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Hassan Rachik

Extrait d’un livre en cours de rédaction : Devenir anthropologue.


C’est un draft, je vous prie de ne pas le faire circuler.
Envoyé le 2017-08-13

Chapitre I. Cursus et formation

[...]

1.1 L’air du temps

Dans mon cas, je dois dire que ma formation dépendait aussi de ce que
j’appellerai l’air du temps que j’essaierai de décrire en remontant un
peu plus loin. De 1970 à 1974, l’ambiance de mon lycée (Moulay
Abdellah) avait peu de choses à voir avec les études. Durant ces
années, notamment 1971 et 1972, nous étions davantage dans la cour
du lycée, entrain de chanter et de scander des slogans hostiles au
gouvernement et au régime, qu’en classe. Maintenir l’ordre au lycée
relevait du miracle. Dans la cour, on assistait aux attroupements des
marxistes-léninistes et aux conflits qui les opposaient aux « Frères
musulmans » qui commençaient à se faire connaître. Les lycéens ne
se contentaient pas seulement d’être en grève dans leurs propres
lycées. Ils devaient aussi faire le tour, à pas de course, des lycées et
collèges calmes, pour y semer la panique. De l’excitation. Rien de
plus. Mes souvenirs d’alors sont pleins de scènes où on courait, on
sautait les murs du lycée fuyant les militaires, qui nous pourchassaient
à mort, munis de leurs bâtons si longs qu’on les baptisa « maxi ».

Je n’ai jamais été membre d’une organisation clandestine, quoique


j’avais plusieurs copains et amis qui en faisaient partie. J’ai eu
quelques expériences éphémères, au sens propre du mot. Deux
réunions dans le cadre du Syndicat national des lycéens (SNL) et une
manifestation (6 février 1973), dite dans le jargon des organisateurs
« les noces » (l‘ars).

1
Est-ce que j’étais en train de faire de la politique? Est-ce que j’étais en
train de jouer... au feu ? Peut-être les deux. Pour un jeune, toute mise
en scène de la colère, de la révolte, serait un jeu excitant. Je le savais
sans vraiment le savoir. Je n’ai pas une idée précise, et je doute qu’on
puisse en avoir, des raisons qui me poussaient à participer au
mécontentement estudiantin. D’autant plus que je n’étais pas un
militant régulier. Il y avait peut être ce sentiment proche de la virilité
(rajla), l’honneur (nafs), cette chose qui manquait à un élève casseur
de grève, traité de lâche, de peureux, et d’autres mots obscènes.
Participer à des réunions clandestines serait, pour le jeune que j’étais,
une manière de goûter à la virilité.

Très vite, j’abandonnai spontanément cet aspect grégaire du


militantisme. Peut être simplement parce que j’étais en marge des
réseaux politiques clandestins. Peut-être parce que, j’étais par
tempérament solitaire. En 1973, j’ai voyagé seul, en Espagne, en
France et en Angleterre où je suis resté trois mois. Les deux années
suivantes, j’ai encore voyagé seul en Espagne (3 semaines) puis en
Algérie et en Tunisie (un mois).

Parallèlement à mes études au lycée, je fréquentais une Maison de


jeunes dans un quartier populaire (Bouchentouf), qui n’était pas loin
du lycée et de chez moi, une vingtaine de minutes de marche. J’y
appris différentes choses comme les échecs, le ping-pong, et le
théâtre. C’est un espace où tout est mélangé, la culture du quartier,
l’amusement, et une ambiance intellectuelle, militante encore, qui me
poussait à améliorer mes connaissances. Une petite bibliothèque, des
conférences, et de temps à autre des discussions à bâton rompu sur la
politique nationale et internationale.

Le théâtre amateur fut une expérience courte mais enrichissante. En


plus de môn rôle d’acteur (quatre pièces), je retiens surtout ma velléité
d’écrire un texte en darija, le soleil. La pièce traitait de façon très
naïve du sous-développement et du refus des dirigeants et des gens à
adopter les choses modernes. Les événements de la pièce se passaient
dans un cadre tribal primitif opposant un chef aux membres de la
tribu. Le metteur en scène avait accentué cet aspect en faisant porter

2
aux acteurs, tous torse-nus, des peaux de mouton, et en mettant au
fond de la scène un totem (inspiré de ses cours de philosophie). Nous
avons joué la pièce deux fois le samedi 13 janvier 1973 à la Maison
de jeunes et le samedi 3 février de la même année dans un théâtre
célèbre au centre de la ville (Abd Samad al-Kenfaoui). Lors de la
seconde représentation, la salle était comble. Et comme pour
concrétiser l’effet critique de notre performance, une bonne partie du
public saisit l’occasion pour transformer la sortie en manifestation
lançant des slogans hostiles au régime.

Que lire ?

Pour ma génération, l’air du temps était plus perceptible à travers le


genre de livre que nous devrions lire. Depuis l’âge de 17 ans, je flirtais
avec la littérature marxiste et engagée en vogue à l’époque. Fini la
lecture des milles et une nuit, des magazines comme le mensuel
kowetien « al-Arabi » que mon père et moi achetions régulièrement.
Fini la lecture cursive et la conception de la culture générale que
véhiculait ce genre de magazines. Je savais vaguement ce qu’il fallait
lire, des livres sérieux et critiques1. Le passage à cette nouvelle
littérature n’était pas du tout facile. Il me fallait en plus commencer à
lire en français. C’était dur, je terminais très rarement un livre.

Durant ma période universitaire, la lecture de la littérature marxiste


devenait progressivement régulière. Il faut mentionner un
changement de taille, j’avais droit, depuis octobre 1974, à une bourse
de 4000 dirhams par an. J’étais certes obligé d’aider mon père qui
venait de sortir en retraite, ironie du sort, juste après avoir touché ma
première bourse. Mais j’avais la possibilité d’acheter des journaux,
des magazines, des livres. En tant qu’étudiant en sciences politiques,
je me devais d’acheter le Monde diplomatique, le Times, et autres
médias similaires.

1
Parmi les auteurs et les livres qui circulaient et que j’ai parcourus, je me
souviens de George Politzer (Principes élémentaire de la philosophie), Sadiq Jalal
al-Azm, (en arabe, Autocritique après la défaite), Bouali Yassine (en arabe, Le
trio interdit : La religion, le sexe et la politique), Nawal Sa’dawi (en arabe, La
femme et le sexe), Ernest Fisher, Le socialisme et l’art (traduit en arabe).
3
Au centre ville, plusieurs librairies étaient connues pour la vente de
livres respirant l’air du temps, livres associés généralement aux
Editions du Progrès de Moscou, Editions Sociales et Maspero. De ma
première bourse, je me rappelle avoir acheté un livre d’économie
politique de Raymond Barre. C’était trop cher, 45 dirhams. Alors que
je parlai du livre à un copain qui avait mon âge, il me réprimanda pour
avoir choisi le livre d’un économiste libéral. Moi je ne savais même
pas qui était Raymond Barre. Je voulais simplement avoir un manuel
sur lequel je pouvais m’appuyer pour suivre mon cours d’économie
politique. C’était encore le début de l’année universitaire, j’avais une
idée vague du cours d’économie politique et du professeur qui
l’assurait, Aziz Belal. Mon copain, qui passait pour la science
marxiste infuse, arriva à me perturber et à m’influencer. Je suis vite
retourné à la librairie et troquer le livre du libéral (un pavé de quelques
centaines de pages) contre une dizaine de petits livres, parmi lesquels
deux de Marx et d’Engels, Le manifeste du parti communiste,
Socialisme utopique et socialisme scientifique et un livre de Pierre
Jalée, L’exploitation capitaliste. Pendant trois ou quatre ans, le choix
des livres était simple. Il fallait se confier à la suggestion d’un
connaisseur et à la garantie de la maison d’édition. Maspero était au
top.

Il faut dire que j’ai commencé à lire par obligation morale. Etre
marxiste, même de façon molle comme je l’étais, supposait quelques
lectures. Je garde encore beaucoup de notes de lecture, (en français et
en arabe) de cette époque (1975-1979). En relisant mes notes, je
remarque que, la première année, il était rare que je terminasse un
livre. Malheureusement, je ne notais guère mes réactions, ce que je
ressentais ou pensais du texte… Mes notes de lectures partielles
n’étaient que des résumés, souvent très proches du texte. Pour avoir
une idée plus détaillée sur l’air du temps dans lequel je naviguais, je
dirai un mot sur le contenu de mes lectures et à quoi elles servaient.

En novice, j’ai parcouru plusieurs manuels d’introduction à


l’économie politique (Ernest Mandel, Pierre Salama, Jacques Valier).
Je me trouvais aussi obligé de lire quelques œuvres qui passaient pour

4
fondatrices du marxisme-léninisme. Que faire de Lénine fut le
premier livre à qui j’ai consacré le plus de temps et le plus de notes
(15 pages). J’étais, en 1976, furtivement intéressé par la question
relative à la spontanéité des masses. J’ai retenu, par exemple, que pour
Lénine l’élément spontané n’est que la forme embryonnaire du
conscient. Les grèves en Russie de 1890 étaient un mouvement
spontané, elles marquaient l’éveil de l’antagonisme entre les ouvriers
et les patrons, mais « les ouvriers ne pouvaient pas avoir conscience
de l’opposition irréductible de leur intérêts avec tout l’ordre social
existant... Cette conscience ne peut venir aux ouvriers que du
dehors ».

J’ai dû souffrir en lisant. Mon bagage de lycéen était fort indigent.


Chaque lecture était accompagnée d’une liste, plus ou moins longue,
de mots difficiles et de leurs explications. En lisant les Cosaques de
Tolstoï, j’ai consacré huit pages à l’explication de mots difficiles
(exalter, rétorquer, guetter, ruminer...) et aux ‘expressions’ qui me
plaisaient (l’air est imprégné de l’odeur de légumes). Je ne suis pas
du tout surpris de trouver dans mes notes l’explication de mots qui
sont normalement à la portée d’un collégien. J’étais conscient de mes
faiblesses. Dans mon agenda de 1970, ma première année au lycée, je
notais déjà l’explication de plusieurs mots français. Comme
mentionné plus haut, à cause des grèves répétées, nous étions
davantage à l’agora qu’en classe. Les lacunes que je devais
progressivement combler étaient énormes.

J’avais la possibilité de poursuivre mes études universitaires en arabe,


langue où j’étais à l’aise. Une section de sciences politiques en arabe
venait d’ouvrir à Casablanca. Mais, j’ai fait un raisonnement très sage
qui me surprend encore, agréablement. Je n’ai pas cherché la facilité.
J’étais certain que j’allais peiner en poursuivant mes études en
français. Mais j’ai considéré que la langue arabe m’était acquise. Ce
qui n’était pas le cas pour le français que je risquais de perdre à
jamais.

Parmi les livres que j’ai sérieusement lu en 1976, celui d’Yves


Lacoste sur Ibn Khaldoun. C’était l’une des rares fois, après Que faire

5
que je prenais 19 pages de notes. C’était important pour moi d’avoir
une vue marxisante sur l’histoire du Maroc. Voici ce que j’avais alors
retenu. Pour Lacoste, l’œuvre d’Ibn Khaldoun et son analyse des
structures sociales de l’Afrique du Nord médiévale éclaire une étape
très importante de l’histoire du tiers monde. L’évolution lente que
connut ces structures ont rendu possible la domination coloniale qui a
conduit au sous-développement. Ce que j’appréciai dans le livre,
c’était l’argumentation basée sur des faits historiques, un style loin de
du jargon marxiste abstrait habituel. Le sous-développement, le tiers
monde, deux catégories centrales dans nos discussions, étaient là mais
approchées de manière historique et concrète.

L’idée d’avoir un point de vue marxiste sur les différents domaines


sociaux me hantait. Je sentais, quoique vaguement, cette envie d’avoir
une vision totale de la société (politique, économie, art, famille, école)
qui ne pouvait être que schématique et grossière.

Pourquoi lire?

Au sujet des motifs qui me poussaient à lire, je n’avais pas d’idées


claires. Peut- être que je sentais le besoin d’avoir quelques mots à
dire à propos d’une série de concepts (mode de production, rapport de
production, formation sociale, classes sociales, idéologie) et d’une
série de problématiques (les causes du sous-développement). Mes
camarades juraient par Marx, par Lénine, par Charles Bettelheim, Par
Rosa Luxembourg, et d’autres à peine lu ou pas lu du tout. Le serment
comme la référence à une autorité idéologique ont ceci de commun :
le fait de les proférer doit suffire à transformer ses dires en vérité.
Souvent, l’invocation d’une autorité était aussi courte qu’un serment ;
elle ne supposait qu’une reprise partielle d’un concept ou d’une
citation. Cela suffisait pour avoir un avis sur une question, participer à
une discussion, et avoir un mot à dire au cas où un débat de coq est
enclenché. Ne rien trouver à dire sur un thème valorisé et discuté par
le groupe, c’est passer pour un âne, le maillon faible du groupe. Et
j’en connaissais. Quelle violence subissaient-ils ! Ils participaient à
tout (boire, fumer, chanter) sauf au débat, et les débats, ça duraient.
Parfois, il fallait passer aux blagues, au football, aux commérages

6
pour les mettre à l’aise et leur donner l’occasion de participer et de
rétorquer eux-aussi.

Je voulais donc comprendre ce qui se disait dans un débat, et surtout


pouvoir y participer. Il m’arrivait d’éviter les débats que je ne
maîtrisais pas. Une fois (1976), je devais assister à une présentation
sur le roman russe, mais comme je savais que je n’avais rien à dire, je
me suis emmitouflé dans ma djellaba, prétextant que j’étais malade.
J’ai subi, pendant quelques années, cette angoisse de me trouver sans
mots sur une question cruciale. La honte! C’était l’angoisse du
débutant, car plus on avance dans ces lectures, et son savoir, plus on
accepte et on assume ses limites. C’était surtout l’angoisse du militant
qui devait avoir un avis sur tout.

En 1974-1975, on commençait à parler du phénomène Nass al-


Ghiwane, troupe musicale populaire parue quelques années plutôt.
Non seulement je n’avais rien à dire sur la troupe, mais même la
notion de ‘phénomène’ (dahira) m’était insaisissable. Et ce n’est pas
les commentaires vagues du cours de philosophie au sujet de la
distinction entre le phénomène et le noumène chez Kant qui pouvaient
me venir en aide. Je ne comprenais rien du tout. Les autres non plus,
j’imagine. Mais ils avaient l’avantage de savoir quand l’utiliser. Moi,
rien. Ce n’et pas tout. Ce passage de « l’écoute béate d’une troupe
musicale» à « une réflexion sur la même troupe, ses chansons» n’était
pas du tout évident pour moi. J’ai découvert un nouveau genre
d’angoisse qui me poussait à lire, donner du sens au trivial.

Je ne pense pas avoir eu du plaisir à lire ce genre de littérature engagé,


mais je peux affirmer que le plaisir le plus certain résidait dans la
transformation des lectures, si simples et partielles soient-elles, en
capital immédiatement investi dans les débats entre amis, au ciné club,
ou ailleurs. Je me souviens de ma lecture d’un livre sur Antonio
Gramsci que j’ai immédiatement exploité dans la lecture d’un film
italien dont j’animai le débat en 1977. Souvent, une lecture était une
manière d’aller dans un marché, faire ses courses, et retourner avec
quelques idées à consommer frais en groupe. Mais lire c’était déjà une
étape bien avancée et bien pénible. En général, à cette époque, les

7
idées étaient transmises par ouï-dire. Plusieurs mots m’étaient
incompréhensibles (aliénation, bourgeoisie compradore...), et je ne
savais pas où en chercher le sens. Personne ne pouvait alors me les
expliquer. Et je n’ai jamais rien demandé non plus. Ça aurait été la
honte. Il fallait patienter jusqu’à ce que le sens se dégage
progressivement de l’usage.

A partir de 1978, je commence à prendre ma distance avec la vulgate


marxiste. La cadence de mes lectures s’était nettement améliorée. Et
de nouveaux auteurs marxistes firent apparition. On commença à
parler de Louis Althusser. Je n’ai pas tardé à acheter quatre ou cinq de
ces livres (Lénine et la philosophie, Pour Marx, Réponse à John
Lewis). Ce n’était pas facile à lire, mais j’y arrivais. J’ai même fait, en
1978, chez moi, un exposé formel sur les idées d’Althusser devant un
groupe d’amis. La question centrale consistait à savoir si le jeune
Marx appartenait au marxisme, si la philosophie marxiste est
contenue dans les écrits de jeunesse de Marx. Althusser propose de ne
pas concevoir l’œuvre de Marx comme un tout, et montre l’existence
d’une coupure épistémologique dans le développement intellectuel de
Marx, le surgissement d’une nouvelle conception de la philosophie.
Ce qui m’attirait chez Althusser, c’est qu’il s’éloignait d’un marxisme
redondant et de vulgarisation, et propose une lecture du marxisme
exigeant moins de complicité et plus de réflexion. Par exemple, son
interprétation de l’expression métaphorique du « renversement » de la
dialectique hégélienne par Marx. Dans le même ordre d’idées, j’ai lu
Nicos Poulantzas et admiré ses analyses nuancées entre le conceptuel
et le réel. Selon lui un travail théorique est toujours un travail portant
sur des processus réels. Il part d’une matière première composé non
pas du réel concret mais d’informations, et de notions, sur ce réel. Sa
distinction entre les objets formels-abstraits, comme le concept de
mode de production, et les objets réels-concrets, comme la formation
sociale, m’avait beaucoup séduit.

Je sentais du plaisir à comprendre un concept. Je me souviens encore


de ces moments où l’idée clairement exposée jaillit derrière un mot
surtout familier. En 1975, j’ai acheté un abrégé du Capital de Marx,
un livre de seconde main, probablement plus. Marx explique que l’eau

8
puisée dans une rivière est gratuite, mais si elle est transportée par
quelqu’un, la force de travail y est rajoutée, elle devient une
marchandise. Dans un autre livre sur les salaires, il montre que la
machine à coudre qu’une femme utilise chez elle devient du capital si
elle est utilisée dans une fabrique contre un salaire. Ce que me
fascinais à l’époque, c’est que derrière les mêmes objets concrets (eau,
machine à coudre) peuvent se cacher des concepts différentes.

1.2 Détour par le cinéma

Parallèlement à ma formation universitaire, mes lectures militantes


et mon activité au ciné club al-Azaim (1974-1982), que je traite
séparément par souci de clarté, étaient deux aspects inséparables
d’une même expérience. J’ai adhéré au ciné club en 1975, ma
première année à la faculté. Les frais d’adhésion au Ciné club étaient
modiques, 15 dirhams par an pour les étudiants. Mais en dépit de
cela, j’ai dû les payer en deux tranches. C’est noté sur ma carte
d’adhérant2. La projection de films, qui avait lieu dimanche matin,
était suivie d’un débat dirigé par un animateur. J’assistais au débat,
mais je n’ai pas souvenir d’y avoir participé la première année. Mes
traces écrites (FV 10, quatre pages) remontent à l’année suivante.
C’était à l’occasion de la Rencontre du cinéma Arabe tenue à Meknès
du 27 mars au 4 avril 1976. C’est un événement marquant pour moi.

2
Les notes en rouge, que je viens de rajouter, ne figurent pas dans mon texte
original que j’ai dû alléger.

9
Michel Cluny (1930-2015) livra dans sa conférence une série
d’informations historiques sur le cinéma arabe dont il était un
spécialiste. Mais ce genre d’exposé informatif et événementiel ne
nous plaisait pas à l’époque. Je n’ai pas manqué de le manifester lors
du débat. Je reproduis ici mes notes sur lesquels j’appuyai ma
remarque critique :
« La démarche que vous avez adopté est une démarche descriptive
qui conçoit l’évolution du cinéma comme une succession de genres
de films et de cinéastes. Cette démarche envisage le cinéma en soi
et non pas en relation avec le contexte économique et social. Et le
problème du cinéma ne peut être séparé des problèmes de la
société. »
Juste après ma remarque, Abdou Achouba (critique et cinéaste
marocain) et Serge Toubiana (Cahiers du cinéma), assis juste devant,
se retournèrent vers moi, me firent un sourire et un geste de la tête
que j’ai pris pour une complice approbation et un encouragement de
la part de critiques expérimentés en direction d’un jeune débutant. Je
ressens encore la joie et la fierté que ces gestes me procurèrent. C’est
presque un rite de passage, un geste de bienvenu dans la corporation
des faiseurs de discours. Ce souvenir reste indélébile car associé à un
moment unique. C’est ma première intervention en français dans une
rencontre internationale. Je dois avouer qu’elle m’a été inspirée par
10
ma récente lecture de Socialisme utopique et socialisme scientifique
de Frédéric Engels. Un exemple de la manière avec laquelle je
fructifiais mon capital de lectures.

Je ne connaissais pas la revue Cahiers du cinéma (crée en 1951).


C’est plus tard que j’appris que c’était une revue prestigieuse,
engagée, avec un passé marxiste-léniniste, notamment son projet de
création d’un front culturel révolutionnaire entre 1968 et 1971.
J’appris aussi que c’était une revue trop difficile à lire. A Meknès, la
revue était représentée par Serge Daney (1944-1992), Serge
Toubiana et Jean Narboni. J’étais fasciné par leurs manières
concrètes d’approcher les choses, de partir de questions anodines. Par
exemple, dans leur conférence portant sur la critique du cinéma
français et les problèmes du tiers monde, ils se sont posés la question
de savoir que signifie le fait qu’un Français réfléchisse sur des
problèmes qui se passent en dehors de la France. Une question
similaire, plus ponctuelle, fut soulevée lors de la discussion d’un film
documentaire sur les Palestiniens3. Narboni, coréalisateur du film,
analysa le décalage et la tension entre deux catégories d’images.
D’une part, celle que les Palestiniens souhaitaient présenter d’eux-
mêmes, mêlant misère et courage, la longue file devant les bornes
fontaines, les entrainements militaires, etc., et d’autre part celle des
réalisateurs français qui voulaient convaincre les intéressés de
dépasser les images clichés et présenter les Palestiniens dans
différents aspects de leur quotidienneté y compris les noces, la dance.
D’autres questions furent soulevées en rapport avec le public (public
du meeting vs. public mal informé), la mondialisation d’un cinéma
esperanto et comment s’y opposer.

Parmi les problématiques soulevées, la question de la distribution des


films mise en rapport avec la division du marché mondial en centre et
périphérie4. Ceci m’aida à apprendre à sortir du cinéma en tant que
salle de spectacle pour m’ouvrir sur des processus socio-

3
L’Olivier de Jean Narboni et Dominique Villain.
4
Des traces de ce débat ont été rapportées dans al-Mouharrir, 1976, 25 avril,
Entretiens avec N. Sail, et un court texte sur « La problématique du cinéma au
Maghreb ».
11
économiques plus larges5. Regarder des films est devenu pour moi,
comme pour mes amis du ciné club, une obsession. Je prenais trop
au sérieux mon nouveau rôle de cinéphile dont le devoir central
consistait à regarder le maximum possible de films, d’en connaître un
peu les auteurs et les genres. En plus des films projetés dans notre
ciné-club, nous étions présents aux différentes rencontres organisées
par des instituts culturels européens. Nous avions aussi le devoir
d’animer les films projetés6. Cela supposait l’acquisition d’un
minimum de connaissances et de compétences. L’idéal pour un
militant est de disposer d’un petit nombre de principes, d’idées et de
valeurs orientant sa pratique et son rapport à la société en général.
Ceci se traduisait par la nécessité de déterminer la ligne idéologique
du ciné club7. Un militant est appelé à lutter contre quelque chose8.
Au ciné- club, le cœur de la cible était le cinéma hollywoodien, le
cinéma impérialiste, et le cinéma commercial en général. Il fallait
lutter contre l’invasion (ghazw) de ce type de cinéma, dénoncer et
démystifier (fadhh) la culture qu’elle diffusait. Un militant est aussi
appelé à lutter pour quelque chose. Au ciné-club, il fallait diffuser
une culture cinématographique alternative, progressiste, nationale9

5
La rencontre de Meknès était aussi l’occasion pour voir plusieurs films et de
discuter avec des cinéastes. J’ajouterai à ceux déjà cités Bourhane Alaouiyeh et
Sidney Soukhona qui présentèrent respectivement Kafr Kacem et Nationalité
immigré.
6
28 novembre 1977, animation du film bass ya bahr à Settat, en compagnie de
Mahdi, (cahier 1977, p. 7 (débat : Les féodaux de la mer ...)
7
En décembre 1977, j’ai participé à une rencontre nationale où il a été
recommandé à la Fédération des CC de préparer une plateforme déterminant sa
ligne culturelle et idéologique (doc 5)
8
Une manière d’approcher l’air du temps est de décrire les passions collectives qui la
dominent : l’égalité, la conscientisation des masses, l’anti-impérialisme, l’identité
nationale, la langue arabe. Par exemple, l’arabe était l’objet d’une passion, elle devait
être l’unique moyen de communication (animation, fiche technique...). Le français était
presque traqué, et l’intervenant dans cette langue était obligé de s’excuser de ne pas
pouvoir maîtriser l’arabe (anecdotes : sexe= ljinsiya...).
9
Agir pour la genèse d’une conscience cinématographique claire (wadih) à travers
une perspective progressiste de la culture nationale. Rapport journées Maamora,
(Document 5)

12
Le débat portait sur des aspects méta-cinématographiques,
notamment le rôle du ciné-club et de l’animation. Dans ce cadre, j’ai
rédigé (fin 1977) un court texte en arabe intitulé « Pour un adhérent
créatif ». L’influence de la vulgate marxiste y est évidente. La
définition de l’adhérent suppose un retour à la relation imposée, dans
les sociétés capitalistes, entre le spectateur et le cinéma. Dans ces
sociétés, on distingue entre le temps du travail consacré à la
production et le temps du non travail appelé loisirs. Pour le
capitaliste, le temps des loisirs doit être improductif. On va au
cinéma non pas pour réfléchir mais pour se divertir. Ce concept de
loisirs, où le spectateur doit être passif, correspond aux intérêts du
capitaliste. Car l’ouvrier qui est improductif lors de ses loisirs sera
productif lors de son temps de travail. J’invoque Bertolt Brecht qui
affirme que le temps des loisirs ne doit pas contenir ce que contient le
travail. En conclusion, le cinéma bourgeois interdit tout effort
intellectuel et critique, ce qui lui permet d’inoculer au spectateur son
idéologie dominante. Je signale aussi que le fait que des adhérents
regardent le film sans assister au débat est un exemple de ce rapport
passif au film.
C’est dans ce cadre, et afin de dépasser la passivité de l’adhérent, que
nous avons décidé, lors de notre assemblée générale de 1977, de
créer des Groupes de travail. Nous voulions substituer à l’adhérent
spectateur un adhérent créatif et actif (moubdi‘, fa‘âl) et par la même
dépasser la relation enseignant/enseigné entre l’animateur et
l’adhérent (Cahier, p. 2-4) A partir d’octobre 1977, l’idée
commence à se concrétiser. Il fallut d’abord déterminer le genre de
thèmes à débattre dans ce cadre. Plusieurs thèmes ont été proposés et
discutés : l’histoire du cinéma, « cinéma et idéologie », « cinéma et
politique ». Le débat sur les critères du choix, sur le thème lui-
même était interminable. Par exemple, peut-on parler d’une histoire
ou des histoires du cinéma? Voilà le type de question passepartout
qu’on pouvait poser sans avoir une idée sur le thème en question.
Faut-il utiliser le singulier ou le pluriel ? On pouvait parler pendant
des heures sans nous fatiguer. Au bout de plusieurs réunions, nous
avons choisi de traiter des écoles : le néo-réalisme, l’expressionnisme
allemand, le cinéma soviétique, le cinéma novo brésilien (Cahier
1977, ciné club).

13
Encadré : Fragments d’un débat

Il fallait choisir des thèmes pour nos groupes de travail. Ci après des traces que
j’ai gardé de notre échange :

Saad propose l’histoire du cinéma. Omar Magoul le soutient.


Hassan pensait qu’il ne fallait pas nous contenter d’un seul thème durant toute
une année, sachant qu’il y avait plusieurs thèmes qui étaient encore vagues pour
nous ou que nous ignorions complètement. Le but est de fournir aux adhérents
une arme théorique (silah nadari) qui lui permet d’être vigilant (hadir) et
d’accéder à une lecture correcte (salima) des films. J’ai donné comme exemple,
« cinéma et idéologie », « cinéma et politique ». La question à poser est de
savoir si nous sommes obligés de faire l’histoire du cinéma pour comprendre les
phénomènes cinématographiques actuels. La réponse est que nous pouvons
comprendre un phénomène sans référence à l’histoire du cinéma. Nous pouvons
parler de la domination du cinéma hollywoodien sans recourir à l’histoire du
cinéma.
Omar : C’est une approche a-historique.
Fouad : la question n’est pas d’ordre philosophique mais pratique. Et il y a des
priorités à donner à certains thèmes....
(Cahier 1977).

14
Encadré : Evaluer, théoriser la pratique

L’évaluation de l’expérience est une autre exigence du travail militant. En 1977,


nous l’avons posée de façon explicite. J’ai retrouvé dans mes archives un texte
manuscrit en arabe (9 pages) que j’ai rédigé à l’occasion d’un débat sur
l’évaluation de notre expérience (décembre, 1977). (manuscrit, FV 1). Je
commence par une citation (sans référence) : « Il faut définir une théorie sans
laquelle la pratique ne sera qu’une série d’erreurs. La pratique permet certes de
distinguer la vérité de l’erreur, mais elle ne suffit pas pour comprendre la
réalité. Dans ce cas, elle ne sera pas une pratique scientifique mais empirique »
Je constate que notre pratique au ciné-club est spontanée et manque de réflexion
théorique, que ceci est compréhensible car notre expérience est récente. Il s’agit
d’une maladie de croissance [allusion à une expression de Lénine] De plus, il
n’existe pas d’expérience antérieure à notre Ciné Club qui puisse nous servir
d’exemple. Cette spontanéité apparaît au niveau de l’animation. « Nous
pratiquons l’animation sans la définir. Quel est le rôle de l’animateur, est- il un
intermédiaire (waçita) entre le film et le public ou un écran (hajiz) ? Doit-il
jouer un rôle didactique (talqini) ou non ? Doit-il rester en marge du débat sous
prétexte d’objectivité ou intervenir car c’est à travers lui que le Ciné Club
exprime la culture cinématographique qu’il défend. Nous pratiquons l’animation
sans nous arrêter un jour pour poser de telles questions. »

Le marxisme, un système d’analyse des sociétés, devient un mode de


classification binaire entre les mains des vulgarisateurs. Connaître se
réduisait, pour moi, à classer les objets, les gens et les groupes. Le
contenu des catégories est simplifié, il est plus suggéré que
déterminé. Il suffisait de dire que la discussion de la technique est
une pratique des salons bourgeois et réactionnaires. Si mon
interlocuteur y croit, toute question supplémentaire, allant au delà des
assertions, est impensable. Je me contentais d’un système de
classification simplifié, une sorte de guide qui me permettait
d’identifier les gens, les artistes, les films, les chansons : : les
progressistes vs les réactionnaires, le national vs l’impérialiste, l’actif
vs le passif, le film objet de consommation vs le film objet de
réflexion, la pratique spontanée vs la pratique théorisée, etc.
Progressivement se formait une grille simple qui me permettait
d’attribuer un sens (militant) aux phénomènes en question.

La question de l’entrée dans ce système d’idées ne s’est posée pour


moi. A l’époque, être intelligent, à la page, actif, c’était partager la

15
vulgate marxiste. A un moment, fort probablement suite la lecture
des écrits de Louis Althusser, je ne me sentais plus à l’aise en
ruminant le même jargon. Je découvris un philosophe marxiste
(même si je savais qu’il était critiqué par d’autres marxistes) qui
exige un effort intellectuel et requérait un bagage philosophique qui
me faisait défaut. Ce que je retenais dépassait de loin mes schèmes de
classification habituels. Althusser était invoqué dans les débats du
Ciné-club. Je ne peux pas me souvenir de la manière dont il était cité,
mais je me rappelle de l’usage relativement abondant de son idée du
« dit et du non dit », de « la coupure épistémologique ».

A partir de 1978, mes lectures sur le cinéma étaient devenues


régulières. Il s’agissait plus de projeter quelques idées d’Engels ou
de Gramsci sur la lecture d’un film, mais de m’atteler à des
questions relatives au cinéma et à l’art. Il s’agissait de lectures, en
français pour la plupart, plus ou moins organisées autour de thèmes
tels que la sémiologie du cinéma, l’impression de la réalité, le
cinéma : langue ou langage, le cinéma et la politique, le cinéma et
l’idéologie. Une avalanche de concepts étrangers à ma vulgate
marxiste ébranlait ma suffisance : syntaxe, signifiant, signifié,
narration, énoncé, énonciation, simulacre, fantasme, récit. J’ai
progressivement compris qu’il fallait devenir modeste, qu’il fallait
s’assoir pour lire et à apprendre.

J’étais devenu un lecteur assidu des Cahiers du cinéma. Leur lecture


est déroutante et fastidieuse pour le novice que j’étais. Il fallait
beaucoup de patience. C’était le prix à payer pour quitter la vulgate
dominante. Le cinéma n’est pas un rapport au réel, au monde ou au
vécu. Il est avant tout un rapport au visuel. Il n’est ni le double, ni le
travestissement scandaleux, mensonger ou inexact de quelque chose
d’autre. Le cinéma se rêvait « une prise directe avec le monde » et
postulait que du réel au visuel et du visuel à sa reproduction filmée,
une même vérité se reflétait à l’infini, sans distorsion ni déperdition
aucunes »10.

10
S. Daney et J.P. Oudart, « Travail, lecture, jouissance », Cahiers du cinéma, n°
222, juillet 1970 (FV 22, 4 p.).
16
De nouvelles pistes de lectures avaient été ouvertes. Claude Lévi-
Strauss distingue la réalité étudiée du modèle qui en est la
formalisation. Roland Barth critique l’idée de la représentation du
réel comme une reproduction. En rapport avec l’impression de la
réalité, j’ai admiré l’analyse que fait Barth de la photo11. Regarder
une photographie n’est pas viser un être-là, mais un avoir été-là. La
photographie est une catégorie nouvelle de l’espace-temps, elle est à
la fois immédiate et antérieure, elle produit une confusion entre l’ici
et l’autrefois. C’est ce qui explique « l’irréalité réelle de la photo ».
A l’époque, je raffolais de ce genre d’expression paradoxale qui me
perturbait et plus tard, en m’en servant, je perturbais mes
interlocuteurs. Dans une photo, la part de la réalité est à rechercher
du côté de l’antériorité temporelle. Ce que montre la photo a
réellement été ainsi, devant l’objectif, à un moment du passé. Par
contre, la part d’irréalité tient à la « pondération temporelle » c’est-à-
dire au fait que les choses qui étaient ainsi ne sont plus. Cependant,
la photo n’est pas vécue comme une illusion véritable, elle n’a pas de
pouvoir projectif. Le cinéma est différent car il dispose d’un pouvoir
projectif considérable. Le spectateur du cinéma ne vise pas un avoir
été-là mais un être-là. Et c’est pourquoi l’impression de réalité est,
grâce au mouvement, plus forte devant un film que devant une photo
12

1.3 Exit

L’exit d’une activité militante était un processus long et complexe


que ma mémoire, mes archives et mes notes ne peuvent restituer que
grossièrement. Il était à la fois une aventure individuelle et
collective. Sur le plan collectif, il me semble que nous avons vécu
une phase qui n’a pas été pensée dans la perspective d’un exit mais
comme un éloignement d’une certaine conception rigide, simpliste,
et réductrice de l’activité culturelle. Loin de toute perspective
téléologique, je pense que notre exit, au sens strict, fut précédé par

11
J’ai fait un exposé sur la photo chez Barth pour les membres du ciné club, un
autre sur le concept de culture (cahier 77, p. 78 , un extrait) C’était chez mes
parents.
12
Metz, C., L’impression de réalité au cinéma, in Essais sur la signification au
cinéma, bib àfaire
17
une période durant laquelle je peux identifier ses manifestations
primaires. Depuis fin 1976, nous avons manifesté notre volonté de
dépasser les clichés, la lecture idéologique du film, la projection de
notre vécu sur le film. Nous commencions à partir de 1979 à parler
de notions qui sapaient l’activité militante grégaire basée sur ce
qu’on appelait alors la conception léniniste de la transmission du
savoir. Au lieu d’un savoir total venant d’en haut, nous avons
défendu de nouveaux principes, notamment, la lecture plurielle et le
droit à la différence. Nous avions commencé aussi à parler de
l’animateur comme source de savoir et de pouvoir (Michel Foucault)
et à critiquer toute relation autoritaire. Nous avions remis en
question le rapport paternaliste au public et l’idée d’un public comme
une masse inerte qu’il faut animer, ou ignorante et qu’il faut
conscientiser.

Petit à petit l’animation n’était plus une source de certitude,


d’assurance, d’une convergence de différentes lectures vers des
propositions conclusives (les fameuses khoulassate) qui étaient
fortement demandées. Nous avions posé la question de la
subjectivité de l’animateur et de son rapport culturel et affectif au
film. L’animateur était de moins en moins conçu comme un agent de
transmission d’une culture objective comme le voulait l’idéal de la
conscientisation des masses. Sa lecture n’est qu’une lecture parmi
d’autres. L’idée d’une lecture objective, vraie et commune, a été
profondément ébranlée.

Plusieurs idées se diffusaient au cours de nos débats. J’ai lu pas mal


de choses, mais je ne me souviens pas avoir fait des lectures
sérieuses sur la subjectivité et la lecture plurielle. L’oralité et les
relations interpersonnelles dominaient encore notre rapport au savoir.
Mais ce que je dis ici de façon claire, et je ne peux faire autrement,
était pour nous fort brouillant. Ceci montre que dans une pratique, on
n’a pas toujours besoin de notions et de positions claires et précises.
Soutenir que l’animateur ne doit pas imposer une lecture déterminée
du film pouvait suffire à revoir le statut de l’animateur et de
l’animation. De plus, en dépit de la manière naïve dont elles étaient
posées, la référence à la subjectivité et à la lecture plurielle a valorisé

18
des dispositions intellectuelles comme le gout de l’interprétation, le
plaisir de donner du sens, l’exigence de définition précise des
concepts, des dispositions « nécessaires » au métier du chercheur
que j’allais devenir.

Nous avions d’abord conçu le cinéphile et l’animateur comme un


militant agissant sur le plan culturel. Notre credo et ethos de militant
étaient vagues mais suffisant pour guider notre pratique entre,
environ, 1975 et 1979. A partir de 1979, nous commencions à douter,
de façon encore vague, du discours militant. C’est, en gros,
l’impossibilité de communiquer ce doute à notre public qui aurait
conduit à la cessation de notre activité en 1983. Je pense que sur ce
point mon histoire ‘intellectuelle’ croise largement celle de l’équipe
du Ciné club : une entrée progressive et heureuse dans l’activité
militante et un exit également progressif mais déchirant. L’entrée
nous avait groupé et soudé, l’exit, quoique sur certains aspects était
collectif, ne pouvait déboucher que sur des issues individuelles. Saad
est devenu réalisateur, il a son actif plusieurs longs métrages. Mahdi,
Tozy et moi-même sommes restés cramponnés au domaine de la
recherche en sciences sociales. Le reste de nos amis ont chois divers
itinéraires (cadres, hommes d’affaires).

1.4 Ouverture sur les sciences sociales

[ ... ]

19
Encadré : Le rôle du ciné club

Voici un texte qui résume les dispositions intellectuelles de l’époque (Ciné club
l’Action, décembre 1976, doc 2.) :
« Le ciné club n’est pas, uniquement, à la recherche des chefs d’œuvres rares
(touhaf nadira). Il doit dépasser la conception esthétique abstraite du cinéma, et
considérer le cinéma comme un moyen qui peut jouer un rôle dans le processus
du changement social. A partir de là, le cinéma n’est pas un outil de
divertissement, comme il ne se réduit pas à un objet de débat entre intellectuels.
Au contraire, il est le moyen de communication de masses le plus dangereux et le
plus important... Le but suprême consiste dans la création d’un courant culturel
national large pouvant détruire (darb) l’hégémonie culturelle impérialiste et
construire la personnalité nationale » (traduit de l’arabe par l’auteur).

Dans le même document, le ciné club est défini comme un outil utile pour les
militants (adate nidaliya çaliha), une tribune pour affronter la culture impérialiste
qui défigure (tachwih wa tams) la culture nationale. C’est un moyen de
communication de masses. L’animateur y joue un rôle sensible en tant que trait
d’union entre le spectateur et le film. Il peut influencer le déroulement des débats
et arriver à approfondir la conscience du spectateur. Le fait de ne pas comprendre
cette relation dialectique fait que les débats dévient et le ciné club se transforme
en transmetteur de leçons techniques sur le film. Le texte est jalonné de plusieurs
assertions du type : « Il n’existe pas d’art au dessus des classes sociales», «l’art
vise soit le changement soit la consécration du statut quo » (Lâ fanna fawqa al-
tabaqâte ; al-fann yahdif immâ li-taghyîre aw al-takrîss).

20
Encadré : Définir l’animation

Plusieurs tables rondes ont été organisées à partir de 1976 autour de la pratique de
l’animation13. Dans l’un des documents du Ciné club (en français), où je n’étais
pas encore impliqué, il est précisé que l’animation n’est pas un problème
technique mais culturel et politique. Pour le cerner, il faut en définir les
composantes : le cadre (ciné-club), le film, l’animateur, le spectateur. Le
document analyse successivement ces différentes composantes. « La notion
donnée, jusqu’à présent, au ciné-club, en tant que lieu d’information et de
formation cinéphilique dans sa notion culturelle bourgeoise, doit nécessairement
être remise en cause, compte tenu des mystifications, qu’elle comporte :
sectarisme du spectateur dans son contexte socio-culturel. » Cette aspiration du
spectateur à se particulariser, à se spécialiser et à se distinguer est rejetée. C’est
une notion qui a été longtemps vantée par les vecteurs du colonialisme et de
l’idéologie dominante au Maroc. Elle « visait surtout l’élargissement du fossé
entre le spectateur averti et celui qui ne l’est pas. » Pour abolir cette notion « il
faut définir le véritable rôle du ciné-club. Et le classer en tant qu’appareil
idéologique dans son sens profond, vu le pouvoir qui lui est conféré, réunir des
spectateurs, leur présenter un film (un produit culturel) et le discuter... »

13
En 1976 (24-26, décembre) une rencontre fut initiée par notre ciné club et le
ciné club « al-amal » (L’action) à laquelle étaient invités des membres d’autres
ciné clubs de Casa (Maarif, ISCAE) et d’autres villes (Mohamedia, Fès,
Marrakech).

21
Chronologie (à compléter)

Dates Activités
1976 ?? Cinéma suédois
19760400 Semaine du film français, 5 films (Truffaut, A Téchiné, M Duras, R. Allio, J.
Doillon),
19790226 Cinéma japonais (26 février-4 mars 1979)
19810204 Séminaire sur Wim Wenders, 1981, 4-8 février
19810423 Séminaire sur Rainer W. Fassbinder, 1981, 23-26 avril
19820516 Cinéma brésilien : 16 mai 1982

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