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RÉVOLUTION INFORMATIQUE, ÉCOLOGIE ET RECOMPOSITION

SUBJECTIVE

Jacques Robin, Félix Guattari

Association Multitudes | « Multitudes »

2006/1 no 24 | pages 131 à 143


ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.024.0131
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HORS CHAMPS · 131

révolution
informatique,
écologie et
recomposition
subjective
Jacques Robin &
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Félix Guattari
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Travaillant sur les questions relatives à l’écologie à la fin des années 80,
Félix Guattari est fortement marqué par le livre de Jacques Robin, Changer
d’ère, et signale dans la dernière note des Trois écologies que : « Dans la
perspective d’une “écologie globale” Jacques Robin, dans un rapport intitulé
Penser à la fois l’écologie, la société et l’Europe, aborde avec une rare
compétence et dans une voie parallèle à la nôtre, les rapports entre l’écologie
scientifique,l’écologie économique et l’émergence de leurs implications éthiques. »
L’essentiel du travail de théoricien de Robin, médecin de formation, a pris
son essor dans le cadre du Groupe des Dix, réseau informel réunissant, de 1966
à 1976, des experts de diverses disciplines, dont Edgar Morin, Henri Laborit,
René Passet,ou Joël de Rosnay. Ils furent rejoints par Michel Rocard et Jacques
Delors pour la dimension « politique ». Carrefour étonnant pour l’époque, ce
réseau mena un travail crucial dans le sens de l’inter- et de la trans-discipli-
narité, qui aboutit à la création de la revue Transve rsales Sciences-Culture
(aujourd’hui sur leWeb : grit-transversales.org),p r é c u rseur des thèmes de l’éco-
logie politique. Sur le Groupe des Dix, on consultera Brigitte Chamak, Le
Groupe des Dix, éditions du Rocher, 1997.
En 1982,sur la base d’un décret pris par le go u ve rnement Mauroy, Jacques
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Robin avait mis en place le CESTA (Centre d’étude des systèmes et techno-
logies avancées).
Un lien intense, de travail et d’amitié, s’est tissé entre Guattari et Robin.
Guattari est entré dans le comité de direction de Transversales où il écrivait
des articles traitant de ce qu’il appelle écosophie.
L’année de la disparition de Félix, en 1992, Robin et Guattari co-signent
dans Transversales et d’autres revues L’Appel pour les États généraux de
l’écologie politique, un des derniers actes de Félix.
Un jour de 1990, Félix Guattari qui avait une relation love and hate avec
les médias, m’appelle, contrarié. Un hebdomadaire lui demandait une longue
interview sur les questions du rapport des nouvelles technologies de l’infor-
mation avec l’écologie. Ce thème préoccupait Félix, mais en même temps il
hésitait à le traiter dans le cadre d’une interview. Je lui ai suggéré de faire ce
grand entretien, mais en proposant au journal le choix de son interlocuteur.
Il me charge, enthousiaste, de demander à Jacques Robin d’être celui-ci et me
demande de venir avec un magnétophone. C’est cet entretien qui nous par-
vient aujourd’hui. Il témoigne de leur complicité tout en gardant sa prise ave c
notre présent.
L’aventure intellectuelle de Jacques Robin continue par la création de la
collection GRIT-Tranversales aux éditions Fayard, où il publie ses anciens et
nouveaux compagnons : Edgar Morin, Joël de Rosnay, André Gorz, Patrick
Viveret, Philippe Aigrain.
Au printemps prochain Jacques Robin publiera dans la même collection
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son prochain livre : La Conscience humaine.


Sacha Goldman

Jacques Robin : Il se produit actuellement de véritables ruptures
technologiques et culturelles. La révolution technologique de l’infor-
mation et de la commande est à mes yeux d’une tout autre nature que
ce qu’on avait connu jusqu’à présent, parce que le concept d’informa-
tion, qu’on ne connaissait pas avant 1950, est arrivé très brusquement.
La recherche de l’accomplissement de soi qui se dégage, semble-t-
il, vis-à-vis du travail, vis-à-vis des rapports de l’homme et de la femme,
de la volonté de s’épanouir, ces mutations s’accomplissent, aux premières
lueurs de 1990, avec deux autres défis fantastiques de l’actualité im-
médiate : le défi de nos rapports avec la biosphère, c’est le défi écolo-
gique ; et l’effondrement chaotique du marxisme-léninisme. Et je n’ou-
blie pas les éléments de la toile de fond, c’est-à-dire une formidable
expansion démographique.
Au moment où la mondialisation des télécommunications et des con-
naissances se fait, on assiste en réalité aux divisions des sociétés, des
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hommes dans ces sociétés. Non seulement la division nord-sud, dont
on parle toujours avec raison, mais, à l’intérieur de nos sociétés occiden-
tales, la dualité de l’économie et la dualité culturelle. Je vois actuelle-
ment un tableau vraiment chaotique où la reconstruction est peut-être
possible, mais où, pour l’instant, on assiste à la destruction.
Qu’est-ce que ça veut dire : « de nouveaux rapports avec la nature » ?
Comment caractériser ce moment socio-économique et comment ima-
giner d’autres pratiques culturelles, non pas des individus, mais des per-
sonnes et des sociétés ?

Félix Guat t a ri: J’accrocherais dans la nébuleuse l’idée qu’on ne peut


pas séparer les transformations technico-scientifiques des transforma-
tions politiques, des bouleversements politiques.
Non pas que ce soit quelque chose de nouveau, parce que je pense
qu’il en a toujours été de même. L’idée que j’ai à cet égard est un peu
stéréotypée. Je pense au projet Apollo qui a impliqué la conjonction de
ce que j’appellerais, de façon un peu générale, des flux technologiques,
des flux de connaissances, des flux humains, des flux de savoirs avec
des flux économiques, c’est-à-dire la capacité de réaliser l’investisse-
ment qui était en question, et avec des flux politiques, et donc on peut
dire des flux de désirs individuels et collectifs — on peut dire qu’un
objet comme celui de la conquête de la Lune impliquait un agence-
ment de flux extrêmement hétérogènes.
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C’est cette interaction entre des flux que, de façon erronée, on te-
nait pour séparés, qui joue et jouera de plus en plus dans la désorienta-
tion actuelle des coordonnées sociales et politiques. On ne peut rendre
compte de ce coup de théâtre que si, précisément, on fait l’association
entre la révolution en matière de production de subjectivité qui est liée
à cette révolution technico-scientifique, et les remaniements des cadres
sociaux, des cadres territorialisés, des cadres politiques.
Sinon, on ne comprend pas du tout pourquoi, d’un seul coup, il y
aurait cette implosion des rapports stratégiques, des rapports de domi-
nation, etc.
Donc, pour rendre compte de cette articulation entre les soubresauts
politiques gigantesques qui existent aujourd’hui dans le monde et les
révolutions technico-scientifiques, il faut essayer de cerner de plus près
en quoi les technologies informatiques et de la commande ne sont pas
uniquement de l’ordre des techni-sciences mais interviennent en tant
que telles dans la production de subjectivité individuelle et collective.
A cette condition, on pourra rendre compte d’interactions, de relations,
de ruptures événementielles qui, autrement, apparaissent comme tout
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à fait déconcertantes.

Jacques Robin : L’accent sur les technologies de l’information et


de la commande, c’est un message qui me paraît très, très difficile à
passer. Jusqu’en 1950, nous connaissons en gros deux caractéristiques
de la matière, la masse et l’énergie. Et puis, par la manipulation prati-
que des choses, des ingénieurs de Label Corp o r ation étudiant comment
on pourrait rendre plus fiables les convois de navires des États-Unis
ve rs l’Europe pendant la guerre mondiale, découvrent qu’on peut amé-
liorer l’opérativité par une série de prises en compte dans le désordre
des bruits d’information. Shannon en fait ensuite la théorie, il baptise
« bits » cette nouvelle mesure physique. C’est l’envolée de toutes les tech-
niques informationnelles, qui ne sont pas seulement les techniques de
l’informatique, mais qui deviennent celles des télécommunications
lorsque, à partir de 1970, on est capable de commutations électroniques,
c’est-à-dire de transformer des images en sons et des sons en textes, et
réciproquement.
Et il y a les biotechnologies, qui sont en train de transformer tout le
paysage industriel, de l’agriculture et de l’agroalimentaire. Que sont fi-
nalement les enzymes de restriction ? Ce sont des robots vivants. Cloner,
c’est passer de l’information ; et sélectionner des semences, c’est pas-
ser de l’information d’une semence à une autre. Ces nouvelles techno-
logies n’ont pas été pensées. Le premier qui l’a pensé, c’est Boulder,
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en 1952. On ne savait pas qu’on pouvait lever l’incertitude des rapports


de la matière en stockant puis en computant de l’information et de la
commande. Dès qu’on est capable de faire un algorithme et de l’in-
troduire dans une machine, on obtient des automatisations que l’on
n’avait jamais conçues jusque-là. Il y a ensuite Bateson, Atlan, Morin,
qui disent : « attention ! cet élément d’inform ation qu’on retrouve avant
tout dans les structures du vivant, c’est quelque chose de tellement nou-
veau que ça devient une autre nature du progrès technique. » C’est la
première fois — depuis le paléolithique — que les hommes sont capables
de mettre en forme des objets sans passer par leur propre énergie ou
des énergies qu’ils trouvent, puisque, par des codes, des mémoires, des
messages du langage, ils le font directement.
Contrairement à ce qui se passe dans l’ère énergétique, où, quand
on partage un objet, chacun en a une partie, dans l’ère de l’informa-
tion, on repart chacun avec son information. Il n’y a pas de partage de
l’information, mais duplication.
Et puis nous arrivons à l’automatisation. Si on a connu d’autres au-
tomatisations (le métier de Jacquard, l’électricité), on nous dit : « on a
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connu d’autres révolutions ! ». Mais il n’y a aucun rapport, car c’est dans
une quantité telle que ça devient qualitat i f, c’est quelque chose de
nouveau.
Cette révolution des technologies de l’inform ation et de la commande
n’est pas simplement une « troisième révolution industrielle », mais
quelque chose de totalement nouveau, qui conduit à une autre alphabé-
tisation.Tous les ratios économiques sont fichus. Que veut dire produc-
tivité marginale ? Que veut dire rentabilité marginale ? Que deviennent
les bases du calcul néoclassique devant cette irruption tout à fait nouvel-
le ? Face à ça, les économistes disent : « ce sont des cycles de Kondratieff.
On est pour l’instant en fin de cycle mais, le jour où ça va se diffuser,
tout va repartir. » Même les hommes qui pensent la technique disent :
« c’est la révolution de l’intelligence. » Mais non, nous sommes devant
une rupture qui met en l’air l’économie industrielle marchande.
L’évolution de la science moderne s’est faite avec un impératif fonda-
mental, « connaître pour connaître ». Elle a créé son autonomie scienti-
fique, cette idée. Elle utilisait la technique parce qu’il fallait bien que,
sur une hypothèse, elle manipule, qu’elle vérifie cette hypothèse. Mais
l’arrivée du système marchand, depuis un siècle et demi, se fait avec
une force telle que l’inversion se produit : comme ce système n’accepte
que des techniques qui conduisent à des « produits », la science se met
à la remorque de la technique, qui lui demande simplement de lui don-
ner quelques conseils nouveaux pour fabriquer des objets. Cet asser-
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vissement de la science à la technique se produit au moment où nous


sommes dans une nouvelle révolution, par l’irruption de l’information.
Ces deux éléments très nouveaux sont en train de bouleverser les sub-
jectivités, les rapports sociaux On pourrait avoir un même niveau de
vie avec un travail qui serait deux fois moins grand. Mais alors, se de-
mandent les gens : « Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Les gens n’ont pas reçu les clefs pour se dire que la connaissance,
la curiosité, les rapports humains, l’émulation, la convivialité sont
quelque chose d’autre que la sur-compétitivité à laquelle on nous ac-
cule et dont, peut-être, on pourrait sortir avec une Europe étendue qui
dirait non — pas à l’émulation, mais à cette sur-compétitivité.
Dès qu’il y a changement d’atmosphère, il y a des rapports phéno-
ménaux qui mettent à bas toutes les idéologies dures qui nous entou-
rent : idéologie de maîtriser la nature, l’idée que les rapports entre les
hommes sont des hiérarchies de valeurs, alors qu’elles ne peuvent être
que des hiérarchies de services ou de fonctions temporaires.

Félix Guattari : Je voudrais re-problématiser la question de la sub-


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jectivité en amont de cette même question. Je relisais le livre de Joseph
Nadal sur les sciences scientifiques et chinoises : vous avez le passage
d’une description en termes langagi e rstriviaux de faits pré-scientifiques
à une écriture mat h é m at i s é e , à des algorithmes, qui, à partir de la
Renaissance, va créer une multitude de problématiques nouvelles, et
je dirais même d’univers de références mutants.
On peut se dire : « au fond, en termes uniquement quantitatifs d’in-
formation, les équations mathématiques, les algorithmes, les descrip-
tions mathématisées ne sont que des simplifications, ne sont que des
façons de raccourcir des informations qui pourraient être véhiculées
dans le langage trivial. »
À mon avis, il y a une rupture existentielle complète à partir de la Re-
naissance, et d’ailleurs pas seulement dans le domaine des sciences, mais
aussi dans tous les domaines des arts et de la musique, en particulier les
rapports sociaux. Il y a une production de problématiques, une produc-
tion de subjectivité qui est en rupture qualitativement du fait d’un cer-
tain type de traitement binarisé, de nouveaux types d’écriture scientifi-
que, algorithmique, etc. Car le primat porté aujourd’hui sur l’inform ation
comme nouvelle cat é g o rie à côté de la masse et de l’énergie a pour effet
d’accentuer à un degré supplémentaire ce caractère de production de
nouveaux types de problématiques, de nouvelles subjectivités.
Autrement dit, si l’on méconnaît la spécificité qualitative de ce qui
s’opère avec ces nouveaux types d’écri t u r e , en particulier informatique,
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télématique, etc., alors on se retirera les moyens de comprendre les in-


cidences au niveau social et au niveau de la subjectivité. Elles resteront
dans des cadres antérieurs, dans un décalage total par rapport aux di-
verses révolutions technico-scientifiques et biologiques que nous vivo n s.
Le résultat, c’est que, parallèlement à cette déterritorialisation gé-
nérale des moyens de sémiotisation du cosmos, de la vie, des rapports
sociaux, des rapports imaginaires, etc., on assiste à une massive reter-
ritorialisation, à un massif retour à des idéologies de référence, quel-
quefois tout à fait archaïsantes, parce qu’il n’y a pas cette articulation
au niveau de cette révolution subjective , portée par ces mutations tech-
nico-scientifiques.
Le concept d’information me semble totalement insuffisant pour
rendre compte des mutations dans ces questions, c’est-à-dire qu’il res-
te dans un continuum qui est celui de la langue triviale, c’est-à-dire du
point de vue humain, du point de vue mono-centré humain, sur les pro-
cessus en question.
Alors que la révolution informatique et communicationnelle impli-
que un éclatement de ce point de vue globalisant et la création de ce
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que j’appellerais des « conservateurs partiels » qui ne sont plus d’ordre
humain et qui échappent aux types de finitude humaine avec la mort,
l’angoisse, la douleur, le désir, etc. et multiplient des facteurs de sub-
jectivation partielle qui échappent aux anciens modes de territoriali-
sation de la subjectivité. C’est pour cela que ce concept d’information,
n’est utilisable que jusqu’à un certain point ; il est dangereux de s’y li-
miter, si on ne l’associe pas à ce que j’appelle une « fonction existen-
tielle », corrélative à ces mutations informationnelles.
La question se pose : si vous inventez une communication téléma-
tique, si vous inventez un mode de transmission du savoir, un mode de
mémorisation par banques de données, etc., qu’est-ce que vous faites ?
Vous ne faites pas seulement un travail sur l’information, vous faites
un travail de mutation sur la subjectivité. Une subjectivité qui échappe
à l’emprise de l’individu dans son rapport originaire, mais qui est une
subjectivité sociale et machinique qui tend à un décentrement, à un ex-
centrement radical de la connaissance par rapport à l’individu.

Jacques Robin : Je ne place pas la révolution du concept d’infor-


mation et de commande au centre. C’en est un élément, mais il faut
voir que cet élément va bouleverser la logique économique et sociale.
La logique économique avait été d’optimiser des modes énergétiques
de production ; presque toutes les sociétés se sont bâties jusqu’à pré-
sent là-dessus. Nous arrivons à un moment où les biens vont devenir
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abondants, même en tenant compte de la démographie. Si nous vou-


lions bien faire tourner les machines actuellement, mettons pour l’Occi-
dent, nous transformerions totalement le problème.
Seulement, les économistes n’ont jamais appris à répart i r.On ne sait
pas distribuer. Il manque tant de choses, même dans notre commu-
nauté européenne ou américaine, tant de choses banales : frigidaires,
moyens de transport, etc. Toutes ces choses, on sait les produire. Seu-
lement, si on les distribuait, on mettrait en l’air les hiérarchies sociales
telles que nous les connaissons. Donc on ne les distribue surtout pas
et on fait l’impossible pour que cette révolution de l’information et de
la commande ne soit faite que petit à petit, quand on ne peut pas faire
autrement. Le PNB actuel de la France pourrait être fait avec 20 h de
travail partagé, avec les 5 millions d’inactifs. Mais cela veut dire une
toute autre conception du rapport des gens avec le social.
Le concept d’inform ation est central, il faut en tenir compte, mais il
ne m’intéresse que dans la mesure où il pourrait permettre d’autres rap-
ports humains. On ne veut pas prendre en compte qu’il va foutre en l’air
les règles économiques habituelles, donc les conséquences sociales de
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ces règles, donc ce que nous voyons se faire sous nos yeux, c’est-à-dire
la division de la société en deux. Je soutiens qu’il y a 15 millions de F r a n-
çais qui passent leur temps à essayer de subsister. Ainsi, si vous prenez
les handicapés, les femmes seules, les vieillards, les gens qui sont en-
dessous du SMIC, les gens qui sont marginaux, etc., on arrive tous à
peu près à ces chiffres. On est en présence d’un phénomène nouveau qui
est une conséquence inéluctable de cette révolution de l’information.
Mais, ce qui m’intéresse le plus, c’est comment, au contraire, la pri-
se en compte de ce concept d’information pourrait se transformer en
une société de communication où la créat i v i t é , et les rapports nouveaux
des gens, occuperaient une place différente.

Félix Guat t a ri: Il n’y a pas de linéarité dans le sens d’une progression
possible dans le développement de cet axe des révolutions technico-scien-
tifiques. Il n’y a pas de progressisme linéaire. Il me semble qu’il y a une
contradiction majeure et quasiment irréductible entre la subjectivité hu-
maine avec ses caractères de finitude et la subjectivité non humaine,
massivement produite par tous les rouages technico-scientifiques et so-
ciaux, et que c’est là que se pose un gap, un problème, une prise, une
pratique spécifique et une responsabilité éthique, à tous les niveaux.
Je ne voudrais pas que l’on considère simplement qu’il suffirait de
dire, eh bien ! donnons un supplément d’âme aux révolutions technico-
scientifiques pour que, finalement, on s’arrange de tout ça et qu’on ré-
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tablisse la situation pour éviter les désastres qui existent dans les pays
du Tiers-monde, ou l’intégration chaotique des pays de l’Est au sein
du capitalisme mondial intégré.
Si l’on fait l’impasse sur le fait que toute cette progression dans l’or-
dre technico-scientifique engendre des mythes infantilisants qui font
croire à une sorte d’éternité de l’individu, on continuera d’entretenir
des illusions qui ne résoudront pas les problèmes de recomposition sub-
jective et retomberont brutalement sur des impasses catastrophiques.
Pour moi, par exemple, en France, la prise de conscience écologique
est totalement symétrique avec la montée d’une idéologie néonazie avec
le Front national.
Il s’agit de penser ces deux type d’éléments ensemble, sinon on aura
cette espèce de réflexe qu’on observe dans la gauche depuis longtemps,
depuis la première élection de Dreux, de dire : « oh ! c’était pas grave,
c’était du poujadisme, ça va s’arranger la prochaine fois. » Ou Giscard
d’Estaing qui déclare hier : « oui, mais Dreux, c’est une sorte de son-
dage, il ne faut pas en tenir compte. » Bien sûr que si, il faut en tenir
compte, puisqu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal, il s’agit de
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quelque chose qui concerne une inquiétude existentielle de 90 % de
l’opinion, ce qui n’empêche pas qu’il y a aussi 90 % de personnes qui,
d’un autre côté, sont préoccupées du drame écologique.
On est devant une sorte de désaxation généralisée des coordonnées
subjectives. La problématique de la recomposition subjective à tous les
niveaux où se situe l’impact de ces révolutions technico-scientifiques
doit être posée. par une re-finalisation des processus d’information, de
télématisation, robotisation, etc., la finalité n’est pas seulement d’éta-
blir une relation de marché en fonction de la rareté des produits pour
arriver à un certain profit marginal, mais elle est de recentrer totale-
ment les activités humaines sur d’autres systèmes de valeurs, de l’éco-
logie mentale jusqu’aux niveaux les plus planétaires.

Jacques Robin : Je voudrais montrer comment une prise de cons-


cience écologique va avoir une action très forte, dans les 10 ou 20 an-
nées, une action socio-économique et, bien entendu avant tout, dans
l’idée des nouveaux rapports, d’une nouvelle alliance avec la Nature.
Il est très difficile de faire passer le message que la Biosphère est un
système hyper complexe autorégulé, ce qui veut dire non seulement que
nous subissons l’influence de l’écosystème dans lequel nous sommes,
mais que notre mode de vie va agir sur cet écosystème.
Nous nous trouvons devant un choix écologique : nous ne pouvons
plus nous livrer à des activités industrieuses sans qu’il y ait des consé-
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quences gravissimes pour la survie de notre espèce. Or, que voyons-


nous dans la société, dans le système industriel marchand tel que nous
le connaissons ? Une politique de l’environnement. C’est à dire : tant
pis ! il y a un effet de serre, il y a un trou d’ozone, bon, on va vendre
un petit peu plus de pots catalytiques, on va trouver des substituts aux
aérosols, mais on ne va pas changer notre modèle de consommation,
notre gaspillage, notre modèle de production, notre démographie, et
puis on va créer des éco-industries. Tant mieux ! en créant des éco-in-
dustries, on va faire du PNB, on va peut-être créer des emplois. On ne
veut pas avoir cette idée fondamentale que nous sommes en co-pilo-
tage avec la Nature. Nous sommes avec la Nature en situation. L’élément
le plus complexe qu’elle a créé, c’est-à-dire l’homo demens, va continuer
son évolution, sauf s’il se fait exploser lui-même, mais il a une chance
d’être celui qui peut « co-piloter » un peu dans cette symbiose avec la
nature, et c’est une transform ation radicale des rapports, des uns et avec
les autres. Cette écologisation des idées, veut dire que nous avons un
autre rapport avec la Nature — on n’est pas en admiration devant la
Nature, on l’a toujours transformée.
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Je pense que l’écologie est un grand tournant, à condition que cette
écologie soit prise dans ce sens et non pas dans celui d’une ingénierie
é col ogique qui nous amènerait probablement à une sorte de terreur éco-
logique aussi grande que la terreur raciste.
Quand j’entends dire que l’écologie n’est pas à marier : si, l’écolo-
gie est à marier avec la dimension sociale. Sinon, elle devient un dan-
ger. Et il y a plus que la dimension sociale et économique, elle doit se
marier avec une sorte d’altérité, avec les autres. Il me semble que ce
sont trois choses :
— Il est important que nous substituions à ce qui se passe actuelle-
ment, non pas une idéologie nouvelle dans le sens d’une idéologie dure
(nous avons soupé des idéologies dures, du marxisme, du fascisme, du
libéralisme), non pas une idéologie molle, mais une idéologie douce,
qui fasse la part de nouvelles connaissances et qui marie l’écologie, la
dimension socio-économique.
— L’homme n’est pas fait pour travailler, il est fait pour agir, pour
être curieux, reconnaître sa niche écologique, avoir des rapports avec
les autres.
— Il est nécessaire que nous trouvions alors, dans les rapports des
uns enve rs les autres, mais aussi des rapports avec des groupes, ce qu’on
pourrait appeler le fédéralisme, ou ce qu’on pourrait appeler la fin du
centralisme démocratique.
Je crois que c’est le mariage de ces trois éléments nous apporterait
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l’espoir, non linéaire, d’aller vers un avenir...

Félix Guattari : Je voudrais juste un peu forcer la note sur le ca-


ractère irréductiblement non dialectique des problématiques devant les-
quelles nous sommes, c’est-à-dire quand on met l’accent sur la néces-
sité de repenser les rapports inter-humains, les rapports familiaux, les
rapports d’éducation, les rapports de voisinage, de l’habitat, de l’ur-
banisme, de la santé, etc., on est dans un registre de l’économie, d’éco-
logie sociale qui pourrait aussi être prise sous les paradigmes scientistes
véhiculés par l’économie productiviste.
Alors que mon idée d’associer à l’écologie environnementale l’écolo-
gie sociale, l’écologie mentale, ajoute cette préoccupation profondément
anti-dialectique, à savoir : s’il y a un avenir (et il y a un avenir possible
même s’il y a des risques de catastrophes et de barbarie absolue à l’ho-
rizon historique), même s’il y a des sursauts collectifs pour recompo-
ser le social, recomposer des relations internationales, e t c. , il y a quelque
chose qui ne sera jamais résolu (par le niveau technico-scientifique, par
les révolutions sociales, par les révolutions moléculaires de toute na-
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ture), qui est l’existence humaine comme telle. Dans sa finitude, dans
sa solitude, son désarroi total. S’il n’y a pas de remise permanente du
curseur sur cette finitude, alors toujours il y a le risque de basculer dans
cette sorte de progressisme générateur de catastrophes.
Ce n’est qu’à condition qu’il y ait cette assumation — comme on
peut penser qu’elle était faite dans les sociétés archaïques, je pense à de
très beaux articles de Pierre Clastres sur la solitude des Indiens qui chan-
tent dans la nuit directement, en-dehors de tout rapport social —, si
on ne ramène pas le curseur là, alors on n’aura jamais la capacité, le
courage, la responsabilité éthique d’en finir avec ces pratiques des-
tructrices. La société productiviste telle qu’on la vit est comme une
drogue. D’ailleurs, elle produit des drogués de toute nature. Et il faut
arriver à cette sorte de désintoxication du progressisme qui consiste-
rait à se retirer sur soi et à se déconnecter de toute pratique sociale, de
tout engagement dans la vie politique.
En tout cas de les voir sous cet angle, donc de fonder l’angle de prise
de vue humain sur les différents processus socio-économiques, tech-
nico-scientifiques, toujours avec ce recul de la subjectivité, cette dis-
tance qui est sans arrêt à reconquérir et qui est quelque chose que je
mettrais dans l’ordre, disons, d’une activité analytique, pas exactement
dans le sens psychanalytique freudien (qui, à mon av i s , n’a fait qu’aper-
cevoir cette dimension, notamment avec son concept de pulsion de mort
qui, d’une certaine façon, règle la question).
142 · MULTITUDES 24 · PRINTEMPS 2006

Mais il n’y aura de reprise écosophique, c’est-à-dire la reprise d’une


fonction éthico-politique de refondation du rapport de l’individu à son
corps, du rapport de l’individu au temps, du rapport de l’individu à
l’autre, à l’altérité, à la différence, aux formes esthétiques, etc., qu’à la
condition qu’il y ait cette finalisation sur le projet de vie.

Jacques Robin : Devant l’inconsistance des « propositions » politiques


sociales et syndicales actuelles, j’essayais de formuler ce que pourrait
être un courant qui essaierait de penser l’homme comme pouva n t
s’épanouir davantage.
Je propose de marier l’écologie et le socialisme, en tant que poseur
de questions sociales, ce qu’il a fait depuis le XIX e siècle, mais en le
reposant autrement, à cause de la nature même des technologies. Et il
faut que le fédéralisme, les rapports d’altérité et de reconnaissance de
l’altérité, soient mis au premier plan.
Il y a un autre grand problème qui se pose à nous, c’est d’avoir le
courage de ne pas confondre la morale et l’éthique. On voit bien com-
ment toutes les sociétés, mises en présence de forces intérieures et ex-
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térieures immenses, essaient de donner un sacré, ce sacré donnant à la
fois la religion et la morale, et comment petit à petit le décalage entre
cette morale et la pratique des mœurs a été tel qu’il a bien fallu essayer
de s’organiser. Je crois que rien n’est plus urgent que de créer une éthique
critique autonome. De même qu’on peut avoir la spiritualité sans foi,
il faut que l’on puisse créer une éthique critique autonome sans mo-
rale. J’en vois des pistes chez Foucault, Habermas et Morin...

Félix Guattari : Mon interrogation, elle, est de savoir s’il y a une


pratique de ce type d’éthique. Est-ce qu’il s’agit d’un impératif trans-
cendant, ou est-ce que, au contraire, il n’y a pas, au niveau des théo-
ries individuelles, au niveau de la vie de couple, la famille, au niveau
du travail, dans l’école, le voisinage, etc., une reproblématisation per-
manente de cette dimension éthique ?
C’est, encore une fois, ce que le freudisme a fait en essayant de re-
donner du sens, une lecture possible à des « faire » qui relevaient en ap-
parence du non-sens, du moins à une époque donnée, qu’il s’agisse d’hys-
térie, de sexualité infantile, e t c. , l’idée que c’est quelque chose qui
peut se travailler.
Et c’est là qu’on se sépare de Kierkegaard. Il ne s’agit pas de quelque
chose qui tombe de la transcendance, il s’agit de dire : bon, vous tra-
vaillez dans telle situation, dans telle université, dans tel hôpital psy-
chiatrique ou dans tel syndicat... Est-ce qu’il y a un « faire », est-ce qu’il
HORS CHAMPS · 143

y a une pratique qui permet précisément de ramener ce curseur éthique


qui fera, non pas interrogation sur l’autre en disant : « mais pour qui
est-ce que tu te prends, tu te prends pour un chef ? etc. », mais la ques-
tion toute naturelle : « ah ! tu es là, toi, à cet endroit, et moi je suis à cet
endroit... » et d’une certaine façon, nous sommes dans un rapport de
déréliction absolue et nous le surmontons malgré que nous ayons accès
à ce degré zéro de l’existence. Nous construirons d’autant plus une pro-
jectalité qui aura sa logique, qui aura sa raison, qui aura sa prolonga-
tion dans le domaine du socius. C’est donc cette idée de refondation
des praxis, à tous les niveaux, qui me semble être corrélative à la posi-
tionnalité de son éthique.
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