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Edmond-Marc Lipiansky
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1. Naissance de la psychanalyse, p. 196. Il désigne ici par neurotica la théorie des névroses qu’il
a élaborée antérieurement et qui voit dans la séduction sexuelle précoce de l’enfant par un adulte
la cause des troubles ultérieurs.
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Cette lettre célèbre a été abondamment citée et, pour les commen-
tateurs, elle constitue en quelque sorte l’acte de naissance de la psycha-
nalyse. Freud évoque lui-même ce tournant dans sa pratique et sa
construction théorique dans Ma Vie et la psychanalyse : « Il me faut
faire mention d’une erreur dans laquelle je tombai pendant quelque
temps et qui aurait bientôt pu devenir fatale à tout mon labeur » (p. 43).
Il s’agit de l’étiologie traumatique des névroses, et plus précisément de
la thèse de la séduction sexuelle de l’enfant par un adulte, le plus sou-
vent son père. Or il dit reconnaître que ces scènes de séduction n’étaient
que des fantasmes liés aux désirs incestueux de l’enfant.
Freud parle donc d’une erreur rectifiée qui devait le mettre sur la
voie du complexe d’Œdipe. E. Jones, son biographe, écrit à ce propos
que « Freud découvrit la vérité » ; il loue le courage du chercheur qui a
su remettre en cause ses premières hypothèses à partir des données aux-
quelles il était confronté. Jones écrit : « Arrivé à ce tournant, il n’hésite
point à manifester dans toute leur ampleur son intégrité, son courage, sa
perspicacité psychologique » (1958, p. 293). Courage d’autant plus
grand qu’en renonçant à sa théorie de la séduction, il renonçait aussi,
comme il le souligne lui-même dans sa lettre, aux espérances qui l’ac-
compagnaient : « Une célébrité éternelle, la fortune assurée, l’indépen-
dance totale, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants tous les
graves soucis qui ont accablé ma jeunesse. » Cette image du grand
savant, capable par honnêteté scientifique de renoncer à l’argent et aux
honneurs, a été célébrée par tous ses biographes.
Mais elle risque de masquer la transition douloureuse, faite de
crises, de doutes et de ruptures, qui a marqué ce changement théorique.
ici, Freud défendra toujours l’idée que les souvenirs retrouvés grâce au
travail psychanalytique renvoient à des éléments réels de la vie.
D’ailleurs, il avait lui-même réfuté l’objection du souvenir inventé dans
un article de mars 1896 intitulé « L’hérédité de l’étiologie des
névroses ». Il y écrit : « Comment peut-on rester convaincu de la réalité
de ces confessions d’analyse », puis « comment se prémunir contre l’in-
clination à mentir et la facilité d’invention attribuée aux hystériques ? »
(Freud, 1973, p. 56).
Freud répond longuement et rigoureusement à cette question. Il note
que « l’événement précoce en question a laissé une empreinte impéris-
sable dans l’histoire du cas ; il y est représenté par une foule de symp-
tômes et de traits particuliers, qu’on ne saurait expliquer autrement ». Il
ajoute encore : « Je m’accuserais de crédulité blâmable moi-même, si je
ne disposais de preuves plus concluantes. Mais c’est que les malades ne
racontent jamais ces histoires spontanément, ni ne vont jamais dans le
cours d’un traitement offrir au médecin tout d’un coup le souvenir com-
plet d’une telle scène […]. Aussi faut-il leur arracher le souvenir mor-
ceau par morceau, et pendant qu’il s’éveille dans leur conscience, ils
deviennent la proie d’une émotion difficile à contrefaire » (p. 56).
Ce n’est donc pas par crédulité que Freud a accordé foi à l’impor-
tance du traumatisme sexuel précoce ; c’est, à l’issue d’une dizaine
d’années de recherche, pour l’avoir mainte fois rencontré dans le cours
de ses analyses. D’ailleurs, chaque fois qu’il l’a pu, il a cherché à véri-
fier l’exactitude des faits allégués auprès de l’entourage et à en confir-
mer la réalité. Par la suite, Freud s’efforcera toujours de distinguer
vérité et fiction, fantasme et souvenir (comme on le constate, par
exemple, dans « L’homme aux loups » où il traque, avec un soin de
détective, les éléments de la réalité qui sous-tendent les souvenirs de son
patient).
Tout ceci relativise aussi le premier argument. Que dans certains
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L’isolement de Freud
Autre chose nous alerte dans cette fameuse lettre à Fliess, que nous
avons déjà évoquée : Freud souligne qu’en renonçant à sa première
théorie, il renonce à la gloire et à la fortune. Car là, il semble bien qu’il
confonde fantasme et réalité. En effet, la situation, à l’époque, est bien
différente de ce qu’il suggère. Loin de lui apporter reconnaissance et
clientèle, sa théorie de la séduction a fait scandale dans les milieux
médicaux viennois et l’a plongé dans un profond isolement dont il ne
cesse de se plaindre amèrement. Elle a été la cause de sa brouille avec
son confrère J. Breuer (qui l’accuse de « folie morale » et de « paranoïa
scientifica »).
Lorsqu’il rendit publique sa théorie dans les milieux médicaux et
psychiatriques, les réactions furent entièrement négatives : « J’eus le
sentiment, dit Freud, d’être méprisé et que tout le monde me fuyait. »
Le 21 avril 1896, il fit à la Société viennoise de psychiatrie et de neuro-
logie une communication sur « l’étiologie de l’hystérie ». L’accueil fut
glacial. Krafft-Ebing qui présidait la séance se contenta de dire : « Ça
ressemble à un conte de fées scientifique. » Ses collègues l’accusèrent
de prêter foi à ce qui n’était que fantasmes et affabulations hystériques.
En défendant l’hypothèse de la séduction, Freud dressait donc contre lui
l’ensemble des milieux médicaux d’Autriche et d’Allemagne ; au
contraire, en y renonçant et en adoptant la théorie du fantasme, il se rap-
prochait des positions psychiatriques dominantes et retrouvait l’appro-
bation de ses collègues. Ses allusions à la gloire et à la fortune peuvent
apparaître ainsi comme une remarquable dénégation de la réalité et de
l’influence que l’environnement social a pu exercer sur les idées du
chercheur.
On peut donc penser que les raisons invoquées dans la fameuse
lettre du 21 septembre 1897 ne sont pas très convaincantes et peuvent
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Le travail du deuil
Le tournant
génératrice” [de névrose] a été une femme âgée et laide, mais intelli-
gente, qui m’a beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer » ; ensuite, vers
l’âge de 2 ans et demi, explique-t-il, sa libido s’est tournée vers sa mère
à l’occasion d’un voyage où il a pu, « sans doute ayant dormi dans sa
chambre, la voir nue ». On est étonné de constater que Freud, qui n’ac-
corde aucun crédit aux récits des névrosés, s’appuie, dans l’explication
de sa propre névrose, sur cette hypothétique reconstruction. Mais elle
lui permet d’innocenter le père pour faire retomber la faute et la culpa-
bilité sur le fils (et accessoirement sur la vieille servante). Ce n’est plus
l’adulte qui est responsable, c’est la victime (l’hystérique ou l’enfant)
coupable de désirs inconscients.
On se souvient alors du rêve de Freud au lendemain de l’enterrement
de son père : « On est prié de fermer les yeux » ; fermer les yeux sur ses
propres manquements à l’égard de son père comme il l’interprète ; mais
il ajoute aussi : « Le rêve émane d’une tendance au sentiment de culpa-
bilité, tendance très générale chez les survivants » (NP, p. 152). Une
autre interprétation serait alors de dire que c’est ce sentiment de culpa-
bilité qui pousse Freud à fermer les yeux sur les fautes du père.
Ainsi, après un an d’un deuil difficile qui l’a fait sombrer dans la
névrose, Freud a enterré la théorie de la séduction et a commencé à
s’orienter vers la théorie du complexe d’Œdipe. À propos du complexe
d’Œdipe, on peut ouvrir une parenthèse et noter que Freud ne retient
qu’une partie du mythe, celle qui montre Œdipe tuant son père et épou-
sant sa mère ; il laisse dans l’ombre tout ce qui concerne Laïos, le père
d’Œdipe. Or ce que raconte le mythe est particulièrement éclairant. Il y
a, à l’origine de la malédiction qui pèse sur les Labdacides, un crime
commis par Laïos : réfugié auprès du roi Pélops, il éprouva une passion
violente pour son fils Chrysippe, enleva le jeune homme qui, de honte,
se suicida. Voilà la faute de Laïos : un viol homosexuel sur le fils de son
hôte. On peut souligner aussi qu’avant qu’Œdipe ne le tue, son père a
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3. Ces aspects du mythe d’Œdipe ont été soulignés par plusieurs commentateurs, et notamment
par Mary Balmary dans L’Homme aux statues (cf. biblio.).
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Linéarité et rupture
4. Cette hypothèse est soutenue par Jeffrey Masson dans son ouvrage Le Réel escamoté.
5. Il lui écrit le 3 décembre 1895 : « S’il s’était agi d’un fils, je te l’aurais annoncé par télé-
gramme puisqu’il aurait porté ton prénom. Mais comme c’est une fille appelée Anna, je te l’ap-
prends plus tardivement. »
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Bibliographie