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Université de Paris 8 – Vincennes à Saint-Denis

Ecole doctorale « pratiques et théories du sens »

Thèse pour le doctorat de philosophie

Stéphane Jean-François NADAUD

Nietzsche en généalogi(st)e(s)
Vade-me(te)cum
en annexe à la thèse
(ex corpore thesis)

Lecture(s) de Nietzsche,
théorie et pratique du fragment(s)
(Tome II)
dirigée par Alain BROSSAT

Soutenue le 11 juin 2009

Devant Messieurs :
Friedrich BALKE, professeur de philosophie à l’université de Weimar
Alain BROSSAT, professeur de philosophie à Paris 8, directeur de la recherche
Jean-Christophe GODDARD, professeur de philosophie à l’université de Toulouse
Bertrand OGILVIE, PRAG de philosophie à l’université Paris 10
René SCHERER, professeur de philosophie (émérite) à l’université Paris 8

I
II
« Vade-mecum — Vade-tecum. Ils te séduisent, mon style et mon langage ?
Quoi, tu me suivrais pas à pas ? Aie souci de n’être fidèle qu’à toi-même
— Et tu m’auras suivi — tout doux ! tout doux ! »1

1
Friedrich Nietzsche (1882, GS [“Plaisanterie, ruse et vengeance”] — V, p. 32).

III
« Il faut déterminer la méthode selon laquelle l’homme philosophique doit vivre. »1
« Nous autres enfants de l’avenir, comment pourrions-nous être chez nous dans pareil
aujourd’hui ! Nous sommes réfractaires à tout idéal en vertu duquel l’un d’entre nous
pourrait ne pas se sentir trop dépaysé même dans cette période transitoire, fragile et brisée ;
même quant aux “réalités” de celle-ci, nous ne croyons pas qu’elles soient durables. La
couche de glace qui porte encore aujourd’hui s’est déjà beaucoup amincie : le vent de dégel
souffle, et nous autres sans-patrie sommes nous-mêmes quelque chose qui brise la glace et
autres “réalités” trop minces… Nous ne “conservons” rien, nous ne voulons pas non plus
revenir à aucune sorte de passé, nous ne sommes absolument pas “libéraux”, nous ne
travaillons pas au “progrès”, nous n’avons pas besoin de nous boucher les oreilles au chant
d’avenir des sirènes du marché – ce qu’elles chantent : “égalité des droits”, “société libre”,
“ni maîtres ni esclaves”, voilà qui ne nous séduit guère ! […] Nous préférons de beaucoup
vivre sur les montagnes, à l’écart, “inactuels”, dans les siècles passés ou à venir, rien que
pour nous épargner la colère silencieuse à laquelle nous serions condamnés en tant que
témoins d’une politique qui rend l’esprit allemand stérile en le rendant vaniteux, et qui de
surcroît est une petite politique. »2
« Aimé-je le passé ? Je l’ai détruit pour vivre. Aimé-je les contemporains ? Je détourne
d’eux le regard pour pouvoir vivre. »3
« Et cependant que tu tendras de toutes tes forces à discerner par anticipation comment le
nœud de l’avenir est encore en train de se nouer, ta propre vie en prendra valeur
d’instrument et de moyen de connaissance. Tu détiens le pouvoir d’obtenir que tous les
moments de ta vie : tentatives, erreurs, fautes, illusions, passions, ton amour et ton espérance
s’intègrent parfaitement au but que tu lui a fixé. Ce but est de devenir toi-même une chaîne
nécessaire d’anneaux de civilisation, et de conclure de cette nécessité à celle de la marche de
la civilisation universelle. Quand ton regard sera assez vigoureux pour plonger au fond du
puits ténébreux de ton être et de ta connaissance, il se peut aussi que t’apparaissent dans sa
nappe miroitante les constellations lointaines des civilisations à venir. »4
« S’abstenir des journaux (en lisant, en écrivant). »5
« Si l’on considère comment tous les grands événements politiques, de nos jours encore, se
glissent de façon furtive et voilée sur la scène, comment ils sont recouverts par des épisodes
insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins […] La presse […] est-elle plus que la
fausse alerte permanente qui détourne les oreilles et les sens dans la mauvaise direction ? »6
« Voiles déchirés au travers desquels le futur jette un regard ; portes à demi ouvertes devant
lesquelles veillent des gardiens de cimetière ! »7

1
1872/73, 19 [31] — II*, p. 181.
2
1886, GS [Livre cinquième, 377] — V, p. 285-287.
3
1882/83, 201 — IX, p. 220.
4
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 292] — III*, p. 219.
5
1874, 27 [3] — II**, p. 240.
6
1879, OSM [321] — III**, p. 145.
7
1883, 13 [14] — IX, p. 477.

IV
« Ce n’est que la succession des faits l’un après l’autre qui produit la représentation du
temps. À supposer que nous n’éprouvions non pas des causes et des effets, mais rien qu’un
continuum, nous ne croirions pas au temps. Car le mouvement du devenir ne consiste pas en
des points immobiles, en des étendues immobiles égales. »1
« […] à soi-même, son unique contemporain ! »2
« Moment très favorable pour les esprits libres – mais inutilisé ! »3
« On peut choisir n’importe quelle époque de l’histoire, on se trouve toujours à un moment
de profonde fermentation où les concepts nouveaux triomphent partout : cela ne date pas
d’aujourd’hui. »4
« Une époque de transition : c’est ainsi que tout le monde appelle notre époque et tout le
monde a raison. Mais non dans le sens où ce terme conviendrait mieux à notre époque qu’à
n’importe quelle autre. Où que nous prenions pied dans l’histoire, partout nous rencontrons
la fermentation, les concepts anciens en lutte avec les nouveaux, et des hommes doués d’une
intuition subtile que l’on appelait autrefois prophètes mais qui se contentaient de ressentir et
de voir ce qui se passait en eux – le savaient et s’en effrayaient d’ordinaire beaucoup. Si cela
continue ainsi, tout va tomber en morceaux, et le monde devra périr. Mais il n’a pas péri,
dans la forêt les vieux fûts se sont brisés mais une nouvelle forêt a toujours repoussé : à
chaque époque il y eut un monde en décomposition et un monde en devenir. »5
« Vous, les actuels, vous êtes pour une fois au premier plan de ma perspective : si vous
refusez d’être pour moi des ruines, comment vous supporterai-je dans mon tableau ! Ce qu’il
y a de meilleur en vous, à mes yeux, c’est votre ivraie ! »6
« A : Mais pourquoi cette solitude ? – B : Je n’en veux à personne. Mais seul, me semble-t-
il, je vois mes amis d’une façon plus nette et plus belle que lorsque je suis avec eux ; et du
temps où j’aimais et comprenais le mieux la musique, je vivais loin d’elle. Il semble que j’aie
besoin de perspectives lointaines pour avoir bonne opinion des choses. »7
« Par-delà bien et mal […]. Le croira-t-on, la Nationalzeitung – un journal prussien, note à
l’intention de mes lecteurs étrangers – (moi-même je ne lis, ne vous en déplaise, que le
Journal des Débats ! – la Nationalzeitung donc, a cru voir le plus sérieusement du monde
dans ce livre “un signe des temps”, la seule vraie “philosophie du hobereau prussien”, celle
que la Kreuzzeitung prêcherait si elle en avait le courage ! »8
« Mais ce sont les faiseurs de journaux qui, du fait de leur activité, sont les plus habitués à
cette bouillie journalistique : ceux-là ont littéralement perdu le goût, et seul ce qui est
totalement corrompu et forcé peut encore éveiller une espèce de plaisir à leur palais. »9
« Encore un siècle de journalisme – et tous les mots pueront. »10

1
1881, 11 [280] — V, p. 415.
2
1883, 9 [30] — IX, p. 367.
3
1880, 8 [88] — IV, p. 637.
4
1880, 4 [211] — IV, p. 421.
5
1880, 4 [212] — IV, p. 421-422.
6
1883, 13 [1] — IX, p. 456.
7
1881, A [Livre cinquième, 485] — IV, p. 253.
8
1888, EH [Pourquoi j’écris de si bons Livres, 1] — VIII*, p. 278.
9
1873, DS [11] — II*, p. 72.
10
1882, 3 [1, 168] — IX, p. 85.

V
« Le lecteur de journaux dit : “par cette faute, ce parti se condamne”. Ma science politique
à moi, qui voit les choses de plus haut, décrète : un parti qui commet de telles fautes est déjà
fini, - il n’a plus sa sûreté d’instinct. »1
« Mon estime ou ma condamnation d’un homme ne donne du même coup à aucun autre
homme le droit d’estimer ou de condamner comme moi : – car ce serait comme s’il était mon
semblable et mon égal. La façon de voir contraire est celle des journaux : que les évaluations
des hommes et des choses seraient un “en soi” auquel chacun pourrait prétendre comme à sa
propriété. Il y a justement là le présupposé que tous les hommes sont de rang égal. Être
véridique, c’est une distinction. »2
« On loue les hommes profonds parmi les hommes cultivés d’aujourd’hui (qui tous – pro
pudor – lisent les journaux). »3
« Contre l’aspiration à une “culture générale”, rechercher plutôt une culture profonde et
rare, donc un rétrécissement et une concentration de la culture : pour contrebalancer les
journalistes. »4
« Vous, les contemporains, je ne vous prends pas très au sérieux : vous êtes à mes yeux
minces et transparents : voiles déchirés au travers desquels l’éternité regarde. Et comment
voulez-vous que je vive parmi vous si je ne voyais pas ce qu’il y a derrière vous et devant
vous ! »5
« Tant que tu es simplement attaqué, tu n’en es pas pour autant au-delà de ton époque – elle
ne doit pas du tout avoir le loisir de constater à quel point tu serais au-dessus d’elle, à quel
point éloigné. »6
« Qui s’attire l’hostilité de son temps n’est pas encore assez loin au-delà – ou en deçà. »7
« Or je vous le dis : qui s’attire l’hostilité de son temps ne l’a pas encore assez nettement
dépassé. »8
« Nous vivons ainsi une existence préliminaire ou retardataire, selon notre goût et nos dons
[…] »9.
« N’avez-vous pas remarqué que toute œuvre nouvelle et belle possède sa moindre valeur
tant qu’elle reste exposée à l’atmosphère humide de son temps, – précisément parce qu’elle
est encore trop chargée de l’odeur du marché, de la polémique, des plus récentes opinions et
de tout l’éphémère qui périt du jour au lendemain. Plus tard elle se dessèche, son “actualité”
se dissipe – alors seulement elle reçoit son éclat profond et son parfum et même, si elle y est
destinée, son calme regard d’éternité. »10

1
1888, CI [Les quatre grandes erreurs, 2] — VIII*, p. 89.
2
1885, 34 [121] — XI, p. 189.
3
1885, 34 [26] — XI, p. 157. Pro pudor : Ô honte !
4
1871, 9 [64] — I*, p. 383.
5
1883, 13 [1] — IX, p. 436.
6
1883, 4 [65] — IX, p. 140.
7
1883, 150 — IX, p. 414.
8
1883, 12 [43] — IX, p. 430.
9
1881, A [Livre cinquième, 453] — IV, p. 241.
10
1881, A [Livre cinquième, 506] — IV, p. 260.

VI
« Pour goûter une œuvre du passé comme la sentaient ses contemporains, il faut avoir sur la
langue le goût alors dominant sur lequel elle se détacha. »1
« Notre époque est une période excitée, et c’est précisément pourquoi ce n’est pas une
époque de passion ; elle s’échauffe constamment parce qu’elle sent qu’elle est froide – au
fond, elle gèle. Je ne crois pas à la grandeur de ces “grands événements” dont vous parlez. »2
« Le journalisme est le confluent des deux directions : élargissement et réduction se donnent
ici la main ; le journal se substitue à la culture, et qui a encore, fût-ce à titre de savant, des
prétentions à la culture s’appuie sur les joints entre toutes les formes de vie, toutes les classes
sociales, tous les arts, toutes les sciences. C’est dans le journal que culmine le dessein
particulier que notre temps a pris sur la culture : le journaliste, le maître de l’instant, a pris
la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l’instant. »3
« Le goût classique, c’est ne rien favoriser qui ne soit apte à fournir une expression pure et
exemplaire de la force d’une époque, c’est donc un sentiment de la force et de la mission
propres à cette époque. »4
« Autrefois, aucune mise en garde n’était comparable à celle dissuadant de prendre trop au
sérieux le jour, l’instant, on préconisait le nil admirari [n’être étonné de rien : Horace, Ep. I,
6] et le souci des choses éternelles : il ne reste plus à présent qu’une seule sorte de sérieux
dans l’âme moderne, c’est celui que l’on réserve aux nouvelles qu’apportent le journal ou le
télégraphe. Se servir de l’instant, et pour en tirer parti, l’évaluer le plus rapidement possible !
– on pourrait croire qu’il n’est resté aux hommes d’aujourd’hui qu’une seule vertu, la
présence d’esprit. »5
« en effet, autrefois c’était conquérir que de traduire – pas seulement parce qu’on éliminait
l’élément historique : on ajoutait l’allusion à l’actualité, en supprimait d’abord le nom du
poète pour y inscrire le sien propre – non point avec le sentiment d’un larcin, mais avec la
parfaite bonne conscience de l’Imperium Romanum. »6
« Je suis parti en quête des origines : je me suis aliéné ainsi tous les honneurs – tout autour
de moi devient étranger et désert. Mais la vénération en moi – prit secrètement racine ; un
arbre poussa, je repose sous son ombre, l’arbre du futur. “Je suis l’adorateur du futur”. »7
« Il faut, considérant les époques du passé, se garder de se laisser aller à d’injustes
invectives. On ne saurait mesurer à notre aune l’injustice de l’esclavage, la cruauté dans
l’asservissement des personnes et des peuples. »8
« – des époques plus pensantes, des époques à la pensée plus éclatée que ne le sont notre
aujourd’hui et notre hier. »9
« Nous pouvons apprendre des Grecs ce dont nous faisons nous-mêmes l’expérience. Ils
nous interprètent nos expériences vécues. »10

1
1879, VO [100] — III**, p. 226.
2
1882, 3 [1, 248] — IX, p. 93.
3
1872, EE [1ère] — I**, p. 97.
4
1879, 41 [34] — III**, p. 430.
5
1876, WB [6] — II**, p. 126.
6
1882, GS [Livre deuxième, 83] — V, p. 110.
7
1883, 22 [5] — IX, p. 660.
8
1878, HTH [Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, 101] — III*, p. 95-96.
9
1884/85, 29 [1] — XI, p. 53.
10
1871, 13 [2] — I*, p. 440.

VII
« Historia abscondita. – Chaque grand homme exerce une force à retardement : toute
l’histoire à cause de lui est reconsidérée et des milliers de secrets du passé se glissent hors de
leurs cachettes et s’exposent – à son soleil. On ne saurait prévoir tout ce qui un jour sera
encore de l’histoire. Peut-être le passé reste-t-il encore essentiellement voilé ! Tant de forces
à retardement sont encore nécessaires ! »1
« Il est certain que notre culture actuelle est une chose lamentable, un potage aux relents de
pourriture où ne nagent pêle-mêle que de peu appétissants morceaux, des bouts de
christianisme, de savoir, d’art, où même des chiens ne sauraient trouver leur pitance. Mais
les moyens d’opposer quelque chose à cette culture sont à peine moins lamentables – à savoir
le fanatisme chrétien, ou le fanatisme scientifique, ou le fanatisme artistique d’individus qui
tiennent tout juste sur leurs jambes ; c’est comme si on voulait guérir un manque par un vice.
Mais en réalité, la culture actuelle paraît si lamentable parce qu’une grande tâche s’est levée
pour elle à l’horizon, à savoir la révision de toutes les appréciations de valeur […] »2.
« Avec combien de déguisements j’avais exposé ce que j’avais appréhendé en tant que
“dionysiaque” ! Avec combien d’érudition et de monotonie, avec quelle insuffisance
d’érudition, et de beaucoup, puisque c’était pour ne produire comme effet que d’ouvrir un
nouveau champ de travail à quelques générations de philologues ! Cet accès à l’Antiquité est
en effet le mieux enseveli ; et ceux qui se sont imaginé être particulièrement renseignés sur les
Grecs, Goethe et Winckelmann, par exemple, n’ont rien flairé de ce monde. Il semble que le
monde grec soit cent fois plus caché et plus étranger que l’engeance indiscrète des érudits
modernes ne peut le souhaiter. S’il doit jamais y avoir ici connaissance, ce ne peut à coup sûr
que du semblable par le semblable. Et derechef, ce ne sont que des expériences issues de
sources jaillissantes qui donneront à ces grands yeux neufs de reconnaître le semblable dans
le monde passé. N.B. Les plus grands événements parviennent le plus difficilement au
sentiment des hommes : par ex. le fait que le Dieu chrétien “est mort”, que ne s’expriment
plus dans nos expériences une bonté et une instruction divines, non plus une justice divine, et
en général pas de morale immanente. Cela est pour arriver au sentiment des Européens ;
alors il semblera pendant un temps que toute pesanteur quitte les choses. – » 3
« En prenant les anciens temps comme référence (anciens temps qui existent d’ailleurs de
tout temps ou qui sont toujours possibles à nouveau) […] »4.
« — Assez ! Assez ! Laissons ces curiosités et ces complexités de l’esprit moderne qui
prêtent à rire autant qu’elles nous affligent : notre problème à nous, le problème de la
signification de l’idéal ascétique, peut les ignorer, — qu’a-t-il à faire avec hier et
aujourd’hui ! Je reviendrai plus directement et plus à fond (sous le titre de “Histoire du
nihilisme européen” ; je renvoie aussi à un ouvrage que je prépare : LA VOLONTÉ DE
PUISSANCE. Essai d’une transvaluation de toutes les valeurs). »5
« Les savants jugent à bon droit que les hommes de toutes les époques s’imaginaient savoir
ce qui était bon ou mauvais, louable ou blâmable. Mais c’est un préjugé des savants de croire
qu’aujourd’hui nous le sachions mieux qu’à aucune autre époque. »6

1
1882, GS [Livre premier, 34] — V, p. 79-80.
2
1880, 3 [158] — IV, p. 374.
3
1885, 34 [4] — XI, p. 152-153.
4
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 9] — VII, p. 263.
5
1887, GM [Troisième dissertation, 27] — VII, p. 344.
6
1881, A [Livre premier, 2] — IV, p.21.

VIII
« […] pour comprendre l’histoire, rechercher les vestiges vivants des époques historiques,
[…] il faut voyager comme notre ancêtre Hérodote voyageait, parmi les nations (celles-ci
n’étant que d’anciens niveaux de civilisation pétrifiés où nous pouvons prendre pied), parmi
des populations dites sauvages ou à demi sauvages, se rendre là où l’homme s’est dévêtu de
l’habit de l’Europe ou bien ne l’a pas encore revêtu. […] Maintenant, il y a un art et un motif
encore plus subtils de voyager, qui ne rendent pas toujours nécessaire de passer d’un endroit
à l’autre en franchissant des milliers de lieues pas à pas. […] Les trois derniers millénaires
continuent vraisemblablement à vivre aussi à notre proximité, avec toutes les nuances et
toutes les irisations de leur civilisation : ils ne demandent qu’à être découverts. […] Dans
maintes familles, voire chez certains individus, les strates en sont encore superposées dans un
bel ordre clair ; ailleurs, il y a dans la roche des failles plus difficiles à comprendre. […]
Celui qui, après une longue pratique de cet art du voyage, est devenu un Argus aux cent yeux,
accompagnera enfin partout son Io, je veux dire son ego, et partout, en Egypte et en Grèce, à
Byzance et à Rome, en France et en Allemagne, à l’époque des peuples nomades ou des
peuples sédentaires, à la Renaissance ou à la Réforme, dans son pays ou à l’étranger, voire
dans la mer, la forêt, la plante et la montagne, il redécouvrira les aventures vagabondes de
cet ego en devenir et métamorphosé. […] La connaissance de soi devient ainsi connaissance
universelle des temps révolus. »1
« […] le philosophe, qui est nécessairement l’homme de demain et d’après-demain, s’est
trouvé et devait se trouver à n’importe quelle époque en contradiction avec les présent. […]
la grandeur de leur tâche, dans cette ambition : devenir la mauvaise conscience de leur
temps. »2
« La philologie comme science de l’Antiquité n’est évidemment pas éternelle, sa substance
doit s’épuiser. Ce qui ne doit pas s’épuiser, c’est l’accommodation toujours nouvelle de
chaque époque à l’antiquité, le fait de se mesurer à elle. Que l’on donne au philologue la
tâche de mieux comprendre son époque au moyen de l’antiquité, alors sa tâche est une tâche
éternelle. »3
« – Telle est l’antinomie de la philologie : en fait on n’a jamais compris l’antiquité qu’à
partir du présent – le présent doit-il être compris maintenant à partir de l’antiquité ? Plus
justement : on a expliqué l’antiquité à partir de l’expérience vécue, et à partir de l’antiquité
ainsi obtenue on a taxé, estimé l’expérience vécue. »4
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires,
il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance.
Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’“histoire universelle”, mais
ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et
les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »5
« Ce corps a tiré sa force des puissants préjugés qui règnent en faveur de l’antiquité. […] Il
y a donc un intérêt de corps à ne pas laisser se manifester une intelligence plus pure de
l’antiquité : surtout l’intelligence du fait de l’antiquité rend inactuel [unzeitgemäß] au sens le
plus profond du mot. »6

1
1879, OSM [223] — III**, p. 114.
2
1886, PBM [Nous, les savants, 212] — VII, p. 131-132.
3
1875, 3 [62] — II**, p. 272.
4
1875, 3 [62] — II**, p. 272-273.
5
1872, VM [1] — I**, p. 277.
6
1875, 5 [31] — II**, p. 289.

IX
« Le socratisme est plus ancien que Socrate. »1
« Pour le plan.
A. Les hypothèses régulatives au premier plan
B. L’expérimentation ma philosophie : contenu
C. La description (au lieu de la de la première partie.
Prétendue “explication”) »2.
« A propos du plan
(Nous sommes en train d’établir des faits)
Description, non pas explication (par ex. morphologie
comme description de la succession)
Intention dernière d’une telle description : dominer la pratique, au service de l’avenir.
Hommes et méthodes provisoires – d’aventures
(en fait tout dans l’histoire est un essai) »3.
« Voici des tâches distinctes […] 1) Saisir et déterminer la catégorie actuellement (et dans
un domaine culturel limité) dominante d’appréciation morale de l’homme et de ses actions. »4
« Toute sensation contient une appréciation de valeur ; toute appréciation de valeur délire
et invente. Nous vivons en tant qu’héritiers de ce genre de délires ; nous ne pouvons pas nous
y soustraire. Leur “réalité” en est une tout autre que celle de la loi de la chute des corps. »5
« […] les catégories de la raison : celles-ci pourraient, après bien des tâtonnements et des
erreurs, s’être imposées par leur relative utilité pratique… Vint un moment où l’on les
récapitula, on en prit conscience comme d’un tout, et où l’on les décréta, c’est-à-dire où elles
agirent comme des décrets…
A partir de là, elles passèrent pour a priori, … pour au-delà de l’expérience, pour
irréfutables…
Et pourtant, elles n’expriment peut-être rien d’autre qu’une certaine commodité propre à
une race ou à une espèce, – leur utilité seule est leur “vérité”. »6
« De même, tout ce qui existe, l’homme l’a mis arbitrairement en rapport avec la morale et
il a affublé le monde d’une signification éthique. Un jour cela n’aura ni plus ni moins de
valeur que n’en possède aujourd’hui la croyance à la virilité ou à la féminité du soleil. »7
« Non pas la vérité sur ce qu’il a fait, ce qu’il a dit, comment au juste il est mort ; mais la
question de savoir si l’on peut encore se représenter son type. »8
« […] ce qui pour le moment doit nous retenir à l’exclusion du reste, c’est de rassembler le
matériel, de définir et d’ordonner l’infinie multiplicité des sentiments de valeur et de leurs
subtiles nuances en continuelles métamorphoses, – et peut-être de mettre en lumière les
formes les plus fréquentes de ces cristallisations vivantes – afin de préparer une typologie de
la morale. »9

1
1869/70, ST — I**, p. 42.
2
1884, 26 [239] — X, p. 237.
3
1884, 27 [67] — X, p. 325.
4
1885/86, 1 [53] — XII, p. 32.
5
1882, 21 [3] — V, p. 577.
6
1888, 14 [105] — XIV, p. 77.
7
1881, A [Livre premier, 3] — IV, p.21.
8
1888, A [29] — VIII*, p. 188.
9
1886, PBM [Contribution à l’histoire naturelle de la morale, 186] — VII, p. 98.

X
« Les quatre erreurs. — L’homme a été éduqué par ses erreurs : en premier lieu il ne s’est
vu qu’imparfait ; deuxièmement, il s’est attribué des qualités imaginaires ; troisièmement, il
s’est senti dans la hiérarchie des êtres occuper un faux rang entre l’animal et la nature ;
quatrièmement, il a inventé sans cesse de nouvelles échelles de valeurs que, pour quelque
temps, il admettait comme éternelles et absolues, en sorte que telle impulsion humaine, tel
état humain se trouvaient à tour de rôle au premier rang, ennoblis par cette estimation. Si
l’on fait abstraction de l’effet de ces quatre erreurs, on aura fait abstraction des notions
d’humanité, de sentiment humain et de “dignité humaine”. »1
« Volonté de puissance comme connaissance
ne pas “connaître”, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de formes
pour satisfaire à nos besoins pratiques.
Dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, un besoin a été déterminant :
le besoin, non de “savoir”, mais d’organiser, de schématiser, à des fins de compréhension, de
calcul… »2
« ne pas mesurer la valeur des choses à leurs effets secondaires, l’enfantement par exemple
à la douleur qu’il engendre ! Il serait alors négatif ! »3
« On peut se demander, premièrement, s’il existe des oppositions en général, et
deuxièmement, si ces appréciations populaires, ces oppositions de valeurs sur lesquelles les
métaphysiciens ont imprimé leur sceau, ne sont peut-être pas de simples jugements
superficiels, des perspectives provisoires, peut-être par surcroît prises sous un certain angle,
de bas en haut, des “perspectives de grenouilles” en quelque sorte, pour employer une
expression familière aux peintres. »4
« La méthode d’investigation des philosophes est une classification. »5
« En gros, de même qu’on saisit une occasion par les cheveux, je saisissais par les cheveux
deux personnages typiques, déjà célèbres et qui pourtant, n’avaient pas encore été bien
analysés, afin d’exprimer quelque chose, afin d’avoir sous la main quelques formules, signes,
moyens d’expression de plus. »6
« Lorsque l’homme attribuait un sexe à toute chose, il ne voyait pas là un jeu mais
s’imaginait avoir acquis une intuition profonde […] »7.
« Donc : la transformation de tous processus en notre monde, tel qu’il nous est connu, bref,
en nous – c’est ce qu’on appelle jusqu’ici “connaissance ”. »8
« C’est une chose bien prouvée que les hommes sortent du ventre de leur mère : malgré tout,
devenus grands et debout à côté de leur mère, les enfants font paraître cette hypothèse fort
absurde : elle a l’apparence contre elle. »9

1
1882, GS [Livre troisième, 115] — V, p. 143-144.
2
XIV, pp. 116-117.
3
1883, 17 [80] — IX, p. 584.
4
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 2] — VII, p. 22.
5
1872/73, 19 [321] — II*, p. 266.
6
1888, EH [Les « Inactuelles », 3] — VIII*, p. 294.
7
1881, A [Livre premier, 3] — IV, p.21.
8
1884, 25 [392] — X, p. 132.
9
1881, A [Livre quatrième, 340] — IV, p. 209.

XI
« L’habitude de compléter (par ex. lorsque nous croyons voir le mouvement d’un oiseau en
tant que mouvement), l’invention instantanée commence déjà au niveau des complets à partir
de ce que nous voyons et savons d’eux. Nous ne supportons pas le vide – telle est
l’outrecuidance de notre imagination : combien elle est peu attachée et habituée à la vérité !
A aucun moment nous ne nous contentons du connu (ou du connaissable !) L’élaboration
allègre du matériel donné est notre activité constante et fondamentale, et donc l’exercice de
notre imagination. Comme preuve de l’importance de cette activité, songeons au jeu des nerfs
optiques lorsque les yeux sont fermés. »1
« […] il est temps enfin de remplacer la question kantienne : “Comment les jugements
synthétiques a priori sont-ils possibles ?” par cette autre question : “pourquoi est-il
nécessaire de croire en de tels jugements ? »2
« Il [le psychologue] ne travaille jamais “d’après nature” : il charge son instinct, sa camera
obscura, de filtrer et d’exprimer le “cas particulier”, la “nature”, le “vécu”… Il ne prend
conscience que du général, de la conclusion, du résultat : il ne connaît pas cette arbitraire
généralisation à partir du fait particulier. Que se passe-t-il lorsqu’on agit autrement ? Par
exemple, lorsqu’on pratique la psychologie de roman-feuilleton en gros et en détail, comme
les romanciers [en français dans le texte] parisiens ? Cela vous espionne en quelque sorte la
réalité, cela vous rapporte chaque soir à la maison une poignée de faits curieux… Mais il
suffit de regarder ce qui en sort en fin de compte : une accumulation de taches, une mosaïque
dans le cas le plus favorable, et de toute manière quelque chose d’hétéroclite, d’agité, de
criard. »3
« Ces historiens de la morale […] le défaut habituel de leur hypothèse – consiste à affirmer
je ne sais quel consensus des peuples, tout au moins des peuples domestiques, relatif à
certains préceptes de morale, et à conclure à l’absolue obligation de ceux-ci pour chacun de
nous ; ou tout au contraire, après avoir compris cette vérité que les évaluations diffèrent
nécessairement selon les peuples, à conclure à l’absence d’obligation de toute morale : deux
conclusions également puériles. »4
« Ce qui protège ici, à mon sens, contre les béliers de l’assaut [de la vraie philosophie], ce
n’est pas un mur solide, mais la fatale rigidité de tous les principes, sur laquelle tout glisse.
L’assaillant n’a pas un adversaire visible et ferme à écraser : cet adversaire est bien plutôt
masqué, il sait revêtir cent formes diverses, échapper sous l’une à la main qui le saisit pour
troubler toujours l’assaillant par de lâches retraites et de tenaces retours. »5
« Avec ses principes on cherche à tyranniser ses habitudes, ou à les justifier, à les révérer, à
les fustiger, à les dissimuler. Des hommes ayant les mêmes principes veulent donc
vraisemblablement des choses tout à fait différentes. »6
« Sous prétexte que nous avons percé une chose à jour, nous croyons que désormais elle ne
peut plus nous offrir aucune résistance – et nous nous étonnons ensuite de pouvoir la
traverser du regard, mais sans pouvoir passer à travers elle ! C’est la même folie et le même
étonnement qui s’emparent de la mouche devant chaque vitre. »7

1
1880, 10 [D 79] — IV, p. 666.
2
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 11] — VII, p. 30.
3
1888, CI [Divagations d’une « inactuel »] — VIII*, p. 112.
4
1886, GS [Livre cinquième, 345] — V, p. 242.
5
1872, EE [2ème] — I**, p. 100.
6
1882, 3 [1, 276] — IX, p. 96.
7
1881, A [Livre cinquième, 444] — IV, p. 238.

XII
« […] l’idiosyncrasie ?… C’est, par exemple, leur absence de sens historique, leur haine
contre l’idée même de devenir, leur “égypticisme”. Ils croient faire honneur à une cause en la
“déshistorisant”, en la considérant sub specie aeterni, en la momifiant. Tout ce que les
philosophes ont manié depuis des millénaires, ce n’étaient que des momies d’idées ; rien de
réel n’est sorti vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des notions
abstraites, ils empaillent lorsqu’ils adorent […] »1.
« Je donne mon argumentation dans toutes ses articulations essentielles et point par point.
Avec un tant soit peu de logique, et une énergie comparable à la mienne, avec le courage de
ce qu’on sait au fond… on aurait déjà pu tirer cette argumentation de mes écrits antérieurs.
On a fait l’inverse, et on s’est plaint que ces écrits manquaient de conséquence : cette racaille
de sang-mêlé d’aujourd’hui ose prononcer le mot de “conséquence” ! »2
« Comprendre, autant que c’est possible à chacun – cela veut dire laisser une chose
marquer sa frontière par rapport à nous de façon aussi déterminée que possible, de telle sorte
qu’elle détermine notre forme à la frontière entre elle et nous et que nous prenions très
précisément conscience du degré de plaisir ou de déplaisir que nous procure cette
détermination. Donc demander à nos instincts ce qu’ils disent d’une chose ! inversement,
nous comporter en être sans instincts, sans plaisir ni déplaisir, par une anesthésie artificielle
– cela n’entraînera jamais la compréhension : au contraire, nous concevrons le phénomène à
l’aide, précisément, de notre reste d’instincts pas encore morts, c.-à-d. d’une façon aussi fade
et plate que possible […] »3.
« Comment le besoin d’un point fixe est-il devenu si grand ? Parce qu’on nous a appris à
nous défier de nous : c.-à-d. parce que nous ne pouvons plus avoir de passion sans mauvaise
conscience ! C’est cette diffamation de notre être qui a rendu si fort le besoin instinctif de
certitude extérieure à nous : 1) voie de la religion 2) voie de la science 3) abandon à l’argent
aux princes aux partis aux sectes chrétiennes, etc. »4
« Cette idée s’accorde avec l’image de la “jeunesse de l’humanité”, etc. C’est précisément
là le danger d’une erreur capitale et d’un raisonnement faux. Supposons que les arts
plastiques grecs aient disparu, et que nous ne disposions que des jugements des philosophes :
quelle erreur dans l’analyse ! Et de même : tous leurs jugements esthétiques sont d’un niveau
très inférieur à leurs créations. »5
« Si rapidement qu’on se mette, avec l’habituelle myopie, à classer ses semblables, selon
l’usage, en hommes utiles et nuisibles, bons et mauvais, tout compte fait, après mûre réflexion
sur l’ensemble de l’opération, on en arrive à se méfier de ce genre d’épuration et de
cloisonnement, et enfin on y renonce. […] L’homme, même le plus nuisible, est peut-être
encore le plus utile sous le rapport de la conservation de l’espèce, car il entretient en lui-
même ou par son influence, chez autrui, des impulsions sans lesquelles l’humanité se serait
relâchée et aurait pourri depuis longtemps. »6

1
1888, CI [La « raison » dans la philosophie, 1] — p. 75.
2
1888, 14 [183] — XIV, p. 146.
3
1880, 7 [116] — IV, p. 585-586.
4
1880, 7 [256] — IV, p. 609.
5
1883, 8 [15] — IX, p. 348.
6
1882, GS [Livre premier, 1] — V, p. 49.

XIII
« […] leur “par conséquent” a pour moi une odeur de pourriture, ils s’indignent là où
commence chez moi la curiosité joyeuse ; ils ne sont pas nettoyés les oreilles, quand je suis
prêt à chanter ma chanson. »1
« Ramener de grands effets à de grandes causes est un paralogisme très commun. D’abord,
il peut s’agir de petites causes, mais qui agissent pendant longtemps. Ensuite, l’objet sur
lequel elles agissent peut être comme un miroir grossissant : un mauvais poète peut faire
beaucoup d’effet parce que son public lui sera précisément homogène […] »2.
« L’intellect au cours d’énormes intervalles de temps n’a engendré que des erreurs :
quelques unes de ces dernières se révélèrent utiles et propres à la conservation de l’espèce
[…]. Pareilles erreurs, qui ne cessèrent de se transmettre héréditairement comme autant
d’articles de foi jusqu’à devenir le fonds commun de l’espèce humaine, sont par exemple les
suivantes : il y a des choses durables, des choses identiques ; il existe effectivement des
objets, des matières, des corps ; une chose est ce qu’elle paraît être ; […] ces propositions,
même à l’intérieur de la connaissance, étaient devenues les normes d’après lesquelles on
établissait le “vrai” et le “non-vrai” – jusque dans les régions les plus reculées de la logique
pure. »3
« Au début de toute activité intellectuelle se trouvent les suppositions, les affabulations les
plus grossières, par exemple l’identique, la chose, la persistance. Elles sont du même âge que
l’intellect et c’est d’après elles qu’il a modulé son essence. – Seules les suppositions
subsistent avec lesquelles s’est conciliée la vie organique. »4
« Cela remettra en mémoire les conclusions de Colomb : la terre est faite pour l’homme,
donc, s’il y a des pays, ils doivent être habités. »5
« Autrefois, les penseurs tournaient férocement en rond comme des bêtes prisonnières,
épiant sans relâche les barreaux de leur cage et se jetant contre eux pour briser : et
bienheureux semblait celui qui croyait voir par un interstice quelque chose de l’extérieur, de
l’au-delà et des lointains. »6
« La passion de la connaissance se considère en tant que but de l’existence. […] L’amant de
la connaissance désire s’unir aux choses et s’en voit séparé – c’est là sa passion. Ou bien
toutes choses doivent se résoudre en connaissances ou bien lui-même se dissout dans les
choses — c’est là sa tragédie (le dernier cas : sa mort et le pathos de cette mort. Le premier
cas : son aspiration à convertir tout en esprit – : jouissance à dominer la matière, à la
volatiliser, à lui faire violence, etc. Jouissance de l’atomistique des points mathématiques.
Avidité ! »7
« Il faut, pour ne pas se perdre, pour ne pas perdre sa raison, fuir devant les expériences.
Ainsi Platon prit la fuite devant la réalité et ne voulut contempler les choses que comme de
pâles images pensées […] »8.

1
1885, 34 [135] — XI, p. 194.
2
1876/77, 23 [70] — III*, p. 482.
3
1882, GS [Livre troisième, 110] — V, p. 139.
4
1881, 11 [335] — V, p. 437.
5
1881, A [Livre premier, 37] — IV, p.42.
6
1881, A [Livre premier, 44] — IV, p. 47.
7
1881, 11 [69] — V, p. 338.
8
1881, A [Livre cinquième, 448] — IV, p. 239.

XIV
« 2) La totalité du codex moral d’une époque est un symptôme, par ex. en tant que moyen
d’auto-admiration, ou d’insatisfaction ou de tartufferie : il faut donc fournir également, outre
le constat du caractère de la morale du moment, en second lieu l’interprétation et l’analyse de
ce caractère. Car en soi, elle est plurivoque. »1
« Un même texte permet d’innombrables interprétations : il n’y a pas d’interprétation
“juste”. »2
« Interprétation.
Je me commente et je me mens :
Impuissant exégète de moi-même.
Seul qui gravit sa propre voie
Éclaire davantage l’image de moi-même. »3
« La meilleure manière de représenter un objet chargé de signification sera de tirer de
l’objet lui-même, comme un chimiste, les couleurs dont on le peindra et de s’en servir alors
comme fait l’artiste, de manière à faire naître le dessin des séparations et transitions de
couleurs. »4
« Il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des
phénomènes — — »5.
« Il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale de
certains phénomènes (— une interprétation erronée !). »6
« Nous sélectionnons les faits, nous les interprétons – inconsciemment. Les souhaits qui
continuent de dépendre de nous – En dépit de nos buts et de toute volonté consciente, il existe
une certaine raison supérieure ; dans toutes nos actions, il y a bien plus d’harmonie et de
subtilité que nous nous en accordons consciemment. »7
« De même qu’un bon philologue (et en général tout être instruit à l’école de la philologie)
éprouve une répugnance à l’égard des fausses interprétations de textes (par ex. celles du
prédicateur protestant en chaire – c’est la raison pour laquelle les classes instruites ne vont
plus à l’E<glise>), de même, et non par suite d’une grande “vertu”, “probité”, etc., on est
dégoûté de la fausse monnaie des interprétations religieuses de toutes les expériences. »8
« L’idée que la physique n’est, elle aussi, qu’une interprétation du monde, une adaptation
du monde (à notre propre entendement, si j’ose dire) et non pas une explication du monde,
commence peut-être à poindre dans cinq ou six cerveaux. »9
« Celui qui se retourne vers un passé et qui l’interprète – il a anticipé ce passé. »10

1
1885/86, 1 [53] — XII, p. 32-33.
2
1885/86, 1 [120] — XII, p. 48.
3
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 23] — V, p. 35.
4
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 205] — III*, p. 160.
5
1886, PBM [Maximes et interludes, 108] — VII, p. 86.
6
1882, 3 [1, 374] — IX, p. 107.
7
1883, 7 [228] — IX, p. 323.
8
1885, 34 [48] — XI, p. 163-164.
9
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 14] — VII, p. 32.
10
1875/76, 14 [7] — II**, p. 496.

XV
« Un appareil de connaissance qui veut se connaître lui-même !! On devrait pourtant avoir
dépassé cette absurdité de la tâche même qu’on se propose ! (L’estomac qui se digère lui-
même ! – ). »1
« Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, “il n’y a que les faits”, j’objecterais :
non, justement, pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons constater aucun
factum “en soi” : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. “Tout est
subjectif”, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation, le “sujet” n’est pas un donné,
mais quelque chose d’inventé-en-plus, placé-par-derrière. – Est-ce finalement nécessaire de
poser en plus l’interprète derrière l’interprétation ? C’est déjà de l’invention, de
l’hypothèse. »2
« […] la forme aphoristique [die aphoristische Form] de mes écrits présente une difficulté :
de nos jours on n’accorde pas suffisamment de poids à cette forme. Un aphorisme
[Aphorismus], si bien frappé soit-il, n’est pas “déchiffré” du seul fait qu’on le lit ; c’est alors
que doit commencer son interprétation. Dans la troisième dissertation de ce livre, je propose
un modèle de ce que j’appelle, dans un tel cas, “interprétation”. Cette dissertation est
précédée d’un aphorisme dont elle est elle-même le commentaire. Evidemment, pour pouvoir
pratiquer la lecture comme un art, une chose avant tout autre est nécessaire, que l’on a
parfaitement oubliée de nos jours — il ne passera donc encore du temps avant que mes écrits
soient “lisibles” —, une chose qui nous demanderait presque d’être de ma race bovine et
certainement pas un “homme moderne”, je veux dire : savoir ruminer… »3
« Pour en revenir à notre problème, c’est-à-dire au châtiment, il faut distinguer en lui deux
choses : d’une part ce qu’il y a de relativement durable en lui, l’usage, l’acte, le “drame”,
une certaine succession rigoureuse de procédures, d’autre part ce qu’il y a de fluide en lui, le
sens, le but, l’attente, qui se rattachent à la mise en œuvre de ces procédures. Suivant le
principe essentiel de la méthode historique dont j’ai parlé plus haut, on n’hésitera pas ici à
supposer, par analogie, que la procédure est plus ancienne, plus primitive que son
application au châtiment, que ce dernier n’a été introduit dans la procédure et interprété
comme y appartenant qu’après coup (celle-ci existait depuis longtemps, mais on l’employait
dans un autre sens), bref qu’il n’en va pas du tout comme l’ont pensée jusqu’ici nos naïfs
généalogistes de la morale et du droit, qui ont tous cru que la procédure avait été inventée
dans le but d’accomplir le châtiment, de même qu’on avait cru jadis que la main avait été
inventée dans le but de saisir. […] Toute l’histoire passée du châtiment, l’histoire de son
utilisation aux fins les plus diverses, finit par se cristalliser dans une sorte d’unité difficile à
résoudre, difficile à analyser, et, il convient de le souligner, absolument impossible à définir.
(Il est aujourd’hui impossible de dire avec certitude pourquoi on punit : tous les concepts où
se résume significativement un long processus échappent à la définition ; on ne peut définir
que ce qui n’a pas d’histoire.). »4
« L’homme se rend d’abord le monde intelligible – nous en sommes encore là – : et, une fois
qu’il l’a compris, et il a le sentiment que le monde est désormais son œuvre – hélas, et voilà
qu’il lui faut aimer son œuvre, comme tout créateur ! »5

1
1884, 26 [18] — X, p. 176.
2
1886/87, 7 [60] — XII, p. 304-305.
3
1887, GM [Avant-propos, 8] —VII, p. 222.
4
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 13] — VII, p. 271.
5
1882/83, 4 [67] — IX, p. 140.

XVI
« Toute “connaissance a priori” n’est donc pas une connaissance, mais un mythe originel
incarné qui remonte à l’époque de la plus profonde ignorance ! »1
« Aujourd’hui où tout au moins nous autres, les immoralistes, nous en venons à soupçonner
que la valeur essentielle d’une action réside justement dans ce qu’elle a de non intentionnel et
que son intention tout entière, ce qu’on peut en voir, en savoir, en connaître par la
conscience, appartient encore à sa superficie et à son épiderme, lequel, comme tout épiderme,
révèle quelque chose mais dissimule encore plus ? Bref, nous croyons que l’intention n’est
qu’un signe et un symptôme, qui exige d’abord d’être interprété. »2
« S’il est vrai que notre civilisation comporte en soi un élément pitoyable, vous avez le choix
de conclure en suivant Rousseau que “cette pitoyable civilisation est responsable de notre
mauvaise moralité”, ou de conclure en renversant la formule de Rousseau que “notre bonne
moralité est responsable de ce caractère pitoyable de notre civilisation. Nos concepts débiles,
efféminés et sociaux du bien et du mal et leur empire démesuré et monstrueux sur le corps et
l’âme ont fini par rendre débiles tous les corps et toutes les âmes et par briser les individus
autonomes, indépendants et sans préjugés, piliers d’une civilisation forte : là où l’on
rencontre aujourd’hui encore la mauvaise moralité, on peut contempler les derniers vestiges
de ces piliers”. Qu’ainsi le paradoxe se heurte au paradoxe ! Il est impossible que la vérité se
trouve des deux côtés : d’ailleurs, se trouve-t-elle même de l’un d’eux ? Cela réclame
examen. »3
« La racine de l’entendement est A = A ? non ! A = B, la croyance qu’il existe deux choses
égales. À son degré suprême d’évolution, l’entendement vise à le nier, en se mettant ainsi en
doute et en se limitant lui-même. »4
« […] Qu’est-ce que le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il
veut de la “connaissance” ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque chose d’étranger à
quelque chose de connu. Et nous autres philosophes – aurions-nous entendu davantage par le
terme : connaissance ? […] Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne
plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions
engagés, toute chose familière enfin : – qu’est-ce à dire ? notre besoin de connaissance ne
serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu ? […] Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte
qui nous incite à connaître ? La jubilation de celui qui acquiert une connaissance ne serait-
elle pas la jubilation même du sentiment de sécurité recouvré ? Tel philosophe estima le
monde “connu” dès qu’il l’eut ramené à l’“Idée” : mais n’était-ce point parce que
l’“Idée” lui était si connue, si familière déjà ? parce qu’il avait entièrement cessé de craindre
l’“Idée” ? Honte à la suffisance de ceux qui prétendent connaître ! Que l’on examine sous ce
rapport les principes et les solutions qu’ils proposent aux énigmes du monde ! »5
« Qu’il y ait des choses identiques, des cas identiques telle est la fiction fondamentale déjà
dans le jugement, puis dans les conclusions. »6
« La connaissance : ce qui rend possible l’expérience, par l’extraordinaire simplification
des événements effectifs […] »7.

1
1881/82, 16 [16] — V, p. 541.
2
1886, PBM [L’esprit libre, 39] — VII, p. 56.
3
1881, A [Livre troisième, 163] — IV, p. 129-130.
4
1880, 6 [156] — IV, p. 496.
5
1886, GS [Livre cinquième, 355] — V, p. 255.
6
1885, 35 [57] — XI, p. 266.
7
1885, 34 [252] — XI, p. 234.

XVII
« Il y a une comédie des systématiques : en voulant remplir leur système et arrondir
l’horizon qui l’entoure, ils essaient forcément de mettre en scène leurs points faibles dans le
même style que leurs points forts, – ils veulent se présenter comme des natures achevées,
d’une force monolithique. »1
« Origine de la logique.
[…] Qui, par exemple, ne savait discerner assez souvent l’“identique”, quant à la
nourriture ou quant aux animaux dangereux pour lui ; qui par conséquent était trop lent à
classer, trop circonspect dans le classement, avait moins de chance de survivre que celui qui
tombait immédiatement sur l’identique parmi toutes sortes de réalités semblables. […] Mais
la tendance prédominante à considérer le semblable comme l’identique – tendance illogique,
car il n’y a rien qui fût en soi identique – cette tendance a fondé le fondement même de la
logique. »2
« Ce qui profondément nous meut, c’est ce qui nous étonne et nous semble
incompréhensible : nous inventons alors sons et paroles pour l’exprimer – et nous croyons
aussi que c’est intelligible désormais. Cette superstition est dans tout ce qui produit un son :
délire de l’oreille. »3
« […] de telle sorte qu’il paraît y avoir des choses analogues et identiques. La connaissance
est falsification de ce qui est polymorphe et non dénombrable en le réduisant à l’identique, à
l’analogue, au dénombrable. Donc la vie n’est possible que grâce à un tel appareil de
falsification. La pensée est une métamorphose falsifiante, la sensation est une métamorphose
falsifiante, la volonté est une métamorphose falsifiante : tous ces phénomènes recèlent la
force d’assimilation laquelle présuppose une volonté de rendre une chose identique à nous. »4
« NB. mes points principaux POSITIFS – quels sont-ils ?
– et mes negativa délibérés — quels sont-ils ?
– et le domaine de mes nouvelles QUESTIONS et nouveaux points d’interrogation – quels
sont-ils ? »5
« Caractère inoffensif de nos philosophies critiques […] C’est encore pire que vouloir tester
une allumette avant de s’en servir. »6
« Le modèle d’une fiction totale est la logique. Une pensée est le produit de l’imagination
poétique, dès lors qu’une pensée est posée comme cause d’une autre pensée […] »7.
« Notre appareil de connaissance n’est pas équipé pour “la connaissance”. »8
« A notre époque ou il devient clair que la science est à ses débuts, construire des systèmes
est un enfantillage. Bien plutôt faire choix de méthodes à long terme, pour des siècles ! — car
la direction de l’avenir humain DOIT NECESSAIREMENT un jour tomber entre nos
mains ! »9

1
1881, A [Livre quatrième, 318] — IV, p. 202.
2
1882, GS [Livre troisième, 111] — V, p. 141.
3
1883, 13 [10] — IX, p. 474.
4
1885, 34 [252] — XI, p. 234-235.
5
1887, 10 [102] — XIII, p. 155.
6
1885/86, 1 [113] — XII, p. 46-47.
7
1885, 34 [249] — XI, p. 233.
8
1884, 26 [127] — X, p. 207.
9
1884, 25 [135] — X, p. 61.

XVIII
« Mettre en premier la représentation mécaniste, comme principe régulateur de méthode.
Non pas comme la théorie cosmologique la plus démontrée, mais comme celle qui exige le
plus de force et de discipline et rejette le plus toute sentimentalité. En même temps une pierre
de touche pour la réussite physique et psychologique : des races malvenues et de volonté
faible périssent à cause d’elle, de sensualité ou de mélancolie, ou comme les Hindous, des
deux. »1
« Parcours jusqu’ici de la philosophie : on voulait clarifier le monde à partir de ce qui nous
est à nous-mêmes clair – quand nous croyons nous-mêmes COMPRENDRE. C’est-à-dire à
partir de l’esprit ou bien de l’âme, ou de la volonté, ou bien à partir de l’œil (comme
phénomène optique, atomes, mouvements) ou du corps, ou bien à partir de fins, ou du couple
poussée et traction, c’est-à-dire de notre sens du toucher. Ou bien à partir de nos jugements
de valeur, comme dieu de la bonté, la justice, etc., ou bien de nos jugements de valeur
esthétiques. Bref, la science aussi fait ce que l’homme a toujours fait : utiliser quelque chose
de lui-même qu’il considère comme compréhensible, comme vrai pour expliquer tout le reste
– humanisation en somme. Il manque encore la grande synthèse et aussi le travail de détail
est encore tout entier à venir, par ex. la réduction du monde à des phénomènes optique
(atomes). Nous introduisons l’homme dans le monde – voilà tout, nous continuons à produire
ce monde humanisé. Ce sont des essais pour savoir quelle méthode apporte la plus grande
force de conclusion (par ex. mécanique). »2
« Contre les deux affirmations : “l’identique ne peut être connu que par l’identique” et :
“l’identique ne peut être connu que par le non-identique” […] On ne peut pas connaître du
tout – et ceci, justement, parce que l’identique ne peut pas connaître l’identique, pas plus que
l’identique ne peut être connu par le non-identique. »3
« Transformation de tous processus en phénomènes optiques : et finalement de ces
phénomènes à leur tour en phénomènes purement conceptuels et quantitatifs. »4
« Au cours de ses modestes et laborieuses randonnées, qui sont bien souvent par force des
voyages dans le désert, l’homme de science voit lui apparaître de ces brillants météores que
l’on appelle “systèmes philosophiques” : ils lui montrent toutes proches, avec une force
magique d’illusion, la solution de toutes les énigmes et la plus fraîche gorgée d’un véritable
élixir de vie […] D’autres natures […] maudissent le goût de sel que ces apparitions laissent
à la bouche et qui engendre une soif furieuse – sans que l’on se soit pour autant, ne fût-ce que
d’un pas, rapproché de quelque source que ce soit. »5
« Nous n’avons qu’une seule forme de compréhension – le concept, le cas plus général qui
contient le cas spécial. Apercevoir dans un cas ce qu’il a de généralement typique nous paraît
faire partie de l’expérience […] »6.
« […] un homme intelligent peut y apprendre [dans « le livre qui parle du Christ »] tous les
procédés par lesquels un livre peut devenir un livre universel, un ami de tout le monde, ce
maître procédé, en particulier, de présenter toutes choses comme découvertes, aucune comme
encore à venir et incertaine. »7

1
1885, 34 [76] — XI, p. 172.
2
1884, 25 [445] — X, p. 149.
3
1885/86, 2 [140] — XII, p. 138.
4
1884, 25 [392] — X, p. 132.
5
1879, OSM [31] — III**, p. 36.
6
1884, 26 [156] — X, p. 214.
7
1879, OSM [98] — III**, p. 58.

XIX
« Que signifie au juste la puissance de cet idéal, l’énormité de sa puissance ? […] L’idéal
ascétique exprime une volonté : où est la volonté adverse, qui exprimerait un idéal adverse ?
L’idéal ascétique a un but, – celui-ci est si universel que, comparés à lui, tous les autres
intérêts de l’existence humaine semblent mesquins, étroits et bornés ; […] il n’admet nulle
autre interprétation, nul autre but, il rejette, nie, affirme, confirme dans le seul sens de son
interprétation (y a-t-il jamais eu un système d’interprétation plus élaboré ?) ; il ne se soumet
à aucune puissance, il croit plutôt à sa préséance sur toute puissance, à sa différence de rang
absolue par rapport à tout puissance […] »1.
« Les problèmes de la morale […] il me semble au contraire que rien au monde ne mérite
davantage d’être pris au sérieux ; peut-être en gagnera-t-on alors le droit de les prendre un
jour à la légère. La légèreté ou, pour le dire dans ma langue, le gai savoir est en effet une
récompense : récompense qui honore le sérieux soutenu, courageux, laborieux et souterrain,
qui n’est évidemment pas donné à tout le monde. »2
« Il ne faut pas affecter le style scientifique quand il n’est pas encore temps d’être
scientifique ; mais même le véritable savant doit se défaire de cette vanité qui consiste à
affecter un type de méthode dont au fond le moment n’est pas encore venu. De même il ne doit
pas “falsifier”, par un faux arrangement de déduction et de dialectique, les choses et les
pensées auxquelles il est parvenu par un autre chemin. C’est ainsi que Kant dans sa “morale”
travestit son penchant psychologique intime […] »3.
« […] Ne pas vouloir être intelligent, en tant que psychologue ; nous ne devons seulement
pas nous le permettre… Qui veut tirer quelques petits avantages de son savoir, de sa
connaissance de l’homme (– ou de grands avantages, tel le politicien –) régresse dans la
généralité jusqu’au cas le plus particulier ; mais cette sorte d’optique est à l’opposé de
l’autre, la seule qui puisse nous servir : nous regardons à partir du plus particulier vers le
dehors –. »4
« Rien n’est moins grec que des ratiocinations arachnéennes d’anachorète, l’amor
intellectualis dei à la manière de Spinoza. »5
« Contre les malaises enracinés en profondeur et le découragement intime, la dose
d’exaltation doit être constamment accrue, nous devenons finalement indifférents à la valeur
et nous nous satisfaisons de l’excitation la plus forte. Décadence. »6
« En donnant des raisons, on réveille chez de tels gens la méfiance ; mais avec des gestes
sublimes on emporte leur conviction. »7
« Pourquoi celui-ci vit-il ? Pourquoi celui-là meurt-il ? Personne ne peut le savoir, car il
n’y a pas là de pourquoi. »8
« […] l’âge classique est celui où la différence entre flux et reflux est très faible et où un
délicieux sentiment de force constitue la norme : ce qui provoque les plus profonds
ébranlements fait toujours défaut : seule la période de décadence les engendre. »1

1
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 23] — VII, p. 334.
2
1887, GM [Avant-propos, 7] —VII, p. 221.
3
1885, 35 [31] — XI, p. 252.
4
1887, 9 [99] — XIII, p. 60.
5
1888, CI [Divagation d’un « inactuel », 23] — VIII*, p. 121.
6
1880, 4 [260] — IV, p. 431.
7
1884/85, 29 [1] — XI, p. 53.
8
1882/83, 5 [28] — IX, p. 234.

XX
« De l’autodépassement du nihilisme.
7. La volonté de puissance : envisagée d’un point de vue psychologique.
8. La volonté de puissance : envisagée d’un point de vue physiologique.
9. La volonté de puissance : envisagée d’un point de vue historico-sociologique. »2
« Éphémères moucherons, nous ne cherchons plus à jouer les gens très dangereux et les
angoissés avec nos pensées ; on ne peut plus, avec elles, mettre en danger éternel l’âme
d’autrui, – comme le croyait le moyen âge. Le principe de la liberté de pensée et de la liberté
de la presse repose sur la perte de la foi en l’immortalité. »3
« La marque d’un haut degré de civilisation est d’estimer les petites vérités discrètes,
découvertes par une méthode rigoureuse, plus haut que les erreurs éblouissantes,
dispensatrices de bonheur, qui nous viennent des siècles et des hommes d’esprit métaphysique
et artiste. »4
« Autrement dit : la quantité de “vouloir connaître” est proportionnelle à la croissance de
la volonté de puissance de l’espèce : une espèce saisit assez de réalité pour la maîtriser, pour
la mettre à son service. »5
« Sur la théorie de la connaissance : simplement empirique :
Il n’y a ni “esprit”, ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : rien
que des fictions qui sont inutilisables. Il ne s’agit pas de “sujet et objet”, mais d’une espèce
animale déterminée, qui ne prospère que dans une certaine et relative justesse, et surtout,
régularité de ses perceptions (afin qu’elle puisse capitaliser l’expérience)…
La connaissance travaille comme instrument de la puissance. Il tombe donc sous le sens
qu’elle croît avec chaque accroissement de puissance… »6
« Les vérités provisoires. C’est quelque chose de puéril sinon même une sorte de tromperie
quand un penseur présente aujourd’hui un ensemble de la connaissance, un système – nous
sommes bien trop prévenus pour ne pas porter en nous les doutes les plus profonds à l’égard
de la possibilité d’un pareil ensemble. C’est bien assez que nous nous mettions d’accord sur
un ensemble de présupposés d’une méthode – sur des “vérités provisoires” qui fournissent le
fil conducteur du travail que nous voulons faire : comme le pilote qui maintient sur l’océan
une certaine direction. »7
« La connaissance vaut en tant que : 1) elle réfute la “connaissance absolue” 2) elle
découvre le monde objectif et dénombrable des successions nécessaires. »8
« Qu’est-ce donc que la connaissance ? Son présupposé est une limitation erronée selon
laquelle il existerait une unité de mesure de la sensation […] Si on élimine par la pensée cette
limitation, on élimine du même coup la connaissance – l’idée de “relations absolues” est une
absurdité. L’erreur, l’apparence, est donc la base de la connaissance. »9

1
1880, 4 [260] — IV, p. 431.
2
1888, 13 [4] — XIV, p. 21.
3
1880, 3 [160] — IV, p. 374.
4
1878, HTH [Des principes et des fins, 3] — III*, p. 33.
5
1888, 14 [122] — XIV, p. 92.
6
1888, 14 [122] — XIV, pp. 91-92.
7
1884, 25 [449] — X, p. 150.
8
1881, 11 [80] — V, p. 342.
9
1880, 6 [441] — IV, p. 557.

XXI
« Mauvais ! Mauvais ! Ce que l’on doit le mieux prouver, avec le plus d’acharnement, c’est
l’apparence. Car beaucoup trop de gens n’ont pas d’yeux pour la voir. Mais c’est tellement
ennuyeux ! »1
« De quoi les Allemands pourraient-ils être reconnaissants à leur Schopenhauer ? De ce
qu’il a détruit l’idéalisme brillant comme verre des nobles expressions générales et des fiers
sentiments qu’avaient surtout répandu Schiller et son entourage […] »2.
« Lumières sur le fait qu’il n’y a pas de chose en soi et
Les grandes 1) pas de connaissance en soi !
négations. 2) pas de bien et de mal en soi !
3) pas de but et pas d’origine ! »3
« Il faut dépasser cela. Il n’y a pas de choses en soi, ni de connaissance absolue ; le
caractère perspectiviste, trompeur, appartient à l’existence. »4
« Il n’arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique. »5
« Notre connaissance n’est pas connaissance en soi et, d’une manière générale non tant une
connaissance qu’une déduction et qu’une élaboration développée : c’est depuis des
millénaires la grandiose et croissante déduction à partir de nécessaires illusions d’optique –
nécessaires pour autant que nous tenons à vivre absolument – illusions pour autant que
toutes les lois de la perspective sont en elles-mêmes forcément illusoires. »6
« Ce qui fait la valeur de R<ichard> W<agner>, seul nous le dira celui qui saura faire de
lui le meilleur usage. »7
« A la vérité, l’art prend une valeur beaucoup plus grande lorsqu’il s’accompagne de
certains postulats métaphysiques, par exemple de la croyance généralement admise que le
caractère est immuable et que l’essence du monde s’exprime sans discontinuité dans tous les
caractères et toutes les actions : l’œuvre de l’artiste devient alors l’image de la permanence
éternelle, alors qu’à notre idée l’artiste ne peut jamais conférer de validité à son image que
pour un temps, puisque l’homme, produit d’une évolution est dans sa généralité sujet à
variation et que même l’individu n’a rien de constant ni de fixe. »8
« Parménide a dit : “On ne pense pas ce qui n’est pas” – nous sommes à l’autre extrême et
nous disons : “ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction”. »9
« L’apparition de l’impératif catégorique n’est pas un événement d’importance.
Assurément, la plupart préfèrent un ordre absolu, un commandement absolu à quelque chose
de relatif : l’Absolu leur permet de laisser leur intellect hors jeu et il est plus conforme à leur
paresse […] »10.

1
1881, A [Livre quatrième, 253] — IV, p. 183.
2
1880, 9 [7] — IV, p. 646.
3
1883/84, 24 [7] — IX, p. 678.
4
1885, 34 [120] — XI, p. 189.
5
1880, 7 [52] — IV, p. 574.
6
1881, 15 [9] — V, p. 513.
7
1881, 12 [120] — V, p. 465.
8
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 222] — III*, p. 173.
9
1888, 14 [148] — XIV, p. 115.
10
1880, 3 [162] — IV, p. 376.

XXII
« Voir à travers l’écheveau du passé et l’ultime voile – ce serait la grande lassitude et la fin
de toute création. Mais croyez-moi, mes amis : il n’y a rien d’immortel : ce n’est là que
métaphore ! »1
« Toutes les formes sont notre œuvre – c’est nous-mêmes que nous exprimons dans la
manière dont il nous faut à présent reconnaître les choses. »2
« La grandeur d’âme intellectuelle consiste à détruire la soif de validité absolue et de choses
éternelles grâce à la connaissance de la relativité et à l’amour de l’éphémère et de l’instable
(au lieu du mépris). Un trait de cruauté. »3
« Si nous établissons tout le nécessaire selon notre actuelle manière de pensée, nous n’avons
rien prouvé quant au “vrai en soi” mais seulement quant “au vrai pour nous”, c’est-à-dire
ce-qui-rend-possible-notre-existence en vertu de l’expérience – et ce processus est invétéré à
ce point que vouloir en convertir la pensée est impossible. Tout a priori se situe là. »4
« Autrefois on cherchait à prouver qu’il n’y avait pas de dieu, – aujourd’hui on montre
comment la croyance en un dieu a pu naître et à quoi cette croyance doit son poids et son
importance : du coup une contre-preuve de l’inexistence de Dieu devient superflue. […] en ce
temps-là les athées ne savaient pas faire table rase. »5
« Finalement l’inconnaissabilité de la vie pourrait tenir justement à ce que tout est en soi
inconnaissable et que nous comprenons seulement ce que nous avons d’abord construit et
charpenté ; construit sur la contradiction entre les premières fonctions de la “connaissance”
et la vie. Plus une chose est connaissable et plus elle est éloignée de l’Être : plus elle est
concept. »6
« Superstition : la croyance à l’étant, à l’inconditionné, à l’esprit pur, à la connaissance
absolue, à la valeur absolue, à la chose en soi ! Dans ces tentatives se cache toujours une
contradiction. »7
« Tout état autorise qu’on le considère comme s’il avait été un but, ou un moyen, ou bien
comme une impasse lors d’une expérience. »8
« Voici qui me coûte et ne cesse de me coûter toujours les plus grands efforts : comprendre
qu’il importe indiciblement plus de savoir comment se nomment les choses que ce qu’elles
sont. »9
« La réputation, le nom et l’apparence, la valeur, le poids et la mesure habituels d’une
chose – qui à l’origine ne sont que de l’erreur, de l’arbitraire dont la chose se trouve revêtue
comme d’un vêtement parfaitement étranger à sa nature et même à son épiderme – la
croyance à tout cela, transmise d’une génération à l’autre, en a fait peu à peu comme le
corps même de la chose, en quelque sorte solidaire de sa croissance la plus intime :
l’apparence du début finit toujours par devenir essence et agit en tant qu’essence ! »10

1
1883, 12 [14] — IX, p. 420.
2
1881, 13 [15] — V, p. 492.
3
1880, 7 [212] — IV, p. 601.
4
1881, 11 [286] — V, p. 417.
5
1881, A [Livre premier, 95] — IV, p. 76.
6
1884, 26 [70] — X, p. 190.
7
1885, 34 [28] — XI, p. 158.
8
1883, 7 [259] — IX, p. 331.
9
1882, GS [Livre deuxième, 58] — V, p. 96.
10
1882, GS [Livre deuxième, 58] — V, p. 96.

XXIII
« Est-il donc quelque chose de “beau en soi” ? Le bonheur de ceux qui connaissent accroît
la beauté du monde et rend plus ensoleillé tout ce qui existe ; la connaissance ne met pas
seulement de la beauté autour des choses, mais à la longue elle introduit cette beauté dans les
choses […] »1.
« Si la mécanique n’est qu’une logique, alors vaut aussi pour elle ce qui vaut pour toute
logique : elle est une espèce d’épine dorsale pour vertébrés, rien de vrai-en-soi. »2
« Il n’existe pas plus de “chose en soi” que de “connaissance absolue”. Au lieu des vérités
fondamentales, j’installe le vraisemblable fondamental – des lignes directrices provisoires,
d’après lesquelles il faudra vivre et penser. Ces lignes directrices ne sont pas arbitraires mais
correspondent à une moyenne, une habitude. L’habitude est la conséquence d’un choix que
mes différents affects ont effectué en voulant survivre et se sentir bien. »3
« Une chose à laquelle un concept correspondrait exactement serait sans origine. Erreur de
Platon sur les idées éternelles. »4
« J’ai souvent regardé faire ces idéalistes allemands, mais eux ne m’ont pas regardé […] Ils
regardent vers le haut, je vois par-delà, – nous ne voyons jamais la même chose […] »5

« Ce qui nous distingue nous, ce n’est pas de ne retrouver aucun Dieu, ni dans l’histoire, ni
dans la nature, ni derrière la nature, – c’est de ressentir ce que l’on a vénéré sous le nom de
“Dieu”, non comme “divin”, mais comme pitoyable, comme absurde, comme nuisible, non
seulement comme une erreur, mais comme un crime contre la vie…Nous nions Dieu en tant
que Dieu. Si l’on nous prouvait ce Dieu des chrétiens, nous saurions encore moins y croire. »6
« Pour délivrer des péchés on recommandait autrefois la croyance en Jésus-Christ.
Aujourd’hui, je dis : le moyen est : ne croyez pas au péché ! Cette cure est plus radicale.
L’ancienne voulait rendre une illusion supportable par une autre. »7
« Seulement il n’est pas si facile de ne pas croire – car nous-mêmes nous y avons cru
autrefois et tout le monde y croit, ou du moins semble y croire. Nous devons non seulement
changer de doctrine, mais changer nos habitudes d’appréciation – il faut s’y entraîner. »8
« Renverser les idoles (et par “idoles”, j’entends tout “idéal”), telle est plutôt mon affaire. »9
« Certes, c’était mettre la vérité sens dessus dessous et nier le perspectivisme [das
Perspektivische], condition fondamentale de toute vie, que de parler de l’esprit et du bien
comme Platon l’a fait. »10
« Il n’y a pas de compréhension en mathématiques, mais seulement un constat de
nécessités : de relations qui ne changent pas, de lois dans l’être. »11

1
1881, A [Livre cinquième, 550] — IV, p. 280.
2
1885, 35 [67] — XI, p. 269.
3
1883/84, 24 [2] — IX, p. 676.
4
1879, 41 [59] — III**, p. 434.
5
1885, 34 [135] — XI, p. 194.
6
1888, AC [47] — VIII*, p. 210.
7
1880, 5 [33] — IV, p. 452.
8
1880, 5 [34] — IV, p. 453.
9
1888, EH [Avant-propos, 2] — VIII*, p. 240.
10
1885, PBM [Préface] — VII, p. 18.
11
1884, 25 [314] — X, p. 108.

XXIV
« Je n’ai jamais vécu l’athéisme ni comme un aboutissement, ni, encore moins, comme une
expérience marquante : chez moi, il se conçoit d’instinct. […] Dieu est une réponse grossière,
un manque de délicatesse à l’égard des penseurs que nous sommes […] »1.
« […] il n’y a ni espace, ni temps en soi : les “changements” ne sont que des phénomènes
(ou bien des processus sensoriels pour nous) ; quand nous trouvons de la fixité parmi ces
répétitions, si régulières soient-elles, rien n’est alors justifié par là sinon précisément ce fait
que cela s’est toujours passé ainsi. Le sentiment que l’après coup [en français dans le texte]
est un parce que [en français dans le texte] est un malentendu facile à réduire ; il est
concevable. Mais des phénomènes ne peuvent pas être des “causes” ! »2
« La grande forme d’une œuvre d’art se fera jour, dès lors que l’artiste cèle la grande forme
dans son être ! Exiger la grande forme en soi n’est que niaiserie qui gâte l’art, et revient à
inciter l’artiste à l’imposture ou à convertir en monnaie conventionnelle ce qui est grand et
rare. »3
« Compréhension globale : caractère équivoque de notre monde moderne, – en effet les
mêmes symptômes pourraient signifier et le déclin et la force. »4
« Toute chose mesurable par rapport à toute chose : mais en dehors des choses il n’est point
de mesure : ce pourquoi chaque grandeur en soi est infiniment grande et infiniment petite. En
revanche, il existe peut-être une unité de temps, laquelle demeure fixe. Les forces ont besoin
de temps déterminés, pour devenir des qualités déterminées. »5
« On doit trouver “connaître en soi” tout aussi contradictoire que cause “première” et que
“chose en soi”. L’appareil de la connaissance comme appareil de rapetissement : comme
appareil de réduction dans tous les sens du mot. Comme moyen de l’appareil de la
nutrition. »6
« J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin, au sens exceptionnel de ce
terme – et dont la tâche consistera à étudier le problème de la santé globale d’un peuple,
d’une époque, d’une race, de l’humanité – qui un jour aura le courage de porter mon
soupçon à l’extrême et d’oser avancer la thèse : en toute activité philosophique il ne
s’agissait, jusqu’alors absolument pas de trouver la “vérité”, mais de quelque chose de tout à
fait autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… »7
« Dieu et l’Au-delà comme constructions aberrantes du besoin de donner forme. »8
« Non pas une philosophie comme dogme, mais comme provisoire et régulative de la
recherche. »9
« Résultat : je n’ai besoin de croire à rien. Les choses sont inconnaissables. »10

1
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 1] — VIII*, p. 258.
2
1885, 36 [25] — XI, p. 293.
3
1881, 11 [198] — V, p. 387-388.
4
1887, 10 [23] — XIII, p. 121.
5
1881, 12 [160] — V, p. 472.
6
1884, 25 [377] — X, p. 127.
7
1888, GS [Préface, 1] — V, p. 24.
8
1884, 27 [79] — X, p. 328.
9
1884, 26 [432] — X, p. 294.
10
1882/83, 6 [1] — IX, p. 242.

XXV
« A quel point le christianisme éduque mal le sens de l’honnêteté et de la justice, on peut
assez bien en juger à la lumière des écrits de ses savants : ils avancent leurs suppositions
avec autant d’assurance que des dogmes, et l’interprétation d’un passage de la Bible les
plonge rarement dans une perplexité honnête. Ils répètent toujours : “J’ai raison parce qu’il
est écrit –”, et là-dessus suit une interprétation d’un arbitraire si éhonté qu’en l’entendant le
philologue reste suspendu entre l’exaspération et l’envie de rire, et ne cesse de s’interroger :
est-ce possible ! »1
« On ne peut déterminer la valeur de la moralité qu’en la mesurant à quelque chose, par ex.
à l’utilité (ou au bonheur) ; mais il faudrait aussi mesurer l’utilité à quelque chose – toujours
des relations – la valeur absolue est une absurdité. »2
« […] l’intérêt pratique : ce n’est que lorsque nous voyons les choses grossièrement
simplifiées et égalisées qu’elles deviennent pour nous calculables et maniables… […]
l’instinct de l’intérêt pratique qu’il y a à raisonner comme nous raisonnons, nous l’avons
dans le sang, nous sommes pour ainsi dire cet instinct… Mais quelle naïveté, d’en tirer la
preuve que nous possédions par cela même une “vérité en soi”… Le fait de ne pas pouvoir
soutenir le contraire prouve une impuissance, non une “vérité”. »3
« Mais il y a l’autre forme de la compréhension […] »4.
« Pour autant que le monde se montre calculable et mesurable, donc sûr – il gagne en
dignité à nos yeux. Autrefois, c’était le caractère imprévisible du monde (des esprits – de
l’esprit) qui faisait sa dignité, inspirant davantage de crainte. Mais nous autres voyons
l’éternelle PUISSANCE tout à fait ailleurs. Notre sentiment à l’égard du monde SE RETOURNE :
5
PESSIMISME de l’intellect. »

« Il serait utile de faire au moins une fois l’essai d’un type totalement différent
d’interprétation : afin que l’on comprenne, les contradictions s’étant exacerbées, combien
c’est sur le mode inconscient que nos critères éthiques (prééminence de la vérité, de la loi, de
la raison, etc.) règnent sur l’ensemble de la prétendue science. »6
« L’idéal est de construire la plus compliquée de toutes les machines à partir de la plus bête
de toutes les méthodes possibles. »7
« Considérer son expérience vécue avec autant de rigueur et d’exactitude qu’une expérience
scientifique – il n’est plus permis de divaguer là en parlant de miracles, d’“anges autour de
vous” et de la main du Seigneur : cela vous a une allure déloyale. »8
« La connaissance : un concept faux, c.-à-d. un concept que nous n’avons aucun droit
d’établir. »9
« Connaître est un désir et une soif : connaître est une création. »10

1
1881, A [Livre premier, 84] — IV, p. 70.
2
1880, 4 [27] — IV, p. 385.
3
1888, 14 [152] —XIV, p. 117.
4
1884, 26 [156] — X, p. 214-215.
5
1881, 11 [71] — V, p. 339.
6
1885, 39 [15] — XI, p. 359.
7
1884, 25 [316] — X, p. 109.
8
1880, 6 [323] — IV, p. 531.
9
1885, 34 [61] — XI, p. 167.
10
1882/83, 213 — IX, p. 221.

XXVI
« L’instinct de connaissance est encore jeune et mal dégrossi et , par conséquent, comparé
aux instincts plus anciens et plus amplement développés, il est laid et choquant :tous l’ont été
un jour ! Mais je veux le traiter comme une passion et comme quelque chose qui permet à
l’âme individuelle de se mettre à l’écart pour jeter derrière elle sur le monde des regards
secourables et conciliants : provisoirement le renoncement au monde redevient nécessaire,
mais un renoncement sans ascétisme ! »1
« Une fois encore le grand frisson nous saisit : – mais qui donc aurait envie de diviniser,
reprenant aussitôt cette ancienne habitude, ce monstre de monde inconnu ? Qui s’aviserait
d’adorer cet inconnu désormais en tant que le “dieu inconnu” ? Hélas, il est tant de
possibilités non divines d’interprétations inscrites dans cet inconnu, trop de diableries, de
sottises, de folies d’interprétation, – notre propre humaine, trop humaine interprétation, que
nous connaissons… »2
« C’est seulement sur la base de sensations justes que les hommes peuvent à la longue et
dans toutes les directions arriver à se comprendre. Pour cela il est besoin de nouvelles
appréciations de valeur. D’abord une critique et une élimination de l’ancien. Ce qu’il faut
désapprendre constitue aujourd’hui la tâche première qui détermine les travaux à faire. »3
« A tout prendre, les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la recherche au moins
aussi important que n’importe quel autre de ses résultats ; car c’est sur l’intelligence de la
méthode que repose l’esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient
empêcher, si lesdites méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et
de l’absurdité reprenant le dessus. »4
« Aucune méthode scientifique n’est la seule à pouvoir donner accès à la connaissance !
Nous devons procéder par tâtonnement avec les choses, nous montrer tantôt bons, tantôt
mauvais à leur égard et les traiter successivement avec justice, passion et froideur. Celui-ci
parle aux choses en policier, celui-là en confesseur, un troisième en voyageur et en curieux.
On obtiendra quelque chose d’elles tantôt par la sympathie, tantôt par la violence […] »5.
« […] nous devons expérimenter la bonté et la méchanceté envers les choses, les traiter
avec passion ou avec froideur. Comme si c’était des homme ?... non… Mais il existe une
façon de torturer les choses – et celui qui prend ici de mauvaises habitudes – attention ! »6
« L’innocence du devenir. Un guide pour se délivrer de la morale. Par Friedrich Nietzsche.
Introduction. I. Les erreurs fondamentales de la morale. II. Moralité en tant que langage de
signes. III. Le dépassement de la morale et son substitut. »7
« – c’est sans raison qu’autrefois vous avez appris à croire cela : comment voulez-vous
donc que je renverse cette croyance à coups de raisons ! »8
« Marteau des idoles ou : comment un psychologue pose des questions. »9

1
1880, 7 [197] — IV, p. 598.
2
1886, GS [Livre cinquième, 374] — V, p. 284.
3
1880, 5 [25] — IV, p. 451.
4
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 635] — III*, p. 332-333.
5
1881, A [Livre quatrième, 432] — IV, p. 234.
6
1881, A [Livre quatrième, 432 variante] — IV, p. 710.
7
1883, 8 [26] — IX, p. 354.
8
1884/85, 31 [53] — XI, p. 111.
9
1888, 22 [6] — XIV, p. 329.

XXVII
« Et dans ce but, il nous faut devenir les meilleurs disciples, les meilleurs inventeurs de tout
ce qui est conforme à la loi et à la nécessité dans le monde : il nous faut être des physiciens
pour pouvoir être dans ce sens-là des créateurs – alors que jusqu’à maintenant toutes les
appréciations de valeurs, tous les idéaux se basaient sur l’ignorance même de la physique ou
étaient en contradiction avec elle. Et c’est pourquoi : Vive la physique ! Et davantage encore
ce qui nous contraint d’y venir – notre probité ! »1
« C’est une finesse de choisir ses exemples historiques et scientifiques en tenant compte de
l’ignorance et du manque de savoir universels – autrement on ne trouve rien et on suscite la
haine parce qu’on humilie. Il faut descendre jusqu’aux pauvres d’esprit, non dans les pensées
et les buts, mais dans la matière. N’argumenter qu’à l’aide de choses terriblement connues :
c’est en outre de l’orgueil, car les grandes vérités ne doivent pas être prouvées à l’aide de
faits insolites et de ratiocinations érudites. »2
« Ne sous-estimons pas ceci : nous-mêmes, nous, les esprits libres, nous sommes déjà une
“inversion de toutes les valeurs”, une vivante et triomphante déclaration de guerre aux
anciennes notions de “vrai” et de “faux”. Ce que l’on découvre de plus précieux est toujours
ce que l’on découvre en dernier : mais les découvertes les plus précieuses, ce sont les
méthodes. Toutes les méthodes, toutes les conditions de notre esprit scientifique
d’aujourd’hui ont attiré sur elles, pendant des millénaires, le plus profond mépris. […] Nous
avons eu contre nous toute la conviction passionnée de l’humanité […] Nos buts, nos
pratiques, nos manières calmes, prudentes et méfiantes – tout cela semblait au plus haut point
indigne et méprisable. »3
« […] questionner à coups de marteau, et, qui sait, percevoir pour toute réponse ce fameux
“son creux” qui indique des entrailles pleines de vent – quelle jouissance pour qui, derrière
ses oreilles, a d’autres oreilles encore, pour moi, vieux psychologue charmeur de serpents,
qui sait forcer à parler haut ce qui voudrait se taire... »4
« Celui pour qui les préjugés courants ne commencent pas à rendre un son paradoxal n’a
pas encore assez réfléchi. »5
« Par les images et les comparaisons, on convainc, mais ne démontre pas. C’est pourquoi
on a, dans la science, une telle horreur des images et des comparaisons. »6
« Crépuscule des idoles. ou : comment philosopher à coups de marteau. Par Friedrich
Nietzsche. »7
« La connaissance la plus difficile un marteau. »8
« Ta connaissance, homme, voilà ce que c’est : manipuler et interpréter les choses à ton
meilleur avantage. Vous tous, vous êtes à mes yeux des interprètes et des manipulateurs, vous
les savants ! »9

1
1882, GS [Livre quatrième, 335] — V, p. 226.
2
1880, 7 [288] — IV, p. 615.
3
1888, A [13] — VIII*, p. 170.
4
1888, CI [Avant-propos], VIII*, p. 59.
5
1880, 3 [72] — IV, p. 348.
6
1879, VO [145] — III**, p. 241.
7
1888, 22 [6] — XIV, p. 330.
8
1883, 16 [49] — IX, p. 535.
9
1883, 13 [1] — IX, p. 435.

XXVIII
« Connaître : cela veut dire : comprendre toute chose au mieux de nos intérêts ! »1
« Une vision du monde mécanique c’est-à-dire telle qu’on y renonce finalement à
comprendre, nous « comprenons » seulement là où nous percevons des motifs. Où il n’y a pas
de motifs cesse la compréhension. »2
« […] une éphexis véritablement stricte de la science reste impossible ; nous en sommes au
stade préliminaire. L’intensification des exigences de méthode viendra plus tard. »3
« Tout l’appareil de connaissance est un appareil d’abstraction et de simplification – qui
n’est pas axé sur la connaissance mais sur la maîtrise des choses : “fin” et “moyen” sont
aussi loin de l’essence que les “concepts”. Avec “fins” et “moyens” on se rend maître du
processus ( – on invente un processus sur lequel on ait prise !), et avec les concepts on se
rend maître des “choses” qui constituent le processus. »4
« Interpréter quelque chose – outre que c’est un misérable tour de force – quand ce n’est
pas l’esprit scientifique qui guide la conscience, il y a toujours un arriéré de valeur. »5
« Dans cette dissertation, comme on le voit, je pars d’une hypothèse – qu’il est inutile de
justifier, eu égard au genre de lecteurs dont j’ai besoin – savoir que la “disposition au
péché” n’est pas chez l’homme un état de fait, mais bien l’interprétation d’un état de fait,
c’est-à-dire d’un trouble physiologique lui-même considéré dans une perspective morale-
religieuse qui pour nous n’a plus de valeur impérative. […] A mes yeux la “douleur de
l’âme” elle-même n’est pas un état de fait, mais seulement une interprétation (l’interprétation
causale) d’états de fait qui n’ont pu encore être formulés avec exactitude […] – à proprement
parler un mot obèse en place d’un point d’interrogation efflanqué. »6

« D’abord le nécessaire – et celui-ci est aussi beau et parfait qu’il te sera loisible de
l’avoir ! “Aime ce qui est nécessaire” – amor fati, voilà qui serait ma morale, fais-lui tout le
bien possible et l’élève au-delà de sa terrible origine, jusqu’à toi. »7
« Ce qui a le caractère de la nécessité ne me blesse pas ; amor fati, tel est le fond de ma
nature. » […] Oui ! Je ne veux plus aimer désormais que ce qui est nécessaire ! Oui ! Amor
fati : qu’il soit mon dernier amour !” — Peut-être iras-tu aussi loin : mais auparavant il te
faudra d’abord être l’amant des Furies : je l’avoue, moi les serpents m’égareraient. — “Que
sais-tu des Furies ? Furies – ce n’est là qu’un vilain mot pour désigner les Grâces.” – Il est
fou ! »8
« Sagesse
et amour de la sagesse
Prolégomènes à une philosophie de l’avenir
De
Friedrich Nietzsche.
Amor fati. »9

1
1883, 9 [1] — IX, p. 357.
2
1884, 25 [314] — X, p. 108.
3
1885, 35 [29] — XI, p. 251. Ephéxis : synonyme d’époché dans la doctrine sceptique, « suspension du jugement ».
4
1884, 26 [61] — X, p. 187.
5
1888, 22 [7] — XIV, p. 330.
6
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 16] — VII, p. 318.
7
1881, 15 [20] — V, p. 518-519
8
1881/82, 16 [23] — V, p. 542.
9
1885, 25 [500] — X, p. 163.

XXIX
« Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir
d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. »1
« La vie de chaque jour, à toute heure, semble ne plus tendre à autre chose qu’à confirmer
par de nouvelles preuves cette interprétation : qu’il s’agisse de n’importe quoi, du mauvais
comme du beau temps, de la perte d’un ami, de maladie, de calomnie, de la non-venue d’une
lettre, d’un pied foulé, d’un coup d’œil dans un magasin, d’un contre-argument, d’un livre
ouvert au hasard, d’un rêve, d’une tromperie : l’événement se révèle aussitôt ou bientôt après
comme quelque chose qui “ne pouvait pas ne pas se produire” — il est plein de sens profond
et de profit précisément pour nous ! Est-il séduction plus dangereuse que celle d’abjurer les
dieux d’Epicure, ces insoucieux Inconnus, pour aller croire à je ne sais quelle divinité
mesquine et pointilleuse qui connaîtrait même personnellement le moindre cheveu de notre
tête et n’éprouvera nul dégoût à se montrer d’une serviabilité aussi pitoyable ? […] Ne
présumons pas trop de ce doigté de notre sagesse si parfois la merveilleuse harmonie qui se
forme au jeu de notre instrument a de quoi nous stupéfier […] En réalité, ça et là quelqu’un
joue avec nous – le cher hasard : il mène notre main à l’occasion, et la providence la plus
sage ne saurait inventer plus belle musique que celle qui alors réussit à notre main
insensée. »2
« — mais des méthodes qui viennent spontanément de notre instinct, c’est-à-dire la
régularisation d’habitudes qui existent déjà. Par exemple l’exclusion des finalités. »3
« Éloge de la philologie : comme école d’honnêteté. L’antiquité a péri de sa décadence. »4
« Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens très général, l’art de bien lire, – de savoir
déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre
à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie conçue comme
ephexis dans l’interprétation : qu’il s’agisse de livres, de nouvelles des journaux, de destins
ou du temps qu’il fait – sans même parler du “salut de l’âme”… »« Non pas la vérité sur ce
qu’il a fait, ce qu’il a dit, comment au juste il est mort ; mais la question de savoir si l’on peut
encore se représenter son type. »5
« établir des concepts
l’interprétation capable de transformer le monde – mais la conservation des lignes
essentielles. »6
« Il est nécessaire que Thucydide et Tacite soient des poètes. Dans la science même des
processus les plus simples l’imagination est nécessaire. […] Nous ne COMPRENONS en effet
qu’au grès d’une fantastique anticipation et essayons de voir si la réalité a été par hasard
atteinte dans l’image de l’imagination ; notamment dans la science de l’histoire, etc. »7
« Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?” ; au contraire, l’interpréter lui-même,
en tant que forme de la volonté de puissance, a de l’existence (non, cependant, en tant
qu’“être” [Sein], mais en tant que processus, que devenir) en tant qu’affection. »8

1
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 10], VIII*, p. 275.
2
1882, GS [Livre quatrième, 277] — V, p. 190.
3
1884, 25 [135] — X, p. 61.
4
1880, 6 [240] — IV, p. 517.
5
1888, A [52] — VIII*, p. 217.
6
1885, 35 [84] — XI, p. 277.
7
1881, 11 [68] — V, p. 338.
8
1885/86, 2 [151] — XII, p. 142.

XXX
« Cette respectable modération philosophique à quoi entraîne une telle foi, ce stoïcisme de
l’intellect qui finit par s’interdire le non aussi sévèrement que le oui, cette volonté de s’en
tenir à ce qui est, au factum brutum, ce fatalisme des “petits faits” (ce petit fatalisme [en
français dans le texte], comme je l’appelle), […] ce renoncement à toute interprétation (à tout
ce qui consiste à faire violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser, et de
façon générale à ce qui est le propre de toute interprétation) – tout cela, pris en bloc, est
l’expression d’un ascétisme de la vertu, tout autant que peut l’être n’importe quelle négation
de la sensualité (il ne s’agit au fond que d’un mode de cette négation). »1
« Le philosophe cherche à faire résonner en lui toute l’harmonie de l’univers et à
l’extérioriser en concepts. »2
« Peut-être permettront-elles d’ausculter de nouvelles idoles ? »3
« L’entendement qui suppute à l’avance les conséquences d’un acte aux troisième,
quatrième et cinquième degrés doit malgré tout s’arrêter quelque part et agir dans
l’incertitude, c.-à-d., tout en ayant le sentiment de connaître imparfaitement les
conséquences, faire comme s’il était sûr de ces conséquences : prendre le risque d’un air
décidé, comme s’il disposait d’une connaissance absolue, c.-à-d. jouer un rôle ou se tromper
soi-même, faire taire sa conscience intellectuelle. »4
« Erreur capitale des psychologues : ils considèrent la représentation indistincte comme un
type inférieur, comparée à la représentation claire : mais ce qui s’éloigne de notre
conscience et, pour cette raison, devient obscur, peut, pour cette raison, être en soi
parfaitement clair. Le “devenir-obscur” est affaire de perspective-de-conscience.
L’“obscurité” est une conséquence de l’optique-de-la-conscience, et pas nécessairement
quelque chose d’inhérent à l’“obscur”. »5
« Les physiologues comme les philosophes croient que la conscience augmente de valeur
dans la mesure où elle gagne en clarté : la conscience la plus claire, la pensée la plus logique
et la plus froide serait de premier rang. Cependant – d’après quoi cette valeur est-elle
déterminée ? »6
« Un autre [jeune philologue] se torture à réfléchir pourquoi Œdipe a été condamné par le
destin à des choses aussi abominables que de devoir tuer son père et épouser sa mère. Où est
la faute ! Où est la justice poétique ! Soudain il sait : Œdipe n’était-il pas au fond qu’un drôle
passionné, dénué de toute douceur chrétienne ? il a même une fois un accès de fureur tout à
fait indécent – lorsque Tirésias l’appelle le monstre et la malédiction de tout le pays. Soyez
doux ! voilà ce que peut-être Sophocle voulait enseigner : sinon il vous faudra tuer vos pères
et épouser vos mères. »7
« D’autres encore comptent toute leur vie les vers des poètes grecs et latins et se réjouissent
de la proportion 713=1426. »8

1
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 24] — VII, p. 337-338.
2
1873, PG [introduction] — I**, p. 224.
3
1888, CI [Avant-propos], VIII*, p. 60.
4
1880, 10 [D 63] — IV, p. 663.
5
1886/87, 5 [55] — XII, p. 206.
6
1886/87, 5 [68] — XII, p. 210.
7
1872, EE [3ème] — I**, p. 122.
8
1872, EE [3ème] — I**, p. 122.

XXXI
« Interprétation, non explication. Il n’y a aucun état de fait, tout est fluctuant, insaisissable,
évanescent ; ce qu’il y a de plus durable, ce sont encore les opinions. Projeter-un-sens – dans
la plupart des cas, une nouvelle interprétation superposée à une vieille interprétation devenue
incompréhensible, et qui maintenant n’est plus elle-même que signe. »1
« Ne pas chercher le sens dans les choses : mais l’y imposer ! »2
« Mon principe majeur : il n’y a pas de phénomènes moraux, mais seulement une
interprétation morale de ces phénomènes. Cette interprétation elle-même est d’origine extra-
morale. »3
« Ma tentative pour comprendre les jugements moraux comme des symptômes et des
langages figurés où se trahissent des processus de réussite ou d’échec physiologiques, ainsi
que la conscience des conditions de survie et de croissance : un genre d’interprétation de
même valeur que l’astrologie. Des préjugés soufflés par des instincts (de race, de
communauté, à différents stades, comme la jeunesse ou le flétrissement etc.). »4
« Il existe dans le rapport aux choses un abandon (d’où provient la déduction) et un orgueil
(induction). »5

« Nous trouvons de bonne heure certaines solutions à des problèmes, et ces solutions nous
inspirent une foi solide ; peut-être les nommerons-nous dès lors nos “convictions”. Plus tard
nous ne voyons plus en elles que des étapes de la connaissance de nous-mêmes, des jalons qui
mènent au problème que nous sommes, ou plus exactement à la grande sottise que nous
sommes, à notre fatum spirituel, à ce qui tout au fond de nous résiste à l’instruction. »6
« Questions d’un questionneur faisant lui-même question. »7
« – une bonne question est à elle seule la moitié d’une réponse. »8
« Coordination au lieu de cause et effet »9
« Nous n’avons rien vu d’autre que des images de “causes et d’effets” ! Et cette
représentation imagée empêche justement d’apercevoir un rapport plus essentiel que celui de
la succession. »10
« Ce penseur n’a besoin de personne qui le réfute : il se suffit à lui-même pour cela. »11
« […] vous me montrez le pinceau et la palette et vous dites : nous avons réfuté le
tableau. »12
« Qu’une théorie soit réfutable n’est vraiment pas le moindre de ses charmes. »13

1
1885/86, 2 [82] — XII, p. 107-108.
2
1886/87, 6 [15] — XII, p. 238.
3
1885/86, 2 [165] — XII, p. 150.
4
1885/86, 2 [165] —XII, p. 149-150.
5
1880, 10 [A 11] — IV, p. 654.
6
1886, PBM [Nos vertus, 231] — VII, p. 151.
7
1884, 26 [120] — X, p. 206.
8
1884/85, 31 [59] — XI, p. 114.
9
1884, 26 [46] — X, p. 183.
10
1881, A [Livre deuxième, 121] — IV, p. 102.
11
1879, VO [249] — III**, p. 284.
12
1882/83, 4 [234] — IX, p. 187.
13
1882/83, 4 [72] — IX, p. 143.

XXXII
« Dans l’ouvrage cité plus haut [Humain, trop humain], auquel je travaillais alors, je me
suis rapporté à tout propos et hors de propos aux thèses de ce livre, non pour les réfuter –
qu’ai-je à faire de réfutations ?- mais, comme il convient à un esprit positif, pour substituer à
l’invraisemblable le plus vraisemblable, le cas échéant une erreur à une autre. »1
« Platon vécut assez vieux pour voir sa théorie des idées réfutée par un esprit plus lucide et
plus vaste que le sien ; et le réfutateur était encore tout récemment son élève. Tant que les
penseurs considéreront leurs connaissances comme leurs productions personnelles, tant que
cette ridicule vanité paternelle se déchaînera en eux, la réfutation demeurera la couronne
d’épines des philosophes – combien ont déjà dû la porter ! – alors que celui qui aime la
vérité, c’est-à-dire qui déteste être trompé et qui aime l’indépendance, devrait s’écrier quand
on le réfute : je viens d’échapper à un grave danger, je me serais presque pris à mon propre
piège. »2
« Qui veut ôter une idée aux hommes ne se contente d’habitude pas de la réfuter et d’en
sortir le ver illogique qui s’y trouve […] Non, après que le ver est tué il jette encore tout le
fruit dans la boue, pour le dévaloriser aux yeux des gens et leur en inspirer le dégoût. Il croit
ainsi avoir trouvé le moyen de rendre impossible la “résurrection du troisième jour”, si
courante pour les idées réfutées. […] – Il se trompe, car c’est justement sur le terrain de
l’opprobre, au milieu des immondices, que le noyau de l’idée a vite fait de pousser de
nouveaux rejetons. – Donc, ne surtout pas honnir et salir ce que l’on veut définitivement
abolir, mais le mettre respectueusement à la glace, l’y remettre sans se lasser, considérant
que les idées ont une vie très coriace. Il faut ici agir selon la maxime : “Une réfutation ne
réfute rien.” »3
« Voici un argument contraire, et je t’en suis reconnaissant. Mais réfute-moi également cet
argument contraire, mon ami ! »4
« Aussi s’avère nécessaire, aujourd’hui, une série d’Anti-Alexandre doués de la force la
plus puissante pour tout rassembler et tout relier, pour relier les fils les plus éloignés et
empêcher la trame d’être emportée par le vent. La tâche, à présent, n’est pas de dénouer le
nœud gordien de la culture grecque, comme le fit Alexandre, et d’en laisser flotter les bouts à
tous vents, mais de le renouer après qu’il a été dénoué. »5
« Personne ne s’engage à grands pas sur un chemin inconnu et coupé de mille précipices,
mais le génie, lui, y court comme le vent, et ses bonds hardis et gracieux raillent ceux qui ne
s’avancent qu’à pas soigneusement et craintivement mesurés. »6
« Être juste – néant ! Tout s’écoule ! rien que pour voir, il nous faut des surfaces, des
limites ! »7
« C’est une telle jouissance pour l’instinct de connaître de jouer aussi avec lui-même et de
sautiller d’un rameau à l’autre, paré d’un séduisant ramage et d’un brillant plumage – et
nous devrions être dupes et attendre des oracles là où un oiseau chante et lance ses trilles ! »8

1
1887, GM [Avant-propos, 4] — VII, p. 218.
2
1880, 3 [124] — IV, p. 365-366.
3
1879, VO [211] — III**, pp. 268-269.
4
1882/83, 4 [106] — IX, p. 155.
5
1876, WB [4] — II**, p. 113.
6
1873, DS [10] — II*, p. 68.
7
1880, 4 [34] — IV, p. 386.
8
1880, 3 [108] — IV, p. 358

XXXIII
« Les pensées sont des actions. »1
« […] saute d’un pied léger, utilisant les pierres et progressant de l’une à l’autre, bien
qu’elles s’effondrent brusquement derrière lui […] ce qui rend son pas ailé, c’est une force
étrange, illogique : l’imagination. Portée par elle, la philosophie progresse par bonds, de
possibilité en possibilité qu’elle prend un moment pour des certitudes. »2
« Alors, délivrés du feu, nous nous avancerons, poussés par l’esprit d’opinion en opinion,
traversant la variété des partis, en nobles traîtres de toutes choses susceptibles en fin de
compte d’être trahies – et pourtant sans aucun sentiment de coulpe. »3
« Toutes les grandes choses vont en zigzag, mais il faut les voir les yeux grands ouverts : ce
fut leur courage que de zigzaguer vers un unique but. Les grands hommes et les fleuves vont
vers leur but en zigzag, mais ils vont vers leur but. C’est leur meilleure qualité que de
craindre ce qui n’est pas droit. »4
« Nos sens ne nous montrent jamais des juxtapositions mais toujours des successions.
L’espace et les lois humaines de l’espace présupposent la réalité d’images, de formes, de
substances et le caractère durable de celles-ci, c’est-à-dire que notre espace répond à un
monde imaginaire. Nous ne savons rien de l’espace qui appartient à l’écoulement éternel des
choses. »5
« Sur tout ce qui l’interrompt dans ses pensées (le gêne, comme on dit), le penseur doit jeter
un regard paisible, comme sur un nouveau modèle qui passerait la porte pour s’offrir à
l’artiste. Ces interruptions sont les corbeaux qui apportent sa nourriture au solitaire. »6
« Notre vie doit être une ascension de plateau en plateau, et non une alternance de vols et
de chutes – ce qui est pourtant l’idéal des natures imaginatives : instants d’exaltation et
périodes d’abattement. »7
« Grands hommes et fleuves font des détours
sinueux, mais qui les mènent à leur but :
c’est leur courage le plus grand
de ne pas craindre les voies détournées. »8
« […] Thalès apparaît comme un maître inventif qui, sans l’aide de fables fantaisistes, a
commencé à sonder les profondeurs de la nature. S’il a, en l’occurrence, bien utilisé la
science et employé des vérités démontrables pour les dépasser aussitôt, c’est précisément là
un trait caractéristique de l’esprit philosophique. »9
« Cette pensée logique dont il est question en logique, ce mode de penser où la pensée elle-
même est supposée cause d’autres pensées – est le modèle d’une fiction achevée […] »10.

1
1885/86, 1 [16] — XII, p. 24.
2
1873, PG [3] — I**, p. 221.
3
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même,637] — III*, p. 335.
4
1883, 22 [6] — IX, p. 660-661.
5
1881, 11 [155] — V, p. 369.
6
1879, VO [342] — III**, p. 319.
7
1880, 4 [260] — IV, p. 431.
8
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 157.
9
1873, PG [3] — I**, p. 223.
10
1885, 38 [2] — XI, p. 331.

XXXIV
« Bien des illusions sur la morale doivent naissance à de prétendues causalités, en des
domaines où il n’y a en vérité que des successions. »1
« Il ne se produit jamais un processus logique conforme à “ce qui est écrit dans les livres”,
pas plus qu’on ne rencontre une ligne droite ou deux “choses égales”. Notre pensée
fonctionne tout autrement : entre une pensée et une autre qui la suit c’est un monde
intermédiaire d’une tout autre espèce qui règne, par ex. l’instinct de contradiction ou de
domination, etc… »2
« Et si, moi je vais mon chemin
Aussi tordu qu’il est possible,
C’est que le plus sage a commencé là
Et que là le fou — s’est arrêté. »
« – Voilà qui est grave. N’est-il pas en train de reculer ? – Certes, mais vous le connaissez
mal et vous avez tort de vous inquiéter. Il recule comme quelqu’un qui se prépare à un grand
bon en avant. – – – »3.
« […] dans notre monde d’aujourd’hui les choses tiennent de manière si nécessaire entre
elles que quiconque arrache un seul clou fait vaciller et s’effondrer l’édifice. »4
« Embrasser modestement un petit bonheur tout en louchant modestement vers un autre
petit bonheur. »5
« Un retour du grand comme du petit comme de l’enchevêtrement et des nœuds de la cause
et de l’effet. »6
« Erreur grossière de prendre l’individualité éternelle [das ewige Individuum] comme
quelque chose de tout à fait isolé. Ses retentissements se prolongent à l’infini, tout comme elle
est le résultat d’innombrables générations. La culture est le fait que ces moments les plus
nobles de toutes les générations forment en quelque sorte un continuum dans lequel on peut
poursuivre la vie. Pour chaque individu [individuum], la culture est d’avoir un continuum de
connaissances et de nobles pensées, et d’y poursuivre sa vie. »7
« Le pain neutralise le goût des autres aliments, l’efface ; c’est pourquoi il entre dans tous
repas de quelque longueur. […] Il doit y avoir dans toutes les œuvres d’art quelque chose
comme du pain, afin qu’il puisse s’y trouver des effets variés, lesquels, se succédant
directement et sans un de ces repos, une de ces pauses de temps en temps, auraient vite fait de
lasser et de provoquer l’aversion […] »8.
« Les erreurs commises sur « le pareil au même » 1) parce que cela a le même air 2) parce
que cela se meut de la même façon 3) parce que cela rend le même son. »9

1
1880, 1 [76] — IV, p. 307.
2
1885, 34 [170] — XI, p. 206.
3
1886, PBM [Qu’est-ce qui est aristocratique ?, 280] — VII, p. 200.
4
1876, WB [4] — II**, p. 114.
5
1883, 17 [66] — IX, p. 580.
6
1883, 18 [51] — IX, p. 604.
7
1871/72, 8 [99] — I*, p. 354.
8
1879, VO [98] — III**, p. 225.
9
1884, 25 [231] — X, p. 87.

XXXV
« Notre fois en la causalité est la foi en la force et ses effets : une projection de notre
expérience ; en identifiant la force au sentiment de force. – Mais nulle part la force ne meut
les objets […] »1
« La pensée philosophique peut être décelée au cœur de toute pensée scientifique : même
dans la conjecture. Elle se jette lestement en avant, en s’appuyant sur les bases les plus
minces ; l’entendement la suit en soufflant lourdement et en se cherchant de plus solides
appuis, après avoir aperçu la vision enchanteresse. Un vol infiniment rapide à travers de
grands espaces ! N’est-ce qu’une plus grande vitesse ? Non. C’est le coup d’aile de
l’imagination, c’est-à-dire le bond d’une possibilité à l’autre, prises un instant pour des
certitudes. Parfois d’une possibilité à une certitude, et de nouveau à une possibilité. »2
« Maintenant…
Recroquevillé
entre deux néants,
point d’interrogation,
énigme fatiguée –
énigme pour oiseaux de proie…
– Ils sauront bien “venir à bout de toi,
ils brûlent déjà de te “résoudre” à leur façon,
ils volettent autour de toi, leur énigme,
de toi, misérable pendu !
Zarathoustra ! ...
Toi qui te connais trop ! ...
Toi, ton propre bourreau ! ... »3
« Dans chaque cas la série des “causes” se trouve plus complète sous nos yeux, et nous
concluons : telle chose doit se produire d’abord pour que telle autre suive, – mais quant à
comprendre quoi que ce soit, nous n’en sommes pas plus avancés. […] Et d’ailleurs comment
pourrions-nous expliquer ? Nous opérons au moyen de quantités de choses inexistantes, de
lignes, de surfaces, de corps, d’atomes, de temps, d’espaces divisibles, – comment
l’explication serait-elle possible, dès que nous faisons de tout une représentation, notre
représentation ? »4
« Cause et effet. – “Explication”, disons-nous ; mais en fait, c’est une “description” qui
nous distingue par rapport aux anciens degrés de la connaissance et de la science. Nous
décrivons mieux, – nous expliquons aussi peu que nos prédécesseurs. […] Là où le chercheur
naïf des anciennes civilisations ne voyait que deux choses, la “cause” et l’“effet”, comme on
disait, nous autres avons découvert une succession multiple : nous avons achevé l’image du
devenir, mais ne sommes guère passés au-delà, ni derrière cette image. »5
« C’est un non-sens de nous considérer comme une cause – que savons-nous des causes et
des effets ! »6

1
1883, 24 [9] — IX, p. 679.
2
1872/73, 19 [75] — II*, p. 197.
3
1888, DD [Entre rapaces] — VIII**, p. 45.
4
1882, GS [Livre troisième, 112] — V, p. 142.
5
1882, GS [Livre troisième, 112] — V, p. 142.
6
1880, 6 [152] — IV, p. 495.

XXXVI
« Si nous cherchons à contempler le miroir en soi, nous ne découvrons finalement rien
d’autre que les choses qui s’y reflètent. Si nous voulons saisir les choses, nous n’atteignons
finalement rien d’autre que le miroir. – Telle est l’histoire universelle de la connaissance. »1
« Nous cherchons à relier entre elles les choses qui éveillent en nous des sentiments
analogues, p. ex. le printemps, l’amour, la beauté de la nature, la divinité etc. Cet entrelacs
de choses ne correspond absolument en rien à l’enchaînement causal réel. Poètes et
philosophes aiment ainsi à arranger les choses ; l’art et la morale se rejoignent. »2
« Vouloir chercher à comprendre dans l’écriture à grands traits de la nature notre petite
écriture ! – Nous pouvons indiquer une série de successions (de “l’un après l’autre” qui
conduisent à un but – mais : 1) ce n’est pas la série intégrale, ce n’est qu’in misérable choix ;
2) nous ne saurions faire de fragments isolés un chaînon de la série, nous ne savons que plus
ou moins qu’il s’en fera un. Là où nous croyons poursuivre une fin, nous n’en agissons pas
moins dans l’ignorance des moyens et de la fin, dans l’ensemble. Nous n’arriverons pas à
sortir de ce fatalisme. »3
« Sur ce miroir – et notre intellect est un miroir – il se passe quelque chose qui offre de la
régularité, à chaque fois une certaine chose fait de nouveau suite à certaine autre chose, –
c’est ce que nous nommons, lorsque nous le percevons et voulons lui donner un nom, cause
et effet, insensés que nous sommes ! »4
« Nous parlons comme s’il y avait des choses existantes, et notre science parle seulement de
telles choses. Mais il n’y a de chose existante que dans l’optique humaine : nous ne pouvons
nous en dégager. Une chose en devenir, un mouvement en soi nous est totalement
incompréhensible. Nous ne mouvons QUE des choses existantes – c’est en cela que consiste
notre image du monde dans le miroir. Si nous cessons de penser les choses, nous cessons
aussi de penser le mouvement. Une force en mouvement est une absurdité – pour nous. […]
Dans ce miroir, tout se déroule avec régularité, une chose en suit toujours une autre – nous
nommons cela cause et effet, mais nous ne pouvons rien comprendre, parce que nous voyons
seulement les images de la cause et de l’effet. […] Notre pensée n’est en fait rien d’autre
qu’une trame très subtilement tissée de vue d’ouïe de tact, les formes logiques sont les lois
physiologiques des perceptions sensibles. Nos sens sont des centres des sensations très
développés, avec des résonances et des miroirs puissants. »5
« Le monde vrai des causes nous est caché : il est indiciblement plus complexe. L’intellect et
les sens sont avant tout un appareil de simplification. Notre monde faux, rapetissé, logicisé
des causes est cependant le monde où nous sommes capables de vivre. »6
« La liberté de la volonté est bien mieux démontrée que la cause et l’effet (en réalité, cause-
effet n’est qu’une consécution propre au vulgaire). »7
« Que le développement de la théorie mécaniste-atomiste tend à vouloir créer uniquement
un système de signes : elle renonce aux explications, elle abandonne le concept “cause et
effet”. »1

1
1881, A [Livre quatrième, 243] — IV, p. 180.
2
1876, 19 [73] — III*, p. 403.
3
1881, 11 [60] — V, p. 334-335.
4
1881, A [Livre deuxième, 121] — IV, p. 102.
5
1880, 6 [433] — IV, p. 555.
6
1885, 34 [46] — XI, p. 163.
7
1882/83, 4 [225] — IX, p. 184.

XXXVII
« On commence par dire bonnes ou mauvaises des actions prises séparément sans regarder
à leurs motifs, mais uniquement en raison de leurs conséquences utiles ou nuisibles. Mais on
oublie bien vite l’origine de ces désignations et l’on s’imagine que la qualité de "bonnes" ou
"mauvaises" est inhérente aux actions en soi, indépendamment de leurs conséquences :
épousant la même erreur qui fait que le langage qualifie la pierre elle-même de dure, l’arbre
lui-même de vert – c’est-à-dire prenant pour la cause ce qui est l’effet. Ensuite on introduit la
qualité bonne ou mauvaise dans les motifs eux-mêmes et ce sont les actes en soi que l’on
considère comme moralement ambigus. Allant plus loin, on attribue le prédicat bon ou
mauvais non plus au motif isolé, mais à l’être même d’un individu tout entier, qui produit le
motif comme le sol la plante. C’est ainsi que l’on rend l’homme successivement responsable
des effets qu’il provoque, puis de ses actions, puis de ses motifs et enfin de son être même. On
finit alors par découvrir que cet être ne peut pas être responsable non plus, dans la mesure où
il n’est rien que conséquence nécessaire et résultat d’un enchevêtrement d’éléments et
d’influences et choses passées et présentes ; tant et si bien que l’on ne peut rendre l’homme
responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de leurs effets. On en
arrive ainsi au point de reconnaître que l’histoire des sentiments moraux est l’histoire d’une
erreur, l’erreur de la responsabilité : laquelle repose sur l’erreur touchant à la liberté de la
volonté. »2
« Dans l’enchaînement des causes et des effets, l’homme est porté à introduire le rapport du
moyen et de l’intention. Schiller : “L’un après l’autre, les phénomènes commencent à
s’arracher au hasard aveugle, à la liberté sans loi, pour s’insérer harmonieusement dans un
tout cohérent – qui n’existe à vrai dire que dans son imagination”. »3
« L’enchaînement des causes nous est caché : la liaison et la consécution des effets ne
fournissent qu’une succession ; quelle que soit la régularité de celle-ci, nous ne la concevons
pas pour autant comme nécessaire. – Pourtant nous pouvons constater différentes séries de
telles successions les unes après les autres […] »4.
« La croyance populaire dans les causes et les effets est bâtie sur les présupposés que la
volonté libre est la cause de tous les effets : c’est de là seulement que nous tenons le sentiment
de la causalité. De là vient donc aussi le sentiment que toute cause n’est pas un effet, mais
toujours d’abord une cause […] »5.
« C’est l’effet après la cause qui est nécessaire – c’est ce que nous ressentons. »6
« Notre sens causal est quelque chose de très grossier et d’isolé par rapport aux véritables
sentiments de causalité de notre organisme. L’“avant” et l’“après” notamment, sont de
grandes naïvetés. »7
« […] une quête non de cause, mais de connu…
L’homme est rassuré dès que, en quelque chose de nouveau – – – »8.

1
1884, 26 [411] — X, p. 289.
2
1878, HTH [Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, 39] — III*, p. 64-65.
3
1873, 29 [75] — II*, p. 393.
4
1885, 34 [52] — XI, p. 165.
5
1883, 24 [15] — IX, p. 683.
6
1883, 24 [15] — IX, p. 683.
7
1885, 34 [124] — XI, p. 191.
8
1888, 14 [98] — XIV, p. 71.

XXXVIII
« 3) Cause et effet n’existent pas non plus. Au contraire : s’il intervient ici une tension, il
faut que cette tension se produise est à son tour “la conséquence” d’un relâchement ailleurs.
Mais il est impossible qu’il y ait une succession temporelle : c’est simultanément qu’ici la
tension croît lorsque là-bas elle se relâche. Les événements qui sont vraiment reliés entre eux
doivent avoir lieu absolument en même temps. Nous en extrayons un moment particulier à
titre d’“effet”, par ex., la chute d’un homme après un coup de feu. Mais c’est un
enchaînement extraordinaire d’“effets” reliés entre eux. Si le temps était nécessaire à
l’“effet”, il y aurait un plus sans le moindre correspondant, du moins pour un instant, c’est-à-
dire la force serait tantôt plus grande, tantôt moindre »1
« la cause est un pouvoir de produire des effets, inventé après coup pour que ce qui s’est
passé…
Il n’existe pas ce que croit Kant, il n’y a pas de sens de la causalité
on s’étonne, on est inquiet, on veut quelque chose de connu pour s’y raccrocher…
dès que dans la nouveauté on nous montre quelque chose d’ancien, nous sommes rassurés.
Le prétendu instinct de causalité n’est que la peur de l’inhabituel et la tentative d’y
découvrir quelque chose de plus connu […] »2
« La plus profonde erreur dans notre façon de juger les hommes : nous les estimons d’après
l’impression, les effets qu’ils produisent, selon le critère effectus aequat causam. »3
« N.B. Combien de fausses interprétations des choses n’y a-t-il pas eu ! Qu’on se représente
comment tous les hommes qui prient doivent imaginer la liaison des causes et des effets
[…] »4
« Cause et effet – toute cette chaîne est un choix avant et après, une sorte de traduction de
l’événement dans le langage de nos souvenirs, que nous croyons comprendre. »5
« Nous devons supposer un rythme vivant, et non des causes et des effets ! »6
« Cause et effet ne sont pas une vérité mais une hypothèse – une hypothèse avec laquelle
nous humanisons le monde à notre usage, nous le rapprochons de notre sentiment (nous y
introduisons une impression de “volonté”). »7
« A l’aide, gens secourables et de bonne volonté, une tâche vous attend : débarrasser le
monde du concept de punition qui l’a infesté tout entier ! Il n’est pire infection. On n’a pas
seulement placé ce concept dans les conséquences de nos actes – et pourtant, quelle
monstruosité, quelle déraison il y a déjà à considérer cause et effet comme cause et
punition ! – on a fait plus et, grâce à l’infâme sophistique du concept de punition, on a
entièrement dépossédé de son innocence la pure contingence de ce qui advient. »8
« La découverte de l’antiquité grecque dans un ordre renversé. »9
« Il n’existe pas pour nous de cause ni d’effet, mais rien que des suites (“solutions”) NB. »10

1
1883/84, 24 [36] — IX, p. 693-694.
2
1888, 14 [98] — XIV, p. 71.
3
1881, 11 [263] — V, p. 408. Renversement de l’adage de Leibniz, causa aequat effectum (la cause égale l’effet).
4
1885, 34 [241] — XI, p. 229.
5
1884, 25 [185] — X, p. 77.
6
1883/84, 24 [36] — IX, p. 694.
7
1884, 25 [371] — X, p. 125.
8
1881, A [Livre premier, 13] — IV, p.26.
9
1871/72, 14 [9] — I*, p. 445.
10
1881, 11 [81] — V, p. 342.

XXXIX
« Il importe de ne pas chosifier indûment la “cause” et l’“effet” […] On ne doit user de la
“cause” et de l’“effet” que comme de purs concepts, c’est-à-dire de fictions conventionnelles
destinées à désigner et à rendre compte des phénomènes mais non pas à les expliquer. […]
C’est nous seuls qui avons forgé les causes, la succession, la réciprocité, la relativité, la
nécessité, le nombre, la loi, la liberté, le mobile, la fin ; et lorsque, abusés par notre
imagination, nous incorporons ce monde de signes aux choses “en soi”, nous retombons dans
l’erreur où nous sommes tombés, dans la mythologie. »1
« Dans le phénoménalisme du “monde intérieur” nous inversons la chronologie de cause et
effet. […] L’inversion chronologique, de sorte que la cause parvient à la conscience
postérieurement à l’effet. […] Le fait de base de l’“expérience intérieure” est que la cause est
imaginée, après que l’effet a eu lieu… […] Tout ce que nous rêvons est l’interprétation des
impressions pour les ramener à des causes possibles : et de telle façon qu’un état ne devient
conscient que lorsque la chaîne inventée de causalité est venue à la conscience… […]
“comprendre”, en langage naïf, cela veut seulement dire : pouvoir exprimer quelque chose
de nouveau dans le langage de quelque chose d’ancien, de connu. […] Par exemple “je me
sens mal” – un tel jugement suppose une grande et tardive neutralité de l’observateur : –
l’homme naïf dit toujours : ceci et cela fait que je me sens mal – il ne prend pleinement
conscience de son malaise que lorsqu’il voit une raison de se sentir mal… […] C’est ce que
j’appelle le “manque de philologie” : pouvoir lire un texte en tant que texte, sans y glisser
une interprétation, c’est la forme la plus tardive de l’“expérience intérieure” – peut-être une
forme à peine possible… »2
« Je pose comme canon général une théorie qui expliquerait l’histoire des peuples en faisant
intervenir aussi peu que possible l’esprit et l’intention, dans l’ensemble de façon purement
matérielle, par analogie avec des complexes d’atomes qui s’entrechoquent. »3
« Mais ceux-là [parmi les philologues philistins] sont si barbares que, selon leur habitude,
ils s’installent commodément dans ces ruines : ils apportent avec eux toutes leurs commodités
modernes et leurs divertissements favoris, ils les cachent aussi bien derrière des statues
antiques et des monuments funéraires : et l’on jubile intensément quand on retrouve dans un
cadre antique ce qu’on y a d’abord introduit pas la ruse. »4
« Un autre [philologue philistin], avec l’œil méfiant d’un policier, recherche toutes les
contradictions, toutes les ombres de contradiction dont Homère s’est rendu coupable : il
gaspille sa vie à déchirer puis à recoudre des chiffons homériques que d’abord il a lui-même
volés au magnifique manteau. »5
« Platon. Si Platon nous avait seul été transmis de l’Antiquité, nous jugerions Homère
comme nous jugeons les sophistes. »6
« Toujours arbitraire de dire que tel ou tel est le premier philosophe. On prend Thalès,
parce qu’il établit un principe. Mais c’est un point de vue bien postérieur, que de prendre
d’abord en compte le systématicien. (Détermination à partir de la sphère aristotélico-
platonicienne). »7

1
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 21] — VII, p. 39.
2
1888, 15 [90] — XIV, p. 215-216.
3
1873, 29 [75] — II*, p. 393.
4
1872, EE [3ème] — I**, p. 122.
5
1872, EE [3ème] — I**, p. 122.
6
1871/72, 14 [27] — I*, p. 467.
7
1871/72, 14 [27] — I*, p. 452.

XL
« Le monde phénoménal “illusion et apparence vide”, le besoin de causalité qui établit des
liens entre les phénomènes […] »1.
« Mais tous [les philologues], si différentes que soient leurs tendances, fouillent et
retournent le sol grec avec un constance, un lourde maladresse, qui devraient véritablement
faire un peur à un ami sérieux de l’Antiquité […] Sache donc que les philologues tentent
depuis des siècles de redresser la statue de l’Antiquité grecque, qui est tombée et a été
enterrée ; mais c’est toujours jusqu’ici avec des forces insuffisantes : car c’est un colosse sur
lequel les individus grimpent comme des nains. On met en œuvre la réunion de forces
immenses et tous les leviers de la culture moderne : mais toujours, à peine soulevée du sol,
elle retombe et écrase les hommes dans sa chute. Cela sera encore admissible : car cet être
doit mourir de quelque chose : mais qui garantit que dans ces essais la statue elle-même ne
sera pas brisée ! Les philologues meurent de la main des Grecs – on peut en prendre son
parti – mais l’Antiquité est elle-même brisée par les philologues ! Réfléchis-y bien, jeune
homme de peu de cervelle, recule, si tu n’est pas un iconoclaste ! »2
« Le Nouveau Testament est compromis par ses “car”… »3
« Durant la plus longue période de l’histoire humaine – on l’appelle la préhistoire – […] on
ne tenait pas plus compte de l’action en soi que de ses mobiles […], c’était la vertu
rétroactive du succès ou de l’échec qui inclinait les hommes à juger d’une action, en bien ou
en mal. Nommons cette époque l’époque prémorale de l’humanité : l’impératif “connais-toi
toi-même” était encore inconnu en ce temps-là. […] l’humanité en est venue peu à peu, dans
quelques grandes régions du globe, à juger de la valeur d’une action non plus d’après son
effet mais d’après sa cause […]. Au lieu des conséquences, la cause : quel renversement de la
perspective ! […] on attribua l’origine d’une action, au sens le plus rigoureux, à l’intention
dont elle procédait ; on s’accorda pour croire que la valeur d’une action résidait dans la
valeur de son intention. […] Aujourd’hui, cependant, n’en serions-nous pas arrivés à un point
où nous devons nécessairement nous résoudre à renverser et à déplacer encore une fois les
valeurs […] ? Ne serions-nous pas au seuil d’une époque qu’il conviendrait de qualifier,
négativement d’abord d’extra-morale ? »4
« Cause et effet. – Avant l’effet on croit à d’autres causes qu’après l’effet. »5
« – les mouvements ne sont pas “provoqués” par une “cause” : ce serait de nouveau le
vieux concept d’âme ! – ils sont la volonté elle-même, mais non pleine et entière ! »6
« Quand je dis “l’éclair luit”, j’ai posé le luire une fois comme activité et une seconde fois
comme sujet : j’ai donc subsumé sous l’événement un être qui ne se confond pas avec
l’événement mais, bien plutôt, demeure, est, et ne “devient” pas. – Poser l’événement comme
agir : et l’action comme être : telle est la double erreur, ou interprétation, dont nous nous
rendons coupables […] “Luire” est un état qui nous affecte, mais nous ne l’appréhendons
pas comme action sur nous, et nous disons : “quelque chose de luisant”, comme un “En-soi”,
et nous cherchons un auteur, l’“éclair”. »7

1
1885, 34 [120] — XI, p. 189.
2
1872, EE — I**, p. 123.
3
1887, 10 [200] — XIII, p. 207.
4
1886, PBM [L’esprit libre, 32] — VII, p. 51-52.
5
1882, GS [Livre troisième, 217] — V, p. 176.
6
1885/86, 1 [37] — XII, p. 28.
7
1885/86, 2 [84] — XII, p. 110-111.

XLI
« Mesurer la valeur morale de l’action d’après l’intention : présuppose que l’intention soit
véritablement la cause de l’action – ce qui revient à considérer l’intention comme une
connaissance parfaite, comme une “chose en soi”. En fait de compte, elle n’est que la
conscience de l’interprétation d’un état (de déplaisir, désir, etc.). »1
« Ne pas admettre différentes espèces de causalités aussi longtemps qu’on n’a pas cherché à
se contenter d’une seule en la poussant jusqu’à ses dernières conséquences (jusqu’à
l’absurde dirais-je même), voilà une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit de se
soustraire aujourd’hui. »2
« l’égarement des purs esprits
la causalité »3.
« Besoin. – Le besoin passe pour être la cause de ce qui se forme : en vérité, il n’est souvent
que l’effet de ce qui s’est formé. »4
« Montrer toujours plus clairement la consécution, voilà ce que signifie expliquer : rien de
plus ! »5
« NB. La croyance en la causalité renvoie à la croyance que je suis celui qui agit, à la
distinction de l’”âme” et de son activité. C’est donc une superstition immémoriale ! »6
« Nous croyons tous dur comme fer à des causes et à des effets ; et bien des philosophes
nomment cette croyance, en raison de sa rigidité et de sa fermeté, une “connaissance a
priori” […]. À l’origine de l’humanité, ces deux séries de principes étaient identiques ; les
premiers n’étaient pas la généralisation des seconds, mais les seconds, les explications des
premiers : tout se fondant sur l’idée que “la nature est une somme de personnes”. Si, à
l’inverse, la nature tout entière s’était présentée à l’humanité a priori comme quelque chose
d’impersonnel, par conséquent non doté de volonté, la croyance opposée – en la création ex
nihilo, en l’effet sans cause – se serait développée : et peut-être passerait-elle alors pour être
une sagesse surhumaine. »7
« Le renvoi d’un effet à une cause signifie : renvoi à un sujet. Toutes les modifications
passent pour produites par des sujets. »8
« Certes, la nécessité peut aussi signifier que chaque fois que A se produit, B suivra. Un
degré de vraisemblance (certitude) qui permet de s’attendre à la conséquence. Cette certitude
repose sur l’expérience : B a toujours succédé à A, jamais à A un non-B. Support conceptuel
du fait que les suites qui sont de même nature que AB servent à instituer la certitude de la
suite A et B. »9
« Ah les jugements hâtifs ! »10

1
1885/86, 1 [49] — XII, p. 31-32.
2
1886, PBM [L’esprit libre, 36] — VII, p. 55.
3
1884, 27 [79] — X, p. 328.
4
1882, GS [Livre troisième, 205] — V, p. 173.
5
1885, 35 [52] — XI, p. 265.
6
1885/86, 1 [38] — XII, p. 29.
7
1881/82, 16 [16] — V, p. 541.
8
1885/86, 1 [39] — XII, p. 29.
9
1883, 24 [10] — IX, p. 680.
10
1883, 24 [10] — IX, p. 680.

XLII
« “Et au total : que voulez-vous en fait de nouveau ?” – Nous ne voulons plus transformer
les causes en pécheresses et les conséquences en bourreaux. »1
« Il suffit de considérer la science comme une humanisation relativement fidèle des choses ;
nous apprenons à nous décrire nous-mêmes de façon de plus en plus précise, rien qu’à
décrire les choses et leur succession. Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement
jamais – en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions. »2
« En tant qu’elle est créatrice, toute connaissance est une non-connaissance. Tout percer à
jour, ce serait la mort, le dégoût, le mal. Il n’y a même aucune forme de connaissance qui ne
soit d’abord création. Être sujet –. »3
« Le monde est donc pour nous la somme des relations à une sphère bornée d’hypothèses
fondamentales erronées. »4
« Un monde sans sujet – est-ce pensable ? Mais pensons à présent que toute vie a été
anéantie d’un seul coup, pourquoi le reste ne pourrait-il pas continuer tranquillement à se
mouvoir et demeurer exactement tel que nous le voyons maintenant ? Je ne crois pas qu’il en
irait ainsi, mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le penser. À supposer que les
couleurs soient subjectives – rien ne nous dit qu’on ne pourrait pas les penser
objectivement. »5
« Éliminer le sujet par la pensée – c.-à-d. vouloir se représenter le monde sans sujet : c’est
contradictoire : représenter sans représentation ! »6
« La connaissance n’est pas l’activité du sujet, c’est une simple apparence, elle est en fait
une modification des nerfs provoquée par d’autres choses. »7
« Que signifie “comprendre une pensée” ? Elle suscite une représentation, qui suscite des
perceptions, qui suscitent des sentiments, et pour finir la pierre rend un bruit sourd nous
l’appelons “comprendre”. Il n’y a pas ici cause et effet, mais seulement association : à
l’occasion de tel mot, telle représentation est habituellement suscitée : comment cela est
possible, nul ne le sait. Notre “comprendre” est quelque chose d’incompréhensible et cette
ultime résonance au niveau de nos instincts n’est à vrai dire rien de plus qu’une nouvelle et
vaste inconnue. »8
« Un intellect capable de voir la cause et l’effet non pas à notre manière en tant que l’être
arbitrairement divisé et morcelé, mais en tant que continuum, donc capable de voir le fleuve
des événements – rejetterait la notion de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité. »9
« Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse que de confondre la cause et l’effet : c’est ce que
j’appelle la véritable perversion de la raison. Pourtant, cette erreur est l’une des habitudes
les plus anciennes et les plus modernes de l’humanité. »10

1
1881, A [Livre quatrième, 208] — IV, p. 169.
2
1882, GS [Livre troisième, 112] — V, p. 142.
3
1882/83, 213 — IX, p. 221.
4
1880, 6 [441] — IV, p. 557.
5
1880, 10 [D 82] — IV, p. 667.
6
1880, 10 [D 82] — IV, p. 667.
7
1880, 10 [D 76] — IV, p. 665.
8
1880, 6 [238] — IV, p. 516.
9
1882, GS [Livre troisième, 112] — V, p. 142-143.
10
1888, CI [Les quatre grandes erreurs, 1] — VIII*, p. 88.

XLIII
« L’étendue des évaluations morales : elles participent à presque chaque impression des
sens. C’est ce qui pour nous donne au monde sa couleur. Nous avons introduit les fins et les
valeurs : du coup nous avons en nous une masse de force latente énorme : mais la
comparaison des valeurs montre que des contraires ont pu jouir d’une valeur égale, qu’il
existe bien des tables de valeurs différentes. Rien n’a donc de valeur “en soi”. »1
« La science aura à établir de plus en plus la succession des choses dans leur cours, de
sorte que les processus deviennent pour nous praticables (p. ex. tels qu’ils le sont dans la
machine). La compréhension de ce qui est cause, de ce qui est effet, n’est pas assurée pour
autant, mais une puissance d’action sur la nature se peut ainsi acquérir. La démonstration
touche bientôt à sa fin et une subtilisation plus poussée ne saurait être d’aucun profit à
l’homme. – Jusqu’à présent c’était là sa grande acquisition que d’atteindre en beaucoup de
choses à la plus grande précision possible dans l’observation de leur succession et de la
pouvoir reproduire ainsi à ses fins propres. »2
« C’est un fait que quelque chose d’absolument nouveau ne cesse de se produire. “Cause et
effet” n’est que la vulgarisation populaire de “moyen et fin”, c’est-à-dire d’une fonction
logique encore plus vulgaire qui ne correspond à rien dans la réalité. Il n’y a pas d’état final
pour un être qui a déjà créé début et fin. »3
«La synthèse “chose” provient de nous : toutes les propriétés de la chose, de nous. “Effet et
cause” est une généralisation de notre sentiment et jugement. »4
« Cause et effet. Par là nous entendons au fond ce que nous pensons quand nous nous
pensons nous-mêmes en tant que cause, par exemple d’un coup, etc. “Je veux” est la
présupposition, c’est proprement la croyance à une force magiquement efficace, cette
croyance à la cause et à l’effet – la croyance que toutes les causes sont tout aussi animées
d’une volonté personnelle que l’homme. Bref, cette proposition a priori est un morceau de
mythologie primitive –rien de plus. »5
« Que la valeur du monde réside dans notre interprétation (– que quelque part, peut-être, il
y ait possibilités d’autres interprétations qui ne soient pas purement humaines –) […] cela
imprègne tous mes écrits. Le monde qui nous concerne est faux [falsch], c.-à-d. qu’il n’est pas
état de fait mais invention poétique, total arrondi d’une maigre somme d’observations : il est
“fluctuant”, comme quelque chose en devenir, comme une erreur qui se décale constamment,
qui ne s’approche jamais de la vérité [Wahrheit] : car – il n’y a pas de “vérité”. »6
« Le “monde extérieur” agit sur nous : l’effet est télégraphié au cerveau, là il est
accommodé, mis en forme et ramené à une cause : puis la cause est projetée et alors
seulement le fait parvient à notre conscience. C.-à-d. le monde phénoménal ne nous apparaît
comme cause qu’après qu’“elle” a agi et que son effet a été élaboré. Autrement dit nous
inversons constamment l’ordre des événements. – Tandis que “je” vois, ça voit déjà autre
chose. Il en va de même dans la douleur. »7

1
1883, 24 [15] — IX, p. 683.
2
1881, 11 [255] — V, p. 405.
3
1883, 7 [64] — IX, p. 274.
4
1884, 25 [427] — X, p. 142.
5
1881, 12 [63] — V, p. 455.
6
1885/86, 2 [108] — XII, p. 119-120.
7
1885, 34 [54] — XI, p. 165.

XLIV
« La croyance en la relation de cause à effet, et la rigueur dans son usage, est ce distingue
les natures scientifiques, qui s’efforcent de formuler le monde de l’homme, d’établir ce qui est
calculable. Mais la conception mécaniste-atomiste du monde veut des chiffres. Elle n’a pas
encore accompli son dernier pas : l’espace comme machine, l’espace fini – Mais du coup le
mouvement est impossible : Boscovich – la conception dynamique du monde. »1
« La connaissance est essentiellement apparence. »2
« Pour voir une chose entièrement, l’homme doit avoir deux yeux, un d’amour et un de
haine. »3
« Je considère nuisibles tous les hommes qui ne savent plus être les adversaires de ce qu’ils
aiment : ils corrompent ainsi les meilleures choses et les meilleures personnes. »4
« Dans l’Antiquité, les individus étaient plus libres : leurs buts étaient plus proches et plus
tangibles. L’homme moderne, au contraire, est sans cesse cloué sur place par l’infini,
comme Achille aux pieds agiles dans le paradoxe de l’Éléate Zénon : l’infini le paralyse,
jamais il ne rattrape la tortue. »5
« En temps de paix, le guerrier s’en prend à lui-même par manque d’autres ennemis. »6
« Et savez-vous bien ce qu’est “le monde” pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre
dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement ni fin : une somme
fixe de force, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se
transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni
dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de bénéfices ; enfermés dans le
“néant” qui en est la limite, sans rien de flottant, sans gaspillage, sans rien d’infiniment
étendu, mais incrusté comme une forme définie dans un espace défini et non dans un espace
qui comprendrait du “vide” ; une force partout présente, un et multiple comme un jeu de
forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une
mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer,
éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et
un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des
plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires,
pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin
d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se
glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne
connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude — : voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se
détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-
delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but,
sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-
même — voulez-vous un nom pour cet univers ? Une solution pour toutes ses énigmes ? une
lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus
intrépides de tous les esprits ? — Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance — et
nul autre ! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance — et rien d’autres ! »7

1
1884, 26 [410] —X, p. 288.
2
1880, 6 [441] — IV, p. 558.
3
1876, 16 [53] — III*, p. 350.
4
1882/83, 5 [1] — IX, p. 201.
5
1872, CP V [La Joute chez Homère] — I**, p. p. 197-198.
6
1882, 3 [1, 290] — IX, p. 97.
7
1885, 38 [12] — XI, p. 343-344.

XLV
« un anneau de volonté bonne ne peut être mû qu’en cercles concentriques, tournant
autour de lui et de lui seulement, suivant son ancienne orbite propre : ce monde mien — qui
possède assez de clarté pour le regarder sans souhaiter être aveugle ? Assez fort pour
maintenir son âme face à ce miroir ? Et son propre miroir face au miroir-Dionysos ? Sa
propre solution face à l’énigme-Dionysos ? Et celui qui en serait capable ne devrait-il pas
alors faire plus encore ? Se fiancer lui-même à l’“anneau des anneaux” ? En faisant le vœu
de son propre retour ? Avec l’anneau de l’éternelle bénédiction de soi, affirmation de soi ?
Avec la volonté de vouloir à nouveau et encore une fois ? Avec la volonté de vouloir
rétrospectivement toutes les choses qui aient jamais existé ? La volonté de vouloir aller à la
rencontre de tout ce qui pourrait nécessairement exister ? Savez-vous désormais ce qu’est
pour moi le monde ? Et ce que je veux lorsque je — veux ce monde-là ?... »1
« Allons, soyons ennemis, mes ennemis ! Tout comme, au-dessus de vous, les arcs des voûtes
se rompent et jouent les uns contre les autres : comme, au-dessus de vous, ombres et lumières
sont divinement sûres et belles dans leur hostilité : ainsi vos pensées et celles de vos ennemis
sont-elles divinement sûres et belles dans leur hostilité. »2
« De même, avec assurance et beauté, soyons ennemis, mes amis ! C’est divinement – que
nous allons jouer les uns contre les autres ! »3
« “Chez nous, personne ne doit être le meilleur ; mais si quelqu’un le devient, que ce soit
ailleurs et chez d’autres”. Pourquoi personne n’aurait-il donc le droit d’être le meilleur ?
Parce qu’ainsi la joute finirait par disparaître et que le fondement éternel qui est au
principe de la vie de l’État grec serait mis en péril […] Tel est le cœur de l’idée grecque de
la joute : elle exècre la suprématie d’un seul et redoute ses dangers ; comme moyen de
protection contre le génie, elle exige… un second génie. »4
« Tu contredis aujourd’hui ce que tu as enseigné hier – En revanche hier n’est pas
aujourd’hui, dit Zarathoustra. »5
« N.B. Les difficultés internes de la 3e partie doivent à la fin être montrées comme tout à fait
inutiles : elles doivent s’abolir d’elles-mêmes face à la vision générale des choses. »6
« Si l’on veut un ami, il faut aussi vouloir mener une guerre pour lui, c’est-à-dire qu’il faut
pouvoir être un ennemi. »7
« […] on appelle bon celui qui est débonnaire, qui fuit le combat, mais aussi celui qui aime
la lutte et la victoire
On appelle bon celui qui veut toujours être le premier, mais aussi celui qui refuse tout
avantage sur quiconque. »8
« Connaître : c’est, pour moi, désir, soif, évaluation et lutte des valeurs. Comme une
création, tout savoir doit aussi être un non-savoir. »9

1
1885, 28 [12, variante] — XI, p. 500, note 1 de la p. 344.
2
1883, 13 [7] — IX, p. 450.
3
1883, 13 [13] — IX, p. 476-477.
4
1872, CP V [La Joute chez Homère] — I**, p. 196-197.
5
1881, 12 [128] — V, p. 466.
6
1883, 16 [74] — IX, p. 544.
7
1882/83, 4 [57] — IX, p. 136.
8
1882/83, 5 [34] — IX, p. 238.
9
1883, 12 [14] — IX, p. 420.

XLVI
« Disciples indésirables. – Que ferai-je de ces deux adolescents ! s’écriait avec humeur un
philosophe qui “corrompait” la jeunesse comme jadis Socrate l’avait corrompue, — ce sont
pour moi des disciples indésirables. Celui-là ne sait pas dire non, et celui-ci dit à tout
propos : “d’une certaine manière.” A supposer qu’ils saisissent ma doctrine, le premier en
aurait trop à souffrir, car ma manière de penser exige une âme belliqueuse, une volonté de
faire souffrir, un plaisir à dire non, une peau dure – il succomberait à ses blessures
apparentes et intérieures. Et quant au second, il s’arrangera pour faire de toute cause qu’il
soutiendra une cause médiocre, en lui donnant la forme d’un compromis – pareil disciple, je
le souhaite à mon ennemi ! »1
« 99 pour cent de toute “création” est imitation, soit dans les sonorités, soit dans la pensée.
Vol plus ou moins conscient. »2
« Les philosophes sont les décadents [en français dans le texte] de l’hellénisme, la réaction
contre le goût ancien, contre le goût aristocratique (contre l’instinct “agonal”, contre la
polis, contre la valeur de la race, contre l’autorité de la tradition)… »3
« […] un philosophe qui est belliqueux provoque également les problèmes en duel. Son
devoir n’est pas de venir à bout de toutes les résistances, mais seulement de celles contre
lesquelles on doit mobiliser toute sa force, toute son agilité, toute sa maîtrise des armes
[…] »4.
« La philosophie selon Platon se définirait plutôt comme une joute érotique, développant et
intériorisant l’ancienne gymnastique agonale et les conditions qu’elle présuppose… Qu’est-il
en fin de compte sorti de cette érotique philosophique de Platon ? Une nouvelle forme
artistique de l’agôn grec, la dialectique. »5
« Le conflit des systèmes, y compris celui des systèmes épistémologiques, est un conflit
d’instincts très précis (formes de la vitalité, du déclin, des classes, des races, etc.) […]. Le
prétendu instinct de connaissance peut se ramener à un instinct d’appropriation et de
domination. »6
« Quelque chose comme le rapport des deux sexes se trouve chez l’individu lui-même : c’est
la relation de la volonté et de l’intellect. »7
« Si l’on veut saisir sans déguisement aucun ce sentiment dans son expression naïve, ce
sentiment de la nécessité de la joute, s’il doit toutefois continuer d’être le salut de l’État, que
l’on songe au sens originel de l’ostracisme, comme l’ont exprimé par exemple les Ephésiens
en bannissant Hermodore : “Chez nous, personne ne doit être le meilleur ; mais si quelqu’un
le devient, que ce soit ailleurs et chez d’autres” [tiré d’un fragment d’Aristote, de poetis, cité
par D. Laërce, fgmt 7]. Pourquoi personne n’aurait-il donc le droit d’être le meilleur ? Parce
qu’ainsi la joute finirait par disparaître et que le fondement éternel qui est au principe de la
vie de l’État grec serait mis en péril. »8

1
1882, GS [Livre premier, 32] — V, p. 79.
2
1880, 10 [D 72] — IV, p. 664.
3
1888, CI [Ce que je dois aux anciens, 3] — VIII*, p. 149.
4
1888, EH [Pourquoi je suis si sage, 7] — VIII*, p. 254.
5
1888, CI [Divagation d’un « inactuel », 23] — VIII*, p. 122.
6
1888, 14 [142] — XIV, p. 110.
7
1882, 3 [1, 285, variante] — IX, p. 744.
8
1872, CP [5 – La joute chez Homère], I**, p. 196-197.

XLVII
« La disposition géniale d’un homme est celle où il se trouve, par rapport à une seule et
même chose, dans une relation d’amour et de moquerie à la fois. »1
« Au sein même de nos évaluations, se trouvent conservée une foule de systèmes moraux
contradictoires. »2
« Se méprendre sur le problème fondamental qu’est celui de “l’homme et de la femme”, nier
l’antagonisme foncier qui les sépare et la nécessité d’une tension irréductible, rêver peut-être
de droits égaux, d’une éducation identique, de privilèges et de devoirs égaux, c’est là un signe
typique de platitude intellectuelle et un penseur qui a révélé sa platitude sur ce sujet critique
— la platitude de son instinct ! — peut être tenu à bon droit pour suspect […] il [l’homme]
doit voir dans la femme une propriété, un bien qu’il convient d’enfermer, un être prédestiné à
la sujétion et qui s’accomplit à travers elle. »3
« Certains éprouvent un profond besoin de leur ennemi : il est le seul avec qui la haine a la
violence d’un coup de foudre. »4
« Les positions arriérées (politiques, sociales, ou certains types d’artistes, de métaphysiciens
tout entiers) sont aussi nécessaires que les courants progressistes : elles provoquent les
frictions nécessaires et sont des sources d’énergie pour les aspirations novatrices. »5
« Historien sans philosophie ni puissance de regard, écartant instinctivement la tâche de
juger ce qui est essentiel et offrant le masque de l’objectivité […] »6.
« Je combats toute tartuferie affectant le style scientifique :
1) dans l’exposition, quand elle ne correspond pas à la genèse des pensées
2) dans la prétention à des méthodes qui à une certaine époque de la science ne sont
peut-être encore absolument pas possibles
3) dans la prétention à l’objectivité, à la froide impersonnalité, lorsque, comme dans
toutes les évaluations, nous ne faisons en deux mots que parler de nous-mêmes et de nos
expériences intérieures. »7
« On n’aime jamais que ses désirs et non ce qui est désiré. »8
« On admet maintenant que celui qui n’est en rien concerné par tel moment du passé est
appelé à le décrire : c’est généralement ainsi que les philologues se rapportent aux Grecs :
ils ne sont en rien concernés les uns par les autres. ? C’est ce qu’on appelle
l’“objectivité”. »9

« Il existe vraisemblablement maintes sortes d’intelligences, mais chacune a sa loi propre


qui lui rend impossible la représentation d’une loi AUTRE. Et puisque nous ne pouvons avoir
aucune expérience des différentes intelligences, toutes voies vers une compréhension de
l’origine de l’intelligence restent fermées. »10

1
1876, 17 [16] — III*, p. 354.
2
1882/83, 6 [3] — IX, p. 243.
3
1887, PBM [Nos vertus, 238], VII, p. 154.
4
1882, 3 [1, 424] — IX, p. 112.
5
1876/77, 23 [184] — III*, p. 522.
6
1887/88, 11 [9] — XIII, p. 215.
7
1885, 35 [32] — XI, p. 252.
8
1882, 3 [1, 105] — IX, p. 78.
9
1873, 29 [96] — II*, p. 404.
10
1881, 11 [291] — V, p. 419.

XLVIII
« Conséquence pratique de cette éducation de la vue : par la suite, lorsqu’on devra
apprendre quelque chose, on sera devenu lent, méfiant réticent. On laissera approcher tout
d’abord avec un calme hostile tout ce qui est inconnu et nouveau, on en retirera prudemment
la main. Être ouvert à tous vents, se prosterner obséquieusement devant chaque petit fait, cet
empressement à se jeter sur les autres – et sur tout ce qui est autre - , bref la fameuse
“objectivité” moderne relève du plus mauvais goût, c’est par excellence le contraire de la
distinction. »1
« “Effet”. Le charme qu’exerce quelqu’un, l’impulsion qu’il donne à la faveur de laquelle
les autres libèrent leurs forces (par ex. le fondateur d’une religion) ont été généralement
confondus avec l’effet : à partir de puissantes “causes”. C’est faux ! Il peut s’agir de
charmes et d’individus parfaitement insignifiants ; mais les forces s’étaient accumulées,
prêtes à exploser ! – Voyez l’histoire universelle ! »2
« Un philosophe est avisé lorsqu’il n’a pas “l’esprit pratique” : il inspire confiance en son
authenticité, en sa simplicité, en l’innocence de son commerce avec les idées, — peu pratique
veut dire dans son cas “objectif”. Schopenhauer a été avisé le jour où il s’est laissé
photographier avec un gilet boutonné de travers. Il voulait dire par là : “Je ne suis pas de ce
monde : qu’est-ce que, pour un philosophe, que la convention des coutures et des boutons !…
Je suis trop objectif pour cela !…
Il ne suffit pas de démontrer que l’on est peu pratique : avec cela, la plupart des philosophes
croient pourtant en avoir fait assez pour que l’objectivité et la pureté de la raison soient au
dessus de tout soupçon. »3
« Schopenhauer, avec sa grossièreté, a rendu de nouveau visible l’aspect diabolique du
monde – sans aller toutefois jusqu’à découvrir et divulguer l’aspect diabolique du bien ni la
beauté et la bonté du diabolique. »4
« Seuls m’intéressent les mobiles des hommes : la permanence objective de la connaissance
m’est en abomination. Quand les hommes empirent, la connaissance la plus haute est
balayée. »5
« Qui pense beaucoup, et pense objectivement, oublie facilement les expériences de sa vie,
mais moins aisément les pensées qui lui en sont venues. »6
« L’école de “l’objectivité” et des “positivistes”, son ridicule. Ils veulent contourner les
jugements de valeur et ne découvrir ou présenter que les faits. Mais qu’on prenne l’exemple
de Taine : à l’arrière-plan il a des préférences : par ex. pour les types forts, expressifs, aussi
pour les natures qui aiment jouir plutôt que pour les Puritains. »7
« Même la photographie requiert, outre l’objet et la plaque, de la lumière : mais on croit
que les deux premiers suffisent. Cela manque d’éclairage et de soleil : on croit dans les
meilleurs cas que la lumière d’une lampe à huile suffit aux cabinets d’études. »8

1
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 6] — VIII*, p. 106.
2
1881, 11 [135] — V, p. 361.
3
1888, 14 [143] — XIV, p. 112.
4
1880, 9 [7] — IV, p. 646
5
1876, 17 [23] — III*, p. 355-356.
6
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 526] — III*, p. 300.
7
1884, 26 [348] — X, p. 268.
8
1873, 29 [96] — II*, p. 404.

XLIX
« L’“objectivité de l’historien” est une absurdité. Cela signifie qu’un événement peut être
examiné dans ses motifs et ses conséquences de façon si limpide, qu’il ne produit plus aucun
effet et reste un processus purement intellectuel. »1
« 19e siècle, réaction : on cherchait les principes fondamentaux de tout ce qui avait connu la
stabilité et l’on cherchait à en prouver la vérité. La stabilité, la fécondité et la bonne
conscience passaient pour des indices de vérité ! Voilà la mentalité conservatrice […] A
l’aide de l’histoire (fait nouveau !!!), on prouvait, on s’enthousiasmait pour les grands
complexes féconds dénommés cultures (nations !!!). […] On apprit en histoire à mieux
connaître les forces motrices, et non nos “belles” idées ! Le socialisme se fonde sur l’histoire,
de même les guerres nationales. »2
« Je ne sais rien qui m’inspire autant de dégoût qu’un de ces fauteuils “objectifs”, un de ces
profiteurs parfumés de l’histoire, mi-curé, mi-satyre, parfum Renan [en français dans le
texte], dont les acquiescements de fausser trahissent ce qui lui manque, là où il est incomplet,
où les cruels ciseaux de la Parque ont opéré d’une manière, hélas ! trop chirurgicale ! […] –
moi, cela m’exaspère, et des “spectateurs” de ce genre [comme Renan] me fâchent contre le
“spectacle” plus encore que le spectacle (l’histoire elle-même, on me comprend), du coup me
viennent des humeurs anacréontiques. Cette nature qui donna au taureau les cornes, au lion
la gueule ouverte à pleines dents [en grec dans le texte], pourquoi m’a-t-elle donné des
pieds ? … Pour frapper, par saint Anacréon ! et pas seulement pour me sauver ; pour frapper
tous ces fauteuils branlants, ces lâches contemplatifs, ces eunuques lubriques de l’histoire,
ces impuissants qui courtisent l’idéal ascétique, ces tartufes de la justice ! […] Je préfère
encore de beaucoup faire route avec les historiens nihilistes dans l’obscurité, le froid et le
gris de leurs brumes ! – oui, s’il me fallait choisir, j’accepterais plutôt de prêter l’oreille à un
esprit anhistorique, antihistorique […] Mais je n’aime pas ces punaises coquettes qui mettent
leur ambition à sentir l’infini au point que l’infini se met à sentir la punaise ; je n’aime pas
ces sépulcres blanchis qui miment la vie ; je n’aime pas les fatigués, les épuisés qui se
drapent dans la sagesse et prennent l’air “objectif” […]. Moi je n’aime pas davantage ces
nouveaux spéculateurs en idéalisme, les antisémites, qui se font l’œil chrétien, aryen, brave
homme, et qui cherchent à exciter tout ce qu’il y a de bêtes à cornes dans le peuple, par un
abus exaspérant du procédé d’agitation le plus grossier, la pose morale. »3
« On voit d’emblée comment dans notre époque démocratique, avec la liberté de la presse,
la pensée devient balourde. »4
« L’homme objectif […] n’est lui-même qu’autant qu’il peut être objectif : chez lui la
“nature” et le “naturel” se sont réfugiés dans son “totalisme” serein. Son âme miroir, qui se
fait toujours lisse, ne sait plus affirmer, ne sait plus nier : il ne commande pas, il ne détruit
pas non plus. […] Il est un instrument, un esclave, le plus éminent de tous les esclaves, à coup
sûr, mais rien en quoi, presque rien [en français dans le texte]. L’homme objectif est un
précieux instrument de mesure, un chef-d’œuvre de miroiterie, fragile et vite terni, qu’il faut
ménager et honorer. »5

1
1873, 29 [96] — II*, p. 403.
2
1880, 10 [D 88] — IV, p. 668-669.
3
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 26] — VII, p. 342-343.
4
1885, 34 [92] — XI, p. 179.
5
1886, PBM [Nous, les savants, 207] — VII, p. 124.

L
« Une chose qui devient claire cesse de nous concerner. – Que voulait dire le dieu qui
donna ce conseil : “Connais-toi toi-même” ? Cela signifiait-il peut-être : “Cesse de
t’intéresser à toi-même, deviens objectif !” – Et Socrate ? – Et l’“homme scientifique” ? – »1
« Comme l’historiographie objective devient facilement l’historiographie tendancieuse !
C’est là le véritable tour de force, d’être la seconde et de paraître la première ! »2
« Des hommes tout à fait irréfléchis croient d’une manière générale qu’ils ont raison, eux et
leur temps, dans toutes leurs opinions populaires : comme toute religion le croit d’elle-même.
Ils appellent “objectivité” le fait de mesurer les opinions du passé aux opinions courantes,
dans lesquelles ils cherchent le canon de toute vérité. Leur travail consiste à traduire le passé
dans les trivialités du présent. Ils sont hostiles envers toute historiographie qui ne tient pas
ces opinions populaires pour canoniques : ce serait là être “subjectif” ! »3
« C’est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit
d’interpréter le passé : c’est seulement par le plus grand effort que vous devinerez ce qui,
dans le passé, vaut d’être su. Le même par le même ! Sinon, vous êtes perdus, sinon le passé
vous attirera à lui. »4
« Donc : c’est l’homme d’action qui a besoin de l’histoire, c’est l’homme d’expérience qui
écrit l’histoire ! Celui qui n’a pas fait certaines expériences plus grandes et plus élevées que
tous les autres hommes, sera également incapable d’interpréter n’importe quel événement du
passé,– la parole du passé est toujours parole d’oracle : vous ne saurez l’interpréter que si
vous voyez dans l’avenir et si vous connaissez le présent. »5
« Les époques préhistoriques sont définies par la tradition durant d’immenses espaces de
temps, il ne se passe rien. À l’époque historique, le fait déterminant est chaque fois un
affranchissement vis-à-vis de la tradition, une différence d’opinion, c’est la libre pensée qui
fait l’histoire. Plus le renversement des opinions s’accélère, plus aussi le monde accélère sa
course, la chronique se transforme en journal, et pour finir le télégraphe constate en quoi les
opinions des hommes se sont modifiées en quelques heures. »6
« Je veux avoir mon héraldique et savoir toute la noble généalogie de mon esprit – c’est
seulement l’histoire qui la donne. Sans cette dernière nous ne sommes qu’éphémères
moucherons et canailles : nos souvenirs ne remontent que jusqu’à notre grand-père – là
s’arrête le monde. »7
« Ce qui nous sépare aussi bien de Kant que de Platon et de Leibniz : nous sommes
historiques de part en part. Tel est le grand revirement. Lamarck et Hegel – Darwin n’est
qu’une répercussion. Le mode de pensée d’Héraclite et de d’Empédocle est ressuscité. »8
« Le sentiment historien est ce qu’il y a de nouveau, là quelque chose de tout à fait grand est
en train de croître ! D’abord nuisible, comme tout ce qui est nouveau ! Il lui faut longuement
s’acclimater avant de s’assainir et de pousser en grande floraison ! »9

1
1886, PBM [Maximes et interludes, 80] — VII, p. 82.
2
1873, 29 [140] — II*, p. 421.
3
1873, 29 [140] — II*, p. 404.
4
1873, 29 [140] — II*, p. 404-405.
5
1873, 29 [140] — II*, p. 405.
6
1876, 19 [89] — III*, p. 407-408.
7
1881, 15 [70] — V, p. 533.
8
1885, 34 [73] — XI, p. 171.
9
1881, 12 [76] — V, p. 457.

LI
« Si je considère ce siècle-ci avec les yeux d’un siècle lointain, je ne sache pas de chose plus
étrange dans la nature de l’homme contemporain que cette singulière vertu, cette maladie
singulière, que l’on nomme le “sens historien”. C’est là la sédimentation de quelque chose de
tout à fait nouveau et d’étrange dans l’histoire […] »1.
« Refus de l’exact. La poésie, bien supérieure à l’histoire : celle-là traite de l’homme en
général, celle-ci, en détail. C’est pourquoi la poésie est mieux appropriée pour connaître
l’homme. “Les choses essentielles se répètent, il n’y a rien de nouveau, il n’y a pas
d’évolution” – c’est authentiquement grec. On ne trouve pas la moindre réflexion sur les
différents avenirs. Qu’importe les anachronismes ! cent traits gravitent autour des grandes
personnalités et y adhèrent. »2
« […] cette prétendue histoire universelle qui n’est au fond qu’un battage autour des
dernières nouveautés […] »3.
« On peut juger du degré d’esprit historien que possède une époque d’après la manière dont
elle traduit et cherche à s’assimiler les époques et les livres du passé. »4
« Voici la marche suivie dans l’histoire : on croit comprendre quand on veut : quand on
sent : quand on voit : quand on entend : quand on le traduit en concepts : quand on le traduit
en nombres et en formules. »5
« L’histoire n’est qu’absurdité et injure dès qu’elle prétend être davantage que divertissante
narration et parabole de mon être et mon devenir. »6
« Chacun, au fond, se réjouit quand une journée s’est écoulée. Il est ridicule de prendre
cette journée au sérieux, au point de la soumettre dès le lendemain à des recherches
historiques. »7
« L’histoire pensée jusqu’au bout serait conscience cosmique de soi. »8
« Une image historique est sans effet aussi longtemps que les personnages n’ont pas été
replacés dans l’ensemble coordonné de l’action. »9
« Le siècle dernier avait moins d’histoire, mais savait mieux qu’en faire. »10
« Un historien n’a pas affaire à ce qui s’est réellement passé mais seulement aux
événements supposés : car seuls ces derniers ont eu des effets. De même, il n’a affaire qu’aux
héros supposés. Son sujet, la prétendue histoire du monde, ce sont des opinions sur des
actions supposées et leurs mobiles supposés, qui donnent à leur tour prétexte à des opinions
et à des actions dont la réalité se dissipe instantanément en fumée et n’a d’effets qu’en tant
que fumée […] Tous les historiens racontent des choses qui n’ont jamais existé, sauf dans la
représentation. »11

1
1882, GS [Livre quatrième, 337] — V, p. 227.
2
1883, 8 [15] — IX, p. 349.
3
1881, A [Livre premier, 18] — IV, p.31.
4
1882, GS [Livre deuxième, 83] — V, p. 110.
5
1884, 25 [392] — X, p. 132.
6
1882, 17 [34] — V, p. 553.
7
1873, 29 [39] — II*, p. 374.
8
1879, OSM [185] — III**, p. 98.
9
1869, 1 [90] — I*, p. 181
10
1878, 30 [186] — III**, p. 398.
11
1881, A [Livre quatrième, 307] — IV, p. 199.

LII
« Histoire – affaiblit le ressort de l’action et rend aveugle aux phénomènes exemplaires,
égare par la masse des informations. »1
« Le sens historique (c’est-à-dire la capacité de deviner rapidement la hiérarchie des
jugements de valeur selon laquelle une nation, une société, un homme ont vécu, l’“instinct
divinatoire” qui saisit les relations de ces jugements de valeur, le rapport qui lie l’autorité
des valeurs à l’autorité des forces agissantes), ce sens historiques dont nous, Européens, nous
enorgueillissons comme de notre caractère spécifique, nous est venu à la suite de la
fascinante et folle semi-barbarie où la confusion démocratique des classes et des races a
précipité l’Europe. »2
« Enracine-toi – un nouveau devoir »3.
« Donc, tous mes respects aux esprits bienveillants qui gouvernent peut-être ces historiens
de la morale ! Mais hélas ! à coup sûr l’esprit historique leur fait défaut – tous les esprits
bienveillants de l’histoire les ont abandonnés ! Comme il en est depuis longtemps chez les
philosophes, tout autant qu’ils sont qui pensent de façon essentiellement anhistorique. »4
« –Ils ignoraient la jouissance de l’esprit historien. »5
« Comment raconter l’histoire naturelle. […] Histoire de la guerre et de la victoire des
forces intellectuelles et morales dans leur résistance à la peur, l’illusion, la paresse, la
superstition, la folie, l’histoire naturelle devrait être racontée en sorte que quiconque l’écoute
soit irrésistiblement entraîné à vouloir la santé et l’épanouissement tant moraux que
physiques, porté au sentiment joyeux d’être l’héritier et le continuateur de l’humanité, et à un
besoin toujours plus noble d’entreprendre. […] Jusqu’à présent, elle n’a pas encore trouvé sa
langue véritable, parce que les artistes éloquents et inventifs en matière de langage (car c’est
d’eux qu’il y a ici besoin) ne se défont pas à son égard d’une méfiance invétérée et ne veulent
surtout pas se mettre à fond à son école. […] Il faut toutefois concéder aux Anglais qu’ils ont
fait d’admirables pas vers cet idéal dans leurs manuels de sciences naturelles pour les basses
couches du peuple ; mais aussi, ces ouvrages sont écrits par leurs savants les plus éminents,
natures pleines et entières, donnant à pleins bords, et non pas, comme chez nous, par les
médiocrités de la recherche. »6
« Lorsqu’un homme qui veut faire de grandes choses a besoin du passé, c’est par le biais de
l’histoire monumentale qu’il se l’approprie. »7
« celui, en revanche, qui se complaît dans les ornières de l’habitude et le respect des choses
anciennes cultive le passé en historien traditionaliste. »8
« seul celui que le présent oppresse et qui veut à tout prix se débarrasser de ce fardeau sent
le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une histoire qui juge et condamne. »9

1
1873, 27 [81] — II*, p. 348.
2
1886, PBM [Nos vertus, 224] — VII, p. 141.
3
1883, 17 [62] — IX, p. 579.
4
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 2] —VII, p. 224.
5
1882, GS [Livre deuxième, 83] — V, p. 110.
6
1879, OSM [184] — III**, p. 97.
7
1873/74, UH [2] — II*, p. 109.
8
1873/74, UH [2] — II*, p. 109.
9
1873/74, UH [2] — II*, p. 109.

LIII
« Chacune de ces conceptions de l’histoire n’est légitime que sur un sol et sous un climat
particuliers : partout ailleurs, elle devient une excroissance parasitaire et dévastatrice […]
La transplantation imprudente de ces espèces occasionne maint malheur : l’esprit qui critique
sans nécessité, celui qui conserve sans piété, celui qui connaît la grandeur sans être capable
de réaliser de grandes choses, sont de telles plantes qui, arrachées de leur sol d’origine, sont
retournées à l’état sauvage et ont dégénéré. »1
« L’homme veut créer  monumental / creuser son ornière  traditionaliste / se libérer
d’un besoin  critique. »2
« C’est seulement si la terre recommençait toujours la même pièce après la fin du cinquième
acte, s’il était établi que le même enchevêtrement de motifs, le même deus ex machina, la
même catastrophe revenaient à intervalles réguliers, que l’homme puissant pourrait désirer
que l’histoire monumentale fît preuve d’une fidélité iconique absolue, c’est-à-dire qu’elle
saisisse chaque fait dans sa particularité et son unicité : mais il faudrait pour cela attendre
que les astronomes soient redevenus des astrologues. Jusque là, l’histoire monumentale
n’aura que faire de cette fidélité absolue : toujours, elle rapprochera, généralisera et
finalement identifiera des choses différentes, toujours elle atténuera la diversité des mobiles
et des circonstances pour donner une image monumentale, c’est-à-dire exemplaire et digne
d’imitation, des effectus au détriment des causæ. »3
« […] on pourrait l’appeler [l’histoire monumentale] sans exagération, dans la mesure où
elle fait le plus possible abstraction des causes, une collection des “effets en soi”, des
événements qui feront toujours de l’effet. […] C’est lui [cet “effet en soi”] qui empêche les
ambitieux de dormir, lui que les entreprenants serrent sur leur cœur comme une amulette : lui
et non pas le véritable nœud historique de causes et d’effets qui, correctement apprécié,
prouverait seulement que jamais la même combinaison ne pourra à nouveau sortir de la
loterie du futur et du hasard. »4
« Il vous plaît sans doute de construire la cité de l’avenir : mais vous y transportez les
tombeaux et les dignités de mondes révolus. »5
« Qu’une volonté illimitée de connaissance est un grand danger, c’est ce que peu encore ont
compris. L’époque du suffrage universel vit sous la dépendance des idées du siècle précédent,
généreuses et sentimentales. »6
« des pans entiers de ce passé sont oubliés, méprisés, et s’écoulent en un flot grisâtre et
uniforme, d’où seuls quelques faits montés en épingle émergent comme des îlots isolés. »7
« […] tant que le passé doit être décrit comme quelque chose qui peut se produire une
seconde fois, il court le risque d’être déformé, enjolivé et ainsi rapproché de la libre
invention poétique ; il y a même des époques qui ne sont pas capables de distinguer entre un
passé monumental et une fiction mythique. »8

1
1873/74, UH [2] — II*, p. 109.
2
1873, 29 [115] — II*, p. 412.
3
1873/74, UH [2] — II*, p. 106.
4
1873/74, UH [2] — II*, p. 106-107.
5
1883, 13 [3] — IX, p. 469.
6
1884, 26 [124] — X, p. 207.
7
1873/74, UH [2] — II*, p. 107.
8
1873/74, UH [2] — II*, p. 107.

LIV
« Quelqu’un pourrait croire qu’il entend, sous le déroulement de l’histoire, une oraison
funèbre ininterrompue : on enterra et l’on enterre toujours ce que l’on a de plus cher,
pensées et espérances, on reçut et l’on reçoit en échange orgueil, gloria mundi, c’est-à-dire la
pompe de l’oraison funèbre. Cela est censé tout réparer ! »1
«La démocratie est la forme que prend la ruine de l’État. »2
« Car il ne veulent pas que la grandeur voie le jour ; leur méthode est de dire : “voyez, la
grandeur existe déjà !” En réalité, cette grandeur déjà existante leur importe aussi peu que
celle qui est en train de naître : leur vie en témoigne. L’histoire monumentale est le travesti
sous lequel se dissimule leur haine des grands et des puissants du présent, en se faisant
passer pour une admiration satisfaite des grands et des puissants du passé ; elle est le
manteau sous lequel ils renversent en son contraire le sens de cette conception de l’histoire ;
qu’ils en aient clairement conscience ou pas, ils agissent comme si leur devise était : laissez
les morts enterrer les vivants. »3
« Être capable de reconstruire rapidement, à partir de certaines données, de tels systèmes
d’idées et de sentiments, comme on reconstitue la vue d’un temple d’après quelques colonnes
et pans de murs restés debout par hasard, c’est en cela que consiste le sens historien. »4
« De nos jours, les historiens en veulent trop et pèchent tous quel qu’ils soient contre le bon
goût : ils pénètrent les âmes des personnes dont le rang et la société ne sont pas les leurs. Par
exemple, en quoi un plébéien excité et suant comme Michelet a-t-il à s’occuper de
Napoléon ! »5
« Quel malheur, lorsque les êtres bons, les éternels pharisiens, font de l’histoire ! Ils
repeignent les grands hommes du passé couche après couche, jusqu’à ce qu’ils apparaissent
ronds et gentils, tels de braves types. »6
« L’histoire traditionaliste […] intéresse donc en second lieu celui qui a le goût de la
conservation et de la vénération […] »7.
Voilà un endroit où il a fait bon vivre, car il y fait encore bon vivre […] »8.
« En déterrant le mort, on contamine toujours du vivant : sous les gravas vivent les
maladies et de mauvaises vapeurs. Les fossoyeurs se creusent des maladies, – – – »9
« L’arbre sent ses racines plus qu’il ne peut les voir, mais il en évalue la grandeur à la
grandeur et à la vigueur de ses branches visibles. En cela, déjà, il peut se tromper. »10
« un érudit féru d’antiquité,
un métier de fossoyeur,
une vie entre sciure et cercueils. »11

1
1881, A [Livre cinquième, 520] — IV, p. 263.
2
1884, 26 [434] — X, p. 295.
3
1873/74, UH [2] — II*, p. 108.
4
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 274] — III*, p. 209.
5
1885, 37 [13] — XI, p. 321.
6
1882, 3 [1, 167] — IX, p. 84-85.
7
1873/74, UH [3] — II*, p. 109
8
1873/74, UH [3] — II*, p. 110
9
1883, 17 [13] — IX, p. 560.
10
1873/74, UH [3] — II*, p. 111.
11
1888, 22 [90] — XIV, p. 309.

LV
« La possession du “bric-à-brac ancestral”, dans une telle âme [traditionaliste], prend un
sens nouveau : possédée par son patrimoine. Tout ce qui est petit, limité, moisi, décati reçoit
sa dignité et son intangibilité propre du fait que l’âme conservatrice et adoratrice de l’homme
traditionaliste se transporte dans ces objets et s’y fait un nid douiller. L’histoire de sa ville
devient sa propre histoire ; il comprend les murailles, la porte fortifiée, l’ordonnance
municipale, la fête populaire comme une chronique illustrée de sa jeunesse ; dans ce tout il se
retrouve, avec sa force, son zèle, son plaisir, son jugement, sa folie et ses dérèglements. »1
« Partout où l’on vénère le passé, il convient de ne pas laisser entrer de gens trop nets et qui
nettoient. La piété n’est guère à son aise sans un peu de poussière, d’ordure et de saleté. »2
« Les vaniteux estiment davantage un fragment du passé à partir du moment où ils peuvent
le revivre sentimentalement (surtout si cela est difficile), ils veulent même, si possible, le
réveiller d’entre les morts. »3
« Lorsque la sensibilité d’un peuple s’émousse à ce point, lorsque l’histoire sert la vie
passée de telle sorte qu’elle empêche la vie présente de se poursuivre et de se développer,
lorsque le sens historique ne conserve plus, mais momifie la vie : alors l’arbre dépérit
progressivement, au rebours du processus naturel, depuis la cime jusqu’aux racines – et
celles-ci finissent généralement par mourir à leur tour. L’histoire traditionaliste elle-même
dégénère à l’instant où elle n’est plus animée et attisée par le souffle vivant du présent. »4
« L’histoire traditionaliste elle-même dégénère à l’instant où elle n’est plus animée et
attisée par le souffle vivant du présent. […] Elle ne sait en effet que conserver l’histoire, non
pas l’engendrer. »5
« votre amour trompeur
pour le passé :
amour de fossoyeur —
C’est faire tort à la vie :
c’est la voler à l’avenir — »6.
« Le sens historien est encore quelque chose de si pauvre, de si froid, et il est beaucoup
d’entre nous qui en sont frappés comme d’un gel, et qui s’en trouvent encore plus pauvres et
plus froids. À d’autres il semble le symptôme de la vieillesse qui approche peu à peu en
rampant, et pour eux notre planète leur paraît comme un malade plein de mélancolie qui,
pour oublier son présent, se met à écrire l’histoire de sa jeunesse. »7
« Petit à petit , il se forme une habitude érudite, la piété dépérit et se trouve remplacée par
une fureur de collectionner, totale confusion des tâches humaines : des natures éminentes se
perdent dans des questions bibliographiques, etc. En somme : ruine de ceux qui sont vraiment
vivants, et qui sont constamment tourmentés par cette vénérable odeur de moisi. »8

1
1873/74, UH [3] — II*, p. 109-110.
2
1879, VO [178] — III**, p. 254.
3
1881, A [Livre troisième, 159] — IV, p. 128.
4
1873/74, UH [3] — II*, p. 112.
5
1873/74, UH [3] — II*, p. 112.
6
1888, 22 [130] — XIV, p. 313.
7
1882, GS [Livre quatrième, 337] — V, p. 227.
8
1873, 29 [114] — II*, p. 412

LVI
« Du fait qu’une chose a su vieillir, on tire désormais l’exigence qu’elle doit être
immortelle. »1
« Méfaits : toute chose passée revêt la même importance, aucune relation avec la vie, dans
la mesure où cette histoire conserve, ne crée pas ; l’objet vivant sous-estimé au profit de
l’objet vénéré (hiératisme). Manque de jugement, le passé tout entier s’étale comme un
tableau de chasse bariolé. [l’histoire traditionaliste] entrave la décision vigoureuse, paralyse
l’homme d’action, qui offense toujours la piété. »2
« La meilleure approche de l’histoire est celle qui est la plus profitable, mais pour la vie. À
quoi bon collecter scrupuleusement les causes, pour en faire sortir le fait [Factum] et ainsi le
mettre à mort [mortificiren] ! Considéré d’une autre manière, il aurait pu rester vivant et
engendrer d’autres faits : sitôt qu’il apparaît comme résultat de l’addition, il n’agit plus, il
gaspille toutes ses forces à s’expliquer lui-même. »3
« Il est possible qu’un peuple se tue lui-même par l’étude de l’histoire : un peu comme un
homme qui se priverait de sommeil. Ruminer est l’affaire de certains animaux : mais il semble
qu’on puisse voir ici et là, dans le bétail humain, des animaux qui se détruisent à force de
rumination. Si tout ce qui se produit est considéré comme intéressant, comme digne d’être
étudié, alors on perd le sens et la mesure pour tout ce qu’on doit faire : l’homme devient
indifférent sur l’essentiel. »4
« L’histoire appartient à l’homme d’action. C’est un spectacle répugnant que de voir des
micrologues ou des égoïstes ou des touristes pleins de curiosité escalader en tous sens les
pyramides. »5
« Ainsi, tout justifie ma critique du philistin de la culture et de la maladie historique : mais
mieux vaudrait pour cela aider le monde moderne et non point le laisser en plan. »6
« Dès que nous avons la raison et la justice il nous faut briser les échelles qui nous y
menaient ; c’est là l’affligeant devoir que ces suprêmes résultats nous contraignent pour ainsi
dire à assigner en justice nos parents et nos aïeux. Être juste envers le passé, le pouvoir
connaître avec amour ! C’est ici que notre noblesse se voit soumise à la suprême épreuve ! »7
« “Car tout ce qui naît mérite de périr. Aussi vaudrait-il mieux que rien ne naquît”. Il faut
beaucoup de force pour vivre et oublier que vivre et être injuste ne font qu’un. »8
« Ainsi, les deux écoles historiques luttent contre la grandeur, autant par la référence au
passé monumental que par l’attention aux choses ordinaires. Il en a toujours été ainsi. Contre
l’une et l’autre, la grandeur historique doit défendre ses droits : contre la première, en
forçant l’accès au temple du monumental, contre la seconde en redevenant enfin elle-même
un objet de connaissance et en devenant ainsi “intéressante” pour les adeptes de l’histoire
traditionaliste eux-mêmes. »9

1
1873/74, UH [3] — II*, p. 112.
2
1873, 29 [114] — II*, p. 411.
3
1873, 29 [100] — II*, p. 407.
4
1973, 29 [32] — II*, p. 371.
5
1873, 29 [36] — II*, p. 372.
6
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 587 variante] — III*, p. 581.
7
1881, 12 [75] — V, p. 457.
8
1873/74, UH [3] — II*, p. 113.
9
1873, 29 [35] — II*, p. 372.

LVII
« Par votre faux amour du passé vous volez le futur (origine divine des valeurs). »1
« N’avez-vous point de compassion pour le passé ? Ne voyez-vous pas comme il est à la
merci et dépend de la grâce, de l’esprit et de l’équité de chaque génération, comme une
pauvre petite femme ? A tout instant quelque génie malfaisant ne menace-t-il pas de surgir
qui nous contraindrait à méconnaître tout à fait le passé, qui rendrait sourdes nos oreilles et
même nous mettrait le fouet à la main pour le maltraiter ? Le passé n’a-t-il pas le même sort
que la musique, la meilleure musique que nous ayons ? Un nouveau et méchant Orphée que
chaque heure pourrait engendrer serait peut-être en état de nous persuader par ses tonalités
que nous n’aurions encore eu aucune musique et que le mieux à faire serait de fuir tout ce qui
se nommait ainsi jusqu’alors. »2
« Et quant à l’Antiquité romaine elle-même : avec quelle violence et quelle naïveté à la fois
ne mit-elle pas la main sur tout ce que la haute Antiquité hellénique avait d’excellent et
d’élevé ! Comme les Romains savaient la traduire dans l’actualité romaine ! Comme ils
effaçaient volontiers et sans scrupule la poussière d’aile de l’instant, ce papillon ! […]
Horace […], Properce […] – en tant que poètes, ils n’étaient guère disposés au flair de
l’esprit archéologique préalable à l’esprit historien ; en tant que poètes ils négligeaient les
détails tout personnels, les noms, et tout ce qui caractérisait une cité, un rivage, un siècle, et
en était le costume et le masque, pour y substituer incontinents leur propre actualité
romaine. »3
« L’historien moderne comme amalgame de ces deux instincts, comme hermaphrodite. Sa
mythologie. Sa praxis négative. Influence sur l’art, la religion. Dangereux pour une
civilisation en gestation. La vivisection. On ne doit pas être les deux à la fois, classique et
traditionaliste, mais l’un ou l’autre, et alors complètement. Les historiens modernes
n’exercent aucune influence : leur marque sur la critique chicanière et la presse
américanisante. L’historien moderne est privé de vase : dans l’approche monumentale, il est
arbitraire, dans l’approche traditionaliste, il est meurtrier et ne s’enracine pas dans une
civilisation. »4
« On voit ici que l’homme a bien souvent besoin, outre la façon monumentale et
traditionaliste d’aborder l’histoire, d’une troisième façon, la façon critique : et ce, encore une
fois, au service de la vie. Il ne peut vivre, s’il n’a pas la force de briser et de dissoudre une
partie de son passé, et s’il ne fait pas de temps à autre usage de cette force : il lui faut pour
cela traîner ce passé en justice, lui faire subir un sévère interrogatoire et enfin le
condamner ; or tout passé vaut d’être condamné – car tout ce qui relève de l’homme a
toujours été soumis à la puissance et à la faiblesse humaines. »5
« Toute bonne critique revient à faire mieux ; aussi savoir faire mieux est-il une condition
nécessaire pour être critique. – Maintenant, regardez donc les vulgaires critiques d’art et de
philosophie ! Ils disent : "cela ne nous plaît pas" ; mais comment démontreraient-ils que leur
goût est supérieurement évolué si ce n’est par le faire ? »6

1
1883, 15 [26] — IX, p. 504.
2
1881, 15 [51] — V, p. 527.
3
1882, GS [Livre deuxième, 83] — V, p. 110.
4
1973, 29 [38] — II*, p. 373.
5
1873/74, UH [3] — II*, p. 113.
6
1876/77, 23 [98] — III*, p. 493.

LVIII
« Je ne conçois pas pourquoi quelqu’un, du seul fait qu’il est né dans une époque tardive,
devrait s’ériger en juge de tous ceux qui sont nés avant lui. »1
« A vrai dire, ma manière de relater des faits historiques est de raconter des expériences
vécues personnellement à propos d’époques et d’hommes du passé. Rien de suivi – des détails
qui me sont apparus, le reste non. »2
« Il arrive pourtant que cette même vie, qui requiert l’oubli, veuille momentanément aussi
en déchirer le voile : c’est alors que l’on aperçoit combien injuste est l’existence d’un objet,
d’un privilège, d’une caste, d’une dynastie quelconques, combien tout cela mérite de
disparaître. C’est alors qu’on examine son passé d’un point de vue critique, qu’on porte le fer
à ses racines, qu’on passe cruellement outre à toutes les piétés. »3
« L’esprit historien : la faculté de deviner rapidement la hiérarchie des évaluations en
fonction desquelles vit un peuple, une société, un homme –, le rapport entre ces évaluations et
les conditions de la vie, la relation entre l’autorité des valeurs et l’autorité des forces
effectives (la plupart du temps l’autorité présumée bien plutôt que réelle) ; être capable de
reproduire tout cela en soi-même voilà ce qui fait l’esprit historien. »4
« Ce processus est toujours dangereux, dangereux pour la vie elle-même : et les hommes ou
les époques qui servent la vie en jugeant et en détruisant un passé sont toujours des hommes
ou des époques dangereux et menacés. »5
« C’est pour ainsi dire une tentative pour se donner a posteriori le passé dont on voudrait
être issu, par opposition à celui dont on est réellement issu – tentative toujours dangereuse,
parce qu’il est extrêmement difficile de trouver une limite dans la négation du passé […] »6.
« Un événement n’a de grandeur que si deux conditions se trouvent réunies : que la
grandeur inspire ceux qui l’accomplissent, et qu’elle inspire ceux qui la vivent. Aucun
événement n’a de grandeur en soi, même la disparition de constellations entières,
l’effondrement de peuples, la fondations de vastes États, des guerres menées avec d’énormes
moyens et au prix de lourdes pertes – le souffle de l’histoire disperse tout cela, et nombre
d’événements similaires, comme autant de flocons. »7
« Vous devriez, comme juges, être supérieurs à ceux que vous jugez – or vous n’êtes pas
supérieurs, vous êtes seulement venus plus tard. Il est juste que les derniers venus, dans un
banquet, reçoivent les dernières places – et vous voudriez, vous, avoir les premières ? Faites
au moins quelque chose de grand et de sublime, peut-être alors vous fera-t-on place, bien que
vous soyez arrivés les derniers. C’est seulement à partir de la plus haute force du présent que
vous avez le droit d’interpréter le passé […] Autrement, vous réduirez le passé à votre
mesure. »8

1
1872/73, 29 [96] — II*, p. 404.
2
1878, 30 [60] — III**, pp. 373-374.
3
1873/74, UH [3] — II*, P. 113.
4
1885, 35 [2] — XI, p. 239.
5
1873/74, UH [3] — II*, p. 113.
6
1873/74, UH [3] — II*, p. 114.
7
1876, WB [1] — II**, p. 99.
8
1873/74, UH [6] — II*, p. 134.

LIX
« Seul vaut, pour nous, le critère esthétique : ce qui est grand a droit à l’histoire, mais pas à
une histoire iconique : à une peinture historique créative et stimulante. Nous laissons les
tombes en paix ; mais nous nous emparons de ce qui vit éternellement. »1
« Ici chaque mot est symbole : il n’y a au fond plus aucune réalité. Le danger est extrême de
se méprendre sur ces symboles. Presque toutes les notions et institutions de valeurs de
l’Église sont égarantes.[…] L’Église n’a jamais mis la moindre bonne volonté à comprendre
le Nouveau Testament : elle a voulu s’en servir pour se légitimer. […] Il a fallu d’abord le
dix-neuvième siècle – le siècle de l’irrespect – pour récupérer quelques unes des conditions
préliminaires, afin de lire ce livre en tant que livre (non pas en tant que vérité) de reconnaître
cette histoire non pas en tant qu’“histoire sainte”, mais pour une diablerie de fables,
d’arrangements, de falsification, de palimpsestes, de confusion, bref en tant que réalité… »2
« Ces Evangiles, on ne saurait les lire avec trop de précaution ; des difficultés s’y cachent
derrière chaque mot. Je reconnais, – et j’espère qu’on m’en saura gré – que pour un
psychologue, ils constituent, par cela même, un plaisir de tout premier ordre – en tant
qu’antithèse de toute corruption naïve, en tant que raffinement par excellence, en tant que
chef d’œuvre de la corruption psychologique. […] Les Evangiles sont une chose à part […]
On y est entre Juifs […] C’est affaire de race. […] Le chrétien, cette ultima ratio du
mensonge, c’est encore une fois le Juif, encore trois fois le Juif... La volonté délibérée de ne
recourir qu’à des concepts, des symboles, des attitudes, qui ont fait leurs preuves dans la
pratique du prêtre, le refus instinctif de toute autre espèce de pratique, de toute autre espèce
de critère de valeur et d’utilité, cela n’est pas uniquement tradition, c’est aussi hérédité : ce
n’est qu’en tant qu’hérédité que cela produit l’effet de la nature. […] Sans doute, si nous
pouvions les voir, ne serait-ce qu’en passant, tous ces prodigieux cagots, ces virtuoses de la
sainteté, tout serait fini et c’est justement parce que je ne peux pas, moi, lire leurs paroles
sans voir les gesticulations qui les accompagnent, que j’en ai bel et bien fini avec eux…Il y a
chez eux une certaine manière de lever les yeux au ciel que je ne puis supporter – .
Heureusement, pour la plupart des gens, les livres ne sont que de la littérature… »3
« Le sens historique, quand il règne sans frein et développe toutes ses conséquences,
déracine le futur car il détruit les illusions et prive les choses existantes de la seule
atmosphère dans laquelle elles peuvent subsister. La justice historique, même réelle et
pratiquée de bonne foi, est une terrible vertu, parce qu’elle mine et ruine toujours l’être
vivant : son jugement est toujours destructif. Si le travail de l’instinct historique ne prépare
pas celui d’un instinct de construction, si on ne détruit et si on ne déblaye pas pour élever sur
l’emplacement ainsi libéré un avenir déjà vivant en espérance, si la justice règne seule, alors
l’instinct créateur se trouve affaibli et découragé. »4
« Je voudrais que nous eussions le courage de traduire à la manière des Anciens :
notamment dans le présent contemporain, abstraction faite totalement de l’époque du
créateur, de ce qu’il était et de ce qu’il vivait : d’adapter le texte à nous-mêmes et de nous y
adapter, nous élevant jusqu’à lui, le pénétrer pour croître nous-mêmes en lui ! »5

1
1872/73, 19 [37] — II*, p. 184.
2
1887/88, 11 [302] — XIII, p. 310.
3
1888, AC [44] — VIII*, p. 205.
4
1873/74, UH [7] — II*, p. 136.
5
1882, GS [Livre deuxième, 83, variante] — V, p. 624, note de la p. 110.

LX
« L’assimilation du passé – combien il faut de sympathie, de passion, d’oubli et même de
mépris de soi pour faire renaître l’âme du passé ! »1
« […] Quiconque est capable d’éprouver l’histoire des hommes dans son ensemble comme
sa propre histoire, éprouve dans une sorte d’immense généralisation l’amertume du malade
qui pense à la santé, du vieillard qui pense aux rêves de la jeunesse, de l’amant à qui l’aimée
est arrachée, du martyr qui voit s’effondrer son idéal, du héros au soir de la bataille indécise
qui lui a valu cependant des blessures et la perte de l’ami ; – mais supporter cette somme
énorme d’amertumes de toutes sortes, les pouvoir supporter et tout de même être le héros qui,
au lever du second jour de bataille, salue l’aurore et sa chance, pour autant qu’il a devant et
derrière soi un horizon de millénaires, en tant que l’héritier de toute noblesse d’esprit du
passé, mais héritier chargé d’obligations, en tant que le plus noble de tous les anciens nobles,
mais le premier-né d’une aristocratie nouvelle, comme nulle époque ne vit ni n’en rêva
jamais de semblable : assumer tout ceci en son âme, assumer ce qu’il y a de plus ancien, de
plus nouveau ; les pertes, les espérances, les conquêtes, les victoires de l’humanité : avoir
enfin tout cela en une seule âme, le condenser en un seul sentiment : – voilà qui devrait
pourtant constituer une félicité que l’homme n’avait point encore connue jusqu’alors, –
félicité d’un dieu, pleine de puissance et d’amour, pleine de larmes et de rires, félicité qui, tel
le soleil au soir, dispense continûment son inépuisable richesse et en déverse dans la mer,
qui, tel le soleil, ne se sent le plus riche que lorsque aussi le plus pauvre pêcheur rame avec
des avirons dorés ! Ce serait alors que ce divin sentiment se nommerait – humanité ! »2
« Le dépassement du passé : puis l’oubli salvateur, l’entourage divin. »3
« L’oubli est le talent des dieux. Et celui qui aspire aux sommets et veut voler dans les airs
doit se décharger de tout fardeau et s’alléger – c’est le don d’apesanteur des dieux. »4
« “Voici que je devins lac orné de roses blanches : les vents des hauteurs jouent avec moi
comme des enfants. Que n’ai-je pas oublié ! Qui ne m’a pas oublié ! Et souvent j’oubli
jusqu’à mon oubli.” Zarathoustra parmi des enfants. Le rocher lointain me renvoie ma parole
et se moque de mon oubli – j’avais déjà oublié, en effet, ce que j’avais bien pu crier au loin.
Hélas, que n’ai-je pas oublié ! »5
« Il ne faut pas détruire les ruines : l’herbe, les roses, les plantes minuscules et tout ce
qu’elles parent de vie, tout cela détruit aussi ce qui est mort. »6
« on ne peut rester bon qu’en oubliant.
Les enfants qui n’oublient pas gronderies et punitions
deviennent sournois et secrets – »7.
« Quand un peuple reste accroché à certains jugements moraux, cela le limite, le sclérose,
l’isole, le vieillit et finit par l’anéantir. »8
« Ce que tout le monde sait, tout le monde l’oubliera ; et s’il n’y avait pas de nuit, qui
saurait ce qu’est la lumière ! »1

1
1880, 6 [428] — IV, p. 554.
2
1882, GS [Livre quatrième, 337] — V, p. 227-228.
3
1883, 16 [49] — IX, p. 535.
4
1883, 22 [1] — IX, p. 641.
5
1883, 13 [3] — IX, p. 462.
6
1882/83, 4 [275] — IX, p. 196.
7
1888, 20 [148] — XIV, p. 315.
8
1880, 1 [64] — IV, p. 304.

LXI
« La force de l’oubli. L’oubli n’est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits
superficiels, c’est bien plutôt une faculté d’inhibition active, une faculté positive dans toute la
force du terme ; grâce à lui toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre,
qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu’on pourrait
appeler assimilation psychique) que le processus multiple de la nutrition physique qui est une
assimilation par le corps. Fermer temporairement les portes et les fenêtres de la conscience ;
nous mettre à l’écart du bruit et des de la lutte que mène le monde souterrain de nos organes,
tantôt l’un pour l’autre, tantôt l’un contre l’autre ; faire un peu de silence, de table rase dans
notre conscience pour laisser la place à du nouveau, surtout aux fonctions et aux
fonctionnaires plus nobles, pour pouvoir gouverner, prévoir, décider à l’avance (car notre
organisme est une vraie oligarchie), voilà l’utilité de l’oubli, actif, comme je l’ai dit, sorte
d’huissier, gardien de l’ordre psychique, de la tranquillité, de l’étiquette : on voit aussitôt
pourquoi sans oubli il ne pourrait y avoir ni bonheur ni sérénité, ni espoir, ni fierté, ni
présent. L’individu chez qui cet appareil d’inhibition est endommagé et ne fonctionne plus
peut être comparé à un dyspeptique (et non seulement comparé), il n’“en finit” jamais avec
rien… Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli représente une force, la
condition d’une santé robuste, a fini par acquérir une faculté contraire, la mémoire, à l’aide
de laquelle, dans des cas déterminés l’oubli est suspendu – à savoir dans les cas où il s’agit
de promettre : il ne s’agit nullement là de l’impossibilité purement passive de se délivrer
d’une impression du passé, nullement d’une indigestion causée par une parole donnée dont
on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien d’une volonté active de ne pas se délivrer, d’une
volonté qui persiste à vouloir ce qu’elle a une fois voulu, à proprement parler d’une mémoire
de la volonté. »2
« A. Etais-je malade ? Suis-je guéri ?
Qui donc fut mon médecin ?
Ai-je donc pu tout oublier ?
B. Maintenant je te crois guéri ;
Car est sain qui a oublié. »3
« […] serait-il possible de se retirer à l’écart avec ce larcin et pour le reste, – l’oublier ? Et
de découvrir un arrangement du même ordre avec le philosophe et l’homme d’État, – faire un
choix, le prendre à cœur et, surtout, oublier le reste ? Oui, si seulement l’oubli n’était pas si
difficile ! Il était une fois un homme très fier que ne voulait rien accepter que de lui-même, en
bien comme en mal : mais lorsqu’il eut besoin d’oubli, il ne put se le donner lui-même et dut
conjurer les esprits par trois fois ; ils vinrent, écoutèrent sa requête et dirent à la fin : “C’est
justement la seule chose qui ne soit pas en notre pouvoir !” Les Allemands ne devraient-ils
pas faire leur profit de l’expérience de Manfred ? Pourquoi conjurer d’abord les esprits !
C’est inutile, on n’oublie pas lorsque l’on veut oublier. Et combien serait important chez ces
trois grands hommes de notre temps ce “reste” qu’il faudrait oublier pour pouvoir ensuite
demeurer en bloc leur admirateur ! »4
« Le sage oubli et l’art de naviguer au gré du vent – de nouvelles vertus […] »5.
« Deux nouvelles vertus – le sage oubli et l’art de régler ses voiles selon le vent. »6

1
1883, 13 [1] — IX, p. 439.
2
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 1] — VII, p. 251-252.
3
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 4] — V, p. 32.
4
1881, A [Livre troisième, 167] — IV, p. 132.
5
1883, 17 [13] — IX, p. 562.
6
1883, 22 [3] — IX, p. 655.

LXII
« “On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse
de faire mal est conservé par la mémoire” – Voilà une loi fondamentale de la plus ancienne
psychologie sur terre (et de la plus tenace aussi, malheureusement). […] (et toutes les
religions sont au plus profond d’elles-mêmes des systèmes de cruauté) […] Qu’on pense aux
vieux châtiments allemands, par exemple la lapidation (déjà la légende faisait tomber la
meule sur la tête du coupable), la roue (l’invention la plus originale et la spécialité du génie
allemand dans le domaine du châtiment), le supplice du pal, la lacération, l’écrasement sous
les pieds des chevaux (l’“écartèlement”), l’ébouillantage du criminel dans de l’huile ou dans
un vin (au XIVe et au XVe siècle encore), l’écorchage si répandu (le supplice des “lanières”à,
l’excision des chairs de la poitrine ; ou encore l’usage d’enduire le malfaiteur de miel et de
l’abandonner aux mouches sous un soleil brûlant. Grâce à de pareils spectacles, par de tels
procédés, on finissait par garder dans la mémoire cinq ou six “je ne veux pas”, au sujet
desquels on avait donné sa promesse afin de bénéficier des avantages de la société, – et en
effet ! grâce à cette espèce de mémoire on finit par se rendre “à la raison” ! Ah, la raison, le
sérieux, la maîtrise des passions, tout cette affaire lugubre qu’on appelle réflexion, tous ces
privilèges et ces attributs d’apparat des hommes : combien on les a payés chers ! combien de
sang et d’horreur se trouve au fond de toutes les “bonnes choses” !... »1
« Plus d’un ne manque à devenir un penseur que parce que sa mémoire est trop bonne. »2
« Juger : c’est affirmer une sensation – c’est-à-dire reconnaître une sensation (ce qui
présuppose la comparaison et la mémoire). »3
« L’expérience n’est possible que grâce au secours de la mémoire ; la mémoire n’est
possible que si l’on arrive à abréger en un signe un phénomène mental. La “connaissance”
consiste à exprimer une chose nouvelle à l’aide des signes des choses déjà “connues” et
expérimentées. »4
« […] oh ! comme nous apprenons bien désormais à bien oublier, à bien ne-pas-savoir, en
tant qu’artistes ! »5
« Le suicide appliqué à une époque entière de notre vie, de nos expériences – tout doit être
mort – et tout doit être oublié – tout doit avoir été autre qu’il ne fut ! Saint Paul. »6
« Le terme de “force non historique” désigne pour moi l’art et la faculté d’oublier et de
s’enfermer dans un horizon limité, tandis que les forces “supra-historiques” sont celles qui
détournent le regard du devenir et le portent vers ce qui donne à l’existence un caractère
d’éternité et de stabilité, vers l’art et la religion. »7
« Heureux les oublieux, car ils viennent aussi à bout de leurs sottises. »8
« L’artiste a besoin d’une mémoire infidèle s’il veut remodeler la nature et non pas se
contenter de la copier. »9

1
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 2] — VII, p. 254-255.
2
1879, OSM [122] — III**, p. 69.
3
1883, 12 [24] — IX, p. 422.
4
1885, 38 [2] — XI, p. 331.
5
1888, GS [Préface, 4]V, p. 26-27.
6
1880, 4 [272] — IV, p. 433.
7
1873/74, UH [10] — II*, p. 166.
8
1886, PBM [Nos vertus, 217] — VII, p. 137.
9
1876, 17 [32] — III*, p. 358.

LXIII
« Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il
gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour
après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne
connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C’est là un spectacle éprouvant pour
l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son
bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni
souffrance, mais il le désire en vain, car il ne désire pas comme l’animal. L’homme demanda
peut-être un jour à l’animal : “Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi
restes-tu là à me regarder ?” L’animal voulut répondre, et lui dire : “Cela vient de ce que
j’oublie immédiatement ce que je voulais dire” – mais il oublia aussi cette réponse, et resta
muet – et l’homme de s’étonner.
Mais il s’étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l’oubli et de toujours rester
prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu’il coure, sa chaîne court avec lui. C’est un
véritable prodige : l’instant, aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant que
rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d’un instant ultérieur.
L’une après l’autre, les feuilles se détachent du registre du temps, tombent en virevoltant,
puis reviennent soudain se poser sur les genoux de l’homme. Celui-ci dit alors : “Je me
souviens”, et il envie l’animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque
instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L’animal, en effet, vit de
manière non historique : il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se
divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à
chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-
boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur
le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. Ce fardeau, il peut à
l’occasion affecter de le nier et, dans le commerce de ses semblables, ne le nie que trop
volontiers afin d’éveiller leur envie. Mais il s’émeut, comme au souvenir d’un paradis perdu,
en voyant le troupeau à la pâture ou bien, plus proche et plus familier, l’enfant qui n’a pas
encore un passé à nier et qui joue, aveugle et comblé, entre les barrières du passé et de
l’avenir. Il faudra pourtant que son jeu soit troublé, et on ne viendra que trop tôt pour
l’arracher à son inconscience. Il apprendra alors à comprendre le mot “c’était”, formule qui
livre l’homme aux combats, à la souffrance et au dégoût, et lui rappelle que son existence
n’est au fond rien d’autre qu’un éternel imparfait. Lorsque enfin, la mort apporte l’oubli
désiré, elle supprime également le présent et l’existence, scellant ainsi cette vérité, “qu’être”
n’est qu’un continuel “avoir été”, une chose qui vit de se nier et de se consumer, de se
contredire elle-même.
Si le bonheur, la poursuite d’un bonheur nouveau est, en quelque manière que ce soit, ce qui
maintient en vie et pousse l’être vivant à vivre, alors peut-être aucun philosophe n’a-t-il
autant raison que le cynique : car le bonheur de l’animal, qui est le cynique accompli,
représente la vivante justification du cynisme. Le plus infime bonheur, s’il dure sans
interruption et s’il nous rend heureux, est incomparablement supérieur au plus grand, dès
lors que celui-ci ne se produit que de manière épisodique, comme une sorte de caprice,
comme une inspiration insensée, au milieu d’une vie de déplaisir, de désir et de privation.
Mais qu’il s’agisse du plus petit ou du plus grand, il est toujours une chose par laquelle le
bonheur devient le bonheur : la faculté d’oublier ou bien, en termes plus savants, la faculté de
sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective
historique. Celui qui ne sait pas s’installer au seuil de l’instant, en oubliant tout le passé,
celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire, se tenir debout sur un seul point, sans
crainte et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu’est le bonheur, pis encore : il ne fera
jamais rien qui rende les autres heureux. Représentez-vous, pour prendre un exemple
extrême, un homme qui ne posséderait pas la force d’oublier et serait condamné à voir en

LXIV
toute chose un devenir : un tel homme ne croirait plus à sa propre existence, ne croirait plus
en soi, il verrait tout se dissoudre en une multitude de points mouvants et perdrait pied dans
ce torrent du devenir : en véritable disciple d’Héraclite, il finirait par ne même plus oser
lever un doigt. Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non
seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de
façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu’un qu’on aurait
contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer
continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux,
presque sans aucune mémoire, comme le montre l’animal ; mais il est absolument impossible
de vivre sans oubli. Ou bien, pour m’expliquer encore plus simplement sur mon sujet : il y a
un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l’être vivant se trouve
ébranlé et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une
civilisation. »1
« Il ne suffit pas que tu comprennes dans quelle ignorance vivent l’homme et l’animal ; il
faut encore que tu aies la volonté d’ignorance et que tu en fasses l’apprentissage. Il est
nécessaire pour toi que tu comprennes que sans ce genre d’ignorance la vie elle-même serait
impossible, qu’elle est une condition nécessaire pour que le vivant se conserve et prospère :
une grande, une solide cloche d’ignorance doit t’enclore de toutes parts. »2
« […] ce qui est fait ne peut pas ne pas avoir été fait. Du fait que quelqu’un oublie quelque
chose, on est loin d’obtenir que ce quelque chose ne soit plus… »3
« Ce qu’une telle nature ne parvient pas à maîtriser, elle l’oublie ; cela n’existe plus,
l’horizon est entièrement fermé, et rien ne peut rappeler qu’il existe, au-delà, des hommes,
des passions, des doctrines, des buts. C’est une loi générale : chaque être vivant ne peut être
sain, fort, fécond qu’à l’intérieur d’un horizon déterminé ; s’il n’est pas capable de tracer
autour de lui un tel horizon ou s’il est, inversement, trop égocentrique pour enfermer son
regard dans un horizon étranger, il se consume dans l’apathie ou dans une activité fébrile et
ne tarde pas à dépérir. »4
« D’instinct, de tout ce qu’il voit, entend et vit, il amasse au profit de ce qui lui est essentiel
– il suit un principe de sélection, – il élimine bien des choses […] »5.
« Combien le savoir historique est meurtrier, Goethe l’a une fois exprimé : “Si j’avais su
aussi clairement que maintenant combien de choses excellentes ont vu le jour depuis des
siècles et des millénaires, je n’aurais pas écrit une seule ligne, mais j’aurais fait autre chose”
[Goethe à Eckermann, 16 février 1826]. »6
« Lichtenberg : “Je crois que quelques-uns des plus grands esprits qui ont jamais vécu,
n’avaient pas lu la moitié et ne savaient pas le quart de ce que lisent et savent certains de nos
savants de second rang. Et certains de nos savants de second rang auraient pu devenir de
plus grands hommes, s’ils n’avaient pas autant lu [Vermischte Schriften, 1, 282]. »7

1
1873/74, UH [1] — II*, p. 95-97.
2
1884, 26 [294] — X, p. 254.
3
1888, 14 [151] — XIV, p. 116.
4
1873/74, UH [1] — II*, p. 98.
5
1888, 15 [38] — XIV, pp.195-196.
6
1873, 29 [77] — II*, p. 394.
7
1873, 29 [80] — II*, p. 395.

LXV
« “Je l’ai fait”, dit ma mémoire. “Je ne puis l’avoir fait”, dit mon amour-propre, et il n’en
démord pas. En fin de compte, c’est la mémoire qui cède. »1
« C’est une formule favorite des mous et des gens sans conscience : tout comprendre c’est
tout pardonner [en français ; citation non retrouvée mais rappelant le “Tout comprendre rend
très indulgent” de Mme de Stael] […] A supposer que je comprenne parfaitement pourquoi
j’ai raté cette phrase, n’aurais-je donc pas le droit de la biffer ? – Il y a des cas où l’on biffe
un homme parce qu’on l’a compris. »2
« Le poids qui t’alourdit, jette-le !
Homme, oublie ! Homme, oublie !
Il est divin, l’art d’oublier !
Si tu veux voler,
Si tu veux être chez toi dans leurs hauteurs :
jette dans la mer ton plus lourd fardeau !
Voici la mer – jette-toi dans la mer !
Il est divin, l’art d’oublier ! »3
« Je raye une phrase que j’ai ratée, même si je vois clairement la nécessité qui me l’a fait
rater, parce que le bruit d’une charrette me dérangeait – ainsi nous rayons des actions et à
l’occasion des hommes, parce qu’ils sont ratés. “Tout comprendre” – cela voudrait dire
supprimer toutes les relations selon une perspective, cela voudrait dire ne pas comprendre,
méconnaître l’essence de celui qui connaît. »4
« La peur de sa propre mémoire est son trait dominant. »5
« Je me réjouis à la pensée que les hommes seront bientôt rassasiés de lecture, et les
écrivains aussi : que le savant d’une génération future, ayant réfléchi, fera un jour son
testament et ordonnera que son cadavre soit brûlé avec ses livres, surtout ses propres
écrits. »6
« A l’heure où les forêts se réduisent de plus en plus, ne serait-il pas bientôt temps de
considérer les bibliothèques comme des étendues de bois et de fourrés en papier ? La plupart
des livres ne sont-ils pas nés de la fumée et de la vapeur des cerveaux ? Qu’ils partent donc
de nouveau en fumée ! Je crois au demeurant qu’une race qui aura le goût de chauffer ses
fourneaux avec ses bibliothèques, aura aussi le bon goût de choisir et de laisser vivre un petit
nombre de livres, ceux-là mêmes qui le méritent. »7
« Le sens historique, la culture historique consistent précisément à perdre peu à peu ce
sentiment d’étrangeté [dies Gefühl der Befremdung], à ne plus s’étonner de rien, à tout
supporter. »8
« […] l’homme n’est jamais vertueux que pour autant qu’il se révolte contre la puissance
aveugle des faits, contre la tyrannie du réel, qu’il se soumet à des lois qui ne sont pas celles
des fluctuations historiques. »1

1
1886, PBM [Maximes et interludes, 68] — VII, p. 80.
2
1885/86, 1 [42] — XII, p. 29.
3
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 175-177.
4
1885/86, 1 [114] — XII, p. 47.
5
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII *, p. 367.
6
1873, 29 [225] — II*, p. 448.
7
1873, 29 [225] — II*, p. 448.
8
1873/74, UH [7] — II*, p. 139.

LXVI
« […] la mauvaise littérature d’une époque nous permet de nous voir nous-mêmes dans le
tableau, parce qu’elle montre la moyenne de la moralité, etc. dominante à ce moment-là,
donc pas l’exception, mais la règle, alors que les livres vraiment bons de nos contemporains
sont l’œuvre d’esprits qui n’ont rien de commun avec leur temps, si ce n’est le temps lui-
même. C’est pourquoi ils ne servent pas comme les premiers notre connaissance de nous-
mêmes. »2
« […] quand l’homme historien se laisse vider de sa substance pour se transformer en un
miroir objectif […] Tout prendre objectivement, ne s’irriter de rien, ne rien aimer, tout
comprendre, comme cela vous rend souple et accommodant ! […] Vous vous faîtes ainsi les
avocats du diable, car vous prenez pour idole le succès, le fait : mais le fait est toujours
stupide et il a, de tout temps, plus ressemblé à un veau qu’à un dieu. »3
« dans les choses de l’esprit, il n’y a ni cause ni effet (miroir) »4.
« L’excès d’histoire a entamé la force plastique de la vie, qui ne sait plus utiliser le passé
comme une nourriture substantielle. »5
« Le poids qui t’alourdit, jette-le !
Homme, oublie ! Homme, oublie !
Il est divin, l’art d’oublier !
Si tu veux voler,
si tu veux être chez toi dans les hauteurs :
jette à la mer ton plus lourd fardeau !
Voici la mer – jette-toi dans la mer !
Il est divin, l’art d’oublier ! »6
« Regarde la roche des montagnes les plus hautes : Ne s’est-elle pas formée sous la mer ? »7
« Les puissances d’oubli s’appellent l’oubli et l’illusion. Les puissances supra-historiques,
l’art, la religion, la compassion, la nature, la philosophie. »8
« Ordonnance [à la maladie historique] : les forces non historiques enseignent l’oubli, elles
localisent, elles créent une atmosphère, un horizon ; les forces supra-historiques rendent plus
indifférent aux séductions de l’histoire, elles apaisent et font diversion. Nature, philosophie
art compassion. »9
« Il y a des choses, qui, par nature, restent tues. Une genèse de l’exception ne devrait jamais
être écrite. »10
« “Avions-nous tort de renouveler l’ancien pour nous y reconnaître nous-mêmes ?
d’insuffler une âme à ce corps sans vie ? car il est bien mort une fois pour toutes ; combien
laid tout ce qui est mort !” »11

1
1873/74, UH [8] — II*, p. 149.
2
1873, 29 [225] — II*, p. 448-449.
3
1873/74, UH [8] — II*, p. 148.
4
1883, 15 [11] — IX, p. 500.
5
1873/74, UH [10] — II*, p. 165.
6
1888, 20 [46] — XIV, p. 303.
7
1883, 17 [12a] — IX, p. 559.
8
1873 29 [194] — II*, p. 436.
9
1873/74, UH [10] — II*, p. 514.
10
1888, CI [Divagation d’un « inactuel », 45] — VIII*, p. 418, note 1 de la p. 141.
11
1882, GS [Livre deuxième, 83] — V, p. 110.

LXVII
« La science – c’est elle qui parlerait ici de poisons [les forces non historiques et supra-
historiques] – voit dans cette faculté, dans ces puissances, des forces hostiles ; car la seule
conception vraie et correcte, c’est-à-dire scientifique, est pour elle celle qui fait de toute
chose le résultat d’une évolution, une réalité historique, et non un éternel étant ; elle vit dans
une contradiction interne avec ces puissances dispensatrices d’éternité que sont l’art et la
religion, de même qu’elle hait l’oubli, qui est la mort du savoir, et qu’elle cherche à
supprimer tout ce qui limite l’horizon de l’homme, pour jeter celui-ci dans l’infinie mer de
lumière du devenir dévoilé. »1
« Il existe deux manières de considérer le passé, et si j’appelle la première historique, la
deuxième non historique, je n’entends pas ainsi louer celle-là, encore moins blâmer celle-ci.
Il ne faut justement pas confondre avec cette seconde approche la mauvaise approche
historique, qui n’est que la forme dégénérée ou immature de la première. La manière non
historique est celle qui retrouve dans chaque instant, chaque événement, sous chaque ciel et
au sein de chaque peuple, le sens de la vie humaine ; et de même que les différentes langues
expriment toutes les mêmes besoins des hommes, de même l’observateur non historien
discerne-t-il comme par voyance ce sens primordial qui fonde toute histoire, grande ou petite,
de sorte que la multiplicité des hiéroglyphes ne le préoccupe plus : prince ou mendiant,
village ou cité, Grecs et Turcs – tous enseignent la même chose sur la vie. »2
« Mais peut-être notre exigence de peuples et d’individus doués du sens historique n’est-elle
qu’un préjugé occidental. Il est en tout cas sûr que les sages de tous les temps ont pensé de
cette façon non historique, et que des millénaires d’événements historiques ne nous feront pas
avancer d’un pas dans la voie de la sagesse. »3
« Dans les explosions de la passion et dans les fantaisies du rêve et de la folie, l’homme
redécouvre sa préhistoire et celle de l’humanité : l’animalité avec ses grimaces sauvages ; sa
mémoire retourne soudain loin en arrière, tandis que son état de civilisé se développe grâce à
l’oubli de ces expériences originelles et donc à l’affaiblissement de cette mémoire. Celui qui,
appartenant à la catégorie supérieure d’oublieux, est toujours resté très éloigné de tout cela,
ne comprend pas les hommes, – mais tout le monde gagne à ce qu’il existe çà et là de ces
isolés “qui ne les comprennent pas” et qui furent pour ainsi dire engendrés de la semence des
dieux et mis au monde par la raison. »4
« Mettons que l’on revienne en arrière. Si le monde avait un but, il devrait être atteint : s’il
y avait pour le monde un (non intentionnel) état final, il devrait être également atteint. »5
« Toute fin n’est pas le but. La fin d’une mélodie n’en est pas le but ; néanmoins, si la
mélodie n’est pas arrivée à sa fin, elle n’a pas non plus atteint son but. Parabole, cela. »6
« Toutes les actions doivent être rendues possibles mécaniquement avant d’être voulues. Ou
encore : la “fin” n’apparaît généralement dans le cerveau qu’au moment où tout est prêt pour
son exécution. La fin est un stimulus “interne” – rien de plus. »7

1
1873/74, UH [10] — II*, p. 166.
2
1873, 29 [88] — II*, p. 399-400.
3
1873, 29 [88] — II*, p. 400.
4
1881, A [Livre quatrième, 312] — IV, p. 200.
5
1881, 11 [292] — V, p. 419.
6
1879, VO [204] — III**, p. 266.
7
1883/84, 24 [34] — IX, p. 693.

LXVIII
« Point de vue le plus important : parvenir à l’innocence du devenir en excluant les
finalités. Nécessité, causalité – rien de plus ! Et désigner tout cela comme tromperie, parler
de “but” alors qu’il y existe toujours un résultat nécessaire ! L’histoire ne peut jamais
démontrer qu’il existe des “buts” : car seul est clair le fait que ce que les peuples et les
individus ont voulu a toujours été quelque chose de fondamentalement autre que ce qui fut
atteint – bref, que tout ce à quoi on est parvenu est absolument non congruent avec ce qui a
été voulu (par ex. mâcher comme “intention” et comme “action”). L’histoire des intentions est
autre que celle des “faits” : – en morale. C’est le préjugé le plus courant que de ne voir dans
l’action que ce qui, en elle, coïncide avec les buts projetés. Cette manière d’envisager les buts
est signes d’un stade archaïque de l’intellect – tout ce qui est essentiel, l’action elle-même et
son résultat, sont négligés ! »1
« Voilà qui me semble l’un de mes pas et de mes progrès les plus essentiels : j’ai appris à
distinguer la cause de l’agir de la cause de telle ou telle façon d’agir, de l’agir en tel sens, de
l’agir dans tel but. La première sorte de cause est un quantum de forces accumulées qui
attend d’être dépensé d’une manière quelconque, à une fin quelconque. La seconde sorte en
revanche, comparée à cette force disponible, est quelque chose de tout à fait insignifiant, un
petit hasard à la faveur duquel ce quantum “précipite” dès lors d’une manière déterminée :
l’allumette par rapport au baril de poudre. Parmi ces petits hasards, ces allumettes, je
rangerai toutes les prétendues “fins”, ainsi que les “vocations” beaucoup plus prétendues
encore. […] On est habitué à ne voir la force impulsive que dans le but même (fins,
professions, etc.), conformément à une fort vieille erreur, – mais le but n’est que la force
dirigeante, et de ce fait on a confondu le pilote avec la vapeur. Il nous manque encore une
critique de la notion de “fin”. »2
« Avec “afin” on a créé une contrainte et anéanti la liberté. Pour se libérer des fins. »
« A partir de quoi agit-on ? C’est la question que je pose. Le pourquoi ? dans quel but ? est
secondaire. Soit par plaisir (sentiment de force débordant qui doit se manifester), soit par
déplaisir (inhibition du sentiment de puissance qui doit se libérer ou se compenser). […]
Donc, ce n’est pas en fonction du bonheur ou de l’utilité ou pour écarter un déplaisir que
l’homme agit : mais une certaine quantité de force se dépense, s’empare de quelque chose sur
quoi elle peut se décharger. Ce qu’on appelle “but”, “fin”, est en réalité un moyen de ce
processus explosif où la volonté n’a point de part. Et ce même et unique quantum de
sentiment de puissance peut se décharger de mille manières différentes : c’est cela qui est la
“liberté de la volonté” – le sentiment que, eu égard à l’explosion nécessaire, des centaines
d’actions différentes feraient aussi bien l’affaire. C’est ainsi ! Le but représenté pousse à
l’extrême le désir de décharge. »3
« On ne doit pas appeler « but » le résultat auquel parvient un instinct ! »4
« Donc : l’activité de l’instinct s’accompagne de plaisir. Le but de l’activité est représenté
et provoque également du plaisir comme une augmentation de l’activité (le but est l’activité
d’un autre instinct). À vrai dire, notre instinct-entendement éprouve son plaisir en posant un
but – c’est son activité ; de même en réfléchissant à des moyens – plaisir d’ordre logique dans
toute activité. »5

1
1883, 7 [21] — IX, p. 256-257.
2
1886, GS [Livre cinquième, 360] — V, p. 267.
3
1883, 7 [77] — IX, p. 279.
4
1883, 7 [239] — IX, p. 326.
5
1883, 7 [263] — IX, p. 332.

LXIX
« “Je veux partir” : mais 1) je dois partir, et le vouloir n’est que secondaire, ne produisant
aucun mouvement, une image qui précède. 2) Cette image est incroyablement grossière et
incertaine si on la compare à ce qui arrive, elle est conceptuelle et tout à fait générale, si bien
qu’elle recouvre d’innombrables réalités. Elle ne peut donc pas être la cause de ce qui arrive.
– Il faut éliminer les fins. »1
« “Selon quels mobiles agit-on ? c’est cela que nous interrogeons”, disent les uns. “Selon
quels mobiles il faudrait agir ? C’est ce que nous, nous demandons”, disent les autres. Le fait
qu’on agisse selon des mobiles dès qu’il est question d’agir est leur présupposé commun :
c’est leur erreur à tous. »2
« Ne nous y trompons pas ! Le temps “progresse” – nous aimerions croire que tout ce qui
est dans le temps, “progresse” aussi, “va de l’avant”… que l’évolution est une marche en
avant… C’est l’apparence trompeuse qui séduit les esprits les plus posés : mais le dix-
neuvième siècle ne représente pas un progrès par rapport au seizième. […] L’“Humanité”
n’avance pas, elle n’existe même pas… […] Le tableau d’ensemble est celui d’un immense
laboratoire d’expérience, où certaines choses réussissent, dispersées à travers tous les temps,
et où énormément d’autres échouent, où manque tout ordre, toute logique, toute liaison et
tout engagement… […] L’homme ne constitue pas un progrès par rapport à l’animal : le
civilisé douillet est un avorton comparé à l’Arabe et au Corse. »3
« Il n’y a, en fin de compte, plus de but : la morale n’est plus le chemin qui mène au ciel :
pas non plus le chemin qui conduit au ciel sur la terre (tourment des remords). Son maintien
ou sa chute ne sont plus liés au destin des États et des peuples. »4
« Les fins sont généralement des résultats involontaires mais très souhaitables grâce
auxquels nous justifions après coup devant la raison notre façon d’agir. »5
« Nos concepts de “moyen et fin” sont de très utiles abréviations pour nous rendre certains
processus maniables, saisissables dans leur ensemble. »6
« En parlant de “moyens et fins”, on emploie une gestuelle : mais on désigne aussi
seulement ce qui est secondaire dans l’action (son rapport aux épiphénomènes que sont
plaisir et douleur) »7.
« Une telle conception provisoire afin d’acquérir la suprême force est le fatalisme (ego –
fatum) (forme la plus extrême : “éternel retour”). »8
« Il est de curieux tireurs qui manquent la cible, sans doute, mais n’en quittent pas moins la
place avec la secrète fierté d’avoir, quoi qu’il en soit, fait voler leur balle très loin (plus loin
que la cible, il est vrai), ou bien d’avoir touché, sinon le but, du moins quelque autre chose.
Et il est des penseurs tout pareils. »9

1
1883, 24 [11] — IX, p. 680.
2
1883, 7 [201] — IX, p. 315.
3
1888, 15 [8] — XIV, p. 177.
4
1882/83, 6 [3] — IX, p. 243.
5
1880, 4 [63] — IV, p. 390.
6
1885, 34 [128] — XI, p. 192.
7
1883, 7 [149] — IX, p. 301.
8
1884, 27 [67] — X, p. 325.
9
1879, OSM [198] — III**, p. 102.

LXX
« Ses propres fins rendent la vie tout à fait absurde et fausse. On travaille pour se nourrir ?
On se nourrit pour vivre ? On vit pour laisser des enfants (ou des œuvres) ? Ceux-ci à leur
tour – etc. et pour finir salto mortale. […] En fait, dans l’acte même de travailler, manger,
etc., le terme est toujours là aussi : avec le but, nous nouons deux bouts ensemble. Je mange
pour manger et pour vivre, c’est-à-dire pour manger encore. […] L’action demande à être
répétée parce qu’elle est agréable. Tout agrément est le terme. Les plantes existent-elles pour
servir de nourriture aux animaux ? Il n’y a pas de but. Nous nous faisons illusion. »1
« Mes préalables : 1) pas de « causes » dernière. Même dans les actions humaines
l’intention n’explique aucunement l’acte. 2) l’ « intention » ne rend pas compte de l’être de
l’action, par conséquent le jugement moral porté sur les actions d’après les intentions est
FAUX. »2
« […] l’homme finit par aimer les moyens pour eux-mêmes, et les oublie en tant que
moyens : de sorte qu’ils lui viennent maintenant à la conscience comme buts, comme critères
de fins… »3
« “Tout événement se produit sur la base d’un motif : la cause finale est la cause
efficiente” –
Cette croyance est erronée : le but, le motif sont des moyens de nous rendre un événement
compréhensible et accessible à l’action. – La généralisation était toute façon erronée et
illogique.
Pas de but.
Pas de volonté. »4
« Après quoi cependant un mouvement rétrograde est nécessaire : il lui faut, de ces
représentations, comprendre la justification historique autant que psychologique, il lui faut
reconnaître que les plus grands progrès de l’humanité sont venus de là et que, faute de ce
mouvement rétrograde, on se priverait du meilleur de ce que l’humanité a réalisé jusqu’à
présent. »5
« […] ce qui est essentiel, c’est ici de ne pas vouloir faire quelque chose, de savoir
suspendre sa décision. »6
« […] cesse toute beauté quand nous examinons de près les épisodes qui constituent
l’histoire ; l’ordre qui paraît résulter de la poursuite d’une fin est déjà une illusion. Bref, plus
le résumé que nous en donnons est superficiel et grossier et plus le monde paraît contenir de
valeur s’évanouissent – on approche l’absence de toute signification ! C’est nous qui avons
créé le monde qui a de la valeur ! »7
« Joie de la cécité. — “Mes pensées, dit le Voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où
j’en suis : non pas me révéler où je vais. J’aime l’ignorance de l’avenir et ne veux succomber
à l’impatience ni à la saveur anticipées des choses promises.” »8

1
1879, 41 [5] — III**, p. 425.
2
1884, 25[96] — X, p. 45.
3
1888, 14 [158] — XIV, p. 124.
4
1885, 34 [53] — XI, p. 165.
5
1878, HTH [Des principes et des fins, 20] — III*, p. 47.
6
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 6] — VIII*, p. 106.
7
1884, 25 [505] — X, p. 165.
8
1882, GS [Livre quatrième, 287] — V, p. 195.

LXXI
« Mon intention en ce qui concerne même les actions les plus conformes à un but, est de
montrer que notre “compréhension” là aussi est un faux-semblant et une erreur. »1
« Rien n’est plus important pour une recherche historique que le principe suivant, qui n’a
été acquis qu’à grand-peine mais qui devrait être définitivement acquis, à savoir que la cause
de la naissance d’une chose se distingue toto caelo [de façon diamétralement opposée] de son
utilité, de son application effective et de son classement dans un système de buts ; qu’une
chose qui existe et qui a pris forme d’une manière ou d’une autre est toujours interprétée
d’une façon nouvelle par une puissance supérieure qui s’en empare, la ré-élabore et la
transforme en l’adaptant à un nouvel usage […] On a beau comprendre l’utilité d’un organe
physiologique […] on n’a pour autant rien compris encore à sa naissance. […] Tout but,
toute utilité ne sont cependant que des symptômes indiquant qu’une volonté de puissance
s’est emparée de quelque chose de moins puissant qu’elle et lui a de son propre chef imprimé
le sens d’une fonction. […] L’évolution d’une chose, d’un usage, d’un organe n’est donc rien
moins que son progrès vers une fin, encore moins un progrès logique et direct, obtenu avec
un minimum de force et aux moindres frais, – mais bien la succession de processus de
subjugation plus ou moins indépendants les uns des autres, plus ou moins profonds qui
s’opèrent en elle, et qui renforcent les résistances qu’ils ne cessent de rencontrer, les
métamorphoses tentées par réaction de défense, et aussi les contre-actions couronnées de
succès. […] Je veux dire que le fait de devenir partiellement inutile, de dépérir et dégénérer,
de perdre sens et utilité, bref de mourir, cela aussi appartient aux conditions d’un progrès
véritable. »2
« […] les philosophes les plus divers ne cessent de remplir un certain programme de
philosophies possibles. […] En fait, leur pensée les conduit beaucoup moins à une
découverte, qu’à une redécouverte, un ressouvenir, un retour dans l’antique et lointain foyer
de l’âme où ces notions ont jadis vu le jour. »3

« La question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire : “Le voudrais-je de telle sorte
que je le veuille faire d’innombrables fois ?” constitue la pesanteur la plus importante. »4
« Ma doctrine enseigne : vivre de telle sorte qu’il te faille désirer revivre, c’est là ta tâche –
tu revivras dans tous les cas ! »5
« Mais le fait que l’idéal ascétique ait tant signifié pour l’homme, voilà qui exprime le trait
fondamental de la volonté humaine, son horror vacui : elle a besoin d’un but, — et plutôt que
de ne rien vouloir, elle veut le rien. »6
« Tous les livres marquants essaient de laisser comme l’impression que l’horizon
intellectuel et spirituel le plus vaste s’y trouve circonscrit et que tous les astres du présent et
de l’avenir doivent nécessairement graviter autour du soleil qui s’y meut. »7
« Il n’y aurait d’ailleurs que ce qui est terminé, bouclé, mort qu’on pourrait étudier, parce
qu’on peut en voir les ultimes conséquences, et s’en instruire. – L’histoire comme “système
mondial des erreurs et des passions”. Enseignement négatif : ce dont il faut se garder. »1

1
1884, 25 [314] — X, p. 108.
2
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 12] — VII, p. 269-270.
3
1886, PBM [Des principes des philosophes, 20] — VII, p. 38.
4
1881, 11 [143] — V, p. 365.
5
1881, 11 [163] — V, p. 373.
6
1887, GM [Troisième dissertation, 1] — VII, p. 288.
7
1879, OSM [98] — III**, p. 58.

LXXII
« Mais s’il nous faut étudier le passé, il existe en tout cas deux façons différentes de le faire,
deux façons que j’appellerais sans ambages la façon historique et la façon non historique […]
“And from the dregs of life hope to receive, / What the first sprightly running coult not give”.
Ceux qui répondent ainsi sont les esprits historiques ; le spectacle du passé les pousse vers le
futur, enflamme leur courage de vivre et de lutter encore plus longtemps, allume en eux
l’espérance que le bien est encore à venir, que le bonheur nous attend de l’autre côté de la
montagne vers laquelle nous marchons. Car ces esprits historiques croient que le sens de
l’existence réside dans le processus, ils ne regardent en arrière que pour comprendre le
présent à la lumière du chemin parcouru et pour apprendre à convoiter plus ardemment
l’avenir. […] L’approche non historique est au contraire sui generis et sui juris ; […] La
motivation de l’esprit non (supra)-historique, ne voit pas le salut dans le processus, mais croit
discerner dans chaque individu et dans chaque événement, et à nouveau dans chaque période
vécue, dans chaque jour, dans chaque heure, le sens même de l’existence : de sorte que pour
lui le monde est à chaque instant achevé et parvenu à sa fin. Qu’est-ce que les dix prochaines
années pourraient enseigner de plus que les dix années passées, si elles étaient vécues à
nouveau ! Les esprits supra-historiques […] admettent unanimement, contre toutes les règles
de l’analyse historique, que le passé et le présent sont une seule et même chose […] »2.
« Et pour répéter à la fin ce que j’ai dit au début : l’homme aime mieux vouloir le néant que
ne pas vouloir… […] En dehors de l’idéal ascétique, l’homme, l’animal-homme, a été jusqu’à
présent dépourvu de sens. Son existence sur terre n’avait pas ce but ; “pourquoi l’homme ?”
était une question sans réponse. […] [avec l’idéal ascétique] l’homme ainsi était sauvé, il
avait un sens, il cessait d’être comme une feuille dans le vent, jouet de l’absurde, de la
privation de sens, il pouvait désormais vouloir quelque chose, — et ce qu’il voulait, pourquoi
et par quoi il le voulait importe peu : la volonté elle-même était sauvée. […] cette haine de
l’humain, plus encore de l’animalité, plus encore de la matérialité, cette horreur des sens, de
la raison même, cette peur du bonheur et de la beauté, ce désir d’échapper à l’apparence, au
changement, au devenir, à la mort, à tout projet, au désir même — tout cela signifie, osons le
comprendre, une volonté de néant, une aversion de la vie, une révolte contre les conditions
fondamentales de la vie, mais cela est et demeure une volonté !... »3
« Traitement épique et traitement dramatique du passé. Schiller : “Le poète épique nous
montre seulement l’existence paisible et l’action naturelle des choses ; son but réside en
chaque point du mouvement ; aussi ne nous hâtons-nous pas avec impatience vers un but,
mais nous nous attardons avec amour à chaque pas [Schiller à Goethe, 21 avril 1797]. »4
« Dire que l’adéquation des moyens par rapport à une finalité s’est accrue au cours de toute
l’évolution du monde organique (comme le pense Spencer), n’est qu’un jugement superficiel à
la manière anglaise ; eu égard à la complexité de nos finalités, il est vraisemblable que
l’imbécillité des moyens est restée identique à elle-même. »5
« Si je pense à ma généalogie philosophique, je me sens en relation avec le mouvement
antitéléologique, c’est-à-dire spinoziste, de notre époque, mais avec cette différence que moi,
je tiens également “la fin” et “la volonté” en nous pour une illusion […] »6.

1
1873, 29 [60] — II*, p. 386.
2
1873/74, 30[2] — II*, p. 452-453-454. Repris quasiment à l’identique dans 1873/74, UH [1], p. 101. Citation de John
Dryden dans Aureng-Zebe, cité par Hume : « Ils espèrent trouver au fond de la coupe de la vie ce que les premières fraîches
gorgées ne purent leur donner » (II*, p. 506, note 24).
3
GM [Troisième dissertation, 28] — VII, p. 346-347.
4
1873, 29 [111] — II*, p. 410.
5
1885, 40 [3] — XI, p. 366.
6
1884, 26 [432] — X, p. 294.

LXXIII
« Quatrième principe. La mathématique contient des descriptions (définitions) et des
déductions à partir de définitions. Leurs objets n’existent pas. La vérité de leurs déductions
repose sur l’exactitude de la pensée logique. — Quand la mathématique est appliquée, il
arrive la même chose que dans les explications selon le schème “moyens et fins” : le réel est
d’abord arrangé et simplifié (FAUSSE — —) »1.
« Il n’y a, en fin de compte, plus de but : la morale n’est plus le chemin qui mène au ciel :
pas non plus le chemin qui conduit au ciel sur la terre (tournent des remords). Son maintien
ou sa chute ne sont plus liés au destin des États et des peuples. »2
« Histoire = évolution des finalités dans le temps : de sorte que des buts plus élevés se
développent sans cesse à partir des buts inférieurs. Il faut expliquer pourquoi toujours
doivent surgir des formes supérieures de la vie. Sur ce point, les téléologues et les darwinistes
sont d’accord pour dire que cela se passe ainsi. Mais le tout est une hypothèse qui repose sur
des évaluations – et certes des évaluations nouvelles. L’inverse, c’est-à-dire que tout, jusqu’à
nos jours, est déclin, est également démontrable. L’homme, et justement le plus sage, en tant
qu’erreur suprême de la nature et autocontradiction (l’être le plus souffrant) : jusqu’à
présent, la nature sombre. L’organique en tant qu’altération. »3
« La manière gothique de Hegel montant à l’assaut du ciel (– Epigonalité). Essai
d’introduire une sorte de raison dans l’évolution : – je suis à l’extrême opposé, je vois même
dans la logique elle-même une sorte de déraison et de hasard. »4
« Principe : dans toute l’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours, aucun but, aucune secrète
direction raisonnée, aucun instinct, mais hasards, hasards et hasards – et certains favorables.
Il faut les mettre en lumière. Nous ne devons pas avoir de fausse confiance, et surtout ne pas
continuer à nous en remettre au hasard. C’est le plus souvent un démolisseur insensé. »5
« Je honnissais les partisans du “procès du monde” et leur manque de modestie, je ne
croyais pas en un “instinct de connaissance en soi”, pour moi, le sens historique naissait de
trois instincts seulement. – Tout était déjà là. »6
« On dit “progrès” mais l’on pense évolution, c.-à-dire. Devenir et disparition. »7
« L’humanité n’a pas de but : elle peut aussi se donner un but – non pas une fin, non pas
conserver l’espèce, mais la dépasser. »8
« Il n’y eut jusque-là aucun but : allons, adoptons-en un. »9

« Si l’on considère les choses du point de vue du but, on dépense, dans chaque action,
autant que dans la chaleur solaire qui rayonne dans l’univers. »10
« L’histoire des hommes et de l’humanité se déroule inconnue, mais les images idéales et
leur histoire nous semblent l’évolution même. »1

1
1884, 25 [307] — X, p. 105.
2
1882/83, 6 [3] — IX, p. 243.
3
1882/83, 4 [177] — IX, p. 172-173.
4
1884, 26 [388] — X, p. 280.
5
1880, 1 [63] — IV, p. 303.
6
1883, 16 [11] — IX, p. 523.
7
1880, 6 [225] — IV, p. 512.
8
1882/83, 4 [20] — IX, p. 124.
9
1882/83, 4 [22] — IX, p. 125.
10
1883, 7 [257] — IX, p. 330.

LXXIV
« Taine, qui a eu l’habilité d’invention de découvrir entre Hegel et Henri Beyle le typique,
sa méthode, qui signifie essentiellement ; l’histoire ne peut être conçue que par des concepts,
or les concepts c’est l’homme historique qui doit les créer ; et l’histoire où ne jouent que 4-5
facteurs est la plus facile à concevoir. »2
« Notre dix-neuvième siècle se trouve enfin dans les conditions requises pour comprendre
quelque chose qui dix-neuf siècles durant a été mal compris – le christianisme… »3
« Celui qui croit au bien et au mal ne pourra jamais utiliser le mal comme moyen
permettant de parvenir au bien ; et toute vision du monde téléologique qui ne rompt pas
radicalement avec la moralité est perdue. »4
« Mais à coup sûr, légèreté ou accablement valent mieux, à tous les degrés, qu’un
romantisme du retour en arrière et de la désertion, qu’un rapprochement avec le
christianisme sous quelque forme que ce soit : car on ne peut décidément plus, en l’état actuel
de la connaissance, se commettre avec celui-ci sans souiller irrémédiablement sa conscience
intellectuelle et la trahir vis-à-vis de soi et des autres. »5
« Notre privilège : nous vivons à l’époque de la comparaison, nous pouvons recalculer
comme jamais on ne l’a pu encore : nous sommes la conscience que l’histoire a d’elle-même
en un sens absolu… […] Nous comprenons toutes choses, nous vivons toutes choses, nous
n’éprouvons plus aucun sentiment hostile… Que nous-mêmes en ayons à pâtir, notre
accueillante et presque aimante curiosité se précipite sans appréhension sur les choses les
plus dangereuses… […] Au fond, nous autres savants aujourd’hui remplissons au mieux la
doctrine du Christ – – – »6.
« Tous les buts sont détruits. Les hommes doivent s’en donner un. Ce fut une erreur qu’ils en
aient eu un : ils se les sont tous donnés. Mais toutes les conditions pour atteindre tous les
anciens buts ont disparu.
La science indique le courant, mais non le but : elle propose cependant certaines conditions
auxquelles le nouveau but doit correspondre. »7
« En tant qu’elle est création, toute connaissance est sans fin. »8
« Je me méfie de tous faiseurs de système et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est
un manque de probité. »9
« Le canon de la vertu, de l’accomplissement de la Loi, est exposé dans le Nouveau
Testament : mais de façon telle qu’il est le canon de l’impossible vertu : face à tel canon,
ceux qui s’appliquent encore à des efforts moraux doivent apprendre à se sentir toujours plus
éloignés de leur but, ils doivent désespérer de la vertu et se jeter pour finir dans les bras du
Miséricordieux […] »10.

1
1881, 11 [18] — V, p. 320.
2
1885, 34 [22] — XI, p. 156.
3
1887/88, 11 [358] — XIII, p. 334.
4
1883, 16 [33] — IX, p. 531.
5
1878, HTH [Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, 109] — III*, p. 104-105.
6
1887/88, 11 [374] — XIII, p. 343.
7
1882/83, 4 [137] — IX, p. 163.
8
1882/83, 215 — IX, p. 222.
9
1888, CI [Maximes et traits, 26] — VIII*, p. 65.
10
1881, A [Livre premier, 87] — IV, p. 71-72.

LXXV
« Les effets produits démontrent quels éléments existaient dans les autres hommes de
l’époque : que tel homme exerçait un charme ; mais par quels moyens et dans quelles
intentions particulières faudrait-il encore demander ! – c’est pure téléologie que de croire que
le grand homme arrive nécessairement à l’heure où les éléments existants sont prêt à
exploser. »1
« Ou bien cette autre interprétation selon laquelle les destinées d’un homme lui sont
“destinées” pour l’améliorer, l’exhorter, le punir, l’avertir : ou cette troisième interprétation,
que le cours même des choses renferme du droit et de la justice, et que tout événement causal
cache en outre une espèce d’arrière-sens d’intrigue policière. »2
« Délivrons-nous, si nous ne voulons pas couvrir de honte le nom de philosophie, de
quelques insanités. Par ex. du concept de “Procès du monde” [“Weltprozeß”]. »3
« Il est temps que l’homme se fixe un but. Il est encore assez riche et sauvage pour le but
suprême. Je vous le dis : vous avez encore en vous le chaos et le choc des astres, assez pour
être à même d’enfanter une danse d’étoiles. »4
« Nous ne connaissons : a) ni les motifs de notre action ; b) ni l’action que nous faisons ;
c) nous ignorons ce qui s’ensuit. Mais, par rapport à ces trois ignorances, nous croyons le
contraire :le prétendu motif, la prétendue action et les prétendues conséquences
appartiennent à l’histoire de l’humanité qui nous est familière, ils se répercutent cependant
aussi sur son histoire inconnue, à chaque fois comme la somme de trois erreurs. »5
« Dire qu’il y ait une évolution de l’humanité dans son ensemble est absurde : ce n’est pas
même à souhaiter. Façonner l’homme selon plusieurs formes, tirer de lui une certaine
pluralité, le briser dès qu’un certain type a atteint son apogée – être ainsi créateur et
destructeur – voilà, il me semble, la jouissance la plus haute qui soit donnée aux hommes. »6
« Bref, ici comme partout, gardons-nous des principes téléologiques superflus, tels que
l’instinct de conservation (nous le devons à l’inconséquence de Spinoza). Ainsi le veut la
méthode, qui doit être essentiellement économe en matière de principes. »7
« Les sommets de l’humanité sont plus exactement les points médians d’un demi-cercle. Il y
a en effet une ligne ascendante et une ligne descendante. L’histoire du monde n’est pas un
processus unitaire. Son but est continuellement atteint. »8
« La science historique moderne […] son ambition la plus noble est d’être un miroir ; elle
rejette toute téléologie, ne veut plus rien “prouver”, se refuse à être juge, c’est là son bon
goût ; elle affirme tout aussi peu qu’elle nie, elle constate, elle “décrit”… Tout cela est
fortement ascétique, mais bien plus fortement encore nihiliste, qu’on ne s’y trompe pas ! […]
Ici la neige partout, la vie s’est tue ; les dernières corneilles croassent : “À quoi bon ?”, “En
vain”, “Nada !” »9

1
1881, 11 [263] — V, p. 408.
2
1885, 34 [241] — XI, p. 229-230.
3
1886/87, 6 [10] — XII, p. 236.
4
1882/83, 4 [213] — IX, p. 180-181.
5
1881, 11 [37] — V, p. 326.
6
1885, 34 [179] — XI, p. 209.
7
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 13] — VII, p. 32.
8
1870/71, 7 [145] — I*, p. 307.
9
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 26] — VII, p. 342.

LXXVI
« Tout le processus de l’histoire du monde se produit comme si la liberté de la volonté et la
responsabilité existaient. C’est une présupposition morale nécessaire, une catégorie de notre
action. Cette causalité stricte que nous pouvons bien en effet saisir conceptuellement n’est pas
une catégorie nécessaire. La conséquence de la logique est ici subordonnée à la conséquence
de notre pensée lorsque celle-ci accompagne l’action. »1
« Considérons […] l’étonnant coup de main, par lequel Hegel bouscula toutes les habitudes
et toutes les commodités de la logique, lorsqu’il osa enseigner que les notions spécifiques se
développent l’une de l’autre : thèse en vertu de laquelle les esprits en Europe se virent
préformés au dernier en date des grands mouvements scientifiques, au darwinisme – car sans
Hegel point de Darwin. […] le déclin de la croyance au Dieu chrétien, la victoire de
l’athéisme scientifique […] ce serait aux Allemands – à ces Allemands contemporains de
Schopenhauer – qu’il faudrait justement attribuer le fait d’avoir retardé le plus longuement et
le plus dangereusement cette victoire de l’athéisme – ; Hegel, notamment, fut son retardateur
par excellence, conformément à la grandiose tentative qu’il entreprit de nous convaincre de
la divinité de l’existence, en dernier ressort, au moyen même de notre sixième sens, le “sens
historien”. »2
« Maintenant, un CHOC EN RETOUR ! L’histoire a finalement prouvé autre chose que ce
qu’on voulait : elle s’est révélée comme le plus sûr agent de destruction de ces fameux
principes. Darwin. »3
« Il viendra un temps où l’on s’abstiendra sagement de reconstruire en quelque manière que
ce soit le processus universel ou simplement l’histoire de l’humanité, un temps où, de
nouveau, on ne tiendra plus compte des masses, mais seulement des individus, qui forment
une sorte de pont sur le torrent sauvage du devenir. Ceux-ci ne prolongent aucun processus,
ils vivent dans une simultanéité intemporelle. […] La tâche de l’histoire est de servir
d’intermédiaire entre eux, pour, ce faisant, constamment susciter et soutenir l’éveil de la
grandeur. Non, le but de l’humanité ne peut résider en son terme, mais seulement dans ses
exemplaires supérieurs. »4
« Tout serait du reste très beau, s’il n’était pas aussi absurde de parler d’“histoire
universelle” : à supposer qu’il y ait un but universel, il nous serait impossible de le connaître,
car nous sommes des pucerons et non les maîtres du monde. Toute divinisation d’idées
générales et abstraites telles que : État, peuple, humanité, processus universel, comporte
l’inconvénient d’alléger le fardeau de l’individu [Individuum] et de limiter sa
responsabilité. »5
« La plupart d’entre eux [les historiens] croient machinalement que les choses sont très bien
telles qu’elles se sont en définitive déroulées. Si l’histoire n’était pas encore et toujours une
théodicée chrétienne déguisée, si elle était écrite avec plus d’équité et une sympathie plus
fervente, elle serait véritablement la moins propre à rendre le service qu’elle rend à présent :
servir de soporifique contre toutes les forces de bouleversement et de rénovation. »6

1
1870/71, 7 [144] — I*, p. 307.
2
1886, GS [Livre cinquième, 355] — V, p. 259-260.
3
1880, 10 [D 88] — IV, p. 669.
4
1873/74, UH [9] — II*, p. 155.
5
1873, 29 [74] — II*, p. 393.
6
1876, WB [3] — II**, p. 111.

LXXVII
« Mais c’est justement ici que subsiste un doute grave : la fierté de l’homme moderne est
étroitement associée à son ironie vis-à-vis de lui-même, à la conscience qu’il a de devoir vivre
dans un état d’esprit historique et pour ainsi dire crépusculaire […] »1.
« En vérité, c’est une pensée attristante et paralysante de se croire les tard-venus de tous les
temps : mais cette croyance devient terrible et destructrice quand, par un audacieux
renversement, on se met un beau jour à diviniser le type du tard-venu comme le sens et le but
de toute l’évolution antérieure, quand on fait de sa savante misère l’accomplissement de
l’histoire universelle. C’est une telle conception qui a habitué les Allemands à parler du
“processus universel” et à justifier leur propre époque comme le résultat nécessaire de ce
processus. C’est encore elle qui a détrôné les autres puissances spirituelles, l’art et la
religion, au profit de l’histoire, qui est “le concept se réalisant lui-même”, la “dialectique de
l’esprit des peuples” et le “Jugement dernier”. L’histoire comprise à la manière hégélienne a
été appelée par dérision la marche de Dieu sur la terre, mais ce Dieu n’est lui-même qu’une
création de l’histoire. Il s’est fait transparent et compréhensible pour lui-même à l’intérieur
des crânes hégéliens, et il a déjà gravi tous les degrés dialectiques possibles de son devenir,
jusqu’à cette dernière auto-révélation : de sorte que pour Hegel, le sommet et l’aboutissement
du processus universel coïncidaient avec sa propre existence berlinoise. Il aurait même dû
dire que tout ce qui viendrait après lui était, au vrai, à considérer seulement comme une coda
musicale du rondo de l’histoire universelle ou, plus exactement encore, comme une répétition
superflue. Ile ne l’a pas dit : il a en revanche implanté dans les générations imprégnées de sa
pensée cette admiration de la “puissance de l’histoire” qui, pratiquement, se transforme à
chaque instant en une pure admiration du succès et conduit à l’idolâtrie du réel – culte en vue
duquel tout un chacun s’exerce désormais à utiliser cette formule très mythologique et en
outre fort allemande : “tenir compte des faits”. »2
« Si l’histoire n’était pas toujours restée une théodicée chrétienne camouflée, si elle avait
été écrite avec un plus grand soucis de justice et une plus fervente sympathie, elle serait
devenue un terrible instrument au service de la révolution : alors qu’aujourd’hui elle sert
d’opium contre toutes les forces de subversion. »3
« Je ne vois nulle trace d’une quelconque providence protectrice des bons livres : les
mauvais ont presque plus de chances de durer. Cela semble un miracle qu’Eschyle, Sophocle
et Pindare aient été constamment recopiés, et c’est manifestement par le plus grand des
hasards que nous possédons une littérature classique. »4
« Ce que j’ai à objecter à l’encontre de toute la sociologie française et anglaise, c’est
qu’elle ne connaît d’expérience que les produits de décomposition de la société et prend en
toute naïveté ses propres instincts de décomposition pour norme du jugement de valeur
sociologique. La vie déclinante, le déclin de toute force d’organisation, c'est-à-dire de
différenciation, de toute force capable de creuser des fossés, d’imposer une stricte hiérarchie,
ce déclin est proclamé par la sociologie actuelle comme un idéal… »5

1
1873/73, UH [9] — II*, p. 150.
2
1873/74, UH [8] — II*, p. 147.
3
1875, 11 [38] — II**, p. 454.
4
1872/73, 19 [202] — II*, p. 232.
5
1888, CI [Divagation d’un « inactuel », 37] — VIII*, p. 132-133.

LXXVIII
« Mais ils sont, au terme de leur guérison, redevenus des hommes, ils ont cessés d’être de
simples agrégats revêtus de formes humaines – ce n’est pas rien ! Ce ne sont pas de minces
espérances ! Votre cœur ne se réjouit-il pas dans vos poitrines, ô vous qui espérez ? »1
« Ici et là on va encore plus loin dans le cynisme et on donne au cours de l’histoire, voire à
l’ensemble de l’évolution universelle une justification à l’usage de l’homme moderne, selon
ce canon cynique : il fallait que cela arrivât exactement ainsi que cela est arrivé, il fallait que
l’homme devînt exactement tel qu’il est actuellement, et nul ne doit s’insurger contre cette
nécessité. »2
« […] je me tourne pour finir vers cette société d’esprits pleins d’espérance, pour leur
conter en une parabole comment ils ont été guéris et délivrés de la maladie historique ; je
leur raconterai donc leur propre histoire, telle qu’elle se déroulera jusqu’au moment où ils
seront de nouveau assez bien-portants pour étudier l’histoire et, sous l’autorité de la vie,
utiliser le passé selon les trois conceptions que nous avons énumérées : monumentale,
traditionaliste ou critique. »3
« À ce moment-là, ils seront plus ignorants que les “esprits cultivés” d’aujourd’hui ; car ils
auront oublié beaucoup de choses, et auront même perdu toute envie de jeter le moindre
regard sur ce qui intéresse le plus ces esprits cultivés ; ils se distingueront justement, aux
yeux de ces derniers, par leur “inculture”, leur attitude fermée et indifférente envers
beaucoup de faits illustres, et même certaines bonnes choses. »4
« Deux tâches : défendre le nouveau contre l’ancien , et rattacher l’ancien au nouveau. »5
« Les autres vont au hasard, blasphémant leur origine ; nous-même nous errons, et ce jour
seul sait donner à notre nostalgie du passé [Sehnen] assez de force pour nous permettre de
nous retrouver Grecs en elle. »6
« Nous ne connaissons jusqu’à présent qu’une seule forme parfaite, la culture de la cité
grecque, qui reposait sur ses fondements mythiques et sociaux, et une forme imparfaite, celle
des Romains, empruntée aux Grecs, et pure décoration de la vie. Maintenant tous les
fondements mythiques et sociopolitiques ont changé ; notre prétendue culture n’a aucune
consistance parce qu’elle s’édifie sur des situations et sur des croyances intenables et déjà
presque disparues. »7
« Tant que vous trouverez la beauté chez Apollon, vous devrez chercher la morale qui lui
correspond : cette beauté ne s’accorde pas avec la morale chrétienne ! »8
« Mon but est : engendrer une totale inimitié entre notre “culture” d’aujourd’hui et
l’antiquité. Qui veut servir la première doit haïr la seconde. »9
« De même la scène de Shakespeare offre, par son aspect extérieur, une parenté
généalogique indéniable avec celle de la nouvelle comédie attique. »10

1
1873/74, UH [10] — II*, p. 168.
2
1873/73, UH [9] — II*, p. 150.
3
1873/74, UH [10] — II*, p. 168.
4
1873/74, UH [10] — II*, p. 168.
5
1873, 29 [212] — II*, p. 442.
6
1871, 9 [4] — I*, p. 362.
7
1875, 3 [76] — II**, p. 279.
8
1880, 7 [150] — IV, p. 590.
9
1875, 3 [68] — II**, p. 275.
10
1869, DMG — I**, p. 17.

LXXIX
« Il est difficile d’approcher les Grecs, et même plus on les contemple, plus on s’en sent
éloigné : voilà le constat et le soupir tout personnel par lesquels j’aimerais ouvrir mes
considérations sur les Grecs et leur connaissance de l’homme. On peut les fréquenter
longtemps en croyant le contraire. Et nous apprenons que notre sentiment d’étrangeté est
bien plus riche d’enseignements que le sentiment de familiarité. Peut-être le Grec verrait-il
dans notre manière de creuser en profondeur pour découvrir l’homme un geste impie envers
la nature, un manque de pudeur. Inversement, nous trouvons étrange – γνώμη, d’entendre
que “lorsque le savoir est là, l’action doit suivre”, et que la vertu serait une béatitude ; cela
nous semble si étranger et si improbable que nous regardons de plus près pour voir si ce
n’est pas une plaisanterie. Tout se passe comme s’ils avaient donné à l’intellect une peau
supplémentaire. »1
« Reconnaître chez les Grecs de “belles âmes”, des “statues harmonieuses” et la “noble
simplicité” winckelmanienne – j’ai été préservé d’une telle niaiserie allemande par le
psychologue que je portais en moi. J’ai vu leur instinct le plus fort, la volonté de puissance ;
je les ai vus trembler devant la violence effrénée de cette impulsion, – mais j’ai vu leurs
instincts naître à partir de mesures de sauvegarde qu’ils prenaient pour se mettre
mutuellement à l’abri de leurs explosifs internes. »2
« Voici que désormais tout m’est donné
L’aigle de mon espoir a découvert
Une Grèce pure et neuve
Salut de l’ouïe et des sens —
Quittant l’étouffante cacophonie allemande
Pour Mozart, Rossini et Chopin
Je vois ton navire, Orphée allemand,
Virer de bord vers des rivages grecs. »3
« Le fondement sur lequel repose l’estimation générale de l’antiquité est constitué par des
préjugés : si on les écartait, il se pourrait bien que cette estimation se transforme en une
haine fondamentale. Les philologues cultivent-ils ces préjugés. »4
« Nous devons apprendre à la manière dont les Grecs apprenaient de leur passé et de leurs
voisins – pour vivre, en faisant un tri rigoureux et en utilisant immédiatement toute chose
apprise comme point d’appui pour progresser – et dépasser tous leurs voisins. Donc pas en
savants ! »5
« Quel mépris envers les études d’“Humanités” [“Humanitäts”], pour qu’on les ait
nommées belles lettres [en français dans le texte] (bellas litteras). »6
« […] ce faux “classicisme” qui nourrissait une haine intime pour la nudité naturelle et la
beauté terrible des choses et favorisait involontairement par une feinte noblesse des gestes et
une feinte noblesse des paroles – et ceci dans tous les domaines (caractères passions époques
mœurs) – une prétendue nudité, une prétendue grécité en réalité travesties, une sorte de style
à la Casanova […] »7.

1
1883-1884, 24 [1] — IX, p. 675.
2
1888, 24 [1] — XIV, p. 366.
3
1884, 28 [10] — XI, p. 24.
4
1875, 5 [45] — II**, p. 293.
5
1872/73, 19 [196] — II*, p. 230.
6
1875, 3 [6] — II**, p. 258.
7
1880, 9 [7] — IV, p. 646.

LXXX
« On l’appelle tantôt philologie, tantôt érudition classique, tantôt littérature ancienne,
tantôt Humanités, et parfois encore d’un nom très moderne et qui lui est parfaitement
étranger, belles sciences […] Cette dénomination ne convient absolument pas à notre
domaine de connaissances : elles ont au reste des aspects qui attirent par tout autre chose
que par la beauté. »1
« Éloge de la philologie : comme école d’honnêteté. L’antiquité a péri de sa décadence. »2
« Il [le philistin] s’accommode du fait qu’il existe des auteurs classiques (Schiller Goethe
Lessing) et oublie que ceux-ci cherchaient une civilisation, mais ne constituent pas un
fondement sur lequel on pourrait s’appuyer. C’est la raison pour laquelle il ne comprend pas
le sérieux de ceux qui, aujourd’hui encore, cherchent une civilisation. »3
« Qu’il existe des érudits qui se consacrent exclusivement à l’étude de l’antiquité grecque et
romaine, chacun trouvera que c’est légitime […] Mais que ces mêmes érudits soient en même
temps les éducateurs de la jeunesse noble, des classes riches, cela ne se conçoit pas tout à fait
aussi facilement […] [il faudrait en effet] que l’étude de l’antiquité grecque et romaine soit
équivalente à “la science de l’éducation”. »4
« Comment en arrive-t-il à la prétention d’être le maître au sens le plus élevé, et de former
non les seuls hommes de science, mais aussi et surtout tous les hommes cultivés. »5
« Raisons pour lesquelles la littérature grecque ne nous paraît pas étrangère ? […]
1. mauvaise habitude prise au lycée
2. outil de la philologie
3. Nous avons trop d’imitation »6.
« En cherchant la réponse, je crois avoir reconnu que ce fondement sur lequel repose le
crédit qu’on accorde à l’antiquité comme instrument décisif d’éducation, est aussi celui de
toute la philologie [Philologie] […] la philologie comme professorat est l’expression exacte
d’une conception dominante sur la valeur de l’antiquité et la meilleur méthode d’éducation.
Cette pensée referme deux principes : premièrement : toute éducation supérieure doit être
historique ; deuxièmement : l’histoire grecque et romaine est différente de toutes les autres :
elle est classique. »7
« Le plaisant, c’est que nous prétendons avoir le goût grec dans les arts, manquant de la
passion principale qui rendait les Grecs sensibles aux arts. »8
« Dans quelle mesure cette histoire est classique ? Il y a là-dessus quelques préjugés très
répandus. Premièrement, le préjugé qui est contenu dans le concept synonyme des
“humanités” [“Humanitätsstudien”] : l’antiquité est classique, parce qu’elle est l’école de
l’humain. Deuxièmement : “l’antiquité est classique, parce qu’elle est éclairée”. »9

1
1875, 3 [6] — II**, p. 551. Note 2 de la p. 258.
2
1880, 6 [240] — IV, p. 517.
3
1873, 27 [65] — II*, p. 343.
4
1875, 7 [6] — II**, p. 359.
5
1875, 7 [6] — II**, p. 359.
6
1878, 31 [2] — III**, p. 400.
7
1875, 7 [6] — II**, p. 360.
8
1881, A [Livre troisième, 170, variantes] — IV, p. 699.
9
1875, 7 [6] —II**, p. 361.

LXXXI
« Ce qui est proprement grec [Das Eigenthümliche-Griechische, le véritable esprit grec] est
bien moins le résultat d’une disposition que celui d’institutions bien adaptées et aussi de la
langue qu’ils adoptèrent. »1
« A-t-on tenté le moins du monde d’éveiller en nous l’un des sentiments dont les Anciens
faisaient plus grand cas que les modernes ? Nous a-t-on présenté les divisions du jour et de la
vie et les buts supérieurs à la vie dans un esprit antique ? Avons-nous seulement appris les
langues anciennes comme nous apprenons les langues vivantes, – c’est-à-dire pour les parler,
et pour les parler couramment et bien ? […] Car chez nos éducateurs classiques, la
présomptueuse illusion d’être pour ainsi dire en possession des Anciens va si loin qu’ils font
même rejaillir cette prétention sur ceux qu’ils éduquent, mais avec le soupçon qu’une telle
possession n’est guère capable d’assurer le bonheur et est tout juste bonne pour de vieux rats
de bibliothèque, pauvres, braves et niais : “qu’ils restent à couver leur trésor ! Il est sûrement
digne d’eux !” – sur cette arrière-pensée tacite s’acheva notre éducation classique. – Tout
cela est irréparable – pour nous ! Mais ne pensons pas uniquement à nous ! »2
« Celui qui connaît l’histoire éprouve de plus en plus le sentiment de retrouver les traits
anciens et familiers d’un visage. L’esprit de la culture hellénique plane, extrêmement diffus,
sur notre présent. »3
« Il est vrai que le reproche d’être un très mauvais écrivain se trouve atténué par le fait
qu’il est extrêmement difficile, en Allemagne, de devenir un écrivain passable et moyen, et
totalement invraisemblable d’en devenir un bon. Il y manque un sol naturel, l’appréciation, la
pratique et la formation artistique de la parole. Comme celle-ci n’a pas encore, entre la
conversation mondaine, la prédication, l’éloquence parlementaire, trouvé l’unité d’un style
national, ni même seulement ressenti le besoin d’un style quelconque, et comme tout ce qui
parle en Allemagne n’a pas dépassé en ce domaine le stade de la plus naïve expérimentation,
l’écrivain ne dispose pas d’une norme unique et il est dans une certaine mesure en droit de se
forger sa propre langue. »4
« Auerbach […] dont chaque tournure déformait et torturait la langue allemande, et qui
ressemblait au total à une mosaïque de mots sans âme réglés par une syntaxe
internationale. »5
« Car tout le reste montre ce caractère absolument non scandaleux, c’est-à-dire absolument
infécond, que l’on considère aujourd’hui comme une qualité positive du prosateur classique.
Une sécheresse et une sobriété extrêmes […] »6.
« Éducation classique ! Elle ne vous apprend justement rien de ce que les anciens
apprenaient à leur jeunesse, vous n’apprenez pas à parler comme eux, à écrire comme eux, à
vous mouvoir comme eux avec beauté et fierté, à lutter, à lancer et à pratiquer le pugilat
comme eux ! »7

1
1875, 2 [5] — II**, p. 254.
2
1881, A [Livre troisième, 195] — IV, p. 149-150.
3
1876, WB [4] — II**, p. 113.
4
1873, DS [11] — II*, p. 71.
5
1873, DS [11] — II*, p. 72.
6
1873, DS [11] — II*, p. 75.
7
1881, A [Livre troisième, 195 variante] — IV, p. 700.

LXXXII
« Si un style plat, épuisé, exsangue, vulgaire passe pour la règle, une langue fautive et
corrompue pour une séduisante exception, alors la vigueur, la rareté, la beauté tombent en
discrédit. »1
« […] on voit constamment se répéter en Allemagne cette histoire du voyageur normalement
constitué qui arrive au pays des bossus, et devient la cible des plus infâmes railleries à cause
de sa prétendue difformité et de son absence de bosse ; jusqu’à ce qu’enfin un prêtre le
prenne sous sa protection et dise au peuple : “Vous feriez mieux de plaindre ce pauvre
étranger, et d’offrir un sacrifice aux dieux pour cette somptueuse masse de chair dont ils ont
orné vos dos. »2
« C’est par exemple ainsi que nos auteurs se sentent obligés d’introduire de temps en temps
une image ou une métaphore, mais une métaphore neuve : or “neuf” et “moderne” sont
synonymes pour ces cerveaux poussifs, qui se torturent à tirer leurs métaphores du chemin de
fer, du télégraphe, de la machine à vapeur, de la bourse. »3
« Que l’on essaie seulement de traduire en latin le style straussien, comme on peut le faire
même pour Kant et, avec plaisir et aisance, pour Schopenhauer. La raison pour laquelle
l’allemand straussien ne se prête pas à cette opération ne tient sans doute pas à ce qu’il est
plus allemand que celui de ces derniers auteurs, mais au fait qu’il est confus et illogique. »4
« À ce théâtre, il suffit en fait d’opposer le théâtre grec pour voir à quel point nos
institutions sont vulgaires, et, qui plus est, d’une vulgarité baroque. À supposer que nous ne
sachions rien des Grecs, il serait peut-être impossible de remédier à notre état, et l’on
tiendrait de telles objections pour des rêveries utopiques. “Étant donné ce que sont les
hommes, tel est l’art qui leur convient – ils n’ont jamais été autres”. »5
« Le théâtre antique grec […] et si, de ce lieu, je tourne mes regards en arrière, comme le
commerce que les modernes entretiennent avec l’art me paraît froid et répugnant, comme me
paraissent ignobles le chant et la musique de nos concerts et de nos soirées, les lectures et les
discours de nos cercles cultivés ! Et quelle misère que celle de l’État moderne, lui qui, pour
comble, se fait appeler “l’État de la culture”. »6
« […] il nous faut démonter pour ainsi dire pierre par pierre cet ingénieux édifice de la
civilisation apollinienne jusqu’à en faire apparaître les fondations mêmes. »7
« Dans l’histoire, ce ne sont pas les époques heureuses que je cherche, mais celles qui
offrent un terrain favorable à l’engendrement du génie [Erzeugung des Genius]. »8
« L’art grec, et avant tout la tragédie grecque, a retardé la destruction du mythe : il a fallut
les détruire l’un et l’autre pour, déraciné du sol natal, pouvoir vivre sans frein, sauvagement,
dans le désert de la pensée, de la moralité et de l’action. »9

1
1873, DS [11] — II*, p. 73.
2
1873, DS [11] — II*, p. 73.
3
1873, DS [11] — II*, p. 73.
4
1873, DS [11] — II*, p. 76.
5
1875, 11 [23] — II**, p. 436.
6
1875, 11 [23] — II*, p. 436.
7
1871, NT [3] — I*, p. 49.
8
1875, 6 [43] — II**, p. 350.
9
1871, NT [23] —I*, p. 149.

LXXXIII
« En revanche, celui qui se réjouit également au contact de ces systèmes fussent-ils même
tout à fait erronés. Car, néanmoins, ils renferment quelque points absolument irréfutables,
une tonalité, une teinte personnelles qui nous permettent de reconstituer la figure du
philosophe comme on peut conclure de telle plante en tel endroit au sol qui l’a produite […]
Je raconte en la simplifiant l’histoire de ces philosophes : je ne veux extraire de chaque
système que ce point qui est un fragment de personnalité et appartient à cette part
d’irréfutable et d’indiscutable que l’histoire se doit de préserver […] C’est un premier pas
pour retrouver et reconstruire par comparaison ces personnages, et pour faire enfin résonner
à nouveau la polyphonie du tempérament grec. »1
« Platon jugeait indispensable, pour éduquer la première génération des citoyens de sa
nouvelles société (dans l’État parfait), de recourir à un vaste mensonge nécessaire : les
enfants devraient être amenés à croire qu’ils avaient été pétris et formés par l’auteur de la
nature. Impossible de s’insurger contre ce passé ! Impossible de s’opposer à l’œuvre des
dieux ! Ainsi le voulait une loi inviolable de la nature : […] il ne doit pas être permis de
transgresser et de bouleverser l’ordre des castes. »2
« […] l’Allemand ne possède pas de civilisation, parce que son éducation lui interdit d’en
avoir une. […] Il veut avoir la fleur sans les racines et sans la tige : il la veut donc en vain.
[…] Or c’est dans cette vérité nécessaire que notre première génération doit être élevée ; elle
en souffrira certes plus que les autres, car elle doit à travers elle s’éduquer elle-même et
contre elle-même, s’arracher à une première nature et à des habitudes anciennes pour
accéder à une nature et à des habitudes nouvelles : de sorte qu’elle pourrait se dire à elle-
même, dans la vieille langue espagnole : Défienda me Dios de my – Dieu me défende de moi-
même, c’est-à-dire de la nature qui m’a été inculquée. »3
« Nous n’avons pas de culture, plus encore nous sommes trop abîmés pour vivre, pour voir
et entendre simplement ce qui s’offre à nous, pour appréhender heureusement les choses les
plus immédiates et les plus naturelles. »4
« […] rien ne vous est présenté dans un esprit antique ! Vos fêtes et vos jours de deuil ne
portent pas la moindre trace de ce passé ! Votre amitié, votre vie en société n’imitent aucun
de ces modèles ! »5
« Si seulement il [l’homme] pouvait y vivre [sur le sol de la science] ! Mais de même qu’un
tremblement de terre ravage et dévaste des villes, et que l’homme craint de se construire une
éphémère demeure sur un sol volcanique, de même la vie s’effondre, elle perd force et
courage, quand l’ébranlement intellectuel suscité par la science ôte à l’homme le fondement
de toutes certitude et de toute quiétude, la croyance en une réalité constante et éternelle. […]
Jusqu’à présent, nous n’avons pas même le fondement d’une civilisation, car nous ne sommes
pas convaincus d’avoir en nous une véritable vie. »6
« Cela signifie pour nous sauver l’esprit allemand, afin qu’il redevienne salvateur ! C’est
dans la musique que nous est apparue l’essence de cet esprit. Nous comprenons à présent
comment les Grecs ont lié leur civilisation à la musique. »7

1
1873, PG [introduction] — I**, p. 209-210.
2
1873/74, UH [10] — II*, p. 164.
3
1873/74, UH [10] — II*, p. 164.
4
1873/74, UH [10] — II*, p. 165.
5
1881, A [Livre troisième, 195 variante] — IV, p. 700.
6
1873/74, UH [10] — II*, p. 165-166.
7
1872/73, 19 [38] — II*, p. 185.

LXXXIV
« Pour la caractéristique du génie national, eu égard à ce qui est étranger et emprunté.
le génie anglais vulgarise jusqu’à la naïveté tout ce qu’il reçoit.
le génie français atténue, simplifie, logicise, nettoie
le génie allemand efface, transmet, embrouille, moralise
le génie italien a de loin fait l’usage le plus libre et le plus subtil de ce qu’il a pu emprunter
et y a mis cent fois plus de lui-même qu’il n’en a extrait : génie le plus riche en dons à
prodiguer. »1
« Le beau chez les Allemands, l’“éclatant”, chez les Romains pulcher le “fort”, chez les
Grecs le “pur”. »2
« Ce qu’il y a d’exemplaire en Winckelmann. C’est ainsi que l’esprit allemand se fraie un
chemin jusqu’au Grecs, cf. Goethe. Singulier alourdissement par tout ce qui lui est échu du
côté romain et roman. […] Au-delà, l’être germanique s’efforçait à travers cette médiation de
parvenir jusqu’aux Grecs : en un certain sens l’être allemand a vécu lui-même une
expérience parallèle à cette conversion de Wagner à l’Église catholique, afin de se frayer une
voie jusqu’au véritable sol natal de sa culture. Et aussi sûrement que nos guerres médiques
n’ont fait que commencer, aussi sûrement nous ressentons que nous vivons à l’époque de la
tragédie. »3
« Le monde grec, l’unique et la plus profonde possibilité de vie. Nous revivons le
phénomène, qui nous pousse soit vers l’Inde soit vers la Grèce. Tel est le rapport entre
Schopenhauer et Wagner. […] Le savoir et la musique nous font pressentir une renaissance
allemande du monde grec : – à laquelle nous voulons nous consacrer. »4
« Je reconnais dans la vie grecque l’unique forme de vie ; et je considère Wagner comme la
démarche la plus sublime de l’être allemand vers sa renaissance. »5
« La renaissance de la Grèce enfantée par la rénovation de l’esprit allemand. Naissance de la
tragédie. [;] Rythme [;] Joute d’Homère [;] Religion et art [;] Philosophie et vie hellénique. [;]
Les institutions supérieures d’éducation [;] L’amitié et la culture. »6
« La nature allemande n’existe pas encore, elle est encore à naître ; elle doit, un jour ou
l’autre, être amenée au jour, afin de devenir visible aux yeux de tous et honnête à ses propres
yeux. Mais toute naissance est douloureuse et violente. »7
« Où enfin ce qu’on appelle la culture classique retrouvera aussi son sol naturel et son
unique issue. »8
« Telles sont les propositions fondamentales d’une recherche historico-littéraire : les
jugements qui nous sont transmis de l’Antiquité sont ou bien de l’ordre du génie, ou bien non,
et dans ce dernier cas c’est toujours de la défiguration, de la décoloration, qu’il s’agisse de
panégyrique, de micrologie, d’hostilité, etc. »9

1
1887, 9 [5] — XIII, p. 21.
2
1870/71, 5 [123] — I*, p. 250.
3
1870/71/72, 8 [23] — I*, p. 331.
4
1871, 9 [36] — I*, p. 373.
5
1871, 9 [34] — I*, p. 372.
6
1871/72, 16 [44] — I*, p. 470.
7
1873, 29 [123] — II*, p. 415.
8
1872, EE [2ème] — I**, p. 113.
9
1869/70, 2 [16] — I*, p. 191.

LXXXV
« Une rénovation et une purification du gymnase ne viendront que d’une rénovation et
d’une purification profondes et puissantes de l’esprit allemand. Il est mystérieux et difficile à
saisir, le lien qui unit véritablement l’être profond de l’Allemagne et le génie grec. Mais tant
que le besoin le plus noble du vrai génie allemand ne cherche pas la main de ce génie grec
comme un ferme appui dans le fleuve de la barbarie, tant que cet esprit allemand n’exprime
pas un désir dévorant des Grecs, tant que la perspective de la patrie grecque, péniblement
atteinte, source de délectation pour Goethe et Schiller, n’est pas devenue le lieu de pèlerinage
des hommes les meilleurs et les plus doués, le gymnase se proposera dans la culture classique
un but inconsistant flottant au gré des vents. »1
« Ou bien serait-il vrai que nous autres Allemands – pour laisser de côté les peuples latins –
nous ne serions, relativement à tous les intérêts supérieurs de la civilisation, que des
“descendants”, parce que nous ne pouvons rien être d’autre, ainsi que l’a dit Whilhelm
Wackernagel2 dans une phrase qui vaut d’être méditée : “Nous autres Allemands, nous
sommes un peuple de descendants, dans notre science supérieure, même dans notre foi, nous
ne sommes jamais que les successeurs du monde antique […]”. Mais même si nous nous
contentions d’être la postérité de l’Antiquité, même si nous voulions nous borner à suivre
cette vocation avec grandeur, sérieux et opiniâtreté, en faisant de cet acharnement notre
unique et spécifique privilège, nous serions quand même obligés de nous demander si nous
serons éternellement destinés à être les disciples de l’Antiquité déclinante. Un jour ou l’autre,
il devra bien nous être permis de nous assigner un but plus lointain et plus élevé ; un jour ou
l’autre, il faudra bien que nous puisions nous glorifier d’avoir – par notre connaissance de
l’histoire universelle – si magnifiquement et si fructueusement recréé en nous l’esprit de la
civilisation alexandrine et romaine, que nous proposer, comme la plus noble des
récompenses, la tâche encore plus grande de remonter au-delà de ce monde alexandrin, pour
aller courageusement chercher nos modèles dans le monde grec archaïque, dans sa grande et
naturelle humanité. »3
« 3) Expliquer la naissance de cette manière de juger qui est devenue dominante
précisément aujourd’hui. »4
« Magnifier la genèse, voilà la surpousse métaphysique qui se remet à bourgeonner lorsque
l’on considère l’Histoire, et qui porte à penser vraiment qu’au commencement de toutes
choses se trouvent les plus précieuses. »5
« Une chose née n’est pas connue quand on connaît sa naissance (père et mère), mais il faut
déjà la connaître pour découvrir dans les conditions de sa naissance quelque chose
d’“apparenté” […] »6.
« Lorsque l’on a prouvé l’extrême utilité d’une chose, on n’a encore rien fait pour expliquer
son origine : cela veut dire qu’à partir de l’utilité on ne peut jamais rendre intelligible la
nécessité de l’existence. Pourtant le jugement inverse a précisément dominé jusqu’ici – et
jusque dans le domaine de la science la plus rigoureuse. »7

1
1872, EE [2ème] — I**, p. 113-114.
2
Poète et historien de la littérature, 1806-1869.
3
1873/74, UH [8] — II*, p. 145.
4
1885/86, 1 [53] — XII, p. 33.
5
1879, VO [3] — III**, p. 175.
6
1885, 34 [122] — XI, p. 189.
7
1881, A [Livre premier, 37] — IV, p.41-42.

LXXXVI
« Quand on a bien vu les conditions sous lesquelles une appréciation morale a pris
naissance, on n’a pas encore touché à sa valeur : beaucoup de choses utiles ont été trouvées,
des découvertes importantes ont pu être faites, bien que la recherche elle-même fût
défectueuse et sans méthode ; et une qualité reste inconnue même après qu’on a compris sous
quelles conditions elle se manifeste. »1
« Une chose ne se laisse pas deviner à partir de ses causes, c’est-à-dire qu’une chose égale
ses effets. La connaissance des causes d’une chose ne donne aucune connaissance de ses
effets, c’est-à-dire aucune connaissance de la chose. »2
« Quelle folie n’y aurait-il pas à prétendre qu’il suffirait de dénoncer cette origine, ce voile
nébuleux du délire pour anéantir le monde tenu pour essentiel, la soi-disant “réalité” ! Ce
n’est qu’en étant créateur que nous pouvons anéantir ! »3
« Ni pessimistes, ni optimistes. Grande position de Schopenhauer – que la destruction d’une
illusion ne suffit pas à produire une vérité, mais seulement un nouveau fragment d’ignorance,
un élargissement de notre “espace vide”, un agrandissement de notre “désert” –. »4
« Les moralistes […] traitent en difficiles problèmes de la connaissance l’esprit de
grandeur, de puissance, d’abnégation, par exemple chez les héros de Plutarque, ou l’état
d’âme pur, illuminé, chaleureux des hommes et femmes vraiment bons, et […] en recherchent
l’origine en montrant ce qu’il y a de compliqué dans leur simplicité apparente, en attirant
l’attention sur l’enchevêtrement des mobiles, sur les illusions intellectuelles subtilement
tramées, sur les sentiments individuels et collectifs hérités de longue date et lentement
intensifiés […] »5.
« Jadis on ne croyait qu’à des fins : c’est échanger une erreur contre une autre que de ne
croire aujourd’hui qu’à des causes efficientes. Il n’y a ni causes finales ni causes efficientes :
dans les deux cas, nous avons tiré d’une fausse observation de nous-mêmes des conclusions
fausses : 1) nous croyons agir par volonté ; 2) nous croyons à tout le moins agir. Il est certain
que sans cette croyance il n’y aurait pas d’êtres vivants ; mais est-ce là une raison pour…
qu’elle soit vraie ? »6
« L’essence d’un acte est inconnaissable : ce que nous nommons ses “motifs” ne met rien en
mouvement – c’est une illusion que de comprendre une succession comme une transmission. »7
« La compréhension de l’origine réduit l’importance de l’origine […] »8.
« Au fond, ce qui alors me tenait à cœur, c’était quelque chose de bien plus important que
toute hypothèse, personnelle ou autre, sur l’origine [Ursprung] de la morale (ou, pour être
exact, ce n’était là qu’une des nombreuses voies menant au but). Il s’agissait pour moi de la
valeur [Werth] de la morale […] »9.

1
1884, 27 [5] — X, p. 308.
2
1884, 26 [329] — X, p. 263.
3
1882, GS [Livre deuxième, 58] — V, p. 96.
4
1885, 35 [47] — XI, p. 262.
5
1879, VO [20] — III**, p. 187.
6
1885, 34 [243] — XI, p. 230.
7
1884, 26 [62] — X, p. 187-188.
8
1881, A [Livre premier, 44] — IV, p. 47.
9
1887, GM [Avant-propos, 5] — VII, p. 219.

LXXXVII
« Les concepts les plus utiles sont restés, quelle que puisse être la fausseté de leur
origine. »1
« Ce qui m’a indiqué la vraie méthode [Wege], c’est la question de savoir ce qu’ont à
signifier au juste, du point de vue étymologique, les expressions du “bon” dans les diverses
langues : j’ai trouvé qu’ils renvoient tous à la même transformation des concepts, que partout
“distingué”, “noble”, au sens du rang social, est le concept fondamental d’où naissent et se
développent nécessairement les idées de “bon” au sens d’“âme distinguée” et de “noble” au
sens d’“âme supérieure”, d’“âme privilégiée”. […] Voilà qui me semble une découverte
essentielle pour la généalogie de la morale ; et si elle a été faite si tard, c’est en raison de
l’influence paralysante qu’exerce, dans le monde moderne, le préjugé démocratique chaque
fois que se pose la question des origines [Herkunft]. »2
« Si quelqu’un, à partir du langage et de l’histoire, cherchait l’origine de la formation des
idées de l’homme sur l’alimentation et présentait la genèse et l’évolution de ces “jugements
de valeur” – il n’aurait encore rien décidé quant à la VALEUR de l’alimentation pour les
hommes. Pas plus qu’il ne serait parvenu ainsi à une critique des modes qui ont été
effectivement ceux de l’alimentation au cours de l’histoire. Il en va de même avec la morale :
on peut décrire la naissance des jugements nouveaux – le comportement effectif de l’homme,
l’histoire de sa moralité ne seront pas pour autant décrits, encore moins critiqués. Mais
surtout, on sera aussi loin que possible de savoir la valeur des actions elles-mêmes quand on
saura l’histoire des jugements portés sur les actions. – – – »3.
« Les hommes d’un rang supérieur […]. Il est vrai que, dans la plupart des cas, c’est peut-
être simplement en raison de leur puissance supérieure qu’ils se nomment eux-mêmes les
“puissants”, les “maître”, les “capitaines”, ou d’après les signes les plus visibles de cette
supériorité, par exemple les “riches”, les “possédants” (c’est là le sens de arya qu’on
retrouve dans le groupe iranien et dans le slave). […] Ils s’appellent par exemple les
“véridiques”. […] Le latin malus (que je place à côté du mot µελας) pourrait avoir
caractérisé l’homme du commun comme homme de couleur foncée, surtout comme homme
aux cheveux noirs (“hic niger est”), puisque l’indigène pré-aryen du sol italique tranche le
plus nettement par sa couleur sur la race blonde des conquérants aryens, devenus ses
maîtres ; du moins le gaëlique m’a-t-il fourni un exemple qui correspond exactement : fin
(comme dans Fin-Gal), nom distinctif de la noblesse, qui signifie en définitive le bon, le noble,
le pur, désignait à l’origine la tête blonde en opposition aux indigènes foncés aux cheveux
noirs. […] Je crois pouvoir interpréter le terme latin bonus comme “le guerrier” : à supposer
que j’aie raison de ramener bonus au terme plus ancien duonus (comparez bellum-duellum-
duen-lum où me paraît contenu ce duonus). Bonus serait donc l’homme de la discorde, du
duel (duo), le guerrier. »4
« Même les concepts ont connu une genèse. D’où surgissent-ils ? – il y a là des
transitions. »5
« […] c’est-à-dire que l’analyse ne se rapporte pas à la véritable naissance, mais à une
coordination et une addition “mécaniques” et fictives qui ne sont jamais produites. »6

1
1885, 34 [63] — XI, p. 168.
2
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 4] — VII, p. 226-227.
3
1884, 27 [72] — X, p. 326.
4
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 5] — VII, p. 228-229.
5
1882, 1 [4] — IX, p. 20.
6
1885, 34 [122] — XI, p. 189-190.

LXXXVIII
« De l’origine [Ursprung] des religions. – L’invention [Erfindung] essentielle des fondateurs
de religion est tout d’abord d’établir une certaine manière de vivre […] Ensuite de donner
précisément à cette vie-ci une interprétation grâce à laquelle elle semble illuminée de la
suprême valeur […] En vérité, de ces deux inventions la seconde est la plus essentielle […]
Jésus (ou Paul) par exemple se trouva en présence de la vie des petites gens dans la province
romaine, vie modeste, vertueuse, accablée de soucis : il interpréta cette vie, il y mit le sens et
la valeur les plus élevés […] Bouddha lui aussi trouva cette catégorie de gens, dispersés dans
toutes les conditions de la hiérarchie sociale de son peuple […] Il appartient à un fondateur
de religion d’être infaillible dans la connaissance psychologique d’une certaine moyenne
catégorie d’âmes qui attendent de prendre conscience de ce quelles ont de commun entre
elles. C’est lui qui par cette conscience les rassemble […] »1.
« On présuppose déjà ici qu’il n’existe pas de morale éternelle : on peut le tenir pour établi.
Pas plus n’existe une façon éternelle de juger la nourriture. »2
« Commencer par le commencement est toujours une illusion : même ce qui nous a poussés
à ce prétendu “commencement” est l’effet et le résultat de ce qui a précédé. »3
« Laissons le peuple croire que la connaissance va jusqu’au bout des choses ; le philosophe,
lui, doit se dire : si j’analyse le processus exprimé par la proposition “je pense”, j’obtiens
une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, voire impossible, de fonder. »4
« Trouver quelque chose que quelqu’un a perdu est surtout un plaisir pour celui qui a perdu
la chose, mais trouver quelque chose que personne n’a perdu et que personne ne possédait,
c’est-à-dire faire une découverte, c’est pour le découvreur un rare plaisir. »5
« […] nous travaillons dans un coin et nous espérons que ce ne sera pas complètement
perdu pour ceux qui viendront. Mais c’est vraiment le tonneau des Danaïdes : ça ne sert à
rien, nous devons toujours tout refaire pour nous et seulement pour nous […] »6.
« Il y a encore beaucoup de possibilités qui ne sont pas encore découvertes : parce que les
Grecs ne les ont pas encore découvertes : les Grecs en ont découvert [entdeckt] d’autres
qu’ils ont plus tard recouvertes [verdeckt]. »7
« En remontant aux origines, on se fait écrevisse. L’historien regarde en arrière :
finalement, il vient aussi à croire à reculons. »8
« Montrer ce qui est n’apprend encore rien sur sa genèse : et l’histoire d’une genèse
n’apprend rien à elle seule sur ce qui existe à présent. Les histoires de tout genre se trompent
presque tous là-dessus : parce qu’ils partent du donné et regardent en arrière. Mais le donné
est quelque chose de neuf et dont on ne peut absolument pas tirer de conclusion : aucun
chimiste ne saurait prédire ce qui résulterait de la synthèse de deux éléments, s’il ne le savait
pas déjà ! »9

1
1886, GS [Livre cinquième] — V, p. 251-252.
2
1885/86, 1 [53] — XII, p. 33.
3
1875, 5 [1] — II**, p. 282.
4
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 16] — VII, p. 34.
5
1872/73, 21 [12] — II*, p. 274.
6
1875, 3 [69] — II**, p. 275.
7
1875, 6 [11] — II**, p. 339.
8
1888, CI [Maximes et traits, 24 — VIII*, p. 64.
9
1885, 34 [217] — XI, p. 223.

LXXXIX
« N.B. Il est absolument impossible qu’un homme n’ait pas les qualités de ses parents et de
ses grands-parents, quand bien même l’apparence contredit cela. À supposer qu’on connaisse
quelque chose sur les parents, une déduction au sujet de l’enfant est alors permise : ainsi par
ex. une certaine intempérance bestiale, une certaine convoitise balourde – se transmettront
nécessairement à l’enfant, et l’enfant aura de la peine à dissimuler un tel héritage. »1
« Question fondamentale : jusqu’à quelle profondeur l’élément moral parvient-il ? Ne
relève-t-il que de l’acquis ? Est-ce un mode d’expression ? Tous les hommes suffisamment
profonds sont d’accord – Luther, saint Augustin, saint Paul en sont conscients – sur le fait
que notre moralité et ses péripéties ne coïncident pas avec notre volonté consciente – bref,
que l’explication à partir des buts intentionnels est insuffisante. »2
« De même que dans le rêve on cherche la cause du coup de canon et que la détonation
n’est entendue qu’après (c’est-à-dire que s’opère une inversion du temps : cette inversion du
temps a toujours lieu, aussi à l’état de veille. Les “causes” sont imaginées après le “fait” ; je
dirais que nos fins et moyens sont les conséquences d’un processus ??). »3
« Cela me semble être la plus valable de mes idées : tandis qu’autrefois, plus on
s’approchait des origines des choses, plus on croyait trouver de révélations d’une importance
inappréciable pour les actions et les jugements de l’homme et l’on en faisait dépendre son
salut éternel, maintenant, au contraire, plus nous remontons en arrière, moins notre intérêt y
participe : les appréciations de valeur que nous avions introduites dans les choses perdent
leur sens, plus, en remontant en arrière, nous pénétrons dans les choses mêmes ? »4
« Les questions qui touchent aux origines de la philosophie sont parfaitement indifférentes,
parce qu’à l’origine la barbarie, l’informe, le vide et la laideur règnent partout et qu’en toute
chose seuls importent les degrés supérieurs. […] Le chemin qui remonte aux origines mène
partout à la barbarie. »5
« “Connaître”, c’est un rapporter à : par essence, un regresum ad infinitum [descendre le
long des racines]. Ce qui fait halte (auprès d’une prétendue causa prima, d’un absolu, etc.),
c’est la paresse, la lassitude […] Si bien qu’on puisse avoir compris les conditions dans
lesquelles une chose naît, on ne la comprend pas elle-même pour autant. »6
« L’inversion du temps : nous prenons le monde extérieur pour la cause de l’effet qu’il a sur
nous, mais nous avons d’abord transformé son effet réel et agissant inconsciemment en ce
monde extérieur : ce qui nous fait face est notre œuvre, qui réagit à présent sur nous. »7
« La manière dont les Italiens ont honoré l’antiquité classique, c’est-à-dire la seule manière
sérieuse, désintéressée et généreuse dont on ait honoré l’antiquité jusqu’ici, est un
magnifique exemple de donquichottisme : la philologie est quelque chose de ce genre dans le
meilleur des cas. »8
« Don Quichotte est un des livres les plus nuisibles. »9

1
1885, 34 [218] — XI, p. 223-224.
2
1885/86, 1 [55] — XII, p. 33.
3
1884, 26 [35] — X, p. 180.
4
1881, A [Livre premier, 3, variante] — IV, p. 689-690.
5
1873, PG [1] — I**, p. 214.
6
1885/86, 2 [132] — XII, p. 135-136.
7
1884, 26 [44] — X, p. 182.
8
1875, 7 [1] — II**, p. 357.
9
1875, 8 [8] — II**, p. 365.

XC
« On imite quelque chose de purement chimérique et l’on court à la poursuite d’un monde
merveilleux, qui n’a jamais existé. Une veine semblable traverse déjà l’antiquité : la manière
dont on copiait les héros homériques, tout le commerce avec le mythe, ont quelque chose de
tel. Et peu à peu, toute l’hellénité elle-même est devenue l’un des objets du Quichotte. »1
« Cervantès aurait pu combattre l’Inquisition, mais il a préféré tourner plutôt en ridicule les
victimes de celle-ci, c’est-à-dire les hérétiques et idéalistes de toute sorte. Après une vie
pleine de mésaventures et de contrariétés, l’envie le prit encore de lancer une grande attaque
littéraire contre le goût dévoyé des lecteurs espagnols ; il partit en guerre contre les romans
de chevalerie. À son insu, cette attaque tourna entre ses mains à une ironie très généralement
appliquée à toutes les aspirations un peu élevées ; il fit rire toute l’Espagne, y compris toutes
les benêts, et s’en parut lui-même d’autant plus sage : le fait est qu’on n’a jamais ri d’aucun
livre autant que de Don Quichotte. C’est par ce succès qu’il a sa part dans la décadence de la
culture espagnole ; Cervantès est une calamité nationale. J’entends qu’il méprisait les
hommes, sans s’excepter lui-même ; croyez-vous qu’il ne fasse que se moquer quand il
raconte les farces jouées à son propre malade à la cour du duc ? Qu’il n’aurait pas ri de
l’hérétique au bûcher ? Que dis-je, il n’épargne pas même à son héros ce terrible moment de
lucidité qui lui montre sa situation, à la fin de sa vie : si ce n’est la cruauté, c’est bien la
froideur, la dureté de cœur qui lui a fait écrire une dernière scène pareille, c’est le mépris
pour des lecteurs dont les rires, il le savait, ne seraient pas gênés même par cette fin-là. »2
« N.B. Erreur fondamentale de tous les historiens : les faits sont tous beaucoup trop petits
pour qu’on puisse les appréhender. »3
« Creuse, ver ! »4
« Dans ce livre on trouve au travail un être “souterrain”, de ceux qui forent, qui sapent, qui
minent. »5
« vous pensez que la solution de votre énigme devrait se trouver dans l’obscurité ! Mais
regardez le sort d’un ver de terre. La solution réside dans votre but et votre espoir : c’est
votre volonté ! »6
« Un œil exercé, afin de savoir lire nettement le passé dans l’écriture aux couches
superposées des expressions et des gestes humains. »7
« Aristote pense que le sage, σοφός, est celui qui ne s’occupe que de l’important, de
l’étonnant, du divin. Là est l’erreur de tout ce courant de pensée. Il néglige les choses petites,
chétives, humaines, illogiques, et c’est pourtant par l’étude la plus minutieuse de ces choses
et par elle seule que l’on peut arriver à la sagesse. »8

1
1875, 7 [1] — II**, p. 357.
2
1876/77, 23 [140] — II**, p. 507-508.
3
1885, 34 [229] — XI, p. 226.
4
1888, 20 [108] — XIV, p. 311.
5
1886, A [Avant-propos, 1] — IV, p. 13.
6
1882/83, 4 [273] — IX, p. 195.
7
1877, 22 [112] — III*, p. 456.
8
1876/77, 23 [5] — III*, p. 461.

XCI
« S’il est une chose qui nous fait honneur, c’est celle-ci : nous avons placé le sérieux
ailleurs : nous prenons au sérieux les choses inférieures méprisées et laissées de côté par
toutes les époques. »1
« Actuellement, rien n’est peut-être plus nécessaire, pour préparer le travail de toute la
philosophie à venir, que d’œuvrer à édifier la psychologie en entassant pierre sur pierre,
caillou sur caillou, tout en défiant bravement les dédains opposés à ce genre de labeur.
Quelles découvertes pourra faire une génération future grâce à tout le matériel ! »2
« […] mettre en garde à temps contre toutes ces hypothèses anglaises qui s’en vont dans
l’azur. Cela tombe sous le sens, il y a une couleur qui doit être cent fois plus importante que
l’azur pour un généalogiste de la morale : c’est le gris, je veux dire les documents, ce qui est
réellement constatable, ce qui a vraiment existé, en un mot le long texte hiéroglyphique,
difficile à déchiffrer, du passé de la morale humaine ! »3
« Il est bien des choses que je veux, une fois pour toutes, ne point savoir. La sagesse fixe des
limites même à la connaissance. »4
« En quête de trésors nouveaux, nous,
nouveaux êtres des profondeurs, fouillons le sol :
jadis, les Anciens trouvaient impie
de remuer ainsi les entrailles de la terre, pour des trésors.
Cette impiété, de nos jours, existe à nouveau :
entendez-vous, montés des profondeurs, ces borborygmes crépitants ? »5
« Aux plus anciens d’entre nous, il semble impie d’aller fouiller les entrailles de la terre à la
recherche de trésors : eh bien, il y a de nouveaux insatiables ! »6
« Les hommes qui sont cruels de nos jours ne peuvent passer à nos yeux que pour des
survivances de certains stades de civilisations anciennes : la montagne de l’humanité y
montre pour une fois à découvert des formations profondes qui restent d’habitude cachées.
[…] Ce sont des êtres arriérés dont le cerveau, par suite de tous les aléas possibles au cours
de l’hérédité, ne s’est pas développé dans le sens de la délicatesse et de l’universalité. […]
mais eux-mêmes n’en sont pas plus responsables que ne l’est un morceau de granit d’être
granit. Il doit aussi se trouver dans notre cerveau des stries de circonvolutions qui
correspondent à cette mentalité, comme il se trouverait des vestiges rappelant le poisson dans
la forme de certains organes humains. Mais ces stries et circonvolutions ont désormais cessé
d’être le lit qu’emprunte le flot de nos sentiments. »7
« Si l’on ne sait pas toucher juste, il vaut mieux ne pas toucher du tout. – Ne remue pas la
vase, disaient les Anciens. »8
« L’histoire et les sciences de la nature étaient nécessaires contre le Moyen Âge : le savoir
contre la foi. Au savoir, nous opposons maintenant l’art : retour à la vie ! Refrènement de
l’instinct de connaissance ! Renforcement des instincts moraux et esthétiques ! »1

1
1888, 14 [37] — XIV, p. 40.
2
1876/77, 23 [114] — III*, p. 498.
3
1887, GM [Avant-propos, 7] — VII, p. 221.
4
1888, CI [Maxime et traits, 5] — VIII*, p. 61
5
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 195.
6
1883, 12 [21] — IX, p. 421.
7
1878, HTH [Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, 43] — III*, p. 68.
8
1879, VO [326, Notes et variantes] — III**, p. 498.

XCII
« Il semble que pour se graver, avec leurs exigences éternelles dans le cœur de l’humanité,
toutes les grandes choses doivent d’abord errer à travers le monde sous la forme de masques
monstrueux et effrayants ; l’un de ces masques fut la philosophie dogmatique, par exemple la
doctrine du Védanta en Asie, le platonisme en Europe. Ne soyons pas ingrats envers ces
masques, même s’il nous faut assurément confesser que la pire, la plus invétérée et la plus
dangereuse de toutes les erreurs fut jusqu’ici une erreur de dogmatique : l’invention
platonicienne de l’esprit pur et du Bien en soi. […] Certes, c’était mettre la vérité sens dessus
dessous et nier le perspectivisme, condition fondamentale de toute vie, que de parler de
l’esprit et du bien comme Platon l’a fait. […] Mais le combat contre Platon, ou pour parler
en termes plus compréhensibles et accessibles au “peuple”, le combat contre l’oppression
millénaire de l’Église chrétienne – car le christianisme est un platonisme pour le “peuple” –
a produit en Europe une magnifique tension de l’esprit, comme il n’y en eut encore jamais sur
terre ; avec un arc à ce point bandé on peut désormais viser les cibles les plus lointaines. Il
est vrai que l’Européen ressent cette tension comme un état de détresse, et l’on compte déjà
deux tentatives de grande envergure pour détendre l’arc : d’abord le jésuitisme, ensuite la
philosophie démocratique des Lumières, laquelle, grâce à la liberté de la presse et à la
lecture des journaux, pourrait bien aboutir en fait à ce que l’esprit ne se sente plus si
aisément lui-même comme une “détresse”. »2
« Ce n’est pas dans la connaissance, c’est dans la création que réside notre salut ! »3
« C’est parce que les philosophes de la morale ne se sont fait qu’une idée grossière des faits
moraux, en les isolant arbitrairement ou en les réduisant à la moralité de leur entourage, de
leur état, de leur époque, de leur climat et de leur contrée […] qu’il ne leur a pas été donné
d’apercevoir les vrais problèmes de la morale, qui ne se laissent saisir qu’en comparant
diverses morales. […] C’était dans tous les cas le contraire d’un examen, d’une analyse,
d’une mise en doute, d’une vivisection de cette foi. »4
« Qu’est-ce que “connaître” ? Remonter de quelque chose d’étranger à quelque chose de
connu, de familier. Premier principe : ce à quoi nous nous sommes habitués ne passe plus à
nos yeux pour une énigme, un problème. Émoussement du sentiment du nouveau, de
l’étranger : tout ce qui advient régulièrement ne nous paraît plus relever d’une mise en
question. C’est pourquoi la recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît :
alors que naturellement, avec la constatation de la règle, on ne “connaît” encore rien du
tout ! »5
« Aujourd’hui, la philosophie ne peut plus que souligner le caractère relatif de toute
connaissance, son anthropomorphisme, ainsi que la force partout régnante de l’illusion.
Aussi n’est-elle plus en mesure de contenir l’instinct de connaissance effréné : lequel juge
toujours plus selon le degré de certitude et cherche des objets toujours plus petits. Alors que
l’individu se réjouit de chaque journée écoulée, l’historien, plus tard, fouille, creuse et
combine pour retrouver cette journée et l’arracher à l’oubli : le petit aussi doit être éternel,
car il est connaissable. »6

1
1872/73, 19 [38] — II*, p. 185.
2
1886, PBM [Préface] — VII, p. 18.
3
1872/73, 19 [125] — II*, p. 211.
4
1886, PBM [Contribution à l’histoire naturelle de la morale, 186] — VII, p. 99.
5
1886/87, 5 [10] — XII, p. 189.
6
1872/73, 19 [37] — II*, p. 184.

XCIII
« C’est cette aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la
surface – car toute surface est un manteau que contrecarre la tendance plus noble à la
connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses. »1
« L’expérience seule – et qui dit expérience ne dit-il pas mauvaise expérience ? – confère le
droit d’émettre un avis […] ; sinon on risque d’en parler comme les aveugles des couleurs
[…] »2.
« Une manière d’envisager les choses est de retour : celle qui consiste à concevoir comment
les plus grandes productions de l’esprit ont un arrière-plan terrifiant et méchant ; la manière
de voir sceptique. »3
« Théorie des CONFIGURATIONS DU POUVOIR au lieu de : SOCIOLOGIE. »4
« En quête de trésors nouveaux, nous,
nouveaux êtres des profondeurs, fouillons le sol :
jadis les Anciens trouvaient impie
de remuer ainsi les entrailles de la terre, pour des trésors.
Cette impiété, de nos jours, existe à nouveau :
Entendez-vous monter des profondeurs ces borborygmes crépitants ? »5
« Mais à celui qui s’arrêtera ici, qui apprendra à interroger ici, il arrivera ce qui m’est
arrivé : une perspective nouvelle et immense s’ouvrira devant lui, elle le saisira comme un
vertige, toutes sortes de méfiances, de suspicions, de craintes surgiront, la foi en la morale,
en toute morale s’en trouvera ébranlée – enfin une nouvelle exigence se fera entendre. […]
Cela tombe sous le sens, il y a une couleur qui doit être cent fois plus importante que l’azur
pour un généalogiste de la morale : c’est le gris, je veux dire les documents, ce qui est
réellement constatable, ce qui a vraiment existé, en un mot le long texte hiéroglyphique,
difficile à déchiffrer, du passé de la morale humaine. »6
« Théorie et pratique
Funeste distinction, comme s’il y avait un instinct propre de la connaissance, qui se
précipiterait aveuglément sur la vérité sans se demander ce qui est utile et nuisible : et puis,
tout à fait à part, tout l’univers des intérêts pratiques… […] A l’opposé, je cherche à montrer
quels instincts ont été à l’œuvre, derrière tous ces purs théoriciens […] »7.
« Enfin, je ne parle que de choses vécues, pas seulement de choses “pensées” : l’opposition
entre pensée et vie n’existe pas chez moi. Ma “théorie” naît de ma “pratique” – oh, d’une
“pratique” absolument pas anodine et inoffensive !... »8
« Les contradictions, les incartades, la méfiance joyeuse, la moquerie sont toujours signes
de santé : toute espèce d’absolu relève de la pathologie. »9
« Gronde, ô vent, gronde ! Dépouille-moi de tout bien-être ! »10

1
1886, PBM [Nos vertus, 230] — VII, p. 149.
2
1886, PBM [Nous, les savants, 204] — VII, p. 118.
3
1875, 3 [17] — II**, p. 261.
4
1886/87, 5 [61] — XII, p. 208.
5
1888, 20 [85] — XIV, p. 308.
6
GM [Avant-propos, 6 & 7] — VII, p. 220-221.
7
1888, 14 [142] — XIV, p. 110.
8
1888, EH [Pourquoi j’écris de si bons Livres, 3] — VIII*, p. 545, note 4 de la p. 279.
9
1886, PBM [Maximes et interludes, 154] — VII, p. 93.
10
1883, 15 [16] — IX, p. 501.

XCIV
« On ne se distingue jamais mieux de toute l’époque présente que par l’usage que l’on fait
de l’histoire et de la philosophie. »1
« Les erreurs sont ce que l’Humanité doit payer le plus cher : et, en gros, ce sont les erreurs
de la “bonne volonté”, qui lui ont nui le plus gravement. L’illusion qui rend heureux est plus
nocive que celle qui a des conséquences immédiatement fâcheuses : cette dernière aiguise
l’esprit, rend méfiant, purifie la raison – la première l’engourdit… »2
« Jusqu’à présent les Grecs n’ont agi sur nous que par un seul côté de leur être. »3
« […] Une harmonie dans une détresse intérieure, sans un arrière-fond effrayant – voilà ce
que nos “Grecs” cherchent chez les Anciens ! »4
« Il n’y a pas de belle surface sans une profondeur effrayante. »5
« On m’a chanté je ne sais quoi à propos du bonheur calme de la connaissance – mais je ne
l’ai pas trouvé, je le méprise même, maintenant que je connais la béatitude du malheur de la
connaissance. M’ennuyai-je jamais ? Toujours préoccupé, toujours le cœur battant d’attente
ou de déception ! Je bénis cette détresse, c’est elle qui enrichit le monde ! Je marche alors du
pas le plus lent et je savoure ces amères douceurs. Je ne veux plus de connaissance sans
danger : que la mer perfide ou la haute montagne impitoyable cernent toujours le
chercheur. »6
« Oh, ces Grecs ! Ils s’entendaient à vivre : ce qui exige une manière courageuse de
s’arrêter à la surface, au pli, à l’épiderme ; l’adoration de l’apparence, la croyance aux
formes, aux sons, aux paroles, à l’Olympe tout entier de l’apparence ! Ces Grecs étaient
superficiels – par profondeur ! »7
« Une thèse pourrait être vraie même si elle était nuisible et dangereuse au suprême
degré. »8
« Résistance aux points de vue eudémonistes, en tant qu’ultime réduction à la question :
quel sens cela a-t-il ? »9
« Ma conception : les intentions, les souhaits, les buts sont secondaires – “l’aspiration au
bonheur” n’est en fait pas du tout présente de manière générale, mais même une aspiration
au bonheur d’un autre et ne pas aspirer à son bonheur propre (“dénigrement”) n’est tout
simplement pas possible, alors qu’une aspiration partielle à son propre bonheur est
possible. »10
« Les idéaux socio-eudémon<istes> ramènent les hommes en arrière – Ils visent peut-être
une espèce fort utile, celle des travailleurs – ils inventent l’esclave idéal de l’avenir – la caste
inférieure, il ne faudrait pas qu’elle vienne à manquer ! »11

1
1876, WB [3] — II**, p. 110.
2
1888, 15 [91] — XIV, p. 217.
3
1870/71, 7 [89] — I*, p. 277.
4
1870/71, 7 [90] — I*, p. 277.
5
1870/71, 7 [9] — I*, p. 277.
6
1880, 7 [165] — IV, p. 592-593.
7
1888, GS [Préface, 4] — V, p.27
8
1886, PBM [L’esprit libre, 32] — VII, p. 51-52.
9
1886/87, 6 [25] — XII, p. 241.
10
1883, 7 [224] — IX, p. 321-322.
11
1883, 16 [67] — IX, p. 542-543.

XCV
« Chercher le bonheur ? J’en suis bien incapable. Rendre heureux ? Mais il y a pour moi
tant de choses plus importantes. »1
« […] deux hommes aussi foncièrement différents que Platon et Aristote tombèrent d’accord
sur ce qui constitue le bonheur suprême […] ils le trouvèrent dans la connaissance, dans
l’activité d’un intellect bien exercé qui trouve et qui invente (et non, par exemple, dans
l’“intuition”, comme les demi-théologiens et les théologiens allemands, non dans la vision,
comme les mystiques, ni non plus dans l’action créatrice, comme tous les praticiens).
Descartes et Spinoza jugèrent de même […] »2.
« Ce qui me nuit est quelque chose de mauvais (de nuisible en soi) ; ce qui m’est utile est
quelque chose de bon (de bienfaisant et d’utile en soit) ; ce qui me nuit une ou plusieurs fois
est hostile en soi et foncièrement ; ce qui m’est utile une ou plusieurs fois est amical en soi et
foncièrement […] Peut-être est-ce l’héritage des animaux et de leur capacité de jugement !
Ne doit-on pas chercher l’origine de toute morale dans ces horribles petits raisonnements :
[…] cela ne revient-il pas à interpréter la misérable relation occasionnelle et souvent fortuite
d’un autre à nous comme son essence la plus essentielle et à prétendre qu’il n’est susceptible
d’avoir avec le monde entier et avec lui-même que des relations semblables à celles dont nous
avons fait une ou plusieurs fois l’expérience ? Et cette vraie folie ne recouvre-t-elle pas la
moins modeste des arrière-pensées, l’idée que nous devons être le principe du bien, puisque
le bien et le mal se mesurent d’après nous ? »3
« Le bien-être tel que vous le concevez n’est pas un but, c’est à nos yeux un terme. »4
« C’est [la fainéantise] ce que représentent, dans l’histoire de l’esprit moderne, nos savants,
à l’opposé de tous les mouvements de réforme et de révolution : au lieu de se fixer la plus
ambitieuse des tâches, ils ont préféré s’assurer une manière à eux de bonheur paisible. »5
« […] la philosophie […] à qui la plupart ne demandent rien de plus que de leur permettre
de comprendre à peu près les choses afin de pouvoir s’y résigner : et même ses figures les
plus éminentes mettent tellement en avant sa force apaisante et consolatrice que tous ceux qui
aspirent au repos et à la paresse finissent par penser qu’ils cherchent la même chose que ce
que cherche la philosophie. »6
« J’admire les grandes falsifications et les grandes interprétations : elles nous élèvent au-
dessus du bonheur animal. »7
« 21) La sensation distinguée, c’est ce qui nous interdit de n’être que des jouisseurs de
l’existence : elle s’indigne contre l’hédonisme – nous voulons, contre cela, produire quelque
chose ! Mais la croyance fondamentale de la masse est qu’on devrait vivre pour rien – c’est
sa vulgarité. »8

1
1884, 27 [20] — X, p. 312.
2
1881, A [Livre cinquième, 550] — IV, p. 280.
3
1881, A [Livre deuxième, 102] — IV, p. 82.
4
1886, PBM [Nos vertus, 225] — VII, p. 143.
5
1875, 11 [38] — II**, p. 453.
6
1875, 11 [38] — II**, p. 454.
7
1885, 39 [4] — XI, p. 355.
8
1883, 7 [156] — IX, p. 304.

XCVI
« Alcuin l’Anglo-saxon, qui définissait ainsi la profession royale du philosophe : prava
corrigere, et recta corroborare, et sancta sublimare [corriger les choses mauvaises, renforcer
les justes et sublimer les saintes]. »1
« 4) En faire la critique, à savoir demander : quelle est sa force ? sur quoi agit-elle ?
Qu’advient-il de l’humanité (ou de l’Europe) sous son emprise ? Quelles forces favorise-t-
elle, quelles forces réprime-t-elle ? Rend-elle plus sain, plus malade, plus courageux, plus fin,
plus avide d’art etc. ? »2
« Toutes les évaluations sont construites : chacune détruit. Mais le fait même d’évaluer,
comment pourrait-il être détruit ! N’est-ce pas la vie même que – d’évaluer ! Évaluer c’est
apprécier. »3
« Pour moi la fausseté d’un concept n’est pas même une objection contre lui. C’est ici que
notre nouveau langage a peut-être la résonance la plus insolite : la question est de savoir
dans quelle mesure un concept favorise la vie, conserve la vie et le type. »4
« Pourquoi la destruction serait-elle une activité négative ! »5
« La valeur de la vie consiste en évaluations : les évaluations sont les produits d’une
élaboration, ne sont rien qui fût reçu, appris, éprouvé. Ce qui a été créé doit être détruit pour
faire place aux créations nouvelles : la viabilité des évaluations implique leur faculté d’être
détruites. Le créateur doit toujours être un destructeur. Mais l’action même d’évaluer ne
saurait se détruire : or ce n’est autre chose que la vie. »6
« Un monde en train de disparaître est une jouissance non seulement pour celui qui le
contemple (mais aussi pour qui le détruit). La mort n’est pas seulement nécessaire, le mot
“laideur” ne suffit pas il y a de la grandeur, du sublime de toute sorte dans les mondes qui
disparaissent. Des douceurs aussi, et aussi des espérances et des soirs enluminés. »7
« […] dans l’acquiescement, la négation et la destruction sont des conditions nécessaires. »8
« […] plus une croyance s’affirme avec force, et plus fragiles doivent être les bases sur
lesquelles elle repose, plus invraisemblable ce qui est cru en elle. »9
« On réfute une cause en la laissant respectueusement de côté […] Et c’est justement en
cela que réside la sottise proprement historique de tous les persécuteurs : ils ont donné
l’apparence de la respectabilité à la cause ennemie – ils lui ont offert en cadeau la
fascination du martyre… »10
« Il faut en revanche retenir ce que des concepts et des formules peuvent seulement être : des
moyens de permettre la compréhension et le calcul ; rendre possible une application pratique
est le but : que l’homme puisse se servir de la nature, la limite raisonnable. »11

1
1885/86, 2 [55] — XII, p. 96. Alcuin d’York (730-804), savant et religieux anglais.
2
1885/86, 1 [53] — XII, p. 33.
3
1883, 12 [9] — IX, p. 419.
4
1885, 35 [37] — XI, p. 256.
5
1874, 34 [34] — II**, p. 217.
6
1882/83, 234 — IX, p. 224.
7
1884, 26 [434] — X, p. 295.
8
1888, EH [Pourquoi je suis un destin, 4] — VIII*, p. 335.
9
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 24] — VII, p. 336.
10
1888, A [53] — VIII*, p. 219.
11
1884, 25 [308] — X, p. 106.

XCVII
« Seule la genèse des jugements “bon” et “mauvais” l’intéresse. Moi, c’est le mode
particulier de ces actions, leur utilité réelle (par opposition à supposée) qui m’intéresse. »1
« […] la question essentielle de toute philosophie est de savoir dans quelle mesure les
choses sont d’une espèce et d’une forme invariables : afin qu’une fois cette question résolue,
on s’attelle sans ménagements et avec courage à la tâche d’améliorer le côté du monde
reconnu modifiable. »2
« Superstition au sujet du philosophe : on le confond avec l’homme de science. Comme si
les valeurs étaient cachées au sein des choses et qu’il suffisait de les établir ! »3
« […] on peut se placer en dehors de telle évaluation précise, mais pas échapper à toute
évaluation. »4
« Les sentences des cours d’assises, avec leurs jurés, sont fausses pour la même raison que
l’appréciation portée par un corps de professeurs sur un élève est fausse : elles découlent
d’un compromis entre les différents jugements émis : à supposer, dans le cas le plus favorable
que l’un des jurés ait jugé justement, le résultat global sera la moyenne entre ce jugement
juste et plusieurs autres, faux, c’est-à-dire qu’il sera faux dans tous les cas. »5

« Position de l’artiste à l’égard de l’homme : le grand homme doit commander, et il doit


introduire, imposer, ordonner la table des valeurs qu’il possède, lui. »6
« Tous les buts sont anéantis : les évaluations se retournent l’une contre l’autre […] »7
« Qui serait déjà capable de décrire actuellement ce qui remplacera un jour les sentiments et
les jugements moraux ! »8
« […] la connaissance suprême : le nouvel évaluateur. »9
« Que crois-tu ? – Ceci : qu’il faut déterminer de nouvelle façon le poids de toutes
choses. »10
« Certes, la valeur de l’existence dépend des êtres sensibles. Et pour les hommes l’existence
et l’existence douée de valeur sont souvent une seule et même chose. »11
« Pensée fondamentale : les nouvelles valeurs doivent d’abord être créées – cette tâche ne
nous sera pas épargnée ! Le philosophe doit être un législateur. »12
« Au sein même de nos évaluations, se trouvent conservés une foule de systèmes moraux
contradictoires. »13

1
1883, 16 [15] — IX, p. 525.
2
1876, WB [3] — II**, p. 111.
3
1885, 35 [44] — XI, p. 260.
4
1882/83, 4 [133] — IX, p. 162.
5
1876, 19 [87] — III*, p. 407.
6
1884, 26 [344] — X, p. 267.
7
1882/83, 5 [34] — IX, p. 237.
8
1881, A [Livre cinquième, 453] — IV, p. 241.
9
1882/83, 5 [32] — IX, p. 236.
10
1882, GS [Livre troisième, 269] — V, p. 185.
11
1880, 10 [D 82] — IV, p. 667.
12
1885, 35 [47] — XI, p. 262.
13
1882/83, 6 [3] — IX, p. 243.

XCVIII
« Seuls sont créateurs ceux qui évaluent et inventent de nouvelles valeurs : ils sont l’axe
autour duquel le monde se meut. Mais celui qui fait croire en de nouvelles valeurs, le peuple
l’appelle “créateur” –. »1
« D’où devons-nous tirer les évaluations ? De la “vie” ? Mais “plus haut, plus profond, plus
simple, plus complexe” – ce sont des estimations que nous introduisons au préalable dans la
vie. »2
« “Ce qui est bon pour moi est bon en soi”, ce n’est que le jugement d’un puissant, habitué à
donner valeur au choses. »3
« On refait toujours les mêmes choses, mais les hommes les agrémentent toujours de
nouvelles pensées (jugements de valeur). »4
« Mieux nous comprenons comment sont nées nos appréciations de valeur, plus leur valeur
diminue et plus le besoin de nouvelles appréciations se manifeste. L’étude des questions
premières et des fins dernières, par ex., perd sa signification écrasante lorsque nous voyons à
la suite de quelles erreurs nous en avons fait dépendre notre humeur présente et notre statut
éternel. »5

« Dès qu’est niée la croyance dans le Dieu de l’idéal ascétique, se pose un nouveau
problème : celui de la valeur de la vérité. – La volonté de vérité a besoin d’une critique –
définissons ainsi la tâche qui est la nôtre, – nous devons une bonne fois, et de façon
expérimentale, mettre en question la valeur de la vérité. »6
« Les mots qui désignent les valeurs sont des drapeaux plantés là où l’on a découvert un
nouveau bonheur – un sentiment nouveau. »7
« Toutes les sciences ont désormais à préparer la tâche future du philosophe, cette tâche
étant ainsi entendue : le philosophe doit résoudre le problème de la valeur, il doit déterminer
la hiérarchie des valeurs. »8
« Reconstruire les lois de la vie et de l’action, – pour cette tâche nos sciences
physiologiques et médicales, notre théorie de la société et de la solitude ne sont pas encore
assez sûres d’elles […] »9.
« Le goût des natures supérieures se portent sur des exceptions, sur des objets qui
d’ordinaire laissent indifférent et semblent dénués de saveur : la nature supérieure a un
singulier jugement de valeur. Mais elle croit généralement que dans son idiosyncrasie du
goût, elle ne juge pas d’après un critère singulier, elle établit bien plutôt ses propres valeurs
et non-valeurs comme ayant un sens absolu et de la sorte elle tombe dans l’incompréhensible
et l’impraticable. »10

1
1882/83, 4 [36] — IX, p. 128.
2
1885, 34 [194] — XI, p. 214.
3
1883, 7 [72] — IX, p. 276.
4
1880, 1 [111] — IV, p. 312.
5
1880, 4 [292] — IV, p. 437.
6
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 24] — VII, p. 339.
7
1882/83, 4 [233] — IX, p. 186.
8
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 17] — VII, p. 250.
9
1881, A [Livre cinquième, 453] — IV, p. 241.
10
1882, GS [Livre premier, 3] — V, p. 54.

XCIX
« […] (car créer des valeurs est proprement le droit du seigneur). »1
« Fermeté contre les penchants personnels à faire des évaluations. »2
« […] le jugement de valeur n’est jamais la cause d’une action ; c’est plutôt une vieille
association qui déclenche automatiquement le mécanisme lorsqu’une représentation faisant
l’objet d’un jugement de valeur est montée jusqu’au cerveau : c’est une succession réglée,
non une cause et un effet, tout aussi peu, par exemple qu’un mot est la cause du concept qui
apparaît en nous lorsqu’il est prononcé. »3
« Il suffit de modifications extraordinairement petites du jugement de valeur pour obtenir
des tables de valeurs prodigieusement différentes (classification des biens). »4
« Qu’est-ce qui donne aux choses sens, valeur et importance ? Le cœur créateur qui a désiré
et qui a créé par désir. »5
« Me donner le droit de désigner les choses de noms nouveaux et de leur conférer de
nouvelles valeurs, c’est ce qui fut le plus difficile. »6
« Le jugement de “bon” ne vient pas de ceux envers qui on manifeste de la “bonté” ! Ce
sont bien plutôt les “bons” eux-mêmes qui ont estimé leurs actes bons, c’est-à-dire de
premier ordre, par opposition à tout ce qui est bas, mesquin, commun et populacier. Pénétrés
de ce pathos de la distance, ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs, de donner des
noms à ces valeurs. »7
« Vous croyez connaître la chose et toute chose : ainsi établissez-vous vos valeurs et vos
tables des biens. C’est la superstition de tous les évaluateurs. »8
« – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer de nouveaux noms, des évaluations,
des vraisemblances nouvelles pour créer à la longues de nouvelles “choses”. »9
« Comprendre — est-ce donc approuver ? »10
« Les jugements de valeur naissent de ce que nous croyons être nos conditions d’existence :
si ces conditions changent ou la croyance que nous avons en elles, alors les jugements de
valeur aussi. »11
« “Ne peut-on pas retourner toutes les valeurs ? et le bien ne serait-il pas le mal ? et Dieu
une pure et simple invention, une astuce du diable ? Ne se peut-il pas au fond que tout soit
faux en somme ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas aussi trompeurs de ce fait
même ? Ne sommes-nous pas obligés de l’être ?” »12

1
1886, PBM [Qu’est-ce qui est aristocratique ?, 261] — VII, p. 186.
2
1882/83, 7 [1] — IX, p. 247.
3
1880, 3 [36] — IV, p. 340.
4
1881, 12 [59] — V, p. 454.
5
1882/83, 206 — IX, p. 220.
6
1882/83, 4 [242] — IX, p. 189.
7
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 2] — VII, p. 225.
8
1883, 13 [10] — IX, p. 474.
9
1882, GS [Livre deuxième, 58] — V, p. 96.
10
1887/88, 11 [57] — XIII, p. 228.
11
1884, 25 [397] — X, p. 133.
12
1886, HTH [Préface, 3] — III*, p . 24-25.

C
« Le réformateur de la vie et le philosophe – c’est-à-dire le juge de la vie – s’affrontent en
eux [“les philosophes de la vie”]. »1
« […] tout ce qui est entrepris pour montrer la valeur de la vie est faux. Ultime absence de
finalité. Gaspillage. Renonciation générale : connaître toujours mieux ; seule consolation :
planer au-dessus des évaluations. »2
« Dans quelle mesure notre ordre des valeurs comme il est généralement admis aujourd’hui
remonte à des présupposés tous faux : origine des appréciations fondamentales qui ont cours.
NB ! »3
« Nous ne voyons pas dans la fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ;
[…] nous sommes enclins à poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux
les jugements synthétiques a priori) sont les plus indispensables à notre espèce […] Car
renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie même, équivaudrait à nier la vie.
Reconnaître la non-vérité comme la condition de la vie, voilà certes une dangereuse façon de
s’opposer au sens des valeurs qui a généralement cours, et une philosophie qui prend ce
risque se situe déjà, du même coup, par-delà bien et mal. »4
« Les jugements de valeur du passé […] il faut encore une fois les vivre volontairement dans
leur totalité, ainsi que leur contraire, pour avoir enfin le droit de les passer au crible. »5
« Représentons-nous l’œil du philosophe posé sur l’existence : il veut de nouveau en
déterminer la valeur. Car cela a toujours été le travail propre des grands penseurs de
légiférer pour la mesure, la monnaie et le poids des choses. […] C’est pourquoi le philosophe
doit estimer exactement son époque par comparaison avec d’autres et, tout en triomphant
pour lui-même du présent, il doit aussi en triompher dans son image qu’il donne de la vie,
c’est-à-dire le rendre imperceptible et en quelque sorte peindre sur lui. C’est une tâche très
difficile, à peine possible […] Le jugement des anciens philosophes grecs sur la valeur de
l’existence en dit bien plus qu’un jugement moderne parce qu’ils avaient sous les yeux et
autour d’eux la vie même dans une luxuriante perfection et que chez eux le sentiment du
penseur ne s’égare pas comme chez nous dans le conflit du désir de liberté, beauté, grandeur
de la vie, et l’instinct de vérité [des Triebes nach Wahrheit] qui demande seulement : Quelle
est donc la valeur de l’existence en général ? »6
« Mais la plus grande puissance historique est la bêtise et le diable. Cela refroidit le
courage de savoir que tant de possibilités ont existé : quand on ne vise pas à évaluer (c’est-à-
dire à distinguer dans le passé ce qui est classique et bon), mais seulement à comprendre
toute chose comme partie du devenir, le sens traditionaliste exerce une action paralysante :
car il pressent aussi dans ce qui n’a pas de sens une raison et une finalité. L’histoire ne veut
être traitée qu’en grand ; sinon, elle fabrique des esclaves. »7
« A) Il existe des jugements de valeur moraux. »8

1
1874, SE [3] — II**, p. 39.
2
1882/83, 6 [1] — IX, p. 242.
3
1884, 25 [114] — X, p. 55.
4
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 4] — VII, p. 23-24.
5
1881, A [Livre premier, 61] — IV, p. 55.
6
1874, SE [3] — II**, p. 37-38.
7
1873, 29 [31] — II*, p. 370.
8
1884, 25 [455] — X, p. 152.

CI
« C) Critique de ces jugements de valeur. Contradictions. D’où vais-je prendre cette
critique ? Attention de ne pas l’emprunter de nouveau à la morale. »1
« Il ne s’agit pas d’une destruction de la science, mais de sa domination. Elle dépend en
effet totalement, dans ses buts et ses méthodes, de conceptions philosophiques, mais elle
l’oublie facilement. La philosophie dominante doit cependant aussi se demander jusqu’où la
science peut légitimement se développer : elle doit fixer la valeur. »2
« Pour la science, il n’y a ni grand ni petit – mais pour la philosophie ! C’est à ce principe
que se mesure la valeur de la science. Fixer le sublime ! »3
« Dans quelle conditions l’homme a-t-il inventé les jugements de valeur bon et méchant ? Et
quelle valeur ont-ils eux-mêmes ? »4
« Ce qui, pour nous, manque dans la musique, c’est une esthétique qui saurait imposer des
règles aux musiciens et créer une conscience ; ce qui y manque aussi à notre gré, c’est, ce qui
en découle, une vraie lutte pour des “principes” […] En vérité, il en résulte une grande
difficulté : nous ne savons plus justifier les notions de “modèle”, “maîtrise”, “perfection” –
nous tâtonnons aveuglément dans le royaume des valeurs, avec l’instinct d’un vieil amour,
d’une vieille admiration, nous croyons presque “est bon tout ce qui nous plaît”… […] Mais
quand on va jusqu’à enseigner et vénérer comme “modèle”, comme “maîtrise”, comme
“progrès”, la parfaite et aveuglante désagrégation du style d’un Wagner, son prétendu “style
dramatique”, mon impatience ne connaît plus de bornes. […] Victor Hugo a fait quelque
chose du même ordre pour le langage : mais maintenant déjà, on se demande en France, dans
le cas de Victor Hugo, si ce n’est pas au détriment de la langue… si, en intensifiant la
sensualité dans le langage, on n’en a pas rabaissé la raison, l’intellectualité, la profonde
conformité à des lois ? […] Le style dramatique en musique, tel que Wagner le conçoit, c’est
l’abandon de tout style proprement dit, qui suppose que quelque chose <d’autre> est cent
fois plus important que la musique : le drame. Wagner sait peindre, il n’utilise pas la musique
pour la musique, il amplifie des attitudes, il est poète : finalement, il en a appelé aux “beaux
sentiments” et au “sein agité”, semblable à tous les artistes de théâtre. […] La musique est
pour lui un moyen. […] À quoi bon tout élargissement des moyens d’expression si ce qui
exprime ici, l’art même, a perdu la loi qui le détermine ? »5
« Nous voulons être des héritiers de toute la moralité qui a précédé : et non recommencer à
partir de zéro. Tout ce que nous faisons n’est que la moralité qui se retourne contre la forme
qu’elle a prise jusqu’ici. »6
« Toutes les actions se rattachent à des appréciations de valeur, toutes les appréciations de
valeur sont soit personnelles, soit acquises, – ces dernières étant de loin les plus nombreuses.
Pourquoi les adoptons-nous ? Par peur, – c’est-à-dire que nous croyons plus avantageux de
faire comme si elles étaient aussi les nôtres – et nous nous habituons si bien à cette
dissimulation qu’elle devient finalement notre seconde nature. Appréciation personnelle de
degré de plaisir ou de déplaisir qu’elle nous procure, à nous et à personne d’autre […] »7.

1
1884, 25 [455] — X, p. 152.
2
1872/73, 19 [24] — II*, p. 179.
3
1872/73, 19 [33] — II*, p. 181.
4
1887, GM [Avant-propos, 3] — VII, p. 217.
5
1888, 16 [29] — XIV, p. 242-243.
6
1884, 25 [457] — X, p. 152.
7
1881, A [Livre deuxième, 104] — IV, p. 83.

CII
« Aujourd’hui la science ne se trouve plus jugulée que par l’art. Il s’agit de jugements de
valeur sur le savoir et l’abondance du savoir. »1
« Le “critique”, l’“homme qui s’imagine être esthétique”. Seul le génie est critique, c.-à-d.
qu’il décide de ce qui est grand, et les petits répètent avec lui. »2
« La plus grande sincérité et conviction de la valeur de sa propre œuvre n’a aucun effet : de
même, la dépréciation sceptique ne peut en amoindrir la valeur. Il en va ainsi de toutes les
actions […]. Il faudrait connaître l’origine totale d’une action, et pas seulement le petit
morceau qui tombe dans la conscience (la prétendue intention). Mais ce serait précisément
exiger la connaissance absolue. »3
« Il embrasse le savoir et pose la question de la valeur de la connaissance. C’est un
problème de civilisation : la connaissance et la vie. »4
« Tout savoir se constitue par séparation, démarcation, limitation ; pas de savoir absolu
d’un tout ! »5
« Notre tâche : inventorier et réviser toutes choses héritées, traditionnelles, devenues
inconscientes, en examiner l’origine et l’utilité, en rejeter beaucoup, en laisser subsister
beaucoup. »6
« sitôt que l’on veut connaître la chose en soi, elle n’est rien d’autre que ce monde – la
connaissance n’est possible que comme reflet et comme rapport à une mesure (sensation).
Nous savons ce qu’est le monde : vouloir la connaissance absolue et inconditionnée, c’est
vouloir une connaissance sans connaissance. »7
« On peut réfuter une opinion en montrant ce qu’elle a de contingent : cela ne supprime pas
la nécessité de l’avoir. Les fausses valeurs ne peuvent être éliminées par des arguments
rationnels : pas plus qu’une optique faussée dans l’œil d’un malade. Il faut comprendre la
nécessité qu’elles existent : elles sont une conséquence de causes qui n’ont rien à voir avec
des arguments rationnels. »8
« Vue : dans tout jugement de valeur il s’agit d’une perspective déterminé : conservation de
l’individu, d’une communauté, d’une race, d’un État, d’une Église, d’une croyance, d’une
culture. »9
« les voici, plantés là,
les massifs chats de granit
les valeurs du fond des temps :
hélas, comment les renverser. »10

1
1872/73, 19 [36] — II*, p. 183.
2
1871, 9 [99] — I*, p. 392.
3
1885/86, 1 [79] — XII, p. 39-40.
4
1872/73, 19 [172] — II*, p. 224.
5
1872/73, 19 [141] — II*, p. 216.
6
1879, 41 [65] — III**, p. 435.
7
1872/73, 19 [146] — II*, p. 217.
8
1888, 16 [80] — XIV, p. 261.
9
1884, 26 [119] — X, p. 205.
10
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 197.

CIII
« Erreur fondamentale : nous prenons nos sentiments moraux d’aujourd’hui pour mesure et
nous mesurons d’après eux progrès et régression. Mais chacune de ces régressions serait un
progrès pour un idéal opposé. »1
« Ce qui va jusqu’à la conséquence ultime : même celui qui, comme moi, porte un jugement
sur les valeurs morales mêmes en les hiérarchisant entend ainsi passer pour un homme
supérieur en s’y distinguant de ceux qui supportent de vivre en obéissant à des évaluations
reçues. »2
« M. le Prof. Nietzsche, en qui l’on s’accordera à reconnaître le plus profond connaisseur
du mouvement de Bay<reuth>, saisit ici par les cornes le problème de valeur que recèle tout
mouvement : il prouve qu’il a des cornes. »3
« Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel, ne l’a pas en soi, ne l’a pas de sa
nature – la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et
nous autres nous en étions les donateurs ! C’est nous qui avons créé le monde qui concerne
l’homme ! Mais c’est là justement la notion qui nous manque, et s’il nous arrive de la saisir
un instant, nous l’avons oubliée l’instant d’après : nous méconnaissons notre meilleure force,
nous nous sous-estimons quelque peu, nous autres contemplatifs – nous ne sommes ni aussi
fiers ni aussi heureux que nous pourrions l’être. »4
« Ces braves gens toujours conciliants et gais n’ont aucune idée du mal qu’ont ceux qui
veulent peser les choses une nouvelle fois et qui doivent les rouler jusqu’à la balance. »5
« Établir des valeurs, cela signifie tout autant établir des non-valeurs. Pour jouir de la
sérénité dans les évaluations – il y faut accepter tout ce qui est mal et tout le déplaisir du
mépris. »6
« Même les Français comme Taine cherchent ou croient chercher sans avoir au préalable
des normes de valeur. La prosternation devant les “faits” est devenue une sorte de culte. En
réalité ils détruisent les évaluations existantes. Explication de ce malentendu. Rares sont ceux
qui savent commander et ils ne se comprennent pas eux-mêmes. On veut se décharger
absolument de l’autorité à exercer et tout imputer aux circonstances. »7
« Toutes ces valeurs sont empiriques et relatives. Mais celui qui y croit, qui les vénère, ne
veut justement pas leur reconnaître ce caractère…
Les philosophes croient tous à ces valeurs et une forme de leur vénération consiste à
s’efforcer d’en faire des vérités a priori. […] le manque absolu de méthode pour prendre la
mesure de ces valeurs […] »8
« Nous estimons les choses selon la peine que nous en a coûtée la production ou la prise.
[…] De là la “valeur”. Cela, reporté sur la vérité, donne des résultats ridicules. »9

1
1884, 25 [171] — X, p. 72.
2
1883, 7 [22] — IX, p. 258.
3
1888, 16 [80] — XIV, p. 260.
4
1882, GS [Livre quatrième, 301] — V, p. 206.
5
1884, 26 [103] — X, p. 201.
6
1882/83, 4 [179] — IX, p. 173.
7
1885, 35 [44] — XI, p. 260.
8
1888, 14 [109] — XIV, p. 80.
9
1879, 40 [17] — III**, p. 422.

CIV
« […] Nos opinions de ce qui est “bon”, “noble”, “grand” ne sauraient être démontrées
par nos actions, parce que chacune est inconnaissable – […] si nos opinions, nos évaluations,
nos tables de valeurs sont parmi les plus puissants leviers dans le rouage de nos actions, il
reste que dans chaque cas particulier la loi de leur mécanisme est indémontrable. Bornons-
nous donc à la purification de nos opinions et de nos évaluations, bornons-nous à la création
de nouvelles et propres tables de valeurs : – mais ne nous creusons plus la tête sur la “valeur
morale de nos actions” ! »1
« Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en
question la valeur même de ces valeurs, et cela suppose la connaissance des conditions et des
circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur modification (la morale
comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie,
comme malentendu ; mais aussi la morale en tant que cause, remède, stimulans, entrave ou
poison), bref, une connaissance telle qu’il n’en a pas existé jusqu’à présent et telle qu’on ne
l’a même pas souhaitée. Car on a considéré la valeur de ces “valeurs” comme donnée,
comme réelle, comme au-delà de toute mise en question. »2
« Toute connaissance consiste à mesurer l’objet à une aune. Sans aune, c’est-à-dire sans
limitation de quelque sorte, il n’y a pas de connaissance. Il en est donc dans le domaine des
formes intellectuelles comme lorsque je pose la question de la valeur de la connaissance en
général : je dois choisir une position quelconque, une position plus élevée ou du moins solide,
pour qu’elle me serve d’aune. »3
« On peut faire le portrait d’un homme en trois anecdotes ; je m’efforce d’extraire trois
anecdotes de chaque système, et je néglige le reste. »4
« Le monde entier tel qu’il existe est aussi un produit de nos évaluations – plus exactement
des évaluations qui sont restées les mêmes. – »5
« Il faut donc étudier les détresses de l’humanité, mais sans oublier d’y joindre ses opinions
sur la façon d’y porter remède : –
Si l’on modifie les opinions portant sur les moyens d’apaisement, on modifie les besoins la
“volonté” les “désirs” de l’humanité. Ainsi donc : modification de l’appréciation de valeur
égale modification de la volonté. »6
« Nous ne pouvons rien dire de la chose en soi, parce que nous avons quitté le point de vue
du sujet connaissant, c’est-à-dire de celui qui applique une mesure. Une qualité existe pour
nous, c’est-à-dire mesurée à nous. Si nous ôtons la mesure, que reste-t-il de la qualité ! »7
« Le combat de la science
Sophistes
Les sophistes ne sont rien de plus que les réalistes : ils formulent les valeurs et les pratiques
qui sont choses banales et connues de tous et les portent au rang de valeurs, — ils ont le
courage qu’ont tous les esprits vigoureux, de savoir à quoi s’en tenir sur leur immoralité… »8

1
1882, GS [Livre quatrième, 335] — V, p. 226.
2
1887, GM [Avant-propos, 6] — VII, p. 220.
3
1872/73, 19 [155] — II*, p. 219.
4
1873, PG [introduction] — I**, p. 211.
5
1884, 25 [434] — X, p. 144.
6
1880, 5 [46] — IV, p. 456.
7
1872/73, 19 [156] — II*, p. 219.
8
1888, 14 [147] — XIV, p. 114-115.

CV
« Une nouvelle façon de penser – qui est toujours une nouvelle façon de mesurer et suppose
l’existence d’un nouveau critère de mesure, d’une nouvelle échelle de sensations – se sent en
contradiction avec toutes les façons de penser et répète constamment en s’opposant à elles :
“ceci est faux”. Pour un observateur plus subtil, un tel “ceci est faux” signifie en fait
seulement : “je n’y ressens rien de moi”, “je ne m’en soucie pas”, “je ne comprends pas
comment vous pouvez ne pas sentir comme moi”. »1
« 2) le monde présent, à la construction duquel tout ce qui est vivant sur terre a participé de
façon qu’il paraisse ce qu’il est (en mouvement continu lent), nous voulons continuer à le
construire – et non pas le rejeter en critiquant sa fausseté ! 3) nos évaluations contribuent à
sa construction, elles accentuent et soulignent. Quel sens peut bien avoir ce que des religions
entières répètent : “tout est mauvais, faux et méchant !” Cette condamnation de l’ensemble du
processus ne peut être qu’un jugement de ratés ! »2
« Malheur et faute, – ces deux choses ont été mises par le christianisme sur une même
balance […] Mais cela n’est pas antique, et c’est pourquoi la tragédie grecque où il est
question si abondamment, mais en un tout autre sens, de malheur et de faute, fait partie des
grandes libératrices du cœur humain […] Ils étaient restés assez innocents pour ne pas
établir de “relation adéquate” entre la faute et le malheur. La faute de leurs héros tragiques
peut être le caillou qui les fait trébucher et se casser éventuellement le bras ou se crever l’œil
[…] Mais il était réservé au seul christianisme de dire : “Voici un grave malheur, derrière lui
doit se cacher une faute grave, une faute aussi grave” […] Dans l’antiquité il y avait encore
vraiment un malheur, du malheur à l’état pur, innocent ; et c’est seulement avec le
christianisme que tout devient punition, punition méritée […] »3.
« Sa tâche elle-même requiert autre chose, elle exige qu’il crée des valeurs. […] Il
appartient à ces chercheurs de rendre clairs, intelligibles, tangibles, maniables tous les
événements et les jugements antérieurs, d’abréger les longueurs, d’abréger “le temps” même
et de dominer le passé tout entier ; […] ils déterminent la destination et la finalité de
l’homme et disposent pour cela du travail préparatoire de tous les ouvriers de la philosophie,
de tous ceux dont le savoir domine le passé ; ils tendent vers l’avenir des mains créatrices,
tout ce qui est, tout ce qui fut, leur devient moyen, instrument, marteau. Leur “connaissance”
est création, leur création est législation, leur volonté de vérité est volonté de puissance. »4
« […] Il n’y a pas de connaissance sans être connaissant, ou pas de sujet sans objet et pas
d’objet sans sujet, cette proposition est parfaitement vraie, mais extrêmement triviale […] Ce
que les choses sont, cela ne peut être démontré que par un sujet qui se trouve placé à côté
d’elle et les mesure. Leurs qualités ne nous importent pas en elles-mêmes, mais seulement
pour autant qu’elles agissent sur nous. »5
« Il faut alors demander : comment s’est formé un tel être capable d’appliquer une
mesure ? »6
« La plante applique elle aussi une mesure. »7

1
1885/86, 2 [35] — XII, p. 90.
2
1884, 25 [438] — X, p. 146.
3
1881, A [Livre premier, 78] — IV, p. 67-68.
4
1886, PBM [Nous, les savants, 211] — VII, p. 131.
5
1872/73, 19 [156] — II*, p. 219-220.
6
1872/73, 19 [156] — II*, p. 220.
7
1872/73, 19 [156] — II*, p. 220.

CVI
« Établir des prix, mesurer des valeurs, inventer des équivalences, échanger – tout cela a
préoccupé à tel point la toute première pensée de l’homme que ce fut en un sens la pensée
tout court […] L’homme qui se désigne comme l’être qui mesure des valeurs, qui évalue et
qui mesure, l’“animal estimateur par excellence”. »1
« Tout penser, juger, percevoir, en tant que comparer, a pour présupposé un “poser comme
égal” et, encore plus tôt, un “RENDRE égal”. Le “rendre égal” est identique à
l’incorporation par l’amibe de la matière assimilé. »2
« Bref, l’essence d’une chose n’est elle aussi qu’une opinion sur la “chose”. Ou plutôt, le
“cela vaut” est le véritable “cela est”, le seul “cela est”. »3
« Tout passé est un texte aux centaines de sens et d’interprétations et en vérité la voie vers
bien des futurs : mais c’est celui qui donne au futur son sens unique qui détermine
l’interprétation de tout passé et qui fait ce que sera le futur. »4
« Ce qui me sépare d’eux, ce sont leurs évaluations : ils appartiennent tous en effet au
mouvement démocratique et demandent des droits égaux pour tous […] »5.
« Là où nous comprenons, nous devenons gentils, heureux, inventifs, et partout où nous
avons suffisamment appris et où nous nous sommes formé la vue et l’ouïe, notre âme montre
plus de souplesse et de grâce. »6
« Cette gaieté cache quelque chose, cette volonté de ce qui est superficiel trahit un savoir,
une science de la profondeur, cette profondeur exhale son haleine, une haleine froide qui fait
frissonner ; et même admis que, à la musique de semblable “gaieté” l’on apprît à danser, ce
serait peut-être non pas pour danser, mais pour se réchauffer ? »7
« Si nous ressassons la somme des détresses déjà endurées par l’humanité, cela nous rend
faibles et malades. Il faut détourner le regard. Seuls les gens heureux sont propres à écrire
l’histoire. »8
« Le chemin de la liberté. Treizième Inactuelle. Stade de l’observation. De la confusion. De
la haine. Du mépris. De la liaison. De l’éveil de la raison. De l’illumination. De la lutte pour.
De la paix et de la liberté intérieures. Tentatives de construction. De la mise en ordre
historique. De la mise en ordre politique. Des amis. »9
« Ne pouvoir croire à long terme ! Le savoir perd sa valeur dès l’instant qu’on le conquiert.
Créer, donc ! »10
« Qui sait voler sait qu’il n’est pas nécessaire d’être poussé pour continuer de voler ;
comme vous tous, esprits cloués sur place, en avez besoin ne serait-ce que pour
“avancer”. »11

1
1887, GM [Deuxième dissertation, La « faute », la « mauvaise conscience », 8] — VII, p. 263.
2
1886/87, 5 [65] — XII, p. 210.
3
1885/86, 2 [150] — XII, p. 142.
4
1883, 17 [12a] — IX, p. 559.
5
1885, 36 [17] — XI, p. 290.
6
1881, A [Livre cinquième, 565] — IV, p. 287.
7
1886, GS [Préface, 1 variante] — V, p. 603.
8
1880, 1 [122] — IV, p. 313.
9
1873, 29 [229] — II*, p. 449.
10
1882/83, 202 — IX, p. 220.
11
1882, [3, 298] — IX, p. 98.

CVII
« Puis, le navire et l’apparition au volcan. “Zarathoustra va-t-il aux enfers ? Ou bien veut-il
maintenant sauver le monde d’en-bas ?” – Ainsi se répand la rumeur qu’il serait aussi le
Malin.
Dernière scène auprès du volcan. Félicité totale. Oubli. Vision de la femme (ou de l’enfant
au miroir). Les disciples regardent la tombe profonde. (Ou bien Zarathoustra parmi des
enfants près des ruines du temple).
La plus grande des fêtes funéraires constitue le final. Cercueil d’or précipité dans le
volcan. »1
« D’autre part, il nous faut supporter de mal comprendre et de voir plus que ce qui est là :
oh, vous qui ne faites plus rien que comprendre le “grand homme” ! Votre force devrait être
telle qu’elle vous fasse voir des êtres qui sont à cent lieues au-dessus de lui ! et c’est ce que
j’appelle idéalité : voir un coucher de soleil – là où l’on allume une bougie ! »2
« Mais que signifie aujourd’hui ennoblir, servir l’idéal ! Quel idéal ? Aussitôt il nous faut
avoir un idéal ! Et où le prendre sans le voler ! – Voici le mien : une indépendance sans
ostentation blessante, un orgueil tempéré et déguisé, un orgueil qui paye sa dette envers les
autres en n’entrant pas en concurrence avec eux pour leurs honneurs et leurs plaisirs et en
supportant les railleries. Voilà ce qui doit ennoblir mes habitudes : jamais vulgaire et
toujours affable, sans avidité mais constamment engagé dans un effort tranquille et volant
vers les cimes ; simple et même parcimonieux avec moi-même mais doux avec les autres. Un
sommeil léger, une démarche libre et tranquille, pas d’alcool, pas de princes ni d’autres
célébrités, pas de femmes ni de journaux, pas d’honneurs, pas de commerce sinon avec les
plus hauts esprits et, de temps à autre, avec le bas peuple – voilà l’indispensable, ainsi que le
spectacle d’une végétation puissante et saine – les plats les plus vite préparés qui ne nous
mêlent pas à une foule de canailles mangeant avec une goinfrerie bruyante, autant que
possible des plats que l’on prépare soi-même ou tout préparés. Les idéaux de l’espèce sont les
espérances anticipatrices de nos instincts, rien de plus. Aussi sûrement que nous avons des
instincts, ceux-ci propagent à leur tour dans notre imagination une sorte de schéma de nous-
mêmes, tels que nous devons être pour satisfaire vraiment nos instincts – voilà ce qu’est
idéaliser. Même le gredin a son idéal : à vrai dire peu édifiant pour nous. Mais il l’élève !
également ! »3
« Et encore une fois. – Honnête à l’égard de nous-même, et de qui est notre ami, courageux
face à l’ennemi, généreux envers les vaincus, courtois avec tout le monde. »4
« Non, il y a quelque chose de pessimiste en nous qui se trahit même dans notre gaieté, nous
nous entendons à (donner) cette apparence – car nous aimons l’apparence, nous l’adorons
même –, mais uniquement parce qu’à l’égard de l’“être” même nous avons notre propre
soupçon… »5
« Se dégager de tous les liens humains sociaux moraux, jusqu’à ce que nous puissions
danser et sauter comme les enfants. »6
« La démarche révèle si l’on est déjà sur son propre chemin. Eh bien, regardez-moi
marcher ! Mais celui dont le but est proche, celui-là – danse ! »1

1
1883, 13 [2] — IX, p. 461.
2
1883, 7 [155] — IX, p. 303.
3
1880, 7 [95] — IV, p. 581.
4
1882, 3 [1, 253] — IX, p. 93.
5
1886, GS [Préface, 1 variante] — V, p. 604.
6
1880, 8 [76] — IV, p. 635.

CVIII
« Danse dès lors sur mille dos
Dos des vagues, astuces des vagues –
Vive qui crée de nouvelles danses !
Dansons donc de mille manières,
Libre – soit nommé notre art !
Gai – nommé notre savoir ! »2
« Nos premières questions concernant la valeur d’un livre, d’un homme, d’une musique
sont : “peut-il marcher ? bien plus, peut-il danser ?”… »3
« Je n’écris pas seulement de la main,
Mon pied lui aussi veut toujours faire le scribe.
Ferme, libre et vaillant, il se met à courir
Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier. »4
« Pour les danseurs.
La glace lisse
Un paradis
Pour qui sait bien glisser, danser. »5
« Il faut apprendre […] à penser […] il faut une technique, un programme, une volonté de
maîtrise, qu’il faut apprendre à penser comme on apprend à danser, comme une sorte
particulière de danse… »6
« Le danseur n’a-t-il pas l’ouïe dans la pointe des pieds ? »7
« Alors intervint le plus hideux des hommes : “Mieux vaut encore danser comme un
lourdaud que marcher sur des jambes paralysées, mieux vaut être fou de bonheur que de
malheur.” »8
« […] Une joie et une force de la détermination de soi seraient concevables, une liberté du
vouloir, à la faveur desquels un esprit congédierait toute croyance, tout désir de certitude,
exercé qu’il serait à se tenir en équilibre sur des possibilités légères comme sur des cordes, et
même à danser de surcroît au bord des abîmes. Pareil esprit serait le libre esprit par
excellence. »9
« des vérités faites pour nos pieds,
des vérités faites pour danser. »10

« Tu veux apprendre à danser alors que tu ne sais pas marcher ? Mais au-delà du danseur,
il y a l’homme aérien et la félicité du haut et du bas. »11

1
1884/85, 31 [59] — XI, p. 119.
2
GS [Appendice – Chansons du prince hors-la-loi, Au mistral (chanson à danser)] — V, p. 306.
3
1886, GS [Livre cinquième, 366] — V, p. 272-273.
4
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 52] — V, p. 42.
5
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 13] — V, p. 34.
6
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 7] — VIII*, p. 106-107.
7
1883, 16 [4] — IX, p. 518.
8
1884/85, 32 [10] — XI, p. 136.
9
1886, GS [Livre cinquième, 347] — V, p. 246.
10
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 221.
11
1883, 22 [1] — IX, p. 639.

CIX
« Que personne n’aille croire qu’un jour, à l’improviste, on plonge à pieds joints dans cet
état d’âme chaleureux auquel le chant à danser dont viennent de résonner les dernières notes
peut servir de témoignage ou de symbole. Pour apprendre à danser ainsi, il faut avoir
parfaitement appris à marcher, à courir, alors que le simple fait de tenir droit sur ses jambes
constitue déjà, à ce qu’il me semble, une performance réservée à une élite prédestinée. »1
« Regardez s’il a l’œil pur et la bouche sans mépris. Regardez s’il marche comme un
danseur. »2
« “Nous avons appris à danser aux ours : mais faut-il pour autant que nous devenions des
ours dansants ?” C’est ainsi que vous, les maîtres, vous voulez me dire : “Nous voulons être
des éducateurs, mais nous-mêmes n’avons pas été éduqués.” »3
« Ce qu’il me faut, c’est une musique où l’on oublie sa souffrance ; où la vie animale se
sente divinisée et triomphe ; sur laquelle on veuille danser ; sur laquelle peut-être, question
cynique, on digère bien ? […] Wagner, du début jusqu’à la fin, m’est devenu insupportable,
car il est incapable de marcher, a fortiori de danser. Mais ce sont là des jugements
physiologiques, non esthétiques : simplement – je n’ai plus d’esthétique. »4
« Les choses ne sont-elle pas faites
pointues, pour des pieds de danseurs »5.
« On ne peut exclure la danse, sous toutes ses formes, d’une éducation raffinée : savoir
danser avec ses pieds, avec les idées, avec les mots. Est-il encore besoin de dire que l’on doit
aussi savoir danser avec sa plume – qu’il faut apprendre à écrire ? »6
« On pourrait bien sûr voler à travers les airs, mais d’abord il faut apprendre à danser
comme un ange. »7
« Les choses ne sont-elle pas faites pointues, pour des pieds de danseur »8.
« – “Ô mes animaux ! Mon grand bonheur me donne le vertige ! Il faut donc que je danse,
— pour ne pas tomber !” »9
« Aucun n’est simplement peintre ; tous sont archéologues, psychologues, metteurs en scène
de quelque souvenir ou théorie. Ils se complaisent à notre érudition, à notre philosophie. Ils
sont, comme nous, pleins, bien trop pleins d’idées générales. Ils n’aiment pas une forme pour
ce qu’elle est mais pour ce qu’elle exprime. Ils sont les fils d’une génération savante,
tourmentée et réflexive – à mille lieues des vieux maîtres qui ne lisaient pas et ne songeaient
qu’à s’offrir une fête pour les yeux. »10
« C’est l’hiver, aujourd’hui, je veux danser. J’ai assez de braises pour cette neige ; je veux
escalader la montagne, et mes braises lutteront alors avec le vent glacé. »11

1
1885/86, 1 [2] — XII, p. 19.
2
1882/83, 228 — IX, p. 223.
3
1883, 12 [44] — IX, p. 430.
4
1886/87, 7 [7] — XII, p. 277-278.
5
1888, DD [Automne 1884] — VIII**, p. 113.
6
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 7] — VIII*, p. 107.
7
1883, 17 [46] — IX, p. 574.
8
1884, 28 [29] — XI, p. 31.
9
1884/85, 31 [34] — XI, p. 97.
10
1886/87, 7 [7] — XII, p. 279.
11
1883, 13 [1] — IX, p. 444.

CX
« Ton pas révèle que tu ne marches pas encore sur ta voie ; il faudrait qu’on reconnaisse à
ton allure que tu as envie de danser. La danse est la preuve de la vérité. »1
« Ce n’est pas l’embonpoint, c’est la vigueur et la plus grande souplesse qu’un danseur
attend de sa nourriture – et je ne sache pas que l’esprit d’un philosophe puisse souhaiter
davantage que de devenir un bon danseur. La danse en effet est son idéal, son art aussi, et
enfin son unique piété, son “culte divin”… »2
« Le monde, dans la mesure où nous pouvons le connaître, n’est que notre propre activité
nerveuse, rien de plus. »3
« […] Tout ce avec quoi notre appétit et nos dents n’ont pu en finir – nous l’abandonnons à
d’autres et à la nature, notamment ce que nous avons englouti sans pouvoir le digérer – : nos
excréments. En quoi nous ne sommes nullement avares mais inépuisablement bienfaisants :
nous pourvoyons à l’engrais de l’humanité avec ce que notre esprit et nos expériences n’ont
pu digérer. »4
« Combien superficiel et pauvre tout ce qui est intérieur : par ex. le but (représentation de la
mastication et mastication effective) […] par ex. Le sentiment du cœur battant par rapport à
sa mécanique. »5
« Mes objections à la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon
les travestir en formules esthétiques ? Mon “fait” est que cette musique, dès qu’elle agit sur
moi, rend ma respiration plus difficile : bientôt mon pied se fâche et s’insurge contre elle
[…]. – Mais mon estomac ne proteste-t-il pas à son tour ? Mon cœur ? Ma circulation
sanguine ? Mes entrailles ? »6
« […] on finira par observer chez chacun s’il s’est, chaque jour, quelquefois dépassé ou s’il
s’est toujours laissé aller. – C’est la première conséquence de toute action : elle ne cesse de
construire quelque chose chez nous – naturellement aussi sur le plan corporel. »7
« Platon vaut mieux que sa philosophie ! Nos instincts sont meilleurs que leur expression
conceptuelle. Notre corps est plus sage que notre esprit ! »8
« Tout ce qui peut provenir de l’estomac, des intestins, des battements du cœur, des nerfs, de
la bile, du sperme – toutes ces indispositions, ces faiblesses, ces surexcitations, tous les
hasards d’une machine que nous connaissons si mal ! – tout cela, un chrétien comme Pascal
doit l’interpréter comme un phénomène moral et religieux, en s’interrogeant sur ce qui se
cache derrière lui : Dieu ou diable, bien ou mal, salut ou damnation ! »9
« Mais la psychologie est presque le seul critère de la propreté ou de la malpropreté d’une
race… Et quand on se néglige, comment pourrait-on avoir de la profondeur ? »10

1
1882, 98 — IX, p. 78.
2
1886, GS [Livre cinquième, 381] — V, p. 291.
3
1880, 10 [E 95] — IV, p. 670.
4
1881, 14 [13] — V, p. 500.
5
1883, 9 [40] — IX, p. 370.
6
1886, GS [Livre cinquième, 368] — V, p. 275.
7
1883, 7 [120] — IX, p. 292.
8
1884, 26 [355] — X, p. 270.
9
1881, A [Livre premier, 86] — IV, p. 71.
10
1888, EH [Le Cas Wagner, 3] — VIII*, p. 330.

CXI
« Jadis, l’explication religieuse tenait lieu d’explication scientifique, et aujourd’hui encore,
l’explication morale tient lieu de raison physiologique. Ceux qui pensent peu et qui n’ont pas
appris grand-chose imputent tout à la morale, leurs accès d’humeur aux intempéries, à
l’indigestion, à l’anémie, leurs besoins de faire le vide ou de changement, leurs échecs, leurs
dégoûts, leurs insatisfactions, leurs incertitudes. »1
« Refuser un livre signifie souvent que nous n’y trouvons rien à goûter, faute de la
préparation et des sens voulus. C’est vrai aussi pour les hommes. Toute négation découvre
notre manque de fécondité et d’organes sur ce terrain-là : si nous étions comme la terre, nous
ne laisserions rien périr. »2
« En dernier lieu : nous commettons la même erreur à l’égard des choses parce que nous les
jugeons d’après les expressions qu’elles provoquent en nous : que le bleu et le rouge nous
semblent différents, alors qu’il s’agit d’un peu plus ou d’un peu moins de longueur de
nerfs ! »3
« Mais il est une question qui m’intéresse tout autrement, et dont le “salut de l’humanité”
dépend beaucoup plus que de n’importe quelle curieuse subtilité de théologien : c’est la
question du régime alimentaire. […] Comment au juste dois-tu te nourrir pour atteindre au
maximum de ta force, de la virtù, au sens de la Renaissance, de la vertu “garantie sans
moraline” ? »4
« La consommation excessive du riz qui pousse à l’usage de l’opium et de stupéfiants, tout
de même que la consommation excessive de pommes de terre pousse au schnaps ; – mais son
effet ultérieur plus subtil est d’incliner à des manières de penser et de sentir qui agissent
comme des narcotiques. »5
« […] je tiens toute démarche qui part de la réflexion de l’esprit sur lui-même pour stérile et
sans le fil conducteur du corps je ne crois à la validité d’aucune recherche. »6
« Je me suis demandé assez souvent si, tout compte fait, la philosophie jusqu’alors n’aurait
pas été une exégèse du corps et un malentendu à propos du corps. »7
« La mauvaise odeur : un préjugé. Toutes éliminations répugnantes – et pourquoi ? Parce
qu’infectes ? Pourquoi infectes ? Elles ne sont pas nuisibles. Salive, muqueuses, sueurs,
sperme, urine, matière fécales, croûtes, déchets de peau, morves, etc. C’est inopportun ! – Le
dégoût s’accroît à proportion du raffinement. […] Le jugement du point de vue de la
dégustabilité : ceci n’est pas mangeable. Jugement fondamental de la morale. »8
« […] L’induction qui est à l’origine de la plupart des erreurs – celle qui de l’œuvre
remonte au créateur, de l’acte à l’auteur, de l’idéal à celui qui en a besoin, de toute manière
de pensée et d’appréciation au besoin qui la détermine impérieusement. – Face à toutes
valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction principale : à chaque cas
particulier, je demande “si c’est la faim ou le trop-plein qui est ici devenu créateur ?” »9

1
1882, 3 [1, 380] — IX, p. 107.
2
1878, 32 [21] — III**, p. 405.
3
1881, 11 [263] — V, p. 408-409.
4
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 1] — VIII*, p. 259.
5
1882, GS [Livre troisième, 145] — V, p. 159.
6
1884, 26 [432] — X, p. 294.
7
1888, GS [Préface, 1] — V, p. 24.
8
1881, 12 [155] — V, p. 471.
9
1886, GS [Livre cinquième, 370] — V, p. 278-279.

CXII
« Sens de la “connaissance” : ici, comme pour “bon” ou “beau”, le concept doit être pris
dans un sens strictement et étroitement anthropomorphique et biologique. »1
« Le phénomène du corps est un phénomène plus riche, plus clair, plus saisissable : à placer
en tête, du point de vue de la méthode, sans rien chercher à démêler de sa signification
ultime. »2
« Il est légitime de considérer les audacieuses folies de la métaphysique et particulièrement
les réponses qu’elle donne à la question de la valeur de l’existence, tout d’abord comme
autant de symptômes de constitutions corporelles propres à certains individus ; et si de
pareilles évaluations positives ou négatives du monde ne contiennent, du point de vue
scientifique, pas le moindre grain de réalité, elles n’en fournissent pas moins à l’historien et
au psychologue de précieux indices, en tant que symptômes comme je l’ai dit, de la
constitution viable ou manquée du corps, de son abondance et de sa puissance vitales, de sa
souveraineté dans l’histoire, ou au contraire de ses malaises, des ses épuisements, de ses
appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de finir. »3
« L’Allemand traîne son âme derrière lui ; il traîne derrière lui tout ce qu’il vit. Il digère
mal les événements qui lui arrivent, il n’en “finit” jamais avec eux ; la profondeur allemande
n’est souvent qu’une lourde et longue “digestion”. Et comme tous les valétudinaires, tous les
dyspeptiques ont tendance à aimer leurs aises, l’Allemand aime la “franchise” et la
“probité”. »4
« Apprendre nous transforme, apprendre agit sur nous à la manière de n’importe quel
aliment, qui ne se borne pas à “entretenir la vie”, comme les physiologistes le savent bien. »5
« Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre
est nécessaire, que l’on a parfaitement oubliée de nos jours – il se passera donc encore du
temps avant que mes écrits soient “lisibles” –, une chose qui nous demanderait presque
d’être de la race bovine et certainement pas un “homme moderne”, je veux dire : savoir
ruminer… »6
« Toutes choses nécessaires selon le degré de sa force d’assimilation, de son “pouvoir de
digestion”, pour prendre une image, car en vérité c’est encore à l’estomac que l’“esprit”
s’apparente le plus. »7
« Un homme fort et réussi digère ses expériences vécues (faits, méfaits compris) comme il
digère ses repas, même s’il doit avaler de durs morceaux. S’il ne vient pas “à bout” d’une
expérience vécue, cette indigestion n’est pas moins physiologique que l’autre – en fait elle
n’est souvent qu’une suite de l’autre. – Cette conception n’empêche aucunement, soit dit
entre nous, de rester l’adversaire le plus intransigeant de tout matérialisme… »8

1
1888, 14 [122] — XIV, p. 92.
2
1886/87, 5 [56] — XII, p. 206.
3
1888, GS [Préface, 1] — V, p. 24.
4
1886, PBM [Peuples et patries, 244] — VII, p. 164.
5
1886, PBM [Nos vertus, 231] — VII, p. 150.
6
1887, GM [Avant-propos, 8] — VII, p. 222.
7
1886, PBM [Nos vertus, 230] — VII, p. 149.
8
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 16] — VII, p. 318-319.

CXIII
« Tous ceux qui n’ont pas désappris à digérer ce qu’ils ont vécu n’ont pas non plus
désappris la paresse de la digestion : ils suscitent ainsi l’indignation en cette époque de hâte
et de presse. »1
« L’on est artiste au prix de ressentir ce que tous les non-artistes nomment “forme” en tant
que contenu, que “la même chose”. De ce fait, l’on appartient sans doute à un monde à
l’envers : car dès lors le contenu devient pour nous quelque chose de purement formel, – y
compris notre vie. »2
« Vouloir créer sans trêve ni répit est vulgaire et trahit la jalousie, l’envie, l’ambition.
Quand on est quelque chose, on n’a pas besoin en vérité de rien faire – et l’on fait pourtant
beaucoup. Il existe au-dessus de l’homme “productif” une autre espèce plus élevée. »3
« 39) Nos actions nous modifient […] »4
« Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut ! – mais n’allez pas m’oublier les jambes !
Levez vos jambes aussi, vous les bons danseurs, et mieux encore, tenez-vous sur la tête ! »5
« Personne ne dira : la pierre tombe, voilà qui est moral. Eh bien l’homme monte – Ce n’est
pas non plus de la morale ! »6
« Heureux comme un éléphant qui tente de se mettre sur la tête. »7
« Alors intervint le vieux devin : “il y a, même dans la joie, de lourds animaux, il y a des
pieds lourds dès leur naissance. Étrangement, ils font des efforts, semblables à l’éléphant qui
s’efforce de se tenir sur la tête.” »8
« Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait
d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. […] En vérité,
l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du
mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine […] »9.
« “Vivre au nom de la connaissance”, vouloir se tenir sur la tête est sans doute quelque
chose d’un peu fou, mais lorsque c’est une manifestation de joie, cela peut passer ; on ne
prendra pas ombrage d’un élé<phant qui veut se tenir sur la tête>. »10
« – tel l’aigle à tête blanche qui, fier et calme, plane au-dessus des chutes du Niagara, et
souvent plonge dans ses tourbillonnants brouillards d’eau – tel l’albatros qui, durant des
semaines, s’en remet à l’océan : le roi des oiseaux – tel le condor des Andes dans les
hauteurs silencieuses (qui, plus d’une heure, est capable de planer dans les airs sans donner
un coup d’aile) sérénité de celui qui vole. »11

1
1882/83, 4 [58] — IX, p. 137.
2
1887/88, 11 [3] — XIII, p. 213.
3
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 210] — III*, p. 162.
4
1883, 7 [120] — IX, p. 292.
5
1884/85, 32 [10] — XI, p. 136.
6
1883, 16 [33] — IX, p. 531.
7
1882/83, 4 [44] — IX, p. 132.
8
1884/85, 32 [10] — XI, p. 136.
9
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 155] — III*, p. 138.
10
1882, 2 [43] — IX, p. 63.
11
1883, 8 [2] — IX, p. 338.

CXIV
« L’application au travail, comme marque d’un type d’homme non distingué (qui, cela va de
soi, n’en est pas moins un type estimable et indispensable – remarque pour les ânes) […] »1.
« […] la “sagesse du monde” (au sens le plus strict = les deux grands adversaires de toute
la superstition, la philologie et la médecine) […] En vérité, on n’est pas philologue et
médecin sans être aussi du même coup “antéchrist”. Philologue, on va en effet regarder
derrière les Livres Saints, médecin, derrière la dégradation physiologique du chrétien type. Le
médecin dit : “incurable”, le philologue : “Imposture !” »2
« Quand on n’a pas de lignes nettes et paisibles à l’horizon de sa vie, comme en ont
montagnes et forêts, la volonté de l’homme se fait inquiète au plus profond d’elle-même,
distraite et avide comme une âme de citadin : il n’a ni ne donne le bonheur. »3
« Ne pas attendre de lointaines, d’inconnues béatitudes, bénédictions et grâces, mais vivre
de telle sorte que nous voulions vivre encore une fois et voulions vivre ainsi pour l’éternité ! –
Notre tâche nous réclame à chaque instant. »4
« […] un fleuve mû d’un élan si puissant dans son propre lit qu’il a creusé lui-même que
l’on pourrait souvent imaginer qu’il va refluer vers la montagne. Et pourtant, aussi loin que
l’on puisse pousser la vénération, qui n’aimerait être, dans ses grands traits, d’un autre avis
que Schopenhauer ! »5
« Voici le choix que je me suis posé : ce que je n’ai pas voulu auparavant, je dois le vouloir
après (réparer, insérer – endiguer – mais reste à savoir si je le peux !). »6
« — Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de
revenir à soi : en tant qu’un philosophe et un ermite d’instinct, qui trouvait son avantage dans
le fait d’être à l’écart, dans l’en-dehors, dans la patience, dans l’ajournement, dans le
retardement : en tant qu’un esprit qui risque et expérimente, qui s’est déjà égaré une fois
dans chaque labyrinthe de l’avenir : en tant qu’esprit augural, qui regarde en arrière lorsqu’il
raconte ce qui va venir ; en tant que le premier parfait nihiliste de l’Europe mais qui a déjà
vécu en lui-même le nihilisme jusqu’à son terme – qui l’a derrière lui, dessous lui, hors de
lui… »7
« Loyaux envers nous-mêmes et tout ce que nous comptons d’amis ; vaillants contre
l’ennemi ; magnanimes envers le vaincu ; polis – toujours : tels nous veulent les quatre vertus
cardinales. »8
« Une belle intelligence est le résultat d’une foule de qualités morales par ex. le courage, la
force de volonté, la justice, le sérieux – mais en même temps aussi de beaucoup de
πολυτροπία [souplesse], dissimulation, métamorphose, expérience des contraires, caprice,
audace, méchanceté, intraitabilité. »9

1
1885/86, 1 [170] — XII, p. 58.
2
1888, AC [47] — VIII*, p. 211.
3
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 290] — III*, p. 217.
4
1881, 11 [161] — V, p. 372.
5
1881, A [Livre troisième, 167] — IV, p. 131.
6
1883, 17 [38] — IX, p. 572.
7
1887/88, 11 [411] — XIII, p. 362-363.
8
1881, A [Livre cinquième, 555] — IV, p. 284.
9
1884, 26 [101] — X, p. 200.

CXV
« Que ta vie soit une tentative cent fois faite : que ton échec et ta réussite soient une preuve :
et fais en sorte que l’on sache ce que tu as tenté et ce que tu as prouvé. »1
« Découverte de soi.
Evaluation de soi.
Transformation de soi. »2
« Calme, simplicité et grandeur !
Un reflet de cette aspiration dans mon style aussi, comme résultat de la force la plus
concentrée de ma nature.
“Le chemin de toi-même”. »3
« Il est trompeur que quelqu’un aspire à la grandeur. Les hommes de la meilleure qualité
tendent vers la petitesse. »4
« Qui s’écarte de la tradition est victime de l’exception ; qui reste dans la tradition en est
l’esclave. Dans les deux cas, c’est à sa perte que l’on va. »5
« Paysan, ayant la nostalgie des <hommes> mais rempli de rancune envers la vie sociale et
les lois, tantôt un désespoir profond, tantôt une ivresse soudaine [–], secret, tyrannique et
d’une sévérité excessive envers ses égaux, avare de son attention, toujours en mouvement,
sans une minute pour l’oisiveté, inconscient de son charme, sans amour ni pitié pour soi,
plein d’ardeur dans son œuvre, frappant son marbre à coups de marteau comme un ennemi,
jamais cabotin, et d’une loyauté immuable, que ses regards soient chargés de bonté ou de
méchanceté. »6
« – Y a-t-il aujourd’hui de tels philosophes ? Y eut-il déjà de tels philosophes ? Ne faut-il
pas qu’il y ait de tels philosophes ? »7
« Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous
les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est venue, ils se
sont faits “génies” (comme on dit) […] »8.
« Ce qui n’est pas héréditaire est encore plus important pour la cristallisation du caractère
que ce qui est héréditaire. »9
« Il faut la prédilection des forts pour les questions dont personne aujourd’hui n’a le
courage ; le courage des choses défendues ; être prédestiné au labyrinthe. […] Une
expérience tirée de sept solitudes… Des oreilles neuves pour une musique nouvelle ; des yeux
neufs pour les plus lointains horizons. Une conscience nouvelle pour des vérités restées
jusqu’à présent muettes. »10
« 4) Tentatives pour créer un idéal et ultérieurement pour le vivre. »11

1
1882/83, 5 [16] — IX, p. 231.
2
1879, 42 [33] — III**, p. 443.
3
1876, 17 [26] — III*, p. 356.
4
1882, 12 — IX, p. 69.
5
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 552] — III*, p. 305.
6
1880, 7 [137] — IV, p. 589.
7
1886, PBM [Nous, les savants, 211] — VII, p. 131.
8
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 163] — III*, p. 144.
9
1880, 6 [201] — IV, p. 506.
10
1888, AC [Avant-propos] — VIII*, p. 159.
11
1881, 13 [20] — V, p. 493.

CXVI
« Pour la “cure du particulier”.
1) Il devra, partant de ce qu’il y a de plus proche et de plus petit, se rendre compte de
toute la dépendance dans laquelle il est né et a été élevé
2) de même il devra comprendre l’habituel rythme de sa pensée et de sa sensibilité, ses
besoins en nourritures intellectuelles
3) Ensuite il devra tenter des changements de toutes sortes, d’abord pour briser ses
habitudes (changer souvent de régime, avec la plus subtile vigilance)
4) il devra parfois chercher spirituellement appui auprès de ses adversaires, essayer de
manger de leur nourriture. Il devra voyager, à tous les sens du terme. Durant cette période il
sera “instable et fugitif”. De temps en temps il devra se reposer de ses expériences vécues –
et les digérer.
5) Ensuite viendra le stade supérieur : la tentative pour créer un idéal. Laquelle précède
le stade suprême – vivre précisément cet idéal.
6) Il lui faut passer par une série d’idéaux. »1
« Le don Juan de la connaissance […] Il est sans amour pour les choses qu’il connaît, mais
il a de l’esprit et ressent plaisir et volupté dans la chasse et les intrigues de la connaissance
[…] jusqu’à ce qu’il ne lui reste à la fin plus rien à chasser que l’élément absolument
douloureux de la connaissance […] Ainsi désire-t-il à la fin l’enfer, – c’est la dernière
connaissance qui le séduise. […] car le monde entier des choses n’a plus une seule bouchée à
offrir à cet affamé. »2
« Tantôt redresser la nuque, comme si tout le poids du monde reposait sur nos épaules – et
tantôt trembler comme un bourgeon de rose sur lequel une goutte de rosée pèse trop lourd. »3
« Mes frères et sœurs, ne vous faites pas, à mes yeux, si délicats ! Nous sommes tous de jolis
ânes bâtés, et certainement pas de bourgeons de roses frémissants à qui ne serait-ce qu’une
gouttelette de rosée semblerait déjà trop ! »4
« Ce qui manqua aux philosophes a) le sens historique
b) la connaissance de la physiologie
c) un but orienté vers l’avenir
Faire une critique sans aucune ironie ni condamnation morale. »5
« Il y a dans sa manière de vivre et de penser un héroïsme raffiné qui dédaigne de s’offrir,
comme son frère plus grossier, à la vénération des foules, et traverse le monde aussi
silencieusement qu’il en sort. »6
« Du calme, de la grandeur, du soleil, – ces trois choses embrassent tout ce que le penseur
désire et réclame aussi à lui-même […] Il y correspond des pensées qui élèvent, d’abord, puis
qui apaisent, troisièmement qui éclairent […] C’est l’empire où règne la grande trinité de la
joie. »7
« J’ai appris à marcher : depuis, je me laisse courir. »8

1
1881, 11 [258] — V, p. 406.
2
1881, A [Livre quatrième, 327] — IV, p. 205-206.
3
1882/83, 4 [73] — IX, p. 143.
4
1882/83, 21 — IX, p. 203.
5
1884, 26 [100] — X, p. 200.
6
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 291] — III*, p. 218.
7
1879, VO [332] — III**, p. 317.
8
1882, 3 [1, 297] — IX, p. 98.

CXVII
« […] reconnaissants envers le dieu, le diable, le mouton et le ver qui nous habitent,
curieux, jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, pourvus de doigts agiles pour saisir
l’insaisissable, de dents et d’estomac pour digérer les viandes les plus indigestes, prêts à
toute tâche qui réclame un esprit perçant et des sens aiguisés, prêts à n’importe quel risque
grâce à notre surabondance de “libre volonté”, doués d’une âme qui se montre et d’une âme
qui se cache et dont personne ne pénètre aisément les ultimes desseins, animés de mobiles qui
s’avouent et de mobiles qui se taisent et que personne ne peut scruter jusqu’au bout,
clandestins sous des manteaux de lumière, conquérants sous nos airs d’héritiers et de
dissipateurs, classificateurs et collectionneurs du matin au soir, avares de nos richesses et de
nos tiroirs pleins, ménagers de notre savoir, qu’il s’agisse d’apprendre ou d’oublier,
inventeurs de schémas, quelquefois fiers de nos tables de catégories, quelquefois pédants,
quelquefois hiboux laborieux en plein jour et même, s’il le faut, épouvantails – et aujourd’hui
il le faut, car nous sommes les amis nés, jurés et jaloux de la solitude, de notre propre et
profonde solitude du plein midi et du plein minuit –, voilà l’espèce d’hommes que nous
sommes, nous, les esprits libres ! Et peut-être n’êtes-vous pas sans nous ressembler un peu,
vous qui venez, vous les nouveaux philosophes ? –. »1
« Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, de l’élévation au-dessus
des sens, de l’invention, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction,
de la critique, de la réunion des matériaux, de la pensée impersonnelle, de la contemplation
et de la vision synthétique, et, dernier point mais non le moindre, de justice et d’amour envers
tout ce qui est, – mais dans l’histoire de la vita contemplativa, tous ces moyens, pris
isolément, ont une fois eu valeur de but, de but final, et ils ont procuré à leurs inventeurs cette
félicité qui emplit l’âme humaine lorsque jaillit l’éclair d’un but final. »2
« Renoncer au monde sans le connaître, comme une religieuse, – cela engendre une solitude
stérile et peut-être mélancolique. Cela n’a rien à voir avec la solitude de la vita
contemplativa du penseur : quand il la choisit, il ne veut en aucune façon renoncer ; ce qui
signifierait pour lui abandon, mélancolie, destruction de lui-même, ce serait bien plutôt d’être
contraint de demeurer dans la vita pratica : il renonce à cette dernière parce qu’il la connaît.
C’est sa façon de sauter à l’eau, d’atteindre sa sérénité propre. »3

« Se retirer du monde sans le connaître, comme une bonne sœur – cela engendre une
solitude stérile, et peut-être emplie de mélancolie et de renoncement – mais la vita
contemplativa ne doit rien avoir d’une renonciation, elle doit au contraire être choisie par
des natures pour lesquelles la vita practica serait une renonciation, une renonciation à soi-
même. En fin de compte, la vita contemplativa n’a pas besoin d’être solitaire : elle est
concevable même dans le mariage. »4
« Les temps sont révolus où l’Église possédait le monopole de la méditation, où la vita
contemplativa était toujours en premier lieu vita religiosa. […] ces édifices parlent un
langage beaucoup trop pathétique et contraint en tant que maisons de Dieu et en tant que
lieux somptueux d’un commerce avec l’au-delà pour que nous autres sans-dieu puissions y
penser nos propres pensées. Notre désir serait de nous voir nous-mêmes traduits dans la
pierre et dans la plante, de nous promener au-dedans de nous-mêmes, lorsque nous irions de-
ci de-là dans ces galeries et dans ces jardins. »5

1
1886, PBM[L’esprit libre, 44] — VII, p. 61-62.
2
1881, A [Livre premier, 43] — IV, p. 47.
3
1881, A [Livre cinquième, 440] — IV, p. 237.
4
1880, 4 [46] — IV, p. 387.
5
1882, GS [Livre quatrième, 280] — V, p. 192.

CXVIII
« À aucune époque, les hommes d’action, c’est-à-dire les agités, n’ont été plus estimés. […]
Cette agitation s’accroît tellement que la haute culture n’a plus le temps de mûrir ses fruits ;
c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Faute de quiétude, notre
civilisation aboutit à une nouvelle barbarie. […] L’une des corrections nécessaires qu’il faut
entreprendre d’apporter au caractère de l’humanité sera donc d’en fortifier dans une large
mesure l’élément contemplatif. »1
« ordonnance 1) aguerrir la volonté 2) pas de concupiscence 3) apprendre à se taire
4) apprendre la solitude 5) confiance et méfiance profondes 6) chercher son ennemi mais
trouver son ami. »2
« Lorsque j’avais 12 ans, je me suis inventé une étonnante Trinité : à savoir Dieu le Père,
Dieu le Fils et Dieu le Diable. Ma conclusion était que Dieu, se pensant lui-même, créa la
deuxième personne de la Trinité : mais que pour pouvoir se penser lui-même, il devait penser
son contraire et donc le créer. – Ce furent mes débuts en philosophie. »3
« La pensée […] moyens de la supporter
le renversement dans l’évaluation de toutes valeurs :
non plus le plaisir de la certitude mais de l’incertitude
non plus “cause et effet” mais de la création continue. »4
« Les hommes qui voient poindre à l’horizon l’image d’une énorme tâche, essayent de lui
échapper […] par exemple en essayant de se persuader que a) la tâche est déjà résolue b) ou
bien qu’elle n’est pas résolue c) ou bien je suis trop faible pour elle d) mon devoir, ma
moralité la repoussent parce qu’elle est immorale e) ou bien en se demandant : qui me charge
de cette tâche ? Personne. […] Finalement c’est une question de force : de quelle grandeur
est la RESPONSABILITÉ qu’on éprouve ? »5
« Recette : vouloir longtemps, nulle volupté apprendre à se taire, apprendre la solitude, la
méfiance profonde. »6
« Les dix commandements de l’esprit libre.
Tu n’aimeras ni ne haïras les peuples.
Tu ne feras pas de politique.
Tu ne seras pas riche, et pas non plus mendiant.
Tu éviteras gens célèbres et influents.
Tu prendras femme dans un autre peuple que le tien.
Tu feras éduquer tes enfants par tes amis.
Tu ne te soumettras à aucune cérémonie de l’Église.
Tu ne te repentiras point d’un méfait, mais accompliras en compensation une bonne action
de plus.
Tu préféreras, pour pouvoir dire la vérité, accepter l’exil.
Tu laisseras quant à toi le monde agir à sa guise, et tu feras de même quant à lui. »7
« Car c’est notre force qui dispose de nous […] »1.

1
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 285] — III*, p. 215.
2
1883, 17 [60] — IX, p. 579.
3
1884, 26 [390] — X, p. 281.
4
1884, 26 [284] — X, p. 251.
5
1884, 26 [407] — X, p. 286.
6
1883, 22 [1] — IX, p. 645.
7
1876, 19 [77] — III*, p. 404.

CXIX
« Sois une plaque d’or – ainsi toutes choses s’inscriront sur toi en lettres d’or. »2
« Quelle différence n’observons-nous pas entre la marche, la natation et le vol ! Et pourtant,
il s’agit d’un seul et même mouvement : simplement la force portante de la terre est différente
de celle de l’eau, et cette dernière différente de celle de l’air ! Nous autres, penseurs,
devrions également apprendre à voler – et ne pas nous figurer qu’ainsi nous serions des
songe-creux ! »3
« Pour pouvoir créer, il faut que nous nous donnions une liberté bien supérieure à celle qui
nous fut jamais donnée : dans ce but, libération de la morale et soulagement par des fêtes
(avant-goût de l’avenir ! Célébrer le futur et non le passé ! Composer le mythe de l’avenir !
vivre dans l’espoir !) Moments bienheureux ! Puis, de nouveaux tirer le rideau et tourner les
pensées vers des buts solides et proches ! »4
« […] je suis né, comme tout un chacun, animal terrestre – et pourtant il faut malgré tout
que je sois animal marin ! »5
« Il y a des sources minérales qui coulent à flots, qui ont un filet d’eau, qui filtrent goutte à
goutte ; et, leur correspondant, trois sortes de penseurs. Le profane les apprécie selon le
volume d’eau, le connaisseur d’après la teneur de cette eau, c’est-à-dire d’après ce qui,
précisément, n’est pas eau en eux. »6
« Avoir des idées ? Bon ! – alors elles seront ma possession. Mais se faire des idées, – cela
j’y ai bien renoncé ! Qui se fait des idées – celui-là est dominé. Et servir, je ne le veux jamais,
au grand jamais. »7
« Entre-temps, j’observe d’un œil nouveau les courses furtives et solitaires d’un papillon, le
long des hautes falaises du lac où les bonnes plantes poussent à profusion : il voltige de-ci
de-là, sans se soucier de ne vivre qu’un jour, sans penser que la nuit sera trop froide pour sa
fragilité ailée. On pourrait aisément lui trouver, à lui aussi, une philosophie : bien qu’elle ne
risque guère d’être la mienne. »8
« L’enfant voit des portes, comme l’homme fait, dans tout ce qu’il éprouve et apprend : mais
pour ce dernier ce sont des voies d’accès, pour lui ce ne sont jamais que des passages. »9
« Qui renonce foncièrement et pour longtemps à quelque chose, croira, lors d’une fortuite
rencontre avec la chose à laquelle il a renoncé, en avoir presque fait la découverte – mais
quelle n’est pas la chance de celui qui découvre ! »10

« Celui qui n’a pas su trouver la voie vers son but vit avec plus d’insolence et d’insouciance
que celui qui n’a pas de but : il veut en prendre gaiement son parti. »11

1
1884, 26 [409] — X, p. 288.
2
1881, 13 [6] — V, p. 490.
3
1883, 8 [3] — IX, p. 338.
4
1883, 21 [6] — IX, p. 632.
5
1885, 36 [2] — XI, p. 282.
6
1879, OSM [18] — III**, p. 30.
7
1884, 28 [55] — XI, p. 40.
8
1881, A [Livre cinquième, 553] — IV, p. 283.
9
1879, OSM [281] — III**, p. 131.
10
1882, GS [Livre troisième, 165] — V, p. 166.
11
1883, 22 [3] — IX, p. 651.

CXX
« Un sentiment pur et originel face à l’œuvre […]. Le sentiment sincère dont je parlais
commence au contraire avec l’aveu d’une terrible insuffisance et d’une admiration par
conséquent seulement relative. Cette insuffisance est même plus grave que celle dont nous
souffrons lorsque, nous tenant devant les ruines d’un temple, nous cherchons à reconstituer à
partir de quelques débris de colonnes l’effet produit par les colonnades entières. Car nous
n’avons devant les yeux, en somme, que du papier imprimé, au lieu de la réalité de la
tragédie. Il nous faut y suppléer l’homme grec, le Grec dans l’expression complète de son
existence, comme comédien tragique, chanteur et danseur, nous sommes capables d’ajouter
par la pensée l’homme grec, nous avons presque recréé la tragédie antique sur notre propre
fonds. Or là est justement l’infinie difficulté : où l’homme moderne doit-il commencer, où
doit-il cesser de penser grec ? »1
« On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne s’y attend de sa part en raison
de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions
régnantes de son temps. Il est l’exception, les esprits asservis sont la règle […] Au
demeurant, il n’entre pas dans la nature de l’esprit libre d’avoir des vues plus justes, mais
bien plutôt s’être affranchi des traditions, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. »2
« En vérité, il est très difficile de trouver la voie à suivre une fois qu’on a pris conscience de
cette insuffisance. Seuls des phénomènes de notre monde, mais tellement analogues à la
tragédie antique qu’ils pourraient presque être appelés des phénomènes, peuvent maintenant
nous aider dans cette voie : le même n’étant jamais connu que par le même et à l’aune du
même. »3
« Avoir des idées ? Bon, alors je les posséderai.
Mais se faire des idées, – j’y ai bien renoncé !
Qui s’en fait, c’est qu’il est possédé,
Et, servir, jamais je ne m’y ferai. »4
« Mesure.
La fermeté résolue de la pensée et de la recherche, c’est-à-dire la libre pensée, changée en
qualité du caractère, assure une conduite mesurée : car elle affaiblit la convoitise, tire à soi
une grande part de l’énergie disponible, au bénéfice des ambitions intellectuelles, et montre
le peu d’utilité, voire d’inutilité et le danger de tous les changements brusques. »5
« […] Une espèce toute différente de génie […]. Il est de sa nature de se détourner avec une
franche répugnance de tout ce qui trouble et aveugle notre jugement sur les choses ; il est par
suite ennemi des convictions, car il entend faire leur juste part à tous les êtres, vivants ou
inanimés, réels ou imaginaires – et pour cela, il lui faut en acquérir une connaissance pure ;
aussi met-il tout objet le mieux possible en lumière, et il en fait le tour avec des yeux attentifs.
Pour finir, il rendra même à son ennemie, l’aveugle ou myope “conviction” (comme
l’appellent les hommes : pour les femmes, son nom est “la foi”), ce qui revient à la conviction
– pour l’amour de la vérité. »6

1
1872/73, 25 [1] — II*, p. 308.
2
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 225] — III*, p. 177.
3
1872/73, 25 [1] — II*, p. 308.
4
1888, DD [Automne 1884] — VIII**, p. 129.
5
1878, HTH [Coup d’œil sur l’État, 464] — III*, p. 276-277.
6
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 636] — III*, p. 334.

CXXI
« Des hommes qui ont beaucoup d’accidentel en eux et se plaisent à vagabonder, d’autres
qui ne vont que par les chemins frayés, vers des buts. »1
« Nous nous livrons à des expériences avec nos vertus et nos bonnes actions, sans savoir
avec certitude si ce sont les actions nécessaires pour atteindre le but. Nous devons
promouvoir le doute et mettre en doute tous les préceptes moraux. Ils sont d’ailleurs si
grossiers qu’aucune action réelle ne correspond à l’un de ces préceptes : le réel est beaucoup
plus complexe. »2
« Ce n’est ni la raison ni la fin de ton action qui la rend bonne : mais qu’en l’accomplissant
ton âme tremble, rayonne et déborde. »3
« Ce n’est pas que celui qui navigue vers un but qui a les vents pour lui. »4
« Seul celui qui sait vers où il navigue connaît son vent porteur. »5
« LE génie, comme un homard aveugle qui tâtonne autour de lui et attrape à l’occasion
quelque chose… il ne tâtonne pourtant pas pour attraper mais parce que ses membres ont
besoin de s’agiter. »6
« Utiliser et reconnaître le hasard, cela s’appelle génie. Utiliser ce qui répond à un but, ce
qui est connu – moralité ? »7
« De même que la nature ne procède pas selon des fins, le penseur ne devrait pas non plus
penser selon des fins, c.-à-d. ne rien chercher, ne rien vouloir prouver ni réfuter, mais
écouter, comme on écoute un morceau de musique : il en retire une impression naît d’une
comparaison avec les impressions musicales que l’on a eues jadis, il faut comprendre ce
genre de langage […] »8.
« Quand l’officier commande “Présentez armes”, les soldats le font. Il commande, et
maintenant ils veulent. En réalité, ce qu’ils font diffère d’un homme à l’autre : mais pour des
organes grossiers, cela semble la même chose. Qui agit selon des fins les verra souvent
s’accomplir : c’est-à-dire qu’il voit grossièrement et ne sait pas ce qui arrive vraiment. Que
notre image imparfaite de ce qui arrive corresponde au monde de ce qui arrive, coïncide avec
lui, voila le credo de ceux qui enseignent les fins. »9
« Il ne faut pas que la vie nous coule entre les doigts, par le biais d’un “but” – mais nous
devons engranger les fruits de toutes nos saisons. »10
« Le choix : avant et après
Force créatrice contre le passé
Calme de celui qui attend
Courage de celui qui ose
Pur, c’est-à-dire sans but. »1

1
1880, 1 [52] — IV, p. 301.
2
1880, 6 [32] — IV, p. 467-468.
3
1883, 13 [1] — IX, p. 438.
4
1883, 17 [13] — IX, p. 562.
5
1883, 22 [3] — IX, p. 655.
6
1880, 1 [53] — IV, p. 302.
7
1880, 1 [91] — IV, p. 309.
8
1880, 4 [73] — IV, p. 393.
9
1883, 24 [12] — IX, p. 680-681.
10
1881, 11 [2] — V, p. 313.

CXXII
« On peut étouffer le plus grand don d’inventivité intellectuelle si l’on est insatiable dans la
production et ne laisse pas à l’eau de source le temps de se recueillir. »2
« – tu galopes assez vite vers ton but : mais le cheval emporte aussi ton pied bot. Si tu sautes
de cheval – c’est là-bas, à ton sommet précisément, que tu trébucheras ! »3
« 1. Innocence du devenir : sans but. »4
« Les natures inventives et les natures dont l’action est orientée vers un but – contraste. »5
« Des actions volontaires – c’est en fait un concept négatif – des actions qui ne se
produisent pas involontairement, automatiquement, sans buts. L’élément positif que l’on croit
y percevoir est une erreur. “Involontaire”, voilà en fait le concept positif. À proprement
parler, une action volontaire se ramène à deux actions volontaires qui se succèdent
immédiatement dans le temps, un mouvement cérébral auquel fait suite, sans en être la
conséquence un mouvement musculaire. »6
« Le psychologue-né se garde, tout comme le peintre-né, de voir pour voir ; il ne travaille
jamais “d’après nature” – il s’en remet à la “nature” de son instinct du soin de tamiser et
d’exprimer le fait vécu, le “cas” –, la généralité lui vient en tant que telle à la conscience,
non pas l’abstraction arbitraire de cas déterminés. […] Qui procède différemment, tels les
romanciers de Paris avides de butin, lesquels pour ainsi dire épient la réalité et s’en
reviennent chaque jour chez eux avec une moisson de curiosités. […] qu’en résulte-t-il
finalement ? Tout au plus une mosaïque, quelques scènes d’additionné, aux couleurs criardes
de turbulent… […] Voir ce qui EST — voilà qui relève d’une catégorie d’esprits
spécifiquement différente, des factuels, des constateurs. »7
« […] il doit pas enfin attendre pour finir un tableau de résultats. »8
« Les hommes inventifs vivent tout autrement que les actifs ; il leur faut du temps pour que
se déclenche leur activité irrégulière et sans but ; expériences, nouvelles voies ils tâtonnent
plutôt qu’ils ne se contentent d’emprunter les chemins frayés comme le font les hommes de
l’action efficace. »9
« Ce n’est pas en fonction d’un but que nous vivons pour la connaissance, mais à cause des
agréments surprenants et nombreux que procurent sa recherche et sa découverte. »10
« Mes pensées doivent m’indiquer où j’en suis sans pour autant me révéler où je vais –
j’aime l’incertitude de l’avenir et ne veux point périr du fait de mon impatience et mon
anticipation des choses qui me sont réservées. – Je tombe jusqu’à ce que je touche le fond et
je ne veux plus dire : “Je cherche le fond !” »11

1
1883, 19 [15] — IX, p. 612.
2
1876, 20 [10] — III*, p. 419.
3
1884/85, 31 [44] — XI, p. 105.
4
1883, 7 [268] — IX, p. 333.
5
1880, 1 [61] — IV, p. 303.
6
1880, 1 [66] — IV, p. 304.
7
1887, 9 [110] — XIII, p. 65-66.
8
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 78.
9
1880, 1 [80] — IV, p. 307.
10
1880, 7 [122] — IV, p. 586.
11
1881, 12 [178] — V, p. 475.

CXXIII
« […] j’admire bien plutôt la nature surpuissante de ceux qui sont capables de parcourir
toute la voie des profondeurs de l’expérience jusqu’au sommet des vrais problèmes de la
culture, et inversement de ces sommets jusqu’aux bas-fonds des règlements les plus secs et
des tableaux les plus élégants [règlements et tableaux des établissements d’enseignement] ;
mais satisfait si, ahanant, j’ai gravi une montagne de quelque importance et si je peux jouir
d’un horizon plus libre, je ne pourrai jamais dans ce livre satisfaire les amateurs de
tableaux. »1
« ce n’est pas son intention, mais précisément ce qu’elle a de non-intentionnel qui décide si
une action a ou n’a pas de valeur. »2
« Dans l’ensemble, tel un nageur progressant en aveugle dans l’eau, je me suis approché
dans l’ordre des nourritures qui m’étaient nécessaires […] »3.
« La valeur suprême de la pensée imaginative (que certains nomment d’emblée pensée
productive), c’est d’inventer des possibilités et d’exercer leurs mécanismes sentimentaux qui
pourront être ensuite utilisés comme instruments pour sonder l’être réel. On doit en quelque
sorte deviner d’abord celui-ci grâce à toutes sortes d’expériences et le découvrir comme une
proie de hasard. Dans le grand travail de la recherche rigoureuse, tous les mécanismes ont
d’abord été représentés et exercés comme “la vérité” elle-même. En ce sens, les poètes et les
métaphysiciens demeurent toujours extrêmement souhaitables, ils sont en quête du monde
possible et trouvent par-ci par-là quelque chose d’utilisable. Ce sont aussi des stades
expérimentaux. Les animaux aveugles qui tâtonnent constamment autour d’eux pour trouver
quelque chose à manger découvrent des aliments (mais il périssent ou dégénèrent aussi plus
facilement) D’autres animaux vivent des aliments reconnus. »4
« Ne jamais vouloir voir, afin de voir ! En tant que psychologue, il faut vivre et attendre –
jusqu’à ce que le résultat tamisé de plusieurs expériences vécues ait de soit même tiré sa
conclusion. L’on ne voit jamais d’où l’on sait quelque chose. […] Autrement on obtient une
mauvaise optique, de la spéciosité. »5
« De même qu’il n’y a pas de fins dans la nature et qu’elle n’en réalise pas moins des
choses d’une suprême opportunité, la science authentique travaillera elle aussi sans se fixer
de fins (utilité, bien-être de l’humanité), mais, devenant un morceau de nature, elle
parviendra çà et là à l’efficacité pratique (à l’utile) sans l’avoir voulu. »6
« La nécessité absolue de s’affranchir entièrement des finalités ; autrement, nous n’aurions
pas non plus le loisir de chercher, de nous sacrifier et de laisser aller les choses ! C’est
seulement l’innocence du devenir qui nous donne le plus grand courage et la plus grande
liberté ! »7
« Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu’aucune joie ? »8
« – vous aimez l’utile parce que c’est l’engrenage de vos penchants, mais le bruit de ses
roues ne vous est-il pas insupportable ? J’aime l’inutile. »1

1
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 78.
2
1883, 7 [59] — IX, p. 272.
3
1880, 6 [170] — IV, p. 499.
4
1880, 10 [D 85] — IV, p. 668.
5
1887, 9 [64] — XIII, p. 42.
6
1876/77, 23 [114] — III*, p. 498.
7
1883, 8 [19] — IX, p. 351-352.
8
1881, A [Livre cinquième, 575] — IV, p. 289.

CXXIV
« L’utile est supérieur à l’agréable (au beau) parce qu’il tend, à la longue et indirectement à
l’agréable, et à un agréable qui n’est pas momentané, ou encore parce qu’il cherche à établir
la base de l’agréable (p. ex. la santé). […] l’utile n’est JAMAIS sa propre fin, mais le sentiment
de bien-être de l’agréable l’est. »2
« Celui qui est utile aux autres, pourquoi serait-il meilleur que lorsqu’il est utile à lui-
même ? »3
« Nous ne nous sommes pas encore affranchis de la manie logique des anciens : ils
n’appréciaient rien de plus que la dialectique – de même les “intentions”, les “buts”. »4
« Tu rabaisses tes actes si tu n’agis que pour l’amour d’un but. »5
« Peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l’ouest, nous espérâmes
atteindre une Inde, – mais que notre destin fut d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes
frères ? Ou bien ? –. »6
« Avec un “afin que”, on prive l’action de sa valeur. »7
« Je veux que tu ne fasses rien pour l’amour d’un “pour que”, d’un “parce que”, d’un “afin
de”, mais que tu fasses chaque chose par amour pour elle, pour l’amour de cette chose. C’est
le but qui désacralise toute chose et toute action : car ce qui devient moyen est désacralisé. »8
« Morale pour moralistes. Les moralistes, jusqu’à aujourd’hui, peuvent être distingués les
uns des autres selon leur penchant prépondérant : les uns ont plus spécialement en vue la
manière dont les hommes agissent entre eux ; les autres sur la manière dont il faudrait
agir. »9
« Goethe : “Au demeurant, je hais tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter ou
stimuler directement mon activité” [Goethe à Schiller, 2 janvier 1804]. »10
« Il doit être calme et lire sans hâte […] »11.
« La philologie, à une époque où on lit trop, est l’art d’apprendre et d’enseigner à lire. Seul
le philologue lit lentement et médite une demi-heure sur six lignes. Ce n’est pas le résultat
obtenu, c’est cette sienne habitude qui fait son mérite. »12
« La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur
une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un
art, une reconnaissance d’orfèvre appliquée au mot, un art qui n’a à exécuter que du travail
subtil et précautionneux et n’arrive à rien s’il y arrive lento. »13

1
1884/85, 32 [10] — XI, p. 133.
2
1878, 30 [89] — III**, p. 379.
3
1883, 7 [30] — IX, p. 263.
4
1883, 7 [229] — IX, p. 323.
5
1883, 15 [27] — IX, p. 504.
6
1881, A [Livre cinquième, 575] — IV, p. 289.
7
1883, 7 [271] — IX, p. 334.
8
1883, 17 [61] — IX, p. 579.
9
1883, 7 [201] — IX, p. 315.
10
1873, 29 [125] — II*, p. 416.
11
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 78.
12
1876, 19 [1] — III*, p. 387.
13
1886, A [Avant-propos, 5] — IV, p.18.

CXXV
« Il ne faut rien lire sur les littératures donc ne rien écrire non plus sur elles. Ainsi, je dirai
comment on doit lire. Tâche de la philologie. »1
« Que chacun puisse apprendre à lire et lise ruine, à la longue, non seulement les écrivains
mais aussi les esprits en général. »2
« Ô, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits :
apprenez à bien me lire ! –. »3
« L’essentiel dans toute action, c’est ce qui est sans but ou indifférent à une pluralité de
buts. »4
« Principe : pas d’hypothèses remontant le passé ! Plutôt un état d’έποχή [suspension du
jugement] ! Et le plus possible d’observations de détail ! Finalement : quoi que nous
entreprenions de connaître, il reste que derrière tous nos travaux il y a une utilité ou une
inutilité que nous ne mesurons PAS. Il n’y a là aucun arbitraire, tout est absolument
nécessaire : et le sort de l’humanité est depuis fort longtemps décidé parce qu’il est là depuis
toujours. Nos plus grands efforts d’attention et de prudence font eux-mêmes partie du fatum
de toutes choses ; et chaque sottise également. Celui qui se terre pour ne pas voir cette idée
est, à sa façon, fatum comme le reste. Il n’y a pas de refuge contre la pensée de la
nécessité. »5
« […] des lecteurs calmes, des hommes qui ne sont pas encore entraînés dans la hâte
vertigineuse de notre époque précipitée et qui n’éprouvent pas un plaisir idolâtre à se laisser
écraser par ses roues. »6
« Un homme comme celui-là n’a pas encore désappris à penser en lisant, il sait encore le
secret de lire entre les lignes, il a même le caractère si prodigue qu’il médite encore sur ce
qu’il a lu, peut-être longtemps après avoir posé le livre. Et non pas pour écrire un compte
rendu ou encore un livre, non, seulement comme cela, pour méditer. »7
« Ne pas vouloir les moyens uniquement pour les fins. »8
« Ne point exploiter une psychologie de colportage ! Ne jamais observer, à seule fin
d’observer ! Ceci donne une fausse optique, un regard louche, quelque chose de contraint,
d’excessif. […] Vivre une expérience en tant que vouloir l’expérience vécue : ce qui ne
réussit guère dès que l’on se considère soi-même, ce faisant. »9
« L’utile rend bestial et le savoir momifie. »10
« L’utilité, un très grand principe ! Il ne faut certes pas le sous-estimer ! Mais elle se réfère
aux moyens (“buts secondaires”) – il faut donc que l’évaluation et les tables de valeurs soient
déjà là ! »11

1
1878, 31 [5] — III**, p. 401.
2
1882/83, 4 [70] — IX, p. 142.
3
1886, A [Avant-propos, 5] — IV, p.18.
4
1883, 7 [212] — IX, p. 318.
5
1884, 26 [82] — X, p. 193.
6
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 78-79.
7
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 79.
8
1883, 15 [51] — IX, p. 511.
9
1887, 9 [110] — XIII, p. 65.
10
1875, 11 [3] — II**, p. 418.
11
1883, 7 [204] — IX, p. 316.

CXXVI
« J’ai déjà dit que cette manière de se satisfaire du moment sans songer à un but, de se
bercer sur le fauteuil à bascule de l’instant, ne peut que sembler presque incroyable, en tout
cas blâmable à l’époque actuelle qui se détourne de tout ce qui est inutile. Comme nous
étions inutiles ! Et comme nous étions fiers d’être à tel point inutiles ! Nous aurions pu
rivaliser à qui aurait la gloire d’être le plus inutile des deux. Nous voulions ne rien signifier,
ne rien représenter, ne rien nous proposer, nous voulions être sans avenir, rien que des bons-
à-riens confortablement allongés sur le seuil du présent – et nous l’étions. Heureux étions-
nous. »1
« [“La force poétique”] sert non pas à brosser des copies du présent, à ranimer et poétiser
le passé, mais à montrer la voie de l’avenir : – pourvu qu’on ne l’entende pas comme si la
tâche du poète était, à l’instar de quelque utopiste de l’économie politique, de préfigurer sans
ses images des conditions de vie plus favorables pour la nation et la société, ainsi que les
moyens de les rendre possibles. »2
« De ce côté-ci, la montagne montre ses 3 éminences : muni de jumelles, j’aperçois une
quantité de nouvelles éminences, et à mesure que je règle mes jumelles la ligne de faîte ne
cesse de se renouveler dont le premier aspect n’est plus qu’un arbitraire phantasme. Enfin
j’atteins au degré où la ligne n’est plus discernable parce que le mouvement de l’érosion
échappe à notre œil. Or le mouvement supprime la ligne ! »3
« Agir selon ses habitudes, c’est “s’imiter soi-même”, le plus accessible et le plus facile –
sans que les mobiles de l’action première se remettent en branle. »4
« Qu’est-ce que l’ennui ? L’habitude du travail elle-même qui se fait maintenant sentir sous
forme de besoin nouveau et surajouté ; il sera d’autant plus fort que sera plus forte l’habitude
de travailler, qu’aura peut-être été plus forte aussi la souffrance causée par les besoins. Pour
échapper à l’ennui, l’homme, ou bien travaille au-delà de ce qu’exigent ses besoins normaux
ou bien il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui n’est plus destiné à satisfaire aucun autre
besoin que celui du travail pour lui-même. Celui que le jeu finit par blaser et qui n’a aucune
raison de travailler du fait de besoins nouveaux, il arrive que le désir le saisisse d’un
troisième état qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, un
état de félicité tranquille dans le mouvement : c’est la vision que se font artistes et
philosophes du bonheur. »5
« Pour le penseur comme pour tous les esprits sensibles l’ennui est ce désagréable “calme
plat” de l’âme, qui précède l’heureuse navigation et les vents joyeux : il faut qu’il le
supporte, qu’il en attende l’effet : – c’est là précisément ce que les natures plus faibles ne
peuvent absolument pas obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de soi par n’importe quel
moyen est aussi vulgaire que le fait de travailler sans plaisir. »6
« On se casse rarement la jambe tant qu’on grimpe péniblement dans la vie, mais bien
quand on commence à prendre ses aises et choisir les chemins faciles. »7

1
1872, EE [1ère] — I**, p. 91.
2
1879, OSM [99] — III**, p. 60.
3
1881, 11 [227] — V, p. 396.
4
1880, 1 [40] — IV, p. 300.
5
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 611] — III*, p. 320.
6
1882, GS [Livre premier, 42] — V, p. 84.
7
1879, OSM [266] — III**, p. 127.

CXXVII
« Pour moi il en est ainsi des repas, des pensées, des hommes, des villes, des poèmes, de la
musique, des doctrines, des programmes du jour, des manières de vivre. – En revanche, je
hais les habitudes durables, et je sens comme l’approche d’un tyran et comme un
empoisonnement de mon atmosphère, dès que les circonstances prennent une tournure telle
qu’elles doivent nécessairement engendrer des habitudes durables : par exemple à la faveur
d’une fonction, d’une vie dans la constante compagnie des mêmes personnes, d’une résidence
stable, d’un unique genre de santé. »1
« […] nous sommes généralement, durant toute notre vie, les dupes des jugements acquis
étant enfants, par la façon dont nous jugeons notre prochain […] »2.
« Qu’est-ce que l’originalité ? C’est voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui ne
peut encore être nommé, bien que cela soit sous les yeux de tous. Tels sont les hommes
habituellement qu’il leur faut d’abord un nom pour qu’une chose leur soit visible. – Les
originaux ont été le plus souvent ceux qui ont donné des noms aux choses. »3
« Nous ne voulons absolument pas “connaître”, mais nous voulons ne pas être ébranlés
dans notre croyance que nous savons déjà. »4
« S’il est un pouvoir que j’ai maintenant bien en main, c’est celui de renverser les
perspectives […] »5.
« Il existe une manière de s’employer à la philologie qui est fréquente : on se jette ou l’on
est jeté sans conscience dans un domaine quelconque : de là, on cherche à droite et à gauche,
on trouve en abondance du bon et du nouveau – mais il arrive pourtant un moment de
faiblesse où l’on se demande : en quoi diable est-ce que tout cela me concerne ? Entre-temps
on a vieilli, on s’est habitué, et l’on continue, comme dans le mariage. »6
« Nous “chercheurs de la connaissance” en sommes venus à nous méfier de toutes les sortes
de croyants. »7
« Cet empereur se remontre constamment l’évanescence de toutes choses pour ne pas leur
attacher trop d’importance et demeurer calme. Sur moi l’évanescence agit tout différemment
– il me semble que toutes choses aient beaucoup trop de valeur pour qu’elles puissent être
jugées aussi fugitives – c’est pour moi comme si l’on versait à la mer les vins et les onguents
les plus précieux. »8
« Ce n’est pas d’apercevoir le premier quelque chose de nouveau, mais de voir comme d’un
œil neuf la vieille chose depuis longtemps connue, que tout le monde a déjà vue sans la voir,
qui distingue les esprits vraiment originaux. Le premier inventeur est communément ce très
banal et inepte fantasque, le hasard. »9

1
1882, GS [Livre quatrième, 295] — V, p. 201-202.
2
1881, A [Livre deuxième, 104] — IV, p. 84.
3
1882, GS [Livre troisième, 261] — V, p. 183.
4
1885, 34 [246] — XI, p. 231.
5
1888, EH [Pourquoi je suis si sage, 1] — VIII*, p. 247.
6
1975, 5 [48] — II**, p. 294.
7
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 24] — VII, p. 336.
8
1881, 12 [145] — V, p. 469.
9
1879, OSM [200] — III**, p. 102.

CXXVIII
« Mais il y a bien des choses auxquelles l’homme est à ce point habitué qu’il les tient pour
des fins ; car l’habitude mêle de la douceur à toute chose, et les hommes jugent la raison
d’être d’une chose au plaisir qu’elle procure. »1
« […] les méthodes, on ne le répétera jamais assez, sont l’essentiel, et aussi le plus difficile,
ce qui se heurte le plus longtemps aux habitudes de la paresse. »2
« Ce ne sont pas les résultats qui révèlent les grandes intelligences : pas même la méthode
alors qu’à chaque époque elle fait l’objet de doctrines et d’exigences diverses. Mais la
quantité, notamment du dissemblable, le fait de maîtriser de grandes masses et d’unifier, de
regarder d’un œil nouveau – ce qui était ancien, etc. – »3.
« Les mouvements de notre esprit les plus solidement établis, notre gymnastique régulière
par ex. dans les représentations de l’espace et du temps ou dans le besoin de “fondation” : cet
habitus philosophique de l’esprit humain est notre véritable puissance ; si bien que dans
beaucoup de choses de l’esprit, nous ne pouvons plus faire autrement, – c’est ce qu’on
appelle nécessité psychologique. Celle-ci est devenue : – et de croire que notre espace, notre
temps, notre instinct de causalité sont quelque chose qui a sens, même abstraction faite de
l’homme, est finalement un enfantillage. »4
« La mise au jour des erreurs fondamentales (derrière lesquelles on trouve la lâcheté, la
paresse et la vanité de l’homme) par ex. en ce qui touche les sentiments (et le corps). »5
« Tout compte fait, nous, chercheurs de la connaissance, ne devons pas manquer de
gratitudes envers de tels renversements de toutes les perspectives [Umkehrungen der
gewohnten Perspektiven und Wertungen] et de toutes les évaluations habituelles, par le
moyen desquels l’esprit, d’une manière apparemment criminelle et inutile, ne s’est que trop
longtemps déchaîné contre lui-même : se mettre ainsi un jour à voir autrement, vouloir voir
autrement, ce n’est pas une médiocre école, une médiocre préparation de l’intellect à sa
future “objectivité”, – cette dernière comprise non pas comme une “manière de voir
désintéressée” (ce qui est un inconcevable non-sens), mais comme ce qui permet de tenir en
son pouvoir son pour et son contre, et de les combiner de différentes manières. »6
« Qui veut réellement connaître quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un
événement, un livre), fera bien d’accueillir cette nouveauté avec tout l’amour possible, de
détourner promptement le regard de ce qui lui en paraît hostile, choquant, faux, voire même
de l’oublier : on donnera par exemple la plus grande avance à l’auteur d’un livre et alors,
comme dans une course, on désirera vraiment, le cœur battant, le voir toucher au but. C’est
en effet par ce procédé que l’on pénétrera jusqu’au cœur de la nouveauté, jusqu’à son point
moteur : et c’est précisément ce qui s’appelle connaître. Une fois arrivé là, le raisonnement
fera ses restrictions après coup ; cet excès d’estime, cette suspension du pendule critique, ce
n’était justement qu’un artifice pour amener l’âme de la chose à se montrer. »7

1
1875, 7[6] — II**, p. 360.
2
1888, A [59] — VIII*, p. 230.
3
1881, 11 [136] — V, p. 361.
4
1885, 34 [89] — XI, p. 177-178.
5
1884, 27 [79] — X, p. 328.
6
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 12] — VII, p. 309.
7
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 621] — III*, p. 324.

CXXIX
« […] Il faut renverser complètement les points de vue et savoir regarder comme très
insolite et compliqué ce qui semble ordinaire et banal. »1
« Explication : il est l’expression d’une chose nouvelle par l’intermédiaire de signes
désignant des choses déjà connues. »2
« déjà il s’imite lui-même,
il s’est lassé déjà,
déjà, il en est à chercher des chemins qu’il a déjà suivis —
naguère encore, il aimait les espaces inviolés ! »3
« C’est beaucoup que de répondre, lorsqu’une énigme est posée, que de croire, l’avoir
résolue – dès le courage qu’on lui opposait dans la réponse à l’énigme de la vie, le sphinx
s’est parfois jeté à bas. »4
« Une chose qui s’explique cesse de nous intéresser. Fais donc attention à toi afin que tu ne
sois pas trop explicite à tes propres yeux ! »5
« Il est de la nature des esprits asservis de préférer une explication quelconque à aucune ;
en cela, ils se contentent de peu. Une grande culture requiert de laisser tranquillement bien
des choses inexpliquées : επέχω. »6
« Ce qui m’a été étranger, ce que je n’ai jamais pu connaître, j’en ai parlé avec un respect
sacré : mes narines ont préféré respirer l’odeur de ce qui m’était impossible […] »7.
« L’<esprit> inventif a besoin de temps et ne doit pas trop prendre l’habitude de la
régularité. »8
« À présent, je vois derrière le décor. »9
« L’affaire s’éclaire : elle ne nous regarde plus. Garde-toi d’avoir trop de lumière sur toi-
même ! »10
« N.B. “Connaître” est la manière de nous faire sentir que nous savons déjà quelque chose :
donc de lutter contre un sentiment de nouveauté et de transformer quelque chose
d’apparemment neuf en quelque chose d’ancien. »11
« plus essentiel me semble l’instinct épicurien de l’amateur d’énigmes qui ne veut pas se
laisser déposséder à bon compte du caractère énigmatique des choses, et finalement, plus
essentielle que tout, l’aversion esthétique pour les grands mots vertueux et absolus, ce goût
qui se rebelle contre toutes les oppositions trop carrées, souhaite dans les choses une bonne
part d’incertitude et supprime les oppositions, en ami des demi-teintes, des ombres, des
éclairages d’après-midi et des mers infinis. »12

1
1876, WB [4] — II**, p. 114.
2
1885, 34 [249] — XI, p. 234.
3
1888, 20 [22] — XIV, p. 299.
4
1881, 13 [9] — V, p. 491.
5
1882, 45 — IX, p. 72.
6
1876, 19 [107] — III*, p. 412.
7
1884/85, 31 [47] — XI, p. 107.
8
1880, 1 [41] — IV, p. 300.
9
1874, 37 [5] — II**, p. 241.
10
1883, 22 [3] — IX, p. 650.
11
1885, 34 [244] — XI, p. 231.
12
1885/86, 2 [162] — XII, p. 146.

CXXX
« Le fond de mon océan est calme : qui se douterait qu’il abrite des monstres grotesques !
Ma profondeur est inébranlable : mais elle brille d’énigmes et de rires scintillants. »1
« La clarté des idées peut arriver à vous gâter aussi. »2
« Mais dans la mesure où je me fais des soucis à ce sujet et où je prépare une longue
réponse à une telle question – hélas peut-être ne suis-je moi-même rien d’autre qu’une longue
réponse à cette question ? »3
« […] cette psychologie extra-lucide qui “voit dans les coins” […] »4.
« es-tu si curieux ?
sais-tu voir au-delà des coins ?
il faut, pour voir cela, des yeux derrière la tête aussi. »5
« À qui a beaucoup pensé, toute nouvelle idée qu’il entend ou lit apparaît aussitôt sous
forme de chaîne. »6
« La fatigue apporte un avantage au penseur : elle permet aussi de faire surface à ces
pensées qu’en temps ordinaire, quand nous avons plus de tenue et donc plus de dissimulation,
nous ne nous avouerions pas. Nous mettons de la négligence à nous duper nous-mêmes, et
voyez ! la vérité fond sur nous. »7
« Jusqu’où un individu peut aller en vivant sur des hypothèses, comme on s’embarquerait
sur un océan sans limites, au lieu de s’appuyer sur des “croyances”, donne la suprême
mesure de force. Tous les esprits plus médiocres font naufrage. »8
« Le plus grand danger est la foi dans le savoir et dans ce qui est connu, c’est-à-dire dans la
fin de la création. C’est la grande lassitude. “Ce n’est rien.”. »9
« Les personnes qui travaillent beaucoup dans les limites d’une profession déterminée
conservent presque sans changement leurs opinions générales sur les choses du monde : dans
leur tête, elles se font toujours plus dures, plus tyranniques. »10
« notre œil a une vision fausse ; il raccourcit et resserre : est-ce là un raison pour rejeter la
vue et dire qu’elle n’a aucune valeur ? »11
« Ce jeu spontané d’une force fabulatrice constitue le fondement de notre vie intellectuelle
[…] »12.
« Sa doctrine, et – c’est la seule – , a pour vertu suprême la sincérité – c'est-à-dire le
contraire de la lâcheté de l’ “idéaliste” qui prend la fuite devant la réalité. »13

1
1883, 13 [1] — IX, p. 436.
2
1879, OSM [2] — III**, p. 25.
3
1885, 35 [83] — XI, p. 276.
4
1888, EH [Pourquoi je suis si sage, 1] — VIII*, p. 246.
5
1888, 20 [97] — XIV, p. 310.
6
1879, OSM [376] — III**, p. 160.
7
1880, 10 [F 97] — IV, p. 671.
8
1884, 25 [515] — X, p. 166.
9
1882/83, 214 — IX, p. 221.
10
1876/77, 23 [196] — III*, p. 525.
11
1882/83, 4 [194] — IX, p. 176.
12
1880, 10 [D 79] — IV, p. 666.
13
1888, EH [Pourquoi je suis un destin, 3] — VIII*, p. 335.

CXXXI
« Même nos victoires sur nous-mêmes comportent une bonne part de hasard : c’est
pourquoi nous contemplons d’un œil très critique les vertueux couronnés par le succès, et
nous constatons parfois que, dans la tactique morale, leur esprit n’est pas à la hauteur de leur
chance. »1
« Un noble caractère se distingue d’un caractère vulgaire en ceci qu’il n’a pas sous la main
comme ce dernier une quantité d’habitudes et de points de vue : fortuitement, il ne les a
acquis ni par hérédité, ni par éducation. »2
« […] je ne sais quel point d’honneur métaphysique qui s’accroche à une position perdue et
qui préférera toujours, en définitive, une poignée de “certitudes” à toute une charretée de
belles possibilités ; peut-être même existe-t-il des fanatiques de la conscience, des puritains
qui préfèrent rendre l’âme sur un néant indubitable que sur une réalité mal assurée. Mais
cette vertu a beau se draper dans le manteau du courage, c’est là du nihilisme, l’indice d’une
âme désespérée et lasse à mourir. Il en va autrement, semble-t-il, chez les penseurs plus
vigoureux, mieux doués pour la vie et qui ont encore soif de vivre ; ceux-ci prennent parti
contre l’apparence et prononcent avec dédain le mot de “perspectivisme”. »3
« Le reproche, la méfiance l’écart sont les signes d’un esprit sain. Tout ce qui est absolu
trahit la morbidité. »4
« – Or le bon auteur ne dessine pas seulement la force et la netteté de sa phrase, mais on
devine, on subodore, si l’on est un homme aux narines sensibles, qu’un tel écrivain se force
constamment et travaille d’abord à établir solidement ses concepts univoques ; et avant que
cela ne soit fait, il ne peut écrire ! – Au reste il y a bien du charme aussi dans l’incertain,
l’équivoque, le clair-obscur […] »5.
« Il n’y a de vision que perspective, il n’y a de “connaissance” que perspective ; et plus
nous laissons de sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, plus nous savons engager
d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, plus notre “concept” de cette chose, notre
“objectivité” sera complète. Éliminer la volonté, écarter tous les sentiments sans exception, à
supposer que cela soit possible : comment donc ? ne serait-ce pas là châtrer l’intellect ?... »6
« Qui pense assez profond comprend qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et juge comme il
voudra. »7
« Chacun a déjà fait, à ce sujet, l’observation suivante : le savoir et la sensibilité historiques
d’un individu peuvent être extrêmement limités, son horizon aussi borné que celui d’un
habitant, il peut se montrer injuste envers tous ses jugements et croire détenir l’exclusivité de
chaque expérience qu’il fait – il jouit, malgré toutes ses erreurs et ses injustices, d’une santé,
d’une vigueur irrésistibles auxquelles tous les yeux prennent plaisir ; tandis qu’à ses côtés,
l’homme infiniment plus juste et plus savant se consume et dépérit, car ses lignes d’horizon se
déplacent sans cesse, car il ne peut se dégager de la toile combien plus ténue de sa justice et
de sa vérité, pour retrouver l’immédiateté élémentaire du vouloir et du désir. »8

1
1880, 7 [274] — IV, p. 612.
2
1881, A [Livre quatrième, 27] — IV, p. 188.
3
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 10] — VII, p. 28.
4
1882/83, 5 [25] — IX, p. 233.
5
1885, 34 [83] — XI, p. 174.
6
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 12] — VII, p. 309.
7
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 518] — III*, p. 298.
8
1873/74, UH [1] — II*, p. 98.

CXXXII
« Quelqu’un veut-il plonger un instant le regard dans le secret où se fabriquent les idéaux
terrestres ? […] Cette officine où l’on fabrique des idéaux – il me paraît qu’elle pue le
mensonge. »1
« Il a désormais assimilé la “méthode” dont il usera pour son propre travail, le coup de
main et le ton supérieur du maître ; il a soigneusement découpé dans le passé un petit
chapitre, sur lequel il a exercé sa perspicacité et la méthode apprise. Il a déjà produit ou,
pour employer un mot plus ambitieux, il a “créé”, il est désormais devenu par le fait un
serviteur de la vérité et passé maître dans le domaine de l’histoire universelle. Si, adolescent
il était déjà “accompli”, le voilà maintenant plus qu’accompli : il n’y a qu’à le secouer, pour
faire bruyamment tomber les fruits de sa sagesse ; mais cette sagesse est pourrie et chaque
pomme a son ver. »2
« Si quelqu’un a assimilé, jusque dans sa chair et son sang, la théorie artistique qui vient
d’être exposée ici – ce pour quoi il faut avant tout qu’en ce lecteur ait déjà été présent, sous
forme d’intuitions inconscientes, le fondement de cette théorie, le fait dionysiaque et
apollinien –, si donc quelqu’un s’est trouvé avec nous instruit et convaincu instinctivement,
c’est-à-dire par la nature, la plus sage des institutrices, de la validité éternelle de ces deux
instincts artistiques, ainsi que de leur nécessaire relation, celui-là pourra maintenant tourner
librement son regard vers les manifestations analogues de notre temps, en contemplatif qui ne
demande rien pour lui-même, mais veut la vérité pour le monde. Il a déjà éprouvé et fortifié
son regard devant une série de faits historiques, il doit maintenant exiger le droit de
s’exprimer aussi au sujet de la réalité. »3
« Les Juifs connaissent ce mépris d’eux-mêmes et de l’homme en général ! But : 1) le
monde, si assuré soit-il, est soumis en fin de compte à une mensuration individuelle : tant que
nous cherchons, nous pouvons souvent exclure l’individu : en face de ce que nous trouvons
finalement, il y a toujours une position subjective ! 2) nous devons avoir de nous une opinion
suffisamment orgueilleuse pour ne prendre de position subjective qu’en face de choses
réelles, non de schèmes ! et plutôt supporter le doute et la traversée en mer que de vouloir
trop vite une certitude ! 3) restaurer l’honneur de notre propre âme ! »4
« Car l’histoire n’enseigne jamais directement, elle ne prouve que par exemples : et même
la réalité qui nous entoure ne peut nous faire accéder à une connaissance plus profonde ; elle
ne peut que confirmer la précédente et l’exemplifier. C’est précisément à notre époque, qui se
donne des allures d’historienne “objective” et sans présupposés, que je voudrais crier que
cette “objectivité” n’est qu’un rêve […] »5.
« Ce sont les passions qui donnent naissance aux opinions ; la paresse d’esprit les fige en
convictions. Mais qui se sent l’esprit libre et d’une infatigable vivacité peut empêcher ce
figement par de constantes variations ; et s’il est à tout prendre une boule de neige pensante,
ce ne sont pas du tout les opinions qu’il aura dans la tête, mais rien que des certitudes et des
probabilités exactement mesurées. – Quant à nous, qui sommes de nature mixte, tantôt portés
à incandescence par le feu, tantôt transis par le froid de l’esprit, nous plierons le genou
devant la Justice, la seule déesse que nous reconnaissions au-dessus de nous. »6

1
1887, GM [Première dissertation, 14] — VII, p. 243-244.
2
1873/74, UH [7] — II*, p. 140.
3
1871, 9 [42] — I*, p. 376.
4
1880, 7 [256] — IV, p. 609.
5
1871, 9 [42] — I*, p. 376.
6
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 637] — III*, p. 334.

CXXXIII
« non d’avoir renversé l’idole,
mais d’avoir brisé l’idolâtre en toi,
c’est cela qui fut courageux »1
« Nous détournant radicalement de cette “méthode” [Methode] historique et de ses
partisans, nous nous plaçons avec nos connaissances esthétiques au cœur de l’actualité
esthétique, afin de comprendre celle-ci par celles-là. »2
« Consacrez à ce que vous avez de meilleur le meilleur de vos forces et de votre temps ! La
violence ne peut obtenir davantage ! »3
« Le savant. […] Une sensibilité fruste le rend même apte aux vivisections. Il ne soupçonne
pas la souffrance qu’entraîne mainte connaissance, et ne redoute donc pas de s’engager dans
les domaines les plus dangereux. La taupe ne connaît pas le vertige. Ils sont froids, aussi
paraissent-ils facilement cruels, sans l’être. »4
« Alors que le véritable penseur ne désire rien plus que le loisir, le savant le fuit, car il ne
sait qu’en faire. Ses consolateurs, ce sont les livres : c’est-à-dire qu’il écoute quelqu’un
penser autrement que lui, et se laisse ainsi divertir, toute la sainte journée. »5

« L’un voyage parce qu’il se cherche, et l’autre parce qu’il voudrait se perdre. »6
« Qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison ne
peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur – pour un voyage, toutefois, qui ne tend pas
vers un but dernier : car il n’y en a pas. »7
« Mes genoux ont tremblé pour la première fois lorsque j’ai trouvé mon chemin et que je l’ai
suivi : et celui qui l’a vu m’a dit : tu as désappris le chemin, désapprends également la
marche. »8
« Et j’approche de mon type de sublime qui, loin d’être sombre ou exigeant, est le
vagabondage appliqué et solitaire d’un papillon, là-haut, longeant les berges rocheuses d’un
lac, là où les bonnes plantes et les fleurs poussent à foison ? Insoucieux de ce que la vie, peut-
être, ne dure qu’un jour, et de ce que la nuit est trop froide pour ma fragilité ailée ? »9
« L’on ne doit rien vouloir de soi que l’on ne puisse. Que l’on s’interroge : veux-tu marcher
en avant ? Ou bien veux-tu marcher pour toi seul ? Dans le premier cas, au mieux, l’on se
fera berger, c’est-à-dire que l’on satisfera une nécessité essentielle du troupeau. Dans l’autre
cas, il faut pouvoir quelque chose d’autre – à partir de soi pouvoir-marcher-pour soi, il faut
pouvoir marcher autrement et ailleurs. Dans les deux cas, il faut pouvoir et à pouvoir l’un on
ne doit pas vouloir l’autre. »10

1
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 203.
2
1871, 9 [42] — I*, p. 376.
3
1880, 7 [164] — IV, p. 592.
4
1873, 29 [13] — II*, p. 362.
5
1873, 29 [13] — II*, p. 362.
6
1882, 3 [1, 157] — IX, p. 83.
7
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 638] — III*, p. 335.
8
1883, 13 [1] — IX, p. 447.
9
1880, 7 [15] — IV, p. 567.
10
1887/88, 11 [1] — XIII, p. 213.

CXXXIV
« Nous autres chercheurs, comme tous les conquérants, les explorateurs, les navigateurs, les
aventuriers, nous sommes de moralité téméraire et nous devons prendre notre parti de passer,
dans l’ensemble, pour mauvais. »1
« Acte 4. Les navigateurs.
Scène au bord du volcan, Zarathoustra mourant parmi des enfants.
Fête des morts. »2
« – Et quant à la connaissance même : pour autrui elle aura beau être quelque chose
d’autre, quelque chose comme un lit de repos, ou le chemin aboutissant à un lit de repos, ou
un divertissement, ou un loisir – pour moi elle est un monde de dangers et de victoires où les
sentiments héroïques peuvent eux aussi se livrer à leurs danses et à leurs ébats. »3
« Emerson pense que “la valeur de la vie réside dans ses aptitudes insondables : dans le fait
que je ne sais jamais, quand je m’adresse à un nouvel individu, ce qui peut m’arriver”. C’est
l’état d’âme du voyageur. […] le créateur entre par une porte, dans chaque individu. »4
« – Faites comme moi, apprenez comme moi : seul celui qui agit apprend. »5
« Chez quelques-uns, la démarche de la pensée tout entière est rigoureuse et d’une
impitoyable audace, elle est parfois cruelle envers soi, mais dans le détail ils sont doux et
souples ; ils tournent dix fois autour d’une chose avec une hésitation bienveillante, mais ils
finissent par poursuivre leur chemin rigoureux. Ce sont des fleuves, avec de nombreux
méandres et des ermitages isolés ; il y a des endroits de leur cours où le courant joue à
cache-cache avec lui-même et s’offre une brève idylle avec des îles, des arbres, des grottes et
des cascades : puis il reprend sa route, longeant des rochers, se frayant un passage à travers
la pierre la plus dure. »6
« Il faut être capables d’admirations vives, et que l’amour vous fasse ramper jusqu’au cœur
de beaucoup de choses : sans cela on n’est pas fait pour être philosophe. Les yeux gris et
froids ne savent pas ce que valent les choses ; les esprits gris et froids ne savent pas ce que
pèsent les choses. Mais, bien sûr, il faut avoir une force inverse : celle de voler à des hauteurs
si lointaines que même les choses qu’on a le plus chèrement admirées, on les voit alors très,
très profondément au-dessus de soi, et très proches de ce que peut-être on méprisait. »7
« Qui veut se trouver lui-même doit longtemps passer pour perdu. »8
« Mais comment notre culture philistine juge-t-elle ces chercheurs ? Elle les considère
simplement comme des trouveurs, semblant oublier qu’eux-mêmes n’ont jamais cru être autre
chose que des chercheurs. […] Mais pour juger si mal de nos classiques, et pour les honorer
si injurieusement, il faut ne plus les connaître – et tel est bien généralement le cas. On
saurait, autrement, qu’il n’y a qu’une manière de les honorer : en poursuivant inlassablement
leur quête, dans le même esprit et avec le même courage qu’eux. […] Il ne faut plus chercher,
tel est la devise du philistin. »9

1
1881, A [Livre cinquième, 432] — IV, p. 234.
2
1883, 13 [2] — IX, p. 460.
3
1882, GS [Livre quatrième, 324] — V, p. 216-217.
4
1878, 32 [15] — III**, p. 404.
5
1884/85, 31 [36] — XI, p. 99.
6
1881, A [Livre cinquième, 530] — IV, p. 266.
7
1884, 26 [451] — X, p. 299.
8
1883, 13 [11] — IX, p. 475.
9
1873, DS [2] — II*, p. 26-27.

CXXXV
« “On ne peut penser et écrire qu’assis” (Gustave Flaubert). – Je te tiens, nihiliste ! Être cul-
de-plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en
marchant valent quelque chose. »1
« C’est en ce sens qu’il faut saisir notre tâche de civilisation. Anéantissement de toutes ces
manifestations souffreteuses et libertines ; éducation au sérieux et à l’effroi, comme des
voyageurs dans le désert. Prendre garde à ce que l’apollinien de la science ne perce pas. »2
« Il semble souvent qu’un artiste, et surtout un philosophe soit par hasard dans son époque,
en solitaire ou en voyageur égaré et attardé. »3
« Ascension.
“Comment arriverai-je au plus vite à la cime ?”
Monte toujours, et n’y pense pas ! »4
« enraciner sa volonté pour qu’elle devienne plus longue, un arbre élevé aux larges
branches. »5
« Nous autres, modernes, devons tous voyager beaucoup pour la santé de notre esprit : et
l’on voyagera d’autant plus que l’on travaillera davantage. C’est donc au voyageur
qu’auront à s’adresser ceux qui œuvrent à modifier les opinions générales. »6
« Ils escaladent la montagne comme des bêtes, stupides et suant ; on avait oublié de leur
dire qu’il y a de belles vues en chemin. »7
« Les génies dans la forêt attendent jusqu’à ce que le voyageur se soit éloigné. »8
« – seul celui qui sait vers où il navigue, sait aussi quel est le vent qui le pousse »9.
« […] parcourir en quelque sorte avec des yeux neufs, en posant des questions entièrement
nouvelles le vaste et lointain pays si caché de la morale – celle qui a vraiment existé, qui fut
réellement vécue : ne s’agissait-il pas là pour ainsi dire de découvrir ce pays ?... »10
« l’être aérien (comme explorateur, qui porte la main sur des millénaires) »11.
« Nous, chercheurs de la connaissance, nous sommes par nous-mêmes des inconnus, – pour
la bonne raison que nous ne nous sommes jamais cherchés… Quelle chance avions-nous de
nous trouver quelque jour ? »12
« Quand je fus las de chercher
J’appris à faire des découvertes. »13

1
1888, CI [Maximes et traits, 34] — VIII*, p. 66.
2
1870/71, 7 [101] — I*, p. 279.
3
1874, SE [7] — II**, p. 77.
4
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 16] — V, p. 34.
5
1883, 17 [67] — IX, p. 580.
6
1876/77, 23 [196] — III*, p. 525.
7
1879, VO [202] — III**, p. 266.
8
1882, 17 [10] — V, p. 548.
9
1884/85, 31 [38] — XI, p. 101.
10
1887, GM [Avant-propos, 7] —VII, p. 221.
11
1883, 18 [3] — IX, p. 592.
12
1887, GM [Avant-propos, 1] — VII, p. 215.
13
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 2] — V, p. 31.

CXXXVI
« Le Voyageur
Un voyageur va dans la nuit
D’un bon pas.
Vallées sinueuses, longues montées,
Il n’en perd rien.
La nuit est belle –
Il marche vite et ne s’arrête pas,
Ne sait où son chemin le mènera.
Voici que dans la nuit chante un oiseau :
“Hélas, oiseau, qu’as-tu fait ?
Pourquoi gêner mon cœur et mon pas,
Verser ton doux chagrin dans mon oreille
Et me forcer à m’arrêter,
Me forcer à écouter - -
Que cherches-tu à m’attirer par ce chant, par ce salut ?”
L’oiseau, gentil, se tait, puis dit :
“Non, voyageur, non ! Ce n’est pas toi que j’essaie d’attirer
Par mes chants insistants –
C’est une oiselle, haut dans les airs –
Cela ne te regarde en rien ! Car toi, tu dois marcher
Sans jamais, jamais t’arrêter !
Qu’attends-tu donc ?
Que t’a fait mon chant flûté,
Vagabond ?
L’oiseau gentil se tut et réfléchit :
“Que lui a fait mon chant flûté ?
Qu’attend-il encore ? –
Le pauvre, pauvre vagabond ! »1
« Le Voyageur.
Un voyageur va dans la nuit
D’un bon pas ;
Et le sinueux vallon, et la longue montée —
Il les accueille.
Il force le pas et ne s’arrête jamais,
Ne sait où son chemin le mènera. »2
« Il existe un degrés d’impatience chez les hommes d’action et de pensée qui, en cas
d’insuccès, les fait passer instantanément dans le camp adverse, s’y passionner et s’y lancer
dans des entreprises – jusqu’à ce qu’une nouvelle hésitation du succès les en chasse : ils
errent ainsi, aventureux et violents, à travers une pratique appliquée à un grand nombre de
domaines et de natures, et ils peuvent finalement devenir, grâce à la connaissance universelle
des hommes et des choses que leurs vagabondages et exercices prodigieux leur ont laissé, et
si leur défaut s’est un peu atténué, – des praticiens puissants. Ainsi une faiblesse de caractère
devient une école de génie. »3

1
1888, DD [Automne 1884] — VIII**, p. 131-133.
2
1885, 28 [58] — XI, p. 41.
3
1881, A [Livre cinquième, 452] — IV, p. 241.

CXXXVII
« Sans s’en douter, les femmes font ce que l’on ferait en ôtant les pierres sous les pas du
minéralogiste cheminant, pour que son pied ne s’y heurte point, – alors que lui s’est
justement mis en route à seule fin de s’y heurter. »1
« Des sacrifices, nous en faisons continuellement. Tantôt cette inclination-ci triomphe des
autres et de leurs exigences, tantôt celle-là. Tu serais étonné si je faisais le compte des
sacrifices que me coûte chaque jour. »2
« […] médecin et patient en une seule personne, je m’imposai de force un climat de l’âme
radicalement différent et vierge, notamment un départ à l’étranger, un voyage en plein
inconnu, une curiosité pour toutes les sortes de choses inconnues… […] Il s’ensuivit une
longue errance, à m’enquérir et à changer sans cesse, une répulsion pour toute fixation, toute
lourdeur dans l’affirmative et la négative ; un régime et une discipline, aussi, destinés à
faciliter le plus possible à l’esprit les vastes courses, les hauts vols, surtout les envols
renouvelés. »3
« Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à penser, il faut apprendre à parler et à
écrire. »4
« Il faut apprendre à voir : […] habituer l’œil au calme, à la patience, à laisser les choses
venir à lui, à suspendre le jugement, apprendre à faire le tour du particulier et à le saisir
dans sa totalité. C’est là l’école préparatoire élémentaire à la vie de l’esprit : ne pas réagir
immédiatement à toute sollicitation, mais savoir jouer des instincts qui retiennent et
isolent. »5
« En fin de compte, il faut tout faire soi-même pour savoir soi-même quelque chose : c’est
dire que l’on a beaucoup à faire. »6
« Le chemin de la sagesse.
Indication pour un dépassement de la morale.
La première démarche : Vénérer mieux (et obéir et apprendre) que quiconque. Rassembler
en soi toutes les choses qui méritent cette vénération et les laisser se combattre entre elles.
Porter ce qui est lourd. Ascétisme de l’esprit – Vaillance, le temps de la vie en commun –. »7
« 1. Le dépassement des mauvais penchants mesquins. »8
« Suivre sa conscience est plus commode qu’obéir à son intelligence : car la première
comporte d’elle-même, en cas d’insuccès, excuse et consolation, – aussi y a-t-il toujours
tellement de gens consciencieux pour si peu d’intelligents. »9
« On a besoin d’une doctrine qui soit assez forte pour exercer une discipline : fortifiante
pour les forts, paralysante et brisante pour les blasés. »10

1
1878, HTH [Femme et enfant, 431] — III*, p. 260.
2
1881, 12 [25] — V, p. 447.
3
1886, HTH2 [Préface] — III**, p. 20.
4
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 6] — VIII*, p. 106.
5
1888, CI [Ce qui manque aux Allemands, 6] — VIII*, p. 106.
6
1886, PBM [Le phénomène religieux, 45] — VII, p. 64.
7
1884, 26 [47] — X, p. 183.
8
1884, 26 [48] — X, p. 183.
9
1879, OSM [43] — III**, p. 41.
10
1884, 25 [211] — X, p. 82.

CXXXVIII
« L’école n’a pas de tâche plus importante que d’enseigner la rigueur de la pensée, la
prudence du jugement, la logique du raisonnement : aussi doit-elle faire abstraction de tout
ce qui ne saurait servir à ces opérations, la religion par exemple. Elle peut même compter
que la confusion, l’accoutumance et le besoin humains reviendront détendre plus tard et
malgré tout l’arc d’une pensée trop tendue. »1
« De nos jours l’esprit démagogique comme l’esprit érudit trouvent les conditions
favorables. Mais qu’on regarde donc nos artistes : ne périssent-ils pas presque tous d’une
absence de discipline. »2
« S’enchaîner ainsi peut paraître absurde ; il n’y a pourtant pas d’autre moyen, pour sortir
du naturalisme, que de commencer par se limiter le plus énergiquement (peut-être le plus
arbitrairement) possible. Petit à petit, on apprend ainsi à marcher avec grâce même sur les
passerelles étroites qui franchissent des gouffres vertigineux, et l’on en revient avec le butin
d’une suprême souplesse de mouvement, comme en témoigne l’histoire de la musique [pour
que] les chaînes se relâchent pas à pas jusqu’à pouvoir enfin paraître entièrement rejetées
[…] »3.
« Surtout, il rentre dans le domaine de l’obéissance militaire aveugle à laquelle les hommes
ont été rompus par leurs princes : ils croient qu’il y a plus d’ordre et de sécurité lorsque l’un
règle absolument, l’autre obéit absolument. »4
« Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques, lui qui soumit au joug de la mesure
grecques son âme protéiforme qui était aussi à la hauteur des plus grands orages tragiques
[…] »5.
« Il ne faut parler que si l’on ne peut se taire ; et ne parler que de ce que l’on a surmonté, –
tout le reste est bavardage, “littérature”, manque de discipline. »6
« L’ironie n’est à sa place que comme moyen pédagogique, appliquée par un maître dans
ses rapports avec ses élèves quels qu’ils soient : son but est d’infliger honte et humiliation,
mais de cette espèce salutaire qui suscite les bonnes résolutions et impose de témoigner
respect et gratitude à celui qui nous a ainsi traités en médecin. »7
« Il n’y faut que de la vertu, je veux dire du dressage, de l’automatisme, de l’“abnégation”.
Ni goût, ni voix, ni talent […] De l’obéissance et de bonnes jambes. »8
« Une religion telle que le christianisme, qui n’a aucun point de contact avec la réalité, qui
s’écroule dès que la réalité reprend ses droits, ne serait-ce qu’en un seul point, ne peut, et
c’est normal, qu’être mortellement hostile à la “sagesse du monde” – lisez : la science –. Elle
approuvera donc tous les moyens susceptibles d’infecter, de dénigrer, de discréditer la
discipline intellectuelle, la lucide et sévère probité dans les cas de conscience qui se posent à
l’esprit, l’aristocratique froideur et la liberté de l’esprit. La “foi”, en tant qu’impératif, est un
veto contre la science – en pratique, c’est le mensonge à tout prix… »9

1
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 265] — III*, p. 204.
2
1885, 34 [68] — XI, p. 170.
3
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 221] — III*, p. 169-170.
4
1880, 3 [162] — IV, p. 376.
5
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 221] — III*, p. 170
6
1886, HTH 2 [Préface] — III**, p. 15.
7
1878, HTH [L’homme en société, 372] — III*, p. 239.
8
1888, CW [11] — VIII*, p. 44.
9
1888, AC [47] — VIII*, p. 210.

CXXXIX
« […] l’être accompli […] le plaisir qu’il trouve à quelque chose cesse là où la mesure de
ce qui lui convient est franchie […] »1.
« 1869 Pâques – 1876 Pâques 7 ans d’Université / Pâques 1876 – Pâques 1878 800 pages
en 24 mois, / 24 :800 72 : 33, c’est-à-dire tous les jours une page, tous les trois mois 1
Inactuelle. / à 33 ans j’en aurai donc fini avec les Inactuelles. »2
« Nul n’exige plus strictement que moi que tout le monde soit soldat : il n’y a absolument
aucun autre moyen jusqu’à présent d’inculquer à tout un peuple les vertus de l’obéissance et
du commandement, la cadence, la tenue et le geste, la manière joyeuse et hardie, […] la
liberté d’esprit – c’est de loin le principal élément raisonnable dans notre éducation, que
chacun <soit> soldat, il n’y a pas d’autre moyen de répandre sur tout un peuple, par-dessus
tous les fossés de rang social, d’esprit et de tâche, une virile bonne volonté réciproque. […]
C’est folie que jeter ensuite devant les canons une telle élite de force et de jeunesse et de
puissance. […] L’institution dynastique, qui se repaît du sang des plus forts, […] et
l’institution sacerdotale, qui essaie d’emblée […] de détruire justement ces mêmes hommes
[…] »3.
« Beaucoup de soldats et bien peu d’hommes pourtant ! Beaucoup d’uniformes et bien plus
d’uniformité encore. »4
« Il réagit avec cette lenteur dont une longue prudence et une fierté délibérée lui ont imposé
la discipline – il examine attentivement la sollicitation, d’où elle vient, où elle tend, il ne se
soumet pas […] ».5
« Quelle que soit sa dureté, il semble que l’esclavage soit l’indispensable moyen de dresser
et de discipliner l’esprit. […] “Tu obéiras, peu importe à qui, et pour longtemps, sinon tu
périras et tu perdras tout respect de toi-même”, voilà, à mes yeux, l’impératif moral de la
nature, un impératif qui, à coup sur, n’est pas “catégorique” […] »6.
« Quand font défaut de ces rapports comme sont ceux de maître à élève, elle est
inconvenance, vulgarité d’âme. »7
« Jadis un homme passait par une riche école de tortures et de privations physiques et
reconnaissait même dans une sorte de cruauté pour lui-même, dans un exercice volontaire de
la douleur, un moyen nécessaire à sa conservation ; jadis on formait son entourage à
supporter la douleur, on faisait volontiers souffrir et l’on assistait à ce que d’autres
subissaient de plus atroce dans ce genre, sans autre sentiment que celui de sa propre sécurité.
[…] Du manque général d’expériences sous ce double rapport, et du fait qu’il est devenu plus
rare de voir souffrir, il résulte désormais une conséquence importante : on répugne à présent
à la douleur beaucoup plus que ne le faisaient les hommes jadis, on la calomnie plus que
jamais, rien que la présence de la douleur en tant que contenu de réflexion est jugée à peine
tolérable, et l’on en tient rigueur à l’ensemble de l’existence jusqu’à lui en faire un cas de
conscience. »8

1
1888, 15 [38] — XIV, p.195.
2
1875, 1 [4] — II**, p. 252.
3
1888/89, 25 [15] — XIV, p. 383-384.
4
1882, 3 [1, 438] — IX, p. 113.
5
1888, 15 [38] — XIV, p. 196.
6
1886, PBM [Contribution à l’histoire naturelle de la morale, 188] — VII, p. 102.
7
1878, HTH [L’homme en société, 372] — III*, p. 240.
8
1882, GS [Livre premier, 48] — V, p. 87-88.

CXL
« Qu’on cesse enfin, j’y insiste, de confondre les ouvriers de la philosophie et les hommes de
science en général avec les philosophes ; […] peut-être doit-il avoir été lui-même critique,
sceptique, dogmatique, historien, et par surcroît poète, collectionneur, voyageur, déchiffreur
d’énigmes, moraliste, voyant, “esprit libre”, avoir été presque tout pour être en mesure de
parcourir en son entier le cercle des valeurs et des sentiments de valeurs humains et de
considérer les choses à travers toutes sortes d’yeux et de consciences, d’en haut regardant
vers tous les lointains, d’en bas vers toutes les cimes, d’un coin dans toutes les directions.
Mais ce ne sont là que des conditions préalables. »1
« Je ne vois pas comment quelqu’un qui aurait manqué d’aller en temps utile à bonne école
peut réparer cela par la suite. Un tel être ne se connaît pas ; il marche dans la vie sans avoir
appris à marcher ; le muscle mou se trahit encore à chaque pas. […] Il arrive que la vie soit
assez miséricordieuse pour rattraper cette dure école : peut-être une interminable, une
épuisante maladie qui provoque le maximum de force de volonté et d’aptitude à ne compter
que sur soi ; ou une crise éclatant soudain, menaçant aussi femme et enfant, ce qui oblige à
une activité qui redonne de l’énergie aux fibres amollies et reconquiert la coriacité propre au
vouloir vivre. […] Ce qu’il y a de plus souhaitable reste en toutes circonstances une dure
discipline au moment voulu, c’est-à-dire encore à l’âge où l’on est fier de se voir demander
beaucoup. […] C’est la même discipline qui donne sa valeur au militaire et au savant : et à y
regarder de plus près, il n’y a pas de savant de valeur qui n’ait dans le sang les instincts d’un
militaire de valeur… rester dans le rang, mais en étant capable à tout instant d’en prendre la
tête ; préférer le danger au confort ; ne pas peser le permis et le défendu sur une balance de
boutiquier ; être plus ennemi du mesquin, du rusé, du parasitique, que du méchant…
– Qu’apprend-on à une dure école ? À obéir et à commander, – – – »2.
« […] rien ne me paraît plus essentiel à étudier que les lois du dressage, afin que la plus
grande quantité de force ne se perde pas de nouveau du fait de regroupements et de modes de
vie inadéquats. »3
« […] tuer le dompteur de lion grâce au lion »4.
« Nous sommes des expériences : soyons-le de bon gré ! »5
« Là où il y a du danger, j’en suis, je croîs de la terre. »6
« Il est une sorte de probité restée étrangère à tous les fondateurs de religion et à leurs
semblables : – jamais ils ne se sont fait un cas de conscience de sonder leurs expériences
vécues. […] Mais nous autres, assoiffés de raison, nous voulons scruter nos expériences
vécues avec autant de rigueur qu’une expérimentation scientifique, heure par heure, jour par
jour ! Nous voulons être nous-mêmes nos propres expérimentations, nos propres sujets
d’expérimentation. »7
« […] nous aimons user de l’expérimentation en un sens large et dangereux […] »8.

1
1886, PBM [Nous, les savants, 211] — VII, p. 130-131.
2
1888, 14 [161] — XIV, p. 126-127.
3
1885, 34 [176] — XI, p. 209.
4
1882/83, 4 [222] — IX, p. 183.
5
1881, A [Livre cinquième, 453] — IV, p. 241.
6
1883, 15 [36] — IX, p. 506.
7
1882, GS [Livre quatrième, 319] — V, p. 215.
8
1885, 35 [43] — XI, p. 259.

CXLI
« Les esprits libres expérimentent d’autres façons de vivre, inappréciables ! Les gens
moraux laisseraient le monde se dessécher. Les stations-expérimentales de l’humanité. »1
« Dans les stations-expérimentales de nouveaux modes de vie, des nouvelles utilités,
endurent vainement d’étonnantes sommes de douleur – elles ne servent à rien : puissent-t-
elles être utiles aux autres ! qu’ils reconnaissent quelle expérience fut tentée ici. »2
« tous nos buts, considérés avec un certain recul, font figure d’essais et d’ébauches – on
expérimente. Il nous faut, dans nos meilleures finalités, nous en tenir fermement à ce qu’il y a
en eux d’arbitraire et d’illogique ! Nous n’agirons jamais, si nous nous représentions toutes
les conséquences. »3
« L’homme donne de la valeur à l’action : mais comment une action pourrait-elle donner de
la valeur à l’homme ! »4
« Car j’estime qu’il en est des problèmes de quelque profondeur comme d’un bain froid – il
faut s’y plonger et en sortir promptement. Que de ce fait on pense ne pouvoir atteindre la
profondeur, ni descendre assez profondément, c’est là une superstition propre à ceux qui
craignent l’eau, et son horripilés par l’eau froide ; ils en parlent sans expérience. »5

« Le soc.
“Si tu veux me suivre, travaille à la charrue !
alors tu seras goûté de beaucoup,
tu seras sûrement goûté des pauvres et des riches,
goûté du loup et de l’aigle et en somme de toutes les créatures.”
Der Meier Helmbrecht. »6
« Nous LAISSER POSSEDER par les choses (non par les personnes) et cela par un ensemble
assez vaste de choses vraies ! Reste à attendre ce qui peut croître à partir de là : nous
sommes une terre arable pour les choses. »7
« Taire la moindre chose paralyse toute son énergie : il sent qu’il a jusqu’à présent évité une
pensée, et voilà que celle-ci l’attaque maintenant de toutes ses forces ! »8
« Toujours l’esprit libre respirera qui se sera enfin décidé à secouer cette sollicitude et cette
vigilance maternelles dont les femmes l’entourent si tyranniquement. Quel mal peut donc lui
faire un courant d’air un peu vif, dont on le protégeait si anxieusement, quelle importance
avoir un inconvénient réel, une perte, un accident, une maladie, une dette, un égarement de
plus ou de moins dans sa vie, comparés à cette servitude du berceau doré, du chasse-mouches
en plumes de paon et du sentiment accablant d’être tenu en plus à la reconnaissance pour
être ainsi choyé et gâté comme un nourrisson ? C’est pourquoi ce lait que lui versent dans un
esprit si maternel les femmes de son entourage peut si facilement se changer en fiel […] Les
femmes veulent servir et y trouvent leur bonheur : et l’esprit libre ne veut pas être servi et là
est son bonheur. »9

1
1880, 1 [38] — IV, p. 300.
2
1880, 1 [39] — IV, p. 300.
3
1883, 7 [231] — IX, p. 323-324.
4
1883, 16 [88] — IX, p. 551.
5
1886, GS [Livre cinquième, 381] — V, p. 290.
6
1876, 18 [1] — III*, p. 370. Citation de l’œuvre de Wernher der Gartenaere (1275 env.).
7
1881, 11 [21] — V, p. 322.
8
1883, 16 [63] — IX, p. 541.
9
1878, HTH [Femme et enfant, 432] — III*, p. 259-260.

CXLII
« Vous êtes trop grossiers à mes yeux : vous ne savez pas être anéantis en vivant de petites
expériences. »1
« Dans les choses de l’esprit, tout homme est grand qui, constituant, ainsi une grande
exception, ressent fortement les choses du savoir et se comporte envers les choses lointaines
comme envers les plus proches, si bien qu’elles sont capables de lui faire mal, d’exciter sa
passion, de lui procurer de grandes exaltations, bref, sont incorporées à ses instincts les plus
forts. »2
« devenir impassible face à l’imminence du danger extrême. »3
« Vous voulez ne jamais être mécontents de vous, ne jamais souffrir de vous-mêmes, – et
vous appelez cela votre tendance morale ! Eh bien, un autre peut appeler cela votre lâcheté.
Mais une chose est sûre : vous ne ferez jamais le voyage autour du monde (que vous êtes
vous-mêmes !) et vous resterez en vous-mêmes un hasard, glèbe attachée à la glèbe ! Croyez-
vous donc que nous qui sommes d’un autre avis nous nous exposions par pure folie ce voyage
au travers de nos propres déserts, de nos marais et de nos montagnes de glace, et que nous
choisissons de plein gré les souffrances et le dégoût de nous-mêmes, comme les stylistes ? »4
« Le progrès consiste dans le degré de méchanceté que l’homme peut supporter sans
souffrir. »5
« Dans l’action aussi il existe une race d’hommes inventifs qui expérimentent sans cesse et
qui ne tiennent pas à bannir d’eux-mêmes le hasard (Napoléon). »6
« “Dans les affaires dangereuses, il n’y a pas pire erreur que celles partant d’un bon
sentiment” Clausewitz. Ne pas confondre le courage inspiré par l’honneur et l’amour de soi
avec le courage organique : une contrainte faisant perdre une grande partie de ses
capacités. »7
« Le dépassement de soi que le chercheur sur le terrain de la morale exige de lui-même
consiste à être sans préjugés à l’égard de situations et d’actions qu’il a appris à entourer de
respect : aussi longtemps qu’il est un chercheur il faut “qu’il ait brisé ce cœur
respectueux”. »8
« Appris à l’École de la vie : ce qui ne me tue pas me fortifie. »9
« Faites comme moi : Seul celui qui agit apprend – Ce n’est qu’en agissant que je serais
aussi votre maître. »10
« C’est l’erreur qui fait les poètes, poètes. L’erreur qui a porté si haut l’estime des poètes.
L’erreur qui a ensuite permis aux philosophes de s’élever plus haut à leur tour. »11

1
1882/83, 5 [1, 253] — IX, p. 226.
2
1880, 6 [65] — IV, p. 475.
3
1883, 15 [36] — IX, p. 506.
4
1881, A [Livre quatrième, 343] — IV, p. 209.
5
1880, 6 [142] — IV, p. 493.
6
1880, 1 [99] — IV, p. 310.
7
1883, 15 [36] — IX, p. 506-507.
8
1884, 27 [4] — X, p. 308.
9
1888, CI [Maximes et traits, 8] — p. 62.
10
1883, 16 [7] — IX, p. 519.
11
1878, 30 [144] — III**, p. 390.

CXLIII
« Nous ne sentons des choses que ce qui d’une manière ou d’une autre nous concerne (ou
nous concernait) – tout le processus organique dépose en nous son résultat. “Expérience”,
c’est-à-dire le résultat de toutes les réactions, où nous avons réagi à quelque chose hors de
nous ou en nous. – Nous avons fondu notre réaction avec la chose qui agissait sur nous. »1
« Les accidents qui menacent de l’anéantir le rendent plus fort […] »2.
« Et qui sait déplacer des montagnes déplace également les vallées et les creux. »3
« – A. Car, malgré tout, tu as eu la foi qui transporte les montagnes ! – B. Elle aurait mieux
fait de les aplatir. »4
« Pour devenir sage, il faut vouloir passer par certaines expériences, donc courir se jeter
dans leur gueule. C’est chose assurément très dangereuse ; plus d’un “sage” y fut dévoré. »5
« – combien peu excitante serait la connaissance s’il n’y avait pour l’atteindre tant de honte
à surmonter ! »6
« Qui s’est fourvoyé dans la montagne, qu’il se garde avant tout de tenir sa situation pour
plus périlleuse qu’elle ne l’est. »7
« ô Zarathoustra, tu es le premier et le seul auquel le destin de l’homme tienne au cœur :
nous savons bien qui tu es. Jadis, même les plus graves le prenaient à la légère : regarde,
disaient-ils, cela dépasse nos possibilités et nos prévisions ; Dieu lui-même pourrait bien en
prendre soin. Mais toi tu dis : “possibilités ? Prévisions ? Je n’en ai cure ! Essayons ! Tout ici
dépend du fait d’agir en anticipant !” »8
« La connaissance ou la foi la plus assurée est incapable de donner la force et l’habileté
nécessaires à l’action, elle est incapable de remplacer l’exercice préalable de ce mécanisme
subtil et complexe, exercice indispensable pour qu’un élément quelconque d’une
représentation puisse se transformer en action. D’abord et avant tout les œuvres ! C’est-à-
dire l’exercice, l’exercice, l’exercice ! La “foi” adéquate s’ajoutera d’elle-même, – soyez-en
sûrs. »9
« Et n’est-ce pas à cela même que nous revenons, nous autres risque-tout de l’esprit, qui
avons escaladé la plus haute et la plus dangereuse cime de la pensée contemporaine, et qui,
de là-haut, avons inspecté les horizons, qui, de cette hauteur, avons jeté un regard vers le
bas ? N’est-ce pas en cela que nous sommes – grecs ? Adorateurs des formes, des sons, des
paroles ? Et par conséquent – artistes ? »10
« Époque des expériences. Je propose la grande épreuve : qui supporte la pensée de
l’éternel retour ? »11

1
1884, 27 [64] — X, p. 324.
2
1888, 15 [38] — XIV, p.195.
3
1883, 13 [1] — IX, p. 442.
4
1960, TT [5] — XIX, p. 61.
5
1879, VO [298] — III**, p. 308.
6
1884/85, 31 [52] — XI, p. 110.
7
1881, 15 [28] — V, p. 520.
8
1884/85, 29 [43] — XI, p. 67.
9
1881, A [Livre premier, 22] — IV, p. 33.
10
1888, GS [Préface, 4] V, p. 27.
11
1884, 25 [290] — X, p. 100.

CXLIV
« L’expérimentation comme caractère de notre vie et de toute morale : il faut qu’il y ait là
quelque chose d’arbitraire ! »1
« Sommes-nous peut-être contraints en secret, pour le plus grand bien de notre
connaissance, d’aller plus loin en tant qu’expérimentateurs que ne peut l’admettre le goût
amolli et douillet du siècle ? En fait, nous aimerions ne pas nous priver de toutes les qualités
qui distinguent le critique du sceptique : la sûreté de l’échelle de valeur, l’utilisation
consciente d’une unité de méthode, le courage enjoué, la capacité de vivre seul et de
répondre de soi […] »2.
« Il est solitaire et n’a rien d’autre que ses pensées : quoi d’étonnant qu’il se montre tendre
et taquin à leur égard, et qu’il tire par l’oreille ! – Mais vous autres, balourds, vous dites
qu’il est sceptique. »3
« Faites comme moi : c’est ainsi que vous apprendrez ce que j’ai appris : seul celui qui agit
apprend. »4
« R. W. Emerson : “Pour le poète et pour le sage, toutes choses sont objets de joie et sont
bénies, toutes les expériences utiles ; chaque jour est sain, chaque homme, divin.” »5

« Se mettre toujours dans des situations où il ne soit pas permis d’avoir de fausses
vertus, mais où, comme le funambule sur sa corde, on ne puisse que tomber ou tenir – ou
s’en sortir… »6
« là où il y a danger,
je me sens dans mon élément,
je sors de terre. »7
« Les philosophes de l’avenir […] pourraient prétendre non moins légitimement au titre de
critiques et ce seront à coup sûr des expérimentateurs. […] Devront-ils, dans leur passion de
la connaissance, pousser leurs expériences hardies et douloureuses plus loin que ne le
supporte le goût amolli et douillet d’un siècle démocratique ? […] Davantage, ils s’avoueront
leur plaisir de nier et de disséquer, et une certaine cruauté qui s’entend à manier le scalpel
avec sûreté et délicatesse même quand le cœur saigne. Ils seront plus durs (et peut-être pas
toujours uniquement contre eux-mêmes) que ne le souhaiteraient les esprits humanitaires, ils
ne s’approcheront pas de la “vérité” pour qu’elle leur “plaise”, ou les “exalte” ou les
“enthousiasme” […]. Peut-être feront-ils plus que sourire, mais éprouveront une véritable
nausée devant ces balivernes et ce qu’elles comportent d’exalté, d’idéaliste, de féminin,
d’hermaphrodite […] »8.
« Le simple fait d’étudier un sujet sérieusement et à fond est une violence volontaire contre
la tendance foncière de l’esprit qui se dirige inlassablement vers l’apparence et la superficie :
dans toute volonté de connaître il entre déjà une goutte de cruauté. »9

1
1883, 7 [261] — IX, p. 331.
2
1885, 35 [43] — XI, p. 259.
3
1882, 286 — IX, p. 97.
4
1884/85, 29 [56] — XI, p. 69.
5
V, p. 603. Première exergue de l’édition de 1882 du Gai Savoir.
6
1888, CI [Maximes et traits, 21] — VIII*, p. 64.
7
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 207.
8
1886, PBM [Nous, les savants, 210] — VII, p. 129-130.
9
1886, PBM [Nos vertus, 229] — VII, p. 148.

CXLV
« Il y a en premier lieu des penseurs superficiels, en second lieu des penseurs profonds –
ceux qui descendent dans la profondeur des choses, – en troisième lieu des penseurs
radicaux qui vont au fond des choses, – ce qui a beaucoup plus de valeur que de descendre
seulement dans leurs profondeurs ! – et enfin des penseurs qui enfoncent la tête dans le
bourbier : ce qui ne devrait être signe ni de profondeur, ni de radicalité ! Ce sont nos chers
“penseurs du sous-sol”. »1
« Nous voyons les choses avec légèreté lorsque nous nous abandonnons à des
considérations aussi partiales et jouons les fanatiques – c’est notre genre de légèreté. Nous
savons bien que cela ne va pas au fond des choses. »2
« Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand
naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur à l’endurer, à l’interpréter, à
l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de
dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, à
travers la culture de la grande souffrance ? »3
« Qui veut retrouver une unique expérience, il lui fait se les souhaiter toutes à nouveau. »4
« Et jamais je n’interrogeai l’homme ! J’interrogeai et essayai les chemins moi-même.
Toute ma démarche était quête et tentative. »5
« Deuxième principe. Au lieu de la foi, qui ne nous est plus possible, nous plaçons au-dessus
de nous une forte volonté qui maintient une série provisoire de valeurs fondamentales, en tant
que principe heuristique : pour voir jusqu’où l’on peut aller avec elles. Comme le marin sur
une mer inconnue. En vérité tout ce qu’on désignait par “la foi” n’a jamais rien été d’autre :
simplement la discipline de l’esprit était jadis trop faible pour pouvoir supporter la grandeur
qui entre dans cette prudence. »6
« Ne devrait-il pas avoir fait en personne 100 espèces de tentatives de vie, pour pouvoir se
prononcer sur la valeur de la vie ? Certes, car nous croyons qu’un homme doit avoir vécu de
façon absolument “non philosophique”, selon les critères traditionnels, et surtout pas en
timide vertueux – pour pouvoir juger des grands problèmes à partir de ses expériences.
L’homme aux expériences les plus étendues, qui les ramasse jusqu’à leurs conséquences les
plus générales, ne devrait-il pas être l’homme le plus puissant ? – On a confondu trop
longtemps le sage avec l’homme de science et plus longtemps encore avec l’homme capable
d’élévation religieuse. »7
« Même le plus courageux d’entre nous a rarement le courage d’assumer ce qu’au fond, il
sait… »8
« Pour l’anatomiste aussi le cadavre est souvent répugnant – mais sa virilité s’affirme dans
sa persévérance. Je veux connaître. »9

1
1881, A [Livre cinquième, 446] — IV, p. 238.
2
1880, 10 [A 10] — IV, p. 654.
3
1886, PBM [Nos vertus, 225] — VII, p. 144.
4
1884/85, 29 [54] — XI, p. 69.
5
1883, 23 [5] — IX, p. 667-668.
6
1884, 25 [307] — X, p. 104-105.
7
1885, 35 [24] — XI, p. 249.
8
1888, 15 [118] — XIV, p. 229.
9
1881, 15 [2] — V, p. 510.

CXLVI
« Zarathoustra I. Je suis cet homme prédestiné qui détermine les valeurs pour des
millénaires. Un homme secret, partout insinué, un homme sans amis, qui a repoussé loin de
lui toute patrie, tout repos. Ce qui fait le grand style ; se rendre maître de son bonheur
comme de son malheur : un – – – »1.
« Après avoir longtemps cherché le concept précis que je devais lier au mot “philosophe”
j’ai finalement trouvé qu’il en existait deux espèces 1) ceux qui cherchent à établir un état de
fait de grande importance 2) ceux qui sont les législateurs qui décident des valeurs. Les
premiers essayent de se rendre maîtres du monde présent ou passé en résumant les
événements par des signes : ils sont soucieux de rendre les choses visibles et concevables
dans leur ensemble, saisissables, manipulables – ils contribuent à cette tâche de l’homme qui
est d’employer toutes choses à son profit. Mais les seconds commandent et disent : cela doit
être ainsi ! ils déterminent d’abord le profit, ce que c’est que le profit de l’homme ; ils
disposent du travail préparatoire des hommes de science, mais le savoir n’est pour eux qu’un
moyen de créer. »2
« Pour une tâche dionysienne, la dureté du marteau, et même la joyeuse envie de détruire,
sont des conditions déterminantes. L’impératif : “Faites-vous durs”, la certitude élémentaire
que tous les créateurs sont durs, tel est le véritable signe d’une nature dionysiaque. »3
« Mais les créateurs doivent devenir de solides marteaux ! Approche, terrible forgeron, qui
trempe lui-même l’acier du marteau. »4
« Vous êtes pour moi la pierre où dort la plus sublime des statues.
Et tout comme mon marteau vous frappe, vous aurez vous-mêmes à vous frapper pour moi :
l’appel du marteau réveillera la statue endormie. »5
« Quoi ? Tu ne veux pas être évalué selon les conséquences de tes actes mais selon tes
intentions ? Mais tes intentions mêmes découlent de tes actes. »6
« Tu veux qu’on te mesure en fonction de tes intentions et non de tes résultats, Mais d’où
tiens-tu tes intentions ? De tes résultats ! »7
« barbare que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire prendre une
chose de telle sorte qu’au lieu de sa faiblesse l’on sache poser sa propre force et ainsi
l’enrichisse. »8
« Comment certains hommes se voient-ils échoir une grande force et une grande tâche ? –
Toute vertu et toute capacité du corps et l’âme sont acquises difficilement et petit à petit,
grâce à beaucoup de travail, de discipline, de restrictions, grâce à de nombreuses répétitions,
obstinées et fidèles, des mêmes travaux, des mêmes renoncements […] »9.
« Briser les tables des valeurs grâce aux valeurs supérieures mes propres tables, je les
posais à côté des autres – quelle audace et quel effroi ! »10

1
1885, 35 [74] — XI, p. 271.
2
1884, 26 [407] — X, p. 286-287.
3
1888, EH [Ainsi parlait Zarathoustra, 8] — VIII*, p. 318.
4
1883, 17 [15] — IX, p. 564.
5
1883, 9 [34] — IX, p. 368.
6
1882, 57 — IX, p. 73.
7
1883, 22 [3] — IX, p. 651.
8
1881, 12 [133] — V, p. 467.
9
1884, 26 [409] — X, p. 288.
10
1882/83, 4 [242] — IX, p. 189.

CXLVII
« […] le libre penseur se voit décrié, surtout par des savants affligés de ne pas retrouver
leur méticulosité foncière et leur affairement d’abeilles dans son art de considérer les choses,
et qui aimeraient bien l’exiler dans un coin isolé de la science : alors qu’il a, lui, la tâche
toute différente et plus élevée de commander, de sa position à l’écart, le ban et l’arrière-ban
des savants et des érudits et de leur montrer les voies et les buts de la culture. »1
« le puissant juge : qui me suit est en soi nuisible. C’est lui l’évaluateur suprême. »2
« Mieux vaut avoir fait mal qu’avoir pensé petit ! »3
« La jouissance éprouvée à la tragédie distingue les époques et les caractères forts. […] Ce
sont les esprits HEROÏQUES qui s’approuvent eux-mêmes dans la cruauté tragique : ils sont
assez durs pour éprouver la souffrance en tant que jouissance… […] C’est un signe du
sentiment de bien-être et de puissance que le degré auquel quelqu’un parvient à accorder aux
choses leur caractère terrible, douteux ; quitte à se demander s’il a seulement besoin de
“solutions” pour finir […] La profondeur de l’artiste tragique réside dans ce que son instinct
esthétique embrasse les conséquences plus lointaines, qu’il ne s’arrête point à l’immédiat,
qu’il approuve l’économie générale, laquelle justifie l’effroyable, le mal, le douteux et fait
plus que simplement… justifier. »4
« C’est avec arrogance que l’expérience m’a abordé : mais à peine l’avais-je vécue qu’elle
était déjà sur les genoux. »5
« Contre le remords. Je n’aime guère cette sorte de lâcheté à l’égard de sa propre action :
on ne doit pas se délaisser soi-même sous l’assaut d’une honte et d’une détresse inattendues.
Un orgueil extrême serait ici mieux à sa place. […] En fin de compte, à quoi bon ! Aucune
action, parce qu’on s’en repentirait ne se retrouve inexécutée, ni parce qu’elle aurait été
“pardonnée” ou “expiée” […] Il faudrait être théologien pour croire à une puissance
capable d’effacer la culpabilité. Nous autres immoralistes préférons ne pas croire à la
“culpabilité”. […] Nous estimons que n’importe quelle action est d’une valeur identique dans
sa racine […] Qui d’entre nous, favorisé par les circonstances, n’eût pas déjà parcouru tous
les degrés du crime ?... C’est pourquoi l’on ne doit jamais dire : “tu n’aurais pas dû faire
ceci ni cela”, mais toujours : “étonnant que je n’aie pas déjà fait cela des centaines de fois”.
[…] un seul acte, quel qu’il soit, comparé à tout ce que l’on a jamais pu faire, équivaut à zéro
et peut parfaitement être soustrait sans que le total s’en trouve pour autant falsifié. »6
« Contre le repentir. – Le penseur voit dans ses propres actes des tentatives et des
interrogations pour obtenir des éclaircissements sur quelque chose : le succès et l’échec lui
sont tout d’abord des réponses. Quant à s’irriter ou même à se repentir d’un échec, – voilà ce
qu’il laisse à ceux qui n’agissent que parce qu’on le leur commande, et qui doivent s’attendre
à être rossés si le gracieux maître est mécontent du résultat. »7
« la puissance est mauvaise : nous ne sommes pas assez grands pour son mal. Le créateur
est un destructeur : nous ne sommes pas assez grands pour créer et pour détruire. »8

1
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 282] — III*, p. 214.
2
1883, 7 [22] — IX, p. 259.
3
1883, 136 — IX, p. 413.
4
1887, 10 [168] — XIII, p. 190-191.
5
1883, 9 [1] — IX, p. 357.
6
1887, 10 [108] — XIII, p. 157-158.
7
1882, GS [Livre premier, 41] — V, p. 83.
8
1884/85, 29 [41] — XI, p. 66.

CXLVIII
« Le mode de vie le meilleur marché et le plus innocent est celui du penseur : car pour dire
d’emblée le plus important, il a surtout besoin de choses que les autres dédaignent et laissent
de côté –. En second lieu, il se réjouit facilement et ignore les moyens coûteux de trouver le
plaisir ; son travail n’est pas dur, mais en quelque sorte méridional ; ses jours et ses nuits ne
sont pas gâtés par le remords ; il bouge, mange, boit et dort en observant une mesure qui
rend son esprit toujours plus calme, plus puissant et plus lucide ; son corps lui est source de
joie et il n’a aucune raison de le craindre ; les morts lui tiennent lieu de vivants et même
d’amis : et ce sont les meilleurs qui aient jamais vécu. »1
« Pourquoi, en somme, je suis si avisé ? C’est que je n’ai jamais réfléchi à des questions qui
n’en sont pas, – que je ne me suis pas gaspillé. […] je ne possède aucun critère valable de ce
qu’est au juste le remord […] Je ne voudrais pas, après coup, “laisser tomber” une action que
j’ai commise : je préférerais, quand je m’interroge sur la valeur d’une action, laisser
systématiquement de coté son issue malheureuse, ses conséquences. […] N’en honorer que
davantage, en son for intérieur, quelque chose qui a échoué, justement parce que cela a
échoué – voilà plutôt quelle serait ma morale. »2
« Soit dit aux rimailleurs et aux paresseux : celui qui n’a rien à créer, un rien le pousse à
créer. »3
« Car tous ceux qui créent sont durs. […] Cette nouvelle loi, ô mes frères, je vous l’impose :
Faites-vous durs ! »4
« Là même où tu te trouves, sonde !
La source est au fond !
Laisse donc brailler les cafards :
“Toujours au fond se trouve — l’enfer !” »5
« Celui qui combat des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. Et
si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. »6
« Tu t’es dépassé toi-même : mais pourquoi te montres-tu à moi comme celui qui s’est
dépassé ? C’est le victorieux que je souhaite voir : jette des roses dans l’abîme et dis : “Voici
mon remerciement au monstre pour n’avoir pas su m’engloutir !” »7
« Pour nous autres, vivre est infiniment plus risqué : nous sommes de verre – Gare à nous,
au moindre choc ! Une chute, et c’est la fin de tout ! »8
« […] seul le point de vue que donne la profondeur, l’abîme, offre la jouissance de toutes les
joies recelées par la clarté, la certitude, la couleur et la superficie quelles qu’elles soient. »9
« Être profond et paraître profond. – Qui se sait profond, s’efforce à la clarté : qui veut
paraître profond aux yeux de la foule, s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient pour profond
tout ce dont elle ne peut voir le fond : elle a si peur de se noyer ! »10

1
1881, A [Livre cinquième, 566] — IV, p. 287.
2
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 1] — VIII*, p. 258.
3
1884/85, 29 [59] — XI, p. 70.
4
1888, CI [Le marteau parle] — VIII*, p. 155.
5
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 3] — V, p. 31.
6
1886, PBM [Maximes et interludes, 146] — VII, p. 91.
7
1882/83, 114 — IX, p. 212.
8
1882, GS [Livre troisième, 154] — V, p. 164.
9
1885, 37 [10] — XI, p. 318.
10
1882, GS [Livre troisième, 173] — V, p. 167-168.

CXLIX
« l’héroïsme réel consiste à ne point combattre sous le drapeau de l’abnégation, du
dévouement, du désintéressement, à ne pas combattre du tout… “Tel je suis ; tel je le veux —
que le diable vous emporte !” »1
« Un degré assurément très élevé de culture est atteint quand l’homme surmonte ses
terreurs, ses idées superstitieuses et religieuses, et cesse par exemple de croire aux anges
gardiens ou au péché originel, ne sait plus même parler du salut des âmes […] »2
« Regarde devant toi ! Ne regarde pas en arrière !
À force de vouloir aller au fond
des choses, on tombe dans un puits sans fond. »3
« A mon lecteur.
De bonnes dents, un bon estomac —
C’est ce que je te souhaite !
Et si tu as digéré mon livre
Certainement tu sauras t’entendre avec moi ! »4
« C’est là où Wagner est le plus énergique et le plus héroïque qu’il est le plus philosophe
[…] “C’est ainsi que je la jette loin de moi.” Voilà ce qu’est la philosophie, celle qui anéantit
les dieux et contre laquelle se brise la lance de Wotan [La Mort de Siegfried, acte III,
scène 1]. »5
« La croyance en la nécessité causale des choses repose sur la croyance que c’est nous qui
agissons ; si l’on perçoit le caractère indémontrable de cette dernière proposition, on perd
alors quelque peu de la croyance en la première. »6
« Le chemin de la pensée libre ne mène pas à la liberté d’action (individuelle) mais à la
réforme gouvernementale des institutions. »7
« Plus la nature profonde d’un individu possède des racines vigoureuses, plus grande sera
la part de passé qu’il pourra assimiler ou accaparer, et la nature la plus puissante, la plus
formidable se reconnaîtrait à ce qu’il n’y aurait pour elle pas de limite où le sens historique
deviendrait envahissant et nuisible ; toute chose passée, proche ou lointaine, elle saurait
l’attirer, l’intérioriser à soi et pour ainsi dire la transformer en son propre sang. »8
« Sache que, pour celui qui crée, sagesse et bonté ne sont pas des qualités intrinsèques mais
un moyen et une position. »9

« Il me semble également que la parole la plus grossière, la lettre la plus grossière, sont
encore plus bénignes et plus civiles que le silence. Ceux qui se taisent manquent presque
toujours de finesse et de politesse du cœur : leur silence est un argument contre eux, avaler
les affronts donne nécessairement mauvais caractère. »10

1
1887, 10 [113] — XIII, p. 162.
2
1878, HTH [Des principes et des fins, 20] — III*, p. 47.
3
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 189.
4
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 54] — V, p. 43.
5
1875, 11 [38] — II**, p. 454.
6
1885, 34 [246] — XI, p. 231.
7
1876/77, 21 [17] — III*, p. 424.
8
1873/74, UH [1] — II*, p. 97-98.
9
1883, 22 [5] — IX, p. 658.
10
1888, EH [Pourquoi je suis si sage, 5] — VIII*, p. 252.

CL
« Être libre de tout ressentiment, être éclairé sur la nature du ressentiment – […] Le sérieux
avec lequel ma philosophie a engagé la lutte contre les sentiments de vengeance et de
rancœur et ce jusque dans la doctrine du “libre-arbitre” […] »1.
« Votre propre vengeance se retourne contre vous lorsque vous dénigrez quelque chose ;
vous troublez ainsi votre vue, non celle des autres : vous vous habituez à voir faux et de
travers ! »2
« Luther combattit le clergé parce que sa sérieuse tentative pour en devenir l’expression
idéale avait échoué et lui paraissait désormais impossible, et impossible à tout le monde.
Toute la vita contemplativa lui était suspecte après ses expériences […] »3.
« La croyance dans la cause et l’effet a son siège dans le plus puissant des instincts, dans la
vengeance. »4
« Des attentats sont préférables à de sourds ressentiments. Les meurtres, les guerres, etc., la
violence manifeste, la méchanceté du pouvoir doivent s’annoncer comme un bien du moment
que le mal de la faiblesse est à dénoncer désormais comme un mal. »5
« Transformer les ennemis qui sont nos pairs en dieux afin de nous élever et de nous
transformer ! »6
« Il faut avoir des ennemis à titre de canaux d’évacuation de passions telles que l’envie,
l’agressivité – afin de pouvoir être ami correctement. »7
« Être très proche d’un ami, mais ne pas se convertir à lui ! Chez un ami, il <faut> aussi
respecter l’ennemi. »8
« “Sois au moins mon ennemi”, ainsi parle le vrai respect qui ne se risque pas à demander
de l’amitié. »9
« […] Nos “bienfaiteurs” plus que nos ennemis sont les rapetisseurs de notre valeur et de
notre volonté. »10
« Se faire des ennemis toujours plus intelligents – ou alors tout devient terne. »11
« Ne pouvoir prendre longtemps au sérieux ni ses ennemis, ni ses échecs, ni même ses
propres méfaits – voilà le signe des natures fortes et accomplies auxquelles une
surabondance de force plastique permet de se régénérer, de guérir et même d’oublier. »12

1
1888, EH [Pourquoi je suis si sage, 6] — VIII*, p. 252-253.
2
1881, A [Livre quatrième, 214] — IV, p. 171.
3
1880, 4 [261] — IV, p. 431-432.
4
1883, 124 — IX, p. 412.
5
1881, 11 [28] — V, p. 324.
6
1883, 16 [49] — IX, p. 535.
7
1883, 7 [22] — IX, p. 259.
8
1882/83, 49 — IX, p. 206.
9
1882, 3 [1, 151] — IX, p. 83.
10
1882, GS [Livre quatrième, 338] — V, p. 228.
11
1883, 17 [76] — IX, p. 583.
12
1887, GM [Première dissertation « Bon et méchant », « Bon et mauvais », 10] — VII, p. 236.

CLI
« il leur faut des adversaires, des adversaires puissants pour devenir eux-mêmes puissants. –
Ainsi nous autres immoralistes avons besoin de la puissance de la morale : notre instinct de
conservation désire que nos adversaires gardent leurs forces, – ne désirent qu’en devenir
maîtres. »1
« “aime l’ennemi,
laisse-toi ravir par le ravisseur” :
la femme l’entend – et le fait. »2
« – je me remets trop vite à rire : un ennemi a peu de satisfaction avec moi. »3
« Ce rire me brisa, me déchira les entrailles et me fendit le cœur. »4
« Je te crains parce que tu ris alors que nous luttons pour la vie – tu as l’air de quelqu’un
qui est sûr de sa vie. De sa vie ou de sa mort – dit Zarathoustra. »5
« L’homme de savoir ne doit pas seulement être en mesure d’aimer ses ennemis, il lui faut
aussi être capable de haïr ses amis. »6
« Nous ne voulons pas être épargnés par nos vrais ennemis : et pas davantage par ceux que
nous aimons profondément. »7
« Je me fie pourtant à la puissance inspiratrice qui, à défaut de génie, a conduit ma barque,
je me fie à la jeunesse, qui ne m’aura pas égaré en m’obligeant à protester contre l’éducation
historique que l’homme moderne donne à sa jeunesse, à exiger que l’homme apprenne avant
tout à vivre et n’utilise l’histoire que pour mieux servir cette vie dont il fait l’apprentissage. »8
« Maintenant que c’est mis sur le marché [La Naissance de la tragédie] et que tout un
chacun, au grand dépit de son auteur, peut le manipuler, le considérer et l’évaluer, je dois
souhaiter pouvoir dire de cet écrit, avec Aristote : il est publié et il n’est pas non plus publié :
et c’est pourquoi je fixe en toute probité aux prochains paragraphes d’introduction d’effrayer
le grand nombre des lecteurs, puis de parler au petit nombre et de l’attirer. Ecoutez donc, le
grand nombre ! Odi profanum vulgus et arceo. Jetez ce livre : il n’est pas pour vous et vous
n’êtes pas pour ce livre. Adieu ! »9
« Comprendre les côtés jusqu’alors niés de l’existence non seulement en tant que
nécessaires, mais en tant que désirables […] pour eux-mêmes, comme côtés plus puissants,
plus affreux, plus vrais de l’existence, dans lesquels s’exprime plus clairement sa volonté.
[…] Ma nouvelle version du pessimisme en tant qu’une libre recherche des côtés affreux et
suspects de l’existence : par quoi les phénomènes apparentés dans le passé me sont devenus
clairs. “Combien de “vérités” supporte et ose un esprit ?” Question de sa force, semblable
pessimisme pourrait déboucher dans cette forme d’un dire oui dionysiaque au monde tel qu’il
est : jusqu’au désir de son retour éternel absolu. »10

1
1887, 10 [117] — XIII, p. 163.
2
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 217.
3
1884/85, 29 [1] — XI, p. 53.
4
1883, 10 [19] — IX, p. 387.
5
1883, 22 [3] — IX, p. 656.
6
1882, 3 [1, 154] — IX, p. 83.
7
1882, 196 — IX, p. 87.
8
1873/74, UH [10] — II*, p. 161.
9
1871/72, 8 [83] — I*, p. 349. Nietzsche cite Horace : « Je hais la foule profane et m’en tiens à l’écart ».
10
1887, 10 [3] — XIII, p. 110.

CLII
« Aussi tout homme d’action aime-t-il son acte infiniment plus qu’il ne le mérite : et les
meilleures actions s’accomplissent toujours dans un excès d’amour tel que, même
inestimables, elles ne peuvent qu’en être indignes. »1
« Un tel point de vue pourrait être qualifié de “supra-historique” dans la mesure où
quiconque l’adopterait, ayant reconnu que la cécité et l’injustice de l’individu sont les
conditions de toute action, ne se sentirait plus tenté de vivre et de participer à l’histoire. Il
serait même guéri, désormais, de la tentation de prendre l’histoire trop au sérieux. »2
« Une affirmation agit avec plus de force qu’un argument, du moins sur la majorité des
gens ; car l’argument éveille la méfiance. C’est pourquoi les tribuns populaires cherchent à
consolider les arguments de leur parti par autant d’affirmations. »3
« Je ne cesse pas de suivre tout ce qui illumine – et toi tu abrites tes yeux de la main, dès
que tu regardes au-dehors. »4
« Lorsqu’un philistin s’élève à la pensée systématique, comme Strauss, il s’élève aussi à
cette forme de pensée infâme, c’est-à-dire à la doctrine la plus obtuse de la pesanteur du
“moi” ou du “nous”, et il suscite l’indignation. »5

« Parfois, j’éprouve un vertigineux dédain pour les hommes bons – leur faiblesse, leur
volonté de ne faire aucune expérience, de ne rien voir, leur aveuglement arbitraire, leur
manière triviale de se mouvoir dans l’habituel et le confortable, le plaisir que leur procurent
leurs “bonnes qualités”, etc. »6
« Que devenu vieux, il se soit transformé, ne me regarde pas : presque tous les romantiques
de cette espèce finissent sous la croix — je n’ai aimé que le Wagner que j’ai connu, c.-à-d. un
honnête athée et immoraliste, qui a inventé le personnage de Siegfried, un homme très
libre. »7
« Nous cherchons inconsciemment les principes et les doctrines accordés à notre
tempérament, si bien que ces principes et doctrines semblent à la fin avoir formé notre
caractère, lui avoir conféré assurance et fermeté : alors que ce qui s’est passé est tout juste
l’inverse. […] Et qu’est-ce qui nous engage dans cette comédie presque inconsciente ?
L’inertie, le goût du confort, et, en bonne place, ce souhait de notre vanité, être trouvé
conséquent de bout en bout, unique dans son être et sa pensée […] »8.
« Vers la fin de ses jours et grâce à sa caricature de Siegfried, je pense à son Parsifal, le
dernier Wagner a complaisamment cédé non seulement au goût romantique, mais
précisément à l’esprit catholique et romain : jusqu’à ce qu’enfin il y ajoute, pour prendre
congé, une génuflexion devant la croix et une soif non feinte à l’égard “du sang du
Rédempteur”. Pour prendre congé de lui-même aussi ! C’est en effet chez les romantiques
vieillis une règle fâcheuse que de se “renier” soi-même à la fin de sa vie, de se détourner de
soi et de — rayer d’un trait sa propre existence ! »9

1
1873/74, UH [1] — II*, p. 100.
2
1873/74, UH [1] — II*, p. 100.
3
1879, OSM [281] — III**, p. 135.
4
1881, 12 [153] — V, p. 470.
5
1873, DS [6] — II*, p. 47.
6
1882, 1 [98] — IX, p. 43.
7
1885, 34 [205] — XI, p. 219.
8
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 608] — III*, p. 319.
9
1885, 37 [15] —, XI, p. 324.

CLIII
« Il y a beaucoup de connaissances dont les hommes ne savent rien tirer de fortifiant, ce
sont des mets défendus, par ex. mon livre. »1
« Ces deux-là ont au fond le même mauvais goût en l’occurrence : mais l’un d’eux voudrait
se convaincre, et nous avec, que c’est le meilleur goût. Tandis que l’autre a honte de son goût
et voudrait se persuader, et nous avec, qu’il a un goût meilleur et différent – notre goût. Tous
les philistins de la culture ressemblent à l’un ou à l’autre de ces deux types. »2
« Voilà en effet qui constitue le fondement du romantisme [en français dans le texte]
français, cette réaction plébéienne du goût —. »3
« Oh, pauvre bougres dans les grandes cités de la politique mondiale, jeunes gens doué,
torturés par l’ambition, vous qui croyez de votre devoir de dire votre mot à propos de tous les
événements qui surviennent – et il en survient toujours ! Qui, lorsque vous avez soulevé ainsi
beaucoup de poussière et de bruit, croyez être le char de l’histoire ! Qui, parce que vous
épiez toujours, guettez toujours le moment de placer votre mot, perdez toute véritable
productivité ! Quelle que soit votre soif de grandes œuvres : le profond silence de la
maturation ne vous visite jamais ! L’événement du jour vous chasse devant lui comme paille
au vent, alors que vous croyez chasser l’événement, – pauvres bougres ! Lorsque l’on veut
jouer un héros sur scène, on ne doit pas penser faire le chœur, on ne doit même pas savoir
comment faire le chœur. »4
« […] on dissipe trop de force à réveiller tous les morts imaginables. Peut-être est-ce le
meilleur point de vue pour comprendre tout le mouvement romantique. »5
« Prêter l’oreille à un pauvre diable d’anarchiste braillard [Dühring] qui, en éclaboussant
tout l’histoire du venin de sa haine, voudrait nous persuader que c’est cela être historien. »6
« Voici un homme malvenu qui n’a pas assez d’esprit pour pouvoir s’en réjouir, ni trop peu
de culture pour l’ignorer ; ennuyé, dégoûté, plein de mépris pour soi ; malheureusement,
grâce à un peu de fortune, frustré de la dernière consolation, de la “bénédiction du travail”,
de l’oubli de soi dans le “travail quotidien” ; pareil homme qui, en somme, a honte de son
existence […]. Pareil homme entièrement empoisonné – car l’esprit devient poison, la
culture, la fortune, la solitude, tout devient poison chez de tels êtres malvenus – pareil
homme, dis-je, tombe facilement dans un habituel état de vengeance, de volonté de
vengeance… De quoi croyez-vous donc qu’il ait besoin, absolument besoin pour se donner à
soi-même l’apparence de supériorité par rapport à des hommes plus spirituels […]. Ce sera
toujours la moralité sans risque d’erreur, toujours les grandes paroles moralisantes, toujours
les “boum boum” de justice, de sagesse, de sainteté, de vertu, toujours le stoïcisme de
l’attitude (– comme le stoïcisme cache bien tout ce que quelqu’un n’a point !...) […] saint
Augustin est de leur nombre. »7
« Qu’est-ce encore pour vous que “vivre” quelque chose ? Les expériences sont sur vous
comme des moustiques, votre peau est bien piquée, mais votre cœur n’en sait rien. »8

1
1880, 7 [287] — IV, p. 615.
2
1882, 3 [1,166] — IX, p. 84.
3
1885, 38 [6] — XI, p. 335.
4
1881, A [Livre troisième, 177] — IV, p. 138.
5
1881, A [Livre troisième, 159] — IV, p. 128-129.
6
1886/87, 5 [101] — XII, p. 226.
7
1886, GS [Livre cinquième, 359] — V, p. 265-266.
8
1883, 13 [1] — IX, p. 443.

CLIV
« […] ils ne font que défendre, avec des arguments découverts après coup, quelque thèse
arbitraire, quelque idée gratuite, une “intuition” quelconque, ou encore, le plus souvent,
quelque vœu de leur cœur, qu’ils ont fait passer préalablement au crible de l’abstraction. Ce
sont tous des avocats sans le savoir, et par surcroît des avocats de leurs préjugés, qu’ils
baptisent “vérités”. »1
« Le stoïcisme dans la patience résolue est un signe de force paralysée, l’on contrebalance
la souffrance par sa propre inertie – manque d’héroïsme lequel combat toujours (ne souffre
pas), et “recherche volontairement” la souffrance. »2
« Goethe : “Comment est-il possible que le niais, voire l’absurde, se marie si heureusement
avec la plus grande splendeur esthétique de la musique ? Cela ne se produit que par
l’humour ; car celui-ci, même sans être lui-même poétique, est une sorte de poésie et nous
élève par nature au-dessus de l’objet. C’est ce à quoi l’Allemand est si rarement sensible, car
sa philistinerie ne lui fait estimer que la niaiserie qui porte une apparence de sentiment ou
d’intelligence [Goethe à Schiller, le 3 janvier 1798]. »3
« Ainsi jubile le philistin, et si nous ne sommes pas aussi satisfaits que lui, c’est seulement
parce que nous aurions voulu en savoir encore davantage. Scaliger avait coutume de dire :
“Que nous importe que Montaigne ait bu du vin rouge ou du vin blanc ! »4
« Non prédestiné à la connaissance. – Il est un genre stupide d’humilité, et il n’est pas si
rare, dont il suffit qu’on soit affecté pour être définitivement inapte à faire un disciple de la
connaissance. En effet : à l’instant où un homme de cette sorte perçoit quelque chose de
frappant, il fait pour ainsi dire demi-tour, se disant : “Erreur ! Mais où donc avais-je mes
esprits ? Ce ne saurait être la vérité ! […] Car sa loi intérieure lui fait dire : “Je ne veux rien
voir qui contredise l’opinion courante ! Suis-je fait, moi, pour découvrir de nouvelles
vérités ? Il y en a déjà trop d’anciennes.” »5
« Peut-être Strauss s’est-il seulement accoutumé de bonne heure à jouer le trouble-fête
professionnel, de manière à se constituer graduellement une sorte de courage professionnel.
Ce courage-là s’accorde à merveille avec la lâcheté naturelle qui caractérise le philistin :
celle-ci se montre tout particulièrement dans le fait que ces propos qui exigent tant de
courage restent sans la moindre conséquence. On croit entendre gronder le tonnerre, mais
l’atmosphère ne se trouve pas rafraîchie. »6
« Car la seule forme de culture que connaissent l’œil rougi et le cerveau émoussé de ces
prolétaires de l’esprit, c’est justement cette culture philistine dont Strauss proclame
l’évangile. […] Cette culture, premièrement, arbore un air de satisfaction et n’entend rien
changer d’essentiel à l’état actuel de la pseudo-culture allemande […] L’opinion publique
comporte dès lors une opinion de plus, et elle répète à tous les échos ce qu’a dit cette voix-
là. »7

1
1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 5] — VII, p. 24.
2
1881, 12 [141] — V, p. 468.
3
1873, 29 [127] — II*, p. 416-417.
4
1873, DS [4] — II*, p. 36. Il s’agit de Joseph Juste Scaliger (1540-1609), humaniste italien.
5
1882, GS [Livre premier, 25] — V, p. 75.
6
1873, DS [7] — II*, p. 49.
7
1873, DS [8] — II*, p. 58.

CLV
« Mais qu’une chose écrite en 1872 sente déjà le moisi en 1872, voilà qui me donne à
penser. »1
« Combien, en effet, après avoir pris part à la course haletante et effrénée de la science
actuelle, seront capables de garder le regard calme et courageux du combattant de la
civilisation, pour autant qu’ils l’aient jamais eu, ce regard qui condamne une telle course
comme un facteur de barbarie […] Aussi ce petit nombre est-il désormais condamné à vivre
dans une contradiction : que peuvent-ils donc entreprendre contre la foi uniforme de la foule
innombrable de ceux qui se sont placés sous le patronage de l’opinion publique, et qui se
soutiennent et s’appuient mutuellement dans cette foi ? […] A quoi cela sert-il, dès lors,
qu’une voix isolée s’élève contre Strauss, quand la majorité des savants s’est déclarée en sa
faveur et quand les masses menées par eux ont appris à réclamer six fois de suite le somnifère
du Magister philistin ? »2
« N’ont pas qualité pour être des esprits libres et de leurs amis ces personnes épouvantables
qui voient en tout homme un patron, un supérieur, ou un point menant à un avantage
quelconque, et qui font leur chemin à force de flatteries. Esprits libres, le deviennent plutôt
ceux qui voient en tout être, aussi dans leurs amis, leurs protecteurs, leurs maîtres, un
élément de tyrannie, et qui refusent résolument de grands bienfaits. »3
« […] l’un fait baptiser chrétiennement son enfant tout en étant athée, et l’autre fait son
service militaire comme tout le monde bien qu’il condamne sévèrement la haine entre les
peuples, et le troisième court à l’autel avec une petite femme parce qu’elle est de famille
pieuse, et fait des promesses devant un prêtre sans en avoir honte. »4
« L’acteur a peu de scrupule intellectuel : il croit à ce par quoi il fait le plus fortement
croire. »5
« Sur le temps qu’il fait, sur les maladies et sur le bien et le mal, chacun croit pouvoir dire
son mot. C’est le signe de la vulgarité intellectuelle. »6
« […] vous ne savez pas distinguer entre musique innocente et musique coupable ! En
vérité, je ne veux pas parler de “bonne” ou de “mauvaise” musique, – l’une et l’autre se
trouvent des deux côtés ! Mais je nomme musique innocente celle qui pense exclusivement à
soi, ne croit qu’en soi, et a oublié le monde au profit de soi, – la résonance spontanée de la
plus profonde solitude qui parle de soi avec soi et ne sait plus qu’il existe dehors des
auditeurs aux écoutes, des effets, des malentendus et des insuccès. »7
« Eu égard à toutes nos expériences il nous faut demeurer toujours sceptiques et nous dire
par exemple : nous ne saurions affirmer la validité éternelle d’aucune “loi naturelle” ni
l’éternelle persistance d’aucune qualité chimique, nous n’avons pas assez de subtilité pour
voir approximativement l’absolu flux de l’événement […] »8.

1
1873, DS [4] — II*, p. 37.
2
1873, DS [8] — II*, p. 58-59.
3
1876, 17 [47] — III*, p. 360.
4
1881, A [Livre troisième, 149] — IV, p. 125.
5
1883, 4 [36] — IX, p. 128.
6
1880, 9 [4] — IV, p. 646.
7
1881, A [Livre quatrième, 255] — IV, p. 185.
8
1881, 11 [293] — V, p. 420.

CLVI
« En morale, même l’époque des hypothèses n’a pas encore vu le jour : elles sont donc
recommandables ; l’étendue des possibilités auxquelles la moralité pourrait devoir sa
naissance, il faut maintenant l’épuiser en imagination. Je commence ; très sceptique ! »1
« Le scepticisme à l’égard de toutes les valeurs morales est un symptôme de l’apparition
d’une nouvelle échelle de valeurs. »2
« Scepticisme ! Oui, mais un scepticisme expérimental ! non l’inertie du désespoir. »3
« Impartialité ; elle n’est possible qu’envers des choses. »4
« […] comme ce dernier est loin de trouver le changement de ses opinions méprisable en
soi ! Comme il estime, inversement, l’aptitude à changer d’opinion, qualité rare et supérieure,
surtout lorsqu’elle persiste jusque dans la vieillesse ! »5
« La régularité endort l’instinct questionnant (c.-à-d. anxieux) : “expliquer”, c.-à-d.
présenter une règle de l’événement. »6
« On s’entend au mieux avec moi quand on me donne de temps à autre une occasion d’avoir
tort. »7
« Il faut que les défenseurs des préjugés aient beaucoup d’esprit, s’ils ne croient point à ces
préjugés – et si quelqu’un en a autant, il combat habituellement les préjugés. »8
« On critique âprement un penseur quand il énonce une proposition qui nous est
désagréable ; il serait pourtant plus raisonnable de le faire quand sa proposition nous est
agréable. »9
« Je tiens pour possible qu’un esprit abondamment nourri de faits et magistral de logique
tire coup sur coup dans un moment d’excitation intellectuelle intense une série inouïe de
conclusions et parvienne ainsi à des résultats qu’il faudra ensuite des générations entières de
chercheurs pour retrouver : c’est aussi un abandon à l’imagination – il devra l’expier. »10
« Il faut démontrer que toutes les constructions du monde sont des anthropomorphismes, et
même touts les sciences, si Kant a raison. Il est vrai qu’il y a ici un raisonnement circulaire :
si les sciences ont raison, nous ne nous tenons pas aux principes kantiens – si Kant a raison,
les sciences ont tort. Et puis on peut toujours objecter à Kant que, même si on lui concède
toutes ses thèses, il reste encore l’entière possibilité que le monde soit effectivement tel qu’il
nous apparaît. Cette position est en outre totalement inutilisable sur le plan personnel.
Personne ne peut vivre dans un tel scepticisme. Nous devons dépasser ce scepticisme, nous
devons l’oublier. Que de choses à oublier en ce monde ! »11

1
1880, 4 [37] — IV, p. 386.
2
1882/83, 4 [56] — IX, p. 136.
3
1880, 6 [356] — IV, p. 537.
4
1882, 2 [36] — IX, p. 62.
5
1881, A [Livre premier, 56] — IV, p. 52.
6
1886/87, 5 [10] — XII, p. 190.
7
1888, 24 [1] — XIV, p. 363.
8
1881, 12 [211] — V, p. 482.
9
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 484] — III*, p. 292.
10
1880, 4 [137] — IV, p. 408.
11
1872/73, 19 [125] — II*, p. 211.

CLVII
« […] les philosophes ont coutume de former leurs conceptions : au moment où il est trop
tard pour croire et trop tôt encore pour savoir. »1
« Les observations singulières sont de loin ce qui est le plus précieux. »2
« Doctrine principale : la nature est comme l’homme : se trompe, etc. Humanisation de la
nature. »3
« Il faut représenter la nature par analogie avec l’homme, comme errant, tentant, bonne et
mauvaise – comme luttant et se dépassant. »4
« Vouloir reconnaître les choses telles qu’elles sont – voilà seul le bon penchant : non point
regarder du côté des autres ni voir avec d’autres yeux – ce qui ne serait qu’un changement de
lieu de la vision égoïste ! Nous chercherons à nous guérir de cette démence foncière ;
mesurer toutes choses d’après nous-mêmes […] »5.
« Notre opinion sur nous est de même une conséquence de toute action – elle contribue à
l’évaluation d’ensemble que nous avons, et qui nous juge faibles, forts, etc., […] »6.
« N.B. Ce dont en dernier lieu les philosophes s’aperçoivent vaguement : ils ne doivent plus
se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire
reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les
hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts,
comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux : mais il
s’agissait en fin de compte du legs de nos ancêtres les plus lointains, des plus sots comme des
plus malins. Cette piété envers ce qui préexiste en nous tient peut-être à l’élément moral de la
connaissance. La première nécessité est celle d’un scepticisme absolu à l’égard de tous les
concepts traditionnels […] »7.
« Ne pas mesurer le monde en suivant la ligne de nos sentiments les plus personnels dont il
est l’occasion, mais comme s’il était un spectacle et que nous fassions partie du spectacle ! »8
« Nous ne louons que ce qui est conforme à notre goût, c’est-à-dire, nous ne louons que
notre propre goût. »9
« […] en quoi consiste la grandeur d’un caractère sinon en ce qu’il est en mesure de
prendre aussi parti contre lui-même, en faveur de la vérité ? »10
« Gardons-nous de croire que le Tout aurait une tendance à acquérir certaines formes, qu’il
voudrait être plus beau, plus accompli, plus compliqué ! Tout ceci n’est
qu’anthropomorphisme ! Anarchie, laideur, forme – autant de concepts impropres. Pour la
mécanique il n’y a rien d’imparfait. »11

1
1881, A [Livre cinquième, 504] — IV, p. 259.
2
1883, 7 [20] — IX, p. 255.
3
1883, 10 [43] — IX, p. 393.
4
1883, 16 [1] — IX, p. 517.
5
1881, 11 [10] — V, p. 316.
6
1883, 7 [120] — IX, p. 292-293.
7
1885, 34 [195] — XI, p. 215.
8
1884, 25 [97] — X, p. 46.
9
1882/83, 5 [35] — IX, p. 238.
10
1878, 30 [135] — III**, p. 388.
11
1881, 11 [205] — V, p. 391.

CLVIII
« Pour la plante, le monde entier est plante, pour nous, il est tout entier homme. »1
« Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle : c’est une curiosité désespérée que de
chercher à savoir quels autres genres d’intellects et de perspectives pourraient exister encore.
[…] Je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule
immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à
partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu “infini” une fois de plus : pour
autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité
d’interprétations. »2
« Nous mesurons tout d’après l’explosion qu’une excitation provoque en nous, en tant que
grand, petit, etc. »3
« […] nous cherchons à refouler, dans le philosophe, la connaissance illimitée et à le
convaincre de nouveau du caractère anthropomorphique de toute connaissance. »4
« Le philosophe ne cherche pas la vérité, il veut métamorphoser le monde en homme : il
lutte pour une compréhension du monde doublée de conscience de soi. Il lutte pour une
assimilation : il est satisfait quand il s’est expliqué quelque chose sur le mode
anthropomorphique. De même que l’astrologue voit l’univers au service des individus
particuliers [einzelnen Individuen], de même le philosophe considère le monde comme un
être humain. L’homme comme mesure des choses, c’est également la pensée de la science.
Toute loi naturelle est en dernier recours une somme de relations anthropomorphiques. »5
« Nous sommes en quelque sorte au milieu – relativement à la grandeur de l’univers et à la
petitesse du monde infini. Ou bien l’atome nous serait-il plus proche que l’extrême limite de
l’univers ? – Est-ce que pour nous le monde n’est pas simplement un faisceau de relations par
rapport à un seul critère ? Dès que ce critère arbitraire fait défaut, notre monde
s’évapore ! »6
« Votre âme n’est pas assez forte pour emporter vers les hauteurs tant de minuties de la
connaissance, tant de choses mesquines et basses ! Vous devez donc vous mentir sur les
choses, afin de ne pas perdre votre sentiment de force et de grandeur ! Il en va autrement
pour Pascal et pour moi. – Je n’ai pas besoin d’éliminer les petits détails misérables – je ne
cherche pas à faire de moi un dieu. »7
« Qui est capable de ressentir profondément ce qu’est l’œil du penseur aura l’effrayante
impression que provoquent ces animaux dont les yeux s’exorbitent lentement comme le long
d’une tige et s’éloignent de la tête pour regarder tout autour de soi. »8
« Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt la peur du prochain et l’amour
du lointain. »9

1
1827/73, 19 [158] — II*, p. 220.
2
1886, GS [Livre cinquième, 374] — V, p. 284.
3
1881, 11 [263] — V, p. 409.
4
1872/73, 19 [180] — II*, p. 227.
5
1872/73, 19 [237] — II*, p. 244-245.
6
1881, 11 [36] — V, p. 326.
7
1880, 7 [174] — IV, p. 594.
8
1882, 3 [1, 262] — IX, p. 94-95.
9
1882/83, 4 [234] — IX, p. 186.

CLIX
« Toute accoutumance nous enveloppe d’un réseau de plus en plus solide de fils
arachnéens ; et nous nous apercevons sans tarder que ces fils sont devenus des lacs et que
nous en occupons nous-mêmes le centre, araignée qui s’y est prise et n’y a que son sang à
dévorer. C’est pourquoi l’esprit libre hait toutes règles et habitudes, toutes choses durables et
définitives, pourquoi il se remet toujours, avec douleur, à déchirer la toile qui l’enserre :
encore qu’il lui faille en conséquence souffrir de nombreuses blessures, grandes et petites, –
car ces fils c’est à lui-même, à son corps, à son âme, qu’il doit les arracher. Il lui faut
apprendre à aimer ce qu’il haïssait jusqu’alors, et inversement. Bien plus, il ne doit pas lui
être impossible de semer des dents de dragon sur le champ même où il épanchait naguère les
cornes d’abondance de sa bonté. »1
« Il est indispensable de détourner de soi le regard si l’on veut bien voir. »2
« Rien ne m’intéresse plus que de voir un homme faire un détour par des peuples et des
astres lointains pour finalement parler ainsi de lui-même. »3
« Considérer nos propres expériences avec les yeux dont nous les considérons lorsqu’il
s’agit des expériences d’autrui, – cela apaise énormément et constitue une recommandable
médecine. »4
« C’est seulement une fois que l’on s’est trouvé que l’on doit savoir se perdre de temps en
temps – pour se retrouver ensuite, si tant est que l’on soit un penseur. »5
« Que nous prenions ce qui est le plus proche pour ce qui est le plus important, voilà
justement qui relève d’un vieux préjugé. »6
« Qui s’aviserait d’apprécier la puissance d’une allumette d’après l’incendie d’une ville
qu’elle aurait provoqué ! C’est tout de même ainsi que nous jugeons ! »7
« Maupertuis proposait pour étudier la nature de l’âme qu’on fit des vivisections avec les
Patagoniens. Tout vrai et bon moraliste se traite lui-même comme un Patagonien. »8
« D’ordinaire, on s’efforce d’acquérir, pour toutes les situations et tous les événements de
la vie, une disposition unique de l’âme, des manières de voir d’un seul genre, c’est cela
surtout que l’on appelle avoir l’esprit philosophique. […] Il peut cependant être plus
profitable à l’enrichissement de la connaissance de ne pas s’uniformiser de la sorte, mais de
prêter plutôt l’oreille à la voix discrète des diverses situations de la vie ; celles-ci comportent
leurs propres manières de voir. On participe alors par la connaissance à la vie et à la nature
de beaucoup d’êtres, du moment que l’on ne se traite pas soi-même en individu figé, constant
et un. »9
« Il est des cas où nous faisons comme les chevaux, nous autres psychologues, et sommes
pris d’inquiétude : nous voyons notre ombre danser devant nous. Le psychologue doit cesser
de se voir, s’il veut tout simplement voir. »10

1
1878, HTH [Femme et enfant, 427] — III*, p. 258.
2
1882, 38 — IX, p. 71.
3
1880, 5 [20] — IV, p. 450.
4
1881, A [Livre deuxième, 137] — IV, p. 114.
5
1879, VO [306] — III**, p. 309.
6
1883, 7 [126] — IX, p. 295.
7
1881, 11 [263] — V, p. 408.
8
1884, 25 [519] — X, p. 167.
9
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 618] — III*, p. 323.
10
1888, CI [Maximes et traits, 35] — VIII*, p. 66.

CLX
« […] mais l’excès de chaque chose m’en détournait toujours et mon nouveau goût me
faisait du bien. La douleur m’apprit à apprécier à leur juste valeur les joies éparses dans
l’existence, le parti m’apprit la solitude : le savant en moi me poussa à comprendre l’artiste
etc. »1
« Voir beaucoup de choses, en peser la combinaison, en calculer l’opposition, et d’elles
toutes tirer une conclusion rapide, une addition assez sûre, voilà ce qui fait le grand
politique, ou capitaine, ou marchand : la rapidité, donc, dans une sorte de calcul mental. […]
Voir une seule chose, y trouver son unique motif d’agir, la règle de toute action quelle qu’elle
soit, c’est ce qui fait le héros, le fanatique aussi : une aptitude, donc, à tout mesurer à une
seule échelle. »2
« Être impartial à l’égard de tout, par-delà inclination et aversion, se placer soi-même dans
la série des choses, être au-dessus de soi, être courageux et surmonter non seulement ce qui
est hostile personnellement, pénible, mais aussi ce qui est méchant dans les choses […] »3.
« […] on appelle bon celui qui n’exerce aucune contrainte à son endroit, mais aussi le héros
du dépassement de soi
on appelle bon l’ami inconditionnel de la vérité, mais aussi l’homme de piété, celui qui
transfigure les choses […] »4.
« Ceux qui croyaient avoir compris quelque chose à mon propos, c’est qu’ils avaient tant
bien que mal fait de moi quelque chose à leur image […] »5.
« Ne pas agir autrement, mais avoir de soi une autre idée ! »6
« Émousser en soi l’élément national par des voyages entrepris tôt. [/] Connaître les
hommes, lire peu. [/] Pas de culture en chambre. [/] Prendre avec simplicité l’État et ses
devoirs. Ou s’expatrier. [/] Pas à la façon des érudits. Pas d’universités. [/] Pas non plus
d’histoire de la philosophie ; il doit chercher la vérité pour elle-même, pas pour écrire des
livres. »7
« Le savant, qui au fond, ne fait plus que “compulser” des livres – pour un philologue de
dispositions moyennes, environ deux cents par jour – finit par perdre tout à fait la faculté de
penser par lui-même. Quand il ne “compulse” pas, il ne pense pas. Il répond à une
sollicitation (une pensée lue) ; quand il pense, il ne fait plus que réagir. Le savant dépense
toute son énergie à approuver et à réfuter, à critiquer ce qui a déjà été pensé par d’autres –
lui-même ne pense plus… […] Lire un livre tôt le matin, au lever du jour, dans la prime
fraîcheur, dans l’aurore de sa force : voilà ce que j’appelle du vice ! »8
« Pour moi, toute lecture entre dans la catégorie de mes délassements : par conséquent, de
ce qui me détache de moi-même, me fait vagabonder dans des connaissances et des âmes
étrangères […] Aux époques de travail intense, on ne trouvera pas de livres près de moi
[…] »9.

1
1880, 6 [170] — IV, p. 500.
2
1879, VO [296] — III**, p. 307.
3
1882, 1 [42] — IX, p. 30.
4
1882/83, 5 [34] — IX, p. 237.
5
1888, EH [Pourquoi j’écris de si bons Livres, 1] — VIII*, p. 277-278.
6
1883, 4 [61] — IX, p. 138.
7
1874, 32 [3] — II**, p. 198.
8
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 8] — VIII*, p. 263.
9
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 3] — VIII*, p. 263.

CLXI
« Pour voir plus loin il est indispensable de se perdre de vue. »1
« Celui qui ressuscite l’histoire romaine par de répugnants rapprochements avec nos
pitoyables partis pris modernes et leur culture éphémère, celui-là pèche encore plus
profondément contre le passé que le simple savant, qui laisse tout mort et momifié. »2
« Tu dois, de ce que tu veux connaître et mesurer, prendre congé, au moins pour un temps.
C’est seulement après avoir quitté la ville que tu vois à quelle hauteur s’élèvent ses tours au-
dessus des maisons. »3
« De maints hommes je connais l’esprit
Et ne sais moi-même qui je suis !
Mon œil m’est beaucoup trop proche –
Ce que je vois je ne le suis,
Ni davantage ce que j’ai vu.
J’aurais de moi plus de profit
A plus de distance de moi-même,
Certes moins distant que mon ennemi !
Trop distant même le proche ami –
Mais entre moi et lui le milieu !
Devinez-vous ce dont je le prie ? »4
« De quels moyens disposons-nous pour nous rendre belles, attrayantes, désirables, les
choses quand elles ne le sont pas ? – et je prétends qu’elles ne le sont jamais par elles-
mêmes ! […] Se distancer des choses au point d’en estomper maints détails, d’y ajouter
beaucoup du regard, afin de les voir encore – ou bien regarder les choses par le biais d’un
certain angle – ou bien les placer de telle sorte qu’elles ne s’offrent que dans une échappée et
soient partiellement dissimulées – ou encore les considérer par un verre colorié ou à la lueur
du couchant – ou enfin leur donner une surface, un épiderme qui ne soient tout à fait
transparents ; voilà tout ce que nous aurions à apprendre des artistes, quitte à être plus sages
qu’ils ne sont quant au reste. »5
« On n’est philosophe qu’à l’étranger : et le philosophe doit tout d’abord ressentir comme
étranger ce qui lui est le plus proche. Hérodote parmi les étrangers – Héraclite parmi les
Grecs. L’historien et le géographe parmi les étrangers, le philosophe chez lui. Nul n’est
prophète en son pays. Dans l’élément natal, on ne comprend pas ce qu’il s’y trouve
d’extraordinaire. »6
« La troisième et la plus importante de nos exigences est enfin que, en aucun cas, à la
manière des hommes d’aujourd’hui, il ne s’interpose, lui et sa culture, comme une mesure et
un sûr critère de toutes choses. Nous souhaitons plutôt qu’il soit assez cultivé pour n’avoir de
sa culture qu’une opinion modeste, voire méprisante. »7

1
1883, 22 [3] — IX, p. 650.
2
1872/73, 19 [196] — II*, p. 230-231.
3
1879, VO [307] — III**, p. 310.
4
1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 25] — V, p. 36.
5
1882, GS [Livre quatrième, 299] — V, p. 203-204.
6
1872/73, 23 [23] — II*, p. 293.
7
1872, EE [Avant-propos] — I**, p. 79.

CLXII
« […] il faudrait déjà avoir appris à voir en courbe, comme je le sais, afin d’anticiper du
regard la vue de la Terre promise, où mène une voie sinueuse, un chemin à travers “la prairie
du Malheur”, ainsi que me le souffle mon ami Empédocle… »1
« Parfois, il enjambe même l’espace obscur et confus des siècles pour saluer l’âme de son
peuple comme sa propre âme ; le pouvoir d’intuition et de divination, le flair des traces
presque effacées, la faculté instinctive de lire correctement le texte du passé le plus
surchargé, la compréhension rapide des palimpsestes, voire des polypsestes – tels sont ses
talents et ses vertus. »2
« L’exigence de se vaincre soi-même, c’est-à-dire de vaincre le saeculare, l’esprit du
temps. »3
« Le poète doit voir une chose d’abord exactement et la revoir ensuite vaguement : la voiler
intentionnellement. Certains s’y essaient directement, mais alors n’y réussissent pas (comme
chez Schiller). La nature doit percer à travers le vêtement. »4
« Il faut éviter les événements, sachant que les moindres se gravent déjà suffisamment fort
en nous, – et à ceux-ci, l’on n’échappe pas. Le penseur doit avoir en lui un canon
approximatif de toutes les choses qu’il veut encore expérimenter. »5
« Chacune de nos actions continue de nous créer nous-mêmes, elle tisse notre vêtement
bigarré. Toute action est libre, mais le vêtement est nécessaire. Notre expérience – c’est notre
vêtement. »6
« Il y a de grands avantages à se faire une bonne fois et dans une large mesure étranger à
son temps, à se laisser pour ainsi dire enlever à son rivage et flotter sur l’océan des
conceptions passées du monde. De là, reportant ses regards vers la côte, on en embrassera,
pour la première fois sans doute, la configuration d’ensemble, et on aura, au moment de s’en
rapprocher, l’avantage de la comprendre mieux en totalité que ceux qui ne l’ont jamais
quittée. »7
« On a certainement compris : à tout bien considérer, n’est-ce pas là une raison suffisante
pour que nous, psychologues, conservions une certaine méfiance à l’égard de nous-
mêmes ?… Vraisemblablement nous sommes encore “trop bons” nous aussi, pour notre
métier, vraisemblablement nous sommes encore nous aussi les victimes, la proie, les malades
de ce goût du jour perverti par la morale, quelque mépris que nous ressentions en même
temps pour elle. – vraisemblablement nous en sommes contaminés nous aussi. »8
« Fait surprenant : le sexe féminin demeure égal à lui-même, n’est pas touché par les
progrès de la civilisation. Manque de liberté de parole déjà chez Homère. À chaque époque
la dignité patriarcale se concentre autour de la femme, non autour de l’homme. À la maison,
c’est l’homme qui obéit à la femme. »9

1
1888, EH [Pourquoi je suis un destin, 1] — VIII*, p. 574, note 1 de la p. 333.
2
1873/74, UH [3] — II*, p. 110.
3
1872/73, 19 [7] — II*, p. 174.
4
1876, 16 [21] — III*, p. 345.
5
1881, A [Livre cinquième, 555] — IV, p. 284.
6
1882/83, 208 — IX, p. 221.
7
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 616] — III*, p. 322-323.
8
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 19] — VII, p. 327.
9
1871, 9 [6] — I*, p. 364.

CLXIII
« Et donc aussi dans le pessimisme, dans le mépris de l’existence à nous-mêmes
connaissable ? Ne serions-nous tombés par là même dans le soupçon d’une contradiction, de
la contradiction entre ce monde où nous avions jusqu’alors le sentiment d’être chez nous avec
nos vénérations – vénérations en vertu desquelles peut-être nous supportions de vivre – et
d’un monde qui n’est autre que nous-mêmes : donc tombés dans le soupçon inexorable,
foncier, dernier à l’égard de nous-mêmes ; soupçon qui exerce de façon de plus en plus
cruelle son empire sur nous autres Européens, et qui pourrait facilement mettre les
générations futures dans l’effrayante alternative : “Ou bien supprimez vos vénérations – ou
bien supprimez-vous vous-mêmes !” Le dernier terme serait le nihilisme ; mais le premier, ne
serait-ce pas également – le nihilisme ? – Tel est notre point d’interrogation. »1
« La femme a plus d’affinité que l’homme avec la nature […] C’est pourquoi la culture de
la femme pouvait apparaître à l’Athénien comme quelque chose d’indifférent, et même – si on
voulait seulement se le représenter – de risible. Celui qui se sent forcé d’en conclure aussitôt
que la condition de la femme chez les Grecs est indigne et trop rude ne doit surtout pas
prendre pour norme la “formation cultivée” de la femme moderne et ses prétentions,
auxquelles il suffit d’opposer les femmes olympiennes, avec Pénélope, Electre. Certes ce sont
des figures idéales, mais qui serait capable de créer de tels idéaux à partir du monde
actuel ? »2
« La tâche du philosophe est de combattre consciemment tous les facteurs temporels – et,
ainsi, de soutenir la tâche inconsciente de l’art. »3
« Nous commettons souvent la faute d’attaquer vivement une tendance, un parti, une
époque, parce que le hasard ne nous aura donné à voir que leur côté extériorisé, leur
étiolement ou "les vices de leurs vertus", dont ils sont nécessairement affectés, et auxquels,
peut-être, nous aurons pris nous-mêmes une part éminente. […] Il est vrai qu’il faut un
regard plus puissant et une volonté meilleure pour aider à la genèse de quelque chose encore
imparfaite que pour en pénétrer et renier l’imperfection. »4
« Nous croyons voir dans le monde nos propres lois, et inversement nous ne pouvons
concevoir ces lois que comme la conséquence d’une action de ce monde sur nous. »5
« Mais la musique devient muette ! – B : Et tant mieux s’il en est ainsi ! car je ne peux plus
supporter de vous entendre ! Je préfère dix fois me laisser tromper plutôt que de savoir une
fois la vérité à votre manière ! – A : C’est ce que je voulais vous entendre dire. Les meilleurs,
aujourd’hui, sont comme nous : vous êtes satisfaits de vous laisser tromper ! »6
« La causalité n’est créée comme suite logique qu’en y pensant le contraire. Il s’ensuit une
certaine “compréhension”, c’est-à-dire que nous avons humanisé, rendu plus “connu” le
processus : ce qui est connu, c’est ce que l’on connaît par l’habitude : la contrainte humaine
liée au sentiment de force. »7

1
1886, GS [Livre cinquième, 346] — V, p. 244.
2
1870/71, 7 [122] — I*, p. 287.
3
1872/73, 19 [12] — II*, p. 175.
4
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 587] — III*, p. 312.
5
1880, 6 [441] — IV, p. 557.
6
1881, A [Livre quatrième, 255] — IV, p. 184-185.
7
1883, 24 [9] — IX, p. 679.

CLXIV
« Qui pense beaucoup n’a pas les aptitudes requises du partisan : sa pensée a trop vite fait,
à travers le parti, de le porter au-delà. »1
« Erreurs habituelles des historiens de la morale : […] Ils se trouvent eux-mêmes sans le
savoir sous l’empire d’une morale, et ne font en réalité rien d’autre qu’aider au triomphe de
la foi qu’ils ont en elle. […] Ils se trouvent habituellement eux-mêmes sous le commandement
d’une morale et ne font en réalité rien d’autre qu’assurer sa propagande. »2
« D’abord ils [les philosophes moralistes] veulent, tous autant qu’ils sont, partager avec
chacun leur “tu dois” et “tu ne dois pas”, – premier signe de l’indépendance abandonnée. Et
quel est leur critère pour une prescription morale ? Tous sont unanimes là-dessus : sa
validité universelle, son indépendance par rapport à la personne. C’est ce que j’appelle
“troupeau”. »3
« Les hommes auraient déjà en eux la norme selon laquelle ils devaient agir – cette
monstrueuse ânerie a trouvé créance jusqu’à nos jours ! La conscience ! C’est une somme de
sensations de sympathie et d’antipathie se rapportant à des actions ou à des opinions,
sensations imitées de celles que nous rencontrions chez nos parents et nos maîtres ! »4
« Mais tous sont unanimes sur l’essentiel : “la morale est là, la morale est donnée !”, ils
croient tous, loyalement, inconsciemment, intrépidement à la valeur de ce qu’ils nomment
morale, c’est-à-dire qu’ils se trouvent sous son autorité. »5
« Quant à cette attitude : “l’homme contre le monde”, l’homme en tant que principe
“négateur du monde”, l’homme en tant que mesure de la valeur des choses, en tant que juge
des mondes qui va mettre jusqu’à l’existence même dans le plateau de sa balance et l’estime
trop légère – quant au prodigieux mauvais goût de toute cette attitude, nous en avons pris
conscience, elle nous répugne – et nous éclatons de rire rien qu’à voir “l’homme et le
monde” placés l’un à côté de l’autre, que sépare la sublime prétention du petit mot “et” !
Mais quoi ? N’aurions-nous fait autre chose, en tant que rieurs, qu’un pas de plus dans le
mépris de l’homme ? »6
« Si aujourd’hui un psychologue peut de quelque manière faire preuve de bon goût (d’autres
diraient : de probité), c’est en résistant au langage honteusement moralisateur qui entache
peu à peu tous les jugements modernes sur les hommes et les choses. »7
« Fidélité, grandeur d’âme, pudeur de la bonne renommée : ces trois termes réunis en une
seule attitude d’esprit – voilà ce que nous appelons aristocratique, distingué, noble, et par là
nous dépassons les Grecs. Nous refusons d’en faire bon marché sous prétexte que les anciens
objets de ces vertus ont baissé dans notre estime (et à bon droit), mais nous voulons au
contraire offrir à ces précieux instincts héréditaires, par une prudente substitution, des objets
nouveaux. »8

1
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 579] — III*, p. 310.
2
1885/86, 2 [163] — XII, p. 146.
3
1885/86, 2 [203] — XII, p. 165.
4
1880, 5 [13] — IV, p. 449.
5
1885/86, 2 [203] — XII, p. 165.
6
1886, GS [Livre cinquième, 346] — V, p. 243-244.
7
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 19] — VII, p. 325-326.
8
1881, A [Livre troisième, 199] — IV, p. 152.

CLXV
« Le poison dont meurt une nature plus faible est un fortifiant pour le fort – aussi n’a-t-il
cure de le nommer un poison. »1
« J’allais dire que la philologie suppose une noble croyance – à savoir qu’au bénéfice de
quelques rares hommes qui toujours “vont venir” et ne sont jamais là, une très grande
quantité de pénible, même de malpropre travail reste à fournir au préalable : tout cela
constitue de la besogne in usum Delphinorum. »2
« On fera advenir une véritable aristocratie spirituelle. Il faut commencer par des
institutions de culture et d’éducation pour professeurs. Les Universités en tant qu’institutions
érudites sont à transformer en instituts professionnels. Une aristocratie spirituelle sera créée.
L’enseignement classique n’est de toute façon fécond que pour un petit nombre. L’école
“technique” a un excellent noyau. On ne doit forcer personne à la culture. Pour s<’y>
décider il faut être plus âgé. On doit se décider pour la culture à la sortie de l’école
professionnelle. »3
« Il n’est pas vrai que chacun ait le droit de parler sur chaque chose ; ni que chaque chose
puisse être prise en chaque main. J’appelle cela “l’épidémie de gueule-et-griffes”. »4
« Le goût aristocratique fixe des limites à la connaissance aussi. Il y a bien des choses qu’il
veut, une fois pour toutes, ne pas savoir. »5

« […] cette association d’une intellectualité hardie et libre qui se meut avec agilité et d’une
nécessaire rigueur dialectique qui ne commet pas un faux pas reste inconnue à l’expérience de
la majorité des penseurs et des savants, et de ce fait elle leur paraîtrait incroyable si on leur en
parlait. […] Sur ce point les artistes font preuve d’un flair plus subtil. »6
« [Chez les] grands artistes et penseurs […] s’exerce avant tout l’action de la sagesse
absolument sans feinte de leur instinct, grâce à laquelle ils découvrent l’authentique et le
bien, jusque sous des enveloppes insignifiantes, et jusque dans les derniers lointains du temps
et de l’espace, comme ce dont ils sont proches parents. Avec la baguette magique de cet
instinct ils indiquent les lieux obscurs du passé où des trésors sont à prendre, et de la même
baguette ils changent en noir charbon ce que le présent apprécie comme or. Les petites
communautés de ces génies dispersés dans tous les siècles et qui pourtant se donnent avec
confiance la main sont menées par un gouvernement oligarchique d’une dureté impitoyable,
contre lequel il n’y a pas de protection sinon le mirage temporaire produit par cette
puissance d’illusion. Mais sans cette puissance d’illusion les esprits des mondes moyen et
inférieur […] ne pourraient pas supporter l’existence : pour eux c’est un breuvage magique
anesthésiant qu’ils boivent à grands traits pour vivre : si son pouvoir s’avérait brusquement
sans force, ils tomberaient aussitôt de l’échelle le long de laquelle ils grimpent avec peine.
Dans cet état onirique ils voient les plus hauts échelons et les génies qui s’y tiennent : mais à
ceux qu’aveugle la puissance d’illusion ils paraissent moins lointains et couverts de taches
noires, portant sur leurs traits l’expression de passions inférieures, toujours désunis entre eux
et étroits d’esprit. »7

1
1882, GS [Livre premier, 19] — V, p. 67.
2
1882, GS [Livre deuxième, 102] — V, p. 127. Jeu de mots sur ad usum Delphini (« A l’usage du Dauphin »)
3
1871, 9 [70] — I*, p. 385.
4
1884, 25 [252] — X, p. 92.
5
1888, 15 [118] — XIV, p. 232.
6
1886, PBM [Nous, les savants, 213] — VII, p. 133.
7
1869/70, 2 [16] — I*, p. 191.

CLXVI
« La sphère immense qui est la prochaine dont il faut s’emparer, c’est l’éducation : et c’est
seulement quand une masse suffisante d’hommes se sentira en contradiction avec les
puissances régnantes, qu’ils pourront venir s’arc-bouter contre la charpente. C’est un art
sectaire et ce sera une éducation sectaire : mais avec l’intention plus haute d’aller au-delà de
la secte. Il est dans son essence de ne pas tracer de frontières, de ne pas isoler une classe,
seule la violence extérieure peut le faire exister [ce art sectaire] pour un temps comme une
secte. Aussi longtemps qu’il existera encore des hommes qui n’ont pas reçu cette éducation
nouvelle, ceux qui l’ont reçue auront à souffrir. “Nous devons tous être des génies”
Wagner. »1

« Faux enseignements tirés de l’histoire. Ce n’est pas parce que quelque chose d’élevé a
abouti à l’échec ou l’abus (comme l’aristocratie) que cela est réfuté. »2
« Nos influences : autant d’illusions désespérément nécessaires. »3
« que l’on ne se montre ni confiant, ni bienveillant, ni amusé, ni modeste, si ce n’est inter
pares : que l’on représente toujours son état… »4
« Si les autres ont moins de valeur, il aura raison lorsqu’il s’adjugera un avantage, même
aux dépens des autres. »5
« Se rendre indifférent à l’égard de la louange et du blâme ; recettes pour ceci. En revanche
s’instituer un cercle qui sache ce qu’il en est de nos buts et de nos critères et qui signifie pour
nous louange et blâme. »6
« Maturité de l’homme : avoir retrouvé la gravité dont on faisait preuve, enfant, lorsqu’on
jouait. »7
« La troisième démarche : Grande décision, si l’on est ou non capable d’une attitude
positive, d’affirmation. Aucun Dieu, aucun homme désormais au-dessus de moi ! L’instinct du
créateur qui sait où il porte la main. La grande responsabilité et l’innocence. (Pour éprouver
de la joie à quoi que ce soit, il faut approuver tout.) Se donner le droit d’agir. »8
« Nous nous mettrons dans l’état d’esprit d’un jeune étudiant, c’est-à-dire dans un état
d’esprit qui, à l’époque tumultueuse et agitée que nous vivons, est quelque chose de tout à fait
incroyable : il faut l’avoir éprouvé pour que puisse paraître simplement possible cette
insouciante berceuse, cette tranquillité, conquise sur l’instant et pour ainsi dire étrangère au
temps. C’est dans cet état d’espoir que, avec un ami de mon âge, j’ai passé une année à Bonn,
ville d’Université sur les bords du Rhin : une année à laquelle l’absence de tout plan et de
tout but, le détachement de tout projet d’avenir, donnent devant ma conscience d’aujourd’hui
l’allure d’un rêve, alors que des deux côtés, avant et après, elle est encadrée par des périodes
de veilles. »9

1
1875, 11 [31] — II**, p. 445.
2
1885/86, 2 [77] — XII, p. 105.
3
1882, 2 [37] — IX, p. 62.
4
1887/88, 11 [154] — XIII, p. 264.
5
1883, 7 [30] — IX, p. 263.
6
1881, 11 [1] — V, p. 313.
7
1882, 3 [1, 313] — IX, p. 100.
8
1884, 26 [47] — X, p. 183.
9
1872, EE [1ère] — I**, p. 82.

CLXVII
« 3. Au-delà de bien et mal. Il prend à son compte la vue mécanique du monde et ne se sent
pas humilié d’être soumis au destin : il est destin. Il a en main le sort des hommes. »1
« En effet, en tant qu’immoraliste, il faut se garder de corrompre l’innocence, j’entends les
ânes et les vieilles filles des deux sexes qui n’ont rien vécu d’autre de la vie que leur
innocence ; bien plus, mes écrits doivent les enthousiasmer, les exalter, les encourager à la
vertu ! Je ne sache rien de plus plaisant sur terre que de vieux ânes enthousiastes et des
vierges excitées par les doux sentiments de la vertu. »2
« La plus sûre façon de corrompre un jeune homme, c’est de l’inciter à estimer davantage
celui qui pense comme lui que celui qui pense différemment. »3
« Avec l’esprit de sacrifice et de bavardage de la jeunesse, on s’attache justement aux
doctrines et aux hommes qui sont étrangers à nos forces propres et donc à la supériorité qui
s’affirme dans le domaine où nous sentons nos manques. Nous triomphons par cette prise de
position du hasard qui, précisément, nous a fait naître pauvres et inférieurs en tel et tel
domaine. Plus tard nous nous en tenons à nos points forts parce que là seulement nous
pouvons travailler, construire efficacement, et nous voulons devenir des maîtres. »4
« L’homme en cours de formation est justement celui qui n’admet pas le devenir : il est trop
impatient pour cela. L’adolescent ne veut pas attendre que son tableau des êtres et des choses
se remplisse après un long temps d’études, de souffrances et de privations ; il en accepte donc
en toute bonne foi un autre, qui existe déjà, achevé, et qu’on lui offre, comme s’il devait lui
fournir par anticipation les lignes et les couleurs de son tableau à lui ; il se jette dans les bras
d’un philosophe, d’un poète, et le voilà obligé de travailler un certain temps à la corvée et de
se renier lui-même. Il y apprend beaucoup ; mais un jeune homme en oublie souvent ce qu’il
vaut surtout d’apprendre et de connaître, soi-même ; il restera sa vie durant un disciple. Ah,
c’est qu’il y a beaucoup d’ennuis à surmonter, c’est qu’il faut beaucoup de sueur, avant de
trouver sa palette, son pinceau, sa toile ! – Et même alors on n’est pas encore maître, tant
s’en faut, de son art de vivre, – mais on est maître au moins dans son propre atelier. »5
« Comme penseur, on ne devrait parler que de l’éducation de soi par soi-même. L’éducation
de la jeunesse par des tiers est ou bien une expérience, réalisée sur un être encore inconnu,
inconnaissable, ou bien un nivellement de principe destiné à adapter le nouvel être, quel qu’il
soit, aux habitudes et coutumes régnantes ; dans les deux cas, donc, quelque chose qui est
indigne du penseur, besogne de parents et instituteurs […] – Un jour, quand on est, de l’avis
du monde, depuis longtemps formé, on se découvre soi-même ; alors commence la tâche du
penseur, maintenant il est temps de l’appeler à l’aide – non pas en qualité d’éducateur, mais
d’homme qui, ayant fait sa propre éducation, a de l’expérience. »6
« “Soyez simples” – une exhortation adressée à nous autres complexes et insaisissables
sondeurs de reins, qui est une simple sottise… Soyez naturels ! mais comment, dès que l’on
est précisément “pas naturel”… »7

1
1884, 26 [48] — X, p. 183.
2
1886, GS [Livre cinquième, 381] — V, p. 290.
3
1881, A [Livre quatrième, 297] — IV, p. 196.
4
1880, 4 [291] — IV, p. 437.
5
1879, VO [266] — III**, p. 289.
6
1879, VO [267] — III**, p. 290.
7
1887, 10 [197] — XIII, p. 204.

CLXVIII
« Le philologue, s’il veut prouver sont innocence, doit comprendre trois choses : l’antiquité,
le présent et lui-même ; sa faute consiste en ce qu’il ne comprend pas soit l’antiquité, soit le
présent, soi lui-même. »1
« Nous faisons connaissance avec les exigences et les opinions des autres plus tôt qu’avec
les nôtres ; elles deviennent partie intégrante de notre organisme par un long entraînement.
Lorsque plus tard nous devenons plus indépendants, nous continuons cependant à rapporter
tous nos jugements et nos actes conscients à ce substrat assimilé, comparant ou résistant,
nous indignant contre lui ou nous réconciliant avec lui. »2
« […] il y a une différence entre apprendre et apprendre : un caractère accueille, un autre se
laisse contraindre à quelque chose, un troisième cède, imite, singe. Chez d’autres il y a
beaucoup de résistance […] »3.
« Ce n’est pas à vos oreilles, mais à vos mains que j’adresse mon enseignement. Faites
comme moi : ne s’instruit que celui qui agit ; et c’est seulement en agissant que je serai votre
maître. Mieux, vous m’imitez mal pour que vos mains restent tranquilles et que vous
quémandiez ! »4
« Mensonge et dissimulation – les moyens de toute éducation. »5
« Critiquer un livre, cela signifie seulement pour les jeunes gens ne pas en laisser venir à
soi une seule idée productive, et s’en défendre des pieds et des mains comme un beau diable.
Contre toute nouveauté qu’il ne peut pas aimer en bloc, l’adolescent vit sur un pied de
légitime défense, et commet alors toutes les fois et aussi souvent qu’il peut un crime
superflu. »6
« La marque distinctive la plus claire des âmes modernes, des livres modernes, ce n’est pas
le mensonge, c’est l’innocence invétérée de leur fausseté moralisatrice. Devoir partout
découvrir à nouveau cette “innocence” – c’est là peut-être la part la plus rebutante de notre
travail, de ce travail qui n’est pas dans l’ensemble sans comporter des risques, et auquel un
psychologue ne peut aujourd’hui se dérober ; c’est un aspect du grand danger qui nous
menace, – le chemin qui nous conduit peut-être au grand dégoût… »7
« Donnez-moi d’abord la vie, je vous tirerai une civilisation. […] Qui donc leur donnera
cette vie ? Ce ne sera ni un dieu ni un homme, mais seulement leur propre jeunesse. Car elle
est seulement dissimulée et emprisonnée, elle n’est pas encore desséchée, elle n’a pas encore
dépéri – interrogez-vous vous-mêmes. »8
« Nous traitons nos jeunes gens comme des hommes informés et mûrs quand nous leur
présentons les Grecs. Mais qu’est-ce qui, de l’essence grecque en général, convient à la
jeunesse ? En fin de compte, on se contente de présenter le formel, le particulier. Sont-ce là
des considérations pour jeunes gens […] C’est à trente ans que le jour se lève. »9

1
1875, 7 [7] — II**, p. 362.
2
1880, 3 [24] — IV, p. 338.
3
1884, 26 [460] — X, p. 302.
4
1883, 13 [1] — IX, p. 442.
5
1882/83, 4 [41] — IX, p. 130.
6
1879, OSM [161] — III**, pp. 82-83.
7
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 19] — VII, p. 326.
8
1873/74, UH [10] — II*, p. 165.
9
1875, 5 [144] — II**, p. 316.

CLXIX
« Mettre le grec à la place du latin est une autre espèce de barbarie : s’il ne s’agit que de la
connaissance des chefs-d’oeuvre, c’est ce qu’il faut, mais l’âge n’est pas mûr pour cela, on
doit d’abord avoir navigué à travers les écueils de notre culture pour trouver plaisir à entrer
dans ce port. Pour une connaissance prématurée, on ne fait ainsi que gâter l’effet en
profondeur. Mais il n’y a là que mensonge, chez les maîtres et les écoliers : ni les uns ni les
autres n’arrivent de toute leur vie à rien sentir sincèrement de l’antiquité, non plus d’ailleurs
que de Goethe, ils ne savent pas bien ce qui leur plaît et on seulement toujours eu honte de se
singulariser par leur sentiment. »1
« La politique n’est pas à la portée des jeunes gens. »2
« La norme de l’étude consiste en ceci : n’étudier que ce qui incite à l’imitation, ce qu’on
accueille avec amour et qui demande que l’on crée à son tour. Le plus juste serait : un canon
progressif de l’exemplarité, adapté aux adolescents, aux jeunes gens et aux adultes. »3
« Qui l’a poussé à l’autonomie à un âge où, d’habitude, les besoins premiers et pour ainsi
dire naturels sont de se donner à de grands guides et de suivre dans l’enthousiasme la voir
que trace le maître ? […] En examinant de près et avec un regard perçant les promoteurs et
les amis les plus dangereux de cette pseudo-culture du temps présent pour laquelle j’ai tant
de haine, on ne trouve que trop souvent parmi eux de ces hommes de culture ainsi dégénérés
et dévoyés, poussés par un désespoir intérieur à une fureur hostile contre la culture à laquelle
personne n’a voulu leur montrer l’accès. »4
« À cet âge, qui voit ses expériences pour ainsi dire entourées d’un arc-en-ciel
métaphysique, l’homme a au plus haut point besoin d’une main qui le guide parce qu’il s’est
soudain et presque instinctivement persuadé de l’ambiguïté de l’existence et qu’il perd le sol
ferme des opinions traditionnelles auxquelles il s’était jusque-là tenu. »5
« La formation du penseur et les périls auxquels succombe ordinairement pareille
formation : 1) les parents veulent faire de lui leur semblable 2) on l’habitue à des occupations
qui le privent de la force et du temps nécessaires à penser ; professions, etc. 3) on l’éduque à
une manière de vivre coûteuse, à laquelle il lui faut derechef consacrer beaucoup de force
pour s’en procurer les moyens 4) on l’habitue à un genre de joies qui font apparaître ternes
celles de la pensée, comme à un état de malaise en présence des penseurs et de leurs œuvres
5) l’instinct sexuel le veut inciter à s’unir à une femme et à vivre dorénavant pour ses enfants
– non plus pour lui-même 6) ses talents lui valent des honneurs : et ceux-ci l’amènent auprès
de personnes influentes qui ont intérêt à faire de lui leur instrument 7) le plaisir au succès
remporté dans une science le détourne des buts plus lointains : il s’enlise dans les moyens et
en oublie la fin. – D’où l’on peut tirer les maximes de l’éducation du penseur indépendant. Et
des prescriptions, afin d’inculquer ces prescriptions-là de la façon la plus efficace
(notamment se tenir à l’écart du danger, se contraindre à penser par un désœuvrement
quelconque, etc.). Je tiens à la conservation de ma propre espèce !! – »6

1
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 203] — III*, p. 566-567.
2
1875, 5 [145] — II**, p. 316.
3
1875, 5 [171] — II**, p. 328.
4
1872, EE [5ème] — I**, p. 157.
5
1872, EE [5ème] — I**, p. 154.
6
1881, 11 [41] — V, p. 327-328.

CLXX
« Il faudra toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils satisfont le goût des générations
trop jeunes qui n’ont pas encore évolué ; celles-ci ont leurs besoins aussi bien que les autres,
plus mûres. »1
« L’inconvénient qu’il y a de pousser les érudits sur des domaines où liberté, finesse,
absence de scrupules sont nécessaires, tient à ce qu’ils n’ont pas d’yeux pour ce dont ils n’ont
pas d’expérience. »2
« Qui ne demande rien de plus aux choses que les connaître arrive facilement à vivre en
paix avec son âme, et c’est tout au plus par ignorance, mais probablement jamais par
concupiscence qu’il commettra une erreur […] »3.
« – un pédagogue dans l’âme c’est celui qui ne prend toute chose au sérieux que par
rapport à son élève, et même sa propre personne. »4
« Ces jeunes gens ne manquent ni de caractère, ni de dons, ni d’applications : mais on ne
leur a jamais laissé le temps de se donner à eux-mêmes une direction, on les a bien plutôt
habitués dès le berceau à recevoir une direction. Lorsqu’ils furent assez mûrs pour “être
envoyés dans le désert”, on agit différemment – on les utilisa, on les déroba à eux-mêmes, on
leur apprit à se laisser user quotidiennement, on leur en fit un système de devoirs – et
maintenant ils ne peuvent plus s’en passer et ne désirent rien d’autre. Une seule réserve : on
ne doit pas refuser à ces pauvres bêtes de somme leurs “vacances” – comme cela s’appelle,
cet idéal d’oisiveté d’un siècle surmené : où il est enfin permis de paresser à cœur joie et
d’être stupide et infantile. »5
« Le seul espoir, aujourd’hui, réside dans les classes inférieures sans instruction. Il faut
abandonner les couches savantes et instruites. Par conséquent aussi les prêtres, qui ne
comprennent que ces milieux et en font partie. […] Le plus grand danger est que les classes
sans instruction soient contaminées par la lie de la culture actuelle. […] Où chercherons-
nous le peuple ? »6
« Tout ce qui m’est apparenté, dans la nature comme dans l’histoire, me parle, me loue, me
pousse en avant, me console – : quant au reste, je ne l’entends pas ou je l’oublie aussitôt.
Nous demeurons toujours entre nous. »7
« conter le soir au coin du feu (plutôt qu’enseigner). »8
« Vous vous plaignez de ce que j’utilise des couleurs criardes ? C’est que j’emprunte mes
couleurs à la nature – que puis-je pour la nature ! Mais vous dites que ce serait là ma propre
nature et non pas la vôtre ni celle de tout le monde ! Et peut-être avez-vous raison : peut-être
ai-je une nature qui crie – “comme le cerf brame après l’onde fraîche”. Si vous étiez vous-
mêmes cette onde fraîche, comme le son de ma voix vous serait agréable ! Mais vous êtes
déçus de ne pouvoir me secourir dans ma soif, – alors que vous aimeriez tant me secourir
peut-être ?... »9

1
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 201] — III*, p. 158.
2
1885, 34 [147] — XI, p. 198.
3
1878, HTH [Pour servir à l’histoire des sentiments moraux, 56] — III*, p. 76.
4
1884/85, 31 [52] — XI, p. 111.
5
1881, A [Livre troisième, 178] — IV, p. 138-139.
6
1873, 29 [220] — II*, p. 445.
7
1882, GS [Livre troisième, 166] — V, p. 166.
8
1883, 17 [16] — IX, p. 565.
9
1881/82, 16 [4] — V, p. 537-538.

CLXXI
« Un philosophe doit aussi se dire, comme ce diplomate : “méfions-nous de nos premiers
mouvements : ils sont presque toujours bons”. »1
« Quoi ! Tu as encore besoin de théâtre ! Es-tu si jeune encore ? Apprends la sagesse et
cherche la tragédie et la comédie là où on les joue le mieux ! Là où tout se passe de façon
plus intéressante et intéressée ! »2
« Ouvre ton œil de théâtre, le grand troisième œil qui considère le monde à travers les deux
autres ! »3
« Le don, qu’est-ce d’autre qu’un nom pour une somme antérieure d’étude, d’expérience,
d’exercice, d’appropriation, d’assimilation, soit à l’époque de nos pères, soit plus
anciennement encore ! Et en outre : celui qui apprend se doue lui-même, – mais ce n’est pas
si facile d’apprendre, ce n’est pas seulement une affaire de bonne volonté ; il faut pouvoir
apprendre. »4
« Je me suis toujours efforcé de me prouver l’innocence du devenir : et vraisemblablement
je voulais ainsi parvenir au sentiment d’une totale “irresponsabilité” – m’affranchir de la
louange et du blâme, de tout hier et aujourd’hui : afin de poursuivre des buts qui se
rapportent à l’avenir de l’humanité. La première solution, ce fut, pour moi, la justification
esthétique de l’existence. Cependant : “justifier” même ne devrait pas être nécessaire ! La
morale appartient au domaine des phénomènes. La deuxième solution fut l’objective absence
de valeur de toute notion de culpabilité et l’idée du caractère subjectif, nécessairement injuste
et illogique de toute vie. La troisième solution fut la négation de tous les buts et l’idée du
caractère inconnaissable des causalités. »5
« “Sensations élevées” ! – La hauteur ne nous fait pas éprouver l’élévation ; on y a le
sentiment de la profondeur et l’on se sent pour une fois sur un terrain ferme : pour autant
qu’on ait effectivement l’innocence de la hauteur. »6
« Mépris des révolutions et du Vésuve. Quelque chose de la surface. »7
« C’est ainsi que lentement à la place de l’interprétation profonde de problèmes
éternellement semblables se sont introduits des examens et des questions historiques, et même
philologiques : ce qu’a pensé ou non tel ou tel philosophe, si on peut lui attribuer avec raison
tel ou tel écrit ou si telle ou telle leçon mérite d’être retenue. Voilà à quel traitement neutre
de la philosophie nos étudiants sont maintenant poussés dans les séminaires philosophiques
de nos universités. »8
« À cette époque où il semble être le seul homme libre dans cette réalité pleine de
fonctionnaires et de domestiques, il paie cette grandiose illusion de liberté par des tourments
et des doutes toujours renouvelés. Il sent qu’il ne peut pas se conduire lui-même, se porter à
lui-même secours : alors, pauvre d’espérance, il se plonge dans le monde du jour et du travail
quotidien : l’affairement le plus trivial l’entoure, ses membres retombent épuisés. »9

1
1884, 26 [401] — X, p. 284.
2
1881, A [Livre cinquième, 509] — IV, p. 261.
3
1881, A [Livre cinquième, 509] — IV, p. 261.
4
1881, A [Livre cinquième, 540] — IV, p. 271.
5
1882/83, 7 [7] — IX, p. 249-250.
6
1882, 3 [1, 100] — IX, p. 78.
7
1883, 10 [29] — IX, p. 389.
8
1872, EE [5ème] — I**, p. 155.
9
1872, EE [5ème] — I**, p. 157.

CLXXII
« Le grand pédagogue est comme la nature : il doit accumuler les obstacles pour qu’ils
soient dépassés. »1
« Cet état naturel d’extrême besoin doit de manière compréhensible être l’ennemi le plus
acharné de cette autonomie tant aimée à laquelle le jeune homme cultivé de notre temps a,
paraît-il, été élevé. Tous les jeunes gens d’“aujourd’hui” qui sont rentrés dans le giron de
“ce qui va de soi” s’efforcent avec zèle de le réprimer et de le paralyser, de le détourner ou
de le réduire : et le moyen favori est d’immobiliser cet instinct philosophique naturel par ce
qu’on appelle la “culture historique”. »2
« Telle qu’elle est pratiquée partout – cela, tout esprit cultivé l’accordera –, la lecture des
classiques est une routine monstrueuse : devant des jeunes gens qui ne sont mûrs sous aucun
rapport pour l’entendre, elle est faite par des professeurs dont chaque parole, dont la figure
même suffit à noyer un bon auteur sous la poussière. Mais là est justement la valeur que l’on
méconnaît ordinairement, […] c’est que dans cette langue paraissent constamment des
notions, des termes techniques, des méthodes, des allusions que ces jeunes gens n’entendent
presque jamais dans la conversation de leurs familles ni dans la rue. Quand les écoliers ne
feraient qu’entendre, leur intelligence s’en trouve automatiquement préadaptée à une forme
scientifique de pensée. Il n’est pas possible de sortir de cette discipline en pur enfant de la
nature, entièrement vierge d’abstraction. »3
« Le désir d’une forte croyance n’est pas la preuve d’une forte croyance, plutôt le
contraire : si on la possède, cela se trahit justement par le fait que l’on s’accorde le luxe du
scepticisme et de l’incrédulité frivole, – l’on est assez riche pour cela. »4
« Il dissèque ses facultés et croit y voir des abîmes creux ou remplis de chaos. Puis du
sommet de cette connaissance de soi que son rêve a inventée, il retombe dans un scepticisme
ironique. »5
« Peut-être tout le monde le sait-il déjà : mais je ne le sais que d’hier, lorsque cela m’est
venu à l’esprit ! Ainsi je vais ma vie, l’âme uniquement chargée, chaque jour, de ma
découverte de la veille, et prêt à l’écrire sur les murs pour que tout le monde s’en réjouisse
avec moi. – Quelle folie ! »6
« Notre savoir est la forme la plus affaiblie de notre vie instinctive ; d’où son impuissance
contre les instincts vigoureux. »7
« Deux impératifs catégoriques. – Certes ! Il faut avoir une charpente osseuse – autrement
la bien-aimée chair n’a point de soutien ! Mais vous, Messieurs les décharnés, vous autres
carcasses de la Stoa, votre prédication devrait être ainsi conçue : “Il faut avoir aussi de la
chair sur les os !” »8
« De qui as-tu appris tout cela, demandait Saadi à un sage. “De l’aveugle qui ne lève point
son pied avant qu’il n’ait tâté de son bâton le sol qu’il doit fouler”. »9

1
1883, 16 [88] — IX, p. 551.
2
1872, EE [5ème] — I**, p. 154.
3
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 265] — III*, p. 205.
4
1887/88, 11 [45] — XIII, p. 223.
5
1872, EE [5ème] — I**, p. 157.
6
1880, 8 [37] — IV, p. 628.
7
1880, 6 [64] — IV, p. 475.
8
1882, 19 [1] — V, p. 561.
9
1881, 12 [176] — V, p. 474.

CLXXIII
« Pourquoi nous ne sommes point idéalistes. — Jadis les philosophes craignaient les sens
[…] estimaient que les sens risquaient de les attirer hors de leur monde, du froid royaume des
“idées”, dans une île dangereuse et plus méridionale où même leurs vertus de philosophes,
comme ils le craignaient, eussent fondu comme la neige au soleil. “De la cire dans les
oreilles”, c’était là, jadis, presque la condition préalable au fait de philosopher : un
authentique philosophe n’avait plus d’oreille pour la vie […]. Nous sommes tous sensualistes
aujourd’hui, nous autres philosophes présents et futurs, non pas quant à la théorie, mais
quant à la praxis, à la pratique… […] Or aujourd’hui nous serions portés à croire […] que
les idées sont des séductrices pires que les sens, avec toute leur apparence froide et anémique
et malgré cette apparence, – elles ont toujours vécu du “sang” du philosophe, elles ont
toujours vidé ses sens et si l’on veut bien nous croire, même son “cœur”. »1
« Avoir davantage le sens de ce qui est juste dans l’orteil gauche qu’ils ne l’ont dans la
tête. »2
« “Le cerveau dans le pied” chez certains mollusques : l’oreille dans la queue, chez les
crustacés. »3
« “Nous n’arrivons jamais au noyau des choses” : je dis nous n’arrivons jamais totalement
au bout de nos passions et, tout au plus, nous voyons grâce à l’une un peu plus loin que
l’autre. »4
« A : Connais ! Oui ! Mais toujours en tant qu’homme ! Quoi ? Toujours prendre place
devant la même comédie, jouer dans la même comédie ? Ne jamais pouvoir regarder les
choses avec d’autres yeux que ces yeux-là ? Et ne doit-il pas y avoir d’innombrables espèces
d’êtres dont les organes sont plus propres à la connaissance ! Au terme de toute sa
connaissance, que connaîtra l’humanité ? – ses organes ! Et cela signifie peut-être :
impossibilité de la connaissance ! Affliction et dégoût ! – B : C’est une attaque maligne – la
raison t’attaque ! Mais demain tu te retrouveras au beau milieu de l’acte de connaître, et
donc aussi au beau milieu de la déraison, je veux dire : dans le plaisir pris à l’humain. Allons
vers la mer ! – »5.
« En fin de compte, l’homme ne découvre pas le monde, mais ses organes du toucher, ses
antennes et leurs lois – mais leur existence n’est-t-elle pas déjà une preuve suffisante de la
réalité ? Je pense que le miroir prouve les choses. »6
« Le chaos de sensations inexactes, l’anarchie temporaire sont des étapes intermédiaires : à
provoquer pour certains groupes. »7
« Y a-t-il eu beaucoup de philologues doués ? J’en doute ; car la raison, chez eux, met trop
longtemps à se frayer la voie (compter les manuscrits, etc.) – philologie du mot et philologie
de la chose – stupide querelle ! – après quoi l’estimation exagérée de n’importe quel homme
intelligent après eux. »8

1
1886, GS [Livre cinquième, 372] — V, p. 280-281.
2
1883, 17 [30] — IX, p. 570.
3
1880, 4 [97] — IV, p. 398.
4
1880, 7 [227] — IV, p. 604.
5
1881, A [Livre cinquième, 483] — IV, p. 252.
6
1880, 10 [D 83] — IV, p. 667.
7
1880, 5 [30] — IV, p. 452.
8
1875, 5 [106] — II**, p. 307.

CLXXIV
« La grande passion, fond et puissance de son être, plus éclairée et plus despotique qu’il ne
l’est lui-même, – prend tout son intellect à son service (et pas seulement en sa possession) ;
elle lui enlève tout scrupule ; elle lui donne le courage de moyens non saints (même saints),
elle accorde des convictions, et se sert jusqu’à l’usure de convictions, sans jamais s’y
soumettre. Ce qui fait qu’elle seule se fait souveraine. »1
« La grandeur du caractère ne consiste pas dans le fait que l’on ne possède pas ces affects –
au contraire on en est pourvu au suprême degré : mais dans le fait de les conduire par la
bride… et cela même sans le moindre plaisir à les dompter, mais uniquement parce que… »2
« Psychologie (théorie des affects), conçue en tant que morphologie de la volonté de
puissance. (Pas le “bonheur” comme motif). »3
« Dans de nombreux domaines, longtemps on ne pourra rien ressentir parce qu’ici rien de
sûr n’est encore dit. Nécessité de se créer ici des points morts ! »4
« Le pouvoir créateur chez tout être vivant, quel est-il ? – c’est que tout ce qui constitue
pour chacun son “monde extérieur” représente une somme d’évaluations ; que vert, bleu,
rouge, dur, tendre, sont des évaluations héréditaires et le signe de ces évaluations.
– que les évaluations doivent nécessairement être en rapport de quelque manière avec les
conditions qui permettent l’existence, mais sans devoir pour autant, et loin de là, être vraies
ou précises. L’essentiel c’est justement leur inexactitude, leur indétermination qui produit une
certaine simplification du monde extérieur – et précisément cette sorte d’intelligence est celle
qui favorise la conservation du vivant. »5
« Il est vraisemblable que notre “connaissance” doive s’étendre plus loin que ce qui suffit
tout juste à la conservation de la vie. »6
« […] ce que, dans mes jeunes années, j’avais entendu dans la musique de Wagner, n’a
strictement rien à voir avec Wagner ; que, lorsque je décrivais la musique dionysienne, je
décrivais ce que j’étais seul à avoir entendu, et, que, d’instinct, j’étais obligé de transposer et
de transfigurer dans l’esprit nouveau que je portais en moi. »7
« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils d’objectivation et
d’enregistrement sans entrailles, – il nous faut constamment enfanter nos pensées du fond de
nos douleurs et les pourvoir maternellement de tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de
désir, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité. »8
« Toutes les choses qui durent longtemps s’imbibent progressivement si bien de raison qu’il
devient incroyable qu’elles aient pu tirer leur origine de la déraison. L’historique précis
d’une genèse n’est-il pas presque toujours ressenti comme paradoxal et sacrilège ? Le bon
historien ne passe-t-il pas au fond son temps à contredire ? »9

1
1887/88, 11 [48] — XIII, pp. 223-224.
2
1887/88, 11 [353] — XIII, pp. 331-332.
3
1888, 13 [1] — XIV, p. 19.
4
1880, 5 [32] — IV, p. 452.
5
1885, 34 [247] — XI, p. 232.
6
1885, 36 [19] — XI, p. 291.
7
1888, EH [Naissance de la tragédie, 4] — VIII*, p. 289.
8
1888, GS [Préface, 3— V, p. 25.
9
1881, A [Livre premier, 1] — IV, p.21.

CLXXV
« On ne devrait ni dissimuler ni dénaturer la façon effective dont nos pensées nous sont
venues. »1
« Raison ! Décevante affaire !
Voilà qui mène trop vite au but ! »2
« Morale à l’usage des psychologues. Ne pas faire de psychologie de roman-feuilleton ! Ne
jamais observer pour observer ! Cela donne un défaut d’optique, un strabisme, quelque chose
de forcé et d’excessif. L’expérience délibérément vécue à titre d’expérience, – cela n’aboutit
à rien. Dans l’expérience vécue, on ne doit pas se regarder vivre, car alors chaque regard
devient celui d’un “mauvais œil”. D’instinct, un psychologue-né se garde bien de voir pour
voir : il en va de même du peintre-né. »3
« Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses, y met au moins un sens : cela revient à
croire qu’une volonté s’y trouve déjà (principe de la “foi”). »4
« “Tout est volonté” “Tout veut”
“Tout est plaisir ou déplaisir” “Tout souffre”
“Tout est mouvement” “Tout coule”
“Tout est son” “Tout sonne”
“Tout est esprit” “Tout est esprit”
“Tout est nombre” “Tout est nombre” »5.
« […] Cette croyance dont se satisfont à présent tant de savants matérialistes, la croyance à
un monde qui est censé avoir son équivalent et sa mesure dans la pensée humaine, dans les
concepts humains de valeurs, la croyance à un “monde de la vérité” qu’il serait possible de
saisir de façon définitive au moyen de notre étroite petite raison humaine. – Qu’est-ce à
dire ? Accepterions-nous vraiment de laisser ainsi se dégrader l’existence jusqu’à un servile
exercice de calcul, à une vie casanière de mathématicien ? Qu’on se garde avant tout de
vouloir la dépouiller de son caractère ambigu : c’est là, Messieurs, ce qu’exige le bon goût,
surtout le goût du respect, ce qui dépasse votre horizon ! Que seule une interprétation du
monde soit légitime, où vous autres subsistiez légitimement, où l’on ne puisse explorer et
continuer à travailler scientifiquement que dans votre sens (– vous voulez dire somme toute
de façon mécaniste ?) et qui n’admette autre chose que compter, calculer, peser, voir et
saisir, voilà qui n’est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l’aliénation, du
crétinisme. Ne serait-il pas en revanche fort vraisemblable que ce que l’existence a de plus
superficiel et de plus extérieur – de plus apparent, son épiderme, ce qui la rend palpable – fût
la première chose que l’on pût saisir ? Peut-être même la seule chose ? […] Mais un monde
essentiellement mécanique serait un monde essentiellement absurde ! Mettons que l’on
n’estime la valeur d’une musique que d’après la quantité d’éléments susceptibles d’être
comptés, calculés, réduits en formules, – pareille estimation “scientifique” de la musique,
combien absurde ne serait-elle pas ! Qu’en aurait-on retenu, compris, reconnu ! Rien,
strictement rien de ce qui en fait essentiellement de la “musique” !... […] “les adeptes du
mécanisme nient au fond, à la façon des sourds, qu’il existe de la musique, que l’existence est
musique et même qu’il puisse y avoir des oreilles… Ils dévalorisent ainsi l’existence.” »6

1
1885, 35 [31] — XI, p. 252.
2
GS [Appendice – Chansons du prince hors-la-loi, Dans le midi] — V, p. 299.
3
1888, CI [Divagations d’une « inactuel »] — VIII*, p. 111-112.
4
1888, CI [Maxime et traits, 5] — VIII*, p. 63.
5
1884, 25 [392] — X, p. 132.
6
1886, GS [Livre cinquième, 373] — V, p. 282-283 et variante, p. 652.

CLXXVI
« Il n’y a pas dans la réalité de pensée logique et aucune proposition arithmétique et
géométrique ne peut être tirée d’elle, car une telle proposition n’y apparaît nulle part. »1
« La déraison ou la raison pervertie de la passion, voilà ce que le vulgaire méprise chez
l’être noble, d’autant plus que cette passion se porte sur des objets dont la valeur lui paraît
absolument chimérique et arbitraire. »2
« À propos de la psychologie. […] 3. Pour que dans un monde soumis à un ordre mécanique
quelque chose puisse être su, il faut qu’il y ait une perspective qui rende possible 1) une
certaine immobilité 2) une simplification 3) un choix et une élimination. […] Toutes ces
formes que nous voyons, entendons, sentons etc. ne sont pas présentés dans le monde
extérieur que nous établissons en termes de mécaniques mathématique. »3
« Tout jugement de valeur a son origine dans les grandes émotions d’âmes isolées. »4
« Que signifie connaître. – Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ! dit
Spinoza de cette manière simple et sublime qui lui est propre. Cependant qu’est-ce, au fond,
que cet intelligere, sinon la forme même dans laquelle les trois autres nous deviennent
sensibles d’emblée ? Un résultat de ces différentes et contradictoires impulsions que sont les
volontés d’ironiser, de déplorer et de honnir ? Avant qu’un acte de connaissance fût possible,
il a fallu que chacune de ces impulsions manifestât préalablement son avis partiel sur l’objet
ou l’événement. Ultérieurement se produisit le conflit entre ces partialités et à partir de là,
parfois un état intermédiaire, un apaisement, une concession mutuelle entre les trois
impulsions, une sorte d’équité et de pacte entre elles : car à la faveur de l’équité et du pacte,
ces trois impulsions peuvent s’affirmer dans l’existence et garder mutuellement raison. Nous
qui ne prenons conscience que des dernières scènes de conciliation, des derniers règlements
de compte de ce long processus, nous pensons de ce fait qu’intelligere constituerait quelque
chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d’essentiellement opposé aux
impulsions : alors qu’il ne s’agit que d’un certain comportement des impulsions entre elles.
De longues périodes durant on a considéré la pensée consciente en tant que la pensée au sens
absolu : à partir de maintenant seulement la vérité se fait jour en nous que la majeure partie
de notre activité intellectuelle se déroule inconsciente et insensible à nous-mêmes : mais
j’entends que ces impulsions qui se combattent mutuellement sauront parfaitement se rendre
sensibles et se faire mal les unes aux autres : – c’est en quoi peut avoir son origine cet
épuisement extrême et soudain qui survient chez tous les penseurs (l’épuisement sur le champ
de bataille). Oui, peut-être au sein de notre intérieur en lutte, y a-t-il un héroïsme caché, mais
certainement rien de divin, rien qui repose éternellement en soi, comme l’imaginait Spinoza.
La pensée consciente, notamment celle du philosophe, est le genre de pensée le plus dénué de
forces, et pour cela aussi, relativement le genre de pensée le plus doux et le plus paisible : et
c’est ainsi que le philosophe précisément peut le plus aisément se tromper sur la nature de la
connaissance. »5
« Se détacher de la contemplation sensuelle, s’élever jusqu’à l’abstraction, — autrefois l’on
ressentait vraiment cela comme une élévation : nous ne sommes plus capables de le ressentir
tout à fait ainsi. »6

1
1885, 34 [249] — XI, p. 233.
2
1882, GS [Livre premier, 3] — V, p. 54.
3
1884, 25 [336] — X, p. 115.
4
1881, 15 [63] — V, p. 531.
5
GS [Livre quatrième, 333] — V, p. 222-223.
6
1881, A [Livre premier, 43] — IV, p.46.

CLXXVII
« Tâche : voir les choses telles qu’elles sont ! Moyen : pouvoir les observer avec mille
regards, à partir de nombre de personnes ! C’était faire fausse route que de mettre l’accent
sur l’impersonnel et de n’admettre pour morale que la vision conforme au regard du
prochain. Beaucoup de prochains et beaucoup d’yeux et voir par maints et maints yeux
personnels — voilà ce qu’il faut. L’“impersonnel” n’est rien que du personnellement affaibli,
que lassitude […] Partout où la haine, l’amour, etc., sont POSSIBLES, la science était encore
FAUSSE : ici les natures “impersonnelles” sont dépourvues de regards pour les phénomènes
réels, tandis que les natures fortes ne voient qu’elles-mêmes dans tout et se prennent elles-
mêmes pour la mesure de tout. – Il faut que de nouveaux êtres se forment. »1
« L’œil, lorsqu’il voit, fait exactement la même chose que ce que fait l’esprit pour
comprendre. Il simplifie le phénomène, lui donne de nouveaux contours, le fait ressembler à
ce qu’il a déjà vu, le ramène à du déjà-vu, le modèle autrement, jusqu’à ce qu’il soit
saisissable, utilisable. Les sens font la même chose que “l’esprit” : ils s’emparent des choses,
tout à fait comme la science qui force la nature dans des concepts et des nombres. Il n’y a
rien ici qui prétende être “objectif” : mais une sorte d’ingestion et d’assimilation à des fins de
nutrition. »2
« Rien de tel ne se passe dans la réalité : celle-ci est indiciblement et autrement plus
complexe. Du fait que nous établissons cette fiction comme schéma, que par conséquent nous
filtrons les événements effectifs par la pensée pour ainsi dire comme à l’aide d’un instrument
de simplification, nous en faisons un langage chiffré et les amenons au caractère
communicable et discernable des processus logiques. »3
« Platon […] dit, avec une candeur dont seul un Grec est capable (et jamais un “chrétien”)
qu’il n’y aurait pas de philosophie platonicienne s’il n’y avait à Athènes de si beaux
adolescents : leur vue seule peut plonger l’âme du philosophe dans un vertige érotique qui ne
lui laisse de répit qu’elle n’ait semé sur un terrain d’une telle beauté la graine de toutes les
grandes choses »4
« qui aujourd’hui rit le mieux
rira le dernier. »5
« Le vice olympien. – N’en déplaise à ce philosophe qui, en authentique Anglais, a prétendu
discréditer le rire auprès de toutes les têtes pensantes – “le rire est une triste infirmité de la
nature humaine, dont toute tête pensante s’efforcera de se délivrer” (Hobbes) –, je serais
tenté de classer les philosophes d’après la qualité de leur rire, en plaçant tout en haut de
l’échelle ceux qui sont capables du rire d’or. »6
« Qu’est-ce que notre bavardage sur les Grecs ! Que comprenons nous donc à leur art dont
l’âme est – la passion pour la beauté virile nue ! – Ce n’est qu’à partir de là qu’ils
ressentaient la beauté féminine. »7
« Sanctifier le rire, et l’étendre comme une toile bigarrée au-dessus du monde – »8.

1
1881, 11 [65] — V, p. 337.
2
1884, 26 [448] — X, p. 298.
3
1885, 34 [249] — XI, p. 233.
4
1888, CI [Divagation d’un « inactuel », 23] — VIII*, p. 121.
5
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 187.
6
1886, PBM [Qu’est-ce qui est aristocratique ?, 294] — VII, p. 206.
7
1881, A [Livre troisième, 170] — IV, p. 134.
8
1883, 13 [7] — IX, p. 471.

CLXXVIII
« L’échelle de mes sentiments est fort grande, et ce n’est pas volontiers que je m’assois sur
ses barreaux inférieurs, sans doute parce que je suis souvent obligé de rester trop longtemps
sur ses barreaux les plus élevés : il y souffle un vent très vif et la lumière y est souvent trop
vive. »1
« Pour le “système d’éducation”. – En Allemagne un grand moyen d’éducation fait défaut à
l’homme supérieur : l’hilarité des hommes supérieurs ; ces derniers ne rient pas en
Allemagne. »2
« Qui ne sait rire, ici ne doit pas lire !
Car, s’il ne rit, il sera pris du “haut mal” ! »3
« humour de celui qui a triomphé de tout. »4
« Le “double éclat de rire” (Epictète) lorsqu’il prend, puis abandonne une position plus
haute qu’il ne le peut supporter. »5
« “Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé.” – Désintéressé ! Comparez
avec cette définition cette autre, d’un véritable “spectateur et d’un artiste” – Stendhal, qui
appelle quelque part la beauté une promesse de bonheur [en français dans le texte]. […]
Assurément, lorsque nos esthéticiens, en faveur de Kant, ne se lassent pas de faire valoir le
fait que sous la fascination de la beauté on peut contempler d’une façon “désintéressée”
même des statues de femmes nues, on est bien en droit de rire un peu à leurs dépens. […]
Stendhal, nous l’avons vu, nature non moins sensuelle mais plus réussie que Schopenhauer,
met en relief un autre effet du beau : “la beauté est une promesse de bonheur”, pour lui, c’est
précisément l’excitation de la volonté (“de l’intérêt”) qui est le fait de la beauté. »6
« Ô mes frères, il y en a parmi vous qui savent anéantir les choses par le rire — en en
riant ! Et vraiment, on donne une belle mort par le rire !
Ceux-là, je leur ordonne d’agir en suivant mon exemple : je fus leur prélude. »7
« Voilà derechef qui aurait été vraiment digne d’un grand tragique : lequel, comme tout
artiste, ne parvient au dernier sommet de sa grandeur que lorsqu’il sait regarder d’en haut
son art et sa propre personne – lorsqu’il sait rire de lui-même. »8
« Trop tôt
je me remets à rire :
avec moi
un ennemi a peu de peine à réparer ses torts. »9
« Il est difficile d’enseigner ce qu’est un philosophe, parce qu’il n’y a rien à apprendre : on
doit le “savoir” d’expérience, ou avoir l’orgueil de ne pas le savoir. »10

1
1882, 344 — IX, p. 103.
2
1882, GS [Livre troisième, 177] — V, p. 169.
3
1888, DD [Automne 1884] — VIII**, p. 121.
4
1884, 28 [32] — XI, p. 32.
5
1880, 6 [352] — IV, p. 536.
6
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 6] — VII, p. 294-295-296.
7
1883, 19 [5] — IX, p. 610.
8
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 3] — VII, p. 290.
9
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 223.
10
1886, PBM [Nous, les savants, 213] — VII, p. 133.

CLXXIX
« Il n’y a de vision que perspective, il n’y a de “connaissance” que perspective [Es giebt nur
ein perspektivisches Sehen, nur ein perspektivisches « Erkennen »] ; et plus nous laissons de
sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, plus nous savons engager d’yeux, d’yeux
différents pour cette chose, plus notre “concept” de cette chose, notre “objectivité” sera
complète. »1
« leur bon sens est un non-sens
leur sagesse, folie des “si” et des “mais”. »2
« La logique est l’instinct lui-même qui fait que le monde se déroule logiquement,
conformément à notre jugement. »3
« […] voici enfin qu’au midi de notre vie nous comprenons […] qu’il nous a fallu
commencer par éprouver la plus grande multitude d’heurs et malheurs contradictoires dans
notre âme et dans notre corps, en aventuriers et circumnavigateurs de ce monde intérieur qui
s’appelle “l’homme”, en arpenteurs de tous les niveaux et degrés, “l’un au-dessus de
l’autre” et “plus haut”, qui s’appellent également “l’homme” […] avant qu’il nous soit enfin
permis de dire, à nous esprits libres : […] voici notre problème !… »4
« Sterne est le grand maître de l’équivoque […] On peut donner pour perdu le lecteur qui
veut à tout moment savoir ce que Sterne pense vraiment d’une chose, si son visage prend
devant elle un air sérieux ou souriant : car il sait exprimer l’un et l’autre par un seul et même
jeu de physionomie ; il sait également, et même il le veut, avoir à la fois tort et raison, marier
la profondeur à la farce. […] Il provoque ainsi chez le lecteur digne de ce nom un sentiment
d’incertitude quant à savoir s’il marche, est debout ou couché, sentiment qui s’apparente on
ne peut plus à celui de planer. […] Sterne intervertit les rôles à l’improviste et le voici
soudain lecteur autant qu’il est auteur ; […] tout ce qui se trouve entre le sublime et l’ignoble
lui était connu ; il y avait occupé toutes les positions, toujours avec ce regard noyé et
effronté, ces grimaces sentimentales. Il fut, si la langue ne recule pas devant pareil
rapprochement, d’une bonté impitoyable, et il garda, dans les jouissances d’une imagination
baroque, voire dépravée, presque toute la grâce effarouchée de l’innocence. Une telle
équivoque de chair et d’âme, un tel libertinage chevillé dans chaque fibre et chaque muscle
du corps, aucun homme peut-être n’a possédé ces qualités au point où elles furent les
siennes. »5
« La résignation consiste pour l’homme à relâcher la forte tension de tous les muscles de sa
pensée et de sa sensibilité pour les rendre à un état dans lequel cette pensée et cette
sensibilité se font routinières et mécaniques. Ce relâchement est associé à un plaisir, et le
mouvement mécanique est tout au moins sans déplaisir. »6
« […] ces choses mineures – alimentation, lieu, climat, délassements, toute la casuistique de
l’égoïsme – sont infiniment plus importantes que tout ce que l’on a jusqu’à présent tenu pour
important. C’est justement par cela qu’une rééducation doit débuter. »7

1
GM [troisième dissertation, 12] — VII, p. 309.
2
1888, DD [Automne 1888] — VIII**, p. 197.
3
1884, 25 [333] — X, p. 113.
4
1886, HTH [Préface, 7] — III*, p . 28-29.
5
1879, OSM [113] — III**, p. 66.
6
1876, 20 [9] — III*, p. 419.
7
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 10] — VIII*, p. 273.

CLXXX
« Comment donner de l’importance à ce qui est immédiat, petit, fugitif ? A) en le concevant
en tant que racine des habitudes B) en tant qu’éternel et conditionnant aussi ce qui est
éternel. »1
« Par un matin de dimanche, quand nous entendons bourdonner les vieilles cloches, nous
nous demandons : mais est-ce possible ! tout cela pour un Juif crucifié il y a deux mille ans et
qui disait être le Fils de Dieu. »2
« Le pathos fantastique et délirant avec lequel nous avons apprécié les actions les plus
étranges a pour contrepartie l’indifférence et le mépris absurdes dont nous entourons les
actions obscures et quotidiennes. Nous sommes les dupes de la rareté et nous avons déprécié
ainsi notre pain quotidien. »3
« Ma nature : elle veut jouir régulièrement pour un temps des mêmes choses (aussi des
mets), sans désirer quelque changement – de “brèves habitudes”. Mais ensuite, sans en
éprouver du dégoût, elle veut tout de même passer à quelque chose de nouveau. Le perpétuel
changement m’est détestable autant qu’une habitude persistante – aussi eu égard aux
personnes. Je pénètre au fond d’une choses avec mes brèves habitudes ; ce faisant, grand est
mon amour, forte ma croyance que j’aurais ici de quoi me contenter durablement. »4
« les philosophes-colporteurs qui construisent non pas une philosophie à partir de leur vie,
mais à partir de collections d’arguments à l’appui de certaines thèses. »5
« […] la connaissance de la réalité même la plus laide est belle, et […] celui qui connaît
fréquemment et beaucoup est finalement très éloigné […] »6.
« Même une histoire comparée du droit ou simplement des peines fait entièrement défaut. A-
t-on jamais songé à faire une matière d’études des différentes divisions de la journée, des
conséquences d’une fixation régulière du travail, des fêtes et des jours de repos ? […] A-t-on
jamais recueilli les expériences de la vie en communauté, par exemple de la vie conventuelle,
représenté la dialectique de la vie conjugale ou de l’amitié ? Les différentes mœurs des
savants, des négociants, des artistes, des artisans – ont-elles trouvé leurs théoriciens ? Est-il
donc si difficile de penser à cela ? »7
« […] rien n’est plus essentiel que de voir ce qui est déjà puissant, traditionnel et reconnu
sans raison, confirmé une fois de plus par la conduite d’un homme reconnu pour
raisonnable : cela confère à la chose, aux yeux de tous ceux qui l’apprennent, la caution de la
raison elle-même ! Mille respects pour vos opinions ! Mais de petites actions non-
conformistes valent mieux ! »8
« Des rues pavées, une chambre bien aérée, une cellule de travail où l’air ne soit pas vicié,
les aliments compris dans leur vraie valeur, nous avons pris au sérieux toutes les “petites
nécessités” de l’existence et méprisons comme légère et futile toute affectation de “belle
âme”. »9

1
1881, 11 [167] — V, p. 374.
2
1878, HTH [La Vie religieuse, 113] — III*, p. 111.
3
1880, 3 [89] — IV, p. 352.
4
1882, GS [Livre quatrième, 295 variante] — V, p. 640, note 2 de la p. 201.
5
1887, 9 [64] — XIII, p. 42.
6
1881, A [Livre cinquième, 550] — IV, p. 280.
7
1882, GS [Livre premier, 7] — V, p. 57-58.
8
1881, A [Livre troisième, 149] — IV, p. 125.
9
1888, 14 [37] — XIV, p. 40.

CLXXXI
« Ce qui habite près de vous bientôt vous habite et devient habitude. Là où l’on use son
pantalon naissent les usages. »1
« La maturité de l’intelligence, une fois obtenue, se manifeste en ce qu’on ne court plus les
endroits où des fleurs rares s’abritent sous les plus piquants des fourrés épineux de la
connaissance, et que l’on se contente du jardin, de la forêt, de la prairie et du champ,
considérant combien la vie est trop brève pour la rareté et l’insolite. »2
« Hölderlin : “Moi-même, avec toute ma bonne volonté, je ne fais, dans toutes mes actions
et toutes mes pensées, que poursuivre à tâtons ces hommes uniques au monde [Les Grecs], et
je suis souvent d’autant plus gauche et incohérent dans ce que je fais et ce que je dis, que je
me tiens dans les eaux modernes comme une oie aux pattes palmées, battant vainement des
ailes pour m’élancer vers le ciel grec [lettre d’H. à son frère, 1er janvier 1799]. »3
« Le véritable historien doit avoir la force de transformer une vérité commune en une
découverte inouïe et d’énoncer des généralités de façon si simple et profonde, que la
profondeur en fait oublier la simplicité et la simplicité la profondeur. »4
« Quelle est la position de l’esprit libre à l’égard de la vie active ? Il tient à elle par un lien
léger, n’en est pas l’esclave. »5
« Mais j’ai au moins appris à votre commerce que les expériences les plus remarquables,
les plus instructives, les expériences décisives, sont les expériences quotidiennes, que c’est
justement l’immense énigme que chacun a sous les yeux dont on comprend le moins qu’elle
est une énigme, et que pour le petit nombre de vrais philosophes ce sont justement ces
problèmes qui demeurent intouchés, au milieu de la route, et pour ainsi dire sous les pieds de
la foule, avant qu’ils ne les ramassent soigneusement et n’en fassent les pierres précieuses
qui éclairent désormais la connaissance. »6
« […] un grand problème ressemble toujours à la pierre précieuse que des milliers de gens
piétinent jusqu’au jour où quelqu’un enfin la ramasse. »7
« […] personne ne peut tirer des choses, y compris des livres, plus qu’il n’en sait déjà. Ce à
quoi l’on n’a pas accès par une expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre. »8
« Le pire, pour qui veut aujourd’hui étudier en Europe, en Allemagne surtout, l’économie et
la politique, tient à ce que les situations réelles, au lieu d’illustrer les règles, sont l’exemple
de l’exception ou de stades de transition et d’aboutissement. […] Il faut pour cette raison
apprendre d’abord à passer sur les données de fait et à diriger par exemple son regard au
loin sur l’Amérique du nord, – où l’on peut encore voir de ses yeux, et rechercher pourvu
qu’on le veuille, les mouvements initiaux et normaux du corps social […] »9.
« […] quant à nous autres, soyons les poètes de notre vie, et tout d’abord dans le menu
détail et dans le plus banal ! »10

1
1883, 22 [5] — IX, p. 659.
2
1879, OSM [399] — III**, p. 165.
3
1873, 29 [107] — II*, p. 409.
4
1873/74, UH [6] — II*, p. 134.
5
1876, 17 [42] — III*, p. 359.
6
1872, EE [5ème] — I**, p. 150.
7
1876, WB [5] — II**, p. 119.
8
1888, EH [Pourquoi j’écris de si bons Livres, 1] — VIII*, p. 277.
9
1879, VO [287] — III**, p. 303.
10
1882, GS [Livre quatrième, 299] — V, p. 204.

CLXXXII
« […] l’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de
l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique.
Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce
dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec
la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des
incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que
d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des
matériaux et de toujours les travailler. Toute activité de l’homme est une merveille de
complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un “miracle”. »1
« Qu’est-ce qui fait chez toi l’histoire de tous les jours ? Considère les habitudes qui la
composent. Sont-elles le produit d’innombrables petites lâchetés et paresses, ou celui de ton
courage et de ton ingénieuse raison ? Si différentes que soient ces deux éventualités : il serait
possible que les hommes te décernent les mêmes louanges et que, d’une manière ou d’une
autre, tu leur fusses effectivement de la même utilité. Mais les louanges, l’utilité, et la
respectabilité peuvent suffire à qui ne veut avoir qu’une bonne conscience – non pas à toi,
sondeur de reins, qui as une science de la conscience ! »2
« Je veux éveiller contre moi la plus haute méfiance : je ne parle que de choses vécues, je
n’expose pas de simples vues de l’esprit. »3
« Personne ne doit se plaindre du manque d’expériences, mais tout au plus de leur
surabondance. »4
« Héraclite n’avait pas besoin des hommes, sa sagesse non plus ; tout ce que l’on peut
apprendre d’eux, et qu’avant lui les autres sages s’étaient efforcés d’apprendre, ne le
concernait pas. “C’est moi-même que j’ai cherché et interrogé” disait-il en usant d’un mot
qui servait à désigner l’examen qu’opérait un oracle : comme si lui, et personne d’autre,
avait vraiment achevé et réalisé cette formule delphique : “Connais-toi toi-même”. »5
« Même les grands esprits n’ont qu’une expérience large de cinq doigts, – aussitôt après,
leur méditation prend fin : et l’infini de leurs espaces vides, leur bêtise commencent. »6
« Ma profonde indifférence à l’égard de moi-même : je ne veux tirer aucun avantage de mes
connaissances et je n’élude pas non plus les désavantages qu’elles impliquent […] ; je manie
mon caractère et ne songe ni à le comprendre, ni à le changer – le calcul personnel de la
vertu ne m’est à aucun moment venu en tête. […] Il me semble que l’on se ferme les portes de
la connaissance, dès que l’on s’intéresse à son cas personnel – ou même au “salut” de son
âme !... Il ne faut pas attacher trop d’importance à sa propre moralité et ne pas se laisser
priver d’un droit modeste au contraire de celle-ci… […] S’enrouler autour de soi-même ;
aucun désir de devenir “meilleur” ou seulement “autre” ; trop intéressé pour ne pas lancer
vers les choses les tentacules et les filets de toute moralité. »7
« Le savant évite la connaissance de soi et laisse ses racines enfouies dans la terre. »8

1
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 162] — III*, p. 143.
2
1882, GS [Livre quatrième, 308] — V, p. 210.
3
1884, 27 [77] — X, p. 327.
4
1875, 12 [10] — II**, p. 472.
5
1872, CP [1 – La Passion de la vérité] — I**, p. 170.
6
1881, A [Livre cinquième, 564] — IV, p. 286.
7
1887/88, 11 [300] — XIII, p. 308-309.
8
1882, 3 [1, 295] — IX, p. 98.

CLXXXIII
« Malheur au penseur qui n’est pas le jardinier mais seulement le terrain de ses plantes ! »1
« Je puis me traiter exactement comme un jardinier ses plantes : je puis éloigner de moi
certains mobiles en m’éloignant d’un lieu et d’une société, je puis placer d’autres mobiles à
proximité de moi. Et cette inclination à me conduire en jardinier avec moi-même, je puis la
cultiver artificiellement ou la laisser dépérir. »2
« Il ne tient qu’à nous de façonner notre tempérament comme un jardin. Planter certaines
expériences, en supprimer d’autres : construire une belle et tranquille allée de l’amitié,
connaître des échappées discrètes sur la célébrité, – tenir en état l’accès de tous ces bons
recoins de son jardin, afin qu’il ne nous fasse pas défaut quand nous avons besoin de lui ! »3
« Tentative de travailler sans conscience, comme instrument de la science. Prendre
conscience de tous les petits plaisirs, par ex., dans la connaissance aussi. Modestie envers
soi-même. Généraliser ce que l’on sait de soi, en faire un pathos. »4
« Il est mythique de croire que nous trouverons notre moi le plus propre après avoir
abandonné ou oublié telle ou telle chose. Nous ne faisons ainsi que remonter en spirale à
l’infini : au contraire, nous faire nous-mêmes, modeler une forme à partir de tous ces
éléments – voilà notre tâche ! Toujours celle d’un sculpteur ! D’un créateur ! Ce n’est pas
grâce à la connaissance, mais grâce à l’exercice et à un modèle que nous devenons nous-
mêmes ! La connaissance n’a dans le meilleur des cas qu’une valeur de moyen ! »5
« La connaissance historique n’est qu’une nouvelle expérience vécue. Il n’y a pas de chemin
qui conduise du concept à l’être des choses. Il n’y a qu’un moyen de comprendre la tragédie
grecque : être Sophocle. »6
« Connais-tu bien les dangers qui te menacent, jeune homme qui te mets en route avec ton
maigre savoir d’écolier ? As-tu appris que pour Aristote ce n’est pas une mort tragique que
d’être écrasé par une colonne ? Voilà pourtant une mort non tragique qui te guette. Ah !
Diras-tu, c’est une belle mort, pourvu que la colonne soit grecque ! Ne comprends-tu donc
pas ? Sache donc que depuis des siècles nos philologues s’efforcent de relever la statue de
l’Antiquité grecque, effondrée et enfoncée dans la terre, mais que leurs forces n’y ont jamais
suffi jusqu’à présent. À peine soulevée du sol, elle retombe et écrase les hommes sous elle.
Passe encore, puisque tout être doit bien trouver sa mort. Mais qui nous assure que la statue
elle-même ne soit pas brisée ? »7
« Tu n’as pas le courage de te perdre ni de périr : ainsi tu ne seras jamais un homme
nouveau. Ce qui aujourd’hui nous est aile, couleur, vêtement et force doit n’être que cendre
demain. »8
« Le serpent qui ne peut changer de peau périt. De même les esprits que l’on empêche de
changer d’opinions ; ils cessent d’être esprits. »9

1
1881, A [Livre quatrième, 382] — IV, p. 218.
2
1880, 7 [30] — IV, p. 571.
3
1880, 7 [211] — IV, p. 601.
4
1883/84, 24 [26] — IX, p. 690.
5
1880, 7 [213] — IV, p. 601.
6
1870/71, 7 [186] — I*, p. 317.
7
1871, 11 [1] — I*, p. 424.
8
1882/83, 4 [44] — IX, p. 132.
9
1881, A [Livre cinquième, 573] — IV, p. 289.

CLXXXIV
« Je n’aurais pourtant pas de vœu plus cher que de rencontre un jour quelqu’un devant qui
je ne pourrais pas tenir ce discours, un être à la grandeur farouche, au regard fier, au vouloir
hardi, un lutteur, un poète et un philosophe à la fois, avec la démarche de celui qui aurait à
fouler les serpents et les monstres. Ce héros futur de la connaissance tragique portera sur son
front le reflet de cette sérénité grecque, l’auréole qui sera le premier signe d’une renaissance
imminente de l’Antiquité, de la renaissance allemande du monde hellénique. »1
« Peut-être notre héros futur de la connaissance tragique et de la sérénité grecque sera-t-il
un anachorète – peut-être enverra-t-il au désert les plus profondes natures allemandes –
bienheureuse époque où le monde ramené à la vie intérieure par de terribles souffrances
entendra le chant de ce cygne d’Apollon. »2
« – une pulsion d’auto-destruction : acquérir des connaissances qui privent de tout appui et
de toute force. »3
« L’antiquité hindoue ouvre ses portes, et c’est à peine si ses connaisseurs ont devant les
œuvres les plus impérissables des Hindous, devant leurs philosophies, une autre attitude que
celle d’un animal devant une lyre. »4
« Il faut vouloir vivre les grands problèmes dans son corps et son âme. »5
« On ne devrait rien connaître de plus d’une chose que ce qu’on en peut produire. C’est
même le seul moyen de connaître vraiment quelque chose que de cherche à la faire. Qu’on
cherche à vivre à l’antique – on se rapproche aussitôt de plus de cent lieues des Anciens que
toute érudition. »6
« Il ne faut pas se faire l’écho du chant populaire, mais il faut, si l’on veut être un chanteur
populaire, en être le modèle [Man muß dem Volksliede nicht nachsingen, sondern vorsingen
können]. Et c’est ce que comprend Wagner, il est populaire dans chacune de ses fibres. »7
« Ou bien le philologue excuse l’antiquité, ou bien il est mû par l’intention d’y déceler ce
que notre époque estime. Le bon point de départ, c’est l’inverse : c’est-à-dire qu’il faut
détourner les yeux de l’absurdité moderne et regarder en arrière – beaucoup de ce qui est
repoussant dans l’antiquité paraît alors comme d’une profonde nécessité. Il doit être clair
que nous nous montrons tout à fait absurdes quand nous prenons la défense de l’antiquité et
que nous l’embellissons : que sommes-nous donc ! »8
« Les ombres de l’Hadès chez Homère – de quel genre d’existence sont-elles au juste la
copie ? Je crois que c’est la description des philologues ; il vaut mieux être un journalier
[Tagelöhner] que cette mémoire sans vie du passé – grandeur et petitesse. (Sacrifier
beaucoup de moutons). »9.
« L’antiquité nous parle quand c’est elle qui en a envie, et non pas nous. »10

1
1871, 11 [1] — I*, p. 425.
2
1871, 11 [1] — I*, p. 426.
3
1884/85, 31 [25] — XI, p. 92.
4
1874, SE [8] —II**, p. 93.
5
1886/87, 5 [29] — XII, p. 196.
6
1875, 5 [167] — II**, p. 327.
7
1875, 11 [25] — II**, p. 438-439.
8
1875, 3 [52] — II**, p. 270.
9
1875, 3 [51] — II**, p. 270 (Odyssée, XI, 489-91).
10
1875, 3 [56] — II**, p. 271.

CLXXXV
« Que chacun de ceux qui se posent en amis de l’Antiquité examine par quelle voie il s’en
approche : nous devons seulement exiger que chacun de ces amis nostalgiques se soucie
réellement et sérieusement de ce château enchanté, pour trouver quelque part un accès
dissimulé par lequel il pourra s’y glisser. Celui qui l’aura trouvé quelque part sera à même
de juger si dans ce qui suit nous parlons d’un monde de choses véritablement vues et
vécues. »1
« Ne serait-ce que ressentir quelque chose de l’antiquité est si difficile qu’il faut savoir
attendre jusqu’à ce qu’on puisse en entendre quelque chose. »2
« Je ne permettrai jamais à une fonction de me dérober plus d’un quart de mes forces. »3
« L’histoire doit exemplifier les vérités philosophique, mais non des allégories, des mythes
au contraire. »4
« Les explications mystiques passent pour profondes : la vérité est qu’elles ne sont pas
même superficielles. »5
« C’est la fin qui, au lieu de justifier, désacralise toutes choses et toute action : car qu’est-ce
que le sacré, s’il ne repose pas au cœur et dans la conscience des choses et des actions ! Je
veux que tu ne fasses rien avec des “pour”, des “parce que” et des “afin que” – mais que tu
fasses toute chose pour elle-même et pour l’amour d’elle. »6
« A : Mais pourquoi ne veux-tu pas te justifier ? – B : Je le pourrais, sur ce point et sur cent
autres, mais je méprise le plaisir que procure la justification : car ces choses n’ont pas pour
moi suffisamment d’importance, et je préfère garder sur moi des taches plutôt que de faciliter
à ces êtres mesquins leur joie maligne, de leur permettre de dire : “Il prend donc ces choses
très au sérieux !” Car cela n’est pas vrai ! Peut-être faudrait-il que je tienne encore plus à
moi-même pour ressentir le devoir de rectifier les représentations fautives qui me
concernent ; – je suis trop indifférent et trop indolent envers moi, et aussi envers ce qui est
provoqué par moi. »7
« Combien d’hommes y a-t-il qui sachent seulement observer ! Et parmi les quelques rares
qui en sont capables – en est-il qui puissent s’observer eux-mêmes ? “Chacun est à soi-même
le plus lointain” – c’est là ce que savent tous les sondeurs de l’âme, pour leur grand
malaise ; et la sentence : “connais-toi toi-même”, dans la bouche d’un dieu, adressée aux
hommes, est presque une méchanceté. »8
« L’État lui-même ne connaît pas de loi non écrite plus puissante que le fondement mythique
qui garantit son lien organique à la religion et sanctionne la représentation mythique qu’il se
donne de ses origines. »9

1
1870/71, 5 [115] — I*, p. 248.
2
1875, 3 [12] — II**, p. 259.
3
1873, 29 [231] — II*, p. 450.
4
1871/72, 8 [69] — I*, p. 345.
5
1882, GS [Livre troisième, 126] — V, p. 150.
6
1883, 22 [1] — IX, p. 642.
7
1881, A [Livre cinquième, 472] — IV, p. 248-249.
8
1882, GS [Livre quatrième, 335] — V, p. 223.
9
1871, NT [23] —I*, p. 147.

CLXXXVI
« L’homme dépossédé du mythe, cet éternel affamé, le voilà au croisement de tous les
passés qui creuse et fouille en quête de racines, dût-il aller les déterrer dans les plus
lointaines antiquités. »1
« […] homme qui a accepté ma doctrine comme une boule et comme un tout, “toute chose
est à la mer”, la mer est partout : mais la mer elle-même a perdu sa profondeur. »2
« Pensons alors à la musique parvenue à son degré le plus sublime : elle nous livrerait un
moyen de transformer, pour le dire vite, chaque image du monde en un mythe, et de lui faire
exprimer une vérité universelle et éternelle. [Ce à partir de là qu’il pointe que ce phénomène
est historiquement déterminé] Ce pouvoir inouï de la musique, nous l’avons vu jusqu’ici, dans
l’histoire du monde, aboutir par deux fois à la création de mythes : et nous avons le bonheur
de vivre l’un de ces moments, de vivre cet étonnant processus lui-même, de sorte que nous
pouvons aussi, à partir de nous, nous expliquer analogiquement le premier moment. »3
« Si l’on remonte le temps, le sens de la causalité ne cesse de s’affaiblir (par ex. les mythes).
Par conséquent, les conceptions de l’intériorité ne peuvent être que fort peu raisonnables. »4
« Et la valeur d’un peuple – comme du reste d’un homme – ne se mesure précisément qu’à
sa capacité d’imprimer à sa vie le sceau de l’éternité : car c’est ainsi, si l’on peut dire, qu’il
se désécularise et témoigne de sa foi inconsciente et profonde dans la relativité du temps et la
signification véritable, c’est-à-dire métaphysique, de la vie. »5
« Qui écrit sur les mobiles intérieurs de l’homme ne doit pas se contenter de les signaler
froidement […] Il lui faut savoir réveiller le souvenir de telle ou telle passion, tel ou tel état
d’âme, il lui faut donc être un artiste en description. Pour cela, il a encore besoin de
connaître toutes ces affections par expérience […]. Aussi doit-il être passé par les stades les
plus importants de l’humanité et être capable de s’y tenir : il lui faut avoir été religieux,
artiste, voluptueux, ambitieux, méchant et bon, patriote et cosmopolite, aristocrate et
plébéien, et avoir conservé sa puissance de description. »6
« […] Wagner, le maître de la langue, le mythologue et l'inventeur de mythes, qui pour la
première fois a su sceller d’un Anneau l’admirable et prodigieuse configuration des âges
reculés et y graver les runes de son esprit […] Du même coup son rapport avec l’histoire est
autre que celui du savant, il est bien plutôt semblable à celui du Grec avec son mythe, avec
quelque chose que l’on forme et traduit en poème, avec amour certes, et une ferveur pleine de
retenue, mais avec cependant le droit souverain du créateur. Et parce que l’histoire est
justement pour lui encore plus inflexible et plus changeante que le rêve, il peut introduire
dans un événement singulier, en le poétisant, ce qu’il y a de typique dans des époques entières
et accéder ainsi à une vérité de description à laquelle l’historien ne parvient jamais. »7
« Avantage de la solitude : nous déchaînons notre nature tout entière, y compris ses
mauvaises humeurs, contre notre objet principal et non contre d’autres hommes ou choses :
ainsi nous le vivons à fond ! »8

1
1871, NT [23] —I*, p. 147.
2
1885, 36 [2] — XI, p. 282.
3
1871/72, 14 [3] — I*, p. 444.
4
1883, 9 [38] — IX, p. 369.
5
1871, NT [23] —I*, p. 149.
6
1876/77, 23 [39] — III*, p. 473.
7
1876, WB [3] —II**, p. 109-110.
8
1880, 8 [90] — IV, p. 637.

CLXXXVII
« Comment, quant à l’histoire, il apprend, pour maîtriser ensuite ce qu’il a appris. Dès que
sa force créatrice recommence à s’emparer de lui, l’histoire devient pour lui quelque chose
de tout autre, le passé s’est en quelque sorte concentré et condensé ; et il se rapporte à
l’histoire comme le Grèce à son mythe, c’est-à-dire comme à quelque chose qu’on modèle et
qu’on tisse avec amour et avec une dévotion respectueuse ; elle est devenue plus plastique et
plus malléable qu’une réalité et porte cependant plus de signes de la réalité de jadis
qu’aucun événement du passé. »1
« Une grande masse parmi [les philologues] en vient, consciemment ou non, à la conviction
que le contact direct avec l’Antiquité classique est pour eux inutile et désespéré […] D’autant
plus grande est la joie avec laquelle cette troupe s’est jetée sur la linguistique : […] là on
accueille encore n’importe qui à bras ouverts, et même celui qui devant Sophocle et
Aristophane n’a jamais pu parvenir à une impression hors de l’ordinaire, à une pensée digne
d’attention, celui-là est installé avec un certain succès au métier à tisser de l’étymologie ou
chargé de ramasser les restes d’un lointain dialecte – et sa journée se passe à relier et
séparer, rassembler et disperser, courir çà et là et feuilleter des livres. […] Et le voilà qui
commence tout joyeusement, en partant d’Homère, à faire de l’étymologie et à appeler à son
secours le lituanien ou le vieux-slave, et surtout le saint sanscrit, comme si les cours de grec
n’étaient qu’un prétexte pour une introduction générale à la linguistique et comme si Homère
souffrait d’un défaut essentiel, celui de n’être pas écrit en indo-européen primitif. »2
« […] Les maîtres d’aujourd’hui me paraissent en user [de la langue grecque et latine] de
manière si génétique et si historique qu’ils en feront dans le meilleur des cas des petits
sanscritologues ou des diablotins d’étymologistes ou des libertins à conjectures, mais que nul
d’entre eux ne saura lire son Platon ou son Tacite, pour le plaisir, comme nous autres vieilles
gens. »3
« Une autre grande faveur fut accordé à Schopenhauer en ce qu’il ne fut pas d’emblée
destiné à être un savant et élevé dans cette intention, mais qu’il a réellement travaillé quelque
temps, même si c’était déjà à contrecœur, dans un comptoir commercial, et qu’en tout cas il a
respiré toute sa jeunesse durant l’air plus libre d’une grande maison de commerce. Un savant
ne deviendra jamais un philosophe : car Kant lui-même ne l’a pu, en dépit de l’impulsion
innée de son génie ; il est resté jusqu’à la fin dans une sorte de chrysalide. Quiconque croit
qu’avec des mots je suis injuste envers Kant ne sait pas ce qu’est un philosophe : c’est-à-dire
non seulement un grand penseur, mais aussi un homme réel ; et quand a-t-on jamais vu qu’un
savant devînt un vrai homme ? Celui qui laisse s’interposer entre lui et les choses des notions,
des opinions, des événements du passé, des livres, celui donc qui, au sens le plus large, est né
pour l’histoire, ne verra jamais les choses pour la première fois et ne sera jamais lui-même
une de ces choses que l’on voit pour la première fois. »4
« Ne pas chercher à voir à contretemps […] Tant que l’on vit quelque chose, il faut se
donner à l’événement et fermer les yeux, c’est-à-dire ne pas faire l’observateur en pleine
expérience. Cela, en effet, troublerait la digestion de l’événement : au lieu de sagesse, on en
retirerait une indigestion. »5

1
1875, 11 [39] — II**, p. 454-455.
2
1872, EE [3ème] — I**, p. 123-124.
3
1872, EE [3ème] — I**, p. 124-125.
4
1874, SE [7] — II**, p. 80-81.
5
1879, VO [297] — III**, pp. 307-308.

CLXXXVIII
« […] Je demande s’il serait également possible de peindre en Romains nos littérateurs, nos
tribuns, nos fonctionnaires, nos politiciens actuels ; cela serait impossible, car ce ne sont pas
des hommes, mais seulement des manuels ambulants, en quelque sorte des abstractions
concrètes. […] C’est ainsi que ma thèse doit être comprise et examinée : l’histoire n’est
tolérable qu’aux fortes personnalités ; quant aux faibles, elle ne fait qu’achever de les
étouffer. Elle égare en effet le sentiment et la sensibilité, quand ceux-ci ne sont pas assez
vigoureux pour mesurer le passé à leur aune. Celui qui n’ose plus se fier à lui-même, mais
cherche machinalement conseil auprès de l’histoire en demandant : “Quel sentiment doit-je
éprouver ici ?”, celui-là, la peur le transforme progressivement en comédien. Il se met à
jouer un rôle, souvent même plusieurs rôles, et plus il en joue, plus il les joue mal et
platement. »1
« Comme l’Éternel féminin ne vous élèvera jamais jusqu’à lui, vous l’abaissez à vous, et,
étant vous-mêmes des êtres neutres, vous traitez l’histoire comme une chose neutre. Qu’on ne
croie pas pourtant que je compare sérieusement l’histoire avec l’Éternel féminin ; je déclare
expressément que je la tiens au contraire pour l’Éternel masculin : seulement, il doit être
passablement indifférent à ceux qui possèdent une parfaite “culture historique” qu’elle soit
l’un ou l’autre. Ne sont-ils pas eux-mêmes ni hommes ni femmes, ni même des entités
collectives, mais seulement des êtres neutres ou bien, pour m’exprimer de façon plus savante,
les Éternels objectifs ? »2
« “La vie comme moyen de la connaissance” – avec ce principe dans le cœur on peut non
seulement vivre courageusement, mais aussi gaiement vivre et gaiement rire ! Et qui donc
s’entendrait seulement à bien rire et bien vivre s’il ne s’entendait d’abord à guerroyer et à
vaincre ? »3
« [Héraclite] parlait sans en faire grand cas de ces hommes qui interrogent, qui
collectionnent, bref de ces “historiens”. C’est “moi-même que j’ai cherché et que j’ai tenté
d’interpréter” disait-il de lui-même en employant le mot qui définit l’interprétation d’un
oracle. »4
« 5) il faut comprendre le phénomène artistique fondamental qui s’appelle la vie – l’esprit
constructif qui construit dans les circonstances les plus défavorables : de la façon la plus
lente – – – la PREUVE qui garantit toutes ses combinaisons doit être d’abord donnée en
termes nouveaux : cela tient. »5
« Vivre beaucoup de choses : ainsi, vivre également bien des choses révolues ; vivre comme
une unité bien des expériences propres et maintes expériences étrangères : voilà qui fait les
plus grands hommes ; je les appelle des “sommes”. »6
« Celui qui est, intellectuellement, riche et indépendant, est de toute façon le plus puissant
des hommes : cela est honteux, du moins à une époque si humaine, s’il veut avoir encore
plus : ce sont les insatiables. »7

1
1873/74, UH [5] — II*, p. 125.
2
1873/74, UH [5] — II*, p. 126.
3
1882, GS [Livre quatrième, 324] — V, p. 217.
4
1873, PG [8] — I**, p. 240. Fragments [DK 40, 129] [DK 101] d’Héraclite.
5
1884, 25 [438] — X, p. 146.
6
1882/83, 30 — IX, p. 204.
7
1880, 6 [341] — IV, p. 534.

CLXXXIX
« Je ne connais pas d’autre manière d’être occupé à une grande tâche que le jeu : comme
signe de grandeur c’est une condition fondamentale. »1
« […] l’âme pour qui tout est un jeu »2
« ils veulent apprendre à jouer sans même avoir encore appris à être sérieux »3
« Vivre est la condition du connaître. Errer, la condition de la vie et notamment errer au
plus profond de la vie. Savoir que l’on erre ne supprime pas le fait d’errer ! Il n’y a rien
d’amer à cela ! […] Ainsi découvrons-nous ici également la nuit et le jour, en tant que notre
condition de vie : vouloir-connaître et vouloir-errer sont le flux et le reflux. Si l’un des deux
prédomine absolument, l’homme périt ; et du même coup sa capacité. »4
« Alors que pour le génie qui, semblable au poète, regarde les choses avec un œil pur et
aimant et s’efforce toujours de s’intégrer davantage en elles, cette façon de fouiller dans
d’innombrables opinions étrangères et absurdes a quelque chose de l’occupation la plus
répugnante et la moins opportune. L’histoire érudite du passé n’a jamais été l’affaire d’un
vrai philosophe, ni en Inde, ni en Grèce. »5
« Absorbez à fond les situations de la vie, les chances de votre vie – et passez outre ! Il ne
suffit pas d’être une individualité ! Ce qui signifierait vous inciter à devenir borné ! Mais
passer d’une individualité à l’autre ! »6
« Comme le temps de penser et le calme de la pensée manquent également, on ne pèse plus
les opinions qui s’écartent de la règle : on se contente de les haïr. L’accélération
monstrueuse de la vie habitue l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiels ou
faux, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les
gens sans quitter le chemin de fer. »7
« Voici la maladie moderne : un excès d’expériences. Que chacun rentre donc à temps en
soi-même pour ne pas se perdre à force d’expériences. »8
« Le peuple a coutume de se demander avec un sérieux imperturbable au sujet des
philosophes s’ils ont réellement vécu en accord avec leur doctrine : il juge à part soi qu’il est
facile de prêcher une morale et que cela ne signifie pas grand-chose, mais que cela a son
importance de vivre une morale, n’importe quelle sorte de morale. C’est une naïveté : car
comment quelqu’un parviendrait-il au savoir s’il n’avait vécu dans le pays dont il parle ! »9
« Goethe : « toute l’activité de mon esprit a eu la forme d’une heuristique vécue qui
reconnaissait une règle inconnue mais dont elle avait le pressentiment et qui, partant,
s’efforçait de la trouver dans le monde extérieur et – de l’introduire dans le monde
extérieur. »10

1
1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 10] — VIII*, p. 274.
2
1883, 17 [40] — IX, p. 573.
3
1883, 17 [46] — IX, p. 574.
4
1881, 11 [162] — V, p. 372.
5
1874, SE [8] — II**, p. 86-87.
6
1881, 13 [3] — V, p. 489-490.
7
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 282] — III*, p. 214.
8
1876, 17 [51] — III*, p. 361.
9
1886/87, 5 [33] — XII, p. 197.
10
1884, 25 [473] — X, p. 157.

CXC
« J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont des
problèmes “purement spirituels”. »1
« Nos historiens de la littérature sont ennuyeux parce qu’ils se forcent à parler et à juger de
tout, même quand ils n’en ont aucune expérience personnelle. »2
« […] vous voulez à peu près le contraire de ce qui fait partie des visées de ces philosophes
que j’appelle tentateurs [Versucher] ; ceux-là sont peu tentés d’échanger des urbanités
hypocrites avec vous. »3
« Chez les hommes profonds, il faut, comme dans les puits profonds, beaucoup de temps à
quelque chose qui tombe pour atteindre le fond. Les spectateurs, qui d’habitude n’attendent
pas assez longtemps, tiennent facilement de tels hommes pour inertes et durs… ou encore
pour ennuyeux. »4
« Les jeunes gens déplorent souvent de n’avoir pas fait d’expériences, alors qu’ils souffrent
d’en avoir trop fait […] »5.
« – Tu es heureux ! Chaque fois que ton caractère est au plus haut de son flux, ton intellect
parvient aussi au sien. – B : Tu oublies quelque chose ! »6
« Ne jamais passer sous silence quelque chose que l’on peut dire contre toi ! Fais-toi ce
serment solennel ! NB »7.
« Voici mes ennemis : ceux qui veulent renverser sans vouloir se reconstruire. Ils disent :
“tout est sans valeur” – et ne veulent eux-mêmes créer aucune valeur. »8
« Affranchi de la tyrannie des concepts “éternels”, je suis loin, d’autre part, de vouloir me
précipiter dans l’abîme de l’arbitraire qui est celui du scepticisme : je demande plutôt que
l’on considère les concepts comme des tentatives servant à sélectionner des types d’hommes
déterminés et en ce qui concerne leur solidité et leur durée – – – »9
« Nous, les psychologues de l’avenir – nous sommes peu enclins à l’auto-observation : nous
prenons quasiment pour un signe de dégénérescence le fait qu’un instrument “cherche à se
connaître lui-même” : nous sommes des instruments de connaissance et voudrions avoir toute
la naïveté et la précision d’un instrument, – par conséquent, nous n’avons pas le droit de
nous analyser, de nous “connaître”. Premier signe d’un instinct de conservation du grand
psychologue : il ne se cherche pas, il n’a pas de regard, pas d’intérêt, pas de curiosité pour
lui-même… Le grand égoïsme de notre volonté dominante exige de nous que nous fermions
sagement les yeux devant nous-mêmes – que nous paraissions sous un jour “impersonnel”,
“désintéressé”, objectif… »10

1
1880, 4 [285] — IV, p. 436.
2
1878, 30 [60] — III**, p. 374.
3
1885, 36 [17] — XI, p. 289.
4
1879, VO [328] — III**, p. 316.
5
1876, 18 [22] — III*, p. 375.
6
1880, 10 [A 99] — IV, p. 671.
7
1880, 7 [133] — IV, p. 588.
8
1882/83, 218 — IX, p. 222.
9
1885, 35 [36] — XI, p. 256.
10
1888, 14 [27] — XIV, pp. 35-36.

CXCI
« – Avoir de l’esprit ne suffit plus aujourd’hui : il faut encore le conquérir, s’arroger de
l’esprit, cela exige beaucoup de courage. »1
« La plupart des hommes ne sont rien et sont estimés pour rien jusqu’au jour où ils se sont
revêtus de convictions générales et d’opinions publiques, suivant la philosophie des tailleurs :
l’habit fait le moine. Mais quant aux hommes d’exception, il faudra dire : c’est l’habillé qui
fait l’habit ; les opinions cessent ici d’être publiques et deviennent autre chose que masques,
parure et travesti. »2
« Prendre autant de distance à l’égard des phénomènes moraux qu’un médecin peut être
éloigné de la croyance aux sorciers et de la doctrine de “la possession par le diable”. »3
« Chez les natures telles que César et Napoléon, on peut pressentir une espèce de travail
“désintéressé” sur son propre marbre, quoi qu’il en coûte de sacrifices humains. Dans cette
voie se situe l’avenir des hommes supérieurs : assumer la plus lourde responsabilité et ne pas
y succomber. »4
« Une fois la décision prise, il faut fermer l’oreille aux meilleures objections : c’est là le
signe d’un caractère ferme. Donc, à l’occasion, il faut opter pour la sottise. »5

« Estimer ce que valent les choses : pour cela, il ne suffit pas qu’on les connaisse : bien que
cela soit aussi nécessaire. Il faut être en droit de leur accorder de la valeur, en droit de leur
en donner et de leur en retirer, bref, il faut être quelqu’un qui a le droit d’attribuer des
valeurs. De là le grand nombre d’“objectifs” aujourd’hui. Ils ont la modestie et l’honnêteté de
se refuser ce droit. »6
« Rester objectif, dur, inébranlable, rigoureux dans l’accomplissement d’une pensée – ce
sont encore les artistes qui y parviennent le mieux. »7
« Le nomadisme spirituel est le don de l’objectivité ou le don de trouver partout une pâture
des yeux. Chaque homme, chaque chose est ma trouvaille, ma propriété : l’amour, qui
l’anime pour toutes choses lisse son front. »8
« Mais à partir du moment où ces représentations sont devenues caduques 1) celle de Dieu
2) celle de valeurs éternelles : la tâche du législateur des valeurs revêt une terrible grandeur.
Les facilités qu’on avait jadis ont disparu – le sentiment qui en résulte est si terrible qu’un
homme dans cette situation cherche refuge. 1) dans le fatalisme absolu : les choses suivent
leur cours, et l’influence d’un individu sur elles ne compte pas. 2) dans le pessimisme
intellectuel : les valeurs sont des illusions, il n’existe en soi “ni bien ni mal” etc. Mais le
pessimisme intellectuel renverse également le fatalisme, il montre que ce sentiment de
“nécessité” et de “causalité” c’est nous qui l’avions d’abord introduit. 3) dans le
rapetissement qu’on opère de soi à dessein. »9

1
1884/85, 32 [9] — XI, p. 131.
2
1879, OSM [325] — III**, p. 148.
3
1884, 26 [23] — X, p. 177.
4
1885/86, 1 [56] — XII, p. 34.
5
1886, PBM [Maximes et interludes, 107] — VII, p. 86.
6
1884, 26 [453] — X, p. 300.
7
1885/86, 1 [56] —XII, p. 34.
8
1882, 17 [13] — V, p. 549.
9
1884, 26 [407] — X, p. 287.

CXCII
« La tactique de Grote pour défendre les sophistes est erronée : il veut en faire des hommes
d’honneur et des parangons de vertu – mais leur honneur fut de ne pas pratiquer
l’escroquerie aux grands mots et aux grandes vertus… »1
« – avoir de l’esprit ne suffit pas : il faut encore l’assumer et cela exige beaucoup de
courage. »2
« Nous, hommes du “sens historique”, nous avons aussi nos vertus qu’on ne peut nous
contester ; nous sommes sans prétention, désintéressés, modestes, courageux ; nous avons le
sens de l’abnégation et du dépassement de nous-mêmes, nous sommes très reconnaissants,
très patients, très accueillants : avec tout cela nous n’avons peut-être pas beaucoup de
goût. »3
« Ne pas agir, laisser aller, ne pas créer, ne pas détruire – voilà qui est pour moi le mal. Le
savant également s’il n’est pas désirant. »4
« C’est une différence des plus considérables si un penseur est personnellement engagé dans
ses problèmes au point d’y trouver son destin, sa détresse mais aussi sa chance, ou s’il les
aborde de façon “impersonnelle”, c’est-à-dire s’il ne sait les toucher et les saisir autrement
qu’avec les antennes d’une pensée froide et simplement curieuse. Dans le dernier cas il n’en
résultera rien, on peut en être sûr : car les grands problèmes, pour autant qu’ils se laissent
saisir, ne se laissent point retenir par les grenouilles et les impuissants, c’est là le bon goût
des problèmes – goût du reste qu’ils partagent avec toutes les vaillantes petites femmes.
Comment se fait-il alors que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres,
qui eût pris pareille position personnelle à l’égard de la morale, qui eût connu la morale en
tant que problème et ce problème en tant que sa détresse, son tourment, sa volupté, sa passion
personnelle ? »5
« J’applaudis à tout scepticisme, auquel il me serait permis de répondre : “Essayons !”.
Mais qu’on ne me parle plus d’aucune de ces choses ni de ces questions qui n’admettent pas
l’expérience. Telle est la limite de mon “sens de la vérité” : car au-delà, l’audace a perdu ses
droits. »6
« Une sensibilité divinatoire, le flair de traces presque effacées, le don de déchiffrer le
palimpseste, voire le myriopseste – bien des erreurs et des faux pas possibles ! »7
« Au fur et à mesure que sa culture s’élève, tout devient intéressant pour l’homme, il sait
trouver rapidement le côté instructif d’une chose et discerner le point où elle peut combler
une lacune de sa pensée, confirmer une de ses idées. L’ennui disparaît ainsi un peu plus
chaque jour, mais en même temps la sensibilité excessive de l’âme. L’homme finit par passer
au milieu de ses semblables comme un naturaliste parmi les plantes et par se prendre lui-
même pour un phénomène à observer, qui n’excite fortement que son instinct de
connaissance. »8

1
1888, 14 [147] — XIV, p. 115. G. Grote est un philologue allemand que Nietzsche utilisait dans ses cours sur les
présocratiques.
2
1884/85, 31 [52] — XI, p. 111.
3
1886, PBM [Nos vertus, 224] — VII, p. 142.
4
1882/83, 211 — IX, p. 221.
5
1886, GS [Livre cinquième, 345] — V, p. 241.
6
1882, GS [Livre premier, 51] — V, p. 89-90.
7
1873, 29 [136] — II*, p. 420.
8
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 254] — III*, p. 196.

CXCIII
« Il faut avoir du courage dans le ventre pour se permettre quelque méchanceté : la plupart
sont trop lâches pour moi. »1
« Il est tout à fait essentiel que la pensée s’accompagne de plaisir ou au contraire de
déplaisir : celui à qui elle coûte de véritables peines, c’est celui qui présente le moins de
dispositions pour elle et vraisemblablement aussi celui qui ira le moins loin dans cette voie :
il se force et, en ce domaine, cela ne sert à rien. »2
« […] mais il y a des hommes qui sont les héritiers et les maîtres de cette richesse lentement
acquise de vertus et de capacités multiples – parce que des mariages heureux et raisonnables
et aussi des hasards heureux ont fait que les forces acquises et accumulées par de
nombreuses générations n’ont été ni gaspillées ni éparpillées mais réunies par l’anneau
solide d’une volonté. »3
« Romantiques – en partie réaction naturelle contre le cosmopolitisme cultivé, en partie
réaction de la musique contre une froide plastique, en partie élargissement de l’imitation et
de la répétition cosmopolites. Pas assez de force [Kraft] pour beaucoup d’intuition. »4
« Nous nous défendons encore au bout du compte contre la psychologie du type de celle des
Sainte-Beuve et des Renan, contre cette façon d’épier et de flairer les âmes, pratiquée par ces
jouisseurs efféminés de l’esprit, dépourvus d’épine dorsale : il nous paraît indécent de les
voir palper de leurs doigts curieux les secrets des hommes et des époques qui furent plus
hauts, plus sévères, plus profonds et plus nobles qu’eux sous tous les rapports […] »5.
« Avant de pouvoir pardonner, il faut d’abord avoir fait l’expérience de ce que quelqu’un a
subi : et chez les hommes profonds, toutes les expériences durent longtemps. »6
« Je croyais que le savoir tuait la force, l’instinct, qu’aucune action ne pouvait en sortir. Il
est seulement vrai que, d’abord, un nouveau savoir n’a pas de mécanisme bien rodé à sa
disposition, à plus forte raison pas d’accoutumance plaisante et passionnée ! Mais tout cela
peut se développer ! bien que cela revienne à attendre des arbres dont une génération
ultérieure recueillera les fruits – pas nous ! Telle est la résignation de celui qui sait ! Il est
devenu plus pauvre et plus débile, plus impropre à l’action, dépouillé pour ainsi dire de ses
membres – il est devenu voyant… et aveugle, et sourd. »7
« Ce serait insupportable : voilà pourquoi sont nécessaires ces allègements de la vie. »8
« C’est aussi la vie qui tranche dans la vie : notre propre souffrance accroît notre savoir. »9

« – Mais laissons là M. Nietzsche : que nous importe que M. Nietzsche ait recouvré la
santé ?... Un psychologue connaît peu de questions aussi séduisantes que celle du rapport
entre la santé et la philosophie et, pour le cas où il tomberait lui-même malade, il entrerait
dans son mal avec toute sa curiosité scientifique. En effet, pourvu que l’on soit une personne,
on a nécessairement la philosophie dans sa propre personne. »10

1
1 887/88, 11 [51] — XIII, pp. 224-225.
2
1872/73, 19 [90] — II*, p. 202.
3
1884, 26 [409] — X, p. 288.
4
1872/73, 19 [294] — II*, p. 260.
5
1885, 35 [43] — XI, p. 258.
6
1882/83, 156 — IX, p. 216.
7
1880, 7 [172] — IV, p. 594.
8
1883, 4 [61] — IX, p. 138.
9
1883, 13 [1] — IX, p. 446.
10
1886, GS [Préface, 2] — V, p. 22.

CXCIV
« “Endure cela, cher cœur ! tu as déjà enduré pire, comme un chien !” »1
« La solitude aussi comme jouissance de soi, même pour celui qui se torture. »2
« Il est possible de partager la joie prise par nos ennemis à notre malheur. »3
« Zarathoustra 3. Début. Récapitulation. Tu veux enseigner le surhomme – mais tu es tombé
amoureux de tes amis et de toi-même et tu as fait de ta vie un délice. Les îles bienheureuses
t’affaiblissent – te voilà sombre et passionné, tu blâmes tes ennemis. Un signe de faiblesse : tu
recules face à tes pensées. »4
« La “machine à écrire” est chose pareille à moi : de fer et cependant facile à détraquer,
surtout en voyage.
Patience et tact faut-il infiniment avoir
de fins doigts pour se servir de nous. »5
« À de tels hommes qui me touchent de quelque manière, je souhaite souffrance, abandon,
maladie, mauvais traitements, déshonneur, – je leur souhaite de ne point ignorer le profond
mépris de soi, la torture de la méfiance à l’égard de soi, la misère du vaincu : je n’ai point de
pitié pour eux, parce que je leur souhaite l’unique chose qui puisse prouver aujourd’hui que
quelqu’un a ou non de la valeur – qu’il tient ferme… »6
« J’examine l’homme sous ce rapport, à savoir s’il ne connaît la détresse de l’âme que par
description – s’il tient pour “cultivé” et distingué de feindre cette connaissance – même la
plus grande douleur physique est inconnue à la plupart, ils ne songent, quand ils se la
représentent, qu’à leurs maux de dents ou de tête. »7
« C’en est trop pour moi et pour m’en sortir, il faut qu’un jour je donne libre cours à mon
dégoût. »8
« Nous autres penseurs, nous devons d’abord déterminer et au besoin décréter le bon goût
de toutes choses. Les gens pratiques le reçoivent ensuite de nous, leur dépendance à notre
égard est incroyablement grande et constitue le spectacle le plus risible du monde, bien qu’ils
s’en rendent à peine compte et qu’ils aiment à nous expédier en quelques mots dédaigneux,
nous si dépourvus de sens pratique : oui, ils mépriseraient même leur existence pratique si
nous voulions la mépriser : – comme pourrait nous y entraîner de temps en temps un léger
désir de vengeance. »9
« on ne réagit pas à la plupart des blessures, au contraire, on se soumet. »10
« La vie est difficile à supporter : ce pour quoi la bravade est nécessaire le matin, et la
résignation l’après-midi. »11

1
1881, A [Livre troisième, 199] — IV, p. 152. Odyssée, XX, 18.
2
1883, 16 [86] — IX, p. 549.
3
1880, 7 [286] — IV, p. 615.
4
1883, 16 [89] — IX, p. 551.
5
1882, 18 [2] — V, p. 557.
6
1887, 10 [103] — XIII, p. 155.
7
1882, GS [Livre premier, 51, variantes] — V, p. 619, note 1 de la p. 88.
8
1875, 5 [138] — II**, p. 315.
9
1881, A [Livre cinquième, 505] — IV, p. 260.
10
1883, 7 [84] — IX, p. 281.
11
1882/83, 4 [72] — IX, p. 142.

CXCV
« Un penseur peut se contraindre pendant des années à penser à contre-courant : je veux
dire à ne pas suivre les pensées qui se présentent à lui de l’intérieur, mais celles auxquelles
semblent l’obliger un emploi, un horaire prescrit, une forme arbitraire d’application. Mais il
finit par tomber malade : car cette apparente maîtrise morale détériore sa force nerveuse
aussi radicalement que pourrait le faire une débauche érigée en règle. »1
« Anéantir, tu dois anéantir, ô roi, les hommes que ne précède aucune idole : ce sont les
pires ennemis de toute l’humanité ! Ecrase la vermine, celle des créateurs. »2
« La crainte des conséquences de la doctrine : peut-être que les meilleures natures s’y
détruisent ? que les pires l’adoptent ? »3
« Qui met de la précaution dans ses rapports avec les hommes et ne les blesse pas pour
n’être pas blessé, finit d’habitude par apprendre avec effroi que les gens n’ont pas remarqué
du tout a discrétion ou même que, l’ayant remarquée, ils la regardent de haut pour s’en
amuser. »4
« Plus un psychologue, un psychologue-né, un devin prédestiné des âmes, tourne son regard
vers les cas exceptionnels et les hommes hors du commun, plus il risque de suffoquer de
pitié : plus qu’un autre il aura besoin de dureté et de sérénité. L’échec, le naufrage des
hommes supérieurs, des âmes taillées sur un modèle exceptionnel est en effet la règle : il est
horrible d’avoir cette règle constamment sous les yeux. Le tourment sans cesse recommencé
du psychologue qui a découvert ce naufrage et redécouvre presque partout dans le cours de
l’histoire cet état de “perdition” qui gît au cœur de l’homme d’élite, cet éternel “trop tard” à
tous les sens du mot – ce tourment l’entraînera peut-être un jour à se retourner amèrement
contre son propre sort et à tenter de se détruire lui-même, de “périr” lui aussi. »5
« Être le plus possible satisfait de soi ! Préserver les passions fortes ! »6
« Il est très difficile de conserver une haute opinion de soi quand on fraye ses chemins
personnels. Nous ne pouvons pas connaître notre propre valeur, nous devons en croire les
autres ; et lorsque ceux-ci ne peuvent pas nous juger correctement parce que, précisément,
nous prenons des voies inconnues, nous nous devenons suspect à nous-mêmes : nous avons
besoin de leurs encouragements joyeux et stimulants. Les solitaires deviennent sombres s’ils
en sont privés, ils perdent la moitié de leurs capacités, et leur œuvre avec eux. »7
« L’incessant martyre du psychologue […] qui a découvert une fois pour toutes et
redécouvre presque chaque fois le caractère essentiellement “incurable” du mal, qui, dans
toute l’histoire, frappe les hommes supérieurs, ce sentiment de “trop tard”, dans tous les
sens, voilà qui pourrait bien un jour devenir la cause de sa propre perte. »8
« Partout […] où nous sommes remarqués en tant que souffrants, notre souffrance est
expliquée de la manière la plus plate. »9

1
1881, A [Livre cinquième, 500] — IV, p. 258.
2
1883, 13 [4] — IX, p. 469.
3
1883, 16 [63] — IX, p. 540.
4
1876, 18 [4] — III*, p. 371.
5
1886, PBM [Qu’est-ce qui est aristocratique, 269] — VII, p. 194-195.
6
1883, 4 [61] — IX, p. 138.
7
1880, 5 [6] — IV, p. 448.
8
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] —II**, p. 367.
9
1882, GS [Livre quatrième, 338] — V, p. 228.

CXCVI
« Conditions du sage.
Il faut se détacher de la société par une culpabilité dans tous les domaines. »1
« contempler comme un drame ses souffrances intimes est supérieur d’un degré à ne faire
que souffrir. »2
« […] je recommence à faire, […] ce que je fais et ce que j’ai toujours fait pour moi : à
savoir peindre sur mon mur les images d’idéaux nouveaux. »3
« À un point culminant de la vie nous risquons le plus de devenir des insensés croyant en
une providence personnelle : lorsque nous constatons que toutes choses tournent réellement à
notre profit. »4
« Il démonte en pensée l’édifice de notre civilisation et rien de vermoulu, rien de
bringuebalant ne lui échappe. Quand il se heurte à des murs résistants aux intempéries et à
des fondations durables, il songe aussitôt à un moyen d’en tirer pour son art des remparts et
des toitures protectrices. Il vit comme un fugitif qui cherche non à se préserver lui-même mais
à préserver son secret, ou encore comme un femme infortunée qui ne songe qu’à sauver la vie
de l’enfant qu’elle porte en son sein, non la sienne propre. »5

« La plupart des hommes sont incapables de vivre des expériences : ils ne vivent pas assez
dans la solitude – l’événement est aussitôt évacué par le nouveau. La douleur profonde est
rare, c’est une exception. Il y a plus d’astuce dans la vie courante que dans le stoïcisme. – La
défense contre la douleur. »6
« Oui, au plus profond de mon âme, je sais gré à ma santé lamentable, comme à tout ce qui
est imparfait en moi, de m’offrir des centaines d’issues dérobées par où je puisse échapper
aux habitudes durables. Le plus insupportable sans doute, et ce qu’il y aurait de proprement
terrible pour moi serait une vie totalement dépourvue d’habitudes, une vie qui demanderait
une improvisation incessante : – ce serait mon exil et ma Sibérie. »7
« […] la détresse qui accompagne toute privation prolongée de lumière et d’air […] »8.
« Quelles que soient les expériences que vos viviez : celui qui ne vous veut pas de bien y
verra un prétexte à vous diminuer ! Endurez les plus profonds bouleversements du cœur et de
la connaissance et parvenez enfin comme un convalescent, avec un douloureux sourire, à
l’air libre et au clair silence : – il se trouvera quelqu’un pour dire : “Cet homme-là tient sa
maladie pour un argument, son impuissance pour la preuve de l’impuissance de tous ; il est
assez vain pour se rendre malade afin de sentir la prééminence de celui qui souffre.” – Et à
supposer que quelqu’un brise ses propres chaînes en se blessant grièvement : un autre en
parlera avec dérision. “Quelle immense maladresse est la sienne !” dira-t-il ; “Cela devait
arriver à un homme accoutumé à ses chaînes et assez fou pour les rompre !” »9

1
1884, 26 [79] — X, p. 193.
2
1880, 7 [291] — IV, p. 616.
3
1884, 26 [408] — X, p. 288.
4
1882, GS [Livre quatrième, 277 variante] — V, p. 637, note 4 de la p. 189.
5
1876, WB [10] — II**, p. 159.
6
1883, 7 [230] — IX, p. 323.
7
1882, GS [Livre quatrième, 295] — V, p. 202.
8
1886, A [Avant-propos, 1] — IV, p. 13.
9
1881, A [Livre cinquième, 480] — IV, p. 250-251.

CXCVII
« Mes amis, aujourd’hui il faut se résoudre à marcher à quatre pattes au milieu de cet
“État” et à braire comme un âne : il est nécessaire de faire comprendre à cette peste que l’on
est un âne – unique moyen pour éviter la contagion dans ce délire. »1
« Un métier laisse la tête vide ; c’est là sa grande bénédiction. Car c’est un rempart
derrière lequel on peut légitimement se retrancher quand vous assaillent doutes et soucis de
l’espèce commune. »2
« Une profession est l’épine dorsale de la vie. »3
« Comment gagnerai-je ceci de telle sorte que mon gagne-pain soit sain et agréable et
profite à mon esprit, notamment comme détente ? »4
« Chercher du travail en vue du salaire – voilà en quoi presque tous les hommes sont égaux
dans les pays civilisés : pour eux tous, le travail n’est qu’un moyen, non pas un but en soi. »5
« Travail d’esclave ! Travail d’homme libre ! La première sorte est n’importe quel travail
qui ne se fait pas de plein gré et qui n’implique aucune satisfaction personnelle. Il reste
encore à trouver beaucoup d’esprit pour qu’un chacun se représente ses travaux sous une
forme qui le satisfasse. »6
« Aussi les moments où l’homme est obligé d’abandonner son travail sont-ils d’une telle
importance : c’est alors que de nouvelles idées et de nouveaux sentiments peuvent enfin
recommencer à affluer, sa force n’étant pas encore épuisée par les quotidiennes exigences du
devoir et de l’habitude. »7
« Il semble qu’actuellement, sous toutes sortes de noms erronés et trompeurs et la plupart
du temps dans une grande confusion, on assiste aux premières tentatives de la part de ceux
qui ne sont pas assujettis aux mœurs et aux lois régnantes pour s’organiser et se créer ainsi
un droit : tandis que jusqu’ici, décriés comme criminels, libres penseurs, immoralistes et
canailles, ils vivaient en hors-la-loi, corrompus et corrupteurs, en proie à la mauvaise
conscience. On devrait, somme toute, trouver cela juste et bon, même si cela rend dangereux
le siècle à venir et oblige chacun à mettre le fusil sur l’épaule […] Les non-conformistes qui
sont si fréquemment les individus inventifs et féconds ne doivent plus être sacrifiés ; il faut
même cesser de considérer comme ignominieux le fait de ne pas se conformer à la morale, en
actions et en pensées ; il faut procéder à un grand nombre d’expériences nouvelles de vie et
de communauté ; il faut éliminer du monde un énorme fardeau de mauvaise conscience – ces
objectifs universels devraient être reconnus et poursuivis par tous les gens loyaux qui
cherchent la vérité ! »8
« Quand on est mal compris en entier, il est impossible d’écarter radicalement un
malentendu de détail. C’est ce qu’il faut bien voir pour ne pas dépenser une énergie superflue
à se défendre. »9

1
1887/88, 11 [288] — XIII, p. 296.
2
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 537] — III*, p. 302.
3
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 575] — III*, p. 309.
4
1881, 11 [11] — V, p. 316.
5
1882, GS [Livre premier, 42] — V, p. 83.
6
1881, 11 [176] — V, p. 376.
7
1876/77, 23 [196] — III*, p. 525.
8
1881, A [Livre troisième, 164] — IV, p. 130.
9
1879, OSM [346] — III**, p. 153.

CXCVIII
« Une grande vocation […] contre elle, se dissimuler pour ainsi dire par modestie, malice,
raffinement du goût, et même par des époques de maladies et de faiblesse… […] Il faut
seulement obéir à ses commandements, ne pas vouloir savoir ce qu’elle est, ni quand elle
commande… […] Il ne faut avoir pour elle ni discours, ni formule, ni attitudes — il faut
souffrir sans savoir, il faut faire de son mieux sans s’y entendre… »1
« “Faites ce que vous voulez, mais gardez-vous de vous faire remarquer ! Faites ce que vous
pouvez, mais gardez-vous de heurter !” Recette de la vulgarité. »2
« Ne vivez pas là où l’on vous contraint à de petits sentiments. On ne gaspille pas sa vie de
pire manière qu’au sein de mesquins environnements. »3
« Nous portons nous-même les stigmates des souffrances que l’excès d’histoire appelle sur
les hommes d’aujourd’hui, et je ne me dissimule pas que ces pages, par la démesure de la
critique et l’immaturité des sentiments, par leurs sauts fréquents de l’ironie au cynisme, de la
fierté au scepticisme, trahissent la faiblesse de la personnalité qui caractérise l’époque
moderne. »4
« Un esprit qui veut quelque chose de grand, qui veut aussi les moyens à cet effet, est
nécessairement sceptique : par quoi il n’est pas dit qu’il lui faille paraître tel. La liberté face
à toutes sortes de convictions fait partie de sa force, le pouvoir de regarder librement. »5
« La chose se complique dans la mesure où je suis en outre poète, avec, comme il se doit, les
besoins de tous les poètes : y compris le besoin de sympathie, d’un train de maison brillant,
de gloire et de choses du même genre (en ce qui concerne ce type de besoin, je ne peux
qualifier mon existence autrement que de “vie de chien”). »6
« […] Nous autres aujourd’hui, en dépit de nos infirmités et de nos fragilités, nous sommes
peut-être tout à la fois des galvaudeurs et des extravagants par manque d’une riche
expérience de soi : cela comparé à une époque de la crainte – la plus longue de toutes les
époques – où l’individu avait à se protéger par ses propres moyens contre la violence et
devait dans ce but être soi-même un individu violent. »7
« Il s’en faudra de beaucoup pour qu’on nous décapite, nous enferme, nous exile ; on n’en
viendra pas même à interdire et à brûler nos livres. Ce siècle aime l’esprit, il nous aime, il a
besoin de nous, même si nous devions lui faire comprendre que nous sommes des artistes en
matière de mépris : que toute fréquentation des hommes nous cause un léger frisson ; qu’avec
toutes nos douceurs, patiences, sociabilités, courtoisies, nous ne saurions persuader notre nez
de renoncer au préjugé qu’il a contre la proximité d’un être humain. »8
« Pourquoi avons-nous des remords après avoir quitté une société banale ? […] parce que
nous nous sommes conduits dans le monde comme si nous en étions. »9

1
1888, 24 [7] — XIV, pp. 372-373.
2
1883, 22 [1] — IX, p. 645.
3
1882/83, 259 — IX, p. 227.
4
1873/74, UH [10] — II*, p. 161.
5
1887/88, 11 [48] — XIII, p. 223.
6
1886/87, 5 [38] — XII, p. 199.
7
1882, GS [Livre premier, 48] — V, p. 87.
8
1886, GS [Livre cinquième, 379] — V, p. 288.
9
1878, HTH [L’homme en société, 351] — III*, p. 232.

CXCIX
« Dans la bonne société il ne faut jamais vouloir être seul à avoir raison absolument comme
le veut toute logique pure : d’où la petite dose de déraison en tout esprit français. »1
« Les chemins de la liberté.
– se couper de son passé (contre patrie, foi, parents, camarades)
– la fréquentation des parias de toutes espèce (dans l’histoire et la société)
– jeter à bas ce qui est le plus respecté, adopter le plus défendu – au lieu du respect,
prendre systématiquement plaisir aux malheurs du monde
– commettre tous les crimes
– tentative de nouvelles évaluations »2
« Me suis-je jamais endormi sur mes lauriers ? Toute gloire m’était comme une couche
d’épines. »3
« […] qu’un homme avec des arrière-plans a besoin de premiers plans, que ce soit pour
d’autres ou que ce soit pour lui-même : car les premiers plans sont nécessaires pour se
reposer de soi-même et pour permettre aux autres de vivre avec nous. »4
« Lorsque nous faisons le pas décisif et que nous nous engageons sur la voie appelée “notre
propre voie”, brusquement un secret se découvre à nous : tout ce que nous pouvions avoir
d’amis et d’intimes – tous s’étaient jusqu’alors imaginé avoir une supériorité sur nous et se
sentent offensés. Les meilleurs d’entre eux sont indulgents et attendent avec patience que nous
retrouvions la “voie droite” – ils la connaissent si bien ! Les autres raillent et font comme si
l’on était devenu passagèrement fou, ou ils dénoncent perfidement un séducteur. De plus
méchants nous déclarent foncièrement fous et cherchent à noircir nos mobiles ; et le pire de
tous voit en nous son pire ennemi, un être assoiffé de vengeance après une longue
dépendance, – et il nous redoute. – Alors que faire ? Je conseille d’inaugurer notre règne en
assurant d’avance une amnistie d’un an à l’ensemble de nos connaissances pour leurs péchés
de toute espèce. »5
« En nous exerçant constamment à supporter toutes sortes de personnes de notre entourage
[Mitmenschen], nous nous entraînons inconsciemment à nous supporter nous-même : ce qui
constitue la performance la plus inconcevable de l’être humain. »6
« Il est toujours dans sa société bien à lui, qu’il commerce avec des livres, des hommes ou
des paysages : par son choix, il honore ce qu’il choisit, ce qu’il admet, ce à quoi il fait
confiance… »7
« (Le réformateur faiblit dans sa propre communauté : ses ennemis ne sont pas assez forts.
Il faut donc qu’un ennemi plus sérieux voie le jour : une pensée. la pensée comme argument
contre la vie et la survie). »8
« Non pas nous démondaniser – mais dépasser le monde et nous-mêmes en lui. »9

1
1882, GS [Livre deuxième, 82] — V, p. 109.
2
1884, 25 [484] — X, p. 159.
3
1883, 16 [7] — IX, p. 519.
4
1885, 34 [232] — XI, p. 227.
5
1881, A [Livre cinquième, 484] — IV, p. 252-253.
6
1882, 288 — IX, p. 97.
7
1888, 15 [38] — XIV, p. 196.
8
1883, 16 [89] — IX, p. 551.
9
1882/83, 4 [77] — IX, p. 145.

CC
« Une chose est urgente : l’isolement des gens doués, leur auto-nutrition, leur renoncement
à la célébrité et aux places, le mépris de tous les hommes et de tous les événements résultant
de grandes accumulations d’hommes. Une émeute ou un journal de grande ville est de fond
en comble “spectacle”, “absence d’authenticité”. »1
« Un tiers est toujours cette bouée qui empêche que la conversation de deux personnes ne
sombre dans les profondeurs : ce qui, selon les circonstances, est parfois un avantage. »2
« Lui aussi connaît les jours de semaine, absence de liberté, dépendance, servitude. Mis il
lui faut de temps en temps voir arriver un dimanche de liberté, sinon il ne supportera pas la
vie. »3
« L’ermite parle. – L’art de fréquenter les gens repose essentiellement sur l’habileté (qui
suppose un long exercice) d’accepter de prendre un repas dont la préparation culinaire
n’inspire pas confiance. À supposer que l’on vienne à table avec une faim de loup, tout se
passe sans heurt (“la plus mauvaise compagnie te permet de sentir” – comme dit
Méphistophélès) ; mais cette faim de loup on ne l’a jamais au moment voulu ! Hélas, que nos
semblables sont difficiles à digérer ! Premier principe : comme lors d’un malheur, y aller de
tout son courage, se servir résolument, s’admirer soi-même, mâcher sa répugnance, ravaler
son dégoût. Deuxième principe : “améliorer” son semblable, au besoin par quelque éloge
propre à le faire suer de bonheur à son propre sujet : ou bien tirer par le bout l’une de ses
qualités bonnes ou “intéressantes” jusqu’à sortir sa vertu tout entière pour envelopper son
semblable dans les plis de cette dernière. Troisième principe : autohypnotisation. Fixer
l’objet de sa fréquentation comme un bouton de verre jusqu’à faire cesser toute sensation de
plaisir ou de déplaisir ; on s’endort imperceptiblement, se raidit, et l’on acquiert du
maintien : moyen domestique pratiqué dans la vie conjugale et dans l’amitié, dûment
éprouvé, apprécié comme indispensable, mais qui n’a pas encore trouvé sa définition
scientifique. Son nom vulgaire est – patience. – »4.
« Un homme d’esprit, celui qui ne s’entendra jamais avec personne, doit s’appliquer à
aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des
jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue. »5
« Gardons-nous d’enseigner notre doctrine comme une soudaine religion ! Il faut qu’elle
s’infiltre lentement, il faut que des générations entières y ajoutent du leur et en soient
fécondées – afin qu’elle devienne un grand arbre qui obombre toute humanité encore à venir.
Que sont les deux millénaires durant lesquels s’est conservé le Christianisme ! Plusieurs
milliers d’années seront nécessaires à la plus puissante pensée – pendant longtemps,
longtemps il lui faudra rester infime et impuissante. »6
« On observe chez presque chaque psychologue une inclination révélatrice à ne fréquenter
que des êtres communs et rangés : cela trahit qu’il a toujours besoin d’une cure, qu’il
cherche l’évasion et l’oubli, loin de ce que découvre le scalpel de son regard, bref de tout ce
que son métier lui fait peser sur la conscience. »7

1
1880, 6 [360] — IV, p. 538.
2
1882, 14 — IX, p. 69.
3
1878, HTH [Caractères de haute et basse civilisation, 291] — III*, p. 217.
4
1886, GS [Livre cinquième, 364] — V, p. 271-272.
5
1887/88, 11 [216] — XIII, p. 274.
6
1881, 11 [158] — V, p. 371.
7
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII*, p. 367.

CCI
« Apprendre à se taire et à passer son chemin. Partout où une certaine contradiction est
inhérente à la vie et prive notre être de l’air indispensable, il faut passer son chemin. »1
« Mon lecteur connaît-il cette disposition intérieure dans laquelle vit l’homme
contemplatif ? Est-il capable de s’oublier, d’oublier l’auteur et de laisser pour ainsi dire les
choses que nous considérons ensemble déambuler dans son âme ? Est-il prêt à quitter cette
mer paisible pour des flots agités, sans y perdre l’état d’esprit du contemplatif ? Aime-t-il le
sifflement de la tempête, supporte-t-il les éclats de colère et de mépris ? Et encore une fois :
est-il capable, au milieu de tout cela, de ne penser ni à lui ni à l’auteur ? – Allons, il me
semble avoir entendu dans sa bouche un “oui”, et je m’adresserai donc à lui sans plus
hésiter. »2
« Les génies savent mieux que les talents dissimuler l’orgue de Barbarie, au moyen de leur
drapé plus ample ; mais au fond, tout ce qu’ils peuvent aussi est de jouer et rejouer toujours
leur demi-douzaine de vieilles rengaines. »3
« généreux à l’égard de ceux qui sont à venir – voilà la générosité du créateur, qui préfère
son œuvre à son aujourd’hui. Les insatisfaits sont les plus dangereux (satisfaits d’idéaux
donnés), pire, les sinistres satisfaits. »4
« La deuxième démarche : Briser ce cœur qui vénère (au moment même où l’on est le plus
fermement attaché). L’esprit libre. Indépendance. Le temps du désert. Critique de tout ce qui
est l’objet de respect (Idéalisation de ce qui ne l’est pas), essai d’évaluations inverses. »5
« 2. Le dépassement aussi des bons penchants. »6
« Entre les natures sociables et les natures solitaires, il y a cette différence (en admettant
que les unes et les autres aient de l’esprit !) : les premières sont contentes ou presque
contentes d’une chose, quelle qu’elle soit, à partir du moment où, dans leur esprit, elles ont
trouvé à lui appliquer une tournure heureuse et communicable, – cela les réconcilie avec le
diable lui-même ! Les solitaires, eux, trouvent dans une chose un ravissement silencieux, un
tourment silencieux, ils détestent l’exposition spirituelle et brillante de leurs problèmes les
plus intimes, de même qu’ils détestent chez leur bien-aimée une toilette trop recherchée : ils
la contemplent alors d’un œil mélancolique, comme si le soupçon montait en eux qu’elle
veuille plaire à d’autres ! Telle est la jalousie envers l’esprit de tous les penseurs solitaires,
de tous les rêveurs passionnés. »7
« Chez presque tous les psychologues on observera une prédilection et un goût révélateurs
pour la fréquentation des gens ordinaires et rangés, ce qui trahit leur besoin de guérir,
d’oublier et de fuir de quelque manière ce que leurs intuitions et leurs incursions dans les
âmes, ce que leur “métier” leur a mis sur la conscience. Le psychologue a peur de sa propre
mémoire. »8

1
1880, 6 [196] — IV, p. 505.
2
1873, 29 [159] — II*, p. 426.
3
1879, OSM [155] — III**, p. 81.
4
1883, 18 [17] — IX, p. 595.
5
1884, 26 [47] — X, p. 183.
6
1884, 26 [48] — X, p. 183.
7
1881, A [Livre cinquième, 524] — IV, p. 264-265.
8
1886, PBM [Nous, les savants, 269] — VII, p. 195.

CCII
« Présupposé : bravoure, patience, pas de “retour en arrière”, pas d’excès d’ardeur en
avant. NB. Zarathoustra, adoptant une attitude constamment parodique envers les valeurs
antérieures, par plénitude. »1
« Où trouver refuge avec sa soif de “vénération en bloc” ! Serait-il possible de choisir dans
la musique du musicien quelques centaines de mesures de bonne musique qui vous touche au
cœur […] »2.
« Toute action sera mal interprétée. Et pour ne pas être continuellement crucifié, il faut
porter son masque. Pour séduire aussi… »3
« Je me montre le plus obligeant à l’égard de personnes qui me connaissent fort bien (moi-
même compris) : réservé à l’égard d’un étranger, jusqu’à ce qu’il se rende compte de mes
contreforts et de mes écueils : je ne voudrais point qu’il se heurte à moi ni ne s’en
contrarie. »4
« Oui, notre ignorance et notre médiocre soif d’apprendre s’entendent admirablement à
revêtir l’allure orgueilleuse de la dignité et du caractère. »5
« Un jardin dont même la grille et la clôture sont dorées ne doit pas seulement être protégé
contre les voleurs et les rôdeurs : ses pressants admirateurs sont responsables des pires
menaces qu’il encourt, car ils font des dégâts un peu partout et souhaitent même emporter
quelque chose en souvenir. – Et vous qui vous promenez en oisifs dans mon jardin, ne
comprenez-vous pas que vous n’êtes même pas capables de justifier votre présence parmi mes
plantes et mes mauvaises herbes, si bien qu’elles vous jettent à la face : allez-vous-en, intrus,
vous – – – »6.
« […] j’appris l’art de me donner l’air gai, objectif, curieux, mais surtout bien portant et
méchant, – et c’est bien là chez un malade, il me semble, son “bon goût” ? »7
« J’aspire à une indépendance idéale : on ne vise jamais assez haut dans le choix de
l’endroit de la compagnie de la région des livres, et au lieu de s’en accommoder et de devenir
vulgaire, on doit pouvoir se priver, sans prendre des airs de martyr. »8
« Nous aussi nous fréquentons des “personnes”, nous aussi nous revêtons modestement le
vêtement sous lequel (et comme quoi) on nous connaît, estime, recherche, et ainsi vêtus nous
nous rendons en société, c’est-à-dire parmi des travestis qui ne veulent qu’on les disent tels :
nous aussi nous agissons en masques avisés et coupons court joliment à toute curiosité qui ne
se bornerait pas à notre “travestissement”. »9
« La médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur, parce
qu’elle ne fait pas penser la grande foule, c’est-à-dire les médiocres, à un déguisement. Et
c’est pourtant bien à cause d’eux qu’il le met, pour ne pas les irriter, souvent même par pitié
ou bonté. »10

1
1886/87, 7 [55] — XII, p. 303.
2
1881, A [Livre troisième, 167] — IV, p. 132.
3
1882, 1 [20] — IX, p. 24.
4
1881, 12 [208] — V, p. 481.
5
1881, A [Livre cinquième, 565] — IV, p. 287.
6
1885, 38 [22] — XI, p. 350.
7
1886, HTH2 [Préface] — III**, p. 19.
8
1880, 6 [341] — IV, p. 534.
9
1886, GS [Livre cinquième, 365] — V, p. 272.
10
1879, VO [175] — III**, p. 253.

CCIII
« Prudence à l’égard de l’“intellectualité” : elle corrompt le caractère, en rendant
extrêmement solitaire : solitaire, c’est-à-dire non lié, détaché… »1
« Lorsqu’on a la chance de rester obscur, on devra également prendre les libertés qu’offre
l’obscurité, et, notamment celle de “bien murmurer”. »2
« Un entourage où l’on se laisse aller est la dernière chose que l’on devrait souhaiter, une
sorte de couronne pour celui qui s’est vaincu lui-même, qui s’est accompli lui-même et
voudrait faire rayonner cet accomplissement. »3
« Je le sais depuis longtemps : des gens du type de ma m<ère> et de ma s<œur> ne
peuvent qu’être mes ennemis naturels — on ne peut rien y changer : la cause en est dans la
nature de toute chose. Cela m’empoisonne l’atmosphère que de vivre parmi de tels <gens>,
et j’ai besoin d’une grande maîtrise de moi. »4
« À propos de tout ce qu’un homme laisse paraître, on peut poser la question : qu’est-ce que
cela veut cacher ? De quoi cela doit-il détourner l’attention ? De quel préjugé cela doit-il
détourner l’attention ? Quel préjugé cela doit-il actionner ? Et encore : jusqu’où va la
subtilité de cette dissimulation ? Et où réside l’erreur qu’il commet là ? »5

« Qui veut bien employer son argent en esprit libre devra fonder des instituts sur le modèle
des couvents, pour donner la possibilité, aux hommes qui ne veulent plus rien avoir à faire
par ailleurs avec le monde, de vivre amicalement en commun dans la plus grande
simplicité. »6
« Parler beaucoup de soi est aussi un moyen de se dissimuler. »7
« Nous ne sommes totalement nous-mêmes que dans l’obscurité profonde : la célébrité nous
entoure de gens qui attendent quelque chose de nous. Il faut jeter sa célébrité à la mer. »8
« […] notre “propre voie” est en effet une cause trop dure et exigeante, et trop éloignée de
l’amour et de la reconnaissance d’autrui, – nous ne nous en évadons pas sans quelque
soulagement, ainsi que de notre conscience la plus personnelle, et cherchons refuge auprès
de la conscience des autres, au sein de l’agréable temple de la “religion de la pitié”. […] Et,
s’il s’agit de taire ici certaines choses, je ne tairai pourtant pas ma propre morale, qui me
dit : vis caché, afin que tu puisses vivre pour toi ! Vis dans l’ignorance de ce qui semble le
plus important à ton siècle ! Mets entre aujourd’hui et toi-même au moins l’épaisseur de trois
siècles ! Que les cris d’aujourd’hui, que le vacarme des guerres et des révolutions ne soient
pour toi qu’un murmure ! Toi aussi tu voudras secourir ! Mais ne secourir que ceux-là dont
tu comprends entièrement la détresse, parce qu’avec toi ils ont une souffrance et une
espérance, – tes amis : et ne les secourir qu’à la manière dont tu te secours toi-même : – je
les rendrai plus courageux, plus endurants, plus simples, plus joyeux ! Je leur enseignerai ce
que maintenant si peu de gens comprennent, ce que ces prédicateurs de la solidarité
compatissante comprennent le moins : – la solidarité dans la joie ! »9

1
1887/88, 11 [80] — XIII, p. 236.
2
1882/83, 26 — IX, p. 204.
3
1880, 6 [353] — IV, p. 537.
4
1882/83, 4 [9] — IX, p. 121-122.
5
1881, A [Livre cinquième, 523] — IV, p. 264.
6
1876, 17 [50] — III*, p. 361.
7
1882, 349 — IX, p. 104.
8
1880, 7 [2] — IV, p. 565.
9
1882, GS [Livre quatrième, 339] — V, p. 230.

CCIV
« Et me voir maintenant tout à coup de nouveau rapetissé par les yeux rapetissant de
parents, d’amis, bref, de n’importe qui, accablé de leurs conjectures, de reproches de
faiblesse, sans compter les admonestations ! — Et qui pourrait prétendre avoir seulement le
droit de m’encourager ! »1
« Avoir de l’insuccès et être méprisé sont de bons moyens de se libérer. On y oppose son
propre mépris : je ne vous dois rien ! Je suis désormais comme je suis. »2
« Il est rare qu’un homme devenu célèbre ne soit pas devenu du même coup lâche et niais ;
les disciples s’accrochent toujours en masse à ses faiblesses et à ses exagérations et ils ont
beau jeu de le persuader d’y voir ses vertus, sa vocation. Un grand homme fut-il jamais
reconnu par ses contemporains pour les raisons qui font ça grandeur ? Un homme célèbre
fut-il jamais l’ennemi de ses disciples ? »3
« Ma virtuosité : supporter ce qui m’est désagréable, lui faire droit et même être courtois à
son égard – l’homme et la connaissance. C’est à cela que je suis le mieux exercé. »4
« Parmi les hommes, je fus toujours le bien-caché : que je monte, vole ou m’arrête en
hésitant : leurs yeux ne me voyaient pas. Leurs oreilles ne m’entendaient pas ! Et souvent je
tendis l’ouïe vers l’écho et n’entendis que louange. »5
« L’erreur, lorsque l’on est l’objet d’une louange, consiste en ce que celui qui est loué
suppose au mot du louangeur sa propre compréhension de ce mot et non pas celle du
louangeur – que d’ailleurs dans la plupart des cas il ne saurait du tout connaître. Or
habituellement l’idée dans la tête du louangeur est quelque chose de bien moindre, de plus
terne et pauvre que dans la tête de qui est loué ; en sorte que ce dernier devrait assez souvent
être agacé de savoir ce qui a été proprement loué dans sa personne ou dans son œuvre. »6
« Je m’étonne plus d’un blâme que d’une louange ; je méprise davantage la louange que le
blâme. »7
« Se garder d’actions qui ne conviennent plus au nouveau degré atteint, par exemple vouloir
aider dans le cas de gens qui n’ont pas assez d’importance – c’est de la fausse compassion. »8
« Qui souhaite dispenser la consolation, aux infortunés, aux malfaiteurs, aux hypocondres,
aux moribonds, veuille donc se rappeler les deux formules d’Epicure, qui s’appliquent à
beaucoup de questions. La forme la plus simple en serait à peu près : d’abord, à supposer
qu’il en soit bien ainsi, cela ne nous touche en rien ; ensuite, il se peut qu’il en aille bien
ainsi, mais il se peut aussi qu’il en aille autrement. »9
« Je me retrouve seul de nouveau, et banni. C’est par mes amis que j’ai été confiné dans ma
solitude, et par ceux qui m’aiment. Ainsi, c’est à mes ennemis que je m’adresserai. À ceux-là
qui me haïssent, je parlerai : peut-être les convaincrai-je mieux de moi-même que mes
propres amis. »10

1
1884, 25 [283] — X, p. 99
2
1876, 17 [34] — III*, p. 358.
3
1880, 3 [141] — IV, p. 371.
4
1882, 1 [39] — IX, p. 25.
5
1883, 23 [5] — IX, p. 668.
6
1881, 12 [218] — V, p. 483.
7
1882, 2 [48] — IX, p. 63.
8
1884, 26 [48] — X, p. 184.
9
1879, VO [7] — III**, p. 179.
10
1883, 13 [1] — IX, p. 453.

CCV
« Le parlementarisme, c’est-à-dire la permission publique de choisir entre cinq opinions
politiques fondamentales, flatte le grand nombre de ceux qui aimeraient paraître indépendants
et individuels et combattre pour leurs opinions. Mais, à la fin, il est indifférent qu’une seule
opinion soit imposée au troupeau ou que cinq opinions lui soient permises – quiconque
s’écarte des cinq opinions fondamentales, aura toujours contre lui le troupeau tout entier. »1
« Une vie parmi des bêtes à cornes ! »2
« Tu es dur à l’égard de ton premier idéal et des êtres avec qui tu t’es lié. – Au fait, j’ai
passé par-dessus eux pour m’enquérir d’un idéal supérieur, comme m’élevant sur les degrés
d’un escalier – où, assis, pensaient-ils, je prendrais du repos. »3
« L’esprit libre est “divinement jaloux” du stupide bien-être des hommes. Νεμεσσητικόν
est la jalousie des dieux. »4
« Mais celui qui veut, d’une manière ou d’une autre, servir l’humanité en médecin devra
user de beaucoup de prudence envers ce sentiment [la pitié], – il le paralyse régulièrement au
moment décisif et annihile son savoir et sa main habile et secourable. […] même si
indirectement, ici ou là, une souffrance peut être atténuée ou supprimée grâce à la pitié, il
n’est pas permis d’exploiter ces conséquences occasionnelles et dans l’ensemble
insignifiantes pour justifier son essence qui est, nous venons de le dire, nocive. Supposons
qu’elle règne un seul jour en maîtresse : elle entraînerait aussitôt l’anéantissement de
l’humanité. »5
« Vous vous figurez être libres : mais vos mouvements obéissent à nos fils. Valeurs et
opinions planent sur vous et vous habitent : c’est par nous, les évaluateurs, que vous avez été
éduqués, vous autres, horloges ! »6
« […] disposition affectueuse à l’égard de tout un chacun, bonne volonté pour découvrir la
valeur de tout, la légitimité, la nécessité de tout. »7
« Quand le philosophe fréquente les homines bonae voluntatis les bienveillants, les
compatissants, les doux, les médiocres, c’est comme s’il pénétrait dans une atmosphère
humide et sous un ciel couvert : pendant un court moment cela lui fait du bien, il se sent pour
ainsi dire allégé ; mais s’il prend bien garde, il remarque à quel point il prend ses aises et
devient lui-même négligent dans ce faux entourage ; et vaniteux – mais avant tout
mélancolique. »8
« Le style de la prudence.
A : Mais, si tout le monde savait cela, ce serait pernicieux pour la plupart. Tu dis toi-même
ces opinions dangereuses aux esprits en danger, et tu les communiques cependant au public ?
— B : J’écris en sorte que ni la populace, ni les populi, ni les partis en tous genres n’aient
envie de me lire. Ces opinions, par conséquent, ne seront jamais publiques. — A : Mais
comment écris-tu donc ? — B : Ni utilement, ni agréablement… pour ces trois que j’ai dits. »9

1
1882, GS [Livre troisième, 174] — V, p. 168.
2
1886/87, 4 [102] — XII, p. 226.
3
1881, 12 [130] — V, p. 467.
4
1876, 17 [58] — III*, p. 363.
5
1881, A [Livre deuxième, 134] — IV, p. 113.
6
1883, 12 [10] — IX, p. 419.
7
1882, 1 [42] — IX, p. 30.
8
1885, 36 [4] — XI, p. 282.
9
1879, VO [71] — III**, p. 214.

CCVI
« Voici des espérances : mais quelle part y aurez-vous, dès lors que vos propres âmes
ignorent tout de la splendeur, de l’ardeur et des aurores ? Je ne puis que vous faire
ressouvenir – rien de plus ! Animer des pierres, changer des animaux en hommes – est-ce
cela que vous attendez de moi ? Ah si vous n’êtes autre chose que pierres et animaux, trouvez
d’abord votre Orphée ! »1
« Récemment, un certain Theodor Fritsch, de Leipzig, m’a écrit. Il n’y a vraiment pas en
Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Je lui ai administré en
remerciement un sérieux coup de pied épistolaire. Cette racaille ose avoir à la bouche le nom
de Z<arathoustra> ! Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! »2
« 3. Le créateur est celui qui instaure des valeurs. Troupeau et individu. Tout ce qui arrive
ne correspond pas au jugement de valeur. »3
« Sur ces entrefaites, un Monsieur très bizarre, répondant au nom de Theodor Fritsch, de
Leipzig, est entré en correspondance avec moi : comme il devenait importun, je n’ai pas pu
m’empêcher de lui envoyer quelques coups de pieds amicaux. Ces “Allemands”
d’aujourd’hui suscitent toujours plus mon dégoût. »4
« Toutes les écoles publiques sont appropriées aux natures médiocres, c’est-à-dire à celles
dont les fruits n’entrent guère en ligne de compte, quand ils mûrissent. C’est à elles que sont
sacrifiés les esprits et les âmes supérieurs, de la maturation et de la fructification desquels
tout dépend en vérité. […] Sans doute, la nature douée sait se tirer d’affaire […]. Mais cela
ne justifie en rien la bêtise de ceux qui la mettent dans cette situation. »5
« (Un jour, Zarathoustra se vanta et parla ainsi) Il vous faut réunir trois qualités : être
sincère, vouloir et pouvoir se confier, et partager la conscience des autres (pour l’unité). »6
« De quel droit dégoûterait-on les médiocres de leur médiocrité ! Je fais, comme on voit, le
contraire : car chaque pas qui en éloigne – ainsi j’enseigne – conduit dans l’immoral… »7
« Les gens ne sont pas rares qui, pour sauvegarder leur propre estime et une certaine
capacité d’action, ont absolument besoin d’abaisser et de dénigrer les personnes de leur
connaissance. Du moment que nous tirons tous avantage de cette capacité, il nous faut
approuver tant bien que mal son instrument nécessaire, l’envie et le dénigrement. »8
« La nature vulgaire est en ceci remarquable qu’elle ne perd jamais de vue son profit et que
cette pensée orientée par l’utilité et le profit est plus forte que les plus fortes impulsions : ne
point se laisser égarer par ses impulsions dans des actions inutiles — voilà sa sagesse et son
amour-propre. »9

1
1882, GS [Livre quatrième, 286] — V, p. 195.
2
1886/87, 7 [67] — XII, p. 310.
3
1882/83, 6 [2] — IX, p. 243.
4
1886/87, 5 [45] — XII, p. 201.
5
1876, 18 [2] — III*, p. 370.
6
1883, 4 [22] — IX, p. 125.
7
1887, 10 [122] — XIII, p. 167.
8
1877/78, 26 [1] — III*, p. 536.
9
1882, GS [Livre premier, 3] — V, p. 53.

CCVII
« […] chez moi, par exemple, beaucoup de bonne volonté à faire comme si j’acceptais :
alors que dans le même temps je reporte ma décision : c’était simplement “provisoirement” et
“pour un certain temps” ; à part moi je n’ai cru en rien de tout cela. »1
« Admis, par contre, que les faibles désirent jouir d’un art qui n’a pas été conçu pour eux,
que feront-ils pour mettre à leur goût la tragédie ? Ils l’interpréteront en projetant en elle
leurs propres sentiments de valeur : par exemple le “triomphe de l’ordre moral universel” ou
la doctrine de la “non-valeur de l’existence” ou l’exhortation à la résignation […] Les
souffrants, les désespérés, les méfiants par eux-mêmes, en un mot les malades, de tout temps
ont eu besoin de visions extatiques pour supporter l’existence (le concept de “béatitude” est
de cette origine). »2
« […] les seuls ennemis véritables de l’idéal ascétique, les seuls qui lui soient nuisibles – ce
sont les comédiens de cet idéal, – car ils inspirent la méfiance. »3
« On désapprend totalement le silence quand, aussi longtemps que lui, on a été taupe, on a
été seul… »4
« On ne peut rien faire de bon si on ne précède pas le sentiment général, au lieu de le
suivre ; on n’a même pas le droit de chercher appui autour de soi. »5
« Les […] intelligences rudimentaires au goût mauvais […] réclament en outre, avec toute
la violence de la jeunesse, la satisfaction de leurs besoins, et suscitent de force de mauvais
auteurs à leur usage. »6
« Devant le jugement des autres, il est condamné au mutisme, il écoute, impassible, comme
on respecte, admire, aime, transfigure, là où lui a tout simplement vu. »7
« Ou bien encore, il déguise jusqu’à son silence, en approuvant hautement l’opinion
dominante, quelle qu’elle soit. Peut-être le paradoxe de sa situation va-t-il si loin dans
l’horreur, que là justement où il a appris la grande pitié et le grand mépris, les “gens
cultivés”, pour leur part, apprennent la grande vénération. »8
« Et s’il m’est arrivé de songer à des lecteurs, ce ne fut jamais qu’à quelques isolés,
dispersés au long des siècles : d’autant qu’il n’en va pas de moi comme du chanteur d’opéra
à qui seule une salle comble rend la voix alerte, l’œil expressif, la main éloquente. »9
« Je ne trouve pas de mots pour exprimer le mépris que m’inspire […] cette espèce la plus
vile d’hommes qui n’a même pas appris à questionner <là où> il me faut pour réponses des
éclairs dévastateurs, et qui a rendu vain tout l’effort de probité intellectuelle de plusieurs
millénaires – tout cela est trop au-dessous de moi pour <que> je lui accorde l’honneur de
hostilité. Qu’ils éd<ifient> leurs châteaux de cartes ! »10

1
1884, 26 [460] — X, p. 302.
2
1887, 10 [168] — XIII, p. 190-191.
3
1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 27] — VII, p. 345.
4
1886, A [Avant-propos, 1] — IV, p. 13.
5
1873, 29 [71] — II*, p. 391.
6
1878, HTH [De l’âme des artistes et des écrivains, 201] — III*, p. 158.
7
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII *, p. 367.
8
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII *, p. 367.
9
1881, 15 [58] — V, p. 529-530.
10
1888/89, 25 [6] — XIV, p. 380.

CCVIII
« Et il ne fait aucun doute que vous incombe aujourd’hui la mission de reprendre souffle
pour un formidable combat vers de nouveaux buts, et d’avoir à vous ressentir en quelque
sorte à l’écart. »1
« J’estime un philosophe dans la mesure où il est en état de donner un exemple. […] Mais
l’exemple doit être donné par la vie visible et non pas seulement par les livres […] Kant
restait attaché à l’université, se soumettait aux gouvernements, il gardait les dehors d’une foi
religieuse, supportait de vivre parmi des collègues et des étudiants : il est donc naturel que
son exemple ait produit surtout des professeurs de philosophie et une philosophie de
professeurs […] Schopenhauer s’embarrasse peu des castes académiques, il fait bande à
part, il recherche l’indépendance à l’égard de l’État et de la société – c’est là son exemple,
son modèle – […] »2.
« Je trouve Schopenhauer assez superficiel dans les choses de l’âme, il s’est peu réjoui et il
a peu souffert […] Sa passion de la connaissance n’était pas si forte qu’il voulût souffrir pour
elle : il se retranchait. […] Un penseur devrait se garder de s’endurcir : d’où tirera-t-il
ensuite sa matière ? »3
« Le dégoût et l’arrogance spirituelle de tout homme qui a beaucoup souffert – et c’est
presque un critère de supériorité que le degré de souffrance dont un homme est capable –, la
certitude frémissante qui l’imprègne et le marque, d’en savoir plus long par la douleur que
les sages et les plus savants n’en pourront jamais savoir, d’avoir un jour approché et habité
ces mondes lointains et effrayants dont “vous autres, vous ne savez rien…”, cette arrogance
muette, cet orgueil de l’élu de la connaissance, de l’“initié”, du presque sacrifié, a besoin de
toute sorte de travestissements pour se défendre du contact de mains indiscrètes et
charitables, et en général de tous ceux qui ne sont pas ses pairs par la douleur. La profonde
souffrance distingue : elle tient à distance. »4
« Mon pied est le sabot de cheval : et je trotte et galope par-dessus pierres et fossés, nuit et
jour à travers la campagne la proie du diable malgré tous ces galops et [–]
Ma main est la main d’un fou scribouilleur : malheur à toutes les tables et tous les murs et
toute autre surface où on laisse une place à ces fous – [–]
Je parle comme le peuple : ce que je dis semble étrange aux scribouillards emplumés et aux
poulpes pleins d’encre. »5
« L’un des déguisements les plus raffinés est l’épicurisme, et une certaine audace de goût
désormais ostensiblement affichée, qui prend la douleur à la légère et se protège de tout ce
qui est triste et profond. Il y a des hommes “gais” [“heitere Menschen”] qui se servent de la
gaîté afin de n’être, de ce fait, pas compris : ils veulent être incompris. »6
« Il y a des “esprits scientifiques” [“wissenschaftliche Geister”] qui se servent de la science,
parce qu’elle donne un air de sérénité et que, de son érudition, on déduit qu’un homme est
superficiel – ils veulent induire à conclusion erronée. »7

1
1875, 11 [38] — II**, p. 453.
2
1874, SE [3] —II**, p. 29.
3
1880, 6 [381] — IV, p. 544.
4
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII*, p. 368-369. Ce chapitre correspond à [1886, PBM 269] mais
considérablement modifié
5
1883, 18 [30] — IX, p. 598.
6
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] — VIII*, p. 369.
7
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] —VIII*, p. 369.

CCIX
« Il y a des esprits libres et insolents qui voudraient dissimuler et nier qu’ils sont, au fond,
des cœurs incurables et brisés, – c’est le cas d’Hamlet –, et la folie, enfin, peut être le masque
d’un savoir funeste et trop certain. »1
« Oh, comme nous sommes heureux, nous, chercheurs de la connaissance, pourvu que nous
sachions nous taire assez longtemps !... »2
« Les hommes qui vivent dans la solitude se tourmentent souvent étrangement au sujet de
leur caractère : pourtant ce n’est pas de leur caractère mais de la solitude, qu’ils souffrent.
Que celui qui refuse de l’admettre retourne dans le tourbillon du monde où l’on “se forme le
caractère” ; tandis que la solitude le ronge. – Habituons-nous au commerce des morts : cela
entretien le caractère. Non, il ne faut se rendre dans la solitude qu’avec un caractère déjà
formé – Pas trop tôt ! »3
« En bas, vers la terre et leurs huttes, j’ai reconduit ceux qui s’étaient égarés dans leur vol :
c’est sur les hauteurs que j’ai appris à être profond. »4
« Je suis passionné d’indépendance, je lui sacrifie tout – probablement parce que j’ai la plus
dépendante des âmes et que je suis plus tourmenté par tous les liens les plus fragiles que
d’autres par des chaînes. »5
« Où puis-je être chez moi ? C’est cela que j’ai cherché le plus longtemps, cette recherche
est restée ma constante épreuve. »6
« Ne semble-t-il pas qu’une sorte de foi le conduise, de consolation le dédommage ? Que,
peut-être, il désire connaître de longues ténèbres qui ne soient qu’à lui, son élément
incompréhensible, secret, énigmatique, parce qu’il sait ce qu’il obtiendra en échange : son
propre matin, sa propre rédemption, sa propre Aurore ?... »7
« La solitude nous rend plus durs à l’égard de nous-mêmes et plus désireux des hommes :
dans les deux sens, elle améliore notre caractère. »8
« Tout parle, tout est ressassé : et ce qui aujourd’hui est encore trop dur pour la dent du
temps sera demain déjà mâché, remâché et pendra de mille bouches. Tout parle, rien n’est
entendu. On peut faire résonner sa sagesse comme un tocsin, les épiciers du marché feront
tinter plus fort encore leurs écus. Tout parle, personne ne veut entendre. Toutes les eaux se
jettent dans la mer, et chaque torrent n’entend que son propre grondement. Tout parle,
personne ne veut comprendre. Tout tombe à l’eau. Rien ne tombe dans la fontaine profonde.
Tout parle, tout agence. On poursuit le désordre, l’injustice – on les poursuit bien, mais on
les attrape mal. Tout parle, rien ne se fait, tout caquette, mais personne ne pond. Oh mes
frères ! Que vous n’ayez pas appris auprès de moi le silence ! Et la solitude ! Tout parle,
personne ne sait dire. Tout court, personne n’apprend plus à marcher. Tout parle, personne
ne m’entend chanter. Oh si vous appreniez avec moi le silence ! Et la souffrance de la
solitude ! »9

1
1888, NW [Le Psychologue prend la parole, 1] —VIII*, p. 369.
2
1887, GM [Avant-propos, 3] — VII, p. 218.
3
1880, 4 [45] — IV, p. 387.
4
1882/83, 4 [252] — IX, p. 191.
5
1880, 7 [91] — IV, p. 380.
6
1885, 30 [3] — XI, p. 77.
7
1886, A [Avant-propos, 1] — IV, p. 13.
8
1882, 117 — IX, p. 80.
9
1883, 18 [34] — IX, p. 599-600.

CCX
« Pour devenir lisse et dur il faut se plonger dans la foule, mais y emmener sa solitude
secrète. »1
« Dans la solitude. – Quand on vit seul, on ne parle pas trop haut, pas plus qu’on n’écrit
trop haut, car on craint la creuse résonance – la critique de la nymphe Echo. – Et toutes les
voix résonnent autrement dans la solitude ! »2
« Une préface pour faire fuir le plus grand nombre, Non, je ne vois personne à qui je puisse
penser – sauf à cette communauté idéale, rassemblant les disciples que Zarathoustra a formés
dans les Iles bienheureuses. »3
« Qui veut se séparer d’un parti ou d’une religion se figure qu’il lui est alors nécessaire des
les réfuter. Mais c’est là une pensée bien orgueilleuse. La seule chose nécessaire est qu’il
voie clairement quelles attaches le rivaient jusqu’alors à ce parti ou à cette religion et
qu’elles ne le font plus, quelles intentions l’y avaient poussé et qu’elles le poussent désormais
dans une autre direction. Ce n’est pas pour de strictes raisons de connaissance que nous
sommes allés à ce parti ou à cette religion : cela, quand nous nous en séparons, nous ne
devrions pas non plus l’affecter. »4
« Je partis en quête des origines – cela m’aliéna tous les honneurs : tout autour de moi
devint étranger et solitaire. Mais enfin, en secret, ce qui honore lui-même se reproduisit – et
vois ! il me rendit gros d’un arbre d’avenir : je me repose maintenant à son ombre. »5
« […] la grande santé – cette sorte de santé que non seulement on possède, mais que l’on
acquiert et que l’on doit encore acquérir sans cesse, parce qu’on l’abandonne à nouveau,
qu’on ne cesse pas de l’abandonner à nouveau, qu’il faut abandonner… »6
« Rétablissement du calme et du silence pour le règne de l’intelligence, suppression du
vacarme moderne.
Un besoin de tranquillité et de recueillement sans précédent doit s’emparer des hommes
quand ils se seront lassés une bonne fois du train d’enfer moderne. »7
« La philosophie, telle que je l’ai toujours comprise et vécue, consiste à vivre
volontairement dans les glaces et sur les cimes, – à rechercher tout ce qui dans l’existence
dépayse et fait question, tout ce qui, jusqu’alors, a été mis au ban par la morale. »8
« Une indifférence totale, et même une certaine irritation, à l’idée de se demander si la
vérité profite à qui la cherche, lui cause des désagréments ou lui est funeste. […] Une
prédilection – née de la force – pour des problèmes dont personne aujourd’hui n’a le
courage ; le courage des choses défendues ; être prédestiné au labyrinthe.[…] L’expérience
tirée de sept solitudes ; des oreilles neuves pour une musique nouvelle ; des yeux neufs pour
les plus lointains horizons. Une conscience nouvelle pour des vérités restées jusqu’à présent
muettes. »9

1
1883, 22 [3] — IX, p. 654.
2
1882, GS [Livre troisième, 182] — V, p. 169.
3
1884, 26 [244] — X, p. 240.
4
1879, VO [82] — III**, p. 219.
5
1883, 17 [24] — IX, p. 568.
6
1886, GS [Livre cinquième, 382] — V, p. 292.
7
1876, 17 [46] — III*, p. 360.
8
1888, EH [Avant-propos, 3] — VIII*, p. 240.
9
1888, AC [Avant-propos, ébauche] — VIII*, p. 483, note 1 de la p. 159.

CCXI
« Mais enfin, il regardera, les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde ;
aussi ne devra-t-il pas attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y
ait aussi en lui une part vagabonde, dont le plaisir soit dans le changement et le passage.
Sans doute, cet homme connaîtra les nuits mauvaises […]. Alors sans doute la nuit terrifiante
sera pour lui un autre désert tombant sur le désert, et il se sentira le cœur las de tous les
voyages ». […] mais pour le dédommager viennent ensuite les matins délicieux d’autres
contrées, d’autres journées […] puis plus tard, serein, dans l’équilibre de son âme d’avant
Midi, se promenant sous les arbres, tomber à ses pieds de leurs cimes et de leurs vertes
cachettes une pluie de choses bonnes et claires, présents de tous ces libres esprits qui hantent
la montagne, la forêt et la solitude, et qui sont comme lui, à leur façon tantôt joyeuse, tantôt
méditative, voyageurs et philosophes. Nés des mystères du premier matin, ils songent à ce qui
peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de l’horloge, un visage si pur, si
pénétré de lumière, de sereine clarté qui le transfigure : ils cherchent la Philosophie d’avant
Midi. »1
« […] le penseur, oreilles bouchées et yeux bandés, fuit vers le désert le plus retiré, vers
l’endroit où il lui est donné de voir ce que ceux-là [les philistins et autres philologues
humanistes] ne verront jamais, où il lui faut écouter la musique qui monte vers lui des
grandes profondeurs de la nature et descend des étoiles. C’est là qu’il s’entretient des grands
problèmes qui viennent planer autour de lui, et dont les accents sont assurément tant
inconfortables et fertiles qu’anhistoriques et éternels. […] Pour lui, ces fantômes se
transforment en trames conceptuelles et en figures de style bien creuses. »2
« 2) que signifie pour nous aujourd’hui vivre en philosophe, être un sage ? N’est-ce pas
quasiment un moyen de bien tirer son épingle d’un mauvais jeu ? Une espèce de fuite ? »3
« Je parle et l’enfant joue : peut-on être plus sérieux que nous le sommes tous deux
maintenant ? »4
« L’intellect chez la plupart est une machine embarrassante, sinistre et grinçante, que l’on
désespère de mettre en marche : ils parlent de “prendre la chose au sérieux” dès qu’au
moyen de cette machine ils s’avisent de travailler et de bien penser – oh ! que de pénibles
efforts doit leur coûter l’acte de bien penser ! L’aimable brute homme perd à chaque fois sa
bonne humeur, à ce qu’il paraît, quand elle se met à bien penser ! Elle se fait “sérieuse” ! Et
“là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers” – tel est le préjugé de cette
brute sérieuse à l’égard de tout “gai savoir”. – Eh bien ! montrons que c’est un préjugé ! »5
« Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s’arrêter, et le geste de la fatigue
qui s’arrête n’est ni le plus noble, ni le plus gracieux : à moi comme à toi, cela arrivera
aussi ! Mais que m’importe, et que t’importe ! D’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette
idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l’envi vers les lointains et les hauteurs, elle
monte à tire-d’aile au-dessus de notre tête et de son impuissance, vers le ciel d’où elle
regarde au loin et prévoit des vols d’oiseaux bien plus puissants que nous qui s’élanceront
dans la direction où nous nous élancions, là où tout est encore mer, mer, mer ! »6

1
1878, HTH [L’Homme seul avec lui-même, 638] — III*, p. 335-336.
2
1872, CP [4 – Le rapport de la philosophie de Schopenhauer à une culture allemande] — I**, p. 190-191.
3
1885, 35 [24] — XI, p. 249.
4
1882/83, 4 [13] — IX, p. 122.
5
1882, GS [Livre quatrième, 327] — V, p. 218-219.
6
1881, A [Livre cinquième, 575] — IV, p. 289.

CCXII
CCXIII

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