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LE CRÉPUSCULE
DE LA
CULTURE FRANÇAISE?
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Du même auteur

MauriceBarrès, Seuil, 1954.


La Yougoslavie,en collaboration avecA.Pontault, Seuil, 1960.
EmmanuelMounier, Seuil, 1972.
Le Christianisme éclaté, en collaboration avec Michel de Cer-
teau, Seuil, 1975.
LeSauvageet l'ordinateur, Seuil, 1976.
Cequeje crois, Grasset, 1978.
Enquêtesur les idées contemporaines, Seuil, 1981.
Lettre à mesennemis declasse, Seuil, 1984.
Approches dela modernité, Ellipses, 1986.
Desidéespour la politique, Seuil, 1988.
Cequ'ilfaut enseigner, Seuil, 1989.
L'Europeet le défi culturel, Seuil, 1990.
Atempset à contretemps, SPI, 1991.
Unemoralesans moralisme, Flammarion, 1992.
LaResponsabilité, Hatier, 1993.
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JEAN-MARIE DOMENACH

LE CRÉPUSCULE
DE LA
CULTURE FRANÇAISE?

PLON
76, rue Bonaparte
PARIS
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©Librairie Plon, 1995


ISBN-2.259.00214-5
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Ala mémoire d'Albert Béguin


éditeur, traducteur et critique,
directeur de la revue Esprit (1950-1957).
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INTRODUCTION

«Le vrai, le bon, le beau ont leurs


droits. On les conteste, mais on finit par
les admirer. Ce qui n'est pas marqué à ce
point, on l'admire un temps mais on finit
par bâiller. Bâillez donc ; bâillez à votre
aise. Ne vous gênez pas !»
DIDEROT,LeNeveu deRameau.

Quand on parle de culture, il faut commencer par


tirer son dictionnaire. Je précise donc queje prends le
mot au sens français traditionnel, et non pas au sens
anglais, qu'ont vulgarisé les sciences humaines (en-
semble de mœurs et coutumes propres à un groupe
humain). J'entends par culture les œuvres de l'esprit,
étalonnées selon la tradition et le goût dominant : au
premier plan, les œuvres écrites (théâtre, poésie,
roman, etc.), ainsi que les écoles littéraires et les mou-
vements d'idées, mais aussi la philosophie, les sciences
de l'homme et de la société, bref, une activité d'expres-
sion et de recherche aux formes innombrables.
J'avais tenté précédemment d'esquisser un pano-
rama des idées dominantes1 dans les années 1950-
1980. Tâche relativement aisée à une époque où la pro-
duction intellectuelle n'était pas aussi spécialisée
qu'aujourd'hui. Cette fois, je me tourne vers la littéra-
1. Jean-Marie Domenach, Enquête sur les idées contemporaines,
Seuil, 1981.
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ture, principalement romanesque parce qu'elle est


plus disponible, plus commode à déchiffrer, mais aussi
plus révélatrice d'une époque que la philosophie, qui
a son rythme propre et prend volontiers ses distances
avec la société. D'ailleurs, on verra plus loin que cette
littérature romanesque est fortement imprégnée de
philosophies dégénérées. J'ai cru qu'en scrutant la
forme de création la plus contemporaine, la plus acces-
sible, on pouvait risquer une évaluation et poser un
diagnostic sur l'état présent de la culture française.
Chemin faisant, j'ai emprunté quelques exemples au
cinéma parce qu'il est proche du roman, dont il
s'inspire fréquemment.
Dernier préalable : je me suis limité à l'aire cultu-
relle française et francophone. Aller au-delà dépassait
les forces d'un seul homme. Cependant,j'ai lancé quel-
ques coups de projecteur sur des cultures européennes
où l'on distingue des symptômes analogues.
Mais surtout, quelque arbitraire qu'on puisse me
reprocher, j'avais conscience — et cette conscience
s'est renforcée tout au long de mon enquête —de ne
pas avancer seul, mais d'être entouré, appuyé, par cette
majorité silencieuse qu'intimident ceux qui écrivent
dans lesjournaux et parlent à la télévision.
Je me suis donc fait lecteur parmi les lecteurs. Mais,
parce qu'on ne peut pas tout lire, comment choisir ?
Mon intention n'était pas de substituer mes humeurs
à celles des critiques patentés. Mais ils m'ont quand
même orienté dans la mesure oùje donnais la préfé-
rence à ceux qu'ils louaient et couronnaient, tel le tou-
riste qui, le guide en main, visite d'abord les
monuments signalés. Mais, au hasard des rencontres,
j'interrogeais aussi les gens sur leurs lectures, et
m'étonnais de ce que, à de rares exceptions près, ils
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me répondaient n'avoir pas lu ces fameux romans que


la critique portait aux nues. «Moi, disait l'un, je ne lis
jamais de romans. » «Moi, disait l'autre, je ne lis que
des romans étrangers. » Ou encore : «Adressez-vous à
ma femme, mais elle ne lit que des romans histori-
ques... » Or, feuilletant les fiches de prêts des biblio-
thèques, je constatais que ces romans français —
surtout ceux qui avaient été couronnés —portaient la
mention de nombreux emprunts. Mystère dont il serait
prématuré de conclure que ces livres avaient été
«regardés »mais n'avaient pas été lus. Avouer qu'on a
«calé », ou qu'on s'est ennuyé, n'est pas honorable ;
alors on se tait.
J'aime trop le roman pour avoirjamais essayé d'en
écrire un. Je n'ai donc aucun compte à régler sur ce
terrain, sinon celui d'une reconnaissance sans limites.
Nourri aux lettres classiques dans un collège religieux,
le premier roman contemporain queje lus, en 1937, à
l'âge de quinze ans, fut La Condition humaine d'André
Malraux. Choc décisif que cette rencontre de héros
révolutionnaires qui sortaient d'un univers inconnu de
moi. Initiation et conversion. Il existait donc des mar-
tyrs athées. L'histoire de Kyo, de May, de Katow,
m'avait tellement marqué que, plus ou moins
consciemment,j'attendais,j'espérais le moment de m'y
introduire. Il survint trois ans plus tard. Ainsi, la lecture
d'un roman précédait, préparait l'engagement ; une
histoire devenait l'Histoire. Ya-t-il meilleure chance
pour un lecteur de voir des personnages fictifs devenir
réels, car, si je ne fus pas l'un d'eux, j'en fréquentais
qui leur ressemblaient etje crus un temps —trop long-
temps — que l'histoire réelle était la réplique du
roman.
Ceci me conduit à m'interroger, cinquante ans plus
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tard, alors que le cours du monde a changé, et quej'ai


changé moi aussi, sur mes déceptions devant la littéra-
ture contemporaine. Comblé de lectures dans majeu-
nesse, n'ai-je pas, à l'égard du roman contemporain, la
nostalgie de l'ancien ?Detels préjugés sont inévitables.
Si je dis «préjugés », c'est pour éviter l'expression
savante de «cercle herméneutique »: on juge forcé-
ment une culture à travers sa propre culture. C'est par-
ticulièrement vrai du roman que l'on aborde avec
l'espoir secret de retrouver des émotions juvéniles,
voire puériles. Peut-on briser ce fameux cercle ? Je
crains que non. On peut seulement l'élargir si l'on est
conscient de sa clôture, comme autrefois le maréchal-
ferrant déjantant une roue. Mais il yfaut du feu.
«La meilleure part de l'homme est ce qui reste en
chacun d'informulé. » Cette phrase de Gide, que j'ai
aperçue griffonnée dans un corridor de métro, je la
conteste. Ce qui est informulé en chacun n'existe que
parce que des écrivains l'ont formulé, et comment
Gide lui-même en saurait-il quelque chose, sinon parce
qu'il fut lui-même un créateur, c'est-à-dire un accou-
cheur de l'informulé ? D'autres m'ont appris qui je
suis ; d'autres nous apprennent qui nous devrions être,
pourquoi nous n'existons qu'à peine et comment sen-
tir et vivre intensément. Tel est le rôle du créateur : à
partir d'un sédiment culturel qu'il a en commun avec
ses lecteurs, il suscite, ou plutôt ressuscite, chez eux
les anciens mythes, donnant ainsi à chacun le pouvoir
d'orienter son désir, d'élargir son rêve, d'enrichir sa
passion. Lire un roman, c'est toujours, plus ou moins,
se laisser avoir. C'est une sympathie, presque une
complicité, accordée a priori. VincentJouve 1a raison
1. VincentJouve, L'Effet personnage dans le roman, PUF, 1992.
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d'écrire qu'il y a «comme préalable à la lecture d'un


roman une sorte d'engagement tacite en vertu duquel
le lecteur est prêt à jouer le jeu ». D'accord, mais si
l'auteur ne lejoue pas ?
J'ai cru sentir que, la plupart du temps, il ne lejoue
pas et c'est ainsi quej'ai rejoint la troupe de ceux qui
ne savaient que répondre quand je leur demandais
quel auteur ils préféraient, quel roman «il fallait lire ».
Laraison de leur embarras,je crois l'avoir trouvée. Elle
tient en un mot, c'est l'ennui. Non pas l'ennui du
blasé, mais celui du déçu, et, bien pire, celui du prison-
nier d'une prison inconsistante, informe et finalement
inquiétante. L'ennui est le pressentiment du nihilisme.
Nul ne l'a défini plus profondément que Fernando
Pessoa : «L'ennui est la sensation physique du chaos,
c'est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le
maussade, le fatigué, se sentent prisonniers d'une
étroite cellule. Le dégoûté, par l'étroitesse de la vie, se
sent prisonnier d'une cellule plus vaste. Mais l'homme
en proie à l'ennui se sent prisonnier d'une vaine
liberté, dans une cellule infinie 1 »
J'ai donc rejoint dans le bâillement la majorité silen-
cieuse des lecteurs, car il m'est arrivé ce queje n'avais
connu qu'une seule fois dans ma vie lors d'une cure
thermale : je me suis ennuyé, à deux ou trois excep-
tions près ; je me suis ennuyé et je déteste ça. C'est
donc au nom de ce formidable consensus du bâille-
ment quej'ose prendre la parole.

1. Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité, Ch. Bourgois,


1988.
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1
LE SYSTÈME

«Le nombre l'emportera. On verra


vingt mille auteurs méconnus. On recru-
tera de nouveaux critiques débordés qui
essaieront de dire non. Mais il sera trop
tard. Lajustice triomphera. Les fonction-
naires préposés au choix des manuscrits
seront révoqués les uns après les autres.
Dans les carrefours, s'élèveront de grands
magasins de livres aux frais de la commu-
nauté. »
Jacques CHARDONNE,Romanesques.

Si bâillent tant de lecteurs de romans français, ce


n'est pas un signe de somnolence, car ces livres ne sont
pas hypnogènes, on ne peut même pas les prendre
pour s'endormir : trop pâles et trop compliqués pour
nous entraîner dans cet univers pré-onirique d'où l'on
passe doucement au sommeil. Intrigues obscures, per-
sonnages falots (lorsqu'il y en a), style contourné. Et la
plupart du temps, c'est sinistre, et quand ça veut être
gai, c'est bête, et encore plus sinistre (Voir par exem-

1. LeGrand Amour, d'Erik Orsenna, qui fut un succès inattendu


de librairie (où la curiosité de savoirce quise passait dans les coulis-
ses de l'Elysée ajoué un rôle important) est un livre gai. Mais ce
n'est pas un livre de fiction, il appartient à cette catégorie amphibie
dont nous reparlerons, où l'auteur se déguise sous un personnage.
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ple Philippe Djian 1: 37,2 lematin.) Siquelques lecteurs


affirment ne s'être pas ennuyés,je n'en ai encore ren-
contré aucun qui m'ait dit avoir ri ; c'est grave, si l'on
pense à ces ancêtres du roman que sont Don Quichotte
et Gargantua. Je n'en ai pas rencontré, non plus, qui
ait pleuré. Or, par le rire ou par les larmes (ou aussi
par la peur, mais c'est la spécialité du roman policier),
le lecteur rentre dans le vif d'un roman, il ycroit, il s'y
croit. Mais l'émotion est proscrite par nos nouveaux
romanciers, elle fait ringard. On laisse donc le rire aux
calembours de SanAntonio; quant aux larmes, la télévi-
sion se charge de les faire couler. Certes, les histoires
(quand il yen a) sont presque toujours tristes, souvent
lamentables (voir Le Gardien des ruines de Nourissier).
Et comment s'émouvoir d'événements énigmatiques
qui arrivent (peut-être) à des personnages qui ne sont
que des ombres ou des débris ?
Mais l'ennui a une cause bien plus profonde : la plu-
part de nos romans contemporains semblent sortir du
même moule, à quelques variantes près, qui font pen-
ser à ces «séries spéciales » dont se servent les mar-
chands d'automobiles pour appâter la clientèle : série
exotique, série académique, série cochonne... Parfois,
on éprouve une impression comparable à celle que
produisent à la télévision les séries américaines : on
entend toujours les mêmes voix, celles des doubleurs
spécialisés dans le ton brutal, innocent ou charmeur
—et le personnage en est décomposé. Achaque appa-
1. Le cas de Philippe Djian est des plus étonnants. «Vocabulaire
infantile », «écoulement du néant », ces motsde Renaud Matignon
dans LeFigaro (13 mai 1994) à propos du dernier livre de Djian,
conviennent à un auteur dont le succès, consacré par les éditions
Gallimard, est probablement la meilleure illustration de la manière
dont le système fabrique des romans insignifiants et réussit à les
vendre.
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rition d'un nouvel auteur lancé par les éditeurs sur la


piste des prix littéraires, s'élève le même tapage, et l'on
songe à l'impayableJacques Martin qui, tous les diman-
ches à la télévision, après avoir exhibé ses phénomènes,
s'écrie en frappant des mains : «Nous allons les rac-
compagner sous vos applaudissements », et le bon
peuple d'applaudir. La semaine suivante, on voit des
personnages presque identiques sortir des coulisses, et
y rentrer, toujours sous les applaudissements. Il en va
de même avec ces centaines de romanciers que la
claque médiatique applaudit pour les oublier le lende-
main, à l'exception de trois ou quatre vedettes qui ont
«fait un tabac ». Mais nous, lecteurs, comment retenir
un nom au milieu de ce vacarme ? Et comment faire
entendre nos applaudissements, ou nos sifflets, lors-
qu'il s'agit d'auteurs que nous avons déjà lus ? Le cro-
chet 1des années cinquante était plus démocratique.
Les trompettes de la critique
Plus de quatre cents titres de romans publiés par an,
soit en moyenne un parjour, dont la plupart ont dis-
paru avant qu'on ait eu le temps d'aller chez le
libraire... Peut-on choisir dans cette surabondance ?
Honneur au petit nombre des critiques qui, dans quel-
ques publications courageuses, et trop souvent confi-
dentielles, n'hésitent pas à écrire sans peur et sans
complaisance. Tympanisés par le cirque médiatique et
la foire aux prix, les Français ont perdu le goût d'une
critique compétente et responsable.
1. Diverschanteurs se succédaient sur la scène. Lorsqu'ils déplai-
saient au derrière
ramenait public, celui-ci criait
le rideau sous«crochet
les huées! »etetlesunrires.
gros crochet les
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Le rédacteur en chef du New YorkReview ofBooksà


qui, il ya une quinzaine d'années,j'avais demandé une
aide pour lancer un hebdomadaire critique indépen-
dant de toute influence et de tout copinage, m'avait
répondu que c'était impossible en France. Impossible
à cause de cette légèreté nationale qui nous pousse à
préférer le trait d'esprit à l'esprit. Impossible, surtout,
à cause de la centralisation parisienne qui enveloppe
auteurs, critiques, éditeurs et journalistes, dans un
réseau de convivialité et d'intérêts que renforcent une
télévision et une radio également concentrées à Paris.
Bernard Pivot, qui dirigeait avec autorité, sérieux et
indépendance, une grande émission télévisée sur les
livres, l'a remplacée par un «bouillon de culture »où
surnagent les célébrités du moment. Il faut être acteur,
cinéaste, cuisinier ou évêque à la mode, pour avoir
droit à ce bouillon.
Il arrive, pourtant, que quelques auteurs, comblés de
tirage et d'honneurs accèdent aux podiums. Ainsi,
l'écrivain, s'il n'est pas déjà consacré par le système,
prend place dans cette foule de politiciens, cabotins,
médecins, artistes et veuves d'artistes, généraux du
cadre de réserve et pâtissiers émérites, qui écrivent —
et plus souvent font écrire —des livres (biographies,
souvenirs, et parfois même romans) dont le mérite ne
tient ni à leur style ni à leur contenu, mais à une noto-
riété acquise hors de la littérature, et que les message-
ries se chargent de diffuser dans les cantons les plus
reculés du pays. La littérature est tellement estimée en
France qu'on ne saurait devenir président de la Répu-
blique, Premier ministre, ou simplement ministre, sans
avoir publié au moins un livre, et que l'ancien prési-
dent Giscard d'Estaing a fait le régal des médias et du
box office avec son roman Le Passage. Il arrive qu'un
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général soit aussi un écrivain (c'est le cas de Georges


Buis), qu'un homme d'État le soit également (ce fut le
cas de Charles de Gaulle), mais c'est rare. En tout cas,
ce n'est pas la confiserie, la chirurgie, la diplomatie,
l'acrobatie ni même le courage militaire qui devraient
imposer un livre-à l'attention des médias. Mais, dans
cette France où on lit assez peu (regardez les voyageurs
de train et de métro), le livre garde le prestige d'un
sacre. C'est une tradition très ancienne et qui eut sa
grandeur : celle des cours monarchiques et de l'Acadé-
mie. Après avoir pris des leçons de poésie, M.Jourdain
apprend maintenant à utiliser la prose, car le roman
est le meilleur moyen d'ébahir ce bourgeois collectif
que constituent des millions de téléspectateurs, et
d'accéder à cette Cour médiatique dont l'importance
amuse les étrangers. La télévision est dangereuse pour
la littérature, non pas tellement parce qu'elle nous
prend le temps de lire, mais parce que, neuf fois sur
dix, elle incite à lire ce qui ne vaut pas la peine d'être
lu.
Les critiques ont des excuses. C'est un des métiers
les plus difficiles qui soient, et l'un des moins rémuné-
rateurs. Comme le coiffeur, dont la productivité n'a
guère progressé depuis les Romains, le critique met
toujours aussi longtemps qu'il ya trois siècles pour lire
un livre et en rendre compte. Si le livre en vaut la
peine, il faut au moins deuxjours pour le lire, davan-
tage s'il dépasse les trois cents pages, et un ou deux
jours en écrire le compte rendu. En tout, quatrejours,
et davantage pour un roman substantiel, car si l'on
peut se contenter de lire la table des matières, les notes
de bas de page et la bibliographie de la plupart des
essais, le roman ne supporte pas qu'on le lise à saute-
mouton. Calculez maintenant la rémunération men-
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suelle : à 150 francs de l'heure (c'est bien le moins),


çafait près de 5000francs. Commentpayer un critique
à ce tarif? Une telle situation expose aux tentations du
copinage ; en tout cas, à des verdicts bâclés et à des
variations hors sujet.
On conçoit qu'à ce travail, long et délicat, se substi-
tue progressivement la vedettisation ou le signalement
expéditif. «La critique littéraire, imperceptiblement,
innocemment, par la force des choses (...), s'est trans-
formée en une simple (souvent intelligente, toujours
hâtive) information sur l'actualité littéraire »Cen'est
pas entièrement vrai. Il subsiste une critique argumen-
tée, personnelle (ô combien !), qui a ses têtes de Turc
et ses têtes d'ange, et on ne saurait lui reprocher ses
préférences, et ses phobies, mais la façon dont elle les
exprime trop souvent, arrogante et quasi terroriste. Ce
n'est plus un appel au goût et à la raison, mais une
glorification, ou une exécution, menée avec prépara-
tion d'artillerie pour clouer sur place les éventuels
contradicteurs.Josyane Savigneau, qui dirige le Supplé-
mentdes livres du Monde, est la championne de ces atta-
ques préventives. Lisez cette phrase extraite du
préambule d'un compte rendu consacré à un biogra-
phie de Jean Genet (Le Monde, 10 septembre 1993) :
«Devant ce texte de plus de six cents pages, on ne peut
qu'être admiratif, sauf à être malhonnête. » Si donc
vous refusez d'admirer les six cents pages qu'admire
Madame Savigneau, vous êtes un malhonnête, un cré-
tin, un philistin, voire «un policier de la création »
(sic), «un petit flic grincheux » (resic). C'est ainsi que
cette dame qualifie des collaborateurs de la revue
1. Milan Kundera, Les Testaments trahis.
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Esprit, coupables de s'être un peu moqués d'elle. Le


critique (surtout celui du Monde)n'est pas critiquable.
Vous croyiez vous en prendre à des prêtres, ou du
moins à des juges, mais ils sont d'autant plus ortho-
doxes qu'ils n'ont pas de religion, d'autant plus catégo-
riques qu'ils n'ont pas de code. Pas de code ni de
religion, mais une idéologie faite de bribes de moder-
nisme, de progressisme et de surréalisme —une idéo-
logie d'après la religion, et même d'après la
philosophie : pour ce Vatican laïque, tout ce qui est
nouveau est merveilleux et l'on n'est qu'un vieux
schnock si l'on prétend que cela pouvait être mieux
autrefois, un maso si l'on soutient que le roman anglais
se porte mieux que le français —symptômes évidents
d'une «énorme paresse de pensée », voire d'une
inquiétante absence de patriotisme. Là-dessus,
Madame Savigneau énumère une kyrielle de «célébri-
tés d'hiver », dont la plupart ne le passeront pas, et
dont les autres l'ont passé vingt ou trente fois sans par-
venir à s'améliorer2 Honte sur ceux qui «croient que
plus personne ne saurait raconter une histoire ou don-
ner à voir la société »! Eh bien, avec des nuances qui
me vaudront, j'espère, des circonstances atténuantes,
je suis un de ces hérétiques, promis au bûcher par ces
nouveaux inquisiteurs. Je ne serai donc pas seulement
condamné à bâiller, mais à brûler.
Ce qui, par un détour, nous mène àJeanne d'Arc.
Les critiques sont généralement plus intéressants que
les romans dont ils parlent parce qu'ils prennent parti
à l'égard d'œuvres qui ne prennent pas parti, laissant
1. «Une littérature sans critiques », Esprit, mars-avril 1993, et Le
Monde, 7janvier 1994.
2. LeMondedes livres, 7janvier et 27 août 1993.
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ainsi apercevoir leur philosophie cachée. Mais plus


révélatrice encore est la critique de cinéma, parce que
le cinéma, art de masse, incite à des appréciations plus
tranchées, qui impliquent une morale, une vision du
monde. Il faut guider les foules vers les «bons films »,
commejadis vers les «bons livres ». Prenons par exem-
ple le film de J. Rivette, Jeanne la Pucelle, projeté en
février 1994. Il s'inscrit dans une tradition littéraire et
cinématographique ancienne, puisque Jeanne est le
personnage le plus célèbre de l'histoire de France ;
Rivette ne se cache d'ailleurs pas d'avoir eu une inten-
tion politique (au grand sens du mot) puisqu'il situe
son film dans la ligne de la lutte contre «l'impéria-
lisme de la "culture" américaine. Germinal etJeanne,
même combat ». Quant à l'actrice, Sandrine Bon-
naire, qui incarne la Pucelle, elle concède queJeanne
est sainte, mais qu'« elle était humaine, ce qui la rend
d'autant plus accessible ». Cette «humanité » de
Jeanne, les commentateurs la célèbrent à l'envi. Cette
femme est «nature ». Rivette met en scène «une guer-
rière debout et pas une sainte à genoux ». «Jeanne
obéit à la mission qu'elle s'est choisie », comme si elle
n'avait pas été choisie par Dieu, du moins le croyait-
elle.
Il ne s'agit pas tant du film, en lui-même beaucoup
trop long et assez plat (moins, quand même, que le
médiocre Germinal), si l'on songe au scénario et aux
dialogues stupéfiants que l'histoire et le procès de
Jeanne lui offraient ; il s'agit de ce qu'y ont vules criti-
ques, et, curieusement, le réalisateur et la protagoniste.
Pour rendreJeanne «accessible », il fallait transformer
en femme «naturelle »une héroïne imprégnée de sur-
1. Télérama, 9février 1994.
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naturel, il fallait l'enrôler dans le conformisme ram-


pant, comme les nationalistes l'ont enrôlée dans leur
conformisme militant. Il fallait l'enlever à un imagi-
naire que la sacralisation a rendu incrédible pour
l'intégrer au folklore (ah, le beau sacre ! ah, la belle
cuirasse !). C'est ainsi que fonctionne l'idéologie domi-
nante, telle qu'elle s'exprime à travers la critique domi-
nante : si elle exulte, c'est pour aplatir.
Voilà pourquoi on ne doit pas se laisser abuser par
les cris d'enthousiasme que poussent régulièrement
nos critiques, semblables à des explorateurs exhibant
un spécimen inconnu d'une faune exotique. Les boni-
ments de foire («Vous allez voir le tigre blanc du Ben-
gale », ou «le phoque des îles Saint-Paul, qui dit Papa,
Maman»), davantage que des témoignages d'admira-
tion spontanée, sont une réaction de défense, un cri
de détresse devant la propagande des romans qui vien-
nent de paraître. Et si toute cette littérature n'était
qu'un cimetière ? Alors, «debout les morts !», on
commémore et on réhabilite (en 1994, Céline, Mon-
therlant, Saint-Ex). Mais les plus hardis crient «debout
les débutants !Vous êtes l'espoir du redressement. »
Dans L'Événement du Jeudi du 14octobre 1993,
Jérôme Garcin célèbre «onze débutants »qui ne sacri-
fient pas «aux stratégies usées des adultes ».Je recopie
leurs noms, afin de donner un écho à ce coup de trom-
pette : Fabrice Hybert, Anne Gastinel, Jean-Clet Mar-
tin, Catherine Hänni, Claude Meunier, Agnès Letestu,
Laurent Spielvogel, Laurence Ferreira, Silvain Vanot,
Jeanne Balibar et François Roche. Ama connaissance,
on n'a plus entendu parler d'eux depuis. Il faut dire
que onze débutants, c'est beaucoup, et que leur jeu-
nesse et leur beauté (visible sur les photos) ne suffi-
saient pas à garantir la pérennité de leur talent. Mais,
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Jamais il n'y eut autant de «créateurs» et aussi peu de


création. Voyezle roman : le nombre de titres augmente, l'ennui
des lecteurs également. Devenus théoriciens et.techniciens, les
romanciers de la nouvelle école suppléent par des artifices de
style à l'inconsistance de l'intrigue et des personnages. Repliés
sur une intimité triste, on dirait qu'ils n'ont plus la force de
saisir notre société - de la saisir àla gorge.
Théâtre, poésie, chanson... Depuis une vingtaine d'années
s'élargit le fossé entre les Français et leur culture. Décrochage
de l'Histoire, certainement. Mais aussi rupture de civilisation :
unimaginaire dépérit, qu'aucun autre neremplace.
Le mal du roman, genre éminemment démocratique,
est identique au mal de notre démocratie : asthénie et
faux-semblant. Seule l'Histoire prospère - nostalgie du passé?
Unpeuple privé de fiction n'aurait plus affaire qu'aux problèmes
matériels de sa survie et rien neviendrait consoler sonennui.
Ancien directeur de la revue Esprit, Jean-Marie Domenach
est l'auteur de plusieurs livres, parmi lesquels : Le Retour du
tragique (Seuil, 1967); Ce qu'ilfaut enseigner (Seuil, 1989);
Europe, le défi culturel (La Découverte, 1990); Unemorale sans
moralisme (Flammarion, 1992).
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections


de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original,
qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

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