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La persuasion et la rhétorique. Appendices critiques.

Carlo
Michelstaedter
Traduit de l’italien par Marilène Raiola et Tatiana Cescutti.
L’éclat/poche, éditions de l’éclat, 2015, 471 p., 12 €
Claude Rabant
Dans Che Vuoi ? 2015/1 (HS1), pages 230 à 234
Éditions Le Cercle freudien
ISSN 0994-2424
DOI 10.3917/chev1.hs01.0230
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La persuasion et la rhétorique
Appendices critiques
Carlo Michelstaedter
Traduit de l’italien par Marilène Raiola et Tatiana Cescutti
L’éclat/poche, éditions de l’éclat, 2015, 471 p., 12 €

Q uel vertigineux plaisir que la lecture de cet ouvrage


laissé par un jeune homme de vingt-trois ans, en 1910,
à la fois comme mémoire de maîtrise et comme testament, mé-
moire qu’il n’aura pas même eu le temps de soutenir, puisqu’il
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se donne la mort aussitôt sa rédaction achevée, le 17 octobre
1910. Mémoire fulgurant, et mémoire fulgurante, plein encore
d’une adolescence emportée, et cependant nourri de toute la
culture occidentale à son apogée, qu’il cite à longueur de pages,
car la moitié de ses pages sont en grec, passant continûment
d’une langue à l’autre, d’une pensée à l’autre, afin de mieux
se saisir soi-même en citant les autres : Parménide, Héraclite,
Empédocle… Socrate… L’Ecclésiaste… Le Christ… Eschyle,
Sophocle… Simonide… Pétrarque… Leopardi1…
Toute la culture occidentale un instant rassemblée à la veille
de la crise qui va l’emporter dans le déchirement de l’Europe.
Méditation intense sur la parole et sur la vie, sur leur vio-
lence réciproque et le savoir que nous pouvons en attendre,
au passage, comme sujet. « Moi je sais que je parle parce que
je parle mais que je ne persuaderai personne ; et c’est une

1. Au prix de quelques erreurs typographiques, cette édition de l’Éclat/poche nous


en offre entre parenthèses à chaque fois une traduction française.

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malhonnêteté – mais la rhétorique αναγκαζει με ταυτα δραν
βια2 – ou, en d’autres termes, si quelqu’un a mordu dans une
sorbe perfide, il faut bien qu’il la recrache3. » En ce sens, la
persuasion peut se définir comme un « combat implacable »
contre Aristote, prince de la rhétorique. Et la rhétorique, c’est
cette « sorbe perfide » qu’il faut recracher. En regard, ce que
Carlo Michelstaedter nomme « persuasion » désigne le fait de
« prendre possession du bien, de sa propre âme, être égal à soi-
même (être persuadé)4… » Dès lors, s’appropriant, comme le
fera Freud, la devise de la Ligue hanséatique, il peut s’écrier :
« [être persuadé] est nécessaire ; vivre n’est pas nécessaire5 ! »
Ainsi l’ouvrage entier peut-il être considéré comme une per-
suasion de soi-même, contre la nécessité de vivre : contre le
« il faut bien vivre – Dei eme zhn ». Car, il le répète, ce qui fait
obstacle à cette persuasion, et donc à notre vie même, à son
intensité, c’est la peur de la mort. Car la vie est comme sans
cesse insuffisante à elle-même, la vie est toujours en manque
d’elle-même. « Un poids pend à un crochet et parce qu’il pend
il souffre de ne pouvoir descendre (…) et en tant qu’il pend il
est dépendant. Nous voulons le satisfaire : nous le délivrons
de sa dépendance. […] Mais s’arrêter ne le contente en aucun
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des points atteints et il veut descendre encore… » Ainsi « Et
aucune vie n’est jamais rassasiée de vivre en aucun présent, car
elle est vie en tant qu’elle se continue, et elle se continue dans
le futur en tant qu’elle manque de vie6. »
« Or l’homme recherche auprès des autres choses dans le
futur ce dont il éprouve en soi le manque : la possession de soi-
même : mais en tant qu’il veut, et en tant qu’il est préoccupé
par le futur, il échappe à soi-même dans chaque présent7. »
On pense évidemment à Spinoza, et à cette « persévération
dans l’être » qui fait que le corps ne peut dire ce qu’il veut ou
que nul ne saurait savoir ce que peut le corps, tel pierre qui tombe,
laissant ainsi le désir, comme essence de l’homme, en tant que
2. Sophocle, Électre, v. 620.
3. Première phrase de la préface de l’auteur lui-même, p. 19.
4. C. Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique Appendices critiques, éditions de
l’éclat, p. 218. [Les italiques dans les citations sont de l’auteur lui-même. N.d.E]
5. Ibid., p. 218.
6. Ibid., p. 24.
7. Ibid., p. 26.

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Che vuoi ? Hors-série

nous sommes affectés par nous-mêmes et par le monde, à sa libre


détermination infinie. Or cette libre détermination infinie ne
peut être que le présent lui-même, dont la limite sans cesse nous
fuit, c’est-à-dire la transcendance, l’unité de substance, l’un du
signifiant, l’être et le non-être mêlés – l’unité du sujet à travers
tous ses affects, ce que Lacan nomme la « confrontation au signi-
fiant primordial ». Carlo Michelstaedter en donne en quelque
sorte la version athée, mais non moins mathématique.
« être né, ce n’est que vouloir continuer : les hommes vivent
pour vivre : pour ne pas mourir. Leur persuasion, c’est la peur
de la mort, être né ce n’est que craindre la mort. De sorte que si
la mort devient pour eux certaine dans un futur certain – ils se
révèlent déjà morts dans le présent. […] Leur vie n’est que peur
de la mort. […] Qui craint la mort est déjà mort8. » Par suite,
« Qui veut avoir un seul instant à soi sa propre vie, être un seul
instant persuadé de ce qu’il fait – doit s’approprier le présent ;
voir chaque présent comme le dernier, comme si ensuite la mort
était certaine ; et dans l’obscurité se créer par soi-même la vie9 ».
S’ensuit une guerre avec les mots, car les mots, en tant qu’ils
signifient, cachent autant qu’ils disent, et, à l’occasion de l’inten-
tion constituant la signification à travers le vouloir dire, créent
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l’illusion d’un Sujet absolu10. « Car le sujet, en tant qu’il parle,
imagine qu’il est Sujet absolu. Toute chose dite a un Sujet qui
imagine qu’il est absolu. L’illusion de l’individualité dans sa
forme éventuelle, en tant que le “chaque-fois-Sujet” qui parle,
c’est l’intention : c’est-à-dire ce que croit vouloir ce sujet qui parle,
en chaque occasion, et que nous devons présupposer à chaque
discours (tout comme on caractérise un personnage dans une
pièce de théâtre11). » Ainsi, de proche en proche, « le savoir χωρις
του βιου [coupé de la vie] n’est autre que le système des noms,
indifférent et illimité. Et ce système qui ne donne pas les choses
mais parle à propos des choses12... »
Au niveau collectif, au niveau de la cité, dès lors, un tel sys-
8. Ibid., p. 59-60.
9. Ibid., p. 60.
10. Il y a là une analyse du langage proche de celle que développe Barbara Cassin à
propos de la formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel », en tant que critique
de la « rhétorique » aristotélicienne de la signification.
11. Ibid., p. 197.
12. Ibid., p. 208.

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La persuasion et la rhétorique

tème engendre « la convention des violents, qui est à la base


de toute cité, est accepté comme fondement de la cité de la
justice13 » par Platon dans la République. Ou encore la « clique
des malfaisants : la κοινωνια κακων14 » – ce qu’aujourd’hui nous
pouvons appeler le « discours du maître » ou l’ère de la mar-
chandise (le « service des biens », dit Lacan) : « Dès lors qu’est
acceptée, en tant que vie libre, la vie constituée des besoins
élémentaires, nous instituons dans la cité la liberté d’être
esclaves ; dès lors qu’est accepté comme juste le principe de la
violence qui affirme la nécessité de la continuation, son affir-
mation apparaît juste pour chaque besoin15. »
En revanche, « l’éducation socratique (telle que nous la
connaissons à travers Platon) est créatrice d’hommes16 », elle en-
seigne la persuasion : « prendre possession du bien, de sa propre
âme, être égal à soi-même17 ». Elle proclame une « vérité qui
ébranle l’individu dans ses fondements et déchaîne en lui l’exi-
gence d’un présent plus dense18 ». Ainsi se définit une exigence
d’autarcie : « L’homme doit être lui-même, il doit posséder tout
en soi, il doit être αυταρκης [auto-suffisant]19. » Il ne doit pas se
laisser emporter par la nécessité, l’άnagkaῖon, par « la creίa [le
besoin], la déficience de de toutes choses : le manque de l’être,
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le non-être, le mal20 ».
« Mais Socrate n’est plus, et Platon, se tenant en dehors du
courant de la vie vécue, fait le philosophe, et “depuis la rive
paisible de son égoïsme” (Hegel), il ne perçoit plus ce qu’il y a
de déraisonnable, ce qu’il y a de douloureux dans ce flux, mais
observe de quelle manière l’eau, dans son flux nécessaire, forme
et reforme toujours les mêmes tourbillons aux mêmes endroits,
se brise toujours sur les mêmes écueils d’un même mouvement
de vague, avec la même écume, les mêmes jaillissements, les
mêmes jeux de lumière, puis réfléchit dans son paisible miroir
l’immobilité du ciel et des berges. Une eau toujours renouvelée
13. Ibid., p. 213.
14. Ibid., p. 182.
15. Ibid., p. 214.
16. Ibid., p. 218.
17. Ibid., p. 218.
18. Ibid., p. 217.
19. Ibid., p. 218.
20. Ibid., p. 224.

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– toujours les mêmes formes : la stabilité de l’instable : c’est la
porte ouverte à l’infinie rhétorique philosophique21. »
« Jeux de la rive avec l’onde », dira Lacan, répétition indéfinie
du malaise dans la civilisation (Freud), ou dérive de la société
du spectacle (Guy Debord)…
Claude Rabant
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21. Ibid., p. 226.

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