Vous êtes sur la page 1sur 2

Pourquoi se revendiquer «transfuge de classe» alors qu’on ne l’est pas?

Laélia Véron — 14 novembre 2018

Prolétariser ses origines sociales permet de mettre en valeur une trajectoire individuelle soi-disant liée au mérite, ou à une maîtrise
polyvalente des différents codes et des rites sociaux.

La chanteuse Chris (ex Christine and the Queens) approuve lorsqu'un présentateur la décrit comme une «transfuge de classe» et ajoute qu'elle a
dans son corps «une mémoire des muscles de la classe ouvrière». Kev Adams essaie de casser son image de privilégié en déclarant qu'il a dû
grandir «à cinq dans 90 m2», ajoutant «j'appelle pas ça rouler sur l'or».
Problème: Chris est fille d'un père professeur d'université et d'une mère enseignante en lycée et Kev Adams a grandi à Neuilly, son père travaillait
dans l'immobilier, sa mère était cadre dans la finance (si l'on en croit leurs pages Wikipédia respectives). Les désigner comme des «transfuges de
classe» est bien loin d'aller de soi –et les affirmations de Chris ou de Kev Adams ont suscité leur lot de moqueries.

Ce n'est certes pas la première fois qu'une personnalité prolétarise ses origines sociales –Laurent Wauquiez avait ainsi raconté (entre autres) être
le fils d'un employé alors que son père était directeur d'une banque privée– mais les propos de Kev Adams ou de Chris semblent relever moins du
mensonge que d'une méconnaissance du monde social associé à une stratégie plus ou moins consciente de storytelling. Mais quel est l'intérêt de
se revendiquer transfuge?
A priori, quand on parle de transfuge de classe, on pense plutôt aux parcours d'Annie Ernaux (qu'elle raconte dans des ouvrages comme La place
ou Une femme), fille d'ouvriers devenus petits commerçants, elle-même professeure agrégée, écrivaine, première de sa famille à faire des études
supérieures; ou d'Édouard Louis (raconté dans En finir avec Eddy Bellegueule), écrivain, dont le père, ouvrier, a connu de longues périodes de
chômage.
Annie Ernaux et Édouard Louis sont des transfuges de classe car ils ont vécu, par rapport à leurs parents, un changement de classe sociale; une
transformation radicale de leur capital économique, mais aussi culturel, scolaire et social. Ce n'est pas le cas de Chris qui, fille de parents
professeurs, a bénéficié d'un minimum de capital économique et de la transmission d'un fort capital scolaire et culturel 1 –et ne parlons même pas
de la difficile enfance de Kev Adams à Neuilly. Mais si les grands-parents de Chris étaient ouvriers, pourquoi se focaliser sur la profession de ses
parents? Qu'en dit la sociologie: une artiste à succès, fille de professeur d'université, peut-elle être transfuge de classe?

Connotation historiquement péjorative


Le cas du ou de la transfuge de classe appartient, en sociologie, aux études de mobilité sociale. La mobilité sociale est une problématique qui
apparaît dans les écrits aussi bien de Marx que de Tocqueville, sans être vraiment conceptualisée jusqu'aux travaux de l'émigré russe Pitirim
Sorokin, fondateur du département de sociologie à Harvard, qui définit en 1927 la mobilité sociale comme «le mouvement d'individus ou de
groupes d'une position sociale à une autre et la circulation des objets, valeurs et traits culturels parmi les individus et les groupes» . Malgré les écrits
de Sorokin, l'étude de la mobilité sociale disparaît quasiment pendant l'entre-deux-guerres.
Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale qu'ont lieu en France les premières grandes enquêtes sur la mobilité sociale: l'enquête de l'Ined
(Institut national d'études démographiques), menée en 1948 par Marcel Bressard et celle de l'Insee (Institut national de la statistique et des études
économiques) en 1953, qui tentent de mesurer la mobilité sociale d'hommes en comparant leur déplacement social (autour de 40 ans) à l'aune de
la situation de leur père (à la sortie du système scolaire).
Les études suivantes ont pluralisé ces perspectives: la mesure de la mobilité sociale s'est étendue aux femmes, en comparant d'abord leurs
trajectoires uniquement à celles de leurs pères, puis à celles de leurs mères. La dernière enquête sur la FQP (Formation et qualification
professionnelle) de 2017, dont les résultats sont toujours en train d'être analysés par l'Insee, interroge non seulement la mobilité sociale des
individus mais leur sentiment de mobilité pour mesurer l'écart entre mobilité sociale réelle et mobilité ressentie. Cette étude permet d'illustrer des
variations selon le sexe des personnes concernées: ainsi les femmes ressentent davantage un sentiment de déclassement social par rapport à leur
père que par rapport à leur mère.
Les critères choisis pour mesurer la mobilité sociale ont donc évolué, mais on évalue le plus communément cette mobilité par rapport aux parents
de l'individu concerné (et non par rapport aux grands-parents). Selon le sociologue Camille François, maître de conférences à l'université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, c'est le critère «le plus usuel et pertinent» pour mesurer un réel changement social. Le terme «transfuge» désigne alors, dans
ces recherches, des personnes qui ont connu des mobilités ascendantes (ou descendantes, même si alors l'usage du terme transfuge est bien
moins fréquent) par rapport à leur parents. Ces personnes sont passées, le plus souvent, d'un milieu paysan ou ouvrier vers un milieu plus doté en
capitaux scolaires ou culturels, même si le terme peut éventuellement décrire des situations de déclassement.
Mais le mot «transfuge» et sa connotation historiquement négative sont marquées par leur origine «littéraire»: les mobilités sociales ont été mises
en récit par la littérature avant de faire l'objet de réelles enquêtes sociologiques. Le terme, dans le langage courant, a en effet d'abord été péjoratif:
le transfuge désigne le traître, celui qui abandonne son camp. Dans la littérature, le transfuge, c'est le déraciné, celui qui n'est pas à sa place, celui
qui en souffre ou en profite. Des auteurs réactionnaires comme Maurice Barrès (Les Déracinés, 1897) ou Paul Bourget (L'Étape, 1902) appellent
ainsi à ne pas remettre en cause un ordre social qui leur semble être un ordre naturel et dénoncent des politiques républicaines d'égalité qui, en
promettant la mobilité sociale, créeraient des situations de désaffiliation.
Pour Camille François, la longue focalisation de la sociologie sur la situation de transfuge comme expérience pathogène (conflits intérieurs,
clivages du moi) est issue de cette tradition littéraire, et se retrouve dans une certaine mesure dans les écrits contemporains d'auteurs ou d'autrices
comme Annie Ernaux, qui décrivent des situations de conflit de loyauté et d'identité entre le milieu d'origine et le milieu d'arrivée.

Glamourisation et invisibilisation
Les recherches actuelles en sociologie tentent d'explorer la mobilité sociale en ne la réduisant pas à une conscience tragique ou à un sentiment
d'illégitimité. Paul Pasquali, dans son ouvrage Passer les frontières sociales, Comment les «filières d'élite» entrouvrent leurs portes, interroge aussi
bien les formes de contradiction ressenties par la ou le transfuge que les stratégies visant à les réduire, voire les réconcilier. Être transfuge n'est
plus une tare. Qu'on soit artiste ou responsable politique, il semble être devenu de bon ton, de nos jours, de se proclamer transfuge et de raconter
–voire de s'inventer– des origines prolétaires. Ce qui peut faire grincer des dents.
Tatiana*, fille d'un père ouvrier et d'une mère au chômage, qui travaille à présent dans la culture, déclare ainsi ne pas comprendre cette
«tendance»: «On glamourise une situation qui n'est pas glamour. Quand Kev Adams parle de ses 90m 2 à Neuilly je me sens insultée. Moi j'aurais
bien aimé grandir dans 90m2, à Neuilly ou ailleurs, comme j'aurais bien aimé pouvoir demander à mes parents de m'aider à faire mes devoirs ou
partir en vacances».
Laura*, dont le père était chaudronnier et la mère mécanicienne en confection, n'est même pas étonnée de cette méconnaissance sociale: «On
invisibilise le monde ouvrier. Ces gens-là n'ont jamais mis les pieds dans une usine, ils n'ont aucune conscience de notre monde. Ils ne peuvent
pas se le représenter». Pour la jeune femme, qui travaille à présent à l'université, ce serait notamment le rôle de l'école que d'inculquer à chaque
élève quelque chose «qui ferait société», qui permettrait de dépasser des expériences personnelles ou familiales, pour prendre conscience de la
complexité du monde social.
Se revendiquer transfuge, quand on est fille ou fils de prof d'université, pose le problème de l'usurpation d'identité et de captation de la parole des
personnes directement concernées: quand Chris déclare qu'elle ressent la «mémoire des muscles de la classe ouvrière», on peut considérer qu'il
s'agit d'un ressenti qu'elle est en droit d'exprimer. Mais on peut aussi penser qu'il est possible de s'affirmer comme sujet politique et de s'engager
auprès de la classe ouvrière sans parler à sa place. Cette prise de parole peut contribuer à esthétiser et par là invisibiliser la pénibilité toujours
subie par 6,3 millions d'ouvrières et d'ouvriers. Rappelons qu'en France, alors qu'un homme ayant un emploi sur trois est un ouvrier, seules 3% des
personnes interviewées à la télévision sont des ouvriers.
D'après le sociologue Camille François, prolétariser ses origines sociales, se revendiquer transfuge alors qu'on ne l'est pas, permet surtout de
mettre en valeur une trajectoire individuelle soi-disant liée au mérite, ou à une maîtrise polyvalente des différents codes et des rites sociaux. Mais
au-delà des stratégies (conscientes ou inconscientes) individuelles, cette mythification de la figure du transfuge permet de brouiller une réalité de
notre monde contemporain: le fait que les inégalités, en France, sont loin de se résorber. Selon Camille François, «on constate depuis 1993 que la
“mobilité sociale observée” –autrement dit la part totale des individus socialement mobiles dans la population– a fortement ralenti sa progression.
Or ce retournement de tendance historique n'est pas sans lien avec la recrudescence contemporaine des inégalités entre groupes sociaux, en
matière de revenus, d'accès à la propriété résidentielle ou aux biens culturels légitimes, et bien entendu en matière de trajectoires scolaires» .
L'égalité des chances, ce n'est donc toujours pas pour aujourd'hui.
En octobre 2018, une enquête menée par Nicolas Berkouk et Pierre François a révélé que le concours d'admission à l'École polytechnique
favorisait les grandes prépas et la reproduction sociale, en soulignant qu'il n'y avait qu'1% d'enfants d'ouvriers admis, et que pour réussir le
concours, mieux valait donc être fille ou fils de cadre ou de profession intellectuelle supérieure. Une enquête qui rappelle les travaux de Pierre
Bourdieu sur la reproduction scolaire dans Les Héritiers. Exalter la figure du ou de la transfuge, n'est-ce pas privilégier l'exception pour oublier les
lois de reproductions du monde social... et les choix politiques qui les expliquent?

1 — Si on suit une analyse strictement bourdieusienne, Chris appartient, avant et après le début de son succès de chanteuse, à la fraction
culturelle des classes dominantes. Qu'elle gagne bien plus d'argent que ses parents n'empêche pas qu'elle appartienne à la même fraction de
classe (la sociologie essayant de relativiser le rôle du capital économique par rapport aux autres capitaux).

Vous aimerez peut-être aussi