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PREFACE

Par Mahmoud BOUAYAD

La lecture des mémoires d'un jeune adolescent emporté par le


tourbillon de la Guerre de libération nationale, a produit deux effets sur
moi. Le premier effet, douloureux rappelle les effroyables années de la
guerre, tandis que le deuxième fut la satisfaction, car le livre comble en moi
l'historien et en même temps, le bibliothécaire archiviste, mon métier de
toujours.
Le récit a rouvert une vieille plaie provoquée par cette guerre
meurtrière au cours de laquelle de très nombreux parents, camarades
d'enfance, amis et compagnons de lutte, furent emportés, la plupart à la
fleur de l’âge. L'ampleur des pertes, je ne l'ai connue qu'en 1962, après la
fin du conflit. Une grande cassure se produisit alors en moi, comme chez
les survivants de la guerre, au cours de cet été de l'année de l'indépendance.
A Alger où je fis mes études supérieures, de très nombreux amis n'étaient
pas au rendez-vous. Ils avaient trouvé la mort soit dans les maquis, soit
sous la torture, soit enfin sous les balles des ultras européens. A Tlemcen,
ma ville natale, le vide était non moins effarant. A vrai dire, la blessure ne
s'est jamais cicatrisée mais la vie professionnelle et le train coutumier de la
vie parvinrent à l'estomper, sans évidemment, la faire disparaître. Mais
voilà que la lecture des mémoires de mon ami Hadj Bali est venue la
raviver.
Les noms de beaucoup de cadavres émaillant le livre sont pour la
plupart de vieilles connaissances Ils sont ceux d'êtres avec lesquels je me
suis assis sur la même natte à l'école coranique, ou sur les bancs de l'école
publique, avec lesquels je me suis amusé, fait vraisemblablement des
bêtises de gamin. J'ai grandi dans le même quartier, et dans la même bande
d'enfants, que le jeune Mohamed Brixi qui trouva la mort un mois après
avoir rejoint le maquis, Djelloul Benosmane, Imam qui fut sorti de la
Grande Mosquée de Tlemcen à coups de crosses, pour être ensuite abattu,
était mon cousin germain. L'épicier Ahmed Bendimerad, tué avec son fils
dans les bras, le Docteur Benaouda Benzerdjeb, était aussi des cousins. La

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plupart des héros cités dans les mémoires du jeune combattant évoquent en
moi, des scènes de mon enfance ou de mon adolescence. Les quartiers, les
rues, les édifices, tout les lieux à l'intérieur ou à l'extérieur de la ville,
théâtre de tant d'actes de bravoure, et où malheureusement aussi, a coulé
tant de sang, ne sont pas des décors de films de fiction. La mention de tous
ces noms d'hommes et de lieux, n'a pas seulement éveillé ma mémoire,
mais transpercé mon cœur. Tout cela constitue la facette douloureuse des
souvenirs du jeune combattant de l'A.L.N.
Mais j'ai dit que l'ouvrage avait un second aspect, o combien
plaisant. Il contribue à exaucer un souhait personnel constant, un souhait
d'historien et de bibliothécaire-archiviste, recherchant pour les chercheurs
dont il fait partie, archives et documents, pour l'écriture de l'histoire du
mouvement national et de la guerre de l'indépendance. Depuis 1962, je suis
efforcé en ma qualité de directeur de la Bibliothèque Nationale d'Algérie,
que j'ai dirigée de 1962 à 1991, dans des rapports officiels, dans des articles,
des communications à des réunions scientifiques ou des entretiens à la
presse, de susciter un intérêt pour les sources de l'histoire nationale, et pour
les outils bibliographiques.
Si j'ai particulièrement réussi en créant "La Bibliographie de
l'Algérie" dès 1963, puis "L'Annuaire Bibliographique de l'Algérie" et enfin
"La Bibliographique de la Guerre de libération de l'Algérie", dont plusieurs
fascicules virent le jour, je n'ai cessé d'être préoccupé par le devenir des
sources de la Guerre de libération enfouies dans les mémoires des héros, et
des témoins de l'épopée du peuple algérien. Pour retracer les événements,
les historiens ont, de toute évidence, besoin de documents. Si la plupart des
archives écrites relatives au mouvement national et à la guerre, disparurent
dans la tourmente des combats et de la répression, si de nombreux
documents saisis par la police et l'armée coloniales furent emportés en
France, il restait la mémoire des acteurs et des témoins dans laquelle j'ai de
tout temps mis beaucoup d'espoir. Malheureusement, je n'ai pas réussi à
intéresser les décideurs en vue de la sauvegarde de ces documents vivants.
J'ai toujours proposé de recueillir les témoignages, des bouches des
combattants, des hommes politiques et de tous ceux ayant quelques choses à
dire. Certes, il y eut quelques tentatives hésitantes mais sans beaucoup de
résultats. Allions-nous devoir écrire un jour l'histoire des mouvements

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politiques de la période précédant 1954, puis celle de la Guerre de
libération, en nous basant presque exclusivement sur les archives, les
ouvrages, les articles de presse, et les documents audiovisuels provenant de
France ? La leçon de l'histoire des mouvements de résistance à l'agression
puis à l'occupation française au 19eme siècle, n'a donc pas porté? La plupart
des documents relatifs à cette période, sont en effet écrits par des militaires
et des administrateurs français.
Puis en 1971, je tentai l'aventure avec les modestes moyens de la
Bibliothèque nationale. J'entrepris pour la première fois dans notre pays, une
expérience dans ce domaine: interroger un certain nombre d'acteurs et de
témoins des événements nous intéressant, et les enregistrer sur bandes
magnétiques. Secondé par mon ami et collaborateur M. Mohamed
Guenaneche, attaché de recherche à la Bibliothèque Nationale d'Algérie, et
un des tout premiers compagnons de Hadj Messali, le fondateur du
mouvement national algérien et maghrébin, nous avons interrogé de vieux
militants. Ayant eu vent de l'expérience et de son originalité, le Directeur
général du Centre National de la Recherche Scientifique en France
(C.N.R.S.) m'invita à exposer les tenants et aboutissants de cette démarche
en présentant une communication à un colloque sur les sources de l'histoire
du monde arabe. Les participants à cette réunion scientifique qui s'est tenue
au Collège de France en 1972, une quarantaine en provenance de pays
arabes et européens, s'intéressèrent vivement, aussi bien à la méthode
utilisée pour disposer de sources d'un nouveau genre pour écrire l'histoire
d'une contrée ou d'un peuple, qu'aux résultats obtenus. Ils souhaitèrent
l'extension de l'expérience. La communication intitulée "L'histoire par la
bande : une expérience de la Bibliothèque Nationale d'Algérie", fut publiée
dans le volume que le C.N.R.S. fit paraître à la suite du colloque sous le titre
: "Les Arabes par leurs archives : 16ème – 20ème siècles" (Paris, CNRS,
1976). Une deuxième version plus étendue, fut publiée dans le cadre de
"Publications de la Bibliothèque Nationale" (Alger, SNED, 1974).
Malheureusement, l'expérience n'eut pas de suite, aucun organisme
compétent n'ayant pris la relève.
Depuis cette époque, un certain nombre d'ouvrages écrits par
d'anciens militants tels ceux, à titre d'exemple, de mes amis Mahmoud
Abdoun, Benyoucef Benkhedda, Saäd Dahlab, et les études de Mohamed

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Harbi, sont venu atténuer quelque peu ma déception et mon appréhension au
sujet de la destinée des sources vivantes de la Guerre de libération nationale,
mais atténuer l'inquiétude ne signifie pas l'effacer. Chaque année, nous
assistons à la disparition de milliers d'anciens moudjahidine, de fidaï, de
moussebbiline, de militants ainsi que de témoins d'événements survenus
pendant la période pré-révolutionnaire, ou pendant la guerre. Selon
l'Organisation Nationale de Moudjahidine, 3000 (trois mille) combattants en
moyenne, s'éteignent chaque année. Nous enterrons avec chaque dépouille
mortelle, une source irremplaçable de notre histoire contemporaine.
L'ouvrage de mon ami Hadj Bali vient aujourd'hui combler en partie ce vide,
du moins pour Tlemcen et sa région qui payèrent un tribut particulièrement
lourd à la libération du pays. Il y a quelques années, il me parla de son
projet de relater par écrit les actions et les évènements auxquels il participa,
ou dont il fut témoin. Afin de lui donner mon avis, il me confia pour
quelques temps, les documents qu'il détenait, et les notes qu'il avait prises,
certaines pendant la guerre. Je trouvai le tout digne d'un réel intérêt. Quand
je lui restituai ses papiers, je lui fis part du plaisir que j'ai pris à parcourir
leur contenu, et je l'encourageai vivement à entreprendre la rédaction de ses
souvenirs. Ne se sentant pas en mesure d'exprimer dans une langue correcte,
tout ce qu'il désirait rapporter, il me demanda de le faire à sa place. Mais je
tins à ce qu'il rédigeât lui-même ses souvenirs ou pour le moins, qu'il les
dictât, quitte à confier dans une ultime étape à quelqu'un d'autre, le soin
d’une mise en forme définitive. J'estime que la façon de raconter ajoute à la
véracité du récit. Je fus content d'apprendre, il y a quelques mois, qu'il suivit
mon conseil, et c'est un jeune enseignant de littérature comparée à
l'Université de Tlemcen, M. Nasr-Eddine Beghdadi qui l'aida à réaliser un
premier jet. J'ignorais à l'époque où je lui fis ma suggestion, que j'aurai un
jour à mettre quand même la dernière main au manuscrit d’une part, et à le
préfacer d'autre part.
M. Bali n'a jamais eu la prétention d'écrire une histoire même
partielle de la Guerre de libération nationale. Son seul désir est d’apporter
un témoignage sur ce qu'il vécut, à partir de l'époque où il se décida en
1956, à s'engager dans la lutte pour la libération du pays, jusqu'au moment,
trois ans après, où il fut démobilisé et s'installa provisoirement au Maroc.

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Son récit possède deux qualités : facile à lire, il parviendra
certainement à captiver l'attention du lecteur, pareillement à un roman
d'aventures ou plutôt à une série de télévision, car le livre est divisé en
chapitres indépendants les uns des autres. Ceci est sa première qualité.
Nous découvrons la deuxième, dans le fait que le livre est une appréciable
source pour les chercheurs, grâce à tous les événements relatés, et les
portraits de personnages tracés. Il est un document en mesure de fournir à
l'historien, une moisson d'informations sur cette guerre atroce dans laquelle
des groupes de combattants mal armés, mais soutenus par la grande masse
de la population, luttèrent dans les pires conditions, pendant plus de cent
ans. Nous savons que les historiens sont friands de ce genre d'écrits qu'ils
utilisent, après les avoir évidemment analysés, critiqués et confrontés avec
des faits où des témoignages similaires. Mais si l'auteur n'a jamais voulu
s'ériger en historien, il tenait en écrivant ses mémoires, comme il me le
répéta à plusieurs occasions, à dénoncer une histoire frelatée et à rétablir ce
qu'il considère comme une intangible vérité l'importante contribution de
Tlemcen sa ville natale, et de sa région, à la libération du pays. Lui qui fut le
témoin de tant d'horreurs, et de tant de souffrances et d'héroïsme surhumain
de la population de la ville et de ses alentours, lui qui vit ses compagnons de
lutte tomber, n'accepte pas que cette participation soit passée à ce jour,
presque entièrement sous silence. Son dessein est de dénoncer sans
polémiquer au nom de tous les martyrs, une altération de l'histoire nationale.
Toutes ces visions d'horreur qu'il décrit, souvent avec des détails
macabres, n'étaient pas faciles à supporter pour ce jeune homme de 19 ans,
issu d'une société raffinée et policée depuis plusieurs générations. Que nous
le comprenons quand il intitule "Les Cauchemars d'un Jeune Combattant",
un chapitre consacré à la description de quelques épisodes d'une
insupportable cruauté l’ayant particulièrement marqué.
Il restitue ces souvenirs d'enfance et de jeunesse, à partir de ses
notes, mais surtout grâce à une mémoire prodigieuse. A chaque
éclaircissement que je lui demandai, quand je mettais la dernière main au
manuscrit, il ne tarissait pas de nouveaux faits et de nouveaux détails qu'il
est habituellement bien difficile d'évoquer quarante ans après, et toutes ses
descriptions sont d'une rare précision. Dans sa relation, il ne nous épargne
aucun détail même le plus lugubre ou le plus repoussant. Il n'omet pas de

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rapporter le cri de détresse du condamné réalisant qu'il va être supplicié, en
découvrant la tombe fraîchement creusée à son intention, par les
moudjahidine. Nous le voyons bouillonner intérieurement face à l'injustice y
compris celle de ses chefs dont il a admiré cependant la vaillance et
l'abnégation. Il ne cache pas son état d'âme devant les cruautés inutiles, ou
des erreurs de jugement ou de stratégie, dont les conséquences sont parfois
tragiques. Il ne se résigne pas, sans aller cependant jusqu'à la révolte et à la
désobéissance, à commettre des actes intolérables, pour son âme de jeune, et
de citadin de bonne éducation. Nous le sentons troublé, torturé par ces flots
de sang. Sans vouloir justifier, encore moins exalter des comportements
qu'il n'approuve pas, il dit seulement que c'étaient les circonstances d'une
guerre inégale qui le voulaient. Pour lui, c'était la fatalité historique qui était
la cause de ces actes parfois inhumains. Pour gagner, face à un ennemi
puissant et féroce, l'arme la plus efficace était le devoir d'obéissance.
Si c'est sans complaisance qu'il relate les événements, et retrace les
comportements de ses compagnons d'armes et de ses chefs, il ne porte
cependant pas de jugement sur leur conduite. Toujours sincère, ne dissimule
pas ses propres faiblesses, ni celles de ses proches. En ce qui le concerne, il
reconnaît par exemple qu'il eut une défaillance lors de l'attaque de la ferme
d'un colon. C'était au début de son enrôlement. Il dit qu'au moment de
passer à l'action, il a manqué de fermeté. Quelques instants après, toujours
au cours de la même opération, il est terrifié et profondément ému par des
hurlements d'épouvante non pas d'humain allant vers le supplice, mais cette
fois-ci, d'animaux, de chevaux, pris de panique dans l'incendie des écuries
de la ferme.
C'est cette tristesse accablante et cette sensation d'horreur et de
solitude, qui rapprochent du narrateur et nous le rendent attachant. A aucun
moment il ne prend l'attitude du fanfaron de retour de guerre, étalant ses
exploits réels ou imaginaires. Il est engagé corps et âme dans la guerre, il est
prêt à mourir pour l'Algérie, mais il conserve en toutes circonstances, son
sens de l'humain et de l'objectivité même envers l'ennemi. C'est cette
attitude qui nous incite à croire à sa sincérité, et à la véracité des faits qu'il
rapporte. Tout au long de ses propres tribulations, celle de ses parents ou de
ses amis, nous le découvrons toujours correct et respectueux envers ses
supérieurs, affable avec ses compagnons ou les stagiaires qu'il forme. En

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raison de cette gentillesse, nous n'ajoutons pas foi à son apparente sévérité
lorsqu'il fait la grosse voix pour gronder de jeunes militantes, des
adolescentes comme lui qui s'oublient, et volent à la guerre, un moment de
gaieté et de divertissement.
J'ai déjà fait allusion à son attitude vis-à-vis de l'ennemi et des
traîtres. Il ne se départit pas de sa probité et de son sens de l'humain, en en
parlant. Malgré les atrocités perpétrées par l'armée et la police françaises, il
n'hésite pas à mentionner un comportement parfois humain au sein de cette
armée ou de l'administration coloniale. Il n'a pas assisté à cette scène où des
soldats français "des Appelés", sauvèrent des Algériens qui allaient être
abattus par l'armée de leur pays, par mesure de représailles, et personne ne
lui en aurait voulu, s'il ne l'avait pas rapportée, mais il a tenu à la relater. Il
ne cache pas par ailleurs, son admiration pour ce médecin français qui
n'hésite pas à se déplacer en pleine nuit, dans une zone particulièrement
dangereuse, dans un pays en guerre, pour aller soigner un prisonnier
algérien.
Nous découvrons une absence similaire de ressentiment envers les
traîtres et les collaborateurs. Pas de haine, pas d'injure quand ils tombent
entre ses mains. Nous le sentons déconcerté par cette femme qui dénonça
aux moudjahidine son mari collaborateur. Nous percevons que cette
conduite lui inspira une indignation mêlée de mépris. La lecture de ces
passages relatifs aux ennemis et aux collaborateurs, m'a rappelé cette belle
phrase de Cicéron : "Ne permettre aucune fausseté, et ne reculer devant
aucune vérité".
Il faut noter aussi, qu'il n'oublie pas le deuxième sexe dans ce
panthéon de héros et de chouhada. Il est toute admiration devant la femme
algérienne en général, et Tlemcenienne en particulier. Un chapitre entier est
consacré à la femme de sa ville natale qui a participé avec beaucoup de
courage, de renoncement et aussi d'efficacité, à la Guerre de libération
nationale. Il restitue ainsi à la femme, sa vraie place dans ce conflit qui
exigea la participation active, et le sacrifice de toute la population, toutes
catégories sociales confondues. Il ne tarit pas d'éloges sur le comportement
de la femme algérienne, et il la classe à l'avant-garde des femmes des pays
arabo- musulmans, et celles du Tiers-monde.

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A relever aussi que dans ce récit plein de vie, Hadj Bali omet de
parler des religieux et de la pratique religieuse. Alors que dans les histoires
ayant trait aux bagnes, aux camps de concentration, à certains maquis, que
nous avons entendues depuis 1962, les narrateurs font mention de prière, de
jeûne, d'interventions de religieux faisant office d'imams ou rendant la
justice, nous ne trouvons pas d'allusion chez H. Bali, aux exercices
extérieurs de la religion et à l'action des hommes. Pense-t-il, lui qui est un
croyant pratiquant, que cela allait de soi ?
Que dire enfin de la construction de l'ouvrage ? Quoique divisé en
chapitres autonomes les uns des autres avec des titres spécifiques, il se lit
d'un bout à l'autre avec un intérêt qui ne se lasse pas. Un vocabulaire simple
et un style avec du mouvement et de la vie, rendent l'ouvrage aisément
abordable pour le lecteur moyen. Toutefois, comme je l'ai dit avant, cet
aspect est clair, et n'ôte rien à sa valeur de témoignage historique.
Je suis ravi d'avoir contribué à la sortie de ce livre qui retrace une
époque de l'histoire de notre pays, livre qui n'est ni un ouvrage de
propagande, ni l'apologie d'une personne ou d'un groupe d'hommes. J'espère
que ce témoignage fera des émules qui lèveront à leur tour, le voile sur les
événements survenus à d'autres époques, ou dans d'autres régions de notre
pays. Si M. Bali inspiré par son seul désir de transmettre ses souvenirs de
jeune fidaï, et de combattant de l'Armée de Libération Nationale (L'A.L.N.)
a réussi, je ne doute que d'autres acteurs, et d'autres témoins de l'histoire
contemporaine de l'Algérie, trouveront dans la publication du présent
ouvrage, une bienfaisante incitation à prendre la plume, ou à enregistrer le
récit de ce qu'ils ont fait et de ce qu'ils ont vu. Ils n'ont pas le droit de
frustrer leurs compatriotes notamment les jeunes, d'informations et de récits,
sur la grande épopée du peuple algérien de 1954 à 1962, avec ses joies, et
malheureusement aussi, avec ses peines.
Je ne doute pas du succès des " Mémoires d'un jeune combattant de
l'A.L.N". Je félicite mon ami H. Bali pour sa détermination, car sans sa
persévérance son témoignage n'aurait jamais vu le jour. Qu'il soit remercié !

ALGER le 10 janvier 1999

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Chapelle du Mechouar

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MON ENFANCE

Né à Tlemcen en 1936, on me donna le prénom de Bellahcène mais


on m'appelait El-Hadj. J'étais l'aîné de sept enfants, cinq garçons et trois
filles. Dans mon enfance, nous habitions Sid-Ali Belhadj, quartier situé un
peu plus haut qu'El Kalâa supérieur, dans la banlieue sud de Tlemcen. Mon
père était cordonnier et possédait un lopin de terre. J'aidais à le cultiver.
J'allais à l'école mais j'étais obligé d'assister aussi mon père à la cordonnerie,
et pour couronner le tout, je devais faire du maraîchage pendant le week-
end. Je n'étais pas cependant au bout de mes peines, puisque j'étais obligé de
me réveiller tous les jours à trois heures du matin pour vendre la laine filée
par ma mère. Je devais remonter à la maison vers six heures du matin en
achetant de la laine écrue pour le même travail. C'était le lot de presque
toutes les familles de Tlemcen. De surcroît dans notre famille, nous devions
faire preuve de sacrifice car le propriétaire qui nous avait vendu le lopin de
terre pouvait nous faire saisir à tout moment si nous ne réglions pas les
traites à temps. La vie devenait de plus en plus difficile. Je dus quitter
l'école à l'âge de seize ans, pour mieux aider mon père dans son travail de
cordonnier. Très tôt, la fabrication des espadrilles n'eut plus de secret pour
moi, je faisais tout moi-même: le collage, le montage, jusqu'à la finition.
Deux ans plus tard, notre situation se trouva nettement améliorée, car
j'arrivais à fabriquer jusqu'à vingt paires d'espadrilles par jour. Apres avoir
vendu le lopin de terre du quartier d’El-Kalâa supérieure, mon père acheta
en 1949 une maison à Rbat, quartier situé à l'est de la ville, non loin de la
porte Sidi Boumediene.
J'avais aussi une passion: la musique. Le soir, le travail terminé, la
boutique de mon père servait de salle de répétition à l'orchestre du célèbre
chanteur Boubeker Benzerga. J'y jouais de la flûte1. Il nous arrivait de

1
Plus lard Je me suis perfectionné dans la flûte avec un grand maître Omar
Bekhchi décédé en 1957.

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donner des soirées à l'occasion des cérémonies de mariages. Une de ces
cérémonies a tourné au drame et marqua un tournant dans ma vie.
L'orchestre devait se produire à Feddan Sbaâ, dans la banlieue nord de la
ville. A l'époque, les accrochages et les attentats se multipliaient sur tout le
territoire national. L'espace réservé à la soirée musicale était un grand
terrain vague. Notre orchestre se hissa sur une scène et la soirée commença.
Les invités nous écoutaient avec délectation; du thé et des gâteaux étaient
servis, tout le monde était heureux à l'occasion de cet événement.
Vers deux heures du matin, un inconnu lança un objet, qui heurta un
poteau électrique situé près de nous, puis une déflagration se fit entendre.
Tous les invités paniquèrent, et des hurlements se firent entendre. A coté de
moi, mon beau-frère violoniste, Mohamed Mellouk, gisait à terre, blessé. Je
dus le transporter sur mon dos. J'arrivais difficilement à marcher; j'ai dû
lutter pour arrêter l'ambulance transportant les blessés. A l'hôpital, le
personnel médical - tous des Européens - négligeait ce "genre de malades",
la blessure de Mohamed se compliquait. Le lendemain j'ai dû le faire sortir
de l'hôpital pour le présenter à un médecin privé qui le soigna. Je compris,
ce jour-là, que l'Arabe ou le Musulman comme on disait à l'époque, n'avait
pas le droit aux soins, et que les médecins français n'hésitaient pas, pour des
raisons racistes et politiques, à piétiner le serment d'Hippocrate. Ce fut un
choc pour moi. Depuis ce jour-là, j'ai changé d'attitude, et j'ai ardemment
désiré m'engager dans la lutte pour l'indépendance de mon pays. J'avais
alors dix-neuf ans.
Par la suite, je me fis embaucher comme agent de nettoyage aux
Ponts et Chaussées de Tlemcen. Ironie du sort, alors que j'étais chargé de
rédiger les rapports et de remplir les bordereaux, j'utilisais pour cela la
machine à écrire, j'étais toujours considéré comme un agent de nettoyage, un
moins que rien. Rempli d'indignation, je m'insurgeais contre ces
agissements. Aussi, je pris la décision de tenter en solitaire une action contre
le régime colonial honni. Ayant vu un jour un parasol placé sur une étagère
d'une boutique, je l'achetai pour fabriquer une flèche avec ses rayons. Je mis
au courant mon ami Mohamed Benaceur qui approuva mon initiative. Je ne

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sais s'il l'a fait par patriotisme, ou s'il était en quête d'aventures parce qu'il ne
s'est jamais engagé dans la lutte par la suite. Nous avions tous les deux dix-
neuf ans. Nous décidâmes d'attaquer un policier qui se tenait toujours au
niveau de la Banque d'Algérie dans l'actuel Boulevard Colonel Lotfi. Nous
voulions le tuer et nous emparer de son arme. A midi quarante cinq, alors
que la rue se vidait peu à peu, et que l'agent de police nous tournait le dos,
nous lançâmes sur lui une série de fléchettes, l’une le touchant à la nuque.
Blessé, le policier nous repéra; il tira sur nous. Fort heureusement il ne nous
atteignit pas.
- "Je vous aurai, bande d'assassins", vociféra le flic.

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L’Auteur de l’Ouvrage
Un regard qui en dit long

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Nous primes nos jambes à notre cou, et nous décidâmes de ne plus
tenter ce genre d'aventures hasardeuses et sans grand résultat. C'est alors que
germa en moi l'idée de rejoindre les maquisards. Je n'arrivais pas à m’ôter
cette idée de la tête. A la maison, tout le monde me traitait de fou dès qu'ils
m'entendaient parler de maquis et de fida1. Il fallait prendre contact avec
l'organisation du FLN (Front de Libération Nationale), mais comment faire ?
L'organisation agissait dans une clandestinité totale. Enfin il fallait patienter.
Le lieu : un guichet en face de la porte d'entrée, des fenêtres
donnant sur la rue, des personnes debout, d'autres assises ou faisant la
queue pour prendre un ticket. Tel était le décor de la gare ferroviaire de
Tlemcen. J'avançais lentement vers le préposé au guichet, et je pris un
billet Tlemcen/Oujda. Dans le train, je pris place en troisième classe, près
de la fenêtre. Je contemplais le paysage s'offrant à ma vue. Tout au long de
ce voyage j'eus une pensée pour les paysans vivant dans une situation
précaire, aggravée par les opérations menées contre eux par les soldats
français en représailles pour l'aide qu’ils prodiguaient ces campagnards
aux maquisards. Je revins à la réalité pour entamer une conversation avec
deux voyageurs marocains. Le voyage dura trois heures environ. A seize
heures trente le train arriva à Oujda.
Sitôt arrivé, je me mis à la recherche d'un hôtel, mais j’eus la
surprise de rencontrer mon cousin maternel Ghaouti qui insista pour
m'emmener chez lui. Ma tante me demanda des nouvelles de la famille et
de Tlemcen, tout en me préparant le café. Mon cousin me signala
l'importante présence des responsables du FLN à Oujda, où un journal de
l'organisation, "Résistance algérienne", était publié régulièrement tous les

1
Fida: Opérations de sabotage ou d'élimination de traîtres, de policiers ou de
soldats ennemis. Le fidaï (pluriel: fidayen ou fedayen) est le militant chargé de ce
genre d`actions. Nous avons préféré le pluriel: fidaïs

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quinze jours. Je saisis l'occasion de cet entretien et n'arrivant plus à cacher
le but de ma venue à Oujda, je demandai à Ghaouti de me mettre en
contact avec un membre du FLN.
Le lendemain, j'avais rendez-vous avec un homme nommé Zarak
dans un café situé rue de Marrakech en plein centre d'Oujda. L'entrevue dura
un bon moment, l'agent de liaison du FLN désirant obtenir des détails sur
ma personne et sur ma famille. A la fin de la conversation je lui laissai mon
adresse pour que l'on puisse me contacter à Tlemcen. Avant de partir, Zarak
me tendit un numéro du journal "Résistance algérienne".
De retour chez ma tante, je restais un moment avec elle, puis je pris
congé d'elle et je décidais que le retour à Tlemcen se ferait à pied; donc je
devais passer clandestinement la frontière. Je voulais endurcir et habituer
mon corps aux dures conditions de la vie au maquis que je désirais rejoindre
le plus tôt possible. La traversée de la zone frontière dura plusieurs heures.
L'arrivée à Maghnia distante de trente kilomètres d'Oujda fut un véritable
soulagement, car le fait d'échapper aux policiers et douaniers français,
relevait du miracle. Le trajet jusqu'à Tlemcen fut plus facile et cela grâce à
l'auto-stop.
Pendant un mois, je suis resté sans nouvelles de l'organisation. Je
m'impatientais. Un jour, alors que je m'attelais à réparer une chaussure dans
la cordonnerie de mon père, un homme se présenta et demanda à me parler.
C'était Mansour, un membre du FLN, qui me donna un colis contenant des
munitions et me demanda de le lui cacher. Je mis le paquet à l'intérieur d'un
tiroir. Deux jours plus tard, Mansour se présenta de nouveau, je lui tendis
son colis et je reçus de lui une lettre contenant les premières instructions à
suivre. Je sus par la lecture de la missive que j'avais un rendez-vous avec un
homme dans la maison de mon cousin Sid-Ahmed Benchekra.
Le lendemain, à la maison des Benchekra, sise au quartier Bab El-
1
Djiad , nous nous retrouvâmes, Hassan envoyé d'Oujda par le FLN,

1 Un des plus vieux quartiers de la ville, mentionné dans des textes datant du Moyen-

18
Mansour et bien sûr mon cousin Sid-Ahmed. La discussion porta sur
l'élaboration d'une stratégie permettant l'entraînement intensif de jeunes
militants de Tlemcen pour former des groupes de fidaïs chargés de harceler
les troupes et la police, en menant des opérations de sabotage et d'attentats,
dans la ville. Un autre rendez-vous fut pris mais cette fois dans un autre lieu,
la Médersa de Sidi Boumediene1, loin des curieux, et proche de l'endroit qui
allait nous servir de base.
En retournant travailler à la cordonnerie, je devais affronter mon
père qui, d'un regard sévère, me reprocha ma longue absence. Le soir,
flairant sans doute quelque chose, ma mère me dit que je devais faire
attention à mes fréquentations, et que des problèmes résultant de semblables
amitiés pouvaient surgir. Je ne sais pas ce qui se passait dans sa tête,
toujours est-il qu'elle avait le don de prévoir les événements, et ses
prémonitions ont été toujours confirmées. Il est naturel malgré l'adhésion et
même l'enthousiasme de la population pour participer à la lutte contre
l'occupant, qu'une mère craigne pour la vie de sa progéniture.
Exemple des pressentiments de ma mère: un jour, alors que rien ne le
laisser prévoir, pendant que j'étais au maquis, je décidais de rendre visite à
ma famille. Quelle fut ma surprise de voir qu'elle avait ordonné à ma sœur
d'ouvrir le portail pour m'accueillir. Comment a-t-elle su que j'allais venir?
Seul Dieu le sait.
Le lendemain, Mimi, compagnon de lutte, de son vrai nom
Mohamed Benbekhti, m'accompagna jusqu'au maquis de Sidi Boumediene
où nous retrouvâmes Hassan qui nous inculqua les rudiments du tir. Cela
commença vers quinze heures trente par des exercices sur des bouteilles,

âge puis dans la poésie populaire. Voir en annexe, le plan de la ville de Tlemcen.
1 Le mausolée de Sidi Boumediene et la medersa (école) se trouvent dans le village

d'El-Eubad qui est à deux kilomètres au sud-est de Tlemcen. Voir en annexe, la carte
de la région de Tlemcen.

19
qui se prolongèrent jusqu'à vingt heures. Tard dans la soirée je rentrai chez
moi, en sachant d'avance que j'allais affronter une fois encore les foudres de
mon père et les plaintes sourdes de ma mère. Enfin, que ne fallait-il pas
subir pour mériter de participer activement à libérer mon pays? Les parents
pouvaient toujours crier, l'essentiel pour moi était d'être enrôlé comme
fidaï ; c'était à mes yeux la suprême consécration.

Mes débuts dans le fida


Photo prise à Sidi Boumediene

20
FIDA : PREMIERES ACTIONS

L'aube pointait à l'horizon, le ciel était couvert de nuages. Une


légère brise soufflait dans le champ d'abricotiers, situé de l'autre côté de la
route de l'abattoir, sur le versant de Sidi Lahcène, à un kilomètre seulement
des remparts de Tlemcen. Près des rails de chemin de fer, un groupe de dix
hommes se cachaient, c'étaient des maquisards ; je me trouvai pour la
première fois parmi eux. Ils m'enseignèrent l'art de lancer des grenades,
ainsi que le maniement des armes. Seulement je ne voulais pas me
contenter de théories. Je brillais d'impatience d'entrer en action. A chaque
fois, je suppliai pour que l'on me confie une action. Je devais patienter. Les
ordres sont les ordres. Je devais attendre le moment opportun. Il ne tarda
pas à arriver. Hassan, notre instructeur, demanda des volontaires pour
lancer quelques grenades au cœur même de Tlemcen. Je levai le doigt.
J'étais enfin choisi pour montrer ce dont j'étais capable, mais il fallait faire
attention, car aucune erreur n'était permise. Dans cette action, j'étais aidé
par Mimi. Nous entamâmes une vive discussion pour dresser un plan de
notre attaque. Un peu plus tard, Mansour me remit une arme, un revolver
sept soixante cinq (7-65) et une grenade quadrillée anglaise. D'autres
groupes avaient été armés de la même façon. En attendant le départ, Hassan
l'instructeur prodigua des conseils à tout le monde. Dans chaque action, il
fallait prévoir un plan de rechange en cas de force majeure.
A six heures du matin, avant l’aube, Mimi et moi nous dirigeâmes
vers la ville. Nous nous quittâmes, et je rentrai chez moi, les armes à la
main, en pensant déjà à l'endroit où il fallait les cacher. Un moment
d'inattention aurait pu me coûter cher, la grenade m'échappa des mains et
tomba. Heureusement, plus de peur que de mal, elle n'éclata pas.
Apres avoir travaillé avec mon père, à la boutique, je fis une sieste.
Je me réveillai à seize heures. Une demi-heure plus tard, je quittai le
domicile familial avec les armes dissimulées dans un paquet. A l'entrée de
la rue de Bél-Abbes. Mimi m'attendait près d'une fontaine: il était dix-sept
heures. Nous nous approchâmes d'un bar, je sortis de ma poche la grenade,

21
la dégoupillai, et la lançai sur les buveurs; une forte explosion s'ensuivit, les
vitres des fenêtres avoisinantes volèrent en éclats. Les nombreux passants
affolés couraient dans toutes les directions, des femmes hurlaient, ce qui
nous permit à Mimi et moi de prendre facilement la fuite. Nous devions
éviter d'être appréhendés lors d'une rafle; car le quartier ne tarderait pas à
être encerclé, comme à la suite de chaque attentat.
A ce moment, nous entendîmes une seconde déflagration de l'autre
coté de la ville. Les membres de l'autre groupe avaient réussi eux aussi leur
action. Tant mieux. Nous étions bien contents du succès de cette première
action. Les rues de la ville se vidèrent, les magasins baissèrent les rideaux.
Mimi et moi prîmes la direction d'un champ situé à Sidi Lahcène, où nous
attendait notre groupe de fidaï. Le compte rendu de notre mission semblait
satisfaire tout le monde. Ensuite le second groupe arriva, un de ses
membres nommé Chaïb était blessé. En calculant mal le temps de
l'explosion, il reçut les éclats de la grenade. Heureusement pour lui, un
infirmier se trouvait parmi nous. II le soigna de suite. Plus tard, nous
apprîmes par un communiqué français que l'attentat commis par moi a fait
deux morts et neuf blessés, et le second trente et un blessés. Nous
attendîmes la tombée de la nuit, jusqu'à l'arrivée d'un agent de liaison qui
nous rassura. Aucun d'entre nous n'était soupçonné, nous pouvions manger
tranquillement un délicieux couscous offert par les habitants des environs.
Par la suite chacun retourna chez lui.
Dix jours après, Hassan se présenta au magasin où je travaillais avec
mon père. Il me dit qu'une mission importante m'attendait, et que je devrais
être prêt pour le jour "J". Pour obtenir de plus amples détails je demandai à
mon père la permission de quitter le magasin. Je partis donc avec Hassan et
nous atteignîmes le cimetière "Sidi Sénouci". Un peu plus loin nous
rencontrâmes des moudjahidine, dont l’un portait une tenue militaire; et sur
son épaule se balançait une Mat 49. Il se présenta à moi.
- "Je suis Mostefa, l'adjoint de Si Salah, notre commandant", et il ajouta:
- "Nous dirigeons les activités de Tlemcen et de ses environs".

22
Puis arriva Hamadouche, alias Si Salah, vêtu d'une tenue kaki. Il se
présenta à moi et me proposa de devenir l'intermédiaire entre les fidaïs et la
population. Je montrai beaucoup d'intérêt à cette proposition. Puis Si Salah
me dit:
- "Laisse-moi te dire, Hadj, que cette tâche ne sera pas facile, et qu'il est
temps de renoncer, si tu ne te sens pas capable d'assumer cette mission".
Je l'interrompis net:
- "Non! Non! Je suis toujours volontaire".
- "C'est parfait. Nous avons besoin de tes services deux fois par semaine",
ajouta Si Salah. Confiant, il me demanda de former un groupe de cinq
combattants, et il me donna un revolver et une grenade. De retour à la
boutique, je repris normalement le travail, comme si de rien n'était. En
ville, après le travail, je rencontrai un ami qui me tendit un journal "l'Echo
d'Oran" où je lus un article concernant les grenades que nous avions
lancées. J'étais ravi. Enfin je devenais utile. Cependant, la lecture de la fin
de l'article me consterna. Un des nôtres avait succombé à ses blessures. Il
s'agissait de Hassan. Le pauvre, c'est lui qui m'apprit les rudiments de la
guérilla, et la manipulation des grenades. J'étais triste pour lui. Le
lendemain, je pus réunir quatre militants, et leur expliquai le but de notre
mission: Ils étaient animés d'une grande volonté, ils n'attendaient que
l'occasion propice pour faire leurs preuves.
Vingt jours plus tard, à l'occasion d'une réunion dans une maison, un
militant me tendit la liste de vingt personnes nouvellement recrutées. A la
lecture de la liste je suis resté interloqué, en voyant le nom de mon frère
Mohamed, - Il n'a que seize ans!- me suis-je dit. Enfin je devais me rendre
à l'évidence, le sort en avait décidé ainsi. C'était les aléas d'une guerre
populaire à laquelle tout le monde participait: adultes, jeunes, garçons,
filles et femmes.
Le lendemain, je laissai une lettre à mon père et lui dis avec une
assurance déconcertante:
- "Père, remets cette lettre à Mohamed au cas où il lui arriverait quelque
chose."

23
Mon père, le regard fixé sur moi ne comprenait rien à mon langage.
J'ajoutai:
- "Je t'en prie père, ce n'est pas le moment de me poser des questions, tu
sauras tout en temps voulu."
- "C'est bon", dit-il et il prit la missive pour la ranger dans un tiroir. Dans
la lettre je demandais à mon frère de me rejoindre au maquis de Sidi Tahar
au sud-est de Tlemcen, s'il avait un jour des ennuis avec la police, chose
qu'il fera un mois plus tard seulement.
Par un beau dimanche ensoleillé, je traînais dans le magasin. Vers
onze heures du matin,un agent de liaison du nom d'Abdeslam, venant
d'Oujda, se présenta. Nous quittâmes ensemble les lieux: nous avions une
mission à effectuer. Nous attendîmes près du Collège de Slane, aujourd'hui
Collège Ibn Khaldoun, une jeune fille, Rabia, qui ne fut pas longue à venir,
portant un voile. Arrivée à notre hauteur, elle nous remit discrètement un
revolver et un cran d'arrêt. Nous cherchâmes une cible. Un militaire
français, jeune appelé, un trouffion, comme on les appelle dans le jargon
militaire, faisait des achats au souk. D'un mouvement rapide je réussis à le
coincer.
- "Haut les mains", lui dis-je; le soldat tomba à terre et commença à hurler.
Je réussis à lui couper la bandoulière avec laquelle était attachée sa
mitraillette. Je m'enfuis avec Abdeslam en emportant l'arme avec moi.
Pour éviter les barbelés, nous dûmes faire un saut de plus de quatre mètres.
Hors de la ville, nous nous dirigeâmes vers le PC pour annoncer la bonne
nouvelle à Si Salah. Mais ce n'était pas l'heure prévue pour une entrevue.
Si Salah me sermonna, et me dit que je devais dorénavant respecter les
horaires fixés par lui pour nous rencontrer. J'ai compris que je devrais être
plus prudent la prochaine fois que je devrais suivre les conseils et respecter
les ordres à la lettre. Je venais de faire connaissance de la discipline et de
la rigueur. A mon retour à boutique, c'est un homme furieux que je trouvai.
Mon père hurlait.
 "Je ne peux plus tolérer tes escapades, où étais-tu". Je répondis:

24
 "Père, je m'excuse mais je ne pourrai plus respecter tes horaires, le devoir
m'appelle, je n'y peux rien". Et calmement je repris:
 "Le Djihad est sacré, puisqu'il a été décrété par Dieu". Pour la première
fois j'ai vu mon père pleurer. La gorge serrée, je sortis de la boutique. Il me
suivit et me dit:
- "Mon fils, fais attention à toi, je souhaite te revoir sain et sauf.
Je n'avais plus de secret pour ma famille, j'étais libéré de ce coté
mais je réalisais que maintenant j'étais engagé, et qu'il m'était impossible de
reculer. Malheureusement pour ma famille, j'allais être la source de ses
malheurs puisque après l'incendie de la minoterie Lévy et celui de la ferme
Fourneaux, que je relaterai plus avant, j'étais recherché. Mes affaires furent
saccagées par la police et mes parents furent obligés de fuir. Quant à mes
frères l'un était au maquis, tandis que deux autres Abdelhak âgé de dix ans,
et Abdelhamid âgé de treize ans, étaient loin de leur mère. J'avais réussi à
disperser les membres de ma famille. Mon cas n'était pas isolé. Au cours des
événements que j'ai vécus, des familles entières sacrifièrent leurs enfants;
les Benchekra, les Bendi Djeloul, les Madani, les Bakhti, les Benosmane
pour ne citer que celles-là, perdirent chacune plusieurs fils à la fois. Cette
guerre n'épargnait personne.
Durant le mois de Ramadhan de l'année 1958, on frappa à la maison
des Aboubekr1, sise à Derb El-Kadi, au quartier de Bab El-Djiad.
Un officier français du nom de François qu'accompagnait un autre officier
d'origine algérienne, venait chercher El-Hadj Mohamed Mahdad. Celui-ci
fut emmené au commissariat et soumis à un interrogatoire sévère.
- "Pourquoi donnez-vous à manger à Boudjeltia?"
- "C'est lui qui s'occupe de mes biens à Maghnia", répondit El-Hadj
Mahdad. Après un moment d'attente et des vérifications, l'officier de
permanence du nom de Pick constata l'exactitude des déclarations de M.

1 Famille de notables de Tlemcen connue par son illustre cadi Chaïb Aboubekr
décédé en 1928 auteur de plusieurs ouvrages. Son fils Abdeslam enseignant à la
Medersa est décédé en 1941.

25
Mahdad. Il demanda alors à l'officier François de ramener le notable jusque
chez lui, car le couvre-feu interdisait les sorties nocturnes. Le lendemain,
l'inspecteur François reçut deux balles en plein cœur, il venait d'être abattu
par un valeureux combattant: Houari. El Hadj Mahdad, en réalité
commissaire politique au FLN, ordonna l'exécution de l'inspecteur François
qui devenait trop dangereux par ses investigations.
En traversant plusieurs fois par jour, le poste de contrôle de Bab
Sidi Boumediene1, j'ai remarqué que la relève des C.R.S2 s'effectuait
régulièrement à treize heures. Un camion G.M.C. venait, à ce moment
précis, opérer le changement, déposant des policiers et reprenant d'autres.
Après une semaine de guet, je constatai que seize C.R.S. prenaient
régulièrement place à l'intérieur du G.M.C. pour être déposés dans les
quartiers suivants de la ville: quatre C.R.S. à Bab El-Djiad, quatre autres à
Bab Sidi Boumediene, un autre quatuor à Bab Wahran, et enfin le reste à
Bab El-Hadid. Ce mouvement permettait à la première équipe d'aller
déjeuner. Cette constante m'intéressa. Aussi, un jour, à huit heures du
matin, j'allai frapper à la maison de mes cousins les Benchekra, sise à Bab
EI-Djiad. Ma tante étonnée, m'ouvrit la porte en disant:
- "Qu'as-tu mon fils? J'espère que tout va bien'!"
Je répondis, avec un grand calme:
- "Mais non, ma tante, il n'y a absolument rien, je désire seulement parler à
Mohamed".
Elle m'indiqua la chambre et dit:
- "II est en haut, dans sa chambre, monte."
Arrivé, au bout de l'escalier, j'aperçus Mohamed étendu sur son lit,
et lisant un journal.
Etonné par ma visite matinale, il se releva et me dit: "J'espère qu'il
n'y a rien de grave, cousin."

1
Une des nombreuses portes de Tlemcen.
2 Compagnies républicaines de Sécurité (C.R.S ): forces mobiles de police.

26
Conservant toujours mon sang-froid, je répondis: -"Non, non, il n'y a
absolument rien."
Je m'assis à ses côtés, et je le mis au courant de l'opération que
j'avais envisagée, et consistant à lancer une grenade sur un camion G.M.C.
Puis je lui donnais tous les détails que j'avais observés, une semaine
durant. Je venais pour lui demander conseil. Après une heure de
discussion, je sortis de la maison des Benchekra, convaincu et revigoré par
les encouragements de mon cousin Mohamed. Le lendemain, jour du
rendez-vous avec Si Salah Hamadouche, je pris le chemin de Sidi Tahar
pour lui soumettre mon idée et me procurer, si j'obtenais son accord, une
grenade quadrillée anglaise. Arrivé sur les lieux, je soumis mon plan
d'attaque à Si Salah qui, à la suite de mes explications, approuva
l'opération.
Deux jours plus tard, j'ai chargé la militante Moufida Bemnansour,
dite Latéfa, de déposer la grenade chez un piqueur de cuir du nom de
Abdelghani Chiali, à son magasin situé derrière l'ancien marché El-
Medress, appelé aujourd'hui Place des Martyrs, non loin du lieu de
l'attentat projeté. J'avais chargé mon ami et compagnon de toujours, Mimi,
d'effectuer le guet à "Souika", à deux cent mètres environ du poste de
contrôle sis Bab Sidi Boumediene. C'était une journée chaude du mois
d'août 1956. A douze heures cinquante cinq, je vis Mimi qui se frottait la
tête, le signal convenu entre nous. Quelques secondes après, je vis le
G.M.C, avec les policiers à bord, se diriger vers moi. Rapidement je
dégoupillai la grenade, en ayant la présence d'esprit de jeter la goupille
dans le regard d'une canalisation, puis je la lançai sur les C.R.S.
Avant d'atteindre la rue Souika, j'entendis une forte explosion. Sur
les conseils de mon cousin Mohamed, j'empruntais les rues du quartier
européen, car le quartier arabe allait être bouclé, comme après chaque
attentat, et une rafle aveugle allait suivre. Je marchais calmement jusqu'à
Bab El-Djiad et j'arrivai à la demeure des Benchekra où Mohamed
m'attendait. Il était très inquiet. A ma vue il se calma. Je dus rester à Bab
El-Djiad, car sitôt après l'attentat, les nombreux postes militaires installés

27
en pleine ville furent comme d'habitude verrouillés, tous les passants
musulmans subissant un contrôle d'identité sévère, et une fouille
minutieuse. Les passages ne furent rouverts qu'à seize heures.
Les barrières ouvertes, je me suis faufilé et, profitant de l'affluence,
je me fondai dans la foule. Je pris ensuite la direction du P.C., content de
la réussite de l'opération. Si Salah me congratula et m'adressa des propos
très élogieux. Vers dix huit heures, les nouvelles nous parvenant,
indiquaient que la grenade avait fauché quatre C.R.S., et neuf autres furent
gravement atteints. Seulement, et comme dit l'adage "Toute médaille à son
revers", il se trouva que pendant que je lançais l'engin sur les soldats, une
jeune fille, Amaria, une voisine de surcroît, m'aperçut. Le chauffeur du
camion, sorti indemne, parvint à lui faire avouer qu'elle a vu le "terroriste".
Elle lui fit jusqu'à son portrait. Affolée, et au lieu de dire, c'est mon voisin,
la fille dit: "C'est mon cousin".
Naturellement, ma maison se trouva encerclée par l'inspecteur de
police Salinas et ses compères. Mon frère Mohamed fut retenu au
commissariat. Il ne fut libéré qu'à dix neuf heures et on lui retira sa carte
d'identité; il devait se présenter le lendemain, à huit heures précises. Au
lieu de cela, il me rejoignit comme convenu, selon les instructions que
j’avais confiées à mon père, au camp de Sidi Tahar, très tôt le matin, et
resta à mes côtés.
Trois jours plus tard, Amaria, la jeune fille qui m'avait dénoncé, fut
amenée au camp. Nous ne sommes parvenus à prendre aucune décision la
concernant, vu qu'elle n'avait que seize ans. A ce moment précis de notre
réunion, nous vîmes passer des soldats français à bord de véhicules. Nous
nous repliâmes sur le champ. Plus tard, Amaria fut conduite vers la ville
d’Hennaya, à dix kilomètres au nord de Tlemcen. Qu'est-il advenu de cette
jeune fille? Je ne le sus jamais.
Tout Tlemcen se mettait en action pour lutter contre le
colonialisme, et participer à la libération du pays. La prise de conscience de
la population avait ébranlé le moral des autorités coloniales qui ne savaient
plus où donner de la tête.

28
L’auteur B. Bali
Allure déterminée et engagement total dans la bataille

29
Le docteur BENZERDJEB
L’homme qui amorça le déclic

30
L'ASSASSINAT DU DOCTEUR BENZERDJEB
L'HOMME QUI SOULEVA TLEMCEN

La mort tragique de ce jeune médecin, issu d'une famille connue de


Tlemcen, a joué un rôle important dans le soulèvement de la population de
la ville, et dans l'embrasement de toute la région. Rien ne manquait à
Benaouda: une famille possédant quelques biens, une profession
honorable, un cabinet médical situé au centre ville, une belle maison, et en
sus un magnifique verger situé à Safsaf. Seulement, tout cela ne comptait
pas à ses yeux. Avide de liberté et de dignité pour son peuple, cet homme
avait depuis l'adolescence un seul idéal, la libération de son pays du joug
colonial. Pour atteindre ce but, il n'hésita pas à s'engager dès son jeune
âge, et mettre plus tard en péril sa vie.
Benaouda Benzerdjeb est né à Tlemcen le 09 février 1921. D'un
naturel très renfermé, précise son frère, toujours plongé dans ses cahiers et
ses livres, il passait presque inaperçu à la maison, une propriété que leur
père, vendeur de tabac, avait laissé à la famille. A vingt ans, il décroche
son bac, après des études secondaires au collège De Slane de Tlemcen
(actuel CEM Ibn Khaldoun). En 1941, il réussit son Certificat d'Etudes
Supérieures de Physique, de Chimie et de Biologie (P.C.B) puis il
s'embarque clandestinement pour la France, en partie occupée à cette
époque par les Allemands. A Paris, il milite avec Djelloul Khatib et
Bensmain au sein du P.P.A. (Parti du Peuple Algérien) créé par son
compatriote Hadj Messali, le premier grand homme politique algérien de
l'époque contemporaine. Il fut le premier à réclamer l'indépendance de
l'Algérie. Les trois partis politiques créés successivement par Messali,
l'Etoile Nord-Africaine (E.N.A.) en 1926, puis le Parti du Peuple Algérien
(P.P.A.) en 1937, et enfin le Mouvement pour le Triomphe des Libertés
Démocratiques (M.T.L.D.) en 1946, ainsi que plus tard, l'O.S.
(Organisation Spéciale), le bras armé du P.P.A., revendiquèrent en
permanence l'indépendance totale du pays, alors que tous les autres

31
mouvements politiques ou politico-religieux, se contentèrent de réclamer
des réformes ou même l'assimilation des Algériens à la France. En outre,
les militants qui lancèrent, le 1er Novembre 1954, la Guerre de Libération,
furent tous formés par Messali et furent membres du P.P.A. et de I'O.S..
Entre 1942 et 1943, Benzerdjeb est secrétaire général de l'Association des
Etudiants Musulmans Nord-africains (AEMNA), dont le siège se trouvait à
Paris au 115, Boulevard Saint-Michel. En 1945, après un bref séjour en
Algérie, il repart pour la France. Concurremment avec ses études de
médecine, il poursuit inlassablement ses activités politiques. En 1948, le
05 juillet exactement, il décroche son doctorat en médecine avec une thèse
intitulée "Les problèmes de leucémie et des tumeurs". La même année il
ouvre son cabinet de médecin à Tlemcen. Rapidement il rencontre un
grand succès. Toujours patriote, la population de la ville préférait se faire
soigner par un concitoyen. Des le début, il ouvrit la porte de son cabinet
aux nécessiteux qu'il soignait gratuitement. Sa compétence et sa notoriété
étaient telles que beaucoup d'Européens aussi allaient le consulter.
Avec le déclenchement de la Révolution en 1954, Benaouda vit ses
rêves se concrétiser. Sa formation politique et son passé de militant firent
qu'il fut parmi les premiers hommes de la ville à rejoindre le mouvement de
libération nationale. Il commença par créer des cellules de militants en ville.
Il s'intéressa aussi à l'aspect médical. Les blessés, à la suite des accrochages
avec les troupes coloniales, avaient besoin de soins. Il prit sur lui
d'acheminer de grandes quantités de médicaments et de pansements vers les
maquis de la région, malgré la surveillance étroite dont faisaient l'objet
toutes les pharmacies de la part de la police. Toutes les nuits, il se déplaçait
lui-même pour soigner les blessés dans les maquis proches de la ville. Dans
la journée, sans interrompre les consultations, il recevait des agents de
liaison qui venaient prendre des instructions et des médicaments.
Le docteur Benzerdjeb visitait régulièrement les malades des
campagnes environnantes. La famille Benkadour Bensaha faisait partie de
ses clients. Leur fils Boumediene, homme de peine travaillant chez
Amsellem, juif de Tlemcen qui était à la tête d'une entreprise d'achat et de

32
transformation de l'alfa, se lia d'amitié avec le docteur. En réalité
Boumediene était lui aussi militant actif du FLN. Quelques temps après
tous deux furent chargés par le FLN d’acheter une ronéo pour l'impression
des tracts. Bien difficile entreprise! La vente de ces machines était, et pour
cause, sous haute surveillance.
Les deux hommes se rendirent à Oran dans le véhicule du docteur,
une Wolkswagen Goliath, exemplaire vraisemblablement unique dans
l'ancien département d'Oran. Etant donné que les ronéos ne pouvaient être
achetées que sur autorisation écrite de la police ou avec un bon de
commande d'un acheteur installé, le Docteur se présenta chez un vendeur
français de la rue d'Arzew, actuellement rue Ben M'Hidi, avec un faux bon
de commande d'un libraire connu à Tlemcen, du nom de Bedjaoui. Pour la
petite histoire, le prix payé pour la ronéo était de 160.000 francs de
l'époque. Le retour à Tlemcen, se fit aussi sans problèmes. Le médecin et
son compagnon se séparèrent au début de l'après-midi jeudi 13 janvier à
Remchi, petite ville à 25 kilomètres au nord de Tlemcen, où la ronéo est
déchargée. Le Docteur Benzerdjeb devait reprendre contact avec
Boumediene le lendemain. A la tombée de la nuit, Boumediene chargea la
ronéo dans le camion d'Amsellem (rempli d'alfa) pour aller jusqu'à Sebdou,
petite ville au sud-ouest de Tlemcen. Le lendemain vendredi, le médecin ne
donnant durant toute la journée aucun signe de vie, Boumediene prit le soir
le risque de lui téléphoner. Pas de réponse. Il était très inquiet.

En fait, le docteur avait été arrêté. Le vendeur français de la ronéo,


avait signalé la vente de la machine à la police, lui donnant le signalement
de l'acheteur et surtout la description exacte de son véhicule. Du fait de sa
rareté, i1 fut rapidement identifié. Mais si la police détient l'acheteur qu'elle
considère à juste titre, comme un simple intermédiaire, elle ne connaît pas
l'identité du commanditaire, et l'endroit où se trouve la ronéo. Nous
ignorons ce qu'a pu raconter le Docteur Benzerdjeb à la police. Ce que nous
savons c'est qu'il lui dit à un moment qu'il avait des rendez-vous avec des
malades. Dans l'espoir de parvenir à remonter jusqu'à l'acheteur réel, elle le

33
libère tout en le filant. Deux inspecteurs de la P.R.G1 l'accompagnent à son
cabinet et s'y installent.
Lundi 17 janvier, le Docteur reçoit, de bon matin, la visite d'un
patient assez spécial. Il s'agit en fait d'un agent de liaison du nom de
Kouider Dali Youcef, envoyé par le commandement du maquis de la
région de Sebdou. Nous savons que le médecin lui remet une lettre. Quel
est son contenu? A qui est-elle adressée? Nous l'ignorons. Cependant,
l'agent de liaison, mis au courant de la situation par le médecin, lui propose
de fuir par la porte de derrière de son cabinet. Là aussi un point obscur.
Pourquoi refuse-t-il? Sait-il que toutes les issues sont gardées? Croit-il
naïvement que la police n'oserait pas malmener un médecin et un notable
de la ville, et encore moins le tuer?
La police reprend ses interrogatoires. Nous ignorons sous quelle
forme ils sont menés et le degré de la pression exercée sur le médecin. Il
finit par dire que la ronéo se trouvait dans la région de Sebdou. Vite la
police l'embarque sous bonne escorte vers la petite ville pour qu'il lui
indique l'endroit exact. Arrivé au douar Ouled Halima, à quatre kilomètres
de Sebdou, le docteur saute de la Jeep où il se trouve, mais il est mitraillé
sur le champ. Nous sommes le lundi 17 janvier 1956.
L'assassinat du Docteur Benzerdjeb, très connu et très estimé dans la
ville, secoue la population de Tlemcen. Spontanément cette population,
d'habitude si réservée et si discrète, déclenche des manifestations violentes
qui allaient durer plusieurs jours. Tous les quartiers de la ville sont le théâtre
de l'agitation; partout les jeunes sont les maîtres de la rue.
Cette mort violente et les manifestations sanglantes qu'elle provoqua,
sont le départ de l'engagement de l'ensemble de la population tlemcenienne,
notamment des jeunes, dans la lutte contre l'occupant, comme elles
marquent l'intensification des opérations de résistance à Tlemcen ville et
dans toute la région.

1 Police des Renseignements Généraux

34
L'AFFAIRE DE LA M.T.O.
ET SI TAYEB "LE GRAISSEUR"

Ce fut la première opération militaire d'envergure à l'intérieur de la


ville de Tlemcen en cette fin d'année 1955. Un groupe d'hommes composé
du futur colonel Lotfi, Abdellah Nehrou, Boumediéne Oujdi, Hadj
Bendiboun, Larbi Ben Amar et Abderezak Bekhti, l'a préparée de main de
maître. Ils utilisèrent à cet effet un marchand de bananes, Si Tayeb dit "le
Graisseur", qui avait la possibilité de pénétrer facilement à l'intérieur de la
M.T.O. (Manufacture de Tapis Orientaux), sise au lieu dit "la Pépinière".
Cette ancienne fabrique de tissus et de tapis avait été transformée en caserne
par l'armée d'occupation. Se faisant passer pour un paisible marchand
ambulant, Si Tayeb prit contact avec des soldats algériens enrôlés dans
l'armée française, pour les exhorter à la désertion. Ils étaient dix-huit. Parmi
eux, il y avait le surnommé Wachimine (vraisemblablement une
déformation de HO Chi Minh, le libérateur du Viêt-Nam), le caporal
Abdellah et Tedj qui s'efforçaient de pousser leurs camarades à déserter et
rejoindre I'ALN.
Trois mois après les premiers contacts, une nuit, à deux heures du
matin, au moment du changement de la garde, douze militaires algériens
forcèrent la porte de la pièce où étaient entreposées les armes, en prenant le
maximum. Ils désertèrent et rejoignirent effectivement le noyau de l'ALN
commandé par Lotfi. Ce lot d'armes dérobé a permis d'armer les
commandos de MAT 49 et de Thomson, ainsi que de revolvers.
Auparavant, au maquis de Sidi Tahar, les combattants n'avaient pour armes
qu'un seul mousqueton, trois grenades et une mitrailleuse. Le groupe,
content de cette réussite, fut encouragé par les responsables Larbi Ben
M'Hidi et Mokhtar Bouzidi. Un autre avantage, tiré de cette opération, est
que les douze soldats déserteurs, qui avaient subi un entraînement intensif
dans l'armée française, servirent d'instructeurs pour nos futurs soldats. Le
résultat de cette opération incita le groupe dirigé par Abdellah Nehrou, à
tenter la même chose à la caserne de Sidi Labdelli, village colonial situé à
vingt kilomètres à l'est de Tlemcen. L'attaque fut couronnée de succès; en

35
plus des désertions, soixante quatre soldats français furent faits prisonniers,
et un important lot d'armes fut enlevé. Le but était d'acheminer les
prisonniers français à Oujda, pour les présenter à la presse étrangère.
L'opération aurait été très bénéfique pour la propagande du FLN.
Seulement, le chemin pris par nos combattants était long. A partir de Sidi
Labdelli, le long cortège est passé par Ain Fezza, Sebdou, Fellaoucène. Ce
retard permit à l'armée française de retrouver la piste du groupe qu’elle
poursuivit pendant quinze jours. Aussi, Nehrou ordonna l'exécution à
l'arme blanche des soldats français qui devenaient un véritable fardeau, ce
qui permit au groupe de traverser la frontière sans trop de dégâts.
Revenons à Si Tayeb le "graisseur". N'est-il pas juste de consacrer
quelques lignes à l'un des précurseurs du mouvement insurrectionnel en
Algérie? Mohamed Benseghir, devenu "Si Tayeb" dans l'A.L.N, est né en
1930 au Maroc, près de Nador. Il grandira en Algérie dans le faubourg de
Feddan Sebâa, dans la banlieue nord de Tlemcen. Fellah dès son jeune âge,
il était tenu en haute estime par tous les jardiniers qui lui faisaient confiance
pour son honnêteté et son sérieux dans le travail. Les mandataires des
années 1950 l'avaient surnommé le "graisseur" parce qu'il convoyait des
camions de légumes de Tlemcen à Oran. Dès 1955, il rejoignit l'Armée de
Libération Nationale (A.L.N) et se fit remarquer par son courage et
l'acceptation de toutes les missions difficiles de sabotage des installations
stratégiques françaises, et d'attaque de soldats de l'armée coloniale pour
s'emparer de leurs armes. Ces actions lui valurent en 1957 le grade de
commissaire politique du secteur, zone 1 (une). Il dirigea un groupe de choc
qui terrifia les paras du général Bertrand et les flics de l'inspecteur de police
Salinas et son compère Lascar, qui déployaient une dangereuse activité
contre les patriotes de la ville. La mobilité de Si Tayeb et ses attaques
surprise déroutèrent l'armée française qui organisa plusieurs ratissages pour
les arrêter, lui et ses compagnons d'armes Si Baghdad, Chelda Boulenouar,
Si Amrane, Abdeslam Guermouche, Si Meftah et Abdelghani Zenasni, le
plus jeune du groupe, qui n'avait que 17 ans en 1958. Si Tayeb se rendit
populaire, du côté de Saf-Saf et de Beni Boublane1. En 1956, le regretté Si

1Bourgade à environ trots kilomètres an sud-ouest de Tlemcen

36
Houari, commissaire politique, voulant un jour le tester, lui demanda de se
procurer une arme à feu par ses propres moyens. Si Tayeb revint, dans la
même nuit au markaz1 muni d'une mitraillette automatique.
- "D'où t’es procuré cette arme?", lui demanda le responsable de l'ALN.
- "Je me suis faufilé jusqu'à la caserne du "Champ de tir", sans faire de
bruit, j'ai attaqué la sentinelle de garde, et je me suis emparé de son arme".
En 1958, alors que les militaires français projetaient un jour un film
de propagande sur le général De Gaulle, au faubourg d'Agadir à l'est de
Tlemcen, Si Tayeb lança une grenade puis tira une rafale de mitraillette,
mettant les paras du général Bertrand en mauvaise posture. Ils se sont
cachés derrière la population, croyant à une attaque d'envergure de l'ALN.
Cette histoire a ridiculisé les parachutistes français qui terrorisaient la
population. A l'occasion des comptes mensuels des collectes de fonds du
secteur, Si Tayeb ne manquait jamais de prélever une partie des sommes
recueillies pour les distribuer aux familles de chahid et à celles ayant leurs
enfants emprisonnés.
Se mouvant constamment entre la forêt de Zarifet à l'ouest de la
ville, et Saf-Saf à l'est, Si Tayeb et ses compagnons, Si Baghdad et Si
Yazid, furent trahis la nuit du 28 janvier 1959. Alors qu'ils se rendaient à
Bab El-Akba, l'armée française leur avait tendu une embuscade près de la
ferme de Belhadj Amara. Si Tayeb et ses deux compagnons se défendirent
jusqu'au corps à corps avant de tomber au champ d'honneur. Le général
Bertrand, en personne, tint à voir la dépouille du héros, qui fut exposée au
marché à bestiaux afin de terroriser la population et vraisemblablement
aussi pour laver l'affront de l'attaque de 1958. La maison de Si Tayeb, sise à
Feddan Sebâa, fut dynamitée. Sa femme et ses trois enfants, jetés à la rue,
trouvèrent refuge chez les voisins.
Telle fut, en bref, l'histoire de ce frère marocain, grand héros de la
Révolution algérienne.

1Centre de Commandement

37
Bassin d’Ain El Houtz

38
LA FAUSSE PATROUILLE

En ce mois de Février 1956, Tlemcen vivait un hiver rude qui l'était


davantage en dehors de la ville. A Sidi Daoudi, faubourg situé au nord-est
de Tlemcen, Mohamed, paysan de son état, s'affairait un jour à ranger des
cageots de légumes pour les transporter au marché de gros, dans une
camionnette bâchée. Tandis qu'il entassait les caisses les unes sur les autres,
afin de bien les arrimer à l'intérieur de son véhicule, deux hommes, qui ne
lui étaient pas inconnus, s'avancèrent vers lui. Après les salutations d'usage,
il vérifia d’un regard discret que personne ne se trouvait dans les parages. Il
s'agissait de deux agents de liaison venant voir Mohamed, lui-même
membre de l'organisation, pour une opération d'envergure, nécessitant pour
sa réalisation l'emprunt de la camionnette de notre ami le fellah. Il fut décidé
que le véhicule en question, serait mis à la disposition des Frères, le
lendemain à dix-huit heures, et que vers dix-neuf heures Mohamed irait
déposer plainte pour vol. Les pistes devaient être brouillées.
A l'heure fixée, dans la voiture bâchée conduite par Mostefa
Bounouar, un ancien bandit repenti qui se sacrifia pour la cause, tout comme
le chahid Ali-la-pointe à Alger, avaient pris place six hommes, dont Toubib
et Abderezak Bakhti, tous déguisés en soldats français. Le véhicule
stationna au bas des escaliers donnant accès à la place des Victoires, appelée
aujourd'hui Place Cheikh Bachir EL-Ibrahimi. Ces "soldats" firent d'abord
un tour par le cinéma « le Colisée » pour rejoindre la Place des Victoires;
arrivés au niveau de l'hôtel du Moghreb, une jeune française aperçut de son
balcon les faux soldats; en voyant que l'un d'eux portait des espadrilles, elle
comprit que quelque chose d'anormal allait se passer. Elle hurla pour donner
l'alerte. Mal lui en prit, car son geste lui coûtera la vie ; elle fut mitraillée
par un des membres du groupe. Celui-ci se dirigea rapidement vers
l'Auberge de Normandie sise Place des Victoires, pour mitrailler les
officiers français s'y trouvant, faisant quatre morts et une dizaine de blessés.
J'ai oublié de signaler qu'un Algérien enrôlé dans les rangs de l'armée

39
française, mais militant de la cause nationale, faisait partie d'une patrouille
authentique. Contacté à temps, il s'ingénia à éloigner la patrouille du lieu de
l'action, permettant ainsi à nos vaillants combattants d'accomplir leur tâche
sans trop de difficultés. L'opération finie, le groupe, sans perdre une
seconde, prit la fuite en empruntant les escaliers se trouvant au fond de la
place, et reprit le véhicule qu'il abandonna quelques instants plus tard, du
côté du quartier Kessarine au nord de la ville. Le futur colonel Lotfi, qui
avait supervisé l'opération, attendait le retour du groupe à l'intérieur de la
propriété des Bendi Djelloul.
Lotfi1 est né à Tlemcen, le 07 Mai 1934. Dghine Bénali dit
Boudghène, tels étaient ses véritables prénom et nom, est issu d'une famille
modeste. Il se distingua dès son jeune âge par ses qualités morales
exemplaires et un sens aigu du patriotisme. Il était sensible au mal et à
l'injustice imposés au peuple par le fait colonial. Après des études
primaires, il fut en 1950 admis à la Medersa de Tlemcen où il est resté cinq
années, jusqu'à la veille de son départ pour le maquis. Les trois Medersas
d'Alger, de Constantine et de Tlemcen, créées par les français au 19e siècle,
formaient des cadres de la justice musulmane, des interprètes, et des
enseignants de langue arabe. Au sein de cet établissement, Lotfi manifesta
un intérêt particulier pour l'étude de la langue arabe et la lecture de ses
classiques. Il se passionnait pour la poésie et l'histoire de la civilisation.
Durant ses études à la Medersa, il se lia d'amitié avec de nombreux jeunes
provenant de différentes villes de l'ouest du pays fréquentant cet
établissement, qui partageaient ses idées et sentiments patriotiques. Nombre
de ses camarades de classe devaient d'ailleurs le rejoindre et grossir les
rangs de l'Armée de Libération Nationale (A.L.N.). Il faut dire aussi que la

1 La vie de ce militant nous a été transmise par notre ami Bénali El-Hassar,
journaliste

40
conscience patriotique de ce jeune étudiant révolutionnaire qu'était Lotfi
était nourrie de sentiments nationalistes partagés par toute sa famille à
Tlemcen. Il commença par adhérer aux premières cellules secrètes du Front
de Libération Nationale (F.L.N.), puis le 27 octobre 1955, le jeune Bénali,
alors âgé de vingt et un ans, déserta les bancs de l'école pour prendre le
chemin des champs de bataille. Voici les termes de la lettre qu'il adressa à
son père la veille de son départ pour le maquis:
"Cher père,
C'est ton fils Bénali qui t'écrit, il te confie la famille pour rejoindre les
frères au maquis pour la libération de l'Algérie".
Au maquis, Bénali Dghine devait tout d'abord servir comme
secrétaire auprès du chahid Lieutenant Djaber, avant d'être nommé chef de
section. Dès lors, il concentra ses efforts sur des tâches concrètes de mise en
place de cellules à Tlemcen et sa région. Il se distingua par ses qualités
d'organisateur. La phase opérationnelle de structuration de la région fut
marquée à l'époque par l'assassinat du Docteur Benaouda Benzerdjeb.
Comme nous l'avons relaté dans le chapitre consacré à ce premier médecin
martyr dans le pays, son assassinat marqua un tournant de la guerre de
libération à Tlemcen et dans toute la région. De nombreux jeunes des lycées
et collèges et enfin des médersas, rejoignirent en force les maquis à la suite
de ce crime.
La détermination de Lotfi, son intelligence, sa force de caractère le
prédisposaient déjà à assumer les plus importantes responsabilités. C'est
ainsi qu'il fût désigné sous le nom de Si Brahim à la tête d'une section de
moudjahidine. Plus tard, il eut pour responsabilité, d'organiser l'ensemble
des maquis, et de structurer les réseaux de fida dans les centres urbains de la
région. Son action eut pour effet de donner un nouvel élan à la résistance
armée dans cette contrée qui devait être le théâtre de véritables batailles
entre l'A.L.N. et l'armée coloniale, et d'opérations de fida à l'intérieur des
villes. Ainsi, grâce à ses convictions profondes de révolutionnaire et ses
qualités d'organisateur, Lotfi fut, de l'avis de tous ses compagnons d'arme,
un stratège hors pair. Il se proposa en 1955 d'organiser les maquis dans le

41
sud du pays, où il mit en place des structures en mesure de réaliser de durs
accrochages qui donnèrent beaucoup de soucis à l'ennemi, obligé d'y
envoyer d'importants renforts. Dans cette région, en tant que Chef de zone,
Si Brahim dirigeait lui-même les combats.
Parmi les plus retentissantes batailles auxquelles il a participé, il faut
citer celle engagée le 02 octobre 1956 et qui est connue sous le nom de
"Bataille de Djebel Amour". Lotfi y a participa à la tête d'un bataillon
composé de 500 djounoud. Au cours de cette bataille, selon le communiqué
de l'A.L.N., 1375 militaires dont 92 officiers français trouvèrent la mort.
D'autres succès militaires furent remportés sous sa conduite avant qu'il ne
soit nommé en janvier 1957 Chef de la zone 8 de la wilaya V avec le grade
de Capitaine, puis de Commandant dans la région d'Aflou. Au mois de mai
1957, Si Brahim devait rejoindre la base de son commandement sous le nom
de "Lotfi" et une année après, il est désigné chef de la Wilaya V avec le
grade de Colonel. Il devait par la suite participer aux travaux du Conseil
National de la Révolution Algérienne (C.N.R.A.) qui s'est tenu à Tripoli en
Libye, en 1959-60. Au cours du déroulement de ce congrès, il fit don aux
membres du C.N.R.A. d'un drapeau algérien taché du sang des martyrs de la
Révolution.
La dernière mission militaire de Lotfi à l'intérieur du pays fut celle
au cours de laquelle il trouva la mort au Djebel Bechar où, repéré avec ses
compagnons, il devait mourir après un dur combat. C'est le 27 Mai 1960 au
matin, après un combat de près d'une journée livrés aux forces militaires de
la colonisation, que le Colonel Lotfi est mort les armes à la main, dans la
région de Bechar. En même temps que lui trouvèrent la mort ses
compagnons de lutte, les Commandant Mohamed Benahmed Louadj dit
Ferradj, un autre héros de la Révolution et les djounoud Chikh Zoui et
Ahmed Brek. Leurs noms resteront à jamais gravés dans la mémoire du
peuple algérien, qui a payé un lourd tribut pour le recouvrement de son
honneur, de sa dignité et de son indépendance. Le colonel Lotfi restera
toujours, dans la mémoire de ceux qui l'ont connu, un exemple de courage et
d'humilité, d'intelligence et d'amour du pays, enfin un grand stratège.

42
En guise de conclusion, nous reproduisons ci-après ce qu'il a dit un
jour à ses djounoud:
"Notre Révolution exige de nous le sacrifice suprême, mais que
notre mort ne soit pas vaine. Elle doit évidemment tendre à la victoire mais
elle doit surtout servir d'exemple du sacrifice. C'est à vous les jeunes, de
réaliser le serment que nous avons prêté ensemble. Nous avons juré de
mourir pour que vive notre patrie".

De gauche à droite
dt
Le C FARRADJ, ABDELAZIZ BOUTEFLIKA, SMAIN
KERZABI

43
Le colonel LOTFI
L’un des plus grands héros de la révolution algérienne

44
LE MAJOR

De son vrai nom Ali Khedim, alias "le Major", il est né en 1931 à
Tlemcen. Son père, sympathisant des Oulémas, fréquentait les amis de
Bachir El-Ibrahimi, qui le mettaient au courant de l'évolution politique du
pays. Cet homme ayant eu beaucoup d'enfants, l'épicerie qu'il tenait ne
pouvait suffire aux besoins de sa famille. Par conséquent, les fils devaient
interrompre leur scolarité très tôt, car il fallait aider le père à gagner le pain
quotidien. Ali, appelé "le Major" pendant la Guerre de libération, pour des
raisons que je n'ai jamais sues, ne fut pas exempté, il fut obligé lui aussi, la
mort dans l'âme, de quitter l'école après l'obtention du certificat d'études
primaires. Il commença alors à travailler. Seulement il eut l'ingénieuse idée
de suivre des cours par correspondance sur la fabrication et la réparation des
postes radio. Ne se contentant pas de cours théoriques, Ali mettait en
pratique ses connaissances en utilisant le seul poste radio que le père avait
pu acheter, après avoir économisé de l'argent pendant une décennie. Le père
aurait réagi violemment s'il avait su que son fils touchait à son objet
précieux. Il l'aurait considéré comme un véritable sacrilège. Fort
heureusement, Ali arrivait toujours à le remettre en marche après l'avoir
démonté.
Il touchait à tout. Il pratiquait le scoutisme au sein des S.M.A.
(Scouts Musulmans Algériens), une véritable école de nationalisme à
l'époque. Il était souvent absent de chez lui. Il fréquentait des gens plus âgés
par qui il apprenait les difficultés de la vie, ses peines et ses soucis. Il
travailla dur pour gagner son pain. Il ouvrit un magasin de réparation de
postes de radio à Aïn Témouchent (Radio Lux), à l'époque où le poste radio
avait beaucoup d'influence sur les populations, le phénomène "télé" étant
encore inconnu. Mais son travail, si passionnant soit-il, ne l'empêcha pas
d'être toujours attaché aux idées reçues chez les scouts. C'est ainsi qu'il
répondit présent le jour du séisme d'El-Asnam (Orléansville de l'époque)
survenu en 1954. Il se rendit dans la ville sinistrée. Là-bas, il se rendit

45
compte plus qu'à Tlemcen, de la misère que connaissait son peuple. Il
constata que les secours et les soins à la suite du séisme, étaient prodigués
d'abord aux Européens, et que les Indigènes comme on les appelait à
l'époque, étaient relégués au second plan, lorsqu'ils n'étaient pas purement et
simplement abandonnés à leur triste sort.
A Aïn Témouchent, tout en continuant son travail, Ali s'absorbait
souvent dans ses réflexions. Autour de lui, tout le poussait à se poser des
questions sur sa famille, sur la misère de son peuple, et les souffrances que
lui infligeait le colonialisme.
Lors de son retour d'El-Asnam, il fit une halte à Relizane chez un
ami. Il y restera une dizaine de jours et là, il fit la connaissance d'un
pharmacien algérien. Un peu plus tard, notre héros contacta le pharmacien,
qui, après de longues négociations, accepta de lui vendre du chlorate de
potassium, élément nécessaire à la fabrication des engins explosifs.
Accompagné de Sid Ahmed Benchekra'''1, il allait à Aïn Fezza à 10
kilomètres à l'est de Tlemcen, pour effectuer des essais avec des bouteilles
Molotov et des grenades de sa fabrication. Contacté par des amis, il décida
de rejoindre en septembre 1955 le maquis, où il fit la connaissance de Larbi
Ben M'Hidi et de Si Mokhtar Bouzidi. Les deux chefs lui confièrent la
mission de collecter de l'argent, et de mettre en place des réseaux
d'information sur les postes militaires français dans Tlemcen et ses
environs. Il fut nommé commissaire politique, tout en ayant pour mission
d'organiser des attentats. Il participait lui-même à l'action en attaquant des
patrouilles militaires à l'intérieur de la ville même. Il organisait en même
temps les cellules du F.L.N, composées de jeunes militants recrutés parmi
les lycéens et les autres couches de la société.
Rusé et adroit, "le Major" était le chef responsable de la ville de
Tlemcen et de sa grande banlieue. Se cachant tous les jours sous les

1 Voir le chapitre intitulé "Les frères Benchekra".

46
déguisements les plus divers, même celui d’une femme, et changeant de
lieux de résidence, dès que ses amis l'alertaient, Ali avait la haute main sur
toute l'organisation F.L.N. de la ville et de sa région, procédant lui-même à
la réorganisation des cellules aussitôt que celles-ci étaient démantelées. Il
tenait en main 1'ensemble du réseau de cellules qu'il dirigeait d’une main de
fer. Tous les fonds collectés par les cellules féminines parvenaient jusqu'à
lui. Ensuite, grâce à ses agents de liaison, il acheminait cet argent en lieu
sûr. Organisateur de cellules de fidaï, il les pourvoyait en armes à feu et en
grenades, et désignait les policiers et les chefs militaires français à abattre.
Audacieux, il participait souvent en personne à ces dangereuses opérations.
C'est cette témérité qui fut la cause de sa fin précoce. Le 19 juillet 1957, à
15h 30, alors qu'il s'apprêtait à tirer sur une patrouille à Sidi Chaker,
faubourg de Tlemcen, les militaires réagirent et, tirant les premiers, les
forcèrent à se refugier dans une maison rapidement encerclée par les forces
militaires coloniales, qui furent informées par la fille du docteur Roigt de
l'endroit exact où se cachaient le "Major" et ses amis. Cette fille, toujours
aux aguets, passait son temps à surveiller le quartier pour renseigner sur le
champ par téléphone, les forces de police et l'armée. Ne pouvant contenir les
assauts des soldats venus en renfort, nos valeureux militants, à leur tête "le
Major", tombèrent tous sous les coups de l'ennemi. Tlemcen et la
Révolution perdaient en lui un meneur d'hommes, un grand chef qui eut la
haute main sur toutes les activités civiles et militaires de la ville de Tlemcen
et de ses environs immédiats, pendant environ presque deux années.

47
Porte d’ORAN

48
LA CONSTRUCTION DES PEJEROS

Pendant la Guerre de libération, les moyens de lutte contre


l'occupant étaient dérisoires, par rapport aux moyens et à l'arsenal de guerre
imposant déployé par l'armée coloniale. Pour palier à ce déséquilibre, nos
valeureux djounoud ont dû user de ruses et de stratagèmes pour combattre
avec succès les forces coloniales. Les péjéros, terme passant pour être
d'origine espagnole, sont des abris souterrains ayant joué un rôle important
tout au long de la guerre et dans toutes les régions du pays. Ils ont servi de
caches d'armes, mais ont abrité aussi les moudjahidine (combattants)
surtout pendant la journée. Pour leur construction, on devait observer
certaines règles: il fallait un endroit à proximité d'un grand arbre, celui-ci
étant creusé pour servir d'aération. En outre nous choisissions de creuser
non loin d'un ruisseau, d'un oued ou d'une rigole, afin que l'eau emporte la
terre fraîchement enlevée. Si elle restait sur place, l'ennemi pouvait
facilement déceler nos abris. Nous creusions un carré d'un mètre vingt de
côté sur une profondeur de deux mètres cinquante qu'on élargissait par le
bas. A la fin, on camouflait l'endroit par des touffes d'herbes et de la terre
sèche. En outre, nous saupoudrions d'épices les alentours pour empêcher les
chiens des policiers ou des militaires de découvrir les abris.
Les péjéros pouvaient abriter jusqu'à trente personnes mais, pour
limiter les risques, nous nous y terrions par groupes de cinq personnes
seulement. Nous ne pouvions sortir de ces abris que la nuit: un civil se
chargeait de nous ouvrir la dalle camouflée par de la terre et de l'herbe
sèche. Ces caches nous ont sauvés plusieurs fois de massacres certains,
surtout lors des encerclements et des ratissages effectués par l'armée
française. Lors de l'encerclement du maquis de Sidi Tahar et d'El-Eubad, à
l'est de Tlemcen, par l'armée française le (14 Août 1957), qui a vu la mort
de Hamadouche alias Si Salah, de nombreux moudjahidine, comme Salah
Mecifi et plusieurs de ses compagnons, n'ont dû leur salut qu'à ces abris
souterrains.

49
De tout temps, Si Salah s'est refusé à se cacher à l'intérieur de ces
abris. Il disait qu'il ne voulait pas finir asphyxié. L'arrestation de Fethallah
Bouhsira, alias Tounsi, permit à l'armée française, comme nous le verrons
au chapitre consacré à la valeureuse famille des Bendi Djelloul, de
retrouver beaucoup d'abris. Les soldats, après avoir soulevé les dalles,
lançaient des grenades ou des bouteilles Molotov tuant de nombreux
moudjahidine se trouvant à l'intérieur de ces caches souterraines. Il en fut
ainsi chez les Bendi Djelloul et ailleurs. Le commandant Djaber lui-même
en fut victime.
Il est indéniable que ces péjéros, qui se trouvaient un peu partout
dans les jardins entourant la ville de Tlemcen, ont permis à nos combattants
de se cacher parfois pendant plusieurs jours, pour pouvoir par la suite se
préparer et déclencher des opérations. Ils ont servi aussi d'infirmerie où l’on
pouvait soigner les blessés en plein jour, chose qui aurait été impossible
dans un autre endroit. Signalons que certains propriétaires de jardins ont
gardé jusqu'à nos jours dans les environs de Tlemcen, quelques péjéros
dans leur état originel, afin de montrer aux jeunes d'aujourd'hui, les
conditions dans lesquelles vivaient nos valeureux moudjahidine.

50
OGB EL-LIL
(L'Aigle de la nuit)
L'homme qui s'opposa à ses supérieurs

Ces souvenirs évoquant les événements sanglants de la région de


Tlemcen de 1956 à 1958 n'auraient eu aucun sens, et leur valeur historique
aurait été vraisemblablement contestée, si j'avais omis de parler d'un grand
homme qui fut la première figure militaire de la région à organiser la lutte
armée dans le maquis. Ce valeureux personnage reste malheureusement
inconnu, même s'il figure dans un livret, intitulé "Terroristes dangereux",
aux côtés de Abane Ramdane, Boudiaf, Boussouf, Ben Bella, Larbi Ben
M'Hidi, etc...Il s'agit de Mohamed Bouzidi, connu sous le nom de Si
Mokhtar ou de "Ogb El-Lil". Il naquit en 1918, au village de Tameksalet,
commune de Bouhlou près de Sabra dans la Wilaya de Tlemcen.
Dès son jeune âge, Si Mokhtar adhéra au P.P.A. (Parti du Peuple
Algérien) fondé en 1937 par Hadj Messali. Mohamed Bouzidi y déploya
une grande activité, et fut responsable de cellule. Par la suite, il rejoignit
l'OS. (Organisation Spéciale) le bras armé du PPA-MTLD, et plus tard le
F.L.N., lors du déclenchement de la Révolution en 1954. Après le premier
découpage territorial effectué par le F.L.N, qui avait divisé initialement le
pays en trois grands secteurs, puis chaque secteur en régions, la cinquième
région fut placée sous les ordres de Si Mokhtar. Son supérieur direct à
l'époque, c'est-à-dire le chef du secteur ouest, était Larbi Ben M'Hidi. Ainsi,
Tlemcen était la capitale de la cinquième région.
Aprés sa désignation à la tête de cette région (fin 1955), Si Mokhtar
procéda, en un temps très court à l'organisation de la structure militaire de
cette partie du territoire algérien.
Il créa cinq compagnies comportant chacune 110 moudjahidine, de
nombreuses cellules de civils très utiles notamment pour les renseignements
et la collecte des contributions financières des citoyens. Ces auxiliaires que
nous appelions des "moussebiline", furent aussi de précieux agents de
liaison chargés de faire le guet pour les unités militaires et pour les fidaï en

51
ville, et ils étaient utilisés comme guides dans les maquis. Quatre personnes
ne se connaissant pas entre elles, pour éviter les dénonciations sous la
torture, avec à la tête un chef, composaient chaque cellule. L'ensemble de
ces moussebiline furent intégrés par la suite à l'O.C.F.L.N. (Organisation
Civile du Front de Libération Nationale). Ogb El-Lil organisa aussi des
opérations de fida centrées sur Tlemcen. En outre, il instaura pour la
première fois le système des cotisations aussi bien sur le territoire national
que dans certains villages de la frontière algéro-marocaine situés en
territoire marocain. En plus de la contribution financière, ces villages furent
de précieux centres de transit pour les moudjahidine. Si Mokhtar organisa
des cellules de collecte de fonds dans ces villages et dans la ville d'Oujda.
Grâce à son audace et sa vaillance Ogb El-Lil parvint aussi à imposer à de
nombreux colons français de cotiser pour le F.L.N., comme il réussit à
mettre sur pied le premier embryon d'une administration et d'une justice
algériennes. Les Algériens n'avaient plus le droit de s'adresser aux services
publics et aux tribunaux français
Parmi les batailles qu'il a engagées citons celle de Sad Enemer, nom
d'un mont à Moutasse (40 Km de Tlemcen). Cet accrochage en ce mois
d'avril 1956, s'acheva par la mort de quinze soldats ennemis. Un autre
affrontement, en cette année 1956, eut lieu à Beni Bahdel (Beni Snous), où
l'armée française utilisa l'artillerie lourde, ainsi que l'aviation. Si Mokhtar,
blessé se réfugia à Oujda pour subir des soins.
Si Bouzidi, aussi connu par sa rigueur et son caractère sévère,
n'admettait pas la légèreté et la vie facile de certaines personnes. Pour lui,
le seul langage valable était celui du terrain et rien que le terrain. Pour cela,
des divergences ont vu le jour, entre lui et le commandement à Oujda, Si
Mokhtar refusait catégoriquement de se plier aux ordres. Aussi décida-t-il
d'organiser des collectes de fonds qu'il refusait de verser aux responsables
d'Oujda, puisqu'il entreprit d'acheter des armes et de l'habillement militaire,
en passant directement par l'Espagne. Il mourut dans des conditions
obscures le 20 septembre 1956. Sa dépouille fut réinhumée au cimetière
d'El-Alia à Alger en 1985. Afin d'élucider les circonstances de la fin

52
tragique de ce valeureux moudjahid doté d'une personnalité exceptionnelle,
nous avons procédé à une minutieuse enquête.
Grâce aux témoignages de personnes encore en vie, nous avons pu
éclairer les zones d'ombre ayant conduit à l'exécution de Si Mokhtar. Nous
venons de parler de l'insubordination de Si Mokhtar qui organisait les
collectes d'argent et se ravitaillait en armes et munitions sans en référé à ses
supérieurs, ce qui a mis le feu aux poudres. Pour cette raison, Si Mokhtar
fut convoqué plusieurs fois à Oujda. Rien à faire, il s'opposait à toute
allégeance puisqu'il disait aux responsables de venir combattre à l'intérieur
du pays, et non de vivre à l'abri, derrière les frontières, et de donner des
ordres à distance. Le terrain est différent des stratégies développées en
théorie, disait-il.
Ce différend poussa Si Mokhtar à rédiger une lettre au C.C.E.
(Comité de Coordination et d'Exécution du F.L.N. instance installée à
l'époque au Caire. La lettre n'arriva jamais à destination. Elle fut interceptée
par ses adversaires d'Oujda. En revanche, il reçut une lettre lui intimant
l'ordre d'aller à Oujda pour une réunion. Croyant à une réponse de la part de
l'instance installée au Caire, le commandant Si Mokhtar se dirigea vers
Oujda. Il rendit d'abord visite à sa famille, installée chez un tailleur nommé
Khelil. Il était accompagné de son secrétaire pour les affaires militaires,
Abderrezak Bekhti, ainsi que par Madani, chargé des affaires civiles. Le
jour de la réunion, seul Bekhti accompagna Si Mokhtar mais Madani
restera tout de même à Oujda. Le lendemain, Madani était informé par Si
Lakhdar, de la mort de Si Mokhtar et de son remplacement par le
commandant Nacer. Quand à la famille du défunt, on lui dit que Si Mokhtar
avait été muté dans le sud.
Si Mokhtar fut immédiatement introduit dans une salle alors que
Bekhti était prié de l’attendre dans la cour.
Quelle ne fut sa surprise lorsque, quelques heures après, il vit son
chef ressortir ligoté et encadré par des gardes. Il eut le malheureux réflexe
de se saisir de son arme et fut abattu sur le champ. Quant à Si Mokhtar,

53
ayant comparu devant un tribunal composé de ses pairs, il avait été jugé et
condamné à mort. La sentence fut exécutée le soir même.
Il est à signaler que deux mois auparavant, un notable de la ville de
Tlemcen, Boumediene Aboubekr, fils du mouqaddam du mausolée de Sidi
Boumediene se rendit à Oujda, en compagnie de Mustapha El-Hassar et de
Cherif Ben Moussa; ces jeunes furent de tout temps membres du P.P.A. et
probablement militants du M.N.A. Aussi, après le déclenchement de la
Révolution, ils étaient très actifs dans le secteur de Tlemcen. Après
l'arrestation de son frère Mohamed par la police française, Boumediene
Aboubekr décida de se rendre à Oujda avec ses deux compagnons. Au lieu
de l'accueil chaleureux qu'ils étaient en droit d'attendre, ils furent exécutés
en tant que méssalistes.
Si Mokhtar fut affecté par l'assassinat de ces hommes qu'il estimait,
et qu'il comptait amener au F.L.N., mais le plus gros reproche que faisait
Bouzidi alias Si Mokhtar, alias Ogb EI-Lil, aux membres du
commandement était "Planqués". La plupart n'avaient effectué que des
séjours très courts au maquis, pour ensuite se réfugier au Maroc pour y
mener une vie sans danger. C'était vraisemblablement la véritable raison
de sa liquidation.
Ogb El-Lil, personnage contesté par certains, fut un grand héros, il
fut sans aucun doute, l'une des figures les plus prestigieuses de la
Révolution algérienne. La fameuse phrase retrouvée dans l'une de ses
correspondances adressées à sa famille, résume bien son état d'esprit
entièrement dévoué à la cause nationale. Il dit s'adressant à ses enfants: "Je
ne vous ai pas prêté serment, mais j'ai prêté serment devant Dieu, de libérer
le peuple Algérien".

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Bouzidi Mohammed

BEKHTI Abderrezak
Le destin est parfois cruel

55
Avis de recherche, lancé par l’armée française

56
LES FEUILLES TAMPONNEES

A Sidi Abdellah, lieu distant de cinq kilomètres de la ville de


Tlemcen, se trouvait la ferme de Bouyakoub, un brave paysan qui
hébergeait les moudjahidine, et les ravitaillait en victuailles. Un jour, je me
trouvais à l'intérieur de l'étable de la ferme, je surveillais deux captifs, une
femme de mœurs légères qui collaborait avec la P.R.G. et un légionnaire
que nous avions surpris en train de roder dans les parages. Je montais la
garde en attendant la tombée de la nuit, pour exécuter les prisonniers
conformément à la sentence prononcée par le commandement du secteur de
Tlemcen. Vers dix-sept heures, Belhadj notre agent de liaison, vint me
trouver. Après les salutations d'usage, il me remit un paquet scotché, de
forme arrondie, en provenance d'Oujda. Il me demanda de le transmettre à
Ali Khedim dit "le Major", dont le P.C. se trouvait à Feddan Sebâa. Une
heure plus tard, Si Salah Hamadouche arriva et s'assit à mes côtés. En
devisant avec moi, il remarqua le paquet, et me posa des questions à son
sujet. Je le mis au courant des instructions que je reçus. Passant outre ma
réponse, Si Salah ouvrit le paquet et découvrit soixante feuilles tamponnées
vierges. Il écarquilla les yeux et dit:
- "Des feuilles tamponnées! C'est intéressant". Il prit dix feuilles environ. Je
regardai faire sans broncher. J'étais très mal à l'aise mais je ne pouvais rien
faire. Si Salah que j'admirais beaucoup, était mon chef.
Ces feuilles vierges, sur lesquelles était apposé le sceau du F.L.N.,
avaient un pouvoir extrêmement important; surtout en ces temps de guerre.
Elles permettaient de percevoir de fortes sommes d'argent remises par les
collecteurs de fonds, et plus que cela encore, elles donnaient aussi le droit
de vie et de mort sur n'importe quel combattant ou citoyen. Il suffisait d'y
mentionner la condamnation et le nom du condamné. Après le départ de Si
Salah Hamadouche, Bounouar fit son apparition. Cet homme maigre à la
moustache bien fournie, était l'adjoint de Hamadouche. En s'approchant de
moi pour me saluer, il remarqua lui aussi le paquet de feuilles tamponnées.

57
Sans se gêner, il se servit à son tour. C'est alors que je réagis brutalement,
je ne pouvais contrôler ma colère. Je lui signifiai ma désapprobation. Je lui
dis:
- "Tout à l'heure c'est Si Salah qui s'est servi et maintenant c'est toi".
Toujours imperturbable et ignorant mes protestations, il prit un certain
nombre de feuilles, et s'en alla en emportant avec lui son butin. Je dois
reconnaître que cet ancien malfaiteur n'a jamais coupé avec ses anciennes
pratiques. Lors de son exécution en 1957 par l'armée française, celle-ci
trouva dans sa cachette, un important lot de bijoux ainsi qu'une somme
d'argent considérable. Après le départ de Bounouar, je ficelai le paquet et le
remis à un autre agent de liaison qui le porta à Feddan Sebâa pour le
remettre au Major. Celui-ci, déjà informé par Oujda sur le contenu du
paquet et sur le nombre exact des feuilles, les compta; il remarqua la
disparition de vingt quatre d'entre elles, aussi prit-il le soin d'informer Antar
et le commandant Djaber par un rapport écrit.
Deux mois plus tard, Hamadouche et moi-même devions répondre à
une convocation. Nous arrivâmes au P.C. de Feddan Sebâa où nous
attendaient le commandant Djaber, Antar et une section de djounoud.
Arrivés sur les lieux, Hamadouche et moi, fûmes informés de la situation, à
savoir la disparition de vingt quatre feuilles tamponnées. L'interrogatoire
commença, je dus mentir à Antar en soutenant que le paquet qui m'a été
remis n'était pas fermé avec du scotch, il était seulement ficelé. Alors Antar
fit venir Belhadj, l'agent de liaison, et l'accusa du vol des feuilles. Pour
Antar, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, Belhadj était le coupable, il
allait le condamner à la peine capitale, quand Hamadouche intercéda en sa
faveur en disant:
- "Si vous devez exécuter Belhadj, exécutez-moi avant, il est innocent, il ne
peut pas faire pareille chose, j'en suis sur."
L'intervention de Hamadouche obligea Antar à lever la séance, et
pour nous tous, ce chapitre était clos.

58
Colonel SALAH, H. BOUMEDIENE, et le commandant
SADDEK

59
Quelques temps après, il y eut la grève des huit jours et l'opération
du déraillement du train1 au cours de laquelle je fus gravement blessé ce qui
m'handicapa pendant tout un mois. Cet handicap m'obligea à céder ma
place de secrétaire, pour quelques temps, à un ancien sergent de l'armée
française, nommé Sid-Ahmed, qui assura l'intérim jusqu'à ma guérison. Il
me remplaça dans toutes mes activités; le cartable constamment avec lui, il
rédigeait tout ce que lui ordonnait Si Salah, et répondait aux nombreux
messages que le chef recevait. Un jour, alors qu'il fouillait le cartable, Sid
Ahmed découvrit les feuilles tamponnées vierges prises par Si Salah. Ravi
de sa trouvaille, il se précipita chez Antar pour le mettre au courant de sa
découverte.
Peu de temps après, une convocation nous intima à Si Salah et à
moi l'ordre de nous rendre au P.C. de Feddan Sebâa. Au moment du départ,
Hamadouche me demanda de le devancer.
-"Je vais te rejoindre", dit-il.
En fait, je le sus plus tard, il retira les feuilles tamponnées du
cartable. Quand il me rattrapa, il me dit:
- "Tu sais, je suis resté après toi pour cacher ma chevalière, car Antar, en la
voyant me l'aurait ôtée. Tu sais, c'est la loi du plus fort".
N'étant pas expert dans ce genre d'intrigues, et ayant grandi dans un
milieu connu par son éducation et sa loyauté, j'avalai ce boniment de Si
Salah.
Arrivés sur les lieux du rendez-vous, un repas copieux nous fut
d'abord servi. A la fin du déjeuner, Antar me prit à part, et me conta
l'histoire des feuilles tamponnées. Une fois encore, je dus mentir en niant
l'existence des feuilles volées, c'est alors que Antar fit venir Sid-Ahmed,
qui affirma avoir vu ces feuilles à l'intérieur de mon cartable. Une fois
encore, je dus aussi recours à la rhétorique pour m'en sortir.
- "Mon commandant, dis-je, des feuilles tamponnées se trouvent
effectivement dans mon cartable, mais il ne s'agit pas de feuilles vierges,

60
elles sont dactylographiées". Sid Ahmed décontenancé par mon aplomb se
limita à faire des signes de dénégation pendant que je parlais. Antar décida
alors d'envoyer un de nos hommes, Moulay Ahmed, chercher le cartable.
Une heure plus tard, l'objet du délit arriva et sa fouille par Antar confirma
mes propos. Le pauvre Sid-Ahmed s'en tira avec quelques paires de gifles.
Malheureusement, ce feuilleton des feuilles tamponnées ne
connaissait pas de fin. Bien au contraire, il semblait s'éterniser, et connaître
chaque fois des rebondissements. Un jour Si Boumediene, responsable civil
d'El-Eubad, designé par le F.L.N., nous apporta à manger. Le menu était
composé de dix bananes et d'une marmite de chorba (soupe). Nous n'étions
que trois, Hamadouche, Moulay Ahmed et moi. Le partage fut inéquitable,
Hamadouche nous donna, à Moulay et à moi, une banane chacun et garda le
reste pour lui seul. Un peu plus tard, lorsque nous étions seuls, Moulay
Ahmed me fit part de l'attitude peu courtoise et égoïste de Si Salah. Je
l'approuvai et me laissai entraîner avec lui, en lui narrant dans le détail
l'affaire des feuilles tamponnées. En conclusion, je lui dis:
- "Vois-tu Moulay, par mon mensonge, j'ai sauvé Si Salah d'une mort
certaine".
Par ces propos, je ne savais pas que je commettais une grave erreur
pouvant me coûter très cher. En ne tenant pas ma langue, je fus à un cheveu
d'une mort certaine. Je m'en suis voulu de n'avoir pas su me taire sur un
secret. Mais c'était trop tard. Voulant sans doute se venger de Si Salah,
Moulay Ahmed courut rapporter l'information à Antar et l'affaire revint de
nouveau sur le tapis. Convoqués par le commandement, Si Salah, Bounouar
et moi-même, nous nous sommes rendus au P.C.. Une fois encore, l'étau se
resserrait autour de moi, et je me retrouvais face à Antar, et deux de ses
hommes qui me traînèrent dans le noir, à l'intérieur d'un péjéro. Ne pouvant
plus supporter ce climat, je dévoilai l'entière vérité. J'avais jusqu'à cette
heure couvert Si Salah et Bounouar, pour une question d'honneur, afin de
ne pas être considéré comme un mouchard. J'ai raconté dans le détail
comment et quand ils ont subtilisé, l'un à la suite de l'autre, les fameuses
feuilles.

61
A son tour, Si Salah Hamadouche subit un interrogatoire. Je n'ai
jamais su la nature de ses réponses, car nous fûmes interrogés par Antar,
chacun à part. Celui-ci prit la décision de désarmer Si Salah, et nous
quittâmes Feddan Sebâa en direction de Aïn-El-Hout, où Si Antar comptait
trouver le commandant Si Djaber pour lui rendre compte des résultats de
ses interrogatoires sur cette affaire. Mais Si Djaber avait quitté le village
quelques heures auparavant. A Aïn-El-Hout, je rencontrai un cousin,
Abdelhamid, garde champêtre. Quoique nommé par l'administration
française, il était un militant actif du F.L.N.. Il invita tout notre groupe à
dîner chez lui, puis il nous confia à des agents de liaison pour nous amener
jusqu'à Ben Sekrane où devait se trouver Si Djaber. Tout de suite après
notre départ, le ronflement de véhicules militaires se fit entendre, mais étant
donné que notre but était de rejoindre le commandant Djaber, nous
évitâmes tout contact avec l'ennemi. Si Djaber ayant continué sa route en
direction de Sidi Labdelli, nous poursuivîmes notre marche sur ses traces.
Vers cinq heures du matin, nous arrivâmes à Sidi Labdelli. Je voulais en
profiter pour me reposer un peu. Mais à peine étendu, je fus appelé pour me
présenter devant Si Djaber. Je n'étais pas au bout de mes ennuis.
L'interrogatoire reprit de plus belle. Je continuais à soutenir que ce n'était
pas moi le coupable. Je supposais et je continais à supposer jusqu'à ce jour,
que Si Salah et Bounouar ont sans aucun doute nié avoir subtilisé les vingt
quatre feuilles. Tout d'un coup, Si Djaber prit son pistolet, mit le canon sur
ma tempe et me dit:

62
Le commandant DJABER. Ce chef de grande envergure avait
des grandes qualités morales

63
- "Hadj! Tu as menti, tu as accusé Hamadouche pour qu'il soit exécuté et
comme cela, tu prendras sa place. Hein?"
Je protestai contre ses accusations, mais je n'en menais pas large. Je
voyais ma fin. Le contacte du revolver sur ma tempe me glaçait le visage,
et une sueur froide ruisselait sur mon front.
Après un moment, Djaber me demanda:
"Hadj! Qu'as tu à dire à tes parents?". Je répondis en balbutiant:
- "Mon commandant, dis leur que je suis mort en chahid, et que je n'ai
commis aucune faute".
J'attendais le coup fatal. Les secondes étaient des siècles. J'étais persuadé
que je vivais mes derniers moments. Et le coup ne partait toujours pas,
Le bon et brave commandant Djaber, toujours perplexe, m'observa
longuement, puis abaissa son arme et me dit: - "C'est bon, retourne à ton
travail", comme si de rien n'était. C'est alors que j'éclatais en sanglots, et je
criais de toutes mes forces:
- "Si j'avais voulu trahir, je n'aurais pas lancé la grenade sur les soldats pour
rejoindre le maquis et causer du tort à ma famille qui se trouve dispersée".
Deux djounoud me firent sortir, et tentèrent de me calmer en
discutant avec moi. Je restais persuadé que Si Djaber abandonna
l'accusation parce qu'il n'a pu obtenir aucune preuve ni de ma culpabilité, ni
de celle de Si Salah et Bounouar. Le soir, je repris le chemin du retour en
compagnie de Hamadouche. Nos relations allaient rester tendues pendant
un bon moment. Beaucoup de temps s'est écoulé depuis ces événements,
mais je ne suis jamais arrivé à effacer de ma mémoire les péripéties de ce
lugubre feuilleton.

64
BOUMEDIENE HAMADOUCHE ALIAS SI SALAH

De ce guerrier, je garde une image qui restera gravée dans ma


mémoire jusqu'à la fin de ma vie. Cet homme que j'évoque était mon chef,
j'étais son secrétaire, donc, la personne la plus proche de lui pendant la
guerre. Ce qui était marquant, chez cet homme, c'est son franc-parler, il
voulait que la rigueur soit de mise dans toute action. Il donnait l'exemple en
participant lui-même aux batailles. Que de fois il prit de grands risques. Il
allait carrément au-devant de la mort. Blessé avant l'attaque de la "Nuit de
la destinée", que nous relaterons plus avant, il n'a pu participer à l'action. Il
s'en mordait les doigts. Au comble d'irritation, il me dit: "Hadj! Je t'en prie
reste avec moi". Je lui répliquais: "Si Salah, je suis le seul à connaître les
issues de Tlemcen, je serai très utile à nos compagnons". Certes, ce n'était
pas la peur qui le faisait parler ainsi, mais la rage de ne pouvoir participer à
cette action en cette nuit sacrée. Je lui lançai un regard plein de compassion
et la mort dans l'âme, je pris la tête des frères pour les guider dans
l'accomplissement de leur devoir.
Je n'oublierai jamais la tristesse qui l'envahit à la mort du Major
Khedim1. Il leva les bras vers le ciel et dit: "Oh! Mon Dieu! Faites que je
meure de cette manière". Quand on joue avec le feu, on finit par se brûler,
dit-on. Les actions succédaient aux actions comme nous l'avons vu, à travers
les faits relatés précédemment. Dans l'une d'elles, Si Salah se blessa en
jetant sur les soldats français une grenade faisant plusieurs morts et blessés
dans leurs rangs. Craignant pour lui, nous le transportâmes à Saf Saf, à
l'ouest de Tlemcen, chez les Baroudi, près de la ferme Crepeaux. Là-bas, il
fut pris en charge par la famille Baroudi. Il était soigné par Balegh, un
rebouteur réputé de la région de Tlemcen, tandis que la militante Houria
Medjadji lui tenait compagnie, et l'aidait dans tous ses mouvements. Même

1 Voir le chapitre consacré à Ali Khedim dit "le Major"

65
blessé, Hamadouche, alias Si Salah, voulait participer à des actions.
J'arrivais difficilement à le calmer. Je le voyais quotidiennement du fait que
je ravitaillais la maison Baroudi où se trouvait aussi Mohamed Boukli mort
lors de notre départ vers le Maroc1.

L'armée française ne nous laissa point de répit. Un jour des soldats


encerclèrent la maison Baroudi. Moufida Benmansour, qui fut une
moudjahida de la première heure (plus tard je l’épousais, elle fut ma
première femme), était dehors. Mais n'ayant rien remarqué à temps, elle ne
put aviser Si Salah à l'intérieur. Heureusement, il y avait la charmante
Houria Medjadji qui a pu retenir les soldats en devisant avec eux, et en leur
préparant du café, permettant à Si Salah d'être hissé sur la terrasse par les
propriétaires de la maison aidés de Houria. Les soldats prirent leur café et
s'en allèrent, mais Hamadouche ne restait pas en place, il sauta de la terrasse
ce qui lui valut une autre blessure. Nous le retrouvâmes près d'un oued, et
dûmes encore une fois faire appel au rebouteur Balegh qui lui prodigua les
soins nécessaires. Un peu plus tard, nous le raccompagnâmes à notre Q.G.,
sis à El-Eubad, ce qui n'était pas une sinécure. Blessé, il nous fallut plus de
temps que d'habitude, pour regagner notre campement d'El-Eubad où Si
Salah arriva traînant la patte. Nous avons déjà parlé des péjéros (abris) qui
nous permettaient de nous cacher pour quelques temps. Mais nous avons dit
que Si Salah Hamadouche n'aimait pas ces abris et préférait risquer sa vie
que de rester caché à l'intérieur de ces fosses. Le jour de notre départ pour
Oujda (Maroc), que nous relaterons dans un prochain chapitre, il eut un
comportement bizarre à mon égard. Il plaisantait avec moi; son regard,
d'habitude si sévère, était doux ce jour-là. Je compris que la séparation le
touchait et même le troublait. Même les hommes à l'aspect sévère et froid,
ne sont pas dépourvus de sentiments et d'émotion.

1 Voir le chapitre intitulé "La marche funèbre vers Oujda"

66
La nuit du 13 août 1957, l'armée française encercla toute la région
comprise entre Saf-Saf, à l'ouest de Tlemcen, et Terny au sud-ouest. 25 000
hommes prirent position, un avion mouchard survola la région d'abord pour
effectuer une reconnaissance des lieux. Si Mecifi, dont toute la famille était
engagée avec la Révolution, puisqu'elle abritait un grand nombre des
membres de commandos et de fidaïs, aperçut l'avion de reconnaissance, et
comprit que le lendemain ne serait pas un jour faste. Il avertit Si Salah et
les autres du danger. Il n'eut droit qu’à un sourire de la part de Si Salah.
Mecifi en sa qualité de chef de karya (village), prit contact avec les agents
de liaison pour les informer que l'ennemi préparait une action d'envergure.
Après cela, il se terra dans un péjéro situé à l’intérieur d’une maison à EI-
Eubad. Si Salah Hamadouche, Brixi, qui me remplaça comme secrétaire et
Okacha, s'exposèrent au danger en affrontant l'ennemi. Si Salah avait sur
lui une Mat 49 tandis qu’Okacha avait un pistolet mitrailleur (P.M.).
Descendant vers le chemin de fer, ils furent repérés par l'ennemi. Ils
luttèrent et Si Salah se permit même d'égorger un capitaine, pour tomber
ensuite en héros, en compagnie d’Okacha Laribi et de Mohamed Brixi. Une
quatrième personne fut tuée. C'était un prisonnier qui tentait de s'emparer
d'une mitraillette, pour riposter aux Français. Il est mort criblé de balles.
La mort de Si Salah Hamadouche, survenue le 14 août 1957, affecta
beaucoup de monde, car nous perdîmes en lui un homme de valeur qui
savait organiser les actions, et mettre en confiance les hommes qui étaient
sous son commandement. Seulement, sa témérité et son penchant pour le
risque, ainsi que son désir de mourir les armes à la main, précipitèrent sa
fin. C'était son vœu, car à plusieurs occasions il répétait qu'il voulait mourir
comme le Major Khedim, et que beaucoup d'Algériens pouvaient le
remplacer. C'était aussi la volonté de Dieu. Pour la petite histoire, son corps
a pu être récupéré par les habitants; ainsi, il eut droit à une sépulture. Il
repose en paix au cimetière de Sidi Senouci à Tlemcen.

67
Avec l'histoire de Hamadouche nous découvrons les nobles desseins
de la Révolution algérienne. De part les principes qu'elle pronait, elle a
réussi à produire des hommes comme Boumediene Hamadouche alias Si
Salah, qui à l'instar de Amar Ali connu sous le nom de Ali La Pointe,
traînait dans les quartiers les plus mal famés de Tlemcen. Hamadouche était
le mauvais garçon. Son allure de souteneur était notoirement connue. Il se
promenait en tenant en laisse un chien policier pour effrayer les gens. Son
attitude lui valut d'être exilé pendant un an par les autorités coloniales à Aïn
Témouchent. Mais il revenait souvent à Tlemcen, bravant policiers et juges.
Dès le déclenchement de la Révolution, i1 changea d'attitude et, au contact
de personnages comme Larbi Ben M'Hidi, Bouzidi, Si Antar et le
commandant Djaber, Si Salah se transforma. Il se disciplina et se plia aux
règles tracées par la Révolution. Il n'hésitera pas à mettre sa vie au service
d'un pays, d'un peuple, d'une cause.

68
SI SALAH était mon chef, son courage et sa
ténacité n’avaient pas d’égal

69
OKACHA

70
ANTAR

Mohamed Sahnoune, connu sous le pseudonyme de Antar, est né en


1928, à Merazga (distance de 5 Km de Hennaya), dans la Wilaya de
Tlemcen. Il est considéré comme l'un des premiers à avoir rejoint le maquis
au début de l'année 1956. Dès son jeune âge, Antar avait été meurtri. Tout
d'abord, il perdit sa mère à l'âge de onze ans, ensuite son père à l'âge de
dix-sept ans. Orphelin, il est obligé de travailler pour survivre. Embauché
comme ouvrier agricole chez un colon de la région, Antar connaîtra dès son
jeune âge les affres de l'exploitation des ouvriers par les colons européens.
Il est obligé de travailler dur pour quelques misérables pièces de monnaie.
Ne pouvant plus supporter cette vie misérable, il s'enrôle dans l'armée
française en 1945, année de la fin de la deuxième guerre mondiale. Il fut
d'abord envoyé à Maghnia, près de la frontière marocaine, pour y suivre
une instruction, ensuite dans le nord de la France. C'est ainsi qu'il se
retrouvera dans la ville de Douai, comme garde des Prisonniers de guerre,
où avec d'autres soldats il escortera, à plusieurs reprises, les prisonniers
allemands. A Metz, dans l'est de la France, il fait partie de la quatrième
compagnie de R.T.A.1, pour atterrir, plus tard, en 1949, à Tiaret en Algérie,
au deuxième régiment. Un an après, il est à Madagascar, pour embarquer
un peu plus tard, à destination de l'île de la Réunion. En 1951, il part pour
l'Indochine une première fois. Rapatrié en Algérie il est au 2ème Zouaves à
Oran. Il retourne au Vietnam où il reste jusqu’en 1954, date de la bataille
de Dien Bien Phu au cours de laquelle l'armée vietnamienne, commandée
par l'illustre Général Giap, écrasa le corps expéditionnaire français.

1 Régiment des Travailleurs Algériens: comme son nom l'indique ce corps d'armée
était composé de musulmans algériens encadré d'officiers français et de quelques
rares gradés algériens.

71
A la fin de cette première phase de la Guerre de libération en
Indochine, lors des festivités de l'indépendance, Antar fut invité à Saigon
par un lieutenant de l'armée vietnamienne qui lui annonça les débuts de la
guerre d'indépendance en Algérie. Ce jour-là, Antar prit un véritable cours
de patriotisme, et comprit que la guerre était la seule issue pour mettre fin à
l'occupation de l'Algérie, et que le colonialisme pouvait être vaincu puisque
les Vietnamiens y étaient parvenus. Une seule idée trotta alors dans sa tête :
déserter.
Le retour en Algérie, lui permit d'aller rendre visite à sa famille. Il y
rencontra son cousin Si Bachir, un agent de liaison du FLN. A la fin de sa
permission, i1 retourna au vingt-et-unième Régiment des Tirailleurs
Algériens. Sans cesse, il pensait à la désertion. L'évasion de treize soldats
algériens avec des armes de guerre, et le vol d'un poste radio émetteur-
récepteur, provoquèrent une enquête menée par les officiers français.
Soupçonné de complicité, Antar écopa d'un arrêt de rigueur pour être
envoyé ensuite avec quarante autres hommes dans un bataillon
disciplinaire. A Oran, le quartier militaire de Châteauneuf abritait le
bataillon qui devait être transféré en Corse. Châteauneuf, était une
forteresse aux murs infranchissables, il était presque impossible de prendre
la clé des champs, mais c'était compter sans l'ingéniosité de Antar. Ce mois
de Mai 1956 qui coïncidait avec la période du mois de Ramadhan lui
portera chance. Un jour il remarqua l'arrivée d'un soldat français aux
commandes d'une jeep. Au foyer, il lui proposa de prendre un pot, suivi
d'autres jusqu'à l'ébriété. Ce soldat était venu déposer le courrier. Il devait
repartir aussitôt et l'idée de Antar était de profiter de cette aubaine pour
sortir de ce château fort. Le pot offert par Antar au soldat porta ses fruits,
puisqu'il lui permit de sortir avec le Français en question, qui le déposa au
centre-ville d'Oran.
Arrivé au quartier d'Eckmuhl, Antar voit passer un camion militaire.
A sa vue notre combattant garde son sang-froid et se comporte
normalement. Il grimpe dans le camion qui l'amène jusqu'au village de
Boutlelis. Là-bas et grâce à un agent de liaison, Antar prend un taxi jusqu'à

72
Aïn Témouchent où il arrive, après avoir évité deux barrages. Il décide de
prendre le car pour Tlemcen, libérant ainsi le chauffeur du taxi. A Tlemcen,
il prend les contacts qui le mèneront au maquis un peu plus tard, où il
rencontre deux grandes figures qui vont l'installer dans ses fonctions. Tout
d'abord, Larbi ben M'Hidi, qui à l'époque (Mai 1956) commandait toute la
zone de d'Oranie qui deviendra la Wilaya V. Avec Ben M'Hidi se trouvait
Mokhtar Bouzidi dit Ogb-El-Lil, dont nous avons longuement parlé
précédemment. Il dirigeait l'insurrection contre l'occupant, et son
commandement s'étalait de la frontière algéro-marocaine, jusqu'à Tiaret1.
Mettant à profit l'instruction reçue dans les rangs de l'armée
française, ainsi que l'expérience acquise pendant la Guerre d'Indochine,
Antar apportera un esprit nouveau aux combattants algériens. Il leur insuffla
la rigueur et l'esprit d'initiative. Ainsi, il dérogera au règlement en
s'attaquant à la routine sévissant alors dans les maquis. "Au lieu de rester
immobiles dans les campements et attendre", dit-il un jour à Ogb El-Lil, "il
faut agir et entreprendre sans arrêt des actions". Rassemblant quelques
hommes, Antar décida un jour d'attaquer la ferme d'un colon sise à Sidi
Labdelli (20 km au sud-est de Tlemcen). Il fallait frapper de terreur les
colons et les militaires français. Le résultat dépassa ses espérances. La
récolte fut brûlée ainsi que la ferme, à l'aide de l'essence trouvé dans des
fûts. Des armes furent aussi récupérées. Pour couronner le tout, la presse
coloniale donna un large écho à l'opération. C'était suffisant pour
reconnaître en Antar les qualités de meneur d'hommes, et de grand chef.
Nous retrouvons ce héros dans la plupart des opérations menées à
l'époque contre l'occupant. Il nous est impossible de les énumérer toutes,
car elles sont nombreuses et importantes. Nous espérons qu'un ouvrage
consacré à tous ces faits d'armes verra le jour dans un proche avenir. Il est
utile de rappeler que Mohamed Sahnoune, alias Antar, a infligé à l'ennemi
une véritable déroute lors de la bataille de Krean du coté de Sebra, où trois

1Ce découpage existait avant le congrès de la Soumam qui en 1956, décida d'un
nouveau partage du territoire.

73
cent soldats français trouvèrent la mort, et trois hélicoptères furent abattus.
Dans nos rangs, treize djounoud tombèrent au champ d'honneur. Cette
bataille a vu la participation de deux éminentes personnalités du maquis, Si
Salah Hamadouche et Mohamed Zitouni, tous deux blessés lors de cette
confrontation.
Si Antar, toujours en vie, est dépositaire d'une partie appréciable de
l'histoire si riche de la Guerre de Libération Nationale. Persuadé de
l'importance de la connaissance de l'histoire de la Guerre d'indépendance par
les nouvelles générations, et conscient aussi, que cette histoire fut
sciemment falsifiée, Si Antar a dernièrement entrepris de rédiger ses
souvenirs qui, espérons-le, feront l'objet d'une publication.

De Droite A Gauche :
A.BENDI DJELLOUL, SI BOUMEDIENE, B.
BALI

74
LA FERME FOURNEAUX

En évoquant cette affaire, je rapporte en même temps, mes débuts


dans le maquis. Comme pour tout débutant dans n'importe quel domaine,
mes premiers pas ne furent pas chose facile, car manquant visiblement
d'expérience, comme nous allons le voir, j'ai eu un moment d'hésitation.
Heureusement pour moi, les chefs que j'ai eu la chance de côtoyer, étaient là
pour me stimuler. Leur exemple et leur attitude devant le danger m'ont
insufflé courage et assurance. Ensuite les choses se passèrent normalement.
Convoqué par Si Salah, le responsable civil Si Boumediene arriva.
- "Je veux cent cinquante volontaires, pour ce soir", dit Si Salah.
"Comment vais-je rassembler tout ce monde en si peu de temps?",
objecta Si Boumediene
- "Je m'en fous. Je vous donne rendez-vous à la sortie de la mosquée de
Sidi Boumediene à vingt-et-une heures", répondit Si Salah sur un ton sec
n'admettant pas de réplique.
A l'heure prévue, plus de cent hommes étaient présents, à El-Eubad
aux abords de la mosquée Sidi Boumediene. Nous étions seulement cinq
moudjahidines à les encadrer avec notre commandant. Nous partîmes tout
de suite. Nous avions pour mission de brûler la ferme d'un colon virulent du
nom de Fourneaux. La ferme portera bien son nom puisqu'à la fin de
l'opération, elle deviendra une fournaise.
Nous marchions dans le noir en file indienne. Arrivés au bourg de
Saf-Saf, à quelques 5 km à l'Est de Tlemcen, nous repérâmes l'endroit, et
nous commençâmes à couper les ceps de vigne, et à détruire toutes les
plantations. Ensuite, il fallait avancer jusqu'à la ferme. Si Salah me remit
une bouteille Molotov. Après avoir défoncé la porte, Mostefa Bounouar
nous introduisit à l'intérieur de l'habitation du colon. Personne ne s'y
trouvait. Nous montâmes au premier étage, bien meublé, avec un
agencement et un luxe conformes au goûts dispendieux de cette famille de
colons, alors que la plupart des Algériens subissaient une insupportable vie

75
de privations et d'humiliations Nous sommes redescendus, et ordre nous fut
donné de mettre le feu à la ferme. J'eus à ce moment-là un moment de
faiblesse et j'hésitai à lancer la bouteille Molotov
- "Hadj! Hadj! ", "Qu'est ce qui te prend? Lance la bouteille". Ces ordres
émanaient de Si Salah. J'eus honte de mon attitude. Je me ressaisis et
lançais la bouteille. Rapidement la ferme du colon fut la proie des flammes.
Les chevaux affolés se mirent à pousser d'effroyables hennissements de
détresse. Ne pouvant supporter cette horreur, je sortis de la ferme. La
besogne achevée, nous nous retirâmes et quittâmes cette bourgade de Beni-
Ouazane. Sur le chemin du retour, nous nous reposâmes chez un paysan,
pas pour longtemps, car une dépêche nous demandait de rejoindre notre
campement de Sidi Tahar.
Cette première expérience fut pour moi bénéfique à plus d'un titre,
car elle marqua au fer rouge mes débuts dans le maquis. Désormais,
l'hésitation et la peur n'auront plus de place dans mon comportement, et
j'étais prêt à affronter les situations les plus éprouvantes.

76
LA GREVE DE HUIT JOURS :
L'attaque du train : le 29 Janvier 1957

Comme nous l'avons vu, l'assassinat du Docteur Benaouda


Benzerdjeb provoqua l'indignation de la population de Tlemcen qui, piquée
au vif par la mort du fils d'une famille connue, réagit en s'engageant d'une
manière franche aux cotés des fidaï et du FLN, malgré les représailles de
l'occupant français qui s'acharnait sur les familiers ayant un membre au
maquis, en enlevant et tuant les parents ou des proches. Lorsque les jeunes
Abderezak Bekhti, Ghomari Hami et Abdellah Benblal rejoignirent le
maquis, les parents des deux premiers ont été sauvagement assassinés par la
"Main rouge", organisation clandestine formée de policiers et de civils
français ayant effectué de nombreux assassinats et provoqué de nombreuses
disparitions de civils algériens. Quant à Benblal père, il n'eut la vie sauve
que grâce à des amis qui l'informèrent à temps, et lui conseillèrent de
prendre la fuite vers le Maroc.
Face à toutes ces exactions, nos valeureux combattants vont réagir
en décrétant une grève générale de huit jours à partir du 28 Janvier 1957.
Ordre fut donné par le FLN à tous les Algériens de faire grève en signe de
protestation contre la féroce répression dont la population était victime, et
pour montrer au monde entier leur adhésion à la lutte menée par le FLN et
l'ALN. En outre, des actions étaient prévues pour marquer cet événement,
et lui donner le plus grand retentissement.
Il va sans dire que le mot d'ordre de grève fut suivi par la totalité
de la population sauf quelques rares exceptions comme le refus du directeur
de l'école de la gare à Tlemcen, M. Fardheb de faire grève. Il fut exécuté
par le FLN, pour servir d'exemple.
Parmi les actions qui devaient accompagner cette grève générale de
huit jours, il y eut l'attaque d'un train. J'y pris part d'une manière active, en
ce deuxième jour de grève. Les soldats français utilisèrent partout la force
pour obliger les Algériens à rejoindre leurs lieux de travail. Ils faisaient

77
sortir sans ménagement les gens de chez eux. Les coups de crosse
pleuvaient. Les rideaux des magasins qui étaient fermés furent arrachés, les
marchandises éparpillées et subtilisées par les soldats, notamment ceux de
la Légion étrangère ainsi que par les civils européens.
Quant à nous, et sous le commandement de Si Salah, nous
changeâmes de refuge pour des raisons de sécurité. Nous nous installâmes
près des Cascades d'El-Ourit, à sept kilomètres à l'est de Tlemcen. Ce
refuge était une vaste demeure appartenant à Si Boumediene, responsable
civil du quartier El-Eubad1. De cette vaste bâtisse on avait une vue
magnifique sur les cascades, ainsi on pouvait voir ce qui se passait entre les
monts surplombant les cascades. En ce jour de Janvier 1957, un grand
calme régnait à l'intérieur du logis qui nous abritait. Si Salah nettoyait son
arme, soudain un sifflement strident se fit entendre, c'était le train de seize
heures qui passait. Si Salah nous fixa du regard et dit:
- "Tiens, tiens, le train ne se soumet pas à nos ordres, il ne fait pas grève";
- "Cela est vrai", rétorqua Mostefa Bounouar qui ajouta:
- "Nous avons huit kilos de plastic, pourquoi ne pas tenter un sabotage
demain à la même heure".
- "Bien pensé", répondit Si Salah qui ordonna à Si Boumediene de faire
venir les explosifs ainsi que les instruments nécessaires à une telle
opération.
Le lendemain, c'est à dire le 29 Janvier 1957, nos hommes
s'attelèrent à leur tache. Je m'occupai à enlever les pierres pour faire passer
le fil relié au détonateur, tout en repérant l'emplacement de chaque pierre,
afin de la remettre ensuite à sa place et cela, pour ne pas attirer l'attention de
la patrouille qui effectuait une ronde toutes les heures. Tandis que Mostefa
assurait la garde, j'enfonçai l'explosif sous la traverse en bois reliant les deux
rails, un détonateur fut mis en place par Bounouar, le tout fût supervisé par

1 Ce brave patriote avait mis sa maison à la disposition des maquisards. Victime de la


délation, nous avons retrouvé son corps au fond d'un puits où il fut jeté après avoir
été tué sauvagement par les Français. Rappelons que Si Boumediene : était chef de
village (Karya) désigné par le FLN.

78
notre artificier Sid-Ahmed Inal. Le travail achevé, nous retournâmes à notre
refuge. Le lendemain, Si Boumediene alla sur les lieux pour vérifier si le
travail ne présentait pas de lacunes, il prit soin de nettoyer les rails à l'aide
d'une brosse pour enlever toute trace de notre passage. Si Salah constata
cependant que la charge était placée au milieu d'un terrain où nous allions
nous trouver à découvert; en cas de riposte ennemie nous serions en danger,
mais il était trop tard pour changer de position.
A l'heure prévue, le train n'apparaissait toujours pas, il était en
retard. Il vint un quart d'heure plus tard. Après avoir laissé passer les cinq
premiers wagons qui transportaient comme d'habitude des civils, j'ai appuyé
sur la dynamo afin d'atteindre les deux derniers wagons remplis de
militaires. Les wagons déraillèrent l'un après l'autre, mais pas dans le sens
espéré par nous puisqu'ils ne sont pas tombés dans le ravin comme nous le
souhaitions. Au lieu de prendre la fuite, je m'attardai à récupérer la dynamo
tandis que des soldats nous tiraient dessus, une balle vint se loger dans mon
épaule droite. J'eus le souffle coupé, mais je réalisai vite que la balle avait
traversé mon épaule, ressortant dans le dos. Bounouar vint à mon secours, et
courageusement il me porta sur son dos. Quelques instants après, je perdis
connaissance. Je revins à moi au fond d'un creux que mes camarades avaient
pris le soin de couvrir avec des roseaux et de l'herbe. J'entendais la voix des
soldats français furetant dans tous les coins pour essayer de nous mettre la
main dessus. Une alerte générale fut donnée, et des renforts conséquents
encerclèrent les lieux de l'incident. Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, et
je n'étais en possession que d'une grenade pour me défendre. Le lendemain,
à quatre heures du matin, j'entendis des pas dans ma direction: j'eus une
peur bleue, puis je poussai un soupir de soulagement; c'étaient les nôtres qui
venaient me secourir. Ils me chargèrent sur un baudet, et m'emmenèrent au
camp ou un infirmier me fit une injection de pénicilline. Ma blessure allait
m'handicaper sérieusement pendant tout un mois. Après une longue marche,
nous arrivâmes à Saf-Saf. A un moment, une silhouette portant une djellaba
noire apparut: c'était Abdeslam Bendi Djelloul. Il nous salua et me voyant
blessé, il s'enquit de mon état, et nous demanda de le suivre. Quand nous

79
nous arrêtâmes, une dalle s'ouvrit et on me glissa à l'intérieur du péjéro. Un
jeune homme me prodigua les premiers soins, je le reconnus, c'était Khodja
Bacha l'infirmier du docteur Baba Ahmed de Tlemcen, qui m'aida beaucoup
en ce moment critique. Il me soigna, me donna à manger et m'encouragea.
Puis une silhouette familière s'approcha de moi, c'était Sid-Ahmed
Benchekra, mon cousin qui me donna des nouvelles de ma famille. Il me dit
que mon père était en fuite. Quant à moi je ne pourrai plus mettre les pieds
chez moi. Désormais, la ville m'était interdite, car des avis de recherche me
concernant étaient placardés sur les murs à différents endroits de Tlemcen.
Quoique très ennuyé par le sort de ma famille, et souffrant toujours
de ma blessure, je n'oublierai jamais la gentillesse de Saïd Bendi Djelloul et
de sa femme1 qui furent d'un très grand réconfort pour moi, en ces
douloureuses circonstances. Ils avaient tout fait pour me soulager, et me
revigorer physiquement et moralement. J'ai trouvé auprès des ces braves
gens, les gestes et les paroles qu'il fallait pour me consoler, et m'encourager
à supporter les épreuves que je vivais.

1 Voir le chapitre "Les Bendi Djelloul"

80
LA NUIT DE LA DESTINEE : AVRIL 1957

Après un hiver rude, le printemps s'annonçait. Dans notre Q.G. au


maquis d'El-Eubad, nous l'apprécions davantage car les jardins entourant les
péjéros, où nous nous abritions, offrent au visiteur un cadre enchanteur où
une nature luxuriante se présente sous la forme d'un vaste tapis vert
dominant la ville de Tlemcen. Un matin de ce mois d'avril, alors que je
contemplais cet univers paradisiaque, je fus réveillé de ma torpeur par Si
Salah qui me demanda de lui lire un message envoyé par le commandant
Djaber qui nous fit savoir qu'une section de djounoud (110 hommes) allait
nous rejoindre à El-Eubad et qu'il fallait lui préparer le gîte et le couvert.
Une réunion eut lieu une heure plus tard. Si Boumediene, le chef du village,
organisa la prise en charge totale des djounoud par les habitants d'El-Eubad
et de Sidi Tahar. Cette tâche n'était que la première partie de la lettre;
puisqu'à la lecture de la suite je suis resté tout pantois: Il nous était demandé
d'attaquer la ville de Tlemcen la veille du 27ème jour de Ramadhan appelée
"La Nuit de la Destinée"1. Rien que cela! Il s'agissait d'une opération très
délicate, jamais réalisée et qui avait une portée et un but bien précis, comme
nous le verrons plus avant.
Le 26ème jour du mois de Ramadhan à 1 heure du matin, 110
djounoud bien entraînés et bien armées arrivèrent de Sebra comme prévu.
On se chargea de les repartir par groupes, selon les possibilités et les
moyens qu'offrait chaque famille. En général, des groupes de sept à huit
soldats se trouvaient pris en charge à l'intérieur d'une même maison. Tout
était prêt, le repas du Shour d'abord puisque les soldats arrivèrent au milieu

1"La Nuit de la Destinée" sacré pour les Musulmans est célébrée la nuit précédant le
27ème jour du mois de Ramadhan. A Tlemcen, nous l'appelons 27ème nuit. Dans le
Coran, il est dit: "La nuit de la destinée vaut mieux que mille mois".

81
de la nuit, puis celui du Ftour1 ainsi que les agents de liaison, et une garde
vigilante pour assurer la protection de ce détachement militaire.
Le lendemain vers 17 heures, un brouillard épais s'abattit sur toute la
région rendant la visibilité nulle. Un rassemblement eut lieu à l'intérieur
même de la mosquée de Sidi Boumediene, où l'on nous intima l'ordre
d'attaquer sur le champ en plein jour, profitant du brouillard qui nous
faciliterait la tâche. Nous étions fin prêts. Je fus désigné comme éclaireur
n°01. Mais à la sortie de la mosquée nous devions vite déchanter, car le
brouillard se dissipa et le soleil apparut de nouveau. Il n'était plus question
d'attaquer en plein jour. Une attaque dans ces conditions aurait coûté bien
cher, à nous mais bien sûr aussi à la population civile. Enfin, pour cette nuit
sacrée, Dieu était avec nous, c'était de bon augure pour la suite des
événements. Le retour au plan initial était inévitable même si au moment du
départ à 21 heures, et sur mon conseil, l'itinéraire de l'attaque fut changé. Il
fallait emprunter le chemin suivant: Saf-Saf, Sidi l'Haloui, Sidi Othmane,
Rbat et Bab El-Djiad2.
Le démarrage du groupe se fit à 21 heures. En tête, il y avait Si
Salah, Mecifi, le regretté Okacha ainsi que dix civils armés de bouteilles
Molotov. Le reste suivait. A Saf-Saf, à 5 km de la ville, nous devions éviter
le poste militaire français le plus important sur notre itinéraire. En sortant de
Saf-Saf, au bord de la route nationale, nous avions prévu une base de repli,
avec cinq hommes dotés d'une mitraillette 30. Passé l'étape Saf-Saf, notre
arrivée à Sidi Othmane à travers les jardins fut rapide. J'étais à la tête de la
file. Ensuite nous atteignîmes Sidi l'Haloui puis Sidi Lahcène et enfin le
quartier Rbat, là où se trouvent notre maison et celle des Selka avec qui

1Leftour est le repas pris dés le coucher du soleil pour rompre le jeûne, tandis que le
shour est le repas pris au milieu ou à la fin de la nuit

2Cette opération a été dirigée par les responsables suivants: Zitouni, Antar, Hadj Bali,
Sid-Ahmed Benchekra et Ali Kbedim.

82
j'allais, plus tard (1967), contracter une alliance qui dure jusqu'à nos jours;
une de leurs filles est mon épouse.
Arrivés en ces lieux, le commandant Antar tira une roquette du type
Garant sur la Perle, maison de tolérance, dont la terrasse était utilisée par les
soldats comme poste de garde, car située en un point stratégique. Après
avoir mitraillé à notre tour ce lieu où il y eut plusieurs morts, nous
remontâmes rapidement vers la porte Sidi Boumediene pour atteindre le
rempart (sour), et enfin Bab El-Djiad. Par la suite, nous lançâmes deux obus
sur le passage de deux camions GMC militaires; un fut atteint mais le
second prit la fuite. Personnellement je n'ai pu tirer car une balle resta
coincée à l'intérieur de ma mitraillette Stern. Il ne me resta plus que le
pistolet. Par la suite, nous avons lancé les obus restants sur l'immeuble
Bastos situé rue de Bel Abbès. Pendant ce temps, un deuxième groupe armé
de bouteilles Molotov s'attaquait à la gare ferroviaire, en brûlant tous les
wagons stationnés sur le quai. Les incendies paralysèrent pendant plusieurs
jours le trafic ferroviaire. Des dégâts importants furent causés par nos
valeureux combattants à la station. Au total, les tirs ont duré pendant une
demi-heure et la riposte coloniale, malgré l'appui des tanks et des half-tracks
resta inefficace. Notre plan de repli nous permit de battre en retraite sans
subir de pertes; les djounoud regagnèrent directement le village de Zelboun
à l'ouest de Tlemcen pour repartir sur Sebra d'où ils étaient venus, sauf un
que nous avons pu récupérer le lendemain, et que nous avons envoyé une
semaine après, rejoindre ses camarades. Pour nous, maquisards attachés à la
région de Tlemcen, ce fut un jeu d'enfant d'atteindre notre Q.G. sis à Sidi
Tahar.
L'opération elle-même fut une réussite totale, car nous avions fait
courir le bruit que nous allions attaquer Tlemcen pour qu'elle soit la
première ville algérienne libérée du joug colonial et où allait être installé un
gouvernement algérien. L'ennemi a mordu à l'hameçon. Même sa presse
s'est fait l'écho de cette rumeur. L'armée française dut concentrer des forces
importantes à Tlemcen même. Notre but était atteint. La concentration des
troupes à l'intérieur de l'agglomération allait faciliter la tâche des groupes de

83
I'ALN stationnés autour de Tlemcen. C'est ainsi que le corps de djounoud
venant de Sebra put facilement atteindre EI-Eubad et participer à l'attaque
de "la Nuit de la Destinée" puis retourner à la base. Le gros des effectifs
immobilisés dans la ville, ne put effectuer les ratissages empêchant nos
djounoud de se déployer à leur aise, avant et après cette attaque.

MOHAMED ZITOUNI

84
LA MINOTERIE LEVY

En ce 30 Mai 1957, à dix-sept heures, notre groupe stationnant dans


la forêt de Sidi Abdellah vaquait à différentes activités. Si Hamadouche et
Cheikh Boumediene devisaient autour d'une table garnie de fruits; Si
Bouyacoub, agriculteur et propriétaire du verger où nous nous trouvions se
joignit aux deux hommes. Il nous apprit qu'une rumeur circulait à Tlemcen à
la suite d'une perquisition effectuée par la police chez Lévy, un juif
propriétaire d'une grande minoterie. Elle a révélé la présence d'un lot de
lingots d'or que Lévy s'apprêtait à envoyer en Israël. Je restai attentif à la
discussion, puis une idée me vint. Je dis à Si Salah:
- "Et si nous faisions sauter cette minoterie?" A quoi Si Salah répondit:
- "Si tu es capable, fais-le, mais je te préviens, l'erreur n'est pas permise". Et
il ajouta:
- "Choisis ton équipe, élabore ton plan et pars".
Je savais que je pouvais réaliser cette opération, d'autant plus qu'il
restait sept kilos de plastic T.N.T., après l'opération de déraillement du train,
le 29 Janvier 1957 pendant la grève de huit jours, et après le sabotage du
poste électrique de Feddan Sebâa que je n'ai pas relaté. Si Salah revint à la
charge et me demanda: - "Hadj! Connais-tu les lieux?", à quoi je répondis:
- "Mais bien sûr chef ! Mon père était propriétaire du verger avoisinant".
Après cette discussion, j'obtins le feu vert. L'opération allait se
dérouler le jour même. C'était à moi d'établir la stratégie à suivre. Je
composais sur le champ mon équipe: Abdeslam Bendi Djelloul, Sid-Ahmed
Inal notre dynamiteur, Hebri Madjid et Abdelhamid Ziane, deux jeunes
nouvellement incorporés ainsi que Okacha Laribi et Si Salah Mecifi, deux
civils du quartier El-Eubad. Chacun se mit au travail. Inal se chargea de
préparer le détonateur, le fil électrique, la dynamo, bref tout le matériel
nécessaire à un dynamiteur. Quant à Abdeslam, il alla chercher des
bouteilles Molotov, ainsi qu'un bidon d'essence. Vers dix-neuf heures trente,
tout était prêt. J'ai chargé Si Mecifi de placer deux civils non loin de la

85
minoterie pour faire le guet, et cela jusqu'à notre arrivée prévue vers vingt-
et-une heures. La surveillance des lieux était plus que nécessaire, pour nous
éviter de tomber sur une patrouille. Une mauvaise rencontre aurait tout
gâché.
A vingt heures trente et après une dernière vérification, nous
partîmes en passant par Sidi Tahar, Birouana et enfin El-Kalaa supérieur.
Nous arrivâmes sur les lieux à l'heure prévue. Les guetteurs nous firent
savoir que tout était normal. Nous pouvions enclencher l'opération, malgré
la présence de deux gardiens à l'intérieur. Alors qu’on essayait de forcer la
porte, un aboiement de se fit entendre. Okacha escalada le mur et me
demanda de lui remettre mon couteau à cran d'arrêt espagnol, mais le chien
lui sauta dessus et le mordit. Il fit semblant de fuir, le chien le poursuivant,
puis Okacha se retourna rapidement et planta le couteau dans le corps de
l'animal qui tomba raide mort. Un second chien voyant la scène prit la fuite,
craignant de subir le même sort que son compagnon. Okacha se releva et
nous ouvrit le portail. Les deux gardiens s'envolèrent dans la nature. Un,
deux coups de crosse et la porte intérieure s'ouvrit. Dehors stationnaient
deux camions avec leurs remorques.
Le travail commença comme prévu. Inal et Okacha installèrent le
T.N.T. sous les machines. Abdeslam et Hebri tenaient, chacun, une
bouteille Molotov. Mecifi et Ziane déroulèrent le fil électrique. Quant à
moi, je grimpais les escaliers en bois pour atteindre le premier étage où se
trouvait un stock important de farine. Dans le noir je chutai lourdement, me
blessant au niveau de la cloison nasale. Le visage ensanglanté, j'arrivai
cependant à diriger les opérations. Je versai de l'essence et lançai une
bouteille Molotov : tout s'enflamma. En bas, Hebri, pris de panique, hésita
à jeter sa bouteille, je l'encourageai à le faire et d'un coup, il incendia les
deux camions. Plus loin, Inal nous attendait, prêt à actionner le détonateur.
Je m'assurai que tout l'effectif était présent, Inal tourna la manivelle et tout
sauta. Par la suite, nous apprîmes que les habitants crurent, un moment, à
un tremblement de terre. Je criai "ma parole c'est le 14 Juillet"

86
Les flammes atteignirent une grande hauteur. Heureusement pour nous, un
grand arbre amortit la chute des tuiles et des éclats. Nous l'avons échappé
belle.
Le retour, par contre, fut plus facile, les flammes nous éclairaient le
chemin, ce qui nous permit de nous replier en courant. Quelques instants
après, nous étions déjà à Birouana, en dehors de la ville. Les chars
encerclèrent les lieux et ce, sur un rayon de trois kilomètres. Avant notre
retour, Hamadouche était inquiet, mais à notre vue, son visage se détendit:
- "Vous n'avez rien?", me demanda-t-il
- "Est-ce que tout s'est bien déroulé?",
- "Oh! Oui", répondis-je
Heureux de la réussite de cette action, Si Salah regretta de n'avoir
pu participer avec nous car il était blessé depuis trois mois. Vers vingt-trois
heures trente, Si Boumediene nous amena à manger, car nous avions tous
faim. Suite à cette action, je fus condamné à mort par contumace le 09
octobre 1959 par le tribunal français de Tlemcen, pour incendie volontaire;
mes biens furent mis sous séquestre1.

1
Voir documents joints en annexe

87
SID-AHMED INAL
Grand artificier, cet intellectuel donnera beaucoup
de tourments à l’occupant qui le fera brûler vif

88
LES BENDI DJELLOUL

Il m'est impossible de ne pas parler de cette famille, et de son


comportement pendant les événements qui secouèrent Tlemcen et sa région,
lors de la Guerre de libération. La maison de cette famille, située à Sidi
Daoudi (3 km à peine du centre ville), est entourée de magnifiques jardins et
vergers, endroit qui la prédestinait à devenir un markaz abritant des
moudjahidine. Les Bendi Djelloul, inscrits par l'état civil français sous le
nom de Ghazlaoui, ont consacré leurs biens et leurs vies au service de la
Révolution. Des six hommes de la famille Ghazlaoui, un seul est resté
vivant. Tous les autres: Mohamed, Mokhtar, Djelloul, Saïd, Abdeslam et
Djillali sont morts au service de la patrie. Même leur mère Mama fut arrêtée
par les forces coloniales. Le logis des Bendi Djelloul à été choisi pour
accueillir des sections de moudjahidine avec leurs chefs dès le début de
l'année 1956. Les premiers chefs reçus dans cette demeure, furent le futur
colonel Lotfi, Abdelaziz Bouteflika, Boumediene Oujdi, Réda Bouchama,
Fethi Ben Tabet, etc. Parmi les premières actions lancées à partir de ce
markaz, il y eut la fameuse attaque de la M.T.O., relatée plus avant, qui
permit la récupération de nombreuses armes, et de faire évader de nombreux
soldats algériens enrôlés dans l'armée française.
Au début de l'année 1956, une opération conduite à partir de la
maison des Bendi Djelloul par le colonel Lotfi, aboutit à l'exécution du
traître Ferfera qui eut lieu près du quartier Rbat. Au cours de cette action
deux grenades ont été lancées sur "La Perle", maison de tolérance connue,
sur la terrasse de laquelle comme signalé ci-devant, les militaires français
ont installé un poste de garde. Supervisant l'opération à partir de la maison
des Bendi Djelloul, le colonel Lotfi jubilait en entendant les explosions
provoquées par les grenades. Il souleva le plus jeune des Ghazlaoui en criant
"On a réussi! On a réussi! Dieu soit loué".
Le va-et-vient dans la maison des Bendi Djelloul obligeait les
djounoud à monter la garde à tour de rôle, et à plusieurs endroits jugés

89
stratégiques, vu l'immensité de la propriété. Les premiers péjéros - une
dizaine environ - devaient être construits à l'intérieur même de cette
propriété. En outre, deux sections (66 hommes) y étaient en permanence
abritées et nourries. Aussi Mama, la vaillante mère, ne s'arrêtait pas de
cuisiner pour les moudjahidine, de nuit comme de jour. Ce qui lui a valu,
plus tard, de subir les foudres du colonialisme. Elle fut arrêtée et incarcérée.
L'arrestation de Abdelfattah Bouhassira dit Tounsi fut la cause de grands
tourments pour les Bendi Djelloul. Ayant été sauvagement torturé, et de
constitution chétive, il ne put résister et finit par avouer aux militaires qui
l'arrêtèrent tout ce qu'il savait. Par malheur, les renseignements soutirés leur
ont permis de localiser un certain nombre de péjéros, dont l’un a été
incendié à l'aide d'une bouteille Molotov. Un certain Zeriouh fut tué sur le
coup. Par ailleurs, un couple de voisins M. Benhamza et sa femme se
trouvant par hasard dans la propriété, furent exécutés sur le champ par les
forces coloniales. Abdeslam Bendi Djelloul, brûlé, fut transporté par les
Français pour être soigné à Dar El-General1 afin d'être interrogé durant
plusieurs jours. Malgré la torture, Abdeslam ne parla pas. Les tortures
continuèrent jusqu'à ce que Abdeslam rende l’âme. Il préféra quitter ce
monde plutôt que de donner des renseignements qui auraient mis en péril
ses compagnons de combat. Je précise que Abdeslam fut chef de section
fidaï avec le grade de sergent-chef.
Un autre péjéro, en cette année 1958, fut trahit aux autorités
françaises qui l'ont carrément incendié provoquant la mort, par asphyxie, de
plusieurs moudjahidine (plus de 22 personnes) parmi eux les frères
Bensnane, Djamel et Abdelghani, ainsi que Abdelhamid Charif, Mohamed
Benachour et El Hammasse.

1Maison située au centre ville de Tlemcen à côté du Méchouar, elle était le siège du
Général de garnison. Elle fut un centre de torture des prisonniers civils et militaires
tombés entre les mains des forces d'occupation.

90
Par la propriété des Bendi Djelloul, transitaient aussi les sommes
d'argent et les bijoux collectés auprès de la population. Les sommes et
bijoux amenés étaient ensuite acheminés vers Oujda pour contribuer aux
finances du FLN.
Constatant que les soldats restaient parfois plus de trois mois, à
l'intérieur des propriétés des Bendi Djelloul, Si Antar prit un jour la décision
de limiter la durée des séjours des moudjahidine dans cette demeure. Non
seulement, le lieu serait repéré par les forces coloniales, mais aussi pour
alléger les souffrances de Mama qui s'occupait des militaires en leur faisant
la cuisine et en lavant leur linge, ce qui n'était pas une sinécure. La vaillante
Mama finit par être arrêtée par les soldats français puis emprisonnée. Elle ne
recouvrera jamais ses forces, même après l'indépendance. Elle mourut après
une longue maladie.
Une famille qui offre la vie de cinq de ses membres, sacrifie ses
biens pour la juste cause, voila ce qu'étaient les Bendi Djelloul. En revenant
chez eux au moment de l'écriture de cet ouvrage, et après plus de quarante
ans, j'ai senti chez les membres de cette famille, la même ardeur que j'ai
connue en 1956. En plus de l'accueil chaleureux, ils me rappelèrent
beaucoup d'événements. Ils m'ont été aussi très précieux en me donnant les
photos de plusieurs chahid.

Gloire à cette famille! Et que Dieu accorde Sa miséricorde à ceux


d'entre eux morts au combat ou sous la torture, et à leur vaillante mère!

91
MAMA BENDI DJELLOUL
Je ne l’ai jamais vue assise. Toujours occupée a
faire la cuisine ou à laver le linge des moujdahidine

92
LES CAUCHEMARS D'UN JEUNE COMBATTANT

Sous un soleil ardent, le souk de la ville situé au quartier arabe,


comme on disait à l'époque, grouillait de monde. La rue Kaldoun était la
plus animée. A l'intérieur d'un magasin, deux personnes devisaient:
Kaddour, personnage très connu, flûtiste de profession, (il jouait de la
longue flûte dite "Gasba") et Benaïcha, un Taleb (lettré) qui enseignait le
Coran aux enfants à la mosquée "Djamâa El-Chorfa", donnant sur la rue
Khaldoun que les Tlemceniens continuent d'appeler "As-Souika". Pendant
qu'ils discutaient, arriva une voiture qui stationna en face de la boutique.
Un homme originaire d'Oran, nommé Khaldoun quitta le véhicule pour se
diriger vers le magasin et saluer les deux amis auxquels il proposa peu
après une promenade.
"Que diriez-vous d'une ballade? Il ne faut pas rater cette belle
journée".
"Oui, avec plaisir, seulement, nous risquons de rencontrer ces
maudits soldats", rétorqua le Taleb.
"Nous sommes chez nous, et nous avons nos pièces d'identité, je ne
vois pas de problèmes ", ajouta Khaldoun.
Les deux autres acquiescèrent. Ils accompagnèrent leur invité et
montèrent dans sa voiture. Vers 14 heures, le véhicule quitta rapidement la
ville pour s'engager sur la route de la forêt dominant Tlemcen. Peu après, la
Simca noire s'engagea sur une piste, et s'arrêta à la demande de Kaddour, le
flûtiste, qui voulait contempler de plus près cette nature luxuriante et ces
beaux pins. Tous les trois admiraient ce tableau magnifique quand, soudain,
deux personnes surgirent, c'étaient moi et mon compagnon d'armes
Bounouar. Nous avons ordonné à Benaïcha et à Kaddour de descendre de la
voiture. Benaïcha, après un moment d'hésitation, prit ses jambes à son cou et
s'enfuit, je courus derrière lui; armant ma mitraillette, je tirai une première
rafale, l'homme courait toujours. Je n'étais qu'à six mètres, et je n'arrivais
pas à le toucher et cela jusqu'à l’épuisement du chargeur. Je tirai mon

93
poignard, et je rattrapai le fuyard qui avait une carrure de mastodonte.
Blessé, il se réfugia à l’intérieur de la mosquée de Sidi Boumediene à EI-
Eubad. Je me suis refusé a -y pénétrer et profaner ce lieu sacré. Khaldoun,
le propriétaire de la voiture noire, qui était en fait un agent de liaison,
était resté avec Bounouar. Kaddour, le flûtiste, était fait prisonnier. Il était
15 heures environ. Emmené loin des habitations, il subit un interrogatoire.
II réfuta toutes les accusations, il nia sa collaboration avec les
Français. Rien à faire. On ne pouvait rien lui soutirer, cela dura jusqu'à dix-
neuf heures. A ce moment-là, arriva Hamadouche, alias Si Salah, qui fut mis
au courant par Bounouar qui lui expliqua l'attitude du flûtiste.
 "Tuez-le", ordonna Si Salah
Abasourdi, par cette brutale sentence, je restais, cependant,
impassible. Toutefois, je me suis refusé à assister à l'exécution de cet
homme; j'estimais que les preuves n'étaient pas suffisantes pour permettre
une telle condamnation. Au fond de moi-même, je n'arrivais pas a accepter
cette injustice.
Si Salah remarquant, sans doute mon trouble, me demanda:
 "Qu'as tu Hadj?"
"Rien mon commandant".
Comprenant sans doute, ma réaction, il n'insista pas. Troublé et
démoralisé, je ne suis pas arrivé à dormir cette nuit-là. Je sortis dans la
forêt, et la vue de la végétation apaisa ma douleur.
Un autre jour, dans le village d'El-Eubad, une réunion regroupait plusieurs
chefs, venus de régions différentes. Dehors, les ruelles étaient vides, mais on
entendait des cris sur la route goudronnée menant aux habitations collées les
unes aux autres dans un désordre apparent. Quelqu'un arrivait en se
dandinant, c'était Hamlili, qui habitait le quartier. Ivre mort, il commença à
chanter, et soudain, aperçût deux hommes armés qui montaient la garde près
de la maison où se tenait la réunion. En les apercevant, Hamlili se mit à
chanter:

94
- "Je vous ai vus, vous êtes des guerriers, bravo à vous. Dieu vous accorde la
victoire!". Perdant son équilibre, l’ivrogne chuta lourdement. En se relevant,
le pauvre Hamlili continua à chanter.
- "Oh! Moudjahidine, je vous ai vus. Que vous êtes glorieux".
Dans la maison où se déroulait la réunion, plusieurs responsables
civils et militaires passaient en revue différents problèmes. Parmi ces
personnes il y avait mon chef Si Salah Hamadouche. Au cours de cette
réunion, il proposa à Si Djaber et Antar un plan pour parvenir à desserrer
l'étreinte de l’Armée française sur les maquisards:
- "II faut, dit-il, organiser des opérations en ville afin que le gros de l'armée
se concentre à l'intérieur de la cité»1.
A ce moment-là, un agent de liaison entra pour avertir le commandant
Djaber, qu'un ivrogne rodait dans les parages, et qu'il avait même reconnu
les sentinelles. C'était suffisant pour que le pauvre Hamlili soit amené manu
militari. On le ligota et on l'enferma dans une des pièces de la maison. Le
propriétaire de la maison hurla et dit:
"Oh! Mon Dieu je vois déjà ma maison minée. Les Français vont tout
apprendre et démolir ma maison. II faut prendre une décision. Il faut
l'exécuter".
Après le vote, la sentence tomba: la peine capitale fut prononcée. Quant à
moi, je n'ai pas assisté à la réunion, ce n'est qu'en entendant les cris que je
reconnus la voix de mon cousin; je m’approchais de lui, il me supplia de le
délivrer.
- "Hadj! Cousin, viens me délivrer", dit Hamlili qui était vendeur de
poisson, au marché de Tlemcen.
- "Tu n'as pas honte de boire, à ton âge! Vois où ce vice t'a conduit", dis-je,
puis j'ajoutai:
- "Je ne peux rien pour toi, je n'ai aucun pouvoir de décision".
Inexorablement, la sentence fut exécutée sur ce pauvre malheureux dont le
seul tort était d’avoir trop bu.

1
Voir le chapitre intitule « la Nuit de la Destinée ».

95
Au soir d’une belle journée du mois de février 1957, le travail
achevé, je démontais ma mitraillette pour la nettoyer. Dehors, au pied d'un
arbre, je vis venir l'agent de liaison Chaïb.
- "Si Salah est là'?", me demanda-t-il.
- "Oui, il est de garde", répondis-je.
Arrivé sur les lieux, Si Salah me demanda de lui lire le contenu du
message apporté par Chaïb. Il nous informait de l'exécution de deux
personnes, Azizou Bendimerad, un sportif, et Aziza qui travaillait chez un
avocat au quartier El-Kalâa; leur exécution avait été ordonnée par Ahmed,
chef des fidaïs du quartier de Boudghène. Je réagis violemment en disant:
- "Mais commandant, Aziza travaille avec nous dans l'organisation, elle
figure sur la liste des militants de Tlemcen". puis j'ajoutais:
- "Quant à Bendimerad, il est issu d'une famille très honorable de la ville et
je sais qu'il n'y a rien à lui reprocher, c'est injuste!"
Si Salah me fixa du regard et m'ordonna de rédiger une lettre au
commandant Djaber et capitaine Antar.
J’ai été surpris d'apprendre l’exécution de mademoiselle Aziza, membre
actif au sein de notre organisation, ainsi que de Monsieur Bendimerad
Azizou, tous deux condamnés sur ordre d'Ahmed.
Je vous prie, mon commandant, d'ordonner une enquête. Recevez mes
salutations militaires »
Signé: Si Salah Hamadouche
Si Salah la remit à l'agent de liaison pour l’acheminer.
Trois mois après, Si Salah reçut une lettre qu'il me donna à lire. Une
réunion été prévue à Feddan Sebâa dans la banlieue nord de Tlemcen, en
présence du commandant Djaber. Arrivés sur les lieux, nous pénétrâmes à
l'intérieur d'une grande maison. Si Djaber et Antar chargés tous les deux de
l'aspect militaire de notre lutte, et Madani qui s'occupait des affaires civiles,
ainsi que neuf autres personnes assistaient à la réunion. Nous prîmes place
autour d'une grande table, et un repas chaud nous fut immédiatement servi.
Si Antar demanda à son secrétaire Mansour Benachenhou de nous donner

96
connaissance de l'ordre du jour. Tout de suite après, Antar se leva et dit
d'une voix haute:
- "Ahmed, responsable de fida, lève-toi".
- "A tes ordres mon commandant", dit Ahmed qui se leva. Antar lui ordonna
de remettre les armes à Si Salah. Stupéfait, Ahmed demanda :
- "Mais pourquoi me désarmes-tu, mon commandant?".

Antar lui rappela les événements et les circonstances de l'exécution


de Aziza, ainsi que de Azizou Bendimerad. Après l’interrogatoire, il s'avéra
que Ahmed s'était précipité pour exécuter les deux malheureux, car le
hasard a voulu que ce jour-là des soldats français encerclent le quartier
Boudghène. Croyant à une traitrise, le chef des fidaïs de Boudghene
ordonna l'exécution des deux malheureux qu'il a soupçonnés d'avoir trahi en
informant les Français. Ahmed fut isolé dans une pièce. Pendant les
délibérations, Si Djaber, Antar, Madani et Si Salah prirent tour à tour la
parole ainsi que les autres personnes présentes. Après deux heures, le
verdict tomba: coupable à l'unanimité.
- "Si Salah!, dit Antar, désigne quelqu’un pour exécuter la sentence"
Si Salah me fixa du regard et me dit:
- "Hadj, creuse la tombe, d'ici une demi heure, je ferai sortir Ahmed pour
l'exécution".
Je protestai vivement contre ma désignation pour exécuter le
condamné.
- "Je t'en supplie, Si Salah, désigne quelqu'un d'autre à ma place. Puis
j'ajoutai: Ahmed est mon ami. Pourquoi ne pas lui remettre des grenades, et
le laisser attaquer un poste de police? Je pense que c'est la meilleure
sanction".
- "Impossible!, me dit Antar. Les ordres sont les ordres". Malgré cela j'ai
continué à protester.
- "Mon Commandant, je suis le plus jeune d'entre vous, désignez quelqu'un
d'autre à ma place".

97
- "C'est trop tard, me rétorqua Antar. II faut d'abord exécuter les ordres,
puis discuter après".
J'étais désemparé. Je remis, cependant, ma mitraillette à mon
compagnon Mansour Benachenhou, et je me mis à creuser une tombe.
Après cela, je conduisis le condamné qui poussa un terrible cri de détresse
en voyant le trou fraichement creusé:
- "Oh! Non, ce n'est pas possible", cria Ahmed. Je demeurai silencieux. Je
n'osai le regarder. Puis réalisant que le sort en était jeté, et qu'il ne pouvait
plus rien attendre, il me jeta un regard désespéré puis me dit:
- "Bon, laisse-moi faire ma prière d'adieu". J'accédai à sa demande.
La prière s'éternisant, je lui dis:
- "Ahmed! Fais vite". Il se retourna vers moi et me dit: "Occupe toi de mes
enfants, ils n'ont personne pour subvenir à leurs besoins".
Si Salah, entendant la demande du condamné, le réconforta en lui
promettant qu'une subvention mensuelle serait versée à sa famille. Après
cela, la sentence fut exécutée .

Tout au long du chemin du retour, profondément choqué parce que


je venais de vivre, je n’ai adressé la parole à personne. Les trois exécutions
relatées, dans ce chapitre, me marquèrent vivement, et pour longtemps.
Toutes les trois furent des épreuves terribles pour moi. Il est vrai que les
sentiments n'avaient pas de place dans cette guerre implacable. On ne
pouvait badiner avec la discipline. La rigueur était notre seule devise. C'était
terrible mais la victoire était à ce prix. Le lecteur jugera vraisemblablement
autrement ces événements mais il fallait être présent sur le terrain, dans ce
contexte particulièrement difficile, pour comprendre les décisions prises à
cette époque. Enfin, les exigences de certaines situations ne laissaient guère
le temps à la réflexion, ni à la générosité. Seule l'obéissance aveugle nous
permettait de résister à un ennemi puissant et féroce.

98
LA CHASSE AUX INDICATEURS

Un bruit de pas, des craquements de branches, au loin, un groupe


d’'hommes dont je faisais partie, arrivait au Markaz sis Sidi Abdellah.
Mostefa Bounouar qui se trouvait à la tête du groupe, avait l'air exténué, il
respirait difficilement. Quant à moi, j'étais encore plus fatigué peut-être que
lui, j'allais directement me reposer. Pas pour longtemps. Quelques instants
après, Si Salah m'ordonna de venir près de lui pour rédiger un rapport au
commandant Djaber avec une copie pour Antar. Ce travail achevé, Si Salah
me confia à Bounouar pour un complément d'instruction. J'appris au bout de
quelques heures à démonter, puis à remonter le PM 38 puis le MAT 49.
Cependant, j'épprouvais des difficultés à remplir les chargeurs des trente
deux balles:
"ça va venir, me dit Bounouar, demain tu feras mieux"
A la suite de cet exercice, j'allai m'asseoir au pied d'un olivier. Aprés un
moment de détente, j’aperçus, au loin, trois hommes, c'était Belhadj, notre
agent de liaison en compagnie de deux personnes. L’une d'elles était mon
frère Mohamed. Je n’en croyais pas mes yeux, je courus vers lui. Il m'apprit
d'abord qu'il était, ainsi que son compagnon, recherché par la police, puis
me donna des nouvelles de la famille. Les soldats français avaient tout
saccagé chez nous, les meubles, les livres et toute la vaisselle, en guise de
représailles; ils avaient affiché sur notre porte des avis de recherche me
concernant. A ce moment là, un autre agent de liaison, Chaïb, arriva et nous
apporta un message que je lus à Si Hamadouche, il disait que "Monsieur
Zeriouh serait à l'endroit habituel à 18 heures".
Sans attendre, je pris la route, en compagnie de quatre autres hommes.
Arrivés au bas de Sidi Tahar, nous nous cachâmes près de la maison qui
nous abritait d'habitude. Nous vîmes venir deux hommes, Ben Achour,
ancien boxeur et son camarade de classe, Zeriouh. A l'entrée du domicile,
Zeriouh hésita. D'un coup de poing, Benachour l'envoya à terre, nous nous
précipitâmes et poussâmes et l'homme à l'intérieur de la maison. Mostefa

99
lui attacha les poignets et l'entraina au fond d'une pièce. L'interrogatoire
commença :
Si Salah Hamadouche lui demanda:
- "Pourquoi travailles-tu avec l'armée française?".
Zeriouh répondit :
- "Pour gagner de l'argent, et ajouta : je suis payé quatre vingt mille francs
par mois en plus des allocations familiales."
- « Tu aurais dû chercher un emploi honorable", lui dit calmement Si Salah.
- "Je vous le jure, que je n’ai indiqué personne à la police", dit Zeriouh qui
se mit debout. D'un coup de crosse, Moulay le remit à sa place.
- "Tu te moques de nous, lui dit-il, raconte-nous tout, et nous te
pardonnerons tes actes" ajouta-t-il.
Une heure après, Zeriouh informa le groupe de tous ses méfaits. Il
s'avérait un indicateur très dangereux agissant avec beaucoup de zèle. Si
Salah me demanda, ainsi qu'à mon compagnon Moulay Ahmed de le suivre
au dehors. Il nous ordonna de creuser une tombe. Quarante minutes après, la
besogne fut achevée. A vingt et une heures, sonna le glas de la vie du
"mouchard". Si Salah ordonna son exécution. Nous fîmes sortir le captif.
Celui-ci, à la vue de la tombe, poussa un cri strident, et supplia qu'on lui
laisse la vie sauve:
- "Je vous le jure, de ne plus recommencer, cria-t-il en vain.
La nuit, je perdis le sommeil, je revoyais sans cesse la scène de
l'exécution. Le lendemain, Si Salah remarqua la pâleur de mon visage ainsi
que mon état fébrile, il me dit:
- "Hadj, on ne doit pas laisser ces mouchards agir, ils nous causeront
beaucoup de préjudices".
Je répondis: - "Mais mon commandant, pourquoi ne pas exécuter les
traitres avec un revolver?". Il me répondit sèchement "Crois-tu que je vais
perdre une balle pour cette vermine? Et puis la détonation pourrait être
entendue. Donc, la meilleure manière c'est d'utiliser l’arme blanche".

100
Nous sommes maintenant au centre ville, près du marché de
Tlemcen. Assia est en compagnie d'un fidaï. Elle lui montre un homme qui
accompagnait des policiers, elle dit:
- "C'est lui, Hassan l'inspecteur de la P.R.G." (Police des Renseignements
Généraux). Elle abandonna son compagnon et entra au marché. Elle s'arrêta
devant un marchand d'œufs où se trouvait déjà l'inspecteur et demanda
- "Combien vendez-vous les œufs?"
- "Quinze francs", répondit le marchand.
- "C'est trop cher", répliqua Assia. L'inspecteur qui avait observé la scène
intervint:
- "Achetez une poule et un coq, et vous avez les œufs pour rien" dit-il.
- "Cela est vrai, mais je ne suis pas douée pour le commerce", répondit
Assia qui voyait la une occasion unique de faire connaissance avec
l'inspecteur Hassan qui enchaîna:
- "Je vous aiderai de tous mes moyens. J'ai besoin de vous comme vous avez
besoin de moi", dit-il en regardant Assia qui exhibait volontairement ses
charmes. Il se présenta à elle sous sa véritable identité, et ne cacha point sa
profession d'inspecteur. Deux jours après, Assia trouva le prétexte de
renouveler sa carte d'identité pour aller trouver Hassan au commissariat. Ce
dernier succomba rapidement aux charmes d'Assia et fit le nécessaire. Puis,
il lui dit qu'il désirait la revoir.
- "Rien de plus facile", répondit la jeune fille. "Seulement, je voudrais que
cela se déroule en dehors de la ville", ajouta Assia.
Le lundi, Assia attendait Hassan près du cimetière Sidi Senouci. II
arriva au volant de sa voiture, elle monta avec lui et ils se dirigèrent, à la
demande de la jeune fille vers la forêt. Arrivés a Sidi Tahar, Assia proposa à
Hassan d'arrêter le véhicule, et de faire ensemble une ballade. L'inspecteur
enlaça la jeune fine qui ne réagit pas. Ils s'arrêtèrent à côté d'un bosquet où
j'étais caché. Je constatai que Hassan ne se doutait de rien; je sortis de ma
cache puis je criai:
- "Haut les mains!". L'inspecteur sursauta, mais n'opposa aucune résistance.

101
Agé de vingt cinq ans environ, Hassan portait une chevalière en or. Si Salah
et Moulay Ahmed prirent en charge le prisonnier. Quant à moi je fus chargé,
par Si Salah, de porter un message à Ali Khedim, dit le "Major" qui se
trouvait à Saf-Saf. Je partis sur le champ.
Arrivé sur les lieux du rendez-vous, je remis le message au Major. Ensuite il
m'invita à partager son repas. Tout en mangeant, je le mis au courant de
certains événements. Quelques instants après, je pris congé du Major. Sur le
chemin du retour, je rencontrai Sid-Ahmed, un ami de longue date, il me
serra dans ses bras, nous échangeâmes quelques nouvelles, et puis je repris
mon chemin, regrettant que Sid-Ahmed ne soit pas avec moi dans la même
section. A mon arrivée au P.C. de Sidi Tahar, je rendis compte à Si Salah de
ma mission. Tout en parlant avec lui, je vis à un doigt de sa main droite, la
chevalière de Hassan; j'ai tout de suite conclu que l'inspecteur avait subi le
même sort que Zeriouh. Je n'avais pas à parler avec Si Salah, je n'étais qu'un
simple secrétaire qui ne pouvait discuter les ordres. Je savais, cependant,
que Hamadouche ne pouvait exécuter des personnes que sur ordre exprès du
commandement. Et ordre nous avait été intimé de liquider les traitres. Par
l'exécution des mouchards et autres collaborateurs avec l'ennemi, le FLN
visait un double but: d'abord inciter la population à participer sans retenue,
et d'autre part, liquider le réseau d'espions et d'indicateurs qui nous causaient
des torts, et rendaient de précieux services à l'ennemi. Plusieurs agents
furent victimes de leur délation.
Un autre jour, sur le chemin menant à la forêt des pins, au sud de
Tlemcen, deux jeunes militantes Fatima et Leila se promenaient. Elles
s'amusaient lorsque je surgis en compagnie de Bounouar. Nous avions
rendez-vous avec elles. Je les sermonnai pour leur désinvolture qui aurait pu
éveiller les soupçons des militaires français. Je leur dis sur un ton sévère:
 "II faut un peu plus de vigilance", puis j'ajoutai à l’intention de l'une
d'elles:
 "Quelqu'un aurait pu apercevoir le revolver sortant de ta robe.

102
Attention, on ne badine pas avec la discipline". Cela dit, Bounouar
vida un sac contenant trois grenades, un revolver et des balles. II confia le
tout aux deux jeunes filles afin qu'elles le remettent à un fidaï pour une
opération prochaine, ayant pour cible un bar situé au centre ville. Les deux
combattantes s'en allèrent pour accomplir leur mission, mais je restais là
caché, attendant l'arrivée d'une autre jeune fille avec laquelle j'avais rendez-
vous aussi, au même endroit. Après une longue attente, une femme voilée se
montra en compagnie d'un homme en costume gris. Ils avançaient vers le
mausolée de Sidi Tahar. Le couple marchait ne se doutant de rien. L'homme,
Mustapha, tailleur dans la rue de Mascara, fut surpris quand je lui dis:
- "Haut les mains". Il n'opposa aucune résistance, je le ramenais près du
Markaz où Si Salah était occupé à nettoyer sa mitraillette. Mustapha, mains
liées, subissait l'interrogatoire de rigueur à l'époque. II était accusé de
collaborer avec l'ennemi en dénonçant les patriotes à la police française. Au
début, il n'était pas connu, puisqu'il se cachait sous une djellaba noire. Il
travaillait directement avec l'inspecteur de police Salinas. Beaucoup de nos
vaillants combattants et militants furent victimes des agissements de
Mustapha. Sa condamnation à la peine capitale ne faisait pas l'ombre d'un
doute.
L'interrogatoire nous permit cependant, d'obtenir toute une liste de
collaborateurs avec l'ennemi. Je pris ensuite une cravache, et je me mis à
fouetter le prisonnier, jusqu'à l’épuisement. Si Salah prit ensuite la relève.
Nous fîmes sortir Mustapha de la pièce pour l'emmener près du trou
fraîchement creusé par Moulay Ahmed. A sa vue, le traitre hurla de toutes
ses forces.
- "Je ne commencerai plus, je vous le jure!"
A ce moment-là, plusieurs habitants du village s'approchèrent de
nous, trainèrent le prisonnier dans la tombe, et commencèrent à le lapider.
Enseveli sous les pierres, Mustapha était enterré vivant. Le spectacle me
choqua profondément. Je n'avais jamais vu cela avant ce jour. Vingt minutes
après, tout rentra dans l'ordre, comme si de rien n'était.

103
Le lendemain, je me réveillais mais mal en point, la scène de la
veille m'avait secoué. Je retrouvai Si Salah tenant un dossier à la main.
- "Tiens, c'est pour toi", me dit-il. Je lus le message. Il y était question d'une
femme nommée Bent El Hamasse qui collaborait directement avec la
P.R.G., et recevait les militaires français chez elle. II fallait réagir.
Abdeslam Bendi Djelloul se joignit à moi pour l'exécution de cette mission.
Je m'habillai en civil, tandis que mon compagnon enfila une djellaba. Sur le
chemin, Abdeslam me proposa d'aller faire une halte chez lui pour voir ses
parents. Ces derniers nous accueillirent chaleureusement. Apres un repas
copieux et un moment de repos, l'heure du départ arriva. Elle coïncidait avec
le début du couvre-feu. Pendant que je frappais à la porte, Abdeslam faisait
le guet. Une vieille femme ouvrit et me dit:
- "Que voulez-vous, Monsieur?"
- "Je voudrai parler à Bent El Hamasse", répondis-je. La bonne femme
flairant quelque chose m'empêcha d'entrer. D'un coup de crosse, je poussai
la porte et ma vue tomba sur un groupe de femmes assises à même le sol.
- "Laquelle d'entre vous est Bent El-Hamasse?" criai-je.
Aucune réponse. Une femme, à partir de la fenêtre d'en face me
désigna la moucharde, en pointant son doigt, je tirai sur Bent El Hamasse, je
l’atteignis au ventre, je voulais tirer une seconde balle mais mon arme
s'enraya. Je sortis difficilement de la maison, car plusieurs femmes
bloquèrent le passage. Abdeslam tira lui aussi quelques rafales pour me
couvrir. La femme transportée à l’hôpital a pu être sauvée. Quant à moi,
déçu, je rejoignis le Q.G. où je retrouvais Si Salah qui me réconforta et me
dit:
- "L'essentiel est que nous soyons tranquilles, car actuellement, elle est en
train de souffrir, elle ne pourra plus nous faire de mal.
Mais ce n'était pas fini. Une autre mission, du même genre,
m'attendait. Pour cela, je sollicitais l'aide d'une combattante: Assia. Je lui
demandais de m'attendre au pied d'un olivier, sur la route menant à El-
Eubad.

104
A dix-sept heures trente, la jeune fille se montra, elle était exacte au rendez-
vous, je l’abordais:
- "Bonjour Assia, comment vas-tu?"
-"Ca va, merci", répondit la jeune fille.
J'abordais de suite, le sujet de la rencontre:

"Connais-tu Farès, le marchand de charbon, l'ex-officier de l'armée
française, pendant la Guerre de libération en Indochine?" -"Oh! Oui, car
c'est notre voisin, je le rencontre tous les jours".

"Très bien! Puisque tu le connais, ramène-le jusqu'ici. C'est dangereux
pour nos militants de pénétrer en ville et le liquider", ajoutai-je.

"Oui bien sûr, cela ne sera sans doute pas difficile, car je sens que je ne
lui suis pas indifférente".

"Eh bien, je le veux demain à onze heures! Compris", ordonnai-je, d’un
ton n'admettant pas de réplique.
Quand Assia s'en alla, je rejoignis le P.C. En arrivant, je ne trouvais
pas Si Salah, mais j'aperçus deux hommes armés venant vers moi : c'étaient
des nouveaux, Madjid et Boudjenane qui venaient voir Si Salah pour
commencer leur instruction. Si Salah surgit par derrière les buissons, il nous
salua et demanda aux deux novices de décharger une caisse contenant des
armes chargées sur un baudet. Après les avoir comptées, Si Salah aida les
deux nouvelles recrues à les cacher a l’intérieur d'un péjéro. Je m'allongeai
sur l'herbe, mais j'ai dû me relever rapidement, car j'aperçus au loin la jeune
militante Leila tenant à la main un couffin; il contenait sûrement quelque
chose de bon; de plus j'avais très faim.
Le lendemain, à dix heures trente du matin, je me rendis au lieu du
rendez-vous avec Farès, j'étais en compagnie de Madjid et de Boudjenane,
les deux nouvelles recrues. Une demi-heure, plus tard, la jeune fille
accompagnée de Farès arriva. Sans tarder, et oubliant d'armer ma
mitraillette, je m'en fus à la rencontre du vendeur de charbon. Je sautai sur
lui pour le désarmer. Impossible, il était de forte corpulence, mais je
m'accrochai à lui, et nous roulâmes par terre pendant un instant. Mes deux

105
compagnons affolés, tirèrent ensuite dans notre direction une rafale, et s'en
allèrent. Je restais seul face à ce mastodonte qui s'agrippant à moi ne voulait
pas lâcher prise. D'un coup de coude à la figure je me libérai, et j'achevai
Farès en lui portant plusieurs coups de crosses à la tête. Ayant entendu la
rafale de mitraillette, puis ayant vu revenir mes compagnons Si Salah et
Moulay Ahmed accoururent. Ils ont cru que j’étais mort. Si Salah sermonna
Boudjenane et Madjid pour m'avoir abandonne, et ils furent sanctionnés
pour non assistance. Je l'ai échappé belle, et je méditais longuement sur mon
erreur, celle de n'avoir pas armé à l'avance ma mitraillette.
Cet épisode n'était, malheureusement pas le dernier. La chasse aux
mouchards et aux collaborateurs continuait, mais l'histoire suivante que j'ai
vécue, n'a cessé de me frapper par sa singularité. Sur la route de Sidi Tahar,
un militant musulman, membre de l'armée française frappa à une porte,
c'était sa maison. Une femme vint lui ouvrir, ils s'embrassèrent, cela faisait
longtemps que Mourad n'avait pas revu sa femme.
- "Comment vas-tu?", demanda la bonne femme.
- "ça va, de toutes les manières on ne peut mieux espérer, Dieu soit
loué! Je gagne bien ma vie".
Le couple déjeuna, puis rejoignit sa chambre. Après un somme, Mourad se
leva, vida un sac d'argent qu'il remit à sa femme. L'homme retourna ensuite
à son lit tandis que sa femme s'affairait à ranger la vaisselle. Remarquant le
sommeil profond de son mari, elle sortit pour rejoindre notre Q.G., et nous
informa que son mari Mourad était un collaborateur de l'armée française. Il
trahissait la patrie. La nuit venue, la femme, ayant auparavant laissé la porte
entrouverte, je fis irruption à l'intérieur de la maison, et je n'eus aucune
difficulté à ligoter Mourad. Je le fis sortir sous le regard de sa femme, qui
demeura impassible face à la scène. La froide indifférence de cette femme
devant ce qui se passait sous ses yeux, n'a pas cessé de m'étonner. Je
ramenais le captif au camp. Après l'interrogatoire, il s'avéra assez précieux
pour nous, puisqu'il nous renseigna sur les mouvements de l'armée française
en Oranie. Malheureusement pour lui, Mourad avait trahit plusieurs
moudjahidine, chose qu’il avoua sans hésitation, et sans montrer de

106
remords. Il fut abattu d'une balle dans la nuque, mais auparavant, il m'apprit
qu'il a laissé beaucoup d'argent chez lui. Je laissai tomber cette affaire
puisque je n'en ai parlé à personne, mais je n'arrivais pas à comprendre le
comportement sans scrupule de cette femme. A-t-elle agi par patriotisme?
Par intérêt pour s'emparer de la totalité de l'argent? Je ne cherchais pas à
comprendre, et j’abandonnais définitivement l'affaire.
En ce mois de mai 1957,1e commissaire politique Sid-Ahmed
Benchecra alias Si Khaled, nous informa des agissements de certaines
personnes, dont il fallait s'occuper.
Le premier cas présenté concernait la famille Benchaâbane
demeurant à Sidi Chaker, et dont le père recevait des CRS1 dont le P.C. se
situait en face de son domicile. Nous soupçonnions le père de prostituer
l'une de ses filles.
Le second cas exposé par Si Khaled avait trait à un certain
Boublenza, demeurant également à Sidi Chaker. Cet homme, malgré les
injonctions du FLN, continuait d'acheter les agrumes chez les colons. De
plus, il refusait d'acquitter ses cotisations à l'organisation.
Enfin le dernier cas soumis, était relatif à une femme surnommée
Bent El Djadarmi (fille du gendarme). De mœurs légères, elle collaborait
avec la P.R.G.
Le lendemain de la communication des renseignements, à vingt-et-
une heures, au moment ou débutait le couvre-feu, nous nous dirigeâmes
vers le domicile des Benchaâbane. Si Khaled frappa à la porte. Une voix
d'homme demanda:
- "Qui est là?"
- "Les gendarmes", répondit calmement Si Khaled.
La porte s'ouvrit, le père dit à voix haute:
- "Benchekra, ce n'ai pas vrai?", il reconnut mon cousin qui poussa
violemment la porte. Nous commençâmes à perquisitionner, Khaled dans
une chambre, Moulay Ahmed dans une autre et moi-même dans le salon.

1
Membres des Compagnies Républicaines de Sécurité Voir supra.

107
Aucune arme ne se trouvait dans le salon. Si Khaled ordonna à l’une des
deux filles de Benchaâbane de nous suivre; elle mit un pull, et chaussa des
sandales. Entre-temps, la mère se leva et cria:
- "Ma fille! ma fille ! ".

Le mari stupéfait, cria a son tour:


- "Oh! Mon Dieu, sois béni. Vous êtes des hommes de bien. Grâce à vous
ma femme vint de recouvrir l'usage de ses jambes, cela fait plus de quinze
ans qu'elle est paralysée", et il ajouta:
- "Vous êtes des gens de bien! Vous êtes la providence de ma famille!"
Nous sommes restés pantois. Abandonnant la jeune fille, nous fîmes
marcher la bonne femme dans le hall pour un peu d'exercice. Elle continua
à marcher tout en nous implorant de laisser sa fille tranquille. Le père nous
voyant ainsi, nous demanda de prendre sa fille : " J’ai confiance en vous,
vous êtes des gens de bien. Allah est avec vous", nous dit-il. La jeune fille
s'éloigna de Bounouar et s'accrocha à moi. Je lui ordonnais de rester avec
lui car nous avions d'autres missions à accomplir.
Ensuite, ce fut le tour de la maison Boublenza, située dans le même
quartier. A l'appel, personne ne répondit. Abdeslam Bendi Djelloul grimpa
par-dessus le mur pour se hisser à l'intérieur de la maison. Un moment
après, nous entendîmes les bruits d'un half-track venant dans notre direction.
Abdeslam rebroussa chemin. En s'affolant, il perdit le chargeur de sa
mitraillette Thomson. Quelques mètres plus loin, il s'accrocha à un fil
barbelé qui le blessa au genou. Nous apprîmes plus tard, qu'en face de la
maison de Boublenza se trouvait le domicile du Dr Roiagt. Sa fille,
surveillant en permanence les allées et venues des gens du quarter nous a
vus, elle téléphona à la police ce qui explique l'arrivée du half-track. Cet
imprévu nous obligea à repartir, et à changer d'itinéraire. Nous sommes
passés par El-Kalaa Supérieur, Sidi Ali Belhadj, et puis Boudghêne où deux
agents de liaison nous attendaient pour nous indiquer la maison de Bent El
Djadarmi. Trois minutes après, nous l'atteignîmes. A notre appel, la femme
nous ouvrit sans difficultés, croyant affaire aux gendarmes. Après une

108
perquisition, nous découvrîmes un homme nu comme un ver, dans son lit.
Ce bonhomme s'avéra être marié et père de quatre enfants. II était originaire
de Beni Ouazane dans la région de Tlemcen. Alors Si Khaled, fort de ses
convictions religieuses, n'hésita pas à les condamner à mort se référant à la
sourate interdisant l'adultère. Tous deux furent abattus, la femme avec ses
bijoux posés sur son corps. Nous étions là pour exécuter les malfaiteurs, et
non pour dépouiller les gens de leurs biens.
Aprés cette opération, une autre mission nous attendait, car Si
Khaled, nous dit qu'un couple d'indicateurs nous faisaient beaucoup de mal.
Ils signalaient régulièrement à la P.R.G. les mouvements des djounoud.
Arrivés sur les lieux, situés entre le quartier Boudghêne et le village de
Mansourah, nous avons longuement frappé à la porte. Aucune réponse. Je
me hissai sur la terrasse de la demeure, et par négligence j'ai gardé sur moi
mon arme de type Stern. J'ai sauté, c'est un miracle si je ne fus pas tué. La
secousse fit partir de mon arme une balle qui faillit m'atteindre. J'ouvris la
porte de la maison, nous fîmes sortir les deux indicateurs que nous
conduisîmes vers Mansourah où nous attendaient Bounouar et la fille
Benchaâbane.
Après l'exécution des deux indicateurs, je me dirigeai vers la fille
Benchaâbane pour l'intimider. Je plantai le couteau devant elle et lui dit:
- "Alors, que faisais-tu avec les soldats français? Tu les choyais, hein?"
Son visage devint livide et elle me dit :
- "Non! Je vous jure que je ne faisais rien de mal. Simplement les
gendarmes venaient de temps en temps chez nous prendre quelques verres
avec mon père. Je vous demande de m'envoyer chez un médecin de votre
choix, pour vous assurer de ma virginité".
Nous l'envoyâmes, en effet, chez notre médecin attitré, le docteur
Tebbal, pour consultation. Le lendemain, elle revint et exhiba le certificat
prouvant sa virginité, délivré par notre médecin. Elle voulait à tout prix,
rester avec moi au maquis mais je tins à la raccompagner jusque chez elle,
saine et sauve. Pour la petite histoire, nous avons condamné le père
Benchaâbane à une amende de cinquante mille francs de l'époque.

109
110
LA FEMME TLEMCENIENNE DANS LA GUERRE DE
LIBERATION

A Tlemcen "Ville d'art et d'histoire" et capitale de l'Algérie pendant


trois siècles, la femme a, de tout temps, joué un rôle social important. La
grâce de son maintien et son parler, ses superbes toilettes, la finesse de ses
travaux de tissage et de broderie, ses qualités de cuisinière, de pâtissière, ont
fait sa réputation de maîtresse de maison exceptionnelle. Mais à l'appel de la
patrie, elle n'a pas hésité à bousculer les traditions ancestrales et les préjugés
qui la confinaient dans son rôle de maîtresse de maison, et à braver toute
sorte de dangers pour apporter sa contribution à la guerre. Son apport à
l’instar de celui des autres femmes du pays, citadines ou paysannes, fut
capital pour la victoire. La femme Tlemcenienne a montré des qualités rares:
esprit de sacrifice, obéissance aux ordres et un sang-froid que beaucoup
d'hommes ne possédaient pas. Personnellement je ne peux que me féliciter
d'avoir travaillé avec plusieurs de ces vaillantes jeunes filles et femmes. J'ai
déjà cité quelques unes d'entre elles. Au cours des événements survenus
pendant la période 1956-1958, le rôle primordial des djoundiate et des
militantes était de transporter les armes du maquis vers la ville, pour
permettre aux fidaïs d'exécuter leurs actions. Craignant qu'elles soient
suivies, je leur conseillais de changer chaque fois, de lieux de rendez-vous.
Je ne les contactais jamais directement. J'utilisais pour cela des agents de
liaison. Si l’action se déroulait en dehors de la ville, dans les banlieues, les
armes étaient acheminées la veille, à l'endroit prévu. Dans le cas où l'attentat
se déroulait en ville, nous chargions une militante de transporter l’armement
nécessaire vers la ville. Après l’opération, la femme désignée devait
rapporter l’arme de l'attentat. En général, elle la rendait au maquis. Ainsi,
beaucoup de jeunes filles et de femmes mariées prirent des risques en
militant, car il n'était pas bon d'être pris en possession d'armes.
Je recevais donc les femmes qui s'étaient investies pour la cause
pratiquement toutes les semaines, mais je n'étais, la plupart du temps, en
contact qu'avec la cheftaine qui avait la responsabilité de quatre autres

111
femmes qui ne se connaissaient pas entre elles, pour éviter qu'elles ne soient
dénoncées au cas où l’une d'elles serait arrêtée, et n'aurait pas pu résister à la
torture. J'oubliais de préciser que la femme Tlemcenienne de l'époque,
portait le haïk (un voile blanc très ample), ce qui facilitait sa tâche pour
cacher les armes1.
Au cour de la période passée au maquis, j'ai vu défiler beaucoup de
femmes mariées et de jeunes filles, telles Moufida Benmansour, Assia
femme de dentiste, Fatima Mechiche qui, plus tard, épousa Mohamed
Khemisti2, Farida Benguella, Rabea Dali Yahya, Khadidja Bahlouli, Houria
Medjadji, Choumissa Mrah, la vaillante martyre Maliha Hamidou,
assassinée à 17 ans3, et bien d'autres encore. Nous retrouvons, parfois, une
famille entière engagée. Par exemple, dans la famille Ali Benyoucef, ce
sont, non seulement ses deux garçons ; Sid-Ahmed et Sidi Mohamed qui
s'engagèrent, et trouvèrent la mort au champ d'honneur, mais aussi sa fille
Tidjania qui participa activement à la lutte du peuple. Apres avoir participé
au transport des armes, pendant un certain temps, Tidjania fut ensuite
recherchée par la police française; elle dût quitter la ville et rejoindre le
maquis. De temps à autre, elle rendait visite à sa famille. Pour son malheur,
alors qu'elle se trouvait un jour en ville, elle fut arrêtée lors d'une rafle, et
emmenée au sinistre camp de tortures de Ouled Mimoun.
On ne peut décrire les affres de la torture qu'elle subit. Tidjania ne
dut son salut qu'à sa foi profonde, et à son grand courage. Pour le bonheur
de l'Algérie, elle vit encore avec son mari et ses enfants.
Il arrivait qu'une femme soit dénoncée, et de ce fait, sa vie était en danger.
L'unique issue qui lui restait était de rejoindre le maquis, en attendant d'être
transférée à Oujda. Nous ne pouvions garder longtemps ces fragiles
descendantes de générations de citadins. Elles ne pouvaient endurer

1
Voir la photographie en annexe dune femme Tlemcenienne enveloppée
dans son haïk.
2
Ministre des Affaires Etrangères du ler gouvernement Algérien après
l’indépendance, mort assassiné.
3
Voir A la fin du chapitre le long passage consacre a la grande héroïne
Maliha Hamidou.

112
l'excessive dureté des conditions de la vie dans le maquis, et la brutalité de
cette guerre impitoyable. Que de fois traqués par l’armé français, transis de
froid et affamés, nous devions marcher des dizaines de kilomètres en une
seule journée. La vie dans les monts de Tlemcen aux hivers si rigoureux
n'était pas facile. Il nous arrivait de rester terrés dans nos abris souterrains,
les péjéros, pendant plusieurs jours consécutifs sans voir la lumière du jour.
Si la population nous hébergeait et nous donnait à manger, le plus souvent,
il nous arrivait, pendant les offensives de l'ennemi, d'être coupés de nos
soutiens et d'être privés de tout. Seules les plus agressives des jeunes filles
qui ont toutes fait preuve, par ailleurs, de tant de vaillance pendant cette
guerre, ont pu supporter avec patience, la vie si dure du maquis. Elles
étaient généralement infirmières, soignant aussi bien les djounoud que la
population civile qui subissait, elle aussi, les affres de la guerre. L'Etat-
major organisait à leur intention des stages de formation, et les affectait
dans les unités. Au mois de mai 1957, Rabea Dali Yahya et Moufida
Benmansour étaient obligées de gagner le maquis. Nous les hébergeâmes
pendant un mois et demi et chaque jour, nous leur changions d'endroit pour
éviter qu'elles soient repérées par l'ennemi. Elles séjournaient souvent à
Saf-Saf chez les familles Baroudi et Medjadji qui avaient des maisons bien
situées avec de nombreuses issues.
Il arrivait à ces deux jeunes filles de se déguiser en mettant des
habits traditionnels pour ressembler aux paysannes de la région, afin de ne
pas attirer l'attention des militaires français. Plus tard, je retrouvais Moufida
à Oujda. Elle me fut d'un grand secours. Grâce à elle, mes deux jeunes
frères, Abdelhak et Abdelhamid trouvèrent gîte et couvert.
Lorsque je rejoignis plus tard, Oujda, Rabea m'emmena chez sa
tante qui était mariée à un grand musicien Cheikh Salah1, qui offrit en notre
honneur, mes compagnons et moi-même, un grand dîner qui restera gravé
dans ma mémoire. Quant à Fatima Mechiche, nous nous sommes trouvés en
1958 à Oujda aussi, jouant tous les deux dans une opérette ayant pour

1
Salah Chaaban, grand musicien marocain, origine tunisienne, il chantait le
style Andalous Tlemcenien (1911-1973).

113
thème la Révolution Algérienne. Fatima, attachée avec de lourdes chaînes
et couchée, enveloppée dans un drapeau Algérien, était l’Algérie. Je me
rappelle qu’à un moment - je l'accompagnais à la flute d'une musique triste
- elle se leva pour appeler ses enfants à la rescousse pour l’arracher des
griffes du colonialisme. Elle déclama un beau et émouvant poème. Pendant
le spectacle, j'ai interprété plusieurs morceaux du grand musicien et
chanteur Egyptien Mohamed Abdelwahab. La salle était bondée de monde.
Au premier rang, Houari Boumediene, Lotfi, Boussouf et le commandant
Sadek prêtèrent au spectacle toute leur attention. Les spectateurs algériens
et marocains étaient en pleurs; ils étaient au comble de l'émotion. Ainsi,
tous exprimaient leur attachement aux idéaux de la Guerre de Libération, et
leur solidarité avec le peuple algérien qui endurait les pires souffrances: les
massacres, les bombardements, la généralisation de la torture,
emprisonnement ou la détention dans des camps de centaines de milliers de
personnes, etc...
Nous ne pouvons clore ce chapitre relatif aux femmes, sans
consacrer quelques lignes à l'une des grandes figures de la Révolution
Algérienne, en l'occurrence Maliha Hamidou, Son véritable prénom était
Djenat, mais dans sa famille tout le monde l'appelait Maliha (la Belle). Née
le 16 Avril 1942 à Tlemcen, elle était l’aînée d'une famille de cinq enfants:
Mohamed, Anissa, Omar et Smaïl. Le père, un notable de la ville était
professeur à la Medersa (appelée par la suite Lycée Franco-musulman) de
Tlemcen, et il a été l'auteur de plusieurs ouvrages1. Dans sa famille on
l'appelait Maliha et son nom de guerre était Rachida. Elle a suivi l'école
primaire puis le lycée qui porte actuellement son nom. Entre 1952 et 1954,
elle suivait des cours d'arabe à la médersa libre de l'Association des Oulama,
Dar El-Hadith, et c'est là qu'elle rencontra Sid-Ahmed Benchekra qui aura
une grande influence sur elle, en politique. En rejoignant le FLN en 1958,
elle devint membre de l’organisation, et assura la fonction d'agent de liaison
à Tlemcen; elle fut chargée du transport des armes légères et des grenades.
1
Abdelhamid Hamidou a écrit plusieurs ouvrages dont: Anthologie de la
poésie Populaire algérienne. L’Heureux pour toujours, et un ouvrage sur les
devinettes.

114
Plus tard, elle fut désignée comme secrétaire de la cellule du quartier de Sidi
Chaker dans la banlieue sud de la ville. Puis, elle fut chargée d'organiser des
actions de fida en surveillant les déplacements des patrouilles françaises et
en recueillant des informations. C'était elle qui avait la haute main sur la
maison de ses parents après la mort de son père en 1952 lors d'un pèlerinage
à la Mecque. Cette demeure a servi d'abri à plusieurs moudjahidine. Le
Chahid Benhabib y avait séjourné plusieurs jours ainsi que les chefs de la
Révolution transitant par Tlemcen, pour se diriger vers Oujda. Le 11
avril 1959, à 11h 30 du matin, les forces de l'armée française encerclèrent le
quartier de Sidi Chaker. Guidés par un indicateur portant une cagoule, les
militaires investirent la demeure des Hamidou ; Maliha s'y trouvait. Elle fut
reconnue par l'indicateur.
Quand les militaires lui demandèrent de les suivre, elle demanda la
permission de prendre son imperméable, et fut emmenée dans une Jeep.
L'imperméable n'était qu'un prétexte, son frère qui assista à l’arrestation la
vit prendre un papier et le mettre dans sa bouche. En cours de route, elle
tenta de fuir; la riposte des militaires ne se fit pas attendre. Elle mourra sous
les balles ennemies du côté de Benzguir, près d'El-Eubad. Elle avait 17 ans.
Voulant préserver les secrets qu'elle connaissait, Maliha préféra la mort par
crainte de succomber aux affres de la torture. Elle choisit de se sacrifier
plutôt que de donner ses compatriotes. Elle épargna par son geste, sans
aucun doute, beaucoup de vies humaines.
Ainsi, par son engagement dans le combat, dans les villes comme
dans les maquis, dans les prisons canines dans les camps de concentration,
au cours des manifestations et des grèves, la femme Tlemcenienne, à l'instar
de toutes les femmes algériennes, participa activement et avec un courage à
toute épreuve, à la lutte sur tous les fronts contre les forces ennemies.
Nous ne soulignerons jamais assez le rôle joué par la femme
algérienne dans la Guerre de libération. Etant toujours à l'avant-garde des
événements, elle donna une inoubliable leçon à ses sœurs de tous les pays
du Tiers-Monde et principalement des peuples arabes et musulmans où elle
fut la pionnière de la lutte pour la liberté, et où elle est toujours admirée et
citée en exemple.

115
MALIHA HAMIDOU
Cette jeune fille a sacrifié sa vie
à 17ans au service de la patrie

116
MALIHA HAMIDOU (1942 – 1959)

117
BENCHEKRA SID-AHMED
Tombé au champ d’honneur
En 1957

BENCHEKRA ABDELKRIM
Tombé au champ d’honneur
En 1959

BENCHEKRA MUSTAPHA
Tombé au champ d’honneur
En 1958

118
LES FRERES BENCHEKRA

En Algérie, l'année 1954 est le symbole de la Révolution de


novembre, mats c'est aussi une année douloureuse pour le peuple Algérien;
dame nature a ainsi décidé, puisqu'un séisme d'une rare violence, survenu en
pleine nuit, a fait des ravages a Chlef, l'Orleanville de l'époque.
Cet événement affecta le peuple Algérien dans sa totalité. Nous
sommes à Tlemcen, au bas de la Rue de Bel-Abbès, dans le vieux quartier
Bab El Djiad, un nom souvent rencontré dans les anciens poèmes comme
ceux du grand poète populaire du 17' siècle, Ahmed Bentriki.
Dans ce quartier, se trouve un derb du même nom où habitait un
jeune de 22 ans, Sid-Ahmed. Sportif et profondément croyant, il apprenait
aux jeunes le Coran à la médersa libre Dar El-Hadith. Profondément ému
par les conséquences du séisme, il décida d'aller en scooter sur le lieu même
du tremblement de Terre pour venir en aide à ses frères algériens meurtris
par ce phénomène naturel. Avec l'accord de ses parents, Sid-Ahmed partit,
mais il dut rebrousser chemin car le scooter, lui, ne voulait pas demarer.
 "Tu n'as pas voulu que je parte", disait-il à son père.
 "Mais si mon fils, mais on ne peut rien contre la volonté de Dieu",
répliqua le père". Ce dernier lui-même sportif, avait largement pratiqué le
football, comme gardien de but au sein de l'USFAT (Union Sportive
Franco-Arabe de Tlemcen). Mais il jouissait d'une grande renommée grâce à
son métier. Habile artisan, ses dons de brodeur étaient reconnus même a
l'étranger. Il fût décoré en 1948 par le Président de la République française
Vincent Auriol en personne. Sid Ahmed exerçait le même métier que son
père, tandis que son frère Abdelkrim était tailleur. Mustapha, le plus jeune,
était encore lycéen en 1954.
Sportif émérite, enseignant la langue arabe et le Coran, Sid-Ahmed
aspirait à davantage d'action. Il ambitionnait d'être aux avant-postes au
service de son pays. Il avait d'autres amis qui partageaient ses idées, parmi

119
eux Sidi Mohamed Ali Benyoucef, son frère Sid-Ahmed et leur sœur
Tidjania1. Il participa avec son ami Ali Khedim2 à la fabrication de bombes
et de grenades artisanales. Des essais eurent lieu à la maison des Benchekra.
L'un d'eux faillit avoir des conséquences dramatiques, mais heureusement il
n'y eut pas de victimes. Téméraires, Khedim et Sid Ahmed voulaient
pousser les choses plus loin. Ils décidèrent d'aller à Aïn Fezza, bourg situé a
11 km à l’est de Tlemcen, pour effectuer des essais plus importants, chose
qu'ils réussiront. Cependant, Sid-Ahmed restait profondément attaché à sa
foi, et à la pratique de la religion. Il était volontaire pour faire régulièrement
les appels à la prière à la mosquée de la médersa Dar El-Hadith. La foi
amena notre héros à devenir partisan du djihad contre l'occupant. Il gagna
rapidement le maquis désirant évidemment libérer son pays, sans doute
aussi venger son ami Chekroun mort sous la torture. Il devenait ainsi Si
Khaled. Harcelant sans répit l'ennemi de toutes parts, il ne lui laissait point
de répit. Je rappelle que Si Khaled était mon cousin - sa mère était ma tante
paternelle - Pour cette raison, il venait souvent chez nous lorsqu'il se sentait
en danger, ou lorsqu'il était poursuivi par les policiers et les soldats français.
II évitait d'aller chez ses parents. II les rencontrait chez nous, chaque fois
qu'il venait faire une brève visite à Tlemcen.
La ténacité et le courage de Sid-Ahmed ont fait de lui un véritable
héros. Lors du sabotage de La minoterie Levy, n'étant pas au courant de
l'opération qui fut décidée séance tenante puis menée le soir même, comme
nous venons de le voir3, il était absent du camp. Il dormait dans une maison
distante à peine de 500 mètres de la minoterie. Réveillé par l'explosion, il
comprit qu'un acte important s'était produit, et que le quartier allait vite être
cerné et passé au peigne fin, comme après chaque attentat. Il sortit de la
maison et marcha à pied en pleine nuit jusqu'à Birouana, dans la direction
du Q.G. de notre maquis de Sidi Abdellah. Constatant ensuite que la région

1
Voir le chapitre -la Femme Tlemcenienne clans la Guerre de Lib6ration".
2
Voir le chapitre « le Major ».
3
Voir le chapitre "la Minoterie".

120
était entièrement bouclée par l'armée française, il n'hésita pas à plonger
dans un canal datant de l'époque romaine appelé "Sakiat An-Nasräni",
profonde d'environ 40 cm. Il y rampa pendant plus de 2 heures, avant
d'arriver entièrement trempé au Q.G. de Sidi Abdellah non loin d'El-Eubad.
Lorsque je fus blessé par les soldats français à la suite de l'attaque du train
au niveau d'El Ourit je l’ai vu dans un péjéro, c'est là qu'il m'apprit que ma
famille subissait les représailles de l'autorité coloniale, qu'elle fut obligée
d'abandonner la maison, et que mon frère Mohamed avait été arrêté, et jeté
en prison1.
Le vaillant cousin a participé avec moi à diverses opérations dont
l’une comme nous l'avons vu, à Sidi Chaker, contre certains mouchards.
Fort de ses convictions religieuses, il n’hésita pas à ordonner l’exécution
d'un homme pour adultère en se référant au verset coranique relatif à cet
acte odieux. Sid-Ahmed, alias Si Khaled participait en même temps qu'Ali
Khedim dit "le Major" à comptabiliser l'argent des cotisations et à en
prendre soin. Les contributions du peuple étaient sacrées.
En juin 1957, Sid-Ahmed était heureux, il venait de convoler en
justes noces avec une jeune fille s'appelant Fatiha. Heureux, il l'était
doublement, car ses compagnons avaient porté, ce jour-là, des coups sévères
à l'ennemi. Malheureusement pour lui, 25 jours après son mariage, il tomba
au champ d'honneur soit le 15 juillet 1957 au lieu dit Zellaqa, près de Saf-
Saf, qui était encerclé par l’armée française. Notre héros avait eu le temps
de mettre à l'abri certains documents et avant de tomber en martyr, sous les
tirs des mitraillettes, réussi à blesser plusieurs soldats ennemis. Son corps ne
fut jamais retrouvé.
Le second frère, Abdelkrim dit Daoudi, inaugura son entrée dans le
fida en tuant un bijoutier juif du nom de Sofer, d'une balle dans la nuque. Ce
genre d'opérations exécutées en plein centre de Tlemcen, visait à effrayer le
colonisateur, et le contraindre à éparpiller ses forces, et en même temps, il
rassurait la population musulmane de la ville qui s’exaltait à chaque acte

1
Voir le chapitre "Mohamed Bali".

121
héroïque des moudjahidine. Avant cela, il avait aussi attaqué un soldat prés
de la gare de chemin de fer, pour le délester de sa tenue et de son arme. Sitôt
la dernière opération accomplie, Daoudi prit le chemin du maquis pour
devenir un authentique combattant. Je rappelle que la règle était ainsi, avant
de rejoindre I'ALN (Armée de Libération Nationale), un citadin devait
commettre un attentat en ville. C'était une façon de s'assurer de son degré de
courage, et de son engagement.
Au maquis, il apprit l'art de la guérilla, ainsi que le maniement de
différentes armes. Avide de combats, il était aussi heureux de rencontrer
Tidjania, une valeureuse combattante avec ses deux frères, dont nous venons
de parler. Tidjania était sa promise. Je le revis, plus tard au Maroc, où nous
étions en formation à Berkane, dans la ferme de Belhadj. Si Salah Arbaoui,
dit Nehrou, était un de nos instructeurs. Ainsi, Abdelkrim apprit les diverses
phases du déminage. Plus tard, il deviendra à son tour instructeur dans la
VIII' zone.
En 1959, il retourna en Algérie. Ne pouvant rester à Tlemcen, du fait
qu’il était recherché, il rejoignit de nouveau le maquis, à Terny situé à 10
km au sud-ouest de Tlemcen, sur la route de Sebdou. Ce lieu ayant été
bombarde par l'aviation française, Abdelkrim tomba en héros le 25
novembre 1959.
Le plus jeune des frères Benchekra, Mustapha, me supplia de l'aider
à rejoindre le maquis, malgré son jeune âge. Je lui répondais chaque fois,
qu’il devait veiller sur ses parents, car ses deux frères étaient déjà au djbel1.
Cela n'affecta en rien sa ténacité puisqu'il insistait chaque fois qu'il me
rencontrait. Je finis par lui remettre un jour un revolver, et lui demander
d'accomplir un acte de fida en ville, ce qui prouvera sa capacité à combattre,
et lui permettra d'être admis au maquis, ce qu'il fit. Après son arrestation
chez ses parents le 14 avril 1957, correspondant au 14éme jour de Ramadhan
de cette année là, il nous a fallu plus d'un mois pour savoir, et cela grâce à

1
Pendant la guerre, on disait "Monter au djbel pour rejoindre le maquis". II
est vrai que la plupart des maquis étaient en montagne,

122
un pâtissier, qu'il était incarcéré au quartier des Tirailleurs d'Afrique sis rue
de Paris, actuelle Rue Damerdji. Par la suite, il fut emmené dans la foret
d'Ahfir, puis à la caserne de Zenata, l'emplacement de l’actuel aéroport civil
distant de 25 km de la ville de Tlemcen. Profitant de l'ébriété des soldats
français en ce jour du 14 juillet 1957, il s'évada avec son ami Abdellah
Bendimerad. Il rencontra des difficultés et souffrit beaucoup avant d'arriver
au niveau de la Zaouia de Sidi Ben Amar située sur la route menant à
Nedroma. Il eut la chance de tomber sur un groupe de moudjahidine qui le
soigna.
D'autres aventures le hissèrent sur le podium des grands martyrs
mais Dieu le rappela a lui le 23 avril 1958 à Touririne près de Sebra, à 20
km a l’ouest de Tlemcen à la suite d'un dur accrochage avec l'armée
française. La famille Benchekra perdait ainsi trois fils. Le quatrième
Mohamed qui était l’aîné fut à jamais traumatisé par les tortures qu'il subit a
la suite de son arrestation par la police. Il a fini ses jours dans un asile
d'aliénés. Nous constatons la même détermination, et le même esprit de
sacrifice dans une même famille qui envoyait trois de ses fils mourir les
armes à la main. C'était le prix à payer pour que le peuple algérien puisse
recouvrir sa dignité et son indépendance.
En conclusion de ce chapitre, je voudrais saluer la mémoire d'un
autre jeune patriote, voisin et ami des Benchekra, natif comme eux du
quartier Bab El-Djiad qui donna tant de jeunes martyrs - fidaïs ou djounoud
- à la Révolution. Il s'agit de Mohamed Seghir Merad dit Fethi, né en 1931.
En 1953, il fut incorporé dans l’armée française. Affecté à Bordeaux, dans
le sud-ouest de la France, dans une base d'aviation, il y apprit en particulier
la DCA (Défense Contre Avion). Sa libération coïncide avec le
déclenchement de la Guerre de Libération Nationale. Comme pour
beaucoup de jeunes de Tlemcen, l’assassinat du Docteur Benzerdjeb1 fut le
déclic qui l’amena à rejoindre le fida. Il y introduisit son sens de l’efficacité
joint à un courage à toute épreuve. Il s'illustra par de nombreuses actions de

1
Voir le chapitre intitulé « L’assassinat du Docteur Benaouda Benzerdjeb ».

123
fida en ville. Il abattit plusieurs traitres, et lança des grenades dans des bars
parmi lesquels le "Bar chinois" situé au centre de la ville. II fut en outre
d'une grande efficacité dans la collecte de l'argent. Il fit des pressions sur les
nantis de la ville pour les obliger à aider matériellement la Révolution. Il
réussit en 3 mois, en 1956, à collecter plus de 200 millions de francs de
l’époque. La cellule de fidaï dirigée par Fethi s'illustra par une innovation,
elle fit l'acquisition de plusieurs vélos pour permettre aux fidaïs de fuir les
lieux après y avoir commis un attentat. Activement recherché par les forces
de répression, il rejoignit le maquis. Il faut noter que le FLN versait
régulièrement à sa famille, complètement démunie, une pension à 15 000
francs par mois. Son savoir-faire en matière de DCA fut très précieux. Il
abattit plusieurs avions ennemis, en particulier, lors de la bataille de Ouled
Hammou, entre Tlemcen et Sebra, en janvier 1959, et c'est non loin de cette
dernière ville, au cours de la bataille de Krean, dans la montagne entre Sebra
et Beni-Snous, que ce vaillant fidai et combattant, tomba au champ
d'honneur. Gloire à ce martyr.

124
SID-AHMED BENCHEKRA était mon cousin
Ce chef était brave

125
L’écho d’Oran du 5 juin 1957

126
LA JOURNEE SANGLANTE DU 04 JUIN 1957

Que de sang! Que de larmes!


Que de morts! Que de blessés!
Que de peine! Que de haine!

Aucun Tlemcenien ayant vécu cette journée ne l’a oubliée et ne


l'oubliera pas de sitôt. Ce fut une journée horrible, une des plus terribles de
la Guerre de libération. Au printemps de cette année, la troisième depuis le
déclenchement de la guerre, le colonialisme ne savait plus où donner de la
tête. Les "événements" sont devenus une véritable guerre. Tout un peuple y
participait. Les combattants algériens de l'ALN de plus en plus aguerris, et
de plus en plus intrépides et efficaces, portaient des coups sévères aux
armées coloniales, tantôt au cours de véritables batailles, tantôt par des
attentats ou des sabotages. Face à cette généralisation de la résistance,
l'occupant fut contraint de renforcer ses forces de répression, en augmentant
sensiblement ses effectifs, militaires et policiers, notamment dans les villes,
pour empêcher une opération d'envergure à l'intérieur des cités, et protéger
la population européenne et juive qui prit fait et cause pour la politique
répressive du gouvernement français, et qui participait souvent activement, à
la répression. Il opta pour un quadrillage des grands axes comme ce fut le
cas pour Tlemcen, et pour des offensives contre les implantations des
maquis dans les environs de la ville, puisque pas moins de 20 000 soldats
étaient en campagne entre l'axe Ouzidane, Saf-Saf, El-Ourit jusqu'à Sebra en
passant par El Kalaâ Supérieur, Sidi Tahar et Terny, procédant à des
opérations d'envergure de ratissage. Le résultat de cet énorme déploiement
de forces fut le ralentissement des actions de I'ALN. A l'intérieur de la ville,
les fidaï de leur côté, rencontrèrent face à ce quadrillage des campagnes et
du contrôle très serré de la population musulmane, beaucoup de difficultés à
préparer des actions au cœur de Tlemcen. Chaque passant musulman,
homme ou femme, était l'objet d'une fouille systématique. Devant l'ampleur
de l'offensive ennemis, nos unités de Moudjahidine et nos groupes de fidaïs

127
étaient contraints à diminuer de leurs activités et souvent à se terrer.
Constatant la diminution du nombre d'attentats, d'actions de sabotage et
d'opérations d'envergure de la part des moudjahidine, la population perdit un
peu de son enthousiasme. Les recettes des cotisations chutèrent d'une
manière brutale. De 45 millions de francs, au mois d'avril 1957, les recettes
n'atteignirent que 22 millions de francs le mois de mai de la même année. Il
faut préciser que les fonds récoltés par les cotisations servaient à acheter les
armes, les équipements et le ravitaillement, ainsi qu'à aider les familles de
Chouhada, et les paysans qui avaient tout perdu, car leurs récoltes étaient
systématiquement détruites, et leur bétail tué, par les soldats français qui
châtiaient à leur manière, les campagnards soupçonnés d'aider les
maquisards.
La situation devint très préoccupante pour l'Etat-major de I'ALN. Un
jour, Si Salah, mon Chef direct, reçut une lettre du commandant Djaber que
je m'empressai de lui lire. L'ordre nous était intimé de mettre fin à notre
léthargie, et de préparer plusieurs opérations en même temps, à Tlemcen-
ville, afin de disperser les forces de l'occupant d'une part, et de remonter,
d'autre part, le moral de la population, ce qui augmenterait son adhésion à la
lutte. Sans la participation de la population, une guerre, comme celle que
nous menions, aurait été facilement étouffée. Après mûres réflexions, cinq
opérations à effectuer par cinq groupes de fidaïs, furent envisagées. La mise
au point me fut confiée, parce que j'étais un enfant de la ville. Si Salah me
laissa l’initiative de préparer, puis de diriger les groupes de fidaïs à qui
j'expliquais longuement les techniques des attentats, selon la nature de
l'arme utilisée. Connaissant tous les passages menant à la ville, j'indiquais
avec précision les endroits prévus pour les actions envisagées, ainsi que les
plans de rechange, au cas l'ennemi venait à changer l'itinéraire de ses
patrouilles.
Par une journée ensoleillée du 04 juin 1957, à 7h 30 du matin, la
première action fut enclenchée par l'attaque d'une jeep près du tombeau du
Rab (quartier Kbassa), au nord-est de la ville. La grenade lancée fit un mort
et deux blessés parmi les militaires français. Quelques heures plus tard, soit

128
à 10h 30, le siège de la gendarmerie sis à Riat El-Hammar, quartier situé à
l'Est de la ville, fut attaqué à la grenade faisant deux morts et plusieurs
blessés dans les rangs de l'ennemi. La troisième action visant un bar situé
dans la rue de Bel-Abbès, en face du café "La Coupole", fut une réussite
totale, car elle fit un nombre important de morts et de blessés, et provoqua
aussi des dégâts importants à la bâtisse elle-même. Le but était de marquer
au fer rouge ces actions, et pour cela il fallait laisser des traces visibles. Au
bas de la médersa Dar El-Hadith, établissement scolaire et religieux édifié
grâce aux contributions de la population, inauguré par Cheikh Benbadis et
El-Bachir EL-Ibrahimi en 1937, une bâtisse abritait un corps d'armée de
mercenaires sénégalais ; elle fut attaquée à la grenade, causant un certain
nombre de morts et beaucoup de blessés parmi les soldats. En ce jour de
mardi 4 juin 1957, et précisément à 18h 20, le colonialisme allait recevoir
un coup de masse terrible.
J.F.Kennedy, Sénateur Américain à l'époque, et futur président des
Etats Unis d'Amérique, déclara devant le congrès que l'Algérie devait
accéder à l’indépendance1.
Une répression féroce et aveugle allait suivre ces actions des
patriotes. La soldatesque fut lâchée sur la population civile qui compta
plusieurs dizaines de personnes assassinées. A côté du lieu de l'événement,
un commerçant en maroquinerie, Ahmed Bendimerad, accompagné de ses
deux fils, Abderrezak et Mustapha, tarda à fermer sa boutique. Apres l'avoir
fermée, les Bendimerad se dirigèrent vers le magasin de Bachir Bentchouk,
bravant ainsi tous les dangers, au lieu de se refugier chez les marchands
juifs qui leur ont proposé de s'abriter dans leurs magasins. Ne pouvant
avancer, les Bendimerad et El-Hadj Ahmed El-Hassar restèrent à l’intérieur
du magasin Bentchouk. Les CRS qui entouraient l’actuelle place des
martyrs (l'ex Medress), ne laissaient passer personne. Une demi-heure
après, trois Sénégalais, accompagnés d'un agent de police français,
s'avancèrent vers le magasin. "Ils nous demandèrent de nous mettre contre

1
Voir le Journal "Le Monde' daté du Mercredi 5 Juin 1957

129
le mur", me dit Abderrezak Bendimerad qui à survécu à 1'attaque1. En
entendant des coups de feu, les mercenaires sénégalais tirèrent à leur tour à
bout portant sur les personnes présentes dans le magasin. Ahmed
Bendimerad fut tué sur le coup et son fils Mustapha, âgé de six ans,
grièvement blessé mourra quelques instants plus tard. Quant à El-Hadj El-
Hassar blessé, il décéda un mois après la tragédie. Le survivant A.
Bendimerad, blessé, ne dut son salut qu'à la ruse, il fit le mort pendant un
quart d'heure. Cette famille venait de perdre le père et le fils en un seul
jour, elle qui s'était donnée corps et âme à la Révolution, donnant la
possibilité aux fidaï de cacher des grenades dans son magasin, dans des
couffins en alfa. Ce jour de juin 1957, vit la mort de plusieurs autres
personnes, dont Abdelkader Snous, retraité de banque, Addou Mohamed,
gardien de prison en retraite, Dembahri, homme atteint de cécité. Toutes
furent froidement abattues dans la rue.
De leur côté, des légionnaires lancèrent une grenade dans un café
situé sur l'actuel Boulevard Colonel Lotfi, non loin du Medres (l'actuelle
Place des Martyrs). La déflagration fit de nombreuses victimes. Ensuite, les
légionnaires pénétrèrent dans le café et achevèrent tous les blessés par des
tirs de mitraillettes. Le seul survivant eut la vie sauve en se cachant derrière
le comptoir du café. Le lendemain, lors d'une enquête menée par un officier
supérieur français, il était présent. Le colonel a considéré comme un
véritable miracle que la personne en question ait pu échapper au massacre.
II lui dit: "Mais vous êtes un marabout!". Puis il imputa devant
l'assistance, le massacre aux Sénégalais. Mais le "miraculé", témoin
gênant lui dit: "Non monsieur, ce sont des blancs qui ont achevé les
blessés, j'ai tout vu par un interstice du comptoir". Non content d'avoir
fusillé des innocents, les Sénégalais se déchainèrent au moment de la
prière du Maghreb (coucher du soleil) à la Grande mosquée de Tlemcen.
Des éléments de l’armée coloniale pénétrèrent à l’intérieur du lieu

1
J’ai pris le témoignage de A. Bendimerad qui gère toujours le magasin du
père, il fut témoin des événements de cette journée.

130
sacré, et massacrèrent plusieurs personnes en pleine prière. Parmi elles
figurait l'Imam de la mosquée, Djelloul Benosmane qui dirigeait à cette
heure, la prière. Il fut conduit à l'extérieur de la mosquée à coups de
crosses, pour être ensuite abattu.
Jamais Tlemcen n'a vu pareille horreur; des mercenaires sénégalais
et des légionnaires profanèrent des lieux sacrés, et massacrèrent des
dizaines d’innocents sous l'œil approbateur de leurs officiers français. En
tout une quarantaine de personnes furent tuées ce jour-là. Parmi les
morts, en dehors de l'imam Djelloul. Benosmane, périrent aussi d'autres
notables de la ville, tels Omar Benyelles et Menouar, tués tous à
l'intérieur d'un café. Mais toutes les opérations accomplies par les fidaïs
avaient atteint leur but, elles affolèrent l'ennemi, et mirent à mal son
dispositif considéré auparavant, comme infaillible. La réussite de ces
opérations était telle que le moral de l’armée française en fut ébranlé.
Toutefois, la cinquième action a dû être annulée, l'acheminement des
armes vers la ville n'ayant pu se faire la veille de l'opération. Les quatre
opérations eurent le mérite de fixer l'occupant à Tlemcen ville et de
desserrer l’étreinte sur les environs permettant aux maquisards de
souffler un peu pour quelque temps. Ainsi, ces actions atteignirent le but
escompté.
Un autre drame fut évité grâce au sang-froid d'un homme qui va
payer de sa vie son courage. Une trentaine de personnes se sont refugiées
dans la mercerie de Massoum située sur l'actuelle Place des Martyrs (ex-
Medress). Toutes ont pu se cacher dans une soupente du magasin. Une
seule personne était debout à la porte quand des soldats sénégalais
surgirent, et demandèrent s'il y avait quelqu'un dans le magasin. La
personne ayant gardé tout son sang-froid répondit qu'il n'y avait qu'elle.
Elle fut abattue froidement sur le champ. Les 30 personnes ont assisté
impuissantes à cet odieux assassinat.
Mais le bilan de cette journée aurait été bien plus lourd sans,
selon différents témoignages, l'attitude digne et humaine de nombreux
soldats français, des appelés. Humiliés par le succès de nos opérations,

131
malgré les ratissages et le quadrillage de toute la région, et malgré le
dispositif militaire mis en place à l'intérieur et à l’extérieur de la ville, les
chefs militaires français voulaient lâchement tirer vengeance de l'affront
causé par nos attentats simultanés dans différents quartiers de Tlemcen,
en assassinant le plus grand nombre possible d'habitants de la ville. Ils
rassemblèrent effectivement plusieurs centaines d'Algériens sur le
Boulevard Lotfi, et ils s'apprêtèrent à les abattre. Plusieurs appelés ayant
compris à quelle sale besogne ils allaient être mêlés, permirent à de
nombreuses personnes de quitter les lieux et de s'enfuir. D'autres ont
carrément caché un grand nombre d'habitants dans des magasins et des
immeubles des parages. Les témoins parlent de plusieurs dizaines de
personnes sauvées ainsi par les appelés français.
D'autres témoins dignes de foi, parmi les personnes rassemblées
sur le Boulevard par les militaires en vue de les exécuter sommairement,
disent qu'ils ont assisté à une vive altercation entre le Préfet (Wali) du
département (wilaya) accouru sur les lieux, et un officier supérieur
partisan de la tuerie punitive. Le Préfet opposé au massacre envisagé,
menaça l'officier de dévoiler toute la vérité, et de lui imputer le carnage,
s’il a lieu. L'officier ayant d'abord pensé sans doute que le crime envisagé
allait passer sous silence ou être minimisé ou même attribué aux
"rebelles", comme dans d'autres régions a fini par flancher devant la
ferme prise de position du Préfet. Les témoins précisent que les
personnes détenues et restées debout depuis plusieurs heures, furent
libérées après le début du couvre-feu.

132
LES LYCEENS ET LE FIDA

La Révolution algérienne avait besoin de tous ses enfants, de toutes


ses forces, pour tenir en échec les desseins d'un ennemi puissant et féroce
qui utilisait tout son potentiel militaire et économique, pour contrecarrer les
actions héroïques préparées minutieusement par nos stratèges militaires, et
la résistance de tout un peuple. Donc, la Révolution n'avait pas d’âge. Pour
cela j'étais en contact permanent avec des lycéens. Parmi eux un groupe
formé de Mahmoud Abi-Ayad, Mohamed Mesli, Mohamed Meziane, Kazi
Tani et Mourad Bendimerad. Chaque fois qu'ils me le demandaient, je leur
montrais comment se conduire pendant et après une opération; je leur
inculquais également les principes nobles de notre juste cause. Ils étaient
très réceptifs à mes propos. Leur curiosité n'avait pas de limite. animés
d'une volonté de fer, ils désiraient tout savoir. Un jour de juin de l’an 1957,
ils décidèrent de passer à l'action, et demandèrent mon aide. Ils avaient
l'intention de s'attaquer à une cérémonie officielle au collège de Slane
(aujourd'hui collège lbn Khaldoun). Je leur remis une grenade quadrillée
anglaise. Je leur ai conseillé d'introduire la grenade la veille, ce qu'ils firent.
Mesli se chargea de la cacher dans une chasse d'eau à l'intérieur des
sanitaires du collège où devait avoir lieux une distribution des prix. Le jour
de la cérémonie, une fouille systématique de tous les élèves fut imposée à
l'intérieur du Collège, car le Préfet du département devait prononcer un
discours. A l'intérieur, la fête battait son plein, la fanfare exécutait des
morceaux gais. Ensuite, le directeur de l'établissement prononça une
allocution, Alors qu'il parlait, Mohamed Mesli lança une grenade en
direction du Préfet. Malheureusement, elle n'atteindra pas le but escompté,
car mal lancée. Le Préfet, entrainé à ce genre de situation, arriva à sauter
en plongeant. Il y eut, cependant des dégâts, un mort et dix blesses, et le
vaillant fidaï s'en est sorti vivant et libre.
Le calme revenu, le Préfet prit la parole et aborda le sujet de la
guerre et des attentats.

133
- "II faut, dit-il, liquider les commanditaires de ces actions et non pas
ces jeunes exécutants qui sont manipulés". Et d'ajouter:
- "Ces fellagas sont comme une vipère à qui il faut couper la tète
pour qu'elle ne répande pas son venin."
Cette action, même si elle n'a pas abouti, a mis en évidence l’audace
de ces jeunes lycéens qui s'engageaient sans complexe sur les traces de
leurs aînés, et aspiraient à suivre l'exemple des plus illustres héros de la
ville, et de tout le pays. D'ailleurs, l'un d'eux, Mohamed Meziane tombera
au champ d'honneur quelque temps après, c'est dire la détermination qui
animait cette frange de la population. Décidément, les jeunes, à cette
époque-là, montraient beaucoup de sérieux et d'abnégation dans leur
comportement, seuls éléments garants du triomphe d'une noble cause.

Des jeunes lycéens de gauche à droite :


MESLI, B.BALI, ABI AYAD et MEZIANE

134
LA MARCHE FUNEBRE VERS OUJDA

Par une journée chaude, de ce mois du 02 juillet 1957, un


rassemblement eut lieu dans notre Q.G. sis à Sidi Abdellah près d'El-
Eubad. Cette grande réunion avait pour but d’étudier une nouvelle
stratégie militaire pour contrecarrer l'ennemi qui devenait de plus en plus
menaçant. Le manque de D.C.A. ne nous permettait pas de nous défendre
contre les raids meurtriers de l'aviation ennemie car parfois le relief ne
nous permettait pas de nous replier, et de nous mettre à l’abri, De
nombreux moudjahidine se faisaient massacrer au cours de ces attaques
aériennes.
Un jour, au cours d'un rassemblement, le commandant nous posa
la question suivante:
- "Qui de vous est instruit en arabe et en français?".
- "Moi" repondis-je. Il me dit:
- "Tu es muté au Maroc, on a besoin de toi là-bas".
Le commandant nous salua et partit. Réveillé depuis quatre heures du
matin, je gagnais une maison toute proche et je me couchais. A mon
réveil, j'appris que le départ pour le Maroc était imminent. Nous étions
cent neuf hommes et femmes à effectuer en cortège, une marche vers
Oujda. Ce n'était pas une partie de plaisir d'autant plus que nous devions
effectuer cette longue marche sans être armés, car il était interdit de faire
sortir des armes du pays. Sur les 109 hommes du cortège, nous étions
seulement cinq à être armés. A cinq, ne portant que des armes légères
nous devions escorter et assumer la défense de cette longue caravane,
dans un pays en guerre contre un ennemi puissamment armé.
Le jour du départ, Si Salah perdit son air sévère. Il était doux et
très aimable. II me fit ses adieux avec effusion. Il me remit un pistolet
mitrailleur, une grenade, et un revolver.
- "Nous nous reverrons à l’indépendance." lui dis-je;

135
- "In challah, mon fils" me répondit-il. C'était la dernière fois que je le
voyais puisqu'il tomba un mois et demi après, au champ d’honneur.
Nous n'attendions pour partir que le retour de Boudjenane, un
militant parti voir sa femme et ses enfants. II tardait à venir et tout le
monde s'impatientait. On ne reverra jamais ce fidaï qui avait été vendu
aux Français. Son beau-père garde champêtre à Boudghène, a été le lien
entre lui et les autorités françaises qui lui promirent la vie sauve au cas
où il se rendrait. Parti voir ses parents, Boudjenane ne se doutait pas du
guet-apens tendu par les forces coloniales. Celles-ci encerclèrent la
maison et Boudjenane fut emmené et torturé malgré les promesses faites
à son beau-père. Boudjenane succombera des suites des tortures qu'il
subit. Son beau-père connaîtra plus tard le même sort. Durant notre
longue attente, Si Salah Hamadouche discutait avec nous et nous prîmes
ensemble beaucoup de photos souvenirs. Puits l'ordre du départ fut
donné, et le long cortège formé par quelque cent neuf (109) hommes et
femmes démarra. Nous marchions, tout en observant les règles de
sécurité habituelles. Des agents de liaison se relayaient pour nous
indiquer le chemin à prendre. Malheureusement, en dépit des
précautions, l'ennemi nous repéra à notre arrivée près du village des
Ouled Hammou entre Zelboun et Sebra, et les tirs ne tardèrent pas à
crépiter de toutes parts. Mohamed Boukli, blessé auparavant, montait un
baudet; il fut le premier à tomber au champ d'honneur. L'attaque de
l'armée française était soutenue par l'aviation. Nous fûmes obligés de
nous mettre à l'abri pour éviter d'être massacrés par les bombardiers. Le
lendemain, nous comptions déjà onze morts, dont trois femmes.
Au village Ouled Hammou régnait une chaleur torride; nos soldats
n'avaient rien mangé depuis deux jours. Des montagnards nous ont donné
du pain, des oignons et du café poivré : c'était mieux que rien. A
l'intérieur d'une maison nous avons soigné les blessés. L'officier Omar
dépêcha un éclaireur pour voir si le chemin était libre. Inquiet de ne pas
le voir revenir, il escalada une hauteur, et vit au loin des tanks ennemis.
Rapidement, il dévala la pente et vint vers nous pour nous ordonner de

136
nous cacher. Les soldats français s'approchèrent de nos caches. Ils étaient
accompagnés de toute une meute de chiens. Arrivés à un endroit, les
chiens commencèrent à gratter le sol. Une cache venait d'être découverte.
Plusieurs hommes furent obligés de se rendre. J’étais dans une autre
cache, la jeune militante Leila était avec moi. Son courage n'avait pas
d'égal. Nous dûmes attendre plus de huit heures pour qu'un paysan vienne
nous ouvrir la cache, et nous informa du départ de l'ennemi. Nous
sortîmes de notre abri, et en rejoignant les autres combattants, Driss nous
apprit que le nombre de nos morts avait atteint vingt trois depuis notre
départ d'El-Eubad.
La marche reprit sous une pluie fine. Nous atteignîmes Sebra. En
ce lieu, les Français nous attendaient. Décidément, l’ennemi n'avait pas
perdu nos traces. Une rude bataille s'engagea, et là encore nous nous
repliâmes en laissant douze morts sur le terrain. Le coût devenait
excessif. Vers dix-sept heures, nous atteignîmes le village de Fillaoucène.
Au loin nous vîmes brûler la forêt environnante. A l’entrée d'une
chaumière, un paysan se tenait dans sa djellaba, son visage livide nous
donna une idée de la gravité de la situation.
- "Que se passe-t-il?'', lui demanda Omar.
- "Ce sont les soldats français qui ont allumé l'incendie", répondit le
paysan, puis il ajouta: "ils vous cherchent depuis longtemps. Croyant que
vous étiez dans la forêt, ils l'ont incendiée". Omar se retourna vers le
lieutenant Driss et lui demanda si nous devions poursuivre notre marche,
ou s'il était plus prudent de rester cachés en ces lieux. Nous décidâmes
d'attendre pour voir la réaction de l’ennemi. Un éclaireur escalada une
colline pour repérer les positions des militaires français. Ensuite, Driss,
petit homme trapu, aux sourcils froncés, vêtu d'une tenue bigarrée de
parachutiste, et portant un chapeau de brousse, s'avança vers nous et dit
tout haut:
- "Aujourd'hui, c'est l'étape décisive vers Oujda. Nous n'aurons rien à
manger". Vite, je dévalai une légère pente, je remplis ma gourde d'une
eau douteuse. Pour boire, il fallait que je la filtre avec un tissu et je me

137
rendis compte en voyant ce qui restait, quand l'eau passait, que celle-ci
n'était pas potable, elle grouillait de sangsues. Mais nous n'avions pas le
choix, il fallait survivre. C'était cela ou la mort de soif. Un peu plus tard,
nos valeureux combattants étaient allongés sur l'herbe. Soudain un bruit
d'avion se fit entendre dans le ciel, il fallait prendre le départ, car nous
étions de nouveau repèrés par l'ennemi qui ne nous laissait aucun répit.
Notre inquiétude augmenta du fait que notre éclaireur Redouane n'était
toujours pas de retour. Puis, nous vîmes un cheval monté par un paysan
se dirigeant vers nous. II s'approcha et nous dit:
- "Il faut lever le camp, les soldats français sont à vos trousses. Ils ont
déjà tué un des vôtres". Nous comprîmes que Redouane était tombé au
champ d'honneur.
La marche macabre vers la frontière reprit de plus belle.
Rapidement, nous nous sommes rendu compte que nous étions encerclés.
De plus, un avion nous poursuivait sans relâche. Ainsi, toutes les issues
étaient bloquées, des rafales tirées par les soldats français fusaient de
partout. Vu le petit nombre d'hommes armés, notre riposte ne pouvait
être qu'insignifiante. Nous étions tombés dans un piège. De nombreux
combattants tombèrent. Les autres paniquèrent. Ne sachant où aller et où
se cacher, voyant leurs compagnons tomber en grand nombre, ils
perdirent contenance et s'affolèrent. Les combats ne se calmèrent pas
avec la tombée de la nuit. La panique redoubla quand les djounoud
constatèrent que nos guides, des agents de liaison, ne parvenaient pas à
s'entendre entre eux sur le chemin à prendre. Chacun avait son idée et sur
la direction à prendre. Certains djounoud m'on avoué, plus tard, que l'idée
du suicide les effleura. Ils savaient ce qui les attendait s'ils tombaient
entre les mains de l'ennemi. Petit à petit, nous réussîmes à reprendre les
choses en main, et à apaiser tous nos compagnons. Sans le sang-froid et
le courage, nous ne pouvions sortir de ce mauvais pas. Nous réussîmes à
nous faufiler entre les lignes ennemies. Il est vrai que nous n'étions plus
que quinze sur les 109 au départ. Nous avions le ventre creux. Mon
cousin Abdelkrim Benchekra, malgré le tragique de la situation où nous

138
nous débattions, voulait plaisanter. Il vint vers moi avec une touffe
d'herbe dans la bouche et me dit:
- "Cousin! Bêê, bêê", imitant le bêlement du mouton. Il mangeait de
l'herbe J’essayais tant bien que mal de l’imiter, je nettoyais des touffes et
je les mâchais à mon tour comme une vache. Nous n'avions rien à manger.
Après la terrible épreuve de la veille nous avancions sans difficultés. Au
petit matin, nous atteignîmes une bourgade où des paysans nous reçurent
à bras ouverts. Les quinze hommes furent repartis en groupes dans les
maisons. Je me retrouvais avec Driss, Mohamed Benyahia et Djaber dans
la même maison. Une femme nous servit à manger. Mes pieds me
faisaient très mal. Je ne pouvais plus bouger. Nous sommes restés à
l'intérieur de cette demeure, jusqu'au lendemain. Dans la journée, je me
suis promené avec Leila dans les champs, mes jambes étaient moins
lourdes, et la fatigue de la veille commençait à s'estomper. A un moment,
Leila s'approcha de moi et me dit:

139
MOHAMMED BOUKLI dit « RACHID »
Il fut le premier à tomber en martyr à la suite de
cette marche macabre

140
 "Pouvons-nous traverser la frontière sans problèmes?", je la réconfortai
de mon mieux.
 "Mais, bien sûr, répondis-je. Nous traverserons de nuit sans que
l'ennemi nous repère".
Le soir venu, la traversée de la frontière était entamée, nous
marchions en file indienne pour éviter les routes et sentiers minés par
l'armée française. Djaber, en tête de la file, guidait le groupe. A l'aide d'un
poignard il essayait de repérer les mines éventuelles. Il nous fut d'une
grande utilité, il réussit à déterrer plusieurs mines. Une heure plus tard,
nous atteignîmes des tentes situées à deux kilomètres de Touissit, village
marocain près d'Oujda. Seulement un problème se posa. La distance nous
séparant du village était nue, il n'y avait pas d'arbres, et en traversant cet
espace, l'ennemi pouvait facilement nous repérer. Aussi nous eûmes
recours à un stratagème. Nous avons traversé l'espace deux à deux, revêtus
de djellabas empruntées à des bergers du coin. Seulement, cette ruse nous
prit beaucoup de temps, parce que les deux qui parvenaient au but devaient
envoyer un passeur avec les djellabas pour les suivants. Le même scénario
se répéta jusqu’à notre arrivée à Touissit en territoire marocain où nous
fûmes repartis dans plusieurs maisons. Je me suis retrouvé avec Mohamed
Meziane, Mohamed Benyahia et Si Ahmed de Sidi Labdelli. Nous étions
chez un couple d'Algériens d'El-Bayadh qui venaient de se marier.
Le calvaire prit fin. Fatigué, je m'endormis. Le lendemain en me
réveillant je vis à ma grande surprise mes pieds enveloppés dans des
chiffons. Notre hôtesse eut l’ingénieuse idée de me mettre, pendant que je
dormais, du henné avec de l'alun pour soulager mes douleurs. Je ne m'étais
rendu compte de rien. Après un repos bien mérité nous nous dirigeâmes
vers Oujda où nous attendaient les responsables civils et militaires pour
nous affecter chacun, dans un camp. Ma destination était Berkane où se
trouvait une ferme appartenant à un Algérien nommé Belhadj.
L'expédition que nous venions d'effectuer fut particulièrement
difficile et meurtrière, du fait que notre groupe -je le rappelle - était

141
presque désarmé. L'ennemi renseigné sur notre déplacement, nous a
poursuivis sans répit, d'où les lourdes pertes qu'il nous infligea. Au lieu des
deux ou trois jours de marche qu'il fallait habituellement de Tlemcen à
Oujda, nous avons mis 7 jours pour atteindre le territoire marocain. Nous
avons dû faire des détours, particulièrement dans la montagne de
Fillaoucéne pour échapper aux unités françaises nous poursuivant, et pour
éviter les postes militaires ennemis de la région frontalière.
Nous avons été privés le plus souvent de manger et parfois d'eau,
marché sous le feu de l'ennemi qui n'a que rarement perdu nos traces.
Seules onze personnes survivront à cette marche funèbre, sur un total de
cent neuf hommes et femmes. Parmi les rescapés figurait la jeune Leila qui
montra un courage à toute épreuve depuis notre départ de Tlemcen.
Apres diverses péripéties pour arriver au centre d'instruction, je
reçus avec d'autres djounoud une instruction accélérée à Berkane, ville
située à une cinquantaine de kilomètres au nord d'Oujda. Les cours se
déroulaient à l'intérieur de la ferme de Belhadj. La formation portait sur les
opérations de minage et de déminage. Les cours étaient dispensés par
plusieurs instructeurs dont Si Abdellah Nehrou qui me marqua par ses
dons de pédagogue, et son sens de l'orientation. En outre, il parvenait à
gonfler le moral des djounoud. Je restai pendant longtemps au camp de
Berkane; car on devait nous envoyer en Egypte, pour une formation dans
le domaine de l'aviation. Notre attente restera vaine; les passeports
n'arrivèrent jamais. Je restais au Maroc, mais je fus muté avec 8 autres
camarades mineurs-démineurs à la huitième zone, dans la ville de Figuig,
dans le sud que je vis pour la première fois, après un voyage long et
éprouvant en autocar qui dura plus de quinze heures.

142
L'ATTENTAT CONTRE LE COMMANDANT SLIMANE
ET L’AFFAIRE DES OULED DJRIR

Arrivé au camp avec les autres djounoud, nous fûmes reçus par le
commandant Slimane, et le capitaine Akbi. Mes autres camarades ayant
été mutés dans différents secteurs de l’intérieur de l'Algérie, je restais seul
mineur-démineur dans le campement de Figuig. J'avais pour mission de
former des stagiaires dans les techniques de minage et déminage, et dans la
manière de couper les barbelés. A signaler que Figuig ne se trouvait qu'à
cinq kilomètres de la ville algérienne de Beni Ounif, près de Béchar. On
m'avait confié aussi, la tâche de faire traverser les responsables et les
djounoud de l'autre côté de la frontière. J’étais, pour ainsi dire, le passeur,
ce qui me permettait de mettre en pratique la théorie que j'enseignais aux
stagiaires.
Les français avaient, pour empêcher l'arrivée en Algérie des armes
et des nombreux volontaires algériens venant d'Europe occidentale,
particulièrement de France, et évidemment de la communauté algérienne
du Maroc qui a payé un lourd tribut à la libération du pays, construit un
barrage fortifié formé de deux lignes de barbelés électrifiés, et des champs
de mines avec entre les lignes de barbelés, un chemin permettant le
passage de blindés et de véhicules militaires. Un grand nombre de nos
djounoud perdirent la vie en traversant le barrage fortifié. Mais, à chaque
fois en ouvrant des brèches, je découvrais que l’armée française essayait
de nous piéger par des mines bondissantes, ce qui m'obligeait à redoubler
de vigilance. Tout alla bien au début, et je n'ai eu pratiquement pas
d'ennui.
A la fin de l’année 1957, une tournée du leader marocain Allal El-
Fassi, président du parti l'Istiqlal, l'amena jusqu'à Figuig, et dans le
discours qu'il prononça, il laissa stupéfaits les responsables algériens
présents; il déclara que les villes de Béchar et Tlemcen faisaient partie du
Maroc. La situation ne fut plus la même dans la compagnie, après ce

143
discours irresponsable et provocateur. Certains djounoud furent ébranlés
dans leur moral, et une psychose de doute s'empara d'une grande partie
des combattants. A partir de ce jour-là, les autorités marocaines nous
obligèrent à leur demander des autorisations pour traverser la frontière.
Au début, nous respectâmes leur décision, mais par deux fois, nous
faillîmes tomber sur les patrouilles de l'ennemi français qui semblait nous
attendre. Qui l'avait informé. Dès lors, nous avons ignoré cette décision,
ce qui nous a valu un jour, un accrochage avec une unité de l'armée
marocaine. Nous sommes arrivés à passer par force. Un autre accrochage
eut lieu, une autre fois, avec l’armée marocaine qui emprisonna deux de
nos djounoud. Nous n'étions pas au bout de nos peines puisque lors d'une
traversée, les soldats français nous attendaient de pied ferme. Nous dûmes
nous replier pour éviter un carnage, La collaboration entre Marocains et
Français ne faisait plus de doute.
Peu de temps après, les choses s'apaisèrent et les relations avec les
autorités marocaines de la région, redevinrent normales. il m'arrivait de
faire passer des personnes plus de deux fois en un seul jour. Parmi les
personnes que j'ai guidées, il y avait des responsables, comme Si
Abdelwahab et Si Ghouti, deux chefs de zone à l’intérieur du pays.
J'évitais les jours de pleine lune, afin de ne pas être repéré par l’ennemi qui
disposait de moyens de plus en plus sophistiqués pour contrecarrer nos
entreprises, et nous empêcher de pénétrer à l'intérieur du territoire algérien.
Pour éviter le piège des mines bondissantes, j'emmenais avec moi deux
personnes qui se chargeaient d'isoler les fils, tandis que je coupais avec la
cisaille les barbelés électrifiés,
Le commandant Slimane (Kaïd Ahmed) venait rarement au
campement depuis l'attentat qui le visa. Il l'a échappé belle; le tireur, un
membre de la tribu des Ouled Djrir le rata de très peu. Le discours
pernicieux de Allal El-Fassi avait atteint son but. Il jeta le trouble dans les
esprits d'une partie de nos djounoud, et réussit à diviser leurs rangs pour
un temps, comme nous le verrons plus avant. Le trouble introduit par les
agissements de Allal El-Fassi et de l’Istiqlal sur une partie de nos

144
éléments, faillit avoir des conséquences dramatiques. Un jour, je fus
convoqué par Kaîd Ahmed et le capitaine Okbi qui m'ont confié la
mission de convoyer cent dix hommes de l'autre coté de la frontière.
Après avoir designé mon remplaçant pour se charger des opérations
habituelles de déminage permettant la traversée des lignes de barbelés,
j'envoyais une autre équipe à la frontière, pour opérer une diversion,
chose qui nous évitera l'accrochage avec les soldats français; je pris le
départ avec les djounoud à vingt trois heures. Un agent de liaison nous
accompagnait. Arrivés à la frontière, l'opération de déminage commença,
puis l'ouverture du mur de barbelés. Quarante minutes plus tard, nous
étions en territoire algérien. Jusque là tout s'est bien déroulé. Nous
marchâmes jusqu'à deux heures du matin. Puis tout bascula. Des
djounoud, à ma grande surprise me demandèrent de nous arrêter. Croyant
qu'ils voulaient une pause, je m'arrêtais à mon tour. Ensuite, trois de nos
soldats s'avancèrent vers moi.
-"Où allons nous comme cela?", me demandèrent-ils.
- "Je ne sais pas", répondis-je et j'appelais l'agent de liaison qui me dit que
notre point de chute était la ville d'Aflou. La réponse de l'agent de liaison
augmenta la nervosité des soldats qui refusèrent d'avancer.
- "Silence", dis-je.
- "Que ceux qui ne veulent pas partir se mettent à ma gauche, les autres
volontaires à ma droite". Une quarantaine d'hommes étaient volontaires
pour reprendre la route, les autres, c'est-à-dire la majorité, refusaient d'aller
de l'avant. Je ne voulais pas réfléchir davantage. Je donnai l'ordre de
rebrousser chemin car il ne fallait pas prendre de risques. Vers cinq heures
du matin, nous étions de retour au campement de Figuig. Je réveillai Kaïd
Ahmed, alias commandant Slimane, et je le mis an courant de la situation.
Il fut stupéfait. Il approuva la sagesse de ma décision. Il fallait y penser.
Imaginez des djounoud libres, les armes à la main et sans commandement.
Cela aurait été une catastrophe.
Deux jours plus tard, le commandant Slimane réussit, sans violence
aucune, à désarmer les djounoud récalcitrants et les démobilisa. Ces

145
militaires recrutés dans la région de Béchar étaient de la tribu des Ouled
Djrir. Après les propos assassins de Allal El-Fassi, ils commencèrent à
douter du fondement de la lutte. Pourquoi continuer à supporter les
horreurs de la guerre, alors qu'ils étaient déjà indépendants? Cet épisode
noir, lors de mon passage à la huitième zone, a néanmoins mis en valeur
mon sang-froid, et la sagesse du commandant Slimane qui parvint à
désarmer les insoumis avant de les libérer. Nous avons évité une crise
grave aux conséquences imprévisibles. Plus tard, je sus par quelques
soldats qui m'accompagnaient lors de la tentative de mutinerie des Ouled
Djrir, qu'ils avaient l'intention cette nuit-là, de me ligoter puis de me
ramener à Figuig pour me déposer à l’entrée de notre camp, puis d'aller se
rendre avec armes et bagages, aux autorités marocaines. Seules les
excellentes relations que j’entretenais avec eux tous, et mon affabilité
m'ont sauvé et les ont semble-t-il, fait renoncer à cette idée.
Ensuite, les choses se déroulèrent comme par le passé. Les cours
reprirent avec les stagiaires que j'ai vu défiler sans arrêt. Je donnais des
cours théoriques et pratiques de minage et de déminage à des groupes.
Souvent des sections de 33 soldats se succédaient. Je leur expliquais les
différences existant entre les mines bondissantes, les mines à pression,
ainsi que les mines anti-personnelles. Les stagiaires étaient très attentifs, je
n'eus aucun problème de discipline avec eux. Evidemment, certains
stagiaires étaient plus doués que d'autres1.

1
Voir les listes des stagiaires qui sont passés entre mes mains. Je les ai
conservéees jalousement jusqu'a ce jour.

146
LES OPERATIONS DE LA 8è ZONE ET LA FIN TRAGIQUE DE
BENOSMANE

En cette année de 1958, le climat rude de cette contrée du sud


marocain n'empêcha pas les stagiaires de défiler dans ma classe par
dizaines, selon le programme que j'ai établi à la demande des responsables
civils et militaires. Au cours de ces stages, j'ai rencontré beaucoup de
jeunes à qui j'appris les secrets du minage et du déminage. Les cours
comportaient une partie théorique et une autre pratique au cours de
laquelle j'emmenais les stagiaires par groupes sur le terrain. J'inventais
divers stratagèmes pour induire en erreur les stagiaires en piégeant des
billets de banque par exemple. Seulement, pour ce genre d'exercices, je
n'utilisais que le détonateur. Aux stagiaires j'apprenais les différentes
matières utilisées, et les différentes manières de confectionner des engins
explosifs. Je demandais aux jeunes recrues de faire constamment preuve
de vigilance.
En ce mois de septembre de l'année 1958, un acte de sabotage
important fut réalisé par nos soldats qui ont fait sauter à la dynamite le
pipe-line reliant Hassi R'mel, dans le sud, à Arzew. Quinze jours plus
tard, ces moudjahidine arrivaient à Figuig. Après la tension et la fatigue
du voyage à pied, du centre de l'Algérie jusqu'a la frontière Algéro-
marocaine, ils avaient besoin de se délasser. Je fus chargé de les conduire
du côté du Djbel M'aïz au sud de Figuig. Mais que leur proposer pour se
détendre? Les moyens dont je disposais étaient bien limités. J'ai essayé les
jeux et la chasse aux gazelles, nombreuses dans la région. Le minage et le
déminage étant ma spécialité, j'entrepris de leur apprendre les techniques
que j'avais déjà enseignées jusque là. Mes nouveaux stagiaires, cependant,
étaient au début, méfiants vis à vis de moi, car ils n'acceptaient pas qu'un
jeune de mon âge soit responsable d'un groupe aguerri et expérimenté
comme le leur. Je ne fis pas attention à leur attitude. Par la suite, par mon
comportement cordial avec eux tous et mon affabilité, je finis par gagner

147
leur confiance. Allal, le responsable du groupe, me témoigna de la
considération, et m'exempta de la garde et des corvées des soldats. Tu es
un chef , me dit-il.
J'aimerais ici décrire une corvée quotidienne qui consistait à
préparer un pain assez spécial appelé "El-Mella". Sa préparation
demandait beaucoup de temps. Il fallait pétrir la farine avec de l'eau et du
sel, il n'y avait pas de levain. Nous assemblions en cercle des grosses
pierres lisses que nous couvrions de touffes d'herbe sèche, puis nous
mettions le feu aux touffes pour chauffer les pierres. La pâte aplatie sur les
pierres, était recouverte de petites touffes d'herbe sèche afin que la cuisson
puisse produire une croûte extérieure. A la fin, la pâte était recouverte de
sable, pour être disposée sur les pierres chaudes. II fallait attendre deux
heures pour que notre pain soit cuit. Nous étions en guerre et les moyens
manquaient cruellement. II fallait recourir à toutes sortes d'expédients et de
ruses, pour arriver à survivre dans les maquis à l'intérieur du pays, ou dans
cette nature hostile du sud marocain. Ayant choisi une nuit de dormir
contre un rocher au pied du djebel ou nous campions, le lendemain en me
réveillant, la neige me recouvrait entièrement. Je ne suis parvenu à me
dégager qu'au prix de gros efforts.
Un jour, le commandant Slimane nous informa par message que le
colonel Lotfi allait nous rendre visite. Sur le champ, nous commençâmes à
nous préparer pour recevoir dignement notre illustre visiteur. Dès le
lendemain, il vint à nous et s'enquit de notre situation. A sa vue les soldats
étaient ravis. Sa visite eut pour effet de nous remonter le moral.
De cette région, je garderai un souvenir impérissable de l'hospitalité
des habitants qui se coupaient en quatre, pour accueillir les moudjahidine.
Une fois, nous étions fatigués, nous venions de marcher longuement. Un
groupe de bédouins nous servit un couscous succulent. Jamais auparavant
je n'avais mangé un mets aussi exquis.
Pour distraire les soldats, il m'arrivait d'inventer des jeux pour eux.
Un jour, alors que je jouais aux cartes avec un jeune, j'aperçus dans sa
main un objet que je reconnus tout de suite. C'était un couteau espagnol

148
sculpté, une pièce rare que j'avais en ma possession deux ans auparavant,
et que je remis à mon ami Djamel Benosmane. Intrigué, je questionnais le
djoundi sur la provenance du couteau, et lui demandais comment il se l’est
procuré. L'histoire qu'il m'a racontée me terrassa littéralement. Je suis resté
muet, stupéfait.
Lors d'une bataille acharnée du coté de Saf-Saf, près de Tlemcen,
bataille à laquelle participa mon ami Djamel Benosmane, celui-ci, en se
repliant, oublia son arme, une mitraillette 30. Arrivé au campement, on lui
demanda ce qu'il avait fait de son arme; gêné, il avoua l'avoir abandonnée
faute de munitions. Le commandement réuni, ordonna son exécution.
Perdre son arme dans cette guerre où nos moyens étaient limités, était une
faute impardonnable qu'on payait de sa vie. Mais la perte de cet ami,
surtout dans de telles circonstances, m’a profondément attristée.

149
8éme zone :
L’instructeur BALI et ses deux adjoints

150
BENI OUNIF, MA DERNIERE MISSION

Le capitaine Akbi dit Amar, m'aperçut dans la cour d'un markaz sis
à Figuig, où je donnais un cours sur la manière de saboter un pont. J’étais
en train d'expliquer aux djounoud les points les plus vulnérables d'un
ouvrage d'art, ainsi que la manière de le détruire avec le minimum possible
d'explosifs. Ne voulant pas perturber le cours, Si Amar me chuchota a
l'oreille que deux sections de djounoud allaient arriver ce soir, vers vingt -
trois heures. Ils allaient passer entre les deux postes militaires français de
Beni Ounif. Ils comptaient treize blessés dans leurs rangs, dont six
gravement atteints. Ce jour-là, je saignais abondamment du nez; malgré
cela, je tins à commander moi-même l'opération.
Un peu plus tard, je demandais à mes adjoints d'être prêts pour une
mission secrète consistant à faire traverser la ligne fortifiée de la frontière à
des blessés venant d'Algérie sur des mulets. Pour la réussite de l'opération,
il fallait déblayer les deux lignes de barbelés, sur une largeur d'un mètre
vingt environ. Mais les Français, ayant changé de tactique en posant des
mines anti-personnelles sur une largeur de quatre mètres devant la première
ligne de barbelés, il nous fallait par conséquent déminer d'abord cet espace.
Deux heures de travail étaient nécessaires, et la présence de deux artificiers
pour déblayer le terrain, afin de se frayer un passage assez large, sans courir
de risques. A vingt heures précises, un agent de liaison nous demanda de
ramener deux juments afin d'être en avance sur l'heure prévue. Il fallait
donc, traverser cinq kilomètres, distance séparant Figuig au Maroc, de Beni
Ounif en Algérie. Arrivés à un kilomètre environ du lieu de passage, un
groupe de djounoud nous attendait. A la différence de nos soldats qui
étaient armés, j'avais abandonné mon fusil belge à Figuig; je n'avais sur
moi qu'un pistolet 11/43 pour me défendre. A deux cents mètres du lieu du
rendez-vous, deux agents de liaison nous signalèrent le passage d’un blindé
français. D'habitude, il passait à vingt et une heures mais, ce jour-la, le
blindé, un half-track, est passé avec dix minutes de retard. Bien cachés, nos

151
vaillants soldats m'attendaient. Nous nous dirigeâmes vers le réseau de
barbelés situé non loin de la ligne de chemin de fer Oran-Béchar. Equipés
de cisailles et de pinces isolantes, nous commençâmes le déminage à quatre
mètres de la ligne de barbelés où le terrain était piègé par des mines anti-
personnelles, dites mines à encrier.
C'étaient des mines en plastique de 120 grammes environ, contenant
de la poudre et des éclats en fer. Elles étaient couvertes d'un centimètre de
terre seulement. Pour les déterrer, nous creusions la terre avec un couteau.
Il suffisait de mettre les pieds dessus pour finir en miettes, car le percuteur
allumait le détonateur, et l'explosion était immédiate. Plusieurs centaines
de djounoud y ont laissé leurs vies ou leurs membres. Le spectacle n'était
pas beau à voir. Trente cinq minutes nous ont suffi pour dégager le terrain
du premier passage.
Ce jour-là, nous n'avions pas le temps d’enlever toutes les mines qui
se trouvaient sur notre passage, nous nous contentions d'en consolider la
goupille par un morceau de fil de fer préparé à l'avance. Lors du premier
passage nous ramassâmes 23 mines à encrier. Par la force de l'habitude, je
suis arrivé à assimiler le système de minage qui était à 95%, c'est-à-dire à
de rares exceptions, le même, ce qui me permettait de le repérer
rapidement. Avant d'entamer le déminage de la seconde ligne, un agent de
liaison se trouvant en territoire algérien, nous donna le mot de passe de
l'époque: "Oued Nil". Il nous informa que les djounoud en compagnie des
blessés se trouvaient à cinq cent mètres de nous, et ils n'attendaient que
notre feu vert. Le déblayage continua sans problème. Puis le malheur
arriva. Pendant que je découpais la dernière rangée de barbelés, mon
adjoint Miloud fut électrocuté et projeté à deux mètres environ de moi,
parce qu'il lâcha trop rapidement le fil à cisailler, alors qu'il fallait
procéder très lentement. Une mine bondissante sauta. Heureusement pour
moi, je me trouvais assez loin; je plongeai et me mis à plat ventre. Trois
éclats me touchèrent au pied. Nous n'étions pas au bout de nos peines, car
la détonation a allumé deux feux de position proches du poste militaire
français. Notre emplacement était par conséquent repéré par les soldats

152
ennemis gardant la ligne électrifiée. Miloud était mort électrocuté, moi
j’étais sérieusement blessé et nous étions découverts. Les soldats français
ne tardèrent pas à se lancer à nos trousses. Nous n'avions pas beaucoup de
temps devant nous; j'étais le premier à être évacué sur un mulet. Je pris le
soin de garrotter ma jambe à l'aide de mon turban pour ne pas perdre de
sang.
Apres plus de 50 opérations de passage à travers les barbelés, c'était
la première fois que je me retrouvais en mauvaise posture. Juste après mon
départ, les obus ont plu sur les djounoud. Fort heureusement, les dégâts ne
furent pas importants. Nous comptions cependant un mort et quatre blessés.
Le chef de section vint à mon chevet pour s'enquérir de mon état, et me
félicita pour la réussite de l'opération. Ma blessure était grave. Je dus être
hospitalisé pendant trois mois à Oujda. A l'issue de mon séjour à l’hôpital,
je fus démobilisé. Nous étions en 1959. Je me rendis à Meknes où se
trouvaient déjà mes deux jeunes frères, Abdelhamid, âgé à l'époque de
seize ans, et Abdellah de treize ans. Je pouvais dorénavant m'occuper d'eux.
Je signale que le commandant Si Sadek, responsable de la base IV, et Si El-
Bachir venaient souvent me voir. A chaque visite, ils me donnaient une
somme d'argent pour m'aider, sachant que les cinq dirhams que continuait à
me verser I'ALN une fois par semaine, n’étaient pas suffisants, d'autant
plus que j'avais mes deux frères à ma charge. Cette aide précieuse de Si
Sadek dura jusqu'à ma guérison. Plus tard, j'ai cherché du travail.

153
154
MOHAMED BALI

Mille neuf cent quarante, un an s'était écoulé depuis le début de la


guerre mondiale. Le peuple algérien continuait à croupir sous le joug
colonial, vivant dans la misère, l'injustice, et l'humiliation quoique nombre
de ses fils soient dans les rangs de l'armée française pour combattre
l'hitlérisme et le fascisme. Le père Bali, qui avait participé comme
combattant à la première guerre mondiale (1914-1918) attendait un
heureux événement qui allait égayer sa maison : la naissance de son fils
Mohamed. Ainsi, moi l’aîné je n'aurai plus le droit à l'exclusivité de
l'affection des miens. Désormais l'attention familiale sera dirigée surtout
vers le nouveau-né. Le bébé grandira et il aura la chance d'entrer à l’école.
A cette époque, un enfant sur dix avait accès à l'enseignement. Au bout de
quelques années d'études, la langue française n'aura plus de secret pour
mon jeune frère. Parallèlement à l'école française, Mohamed fréquenta la
medersa "Dar El-hadith" où il étudiait la langue arabe et les sciences
religieuses. Cette institution pédagogique était sous l'égide de l'Association
des Oulémas réformistes. Aussi, les membres du FLN n'ont eu aucune
peine à recruter quelques élèves dans une cellule du fida malgré leur jeune
âge. Ce fut le cas de mon frère et de son ami Boumediene Bounoura; ils
furent contactés par les militants du FLN. La cérémonie de recrutement eut
lieu dans un champ, situé dans la bourgade de Sidi L'haloui au nord-est de
Tlemcen. Une commission, composée de trois vétérans du mouvement
national présidait la séance. A cette occasion, le jeune Mohamed prêta
serment en posant la main droite sur un ensemble composé d'un Coran,
d'un drapeau, d'une épée, et d'un pistolet.
C'est donc en 1956, que mon frère, âgé de seize ans à peine,
abandonna les siens pour rejoindre le maquis à la suite d'une perquisition
dans la maison des parents, comme je l’ai relaté précédemment1.

1
Voir le chapitre "Fida: premières actions"

155
Mohamed ne se rendit pas au commissariat pour récupérer sa carte
d'identité saisie par les forces de la police. Il me rejoignit le lendemain de
la perquisition, au maquis d'El-Eubad. Il était absent du domicile familial
quand les forces de police vinrent le chercher chez lui, du côté de la porte
Sidi Boumediene, rue de l'Abattoir au quartier Rbatt. Prévenu, mon jeune
frère me rejoignit au maquis, afin d'échapper à l’arrestation. Ainsi, il
devenait membre de l'ALN, à l'âge où l'adolescent comme lui, ne pense
qu'à se distraire. A 16 ans, il se lançait volontairement dans une peu
ordinaire aventure dans laquelle il faillit plus d'une fois perdre la vie. Il
sera d'abord affecté comme secrétaire du chef de la section d'El-Eubad,
puis versé, au bout de quatre mois, dans une section de combat. Au mois
de janvier 1957, il fut blessé et fait prisonnier, à la suite d'un accrochage
avec l'armée française à Ouled Hammou, dans la région de Sebra, à l'ouest
de Tlemcen. Après avoir été interrogé, pendant plusieurs jours, par la
police judiciaire, et par le Deuxième bureau, il fut incarcèré à la maison
d'arrêt de Tlemcen.

156
MOHAMED BALI
Assis à droite

157
En Mars 1958, il est transféré dans un centre situé dans les environs
de la ville de Tizi-Ouzou, et plus précisément à "Camp de Maréchal" où il
trouva de jeunes mineurs originaires, pour la plupart de la Grande Kabylie.
Ces captifs étaient détenus pour le même chef d'inculpation, à savoir
"collusion avec le FLN". Mohamed était cependant, le seul prisonnier
provenant de l'ALN; les autres étaient des civils. Le camp abritant ces
jeunes captifs était un centre composé d'une quinzaine de baraques, venant
à peine d'être achevées. Les prisonniers affectés dans ces baraques étaient
triés selon leur degré d'instruction. Mon frère, par exemple, fut dans une
salle baptisée par les geôliers "salle des intellectuels". Chaque baraque
abritait une cinquantaine de détenus. En haut de la porte d'entrée de chaque
pièce, un haut-parleur diffusait continuellement de la musique, et
quelquefois, des chansons arabes et kabyles. Pour chaque salle, les
autorités militaires affectèrent un officier de l’armée pour assurer le rôle de
psychologue. Sa mission essentielle était de rester auprès des prisonniers,
et de leur inculquer de nouvelles "valeurs", à savoir les bienfaits de
l'Occident tout en vilipendant le communisme; déclaré hors-la-loi par
l'Occident à l'époque. L'officier était chargé de rassembler tous les jours à
six heures du matin, les détenus pour leur faire chanter l'hymne français
"la Marseillaise". En outre, les prisonniers étaient obligés, et cela à chaque
passage d'un officier, de se mettre au garde-à-vous, et de crier "Algérie
française", et "Vive la France". A l’intérieur de la baraque où il se
trouvait, les rapports de Mohamed avec les autres détenus n’étaient pas
faciles, ces derniers venant des montagnes avoisinantes, ne parlaient pas
l'arabe. Ils étaient tous berbérophones.
Au deuxième mois de détention et ce, en dépit de la hauteur du mur
de clôture, et la présence de miradors, vingt détenus réussirent à s'évader.
Ce n'est que le lendemain, au moment de l'appel, que leur disparition fut
remarquée. Le système de sécurité fut alors renforcé par l'installation de
fils barbelés électrifiés au-dessus des murs entourant le camp. Quelques
jours plus tard, les détenus rassemblés dans "la salle des intellectuels",

158
prirent la décision de boycotter les ordres de l'officier psychologue, et par
conséquent, de ne plus chanter la Marseillaise, ni de clamer tout haut le
slogan "Algérie française". Par mesure de rétorsion, le chef du camp qui
avait le grade de colonel, priva les détenus de nourriture et cela, pendant
toute la durée de l'insubordination. Au bout de quelques jours, les détenus
furent obligés de se soumettre, et se mirent de nouveau à respecter la
discipline imposée par le commandement du camp.
Au cour de l’année 1958, et à l'occasion d'un discours du Général de
Gaulle, à l'époque chef du Gouvernement Français, l'ordre fut intimé aux
prisonniers de rester à l'intérieur des baraques pour écouter attentivement
le discours du Général pour en faire ensuite, le compte-rendu à l'officier
psychologue, un jour plus tard. De Gaulle avait dans ce discours prononce
sa fameuse phrase "de Dunkerque à Tamanrasset, une seule catégorie
d'habitants, des Français à part entière". A la fin du discours, Mohamed dit
à voix haute, "de Bagdad à Marrakech, une seule catégorie d'habitants, des
musulmans à part entière. Seulement, les prisonniers dont mon frère,
ignoraient que les haut-parleurs étaient des émetteurs récepteurs. Le soir
même, vers deux heures du matin, mon frère fut réveillé et emmené par
des militaires en tenue de parachutistes, au commissariat de police de Tizi-
Ouzou. Sur les lieux, Mohamed subit les affres de la torture, jusqu'à ce
qu'il perde connaissance. Immédiatement après cet incident, le transfert
devenait inévitable, et c'est vers Ouled Mimoun que mon frère fut dirigé.
Cette petite ville, située à l'est de Tlemcen, abritait un centre de
concentration de triste mémoire qui était dirigé par des Pieds-noirs qui
s'étaient spécialisés dans la pratique des tortures. Mon jeune frère
connaîtra les plus mauvais moments de son aventure du fait qu'il eut à
subir toutes les formes de tortures pendant deux mois que dura son séjour à
l’intérieur de ce centre. En guise de bienvenue, les gendarmes qui
l'accueillirent lui firent tracter une remorque sur plusieurs kilomètres.
A sa sortie, il est dirigé sur Sebra où il séjourna dans un centre de
transit pour internés. Les choses s'améliorèrent pour lui lorsqu'il fut affecté
à la cuisine du centre, comme plongeur. Le cuisinier français qui s'y

159
trouvait lui témoigna de la sympathie, et le traita avec beaucoup de
gentillesse. Cette situation ne dura pas longtemps, puisqu'un autre transfert
eut lieu à Ras Asfour. C’était un camp de génie militaire, établi non loin de
la frontière Algéro-marocaine. A l'intérieur du camp se trouvaient des
jeunes Appelés venus de France qui n'avaient jamais vu de près des
"fellagas"1. Ils tremblaient de peur. Les prisonniers algériens, même
ligotés avec du fil de fer, impressionnaient ces jeunes Appelés français.
Quelques temps plus tard, tous les prisonniers furent transfèrés dans un
autre camp militaire du génie situé à Sidi Zahar à l'ouest de Maghnia, à la
limite de la frontière Algéro-marocaine. Aussi, à leur arrivée, les
prisonniers furent surpris de voir des centaines de détenus parqués dans
des tentes. Le camp en comptait une quarantaine, et chacune abritait une
dizaine de personnes. Ces prisonniers étaient utilisés comme main-
d’œuvre par l’armée française, pour édifier les réseaux de barbelés tout au
long de cette zone frontalière, le fameux barrage fortifié. Les détenus
étaient chargés d'installer les piquets et les barbelés, tandis que les soldats
français posaient des mines anti-personnelles, mines bondissantes, et
mines à encrier.
Sollicité pour exercer la fonction de traducteur, Mohamed refusa,
car dit-il à l'officier, "cette fonction me causera des tracasseries avec les
détenus". Cette insubordination vaudra à mon frère une punition sous la
forme de travaux forcés, très durs pour son âge. Le pauvre bougre n'était
pas habitué à ce genre d'exercices. Il fut vite remarqué pour sa maladresse
à manier la pioche par un lieutenant qui l'observait et le gronda d'abord
puis, surpris par sa connaissance du français, il lui proposa de travailler au
Mess des officiers, comme plongeur. Ce restaurant était géré par deux
militaires "appelés", l'un était parisien, chargé du bar, tandis que l'autre, un
Alsacien, s'occupait de la cuisine. Ces deux hommes ne tardèrent pas à

1
Fellaga: coupeur de route. Nom donne par les Français a ceux qui ont pris
les armes pour lutter contre ('occupation de leur pays. D’abord en Tunisie,
puis en Algérie.

160
sympathiser avec Mohamed, et à le traiter humainement. Il passa
d'agréables moments avec ces deux personnes.
La captivité, la dureté de la vie, et l'incertitude du lendemain,
n'étaient pas les seuls éléments à rendre insupportable l'existence des
détenus. Une nuit, vers vingt deux heures, un prisonnier fit une crise
apparemment d'épilepsie, et se dirigea vers les barbelés. Craignant le pire,
Mohamed se précipita pour alerter la sentinelle. Il lui dit que le détenu
allait très mal, et qu'il était possédé par le démon. C'était la première fois
de sa vie qu'il se trouvait en présence de pareille crise. L'aspirant chargé
des prisonniers arriva. Il avertit sur-le-champ un médecin en poste à
Maghnia. Chose incroyable. Le médecin bravant tous les dangers dans un
pays en guerre, arriva une heure plus tard. L'attitude humaine et
courageuse de ce médecin qui se déplaça en pleine nuit, pour un
prisonnier, restera gravée dans la mémoire de Mohamed. Pour la petite
histoire, ajoutons que lorsque mon frère le mit au courant du mal dont se
plaignait le co-détenu et qu'il lui parla de démon, le médecin ne put
s'empêcher de rire. Il fit au malade une injection qui malheureusement ne
l'apaisa pas. Par une ironie du sort, le hasard voulut qu'un Taleb
(enseignant du Coran) se trouvait parmi les prisonniers. A l'aide de
mouvements bizarres qu'il fit faire au malade, tout en récitant des prières,
il parvint à le calmer.
En avril 1959, le colonel qui commandait le génie militaire de la
région de Maghnia, se déplaça en personne au camp de Sidi Zahar. Il
prononça une allocution pour inciter les jeunes prisonniers à s'enrôler dans
les rangs de l'armée française, et en contrepartie, ils seraient amnistiés.
Une fois leur instruction terminée, ils seraient affectés dans le génie
militaire et non dans les Harkas1. Ce discours fut pour mon frère une lueur
dans les ténèbres. Il y entrevit une issue de sortie de sa situation de
prisonnier. De surcroît un officier de I'ALN, infiltré parmi les prisonniers,

1
Les Parkas: Unités composées d'Algériens (les Harkis) en rôles de force ou
parfois volontaires et qui combattaient ALN au lieu de I' armée française.

161
suggéra à Mohamed, ainsi qu'à quatre autres détenus, d'accepter les
propositions du colonel, et d'attendre le moment propice pour organiser
une évasion. Aussitôt dit, aussitôt fait, mon frère et ses quatre compagnons
présentèrent leurs demandes, et dans la même journée, ils furent envoyés
dans une ferme située près d'Arzew.
Sur les lieux, les cinq nouveaux arrivants furent pris en charge par
des officiers psychologues qui, un mois durant, essayèrent de leur
inculquer l'idée que le FLN était une organisation communiste, et qu'elle
ne pouvait être le guide de la population musulmane, car le communisme
était d'essence hérétique. Mon frère, lors de ces cours de "lavage de
cerveau" traduisait à l'officier psychologue les propos de ses compagnons.
Il s'arrangeait toujours pour traduire à sa convenance les réponses de ses
camarades et cela, afin de lui plaire, et gagner sa confiance.
Une fois le stage terminé, les cinq hommes se retrouvent dans une
autre ferme située à Koléa près d'Alger. D'ailleurs, toutes les permissions
dont bénéficiaient Mohamed et ses amis s'effectuaient dans la ville de
Koléa. D'autres recrues algériennes de l'Est du pays, rejoignirent la ferme.
Tous y subissaient une formation militaire accélérée de commandos. Au
cours de ce stage, les jeunes furent initiés à la manipulation de différentes
sortes d'explosifs, et à la façon de poser des mines.
Les exercices de tir à la mitraillette, et des tirs à la roquette complétèrent
cette formation. En fait ce commando se spécialisa dans les opérations de
sabotage. Les "jeunes" apprirent aussi à utiliser une carte topographique
militaire, et suivirent une initiation aux techniques de la navigation
maritime, et ainsi qu'au close-combat.
A la fin de cette formation, un avion transporta les stagiaires sur
Béchar, dans le sud-ouest. Dès leur arrivée, ils furent envoyés à bord de
véhicules militaires sur Kenadsa. Dans cette petite ville, au sud de Bechar,
des cours d'équitation étaient dispensés aux nouveaux arrivants. Au bout
de quelques jours, ils effectuèrent des exercices sur le terrain, ainsi que des
reconnaissances en territoire marocain. Le but réel consistait à repérer les

162
camps militaires algériens, situés en territoire marocain. Chaque élément
était équipé d'une mitraillette et d'une ration de nourriture.
Séparés des autres conscrits venus de l'Est du pays, Mohamed et ses
quatre compagnons, furent un jour transférés vers un domaine agricole
situé à St Maure près d'Arbal, aujourd'hui Ain Latina, village situé à 10
kilomètres de Hammam Bouhadjar, dans l’actuelle Wilaya de Ain
Témouchent. Cette ferme abritait la 3éme CCA, commandos spécialisés
dans les opérations de parachutisme. Les cinq compagnons y furent inities
au saut en parachute. La partie théorique avait lieu dans ce centre. Quant à
la pratique, elle se déroulait à l'aéroport d'Es Senia situé à soixante dix
kilomètres de Ain Larbâa. Depuis le début de l'instruction, aucun des
soldats enrôlés, ne savait à quel but était destinée cette formation
accélérée. Mohamed et ses amis avançaient vers l'inconnu. Il fallait
patienter encore, avant de tenter quoi que ce soit. Petit à petit, Mohamed
comprit que le domaine agricole était en fait un camp militaire dissimulé,
occupé par la 3éme C.C.A., compagnie composée de membres de
commandos français et algériens. Ces derniers étaient des soldats de I'ALN
ralliés à l’armé française. Mariés pour la plupart, ils bénéficiaient de
logements à l'intérieur du camp où ils vivaient avec leurs familles.
Mohamed et ses compagnons réalisèrent qu'ils avaient été bernés puisqu'ils
se retrouvaient dans un camp de Harkas, contrairement aux assurances
données par le colonel, responsable du génie de la ville de Maghnia. Pour
mon frère, il devenait urgent de s'échapper de ce traquenard.
Il avait échoué dans un camp de traîtres. La vie à l’intérieur du
camp, se résumait dans les exercices de sabotage. L'enseignement était
donné par un lieutenant, ancien baroudeur de la guerre d'Indochine,
connaissant toutes les astuces du sabotage.
Quelques mois plus tard, une permission fut accordée à Mohamed
pour aller à Oran. Arrivé dans cette ville, mon frère contacta notre oncle
maternel qui lui indiqua le lieu où se cachait notre père. Ce dernier
habitait la soupente d'une cordonnerie. Il n'avait pas réussi à traverser la
frontière pour se réfugier au Maroc, contrairement à nos deux frères,

163
Abdelhak et Abdelhamid qui sont passés, grâce à la complicité de
cheminots algériens. Mohamed se dirigea vers la boutique où logeait notre
père, tout en faisant attention, car il pouvait être filé, D'autant plus que
notre père était menacé par la "Main rouge" qui assassinait les parents des
jeunes ayant rejoint l'ALN. Après les retrouvailles avec son père,
Mohamed partit flâner en ville où il rencontra une jeune fille prénommée
Fatima. Une photo souvenir marqua cette rencontre.
De retour au camp d'Arbal, mon frère montra à tout le monde sa
photo avec sa nouvelle conquête. Il voulait faire croire à une idylle. En
agissant ainsi, il voulait montrer son engagement total avec l’armée
française et que ses préoccupations étaient celles d'un soldat français,
avec ses devoirs, sans oublier les bons coté de la vie. Les relations avec
les soldats français étaient d'ailleurs très bonnes. De nature très sociable,
Mohamed n'eut aucun problème pour s'intégrer.
Quelques temps après, le lieutenant rassembla les cinq soldats pour
les avertir qu'une mission les attendait, et que le terrain des opérations sera
Tandrara, ville marocaine située au sud d'Oujda, sur le chemin de Figuig.
La mission consistait à être parachuté de nuit, aux environs de la localité,
pour détruire un camp militaire de I'ALN. A la fin de l’opération, les
soldats seront repris par des hélicoptères stationnant aux environs, dans un
endroit précis. Cependant, pour des raisons inconnues, cette mission fut
annulée.
Deux jours plus tard, mon frère et ses quatre compagnons furent
chargés d'une nouvelle mission. Ils devaient saboter les installations d’un
camp de l'ALN situé en territoire marocain au sud-est d'Oujda. On leur
désigne un chef, le sergent Awad, algérien rallié à l’armée française. Un
officier français fit étudier aux "saboteurs" le terrain, à l'aide de photos
aériennes et de maquettes du camp visé et du terrain l’entourant Cette
préparation se déroulait dans une salle dite "Salle des opérations". Aucun
détail ne fut laissé au hasard, les soldats chargés de la mission portaient les
tenues des soldats de I'ALN. On poussa le soin des détails jusqu'à remettre
à chaque soldat un paquet de cigarettes de la marque marocaine "Casa

164
Sport", cigarettes utilisées par les djounoud de l'ALN stationnés au Maroc.
Au moment du départ, les saboteurs furent fouillés, de peur qu'ils
transportent avec eux des objets risquant de les démasquer. Accompagnés
de soldats français, ils furent transportés en camion G.M.C. jusqu'à une
ferme située dans le "No man's land", zone interdite contrôlée par l'armée
française. Les cinq "saboteurs" étaient à l'abri de mines parce que les
soldats les accompagnants connaissaient les endroits minés, et ceux ne
l'étant pas.
Mohamed et ses camarades avaient mis au point un plan d'évasion;
la frontière une fois passée et au moment du déjeuner, Mohamed
occuperait les soldats français, au nombre de sept ou huit, en leur racontant
des blagues tout en restant en position couché, pour échapper aux éclats de
grenades que devaient lancer ses compagnons. L'un de ceux-ci surnommé
Ghozali, était chargé de lancer une grenade, tandis que Bouhadjar, un autre
compagnon, devait tirer sur les soldats avec son F.M.M.G.42, dès qu'il
verrait mon frère s'enfuir. Quant aux deux autres, ils devaient s'emparer de
l'armement des soldats français.
Alors que Mohamed occupait les soldats, Ghozali, au lieu de lancer la
grenade, hésita, Bouhadjar et un autre s'appelant Boumediene prirent la
fuite avec leurs armes. Le plan d'évasion s'effondra. Médusé mon frère ne
sut que faire, alors que Ghozali, pris de panique, se mit à hurler. Mohamed
tenta vainement de le calmer. Les soldats français présents puis des
renforts : accourent pour demander à mon frère des explications. Le
lieutenant, ayant remarqué que Mohamed, alors qu'il tentait de calmer
Ghozali, parla avec lui en arabe, ordonna sur-le-champ son arrestation. Il
fut ligoté et conduit à Sidi Bel Abbès, dans une caserne militaire. Il fut jeté
dans une cellule si étroite qu'il ne pouvait même pas se mouvoir. Il était
accusé de complot. La nuit, des éléments du Deuxième bureau vinrent
l'interroger en le bousculant. Cela dura plusieurs jours. Mon frère tint bon,
et ne leur révéla aucune information concernant la tentative d'évasion
avortée.

165
Quinze jours plus tard, un matin, des militaires sont venus le
chercher, lui couvrant la tête d'un sac en jute. Il fut jeté sans management à
l'intérieur d'une voiture militaire, probablement une 4x4. Mon frère perdit
espoir, il crut que son heure était arrivée. Après une heure de route, le
véhicule arriva à Oran, se dirigeant vers une caserne située dans le quartier
d'Eckmuhl. Mohamed se trouva dans un bureau en face du sergent Awad
et d'un capitaine français.
Mohamed Awad était là pour défendre la cause de mon frère, et
proclamer son innocence. Le capitaine rassura Mohamed en lui expliquant
que les accusations portées contre lui, n'étaient qu'une erreur
d'appréciation, et que dans les rangs de l'armée française on comptait
beaucoup sur lui. Le capitaine demanda à mon frère Mohamed d'être
vigilant, et de dénoncer toutes manœuvres subversives risquant de porter
atteinte à l'ordre existant dans le centre où ils se trouvaient, et où étaient
abrités les membres d'un commando spécialisé dans les opérations de
sabotage. Après l'entretien avec le capitaine français, Mohamed bénéficia
d'une permission, ce qui lui permit de voir notre père à qui il dit: 'je partirai
bientôt pour le Maroc, où je rejoindrai mes frères". Ne se faisant pas
d'illusions sur les chances de Mohamed de sortir des griffes de l’armée
française, et de s'échapper au Maroc, notre père se contenta d'acquiescer de
la tête. Par la suite, mon frère rejoignit la caserne. Du nouveau l'attendait.
Le but de la nouvelle mission consistait à détruire une base de
l'ALN, située à Angad, près de l'actuel aéroport d'Oujda. Il fut dévoilé à
mon frère dans la "Salle des opérations". Un matériel sophistiqué était à la
disposition des saboteurs qui allaient être équipés de deux plateaux où l'on
mettait des roquettes téléguidées. Chaque plateau pouvait contenir trois
roquettes dites à charge creuse. Les deux plateaux devaient être placés à
une centaine de mètres de l'objectif visé. Une fois la mise à feu
enclenchée, les six roquettes devaient exploser à l’intérieur des bâtiments
abritant le camp des moudjahidine, à Angad. L'étude du terrain eut lieu
dans la fameuse "Salle des opérations" avec photos aériennes et maquette
de la base. Rien ne fut laissé au hasard, même le mot de passe était connu

166
des opérateurs de la mission secrète, au cas où ceux-ci rencontreraient une
patrouille de I'ALN.
A trois reprises, Mohamed vit le capitaine du bataillon français
arriver au camp, en compagnie d'un Algérien d'un certain âge. Ils
s’enfermaient tous les deux, dans le bureau du lieutenant de compagnie.
Selon la rumeur répandue dans la caserne, il s'agissait d'un officier de
l'ALN qui renseignait les militaires français. Pour organiser les rencontres
entre l'officier félon et l’armée française, on avait recours à la complicité
d'un officier marocain d'une unité des F.A.R. (Forces Armées royales),
implantée à la frontière. Il facilitait la traversée à l'officier de l'ALN qui
était transporté par hélicoptère de la frontière, au camp d'Ain Larbâa.
Le jour j, à l'aube, le groupe se composant de Mohamed, Awad le
chef, de deux soldats ralliés que mon frère voyait pour la première fois,
ainsi que de dix militaires français, prit le chemin de la frontière
marocaine. Les soldats français étaient chargés d'assurer la couverture des
saboteurs après l'opération. Arrivé à la frontière, le groupe fut dirigé vers
une caserne abritant des soldats français et sénégalais. Vers dix-huit
heures, le groupe et quelques soldats français simulèrent une opération
routinière de ratissage, pour ne pas attirer l'attention de l’armée marocaine
qui se serait opposée à l'entrée du groupe de saboteurs au Maroc. Au
moment propice, les saboteurs s'infiltrèrent en territoire marocain, et se
terrèrent dans un oued en attendant la tombée de la nuit.
Dès que l'obscurité fut complète, l'opération démarra. Mohamed et
Awad portaient sur eux le dispositif de mise à feu des roquettes, tandis que
des soldats transportaient les plateaux ou devaient mises en place ces
même roquettes. Le groupe composé de quatre hommes, dont mon frère,
avança pour pointer les roquettes tandis que les soldats français restaient à
l'arrière pour une éventuelle couverture. En outre, des phares géants furent
placés dans le lointain afin d'indiquer le chemin du retour après l'opération.
Awad demanda à Mohamed d'avancer avec lui pour la reconnaissance des
lieux. Mon frère vit l'occasion tant attendue pour déserter. Il prépara son
arme et avança en compagnie de Awad. Après avoir marché pendant une

167
centaine de mètres, Mohamed abattit Awad puis, prenant le soin d'enlever
le silencieux de son arme il tira deux rafales en l’air, pour faire croire à
une riposte des moudjahidine. Sans attendre, mon frère s’empara de l'arme
de Awad et prit la direction d'Oujda, guidé par la lumière de la ville.
Vers trois heures du matin, notre héros pénètre dans les ruelles
d'Oujda et il trouve un café ouvert, et là, le propriétaire, un marocain,
l'accueille et lui indique le chemin pour rejoindre la Base Larbi Ben
M'Hidi. Le propriétaire du café prit soin de donner à mon frère une
djellaba, car, lui dit-il, les soldats marocains pourraient le livrer aux
Français s'ils découvrent qui il est. Mon frère arriva à la Base Ben M'Hidi,
vers quatre heures du matin. Il expliqua à l'officier de permanence son
incroyable aventure. Une heure plus tard, le commandant Rachid,
responsable de la base, s'amena et écouta avec intérêt le récit de Mohamed.
Sans tarder, un groupe guidé par mon frère alla enlever le corps de Awad
sur lequel était attaché le dispositif de mise à feu.
Plus tard, mon frère fut pris en charge par le commandement de la
base qu'il mit au courant de tout le dispositif de minage des zones
frontalières mis en place par l’armée française, et qui était une menace
permanente pour nos djounoud. Mohamed alerta en outre les responsables
de la base de l'ALN, du danger que couraient nos casernes et camps
militaires situés tout le long de la frontière algéro-marocaine; elles étaient
dans le collimateur de l'armée française qui allait, vraisemblablement
effectuer d'autres tentatives ou peut être, préparer une attaque d'envergure
contre les bases de l'ALN.
Les péripéties de cette aventure rocambolesque montrent que la
volonté d'un homme ne peut être domptée. Ni les tortures, ni "les lavages
de cerveau" n'ont pu venir à bout du patriotisme manifeste de Mohamed.
En fait, ce denier connut d'autres événements, d'autres aventures, mais un
chapitre ne peut les relater tous, il faudrait qu'il s'attelle un jour, à les
consigner dans un ouvrage, et les faire savoir à des jeunes avides de
connaître les faits glorieux de leurs aînes qui ont libéré le pays de la
domination étrangère.

168
LA VIE AU MAQUIS

En rejoignant la Révolution, je savais qu'un changement radical


allait s'opérer dans ma vie. Elle ne ressemblera plus à celle que j'avais
vécue, dans une famille très tranquille et une société aux mœurs très
policées. Je devais évidemment, mener la vie dure des moudjahidine dans
le maquis installé aux alentours du village d'El-Eubad à l'est de Tlemcen
où j'atterris.
Notre lieu d'habitation était une masure située près d'une grotte sise
non loin du mausolée de Sidi Tahar. Cette vétuste pièce de 20 mètres
carrés nous abritait pendant la nuit. Nous dormions sur des nattes à même
la terre, et nos sacs à dos nous servaient d'oreillers. Nous devions assurer
chacun, un tour de garde selon un planning dressé par le commandement.
De ce fait, il arrivait à chacun de nous de ne dormir que 4 heures par nuit.
Deux villageois d'El-Eubad nous apportaient chaque soir notre repas, Plus
tard, je sus que Si Salah Hamadouche remettait régulièrement de l'argent à
une dame du village qui nous préparait le manger.
Nous avions de l'eau à profusion, puisque notre logis était situé
près d'un bassin d'eau qui servait pour nous laver et pour étancher notre
soif, Parfois des familles d'El-Eubad nous invitaient à partager leur repas.
Je n'oublierai jamais les moments passés chez Moulay Boumediene, chez
M'Hammed et Tedjini Bouyacoub et aussi chez les Medjadji dont la
maison fut détruite en 1958 par l’armée française; leur père fut torturé
parce qu'ils hébergeaient des moudjahidine.
Tout autour de Tlemcen, les propriétés des patriotes accueillaient
d'autres chefs comme Toubib, Major Khedim(1) et des sections entières de
djounoud. Nous avons déjà cité celle des Bendi Djelloul(2). Du coté de
Saf-Saf la famille des Hadj Amara abritait régulièrement quelques
djounoud et les aidait accomplir leur noble tâche. A Feddan Sbaa les
familles Benosmane ont hébergé un grand nombre de nos valeureux
combattants. Elles paieront à cause de cela un lourd tribut à la Guerre de

169
libération nationale. Abderrahmane dit Dalunan Benosmane, ses trois fils
et un neveu furent fusillés un jour par les militaires français, par mesure
de représailles, à la suite d'un accrochage entre une unité de l'ALN et les
soldats français. Au sud-ouest de la ville, à Beni Boubléne près de
Mansourah, la famille Benyellès s'illustra par son active participation à
l'hébergement des djounoud. Elle mit à la disposition de l'ALN une
grande partie des jardins situés sur les hauteurs de la propriété. D'autres
lieux situés à Aïn El-Hout et Ouezidane servaient de lieux d'accueil pour
nos combattants. Ainsi, la participation au combat des familles
Tlemcéniennes possédant des terres agricoles était très importante. Ces
vaillantes familles offraient aux combattants le logis, la nourriture et la
possibilité de s'entraîner sur leurs terres, et aussi de s'y réfugier et s'y
cacher au moment des grandes offensives de l'armée française. C'est sur
ces terres qu'étaient creusés les fameux péjéros servant de caches, de jour,
à nos moudjahidine, comme nous l'avons relaté(3).
Cependant, malgré l'aide précieuse des familles qui avaient mis
leurs enfants, leurs femmes et tous leurs biens, au service de la patrie, la
vie n'était pas facile pour nos djounoud. Ils dormaient le plus souvent, avec
leurs tenues. Il leur arrivait de ne pas enlever leurs chaussures pendant des
mois, surtout lorsqu'ils étaient contraints de se déplacer sans cesse. Il faut
rappeler que la nature même de la guerre menée contre les troupes
françaises - la guérilla - les obligeait à changer fréquemment de place. Ils
ne devaient jamais séjourner pendant longtemps dans un même endroit,
afin d'éviter d'être localisés par l’ennemi.
Nous avons dit précédemment, que Antar avait interdit à nos
djounoud de continuer à séjourner dans la propriété des Bendi Djelloul
pour ne pas être repérés. Les familles qui nous accueillaient couraient de
très gros risques. Les propriétaires et les membres de leurs familles étaient
arrêtés, torturés, abattus ou emprisonnés et leurs maisons étaient souvent
détruites, leurs récoltes brûlées, et leur cheptel saisi par les forces
coloniales lorsqu'elles apprenaient que les propriétaires hébergeaient les
moudjahidine. Aussi, ceux-ci ne pouvaient rester longtemps dans un

170
même lieu. Nous avons relaté, ailleurs, les conséquences de l’arrestation
de Tounsi qui sous les affres de la torture avait révèlé aux soldats français,
les endroits où étaient creusés des péjéros dans la propriété des Bendi
Djelloul. Grand nombre de moudjahidine furent surpris dans leurs caches
et tués par les forces coloniales. Ainsi, l'engagement des familles
Tlemceniennes comportait de gros risques pour elles et pour leurs biens.
Enfin rien n'était facile. Quand un moudjahid était malade ou
blessé, les médecins et les médicaments n'étaient pas toujours disponibles.
Lorsque je fus blessé lors du déraillement du train, à El Ourit, j'eus droit à
une seule injection de pénicilline, ensuite je soignais ma plaie à l'aide de
teinture d'iode seulement(1). Je n'avais pas le choix, pourtant ma blessure
était grave, une balle ayant traversée mon corps. Pour la petite histoire, je
signale que lorsque j'étais à l'intérieur d'un péjéro à la suite de ma
blessure, mon cousin A. Benchekra commença à se gratter et je vis sur
son corps et ses cheveux des poux énormes, il me dit en prenant entre ses
doigts l'un d'eux: "Bah! Celui-ci est encore petit, je ne me débarrasserai de
lui que lorsqu'il sera plus grand". Il le remit à l'intérieur de sa chemise. Un
exemple édifiant de ce qu’endurait le djoundi.
Cependant, je connus les moments les plus pénibles lors de notre
périple jusqu'à Oujda. Poursuivis sans discontinuité par l'armée française
depuis notre départ, nous n'avons rien mangé pendant trois jours.
Imaginez cela! Une personne qui marche pendant plus de quarante
kilomètres par jour, et ne mange rien pendant soixante-douze heures!
Je n'oublierai pas, comme je l'ai relaté ailleurs, que j'ai dû manger
de l'herbe en compagnie de mon cousin Abdelkrim Benchekra. La
souffrance corporelle s'ajoutait lors de cette marche, à la pénible douleur
causée par l'hécatombe de la plupart de nos compagnons.
Les souffrances éprouvées dans la VIIIe zone, au sud du Maroc,
étaient d'une autre nature. Je n'arrivais pas à supporter le climat chaud et
sec de la région surtout quand il y avait des vents de sable. Dans ce désert,
la vie était particulièrement dure. Là-bas point de maisons, les habitants
étaient des nomades. Nous nous déplacions fréquemment, nous étions

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tenus de transporter notre nourriture ou plus précisément ce qui nous
servait de repas. J'ai déjà parlé du pain dit "Mella" que nous pétrissions
nous-même et le soir, nous mangions soit des lentilles, soit des haricots ou
des pâtes cuites à l'eau seulement. Une fois par semaine, car c'était un luxe,
on nous permettait de partager une boîte de thon de cinq kilogrammes
entre douze soldats, ce qui contribuait à équilibrer quelque peu notre
alimentation. Pour laver la "ferraille" qui nous servait d'ustensiles, nous
utilisions soit de la terre sèche, soit du charbon pilé et cela à défaut de
savon. Les rares fois où nous lavions nos habits, nous utilisions à la place
du savon, un produit naturel ramassé dans les arbres, c'étaient des petites
boules dont nous utilisions seulement l’écorce que nous faisions bouillir.
Elles dégageaient un liquide visqueux qui remplaçait le savon. Plus tard, je
sus qu'on appelait cet arbre "sapindus".
Dans le désert, le climat était insupportable, le matin, il faisait très
chaud tandis que les nuits étaient très fraîches. Cette grande différence de
température me causait personnellement beaucoup de désagrément, surtout
que je n'étais pas préparé à affronter ce genre de climat. A cause du froid,
nos pieds étaient toujours enflés, et les gerçures nous faisaient beaucoup
souffrir. Par ailleurs, nous n'étions pas à l'abri des scorpions qui pullulaient
partout dans la région. Ces bestioles sont dangereuses; leurs piqûres sont
mortelles. En outre, nous ne disposions pas du sérum nécessaire pour
traiter les éventuelles morsures. Il fallait être vigilant à tout moment, et en
tout lieu. Quand on était piqué, il fallait commencer par faire un garrot à
proximité de l'endroit de la piqûre et par la suite, faire une saignée. Cette
technique permettait de limiter les dégâts mais n'était pas un remède
définitif.
Partout les choses étaient difficiles, mais les maquis présentaient des
différences en raison du relief, du climat, de l’adhésion de la population et
de l'aide qu'elle apportait aux combattants. A Tlemcen par exemple, les
populations proches de nos caches nous ont grandement facilité la tâche.
Par contre, au sud marocain où je fus affecté, les choses étaient différentes

172
du fait de l'isolement, et de l'hostilité de la nature et ce, malgré le soutien
de la population marocaine à notre lutte.
Je ne peux m'étendre sur tous les aspects de la vie dans le maquis.
J’espère que les exemples que je viens de rapporter donneront une idée sur
les souffrances endurées par les combattants, et qu’ils mettront aussi en
valeur les sacrifices consentis par les familles qui ont mis leurs enfants et
leurs biens au service de la cause. Il y eut sûrement des situations plus
délicates encore que la mienne dans d'autres maquis situés dans le reste du
pays. Cela ne confirmera qu'une chose, à savoir que nos djounoud, ceux
qui sont tombés au champ d'honneur comme ceux qui sont restés vivants,
ne menaient pas la belle vie et que seul le sacrifice de tous nos
combattants, efficacement soutenus par la population, nous permit
d'obtenir la victoire, et de chasser l'ennemi de la terre de nos ancêtres. La
liberté n'a pas de prix.

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Fidaïs et commandos au cœur de TLEMCEN
SABI MOHAMED, BALI, HEBRI MADJID
(propriété de MEDJADJI)

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215
TABLE DES MATIERES

Préface par Mahmoud Bouayad ................................................................ 01


Mon enfance ............................................................................................. 13
Fida : Premières actions............................................................................. 21
L'assassinat du docteur Benzerdjeb ............................................................ 31
L'affaire de la M.T.O. et Si Tayeb "le Graisseur" ...................................... 35
La fausse patrouille ................................................................................... 39
Le Major................................................................................................... 45
La construction des Pejeros....................................................................... 49
Ogb Ellil ................................................................................................... 51
Les feuilles tamponnées ............................................................................ 57
Boumediene Hamadouche Alias Si Salah.................................................. 65
Antar ........................................................................................................ 71
La ferme fourneaux................................................................................... 75
La grève des huit jours .............................................................................. 77
La nuit de la destinée : Avril 1957............................................................. 81
La minoterie Levy..................................................................................... 85
Les Bendidjelloul...................................................................................... 89
Les cauchemars d'un jeune combattant...................................................... 93
La chasse aux indicateurs.......................................................................... 99
La femme tlemcenienne dans la guerre de libération ............................... 111
Les frères Benchekra............................................................................... 119
La journée sanglante du 04 juin 1957 ...................................................... 127
Les lycéens et le Fida .............................................................................. 133
La marche funèbre vers Oujda ................................................................ 135
L'attentat contre le commandant Slimane et l’affaire des Ouled Djrir ...... 143
Les opérations de la 8e zone et la fin tragique de Benosmane .................. 147
Beni Ounif, ma dernière mission............................................................. 151
Mohamed Bali ........................................................................................ 155
La vie au maquis..................................................................................... 169
Béllahsène BALi est né à Tlemcen le 17 septembre
1936.
Il a participé à la guerre de Libération Nationale en
qualité de Fidaï en 1956.

-Chef de 5 cellules de Fidaiyines début 1956.


-Puis Moudjahed au groupe Commandos de Tlemcen.
-Instructeur de mines à la 8è zone en 1957 – 1958.
-Blessé par balle en 1956 et par éclats de grenades et mine bondissante en 1958,
il est démobilisé en 1959.
Les autorités coloniales l’avaient condamné à :
- 10 ans d’emprisonnement en 1956,
- 20 ans en 1959 de travaux forcés et mise sous séquestre de ses biens avant de
prononcer à son encontre une sentence de mort la même année.
Responsable d’un réseau bancaire, dans l’ouest au lendemain de
l’indépendance, il est actuellement à la retraite.

Ouvrages du même auteur


Bellahsène Bali, La série : ANNEES SANGLANTES DE LA GUERRE DE
LIBERATION D’ALGERIE.
1-Mémoires d’un jeune combattant de l’ALN. à Tlemcen et sa région, 1956-1958.
Révision annotation et préface de Mahmoud Bouayad, Beyrouth, Editions El
Achraf, 1999.
2-Le rescapé de la ligne Morice, Casbah, Editions Algérie, 2004.
3-Le Colonel Lotfi, Editions Bibliothèque Nationale d’Algérie, 2004, réimpression
Mai 2007.
4-Héros Anonymes de la Wilaya V Zone 1, 2009
 Traduction en arabe par Mr Mohamed Negadi, Editions Bibliothèque Nationale
d’Algérie, 2008.

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