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PIERRE BIRNBAUM, L'AIGLE ET LA SYNAGOGUE.

NAPOLÉON, LES JUIFS


ET L'ÉTAT, PARIS, FAYARD, 2007,295 P., ISBN 2213632111.

René Moulinas

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2009/3 n° 56-3 | pages 206 à 208


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701151076
DOI 10.3917/rhmc.563.0206
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Comptes rendus

MICHAEL J. LEVIN, Au temps des réformes religieuses,


Agents of Empire. Spanish Ambassador l’Italie constitue la pièce centrale de la poli-
in Sixteenth-Century Italy, tique extérieure des Habsbourg d’Espagne à
Ithaca, Cornell University Press, 2005, cause de sa situation sur le limes méditerra-
228 p., ISBN 0801443520. néen. Récemment, une exposition de la
bibliothèque nationale de Madrid, accompa-
gnée de la publication d’un très beau catalogue doté de nombreux documents, vint en
rappeler l’importance (España en el Mediterraneo. La construcción del espacio, Madrid,
2006). Dans Agents of Empire, Michael Levin confirme cette position centrale de la
péninsule italienne pour la monarchie espagnole des années 1530, date du couronne-
ment impérial de Charles Quint à Bologne, jusqu’en 1598, année de la mort de Philippe
II d’Espagne. Il s’appuie sur les correspondances des ambassadeurs espagnols résidant
à Rome et à Venise, conservées surtout aux Archives de Simancas. L’historiographie
avait longtemps résumé la situation italienne à celle d’une Pax hispanica qui y aurait
régné de 1559 (traité du Cateau-Cambrésis) jusqu’aux années 1620-1630, lors des
débuts de la guerre de Trente Ans. Alimentée par la tradition issue du Risorgimento et
par le nationalisme italien (voir A. Musi [éd.], Alle origini di una nazione : antispagno-
lismo e identità italiana, Milan, 2003), cette thèse se trouve ici remise en cause.
Avec beaucoup d’ambition, Levin affirme donc vouloir montrer les limites de
« l’impérialisme des Habsbourg d’Espagne par le biais de l’incapacité des diplomates
espagnols à contrôler Venise et Rome » (p. 3) : les heurts et malheurs de la diplomatie
espagnole auprès de ces deux puissances obligeraient à nuancer l’idée d’une domina-
tion hispanique « absolue » sur l’Italie. D’un point de vue méthodologique, on peut
regretter que la démonstration de cette thèse, affirmée en introduction et en conclu-
sion, passe par sept chapitres uniquement consacrés à l’action diplomatique. Or, la
souveraineté, voire la « domination » de Charles Quint et de Philippe II, passe d’abord
par les royaumes de Naples, de Sicile et de Sardaigne et par le duché de Milan. Certes,
l’action diplomatique des Habsbourg d’Espagne oblige à se souvenir que deux des
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huit plus grandes principautés italiennes – puisqu’on peut ajouter le duché de Savoie
et la République de Gênes aux quatre mentionnées précédemment – ne suivent pas
inconditionnellement la politique de Madrid. Cet ouvrage s’efforce de nuancer les
propos habituels sur l’hégémonie espagnole en Italie en insistant sur les échecs subis
par les diplomates envoyés par Madrid à Venise et Rome. L’opposition de la
Sérénissime aux Habsbourg est déjà largement connue, et M. Levin en formule une
synthèse alerte au cours d’un premier chapitre. En une trentaine de pages, il décrit la
complexité des relations qui régissent leurs rapports. Les importants intérêts com-
merciaux de Venise au Levant brouillent la lecture des liens très conflictuels qui asso-
cient et, en même temps, opposent la République à l’empire ottoman. Hésitant entre
affrontement et négociation pour s’efforcer d’enrayer l’avancée musulmane en
Méditerranée, la diplomatie vénitienne se joint deux fois à l’Espagne dans une sainte
Ligue placée sous l’égide pontificale, afin de donner un coup d’arrêt aux forces otto-
manes ; la défaite de Prevesa en 1538 tout comme la victoire de Lépante en 1571
débouchent sur la conclusion de paix entre Venise et l’empire ottoman (en 1540 et en
1573). Ces hésitations et surtout les tractations vénitiennes constituent un des élé-
ments des nombreuses frictions qui émaillent les relations bilatérales. La prise en

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56-3, juillet-septembre 2009.
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compte de la monarchie française qui, tout au long du XVIe siècle, tend à favoriser les
conciliations entre Turcs et Vénitiens pour affaiblir les Habsbourg, accroît les tensions
avec l’Espagne. Enfin, la reconnaissance d’Henri IV comme roi de France, dès
octobre 1589, conforte l’opposition entre les deux puissances. La correspondance du
diplomate espagnol avec Madrid relate par le détail ces nombreuses querelles.
Les trois chapitres suivants sont consacrés à la description des relations diplo-
matiques de Charles Quint et de Philippe II avec les souverains pontifes. Malgré leur
succession rapide sur le trône de Saint-Pierre (12 papes pour les 70 années étudiées),
M. Levin réussit à retracer les aléas de la conjoncture politique tout en dégageant les
principaux traits de l’action diplomatique espagnole. Ainsi, le but de Madrid est de
trouver un soutien à sa politique confessionnelle et à sa « grande stratégie » (G. Parker)
dans la capitale romaine, alors que les papes s’efforcent, le plus souvent, d’unir autour
d’eux les princes catholiques pour réaliser une nouvelle croisade, tout en conservant,
voire en accroissant, l’influence des États de l’Église et en pratiquant un népotisme
manifeste. Revers et victoires diplomatiques espagnoles s’enchaînent à Rome, de la
constitution d’une faction hispanophile au sein du collège des cardinaux dans les
années 1530-1540, dont l’un des artisans est l’ambassadeur Diego Hurtado de
Mendoza, jusqu’à l’échec que représente la prise de contrôle par Clément VIII en
1598 de Ferrare, cité-État, contre la volonté espagnole. Certains épisodes éclairent un
refus romain de la Pax hispanica, comme l’excommunication de Philippe II fulminée
par Paul IV (1555-1559) pendant ce qu’on a nommé la « guerre de Carafa » : Madrid
menaça Rome d’un nouveau siège, alors que celui de 1527 par les troupes de Charles
Quint était encore dans toutes les mémoires, ce qui amena le pape à composer.
Toutefois, l’auteur insiste sur trois camouflets diplomatiques subis par Madrid, avec
Gregoire XIII, qui refusa de donner son appui à l’annexion du Portugal, avec Sixte
Quint qui s’opposa à un financement de l’Invincible Armada, et avec Clément VIII
qui accueillit Henri IV dans l’Église catholique, malgré les menaces de soustraction
d’obédience proférées par le comte d’Olivares, ambassadeur de Philippe II et père du
futur valido. Parmi les victoires espagnoles, la plus éclatante est celle de Lépante qui
demeura, comme on le sait, sans lendemain.
L’essentiel des rapports entre Rome et la monarchie espagnole ne réside pas dans
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ces vicissitudes événementielles, car les Habsbourg dépendent du pape de façon struc-
turelle, M. Levin le souligne dans un cinquième chapitre. Pour le domaine fiscal, les
ressources des « trois grâces » (subsidio, excusado et cruzada) ne peuvent être prélevées
qu’avec l’accord pontifical. En revanche, l’auteur est moins prolixe sur les questions
(complexes) de la vassalité du roi d’Espagne envers Rome pour les possessions sardes,
siciliennes, napolitaines, voire milanaises, ce qui aboutit pourtant à des polémiques sur
le partage des compétences entre pouvoirs séculier et religieux, et à des problèmes de
subordination du premier au second dans certains de ces territoires. Cela se traduit
aussi par de fréquentes querelles juridictionnelles et, dans les faits, par l’immixtion per-
manente du pape et de la Curie dans les nominations aux principaux bénéfices.
Le chapitre 6 est consacré à la fonction de renseignement de la diplomatie espa-
gnole, déjà largement étudiée par Paolo Preto pour Venise (cf. I servizi segreti diVenezia,
Milan, 1994), poste qui constitue un véritable observatoire du Levant ottoman.
M. Levin précise les modalités de cette observation en s’appuyant sur des éléments de
la correspondance entre l’ambassadeur et son souverain. À partir de l’ambassade espa-
gnole à Rome, de nombreuses dépêches obtenues par des canaux variés permettent à
Philippe II de se tenir bien informé de la situation politique et religieuse. Et pourtant à
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de nombreuses reprises, quand les ambassadeurs lui envoient des informations impor-
tantes, celles-ci demeurent sans réponse de sa part, au point qu’une certaine atonie de
la monarchie espagnole ressort des descriptions de cette correspondance.
Le dernier chapitre évoque l’emploi des diplomates en tant que « contacts cultu-
rels », même si la notion est utilisée de manière relativement anachronique. Aussi bien
à Venise qu’à Rome, les ambassadeurs recherchent les œuvres d’art et les ouvrages pré-
cieux ; ils négocient pour le compte de leur souverain, ou pour le leur, avec des artistes.
Ainsi, en 1577, Philippe II demande à son représentant à Venise, Juan de Zúñiga, de
trouver un peintre afin de décorer l’Escorial, mais ni Véronèse, ni Le Tintoret n’ont
voulu quitter l’Italie. Les exigences royales sont renouvelées pour la constitution de la
bibliothèque du palais-monastère. La plupart des diplomates espagnols possèdent une
culture suffisante pour accomplir ces tâches, et Diego Hurtado de Mendoza, à Venise,
a entretenu une relation personnelle avec Titien, dont il reste un portrait du diplomate.
Parmi ces investigations culturelles, l’auteur inclut la patiente recherche de reliques qui
représentent pour Philippe II un des attributs importants de l’Escorial ; ses ambassa-
deurs sont mis à contribution pour les recueillir. De même que pour les peintures, l’ac-
quisition de ces trésors religieux entre souvent en concurrence avec d’autres
puissances, dont le pape, des cardinaux, des congrégations ou des chapitres.
On le voit en particulier avec ce dernier chapitre, Agents of Empire embrasse beau-
coup de domaines, certainement trop. Ainsi peut-on regretter que la « mission divine »
de l’Espagne ne soit évoquée que dans la conclusion, ou que la notion de messianisme
politique n’apparaisse pas du tout. Ces lacunes proviennent très certainement de la
tentative de concilier une synthèse historique rapide et pratique, et la présentation
d’une thèse alternative à celle de l’impérialisme espagnol hégémonique en Italie.
Alain HUGON
Université de Caen

ARLETTE JOUANNA, Le sujet ne peut qu’attirer le public.


La Saint-Barthélemy. Sitôt connu le programme des concours de
Les mystères d’un crime d’État, recrutement des professeurs d’histoire,
Paris, Gallimard, 2007, 244 p., enseignants et étudiants ont dû se précipiter
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ISBN 2070771024. pour l’acheter. En quoi ils auront eu raison
car aucun ouvrage ne saurait mieux faire
comprendre la complexité et les ambiguïtés des « affrontements religieux » du
XVIe siècle.
L’ouverture est saisissante. Premier tableau : les massacres parisiens dans toute leur
horreur. Second tableau : les fêtes qui, quelques jours plus tôt, ont marqué le mariage
de Marguerite de Valois et Henri de Navarre. Relier ces deux faits, les « insérer dans une
trame d’intelligibilité, malgré le caractère fragmentaire et partial des sources », tel est le
défi que s’est proposé A. Jouanna et qu’elle était capable plus que personne de tenter
de surmonter. Car après avoir interrogé toute la documentation possible, lu tous les
ouvrages jusqu’aux plus récents des historiens français et anglo-américains, et pesé
toutes les hypothèses, elle aborde ce qu’elle appelle « les mystères d’un crime d’État »
sans a priori, guidée par ce qu’elle nomme encore « le critère de plausibilité ».
On sait que la lecture traditionnelle de la Saint-Barthélemy, qui mettait en cause
principalement les Guises et la reine-mère, a été vigoureusement contestée, au début
des années 1990, par Jean-Louis Bourgeon. Cela a suscité un débat assez vif dans
lequel l’auteur de ces lignes a joué sa partie. Après quoi des interrogations demeurent,
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mais des points essentiels ont été acquis. Il n’y a pas, dit très bien A. Jouanna, une
Saint-Barthélemy, mais deux, celle qui a frappé les huguenots au sommet, et le mas-
sacre général et incontrôlé de tout ce que Paris comptait de protestants ou réputés tels
(poursuivi en province durant près d’un mois). Il n’y a pas lieu de penser que la
seconde était préméditée par les auteurs de la première, et moins encore quand fut
organisé le mariage princier, suivi de l’attentat qui a mis le feu aux poudres (la vieille
théorie du « stratagème »). Moyennant quoi, les évènements ne peuvent être compris
que s’ils sont placés dans une perspective assez longue.
A. Jouanna, dans son premier chapitre, part de la paix de Saint-Germain qui, en
1570, a mis fin à trois ans de guerre civile. C’est à mon sens tailler un peu court, car si
cette paix est si difficile à faire accepter, c’est que la prise d’armes par les protestants en
1567 a été suivie de violences extrêmes, de part et d’autre, dans le domaine idéologique
comme sur les champs de bataille. La frustration des catholiques doit être comparée à
celle de l’O.A.S. en 1961-1962 : vainqueurs sur le terrain, ils voient leurs ennemis gagner
sur le plan politique. L’affaire de la croix de Gastine, qui agite Paris durant toute l’an-
née 1571, prouve assez que les passions ne sont pas éteintes. Elles ne le sont pas mieux
en province où, par exemple, la restitution des biens confisqués aux huguenots suscite
des querelles infinies. Certes, Charles IX semble résolu à imposer la réconciliation, mais
jusqu’à quel point est-il sincère ? Et sa mère l’est-elle autant que lui ?
Durant ce temps se jouent de grandes manœuvres matrimoniales et internatio-
nales. Notre auteure les démêle avec un art consommé : projets de mariage entre le duc
d’Anjou et la reine d’Angleterre et, plus important, entre Marguerite de Valois et Henri
de Navarre ; liens hésitants entre le roi de France et les rebelles des Pays-Bas contre
Philippe II. À propos de ceux-ci, particulièrement complexes, A. Jouanna décèle un « jeu
de masques » dans lequel, paradoxalement, les plans et les menaces élaborés par
Coligny serviraient plutôt la volonté des deux souverains d’éviter la guerre ouverte.
Or, tout cet édifice fragile se voit brutalement renversé par un attentat contre
l’amiral. Attentat raté, dont l’auteur est connu, mais derrière lequel on cherche, depuis
le début, le ou les commanditaires. Cette fois, c’est avec l’assassinat de Kennedy que
le rapprochement s’impose. Après bien d’autres, l’auteure passe en revue toutes les
hypothèses. Et comme dans les bons romans policiers, elle écarte les suspects aux-
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quels on songe en premier : les Guises, qui ont à venger le duc François ; Catherine de
Médicis, très généralement soupçonnée, tout au moins d’avoir laissé faire ; Charles IX,
bien sûr, mais aussi Philippe II d’Espagne et le pape que J.-L. Bourgeon a récemment
désignés – pour émettre finalement l’idée qu’une poignée de catholiques fanatiques
ont pu, de leur propre mouvement, décider de supprimer le chef du parti huguenot,
avec l’espoir d’obliger ainsi Henri de Guise à s’engager. On me permettra de dire ici,
comme je l’ai écrit à A. Jouanna qui m’a très aimablement répondu pour confirmer sa
thèse, que je reste sur une position différente. Car on peut imaginer un autre scéna-
rio, selon lequel les ennemis de Coligny, à commencer par la reine-mère, ont pu pen-
ser qu’une fois l’amiral supprimé, le parti huguenot tomberait sous la direction
d’Henri de Navarre, que son mariage rendait captif.
On passe alors (chapitre 4) à ce que l’auteure appelle « l’ablation chirurgicale » :
autrement dit, la « première » Saint-Barthélemy. Dans la journée du 23 août, le roi et
son conseil décident d’éliminer les chefs protestants réunis à Paris. C’est ici seulement
que l’historienne rappelle les griefs accumulés par le roi et sa mère depuis la « surprise
de Meaux » de 1567 (mais en omettant de noter que le prince de Condé a déjà payé
pour cela en 1569). Les menaces proférées par l’entourage de Coligny ont poussé le
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roi à exercer sa justice « extraordinaire », la mise à mort sans procès. Il l’a fait sous la
pression de son conseil, dont les membres, en particulier italiens, auraient mérité
d’être présentés plus en détail. Il faudrait aussi relever les absences : si Jean de Monluc,
un modéré, était déjà parti pour la Pologne, où était et que faisait François de
Montmorency, le gouverneur de Paris ? L’exécution a été menée avec une surprenante
facilité, mais il avait fallu pour cela mettre en état d’alerte la milice parisienne.
Est-ce sur ordre que le tocsin a sonné au moment où s’achevait le meurtre de
Coligny ? On ne le saura pas, mais c’est alors que commença « la seconde Saint-
Barthélemy, celle du peuple de Paris ». Forte des travaux récents, A. Jouanna rend par-
faitement compte des motivations et du rituel des massacres perpétrés dans la capitale,
et de l’impuissance du roi à les faire cesser. Elle note sans l’expliquer – c’est un autre
point obscur de l’affaire – le silence et l’inaction du parlement durant toutes ces jour-
nées. Après quoi elle caractérise bien les conditions propres à chacun des massacres
qui se sont produits en province à l’imitation de la capitale. Il semble que, dans cer-
tains cas, des instructions orales ont pu donner à croire que le roi voulait éliminer les
chefs protestants, avant que des ordres écrits viennent exiger le maintien de la paix.
Une même confusion va régner dans la communication royale, aussi bien en direction
des sujets que des puissances étrangères, ce qu’expose parfaitement le chapitre 6 inti-
tulé « Vérité du roi, raison de l’État ». Ici encore, certains faits de notre époque, au
Rwanda et ailleurs, peuvent nous aider à mieux comprendre un déchaînement san-
guinaire que nos prédécesseurs horrifiés n’arrivaient pas même à imaginer.
La troisième partie du livre, « Déchiffrements et ripostes », est peut-être la plus
neuve. On y voit d’abord comment les protestants ont interprété leur malheur à la
lumière de la Bible, soit pour se ranger, accablés, à la religion du roi (les abjurations
ont été très nombreuses), soit pour se conforter en Dieu dans leur position de mar-
tyrs et de petit troupeau fidèle ; ensuite la mise en cause de la monarchie absolue par
les écrits de ceux qu’on appellera plus tard les monarchomaques (idées qui seront
bientôt reprises à leur compte par les catholiques ligueurs) ; enfin le retournement de
situation qui se produit à la fin du règne de Charles IX et au début de celui d’Henri III,
et s’achève, avec la paix de 1576, sur un désaveu total de ce qui fut, selon l’opinion
des contemporains, le triomphe ou le crime de la Saint-Barthélemy. Il me semble tou-
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tefois que l’auteure aurait dû prolonger son livre d’une année encore, jusqu’à l’édit de
Poitiers de 1577, par lequel Henri III accorde à ses sujets de la « religion prétendue
réformée », avec la réhabilitation de Coligny et de ses lieutenants, la liberté de
conscience et de culte sur des bases et dans des termes qui seront repris presque mot
pour mot dans l’édit de Nantes en 1598.
Dans un livre de cette importance, je n’ai relevé que deux menues erreurs : dans
l’organisation des églises protestantes, le colloque ne se place pas entre le synode pro-
vincial et le synode national, mais entre le consistoire local et le synode provincial
(p. 33) ; Antoine de Bourbon n’a pas été tué à la bataille de Dreux, mais il est mort d’une
blessure reçue au siège de Rouen, deux mois plus tôt (p. 68). Des notes abondantes et
précises, renvoyant à une immense documentation ; un tableau de répartition socio-
professionnelle des victimes, à Paris et dans quelques autres villes ; et un plan du Paris
du XVIe siècle, complètent un ouvrage qui, s’il ne répond pas à toutes les questions
– encore une fois, certaines ne seront sans doute jamais élucidées –, apporte, avec une
clarté et une sérénité exemplaires, tous les éléments du dossier.
Marc VENARD
Université Paris-10 Nanterre
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SYLVIE DAUBRESSE, L’auteure nous propose, avec cette ver-


Le Parlement de Paris ou la voix de la raison sion abrégée de sa thèse, bien plus qu’une
(1559-1589), histoire du parlement de Paris sous le règne
Genève, Droz, 2005, 558 p., des derniers Valois : elle nous invite à une
ISBN 2600009884. passionnante réflexion sur la recherche d’un
équilibre institutionnel en un temps de désé-
quilibre politique. Pour ce faire, elle consacre deux chapitres introductifs à présenter le
rôle du parlement au sein des institutions monarchiques et met ainsi en place les enjeux
d’un débat qui va se cristalliser autour de l’enregistrement des actes royaux. Quelle est
la portée de cette formalité et de quels moyens le roi dispose-t-il pour imposer ses
volontés ? On reconnaît là une question qui va rester ouverte jusqu’aux dernières
heures de la France moderne, et il faut savoir gré à l’auteure d’en définir les termes avec
suffisamment de précision pour ébranler nos certitudes sur les lits de justice.
Reconstruisant les négociations qui s’ouvrent parfois entre le souverain et ses officiers,
l’auteure montre que le monarque peut corriger sa décision, voire la retirer, sans com-
promettre son autorité ni abaisser son prestige. Au demeurant, sa présence n’est pas
vécue comme un échec par les magistrats qui la sollicitent parfois. Toute la démons-
tration s’inscrit dans cette perspective ; aussi, « l’esprit d’accommodation qui guide les
relations entre le parlement de Paris et le pouvoir royal est peut-être l’élément le plus
important de cette étude », souligne la conclusion (p. 475). De cette accommodation,
Sylvie Daubresse présente les conditions en suivant un plan chronologique.
Elle étudie d’abord l’attitude du parlement face à la religion réformée ; le
deuxième chapitre est tout entier dévolu à l’année 1563 ; le troisième aborde les hési-
tations de la politique religieuse et le quatrième cerne les moyens tentés pour rétablir
l’unité religieuse. L’auteure établit comment la cour parisienne recherche la paix reli-
gieuse mais se heurte à la conviction que l’hérésie menace l’ordre social. Admettant
du bout des lèvres la politique de tolérance, le parlement défend l’unité religieuse des
officiers royaux. Cependant, alors que depuis 1560 il enregistre les édits « sans appro-
bation de la nouvelle religion », il n’oppose aucune résistance à la vérification de la paix
de Saint-Germain en 1570. Estime-t-il avoir assez défendu ses positions pour ne pas
avoir besoin d’y revenir ? Confronté aux revirements de la politique royale, il lui faut
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encore affirmer sa conception de la réforme de l’Église, dont il a accepté depuis 1563
qu’on aliène les biens. Hostile à la réception d’un corps de doctrine qui tiendrait son
autorité du pape et non du roi, le parlement (comme le chancelier) condamne des
décrets conciliaires dont Du Moulin estime que la réception rallumerait la guerre
civile : le gallicanisme sans concession du parlement conforte l’autorité jalouse du roi
de France sur son Église. La présentation des débats est exemplaire. En exposant leurs
enjeux immédiats, Sylvie Daubresse fait surgir leur portée réelle. Certes, les gallicans
s’efforcent de ménager la supériorité conciliaire, les libertés gallicanes et la commu-
nion de fait avec Rome, mais ils cherchent aussi, « de façon dissimulée », à défendre la
loi salique (p. 232).
La deuxième partie est elle aussi organisée en quatre chapitres : le cinquième défi-
nit la place du parlement dans le corps politique du royaume ; le sixième traite des
créations d’offices ; le septième décrit la montée des tensions de 1584 à 1587 ; le hui-
tième présente le parlement au temps de la Ligue. Cette partie est à la fois plus pré-
cise, car l’exacerbation des divisions réduit la marge de négociation du parlement, et
plus large, car elle touche aux principes de l’organisation monarchique. On le voit avec
l’ordonnance de Moulins qui, en 1566, a limité le droit de remontrances, puis avec la
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déclaration du 11 novembre de la même année qui rétablit les remontrances itératives.


Du pouvoir royal au parlement, ce sont deux manières de penser la modération qui
s’expriment et se complètent. Celle du parlement repose sur la foi en la valeur de la
loi, « laquelle ne doit pas être soumise aux contingences humaines ». Par-delà des
considérations conjoncturelles, ce sont ces principes que le parlement défend à tra-
vers ses remontrances. S’il semble perdre du terrain à chaque crise, il n’en parvient
pas moins à véritablement ériger l’inaliénabilité du domaine en loi fondamentale. La
cour s’efforce ainsi d’énoncer les règles du bon gouvernement. Or la justice en est la
condition, d’où sa défense « crispée », inspirée par l’attachement à l’idée qu’elle pro-
cède du roi. On comprend alors mieux le rejet des créations d’offices et des avantages
que ceux-ci peuvent apporter à la robe. On comprend aussi l’autorité que le parle-
ment exerce dans la capitale et l’attitude de ses chefs durant la Ligue, alors que l’ex-
pédition de la justice garantit un minimum d’ordre.
Tout au long de ce volume particulièrement soigné, le lecteur goûte la sûre éru-
dition de l’auteure et la rigueur avec laquelle elle est mise en œuvre. L’honnêteté de la
bibliographie est un modèle – mais fallait-il citer dictionnaires et manuels ? La préci-
sion de l’appareil scientifique honore la chartiste qu’est S. Daubresse. Il faut signaler
le choix des annexes, sobrement annotées : récit de la séance royale du 17 mai 1563
pour l’enregistrement de l’édit sur l’aliénation des biens du clergé ; remontrances sur
l’obligation de la profession de foi catholique, quatre jours plus tard ; discours de
Pierre Ier Séguier le 18 août 1568 sur la création d’une cinquième chambre des
enquêtes ; séance du 16 juin 1586 en présence d’Henri III. Il convient surtout de louer
la cohérence et la précision des notes parce qu’elles permettent d’adhérer véritable-
ment à une démonstration qui porte aussi loin que pouvait conduire l’histoire poli-
tique, et ouvre de nouvelles portes. Car ce travail est fécond, et pas seulement pour les
spécialistes des guerres de religion. La préface de Denis Crouzet illustrant bien cet
aspect, on soulignera plutôt les vertus salutaires de certains rappels (« l’histoire écrite
dans les registres n’est qu’une version de ce qui s’est passé », p. 152), et l’intérêt métho-
dologique du constat de telle ou telle lacune de nos connaissances sur les archives cri-
minelles, sur l’assiduité des magistrats ou encore sur la possible influence de la science
du droit sur leurs actes et leurs pensées. Évitant l’opposition canonique entre parle-
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ment et États généraux, S. Daubresse préfère nous montrer la construction de précé-
dents, entre principes et compromis imposés par une vive conscience des malheurs
des temps. Elle offre ainsi aux médiévistes comme aux modernistes une référence qui
inscrira d’autant plus aisément leurs analyses dans la longue durée qu’elle a choisi
d’interrompre son étude exactement là où Michel De Waele avait commencé la sienne
(Les relations entre le parlement de Paris et Henri IV, Publisud, 2000). En détaillant les
réactions de la principale compagnie judiciaire du royaume devant les initiatives de
Charles IX, véritablement souverain, et d’Henri III, paradoxalement desservi par une
compréhension plus fine des rouages institutionnels, S. Daubresse décrit la mise en
forme de règles qui ne seront véritablement avalisées que sous les Bourbons. Fort jus-
tement, elle attache moins d’importance à l’âge de la majorité de Charles IX qu’au
choix de Rouen pour la proclamer. La compréhension de l’émergence ou de la trans-
formation des principes défendus par les hauts magistrats apparaît précieuse. On en
mesure tout le prix lorsque l’on rapproche les conclusions de S. Daubresse de celles
d’Anne Rousselet-Pimont dans son étude du rôle législatif des chanceliers au
XVIe siècle, qui présente également la fixation de l’interprétation de l’âge de la majo-
rité royale et la reconnaissance de l’inaliénabilité du domaine royal.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 173

La valeur des conclusions de cette thèse repose d’abord sur la précision de la


chronologie, puis sur la finesse de la contextualisation. Il importe donc de distinguer
les leçons relatives aux temps de la Ligue des hypothèses à valider pour d’autres
périodes. Incontestablement, les différences d’appréciation entre les derniers Valois et
les magistrats du parlement n’aboutissent pas à un blocage des institutions. Pour
autant, l’accommodation ne peut-elle être aussi interprétée comme la capacité à cir-
conscrire les conflits, c’est-à-dire une exacte appréhension de leurs enjeux juridiques ?
Ainsi Henri III quitte-t-il Paris le 13 mai 1588 ; le parlement tarde à enregistrer la sup-
pression des offices vacants par mort, qu’il approuve pourtant ; épurée par les ligueurs
le 16 janvier 1589, la cour enregistre néanmoins le 1er février suivant des lettres
d’Henri III sur la résignation d’un office de conseiller-clerc.Y a-t-il encore accommo-
dation ou ne peut-on discerner dans l’enregistrement des actes royaux la mise en
œuvre d’une logique qui n’est pas directement ou pas seulement politique ? La vigueur
des débats sur les offices de présidents présidiaux semble témoigner dans le même
sens. Il ne s’agit nullement de remettre en cause une analyse qui emporte la convic-
tion, mais bien plutôt d’attirer l’attention sur les conditions de sa transposition. D’une
part, il ne s’agit ici que du parlement de Paris ; d’autre part et surtout, le constat de la
pente vers l’accommodation sous les derniers Valois ne doit pas nous dispenser pour
les périodes ultérieures de reconstituer les procédures avec minutie, parce que ce sont
elles qui conditionnent la formulation des réponses aux questions d’un temps donné.
À défaut, l’accommodation serait comme la boîte noire de l’analyse systémique et
l’historien se bornerait à énumérer les inputs et outputs avant de constater un équilibre
provisoire. Le travail de S. Daubresse mérite bien mieux qu’une lecture superficielle,
qui recevrait comme autant d’invariants des conclusions constituant plutôt des invites
à retourner aux sources pour se donner les moyens d’en tirer parti. Car ce livre res-
pire le goût des archives, traduit une rare capacité à les analyser et illustre le don pré-
cieux de les transmuter en histoire.
Christophe BLANQUIE
Sénat, CRH

SHARON KETTERING, Ce livre s’attache à la réhabilitation de la


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Power and Reputation at the Court of figure du connétable de Luynes. L’homme
Louis XIII : The Career of Charles d’Albert, n’avait jusqu’à présent guère été pris au
duc de Luynes (1578-1621), sérieux par les historiens, qui ont relayé à son
Manchester, Manchester University Press, 2008, sujet les attaques violentes proférées contre
265 p., ISBN 0719077869. lui par Richelieu. Dans ses Mémoires, le car-
dinal fait en effet de Luynes le modèle du
mauvais favori, petit d’esprit et mû uniquement par ses intérêts particuliers. Pour
mener à bien son enquête, S. Kettering a fait le tour des sources manuscrites et impri-
mées, collectant notamment de nombreux pamphlets et libelles, qui permettent de
retracer le parcours exceptionnel de ce gentilhomme originaire du sud-est de la France.
Son père, Honoré d’Albert, était un capitaine catholique de moyenne noblesse, qui pos-
sédait plusieurs seigneuries et exerçait des commandements militaires à Pont-Saint-
Esprit et à Beaucaire ; sa mère, Anne de Rodulf, descendait d’une maison d’origine
italienne installée à Mornas, dans la vallée du Rhône. Né en 1578, Charles d’Albert fit
son éducation comme page d’Henri IV, à partir de 1591, grâce à la protection du comte
du Lude. C’est seulement en 1611 qu’il apparaît dans l’entourage du jeune Louis XIII,
où il avait alors la charge des « merlins » du roi, ces petits faucons utilisés pour la chasse.
174 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Louis XIII considérait probablement son fauconnier comme une sorte de père de
substitution. Les relations entre le souverain et le gentilhomme méridional se renfor-
cèrent à partir de 1614. Louis était dans sa quatorzième année ; Charles avait trente-
six ans. C’est à ce moment qu’il commença à cumuler les responsabilités. En 1616, il
devenait ainsi grand fauconnier et capitaine du Louvre. S. Kettering le décrit comme
un ambitieux avant tout soucieux de ses intérêts personnels, qui entendait réaliser une
brillante carrière à la cour, ce que n’avait pu faire son père. La relation entre le prince
et le favori fut jugée par les contemporains comme le résultat d’un ensorcellement ou
d’une magie mystérieuse. Le 24 avril 1617, le roi faisait assassiner Concino Concini,
qui était alors à la tête du gouvernement. Quoi qu’ait pu en dire Richelieu, il ne semble
pas que Luynes ait été l’instigateur de ce coup de force. L’homme était prudent.
L’anatomie de la conspiration est certainement l’un des meilleurs passages de l’ou-
vrage. Il s’agissait d’un mouvement d’assez grande ampleur, organisé dès 1616. Ses
acteurs avaient envisagé un moment de pousser le roi à quitter la capitale pour prendre
la tête d’une armée en Champagne. Concini, de son côté, était au courant des menaces
qui pesaient sur lui, et il prit des mesures pour assurer sa sécurité, mais celles-ci ne
dissuadèrent pas Louis XIII et ses proches de mener à bien leur coup de force.
Le grand fauconnier reçut une partie des dépouilles du Florentin. Il obtint ainsi
pour environ 1,9 million de livres, sur la fortune de 8,4 millions que possédait Concini.
Les plus beaux morceaux étaient le château de Lésigny, en Brie, le marquisat d’Ancre,
en Picardie, et la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi. À ce moment,
sa fortune pouvait être estimée à 2,7 millions de livres, ce qui était d’autant plus consi-
dérable qu’elle avait été construite en seulement trois années. À sa mort, en 1621, elle
atteindrait 6,2 millions. Grâce à sa position à la cour, Charles d’Albert put épouser la
très jeune Marie de Rohan, fille du duc de Montbazon, et les relations entre les époux
semblent avoir été bonnes. Il parvint ensuite à l’apogée des honneurs en devenant duc
de Luynes en 1619 (la seigneurie de Maillé en Touraine étant promue à cette occa-
sion au statut de duché de Luynes), puis connétable de France deux ans plus tard.
Grâce à ce titre qui faisait rêver tous les favoris et tous les princes, il tenait désormais
la place de premier des grands officiers de la couronne.
Cette ascension profita à son entourage, à commencer par ses frères, Léon et
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Honoré, et lui permit d’entretenir une vaste clientèle. On sait que S. Kettering a consa-
cré une grande partie de ses recherches au fonctionnement des réseaux clientélaires
à l’époque moderne. Elle se penche ici sur l’entourage de Luynes, qu’elle dessine de
la façon suivante : un noyau de trente-cinq fidèles, une centaine de gardes et une mai-
son d’une centaine de personnes. Il s’agissait d’un ensemble important, mais loin
d’être exceptionnel pour un grand seigneur. Contrairement à ce qu’assure Richelieu,
il ne semble pas que Luynes se soit affiché à la cour comme l’adversaire déclaré de
Marie de Médicis. La reine-mère était toujours puissante, car elle avait le soutien
d’une grande partie de l’aristocratie, tandis que Luynes ne pouvait compter que sur
quelques dizaines de gentilshommes de premier plan (trente-sept selon le décompte
précis de S. Kettering) parmi lesquels figuraient le grand écuyer Bellegarde, le premier
écuyer Liancourt, les ducs de Guise, de Nevers et de Brissac. À ce propos, l’auteure
propose une utile cartographie des provinces fidèles au roi en 1620, au moment du
soulèvement de Marie de Médicis et des princes, mais la carte inclut des régions
annexées bien plus tard (Artois, Flandres, Alsace, Lorraine, Franche-Comté,
Roussillon), ce qui lui fait perdre un peu de sa pertinence. Luynes chercha à renfor-
cer sa position en faisant libérer le prince de Condé, et il tenta également de se rap-
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 175

procher de la reine-mère, qu’il flatta avec obséquiosité quand elle réapparut à la cour,
en janvier 1621.
Luynes a-t-il cherché à mener une véritable politique ou s’est-il contenté de réagir
aux tensions et de s’adapter aux circonstances ? La question mérite d’être posée. En
1619, le conseil du roi se peupla de personnages liés au favori, à commencer par son
frère, le duc de Chaulnes, par son ancien protecteur, le comte du Lude, et par le comte
de Nanteuil, tandis que les partisans de la reine-mère étaient mis à l’écart. C’est sans
doute à Luynes que l’on doit le rappel au Conseil des « barbons », les vieux ministres
du temps d’Henri IV (Sillery, Du Vair,Villeroy). Mais il fallait composer avec les ducs,
qui avaient obtenu une place au Conseil en récompense de leur loyauté (Guise,
Nevers, Bellegarde). La marge de manœuvre du favori restait donc limitée. Luynes
n’a d’ailleurs pas influencé le roi quand celui-ci prit la décision de descendre en Béarn
à la tête de son armée, en 1620, pour y imposer la restauration du culte catholique,
avant de lancer une grande opération militaire de réduction des places protestantes.
Bien qu’il fût un catholique fervent, comme le roi, Luynes préférait la négociation à
l’usage de la force. L’armée royale se heurta à la résistance acharnée des huguenots
de Montauban. Le siège semble avoir été décidé par Louis XIII en personne, et
Luynes tenait un rôle relativement discret lors des conseils de guerre. Au plus fort des
combats, il espérait toujours obtenir par la composition la reddition du duc de La
Force, qui commandait à Montauban.
La carrière de Luynes fut exceptionnelle mais brève. Il mourut devant la petite place
de Monheurt en décembre 1621. Les échecs de la politique royale lui furent imputés, et
jamais il ne fut considéré par les Grands du royaume comme l’un des leurs. Il offre ainsi
une sorte de cas limite pour la figure du favori. Jamais un gentilhomme n’avait accumulé
autant de dignités en si peu de temps. Conscient du caractère labile de sa situation,
Luynes lui-même cherchait à se ménager des appuis auprès des princes et même de la
reine-mère, et il ne tenta ni de s’imposer par la force au Conseil, ni de mener une poli-
tique de puissance spectaculaire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, ce qui
rappelle l’attitude de Lerma en Espagne. Ce n’est pas le moindre mérite de S. Kettering
que d’avoir réussi à restituer toute la complexité d’un personnage dont la réputation fut
déchirée par les libelles et par les remarques acerbes de Richelieu, lequel construisit sa
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propre image en se servant de la figure de Luynes comme d’un repoussoir.
Nicolas LE ROUX
Université Lyon 2

MAARTEN PRAK, Ce livre est la version anglaise de


The Dutch Republic in the Seventeenth l’ouvrage publié en néerlandais, en 2002,
Century. The Golden Age, sous le titre Gouden Eeuw. Het raadsel van de
Cambridge, Cambridge University Press, 2005, Republiek (Le siècle d’or. L’énigme de la
317 p., traduction anglaise de Diane Webb, République), un titre sans doute mieux
ISBN 0521604605. adapté à son contenu puisqu’il met l’accent
sur la problématique principale de l’auteur :
expliquer comment un pays d’une faible superficie et à la population relativement res-
treinte a pu, en moins d’un siècle, se hisser au rang des plus grandes puissances et
même, dans de nombreux domaines, les dépasser. L’interrogation n’est pas neuve,
depuis les travaux de Huizinga, Schama ou Israël, mais M. Prak propose de déplacer
le questionnement : il s’agit moins de discuter la modernité, ou l’avance, économique
ou culturelle, que de comprendre le succès des Pays-Bas au Siècle d’or dans le
176 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

paradoxe de la combinaison unique d’un système politique encore médiéval avec une
économie capitaliste et une société « bourgeoise ».
Après un premier chapitre qui rappelle brièvement l’histoire des provinces qui
formaient le nord des Pays-Bas bourguignons puis habsbourgeois, la révolte qui abou-
tit à la scission de 1579 et la première phase de la guerre jusqu’à la trêve de 1609,
M. Prak examine le Siècle d’or néerlandais en quatre parties. La première dessine le
tableau politique intérieur et surtout extérieur de la période 1609-1713. L’essentiel est
dit, de manière précise, en se limitant strictement aux combats qui se déroulent aux
frontières des Provinces-Unies, ce qui occulte un peu le rôle de l’armée néerlandaise
dans les conflits plus lointains, dans les mondes extra-européens, ou même, avec son
alliée anglaise, lors des deux dernières guerres contre Louis XIV ; mais il s’agit sans
doute d’un choix délibéré de l’auteur pour éviter un trop long récit événementiel.
Cette première partie est complétée par un chapitre sur les transformations de la
marine et de l’armée, avec la contribution de la famille d’Orange-Nassau à la « révo-
lution militaire » et par un dernier chapitre très utile sur le système fisco-financier qui
a permis cet énorme effort de guerre.
La deuxième partie évoque le cœur de la notion du « Siècle d’or » néerlandais,
c’est-à-dire la réussite économique et les transformations sociales afférentes. L’auteur
y explique de manière très pédagogique l’enchaînement vertueux des transformations
économiques qui produisent une croissance inégalée, surtout dans les provinces mari-
times, des années 1580 à 1670 environ. Il décrit une économie très intégrée, entre
villes et campagnes, entre provinces, et entre le pays et le monde. La croissance agri-
cole, industrielle et commerciale conduit à un développement démographique sans
précédent (d’environ un à deux millions d’habitants) qui profite surtout aux villes hol-
landaises. M. Prak tempère ici la notion de « modernité » des Pays-Bas, soutenue par
A. van der Woude et J. de Vries (The First Modern Economy : Success, Failure and
Perseverance of the Dutch Economy,1500-1815, Cambridge, 1997). Certes, les Pays-Bas
sont modernes par leur haut niveau d’urbanisation, d’intégration des marchés, du
capital et du travail, mais la croissance reste modeste et s’arrête dans les années 1650-
1670, ne déclenchant pas un processus continu, le XVIIIe siècle néerlandais étant au
contraire un siècle de marasme et de retard économique. Le chapitre sur le commerce
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colonial explique l’impossibilité pour ce petit pays aux ressources humaines limitées
d’établir un empire colonial de type continental (abandon du Brésil) mais montre le
succès de son emprise commerciale dans le monde, symbolisé par la fameuse VOC.
M. Prak décrit ensuite les différents groupes sociaux, depuis les grandes familles bour-
geoises fabuleusement enrichies jusqu’aux pauvres qui peinent à survivre, constatant
que les écarts s’aggravent avec la croissance. Les données et les travaux manquent visi-
blement encore pour bien évoquer les travailleurs, qui ne sont abordés qu’au travers
des systèmes d’assistance urbaine. L’auteur qualifie finalement la société néerlandaise
de société de classes moyennes, ce qui se justifie certainement au vu de l’effacement
relatif de la noblesse et de l’importance d’une bourgeoisie moyenne, des caractéris-
tiques tout à fait originales dans les sociétés européennes du XVIIe siècle, mais la per-
manence d’un taux d’environ 15 % de pauvres assistés, ainsi que la concentration des
richesses au sein d’une très petite élite (à Leyde en 1700, 1 % de la population pos-
sède la moitié des capitaux !) fait plutôt penser aux pays actuellement émergents
qu’aux sociétés de classes moyennes des pays développés.
La troisième partie nous entraîne dans les réalités institutionnelles néerlandaises.
L’accent est mis sur l’importance d’un système de corps étroitement locaux. La
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 177

citoyenneté néerlandaise n’est pas nationale, c’est d’abord une loyauté et une partici-
pation à la citoyenneté urbaine, à la « bourgeoisie » au sens civique du mot, redoublée
par l’appartenance aux corporations de métiers, aux organisations de voisinage et aux
milices bourgeoises. Chaque ville, chaque province, jalousement attachée à ses institu-
tions, se considère comme une république souveraine. La diversité et l’autonomie
dominent donc et l’État central n’a pratiquement pas d’existence. L’union ne se fait que
sous la pression urgente de la guerre et de la défense des intérêts communs, parfois dif-
ficiles à définir. Le Stathouder n’est en rien un souverain, et son prestige reste essen-
tiellement lié à ses capacités militaires. Quant au Grand Pensionnaire de Hollande, son
pouvoir ne reposait que sur son influence personnelle et son réseau de relations dans
les différentes provinces. Les affrontements politiques, à l’intérieur d’une cité, entre
villes de la même province, ou entre provinces de l’union, sont donc fréquents et sou-
vent violents. L’exécution d’Oldenbarnevelt en 1619, la tentative d’investissement
d’Amsterdam par l’armée de Guillaume II en 1650, le lynchage des frères de Witt en
1672 ne sont que les aspects les plus saillants d’une culture politique conflictuelle.
Contrairement à ce que croient parfois les Français, la vie politique néerlandaise n’est
ni paisible, ni apathique, mais ici les affrontements débouchent le plus souvent sur un
compromis, sans lequel la vie commune ne serait plus possible, puisque aucun pouvoir
n’est en droit, ni souvent en mesure, d’imposer sa volonté à l’autre.
La dernière partie rassemble les aspects culturels du Siècle d’or : le pluralisme reli-
gieux est replacé dans la conjoncture générale de confessionnalisation européenne,
qui n’épargne pas la République. La tolérance des religions non publiquement auto-
risées est liée aux conditions pragmatiques de la vie dans de grandes villes, où l’auto-
rité municipale n’entend certainement pas laisser l’Église réformée faire la loi. Un
chapitre évoque rapidement, avec Leeuwenhoek, Descartes et Spinoza, les conditions
favorables à une nouvelle approche scientifique et philosophique du monde. La pré-
sentation de l’école de peinture néerlandaise s’attache surtout aux aspects les plus
caractéristiques de ce qu’on appelle en France la peinture « hollandaise », en particu-
lier les scènes de genre. Les caravagistes d’Utrecht sont certes mentionnés, ainsi que
la permanence de la peinture d’histoire, mais avec cinq pages sur Vermeer, tandis que
Rembrandt n’est cité qu’en passant, le livre reste attaché à une vision traditionnelle
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pourtant remise en cause par les études récentes d’histoire de l’art. Un chapitre sur le
renouvellement du paysage urbain, agrandissement des villes et constructions
publiques et privées, clôt cette présentation du Siècle d’or.
Enfin, un dernier chapitre évoque succinctement la fin de l’âge d’or, entre 1672
et 1715. M. Prak y livre sa conclusion, inspirée de ses travaux comparatistes sur les
débuts du capitalisme en Europe (M. Prak [éd.], Early Modern Capitalism. Economic
and Social Change in Europe, 1400-1800, Londres, 2000). Entre 1500 et 1800,
l’Europe a connu deux sortes de grands bouleversements, les uns économiques, avec
l’apparition d’un capitalisme commercial, d’abord à Venise, puis Anvers, puis
Amsterdam ; les autres politiques, avec l’émergence de l’État moderne. Les territoires
les plus avancés économiquement correspondent aux régions les plus urbanisées, des-
sinant une dorsale européenne, depuis l’Italie du Nord jusqu’aux Pays-Bas, en pas-
sant par la Suisse et l’Allemagne rhénane, des régions où le pouvoir est resté dispersé,
local. Au contraire, les territoires les plus modernes politiquement sont à l’écart de
cette dorsale du dynamisme économique, avec des royaumes vastes et ruraux. Les
petits espaces politiquement indépendants attirent et contrôlent plus facilement les
flux économiques que les grands États dirigés par un pouvoir plus fort. Pour M. Prak,
178 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la réussite néerlandaise du Siècle d’or s’inscrit dans ce schéma. La structure politique


décentralisée de la République, qui peut sembler une faiblesse, a été la source de la
puissance : le caractère extrêmement local du pouvoir entraînait la confiance des
détenteurs de capitaux, assurés de voir prospérer leurs investissements par les soins
de magistrats eux-mêmes issus du monde des affaires. La richesse de la République
provenait indirectement, par les taxes, ou directement, par l’emprunt, de cette
confiance dans un pouvoir local attentif aux intérêts économiques, et elle a permis
l’entretien de forces navales et armées dignes d’une grande puissance.
Mais ce modèle a ses limites, qui apparaissent à la fin du XVIIe siècle. Les Pays-Bas
ne peuvent plus porter l’effort financier qu’implique la défense de leur position inter-
nationale. Face à des États plus vastes, plus peuplés, aux ressources plus grandes, la
République doit changer de politique au XVIIIe siècle, devenant une puissance moyenne,
soucieuse de neutralité. La combinaison efficace de diversité politique et de prospérité
économique du Siècle d’or a néanmoins marqué durablement la culture néerlandaise.
Le livre de M. Prak est une synthèse brillante qui fera date. Le recours fréquent à
des exemples tirés de la vie de contemporains, l’enchaînement fluide des idées, l’ala-
crité du style procurent un véritable plaisir de lecture. Le livre vise d’ailleurs un public
plus large que les spécialistes de l’histoire néerlandaise, mais ces derniers y trouveront
néanmoins l’écho des travaux et des débats les plus récents. Sans doute pour ne pas
effaroucher les lecteurs moins érudits, le texte comporte très peu de notes, mais une
solide bibliographie de près de 40 pages, classée par chapitres, en fin du volume,
contentera les plus exigeants. On ne peut que souhaiter qu’une traduction permette
aussi au grand public français de découvrir à son tour la richesse de ce travail.
Catherine DENYS
Université Lille 3-IRHiS

MICHEL BOIRON, Fruit de dépouillements considérables


L’action des intendants de la généralité de et version livresque d’une thèse récente
Limoges de 1683 à 1715, d’histoire du droit, l’ouvrage décrit de
Limoges, Presses Universitaires de Limoges, manière empirique et détaillée l’activité
2009, 496 p., ISBN 2842874773. variée, durant trois décennies, des intendants
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chargés d’administrer une généralité de l’in-
térieur du royaume. L’auteur mobilise principalement les sources émanant du pouvoir
central et de ses représentants : correspondance des intendants avec le Contrôleur
général, avec les secrétaires d’État de la Guerre et de la Marine, correspondance des
chanceliers Boucherat et Pontchartrain, arrêts du Conseil du roi systématiquement
dépouillés. En lien avec une recherche initiale entamée durant la décennie 1950 dans
une conjoncture historiographique marquée par l’histoire démographique et socio-
économique, il utilise aussi en abondance registres paroissiaux, mercuriales et enquêtes
administratives (sur le commerce des étoffes en 1692 ou la librairie en 1701) pour
mieux appréhender l’ampleur des crises de subsistances ou le travail d’informateurs
des commissaires. Après avoir dressé dans un chapitre liminaire les portraits des neuf
intendants en charge des provinces d’Angoumois et du Limousin, et détaillé de manière
classique leurs compétences, l’auteur décline son propos en huit tableaux d’inégal inté-
rêt. Ils portent successivement sur leur rôle dans l’information de la monarchie, la
répartition et le recouvrement de la fiscalité royale, les affaires extraordinaires, les
affaires militaires, la lutte envers le protestantisme, le maintien de la paix publique, la
gestion des disettes et famines et le bien-être des populations.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 179

Le premier chapitre sur leur activité d’informateurs du pouvoir central précise


notamment les modalités de la confection du mémoire de Louis de Bernage pour l’ins-
truction du duc de Bourgogne. Présentant en annexe la quarantaine de versions recen-
sées, l’auteur le date du début de l’année 1698, opte pour sa rédaction par l’intendant
lui-même et souligne la meilleure précision des renseignements concernant la partie
angoumoise. Alternant approches globales chiffrées et récits minutieux de micro-
conflits, l’auteur montre ensuite l’efficace contribution des commissaires à l’accroisse-
ment de la fiscalité royale directe, évaluée à un montant annuel oscillant entre 1,4 et
3 millions de livres. Confrontés à la rentrée de plus en plus ardue des impôts durant la
guerre de Succession d’Espagne, ils demandent et obtiennent des allégements signifi-
catifs sur le montant de la taille. La présentation solidement documentée des affaires
extraordinaires, d’un montant total considérable d’environ 7 millions de livres, confirme
à l’échelle d’une généralité l’épuisement du système fisco-financier naguère analysé par
Daniel Dessert pour l’ensemble du royaume. La multiplication des réunions forcées
d’offices de nouvelle création aux charges anciennes ou aux corps, le nombre et le mon-
tant croissants des modérations accordées et l’accumulation des retards de paiement
en constituent des indices probants. M. Boiron indique par ailleurs utilement l’identité
des acquéreurs des principaux offices. Il détaille ensuite longuement la contribution
notable, en troupes et en armes, des deux provinces à l’effort de guerre. Le rôle direct
des commissaires dans la levée des soldats apparaît cependant réduit, hormis l’incita-
tion réussie des principales villes à financer la mise sur pied de régiments durant la
guerre de la Ligue d’Augsbourg. En revanche, au titre de directeur des forges de
l’Angoumois et du Périgord de 1689 à 1694, Jubert de Bouville joue un rôle détermi-
nant dans l’approvisionnement en canons de la marine du Ponant.
Grâce à la riche correspondance de l’intendant de Gourgue, couvrant les années
1683-1687, le chapitre sur l’action des intendants envers le protestantisme s’intéresse
principalement aux prémices de la révocation de l’édit de Nantes et aux modalités
immédiates de son application. La question protestante constitue une préoccupation
plutôt secondaire pour eux : elle demeure circonscrite pour l’essentiel à la partie
angoumoise de la généralité, qui abrite une importante minorité réformée ; elle devient
relativement marginale avec le rattachement en 1694 de l’élection de Saint-Jean
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d’Angely à la nouvelle généralité de La Rochelle. Le développement sur leur action
en faveur de la paix publique énumère de nombreux exemples du contrôle ordinaire
ou extraordinaire exercé sur les serviteurs provinciaux de la monarchie et leur activité
policière. Il révèle les limites attendues de leur autorité, liées à la relative indépendance
procurée par la vénalité légale aux officiers de justice et de finance, et à la médiocrité
des moyens humains de surveillance et de répression à leur disposition.
L’auteur narre ensuite la chronique détaillée de leur gestion des disettes et des
famines, marquée par la double préoccupation d’assurer l’approvisionnement en blés
des marchés et l’assistance aux pauvres. Généralement fort actifs dans le premier
registre, ils mettent en œuvre une politique classique d’importation de grains (ache-
tés dans les généralités de Poitou, de Bretagne, de Guyenne et même en Angleterre)
et de lutte épisodique contre les accapareurs. Le second objectif relevant aussi de la
charité chrétienne, ils agissent en étroite collaboration avec les autorités ecclésias-
tiques, en particulier épiscopales, qui sont souvent à l’origine d’aumônes générales.
L’ultime chapitre traite notamment de leur soutien au commerce des bovins, source
essentielle d’approvisionnement pour le marché parisien et apport primordial de liqui-
dités monétaires à hauteur de 800 000 livres annuelles pour la généralité ; il esquisse
180 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

par ailleurs les étapes du renforcement, souvent facteur de tensions et de contesta-


tions, de leur tutelle financière et administrative sur les corps de ville.
En écartant toute réflexion critique et historiographique sur les notions de monar-
chie absolue ou de monarchie administrative, l’ouvrage livre une contribution partielle-
ment inaboutie sur le rôle effectif des intendants dans le fonctionnement pratique de
l’État royal en province durant la seconde moitié du règne de Louis XIV. Construit
autour de la notion floue d’action, survalorisant le facteur individuel, desservi par des
limites chronologiques sans doute trop larges, brassant de nombreuses thématiques, il
peine à mettre en valeur et à approfondir le cœur de sa recherche, c’est-à-dire la gestion
de la guerre et des crises de subsistances par une administration provinciale. Il aboutit
ainsi à une conclusion molle sur les intendants définis comme de réels interlocuteurs du
pouvoir central et d’authentiques administrateurs à l’efficacité variable, réintroduisant
en catimini le « fantasme historiographique » (Michel Biard) de leur omnipotence. Or,
en fréquente tension avec les conclusions de l’auteur, la riche documentation mobilisée
dévoile pourtant qu’ils agissent de manière récurrente en médiateurs confrontés aux
modalités variées et parfois conflictuelles de la nécessaire « collaboration sociale » avec les
diverses autorités et notabilités locales. Elle confirme aussi leur constant recours à une
multitude de collaborateurs officiels ou officieux souvent laissés à l’arrière-plan. Une
bibliographie insuffisamment sollicitée et surtout lacunaire, avec l’absence des travaux
anglais et américains fondamentaux sur les relations entre pouvoir central et pouvoirs
provinciaux, limite fortement les perspectives envisagées dans l’ouvrage. Toutefois, les
références abondantes et précises fourniront d’utiles exemples et de précieuses pistes
aux historiens de la monarchie louisquatorzienne.
Vincent MEYZIE
Université Paris 10

HAMISH M. SCOTT (ÉD.), Cet ouvrage est la réédition actualisée


The European Nobilities in the Seventeenth du premier volume d’une synthèse parue en
and Eighteenth Centuries. Volume I : 1995, destinée à faire le point sur l’histoire
Western and Southern Europe, des noblesses européennes aux XVIIe et
Basingstoke/New York, Palgrave MacMillan, XVIIIe siècles, d’abord à destination des étu-
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2007, XII-346 p., ISBN 140393374X. diants anglais. L’introduction (H.M. Scott et
C. Storrs) concerne les deux tomes ; elle est
suivie de chapitres consacrés à la noblesse de Grande-Bretagne entre 1660 et 1800
(J. Cannon), à celle des Pays-Bas (J.L. Price), à la noblesse française entre 1610 et 1715
(R. Mettam) et au XVIIIe siècle (J. Swann), à la noblesse espagnole (I.A.A.Thompson).
Un chapitre portant sur la noblesse portugaise du XVIIe au XIXe siècle (N. Gonçalo
Monteiro) a été ajouté dans cette seconde édition qui se clôt sur les noblesses ita-
liennes (C. Donati).
L’entreprise comparative est d’abord le fait de l’introduction qui, après un bilan
historiographique, souligne que le renouveau des études consacrées à la noblesse a
porté en premier lieu sur l’aristocratie, bien plus connue que la masse des nobles, ce
qui se perçoit dans les différents chapitres. Le bilan des travaux des trente dernières
années permet de contredire les idées de « crise de la noblesse », de déclin et de remise
en cause de l’aristocratie. Pour H.M. Scott et C. Storrs, il faut au contraire parler de
consolidation et de transformation, dont les formes ont pu être différentes en fonc-
tion de l’évolution historique distincte de chaque pays qui avait déjà contribué à mode-
ler, à l’orée du XVIIe siècle, des noblesses de tailles et de compositions variées.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 181

Les deux auteurs insistent sur plusieurs points communs à tous les pays traités :
l’importance du risque d’extinction biologique et des procédés visant à contrôler la
transmission pour concentrer le patrimoine (l’Angleterre formant une exception) ;
l’importance de la mobilité sociale ascendante et descendante, qui se traduit par des
déchéances et des anoblissements, ces derniers plus fréquents dans les pays où les pri-
vilèges fiscaux sont particulièrement intéressants ou dans lesquels la couche inférieure
du second ordre est mal définie ; le processus de différenciation généralisé de la haute
noblesse par rapport au reste du second ordre, qui n’empêche pas une unité et des
liens avec le reste de la société par l’intermédiaire du clientélisme et du patronage ; la
montée des dépenses et de l’endettement qui rendent nécessaires l’accès à la cour cen-
trale pour sécuriser les prêts, et conduisent à l’interdépendance croissante des gou-
vernements et de leurs élites ; les changements dans l’art de la guerre qui affectent le
potentiel militaire nobiliaire ; l’élargissement des horizons aristocratiques qui devien-
nent nationaux, voire internationaux.
Comme toujours dans ce type de livre, les chapitres ne sont pas tous de même
qualité, mais l’ouvrage constitue un bon point de départ pour se familiariser avec les
études sur l’histoire des noblesses des différents pays européens, et pour une première
approche comparative, même si les domaines de l’histoire culturelle et religieuse sont
en grande partie délaissés dans les études. On regrettera que les chapitres rédigés par
J. Cannon et I.A.A. Thompson n’aient été que peu actualisés, pas plus que celui de
R. Mettam qui ignore les principaux travaux sur la noblesse française au XVIIe siècle
parus ces quinze dernières années. On regrettera aussi l’absence de notes dans les
essais consacrés aux Pays-Bas et à la France. Il faut saluer en revanche la volonté des
éditeurs d’avoir voulu terminer l’ouvrage sur des bibliographies complémentaires très
utiles, particulièrement pour les historiographies moins connues en général, notam-
ment celles des régions du nord, de l’est et du centre de l’Europe, traitées dans le
deuxième volume, complément indispensable du premier.
Elie HADDAD
CNRS/EHESS

J. MICHAËL HAYDEN, La réforme catholique en France ne


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MALCOLM R. GREENSHIELDS, remonte pas au XVIe siècle et à Trente mais
Six Hundred Years of Reform. Bishops and au XIIe siècle : voici la thèse de ce livre
the French Church, 1190-1789, important qui, à la lumière d’une analyse
Montréal et Kingston, Mac Gill-Queen’s quantitative, affirme la continuité de la
University Press, 2005, 604 p., dynamique réformatrice sur six siècles. Pour
ISBN 0773528938. ce faire, l’étude repose sur deux indicateurs :
les statuts synodaux et les procès-verbaux
de visites pastorales, traités au plan quantitatif (flux et cartographie) et qualitatif
(contenu et évolution des thèmes traités). Dès lors, la phase tridentine est inscrite dans
une perspective longue et l’influence italienne est fortement nuancée au profit de la
lente élaboration d’une réforme française (voir l’article des deux auteurs dans RHMC
48-1, 2001, p. 5-29 et 48-2/3, p. 394).
Ces six siècles alternent élans et reculs, selon une chronologie qui est appuyée sur
le flux des promulgations de statuts synodaux. Les auteurs mettent ainsi en avant un
cycle médiéval (particulièrement actif en 1250-1349, « la réforme du XIIIe siècle ») irri-
gué par les statuts parisiens d’Eudes de Sully et le synodal de l’Ouest. La peste de 1348
et ses suites interrompent cette dynamique, qui repart à partir de 1410 (« la réforme
182 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

médiévale tardive ») dans le nord et le centre de la France et se manifeste par un élar-


gissement thématique des statuts et une affirmation des visites. La période moderne est
découpée en trois temps. La « première réforme catholique » au XVIe siècle intègre les
volontés réformatrices antérieures à Trente et les suites du concile. Ce vocable, forgé
par les auteurs, souligne l’importance de la première moitié du siècle comme base de
la réforme catholique. Le développement sur le rôle des précurseurs est ainsi essentiel.
L’action du roi par le choix des évêques, le dynamisme du nord, l’attention aux curés
dans les statuts et la reprise des idées de Gerson sont les principales caractéristiques de
cette période. Après les guerres de religion commence la « seconde réforme catholique »
divisée en deux phases. La première période (1590-1689) est celle de la véritable
influence tridentine et de l’apogée de la réforme avec des hommes nouveaux. Les
évêques sont aux trois-quarts réformateurs. Les statuts s’uniformisent sous l’influence
des canons tridentins avec l’apparition de la notion centrale de décence. Les visites
s’élargissent et considèrent maintenant toute la paroisse. La rupture avec la seconde
phase (1690-1789) est justifiée par le recul des promulgations par rapport à la période
précédente, et par l’influence des querelles entre le roi et le pape qui paralysent les pro-
visions d’évêques. Par ce constat, l’idée de l’arrêt de la réforme en 1730 est justement
remise en cause et la coupure est repoussée en 1789. Les auteurs relèvent une activité
continue mais de nature différente qui fait place à la « bureaucratisation » et à la « rou-
tinisation » menées par des évêques « bureaucrates bien formés ».
Ce découpage structure l’ouvrage, autour de chapitres chronologiques qui trai-
tent successivement des rythmes de publication des statuts synodaux et des procès-
verbaux, de l’évolution de leur contenu et des provisions des évêques. Au travers de
ce parcours, ce livre s’avère important par une analyse fine de la dynamique de
réforme, qui complète les apports de l’atlas rédigé par M.-H. Froeschlé. Les auteurs
font justement une part au pouvoir royal comme acteur par le choix des évêques, la
volonté de contrôle de l’Église, les rivalités avec Rome. La chronologie replace le
moment tridentin dans un temps long et lui donne sa réelle mesure. La réforme ne
commence pas en 1550. De ce fait même, la géographie de la réforme est revue, dans
le cadre des provinces ecclésiastiques, par la mise en valeur du nord de la France
comme pôle majeur à différentes époques, notamment dans le premier XVIe siècle, ce
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qui, selon les auteurs, nuance l’influence italienne, importante seulement après 1570.
Surtout, la distinction de la dynamique régionale selon les périodes montre que ce
mouvement est divers. Enfin, les auteurs soulignent l’adaptation du contenu de la
réforme, par un basculement d’un cycle médiéval, assis sur les statuts synodaux, à une
réforme moderne, davantage appuyée sur les visites.
Ces développements sont d’autant plus importants qu’ils reposent sur une
rigueur jamais démentie de l’analyse scientifique. Toutefois, cette rigueur donne lieu
à un certain systématisme et à un raffinement statistique dans lequel le lecteur se perd
parfois. Ainsi, ce volume de 604 pages comprend pas moins de 300 pages de tableaux,
graphiques et cartes, dont la qualité visuelle est aléatoire et le contenu souvent trop
abstrait, ce qui en rend l’utilisation difficile.
Le constat, important, de la continuité appelle également quelques regrets. D’une
part, la réforme ici entendue est strictement épiscopale et ne fait pas place à l’action
des curés, des religieux ou encore des laïques. D’autre part, la problématique même
de la continuité demande à être affinée, par la distinction de ce qui relève de l’héritage
direct, de la reprise, de l’inspiration, de la transformation. Ces analyses sont dévelop-
pées au sujet des statuts d’Eudes de Sully, mais il serait souhaitable de les conduire
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 183

également pour les statuts ultérieurs par exemple. La continuité prendrait ainsi un
contenu plus précis. Enfin, une approche de la réception de la réforme serait égale-
ment la bienvenue pour rendre compte de ces transformations. Les auteurs l’esquis-
sent en termes trop généraux pour le XVIIIe siècle dans le chapitre 6 et l’on peut
notamment regretter l’absence des travaux de Michel de Certeau et de sa définition
de « la formalité des pratiques ». Ainsi, l’idée d’une interruption brutale par la
Révolution appelle nuance, à la lumière des transformations internes déjà évoquées.
Ce livre est donc stimulant par ses principales conclusions et par le constat chro-
nologique et géographique qu’il dessine. Ces apports appellent des suites et appro-
fondissements, ce qui est toujours un mérite important.
Gaël RIDEAU
Université d’Orléans

GRADO GIOVANNI MERLO, Il est normal pour un spécialiste de


Nel nome di san Francesco. Storia dei frati l’histoire franciscaine de se frotter un jour
Minori e del francescanesimo sino agli inizi ou l’autre à la publication d’un essai sur
del XVI secolo, François d’Assise. Après plusieurs études
Padoue, Efr-Editrici Francescane, 2003, fort savantes sur l’histoire de l’ordre, mais
XX-524 p., ISBN 8881350122. aussi sur les dominicains ou les mouve-
ments hérétiques, Grado Merlo ne pouvait
échapper à cet exercice, tant l’image du Petit Pauvre d’Assise continue à fasciner ses
historiens. Mais le titre est sans équivoque : nel nome di san Francesco. Il s’agit non pas
d’une biographie de François, mais d’une évaluation, selon les critères actuels de la
science historique, de la vocation et de l’évolution de l’ordre, de ses origines jusqu’à
la défection du vicaire général capucin Bernardo Ochino de Sienne, qui choisit en
1542 d’adhérer au protestantisme.
On saluera d’emblée le sérieux de l’étude, dont témoigne l’ampleur de la biblio-
graphie internationale et thématique (40 pages), avec un souci louable de privilégier
les travaux les plus récents et d’en citer les diverses traductions. Le livre se veut égale-
ment un manuel. Il est rédigé sans note, mais repose sur une connaissance parfaite de
l’historiographie et des débats des spécialistes. Une longue chronologie et un index des
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noms favorisent la lecture. Regrettons l’absence de cartes de l’expansion de l’ordre.
Rappelons surtout combien il n’existe pas vraiment de bonne histoire générale de
l’ordre franciscain et celle-ci a l’immense mérite de ne pas privilégier le premier siècle,
souvent écrasant. La biographie de François d’Assise jusqu’à sa canonisation est bros-
sée en cinquante pages vigoureuses, où l’historien ne cache pas son admiration pour le
personnage. Mais les cinq chapitres suivants s’attachent aux métamorphoses de l’ordre
à travers son succès, sa mondialisation et ses accommodements aux exigences du
monde.Trois sont consacrés à la période 1228-1330, privilégiant l’Italie, mais évoquant
aussi les premières missions lointaines. Franciscains du premier ordre, clarisses et ter-
tiaires réguliers ou séculiers sont évoqués ici à égalité de traitement. Deux chapitres
décrivent ensuite la période 1330-1540, qui apparaît alors dans toute son originalité en
faisant émerger le vaste mouvement de l’Observance, et qui n’est pas réduite à la seule
bulle Ite vos de 1517 instituant deux ordres franciscains, les conventuels et les obser-
vants. Cette époque est celle du passage au protestantisme de François Lambert ou de
Bernardino Ochino, déjà cité, mais aussi de l’effervescence dans les péninsules ibérique
(1502) et italienne (1518) des mouvements de récollection qui, entre autres, allaient
voir naître les capucins. Dès lors on ne parlera plus uniquement de « frères mineurs »,
184 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

mais de « franciscains » (p. 435) : si l’unité spirituelle demeure, quelque chose néanmoins
est cassé dans l’institution, au moment où apparaissaient des concurrents sérieux pour
les mendiants avec les clercs réguliers.
On retrouve dans ce livre les étapes attendues de l’histoire de l’ordre franciscain :
le généralat de Frère Élie, la reconstruction théorique et pratique de Bonaventure, le
défi des Spirituels et les relations parfois difficiles avec la papauté. Mais G. Merlo sait
ne pas se limiter à une histoire institutionnelle, et étudie le franciscanisme de l’inté-
rieur, depuis le vécu des frères, ce qu’il appelle dans son introduction la « francisca-
nité ». L’aspect contestataire, mais non révolutionnaire, de François lui-même, mais
aussi souvent de son ordre (pensons à l’aventure tragique des Spirituels et des
Fraticelles aux XIVe et XVe siècles, mais aussi aux tendances durables de l’érémitisme
chez les observants) est une constante de cette histoire, comme l’illustre parfaitement
l’auteur lorsqu’il cite cette justification identitaire des premiers capucins : si san
Francesco fu eretico, li suoi imitatori son luterani (p. 396). A. Vauchez a parlé d’« utopie
franciscaine ». M.Venard a montré combien François Lambert avait apprécié l’obser-
vance de la règle chez les franciscains d’Avignon.
G. Merlo s’attache à la peinture de quelques personnalités pour montrer la com-
plexité des parcours individuels. Parmi elles, Conrad Pellikan mérite l’attention du
moderniste. Observant du couvent de Basilea, il passa à la Réforme, dès 1522 peut-
être, et se réfugia à Zurich en 1526 à l’invitation de Zwingli pour y enseigner la Bible.
Il dénonçait la vanité de la coupure de 1517, qui pour lui ne changeait que les diri-
geants, pas la réalité (p. 378-379). Le débat était vif dans l’ordre. Le provincial espa-
gnol, futur général et cardinal, François des Anges-Quinones accepta de dialoguer
avec lui en décembre 1520 à propos des écrits de Luther. De l’aveu même de Conrad,
le zèle à observer la règle franciscaine et la fidélité au Christ l’avaient conjointement
poussé au protestantisme. Il écrivit à Œcolampade en 1525 qu’il avait toujours aimé
les franciscains et qu’il réclamait le droit de vivre en fidélité à François d’Assise hors
de l’ordre sans les privilèges de l’Église romaine, et « sans les inutiles et pernicieuses
traditions humaines ». On est loin de l’image du moine paillard véhiculée par Rabelais
ou Érasme.
Le XVIe siècle est pour l’ordre un déchirement, mais aussi un nouveau départ.
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1542 est l’époque de la réactivation de l’Inquisition romaine, de l’annonce de la pro-
chaine réunion du concile de Trente : les temps nouveaux arrivent pour la Catholicité,
où les franciscains auront toute leur part, comme dans l’évangélisation de l’Amérique.
Frédéric MEYER
Université de Savoie

PIERRE-ANTOINE FABRE, BERNARD VINCENT (ÉD.), Cet ouvrage collectif a pour origine un
Missions religieuses modernes. colloque sur les missions organisé en
« Notre lieu est le Monde », mai 2000. Il s’appuie sur les travaux du
Rome, École française de Rome, Groupe de recherches sur les missions reli-
2007, 410 p., ISBN 2728307652. gieuses ibériques (EHESS), créé en 1995
avec le soutien de l’École française de Rome
et dont le but était alors le renouvellement de l’historiographie des missions à l’époque
moderne. Les quatorze contributions sont réparties en trois groupes : la formation ;
missions et empires ; missions intérieures, missions lointaines. S’y ajoutent une pré-
sentation, des commentaires rédigés par F. Bouza et B. Dompnier, des conclusions et
deux index (noms de personnes et noms de lieux).
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 185

La première partie élabore une prosopographie des missionnaires, cherchant à


repérer les types de formation, les conceptions du déplacement, les ordres religieux
actifs à l’époque moderne. Parmi les sources utilisées, surtout les archives romaines
de la Compagnie de Jésus, les auteurs se sont intéressés aux Indipetae, lettres écrites
aux généraux de la Compagnie par les postulants à la mission lointaine. Les auteurs
analysent ces lettres à partir d’un espace géographique (C. de Castelnau : la province
jésuite du Portugal ; A. Maldavsky : Pérou et Paraguay ; P.-A. Fabre : Philippines) ou
chronologique (A.R. Capoccia : le XVIIIe siècle). Les diverses communications met-
tent en évidence la notion de vocation religieuse qui se dessine au cours de la période
moderne, tempérée par l’humilité qui entraîne parfois l’indifférence apparente,
forme ultime d’obéissance.
Dans la seconde partie, les auteurs (P. Girard, J.-C. Laborie, H. Pennec,
J.-P. Zuñiga) développent le cas particulier des Philippines, où quatre ordres religieux
investissent et se partagent l’espace, c’est-à-dire la grande île de Luçon et les îles cen-
trales (les Visayas) alors juste reconnues par le pouvoir espagnol. En ce qui concerne
l’Inde, I.G. Zˇupanov analyse une carrière missionnaire « ratée », celle d’António
Gomes, sur fond de crise institutionnelle de la Compagnie de Jésus, vers 1550.
Ensuite, l’« affaire Rodrigues » reflète les enjeux de cette première crise importante et
remet en cause, en fonction du conflit d’intérêts entre Portugal et Espagne, l’univer-
salité de la Compagnie de Jésus. C’est pourquoi elle concerne directement les envois
en mission ; elle est analysée dans le détail par J.-C. Laborie, C. Zeron et P.-A. Fabre.
La troisième partie développe très largement la question des missions intérieures.
Les communications, souvent inspirées des travaux de L. Châtellier et B. Dompnier,
sont parfois centrées sur la mission dans une province d’Europe. C’est le cas de celles
de M.L. Copete et B. Vincent, sur la Bétique ; de F. Palomo sur le Portugal ; de
C. Cortizo sur le royaume de Galice. D’autres articles choisissent un thème résumant
un style ou une stratégie missionnaire, comme celui de B. Majorana sur la « pauvreté
visible » des religieux, ou celui de P. Broggio qui analyse l’Acto de contrición, sorte de
mise en scène à fins apologétiques expérimentée en Europe avant d’être transportée
en Asie, aux Moluques en particulier.
Les communications qui correspondent à cette troisième partie recentrent donc
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la mission sur les « Indes d’ici ». La mission, qui se développe avec la première moder-
nité et après le concile de Trente, utilise les mêmes stratégies et les mêmes techniques
pour les « Indes d’ici » et les « Indes de là-bas ». Les moyens mis en œuvre pour les
Philippins, les Iroquois ou les paysans de Galice sont similaires, car l’ignorance en
matière religieuse apparaît la même. La mission catholique se trouve même parfois
obligée d’inventer de nouvelles catégories, par exemple à propos des divers types de
Juifs, ceux d’Europe et ceux des Indes (cf. l’article de C. Stuczinski.)
L’ensemble de cet ouvrage présente les résultats d’une enquête d’anthropologie
religieuse. Désormais objet d’histoire, la mission peut être pensée différemment à par-
tir des motivations des missionnaires. Or celles-ci apparaissent à la fois plus fré-
quemment et de manière plus précise à partir des années 1590. Les Indipetae se
multiplient alors, comme si les futurs missionnaires avaient pris conscience d’une obli-
gation de convertir les peuples récemment découverts. Ce sont souvent les mieux for-
més des jeunes prêtres qui demandent à partir, ceux qui ont assimilé dans les collèges
l’enseignement humaniste qui permet de comprendre les enjeux des Découvertes.
Mais le raisonnement sur les peuples d’outre-mer peut aussi se retourner : le postu-
lant peut se demander si ses compatriotes sont beaucoup plus savants en matière
186 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

religieuse que les Mexicains, les Brésiliens ou les Chinois. C’est d’ailleurs ce que sem-
blent penser de nombreux généraux de la Compagnie de Jésus, qui répondent aux
jeunes aspirants à la mission lointaine : « vos Indes sont ici ».
La qualité de cette édition rend d’autant plus regrettables certaines « coquilles »
gênantes et quelques tournures maladroites. Les apports indéniables à l’histoire mis-
sionnaire doivent également être tempérés par le fait que ce sont surtout les sources
jésuites, particulièrement riches, qui ont été mises à contribution. Les augustins, par
exemple, apparaissent dans l’article de P. Girard, J.-C. Laborie, H. Pennec et J.-
P. Zuñiga où les itinéraires de 200 religieux augustins ont été examinés. Il est possible,
aux Philippines, d’avoir une approche comparatiste permettant de dépasser les cloi-
sonnements entre congrégations. Mais les sources d’origine franciscaine ou domini-
caine restent dans l’ensemble peu sollicitées.
Cet ouvrage collectif n’en demeure pas moins essentiel à la compréhension de la
notion de mission à l’époque moderne. Il reste l’un des seuls à établir le lien entre mis-
sion lointaine et mission « intérieure », en fait deux aspects de la prédication populaire
que l’historiographie avait tendance jusque-là à séparer complètement. L’étude en
profondeur des textes jésuites, comme les Avvertimenti d’Antonio Baldinucci, permet
également de prendre contact avec la définition de la mission, et donc d’atteindre le
cœur de la culture missionnaire. Les Missions religieuses modernes apportent en ce sens
beaucoup à l’historiographie de cette question.
Jean-Pierre DUTEIL
Université Paris 8

BENOIST PIERRE, B. Pierre nous offre une très belle étude


La bure et le sceptre. La congrégation sur des moines antipathiques, disons le
des Feuillants dans l’affirmation des États et d’emblée. Cette aversion est provoquée par
des pouvoirs princiers vers 1560-vers 1660, la propension qu’ils ont, eux qui vivent hors
Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, du monde, à adopter, selon l’air du temps,
590 p., CD joint, ISBN 2859445439. une spiritualité qui les place toujours du
côté du manche, c’est-à-dire du sceptre.
Tout commence après la Saint-Barthélemy, dans le contexte de grand reflux
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pénitentiel de la violence, constaté par D. Crouzet, lorsque l’abbé commendataire
d’un obscur monastère de la région toulousaine, qui prolongeait depuis dix ans ses
études à Paris, décide de rentrer dans son abbaye en 1573, de revêtir l’habit monas-
tique et de prendre enfin sa fonction abbatiale au sérieux. Il devient donc réforma-
teur, rencontrant les obstacles coutumiers à ce genre d’entreprise, à savoir les
anciens, attachés aux coutumes et à l’habit cisterciens. Les divergences portent sur
l’interprétation de la Règle, lue ici de manière particulièrement rigoriste ; austérité
alimentaire (pas de sel, d’huile, de vin, de viande), mortification physique (manger
par terre, rétablir le dortoir sans cloison), valorisation du travail manuel au détriment
du travail intellectuel, silence rigoureux enfin. Jean de La Barrière est attiré par l’éré-
mitisme et, comme tout réformateur, louche sur les pratiques ascétiques des char-
treux ou des minimes comme sur celles des autres courants réformateurs tels que les
capucins. Rien là de bien nouveau par rapport à ce que l’on sait des processus réfor-
mateurs au XVIe siècle.
L’originalité de l’étude de B. Pierre est de montrer que si ce mouvement rencontre
l’assentiment des plus hautes autorités du royaume – roi, grands lignages et parle-
mentaires de Toulouse ou de Bordeaux (comme Montaigne) – c’est parce cette vie de
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 187

pénitence coïncide avec une théologie politique, où le roi fait le moine, dans une sorte
de royauté pénitentielle et sacrificielle, qui entend assumer et juguler les maux qui
ravagent l’État. Henri III accorde donc toutes ses faveurs aux feuillants, leur confie
l’oratoire de Vincennes en 1587 et aide la congrégation à rompre les amarres avec
Cîteaux. En outre, à la différence des clunisiens, des bénédictins et des cisterciens de
l’époque, les feuillants prêchent beaucoup et partout, culpabilisant les fidèles et les
invitant à souscrire à la démarche pénitentielle royale. C’est par cette obéissance et
cette mortification que se reconstituera l’unité du royaume. Cette rencontre avec la
politique royale explique le soutien monarchique, mais pose des problèmes lorsque la
Ligue conteste le souverain.
La petite congrégation, quatre couvents en 1595 (apprend-on un peu tardive-
ment p. 176) s’est divisée lors de ces événements. Les uns, dont Jean de La Barrière,
sont restés fidèles à Henri III puis à Henri IV. La Barrière fuit Paris, est arrêté à
Bordeaux avant de se réfugier à Turin et mourir à Rome. Mais une autre partie impor-
tante des effectifs est devenue ligueuse – non par gallicanisme capitulaire, comme on
peut le voir dans d’autres monastères désireux à cette occasion de rétablir l’élection
abbatiale supprimée depuis le concordat, mais par désir de remettre en cause le rigo-
risme de Jean de La Barrière, l’interdiction du sel, de l’huile ou des études. Car le corps
n’est pas le seul foyer du péché, l’âme aussi est la source des passions et il convient de
la discipliner par le travail intellectuel. De ces pages passionnantes, il ressort que la
Ligue monastique n’est pas le rigorisme chez les feuillants, les capucins ou les char-
treux (p. 126), mais l’attachement à la coutume. Leur adhésion au mouvement ligueur
doit aussi tenir compte de la pression sociale locale et des appuis financiers que les
milieux ligueurs peuvent leur apporter.
Ces divisions affaiblissent toutefois la jeune congrégation ; certains rejoignent
d’autres ordres. Cîteaux attire la moitié des ligueurs parisiens, tandis que les chartreux
et les capucins séduisent plutôt les fidèles au projet mortifiant (et mortifère ?) de La
Barrière. D’autres se dispersent car il faut survivre en période de siège. D’autres enfin,
après la défaite de la Ligue partent rejoindre le refuge ligueur, comme le prieur de
Paris, Montgaillard, qui gagne le Brabant où il favorisera l’émergence de l’étroite
observance cistercienne.
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La réconciliation est tout d’abord le fait de Rome, qui modère en 1595 les consti-
tutions initiales et qui écarte les ligueurs les plus en vue mais aussi La Barrière, pla-
çant ainsi le fondateur et le temps des commencements dans une situation peu
propice aux ressourcements ultérieurs. Mais la réconciliation doit aussi beaucoup au
climat mystique qui s’établit dans le royaume. Pour B. Pierre, la nécessité de rassem-
bler la famille désunie des feuillants les conduit à promouvoir une spiritualité voisine
de la théologie politique de Bérulle, par laquelle celui-ci veut réconcilier ligueurs et
politiques, comme l’ont montré Y. Durand et S.-M. Morgain. La piété et la résolu-
tion des divisions sont dans l’adhésion à un ordre hiérarchique d’illuminations. Le
roi, les parlements, les clientèles aristocratiques sont comme la hiérarchie angélique
du ciel. Tout vient d’eux, tout doit aller vers eux. Dès lors, les régicides font horreur
aux feuillants. Ce n’est donc pas chez ces cuculati qu’on trouvera les apologistes de
la puissance indirecte du pape, ni a fortiori des théories néo-scolastiques sur le tyran-
nicide. Ils ont du nez, en refusant en 1607 de recevoir Ravaillac parmi eux. Et si cer-
tains ne sont pas convaincus par cette mystique, il reste toujours la possibilité de
recourir au néo-stoïcisme chrétien ambiant, pour inviter à l’obéissance à toute forme
de hiérarchie.
188 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Il y a là un certain bricolage théologique, car marier le Pseudo-Denys et le stoï-


cisme implique de faire beaucoup de concessions intellectuelles, mais les feuillants ne
sont pas des intellectuels. Surtout, ce discours plaît aux princes, aux papes, aux car-
dinaux, au duc de Savoie. Ils favorisent alors l’installation d’une trentaine de maisons
en Italie, les deux tiers par fondation, le plus souvent dans les villes. Même situation
en France, où les feuillants s’étendent et appuient d’autres réformes comme l’Oratoire
ou la Visitation. À Paris, le couvent des feuillants est celui que fréquentent la moitié
du temps le jeune Louis XIII et sa mère. Un peu partout, les armes royales ornent
leurs maisons, fondées avec la générosité de Louis XIII, de Marie de Médicis et d’Anne
d’Autriche. Les grands serviteurs de la couronne – aristocrates ou parlementaires –
les couvrent à leur tour de dons permettant à la congrégation de posséder une tren-
taine de couvents. Les Phelypeaux, les Le Bouthillier, les Rostaing, les Vialart, les
Séguier, les Ardiers leur procurent enfants et argent et se font inhumer dans leurs
monastères. B. Pierre excelle à reconstituer le réseau de sociabilité à partir des dona-
tions et legs, par un patient travail de bénédictin. La soumission à l’ordre divin de la
monarchie est la raison de cette générosité des puissants.
Ces feuillants entonnent donc partout le credo qui lie de manière étroite la foi et
les rois. Ils vénèrent les mêmes saints que les monarques ; La Vierge en France ou en
Savoie, saint Joseph ou saint Bernard en France, à qui Louis XIV attribue la victoire
de Lens survenue le 20 août 1648. Il n’est pas étonnant de les voir ignorer saint Denis,
que les rois n’honorent plus. Ils ne sont pas séduits par le jansénisme, ni par aucune
forme de contestation dévote ou de restriction mentale devant l’apologie de la sacra-
lisation royale. Ils attaquent la mystique de l’anéantissement et les alumbradas qui met-
tent en péril la raison et la prudence. Ils s’en prennent, avant de se réconcilier avec lui,
à Guez de Balzac, figure emblématique d’un espace littéraire jugé trop mondain. Ils
se muent en thuriféraires de Richelieu, puis de Mazarin. En à peine soixante ans,
Benoist Pierre a ainsi vu ces moines passer des macérations et des mortifications à une
sorte de « sainteté civile » (p. 358), après avoir nagé dans l’union mystique sans extase
des années 1595-1630.
Mais cet alignement de l’ordre religieux sur l’ordre politique a aussi ses inconvé-
nients, surtout lorsque le désordre s’installe. La détérioration des relations entre la
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Savoie et la France dans les années 1620-1630 provoque la rupture de la congréga-
tion en 1630 et des expulsions de frères de part et d’autre des Alpes. Mais la situation
intérieure est encore plus dramatique pour eux. Les voilà, par fidélité absolue au roi,
conduits à blâmer l’attitude de Marie de Médicis, la mère rebelle, de Gaston
d’Orléans, le frère rebelle, mais qui les ont couverts de largesses. Les voilà invitant un
autre de leur bienfaiteur, Louis de Marillac, à se taire au pied de l’échafaud alors qu’il
allait contester la sentence. Durant la Fronde, si ce n’est quelques critiques contre les
financiers, leur loyauté au souverain, à la régente mais aussi à Mazarin demeure
intacte, et leur dénonciation des fauteurs de trouble sans réserve, même lorsqu’elle les
conduit à dénoncer leurs dévots bienfaiteurs. Mais en les condamnant, les feuillants
se privent aussi de leur soutien.
Car ils sont finalement punis de leur servitude permanente et volontaire envers le
prince, qu’il fasse le moine comme Henri III, ou le guerrier et le juste comme Louis XIII.
Le prix à payer pour avoir confondu les deux règnes, pour avoir voulu spiritualiser le
politique et politiser le spirituel, pour avoir ravalé le pape à un simple magistère spiri-
tuel, pour avoir légitimé l’intervention royale dans la vie cléricale, c’est l’échec de
l’expansion de leur ordre. Car dès 1630, les vocations chutent, notamment dans les élites
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 189

sociales de l’aristocratie et de la robe ; les dons n’affluent plus, les fondations se font plus
rares et n’aboutissent pas, tandis que les réformes échouent, alors que Saint-Maur,
Saint-Vanne réussissent et que La Trappe incarne bientôt le ressourcement à l’esprit cis-
tercien. Dans leur face-à-face avec le roi, les feuillants se sont privés de l’appui d’un large
tissu social. Pendant la Fronde, à Bordeaux comme à Paris, ils sont l’objet de sarcasmes
et de représailles. L’Ormée en bannit certains. Cette désaffection durant les hautes eaux
de la Contre-Réforme découle de leur trop grande compromission avec le pouvoir, un
peu comme les théatins. Elle plonge les feuillants dans de gros problèmes de trésorerie,
ce qui ne facilite pas leur impossible reconversion dans l’apostolat américain ou rural.
Peut-être aurait-il fallu aussi évoquer la prévention de Colbert contre les moines, pour
expliquer l’arrêt de l’expansion. Mais que n’auraient-ils pas accepté pour avoir encore
au XVIIIe siècle le privilège de pouvoir veiller la dépouille des princes à Versailles !
Voilà un livre sur une congrégation méconnue, qui se lit bien, dans un style alerte,
sans erreurs majeures (le cardinal de Lorraine confondu avec le cardinal de Guise en
1588 [p. 121] ; Faber Stapulensis [p. 282] est plus connu sous le nom de Lefèvre
d’Etaples), et qui défend une thèse. C’est l’essentiel. Mais cela n’empêche pas d’en
contester certaines formulations et d’exprimer quelques observations. N’est-ce pas
forcer le trait que de faire d’Henri IV un roi dévot (p. 169) ? Il est en revanche inexact
de présenter François de Sales en admirateur de Denis l’Aréopagite (p. 331) dont la
mystique élitiste est à l’opposé de sa vie dévote accessible à tous. Il est maladroit de
faire de certains mystiques des nobles malcontents, ou des frondeurs des anti-roya-
listes, comme le suggèrent des formules p. 308, 485, 490. Contester le pouvoir n’est
pas contester la monarchie. Les amoureux des gender studies se désoleront de ne rien
apprendre sur les feuillantines et sur leurs rapports avec les feuillants. Un CD conte-
nant les annexes (cartes, précieuse prosopographie…) est utile même si on ne com-
prend pas toujours ce qui a conduit à mettre certaines illustrations dans le livre et à
placer sur CD la carte des implantations ; on cerne mal les raisons de l’absence totale
de maisons en Bretagne, en Provence, en Dauphiné, en Basse Normandie. L’auteur
est en général assez réticent à quantifier certains phénomènes : y a-t-il eu évolution
des effectifs de convers, combien de livres écrits par les feuillants, en quelle langue, le
ratio entre fondations et maisons réformées est-il le même en France et en Italie ? Le
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versant italien de la congrégation est le parent pauvre de l’analyse. On ne connaît pas
exactement le pourcentage d’Italiens parmi les feuillants, de sorte qu’il est difficile de
déterminer si l’italophobie ou la francophobie relèvent du discours ou d’une xéno-
phobie de friction. On aurait aimé en savoir davantage sur la mobilité dans cet ordre
international, notamment lorsqu’il faut réformer une maison. Des indices suggèrent
des différences de part et d’autre des Alpes, comme le secours aux pestiférés, ignoré
en France mais pratiqué dans la péninsule (p. 316). On ne sait pas enfin si le déclin
constaté en France a lieu en Italie et si, en ce cas, les causes en sont similaires.
L’approche théologico-politique, qui constitue le fil directeur du livre, est exclusive-
ment française. Or, dans une Italie qui ne connaît pas la tolérance civile du protes-
tantisme, mais qui connaît des révolutions, des conjurations et des rébellions, on serait
en droit d’attendre que les feuillants parlent aussi.
Voilà pourquoi ce très beau livre n’épuise pas leur connaissance. Une étude plus
poussée outre-mont, sur leurs discours et leurs pratiques, conduirait-elle à conclure
aussi que ces moines sont, comme en France, des dévots très fayots ?
Jean-Marie LE GALL
Université Rennes 2
190 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

BERNARD HOURS (ÉD.), Ce beau volume réunit les contributions


Carmes et carmélites en France du XVIIe siècle du colloque tenu à Lyon en septembre 1997
à nos jours. Actes du colloque de Lyon, autour du thème du Carmel français du
Paris, Cerf, 2001, 477 p., ISBN 2204064203. XVIIe siècle à nos jours. L’ouvrage s’ouvre sur
une mise au point d’une grande richesse de
B. Hours, coordinateur de la publication, où il rappelle les objectifs de départ et écarte
d’emblée les reproches qui pourraient être faits à ce livre. En partant du tournant que
constitue le XVIIe siècle dans l’histoire de cet ordre, le but était de combler les vides histo-
riographiques nés à la fois de l’absence d’histoire globale du Carmel français et de son
éclatement entre biographies – en particulier celles de Mme Acarie et de Ste Thérèse de
l’Enfant Jésus –, chroniques de type hagiographique et monographies conventuelles. Loin
de tenter l’impossible inventaire, en un colloque, de l’état des connaissances sur le Carmel
français et sa spiritualité, il s’agissait, en réunissant des chercheurs spécialistes ou non,
d’amorcer l’intégration des savoirs propres à un ordre mal connu à l’histoire religieuse et
spirituelle, mais aussi politique et économique de la France du XVIIe à nos jours.
La première partie, de facture classique, s’intéresse aux rapports des maisons car-
mélitaines avec la société urbaine de leur temps. La période chronologique embras-
sée est large, depuis l’époque des fondations liées à la réforme catholique dans le
Comtat, étudiée par F. Meyer, jusqu’au recrutement des couvents lyonnais au
XIXe siècle, envisagé par B.Truchet. Certaines contributions, riches d’éléments nova-
teurs, éloignent définitivement l’idée, encore fort répandue, de structures repliées sur
elles-mêmes, car vouées à la contemplation. Ainsi, P. Peluss et D. Dinet montrent des
carmes parisiens et dijonnais fort soucieux de la gestion de leurs biens et très impli-
qués dans la vie économique de leur ville. Ces préoccupations « matérielles » s’accom-
pagnent toutefois d’une fidélité absolue à la règle, à sa spiritualité et à la charité. Les
liens tissés entre religieux et citadins, mis en exergue par J.-D. Mellot, s’expriment avec
force dans la protection dont jouissent les carmélites de Pontoise pendant la période
révolutionnaire.
La deuxième partie fait la part belle aux formes de dévotion ainsi qu’à quelques
grandes figures féminines. La filiation entre Ste Thérèse d’Avila et Ste Thérèse de
Lisieux est réaffirmée, en particulier à travers la spiritualité de Mme Acarie, dont l’his-
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toriographie est réinvestie par M. Foisil. Les lectures de l’introductrice de la réforme
thérésienne en France permettent à C. Renoux de revisiter les étapes de la découverte,
par les élites, de la mystique de Ste Thérèse d’Avila. Si les saintes carmélitaines de l’âge
baroque ne livrent pas à É. Suire un modèle original de sainteté, leur hagiographie
révèle une popularité plus grande que leurs homologues masculins. Ces hautes figures
spirituelles suscitent la dévotion durable des laïques comme l’attestent les confréries
provençales de R. Bertrand, la ferveur populaire atteignant son apogée avec la véné-
ration des poilus de 1914-1918 pour Thérèse de Lisieux, entrevue par N.J. Chaline. À
côté de la force de l’adhésion des laïques à la spiritualité carmélitaine se manifeste ici
l’imbrication constante entre religieux et politique, depuis la Ligue et la Réforme
catholique, jusqu’à la construction du Sacré-Cœur de Montmartre, aux aléas souli-
gnés par J. Benoist.
La troisième partie, presque uniquement l’œuvre de théologiens, est d’un abord
plus ardu pour l’historien. Autour du Carmel, débats spirituels et intellectuels furent,
tout au long de la période, d’une grande richesse notamment entre le XVe et le
XVIIe siècle dans les communautés du pays liégeois, étudiées par M.É. Henneau. Le
Carmel fut, au temps de l’introduction de la réforme thérésienne en France, impliqué
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 191

dans la réflexion sur la place des mystiques (S.M. Morgain). Au XXe siècle, héritage et
interprétation de la pensée thomiste constituent le champ d’affrontement entre
carmes et dominicains, surtout dans les colonnes des Études carmélitaines, dépouillées
par É. Fouilloux et H. Donneaud. En contrepoint aux débats, l’étude des livres à la dis-
position des carmes de Liège s’avère d’une grande pertinence, celle de J.-Y. Ricordeau
aboutit à la réaffirmation de la richesse des fonds et de l’activité de ces bibliothèques
monastiques (circulation du livre entre communautés, dons de laïques, etc.).
La dernière partie au titre peu évocateur au premier abord (« Débats et ouver-
tures ») revient sur l’implication, voire l’engagement, de carmes et de carmélites dans
le siècle : à toutes les époques, ces contemplatifs se sont investis dans des débats, voire
ont participé à des projets concrets. Ainsi, Jean Éon élabore, au milieu du XVIIe siècle,
une théorie économique à partir d’arguments scolastiques, organicistes et statistiques.
Y. Durand démontre l’originalité de la pensée de ce carme, défenseur du grand com-
merce et avocat du rôle de l’État dans l’économie. Si la résistance à la Bulle Unigenitus
fut, selon F. de Noirfontaine, le fait d’une minorité de carmels, les opposantes, tardi-
vement ramenées dans le rang, signent leur détermination à résister à l’Église et à l’É-
tat. Les carmels japonais, fondés dans les années 1930 à l’initiative de Jeanne
Ramadier – bel exemple de religieuse cloîtrée bâtisseuse – signalent, pour P. Cabanel,
l’ouverture au monde et l’adaptabilité de cet ordre aux diversités culturelles – jusqu’à
l’histoire du temps présent, qui s’immisce dans ce volume à travers l’affaire du carmel
d’Auschwitz : la présentation nuancée de B. Delpal conduit à reconsidérer la question
dans la perspective de l’enjeu que constitua, dans les dernières années du régime com-
muniste polonais, l’Église catholique.
L’utilité de ce volume est grande pour le chercheur qui peut y trouver des outils
de qualité : bibliographie actualisée, textes inédits, documents iconographiques.
Signalons enfin la qualité du travail éditorial. Dans un domaine de l’histoire trop sou-
vent considéré comme austère et rébarbatif, cet ouvrage remplit avec talent et effica-
cité scientifique les objectifs fixés par ses organisateurs et éditeur.
Dominique PICCO
Université Bordeaux 3
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MARIE-CLAUDE DINET-LECOMTE, Ce livre vient avec rigueur, nuance et
Les Sœurs hospitalières en France aux XVIIe précision combler une lacune historiogra-
et XVIIIe siècles. La charité en action, phique concernant le monde mal connu des
Paris, Honoré Champion, 2005, 595 p., religieuses hospitalières. L’étude repose sur
ISBN 2745311816. un intense travail de reconstruction docu-
mentaire à partir d’un corpus épars, ce dont
témoigne la liste des sources. De ce fait, un aller-retour permanent et fructueux est
opéré entre synthèse nationale et contexte local et entre sources normatives et pra-
tique. La fondation et la vie d’une communauté prennent sens dans les rapports de
force locaux. Ainsi, le constat général de la variation régionale des réseaux et de la des-
serte repose sur une série d’études régionales qui permettent de distinguer un nord et
un est de religieuses et une domination des laïques dans le midi.
La structure du livre reste classique. La première partie présente la diversité des
communautés en démêlant le maquis institutionnel des statuts, entre laïques (en
baisse), membres d’une association locale, congréganistes (en hausse) et religieuses.
Cette distinction irrigue de nombreux aspects : différences sociales de recrutement,
souplesse et écarts de fonctionnement, rayonnement.
192 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

La deuxième partie s’attache à l’enracinement des communautés et à leur réseau. En


partant du maillage de 1790, l’auteure distingue trois types de rayonnement (national,
régional et local) et surtout en retrace la formation par une lecture chronologique et géo-
graphique des fondations. De ce fait, portée par des cartes claires, l’analyse débouche
sur une réelle dynamique et aborde les questions essentielles de la concurrence des com-
munautés et des différences régionales. Le recrutement, marqué par la différence sociale
entre religieuses hospitalières et congréganistes, complète cette approche.
La troisième partie décline les activités des religieuses (« gouvernement des
pauvres », médicalisation et spiritualité) autour du thème central de l’exercice de la cha-
rité et de la vocation hospitalière. L’auteure retrace en effet avec précision la vie des
sœurs entre soins, prière et administration, les offices et les conflits. Surtout, elle les ins-
crit dans la dynamique religieuse et la pratique médicale de l’époque. Loin d’être des
sous-religieuses face aux contemplatives, les hospitalières participent à la réforme catho-
lique par leur action de conversion des protestants, leur charité, leur spiritualité, mar-
quée par une étroite association entre prière et action. Le « gouvernement des pauvres »
devient voie de salut pour le malade et sa soignante. De même, l’auteure réévalue juste-
ment la portée de l’action médicale quotidienne des sœurs, dont l’apothicaire, loin des
seules critiques des médecins, et la réinscrit dans un contexte large.
Cette étude se situe donc à la croisée de différents objets historiques et apporte des
éclairages transversaux importants. Prenons l’exemple du domaine religieux. Le livre
complète l’approche de la réforme catholique. La clôture et la conventualisation ne sont
pas absolues, et la notion de clôture intérieure s’affirme au sujet de ces sœurs. Plus lar-
gement, la place des femmes est revalorisée, au travers de portraits de dévotes comme
Anne-Marguerite Rallu. L’index des noms s’avère ici un outil indispensable. La vitalité
religieuse du XVIIIe siècle, cadre des deux-tiers des fondations de maisons et d’un main-
tien des entrées, voire d’une explosion pour les Filles de la Sagesse, est également rap-
pelée. Essentiel pour l’histoire conventuelle, ce livre est important à de nombreux titres,
notamment sur l’évolution des systèmes de santé et l’histoire des femmes.
Gaël RIDEAU
Université d’Orléans
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OLIVIER CHARLES, Les chapitres et les chanoines ont été long-
Chanoines de Bretagne. Carrières et cultures temps les oubliés de l’histoire et les mal
d’une élite cléricale au siècle des Lumières, aimés de l’historiographie ; mais depuis les
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, années 1970, ils sortent du purgatoire pour
456 p., ISBN 2868479170. devenir des objets historiques à part entière,
bénéficiant d’ailleurs du renouveau d’inté-
rêt, d’une part pour les corps intermédiaires, d’autre part pour les élites. Une grande
monographie capitulaire est souvent riche d’enseignements, mais O. Charles a opté
pour un angle d’approche plus original : l’étude globale des chanoines des neuf cha-
pitres cathédraux bretons, mis en perspective. Son optique est double, à la fois socio-
logique et culturelle.
Cet ouvrage est la version abrégée et remaniée d’une thèse de doctorat, préparée sous la
direction de Jean Quéniart, dont elle porte l’empreinte, et soutenue en 2002. Dans la ver-
sion imprimée, les aspects institutionnels et la puissance économique des chapitres ont
été délaissés à juste titre pour focaliser sur les parties les plus neuves de cette recherche.
Pourquoi devient-on chanoine en Bretagne ? Dans cette province, les chanoines subis-
sent-ils les changements ou sont-ils au contraire des moteurs des transformations ?
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 193

Dans la problématique de l’auteur, chapitres et chanoines sont à la fois individus,


membres d’une institution ayant ses règles de fonctionnement et ses relations internes,
et corps de société d’Ancien Régime. L’étude de ces différentes facettes a été menée
en s’appuyant successivement sur des regroupements à géométrie variable de cha-
pitres et de chanoines, en fonction de l’état des sources disponibles et du problème
abordé. O. Charles pratique donc un va-et-vient entre les hommes et les compagnies
capitulaires. Le caractère parcellaire et hétérogène des sources ayant survécu aux
catastrophes archivistiques a posé de sérieux problèmes. Par exemple, les sources
comptables sont souvent pléthoriques, tandis que les documents sur la vie spirituelle
des chanoines sont rares. Au prix de grands efforts guidés par une méthodologie des
plus sûre, l’auteur est parvenu à établir des séries très exploitables et surtout un cor-
pus de 753 chanoines ou dignitaires, le plus important établi à ce jour, à notre connais-
sance. Il s’agit d’une véritable prosopographie, un bel instrument de travail que
l’auteur livre généreusement en annexe.
Dans l’ensemble, les chapitres bretons frappent par leur médiocrité, mais ils n’en
attirent pas moins les candidats. Les chanoines sont bretons, issus des villes (surtout leur
ville épiscopale), nobles de naissance, alors que les statuts ne l’exigent pas, ce qui est la
preuve que le canonicat jouit d’un incontestable prestige social. Il y a des « familles à pré-
bendes », liées à des nébuleuses familiales pour lesquelles le canonicat devient un bien
familial transmissible par le jeu des résignations ; des schémas généalogiques donnés en
annexes le montrent éloquemment. O. Charles fournit là une appréciable contribution
à l’étude des élites bretonnes et de leurs réseaux. Le canonicat peut être un départ, une
simple étape, un aboutissement (pour un tiers des chanoines), une fin en soi (pour la
moitié). Il y a donc une indépendance de la filière capitulaire, avec l’opposition entre des
carrières lentes de provinciaux et celles plus rapides d’étrangers venus dans le sillage
d’un personnage important. L’auteur consacre des pages particulièrement neuves à
l’étude des chanoines « avant le canonicat ». Une pré-carrière capitulaire spécifique, lar-
gement indépendante du système bénéficial proprement dit, s’ouvre à certains indivi-
dus puisque deux tiers de l’échantillon sont encore hors des bénéfices lors de l’accès au
canonicat. 70 % sont déjà prêtres. Les « familles bretonnes à chapitres » s’appuient sur
les subtilités du système bénéficial et sont capables de satisfaire à l’investissement finan-
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cier nécessaire à la formation intellectuelle requise : les chanoines bretons sont souvent
gradués des universités et ils ont massivement fréquenté les séminaires parisiens, sur-
tout Saint-Sulpice. La formation reçue garantit généralement l’orthodoxie doctrinale.
La vie au sein des chapitres fait l’objet de beaux développements dans la
deuxième partie, fondée sur les registres de délibérations capitulaires et les registres
de pointe. O. Charles confirme ce que l’on savait déjà, contrairement à l’image d’Épi-
nal qui leur colle à la peau : le sérieux des chanoines dans l’exercice de leur mission
première (l’Opus Dei, la Laus perennis), leur assiduité convenable aux offices (déco-
dage méritoire du registre de Tréguier), leur dévouement pour la gestion commune.
Sur cette dernière, le plus gros apport concerne le classement des archives, la mémoire
de la compagnie, le cœur de l’administration capitulaire. Il s’agit là d’une remarquable
étude de la rationalisation des modes de classement, avec les lettres et les chiffres
romains. Ce sérieux des chanoines n’a pas pour contrepartie des revenus plantureux.
Comparés aux chapitres du Bassin parisien, les canonicats sont médiocres : en 1790,
les chanoines de Nantes, les mieux dotés, évaluent leur prébende à 2 200 livres par an.
Dans la structure de la prébende, l’importance des distributions par rapport au « gros »
(seulement 40 %) constitue une particularité bretonne. La modicité des prébendes
194 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

entraîne une logique de recrutement de proximité, mais les revenus sont améliorés par
le cumul de bénéfices annexes, abbayes, prieurés, chapellenies. Un chanoine sur deux
dispose de revenus complémentaires, souvent plus importants que la prébende elle-
même.
Les cultures canoniales font l’objet de la troisième partie et l’auteur, en bon disciple
de J. Quéniart, les aborde avec une dilection particulière, surtout à partir d’inventaires
dont le repérage préalable n’était pas facile. Sont tour à tour analysés le type et la
dimension des maisons canoniales, le nombre de domestiques, les signes divers de l’ai-
sance. L’intrusion de la modernité est perçue à travers l’hygiène, les divertissements,
la culture livresque. L’ensemble est d’une solidité méthodologique à toute épreuve et
d’une remarquable justesse de ton. La problématique autour des notions de cultures
individualisées ou de culture de corps est particulièrement pertinente. Quarante-cinq
inventaires de bibliothèques, c’est peu en chiffres bruts, et c’est beaucoup lorsqu’ils
sont analysés avec tant de sûreté. Seules cinq dépassent les mille volumes. L’auteur
distingue selon la taille les bibliothèques, pour en appréhender le contenu. En gros,
les ouvrages religieux se maintiennent tout au long du XVIIIe siècle, avec cependant
une évolution au sein des rubriques. Par ailleurs, ces bibliothèques témoignent de
l’existence d’une petite minorité plus ouverte aux évolutions intellectuelles de
l’époque, une minorité de timides participants, plus que de véritables acteurs et pro-
moteurs de changements culturels.
De belles pages permettent d’accéder à l’espace privé des chanoines (cabinet de tra-
vail, « salons » typiques de Nantes), que l’on retrouve également dégustant vins et
liqueurs (les trois quarts possèdent des réserves), café, chocolat et thé. Ces prébendés
cultivés, sans charge d’âmes et disposant d’importants loisirs, se passionnent pour la
musique, les jeux domestiques, les instruments de mesure, les chinoiseries, le jardi-
nage. En revanche, sur les dévotions privées, on reste un peu sur sa faim (peu d’ob-
jets de dévotion inventoriés).
En résumé, l’ouvrage, qui parvient à être novateur sur un secteur qui commence à être
passablement défriché, impressionne par la solidité de sa base sérielle, avec un
ensemble de tableaux judicieusement conçus et intégrés. Mais l’aspect quantitatif du
travail est complété par des études qualitatives, des analyses menées avec prudence et
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finesse. Le petit monde capitulaire revit avec humour. O. Charles conclut au danger
des images réductrices et à la grande diversité des parcours individuels. En bref, une
contribution essentielle à la connaissance des élites bretonnes et de l’ordo canonicus.
Philippe LOUPÈS
Université Bordeaux 3

MITA CHOUDHURY, Élève de Sarah Maza, Mita Choudhury


Convents and Nuns in Eighteenth-Century s’attache à l’étude de la formation et de l’ex-
French Politics and Culture, pression de l’opinion publique, autour d’un
Ithaca, Cornell University Press, objet particulier : le couvent. Ce choix est
2004, 234 p., ISBN 0801441102. justifié par la place que ce thème occupe
dans les écrits de l’époque et renvoie à une
interrogation sur les raisons de cet attrait. Pour ce faire, l’auteure croise deux champs.
Le premier est celui de la gender history, plus précisément de la place du genre comme
catégorie de construction de la sphère publique. Les querelles autour du jansénisme et
de l’anticléricalisme révolutionnaire s’inscrivent dans une telle lecture. Le couvent
apparaît alors comme une institution féminine, mais aussi un lieu de « gender disorder »
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 195

en raison de l’absence de la sexualité, marqueur du rôle des genres. Le second champ


est celui de l’histoire des représentations politiques. Le couvent y est une métaphore et
un symbole de l’autorité et du despotisme, notamment dans son association avec la pri-
son. Ce croisement des angles et des approches se nourrit d’une diversité de sources
(judiciaires, journaux, pamphlets, textes littéraires) et est décliné de façon thématique.
D’abord lieu de pouvoir, le couvent fournit un observatoire des relations entre les
trois institutions que sont la famille, l’Église et l’État. Ce premier chapitre vaut surtout
par la relecture de La Religieuse de Diderot comme document politique et sous l’angle
de la critique du gouvernement. Le troisième chapitre sur les supérieures doit être lu en
parallèle, tant cette figure est présentée par l’auteure comme « gendered embodiment of
despotism ». L’étude de cas et des mémoires judiciaires souligne la dénonciation du com-
portement aristocratique de certaines abbesses et la présence de thématiques comme le
pouvoir excessif, le rôle maternel et donc la place de la famille. Dans la lignée des tra-
vaux de S. Maza, ces faits particuliers prennent valeur générale, notamment par la valo-
risation de l’intervention judiciaire au nom de la transparence et de l’opinion publique.
Cette rhétorique se retrouve dans le chapitre consacré au jansénisme. Nourrie des
travaux de C. Maire et D. Van Kley, l’auteure se propose de les compléter en faisant la
part de la logique du genre dans ces querelles, au travers de l’analyse de la justification
de la résistance des religieuses. Elle distingue de manière décisive deux temps, celui des
théologiens qui créent un modèle féminin de soumission, de simplicité et d’idéal monas-
tique et celui des avocats, pour lesquels la religieuse est une figure de citoyenneté à
défendre face au despotisme. Unis par le primat de la conscience et la volonté de recon-
duire la figure de Port-Royal, ces deux temps se complètent. Forte de ces acquis, l’au-
teure définit un portrait du despotisme marqué par un trait féminin : la soumission aux
passions et le dérèglement. Ceci lui permet de qualifier le comportement des évêques
anti-jansénistes de « feminine despotism », interprétation toutefois difficile à suivre.
Deux autres débats inhérents au couvent – la vocation forcée (chapitre 4) et l’édu-
cation (chapitre 5) – nourrissent une réflexion sur la conception de la famille et de la
femme. Le croisement des cas pratiques et de l’image littéraire de la vocation forcée
met en lumière un rapport au pouvoir de la famille qui oppose deux modèles. Le pre-
mier, ancien, est patriarcal et autoritaire. Le second est fondé sur l’affection et les
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droits individuels. Le couvent est ici le réceptacle de débats larges. Il en est de même
pour l’éducation que l’auteure étudie dans le croisement des débats pédagogiques
– fortement critiques à l’égard de l’éducation conventuelle – et, plus inattendue, de la
littérature érotique. Cette dernière fournit en effet une lecture inversée du couvent et
souligne les points cruciaux : le statut de la supérieure, la valorisation du plaisir, la
place du corps, l’enseignement par la pratique, l’émancipation physique et intellec-
tuelle de la femme. Elle dessine ainsi un autre (contre ?) modèle éducatif. Les deux
voies, portées par le sensationnalisme et le matérialisme, se rencontrent dans la pro-
motion de la « femme naturelle » où la maternité est première, selon un aspect soumis
de la femme dans les débats théoriques, plus actif dans les nouvelles érotiques.
Enfin, ces composantes se retrouvent dans la Révolution avec une césure en
1791. Avant cette date, la considération de la soumission « naturelle » des religieuses
les place à l’écart des critiques et en fait des citoyennes à libérer du despotisme, ce que
souligne l’assimilation croissante du couvent et de la Bastille. Après 1791, la religieuse
est contre-révolutionnaire, modèle de la mauvaise citoyenne. Ainsi, ce parcours thé-
matique est aussi chronologique et souligne de multiples inflexions dont la plus
importante reste celle de la décennie 1760.
196 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Cette étude stimulante ne s’adresse donc pas qu’aux spécialistes du couvent,


lequel est ici une voie pour saisir des thématiques plus larges comme la conception de
la famille, le rapport au politique et au pouvoir, la distinction des sphères publique et
privée. Nourrie de très nombreuses lectures (une bibliographie aurait été utile au-delà
des seules notes) et d’une grande variété de sources, elle souligne notamment l’im-
portance de la problématique du genre dans les représentations et les discours.
Toutefois, ce recours est peut-être parfois systématique. Si la figure de Port-Royal est
par exemple sous-jacente dans les récits jansénistes, les traits relevés ici ne s’appli-
quent pas qu’aux couvents. De nombreux articles des Nouvelles ecclésiastiques moti-
veraient la même analyse. Cette rhétorique relève donc d’une image plus large, celle
des tribulations des défenseurs de la vérité. Surtout, la valorisation de l’aspect méta-
phorique et politique du couvent est parfois trop impérieuse. Si cette dimension est
présente dans de nombreuses sources critiques, il serait souhaitable de convoquer éga-
lement les défenseurs du couvent, y compris dans des argumentaires plus religieux,
pour enregistrer d’éventuelles inflexions de leur discours en résonance avec les évo-
lutions relevées dans cette étude. À ce titre, il manque une voix, celle des religieuses,
présentes seulement au travers de mémoires judiciaires et de discours rapportés par
les journaux, sources biaisées par la réécriture. L’analyse de la période révolutionnaire
élargit cette présence au travers des pétitions envoyées par les différentes commu-
nautés. Par ces sources, l’auteure esquisse une différence de comportement entre les
couvents qui adoptent la nouvelle rhétorique et ceux qui s’en détachent, élément
important pour différencier ce monde trop souvent unifié. Plus largement, le recours
aux fonds internes, et principalement aux circulaires, annales et abrégés, aurait per-
mis de retracer un modèle du cloître et de la société, propre aux religieuses et non si
immobile qu’on l’a longtemps cru. Ceci fournirait un complément important et
contribuerait sans doute à mieux dissocier la figure du couvent (comme institution)
et celle des religieuses (comme individus, citoyennes ou femmes), distinction à
laquelle invite le titre et qui aurait gagné à être plus suivie, tant l’appréciation des
contemporains est différente à leur égard.
Ces regrets et remarques renvoient surtout à des compléments et ne remettent
pas en cause la fertilité de cette étude qui, par ses interrogations et les pistes ouvertes,
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participe notamment à la relecture de l’histoire conventuelle dans une interrelation
physique et culturelle du cloître et du monde.
Gaël RIDEAU
Université d’Orléans

PAOLA AROSIO, ROBERTO SANI, Jeanne-Antide Thouret fut la fondatrice


Sulle orme di Vincenzo de’Paoli. des sœurs de charité de Besançon et, à ce
Jeanne-Antide Thouret e le suore della titre, l’ouvrage présenté par P. Arosio et
Carità dalla Francia rivoluzionaria alla R. Sani vient s’ajouter aux monographies
Napoli della Restaurazione, déjà parues en France et en Italie sur les ins-
Milan, Vita e Pensiero, 2001, XVI-304 p., titutions religieuses ou les fondateurs et fon-
ISBN 8834306538. datrices de congrégations. Les auteurs
inscrivent ainsi leur travail dans la continuité
des recherches effectuées, depuis une vingtaine d’années, sur les congrégations fémi-
nines. R. Sani est un spécialiste de l’histoire de l’éducation en Italie, ce qui explique
sans doute son intérêt pour l’œuvre de J.-A.Thouret concernant l’instruction des filles
pauvres, présentée ici comme les prémices du mouvement émancipateur féminin.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 197

Plus largement, c’est le caractère hors du commun du personnage, sa ténacité, sa


haute spiritualité alliée à un sens aigu des réalités du moment, qui ont incité les auteurs
à en écrire une nouvelle biographie prenant en compte la période troublée, affectée
de changements brutaux, au cours de laquelle s’accomplit cette œuvre. L’engagement
des sœurs de charité de Besançon dans le domaine social et éducatif fut en effet une
façon de relever le défi imposé à l’Église par la Révolution française. Les mutations
qui affectent alors la vie religieuse vont permettre, après la Révolution, l’éclosion de
nombreuses institutions régulières, s’investissant dans des œuvres caritatives et édu-
catives. Les auteurs se sont appuyés sur une solide documentation tirée des archives
des sœurs de charité de Besançon, Paris, Rome, Naples et Verceil, et des sources impri-
mées – dont les papiers et la correspondance de J.-A. Thouret.
Originaire de Sancey, en Franche-Comté, la jeune Jeanne-Antide a rejoint les filles
de charité de Paris en 1787 où, en tant que novice, elle est astreinte au même service
d’assistance auprès des pauvres que les sœurs. Dès le début de la Révolution, elle se
déclare hostile à l’Église constitutionnelle. Après la dissolution par la Convention de
toutes les communautés caritatives, elle continue, revenue à Sancey, à soutenir les
prêtres réfractaires, sans renoncer à œuvrer auprès des pauvres et des malades. Son
action s’inscrit ainsi, selon les auteurs, dans l’important phénomène de « réaction popu-
laire » à la déchristianisation, dans laquelle les femmes ont joué un grand rôle.
Encouragée par les résistances des ruraux de Franche-Comté aux nouveautés révolu-
tionnaires, Jeanne-Antide organise des messes dominicales dans des greniers ou des
lieux isolés où elle invite des prêtres réfractaires. La chute de Robespierre et la libéra-
lisation qui s’ensuit lui donnent l’occasion de jeter les bases de ce qui sera son œuvre
éducative. Afin de concurrencer l’enseignement républicain, elle ouvre deux écoles –
une pour les filles et une pour les garçons – où elle enseigne le catéchisme et la prière,
mais aussi la lecture et l’écriture. Poussée par les difficultés, elle émigre quelque temps
en Suisse, au côté des Solitaires du père Receveur dont elle apprécie peu la vie austère
et le retrait du monde. Aussi revient-elle en France, investie d’une mission par deux
ecclésiastiques ultramontains qui vont lui servir de directeurs : créer en Franche-Comté
une communauté religieuse de vie active.
On peut donc dater le début des sœurs de charité de Besançon du 11 avril 1799,
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jour de l’inauguration d’une école gratuite dont la vocation est de promouvoir l’ensei-
gnement chrétien. Il s’agit d’adapter l’école aux nouveaux besoins surgis avec les
Lumières, l’essor de la production littéraire et de la presse, l’intérêt pour les techniques.
Ainsi, dans cette école destinée aux filles pauvres, J.-A. Thouret ne se contente-t-elle
pas de rétablir un enseignement semblable à celui des petites écoles chrétiennes de
jadis, où la lecture seule était véritablement privilégiée. Désormais, lecture, écriture et
arithmétique viendront compléter le catéchisme et l’éducation religieuse et morale. Elle
forme des éducatrices, recrutées dans la région, afin de multiplier les écoles, en même
temps que se constitue, autour du premier établissement scolaire, tout un appareil d’as-
sistance aux pauvres. Pour J.-A.Thouret, c’est donc l’école qui sert de base aux œuvres
caritatives et, en ce sens, tout en marchant dans les pas de Vincent de Paul, elle s’en dis-
tingue, celui-ci ayant toujours considéré que le service charitable devait primer l’ins-
truction. La formation des sœurs est désormais assurée par Jeanne-Antide, selon les
principes formulés jadis par Vincent de Paul, imposant aux novices aussi bien la prière
vocale et mentale que le service au contact direct des pauvres. Mais elles doivent aussi
s’adonner assidûment à la lecture, à l’écriture et à l’arithmétique, bases de leur ensei-
gnement, pratiquer les travaux manuels et acquérir des notions de médecine. Toutes
198 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

ces considérations sont contenues dans un « petit règlement pour tous les jours » rédigé
par elle dès la première année, ce qui préfigure le rôle de supérieure générale qu’elle
exercera par la suite.
En effet, dès 1802, à la suite du Concordat, J.-A.Thouret se met en devoir de rédi-
ger les premières constitutions de sa communauté, justifiant la création, outre des
écoles pour les filles pauvres, des pensionnats payants pour filles bien nées, dans le
double but de promouvoir l’éducation chrétienne et d’assurer la vie matérielle de la
congrégation. La dernière partie aborde la délicate question du supérieur de la
congrégation, à une époque où il paraissait incongru que cette fonction fût assurée
par une femme. Jeanne-Antide n’entendait pas être dessaisie de son œuvre, ni se voir
imposer une autorité artificielle. Le subterfuge fut trouvé par la désignation comme
supérieur de l’archevêque Lecoz. Jeanne-Antide n’avait pas une grande estime pour
cet ancien évêque constitutionnel, mais elle sut habilement utiliser le modernisme du
personnage et l’admiration qu’il vouait à l’œuvre déjà accomplie. Il se garda de se
mêler de ses affaires et lui assura un soutien constant.
L’époque napoléonienne a été celle de la consolidation de l’institution des sœurs
de charité. Certes, la législation révolutionnaire interdisant les vœux et frappant les
associations d’hommes et de femmes reste en vigueur, mais les congrégations fémi-
nines consacrées à l’assistance et à l’éducation sont encouragées. Dès le 22 décembre
1800, Chaptal a autorisé les filles de charité de Paris à reprendre leurs activités, et pen-
dant le Consulat, de nombreuses autres congrégations charitables sont autorisées à
leur tour. Néanmoins, l’État napoléonien conserve un puissant contrôle sur l’ensemble
de ces communautés, en exigeant, à partir de 1804, l’enregistrement de leurs statuts
et règlements par le Conseil d’État. En échange, elles seront subventionnées. Les
sœurs de charité de Besançon vont profiter largement de ces nouvelles dispositions :
dotées de 8 000 francs annuels par l’État, elles bénéficient également de l’aide du
bureau de bienfaisance de la ville. L’intérêt de Napoléon pour le service rendu par les
sœurs jusque dans les hôpitaux militaires s’exprime au travers de la nomination de sa
propre mère au titre de protectrice des sœurs hospitalières, puis par la convocation,
en 1807, d’un chapitre général réunissant trente-six congrégations, auquel J.-A.
Thouret participe. Lorsque, en 1810, Jeanne-Antide quitte la France pour rejoindre
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le royaume de Naples où l’attend une nouvelle mission, le bilan est impressionnant,
ce qui fait écrire aux auteurs que « l’énergique œuvre d’humanité entreprise par ces
jeunes femmes s’inscrit dans le plus ample phénomène de développement de l’in-
fluence et de l’autorité féminines qui se manifeste au cours du XIXe siècle ».
Cette énergie se déploie aussi dans le royaume de Naples, sous le règne de Murat,
où cinq sœurs de charité, dirigées par leur mère supérieure, s’installent dans des
conditions difficiles. Elles doivent adapter leur façon de vivre et de pratiquer leur foi
à un pays qui n’a pas les mêmes traditions religieuses. Les couvents féminins y sont
peuplés de sœurs de bonne famille entourées d’oblates issues de milieux populaires
qui leur servent de domestiques. L’enfermement est la règle et la piété y est souvent
une convenance plus qu’une conviction. Comment, dans ces conditions, arriver à
imposer une congrégation de vie active, ouverte au monde, centralisée et dotée d’une
supérieure générale ? Pourtant la réussite est incontestable, même si le recrutement
reste lent. La trentaine de sœurs que compte la communauté dix ans plus tard s’est
investie partout où Vincent de Paul avait donné des assignations d’assistance : hôpi-
taux, prisons, orphelinats. Des écoles pour filles pauvres accueillent plus de trois cents
élèves, ce qui constitue une véritable nouveauté dans une région où l’instruction
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 199

populaire des filles était jusqu’alors presque inexistante. Les sœurs sont également
présentes dans deux pensionnats féminins. La mère Thouret a su préserver l’autono-
mie de la communauté en rédigeant à deux reprises des règlements, en 1807 et 1820,
approuvés par Rome.
La fin de l’ouvrage est consacrée aux dissensions qui naissent entre la commu-
nauté de Besançon et celle de Naples, et qui s’expriment au travers de querelles de
personnes. On en retiendra surtout le fait que c’est la mort de l’ancien évêque consti-
tutionnel Lecoz et son remplacement par un prélat ultramontain et conservateur qui
entraînent le conflit. Celui-ci supporte mal l’autorité dont continue à faire preuve la
fondatrice sur l’ensemble des sœurs. Il finit par prendre le contrôle complet des sœurs
de Besançon, interdisant à la mère supérieure de les visiter, ce qui aboutit à la sépara-
tion des deux maisons en 1826. Elles ne seront à nouveau réunies qu’en 1954.
L’un des mérites de cet ouvrage repose sur le fait qu’il s’agit d’une étude scienti-
fique, débarrassée de tout préjugé hagiographique, même si les auteurs ne peuvent
cacher l’admiration qu’ils vouent à leur héroïne. C’est la présence sociale des sœurs
de charité de Besançon qui est ici mise en lumière, sans pour autant délaisser les
aspects liés à la spiritualité de la fondatrice. Même si l’on peut regretter quelques
redondances, sans doute dues au désir des auteurs d’insister sur la continuité de
l’œuvre, il faut reconnaître que cette nouvelle page d’histoire religieuse est aussi une
facette à ne pas négliger de l’histoire culturelle des femmes.
Josiane BOURGUET-ROUVEYRE
Université Paris 1-IHRF

MICHÈLE JANIN-THIVOS TAILLAND, Ce travail comble une lacune historio-


Inquisition et société au Portugal. Le cas du graphique : celle de l’Inquisition portu-
tribunal d’Evora, 1660-1821, gaise, dont les philosophes du XVIIIe siècle
Paris, Centre culturel Calouste Gulbenkian, avaient pourtant relevé la singularité. Le
2001, 534 p., ISBN 9728462204. choix du tribunal d’Evora permettait de
prendre appui sur l’étude d’A. Borges
Coelho pour les années 1536-1668 et de la prolonger jusqu’en 1821. L’activité du
Saint-Office est abordée dans son rôle strictement répressif. Pour cette raison, les
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listes d’autos da fé étaient le document le plus fiable, à la réserve près qu’elles souli-
gnent la rigueur du tribunal puisqu’il s’agit des peines les plus lourdes. La nécessité
de vérifier cette source et d’approcher un autre type de sentences, celles qui abou-
tissaient à un jugement d’indulgence, a imposé le dépouillement d’une source de
seconde main, les verbetes ou carnets de procès. Par le croisement des deux, 5 463
fiches correspondant à chacun des accusés qui sont passés au moins une fois devant
le tribunal d’Evora entre 1660 et 1821 ont été retenues. L’analyse des résultats est
orientée autour de deux axes. D’une part, dégager le rythme de la répression inqui-
sitoriale à Evora pour tenter d’en relever les caractères. Les grandes évolutions selon
le type d’accusation apparaissent dans la première partie du livre. Quant à leur inter-
prétation, elle repose sur les évènements politiques extérieurs et intérieurs plus que
sur des contraintes locales difficiles à prendre en compte sur une période aussi
longue. En deuxième lieu, l’étude porte sur les accusés eux-mêmes. Leurs origines
ont permis d’identifier des groupes particuliers, souvent en fonction du type d’ac-
cusation. Dans la seconde partie, les différentes sentences du Saint-Office sont
analysées selon les motifs d’accusation, suivant les modèles de classement donnés
par J.-P. Dedieu. Le tribunal a utilisé un éventail de peines de différentes natures,
200 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

destinées à pousser le pénitent à expier ses fautes aux yeux de l’Église mais aussi à
donner une réparation sociale. La troisième partie du livre aborde la répression par-
ticulière qui a frappé le Haut-Alentejo dans les années 1730-1740, à partir de
sources différentes. La principale faiblesse de cette étude quantitative étant de
perdre de vue la réalité des situations individuelles, l’étude d’Avis a permis d’abor-
der le sujet du point de vue des victimes, et de réajuster la vision de la répression
inquisitoriale au XVIIIe siècle au Portugal, un peu vite considérée en déclin.
Entre 1660 à 1821 en effet, l’activité inquisitoriale passe par des phases que l’his-
toriographie a trop souvent simplifiées. Les pourcentages de condamnations à mort
sont les plus élevés au milieu du XVIIIe siècle ; il en va de même pour la torture et l’exil
aux colonies. La sévérité du tribunal augmente au moment où les Lumières s’imposent
ailleurs, ce qui justifie les jugements les plus sévères portés par les contemporains.
Particularité encore : quelle que soit l’époque, ce sont les judaïsants nouveaux-chrétiens
qui restent la cible des poursuites, tandis qu’en Espagne la proportion de vieux-chré-
tiens est bien supérieure. Les nouveaux-chrétiens fournissent un nombre élevé d’ac-
cusés jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, alors que l’antisémitisme est incontestablement
moins fort dans la population et ne justifie plus cette répression par les sentiments de
rejet populaire. Conséquence logique, la répression contre les judaïsants restreint for-
cément la place des poursuites pour d’autres causes. À Evora, les autres motifs d’héré-
sie sont rares. Il n’y a que quelques déclarations accidentelles, concernant des étrangers
surtout. Le protestantisme a peu touché le Portugal ; la population de l’Alentejo et
d’Algarve n’est guère concernée par les hérésies des Lumières – déisme et franc-
maçonnerie. Les causes secondaires de comparution sont essentiellement celles qui
touchent au comportement social et moral du clergé et des fidèles. Leur progression
révèle le changement très tardif de la nature de la répression inquisitoriale qui, après
1774 surtout, intervient pour imposer la norme sociale après avoir défendu la norme
religieuse. Le rôle du Saint-Office s’est partiellement laïcisé, et parallèlement, sa mis-
sion sur le terrain de la religion devient celle d’un tribunal ecclésiastique. Dans ce chan-
gement d’activité, il entre en concurrence avec la justice civile pour la sodomie, la
bigamie, et avec les tribunaux ecclésiastiques pour la « sollicitation » des belles péni-
tentes par les confesseurs.
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La violence de la répression inquisitoriale n’a pas la même intensité selon les causes
jugées. Extrême contre les judaïsants, elle fut souvent modérée dans les causes secon-
daires, celles qui engageaient la moralité et les comportements des particuliers. Le
sodomite pouvait se repentir et gagner ainsi l’indulgence totale, même en cas de viol.
L’évolution vers la plus grande indulgence est manifeste dans les cas de blasphème, où
les lourdes condamnations deviennent exceptionnelles au XVIIIe siècle. En revanche,
le bigame ne pouvait espérer le pardon, car sa faute n’était pas d’avoir succombé à la
tentation, mais d’avoir porté atteinte au mariage chrétien, base de l’ordre social. Aussi
la bigamie est réprimée tout au long du XVIIIe siècle avec la même sévérité.
Fondamentalement, l’indulgence ou la rigueur du jugement final est inspirée par l’at-
titude du coupable. Reconnaître sa faute, c’est faire l’aveu qu’attend le tribunal, choi-
sir l’humilité, s’incliner devant sa justice et reconnaître sa puissance. La constante de
l’action inquisitoriale est donc qu’aucune faute en elle-même n’est gravissime ; c’est le
comportement de l’accusé qui justifie la gravité de la peine. La violence inquisitoriale
n’a pas été aveugle et continue ; elle a pris en compte l’individu pour exercer une jus-
tice de plus en plus discrète. Le contexte culturel rendait sans doute l’emploi de la vio-
lence physique anachronique dès la première moitié du XVIIIe siècle. Elle reste pourtant
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 201

largement utilisée par la torture comme par le bûcher. En revanche, les condamnations
perdent de leur aspect public pour se dérouler de plus en plus souvent à huis-clos –
évolution qui profite particulièrement aux membres du clergé, toujours jugés avec un
luxe de précautions pour éviter le scandale. Le déclin de l’Inquisition commence avec
la raréfaction des autos da fé publics, qui étaient la manifestation la plus visible de sa
puissance. Le tribunal peut encore mettre sa force au service de l’État pour la sur-
veillance de la population, ou au service de l’Église pour l’encadrement du clergé, mais
son action mieux normalisée ne justifie plus la même mise en scène et a besoin de plus
de discrétion pour être efficace. Les sentences publiques sont jugées comme étant de
nature à renforcer l’hérésie au lieu de la combattre. Replié sur lui-même, le tribunal
continue à bénéficier de l’image répressive que deux siècles d’autos da fé ont construite
dans l’opinion mais, contrôlé par l’État, il est devenu un organisme juridique aux pou-
voirs nettement limités, dont les fonctions ne semblent plus aussi essentielles.
La Guerre d’Indépendance contre l’Espagne, le conflit avec la papauté (1674-
1681), la position fragile de la maison de Bragance, cimentent la solidarité de
l’Inquisition, de la monarchie et de la souveraineté nationale. Le contrôle du Saint-
Office par la monarchie s’accroît lentement dans la première moitié du XVIIIe siècle,
en suivant les progrès de l’absolutisme. Les changements apportés par Pombal dans
son fonctionnement sont radicaux mais ne diminuent en rien sa puissance. Libéré de
l’autorité pontificale, il devient un organe ordinaire de l’appareil d’État. La prise de
contrôle total qui s’effectue à partir de 1774 ne donne pas à l’Inquisition d’Evora plus
de moyens, ni de motifs, pour exercer une quelconque activité propre. Le changement
de mentalité que les termes du nouveau règlement confirment est perceptible dans la
problématique des nouveaux-chrétiens. La législation de Pombal fait disparaître la
possibilité d’amalgame entre nouveau-chrétien et judaïsant, qui était l’obstacle à l’as-
similation dans une société où l’unité de foi était une base indiscutable. C’était le terme
d’un long processus. L’allongement des intervalles sans répression à leur égard, la
diminution du nombre de cas de judaïsants inculpés permettent de constater une rela-
tive intégration sociale. La politique de Pombal exprime surtout un changement de
sensibilité face à la répression. La peine de mort, la détention, l’infamie, toutes les
mesures dont l’Inquisition dispose et qui sont confirmées, ne seront pratiquement plus
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utilisées. Les dernières exécutions auront lieu en 1761.
L’exemple des communautés du Haut-Alentejo éclaire les mutations sociales
qui se sont produites au Portugal. Au XVIIIe siècle, quand les activités des nouveaux-
chrétiens se diversifient, quand ils deviennent indispensables à l’État par les charges
qu’ils occupent au niveau le plus modeste parfois, ils sont moins isolés dans la société
et sont aussi moins stigmatisés. Les difficultés majeures du début du siècle qui ont
conduit à la paupérisation d’une partie de la population expliquent sans doute que
les nouveaux-chrétiens, devenus eux-mêmes moins riches, ne soient plus pris pour
cible. Le resserrement de leurs communautés sur des lieux reculés où seules
quelques familles survivent, pousse leurs membres à une autre stratégie familiale.
Évitant les contacts avec les milieux nouveaux-chrétiens trop exposés, ils s’allient sur
place à des vieux-chrétiens. Inversement, l’assimilation ne provoque pas automati-
quement un affaiblissement du judaïsme. Le crypto-judaïsme des localités reculées
est alors un repli sur des traditions familiales qui sécurisent une population en désar-
roi. Au XVIIIe siècle, il semble en progrès dans des milieux qui ne sont pas exclusi-
vement originaires du groupe des nouveaux-chrétiens, mais qui éprouvent les
mêmes angoisses. L’Inquisition a toujours voulu éviter une assimilation complète
202 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

pour protéger les vieux-chrétiens de la contagion hérétique, car elle n’avait pas les
moyens de contrôler l’ensemble de la population. L’action du Saint-Office, pour être
efficace, avait besoin de s’appuyer sur l’exclusion du sein de la communauté, d’un
groupe qu’il pouvait interroger, emprisonner, torturer. Or, à Avis, les mariages
mixtes expliquent que la répression menée dans les années 1736-1746 soit devenue
massive, ce qui choqua tellement les contemporains. La résistance à la répression est
alors beaucoup plus organisée ; l’action du Saint-Office s’en trouve perturbée. La
mesure de la répression est aussi celle du désarroi de l’institution, qui doit avouer
son échec dans l’isolement et l’extirpation de l’hérésie. Le judaïsme pratiqué à Avis,
pourtant, tel qu’il apparaît dans les procès, semble limité à un contenu et des pra-
tiques élémentaires. D’autre part, les motifs de l’adhésion avancés par les accusés
montrent qu’il est dans bien des cas privé de tout contenu profondément spirituel.
Ainsi, le contexte social, plus que les aspirations religieuses, éclaire la répression
inquisitoriale.
Christian HERMANN
Université de Nantes

SERGE BRUNET, NICOLE LEMAÎTRE (ÉD.), Si, en principe, la tenue des colloques a
Clergés, communautés et familles pour but de renouveler les connaissances et
des montagnes d’Europe, de confronter les hypothèses, alors celui qui
Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, se tint à Tarbes en mai 2002 y a largement
422 p., ISBN 285944517X. répondu. À partir d’une thématique géné-
rale (Religion et montagnes), deux axes
simultanés furent développés : « Montagnes sacrées » d’une part, « Clergés, commu-
nautés et familles » de l’autre. C’est aux communications de ce dernier que le volume
est consacré.
L’intitulé fixe déjà largement le cadre de l’enquête. Existe-t-il des spécificités
montagnardes religieuses, lato sensu, et en quoi les clergés en sont-ils les révélateurs
dans la mesure où ils s’avérèrent longtemps pléthoriques, associant les hautes terres à
des châteaux d’eau de vocations ? Comme c’est la loi du genre, les vingt-neuf contri-
butions dessinent un large spectre géographique européen – de l’Espagne méridio-
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nale à l’Europe du sud-est, même si se trouvent largement privilégiées Pyrénées et
zones alpines – saisi à travers un cadre plus que millénaire avec une préférence
appuyée pour les temps modernes et le XIXe siècle. Ce vaste cadre se trouve encore
élargi par la présence de quelques contributions à la limite de l’épure qui, en outre,
apportent bien peu au regard de l’objectif scientifique proposé. Reste une grosse ving-
taine d’articles qui, souvent avec vigueur et talent, remettent en cause un certain
nombre d’idées reçues sur « les » christianismes des montagnes.
Bien sûr, ces milieux généralement escarpés sont fragiles, rudes, isolés. Frontaliers
souvent, ils sont des espaces de mouvements, de remues d’hommes et de troupeaux.
Bien sûr aussi, l’économie rurale incite à des gestions communautaires qui favorisent
celle des fabriques. Oui encore, les montagnes apparaissent comme des lieux de refuge,
« facilitant les morsures de l’hérésie » (J. Fouilleron), sortes de conservatoires plutôt
favorables à des minorités menacées : réformés du Massif central ou des Pyrénées,
schismatiques cantaliens de la petite Église,Vaudois des Alpes. Mais, se demande judi-
cieusement G. Audisio, pourquoi seul le bastion alpin de cette confession vaudoise a-
t-il maintenu son autonomie religieuse, comme en réponse à la conclusion de Pilar
Jiménez qui avait refusé toute pertinence à un « catharisme des montagnes » ?
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 203

On retrouve, à travers ce dernier questionnement, toute l’ambiguïté et toutes les


hésitations qui nourrissent la recherche autour d’un christianisme des sommets origi-
nal. En tout cas, la plupart des articles se défient du déterminisme géographique
comme explication première des traits de la spiritualité de ces bergers, de ces paysans
et de ces migrants tels que purent l’évoquer les capucins et autres jésuites missionnant
dans les cantons d’Uri, du Valais ou des Pyrénées au XVIIe siècle. En fait, derrière la
notation souvent négative des ethnotypes présentés comme spécifiques, se profile
d’abord celui de la résistance.
L’éloignement des centres de décision politique et religieuse a pu favoriser des
comportements spirituels et sociaux distincts de la norme en vigueur et de son appli-
cation. On le constate face aux décisions tridentines refusées et/ou ignorées des popu-
lations du diocèse de… Trente ! Ou des Sicules de Transylvanie, notamment à propos
du mariage ; on l’observe au sujet de l’autonomie dont font preuve les communautés
du val d’Aran ou les réformés du pays de Glaris face aux tentatives d’encadrement de
pasteurs venus d’ailleurs. Dans les contrées catholiques, cette autonomie des conduites
religieuses et sociales s’est trouvée longtemps favorisée par le rôle fondamental joué par
les familles dans l’entretien des vocations sacerdotales. L’entrée en religion d’un ou de
plusieurs enfants répondait d’abord à des stratégies communautaires au sein des paren-
tés complexes ou de l’oustau. Elle consolidait les solidarités indispensables au maintien
des patrimoines, voire à leur accroissement par l’adjonction possible de quelques béné-
fices. Ce support structurel essentiel produisait au moins deux effets : l’entretien à
quelques exceptions près (comme en Galice intérieure) d’un clergé endogène nom-
breux – et encore important au XIXe siècle dans l’ancien diocèse d’Embrun ou en Corse
– avec parfois, du Jura aux Pyrénées, la constitution de communautés de prêtres
(« filleuls » ou communalistes) ; le maintien de pratiques spirituelles propres où la célé-
bration de la mémoire des ancêtres demeurait une fonction centrale.
Pour autant, plusieurs des auteurs nous mettent en garde contre toute lecture
fixiste. D’abord parce que les institutions centrales ont gagné du terrain au XVIIIe et
plus encore au XIXe siècle et que la formation longue dans les séminaires finit par bou-
leverser les réalités anciennes ; ensuite parce que la dénonciation de l’hétérodoxie et
des « superstitions » venait essentiellement des appréciations extérieures d’administra-
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teurs en tout genre, évêques en tête ; enfin parce que, apparemment isolées, ces mon-
tagnes pouvaient en fait valoriser des comportements culturels aussi peu archaïques
que possible : une forte et ancienne alphabétisation dans le Briançonnais, une
participation au développement de la culture écrite de la part de ces clercs autoch-
tones qui, notaires dans le Forez aux XIVe et XVe siècles, tinrent de nombreuses petites
écoles et collèges en Auvergne.
Pourtant, si les bouleversements des XVIIIe et XIXe siècles changèrent un certain
nombre de conditions socioreligieuses, si certains évènements comme la Constitution
civile de 1791 ont tôt fait de ranimer les anciens et douloureux clivages dans les
Cévennes, et la crainte papiste d’une offensive protestante, ils n’ont pas toujours pro-
voqué cette dichotomie perçue habituellement dans l’histoire contemporaine française
entre catholicisme et esprit républicain, au moins dans les diocèses d’Annecy et de
Gap. Ils entamèrent moins encore l’intensité de la pratique cultuelle de bien des hautes
terres – une permanence forte, semble-t-il. Dès lors, cette fidélité se trouva inscrite
dans un système de représentation où les communautés montagnardes continuèrent,
au moins jusqu’en 1914, à illustrer la foi de granit des anciens jours. Les commen-
taires enthousiastes des évêques de Mende, voire de Rodez, au XIXe siècle ou l’illusion
204 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

d’une Cévenne pyrénéenne à travers la paroisse réformée d’Osse du pasteur Cadier


l’illustrent parfaitement.
Souvent inégales, mais c’est la loi du genre, ces contributions, encadrées par deux
intéressants papiers synthétiques des initiateurs de la rencontre, ont globalement le
mérite de répondre aux questions premières par une multitude de nuances géogra-
phiques, chronologiques ou confessionnelles. Ainsi se révèlent bien des comporte-
ments religieux montagnards qui purent s’avérer, durablement ou provisoirement,
particuliers sans pour autant revêtir les signes d’une unanimité des hauteurs.
Cependant, des conclusions un peu plus assurées n’auraient-elles pas pu être déga-
gées si les comparaisons avec les mondes de la plaine, tentées par exemple pour la
sierra de Huelva, avaient été plus systématiques ? Les peu convaincantes déclinaisons
relatives aux pratiques pyrénéennes ou basques espagnoles y invitaient pourtant.
Alain CABANTOUS
Université Paris 1

BERNARD DOMPNIER (ÉD.), Sous une couverture d’un violet épisco-


Maîtrises et chapelles aux XVIIe pal, ce volume rassemble 26 contributions
et XVIIIe siècles. Des institutions musicales du colloque organisé en octobre 2001 à l’ini-
au service de Dieu, tiative du Centre d’histoire « Espaces et cul-
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise tures » de l’université Blaise Pascal. Il était
Pascal, 2003, 568 p., ISBN 2845162138. accompagné en contrepoint d’un remar-
quable programme musical qui remettait en
honneur des partitions maîtrisiennes du XVIIIe et du début du XIXe siècle, récemment
redécouvertes, en particulier celles de Louis-Charles Grenon, jusqu’alors presque
inconnu. La présence d’un représentant du Centre musique baroque de Versailles sou-
lignait l’aspect patrimonial de l’entreprise.
Il revenait à B. Dompnier de souligner l’aspect nécessairement interdisciplinaire
d’une telle recherche et d’en esquisser la problématique, au carrefour de l’histoire de
la musique et de son interprétation, et d’une histoire culturelle à la fois attentive aux
pratiques sociales, aux mutations de la sensibilité et aux conditions économiques et
institutionnelles de la production, de la circulation des hommes et des musiques, et de
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l’exécution des œuvres. Or, P. Loupès montre dans son intervention synthétique com-
bien les psallettes demeurent mal connues, en raison notamment de la dispersion des
sources et, ajoutons-nous, d’un long désintérêt des musicologues, en particulier pour
les plus modestes, qui sont aussi les plus nombreuses (G. Escoffier a rappelé au cours
du colloque que le chantier lancé en 1986 par F. Lesure n’avait pu alors aboutir) et
des historiens, dont bien peu s’intéressaient à l’insertion de la musique dans l’histoire.
C’est à partir de la typologie des hommes, des personnels, des conditions de finan-
cement et de fonctionnement proposée par P. Loupès que pourrait s’ordonner une série
de contributions monographiques. La hiérarchie qu’elles illustrent déborde largement
le cadre français : la dernière partie des actes est d’ailleurs consacrée à des exemples
étrangers (État pontifical, Italie espagnole, cathédrales de Lisbonne, de Léon, de Tolède
et de Nouvelle-Espagne). Petites ou grandes, les maîtrises sont d’abord des lieux de
formation, dimension que souligne fortement J.-L. Le Cam dans son analyse des cho-
rales liturgiques scolaires de l’Allemagne luthérienne. Beaucoup sont de bien modestes
institutions, notamment dans des collégiales rurales sans grandes ressources comme
celles dont B. Girard, dans l’Ouest, décrit les limites et les conflits. Le contexte régio-
nal influe sur l’institution. Des petites maîtrises alpines aux très maigres effectifs, au
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 205

matériel modeste, aux organistes peu stables, n’en sont pas moins, avant même leur
reprise en mains par la Réforme catholique, des témoignages de la spécificité de la litur-
gie et de ses « séductions » face à l’austérité calviniste ambiante. Dans le Massif Central,
la liturgie est mise en œuvre par les communautés de prêtres filleuls, dont seules
quelques-unes peuvent engager de véritables spécialistes. Les moyens matériels et les
traditions locales, bien plus que le statut des édifices, déterminent les écarts d’activité
et de personnel : modestie constatée à Bayonne, bon fonctionnement à Clermont, mais
bien loin de l’éclat de la liturgie permise à Cambrai par les ressources dont dispose une
des maîtrises les mieux dotées et partant les plus fournies de France. La collégiale de
Saint-Quentin, forte de 44 chanoines et de 300 000 livres de revenu, dont est issu au
XVe siècle Josquin des Prés, ou les splendides processions de la très aristocratique Sainte
Aldegonde à Maubeuge évoquées par G. Deregnaucourt, montrent que le faste des col-
légiales peut ainsi l’emporter sur une maîtrise de cathédrale. À Paris, dont les 45
paroisses donnent au XVIIIe siècle une éducation musicale à un nombre variable d’en-
fants de chœur, existe une véritable concurrence au profit des plus doués et des
paroisses les plus aisées. Cette grande diversité conduit G. Escoffier à proposer un clas-
sement en fonction des dimensions et des structures de chaque institution, des condi-
tions de vie et de travail des enfants de chœur et des modes de gestion.
Le monde des musiciens et la fonction de la musique, dans une perspective sociale
autant qu’artistique, ont retenu l’attention de plusieurs participants. M.-C. Mussat
montre ainsi, à propos des maîtrises des diocèses bretons, qu’elles s’intègrent dans un
dispositif de communication qui traduit la place du religieux dans la vie de la cité, et
valorise à la fois les pouvoirs civil, militaire et ecclésiastique, notamment par l’éclat
qu’ils donnent en s’associant aux grandes cérémonies. Le musicien est au carrefour
des pouvoirs de la ville et d’Église, dans des proportions variables selon le statut de
chacun. Mais le nombre grandissant des professionnels, intégrés à l’économie mar-
chande par leur enseignement en ville ou leurs prestations, les amène à revendiquer
une liberté qui les éloigne, non sans tensions, également signalées à León, de leur acti-
vité au service de la liturgie. C’est dans une perspective d’histoire sociale que se situe
aussi S. Granger en étudiant les déplacements des musiciens d’Église dans la France
du Centre-Ouest, liés parfois à des logiques familiales ou amicales de rapprochement,
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mais surtout au niveau des salaires ou aux perspectives de carrière. F. Chappée décrit
dans le même esprit les pérégrinations qui, en une vingtaine d’étapes, ont conduit
Annibal Gantez à parcourir dans la première moitié du XVIIe siècle la France entière.
D’autres communications replacent les maîtrises, leur répertoire, leur fonctionne-
ment dans le cadre liturgique de la Réforme catholique. Or, comme le souligne
B. Dompnier, la liturgie – en raison de sa technicité, de son archaïsme et de son immo-
bilisme supposés, et d’une rigidité qui corsèterait plus qu’elle n’exprimerait la piété ordi-
naire – forme un domaine largement ignoré des historiens. Ceux-ci en méconnaissent
souvent les infléchissements, ainsi que la signification et l’impact des pratiques céré-
monielles. Publiés à partir de la fin du XVIIe siècle, les processionnaux qui figent les
parcours, les cérémoniaux diocésains qui codifient les usages, en soulignent la sym-
bolique, tout en étant par leur rigueur normative un instrument de lutte contre les
dévotions déviantes, qu’ils traitent dans une optique pastorale des seules cérémonies
ordinaires ou, dans les cathédrales, des liturgies complexes des grandes fêtes. Comme
la lumière, le décor ou les ornements, la musique hiérarchise les cérémonies par l’usage
de l’orgue, l’importance et les modes d’intervention de la maîtrise ou d’éléments exté-
rieurs, ou l’introduction d’éléments musicaux dont le grand motet est au XVIIe siècle
206 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

le modèle le plus achevé. La science musicologique de J. Duron attire dans ce domaine


l’attention sur les précautions méthodologiques qu’impliquent les écarts entre la théo-
rie, l’écriture musicale et la pratique réelle. Malgré la précision des prescriptions et la
force des traditions, ce cadre cérémoniel s’adapte aux évolutions liturgiques elles-
mêmes soumises à l’influence des mutations de la sensibilité, voire de la pastorale.
Non, d’ailleurs, sans tensions entre conservatisme et novation, comme à Amiens
lorsque l’on envisage après 1730 la réforme des livres liturgiques et que s’insinuent de
nouveaux modes d’écriture et d’interprétation. T. Favier, à propos de Dijon, montre
l’incidence sur les compositions liturgiques de la fin de l’Ancien Régime d’une esthé-
tique sensible à la musique d’opéra.
En historien de cette « pastorale du sensible », notion qu’il a tant contribué à intro-
duire dans l’outillage mental de l’histoire culturelle, B. Dompnier intégrait déjà la
musique religieuse dans l’ensemble plus vaste des cérémonies et du décor baroques.
C’est dire combien le colloque sur Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque
(Clermont-Ferrand, 2009) constitue la suite logique et prometteuse de cette belle
manifestation.
Jean QUÉNIART
Université Rennes 2

PIERRE BIRNBAUM, Même si l’analyse des rapports de


L’Aigle et la Synagogue. Napoléon avec les Juifs et l’étude de l’organi-
Napoléon, les Juifs et l’État, sation qu’il leur a imposée y occupent bien la
Paris, Fayard, 2007, 295 p., ISBN 2213632111. plus grande place, la réflexion de Pierre
Birnbaum dépasse cependant largement le
cadre du Premier Empire pour s’étendre jusqu’au XXe siècle et relier la question dont il
traite à la plus immédiate actualité. Le livre s’ouvre d’ailleurs par l’évocation des cérémo-
nies et rencontres organisées à Paris en 1997, pour le 190e anniversaire de la réunion du
Grand Sanhédrin: c’est le moyen de montrer la variété étonnante, allant jusqu’à la contra-
diction complète, des opinions exprimées à propos de l’attitude de Napoléon envers les
Juifs. «Les charges véhémentes coexistent ainsi avec des appréciations enthousiastes les
plus inattendues venant de tous bords. Quelle cacophonie!» s’exclame Birnbaum.
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Une des raisons de ce désaccord est peut-être la grave déficience qu’il constate,
en ce domaine précis, de l’historiographie napoléonienne, pourtant si abondante par
ailleurs. Cette carence n’est cependant pas complète : il cite, dans son texte et en notes,
quelques bons ouvrages sur la question mais il lui semble que cette amnésie relative
est due à une tendance générale peut-être inconsciente des grands spécialistes de la
période à ignorer cet aspect particulier de la politique impériale. L’affaire Anchel qui
fournit son titre au premier chapitre lui parait significative : la soutenance, en 1928,
de la thèse consacrée par Anchel à « Napoléon et les Juifs » fut marquée en effet par un
éreintage en règle du candidat par Albert Mathiez qui n’admettait pas qu’on émette
des réserves sur le rôle attribué traditionnellement à la Révolution et à l’Empire dans
l’émancipation des minorités et leur intégration dans la Nation.
C’est précisement sur ce point que P. Birnbaum entend axer une réflexion reprise
à nouveaux frais. Selon lui, bien loin de poursuivre l’œuvre de l’Assemblée
Constituante qui, dans sa dernière séance de septembre 1791, avait reconnu aux Juifs
les droits de citoyens, Napoléon, après avoir rétabli grâce au Concordat et au sacre
une France monarchique et chrétienne, a retiré « implicitement » leur citoyenneté aux
Juifs. En raison de ses préjugés antisémites renforcés par l’influence de ses nouveaux
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 207

conseillers catholiques, il aurait remis en cause l’égalité que les Israélites croyaient
avoir acquise et il aurait exercé envers eux une discrimination qui s’exprimera en par-
ticulier par le « décret infâme » de mars 1808, soumettant les Juifs à une autorisation
préfectorale spéciale pour pouvoir exercer le commerce et leur enlevant le droit de se
faire remplacer en cas d’appel sous les drapeaux.
C’est sous cet angle qu’il interprète la convocation de l’Assemblée des Notables,
en 1806, suivie de la réunion du Grand Sanhédrin en 1807. Selon lui, cela signifie que
Napoléon considère que les Juifs ne sont pas encore des citoyens et que, pour méri-
ter d’être reconnus comme tels, ils ont à subir une mise à l’épreuve et à prendre des
engagements clairs sous peine d’être renvoyés à la situation qui était la leur sous
l’Ancien Régime, comme les noirs des Antilles émancipés par la Convention ont été
remis sous le joug de l’esclavage : la comparaison entre les Juifs et les noirs revient à
plusieurs reprises avec insistance.
Les députés des communautés juives de l’Empire, convoqués à l’Assemblée des
Notables à Paris, durent affronter une batterie de douze questions, certaines fort sur-
prenantes – comme la première sur la pratique de la polygamie – qui témoignent d’une
grande ignorance des réalités du judaïsme contemporain de la part des rédacteurs.
Ainsi que le laisse entendre clairement Molé dans le discours d’ouverture de
juillet 1806 (intégralement cité p. 111-113), de leurs réponses dépendrait la recon-
naissance ou non de leurs coreligionnaires comme citoyens.
À travers une présentation complète et une analyse très fouillée des textes élabo-
rés tant par les notables que par les rabbins du Sanhédrin pour satisfaire au ques-
tionnaire imposé, l’auteur montre que la tactique des uns et des autres a été de
s’appuyer constamment sur leur qualité de Français reconnue depuis septembre 1791
et sur le Code civil pour demander à être traités comme tous les autres citoyens, alors
que, pour l’Empereur et toute une partie de l’opinion, les Juifs restent encore des
Orientaux non assimilés et peut-être non assimilables. Les députés puis les rabbins
mettent en avant la règle constante, depuis Jérémie et l’exil de Babylone, des Juifs
accueillis en terre étrangère : dina de malkhuta dina, la loi du pays est la loi ; elle l’em-
porte sur les usages des ancêtres, pourvu que les obligations religieuses fondamen-
tales puissent être respectées. Ils parviennent donc à démontrer leur parfaite
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soumission à toutes les obligations de l’appartenance à la nation française et ils échap-
pent au piège qui leur était tendu. Ils pourront ainsi continuer à vivre dans l’Empire
sans y être considérés comme des étrangers en résidence provisoire.
En 1808, l’empereur leur impose une organisation en consistoires départemen-
taux ou régionaux, couronnée par un consistoire central à Paris, inspirée du modèle
imaginé pour les protestants et inscrit dans les articles organiques du Concordat de
1801, mais qui répond aussi à un plan suggéré par les Juifs eux-mêmes. Les rabbins
ne seront cependant pas rétribués par l’État comme le clergé catholique ou les
ministres protestants. Discrimination ?
Les Juifs se trouvent ainsi engagés dans un processus d’assimilation qui nie l’exis-
tence d’un « peuple juif » pour ne plus connaître que des Français de religion israélite.
D’où les critiques exprimées alors parmi les Juifs d’Europe de l’Est, en particulier les
hassidiques (on les retrouve chez certains rabbins d’Afrique du Nord quand le décret
Crémieu accorde le droit de citoyenneté aux Israélites des départements d’Algérie en
octobre 1870). Ces mêmes considérations sont à l’origine des appréciations négatives
portées sur la politique napoléonienne envers les Juifs par des historiens comme
S. Doubnow, H. Graetz ou encore M. Kaplan, que cite Pierre Birnbaum : « l’abdication
208 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

de la nationalité juive constitue une sorte de suicide, un suicide à l’échelle nationale »


(p. 163). Ce système consistorial avait cependant l’approbation d’une grande partie des
Juifs de France, puisqu’il s’est maintenu jusqu’à nos jours en traversant sans dommage
majeur la séparation des Églises et de l’État de 1905, qui lui enlevait pourtant toute
force coercitive.
Il est certain qu’il y a chez Napoléon, comme chez beaucoup d’esprits éclairés du
temps (pensons à l’abbé Grégoire et aux deux autres vainqueurs du concours de
l’Académie de Metz de 1788), une volonté de faire renoncer les Juifs, non pas à leur reli-
gion, mais à tout ce qui les maintenait à l’écart du reste de la population : leur langue
spécifique, leurs usages vestimentaires originaux, leur pratique de l’usure et plus encore
leur organisation communautaire particulière. Il est remarquable que la prise en consi-
dération du problème juif ait été la conséquence des plaintes des habitants de l’Alsace :
c’est dans cette région que les Juifs ashkénazes formaient visiblement un peuple à part
avec ses propres lois, ses tribunaux et ses institutions. C’est chez eux que s’étaient mani-
festées les réticences qui avaient fait différer l’attribution de la citoyenneté française aux
Juifs par l’Assemblée Constituante jusqu’au décret du 27 septembre 1791. Les Juifs séfa-
rades de Bordeaux et Bayonne et les Juifs d’Avignon l’avaient obtenue dès 1790 parce
qu’ils avaient renoncé à toute organisation particulière autre que cultuelle et charitable.
Le décret du 27 septembre 1791 fut d’ailleurs complété le lendemain par un ajout exi-
geant des Juifs un serment civique qui serait « regardé comme une renonciation à tout
privilège et exceptions introduits en leur faveur », ce qui impliquait l’abandon de toutes
leurs institutions particulières pour entrer dans le droit commun. En 1806, c’est le même
renoncement à former « une nation dans la nation » qui est demandé à tous les Juifs de
l’Empire et qui est accepté par les réponses de l’Assemblée des Notables et du
Sanhédrin. Faut-il accuser Napoléon de malveillance parce qu’il ne fait que reprendre
et préciser des exigences qui étaient déjà celles de la Constituante ? Faut-il le soupçon-
ner d’être un antisémite, raciste de surcroît, et voir même en lui « le prince des antisé-
mites » selon le titre du dernier chapitre du livre ? Il n’a invité aucun israélite à son sacre
en 1804, mais peut-on le lui reprocher et y voir une marque de mépris ? Les Juifs ne sont
alors qu’une minorité infime en France (40 000 ?), sans représentants officiels, à la dif-
férence des protestants et, dans une cérémonie catholique, leur présence aurait certai-
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nement paru incongrue voire intolérable pour le pape. L’empereur est certes très dur
dans ses propos : il compare les Juifs à des chenilles, à des sauterelles, à des nuées de cor-
beaux – même s’il a essentiellement en tête le cas alsacien sur lequel son attention a été
attirée. Il n’a pas de connaissance directe du problème : il n’y a pas de Juifs en Corse et
l’éducation qu’il a reçue véhiculait forcément tous les préjugés chrétiens anti-juifs du
temps, encore qu’il ne reprenne pas dans ses diatribes le plus grave d’entre eux, l’accu-
sation de déicide. Dans les discriminations qu’il leur impose, son but n’est pas de leur
nuire, encore moins de se débarrasser d’eux mais de les forcer à changer pour qu’ils s’in-
tègrent au reste de la population. Il le dit dans son discours du 7 mai 1806 au Conseil
d’État (cité p. 83) : « on ne peut rien me proposer de pis que de chasser un grand nombre
d’individus qui sont hommes comme les autres […] il y aurait de la faiblesse à chasser
les Juifs ; il y aura de la force à les corriger ».
Or c’est justement cette intégration dans la société française, finalement réussie
grâce aux règles édictées en 1808, que les véritables antisémites comme Drumont ou de
Boisandré (auteur d’un Napoléon antisémite, publié en 1900) dénoncent comme l’intro-
duction d’un poison dans le corps de la France. Même si Céline, Brasillach ou Rebatet,
dans l’expression de leur haine anti-juive, invoquent volontiers le patronage de
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 209

Napoléon et si les avocats du statut des Juifs de Vichy se réfèrent souvent au « décret
infâme » de 1808, ils sont forcés de regretter que l’empereur ne soit pas allé jusqu’au bout
de ses prétendus désirs. De fait, le fameux « décret infâme » n’a pas été appliqué aux Juifs
du Midi et il n’a pas été reconduit à l’expiration du délai de dix ans qui avait été prévu.
Mais ces auteurs racistes se trompent certainement sur les véritables intentions de
Napoléon : si son grand dessein avait été d’exclure les Juifs de la nation, comment aurait-
il pu suggérer, dans sa lettre à Champagny de février 1806 (citée intégralement p. 142-
145) que sur trois mariages juifs, il y en ait nécessairement un qui soit conclu avec une
ou un non juif ? Voilà une idée qui aurait révulsé les tenants de la pureté de sang du
Troisième Reich et leurs émules. Pour Napoléon certainement les Juifs sont des gens
odieux, mais pour arrêter le mal qu’ils font, il ne faut pas les mettre au ban de la Nation :
comme le dit très clairement le même document, « il faut l’empêcher en changeant les
Juifs ». Sous une forme plus brutale, est-on très loin de la pensée de Grégoire dans son
mémoire de 1788 « sur la régénération physique, morale et politique des Juifs » ?
Ainsi, en parlant de Napoléon et des Juifs, Pierre Birnbaum nous entraîne à des
réflexions sur l’antisémitisme du XIXe siècle, sur l’affaire Dreyfus, sur les lois raciales
de Vichy, pour conclure sur des considérations sur la situation actuelle du judaïsme
français où le CRIF devenu Conseil représentatif des institutions juives de France ne
cesse d’accroître son influence au détriment du Consistoire central. Il y voit la nais-
sance d’un communautarisme par le haut, soutenu par le développement d’un com-
munautarisme à la base dont témoigne la multiplication des magasins kosher, des
radios juives, des écoles privées juives, d’une presse juive. « La statue de Napoléon est
renversée » et « un multiculturalisme rampant s’impose peu à peu qui légitime la pré-
sence, au sein de la nation française, d’identités multiples et parfois rivales, attirées
elles aussi par la voie du repli identitaire » (p. 284).
On voit ainsi comment ce travail d’historien peut non seulement apporter une
connaissance plus approfondie de la période impériale mais inviter aussi à une
réflexion beaucoup plus large qui s’étend jusqu’aux problèmes de la société de notre
temps. C’est dire son intérêt.
René MOULINAS
Université d’Avignon
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JEAN-PIERRE MOISSET, Issu d’une thèse soutenue en 1999 à
Les Biens de ce monde. Les finances de l’Université Paris X-Nanterre, ce livre étudie
l’Église catholique au XIXe siècle dans le diocèse de Paris sur le plan financier durant
le diocèse de Paris (1802-1905), la période concordataire du XIXe siècle (1802-
Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1905). L’archidiocèse de Paris, plus commu-
2004, 392 p., ISBN 2-86781-325-5. nément appelé diocèse de Paris,
correspondait alors au département de la
Seine qui, avant le découpage administratif de 1964, s’étendait sur les 4 départements
actuels : Paris, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne. L’analyse est com-
plétée par un glossaire pour lequel les indications données se révèlent précieuses, les
sources, la bibliographie et 63 graphiques, fort éclairants. Ces derniers, année après
année, illustrent avec pertinence de nombreux points de l’étude, et portent notamment
sur des éléments variés : traitements et indemnités de l’archevêque, des vicaires généraux
et des chanoines, du clergé paroissial ; bourses des séminaires ; édifices diocésains et
paroissiaux. À l’évidence, il n’existe pas une stricte correspondance entre les différents
régimes politiques de l’époque et les sommes attribuées en cette période concordataire.
210 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

La première partie pose les ambitions, les conditions et les limites de l’étude
menée. Dans le cadre du Concordat, l’Église catholique paraît bénéficier des faveurs
du régime politique en place. Tel est l’avis souvent répandu, mais il mérite d’être
nuancé en fonction des régimes politiques en place. De plus, l’étude invite à s’inter-
roger sur l’évaluation de l’apport des fidèles pour l’exercice du culte. Les travaux
menés jusqu’ici se sont attachés à des considérations financières générales, sans entrer
dans une analyse détaillée, ce qui a pu conduire à des généralisations abusives d’au-
tant que le financement des cultes au XIXe siècle a été perçu, voire est encore perçu,
de manière très contrastée. L’originalité du travail de J.-P. Moisset est d’étudier une
information quantitative abondante, voire pléthorique, qui comprend aussi, çà et là,
des lacunes causées notamment par les destructions de la Commune ou par diverses
négligences. Sur le plan historiographique, J.-P. Moisset montre que les joutes de
l’époque ont davantage retenu l’attention des juristes que celle des historiens. Des
pièces comptables du ministère de l’Intérieur témoignent de l’affectation de sommes
d’argent à quelques lieux de culte particuliers comme l’église de Sainte-Geneviève,
celle de la Madeleine et celle de l’abbaye royale de Saint-Denis. Bien que rares, ces
exceptions invitent à ne pas limiter l’analyse à la comptabilité de l’administration des
Cultes. S’ajoutent également des versements aux plans départemental et communal.
La deuxième partie s’intéresse aux fluctuations des financements au cours du
XIXe siècle. Ils émanent de l’État, du département et de la ville de Paris. Une première
inflexion, à la hausse, apparaît avec l’arrivée de Louis XVIII qui culmine lors du règne
de Charles X : « Les gouvernements de la Restauration ont […] choisi d’accorder
davantage de subsides à l’Église catholique que l’Empire, bien que ce dernier se fut
engagé au-delà de ses obligations […]. » En revanche, une baisse significative se pro-
duit dans l’atmosphère anticléricale qui entoure l’arrivée de la monarchie de Juillet.
Le Second Empire, sous l’impulsion du baron Haussmann, correspond à un certain
âge d’or pour la construction d’églises. Cependant, la politique anticléricale menée par
les dirigeants de la IIIe République conduit, dès 1876-1877, à appliquer des mesures
défavorables à l’Église catholique : diminution drastique des bourses aux séminaires,
recul du traitement du clergé paroissial comme celui également de l’archevêque de
Paris, baisse des secours occasionnels de l’État, fin des constructions publiques
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d’églises, entretien des édifices religieux limité au strict minimum, etc. Avant même la
loi municipale du 5 avril 1884, par laquelle la municipalité parisienne ampute forte-
ment le financement des édifices paroissiaux, les édiles de la capitale engagent une
réduction budgétaire de ce poste. Pour l’ensemble de la période étudiée, les finance-
ments publics se répartissent ainsi : État (44 %) ; département de la Seine (4 %) ; ville
de Paris (52 %). Cependant, d’importantes variations se produisent au cours du siècle.
Le graphique 60 (p. 390) couvre l’ensemble de la période et résume bien la situation.
Il met en exergue les apports de la ville de Paris avec deux embellies, sous la
Restauration et le Second Empire, tandis que la part de l’État diminue lors de la
monarchie de Juillet et à l’époque de la IIIe République.
Le dernier volet de l’étude met en évidence « un puissant afflux d’argent privé qui
provient soit de la générosité des fidèles, soit de la célébration des cérémonies du culte
et notamment de l’avantage considérable que constitue le monopole des pompes
funèbres ». À la fin du XIXe siècle, bien que très hétérogène à l’échelon des paroisses,
cet appui des fidèles prend le relais des pouvoirs publics, dont les aides financières
sont de plus en plus ténues. À partir de 1873, le montant du financement d’origine
privée dépasse systématiquement le total des versements publics.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 211

Au total, on se rend compte que l’idée de séparation entre l’Église catholique et


l’État est apparue, du moins pour ce qui concerne des versements financiers de ce
dernier pour le diocèse de Paris, bien avant la loi du 9 décembre 1905 et son article 2,
stipulant que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».
Ludovic LALOUX
Université Lille 3

ALINE MAGNIEN, Quoique les textes théoriques sur l’art


La Nature et l’Antique, la chair et le contour. aient fait l’objet d’un intérêt constant, ils sont
Essai sur la sculpture française depuis quelques années au centre d’études
du XVIIIe siècle, spécifiques et d’entreprises d’édition plus
Oxford, Voltaire Foundation, 2004, 470 p., systématiques. La thèse d’A. Magnien
ISBN 0729408329. témoigne du renouveau de ces études.
L’entreprise est beaucoup plus vaste que ne
l’indique le titre, puisqu’elle couvre quatre siècles de théorie de la sculpture (du XVe
au XVIIIe siècle) et un espace européen (Italie, Allemagne, Angleterre, France). Les
quelques 250 références d’imprimés anciens données en bibliographie montrent l’éru-
dition de ce travail.
L’auteure affirme faire « une archéologie du regard », ce qui, contre l’usage un peu
rapide du mot « théorie » (qui suppose la séparation entre théorie et pratique), renvoie
au sens grec classique de ce mot, qui désigne l’observation. Une approche thématique
a été privilégiée – chaque thème faisant ensuite l’objet d’un traitement chronologique
– avec l’étude des proportions (chapitres 1 à 4), de l’anatomie (chapitres 4 à 7), de la
mollesse et des vérités de chair (chapitre 8), de la jouissance esthétique (chapitre 9)
et de la tension entre imitation et abstraction (chapitre 10). Le choix de cette « archéo-
logie » du regard conduit à faire en quelque sorte converser les auteurs entre eux. Une
telle méthode met plus l’accent sur les contenus mêmes des textes convoqués que sur
les conditions particulières de leur élaboration. Les considérations sur les enjeux
sociaux ou politiques sont peu nombreuses ainsi que le reconnaît l’auteure.
À travers cette vaste histoire du regard sur la sculpture s’écrivent d’autres histoires.
Ainsi, les chapitres sur les proportions du corps humain complètent d’une certaine
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façon tout ce qui a pu être écrit sur l’invention de la perspective au Quattrocento. Au
fil des pages, les proportions apparaissent être à la figure ce que la perspective est à l’es-
pace. Le découpage dont le corps fait l’objet, arithmétique ou géométrique, rappelle
l’application de règles semblables à la représentation de l’espace. L’enjeu est philoso-
phique : les analyses sur la mesure du corps humain (Alberti, Vinci, Dürer) montrent
l’homme non pas comme maître et possesseur de la nature, comme l’affirme Erwin
Panofsky (inspiré par Descartes) dans La perspective comme forme symbolique, mais
comme inscrivant son être commensurable dans un univers lui-même commensurable.
Les considérations sur la sculpture participent aussi d’une histoire du corps. La
mesure sans fin des proportions, les débats sur l’utilisation de l’anatomie dans la for-
mation des sculpteurs, le recours à la théorie des tempéraments au XVIIe siècle pour
dépeindre les passions, le privilège accordé parfois au XVIIIe siècle aux passions douces
sur les passions violentes, la question de la beauté née de la réunion des plus belles par-
ties ou particulière à un individu : des problèmes si divers définissent pour chaque
époque un regard différent sur le corps, les émotions, la sensibilité. L’histoire de la sculp-
ture s’écrit aussi conjointement à l’histoire de la médecine : l’auteure ne manque pas
d’évoquer les progrès faits en matière d’anatomie ou encore les théories (mécanisme,
212 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

vitalisme, animisme) qui peuvent expliquer le choix des sujets et des représentations.
Le XVIIIe siècle fait l’objet d’une description toute en nuances des débats d’idées.
Si l’on prend l’exemple des proportions, l’auteure montre qu’elles sont l’objet d’at-
taques théoriques venant d’Angleterre, car elles symbolisent une doctrine académique
aux yeux d’auteurs (William Hogarth, Edmund Burke) qui combattent l’établisse-
ment d’une académie artistique sur le modèle français. Dans la statuaire française, ces
critiques toutefois n’apparaissent pas vraiment fondées, en raison d’un usage trans-
formé par le goût pour les figures allongées du Parmesan. Dans la seconde moitié du
siècle, seul l’engouement pour la sculpture grecque (porté par les écrits de
Winckelmann) conduit à une attention renouvelée aux proportions, leur usage assu-
rant la supériorité tant esthétique que métaphysique de l’œuvre. D’autres tensions
existent : la valorisation de l’étude anatomique s’oppose parfois au désir de représen-
ter le corps vivant ; la volonté d’imiter la nature à celle de copier la manière des Grecs
ou des artistes de la Renaissance maniériste. Toutefois, l’auteure remarque dans sa
conclusion que la Nature si souvent invoquée dans les écrits esthétiques n’est pas un
terme sacré, et que sa signification est plus « fonctionnelle que substantielle »
(E. Cassirer, La philosophie des Lumières) : elle conclut ainsi que les deux pôles a priori
opposés de la Nature et de l’Antique n’en forment paradoxalement qu’un, « puisque
les Anciens offrent la meilleure école possible de la nature », permettant « la réconci-
liation de cette dualité fondamentale de la Nature et de la formule » (p. 422).
À la croisée d’une histoire du goût, des sciences, du corps, cet ouvrage constitue
une vaste somme. Un dernier mérite est de présenter un très grand nombre de textes
qui permettent de mesurer l’ampleur du sujet, alors qu’il est plutôt convenu de déplo-
rer la pauvreté du discours théorique sur la sculpture.
Claire MAZEL
Université de Nantes

MARIE JACOB, Comment construire un carré ayant


La quadrature du cercle. Un problème rigoureusement la même aire qu’un cercle ?
à la mesure des Lumières, Cette question est au cœur d’un vaste mou-
Paris, Fayard, 2006, 571 p., ISBN 2213628602. vement quadrateur qui interroge, jusque
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dans ses contradictions, le rationalisme des
Lumières. L’ouvrage de Marie Jacob explore ce continent sombre de la raison en
inventoriant sa population, les quadrateurs, et en pointant les démarches mathéma-
tiques mises en œuvre. La riche documentation mobilisée recouvre plus de cent cin-
quante quadratures envoyées à l’Académie des Sciences de 1685 à 1794, ainsi que les
procès-verbaux des séances, les mémoires, et les lettres rédigés autour du problème.
Les périodiques savants complètent les sources.
Le premier chapitre décrit la fièvre quadratrice qui envahit les cercles mondains
et les surfaces éditoriales. Trois auteurs sont requis pour donner à voir l’universalité
de la question : Montucla, Lambert et Hanovius. Le premier s’est efforcé de
convaincre les quadrateurs qu’un haut niveau de connaissances mathématiques était
nécessaire pour envisager le problème des quadratures. Lambert fait œuvre de vulga-
risation en publiant en allemand ; toutefois, il n’épargne pas à ses lecteurs la séche-
resse de ses raisonnements rigoureux. Enfin, Hanovius travaille en philosophe décidé
à montrer l’impossibilité de la quadrature. Ces auteurs révèlent en creux la percep-
tion du problème hors des cénacles mathématiciens : le souci de trouver une solution
à tout prix le dispute à la demande encyclopédique.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 213

Le deuxième chapitre propose une série de portraits de quadrateurs en insistant


sur la diversité de leurs origines sociales, la commune attente de reconnaissance de la
part de l’Académie et l’hétérogénéité de leurs connaissances mathématiques. Certains
comme Lemuet investissent les journaux, d’autres, comme le curé Ancelot ou le che-
valier de Caussans font montre d’une incroyable prolixité. Les plus obstinés ont même
recours à la justice pour faire entendre leurs voix.
M. Jacob dresse, dans les troisième et quatrième chapitres, une possible typolo-
gie des quadrateurs qui ont adressé leurs travaux à l’Académie des Sciences. Elle étu-
die les différentes manières dont ils ont approché le problème. Une première grande
catégorie rassemble ceux qui se contentent d’une affirmation pour donner, par
exemple, une valeur de p. Les techniques de mesure sur un dessin, par comptage de
carrés, rectification mécanique ou puzzle signalent un deuxième grand ensemble de
quadrateurs. Un troisième groupe est constitué par ceux qui usent de procédés cal-
culatoires pour définir p. Les méthodes employées sont très diverses, des plus frustres
aux plus sophistiquées. La quatrième catégorie compte les quadrateurs ayant opté
pour une approche géométrique : travail sur les lunules et polygones inscrits ou cir-
conscrits. M. Jacob distingue encore deux ensembles unis par les erreurs qu’ils com-
mettent. Les premiers ont une méconnaissance, totale ou partielle, du problème.
Certains ne maîtrisent pas les éléments essentiels de la géométrie, d’autres confon-
dent quadrature exacte et quadrature approchée. Les seconds se heurtent à la ques-
tion de l’infiniment petit. La séparation entre infini géométrique et infini
métaphysique, clairement précisée par Fontenelle dans ses Éléments de géométrie de
l’infini, demeure parfois très floue dans les mémoires des quadrateurs. D’autant que
la conception atomiste dans la définition de l’infini reste entre prégnante au
XVIIIe siècle.
Le cinquième chapitre arpente les journaux et les cours de mathématiques pour
décrire les résultats établis sur la quadrature à l’époque des Lumières. Les solutions
géométriques et la montée en puissance des nouveaux calculs (intégral et différentiel)
constituent les principaux repères mathématiques des quadrateurs. L’analyse des
ouvrages cités par ces derniers permet à l’auteur de pointer l’insuffisance des livres de
géométrie pratique ainsi que les lectures erronées.
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Le sixième chapitre revient sur le délicat positionnement des savants au sujet de la
possibilité ou de l’impossibilité de la quadrature. L’Académie des Sciences entretient
une certaine confusion en refusant de trancher. Nombre de quadrateurs voient dans
cette indécision l’autorisation implicite de proposer une solution. Lambert fournit, en
1767, les premiers résultats en faveur de l’impossibilité lorsqu’il démontre que le rap-
port de la circonférence au rayon du cercle ne s’exprime pas en termes rationnels.
L’ultime chapitre de l’ouvrage retrace le travail de l’Académie des Sciences dans
la canalisation du flux de mémoires qu’elle reçoit sur la quadrature. L’auteure étudie
le contenu des rapports, analyse le travail consciencieux des experts comme Jeaurat
et relève les avis expéditifs de d’Alembert. Sous l’impulsion de ce dernier, l’Académie
décide, en 1775, de ne plus examiner les mémoires traitant de la quadrature. Ce
silence n’est pas sans soulever l’ire des quadrateurs qui exigent d’être expertisés et cri-
tiquent la légitimité de l’Académie en tant que tribunal de la science.
Ce livre s’inscrit dans une tradition internaliste d’histoire des sciences appuyée sur
une lecture rigoureuse des raisonnements et des démonstrations mathématiques.
L’auteure prend soin de détailler les calculs et de proposer une construction dynamique
des figures géométriques. Cependant, cette posture internaliste est plus ambiguë dans
214 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la forme téléologique qu’elle donne à l’ouvrage. Les quadrateurs ont perdu et s’inscri-
vent donc dans une histoire jugée et axiologique. Les considérations sur la « crédulité »
(p. 154) ou « l’esprit un peu dérangé » (p. 136) de certains quadrateurs n’apportent guère
à l’analyse. L’ouvrage est plus convaincant lorsqu’il souligne la puissance subversive de
la quadrature, mettant à mal le souci pédagogique de l’Académie des Sciences.
Jérôme LAMY
Université Toulouse 2

LAURENT TURCOT, Comment la figure du promeneur soli-


Le promeneur à Paris au XVIIIe siècle, taire, chère à Jean-Jacques Rousseau, est-elle
Paris, Gallimard, 2007, 427 p., devenue historiquement possible ? Quelles
ISBN 2070783669. conséquences la diffusion sociale d’une telle
figure a-t-elle pu avoir sur l’aménagement et
les représentations de la ville ? Ainsi pourrait-on résumer les interrogations initiales de
L.Turcot. En d’autres termes, il s’agit de démontrer que l’art de se promener ne relève
pas d’une génération spontanée, liée à la capacité de marcher, mais est une construc-
tion sociale qui a laissé ses empreintes dans le paysage urbain. La promenade est défi-
nie comme un rituel mondain et courtisan, apparu pour l’essentiel au XVIIe siècle et
qui se diffuse socialement au siècle des Lumières, perdant alors son caractère de rituel
au fur et à mesure que la pratique « s’individualise ».
Pour mener à bien son entreprise, l’auteur mobilise tout ce qui est relatif à l’aména-
gement, à l’organisation et à la gestion des espaces urbains dévolus à la promenade, jar-
dins royaux et boulevards parisiens : riches archives du Bureau de Ville (Sous-série H2
des Archives nationales), série K (monuments historiques), papiers du secrétariat d’État
à la Maison du Roi (série O1), ceux du domaine de la Ville de Paris ou de juridictions
comme la Chambre des Bâtiments. L’interrogation sur les formes du contrôle qui s’exer-
cent sur ces espaces de la sociabilité urbaine conduit à l’exploitation des archives du
Châtelet (archives des commissaires enquêteurs-examinateurs, rapports de la Garde de
Paris) et à celles de l’Arsenal (rapports des inspecteurs de police, gazetins). Le départe-
ment des manuscrits de la BnF offre toute la richesse des journaux de mémorialistes
célèbres. Un ensemble diversifié de sources imprimées complète cet éventail, allant du
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corpus des traités et manuels de civilité jusqu’aux ouvrages de médecine (Tronchin,
Tissot, etc.) et aux réflexions hygiénistes, depuis les guides et récits de voyage jusqu’aux
traités d’architecture ou de l’art des jardins. Il y a dans cet ensemble de belles trouvailles,
comme les carnets du garde suisse Federici qui est chargé de la surveillance des Champs
Élysées, lesquels font l’objet d’une édition parallèle1, ou de riches idées comme l’exploi-
tation des croquis et annotations couchées dans une édition de la Description de Paris de
Piganiol de la Force, par Gabriel de Saint-Aubin, dont l’œuvre picturale « fait chronique ».
La démonstration se déploie en trois temps. L’auteur étudie successivement la mise
en place et l’évolution des normes du rituel de la promenade, puis l’aménagement et la
gestion d’espaces urbains, tels les Champs Élysées ou les boulevards, dévolus à ce rituel
et, enfin, la manière dont on enregistre les évolutions de celui-ci, soit à travers la pro-
duction des guides urbains ou les récits de voyage qui soulignent l’importance recon-
nue à cette pratique sociale, soit à travers les textes des grands mémorialistes parisiens

1. Flagrants délits sur les Champs-Élysées. Les dossiers de police du gardien Federici (1777-1791), édition
présentée par Arlette Farge, Paris, Mercure de France, 2008, cf. dans ce n°, p. 150-154.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 215

(Barbier, Hardy) ou des observateurs moraux (Mercier, Rétif), dont le regard incorpore
en quelque sorte la déambulation du promeneur citadin.
La première partie permet de suivre une évolution déjà bien documentée par
ailleurs à travers les travaux du sociologue N. Elias ou de l’historien G. Vigarello. Le
XVIIe siècle est celui de l’affirmation des valeurs du paraître courtisan, du triomphe
des normes de la société de cour, dont les codes s’expriment à travers les arts figura-
tifs ou les pédagogies corporelles (arts de danser, manuels d’escrime, civilités). La
promenade est originellement distinctive. Elle apparaît d’abord comme un élément du
loisir mondain, socialement hiérarchisé et fortement théâtralisé et, plus accessoire-
ment, comme un exercice utile à la santé du corps, qui facilite l’apprentissage de la
maîtrise de soi et d’une honnête sociabilité. Le temps des Lumières modifie l’ordre
des justifications, sur fond de critique du corps contraint. La diffusion sociale de la
pratique de la promenade, son embourgeoisement, l’invention d’instruments adaptés
(des vêtements plus lâches, les souliers « morphologiques » du professeur d’anatomie
Petrus Camper dans les années 1780), la concurrence nouvelle que la promenade à
pied exerce sur certaines formes ostentatoires de promenade (en voiture, à cheval),
conduisent à définir la promenade non comme un loisir élitiste, mais comme un loi-
sir authentique, accessible à tous. Il est utile car il délasse des fatigues du labeur et
répond à la nécessité de pratiquer un exercice physique libre pour se maintenir en
bonne santé. Paradoxalement, la promenade prend à la fin du siècle une dimension
de plus en plus contemplative ; c’est un exercice tourné vers le for intime, tout en res-
tant un élément essentiel du spectacle urbain. La promenade « s’individualise » peut-
être, mais elle mobilise un nombre toujours plus important d’adeptes.
La meilleure preuve de l’existence de ce rituel, de sa reconnaissance et de sa dif-
fusion sociale, c’est l’aménagement d’espaces urbains qui lui sont réservés et qui sont
de plus en plus ouverts. Au XVIIe siècle, les jardins à la française et leurs larges allées
se montrent bien adaptés à la théâtralité de la promenade, tout en étant compatibles
avec la conception traditionnelle de la ville, close en ses murailles, qui se distingue du
plat pays par ses privilèges et concentre les élites cultivées. La promenade constitue
ainsi une sorte de ville dans la ville. Dans un lieu clos, aux entrées filtrées par des
portiers, qu’il s’agisse du Cours-la-Reine ou des Tuileries, le jardin urbain accueille
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dans un cadre naturel domestiqué la minorité privilégiée qui peut s’adonner au plai-
sir de voir et d’être vu, en déambulant à l’écart des boues et des embarras citadins. Le
passage à la ville ouverte dans les années 1670, la démolition de l’enceinte de
Charles V et la création d’un cours planté d’arbres apportent des bouleversements
essentiels. Les sites de la promenade s’ouvrent désormais sur le reste de la cité, plu-
sieurs fonctions urbaines – résidence, commerce, récréation publique – se concur-
rencent dans la conquête et l’occupation des nouveaux espaces, alors que la pratique
même de la promenade se diversifie socialement.
La création, l’aménagement et la gestion des boulevards et des Champs Élysées
font l’objet d’une deuxième partie aux apports plus riches, et qui demeure potentielle-
ment la plus neuve. L’aménagement des boulevards, les conflits d’usage et les modes
de régulation qui s’y déploient, constituent une belle étude de cas sur l’essor du fonc-
tionnalisme urbain, malheureusement peu abordé en tant que tel, comme si les propo-
sitions toujours fécondes de J.-C. Perrot et de B. Lepetit peinaient à être véritablement
reprises et retravaillées par certains des historiens qui se réclament de « l’urbain ». Les
plans, les normes de construction, les règlements et les opérations d’aménagement ten-
tent un nouvel agencement de la commoditas, de la voluptas et de l’utilitas. Ils entendent
216 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

concilier les impératifs de la circulation (la fluidité, la rapidité) et les rythmes de la flâ-
nerie, préserver l’originalité du boulevard qui ne doit pas ressembler, ni dans son décor,
ni dans l’organisation de ses activités, à une rue comme une autre. La tension se noue
entre un mode de gestion global de l’espace urbain et péri-urbain, qui admet de plus
en plus que la ville devient un champ de forces flou, et la volonté de préserver un espace
récréatif spécifique. Du côté des partisans de l’intégration des espaces, on trouve les
riverains, les spéculateurs immobiliers issus de la haute aristocratie (les Choiseul, les
d’Argenson, les Marigny) et la police. À l’opposé, il y a ceux qui veulent limiter les
constructions, éviter la prolifération d’activités mal contrôlées, le Bureau de Ville ou le
surintendant des Bâtiments du roi. Les motivations des uns et des autres, qui ne regar-
dent pas tous le boulevard de la même façon (une promenade, certes – mais aussi une
zone de contact périphérique et de contrebande), le déplacement au fil du temps des
lignes de démarcation qui singularisent les acteurs, sont peu explorés. Mais on devine
le conflit de l’antique malthusianisme des magistrats urbains méfiants à l’égard de la
croissance citadine, confronté à la fièvre immobilière de l’époque des Lumières. On
retrouve les chevauchements de juridiction entre diverses institutions investies de pou-
voirs de police, soumises à l’impulsion rationalisatrice de la lieutenance générale, qui
hésite entre la possibilité d’étendre la police ordinaire des rues aux nouveaux espaces
ou la définition d’un modèle de contrôle spécifique. Peu ou prou, les lieux de prome-
nade tendent à devenir des espaces citadins, au moins partiellement, comme les autres,
et sont absorbés par l’organisme urbain. Les rythmes et les nuances de cette intégra-
tion auraient mérité un suivi plus systématique, par exemple à travers l’analyse du cor-
pus des ordonnances et autres règlements de police – notamment autour de la
thématique de la circulation et de la voirie –, à travers l’étude moins impressionniste et
plus comparative des formes de violence et de délinquance qui sévissent dans ces
espaces, rapportées au reste de la ville : boulevards et jardins constituent-ils des théâtres
de la violence particuliers et jusqu’à quel point ?
La dernière partie de l’ouvrage mobilise sans grande originalité la littérature des
guides, les récits de voyage et, de façon plus intéressante, les textes des quatre témoins
exceptionnels que sont Barbier, le libraire Hardy, Mercier et Rétif, à la fois pour mon-
trer à quel point la pratique de la promenade se diffuse socialement et tenter de cerner
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des types de rapports individuels à l’espace. Le recours intensif à des sources narra-
tives et aux discours littéraires pour reconstituer des pratiques ne va pas sans difficulté,
et exige désormais une conceptualisation assez rigoureuse de la notion de « représen-
tation » qui ne ressort pas franchement ici. Trop souvent l’auteur semble se contenter
d’inférer les pratiques des discours qu’il convoque. Deux pistes pourtant sont suggé-
rées, mais qui sont maladroitement amorcées. D’abord celle qui consisterait à tenter de
reconstituer une géographie urbaine personnelle comme D. Roche le fit pour le vitrier
parisien Ménétra ou P. Brioist pour les londoniens R. Hooke et S. Pepys ; celle, ensuite,
de la mutation des sensibilités à l’égard de l’espace et du paysage (on peut songer aux
travaux déjà anciens de K. Thomas), laquelle mériterait d’autres ouvertures. Le
reproche jadis formulé à l’encontre des analyses de P. Ariès qui utilisait les sources lit-
téraires pour étudier la « naissance » du sentiment familial ressurgit. L’absence de textes
anciens vaut-il absence de pratique ? Comment admettre l’idée d’une « individualisa-
tion » de la promenade devenant de plus en plus « solitaire », défendue par l’auteur, alors
que de l’aménagement des espaces urbains jusqu’à la diffusion accrue des imprimés,
tout indique que le rituel de la promenade, certes transformé, se généralise, se « massi-
fie » et se réplique à l’identique ?
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 217

Si l’on trouve dans cet ouvrage, à la présentation séduisante, nombre de notations


convaincantes et de suggestions intelligentes, outre des trouvailles archivistiques heu-
reuses, force est de constater qu’il pêche parfois par défaut de rigueur. Ce qui, ajouté
à une visée sans doute trop exclusivement centrée sur le XVIIIe siècle et sur la capitale,
affaiblit la portée d’un propos inspiré par un fort beau sujet, auquel D. Rabreau et son
équipe avaient déjà consacré d’importants travaux.
Vincent MILLIOT
Université de Caen-CRHQ

JACQUES HANTRAYE, Ce livre est la version remaniée d’une


Les cosaques aux Champs-Élysées. thèse soutenue en 2001, sous la direction
L’occupation de la France après la chute d’Alain Corbin. Il analyse l’occupation de la
de Napoléon, France par les armées alliées au printemps
Paris, Belin, 2005, 304 p., 1814, puis à partir de l’été 1815. Il ambitionne
ISBN 978-2-7011-4009-4. d’examiner ce qui a réellement existé derrière
le cliché des cosaques campant sur les
Champs-Élysées. Pour ce faire, il se situe dans le cadre des démarches qui ont conduit à
renouveler l’histoire des deux guerres mondiales.
Ces occupations ont impliqué la présence en France de soldats venus de tous les
horizons européens. Elles ont fait connaître à des espaces français une emprise étrangère
qu’ils n’avaient plus connue, pour beaucoup, depuis la guerre de Cent Ans, exceptée la
France du Nord-Est. Autant dire qu’il y a là un champ d’étude idéal pour saisir la société
française dans la guerre, l’importance de la violence militaire et la vision de l’étranger.
Avec raison, Jacques Hantraye s’est donné un angle d’observation privilégié, celui du
département de la Seine-et-Oise.
Il étudie d’abord la violence de guerre et ce qui, dans les imaginaires, explique son
déploiement. Pour les Prussiens, il s’agit d’une revanche sur 1806. Les vainqueurs du jour
s’emploient à imposer aux vaincus ce qu’ils ont eux-mêmes enduré antérieurement. La
volonté de vengeance serait donc une dimension essentielle dans les motivations de la vio-
lence. Mais d’autres motivations d’agressivité tiennent à des données structurelles de la
guerre, l’absorption d’alcool notamment. Plus sûrement, le sentiment d’insécurité dans
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lequel se trouvent les alliés a sans doute été déterminant : ainsi les Prussiens n’oublient
pas que la France est le pays du peuple en armes. Jacques Hantraye montre ici particu-
lièrement bien le rôle des imaginaires dans la violence de guerre. Mais il n’omet pas non
plus de prendre en considération, en la matière, la volonté alliée de prendre possession
du territoire et d’y réduire toute velléité de résistance. D’y puiser aussi en toute quiétude
les ressources dont les armées ennemies ont besoin, qu’il s’agisse de nourriture ou de
femmes, ou bien encore d’œuvres d’art.
L’attention est ensuite portée sur l’attitude des Français face à l’épreuve. L’auteur
met en évidence les concurrences en matière de propagande. La conquête de l’opinion
est plus que jamais au cœur du conflit, elle n’est cependant pas chose facile et on observe
souvent une relative inertie des populations face à l’envahisseur. Mais aux cas des com-
munes dont les maires n’hésitent pas à engager des pourparlers avec les chefs alliés pour
éviter les affrontements, on peut opposer les cas où les civils ne se résignent pas à l’inva-
sion, et Jacques Hantraye montre bien qu’il est impossible de généraliser. Reste que les
solidarités villageoises face aux menaces que font peser des étrangers sont fortes. On
aimerait néanmoins ici plus de précisions sur la chronologie : 1815 en ce domaine res-
semble-t-elle à 1814, d’autant que l’auteur souligne bien les désirs de vengeance et prend
218 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

également en compte la mémoire de la Révolution ? Quoi qu’il en soit, en 1814 comme


en 1815, l’indignation des populations devant le gaspillage des armées alliées et le poids
des réquisitions est grande. Mais au total, si la violence de guerre a été très lourdement
ressentie, les populations ne se sont pas pour autant dressées unanimes devant l’ennemi.
Jacques Hantraye engage alors une réflexion sur « vivre en guerre », se demandant
plus précisément comment la société parvient à maintenir sa cohésion et à affronter le
choc de la guerre, autant d’angles de réflexions qui conduisent à comprendre les peurs
et les visions du monde. L’auteur prouve, ce faisant, la fécondité des nouvelles approches
du fait guerrier. Ainsi, en s’efforçant de rendre compte minutieusement des pratiques
visant à protéger les biens de tous pillages, il met en évidence des éléments essentiels de
la vie socio-politique, notamment lorsqu’il évoque le soin apporté à la protection des
archives communales. Il n’omet pas non plus d’étudier un autre aspect souvent négligé
de la vie des Français dans ce conflit : la fuite des réfugiés vers Paris.
Concernant l’administration du département en guerre, l’auteur a recours aux bio-
graphies des hommes en place. Il analyse les tentatives d’adaptation du pouvoir central
quand il nomme les préfets, il montre également le rôle primordial des maires, lesquels
ont fourni un intense travail administratif dans les mois d’invasion. L’auteur, ce faisant,
montre comment l’occupation est l’occasion d’une prise de conscience de l’existence de
différentes façons de vivre, de penser, de parler. L’observation de la présence de l’en-
nemi permet ainsi à l’historien de saisir la question, peu traitée jusqu’alors, du langage.
Sa remise en question par l’étranger a sonné comme une remise en question de la société
française.
Jacques Hantraye s’interroge alors sur les images de l’ennemi. Il repère finement les
modes d’insertions d’étrangers restés en France mais ce n’est que dans le chapitre sui-
vant, sur « la figure du Cosaque », que l’on entre véritablement dans le vif du sujet
annoncé. L’image de l’ennemi qui existe en 1814-1815 est le fruit d’une élaboration de
plus longue durée, qui puise ses sources notamment dans les discours du temps de la
Révolution ou des débuts de l’Empire. Mais à l’image plus traditionnelle du Cosaque se
superpose celle, plus récente, du Prussien particulièrement féroce.
Pour finir, l’auteur analyse les attitudes à l’égard des blessés et des morts, chapitre
particulièrement bienvenu, car l’histoire des guerres de l’Empire a jusqu’ici souvent
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négligé l’histoire des attitudes devant la mort, et inversement. Il est vrai que ces guerres-
là n’ont pas suscité de monuments aux morts, et les traces commémoratives n’existent
guère que sur des champs de bataille situés hors de France. Et ce n’est qu’en 1814
et 1815 que les populations civiles françaises sont confrontées à la vision des cadavres
de soldats. Jacques Hantraye pointe avec finesse toutes les zones d’ombre sur ce sujet,
mais parvient aussi à faire son miel du moindre indice. Il y a là le plus beau chapitre du
livre.
Certes, la méthode gagnerait à être plus explicitée, la présentation et la critique des
sources devrait être plus développée, certes le plan n’est pas toujours clair et conduit à
des redites, les titres de chapitre ne correspondent pas toujours bien au contenu, et le
parti pris de mêler systématiquement 1814 et 1815 est parfois gênant. Mais ce travail
n’en est pas moins d’un apport essentiel, il montre à la fois tout l’intérêt de relire l’his-
toire des débuts du XIXe siècle et celle des guerres du XIXe siècle. Le soin avec lequel il
a été mené et rédigé a abouti à un livre qui enrichit beaucoup notre connaissance non
pas seulement du fait guerrier, mais aussi de la société et des mentalités.
Natalie PETITEAU
Université d’Avignon
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 219

CLAIRE DOLAN (ÉD.), Issues d’un colloque international tenu


Entre justice et justiciables : les auxiliaires de à Québec en septembre 2004, ces 46 contri-
la justice du Moyen Âge au XXe siècle, butions interrogent les conceptions atta-
Laval, Les presses de l’Université Laval, chées aux fonctions des auxiliaires de justice
2005, 828 p., ISBN 276378268X. et mettent au jour leur rôle – encore large-
ment négligé par l’historiographie – entre
institutions judiciaires et populations. L’ensemble s’inscrit dans une perspective dia-
chronique, du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine, tout en faisant une place
nettement privilégiée à la période moderne. Du Canada à la Roumanie, en passant par
l’Angleterre, la Belgique, la France, les Pays-Bas ou la Suisse, les espaces géographiques
explorés sont contrastés et correspondent à des contextes de cultures juridiques qui ne
le sont pas moins (Common law / droit français notamment), ce qui renforce l’intérêt de
cette publication et fournit matière à d’intéressantes comparaisons (même s’il convient
ici de mentionner la sur-représentation des études consacrées à la France).
D’emblée, dans son introduction, Claire Dolan souligne que la terminologie
d’auxiliaires de justice apparaît commode pour appréhender un groupe dont les
membres ont en commun de se situer à l’interface du juge et du justiciable.
Cependant, elle met aussi en garde – à juste titre – contre un vocable qui rend mal
compte d’une diversité foisonnante puisqu’il agglomère à la fois des individus, dont
les situations sociales n’ont guère d’équivalence entre elles, et des praticiens, dont la
formation ou le champ de compétences sont tout aussi dissemblables. Certains ont
pour rôle de conseiller les plaideurs, de les assister dans l’accomplissement des actes
de procédure et/ou dans leur défense devant les juridictions. D’autres, en revanche,
ont pour mission d’épauler les juges à l’audience, soit en constatant et en conservant
leurs décisions par écrit, soit en forgeant leur conviction et en étayant l’autorité de
leurs jugements ; à moins, comme c’est le cas de certains autres, qu’ils aient la charge
exclusive d’en assurer l’exécution après le prononcé.
Si ces acteurs du monde judiciaire peuvent être appréhendés par la négative – en
ce sens qu’ils n’ont pas pour fonction de juger –, leur inscription dans des contextes
socio-économiques ou politiques spécifiques et les modalités différenciées de leur action
– déployée dans le cadre de systèmes judiciaires et juridiques dépendant largement des
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États qui les supportent –, empêchent la formulation d’une définition univoque du
groupe polymorphe auquel ils appartiennent. Serviteurs de la justice, ils participent au
fonctionnement de ses institutions et jouent un rôle primordial dans le processus d’ac-
culturation des populations à ses pratiques. Mais, comme le montrent aussi certains des
textes rassemblés ici, ils sont parfois assez proches de ces mêmes populations et en
défendent les intérêts en se faisant tantôt « apaiseurs », tantôt conciliateurs ou média-
teurs. La notion d’« intermédiaires » est d’ailleurs au cœur de la réflexion des auteurs.
L’ouvrage s’articule autour de deux grandes parties. La première opère un clas-
sement « par fonction » de ces auxiliaires de justice, avec, d’une part, les exécutants et
la « main-forte » (sergents, policiers, gendarmes, gardes forestiers, huissiers, bour-
reaux), de l’autre, ceux qui parlent et écrivent pour les justiciables (notaires, avocats,
procureurs). La seconde envisage ceux qui agissent de manière ponctuelle : le clergé
paroissial, dans le cadre d’une collaboration plus ou moins étroite entre le pouvoir
politique et les autorités religieuses, les experts, qui officient à la demande des juges
(chirurgiens, psychiatres, ingénieurs), et tous ceux qui sont « au service de la
concorde » (bailes des seigneurs, arbitres, membres des consistoires réformés,
boyards-compteurs, etc.)
220 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Évoquant tour à tour licteurs, sergents et gendarmes, Robert Jacob entrevoit la struc-
turation de l’appareil coercitif qu’ils incarnent comme concomitante du développement
de la justice, et de manière plus globale, pose les jalons d’une histoire de la contrainte judi-
ciaire. Alors qu’à la fin du Moyen Âge, les sergents de la prévôté de Saint-Quentin res-
tent de simples exécutants (S. Hamel), leurs homologues du Châtelet, dont le nombre va
croissant et les fonctions sont progressivement étendues, acquièrent une autonomie tou-
jours plus grande, qui préfigure déjà la police parisienne des siècles suivants. Inscrits dans
le paysage familier des populations, ils entretiennent avec elles des relations en demi-
teinte ; non parce qu’ils représentent le bras armé de la justice, mais parce qu’issus du
peuple et partageant avec lui une même sociabilité, ils se font parfois les agents dévoyés
de l’ordre et « privatisent en quelque sorte l’emploi de la force publique » (V. Toureille).
Renforcer la discipline, améliorer le recrutement et clarifier les tâches de cette « main-
forte », tel est l’objet des réformes institutionnelles qui laissent émerger une police « nou-
veau modèle » au XVIIIe siècle (C. Denys). À Paris, le commissaire Delamare apparaît du
reste comme l’une des figures qui incarnent le mieux cette transformation, et son Traité
de police, daté de 1705, s’apparente à une entreprise de légitimation collective dans un
contexte de réformation professionnelle autour des principes d’ordre et d’unité (N.
Dyonet). L’« embourgeoisement » des commissaires du Châtelet, le recentrage de leur
mission sur la sûreté publique et l’affaiblissement de leur capacité de médiation auprès
des populations attestent alors une professionnalisation et une spécialisation accrues de
la police (V. Milliot) ; mouvement qui s’accompagne aussi d’un effort de territorialisation
des services pour adapter le cadre policier au paysage urbain dans lequel il prend place
(L.Turcot). Cette mise à distance observée entre la police de la capitale et sa population
doit cependant être nuancée. Sous le Directoire, les officiers de police judiciaire des
départements belges sont dans l’obligation de réprimer les infractions à la loi mais savent
marquer leur souci de préserver les libertés individuelles et montrent une certaine auto-
nomie – dans les abandons de poursuites – face aux lacunes législatives ou à la très grande
sévérité des peines (E. Berger). Dans la France provinciale du XIXe siècle, l’action de
maintien de l’ordre n’empêche pas non plus une implication forte de la police dans la pré-
vention des conflits (A. Desjardins et E.Wauters). Quant aux gendarmes, confrontés par-
fois à la défiance de populations auxquelles ils tentent d’imposer des mesures nationales
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impopulaires, ils incarnent néanmoins la protection de l’État et inspirent – au moins
parmi les élites rurales – une demande renforcée de sécurité (M.-C.Thoral).
Si ces auxiliaires sont dans une position ambivalente, d’autres restent confinés dans
un rôle exclusif de contrainte qui conditionne largement leurs rapports aux populations.
Au XVIIIe siècle, les gardes forestiers de la Guyenne (P. Crémieu-Alcan) ou du Périgord
(H. Graham) provoquent des résistances en refusant l’accès d’un espace que d’aucuns
cherchent à s’approprier. À la même époque, les huissiers cristallisent eux aussi les
mécontentements et suscitent des réactions de rejet comme en attestent les procédures
de rébellion à justice (A.-C. Claudel). Quant à « l’exécuteur des hautes œuvres » du
XIXe siècle, sa position est bien plus inconfortable encore puisqu’il est à la fois victime
d’un ostracisme social le réduisant au rang de paria et soumis à une autorité publique fai-
sant assez peu de cas de son sort (J. de Brouwer) ; sa destinée professionnelle, qui épouse
la diminution progressive des peines capitales, symbolise d’ailleurs à elle seule l’extrême
dépendance de ces exécutants.
Outre les notaires, à l’œuvre comme greffiers dans les cours seigneuriales
(J. L. Bonnaud ; G. Audisio), l’ouvrage évoque les avocats qui usent de la parole et pren-
nent la plume pour garantir leurs droits aux justiciables. Pour autant qu’ils influencent
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 221

l’accès aux tribunaux (C. Brooks), ces praticiens sont de véritables « intermédiaires »
auprès des populations ; en particulier dans les systèmes de droit mixte - de type colo-
nial - comme au Canada. La technicité de leur travail permet la transposition de leurs
compétences d’un régime juridique à un autre (D. Fyson), tandis que leur capacité
d’adaptation favorise un « métissage culturel » à l’origine de pratiques originales (J.-
P. Garneau). Conscients cependant des carences d’une cléricature qui assure seule leur
formation, ils s’engagent au XIXe siècle dans la mise en place d’un enseignement uni-
versitaire capable d’asseoir la cohésion du groupe sur des valeurs communes
(S. Normand). Comme en Europe, les premières facultés jouent le rôle d’écoles pro-
fessionnelles et promeuvent dès lors un praticien « modèle », dont l’éthique est fondée
sur l’indépendance et le désintéressement (M.-P. Brunet). Si les « remontrances d’ou-
verture aux plaidoiries » attestent que dans la France du XVIe siècle les avocats ont déjà
la volonté d’articuler la représentation de leur identité professionnelle sur des fonde-
ments symboliques forts (B. Forand), celle-ci trouve aussi à se forger dans les rapports
qu’ils entretiennent au politique et dans l’investissement qu’ils consentent sur ce ter-
rain. À Dijon, au XVIIe siècle, ils participent ainsi au pouvoir local en se faisant les repré-
sentants des municipalités grâce à leur connaissance du système légal et aux ressources
des réseaux clientélaires dans lesquels ils s’inscrivent (M.-P. Breen). À Genève, un
siècle plus tard, c’est la défense des « séditieux » qui leur offre un moyen de valorisation
professionnelle et les hisse au rang de porte-parole politiques avant de leur ouvrir les
instances du pouvoir (F. Briegel).
Spécialistes du droit et de la procédure, les auxiliaires de justice se distinguent
aussi en matière civile. À l’image des procureurs d’Ancien Régime qui interviennent
dans le règlement des comptes de tutelle (C. Dolan) ou pour la protection des mineurs
orphelins (S. Perrier), ils se font les intermédiaires entre l’État et les familles.Véritables
conseillers juridiques, certains ont « l’art de louvoyer » dans le système institutionnel
en place pour satisfaire les stratégies de leurs clients et servir leurs propres intérêts
(I. Carrier). Le rôle qu’ils tiennent dans le fonctionnement de la justice ne peut
d’ailleurs être pleinement apprécié sans les replacer dans une histoire économique de
l’appareil d’État et une histoire sociale des élites (R. Descimon). Comme les notaires
(F. Michaud ; R. Favier), ils appartiennent aux franges aisées de la société mais sont
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tributaires d’une dynamique dans laquelle les règles imposées par l’État, la conjonc-
ture du marché des offices et la « litigiosité » des populations ont toute leur importance.
Alors que la pratique injonctionnelle des monitoires à fin de révélations atteste
l’intervention ponctuelle du clergé « au service de la concorde » (E. Wenzel), celle de
l’arbitrage est parfaitement intégrée par le système institutionnel qui n’y voit pas de
contradiction ou d’empêchement à la défense du bien public. La « composition » que
propose ainsi le baile en vue de la résolution des litiges n’échappe pas à la connais-
sance des autorités car il est le représentant du seigneur et l’administrateur de la jus-
tice (P. Mac Caughan). Dans la Bourgogne du XVIIIe siècle, les contrats souscrits par
l’intermédiaire de l’avocat qui se pose en arbitre n’ont de validité que si les juges la
leur accordent par une homologation (J. Hayhoe). Et à Genève, au XVIe siècle, les
consistoires réformés forment un dispositif original de gestion des conflits qui colla-
borent avec les institutions d’État (C. Grosse).
Contrairement aux auxiliaires des cours rurales de Lorraine, qui jouent un double
jeu en associant le plus souvent leurs intérêts à ceux des populations (J.-C. Diedler),
les boyards-compteurs valaches du XVIIe siècle restent fidèles au Prince et contribuent
à la modernisation de l’État en adaptant l’institution traditionnelle des jureurs
222 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

(O. Rizescu), tout comme les notaires dauphinois qui deviennent les instruments offi-
ciels de la réconciliation confessionnelle et civique lors des guerres de religion
(S. Gal). Si l’influence locale et la connaissance du milieu prédisposent fortement au
choix des auxiliaires pacificateurs que sont les suppléants cantonaux (J.-F.Tanguy), la
valorisation des connaissances théoriques et des compétences techniques n’est pas
absente au sein de la Chambre des Bâtiments (R. Carvais) ; preuve que la spécialisa-
tion des auxiliaires accompagne celle des tribunaux et ajoute à leur statut autant
qu’elle renforce leur crédibilité.
La dernière partie de l’ouvrage se consacre aux experts, dont l’émergence marque
le triomphe des savoirs professionnels au service des juges. Michel Porret souligne le
poids accru de l’expertise médico-légale dans les procès genevois dès l’Ancien
Régime, tandis que Marina Daniel s’attache à examiner les pratiques médicales dans
la province française au XIXe siècle. Pratiques qui interrogent sur la nature des com-
pétences de ces auxiliaires autant que sur leur légitimité, notamment en matière psy-
chiatrique (D. Wright ; K. White), et qui suscitent l’émoi de l’opinion publique, voire
de véritables scandales médiatiques comme le rappelle Frédéric Chauvaud à l’aune
de plusieurs « affaires » retentissantes du XXe siècle. Certes, l’expertise se profession-
nalise (F. Chamozzi) et les magistrats continuent de les solliciter pour étayer leurs
jugements, mais en définitive la primauté du droit demeure sur la technicité expertale
des « hommes de l’art ».
Cette présentation illustre toute la richesse d’un ouvrage qui approfondit l’étude
des rapports entre droit et société. Si l’on peut peut-être regretter l’approche partielle
de certaines facettes du monde judiciaire (sa féminisation notamment) ou la trop
grande discrétion de quelques figures (les greffiers et les huissiers en particulier), ses
apports n’en demeurent pas moins considérables pour l’histoire de la justice et des
régulations sociales. Point de départ d’une stimulante réflexion, il ouvre incontesta-
blement de nouvelles perspectives de recherches pour l’avenir.
Vincent BERNAUDEAU
Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles

FRANÇOIS BRIZAY, ANTOINE FOLLAIN L’ouvrage est le fruit d’un colloque


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ET VÉRONIQUE SARRAZIN (DIR.), tenu à Angers en 2001, co-organisé par le
Les justices de village. Administration et justice Centre d’histoire des régulations et des
locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, politiques sociales et l’Association d’his-
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, toire du village. Trois parties organisent ce
430 p., ISBN 2-86847-754-2. livre. La première comprend un rapport de
synthèse (p. 9-58) dû à Antoine Follain et
les 19 contributions rangées par ordre chronologique, du XVe siècle à la Révolution pré-
sentées par 21 communicant(e)s. Suit un choix de trente textes souvent inédits, extraits
des minutiers et des archives des séries B ou J d’une douzaine de dépôts départemen-
taux et municipaux (p. 355-392). Un guide bibliographique des ouvrages, articles,
mémoires de maîtrise, thèses consacrés à la justice seigneuriale constitue la troisième
entrée du livre (p. 393-427).
L’ensemble est cohérent et séduisant même si l’intitulé du livre peut surprendre. En
effet, son titre et son explicitation évacuent toute référence directe à la justice seigneu-
riale alors que l’expression figure dans le titre de 13 des 19 communications. La mise à
l’écart de l’expression tient probablement à la charge historiographique qui lui est atta-
chée et aux souhaits des organisateurs du colloque d’éviter tout procès en réhabilitation
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 223

de cette justice (Antoine Follain, p. 35). D’où un intitulé plus neutre et une mise en rela-
tion de la justice seigneuriale, nullement avec les seigneurs, l’organisation et le système
social abolis à et par la Révolution, mais avec son organisation, ses juges, ses plaignants,
ses justiciables, ses usages. La justice seigneuriale est alors pensée comme une justice de
proximité, un outil de régulation sociale, bien plus que comme un levier entre les mains
de seigneurs. D’ailleurs, la deuxième formule la plus employée par les auteurs est juste-
ment celle de « régulation sociale » relevée dans six titres. Avec cette problématique ferme
mais laissée ouverte pour intégrer des analyses légèrement décalées, le colloque offre un
panorama de la justice seigneuriale qui privilégie l’est du pays, de la Lorraine au Comtat
en passant par la Bourgogne, le rebord oriental du Massif central, la France de l’ouest
angevin, tourangeau, manceau et breton, et à un moindre degré, les Pyrénées et leur pié-
mont basco-landais.
Une géographie aussi diversifiée incite à comparer ces justices seigneuriales que
décrièrent successivement bien des magistrats, de Charles Loyseau dans son Discours de
l’abus des justices de village revisité par François Brizay et Véronique Sarrazin, au Cahier
de André-Jean-Baptiste Boucher d’Argis, partiellement donné dans la dernière pièce jus-
tificative. D’une étude monographique à l’autre, des thèmes communs affleurent, tels
que le ressort des justices, leur fonctionnement, leur personnel, l’activité du siège, le rôle
de la justice, ses rapports avec la justice royale.
La question des ressorts judiciaires indique des situations contrastées. Dans la
Bourgogne, la norme est d’une justice par paroisse dans 81 % des cas au XVIIIe siècle ; en
Bretagne, une paroisse relève au moins de deux justices seigneuriales. Évidemment le
rapprochement ici opéré est abrupt et son élucidation renvoie au cadre juridique de
chaque contrée, au lien existant ou pas entre seigneurie et justice, à des considérations
faussement triviales sur l’étendue respective des paroisses bourguignonnes et bretonnes,
à la place de la noblesse et des seigneuries ecclésiastiques dans ces provinces.
Dans les justices seigneuriales siègent trois officiers. Cette triade – le juge appelé
baille en Roussillon, le procureur fiscal ou d’office, le greffier – repérée dans tous les
sièges est-elle compétente ou mérite-t-elle les critiques d’un Loyseau vitupérant les
« juges guêtrés » et imité par bien des magistrats comme les parlementaires bisontins ? En
fait, les contributeurs ont mis en lumière la qualité globale de ces officiers, très souvent
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avocats, gradués en droit (Anjou, Touraine, Landes) et suffisamment diplomates pour
être des intermédiaires respectés et appréciés des deux parties comme dans le Roussillon.
L’on pourrait établir, au risque d’extrapoler un peu, que les juges seigneuriaux sont de
grande qualité lorsque le ressort à administrer est vaste et que le titulaire de la justice est
un noble titré prestigieux. En revanche, un piètre seigneur n’aura que des officiers
médiocres rendant une justice fautive au regard des règles de procédure et de droit. En
somme, être au service d’un grand noble ferait participer l’officier à la renommée du sei-
gneur, et réciproquement, pouvoir s’attacher les services d’un juge de qualité rejaillirait
sur la stature du seigneur noble. Avec cette hypothèse, la dimension domestique de la
justice seigneuriale est plus que sensible.
Les juges siègent selon des calendriers réglés, à la périodicité fluctuante d’un tribu-
nal à l’autre en fonction de la disponibilité des magistrats, parfois critiqués pour leur
absentéisme répandu dans la Bourgogne et du volume des affaires. L’activité des sièges
est délicate à mesurer et surtout à comparer. Le taux procédurier, élaboré pour une jus-
tice d’Auvergne au XVIe siècle, est peut-être une donnée à envisager, mais ne risque-t-elle
pas de traduire d’abord le goût pour la chicane que pourrait avoir une population, sans
rapport avec les motifs patents de porter plainte ? Il y a souvent un usage de la plainte en
224 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

riposte à une autre plainte et la justice seigneuriale n’échappe pas à cette pratique. Elle
en est même un des théâtres de prédilection. Les justiciables la saisissent pour sa proxi-
mité, son faible coût et la possibilité qu’ils pensent avoir d’arrêter une procédure intro-
duite sur place et non portée dans une ville plus éloignée. L’une des finalités essentielles
de la justice seigneuriale est, comme dans la Bourgogne, d’être une justice de concilia-
tion plus que de sanction ; elle a à régler des questions d’endettement, majoritaires dans
la plupart des sièges (la Bourgogne, l’Auvergne du XVIe siècle, la Touraine du
XVIIIe siècle), le contentieux agricole lié à la divagation des troupeaux, le franchissement
délictueux de passages, et elle remplit ainsi un rôle décisif de régulation sociale.
Dans la Franche-Comté, les juges seigneuriaux interviennent dans la vie des com-
munautés en faisant tenir les assemblées d’habitants, en présidant à la nomination de
leurs agents, en organisant la police de la voirie. La justice détient des prérogatives admi-
nistratives en plus de ses attributions coutumières et elle affiche une belle vitalité.
D’ailleurs, au XVIIIe siècle et encore à la veille de la Révolution, la justice seigneuriale
demeure vivante au point que son articulation avec la justice royale fut prévue. C’est
l’une des visées de l’ordonnance de mai 1788 que de faire des justices seigneuriales au
civil une institution d’arbitrage et de conciliation, et une institution de police judiciaire
au criminel. En somme, la réforme attribuait officiellement aux justices seigneuriales les
fonctions que les justiciables leur reconnaissaient et les affaires que les magistrats tran-
chaient. La réforme échoua et la Révolution supprima les justices seigneuriales.
Depuis une vingtaine d’années, les historiens ont redécouvert avec des questionne-
ments autres non point la mais les justices seigneuriales. Ce colloque porte la trace de
ces réaménagements historiographiques dont il offre également un précieux bilan
bibliographique. Il dégage ou conforte de nouvelles pistes de recherche tant sur l’activité
réelle des tribunaux seigneuriaux que sur les lieux de justice. Ces chantiers, couplés avec
une étude des magistrats et des justiciables, devraient permettre une histoire totale des
justices seigneuriales. La perspective est stimulante dès lors que justice et régulation
sociale sont liées, encore faut-il, pour que les résultats soient comparables, que les cher-
cheurs se réfèrent à une grille d’évaluation de la violence identique ou au moins proche.
Sinon, comme l’indique Anne Zink, en un domaine aussi subjectif que la perception de
l’agressivité, de la violence, un même fait peut donner lieu à des interprétations très dis-
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parates qui fragiliseraient toute enquête ample.
Michel CASSAN
Université de Limoges

PASCAL BASTIEN, Le sujet est beau et l’historien coura-


L’exécution publique à Paris au XVIIIe siècle. geux : en revenant sur le spectacle de l’exécu-
Une histoire des rituels judiciaires, tion publique, Pascal Bastien s’attaque à des
Seyssel, Champ Vallon, 2006, 273 p., questions traitées notamment par Michel
ISBN 2-87673-433-8. Foucault ; mais il maîtrise un large spectre
d’ouvrages, en français, anglais ou allemand
et tente de tenir ensemble deux historiographies trop souvent séparées, celle de la cri-
minalité et celle du spectacle de l’exécution, qu’il éclaire à partir d’une réflexion sur l’an-
thropologie. Les sources, qu’elles soient celles du pouvoir ou du public, textes juridiques,
arrêts criminels, minutes du Châtelet, images et littérature de témoignage, sont diverses
et souvent finement traitées.
L’auteur fait preuve d’une attention pertinente et démonstrative aux formes rhéto-
riques et imagées. Quoiqu’il postule plus qu’il ne démontre des procédés d’emprunt à la
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 225

littérature, son analyse des évolutions du contenu narratif des arrêts criminels imprimés
par ordre du parlement de Paris est convaincante : d’une exposition brève du cas, on
passe, dans la seconde moitié du siècle, à un récit beaucoup plus développé où l’accent
porte non plus sur l’exécution, le pouvoir de l’État, mais sur le condamné lui-même et
ses intentions criminelles. Dès les années 1720, une évolution similaire avait touché les
images, masquant la peine imposée par le pouvoir pour mettre l’accent sur le forfait, sur
la transgression d’un homo criminalis. Se trouvent ainsi mises en valeur les traces d’une
volonté d’État de communiquer avec le public et de faire coïncider ses valeurs avec celles
de l’opinion. Cette volonté de communication est en outre confirmée par la croissance
(notamment dans les décennies 1720 et 1750) du nombre d’arrêts imprimés.
Tout en ayant le goût du détail, l’auteur a constamment eu le souci de penser les
pans du réel dans leur intégralité, sans myopie. Ainsi le spectacle de l’exécution (de plus
en plus fréquent sur le siècle) n’est-il ni limité à celui de la peine de mort (en recul par
rapport aux diverses formes de l’amende honorable, promenade sur l’âne, pilori, car-
can), ni à la description d’un moment final qui négligerait le trajet rituel depuis la pri-
son. Ce souci d’appréhender une globalité conduit à une critique juste des usages qui
ont été faits des témoignages de ceux que l’auteur appelle les « journalistes », Buvat,
Marais, Barbier et Hardy, et qui ne consignent dans leurs écrits que l’événement mar-
quant, le non banal, l’excès – de sorte qu’à partir d’eux, la norme ne peut être reconsti-
tuée qu’en creux et a contrario.
L’auteur porte une grande attention à la diachronie, en remontant souvent jusqu’au
XVIe siècle pour repérer les évolutions. Ainsi le passage, au tournant des années 1630-
1640, de la belle mort sur l’échafaud, celle du courage néo-stoïcien offert au souverain
souvent présent aux exécutions, à la bonne mort, celle qui se passe dans la crainte du
jugement de Dieu ; ou encore le passage d’une justice en lien permanent avec le divin
(qui peut intervenir dans l’ordalie ou sous la forme du miracle) à un jugement « laïcisé »,
expulsant l’accusé de la société, et que nulle intervention divine ne peut désormais
remettre en question. L’auteur souligne aussi que, de même que les signes du pouvoir
s’effacent dans les arrêts criminels derrière la figure du coupable, de même la présence
du roi tend à disparaître de la scène d’exécution. Il ne reste alors qu’une violence pure
de la loi et un roi de miséricorde, absent de l’exécution, mais s’étant approprié l’inter-
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vention salvatrice du Dieu sous la forme de la grâce accordée par lettres. Pascal Bastien
parle, sans que l’on puisse toujours complètement adhérer à l’usage qu’il fait de la notion,
d’un « transfert de sacralité ».
Cette attention à la diachronie mérite d’autant plus d’être soulignée qu’il était ques-
tion de rituel et que le risque de fixisme était donc grand. P. Bastien refuse d’opposer
rituel et souplesse, montrant que si les types de peine ne se transforment pas avant la fin
du XVIIIe, en revanche le cérémonial s’adapte sous le poids des circonstances : les lieux
de l’exécution, les circonvolutions du trajet, le moment de l’exécution comme celui de la
publication des arrêts, autant d’éléments variables. Il insiste sur la part d’interprétation
d’un certain nombre d’acteurs de l’exécution : le bourreau, le lieutenant criminel, ou le
greffier, au détriment de la définition d’un cadre qui, pour être ouvert à des modulations
possibles, n’en avait peut-être pas moins des limites ici effacées. Quand tout se déroule
aux « lieux et carrefours accoutumés », on peut en effet parler de souplesse du rituel en
son cadre, mais faut-il aller jusqu’à l’idée de « flou spatial » ? On sent une volonté forte
d’écrire une histoire qui ne serait pas dogmatique, une vision du réel comme étant per-
pétuellement reconstruit par des interprétations incertaines. Cela donne quelques belles
analyses, par exemples d’un échange de lettres entre le Garde des Sceaux, le procureur
226 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

général et le lieutenant général de police, où l’on voit qu’il y a incertitude sur le degré de
l’infamie pénale (p. 161-163), ou sur l’interprétation possible des différents accessoires
utilisés au cours du rituel et qui, pour être essentiellement issus d’anciens symboles vil-
lageois (par exemple, des charivaris) ne semblent plus avoir été directement lisibles pour
les spectateurs, leurs usages et leurs sens n’étant pas fixés mais soumis au temps.
Néanmoins, cette volonté de sortir d’une « approche politique dans sa forme la plus
rigide » (p. 13) où, en lieu et place de l’interprétation serait la force du pouvoir, conduit l’au-
teur à certaines affirmations intéressantes mais discutables. Sans vouloir relancer le débat
sur la question du consentement au pouvoir et à l’événement sous une forme semblable à
celle qu’il a pu prendre chez les contemporanéistes polarisés autour de S. Audouin-
Rouzeau et A. Becker d’une part, et R. Cazals et F. Rousseau de l’autre, on ne peut que
s’interroger sur certains glissements. À l’idée d’un pouvoir oppressif auquel s’opposeraient
des résistances, P. Bastien préfère l’idée d’un consensus entre le peuple et les autorités.
Celui-ci serait notamment rendu possible par la communication mise en place (notam-
ment les formes nouvelles de l’arrêt) et par la construction, à travers le rituel, d’une infa-
mie du condamné à laquelle adhérerait le public. Or, l’idée de cette adhésion repose sur
une démonstration inégalement convaincante : Durkheim et l’assimilation entre loi morale
et loi sociale, expulsant toute assimilation de celle-ci au pouvoir, sont utilisés comme argu-
ment d’autorité et sans discussion approfondie (p. 228-229) ; d’autre part, l’efficacité affir-
mée d’une construction sociale de l’exclusion par l’intermédiaire du rituel infamant est
mise en doute par l’idée (que l’auteur avance lui-même) d’une réintégration du coupable
à la vie courante. L’argument qui semble le plus solide repose sur le faible nombre
d’émeutes d’échafaud recensées par Jean Nicolas dans son grand livre sur La rébellion fran-
çaise (Seuil, 2002). Néanmoins, P. Bastien signale lui-même la crainte des autorités lors des
mises à mort de domestiques infidèles et la suppression du passage du convoi devant la
maison du maître, la mobilisation de la force lors de l’exécution d’émeutiers, le déplace-
ment surtout de la plupart des exécutions hors de Paris. Il refuse à juste titre de voir une
résistance à l’idéologie pénale ou aux supplices ignominieux, mais il rejette en même temps
la possibilité de tout différend entre le public et le pouvoir (quoiqu’il parle parfois non plus
de consensus, mais de négociation, dans un usage peu rigoureux, mais révélateur, des
notions). On confond ainsi adhésion à la légalité et reconnaissance d’une légitimité.
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La raison en est certes dans le refus d’une approche politique, mais, plus encore,
dans celui de toute approche en termes d’histoire sociale. Le public qu’on nous présente,
sous prétexte qu’aux exécutions auraient couru aussi bien les laquais que les marquis,
n’est jamais différencié, et ses réactions jamais mesurées en fonction du statut du
condamné. Or, des domestiques aux émeutiers, ce n’est en effet pas l’enjeu légal, mais
l’enjeu social qui semble avoir été troublant face à l’exécution. L’auteur analyse les écrits
des « journalistes » comme si le « on » impersonnel auquel ils recourent l’autorisait à voir
dans leurs textes « une lecture et un imaginaire pénal apparemment unifiés » (p. 85), ou
le récit du confesseur de la marquise de Brinvilliers comme s’il s’agissait de l’exécution
du tout venant ; enfin, il utilise les discours sur le peuple comme s’ils étaient descriptifs
et sans tenir compte le moins du monde des préjugés qui les fondent. Pourquoi aussi ne
pas s’être intéressé aux discours sur les non-exécutions ? Dans son Journal, que P. Bastien
connaît bien, le libraire Hardy a des mots très durs sur les inégalités devant l’exécution
et l’impunité de la noblesse (par exemple dans le cas de Sade, cf. BnF, Ms 6680, au 8 avril
1768). Le spectacle de l’exécution est d’abord le spectacle de l’inégalité des ordres et des
classes, auquel mettra fin l’avènement de la guillotine – dont l’auteur, précisément parce
qu’il ne s’intéresse pas aux enjeux de différenciation sociale, semble négliger les enjeux.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 227

Sans doute faut-il imputer ce biais aux lectures anthropologiques de l’auteur, de préfé-
rence à toute référence sociologique. Même Elias n’a droit qu’à une allusion indirecte
(p. 229) et sans donner lieu à discussion. Il était pourtant attendu sur le sujet.
Pascal Bastien rouvre ainsi des débats passionnants et apporte un grand nombre de
données nouvelles et stimulantes : malgré quelques imprécisions dans le maniement des
concepts, l’ouvrage devrait faire référence.
Déborah COHEN
Université de Provence-Telemme

DONALD FYSON, Dans cette publication, abondamment


Magistrates, Police and People. Everyday primée, de sa thèse, Donald Fyson, propose
Criminal Justice in Quebec and Lower une histoire des pratiques judiciaires cana-
Canada, 1764-1837, diennes durant la période anglaise de la
Toronto, University of Toronto Press, colonie. La conquête britannique de la
2006, 464 p., ISBN 0-8020-9223-3. Nouvelle France en 1764 et les premières
rébellions des francophones en 1837 qui
entraînent l’unification du Canada, ainsi qu’une meilleure intégration des franco-
phones catholiques, sont deux moments traditionnellement considérés comme des
ruptures importantes dans l’histoire sociale et politique de la région. Cette période est
marquée d’une part par l’application de la législation anglaise, qui défavorise large-
ment la minorité francophone, provoquant de fortes tensions inter-ethniques, et
d’autre part par un décollage démographique et économique rapide, qui bouleverse
en profondeur l’équilibre de la région.
La justice criminelle de cette société coloniale d’Ancien Régime est abordée
comme une pratique sociale complexe qui permet de saisir avec beaucoup de finesse
les « relations ethniques, de classe et de genre dans une société coloniale, les interac-
tions complexes entre la loi, la société et l’État et au-delà la nature de l’ancien régime
colonial » (p. 4). Les changements de statut du territoire et de ses habitants permet-
tent de mener de façon originale une réflexion sur la formation de l’État moderne dont
les moments pivots ne correspondent pas forcément aux ruptures politiques les mieux
connues. L’auteur établit ainsi l’existence de permanences importantes dans l’exer-
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cice local du pouvoir d’État entre période française et période anglaise.
C’est le premier niveau d’exercice de la justice (every day criminal justice), qui
intéresse D. Fyson, une justice ordinaire correspondant au niveau le plus bas d’exer-
cice du pouvoir. S’appuyant sur des sources judiciaires et législatives, la démarche
associe étude sérielle et analyse de cas individuels. Une série de chapitres synthétiques
et particulièrement clairs éclaire le droit, l’organisation des tribunaux, de la police, le
mode de recrutement et le statut des acteurs judiciaires, leur profil social et culturel,
enfin le comportement des plaignants et des accusés. L’auteur parvient ainsi à dessi-
ner les mécanismes internes d’exercice de la justice, avant d’en aborder la fonction
sociale : instrumentalisation sociale ou instrument d’État.
Sur tous ces points, la continuité entre le régime français et le régime anglais l’em-
porte sur la rupture : tant sur le plan de la définition des crimes, et plus généralement
des valeurs défendues par la législation, que sur celui du recrutement des auxiliaires
judiciaires. La justice du nouveau monde poursuit la même évolution qu’en Europe :
abandon des peines afflictives et infamantes, intensification de l’exercice d’une justice
qui gagne en régularité, alors que les magistrats et la police se professionnalisent et
sont mieux contrôlés, d’abord en ville puis dans les campagnes.
228 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

De même, les contours de ce système judiciaire sont assez proches de ceux de la


justice européenne contemporaine. Classiquement, les faits jugés sont en grande
majorité des cas de violence interpersonnelle, un petit nombre d’atteintes à la pro-
priété. Tous les groupes sociaux sont présents, même ceux qui pensaient être exclus
du pouvoir comme les Canadiens. Seuls les Natives font exception et sont les véri-
tables absents de cette société. Dans la plupart des cas, poursuivants et accusés appar-
tiennent au même groupe social. Comme en Europe, voleurs, prostituées et
vagabonds sont plus sévèrement sanctionnées.
L’analyse des accusations montre la présence des biais traditionnels concernant
les pauvres, les femmes, les migrants et plus spécifiquement les Canadiens et les Noirs.
Sur les questions de la représentation ethnique et linguistique, les résultats permettent
de penser la justice canadienne comme une justice bilingue. L’exclusion des
Canadiens francophones de la magistrature a en effet été temporaire, et ils sont rapi-
dement très représentés au niveau de la justice locale qui, en particulier en milieu
rural, s’appuie largement sur les élites locales. Les Commissions of peace, choisies parmi
les élites locales, ont en effet permis à la justice d’implanter très tôt une justice qui sert
le classique double but de renforcer les pouvoirs locaux et de soutenir l’administra-
tion coloniale avec des représentants compétents et gratuits. Ce système permet de
réduire considérablement l’emprise des règlements infrajudiciaires et accélère donc
l’acculturation judiciaire.
Les bases d’un État moderne sont donc posées dès les premières décennies du
XIXe siècle. La problématique de l’instrumentalisation de la justice au profit de
groupes sociaux est évacuée par l’auteur, de même que celle de son utilisation unila-
térale par l’État. À l’échelle de la justice ordinaire, « le sens des lois criminelle est
ambigu, peu clair et presque impossible à tracer nettement dans une caractérisation
concise et limité en théorie », écrit-il. Chacun cherche à tirer profit de cette institution
et l’essentiel réside finalement dans l’acculturation que manifeste un recours de plus
en plus régulier aux instances judiciaires. D. Fyson évoque, en ce sens, une « expé-
rience judiciaire » de plus en plus communément répandue puisque ce système judi-
ciaire juge des dizaines de milliers de personnes marquant un impact social très réel.
Cette étude amène l’auteur à analyser l’histoire de l’État moderne non plus sur le
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modèle de la rupture et de la continuité mais plutôt sur celui d’un processus d’ex-
pansion continu au niveau local qui ne caractérise pas uniquement les années d’après
les rébellions mais la période antérieure. Le processus de formation de l’État se dis-
socie donc des changements de gouvernement. Au Québec et au Bas Canada, ce mou-
vement de modernisation est bien antérieur aux rébellions de la fin des années 1830
et date des premières décennies du XIXe siècle.
Cet ouvrage qui offre à la connaissance du fonctionnement judiciaire un nouveau
champ d’étude fondé sur une très solide documentation montre tout l’intérêt d’une
histoire conjointe de la justice et du droit comme instrument de lecture de la société.
Il confirme également le dynamisme historiographique du Canada en matière d’his-
toire de la criminalité et de la justice.
Laurence GUIGNARD
Université Nancy 2
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 229

VINCENT DENIS, Si l’Ancien Régime ne méconnaît pas,


Une histoire de l’identité. France, 1715-1815, loin s’en faut, l’usage des papiers, ceux-ci
Seyssel, Champ Vallon et Société des études jouèrent longtemps un rôle secondaire dans
robespierristes, 2008, 463 p., les processus d’identification des personnes.
ISBN 287673477X. L’ouvrage de V. Denis nous invite à suivre
les étapes, les modalités et les acteurs de
cette affirmation des « identités de papier » au cours d’un long siècle des Lumières,
enjambant la Révolution et l’Empire qui font de ces procédures un monopole d’État.
Il s’attache d’abord à étudier les signes et les techniques de l’identification, accordant
une attention particulière à l’évolution matérielle des documents et au perfectionne-
ment des méthodes de signalement bien avant l’époque contemporaine et le triomphe
de l’anthropométrie. Soucieux de mieux comprendre par quels truchements, selon
quels principes et pour quelles finalités ces techniques sont élaborées, V. Denis s’em-
ploie ensuite à cerner, de l’Ancien Régime jusqu’à la période napoléonienne, les
milieux d’administrateurs réformateurs et de législateurs, de praticiens tels les ecclé-
siastiques et les policiers, qui érigent l’identification de larges franges de la population
en principe du gouvernement des hommes. Incapable de procéder d’emblée à l’iden-
tification généralisée de la population, l’administration royale sut définir des cibles pri-
vilégiées qui fonctionnèrent comme autant de laboratoires pour l’expérimentation et
la mise en œuvre effective, de plus en plus perfectionnée, des techniques d’identifica-
tion des personnes : la lutte contre la désertion au sein de l’armée, la lutte contre le
vagabondage et le contrôle de la mobilité croissante de la population dans les villes
comme dans les campagnes, la surveillance des non-régnicoles, la reconnaissance des
cadavres qui nous donne l’occasion de lire un passionnant chapitre sur les services de
la morgue au XVIIIe siècle. Cette présentation des pratiques d’identification est com-
plétée par une série d’analyses fines sur les formes d’appropriation par les populations
des normes administratives nouvelles, allant du rejet pur et simple au détournement
par la fraude, de l’acceptation jusqu’à des processus d’hybridation qui marient le
document de papier et les ressources de l’inter-connaissance.
Pour mener à bien son projet, l’auteur a du circuler depuis les archives des admi-
nistrations centrales et des ministères – séries et sous-séries 01, C, D, F et F7 des
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Archives nationales, ministère des Affaires étrangères, papiers du Service Historique
de l’Armée de Terre (SHAT) – jusqu’aux documents produits par certains rouages
administratifs ou juridictions impliqués dans le contrôle des populations – archives du
Châtelet et de la Bastille, fonds Joly de Fleury, prévôté d’Ile-de-France, Préfecture de
police. Au plus près de la mise en œuvre des préceptes définis dans les sphères gou-
vernementales, mais également au plus près de certaines formes d’expérimentation,
voire « d’invention » des normes et des pratiques d’identification et de contrôle,V. Denis
a exploité les ressources des archives municipales et départementales pour quelques
sites urbains d’observation (outre Paris) : Bordeaux, Besançon, Clermont-Ferrand,
Strasbourg. À partir de ces configurations urbaines assez typées (la capitale, un port et
une ville sise au cœur d’une région de migrations, des villes frontières et de garnison),
il parvient à éclairer de façon neuve le rôle des magistrats urbains, leurs rapports avec
les agents de la monarchie sur des matières qui intéressent la bonne police du royaume.
De cet ouvrage d’une grande richesse, au style sûr et agréable, quelques grands
enseignements ressortent. L’auteur met d’abord en relief un processus lent, poly-
morphe, non linéaire conduisant à l’uniformisation progressive et à la généralisation
des documents d’identité qui finissent par se substituer, non sans chevauchement, aux
230 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

pratiques anciennes de reconnaissance visuelle, orale ou d’identification communau-


taire. Sous l’Ancien Régime, celui qui s’éloignait de sa paroisse pouvait se faire recon-
naître, là où nulle connaissance ne pouvait l’identifier, par des documents écrits, au
premier rang desquels il faut placer le certificat. Sa fonction première est de prouver
l’enracinement d’une personne dans une communauté. Délivré par le curé, par un
maître de métier ou par quelque notable, il montre que l’individu n’appartient pas aux
errants qui inquiètent la police, mais qu’il vit normalement dans un cadre sédentaire,
même si la nécessité l’a poussé à le quitter temporairement. D’une autre nature sont
les passeports obtenus sur présentation de certificats ou de témoins. Les passeports
sont, à l’origine, des laisser-passer. L’autorité qui les délivre garantit l’identité du por-
teur et demande pour lui protection et libre passage. Initialement contrôlée par les
chefs militaires pour permettre la circulation des civils pendant les guerres, leur déli-
vrance passe dès la Guerre de succession d’Espagne sous le contrôle des autorités
civiles. Au cours du XVIIIe siècle, le passeport se généralise en temps de paix pour sur-
veiller les déplacements intérieurs des populations. La Révolution l’a conservé et per-
fectionné pour en faire un instrument privilégié de contrôle du territoire national.
L’égalité des individus devant la loi permet d’abord une clarification juridique à par-
tir du moment où le passeport est rétabli par la loi du 30 janvier-28 mars 1792, qui
rend sa possession obligatoire pour tout voyageur hors du district où il est domicilié.
Ces dispositions, confirmées en l’An IV, « nationalisent » le passeport qui devient un
outil essentiel pour le contrôle de la mobilité et participe de la construction d’une com-
munauté nationale en permettant de distinguer Français et étrangers. Le Directoire
pose ensuite les premières pierres d’une centralisation de la surveillance par les pas-
seports, le Consulat ne faisant que retoucher un réseau largement hérité, en confiant
aux préfets cette tâche dans leur département. Le ministre de la Police générale cou-
ronne l’édifice puisque jusqu’à lui remontent tous les états des passeports délivrés
dans chaque commune.
Mais avant cela, pouvoir exhiber ses papiers lors d’un contrôle, au moment d’une
embauche, devient une exigence de plus en plus commune. L’inflexion des pratiques
des forces de police, et notamment de la maréchaussée, à partir du milieu du siècle,
dans le sens d’un durcissement de la répression de la mendicité et du vagabondage,
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rend de plus en plus nécessaire pour le voyageur de se munir de « papiers » (certificats
ou passeports), sous peine d’être emprisonné car soupçonné de vagabondage.
Devenus des instruments essentiels au travail policier de tri et de distinction, les docu-
ments se transforment. L’évolution des rubriques et des catégories qui figurent dans
les certificats et les passeports, transformant ainsi ces actes en véritables papiers
d’identité, est révélatrice de l’émergence de normes nouvelles. Les informations sur
l’identité du porteur sont de plus en plus nombreuses et précises, tandis que la place
des formules diplomatiques diminue. Le signalement, une technique aux origines
militaires et carcérales, au départ très sommaire dans ces documents, tend à se géné-
raliser dans les années 1780. Il fait partie des signes de validation – formulaire
imprimé, cachets, signatures qui se multiplient – par lesquels le document prouve son
authenticité. Ce lent perfectionnement des techniques d’identification traduit la mon-
tée d’exigences portées par un milieu de réformateurs qui se limite d’abord, au début
du siècle, aux plus hautes sphères de l’État, avant de s’élargir ensuite aux intendants
des provinces et aux gouverneurs, jusqu’aux échelons subalternes des administrations
locales. Bien avant les législateurs révolutionnaires, bien avant Fouché, il faut souli-
gner le rôle essentiel du noyau des « réformateurs » de la Régence à l’origine des
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 231

premières expériences d’identification générale et de leur diffusion dans les grandes


administrations du royaume comme dans certaines provinces : Boucher, le propre
beau-frère de Claude Le Blanc, est successivement intendant en Auvergne (1715-
1720) et à Bordeaux (1720-1743) où il introduit plusieurs de ces techniques. Bauyn
d’Angervilliers, intendant d’Ile-de-France sous la Régence, succède à Le Blanc au
secrétariat d’État de la Guerre où il poursuit son œuvre réformatrice. L’action de Joly
de Fleury, qui occupe le poste stratégique de procureur général du parlement de Paris
jusqu’en 1746, s’avère décisive comme le montre son rôle dans l’élaboration de la
déclaration de juillet 1724 qui prévoit un enregistrement centralisé à Paris de tous les
mendiants arrêtés dans le royaume. La diffusion large de ces techniques est clairement
associée à l’ascension d’agents de la police, d’officiers subalternes, de commis fami-
liarisés avec la culture écrite, tous grands promoteurs de ces pratiques administratives
qui renforcent le poids des papiers. La Révolution ne signe pas leur fin. Au contraire,
le nouvel appareil policier, les bureaux des administrations municipales, départemen-
tales et préfectorales de la Révolution à l’Empire, s’ouvrent à leurs talents. Un noyau
d’agents expérimentés issus de l’ancienne monarchie assure ainsi la transmission des
méthodes et des usages bureaucratiques hérités de l’Ancien Régime pendant toute la
décennie révolutionnaire, voire au-delà.
L’accent est donc mis davantage sur la continuité et la progressivité de cette
genèse des « identités de papier », l’auteur se démarquant d’une historiographie
contemporanéiste des migrations. La précocité de l’impulsion qui donne aux procé-
dés d’enregistrement des populations et de centralisation des informations une si
grande importance constitue assurément un apport très neuf de la démonstration.
Dans un contexte de crise marqué par la fin des guerres de Louis XIV, par la peste de
1720, par le fléau d’une mendicité massive, la Régence marque le temps de la conver-
sion des élites administratives à un modèle de contrôle général des populations et du
territoire, fondé sur des méthodes d’identification écrite, centralisées et validées par
l’État. Peu importe que la monarchie n’ait pas eu les moyens de ses ambitions, sauf
dans quelques secteurs comme l’armée ou la marine, qui disposent tôt d’un système
perfectionné d’enregistrement des soldats et des marins. Peu importe qu’il ait fallu
concentrer les efforts d’enregistrement sur les groupes « à risques » : vagabonds, étran-
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gers, ouvriers, citadins trop anonymes. Il faut voir le corps de principes et de savoirs
hérité de la Régence comme un stock d’expériences disponibles et mobilisables par
les autorités successives, selon leurs besoins du moment. Ainsi s’explique la mise en
sommeil de ces mesures sous le ministère du cardinal Fleury, puis leur résurgence à
partir des années 1750, marquées par la montée des inquiétudes sociales comme par
de nouvelles tentations « réformistes » de la part du gouvernement royal. La valeur de
la césure révolutionnaire et impériale mérite donc d’être reconsidérée. Les transfor-
mations d’après 1789 correspondent principalement à une systématisation et à une
extension de pratiques antérieures, expérimentées sous l’Ancien Régime. Après la
Révolution, les inflexions portent sur la pénétration plus franche des « identités de
papier », sur le monopole de plus en plus net de l’État en ce domaine et sur l’ampleur
des moyens déployés.
Ce processus de valorisation constante des papiers débouche sur la construction
progressive d’un véritable savoir d’État (construit par l’État et pour l’État). Sa maîtrise
permet de mobiliser les hommes, de les localiser, de les inventorier, de les classer.
Quoique élaboré à partir d’objets divers – les soldats déserteurs, les repris de justice,
les vagabonds, le contrôle des mobilités en temps d’épidémies ou de guerre, les
232 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

cadavres de la morgue – ce savoir administratif a une vocation unifiante, car il sert rapi-
dement de matrice à des formes de recensement de plus vastes ensembles de popula-
tions. Administrateurs de tous niveaux, depuis le Conseil royal jusqu’aux responsables
de l’armée, magistrats et policiers, mais aussi modestes bureaucrates et officiers subal-
ternes développent une capacité propre, distincte et autonome des autres segments de
l’administration, à inventer les instruments (registres, formulaires, livrets) et les tech-
niques (le signalement) qui donnent à la machine administrative son efficacité. Ce
savoir d’État est en outre malléable, car il s’adapte aux ruptures politiques et récupère
à son profit les nouveaux principes juridiques consacrés par la Révolution. Après 1789,
l’égalité devant la loi favorise la généralisation des papiers pour tous, et l’on oublie alors
l’aspect liberticide d’un enregistrement de tous les citoyens par l’État.
De larges pans de la population sont conscients avant 1789 des enjeux de la pos-
session des papiers. Si des résistances se manifestent, l’attachement à leur égard, y
compris chez les pauvres, peut être réel car ils témoignent d’affiliations passées et res-
tent des marqueurs symboliques d’appartenance. Les individus intègrent ces forma-
lités et se procurent des papiers parce que, délivrés par une autorité supérieure, ils
confèrent de la crédibilité à leurs déclarations. Derrière l’individu, ce n’est plus seule-
ment le poids d’un réseau personnel, mais celui d’une autorité publique qui se mani-
feste pour attester de son identité. À ce titre, c’est une protection supplémentaire que
le peuple utilise si nécessaire contre la police. Le développement même de la fraude
signale le pouvoir finalement reconnu aux papiers. Mais ce que le travail de V. Denis
met fort bien en valeur, c’est l’hybridation qui est admise entre les formes anciennes
pour dire l’identité, fondées sur l’interconnaissance, et la promotion des identités de
papier. L’identification des cadavres continue à se faire visuellement à la morgue. Le
« vagabond » arrêté sans papiers par la maréchaussée peut encore se faire « avouer » par
une connaissance qui fournira les certificats nécessaires à une libération. L’ouvrage
décrit à la perfection un lent processus négocié d’acculturation à l’écrit et à la norme
administrative. Mieux, il apporte une contribution décisive à la réflexion sur la nais-
sance de l’individu moderne. Passée la Révolution qui détruit les corps intermédiaires
et la grande chaîne de la société organiciste, ce qui définit l’individu n’est plus son rat-
tachement à une communauté, mais ses liens directs et solitaires, authentifiés par l’É-
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tat, à un ensemble plus universel, la Nation. L’identification est clairement devenue
une opération étatique, au terme d’un long processus normatif et de codification au
sein duquel les agents de la monarchie ont joué un rôle essentiel. Le triomphe des
identités de papiers n’a pourtant jamais totalement aboli d’autres modes de construc-
tion et de validation des identités.
Vincent MILLIOT
Université de Caen-CRHQ

LIVIO ANTONIELLI (ÉD.), Malgré la synthèse remarquable de


La polizia in Italia e in Europa : punto sugli C. Emsley sur les gendarmeries en Europe au
studi e prospettive di ricerca, XIXe siècle parue en 1999, le champ des
Soveria Manelli, Rubbettino, 2006, 246 p., études sur la police est encore largement
ISBN 8849816251. fragmenté. Les initiatives visant à dépasser
les frontières et à croiser les résultats au-delà
de la fracture de la Révolution française commencent cependant à germer. L. Antonielli,
qui anime régulièrement en Italie des journées d’études d’histoire de la police aux
époques moderne et contemporaine, participe à cette entreprise de décloisonnement,
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 233

comme en témoigne le dernier ouvrage qu’il vient d’éditer. Complétant les précédents
volumes collectifs, l’un consacré à l’Italie (La polizia in Italia nell’età moderna, 2002),
l’autre abordant les militaires (Corpi armati e ordine pubblico in Italia, 2003), il pro-
pose une nouvelle contribution à l’histoire de la police qui doit servir de passerelle
chronologique et géographique.
En publiant les actes d’une rencontre tenue en 2002, Antonielli propose de faire
le point sur les études en cours et de dégager des pistes de recherches. Les cas concer-
nant la Péninsule dominent (sept sur dix), mais leur distribution chronologique est
d’une grande richesse : birri romains et gardes-chiourmes vénitiens pour l’Ancien
Régime, police napoléonienne, puis celle de la restauration et celle de l’unité italienne
sont successivement abordés par des chercheurs italiens et anglais. En contrepoint des
réalités italiennes s’ajoutent une contribution sur les traités de police dans l’Espagne
des Lumières, une sur la maréchaussée française et une autre sur les conceptions de
la police dans les territoires allemands du XVIIIe siècle. Si la diversité des études est
déstabilisante au premier abord, la richesse du matériau permet en réalité de dégager
une série de points communs qui les traversent.
La question des différentes approches dont bénéficie l’histoire de la police est évo-
quée en ouverture par L. Antonielli. Constatant que la police est devenue un objet de
recherche autonome, dépassant son statut d’appendice de l’histoire de la justice ou de
l’histoire politique, il soutient une approche globale de la question. Il plaide ici pour un
dépassement d’une querelle de points de vue et promeut le dialogue entre les tenants
d’une histoire sémantico-conceptuelle de la police, ceux qui s’attachent à la probléma-
tique de la disciplinarisation sociale, et les historiens des institutions attentifs notamment
aux personnels policiers. L’intention est d’autant plus louable que le croisement des
approches peut s’avérer d’une grande fécondité, comme le prouve la contribution de
T. Simon. Il montre comment l’apparition au milieu du XVIIIe siècle de corps militaires
(Sicherheitscorps) investis de tâches de sûreté dans les territoires allemands (poursuite de
la mendicité, prévention du crime, contrôle du territoire par des patrouilles régulières) est
liée à l’évolution de la conception de la Policeywissenschaft. Fleurissant dès le premier tiers
du XVIIIe siècle dans l’aire germanique avec pour objectif de former des fonctionnaires
administratifs, les traités de « science de la police », ou plutôt de science du gouvernement,
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s’étendent prioritairement, à partir de 1760, sur les matières de sûreté publique et moins
sur la police du marché. E. Conde Naranjo montre dans sa contribution l’importation de
ces traités et leur acclimatation en Espagne à la fin du siècle des Lumières.
La problématique de l’identité professionnelle – comment elle se constitue, quels
en sont les vecteurs ou les marqueurs – est plus nettement au cœur de la plupart des
contributions. Certes, entre Ancien Régime et époque contemporaine, les cadres insti-
tutionnels sont profondément modifiés, ne serait-ce que parce que les missions de police
sont, ou peuvent être, différentes. Les processus qui voient la « naissance » d’une police
moderne n’étant nulle part linéaires (la démonstration de J. Lorgnier à propos de la
continuité parfaite entre maréchaussée et gendarmerie aurait mérité d’être nuancée par
les travaux de P. Brouillet), les tensions liées à la spécialisation des fonctions et à la dis-
tinction des corps sont précisément considérées comme déterminantes pour façonner
les institutions de police. Ainsi, l’identité professionnelle traditionnellement négative,
voire infamante, des birri (huissiers) romains qu’étudie M. Di Sivo, découle pendant
longtemps de leur mode de rémunération : ils sont payés au nombre d’arrestations qu’ils
effectuent et les tribunaux exercent une véritable compétition pour la capture des
justiciables. Mais l’introduction du salaire fixe à partir de 1746 n’évite pas pour autant
234 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la liquidation progressive des birri dès 1793, ni la survivance d’un imaginaire hostile à
la police traditionnelle. Alors que, sous l’Ancien Régime, la promesse de l’uniforme est
censée appâter les recrues pour la police de bord des galères vénitiennes (L. Lo Basso),
la tenue du policier est la visée de la caricature politique autour de 1848 (E. Francia).
Tentés par la prosopographie de policiers, M. Broers et J. Dunnage abordent en
parallèle la police de l’unité italienne par ceux qui la font, convaincus que pour
connaître l’institution, il faut connaître les hommes qui la composent. Ils constatent,
dans le premier cas, la faible instruction des fonctionnaires de police, et, dans le second
cas, la spécificité d’un recrutement exogène à Bologne, les policiers provenant majo-
ritairement du sud de l’Italie. Quelles conclusions en tirer ? Ces deux contributions
sont présentées comme étant encore en gestation, mais l’on peut espérer, comme le
montre en d’autres contextes l’histoire sociale des institutions, que l’étude sérielle du
personnel, qui ne doit pas être une fin en soi, alimente surtout la problématique sti-
mulante de la culture institutionnelle et professionnelle de la police.
À ce titre, le dialogue interdisciplinaire et la confection d’outils d’analyse théo-
riques sont des voies fécondes auxquelles participe la contribution sociologique de S.
Palidda. À la suite de D. Monjardet, il rappelle en effet la position intermédiaire de la
police, située entre les autorités et la société. Elle est formellement encadrée par des
normes, mais façonnée quotidiennement de l’intérieur au contact de la rue. La légiti-
mité des policiers se négocie entre une culture professionnelle mue par des intérêts
propres, les exigences du pouvoir et l’assentiment de l’opinion publique. Dès lors, la
proximité sociale ou géographique entre le policier et la société n’est pas un garant
nécessaire de bonnes relations : M. Broers le montre avec la problématique de la
« demande de police », la dénonciation, qu’il considère comme un indicateur de l’ac-
ceptation ou du refus du rôle de l’État dans la vie de la communauté. Sans pouvoir le
quantifier, il constate un profond désir d’intervention étatique dans l’Italie napoléo-
nienne. Indirectement, E. Francia, qui relate notamment les massacres de policiers sur-
venus en janvier 1848 en Sicile, fait le constat inverse qu’en période de crise politique
s’affirme la volonté de confier aux autorités locales les tâches du maintien de l’ordre.
Un des traits communs le plus prometteur des contributions revient à penser
l’histoire des polices de manière dynamique, en dépassant la rigidité des cadres régle-
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mentaires, à partir des cultures fines des institutions de la force publique et de l’usage
social qui en est fait. En faisant la synthèse des travaux, A.-M. Rao résume bien l’in-
térêt qu’il y aurait pour les historiens de la police à s’engager sur le terrain d’une his-
toire sociale des institutions, où se croiseraient le social et les institutions, au point de
rencontre entre ce qui est à policer et ce qu’il y a pour policer.
Marco CICCHINI
Université de Genève

PIERRE KARILA-COHEN, La France d’aujourd’hui est un pays de


L’État des esprits. L’invention de l’enquêtesondages. L’observateur étranger est frappé
politique en France (1814-1848), par la place donnée aux enquêtes sur l’opi-
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, nion publique et aux commentaires qui s’y
2008, 402 p., ISBN : 978-2-7535-0549-0. enchaînent dans la presse. De quand date
cette obsession pour l’observation de l’opi-
nion ? Les premiers « opinion polls » datent seulement de 1938, mais, d’après Pierre
Karila-Cohen, les monarchies constitutionnelles de la première moitié du XIXe siècle
ont grandement contribué à l’institutionalisation d’une pratique d’enquête sur
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 235

l’opinion qui est devenue l’une des caractéristiques de la politique moderne. Dans la
foulée des travaux de Pierre Rosanvallon, Karila-Cohen montre que l’on ne doit pas
regarder le temps de la Restauration et de la monarchie de juillet comme un détour
stérile retardant l’avènement de la démocratie. Les années de 1814 à 1848 ont légué
à la France des pratiques qui se sont montrées essentielles pour le fonctionnement des
régimes censés représenter la volonté de leurs populations.
L’appel à l’opinion politique, comme guide et garde-fou des gouvernants, fait son
apparition dans la vie publique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais à ce
moment il n’existe aucune technique pour prendre le mesure de l’opinion. Il y avait
certes une tradition d’enquêtes administratives, mais l’opinion en soi semblait insaisis-
sable. Comme Karila-Cohen le montre, les révolutionnaires des années 1790, obligés
par le nouveau dogme de la souveraineté populaire, font quelques efforts pour s’infor-
mer de ce qu’ils appellent l’opinion ou l’esprit public, mais le régime bonapartiste
rejette l’idée avec horreur. D’après Lucien Bonaparte, son premier ministre de
l’Intérieur, « le gouvernement qui a le sentiment de sa force et la certitude de la volonté
nationale, n’a pas besoin de détails pour connaître l’opinion du peuple ». L’époque
napoléonnienne a pu être « l’âge d’or de la statistique française » (Jean-Claude Perrot),
mais les informations ramassées par ses administrateurs concernaient essentiellement
des faits matériels : mouvement de la population, production agricole et industrielle,
etc. En essayant de s’informer au sujet des opinions, les régimes qui ont suivi l’Empire
voulaient d’abord se distinguer de l’autoritarisme napoléonien. Aller à l’écoute de l’opi-
nion, c’est une manière d’« affirmer l’existence face à l’État d’une société civile auto-
nome apte à la réflexion politique », ce que Napoléon n’a pas voulu admettre. Pour les
hommes des monarchies censitaires, la vraie opinion publique est celle des élites édu-
quées et aisées ; même les républicains hésitaient à valoriser l’opinion des masses, qui
avaient besoin de s’instruire pour acquérir le droit de se faire écouter.
Comme Karila-Cohen le montre, c’est paradoxalement au début de la
Restauration, ce régime censé consacrer un retour aux pratiques de la monarchie
absolue, que l’on observe le plus d’activité dans le domaine des enquêtes sur l’opinion.
Un régime composé en bonne partie des émigrés sans connaissance de leur pays, en
commençant par le roi Louis XVIII, et ne faisant pas confiance à beaucoup de ses
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propres officiels, hérités de l’Empire, avait grand besoin de se faire une idée de l’état
des lieux. Dans les années fiévreuses de 1814 à 1818, on envoie des commissaires, on
invente des techniques comme le questionnaire envoyé aux préfets, et les ministères
rivaux de l’Intérieur et de la Police générale s’appuient sur les résultats de leurs
enquêtes rivales pour gagner la faveur du monarque. Les départements, unités plus
ou moins comparables entre elles, se prêtent facilement à la pratique de l’enquête, et
les préfets, forts de leurs réseaux de sous-préfets et de maires, apprennent à satisfaire
les exigences de leurs supérieurs. Au cours des décennies après 1818, l’enquête
devient partie intégrante de la routine administrative. En plus des préfets, le gouver-
nement se tourne vers d’autres informateurs, comme les procureurs, l’armée et la gen-
darmerie, qui doivent ajouter la description de l’opinion à leurs autres besognes,
même s’ils protestent parfois qu’ils n’ont pas, à la différence des préfets, les moyens
de fournir des rapports valables.
Toute cette masse de papier envoyée des provinces à Paris a-t-elle vraiment servi
à quelque chose ? Karila-Cohen montre quelques doutes. Les préfets et autres infor-
mateurs ont vite compris que les ministres veulent avant tout la confirmation de leurs
propres images de l’opinion : un bon rapport sur l’esprit public consiste souvent en
236 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

des phrases empruntées directement aux circulaires envoyées de Paris et renvoyés à


leur expéditeur. Préfets et ministres partageaient la conviction que la vraie opinion
publique ne pouvait pas être en désaccord avec le gouvernement ; toute dissidence
devait être mise sur le compte des malveillants et réprimée par des moyens policiers.
Quand les renseignements reçus contredisaient l’attente ministérielle, comme dans les
années 1827-1830 où les préfets ne cessent de signaler la montée d’oppositions à la
politique du cabinet de Charles X, les gouvernants les rejetaient. La lourde machine-
rie des rapports sur l’opinion n’a pas garanti la survie, ni de la Restauration, ni de la
Monarchie de Juillet, surprise par l’insurrection de février 1848. Malgré tout, l’en-
quête sur l’opinion est entrée dans les mœurs administratives : un abandon de la pra-
tique aurait signalé une indifférence inadmissible à l’égard de la volonté populaire.
L’étude clairement écrite et bien documentée de Pierre Karila-Cohen conforte
l’idée lancée par le livre classique de Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, de l’im-
portance de l’expérience de la monarchie constitutionnelle dans l’évolution des pra-
tiques politiques françaises, et de l’originalité des années 1814-1848 par rapport à la
fois aux régimes antérieures et à ceux qui ont suivi. On peut regretter que Karila-
Cohen ne se soit davantage penché sur le rôle de la presse de l’époque, évoquée très
brièvement dans ses derniers pages. Les journalistes ont été les grands concurrents
des préfets pour le droit de dépeindre et d’analyser l’opinion. On sait que les ministres
ont suivi la presse, parisienne et départementale, de près. La circulation de divers titres
a parfois fourni des données statistiques pour l’appréciation de l’opinion, qui man-
quaient dans les évaluations données par les administrateurs. Accessibles au public et
non seulement aux bureaux ministériels, les représentations de l’opinion offertes par
la presse ont permis à la population de participer, non seulement aux débats poli-
tiques, mais aussi à la construction du discours sur l’opinion, dont Pierre Karila-
Cohen nous montre très pertinement l’importance.
Jeremy POPKIN
University of Kentucky

FRANÇOIS GEORGEON, Dernier des sultans ottomans dotés


Abdülhamid II. Le sultan calife (1876-1909), d’une réelle autorité, au pouvoir de 1876
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Paris, Fayard, 2003, 528 p., ISBN 2213599297. à 1909, Abdülhamid II n’avait plus suscité
d’études biographiques depuis près d’un
demi-siècle. L’ouvrage de référence que François Georgeon lui consacre dépasse le
simple récit de vie pour dépeindre de façon plus large un empire en voie de moder-
nisation et de morcellement face à une Europe expansionniste. « Plus qu’une histoire
de l’homme, qui demeure encore en partie mystérieuse, on trouvera donc ici plutôt
l’histoire d’un règne », abreuvée aux recherches les plus récentes.
Le style tout comme la construction des chapitres participent d’une volonté de
vulgariser sans céder à la simplification. La première partie retrace l’ascension et les
deux premières années de règne du sultan dans un contexte des plus difficiles mar-
qué par les défaites militaires face aux Russes, les humiliations du congrès de Berlin
et l’arrêt brutal des efforts de constitutionnalisation du régime. La seconde partie
reconstitue les structures et les pratiques du pouvoir hamidien : la centralisation de
l’autorité au palais de Yıldız ; l’effort croissant de contrôle de la société et des res-
sources de l’empire ; les ambitions califales et panislamiques… Enfin, les deux der-
nières parties resituent les domaines de la maison ottomane ou ce qu’il en reste dans
une série de crises (égyptienne, balkanique, arménienne…) depuis la reprise en main
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 237

hamidienne des années 1880 jusqu’au lendemain de la révolution jeune-turque de


1908… D’un point à l’autre, de l’avènement à la déposition du sultan, le récit se noue
autour de trois thèmes des plus contemporains pour l’aire proche-orientale : les façons
de se réformer au voisinage de l’Europe ; la genèse des régimes autoritaires en terres
d’Islam, et la place à concéder aux minorités religieuses et « nationales » dans un cadre
impérial sécularisé et militarisé.
À l’heure où les vocations européennes de la Turquie et des rives sud de la
Méditerranée font débat, cette biographie expose avec force, la délicate situation de
l’empire, sa proximité parfois risquée avec de puissants États occidentaux. De son
voyage à Londres, Paris et Vienne en 1867, Abdülhamid II a conservé, une admira-
tion pour les « monarchies traditionnelles » et une passion pour l’opéra italien. Dans
son sérail, le sultan mène une vie sobre, quasi bourgeoise, raffolant des mélodrames
et des romans policiers français. Sur la scène publique, il est qualifié par Bismarck de
« diplomate le plus fin d’Europe ». Sa pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir
est rapprochée, par l’auteur, de celle d’Alexandre III de Russie. Dans ce louable effort
de comparaison, seuls les rapprochements avec l’Autriche-Hongrie seraient encore à
multiplier et à approfondir.
Mais, et le sultan en a une conscience aiguë, cette intimité avec l’Europe n’est pas
sans danger : « Nous autres, affirmera-t-il, nous avons planté notre tente juste à l’en-
trée de l’antre des hyènes européennes ». Face aux périls extérieurs, l’empire ne se
maintient que dans une position défensive. Son existence n’est prolongée qu’au prix
de lourdes concessions territoriales et financières. Le sultan concentre ses efforts sur
un domaine resserré, débarrassé de possessions balkaniques et nord-africaines. Pour
autant, Abdülhamid II ne parviendra jamais à disposer des moyens de ses ambitions :
la politique douanière de son empire est maîtrisée par les grandes puissances ; une part
des revenus impériaux est contrôlée par un organe européen en expansion,
l’Administration de la dette publique. La force de cette tutelle, la constance de ses
offensives européennes expliquent en majeure partie le raidissement du régime :
François Georgeon replace, de façon éclairante, la fin de l’expérience parlementaire
des années 1876-1878, à l’arrière plan de la guerre contre les Russes.
Le sultan met fin, dès son avènement, au siècle des réformes et à la prépondérance
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des grands vizirs. Il tire à la fois sa puissance de la « tradition politique ottomane » et
d’un recours pionnier à de nouveaux instruments d’obéissance. Abülhamid II décuple
ses capacités de patronage en étendant les domaines et revenus de sa liste civile. Il use
et abuse de l’exil contre ses opposants, donnant à cette ancienne peine politique « une
dimension sans précédent ». Dans son autoritarisme croissant, le sultan utilise aussi bien
la censure que la technique photographique ou un réseau d’espions entretenant un cli-
mat de peur et de délation. De fait, par ses multiples aspects, le régime hamidien paraît
constituer la première forme de régimes à venir dans cette région.
L’adoption de telles pratiques qui peuvent être explorées plus en détail dans les
archives de Yıldız ne doit pourtant pas masquer un dernier aspect du règne hamidien :
l’adaptation constante de l’empire au temps des nationalismes et de l’émergence d’une
culture de masse. François Georgeon explore avec précision les politiques d’associa-
tion de certaines élites et les efforts de scolarisation consentis durant ce règne. D’un
côté, Abdülhamid II fut un grand bâtisseur d’écoles à travers l’empire. De l’autre, il
opta pour une politique d’entente avec les notables des villes arabes, les chefs tribaux
ou les figures de communautés, jouant parfois de violentes divisions (entre Arméniens
et Kurdes par exemple). Seulement, ces choix politiques se retournèrent contre le
238 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

sultan. Des diplômés de ces établissements nourrirent à leur tour des vagues d’opposi-
tion jeune-turque tandis que les revendications identitaires n’étaient guère jugulées. Le
dernier échec révélait ainsi l’une des contradictions majeures du régime hamidien, un
régime qui, sous la bannière du califat, s’affirmait pleinement comme musulman mais
qui se refusait à reconnaître une histoire arabe ou à faire une place aux non musulmans
dans l’armée impériale. C’est l’un des mérites de cette biographie que d’établir un
constat lucide et équilibré sur la fin d’un des derniers empires méditerranéens.
M’hamed OUALDI
CEMAF-Paris 1

THOMAS BOUCHET, Peut-être plus que toute autre, la


Un jeudi à l’Assemblée. Politique du discours Révolution de 1848 fut une révolution du
et droit au travail dans la France de 1848, discours2. C’est ce que Marx énonçait déjà
Québec, Éditions Nota bene, 2007, en la présentant comme une farce rejouant
ISBN 978-2-89518-250-4. 1789 avant de s’effondrer dans la tragédie
des journées de Juin. Mais pour ne pas répé-
ter les stéréotypes du temps, encore convient-il de comprendre ces discours en les his-
toricisant. C’est ce que tente ici Thomas Bouchet, auteur de travaux sur l’utopie et le
poids de l’évènement dans la première moitié du XIXe siècle, à travers cette étude
consacrée à la séance mémorable de l’assemblée constituante du 14 septembre 1848.
Durant ce « jeudi à l’Assemblée », les membres de l’Assemblée constituante se sont
affrontés sur la question du droit au travail et de son inscription dans la constitution.
Il s’agit d’un enjeu décisif de l’année 1848. Dans les jours qui ont suivi la révolution
de Février, alors que la crise sévissait dans le pays, le gouvernement provisoire avait
proclamé le droit au travail en même temps que la mise en place des ateliers natio-
naux, sous l’impulsion de Louis Blanc. Mais après les journées de Juin et les répres-
sions de l’été, la situation et le contexte ont radicalement changé, la majorité s’accorde
désormais pour rejeter ce droit considéré comme trop menaçant pour l’ordre social.
Parmi les nombreuses manières possibles d’aborder ce débat, qui dure six heures,
Thomas Bouchet a choisi celle de l’ancrage biographique des prises de position. Il ne
propose pas un exposé synthétique sur la question du droit au travail, qui résumerait
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les arguments en présence ; il ne dresse pas non plus un récit chronologique des débats
du 14 septembre ; il choisit plutôt de livrer une approche compréhensive de cette
séance parlementaire, en étant attentif aux rythmes, aux sons et aux rumeurs qui s’ex-
priment ce jour-là. À travers 18 chapitres denses, il présente les principaux protago-
nistes de la discussion et les multiples façons dont ils ont vécu ce « jeudi à l’assemblée ».
Ils sont regroupés en quatre temps successifs, en fonction des caractéristiques de leur
intervention dans le débat.
Dans la première partie, Thomas Bouchet étudie les moments de « Tensions » en
examinant les interventions de personnages aussi différents que le banquier Michel
Goudchaux, républicain « de la veille » devenu ministre des Finances, le révolution-
naire Charles Lagrange qui avait participé à l’insurrection lyonnaise de 1834, l’ancien
ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin, qui se retrouve alors dans une position délicate,
ou celle – plus ponctuelle – du fabricant Victor Grandin. Leurs interventions ont en

2. Hélène MILLOT, Corinne SAMINADAYAR-PERRIN (éd.), 1848,une révolution du discours, Paris, Édi-
tions des cahiers intempestifs, 2001.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 239

commun de montrer la virulence des débats et l’intensité des affrontements. Ainsi, le


discours maladroit de Goudchaux contre le droit au travail suscite un tonnerre de pro-
testations dans les rangs de la gauche ; celui de Lagrange en faveur du même droit sus-
cite les rires et le mépris des conservateurs qui l’empêchent de parler. À côté de ces
discours polémiques qui nous plongent au cœur des tensions, ceux qui sont réunis
dans la deuxième partie (« Décalages ») nous montrent au contraire des orateurs inca-
pables de se faire entendre, et dont les interventions ne débouchent sur rien de pré-
cis. Ainsi, Martin Bernard prononce ce jour-là son premier discours : face à une salle
immense, il ne parvient pas à faire entendre les propositions sur l’association, qu’il
avait abondamment travaillées et préparées. Lamartine de son côté prend la parole
pendant une heure et demie. S’il se fait entendre sans mal, son discours rempli de pré-
cautions et de circonvolutions témoigne de sa position politique précaire en sep-
tembre 1848. Il suscite l’incompréhension sur les bancs de l’Assemblée ; de tous les
côtés, on repousse l’indécision de Lamartine qui semble vider l’expression « droit au
travail » de tout contenu.
Jusqu’ici, nous avons entendu des orateurs fragiles, dont les discours furent soit
rejetés et moqués, soit incompris et ignorés. Dans la troisième partie (« Maîtrises »),
Thomas Bouchet examine au contraire les quatre personnages clés de la journée, ceux
qui ont imposé leurs conceptions du droit au travail et qui ont réussi à polariser les
débats. Parmi eux, Armand Dufaure, rapporteur de la commission de constitution et
dirigeant du parti de l’Ordre : les paroles de cet ancien orléaniste rallié à une répu-
blique modérée ont un écho considérable. Pour s’opposer au droit au travail, Dufaure
ne développe aucune pensée originale, il présente au contraire avec clarté les argu-
ments les plus fréquemment mobilisés par les opposants : il s’agit d’un droit irréaliste,
car il est impossible de le garantir, d’un droit abstrait dont les conditions de mise en
application sont floues, et d’un droit politiquement dangereux. Doué d’un grand
talent oratoire, Dufaure parvient à rallier la plus grande partie de l’Assemblée. En tant
que président de l’Assemblée, Armand Marrast est également une figure centrale de
cette journée, tout comme Adolphe Thiers, qui reste pourtant silencieux ce 14 sep-
tembre. Il avait pris la parole la veille et il venait de publier son gros livre De la pro-
priété. Plus que tout autre,Thiers a contribué à rendre inaudible la revendication d’un
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droit au travail après les journées de Juin, en l’assimilant étroitement à la subversion.
Pour achever le tableau de la journée, T. Bouchet propose une dernière partie
(« Absences ») où sont examinés ceux qui n’ont aucune prise sur le débat, qu’il s’agisse
de Victor Considérant, disqualifié comme utopiste, de Louis Blanc alors en exil à
Londres et tenu pour responsable de la tragédie des ateliers nationaux, ou de Victor
Hugo, un poète perdu en politique.
Finalement, dès le 15 septembre, la rédaction de l’article 8 du préambule adop-
tée rejette le droit au travail, comme la constitution votée par l’Assemblée le
4 novembre. Les attentes et les ambitions nées en Février sont retombées, le spectre
de la guerre civile a eu raison des projets de réorganisation de la société. Si l’ouvrage
de T. Bouchet apporte peu sur la compréhension du droit au travail proprement dit,
ce livre vivant et réjouissant nous permet de plonger au cœur des luttes politiques de
la république de 1848. Il nous transporte au milieu de l’Assemblée, au cœur des polé-
miques et des invectives qui font le sel de la vie parlementaire. Il nous propose aussi
une série de portraits hauts en couleur de quelques-uns des principaux protagonistes
de cette histoire. En reconstruisant les enjeux de ce débat, il nous permet aussi de com-
prendre le triomphe progressif de la réaction durant l’automne et l’hiver 1848. Il
240 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

montre les stratégies rhétoriques subtiles par lesquelles les tenants du parti de l’Ordre
s’imposent à l’Assemblée, tandis que les anciens partisans de la république démoc-soc.,
déjà vaincus, sont réduits au silence. Dans ce récit, le droit au travail n’est ni un grand
principe abstrait, ni une théorie clairement délimitée, il est un enjeu de lutte symbo-
lique décisif entre des acteurs qui s’efforcent de fixer le sens de la république à venir.
François JARRIGE
Université d’Angers

DANIÈLE FRABOULET, Cette étude de l’Union des industries


Quand les patrons s’organisent. Stratégies et métallurgiques et minières (UIMM) dans la
pratiques de l’Union des industries métallur- première moitié du XXe siècle s’appuie sur
giques et minières, 1901-1950, une utilisation inédite des archives de la plus
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires puissante organisation patronale française.
du Septentrion, 2008, 370 p., Le rôle de ces organisations en France a été
ISBN 978-2-85939-994-8 peu étudié par les historiens. Cet angle mort
de la recherche empêche souvent de bien
comprendre les négociations entre l’État, les syndicats ouvriers et les patrons. Le croi-
sement minutieux de sources publiques et privées permet à l’auteure une approche
critique des stratégies et pratiques de l’UIMM.
L’Union, constituée en mars 1901, réunit, au niveau national, des chambres syndi-
cales professionnelles et des syndicats régionaux. Elle rassemble des producteurs et des
transformateurs de métaux ayant des structures de production différentes et des intérêts
parfois opposés. Les chambres syndicales, qui l’ont précédée, contrôlent en partie la coor-
dination par branches de ces entreprises, à l’instar du Comité des Forges, fondé en 1864,
qui rassemble les plus grandes entreprises sidérurgiques. Quel rôle spécifique peut donc
jouer une telle association, et sur quels fondements se constitue cette recherche d’unité ?
La création de l’UIMM répond à la nécessité de l’organisation d’une profession face à
l’action des syndicats ouvriers et au rôle grandissant de l’État dans la réglementation des
problèmes économiques et sociaux. L’expérience de la mobilisation industrielle durant la
Première Guerre mondiale rend plus pressant ce besoin de coordination.
Le développement progressif de l’Union permet la constitution d’un espace de
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négociations entre ces intérêts divergents, et une répartition des tâches entre diffé-
rentes coalitions de syndicats patronaux, du niveau local au niveau national. L’étude
du fonctionnement de deux chambres régionales, la Chambre syndicale des industries
métallurgiques du Rhône et le Groupe des industries métallurgiques et mécaniques
de la région parisienne, met en lumière la diversité de ces liens, le rôle prépondérant
du groupe parisien, mais aussi les ressorts de cette coordination nationale. Les ques-
tions ouvrières en matière de salaires et de grèves sont plutôt traitées par ces groupes
régionaux, les problèmes généraux d’organisation industrielle plus directement par la
direction de l’UIMM. Les modalités de représentations au sein de son Bureau et le
rôle des permanents patronaux assurent la continuité d’un pouvoir réservé à un
nombre limité de personnalités cumulant les responsabilités au sein des organisations
membres. L’analyse de leurs profils professionnels et la comparaison de leurs diffé-
rents parcours soulignent la diversité des ressources économiques, politiques et
sociales que peut mobiliser l’UIMM.
L’étude des réseaux de sociabilité de ses dirigeants montre une grande proximité
entre ces milieux économiques et la classe politique de la Troisième République. Ils
peuvent se faire directement entendre des commissions législatives et des ministres.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 241

Ils jouent aussi de l’influence de la presse sur l’opinion publique en faisant passer leurs
idées dans des journaux contrôlés indirectement par le patronat. L’UIMM essaie aussi
de coordonner l’action de ces membres dans les Chambres de commerce et de mono-
poliser la représentation patronale au sein des organisations paritaires telles que le
Conseil National Économique, créé en 1925, ou l’Organisation Internationale du
Travail. Elle organise une véritable veille stratégique concernant l’évolution des poli-
tiques sociales afin de préserver les prérogatives de ses entreprises.
La mobilisation de ces moyens considérables participe à l’établissement de rap-
ports de forces face aux demandes des différentes composantes de l’État et aux reven-
dications des syndicats ouvriers. Avant la Seconde Guerre mondiale, le législateur
réglemente de plus en plus strictement les conditions de travail. L’UIMM adopte alors
une attitude pragmatique. En position de faiblesse, elle utilise sa structure décentrali-
sée afin de contrôler, à plusieurs niveaux, la mise en application de ces mesures
sociales. Dès que possible, ces patrons négocient avec l’État des retours en arrière. Au
nom de la productivité nécessaire à la mobilisation industrielle et face à des syndicats
divisés, ils obtiennent ainsi, la remise en cause des accords négociés après les grandes
grèves de juin 1936.
Durant toute cette période, les positions de l’UIMM concernant les relations avec
les syndicats et l’État changent peu. Alors qu’à la fin des années 1930, de nombreux
patrons sont tentés par des expériences corporatistes, sa ligne de conduite et la mobi-
lisation de ses membres se fondent encore sur une approche traditionnelle de la liberté
économique des entreprises. L’organisation patronale s’appuie sur des réseaux bien
organisés pour s’adapter rapidement aux changements politiques et sociaux. Cette
capacité de réaction est particulièrement remarquable lors de l’établissement du
régime de Vichy et à la Libération. Contrairement à la Confédération Générale de la
Production Française (CGPF), l’UIMM est épargnée par la dissolution des syndicats
imposée en 1940. Ces dirigeants contrôlent en partie les Comités d’Organisation ins-
taurés par Vichy. Ils bénéficient de la répression des mouvements sociaux et réussis-
sent à garder une marge de manœuvre dans un système productif déterminé par les
contraintes liées à l’Occupation. Or, ces négociations permanentes avec l’État fran-
çais, et les bénéfices importants qu’ils en retirent, ne les empêchent pas d’échapper à
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l’épuration après la guerre. Les industries métallurgiques jouent un rôle fondamental
dans la reconstruction de la France. L’UIMM reprend sa place d’interlocuteur indis-
pensable face à un État plus interventionniste. L’expérience de la guerre prépare para-
doxalement l’adaptation de l’Union à ce nouveau contexte. Elle restera ainsi
l’organisation patronale la plus puissante en France jusqu’à la fin du XXe siècle.
Danièle Fraboulet fonde sa recherche sur l’analyse de la circulation de personna-
lités patronales dans la nébuleuse organisationnelle que constitue l’UIMM. L’analyse
de ces réseaux souligne la continuité du pouvoir assuré par un petit nombre d’acteurs
aux appartenances multiples. Elle réussit ainsi à analyser conjointement l’élaboration
de compromis internes et les investissements patronaux dans les institutions de
contrôle des problèmes économiques et sociaux. Dans ce schéma explicatif, le rôle
international de l’UIMM reste sans doute à approfondir. Sa défense des positions
patronales au sein de l’Organisation Internationale du Travail est rapidement évoquée.
Il faudrait peut-être prolonger ce « jeu d’échelles » en interrogeant plus directement les
rapports entre logiques nationales et revendications internationales. Mais l’ouvrage
donne les éléments clés pour poursuivre pareille analyse. Cette déconstruction
institutionnelle permet un repérage nouveau des activités du patronat. Le CD-Rom joint
242 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

au livre, contenant un dictionnaire des dirigeants patronaux, constitue en outre un outil


de recherche très utile pour tous les historiens. De même, l’analyse des formes de mobi-
lisation de ce groupe de pression appelle de nouvelles recherches sur la dynamique des
systèmes d’organisation industrielle à la croisée de ces logiques économiques, politiques
et sociales. Ce travail pionnier en pose les fondations, et permet de s’appuyer ainsi sur
une compréhension renouvelée du rôle des organisations patronales.
Thomas CAYET
EHESS-CRH/ESSOP

XAVIER VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les


L’insubordination ouvrière dans les années 68. années 68 est un solide ouvrage d’histoire, qui
Essai d’histoire politique des usines, mérite aussi le terme d’essai en tant qu’il
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, ouvre de passionnantes pistes de réflexion et
384 p., ISBN 978-2-7535-0446-2. d’analyse. Le choix de l’auteur est de partir
de l’usine, considérée comme un « lieu poli-
tique » et pas seulement comme un « lieu productif ». Sa perspective étant nationale, il ne
prétend pas se livrer à une entreprise exhaustive et a choisi de travailler principalement
sur des archives départementales, situées dans des bastions ouvriers à forte conflictua-
lité sociale comme la Seine-Saint-Denis, ou dans des zones plus calmes d’industrialisa-
tion diffuse et récente, comme les Deux-Sèvres. Il les complète par les archives
nationales des deux grandes confédérations syndicales ouvrières CGT et CFDT, par les
versements des prêtres-ouvriers déposés au Centre des Archives du Monde du Travail
de Roubaix, par les archives de diverses organisations d’extrême-gauche à la BDIC de
Nanterre, par celles du ministère du Travail et les rapports des Renseignements géné-
raux. Enfin, il utilise de façon judicieuse les sources audiovisuelles constituées par de
nombreux films militants. Sa démarche d’histoire ouvrière a su puiser une partie de son
inspiration dans la sociologie, et l’auteur revendique son inscription dans une histoire
sociale des contestations, menée notamment par Michelle Zancarini-Fournel.
Pour X. Vigna, les années 1968 ont été ouvertes par les événements de mai,
moment initial d’un nouveau cycle de l’histoire ouvrière, même si ses prolégomènes
sont antérieurs. Cet acte inaugural définit une nouvelle grammaire de l’action et des
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revendications ouvrières, caractérisée par une conjonction de critères. Le premier
d’entre eux concerne une diffusion de la contestation ouvrière, avec une extension des
territoires de la grève, qui touchent l’atelier mais aussi, en solidarité, la ville et la région,
comme dans le cas célèbre de Lip en 1973. S’y ajoute un répertoire d’actions élargi,
avec un recours fréquent à l’illégalité et à la violence dans les actions ouvrières, même
si elle n’est parfois que symbolique. La mobilisation concerne des secteurs auparavant
peu combatifs, notamment les femmes et les travailleurs immigrés. Aucun de ces élé-
ments ne représente une radicale nouveauté mais leur confluence, jusque dans des
régions de faible tradition contestataire, est caractéristique de ce cycle d’insubordina-
tion ouvrière. Elle se traduit à plusieurs niveaux : en premier lieu par une conflictua-
lité croissante avec le patronat et dans une moindre mesure avec les pouvoirs publics
et les forces de l’ordre. La relation aux dispositifs d’encadrement traditionnels du
monde ouvrier, principalement les confédérations syndicales, est également marquée
du sceau de cette insubordination.
Ce cycle permet de définir, en creux, une politique ouvrière. L’auteur relève les
questions récurrentes posées à l’intérieur des usines, révélatrices des angoisses et des
espoirs ouvriers. Liées à l’emploi, aux salaires, aux conditions de travail, elles ont
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 243

comme point commun le rejet de la rationalisation et du taylorisme. Empruntant le


terme du sociologue Michel Verret et en usant comme métaphore, X.Vigna évoque une
« Charte ouvrière ». Il la définit non comme un « système cohérent et ordonné » mais
comme « des productions politiques » élaborées par les ouvriers, contradictoires et mou-
vantes, articulées à des pratiques. Il s’agit donc d’une « construction du chercheur que
frappent la récurrence et la cohérence des principes politiques mis en avant par les
ouvriers ». Cette Charte ouvrière repose d’abord sur la bipartition populaire tradition-
nelle entre « eux » et « nous », le « eux » pouvant recouvrir des groupes sociaux aussi dif-
férents que les patrons, les chefs, les « jaunes », les forces de l’ordre ou les étudiants et
les « gauchistes ». Ses principes, comparés aux « morceaux d’éthique » évoqués par
Arlette Farge3, ont une fonction légitimante de l’action ouvrière : le souhait de « tra-
vailler bien et normalement », un souci d’égalité, d’unité et d’autonomie, parfois anti-
politique. Les confrontant aux éléments permettant de définir une politique du peuple
au cours du XXe siècle, X.Vigna relève d’évidents points de recoupement mais souligne
une différence importante : « alors que la politique du peuple est informelle et ne se
structure pas, la politique ouvrière a ses relais immédiats dans des organisations ». Cette
politique ouvrière présente la particularité de se concentrer sur un espace particulier,
celui du travail en usine, dans lequel elle s’oppose principalement au patronat.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux positions et stratégies de différents
acteurs organisationnels et institutionnels face à cette progression de l’insubordination
ouvrière. Elle s’intéresse tant aux relais qu’aux adversaires de cette politique ouvrière, soit
successivement les syndicats, la mouvance révolutionnaire, l’État et le patronat. Une ana-
lyse fine de la stratégie de la CGT met en évidence une volonté d’étatisation des luttes
ouvrières, dans une conception commune avec le PCF. À la base, pourtant, persiste un
«style» CGT, qui explique le maintien de son influence. La CFDT, qui après 1968 semble
la plus en phase avec la radicalisation sociale dans les usines, opère un recentrage officia-
lisé lors du congrès de Brest en 1979. Cette évolution, portée par les éléments les plus
modérés de la confédération syndicale, s’amorce dès 1973, alors même que la lutte des
Lip correspond à un apogée de la contestation. Elle entraîne, comme pour la CGT, un
rapprochement avec les positions d’étatisation des luttes ouvrières, sur la base d’une
proximité avec le PS. L’insubordination ouvrière qui marque la période est donc conte-
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nue « à l’intérieur d’un cadre politique qui fait de la conquête du pouvoir le prolongement
véritable de toute lutte d’usine », stratégie inopérante face au développement de la crise.
X.Vigna fournit ainsi un éclairage nouveau sur la crise des confédérations syndicales dans
les années 1980, amorcée dès la décennie 1970 par ce décalage.
La radicalisation ouvrière profite à la mouvance révolutionnaire. En étudiant l’an-
crage usinier des trotskistes et des maoïstes, X. Vigna nuance l’historiographie tradi-
tionnelle qui pointe la faiblesse de l’extrême-gauche en milieu ouvrier. Il décrit des
mouvements révolutionnaires qui, tout en restant très minoritaires, sortent de la margi-
nalité. Il souligne toutefois que, malgré l’existence d’une gauche ouvrière, les projets
révolutionnaires sont en décalage par rapport à la réalité ouvrière de cette époque, phé-
nomène qui s’accentue avec la crise et entraîne l’extinction du maoïsme dans les usines.
Enfin, un chapitre très intéressant, dont on regrette qu’il ne soit pas davantage déve-
loppé, analyse comment, vu de l’usine, l’État et le patronat gèrent l’insubordination
ouvrière et tentent d’y résister. Dans un premier temps, ces deux acteurs semblent

3. Arlette FARGE, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.


244 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

consentir à un certain nombre de concessions à l’offensive ouvrière. Des réformes sont


adoptées, dans le cadre d’« une brève mais vigoureuse incursion de l’État » pour refon-
der l’usine taylorienne, qui s’accompagne d’un encouragement à la répression afin de
limiter l’influence des syndicats et des militants. L’État, à l’instigation de Jacques Delors
conseiller social de Jacques Chaban-Delmas, relance une politique contractuelle, avec la
loi du 30 juin 1971 sur les conventions collectives. Mais cette politique connaît un coup
d’arrêt dès 1972 avec la nomination de Pierre Messmer. À partir de cette date, la fer-
meté est de mise dans les relations sociales. Le patronat s’était prudemment engagé, sous
la pression des événements et avec d’importantes limites, dans cette politique contrac-
tuelle, entreprenant d’élargir les tâches et d’améliorer les conditions de travail. Mais la
crise, qui fait passer la peur du chômage avant la contestation du travail, clôt ces initia-
tives. On pense, en lisant ce chapitre, à la manière dont la faillite de Lip en 1976, si bien
décrite dans le documentaire Les Lip,l’imagination au pouvoir, marque à la fois une sanc-
tion de la combativité de ses ouvriers et du progressisme de son nouveau directeur4.
À la fin des années 1970, l’échec des mobilisations pour défendre la sidérurgie est
le symbole de l’impuissance ouvrière face à l’hémorragie des emplois. Une nouvelle
temporalité marquée par la crise met fin au cycle d’insubordination ouvrière ouvert
par 68. Directement concernés par les remous sociaux liés à ce cycle, les pouvoirs
publics et le patronat ont su s’accorder sur « la préservation de l’ordre usinier, à l’in-
térieur du système économique libéral ». La crise leur permet de mettre en œuvre des
mesures dirigées contre le salariat stabilisé, les fauteurs de trouble identifiés et la main-
d’œuvre étrangère. X. Vigna y voit une véritable restauration politique et sociale, une
mise au pas de l’insubordination ouvrière.
On peut regretter parfois que l’ouvrage n’appuie pas davantage son analyse de la
progression de l’insubordination ouvrière sur les statistiques nationales des jours de
grève, en comparant ces chiffres aux données recueillies localement. La conclusion
générale peut sembler courte, car elle reprend surtout, en les résumant, des éléments
déjà exposés auparavant, laissant quelque peu le lecteur sur sa faim. Ce dernier a tou-
tefois pu se nourrir abondamment des riches apports de ce travail. Le choix de se cen-
trer sur l’échec et la fin d’un processus se révèle particulièrement intéressant. Il met
en évidence un décalage des temporalités : la contestation ouvrière est encore vive
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quand survient la crise, dont les effets différés ne se font sentir que progressivement.
Le travail de Xavier Vigna permet aussi d’envisager à nouveaux frais, dans la pers-
pective d’une histoire sociale, la notion d’événement : mai 1968, moment inaugural
par son ampleur nationale et sa diffusion, joue un rôle d’accélérateur des conflits et
des expériences. L’événement, loin d’être considéré dans une irréductible singularité,
est intégré dans un processus. En montrant la dimension politique de l’insubordina-
tion ouvrière, l’ouvrage permet de se départir d’un angle de vue uniquement institu-
tionnel en partant de ce qui, dans les milieux populaires et ouvriers, fait politique sans
passer nécessairement par les élections, par un parti ou par une organisation. Il
apporte enfin un éclairage neuf et important sur la centralité ouvrière des années
1970, sur la crise de cette vision et des organisations qui la portent, et plus largement
sur les processus de contestation et leur dynamique.
Sylvain PATTIEU
Lycée Jean-Rostand, Villepinte

4. Christian ROUAUD, Les Lip, l’imagination au pouvoir, Les Films d’Ici, 2007.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 245

MARTINE MESPOULET, Ce livre est un essai de sociologie de la


Construire le socialisme par les chiffres. statistique appliquée au cas soviétique. Il
Enquêtes et recensements en URSS part de la question suivante : peut-on parler
de 1917 à 1991, de « statistique socialiste » pour « désigner
Préface de Theodore M. Porter, Paris, INED, l’ensemble des institutions, des méthodes et
2008, 240 p., ISBN 978-2-7332-1036-9. des outils statistiques qui ont été associés en
URSS, de 1917 à 1991, au projet de
construction d’une société socialiste reposant sur une gestion centralisée et planifiée
de l’économie » ? Autrement dit, la statistique sociale et démographique soviétique
était-elle fondamentalement différente de ce que l’on trouvait à la même époque dans
les pays capitalistes ? En fait, cette expression de « statistique socialiste » ne figure ni
dans les textes fondateurs de la statistique de l’État bolchevique (juillet 1918) ni dans
les écrits des statisticiens russes. En revanche, on rencontre chez Lénine, en 1917, le
terme de « comptabilité socialiste » ; en 1932, Valerian V. Ossinski, alors à la tête de la
TsOu5, présente la statistique comme une survivance du capitalisme : cette science,
désormais au service du Plan, devrait se transformer en comptabilité pour élaborer les
comptes nationaux. Même si elle a été rapidement mise en cause, l’assimilation de la
statistique à la comptabilité a eu des conséquences importantes : dans la période 1930-
1955, la statistique sociale a disparu presque complètement, sauf dans le domaine
démographique. La statistique d’État a été considérée avant tout comme un outil de
gestion, fortement lié à la planification : elle devait fournir au Gosplan les données
nécessaires à l’élaboration et à l’évaluation du Plan.
Pour les responsables soviétiques, l’administration statistique devait être au ser-
vice de la construction d’un État centralisé, gérant l’économie, et dirigé par un parti
unique. Tout au long de l’histoire soviétique, « la production des données statistiques
a été au centre d’une confrontation entre l’image que les dirigeants voulaient donner
de leur pays […] et la réalité de la construction du socialisme » (p. 24). Dans ces condi-
tions, le chiffre occupait une place centrale : il était à la fois outil d’information pour
l’action, d’évaluation des résultats et preuve du bien-fondé des mesures officielles. La
quantification servait ainsi la propagande en légitimant l’État et le pouvoir. Le projet
politique des bolcheviks est entré en tension avec le projet de connaissance scienti-
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fique des statisticiens, fidèles à une tradition intellectuelle héritée du XIXe siècle, qui
faisait de la statistique une science, comme la chimie ou les mathématiques, fondée
sur la recherche de la vérité et de l’objectivité, et donc indépendante du pouvoir. Ces
statisticiens ont dû s’efforcer d’élaborer une grille de lecture des phénomènes écono-
miques et sociaux en accord avec le marxisme officiel et avec le projet bolchevique de
construction du socialisme : il leur a fallu se démarquer des statisticiens européens, et
russes d’avant 1917, qualifiés de « bourgeois » dès la fin des années 1920.
C’est ainsi que le recensement annulé de 1937 marque clairement un tournant. Les
recensements de 1897, 1920 et 1926 s’étaient inspirés de l’expérience des recensements
européens, ainsi que des travaux de l’Institut international de statistique et des Congrès
internationaux de statistique. En 1937, le modèle des recensements européens fut aban-
donné, comme en témoigne le contenu du questionnaire finalement retenu (tableau 1,
p. 70). La liste des questions, réduite à la collecte de quelques informations de base,
n’avait plus pour objectif de cerner la diversité de la population : une seule de ces

5. Direction centrale de la statistique.


246 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

questions portait sur l’occupation ; l’étude détaillée de la structure socioprofessionnelle


de l’URSS devenait impossible. Cette volonté de simplifier le questionnement n’a pas été
remise en cause lors du recensement de 1939 ; après la guerre, de 1959 à 1989, le « noyau
dur » des questions posées se situe dans la continuité avec le questionnaire de 1939.
Cet exemple montre que les outils statistiques ne relèvent pas de choix purement
techniques, mais mettent en jeu des considérations sociales et politiques. Un des
grands mérites de Martine Mespoulet est d’avoir ouvert la « boîte noire » de ces outils
statistiques, en montrant que leur utilisation a résulté de discussions et de confronta-
tions entre statisticiens, mais aussi entre ces derniers et les dirigeants politiques. Le
cas de l’échantillon aléatoire, qui implique des conceptions philosophiques, constitue
une bonne illustration de sa démarche : elle montre qu’en URSS, le tirage aléatoire
soulevait des difficultés particulières, car il reposait sur les lois du hasard, excluant
ainsi le rôle de la raison humaine et donc l’idée de Plan. C’est pourquoi a été élaborée
une méthode d’échantillonnage spécifique, qui a caractérisé la statistique soviétique
des années 1930 au début des années 1990 : elle combinait la délimitation dans un
premier temps de groupes typiques, supposant un choix humain conforme aux direc-
tives politiques, et un tirage aléatoire, intervenant dans un second temps seulement.
En conclusion, l’auteur apporte une réponse nuancée à la question qu’elle a posée
au début de son livre. « Si l’on peut parler de statistique socialiste, c’est donc moins
pour désigner une théorie, des concepts et des outils spécifiques qu’un ensemble
d’usages de ceux-ci, qui ont été réinterprétés et ajustés aux objectifs fixés par le pro-
jet politique, économique et social des dirigeants de l’État soviétique ».
La passionnante étude de Martine Mespoulet débouche sur une analyse du sta-
tut des experts statisticiens en URSS, statut très révélateur de l’État soviétique, qui a
remis en cause le principe de leur indépendance scientifique, en les atteignant au cœur
de leur pratique professionnelle. Ils ont été dépossédés d’une partie de leurs compé-
tences. Ils ont perdu, par exemple, le contrôle des agents recenseurs et des enquêteurs :
sur le terrain, recensements et enquêtes sont désormais effectués par des militants du
parti communiste ou des organisations satellites, qui dépendent évidemment des auto-
rités politiques et non plus d’un corps de professionnels soucieux avant tout de
rigueur scientifique. En même temps, tout était fait pour cantonner ces statisticiens à
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un rôle principalement technique de spécialistes du chiffre au service du pouvoir, sans
prétention à des tâches scientifiques. Enfin, on a assisté à la remise en cause, voire l’in-
terdiction ou la suppression de l’usage de dispositifs statistiques habituels.
Si le titre de l’ouvrage renvoie à la période soviétique, en fait l’auteur remonte à la
période tsariste (à partir des années 1870-1880) et consacre des pages remarquables aux
statisticiens des zemstva, sujet de sa thèse6. En Russie, le mouvement de professionnali-
sation de la statistique administrative entamé à la fin du XIXe siècle n’a pas été l’œuvre des
statisticiens de l’État, mais de ceux des institutions territoriales de gestion locale (zemstva,
en russe). Il a concerné l’étude des conditions de vie et des groupes sociaux dans les cam-
pagnes et les usines. Cette production statistique a été particulièrement foisonnante des
années 1870 à 1914 : les premiers travaux d’envergure ont été les recensements des
exploitations paysannes. Tout un corps de statisticiens professionnels s’est ainsi formé
autour de normes communes, à partir de la réflexion de ses membres sur leur travail quo-

6. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible, 1880-1930,


Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 247

tidien de collecte et de traitement des données : ces statisticiens ont construit progressi-
vement tout un réseau d’hommes sensibilisés aux mêmes questionnements et aux mêmes
approches, pratiquant les mêmes méthodes, partageant les mêmes références scienti-
fiques, les mêmes valeurs professionnelles. Celles-ci ont survécu à la révolution
d’Octobre ; la TsSOu créée en juillet 1918 a hérité des zemstva à la fois une partie impor-
tante de son personnel et des façons de travailler : enquêtes et recensements des années
1920 doivent beaucoup aux pratiques mises en place avant 1914. C’est pourquoi Martine
Mespoulet devait intégrer à sa démonstration la fin de la période impériale, afin de mieux
comprendre les débuts de la statistique soviétique.
Ce livre est une lecture indispensable pour tout historien de l’URSS, car il exa-
mine de façon détaillée et subtile beaucoup d’enquêtes et de recensements russes et
soviétiques : en décortiquant les méthodes et les techniques utilisées par les statisti-
ciens russes, il initie le lecteur aux secrets de fabrication des données et apporte ainsi
une contribution de poids à l’analyse de sources précieuses pour l’histoire sociale.
Martine Mespoulet donne de nombreux extraits des documents sur lesquels elle s’ap-
puie, permettant ainsi au lecteur de juger en connaissance de cause : on distinguera
particulièrement, de ce point de vue, l’extraordinaire « récit de terrain » de V.A.
Obolenski (p. 55-60), qui livre le regard d’un statisticien sur les paysans, et la vivante
monographie (p. 148-153) sur une famille ouvrière de Moscou. Signalons aussi que
l’auteur a traduit les questionnaires et formulaires individuels de tous les recensements
démographiques de 1897 à 1989.
Le texte est bien écrit, presque totalement dépourvu de coquilles ; regrettons tou-
tefois que l’auteure soit parfois elliptique dans son expression, ce qui par endroits rend
son livre d’un abord parfois difficile. Les « références bibliographiques » (p. 223-236)
sont classées par ordre alphabétique d’auteur et ne distinguent pas entre études scien-
tifiques et sources ; quelques documents mentionnés dans le corps du texte ont été
oubliés dans cette bibliographie. En outre, les publications des chercheurs soviétiques
concernant les « sources de masse » de l’histoire quantitative sont ignorées7.
Ces remarques de détail ne changent rien à la qualité de ce livre. Sur le fond, il
reste deux interrogations. On peut s’étonner que Martine Mespoulet ne soulève pas la
question du secret : pendant une partie au moins de la période soviétique, une masse
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importante de données était inaccessible au public et réservée à l’usage des administra-
tions : n’est-ce pas là une spécificité non négligeable de la statistique soviétique ? La
seconde question porte sur la vision que les autorités avaient de la société : une citation
de la Pravda du 29 avril 1936 suffit-elle pour affirmer (p. 110) qu’« officiellement, l’URSS
de Staline n’était plus une société répartie en classes » ? Martine Mespoulet renvoie, sans
référence précise, « aux discours » de Staline ; or, en ce qui me concerne, je connais un seul
texte du « Guide » consacré à ce sujet, son rapport sur la Constitution de 19368 : il y

7. Cf. les ouvrages suivants (en russe) : V. Z. DROBIJEV, A. K. SOKOLOV, V. A. USTINOV, La classe
ouvrière de Russie soviétique dans la première année de dictature du prolétariat (Essai d’analyse structurelle d’après
les matériaux du recensement professionnel de 1918), Moscou, Éditions de l’Université de Moscou, 1975 ; I. D.
KOVALTCHENKO (éd.), Les sources de masse sur l’histoire socio-économique de la société soviétique, Moscou, Édi-
tions de l’Université de Moscou, 1979 ; idem, Les sources de masse sur l’histoire de la classe ouvrière soviétique
de la période du socialisme développé, Moscou, Éditions de l’Université de Moscou, 1982. On pourrait aussi
citer des articles.
8. « Sur le projet de Constitution de l’URSS », rapport présenté au VIIIe Congrès des Soviets de l’URSS
le 25 novembre 1936, trad. : STALINE, Les questions du léninisme, t. II, Paris, Éditions sociales, 1947, p. 214,
219, 226 et 229.
248 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

présente la société soviétique comme composée de deux classes amies, les ouvriers et les
paysans, l’intelligentsia constituant quant à elle une couche sociale et non une classe. Le
titre de la page 108 : « Recenser une société sans classes en 1937 » semble donc problé-
matique.
Au total, ce livre est un exemple réussi de sociologie historiquement informée,
appuyée sur les archives centrales et régionales. C’est dire tout l’intérêt de ce beau tra-
vail pour des historiens.
Jean-Paul DEPRETTO
Université Toulouse 2

JACQUES BARIÉTY (ÉD.), L’ouvrage présenté est la publication


Aristide Briand, la Société des Nations des actes du colloque éponyme, organisé à
et l’Europe (1919-1932), Paris en octobre 2005, sous la direction de
Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, Jacques Bariéty. Cette rencontre internatio-
2007, 542 p., ISBN 978-2-86820-307-6. nale et la publication des travaux qui l’ont
marquée doivent beaucoup à l’Association
internationale d’Histoire contemporaine de l’Europe ; le projet, coordonné par
Christine Manigand, répond également au souhait du ministère des Affaires étran-
gères de voir l’anniversaire des 80 ans des accords de Locarno commémoré à Paris.
Le premier mérite de cette entreprise est de rappeler que l’histoire de l’Europe
ne commence pas en 1945, comme l’actualité le laisse parfois croire, quand les dis-
cours des acteurs politiques des 27 ne le donnent pas, souvent, à penser. La politique
de la Société des Nations et, plus encore, les tentatives d’édification d’une Union fédé-
rale européenne ne datent pas de la volonté du président Delors de faire émerger une
« fédération d’États-Nations », mais bien du plan Briand du même nom, proposé en
1929. L’ouvrage a, ensuite, un intérêt bibliographique. Longtemps marquée et domi-
née en France par une histoire « clemenciste », l’étude de l’immédiat après-guerre
bénéficie désormais d’une nouvelle approche à laquelle l’ouverture des archives, les
bouleversements survenus dans l’Europe médiane de 1989/1990 et les nouvelles
recherches corollaires sur les relations internationales ne sont pas étrangers. Jacques
Bariéty et Antoine Fleury, de l’université de Genève, ont beaucoup œuvré en ce sens
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ces vingt dernières années et cette rencontre en est notamment le résultat.
Le rôle d’Aristide Briand est présenté ici à l’aune d’une lecture plus équilibrée de
la part que le « pèlerin de la paix » a prise dans l’élaboration de la politique des années
1920. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce personnage central
des années folles, jadis chef politique de la France de Verdun, a pâti d’un oubli peut-
être aussi injustifié que les révérences dont il avait été l’objet de son vivant. À la tête
des cinq cabinets qu’il dirige comme ministre des Affaires étrangères, entre 1921
et 1932, son rôle et sa démarche, freinés ou accélérés par l’ambivalence du person-
nage, sont restitués par Robert Boyce. Le Briand que la mémoire – sélective – de l’his-
toire a parfois retenu comme le précurseur de Munich, campé en précepteur de Laval,
celui dont la politique n’aurait été que celle du « chien crevé au fil de l’eau » (A.
Tardieu), est analysé au plus près, débarrassé de l’ombre de son encombrant bio-
graphe, le collaborationniste Georges Suarez. Apparaît alors un homme d’État, qui a
su gagner l’amitié de ses homologues, présenté ici comme l’un des seuls acteurs de
son temps à avoir été capable d’une vision globale des nécessités du premier après-
guerre européen, conscient du potentiel des États-Unis et de l’Union soviétique et de
l’influence de ces deux puissances dans une Europe divisée.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 249

L’ensemble de l’ouvrage apporte ainsi une lecture corrigée de la politique


d’Aristide Briand, à défaut de n’être pas tout à fait neuve. Plutôt qu’en d’idéaliste béat
ou irresponsable, Briand est présenté comme un réaliste, obsédé par la sécurité de la
France. À juste titre, il est rappelé que jamais, sous sa férule, fût-elle de velours, le traité
de Versailles n’a fait l’objet de révisions ou de tentatives en ce sens. Berthelot, un de
ses plus proches, n’a-t-il pas figuré parmi les auteurs des clauses territoriales du
« Diktat » ? Au contraire, le chef de la diplomatie française mesure combien la France
victorieuse de 1918 est un pays affaibli pour lequel il convient de faire « la politique
de sa natalité », hors de toute aventure solitaire. Cette prise de conscience explique en
grande partie sa recherche de garanties et d’alliances, au nom de la sécurité collective,
auprès de la Grande-Bretagne d’abord, puis des États-Unis, de l’Allemagne ensuite,
des États-Unis à nouveau. Enfin, c’est avec l’Europe, sa grande et ultime idée, qu’il
tente de trouver une solution stable et durable au nécessaire concert des nations.
Comment comprendre le plan d’Union fédérale européenne autrement ? Pour Briand,
il s’agit bien de la volonté de pallier ce qu’il considère comme les faiblesses – certes
inavouées dans ses propos – des accords de Locarno (1925-1926) et du pacte signé
avec Frank B. Kellogg (1928). L’absence de reconnaissance par l’Allemagne de ses
frontières orientales et le refus des États-Unis de signer un pacte bilatéral préférant,
par prudence, noyer le projet de « mise de la guerre hors la loi » dans un accord mul-
tilatéral, dénotent l’inquiétude du ministre français des Affaires étrangères devant la
fragilité de l’édifice de la paix. Les mots de Briand, rapportés par Franz Knipping
(université de Wuppertal), ne signifient pas autre chose : « la paix, j’y travaille. Mais je
n’en suis pas le maître. S’il y a la guerre, il faut être prêt ».
En outre, les différents pacifismes détaillés dans cet ouvrage nous confirment qu’il
y a eu une progression de cette dernière notion au cours des années 1920. Il semble
bien que le pacifisme juridique de Locarno et de Berthelot, dans lequel la paix est fon-
dée sur le droit, ait évolué vers le pacifisme « révolutionnaire » (J. Bariéty) d’une opinion
qui préfère une rupture historique avec le passé. Cette dernière conception est incar-
née par le pacte Briand-Kellogg et orchestrée par Alexis Léger, comme une « nouvelle
vague diplomatique », en somme. La prudence et la méfiance en l’avenir de Briand n’en
sont pas exclues pour autant, comme le projet de 1929 en porte témoignage et comme
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le démontrent aussi le souci du ministre devant la montée des tensions autour des
minorités nationales entre Allemagne et Pologne principalement, et l’influence gran-
dissante, dans le bassin danubien, d’une l’Allemagne souhaitant se réarmer.
Il faut souligner enfin l’éclairage nouveau apporté sur le plan Briand de 1929, qui
semble avoir été compromis avant la mort de son auteur. La volonté d’organisation
du grand espace européen, si elle a suscité de nombreux espoirs et obtenu des pro-
messes encourageantes, a vu ses objectifs économiques se muer en nécessités poli-
tiques et finalement connaître le violent échec des idéaux manqués. Est-ce la
responsabilité d’un Briand ignorant des fondamentaux économiques ? Bien au
contraire, les intervenants ont démontré que l’influence des États et de leurs repré-
sentants a été surestimée ; le libéralisme et ses ambiguïtés n’ont pu susciter de résis-
tances politiques aiguës à leur puissance. Savoir les comprendre est donc une nécessité
que le chef du gouvernement français a saisie, sans toutefois pouvoir les contrer.
L’irrésistible isolationnisme des États-Unis envers l’Europe a abandonné le vieux
continent et ses espoirs de paix aux courants contraires, quand les stéréotypes raciaux
des Britanniques envers les Français notamment ont eu raison des efforts – parfois
physiques – du prix Nobel de la paix de 1926. Le projet d’Union n’est-il pas mort-né
250 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

de la contradiction entre son caractère finalement continental et la vocation univer-


selle de la SDN, de l’incompatibilité entre la pratique libérale du commerce interna-
tional (extension de la clause de la nation la plus favorisée) et le système de
préférences et, en plus de l’opposition des Américains et des Britanniques, du refus
des Allemands, qui y ont vu une tentative française de consolidation de l’Europe de
1919 ? En tout cas, le dernier mot revient à la dépression mondiale qui, à partir de la
crise internationale des paiements, bouscule la politique diplomatique française jus-
qu’à son échec définitif.
La compréhension de Briand aurait été complète si l’ouvrage étudié avait fait une
place au Briand de l’intérieur, au maître du « Parlement de l’éloquence », au grand
constructeur des majorités parlementaires sans lesquelles il n’est pas de gouvernement
stable et durable. À plusieurs reprises, la délibération parlementaire a pris le pas sur
la diplomatie et bien des décisions sont sorties des nécessités de politique intérieure,
ad augusta per angusta.
Christophe BELLON
Université de Nice-Sophia Antipolis
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