théorie dialectique du
droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2003, pp. 113-114.
165. M. Disant, G. Lewkowicz, P. Turk, Les standards constitutionnels mondiaux, Bruxelles,
Bruylant, 2018, pp. 209-240.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 289

du droit transnational économique » 166. Cette dynamique normative développée


par les sociétés transnationales semble s’expliquer par l’espace normatif lacu-
naire que représente le droit international à bien des égards, y compris lorsqu’il
s’agit d’activités de personnes privées nécessitant très rapidement un statut ou
une innovation juridique en droit international 167. Le constat final est que cette
omniprésence du soft power normatif des multinationales a permis à celles-ci
de devenir un canal de diffusion et de dissémination des normes internationales.

2.2.2  La dissémination substantielle des normes internationales


Les entreprises multinationales constituent dès lors un relais au service du droit
international. D’une part, elles participent en majeure partie à l’élargissement
et au transfert du droit international. D’autre part, dans leurs activités, elles sont
amenées à mettre en œuvre le droit international tout en s’y conformant ou en
incitant les États à s’y conformer.
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2.2.2.1  La translation normative
L’exportation ou l’extension normative sont deux notions voisines et interdé-
pendantes qui retracent un processus de translation normative effectué par les
multinationales. La première vise à poursuivre l’objectif de la norme interna-
tionale ou du standard par l’entreprise et la seconde vise à contraindre un sujet
ou un acteur de droit international à se conformer à cette règle en cas de man-
quement. Cette pratique met en lumière le rôle de gardien ou de protecteur
du droit international exercé par les entreprises multinationales, ce qui reste
une approche iconoclaste, mais fort intéressante. Selon Jay Butler, il existe
différentes raisons qui animent les entreprises gardiennes du droit internatio-
nal. « The corporate keeper phenomenon encompasses a broad range of busi-
ness activities and decision support of international law » 168. L’auteur mêle
les notions d’extension, d’exportation et d’application du droit international
alors que les deux premières notions signifient la même chose, la troisième
relevant par ailleurs d’un autre champ. C’est pour cela que la question de l’ap-
plication du droit international par les entreprises multinationales sera traitée
séparément. Plusieurs intervenants peuvent inciter les entreprises à rendre leur
conduite conforme aux principes du droit international. Parmi ces intervenants,
figurent les organisations internationales, les organisations non gouvernemen-
tales et parfois les médias. Par exemple, il est mentionné dans les principes

166. F. Marella, « L’individu et le droit international économique », in Le droit international


économique à l’aube du XXIe siècle. En hommage aux professeurs Dominique Carreau et
Patrick Juillard, Paris, Pedone, 2009, p. 237.
167. V. Laserre, Le nouvel ordre juridique. Le droit de la gouvernance, Paris, LexisNexis, 2015,
pp. 205-223.
168. J. Butler, « The Coporate Keepers of International Law », American Journal of International
Law, 2020, vol. 114, issue 2, p. 191.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 290

directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme
que, lorsqu’elles le peuvent, celles-ci doivent ne pas s’opposer à l’exercice des
droits de l’homme et au contraire promouvoir la réglementation internationale
de protection des droits de l’homme 169. Le représentant spécial du Secrétaire
général des Nations Unies rappelle dans le point 6 de son rapport que « les États
devraient promouvoir le respect des droits de l’homme par les entreprises avec
lesquelles ils effectuent des transactions commerciales » 170. La circulation des
normes internationales de protection des droits de l’homme semble évidente au
travers de ces principes et les sociétés ont un rôle à y jouer. La conclusion des
contrats devrait obéir aux standards internationaux de promotion et de protec-
tion internationale des droits de l’homme. Il se dégage de ce même principe
un besoin d’assistance de la part des multinationales dans les zones de conflit
armé. C’est l’une des différentes formes de la translation normative remplie par
les entreprises multinationales. La translation normative se présente également
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sous une forme d’internalisation des normes internationales. Le cas des trai-
tés bilatéraux d’investissement qui ouvrent différents droits aux investisseurs
(multinationales) demeure à juste titre très édifiant, spécialement au regard de
l’impact de ces traités sur la gouvernance nationale de l’État d’accueil 171. Le
fait d’invoquer des clauses de protection des droits de l’homme (tels que la
liberté d’investir ou le droit propriété) figurant dans les contrats ou celles visant
à contourner la juridiction de l’État d’accueil par l’arbitrabilité internationale
d’éventuels différends contractuels entre ce dernier et l’entreprise enracine
davantage le droit international. Le principe de primauté du droit international
sur le droit interne, tel qu’il est prévu par l’article 27 de la Convention de Vienne
sur le droit des traités du 23 mai 1969, vient se greffer sur la clause compro-
missoire insérée dans les TBI ainsi que les droits garantis aux entreprises dans
les mêmes traités. De cette façon, ces sociétés (investisseurs) contribuent acti-
vement à l’extension du droit international et à opposer aux États leurs propres
obligations internationales 172. Le droit international façonne dès lors le compor-
tement des sociétés transnationales et met à l’ordre du jour l’interaction norma-
tive forte entre les normes internationales et la conduite des entreprises au sein
du système juridique international. L’exigence de la conformité au droit inter-
national constitue l’une des facettes de l’extension normative réalisée par les
multinationales chinoises dans le différend relatif à la propriété intellectuelle

169. Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, mise en œuvre du cadre
de référence protéger, respecter, réparer, Genève, Nations Unies, 2011.
170. Rapport du représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies chargé de la question
des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, A/HCR/17/31,
21 mars 2011, p. 12.
171. J. Calamita, « The Internalisation of Investment Treaties and the Rule of the Law Promise »,
Oxford University, conférence, 7 mars 2019.
172. J. Butler, « The Coporate Keepers of International Law », op. cit., pp. 199-200.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 291

qui les oppose au gouvernement américain 173. Pendant la période de la guerre


commerciale entre la Chine et les États-Unis 174, les entreprises étaient d’une
manière plus visible un vecteur de translation normative et de mise en œuvre
des sanctions économiques prises par les États. Les entreprises appliquent ces
sanctions conformément au droit international d’une manière ciblée et précise,
ce qui évite entre autres les dommages collatéraux 175. L’accord conclu entre
la Chine et les États-Unis le 15 janvier 2020 à Washington reste une illustra-
tion de la traduction des intérêts et objectifs des multinationales américaines
et chinoises. Les entreprises américaines ont effectué des demandes auprès
du gouvernement américain afin d’être davantage protégées sur le plan juri-
dique. Les entreprises chinoises ont également essayé de protéger leurs acquis
auprès de leur propre gouvernement. Le fait pour les entreprises d’invoquer des
règles internationales lors d’une lutte pour gagner des marchés internationaux
engendre une extension automatique du droit international. L’accord possède
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une double dimension : d’une part, un recalibrage des relations commerciales
interentreprises et interétatiques et, d’autre part, une normalisation des relations
économiques entre les deux pays. Il s’agit principalement des clauses relatives
à la propriété intellectuelle, au transfert de technologie, et de celles relatives
aux produits alimentaires agricoles et financiers. L’intégration de ces clauses
permet plus de protection des entreprises américaines contre la politique com-
merciale prônée par Pékin 176. L’exportation et l’extension du droit international
par les multinationales ne doivent pas faire oublier le rôle de plus en plus appa-
rent de celles-ci dans la mise en œuvre des normes internationales.

2.2.2.2  La réalisation normative


Chemin faisant, les sociétés transnationales contribuent activement entre autres
à la mise en œuvre du droit international des investissements et du droit interna-
tional de l’environnement. L’entreprise multinationale devient même un acteur
incontournable en matière de promotion et de protection de l’environnement.
Cela ouvre la voie à une autre perception du rôle normatif que peuvent jouer
les multinationales, celle d’un relais pour le droit international (la conformité
au droit international comme nouvelle exception au principe de l’effet rela-
tif des traités). En effet, le contrat semble devenir un instrument privilégié
d’application des normes internationales de soft law. Et dès lors, tandis que
la ­convention-cadre pour le climat relève de la hard law, les contrats interna-
tionaux en viennent, eux, à obéir aux principes de la soft law. On voit ainsi

173. https://www.fr.com/shenzhen-office-open/, consulté le 20 octobre 2020.


174. L.J. Lau, The China-U.S. Trade War and Future Economic Relations, Hong Kong, The
Chinese University Press, 2019, p. 222.
175. J. Butler, « The Coporate Keepers of International Law », op. cit, pp. 215-216.
176. Economic and trade agreement between the government of United States of America and
government of the People’s Republic of China, 15 janvier 2020. V. les chapitres 1, 2, 3 et 4.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 292

le contrat devenir une source d’obligations contractuelles pour les entreprises


multinationales, y compris dans des domaines considérés comme purement
interétatiques tels que celui de la lutte contre les changements climatiques 177.
Ainsi, les engagements de ces opérateurs économiques internationaux peuvent,
dans le respect du droit international de l’environnement, prendre différentes
formes. Cette réalisation du droit international peut se faire lors de l’assimila-
tion du droit international par ces entreprises au travers des codes de conduite
d’entreprises 178. Par ailleurs, l’application du droit international par les mul-
tinationales se fait par la mise en œuvre des accords contractuels ou conven-
tionnels ou encore par la voie juridictionnelle. Les multinationales sont visées
par des obligations internationales dans les accords internationaux d’inves-
tissement de seconde génération qui intègrent des clauses de responsabilité
sociale des entreprises. Ces clauses poussent les entreprises multinationales à
se conformer, dans l’exercice de leurs activités, aux normes environnementales
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et sociales de l’État d’accueil. Ces clauses peuvent être limitées à la protec-
tion de l’environnement et au développement durable ou couvrir des domaines
plus larges tels que les droits de l’homme, le droit social, le droit fiscal, etc.
Le cas des traités bilatéraux d’investissement conclus entre le Maroc et le
Nigéria (article 13 du TBI) en 2016, ainsi qu’entre le Maroc et le Brésil en
2019 (article 23) constituent des exemples édifiants 179. Parfois, les États dans
lesquels les multinationales s’installent sont moins exigeants sur le plan de la
sécurité que les entreprises elles-mêmes qui vont bénéficier un degré de pro-
tection plus élevé en raison des standards qu’elles utilisent à l’échelle de leurs
différentes filiales. L’« importation » de ces standards sera ou non consentie
par les entreprises selon les différents cas de figure. Cependant, la participa-
tion des entreprises à la mise en œuvre du droit international est considérée
comme subversive en matière environnementale lorsqu’elle favorise les inté-
rêts économiques au détriment des enjeux écologiques avec une forte limitation
de l’action des États, notamment dans le cadre du contentieux arbitral trans-
national devant le CIRDI 180. Les arbitres CIRDI appliquent progressivement
des éléments relatifs au droit de l’environnement et aux droits de l’homme en
les combinant avec les règles de protection des investissements étrangers sur

177. B. Fauvarque-Cosson, « L’entreprise, le droit des contrats et le changement climatique »,


D. 2016, p. 324.
178. V. les codes de conduite cités ci-dessus relatifs à différentes sociétés transnationales.
179. TBI Maroc-Nigéria, signé le 3 décembre 2016 : https://investmentpolicy.unctad.org/inter-
national-investment-agreements/treaties/bilateral-investment-treaties/3711/morocco---­
nigeria-bit-2016-, consulté le 15 octobre 2020. TBI Maroc-Nigéria, signé le 13 juin 2019 :
https://investmentpolicy.unctad.org/international-investment-agreements/treaties/bilateral-­
investment-treaties/4905/brazil---morocco-bit-2019-, consulté le 15 octobre 2020.
180. G. Garcia Batista Lima, « Des limites et possibilités pour la protection de l’environnement
en droit transnational : Le cas du CIRDI et le cas “des marchés” de compensation pour l’envi-
ronnement », in F. Snyder and Y. Lu (eds.), The Future of Transnational Law/L’avenir du
droit transnational, Bruxelles, Bruylant, 2015, pp. 306-316.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 293

demande des sociétés transnationales 181. Cela démontre que les multinationales


influencent dorénavant le droit international par leur concours à sa mise en
œuvre 182. L’application volontaire ou facultative des règles internationales par
les multinationales représente un cheminement nouveau pour le droit interna-
tional, mais cela ne doit pas conduire à éviter la cristallisation éventuelle d’une
coutume qui consacrera la responsabilité des entreprises en droit international
et un devoir de mise en œuvre de celui-ci par ces entreprises 183. L’application
du droit international par les États à cause des multinationales est un moyen de
réalisation du droit international stimulé par les multinationales. On peut citer,
à titre d’exemple, le litige opposant Airbus à Boeing, deux multinationales, qui
se transforma en différend commercial international entre l’Union européenne
et les États-Unis, relativement aux subventions illicites accordées par les États à
ces deux groupes leaders de l’aéronautique mondial. Il s’agit d’une guerre com-
merciale par interposition, qui se déroula au sein de l’OMC et qui dura plus de
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seize ans. L’arbitre de l’OMC a rendu récemment une décision qui condamne
les États-Unis et autorise l’UE à prendre des mesures de rétorsion à hauteur de
4 milliards de dollars. Cette décision arbitrale constitue un cas concret d’appli-
cation du droit international économique au profit d’une entreprise multinatio-
nale et au détriment d’une autre 184.

CONCLUSION
Le pouvoir normatif adjacent développé par les multinationales échappe au
droit international, d’une part, à cause de son élaboration au sein de la sphère
transétatique en recourant à des modes semblables à ceux des États, mais avec
une finalité différente et, d’autre part, du fait de son déploiement en marge des
circuits normatifs westphaliens, particulièrement dans une perspective pure-
ment transnationale. L’exemple de la diplomatie entrepreneuriale (diplomatie
institutionnelle et commerciale) développée par ce type de sociétés reste une
première au sein du système juridique international. L’ubiquité normative des
sociétés transnationales va à l’encontre du modèle normatif interétatique, ce

181. O. Danic, « Droit international des investissements, droits de l’homme, droit de l’environne-
ment », in Ch. Leben (dir.), Droit international des investissements et de l’arbitrage transna-
tional, op. cit., pp. 553-569.
182. A. Telesetsky, « Co-regulation and the Role of Transnational Corporations as Subjects in
Implementing International Environmental Law », in A. Byrnes, M. Hayashi, Chr. Michaelsen
(eds.), International Law in the New Age of Globalization, op. cit., pp. 287-293.
183. M. Chemillier-Gendreau, « L’entreprise est-elle soumise aux règles de droit internatio-
nal ? », in A. Supiot (dir.), L’entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives écono-
miques et juridiques, op.cit., pp. 100-101.
184. OMC, États-Unis – Mesures affectant le commerce des aéronefs civils gros porteurs, décision
de l’arbitre en vertu de l’article 22 :6 du Mémorandum d’accord sur le règlement des diffé-
rends, WT/DS353/ARB, 13 octobre 2020.
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 294

qui a exigé un élargissement conceptuel relatif aux normes internationales. Au


demeurant, l’ouverture du droit international à ces nouvelles formes de nor-
mativité constitue un nouveau champ d’exploration pour les internationalistes,
grâce à des méthodes et des techniques propres. Les sociétés transnationales
déploient des outils et des instruments du droit international sans pour autant
pouvoir participer pleinement aux rapports juridiques internationaux comme
les États. Le mode de production normative disruptive des entreprises multina-
tionales est assez remarquable et constitue l’un des points d’achoppement au
sein de l’ordre juridique international. Il révèle une normativité sous-jacente
des entreprises avec des effets ambivalents : l’optimisation des normes inter-
nationales et la stimulation du processus normatif international. La marchan-
disation rampante des normes internationales reste le résultat d’une tendance
normative spécieuse des marchés internationaux. Le soft power normatif déve-
loppé par les sociétés transnationales reste difficile à appréhender par la pensée
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juridique internationaliste qui devra développer une nouvelle grille d’analyse
capable de mieux cerner les stratégies juridiques des multinationales. Volens
nolens, le phénomène de canalisation des normes internationales poursuivie par
ces entreprises est la conséquence de l’enchevêtrement des marchés, des activi-
tés commerciales des entreprises et des États. La place occupée aujourd’hui par
les entreprises multinationales au sein de l’ordre juridique international consti-
tue une question aux confins incertains des ordres juridiques transnational et
international et des interactions normatives en plusieurs systèmes de droit. Les
manœuvres normatives des entreprises multinationales génèrent des modula-
tions qui accroissent davantage la diversité et la densité du droit international.
La sagacité de l’entreprise multinationale réside dans son assimilation du droit
international pour une utilisation optimale, comme moyen d’action ou de réac-
tion afin de défendre ses intérêts partout dans le monde.

SUMMARY: THE NORMATIVE POWER


OF MULTINATIONAL CORPORATIONS
IN INTERNATIONAL LAW
The analysis presented in this article reveals the adjacent and underlying nor-
mative role of transnational corporations due to their statutory non-existence
within the international legal order. Their active participation in international
institutions through the development of a diplomacy around standards contrib-
utes consecutively to the normative action of these corporations from a proac-
tive point of view and from a reactive point of view in international law. The
entry of multinational corporations into the international normative process
reflects their normative power both in international law and in relation to in-
ternational law. The elusive legal nature of multinational corporations and the
Le pouvoir normatif des entreprises multinationales en droit international 295

fluctuating normativity of the international normative corpus generate a pri-


vate instrumentalization of international standards, which leads to the transfor-
mation of these economic operators into legal operators, since they contribute
to the dissemination of international law.

Mots clés : entreprise multinationale, société transnationale, pouvoir normatif,


droit international, arbitrage transnational

Keywords: multinational corporation, transnational corporation, normative


power, international law, transnational arbitration
© Association internationale de droit économique | Téléchargé le 23/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.249.152.242)

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