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René Moulinas
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compte de la monarchie française qui, tout au long du XVIe siècle, tend à favoriser les
conciliations entre Turcs et Vénitiens pour affaiblir les Habsbourg, accroît les tensions
avec l’Espagne. Enfin, la reconnaissance d’Henri IV comme roi de France, dès
octobre 1589, conforte l’opposition entre les deux puissances. La correspondance du
diplomate espagnol avec Madrid relate par le détail ces nombreuses querelles.
Les trois chapitres suivants sont consacrés à la description des relations diplo-
matiques de Charles Quint et de Philippe II avec les souverains pontifes. Malgré leur
succession rapide sur le trône de Saint-Pierre (12 papes pour les 70 années étudiées),
M. Levin réussit à retracer les aléas de la conjoncture politique tout en dégageant les
principaux traits de l’action diplomatique espagnole. Ainsi, le but de Madrid est de
trouver un soutien à sa politique confessionnelle et à sa « grande stratégie » (G. Parker)
dans la capitale romaine, alors que les papes s’efforcent, le plus souvent, d’unir autour
d’eux les princes catholiques pour réaliser une nouvelle croisade, tout en conservant,
voire en accroissant, l’influence des États de l’Église et en pratiquant un népotisme
manifeste. Revers et victoires diplomatiques espagnoles s’enchaînent à Rome, de la
constitution d’une faction hispanophile au sein du collège des cardinaux dans les
années 1530-1540, dont l’un des artisans est l’ambassadeur Diego Hurtado de
Mendoza, jusqu’à l’échec que représente la prise de contrôle par Clément VIII en
1598 de Ferrare, cité-État, contre la volonté espagnole. Certains épisodes éclairent un
refus romain de la Pax hispanica, comme l’excommunication de Philippe II fulminée
par Paul IV (1555-1559) pendant ce qu’on a nommé la « guerre de Carafa » : Madrid
menaça Rome d’un nouveau siège, alors que celui de 1527 par les troupes de Charles
Quint était encore dans toutes les mémoires, ce qui amena le pape à composer.
Toutefois, l’auteur insiste sur trois camouflets diplomatiques subis par Madrid, avec
Gregoire XIII, qui refusa de donner son appui à l’annexion du Portugal, avec Sixte
Quint qui s’opposa à un financement de l’Invincible Armada, et avec Clément VIII
qui accueillit Henri IV dans l’Église catholique, malgré les menaces de soustraction
d’obédience proférées par le comte d’Olivares, ambassadeur de Philippe II et père du
futur valido. Parmi les victoires espagnoles, la plus éclatante est celle de Lépante qui
demeura, comme on le sait, sans lendemain.
L’essentiel des rapports entre Rome et la monarchie espagnole ne réside pas dans
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de nombreuses reprises, quand les ambassadeurs lui envoient des informations impor-
tantes, celles-ci demeurent sans réponse de sa part, au point qu’une certaine atonie de
la monarchie espagnole ressort des descriptions de cette correspondance.
Le dernier chapitre évoque l’emploi des diplomates en tant que « contacts cultu-
rels », même si la notion est utilisée de manière relativement anachronique. Aussi bien
à Venise qu’à Rome, les ambassadeurs recherchent les œuvres d’art et les ouvrages pré-
cieux ; ils négocient pour le compte de leur souverain, ou pour le leur, avec des artistes.
Ainsi, en 1577, Philippe II demande à son représentant à Venise, Juan de Zúñiga, de
trouver un peintre afin de décorer l’Escorial, mais ni Véronèse, ni Le Tintoret n’ont
voulu quitter l’Italie. Les exigences royales sont renouvelées pour la constitution de la
bibliothèque du palais-monastère. La plupart des diplomates espagnols possèdent une
culture suffisante pour accomplir ces tâches, et Diego Hurtado de Mendoza, à Venise,
a entretenu une relation personnelle avec Titien, dont il reste un portrait du diplomate.
Parmi ces investigations culturelles, l’auteur inclut la patiente recherche de reliques qui
représentent pour Philippe II un des attributs importants de l’Escorial ; ses ambassa-
deurs sont mis à contribution pour les recueillir. De même que pour les peintures, l’ac-
quisition de ces trésors religieux entre souvent en concurrence avec d’autres
puissances, dont le pape, des cardinaux, des congrégations ou des chapitres.
On le voit en particulier avec ce dernier chapitre, Agents of Empire embrasse beau-
coup de domaines, certainement trop. Ainsi peut-on regretter que la « mission divine »
de l’Espagne ne soit évoquée que dans la conclusion, ou que la notion de messianisme
politique n’apparaisse pas du tout. Ces lacunes proviennent très certainement de la
tentative de concilier une synthèse historique rapide et pratique, et la présentation
d’une thèse alternative à celle de l’impérialisme espagnol hégémonique en Italie.
Alain HUGON
Université de Caen
mais des points essentiels ont été acquis. Il n’y a pas, dit très bien A. Jouanna, une
Saint-Barthélemy, mais deux, celle qui a frappé les huguenots au sommet, et le mas-
sacre général et incontrôlé de tout ce que Paris comptait de protestants ou réputés tels
(poursuivi en province durant près d’un mois). Il n’y a pas lieu de penser que la
seconde était préméditée par les auteurs de la première, et moins encore quand fut
organisé le mariage princier, suivi de l’attentat qui a mis le feu aux poudres (la vieille
théorie du « stratagème »). Moyennant quoi, les évènements ne peuvent être compris
que s’ils sont placés dans une perspective assez longue.
A. Jouanna, dans son premier chapitre, part de la paix de Saint-Germain qui, en
1570, a mis fin à trois ans de guerre civile. C’est à mon sens tailler un peu court, car si
cette paix est si difficile à faire accepter, c’est que la prise d’armes par les protestants en
1567 a été suivie de violences extrêmes, de part et d’autre, dans le domaine idéologique
comme sur les champs de bataille. La frustration des catholiques doit être comparée à
celle de l’O.A.S. en 1961-1962 : vainqueurs sur le terrain, ils voient leurs ennemis gagner
sur le plan politique. L’affaire de la croix de Gastine, qui agite Paris durant toute l’an-
née 1571, prouve assez que les passions ne sont pas éteintes. Elles ne le sont pas mieux
en province où, par exemple, la restitution des biens confisqués aux huguenots suscite
des querelles infinies. Certes, Charles IX semble résolu à imposer la réconciliation, mais
jusqu’à quel point est-il sincère ? Et sa mère l’est-elle autant que lui ?
Durant ce temps se jouent de grandes manœuvres matrimoniales et internatio-
nales. Notre auteure les démêle avec un art consommé : projets de mariage entre le duc
d’Anjou et la reine d’Angleterre et, plus important, entre Marguerite de Valois et Henri
de Navarre ; liens hésitants entre le roi de France et les rebelles des Pays-Bas contre
Philippe II. À propos de ceux-ci, particulièrement complexes, A. Jouanna décèle un « jeu
de masques » dans lequel, paradoxalement, les plans et les menaces élaborés par
Coligny serviraient plutôt la volonté des deux souverains d’éviter la guerre ouverte.
Or, tout cet édifice fragile se voit brutalement renversé par un attentat contre
l’amiral. Attentat raté, dont l’auteur est connu, mais derrière lequel on cherche, depuis
le début, le ou les commanditaires. Cette fois, c’est avec l’assassinat de Kennedy que
le rapprochement s’impose. Après bien d’autres, l’auteure passe en revue toutes les
hypothèses. Et comme dans les bons romans policiers, elle écarte les suspects aux-
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roi à exercer sa justice « extraordinaire », la mise à mort sans procès. Il l’a fait sous la
pression de son conseil, dont les membres, en particulier italiens, auraient mérité
d’être présentés plus en détail. Il faudrait aussi relever les absences : si Jean de Monluc,
un modéré, était déjà parti pour la Pologne, où était et que faisait François de
Montmorency, le gouverneur de Paris ? L’exécution a été menée avec une surprenante
facilité, mais il avait fallu pour cela mettre en état d’alerte la milice parisienne.
Est-ce sur ordre que le tocsin a sonné au moment où s’achevait le meurtre de
Coligny ? On ne le saura pas, mais c’est alors que commença « la seconde Saint-
Barthélemy, celle du peuple de Paris ». Forte des travaux récents, A. Jouanna rend par-
faitement compte des motivations et du rituel des massacres perpétrés dans la capitale,
et de l’impuissance du roi à les faire cesser. Elle note sans l’expliquer – c’est un autre
point obscur de l’affaire – le silence et l’inaction du parlement durant toutes ces jour-
nées. Après quoi elle caractérise bien les conditions propres à chacun des massacres
qui se sont produits en province à l’imitation de la capitale. Il semble que, dans cer-
tains cas, des instructions orales ont pu donner à croire que le roi voulait éliminer les
chefs protestants, avant que des ordres écrits viennent exiger le maintien de la paix.
Une même confusion va régner dans la communication royale, aussi bien en direction
des sujets que des puissances étrangères, ce qu’expose parfaitement le chapitre 6 inti-
tulé « Vérité du roi, raison de l’État ». Ici encore, certains faits de notre époque, au
Rwanda et ailleurs, peuvent nous aider à mieux comprendre un déchaînement san-
guinaire que nos prédécesseurs horrifiés n’arrivaient pas même à imaginer.
La troisième partie du livre, « Déchiffrements et ripostes », est peut-être la plus
neuve. On y voit d’abord comment les protestants ont interprété leur malheur à la
lumière de la Bible, soit pour se ranger, accablés, à la religion du roi (les abjurations
ont été très nombreuses), soit pour se conforter en Dieu dans leur position de mar-
tyrs et de petit troupeau fidèle ; ensuite la mise en cause de la monarchie absolue par
les écrits de ceux qu’on appellera plus tard les monarchomaques (idées qui seront
bientôt reprises à leur compte par les catholiques ligueurs) ; enfin le retournement de
situation qui se produit à la fin du règne de Charles IX et au début de celui d’Henri III,
et s’achève, avec la paix de 1576, sur un désaveu total de ce qui fut, selon l’opinion
des contemporains, le triomphe ou le crime de la Saint-Barthélemy. Il me semble tou-
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Louis XIII considérait probablement son fauconnier comme une sorte de père de
substitution. Les relations entre le souverain et le gentilhomme méridional se renfor-
cèrent à partir de 1614. Louis était dans sa quatorzième année ; Charles avait trente-
six ans. C’est à ce moment qu’il commença à cumuler les responsabilités. En 1616, il
devenait ainsi grand fauconnier et capitaine du Louvre. S. Kettering le décrit comme
un ambitieux avant tout soucieux de ses intérêts personnels, qui entendait réaliser une
brillante carrière à la cour, ce que n’avait pu faire son père. La relation entre le prince
et le favori fut jugée par les contemporains comme le résultat d’un ensorcellement ou
d’une magie mystérieuse. Le 24 avril 1617, le roi faisait assassiner Concino Concini,
qui était alors à la tête du gouvernement. Quoi qu’ait pu en dire Richelieu, il ne semble
pas que Luynes ait été l’instigateur de ce coup de force. L’homme était prudent.
L’anatomie de la conspiration est certainement l’un des meilleurs passages de l’ou-
vrage. Il s’agissait d’un mouvement d’assez grande ampleur, organisé dès 1616. Ses
acteurs avaient envisagé un moment de pousser le roi à quitter la capitale pour prendre
la tête d’une armée en Champagne. Concini, de son côté, était au courant des menaces
qui pesaient sur lui, et il prit des mesures pour assurer sa sécurité, mais celles-ci ne
dissuadèrent pas Louis XIII et ses proches de mener à bien leur coup de force.
Le grand fauconnier reçut une partie des dépouilles du Florentin. Il obtint ainsi
pour environ 1,9 million de livres, sur la fortune de 8,4 millions que possédait Concini.
Les plus beaux morceaux étaient le château de Lésigny, en Brie, le marquisat d’Ancre,
en Picardie, et la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi. À ce moment,
sa fortune pouvait être estimée à 2,7 millions de livres, ce qui était d’autant plus consi-
dérable qu’elle avait été construite en seulement trois années. À sa mort, en 1621, elle
atteindrait 6,2 millions. Grâce à sa position à la cour, Charles d’Albert put épouser la
très jeune Marie de Rohan, fille du duc de Montbazon, et les relations entre les époux
semblent avoir été bonnes. Il parvint ensuite à l’apogée des honneurs en devenant duc
de Luynes en 1619 (la seigneurie de Maillé en Touraine étant promue à cette occa-
sion au statut de duché de Luynes), puis connétable de France deux ans plus tard.
Grâce à ce titre qui faisait rêver tous les favoris et tous les princes, il tenait désormais
la place de premier des grands officiers de la couronne.
Cette ascension profita à son entourage, à commencer par ses frères, Léon et
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procher de la reine-mère, qu’il flatta avec obséquiosité quand elle réapparut à la cour,
en janvier 1621.
Luynes a-t-il cherché à mener une véritable politique ou s’est-il contenté de réagir
aux tensions et de s’adapter aux circonstances ? La question mérite d’être posée. En
1619, le conseil du roi se peupla de personnages liés au favori, à commencer par son
frère, le duc de Chaulnes, par son ancien protecteur, le comte du Lude, et par le comte
de Nanteuil, tandis que les partisans de la reine-mère étaient mis à l’écart. C’est sans
doute à Luynes que l’on doit le rappel au Conseil des « barbons », les vieux ministres
du temps d’Henri IV (Sillery, Du Vair,Villeroy). Mais il fallait composer avec les ducs,
qui avaient obtenu une place au Conseil en récompense de leur loyauté (Guise,
Nevers, Bellegarde). La marge de manœuvre du favori restait donc limitée. Luynes
n’a d’ailleurs pas influencé le roi quand celui-ci prit la décision de descendre en Béarn
à la tête de son armée, en 1620, pour y imposer la restauration du culte catholique,
avant de lancer une grande opération militaire de réduction des places protestantes.
Bien qu’il fût un catholique fervent, comme le roi, Luynes préférait la négociation à
l’usage de la force. L’armée royale se heurta à la résistance acharnée des huguenots
de Montauban. Le siège semble avoir été décidé par Louis XIII en personne, et
Luynes tenait un rôle relativement discret lors des conseils de guerre. Au plus fort des
combats, il espérait toujours obtenir par la composition la reddition du duc de La
Force, qui commandait à Montauban.
La carrière de Luynes fut exceptionnelle mais brève. Il mourut devant la petite place
de Monheurt en décembre 1621. Les échecs de la politique royale lui furent imputés, et
jamais il ne fut considéré par les Grands du royaume comme l’un des leurs. Il offre ainsi
une sorte de cas limite pour la figure du favori. Jamais un gentilhomme n’avait accumulé
autant de dignités en si peu de temps. Conscient du caractère labile de sa situation,
Luynes lui-même cherchait à se ménager des appuis auprès des princes et même de la
reine-mère, et il ne tenta ni de s’imposer par la force au Conseil, ni de mener une poli-
tique de puissance spectaculaire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, ce qui
rappelle l’attitude de Lerma en Espagne. Ce n’est pas le moindre mérite de S. Kettering
que d’avoir réussi à restituer toute la complexité d’un personnage dont la réputation fut
déchirée par les libelles et par les remarques acerbes de Richelieu, lequel construisit sa
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paradoxe de la combinaison unique d’un système politique encore médiéval avec une
économie capitaliste et une société « bourgeoise ».
Après un premier chapitre qui rappelle brièvement l’histoire des provinces qui
formaient le nord des Pays-Bas bourguignons puis habsbourgeois, la révolte qui abou-
tit à la scission de 1579 et la première phase de la guerre jusqu’à la trêve de 1609,
M. Prak examine le Siècle d’or néerlandais en quatre parties. La première dessine le
tableau politique intérieur et surtout extérieur de la période 1609-1713. L’essentiel est
dit, de manière précise, en se limitant strictement aux combats qui se déroulent aux
frontières des Provinces-Unies, ce qui occulte un peu le rôle de l’armée néerlandaise
dans les conflits plus lointains, dans les mondes extra-européens, ou même, avec son
alliée anglaise, lors des deux dernières guerres contre Louis XIV ; mais il s’agit sans
doute d’un choix délibéré de l’auteur pour éviter un trop long récit événementiel.
Cette première partie est complétée par un chapitre sur les transformations de la
marine et de l’armée, avec la contribution de la famille d’Orange-Nassau à la « révo-
lution militaire » et par un dernier chapitre très utile sur le système fisco-financier qui
a permis cet énorme effort de guerre.
La deuxième partie évoque le cœur de la notion du « Siècle d’or » néerlandais,
c’est-à-dire la réussite économique et les transformations sociales afférentes. L’auteur
y explique de manière très pédagogique l’enchaînement vertueux des transformations
économiques qui produisent une croissance inégalée, surtout dans les provinces mari-
times, des années 1580 à 1670 environ. Il décrit une économie très intégrée, entre
villes et campagnes, entre provinces, et entre le pays et le monde. La croissance agri-
cole, industrielle et commerciale conduit à un développement démographique sans
précédent (d’environ un à deux millions d’habitants) qui profite surtout aux villes hol-
landaises. M. Prak tempère ici la notion de « modernité » des Pays-Bas, soutenue par
A. van der Woude et J. de Vries (The First Modern Economy : Success, Failure and
Perseverance of the Dutch Economy,1500-1815, Cambridge, 1997). Certes, les Pays-Bas
sont modernes par leur haut niveau d’urbanisation, d’intégration des marchés, du
capital et du travail, mais la croissance reste modeste et s’arrête dans les années 1650-
1670, ne déclenchant pas un processus continu, le XVIIIe siècle néerlandais étant au
contraire un siècle de marasme et de retard économique. Le chapitre sur le commerce
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citoyenneté néerlandaise n’est pas nationale, c’est d’abord une loyauté et une partici-
pation à la citoyenneté urbaine, à la « bourgeoisie » au sens civique du mot, redoublée
par l’appartenance aux corporations de métiers, aux organisations de voisinage et aux
milices bourgeoises. Chaque ville, chaque province, jalousement attachée à ses institu-
tions, se considère comme une république souveraine. La diversité et l’autonomie
dominent donc et l’État central n’a pratiquement pas d’existence. L’union ne se fait que
sous la pression urgente de la guerre et de la défense des intérêts communs, parfois dif-
ficiles à définir. Le Stathouder n’est en rien un souverain, et son prestige reste essen-
tiellement lié à ses capacités militaires. Quant au Grand Pensionnaire de Hollande, son
pouvoir ne reposait que sur son influence personnelle et son réseau de relations dans
les différentes provinces. Les affrontements politiques, à l’intérieur d’une cité, entre
villes de la même province, ou entre provinces de l’union, sont donc fréquents et sou-
vent violents. L’exécution d’Oldenbarnevelt en 1619, la tentative d’investissement
d’Amsterdam par l’armée de Guillaume II en 1650, le lynchage des frères de Witt en
1672 ne sont que les aspects les plus saillants d’une culture politique conflictuelle.
Contrairement à ce que croient parfois les Français, la vie politique néerlandaise n’est
ni paisible, ni apathique, mais ici les affrontements débouchent le plus souvent sur un
compromis, sans lequel la vie commune ne serait plus possible, puisque aucun pouvoir
n’est en droit, ni souvent en mesure, d’imposer sa volonté à l’autre.
La dernière partie rassemble les aspects culturels du Siècle d’or : le pluralisme reli-
gieux est replacé dans la conjoncture générale de confessionnalisation européenne,
qui n’épargne pas la République. La tolérance des religions non publiquement auto-
risées est liée aux conditions pragmatiques de la vie dans de grandes villes, où l’auto-
rité municipale n’entend certainement pas laisser l’Église réformée faire la loi. Un
chapitre évoque rapidement, avec Leeuwenhoek, Descartes et Spinoza, les conditions
favorables à une nouvelle approche scientifique et philosophique du monde. La pré-
sentation de l’école de peinture néerlandaise s’attache surtout aux aspects les plus
caractéristiques de ce qu’on appelle en France la peinture « hollandaise », en particu-
lier les scènes de genre. Les caravagistes d’Utrecht sont certes mentionnés, ainsi que
la permanence de la peinture d’histoire, mais avec cinq pages sur Vermeer, tandis que
Rembrandt n’est cité qu’en passant, le livre reste attaché à une vision traditionnelle
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Les deux auteurs insistent sur plusieurs points communs à tous les pays traités :
l’importance du risque d’extinction biologique et des procédés visant à contrôler la
transmission pour concentrer le patrimoine (l’Angleterre formant une exception) ;
l’importance de la mobilité sociale ascendante et descendante, qui se traduit par des
déchéances et des anoblissements, ces derniers plus fréquents dans les pays où les pri-
vilèges fiscaux sont particulièrement intéressants ou dans lesquels la couche inférieure
du second ordre est mal définie ; le processus de différenciation généralisé de la haute
noblesse par rapport au reste du second ordre, qui n’empêche pas une unité et des
liens avec le reste de la société par l’intermédiaire du clientélisme et du patronage ; la
montée des dépenses et de l’endettement qui rendent nécessaires l’accès à la cour cen-
trale pour sécuriser les prêts, et conduisent à l’interdépendance croissante des gou-
vernements et de leurs élites ; les changements dans l’art de la guerre qui affectent le
potentiel militaire nobiliaire ; l’élargissement des horizons aristocratiques qui devien-
nent nationaux, voire internationaux.
Comme toujours dans ce type de livre, les chapitres ne sont pas tous de même
qualité, mais l’ouvrage constitue un bon point de départ pour se familiariser avec les
études sur l’histoire des noblesses des différents pays européens, et pour une première
approche comparative, même si les domaines de l’histoire culturelle et religieuse sont
en grande partie délaissés dans les études. On regrettera que les chapitres rédigés par
J. Cannon et I.A.A. Thompson n’aient été que peu actualisés, pas plus que celui de
R. Mettam qui ignore les principaux travaux sur la noblesse française au XVIIe siècle
parus ces quinze dernières années. On regrettera aussi l’absence de notes dans les
essais consacrés aux Pays-Bas et à la France. Il faut saluer en revanche la volonté des
éditeurs d’avoir voulu terminer l’ouvrage sur des bibliographies complémentaires très
utiles, particulièrement pour les historiographies moins connues en général, notam-
ment celles des régions du nord, de l’est et du centre de l’Europe, traitées dans le
deuxième volume, complément indispensable du premier.
Elie HADDAD
CNRS/EHESS
également pour les statuts ultérieurs par exemple. La continuité prendrait ainsi un
contenu plus précis. Enfin, une approche de la réception de la réforme serait égale-
ment la bienvenue pour rendre compte de ces transformations. Les auteurs l’esquis-
sent en termes trop généraux pour le XVIIIe siècle dans le chapitre 6 et l’on peut
notamment regretter l’absence des travaux de Michel de Certeau et de sa définition
de « la formalité des pratiques ». Ainsi, l’idée d’une interruption brutale par la
Révolution appelle nuance, à la lumière des transformations internes déjà évoquées.
Ce livre est donc stimulant par ses principales conclusions et par le constat chro-
nologique et géographique qu’il dessine. Ces apports appellent des suites et appro-
fondissements, ce qui est toujours un mérite important.
Gaël RIDEAU
Université d’Orléans
mais de « franciscains » (p. 435) : si l’unité spirituelle demeure, quelque chose néanmoins
est cassé dans l’institution, au moment où apparaissaient des concurrents sérieux pour
les mendiants avec les clercs réguliers.
On retrouve dans ce livre les étapes attendues de l’histoire de l’ordre franciscain :
le généralat de Frère Élie, la reconstruction théorique et pratique de Bonaventure, le
défi des Spirituels et les relations parfois difficiles avec la papauté. Mais G. Merlo sait
ne pas se limiter à une histoire institutionnelle, et étudie le franciscanisme de l’inté-
rieur, depuis le vécu des frères, ce qu’il appelle dans son introduction la « francisca-
nité ». L’aspect contestataire, mais non révolutionnaire, de François lui-même, mais
aussi souvent de son ordre (pensons à l’aventure tragique des Spirituels et des
Fraticelles aux XIVe et XVe siècles, mais aussi aux tendances durables de l’érémitisme
chez les observants) est une constante de cette histoire, comme l’illustre parfaitement
l’auteur lorsqu’il cite cette justification identitaire des premiers capucins : si san
Francesco fu eretico, li suoi imitatori son luterani (p. 396). A. Vauchez a parlé d’« utopie
franciscaine ». M.Venard a montré combien François Lambert avait apprécié l’obser-
vance de la règle chez les franciscains d’Avignon.
G. Merlo s’attache à la peinture de quelques personnalités pour montrer la com-
plexité des parcours individuels. Parmi elles, Conrad Pellikan mérite l’attention du
moderniste. Observant du couvent de Basilea, il passa à la Réforme, dès 1522 peut-
être, et se réfugia à Zurich en 1526 à l’invitation de Zwingli pour y enseigner la Bible.
Il dénonçait la vanité de la coupure de 1517, qui pour lui ne changeait que les diri-
geants, pas la réalité (p. 378-379). Le débat était vif dans l’ordre. Le provincial espa-
gnol, futur général et cardinal, François des Anges-Quinones accepta de dialoguer
avec lui en décembre 1520 à propos des écrits de Luther. De l’aveu même de Conrad,
le zèle à observer la règle franciscaine et la fidélité au Christ l’avaient conjointement
poussé au protestantisme. Il écrivit à Œcolampade en 1525 qu’il avait toujours aimé
les franciscains et qu’il réclamait le droit de vivre en fidélité à François d’Assise hors
de l’ordre sans les privilèges de l’Église romaine, et « sans les inutiles et pernicieuses
traditions humaines ». On est loin de l’image du moine paillard véhiculée par Rabelais
ou Érasme.
Le XVIe siècle est pour l’ordre un déchirement, mais aussi un nouveau départ.
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PIERRE-ANTOINE FABRE, BERNARD VINCENT (ÉD.), Cet ouvrage collectif a pour origine un
Missions religieuses modernes. colloque sur les missions organisé en
« Notre lieu est le Monde », mai 2000. Il s’appuie sur les travaux du
Rome, École française de Rome, Groupe de recherches sur les missions reli-
2007, 410 p., ISBN 2728307652. gieuses ibériques (EHESS), créé en 1995
avec le soutien de l’École française de Rome
et dont le but était alors le renouvellement de l’historiographie des missions à l’époque
moderne. Les quatorze contributions sont réparties en trois groupes : la formation ;
missions et empires ; missions intérieures, missions lointaines. S’y ajoutent une pré-
sentation, des commentaires rédigés par F. Bouza et B. Dompnier, des conclusions et
deux index (noms de personnes et noms de lieux).
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 185
religieuse que les Mexicains, les Brésiliens ou les Chinois. C’est d’ailleurs ce que sem-
blent penser de nombreux généraux de la Compagnie de Jésus, qui répondent aux
jeunes aspirants à la mission lointaine : « vos Indes sont ici ».
La qualité de cette édition rend d’autant plus regrettables certaines « coquilles »
gênantes et quelques tournures maladroites. Les apports indéniables à l’histoire mis-
sionnaire doivent également être tempérés par le fait que ce sont surtout les sources
jésuites, particulièrement riches, qui ont été mises à contribution. Les augustins, par
exemple, apparaissent dans l’article de P. Girard, J.-C. Laborie, H. Pennec et J.-
P. Zuñiga où les itinéraires de 200 religieux augustins ont été examinés. Il est possible,
aux Philippines, d’avoir une approche comparatiste permettant de dépasser les cloi-
sonnements entre congrégations. Mais les sources d’origine franciscaine ou domini-
caine restent dans l’ensemble peu sollicitées.
Cet ouvrage collectif n’en demeure pas moins essentiel à la compréhension de la
notion de mission à l’époque moderne. Il reste l’un des seuls à établir le lien entre mis-
sion lointaine et mission « intérieure », en fait deux aspects de la prédication populaire
que l’historiographie avait tendance jusque-là à séparer complètement. L’étude en
profondeur des textes jésuites, comme les Avvertimenti d’Antonio Baldinucci, permet
également de prendre contact avec la définition de la mission, et donc d’atteindre le
cœur de la culture missionnaire. Les Missions religieuses modernes apportent en ce sens
beaucoup à l’historiographie de cette question.
Jean-Pierre DUTEIL
Université Paris 8
pénitence coïncide avec une théologie politique, où le roi fait le moine, dans une sorte
de royauté pénitentielle et sacrificielle, qui entend assumer et juguler les maux qui
ravagent l’État. Henri III accorde donc toutes ses faveurs aux feuillants, leur confie
l’oratoire de Vincennes en 1587 et aide la congrégation à rompre les amarres avec
Cîteaux. En outre, à la différence des clunisiens, des bénédictins et des cisterciens de
l’époque, les feuillants prêchent beaucoup et partout, culpabilisant les fidèles et les
invitant à souscrire à la démarche pénitentielle royale. C’est par cette obéissance et
cette mortification que se reconstituera l’unité du royaume. Cette rencontre avec la
politique royale explique le soutien monarchique, mais pose des problèmes lorsque la
Ligue conteste le souverain.
La petite congrégation, quatre couvents en 1595 (apprend-on un peu tardive-
ment p. 176) s’est divisée lors de ces événements. Les uns, dont Jean de La Barrière,
sont restés fidèles à Henri III puis à Henri IV. La Barrière fuit Paris, est arrêté à
Bordeaux avant de se réfugier à Turin et mourir à Rome. Mais une autre partie impor-
tante des effectifs est devenue ligueuse – non par gallicanisme capitulaire, comme on
peut le voir dans d’autres monastères désireux à cette occasion de rétablir l’élection
abbatiale supprimée depuis le concordat, mais par désir de remettre en cause le rigo-
risme de Jean de La Barrière, l’interdiction du sel, de l’huile ou des études. Car le corps
n’est pas le seul foyer du péché, l’âme aussi est la source des passions et il convient de
la discipliner par le travail intellectuel. De ces pages passionnantes, il ressort que la
Ligue monastique n’est pas le rigorisme chez les feuillants, les capucins ou les char-
treux (p. 126), mais l’attachement à la coutume. Leur adhésion au mouvement ligueur
doit aussi tenir compte de la pression sociale locale et des appuis financiers que les
milieux ligueurs peuvent leur apporter.
Ces divisions affaiblissent toutefois la jeune congrégation ; certains rejoignent
d’autres ordres. Cîteaux attire la moitié des ligueurs parisiens, tandis que les chartreux
et les capucins séduisent plutôt les fidèles au projet mortifiant (et mortifère ?) de La
Barrière. D’autres se dispersent car il faut survivre en période de siège. D’autres enfin,
après la défaite de la Ligue partent rejoindre le refuge ligueur, comme le prieur de
Paris, Montgaillard, qui gagne le Brabant où il favorisera l’émergence de l’étroite
observance cistercienne.
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sociales de l’aristocratie et de la robe ; les dons n’affluent plus, les fondations se font plus
rares et n’aboutissent pas, tandis que les réformes échouent, alors que Saint-Maur,
Saint-Vanne réussissent et que La Trappe incarne bientôt le ressourcement à l’esprit cis-
tercien. Dans leur face-à-face avec le roi, les feuillants se sont privés de l’appui d’un large
tissu social. Pendant la Fronde, à Bordeaux comme à Paris, ils sont l’objet de sarcasmes
et de représailles. L’Ormée en bannit certains. Cette désaffection durant les hautes eaux
de la Contre-Réforme découle de leur trop grande compromission avec le pouvoir, un
peu comme les théatins. Elle plonge les feuillants dans de gros problèmes de trésorerie,
ce qui ne facilite pas leur impossible reconversion dans l’apostolat américain ou rural.
Peut-être aurait-il fallu aussi évoquer la prévention de Colbert contre les moines, pour
expliquer l’arrêt de l’expansion. Mais que n’auraient-ils pas accepté pour avoir encore
au XVIIIe siècle le privilège de pouvoir veiller la dépouille des princes à Versailles !
Voilà un livre sur une congrégation méconnue, qui se lit bien, dans un style alerte,
sans erreurs majeures (le cardinal de Lorraine confondu avec le cardinal de Guise en
1588 [p. 121] ; Faber Stapulensis [p. 282] est plus connu sous le nom de Lefèvre
d’Etaples), et qui défend une thèse. C’est l’essentiel. Mais cela n’empêche pas d’en
contester certaines formulations et d’exprimer quelques observations. N’est-ce pas
forcer le trait que de faire d’Henri IV un roi dévot (p. 169) ? Il est en revanche inexact
de présenter François de Sales en admirateur de Denis l’Aréopagite (p. 331) dont la
mystique élitiste est à l’opposé de sa vie dévote accessible à tous. Il est maladroit de
faire de certains mystiques des nobles malcontents, ou des frondeurs des anti-roya-
listes, comme le suggèrent des formules p. 308, 485, 490. Contester le pouvoir n’est
pas contester la monarchie. Les amoureux des gender studies se désoleront de ne rien
apprendre sur les feuillantines et sur leurs rapports avec les feuillants. Un CD conte-
nant les annexes (cartes, précieuse prosopographie…) est utile même si on ne com-
prend pas toujours ce qui a conduit à mettre certaines illustrations dans le livre et à
placer sur CD la carte des implantations ; on cerne mal les raisons de l’absence totale
de maisons en Bretagne, en Provence, en Dauphiné, en Basse Normandie. L’auteur
est en général assez réticent à quantifier certains phénomènes : y a-t-il eu évolution
des effectifs de convers, combien de livres écrits par les feuillants, en quelle langue, le
ratio entre fondations et maisons réformées est-il le même en France et en Italie ? Le
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dans la réflexion sur la place des mystiques (S.M. Morgain). Au XXe siècle, héritage et
interprétation de la pensée thomiste constituent le champ d’affrontement entre
carmes et dominicains, surtout dans les colonnes des Études carmélitaines, dépouillées
par É. Fouilloux et H. Donneaud. En contrepoint aux débats, l’étude des livres à la dis-
position des carmes de Liège s’avère d’une grande pertinence, celle de J.-Y. Ricordeau
aboutit à la réaffirmation de la richesse des fonds et de l’activité de ces bibliothèques
monastiques (circulation du livre entre communautés, dons de laïques, etc.).
La dernière partie au titre peu évocateur au premier abord (« Débats et ouver-
tures ») revient sur l’implication, voire l’engagement, de carmes et de carmélites dans
le siècle : à toutes les époques, ces contemplatifs se sont investis dans des débats, voire
ont participé à des projets concrets. Ainsi, Jean Éon élabore, au milieu du XVIIe siècle,
une théorie économique à partir d’arguments scolastiques, organicistes et statistiques.
Y. Durand démontre l’originalité de la pensée de ce carme, défenseur du grand com-
merce et avocat du rôle de l’État dans l’économie. Si la résistance à la Bulle Unigenitus
fut, selon F. de Noirfontaine, le fait d’une minorité de carmels, les opposantes, tardi-
vement ramenées dans le rang, signent leur détermination à résister à l’Église et à l’É-
tat. Les carmels japonais, fondés dans les années 1930 à l’initiative de Jeanne
Ramadier – bel exemple de religieuse cloîtrée bâtisseuse – signalent, pour P. Cabanel,
l’ouverture au monde et l’adaptabilité de cet ordre aux diversités culturelles – jusqu’à
l’histoire du temps présent, qui s’immisce dans ce volume à travers l’affaire du carmel
d’Auschwitz : la présentation nuancée de B. Delpal conduit à reconsidérer la question
dans la perspective de l’enjeu que constitua, dans les dernières années du régime com-
muniste polonais, l’Église catholique.
L’utilité de ce volume est grande pour le chercheur qui peut y trouver des outils
de qualité : bibliographie actualisée, textes inédits, documents iconographiques.
Signalons enfin la qualité du travail éditorial. Dans un domaine de l’histoire trop sou-
vent considéré comme austère et rébarbatif, cet ouvrage remplit avec talent et effica-
cité scientifique les objectifs fixés par ses organisateurs et éditeur.
Dominique PICCO
Université Bordeaux 3
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entraîne une logique de recrutement de proximité, mais les revenus sont améliorés par
le cumul de bénéfices annexes, abbayes, prieurés, chapellenies. Un chanoine sur deux
dispose de revenus complémentaires, souvent plus importants que la prébende elle-
même.
Les cultures canoniales font l’objet de la troisième partie et l’auteur, en bon disciple
de J. Quéniart, les aborde avec une dilection particulière, surtout à partir d’inventaires
dont le repérage préalable n’était pas facile. Sont tour à tour analysés le type et la
dimension des maisons canoniales, le nombre de domestiques, les signes divers de l’ai-
sance. L’intrusion de la modernité est perçue à travers l’hygiène, les divertissements,
la culture livresque. L’ensemble est d’une solidité méthodologique à toute épreuve et
d’une remarquable justesse de ton. La problématique autour des notions de cultures
individualisées ou de culture de corps est particulièrement pertinente. Quarante-cinq
inventaires de bibliothèques, c’est peu en chiffres bruts, et c’est beaucoup lorsqu’ils
sont analysés avec tant de sûreté. Seules cinq dépassent les mille volumes. L’auteur
distingue selon la taille les bibliothèques, pour en appréhender le contenu. En gros,
les ouvrages religieux se maintiennent tout au long du XVIIIe siècle, avec cependant
une évolution au sein des rubriques. Par ailleurs, ces bibliothèques témoignent de
l’existence d’une petite minorité plus ouverte aux évolutions intellectuelles de
l’époque, une minorité de timides participants, plus que de véritables acteurs et pro-
moteurs de changements culturels.
De belles pages permettent d’accéder à l’espace privé des chanoines (cabinet de tra-
vail, « salons » typiques de Nantes), que l’on retrouve également dégustant vins et
liqueurs (les trois quarts possèdent des réserves), café, chocolat et thé. Ces prébendés
cultivés, sans charge d’âmes et disposant d’importants loisirs, se passionnent pour la
musique, les jeux domestiques, les instruments de mesure, les chinoiseries, le jardi-
nage. En revanche, sur les dévotions privées, on reste un peu sur sa faim (peu d’ob-
jets de dévotion inventoriés).
En résumé, l’ouvrage, qui parvient à être novateur sur un secteur qui commence à être
passablement défriché, impressionne par la solidité de sa base sérielle, avec un
ensemble de tableaux judicieusement conçus et intégrés. Mais l’aspect quantitatif du
travail est complété par des études qualitatives, des analyses menées avec prudence et
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ces considérations sont contenues dans un « petit règlement pour tous les jours » rédigé
par elle dès la première année, ce qui préfigure le rôle de supérieure générale qu’elle
exercera par la suite.
En effet, dès 1802, à la suite du Concordat, J.-A.Thouret se met en devoir de rédi-
ger les premières constitutions de sa communauté, justifiant la création, outre des
écoles pour les filles pauvres, des pensionnats payants pour filles bien nées, dans le
double but de promouvoir l’éducation chrétienne et d’assurer la vie matérielle de la
congrégation. La dernière partie aborde la délicate question du supérieur de la
congrégation, à une époque où il paraissait incongru que cette fonction fût assurée
par une femme. Jeanne-Antide n’entendait pas être dessaisie de son œuvre, ni se voir
imposer une autorité artificielle. Le subterfuge fut trouvé par la désignation comme
supérieur de l’archevêque Lecoz. Jeanne-Antide n’avait pas une grande estime pour
cet ancien évêque constitutionnel, mais elle sut habilement utiliser le modernisme du
personnage et l’admiration qu’il vouait à l’œuvre déjà accomplie. Il se garda de se
mêler de ses affaires et lui assura un soutien constant.
L’époque napoléonienne a été celle de la consolidation de l’institution des sœurs
de charité. Certes, la législation révolutionnaire interdisant les vœux et frappant les
associations d’hommes et de femmes reste en vigueur, mais les congrégations fémi-
nines consacrées à l’assistance et à l’éducation sont encouragées. Dès le 22 décembre
1800, Chaptal a autorisé les filles de charité de Paris à reprendre leurs activités, et pen-
dant le Consulat, de nombreuses autres congrégations charitables sont autorisées à
leur tour. Néanmoins, l’État napoléonien conserve un puissant contrôle sur l’ensemble
de ces communautés, en exigeant, à partir de 1804, l’enregistrement de leurs statuts
et règlements par le Conseil d’État. En échange, elles seront subventionnées. Les
sœurs de charité de Besançon vont profiter largement de ces nouvelles dispositions :
dotées de 8 000 francs annuels par l’État, elles bénéficient également de l’aide du
bureau de bienfaisance de la ville. L’intérêt de Napoléon pour le service rendu par les
sœurs jusque dans les hôpitaux militaires s’exprime au travers de la nomination de sa
propre mère au titre de protectrice des sœurs hospitalières, puis par la convocation,
en 1807, d’un chapitre général réunissant trente-six congrégations, auquel J.-A.
Thouret participe. Lorsque, en 1810, Jeanne-Antide quitte la France pour rejoindre
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populaire des filles était jusqu’alors presque inexistante. Les sœurs sont également
présentes dans deux pensionnats féminins. La mère Thouret a su préserver l’autono-
mie de la communauté en rédigeant à deux reprises des règlements, en 1807 et 1820,
approuvés par Rome.
La fin de l’ouvrage est consacrée aux dissensions qui naissent entre la commu-
nauté de Besançon et celle de Naples, et qui s’expriment au travers de querelles de
personnes. On en retiendra surtout le fait que c’est la mort de l’ancien évêque consti-
tutionnel Lecoz et son remplacement par un prélat ultramontain et conservateur qui
entraînent le conflit. Celui-ci supporte mal l’autorité dont continue à faire preuve la
fondatrice sur l’ensemble des sœurs. Il finit par prendre le contrôle complet des sœurs
de Besançon, interdisant à la mère supérieure de les visiter, ce qui aboutit à la sépara-
tion des deux maisons en 1826. Elles ne seront à nouveau réunies qu’en 1954.
L’un des mérites de cet ouvrage repose sur le fait qu’il s’agit d’une étude scienti-
fique, débarrassée de tout préjugé hagiographique, même si les auteurs ne peuvent
cacher l’admiration qu’ils vouent à leur héroïne. C’est la présence sociale des sœurs
de charité de Besançon qui est ici mise en lumière, sans pour autant délaisser les
aspects liés à la spiritualité de la fondatrice. Même si l’on peut regretter quelques
redondances, sans doute dues au désir des auteurs d’insister sur la continuité de
l’œuvre, il faut reconnaître que cette nouvelle page d’histoire religieuse est aussi une
facette à ne pas négliger de l’histoire culturelle des femmes.
Josiane BOURGUET-ROUVEYRE
Université Paris 1-IHRF
destinées à pousser le pénitent à expier ses fautes aux yeux de l’Église mais aussi à
donner une réparation sociale. La troisième partie du livre aborde la répression par-
ticulière qui a frappé le Haut-Alentejo dans les années 1730-1740, à partir de
sources différentes. La principale faiblesse de cette étude quantitative étant de
perdre de vue la réalité des situations individuelles, l’étude d’Avis a permis d’abor-
der le sujet du point de vue des victimes, et de réajuster la vision de la répression
inquisitoriale au XVIIIe siècle au Portugal, un peu vite considérée en déclin.
Entre 1660 à 1821 en effet, l’activité inquisitoriale passe par des phases que l’his-
toriographie a trop souvent simplifiées. Les pourcentages de condamnations à mort
sont les plus élevés au milieu du XVIIIe siècle ; il en va de même pour la torture et l’exil
aux colonies. La sévérité du tribunal augmente au moment où les Lumières s’imposent
ailleurs, ce qui justifie les jugements les plus sévères portés par les contemporains.
Particularité encore : quelle que soit l’époque, ce sont les judaïsants nouveaux-chrétiens
qui restent la cible des poursuites, tandis qu’en Espagne la proportion de vieux-chré-
tiens est bien supérieure. Les nouveaux-chrétiens fournissent un nombre élevé d’ac-
cusés jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, alors que l’antisémitisme est incontestablement
moins fort dans la population et ne justifie plus cette répression par les sentiments de
rejet populaire. Conséquence logique, la répression contre les judaïsants restreint for-
cément la place des poursuites pour d’autres causes. À Evora, les autres motifs d’héré-
sie sont rares. Il n’y a que quelques déclarations accidentelles, concernant des étrangers
surtout. Le protestantisme a peu touché le Portugal ; la population de l’Alentejo et
d’Algarve n’est guère concernée par les hérésies des Lumières – déisme et franc-
maçonnerie. Les causes secondaires de comparution sont essentiellement celles qui
touchent au comportement social et moral du clergé et des fidèles. Leur progression
révèle le changement très tardif de la nature de la répression inquisitoriale qui, après
1774 surtout, intervient pour imposer la norme sociale après avoir défendu la norme
religieuse. Le rôle du Saint-Office s’est partiellement laïcisé, et parallèlement, sa mis-
sion sur le terrain de la religion devient celle d’un tribunal ecclésiastique. Dans ce chan-
gement d’activité, il entre en concurrence avec la justice civile pour la sodomie, la
bigamie, et avec les tribunaux ecclésiastiques pour la « sollicitation » des belles péni-
tentes par les confesseurs.
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largement utilisée par la torture comme par le bûcher. En revanche, les condamnations
perdent de leur aspect public pour se dérouler de plus en plus souvent à huis-clos –
évolution qui profite particulièrement aux membres du clergé, toujours jugés avec un
luxe de précautions pour éviter le scandale. Le déclin de l’Inquisition commence avec
la raréfaction des autos da fé publics, qui étaient la manifestation la plus visible de sa
puissance. Le tribunal peut encore mettre sa force au service de l’État pour la sur-
veillance de la population, ou au service de l’Église pour l’encadrement du clergé, mais
son action mieux normalisée ne justifie plus la même mise en scène et a besoin de plus
de discrétion pour être efficace. Les sentences publiques sont jugées comme étant de
nature à renforcer l’hérésie au lieu de la combattre. Replié sur lui-même, le tribunal
continue à bénéficier de l’image répressive que deux siècles d’autos da fé ont construite
dans l’opinion mais, contrôlé par l’État, il est devenu un organisme juridique aux pou-
voirs nettement limités, dont les fonctions ne semblent plus aussi essentielles.
La Guerre d’Indépendance contre l’Espagne, le conflit avec la papauté (1674-
1681), la position fragile de la maison de Bragance, cimentent la solidarité de
l’Inquisition, de la monarchie et de la souveraineté nationale. Le contrôle du Saint-
Office par la monarchie s’accroît lentement dans la première moitié du XVIIIe siècle,
en suivant les progrès de l’absolutisme. Les changements apportés par Pombal dans
son fonctionnement sont radicaux mais ne diminuent en rien sa puissance. Libéré de
l’autorité pontificale, il devient un organe ordinaire de l’appareil d’État. La prise de
contrôle total qui s’effectue à partir de 1774 ne donne pas à l’Inquisition d’Evora plus
de moyens, ni de motifs, pour exercer une quelconque activité propre. Le changement
de mentalité que les termes du nouveau règlement confirment est perceptible dans la
problématique des nouveaux-chrétiens. La législation de Pombal fait disparaître la
possibilité d’amalgame entre nouveau-chrétien et judaïsant, qui était l’obstacle à l’as-
similation dans une société où l’unité de foi était une base indiscutable. C’était le terme
d’un long processus. L’allongement des intervalles sans répression à leur égard, la
diminution du nombre de cas de judaïsants inculpés permettent de constater une rela-
tive intégration sociale. La politique de Pombal exprime surtout un changement de
sensibilité face à la répression. La peine de mort, la détention, l’infamie, toutes les
mesures dont l’Inquisition dispose et qui sont confirmées, ne seront pratiquement plus
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pour protéger les vieux-chrétiens de la contagion hérétique, car elle n’avait pas les
moyens de contrôler l’ensemble de la population. L’action du Saint-Office, pour être
efficace, avait besoin de s’appuyer sur l’exclusion du sein de la communauté, d’un
groupe qu’il pouvait interroger, emprisonner, torturer. Or, à Avis, les mariages
mixtes expliquent que la répression menée dans les années 1736-1746 soit devenue
massive, ce qui choqua tellement les contemporains. La résistance à la répression est
alors beaucoup plus organisée ; l’action du Saint-Office s’en trouve perturbée. La
mesure de la répression est aussi celle du désarroi de l’institution, qui doit avouer
son échec dans l’isolement et l’extirpation de l’hérésie. Le judaïsme pratiqué à Avis,
pourtant, tel qu’il apparaît dans les procès, semble limité à un contenu et des pra-
tiques élémentaires. D’autre part, les motifs de l’adhésion avancés par les accusés
montrent qu’il est dans bien des cas privé de tout contenu profondément spirituel.
Ainsi, le contexte social, plus que les aspirations religieuses, éclaire la répression
inquisitoriale.
Christian HERMANN
Université de Nantes
SERGE BRUNET, NICOLE LEMAÎTRE (ÉD.), Si, en principe, la tenue des colloques a
Clergés, communautés et familles pour but de renouveler les connaissances et
des montagnes d’Europe, de confronter les hypothèses, alors celui qui
Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, se tint à Tarbes en mai 2002 y a largement
422 p., ISBN 285944517X. répondu. À partir d’une thématique géné-
rale (Religion et montagnes), deux axes
simultanés furent développés : « Montagnes sacrées » d’une part, « Clergés, commu-
nautés et familles » de l’autre. C’est aux communications de ce dernier que le volume
est consacré.
L’intitulé fixe déjà largement le cadre de l’enquête. Existe-t-il des spécificités
montagnardes religieuses, lato sensu, et en quoi les clergés en sont-ils les révélateurs
dans la mesure où ils s’avérèrent longtemps pléthoriques, associant les hautes terres à
des châteaux d’eau de vocations ? Comme c’est la loi du genre, les vingt-neuf contri-
butions dessinent un large spectre géographique européen – de l’Espagne méridio-
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matériel modeste, aux organistes peu stables, n’en sont pas moins, avant même leur
reprise en mains par la Réforme catholique, des témoignages de la spécificité de la litur-
gie et de ses « séductions » face à l’austérité calviniste ambiante. Dans le Massif Central,
la liturgie est mise en œuvre par les communautés de prêtres filleuls, dont seules
quelques-unes peuvent engager de véritables spécialistes. Les moyens matériels et les
traditions locales, bien plus que le statut des édifices, déterminent les écarts d’activité
et de personnel : modestie constatée à Bayonne, bon fonctionnement à Clermont, mais
bien loin de l’éclat de la liturgie permise à Cambrai par les ressources dont dispose une
des maîtrises les mieux dotées et partant les plus fournies de France. La collégiale de
Saint-Quentin, forte de 44 chanoines et de 300 000 livres de revenu, dont est issu au
XVe siècle Josquin des Prés, ou les splendides processions de la très aristocratique Sainte
Aldegonde à Maubeuge évoquées par G. Deregnaucourt, montrent que le faste des col-
légiales peut ainsi l’emporter sur une maîtrise de cathédrale. À Paris, dont les 45
paroisses donnent au XVIIIe siècle une éducation musicale à un nombre variable d’en-
fants de chœur, existe une véritable concurrence au profit des plus doués et des
paroisses les plus aisées. Cette grande diversité conduit G. Escoffier à proposer un clas-
sement en fonction des dimensions et des structures de chaque institution, des condi-
tions de vie et de travail des enfants de chœur et des modes de gestion.
Le monde des musiciens et la fonction de la musique, dans une perspective sociale
autant qu’artistique, ont retenu l’attention de plusieurs participants. M.-C. Mussat
montre ainsi, à propos des maîtrises des diocèses bretons, qu’elles s’intègrent dans un
dispositif de communication qui traduit la place du religieux dans la vie de la cité, et
valorise à la fois les pouvoirs civil, militaire et ecclésiastique, notamment par l’éclat
qu’ils donnent en s’associant aux grandes cérémonies. Le musicien est au carrefour
des pouvoirs de la ville et d’Église, dans des proportions variables selon le statut de
chacun. Mais le nombre grandissant des professionnels, intégrés à l’économie mar-
chande par leur enseignement en ville ou leurs prestations, les amène à revendiquer
une liberté qui les éloigne, non sans tensions, également signalées à León, de leur acti-
vité au service de la liturgie. C’est dans une perspective d’histoire sociale que se situe
aussi S. Granger en étudiant les déplacements des musiciens d’Église dans la France
du Centre-Ouest, liés parfois à des logiques familiales ou amicales de rapprochement,
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conseillers catholiques, il aurait remis en cause l’égalité que les Israélites croyaient
avoir acquise et il aurait exercé envers eux une discrimination qui s’exprimera en par-
ticulier par le « décret infâme » de mars 1808, soumettant les Juifs à une autorisation
préfectorale spéciale pour pouvoir exercer le commerce et leur enlevant le droit de se
faire remplacer en cas d’appel sous les drapeaux.
C’est sous cet angle qu’il interprète la convocation de l’Assemblée des Notables,
en 1806, suivie de la réunion du Grand Sanhédrin en 1807. Selon lui, cela signifie que
Napoléon considère que les Juifs ne sont pas encore des citoyens et que, pour méri-
ter d’être reconnus comme tels, ils ont à subir une mise à l’épreuve et à prendre des
engagements clairs sous peine d’être renvoyés à la situation qui était la leur sous
l’Ancien Régime, comme les noirs des Antilles émancipés par la Convention ont été
remis sous le joug de l’esclavage : la comparaison entre les Juifs et les noirs revient à
plusieurs reprises avec insistance.
Les députés des communautés juives de l’Empire, convoqués à l’Assemblée des
Notables à Paris, durent affronter une batterie de douze questions, certaines fort sur-
prenantes – comme la première sur la pratique de la polygamie – qui témoignent d’une
grande ignorance des réalités du judaïsme contemporain de la part des rédacteurs.
Ainsi que le laisse entendre clairement Molé dans le discours d’ouverture de
juillet 1806 (intégralement cité p. 111-113), de leurs réponses dépendrait la recon-
naissance ou non de leurs coreligionnaires comme citoyens.
À travers une présentation complète et une analyse très fouillée des textes élabo-
rés tant par les notables que par les rabbins du Sanhédrin pour satisfaire au ques-
tionnaire imposé, l’auteur montre que la tactique des uns et des autres a été de
s’appuyer constamment sur leur qualité de Français reconnue depuis septembre 1791
et sur le Code civil pour demander à être traités comme tous les autres citoyens, alors
que, pour l’Empereur et toute une partie de l’opinion, les Juifs restent encore des
Orientaux non assimilés et peut-être non assimilables. Les députés puis les rabbins
mettent en avant la règle constante, depuis Jérémie et l’exil de Babylone, des Juifs
accueillis en terre étrangère : dina de malkhuta dina, la loi du pays est la loi ; elle l’em-
porte sur les usages des ancêtres, pourvu que les obligations religieuses fondamen-
tales puissent être respectées. Ils parviennent donc à démontrer leur parfaite
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Napoléon et si les avocats du statut des Juifs de Vichy se réfèrent souvent au « décret
infâme » de 1808, ils sont forcés de regretter que l’empereur ne soit pas allé jusqu’au bout
de ses prétendus désirs. De fait, le fameux « décret infâme » n’a pas été appliqué aux Juifs
du Midi et il n’a pas été reconduit à l’expiration du délai de dix ans qui avait été prévu.
Mais ces auteurs racistes se trompent certainement sur les véritables intentions de
Napoléon : si son grand dessein avait été d’exclure les Juifs de la nation, comment aurait-
il pu suggérer, dans sa lettre à Champagny de février 1806 (citée intégralement p. 142-
145) que sur trois mariages juifs, il y en ait nécessairement un qui soit conclu avec une
ou un non juif ? Voilà une idée qui aurait révulsé les tenants de la pureté de sang du
Troisième Reich et leurs émules. Pour Napoléon certainement les Juifs sont des gens
odieux, mais pour arrêter le mal qu’ils font, il ne faut pas les mettre au ban de la Nation :
comme le dit très clairement le même document, « il faut l’empêcher en changeant les
Juifs ». Sous une forme plus brutale, est-on très loin de la pensée de Grégoire dans son
mémoire de 1788 « sur la régénération physique, morale et politique des Juifs » ?
Ainsi, en parlant de Napoléon et des Juifs, Pierre Birnbaum nous entraîne à des
réflexions sur l’antisémitisme du XIXe siècle, sur l’affaire Dreyfus, sur les lois raciales
de Vichy, pour conclure sur des considérations sur la situation actuelle du judaïsme
français où le CRIF devenu Conseil représentatif des institutions juives de France ne
cesse d’accroître son influence au détriment du Consistoire central. Il y voit la nais-
sance d’un communautarisme par le haut, soutenu par le développement d’un com-
munautarisme à la base dont témoigne la multiplication des magasins kosher, des
radios juives, des écoles privées juives, d’une presse juive. « La statue de Napoléon est
renversée » et « un multiculturalisme rampant s’impose peu à peu qui légitime la pré-
sence, au sein de la nation française, d’identités multiples et parfois rivales, attirées
elles aussi par la voie du repli identitaire » (p. 284).
On voit ainsi comment ce travail d’historien peut non seulement apporter une
connaissance plus approfondie de la période impériale mais inviter aussi à une
réflexion beaucoup plus large qui s’étend jusqu’aux problèmes de la société de notre
temps. C’est dire son intérêt.
René MOULINAS
Université d’Avignon
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La première partie pose les ambitions, les conditions et les limites de l’étude
menée. Dans le cadre du Concordat, l’Église catholique paraît bénéficier des faveurs
du régime politique en place. Tel est l’avis souvent répandu, mais il mérite d’être
nuancé en fonction des régimes politiques en place. De plus, l’étude invite à s’inter-
roger sur l’évaluation de l’apport des fidèles pour l’exercice du culte. Les travaux
menés jusqu’ici se sont attachés à des considérations financières générales, sans entrer
dans une analyse détaillée, ce qui a pu conduire à des généralisations abusives d’au-
tant que le financement des cultes au XIXe siècle a été perçu, voire est encore perçu,
de manière très contrastée. L’originalité du travail de J.-P. Moisset est d’étudier une
information quantitative abondante, voire pléthorique, qui comprend aussi, çà et là,
des lacunes causées notamment par les destructions de la Commune ou par diverses
négligences. Sur le plan historiographique, J.-P. Moisset montre que les joutes de
l’époque ont davantage retenu l’attention des juristes que celle des historiens. Des
pièces comptables du ministère de l’Intérieur témoignent de l’affectation de sommes
d’argent à quelques lieux de culte particuliers comme l’église de Sainte-Geneviève,
celle de la Madeleine et celle de l’abbaye royale de Saint-Denis. Bien que rares, ces
exceptions invitent à ne pas limiter l’analyse à la comptabilité de l’administration des
Cultes. S’ajoutent également des versements aux plans départemental et communal.
La deuxième partie s’intéresse aux fluctuations des financements au cours du
XIXe siècle. Ils émanent de l’État, du département et de la ville de Paris. Une première
inflexion, à la hausse, apparaît avec l’arrivée de Louis XVIII qui culmine lors du règne
de Charles X : « Les gouvernements de la Restauration ont […] choisi d’accorder
davantage de subsides à l’Église catholique que l’Empire, bien que ce dernier se fut
engagé au-delà de ses obligations […]. » En revanche, une baisse significative se pro-
duit dans l’atmosphère anticléricale qui entoure l’arrivée de la monarchie de Juillet.
Le Second Empire, sous l’impulsion du baron Haussmann, correspond à un certain
âge d’or pour la construction d’églises. Cependant, la politique anticléricale menée par
les dirigeants de la IIIe République conduit, dès 1876-1877, à appliquer des mesures
défavorables à l’Église catholique : diminution drastique des bourses aux séminaires,
recul du traitement du clergé paroissial comme celui également de l’archevêque de
Paris, baisse des secours occasionnels de l’État, fin des constructions publiques
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vitalisme, animisme) qui peuvent expliquer le choix des sujets et des représentations.
Le XVIIIe siècle fait l’objet d’une description toute en nuances des débats d’idées.
Si l’on prend l’exemple des proportions, l’auteure montre qu’elles sont l’objet d’at-
taques théoriques venant d’Angleterre, car elles symbolisent une doctrine académique
aux yeux d’auteurs (William Hogarth, Edmund Burke) qui combattent l’établisse-
ment d’une académie artistique sur le modèle français. Dans la statuaire française, ces
critiques toutefois n’apparaissent pas vraiment fondées, en raison d’un usage trans-
formé par le goût pour les figures allongées du Parmesan. Dans la seconde moitié du
siècle, seul l’engouement pour la sculpture grecque (porté par les écrits de
Winckelmann) conduit à une attention renouvelée aux proportions, leur usage assu-
rant la supériorité tant esthétique que métaphysique de l’œuvre. D’autres tensions
existent : la valorisation de l’étude anatomique s’oppose parfois au désir de représen-
ter le corps vivant ; la volonté d’imiter la nature à celle de copier la manière des Grecs
ou des artistes de la Renaissance maniériste. Toutefois, l’auteure remarque dans sa
conclusion que la Nature si souvent invoquée dans les écrits esthétiques n’est pas un
terme sacré, et que sa signification est plus « fonctionnelle que substantielle »
(E. Cassirer, La philosophie des Lumières) : elle conclut ainsi que les deux pôles a priori
opposés de la Nature et de l’Antique n’en forment paradoxalement qu’un, « puisque
les Anciens offrent la meilleure école possible de la nature », permettant « la réconci-
liation de cette dualité fondamentale de la Nature et de la formule » (p. 422).
À la croisée d’une histoire du goût, des sciences, du corps, cet ouvrage constitue
une vaste somme. Un dernier mérite est de présenter un très grand nombre de textes
qui permettent de mesurer l’ampleur du sujet, alors qu’il est plutôt convenu de déplo-
rer la pauvreté du discours théorique sur la sculpture.
Claire MAZEL
Université de Nantes
la forme téléologique qu’elle donne à l’ouvrage. Les quadrateurs ont perdu et s’inscri-
vent donc dans une histoire jugée et axiologique. Les considérations sur la « crédulité »
(p. 154) ou « l’esprit un peu dérangé » (p. 136) de certains quadrateurs n’apportent guère
à l’analyse. L’ouvrage est plus convaincant lorsqu’il souligne la puissance subversive de
la quadrature, mettant à mal le souci pédagogique de l’Académie des Sciences.
Jérôme LAMY
Université Toulouse 2
1. Flagrants délits sur les Champs-Élysées. Les dossiers de police du gardien Federici (1777-1791), édition
présentée par Arlette Farge, Paris, Mercure de France, 2008, cf. dans ce n°, p. 150-154.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 215
(Barbier, Hardy) ou des observateurs moraux (Mercier, Rétif), dont le regard incorpore
en quelque sorte la déambulation du promeneur citadin.
La première partie permet de suivre une évolution déjà bien documentée par
ailleurs à travers les travaux du sociologue N. Elias ou de l’historien G. Vigarello. Le
XVIIe siècle est celui de l’affirmation des valeurs du paraître courtisan, du triomphe
des normes de la société de cour, dont les codes s’expriment à travers les arts figura-
tifs ou les pédagogies corporelles (arts de danser, manuels d’escrime, civilités). La
promenade est originellement distinctive. Elle apparaît d’abord comme un élément du
loisir mondain, socialement hiérarchisé et fortement théâtralisé et, plus accessoire-
ment, comme un exercice utile à la santé du corps, qui facilite l’apprentissage de la
maîtrise de soi et d’une honnête sociabilité. Le temps des Lumières modifie l’ordre
des justifications, sur fond de critique du corps contraint. La diffusion sociale de la
pratique de la promenade, son embourgeoisement, l’invention d’instruments adaptés
(des vêtements plus lâches, les souliers « morphologiques » du professeur d’anatomie
Petrus Camper dans les années 1780), la concurrence nouvelle que la promenade à
pied exerce sur certaines formes ostentatoires de promenade (en voiture, à cheval),
conduisent à définir la promenade non comme un loisir élitiste, mais comme un loi-
sir authentique, accessible à tous. Il est utile car il délasse des fatigues du labeur et
répond à la nécessité de pratiquer un exercice physique libre pour se maintenir en
bonne santé. Paradoxalement, la promenade prend à la fin du siècle une dimension
de plus en plus contemplative ; c’est un exercice tourné vers le for intime, tout en res-
tant un élément essentiel du spectacle urbain. La promenade « s’individualise » peut-
être, mais elle mobilise un nombre toujours plus important d’adeptes.
La meilleure preuve de l’existence de ce rituel, de sa reconnaissance et de sa dif-
fusion sociale, c’est l’aménagement d’espaces urbains qui lui sont réservés et qui sont
de plus en plus ouverts. Au XVIIe siècle, les jardins à la française et leurs larges allées
se montrent bien adaptés à la théâtralité de la promenade, tout en étant compatibles
avec la conception traditionnelle de la ville, close en ses murailles, qui se distingue du
plat pays par ses privilèges et concentre les élites cultivées. La promenade constitue
ainsi une sorte de ville dans la ville. Dans un lieu clos, aux entrées filtrées par des
portiers, qu’il s’agisse du Cours-la-Reine ou des Tuileries, le jardin urbain accueille
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concilier les impératifs de la circulation (la fluidité, la rapidité) et les rythmes de la flâ-
nerie, préserver l’originalité du boulevard qui ne doit pas ressembler, ni dans son décor,
ni dans l’organisation de ses activités, à une rue comme une autre. La tension se noue
entre un mode de gestion global de l’espace urbain et péri-urbain, qui admet de plus
en plus que la ville devient un champ de forces flou, et la volonté de préserver un espace
récréatif spécifique. Du côté des partisans de l’intégration des espaces, on trouve les
riverains, les spéculateurs immobiliers issus de la haute aristocratie (les Choiseul, les
d’Argenson, les Marigny) et la police. À l’opposé, il y a ceux qui veulent limiter les
constructions, éviter la prolifération d’activités mal contrôlées, le Bureau de Ville ou le
surintendant des Bâtiments du roi. Les motivations des uns et des autres, qui ne regar-
dent pas tous le boulevard de la même façon (une promenade, certes – mais aussi une
zone de contact périphérique et de contrebande), le déplacement au fil du temps des
lignes de démarcation qui singularisent les acteurs, sont peu explorés. Mais on devine
le conflit de l’antique malthusianisme des magistrats urbains méfiants à l’égard de la
croissance citadine, confronté à la fièvre immobilière de l’époque des Lumières. On
retrouve les chevauchements de juridiction entre diverses institutions investies de pou-
voirs de police, soumises à l’impulsion rationalisatrice de la lieutenance générale, qui
hésite entre la possibilité d’étendre la police ordinaire des rues aux nouveaux espaces
ou la définition d’un modèle de contrôle spécifique. Peu ou prou, les lieux de prome-
nade tendent à devenir des espaces citadins, au moins partiellement, comme les autres,
et sont absorbés par l’organisme urbain. Les rythmes et les nuances de cette intégra-
tion auraient mérité un suivi plus systématique, par exemple à travers l’analyse du cor-
pus des ordonnances et autres règlements de police – notamment autour de la
thématique de la circulation et de la voirie –, à travers l’étude moins impressionniste et
plus comparative des formes de violence et de délinquance qui sévissent dans ces
espaces, rapportées au reste de la ville : boulevards et jardins constituent-ils des théâtres
de la violence particuliers et jusqu’à quel point ?
La dernière partie de l’ouvrage mobilise sans grande originalité la littérature des
guides, les récits de voyage et, de façon plus intéressante, les textes des quatre témoins
exceptionnels que sont Barbier, le libraire Hardy, Mercier et Rétif, à la fois pour mon-
trer à quel point la pratique de la promenade se diffuse socialement et tenter de cerner
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Évoquant tour à tour licteurs, sergents et gendarmes, Robert Jacob entrevoit la struc-
turation de l’appareil coercitif qu’ils incarnent comme concomitante du développement
de la justice, et de manière plus globale, pose les jalons d’une histoire de la contrainte judi-
ciaire. Alors qu’à la fin du Moyen Âge, les sergents de la prévôté de Saint-Quentin res-
tent de simples exécutants (S. Hamel), leurs homologues du Châtelet, dont le nombre va
croissant et les fonctions sont progressivement étendues, acquièrent une autonomie tou-
jours plus grande, qui préfigure déjà la police parisienne des siècles suivants. Inscrits dans
le paysage familier des populations, ils entretiennent avec elles des relations en demi-
teinte ; non parce qu’ils représentent le bras armé de la justice, mais parce qu’issus du
peuple et partageant avec lui une même sociabilité, ils se font parfois les agents dévoyés
de l’ordre et « privatisent en quelque sorte l’emploi de la force publique » (V. Toureille).
Renforcer la discipline, améliorer le recrutement et clarifier les tâches de cette « main-
forte », tel est l’objet des réformes institutionnelles qui laissent émerger une police « nou-
veau modèle » au XVIIIe siècle (C. Denys). À Paris, le commissaire Delamare apparaît du
reste comme l’une des figures qui incarnent le mieux cette transformation, et son Traité
de police, daté de 1705, s’apparente à une entreprise de légitimation collective dans un
contexte de réformation professionnelle autour des principes d’ordre et d’unité (N.
Dyonet). L’« embourgeoisement » des commissaires du Châtelet, le recentrage de leur
mission sur la sûreté publique et l’affaiblissement de leur capacité de médiation auprès
des populations attestent alors une professionnalisation et une spécialisation accrues de
la police (V. Milliot) ; mouvement qui s’accompagne aussi d’un effort de territorialisation
des services pour adapter le cadre policier au paysage urbain dans lequel il prend place
(L.Turcot). Cette mise à distance observée entre la police de la capitale et sa population
doit cependant être nuancée. Sous le Directoire, les officiers de police judiciaire des
départements belges sont dans l’obligation de réprimer les infractions à la loi mais savent
marquer leur souci de préserver les libertés individuelles et montrent une certaine auto-
nomie – dans les abandons de poursuites – face aux lacunes législatives ou à la très grande
sévérité des peines (E. Berger). Dans la France provinciale du XIXe siècle, l’action de
maintien de l’ordre n’empêche pas non plus une implication forte de la police dans la pré-
vention des conflits (A. Desjardins et E.Wauters). Quant aux gendarmes, confrontés par-
fois à la défiance de populations auxquelles ils tentent d’imposer des mesures nationales
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l’accès aux tribunaux (C. Brooks), ces praticiens sont de véritables « intermédiaires »
auprès des populations ; en particulier dans les systèmes de droit mixte - de type colo-
nial - comme au Canada. La technicité de leur travail permet la transposition de leurs
compétences d’un régime juridique à un autre (D. Fyson), tandis que leur capacité
d’adaptation favorise un « métissage culturel » à l’origine de pratiques originales (J.-
P. Garneau). Conscients cependant des carences d’une cléricature qui assure seule leur
formation, ils s’engagent au XIXe siècle dans la mise en place d’un enseignement uni-
versitaire capable d’asseoir la cohésion du groupe sur des valeurs communes
(S. Normand). Comme en Europe, les premières facultés jouent le rôle d’écoles pro-
fessionnelles et promeuvent dès lors un praticien « modèle », dont l’éthique est fondée
sur l’indépendance et le désintéressement (M.-P. Brunet). Si les « remontrances d’ou-
verture aux plaidoiries » attestent que dans la France du XVIe siècle les avocats ont déjà
la volonté d’articuler la représentation de leur identité professionnelle sur des fonde-
ments symboliques forts (B. Forand), celle-ci trouve aussi à se forger dans les rapports
qu’ils entretiennent au politique et dans l’investissement qu’ils consentent sur ce ter-
rain. À Dijon, au XVIIe siècle, ils participent ainsi au pouvoir local en se faisant les repré-
sentants des municipalités grâce à leur connaissance du système légal et aux ressources
des réseaux clientélaires dans lesquels ils s’inscrivent (M.-P. Breen). À Genève, un
siècle plus tard, c’est la défense des « séditieux » qui leur offre un moyen de valorisation
professionnelle et les hisse au rang de porte-parole politiques avant de leur ouvrir les
instances du pouvoir (F. Briegel).
Spécialistes du droit et de la procédure, les auxiliaires de justice se distinguent
aussi en matière civile. À l’image des procureurs d’Ancien Régime qui interviennent
dans le règlement des comptes de tutelle (C. Dolan) ou pour la protection des mineurs
orphelins (S. Perrier), ils se font les intermédiaires entre l’État et les familles.Véritables
conseillers juridiques, certains ont « l’art de louvoyer » dans le système institutionnel
en place pour satisfaire les stratégies de leurs clients et servir leurs propres intérêts
(I. Carrier). Le rôle qu’ils tiennent dans le fonctionnement de la justice ne peut
d’ailleurs être pleinement apprécié sans les replacer dans une histoire économique de
l’appareil d’État et une histoire sociale des élites (R. Descimon). Comme les notaires
(F. Michaud ; R. Favier), ils appartiennent aux franges aisées de la société mais sont
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(O. Rizescu), tout comme les notaires dauphinois qui deviennent les instruments offi-
ciels de la réconciliation confessionnelle et civique lors des guerres de religion
(S. Gal). Si l’influence locale et la connaissance du milieu prédisposent fortement au
choix des auxiliaires pacificateurs que sont les suppléants cantonaux (J.-F.Tanguy), la
valorisation des connaissances théoriques et des compétences techniques n’est pas
absente au sein de la Chambre des Bâtiments (R. Carvais) ; preuve que la spécialisa-
tion des auxiliaires accompagne celle des tribunaux et ajoute à leur statut autant
qu’elle renforce leur crédibilité.
La dernière partie de l’ouvrage se consacre aux experts, dont l’émergence marque
le triomphe des savoirs professionnels au service des juges. Michel Porret souligne le
poids accru de l’expertise médico-légale dans les procès genevois dès l’Ancien
Régime, tandis que Marina Daniel s’attache à examiner les pratiques médicales dans
la province française au XIXe siècle. Pratiques qui interrogent sur la nature des com-
pétences de ces auxiliaires autant que sur leur légitimité, notamment en matière psy-
chiatrique (D. Wright ; K. White), et qui suscitent l’émoi de l’opinion publique, voire
de véritables scandales médiatiques comme le rappelle Frédéric Chauvaud à l’aune
de plusieurs « affaires » retentissantes du XXe siècle. Certes, l’expertise se profession-
nalise (F. Chamozzi) et les magistrats continuent de les solliciter pour étayer leurs
jugements, mais en définitive la primauté du droit demeure sur la technicité expertale
des « hommes de l’art ».
Cette présentation illustre toute la richesse d’un ouvrage qui approfondit l’étude
des rapports entre droit et société. Si l’on peut peut-être regretter l’approche partielle
de certaines facettes du monde judiciaire (sa féminisation notamment) ou la trop
grande discrétion de quelques figures (les greffiers et les huissiers en particulier), ses
apports n’en demeurent pas moins considérables pour l’histoire de la justice et des
régulations sociales. Point de départ d’une stimulante réflexion, il ouvre incontesta-
blement de nouvelles perspectives de recherches pour l’avenir.
Vincent BERNAUDEAU
Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles
de cette justice (Antoine Follain, p. 35). D’où un intitulé plus neutre et une mise en rela-
tion de la justice seigneuriale, nullement avec les seigneurs, l’organisation et le système
social abolis à et par la Révolution, mais avec son organisation, ses juges, ses plaignants,
ses justiciables, ses usages. La justice seigneuriale est alors pensée comme une justice de
proximité, un outil de régulation sociale, bien plus que comme un levier entre les mains
de seigneurs. D’ailleurs, la deuxième formule la plus employée par les auteurs est juste-
ment celle de « régulation sociale » relevée dans six titres. Avec cette problématique ferme
mais laissée ouverte pour intégrer des analyses légèrement décalées, le colloque offre un
panorama de la justice seigneuriale qui privilégie l’est du pays, de la Lorraine au Comtat
en passant par la Bourgogne, le rebord oriental du Massif central, la France de l’ouest
angevin, tourangeau, manceau et breton, et à un moindre degré, les Pyrénées et leur pié-
mont basco-landais.
Une géographie aussi diversifiée incite à comparer ces justices seigneuriales que
décrièrent successivement bien des magistrats, de Charles Loyseau dans son Discours de
l’abus des justices de village revisité par François Brizay et Véronique Sarrazin, au Cahier
de André-Jean-Baptiste Boucher d’Argis, partiellement donné dans la dernière pièce jus-
tificative. D’une étude monographique à l’autre, des thèmes communs affleurent, tels
que le ressort des justices, leur fonctionnement, leur personnel, l’activité du siège, le rôle
de la justice, ses rapports avec la justice royale.
La question des ressorts judiciaires indique des situations contrastées. Dans la
Bourgogne, la norme est d’une justice par paroisse dans 81 % des cas au XVIIIe siècle ; en
Bretagne, une paroisse relève au moins de deux justices seigneuriales. Évidemment le
rapprochement ici opéré est abrupt et son élucidation renvoie au cadre juridique de
chaque contrée, au lien existant ou pas entre seigneurie et justice, à des considérations
faussement triviales sur l’étendue respective des paroisses bourguignonnes et bretonnes,
à la place de la noblesse et des seigneuries ecclésiastiques dans ces provinces.
Dans les justices seigneuriales siègent trois officiers. Cette triade – le juge appelé
baille en Roussillon, le procureur fiscal ou d’office, le greffier – repérée dans tous les
sièges est-elle compétente ou mérite-t-elle les critiques d’un Loyseau vitupérant les
« juges guêtrés » et imité par bien des magistrats comme les parlementaires bisontins ? En
fait, les contributeurs ont mis en lumière la qualité globale de ces officiers, très souvent
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riposte à une autre plainte et la justice seigneuriale n’échappe pas à cette pratique. Elle
en est même un des théâtres de prédilection. Les justiciables la saisissent pour sa proxi-
mité, son faible coût et la possibilité qu’ils pensent avoir d’arrêter une procédure intro-
duite sur place et non portée dans une ville plus éloignée. L’une des finalités essentielles
de la justice seigneuriale est, comme dans la Bourgogne, d’être une justice de concilia-
tion plus que de sanction ; elle a à régler des questions d’endettement, majoritaires dans
la plupart des sièges (la Bourgogne, l’Auvergne du XVIe siècle, la Touraine du
XVIIIe siècle), le contentieux agricole lié à la divagation des troupeaux, le franchissement
délictueux de passages, et elle remplit ainsi un rôle décisif de régulation sociale.
Dans la Franche-Comté, les juges seigneuriaux interviennent dans la vie des com-
munautés en faisant tenir les assemblées d’habitants, en présidant à la nomination de
leurs agents, en organisant la police de la voirie. La justice détient des prérogatives admi-
nistratives en plus de ses attributions coutumières et elle affiche une belle vitalité.
D’ailleurs, au XVIIIe siècle et encore à la veille de la Révolution, la justice seigneuriale
demeure vivante au point que son articulation avec la justice royale fut prévue. C’est
l’une des visées de l’ordonnance de mai 1788 que de faire des justices seigneuriales au
civil une institution d’arbitrage et de conciliation, et une institution de police judiciaire
au criminel. En somme, la réforme attribuait officiellement aux justices seigneuriales les
fonctions que les justiciables leur reconnaissaient et les affaires que les magistrats tran-
chaient. La réforme échoua et la Révolution supprima les justices seigneuriales.
Depuis une vingtaine d’années, les historiens ont redécouvert avec des questionne-
ments autres non point la mais les justices seigneuriales. Ce colloque porte la trace de
ces réaménagements historiographiques dont il offre également un précieux bilan
bibliographique. Il dégage ou conforte de nouvelles pistes de recherche tant sur l’activité
réelle des tribunaux seigneuriaux que sur les lieux de justice. Ces chantiers, couplés avec
une étude des magistrats et des justiciables, devraient permettre une histoire totale des
justices seigneuriales. La perspective est stimulante dès lors que justice et régulation
sociale sont liées, encore faut-il, pour que les résultats soient comparables, que les cher-
cheurs se réfèrent à une grille d’évaluation de la violence identique ou au moins proche.
Sinon, comme l’indique Anne Zink, en un domaine aussi subjectif que la perception de
l’agressivité, de la violence, un même fait peut donner lieu à des interprétations très dis-
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littérature, son analyse des évolutions du contenu narratif des arrêts criminels imprimés
par ordre du parlement de Paris est convaincante : d’une exposition brève du cas, on
passe, dans la seconde moitié du siècle, à un récit beaucoup plus développé où l’accent
porte non plus sur l’exécution, le pouvoir de l’État, mais sur le condamné lui-même et
ses intentions criminelles. Dès les années 1720, une évolution similaire avait touché les
images, masquant la peine imposée par le pouvoir pour mettre l’accent sur le forfait, sur
la transgression d’un homo criminalis. Se trouvent ainsi mises en valeur les traces d’une
volonté d’État de communiquer avec le public et de faire coïncider ses valeurs avec celles
de l’opinion. Cette volonté de communication est en outre confirmée par la croissance
(notamment dans les décennies 1720 et 1750) du nombre d’arrêts imprimés.
Tout en ayant le goût du détail, l’auteur a constamment eu le souci de penser les
pans du réel dans leur intégralité, sans myopie. Ainsi le spectacle de l’exécution (de plus
en plus fréquent sur le siècle) n’est-il ni limité à celui de la peine de mort (en recul par
rapport aux diverses formes de l’amende honorable, promenade sur l’âne, pilori, car-
can), ni à la description d’un moment final qui négligerait le trajet rituel depuis la pri-
son. Ce souci d’appréhender une globalité conduit à une critique juste des usages qui
ont été faits des témoignages de ceux que l’auteur appelle les « journalistes », Buvat,
Marais, Barbier et Hardy, et qui ne consignent dans leurs écrits que l’événement mar-
quant, le non banal, l’excès – de sorte qu’à partir d’eux, la norme ne peut être reconsti-
tuée qu’en creux et a contrario.
L’auteur porte une grande attention à la diachronie, en remontant souvent jusqu’au
XVIe siècle pour repérer les évolutions. Ainsi le passage, au tournant des années 1630-
1640, de la belle mort sur l’échafaud, celle du courage néo-stoïcien offert au souverain
souvent présent aux exécutions, à la bonne mort, celle qui se passe dans la crainte du
jugement de Dieu ; ou encore le passage d’une justice en lien permanent avec le divin
(qui peut intervenir dans l’ordalie ou sous la forme du miracle) à un jugement « laïcisé »,
expulsant l’accusé de la société, et que nulle intervention divine ne peut désormais
remettre en question. L’auteur souligne aussi que, de même que les signes du pouvoir
s’effacent dans les arrêts criminels derrière la figure du coupable, de même la présence
du roi tend à disparaître de la scène d’exécution. Il ne reste alors qu’une violence pure
de la loi et un roi de miséricorde, absent de l’exécution, mais s’étant approprié l’inter-
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général et le lieutenant général de police, où l’on voit qu’il y a incertitude sur le degré de
l’infamie pénale (p. 161-163), ou sur l’interprétation possible des différents accessoires
utilisés au cours du rituel et qui, pour être essentiellement issus d’anciens symboles vil-
lageois (par exemple, des charivaris) ne semblent plus avoir été directement lisibles pour
les spectateurs, leurs usages et leurs sens n’étant pas fixés mais soumis au temps.
Néanmoins, cette volonté de sortir d’une « approche politique dans sa forme la plus
rigide » (p. 13) où, en lieu et place de l’interprétation serait la force du pouvoir, conduit l’au-
teur à certaines affirmations intéressantes mais discutables. Sans vouloir relancer le débat
sur la question du consentement au pouvoir et à l’événement sous une forme semblable à
celle qu’il a pu prendre chez les contemporanéistes polarisés autour de S. Audouin-
Rouzeau et A. Becker d’une part, et R. Cazals et F. Rousseau de l’autre, on ne peut que
s’interroger sur certains glissements. À l’idée d’un pouvoir oppressif auquel s’opposeraient
des résistances, P. Bastien préfère l’idée d’un consensus entre le peuple et les autorités.
Celui-ci serait notamment rendu possible par la communication mise en place (notam-
ment les formes nouvelles de l’arrêt) et par la construction, à travers le rituel, d’une infa-
mie du condamné à laquelle adhérerait le public. Or, l’idée de cette adhésion repose sur
une démonstration inégalement convaincante : Durkheim et l’assimilation entre loi morale
et loi sociale, expulsant toute assimilation de celle-ci au pouvoir, sont utilisés comme argu-
ment d’autorité et sans discussion approfondie (p. 228-229) ; d’autre part, l’efficacité affir-
mée d’une construction sociale de l’exclusion par l’intermédiaire du rituel infamant est
mise en doute par l’idée (que l’auteur avance lui-même) d’une réintégration du coupable
à la vie courante. L’argument qui semble le plus solide repose sur le faible nombre
d’émeutes d’échafaud recensées par Jean Nicolas dans son grand livre sur La rébellion fran-
çaise (Seuil, 2002). Néanmoins, P. Bastien signale lui-même la crainte des autorités lors des
mises à mort de domestiques infidèles et la suppression du passage du convoi devant la
maison du maître, la mobilisation de la force lors de l’exécution d’émeutiers, le déplace-
ment surtout de la plupart des exécutions hors de Paris. Il refuse à juste titre de voir une
résistance à l’idéologie pénale ou aux supplices ignominieux, mais il rejette en même temps
la possibilité de tout différend entre le public et le pouvoir (quoiqu’il parle parfois non plus
de consensus, mais de négociation, dans un usage peu rigoureux, mais révélateur, des
notions). On confond ainsi adhésion à la légalité et reconnaissance d’une légitimité.
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Sans doute faut-il imputer ce biais aux lectures anthropologiques de l’auteur, de préfé-
rence à toute référence sociologique. Même Elias n’a droit qu’à une allusion indirecte
(p. 229) et sans donner lieu à discussion. Il était pourtant attendu sur le sujet.
Pascal Bastien rouvre ainsi des débats passionnants et apporte un grand nombre de
données nouvelles et stimulantes : malgré quelques imprécisions dans le maniement des
concepts, l’ouvrage devrait faire référence.
Déborah COHEN
Université de Provence-Telemme
cadavres de la morgue – ce savoir administratif a une vocation unifiante, car il sert rapi-
dement de matrice à des formes de recensement de plus vastes ensembles de popula-
tions. Administrateurs de tous niveaux, depuis le Conseil royal jusqu’aux responsables
de l’armée, magistrats et policiers, mais aussi modestes bureaucrates et officiers subal-
ternes développent une capacité propre, distincte et autonome des autres segments de
l’administration, à inventer les instruments (registres, formulaires, livrets) et les tech-
niques (le signalement) qui donnent à la machine administrative son efficacité. Ce
savoir d’État est en outre malléable, car il s’adapte aux ruptures politiques et récupère
à son profit les nouveaux principes juridiques consacrés par la Révolution. Après 1789,
l’égalité devant la loi favorise la généralisation des papiers pour tous, et l’on oublie alors
l’aspect liberticide d’un enregistrement de tous les citoyens par l’État.
De larges pans de la population sont conscients avant 1789 des enjeux de la pos-
session des papiers. Si des résistances se manifestent, l’attachement à leur égard, y
compris chez les pauvres, peut être réel car ils témoignent d’affiliations passées et res-
tent des marqueurs symboliques d’appartenance. Les individus intègrent ces forma-
lités et se procurent des papiers parce que, délivrés par une autorité supérieure, ils
confèrent de la crédibilité à leurs déclarations. Derrière l’individu, ce n’est plus seule-
ment le poids d’un réseau personnel, mais celui d’une autorité publique qui se mani-
feste pour attester de son identité. À ce titre, c’est une protection supplémentaire que
le peuple utilise si nécessaire contre la police. Le développement même de la fraude
signale le pouvoir finalement reconnu aux papiers. Mais ce que le travail de V. Denis
met fort bien en valeur, c’est l’hybridation qui est admise entre les formes anciennes
pour dire l’identité, fondées sur l’interconnaissance, et la promotion des identités de
papier. L’identification des cadavres continue à se faire visuellement à la morgue. Le
« vagabond » arrêté sans papiers par la maréchaussée peut encore se faire « avouer » par
une connaissance qui fournira les certificats nécessaires à une libération. L’ouvrage
décrit à la perfection un lent processus négocié d’acculturation à l’écrit et à la norme
administrative. Mieux, il apporte une contribution décisive à la réflexion sur la nais-
sance de l’individu moderne. Passée la Révolution qui détruit les corps intermédiaires
et la grande chaîne de la société organiciste, ce qui définit l’individu n’est plus son rat-
tachement à une communauté, mais ses liens directs et solitaires, authentifiés par l’É-
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comme en témoigne le dernier ouvrage qu’il vient d’éditer. Complétant les précédents
volumes collectifs, l’un consacré à l’Italie (La polizia in Italia nell’età moderna, 2002),
l’autre abordant les militaires (Corpi armati e ordine pubblico in Italia, 2003), il pro-
pose une nouvelle contribution à l’histoire de la police qui doit servir de passerelle
chronologique et géographique.
En publiant les actes d’une rencontre tenue en 2002, Antonielli propose de faire
le point sur les études en cours et de dégager des pistes de recherches. Les cas concer-
nant la Péninsule dominent (sept sur dix), mais leur distribution chronologique est
d’une grande richesse : birri romains et gardes-chiourmes vénitiens pour l’Ancien
Régime, police napoléonienne, puis celle de la restauration et celle de l’unité italienne
sont successivement abordés par des chercheurs italiens et anglais. En contrepoint des
réalités italiennes s’ajoutent une contribution sur les traités de police dans l’Espagne
des Lumières, une sur la maréchaussée française et une autre sur les conceptions de
la police dans les territoires allemands du XVIIIe siècle. Si la diversité des études est
déstabilisante au premier abord, la richesse du matériau permet en réalité de dégager
une série de points communs qui les traversent.
La question des différentes approches dont bénéficie l’histoire de la police est évo-
quée en ouverture par L. Antonielli. Constatant que la police est devenue un objet de
recherche autonome, dépassant son statut d’appendice de l’histoire de la justice ou de
l’histoire politique, il soutient une approche globale de la question. Il plaide ici pour un
dépassement d’une querelle de points de vue et promeut le dialogue entre les tenants
d’une histoire sémantico-conceptuelle de la police, ceux qui s’attachent à la probléma-
tique de la disciplinarisation sociale, et les historiens des institutions attentifs notamment
aux personnels policiers. L’intention est d’autant plus louable que le croisement des
approches peut s’avérer d’une grande fécondité, comme le prouve la contribution de
T. Simon. Il montre comment l’apparition au milieu du XVIIIe siècle de corps militaires
(Sicherheitscorps) investis de tâches de sûreté dans les territoires allemands (poursuite de
la mendicité, prévention du crime, contrôle du territoire par des patrouilles régulières) est
liée à l’évolution de la conception de la Policeywissenschaft. Fleurissant dès le premier tiers
du XVIIIe siècle dans l’aire germanique avec pour objectif de former des fonctionnaires
administratifs, les traités de « science de la police », ou plutôt de science du gouvernement,
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la liquidation progressive des birri dès 1793, ni la survivance d’un imaginaire hostile à
la police traditionnelle. Alors que, sous l’Ancien Régime, la promesse de l’uniforme est
censée appâter les recrues pour la police de bord des galères vénitiennes (L. Lo Basso),
la tenue du policier est la visée de la caricature politique autour de 1848 (E. Francia).
Tentés par la prosopographie de policiers, M. Broers et J. Dunnage abordent en
parallèle la police de l’unité italienne par ceux qui la font, convaincus que pour
connaître l’institution, il faut connaître les hommes qui la composent. Ils constatent,
dans le premier cas, la faible instruction des fonctionnaires de police, et, dans le second
cas, la spécificité d’un recrutement exogène à Bologne, les policiers provenant majo-
ritairement du sud de l’Italie. Quelles conclusions en tirer ? Ces deux contributions
sont présentées comme étant encore en gestation, mais l’on peut espérer, comme le
montre en d’autres contextes l’histoire sociale des institutions, que l’étude sérielle du
personnel, qui ne doit pas être une fin en soi, alimente surtout la problématique sti-
mulante de la culture institutionnelle et professionnelle de la police.
À ce titre, le dialogue interdisciplinaire et la confection d’outils d’analyse théo-
riques sont des voies fécondes auxquelles participe la contribution sociologique de S.
Palidda. À la suite de D. Monjardet, il rappelle en effet la position intermédiaire de la
police, située entre les autorités et la société. Elle est formellement encadrée par des
normes, mais façonnée quotidiennement de l’intérieur au contact de la rue. La légiti-
mité des policiers se négocie entre une culture professionnelle mue par des intérêts
propres, les exigences du pouvoir et l’assentiment de l’opinion publique. Dès lors, la
proximité sociale ou géographique entre le policier et la société n’est pas un garant
nécessaire de bonnes relations : M. Broers le montre avec la problématique de la
« demande de police », la dénonciation, qu’il considère comme un indicateur de l’ac-
ceptation ou du refus du rôle de l’État dans la vie de la communauté. Sans pouvoir le
quantifier, il constate un profond désir d’intervention étatique dans l’Italie napoléo-
nienne. Indirectement, E. Francia, qui relate notamment les massacres de policiers sur-
venus en janvier 1848 en Sicile, fait le constat inverse qu’en période de crise politique
s’affirme la volonté de confier aux autorités locales les tâches du maintien de l’ordre.
Un des traits communs le plus prometteur des contributions revient à penser
l’histoire des polices de manière dynamique, en dépassant la rigidité des cadres régle-
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l’opinion qui est devenue l’une des caractéristiques de la politique moderne. Dans la
foulée des travaux de Pierre Rosanvallon, Karila-Cohen montre que l’on ne doit pas
regarder le temps de la Restauration et de la monarchie de juillet comme un détour
stérile retardant l’avènement de la démocratie. Les années de 1814 à 1848 ont légué
à la France des pratiques qui se sont montrées essentielles pour le fonctionnement des
régimes censés représenter la volonté de leurs populations.
L’appel à l’opinion politique, comme guide et garde-fou des gouvernants, fait son
apparition dans la vie publique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais à ce
moment il n’existe aucune technique pour prendre le mesure de l’opinion. Il y avait
certes une tradition d’enquêtes administratives, mais l’opinion en soi semblait insaisis-
sable. Comme Karila-Cohen le montre, les révolutionnaires des années 1790, obligés
par le nouveau dogme de la souveraineté populaire, font quelques efforts pour s’infor-
mer de ce qu’ils appellent l’opinion ou l’esprit public, mais le régime bonapartiste
rejette l’idée avec horreur. D’après Lucien Bonaparte, son premier ministre de
l’Intérieur, « le gouvernement qui a le sentiment de sa force et la certitude de la volonté
nationale, n’a pas besoin de détails pour connaître l’opinion du peuple ». L’époque
napoléonnienne a pu être « l’âge d’or de la statistique française » (Jean-Claude Perrot),
mais les informations ramassées par ses administrateurs concernaient essentiellement
des faits matériels : mouvement de la population, production agricole et industrielle,
etc. En essayant de s’informer au sujet des opinions, les régimes qui ont suivi l’Empire
voulaient d’abord se distinguer de l’autoritarisme napoléonien. Aller à l’écoute de l’opi-
nion, c’est une manière d’« affirmer l’existence face à l’État d’une société civile auto-
nome apte à la réflexion politique », ce que Napoléon n’a pas voulu admettre. Pour les
hommes des monarchies censitaires, la vraie opinion publique est celle des élites édu-
quées et aisées ; même les républicains hésitaient à valoriser l’opinion des masses, qui
avaient besoin de s’instruire pour acquérir le droit de se faire écouter.
Comme Karila-Cohen le montre, c’est paradoxalement au début de la
Restauration, ce régime censé consacrer un retour aux pratiques de la monarchie
absolue, que l’on observe le plus d’activité dans le domaine des enquêtes sur l’opinion.
Un régime composé en bonne partie des émigrés sans connaissance de leur pays, en
commençant par le roi Louis XVIII, et ne faisant pas confiance à beaucoup de ses
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sultan. Des diplômés de ces établissements nourrirent à leur tour des vagues d’opposi-
tion jeune-turque tandis que les revendications identitaires n’étaient guère jugulées. Le
dernier échec révélait ainsi l’une des contradictions majeures du régime hamidien, un
régime qui, sous la bannière du califat, s’affirmait pleinement comme musulman mais
qui se refusait à reconnaître une histoire arabe ou à faire une place aux non musulmans
dans l’armée impériale. C’est l’un des mérites de cette biographie que d’établir un
constat lucide et équilibré sur la fin d’un des derniers empires méditerranéens.
M’hamed OUALDI
CEMAF-Paris 1
2. Hélène MILLOT, Corinne SAMINADAYAR-PERRIN (éd.), 1848,une révolution du discours, Paris, Édi-
tions des cahiers intempestifs, 2001.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 239
montre les stratégies rhétoriques subtiles par lesquelles les tenants du parti de l’Ordre
s’imposent à l’Assemblée, tandis que les anciens partisans de la république démoc-soc.,
déjà vaincus, sont réduits au silence. Dans ce récit, le droit au travail n’est ni un grand
principe abstrait, ni une théorie clairement délimitée, il est un enjeu de lutte symbo-
lique décisif entre des acteurs qui s’efforcent de fixer le sens de la république à venir.
François JARRIGE
Université d’Angers
Ils jouent aussi de l’influence de la presse sur l’opinion publique en faisant passer leurs
idées dans des journaux contrôlés indirectement par le patronat. L’UIMM essaie aussi
de coordonner l’action de ces membres dans les Chambres de commerce et de mono-
poliser la représentation patronale au sein des organisations paritaires telles que le
Conseil National Économique, créé en 1925, ou l’Organisation Internationale du
Travail. Elle organise une véritable veille stratégique concernant l’évolution des poli-
tiques sociales afin de préserver les prérogatives de ses entreprises.
La mobilisation de ces moyens considérables participe à l’établissement de rap-
ports de forces face aux demandes des différentes composantes de l’État et aux reven-
dications des syndicats ouvriers. Avant la Seconde Guerre mondiale, le législateur
réglemente de plus en plus strictement les conditions de travail. L’UIMM adopte alors
une attitude pragmatique. En position de faiblesse, elle utilise sa structure décentrali-
sée afin de contrôler, à plusieurs niveaux, la mise en application de ces mesures
sociales. Dès que possible, ces patrons négocient avec l’État des retours en arrière. Au
nom de la productivité nécessaire à la mobilisation industrielle et face à des syndicats
divisés, ils obtiennent ainsi, la remise en cause des accords négociés après les grandes
grèves de juin 1936.
Durant toute cette période, les positions de l’UIMM concernant les relations avec
les syndicats et l’État changent peu. Alors qu’à la fin des années 1930, de nombreux
patrons sont tentés par des expériences corporatistes, sa ligne de conduite et la mobi-
lisation de ses membres se fondent encore sur une approche traditionnelle de la liberté
économique des entreprises. L’organisation patronale s’appuie sur des réseaux bien
organisés pour s’adapter rapidement aux changements politiques et sociaux. Cette
capacité de réaction est particulièrement remarquable lors de l’établissement du
régime de Vichy et à la Libération. Contrairement à la Confédération Générale de la
Production Française (CGPF), l’UIMM est épargnée par la dissolution des syndicats
imposée en 1940. Ces dirigeants contrôlent en partie les Comités d’Organisation ins-
taurés par Vichy. Ils bénéficient de la répression des mouvements sociaux et réussis-
sent à garder une marge de manœuvre dans un système productif déterminé par les
contraintes liées à l’Occupation. Or, ces négociations permanentes avec l’État fran-
çais, et les bénéfices importants qu’ils en retirent, ne les empêchent pas d’échapper à
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4. Christian ROUAUD, Les Lip, l’imagination au pouvoir, Les Films d’Ici, 2007.
COMPTES RENDUS, N° 56-3, 2009 245
tidien de collecte et de traitement des données : ces statisticiens ont construit progressi-
vement tout un réseau d’hommes sensibilisés aux mêmes questionnements et aux mêmes
approches, pratiquant les mêmes méthodes, partageant les mêmes références scienti-
fiques, les mêmes valeurs professionnelles. Celles-ci ont survécu à la révolution
d’Octobre ; la TsSOu créée en juillet 1918 a hérité des zemstva à la fois une partie impor-
tante de son personnel et des façons de travailler : enquêtes et recensements des années
1920 doivent beaucoup aux pratiques mises en place avant 1914. C’est pourquoi Martine
Mespoulet devait intégrer à sa démonstration la fin de la période impériale, afin de mieux
comprendre les débuts de la statistique soviétique.
Ce livre est une lecture indispensable pour tout historien de l’URSS, car il exa-
mine de façon détaillée et subtile beaucoup d’enquêtes et de recensements russes et
soviétiques : en décortiquant les méthodes et les techniques utilisées par les statisti-
ciens russes, il initie le lecteur aux secrets de fabrication des données et apporte ainsi
une contribution de poids à l’analyse de sources précieuses pour l’histoire sociale.
Martine Mespoulet donne de nombreux extraits des documents sur lesquels elle s’ap-
puie, permettant ainsi au lecteur de juger en connaissance de cause : on distinguera
particulièrement, de ce point de vue, l’extraordinaire « récit de terrain » de V.A.
Obolenski (p. 55-60), qui livre le regard d’un statisticien sur les paysans, et la vivante
monographie (p. 148-153) sur une famille ouvrière de Moscou. Signalons aussi que
l’auteur a traduit les questionnaires et formulaires individuels de tous les recensements
démographiques de 1897 à 1989.
Le texte est bien écrit, presque totalement dépourvu de coquilles ; regrettons tou-
tefois que l’auteure soit parfois elliptique dans son expression, ce qui par endroits rend
son livre d’un abord parfois difficile. Les « références bibliographiques » (p. 223-236)
sont classées par ordre alphabétique d’auteur et ne distinguent pas entre études scien-
tifiques et sources ; quelques documents mentionnés dans le corps du texte ont été
oubliés dans cette bibliographie. En outre, les publications des chercheurs soviétiques
concernant les « sources de masse » de l’histoire quantitative sont ignorées7.
Ces remarques de détail ne changent rien à la qualité de ce livre. Sur le fond, il
reste deux interrogations. On peut s’étonner que Martine Mespoulet ne soulève pas la
question du secret : pendant une partie au moins de la période soviétique, une masse
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7. Cf. les ouvrages suivants (en russe) : V. Z. DROBIJEV, A. K. SOKOLOV, V. A. USTINOV, La classe
ouvrière de Russie soviétique dans la première année de dictature du prolétariat (Essai d’analyse structurelle d’après
les matériaux du recensement professionnel de 1918), Moscou, Éditions de l’Université de Moscou, 1975 ; I. D.
KOVALTCHENKO (éd.), Les sources de masse sur l’histoire socio-économique de la société soviétique, Moscou, Édi-
tions de l’Université de Moscou, 1979 ; idem, Les sources de masse sur l’histoire de la classe ouvrière soviétique
de la période du socialisme développé, Moscou, Éditions de l’Université de Moscou, 1982. On pourrait aussi
citer des articles.
8. « Sur le projet de Constitution de l’URSS », rapport présenté au VIIIe Congrès des Soviets de l’URSS
le 25 novembre 1936, trad. : STALINE, Les questions du léninisme, t. II, Paris, Éditions sociales, 1947, p. 214,
219, 226 et 229.
248 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
présente la société soviétique comme composée de deux classes amies, les ouvriers et les
paysans, l’intelligentsia constituant quant à elle une couche sociale et non une classe. Le
titre de la page 108 : « Recenser une société sans classes en 1937 » semble donc problé-
matique.
Au total, ce livre est un exemple réussi de sociologie historiquement informée,
appuyée sur les archives centrales et régionales. C’est dire tout l’intérêt de ce beau tra-
vail pour des historiens.
Jean-Paul DEPRETTO
Université Toulouse 2