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LA MALÉDICTION DES RESSOURCES NATURELLES ET SES ANTIDOTES

Gilles Carbonnier

IRIS éditions | « Revue internationale et stratégique »

2013/3 n° 91 | pages 38 à 48
ISSN 1287-1672
ISBN 9782200928766
DOI 10.3917/ris.091.0038
Article disponible en ligne à l'adresse :
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RÉSUMÉ / ABSTRACT

Gilles Carbonnier
Professeur d’économie du développement,
Institut de hautes études internationales
et du développement (Genève)

Résumé Abstract
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C et article présente les dyna-
miques économiques, sociales,
politiques et environnementales qui
T his article presents the economic,
social, political and environ-
mental dynamics which support the
sous-tendent la malédiction des res- “resource curse” in many ­developing
sources dans nombre de pays en countries with the backdrop of
développement, sur fond de volatilité increasing price volatility. It also consi­
accrue des cours. Il examine ensuite ders the potential remedies, that is to
les remèdes potentiels, à savoir say the strategies and policies ­aiming
les stratégies et politiques visant to end this curse. To conclude, the
à enrayer cette malédiction. Pour article looks at the issues raised by this
conclure, l’article se penche sur les problem in the African continent and
enjeux soulevés par cette probléma- in the resource-importing countries.
tique pour le continent africain et les
pays importateurs de ressources.

38
AC
É U LTARIER A
RGEG
E SA R D

La malédiction
des ressources
naturelles
et ses antidotes

Gilles Carbonnier

L
es prix des matières premières se sont envolés au cours des dix dernières
années, notamment en raison de la demande croissante des économies
émergentes. Cette tendance devrait s’accentuer avec l’apparition de larges
classes moyennes dans des géants démographiques tels que l’Inde, la
Chine, et bientôt l’Afrique. L’imposition de restrictions à l’exportation par
d’importants pays producteurs et la croissance des investissements spéculatifs
renforcent la volatilité des prix, ainsi que le démontre une étude sur l’évolution
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des prix réels des ressources énergétiques et autres matières premières de 1850
à nos jours1. Le monde serait entré dans une nouvelle ère de rareté relative des
ressources naturelles, caractérisée par des crises difficiles à anticiper, comme
l’explosion du prix du riz durant le premier semestre 2008 et, plus récemment,
les tensions relatives aux exportations chinoises de terres rares. Cette évolution
est une mauvaise nouvelle pour les pays importateurs, qui voient leurs factures
s’alourdir et la sécurité de leur approvisionnement mise à mal. En revanche, les
pays exportateurs – dont une majorité de pays en développement – devraient en
principe se réjouir de la hausse des prix, qui se traduit par des recettes d’expor-
tation et un pouvoir de négociation accrus face aux pays importateurs. La nou-
velle donne représente a priori une aubaine pour les pays en développement
riches en matières premières, ce que semblent confirmer les taux de croissance
des pays africains exportateurs de pétrole et de minerais comme l’Angola, le
Nigeria et le Tchad.

1. David Jacks, « From Boom to Bust: A Typology of Real Commodity Prices in the Long Run », NBER
Working Paper, n° 18874, mars 2013.

39
ÉCLAIRAGES

Ce mode de développement est-il soutenable ? Selon la théorie de la


« malédiction des ressources », l’inverse est à craindre et un nombre croissant
de pays pauvres risquent de souffrir des nombreux travers associés à la richesse
du sous-sol : État rentier, corruption et lutte violente pour la captation de la
rente, dégâts environnementaux, manque de diversification économique,
vulnérabilité face à la volatilité des cours, faiblesse des institutions étatiques,
inégalités croissantes, etc.1

Du « syndrome hollandais » aux conflits armés


Jusqu’à la fin des années 1980, l’orthodoxie économique considérait
l’abondance de matières premières comme un important vecteur de
développement, qui permettait d’attirer les investisseurs et d’accroître les
revenus d’exportation. Pourtant, l’histoire économique ne manque pas de contre-
exemples, à commencer par le déclin espagnol, à partir du xvie siècle, alors que le
royaume de Castille exploitait les richesses minières de ses dépendances latino-
américaines2. Quelques économistes hétérodoxes ont mis en avant que la richesse
des ressources est l’une des causes
du « sous-développement ». Ceux-ci
Jusqu’à la fin des années 1980, s’appuyaient notamment sur la thèse
l’orthodoxie économique considérait de Singer-Prebisch selon laquelle
les termes de l’échange tendent à se
l’abondance de matières premières dégrader pour les pays producteurs
comme un important vecteur en raison de la baisse du prix des
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matières premières par rapport aux
de développement biens manufacturés3.
Depuis la fin de la guerre
froide, de nombreux chercheurs ont mis en relief l’impact négatif, pour les pays
producteurs, d’une stratégie de développement centrée sur l’exploitation de
ressources naturelles. Dans un ouvrage paru en 1993, l’économiste britannique
Richard Auty4 aurait le premier utilisé l’expression « malédiction des ressources »
pour décrire un paradoxe apparent : les pays en développement dotés
d’abondantes ressources extractives (pétrole, gaz et minerais) affichent de moins
bonnes performances que les pays dépourvus de ressources, que ce soit en termes

1. Voir George Mavrotas, Syed M. Murshed and Sebastian Torres, « Natural Resource Dependence and
Economic Performance in the 1970-2000 Period », Review of Development Economics, vol. 15, n° 1,
février 2011, pp. 124-138.
2. Voir Douglass C. North, « Institutions », Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 1, hiver 1991,
pp. 97-112.
3. La hausse des cours depuis le début des années 2000 remet en cause la thèse Singer-Prebisch,
même s’il est prématuré de tirer une conclusion définitive quant à sa validité au xxie siècle.
4. Richard M. Auty, Sustaining Development in Mineral Economies: The Resource Curse Thesis, Londres,
Routledge, 1993.

40
La malédiction de s r essources natur elles et ses antidot es

de croissance économique, de gouvernance ou d’indicateurs sociaux. Sous le


vocable du « paradoxe de l’abondance », la politologue américaine Terry Lynn Karl1
a développé les mêmes thèses concernant les pays producteurs de pétrole. Depuis
lors, la littérature a mis l’accent sur une variété de facteurs économiques, politico-
institutionnels et socio-environnementaux pour expliquer ce phénomène2.

Dynamiques économiques
Les pays dont une large part des revenus d’exportation provient du secteur
extractif tendent à souffrir de la « maladie hollandaise », la Dutch disease. Ce
vocable fait référence aux difficultés rencontrées par les Pays-Bas à la suite de
la découverte d’importants gisements gaziers dans les années 1950 et 1960 : la
hausse massive des recettes d’exportation a eu pour effet d’apprécier le florin
hollandais face au dollar. En conséquence, les autres secteurs d’exportation ont
perdu en compétitivité sur les marchés d’exportation alors que les biens importés,
devenus moins chers, ont mis à mal des pans entiers de l’économie nationale.
Une telle évolution provoque un mouvement de concentration dans le secteur
extractif, dont les retombées favorisent l’inflation, notamment via une hausse
des prix des biens et services non échangeables au niveau international. Or, d’un
point de vue structurel, le secteur extractif demeure souvent une enclave, avec
peu d’effets d’entraînement sur les autres secteurs économiques nationaux, que
ce soit en amont ou en aval. De plus, l’exploitation pétrolière et minière n’est
guère intensive en main-d’œuvre et ne permet pas d’absorber le chômage lié aux
difficultés auxquelles doivent faire face d’autres secteurs économiques.
De manière paradoxale, les États qui tirent une rente importante du secteur
pétrolier encourent le risque d’importants déficits budgétaires, avec une forte
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dette extérieure, en raison de la volatilité des cours et d’un « effet de voracité » :
dans les États faibles notamment, l’élite au pouvoir tend à pécher par excès
d’optimisme en engageant des projets pharaoniques, lorsqu’elle ne détourne
pas simplement la rente pour son propre compte ou dans une logique purement
clientéliste3. Philip Lane et Aaron Tornell4 ont démontré que les dirigeants
tendent à redistribuer la rente extractive à des groupes influents de manière plus
que proportionnelle à la croissance des revenus dans le but de se maintenir au
pouvoir, dans un contexte de tensions et d’inégalités croissantes.

1. Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty: Oil Booms and Petro-States, Berkeley, University of California
Press, 1997.
2. Voir Jonathan Di John, « Is There Really a Resource Curse ? A Critical Survey of Theory and Evi-
dence », Global Governance, vol. 17, n° 2, avril-juin 2011, pp. 167-184 ; Gilles Carbonnier, « Comment
conjurer la malédiction des ressources naturelles ? », Annuaire suisse de politique de développe-
ment, vol. 26, n° 2, novembre 2007, pp. 83-98 ; et Andrew Rosser, « The Political Economy of the
Resource Curse: A literature Survey », IDS Working Paper, n° 268, 2006.
3. Voir James A. Robinson, Ragnar Torvik et Thierry Verdier, « Political Foundations of the Resource
Curse », Journal of Development Economics, vol. 79, n° 2, avril 2006, pp. 447-468.
4. Philip Lane et Aaron Tornell, « Power, Growth, and the Voracity Effect », Journal of Economic
Growth, vol. I, n° 2, 1996, pp. 213-241.

41
ÉCLAIRAGES

Dynamiques politico-institutionnelles
Des mesures ciblées permettent de contrer la « maladie hollandaise » et
de promouvoir une diversification économique. Dès lors, les chercheurs ont
tenté de comprendre pourquoi les dirigeants des pays riches en ressources
ne prenaient que rarement les mesures appropriées et accentuaient souvent
les problèmes, sur fond de dérive
Les dirigeants tendent à redistribuer autocratique. La recherche s’est ainsi
concentrée sur la dimension politique
la rente extractive à des groupes de la « malédiction des ressources », en
influents de manière plus que examinant notamment la nature des
États rentiers1. Dans la mesure où l’État
proportionnelle à la croissance extrait l’essentiel de ses revenus de
des revenus dans le but l’exploitation de ses richesses naturelles,
il n’a guère besoin de développer
de se maintenir au pouvoir l’administration fiscale requise pour
financer les dépenses publiques. Et dans
la mesure où les citoyens ne contribuent que peu au trésor public, les dirigeants
ne sont guère enclins à leur rendre des comptes quant à l’affectation de la rente,
renforçant la tendance à voir émerger des institutions peu transparentes et peu
démocratiques2.
Se fondant sur la théorie de l’État rentier, Michael Ross3 conclut que la rente
pétrolière agit comme un frein à la démocratie. Une étude de Nathan Jensen et
Leonard Wantcheton4 confirme l’existence en Afrique d’une corrélation entre
abondance de ressources naturelles et régimes autocratiques. Jørgen J. Andersen
et Silje Aslaksen5 ajoutent que les démocraties présidentielles présentent un
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risque plus grand que les démocraties parlementaires, mieux équipées pour
résister aux travers de l’État rentier. Ces considérations confirment l’importance
cardinale de contre-pouvoirs capables d’influencer les décisions de l’élite
dirigeante, notamment quant à l’allocation de la rente6.
Le déclin espagnol, dès les xvie et xviie siècles, offre de précieux
enseignements. Pour Mauricio Drelichman et Hans-Joachim Voth7, la rente
minière a enrayé le processus de transfert partiel du pouvoir du monarque aux

1. Voir Hazem Beblawi et Giacomo Luciani, The Rentier State: Nation, State and the Integration of the
Arab World, Londres, Croom Helm, 1987 ; et Terry L. Karl, op. cit.
2. Voir Carlos Leite et Jens Weidmann, « Does mother nature corrupt? », IMF Working Paper,
n° 99/85, 1999 ; et Michael Ross, « The Political Economy of the Resource Curse », World Politics,
vol. 51, n° 2, janvier 1999, pp. 297-322.
3. Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? » World Politics, vol. 53, n° 3, avril 2001, pp. 325-361.
4. Nathan Jensen et Leonard Wantchekon, « Resource Wealth and Political Regimes in Africa », Com-
parative Political Studies, vol. 37, n° 7, 2004, pp. 816-841.
5. Jørgen J. Andersen et Silje Aslaksen, « Constitutions and the Resource Curse », Journal of Develop-
ment Economics, vol. 87, n° 2, 2008, pp. 227-246.
6. Voir Gilles Carbonnier et Natascha Wagner, « Resource Dependence and Armed Violence: Impact
on Sustainability in Developing Countries », Defence and Peace Economics, 2013 (à paraître).
7. Mauricio Drelichman et Hans-Joachim Voth, « Institutions and the Resource Curse in Early

42
La malédiction de s r essources natur elles et ses antidot es

Cortes, un organe quasi-parlementaire dans lequel une nouvelle bourgeoisie


marchande urbaine commençait à exercer une influence politique, notamment
sur les questions fiscales. Les revenus du boom minier latino-américain, qui
échappaient au contrôle des Cortes, ont permis à la royauté de poursuivre de
coûteuses entreprises sans devoir obtenir l’aval des Cortes ni leur rendre de
comptes.

Ressources et conflits
Les luttes pour la captation et la distribution de la rente accroissent
l’instabilité politique et le risque de conflit armé. De plus, les griefs relatifs aux
dégâts environnementaux causés par les activités extractives attisent les conflits
« socio-environnementaux »1. L’étude menée par Paul Collier et Anke Hoeffler2
sur les causes économiques des guerres civiles affirme que le risque de conflit
armé augmente de manière substantielle dans des pays en développement dont
la prospérité dépend de l’exportation de matières premières. À noter que d’autres
auteurs néo-malthusiens, tels que Thomas Homer-Dixon, mettent en avant la
rareté plutôt que l’abondance de ressources comme facteur de conflit.
Ces deux approches ont fait l’objet de critiques quant à leur déterminisme
environnemental et leur manque d’ancrage théorique. En outre, elles tendent
à négliger les dimensions sociales, matérielles et spatiales des matières
premières. Alors que les ressources sont souvent définies comme des stocks de
matières économiquement utiles ou d’avoirs se trouvant dans l’environnement
naturel3, Philippe Le Billon met en avant les processus sociaux qui conduisent à
l’identification, l’extraction et la consommation de ressources dites naturelles.
Ces dernières doivent être envisagées également comme des construits sociaux
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qui contribuent à la production de cultures matérielles, traversées par des
relations de pouvoir4.
Les interactions entre ressources naturelles et conflits armés demeurent un
sujet de controverse. De nombreuses études examinent dans quelle mesure les
ressources naturelles peuvent être considérées comme cause de conflit, ou plutôt
comme une source de financement qui contribue à prolonger la durée des guerres
civiles, rendant les processus de consolidation de paix plus délicats. Il s’avère que
les dynamiques varient non seulement d’un contexte à l’autre, mais aussi en

­Modern Spain  », in Elhanan Helpman (dir.), Institutions and Economic Performance, Cambridge,
Harvard University Press, 2008.
1. Anthony Bebbington, Industrias extractivas, conflicto social y dinámicas institucionales en la región
andina, Lima, Instituto de estudios peruanos, 2013.
2. Paul Collier et Anke Hoeffler, « On Economic Causes of Civil War », Oxford Economic Paper, n° 50,
1998, pp. 563-573.
3. OMC, World Trade Report 2010, Natural Resources: Definitions, Trade Patterns, Globalization, Genève,
2010.
4. Philippe Le Billon, Wars of Plunder: Conflicts, Profits and the Politics of Resources, Londres, Hurst &
Co, 2012.

43
ÉCLAIRAGES

fonction de divers facteurs spatiaux


L’abondance de minerais dans une et matériels. Ainsi, l’abondance de
région éloignée de la capitale où une minerais dans une région éloignée
de la capitale où une minorité
minorité ethnique représente la majorité ethnique représente la majorité
de la population locale renforce de la population locale renforce le
risque de conflit séparatiste. Des
le risque de conflit séparatiste ressources éparses dont l’extraction
nécessite peu d’investissement en
capital favorisent plutôt la fragmentation des groupes armés. L’exploitation
de ressources dont l’extraction et le commerce sont illégaux peut favoriser des
alliances de circonstances entre groupes armés rivaux et des agents étatiques,
et l’usage de la violence sert souvent à créer un degré d’instabilité propice à
l’impunité des acteurs engagés dans des activités criminelles.

Quels antidotes pour conjurer la malédiction ?


Une majorité d’études récentes incite au pessimisme quant aux perspectives
de développement durable dans les États fragiles qui font face à un boom minier
ou pétrolier. Toutefois, quelques pays en développement ont su tirer parti de la
richesse de leur sous-sol pour lutter contre la pauvreté avec un certain succès,
comme le Chili, l’Indonésie ou la Malaisie. Un siècle plus tôt, l’Australie, le Canada
et les États-Unis ont utilisé leurs matières premières pour soutenir le processus
d’industrialisation. Autre exemple, le Botswana est devenu le champion mondial
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de la croissance économique durant les trois dernières décennies du xxe siècle
grâce à l’exploitation du diamant, en même temps que la Sierra Leone sombrait
dans un conflit meurtrier pour partie causé et financé par les « diamants du sang ».
Ainsi, la « malédiction des ressources » n’est pas une fatalité. Elle peut être contrée
par des politiques publiques ciblées, pour autant que le cadre institutionnel leur
soit favorable.

Des politiques publiques efficientes


Les antidotes existent et sont connus. Le premier prérequis consiste, pour
les États producteurs, à négocier de bons deals avec les industries extractives afin
de dégager des revenus substantiels en compensation de la déplétion de leur
capital naturel. Les États producteurs doivent pouvoir s’arroger la majeure partie
de la rente extractive afin de mobiliser les ressources budgétaires nécessaires aux
investissements dans le capital physique et humain. Des procédures de mise aux
enchères transparentes permettent de faire jouer une concurrence accrue entre
sociétés occidentales et asiatiques pour octroyer les concessions d’exploitation

44
La malédiction de s r essources natur elles et ses antidot es

aux plus offrants. Il s’agit aussi de séparer la phase d’exploration des activités
d’exploitation des ressources, pour éviter les conflits d’intérêts. En cas de forte
hausse des cours, les clauses contractuelles doivent permettre le prélèvement
d’une taxe sur les bénéfices exceptionnels, comme l’ont fait la Bolivie et le
Venezuela, mais aussi l’Australie et les États-Unis durant la décennie 2000. Afin
d’éviter une appréciation excessive de la monnaie nationale et de réduire les
effets néfastes de la volatilité des prix, des pays comme la Norvège ou le Qatar ont
établi des fonds de stabilisation ou fonds souverains, dont une part importante
est placée sur les marchés internationaux de capitaux. Ces fonds sont aussi censés
bénéficier aux générations futures, une fois que les réserves d’hydrocarbures
seront épuisées. Après la crise financière de 2008, les critiques ont fusé à
l’encontre de ces fonds dont les rendements peuvent être négatifs. Vu les besoins
de leurs populations, les pays en développement devraient plutôt investir la rente
extractive dans des projets à haut rendement social (santé, éducation), dans
les infrastructures et la diversification économique, plutôt que dans des avoirs
financiers à l’étranger.
Ensuite, l’allocation des ressources joue un rôle primordial. Le défi consiste
à allouer les revenus pétroliers et miniers d’une manière à la fois propice au
développement et acceptable d’un point de vue politique. Certains États
redistribuent une partie des revenus directement aux citoyens (Alaska, province
canadienne de l’Alberta), que ce soit sous forme de dividendes ou de baisses
d’impôts. Cette dernière option présente l’avantage de renforcer le contrat
social entre l’État et les contribuables. Autre exemple, dans le domaine de
l’éducation, l’Arabie saoudite a alloué plus de 20 milliards de dollars à la King
Abdullah University of Science and Technology, en lui octroyant un large degré
d’autonomie face au pouvoir politique1.
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La volatilité des cours requiert une gestion budgétaire prudente. Le Botswana
a adopté une approche budgétaire « soutenable » en interdisant que les dépenses
courantes de l’État soient financées par la rente diamantaire. Le Chili suit une
politique budgétaire anticyclique : pas de budget déficitaire dans les années où le
cours du cuivre est égal ou supérieur à la tendance de long terme, déterminée par
un groupe d’experts indépendants2. En outre, la volatilité peut être réduite par
une réglementation appropriée. Le pétrole, comme d’autres matières premières,
représente une classe d’actifs financiers prisée par les investisseurs, notamment
après la libéralisation promue par le Commodities Futures Modernization Act
adopté par le Congrès américain en 2000, avec pour résultat une volatilité accrue
des cours.

1. Voir Giacomo Luciani, « Price and Revenue Volatility: What Policy Options and Role for the
State? », Global Governance, vol. 17, n° 2, avril-juin 2011, pp. 213-228.
2. Voir Jeffrey Frankel, « The Natural Resource Curse: A Survey of Diagnoses and Some Prescrip-
tions », Harvard Kennedy School Working Paper Series, 2012.

45
ÉCLAIRAGES

La transparence des revenus


Après une campagne menée par une coalition internationale d’organisations
non gouvernementales (ONG) dénommée « Publiez ce que vous payez », une
initiative volontaire multipartite a vu le jour en 2003 : l’Initiative de transparence
des industries extractives (ITIE). Les ONG ont amené les États producteurs et
consommateurs, ainsi que les grandes sociétés pétrolières et minières, à adopter
une norme internationale de transparence sur les revenus versés par les industries
extractives aux États producteurs. L’efficacité et l’impact de telles initiatives
juridiquement non contraignantes restent à prouver. La mise en œuvre de l’ITIE
souffre souvent de la faiblesse de la société civile dans des pays producteurs sans
tradition démocratique. De plus, les firmes extractives d’économies émergentes
et la Chine n’ont pas pris d’engagements. Finalement, la transparence des
revenus représente une condition préalable mais non suffisante pour enrayer
la « malédiction des ressources ». Néanmoins, l’ITIE a sans conteste contribué à
modifier les attentes sociétales et les comportements des principaux acteurs1.
Cette norme de transparence des revenus s’est trouvée traduite dans un
texte juridiquement contraignant, le
Dodd-Frank Wall Street Reform and
Les acteurs de la coopération Consumer Protection Act, adopté
en juin 2011. Le paragraphe 1504
internationale seraient mieux avisés
de cette loi américaine prévoit que
de soutenir les processus endogènes toutes les sociétés d’extraction et
d’exportation de matières premières
de transformation institutionnelle enregistrées auprès de la US Security
and Exchange Commission publient
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tous les montants supérieurs à 100 000 dollars qu’elles versent aux États pour
obtenir le droit d’accéder aux richesses de leurs sous-sols et de les exploiter, et
ce pays par pays et projet par projet. Quant à l’Union européenne, la révision
des directives régissant la présentation des comptes et la transparence prévoit
l’introduction d’obligations similaires qui pourraient s’appliquer également aux
sociétés non cotées en bourse.

Le rôle de la coopération internationale


Des agences bilatérales et multilatérales de coopération au développement
ont soutenu l’ITIE dès ses débuts. Elles fournissent des conseils et un appui
technique aux États producteurs qui en font la demande, mais avec un impact
limité. Une tentative de recourir à la conditionnalité de l’aide pour favoriser une
allocation judicieuse des revenus pétroliers s’est soldée par un échec retentissant

1. Voir Gilles Carbonnier, Fritz Brugger et Jana Krause, « Assessing Policy Responses to the Resource
Curse: Can Civil Society Live up to the Expectations? », Global Governance, vol. 17, n° 2, avril 2011,
pp. 247-264.

46
La malédiction de s r essources natur elles et ses antidot es

au Tchad. Les efforts de la Banque mondiale se sont, en effet, révélés inopérants :


une fois les investissements de base réalisés, le pétrole s’est mis à couler dans
l’oléoduc reliant le Sud tchadien au golfe de Guinée. Le gouvernement tchadien
s’est alors retrouvé en position de force pour changer les règles du jeu et allouer
une part accrue des revenus aux dépenses militaires1.
Dès lors, les acteurs de la coopération internationale seraient mieux avisés
de soutenir les processus endogènes de transformation institutionnelle. Dans
les pays producteurs dont les institutions étatiques sont fragiles, le défi consiste
à lutter contre les travers des États rentiers, notamment le détournement de
la rente extractive par l’élite au pouvoir à des fins clientélistes et personnelles.
Le renforcement des contre-pouvoirs passe par un soutien aux parlements,
aux organes judiciaires, aux médias et aux organisations de la société civile,
qui doivent pouvoir exercer des pressions efficaces en faveur d’une plus grande
transparence et d’une meilleure allocation des revenus.

Afrique : pour en finir avec la malédiction ?


Depuis une décennie, l’Afrique enregistre une croissance supérieure à
la moyenne mondiale. La hausse du prix des énergies fossiles, des métaux et
des minerais explique pour partie le nouvel engouement pour « l’Afrique qui
gagne ». De plus, le sous-sol africain demeure sous-exploré et recèlerait encore
d’importantes richesses dont on commence à entrevoir le potentiel, par exemple
en Afrique de l’Est. Toutefois, il existe de nombreux risques inhérents à ce mode
de développement basé sur l’exploitation de matières premières.
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La population africaine a dépassé le milliard en 2009 et devrait atteindre
2 milliards vers 2050. Le continent bénéficiera pour la première fois d’une
relative abondance de main-d’œuvre, et l’intégration des jeunes générations dans
le marché de l’emploi représentera un défi majeur. La création d’emplois dans les
centres urbains nécessite une rapide diversification économique, notamment
dans des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre, ce qui n’est pas le cas du
secteur pétrolier ou minier qui est intensif en capital – à l’exception des activités
minières dites artisanales.
Pour financer les investissements requis dans l’infrastructure, l’éducation
et la formation, les États africains doivent pouvoir mobiliser les ressources
budgétaires requises. Or, le rapport 2013 de l’Africa Progress Panel, présidé par
Kofi Annan, relève qu’entre 2008 et 2010, de nombreuses pratiques fiscales
opaques et inéquitables – comme les prix de transfert et structures de groupes
utilisant les paradis fiscaux – auraient fait perdre à l’Afrique plus de 38 milliards de
dollars par an, soit un montant plus élevé que l’aide bilatérale au développement

1. Voir Matthew Winters et John Gould, « Betting on Oil: The World Bank’s Attempt to Promote
Accountability in Chad », Global Governance, vol. 17, n° 2, avril-juin 2011, pp. 229-245.

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ÉCLAIRAGES

à destination du continent. La lutte contre l’évasion fiscale et les efforts de


transparence déployés par l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) et une part croissante de ses États membres doivent
impérativement profiter également aux pays en développement.
Pour les pays importateurs – que ce soient les pays industrialisés ou les
économies émergentes –, la sécurité énergétique passe par la réduction de
la volatilité des cours et des incertitudes liées à l’instabilité dans les États
producteurs. Les violences dans le delta du Niger ou en Afrique du Nord peuvent
avoir un impact direct sur les prix à la pompe pour le consommateur européen
lorsque le marché est particulièrement tendu. Lutter contre la malédiction des
ressources devient essentiel non seulement du point de vue du développement
des pays producteurs, mais aussi de l’approvisionnement en ressources
stratégiques à des prix abordables dans les pays importateurs. Finalement,
pour des pays comme le Tchad, le Niger ou le Soudan, le volume des réserves
d’hydrocarbures ne permet guère d’envisager une exploitation intensive au-delà
de deux ou trois décennies. Des remèdes existent pour éviter de gaspiller cette
occasion unique de mobiliser des ressources pour promouvoir le développement.
Toutefois, si les institutions sont trop faibles et les conditions minimales
non remplies, mieux vaut oser ralentir le rythme d’extraction, voire reporter
les investissements à des jours meilleurs, pour mettre d’abord l’accent sur le
renforcement des institutions. 
© IRIS éditions | Téléchargé le 13/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.67.105.114)

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