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Félix MBETBO

Les pensées de
Maurice Kamto

Extraites de « L’urgence de la pensée » et


« Déchéance de la politique »

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Présentée par

Les éditions du
Muntu

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Commençons par le commencement :
pourquoi ce livre ?
Ce livre d’abord entre dans la suite de la série « libre-confinement »
initiée par les Editions du Muntu. Cette série a vu paraître des titres
comme Manu Dibango : la plus grande icône de la musique camerounaise, et
Ndam Njoya le plus grand intellectuel camerounais.

Ensuite, ce livre répond à un problème que je n’ai jamais cessé de me


poser : pourquoi notre génération a tant de mépris pour les penseurs,
pour l’intelligence et pour la pensée elle-même ? En lisant l’ouvrage
du professeur Maurice Kamto, je me suis rendu à l’évidence que ces
problèmes profonds ont pourtant eu plusieurs pistes de réponses
dans l’urgence de la pensée, mais qui sont restées malheureusment
méconnues depuis leur énnonciation.

Comme j’ai toujours eu à le dire, ce livre est au-délà d’un chef


d’œuvre. Et dans un pays comme le Cameroun, on n’en publie que
tous les 30 ans. Je le considère comme le livre le mieux écrit sur la
socio-politique, au même titre que De la médiocrié à l’excellence de Njoh
Mouelle. Peut-être La nouvelle éthique de Ndam Njoya aurait connu la
même distinction s’il avait été bien diffusé. De la médicroté à l’excellence
est publié en 1970, avant ça, on n’avait pas réalisé un tel exploit
livresque ! Il faut attendre plus de 20 ans pour découvrir son égal :
L’urgence de la pensée. Publié en 1993.

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Ce livre a eu le rayonnement escompté dès sa sortie surtout grâce au
contexte l’ayant provoqué. Mais après, il a totalement disparu des
radars des bibliothèques et des librairies. Pour ne revenir au devant
de la scène que très récemment. Il ne faut pas vite s’en réjouir ! Car si
plusieurs ont entendu parler de ce livre sur les réseaux sociaux pour
une raison ou une autre, le contenu reste pour la grande majorité un
mystère difficile à percer.

Pour finir, le présent livre est publié pour donner encore plus de
matière à penser aux jeunes et à ceux qui ont la gestion de la chose
publique. Il est important en ces temps de vulgariser le savoir autant
que possible. En ce siècle présent où ce qui prime c’est le pouvoir de
l’opinion, des racontages, des on-dits, des rumeurs, des idées vagues,
des théories et concepts vides de sens. Une époque où même des
gens qui sont censés détenir le savoir, plongent dans les insanités
béates, des discussions indignent du quartier, les débats des bars
délabrés… Ils produisent et diffusent sans cesse un savoir-naïf, qui
en plus de distraire le peuple, l’empêche en même temps de penser
véritablement.

Or que ce soit de manière individuelle ou collective, il n’y a pas


d’avenir sans la pensée véritable, ce que Marcien Towa appelait la
« pensée de l’essentiel ». Notre génération est préoccupée par tout
sauf à ce qui touche l’intouchable, c’est-à-dire aux choses de l’esprit.
Chacun est pressé l’instant dicté par le besoin insasiable de manger,
de boire, d’accumuler les plaisirs éphemères et les profits. Tout ceci

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au grand dam de la construction spirutelle, morale et intellectuelle.
On n’a plus le temps de lire, mais on en a revendre pour se divertir.

C’est aussi parce que les repères se sont dissous dans la masse, ceux
qui savent se taisent, et laissent parler les médiocres. Il est donc
urgent de fouiller dans nos vestiges, afin de mettre à jour les pensées
comme celles que j’ai pu retrouver dans L’urgence de la pensée de
Maurice Kamto et Déchéance de la politique.

Ce livre va encourager, je l’espère, plusieurs à poursuivre leurs


activités intellectuelles. En leur donnant des références rares et riches
afin de garnir les menus de leurs travaux de recherches. Ce livre va
réveiller chez plusieurs un longtemps espoir estompté, en voyant de
quelle manière un intellectuel peut dire et prédire sa société avec une
étonnante clarté. Je l’espère, en le lisant, plusieurs vont nourrir aussi
l’ambition de faire un travail similaire sur d’autres penseurs de notre
temps ou des temps écoulés.

L’idée étant toujours de pousser les jeunes d’aujourd’hui à refaire


leurs fondations et repartir sur de nouvelles bases. Une génération
qui n’a pour modèle de réussite aucun homme de pensée, aucun
homme religieux, aucun entrepreneur, aucun homme des affaires
publiques. Mais qui récitent à longueur de journées toutes les chansons
de Sodome et Gomrrhe, pour parler comme Mono Djana, et connaissent
par cœur toutes les productions de divertissement.

On ne va pas passer la vie à se plaindre et à leur jeter totalement la


faute. Même s’il faut avouer qu’en plus du déterminisme social dans

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lequel ils sont piégés, il y a aussi beaucoup de paresse et de mauvaise
volonté. Du moins, ceux qui peuvent, qu’ils continuent d’essayer
d’aider ces jeunes à rattraper le coup, et à essayer de sortir du lot et la
tête de l’eau. Donc de l’immergence à l’émergence de la pensée !

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Ceci est un livre scientifique et non un
livre politique !
C’est dommage de pouvoir commencer ce livre par ce type de
précisions ! Un fait aussi banal, mais qui peut coûter la vie aux gens
dans un contexte comme le nôtre. Parce que les gens manquent de
culture politique, ils « pensent » forcément qu’un intellectuel qui est
devenu homme politique n’est plus un intellectuel et qu’il faudrait
bruler tous ses livres même sans avoir lu. Parce qu’ils n’ont pas assez
de recul ou de distantiation épistémologique, ils vont vouloir
mélanger à la fois « le savant » et le « politique » pour reprendre les
expressions consacrées à Weber.

Dans ce sens, ils prendront tous ceux qui lisent ses livres ou
épousent ses idées comme de simples partisans politiques. Ils
ignorent qu’on peut partager les idées d’un intellectuel-politique, et
avoir du rejet pour son côté politique. Ils ignorent même qu’on peut
être disciple d’un intellectuel tout en critiquant ses pensées. Car la
science n’est pas une religion, encore moins un dogme. Aussi bien
qu’au niveau politique, nous passons le temps à croire que lorsque
quelqu’un est opposé à nos idées, il est forcément en ennemi, un
adversaire à éliminer. Ou encore lorsqu’on est en faveur d’un leader
politique, il devient forcément notre dieu. Et on devrait donc se
prosterner et le louer à longueur de journée.

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Comme disait mon professeur Jean Emmanuel Pondi, « je ne milite
dans aucun parti si ce n’est celui de la pensée ». Ceci dit, je fais avec
Maurice Kamto ce que j’ai eu à faire avec Njoh Mouelle qui a donné
naissance au livre commun que j’ai publié avec lui en 2015, intitulé
Le philosophe et le numérique. Comme je l’ai fait avec le Docteur Ndam
Njoya. Comme je le ferai certainement pour plusieurs autres.

Le problème de la rareté des penseurs depuis ces 30 dernières


années, ce n’est pas du au fait que le Cameroun n’en produise pas ou
plus. Plusieurs ne le savent pas, mais aucun pays en Afrique noire n’a
pu produire autant de génies et d’intellectuels que le Cameroun. Et
ne pas le reconnaitre est la plus grande tristesse de notre génération.
Le problème c’est que plusieurs d’entre eux après leur entrée en
politique et au pouvoir, sont passés d’intellectuels à des clercs. Ces
« créatures » qui ne pensent plus mais passent le temps à répéter les
versets de leur « créateur » ou à pondre cantiques sur cantiques pour
l’adorer. Pour eux, comme le dit Maurice Kamto dans l’urgence de la
pensée, « toute pensée non engagée dans l’unanisme est subsersive ».
Sauf qu’on ne peut pas constuire un pays avec une pensée unique,
encore moins une Nation, qui pour Ernest Renant est un « plébliscite
de tous les jours ».

La pensée est différente de la politique en c’est en ce sens qu’elle n’a


ou ne doit avoir aucun état d’âme. On peut ne pas être ami avec
Owona Nguini, mais reconnaitre qu’il a produit l’un des plus
brillants travaux sur « le gouvernement perpétuel » en Afrique
Centrale. On peut ne pas être du même parti que Jean Kueté, mais

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reconnaitre la profondeur de ses écrits sur l’économie même s’ils
datent de Mathusalem. On peut ne pas adhérer au choix de Njoh
Mouelle, mais reconnaitre toute la pensée qu’il a eu à produire et de
manière constante. On peut ne pas aimer les pratiques politiciennes
de Fame Ndongo ou Mendo Ze, mais respecter leur position de
choix indéniable chez les grammariens et les sémiologues d’Afrique.

Ce n’est donc pas parce que quelqu’un critique le pouvoir qu’il est
automatiquement un tontinard, et donc un bamiléké et donc un
membre du MRC. Ce n’est pas parce que quelqu’un critique le MRC
qu’il est forcément un sardinard, donc un bulu, donc membre du
RDPC. Ce raisonnement absurde doit être renversé le plus possible
par la pensée véritable.

Tout ceci n’est possible que par la pensée, car elle seule qui nous
donne les moyens de voler un peu haut, et de voir un peu plus loin
au dessus de la ceinture. Ces prolégomènes ne sont point pour me
dédouaner. Encore moins pas peur de je ne sais quoi ou qui. Mais
même si c’est avec regret, il était important de le préciser pour que
certains puissent comprendre avant de plonger dans les profondeurs
de ce livre.

Car dans le livre, vous verrez des extraits parfois très sévères sur les
régimes actuels, partout en Afrique, même pas seulement au
Cameroun. Or le livre est publié depuis 1993, au lendemain de
l’avènement du multipartisme en Afrique noire ! Ces critiques
peuvent donc coïncider avec les travers que nous vivons aujourd’hui.

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Ce serait simplement parce que nos sociétés politiques africaines
n’ont pas beaucoup changé depuis lors.

Si quelques hommes ont changé, les régimes eux sont restés les
mêmes. Entre temps, le ton de l’auteur n’a pas changé, car hier il
l’écrivait en étant un libre penseur, et aujourd’hui en tant
qu’opposant politique. Or comme tout opposant, le rôle premier est
la critique du sytème qu’il aimerait bien renverser. C’est de bonne
guerre ! Peut-être lui aussi sera pareil lorsqu’il sera au pouvoir, et ses
écrits d’hier le suivront ; peut-être il s’appuiera sur ces écrits pour
faire mieux. Personne ne le sait. D’où l’importance de produire un
support témoin comme celui-ci.

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Comment le clash Maurice Kamto contre Mono
Djana a donné naissance à l’urgence de la
pensée ?

Il faut d’abord comprendre que dans les années 80, il y avait de la


véritable pensée au Cameroun. C’était le temps des vrais intellectuels.
Ahidjo venait de quitter le pouvoir après deux décennies de pensée
unique, et Paul Biya arrivait avec un visage nouveau. En promettant
aux uns et aux autres qu’ils n’avaient plus besoin « d’entrer dans le
maquis pour exprimer leurs idées ». Il y avait donc une sorte
d’éclosion du savoir, une sortie de la bastille des penseurs, une sortie
du maquis de la pensée. Des revues littéraires qui paraissaient
constamment, des prix littéraires de qualité, des critiques littéraires
étaient en pleine éclosion, les maisons d’édition en foisonnement, les
conférences, les débats faisaient florès. Le malheur d’un livre à cette
époque était d’être publié sans que les critiques littéraires n’en parlent
dans les journaux.

Parmi les principaux animateurs de cette mouvence on peut citer des


noms comme Célestin Monga qui publiait régulièrement les textes
dans Le Messager. Sa fameuse « Lettre ouverte à Paul Biya »
jusqu’aujourdh’ui demeure un cas d’école. On peut aussi citer le
critique littéraire Ambroise Kom connu pour être le fils spirituel de
Mongo Béti, tant dans la verve que le détachement. Il y avait Marcien

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Towa du côté des philosophes avec l’école critique où on pouvait
aussi retrouver Njoh Mouelle. Achille Mbembe qui lui venait de
prendre le chemin de l’exil à cause de tous ses travaux sur l’UPC et
Um Nyobé jugés par le système en place de dissident. Le philosophe
Sindjoun Pokam était lui aussi bien actif, on se souvient encore de
son livre Le Monofascisme, en réponse à l’éthnofascisme théorisé par
Mono Djana. Et sans oublier Maurice Kamto qui avait choisit de
revenir fraichement au Cameroun après l’optention de son Doctorat
obtenu en 1983. Le jeune diplômé est alors préssé de rentrer servir
son pays, car Ahidjo vient de quitter le pouvoir, et Kamto comme
beaucoup d’autres croient en l’avènement d’une nouvelle
République. Tous ces penseurs, comme plusieurs d’entre eux, ont
donné au Cameroun une place de choix dans la sphère intellectuelle
en Afrique Noire par le moyen de leurs productions.

Après avoir publié son livre « L’idée sociale chez Paul Biya », Mono
Djana cherche un critique pour en faire l’économie. Puis Njawé lui
conseille le jeune juriste Maurice Kamto. Nous sommes en 1985 et
Kamto vient d’avoir à peine 30 ans. Il accepte de faire la critique du
livre de Mono Djana, à condition qu’il demeure libre de dire ce qu’il
veut. Ce que le philosophe accepte. Maurice Kamto lit le livre et fait
sa critique qui parait dans le Messager. Une critique acerbe sur
l’ouvrage de Djana qui s’était empressé à faire une louange à Paul
Biya au pouvoir depuis seulement 3 ans.

Maurice Kamto a dézingué le livre mot après mot. Ce qui a froissé


Mono Djana, a blessé son orgeuil, et il n’a pas pu retenir sa colère.

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Une nuit dans son appartement, alors qu’il était enseignant à l’IRIC,
Maurice Kamto reçoit des hommes chez lui qui lui font savoir qu’il
est convoqué chez le Président, donc Paul Biya. Il se met alors sur
son 31, et il est conduit par ces hommes qui en cours de route
prennent des chemins autres que ceux conduisant à la présidence.

Maurice Kamto est ainsi en train d’être conduit dans un poste de


police. Il va y passer plusieurs nuits, il dit avoir dormi à même le sol,
nu comme un ver. Sa faute, lèse majesté envers un barron du régime.
Comme le rappelle Ambroise Kom dans La malédiction francophone,
Mono Djana a fait comprendre à Kamto que « moi je suis l’Etat, qui
s’attaque à moi s’attaque à l’Etat ». C’était quand même un fait
ahurissant pour un philosophe de ce rang mépriser la contradiction,
la critique, socle même de la philsophie et de toute activité
scientifique.

Ce sont les étudiants de Maurice Kamto qui vont lancer l’alerte et


vont attirer l’attention sur sa disparition. Il sera remis en liberté, et va
continuer ses pamphlets et débats par médias interposés avec Mono
Djana. Ces échanges vont conduire à la longue à ce qui deviendra
L’urgence de la pensée, dans sa version que nous connaissons, publié
aux éditions Mandara en 1993. Dans ce livre vous verrez qu’il y a
tout un chapitre consacré aux « intellectuels et le pouvoir », où
Maurice Kamto précise le rôle de l’intellectuel auprès du politique.
Ou comme dirait Fame Ndongo, « du scribe » auprès du « prince ».

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Pourquoi il faut rééditer urgemment
l’urgence de la pensée
En 2013, quand j’avais organisé une conférence avec mon
association (ACDIS)1 autour de l’urgence de la pensée, j’avais eu à
préciser au professeur Maurice Kamto qui était des nôtres ce jour
l’urgence qu’il y avait de rééditer ce livre. Jusqu’ici, le livre est
toujours en rupture de stock, et les gens continuent d’en demander.
Hélas ! Face à ce manque qui tardait à être comblé, plusieurs pirates
ont commencé à faire glisser sur le marché noir des copies non
conformes de ce livre. Encore aujourd’hui, à l’heure où je suis en
train de rédiger ces mots, je suis disposé à tout moment pour mener
ce projet de réédition à son terme. Ceci est l’un de mes vœux les plus
chers en la matière. Non pas seulement la réédition de l’urgence de la
pensée, mais aussi celle de plusieurs autres classiques de notre
littérature. Je ne peux pas comprendre comment on peut laisser toute
une génération aussi orpheline du savoir, de la pensée et du livre !

Il y a donc urgence de rééditer l’urgence de la pensée, afin de donner aux


jeunes d’aujourd’hui les mêmes chances que ceux des années 90 qui
ont pu accéder à ce livre. Il est important de le diffuser en quantité,
et de multiplier les rencontres d’études et de dédicaces autour. Ce
livre a été longtemps vendu à son injuste valeur. Il est temps de lui
donner toutes ses lettres de noblesse. Ce n’est pas un livre qui

1
Association pour la Conservation et la Diffusion du Savoir

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appartient à un parti politique, encore moins à une idéologie. Mais il
est un bien commun, un patrimoine culturel national à recommander
à tous.

C’est dommage car plusieurs qui font semblant, ou affichent l’envie


de connaitre Maurice Kamto n’ont presque rien lu de lui. Ni ses
travaux de recherches, ni ses articles dans le domaine du droit,
encore moins ses essais ou ses romans et poésies. On parle de
l’homme de manière vague, sans être capable de présenter un seul de
ses concepts énnoncés ça et là. Tout ceci pourquoi, parce que le
savoir n’est pas libéré. Ceci est valable pour tous les grands
intellectuels de ce pays. Il a fallu que Ndam Njoya meure pour qu’on
découvre l’immensité de sa production intellectuelle. Chose qui a
pourtant débuté depuis les années 60 et ne s’est jamais arrêtée, même
après son entrée en politique.

Certainement le professeur Kamto, et c’est de son droit, est comme


il le disait lui-même dans l’urgence de la pensée, absorbé par l’action
politique comme l’eau est absorbée par l’éponge. Certainement il est
un peu éloigné des préoccupations intellectuelles comme les livres.
Mais qu’on comprenne que cette œuvre ne lui « appartient » preque
plus ! C’est désormais une œuvre nationale, et ceux qui chuchotent
dans son oreille doivent pouvoir le lui murmurer de temps à autre.

Comme vous allez le lire, l’urgence de la pensée est un réservoir infini de


connaissances. Il mérite aussi la traduction en langue anglaise pour

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nos frères de la partie Anglophone. Vous l’aurez peut-être deviné, ce
livre est une sorte de provocation positive.

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Extraits de…

L’urgence de la pensée

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PARTIE 01

« Nous vivons à une époque de troubles de la raison en raison de


l’inversion des logiques naguère établies ; une époque où la pensée
n’a cessé de subir des revers, où le vrai est faux parce qu’il est
subversif…où le faux devient le vrai parce qu’il assure la quiétude
des êtres installés dans le confort du non-être, de la non-pensée, de
l’opinion ».

« Je vois en effet dans l’embastillement de la pensée, la raison


première de l’enlisement de nos sociétés dans l’ornière du non-
développement ».

« Nous n’avons jamais vu venir les crises, nous n’avons jamais su


nous en sortir parce que, l’esprit dans la poche, nous avons fait
naufrage dans le quotidien. Notre plus grand triomphe est d’avoir su
bâtir une civilisation de l’immédiat et du provisoire ».

« Car comment penser que tant d’aides déversées sur nos terres
depuis une trentaine d’années n’aient pu servir d’humus à notre
développement ? »

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« Il y’a donc urgence de la pensée en Afrique ; urgence de
comprendre que la pensée est, partout et toujours, le moteur de la
dialectique sociale ainsi que le levier et le levain de la démocratie.
C’est pourquoi il est urgent de penser la démocratie en marche sur le
continent ».

« Il y’a pour ce continent sinistré urgence de la pensée, parce qu’elle


seule peut accomplir l’indispensable révolution des esprits et libérer
le génie embastillé de nos peuples ».

« …la défaite des penseurs, victimes résignées de l’offensive de l’Etat


ou de la dictature du besoin. Ils ont dans tous les cas pris congé
d’une fonction dont l’ingratitude leur apparaît d’autant plus patente
qu’ici, l’interpellation du quotidien se fait plus pressante ».

« Quand on n’a jamais vécu ni dans les fameuses–démocraties


populaires, ni dans quelques régimes de dictature tropicale, on ne
peut avoir qu’une saisie imparfaite de la capacité destrutrice de tels
régimes, du tort qu’ils ont fait à l’intélligence, des dommages qu’ils
ont causés à la pensée ».

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« Le parti unique ? La gangrène politique de nos sociétés
d’applaudissements, de chants et d’acclamations, de danse et
d’extases colectives organisées, canalisées. Le parti unique, notre
ruine intellectuelle ».

« Si la religion est, comme l’a prétendu Marx, l’opium du peuple,


alors le parti unique est la cocaïne des nations. Avec pour
particularité qu’il tue sans overdose ».

« Le leader politique n’a pas besoin d’être un imperator. Il peut


advenir qu’il le soit. Bien souvent il ne l’est pas. Il sera un
thaumaturge ou démiurge. Par les soins de la propagande. Grâce à
l’action des médias. Il n’échoit plus aux griots de chanter ses hauts
faits. Il n’en a pas ».

« Victime de la bêtise, captif de son veau d’Or, le peuple en vient à


perdre le sens du vrai au profit de l’illusion permanente. Il se grise de
la drogue dure des slogans politiques, il se nourrit des mots. Et vite il
est pris au jeu. Multipliant mobilisations et danses populaires pour
ajouter toujours plus aux fastes de festivités dérisoires, il ne sait plus
quand il a faim ni quand il est repu. Tout lui est prétexte pour dire sa
reconnaissance infinie ».

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« L’unanimisme a trouvé ses théoriciens et ses hérauts, penseurs
attardés d’une anachronisme bio-politique. Ces plumitifs dissèquent,
analysent, commentent et expliquent le discours officiel au peuple et
celui des libres penseurs aux princes. Ils dénoncent et traquent toute
pensée déviante ou en rupture ».

« Quand aux militants professionnels de l’unanimisme, tout en étant


aussi intransigeants, ils paraissent plus conséquents avec eux-mêmes.
Ils n’en sont pas moins frileux dans leurs rapports avec la pensée.
Deux types d’attitude les caractérisent : soit qu’ils fuient et
proscrivent tout débat raisonné par peur de laisser détruire leurs
illusions, soit qu’ils acceptent d’aller au débat mais sur les positions
arrêtées ».

« Là se trouve la racine du sous-développement politique, du sous-


développement tout court : dans l’idée maléfique que toute pensée
non engagée pour l’unanimisme est subversive ; dans l’intolérance à
l’égard de toute pensée de rupture ».

« Il y a donc nécessité de la pensée entendue comme discours


raisonné sur le réel ; il y a urgense de lucidité c’est-à-dire de refus de
l’esclavage intellectuel et spirituel, de la dépendance ontologique ».

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« La raison nous délivre des mystifications politiques, des faux-dieux,
de l’asservissement à tous cous cultes délirants sortis de l’intelligence
des hommes au cours des âges ».

« Penser donc pour ne pas être étranger à la cité, pour que rien dans
la société ne nous soit étranger ni indifférent ».

« Ce qui est dangereux et dérisoire à la fois, c’est précisément cette


invraisemblable frénésie de l’accumulation qui s’est emparée soudain
de tout l’élite dirigeante d’un continent ».

« Nous n’avons que les morts inutiles, quelle que fût la cause de leur
sacrifice ultime. Nulle part le sang versé n’a servi d’acte fondateur :
les vaincus sont toujours les vandales ou des –rebelles- et ne méritent
point le souvenir de la nation, nulle part il n’a cimenté notre foi en
une cause commune ».

« Nos maîtres de la science et des arts, nos pionniers, nos héros se


sont dissout dans les ténèbres de la mort sous le regard indifférent de
ceux qu’ils ont éclaboussés de leur génie. Où sont donc les traces de
la geste africaine moderne ? Où sont nos hauts lieux de distinction,
nos temples où la nation honore et se souvient de ses hommes

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prodiges ? Je veux dire nos Académies, nos Musées…nos Panthéons
du savoir ».

« La passion du futile a ravagé nos mémoires. Nous sommes des


peuples amnésiques ; des sociétés traditionnelles sans traditions ; des
civilisations sans balises et sans repères ».

« Notre histoire n’est ni consignée dans les archives ni sculptée dans


la pierre. Elle (re)commence avec chaque nouveau maître de slieux,
trop pressé d’éffacer toute trace de son prédécesseur, trop préoccupé
à forger à son tour une image de Sauveur ou de Rédempteur de son
peuple ».

« L’erreur fatale des dirigeants de nos sociétés transitionnelles, c’est


de croire que l’action doit l’emporter sur la réflexion ».

« Penser c’est agir, plus exactement c’est inaugurer l’atction ».

« Car une pensée qui a saisi le mouvement essentiel du monde et


l’aspiration profonde de l’homme finit toujours par s’incarner, parce
que de tout temps c’est la pensée qui a alimenté le combat des
hommes et la amrche de l’histoire ».

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« L’urgence de la pensée s’impose comme nécessité d’un réveil
collectif, d’une prise de conscience de soi, non plus tant que le Noir
désireux ou fier de crier à la face du monde sa négritude, mais
comme un –tigre qui se lève et attrape sa proie- car là, Wole Soyinka
a raison ».

« Que l’on ne se trompe pas, il n’y a pas de dignité pour les nations
pauvre, par suite il ne peut y avoir de respect pour elles. Qui ne
connait le spectacle révoltant des chefs d’Etat africains se rendant en
écoliers anxieux, attendant l’appréciation du maître, dans les capitales
occidentales ? Qui ignore comment ils y sont perçus. Hier c’était des
roitelets bouffons et sanguinaires de quelques monarchies tropicales ;
aujourd’hui ce sont des chefs incompétents et voraces des
républiquettes faméliques qui peuplent les –provinces- exotiques de
la Métropole. Seuls ont droit aux égards ceux qui paient leur
addition. Quelle que soit leur arrogance. Qui ne sait avec quel mépris
l’Europe traitait les Asiatiques il y a moins d’un siècle ? Qui ne voit
comment elle les courtise aujourd’hui ? ».

« L’élévation commence par l’émancipation, par la fureur d’être soi-


même sans nul besoin de la caution d’autrui, c’est-à-dire dans le refus
d’être par procuration ».

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« Lorsque les hommes sont emprisonnés, torturés ou assassinés pour
–crime- d’opinion, lorsque les peuples s’élèvent contre la dictature et
que leurs clameurs se heurtent au cynisme de gouvernants dépourvus
de légitimité, il n’y a pas de principe de non-ingérence qui tienne, il y
a assurément devoir d’ingérence ».

« Seul l’homme debout peut donner l’étendue de son pouvoir de


maîtrise sur les choses et sur son devenir, et par suite, accomplir les
performances qui lui permettent de se rapprocher toujours plus de la
plénitude du bien-être : c’est cela le développement.

Mais il ne peut y avoir développement qu’endogène, c’est-à-dire basé


sur le potentiel de créativité des populations en cause. Il faut pour
cela que tant d’énergie comprimée soit libérée…où les hommes et les
femmes de ce continent aient le droit absolu et inaliénable de mettre
l’intelligence au centre de leur vie ».

« C’est pourquoi la société démocratique est le seul terreau idéal où la


pensée peut éclore et s’épanouir, parce qu’elle permet à l’homme de
développer sa capacité d’inauguration et d’invention, de sauver son
identité et de vivre sa différence. La démocratie ne présume pas la
fausseté d’une pensée, elle se garde de la baîllonner et s’assigne

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comme devoir de la confronter avant de la refuter. C’est que toute
discussion est une quête de la vérité ».

« Parce qu’elle est ouverture sur les idées, sur toutes les idées, la
démocratie exclut donc tout réductionnisme, toute vision
unidimensionnelle…elle est respectueuse de la réalité sociologique
diverse et contradictoire, de la richesse foisonnante des pensées
antinomiques parce qu’elle est religion de la pluralité ».

« La démocratie vivante doit donc se concevoir comme un équilibre


dynamique entre les pôles extrêmes de l’Ordre et de la Liberté, et
non point comme l’expression d’une liberté sans règle et sans
rivage ».

« Le salut de l’Etat, c’est précisemment de laisser éclore la pensée,


parce que en celle-ci seule il trouvera les ressources indispensables à
sa propre survie ».

« Si les gens sont désunis par le débat, c’est parce qu’ils sont par
ailleurs unis sur l’idée majeure de sauvegarder la société. Ensuite
parce que si l’on veut porter le débat à un niveau d’éfficacité et
d’utilité pour la société, l’argumentation développée par les

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protagonistes ne devrait être ni arbitraire ni aveuglément
passionnée ».

« Le rôle de l’Etat (démocratique) n’est pas de geler les libertés au


nom du danger de l’individualisme, mais de travailler à l’émergence
d’une conscience collective, à l’intériorisation individuelle de la
conscience d’une appartenance commune irréductible et d’un destin
commun dont l’outrance libertaire sonnerait inévitablement le glas ».

« L’arme de l’intellectuel, ce qui fait sa puissance, ce n’est pas


seulement –ce n’est pas toujours et nécessairement- la contestation,
c’est l’interrogation, le questionnement permanent qui maintient
l’esprit en alerte et nous fait découvrir à chqaue étape nos limites et
l’ampleur de notre ignorance. Car l’intellectuel c’est celui qui pense
haut sans croire à son infaillibilité ; qui a le courage de faire la mue
quand se déclare l’erreur, et qui sait par-dessus tout que penser ne va
oas sans risque. Ici plus qu’ailleurs sa tâche est, comme le disait
Sartre de l’écrivain, de dévoiler le monde et singulièrement l’homme
aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet
ainsi mis à nu leur entière responsabilité».

« Dans le duel quotidien qui l’oppose aux faits, l’homme d’action n’a
pas le temps de regarder autour de lui. Pressé, absorbé par la tâche

29
comme l’eau par l’éponge, il est pris dans le tourbillon de la
quotidienneté ».

« Le penseur doit préparer le sillon dans lequel l’homme d’action


marchera, à moins de le faire lui-même s’il passe à l’action ».

« Le pouvoir n’est donc pas une pure abstraction et sa puissance


matérielle ainsi que son poids sur le cours de nos vies nous
interdisent d’avoir envers lui des élans irraisonnés. Bien sûr, nul n’a
assez de pouvoir pour arrêter le transport des foules et les hystéries
collectives. Du moins ceux qui ont la capacité et la tâche de penser
devraient-ils s’éfforcer en cette matière, de tirer partie de leur
position d’extranéité pour alerté les consciences ».

« Le danger de mort c’est le tatônnement qui se prend pour lucidité,


c’est l’inertie ou la désertion qui se prennent pour sagesse. Si les
chefs d’Etats africains sont tous des –guides éclairés-, c’est parce
qu’ils sont tous –inspirés-, c’est parce qu’ils se nourrissent des
lumières mystiques et non pas de la pensée. On ne peut, il est vrai,
en attendre moins de gens qui ont le sentiment –la conviction
même- de recevoir leur pouvoir du Ciel avant de le demander aux
hommes ».

30
« Il y a urgence de penseurs, parce qu’une société qui ne compte pas
parmi ses membres une catégorie pensante est vouée
irrémédiablement à la domination des autres, car elle ne peut
maîtriser le cours de son destin. Il est illusoire et dangereux de coire
et de faire croire qu’il peut y avoir égalité dans la pensée ».

« Face aux penseurs de l’unanimisme, elle doit s’instituer en contre-


penseur du pluralisme et de la liberté. Elle doit interpeller en
permanence, sur l’idée de justice et le devenir de la liberté. Elle se
doit d’être la conscience lucide de la société et la mauvaise
conscience des gouvernants ».

« A chacun d’y répondre. Mais je sais une chose : la souffrance est le


chemin des grandes œuvres et l’incompréhension n’est pas
nécessairement le signe qu’on est dans l’erreur. Elles ne sauraient
arrêter l’audace ».

« Il n’est aucun pays africain engagé dans la forme radicalisée de la


conquête de la démocratie où les étudiants n’aient payé un lourd
tribut à la dictature ; dans tous les pays, l’Université a été le foyer ou
le creuset de la révolution libertaire. Il faudra créer nos places des
martyrs de la liberté (ou de la démocratie) et élever des monuments à

31
la mémoire de tous ces jeunes gens anonymes qui nous ont donné
tant de leçons de maturité et de courage ».

« Nul ne l’ignore : c’est dans le terreau de l’ignorance que s’enracine


la tyrannie. La chance de la démocratie africaine, c’est assurément sa
jeunesse scolarisée dont l’importance n’a cessé de croître alors même
que l’école n’est pas obligatoire dans la plupart des pays africains ».

« Certes la préservation de l’ordre public est une nécessité vitale de


l’ordre social, et elle répond aussi bien à l’intérêt de la communauté
qu’à celui de chacun de ses membres…mais quelle est la validité
théorique de l’ordre public en socio-politique donné ?...la violence
perpétrée au nom de l’ordre public pour reprimer l’expression de la
volonté populaire en période de contestation massive de l’ordre
existant perd donc ses bases juridiques et devient crime (contre la
nation) ».

« Nous avons vécu dans le mensonge et la fourberie : nous avons


menti pour survivre, pour nous enrichir, pour conquérir une position
du pouvoir, pour régner, même sur des cimetières. Nous avons
besoin d’une dépollution des esprits, d’une purification morale. Nos
âmes transies de mensonge et figées dans la peur de tout et de rien
doivent ressusciter. Sinon il n’y aura pas de démocratie ».

32
« Ainsi nos origines ethniques sont-elles jetées à nos visages comme
une flétrissure. Ethnisme prétexte. Ethnisme facile ; -idéologie- bon
marché pour les citoyens incultes car l’ethnie, qu’est-ce en vérité
sinon le référentiel culturel commun d’un groupe social donné ? ».

« C’est l’agression extérieure qui renforce donc le sentiment et la


cohésion ethniques. La haine de l’Autre ou des Autres exprimée
quotidiennement sur la place du marché ou à travers la tribalisation
administrative et politique crée la conscience du danger et développe
l’instinct collectif de survie du groupe. Le repliement sur soi est ici
volonté d’exister, l’ethnie se cabre pour ne pas mourir. Elle se
constitue en groupe de défense identitaire ».

« L’ethnisme est comme le racisme, une représentation pervertie de


l’Autre ».

« Le plus fort c’est que dans nos villages, dans les quartiers de nos
villes, nombre de tribalistes sont incapables de dire pourquoi ils
nourissent la haine de telle tribu ou de telle ethnie ».

33
« Car nous devons reconnaitre qu’il n’y a pas d’ethnie génétiquement
tarée ou mauvaise, ni d’ethnie congénitalement parfaite et bonne. Il
n’y a que des individus crapules ou honnêtes, paresseux ou
travailleurs. Chaque groupe socio-culturel contient ce qu’il y a de
meilleur et de pire parmi les humains. Le reste est question de repère
culturel. Une fois qu’on la compris , la coexistence devient facile car
il n’est plus question alors que de l’aménagement des différences ».

« C’est pour ça que l’art politique est, même en démocratie, le seul à


pouvoir offrir des chances de succès aux médiocres ».

« Tant de choses divisent aujourd’hui les sociétés africaines. La


déchirure politique opérée par le tribalisme s’est partout compliquée
de la gangrène de la corruption, de la gabégie et de la concussion,
tous ces crimes contre la Nation qui ont causé ou amplifié la crise
économique, induit la paupérisation des masses paysannes et
provoqué de drames sociaux ».

« Penser c’est prendre conscience ; c’est franchir les frontières de


l’intelligence qui est parfois fulgurante, mais qui, bien souvent, n’est
qu’une compétence spécialisée, une technicité campée sur une
portion du territoire de la connaissance. La pensée comme acte de
conscience s’élève sans s’évader, côtoie les cimes sans se dissoudre

34
dans les nuées, prend du recul sans rien quitter, voit loin sans
s’éloigner des choses. C’est pourquoi elle devine le futur sans être
infidèle à hier et ramasse dans la vie de tous les jours les matériaux
pour bâtir l’avenir ».

« Nous devons penser pour ne pas mourir ».

35
Extraits de…

Déchéance de la politique

36
37
Mon histoire avec Déchéance de la politique de
Maurice Kamto.

Comme je l’ai évoqué ici, lors de la conférence que j’avais offerte


avec mon association autour de L’urgence de la pensée en 2013,
Maurice Kamto m’a fait l’honneur de m’offrir un exemplaire de son
essai Déchéance de la politique. C’était dans un élan de pleine émotion
que le professeur Kamto a retiré ce livre dans son sac pour me le
remettre publiquement. Et dans ses propos, il nous faisait
comprendre que c’était le dernier exemplaire de ce livre qu’il tenait
ainsi entre ses mains.

Il l’a dédicacé tout en nous encourageant dans notre engagement


pour la promotion du savoir, du livre et de la lecture dans notre
environnement. Lorsque je suis rentré à la maison, j’ai commencé
directement la lecture de ce livre dont j’ignorais encore l’existence.
Lors des premières pages de Déchéance de la politique, je suis entrainé.
J’ai retrouvé entre les lignes l’auteur de L’urgence de la pensée que j’ai eu
à lire et à relire. Il a gardé le même ton, la même finesse dans
l’analyse des faits sociaux et politiques, la même chirurgie pour les
concepts nouveaux, et la même éloquence dans l’écriture.

Six ans après L’urgence de la pensée, Déchéance de la politique venait


prouver que les choses n’avaient pas trop évolué sous les tropiques.
On peut penser que l’auteur est beaucoup trop alarmiste pour un
juriste de formation, mais il faut peut-être se mettre dans sa peau au
moment où il les rédige. Il est certainement dans la posture du

38
citoyen, de l’observateur, qui ne critique pas seulement mais propose
aussi beaucoup de pistes de sortie de la grande nuit.

Le sous-titre de ce livre s’intitule : décréptitude morale et exigence éthique


dans le gouvernement des hommes en Afrique. Comme vous allez le lire
dans ces extraits, l’auteur ne manque pas de crier à la chute des
valeurs dans la société où il évoluait. Et en observant celle dans
laquelle nous sommes à présent, on consate que le livre demeure
d’une étonnate actualité.

Il a forcément ses limites, comme toutes bonnes œuvres humaines !


C’est l’opportunité de réveiller les commentateurs et les critiques
pour en faire l’économie en toute objetivité, non pas seulement à la
base de ces extraits retirés parfois volontairement de leur contexte,
mais à la lecture complète du livre. Et s’il est indisponible sur le
marché, c’est l’occasion d’insister une fois encore sur sa réédition.

39
PARTIE 02

« Les maffias s’intéressent à l’Afrique et prennent contrôle de ce qui


reste de nos Etats à l’encan. Avec notre bienveillance. L’économie
des jeux nous installe dans l’improbable de la croissance et du
développement, dans l’illusion mortelle que l’on peut s’enrichir sans
travailler et se développer à faveur du hasard, où à la sueur des autres
–ce qui revient au même ».

« Désormais tout est ou paraît permis, parce que plus rien n’est
interdit. Nous sommes dans les sociétés de tout-est-possible, car la
sanction a disparu avec la responsabilité et le contrôle social.
L’exemple le plus édifiant est la circulation dans nos villes ».

« On pourrait ainsi écrire une véritable –théorie générale- de nos


sociétés actuelles à partir d’une sociologie de la circulation ».

« La politique a cessé d’être l’art de gouverner et d’arbitrer. Elle


devient un art de mépriser et de détruire. Les chefs ne dirigent plus,
ils –surfent- sur les ruines de nos rêves brisés. Ils ne se soucient plus
du navire qui chavire, comme s’ils portaient en eux la certitude qu’ils
sauront le moment venu échapper à la fureur des flots. En fait, ils

40
gouvernent par le chaos. Personne ne contrôlant personne, nul n’a
de compte à rendre à qui que ce soit ».

« Ce monde inaugure l’ère du vide où les spiritualismes mercantiles


dominent l’univers de la transcendance. L’homme ne croit plus en
rien d’autre qu’en lui-même, en sa puissance et en sa propre capacité
d’accomplissement solitaire. La domination du mensonge achève de
détruire le reférentiel axiologique de la société et offre à chacun de
bricoler le sens ainsi que sa propre vérité ».

« La paix n’est plus dans les églises, on ne peut plus se réfugier dans
les chapelles. Car des prélats vouent leurs collègues et des fidèles à la
géhenne. On les croyait engagés aux côtés du Christ pour unir dans
sa diversité et dans la –fraternité- chrétienne le peuple de DIEU. Ils
nous révèment qu’ils n’ont jamais été que des –marchands du
Temple- obnubilés par l’argent et en quête du pouvoir, qu’il soit
religieux ou temporel ».

« Le diable se cache sous de bien soutanes, Lucifer s’agite sous les


temples. Et les bergers pataugent, se fourvoient et égarent leurs
brébis ».

41
« Il y a eu un temps où la grandeur de la nation, la marche à la liberté
et le rêve d’un mieux-être pour tous justifiaent le don de soi jusqu’au
sacrifice suprême, de certaines élites politiques africaines ».

« Aujourd’hui déferlent contre-valeurs et non-valeurs. Nos vies sans


filigrane s’engluent dans l’instant. On nous enseigne la religion du
réalisme. On l’entend de partout : -sois réaliste. Tu n’es pas réaliste.
Il faut être réaliste- les dogmes de cette nouvelle croyance sont : la
chèvre broute où elle est attachée. On va faire comment ? Les mots
de passe de ses adeptes ? –l’eau-, le –gombo-, le –bordereau- tout un
ensemble de barbarisme langagier pour signifier le passe-droit, la
tricherie, la corruption ».

« Le fait est que l’opposition elle-même est, dans tous les pays
africains, une coalition hétéroclite aux intérêts si divergeants qu’il
convient d’en parler, pour un même pays, des oppositions. En fait,
nombreux sont les –opposants-, mais bien rares sont ceux qui
veulent et qui peuvent faire de l’opposition, avec ses souffrances et
des frustrations ; en acceptant de subir les humiliations, l’arrogance
et le mépris des –vainqueurs- du moment. Il est vrai que faire de
l’opposition dans l’Afrique actuelle, c’est choisir le martyrologue.
Parce que l’on vous fait payer le prix le plus élevé votre choix de
l’alternative ».

42
« Le peuple d’abord : subissant la tyrannie de la pauvreté, il est
dépourvu de ressources matérielles et, par suite, du ressort
pysychologique qui permet l’endurance dans l’opposition ; il se
jettera dans les bras de la personne ou du parti qui soulagera sa
souffrance ici et maintenant ».

« Les dirigeants de l’oppositon ensuite : ce sont pour la plupart


d’anciens –camarades- du parti unique défunt. Ils ont approché le
pouvoir, l’ont exercé pour certains et en connaissent donc les délices.
Quelques uns ont rejoint l’opposition avec l’espoir de revenir très
vite et très haut. Peine à supporter leur condition –d’opposant-
malmenés, moqués par leurs –camarades- d’hier qui ont eu, eux, la –
sagesse- de ne pas quitter le navire ».

« Le village, c’est la référence politique absolue. République


villageoise et citoyenneté villageoise. Voulez vous briguer un mandat
électif, même national ? La direction de votre parti ou quel qu’élite
bien-pensante vous conseillera fermement d’aller vous présenter
dans votre village…Ainsi, la République villageoise prospère-t-elle
cependant que la république citoyenne recule ».

43
« Plus qu’une autre forme de violence, le génocide se nourrit de cette
forme de mensonge, car c’est la haine ethnique ou raciale théorisée et
érigée en doctrine. Enfermement de l’autre et aveuglement de soi,
ainsi va la politique du mensonge. Et l’autisme politique exacerbe le
complexe minoritaire ou majoritaire et les replis identitaires
révélateurs de l’incapacité à prendre le risque de l’ouverture à autrui.
Là prennent racine tous les conflits internes qui décomposent les
Etats africains aujourd’hui ».

« Du coup, la politique n’est conçue que pour elle-même, comme


une fin en soi. Le pouvoir n’est pas mis au service de l’idéal collectif
qui gouverne l’action politique, il gouverne pour lui-même ; il est son
propre principe de détermination et n’a d’autre représentation que
lui-même ; il est sa propre fin, sa fin ultime. C’est pourquoi il n’a
d’autre horizon de combat que sa propre survie, son
autoconservation, sa pérennité ; il n’a d’autre quête que l’assurance
d’un pérpétuel recommensement ».

« La plupart d’entre eux (leaders africains)…sont paresseux ou


peureux, ou bien ils cultivent une sorte d’esthétique du silence et
s’éclipsent sans laisser des mémoires ; ils n’intéressent pas toujours
les chercheurs et ne bénéficient pas de biographies ».

44
« Les historiens eux bégaient, parce qu’ils travaillent avec de
nombreux –trous- dans les archives ».

« Il faudra pourtant que vienne un jour le temps de la contrition et


du pardon. Car pour ces actes inqualifiables, il doit y avoir une
réparation morale qui passe par un devoir de mémoire, par
l’ouverture des archives pour exorciser le passé, et une action
pédagogique pour préserver l’avenir ».

« Si le mensonge est un des traits essentiels de la dictature, c’est parce


que la dictature est opacité, impossibilité de contrôle et par-dessus
tout irresponsabilité. Elle n’intègre nullement l’idée de rendre
compte, car pour elle, s’expliquer sur ses actes est un signe de
faiblesse, une concession inacceptable dans une logique où le
pouvoir est avant tout démonstration de puissance ».

« Comme personne n’est responsable, nul ne sera puni. Surtout pas


les coupables ; ce sont les boucliers du système. Si quelques
lampistes sont passés à la trappe, c’est pour que le système paraisse
crédible et que le bon peuple ne croit pas à l’impunité ».

45
« Jadis les hommes politiques se croyaient investis d’une mission au
service de la collectivité. Ils pouvaient être dans l’erreur, mais au
moins ils avaient des convictions. Aujourd’hui c’est l’univers de
l’opportunisme. On s’y rabat quand on a échoué partout ailleurs.
Bouée de sauvetage pour les naufragés de la vie, les médiocres y
réussissent mieux que quiconque. C’est que la société elle-même
donne l’impression de s’accommoder de la médiocrité ».

‘’L’exigence morale n’est donc pas, même en politique, une quête de


l’impossible, la poursuite d’un effort qui soit au-dessus des facultés
humaines ; c’est une exigence du raisonnable et de la responsabilité ».

« Si nos sociétés sont à ce point déboussolées, si les veaux d’or se


multiplient et que les gourous font recette, si tout se mélange et que
tout se vaut, -c’est que plus personne ne dit le bien avec une
légitimité incontestée- ni les organisations religieuses comme on l’a
vu, ni les intellectuels, ni les scientifiques et encore moins les
hommes politiques ».

« Il fut un temps pas très lointain où nos écoliers sacrifiaient chaque


matin au rite républicain de la levée du drapeau et chantaient dans le
recueillement l’hymne national avant de gagner leurs salles de classes.
Chaque enfant savait par cœur, avant l’entrée au secondaire, ce chant

46
de ralliement national, même s’il n’en comprenait pas encore toute la
signification. Il connaissait la symbolique ».

« C’est la seule façon de sortir de l’impasse politique –république


ethniques- où chaque entité ethnique se conçoit comme un parti
politique ayant vocation à gouverner comme tel, à participer
statutairement au partage du pouvoir ».

« Etre citoyen, c’est avoir conscience d’être un être en liberté, en


même temps que la vigile éveillée de l’intérêt général. Or il n’y a pas
d’intérêt général sans la conscience assumée d’une collectivité de
destin. C’est alors qu’il devient évident qu’une peau de banane, un
emballage ou tout autre déchet que je balance dans la rue, c’est dans
la propre cour que je les jette ; qu’un usager que je ne sers pas avec
diligence, c’est le traitement de mon propre dossier que je ralentis ».

« A quoi sert la politique. Sans doute existe-t-il plusieurs réponses


possibles à cette question. Il me semble néanmoins que l’on peut
oser la suivante sans trop heurter l’intelligence : au plan collectif, à
promouvoir et à mieux organiser notre vivre ensemble, et au plan
individuel à aider l’homme à s’affranchir des contraintes matérielles
pour vivre au mieux son humanitude ».

47
«Certes la violence n’est jamais loin. Elle peut revenir bien plus
rapidement qu’on a mis du temps à l’apaiser, à l’écarter. Comme je
l’ai écrit ailleurs, elle est inéluctable lorsqu’elle s’impose comme
l’ultime solution, soit parce que la parole est confisquée, soit parce
que le jeu est faussé ».

« La politique ne saurait être non plus le lieu d’expression d’une


affectivité niaise : on n’attend pas de l’homme politique qu’il –aime-
d’amour ses adversaires mais qu’il soit à l’écoute de tout le monde,
sans a priori ni préjugés discriminants ».

« L’alternance au pouvoir est un idéal démocratique à l’avènement


duquel doivent travailler les forces politiques alternatives d’un
pays…ce qui importe pas dessus tout c’est que les élections qui
conduisent à ce renouvellement permanent de sa confiance à la
même majorité soient libres, transparentes, honnêtes, bref qu’elles
réunissent toutes les conditions de leur crédibilité et de leur
acceptation par les perdants ».

« Traditionnellement, la lutte politique pour la conquête du pouvoir


d’Etat est gouvernée par la logique du winner take all : les vainqueurs
prenent tout ; tous les leviers de la puissance publique, tous les

48
moyens et les ressources de l’Etat. Face à eux qui ont ainsi tout
gagné, les perdants ont tout perdu ».

« Le temps politique est un temps rebelle, variable incessamment.


L’art en politique, c’est de savoir commander au temps, ou du moins
de savoir le gérer à défaut de pouvoir le maîtriser. Il y a des moments
d’accélération nécessaire et des moments de ralentissement
inévitable. Mais cela, c’est encore au politique d’en décider ».

« Laisser paresseusement le temps au temps est un privilège des


dictatures qui n’ont aucune obligation politique de s’expliquer sur
leurs actions comme sur leurs abstentions ou leurs omissions, ni de
comptes à rendre. C’est d’une certaine façon aussi une démission de
la fonction de gouverner ».

« La théorie du gouvernement transactionnel part de l’idée que le


régime démocratique est celui qui offre à la nation une solution de
rechange gouvernemental. Non pas qu’il considère l’alternance
comme étant la preuve de la démocratie ; elle la tient pour une de ses
pierres angulaires ».

49
« Il ne suffit pas qu’il y ait dialogue. Il faut encore savoir où et avec
qui. En effet, un dialogue utile, dont on espère les fruits, doit être
organisé et s’instaurer entre les parties concernées par le débat. Il
doit s’engager avec une volonté partagée d’aboutir ».

« Le temps présent est celui du combat ; le temps de la société –


militante- qui affronte encore les affres de la lutte. C’est le temps du
combat parce que c’est le temps de la refondation de l’Etat, de la
Nation et de la République ; le temps des luttes héroïques où la
défaite n’est jamais loin…l’injustice n’en sera pas expurgée, elle y
sera peut-être atténuée par la liberté. L’amour n’y régnera pas entre
ses membres, il faut espérer qu’il sera compensé par le respect
mutuel ».

50
Pour finir
Je n’ai pas voulu faire de ce livre un fascicule pour qui que ce soit. C’est
juste une passerrelle pour les prochaines découvertes. C’est pour cette
raison que je n’ai pas classé ces pensées par thèmes. Aussi, je n’ai pas
voulu donner les sources de chacun de ces extraits. Je pouvais bien
mentionner les pages dans lesquelles ces pensées ont été puisées. Mais
c’est un appel volontaire à chacun de faire aussi un peu d’efforts.

Plusieurs pensées ne sont pas citées dans leur entiéreté, parce qu’il faut
toujours maintenir l’idée selon laquelle il faut aller chercher le livre pour
le lire le moment venu.

Ceux qui s’attendaient aussi à découvrir une certaine biographie du


professeur Kamto vont m’excuser. Le plan ici était autre, celui de faire
connaitre au grand public la face cachée de producteur infatigable de la
pensée. Je n’ai pas aussi voulu commenter ces extraits, pour ne pas en
faire un si long manuel, mais aussi je voulais laisser à chacun la liberté
d’en faire sa propre opinion.

J’encourage de ce fait tous ceux et celles qui veulent s’engager dans ce


type de projet de ne pas baisser les bras. C’est vrai qu’il exige beaucoup
de ressources et de sacrifices, mais c’est toujours été ainsi que les plus
grandes gloires ont été récoltées. Ne négligez donc pas les jours de
petits commencement, semez tous les jours.

A ceux qui veulent contribuer à mettre en lumière les classiques de nos


intellectuels à jour et à disposition du public, ne manquez pas de vous
approcher des éditions du Muntu. Nous travaillons dans plusieurs

51
langues étrangères et locales, et avons toute la volonté nécessaire pour
mener tout type de projet à bout.

A ceux qui n’ont pas encore délivré de l’eprit de tout politiser, si je


pouvais terminer ce livre par une prière ce serait celle empruntée à
Frantz Fanon à la fin de son livre les damnés de la terre : Ô mon corps,
fait toujours de moi un homme qui interroge !

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DANS LA MEME SERIE

-Manu Dibango, la plus grande icône de la musique camerounaise,


Arol Ketchiemen, mars 2020.

-Ndam Njoya, le plus grand intellectuel camerounais, Félix Mbetbo,


mars 2020.

53
AUX ÉDITIONS DU MUNTU
-République du Piment
Félix MBETBO 2017

-Une Dauphine dans un monde de requins


Audrey ABOULA 2017

-Un mélange de l’art et des gens


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-Le Icônes de la Musique camerounaise


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-Sur le Rues de Douala


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-Coupez-leur le zizi
Félix MBETBO 2019

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