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Les « vagabonds du télégraphe » : représentations et

poétiques du grand reportage avant 1914


Marie-Ève Thérenty
Dans Sociétés & Représentations 2006/1 (n° 21), pages 101 à 115
Éditions Éditions de la Sorbonne
ISSN 1262-2966
DOI 10.3917/sr.021.0101
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LES « VAGABONDS DU TÉLÉGRAPHE » : REPRÉSENTATIONS


ET POÉTIQUES DU GRAND REPORTAGE AVANT 1914
101

Marie-Ève Thérenty

Ces hasards de la route, ces compagnons d’une heure qui vous livrent leur âme, leurs secrets,
leurs espoirs et qu’on ne verra plus, c’est le beau du voyage ! Être celui qui passe, l’hôte qu’on
retient un instant, l’étranger que toujours on aime dans ces pays d’Orient, le bateau sans amarres,
l’homme qui a rompu avec tous les soins quotidiens ! Peut-être cette liberté vous fatigue à la
longue, mais quand on l’a perdue, quels regards on détourne vers les ponts des navires, les
auberges sordides, les journées de mulet, et vers les bois sacrés !1
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Cette évocation très baudelairienne du voyage invite à s’intéresser à cette pratique
nouvelle2 qui émerge dans la seconde moitié du XIXe siècle, le grand reportage. La spéci-
ficité de la pratique elle-même explique l’invention d’une nouvelle poétique viatique et
d’une mythologie très précoce autour de la figure du reporter. Cette mythification paraît
précéder l’apparition des plumes légendaires du reportage comme Albert Londres, Henri
Béraud ou Joseph Kessel : d’où la nécessité de s’intéresser à la genèse du genre avant 1914.
Le mot reportage, terme d’origine anglo-saxonne, ne connote pas en fait immédiate-
ment l’idée de voyage mais il désigne plutôt une pratique, celle du journaliste sur le
terrain, témoin dont il rend compte de manière très neutre dans le journal. Dans l’esprit
du temps, cette pratique s’oppose à celle du chroniqueur, journaliste sédentaire plein
d’esprit et qui « cause » sur des topiques prévisibles. Le reporter, celui qui se déplace sur

1. Jérôme et Jean Tharaud, La Bataille à Scutari d’Albanie, Paris, Émile-Paul frères éditeurs, 1913, p. 288.
2. J’insiste donc sur la période de genèse du genre et je renvoie à d’autres travaux pour une étude plus
approfondie de l’âge d’or du reportage. Voir par exemple Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur
des années trente, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 2004. Il s’agira ici d’une approche littéraire
des textes. Pour une analyse historique, voir notamment Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes
agences, naissance du journalisme moderne, Paris, Aubier, « coll. historique », 1983.

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le terrain pour contrôler l’information, souvent assimilé au fait-diversier, n’a pas une
fonction valorisée au sein de la profession. C’est justement l’inclusion du voyage dans la
pratique du reportage qui va donner ses lettres de noblesse au genre du grand reportage,
expression peut-être née sous la plume de Pierre Giffard. Notre hypothèse est que le
déplacement géographique entraîne aussi une mutation de poétique.
Autre ambiguïté intéressante de cette notion : elle renvoie à la fois à une pratique, une
expérience, le voyage, mais aussi elle désigne aussi le texte même qui est à la fois témoin
et acteur du voyage. Car le texte ici aussi voyage, indépendamment de son émetteur. Le
reportage raconte donc le double voyage d’un homme et de son récit qui ne se confon-
102 dent pas.

Une pratique nouvelle dans la seconde moitié du XIXe siècle


La pratique du récit de voyage journalistique existe au moins depuis l’époque roman-
tique. Théophile Gautier, à partir de 1840 et de son voyage en Espagne, se fait à plusieurs
reprises financer par La Presse ou Le Moniteur universel des voyages en Europe ou en
Afrique du Nord contre des feuilletons viatiques. Cependant ces récits de voyage ne
constituent pas des reportages parce que nulle actualité ne contraint ces déplacements et
que nul événement à répertorier ne soumet l’article à une vraie urgence.
Car plus que le contrat donné par le directeur du journal, c’est un ethos qui permet
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de différencier nettement voyageur et reporter. L’intention diverge profondément. Là où
le voyageur s’intéressera au pérenne (études de mœurs des habitants, descriptions des
monuments, vision pittoresque du paysage), inscrivant généralement son voyage dans un
large feuilleté de récits de voyage antérieurs ou de guides touristiques, le reporter lui
souhaitera rendre compte de l’événement, la publication accélérée dans le journal de son
texte constituant l’épreuve de validation du reportage. Dans le reportage, la description
pittoresque, loin de composer le morceau de bravoure de l’article, s’intercale donc dans
les blancs de l’actualité comme pis-aller et signale plutôt la faille du reportage, voire sa
faillite.
Tout un rapport au temps (temps stratifié, temps archéologique, temps de la publi-
cation) sépare récit de voyage et reportage. C’est pourquoi l’apparition du reportage ne
condamne pas la pratique du récit de voyage et quelques voyageurs, comme Gautier,
continuent leurs pérégrinations journalistiques sans être troublés outre mesure par
l’émergence du reportage. Seulement, à moyen terme, le reportage plus démocratique,
parce qu’il place le citoyen-lecteur au cœur de l’information alors que le récit de voyage
comme la chronique se réserve longtemps à une certaine élite, invente une poétique
médiatique qui coïncide avec l’essor du journal d’information.
Le phénomène du reportage est permis et amplifié par l’accélération et l’internationa-
lisation du marché de l’information. Les Anglo-Saxons en matière de reportage ont
devancé les Français et ont assis la naissance du genre à la fois sur les progrès techniques

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Affiche de lancement du nouveau journal Le Miroir.

des transports ou des moyens de communication mais aussi sur les nouvelles exigences
d’un système d’information fondé sur le fait d’actualité3. C’est l’actualité qui donne le
tempo au voyage, contraignant les reporters-voyageurs à des courses de vitesse. Ainsi selon
la « légende du reportage »4, William Howard Russel, ancien combattant de Crimée et
journaliste, se rendit en personne du champ de bataille de Sedan à l’imprimerie, écrivant
toute la nuit pour que son reportage soit prêt à temps pour le Times. Mais la première
guerre du télégraphe venait d’être gagnée: les journaux concurrents qui utilisaient le télé-
graphe l’avaient devancé. La victoire allemande était annoncée depuis deux jours. On

3. Sur ce point, voir aussi Michael B. Palmer, Des petits journaux…, op. cit.
4. Voir The Faber book of reportage, John Carey (ed.), London, Faber and Faber, 1987.

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entre donc dans l’ère du voyage rapide qui prend le pas sur la promenade culturelle.
D’ailleurs, comble de la publicité, certains reportages se justifient simplement par la mise
en place de nouvelles lignes de chemin de fer, occasion pour les compagnies ferroviaires
d’organiser des tournées promotionnelles. Ainsi Edmond About inaugure-t-il la ligne
Paris-Constantinople, périple qu’il résume sous le titre « De Pontoise à Stamboul »5.
Même toujours motivées par l’actualité, les impulsions du grand reportage paraissent
hétéroclites (révolution, fête publique, expédition scientifique, jubilé, funérailles,
procès…), voire événements créés de toutes pièces pour la publicité du journal (courses
automobiles, courses de vélo…). Le plus célèbre de ces reportages auto-promotionnels
104 reste le défi que se lancent deux journalistes en 1901 Gaston Stiegler du Matin et Henri
Turot du Journal de réitérer l’exploit de Philéas Fogg et d’améliorer son record de quatre-
vingt jours.
Malgré tout, le reportage de guerre constitue sans doute la véritable assise du genre.
Le développement du reportage est en fait consubstantiellement lié à la succession des
guerres lors du Second Empire. Avant de devenir attrait pour l’aventure et pour l’ailleurs,
le reportage s’est construit sur la nécessité de donner des informations précises et rapides
sur les différents conflits. La guerre fait émerger un nouveau rapport à l’urgence de l’in-
formation, sensible à travers le développement des correspondants de guerre. Au départ
évidemment les protocoles et les filières professionnels ne sont pas définis si bien que
curieusement ce sont d’abord les chroniqueurs les plus aventureux que l’on retrouve sur
les champs de bataille. Ainsi en est-il de Jules Claretie, reporter en 1865 sur les champs
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de bataille prusso-italienne6, d’Albert Wolff en 1866, d’Edmond About durant la guerre
de 1870.
Une des plus intéressantes généalogies du reportage à la française se trouve chez
Amédée Achard, auteur de guides de voyages qui se retrouve correspondant du Journal
des débats pendant la campagne d’Italie en 1859 et donc confronté à toutes les difficultés
d’une relation qui n’est pas normée, dont les codes sont à inventer. Son récit dévoile la
formation sur le terrain d’un « reporter »7 qui se heurte successivement à la question de
la source de l’information, au statut de la rumeur, au secret nécessaire autour des infor-
mations de guerre. Le reportage rapporte autant les difficultés matérielles d’un voyage
encore innommé que les contraintes d’écriture qui entourent la production du récit :
« On peut avouer humblement qu’un touriste a rarement l’occasion de suivre dans ses
rapides évolutions une armée en campagne. Pour ma part, j’en conviens, l’aventure m’ar-
rive pour la première fois. »8 Achard reste à la confluence entre le récit de voyage roman-
tique où la rumeur comme la légende tient une place essentielle et la naissance d’un récit

5. Edmond About, De Pontoise à Stamboul, Paris, Hachette, 1884.


6. Jules Claretie, La Vie à Paris 1896, Paris, Charpentier, 1897, p. 28.
7. Il ne se nomme évidemment jamais ainsi.
8. Amédée Achard, Montebello, Magenta, Marignan, Lettres d’Italie (mai et juin 1859), Paris, Hachette,
1859, p. 210.

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informatif où toute erreur est considérée comme une faute professionnelle. Arrivé après
la bataille, Achard remplace ainsi le récit des combats par une curieuse promenade peuplé
de visions fantastiques et spectrales sur le champ de bataille dévasté. Quelques pages plus
loin, il s’écrie comme dans un aveu différé et intempestif, venu d’une autre tradition
viatique : « Il y a toujours un peu de fantaisie dans un voyage en Italie ».
Pour la majorité des titres parisiens, c’est cependant la guerre russo-turque de 1877-
1878 qui marque l’avènement du grand reportage comme en témoignent les aventures
de Pognon et de Pain sur ce front et qui pousse certains quotidiens à développer un
service de grands reporters. À partir de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, les
contraintes pesant sur la correspondance de guerre en font même un genre quasi diplo- 105
matique où les libertés d’expression et de déplacement sont à conquérir jour après jour.
En effet, dans la plupart des guerres, les correspondants dorénavant sont accrédités, par
l’intermédiaire du ministre de l’Intérieur et du ministre de la Guerre, auprès d’un état-
major d’armée qu’ils peuvent suivre dans ses déplacements. Ils sont munis d’une carte
d’identité visée par le chef d’état-major et parfois aussi d’un brassard. Le correspondant
de guerre devient dès lors le plus contrôlé des reporters, l’enjeu étant souvent pour les
états-majors de surveiller les déplacements et de censurer les articles des correspondants9.
L’ennui caractérise le plus souvent la mission des correspondants de guerre réduits à l’at-
tente et bridés par les services officiels10.
Rapidement en France quelques plumes d’aventuriers-reporters émergent et à l’égal
des chroniqueurs du début de la Troisième République, se situent en haut de la hiérar-
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chie des journaux11 : on pourra citer notamment les princes du reportage : Pierre Giffard
d’abord au Figaro ensuite au Petit Journal puis au Matin, Gaston Leroux au Matin,
Ludovic Naudeau au Journal, René Puaux au Temps, Jules Huret pour Le Figaro et égale-
ment les moins célèbres Recouly et Henri de Lamothe pour Le Temps, Alfred Périvier,
Kahn et Olivier Pain pour Le Figaro, Rodes et Jules Hedemann pour Le Matin…

Scénographies de l’information
Le reportage12, plus encore que le récit de voyage qui avait initié de tels phénomènes,
met en scène les problèmes de sa conception et les difficultés techniques d’accès à l’in-
formation. Le fait ne se livre pas brutalement et nu : le lecteur suit autant les aléas du récit

9. Sur la difficile situation du correspondant de guerre, voir ci-dessous et également René Puaux, De Sofia
à Tchataldja, Paris, Perrin et Cie, 1913.
10. Ibid., p. 7.
11. Pour une étude de cette nouvelle hiérarchie, voir le roman de Charles Fenestrier, La Vie des frelons,
Paris, Fasquelle, 1898, p. 104.
12. Dans cette étude de poétique historique, je désignerai et j’étudierai essentiellement les textes longs et
rédigés de reportage et non les dépêches brèves envoyées par télégraphe pour donner des faits qui ressor-
tent évidemment d’une autre écriture.

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que les aventures du reporter. Le reporter se décrit dans le récit, rouvrant des lettres,
courant après la poste, jouant de malchance dans le contrôle de l’information et la
maîtrise des moyens de communication. Le motif de la lettre rouverte pour y glisser le
dernier fait marquant du jour court par exemple le reportage : « PS : Six heures. Je rouvre
ma lettre pour vous envoyer les derniers détails que j’ai pu recueillir aux meilleures
sources »13. Le post-scriptum matérialise, comme l’étymologie l’indique, la nouvelle
ajoutée après coup. Symboliquement et figurativement, il constitue un atout, signifiant
le reporter toujours en action et renvoyant au récit du reporter au moins autant qu’à l’in-
formation. Il témoigne d’un ethos du reporter vigilant.
106 La plupart du temps donc le reportage se met en scène dans une savante dramatisa-
tion. La scénographie du reportage comporte obligatoirement une mise en scène des
adjuvants (souvent des informateurs inespérés) et des opposants au reportage. Outre le
mauvais sort, l’adversaire est constitué d’une manière rapidement stéréotypée par les
reporters des journaux adverses. Le reporter loin d’être solitaire comme le voyageur se
retrouve souvent flanqué de toute une société miniature où il apprend aussi à gérer le
rapport à un autre qui n’est pas l’autochtone mais le concurrent. Alors que le voyageur
devait s’imposer parmi une stratification de textes généralement publiés, datés, présents
uniquement à sa mémoire, le reporter affronte les autres récits de voyage incarnés sur le
terrain par leurs auteurs qui composent parfois un ensemble cosmopolite :

À l’auberge, au grand-hôtel, vingt-cinq journalistes s’ennuient, Anglais aimables, polis, d’imagi-


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nation paisible et d’esprit lent, Italiens gesticulants et bavards, grands inventeurs d’événements
inouïs, Allemands touchants par la naïveté avec laquelle ils accueillent comme paroles d’évangile
les plus saugrenus bavardages, Slaves de toutes régions et de tout poil (Croates, Serbes, Russes,
Bohémiens ou Bulgares), charmants et facétieux, les seuls qui aient gardé un peu d’esprit critique
parmi ces gens affolés à la poursuite des nouvelles. Tous, ils ont le sentiment que la tragédie se
joue ailleurs dans les plaines de Kumanovo et de Kirk-Kilissé, et que ce sont leurs confrères de
Belgrade, de Salonique ou de Constantinople qui voient les grandes choses émouvantes et enver-
ront à leurs journaux la copie sensationnelle. Dans toutes les langues de l’Europe, ils forment un
chœur plein d’amertume ; on ne voit rien, on ne sait rien, et le peu qu’on apprend par hasard
d’une femme, d’un enfant ou de quelque blessé revenu de la plaine, on ne peut le télégraphier : la
censure est impitoyable.14

Certains récits de reporters font même une cruelle satire des concurrents en Tartarins,
dessinant d’invraisemblables silhouettes sur les champs de bataille du monde entier :
« Certains, avertis que l’hiver des Balkans est rigoureux, ont des costumes d’alpinistes ;
or, il fait un soleil de juillet, et l’on se mettrait beaucoup plus volontiers en bras de
chemise. D’autres sont bottés, éperonnés, ceints de sacoches, cartouchières, étuis à

13. Amédée Achard, Montebello…, op. cit., p. 105.


14. Jérôme et Jean Tharaud, La Bataille à Scutari d’Albanie, op. cit., pp. 23-24.

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revolver, appareils photographiques. Ils ont au bras les brassards rouges distribués par le
bureau de censure, et l’on croirait vraiment que l’on se rend à un meeting d’aviation
(enceinte réservée). »15 Visiblement, la bataille de l’information se gagne quelquefois à
grands coups de croquis-caricatures.
Du côté de la dramatisation encore, le reporter ne lésine généralement pas sur la
mention de tous les sauf-conduits et de toutes les autorisations qui constituent autant
d’adjuvants au reportage en même temps qu’ils authentifient le reporter et son journal :
ainsi Jules Huret souligne l’autorisation spéciale qui donne à son reportage un caractère
exceptionnel :
107
À Mequinez, j’avais obtenu, grâce à l’extrême amabilité du commandant Schlumberger, chef de
la mission militaire au Maroc, la faveur de pouvoir coucher au milieu du camp et de marcher avec
l’armée.16

Le fil de l’information
Mais parmi toutes les contraintes matérielles qui pèsent sur le reporter, il en privilégie
une éminemment symbolique. Dans cette mise en scène mi-fictionnelle, mi-réelle, le
télégraphe devient l’enjeu stratégique de tout reportage. Rappelons que pendant long-
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temps, le télégraphe a été réservé aux transmissions militaires. Au cours des années 1850,
les développements de la télégraphie électrique conduisent les nations européennes à
s’entendre sur des règles et des pratiques communes. Peu à peu, l’idée que les lignes télé-
graphiques doivent être construites sans interruption aux frontières et que toute
personne doit avoir la possibilité d’accéder au service international, moyennant le paie-
ment d’une taxe au point d’origine s’impose. Vingt-et-un pays européens signent le
17 mai 1865 la première convention télégraphique internationale. Le 15 juillet 1866, la
jonction entre l’Europe et l’Amérique par câble est réussie.
Pour les reporters, il s’agit d’arriver au télégraphe avant la concurrence, avant le tirage
du journal, avant que le scoop ne soit divulgué par d’autres. C’est une hantise réelle
puisque l’usage du télégraphe garantit la transformation de l’information en texte et
valide le reporter en tant que tel. Le souci constant du télégraphe dramatise les échanges :
la communication entre le reporter et le lecteur ne tenant littéralement qu’à un fil :

Le fil est tout à fait coupé du côté de Moscou. Saint-Petersbourg télégraphiait encore cet après-
midi, et, à l’heure où je vous écris ces lignes, je ne sais pas si ma dépêche vous parviendra.17

15. René Puaux, De Sofia à Tchataldja, op. cit., p. 72.


16. Jules Huret, Tout yeux, tout oreilles, Paris, Fasquelle, 1901, p. 212.
17. Gaston Leroux, « L’empire isolé du monde », Le Matin, 1er déc. 1905, L’Agonie de la Russie blanche,

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Mais il s’agit aussi d’un objet et d’un espace largement mythifiés, condensant toutes
les hantises du reporter et représentatif d’une nouvelle définition de l’écriture, plus
industrielle qu’artisanale ou qu’artiste, plus rapide que réfléchie, aux services d’un lecteur
d’autant plus présent qu’il est loin de la scène des opérations. Ainsi, le reporter René
Puaux met-il en balance les schémas d’écriture du télégraphe et les contraintes écono-
miques et stratégiques qu’il engendre :

Ce que j’ai prévu est arrivé. Les quatre vingt dix correspondants se sont mis dès leur arrivée sur le
télégraphe; on est débordé, et j’apprends que l’on va prendre une mesure radicale: tout expédier
108 par la poste à Stara-Zagora, le bureau de Mustapha-Pacha ne pouvant suffire à un tel travail. Cette
nouvelle m’est un enseignement et une leçon. Il est dès maintenant évident que cette guerre ne
permettra, du côté bulgare tout au moins, aucun exploit télégraphique. C’est d’avance, une
campagne nulle pour les journaux de grande information. D’ailleurs, il y a trop de correspondants.
La concurrence effrénée, étant donné qu’ils ont tous les mêmes immenses ressources financières qui
leur permettent de dépenser sans compte, neutralisera les efforts. Tout ce que l’on peut tenter est
de chercher des visions personnelles à côté. Y parviendrai-je? Ne serai-je pas brûlé par tous ces
confrères qui vont télégraphier à tour de bras n’importe quoi sans se soucier de sentir et d’écrire?18

Dans tous les reportages et notamment les reportages de guerre, l’accès au télégraphe,
seul moyen pour le récit de devenir reportage par son retour accéléré vers Paris, devient
essentiel et finit même par transpercer quelquefois les narrations qui entremêlent objet
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narré et conditions d’existence du récit.

Je courus au télégraphe. Là déjà tout était changé. Personne ne souriait plus. Personne ne me
reconnaissait plus. Il n’y avait plus de place que pour la consigne, le silence et la peur. […] Mais
alors, quoi ? Qu’allais-je faire ? J’étais le détenteur d’une de ces nouvelles qui font tressaillir
l’Univers ; je connaissais dans tous leurs détails, les événements qui venaient de s’accomplir et, à
cause même de cela, tout moyen m’était retiré d’entrer en communication avec l’Occident.19

Le télégraphe devient l’instrument de la légende des grands reporters. On diffuse des


messages codés pour éviter la censure20 ou l’on invente des ruses variées. René Puaux
raconte comment, reporter de guerre, il attendit la fermeture du bureau de la censure
bulgare et profita d’une interview accordée par le ministre des Postes pour lui demander

édition préfacée par Gilles Costaz, Paris, Julliard, 1991, p. 220. Sur les reportages de Leroux, nous
renvoyons aussi à l’article d’Isabelle Casta, « De l’intime aux confins : la reconfiguration fictionnelle des
grands reportages de Gaston Leroux », Roman et récit de voyage, textes réunis par Marie-Christine Gomez-
Géraud et Philippe Antoine, Paris, PUPS, 2001.
18. René Puaux, De Sofia à Tchataldja, op. cit., p. 117.
19. Ibid., p. 67.
20. Sur cette anecdote, voir André Charpentier, La Chasse aux nouvelles (exploits et ruses de reporters), Paris,
éd. du Croissant, 1926, p. 36.

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d’estampiller lui-même la dépêche. Pour empêcher toute censure par le ministre, il lui lit
le télégramme avec une diction effroyable. Le télégramme alors part et Puaux accorde
ainsi au Temps le premier scoop de cette guerre21.
Évidemment aussi, la dépêche engendre une certaine forme de syntaxe syncopée et
précise à la fois, ce que Béraud appelle la « formule télégraphique ». Quand la censure
s’en mêle, l’écriture syncopée devient tellement elliptique qu’elle en est évidemment
dénuée de tout intérêt. Puaux donne l’exemple d’un télégramme rédigé ainsi : « Temps,
Paris. Du quartier général – stop – on s’attend pour aujourd’hui à grande bataille de
l’armée de l’Est sur Kirk-Kilissé position capitale clef de route de Constantinople. »
Quand la censure le lui rend estampillé, il ne restait plus que ceci : « Temps, Paris. Du 109
quartier général – stop – on attend pour aujourd’hui grande bataille »22. Francis Balle
voit pourtant dans la formule télégraphique la genèse de l’écriture journalistique
moderne. Il suppose que pendant la guerre civile américaine :

ce sont les défectuosités diverses du télégraphe, en même temps que le coût de son utilisation, qui
apporteront ses premières règles au journalisme américain. Ce sont elles qui imposent aux corres-
pondants de guerre la grande concision de leur expression. Simultanément, elles les obligent à
présenter un résumé succinct de chaque nouvelle, avant d’en énumérer les détails, afin de déjouer
dans la mesure du possible les risques d’interruption des liaisons par télégraphe… Ainsi serait-on
parvenu au “procédé de la pyramide inversée”, qui impose la synthèse avant la présentation des
détails : le respect des cinq interrogations de l’amorce, les “cinq W” – Who ? What ? When ?
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Where ? Why ? […], enfin la recommandation d’un style à la fois dépouillé et impersonnel.23

Les agences de presse elles-mêmes pratiquent surtout cette news condensation car elles
traitent les nouvelles de manière sériée et codifiée. Ces formulations syncopées prennent
souvent place dans les rubriques « Dernière heure » des journaux. Cette formulation télé-
graphique ajoutée à la pratique de la prise de notes sur le terrain affectent même quel-
quefois les reportages plus longs envoyés par la poste et explique sans doute l’introduction
dès cette époque des écritures syncopées, elliptiques dans le journal. Ainsi en est-il de
Ludovic Halévy et de ses reportages nominaux dans Le Temps lors de la guerre de 1870 :

Donc nous voilà les pieds dans l’eau et la pluie sur le dos… La bonne humeur du soldat persiste
sous ce déluge… Ah ! quelle friture de goujons !… C’est le cri général. Les chevaux sont à la corde.
Les tentes sont dressées. Les amateurs de pêche courent aussitôt à la rivière. Fantassins et cavaliers,
de grandes gaules à la main, s’alignent sur le bord de l’eau. Plaisanteries, éclats de rire… Ça
mord… Ça ne mord pas… 24

21. René Puaux, De Sofia à Tchataldja, op. cit., p. 19.


22. Ibid., p. 82.
23. Francis Balle, Et si la presse n’existait pas…, Paris, Jean-Claude Lattès, 1987, pp. 24-25.
24. Ludovic Halévy, L’Invasion, Paris, Lemerre, 1871, p. 9.

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Le reportage (récit du fait) se double donc aussi du récit long de sa fabrication et des
circonstances propres de son voyage. Le grand reportage croise et entrelace deux récits.
Comme le fait divers criminel décrit par Dominique Kalifa qui rapporte à la fois le crime,
l’événement et l’enquête qui mène à la résolution du mystère, comme l’interview qui
divulgue à la fois la parole de l’autre mais aussi fait le récit de la quête de l’autre par le
journaliste, le grand reportage met en évidence le fait et raconte en palimpseste sa quête.
S’élucide alors le mystère de cette montée en puissance de l’écriture à la première
personne dans la presse de la fin du XIXe siècle. D’un côté, il est vrai, le fait brut est
retranscrit d’une manière qui se plaide comme immédiate, objective mais de l’autre se
110 raconte aussi l’épopée de ces combattants de l’information qui s’héroïsent dans les marges
mêmes de leur texte. Le reporter devient un « vagabond du télégraphe », un « errant
professionnel » pour reprendre des formules de Claude Blanchard.

La chose vue
Le souci d’une information vérifiée sur le terrain, authentifiée par le reporter
constitue sans doute la véritable innovation de l’article de reportage. Le reportage de
Gaston Leroux, L’Agonie de la Russie blanche prouve bien l’évolution du paradigme jour-
nalistique de la fictionnalisation vers la chose vue. Encore construit sur la forme séquen-
tielle de la livraison (avec des effets constants d’analepse et de rappel de l’information),
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ce reportage est fondé sur la recherche du fait indubitable. Le régime de la preuve règne
dans le reportage : « j’ai vu un télégramme »25 explique Gaston Leroux en témoin pour
l’opinion publique française. L’important rappelle Gaston Leroux à plusieurs reprises est
de ne pas « se livrer à une imagination évidente »26. Ailleurs, il livre quelques « scènes
vécues, vues et entendues »27. Le règne de la fictionnalisation s’atténue dans le quotidien
qui préfère se livrer aux délices de la chose vue.
Le sens essentiel du reporter est donc la vue. Il est fort symptomatique d’ailleurs que
le roman de Jules Verne, Michel Strogoff, premier grand roman du reporter s’entrecroise
avec toute une réflexion thématique sur la vision : l’aveuglement feint de Michel Strogoff
contraste avec la vision surdéveloppée d’Alcide Jolivet, le reporter français. Jules Huret
intitule un de ses recueils d’articles « tout yeux, tout oreilles ». Dans un roman peu connu
de Jules Gastyne, le roi des reporters, est ainsi et significativement décrit dans une hyper-
bolisation caricaturale de ce qui représente le regard « une tête grimaçante agitée par un
tic, avec deux yeux fureteurs et clignotants, un monocle »28. L’esthétique journalistique
essentiellement narrative sous la monarchie de Juillet et même encore sous le Second

25. Gaston Leroux, L’Agonie de la Russie blanche, op. cit., p. 138.


26. Ibid., p. 117.
27. Ibid., p. 171.
28. Jules Gastyne, En flagrant délit, roman parisien, Paris, Dentu, 1887, p. 92.

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Empire a inversé ses priorités comme le montre l’ordre de préséance des verbes de percep-
tion sur les verbes de narration dans le reportage. On retourne aussi en ce tournant de
siècle à une forme de sensualisme, de confiance dans la perception des sens qui avait été
déjà l’apanage avec Condillac de l’entrée dans le XIXe siècle.
Or cette situation neuve de témoin oculaire ne laisse pas d’être problématique29.
Significativement, le développement du reportage intervient au moment même où la
discipline expérimentale de la psychologie du témoignage naît en Allemagne. Le repor-
tage est soutenu par la confiance en « l’idéal de l’observateur désengagé » qui émerge dans
les débats épistémologiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Le philosophe contemporain
Charles Taylor démontre en effet que ce modèle a été étendu au-delà du domaine de l’ac- 111
tivité des sciences de la nature jusqu’aux sciences sociales alors même qu’il ne correspond
que fort partiellement à l’expérience des événements30. Le reporter est censé utiliser le
langage pour une description désubjectivée du monde, son attitude doit obéir à un
certain nombre de qualités professionnelles pré-requises : efficacité, contrôle de soi,
maîtrise des apparences, contrôle de l’action… La raison doit se désinvestir des objets et
des événements, les émotions et les sentiments étant considérés comme des parasites de
l’observation impartiale. Leroux parle ainsi de lui comme d’un « esprit nullement
prévenu et qui se borne à constater les faits »31. Telles sont, en tout, cas les conditions
supposées du reportage. Quelques reporters font allusion à ce lien entre reportage et
discours scientifique par exemple en préconisant métaphoriquement l’usage du micro-
scope : « Je ne sais si le lecteur excusera ces observations microscopiques, mais je suis l’in-
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digne élève de mon ami Charles Robin, et j’estime que la vie des sociétés, comme celle
des individus, ne confesse ses secrets qu’au microscope. »32

Objectivité ou impressions
Mais le reporter qui se met en scène de manière patente dans sa quête de la vérité
peut-il être aussi un observateur impartial ? Cet idéal problématique d’un observateur
sans émotions est souvent rappelé au cours du reportage lui-même. Les frères Tharaud,
en contradiction d’ailleurs avec leur propre pratique du reportage, portraiture leur héros
Dingley en reporter « anesthésié » : « Le goût du pittoresque anesthésiait la pitié du
romancier. Il avait visité, dans l’Inde, des villages affamés, et le soir d’Omdurman, le
champ de bataille jonché par les cadavres de quelques milliers de Derviches. Il se rappe-

29. Voir Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris,
Éditions de l’EHESS, 1998.
30. Charles Taylor, Source of the self : The making of the modern identity, Cambridge, Cambridge/Harvard
University Press, 1989.
31. Gaston Leroux, « La grève générale », loc. cit., p. 202
32. Edmond About, En Alsace, Paris, Hachette, 1905, p. 49.

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lait volontiers ces spectacles, comme les instants où il avait eu le sentiment le plus aigu
de la vie, et il n’avait pensé qu’à les bien voir, sans que nulle émotion troublât en lui cette
sensibilité modérée des artistes qui arrêtent sur l’humanité le regard du chirurgien sur un
patient. »33
Car le reporter a quelquefois mauvaise conscience en rappelant son statut d’observant
et non d’actant. Regarder le monde comme s’il s’agissait d’un spectacle, en rendre compte
comme si c’était une fiction s’avère parfois difficile. La situation de pur observateur, de
témoin bavard au milieu de catastrophes humaines décourage un reporter parfois saisi de
la tentation du retrait. Chez les Tharaud, le malaise de celui qui ne s’accepte pas comme
112 voyeur interfère brutalement dans le reportage : « Alors, pour la première fois, se présente
à mon esprit cette pensée si simple et qui bientôt ne me quittera plus : “Que fais-je ici à
regarder si complaisamment la douleur ?” »34
Beaucoup de reporters à cette époque abandonnent l’observation impartiale et s’ab-
sorbent avec empathie dans le spectacle. L’émotion et le pathos submergent le texte car
le corps participe à l’ensemble de l’action. Le malaise physique, les haut-le-cœur devant
l’insupportable, les larmes, l’évanouissement montrent que le corps du reporter est aussi
impressionné, qu’il porte les stigmates de la violence dont il ne paraît être au premier
abord que l’observateur impassible. Ainsi Édouard Helsey raconte-t-il son succès de
néophyte lors d’un premier reportage.

J’attrapai le premier train à la gare de Lyon. Quand j’arrivai à Moulins, avant tous mes confrères
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des grands quotidiens, les cadavres n’étaient pas encore mis en bière, les flaques de sang n’étaient
pas épongées. Je n’avais jamais eu sous les yeux pareil spectacle. J’étais très ému. Je fis évidemment
un reportage bien supérieur à celui des vétérans du fait divers, qui me rejoignirent quelques heures
plus tard.35

L’inexpérience même du corps jamais touché par une pareille vision impressionne
littéralement la feuille de journal. La démarche du reporter apparaît donc souvent plus
empathique et fusionnelle que détachée. Car le paradoxe principal de l’écriture journa-
listique, c’est que la recherche de l’objectivité absolue conduit de fait à une subjectivisa-
tion sans égal de l’écriture.

Le corps exposé
Car seuls en fait l’exhibition d’un corps souffrant ou au moins exposé permettent le
maintien et la justification de cette position impossible du reporter. Le monde de la chro-

33. Jérôme et Jean Tharaud, Dingley, l’Illustre écrivain, Paris, Éditions Pelletan, 1906.
34. Ibid.
35. Édouard Helsey, Envoyé spécial, Paris, Fayard, 1955, p. 98.

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nique n’était pas habité par un corps énonciateur mais par une voix dont l’origine maté-
rielle n’était que rarement évoquée. Le je du reportage est corporéité, corps exposé,
exhibé, en danger, corps malade, corps sentant, écoutant, reniflant. Ainsi Helsey, dans le
désert marocain, se « corporéise »-t-il en tentant d’exacerber toutes ses fonctions de
perception :

J’ouvrais tout grands les yeux pour essayer de retenir captive en ma mémoire la féerie des nuances
mouvantes qui coloraient progressivement le ciel et l’amenaient d’un gris de cendre à l’azur le plus
éclatant. Je dilatais mes narines pour respirer la fraîcheur parfumée de la brise légère qui faisait
onduler les orges sauvages dont les hautes tiges engloutissaient nos chevaux jusqu’au poitrail.36 113
Mais le plus souvent le corps du reporter est en transgression. La promenade se trans-
forme en confrontation, le rapport à l’autre se change en meurtre symbolique ou en déni.

L’après-midi j’errai deux ou trois heures à travers le labyrinthe des ruelles de Fez. Tout m’étonnait,
tout m’amusait, mais je fus bientôt saisi d’une confuse impression de malaise. Vingt fois, les gens
que je croisais s’écartaient ostensiblement en me poignardant du regard. Et deux femmes rabatti-
rent leur voile pour cracher haineusement à mon passage.37

La mise en situation du reporter, l’actualisation de son énonciation et du danger qui


l’entoure s’avèrent essentielles : « Pendant que je vous télégraphie, le canon de la forte-
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resse Pierre et Paul tonne sans discontinuer, avertissant l’habitant de se tenir sur ses
gardes. »38 Il est important pour l’efficacité de cette écriture que l’émission du télégraphe
coïncide exactement avec le tocsin pour mieux authentifier le reportage. « Au moment
même où je trace ces lignes et où je crois que tout est tranquille, un coup de fusil vient
de partir du toit d’une maison, et, par la fenêtre, sous mes yeux, j’ai vu s’abattre mort un
passant »39 : ici l’écriture dans ce procès temporel impossible dissocie ce corps ressentant
et cet esprit pensant pour donner évidemment raison à la sensation. Ainsi Jules Huret,
dans un registre faussement modeste, souligne-t-il la condition difficile de reporter :
« C’était là mon but premier et dernier, et si je l’ai réalisé, je peux dire, sans forfanterie
comme sans modestie puérile, que cela n’a pas été sans quelque danger. »40 Exactement
comme le poète lyrique s’authentifiait par la douleur, le reporter s’héroïse par le danger.
Le lien avec le lecteur doit se maintenir et l’information devient l’autel sur lequel se
sacrifie le reporter pour le lecteur. Le corps du reporter s’expose pour l’information. « Et
j’ai fait, paraît-il, acte d’héroïsme en me rendant de l’hôtel au télégraphe, ce qui m’a forcé

36. Ibid., p. 125.


37. Ibid., p. 128.
38. Gaston Leroux, L’Agonie de la Russie blanche, op. cit., p. 136.
39. Ibid., p. 148.
40. Jules Huret, Tout yeux, tout oreilles, op. cit., p. 213.

M.-È. Thérenty, « Les “vagabonds du télégraphe”… », S. & R., n° 21, Avril 2006, pp. 101-115.
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à traverser toute la ville. On avait droit de tirer sur moi, et il m’a été impossible de décider
quiconque à vous porter une dépêche au télégraphe. »41 Ce corps en danger signifie la
surexposition du reporter. En témoigne, métaphoriquement, « la figure complètement
pelée par le soleil torride »42 marocain de Jules Huret.
Le désir d’informer le monde littéralement met en danger le scripteur. Le mythe du
reporter héroïque provient évidemment de cette confusion entre écriture et danger.
Comme l’explique sous forme de boutade Pierre Giffard dans Va-Partout, le comble du
reportage est bien de « faire le compte rendu d’une catastrophe dans laquelle on est
tué »43. Tous les mémoires de journalistes-reporters s’accompagnent de la longue liste des
114 reporters morts sur le champ de l’information. On pense, par exemple, à Olivier Pain,
disparu mystérieusement au Soudan en 1885. Les frères Tharaud, avec la publication de
Dingley, l’illustre écrivain, en 1906, illustrent bien cette identité aventurière du reporter :

Il était romancier et plus encore un coureur de périls. À un reporter américain qui l’interrogeait
un jour sur ses goûts, il répondit qu’il y avait en lui 0,4 d’artiste et 0,6 de l’homme d’aventure. Et
il se plaisait à dire que si une fée lui avait offert un présent, il aurait pris le pouvoir magique de se
transporter à chaque minute de sa vie, sur le point du monde où se déroulait l’action la plus
dramatique.44
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Au début du XXe siècle, le reportage contribue à l’habilitation du journalisme, acti-
vité jusque-là fortement soupçonnée. L’opinion publique célèbre le voyageur qui risque
sa vie au service de l’information et manifeste aussi son enthousiasme pour la conversion
d’un journalisme causeur et fortement fictionnalisant à une forme d’enquête servie par
la preuve et la chose vue. Ce changement de registre est aussi habilement souligné par la
plume autopromotionnelle du reporter. Ainsi fin 1903, on annonce le retour de l’expé-
dition Nordenskjöld, les vainqueurs du Pôle Sud. Pour avoir un scoop, Gaston Leroux
est allé les attendre à Madère, prend place à bord du paquebot, et pendant une tempête
de Madère à Vigo se fait raconter toute l’expédition qu’il relate par le biais du télégraphe
de cette ville. « La présentation n’eut pas lieu sans une certaine émotion. Le glorieux
explorateur, avec une joie qui lui faisait monter les larmes aux yeux déclara qu’il était
profondément touché de voir que Le Matin avait envoyé un de ses collaborateurs le saluer
à pareille distance en mer. »45. Ici le grand reporter est d’autant plus glorifié qu’il est

41. Ibid., p. 148.


42. Ibid., p. 226.
43. Pierre Giffard, Le Sieur de Va-partout, Paris, Dreyfous, 1880, p. 221.
44. Jérôme et Jean Tharaud, Dingley, l’illustre écrivain, op. cit., p. 23.
45. Gaston Leroux, « En mer avec Nordenskjöld », Le Matin, 3 janv. 1904 repris in Du capitaine Dreyfus
au Pôle Sud, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1985, p. 23.

M.-È. Thérenty, « Les “vagabonds du télégraphe”… », S. & R., n° 21, Avril 2006, pp. 101-115.
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authentifié comme une sorte de double par le glorieux explorateur scientifique, ces deux
figures de l’enquête moderne faisant en quelque sorte par le reportage la promotion l’une
de l’autre.
Cependant, il apparaît que ces reportages scénographiés, dramatisés constituent à
leur manière sinon des fictions au moins des constructions médiatiques particulièrement
efficaces, des hypotyposes pour reprendre une expression rhétorique, qui donnent au
lecteur l’illusion participative. La rupture entre journalisme et littérature ne date donc
pas, malgré les apparences, de l’ère du grand reportage. Beaucoup des reporters de cette
génération avouent parfois eux-mêmes leur recherche d’une certaine littérarité. Ainsi
Gaston Stiegler déclare au début de son tour du monde sur les traces de Philéas Fogg : 115
Il est probable que je ne rencontrerai pas sur ma route une miss Aouda qui l’embellisse ; il y a
beaucoup de chance pour que mon train ne soit pas attaqué par les Sioux. J’ai peur que les aven-
tures ne soient bannies de mon voyage, tant l’esprit prosaïque a envahi la terre. L’industrie chasse
la fantaisie devant elle. Mais la poésie restera toujours la sœur de la science, et puis un long voyage
serait bien monotone si quelque imprévu ne le troublait un peu.46 ■
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46. Gaston Stiegler, « Le tour du monde en combien de temps », Le Matin, dimanche 12 mai 1901.

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