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RENÉ DEPESTRE

Rage de vivre
Œuvres poétiques complètes

Préface par Bruno Doucey

SEGHERS
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Illustration © Antonio Benni, 1953

© Seghers, Paris, 2006


EAN : 978-2-232-12370-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo


Ce livre a été numérisé avec le soutien du CNL.
Préface
par Bruno Doucey
PORTRAIT DE L’ARTISTE EN NEPTUNE HAÏTIEN

« J’ai connu des fleuves vieux comme le monde


Et plus anciens que le sang qui coule dans les
veines des hommes. »
LANGSTON HUGHES1

On ne rassemble pas soixante années de poésie dans un même ouvrage


sans cartographier la forme d’une vie et offrir au lecteur la possibilité d’en
suivre le cours.
Celle de René Depestre débute le 29 août 1926 dans une petite ville
côtière au sud-ouest d’Haïti. En dépit de la disparition de son père en 1936,
son enfance est baignée par la douceur du golfe de Jacmel, les influences
océanes, les fêtes religieuses, le carnaval et le vaudou. Son éducation, ses
études primaires chez les frères bretons de l’instruction chrétienne, puis son
baccalauréat au lycée de Port-au-Prince, le jeune Depestre les doit à la
machine Singer qui permet à sa mère d’élever seule ses cinq enfants.
Comme Aimé Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal, le poète
rendra hommage à cette force tutélaire dans l’un de ses poèmes :
Sous nos toits son aiguille
Tendait des pièges fantastiques à la faim.
Son aiguille défiait la soif.
La machine Singer domptait des tigres.
La machine Singer charmait des serpents.
Elle bravait paludismes et cyclones
Et cousait des feuilles à notre nudité.

À dix-neuf ans, poussé par la venue d’André Breton en Haïti,


l’adolescent rassemble ses premiers poèmes et se rend à l’Imprimerie
nationale, qui ne publiait que Le Moniteur, journal du gouvernement et des
textes officiels. La réponse du directeur est de celles que l’on aimerait
entendre plus souvent : « Apportez-moi cent cinquante dollars et je vous
édite. » En quelques semaines, le jeune poète lance une souscription, réunit
la somme exigée et demande que la couverture du recueil imite le plus
possible les livres des Éditions Gallimard. En avril 1945 paraît Étincelles,
premier recueil fortement marqué par l’influence du poète noir américain
Langston Hughes. Dès le texte liminaire, intitulé « Me voici », le poète se
définit lui-même comme « un animal marin de la poésie » qui sent gronder
en lui « la colère des foules » et vibrer leur « rage de vivre ». Le succès de
l’ouvrage est fulgurant. Avec quelques-uns de ses amis – Théodore Baker,
Jacques Stephen Alexis, Gérald Bloncourt – le jeune homme fonde La
Ruche, journal d’action poétique et politique qui se veut un brûlot
révolutionnaire. La suite prend corps dans le brasier des jours : La Ruche
est saisie, puis interdite de publication, tandis qu’une grève de soutien
éclate dans les milieux étudiants. Déjà la contestation se généralise,
entraînant le départ du dictateur Élie Lescot. De la prison où il se trouve,
René Depestre écrit un second recueil, Gerbe de sang, que préface
l’écrivain René Bélance. Ce petit livre est un cri : celui de « quelqu’un qui a
reçu le baptême du feu et qui prend congé, blessé, de l’adolescence… »
Été 1946 : le poète a vingt ans lorsque s’ouvrent devant lui les chemins
de l’exil. Le voici à Paris, épris de liberté et boulimique de savoir. Il y
découvre les grandes bibliothèques, la Sorbonne, le climat d’effervescence
intellectuelle qui anime la vie étudiante. Avec l’intuition fiévreuse d’un
jeune insurgé, il pressent et précède le mouvement des décolonisations,
fréquente les poètes surréalistes et les chantres de la négritude qui se
réunissent autour d’Alioune Diop et de Présence africaine. De son propre
aveu, le poète est devenu un « métier à métisser » ses lectures, ses
apprentissages de la vie et ses expériences érotiques.
Au début des années 1950, Pierre Seghers publie successivement deux
recueils de René Depestre : Végétations de clarté (1951), préfacé par Aimé
Césaire, et Traduit du grand large (1952), où se fait entendre « la voix
guéable de Staline ». Mais, à l’heure où paraissent ces ouvrages, le poète est
déjà loin : dès novembre 1950, le jeune contestataire est expulsé de France
par décision ministérielle. Débute alors une longue errance à travers le
monde : Prague, où la jeune femme juive d’origine hongroise qu’il a
épousée est accusée d’être un agent du Mossad israélien ; au Chili, où
l’entraînent Jorge Amado et Pablo Neruda ; en Argentine, puis au Brésil où
il milite clandestinement pour le parti communiste, sous le nom de Walter
Miranda. Ici comme ailleurs le sol brûle sous ses pas. Au milieu des années
1950, le poète revient à Paris et participe au premier congrès panafricain
organisé par Présence africaine, qui publie Minerai noir (1956). Le poète
avance alors « les pieds nus dans l’herbe de [sa] Négritude », à l’ombre
fertile de Léopold Sédar Senghor, d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran
Damas. Il se dit « de la grande race des volcans », assume l’héritage de
l’imaginaire vaudou longtemps mis à distance par les écrivains haïtiens,
revendique des racines et des identités multiples. Nous ne sommes pas loin
du grand recueil baroque de Depestre, celui où se mêlent politique, érotisme
et vaudou : Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien (1967).
Mais pour l’heure, en décembre 1957, René Depestre est au seuil d’une
nouvelle espérance. En Haïti, la chute du gouvernement de Paul Magloire
autorise le poète à tenter un retour au pays natal. D’autant que le nouvel
homme fort du pays, François Duvalier, longtemps médecin du quartier
Bas-Peu-De-Chose, est un ami d’enfance. Le poète acceptera-t-il, comme
on le lui propose, de devenir responsable culturel au ministère des Affaires
étrangères ? Sûrement pas. Dès son accession au pouvoir, Duvalier, que l’on
surnomme déjà « Papa Doc », se révèle être le pire des tontons macoutes.
Devant la mégalomanie du dictateur et le péril d’un programme fascisant,
Depestre bat en retraite et s’apprête à quitter le pays ; mais, en pleine nuit,
des miliciens font irruption à son domicile, le mettent en joue, fouillent sa
bibliothèque. Ignorance oblige, même Le Petit Chaperon rouge leur semble
être un livre communiste !
La suite est le contrepoint logique de cette situation : en résidence
surveillée à Port-au-Prince, le poète découvre par la radio clandestine de
Cuba, qui émettait chaque soir depuis la Sierra Maestra, le mouvement de
libération nationale de Castro. Une révolution si proche d’Haïti ne peut être
qu’une chance pour la résistance antiduvaliériste ! Avec la complicité du
poète Nicolás Guillén, Depestre se rend à Cuba pour prononcer une
conférence sur la poésie. Il rencontre Che Guevara, qui lui propose
d’organiser un mouvement insurrectionnel contre Duvalier à partir de Cuba.
Le poète s’engage dans une guérilla qui tourne court, mais qu’importe : le
voici citoyen des Antilles, vivant à l’heure de ses utopies ; pour la première
fois peut-être, les mots du poète ont le pouvoir de changer la vie. La fête
cubaine trouvera son expression la plus heureuse dans le Journal d’un
animal marin que publient les Éditions Seghers en 1964 :
Laissez-moi crier ma joie de vivre
Laissez-moi frapper à vos portes
Laissez-moi peindre ma joie sur tous les murs

Trois ans plus tard, après la mort du Che, tombé dans une embuscade en
Bolivie en octobre 1967, la vie de René Depestre suit un autre cours. Écarté
par le régime castriste, le poète tourne le dos à l’aventure cubaine, rentre à
Paris et travaille au secrétariat de l’Unesco. Parallèlement, l’écrivain
s’engage dans la voie romanesque, publiant successivement Le Mât de
cocagne (1979) et Alléluia pour une femme-jardin, qui reçoit le prix
Goncourt de la nouvelle en 1982. La consécration intervient en 1988,
l’année où il prend sa retraite et se retire dans l’Aude, avec Hadriana dans
tous mes rêves qui reçoit plusieurs prix littéraires dont le prix Théophraste-
Renaudot. De cette époque datent les nouvelles érotiques de René Depestre,
notamment Éros dans un train chinois (1990), et des essais qui font de lui
l’un des porte-parole de la francophonie créole : Bonjour et adieu à la
négritude (1980) ou Le Métier à métisser (1998). Plus proche de nous,
Encore une mer à traverser (2005), ouvrage dans lequel l’écrivain dresse un
bilan de l’expérience haïtienne à l’heure de la mondialisation.

Le cours de la poésie de René Depestre a-t-il disparu au bénéfice de ses


engagements et de sa réussite romanesque ? S’est-il perdu dans les
profondeurs de sa pensée ? Cela arrive parfois : une rivière disparaît pour
suivre un cours invisible sous la surface de la terre. Qu’elle dorme sous les
pierres ou se « disperse sous les mousses spongieuses », l’eau n’est jamais
très loin. Tôt ou tard, elle remonte à la surface de la terre qui s’en trouve
régénérée ; sa transparence étonne ; sa fraîcheur porte le rire aux lèvres ; ses
murmures font chanter la vie.
Parfois, plus rarement, les rivières s’assèchent pour ne jamais renaître.
Avec René Depestre, rien de tel. De 1945, date à laquelle il publie son
premier recueil, à l’époque la plus contemporaine, le flux de sa poésie ne
s’est jamais tari. Son fleuve est ample, généreux, séminal – proche de ce
que Nietzsche nommait « le souci d’inonder toutes les rives ». En 1993, les
Éditions Actes Sud publient l’Anthologie personnelle de René Depestre,
recueil magistral qui obtient le prix Apollinaire ; une dizaine d’années plus
tard, c’est un Psaume d’adieu au rock n’roll, publié dans une édition
bilingue aux Pays-Bas, qui témoigne de la vitalité du poète. En 2005, enfin,
à la veille de son quatre-vingtième anniversaire, le poète nous livre avec
Non-assistance à poètes en danger le testament poétique d’un homme
hédoniste et solaire qui mêle comme personne la sensualité, le lyrisme et la
révolte.
Je reste ce poète en danger
sous les obus du consumérisme
[…] qui consume la grande santé du monde

Dans les mois qui précèdent la publication de ce recueil, en cet été


indien de la parole, l’écrivain connaît la joie d’un retour en Haïti. Il y
retrouve le golfe de Jacmel, des visages perdus depuis l’adolescence,
l’énergie d’un désespoir que ne connaissent pas nos latitudes tempérées.
« La rivière de l’enfance » emmène alors ses travaux vers « la troisième
rive », celle où « personne n’attend son cours/sans consolation ni gué de
passage ».

Et si la poésie, c’était cela finalement : un fleuve dont les eaux


fertilisent les rives de nos vies, une rivière venue de nos lointains amonts,
dont le cours nous entraîne aux estuaires du temps ?
Par la poésie, René Depestre descend « les eaux des rêves et des âges ».
En soixante ans, la rivière de son écriture a pris des formes différentes. Un
lecteur attentif y découvre l’impétueuse, qui se confond avec la fougue de la
jeunesse ; la nonchalante dont les courbes épousent les rythmes de la
musique cubaine ; la dormante allongée sur le sable, alanguie et sensuelle ;
la coureuse aux menus clapotis ; l’abondante qui gouverne la rosée et
irrigue les déserts de la parole ; la généreuse qui porte les vaisseaux ; la
battante, souveraine insoumise qui entraîne sans relâche les pales du
moulin ; et puis la coléreuse, rapide, emportée, toujours prompte à pousser
le roulis de la révolte ; la plus-que-vive qui n’arrête son cours que pour dire,
dans un souffle, à la manière de Claude Roy : Sais-tu si nous sommes
encore loin de la mer ?

Cette poésie étonne par sa singularité, mais elle n’est pas seule. Elle
partage avec celle de Walt Whitman un Mississippi de fraternité humaine.
Comme celle de Langston Hughes, elle laisse entendre le claquement
régulier du bateau à aubes de la négritude. Par sa luxuriance verbale, son
baroque caribéen, son intarissable germination, cette poésie ressemble aussi
aux berges de l’Orénoque que décrivait Blaise Cendrars ; elle évolue « entre
le loa de la poésie, l’archivolute de la plante tropicale et l’œil du félin
embusqué dans la nuit2 ». Comme celle de René de Obaldia, qu’il rencontre
au Moulin d’Andé, cette poésie est également de celles qui remontent les
estuaires du désir féminin : ici, c’est un homme qui court « les pieds nus
jusqu’au fleuve / Où le ciel dénoue sa douceur de jeune fille » ; là, c’est un
dieu qui « aime les courbes / sur les collines du soir ». Dans son inlassable
célébration de l’érotisme solaire, René Depestre se compare volontiers au
« bateau chargé d’épices » qui tangue sous le poids de ses désirs. Soyez-en
sûrs, lecteurs qui entrez dans ce livre, la barbe de ce Neptune haïtien est
« un imaginaire qui bande bien » !
Pour autant, le soir venu, dans le chant apaisé des derniers recueils,
cette poésie est aussi le fleuve où vogue la pirogue des poètes : celle de
Césaire et de Senghor qui « réveillent dans nos souvenirs la chaux vive de
la mer ». La poésie de Depestre est un chant qui fait oublier « le malheur
nègre des fonds de cale » : il est celui d’Agoué-Taroyo, loa océanique du
vaudou haïtien, auquel le poète s’identifie depuis l’enfance. Que ce
Neptune des Caraïbes, ce « grand monstre marin / Qui jette sur vous le
reflux de ses vagues », n’éveille aucune méfiance : il est le nautonier de nos
plaisirs en archipel.

1. Langston Hughes, « Le noir parle des fleuves », Poèmes, Paris, Seghers, coll. « Autour du monde », 1955 (traduction
François Dodat).

2. Michel Onfray, « La chair des langues d’esclaves », préface de Non-assistance à poètes en danger, Paris, Seghers, 2005.
NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Rage de vivre rassemble la totalité de l’œuvre poétique de René


Depestre, soit une quinzaine de recueils publiés entre 1945 et 2005, dont
nous avons respecté la chronologie. À l’exception des corrections apportées
par l’auteur lors de l’établissement du texte, les poèmes présents dans cet
ouvrage se conforment à leur édition originale.
Certains poèmes ont fait l’objet de plusieurs publications. Les doublons
ont été supprimés dans les recueils où ils apparaissaient pour la seconde fois
lorsqu’ils ne comportaient pas de variantes significatives.
Les préfaces de la première édition des livres de René Depestre (celles
d’Edris St. Amand, de René Bélance, d’Aimé Césaire, de Claude Roy, de
Georges-Emmanuel Clancier et de Michel Onfray) ont été placées, comme
il se doit, au seuil des recueils. En revanche figurent en annexe les textes
qui ont accompagné une réédition.
À l’exception du recueil intitulé Cantate d’octobre à Che Guevara
(1967), que nous avons volontairement intégré à la chronologie des œuvres,
les poèmes inédits de René Depestre ont été placés en fin de volume. Le
lecteur y trouvera également une série de documents utiles, en particulier un
glossaire des termes qui se réfèrent à la culture haïtienne. La plupart des
définitions sont l’œuvre de l’auteur.
Étincelles
(1945)
À ma mère
à Joseph L. Déjean
à la jeunesse haïtienne
je dédie ce cahier de vers
Préface
par Edris St. Amand

René Depestre a dix-neuf ans. L’âge où le cœur déborde de toutes les


vertus, de toutes les promesses. Où l’intelligence, non encore avilie,
alourdie, mais agile comme une flèche décochée, va droit au cœur des
problèmes. Des problèmes qui, semble-t-il, auraient dû être la passion
nécessaire, consumante de tous les esprits. Ici quelle foi, quel enthousiasme
créateur ! L’enthousiasme brûle dans chaque vers, même quand le poète,
torturé, déborde son angoisse. Et ce n’est pas jeunesse ou utopie, mais un
talent précoce se révèle, attachant, lourd de promesses ; et l’artiste affirme
une prise de conscience déjà aiguë de sa position de classe, comme de la loi
profonde de son être. Pour quelques hommes, la vie est impossible sans la
conquête et le dépassement de soi-même.

Parce qu’un art nouveau s’exprime nécessairement dans une forme


nouvelle, René Depestre n’a pas cru devoir sacrifier aux vieux fétiches de la
rime, de la césure et de « l’alexandrin carré ». Sans conteste, c’eût été là un
jeu d’enfant pour ce jeune poète à la chair si sensible, au tempérament si
vibrant. Et il ne s’est attardé à la lune ni aux étoiles, à la verdure des
champs, à la crainte stérile de la mort, au sourire de sa mie, au murmure du
ruisseau ; mais un instinct profond lui a enseigné qu’un art manquerait à sa
vocation, s’il se dérobait à cette exigence supérieure de répondre aux
aspirations les plus vraiment humaines d’une époque.
En beaux vers, le poète nous dit son amour pour Haïti, la terre natale,
terre promise à notre race, autrefois glorieuse, vallée de larmes aujourd’hui.
Et cet amour le soulève :
je connais un mot aux résonances d’ailes
il provoque le vertige du bonheur
il ressuscite les heures immortelles
il gonfle le voile de mes rêves
il fige une lueur d’amour au coin de mes yeux.

Il songe à l’ignoble calvaire de sa race, il pousse un cri d’écorché


Tes enfants ont faim
tes filles sont violées
tes hommes sont lynchés
ô race martyre !

Mais il est trop lucide déjà, trop totalement humain, pour ne distinguer
dans ce grand concert de souffrances que le cri de sa race. Par toute la terre,
il y a des millions d’hommes qui triment inutilement, pour un impossible
pain quotidien, et crèvent sans raison. Ce paquet de sang, la honte d’un
monde qui s’écroule. Et dans un même amour le poète confond tous les
damnés :
J’entends dans le lointain
monter la sourde clameur
d’une mosaïque de souffrances
la grondante symphonie des offensés
blonds, jaunes, noirs, peu importe
ils versent tous un sang rouge
et les larmes n’ont pas de couleur
et la faim tenaille d’une seule façon.

Même une ardente passion ne le distrait pas de l’appel désespéré des


foules. D’abord il faut lutter, et ensuite encore lutter. Ce n’est que dans la
lutte qu’on tiendra son pouls véritable :
Je ne viendrai pas ce soir
tisser au fil de ton regard
des heures d’abandon
de tendresse
d’amour
des camarades de bronze
ont convié ma jeunesse
à l’assaut de la citadelle
qui s’écroule.

Aujourd’hui des millions de jeunes hommes comme lui sont broyés


dans un carnage inhumain et René Depestre en est hanté :
Ma jeunesse est saluée par une salve meutrière
ma jeunesse s’ouvre sur des lointains tragiques
les étreintes ont la cruauté des corps-à-corps
ma jeunesse connaît un destin de gibier.

Partout, la même détresse humaine ; partout, la détresse humaine le


poursuit. C’est son mal, le vautour au flanc de Prométhée :
Les arbres à mes côtés
prennent des airs d’obélisques
j’ai peur
j’ai peur de regarder la mer.

Mais René Depestre ne chante pas que la douleur et les larmes. Les
souffrances, il les accepte comme la condition nécessaire d’un monde plus
beau, à préparer dès cette terre, un monde enfin rendu à l’humain. Il chante
l’espoir :
Partout où l’on pleure
partout où l’on trime
partout où l’on espère
la lune des premiers jours
pénétrera par toutes les fissures.

Pour ma part, ce m’est un bien grand honneur de présenter au public


haïtien ce jeune poète d’un si beau talent. Je sais d’aucuns relèveront chez
lui l’influence trop marquée de Langston Hughes. Mais on le lui pardonnera
mille fois, j’espère, pour la richesse de ses dons, pour sa conscience lucide
et frémissante, pour la grande promesse que certes il tiendra de se révéler
avant longtemps, ayant maîtrisé sa personnalité authentique, un des
meilleurs et des plus vibrants artistes de chez nous…
Introduction de l’auteur à l’édition de 1945

De jeunes et remarquables écrivains, enthousiastes, convaincus, acquis


à un humanisme d’avant-garde, à la fin des années 1920 affirmèrent, à Port-
au-Prince, leur volonté de ruiner le conformisme débilitant des mandarins
qui dominaient la scène culturelle du pays.
Abandonnant les thèmes traditionnels d’une littérature patriotarde,
étriquée, vieillotte, ces jeunes créateurs entendaient ramener la poésie et
l’art à l’humain, en les intégrant au cadre historique du développement de la
société haïtienne.
Jamais, dans la succession des générations, groupe littéraire n’aura
embrassé un plus fécond mouvement d’élargissement de la culture
nationale ; jamais équipe d’intelligences n’aura manifesté un plus brûlant
désir de libérer l’imaginaire haïtien, en préparant les conditions de sa
victoire sur des formes abâtardies et démodées de civilisation.
Ces artistes-là ont-ils réalisé leur idéal ? Il faudra, un de ces jours
réfléchir avec rigueur sur l’œuvre des écrivains qui ont essayé leurs
premières armes littéraires durant les dix-neuf ans de l’occupation militaire
des États-Unis.
Il s’agit aujourd’hui d’assumer leur héritage avec le souci enthousiaste
et ferme d’aller « à l’art humain, à l’humanisme qui libère l’homme et la
culture, identifie leur destin et les réunit dans une harmonie profonde en vue
de les intégrer au but de transformation de la société ».
La nouvelle génération apparaît en 1945 au moment où l’on essaie, par
tous les moyens, d’élaborer dans le monde de l’après-guerre, dans un intérêt
de paix et de liberté, une déclaration efficace des droits de l’homme et du
citoyen ; au moment où la liberté d’expression, condition nécessaire de
l’expansion de la culture, est appelée à marquer une conquête brillante des
humanités sur la barbarie.
Lourde, très lourde est la tâche de ma génération. Elle le paraîtra, certes,
moins si chacun de ses membres éclairés réalise que la vie n’acquiert de
sens profond que lorsqu’on consent à sacrifier et sa chair et son sang, pour
l’avancement de la condition humaine et le triomphe de ses raisons d’être
essentielles.
Autrement, vivre devient une absurdité, une gageure perdue à l’avance,
s’agissant surtout d’une société haïtienne où les chances de bonheur sont
trop indécemment inégales.
« Mon action me rend aboulique à l’égard de tout ce qui n’est pas elle »,
déclare Garine un personnage des Conquérants d’André Malraux. Ceux qui
sont forts de cette vérité seraient capables, s’il le fallait, de « cracher à la
face de la torture en toute conscience et en toute volonté, même en
hurlant ».
Étincelles est un essai lyrique mûri sur les bancs du lycée Pétion. Ces
poèmes se sont imposés à moi dès l’instant où la vie a cessé d’apparaître à
mes yeux comme à travers des nuées : en effet l’émotion poétique m’a saisi
dès que j’ai appris que « l’existence ne prend une signification, ne se
qualifie que pour celui qui s’engage à fond, corps et âme, dans une aventure
extrême […] ». La poésie fait partie de ce genre d’équipée du corps et de
l’esprit libres.
Je remercie chaudement les parents, amis, intellectuels, tous ceux qui
m’ont encouragé de leurs conseils salutaires et de leur généreuse
souscription.
De pareilles manifestations de sympathie, à l’endroit d’un art décrié
souvent parce que rarement réaliste, me fortifient dans la certitude déjà bien
enracinée dans ma conscience – que si je cessais d’espérer, et surtout de
lutter, cela équivaudrait à une trahison, à un avilissement de ma personnalité
« à l’abdication de la raison, de la justice devant la force brutale ».

RENÉ DEPESTRE
Port-au-Prince, le 20 avril 1945
ME VOICI

À Gérard Chenet

Me voici
citoyen des Antilles
tout vibrant de joie païenne
je vole à la conquête des bastilles nouvelles.
dans les champs ensoleillés j’engrange
des moissons d’humanité
j’interroge le passé
je récuse le présent
je dis oui à l’avenir
tout mon être aspire au soleil.

Me voici
fils de l’Afrique lointaine
partisan des folles équipées
je cherche la lumière
je cherche la vérité
je suis amoureux de l’âme de ma patrie.

Me voici
nègre aux vastes espoirs
je lance mes jours
dans l’aventure cosmique du poème
je mobilise tous les volcans
que couvait la terre neuve de ma conscience
et mon coup d’État renverse
tous les credos nuageux de mon enfance.

Me voici
animal marin de la poésie
je sens gronder en moi la colère des foules
je sens vibrer en moi leur rage de vivre
le sang des humanités noires
fait éclater mes veines bleues
toutes les « races » sont fondues
au creuset de mon cœur ardent.

Me voici
adolescent du petit avant-jour
poète d’un rêve immense de liberté.

JE CONNAIS UN MOT
À Théodore Baker

Je connais un mot aux ébrouements d’ailes


il provoque des vertiges de bonheur
il ressuscite les heures immortelles
il gonfle les voilures de mes rêves
il nourrit une lueur d’amour dans mes yeux.

Je connais un mot en tourment d’épopée


il flotte sur l’émail des prairies
sur la brise ménétrier volant
sur l’érosion des mornes
sur la détresse des cigales
sur la mer immobile et inquiète.

Je connais un mot aux charmes caraïbes


il brille dans les caprices des rivières
dans la lune au fond des mares
dans le bruissement des feuilles
dans le gazouillis des berceaux
dans la fumée-panache des chaumières.

Je connais un mot au passé fabuleux


il se moque de la moue de ses ennemis
il condamne le malheur des taudis
il tombe de sommeil sur sa natte
dans la solitude des villes.

Je connais un mot tout flambant d’histoire


il sonne la diane des petits matins d’émeutes
lors des rassemblements dans les bois fraternels
avant de mettre le feu aux champs de cannes
ayant en poupe le vent de la liberté.

Je connais un mot qui est le bien de tous


des paysans enchaînés des restavecs
comme des familles dorées sur tranches
le bien de l’enfance aux joues émaciées
devant des tigres déguisés en citoyens.

Je connais un mot qui contient toute ma vie


mes espoirs et tout mon désespoir
ma tristesse du dimanche soir
mes jours complices de l’amour
mes bondissements de poulain
lâché en poète dans la savane du monde.

Ce mot donne un sens à mes nuits


il veille sur la couleur de ma peau
il est dans la fatalité de mes errances
il alimente ma haine des injustices
il est la détente de mes mains prêtes
à gifler ceux qui prostituent leur métier d’hommes
ce mot est mon navire de paix
ce mot est mon amour
ce mot est ma folie : Haïti.

CONFESSION
À Gérard Gourgue

Mon passé est jalonné


de promesses sans boussole
ma tunique est sillonnée de coutures
le silence du résigné coule du plomb
dans le creuset de mes années
on a inventé la Bible pour m’enchaîner
sur la mer qu’il a fallu traverser.

Aujourd’hui je sais la vérité :


mon espoir de jeune homme
doit ignorer le pardon des offenses
et l’oubli du crachat et des insultes
mon espoir conquérant bouillonne
en coulées de lave dans l’histoire.

Pardons rachats ancres du salut


ne feront plus de l’ombre à ma révolte
ma vie jeune décidée fumante
réinvente un monde à neuf à son horizon.

REQUIEM POUR BIENAIMÉE BARJON

C’était une nuit épaisse comme la boue


des montagnes par un temps d’orage
un silence au goût de sang
versa goutte à goutte
ta mort dans ma vie.

L’ombre sentait la chair vaincue


la lampe de tes jeunes années
était tombée en panne dans mes ténèbres
et mes mains autour de moi cherchaient
mes jours que je croyais partis avec ta vie.

Qu’on me laisse chanter


le temps de ta beauté
que j’ai perdue à Jacmel.

MON AMI : VOICI TA NOËL


À Jehan Dessé
et à Joseph Thévenin

La Noël du petit Jésus


n’existe pas
pour les mains sales
pour les yeux vides
dans une vie sans pain

La Noël du petit Jésus


dans l’ombre des taudis
où la misère ricane
sur son grabat en béton

Ma parole pourra-t-elle éclairer


les humanités souterraines voici
la nuit de Noël aux vitrines luisantes
aux robes décolletées des réveillons
aux messes de minuit aux sermons mensongers
Ta Noël mon ami naîtra
de la force de la révolte
contre le monde que l’on t’a fait.

JE NE VIENDRAI PAS
À Adeline Baker

Je ne viendrai pas ce soir


tisser au fil de ton regard
des heures d’abandon
de tendresse
d’amour
des camarades de bronze
ont convié ma jeunesse
à l’assaut de la citadelle des puissants
je ne viendrai pas
noyer mon chagrin
dans le courant de tes cheveux noirs
une étoile rouge est ma sœur à l’horizon
je ne viendrai pas
mirer mon fol espoir
dans ton cristal de jeune fille
quel sens donnerait-ton
à nos baisers
à nos caresses
à ce soir brûlant de fièvre
si notre amour restait indifférent
aux appels sans échos de la souffrance humaine.
TESTAMENT
À Pierre Saint-Fort Colin
et à René Lafontant

J’ai débouclé la valise du monde


qui s’en va à reculons
un pli griffonné avec du sang
m’a sauté aux yeux
testament testament

Vingt siècles parlent


du mépris pour ma condition d’homme
de l’abandon de ma nature humaine
à l’angoisse de mes jours vides de sens

Vingt siècles sans une lueur d’espérance


seigneur tu as perdu le temps
de ton pari sur la terre
reste dans ton royaume des cieux
on ne supporte plus
toute une vie de paria
comme d’avoir chaud au soleil des tropiques.

REGRET
À Raymonde C.

Tu auras peur d’écorcher ta peau brune


au contact de ma chair
hérissée de piquants défensifs
tu auras un haut-le-corps dédaigneux
à la vue de ma tenue de combat
tes mains de vierge métisse auront
peur de panser mes blessures
voudras-tu partager avec moi
l’eau de ma calebasse de campagne
la vie nous a fait des chemins parallèles.

PARLER DE JACQUES ROUMAIN


(4 juin 1907 – 18 août 1944)

Camarade Roumain
les épis que tes bras ont récoltés
ne tombent pas dans un fleuve d’oubli
des mains libres et fortes
en font de belles moissons de fidélité

Las du monde anémié que l’on nous fait


on se nourrit de ton idéal d’homme
il est le dieu lare de nos rêves
le loa* qui panifie la fraîcheur du matin
le gouverneur de la vie et de la rosée.

ESPOIR
À Georges Beaufils

Ils se lèveront les espoirs ensoleillés


ils sortiront des fantômes de la nuit
le ciel sera rouge-sang de femme en couches
on lira dans les étoiles
l’éclatante parole des vaincus
le luxe terrassé poussera des cris sauvages
sous le feu de notre révolte
partout où l’on souffre
partout où l’on trime
partout où l’on espère
la lune des nuits de combats
fera se lever le jour

L’OMBRE DE MA CROIX
À Adeline Baker

Je voudrais d’un prodige de voix


signifier à tous les amoureux de la terre
qu’au pays haïtien des palmiers
un adolescent
subit le joug d’un impossible amour
douce Adeline de ma solitude
voici l’éclat de tes seize ans
encore si loin de mes flammes
voici le roc escarpé de ta dérision
le sable mouvant où s’enfonce ma croix.

PIÉTÉ FILIALE
À Langston Hughes

Ô terre d’Afrique
je parcours la route de tes malheurs
la longue marche sans allées de fleurs
le long sillage marin de sueur
de larmes et de sang
je porte la tenue de combattant
dans l’épaisseur de ta souffrance
blonds jaunes noirs peu importe la peau
le sang et la détresse ont la même couleur

les champs de bataille ont volé


le dernier souffle de tes fils
et livré leur vie à la folie des canons

ô terre d’Afrique
je danse avec toi
au rythme de ta désolation.

AVEU
À Adeline Baker

J’ai cueilli les plus beaux épis du sacrifice


j’ai humé le fumet des cruels abandons
j’ai marché sur les clous aigus du désespoir
j’ai connu le bagne des grandes solitudes
ma vie ignorait les mystères de l’amour
j’impose le silence autour de tes seize ans
je me tais auprès de ta flamme contagieuse
je mords avec rage à la pulpe de ta vie
tu m’as paru un animal de la douceur
j’ai sauté les yeux fermés sur ton dos.

DONNEZ-MOI LA LIBERTÉ
À Marcel Boni
Dites aux quatre vents des ondes
que je suis un chien errant de la vie
un mauvais écrivain gibier du ridicule
dites que je me suis embarqué
dans la flibuste du poème
sans diplômes (présomptions de connaissance)
sans passeports ni visas
sans aucun lien de servitude
dites que mes soirées se consument
dans l’obscurité des bas-fonds
que je descends d’une lignée de vaincus
dites que je suis laid
magique fou révolutionnaire
mais de grâce
donnez-moi ma liberté.

SOLITUDE NOCTURNE
À Kesler Clermont
et à Max Boucicaut

L’ombre s’étend sur Port-au-Prince


la soirée d’avril apprête d’étranges fêtes
je m’en vais sur un banc du Champ-de-Mars
confier mon désarroi aux étoiles
la Grande Ourse sur ma tête
couve un ténébreux secret d’État
la lune
escortée d’infirmières
poursuit sa course maladive de zombie
la montagne
ivre de son altitude
est une femme ouverte aux délices du ciel
les arbres du parc
prennent des airs de méchants instituteurs
j’ai peur du bruit lointain de la mer
où est ma place dans l’aventure cosmique
voici que le vent se lève dans mon esprit
j’émerge soudain du néant de la vie.

COUPS DE TÉLÉPHONE DANS L’APRÈS-GUERRE


(Utopie 1945)
À Laurore Saint-Juste
et à Sylvestre Wainright

— Allô Allô la Maison-Blanche yes


— Un Nègre est à l’appareil
les libertés de Monsieur Roosevelt
serait-ce du vent pour les hommes noirs
— Voyez-y la fête de tous les peuples

— Allô Allô le Kremlin Oui


— Un Noir haïtien vous parle
que sont les quatre libertés de l’ONU
aux yeux du camarade Staline
— Camarade Noir des Antilles
fils choyé de notre Octobre rouge
prenez-les pour une bonne nouvelle

— Allô Allô Palais national


un jeune poète est à l’appareil
les quatre libertés de l’ONU
sont-elles les bienvenues en Haïti
— Leur proclamation est renvoyée à jeudi

Maison-Blanche Kremlin Palais national


un monde nouveau se lève de la guerre
vive la vie crie-t-on partout
les Nations unies vont se mettre
à danser en paix leur histoire
la ronde joyeuse inonde toutes les rives.

LE MONDE EN GUERRE
À Arnold Hérard

Ma jeunesse est saluée par une salve meurtrière


mes années s’ouvrent sur des lointains tragiques
je retrouve l’odeur des champs de bataille
jusque dans les cheveux de ma petite amie
nos baisers brûlent du feu des lance-flammes
nos étreintes ont la violence des corps-à-corps

mes dix huit ans moissonnent des cadavres


les rivières roulent du sang frais d’homme
les arbres sont armés de baïonnettes
les oiseaux entonnent la diane
le ciel arbore des drapeaux blancs
la joie de vivre se rend à l’ennemi

ma génération a un destin de gibier


nos rêves débordent de tirs d’artillerie
toutes les mains braquent une arme
tous les mots sont des éclats d’obus
la vie entière ment au nom de la guerre.

VISIONS DE MORT
À Félix Vieux

Des visions d’anges aériens


des saints triomphants
des trompettes bibliques
ont orchestré les bruits de mon enfance
que de soirs désolés
arrimés à de mystiques légendes
que de voûtes gothiques dans les cathédrales
constellées d’étoiles mortes
sous les yeux résignés du Crucifié.

DIALOGUE SUR LES ONDES DE 1945


À Ulysse Pierre-Louis

Radio-Moscou : prolétaires de tous les pays


unissez-vous
Radio-Vatican : heureux les partisans de la paix
ils seront appelés fils de Dieu
Radio-Paris : la France renaît avec de Gaulle
Radio-Londres : vous avez le bonjour de Churchill
Radio-Washington : les quatre libertés de Roosevelt
sont debout à vos cotés
Radio-Port-au-Prince : la parole est au sphinx
le temps vient de faire de ce pays
un enclos de paix et de liberté
il est temps de donner à ce pays
tout l’éclat d’une pierre précieuse.

FACE À LA NUIT
À René Bélance

Elle était née sur la grand’route


dans les bras du soleil
elle était née sur la grand’route
bercée par le soleil
elle avait grandi autour de la chaumière
de la chaumière perchée sur la colline
elle avait grandi
autour des lopins plantés de pois congo
de pois congo que becquetaient les petits oiseaux
quand elle eut seize ans
parce qu’elle eut seize ans
quand elle cueillit seize étoiles
dans le ciel de la vie
parce qu’elle cueillit seize étoiles
dans le ciel de la vie
elle agrandit son royaume
éclairée par ses seize ans
elle pouvait étendre son royaume
à la clarté de ses seize étoiles
elle alla de sentiers en sentiers
de collines en collines
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville voisine
à la ville où habitait une dame
une dame bien comme il faut
une dame que les hommes dévoraient des yeux
une dame qui demeurait dans une belle maison
une belle maison sur les hauteurs
là où il fait frais
là où il n’y a pas de poussière
de poussière qui vous pollue le nez
et le palais et la gorge
là où la canaille ne pénètre pas
là où la jeunesse parle du bon français
comme si nous ne parlions pas du français-français
nous autres les jeunes damnés de la terre
voici que je m’emporte
à parler de ces choses-là l’on s’emporte toujours
elle rencontra donc la dame
la dame qui l’attacha à son service
comme domestique
comme restavec-esclave
la dame n’était pas seule au monde
elle avait un mari
un mari très comme il faut
qui citait et Racine et Corneille
et Voltaire et Rousseau
et Victor Hugo et Alfred de Musset
et André Gide et Paul Valéry
et tant d’autres lumières encore
un mari qui savait tout
à parler franc il ne savait rien
parce que la culture ne va pas sans concession
une concession de sa chair et de son sang
un octroi tendre de tout soi-même à autrui
un don merveilleux de soi aux autres
qui vaut et le classicisme
et le romantisme
et tout ce dont on abreuve notre esprit
ce mari très comme il faut de sa vie
n’avait jamais fait de concession à autrui
quand même il était un civilisé
quand même il était un homme cultivé
civilisé comme le fut le colon d’autrefois
cultivé comme le colon de la plantation
la dame présente l’enfant à son maître
comme on présente une chienne d’enfant
l’enfant qui avait seize ans
l’enfant qui avait gagné seize étoiles
l’enfant qui entrait dans la maison
à la clarté de ses seize étoiles
l’enfant née au bord de la grand’route
l’enfant qui avait grandi
autour de la chaumière
autour des lopins plantés de pois congo
et parce qu’elle était née sur la grand’route
dans les bras du soleil
et parce qu’elle avait poussé
autour des lopins de pois congo
parce qu’elle avait étendu son royaume
de sentiers en sentiers
de collines en collines
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville voisine
devint domestique
devint restavec-esclave
de ces gens qui étaient du bois
du bois dont on chauffe la machine sociale
elle devint la fillette qui se lève
à la pointe de l’avant-jour
tandis que les gens bien comme il faut
se prélassent au bon temps de leur lit
la fillette qui s’endort après le retour
des gens qui vont en pompe au ciné
et qui rentrent après minuit
la fillette qui lave qui repasse
la fillette qu’on gifle et qu’on rudoie
celle qui verse des larmes sur la vie
parce que pour elle la vie c’est tout ça
la fillette devint autre chose encore
une nuit elle rêva de sa montagne
de ses bois de bayahondes
de ses flamboyants en fleur
et de coumbites égayant les saisons
propices à l’amour
un mot inconnu dans son créole
ses seize ans ignoraient la sorte de feu
que ce mot pouvait mettre à la vie
quand on est née sur la grand’route
dans les bras du soleil
quand on a grandi
autour de lopins plantés de pois congo
quand on a étendu son royaume
de sentiers en sentiers
de mornes en mornes
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville voisine
et parce qu’on est née sur la grand’route
dans les bras du soleil
et parce qu’on a grandi
autour des lopins de pois congo
et parce qu’on a étendu son royaume
de sentiers en sentiers
de mornes en mornes
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville voisine
l’amour se fait appeler prostitution
un métier vilain
un métier qui emporte la vie
comme la mer le sable
la ville lui apprit
le même soir où elle rêva de l’amour
qu’on pouvait sentir sur tout son dos fatigué
le poids incandescent de l’homme
de l’homme qui citait
et Racine et Corneille
et Voltaire et Rousseau
et Victor Hugo et Alfred de Musset
et André Gide et Paul Valéry
elle eut sur son corps le fardeau
de cet homme qui était civilisé
comme le fut le colon de la plantation
l’homme qui se glissait sous l’escalier
comme le colon dans la case de l’esclave
l’enfant de seize ans fut surprise
surprise par la dame bien comme il faut
qui l’assomma de gifles
et de coups dans le dos
avant de la livrer aux ténèbres
et la nuit n’avait rien à lui offrir
rien en dehors de la prostitution
rien à part ce métier vilain
ce métier qui emporte la vie
plus vite que la mer le sable
la fillette qui était née sur la grand’route
dans les bras du soleil
celle qui avait grandi autour de la chaumière
de la chaumière tout en haut du morne
celle qui avait grandi
autour des lopins plantés de pois congo
celle qui avait étendu son royaume
de sentiers en sentiers
de collines en collines
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville voisine
et parce qu’elle était née sur la grand’route
dans les bras du soleil
et parce qu’elle avait grandi
autour de la chaumière
de la chaumière perchée sur la colline
et parce qu’elle avait grandi
autour des lopins plantés de pois congo
et parce qu’elle avait étendu son royaume
de sentiers en sentiers
de collines en collines
de hameaux en hameaux
jusqu’à la ville de Jacmel
bafouée trahie jour et nuit
avilie abandonnée à la rue
elle est morte un samedi soir
de son métier sans envers ni endroit
de ce métier qui emporte la vie
comme la mer emporte le sable.
Gerbe de sang
(1946)
Au combat des antifascistes
aux jeunes non-conformistes d’Haïti
À Adeline chaque globule de mon sang

« Et ce mot sang – ce mot suprême, ce roi des mots, toujours si riche de mystère, de souffrance et de
terreur, comme il m’a paru alors trois fois plus gros de signification ! Comme cette syllabe vague –
détachée de la série de mots précédents qui la qualifiaient et la rendaient distincte – tombait pesante
et glacée, parmi les profondes ténèbres de ma prison, dans les régions les plus intimes de mon âme. »
EDGAR POE
Préface
par René Bélance

J’applaudis sans réserve toute parole qui flétrit les idoles séculaires, tout
de révolte inconsidérée qui tend à démolir les bases de quelque grandeur
vétuste, à la condition que les grandes personnes n’aient pas leur mot à dire.

Ainsi toute façon de vivre qui peut ou n’a pas pu trouver son fondement
dans une entière liberté reviendra en grande partie à la voix tourmentée
d’un jeune poète qui reprend après Arthur Rimbaud le droit de dire : « Je
suis de race maudite » dans un langage comme une torche dans la poudre
des passions hypocrites et des traditions rouillées dans la moisissure des
caves ! L’histoire retiendra le nom de René Depestre – et à un double point
de vue – comme l’aboutissement à un point de fixation à partir duquel
l’homme refuse de se courber sous le poids de la peur.

Tout au moins, il faudra un jour ou l’autre rendre à ce poète de vingt ans


l’hommage d’avoir porté son rêve poétique dans le miracle de l’action.

Mais il faudrait peut-être attendre que changent les aspects de la vie


pour comprendre intégralement les porteurs d’idéaux qui voient au-delà du
présent les formes futures de l’édifice social et dont les lignes s’estompent
en dehors de nos soupçons débiles. Au fait, ce n’est pas l’aspect, mais le
fondement même de l’existence imposée à l’homme dans des conditions
qu’emprisonnent nos moindres gestes pour que ne soit pas mis en péril un
ordre de tombeau vers où nous acheminent des forces aveugles.

Parce que le feu de son verbe ne tend à rien d’autre que la création
d’une cosmogonie dont l’amour, en brillant de mille pouvoirs, compose un
système en tous points favorable à assurer à l’homme « des lendemains qui
chantent », René Depestre souffle avec violence sur toutes les vieilles
chandelles du temple. Mais je m’aperçois bien vite que malgré son dire,
avec « gerbe de sang », il ne propose pas une destruction aveugle du
château vermoulu. Il nie toute consistance aux mots d’ordre séculaires et
passe, par solution de continuité, à une refonte totale des choses. Ce n’est
pas une bataille à livrer, c’est une victoire dont il s’agit d’organiser les
conquêtes pour l’assurance « de futurs pains des hommes ».

En attendant, le poète se souvient qu’il convie à la fête une foule


attentive. Serait-il sage d’opposer quelque barrage à ce flot tumultueux qui
charrie en désordre tous les feux virulents de la colère ? Personne ne peut
prévoir sur quelle rive ce jeune héraut ira planter le drapeau de la lumière.
Sur son passage, le sens commun inclinera son panache, l’amour bousculera
les convenances en demandant aux femmes qu’elles laissent la poésie
« convoyer leur orgasme à des fêtes solaires », la liberté rompra tous les
barreaux de prison pour ouvrir ses poumons aux effluves de l’aurore.
« Rien n’est plus fantastique que la réalité. »
JEAN CASSOU

AVANT-PROPOS

La morale : connais pas


la justice : connais pas
les nuages : connais pas
le péché : connais pas
la gloire : connais pas
le sable : connais pas
le houmfort : connais pas
l’enfer : connais pas
la radio : connais pas
l’émeraude : connais pas
la bible : connais pas
napoléon : connais pas
le boa : connais pas
la brise : connais pas
les
: connais pas
coquilles
les seins : connais pas
les fous : connais pas
la raison : connais pas
le verbe : connais pas
être
les fleurs : connais pas

le sang a trahi chaque battement de mon cœur


le soleil s’est rendu sans tirer un coup de fusil
la lune est une ivrogne la pureté une légende
la mer n’est qu’un piège le ciel un mensonge
l’amour a passé dans le camp ennemi
n’en parlons plus
je recommence la vie
avec mes seules ressources.

POUR ANNONCER L’AURORE

Jeune homme aux désespoirs féconds


de quel crime répond ton âge
de quelle torpeur languissent tes membres
ouvre les fenêtres de toutes les folies
la liberté chante au-dehors

fils des aurores saignantes et belles


écarte les paupières de ton deuil
brise en mille morceaux
la vitre de tes premières amours
la liberté chante au-dehors

que le vent du soir emporte


tes sens au pays des malheurs
couve tes rêves de couteaux
aux poitrines des ennemis
couve la fureur de ton sang
la liberté chante au-dehors
la liberté chante
sur les toits des nouveaux arbres
dans le sourire des nuages vagabonds
la liberté chante pour des ombres
dans les tourbillons du cyclone
la liberté chante au-dehors

garçon pétri de tendresse


des temps nouveaux
avancent dans tes vingt ans
ce sont des colonnes d’air libre
des tours érigées par tes bras
la sève des mers pousse en toi
la liberté chante au-dehors

la liberté porte sa chaleur


de sang à tes joues d’adolescent
sa chaleur d’amour au cœur des foules
quand chante la liberté
les prédateurs du jour prennent la fuite
la liberté chante au-dehors

quand chante la liberté


les bêtes fauves tombent en panne
les grilles des prisons partent en vacances
la liberté est belle à la gorge d’Adeline
finie la saison des rois et des vautours
la liberté chante au-dehors

le temps soigne les blessures de sa chair


mon pays se réveille en sa rage d’azur
l’espoir renaît au pas de ses portes
debout les forçats de la barbarie
la liberté chante au-dehors.
RESSOURCEMENT 1946

Tel que je suis nouveau à mes propres yeux


roulé dans la farine de tous les vents
mon cœur ce rouge espace de vie
crible le monde de joie et de sève
du plomb chaud peut couler en moi
tandis que tes mains de femme
font le tour de mes sept saisons

tu mets ta présence de jeune lionne


à chaque soir de ma nudité
tu es un grand froissement d’herbe
tout en haut de ma nostalgie
le ciel s’est revêtu de ta chair noire
et l’air bleu revient dans ton regard d’enfant
et tout mon espoir joue aux billes de tes yeux

on parle de nos deux vies


comme des tisons d’un vaste incendie
dans nos veines sans frontières
la vie tourne sa meule autour du monde
tantôt elle porte un masque de minotaure
tantôt ses oiseaux chantent la fraternité

à chaque minute s’effondre un corps


à chaque heure s’affaisse un monde
la terre joue à qui perd gagne
à nous de braver la menace des tigres

pour notre soif le fusil peut être fontaine


la pierre offre un sommier à notre fatigue
des écluses à nos paupières
et des clefs à nos jambes dans les champs
ton émerveillement de jeune fille
est un conte de fée
pour mon aventure d’enfant en larmes
avant la fureur de tes racines
mon jeune âge était en danger de mort
je mourrais des mots dits à voix basse
je mourrais du vol des colibris
et du bruissement léger des libellules
de la moue de tes lèvres je mourrais
comme de l’odeur d’un acide
de l’écarquillement de tes paupières
les enfants espiègles touchaient mes joues
pas un cheveu ne bougeait de ma tête
j’étais mort de ton absence de chair
j’étais une statue tout en attente de toi

tu es venue réanimer mes vieux os


dans le vent de tes mots j’ai retrouvé ma voix
dans le roulis de ton corps mon élan d’artiste
de ta vie ouverte à mon sang d’homme
j’ai trouvé le principe du mouvement

tout plein de la rage de tes seize ans


tout près de ta chair en flammes
noué à ta bouche et à tes autres sources
je descends en bateau dans ce poème.

UNITÉ

Ouvriers cimentés d’écumes


soldats aux yeux de cendres
damnés repus de résignation
je mesure au pèse-sang
la densité de votre aventure
à l’âge de la chasse aux papillons
les dents serrées vos filles
vendent leur chair à des inconnus

ouvriers aux mains en béton


soldats aux bras d’acier
hommes pétris de malheur
je passe vos blessures
au rayon X de ma révolte

ouvriers porteurs de braise


soldats armés de patience
tirez sur la foule des prédateurs.

LA NOUVELLE CRÉATION

Nous sommes une femme et un homme


nouvellement apparus sur la terre
la mer vient de tomber du ventre de sa mère

nous allons tout nus


à la surface du globe
nous partageons des prodiges de tendresse
avec l’ensemble des êtres vivants.

FAIM

En moi-même l’oubli de moi-même


en moi-même l’étreinte du néant
le jour de décembre
ne me donne ni à boire ni à manger

sans eau sans amour


une larme d’enfant sur la joue
un mince filet d’arc-en-ciel
tient compagnie à ma soif
à ma révolte qui voit plus rouge que jamais

dix heures à dévorer le vide


d’un samedi soir
tandis que des chiens ronflent d’aisance
je n’ai pas honte d’avoir faim.

CELLULE N° 1
À Raymonde C.

Sur la couche en béton ma fatigue s’écroule


la nuit est lourde de fausses rumeurs
le silence couve des chiens furieux
au loin un coq chante la vie
confondant les coups de minuit avec le jour

dans la cellule voisine des yeux en flammes


guettent quelque bouée dans le ciel aveugle
l’essaim bruyant de leurs rêves de voleurs
fait un cliquetis de clefs contre la grille

un nom de femme me sert de sésame


c’est un nom gonflé de bonne sève
il ouvre dans ma mémoire un gué
qui conduit à d’énormes seins vierges
l’amour reprend ses droits dans mes dix doigts
la prison dans la nuit vibre de mes vingt ans
les clefs en fête ouvrent des verrous de légende
je songe au premier orgasme de ma bien-aimée
pour que la prison soit un lieu d’espérance
je bande pour un foufounet qui a juste seize ans

Pénitencier national d’Haïti, mars 1946.

POÈME DE L’ÉTERNELLE ADOLESCENTE

Jeune fille de mes songes d’enfant malade d’amour et de révolte jeune fée
de mes vertiges il est temps de sauver du froid mes cendres précoces et de
fixer mon masque d’ambre au fond du lac légendaire de ta vie des foules en
dissidence doivent changer les traits de mon visage et le rythme des
battements de mon sang mes veines sont appelées à se perdre dans le corps
d’un dieu naissant plus vrai que le Christ de la résurrection il est juste temps
de nouer l’arc magique de tes cris d’amour à la force de mon amok avant
que mes vingt ans passent avec armes et bagages dans le printemps du
monde à venir il est temps qu’on forme ensemble un arc-en-ciel à la mesure
des gésines de l’époque à feu et à sang.

VIOLENCE EN 1946

Le vent de mes mots coupe les ailes au monde


que l’on me fait dans les marais putréfiés
et dans les feuilles mourantes du siècle
il reste l’arme à deux coups de mes mains
que je réarme dans l’eau courante de ta vie
il y a aussi les serres de vautour
que je porte au cou des infamies de l’époque
tu es le haut fait de tendresse
qui ouvre la vanne qui règle
le débit des mots de mon désespoir
tu es la sève qui parcourt mon temps
d’homme de la plante des pieds aux cheveux.

LA QUÊTE DE SALUT

Voilà vingt siècles que nous portons le même péché


sans aucun souci de la santé de l’esprit
je jette au vent ce pouvoir de résignation
par tous les temps ma révolte va torse nu
la tête dans les étoiles de la vérité.

AU ROYAUME DES MOTS


À Edel C.

Oh mots meurtriers de nos silences


mots pourtant secourables
me voici dévoué aux plus nobles parmi eux
feuille sable sexe
sang fruit tendresse
des princes de l’univers
qui rendent un son à hauteur de femme

dans la nuit des villes


la boue des siècles
fait couler des larmes de sang
loin de tout secours des mots amis
loin de ton doux nom d’Edel Colbert
merci de sauver ma vie de la page déserte
et des mots sans voix des mots en panne
de douceur et d’électricité
des mots aux palmes triomphantes
d’un soir de bal des mots victorieux
dans la grande santé des mots d’Edel.

SAISON DE COLÈRE

Je me suis fait béton armé contre l’époque ma peau noire est un sésame qui
brise les portes de toutes les impostures je suis de race maudite foi de
femme blanche mon orgasme est trop houleux le roulis de mes reins au lit
fait trop songer au tangage du bateau négrier du temps des mers qu’on avait
à traverser.

Mes coups de roulis d’homme portent la torche à la poudre des passions


hypocrites je coupe les liens à tous les organes du corps qu’on désigne à
voix basse j’invite à la mutinerie permanente les bites et les chagattes le
zoizeau et la conque du pèlerin qu’on marque au fer rouge des condamnés
j’ouvre ma révolte aux dérèglements des cinq sens l’éros de mon
imagination appelle aux armes.

DÉTRESSE

Ma pensée est en panne


parmi les débris de mon naufrage
que dire que chanter
quand la nuit en mon être
est proche du vide et de la folie

il est trop tard pour mes années


de s’abreuver à d’autres sources
la saison des vaincus coupe les ailes
à l’esprit d’enfance de ma poésie.

RENAISSANCE

Je n’ai point choisi d’être de ce siècle trahi


je n’ai point choisi d’être un petit doigt
du corps vaincu du monde
à mon arrivée la joie de vivre était déjà
une plante en danger
seul l’amour me ramassa un soir
couleur d’alcool et de boue
dans une mare de sang frais
la vie longtemps trébuche dans mes veines
avant le risque de ses premiers pas d’enfant
avant le lâcher des autruches et des dattiers dans mon désert.

LA LOGIQUE DE LA MER
À Gérald Bloncourt

En ce temps haïtien de l’espérance


tous nos actes sont des coups d’éclat
nos mots d’amitié sont taillés dans le roc
nos passions dans le silex des chevaux de course
la logique de la mer nous fait avancer
en première ligne vers les cordons de police
on emporte avec nous la parole du sel
tout en restant plus mystérieux que le piment.
En ce temps haïtien du fer à repasser
les habits neufs de la révolution
on a dans le sang une rage de gingembre
on vit toujours à l’étoile de la poésie
l’avenir à nos yeux est une femme enceinte
de la plus longue des enfances
le peintre qu’on livre aux horizons de l’exil
appartient autant à la fonte des neiges
qu’au vent alizé d’un périple sans retour.

UN TEMPS DE LOUP

Il m’est échu d’être ce poète


héritier d’Arthur Rimbaud
et des trésors d’Apollinaire
hirondelle au parcours piqué de cauchemars
j’invite les femmes à l’aube des temps meilleurs
je convoie leur orgasme à des fêtes solaires
mes mains sont les outils d’un âge de tendresse
qui ne fait pas de quartier aux fils de famille

demain en lieu et place de ce temps de loup


chacun pourra être roi de ses racines
chacun régnera au soleil de ses neurones
tous ensemble sur la terre on mettra
l’existence et ses folies enfin à l’endroit

LA VIE EN PROIE AUX TÉNÈBRES


Vaste dans le dénudé de la chair vie des hommes en attente vie humaine en
lambeaux dans l’humiliation une épée dans la plaie géante du corps
souffrant de l’histoire vie de mon île piétinée en dehors des sillons mon île
sans la verte grossesse de la terre promise.

Vie livrée à sa saison toujours morte vie refoulée au bagne de la faim vie
aux lèvres implorantes vie en proie aux ténèbres dans la détresse de sa flore
vie racornie au soleil mal fini de ses jours enfoncé dans sa foufoune en
présence déréglante de grosse bite d’assaut.

Vie à la gueule ouverte bâillant son infortune au gré des règles de ses filles
éperdues de cris brûlées au troisième degré de la solitude brûlées au jeu fou
de la vie sans boussole connue vie en proie à la contrebande démesurée de
ses meilleurs rêves vie titubante sous le poids de ses denrées bloquées à vie
à la douane des malheurs du monde.

Vie quand la nuit a des mains de bûcheron pour gifler toute aventure
vivante vie qu’on assassine en chaque hippopotame de la raison de vivre en
chaque pont suspendu d’une rive à l’autre des infamies du monde vie
perdue à l’avance dès le pupitre de l’école vie comme une mer à traverser à
fond de cale.

Vie naufragée des miens vie d’autrui dans le désespoir de la vie qui mord
son impatience devant le vide des horizons de la vie en panne vie à genoux
sous les figuiers dans un crachin d’automne vie qui bande un soir de pleine
lune à la vue d’une étoile filante d’Hollywood.

Vie déguisée en musicien aveugle avec un revolver colt 45 à sa poche


arrière avec un sourire tremblant devant le monde qu’on fait à la vie sur la
terre vie qui travaille même en dormant dans ses rêves d’écolière de nuit et
de jour en proie à la mesure des choses tragiques et tendres de la vie sans
savoir encore qu’ainsi ne doit pas aller la vie.

NÉANT
Mon cœur
lentement
en moi descend
je le sens
dans mon ventre
il remue
sa queue
de petit chien
enfin
il se fixe
à mon genou droit
à la place
restée vide
et béante
brille au soleil un gros diamant

TÉMOIGNAGE

Ils ont dans les yeux toute la désolation du


vingtième siècle ils ont renié l’eau de leur
baptême ils l’ont trouvée déguisée en eau
de mer infestée de moustiques le monde
n’étant pas conçu à la mesure de leur tendresse
ils ont proclamé l’état de révolte d’une
rive à l’autre de leur désespoir

ces garçons du siècle se prennent pour du


bétail qu’on envoie à l’abattoir ils ont mis
de leur côté le couteau du boucher devenu
depuis un témoin de leur lutte dans une
odeur de sang au printemps même les
couteaux se sont mis à renverser les croix
qu’on propose à l’espérance des hommes
même eux ont le diable au corps à
l’heure du salut général des poumons
et des bras vaincus de la vie même eux tiennent
pour une faussaire et une barbare
la raison qui capitule devant la solitude
de la condition humaine.

EMMÊLEMENT 1945
À Jackie W.

Je trouve un havre de plaisir


à chaque repli de ta conque guéable
une nature encor inexplorée m’attend
au petit matin d’azur de ton mille-feuilles
quand ta chaude fleur fait naviguer
notre sang vers une fête de rêve
ta chatte pour moi se met soudain au futur
comme l’aigle d’un grand poète lyrique
ta moniche ne ment jamais à mes racines
en devenant un fruit papaye de mon jardin
jeune fille de belle et haute histoire d’amour
au petit jour ton sexe est doux à traverser
quand les draps se ferment sur notre emmêlement.

LIBÉRATION
À Fernande

Ta vie est un rouge éclat de pollen


à danser autour de mon lit ouvert
ta vie reflue dans ma mémoire
d’une rive à l’autre de la nuit
je te vois nue de ma bite aux aguets
quand je ferme les yeux

il y a le prisme éclatant de ton visage


la liberté à bout de souffle de ton sexe

il y a ton ventre musclé de jeune femme


prêt à porter neuf mois encore notre amour

il y a les cerceaux en métal précieux


que nos caresses poussent devant elles
comme au temps merveilleux des enfances.

il y a le soir de juillet où notre coït


a trouvé ce qui doit nous guérir de l’ennui.

il y a surtout la nuit d’été où tes seins


ont effectué un lâcher de ballons en mer.

CROISÉE DES ROUTES EN 1946

Ils ont construit des palais de marbre rose


ils ont signé les meilleurs livres de l’histoire
ils sont les auteurs de milliers de chefs-d’œuvre
seul leur Rimbaud peut injurier la Beauté
ils ont régné sur l’écrit le son la couleur
ils ont un Shakespeare et un Dostoïevski
un Cervantès un Goethe un Hugo un Homère
ils iront au ciel à bord d’engins fabuleux
leur nouveau Colomb pillera l’or de la lune
et éteindra un soir les « races » des étoiles.
UN PETIT CONTE DE LA MER

La jeune fille pleura ses yeux


que des pêcheurs des perles lui ont dérobés

le soleil était ce jour-là en embuscade


la mer aussi était du complot
elle avait des essaims de mouettes dans le coup

les yeux noirs devaient rejoindre au fond de la mer


des perles bleues grises et vertes

même les requins blancs chasseurs d’yeux


ne parviennent à leur voler leur éternité.

ÉCLUSES OUVERTES
À Choucoune-Andréa Salomon

Choucoune n’est pas morte


la voici en ce lieu où l’on meurt si souvent

ma Choucoune est infirmière


et a parfois des cernes autour de ses yeux verts

Choucoune a veillé en grimelle


sur mes nuits de malaria

Choucoune m’a guéri en princesse


de mes fièvres paludéennes

Choucoune-Andréa m’a ouvert son lit


et ses soutiens en coton rose
et sa grosse choucounette de rêve

ma guérison avait l’accord de ses veines


on a vu de près le feu célébrer la mer

Hôpital général de Port-au-Prince


(nuit du 27 septembre 1946)

LE MÉTIER DE POÈTE
À la Norvège à Gladys

En ce temps-là je rêvais de briser


ma pauvre plume de jeune poète
contre la première peau médisante de femme

je voulais échanger
le dur métier du poète
contre un moulin à vent

pour un escalier gravi


à perdre haleine
un fjord inespéré me sauve la mise

il y a l’arrêt de toutes mes facultés


devant Gladys et son paradis norvégien.

devant sa goutte d’eau pure arrivée


d’une fonte de neiges à Narvik

il y a ma Gladys plus nue que son enfance


il y a sa Norvège en flammes dans des draps
qui offrent tout un royaume à ma plume.
AU TEMPS DES FLAMBOYANTS

Le poète retrouve soudain sa route


un matin tout ensoleillé à la Gladys
il se remet à croire au soleil des hommes
des flamboyants se hissent à son espoir
avec le bonjour du camarade Lénine
il se laisse aussitôt prendre à leurs pièges
il se confie volontiers à leur bonne étoile
il lui devient doux de faire le don de soi
en jetant bas masques et armures de la foi
il est le boucanier de plusieurs fers au feu
il a beaucoup de femmes au plus chaud de la vie
après les zigzags entre les récifs des croyants
sa joie de vivre à la courbure d’un gros sein nu.
ANNEXES
Notice liminaire à l’édition 2004
d’Étincelles et Gerbe de sang
par René Depestre

En vue de leur conjointe réédition en 2004, par respect pour le lecteur,


j’ai tenu à retravailler les poèmes parus, en 1946, dans Étincelles et dans
Gerbe de sang. Ces petits travaux poétiques d’un débutant portent le sceau
des contextes haïtiens de l’époque.

La percée démocratique, farouchement revendiquée par les jeunes gens


regroupés autour de l’hebdo « La Ruche », a été abusivement rattachée à
l’idée fausse de Révolution de 1946. En réalité, les positions avancées de la
jeunesse d’alors devaient, très vite, faire l’objet d’un scandaleux
détournement d’idéal, une sorte de hold-up noiriste, aux conséquences
catastrophiques pour la démocratie et la civilisation en Haïti. Les
événements de janvier 1946, rapidement récupérés par les suppôts de la
négritude totalitaire (pouvoir noir ou pouvoir mulâtre) inauguraient en fait
la tragédie de surplace existentiel qui, dès la fin des années 1950 avec la
barbarie néo-nazi des Papa et Baby Doc Duvalier – allait enliser la vie du
tiers d’île dans les marécages du « fascisme de sous-développement »
(Leslie Manigat).

Qui dans les rangs révolutionnaires d’un Mai 68 haïtien (mutatis


mutandis avant la lettre) pouvait prévoir jusqu’où la récupération raciale,
coloriste, négritaire, ethnique de notre mouvement de civilité démocratique
irait dans l’abâtardissement des idées, des institutions et des mentalités ?
Aujourd’hui, deux siècles après la déroute historique des négriers du régime
colonial, leur imaginaire de prédateurs continue à sévir contre les corps et
les esprits, au pays de Toussaint Louverture, par tontons macoutes et autres
chimères interposés. Le trafic du bois d’ébène, recyclé dans des équipées
noires ou mulâtres, créoles ou bossales, fait toujours croupir à fond de cale
les rêves d’émancipation d’un peuple haïtien qui descend tout droit de la
révolution antiesclavagiste de 1804.

Je me suis remis avec fièvre dans la peau du jeune poète tout feu tout
flammes pour les choses de la vie que j’étais. Vers après vers, ligne après
ligne, j’ai briqué, détergé, corrigé, mes humbles juvenilia, avec toutefois le
souci de fidélité à l’esprit et à la lettre de mes vingt ans. Pris de confusion et
de pitié devant la médiocrité prolixe de certains poèmes, j’ai dû les réécrire
de fond en comble. Je suis resté bouche bée de stupeur et de honte devant la
courte échelle que ma jeune parole lyrique faisait complaisamment à la
politique, au pamphlet populiste, à un réalisme socialiste ou à un gauchisme
sui generis qui, en 1945, au sortir du lycée, faisaient porter à mes
apprentissages le masque d’un étrange M. Jourdain. Je n’ai pas pour autant
renié, purement et simplement, les poèmes, à mon petit carnaval personnel,
tristement déguisés en manchots, guillemots, macareux, au plumage
mulâtre et noir, à gros bec triangulaire, court et renflé, qui déambulaient en
naufragés précoces sur le sable et entre les rochers de mes débuts dans les
lettres…

Dans l’année du bicentenaire cruel des Haïtiens, je place le lecteur ou la


lectrice de 2004 dans une perspective où le temps de la jeunesse et le temps
de la maturité du vieil animal marin ne se confondent pas d’emblée « au
point de ne faire qu’un elliptique destin ». Les valeurs de la révolution sur
lesquelles ont misé les jeunes hommes de talent de notre génération (n’est-
ce pas Théo Baker, Alexis, J. J. Ambroise, Bloncourt, R. Gaillard… et
Gérald Brisson ?) sont parties en fumée. Notre hier des années 1945-1946,
celui du journal « La Ruche », celui de l’héritage de Jacques Roumain,
notre hier de la fondation des Nations unies, au loin notre hier des
triomphes des Alliés et de ceux de l’Étoile rouge sur le cauchemar nazi, tout
le passé de l’immédiat après-guerre, aura dans notre vie perdu son pari sur
l’avenir. C’est donc en vaincus que mes premiers poèmes rejoignent le
présent tragique des Haïtiens et des Haïtiennes de 2004.
Si le poète, comme l’a dit si bien Pichette, est « l’homme de la plus
longue enfance », mon enfance poétique de 1945-1946 (cambriolée par les
détrousseurs haïtiens de la race, et par ceux, tous azimuts, de l’idée de
révolution) garde encore l’espoir de s’adresser avec tendresse à l’actualité
des lectrices et des lecteurs du XXIe siècle. Si telle était ma dernière chance,
Étincelles et Gerbe de Sang pourraient être lus « tels qu’ils auraient dû
paraître à l’origine si la grâce eût voulu mettre sa bonne main du premier
coup » (Henri Pichette).

RENÉ DEPESTRE
Végétations de clarté
(1951)
Préface
par Aimé Césaire

Le lieu commun est juste, que le progrès en poésie n’a jamais consisté
qu’en l’annexion au poème de vastes étendues « ingrates » arrachées par
une heureuse violence au domaine du « non poétique ».
Il est visible que, dans les poèmes de René Depestre, quelque chose de
ce genre s’accomplit, et que par là, le poète porte témoignage pour toute la
jeune poésie d’aujourd’hui.
Le contenu du recueil est éloquent : à côté d’un poème pour des
mineurs nègres « tombés au champ de la clarté », pièce maîtresse, à partir
de laquelle toutes les autres s’organisent, un poème à Staline, un poème à
Maurice Thorez, ainsi que des poèmes à la gloire de trois grandes victimes
de la répression policière : Nazim Hikmet, Raymonde Dien, Henri Martin.
Toutes figures admirables et littéralement exemplaires, dont il est rassurant
de penser qu’elles sont maintenant suffisamment mêlées à notre vie, à notre
souffle même, pour exalter et INSPIRER.
Ce qui me paraît appartenir à René Depestre le plus précieusement,
c’est ce bonheur quasi-constant et presque infaillible, avec lequel il opère
l’intégration de l’événement le plus actuel, le plus immédiat, dans le monde
poétique le plus authentique ; cette faculté de brasser l’aventure humaine,
de la dire à pleine, claire et abondante voix ; cette faculté à la faire ruisseler
en images et fuser en chant.
Où a-t-on pris que ce qu’il est convenu d’appeler « la politique »
dessèche ?
Pour se convaincre du contraire il suffit de lire René Depestre. Il est
vrai que « la politique » qui fournit la matière de ces chants n’a qu’un
rapport lointain avec ce que le monde bourgeois entend par le même mot.
C’est « la levée des peuples et leur en-marche ». Mais il n’importe. Il reste
un miracle René Depestre : celui qui nous prend dans les remous du
meeting pour nous faire pénétrer, sans qu’à aucun moment on ait
l’impression d’être passé sur un plan autre, de nous faire pénétrer, COMME
NATURELLEMENT, dans un univers d’eaux, de racines, de houles, de soleil, de
choses véritablement ESSENTIELLES, riche comme aucun de résonances et
d’échos.
On sait le beau titre du roman de Jacques Roumain, un compatriote,
précisément, de René Depestre : Gouverneur de la rosée.
Je sais très exactement pourquoi René Depestre m’apparaît comme un
gouverneur de la rosée. C’est qu’il est le poète de la fraîcheur, de la sève qui
monte, de la vie qui s’épanouit, du fleuve de l’espoir qui irrigue le terreau
du présent et le travail des hommes.
Mais aussi – et tant mieux si, une fois de plus, la barrière des
antinomies tombe, comme le prouve, entre autres choses, la manière
rigoureuse, presque scientifique, qu’a René Depestre de combler le hiatus
entre l’objet primitif et l’objet final du poème, d’une véritable ÉQUATION DE
MÉTAPHORES… celui qui sait GOUVERNER la vie et ne se contente point de la
subir, pour tout dire, le poète de la lucidité retrouvée et de la raison
pratique.
On se souvient qu’en 1894 Mallarmé délivrait à Oxford une mémorable
leçon.
Ce qu’il professait à ses auditeurs n’était ni plus ni moins que de « se
débarrasser de tout encombrement intellectuel », pour recréer en soi
« strictement une piété aux vingt-quatre lettres », avec promesse que, qui
saurait aller jusqu’au bout (le vers), celui-là posséderait « au-dessus
d’autres biens, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’un
pays. »
Cet enseignement de Mallarmé, il est significatif qu’il n’a pas encore
été liquidé en France (pas plus que n’ont été liquidés capitalisme et
bourgeoisie), mais que, de plus en plus, il apparaît comme un enseignement
de classe, un enseignement de FIN DE CLASSE.
Auquel, donc, s’oppose désormais, de plus en plus cohérent, un autre
enseignement, de classe lui aussi, mais d’une classe qui de plus en plus,
assume le meilleur et le plus large de l’histoire humaine
Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles
La justice debout le bonheur bien planté
comme le résume magnifiquement Eluard dans un de ses tout derniers
poèmes.
Or il se trouve que c’est là très exactement la matière que pétrit
inlassablement René Depestre.
Ce qui me paraît une raison plus que suffisante pour faire entendre une
voix qui dit, si justement, si chaleureusement.
Écoutons donc René Depestre, et avec lui, le peuple dont il est
aujourd’hui le porte-parole le plus qualifié, ce peuple haïtien qui, sous la
botte yankee (les États-Unis n’en sont pas à leur première Corée), continue,
indomptable, à proclamer, par l’exemple de ses fils les meilleurs, Jacques
Roumain hier, et René Depestre aujourd’hui, qu’il est, comme aux heures
les plus hautes de son passé, du côté de la justice, de la liberté et de la paix.
« L’homme communiste, ouvrier, paysan, intellectuel,
c’est l’homme qui a une fois vu si clairement le monde qu’il
ne peut pas l’oublier, et que rien pour lui désormais ne vaut
plus que cette clarté-là, pas même ses intérêts immédiats,
pas même sa propre vie. »

LOUIS ARAGON

JE CHANTE UN HOMME EN FLEUR


Au camarade Staline
À l’occasion de son soixante-dixième
anniversaire

Je chante le pur cristal d’un homme un homme sans couture flèche de


lumière
Je chante le fleuve tumultueux de cet homme sans détours de sa source à la
mer
Je chante son eau de bonté et de colère issue de la neige des montagnes et
goute à goutte qui nous emplit nos millions de cœurs
je chante la colonne de ses années plus haute qu’un grand mât encore plus
feuillée que le plus feuillé des arbres
je chante le sémaphore d’où s’élance le doux pollen de cet homme vers le
sang des journées futures vers des millions de jeunes torses
je chante les solides charpentes du camarade Staline et ses racines gorgées
d’espoir et ses poignées de main toujours en fleur et sa parole plus
chaude qu’un mois d’août et son regard d’explorateur que n’effrayent ni
les menaces de la houle ni la dentelure des récifs ni le saut des requins
contre la proue de son navire
je chante cet homme qui nous est plus cher que nos yeux qui est à nous
comme l’air que nous respirons et tous les peuples de la terre ouvrent
leurs poumons sur l’oxygène de ses leçons d’amour
Je chante ce grand capitaine de la camaraderie humaine générateur de rosée
et de pain je te chante à voix de marée haute. Nul ne détournera ton
cours du lit de nos millions de bras tu es l’immense feu de joie contre
lequel se fracassent chaque jour les mille formes de l’obscurité
Ni Jésus ni Mahomet ni un quelconque produit de l’imagination mais un
homme jusqu’au cou dans la réalité, mêlé à son peuple comme la rivière
à ses alluvions. Un homme en chair de printemps et en os de saphir et
flamme dans l’étendue de son corps d’être humain et taillé dans la
douleur de cette terre et taillé dans la bonté de cette terre et dans le
cyclone qui doit emporter la terre entière vers son humaine destination
découpé dans l’azur comme la silhouette d’un grand phare visible à des
millions de milles à la ronde découpé dans l’azur de tous les hommes
comme un paysage de mai
Je te chante avec les lèvres de nos blessures avec mon sang humilié traqué
assassiné avec mon grand éclat de rire lézardé des coups de couteaux
des assassins des peuples
je te chante parce que je te sais à mes côtés partout au monde où l’on écrase
l’homme d’un coup de talon tu es avec moi avec tous les opprimés de la
terre
quand le sommeil de minuit met sa braise dans mes yeux et que je n’ai pas
fini de laver la pile de vaisselle
quand on s’essuie la main qu’on vient de me tendre en raison de la couleur
de mon épiderme
quand la foule en furie me court après et qu’il ne reste plus d’issue à ma
panique
quand le jury me condamne à mort pour viol
quand les flammes du bûcher me pourlèchent le sang de leurs cuisantes
dentelles
Avec nous les nègres les sales négrillons le fumier de la terre
Avec nous les cireurs les balayeurs les palefreniers les vidangeurs les
saltimbanques
Avec nous les brutes à tout faire à tout décrotter à tout rincer à tout niveler
pour d’autres
Avec ceux qu’on envoie crever en première ligne chairs à leurs canons et
qu’on laisse pourrir avec les feuilles mortes des champs de carnage
Avec les millions d’affamés de tous les pays
Je dis ta bouche irréductible au mensonge comme l’or à la rouille
je dis ta vaillance sans flétrissure
je chante les millions de colombes dont tes mains sont peuplées
Gloire à toi camarade de tous les peuples
Gloire à Joseph Staline
notre capital
le plus
précieux !

COMMISSAIRE DE L’ESPÉRANCE
Au camarade Maurice Thorez
Pour son cinquantième anniversaire

Aujourd’hui il faut à mon chant les cordes vocales de la mer


il faut à ma voix le tour de poitrine d’une forêt pour m’élever d’un
battement d’ailes jusqu’au feuillage
où MAURICE THOREZ
d’aurore en aurore
construit le nid de chaleur du peuple de France.
Il faut à mes yeux la portée de vue d’un million d’étoiles,
il faut à mon jeune torse la respiration d’une foule pour célébrer un demi-
siècle de rosée sur la frémissante corolle de la France.

Aujourd’hui des millions de langues ardentes se délient dans ma bouche


pour que je chante avec l’ampleur d’une chute d’eau ce que des fleuves
d’ouvriers
roulent au fil de leur brûlante maturité.
ce que des pépinières d’enfants
allument au fond de leurs premières syllabes
ce que des roseraies de femmes
ravivent le long de leurs tiges en liesse.
Ce que des cyclones de camarades
cultivent à fleur de leur peau !

Aujourd’hui je suis tout feu de tendresse


parce que je chante Maurice Thorez
parce que je dis les cinquante balises
que ce grand commissaire de l’aube
détache sur l’étourdissante montée de son peuple.

II

À l’âge où d’autres prennent la Grande Ourse pour une constellation de


pommes vives.
lui, allaité par la fumée des usines, buta l’envolée de ses premiers regards
contre l’obscure toile métallique des cheminées.
À l’âge où d’autres passent en revue des soldats de plomb,
et font une guerre éperdue aux papillons.
lui, mûri par les ténèbres du grisou, regarda le monde des vivants,
à travers la buée dense des baïonnettes de chair et de sang.

Fruit précoce des corons, fils des tristes convois sous la neige,
avec les pierres d’ombre que tria la sueur de ses treize ans
il fit voler en éclats la vitre des légendes.
Avec les épines dont les mauvaises herbes criblèrent ses doigts de lait
il troua toutes les bulles d’air de l’enfance.

III

Adolescent, jamais son cœur n’eut à moisir dans quelque tour solitaire
en compagnie des chauves-souris de l’absolu.
Aux reflets des arbres dans l’eau, il préféra spontanément l’humain.
Le peuple fut son premier amour !

Jamais la fertilité de son sang ne servit d’éprouvette à l’ennui de vivre.


Au milieu des flaques d’épouvante
il resta verdoyant d’optimisme
et fit de la lutte son seul calendrier.

À l’âge où d’autres brandissent encore leur grand sabre de bois


et jouent à une guerre sans grésillement de balles et sans décompte de
cadavres,
lui, il découvrit le sanglant matricule de la guerre dévoreuse d’hommes.

À tout jamais il l’identifia comme la crise d’épilepsie du capital,


comme un minotaure attaché au traîneau des banques,
et sans une radicelle ouvrière
dans sa topographie de ténèbres.

Alors, sur son oreiller d’adolescent, il fit broder le mot paix


et il en fit les racines des plus légers clignements de ses paupières
il en fit le combustible de chaque mot de sa bouche
il l’enferma au fond de sa paume
et dans chaque poignée de main
le glissa comme la chaude recette du verdissement des hommes.

IV

Et depuis, la fébrile colombe qui s’aviva dans la chair du merveilleux


adolescent,
de main en main, a fait le tour de la France.
Elle s’est répercutée de corps en corps tel un écho de chaleur.
Par milliers sont ceux qu’elle éclaire de sa puissante lampe de raison.
par milliers sont ceux dont elle travaille le sang de sa flore de clartés,
par milliers sont ceux qui lui doivent de pouvoir regarder devant eux
en clignant des yeux
tant l’avenir leur semble un gisement de soleils.
Le grand amour de l’adolescent d’hier est devenu le Parti de la fraîcheur.
Le Parti dont chaque cellule vivante est une baie ouverte sur l’azur de la
fraternité.
Le Parti qu’une classe a mis dans sa poitrine comme un deuxième cœur
directement branché sur les veines du genre humain.
Le Parti qui a mis résolument son cap sur l’indéfinie perfectibilité de
l’homme.
le Parti qui a fait de l’unité entre les salariés le premier chiffre de sa
numération décimale.
le Parti du camarade de l’espérance
le Parti de Maurice Thorez.

D’une voix inconditionnelle, je te chante, vaillant secrétaire de la colombe.


je chante chaque rameau de la table de multiplication humaine
dont tu es l’inventeur.
Tu débordes de la couleur de ta peau comme une rivière en crue de bonté
Là où le fusil du colon émonde sans répit le chêne chaleureux des autres
peuples
les jeunes gens aiguisent leur courage à la meule de ton nom
Des milliers de Vietminiens gravent tes paroles sur la crosse de leurs armes.
Des milliers de jeunes Noirs confondent volontiers ton nom avec celui de la
liberté.
Du fond de leur prison, des torturés malgaches rafraîchissent leurs blessures
de l’eau courante de tes enseignements !
Accordeur de toutes les races !
chaque grain noir de ma peau
devient une bouche pour te chanter.

La main de ton Parti dans la tienne


tu sèmeras le blé
là où les pirates cultivent la poudre.
Du visage de la France
tu enlèveras la petite vérole du capital !

TOMBÉS AU CHAMP DE LA CLARTÉ


« Au Nigeria dix-huit mineurs assassinés. C’étaient des
Noirs en grève pour leurs salaires. »
L’Humanité

Ils avaient placé toutes les clartés de leurs corps dans le coup de poing de la
grève sur la table des seigneurs de la mine
le coup de poing métallique qui donne la frousse aux roitelets du sous-sol et
les mettent sens dessus dessous comme lions en cage.
et leur fait monter tout leur sang pourri dans les yeux.
Ils connaissaient les secrets de la grève autant que les rides noircies de leurs
visages
autant que la passionnante géométrie de leurs femmes
autant qu’ils connaissaient par cœur les dix doigts gercés de leurs mains
ils avaient bien des fois expérimenté la substance explosive de la grève
quand celle-ci jette brusquement en panne la locomotive des recettes
seigneuriales
et que le coron serre ses dents de faim et de colère pour ne point amener de
l’eau au moulin vertigineux des profits
et qu’il s’entoure de l’ardent brasier des piquets
ils savaient qu’il n’existe rien de tel pour glisser un tempérament de loup
furieux dans la peau des seigneurs,
et leur faire bouillir de l’écume dans la bouche
Quand le coron s’immobilise comme un chaland dans la glace d’un fleuve
rien de tel pour rappeler aux seigneurs de la mine qu’ils sont aussi les
seigneurs obscurs de la mort.
et qu’il suffit d’un léger froncement de leurs sourcils de chiens
pour couvrir le coron d’une grêle de métalliques sauterelles et faucher le
noir froment de sa vie
Ils savaient qu’on a fait le droit de grève à double tranchant comme la lame
d’un rasoir
il leur arrivait malgré tout d’en rêver parfois comme d’un bonheur
mystérieux et lointain, ils l’apercevaient au bout de la ténébreuse
galerie telle une trombe d’air pur.
C’était la maille qui les soudait les uns aux autres mieux que l’éteignoir du
grisou à la pointe de leurs foreuses,
À voix basse dans le tuyau de l’oreille ils lui disaient leurs espoirs comme à
quelque femme attentive et douce
ils savaient pourtant que le droit de grève inocule parfois la rage aux chiens
de garde du sous-sol
et ils ne cessaient de lui palper sa fourrure soyeuse de renard.
Ils savaient encore qu’à la vue des plis écarlates de la grève qui se déploient
dans le vent du coron tel un pavillon au mât de hune d’un navire
les seigneurs ont le regard encore plus brouillé que celui d’un taureau dans
l’arène
et enfoncent leurs cornes aveugles dans la chair poussiéreuse des mineurs.
Ô mineurs dont la torche s’est éteinte au contact de votre sang répandu
Mineurs en grève pour que le rire de sa mèche enflammée troue les lèvres
de leurs enfants
Mineurs en grève pour que la résine du délice s’avive sans cesse dans la
chair de leurs femmes
Mineurs en grève pour qu’ils n’aient pas à toujours tirer sur leurs fins de
mois comme si elles étaient élastiques
Mineurs à qui les seigneurs de la rapine ont imposé la grève sans issue de la
mort
Mineurs au courage plus vertical que la flèche d’un palmier royal
Ô mineurs plus noirs que la houille qui vous recouvre le cœur
telle la buée d’un souffle sur un miroir
Mineurs aux mains couveuses de toute la douceur de la lumière
Mineurs hôtes familiers de l’obscurité
Mineurs fabricants de la rêverie des lampes vespérales
Noirs mineurs que les balles ont brisés en mille éclats de verre
l’avenir déjà s’aiguise à la meule sourde de votre mémoire
et couvre vos corps noirs de son champ de clartés.

NAZIM L’INVINCIBLE
À
À Nazim Hikmet

Il est à la lisière de l’Orient un pays où une poignée de corsaires,


à chaque lever de soleil,
diluent l’épouvante dans la vie des hommes.

Dans ce pays, il y a plus de prisons que de boulangeries,


on fabrique plus de menottes que de poupées
la poignée de main est un très grave délit
l’exercice de la bonté est passible de la peine de mort
le don d’aimer encourt la détention à vie
la poésie a été mise hors la loi !

Dans ce pays, il y a six cents semaines que Nazim,


l’ami de la rosée,
n’est pas sorti dans la rue avec une femme à son bras.
Il y a plus d’une centaine de mois que Nazim, le confident des fleuves,
ne s’est endormi dans la chanson brûlante d’un corps de femme.
Il y a plusieurs milliers de jours que Nazim ne possède que son cœur
pour lui montrer le nord lointain de ses amis
pour lui désigner la direction du vent
pour écouter un concert symphonique,
sa mappemonde de cœur pour voyager d’un pays à l’autre
comme un papillon de clarté,
son cœur pour jeter des coups de sonde dans l’avenir de son peuple !

Et malgré la brume dont on calfeutre ses journées


malgré l’angine que l’on brûle comme une mèche
dans la nappe sulfureuse de sa poitrine,
Nazim chante plus haut que les quatre mille trois cents nuits
que l’on a élevées entre lui et l’esplanade des pays.

Chaque matin sa voix gravit pierre à pierre le mur d’ombre


et s’ouvre comme une fraîche blessure partout au monde
où le visage d’un patriote découpe dans l’air sa flaque d’étoile foudroyée.
Chaque matin sa voix s’allume comme une pastèque sur la table de la
nouvelle Chine !
Mais en Turquie la colombe est frappée d’interdiction de séjour
parce que les forbans de l’aube
ont peur qu’elle rende trop souvent visite à son vieil ami Nazim Hikmet.
Ils ont peur que ce tête-à-tête chaleureux n’avive une nouvelle chanson.
sur les lèvres du peuple turc.
Ils ont peur que l’accolade du poète et de la colombe
ne se répercute comme un alphabet d’aurore jusqu’aux racines de la
Turquie !

Corsaires qui avez volé les plus chaudes nuits d’amour de Nazim !
rendez cet homme à la lumière qui l’a mis au monde
rendez-le à la fontaine qui depuis douze ans l’attend au coin d’une rue
d’Istanbul !
rendez-le à la liberté qui a été sa nourrice et qui se lamente en nous comme
une mer privée de sa gamme majeure !

Rendez-nous NAZIM HIKMET !

BILLET À RAYMONDE DIEN

Un poème ne vaut pas


les grandes eaux de la liberté
Un poème ne fait pas le
bleu du ciel
au plafond d’un cellule
Un poème n’a pas la chaleur
du creux de la main ni la
hardiesse d’un vol de colombes

Mais un poème porte tout cela


à son bord
Quand il navigue en plein jour
du cœur
en pleine mer de l’espérance.
Il devient plus vivant qu’un
bataillon de policiers.

Que celui-ci né au grand large


de mon être
s’élève au-dessus de ta prison
et avec des millions de camarades
chante à tue-tête ta délivrance prochaine.

14 juillet 1950

LE SOLDAT BIEN-NÉ
À Henri Martin
Héros de la paix

Quand il lui fallut coucher en joue son frère


qu’il savait plus innocent qu’un verre de lait
un drôle de petit oiseau
s’alluma vivement au fin fond de sa chair
un drôle de petit oiseau d’un battement d’ailes
fit le tour de son sang
et s’empressa de s’identifier à son cœur.

Son fusil lui devint dès lors plus étranger


qu’une langue dont il ignore l’alphabet
la crosse dans sa main se couvrit de givre
comme quelque sec rameau transi par l’hiver
tandis que dans l’étuve de sa poitrine
l’oiseau de chaleur menait son train de bonté.

Depuis, sous le sein gauche, le soldat bien-né


au lieu de la froide orbite d’une arme à feu
dissimule l’ardent plumage de la colombe
et ni les cordons de brume de la police
ni les marécages d’une cour de prison
ne peuvent fermer à sa flamme pacifique
l’accès de plusieurs millions de torses frères.

II

Dans leurs nuits défrichées ils ensemencent son nom


son nom à faire pâlir de honte les baïonnettes
son nom tendu sur nos propos quotidiens
comme une vaste tapisserie de fraîcheur

son nom perché au lointain zénith de nos gestes


tel un éblouissant midi
c’est un soldat bâti à hauteur d’arc-en-ciel
et encor plus riche en couleurs que le printemps

un soldat dont la police a cependant peur


comme d’un coup de soleil
Henri MARTIN que pourtant nous passons à gué
comme un grand fleuve
dont le cours s’est fait corps avec la fraternité !
Traduit du grand large
(1952)
Pour la paix
Pour Haïti

« Tout nous appartient, la vie


Est une banque infinie,
Dont nous sommes les gérants
Et nous avons pour créance
Une tendresse géante. »
CHARLES DOBZYNSKI

« Ton peuple te salue uni comme une meule,


Le sang tâche toujours ses lèvres de bonté ;
Il te donne son front, ses yeux que rien n’aveugle.
Lutter pour lui te mène au cœur de tous les peuples
Et ton chant le plus pur sera sa liberté. »

FRANÇOIS KÉREL

« Camarade, ceci n’est pas un livre :


Celui qui touche ce livre touche un homme. »

WALT WHITMAN
TRADUIT DU GRAND LARGE

Te voici avec tes lumières liées derrière le dos


Tes chansons mises en joue les mains en l’air
Tel un ramassis d’assassins
Et les fers de la faim aux chevilles fatiguées de tes danses.

Je t’ai reconnue bien avant que vers mon extase


Tu aies agité le mouchoir ensanglanté de ton ciel
Bien avant que sur mon passage tu aies à perte de vue
Déployé ton drapeau mouillé d’embruns et de sanglots
J’ai senti la vigne malheureuse de ton frisson grimper
Comme un boa tout le long de mes veines
J’ai senti l’unité de ta douleur bouger comme des jumeaux dans mon ventre
Et enrouler son lierre écarlate
Autour des plus lointaines cellules de ma jubilation.

Te voici Patrie battue jusqu’au sang Patrie plus humiliée


Que la veuve d’un condamné à mort pour viol
Voici le gel du couteau au fond de tes éclats de rire
Voici ton visage taché de la sordide obscurité du capital
Te voici ma petite Patrie blottie dans les yeux bleus de ce matin de mai
Comme un nœud gordien de larmes
Dans le cœur ouvert de quelque infortuné musicien !

Ô ma Patrie avilie mon somptueux chagrin d’amour


Ô ma guitare rouée de coups
Pourtant ton grand et triste feu malgré ses liens de cuivre
Et ses clartés à genoux
Continue à tenir en émoi la verte jeunesse de la liberté
Et la mienne humble sève d’exil
Chantant chantant à tue-cœur
À la plus haute cime de ta fraîcheur enchaînée.

Il y a six ans tu étais sur le seuil odorant de ta porte


Mère frissonnante de chagrin et de peur !
Tu regardais la chaude nuit de novembre boire d’une seule traite
Comme un grand verre de lait frappé l’avion qui m’emportait
Vers l’aube convalescente de Paris
Vers la France toute fumante encor de la voix de ses poètes
De la voix en furie d’Eluard et d’Aragon.
Cette nuit-là ma Patrie tu fus intarissable de conseils
Toutes les langues de la vieille tendresse nègre délièrent dans mon corps
Leurs inquiets coquelicots
Toutes les lèvres du vieux martyre nègre ouvrirent dans ma chair
Leurs désolantes boîtes à musique :

« Prends-garde mon nègre aux fourberies de l’hiver


Tu as dans les poumons l’air frileux des Antilles
Sois le meilleur copain de la laine et du feu
Prends-garde aux autos au mois d’avril aux trottoirs à filles et à flics
Et au courant trompeur des fleuves
Prends-garde à ceux qui se disent tes frères
Dans les espèces du pain et du vin
Pour que tu les laisses s’asseoir sur les vertes illuminations de ta raison
Et qu’ils en fassent vite un cyclone endormi !

Veille Ô mon nègre Veille sur la rose blessée de ta peau noire


Veille Ô mon nègre Veille sur chaque pétale arraché à ta fleur nocturne
Veille sur chaque flaque de midi nègre.
Que personne n’ose effacer l’éclat lunaire du sang répandu
Pour qu’il puisse imbiber chacun de tes pas des remous de son orageux
printemps.
Ainsi drapé dans la plus haute saison de ton peuple
Va mon nègre courir à toute bride les espérances du monde.
Et reviens illuminé de toutes les mains que tu auras serrées
De tous les livres lus et les pains partagés
De tous les jours que tu auras défrichés
Pour que naisse la céréale dorée de l’humain ! »

Et je revenais attelé au char flambant neuf de mes vingt-six ans


À la remorque des comètes fleuries qu’une jeune femme chaque nuit
Dépose en riant à la consigne de mes sens.
Je rentrais à bord des lourdes épouvantes
Que j’ai vu rougir les regards des peuples en armes
Pour préserver de la fosse commune
La chaude adolescence de leur liberté.

Déjà je me voyais en train de repriser maille après maille


L’écorce déchirée de ton espoir que jadis le fabuleux rouet de Dessalines
Fit jaillir en bleu tissu de révolte du plus pur sisal de la souffrance nègre.
J’allais me lier à la chaleur muselée de ton peuple
À la lueur humide de ses blessures
Pour l’aider à disperser la filasse
Dont on a calfaté le jour solennel
De son maïs et de sa canne à sucre
Pour chasser la toile d’araignée
Qui ligote comme un animal dangereux
L’été sans couture du café et de la banane.

Après six années vécues loin de ton azur jusqu’aux os trempé de larmes
Je t’apportais à mon âme agrippées comme mille lampes de bord
Les graves sonorités d’une voix d’homme.
Une voix mûrie comme le teint frais d’une pomme
Dans l’odeur d’orage des vendanges clandestines
Dans l’odeur de nouveau-né d’un mois d’octobre
Dans la chaleur artérielle de la faucille et du marteau !

Une voix qui a cousu toutes les plaies ouvertes


Dans le raisin majeur de sa vaste patrie.
Une voix qui parle à son peuple avec la gamme essentielle du blé et de
l’électricité
Le timbre sonore et sans faille des métaux
Avec les vocalises éblouies de l’eau brusquement conduite
Jusqu’à la lumière altérée des sables et des steppes d’Asie.

Une voix qui vaut encor plus que son pesant


D’hectares irrigués d’arbustes bien plantés
Plus que son pesant de fleuves tenus en laisse
Par les mains robustes du béton bien armé
Plus que le riz récolté le miel allumé
Encore plus que ses quintaux de fraternité.

Ô voix navigable de Staline


Voix passementée d’écailles
Poisson lumineux du courage !

Quelle branche d’oranger luit sur tes sommets ?


Quel accent de jasmin brûle ses vérités dans le jour de tes flots
Quand tu entretiens ton pays des plans conçus
Pour lui dilater les frontières de sa soif de son pain quotidien !

Ô voix des glaïeuls de la raison


Capitale des giroflées du Parti ouvrier-paysan !

Quelle boussole exacte fixes-tu dans tes yeux


Pour qu’ils ne perdent leur éclat dans le désert de la routine
Dans la glycérine des mots ?
Pour que jamais ils ne se noient dans la poussière des bureaux ?

Avec quel manomètre mesures-tu


Le mercure passionné de leur espoir
Pour que toujours ils nous indiquent
Le juste équateur de la Révolution ?

Ô voix guéable de Staline !


Pour les enfants tu es feu d’or du mimosa
Pour les oiseaux tu es feuillage de peuplier
Que tu es maternelle avec l’eau de la Volga
Et patiente avec le pistil des blés d’hiver !
Que Moscou est stalinienne quand le vent réuni de cinq mers
Vient dans ses allées chanter la paix quinquennale
de tous les peuples de Russie
Quand la Volga y vient passer sa lune de miel
avec les eaux enflammées du Don !

Mais il arrive aussi aux torrents de Géorgie


De gonfler tous ensemble ton lit de colère
Il arrive que ta bonté se hérisse soudain et se mette à flamber
Tel un grand peuple désenchaîné de chardons
Quand l’ennemi de classe crieur de ton sang
Envoie rôder les vieilles pointes de sa haine
Parmi la paix luisante de ton seigle de mai
Quand le traître et son aiguillon de mousse
Essayent de se glisser dans le printemps de ton lin
Dans le poème charnel de tes victoires !

C’est pourquoi ô ma Patrie


Au moment du retour de mon chant
Au clocher bâillonné de ton sang
J’ai arrimé à sa colonne la plus fertile
Les ressources illimitées de cette voix
Comme au poteau mitan de tes paysages
La rouge grammaire de nos bougainvillées.

3
Et je t’apportais encor le soleil d’Espagne
Dépliant sans cesse son éventail de cris
Dépliant sur Franco l’accordéon de ses blessures
Le soleil d’Espagne qui est une femme brune
C’est Dolorès depuis douze ans debout parmi les agrès de l’exil
L’orange de son regard veillant sans cesse sur la branche sanguinolente de
sa patrie.

Je t’apportais le bonjour de Maurice Thorez


Vainqueur du coup de foudre de la paralysie
Et qui sous l’œil affectueux du plein air de Russie
Réapprend avec courage ses gestes de tous les jours qui sont ceux de la
liberté
Au pays des lilas fusillés de Gabriel Péri
Je t’apportais le bonjour des lilas de France
Le bonjour des lilas persécutés d’Henri Martin
Amiral de tous les lilas du monde !

Je venais te dire qu’en Italie l’azur du ciel


Et celui des vignobles
Ont déjà pris le parti de la colombe
Et vont avec le peuple voter pour le fanal électrique de Palmiro Togliatti.
Que le vin natif de Toscane et les pastèques qui illuminent les passions de la
Sicile
Ont rejoint dans la rue la paix du peuple
Pour crier à se rompre les clartés de leurs poumons
Qu’ils ne porteront jamais le couteau
Dans la soie précieuse des soviets staliniens.
Je venais encor te dire qu’à Rome
Malgré le jais prédominant des soutanes
Les femmes sont à n’importe quel moment du jour et de la nuit
Les brûlantes capitales de l’espoir et de la beauté !

Pour toi j’avais aussi le salut


Des enfants de Prague
Le salut aux joues roses
Le salut aux tresses blondes
Des enfants de Prague
Le salut passé au bleu de leurs yeux
Qui est aussi le bleu des syllabes de la paix
Et de la mie de pain de la santé
Qui est aussi le frère siamois des grandes eaux bleues du bien-être
Et qui rime ma Patrie avec tout le bleu illimité de l’avenir.

Pour toi j’avais l’adieu de Willie Mac Chee


Étendu dans les plis vermeils de mes larmes
Comme dans la soie caressante d’un drapeau
L’adieu d’un innocent que les chacals yankees du racisme
Brûlèrent comme une dérisoire allumette.

Il était du bois précieux dont le dollar chauffe


Le ventre de ses hauts-fourneaux
Il avait au fond du corps la nappe de résine
Qui fait tourner plus vite le moulin des bénéfices
Et monter les actions sur le coton du Mississippi et les saucisses de
Chicago.

Il était un gisement de houille noire


C’était un nègre
C’était un nègre comme ils disent un crime
Comme ils disent un tremblement de terre
C’était un nègre comme ils disent un viol.

Il était comme toi ô mon peuple


Il était comme moi
Comme dans tous les lieux du monde
On nous reconnaît au lait qui coule de nos rires.

Comme on nous reconnaît


À nos cœurs rompus
À nos muscles sans repos

Comme on nous reconnaît


Dans tous les lieux du monde
À nos jambes déliées
À nos poings de dur métal
Au ciel orageux qui mûrit dans nos veines.

Comme on nous reconnaît


Dans tous les bagnes du monde
À la haute teneur de notre minerai
À nos chansons frappées de peine et de misère
Comme des médailles de ténèbres.

Il était de la race humiliée


De la faim et des taudis
De la race des souliers éculés
De la même race que les vêtements rapiécés
De la race des poumons troués
Comme des écumoires
De la même race que les damnés
De la famine
Et tous les forçats du profit !

Il était nègre nègre comme nous disons


Noir affluent de la lumière
Il était nègre nègre comme nous disons
Béatitude de vin noir
Il était nègre nègre comme un jour nous dirons
Avec les milliers de bouches
De nos humiliations
Feu feu feu !

Feu contre les visages rouillés des lyncheurs


Diront les voix de nos brûlures
Feu contre les trafiquants des sanglots nègres
Diront nos printemps électrocutés
Feu contre les inventeurs de la peste noire
Diront les cous bleuâtres de nos pendus
Feu contre le racisme fauteur de barbarie
Dira la robuste harmonie de
Paul Robeson
Dira le concert symphonique de
Nazim Hikmet
Feu Feu Feu !
Crieront avec nous les arbres les violons
Crieront avec nous les cordes vocales de la mer
Et celles de notre amie l’Étoile rouge des malheureux
La grande lueur fougueuse
Et verte
De tout le sang répandu !

Et dans le même linceul que Willie Mac Ghee


Comme les graines réunies d’un même astre abattu
Je t’apportais l’adieu du grec Beloyannis
Dont l’ardent rossignol à la lueur d’une auto
Fut au petit matin déplumé comme une épée
L’adieu d’un vivant qui devant le verdict destiné
À le peupler de soufre et de fourmis
Brandit comme un ciel d’août l’œillet de sa vie
La blessure épanouie de son immortalité.

De l’Orient ô mon peuple je t’apportais les effluves d’un nouvel aromate


Qui noue la carte en une vague géante
Pour submerger la vieille poudre coloniale.
De l’Orient où l’épervier Winston Churchill
Est une éclipse devant tous les rayons qui font rêver les blessures des
ouvriers et des paysans.
Devant chaque puits de pétrole et chaque balle de coton
Devant chaque jour ouvert dans la branche des héveas.
Un nouvel arome natif des plaies séculaires du peuple
Non plus pour embaumer la mort des riches
Mais pour couvrir de sa jeunesse le courage militant des pauvres.
Un arome qui va comme le goût du petit lait de maison en maison
Et qui ouvre la flamme de ses yeux noirs sur la nuit puante des voleurs.

Au Vietnam d’Ho Chi Minh il suit pas à pas


Les écoliers allant à la classe de minuit
Pour ne pas croiser en route le napalm
Dont les loups de jour viennent guetter les enfants
Aux alentours des clairières de récréation.

Partout cet arome se lève de la saison d’un seul cri


Et signe de son sillage tous les paysages de l’Orient
Et devient audible à tous les carrefours
Comme le seul indicateur des rails de la paix et du pain :
« À mort le caillot impérialiste !
À mort son cachet de guerre au bas de la lettre ouverte de nos destins. »

Ô mon juvénile arome je t’ai vu au Viêt Nam


Serrer avec force la crosse partisane de ton fusil
En Malaisie tu as sauté sur une mine anglaise
Et tu es mort avec ce serment sur tes lèvres
Pour que d’autres patriotes continuent à le porter à la boutonnière
Je t’ai vu dans une rue birmane poème clandestin
Qui soufflait son parfum à l’oreille des passants.
À Calcutta tu tenais un meeting où il était question de la paix du thé sur
lequel coolies et paysans ont devant moi juré de régner
À Abadan tu as hissé ton oriflamme à la hampe libérée des puits de pétrole
Et placé des sentinelles aux abords de leurs clartés futures
À Ankara tu règles ton papier à musique sur celui du poète Nazim Hikmet
Au Caire c’est encore ton sang qui ride les visages des manifestants
À Tunis c’est ta tendresse qui va fermer les paupières de la jeune fille
emportée par la rafale colonialiste
D’Oran jusqu’à la faim nègre du Sénégal jusqu’au Cap
Ta voix accuse les juges à la solde de la tourmente des pelotons
d’exécution !

D’Hanoi en passant par les eaux mystiques du Gange


Et par celles du canal de Suez que la beauté de tes voiles
A gagnées comme une maîtresse à la force de ton frisson
Jusqu’aux chemins noirs de l’Afrique
Ô mon cri aromatique tu t’es levé pour mordre à pleines balles
Dans la pomme venimeuse de l’impérialisme !

Du cœur en liesse de la Chine lointaine


Je t’apportais brûlante comme les ailes d’une colombe en couvée
Une poignée symbolique de ce riz que la main paysanne de Mao
Vient d’arracher au moulin des rapaces nationaux et étrangers
De ce riz en liberté que Mao a remis à la faim de son peuple
En même temps que les lopins délivrés des plaines natales
Pour que les paysans en soient désormais les seuls gouverneurs.

Je t’apportais la miniature du premier tracteur


Sorti comme un jeune roi de la chaleur d’une nouvelle usine
Que des gars splendides ont lancée comme un grand transatlantique
Sur la mer née à la pointe de leur verdure.

Dans ma poche j’avais encor pour toi un stylo tiré d’une balle américaine
Qu’on a vidée de son poids de ténèbres.
« Apprends à ton peuple m’a dit une jeune étudiante de Pékin
Va dans chaque case dire au paysan noir
Qu’ici la vertu de Mao a inauguré une nouvelle saison de la main humaine
Qui a en horreur l’emploi des balles comme moyen d’écriture
Et de liaison avec les autres peuples
Et ne se lassera jamais d’écrire à l’encre de Chine de la paix
Des millions de maisons neuves et de souliers d’écoles et de cinémas
Des millions de mètres de tissu pour couvrir la millénaire nudité du peuple
Des millions de livres où se retrouveront toujours comme à la même table
de famille
Les rêveries de tous les yeux de la terre.
Dis à ton peuple que c’est pourquoi avec les cartouches
Que chaque jour nous envoie le cuivre dément du yankee
Nous faisons lever une nouvelle marque de stylo
Comme des étoiles sur la nuit analphabète des ouvriers et des paysans. »

Et ma négresse avec les autres lumières lues dans le beau regard bridé de
mon étudiante
J’avais pour toi dans ma veste comme un petit visage portatif
La paix sans fissure de ce stylo frère.

J’avais aussi la feuille de santé des pays frères du Sud-Amérique :

Perón continue à rafler le blason végétal de la pampa


Pour commander de nouvelles collections de robes et de statues
À la beauté canonique de sa femme Evita
Tandis que ses soldats sont mis au pas de l’oie
Pour monter à l’assaut des libertés de la laine et du blé
Et passer à tabac la guitare d’Atahualpa Yupanqui
Confidente des colombes argentines !

Au Brésil sur l’ordre du ministre des États-Unis


Getúlio Vargas est sorti de son repaire
Pour mettre à prix la tête des aurores brésiliennes
Pour mettre à prix la panoplie d’espérances
Du chevalier Luis Carlos Prestes
Dont la main est un conte de fées où se lient mot à mot
Le présent et l’avenir de l’humain au Brésil
On veut l’avoir mort ou vif m’a dit un docker nègre de Bahia
Mais le peuple du cacao et du café
Sait mettre ses trésors au lieu le plus sûr de sa tendresse
À l’abri de la tempête qui se fait appeler Getúlio Vargas
Le peuple veille jour et nuit sur sa chanson préférée
Sur les clefs qui vont bientôt lui ouvrir les portes de tous les soleils du futur
Le peuple ne laissera pas toucher au delta de ses larmes
Au delta de Luis Carlos Prestes ouvert sur l’océan de nous tous
Et sénateur de nos yeux
De La Havane au feu polaire du cap Horn !

De la bouche de mon docker des quais de l’espérance


J’ai aussi appris que Jorge Amado l’ingénieur des rêveries du Brésil
A reçu le prix Staline
Pour la paix qui carillonne dans ses livres
À l’image des vergers de son pays et de ceux qui demain
Brûleront dans les veines de tous les matins de l’Amérique !

Au Chili le traître González Videla tient toujours au secret


Le vin et le nitrate du peuple
Son écusson a été brodé par la passion du vol et tous les relents de la
corruption
Par la nuit la plus australe du dollar.
Il y a quatre ans après avoir levé son millième verre de sang
À la santé des fusils qui infestent la paix des Andes
Il fit prohiber les éclats de Pablo Neruda dans les rues du Chili
Et dans les mines où chaque jour ses frères du charbon et du cuivre
L’emportaient en guise de lampes.
De la chanson de Pablo il fit une cible lumineuse pour les pistolets de sa
police.

Mais en Haïti on vit accourir le peuple


Par tous les sentiers de la neige et des vagues
Pour dérober la chaleur de son poème aux salves des Videla
Cheminots paysans marins se le passèrent de main en main
Comme une torche olympique
Jusqu’au stade grand’ouvert de la mer !
On vit Valparaíso sa maternité portuaire
Défendre heure après heure les accès océaniques de la poésie
On vit les roses du Chili faire la haie le long des pas fugitifs de Pablo
Et couvrir celui-ci de leur parfum
Pour qu’il devienne fleur anonyme sous la rosée interdite de sa patrie !
Depuis la voix andine de Pablo a battu tous les records mondiaux
De l’espoir et de la bonté
Et il n’est pas au monde de fontaine qui ne puisse
Comme un disque pour les pauvres
Répéter les échos de sa paix infinie comme l’humanité.

À Cuba Batista et ses tessons de bouteille


Sont revenus traquer le Parti des camarades du sucre
Et juger à huis clos la paix dorée de leurs épis de maïs.
Un jour alors qu’avril flambait de vie antillaise
Nous arrivâmes à la hauteur de La Havane
Heureux comme un couple d’oiseaux à la vue du feuillage d’un tamarinier
Mais Batista mit la police sur nos pas comme une fermeture éclair
Parce que parmi nos visas brillait le mot de passe de notre joie d’aimer
Il nous fit tenir loin du pétillement de La Havane
De peur que le peuple nous enveloppe dans les plis de sa fraternité.

Mais nous avons pu voir l’endroit où s’est caillée


La vaillance syndiquée de Jesús Menéndez
Et où depuis est né un nouveau phare
Pour baliser les tourmentes de sa patrie !

On a eu le temps de nous réciter les lueurs


Que le poète Nicolás Guillén met sans cesse en romances
Et qui chantent plus haut que les graines empoisonnées de Batista
Et qui chantent au niveau de l’astre persécuté de Cuba.

Comme tu vois ô ma Patrie haïtienne le bulletin de nos terres


Est maculé par le froid des mitraillettes yankees
Et par l’humus assassiné du peuple
Le « gringo » a mis ses empreintes sanglantes
Sur les pages les plus neuves de la santé américaine
De Mexico jusqu’au dernier parallèle brumeux de Patagonie
Le gringo fait rage et viole la féminité de nos richesses
Et installe dans nos palais le fléau des Trujillo et des Somoza
La crotte décorée des Vargas et des Batista.

Il a fait salir l’honneur du Guatemala dans ses journaux


Parce qu’il a muselé le chien enragé de la « United Fruit »
Ô terreur des raisins et des bananes d’Amérique !
Parce qu’au Guatemala la paix peut sortir dans la rue
Sans qu’on lui tire dessus des fenêtres
Où pourrit la graisse présidentielle des Magloire et des Videla…

Pour couvrir ô ma Patrie tous les bras de mer qui nous séparaient
Pour couvrir la lumière d’une douzaine de ports et de phares d’escale
Pour brûler comme une nuit d’amour les rebelles étapes de l’océan
À Marseille un matin je me suis embarqué sur ma frégate de soie brune
Sur les robustes chaleurs de ma bien-aimée.

Si tous les deux on prenait place à bord des grasses matinées de notre
amour
Si à la poupe de cette étoile de plaisance se levaient soudain
Les nuits passées à nous rendre plus fertiles
Peut-être que celles-ci nous guideraient tous feux allumés
Sur la romance passionnée que sont les océans ?

C’est ainsi qu’après avoir doublé les clartés de cinq continents


Comme on passe la main autour de la ceinture en feu d’une femme
Mon soleil au long cours a pu mettre le cap sur le vert de tes prairies
Sur la pulpe dorée de tes abricots et de tes pamplemousses
Sur le grand minuit bien tendu du tam-tam !

C’est ainsi que Dito ma caravelle étoilée


M’a pris à son haut-bord
Pour me faire palper la tendresse du monde
Pour me faire regarder les yeux dans les yeux
Le visage divers de la liberté
Et m’indiquer au clair de sa boussole le sud lointain
Où brûlent le riche carburant de ta géologie
Le frais alphabet de tes arbres.

C’est ainsi ma Patrie que vers toi je venais


Avec en guise de radar l’amande des yeux de mon Dito
L’ouverture de ses bras en guise de langoureux sextant
Je cinglais vers la saveur de ton ananas avec comme combustible
L’ardent mazout de notre amour et comme pavillon
À la hune de ma frégate de lune
Le rouge satin de notre espérance.

Je t’apportais mon Dito de race blanche


Dito de fine poudre de riz
Dito de farine de manioc
Dito mon extase de canne à sucre
Femme blanche ravissement de rhum blanc
Femme au teint de l’épée qui transperce
La poitrine de l’Afrique
Femme couleur des nuits blanches de mon peuple
Femme couleur de la meule de cendres
Sous laquelle les cambrioleurs ont enfoui
La haute trésorerie de nos peuples
Dito couleur de la pierre tombale de l’Afrique
Dito couleur d'armure ô ma fée de vin blanc !

Guadeloupe blanche de larmes


Guyane blanche de crachats
Jamaïque blanche de rapacité anglaise
Porto-Rico blanche de vandalisme yankee
Martinique blanche d’insultes
Blanche de l’ânerie diplomée des Békés
Blanche de préfet et de CRS.

Afrique blanche du manigolo des négriers


Du fameux nerf de bœuf des mouches du colonialisme
Mouches lettrées qui sous couleur de gouverneurs
Coulés dans le moule des civilités
Sous couleur de fils de famille et de haute mission civilisatrice
Butinent sans répit ton miel enchaîné.

Amérique blanche de lynchages


Blanche du court instant
Que brillèrent sur la terre
Les sept étoiles noires
De la constellation
De Martinsville
Blanche de sang nègre
Que tu ouvres
Comme un vulgaire robinet
Que tu tires comme
La chasse d’eau nécessaire
De ta honte de ta triste honte !

Ô terre brune de Madagascar !


En une nuit blanchie de
Cent mille morts
Cent mille matins d’ébène
Abattus et enterrés
Par la hache et le pic
De la très sainte mission civilisatrice
Ô ma terre brune de Madagascar !
Cernée par la neige atroce du colon
Par le cordon policier de l’ours colonial
Par les barbelés de cette cruelle saison de neiges
Qui fait rage qui fait boule de sang caillé
Parmi les chaleurs de nos peuples.

Ô Haïti mon île l'île émergée


Au milieu de mes flots les plus libres
Émergée parmi les mouettes les plus noires de mon âme
Émergée dans mon cœur pour être
La sultane de ses battements
Tu fus jadis passée au blanc féroce de Napoléon
Blanc de chaux vive !
Jusqu’au jour levé parmi les cicatrices du fouet
Le jour où Toussaint Louverture
Lava à l’eau filante de son épée
La large souillure des gouverneurs !

Ô mes pays noirs ô mes pays blancs !


D’analphabétisme et de malaria
Blancs de la sordide mémoire de Jules Ferry
Et de celle de toutes les reines Victoria
De tous les ministres et autres hyènes
De la haute mission civilisatrice
Ô chaînes de nuits blanches
À l’encolure de nos nuits noires !

Mais nous savons ô mon Dito


Nous savons ô mes peuples nègres
Que le pigment de la peau
N’est que le bouclier
Qui dissimule le teint sans couleur du capital
La neutre carnation de la misère.

Nous savons maintenant


Nous les forçats nègres du dollar
Du franc de la livre du peso
Les esclaves des Bourses où les cotes du thé et du coton
Du tabac du jute du cacao
Où la hausse des « coloniales »
Gonflent comme un ballon d’épouvante
Chaque goutte de la sueur nègre.

Nous savons qu’il n’est de race


Que dans les yeux pourris des négriers
Que sur la langue décomposée
Des copains de la monnaie
Ceux qui au-delà des limites de la sueur
Font tourner les roues de l’odieuse loterie de la famine.
Nous le savons depuis que Lénine
Nous l’a écrit
Dans un livre plus ruisselant de lumières
Qu’un siècle de juillets tropicaux
Dans une longue lettre d’amour
Adressée comme un petit poumon de soleil
À chaque alvéole surmenée de nos poitrines.

Nous savons mes peuples nègres que le combat


Des damnés de la planche à billets
Est tissé et chaque seconde retissée
Comme des milliers de kilomètres de soie
Dans le même et chaleureux plasma.
Ô savoir unifié comme une table infinie de multiplication !
Nous savons depuis que Staline
Nous l’a dit
Dans des pages allumées comme des bouées
Parmi les récifs de nos luttes
Nous savons que la plus-value engloutit
Dans le même belliqueux ressac
La sainte dignité de la chair
Peinte au citron ou au charbon
Peinte au lait
Ou encore marquée à la tuile de l’Indien
Comme le toit millénaire du chagrin.

C’est pourquoi ô mon petit pays


Tu ne seras jamais Passeur
Le long de tes uniques flots noirs
Tu ne seras jamais bûcheron
Dans la seule forêt nègre
De tes blessures.
Mais tu deviendras chaque jour
Un peu plus empereur de la fraternité
Chaque jour tu feras un pas de plus
Vers les hectares bien arrosés de ce seul fief
Sur lequel régnera toujours
Tout le riz illuminé de l’espoir et de la vie
Sur lequel nous planterons le bonheur
Serré comme le grain du nylon
Le bonheur laïque et public comme une fontaine !

Je t’apportais ô mon Haïti le plein air


D’une Roumaine un quignon d’azur transylvain
Qui allait emboîter
Les pulsations de sa féminité
Dans chaque graine obscure de nos sanglots
Qui allait construire
La montée en flèche de sa sève
À partir de l’austère combat de tes paysans pêcheurs et trieuses de café

Car au pays de mon Dito les hommes deviennent des rois


Les uns pour les autres
Ils ont passé l’éponge sur la faim du peuple
Ils lui ont ouvert la grande éclaircie de l’école
Ils ont mis hors la loi les larmes
L’amour a quitté la prison des bordels
Et ne fait plus le trottoir
La police ne va plus verrouiller avec des balles
Les chansons du peuple
La police mon Haïti
Est côte à côte avec les chansons du peuple
Comme des étoiles de la même constellation.
La justice ne bat plus
Avec le cœur marécageux des loups
Les autos les visons le caviar les perles
Ont cessé d’avoir le pas sur l’or de l’humain !

Au pays de mon Dito ma Patrie à l’orée de l’Étoile rouge


Brille la dictature du pain et du tableau noir
La dictature des bibliothèques et des crèches
Et celle du tracteur sur chaque motte de patrie
Et celle de l’électricité sur chaque pan de nuit
La dictature du peuple sur les vents de la mer Noire et les eaux du Danube
Et sur chaque goutte de rosée.
Au pays de mon Dito gouverne la lumière des ouvriers et des paysans
Le vieux loup du capital n’a plus de visage d’homme
Et dans la seule peau d’une poignée de traîtres pousse ses derniers
hurlements.
L’homme est en train de devenir une colombe pour la clarté de l’homme.

Je vis parmi la houle d’une femme


D’où naît mon courage
Comme une île
Parfois de tout son long de guitare
Ma voix se couche dans l’avant-jour
De chaque globule de son sang
Et ma voix est alors
Une vague de son merveilleux Danube
Un tesson de sa Croix du Sud
Un tantinet de son vin le plus fou
Une facette de son fabuleux diamant.

J’ai soufflé le visage de ma bien-aimée


Sur la vitre givrée
De mes plus lancinants tourments
Au creux de mes paumes
J’ai semé son toucher chlorophyllien
Et j’ai des mains
Pour couronner de fraîcheur
La tête ébouriffée de soucis
De la planète.

J’ai les dix doigts savants de l’amour


Pour découvrir sur le corps
De ma bien-aimée
Les huîtres perlières du plaisir
Les dix doigts du délice
Pour accorder les rivières en crue
De nos spasmes
En un seul et déchaîné tam-tam !

Oh ne crains pas mon Haïti que je réduise


Mes points cardinaux
Aux seules mesures de mon lit d’amour.
Ni que ma vie se borne au seuil verdoyant de ma chambre à coucher
Vivant sur le pic le plus élevé de mon Dito
Je ne suis point voué au danger
De limiter les lumières du réel
Au seul honneur brûlant de ses seins
Et de sa maternité
Ni de me cantonner dans l’unique saison
De sa nudité
De son plus haut sommet j’ai plongé dans la passionnante ébullition de la
vie
Et j’ai les mains de l’homme
Qui livre son dû de printemps
Au verdissement
Du monde.

10

Ô mon peuple j’avais mes soutes remplies d’un précieux minerai


Qu’on ne m’a pas laissé débarquer sur les quais de ta révolte
Parce qu’il a la teneur de la paix
Qui saigne en Corée par toutes ses veines
Et dans tous les pays
Fait mal à la chair de la liberté.
Oh j’avais tenu à déployer nos voiles sur les flammes de Corée
À faire un long cabotage autour du sang
Qui depuis deux ans
N’a guère connu de vacances
Et brûle comme jamais champ de pétrole humain
N’a mûri de langues dévorantes
Et brûle mes frères comme jamais forêt humaine
N’a poussé vers les nuages ses tentures de feu !

Plusieurs fois j’ai fait le tour de ce sang


Plusieurs fois j’ai frôlé ses cimes
Et c’est à devenir aveugle de rage
Aveugle de fraternité âpre et dégaînée
C’est à vouloir se dépouiller
De la dernière trace d’agneau
Qu’on a tous au fond du corps
C’est à souhaiter pour soi
La trempe d’une pinède de fleuves
Pour barrer le chemin au feu
Lancé à cinq cent mille à l’heure
Contre le visage endormi des berceaux
Contre la chanson innocente des villages
Contre chaque pore matinal de ce peuple.

Oh j’ai fait le tour de la braise coréenne


Et j’ai vu ce qu’aucun œil humain même éteint
N’aurait jamais dû avoir à sa haute portée
Ce qu’on n’aurait pas dû donner en pâture
Même aux regards d’un fauve
Ce dont pourtant je suis rempli à tous les échelons de mon être
Ce que mon frère nous devons fixer l’œil dans l’œil
Parce que c’est un fruit jailli des haies de la lâcheté humaine
C’est une pomme d’épines jumelle de la croix gammée
Et née mon frère dans la peau de gens vivants comme toi
Des êtres qui ont suivi le même itinéraire charnel que toi
Pour parvenir jusqu’au jour de la vie.

Des êtres qui ont été mis à l’honneur du monde


Par des femmes ayant des rides semblables à celles de ta mère.
Ce que j’ai vu est un climat issu de leurs mains américaines
C’est une horreur sécrétée dans leurs têtes d’Américains du vingtième
siècle
Alors que leurs mains ont un toucher pareil au tien
Alors que ce siècle est tien et que tu dois l’élever le plus haut possible
Avant de passer sa torche à la tendresse et à la raison du siècle suivant.

Ce que j’ai vu ô frère inconnu de la rue


C’est ton affaire jusqu’à la moelle des os
C’est ton mal et tu dois le débrider
Et l’amener au clair du trottoir
Pour que tous viennent le voir
Et reconnaissent à quelle saison honteuse
Est vouée en Corée la jeunesse de leur sang.
Pour que tous frères frissonnants d’indignation
Sœurs à l’instinct maternel alerté par le crime
Se serrent dans le même regard sévère et calme
Comme les plis réunis du front même de l’humanité.

Ô mon Humanité on t’a blessée dans ton plus doux matin


On t’a humiliée dans la branche la plus verte de ta paix
Je veux que tous viennent voir sur la chaussée
L’éclat mutilé de ta ramure
Et jugent sans pitié ceux qui lui ont brûlé les yeux !
Que tous avec les veines de leurs corps
Jurent de réparer l’honneur du monde
Leur propre honneur que l’on continue
À frapper en pleine bouche
Comme le dernier des bandits !

11

Et si mon frère tu es Américain si tu aimes l’Amérique


Comme si elle avait été formée
Par la fédération des romances passionnées de ton cœur
(Et personne ne peut te contester les flammes d’un pareil amour)
Si tu es Américain comme chaque brique
Qui prête son humble chant
À la renommée de New York
Ou comme chaque goutte de Coca-Cola
Si pour tout dire tu es natif du lait le plus ardent de l’Amérique
Natif de chaque étoile de son drapeau
Tu ne peux pas mon frère devant ce que j’ai vu
T’enfermer dans la prison de l’indifférence.

Ô toi qu’une fillette dont le napalm a débridé les yeux


Laisse peut-être ni chaud ni froid !
Toi qui as peut-être dans la peau comme une indigne fiancée
Le regard bienheureux du général MacArthur
Devant les horreurs moissonnées par ses armées !

Toi qui es peut-être mon pire ennemi


Toi qui es capable peut-être de lyncher ma guitare de poète
Parce qu’elle est nègre et communiste jusque dans sa fibre la plus lointaine
Je m’adresse malgré tout à toi
Tu es malgré tout mon frère
Et je te dis que tu n’as pas le droit de te retrancher
Sur les paisibles mètres carrés de ta maison
Ni sur l’odeur familière de ton église
Ni sur la beauté de ta femme
Tandis qu’à l’autre bout de la mer qui est aujourd’hui
Le pas même de ta porte
Tandis que le napalm ton compatriote
Grille un peuple entier
Comme toi une cigarette !

Tu ne peux pas te replier sur ton chagrin réel


Ni sur ton apparente félicité
Ni sur les hauteurs provisoires de ta liberté
Tandis que la peste née dans les laboratoires de ta patrie
Va chaque jour déposer son horrible dynamite au fond du pain coréen
Dans la paix déchirée de son vin et de ses pommes
Tandis que Ridgway ton compatriote
Court imbiber les céréales d’un pays
En même temps que le lait de ses nourrices et les baisers de ses amoureux !

Ô mon frère tu ne peux pas endosser le chèque de tant de crimes


De tout ce sang aux lèvres battues par l’orage
Qui peut-être vient de ta ville
Qui est peut-être de tes amis.

Si tu le faisais tout ce que ta mère a mis en toi


Après l’avoir passé au vert le plus profond de sa tendresse
Tout ce qui dans ta chair cherche avec frénésie
Les chemins de tes cinq sens
Comme le sel jour et nuit guette le vaisseau
Qui va chanter jusqu’à la cime de l’arbre
Toute la patience victorieuse de ton vert
S’abattrait en toi
Dans un bruit de forêt
Que l’on éloigne à jamais de sa passion chlorophyllienne ?

Oh voudrais-tu mon frère foudroyer


Le seul capital que personne ne peut te disputer
Sans d’abord mourir à la fraîcheur du sien
C’est ce qui lui adviendra si tu te tais si tu restes les bras croisés
Quand l’atome ton voisin de porte menace à chaque instant
De partir désintégrer la carte déjà dorée par le sang
Quand il menace de faire sauter comme une vulgaire noisette
Tous les scintillements de l’avenir coréen.

Ne crois pas que l’atome lancé par la main de ta patrie


Évitera d’établir sa dictature d’épouvante
Sur les villes que tu aimes
Pour l’accent américain
Qui germe et brûle
Dans la plus humble de leurs pierres.
L’atome déchaîné une fois qu’il aura quitté ses rails américains
S’empressera de faire le porte-à-porte dans toutes les rues de la terre
De faire le tour de l’humain
Celui de toutes les lumières qui péniblement
ont coulé dans les artères des siècles
En rêvant d’accéder à un climat de l’homme
Que la raison aura bâti à gués continus
Que la science aura rendu habitable à toutes les roses de ses vents !

Cela mon frère ne te le disent jamais


Les accès de colère « démocrate » de Truman
Ni le sourire « républicain » d’Eisenhower
Quand ils se mettent d’accord pour te proposer un tour
De l’autre côté du Yalu ou parmi la paix fruitière des chemins de l’Oural
Ils ne te disent pas que l’atome parti de la Maison-Blanche
Viendra aussi rôder parmi les enchantements de chaque État
Dont le cœur étoilé bat avec les frissons du drapeau américain.

Ô frère du vert de mon âme frère du vert des yeux de ma bien-aimée


Viens veiller avec moi avec nous tous qui ne voulons point
Que l’atome fasse irruption dans la rue que nous aimons
Parmi les odeurs qui colorent chaque centimètre de nos maisons
Viens monter la garde le long de tous les matins calmes
Dont chacun de nous en naissant a été fait le jaloux dépositaire
Viens avec nous qui sommes les sentinelles de tout ce vert
Qui nous est commun et public comme l’air terrestre.

Viens frère des fraîcheurs de mon âme


Frère de celles qui se sont levées
Dans les yeux de ma bien-aimée
Viens avec nous car l’atome rôde autour de la paix
Qui te regarde en frissonnant
Du haut de l’écran de ton quartier
Autour des tropiques qui frémissent sous le corsage de ta femme
Et pour toi seul s’allument avec les autres amours de sa robe
Autour des aubes que ton enfant apprend à déchiffrer dans son cahier
Autour du matin calme de l’actrice de cinéma vers qui tu ne sais quelle
nostalgie
Te ramène toujours !
Autour de cette lumière qui est tienne qui est mienne
Qui est aussi celle du nègre et du juif
Qui ici a des lèvres épaisses là des pommettes saillantes comme des cœurs
Qui ici a le nez sémite là le dessin grec
Mais est le matin calme de l’humain à tous les angles de son être !

12

Ô mes frères de tous les pays frères des lueurs de mon âme
Frères de celles qui naissent à tous les étages du corps de ma bien-aimée
Venez veiller avec moi sur ce minerai que je n’ai pas pu débarquer
Sur les quais de ma patrie.
Et sur les chemins de sa rosée
Et que j’ai juré d’emporter avec moi partout où me fera tourner la roue de
l’exil !

Je l’avais rangé dans la haute armoire de mon âme


Comme la toilette à traîne pailletée d’étoiles d’une jeune princesse
Que j’ai vue en août dernier jaillir parmi les ruines aveugles de Berlin
Comme un été encor plus robuste que celui qui hurlait à la vie
Au sommet du festival millionnaire de nos printemps.
IL EST SURTOUT CONNU SOUS LE NOM DE PAIX !
Mais chacun lui donne le nom des mille flèches de son arc d’espérances
Chacun lui ouvre un état civil peint à l’indigo de sa rêverie la plus obstinée
De sa nostalgie la plus voyante
Chacun lui ouvre une baie vitrée sur les prés de son bon sens
Chacun voudrait aimer travailler jouer
À qui la coiffera
De la plus somptueuse couronne de roi !

C’est la plus haute tour issue de la main de l’homme


Et qui d’une tête ensoleillée
L’emporte sur les Sept Merveilles réunies du monde.

Pour les amants son nom implique


Tout le méridien solaire du lit d’amour
Son nom implique tout l’azur de la vie
Pour l’homme affamé de pain du luxe ardent de sa première paire de
souliers
Pour l’analphabète affamé d’une belle page d’écriture
Comme du premier baiser
La pudeur maladroite d’une fillette !

Son nom est dans la tendresse qui brûle


Tout au fond des yeux de ma mère
Comme le carré lumineux
D’un très pauvre cinéma !

Il est encore chaque fois que n’importe où


L’ardent champagne de la bonté se met à mousser
Et prend d’assaut les visages de mes frères.

Quant au savant au tractoriste au fabricant d’harmonica


Quant au relieur au moineau au père de famille nombreuse
Quant à la ballerine au musicien à la crieuse de muguets
Et tous mes frères dans les espèces verdissantes
De la science de l’art du travail
Ils ont par nature la paix dans le sang
Comme le goût de la première femme prise
Au sommet des délices d’un adolescent.

Frères de chaque globule solaire de mon âme


Venez veiller avec moi sur elle
Et que nos pas unis comme les graines d’un seul arbre
Se gonflent démesurément
Des grandes eaux ravies de sa chanson !

13

Te voici Patrie luisante de sueur Patrie au torse nu dans le four blindé de


l’air antillais
Pain brûlé qu’avec passion mon regard dévore jusqu’à la dernière miette
Voici sur ta table l’orage quotidien que Magloire importe des États-Unis
Voici la malaria qui entre par la fenêtre de ta maison
Et n’en sort qu’avec la tourmente d’un cercueil sous le bras
Voici tes millions d’enfants qui chaque jour s’éveillent dans l’odeur
asphyxiante de l’ignorance
Attendant en vain que sous leurs pieds nus s’allume l’allégresse des grands
chemins de l’école !

Voici tes mornes que l’érosion râpe sans cesse de sa langue


Voici le cours démonté de tes torrents que nul pont ne vient enjamber de son
amour suspendu.

Te voici petit paysan de ma Patrie qui n’a jamais vu l’électricité


Qui n’a jamais tenu dans sa main la chaude vérité d’un livre
Ni celle d’un savon de toilette ni celle d’un tube dentifrice
Petit paysan qui ignore l’odeur d’une cravate neuve
Mais connaît par cœur celle du nerf de bœuf
Celle de toutes les variétés de cachots
Celle de l’hostie qu’on te met de force dans la bouche comme un mors
Celle de ton lopin de terre quand il hurle à la soif sous les tortures du soleil
Celle de ta fille quand le petit monsieur de famille vient la traquer
De son sperme insolite et hautain !
Celle de ta négresse quand le percepteur la frappe de sa taxe charnelle
Celle enfin de ta paix humiliée
Comme une face sous l’absoute du crachat !

Te voici cloche menottée de ma Patrie


Cloche coulée à coups de crosses
Dans l’obscur règne minéral de la famine
Tu me pénètres de ta détresse effilée
Comme la machette d’un coupeur de cannes
Tu entres en moi comme la pluie doit s’ouvrir son glorieux trajet
Jusqu’au jour lointain des racines d’un cocotier
Comme il arrive à mon robuste tumulte
De féconder la neuve aurore du corps d’Édith !
Ô mon peuple ceux qui ont mis ton pain à l’heure des vautours
Le colonel de tes larmes les geôliers de ton sucre
Se sont réunis devant ta maison comme une nuit de barbelés
Dès qu’ils ont vu notre frégate couverte de tous les liserons
Qui ornent de leur feu grimpant
Le haut palmier des prolétaires de tous les pays
Dès qu’ils ont vu notre amour ô mon Dito pointer son phosphore
Sur la mélodie de chaque bourgeon natal !

Voici le mulâtre Sténio Vincent


Chacal lettré docteur ès rapine
Qui place le vol le poison
Sur le même rang que le bicolore
Né du plus vif carmin de la patrie
Chacal vicié comme l’air des égouts
Il osa mettre l’embargo sur le livre
L’embargo sur le pain et sur la voix de Jacques Roumain.
Chacal qui jeta sur les espérances du peuple
Le froc nocturne des compagnies américaines !

Voici Élie Lescot président de tous les chacals de la terre


S’il avait pu ô mon Haïti
Il t’aurait débité en planches
Comme une forêt de sapins
Il t’aurait vendu arbre après arbre à l’étranger
Pour payer la note de ses parfums et de ses adultères
C’est l’ennemi mortel de ton drapeau
Dont un jour il découpa un lambeau
Pour cirer le vernis de ses mille escarpins !

Voici Dumarsais Estimé chacal mystique


Qui joue les hougans
Et les christs noirs persécutés
Pour mieux établir
Sur la rose avilie du peuple
Son régime pillard et carnassier.
Il fit de la faucille et du marteau des hors-la-loi
Sur le Parti du soleil fouetté des pauvres
Il jeta le filet d’épines de la police !

Voici Paul Magloire comprimé de tous les chacals


Qui ont jusqu’ici vécu
De l’or et du sang publics
Et qui lui ont passé les plus efficaces recettes
Pour affamer un peuple
Et le détourner de son lit d’aurore
Il a remis au Yankee les clefs de tous les feux de notre Patrie
Les secrets de ses plus minces rayons.

Son nom est Paul Magloire.

M comme misère
A comme arrivisme
G comme girouette
L comme libidineux
O comme obus
I comme iguane
R comme requin
E comme ersatz

magloire

C’est le nom dont s’est affublé le dollar


Pour traquer les poèmes du peuple
Et tous les éclats de sa liberté
C’est un loup qui a gagné
Ses fausses étoiles de colonel
À faire la police des vermines
Dans le pelage fauve d’Élie Lescot.
Les voici tous ô mon peuple enveloppés
Dans la mémoire du chacal Louis Bosno
Qui mit en vers
Ses transes d’animal de proie
Et fit rimer les clartés de nos couleurs
Avec le couteau étranger et aveugle
Sorti comme un volcan
À la pointe des fusils américains du Nord !

Les voici frère haïtien


Paysan des éclairs du sucre
Qui ne te connaît pas
Les voici sœur haïtienne
Qui tisse dans les fibres
De ton pays des parures
Qui ne connaissent pas
Les félicités de ton corps
Ni les chemins ombragés
De ta grâce africaine !

Je noue leurs noms comme une croix d’épouvante


Dressée sur le bleu ensemencé de ta paix
J’écris leur honte sur la même feuille de colère
Afin que le jour où le laitier de la liberté
Viendra en chantant tirer sur la sonnette des petits jours de la patrie
Tu te souviennes de ceux qui ont traîné nos amours
Devant le fumier des cours martiales !
De ceux qui des années durant ont gardé le géant noir de notre bonheur
Dans l’étroit cachot des larmes et du sang !

14

Maintenant mon Haïti j’ai fini de longer


L’éclat verrouillé de ton crépuscule
On a condamné à double tour à nos poumons
Tout l’arome qui pendant un jour
Du haut du ciel natal
Nous a frémissant de tendresse
Regardés partir
Vers les lointains boulevards de la mer.
Un jour nous pourrons de nouveau
Nous jeter dans les bras l’un de l’autre
Comme ces amants dont le feu
Sous la cendre des plus grands froids
Parvient encore à fructifier
En un seul tenant de jeunesse et de fidélité !

On a beau planter l’exil jusqu’à la garde


À travers les lavandes de notre union
Nous serons toujours côte à côte
Comme si on n’avait jamais eu à fermer les écluses de nos eaux jumelles.

Mon chant continuera à mettre l’odeur de ses boulangeries


Parmi les pots de fleurs de tes fenêtres
Ses feux rouges et verts reviendront aux croisements de tes amours
Ses lampes qu’éloignent de ton visage les abat-jour de l’exil
Retourneront à tes livres ouverts à toutes les pages de la paix et de la bonté.

Viendra le temps où les mains des peuples


Seront les unes pour les autres
Les plus terrestres des paradis
Pour les mériter personne n’aura besoin de jeûner
Ni de vivre de piété d’hostie et d’eau bénite
Ni d’endosser la bure des soi-disant péchés
Ni de salir l’honneur de l’acte fécondateur
Ni de mourir à l’heure corporelle de l’amour
Ni de mourir à une seule des lumières de la vie
Les tristes carêmes iront de leur gré se ranger
Dans les vitrines des musées mythologiques !
Les arbres fruitiers les métaux les sources d’énergie avec merveilles et
bagages
Passeront du côté de la meilleure passion des hommes
Et il n’est pas ô mon peuple un seul frisson au monde
Qui ne voudra d’un pôle à l’autre nous céder son secret.
Le pouvoir de la raison conduira la nature
Dans le circuit illimité de l’humain
Comme un enfant qu’on amène à la maternelle !

Oh ! il viendra pour tous les pays ce temps que les peuples


Auront frappé à l’effigie d’un bien-être large
Comme mille fois le tour de la terre.
Tourne ô mon peuple Tourne les yeux de ta faim
Vers le nord-est des prodiges de la carte
Tu verras un sixième de la fraîcheur du globe
Aimer vivre se réchauffer au clair de l’humain !
Tu verras un pays qui mobilise la force des arbres
Contre la mauvaise humeur des vents
Qui efface à grande eau la calvitie des déserts
Qui soumet les fleuves à la hiérarchie des centrales
Qui prend le soleil au piège comme un oiseau
Pour que le peuple se débarrasse à jamais du cocon de la misère
Et devienne l’unique souverain de la dynastie minérale et végétale
Le sage dictateur de ses biens
Le collectif sonore de toutes les félicités !

Oh ! Depestre joue sa tête avec tout ce qu’elle peut héberger de sagesse


Que ce temps s’est mis en marche par tous les pores du vingtième siècle
Et prendra bientôt le monde par la taille
Pour lui faire tourner sa première valse de bonheur
Oh ! tu peux mon vieux jouer à cette roulette
Même les rêves de tes semblables
L’humain part gagnant contre tous les fauteurs de chimères et d’illusions
Tourne ô mon peuple Tourne les regards de ta vaillance
Vers le nord-est de la tendresse du globe
Tu saura que Lénine un jour d’octobre
Alors que la terre grelottait de honte au milieu du sifflement des balles
Alors que son honneur était traîné comme un porc parmi les immondices du
capital
Lénine frère de lait de la liberté
Traversa l’Europe à la vitesse solaire de son cœur
Pour aller poser la première pierre du règne infini de l’homme
Sur un sixième des merveilles émergées !
Il traversa l’Europe au pas éclair de son génie
Pour aller signer des décrets qui répartissent sa patrie
En milliers de verstes de bonheur et de paix !

Depuis ce jour ô mon peuple la terre marche allègrement


Sur les foulées fertiles de l’Étoile des pauvres
Elle mène son train de clarté sur tous les chemins du siècle
Par n’importe quel temps elle avance vers les sommets de la raison
Avec la science de Staline comme premier de cordée !

Oh ! il n’y aura plus personne pour expédier par-dessus bord


Le lait qui fait rêver l’affection des mères
Ni pour brûler vive la royauté des champs de blé
Ni pour déclarer la guerre aux vignobles et au café du peuple
Ni pour lyncher dans la rue le solstice d’un nègre
Du feu de la guerre le profit ne pourra plus tirer les marrons de nos destins.
Mais nous sortirons des décrets bolcheviques
Nous voterons des lois pour le triomphe de la beauté de l’esprit et du corps
Pour rassembler toutes les harmonies de la carte
En un seul visage total comme le cœur le plus rouge de la fraternité !

15

Au revoir ma Patrie te dit la jeunesse intarissable de mon chant


Au revoir te dit son foyer vert natif de tes yeux ô mon peuple !
Natif de tes blessures natif du pouls ardent de tes racines
Et qui maintenant loin de son oxygène natal
Va prêter l’oreille à la sève qui grimpe son chargement d’ampoules
électriques
Parmi les cris du sang jusqu’au faîte de l’humain

Mon chant même coupé de ses branches sera tous les soirs
Parmi les jets d’eau de tes places
Il sera une fleur dans tes cheveux crépus
Il sera certain jour une grande marelle à laquelle
Le peuple voudra jouer jusqu’à la fatigue
Il sera d’autres fois une compresse froide sur le front de ta fièvre
Il sera dans le goût du pain dans celui des caresses
Il ne manquera pas un seul rendez-vous d’amour.
Il sera sous les tonnelles de ton plaisir mêlant les gammes de sa passion
Au vaudou ruisselant de ta sensualité.

Mon chant même aveugle ira toujours par les rues de ton avenir
Ira de son pas de guitare et de mois de mai
Et le souvenir de ton ciel qui un jour
Mit son costume bleu sur mon âme
Lui servira de bâton
Sera pour son obscur va-et-vient
Le chien même de la raison vivante !

Je largue tous les au-revoir qui naissent comme des vivres


Dans les lointains de mon corps
Et qui savent par cœur le poids de ses amours,
Ils nageront dans tes eaux parmi les mines du dollar en armes
Et pourront ainsi gagner les points de tes rivages
Où chaque nuit le sang versé du peuple
Placera des sentinelles à l’écoute de ma voix !

Au revoir ma négresse sœur aînée de l’azur


Au revoir rides ouvertes sur le visage de ma mère
Comme les yeux ahuris du chagrin
Au revoir printemps de mon père que des cordes glissèrent
Au fond d’un après-midi d’octobre
Avec un beau coucher de soleil en guise de caveau
Au revoir petite maison de bois qu’a toujours grignotée le rat de la misère !

Au revoir nuit des alentours de tes dix ans


Où la faim te souffle à l’oreille que la lune est un fruit
Qui luit dans la vitrine du ciel
Et jusqu’à l’aube tu rêves de mordre à pleines dents exaltées
Dans la pulpe juteuse de la lune !
Au revoir accès de malaria de tes seize ans
Qui fit de ton corps une banquise de peur et d’hallucination !

Au revoir arbre-avertisseur qui s’illuminait pour toi dans la cour du lycée


Comme une sonnerie d’alarme à l’approche du danger des examens
Au revoir jus de corossol qui laissa à ton adolescence l’illusion
Que ta vie aura toujours dans la bouche cette saveur matinale
Au revoir chair brune de ton premier baiser
Que l’on enterra comme un colibri au pied d’un arbre dont tu n’as jamais su
le nom !
Au revoir campement dressé en compagnie des feux de la Grande Ourse
Avec des copains tout bleus dans l’air des tropiques !

Au revoir chaque atome de mon pollen natal


Au revoir mon Haïti mon amante platonique
Voici le chant de ton poète de choc
Voici mes mains devenues semences d’exil
Et malgré tout liées au levain des tiennes
Pour feuilleter page à page
Le grand large de tous les combats à venir !!!

Côtes d’Haïti – Rome – Paris


Mai-juillet 1952
Minerai noir
(1956)
Auprès de toi ton ombre semble claire
L’or du soleil s’assombrit dans ton œil
Toute la vie tu portes le suaire
Ta nudité ressemble à un long deuil.
.................................................................
.................................................................
Toi qui caches le charbon millénaire
De la douleur dans la nuit de ton corps.
IVAN GOLL, Mon frère noir

« Nous sommes des Noirs, mais avant tout des hommes


égaux de tous les autres hommes, et cela compte seul ; et
nous voulons avoir aussi notre place dans les trains que vous
exaltez, les trains que vous lancez sur les rails de votre
orgueil : le train de la liberté, le train de l’égalité, le train de
la fraternité. »
AIMÉ CÉSAIRE
MINERAI NOIR

Quand la sueur de l’Indien se trouva brusquement tarie par le soleil


Quand la frénésie de l’or draina au marché la dernière goutte de sang indien
De sorte qu’il ne resta plus un seul Indien aux alentours des mines d’or
On se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique
Pour assurer la relève du désespoir
Alors commença la ruée vers l’inépuisable
Trésorerie de la chair noire
Alors commença la bousculade échevelée
Vers le rayonnant midi du corps noir
Et toute la terre retentit du vacarme des pioches
Dans l’épaisseur du minerai noir
Et tout juste si des chimistes ne pensèrent
Aux moyens d’obtenir quelque alliage précieux
Avec le métal noir tout juste si des dames ne
Rêvèrent d’une batterie de cuisine
En nègre du Sénégal d’un service à thé
En massif négrillon des Antilles
Tout juste si quelque curé
Ne promit à sa paroisse
Une cloche coulée dans la sonorité du sang noir
Ou encore si un brave Père Noël ne songea
Pour sa visite annuelle
À des petits soldats de plomb noir
Ou si quelque vaillant capitaine
Ne tailla son épée dans l’ébène minéral
Toute la terre retentit de la secousse des foreuses
Dans les entrailles de ma race
Dans le gisement musculaire de l’homme noir
Voilà de nombreux siècles que dure l’extraction
Des merveilles de cette race
Ô couches métalliques de mon peuple
Minerai inépuisable de rosée humaine
Combien de pirates ont exploré de leurs armes
Les profondeurs obscures de ta chair
Combien de flibustiers se sont frayés leur chemin
À travers la riche végétation de clartés de ton corps
Jonchant tes années de tiges mortes
Et de flaques de larmes
Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné
Comme une terre en labours
Peuple défriché pour l’enrichissement
Des grandes foires du monde
Mûris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle
Nul n’osera plus couler des canons et des pièces d’or
Dans le noir métal de ta colère en crue

POÈME DE MA PATRIE ENCHAÎNÉE1

Te voici avec tes lumières liées derrière le dos


Tes chansons mises en joue les mains en l’air
tel un ramassis d’assassins
Et les fers de la faim aux chevilles fatiguées de tes danses.

Je t’ai reconnue bien avant que vers mon extase


Tu aies agité le mouchoir ensanglanté de ton ciel
Bien avant que sur mon passage tu aies à perte de vue
Déployé ton drapeau mouillé d’embruns et de sanglots
J’ai senti la vigne malheureuse de ton frisson grimper
comme un boa tout le long de mes veines
J’ai senti l’unité de ta douleur bouger comme des jumeaux dans mon ventre
Et enrouler son lierre écarlate
Autour des plus lointaines cellules de ma jubilation.

Te voici Patrie battue jusqu’au sang Patrie plus humiliée


que la veuve d’un condamné à mort pour viol
Voici le gel du couteau au fond de tes éclats de rire
Voici ton visage taché de la sordide obscurité du capital
Te voici ma petite Patrie blottie dans les yeux bleus de ce matin de mai.
Comme un nœud gordien de larmes
dans le cœur ouvert de quelque infortuné musicien !

Ô ma Patrie avilie mon somptueux chagrin d’amour


Ô ma guitare rouée de coups
Pourtant ton grand et triste feu malgré ses liens de cuivre
Et ses clartés à genoux
continue à tenir en émoi la verte jeunesse de la liberté
Et la mienne, humble sève d’exil
chantant chantant à tue-cœur
À la plus haute cime de ta fraîcheur enchaînée.

Il y a huit ans tu étais sur le seuil odorant de ta porte


Mère frissonnante de chagrin et de peur
Tu regardais la chaude nuit de novembre boire d’une seule traite
comme un grand verre de lait frappé l’avion qui m’emportait
vers la France toute fumante encore de la voix de ses poètes.
Cette nuit-là ma Patrie tu fus intarissable de conseils
Toutes les langues de la vieille tendresse nègre délièrent dans mon corps
leurs inquiets coquelicots
Toutes les lèvres du vieux martyr nègre ouvrirent dans ma chair
leurs désolantes boîtes à musique :
« Prends garde mon nègre aux fourberies de l’hiver
Tu as dans les poumons l’air frileux des Antilles
Sois le meilleur copain de la laine et du feu
Prends garde aux autos au mois d’avril aux trottoirs à filles et à flics
Et au courant trompeur des fleuves
Prends garde à ceux qui se disent tes frères
dans les espèces du pain et du vin
pour que tu les laisses s’asseoir sur les vertes illuminations de ta raison
Et qu’ils en fassent vite un cyclone endormi.

Veille ô mon nègre veille sur la rose blessée de ta peau noire


Veille ô mon nègre veille sur chaque pétale arraché à ta fleur nocturne
Veille sur chaque flaque de midi nègre
Que personne n’ose effacer l’éclat lunaire du sang répandu
Pour qu’il puisse imbiber chacun de tes pas des remous de son orageux
printemps !
Ainsi drapé dans la plus haute saison de ton peuple
Va mon nègre courir à toute bride les espérances du monde
Et reviens illuminé de toutes les mains que tu auras serrées
De tous les livres lus et les pains partagés
De toutes les femmes que tu auras accordées
De tous les jours que tu auras défrichés
Pour que naisse la céréale dorée de l’humain !

MON CINÉMA D’ENFANT NOIR

L’azur me mit au monde entre deux orages


Un azur sur lequel l’orage le plus fou
Ne pourra déteindre ô ma nourrice bleue
Tu te levas pour moi un vingt-neuf du mois d’août
Pour être de mes sens le grand navigateur
Pour me concilier les yeux toujours ouverts
De la raison pratique et la plus haute cime
De la bonté ma sœur de lait ô ma patrie.

Dans ma ville il faisait un temps où les forêts


Elles-mêmes étaient désolées d’être dehors
Et l’ennemi alors ce n’était pas le cyclone
Friand du poème des champs de cannes
Ni la malaria sans cesse à l’affût
Des globules rouges de mon peuple. C’était
La peur des fins de mois qui grignotait l’espoir
Dont la force allaita mon éclat de midi
Sur la terre. C’était la peur des lendemains
Allumée tel un cri dans les yeux de mon père
C’était sa pluie folle tombant comme des lances
Comme un fleuve de fouets sur le mai maternel.

Ô misère panique du monde de ton enfance


Tu as encore au fond de la bouche le goût
De son ciel saumâtre plus vrai que ton azur
Aux poumons de tropiques au sexe de canne à sucre
Ô misère pirate armé jusqu’aux racines
Qui dans ton cœur montait à l’assaut des chansons
Ô brigand terrible qui volas mon enfance
Ô capitaine obscur dont la flamme encercla
La paix de mes cinq ans rendez-moi l’innocence
Qui me faisait l’égal d’un midi d’hirondelle.

II

Tu te souviens des jours qui frappaient à la face


L’espoir de la maison
Des jours qui se ruaient
Sur la bouche de ta mère comme les mains
D’un boxeur ou les baisers déchaînés du vent
Tu te souviens de leurs hululements de chouettes
Dans le feuillage paternel !

Aussi te souviens-tu de leur charrue fantôme


Qui creusait de larges frissons dans tes veines
Et faisait ta rue entière pleurer de faim
Tandis que septembre allumé comme une femme
Riait aux éclats sur la mer et dans les arbres.

Parfois tu faisais le mur de ces jours sans pain ;


La vie était alors une école buissonnière
Dont le bleu l’emportait sur les couleurs du monde.
À son bord tu partais vers d’autres continents
Où l’on ne passait pas la corde au cou des feux
Qui font rêver le vert des enfants noirs.
D’autres fois avec Némo ton plus cher copain
Tu brûlais vingt mille lieux au fond des mers
Où algues et poisons, calmars et polypes,
Étaient des fenêtres ouvertes à deux battants
Sur des lointains plus fertiles que les prairies
Où tes fleurs pâlissaient à l’idée de la rosée.
Ô Nautilus ! tu fis de mon âme une rose
Qui était un trône
Où eût aimé siéger le ciel étoilé
S’il était un monarque
À moi comparable !

Quand je rentrais de mon cinéma sous-marin


Il y avait dans mes yeux de la nostalgie
De quoi faire le tour des espoirs de la terre ;
Dans la joie de mon visage quelque tailleur
Aurait pu sans effort couper des mois de mai
Pour vêtir les hivers de tous les amoureux.
Je m’allumais à la traîne des voies lactées,
J’étais le roi des œillets et des comètes ;
Dans mon âme il y avait alors du rouge
Pour teindre les lèvres d’un million de femmes
Et par centaines on comptait les étoiles
Qui là-haut à la vue de mes phosphorescences
Se laissaient de jalousie glisser dans la mer
Avec au cou des pierres !

Noël pouvait arriver les mains vides chez moi,


Elle pouvait claquer mes portes tel un coup
D’ouragan. Pas un cil ne bougeait aux paupières
De mon âme. J’étais à même de devenir
En chair et en os le roi des Pères Noël
C’est moi qui partais déposer dans les souliers
Des poissons des oiseaux des singes des forêts
Et dans les bottes en plexiglas de la lune
Des millions de jouets des trains électriques
Qui fonçaient parmi les eaux les nuées les plantes
Et comme des vitres volaient en mille éclats
Les murs soniques !

III

Enfants de ce temps-là rivés aux grandes croix


De la famine. Enfants de noir de fumée
Aux yeux grillés comme des grains de café
Petits christs épouvantés du monde entier
C’était les cinq plaies de mon âme qui alors
Tels des soleils faisaient la roue dans vos rêves
C’était leur taxi qui brûlait les feux rouges
De vos blessures. C’était leur barbe blanche
Que froissaient vos doigts comme la pluie la page
Mouillée des nuages. J’étais la forêt de pins
Où vous attrapiez des vers blancs des papillons
Pour les immoler sur le bûcher de mon cœur
J’étais le coq qui chantait dans vos bruyères
Lorsque sur vos toits il tombait de la grêle
C’était les osselets des parties animées
Qu’avec moi discutaient cumulus et nimbus.

La mappemonde était une vaste marelle


Où à cloche-pied je poussais le palet
Qu’était pour moi la Croix du Sud.
J’étais l’éléphant noir dont la trompe pouvait
Lécher les myosotis de la Grande Ourse
Et les passer ensuite sur la façade des villes
Qui tournaient au bleu fou de mon âme.

Tandis que je suçais les biberons qu’étaient


Alors tous les arcs-en-ciel de mon pays
Tandis que leurs couronnes auréolaient mes nuits
Et qu’au loin se lovait le sucre d’orge de la lune
Ô jours de mon enfance vous fûtes le jeu
De cartes que jamais ne cessèrent de battre
Les mains noueuses et démentes de la misère !

Et qui de nous savait que par-delà les mers


Un vaste pan de la vie sortait de l’ombre ?
Qui pouvait te le dire ? Quelle étoile pouvait
Au zénith de tes larmes soudain s’allumer
Avec les lointains de ces coquelicots-là ?
Mais qui donc René pouvait alors avertir
Tes lilas qu’il était désormais sur la terre
Possible de rêver des massifs à venir
Sans pour cela recommencer le coup d’épée
Du Christ dans l’eau froide de nos soucis terrestres.

Alors on appelait « crise » les loups ténébreux


Qui déferlaient sur les brebis de l’espérance
D’une seule lampée ils raflaient la lumière
Du lait des céréales aux lèvres des vivants
Ils caillaient le malheur sur l’asphalte des villes
Ils arrivaient précédés par la forte odeur
De la peine capitale dans le froid des hommes
Leur force d’aérolithes se précipitait
Sur la vie
Et l’on pouvait dire adieu à la merveille
De coucher à la belle étoile de l’humain.
ON LES RECONNAÎT2

Dans tous les lieux du monde


on les reconnaît
au lait qui coule de leurs rires.

On les reconnaît
à leur cœur rompu
à leurs muscles sans repos.

On les reconnaît
à leurs jambes déliées
à leurs poings de dur métal
aux rossignols qui nichent dans leur gosier

Dans tous les lieux du monde


Nègres de triste saison.

SOUS LES PONTS DE L’AMOUR

À douze ans te voici l’amant de ta cousine


sa beauté est pour toi un fil télégraphique
sur lequel tes désirs posent leurs cris d’oiseaux
avec elle parfois tu plonges dans un fleuve
qui coule à l’effigie des flammes de son corps
et en un sol courant se fondent nos délices
qui sont un clair de lune dans la nuit des poissons.

Oh les vacances
que tu pris
sous ses tropiques !

À quinze ans te voici réglé sur Bienaimée


qui fertilise les mottes affamées de ton sang
de l’or pur de son nom tu élèves un arc
de triomphe sous lequel tu convies à passer
les premiers baisers de tous les adolescents
dans ses pas tu traces une allée de grands arbres
où tour à tour tu es vent, lumière et ténèbre.

Ô ma Bienaimée alors je ne savais


pas de messe plus noire ni plus rayonnante
que celle que tout bas tes seins célébraient
au fond de mes veines au fond de mes veines !
Un soir, souviens-t’en, elle reprit les clés
de son corps de seize ans clefs de mes horizons
et te voici ruiné et te voici damné.
Du métal de ta peine tu fais une radio
qui sur les ondes les plus tristes de l’amour
émet les complaintes de la première blessure
que tu dois au tranchant d’un beau corps de femme.

À quinze ans tu es veuf les levers de soleil


sont d’énormes pierres sur le couvercle des jours
les étoiles des verrous, l’éclat de ton pays
te fait mal aux endroits où tu l’aimes le plus
tu es un terrain vague à l’orée d’un verger
dont chaque fruit pour toi se change en nœud coulant
tu ne sais pas de mur plus haut et plus joyeux
que ta Bienaimée aux fenêtres allumées
tandis que dans des rues battues de rafales
ton amour à tâtons mène son train de taupe.

À quinze ans tu couches sous les ponts de l’amour


il n’est pas de tunnel plus obscur que ton cœur
tu es chez ta grand’mère alors amoureuse
d’un jeune cocotier à la flèche guerrière
elle lui parle un patois étrange et ténébreux,
c’est sans doute son amant, cette idée t’épouvante
et la nuit tu guettes le moment où, sévère
elle s’en va aimer son arbre frissonnant.

Toi tu es seul tu lis souvent Émile Zola


de ses livres tu fais des arches de salut
au-dessus des remous de ton sang égaré
et Thérèse Raquin certains soirs éblouis
monte à l’assaut de tes plus sombres paradis.

Un jour tu découvres la candeur de Charlot


c’est un feu souriant qui te prend par la main
ô mon bâton d’aveugle mon merveilleux copain
dans tes regards branchés sur l’éclat de la terre
il ne passe jamais l’ombre d’un bout de corde
où pendre ma couleur où pendre ma tendresse
un soir au plus fort de mon envie de pleurer
tu poses sur mes yeux le feu pur de tes mains
et me voici sauvé et voici que mon cœur
se couvre d’étoiles sous les ponts de l’amour.

COMPLAINTE DES MÈRES MALHEUREUSES

Ô ma mère arc-en-chair mon glorieux Pérou


Tout l’or de ta santé ô ma Californie
Au mont-de-piété d’une machine à coudre
Tu le perdis tout l’or qui coulait dans ton cœur
Une machine le vola une machine à coudre
À repriser les accrocs que la faim tel un clou
Ne cessait de faire dans la soie de nos jours.

J’ai encore dans la voix la roue de ta machine


Ses milliers de tours ont fait de moi un homme
C’est le puissant moteur de ma course éperdue
Contre la montre inhumaine des tyrans de la terre
Le voici qui fonce sur les lignes blindées
Du monde raciste notre ennemi de classe
Voici mon réacteur tel un soleil roulant
Qui déverse des tonnes de napalm sur ses nuits.

Le voici qui tourne tourne dans le même sens


Que la terre les aigles c’est la grande roue
de la faim qui tourne chaque jour plus vite
autour de mon âme phare de la liberté
Ô ma planète mets ton feu central comme
une pierre orageuse dans ma fronde poétique
Ô petite mère d’azur laisse-moi enfourcher
Le tigre de tes larmes laisse-moi petite mère
partir à bord des rides à bord des mille peines
que la vie a ouvertes tels mille yeux nouveaux
sur ton visage ton cœur laisse-moi en faire
des ailes de tendresse des ailes de printemps
pour voler au-devant des mères malheureuses.

II

Ô mères de partout mères du sang versé


Mères camarades des lueurs du printemps
Mères qui accouchez dans la honte des rues
Mères vouées au bagne des bordels des lessives
Mères qui n’avez plus une goutte de larmes
Pour raviver l’amour dans vos regards traqués
Donnez-moi vos rides celles dues au travail
Celles dues aux gifles au plaisir illicite
Celles dues au mépris des voleurs de délices
Donnez-les à mon chant pour qu’à leurs folles clartés
Il allume ses phares il réveille ses roses !
Donnez-moi vos soucis donnez-moi vos sanglots
Donnez-moi vos colères faites de mes deux mains
Le soc de vos charrues faites de mes deux yeux
Le mont-de-piété du chagrin sur la terre
Mères des fusillés et des nègres lynchés
Mères des visages brûlés par le grisou
Mères des Rosenberg ô mères d’Emmett Till
Mes battements de cœur sont vos secrétaires
Ils sont vos esclaves ils sont vos poètes
Les voici à genoux à vos pieds d’aurore
Attendant que vos mains si pleines de grâces
fassent sur eux régner leur éternelle rosée.

AU RENDEZ-VOUS DE LA VIE3

Dans une main je tiens mon droit à l’amour


Et dans l’autre mon billet pour Berlin.
D’un côté de mon cœur resplendit
Le ciel de ma patrie
Et de l’autre luisent comme des graines
Dans l’avant-jour d’un fruit
Les yeux de tous les enfants du monde.

Mais avant de mettre le cap de mes espérances


Sur l’air de Berlin
Je veux faire le tour de mon ami Manuel
Je veux faire le tour de l’homme
Qui se lève chaque matin
Avec la première goutte de rosée
Bien avant que les coqs s’allument
Dans la fraîcheur des arbres
L’homme qui n’a jamais dormi dans un lit
L’homme qui se rase avec un tesson de bouteille
Je veux que sa voix de paysan
Souffle en poupe de la mienne
Et enfle mes voiles
Comme un vent de pleine mer.
« Dis-leur que depuis trois ans
Les oiseaux ont changé de plumage
Et les poissons d’écailles
Mais que ma négresse n’a pas changé de robe
Que ma fillette est morte le mois dernier
Parce que je n’avais pas les sous de la quinine
Que la pluie rentre par le toit de ma maison
Pour me voler la lueur de ma lampe
Et abîmer la natte de mes amours.
Ne manque pas de leur dire
Que si mon foyer prend l’eau
Si ma négresse doit rester nue
Le jour qu’elle lave sa robe
Si au lieu d’une poupée
Ce sont des fourmis et des vers
Qui tiennent compagnie à ma fillette
C’est à cause des actions
Que le drapeau étoilé
Prend sur chaque goutte de ma sueur
Afin de régler la note des grenades et des fusils.

« Dis-leur que la vie de mon peuple


Est un monolithe de peines
D’une seule coulée de ténèbres
Comme une lame tranchante d’épée.
Que mon peuple ne sait pas consulter une montre
Mais parvient à dire l’heure
D’après la profondeur de la faim dans ses entrailles
D’après l’intensité du sommeil contre sa rétine :

Il est midi dans mon ventre

Il est minuit dans mes yeux.


Dis-leur que mon peuple ne sait pas compter jusqu’à mille
Ne sait pas que la terre tourne
Dis-leur que nos fins de mois sont aussi closes que des
prisons.

Je vais à Berlin pour que soit mis l’embargo


Sur la faim de mon peuple
L’embargo sur ses menottes sur son grabat
Sur ses larmes et ses frissons de malaria
Pour que le dollar cesse de verrouiller
La chanson radieuse de son visage
Pour que sa misère soit à perpétuité
Condamnée au régime du secret.

Je vais à Berlin pour que la paix garde


Toutes ses feuilles
Et ouvre ses bras à la vie
De tous les peuples
Et comme une semence de clarté
Dénoue chaque bourgeon de leur avenir.

Je vais à Berlin dans le sillage du printemps


Pour que les lendemains de tous les hommes
Soient ruisselants de lumière
Et que jaillisse la paix
Du vin le plus rouge de la fraternité.

LE MAÏS QUI LÈVE

Un garçon d’un pays couvert de blessures


Veut ce soir que la paix son mal du siècle
Découvre dans vos mains la jeunesse du soleil
Pour défendre le poème qui vous tient lieu d’avenir
Ouvrez vos fenêtres pour laisser entrer sa voix
Ouvrez vos portes pour que le printemps, son bras droit,
Puisse avancer une chaise autour de vos tables,
Et imbiber de son vert la soie de vos soirées !

Je ne suis ni prophète ni diseur d’aventure


Je ne saurais, penché sur les lignes de vos mains
Vous dire quel temps dans votre vie il fera demain
Je suis un garçon noir une goutte d’eau pure
À qui la joie de vivre a fait autour du cœur
Lever un jeune maïs tout luisant de fraîcheur
L’un de ceux qui en guise de cœur dans la poitrine
Ont une fontaine ouverte un amour de colline.

Oh est-il si honteux au bord de la trentaine


De fondre en larmes à l’idée du fléau
Atomique déferlant sur les biens terrestres :
La carte du monde changée en une plaie géante
La lueur des amants coupée jusqu’aux racines
L’esprit humain traîné dans cette boue sanglante
Son savoir avili sa folle jeunesse
Qui a tenu tête aux bûchers et aux poisons
Des papes, aux décrets et aux fers des rois,
Son soc émerveillé qui a remué des tonnes
D’idées pour rendre la raison plus fertile,
Pour tirer de la gangue confuse des utopies
La perle d’une vision plus exacte du monde,
Ô esprit humain ! frère aîné de l’océan
Ce soir à l’idée de ton immense futur
Entre les mains démentes d’une nouvelle barbarie
Il y a dans mon corps le minuit désolé
De mille jeunes femmes enfantant dans la douleur !

Mais l’enfant dont la vie ce soir me fait si mal


Ne viendra pas au monde au clair de mes larmes
C’est un géant trop fort pour l’amour d’un seul homme
C’est la paix mon crève-cœur, c’est l’Enfant du siècle
Qui attend pour naître d’avoir comme auteur
De ses jours l’espérance de toute la terre.

Ô peuples levez-vous tous car seule votre sève


Populaire a la force d’allaiter dans son sein
Cet amour de la paix qui par mes poumons respire !

II

Lève-toi aussi mon vers ta place est dans la rue


Ta place est dans l’azur immense des foules
Apprends chez l’hirondelle l’art de brûler
Les étapes du ciel, dans les eaux d’Haïti
Apprends l’art de couler clair sur les galets d’or
Que sont dans les villes les foulées de l’homme
Allant à son labeur au gré de la santé
De son enfant, à l’amble des ondes bleues de sa
femme !
Lève-toi aussi mon chant, les mors de l’espérance
Aux dents, avec des rayons en guise de rênes
Sois l’homme à tout faire de la paix du monde,
Sois les roues magiques de sa locomotive,
Sois les briques rouges de sa digue géante,
Sois au coin des rues le crieur de ses merveilles,
Et crie crie à tue-tête le nom de ta vedette
Crie crie à perdre haleine le danger qui pèse
Sur ses jours crie-le au nom de tous les arbres
Crie-le avec la force de ton premier baiser
Pour que sur la terre il n’y ait pas un seul homme,
Pas un seul bras de mer pas un soleil de femme
Pas un trille d’oiseau pas un banc d’amoureux
Pas une poignée de main pas un sommeil d’enfant
Pas un morceau de pain pas une goutte de sperme
Qui ne soient allumés du désir torrentiel
De défendre la paix leur couronne de rois !

Ô camarade Printemps mère adoptive de ma voix


Prends par la main mon chant enfant aux pieds nus
Et allons-nous-en de porte en porte, allons
Dire à chaque homme qu’au bord du Danube
Dans Vienne où ses clartés ont tenu conseil
Il est venu au monde un astre en faveur
De la mise hors la loi de la honte atomique
Une lumière, Printemps, qui a ton visage,
Printemps, qui a ton sang glorieux dans les veines
Qui a ton pouls de femme à son poignet d’étoile.

III

Qui me dit de me taire ? Qui veut que je m’enferme


Dans l’arche où le plaisir me prodigue ses saisons ?
Que j’élève une tour avec tous mes tourments ?
Oh si je me taisais si au lieu de courir
Les alarmes du monde je faisais de l’amour
Mon unique élément mon silence soudain
Prendrait dans mon exil la forme d’un nœud coulant
Où pendre à tout jamais le soleil de mon chant.

Ô Patrie en haillons avec sur tes beaux yeux


Le bandeau étoilé un boulet à tes pieds,
N’est-ce pas que ton ciel bleu cesserait d’être
Mon oreiller n’est-ce pas que le mot depestre
Ne pourrait plus être un grand port de mer
Sous ta fenêtre ne pourrait plus être une pluie
D’été tombant avec passion sur ton corps nu.

Négresse insulaire je veux que mon nom d’homme


Reste ce nœud que tu fis à ton mouchoir d’aube
Pour conserver en toi vivant comme un mois d’août
Le souvenir du jour où ma chaude liberté
Avait son bras d’amant autour de ta taille fine
Je veux que mon sang noir reste le livre ouvert
Où tu apprends l’espoir la liane passionnée
Qui chaque matin prend d’assaut toute ta beauté
Je veux que mon visage soit sans cesse le feu
De colère et de joie qui couve sous tes cendres !

Oh si je me taisais quand d’une étincelle


Il peut suffire pour que tout l’avenir flambe
Pour que de la beauté l’amitié la tendresse
Il ne reste que des ombres figées sur les murs
C’est que maman j’aurais depuis longtemps perdu
La lueur que sur la vie projette notre enfance.

Oh si je me taisais quand le mot amoureux –


Et son éclat béni – ne tient plus qu’à un fil
Qui voudrait encore m’avoir pour oiseau des îles
Quel paradis du corps m’ouvrirait son soleil
Qui parmi vous, femmes, serait prête encore
À me laisser gémir au sommet de son miel ?
Oh si je me taisais quand le mal nucléaire
Autour de moi fait rage autour de moi menace
De changer en ombres le feu des jeunes filles
J’aurais droit que celles-ci foulent aux pieds l’été
Qui m’a vu naître et qu’à l’heure de ma mort
Leur mépris chaque matin crache sur ma tombe
Je mériterais que leur flamme invente
Une gomme pour effacer dans mon sang l’aurore !

Mais dis que serais-tu sans le jour haïtien


Pour tenir compagnie à ta nuit d’exilé
Sans l’amour maternel où ton chant, au retour
De ses longs périples rallie son port d’attache.
Que serais-tu René sans ce beau corps de femme
Et son collier de feu autour de ton âme !
Que serais-je Afrique sans ta lumière noire
Sinon un arbre qui a perdu le nord et le sud
De ses racines sinon un fleuve sans estuaire !

IV

Le printemps me donne raison. Le goût du bonheur


Terrestre est ma seule saison. C’est la clarté
Qui s’allie à la mer pour monter la garde en moi
C’est elle qui marie les reflets de mon enfance
Aux portes ouvertes dans les murs du malheur
Oh à quoi sert mon chant si ce n’est pour t’aimer
À quoi sert mon amour si ce n’est pour gagner
À ta flamme immense le cœur du monde entier.
Et qu’importe si je compte sur les doigts d’une main
Mes jours heureux qu’importe si mon âme pour rêver
Du bonheur a les yeux d’un prisonnier à vie
Je le connais par cœur à la couleur que prend
Son aube pour détourner des rives humaines
Les grandes eaux glacées du calcul égoïste.

Oh je te reconnais Bonheur quotidien


Au feu savant, patient et plébéien
Qui fait germer ton nom, capitaine des grains
Sous la vieille neige des soucis inhumains.

Je te reconnais Bonheur te voici en herbe


Dans la force énorme qui d’une eau passionnée
Bouleverse les complots des éléments contre l’homme.

Te voici en herbe dans la promesse du pain


À tous distribué baiser de chaque matin
Sur des lèvres avides d’inaugurer le jour
Au bleu d’un geste aussi généreux que l’amour.
Te voici en herbe dans les films de Charlot
Qui nous mettent dans l’âme une clarté d’oiseau
Duvet de la tendresse ô blé de mon Dito.

Te voici en herbe dans les mains de ma mère


Dont chaque doigt est une lampe qui éclaire
Ma joie d’être au monde ô rire d’Inge Weiler !

Te voici en herbe dans l’éclat du mot France


Qui veille sur le trésor de toutes les enfances
Quand il nous parle du haut de nos espérances.

Te voici en herbe chez les femmes les plus belles


Pour que mon chant puisse voler avec leurs ailes
Et rendre jalouses mes amies hirondelles.
Oh je te reconnais Bonheur quotidien
À mille signes secrets à mille évidences
Tu creuses dans la vie ton sillon souterrain
Et il faut être aveugle plus que de naissance
Pour nier encore que c’est ton feu qui signe
La force de l’atome au service de la vie
En faveur de l’humain sur toute la ligne
Verte de ses biens et de ses mélodies.

AU LARGE D’ÉDITH

Je suis né de toi de tes vertus combustibles


Dans mon cœur je porte tes lèvres
Comme des pierreries
Au large de ta beauté
les matins sont plus colorés
que le plumage d’un colibri
il y règne des nuits aussi claires
que le midi de tes épaules vivantes et nues.

Pour moi ta robe se lève comme une étoile


pour me bâtir de feu doux
et me voici un arbre étincelant d’alouettes
me voici qui prends en charge tout le bleu du ciel.

Je jure sur l’honneur brûlant de ta nudité


je jure sur la parole bien donnée de tes seins
que l’amour est ma règle d’innocence
que les regards que je jette sur le monde
ont la chaude ouverture de tes bras langoureux
Je jure sur le tirant d’eau précieuse de ton corps
je jure sur la maternité en fleur de ton ventre
que tout mon être est construit à hauteur d’enfant
que chaque goutte de mon sang est un poète
qui pour toi fait chaque soir son tour de chant.

Je t’aime de la tête aux pieds


de l’amour du cœur
pour la sève qui le tient en fleur
de l’amour des voiles pour le vent du large.

EST-CE VRAI ?

Est-ce vrai qu’à tes yeux racistes


Dans l’ordre des fléaux de ce monde
les nègres viennent avant les volcans
les nègres viennent avant le grisou
les nègres viennent avant le simoun ?

Est-ce vrai que la force de mes bras


et la machine à laver ton linge
sont des chevaux du même attelage
sont des esclaves de la même chaîne ?

Est-ce vrai que tu préfères


le phare blanc de ton auto
au feu noir de mon visage,
la patte blanche de ton chien
au joyeux bonjour de mes mains ?

Est-ce vrai que tu ne sais pas


de film plus doux et reposant
que le spectacle de mon cœur
montant sur le bûcher raciste ?
Est-ce vrai que tu gardes
à portée de la main
une corde qui porte mon nom
une balle qui sait par cœur
la carte obscure de mon corps
un tribunal toujours prêt
à me couvrir de ténèbres
un linceul coupé
sur la mesure de mon âme ?

Ô blanc serpent du racisme


crieur de mon sang versé
comme j’eusse aimé
que tout ce poison
naquît de la nuit
des mauvaises langues
comme j’eusse aimé
crieur de mes jours
voir quelque lueur
rétablir le cours humain
de la beauté dans ton cœur !

Mais le sang versé des nègres


du haut de ses saisons en fleurs
me crie de prendre garde à toi
tu es sur mon chemin
me crie le sang musicien
tu es une tête de mort
une mauvaise tête
de la pire des morts
une tête à claques
au service de la mort.

LA LIBERTÉ RACONTE SA VIE

Mon histoire est celle de la main humaine


Je suis venue au monde à la rude lumière
Des premières victoires qu’elle a remportées
Sur elle-même et sur les forces de la nature ;
L’âge de la pierre m’a tenu lieu de nourrice,
Le jeune éclat du feu a bercé mon enfance,
L’arc m’a portée dans son élan, la poterie
Dans sa grâce, tandis que le fer mit ses ailes
Épiques au service de ma folle adolescence.

Je n’ai pas été donnée à l’homme comme


Un attribut profond de son moi fabuleux
La fleur la plus intime de son essence humaine ;
Je suis le fruit douloureux de ses conquêtes,
Le chant qu’il a gagné à la sueur de son cœur,
Chaque étape de ma vie a eu ses martyrs,
Héros tombés avec mon soleil sur leurs lèvres.

Pendant des siècles il suffisait pour perdre


Un homme qu’un éclat de mon cœur allume
Le jour dans ses regards que mon sang fasse pousser
Un seul citronnier au milieu du désert
De ses soucis c’était assez pour que la corde
La hache ou le bûcher décident de son sort
Je suis née pour luire d’un éclat sans cesse
Plus humain plus total et plus universel
Je suis fille de l’action qui transforme
Le visage de la vie, le sort de la gangue
De la Nécessité pour qu’enfin il devienne
Le roi des mesures et sa propre fin humaine.
Que de maîtres d’esclaves de seigneurs féodaux
D’industriels bourgeois s’imaginent être libres
Parce que dans la main ils tiennent un fouet
Comme si à mettre en cage la chanson des autres
On ne devenait pas des esclaves qui s’ignorent !

Faute de pouvoir encore jouir de mon règne


De moi on s’est servi comme d’un fantôme
Pour se donner la douce illusion de dormir
À la belle étoile de mon nom légendaire.
Oh que d’hommes à l’esprit chargé de chaînes
Emmurés dans la coquille de leurs chimères
Se figurent être libres comme si avec l’idée
De mon astre on pouvait fabriquer l’aurore.

Oh personne n’a été aussi que moi traqué


On a bâillonné ma flamme la plus haute
On a entre l’homme et l’homme brisé le lien
De ma tendresse on a fait de moi un nuage
Pour que le dur métal du paiement au comptant
Les plus froids intérêts la valeur d’échange
Prennent dans la vie le pas sur mon rayonnement.

Ô bourgeoisie toi qui eus une jeunesse


Aussi belle d’audace que luisante de rosée
Toi qui sus au ciel voler son meilleur bleu
Pour que mon horizon rendît jaloux l’azur
Toi qui sus dérober à la mer ses poumons
Afin que je respire selon un nouveau rythme
Et que ma voix porte plus loin dans l’avenir
Ne vois-tu pas que depuis belle lurette
Tu as perdu la mémoire de mes merveilles
Qu’à force de vouloir m’enfermer dans le cercle
Étroit des commerces tu n’as plus aujourd’hui
Le droit en mon nom de parler, moins encore
Avec mes semences de féconder l’aurore.

Ne vois-tu pas que tu m’as vidée de mon sang


Que dans tes mains rompues aux questions d’argent
Je suis comme une ombre qui a perdu son homme
Un ciel ses étoiles une femme l’énorme
Besoin avec son lait d’éclairer son enfant,
Ne vois-tu pas que pour jouir de l’illusion
De m’avoir à toi seule il te faut sans cesse
Violer tes lois ruser avec tes principes
Il te faut comme alliées la violence
Les larmes et la peur ; la faim et l’ignorance
Il te faut te traîner dans la boue raciste
Brûlant la douceur juive lynchant la clarté noire
Oh te voici qui prends désormais en charge
Tout ce contre quoi jadis tu montas à l’attaque
Tous les autodafés tous les esclavagismes.
Toutes les barbaries tous les bellicismes.

Oh mes amis je suis celle dont la chair saigne


Chaque fois que sur cette terre un peuple
A en sang le doux visage de son espoir
Il n’est pas au monde de patrie torturée
En qui je ne devienne un cri de torture
Il n’est pas au monde un esprit insulté
Un paysan volé un ouvrier opprimé
Un soldat méprisé un employé giflé
En qui mon cœur ne voie une aurore humiliée.
L’histoire de ma vie est celle de mes enfers
Et il n’est pas au monde un être affamé
Un nègre lynché un enfant abandonné
Une femme prostituée un innocent condamné
En qui je ne reconnaisse ma propre faim
Mon lynchage et mon abandon
Ma prostitution et ma condamnation.

LETTRE À MA MÈRE

T’écrire, c’est laver à grande eau mon espoir


c’est placer mon cœur dans sa voiture d’enfant pauvre,
et le pousser tout le long de ton printemps peuplé de rides et de larmes
t’écrire, c’est m’endormir sous les ailes d’une colombe,
t’écrire, c’est ouvrir mille fenêtres sur cent mille oiseaux musiciens…

« Que deviennent les nègres, me demandes-tu ?


Que deviennent les nôtres, tout le long des ports ?
Après avoir couru tant d’horizons lointains
Donne-moi les nouvelles du sang nègre
Dis-moi si São Paulo le laisse tutoyer à sa guise les étoiles
si São Paulo le laisse dormir sur ses deux oreilles de coquelicots. »

Ô mère de mes lampes capitaine de mes globules rouges,


ici l’argent est toujours braqué sur la sueur de notre race,
il monte, monte, gonflé d’oxygène noir
il monte, monte, ayant bien fait son plein d’essence noire.
Ici l’argent a le cœur content
couché sur le dos il siffle les étoiles
que lui importe le savoir, la tendresse
que lui importe le train de vie des nègres
(d’ailleurs ici aussi la vie des nègres ne prend aucun train
bien que mille trains divers roulent sous nos yeux)
ici donc l’argent n’a rien laissé à l’homme
il lui a même pris son ombre
c’est un alcool terrible, l’argent,
quand l’homme le laisse monter à sa tête
c’est désormais le seul maître à bord
et c’est lui qui signe chaque battement au cœur
de l’ex-homme
de l’ex-père de famille
de l’ex-mari
de l’ex-amoureux
l’argent signe leur cœur de son fer cruel et rouge

Rouge du sang des nègres


rouge de la sueur des nègres
rouge d’avoir volé aux nègres leur place au soleil.

Aussi mère de ma faim qui est nègre


Mère de ma peine qui est nègre
ici je vois peu d’hommes en dehors des nègres
je vois des autos de luxe des costumes de luxe
j’entends des paroles de luxe des bêtises de luxe
je croise de blancs visages de plaisance
qui bénissent le ciel
de ne les avoir pas faits noirs
(ou de ne pas le paraître).

Ici je vois l’argent-en-pantalon


l’argent vêtu à la dernière mode
l’argent souriant l’argent insolent
l’argent qui se paye des Cadillac et des femmes
l’argent qui vénère sa Cadillac et méprise sa femme.
Ici, mère, je coudoie peu d’hommes en dehors des nègres
et une poignée de blancs
que l’argent n’a pas eus
une poignée de blancs
sur qui l’argent n’a pas de prise
une poignée de blancs
qui lui rend la vie dure
une poignée de blancs
chez qui l’homme veille encore
chez qui l’homme est debout
chez qui l’homme est immortel
une poignée de blancs un océan de noirs !

São Paulo (1955)

DITO

Mon avenir sur ton visage est dessiné comme des nervures sur une feuille
ta bouche quand tu ris est ciselée dans l’épaisseur d’une flamme
la douceur luit dans tes yeux comme une goutte d’eau dans la fourrure
d’une vivante zibeline
la houle ensemence ton corps et telle une cloche ta frénésie à toute volée
résonne à travers mon sang
Comme les fleuves abandonnent leurs lits pour le fond de sable de ta beauté
comme des caravanes d’hirondelles regagnent tous les ans la clémence de
ton méridien
en toute saison je me cantonne dans l’invariable journée de ta chair
je suis sur cette terre pour être à l’infini brisé et reconstruit par la violence
de tes flots
ton délice à chaque instant me recrée tel un cœur ses battements
ton amour découpe ma vie comme un grand feu de bois à l’horizon illimité
des hommes.

AFRIQUE

Afrique périlleux trajet de mon sang jusqu’au noir petit matin de mon corps
Afrique laborieux cheminement de sève jusqu’à la clarté de ma plus haute
branche
Afrique écho de la mer au fond de mon coquillage ta misère s’étouffe en
longs sanglots dans ma poitrine
Afrique billet doux que de toute ma soif de mâle je serre dans le creux de
ma paume comme un merveilleux petit sein de femme
Afrique jetée dans mes profondeurs comme l’ancre de quelque grand
transatlantique
Afrique trombe de sueur noire lèvres géantes de ma coupure mon chant
s’échappe en mince filet de sang de ta blessure et tache le sol d’une
large flaque d’astre noir.
Afrique solide échalas de ma poussée en flèche ta douceur éclaire mon front
de l’écarlate dessin d’une bouche amoureuse ton éclat fuse en échappée
de lumière dans l’épais feuillage de mon rire
Afrique encore silencieuse tel un grand sabre dans son fourreau
Afrique plus aveuglante qu’une végétation de lames de couteaux taille tes
peuples dans l’avènement d’un coup soudain d’éclair mets tes cyclones
dans leur sang comme une rangée de balles au canon d’un fusil dépose
ta vengeance en eux comme une énorme cargaison d’armes dans un lieu
sûr…
Aïe mon Afrique plus florissante qu’une déclaration d’amour tu ne seras
pas toujours une ruée de larmes sous mes paupières tu émerveilleras
l’avenir du bourdonnement de tes ruches travailleuses quand de tes
millions de mains avides comme des lèvres d’adolescents tu auras enfin
modelé la chair de la liberté dans la glaise chaude des saisons
africaines !

LES ARMES DE MON SANG

Ils veulent que mon cœur fasse des blessures


Du fouet les lèvres charnues de ses chansons
Que j’envoie des baisers à la torche qui guette
Le rhum noir de ma vie, ils veulent que mon cou
À l’heure qui précède la potence envoie
Des fleurs à la corde que mes chevilles d’esclave
S’en aillent sur les toits crier la louange
Des chaînes que ma joue fasse de la gifle
Son beau ciel de mai sa chaude bien-aimée.
Mais mon sang ne veut plus jouer les plaies du Christ
Chaque soir il couve sur son livre de bord
Le feu qui montera à l’assaut des tyrans.

NUIT D’UN LYNCHEUR

À sa femme il dit qu’il allait


faire un tour
Et il est sorti
Avec dans l’âme
le soleil bien moulé de sa Jessie,
Et dans la tête,
Une idée fixe comme la faim d’un loup.
Il est sorti.
D’un côté de son cœur,
Dormait un enfant
Comme doivent dormir
Les petites fleurs au printemps
De l’autre côté de son cœur,
Une idée fixe pointait ses yeux
affamés de loup.

Il est sorti.
Avec dans l’âme,
Ses nuits d’amour en un seul bûcher,
Et en guise de main droite,
Le museau éveillé d’un loup.

Il a marché longtemps
Quand il est rentré après minuit
Le corps de Jessie est toujours
Au fond de son âme,
Le même petit jardin suspendu,
Sa fillette est toujours,
À l’aile droite de son cœur,
La même petite fleur endormie de printemps,
Mais le loup qu’est la main droite
N’a plus ses poils hérissés de faim.

Comme je passais sur la grand’route


Une étoile m’a dit
Qu’à cent mètres de là
Un nègre
Brûle sa dernière goutte de
sang sous les étoiles.

LE CHERCHEUR D’OR

Je suis un chercheur d’or, je cherche la beauté


qui parfois fait son nid dans le fleuve humain
je veux battre dans l’homme un record de plongée
je cherche la fraîcheur de la mer au matin.

En chacun je descends mon cœur pour boussole


je veux trouver dans l’homme une aurore de métal
qui fasse rougir l’or, pâlir le tournesol
tant elle vaut son pesant de soleil et d’opale.

Pour une once de bonté, un gramme de tendresse


que de tonnes d’infamies il me faut remuer
à tel point que mes mains si riches d’allégresse
ont l’air dans le matin de deux ailes brisées.

Je suis un chercheur d’or, pour éclairer mes jours,


pour aurifier mes songes, il me faut une aurore
frappée à l’effigie de l’homme et ses amours
il me faut la douceur et ses yeux de phosphore.
Il me faut l’espérance et ses lingots d’azur
Oh est-ce là vouloir la pierre philosophale
si de toutes mes forces je veux franchir les murs
soniques de l’humain est-ce un rêve immoral ?

Est-ce ma faute frère si de tous les biens


si parmi tous les ors qui courent le monde
parmi tous les diamants c’est toi mon seul lien
C’est toi le gisement où je cherche ma Golconde !

LES GUÉS DE L’AMOUR


« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. »
VERLAINE

Elle était dans mon sang la créance fertile


qui signait les saisons qui signait l’aurore
elle était le gué vert que prenait mon espoir
j’arborais ses jambes tel l’été ses oiseaux

sa beauté dans mon corps faisait le jour la nuit


à printemps raccourcis elle m’ouvrait les routes
elle nouait mes yeux en une seule clarté
je l’ai conjuguée à tous les temps de l’amour

oh que de fois en classe, au bal et à l’église


là où je parvenais à parquer les bêtes
transies de mes rêves que de fois,
parmi mes tourmentes tu as été la goutte
d’eau de mer qui chantait la beauté du monde.
Pourtant ma tête jamais n’eût droit à la couronne
de tes flammes pourtant mon plaisir affamé
n’eût jamais tes lèvres et tes seins scintillant
tel un fleuve de feu au fond de ses cendres
pourtant mon lait viril jamais ne put prendre
neuf mois de vacances neuf mois de grand large
à la bonne et très douce étoile de ton sang.

Que de longs métrages à l’aube de ton corps


là où le délice fait son nid d’hirondelle
mes mains eussent tournés, que de lueurs bénies
de pays en couleurs ma folle caméra
eût aimé surprendre à la cime de ton spasme.

Ô toi mon inconnue âprement convoitée


ta jeune beauté est la passe d’eau claire
où mon sang rafraîchit ses pieds fatigués
d’avoir vers toi couru d’avoir vers toi volé.

1. Poème repris du recueil intitulé Traduit du grand large (N.d.É).

2. Poème repris, après modifications, du recueil intitulé Traduit du grand large (N.d.É.).

3. Ce poème a remporté un des premiers prix de poésie au festival de la Jeunesse, à Berlin (1951).
Journal d’un animal marin
(1964)
« Le poète, à l’affût des obscures nouvelles du monde,
nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de
l’homme de la rue, de la femme, de l’enfant et du fou. Si
l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles. Écoutons-les
sans réfléchir et répondons, nous serons entendus. »
PAUL ELUARD

« La poésie est le journal d’un animal marin qui vit sur


terre et qui voudrait voler. »
CARL SANDBURG
LA PETITE LAMPE SUR LA MER

Haïtien attelé au soc


Du lait tendre au petit matin
Né pour caresser le printemps
Son destin descend à la mer
Où il trouve une jeune lueur
De toute beauté une lampe.

Pour panifier la liberté


Pour donner au vent aux sources
Et au sang innocent versé
Le dit du miel et du lait
Le doux bonsoir du basilic
Cette petite lampe sur la mer.

Pour que sur ton cœur de mouette


Pour que sur la rose des vents
Sur la bonté sur ses songes
Le travail le faire l’amour
Cesse de régner l’injustice
Cette petite lampe sur la mer.

Pour être le « nègre » de la mer


Pour porter les mots de l’azur
Et du citron le chant du sel
Pour être au maïs arrimé
Et le semer dans son sillage
Cette petite lampe sur la mer.
Au vent amoureux d’un voilier
L’avion d’un sextant de lune
Le bateau d’un éclat de cap
Voici mon cerf-volant d’aurore
Cette petite lampe sur la mer.

À ceux qui n’ont pas eu d’enfance


Au poète que fuit le chant
Pour le pêcheur sans un poisson
À tout métier sans soleil
À l’écrivain sans un lecteur
Cette petite lampe sur la mer.

Aux doux yeux de mam Diany


Pour Raymonde Luce Maurice Roger
Et notre père au bout de la lune
À Jacmel l’été si natal
Paris Dakar Tananarive
À l’océan et ses copains
Cette petite lampe sur la mer.

À ceux qu’on tue pour le plaisir


D’enlever une aile au bonheur
De voir le sang doubler la rose
À ceux qu’on tue sur un bûcher
Laissant jusqu’au bout la flamme
Faire son tour de chant de cœur
Cette petite lampe sur la mer.

À ceux qu’on tue au jour le jour


À chaque jour sa fine goutte
De froid de fiel de félonie
De feu bilieux de cigarette
D’escarbille de jalousie
Cette petite lampe sur la mer.

À tous les soldats inconnus


De l’amour et de la douleur
Du racisme et de ses guerres
Aux innocents morts à minuit
À leur sang perdu dans la nuit
Cette petite lampe sur la mer.

Aux lynchés du sud de la peur


À ceux qu’on lynche avec les yeux
À ces milliers de lampes
Tombées au chant de l’innocence
Pour chanter leur gloire je lève
Cette petite lampe sur la mer.

Aux femmes à qui l’orgasme


Chaque soir tourne un dos glacé
Pour être au vagin éblouies
Voici un phare et un radar
Un cocorico pour boussole
Cette petite lampe sur la mer.

Pour que ton amant chaque soir


T’émerveille les reins les seins
Et te libère dans le corps
Une volée de mutins piments
Qui laisse bouche bée ton sang
Cette petite lampe sur la mer.

Pour Édith Édith diamant mien


Édith régnant sur mes roues d’or
Princesse des arcs-en-ciel
Flèche juive de la lumière
Toi que le soleil porte aux nues
À genoux dans ton souvenir
En feu de tout mon sang je chante
Cette petite lampe sur la mer.

Pour descendre dans la galerie


Où Liberté mineur de lune
Depuis des siècles poursuit
Contre le grisou l’éboulement
Un charbon enfin délivré
De la peur la faim et ses bêtes
Cette petite lampe sur la mer.

Avec ma raison bathyscaphe


Pour aller explorer l’humain
L’obscure grotte que tu es
Homme que toi aussi tu es
Femme ô ténébreux destin
Pour lequel ma lampe cherche
Une issue qui soit des ailes
Enlevées au ciel mille portes
Gagnées sur l’azur et sa vie
Cette petite lampe sur la mer.

Pour que le laitier et le pain


Le travail le loisir la bonté
Battent un unique pavillon
Celui de l’espoir à merveille
Et que le coucher de chacun
Hisse à son beaupré un plaisir
Qui soit un état de lavande
Cette petite lampe sur la mer.

Pour qu’enfin tu cesses de croire


Que la couleur de la peau fait
La beauté le moine le printemps
La raison et ses profondeurs
Et que tu ailles Homme blanc
Chercher l’humain et ses gloires
À mille mètres sous le cœur
Cette petite lampe sur la mer.

Pour que naisse la liberté


Pour que son nom soit musicien
Je dis ses espoirs et ses tourments
Son doux bonjour à l’horizon
De tout cœur j’annonce son triomphe
Que je lis dans vos yeux frères noirs
Et en pleurant riant je lève
Vers le visage du vaste monde
Mon seul bien ma goutte de lait tendre
Une petite lampe sur la mer.

LA RIVIÈRE

Voilà, c’est fait, je suis devenu une rivière.


Ce sera une grande aventure jusqu’à la mer.
Quel nom me donnera-t-on sur les cartes ?
D’où vient ce cours d’eau inconnu ?
Quel ciel reflète-t-il dans ses flots ?
Quelle paix, quelle faim, quelle douleur ?

Pardonnez-moi messieurs les géographes


Je ne l’ai pas fait exprès
J’aimais voir couler l’eau
Sur toutes les soifs
Il y a tant d’assoiffés dans le monde
Pour eux me voici changé en rivière !

Je n’aimais pas voir couler les larmes


Étant rivière je pourrai qui sait
Couler à leur place.
Je n’aimais pas voir verser le sang
Étant rivière je pourrai
Être versé partout à sa place.
Mon destin est peut-être d’emporter
À la mer toutes les peines !
POUR HAÏTI

Pluie de la terre natale, tombe, tombe avec force


Sur mon cœur qui brûle
Jette ta bonne eau fraîche
Sur mon souvenir en feu !

HAÏTI
Il y a des centaines d’années
Que j’écris ton nom sur du sable
Et la mer toujours l’efface
Et la douleur toujours l’efface
Et chaque matin de nouveau
Je l’écris sur le sable millénaire
de ma patience.

HAÏTI
Les années passent
Dans un grand silence de mer
Dans mes veines il y a encore du courage
Et de la beauté pour des milliers d’années
Mais le corps dépend de n’importe quel petit accident,
Et l’esprit n’a pas l’éternité !

HAÏTI
Toi et moi nous nous regardons
À travers la vitre du temps qui passe
Ton élan met un champ de maïs
Sous mes sandales
De nomade déraciné.
POUR LA POÉSIE

À la porte deux fois tu as sonné


Une fois au nom de l’amour qui à mon chant
Donna sa première goutte de rosée.
Une fois au nom de la Révolution
Qui apprend aux nègres à imiter la mer.

Tu es maintenant le sel, la lumière,


La table, le lit, l’odeur de ma maison,
Tu es le sang rebelle de mes veines,
Tu es la nuit d’été qui cherche sa patrie,
Son étoile, ses jasmins, sa chanson pour dormir.

Donne-moi un bateau donne-moi des racines


Donne ta bouche au feu de ma bouche
Donne ton ventre à la faim de mon ventre
Donne le dernier salut, l’île dernière
Où poser en pleurant mes poumons enflammés.

Me voici libéré par tes eaux somptueuses


Mon soleil de nouveau va sortir dans la rue
Nous allons tenir le front qui est assigné
À mes vers réveillés, à la folle charrue
Qui sème la beauté, la tendresse et l’amour.

SUR LA MORT

C’est la tombée du jour sur mon balcon


Ma propre mort est en face de moi
Nous voici qui bavardons à voix basse
Comme deux oiseaux
Sur la même branche verte de l’infini.
Dans les yeux de ma mort je vois
S’éloigner un long train de nuit
Ma jeunesse est sa fumée
Mes amours sont des mouchoirs
Agités par des mains de rêve

Nous regardons la ville nôtre :


Arbres, maisons, êtres humains,
Animaux, pierres, étoiles,
Ont une peau commune
Dont la douceur nous fascine
Jusqu’aux larmes.

Nul n’est encore un homme


Tant qu’il n’a pas vu
Une fois au crépuscule
Sa propre mort à ses côtés
Pleurer de joie
Face à la beauté du monde.

La Havane, 13 juin 1963

LA VIE SUIT SON COURS

Malgré tout, il respire bien, notre monde.


Malgré les présidents qui mentent à leurs citoyens affamés.
Malgré ceux qui mentent à eux-mêmes, au soleil, à l’amour, à la vie.
Malgré les banquiers et le sang d’homme qu’ils font couler chaque matin
À des milliers de kilomètres de leurs banques.
Malgré les états-majors qui font des cartes qui annoncent pour bientôt nos
cendres.
Malgré ceux qui font des croix de feu sur le printemps, les écoliers, les
amoureux.
Malgré tout ce qui désole ma main
Et fait pleurer mon espoir
Il respire bien, notre monde !

Quelque part un adolescent découvre soudain


Qu’il sera un grand poète
Et le voici qui éclate en sanglots
Très loin de lui une jeune fille découvre dans son miroir la même glorieuse
vérité
Et la voici qui a le fou rire.

Notre grande tristesse de ce soir


Est une fourmi tremblante
À la comparer à la force de beauté
Qui va rouler sa vague jusqu’aux jours de notre monde.

UN CRI DE PAIX

Tu ouvres ce soir des yeux merveilleux


Tu regardes les hommes, la terre, la vie
Tu as des yeux sur tout le corps
Ta bouche regarde, tes poumons aussi
Tes mains ouvrent cinq paires d’yeux
Ton ventre ton sexe tes pieds
Par la vue prennent possession
De l’écorce somptueuse du monde.

Ton destin regarde. Tu veux tout voir.


Tu veux être pierre avec les pierres
Arbre avec les arbres
Rossignol avec les rossignols
Humain avec tous les humains.

Tu aimes ton siècle


Tu roules dans son herbe
Tu veux que toutes les menaces s’éteignent
Que l’atome de la folie laisse
La terre à la douceur de vivre
À des millions de mains qui se croisent
À des millions de lèvres qui se retrouvent
Après un long et douloureux divorce
À la joie suivant jour après jour
La sève qui s’épanouit dans les rosiers.

Tu regardes, frère.
Tous les yeux de ton corps sont en larmes.
Tu aimes, tu es amant, tu es tendu comme un arc
Vers l’objet de ta passion : la terre humaine.
Tu veux crier, sortir dans la rue,
Être porteur d’une contagion merveilleuse
Que tu répandrais sur ton chemin.
Tu en imbiberais le pain, l’eau, le sel
Les baisers des amants, le feu, les fleurs
Les mots de toutes les langues
Les draps de tous les lits
Le lait de toutes les mères !

Tes yeux te font mal


Tes yeux sont en flammes
À force de regarder la vie avec amour.

L’AUTRE FACE DE LA LUNE

Qui que tu sois, femme, homme, enfant,


Oiseau qui vole vers son nid détruit,
Vent qui cherche en vain l’escale d’un arbre,
Cours d’eau qui jamais ne connaîtra la mer,
Qui que tu sois, si tu rencontres Édith sur ta route un soir de vent et de
pluie,
Ou en plein soleil de midi,
Ou dans quelque rue d’hiver faisant ses courses,
Ou entrant au ciné au bras d’un autre homme,
Ou dansant à Paris avec la belle folie de son corps,
Ou au milieu d’une foule défendant au nom de sa beauté,
Le droit de tous à la beauté,
Qui que tu sois, dis-lui
Que nous étions de la même racine,
Que son innocence était sœur de la mienne,
Que ma tristesse était un affluent de sa tristesse.

Sur la terre un soir sa vie croisa la mienne,


Sa lumière passa tout près de la face obscure de ma lune sans la voir.

EN CE TEMPS-LÀ

En ce temps-là le vent n’était pas mon ami


Mes soirs les meilleurs perdaient leurs feuilles
Mes souvenirs ne se jetaient plus dans la mer
Obscure paraissait la vie, et la jeunesse un fruit bien
défendu.
Le dernier rossignol de mon espoir s’était envolé.
Mais toi, tu brillais à l’est,
Tu brillais ma femme première
Ma somptueuse nostalgie
Ta beauté chantait sur le plus triste de mes arbres.
En ce temps-là le vent n’était pas mon ami.
FIDÉLITÉ
À Suzanne Chauvelot

Ta flamme me rejoindra toujours


Même si je remonte seul
Le cours désert de l’Orénoque
Même perdu dans les sables du Sahara
Même égaré pour toujours au pôle Sud
Tu reviendras me donner
Le goût qu’eût ta vie dans ma bouche.
Même devenu un lion très triste
Dans une savane désolée d’Afrique
Ta beauté me refera encore
Un visage complice de la tendresse
Même si ton absence me changeait
Soudain en pierre
Au fond de quelque étang perdu
Et même au temps de ma poussière
À des milliers de kilomètres
De la ville où tu seras poussière
Il y aura encore dans mes derniers atomes
Le soleil de ton passage dans ma vie.

ART POÉTIQUE

Poète tu es né avec une coiffe


Poète tu as grandi avec tout le mal
Et tout le bien de ton siècle.
Tu as parcouru la terre
En écoutant le vent du peuple
Confier ses malheurs à tes voiles.

Tu es d’un peuple qui a faim


Et qui dort mal, et qui sait
Gouverner sa sueur et ses larmes
Tu es d’un peuple forgé
Sur l’enclume de la douleur.

Poète un jour tu diras pourquoi


Il y a ce silence infini
De ton âme devant la mer.
Pourquoi cette musique en toi
De l’espoir perdant ses feuilles.

UNE LETTRE DE MA MÈRE

Quelle surprise, ta lettre dernière !


Ma main tremble encore
De la joie qu’elle m’a donnée.
Quelle surprise aux yeux perçants !
Mes yeux à moi sont malades.
L’œil droit ne distingue plus
Un oiseau d’une mangue
Ni une chaise d’un chien.
Tu ne parles pas de ton divorce.
Moi j’aime encore Dito
Elle est toujours ma petite fille
Pour toute la lumière
Qu’elle t’a donnée
Dans ce Paris que tu m’as décrit.
Moi qui pensais aller un jour à Paris
Me promener dans ses rues
Entrer dans ses rêves
Voir la neige tomber sur ses arbres
Comme jadis sur ta passion pour Dito.
Si j’y allais maintenant mes yeux
Ne verraient pas grand-chose.
Ce ne serait pas le Paris de mon fils
Le Paris de ma fille
Et de leur amour sous la neige.

Écris-moi plus longuement


Toutes tes promesses
Sont tombées à l’eau.
Veille bien sur la santé de tes yeux.
Tu lis encore beaucoup ?
Que disent maintenant les livres ?
Peux-tu m’envoyer un sur Cuba
Un grand livre avec des photos
Des images de tout ce qui s’y passe.
Encore une question mon fils chéri :
Est-ce vrai que Fidel Castro
A vécu sept ans sous l’eau ?
La même dame qui me l’a dit
A ajouté que c’est du fond de la mer
Qu’il tient sa force de combattant
Et que sa barbe est d’origine marine
Comme les algues.
Te souviens-tu des algues
De la mer près de Jacmel ?
Ta ville natale
J’aimerais y retourner avec toi
Avec tous mes enfants chéris
Aussi avec Dito, avec Paris
Fidel Castro,
La Révolution cubaine
Et la beauté partout semée
Comme les étoiles la nuit
Que l’on peut voir, les mêmes,
De divers endroits du monde.
Comme ce serait beau
Comme la vie serait belle
Et la mer aussi, et le pain,
Et l’homme aussi,
Et la femme, et tout.

Tu verras sans doute


Cette grande fête
De tous les hommes.
J’aimerais te revoir, toi,
Avant de partir vers rien
Vers la poussière pour toujours
Tu es si près de moi
Malgré mes yeux malades
Je crois que je te verrais
Si je pouvais me rendre
Jusqu’au nord-ouest de notre pays.
On dit que nos terres
Sont si proches
Que par temps clair
La fumée d’un pays peut voir
Ce qui se passe dans la fumée
Qui monte de l’autre pays.
Ainsi je pourrais te voir vivre
Dans la fumée de Cuba, mon fils !
Tu es si près de moi.

Haïti te prend dans ses bras


Veille sur ton regard de poète
Le mien n’est plus bon à rien
Quand tu revois Dito, dis-lui
Que sa maman de Jacmel (Haïti)
Dépose de chauds baisers sur sa vie
Embrasse aussi la vie de Cuba,
Celle de Paris,
Celle de la Révolution,
La vie que je t’ai donnée, mon enfant !
Tu es si près de mes yeux
Je ne te vois plus
Je reste ta petite mère de toujours.

25 juin 1963

GAMMES

Longtemps encore je ferai des gammes


La tête aussi près qu’il est possible
Du soleil que répand mon siècle
Ou au fond de la mer
Que sont les passions humaines
Ma voix broutera l’herbe de mon temps
Courant les prisons que chacun de nous
Élève avec ses mauvais rêves.
Longtemps encore j’aimerai aligner
Comme du linge propre au soleil
Mes raisons d’aimer la vie
Ma tendresse pour l’homme
Et la femme.

UN ARC-EN-CIEL POUR AÏDA WÈDO

Tu es la belle Aïda Wèdo


Ta peau règne sur les eaux douces
Tu fais l’amour avec Agoué
Le maître des îles, le poisson
Qui remorque les voiliers en danger.

Damballah ton époux ne veut pas


Qu’Agoué passe tes sept couleurs
Autour de sa volupté en fleur.
Mais Agoué-Taroyo, dieu des éclairs
Défie la jalousie de Damballah.

La prochaine fois que tu seras nue


Dans les vagues brûlantes d’Agoué
J’irai voler ton bonnet plein d’or.
Jusqu’à la fin de mes jours j’aurai
De quoi nourrir les petites fées
Qui veillent sur les feux de mon corps.

POUR UNE DANSE AVEC TOI


À Doreya

Tu dansais sur un rythme de ma vie


Ta danse était mon souffle, mon rêve
Ta danse était ma peine, mon rire
Ta danse était le toit lointain
De la maison où je suis né
Au pays de la grande douleur.
Ta danse était mon vaudou
Mon cri de paix et de guerre
Le pilon où l’on broie
Le maïs de la douceur
Le chant d’un coq rouge au matin
Ta danse naviguait à mille mètres
Sous les courants de ma nostalgie
Ta danse donnait de l’eau fraîche
Aux grands animaux de mon angoisse
Ta danse végétale, carnivore,
Ta danse contagieuse comme la peur
Ta danse effaçait le doute, la nuit
Ta danse donnait à ma poésie
La couleur du citron
Ta danse me dévorait à pleines dents
Ta danse était une mante religieuse
Ta danse était une pirogue
Ta danse chassait des lions en moi
Ta danse était une grande sagesse
Une nouvelle religion une prophétie
Ta danse donnait de l’herbe à mes lapins
Ta danse était une éponge magique
Ô bénédiction de ton corps contre le mien
Ô lutte de ton extase avec mon extase
Bien au-delà de nos frontières charnelles
Une espèce cosmique naquit de notre danse.

PORT DE MER

Connais-tu ce port
Où le malheur vient
Pêcher à la ligne
Où parfois l’amour
En blouse de marin
S’amuse à lancer
Des bateaux en papier ?

Connais-tu ce port
Arrimé aux Caraïbes
Où par les nuits claires
Une femme échappée de la lune
Descend récolter des éponges
Imbibées de miel noir ?

Ce port aux bouées vertes


Aux eaux criblées
De vieilles blessures
Ce port lancinant
De sirènes ce ciné
Ouvert sur l’océan
Le connais-tu ?

Ce port où le monde noir


Est souvent un printemps
Qui saigne à flots
Où la liberté
Est un petit enfant
Perdu dans le foin
En armes des Blancs !

Ce port franc ma vie


Vers où affluent
Tous les cargos
Aux cales bondées
De sel et de soucis
De planches sans salut
Ce port où les larmes
De tous les pays
Passent par mes yeux.

Ce port désolé
Ce port rouge
Ce port qui chante
Ce port millénaire, mon cœur.

LE MUR DU SON

Dans mon cœur il y a quelque part


Un mur du son
Qui se dresse, géant, nuit et jour
Entre le monde et moi.
Est-ce la mer traversée jadis ?
Est-ce mon aïeul enchaîné
Dans la cale d’un négrier ?
Est-ce toi Afrique qui saignes
Dans mes profondeurs ?

Est-ce toi que je dois franchir


Pour être tout à fait moi-même ?

ALABAMA

Si j’ai une fille je ne l’appellerai pas Alabama,


Je ne donnerai pas ce nom au cerisier qui vient de naître près de ma maison,
Ni au grand bateau que je lance parfois sur les eaux intérieures de ma
tendresse.
Alabama, je ne nommerai pas ainsi la joie qui dans les yeux parisiens de
Suzanne cherchait toujours à mordre ma joie.
Alabama, je n’écrirai pas ce mot sur l’oreiller d’un enfant malade,
Ni sur l’horizon d’un prisonnier innocent,
Ni sur les hauts murs de ma tristesse.
Alabama, ce n’est pas un nom pour la première école de ton village natal,
Ce n’est pas un nom pour un pont, un train, une boulangerie.

Jadis je pouvais imaginer le mot Alabama


Écrit sur le front d’une grande danseuse
Ou sur la porte d’un fabricant de poupées.
Maintenant nul au monde ne peut l’écrire
Sur les vitres de la santé ou de l’espoir.
Alabama, c’est le nom que je lis sur les chaînes de mes frères noirs,
C’est le nom que je lis sur leurs lampes brisées.
Et si ma main droite s’appelait aussi Alabama
Je devrais cette nuit même la couper
Pour pouvoir écrire encore des poèmes à la gloire des hommes.
Mai 1963

MES TAMBOURS ONT SOIF

Ouvrez la bouche de mes tambours


Et versez-leur à boire
La soif agite encore en eux
Ses grandes ailes blanches.

Mes trois cœurs coniques


Mes trois ventres obsédants
Mes trois éléments vitaux.

Quand j’étais une douleur sans voix


Quand j’étais un nègre sans musique
Quand la dernière mesure
Et le dernier rythme
Étaient chassés de mon corps
Ils étaient à mes côtés
Et leur eau fraîche monta
Plus haute que la haine
Brûlante des mains blanches
Qui me frappaient.

Toute ma soif passa dans leur bouche


Quand le sel, le piment,
Le citron, l’alcool,
La poudre à canon
Étaient des mains blanches
Qui cherchaient avec rage
Les mille plaies de mon âme.

Ô forêt qui as soif


Ô tambours haïtiens
Patience, frères
La rosée est en route.

PRIÈRE DE ROSSIGNOL

Si j’avais la foi, la foi simple


Et transparente d’un rossignol
Une seule prière mettrait
Sans fin sa douceur dans mes yeux.

Seigneur, à mon orgueil donne


Un désert, un désert de sel
Afin qu’il se consume de soif
Et qu’il meure sans miséricorde.

À mon égoïsme donne


Une tour si haute et si froide
Que chaque seconde soit pour elle
Un supplice sans porte sur l’homme.

À ma paresse seigneur donne


Une fosse aux serpents
Et qu’avant de mourir
Elle soit vipère elle-même.

À tous mes vices mes folies


À ce cœur dévoré de passions
Donne une île perdue dans la mer
Afin que j’agonise sur toutes les cartes.

Amen.
CRI DE L’ÉTÉ BRÛLANT
Pour Alejandra

Tu es la vie, la lumière, le sel


Tu es l’eau, le vent, la tempête,
Tu es feu dévorant, fer rouge
Dans la blessure, chant d’oiseau,
Tu es feuillage, fruit, serpent, sucre,
Pluie sauvage sur la soif de l’homme,
Tu es le cri de l’été brûlant
Et doux silence de la neige.
Tu sais brûler, tu sais guérir,
Donner un ciel à l’exilé.
Le changer en pierre, en braise,
En plaie, en ortie, en musique,
En sanglot, en épée glorieuse
Sous ton grand soleil cubain
Plus que le printemps tu es femme
Plus que le bonheur tu es femme
Plus que la beauté tu es femme
Plus que la faim, la fête, le jeu
Plus que le rêve, tu es femme
Plus que l’amour la vie la mort.

31 août 1961

POUR BELKIS

Tu es celle qui fait briller


En moi le métal de la joie
Tu es celle qui peut répéter
Ce que le vent confie à l’herbe
Ce que la nuit raconte aux feuilles.
Ton nom vient de très loin
Poli par l’eau des songes
Ton nom parfois te quitte
Pour vivre sa vie de torrent
Dans une montagne d’Asie.

D’autres fois il séjourne


Des semaines au fond de la mer
Autour de toi nul ne devine
À te voir rire, parler avec ton sang
Garder soudain un silence de fleuve
Qu’au même moment tu chantes
L’espoir à la cime d’un pommier
Tu coules clair sur des galets roses
Là-haut dans la montagne bleue.

Il y a aussi en toi un cyclone


Qui sait soudain se réveiller.

Ces jours-là je t’attends


Avec ma poésie en éruption
Nous faisons des merveilles
Dans l’herbe sèche du plaisir
Toi le vent millénaire
Moi le feu central
Nous réinventons l’innocence
Et ses oiseaux.

PLUIE SUR UN AMOUR CUBAIN

Donne-moi une goutte de cette eau cubaine


Une goutte de cette nouvelle aurore
De cette lumière qui apaise la soif
Donne-moi une goutte de cette rosée cubaine
Rien qu’une goutte de ta beauté.
Au fond de mon cœur il y a une feuille
Une petite feuille qui a tremblé de joie
Le jour où elle t’a vue
Si désaltérante dans la foule.
Donne-lui à boire, donne-lui la vie
Donne-lui une nouvelle enfance.
Donne-lui une autre petite feuille
Pour tenir compagnie à sa soif.
Une petite feuille toute fraîche
Comme toi, eau somptueuse du monde !
Toi la source vive, toi la sève
Qui monte à la cime des palmiers
Toi le fruit du désert, toi la grande santé !
Donne à boire à ma tristesse.

La merveille est simplement que tu existes


Que tu sois cubaine avec des yeux si profonds
Qu’ils font peur aux autres étoiles
Une bouche qui donne aux baisers des ailes
La merveille est de recevoir de ton corps
Ce que la mer reçoit parfois du vent
La merveille est que dans ta vie commence
La vie des abeilles et des grands fleuves
La merveille des merveilles est de recevoir
De tes mains, de tes mots, de ton sang lumineux
Ce que le printemps reçoit des rossignols.
VIEILLE MUSIQUE

Vieille musique, vieux chagrins.


Mon visage ose malgré tout
Sourire au monde.
Ma solitude brille encore
À l’approche du printemps
Mais tout au fond de ma vie
Il y a la joie qui pleure
Inconsolable est la joie.

AVENTURE EN ÉTÉ

Quelle aventure, ta robe verte !


Celle qui s’envolait de toi
Chaque fois qu’elle me voyait.
C’était alors la semaine
Des sept dimanches d’été.
Tout avec ta robe lyrique
Partait en vacances
Pour nous laisser tout seuls
Dans l’ivresse d’exister.

JE T’AIMAIS
À Alicia

Je t’aimais.
Mon amour était le seul poisson qui pouvait vivre hors de
l’eau, allongé dans le sable de ta douceur comme un
lion rêveur et glorieux.

Mon amour était le seul oiseau qui pouvait séjourner au fond


de la mer pour le plaisir de connaître l’origine de ta
beauté.

Mon amour était le seul petit chien qui pouvait supporter


indéfiniment l’apesanteur qui régnait parfois dans ta
nuit de femme.

Le poisson est mort en plein vol.

Le petit chien est mort noyé.

Et l’oiseau ?

Donne-moi les nouvelles


Du dernier père
De ma victoire sur la solitude.

BLASON DU CORPS FÉMININ


À Oméga

Bouche, ailes toujours lyriques


Pouvoir combustible des baisers.

Mains, armes à feu doux


Bien douées aussi
Pour la piraterie en haute mer.

Seins, légendes solaires


Qui planent
Au-dessus de nos abîmes.

Ventre né pour la combustion


Sublime du jour et de la nuit
Ventre complice des volcans.

Hanches, tracteurs joyeux


Qui savent monter à l’assaut
Des meilleures terres de notre sang.

Cuisses, obscure géométrie,


Moulin qui sait broyer
Le grain de la douceur.

Fesses, phares merveilleux


Qui tournent autour
De nos vagues intérieures.

Jambes, herbes sauvages


Qui adorent marcher
Dans nos entrailles mêmes.

Je chanterai aussi
La première des céréales
L’été le plus glorieux de la chair :
Le sexe de la femme !
Je chante l’orchestre où triomphe
Le dimanche du corps de la femme.
Le trône du sel marin, l’élément
Où se réveille notre innocence
Pour nous couvrir de gloire !

Voici le sanctuaire païen,


La source d’hormones fraîches
Où la faim et la soif
La joie et la santé
Notre oubli de la mort
Reçoivent jusqu’au cri
Leur plus haute bénédiction.

Gloire !

14 juin 1963

ÉLÉGIE PAÏENNE

Je chante toutes les femmes que j’ai franchies avec les mille rames de mon
innocence,

Toutes les femmes que j’ai aimées à grands cris de bon soleil dans la nuit,

Toutes les femmes qui ont donné leurs rives heureuses à mes flots.

En ce temps-là mon cœur était une charrue


Inassouvie, un soc affamé qui cherchait la terre bonne et douce,
La rosée qui féconde et apaise, le délire qui nous monte à la tête.

Ô cris aigus du printemps dans mes veines


Adorables éponges
Pour les fontes de l’angoissé,
De l’exilé, du poète errant
Que j’étais avec ma faim et ma soif
Ô toutes les femmes qui ont réinventé
Ma fraîcheur, et ma joie, et donné à ma vie
La force de chercher sans fin la lumière !

Je chante mes glorieux labours avec vous


Je chante nos accords qui se faisaient complices
De la mer en été, je chante nos caresses
Et leur fertile alliance avec le feu.
Je chante nos pieds, nos mains, nos sens perdus
Nos corps nus émerveillés, nos membres éblouis !

Voici tout le miel qui chanta dans mes flammes noires :

Miel porteur des bonnes nouvelles du corps


Miel adolescent, miel chasseur d’oiseaux.

Miel dégainé, miel ardent, miel des plus hautes montagnes de la joie,
Miel qui renaît toujours de ses cendres.

Miel qui tendrement dévore sa proie douce


Miel attentif en sa chaleur au vent qui vient de la mer.

Miel moqueur, miel rusé, miel intelligent


Miel attentif en sa vigueur au sang qui vient du cœur.

Miel aux grandes ailes de bonté, miel qui dit la bonne aventure,
Miel qui sait mêler le jour et la nuit dans nos entrailles.

Miel qui mord, miel qui rend fou, miel savant


Miel qui plane très haut au-dessus de toute solitude des sens.

Miel désaltérant, miel sans détours de sa source à la mer


Miel qui apaise l’angoisse et ses animaux de proie.

Miel noir, miel blond, miel roux, miel brun.

Ô miel lyrique de la vie


Estuaire de la volupté
Inoubliable amphore royale
Douce rébellion cosmique du sang
Ô temps qui ne reviens pas !
Ô joie qui dois mourir !

Laissez ma vie boire une fois de plus le temps qui coule.


Le temps qui dévore les plus beaux jours de notre vie.
Le temps bien-aimé qui emporte à jamais les belles jeunes filles de notre
vie.
Le temps locomotive qui roule de jour et de nuit
Sans apaiser en nous les cris de la folle jeunesse.

Ô miel secret de la femme, miel interdit


Miel rebelle à tous les décrets du ciel
Mais docile à mon rayonnement d’homme
J’ose ô tabou du sang m’avancer vers la foule hostile des dieux
Pour danser tes légendes
Ô Princesse du feu central
Source première de l’extase
Qui donne la vie, la paix
Ô saveur qui rayonne dans mon sang !

Mon chant défie les dieux jaloux


Qui ont un jour maudit
Ta gloire sur la terre.

Miel éclatant de l’acte d’amour


Pulsation majeure du monde
Ô douceur infinie de la femme !

IL Y A DE TOUT DANS TON REGARD

Il y a de tout dans ton regard :


Des îles vierges, des oiseaux,
La force glorieuse de Cuba,
Un grand feu, des roses couleur
De ma passion sous la lune,
Des mots de colère et des mots
Encore plus tendres que ta peau.

De la tête aux pieds, tu es


Un facteur cosmique de joie
Un miel couronné d’audace.
La paix et la guerre, l’action
Et le rêve, le jour et la nuit,
Le haut et le bas, le feu et l’eau
Ont dans ta vie une route commune.

Je chante le pouvoir qu’exerce


Ton sang sur la vie du soleil,
Sur les marées, sur les racines
Et la sève de mes grands arbres,
Sur la rotation de la terre
Et sur la puissance du lunik
Que ta sensualité parfois
Lance au ciel de mon plaisir.

TOUS LES HOMMES SONT DE COULEUR

Une fois, il y a très longtemps


J’ai voulu aimer
Une femme sans couleur.

Une femme sans jour et sans nuit


Une femme sans azur dans ses gestes
Ni tournesols dans ses passions
Une femme sans neige ni lumière
Sans oranges ni cerises
Une femme sans la belle couleur
Noire de la noblesse humaine.

On me parla d’une petite fée


Qui vit dans une étoile lointaine.
Une nuit elle me donna à aimer
Sa jeune peau sans couleur.
J’aimai ses seins, son enfance,
Ses cuisses, ses secrets, ses cris,
Ses nuages, son ventre, ses vagues
Et les papillons sans couleur
Qui volaient dans son silence.

Au moment de nous séparer


Là-haut dans son étoile
En guise d’adieu son corps de fée
Dessina au beau milieu du lit
Un arc-en-ciel.

LE HELSINKI DE MA JEUNESSE

Helsinki je dis bien Helsinki


Je chante trois syllabes vertes
Peut-être sont-elles couleur de feu
Peut-être sont-elles en flammes.
Trois syllabes pour ne pas mourir de froid
Trois syllabes pour que le sang circule avec plus de force dans nos veines
Pour que le soleil ne quitte plus jamais notre silence.

Helsinki nous crois-tu quand nous te disons que nous t’aimons ?


Que tu marches dans notre sang avec tes trois syllabes qui ont mis cet été à
la portée de nos feuilles
Qui ont donné des rives joyeuses à nos paroles.
Helsinki tu nous as donné le meilleur sel de la terre, la jeunesse !
Le plus doux des vertiges, la jeunesse !
Et trois syllabes pour aller en paradis.
Le paradis cet été nous l’avons vécu
Dans vos yeux, jeunes de tous les pays !

Helsinki nous a ouvert ses grandes eaux


Et ses arbres pleins de chants secrets
Helsinki nous a donné des portes
Quinze mille portes cent mille portes
Ce sont nos jeunes mains.

Helsinki nous a donné des routes


Quinze mille routes cent mille routes
Ce sont nos rêves en fleur.
Helsinki nous a donné des fleuves
Quinze mille fleuves cent mille fleuves
Nos jours futurs !

Helsinki moi aussi je t’aime !


Moi aussi je repars avec une nouvelle sagesse dans mes bagages.
Une nouvelle audace, une tendresse couronnée de neige et de feu.
Moi aussi j’ai eu ma part de paradis !

Moi aussi fils noir d’Amérique


Moi aussi mulâtre aussi haïtien
Qu’un cocotier ou un cyclone
Je retourne à nos terres lointaines avec un espoir grand comme la santé de
la mer !
Moi aussi je vais multiplier ton pain !

Helsinki trois syllabes vertes


Trois grands yeux ouverts sur l’été
Peut-être est-ce ainsi que la paix regarde passer nos jours
Avec trois syllabes couleur de notre amour
Peut-être est-ce ainsi que vient le bonheur
Avec seulement trois syllabes pour boussole.
Trois syllabes pour que notre jeunesse
Puisse teindre de sa joie l’avenir
Et irrigue les sables de nos peines
Et donne à boire à nos oiseaux intérieurs
Trois syllabes vertes oh jeunesse du monde
Pour briser les frontières de la haine !
Emportons-les dans nos yeux
Pour nos terres qui ont soif
Pour notre espoir quand il a froid
Pour notre tendresse quand elle a faim
Seulement trois syllabes vertes
Helsinki Helsinki
Pour que sur la terre
Les jeunes lampes toujours se croisent
Et nous donnent une merveille commune !

Helsinki, 5 août 1962

LE ROSSIGNOL DE PARIS
À Paul Eluard

Le rossignol de Paris est mort


Nous l’aimions comme un frère
Ou comme on aime la santé
La vie, la beauté, les voyages
Ou comme on aime la justice
La musique, le silence, le pain.
Sa lumière libérait les fleuves
Son chant libérait l’amour
Son amour réinventait le feu
Son feu nous rend meilleurs.

Depuis sa mort dix fois la neige


A crié son chagrin sur les feuilles
Et les paroles des nouveaux amants.
Il était le directeur de la neige.
Il régnait sur le sel de la mer.
Sa sagesse veillait sur nos folies
Dans l’épaisseur de nos murs
Sa joie comme sa douleur ouvrent
Des portes et des routes glorieuses.
Il chantait les amants de tous les pays
Les amants vivants morts ou désunis
Pour Diotima, pour Annabel Lee
Pour Juliette, pour Marianna
Pour la petite reine Karomama
Pour mon dernier amour malheureux
Pour donner à l’amour, à la vérité,
À la liberté, à l’espoir, à la bonté
Une perpétuelle enfance.

FRONTIÈRES

Les mers, des pays nous séparent


Des millions d’étoiles nous séparent
Des millions d’arbres et d’animaux.
Des millions de visages humains
Sont des inconnus pour toi et moi.
Que de frontières, ma bien-aimée !
Que de frontières pour un amour !

UN HAÏTIEN PARLE DE CUBA


Au peuple héroïque de Cuba

S’ils viennent, mes amis


Eux, les nouveaux barbares
Eux, les fantômes armés.
S’ils osent profaner la rive
Où commence la lumière du peuple
Où commence la tendresse du monde
Où commence le trésor de notre sang
Où commence la petite mère Cuba.

Si le poing yankee levé sur la mer


Ose s’abattre sur la douceur cubaine
Sur la vérité cubaine qui circule
Avec une force joyeuse dans nos veines.
Si brusquement il fait une nuit yankee
Sur nos paroles et nos songes
Sur le pain, le sel, le lait
Sur les lits de nos enfants
Si le grand froid yankee tombe
Sur les mains de ceux qui viennent
D’apprendre à lire et à écrire
Si la neige maudite du nord yankee
Se met à tomber sur le feu pur
Qui brille dans les yeux de Cuba
Quelles semences, petite mère,
Quelles implacables semences
Tu vas allumer dans ta colère ?

Je sais que les champs de canne


Sont des millions d’épées
Qui attendent le ventre de l’ennemi
Je sais que les palmiers sont
Des miliciens aux ordres de Fidel
Que le sucre est prêt à se changer
En poison dans la bouche de l’ennemi
Je sais que les rivières et le feu
Se sont mis d’accord
Pour former un seul cercle
Autour de la soif de l’envahisseur.
Je sais que la bonne terre cubaine
A mobilisé les racines, de même
Que le règne végétal et minéral.
Je sais que le vent est entré
La nuit dernière
Dans la milice du peuple.
Je sais que les quatre éléments
Vêtus de vert olive ont déjà
Formé des milliers de bataillons cosmiques !

Je sais par-dessus tout


Que le meilleur diamant
Que possède notre petite mère :
Ses femmes, ses hommes, ses enfants
Sont prêts à déverser leur force
Leur courage, leur sang, leur innocence
Dans le cœur rebelle de la patrie.
S’ils viennent, mes amis,
Eux, les nouveaux barbares
Eux, le vent pirate du nord
S’ils osent toucher
De leurs mains glacées
La chair blanche, noire, mulâtre
La chair tendre, ardente, pure
De la liberté cubaine, ô petite mère
Ils perdront leurs mains
Et plus que leurs mains, leur vie
Et plus que leur vie, ils perdront
Jusque dans les yeux de leurs mères
Le dernier souvenir
De leur passage sur la terre !

La Havane, 28 octobre 1962

LE PROMÉTHÉE SOVIÉTIQUE

Tu peux dormir en paix, Vladimir Ilitch.


Ton dernier sommeil
Au-dessus de nos rêves humains
Est plus étoilé que jamais.
Sur la terre comme au ciel
Ton nom plane toujours plus haut
Il avance, le Prométhée soviétique !

Il n’est ni voleur de feu céleste


Ni chasseur de lions d’Afrique
Ni chercheur d’or en quelque Amérique
Il n’est ni acheteur ni vendeur
Ni pêcheur des perles de l’espace.
Simplement le Prométhée ouvrier
Est une nouvelle alouette
Qui annonce du lait bien frais
À la tendresse des hommes.

Quel poète plus moderne que toi, Vostok !


Te voici de nouveau qui t’élances
Sur les courants cosmiques
Relevant tous les défis
Que les vieux mystères
Ont jeté au visage des siècles
Te voici qui montes et brilles
Dans l’herbe folle de notre espoir !

Comment ne pas t’aimer, URSS !


Comment ne pas chanter la flamme
Qui dans tes gestes devient
Chaque jour plus fertile.
Nous regardons tes yeux
Glorieusement soviétiques
Non pour implorer le pardon
Non pour humilier notre bonté
Non pour prier ou mendier
Non pour pleurer ou crier
Mais comme on regarde à vingt ans
Tomber la pluie d’été
Comme on regarde en prison
Passer au loin les belles
Jambes contagieuses
De la liberté.

ODE À LA MÉMOIRE
DU GRAND MUSICIEN CHINOIS NIEH ER

Ton nom est Nieh Er un nom d’arbre fruitier.


Un nom rebelle de sa source jusqu’à la mer.
Un nom scintillant d’abeilles et de papillons.
Un nom navigable et six cents millions
D’hommes et de femmes aux voiles lumineuses
Descendent ton cours, ô mon fleuve musical !
Moi aussi je viens naviguer avec toi
Voici mes yeux qui te regardent avec leur soif
De lumière et le sel d’une ancienne douleur
À la proue effilée de bateau négrier.
Que le chant de Nieh Er soit avec nous,
Avec nous les nègres, le fumier de la terre,
Avec nous pour chanter, danser, boire du rhum
En honneur de la nouvelle Chine !

Toute la Chine connaît l’histoire de tes mains lyriques,


Qui est aussi la belle histoire des hirondelles,
Et celle du feu central, et celle des oiseaux musiciens.
Tu es comme le premier pain fait sur la terre
Ou la première charrue,
Ou la première boussole qui indiqua son nord à la joie humaine !
Voici ta vie sous mes yeux
Une Chine impétueuse naît avec toi
Une Chine qui réveille ses forêts
Et ses épées qui dormaient
Une Chine qui réveille ses fusils et ses veines !
Et trace un cercle de feu autour de sa faim !
Autour des ennemis de sa joie
Et des ennemis de la musique sur la terre.
Voici dans tes yeux musiciens
Ta passion pour la Chine
Aussi belle que la femme que tu aimes.
Voici ton visage qui annonce
À la Chine une santé glorieuse !
Et te voici qui coule à pic
Avec ta musique dans la mer !

Maintenant au fond de la mer tu es un fruit marin


Un polypier musical,
Un corail immense, rouge et sonore,
Qui fascine des bancs entiers de poissons.
Ta musique a gagné la guerre des Justes.
Ta musique est libre
Et tendre avec les amoureux.
Ta musique fascine le bois, le fer,
Le ciment, l’acier et le miel.

Toi tu es au fond de la mer


Plus musical que jamais
Et souvent la mer
Arrête soudain son orchestre romantique
Pour écouter l’homme
Qui sut tirer des vagues de son cœur
Des harmonies plus belles que les siennes.
Que la joie de Nieh Er soit avec nous !
Que la musique de Nieh Er soit avec nous !
Que la tendresse de Nieh Er soit avec nous !
De même que ses perles
Qui brillent au fond de la mer !

Shanghai, novembre 1960

IMAGES DE LA VIE AU XXe SIÈCLE

Des cadavres, des cadavres de tous les âges


Des cadavres qui condamnent tous les vivants.

Un vieil homme juif


Depuis des semaines
Brûle les morts d’Hitler.

Soudain il fixe le regard sur l’un d’eux.


Seul l’été polonais
S’il avait une bouche
Dirait ce qui brilla
Dans les yeux du vieux père juif.

Héléna toujours aussi belle


Héléna qui plane encore
Au-dessus de toute douceur
Il la regarde le vieux père de la beauté
Il la regarde le vieux père de la douleur.

C’est bien son Héléna, seigneur des Juifs,


Tellement belle encore, tellement jeune,
Tellement lumineusement juive
Que l’été auprès d’elle est une pauvre petite lampe transie.

Héléna vivait très loin


De mon village natal
Très loin de mes jeux de garçon noir
Pourtant sa vague se brise encore au fond de mon âme.
Où sont les mots pour le dire ?
Souvenir, souvenir, où sont tes rossignols ?

FEUILLES, TENDRES FEUILLES

Les jours, les mois, les années


Tombent comme des feuilles.
Feuilles qui se souviennent
Des abeilles et des oiseaux
Feuilles sans souvenirs
Sans enfance et sans joie.
Feuilles d’amour, feuilles vertes,
Ô jeunesse qui s’en va !
Feuilles que le vent soulève
Au fond de notre cœur.
Feuilles à jamais perdues.
Ô ma vie ! Ô mes amours !
Feuilles bien-aimées
Feuilles mortes…

LE TEMPS DE NELLY COMPANO

Lente, gloire lente, femme lente,


Lente, tu es lente,
À l’heure somptueuse du corps.
Tu es le temps qui console
Tu es le sablier de la douceur
Ton corps mesure en moi la force des marées
Ton corps indique le temps infini
Encore un instant de bonheur !
Encore l’oubli, encore une victoire glorieuse sur la mort !
Encore toi, encore ta haute vague !
Encore ta jeunesse qui brûle !
Encore ta gloire, encore ton délire !
Lente, gloire lente, femme lente,
Tes cheveux, tes cuisses, tes os,
Ton enfance, tes poupées, ta joie
Pénètrent jusque dans mes os.
Lente, gloire lente, femme lente
Tes caresses me suivront jusque dans la poussière !

MAGIE VERTE
Pour Livia M.

Tes yeux et mes arbres s’unissent, la vie change.


Je porte un fruit, un oiseau, tout notre ciel.
La rondeur de tes flancs me construit une île.
Je suis devant ton corps tel un grand voilier
Devant la tempête où il va risquer ses biens.

Par mes audaces magiques d’Haïtien


Je te vaincrai sans verser ton sang
Ô toi qui vas régner sur mes fêtes
Mon amour au goût de mangue heureuse
Je chante tes mains qui n’ont jamais fait de mal
Tes belles dents qui n’ont pas besoin d’ailes
Pour voler en moi plus haut que les aigles.

Le mot olivier mène à toi sans détours


De même que les mots pain, paix et paradis.
Il y a dans ta nuit de jeune femme
Des arbres fruitiers qui ne dorment jamais.
Mille femmes dans ta chaleur se donnent à moi.

Le feu dans toutes les rues te prend par la main


Pour être plus sûr de sa marche
Pour unir midi et minuit dans ma tête.
Ta tristesse est pleine d’archipels
Où le soleil trouve toujours son orient
Et ma solitude son pain quotidien.

Sous ton climat il est impossible


De se pendre ou de se changer
En désert, en serpent ou en feuille morte.
Au fond de ton cœur mon désespoir
A sa statue, ma nostalgie a
Son arc de triomphe, et ma soif de voyages
Ne perd jamais de vue la haute mer.

Sous ta saison la plus froide


Les tropiques possèdent une plage
Où le temps imite toujours
Ta façon de m’embrasser.
Ton innocence est au monde
Pour que les oiseaux ne perdent
Ni leurs plumes ni leurs routes
Pour que mon espoir garde toujours
Ses millions d’écailles en flammes.

Il n’y a pas un seul insecte dangereux


Dans l’herbe de ta colère de femme.
Tout ce qui est bon, tout ce qui rayonne,
Tout ce qui berce, tout ce qui apaise
Disposent d’un grand port fluvial en toi.
Tes pluies attendent toujours mes soifs,
Ton ciel attend mes ailes
Tes feuilles ma rosée.

Je n’ai au monde que tes étoiles


Pour me guider dans la nuit des autres.
Pour n’avoir jamais honte de mes mains.
Pour allier toujours ma voix à la fraîcheur
D’un futur pareil à ton sommeil dans mes bras.

LA DERNIÈRE HIRONDELLE
Poème de fin d’amour
À Édith Sorel

Le visage baigné de larmes


Je souris à ton souvenir
À la flamme de nos jours heureux
À Paris qui un matin d’hiver
Nous mit soudain face à face
Pour réinventer le feu
Et ses îles et ses joies.
Je souris à nos folies fertiles,
Beauté incandescente,
Tendre merveille de la nuit !
J’étais venu vers toi
Pour enfouir à jamais
Ta vie dans ma vie
Ta soif dans ma soif
Ta faim dans la racine
La plus profonde de ma faim.

Je voulais te remonter
Jusqu’à ta source
Ô fleuve de la jeunesse
Ma femme, mon nord et mon sud.
Je voulais que tu imbibes
De ta fraîcheur les derniers
Replis de ma terre assoiffée
Je voulais que tu sois
La nuit mystérieuse
Et le vent lyrique dans mes arbres
Et le scintillement de la lune
Sur le destin de mes eaux noires.

Je voulais être dévoré par toi


Que tu m’emportes dans ton cours
Que tu m’incorpores à tes flots
Toi qui m’as initié à la rage de vivre.

Adieu ma petite fille adieu


Aux nuits vécues sous ton soleil
Aux nuits où ta force glorieuse
Rayonnait dans mes veines éblouies
Adieu à tes mains à tes pieds
À tes jambes pleines de grâce
Adieu à tes jambes merveilleuses
Qui onze ans durant marchèrent
À pas de piment et de miel
Dans la brousse de mon sang.
Adieu à ton enfance rêveuse
Adieu à ta poupée préférée
Adieu à ton premier baiser
Adieu à la douleur dans tes yeux
Adieu à tes jambes adieu à tes jambes !

Nous voici perdus l’un pour l’autre


L’amour a dévoré
Nos dernières hirondelles.
Sois heureuse et oublie-moi
Sois toujours plus belle et plus femme
Sois un perpétuel printemps et oublie-moi.

23 août 1961

LE SOLEIL LEVANT
À Natacha G.

Me voici soudain en face de toi


Après une cinquantaine de villes
Et des centaines de rues sans toi
Et des montagnes sans l’eau bleue
Qui frissonne au fond de tes yeux
Et les milliers de jours de ma vie
Passés à chercher ta candeur
Comme une mère son enfant
Dans les ténèbres d’une foule.

À force de courir en vain


Après ta merveille solaire
Il m’est arrivé de douter
De ta présence sur la terre
Parfois je t’ai crue une légende
Amenée jusqu’au fond de mon cœur
Par le courant d’un fleuve d’Afrique.

Et soudain tu es devant moi


Toute ma vie s’élance vers ta vie
Comme après une longue marche
Sous une tempête de neige
On tend le torse nu
Vers un feu dense et joyeux.

C’est un soir lyrique de la vie


Ta beauté inonde toutes les rives
Les mots me brûlent la gorge
Tu es là ta jeunesse rayonne
Ma Natacha et mon infini
Le ciel de mon village natal
Ma douleur et mon extase
Le soleil levant sur la mer !

Ta danse est la flamme de ma vie


Ma tristesse et mon triomphe
Ma blessure et ma guérison.
Tu es ma soif et ma faim, mon cri
De délivrance et de joie
Je danse avec toi, jetant
À corps ébloui mon sang de poète
Dans le flot musical qui brûle
Avec ta sève glorieuse blonde.
Te voici à jamais dans mes bras
Je danse avec toi les yeux clos
Le vent du large dans nos voiles.

PETITE MUSIQUE DE NUIT

Devant toi le vieil homme dans mes veines


Le vieux nègre de toutes les blessures
Le cireur de cent mille souliers
Le balayeur de cent millions de rues
Le plongeur de cent millions d’assiettes
L’ange gardien des ascenseurs
Se dépouillent de leurs millions de feuilles mortes
L’esclave haïtien se change en printemps
Pour se jeter dans le fleuve de ta beauté
Nuit qui a trouvé son musicien
Femme qui a trouvé son estuaire
Sa pluie féconde, le soc royal
Qui laboure sa chair de femme
Inoubliable Natacha,
Ceci n’est pas un poème
Mais une main d’homme
Qui caresse ta vie tout entière.

MERVEILLE D’ÊTRE AU MONDE

Laissez-moi crier ma joie de vivre


Laissez ma joie frapper à vos portes
Laissez-moi peindre ma joie sur tous les murs.

Ô joie de la terre au matin


Ô joie de la mer à midi
Ô joie de la femme qui ouvre
ses îles vertes
Ô joie de l’amour au goût
de jeune femme !

Laissez ma joie sortir dans les rues


Avec ses mille mains tendres
Pour caresser vos jours et vos nuits
Avec ses pluies d’été, ses danses d’Afrique
Ses cris venus tout droit de la forêt
Ses bonnes tempêtes, ses arbres musiciens
Ses lances de guerrier noir
Et ses mille mains tendres dans la soie
de vos nuits au goût de jeune fille.

Ma joie est lâchée dans vos rues


Avec ses mille lions bleus
Elle a quitté son lit d’Afrique
Ma joie est un fleuve en rut.

Familles blanches gens de bien


Rentrez vos jeunes lionnes
Ma joie est contagieuse !

Ma joie un jour traversa la mer


Avec des fers aux pieds
Et la douleur au loin l’attendait
Plus vaste encore que la mer
L’attendaient vos insultes
Qu’il fallut chaque jour traverser
L’attendaient vos histoires de blancs
Qu’il fallut chaque jour traverser
Avec le mal de mer dans les yeux
Et nos destins marqués au fer rouge
Ma joie un jour traversa la mer.

La voici maintenant qui brille


Sur les feuilles de vos jardins
La voici qui brode ses armes
Sur l’oreiller de vos vierges
Ma joie d’homme noir la voici
Qui plante son ordre marin
Dans vos cités orgueilleuses.

La voici ma joie nègre dans vos rues


Plus haute que les maisons bâties
Avec sa sueur et son sang ma joie
Qui monte à la hauteur des aigles
Ma joie solaire la voici plus
Décidément lumineuse que jamais
Plus païenne et humaine que jamais
Ma joie d’homme noir !

Plus tendre et belle que jamais


La voici plus fertile que jamais
Libérant pour tous ses sources
Ses ombres fraîches ses tropiques
Pleins de joie d’oiseaux et de fleurs
La voici ma vie hors des frontières
De la race criant à la joie universelle
Appelant de ses millions de poumons
Le droit à la joie de toutes les races
Décrétant l’ÉTAT DE JOIE sur la terre !

Pour tous ma joie est dans les rues


Pour tous ma joie est navigable
Pour tous ma joie tourne et lance
ses cris de tendresse
Pour tous ma joie veille sur la vie
Et danse ses danses taillées
Dans le plus grand des feux de joie.

Et voici ma joie qui fonce sur


Les rabat-joie, ceux qui vivent
Et aiment à contre-joie,
Ceux qui ont fait de l’amour
Une fille sans joie, ceux qui ont
Besoin de la sueur d’homme
Des larmes d’homme
Du sang d’homme
Pour arroser chaque matin leur vie.

Petit monde sans fenêtre sur la joie


Et son véritable azur petit monde
Condamné à mourir de froid
Un coup de ma joie ne pardonne pas
À ceux qui n’ont jamais exposé
Leur vie au soleil de la tendresse.

Voici ma joie de vivre


Ma joie qui chante la vie entière
Sans mépris ni fers aux pieds
Sans actions qu’on achète
Sur la joie des autres hommes
Ma joie qui chante l’espoir brûlant
Les yeux qui n’ont plus faim
Les cœurs qui n’ont plus honte
Les mains cubaines qui font naître l’aurore
L’amitié qui se déplie au soleil
Comme une feuille de bananier
L’amour qui brille d’un feu païen
Et très pur comme des yeux d’enfant
Le travail complice de la rosée
La justice ordonnant le règne
De la beauté sur la terre.

Voici ma joie debout et libre


Qui chante
La merveille d’être au monde !

Hourra pour la vie


Hourra pour son triomphe !

Hourra pour la mère


De toutes les joies !

Hourra pour l’esprit !


Hourra pour le corps !

Hourra pour la merveilleuse


joie de vivre !
Un arc-en-ciel
pour l’Occident chrétien
(1967)
« Alors je vis :
vos basses grimaces
et vos yeux baveux
d’injures.
Alors j’entendis
autour de moi coasser, pustuleux,
les crapauds ; – Ainsi :
solitaire, sombre,
maintenant fort et mon ombre
mon seul compagnon fidèle,
je projette l’arc de mon bras
par-dessus le ciel. »
JACQUES ROUMAIN

« Ô vous, arc-en-ciel de ce rivage polisseur, approchez


le navire de son espérance… Faites que toute fin supposée
soit une neuve innocence, un fiévreux en avant pour ceux
qui trébuchent dans la matinale lourdeur. »
RENÉ CHAR

« Je te parle tombé sur le bord de la route


Et l’arc-en-ciel est fait des larmes que je couds. »
Louis ARAGON

« Que arco iris es este negro arco iris que se alza ?


Para el enemigo del Cuzco, horrible flecha que amanece ! »
(poème anonyme quechua)

« Has visto el arco iris sin colores


Terriblemente envejecido
Que vuelve del tiempo de los faraones ? »
VICENTE HUIDOBRO
« La poésie est un document imaginaire qui explique
comment on fait des arcs-en-ciel et pourquoi ils
disparaissent. »
CARL SANDBURG

« C’est la chanson des rêveurs


qui s’étaient arraché le cœur
et le portaient dans la main droite. »
GUILLAUME APOLLINAIRE

« Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon


présent et de mon avenir. Je ne veux qu’une chose : que
cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme,
c’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de
découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. »
FRANTZ FANON
PRÉLUDE

Oui je suis un nègre-tempête


Un nègre racine d’arc-en-ciel
Mon cœur se serre comme un poing
Pour frapper au visage les faux dieux
Au bout de ma tristesse
Il y a des griffes qui poussent
Je fais sauter mes ténèbres
En mille matins de lions.
La foudre sur vos toits, c’est moi !
Le vent qui brise tout, c’est moi !
Le virus qui ne pardonne pas, c’est moi !
Les désastres à la Bourse, c’est moi !
De bon cœur mon soleil signe tous vos fléaux !
Je suis une petite fille
Qui traverse un torrent de fiel
Chaque matin pour se rendre à l’école !
Et tel le pasteur noir qui remue
Les cendres encore vives de son église
Je remue les légendes de ma vie
Je ne bâtirai pas de nouveau temple
Je fais sauter ma peur
Je fais exploser ma biologie
En pluie d’étoiles sur vos têtes
Vos chiens je suis venu les empailler
Je suis venu empailler vos lois féroces
Je vais garder dans l’alcool vos prières
Vos ruses vos tabous vos histoires de blancs !
Et la couronne d’épines dont vous êtes si fiers
Je la pose sur la tête de mon ours savant
Tous les deux nous monterons
Dans le prochain avion pour Londres
Paris Rome Madrid Lisbonne Bruxelles
Toronto Los Angeles Miami Le Cap Sydney
Le monde verra ce que vous avez fait
De l’homme qui pleurait sous les oliviers !

Je ne reste plus assis sous un arbre


Dans l’attente de vos miracles
Le petit Christ qui souriait en moi
Hier soir je l’ai noyé dans l’alcool
De même j’ai noyé les Tables de la Loi
De même j’ai noyé tous vos saints sacrements
Ma collection de papillons ce sont les monstres
Que vous avez lâchés sur mes rêves d’homme noir
Monstres de Birmingham monstres de Pretoria
Je collectionne vos hystéries
Je collectionne vos tréponèmes pâles
Je m’adonne à la philatélie de vos lâchetés
Me voici un nègre tout neuf
Je me sens enfin moi-même
Dans ma nouvelle géographie solaire
Moi-même dans la grande joie de dire adieu
À vos dix commandements de Dieu
À vos hypocrisies à vos rites sanglants
Aux fermentations de vos scandales !
Moi-même dans ce feu de mes veines
Qui n’a jamais prié
Moi-même dans ce radium de ma couleur
Qui n’a jamais plié le genou
Moi-même dans cet arbre royal de mon sang
Qui n’a jamais tourné vers l’Occident
Des feuilles de soumission
Moi-même dans la géométrie de mes lions
Moi-même dans la violence de mon diamant
Moi-même dans la pureté de mon cristal
Moi-même dans l’allégresse de ranimer
Pour vous le volcan de ma négrerie !

J’avance les pieds nus


Dans l’herbe de ma négritude
Ô douce fraîcheur sous ma foulée de sauvage !
Je sais désormais tout ce qui est mort en moi
Je suis collectionneur de monstres
Je sais aussi le nom du blé qui monte en moi
Et le nom du vaudou qui agite en mon corps
De grandes ailes d’innocence !
Et j’aime ces flammes miennes
Leur musique scande tous mes élans
J’avance tout nu dans le tunnel de ma joie
De brûler tout ce qui me tombe sous la main
Je suis de la grande race des volcans
Lorsque Memphis brûlera ce sera moi !
Lorsque Johannesburg brûlera ce sera moi !
Je suis un grand jeteur d’huile sur le feu
Incendies d’églises incendies de familles
Incendies de palais incendies de banques
Je dirai vos fêtes à l’orée de mes nuits !

C’était un soir d’été dans une ville de l’Alabama. J’avançais tout nu


dans la prairie de mes malheurs. Des bateaux négriers sillonnaient en tout
sens mon ciel. Quelque part en moi un haut-parleur racontait l’enfance de
ma race. Les mots tombaient en flammes. Les mots crépitaient, se cognaient
les uns aux autres comme des éperviers aveugles. Ils levaient cependant en
moi un espoir intolérable. Ils ouvraient devant moi un vaste terrain
d’aventures. J’avais la sensation de marcher vers une révélation appelée à
changer ma vie. C’est ce soir ou jamais, me dis-je. Et à pas de braise noire
je m’engageai dans l’allée qui menait chez les Blancs. Ils étaient en train de
dîner, la tribu au complet. Tout dans la maison respirait l’aisance, le
charme, la santé, la paix, la lumière. La respectabilité rayonnait. Je me
frottai les yeux pour mieux y croire. C’était vraiment la famille dans toutes
ses féeries blanches. Le capitaine de ce bord lumineux était juge de son
métier. Il fut le premier à s’apercevoir de mon arrivée. Une vague géante de
bile se mit aussitôt en mouvement dans la vie de ce Juste d’Alabama. Et la
table entière commença à tanguer vers moi. Mais pas un seul globule rouge
ne vacilla dans mon corps. J’étais un rocher dominant de très haut ce
tumulte blanc. Ils étaient tous là :

Le-fils-cadet-de-West-Point
Le-fils-qui-broutait-les-mirages-de-Yale-University
Le-fils-futur-sénateur-républicain-de-l’Alabama
Le-fils-futur-ambassadeur-à-Panama
Le-fils-qui-restera-à-la-maison-pour-veiller-sur-les-meubles-de-l’idiotie-
familiale

Il y avait aussi le côté femelle, le toujours bouleversant côté féminin de


la famille blanche du Sud.

La-fille-jeune-veuve-d’un-colonel-tué-quelque-part-en-Corée-où-il-
défendait-contre-les-rouges-l’Occident-chrétien
La-fille-élevée-dans-le-meilleur-collège-du-pays-etcaetera
La-fille-déesse-de-tous-les-stades-y-compris-le-lit-avec-le-bas-ventre-le-
plus-étonnamment-lyrique-de-la-création
La-fille-à-papa-avec-une-goutte-tenace-d’inceste-dans-le-regard-à-part-
cela-d’un-vert-sans-reproche
La-fille-assez-mal-vue-dans-la-sainte-famille-pour-avoir-dit-un-jour-que-la-
couleur-noire-lui-jette-des-diamants-dans-les-rues-et-que-si-on-n’y-prenait-
garde-elle-était-bien-capable-d’en-rapporter-un-à-la-maison-pour-fêter-la-
neuve-aurore-de-ses-règles !

Il y avait aussi la mère de ce parterre violemment sudiste : la mère,


grande arborescence qui couvait dix créatures tombées de la main droite de
Dieu !

Et le Juge maintenant tout à la cadence bilieuse de son indignation !

Une belle famille debout dans son écume !


Une noble famille qui sait faire famille
Pour en imposer au nègre ennemi de la famille
Une famille bien américaine
Participant à fond à tout ce qui
Mène l’Amérique à la catastrophe
Une famille debout dans sa chaux vive !

Une famille appelant à la rescousse


À la fois Jésus et le Ku Klux Klan
La Bombe H et la Chaise Électrique
Et la Statue de la Liberté !
Et ce soir mien voici que tout reste sourd à son appel
Et ce soir mien où est passé le tendre Jésus des Blancs ?
Où le Ku Klux Klan a-t-il planté la croix jaune de ses lubricités ?
Et la Chaise Électrique qui se souvient justement ce soir mien qu’elle a
passé son enfance dans une forêt du Mississippi et qui rêve de doux chants
d’oiseaux dans les ténèbres !
Et la Statue de la Liberté qui ne se souvient plus de rien pas même de ses
beaux jours dans les bras d’un nommé Abraham

Et Abraham ce soir c’est moi !


Abraham c’est la joie d’étaler sous vos yeux le faux trésor de vos délires !

Abraham c’est la merveille de désintégrer l’atome de la famille !

Abraham ce soir c’est l’ivresse de brûler des stères de respectabilité


blanche !
Sa hache de bûcheron c’est mon bras d’homme noir !
Tremblez dans vos fruits et dans vos branches
Famille blanche de l’Alabama !

Ce soir toutes vos idoles sont vouées au silence. Il y aura seulement ce


bruit de hache dans la forêt primitive de vos hypocrisies. Le bois que j’ai
choisi pour mon orgie de lumière, c’est vous, belle famille du Sud ! Je vais
dresser un bûcher avec vos bassesses jamais lasses de faire la planche sur
les eaux de mon innocence ! Ce soir toute la magie de ma race rôde dans
mes mains ! Tous ses loas sont descendus dans ma tête et dans mes gestes
d’Abraham inassouvi ! Tout ce qu’il y a de vaudouisant dans le cœur de
mon peuple tient dans l’allongée de mon bras et de mon sexe ! Je possède
une pierre rose qui indique le lieu où vous avez enfoui les faux trésors de
votre race ! Je choisis ce soir pour cheval celle de vos filles qui se montre la
plus rebelle à mon diamant. Ma vie va voyager à dos de jeune veuve
d’Alabama ! Son alcool et sa poudre à canon conviennent à mon
tempérament. J’avance à cheval dans la savane de vos mystères ! J’habille
de rouge vif vos autres filles ! Ce sont mes bossales ! Et vous Juge
d’Alabama je fais de votre orgueil mon bagui ! Je trace mon vêvé au beau
milieu de votre salon. Je recouvre d’un drap rouge la grande table familiale
où j’allonge la belle musculature de ma hache. Et vos cinq fils sont les cinq
cierges de mes libations ! Et votre noble épouse est le zin où je fais flamber
de l’huile en hommage aux dieux de mon village natal ! Et vos récipients
d’or je les remplis de rhum et de café noir ! Et votre somptueuse demeure je
la remplis de bruits et de fureur !

Ô douce famille écoutez d’abord l’histoire de quelques-unes de mes


métamorphoses ! Au temps où j’étais chien dans une ville sans miséricorde
je passais mes nuits à courir les rues. Je portais alors de grosses lunettes en
écaille. Chien à lunettes je lisais les journaux du soir. À la page des petites
annonces je cherchais mon os quotidien. Il n’y en avait jamais. Même les os
avaient fui ce pays-là. Les os étaient en exil tandis que moi j’usais mes yeux
de chien à les chercher dans la presse du soir. Je finis de guerre lasse par me
changer en chat. J’étais un chat tout ce qu’il y a de plus socratique. De mon
pas de philosophe grec je parcourais la ville. Il m’arrivait parfois de croiser
la solitude humaine qui longeait les murs dans ses vêtements du soir. C’était
une négresse ravissante la solitude ! Je me demande encore pourquoi elle
m’appelait : général Baltazar !
— Viens ici, général Baltazar, imagine-toi que je suis en train de faire
un reportage sur l’homme haïtien. Il faut bien que je parle de son emploi du
temps. Qui va me croire de l’autre côté des mers si j’écris qu’ici le temps
n’est pas arrivé jusqu’à la peau noire. En Haïti le temps par peur qu’on le
jette en prison ou tout bonnement qu’on lui plante un couteau dans le foie
se tient au large des côtes. Dis-moi, général Baltazar, toi qui as tant marché,
as-tu vu jamais un nègre de ce pays étreindre à pleins bras la femme-
temps ? As-tu vu un de nos mâles couvrir son corps de baisers et comme un
dieu entrer en elle pour la changer en Vénus de la mer ?

De mémoire de chat, de mémoire de chien, de mémoire d’arbre, de


mémoire d’oursin, de mémoire de topaze et de fourmi rouge je n’avais vu
un nègre haïtien quitter un à un les vêtements de la femme-temps. La
solitude suivait alors son chemin de croix. Je suivais le mien. Chaque fois
que le hasard des soirées nous jetait l’un contre l’autre elle me posait la
même question troublante. C’est pourquoi je devins une tortue. Je m’achetai
un grand cheval alezan. Une tortue à cheval ? Cela vous fait rire, fille de
Juge d’Alabama ? Je change votre rire en une brindille que je jette au feu.
Du temps donc que j’étais tortue j’assistais chaque matin à la messe sans
descendre de mon cheval. Les fidèles trouvaient cela très édifiant. Voilà un
nègre qui a au moins le sens du divin. Les naïfs. Si j’avais à cette époque-là
le sens de quelque chose c’était seulement celui de la musique. J’étais une
tortue musicienne. J’aimais surtout entendre les chants grégoriens. Mon
cheval également : c’était son herbe la plus verte ! On cessa de mettre
sabots et carapace à l’église le jour où l’on découvrit le jazz. On s’empressa
d’imposer ses sortilèges aux papillons, aux ortolans, aux crapauds, aux
cabris, aux cocotiers, aux rivières, et aux grands dieux du vaudou. On
monta avec eux un orchestre fameux que vous aurez l’occasion d’entendre
ce soir…
Épiphanies des dieux du vaudou

1
ATIBON LEGBA

Je suis Atibon-Legba
Mon chapeau vient de la Guinée
De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os
Je suis le patron des portiers
Et des garçons d’ascenseur
Je suis Legba-Bois Legba-Cayes
Je suis Legba-Signangnon
Et ses sept frères Kataroulo
Je suis Legba-Kataroulo
Ce soir je plante mon reposoir
Le grand médicinier de mon âme
Dans la terre de l’homme blanc
À la croisée de ses chemins
Je baise trois fois sa porte
Je baise trois fois ses yeux !
Je suis Alegba-Papa
Le dieu de vos portes
Ce soir c’est moi
Le maître de vos layons
Et de vos carrefours de blancs
Moi le protecteur des fourmis
Et des plantes de votre maison
Je suis le chef des barrières
De l’esprit et du corps humains !
J’arrive couvert de poussière
Je suis le grand Ancêtre noir
Je vois j’entends ce qui se passe
Sur les sentiers et les routes
Vos cœurs et vos jardins de blancs
N’ont guère de secrets pour moi
J’arrive tout cassé de mes voyages
Et je lance mon grand âge
Sur les pistes où rampent
Vos trahisons de blancs !

Ô vous juge d’Alabama


Je ne vois dans vos mains
Ni cruche d’eau ni bougie noire
Je ne vois pas mon vêvé tracé
Sur le plancher de la maison
Où est la bonne farine blanche
Où sont mes points cardinaux
Mes vieux os arrivent chez vous
Ô juge et ils ne voient pas
De bagui où poser leurs chagrins
Ils voient des coqs blancs
Ils voient des poules blanches
Juge où sont nos épices
Où est le sel et le piment
Où est l’huile d’arachide
Où est le maïs grillé
Où sont nos étoiles de rhum
Où sont mon rada et mon mahi
Où est mon yanvalou ?
Au diable vos plats insipides
Au diable le vin blanc
Au diable la pomme et la poire
Au diable tous vos mensonges
Je veux pour ma faim des ignames
Des malangas et des giraumonts
Des bananes et des patates douces
Au diable vos valses et vos tangos
La vieille faim de mes jambes
Réclame un crabignan-legba
La vieille soif de mes os
Réclame des pas virils d’homme !

Je suis Papa-Legba
Je suis Legba-Clairondé
Je suis Legba-Sé
Je suis Alegba-Si
Je sors de leur fourreau
Mes sept frères Kataroulo
Je change aussi en épée
Ma pipe de terre cuite
Je change aussi en épée
Ma canne de bambou
Je change aussi en épée
Mon grand chapeau de Guinée
Je change aussi en épée
Mon tronc de médicinier
Je change aussi en épée
Mon sang que tu as versé !

Ô juge voici une épée


Pour chaque porte de la maison
Une épée pour chaque tête
Voici les douze apôtres de ma foi
Mes douze épées Kataroulo
Les douze Legbas de mes os
Et pas un ne trahira mon sang
Il n’y a pas de Judas dans mon corps
Ô juge il y a un seul vieil homme
Qui veille sur le chemin des hommes
Il y a un seul vieux coq-bataille
Ô juge qui lance dans vos allées
Les grandes ailes rouges de sa vérité !

2
OGOU-FERRAILLE

Je suis Ogou-Ferraille
Ou général Mait’Ogou
Le feu est mon bras droit
La tour où veille mon épée
Je connais ses secrets
Ses soifs et ses tourments
Je connais ses haines
Je connais tous ses dégoûts
Il n’aime pas qu’on lui donne
À manger de la chair d’homme
Il n’aime pas qu’on lui jette
Comme un os la solitude
Et le désespoir du cœur humain
Le feu ne tire pas son charbon
De la douleur de l’homme noir
Le feu aime chanter rire boire
Faire l’amour avec l’air
Travailler pour élargir
Les frontières de l’homme
Sa racine c’est la race humaine
De même sa joie et son ciel
De même sa foi et son espérance
Des feuilles vertes meurent en lui
Chaque fois qu’une main blanche
Lance un corps noir dans ses abîmes
Il le brûle il le dévore
Il l’absorbe et le digère
Mais dans son âme de feu
Des larmes muettes
Étranglent les feuilles vertes
Mais dans son âme de feu
Se lamente l’enfant-feu qu’il a été
Je suis Ogou-Ferraille
Je viens dire que le feu
N’a plus un éclair de patience
Au fond de son âme de feu
L’enfant-feu est las de pleurer
L’enfant-feu est las de jouer
Avec des feuilles mortes !

3
DAMBALLAH-WÈDO

Me voici Damballah-Wèdo
Nègre aquatique nègre-rivière
Je suis le cœur battant de l’eau
Je suis le sexe bandé de l’eau
Une pierre-tonnerre à la main
Je trempe un rameau de basilic
Dans un verre de vin blanc
Et j’asperge vos faces blêmes
J’asperge vos pâles hystéries
J’arrose la terreur qui se love en vos yeux
J’arrose les points cardinaux de vos vices
Je rampe sur le dos je traîne mon rada
Je glisse je danse chez vous mon yanvalou
Si vous voyez une couleuvre verte
Danser avec l’aînée de vos filles, c’est moi !
Si vous voyez un arc-en-ciel embrasser
Avec fureur son pubis c’est de nouveau moi !
Je change en arc-en-ciel l’aînée de vos filles !
La voici qui rampe avec mes sept couleuvres
La voici qui ondule au soleil de ma force
La voici qui fait le tour de mes eaux douces
La voici qui baise trois fois mon Damballah
Et mon Wèdo mon Wilibo mon Willimin
Je suis vaudou-l’arc-en-ciel
Et la fille aînée d’un Juge de l’Alabama
Va perdre son bonnet blanc sur mes rivages !

4
AGOUÉ-TAROYO

Je suis Agoué-Taroyo
J’imprime mes emblèmes
Sur le ventre nu de votre femme :
Un bateau un poisson et le vaste océan !
Me voici son maître et sa navigation
Me voici ses voiles et ses îles de femme
Elle lève vers moi sa tête d’Alabama
Pour me dire les yeux étincelants de larmes
« Pardon Papa-Agoué nous sommes tous tes enfants
Nous sommes le fourreau de ton sabre d’eau douce
Nous sommes le radar de tes doux fruits de mer
Aie pitié de nous aie pitié de nous
Oh ! Papa-Taroyo Oh ! Woyo-bon-papa !
Pardon pour nos erreurs pardon pour nos péchés. »
Non je lui dis je suis un nègre sans pardon
Mon dernier pardon n’a plus des yeux de nègre
Pour vous voir ni d’oreilles pour vos prières
Vous l’avez lynché vous l’avez martyrisé
Vous avez desséché la dernière goutte
De rosée qui brillait au bout de mon pardon
Je suis le fier Agoué un animal marin
Qui vit sur la terre et qui sait aussi voler
Je porte au cou un collier de perles vertes
Je suis venu presser l’éponge de vos âmes
L’éponge avide où crie le sang de mes arbres
Je suis venu semer des récifs sur vos pas
Je suis venu briser vos mâts et vos rames
Je suis Agoué-Taroyo le grand monstre marin
Qui jette sur vous le reflux de ses vagues !

Un jour à Johannesburg des juges jetèrent en prison mon ours couronné


d’épines. Moi j’errais dans la ville sans une goutte d’eau pour ma soif de
poisson noir. À chaque porte m’attendait un verre de fiel ou un harpon. Sur
les murs d’énormes affiches annonçaient pour le petit matin suivant la
montée de mon ours sur la croix des Blancs ! Un juge de la même neige que
toi avait cru voir le sang du Christ dans les yeux de mon ours voyageur.
Recrucifions-le, avait crié l’écume de la foule ! Vite une croix pour cet ours
vagabond ! Vite des clous pour les pattes de ce dieu ! Rassemblez sur une
place toute la bile écumante d’Afrique du Sud ! Il aura sans doute soif ce
frère d’Agoué-Taroyo ! À mort aussi le bois-d’ébène de la mer ! Il est
l’auteur de toutes les séditions de la mer ! Alors je me suis glissé de nuit
dans la prison. J’ai pris dans ma main la patte de mon ours et nous avons
dessiné sur le sol de la cellule un petit bateau. Mon ours et moi nous avons
planté notre vie sur le pont de ce voilier. Nous avons lâché dans ses voiles
un vent d’innocence. Une heure après nous étions loin tous les deux. Nous
étions mon ours et moi sur les chemins marins de l’homme avec un cœur
d’enfant pour boussole ! Et tout le sel de la mer nous saluait au passage ! Et
même les bêtes les plus mauvaises de la mer nous ouvraient la route ! La
patience de la mer était avec nous ! La beauté de la mer était avec nous !
Les merveilles de la mer étaient avec nous !

5
OGOU-BADAGRIS

Je suis Ogou-Badagris
Je suis le laurier rouge
Qui creuse sa fière pirogue
Dans le tronc blanc de vos sottises
Je suis un général sanglant
Je lance mes éclairs dans vos cœurs mêmes
Mon épée réclame ce soir
Des coqs et des poules d’Alabama
Des coqs formés à West Point
Des coqs-candidats-au-sénat
Et des poules aux chairs épatamment lyriques
Mon épée au pouvoir absorbant d’éponge
Mon épée a la force de l’aimant
Mon épée a la puissance de succion
Des sables les plus mouvants de la terre
Mon épée est une implacable marée
Elle réclame pour sa soif
De chaudes odeurs femelles
Elle réclame pour sa faim du soir
Des rondeurs orgueilleuses et défendues

Mon épée jette sur vos cinq filles


Son regard moqueur de dieu païen
Mon épée phallique d’Ogou-Badagris
Taquine la curiosité lascive
De cinq poules bien dressées
Par les gloussements de l’hystérie

Mon épée resserre autour de vos langueurs


La noire étreinte de sa houle
Mon épée a l’âge de mes ténèbres
Et la fécondité de la mer
Mon épée réclame pour sa charrue
Des rondeurs de poules pondeuses
Mon épée couve de ses vagues
La terrible impatience
De vos chairs du Sud !
6
GUÉDÉ NIBO

Je suis Guédé-Nibo
Sobadi Sobo Kalisso
Je danse monté sur votre table
Sobadi Sobo Kalisso
La danse obscène de mes lampes
Sobadi Sobo Kalisso
Mon phallus mesure un demi-mètre
Sobadi Sobo Kalisso
Il sait grimper sur les arbres
Sobadi Sobo Kalisso
Il descend au cœur de la terre
Sobadi Sobo Kalisso
Il a vécu sept ans sous l’eau
Sobadi Sobo Kalisso
Et il porte sur le dos
Sobadi Sobo Kalisso
Un merveilleux tatouage
Sobadi Sobo Kalisso
Une superbe croix blanche
Sobadi Sobo Kalisso
D’un demi-mètre de longueur
Sobadi Sobo Kalisso
Et il porte sur la tête
Sobadi Sobo Kalisso
Une couronne d’épines
Sobadi Sobo Kalisso
7
AZAKA-MÉDÉ

Je suis Azaka-Médé
Ministre Zaka-Médé
Azaka-Tonnerre
Général Zaka-Si
Azaka-Yombo-Vodoun
Commandant Zaka-Médé
Je suis un nègre-en-marche
Damballah-Wèdo à ma droite
Ogou-Ferraille à ma gauche
Je suis monsieur Azaka-tempête
Mon manger-yam ce soir
On me l’offre chez les Blancs
Mon gombo ce soir est servi
Par de blanches mains de juge
C’est un soir blanc d’Alabama
Où vas-tu compère général Zaka ?
Je vais coniller Oh ! coniller
Je suis en train de coniller
Je dis Oh ! moi Azaka conilleur
Conillons avec tous nos dieux
Dans l’herbe sauvage des blancs
Conillons avec nos douleurs
Conillons avec nos colères
Comme Dessalines à Vertières
Nous sommes une race de conilleurs
Oh ! conillons à perdre haleine
Conillons à veines éblouies conillons
À plat ventre sous leur pluie conillons
Sans toucher leur terre à coton
Oh ! conillons c’est bien l’heure de coniller
Avec le bon-tam-tam de lord Zaka-Médé !
8
COUSIN ZAKA

Je suis Cousin Zaka


Mon foulard rouge vous salue
Ma machette-couline vous salue
Mon coupe-liane salue vos têtes
Mon coupe-canne salue vos bras
Ô Américains coupeurs de rêves
Sur les rives du Mississippi
À la veille de la bataille
La fumée de ma pipe vous salue
Je suis un habitant des mornes
Le mot West Point éveille en moi
Des visions de poudre et de bûchers
Des visions d’eaux salées et de larmes
Et je combats ma soif avec la fraîcheur
Du mot Playa Giron sur ma langue
Du mot Playa Giron dans mes yeux
Et je dis que le tonnerre me brûle
Si je ne trouve pas dans ce mot
La terre libérant ses anges végétaux
Ses secrets d’herbes et la verte parole
Qui doit jaillir des lèvres de nos blessures
Ô Américains je suis cousin de l’eau
Juste une goutte d’eau je suis
La patience d’une goutte d’eau verte
Je suis descendu de la montagne
Je suis venu dire que le général West Point
Mourra un jour de soif je viens préparer
Pour sa bouche pour ses étoiles pour ses os
La plus belle grande soif de la création !
9
AGASSOU

Je suis Agassou
Nègre-coiffé-dantor
Nègre-silibo-vévou
Nègre-bambara-taiba
Je suis un grand faiseur de pluie
Ô blanche jeune fille
Si vous plongez les deux mains
Au fond de mes angoisses
Vous sortirez un gros crabe
Qui vous dira bonjour sirène
Je suis un nègre grimpeur
Et je grimpe ô jeune fille
Aux grands arbres de ta pudeur
Je grimpe aux lianes
Qui pendent de tes yeux
Je grimpe à pas fous de lierre
Le bel escalier qui monte
Au sommet de ta virginité
Ô fille de juge fille blanche
Saint-Agassou est un miroir
Qui voit très loin dans l’homme
Je suis ago ago je vois
Ce qui se passe dans les étoiles
Je suis ago ago je vois
Le raz-de-marée qui se dénoue
Au cœur marin de ma race !

10
CAP’TAIN ZOMBI

Je suis Cap’tain Zombi


Je bois par les oreilles
J’entends avec les dix doigts
J’ai une langue qui voit tout
Un odorat radar qui capte
Les ondes du cœur humain
Et un toucher qui perçoit
À distance les odeurs
Quant à mon sixième sens
C’est un détecteur de morts
Je sais où sont enterrés
Nos millions de cadavres
Je suis comptable de leurs os
Je suis comptable de leur sang
Je suis peuplé de cadavres
Peuplé de râles d’agonies
Je suis une marée de plaies
De cris de pus de caillots
Je broute les pâturages
De millions de morts miens
Je suis berger d’épouvante
Je garde un troupeau d’os noirs
Ce sont mes moutons mes bœufs
Mes porcs mes chèvres mes tigres
Mes flèches et mes lances
Mes laves et mes cyclones
Toute une artillerie noire
À perte de vue qui hurle
Au cimetière de mon âme !

Écoutez monde blanc


Les salves de nos morts
Écoutez ma voix de zombi
En l’honneur de nos morts
Écoutez monde blanc
Mon typhon de bêtes fauves
Mon sang déchirant ma tristesse
Sur tous les chemins du monde
Écoutez monde blanc !

Le sang nègre ouvre ses vannes


La cale des négriers
Déverse dans la mer
L’écume de nos misères
Les plantations de coton
De café de canne à sucre
Les rails du Congo-Océan
Les abattoirs de Chicago
Les champs de maïs d’indigo
Les centrales sucrières
Les soutes de vos navires
Les compagnies minières
Les chantiers de vos empires
Les usines les mines l’enfer
De nos muscles sur la terre
C’est l’écume de la sueur noire
Qui descend ce soir à la mer !

Écoutez monde blanc


Mon rugissement de zombi
Écoutez mon silence de mer
Ô chant désolé de nos morts
Tu es mon destin mon Afrique
Mon sang versé mon cœur épique
Le pouls marin de ma parole
Mon bois d’ébène mon corossol
Le cri des arbres morts en moi
L’écho de leur sève dans ma voix
Ma race tel un long sanglot
Qui cherche ma gorge et mes eaux
Qui cherche en moi le bras de mer
Où l’Afrique arrache son cœur
Écoutez monde amer monde blanc
Mon chant d’agonie ma vie ce chant
Qui marie en mon corps le vent
Et la vague, le ciel et l’enfer !

11
BARON SAMEDI

Je suis le grand Baron Samedi


Oh ! ne vous fiez pas trop
À ma belle barbe blanche
C’est un nid de guêpes féroces
Ma barbe est capable des pires excès
Ce soir vous êtes ô famille du Sud
Le grand reposoir où je lâche
Les chauves-souris de mon passé
Je couds pour vos cinq filles
Des robes en toile de Siam
Parsemées de petites croix noires
Quant aux mâles pour les envoûter
Je les tiens la tête en bas :
Bêtes méchantes langues de vipère
Baleines blanches lyncheurs de nègres
Lanceurs de bombes H blancs-mazimazas
Vous marcherez tous de terre en terre
De village en village de ce Sud atroce
De prison en prison de ce Sud bestial
De maison de fou en maison de fou
Je suis saint Expédit
Et de tout cœur j’expédie
Au diable vos insolences
Vos haines des hommes noirs
Vos plaies béantes
Je n’écoute pas les trois Pater
Que vous dites en mon honneur
Je fais flamber ma pierre de Baron Samedi
Dans le sombre alcool de vos destins
Et à sept reprises cadet de West Point
Je te frappe à la tête
Et à sept reprises juge d’Alabama
Je te frappe à la tête
Et à sept reprises étudiant de Yale
Je te frappe à la tête
Et à sept reprises futur sénateur
Je te frappe à la tête
Et à sept reprises futur ambassadeur
Je te frappe à la tête
Et toi l’idiot de la famille.
À sept reprises je te frappe à la tête
Et sept fois je frappe avec une branche
De pois congo sept fois
Avec les ailes d’un coq noir
Sept fois je frappe avec les ailes
D’une poule zinga sept fois
Je frappe vos faces sans lumière
À coups de fouet je prends
Vos gros-bons-anges ô zombis d’Alabama
J’emporte avec moi vos petits-bons-anges
Je suis le Baron de la pluie
Et vous êtes moins vivants
Que les arbres ou les fourmis de ma maison !

12
CHANGO
Je suis Chango le lanceur de foudre
L’aigle fait son nid dans ma voix
Je saisis vos deux mains sans soleil
Vos mains de juge qui gaspillent les jours
Et les globules rouges de mon peuple
Lentement je les passe
Sur l’alcool enflammé de mon souffle
Lentement je brûle leurs épines
Et voici le moment d’arranger
Le ventre de chaque femelle de la maison
Je prends deux moitiés d’orange de Jacmel
Que je remplis d’huile de palma christi
Je crie en trois fois que je suis Chango
Le ciel pur n’a pas pour mes yeux de secrets
Mon toucher sait donner la chance et la lumière
Je chauffe l’huile de la haute vérité
À la mèche allumée de mon cœur d’homme
Ô filles blanches de l’Alabama prosternez-vous
Aux pieds de mon innocence
Et quittez tous vos vêtements
Je plonge la main dans l’huile chaude
Et très lentement je frotte vos seins maudits
Je frotte l’ivoire rebelle de vos membres
Qui émergent peu à peu des ténèbres
Je frotte un à un vos sexes émerveillés
Vous voici à jamais aussi pures que mes yeux
Vous voici prêtes à porter dans vos entrailles
Tout l’éclat de la vie au matin de l’humain !

13
TI-JEAN SANDOR

Je suis Ti-Jean Sandor


Je suis le prince Sandor
Je suis un coq-pied-fin
Je suis Ti-Jean-pied-sec
Je perche mon cœur
Au sommet d’un palmier
Je sers des deux mains
Je marche à reculons
Bras croisés dans le dos
Je fais éclater devant moi
Des charges de poudre
Je laisse derrière moi
Un long sillage de chaînes
Je change mon cadet de West Point
En un beau chien de race
Que je mords à l’oreille
Je suis un grand mangeur
De chiens blancs je suis
Un taureau à cent graines
Je change mon étudiant de Yale
En chaudière à trois pattes
Je suis bakoulou-baka
Je suis capitaine Zobop
Je suis un nègre-mazimaza
Ma vie est la forge
Où je trempe ma haine
Ma haine pour l’homme blanc
Ma haine pour sa haine
La haine que je porte
Comme un lion sa crinière
Un serpent ses sonnettes
La haine ne quitte jamais mes os
Ni mon sang ni ma peau
Même quand la nuit je dors
Son astre noir ouvre en moi
Des yeux qui sont des griffes
Si on me laisse aller au bout
De ma nuit de fiel je lierai
Mes muscles à ceux du cyclone
Et des tremblements de terre
Pour engloutir ce Sud amer
Et l’autre Sud qu’on a ouvert
Au flanc de mon Afrique
Ô HAINE ma grande santé
Je plonge mes tempes brûlantes
Dans le bleu glacé de tes ondes
Je plonge mon peuple tout nu
Dans ce fier courant lustral
Je plonge nos tigres nos lances
Nos plaies nos cris nos soifs
Nos plumes nos couteaux nos larmes
Dans cette trombe d’eau bénite
Et nous voici à jamais baptisés
Tous les forçats noirs du monde
Nous voici enfin mûrs
Pour donner à nos complots
De grandes ailes blanches
Comme les orgies de la haine
Au cœur blanc du Sud !

14
AGAOU

Je suis Agaou natif de la Guinée


Mon lézard quand il mord la chair
Blanche prise ne lâche que lorsque gronde
Le tonnerre de la révolution
Je sais l’art de mettre sous corde
Vos pluies vos préjugés vos phantasmes
Je suis le canonnier de l’éclair
Ô lève-toi Agaou mon frère
Lève-toi et crache au visage
De ce Juge d’Alabama !
15
BARON-LA-CROIX

Je suis Baron-La-Croix
Le chien qui hurle à la mort
Dans votre jardin c’est moi
C’est moi le papillon noir
Qui vole autour de la table
Un mot de trop et je change
Vos petites vies du Sud
En autant de petites croix
Forgées dans le fer de mon âme !

16
LOKO

Je suis Loko et je viens de loin


Loko-miroir Loko-clef
Loko-carrefour je veille
Sur les points cardinaux
De mon peuple je veille
Sur l’arbre de ses malheurs
Je veille mon âme tournée
Vers le grand nord de ses plaies !

17
LE BAIN DU PETIT MATIN

Maintenant chère famille de l’Alabama jetez vos dernières chimères à


mes pieds ! Je vais dissoudre toute la crasse blanche que les folies humaines
ont accumulée jusque dans vos cœurs mêmes. Je suis un dieu en seize
personnes et des dizaines d’autres loas mineurs émettent sur la même
longueur d’onde que mon sang. Je fais le tour de votre maison monté sur
une chèvre magnétique. Regardez les yeux de ma monture phosphorescente.
Ils nous posent les deux questions suivantes : qu’avons-nous fait, nous, les
damnés noirs de la terre, pour que ces Blancs nous haïssent tant ; qu’avons-
nous fait, frère Depestre, pour peser si peu dans leur balance ? En guise de
réponse je change soudain vos vieilles perversités sudistes en une grande
baignoire que je remplis d’eau de mer. Regardez la mer, messieurs et
dames ! C’est la même écume que nous avons traversée avec nos fers, il y a
trois siècles ! La même houle verte où nous avons lancé la dernière rose de
l’espérance des Noirs ! La voici maintenant devenue l’eau même de votre
bain de l’avant-jour ! Cette eau combattra vos hystéries, vos manies, vos
traîtrises, vos verroteries morales, vos blanches superstitions, et tout ce
cannibalisme réputé incurable qui, en chacun de vous, mâles et femelles du
Sud, crie dans le désert sa vieille insatisfaction. Je donne à vos vices un
acide à leur mesure : l’eau de l’océan que nous avons jadis traversé pour
découvrir à notre tour les splendeurs de l’Amérique ! Et chacun des loas
présents va verser dans votre bain du nouveau jour la goutte de rosée de sa
sagesse haïtienne !

— Ô Atibon-Legba que verses-tu dans le bain que voici ?


— Je verse un bouquet de fleurs de jasmin !
— Et toi, Ogou-Ferraille, que verses-tu ?
— Je verse une bouteille de sirop d’orgeat !
— Et toi, Damballah-Wèdo ?
— Je verse un petit sac d’amandes pulvérisées !
— Et toi, Agoué-Taroyo ?
— Je verse trois gouttes de sperme de baleine blanche !
— Et toi, Ogou-Badagris ?
— Je verse un flacon d’assa-foetida
— Et toi, Guédé-Nibo ?
— Je verse la moitié d’une bouteille de clairin !
— Et toi, Asaka-Médé ?
— Je verse une pincée de poudre à canon !
— Et toi, Cousin Zaka ?
— Je verse un peu de sang de tortue vierge !
— Et toi, Agassou ?
— Je verse une poignée de wanga-négresse !
— Et toi, Cap’tain Zombi ?
— Je verse quelques gouttes des premières règles d’une fée de l’État de
l’Alabama !
— Et toi, Baron Samedi ?
— Je verse des feuilles de campé-loin et de basilic !
— Et toi, Chango ?
— Je verse un cocktail de treize espèces de piments pilés !
— Et toi, Ti-Jean Sandor ?
— Je verse une poignée de concombre-zombi !
— Et toi, Agaou ?
— Je verse des fleurs d’oranger !
— Et toi, Baron-La-Croix ?
— Je verse un mélange d’eau de sept fleuves de la terre : le Congo, le
Mississippi, le Sénégal, l’Artibonite, le Cauto, l’Ozama, et l’Amazone !
— Et toi, Loko-Carrefour ?
— Je verse sept gouttes de larmes recueillies dans les yeux d’un garçon
lynché dans une ville de l’Alabama !

Je dis que l’eau que voici est celle qui vaincra vos délires. Je dis que
l’eau que voici éteindra la mèche nucléaire que vous braquez sur le monde.
Je dis que l’eau que voici c’est la voix du devenir humain, et elle parle au
nom de tous les hommes ! Je dis que l’eau que voici avance avec tous les
charmes de l’espérance ! Je dis que l’eau que voici porte en elle l’enfance
de la joie humaine ! Je dis que l’eau que voici vous fera passer un jour du
côté de l’humain ! Je dis bonjour à cette eau qui nous vient des confins de la
douleur ! Disons tous bonjour à cette eau qui nous vient des profondeurs de
la mer ! Je dis que cette eau est le glorieux zodiaque qui vaincra tous les
monstres de notre nuit !
La cantate à sept voix

« Écoute, homme des dieux, le pas du siècle en marche


vers l’arène. Nous, hautes filles safranées dans les conseils
ensanglantés du soir, teintes des feux du soir jusqu’en la
fibre de nos ongles, nous lèverons plus haut nos bras
illustres vers la mer. Nous requérons faveur nouvelle pour la
rénovation du drame et la grandeur de l’homme sur la
pierre. »
SAINT-JOHN PERSE

AYIZAN, AÏDA WèDO, ERZILI FREDA DAHOMIN,


GUÉDÉ MAZAKA L’ORAGE, VIRGEN DE LA CARIDAD
DEL COBRE, GRANDE BRIGITTE, SIMBI.

AYIZAN
Où sont passés nos loas mâles cette nuit ?
AÏDA WÈDO
La même question est en moi allumée !
ERZILI
Je ne vois pas de vie d’homme pour arroser
Ce soir mon bananier et mon maïs de femme
GUÉDÉ MAZAKA
Je ne vois pas un seul cabri à deux pieds !
CARIDAD
Pas un bras viril de ce côté de mes terres !
GRANDE BRIGITTE
Paix à vos bouches femmes
Les requins sont à l’écoute !
SIMBI
Serais-je la seule à savoir
Dans quelle tête est allée
Danser la foule de nos dieux ?
AYIZAN
Parle, Simbi, ouvre-nous tes eaux courantes ?
AÏDA WÈDO
Parle, Simbi, dis-nous à quels arbres lointains
Nos hommes ce soir ont amarré leurs chevaux !
ERZILI
Dis-nous sur quel chemin avance leur patience…
GUÉDÉ MAZAKA
… À quelle racine de la mort
Est lié leur cordon ombilical…
CARIDAD
… À quelle porte obscure de l’homme
Ils sont allés frapper
SIMBI
Serais-je la seule à savoir
Que nos loas marchent ce soir
Dans le sang d’un poète ?
AYIZAN
Le sang d’un poète pour cheval ?
SIMBI
Le sang d’un poète pour arc-en-ciel !
AÏDA WÈDO
Nul arc-en-ciel ne peut naître
Sans les visas d’Aïda Wèdo !
SIMBI
Et si c’est un arc-en-ciel sous-marin
Si c’est un arc-en-cœur de la mer ?
AÏDA WÈDO
J’aurais quand même vu son étoile
Au fond de ma jarre de femme !
ERZILI
Tu oublies Aïda que tu règnes
Seulement sur les eaux douces…
GUÉDÉ MAZAKA
… Et que ton pouvoir s’arrête
À la fenêtre du sel marin !
CARIDAD
… Et que ton arc n’a pas barre
Sur les mystères de l’eau de mer !
GRANDE BRIGITTE
… Et que le sexe d’Agoué
Guette ton sexe sur tous les rivages !
AÏDA WÈDO
Ma beauté signe tous les arcs-en-ciel !
ERZILI
Aïda la langue de Simbi
Sait mieux que la tienne
Ce qui se passe au fond de la mer !
GUÉDÉ MAZAKA
La langue de Simbi règne sur les sondes…
CARIDAD
… Et tourne autour de la terre…
GRANDE BRIGITTE
… Et du cœur enténébré des hommes !
AYIZAN
Paix à vos bouches femmes
Laissez Simbi nous ouvrir
Sa grande feuille à paroles !
SIMBI
Ce soir nos loas mâles
Ont dû traverser la mer…
ERZILI
Est-ce l’Afrique leur guide
Dans les ténèbres extérieures ?
SIMBI
Une rose ensanglantée d’Afrique
Leur tient lieu de radar
Mais c’est une autre terre
Qui a vu arriver leurs voiles.
GUÉDÉ MAZAKA
Une autre terre à blessures ?
SIMBI
Une terre ouverte
Au sud de la douleur humaine !
CARIDAD
Au sud de la race noire ?
SIMBI
Au sud de toutes les races !
AYIZAN
Où donc Simbi est ouvert
Ce Sud amer…
ERZILI
… Et aveugle
Comme le couteau
Qui saigne Santo-Domingo ?
SIMBI
Oui amer et aveugle
Comme les seins
De Marinette-Bois-Sec !
AYIZAN
Où donc ce sud-serpent
Tend-il ses filets de fiel ?
SIMBI
À cent vingt milles d’ici
Passé Cuba et ses perles
On est soudain saisies
Par une odeur de race en feu
On avance dans une fumée
Plus épaisse et blanche
Qu’un cochon sans poil !
CARIDAD
C’est un sud-wanga !
SIMBI
Sa tête est couronnée
De cierges allumés !
GUÉDÉ MAZAKA
Et son cœur ?
SIMBI
Couronné de cornes en fer
GRANDE BRIGITTE
Et sa main ?
SIMBI
Sa main porte un fouet
Qui peut se changer
En géant ou en nain
En bouc ou en croix
En coq ou en chien
Ou en cabri sans cornes
Lorsqu’il écoute la musique
Où qu’il fouette le sang
De sa femelle en rut !
AYIZAN
Et son nom que porte son nom ?
SIMBI
Son nom est coiffé
D’un Ku Klux Klan !
AÏDA WÈDO
Ce n’est pas un nom de chrétien vivant !
ERZILI
Ni un nom d’eau potable !
GUÉDÉ MAZAKA
Ni un nom d’arbre fruitier !
CARIDAD
Ni un nom d’huître perlière !
GRANDE BRIGITTE
C’est la signature
D’une bête sans sang !
AYIZAN
C’est un nom vlanbindingue !
AÏDA WÈDO
Si je le croise sous les eaux
De mes sept couleurs de femme
Je ferai sept nœuds coulants
Pour étrangler ses saisons !
ERZILI
Je laverai son visage blanc
Avec sept espèces de piment !
SIMBI
Quand il part à la chasse
De la race noire
Il se dépouille de sa peau blanche
Qu’il laisse bien au frais
Dans une jarre électrique
Ou dans une cruche
Qui a la forme d’un cercueil.
GUÉDÉ MAZAKA
Si je trouve un soir
Sa peau de baka
Je lui donnerai
Un bain de saumure !
CARIDAD
Un bain à l’eau de tannerie !
GRANDE BRIGITTE
Avec de la cendre mardi gras !…
AYIZAN
… Et de la poudre à canon…
ERZILI
… Et du sperme de caïman…
AÏDA WÈDO
… Et du fiel de tortue mâle…
GUÉDÉ MAZAKA
… Et du sang de souris vierge !
CARIDAD
Et vouloir remettre sa peau
Lui sera aussi vain
Que d’enfiler
Une aiguille sans chas !
GRANDE BRIGITTE
Le lever du soleil
Le surprendra
La chair à vif
Et il mourra
Loin de sa peau !…
AÏDA WÈDO
Loin de la rosée
SIMBI
La nuit le Ku Klux Klan
Avance dans une auto-tigre
Une auto-zobop
Dont les phares
Jettent sur la peau noire
Une lueur bleu loup-garou
Des flammes lui sortent
De l’aine et des aisselles
Des plumes d’aigle
Et des ailerons de requin
Lui poussent dans le dos !
À lui seul il a dévoré
Plus de nègres innocents
Que tous les cyclones
Qui ont soufflé sur Haïti !
AYIZAN
C’est le monstre du siècle !
SIMBI
Un monstre parfois même qui
Se déguise en homme noir
Pour inonder nos rives
AÏDA WÈDO
Paix à ta langue Simbi !
Les arbres ont des oreilles.
GUÉDÉ MAZAKA
Parle, Simbi,
Les arbres sont nos frères !
SIMBI
Je dis que le Ku Klux Klan
Est un blanc qui sait parfois
Peindre son visage en noir !
AYIZAN
C’est un zobop-caméléon !
GRANDE BRIGITTE
Un tonton macoute !
SIMBI
Oui, un grand désordre cosmique
Ce qui arrive au feu
À la terre et à l’eau
À l’air et à l’atome
Quand le cœur humain
Est absent de leurs voiles !
AÏDA WÈDO
Est-ce cette absence
Le grand mal qui ouvre
Les veines du monde ?
SIMBI
Oui, mon sang dit oui
C’est le Ku Klux Klan
L’Oncle à plumes
D’oiseau de proie
Le tonton macoute
Dévoreur d’hommes
Le nom du couteau
Qui saigne la terre
Le dernier père
Des scandales du monde !
ERZILI
À mort l’Oncle requin
Qui coupe sa gorge
À la chanson du monde !
AYIZAN
Femmes pour le tuer
Il faut plus que des cris
Et des paroles de femme !
SIMBI
C’est pourquoi nos dieux mâles
Ne sont pas avec nous ce soir !
AÏDA WÈDO
Ils se battent au loin pour nous !
SIMBI
Ils ont dit oui au rendez-vous
Qu’un poète leur a donné
Chez un juge de l’Alabama !
ERZILI
Ce soir nos loas naviguent
Dans les veines d’un poète !
GUÉDÉ MAZAKA
Ils montent un unique cheval :
Le raz-de-marée d’un poète !
GRANDE BRIGITTE
Un raz-de-marée qui a raison !
SIMBI
Par sa voix d’arbre à pain
Notre race roule les vagues…
AYIZAN
… de sa vérité enfin debout !
ERZILI
C’est une race en fleur !
AÏDA WÈDO
Et sa sève monte sans fin
Au ciel de tous les hommes !
GRANDE BRIGITTE
Sa sève annonce
Qu’il fera un jour
Beau sur la terre !
AYIZAN
Et vivre pour tous
Marchera tout droit
Vers la lumière !
AÏDA WÈDO
Vers tout ce qui rayonne !
ERZILI
Vers tout ce qui est douceur !
GRANDE BRIGITTE
Vers tout ce qui est amour !
SIMBI
Et soleil au cœur des hommes !
AYIZAN
Et innocence dans leurs yeux !
AÏDA WÈDO
Et fraternité dans leurs gestes
ERZILI
Et caresses au jour
De leurs mains tendres !
GUÉDÉ MAZAKA
Et toi que dis-tu
Caridad del Cobre
Que dit la rosée
Qui vient de Cuba ?
GRANDE BRIGITTE
Que dit le diamant cubain ?
CARIDAD
Ô sœurs noires
Ô matins qui montent
Les mots de vos lèvres
Poussent bien en moi
Mon silence est un arbre
Où vos voix posent
Des milliers d’oiseaux !
SIMBI
Oh ! chante pour nous sept
Dis-nous comment ton cuivre
Est devenu de l’or ?
AYIZAN
Comment ton or de vierge
Brille dans la joie de Cuba !
CARIDAD
Pour le jour qui avance
Pour nos dieux qui avancent
Dans les os d’un poète
Pour l’univers qui avance
Avant de nous séparer
Que chacune de nous fasse
Exploser sur la vie
Un soleil-perle
De la race noire !
AÏDA WÈDO
Un arc-en-ciel
Levé dans la douleur
Même de la race noire !
SIMBI
Que chacune de nous avant l’aube
Dise une légende
Selon ses ovaires
De femme !
CARIDAD
Sept légendes solaires
Sept piliers de l’innocence
Pour féconder la marche
Ovarienne de l’univers !
AYIZAN
Je dirai Makandal
AÏDA WÈDO
Je dirai Toussaint Louverture
ERZILI
Je dirai Dessalines
CARIDAD
Je dirai Antonio Maceo
GUÉDÉ MAZAKA
Je dirai Charlemagne Péralte
GRANDE BRIGITTE
Je dirai Patrice Lumumba
SIMBI
Je dirai Malcolm X !
Les sept piliers de l’innocence

ODE À MAKANDAL

AYIZAN

Par pouvoir d’Ayizan Poumgoué négresse-Fréda-Dahomey


Négresse-cisa-fleur-vaudou par pouvoir de mes lauriers
Je ramène Makandal du fond de la mer
Je le fais monter tout droit dans ma tête
Le voici avec nous le premier dans sa lignée végétale
Le premier poison le premier raz-de-marée
Le nègre qui relève plus de l’arbre que de l’homme
Celui qui relève plus du lion que du palmier royal
Le premier marron de son peuple le premier mâle
À faire un usage marin de ses semences
Makandal le manchot de son seul bras marronnant le pouvoir des Blancs
Marronnant leurs puits d’eau potable à grands coups de poison violent
Marronnant leurs champs de canne à sucre à grands coups d’incendie
Marronnant leur religion à grands coups de vaudou
Makandal entre les nègres de son temps le premier volcan à donner son
adhésion
À tout ce qui conspire contre le colon blanc
Lui Makandal le feu capable de tout
Le premier à souffler sur nos tisons de haine
Le premier qu’habitèrent les complots de l’orage
Et la grande santé de la mer
Et la volonté du poison qui déplie son foulard d’adieu dans les veines de
l’homme blanc
Nègre splendide merveilleusement le premier à plonger la peau blanche
dans un bain de feuilles vives !
Le premier à tanner l’insolence des Blancs !
Entre tous les hommes de sa race fraternellement le premier à lessiver
l’orgueil blanc jusqu’à son dernier sanglot
Le voici de nouveau le frère aîné le fauve premier
L’animateur de nos griffes le nègre libre
Qui ouvre pour la première fois le grand livre blanc de nos comptes
Makandal mi-arbre mi-tigre mi-torrent
Dévalant pour la première fois à pas viril de lave les pentes de la négritude
Le nègre-grisou le nègre-poison
Le nègre-séisme le nègre-fléau
Le-nègre-annonciateur-de-la-bombe-H
Le nègre-racine-vénéneuse sous les dents féroces du civilisateur blanc
Le voici avec nous le porteur de semences
Le semeur de cent plantations qui brûlent
Le semeur de familles entières que le poison attrape soudain dans ses
grands bras tendres
Dans la jarre d’Ayizan le voici avec nous
Ses yeux au cœur de l’eau sourient à nos lampes
Et son unique main d’homme nous montre au loin
La victoire qui germe au fond de nos innocences !

ODE À TOUSSAINT LOUVERTURE

AÏDA WÈDO

L’étoile de Toussaint je vous l’offre sur une assiette d’or


C’est l’étoile d’un nègre de grand large avec une patience d’arbre dans ses
globules rouges
C’est l’aïeul de tout ce qui sur cette terre marche vers le printemps
Regardez-le sur son cheval qui galope encore vers la lumière
Le mer un jour se brisa à ses pieds et lui dit :
« Mon Toussaint tu verras désormais par mes yeux
Tu entendras par mes oreilles
Et par la force de mes vents tu sortiras de toi-même
Pour donner à ton pays tout le soleil qu’il y a en toi. »
Ainsi il apparut au milieu de son peuple esclave
Porteur dans son vieux corps d’une beauté nouvelle
Il arriva Toussaint comme un cri perçant dans une maison qui dort
Comme dans un sang qui agonise les premières cloches de la guérison
Il arriva les secrets de la chlorophylle dans sa tête
Et ceux de la foudre dans chacun de ses pas
On le voit jour et nuit grimper
Sur les grands arbres de la douleur nègre
Où il dépose les œufs frais de la révolte
Tantôt sa marche est une tortue qui porte sur son dos un rameau d’olivier
Tantôt c’est un torrent qui roule des barrils de poudre
Et sur son passage les bras noirs sont des branches affamées
Et soudain l’espoir rayonne
La sève humaine monte en feu
Du fond des corps les cicatrices apprennent
Que les mains à fouet sont mortelles
Que la colère nègre peut avoir des poumons géants
Des pulsations de bête fauve à son poignet
Des gestes féconds de cyclone
Et des germinations à hauteur d’homme
Qui terrassent tous les scandales de l’homme !

« En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre


de la Liberté des Noirs ; il repoussera par les racines, parce qu’elles sont
profondes et nombreuses ! »

Après ces mots d’adieu à son île


Le général Toussaint ne parla plus
Il avait suivi tous les conseils de la mer
Peu importait maintenant la neige qui broutait ses vieux os
Peu importait sa grande tristesse au-dessous de zéro
Dans son île au loin le fouet perdait ses ailes
Et la liberté pour la première fois
Pour la faim des nègres
Pour la soif des nègres
Pour la joie des nègres
Plantait des arbres fruitiers !

ODE À DESSALINES

ERZILI

À moi de dire Dessalines


À moi Erzili déesse des eaux douces
À moi de lever ce torrent de flammes noires
Jadis au temps de mes feuilles vertes
Dessalines emporta mon corps dans son courant
Un soir de cette île un soir tout neuf
Comme l’était alors mon sang de femme
Dessalines lança ses eaux courantes sous mon soleil de femme
Dessalines lança son cheval sur mes chemins de femme
À moi maintenant Erzili la Vénus noire
La fée de l’amour et de la beauté
À moi de pousser Dessalines vers vos veines
À moi d’étaler sous vos yeux les plus secrètes pierreries de son sang
Il arriva le corps couvert de cicatrices
Les yeux rouges d’avoir étouffé sous le fouet et l’insulte des torrents de
larmes
Il était tout hérissé de griffes
Comme la mer un jour de mauvais temps
Roulant vague après vague
Sa justice vers nos mains d’esclave
Et soudain ce fut sa voix :
« Debout terre plus mienne que ma douleur
Terre plus mienne que mes écumes debout
Et sois un geyser qui accuse
Sois un coupeur de têtes exotiques
Sois un peuple incendiaire
Lève tes voiles de phosphore
Vers le bois de leurs maisons
C’est fini de lécher nos blessures
Fini de bêcher la terre avec nos genoux
Voici le moment d’avoir devant nos pas un seul rendez-vous : le feu
Une seule volonté : celle du feu au bout de la nuit de nos bras !

Coupez leurs têtes


Brûlez leurs maisons

Faites un seul tas de leurs haines


Un seul grand tas de leurs dogmes
Apportez le goudron, le bois-pin
Le pétrole des lampes
Et que tout ce qui est inflammable
Cesse de dormir pour guider nos gestes !

ODE À ANTONIO MACEO

CARIDAD DEL COBRE

Nègre ardent à porter Cuba dans sa marée


Nègre de haute mer et nègre de rivière
Nègre de tendresse et nègre d’action
Nègre de platine et nègre végétal
Nègre de douceur et nègre d’insurrection
À moi d’acclamer les résines de son nom
Le voici réveillé le bûcheron d’Amérique
Il monte maintenant un cheval vert olive
Et un grand coq rouge et des eaux nouvelles
Il monte un sucre et un tabac sans ténèbres
Et un crocodile qui n’a plus froid sur la carte !
Il avance avec l’homme aux sept lampes
Il avance avec l’homme aux sept cloches
L’homme qui a vécu sept ans sous l’eau
L’homme-maïs de la montagne : Fidel Castro !
Martí est avec eux plus joyeux que jamais
Toussaint et Bolívar, O’Higgins et Juárez
San Martín et Lincoln, John Brown et Péralte
Héros noirs, héros blancs, et les héros indiens
D’Amérique les voici tous les porteurs de joie
Qui tiennent Cuba haute et forte en leurs vagues !

Le voici avec nous Antonio Maceo


Il est enfin chez lui, dans son élément même
Son épée n’a plus faim, et ses os n’ont plus soif
Où qu’il tourne la tête il voit une Cuba
Qui, à ses fils noirs et mulâtres, donne à boire
La sève qui monte avec la Révolution
Il voit sa race sans mépris ni fers aux pieds
Il voit le nègre en fleur et le nègre qui n’a
Plus honte de son sang complice de la mer
Il voit une Cuba qui libère pour tous
Le rêve et le savoir, le sucre et la beauté !

ODE À CHARLEMAGNE PERALTE

GUÉDÉ MAZAKA L’ORAGE

Il était une fois un nègre sans rivages


Nul ne savait où commençait son météore
Ni ou finissait sa racine d’Haïtien
Quand le cœur d’Haïti s’ouvrit en forme de croix
Et qu’il n’y eut plus d’azur dans ses paroles
Quand le sel s’enfuit de son pain en poussant des cris d’enfant blessé
Quand apparut sur nos côtes la loi yankee
Avec ses tibias et ses têtes de mort
Et qu’il n’y eut plus d’oiseaux ni de papillons sur nos collines
Et qu’il n’y eut plus dans le langage créole
Des mots pour dire qu’on a faim et qu’on a sommeil
Qu’on a mal aux poumons et qu’on est sans travail
Les mots aussi ayant reçu des coups au ventre
Alors on vit qu’il venait tout droit du soleil
On put nommer le feu qui brillait dans ses yeux
On sut qu’il était Charlemagne Péralte !

Lui seul savait des mots qui respiraient encore


Des mots qui pouvaient encore se tenir debout
Bien droits avec des grenades dans les mains
Des mots qui pouvaient imiter le vent marin
Et emporter nos jours dans leurs courants sonores !

Ô frères pétris de ténèbres


Le dos au mur de la douleur
Faisons face à nos ennemis
Accueillons comme des frères
Les chiens sauvages qui hurlent en nous
Laissons gaiement leur rage déferler dans nos veines
Portons la haine en nous comme l’océan
Porte ses poissons les plus féroces
À la place du cœur ayons un fer rouge
Déjà nous n’avons plus de mains sinon des serres
Nous n’avons plus de lèvres sinon des becs d’oiseaux de proie
Nous sommes couverts de plumes d’aigles
Nous pouvons voler, ramper, feuler
Grimper sur les arbres de la révolte
Nous voici changés en tigres oh ! regardez
La merveille : nous avons la peau rayée
Nous avons des zébrures splendides
Nous sommes des nègres-tigres
Nous sommes des mangeurs de Yankees
Soyons fous de rage et de liberté
Faisons de nos dieux une seule patte
Pour broyer leurs dogmes cruels
Battons-nous jusqu’à notre dernière
Griffe haïtienne battons-nous jusqu’au
Dernier brin d’herbe jusqu’à
La dernière goutte de pluie jusqu’à
La dernière feuille de nos forêts
Battons-nous pour perdre à jamais
Ce pelage rayé, ces crocs et cet enfer
Et cette fureur en nous de bêtes fauves
Battons-nous jusqu’au dernier grain de maïs
Jusqu’aux confins des fourmis et des étoiles !

ODE À PATRICE LUMUMBA

SIMBI

Moi la tête toujours jeune de l’eau


Moi le ventre ébloui de l’eau
Qui vient rafraîchir son visage à même la source de mes mains ?
Quel autre palmier royal de notre race va poser sa soif d’Afrique sur mes
genoux ?
Ô Afrique patiente et bonne sous ma rosée
Afrique combattante d’Alger jusqu’au Cap
En ce temps de mes noces avec ta révolte
En ce temps du vivre les armes à la main
C’est Patrice Lumumba que je plonge dans la fraîcheur de nos îles vertes !

Regardez-le ce coq-tempête du Congo


Tous les malheurs de l’Afrique sont peints sur les murs de son âme : un
tatouage fantastique de mensonges et d’atrocités
Patrice cherchait la beauté pour les jours et les nuits du Congo
Il trouva toutes sortes de rois étrangers
Qui font couler devant leurs portes
Des congos de diamant et de cuivre
Des congos de bauxite et d’uranium
Il trouva des chiffres menaçants
Des chiffres-tigres des Bourses-panthères
Des titres en baisse ou en hausse selon que la joie monte ou descend au
cœur du Congo
Il trouva l’UNION-MINIÈRE-DU-HAUT-KATANGA
Le plus féroce serpent d’Afrique !
Le voici avec sa gueule qui s’ouvre comme un abîme avec ses eaux
déchaînées avec ses écumes verdâtres
Il annonce la mort violente
C’est un dieu sauvage, cruel, obscène qui signe ses crimes UMHK.
C’est un loa milliardaire qui se nourrit seulement de métal arrosé de sang
d’homme noir
Tout ce qui coupe tout ce qui empoisonne
Tout ce qui dessèche et tue le doux chant de l’homme
Est du ressort de ce grand sorcier d’Occident !

Patrice avance vers sa lave géante


Toute la force du Congo est dans ses yeux
Il avance les mains nues, le cœur pur
Son enfance brille encor dans ses mots
Mais soudain son innocence découvre
Le-nègre-écorcheur-et-vendeur-de-nègres
Le-nègre-tonton-macoute-le-nègre-attaché-au-nombril-impur-de-l’Occident
Le-nègre-petit-chien-hystérique-des-salons-d’Europe-et-d’Amérique
Le-nègre-colporteur-de-lâchetés
Le-nègre-atteint-de-la-mauvaise-fièvre-Tschombé !

Il est déjà trop tard. Déjà la négraille d’espèce rampante


Vend avec ardeur des actions sur chaque goutte de sang lumumbien
Des actions sur ses os, ses glandes, ses viscères
Des actions sur sa voix, ses regards tendres
Et des actions sur les anges végétaux
Qui parfois sanglotaient dans son âme !

Ainsi l’Afrique le vit passer


Dans la fumée de son combat
Un nègre-phare un nègre-étoile
Un nègre-arbre-fruitier
Qui dépassait d’un feuillage
Les plus hautes vagues de la mer
Et l’invincible tendresse des hommes !

ODE À MALCOLM X

GRANDE BRIGITTE

Il était une fois un nègre de Harlem


Il haïssait l’alcool et les cigarettes
Il haïssait le mensonge et le vol et les Blancs
Sa sagesse venait de la chaux vive
Sa vérité brillait comme un rasoir
Né pour la douceur et la bonté il
Prêchait que l’enfer c’était l’homme blanc
Et un soir le voici tout seul avec sa haine
Avec ses prophéties et sa grande tristesse
Il pense que peut-être tous les Blancs
Ne sont pas des loups et des serpents
Et il pleure Malcolm X l’agneau de Harlem
Il remonte en pleurant les rues de son enfance
Et il remonte encore plus loin dans le passé
Ses larmes traversent le temps et les pays
Elles coulent avec les fleuves les plus vieux
Elles coulent sur les murs de Jérusalem
Et se mêlent aux légendes les plus vieilles
Elles font le tour de la Bible et du Coran
Qui deviennent des îles au fond de sa douleur
Se lève le soleil sur Harlem et Malcolm
Suit encore l’aventure de ses larmes
Ensuite il s’habille, prend un verre de lait
Et sort dans la rue conter l’histoire du monde
« J’accuse l’homme blanc d’être un semeur de haine ! »
Et six balles aussitôt se jettent sur sa vie…
Il était Malcolm X un nègre-rayon qui
Haïssait les larmes les chaînes et la haine !
Aphorismes et paraboles du Nouveau Monde

1
La traite des Noirs n’a pas eu lieu. C’est l’invention d’un historien
dément. Il n’y a pas en Afrique une petite plage nommée Quidah d’où
partaient vers l’Amérique des cargaisons de bétail noir. On n’a jamais eu à
grande échelle le souci commercial de les réifier, de les changer en bois
d’ébène, en minerai noir, et d’ouvrir avec eux, dans mille ports, de
florissants marchés. On n’a pas voué leur race aux misères du bois, de la
pierre et du métal !

2
Leur désolation n’a pas traversé la mer avec des fers aux pieds et des
cris dans ses immenses yeux noirs. On n’a pas en Haïti scié leur révolte
entre deux planches. On n’a pas versé sur leurs plaies vives de la poudre à
canon et du piment pilé. On ne les a pas marqués au fer rouge. On n’a
jamais compté leurs dents ni tâté leurs testicules. On ne les a jamais palpés,
pesés et soupesés !

3
On n’a pas enseveli le corps de cette race dans des haillons ni son esprit
dans les hardes de l’ignorance, ni son cœur dans le vêtement millénaire de
la souffrance. La guerre de Sécession n’a pas eu lieu, c’est un mythe
ténébreux dont il est difficile de démêler les origines. Le Ku Klux Klan,
c’est le nom d’une névrose collective de l’époque paléolithique !

4
On n’a jamais lynché aucun des leurs à Memphis, et à Little Rock, à
Atlanta et à Birmingham, à Scottsboro et à Martinsville. On n’a pas
cantonné leurs mains dans les cuisines, les écuries, les soutes, les
buanderies, les champs de coton et de tabac, les champs de maïs et de canne
à sucre.

5
On n’a pas fait d’eux une race de cuisiniers, de coupeurs de canne, de
balayeurs, de palefreniers, de cireurs, de vidangeurs, de garçons et de filles
de mille emplois subalternes. On ne les a pas condamnés à être des bras à
tout faire, à tout décrotter, à tout niveler, à tout rincer, à tout frotter, à tout
faire briller pour le bien-être des Blancs. On ne les a jamais vus où que l’on
tourne le regard en train de tirer du feu des marrons destinés à d’autres
bouches !

6
On ne les a pas relégués à l’arrière des trains et des autobus. On ne leur
a pas fermé au nez les églises, les écoles, les magasins, les restaurants, les
cinémas, les salons de coiffure, les jardins publics, les piscines, les bordels,
les boîtes de nuit, les plages, les bibliothèques, les cafés, les musées, les
librairies, les arbres, les rivières, les roses, les rêves, les quatre saisons, les
étoiles, la neige et la pluie, les mers, la vie, la vaste vie sur la terre !

7
On n’a jamais éclaté d’un rire mauvais sur leur passage. Nul Blanc n’a
frotté furtivement de l’index l’épiderme de sa main gauche pour faire une
allusion péjorative à leur race. Nulle femme blanche ne s’est essuyé
discrètement la main qu’elle vient de tendre à une main noire. On ne les a
pas lynchés avec les yeux à Londres, à Bruxelles, à Sao Paulo, à
Amsterdam, à Munich, à Milan, à Vienne, à Montevideo, à Bogotá, à La
Havane, à Caracas, à Paris, à Athènes, à Rome. On ne les a jamais accusés à
Atlanta où à Johannesburg de crime de lèse-couleur, de lèse-sexe, de lèse-
lumière !

8
Nulle part au monde on n’a acculé leur race à un amer bouche à bouche
avec l’histoire. Aucun pasteur épiscopal de la Virginie n’a relié sa bible en
peau d’enfant noir. On n’a jamais dit que l’humanité s’arrête soudain, prise
de panique et de dégoût, au niveau de leur nuit corporelle. On n’a pas tenu
leur singularité épidermique pour une essence maléfique, mais bien pour un
hasard objectif de l’histoire…

9
On n’a jamais cherché à aliéner doublement cette race : en tant que
force de travail et en tant qu’être au pigment coloré. On ne l’a pas enfermée
dans le ghetto de cette double aliénation. Ô pays bien-aimés, retenez vos
larmes ! Rien de tout cela n’a déshonoré la surface de la terre et des mers !
Rien de tout cela n’a craché dans les yeux de la dignité humaine ! Rien de
tout cela n’a existé sous l’impitoyable soleil des hommes !

10
Pourtant l’Afrique fut pendant trois siècles une mine géante de charbon
qui fournit des millions d’esclaves noirs au reste de la terre ! En face des
autels chrétiens on baptisa au siècle dernier sept millions de sacs de
charbon. On promit le paradis à sept millions de sacs de charbon.
11

Au siècle dernier
Les États-Unis possédaient à eux seuls
Plus de quatre millions de sacs de charbon
Les colonies portugaises deux millions au moins
Les colonies espagnoles plus de six cent mille
Les colonies françaises plus de deux cent cinquante mille.

12

Dans la Rome antique la liberté aimait s’entourer d’esclaves


Plus tendre parmi les Blancs des temps modernes
La liberté préféra les reléguer dans ses îles au loin !

13

Seuls des bras noirs des muscles noirs des nerfs noirs
Des couilles noires pouvaient supporter
Le-grand-soleil-bête-de-proie-des-colonies !

14
La métaphysique donnait aux esclaves noirs une âme égale à celle des
chrétiens vivants blancs. La douce charité, elle, détestait l’esclavage. La
politique moins douce, l’adorait. Charité et politique à bord du même
bateau négrier sillonnèrent les mers !…
15
La race noire a amassé des trésors fabuleux avec de petits efforts. Elle a
récolté pour ses greniers le sucre, le café, le coton, les épices. Dieu, moins
clément pour les agriculteurs blancs les a écrasés de fatigue pour des
récoltes insignifiantes de blé et de raisin.

16
Les colons blancs des Antilles faisaient coucher leurs domestiques
esclaves dans leur chambre même, non loin de leur argent, non loin de la
beauté de leurs épouses et de leurs filles. Où donc a-t-on pris que l’esclave
avait le cœur écumant de haine et de vengeance contre son maître ? Tout
restait ouvert. Ouverts les cœurs, ouvertes les plantations, ouvertes portes et
fenêtres, ouvertes les jeunes épouses et les lumineuses adolescentes, tandis
qu’esclaves et maîtres dormaient tranquilles ! Ô nuits tendres du nouveau
monde !

17
Les jeunes filles élégantes vendaient un Noir pour acheter un bracelet,
un collier, ou un fiancé blanc. Un sac de charbon contre un sac de farine
blanche…

18
Des bouches roses babillaient sur le prix d’achat ou de vente de
l’esclave ou encore sur le nombre de coups de fouet à lui donner. De jolies
mains créoles, des mains merveilleuses palpaient les testicules…

19
Les Noirs et les Blancs avaient horreur de forniquer ensemble. Alors un
jour un gros nuage immaculé fut témoin de ces scènes d’horreur. Pour
remonter son cœur sensible il s’empiffra de café noir. Quand il éclata ce fut
une pluie de mulâtres sur la terre…

20
Les négresses ne gardaient nullement rancune à l’égard des maîtres
blancs qui les baisaient. Dieu, de son côté, trouvait charmantes ces noces
clandestines.

21
Les enfants de famille savaient très bien que parmi les esclaves qui les
entouraient nombreux étaient leurs frères et leurs sœurs. Vive l’inceste,
monsieur !

22
Si le nègre n’est pas docile il le deviendra à coups de fouet. Du nègre
insoumis on fera alors un doux zèbre-zébrant-le-monde-de-ses-belles-
zébrures ! Il sera le roi de ses zébrures ! Il sera un roi-zèbre au royaume de
la soumission !

23
Dieu ne permet pas qu’un brin d’herbe manque d’eau, mais il a permis
qu’un homme noir fût privé d’un rayon de son soleil. Et puis rêver de la
liberté vaut bien une goutte d’eau sur un brin d’herbe. Et puis le brin
d’herbe noire mange, boit, danse et fornique. Tout cela fait bien le poids à la
goutte d’eau de la liberté. Et au rayon de soleil divin.

24
Un poète disait qu’il ne fallait surtout pas réveiller l’esclave qui dormait
car il rêvait de la liberté !

24 bis
Les Noirs sont à l’étable. Qu’ils y restent donc jusqu’à la fin des temps.
Et puis je vous dis que les esclaves noirs dansaient et forniquaient. Oh ! ils
forniquaient, nos Ancêtres ! Ils forniquaient même à fesses éperdues, nos
Ancêtres ! Ayant perdu le secret des larmes, ils se rabattaient à merveille sur
la danse et sur le sexe solennel de leurs femelles…

25

Une fois la danse terminée


Le bon tam-tam rendu à son sommeil marin
Une fois sevré l’espace solaire du coït
Je regardais mon corps nu
Et je disais : cette merveille n’est pas à moi
N’est pas à moi cette peau de roi mage
Ce phallus séditieux ce dompteur de fleuves
Ce navigateur au long cours n’est pas à moi
N’est pas à moi ce sperme lumineux
Et le petit ange noir qu’il lève en ton ventre
Pas à nous la fusée de l’orgasme en nos veines
Ni la force et l’allégresse de te recevoir
Ni les notes du plaisir-rossignol en moi
Pas à moi la zone dorée de sable noir
Que mon sexe ouvre au centre de ta vie
Pour que la mer y pousse son chant d’innocence
N’est pas à moi tout ce grand trésor de feu tendre
Mon cœur qui bat en toi dans le plus vif de toi
Mon cœur qui roule en toi sa vague de chaleur
Sa gloire de charrue et sa terre à bonheur
N’est pas à moi ma peine immense quand il pleut
Ni ma joie quand c’est ta chair l’auteur de la pluie
N’est pas à moi ce moi flambant ce moi-braise
Ce moi-étoile ce moi-diamant ce moi-homme
Ce moi-femme ce moi-soleil n’est pas à moi !

26
À mon corps noir on a donné les pires termes de comparaison. Noir
comme le mal. Noir comme une atrocité ou comme un génocide. Noir
comme l’enfer. Je ne sais pourtant rien de plus noir qu’un triomphe de la
vérité ou qu’un exploit de la tendresse humaine. Je ne sais rien de plus noir
qu’une grande découverte. Par exemple celle des vitamines ou des
antibiotiques. Sur la palette des noirceurs je vois les deux ou trois jours
vraiment transparents de ma vie. J’y vois des fêtes d’enfants. J’y vois les
premiers baisers. J’y vois des vacances somptueuses à la plage dans un pays
en fleur.

27
Le chant du rossignol est à peine moins noir que le goût du pain frais.

28
Voici une mère au chevet de sa petite fille qui agonise. Au premier
signe de la santé qui revient, ce qui inonde son cœur maternel, c’est toi,
noirceur chérie, ma barque au soleil…

29
Ô noirceur de toutes les belles actions !

30
Chères ténèbres de la liberté, ouvrez-moi vos bras tendres. Attendez-
moi à toutes les fontaines du monde ! Donnez-moi une noirceur plus vaste
encore que celle de la mer au matin. Ô ténèbres purifiez-moi ! Bercez ma
vie ! Illuminez-moi, ténèbres, moi et le monde où je vis !
Pour un nouvel âge du cœur humain

LES DIEUX ATOMIQUES D’OMAHA

Mes dieux et moi nous voici à Omaha


Nos vies sont brusquement si lourdes à porter
Que nos jambes avancent à peine. C’est ici
Que l’homme avec ardeur prépare la fin de l’homme
Voici la gomme qui peut effacer la vie
Rien ne compte ici : ni l’espoir ni ses rêves
L’homme a cédé sa place à un peuple de monstres
Ils sont là sous nos yeux les merveilleux robots
Ils sont prêts. Ils ont bonne mémoire. Ils savent
Où il faut frapper. Ce sont des géographes
De génie : sur leurs cartes ils ont relevé
Les points de la terre où le vent, l’amour, les larmes
La sueur et la pluie promettent aux jours de l’homme
Des yeux et des trésors pour repeupler le monde
De baisers et de fruits de nids et de merveilles !

2
Mes dieux végétaux reculent d’épouvante
Devant eux sont alignés
Les grands dieux de l’âge nucléaire
Les fabricants de soleils homicides
Les Atlas, les Titans, les Polaris
Les Minutemen, les Nike-Zeus
Les Sindewinder et les Hound-Dog
Les assassins de l’espace et du temps
Je traduis pour mes dieux
Les messages secrets
Que ces missiles envoient à la terre !

« À bas l’être humain


À bas les étoiles
À bas le maïs et le blé
À bas la pluie et la neige
À bas le cheval, le chien et la colombe
À bas le rossignol et le papillon
À bas le pupitre et les fleurs
À bas le phosphore et les crayons
À bas la cerise et la topaze
À bas le radar et le brouillard
À bas l’eau, le vent et le calcium
À bas les cahiers et les chaises
À bas les seins et l’azur
À bas le sonnet et le basilic
À bas les vitamines de A jusqu’à Z
À bas le cristal et le bois
À bas le baiser et l’algèbre
À bas le sel et la géométrie
À bas le nord et le sud
À bas le coït et ses épopées
À bas la pomme, le raisin et le compas
À bas le piment et le stéthoscope. »

« À bas l’orgasme, la lune et le voilier


À bas Einstein et son Mozart
À bas les draps et la fumée
À bas la rosée, l’herbe et les amants
À bas le repos, la sueur et le feu
À bas la table, le vagin et la lampe
À bas Tolstoï, la mer et l’espoir
À bas l’agneau, le vin et la montre
À bas la charrue, le bœuf et le sillon
À bas Homère, les ponts et la santé
À bas la poupée, le facteur et l’alouette
À bas l’alphabet et la nostalgie
À bas la tortue, le coq et le cinéma
À bas le charbon et le vers libre
À bas le melon, le colibri et la pensée
À bas Van Gogh, le diamant et l’hirondelle
À bas le citron, le nénuphar et la bonté
À bas le silence, le miel et le travail
À bas le lit, la joie et la liberté
À bas l’alpha et l’oméga de la vie !

Demain, la bombe H !

Les dieux de mon village natal


Sont soudain des dieux-enfants
Qui se blottissent contre moi
Ils voient venir la révolution de la cendre
La terre déshabillée par les bombes H
Le dessin de millions de corps sur les murs
Les tigres affamés de cent mille soleils
Qui s’abattent d’un seul coup sur le monde
Et ils tremblent les pères de mes racines
Ils ne connaissent pas de source ni de feuilles
Pour laver le visage et le cœur d’Omaha
Eux qui n’ont pas peur du Ku Klux Klan
Et des autres rois du coton et du pétrole
Eux qui savent d’un regard dompter
Les chiens sauvages du vent et de la pluie
Et les grands léopards de la foudre et du feu
Eux qui ont vécu plusieurs années sous la mer
Eux les braves, les purs et les justes
Les anges verts de la terre et du ciel
Les voici à mes côtés, impuissants
Désarmés, et vaincus par ces nouveaux dieux
Les dieux de l’eau lourde et du cobalt
Qui n’ont pas eu d’enfance, qui n’ont
Jamais bâti des maisons de sable
Et n’ont jamais pleuré tout un soir sans raison
En écoutant pleuvoir dans leur vie intérieure
Ô porteurs d’étoiles meurtrières
Ne riez pas de mes dieux agraires
Parce qu’ils n’ont pas rompu les ponts
Avec le premier sel de la terre : l’homme !

NOTRE-DAME DES CENDRES

Jadis tu m’as donné un baiser immortel


Sans me voler mon âme et ma force humaine
Ô douce Héléna de la connaissance
Quelle douleur de te voir maintenant
Avec tous ces dieux barbares prodiguant
Ta bouche, tes seins et ton sexe ébloui !
Que fais-tu à Omaha ?
Ce tic-tac de la bombe H
Est-ce le battement de ton cœur ?
Est-ce vraiment toi qui respires
Avec ces monstrueux poumons ?
Est-ce dans ton ventre que sont nés
Tous les Méphistos de l’atome ?
Est-ce de ton sang mon Hélène
Qu’ils tiennent leur vie
Leur rage écumante de destruction ?
Réponds-moi, réponds à l’angoisse de nos dieux
Dis-leur que tes anges verts ne sont pas tous morts
Et qu’ils sont avec nous les hommes angoissés
Du vaste monde les hommes-marées qui rêvent
D’inonder les rives de l’humaine totalité !
Douce Hélène végétale
Douce étoile Vénus de nos peines
Laisse cette fabrique géante de cendres
De ces cendres nul ne pourra renaître
Pas une seule feuille de ta beauté
Ne pourra de nouveau
Être princesse au bord de la mer
Ô Notre-Dame des cendres
Putain et reine à la fois. Ô bien-aimée
Nous voici prêts à oublier
Tes longues années d’orgies
Au lupanar atomique d’Omaha
Ô douce fée des douleurs du monde
Nos dieux noirs qui te sont parents
Par les larmes de la terre
Te cèdent leur place au bord de l’homme
Reviens fille prodigue du savoir
Régner sur nos phares les plus familiers
Reviens donner à nos sagesses
La forme et l’odeur de la rose
Reviens lever avec nos plus tendres marées
Un nouvel âge du cœur humain !
Dis adieu à Omaha
Et à ses maudites saisons
Fais la paix avec l’atome
Fais la paix avec nos mains
Fais la paix avec toi-même
Pour couvrir notre vie de baisers immortels !

ROMANCERO D’UNE PETITE LAMPE

5
« Pour qu’avant que la nuit n’engloutisse le
monde
Tu fasses voir ta petite lampe : de l’avant donc,
va ! »
Claude MAC KAY

Il n’y a de salut pour l’homme


Que dans un grand éblouissement
De l’homme par l’homme je l’affirme
Moi un nègre inconnu dans la foule
Moi un brin d’herbe solitaire
Et sauvage je le crie à mon siècle
Il n’y aura de joie pour l’homme
Que dans un pur rayonnement
De l’homme par l’homme un fier
Élan de l’homme vers son destin
Qui est de briller très haut
Avec l’étoile de tous les hommes
Je le crie moi que la calomnie
Au bec de lièvre a placé
Au dernier rang des bêtes de proie
Moi vers qui toujours le mensonge
Braque ses griffes empoisonnées
Moi que la médiocrité poursuit
Nuit et jour à pas de sanglier
Moi que la haine dans les rues
Du monde montre souvent du doigt
J’avance berger de mes révoltes
J’avance à grands pas de diamant
Je serre sur mon cœur blessé
Une foi si humaine que souvent
La nuit ses cris me réveillent
Comme un nouveau-né à qui il faut
Donner du lait et des chansons
Et tendrement la nuit je berce
Mon Héléna juive ma foi douce ma vie tombe
En eaux de printemps sur son corps
Je berce la dignité humaine
Et lui donne le rythme des pluies
Qui tombaient dans mes nuits d’enfant
J’avance porteur d’une foi
Insulaire et barbue bêcheur
D’une foi indomptable indomptée
Non un grand poème à genoux
Sur la dalle de la douleur
Mais une petite lampe haïtienne
Qui essuie en riant ses larmes
Et d’un seul coup d’ailes s’élève
Pour être à tout jamais un homme
Jusqu’aux confins du ciel debout
Et libre dans la verte innocence
De tous les hommes !

Occident chrétien mon frère terrible


Mon signe de croix le voici :
Au nom de la révolte
Et de la justice
Et de la tendresse

Ainsi soit-il !

La Havane, décembre 1964-juin 1965


Cantate d’octobre
à Che Guevara
(Inédit, 1967)
« Ulysse était ainsi, ni porc ni dieu, seulement un
homme extrêmement intelligent, et brave devant le destin. »
CESARE PAVESE

« Le chemin est long et en partie inconnu : nous


connaissons nos limites. Nous mettons sur pied l’homme du
XXe siècle : nous-mêmes. »
ERNESTO CHE GUEVARA
UNE MAUVAISE NOUVELLE EN OCTOBRE
(Prélude)

Le malheur d’un chef dévale en flamme hirsute


les pentes secrètes de notre tendresse :
un nouveau frère, en étrange clochard des bois,
a surgi sur les écrans de télé.
Son silence de vaincu,
ses jambes brisées d’enfant,
mettent le feu au bois de notre vie.

On a éteint sa barbe phosphorescente,


son asthme nous regarde sans nous voir,
les sept utopies de son corps n’ont plus d’yeux
d’éternel étudiant du monde
pour décoder l’alphabet de nos solitudes.

Amérique, petite mère végétale,


monte avec nous à La Higuera
recueillir la folie intime de ses jours,
monte avec nous grimper
le dernier roc de son chemin.

UN ASTHME OUVERT EN CROIX

Cette année-là, à bord du Granma


En route vers l’Ithaque insulaire de Cuba
il fit un poème pour l’homme
à qui revenait le timon : il salua

en lui le futur maître de leur aventure,


il chanta le bras principal
qui veillerait au gouvernail
en premier pur-sang de la montagne.

Il le voyait tôt levé, avant


les coqs et les gardiens de phare,
attelant la charrue cubaine
aux meilleurs vents des utopies.

Tu auras une nouvelle patrie


tu seras un Cubain de plus
tu auras une compagne de rêve
et un ministère ouvert sur la mer.

Le pollen du ciel de Cuba


fera du bien à tes poumons affaiblis.

Le feu enchanté qui le poussait


ne supportait pas le repos
fût-il un sommeil de bras de mer !

L’homme rebelle fendait l’écume


des sirènes de tous bords
malgré l’asthme braqué
en croix dans ses poumons.

LA PEUR DES MAÎTRES DU MONDE

Il était une fois une écume verdâtre


de militaires : ils remuaient la queue
à l’écoute des nouvelles de la Bolivie :
leur joie grimpa en singes goguenards
sur les arbres du courage tout neuf
qui leur vint à l’heure d’achever
un prisonnier blessé !

Si loin ils étaient d’Ernesto Guevara


qu’il ne manquait rien à leur nuit
pour être celle des loups et des requins.

Leur poil d’animaux de proie


joua à celui qui arriverait le premier
en porteur de la nouvelle ; Che Guevara
a été abattu en Bolivie. Il fallait jouer
au fauve qui aurait la meilleure part
d’os, de muscles et de nerfs du vaincu.

Avant la nouvelle, leurs épées


broutaient l’herbe blanche de la peur,
petits animaux rongeurs, leurs épées
grignotaient les ellébores
de la grande peur des maîtres du monde.

LE FUSEAU HORAIRE DU CHE GUEVARA

Foudroyé par sept balles au corps


on le vit se tortiller sur la terre
battue d’une petite école de campagne,
avant qu’on éparpille ses cendres
dans les cahiers et les livres
de tous les écoliers de la terre.
Les horloges sont arrêtées
à l’heure grise de sa mort,
les aiguilles d’or sont prises
dans la glace du vaincu,
le temps du Che se brise
en morceaux contre le temps des vainqueurs.

Fait-il soudain nuit


dans le corps des femmes enceintes ?
Le soleil se couche-t-il soudain
au fond de leur ventre ?
Serait-il minuit dans leurs globules rouges ?

Des vipères mortes menacent


d’empoisonner leur sang de femmes.
Ô femmes à la chair en danger !
qui remettra en route
le temps qui n’a plus de prise sur Che Guevara ?

Quelle heure serait-il


dans les rues de Rosario ?
Quelle heure du grand sachem foudroyé
descend à la nage le fleuve Magdalena ?
Quelle heure de désastre sans fin
s’accroche encore aux mornes de Jacmel ?
Quelles aiguilles sans vie
portent sur leur dos
les os du temps vaincu ?

Dites-moi l’heure sur les hauteurs


asthmatiques du Macchu Picchu !
Dites-moi l’heure mauve de l’asthme
dans les arbres orphelins de la Sierra Maestra !
À la gare centrale de la douleur humaine
que devient l’homme au cadran phosphorescent ?

Moi qui n’ai jamais vu une montre,


debout sur mon ombre au soleil,
je demande au passant du midi
si quelque part au monde
il fait un avant-jour-Guevara
sur les collines ?

LE TESTAMENT D’ERNESTO GUEVARA DE LA SERNA

Jeune homme en colère il rêva un soir


d’un Ave Maria plus vaste que la mer ;
un grand chambardement général du monde
pour l’ensoleillement de l’homme par l’homme.

Long reste le temps du Che dans l’homme,


long le fleuve, longs le sillon et le chemin
qui attendent les semences, long
le pas marin de l’Ulysse assassiné,
long le temps végétal qui avance
dans la forêt inconnue.

Tout en cet homme était mouvement,


explosion de sève et de volonté :
à nos portes, chaque matin,
il mettait son odeur de café fort,
un grand besoin de sa lumière
nous attendait dans l’arche des soirs,
alors que son orient de sel chantait
tout en haut de nos vagues.
2

Il aura parlé plus haut


que les scandales du tout-fric,
plus haut que les actions achetées
sur la santé des arbres et des enfants.

Il a parlé plus haut


que nos orgies boursières,
plus haut que les vieilles hontes
qui grattent le ciel de nos stupres.

Il a parlé plus haut


que le tohu-bohu des péchés capitaux,
plus haut que le boucan des fraudes
et des trafics aux mille pattes.

Il a parlé plus haut


que les animaux de proie qui broutent
l’herbe folle de nos histoires d’achats et de ventes.

L’homme a laissé son herbe à tous les maux,


son étoile sans cap d’azur et sans boussole.
Par les larmes et le sang qui courent
qui osera la porter en croix sur son dos ?

Long reste le bras du Che dans l’histoire,


long le banian qui multiplie la plus vive
des sept utopies de son sang.
Long le rocher où son destin de fleuve est enchaîné.

Long le silence de mort où son rêve échoue


à mettre sur pied l’homme du XXIe siècle,
encore plus long l’adieu au songe du frère
qui dévale à pic le puits de nous-mêmes !

PALABRE DE LOAS HAÏTIENS1


autour de la mort d’Ernesto Guevara
(nuit du 8 au 9 octobre 1967)

ATIBON-LEGBA (s’adressant à l’assemblée des loas)


Nous voici réunis dans la palabre de nuit
où vous a convoqués la désolation de mes vieux os.
Ce soir seuls sont heureux
les arbustes couverts d’épines,
les mille-pattes et les araignées des chemins :
De mauvaises nouvelles circulent dans nos mornes.
Le vent d’octobre est criblé de balles.
Les sentiers de montagne au loin
ne signent plus les pas du commandant Guevara.
Dans les chemins boliviens de son aventure
avancent seulement des crabes sans pinces
des tortues sans carapaces
et des bâtons plus aveugles que leurs maîtres !
DAMBALLAH-OUÈDO
Ô Legba-Kataroulo
des couleuvres vertes naviguent
doucement dans le courant de ta parole,
parmi elles il y a sept couleuvres
qui se taisent, la mort ayant coupé leur langue,
l’eau de leur rébellion a les jarrets brisés,
nul arc-en-ciel n’a d’accès à leurs épaules !
ATIBON-LEGBA
Mes sept frères Kataroulo
ont chacun la part de blessure
à la hache qui crie dans leur peau.
Ils ont les pieds cassés,
leur cœur est accroché à un arbre sec,
mes vieilles mains noires, à leur tour,
ont envie de hurler à la mort !
AÏDA-WÈDO
Un octobre de tous les diables
nous saute à la gorge :
ses griffes sont celles d’une bête féroce !
SIMBI
Cet animal de mois d’octobre
outrage en nous le dernier soleil
qui résistait encore à l’ignominie
qui a soif de l’eau de nos yeux !
AÏDA-WÈDO
Je ne vois plus le Che
au travail dans l’eau
courante de notre espoir.
SIMBI
Je vois un commandant
qui n’a pas vu arriver sur sa tête
les complots du cyclone.
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Son étoile a perdu soudain
le nord de son enfance !
AGOUL-TAROYO
Son onyx marin ne voit plus rien.
Son nombril n’a plus de regard
de mâle blanc pour le nombril chaud des femmes.
ATIBON-LEGBA
Ses voiles servent maintenant
de linceuls à notre grand goût de la femme.
OGOU-BADAGRIS
Son fusil n’a plus d’orient
qui le guide vers ses ennemis.
CHANGO
Son fusil est un bout de ferraille
qui n’a ni crinière ni pirogue pour naviguer !
AÏDA-WÈDO
Son fusil a perdu sa bande de macho !
OGOU-BADAGRIS
Son fusil n’a plus douze paires de couilles
à confier à la voracité de la femme.
DAMBALLAH-OUÈDO
Son fusil est une mer sans marée !
SIMBI
Son fusil a les reins en petits morceaux !

CHANGO
Nous voici tous là, désarmés,
pleins de mots sans couilles
devant cet assassinat : nous laissons
nos ennemis tatouer librement nos destins.
OGOU-FERRAILLE
Nous vivons obsédés de magie noire
nous avons la bouche écumante de malédictions,
dans nos veines circule
un grand courant de résignation,
nous ne sommes plus des loas debout
comme à Vertières !
OGOU BADAGRIS
Nous avons les genoux fatigués.
AÏDA-WÈDO
Notre liturgie ne sait plus faire explosion.
SIMBI
Nous sommes des tas de tours bavardes !
ATIBON-LEGBA
Nous sommes des vendeurs d’amulettes,
de gris-gris, de posters, de T-shirts,
sans aucun balcon sur l’émerveillement de l’esprit.
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Nous sommes des fabricants de statues,
des colporteurs d’images saintes,
des managers de Guevara tours !
ATIBON-LEGBA
Che Guevara lui traversait la vie
à grands pas de Caraïbes en flammes,
debout par tous les temps
dans la sédition des vents et des rivières !
AÏDA-WÈDO
Il était toujours à la barre,
aux carrefours de sa parole,
il jetait sa vérité en feu
à la tête des mayimbés de la révolution !
CHANGO
Des fanatiques de la pachanga,
des mayimbés de la dolce vita,
ont fait courir le bruit
qu’il était un trouble-fête
dans la vie de Cuba.
SIMBI
Un casse-pieds du Cône Sud,
un Argentin plutôt emmerdeur
dans les cordages cubains.
DAMBALLAH-OUÈDO
Un empêcheur de danser en rond la conga.
AGOUI-TAROYO
Certains voyaient en lui
un chasseur de baleine blanche
trop proche de la peau noire !
OGOU-BADAGRIS
Certains ne le voyaient pas
du même chaud
ni du même froid
que leur cheval en chef : les deux hommes ne chassaient
pas la même baleine dans la révolution.
ATIBON-LEGBA
Paix à vos bouches !
l’heure n’est pas
aux règlements de comptes !
AÏDA-WÈDO
Sa mort de clochard désarmé
lors d’une patrouille perdue,
se lève dans l’île voisine
en palmier royal !
SIMBI
S’il n’était né homme de la bonne révolte
quel golfe ensoleillé il aurait fait !
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Quelle chaîne de montagnes sa rage de vivre
aurait donnée à la beauté du monde !
DAMBALLAH-OUÈDO
Maintenant seule la pluie
qui voit tout sait où il est.
AÏDA-WÈDO
La pluie sera bonne mère
pour l’asthme de son enfance
et de toute une vie de chef !
SIMBI
La pluie est sa dernière impatience !
ATIBON-LEGBA
La pluie est son dernier grand chemin :
le voici à jamais enfermé vivant
dans le parcours des pluies
où il avance avec les semences
et les racines de nos terres.
SIMBI
Il est mort en graine,
mordant la terre de ses cris
avec des dents d’homme vaincu
confiant à la terre des secrets de racines.
CHANGO
Peut-être une forêt vierge
naîtra de ses cendres.
ATIBON-LEGBA
Son destin de plus est un très haut destin,
en portier du ciel et de la terre
il a rejoint les maîtres des carrefours
en ouvreur de nouvelles
routes dans l’épaisseur de nos tribulations !
AÏDA-WÈDO
Vive le Legba blanc des Amériques !

ERZULI FREDDA DAHOMIN


Le Che est un grand loa métis
à la fois de blanc, d’indien et de noir,
ne citait-il pas le poète allemand
qui souhaitait aux humanités
de connaître un jour au soleil
l’ivresse de la même couleur humaine !
DAMBALLAH-OUÈDO
À ses racines cubaines
s’ajoute un arc-en-ciel haïtien
extensible jusqu’aux rives du lac Tanganyka.
ATIBON-LEGBA
La terre entière porte
les empreintes digitales de ses pieds
et de ses utopies !
AGOUI-TAROYO
Che Guevara n’est pas un loa acheté,
il est promu d’emblée
à la plus haute instance solaire de la vie.
AÏDA-WÈDO
Il fera manger des lames de rasoir
aux tontons-macoutes-à-Papa Doc !
CHANGO
Il leur versera dans l’oreille
de l’huile lourde et du noir de fumée !
SIMBI
Il leur fera manger
des feuilles de Capparis cynophallophora !
OGOU BADAGRIS
Il leur fera avaler des dents de caïman !
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Il leur servira un mélange de fiel de taureau,
de règles de crocodile vierge
et de poudre à canon « trois paroles ».
AGOUI-TAROYO
Le Che fera prendre à nos ennemis
un bain préparé avec du sang de vampire,
des feuilles de « campé-loin »,
du fiel de cancrelat, mêlés
à une pleine dame-jeanne de sperme de chacal.
OGOU FERRAILLE
Le Che coincera
tous les tontons macoutes de la terre
dans un destin zobops
et de cochon-sans-poils !
OGOU BADAGRIS
Jusqu’à la fin des temps ils fabriqueront
l’arbre sec et porteront l’épée d’Orion !
SIMBI
Et l’arc maudit du Sagittaire !
ATIBON-LEGBA
Trêve de santería et de magie noire !
Assez de vaudou vengeur dans nos palabres.
Assez de rage qui s’ébroue dans la braise.
La violence du Che était celle
de la bonté, de l’humour et de la compassion
devant l’asthme épique des humanités.
AÏDA-WÈDO
Comme Che Guevara,
en papillon de la montagne,
ne pouvait supporter
qu’un homme vole à une femme,
ou à un autre homme – ses rêves
de tendresse et de beauté,
la violence du monde n’aura pu
disperser que la poudre de ses ailes.

La Havane, octobre 1967

1. Une version voisine de ce texte est parue en 1976 dans Poète à Cuba sous le titre « Dialogues des loas haïtiens sur la vie
et la mort d’Ernest Che Guevara ».
Poète à Cuba
(1976)
Préface
par Claude Roy

La plus grande ville de Haïti, c’est New York. La misère, le malheur et


l’exil bousculent ainsi la géographie. Et à Paris, combien de Haïtiens ?
À la fin des années quarante, à l’orée des années cinquante, je me
souviens qu’il y avait à la Cité universitaire trois étudiants noirs de Haïti,
parmi tant. À eux trois mes camarades devaient tout juste avoir soixante
années. Les trois diables à quatre tiraient le diable par la queue, jetaient leur
négritude à la face blème de l’Europe, méditaient des révolutions-ouragans,
construisaient des châteaux en Caraïbes libérées, dévoraient une
bibliothèque à chaque repas, et reconstruisaient le monde. Il en avait bien
besoin, le monde, et tout particulièrement leur coin de la planète. De
satrapes noirs en despotes sanguinaires, d’Ubu-Lescot à Papa Doc, Haïti
était cette île solaire où l’espérance de moyenne de vie était de trente-deux
ans, le revenu annuel par tête d’habitant de cinquante dollars, et où 89 % de
la population ne savait ni lire ni écrire. Alors Jacques Stephen Alexis, René
Depestre et celui qui disait : « Je suis ton cousin nègre », Francis Roy,
étaient venus chez nous apprendre – apprendre pour tout leur peuple, lui
apprendre à lire. (Nous n’avons jamais su et ne saurons jamais quel Roy du
Québec venu de Saintonge, au lieu d’atterrir à la Nouvelle France, où les
Roy ont fait si bien souche qu’au Canada ils se comptent par milliers, a été
débarqué en Haïti, pour qu’au milieu de ce siècle se trouvent face à face
mon « cousin nègre », Francis et son cousin blond, Claude.)
Un jour Francis a quitté l’Europe. Il y a quelques années, j’ai appris
qu’il était mort en Haïti. Je ne sais pas dans quelles circonstances, Haïti est
un de ces pays où on n’ose pas écrire pour demander comment est mort un
ami d’autrefois…
Jacques Stephen Alexis, nous ne savions pas vers 1950 qu’il allait
écrire un des plus beaux romans de notre époque, un très grand livre,
Compère Général Soleil. Ni qu’à la mi-avril de 1961 il débarquerait avec
quelques camarades, les armes à la main, sur une plage de Haïti. Les
tontons macoutes de Duvalier le prirent, le torturèrent longtemps, le tuèrent.
Il avait trente-neuf ans.
René est le seul survivant des camarades d’alors. Depuis que je le
connais, il ne s’est jamais un seul jour assis à une table chez soi. Il habite
l’absence, même si Cuba blanche et noire lui donne une hospitalité amicale.
L’exil est sa demeure, la poésie son feu, Haïti sa commère, le stalinisme son
horreur, le socialisme son seul domicile fixe. Espoir, poste restante des
vagabonds. Ils ne sont jamais qu’ailleurs, parce que ici, ce n’est pas
vivable !
Si quelqu’un pourtant est doué pour la vie à cœur déployé, c’est bien
René Depestre. Pas question avec lui d’accorder créance une seule seconde
à la fameuse hypothèse « psychologique » : les révolutionnaires le seraient
par la faute de leur tempérament atrabilaire, simplement mécontents, parce
que de mauvaise humeur. Ils ne seraient pas malheureux parce que la
majeure partie des vivants sont asservis, mais uniquement parce que eux-
mêmes ne savent pas être heureux. Beuh…
Quand les bonheurs d’exister rencontrent les bonheurs d’expression,
c’est aussi le bonheur de lire. Comme les vrais poètes font tout mieux que
tout le monde (mais d’ailleurs tout le monde peut être poète, et sans écrire
du tout) René Depestre revit sa vie en prose comme il la vit en vers. Je me
souviens d’un récit de lui qui commence par les mots : « Cette année-là, je
voulais devenir un saint. » Le « vert paradis » des enfances haïtiennes ne se
contente pas d’une seule couleur, même si c’est la couleur acide de la
chlorophylle. Orange des orangers, blond de soleil pilé en poudre du sable
des plages, tous les bleu-vert de l’eau, tous les bleu-blanc du ciel, et les
couleurs en vol, ortolans, ramiers, René Depestre en a vu dans la vie de
toutes les couleurs, mais il garde les yeux pleins des couleurs de Haïti
quand il avait quinze ans, quand il aura mille ans. La petite ville où il est né
(en 1926), Jacmel, dans le quartier de Tête-Bœuf (deux pièces sans
électricité ni eau), il n’en a oublié ni la misère ni la splendeur naturelle. Les
bayacous venaient deux fois l’an vidanger les latrines à la pelle, dans les
excréments jusqu’à la ceinture, et « à découvrir qu’ils étaient des êtres
humains, on leur lançait des pierres, des bouteilles vides et des injures ». La
maman pédalait à sa machine à coudre Singer du matin au soir, pour que
René fasse des études et devienne un grand médecin :
Une machine Singer dans un foyer nègre
Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du tiers monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim…

Dans les beaux quartiers régnaient le préfet et sa concubine,


l’exportateur de café, qui exporte « du sang frais de paysan », le capitaine
de gendarmerie yankee aux trente-six dents en or, et le juge Damoclès
Néreston, « qui se balançait dans son idée comme dans un hamac » et faisait
la vie douce aux gros et dure aux petits. Mais quand la nuit était tombée,
ceux qui n’ont rien avaient rendez-vous avec ceux qui peuvent tout dans
l’ombre pour ceux qui ne peuvent rien à la clarté du jour : dieux
débonnaires, dieux si sympathiques, les loas bienveillants, général Grand
Bois, capitaine Maloulou, maître Cimetière-Boum et toute la société
narquoise des complices-sorciers du petit monde des démunis.
Démuni, Depestre l’a toujours été. Disgracié, certes pas ! Le jeune
homme en colère que nous avons connu à Paris ne l’était pas parce que les
jeunes filles, par exemple, auraient été ingrates envers lui. Elles ne l’avaient
pas été du fond de son adolescence, et j’ai l’impression qu’elles ne le furent
jamais : « La fraîcheur, dit-il des nuits d’août à Jacmel, avait ouvert ses bras
de négresse à la vie. » Depestre a parlé de l’amour, celui qu’on vit et qui fait
vivre, celui qu’on fait et qui nous fait, comme trop peu d’écrivains l’ont su.
Vers 1960, les Américains, vite rejoints par l’Europe, inventèrent ce qu’ils
appelèrent une libération. Les hommes solitaires s’enfermaient dans des
salles noires où on projetait sur un écran immense des images rougeâtres et
animées, des sexes d’hommes et de femmes cadrés dans toutes les
combinaisons géométriques concevables du coït. Ces planches d’anatomie
bougeantes, ce musée Dupuytren pour lanterne pauvrement magique, cet
opium de la misère des jours était, paraît-il, une manifestation d’érotisme, le
summum de la civilisation blanche et des industries du « plaisir »
imaginaire. Mais le véritable érotisme c’est (par exemple) celui de René
Depestre. Il est si naturellement et heureusement sensuel, aimant les
femmes, la femme de façon si pleinière (partage, non rapt ; exploration, non
collection) qu’il a même envie qu’Éros et Révolution soient une même
personne, rêve que le « Camarade Éros » et un socialisme à visage
amoureux nous débarrassent une fois pour toutes du socialisme d’État
bureaucratique :
Camarade Éros a dit au monde :
« Je ne serai pas un cocu du socialisme
L’État, c’est moi, je baise donc je suis. »

(Je ne suis pas sûr que ça soit si simple que ça, et que « baiser » suffise
à empêcher que l’État nous baise.)
Mais que Depestre, poète nègre et révolutionnaire, soit un superbe et
juste écrivain érotique ne me semble pas secondaire, accessoire. Il s’est
toujours indigné qu’on ait recours aux mots orduriers pour diffamer le sexe
de la femme. « On entend dire : un tel est un sale con, por el coño de su
madre, Ko-languette manman’ou. » Lui, il est obstinément reconnaissant
aux corps, païen tranquille qui rend grâce avec humilité de la grâce des
vivantes qui l’ont fait vivre davantage. Trouvant les mots simples, beaux, et
exacts, pour remercier Roséna de son sexe (« C’était une belle vulve,
musclée, dodue, généreuse de sa saveur et de son feu ») ou Isa de ses dons
(« C’était un sexe au clitoris souple et vibrant, à la vulve bien ouvrée,
comestible, fruitée, gonflée d’émotions »). Il n’y a guère que dans la
littérature grecque ancienne, et parfois la chinoise que l’érotisme ait cette
familiarité sans aura de péché, cette précision concrète. Non pas l’amour
fonctionnel, neutre et insignifiant comme le « verre d’eau », mais les
grandes eaux vivantes, leur « douce vérité » :
J’ai toujours dit oui à la femme
Oui oui à sa gloire et à sa grande chaleur d’être
L’alouette majeure et le ciel
Sur l’épaule nue de la nuit.

Quand dans un homme font alliance cette grande chaleur-joie, une


générosité dont les racines s’enfoncent dans la chair même, et la fureur
devant l’iniquité, cette électricité positive et cette électricité négative ne
peuvent qu’éclater en poésie. Quand il fait le « Portrait de l’artiste en jeune
homme », c’est en volcan promeneur que René Depestre se peint. Il arrive
bien entendu aux volcans d’avoir plus de feu que de lucidité, et plus chaude
lave que claire vue. Divisé entre l’apprentissage de la misère en Haïti et
celui de la « culture » en Europe, entre la spécificité de sa « négritude » et
le projet universaliste du marxisme, René Depestre allait bientôt passer de
la division intérieure au déchirement profond, des contradictions à résoudre
aux antagonismes vécus à en crever. L’URSS n’était pas l’inverse du monde
de Haïti :
en Haïti on est plus chien
Que n’importe où sur la terre, étant le seul
Pays où les chiens se suicident

parce que en URSS, au Goulag, ce n’étaient pas seulement les chiens


qui se suicidaient. Staline n’était pas l’anti-Papa Doc, parce que Staline était
le plus grand des Papa Doc. Les fonctionnaires du KGB n’étaient pas le
contraire socialiste des tueurs de Duvalier, les tontons macoutes, mais leur
projection russe.
J’ai analysé dans Nous, à propos d’un autre poète noir, de Langston
Hughes, l’explicable ignorance-indifférence de tant de communistes ou de
communisants du tiers-monde devant la dénonciation et la critique du
communisme stalinien : l’horreur sous les yeux, l’injustice immédiate,
chaque jour, occultent le crime au loin et l’injustice déguisée en Justice
parfaite. Le colonisé ou le citoyen du tiers-monde écartent de la main les
« calomnies antisoviétiques ». Même si c’était vrai, nous, nous saurons
éviter cela chez nous. Et le besoin de croire, la soif d’espérer, imposent le
silence au doute : il ne faut pas décourager Billancourt, ni Port-au-Prince, ni
Jacmel, ni Hanoi, ni… En fin de compte, le colonisé, le néo-colonisé ou l’à
peine décolonisé ferment les yeux devant le spectacle des coups, embrumé
parce que lointain, étouffé parce que nié à grands cris par les bourreaux. Ils
ferment leurs oreilles aux cris qu’apporte le vent d’est. Ils n’écoutent que
ceux qui montent des bagnes ou des bidonvilles de leurs patries.
Ce piège, René Depestre a su l’éviter, comme ont su l’éviter cependant
beaucoup d’ex-colonisés, Aimé Césaire le premier, dont la Lettre à Maurice
Thorez débride la plaie, franchement. Depestre ne s’est pas tu. On lira dans
ce livre les chants cinq et six, admirables, de sa Légende de la deuxième vie
de Vladimir Ilitch Lénine, la confession publique de celui qui fut :
Homme perdu dans sa propre forêt
Homme tombé dans le puits de soi-même,
Homme crucifié sur un bois léniniste…

Nous avons rêvé, puis dérêvé, chanté, puis désenchanté. Espéré, et


souvent désespéré. Amères sont les routes du reflux. Plus amer encore ce
carrefour où se croisent les routes du reflux et les chemins de l’exil. Haïti
n’est pas libre. René vit à Cuba.
Je l’entends qui m’écrit, qui me crie de là-bas : « Il faut mettre en
lumière le contexte où ces poèmes ont été écrits, les contradictions qui ont
déchiré les hommes de notre génération, et le souci qui est le mien de ne
pas jeter l’enfant de la révolution avec l’eau de son bain. » Si l’enfant y fut
noyé, et pas dans l’eau, mais dans le sang, ai-je envie de dire à René, ne
crois-tu pas qu’il faut avoir le courage de prendre le deuil, d’essayer de
comprendre pourquoi et comment l’enfant a été étouffé ? Pour aider à
naître, autrement, demain, d’autres enfants ? Un des héros que tu admires le
plus, René, celui qui a été jusqu’au bout de son propre sacrifice, c’est aussi
celui qui déclarait le 11 décembre 1964 à la tribune des Nations unies :
« Oui, nous avons fusillé. Nous fusillons et nous continuerons à fusiller
aussi longtemps que ce sera nécessaire. » Tu es, René, ce poète qui a
l’impudeur hardie d’avouer :
Le mal dont je souffre est le manque de tendresse
Qui serre notre époque au gosier…

Et le Che, que tu aimas, fut aussi celui qui affirma que les
révolutionnaires ne peuvent pas « descendre avec leur petite dose de
tendresse quotidienne vers les lieux où l’exerce l’homme ordinaire ». Tu
penses que le journal de Che Guevara en Bolivie est le testament d’un
« inoubliable Prométhée ». Mais de Che Guevara ministre à Che Guevara
guérillero et martyr, le principe d’action est le même. Au pouvoir
« l’initiative part (…) du haut commandement de la révolution, et elle est
expliquée au peuple » (« Le socialisme et l’homme à Cuba »). Quand le
peuple ne « suit » pas l’initiative venue des Che, venue « d’en haut », que
faut-il faire ? À la veille de sa mort le Che note : « La base paysanne ne se
développe toujours pas, bien qu’il semble qu’au moyen de la terreur
systématique, nous obtiendrons la neutralité du plus grand nombre ; le
soutien viendra ensuite. » Ou c’est moi qui souligne : terreur systématique,
et le soutien viendra ensuite. Je crois, René, qu’il ne viendra jamais, si la
terreur reste l’axiome de fond du révolutionnaire.
J’entends ta voix lointaine et proche, René, qui me répond, me
reproche, me blâme, m’exhorte. L’eau du bain… Nous ne sommes pas
d’accord. Le « Poète à Cuba » et l’écrivain en France ne marchent pas du
même pas.
« Les poètes ont toujours raison », disait notre ami Paul Eluard. Oui :
quand ils sont poètes et non serre-flancs. Peut-être en ce moment ne
marchons-nous pas du même pas, toi à La Havane et moi à Paris. Mais nous
marchons vers le même horizon. Et poète de vérité, tu ne cesses jamais de
l’être, quand tu t’adresses au Che, à Ho Chi Minh, à Fanon, à Malcolm X et
Lumumba, à ton frère Révolution et lui dis :
Je chante ta rouge espérance qui avance
Je chante ta violence qui eût été plus belle
Encore si elle avait toujours été
La seule et sainte violence de la vérité.

Je pense à toi souvent, René Depestre, frère vrai, exilé de la terre, mais
pas de la vérité. Vrai poète.
Lettre de Cuba à Claude Roy
par René Depestre

Cher Claude,
Notre éditeur et ami Pierre Jean Oswald vient de me faire tenir ta
préface à mon livre Poète à Cuba. Ce que je redoutais le plus en acceptant
l’honneur et le risque de ta griffe est arrivé. Tout en éclairant avec un excès
de générosité mon incertain lyrisme, tu rouvres à son sujet la polémique la
plus passionnée du siècle. Du coup, me voici pris entre deux feux : le tien
qui joue en virtuose avec les artifices, les miroirs, les sophismes et les
vérités de notre époque ; et la flamme de mes camarades qui crépite d’ironie
et de réprobation. – C’est bien fait pour toi. Au jardin de Claude Roy il n’y
a plus que des pierres et des tessons de bouteille pour les idées que tu
défends. Tu as ingénument offert la tête de ta poésie à leurs mauvais
coups…
Que faire maintenant du cigare allumé aux deux bouts qu’est ton texte
de présentation ? Le refuser, sans plus, parce qu’il est injuste envers
l’URSS, le Che Guevara et les « à peine » décolonisés, ce serait me crisper
dans un comportement mesquin de dépit. Ce serait en outre abonder dans la
légende qui peint les communistes sous les traits de gens qui n’ont que
l’offense ou le couteau à la bouche pour tous ceux qui rompent en visière
avec leurs positions.
Dans la controverse que tu soulèves, je crois que j’ai des arguments et
des convictions suffisamment solides à opposer aux tiens pour dédaigner les
outrances verbales, les schématisations de kabbalistes, et surtout les
anathèmes génériques comme ceux qui t’ont porté à voir en Staline « le plus
grand des Papa Doc » et en Che Guevara un promoteur forcené de la
« terreur systématique ».
À un duel de dogmes, je préfère décidément le genre de débat serein, à
mots loyalement découverts, auquel Palmiro Togliatti se référait, quand,
juste avant de mourir, il s’adressait à ses camarades communistes en ces
termes :
« C’est nous qui devons devenir les champions de la liberté de la vie
intellectuelle, de la libre création artistique et du progrès scientifique. Cela
exige que nous n’opposions pas abstraitement nos conceptions aux autres
tendances et aux autres courants ; mais il faut avoir un dialogue avec ces
courants, et essayer d’approfondir, grâce à lui, les problèmes de la culture
tels qu’ils se présentent aujourd’hui. Ceux qui aujourd’hui sont loin de nous
dans les divers domaines de la culture, dans la philosophie, dans les
sciences historiques et sociales, ne sont pas tous nos ennemis ou des agents
de nos ennemis. C’est la compréhension mutuelle, acquise à travers un
débat permanent qui nous donne de l’autorité et du prestige, en nous
permettant de démasquer les vrais ennemis, les faux penseurs, les charlatans
de l’expression artistique, et ainsi de suite. »
À mes yeux, Claude Roy, bien qu’éloigné de nos vues, tu es un faux
ennemi ; et de ton art, l’un des plus brillamment, heureusement progressiste
de l’actuel Occident, on ne peut absolument dire qu’il a acquis la notoriété
en exploitant la crédulité de son public. Voilà ce qui rend le dialogue
possible entre le « Poète à Cuba » et l’écrivain en France, bien qu’ils ne
marchent pas du même pas.
Quand tu parles de mon enfance haïtienne et de ma manière propre de
vivre l’amour, la femme, la « négritude », les couleurs de la Caraïbe, ta
clairvoyance, envers moi gentille sans complaisance, m’élève soudain à une
plus exacte connaissance de mon histoire d’homme. Mais lorsque tu mets à
nu les antagonismes que j’ai vécus au service du socialisme, tu me situes en
porte-à-faux…
C’est vrai que je n’ai pas mis de bâillon ni à mes doutes ni à nos
contradictions. En 1956, je ne me suis pas tu après les bouleversantes
révélations de Nikita Khrouchtchev sur les violations de la légalité
socialiste dans son pays. Et quatorze ans après, pour les cent ans de Lénine,
j’ai écrit un long poème pour dire à la fois la gloire et les vicissitudes de
l’héritage léniniste. Ces chants connaissent une aventure affligeante : des
amis de mon bord ont accueilli les chants 5 et 6 comme une profanation
parce qu’ils placent notre Vladimir Ilitch en face des ombres atroces qui
sous Staline ont avili une part de son legs. Seule devrait compter la vérité
des chants qui exaltent la prodigieuse mutation que la société des soviets a
connue de 1917 à 1970. Et toi-même, Claude, dans ce poème, tu n’as
d’yeux que pour les chants 5 et 6 qui dévoilent des contradictions
surmontables du léninisme. Tu perds allègrement de vue l’existence dans la
société soviétique de forces sociales dont l’action s’est révélée au bout du
compte plus déterminante que les torts causés à l’URSS par la gestion
stalinienne.
L’expérience que je fais avec ce poème – dont deux chants sont tirés à
hue, et cinq à dia – éclaire douloureusement ma peu commode situation :
traqué en Haïti par les forces néo-coloniales (la papadocratie, la CIA, etc.),
souvent incompris de mes frères de combat, mes principes mis hors
d’aplomb dans ta préface, tu vois avec ça sur quelle sorte de corde raide
avance mon incandescence de vivre ? Il est fort probable que l’érotisme de
mes récits, où tu distingues un signe de grande santé, soit tenu dans mon
camp pour une manifestation d’individualisme petit-bourgeois. Le
moralisme et l’austérité dans la révolution oublient fréquemment que les
sources intellectuelles du marxisme-léninisme recoupent à merveille les
courants les plus païens des lettres mondiales.
À mon avis, le poète révolutionnaire, homme brûlant de réalité, de
vérité, d’imaginarité, pour exprimer la complexité des relations, des
contradictions, des aliénations intensément senties et prévues (dans le
travail, la révolution, l’amour, la solitude, le rêve, la maladie, le jeu, la
guerre, la paix, l’enfance, la mort, la tendresse, la fraternité, la fantaisie,
l’héroïsme, etc.) doit explorer le réel et l’imaginaire, à la fois à partir du
besoin social et du désir individuel. L’imagination du peuple (ce que notre
ami Eluard appelait la poésie involontaire) le fait aussi dans ses productions
les plus réussies.
Il faut aller sans fin au bout du jour et de la nuit, se forcer à être
absolument sincère envers soi-même et les autres, dire la vérité à n’importe
quel prix, « s’ajouter son expérience » des luttes sociales, des relations
familiales, de l’amour, de la souffrance humaine, de toutes les zones
éclairées ou obscures de la vie collective et personnelle, c’est ça pour moi
l’engagement à tous crins dans la beauté et le tragique qui conditionnent à
chaque instant notre présence au monde.
Je ne joue pas les « grands incompris », moins encore les romantiques
« héros poursuivis par la fatalité ». Si je désespérais du socialisme, tous mes
sens iraient soudain à la dérive. Je trouve juste qu’on mette en question ses
erreurs partielles, mais je ne doute pas de sa radieuse totalité en
mouvement. Je n’ai pas honte d’avoir été à vingt ans un bouillant stalinien
(quand je chantais « les solides charpentes du camarade Staline, un homme
en fleur, plus cher que nos yeux, grand capitaine de la camaraderie
humaine, à voix de haute marée, avec les lèvres de nos blessures, nous, les
brutes-à-tout-faire, les sales nègres de la terre… »). Je n’ai pas à me repentir
de ces vers de la guerre froide qui me faisaient complice d’un terrorisme
politique. Je n’étais pas innocent des actes du « camarade lumineux de tous
les peuples », mais face à de bien plus grands coupables, dans ma patrie et
ailleurs, j’avais l’honneur d’être un combattant de la stratégie en marche
des travailleurs de tous les pays !
Tu vois, Claude, autant que ces déchirements que tu as décelés dans ma
vie, ce qui me rend malade à crever, et qui peut-être aura un jour ma peau,
c’est le découpage manichéen qu’à droite plus qu’à gauche on opère
souvent sur la vérité historique. Et sourdement en moi se désole la tendresse
quand je trouve ce sinistre équarrissage sous la plume d’un écrivain que
j’aime, et que loin de tout esprit de lèche, l’on ne peut comparer qu’à
Diderot, pour ses connaissances encyclopédiques, l’égalité et l’aisance de
son intelligence, son esprit de finesse et de système, sa sensibilité
joyeusement ouverte sur tous les âges et les contrées du réel et de
l’imaginaire.
Pourquoi ne peut-on, d’une part, imaginer le camarade Lénine dans la
joie et la douleur de son retour, dans son rire et ses larmes d’homme viril et
tendre, dans sa satisfaction devant les formidables réussites de l’URSS, et
aussi nom de dieu dans sa juste indignation à découvrir l’assassinat de
plusieurs de ses vieux compagnons de lutte et les autres perversions
bureaucratiques et policières des années de gestion stalinienne ?
Pourquoi, d’autre part, cher maître, parlant de l’URSS, ne doit-on
retenir que les ombres sanglantes que les erreurs de Joseph Vissarionovitch
Djougachvili ont projetées sur toute une période du processus de la
révolution d’Octobre ? (Sans minimiser aucunement les tares de Staline,
quel droit a-t-on, pour peu qu’on connaisse l’histoire tragique des hommes,
de taire que ce Géorgien avait aussi des mérites et a rendu d’insignes
services à l’émancipation de tous les peuples ?)
Enfin, pourquoi voiler le soleil léniniste qui permit aux peuples de
l’URSS, à partir de rien de sortir du sous-développement, de gagner la
Deuxième Guerre mondiale ; et grâce à des sacrifices, des prouesses, et à
des réalisations d’une portée universelle, d’élaborer, au milieu de mille
obstacles, les facteurs, les composantes d’une nouvelle civilisation qui
rassemble déjà les facultés de création de plus d’un milliard d’êtres
humains ? Si ce bilan-là n’est pas positif et prometteur, qu’est-ce qui l’est
en ce siècle de feu et de sang ?
C’est ce que j’entends par ne pas jeter l’enfant d’Octobre avec l’eau
sanglante de son bain. Si cet enfant-là avait été purement et simplement
noyé, comme tu le crois, il n’y aurait eu, sur la scène internationale, dans
l’état actuel du rapport des forces, aucun bastion en mesure d’aider des pays
comme Cuba, le Viêt Nam, l’Algérie, la Guinée, l’Angola, et bien d’autres à
réaliser chez eux, contre vents et marées, la bonne et fière décolonisation !
L’anthropologie spéculative, préconçue, sommaire qui, dans tous les
azimuts, domine souvent les analyses de notre temps, incline les hommes
des intelligentsias à ne considérer qu’un seul côté des choses : celui qui
convient le mieux à la conjoncture de classe du moment. Tout se passe
comme si la raison dialectique ne disposait pas, surtout depuis Hegel, Marx,
Engels, Lénine, Gramsci (et Sartre à des réserves près), d’une méthode,
d’une science des contradictions de la nature et de la société, aptes à nous
guérir à jamais des consciences et des jugements à tiroirs étanches de la
vieille logique scolastique !
Par exemple, Claude très cher, tu jettes dans le même sac toutes les
terreurs de l’histoire. Or il y a terreur et terreur, selon la classe au service de
laquelle elle fonctionne, et selon les fins et le rôle qu’on lui attribue. La
terreur versaillaise consécutive à l’échec de la Commune de Paris a été
autrement féroce et injuste que celle des jacobins de la Révolution
française. En Haïti, la terreur exercée par le général napoléonien Donatien
Rochambeau pour rétablir l’esclavage, bat d’une tête de girafe enragée la
terreur que dut lui opposer un nègre jacobin, le général Dessalines, pour la
première indépendance des Haïtiens.
Plus récemment, la terreur que notre Salvador Allende n’osa pas
appliquer contre ceux qui conspiraient ouvertement à la perte de l’Unité
populaire du Chili eût été un jeu d’enfant comparée aux brigandages nazis
des Pinochet. La terreur devant laquelle recula Sukarno eût sans doute
épargné à l’Indonésie la sauvagerie qui fit dans ce pays près d’un million de
victimes.
Nous autres poètes, qui luttons aux frontières de la nécessité et de
l’émotivité, nous aimerions, bien sûr, qu’il n’y ait pas de terreur du tout, ni
à droite ni à gauche, pour la défense des intérêts et des rêves de tous les
hommes. Mais, hélas, les antagonismes de classe sont de redoutables
réalités objectives, aussi vrai qu’il y a des cyclones et des tremblements de
terre, et la terreur ne disparaîtra de l’histoire qu’avec l’extinction des
classes. Et même après leur abolition, il faudra encore veiller, car il semble
que le progrès des sociétés n’est pas à l’abri des phénomènes de récurrence
d’un passé barbare. L’absolutisme stalinien est un de ces cas de brutal
retour en arrière…
Il reste toutefois que le socialisme – celui des faits, et non celui des
utopies et des passions, de par son métabolisme même, a, depuis la
révolution d’Octobre 1917, engagé l’évolution du monde dans la voie où la
terreur (blanche, rouge, noire ou verte), forme historique forcément
transitoire, cessera de jouer un rôle quelconque dans les relations humaines.
J’ose parier avec toi que les épreuves cruciales que l’URSS vécut sous
Staline compteront parmi les dernières vagues de terreur qui auront
assombri la terre avant l’âge de raison et de tendresse de notre espèce !
Pour un révolutionnaire, la terreur n’est pas et ne sera jamais une fin ni
un « axiome de fond » comme tu le fais dire à Ernesto Guevara. Dans une
révolution, la terreur quand elle a lieu répond à une nécessité douloureuse ;
c’est toujours un élément de la tactique, jamais un ressort de la stratégie. Le
Che le savait mieux que quiconque qui invitait ses camarades à « avoir
beaucoup d’humanité, un grand sens de la justice et de la vérité, pour ne pas
tomber dans un dogmatisme extrême, dans une froide scolastique, pour ne
pas s’isoler des masses. Tous les jours, il faut lutter pour que cet amour de
l’humanité vivante se transforme en faits concrets et en actes qui servent
d’exemple mobilisateur.
Tel était le principe d’action que le commandant Guevara vécut
jusqu’au martyr, et qui éclaire sa lettre sur « L’homme et le socialisme à
Cuba ».
Lénine, pour sa part, qui n’excluait pas non plus la morale de la
politique, fit un jour remarquer que « la conscience de la classe ouvrière ne
peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas
habitués à réagir contre tous abus, toutes manifestations d’arbitraire,
d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont
victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non
d’un autre1 ».
Le stalinisme (c’est-à-dire Staline et les contradictions sociales que ses
défauts personnels exacerbaient) viola les enseignements et la sagesse
exemplaire de Vladimir Ilitch, et dans l’application d’un programme juste et
hardi, eut recours à des méthodes empruntées au passé tsariste de la Russie.
Pour la réussite des plans quinquennaux, la violence administrative
l’emporta sur l’effort patient d’éclaircissement et d’éducation des masses.
L’accélération nécessaire du rythme de croissance industrielle aboutit à un
état de pervertissement moral et spirituel : la stalinisation, par la terreur, du
cœur et de la pensée, de la raison critique et de l’imagination du peuple.
L’économie planifiée entrait ainsi en contradiction avec ses superstructures
politique, juridique, morale, culturelle, avec les fins les meilleures de la
révolution, sans que pour autant ne fût compromis, quant à l’essentiel, le
contenu éminemment socialiste de l’émancipation des ouvriers, des paysans
et des autres couches du pays soviétique.
La violence bolchevique n’a donc pas été, en toutes circonstances,
uniquement celle de la justice et de la vérité. Qui peut le nier ? Mais de là à
faire de l’URSS la « projection russe » de l’enfer des Duvalier, c’est
extrêmement fort d’un café que je ne boirai pas avec toi. Sans être le
paradis sur la terre, on n’en est pas là, l’URSS où j’ai fait plusieurs séjours,
m’a semblé exactement l’inverse d’Haïti, dans le sens mathématique du
terme : l’URSS augmente en civilisation dans la même proportion que notre
pays papadoquisé diminue dans la peau de chagrin néo-coloniale que les
USA nous ont fabriquée sur mesure !
Dictature féroce pour rien-du-tout, le régime de Papa Doc relève
jusqu’à la folie de la terreur stratégique des contre-révolutions. Son
« goulag » n’est pas une île ou un archipel déshonorants qu’un retour aux
règles léninistes peut supprimer ; ce n’est pas une tumeur guérissable dans
un puissant organisme social capable de mobiliser des anti-corps pour tuer à
jamais le temps honteux des « goulags ». La papadocratie héréditaire,
désordre sanguinaire, est le point de non-retour du « goulagisme » sous-
développant…
Si les révolutionnaires du tiers-monde te paraissent abouliques aux
violations de la légalité socialiste, ce n’est guère parce que les horreurs
indigènes les auraient immunisés contre les horreurs exotiques. Les cris du
vent d’est sont parvenus à leurs oreilles. Mais plus souvent que des cris, le
vent d’est apporte aux peuples démunis de bonnes nouvelles : travail, pain,
toit, médicaments, alphabet, tracteurs, vitamines, jouets, souliers,
vêtements, écoles, stades, techniques, armes et mille autres supports
matériels de l’identité et de la liberté des ci-devant damnés de la terre !
Te voici qui pousse des cris d’indignation : « L’homme ne vit pas
seulement de pain et de fusil ! Que fais-tu des libertés démocratiques et
personnelles ? »
Dans les sociétés où les partis des travailleurs gouvernent toute la vie
sociale, on organise, en priorité, les conditions objectives du bonheur et de
la liberté : celle-ci n’est plus un gros nuage qui ne crève jamais au-dessus
des têtes enflammées des opprimés ; elle est vigoureusement articulée aux
structures de solidarité et de fraternité qui se développent à la place des
scandales archaïques du capitalisme, afin de rompre les vieux circuits
d’oppression que l’individualisme, le racisme, l’égoïsme de classe avaient
implantés dans la vie effroyable de nos populations. C’est concrètement la
liberté de gagner sa vie, de manger à sa faim, d’aller à l’école et à
l’université, d’être admis à l’hôpital sans aucun frais, de se donner des
loisirs sains, d’avoir un logement décent, de se développer le corps et
l’esprit, etc. Ce sont là des libertés sociales, des libertés pratiques, dont la
somme assure une souveraine sécurité à tous. Les régimes du passé les ont
garanties uniquement à une faible minorité de privilégiés. Les fameux
principes abstraits de « Liberté, Égalité, Fraternité » n’ont jamais confié des
messages de joie aux vents que l’Ouest souffle sur nos terres. Ils ont
toujours été pour les colonies une vaste et très cruelle duperie. Le
socialisme, lui, a le mérite d’innover : il met en route un processus appelé à
faire la synthèse de la libération économique et de l’émancipation des
facultés culturelles des peuples ; le socialisme, pour la première fois dans
l’histoire, rend les structures élémentaires de la liberté vivables et vécues
par tous dans l’égalité économique et raciale.
Quant aux autres formes de liberté, qui ont coûté aussi énormément de
sacrifices et de sang versé à de multiples générations de combattants :
liberté d’expression et de pensée, libre participation de chacun à des débats
sur des problèmes d’intérêt commun, en politique, dans la culture, la presse,
l’art, la littérature, la vie sexuelle, il faut apprécier leur imprescriptible
exercice dans le contexte des luttes de classes. Ce ne sont pas les
communistes, mais bien avant eux, les bourgeois de 1789 qui donnèrent au
monde le principe : « Pas de liberté aux ennemis de la liberté ! » Ici ta
pétulance de lion primesautier des lettres françaises bondit sur moi : – En
société socialiste, que devient la liberté pour les amis de la liberté ?
Dans un franc jeu avec toi, je mets très sincèrement cartes sur table : en
général, sans uniformiser (car d’un pays socialiste à l’autre, il y a des
différences dans les situations), mon opinion est que les pouvoirs
prolétariens ont eu ou ont encore, à des degrés divers, dans la limite
variable des règles établies, souvent du mal à dépasser le système de
contrainte, de restriction ou même parfois d’abolition cavalière des libertés
individuelles dans la vie des amis ouvriers, paysans, intellectuels, de la
liberté !
Ce problème n’est pas simple. Il est plutôt extrêmement compliqué.
Une approche honnête et exhaustive de sa complexité devrait prendre en
considération tout un ensemble enchevêtré de faits objectifs et subjectifs,
composites, comportant des nuances dans chaque cas particulier. J’ose
avancer quelques-uns de ces facteurs déterminants : maintien des exigences
du temps de l’encerclement capitaliste de l’URSS ; hypothèque difficile à
lever du passé stalinien ; intoxication et diversion idéologiques d’ennemis
toujours à l’affût des moindres faux pas des communistes ; absence de
traditions démocratiques ou de conscience marxiste et léniniste fortement
enracinées chez les masses elles-mêmes ; inégalité des niveaux culturels
dans les populations ; lourd héritage de l’analphabétisme et du sous-
développement psychologique ; force d’inertie des habitudes et des idées
reçues de la formation sociale antérieure ; influence non négligeable de
mythes religieux, de fétiches et de dogmes anciens ; poids des arguments
d’autorité plus séduisants quelquefois que ceux de l’intelligente persuasion,
etc.
La société socialiste est un organisme vivant, avec des difficultés, des
conflits, des contradictions non antagoniques, des passions, des erreurs et
des dissonances passagères entre les principes et la conduite des êtres
humains. Cependant la solution de ces problèmes n’a rien d’un mystère
indéchiffrable, ce n’est pas la quadrature du cercle ! La vie fait un saut
qualitatif qui repose sur un « axiome de fond » : la liberté et le bonheur
bien ordonnés commencent par ceux de tous (et non plus, égoïstement, par
le bonheur et la liberté de quelques-uns, comme les conçurent les
vénérables juristes de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen…).
Quand on n’analyse pas de sang-froid, avec rigueur et probité, les
questions du retard de la conscience socialiste sur les faits en plein essor de
l’économie, face au décalage décelable entre le faire économique,
égalitaire, sécurisant, désaliénant, couronné de succès, et, par ailleurs, le
faire politique ou culturel souvent grevé d’anomalies et de limitations, on
risque de conclure précipitamment qu’il s’agit là d’une équivoque
organique ou d’une tare congénitale du système de vie propre au socialisme.
En réalité, il y a inégalité de développement – et nullement contradiction
absolue – entre les libertés pratiques de la collectivité et les libertés de
l’individu.
Aujourd’hui, dans notre mouvement mondial, sous la direction des
partis communistes hautement préoccupés par ces problèmes, des forces
sont en travail non seulement pour approfondir tout ce qu’il y a de valable
dans l’héritage des libertés de la « démocratie bourgeoise », mais pour
élaborer, avec l’audace du marxisme-léninisme, des valeurs originales,
proprement socialistes de la liberté !
Dans ce combat d’intérêt universel, épineux et risqué, où l’URSS,
depuis 1917, avec plus d’actions d’éclat que de graves mécomptes, précède
tout le monde, la Cuba de Fidel Castro remporte également des succès
décisifs. Le temps du socialisme, dans son irradiation, est donc aussi
irréversible que le temps physique ou physiologique. Noble, belle,
pathétique est cette histoire qui conduit dans la lutte à la fusion dialectique
des intérêts et des désirs inassouvis de liberté de tous les êtres humains.
Nous disons bien lutte : perfectionnement continu de l’idéal, agonie des
pouvoirs levés avant les coqs pour embellir sans fin l’identité des peuples et
unifier les éléments de leur bonheur.
Humble militant de ce processus de création unitive, en poète et en
homme du feu politique, j’écoute toutefois chaque nuit le conseil de
quelques vieux philosophes pas si idéalistes qu’ils en ont l’air : « Gardez
vos lampes allumées, car la liberté – de même que l’amour ou la tendresse –
ne vient pas à ceux qui dorment. »
Claude Roy, vieux frère, ainsi éveillés à notre charrue d’écrivains, je
nous souhaite d’ouvrir de lumineux sillons, à l’aube, en vérité, vers le même
horizon.
Cordialement tien.

RENÉ DEPESTRE
La Havane, le 7 décembre 1975

1. Cf. Lénine, Œuvres choisies, Que faire ?, t. I, p. 229 (éd. Moscou) (souligné par V. I. Lénine).
Images d’une anti-autobiographie

« Le mal dont je souffre est le manque de tendresse


Qui serre notre époque au gosier : je suis
Malade d’un monde où l’on n’est jamais aimé. »

« La sérénité ne peut être atteinte que par un esprit


désespéré, et pour être désespéré il faut avoir beaucoup aimé
et aimer encore le monde. »
BLAISE CENDRARS

POÈME OUVERT À TOUS LES VENTS

Tu as mis une paire d’ailes à ton art


Car tout poète sait quand c’est l’heure
De jeter ses dernières cages à la mer
Et de lever des voiles qui font route vers son identité.
À l’homme à qui on a tout pris : son nom,
Sa patrie, la fable de son enfance,
Le bois de ses souvenirs, sa rage de vivre.
À cet homme à qui on a enlevé ses jambes
Pour qu’il reste à jamais coincé dans ses cris.
À cet homme brisé, fourvoyé dans sa peau.
Je lègue ma fureur et mon bruit, je remets
Une colline que tous les vents traversent
Pour qu’il soit toujours en train de se battre
Et qu’il n’arrête jamais de frapper les papes
Qui volent à la vie ses perles et son orient.
À cet homme que l’horreur infinie du monde
N’a pas encore vaincu, à cet homme dompteur
Des métaux de son sang, géomètre des courbes
Lyriques de la femme, et qui répète que
La vie humaine est la fumée d’un incendie
Dont le nom n’apparaît dans aucun idiome.
À cet homme né sur un ordre du rossignol
Et à qui le feu confie ses bêtes de proie
Je réveille son droit de réinventer l’homme.
Je lui dis : « Suis-moi. Je suis le vieux soleil
Qui émerge de la douleur pour mieux sauter
Dans la vie du siècle et pour combattre
Sa routine et ses malheurs. Viens avec moi,
Homme qui ressemble à l’aventure des flammes
Et des illusions qui protestent dans mes yeux ! »

IMAGES POUR UNE ANTI-AUTOBIOGRAPHIE


À Pierre Seghers

Je suis né à Jacmel en 1926.


À sept ans je fis mon premier séjour
Heureux sous la mer des Caraïbes.
À quinze ans je fus toute une nuit
Un cheval qui porta sur son dos
La beauté nue de sa ville natale.
À quarante ans je porte la lente agonie de ses racines :

« Madame Bovary, c’est moi », a dit Flaubert.


De même le bâton du Dr Sorapal, c’est moi !
Je suis un bâton qui marche tout seul.
Je frappe au passage les notables de ma petite ville :
Je frappe le préfet et sa concubine
Qui brûlent chaque soir ensemble
Un kilo d’encens et d’assa-foetida.
Je frappe le capitaine de gendarmerie
Qui est un gros Yankee qui arbore plus
De 36 dents en or dans son rire du Sud.
Je frappe l’exportateur de café
Qui exporte sur le même bateau
Du sang frais de paysan.
Je frappe le notaire et le curé breton
Qui fêtent à la folie leurs noces d’argent.
Je suis un bâton qui pousse bien
Je suis un bâton qui a raison
Je suis un grand voleur de sel marin
Que je lance dans les yeux des juges.
Je frappe tous ceux qui ont oublié
Qu’il n’y a rien de plus beau que la vie dans le golfe de
Jacmel !

Je suis un bâton au bois très sentimental


Et parfois au lieu de corriger à coups
De griffes les mauvaises têtes de ma ville
J’enlève ma peau que je laisse au frais
Et je me glisse chez le coiffeur Simon
Où je console la plus triste
De ses trois merveilleuses femmes d’Égypte :
Celle que personne n’a jamais vue rire
Celle qui dort tout habillée. J’allume
De belles légendes pour ses seins
Et pour ses cuisses qui sont
Les quatre plus grands poètes de la chrétienté !

Je suis aussi la mer de Jacmel :


J’écume j’enrage je suis une putain de mer
Une mer sans une vague de bonne volonté
Je multiplie mes requins à grands coups de reins.
Je suis la rivière la Gosseline :
Je suis parfois un rêve bien tranquille
De galets et de nuages vagabonds
D’autres fois je dévore et j’emporte
Une bonne douzaine de cadavres sur mon dos.
Je suis un coiffeur fou avec ses 3 poupées
Et une paire de grands ciseaux cosmiques
Et je coupe je coupe des tonnes d’infamies

Je coupe tout ce qui me tombe sous les vents !


Je suis un puits magique où Jacmel
Une nuit est tombée avec tous ses habitants.
2 arbres + 2 arbres dans ma vie
N’ont jamais fait quatre
Tandis que 2 femmes + 2 femmes ont toujours
Dans mon lit fait un seul arbre à fruits.
Je suis un trésor enfoui à mille mètres
Sous la terre de ma ville natale
Et quinze mille femmes affamées d’or pur
Me cherchent sans jamais me trouver.
Je suis un port à légendes, je suis
Une fille d’Égypte, celle qui sait
Que l’aventure humaine n’a pas de prix
Celle qui donnerait ses deux seins à couper
En échange d’une seule goutte de tendresse
dans les yeux froids du monde !

Je suis la fable de cette princesse


Je suis sa Place d’Armes
Je suis son bain magique du soir
Je suis son dernier ciel, je suis
Son moyen et son extrême orient
Je suis son marché en fer et son cinéma
Je suis son inceste et ses orgies, son LSD 25.
Je suis son berceau et son exil sans fin
Je suis la chronique de son enfance
Les courbes de son corps depuis vingt ans
Attendent la rotation de mon sang.
Je suis au fond de ses yeux
La mort de toute espérance.
Regardez-moi : je suis son phararon, je suis
Son Égypte sans les crues du Nil, je suis
Et sa ruine et son pauvre cheval innocent !

AUTOPORTRAIT D’UN VOLCAN À PARIS


À Claude Roy
et Jacques Roubaud

Je suis né de la rage allumée dans la terre


Et la terre donna à ma révolte
De grands projets de destruction
Et des ovaires de toute beauté.
J’ai joué sur les genoux du feu central.
À l’école mes laves se nourrissaient
De plantes rares et de pluies sauvages
Mes laves épelaient à grands coups de pluies
Les noms de leurs futures proies :
Les têtes d’hommes à mensonges
Les grosses têtes colonisantes
Qu’il faudra un soir brûler
Dans la belle ignition de ma parole.

Un jour mon volcan traversa la mer


Et pendant des années on le vit
À Paris avec son revolver et sa fronde
Enfermé dans sa patience volcanique.
Quand il s’asseyait aux terrasses des cafés
Devant un verre de bière, il était souvent
Un petit cheval innocent avec des yeux
Qui broutaient l’herbe fraîche
Des belles étudiantes
Et descendaient la pente de leurs corps
En poussant des cris de volcan !
Il était un volcan qui portait en Sorbonne
Son odeur d’incendie et son sillage d’écume.
Il grandissait en sagesse et en violence.
Il était la poésie lyrique au Moyen Âge.
Il était la fable et la magie de Paris.
Il était le mal d’un nègre désespéré.
Il était la santé suprême de son art.
Son amphithéâtre était peuplé de légendes
Qui portaient un foulard noir autour de leurs tempes !

Mon volcan louait une chaise


Au jardin du Luxembourg
Et des femmes-jardins venaient parfois frotter
Leur nostalgie à son dialecte de feu.
Elles apprirent tous mes arts volcaniques
Et surtout celui de vivre à flanc de coït
Sans autre loi que la marée forte et salubre
Du sang à toute volée dans nos entrailles !

Mon volcan tenait à jour


Sa fameuse collection de flics
Ses papillons maudits
Ses fonctionnaires des colonies
Et avant de quitter son beau Paris
Il a fait don à un musée de la ville
D’un lourd trésor de barbaries !

Mon volcan fut marchand de fruits


Vendeur de rêves radioactifs
Fabricant de tapis volants
Colonisateur de cuisses vierges
Colporteur de légendes haïtiennes
Et une de ses fées magyares
Promène encore dans Paris
L’une des plus belles explosions
Biologiques du vingtième siècle !
Mon volcan écoutait aux portes
Des conseils ministériels
Pour jeter ses vents de panique
Dans les comptes de la chrétienté.
Il brouillait les sombres calculs
Des machines électroniques
Il donnait de fausses alertes
Aux pompiers et aux Bourses
Et il apprit aux feux rouges des rues
À mentir aux autos des ministres !

Mon volcan mettait son poing nu


Sur la bouche de la contre-poésie
Et poussait des cris déments
Pour en finir avec les minutes de silence
Qu’observait l’Occident pour la mort de Dieu.
Ainsi vécut longtemps mon volcan à Paris
À l’âge de l’atome et des sondes cosmiques
Du livre de poche et du mariage à quinze !

SOUVENIR D’ADOLESCENCE
À Alga Elissagaray

Quand il était adolescent


Il vivait dans une ville
Qui était une légende
Au bord de la mer caraïbe.
Si on voulait on pouvait
Se changer en n’importe quoi
On pouvait être un arbre
Qui marche et boit du rhum
Un bœuf qui joue de l’orgue
Le dimanche à l’église
Un lion qui rend cocus
Tous les notaires de la ville
Lui, un soir de son adolescence
Il était devenu un cheval de course
Il traversait la ville au galop
Il hennissait et invitait les gens
À venir gambader avec lui dans la rue
Mais portes et fenêtres restaient
Fermées comme des cercueils d’enfants
Soudain une jeune fille est sortie
D’une maison de la Place d’Armes
C’était l’un des trésors de la ville
Elle était en chemise de nuit
Et souriait à l’adolescent-cheval
Quand il arriva auprès d’elle
Elle quitta sa chemise
Et sauta sur son dos
Il galopa galopa dans la nuit
Faisant plusieurs fois le tour de la ville.
Comme le ciel nocturne sent les étoiles.
Ou comme la terre sent l’herbe au matin
Il la sentait toute nue sur son dos.
Il galopa galopa dans la nuit
Avec l’étoile de la ville sur son dos
Avec la joie de la ville et toute la douleur de la ville sur
son dos
Avec les peurs et les haines de la ville sur son dos
Il galopa galopa dans la nuit
Avec les baisers et les rêves de la ville sur son dos.
Ensuite ils allèrent à la mer
Et s’y rafraîchirent longuement
Ensuite ils allèrent à la rivière
Pour se quitter le sel du corps
À l’aube il la déposa chez elle
Et il reprit sa forme humaine
Il avait les flancs ensanglantés
Il avait d’atroces douleurs aux épaules
Il avait très mal au cuir chevelu
Il resta deux semaines au lit
Et ainsi prit fin son adolescence
Avec la plus belle aventure de sa vie.

L’AILE DE L’ENFANCE
À Fayad Jamis

Mon passé est descendu


De l’arbre où il dormait.
Mon passé me prend par la main :
Voici la rue où je suis né
Dans un cercueil de bois noir.
Mon passé a envie de crier
Mais sa langue a les ailes coupées.
Mon passé a soudain les larmes aux yeux
À voir que je suis plus enfant que mon enfance.

HISTOIRE D’UNE PETITE LAMPE


À Alejo Carpentier

Oh monte monte et monte encore


Au ciel de mes passions
Bien plus haut que le vaisseau
Cosmique de l’enfance, bien plus haut
Que plane en moi l’aigle
De l’éternelle douleur,
Monte monte et monte dans la rose
Des vents tristes de mon passé !
Petite lampe aux ailes noires
Noir escalier de mon chagrin
Mon envie sans ailes
Mon envie haïtienne
Mon envie-tortue mon envie-serpent
Mon envie qui rampe et qui grimpe
Ô mon envie de pleurer sur le monde !

Petite lampe-alouette de la flamme


Tu lécheras jusqu’au bout la chair
Ensanglantée de ma parole humaine.
Tu monteras toutes les marches
Qui mènent jusqu’à l’agonie du monde
Tu feras ton escalade de soie noire
Avec tous les mauvais jours de ma race
Ô mon envie de pleurer sur le monde !
Ô lampe perdue dans la foule des Blancs
Lampe-tempête que la neige tua une nuit
Au fond d’un cachot du Jura
Milliers de petites lampes que la neige
Tue encore chaque soir
Au cœur jurassien du monde
Petite lampe sans mémoire au bout de la tristesse de
mon âme,
Immense escalier de mon jardin d’enfant
Oh monte avec ma rage de voir
Que rien n’a vraiment changé sous le ciel
Monte avec mes mélodies et mes os
Qui se sont brisés sur un rocher perdu de la lune
Monte les marches haïtiennes de ma peine
Monte les marches planétaires de ma peine
Monte hirondelle aux cieux ovariens de mon long passé
d’esclave
Monte avec mes légendes couvertes de neige
Monte comme un rendez-vous dans mes pas
Avec la volonté de toute la terre en marche dans
l’espace humain !
LE POINT LUMINEUX
À Roque Dalton et Enrique Linh

Qui je suis un nègre-grisou


Je suis d’accord avec vos mythes :
Je suis un nègre-marée-haute
J’ai un sexe qui tourne sur son essieu quand je baise.
Regardez-moi bien
Parcourez des kilomètres dans mes yeux
Montez le plus haut possible dans mes poèmes,
Descendez au fond de mes abîmes
Rien vous ne trouvez qui soit à votre goût.
Vous ne voyez ni la peur ni la honte
Ni rien de votre morale bavarde
Ni vos lois impures et vos mensonges d’Occident
chrétien
Ni aucun de vos chers commandements
Il y a juste un point lumineux
Très loin dans l’espace de ma tristesse.
Il ne figure pas sur vos cartes du ciel
Il n’est pas dans la trajectoire de vos sondes célestes
Vous ne savez si c’est un nouvel astre
Ou si c’est une bombe que j’essaye pour mes guerres à
venir
Vos radars et vos sonars n’ont pas prise sur mon cosmos
intérieur.
Est-ce une comète en dérive parmi vos haines ?
Un satellite qui fait jour et nuit
Un tour complet de vos délires ?
Pas un instant il ne vous vient
Que ce point lumineux peut être aussi
Une goutte lointaine de tendresse
Une étoile qui a survécu à tous vos complots contre moi
Et qui brille aussi pour toi, homme-loup-blanc !

POUR L’ARBRE
À Aimé Césaire et Michel Leiris

Si je n’étais né homme, moi aussi


Mon destin eût été celui de l’arbre :
L’arbre au soleil comme sous la pluie
Reste réconcilié avec ses racines
Et ses feuilles. Il connaît
En même temps la nuit et la lumière
Sans mourir de sa connaissance.
Sa dialectique le pousse avec force
Vers lui-même et sa haute vérité :
Et lui laisse partager mille balcons
Avec le soleil, le vent et la rosée.
Il a la même joie pour écouter
Le rossignol ou l’oiseau qui porte
À peine un cri dans son gosier.
La course des nuages apaise
Sa nostalgie des grandes traversées
Et par les oiseaux migrateurs
Son service postal est bien assuré.
L’arbre sait que le héros de la vie
N’est pas seulement l’homme
Qui attaque à l’aube une caserne
Ou qui sait tendre une embuscade
Selon toutes les règles de la guérilla
Ou qui peut en un jour
Couper mille arrobes de canne.
L’arbre est un savant jour et nuit
Absorbé par mille métamorphoses
Tout en étant mille poètes à la fois
Malgré le bûcheron, la foudre et la sécheresse
L’arbre n’est jamais un loup pour l’arbre.
Il y a peut-être un arbre en vie dans mes os
Et Nelly et la pluie sont seules à le savoir !

UNE NOUVELLE HISTOIRE DE PEAU-ROUGE

Un Peau-Rouge est assis à ma porte.


Jour et nuit il fume sa pipe.
Il ne veut ni entrer sous mon toit
Ni reprendre sa longue marche.
La fumée de sa pipe roussit ma porte
Et le bois le plus secret de ma poésie.
Son père vivait jadis sur une colline
Là-haut au bord d’un lac du Michigan.
Il avait des chevaux et des tentes.
Il avait un puits et un seul fils
Et des femmes avec des seins célèbres
Pour leur magie sous les arbres du Michigan.
Un jour arriva l’homme blanc qui jeta
Ces trésors au feu de sa civilisation
Et mon Indien dut partir vers l’est avec
Son fils et sa rage et ses os brisés.
Quand il est tombé au bord du chemin
Le fils a continué tout seul, héritant
De son père mort le dos de sa nostalgie.
Il a traversé des milliers de rivières,
Des forêts et des montagnes enneigées,
Il a traversé la mer Caraïbe
Et le voici assis à ma porte où sa peine
Raconte sans fin des histoires qui sentent
Le vent, le sang, l’automne et les larmes,
Les chevaux et les vieux arbres du Michigan.
Et j’écoute mon Indien, mon passé, mon père
Et je pense que lui et moi
Nous sommes au fond le même nègre rebelle,
La même fumée sans feu qui roussit
Le bois le plus mystérieux de la vie !

LA CORDE
À Ugné Karvelis
et Julio Cortázar

À Paris j’ai vu une fois


Un grand dortoir avec un seul lit :
C’était une corde tendue dans la pièce
Une grosse veine dans le corps
De la solitude moderne
Chaque nuit des hommes errants
Y appuyaient leurs mauvais rêves
Et au matin pour les réveiller
Une main tendre détachait la corde.
C’était une corde avec un C majuscule
Comme celle qui traverse ma vie
Et où chaque soir je suspends
Les dieux vagabonds de mon enfance.

LE CHAMP VIERGE

Ma vie est encore un champ vierge.


Où est la charrue ? Où sont les graines
Et les folles promesses de l’été ?
Où sont les épines qui porteront
Les fleurs noires de ma vérité ?
Des forces monstrueuses crient en moi :
Où que je tourne la tête dans mon ciel
Je vois poindre un désespoir plus tenace
Que la fièvre qui brûle un grand savant
Jour et nuit penché sur des objets
Que je ne sais pas nommer. Qui es-tu ?
Qui t’a envoyé dans mes os ?
Quel jour pluvieux de mon enfance
Est le père fécond de tes racines ?
Quelle femme a nourri de son sang
Ton implacable et secrète beauté ?
Ô mon hôte pour la vie, tu me dis :
« Brise en toi les vitres qui mentent
Encore aux marées et au grand soleil
Et tu seras l’arbre souverain que tu es ! »

HISTOIRE D’UN VIEUX PERROQUET


À Charles Dobzynski

Jadis vivait en toi un grand dieu sauvage.


D’où était-il venu ? Tu ne l’as jamais su.
Un jour tu l’as trouvé : capricieux, végétal,
Avec ses gestes d’ange et ses cris de prophète.
Il se disait parent du vent, il se disait
Descendant d’un vieux perroquet du Dahomey
Il mentait, il pleurait, parfois il rayonnait
Il se disait tombé avec la pluie du ciel
Il disait des gros mots, il insultait les gens
Il crachait sur les images saintes et souvent
Il invitait les femmes à des jeux très savants
Et un jour il est mort en pleine fête d’amour
Mon fabuleux ami le perroquet du jour
Qui prêtait ses ailes à mes vertes soirées.
BIOGRAPHIE D’UN PETIT CHIEN
À Augustin Pi

Il s’agit d’un petit chien aux yeux de vieillard fatigué


Un chien qui sait tout ce qu’on peut savoir
Quand on passe sa vie dans les rues.
Il sait pourquoi en Haïti il y a des hommes
Qui portent des lunettes noires en pleine nuit
Et il mourrait de honte s’il devait lui aussi porter des
lunettes noires
Il sait pourquoi des milliers de regards d’hommes
l’observent
Quand il trouve un os à ronger
Et il se cache pour le manger
Et il tourne vivement la tête
Quand il voit une fillette de treize ans
Offrir tout son soleil pour un morceau de pain
Ou quand il voit un autre chien se lancer d’un toit
Ou sous les roues d’un camion
Il sait pourquoi en Haïti on est plus chien
Que n’importe où sur la terre, étant le seul
Pays où les chiens se suicident
Et beaucoup d’autres choses de la vie
Il connaît mon jeune compatriote aux yeux las.
C’est pourquoi sa tête est pleine de philosophie
Et son cœur déborde de poésie
Et ses pattes dessinent des croix dans la poussière des
chemins
Et sa queue pointe vers le ciel
Pour imiter les arbres
Et surtout pour ne pas désespérer !
UN AMANDIER EST MON VOISIN

Un amandier est mon voisin


Je l’ai vu naître
Je l’ai vu, enfant,
Jouer avec les enfants de ma rue.
Je l’ai vu demander du pain au soleil
Et des chansons à la pluie
Et aujourd’hui il traite
Le soleil d’égal à égal
Il tutoie la pluie
Et donne son ombre à mes passions
Et quand le jour tombe dans mon cœur
Je couche mes désirs dans ses feuilles
Et vertes sont mes nuits
Dans la grande nuit de la terre.

POÈME DE L’ARBRE FRUITIER

Toi, tu n’as jamais envié


Le chant de l’alouette
Ni le commandant qui a gagné
Cent batailles de la vérité
Ni l’homme dont la gloire brille
À la première page des journaux.
Toi, tu n’as jamais envié
Le diamant et la rosée des autres poètes.
Ni l’aube des roses
Ni la nuit des cigales
Ni celle des amants satisfaits.
C’est pourquoi ma vie
Malgré les années qui passent
Et la méchanceté qui ne vieillit pas
Malgré les hommes-serpents
Et les femmes-grenouilles
Il n’y a rien dans ton cœur
Du loup qui hurle à la mort des autres
Il n’y a pas de feuilles qui tombent
À l’arrivée de l’automne dans tes yeux
C’est pourquoi mon cœur d’homme pur
Tu traverses déserts et torrents,
Cyclones et haines féroces de la vie
Comme si tu montais à un arbre fruitier.

GENÈSE D’UN POÈTE


À Nelly Campano

L’été est enfin arrivé pour tes deux mains.


Du fond de la mer
Il s’est élevé jusqu’à ton corps d’homme.
Tu dis oui à ses grandes marées
Oui à ses ailes de faucon
Oui à ses semences d’éléphant
Oui à ses hautes montagnes
Tu as des antennes pour ses vérités
Tu as des rives pour ses eaux vagabondes.
Tu es descendu tout au fond de toi-même
Dans le voisinage des animaux féroces
Et tu les as traités
Comme un berger son chien fidèle.
Et tu lances maintenant
Les cris de l’aigle et du lion
Tu planes sur les tempêtes
Tu vis sur la terre et tu sais voler
Tu vis sous la mer et tu sais voler
Tu as été jusqu’aux confins du monde
De grands voyages ont brûlé tes pieds
Des ciels lointains t’ont donné
Des yeux tout autour de la tête :
Tu es créateur, tu es créateur !
La mort de Dieu est ta grande santé !
Tu sais parler et tu sais dominer ta langue.
Tu entends des millions de bouches
Mentir sur l’homme et toi tu ne mens pas.
Ta vérité intérieure te pousse sans fin
À souffrir et à chanter dans ton cœur
Une légende qui éclate à la face du monde !

UNE DÉFINITION DE LA POÉSIE


À Jorge Amado

La poésie, c’est notre père qui arrive un soir


Sous une pluie torrentielle, et qui nous chante
Une complainte qu’il a composée pour une petite
Cuillère en argent.
Notre père voulait arrêter la pluie de septembre avec
une petite cuillère, et la pluie a retourné son esprit
comme un vieux pantalon.
La poésie, c’est :
Un père haïtien qui perd la raison
Pour une petite cuillère mise en chanson
Sous une pluie qui pousse avec rage
Tout près de notre enfance !

NOUVEAU POÈME DE MA PATRIE ENCHAÎNÉE


À
À Jacques S. Alexis

J’ai au fond de mes jours


La vie de mon pays à l’étal :
J’ai dans mes gestes ses bras coupés
J’ai dans mes regards ses yeux entassés
Comme des huîtres dans un panier.
J’ai son soleil en pièces détachées.
J’ai ses chemins qui ne mènent nulle part.

J’ai son odeur de sang frais


Que je sens jusque dans mon savon :
C’est l’odeur de ma patrie enchaînée
Au long d’un quai désert de l’histoire
C’est l’odeur qui tord
Sa bouche d’enfant dans ma poitrine
Et qui sait où trouver un asile.

Angoisse de ma patrie : c’est un chien


Qui aboie aux étoiles de mon âme
Et qui coupe en deux mon ciel.
C’est la rage des jeunes veuves
Qui frappent des poings
Et des seins nus
Aux vitres de ma poésie !

C’est un désespoir qui a faim


Et qui fait bander mes lions
C’est un animal qui a déjà
Brisé toutes mes portes.

C’est une force aussi vraie


Que le sang viril qui organise
Dans nos mornes ses cris et ses marées !
UNE LOUPE AU SOLEIL DE LA RÉVOLUTION
À Roberto Fernández Retamar

Ta vie est maintenant une loupe au soleil


Tes jours et tes nuits ont cherché et ont trouvé
L’innocence de l’arbre qui monte
Tout droit vers ses fruits.
Tu as tout vécu : le poisson et l’abeille,
Le train et l’avion, le métal et la neige,
Le savoir et le sable, le vent et la fourmi.

Tu as vécu tout ce qui tombe du ciel avec le soleil et la


rosée,
Et ce qui vient du cœur agité de la terre.
Toute peine et toute joie ont eu en toi des voiles pour
naviguer.
Tu as vécu la rage solitaire du loup
Et le coup de fusil
Qui foudroie le matin glorieux de la biche.

Tu as vécu les ailes de la chair


Tu as vécu la femme jusqu’à son plus haut degré de
combustion,
Tu as vécu sa candeur et sa déraison
Et tu as taillé sa vérité dans un bois
Où les mains et les yeux découvrent leur chant et leur
sécurité.

Tu as vécu l’exil qui se souvient du café


Bu jadis dans un petit matin qui sentait
L’enfance et les arbres qui meurent jeunes
Et les mères qui sont des trains toujours
Allumés dans la nuit sans fin du temps.
Et tu as vécu le vent et l’odeur qu’il avait
Un soir à Jacmel quand pour la première fois
Une fée enlevait pour toi son corsage
Et sa jupe, et que l’herbe verte se mettait
Soudain à pousser jusqu’au milieu du lit !

Tu as vécu les faims et les soifs du monde


Et tous les autres scandales de ton époque :
Le couple innocent qui reçoit en cadeau
Un procès et une chaise électrique
Et l’enfant noir à qui des hommes blancs
Volent en riant sa dernière légende.
Tu as vécu l’accusé des procès de l’Est :
L’homme crucifié sur son étoile rouge
L’homme que son parti jette comme un vieil os
Aux chiens policiers de l’infamie
Et qui plaide coupable en serrant sur son cœur
La belle tête enflammée de son innocence !

Tu as vécu les dents du dragon moderne :


Celui qui a mordu Guernica et Hiroshima
Et celui qui mord le ventre de ton pays.
Tu as vécu le four et le gaz du juif
La corde du nègre, le fer de l’indien,
La honte de l’arabe et les larmes du blanc,
Et tu as vécu les coups frappés à l’aube
À la porte qui protège la beauté du monde

Tu as vécu ton siècle entier, avec ses bruits


Ses moteurs, ses armes, ses magies, ses marchés,
Ses crimes, ses mensonges, ses mépris, ses haines
Et sa lumière qui avance comme un aveugle.

Et maintenant tu vis une Révolution


Qui est assise à ta table, dans ta maison,
Et qui sent le café de ton enfance
Et qui réveille ta biche assassinée.
Et quand même aucune étoile du soir ne brille
À ton front pur, tu es commandant de ta vie
Et tu as droit que, de temps en temps, le soleil
Descende dans ta tête et chante avec ta voix !

MON CHANT D’ADIEU À LA LUNE


« L’univers n’est pas seulement plus étrange que nous
l’imaginons, il est plus étrange que nous ne pouvons
l’imaginer. »
HALDANE

Je ne fais partie du grand saut dans la Lune.


Mon nom n’est pas gravé sur la plaque
Qui a été déposée sur la Lune.
Mon sort n’a pas d’étoile sur le drapeau
Qu’on a planté dans la Lune au nom de la grande
humanité :
Apollo 11
N’étant pas mon frère sur la Terre
Comment pourrait-il porter mon espoir si loin dans
l’espace ?

Je ne suis pas dans leur course à la Lune.


Je suis avec les derniers de tous les hommes.
L’argent qui est projeté dans le ciel
Ne retombera pas un jour sur ma table nue.
Les diamants qu’on trouvera là-haut
Ne brilleront pas pour mes pénuries terrestres.
On dit qu’il faut dix mille heures d’un terrible
entraînement
Pour faire pousser un seul de leurs magnifiques
astronautes,
Combien faut-il d’heures, je te le demande, ma
négresse,
Pour préparer n’importe quel homme à être
Non pas un merveilleux trapèze qui vole
Jusque dans la Lune ou plus loin encore.
Mais simplement un homme pour la paix d’un autre
homme,
Un homme pour la belle humanité des hommes,
Un homme qui réduirait seulement de quelques mètres
La part de mystère terrien qui fait
Que j’ai encore, au temps du laser et du code génétique,
Au temps de l’ADN et des héros électroniques,
J’ai toujours l’âge de ma faim et de ma peur !

Non, mon fils, mon petit Paul-Alain Depestre


Ton père ne revient pas d’un séjour glorieux dans la
Lune.
Ce n’est pas une aventure pour un nègre
Même s’il est le poète de toutes les aventures de l’esprit
et du corps.
Ton père reste rivé à la Terre
Par des semelles qui pèsent peut-être
Plus lourd que leur ensemble Saturne-Apollo 11
Que l’été dernier tous les hommes ont vu
S’envoler comme un danseur magique vers la Lune !

Ton père ne crache pas des flammes


Qui font 500 mètres de long. Il n’a pas
Dans ses flancs cent tonnes d’hydrogène liquide à
moins de 1 550.
Ton père ne peut pas rôtir un poulet à 2 km
ni même à un demi-mètre de distance.
Ton père n’est pas un grand trapèze volant :
La tour d’où il lance au monde ses cris de tendresse
N’est pas plus haute que toi ou que 7 pommes.

Ton père est seulement entraîné


À traverser la rue chaque matin
Et à buter à chaque pas sur des mesquineries et des
querelles,
Sur des routines, des abus et des préjugés
Qui, formant aussi un horizon sans limites,
Sont toutefois des satellites bien plus proches de notre
planète
Que n’importe quel autre corps de l’espace humain !
Mais par le temps, la sueur, le sang, les larmes
Et les rondes infamies qui courent sur la Terre
Ce n’est pas à leur sujet qu’on essaye d’impressionner
le genre humain,
Ce n’est pas dans la Lune infecte de nos tares
Que débarquent les engins de la civilisation !

Je suis malade donc du voyage dans la Lune !


Ma vie a pris feu en haute mer !
Qu’est-ce que je suis sinon un train
Qui en route a perdu son dernier voyageur ?
Jusqu’à l’été dernier, j’avais encore la Lune
Qui mettait son ventre inconnu dans mes poèmes.
Pour une Lune perdue y aurait-il cent autres
Astres pour nos jours de mauvaise pluie ?
La Lune vivait tout près des peines de l’homme noir :
Sa légende était pour nous
Ailes et musique, enfance et maturité.
Sa candeur gouvernait notre table de bois noir.
Elle nous rappelait chaque nuit
À notre origine d’un pays qui était
À nos pieds la joie du cerf qui découvre
À midi l’eau potable de son désert.
La Lune était le grand Jour de l’Espèce !

Voici qu’on nous l’a volée en plein ciel :


Elle n’est plus maintenant que la Présidente
D’un clan racial et déjà elle possède
Son entrée d’honneur aux fêtes du Ku Klux Klan.
Qu’est-ce que je suis quand même la Lune
De mon enfance s’est effondrée en larmes
Dans les bras d’un colonel yankee ? Je suis
Un cirque qui offre un pâle numéro d’acrobatie
terrestre,
Un magicien qui n’a pas eu son Apollo
Ni son Armstrong ni son colonel Aldrin
Ni son module et ses découvertes lunaires
Je suis un vieux train de nuit qui continue
À débarquer ses maigres légendes sur les déserts de la
Terre !

GELÉE ROYALE DES ABEILLES


À Anthony Phelps

Nous avons grandi en tempête


Et nous remercions la nuit
Pour la peau noire
Qu’elle nous a donnée.
Nous remercions le soleil
De nous avoir créé poète
Avec une langue à part
Pour sauver nos jours
De la guerre sainte
Que leur fait la vie.

Nous savons ce que chanter


A toujours voulu dire :
C’est un arbre innocent
Qui nous a appris à vivre
Et nous vivons au niveau
De son plus tendre état
De ferveur et de poésie.
Nous livrons notre travail
À la neige et au feu à la fois
Et la pluie et le vent jamais
Ne décolorent notre lyrisme
Nous sommes au bord de la mer
La solitude d’un tas de cailloux !

UN OISEAU-QUETZAL CRIE DANS MON CŒUR

Parti de son vieux pays maya brisé


Un oiseau-quetzal est descendu dans mon cœur.
Je suis pour lui le toit d’une vieille maison
En bois, je suis pour lui une épaule de nègre
Habitué à porter des fardeaux qui pèsent
Plusieurs siècles, je suis pour lui le poète
Qui ne se rend jamais, l’homme qui n’a pas honte
De ses mains, de ses yeux ni des mots de sa bouche.

Je suis pour lui un frère et l’escale d’un soir


De gel où nous mesurons l’avance que nos cris
De tendresse ont gagnée sur notre temps et ensemble
Nous souffrons sous le sabot d’un cheval de feu.
Nous ne nous rendons pas. Enfermés tous les deux
Dans la cage de notre innocence et de notre
Justice nous jetons nos cris d’humanité
À la rage et à la haine qui nous frappent !
Évangile selon saint Éros

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues


[…]
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas.
[…]
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi. »
PAUL ELUARD

L’ANNÉE INTERNATIONALE DE LA FEMME


(1975)
À Raymonde Nourissier

En cette année du ciel féminin mesurant


L’espace qu’il reste au monde à franchir
Pour que nul n’ait plus jamais honte du sort
Qui est fait à la femme à la maison, au lit,
Dans la rue, au travail, dans une goutte d’eau
Du matin et du soir au soleil de l’amour.

En cette année zéro où les mains des femmes


Tordent enfin le cou aux mythes misogynes :
Le marché, la vaisselle et le ménage à faire,
Les enfants, la cuisine, et le couvert à mettre,
Et le mâle à fasciner sept nuits de la semaine !
En cette année de la femme et des eaux profondes
Que traverse le courant le plus chaud de la vie,
J’ai aussi mon idée de ce qui doit être dit
De leurs yeux qui ouvrent enfin des fenêtres
Et des jardins dans la nuit et l’effroi du siècle !

PRIÈRE DU VINGTIÈME SIÈCLE


À Dito

Seigneur plus haut que l’Himalaya


Toi qui as lancé Adam en enfer
Parce qu’il osa au paradis
Toucher la pomme
Qu’Ève, son copain, lui tendit,
Que vas-tu faire avec ma vie
Qui sur la terre a dévoré
Tout un grand panier de pommes ?

COMME LES ANGES PLEURERAIENT


À Nelly Campano

Si la femme n’existait pas


Comme les arbres auraient froid
Comme le pain du petit matin
Aurait peur de la main de l’homme
Et la mer de ses propres vagues
Si la femme n’existait pas
Comme les cheminées seraient seules
Comme les anges par les nuits
De pluie pleureraient
Comme les dieux vieilliraient vite
Si la femme n’existait pas
Le ciel serait toujours en colère
Les abeilles n’auraient pas découvert
Le miel ni l’homme la charrue
Ni l’Indien son Amérique
Ni le cœur la poésie
Ni les hirondelles le printemps
Ni les peuples n’auraient trouvé
Leur nord dans la révolution.
Si la femme n’existait pas
La vie serait sans légendes
Sans sel, sans portes, sans boussole
Le jour et la nuit dormiraient
Sur le même sable froid
Et les coqs au lieu de chanter
Et les arbres au lieu de fleurir
Et les poètes au lieu d’aimer
Passeraient leur temps à dessiner
De petites croix sur les murs
Les lits, les tableaux
Et les chemins sans fin du monde !

ALLÉLUIA POUR LES FEMMES-JARDINS

Les femmes-jardins portent des mini-soleils


Qui leur arrivent au nombril et des mini-pluies
Qui laissent voir le ciel de leurs racines.
Les femmes-jardins ont de beaux tatouages
Qui relèvent de la même enfance que la mer.
Les femmes-jardins n’ont rien de fatales.
Elles sont d’avant d’Ève et d’avant le serpent.
Elles sont des arbres à long rayon d’action.
Les femmes-jardins ont des sexes qui voient tout.
Les femmes-jardins ont des sexes qui retiennent
Les noms de fleurs et les noms de petits oiseaux
Qui annoncent le matin dans le sang des hommes.
Les femmes-jardins sont d’avant l’imprimerie
Et d’avant la montre et d’avant la médecine.
Leurs sexes sont des aviateurs de grande ligne
Avec plus de quinze mille heures de vol heureux.
Leurs sexes n’ont jamais été au catéchisme.
Leurs sexes sont la forte encolure du printemps
Et le dimanche du doux règne des végétaux.
Leurs sexes ont inventé des charrues d’étoiles
Qui défrichent avec joie nos longues nuits d’hommes.

Les femmes-jardins ne sont pas des femmes-enfants


Ni des femmes-objets ni des femmes-grenouilles
Ce sont des plantes qui ont un code secret
Que sait déchiffrer l’ordinateur de la pluie.
Les femmes-jardins quand elles partent en voyage
Prennent des chambres à l’Hôtel du Grand Orgasme
Où les ascenseurs sont des lanternes magiques
Où les clients peuvent à volonté changer
De race et de magie, de sexe et de saison.
Les femmes-jardins sont seules de leur espèce
À pouvoir défier les radiations phalliques.
Les femmes-jardins ont des rives d’hormones fraîches :
Ce sont les hautes colonnes de la santé
Ce sont des plages aux puissantes batteries
Ce sont des soirs à cheval sur nos collines
Les femmes-jardins ont des fesses électriques
Les femmes-jardins ont dans leurs jeux des cyclones
Et dans leurs cris la géographie des volcans
Et dans leurs gestes la géométrie des lionnes
Et dans leur sang toutes les saisons de la mer.

Depuis que je cultive une femme-jardin


Je suis un typhon de semences en flammes
Je suis le beau temps je suis un alliage
Fabuleux de plante et de métal précieux
Je suis un ressac végétal, ma tendresse
A un cou de girafe et je suis un estuaire.
Depuis que j’arrose une femme-jardin
Je capte tous les messages des racines
Je suis le ventre brûlant de l’agriculture.
Je suis la pluie je suis le pelage des vents
Je suis un totem qui pousse bien je suis
De haute alchimie j’ai des ailes de miel.
Dans mes sommeils il y a des jardins debout
Ce sont des femmes d’avant toutes les passions
Ce sont des fraîcheurs tout autour de mes déserts
Ô femmes-jardins, crinières joyeuses
De mes soirées, mes sultanes botaniques
Mes essences adorées, mes navires végétaux
Guidez mes pousses ô aéroports des plantes
Guidez mes sèves jusqu’au terminus des nuages
Je suis vos socs oh guidez mes feuilles rouges
Boutures lyriques je vois par vos sillons
Mon épée est jeune : guidez ses scandales
L’époque est terrible : guidez mes flammes vertes
À force d’ouvrir des jardins dans les déserts du siècle !

ODE À UNE MILICIENNE DE LA RÉVOLUTION


À Alejandra
Milicienne ta beauté annonce la poudre
La bonne poudre qui sauva mes poèmes à Playa Girón !
Ô louée soit ta démarche qui raconte à mes muscles
L’histoire du maïs et du blé
Et l’histoire des chiffres 6 et 9.
Oh comme je dévore les pains qui tombent du four de ta
beauté.
J’aime tes mains qui se souviennent de tous les oiseaux
de notre enfance
Et des pieds nus qui marchent dans l’herbe verte de mon
sang
Et tes yeux qui me rendent les sources qu’on m’a
volées.
Ô milicienne ô musique pour les lions qui ont soif dans
mes caves !
Ô page blanche qui attend la grosse écriture paysanne
de mon Éros,
Louée soit ton béret que je pose à la tête
De la dernière édition du dictionnaire français,
Louée soit la garde que tu montes autour des stations de
radio,
des samedis soir et des arbres de ma rue,
Louée soit ta garde autour des 25 lettres de l’alphabet !

Ô milicienne, avec tes harmonies


Je change en or mes peines, je change
En étoiles du soir mes ombres du matin !
Au nom de la vie, au nom de la révolution
Et de son sang qui soudain se met à voler
Très haut dans le ciel de nous-mêmes
Alors que nous faisons l’amour
Nos deux pistolets colt 45 veillent
Sur la même chaise merveilleuse de la nuit !
DES FLEURS DANS LA BOÎTE AUX LETTRES
Pour A. E.

Ce matin une main de paix a mis des fleurs dans ta boîte


aux lettres :
Est-ce un soleil qui t’écrit d’une prison de ton pays ?
Est-ce un télégramme-SOS de la lune
Qui voit soudain venir les menaces de l’homme ?
Est-ce le dernier arbre romantique
De la Nouvelle-Zélande qui veut
Échanger des timbres avec toi ?
Depuis quand la pluie envoie-t-elle
Des messages codés à ses amis ?
C’est peut-être la lettre recommandée
D’un rossignol qui a besoin d’argent.
Et si c’était la lettre anonyme d’un crocodile
Qui est maire d’un ténébreux village,
Ou celle d’un requin notaire au pays de l’apartheid ?
Ou la lettre de quelque maudit président à vie de la
République ?
Peut-être ce sont des fleurs explosives
Dotées d’un merveilleux mécanisme à retardement,
Des fleurs qu’on cultive
Dans les serres du Ku Klux Klan !

Je les emporte dans mon bureau


Pour déchiffrer leurs odorants messages
Ce sont des fleurs du fond de la mer
Une odeur de marée haute envahit ma maison
C’est la signature de l’algue marine
Ces fleurs sont les baisers d’une princesse
De haute mer, c’est l’alphabet de sa vie,
Le morse glorieux de son sang de femme.
C’est le violent mystère de ses flancs
Quand l’orgasme soudain la projette
Avec moi au sommet du règne végétal.
Du fond des eaux elle m’envoie les nouvelles
des herbes innocentes du monde :
Elle me donne le bonjour
Des premiers poissons de l’année,
Le bonjour des premiers papillons
Et des premiers baisers de tous les temps
Qui demandent pour tous les êtres humains
Un peu de tendresse, de paix et de dignité
Avec beaucoup de lumière toute fraîche
Pour tous les yeux qui viennent de pleurer !

TRADUIT DE TON SILENCE


À I. S.

Si ton silence est un bras de mer


Je le brûlerai avec une grande voile rouge.
Si ton silence est un cimetière
Je veux reposer sous la force de ses fleurs.
Si ton silence est encore plus femelle que toi
Mon silence l’aura comme le silence
Qu’il y eut jadis dans la bibliothèque d’Alexandrie
Un moment avant le fameux incendie :
Nous lirons ensemble
Avant de les jeter au brasier de nous-mêmes
De grands vieux livres
Écrits il y a très longtemps
Par des moines qui savaient
Comme nous regarder le printemps !

NOTRE-DAME DE LA ROSÉE
À C. K.

Bonjour Notre-Dame de la pluie


Notre-Dame du feu bonjour !
Femme rafraîchissante
Femme de haute combustion
Femme dans le verre de ma poésie
Vêtue de sa soif qui foudroie
Le ciel d’été ô gazelle juive
Dans la nuit de ma peau de nuit
Femme née pour les doigts savants
Des princes glorieux de la vie
Femme promise toute nue aux racines
Les plus vagabondes de mon corps
Vous serez Madame la bienvenue
Dans ma zafra des dix millions
De tonnes de bon sucre
La bienvenue dans ma guérilla
Et dans mes orages
Et dans mes accalmies d’homme
Et dans ma dernière goutte de rosée !

MAGIE AU MOULIN D’ANDÉ


Pour A. L.
Anne est plus belle que la pluie
Dans les yeux d’une femme du désert
Ou que la mer en ses jours de grande santé.
Elle portait l’été 69 à pleins bras
Comme sous sa minijupe elle porte les
Secrets d’un cinquième règne de la vie.
Elle est aussi magique et blonde que sa mère la poésie,
Elle est noir et bleu comme l’aile de ma géométrie
Quand elle plane sur le Moulin d’Andé.
Elle a jour et nuit une enfance qui veille
Dans son glorieux jeu de femme. Ses cheveux
Et ses jambes ont grimpé dans mon sang
Tandis que les diables de sa beauté
Entre les arbres du moulin
Me faisaient voir Dieu…

BALLADE POUR UN ÉTÉ


À Suzanne

Je voulais que son long dimanche de fée


Pousse son herbe jusque dans mon sang.

J’appelais son été les yeux pleins de larmes


De folie et de larmes d’enfant.

Je l’appelais grimpé à un arbre


Comme elle à la sève inconsolable.

Je voulais le poids de sa plus radieuse vérité


Sur mon ventre nu,

Pour l’avoir avec sa racine de femme


Liée à la rage aveugle de ma bouche,
Ma force de charrue dévorant au soleil
Ses golfes secrets et ses diamants végétaux.

LÉGENDE DE MON AMOUR

Ma légende d’homme a mis du temps à mûrir


Parfois rien n’a autant compté pour mes mains
Que de lui donner les courbes de la femme aimée.
Rien n’a eu autant de prix pour mes épaules
Que de la porter comme un apôtre la gloire
De sa foi. Soyez aimée pour tout le soleil
Et la santé partagés de ventre à ventre,
De rage de vivre à rage de vivre, nous laissant
Longuement éblouir par le diamant noir
Que nous avons trouvé dans ce pays enchanté
Qui nous a bénis !

PORTRAIT D’UNE JEUNE FILLE RACISTE

Elle me regarde sans jamais me voir.


Je suis pour ses yeux
L’homme invisible,
Le gouffre où sa blonde magie
A peur de tomber.
Elle est prise de vertige
Devant la lumière de mon corps noir :
« Il a peut-être dans ses veines
Des réserves de tendresse
Et d’électricité
Pour éclairer pendant mille ans
Mille femmes plus belles que moi,
Il est peut-être la candeur
Et la joie qui manquent
Au ciel de ma beauté… »
Ce rêve tourne sans fin en elle
C’est le cycle merveilleux
Du sang dans ses ovaires
Et la tête entre les mains
Elle pleure sur une colline
Perdue de son enfance.

ÉROS ET RÉVOLUTION
(PETIT MONTAGE POUR SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION)

Lève-toi
Et parle au monde
Camarade Éros
Toi qu’on a gardé
Plus de vingt siècles en prison.
Ton fusil dans une main
Ton droit à l’orgasme dans l’autre
Cours tout nu vers le soleil
Lève tes barricades
Fais ta révolution !

Éros n’est pas un tigre en papier


Sans livre rouge
Ni journal mural
Il a cependant le sexe à gauche
Ni robot ni esclave
Camarade Éros
Fait l’amour et la révolution !

Un Éros dort en chaque femme


Un Éros dort en chaque homme
C’est l’heure de le réveiller
Éros est une idée neuve sur la Terre
Mettez-le à poil et vous aurez
La mer et ses plages à domicile !

Camarade Éros a dit au monde :


« Je ne serai pas un cocu du socialisme
L’État, c’est moi, je baise donc je suis ! »
Décrétez partout l’État d’Éros
Et pour mille ans vous aurez
La poésie et la paix dans les rues !

Criez Éros c’est crier la vie


Votez Éros
C’est voter pour l’orgasme permanent
Éros est contagieux
Tout le pouvoir à Éros !

6
Nous on veut Éros
Laissons la peur d’Éros
Aux assassins de la liberté d’Éros
Comme le pouvoir
Éros est au bout du fusil
Éros aime la révolution
La révolution aime Éros
Vive Éros Vive la Révolution !

VATICAN VII
À la sœur Teresa

J’avais un rendez-vous avec une petite sœur de charité :


Elle est venue avec sa voile et sa croix
Et ses yeux étaient plus tristes que ses souliers mal faits
Et sa douceur était une petite fille
Qui regardait son premier film d’aventures
Et sa violente beauté rayonnait très loin de la pomme et
du serpent.

Nous avons d’abord parlé de la pluie


Et du mauvais temps sur des terres lointaines.
Nous avons évoqué les animaux innocents
Qui vivent et meurent tout près de la rosée.
Ensuite nous avons parlé de millions d’hommes
Qui s’en vont de la vie pour toujours,
Sans avoir, du berceau à la tombe, habité
Ni leur nom, leur peau ou leur humaine beauté.
Nous avons plaint les enfants qui n’ont jamais vu
Une toupie, une poupée, une bicyclette ;
Ensuite nous avons célébré les abeilles,
Les tortues, les mantes religieuses qui dévorent
Leurs amants après l’acte d’amour.
Puis sœur Teresa a enlevé ses voiles,
A fait un grand signe de croix sur son ventre nu
Et un autre aussi beau sur mon ventre nu
Et sur ces deux croix sublimes de la vie
Nous avons cloué les plus folles légendes du corps
humain !

ÉVANGILE SELON SAINT ÉROS

Douce est la soie au plus vif du corps féminin


Douce aussi sera ma parole pour chanter
Avec candeur et vénération cette île
Où commencent les voiles de la santé
Je chante le sexe de la femme
Je dis ses équinoxes et ses légendes
Je dis son Évangile selon saint Éros
Je crie ses lumières et ses ombres voyantes
Et tout ce que je sais de ses hautes marées !
Êtres humains
Ne rougissez pas de mon chant
Sa nudité vient de l’arbre
Que la pluie a aimé.

Nous n’avons point honte de nos bouches


Qui mentent, calomnient et accusent sans raison.
Nous ne cachons pas nos mains qui volent,
Trichent, torturent et assassinent.
Nous ne rougissons pas de nos pieds qui nous
conduisent à la guerre
Ni de nos yeux qui peuvent insulter
Blesser et lyncher même un enfant.

Mais nous traînons dans la boue


Le sexe de la femme. Nous portons
Ses merveilles comme une épidémie
Et nous avons des mots sinistres
Pour nommer sa braise qui nous met
En état d’innocence et de magie !

Fils païen de la pluie et du feu


J’ai toujours au bout de la femme
Trouvé des fenêtres bien éclairées
Des rives ensemencées d’hormones
Lumineuses et fraîches, des rêves
Qui poussent des cris de joie.
J’ai toujours dit oui à la femme
Oui oui à sa gloire et à sa grande chaleur d’être
L’alouette majeure et le ciel
Sur l’épaule nue de la nuit
La douce vérité
Qui chante sur toutes les collines !

ODE À UNE POSADA DE LA HAVANE


Au couple Adam et Ève d’aujourd’hui,
À la petite reine Karomama de tous les temps.

Te voici taillée dans l’écorce même de l’arbre le plus


royal
de cette île,
Et l’étoile la plus brillante envie la nuit
Que les amants trouvent entre tes murs
Et les lions du ciel et de la mer
Estiment que si un jour il leur est donné
D’aimer comme nous autres les hommes
Ils feront la queue devant tes portes
Avec les lionnes de ce pays en fleur au bord de la mer et
du ciel !

Moi, sans être un lion ni un arbre souverain,


Sans tenir dans mon sang tous les secrets de la mer,
Moi, avec une seule fenêtre
Ouvrant sur le ciel, et un seul balcon
Sur la nudité magique des femmes,
Je m’incline humblement devant chaque pierre
Qui forme ta gloire solitaire.

J’arrive vers toi avec des yeux d’adolescent


Tandis qu’à mes côtés ma mine d’or tremble
Comme une feuille qui voit
Pour la première fois venir le vent.
Le silence est si grand que nos mains ont soudain envie
de crier
Pour perdre cette sensation d’être des plantes marines
Et de retrouver la simple et laborieuse humanité de la
main.

Nous sommes un couple royal


À quelques minutes seulement
De la cérémonie du couronnement.
Nous sommes un couple de grands fauves
Qui affronte pour la première fois
Un incendie sur une colline de la beauté.
La vie se frotte les yeux sur notre passage :
Murs, portes, fenêtres, s’inclinent joyeusement
Devant la majesté de nos pas d’amants !
Nous sommes une bonne tempête qui vient
De naître en haute montagne.
Nous voici à l’angle des rues 11 et 24.
Nous entrons dans la posada.
La dernière porte s’écarte devant nous
Avec les premiers mots des contes du Monde :

Il était une fois une posada de La Havane


Il était une fois les deux chiffres 11 et 24
Et les deux amants qu’ils poussaient
Vers la haute école de la joie.
Voici la légende d’un homme et d’une femme
Qui quittent leurs vêtements, leurs tabous,
Leurs peurs, leurs impuretés
Et leurs dernières misères humaines
Pour être les artisans d’un métier solitaire et glorieux !

Voici tes seins qui éblouissent mes mains


Voici tes jambes et tes cuisses qui sont
Les voiles d’un incroyable bateau de feu
Et qui gouvernent avec précision
Les flammes qui naissent de nos gestes.
Voici ton sexe majestueux, tellurique,
Légèrement inhumain, tel un avion puissant
Qui attend un dernier signal pour prendre
Vol avec une cargaison de fabuleux diamants !

Et nous voici lancés vers le cosmos intérieur


Pour le dialogue sans fin du sang avec le sang :
L’étoile côtoie l’herbe, le bois tutoie le miel,
Le fer et le feu, l’aigle et la colombe
Sont soudain des animaux de la même espèce !
Et peu importe les noms que la douceur
Ou la haine donnent au rite que nous célébrons
Nous défendons glorieusement ce secteur de la beauté !
Nous célébrons la biologie
Et défions les lois de la mathématique.
Nous sommes une algèbre toute neuve
Et la posada est
Notre passionnante géométrie dans l’espace.
Nous sommes des savants haletants, confiants et érudits.
Nous conjuguons tous les délires du feu et du sang,
Nous sommes le soleil sur la première colline de l’art
et de la science !
Rien ne résiste à la magie persévérante de nos corps,

Rien ne résiste à la fureur obstinée de nos hormones,


Nous sommes un nouvel arc-en-ciel
Et les deux phares 11 et 24 veillent
Au-dehors sur la paix du soir.

Ma tempête d’homme raconte


À ta tempête de femme
Des légendes somptueuses
Où tout est bon, savoureux,
Authentique et fou
Et je te prends, te baise, te transforme
Je te taille dans le bois, le marbre, le feu !
Je te taille dans la soie et le papier
Et dans l’étoffe la plus lumineuse du cri !

Ô petite mère posada, bateau de la vérité


Comme il est bon ce pouvoir qui est nôtre
De repeupler cette île d’éléments nouveaux
Ô genèse à l’angle des rues 11 et 24
Quand l’arche a la forme heureuse de ton corps
Quand le mythe de la croix tombe en flammes
à nos pieds légendaires

Et que tu es 11 et moi 24
Qui sont les chiffres d’une révolution
Qui nous protège et nous fait du bien
Et qui nous rend maîtres de nous-mêmes
Et de tous les mystères qui nous entourent !

Tu es 24 et moi 11
Et nous partons de la même lumière
Nous sommes l’unité joyeuse
Du ciel et de la terre
Nous sommes de la même tempête
Nous avons eu la même enfance
Nous sommes les enfants terribles du plaisir
Et nous défendons avec des cris de joie
Ce secteur marin de la dignité !

Tu es ville et pluie sur la ville


Tu es La Havane enfin reine de ses perles
Et la révolution cette nuit a la courbe même de ton corps
Et la mer est la partie la plus visible de notre amour
Et tandis que mon sang rame
À mille mètres dans tes profondeurs
Les chiffres 11 et 24
Dans le sable de la beauté
Construisent des châteaux pour l’éternité !

Tu es sous mon corps une vraie marée cubaine


Tu es née pour mes voiles et pour ma gloire
Tu es née pour mes ailes et pour ma charrue
Et pour que je vive jusqu’au bout
Tous les mystères de ton corps.
Tu es une révolution dans la poésie
Et dans l’économie politique
Et les chiffres 11 et 24 sont les fêtes
Que nous ont envoyées le soleil et la pluie.

LA MÈRE-OISEAU DE LA LUMIÈRE
En souvenir d’Elio Vittorini
dans sa Conversation en Sicile

La mère-oiseau qui donne la lumière


Lave les assiettes avec de la cendre.
Elle les plonge dans l’eau chaude
Et les rince ensuite à l’eau froide
Tout en chantant, à mi-voix, de vieux airs
Qui parlent du vin d’hiver dans la montagne
Qui sent l’enfance et le melon ouvert
Sur la table, parfum ancien de la vie,
La mère-oiseau de la lumière est moitié
Femme moitié melon qui chante sans paroles.
Une belle femme aux cheveux châtain très clair
Avec les gros souliers de l’homme qu’elle a
Aimé avant les mains qu’elle a en ce moment :
Des mains d’homme qui abat des arbres, usées,
Grandes, vidées de toute lumière de femme.
La mère-oiseau musicien de la nuit n’a plus
Dans les mains la chanson qu’il faut pour retenir
Près de son sang l’esprit et la chaleur de l’homme.
Elle a le cœur et le visage d’où naissent encore
Tendresse et douceur vers la chair des hommes
Qui ont besoin de douces mains, la nuit, pour
Rouvrir en eux l’odeur des melons de l’enfance.
La mère-oiseau de la lumière en chantant
Pense à ses mains informes, à ses vieux souliers
D’homme, au temps d’hiver de la montagne,
Dans l’odeur des melons et du train de l’enfance.
La mère-oiseau de l’air pense au fils en exil
Et qui dans la ville étrangère doit, la nuit,
Demander à des mains la joie et la douceur
Et la tendresse des femmes qui enseignent à aimer
À leurs mains que toi, moi, chaque homme
Nous nommons partout nos reines,
Pour la lumière et le melon de l’enfance
Qu’à nous toucher leur chant d’oiseau nous donne.
Poésie et révolution

L’ÂGE DU VIÊT NAM


À To Huu

Par la pluie et le vent


Par les larmes et la neige
Par les chiffres pairs et impairs
De ce siècle couronné de sang
Je marche le long de la terre
L’âge du Viêt Nam sur mon dos.
Je suis chaque brèche qu’on ouvre
Dans le ciment qui protège
Les eaux du fleuve Rouge.
Je suis sorti dans les rues
Avec le Viêt Nam dans mes pas
Serrant avec force sur mon corps
Comme la tête d’une jeune veuve
L’honneur de lutter pour sa vie.
Je suis une rizière asphyxiée.
Mon arbre a perdu toutes ses feuilles
Tous ses oiseaux et son sommeil
Mais il respire encore debout
Je suis la proie de mon semblable.
Il a commencé par me frapper aux genoux
Puis au ventre et aux poumons
Ensuite au dos et à la nuque
Hier à minuit il a tapé fort sur
Ma bouche, mes oreilles et mes yeux.
Toute ma tête a failli éclater
Cela s’appelle l’escalade :
Un nouveau jeu inventé par l’homme
Un nouvel âge de la douleur
Qui draine dans ses courants
Des bêtes, des poisons et des bombes.
Son escalade m’a choisi pour cible
Moi, l’homme, avec mes livres
Mes dieux, mes outils, ma vérité
Moi, l’homme, avec mes grandes peurs
Mes nostalgies, mes petits doutes
Ma musique, mon patio, mes fleurs
Moi, l’homme avec mes fourmis
Ma patience et ma concupiscence
Mes laideurs et ma tenace beauté.
Me voici la proie de l’escalade :
La proie d’un autre homme qui porte
Aussi en lui des outils et des dieux
Des fourmis et des petits doutes
Et même un patio avec des fleurs
Et même la musique, parfois la vérité.
Mais à l’inventeur de l’escalade
Il manque la haute échelle de l’homme
Il manque la beauté tenace comme la mer
Il manque tout simplement la mer.
Moi, l’homme j’ai ses marées en moi.
J’ai mes laideurs, mes petitesses
Mes faux dieux, mes mensonges parfois
Mais quelque part en moi, peut-être
Dans mon cœur même, il y a la mer
Il y a sa terrible contre-escalade
Il y a son glorieux entêtement d’homme
Il y a sa fureur obstinée
Il y a le battement d’un autre cœur
Et à bien voir tout le monde bat en moi.
C’est pourquoi je peux encore marcher
Dans les rues, le Viêt Nam sur mon dos
Le Viêt Nam dans mes vagues d’homme
Tout mon corps reçoit des coups
Ce matin encore on a cogné dur
Contre mes reins, mon sexe, mes mains
Mes doutes, mes outils, mes fleurs
Mes fourmis, mes livres, ma femme
Mes dieux et mes petites lampes
Mais il n’y a pas de radar
Pour guider les bombes vers mon cœur
Il n’apparaît pas sur les écrans ennemis
Il est invisible à leurs yeux d’escalade :
C’est moi, l’homme, la mer et l’invincible beauté !

CHRIST RÉPOND À MARILYN MONROE


À Ernesto Cardenal

« Seigneur
Quel que soit celui qu’elle allait appeler
et qu’elle n’a pas appelé (et peut-être ce
n’était que personne
ou c’était quelqu’un dont le numéro n’est
pas dans l’annuaire de Los Angeles)
réponds, Toi, au téléphone1 ! »
— Allô ! Allô ! Je voudrais parler
Avec le Fils de l’Homme !
— Allô oui ! C’est moi, je vous écoute !
— Seigneur, peut-être mon nom
Ne vous dira rien : Je suis Marilyn Monroe,
Actrice de ciné, vous m’écoutez ?
— Oui, j’écoute, madame !
— Seigneur, vous êtes
Mon dernier metteur en scène,
Mon dernier photographe,
Le dernier poète de ma beauté.
Donnez-moi un rôle dans n’importe
Quel film que vous tournez au ciel.
Ayez pitié de moi !
— Madame, madame !
— Allô ! Vous m’écoutez ?
— Je disais que vous êtes
Ma dernière caméra :
Regardez-moi telle que je suis
Toute nue à vos pieds de miséricorde !
Vous connaissez mon histoire, n’est-ce pas ?
— Euh, ma foi, votre histoire, madame
Bien sûr, je la connais…
— Peu importe que vous l’ayez suivie ou non.
Me voici devant vous. Moi-même je ne sais si
J’existe vraiment ou si je regarde s’agiter
Sur un écran une certaine Marilyn Monroe !
Vous qui voyez tout, aidez-moi à me reconnaître
Parmi les centaines de visages de moi
Qui circulent dans la nuit du monde !
— Qui êtes-vous Marilyn Monroe ?
— Vous aussi vous faites la rituelle question
Qui mille fois m’a été posée à la télévision
Et chaque fois j’étais une autre femme.
Je suis tous mes rôles et aucun d’eux.
C’est pourquoi je cherche mon vrai destin
Dans un film que Vous seul pouvez tourner.
Chacun m’a fabriquée selon son caprice,
Sans égard pour mon passé, mon enfance.
Chacun a dans sa tête une Marilyn
À livrer toute chaude au public vorace !
Personne n’a soupçonné une Marilyn
Avec une guerre civile dans son cœur !
Vous m’écoutez, je vous ennuie, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Continuez, miss Monroe !
— Un jour quelqu’un a découvert
Que mille seins se sont réveillés dans mes seins,
Que mille jambes marchent dans mes jambes
Et mille cuisses dans mes cuisses montent
À l’assaut des meilleures terres de la vie.
Alors j’ai été livrée nue à l’écran.
J’ai été vidée de moi-même et distribuée
En milliers de copies sur le marché.
Et pendant des années comme une folle
J’ai en vain couru derrière une petite fille
Qui avait été violée, qui avait débuté
Dans un magasin de province avec
Dans ses seins la vocation d’un grand poète
Et qui portée de bras en bras d’hommes
Avait fini par atterrir dans un studio
D’Hollywood où une fois pour toutes
Elle a été emmurée dans un mythe glacé,
Loin de son sang né pour planer très haut
En compagnie des grandes ailes de la beauté !
Maintenant seigneur après la psychanalyse,
Les grands voyages, les drogues, les tranquillisants,
Les mariages, les safaris et les scandales au whisky,
Après les conférences de presse, les notes
Extravagantes d’hôtel, les photos nues
Dans les magazines, les tristes coucheries à quatre
Ou à sept et d’autres frivolités qui tuent les femmes
Maintenant seigneur je cherche seulement
De paisibles soirées sans maquillages,
Sans programmes de télévision,
Sans autre cinéma que les pauvres
Images de ma beauté vaincues sur vos genoux !
— Madame vos paroles d’étoile perdue
Ont résonné au fond de mon âme même.
Ce que j’ai à vous dire va peut-être
Beaucoup vous blesser, mais c’est la seule
Vérité qui reste sous les ruines de mon ciel :
Moi aussi j’ai traîné au long des siècles
Une soif infinie d’amour et de tendresse
Et en retour ce que j’ai reçu du monde
C’est aussi un rôle de grande vedette.
Ma religion d’amour est en ce siècle de feu
Une superproduction sans fin
Et mes temples sont des milliers de studios
Où les intérêts des trente deniers de jadis
Dans les mains de milliers de 20th Century-Fox
Se comptent en millions de dollars grâce
Aux actions sur le pétrole, le cuivre,
Le coton, la bauxite, l’étain, le café,
Et sur les petites filles innocentes
Qui ont le malheur d’être comme vous madame
Une mine à ciel ouvert braquée sur le sang
Terriblement asoiffé des hommes !
Je suis par le sperme qui court : CHRIST AND CO !
Je suis un gros actionnaire de compagnies.
J’ai des mines, des banques, des plantations et des centrales sucrières,
Et depuis longtemps le fameux fouet
Qui chassait les marchands du temple
S’est tourné avec rage vers le dos nu
Des paysans et des ouvriers de tous les pays !
Je veille aujourd’hui sur la caverne des voleurs.
Je suis l’un de ceux qui vous ont volé
Votre enfance, et les petits secrets
Que sur de tièdes collines vous avez
Partagés avec les fleurs et les papillons.
Et plus tard j’ai volé votre virginité
Et les autres légendes de l’adolescence
Et plus tard vos baisers de jeune femme
Et ce cri lancinant de vos entrailles
Qui réclamait le feu solaire d’un enfant !
Je suis le Metteur en scène
Du plus fantastique ciné de l’histoire :
Je suis un long métrage plein de vastes
Projets d’achat et de vente de terrains
Qui seront lotis jusque dans la lune !
Je suis le dieu sanglant des monopoles !
Mes tendres bras du fleuve Jourdain
Qui ont tant hâlé les chalands des poètes
Frappent maintenant à la fois par l’épée
Et par des fusées nucléaires
Et par les armes les plus modernes
Du mensonge et de l’hypocrisie.
Maintenant quand j’assieds
Sur mes genoux une jeune femme
Que la vie a beaucoup piétinée,
Loin de sécher ses larmes avec
La douce éponge de la miséricorde
Je pointe mon étrave vers la soie
Qui chante au plus vif de son corps
Où mon sang prend de belles actions…
Allô ! Allô ! Ne quittez pas !
Allô ! Je n’ai pas fini ! Allô !
Ne quittez pas, Marilyn, Marilyn !
.........................................................

LE BATEAU D’ERNEST HEMINGWAY


À Grecia

Son œuvre est un grand bateau


Qui emporte dans ses cales
Des taureaux et des lions
Des bois de cerf et des bouteilles de vin
Des fusils de chasse et des livres anciens
Et sur le pont supérieur
Une infirmière anglaise
Plus belle que la beauté
Parle sans fin à la mer d’un certain Henri
Qu’elle avait jadis aimé
Quelque part au nord de toutes les nostalgies.
ODE AU VINGTIÈME SIÈCLE
À Alain Guérin

Le monde se taît avec mes silences.


La vérité fait son nid n’importe où.
Avec un peu d’eau claire
Et les arguments du coq vagabond
On peut faire le tour de la Terre.
J’aime j’aborde le quai du XXe siècle :
Mon siècle, mon amour et ma croix
Me voici couché dans son obscurité
Je suis un animal qui broute son herbe.
Le mal dont je souffre est le manque de tendresse
Qui serre notre époque au gosier, je suis
Malade d’un monde où l’on n’est jamais aimé.
Il y a encore tant de monstres à dompter
Sur la lune et dans notre propre maison
Ô mon siècle qui tue, qui humilie et qui efface l’homme,
Ton homme-lumière avance à petits pas
Guidé par un bâton électronique
Ô mon vingtième siècle, mon assassin,
Tu peux étancher ta soif de sang frais dans mes veines,
Tu peux assouvir ta haine sur mon corps
Mais tiens envers les hommes tes promesses de
bonheur,
Jette de nouvelles semences dans les sillons de leurs
tempêtes,
Attache le soleil au moulin de leurs rêves
Attache ma vie à la roue des ténèbres…

POÈME À HURLER SOUS LES FENÊTRES


DE LA MAISON-BLANCHE
À Eldridge Cleaver
Les volcans ont enfin un oncle à Washington
J’arrive plus nègre que le premier jour du feu
J’arrive plus nègre que la comète de la vérité
J’arrive plus nègre que les émeutes de la mer
Je suis le jet noir du boomerang
Je suis écumant de bonnes laves
Je suis le dernier papa des incendies
Mes rêves sont de grands ailerons de requins
Mes pensées de belles crinières de cataclysmes
Ma conscience une cavalerie qui broute de blanches
hystéries !

J’arrive moi l’homme-pastèque


L’homme-guitare l’homme-ghetto
L’homme-marihuana l’homme-scandale
L’homme Harlem l’homme épidémie !
Maintenant trois règnes de la vie
Ont des feux de position dans mes veines.
Trois règnes sont mes éruptions.
Trois règnes sont les mines de ma révolte.
L’avenir des plantes, c’est moi !
L’avenir des raz-de-marée, c’est moi !
L’avenir du cœur humain, c’est moi !

Ô civilisation qui te laves dix fois par jour


Et qui pisses du sang chaque soir dans ton lit
Civilisation qui bois ton urine
Civilisation qui manges tes excréments
Civilisation qui mets du coton dans tes oreilles
Pour ne pas entendre les cris fous de l’esprit
C’est toi, Amérique du Nord !
C’est toi le Nord le plus triste de l’histoire
Toi, le Nord le plus gris le plus éloigné de l’homme
toi le Nord le plus stérile le plus bas de l’homme,
Ô vieux cancer aux cent têtes !
Tes saisons roulent des ressacs de bile blanche
Ô civilisation qui tousse et crache du sang
Civilisation-tigre civilisation-fin-du monde !
Ton grand cœur légendaire est une chambre à gaz
Ton automation est un drôle d’éléphant sans trompe
Et des mouches tsé-tsé font leurs pontes
Dans les yeux mêmes de ta vieille magie
Oh regardez le Grand Ulcère du siècle !
Regardez ses explosions sacrilèges !
Regardez son hystérie qui fait le paon !

Je sais je sais
Il y a les initiales du Ku Klux Klan
Brodées sur mon oreiller
Je sais je sais
Il y a mon absence au mariage moderne
Du ciel et de l’enfer
Je sais je sais
Il y a mon absence plus scandaleuse encore
Dans le dernier train de la technologie :
Mon absence dans le module lunaire !
Je sais je sais
Il y a ma vision satanique du coït mes grandes
bourrasques affectives !
Je sais je sais
Il y a ma joie aux pattes de brasier
Ô mon état de grande santé américaine
Ô mon état d’heure verte de la liberté !

Je flambe je volcanise
Je cyclone je typhonne sous vos fenêtres
Mon demain est un séisme qui pousse bien
Mon demain est un Grand Minuit aux socs marins
Mon demain est la patience des arbres fruitiers
Je charrie des tornades bien miennes
Je suis le nombril du sel marin
Je suis la première traversée du silex
Je suis le cri bien aiguisé de l’aigle
Je suis le feu et son degré zéro
Je suis l’été le plus rouge de la création
J’avance à l’extrême pointe de mes racines
À l’heure où les marées sont soudées à mon âme
J’ai un téléphone direct avec le Dieu des Blancs !

UN APPEL AUX POÈTES D’EUROPE


À Régis Debray

Les poètes d’Europe ont cessé de chanter :


Ils ont fait de l’écriture un tremplin
D’où ils lancent des papillons de cirque
Sans aucun secret dessiné sur leurs ailes.
N’y a-t-il plus en Europe un ciel ouvert
Sur les mystères et les tourments des poètes ?
N’y a-t-il plus une femme et un homme
Qui rien qu’à se voir au détour d’une pluie
Brûlent soudain cent forêts de vérité ?
Ô poètes d’Europe, avec ma gorge en feu
Je vous invite à crier : notre époque oui,
Avec ses drogues, ses terribles maux de tête.
Ses jungles, ses tigres, ses énormes vacheries.
Notre époque oui, avec ses imprécations,
Ses embouteillages sanglants, ses vermines,
Ses flancs de putain, ses maudits radars,
Ses manies et ses grimaces cybernétiques,
Ses achats féroces et ses ventes de proie,
Sa chasse aux poètes et aux guérilleros.
Notre époque oui avec ses sales oripeaux,
Sa comédie armée de chiens et de fusées,
Ses yeux révulsés, sa bouche écumante de mots
Sans queues ni têtes, et ses nerfs pulvérisés.
Notre époque oui avec ses cheminées tordues,
Ses femmes sans orient sous leurs minijupes,
Ses pas d’ours affamé qui bande dans la lune.
Notre époque oui, optons pour ses mutations,
Optons pour le réveil de son feu rédempteur.
Notre époque est un enfant abandonné
À la porte de chaque véritable poète :
Un enfant qu’on a déposé en sang
Avec sept balles dans le ventre :
Sa première épée, oui
Sa deuxième épée, oui
Sa troisième épée, oui
Qu’il faut lever pour donner
À la poésie les bras du Che !

LITANIES DES HOMMES-CYCLONES

En Occident il y a des hommes-cyclones :


Leur mépris de l’homme a des ailes
Ce sont des vents qui sortent leurs épées
Chaque fois que la joie de l’homme renferme
Plus de poissons rouges que le cœur de la mer.
Ce sont des vents qui pèsent les mots, les gestes,
La pluie, l’or, les arbres, les saisons, les perles.
Partout les aigles leur font une haie d’honneur.
L’acier, le bois, le feu, le diamant, les cendres,
Répondent avec joie à leurs moindres frissons.
Partout des assauts de lumière les attendent.
Ils règnent sur l’auto, le train, l’avion, la fusée
Qui les emportent chaque jour plus loin de la vie.
Ils achètent la foi et ses actes.
Ils achètent les dieux fatigués de la civilisation.
Leurs volcans sur les marchés ont toujours raison.
Ils achètent les idées, le silence, le bruit et la nostalgie.
Ils achètent les collines et leurs clefs.
Ils peuvent en pressant sur un bouton
Téléguider une tempête de sable vers une fête d’enfants,
Et une bagarre sanglante entre frères et sœurs
dans une maison de Colombo.
Ils achètent le bien et le mal.
Ils achètent le temps, l’air, le doute et même
l’indignation !
Ils peuvent sans quitter leurs bureaux de New York
Rompre de glorieuses fiançailles au Népal
ou dans un hôtel de Valparaiso,
Séparer dans la vallée du Nil tous les nids de leurs
oiseaux.
Tout ce qui est inhumain
Possède une rage de dragon dans leurs yeux.
Ils achètent les scandales, les églises, les vierges.
Ils achètent aussi bien le meurtre d’un président
que le suicide de Marilyn Monroe.
L’index sur un bouton, ils peuvent sécher
Sans faire de bruit le doux ciel d’Haïti.
Leur insolence a des crinières de typhons
Qui irriguent de sang frais les rêves du Viêt Nam.
Ils achètent des incendies et des viols.
Ils achètent les lettres et les signes de n’importe quel
alphabet,
Et les mots de toutes les langues
Qui veulent dire : je hais, donc je suis !
Ils achètent les coups d’État et parfois même les
révolutions
Ils achètent au comptant des catholiques,
Des communistes, des protestants,
Des bouddhistes, des musulmans, des taoïstes,
Des croyants du septième jour,
Des croyants du yoga et du vaudou
Et ils achètent aussi celui qui ne croit
Que dans la pluie des nuits de son enfance.
Ils peuvent, le doigt sur un bouton
Changer les orbites d’un livre ou celles d’un insecte de
l’été.
Ils achètent les yeux, les mains, les dents de grands
éditeurs
Et les sexes d’illustres inventeurs
Et les testicules d’éminents critiques de théâtre et de
poésie.
Ils achètent les tribunaux et leurs juges.
Ils achètent la sueur, le sang et les larmes.
Ils achètent les antennes invisibles des évêques et des
fourmis.
Dans leurs gestes de raz-de-marée
Les sept péchés capitaux tendent
Des embuscades à la grande santé des jeunes filles.
Rien qu’en pressant sur un bouton de Chicago
Ils peuvent soudain creuser un cauchemar
De cendres entre le rêve et la réalité.
Ils achètent les légendes qui montent des femmes
Et pour les raviver ils achètent un troupeau
Tremblant de cerfs ou une chaîne de montagnes
Pleines de faux mystères au Congo ou n’importe où
Ensuite hommes de tous les achats
Et de toutes les ventes du vingtième siècle,
Hommes de toutes les morts violentes
Hommes de toutes les batailles
Que perdent la tendresse et la vérité,
Hommes de tous les complots
Qui volent à l’homme sa dernière beauté,
Hommes de tous les pièges et de toutes les aliénations,
Ils achètent des alouettes
Qui dans les rues du monde
Arrêtent chaque passant pour lui dire :
« Tu seras heureux l’an prochain au paradis !
Et dans le silence des alouettes d’Occident
Pour qui sait entendre
Pour qui a juré d’aimer
Il y a un désespoir
Qui veut à jamais combler
Les abîmes qui séparent l’homme de l’homme !
POUR LE MAHATMA GANDHI

Depuis que tu n’es plus de ce monde


Ni d’aucune résistance passive ou violente.
Depuis que tu n’es plus dans aucune fleur
Ni dans aucun chant d’oiseau
Ni dans aucun morceau de pain
Mon doux père assassiné
Le monde est descendu encore plus bas
Il est encore plus loin
De ta grande santé de prophète.
Il est moins digne que tu baises
Ses pieds poussiéreux
Et que tu laves avec ta douceur
Ses yeux méchants.
Je ne suis pas un de tes disciples.
Ta doctrine de résistance passive
Laisse ma raison plus froide
Que le nez d’un chien.
Ma poésie est armée jusqu’aux dents
Sous mon oreiller et sous chacun de mes chants
Il y a un anti-Gandhi passionné
Et plus chargé qu’un colt 45.
Ma poésie ne tend pas sa joue gauche
À la General Motors ni à sa Septième Flotte
Ni à ses divisions aéroportées.
Pas un seul de mes poèmes
Ne fait la grève de la faim
À la porte du Pentagone,
Pas un seul n’attend la prochaine insulte
Pour montrer à l’ennemi de quelle sainte violence je
brûle :
Je suis pour le feu aujourd’hui même
Le feu sans perdre un instant
Je suis le feu !
Pourtant je t’emporte avec moi
J’emporte la flamme passive qui t’habitait
J’ai aussi besoin de ta non-violence
Pour tuer à jamais le monstre qui à chaque instant
Met en danger la tendresse et la beauté des hommes
comme toi.

SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION

La violence a des vitrines fascinantes


Qui font croire en cette fin de siècle
Que l’homme vit seulement de pain
Et de magies cybernétiques
Qui lui volent chaque jour
Ses plus humaines saisons.

L’ÂGE DE PAPA DOC

Et je te papa
Je te doc
Je te papa doc
Je te papadocquise
Je suis un doc-107
Je suis le plus bel âge
De la pierre taillée.

Au bout de la nuit
Des cent léopards bleus
Il y a Papa Doc
Au bout du Big Stick Policy
Il y a Papa Doc
Au bout du Bon Voisinage
Il y a Papa Doc
Au bout du Point Quatre
Il y a Papa Doc
Au bout de l’Alliance contre le Progrès
Il y a Papa Doc
Au bout de la Grande Société
Et de son Grand Hôtel de l’Abîme
Il y a Papa Doc !

Et je te pa
Je te docpa
Et je te padoc
Je te papadocquise l’anatomie.

Je te coupe en petits morceaux.


Je broie ta liberté sous mes dents.
Et si tu es femme, si tu es
La beauté même avec des idées
Plus rouges encore que la cerise
La plus secrète de tes flancs
Je questionne longuement ton sexe.
Je te questionne chaque sein
J’ai pour ton clitoris
Des câlineries de Papa Doc
Et il viendra plus vite du lait
À une colline de vieilles pierres
Qu’à tes mamelles haïtiennes.

Je suis papa doc


Je suis président à vie
Je papadocquise la vie
Je suis le volcan capital
Je suis le néo-cyclone
Je suis contre la santé
Des arbres et des poètes
Je suis une force animale
Qui se nie et se dévore.
Je suis ton dernier chemin
Je suis ta pluie dernière
Je suis ton papa et ton doc
Et à bout portant en pleine poésie
Je te pa pa pa pa pa pa pa pa pa !

POÈME TIRÉ D’UN PUITS


À Suzy et Gérard Pierre-Charles

Le sang versé des Haïtiens


Tandis que la soif du monde
Ouvre ses vannes au loin.
Un écriteau qui dit :
« Pays à louer. »
Ça se fait aujourd’hui
On loue des collines
On loue des rivières
On loue des arbres
Au jour et au mois
On vient de louer
La tombe où les os
De ta mère protestent en vain.

LA ROSE EN FLAMMES
À Livia Gouverneur

Livia est une rose en flammes :


Sa chaude patience plante
Des arbres fruitiers dans nos rêves,
Son sang mord sauvagement la terre
Et ses os éteints de jeune fille
Guident notre beauté dans la montagne.
C’est la rose qui parle sous la pluie :
« Un jour le pétrole sera notre camarade,
Le cuivre sera notre frère, un jour
La vie et le rêve boiront la lumière
Dans le même verre humain, un jour
Les rois du pétrole mourront de froid.
Le pétrole brûlera ses rois
Le titane et le blé brûleront leurs rois. »
Ainsi parle le sang de Livia,
En flammes dans les roses du Venezuela.

POUR FABRICIO OJEDA

Au soleil son ombre


Dessinait un oranger.
Ses racines couraient
Comme des lions dans la montagne.
Sa foi dans la révolution
Se réveillait chaque jour
Bien plus tôt que les coqs du Venezuela.
Le feu de Prométhée
Criait dans ses veines
Abeille de la bonne tempête
Sa vérité nous appelle dans chaque vague de la mer.
UNE FÊTE CUBAINE
À Nancy Morejon
et Miguel Barnet

La fête cubaine agite à ma fenêtre


Ses grandes ailes nocturnes :
Benny Moré offre à ma tristesse
La lointaine santé de sa sainte Isabel.
Benny Moré n’est plus en vie.
Il a tourné un soir au coin
D’une rue de sa musique
Et personne ne l’a plus jamais revu.
Et seul son rythme glorieux reste suspendu
Comme un astre familier sur La Havane.
Ô Benny, frère du premier jour de ma tristesse,
Ô mon doux pays qui agonise au loin
Dans les bras d’un vieux tigre.
Ô Benny je cherche dans ta voix
Le nom du mal qui me fermera les yeux
Pour toujours loin de mes racines.
Benny Moré, parle-moi encore
De ce jeune héros argentin qui est mort
Pour son siècle quelque part en Bolivie
Parle-moi de son combat qui maintenant fait
Partie des secrets de ma propre enfance…
Parle-moi de sa tempête qui avance.
Et quand tu te tais Benny Moré
Quand ta musique est la bouche de ma peine
Il y a la voix joyeuse d’une inconnue
Qui appelle Xiomara dans la nuit
Et je pense que le ciel est plus tendre
Depuis que deux hommes ont fait
Leur première promenade dans la lune
Je pense à Ernesto Che Guevara
Qui nous laisse plusieurs lunes à explorer
Xiomara Xiomara c’est mon pays qui ne répond pas !
Une seule et même force tourne sans fin en moi
Et toute la vie est captée dans un seul rythme
Et avec rage je jette mon envie de pleurer
Dans les flots de la fête cubaine.

RUBÉN DARÍO : ENTRE CYGNE ET FUSIL

Par les chemins du cygne et du fusil


Ce matin est arrivé Rubén Darío.
Il s’est assis à la table de Fidel
et tout en buvant le vin nouveau
il écoute les légendes de notre Amérique :
Un jour la princesse Amérique
Perdit son rire et sa couleur,
Perdit ses hirondelles et ses papillons
Et des nuages gris descendirent dans ses yeux
« Qué tendrá la princesa ? » demandes-tu.
— Le roi des îles enfin roi de son ciel
Te répond : l’Amérique aux yeux tristes
Cherche comme Cuba le vent et la mer libre.
Sans dire un seul mot Rubén Darío se lève
Et avec ses cent ans de tendresse et de beauté,
Avec l’aide de la pluie et de Prométhée
Il fait que le cygne et le fusil
Se changent en une même étoile
Dans les yeux indigènes de la princesse !

LE COMMANDANT ET LA MER
À
À Onelio Jorge Cardoso

Une fois la mer cherchait un capitaine


Qui soit à la fois bateau, école, hôpital,
Tailleur et professeur de musique
Pour ses vagues. La mer cherchait
Dans la Caraïbe un commandant
Jeune et barbu qui sache
À la fois les outils de la terre
Et les cent métiers de la mer
Et les ateliers secrets que le soleil
Possède dans les nuits
Qui traquent le pain des hommes.
La mer, une étoile à la main, cherchait
Un mâle qui sache l’espagnol,
La guerilla, la beauté,
La joie et Cuba. La mer
Par tous les vents caraïbes
Cherchait un septième fils
Qui soit à la fois pluie,
Feu, sel, rose et dignité.
Et tu fus cet homme-là,
Toi, don Camilo Cienfuegos !
Tu es le commandant que la mer
De loin dans sa haute tour a choisi
Pour veiller sur ses légendes.
Tu es le vent d’octobre
Qui passe souriant dans son avion
Et de loin nous te reconnaissons
À ta barbe biblique, à tes ailes brisées
À ton étoile intacte,
Et au grand ciné muet que tu as ouvert
Avec le Che au sud de notre tendresse !
QUI EST LE DERNIER ?

Qui est le dernier ? demanda quelqu’un


Aux gens qui faisaient la queue
Sous le pont Almendares. Moi le dernier !
Cria un vieil homme. N’est-ce pas moi
Qui ai payé leurs études médicales à Berlin
Aux petits-fils d’Antonio Maceo ? Le général
Antonio fréquentait ma maison. En Allemagne
la Croix-Rouge a des avions de chasse.
Pourquoi rejeter la faute sur les femmes ?
Toujours sur les femmes. Les hommes
n’accouchent pas. Où est le malin ?
Je vous le demande, gens de cette queue
De cinq heures du soir, où est le malin
Parmi vous ? Serait-ce moi ? J’ai eu trois
Grands accidents au cours de ma vie, je dis
Bien trois malheurs. À treize ans je mis en marche
Une rotative et le monde prit fin ce jour-là.
Pourquoi moi ? s’il y avait à mes côtés sept
Hommes de couleur qui auraient pu le faire
À ma place. Alors j’avais le nombril
Si long qu’il me suivait partout
Comme un chien, et l’argent avait des ailes
d’aigle pour survoler jour et nuit
Mon sanglant pays natal. Et après ça
Vous osez demander : qui est le dernier ?
N’est-ce pas moi ? Regardez le ciel froid
Du février cubain. Ne suis-je pas
Sa dernière étoile ? Demandez-le
Au Fidel de la Sierra Maestra : qui est le dernier ?
Qui est le dernier ? criait le fou dans la queue
D’un soir fascinant de la révolution
Sous le vieux pont Almandarès.
La Havane, le 12 février 1973.

POÈTE À CUBA
À Claude Couffon

Mon dernier poème coupe la canne à Camagüey


Il porte un chapeau de paille et des bottes
Ni robot ni zombi il amoncelle sa canne :
Suant, rageur, essoufflé, sous le dur soleil
Il donne ses mains et ses yeux à la zafra.
Au loin à Paris, à une table de café,
Des gens qui n’ont jamais attelé un poème
À la beauté du bœuf révolutionnaire
Se demandent : « Peut-on être poète à Cuba ? »

Pour eux un poème s’éloigne de la lumière


S’il devient un homme avec des bras d’homme
S’il coule le métal et sème le café
S’il moissonne en chantant tabac et malanga
S’il s’enthousiasme pour un nouveau barrage
S’il est milicien, s’il est garde-frontière
S’il est guévariste et fait la révolution.
Ce n’est plus un poème et à Paris il risque
Qu’on le tue à coups de pierres dans les rues !

Mon dernier poème a des vêtements crottés


Le soc de la charrue brille sous ses ailes
Il a des ampoules aux doigts et il fornique
Avec des fées qui manient la pelle et le pic.
Il répond aux doutes concernant les rapports
Entre la poésie et la Révolution
Et il a l’audace d’une fusée qui monte.

Vers la lune et est rebelle à toute liturgie


Et à tout dogme qui sortent du four stalinien.
Me voici poète à Cuba, poète porteur
D’un feu qui partage avec l’été ses diamants
Ma vie tutoie un socialisme qui assure
À la liberté ses raisons et ses biens.
Mon dernier poème a chaque jour un peu
Moins de rides à son visage et chaque jour
La joie de l’homme inonde un peu plus ses rives
Il enfonce les pieds dans la boue des rizières
Et donne ses os à la marche de l’histoire !

POÉSIE ET RÉVOLUTION

La poésie a remplacé
Sur toutes les collines
Les anciens pouvoirs de l’enfance :

Le papillon et l’abeille
Qui partagent la même fleur
Avec la libellule et la guêpe.

Les grandes pluies musiciennes


De nos solitudes d’autrefois.

Les dieux cachés sous nos lits


Pendant que nous lisons Jules Verne.

Les bâtons qui marchent tout seuls.

La tortue qui monte un cheval bleu.

La dame qui a passé sept ans sous l’eau.

L’homme qui chaque soir a


La faculté d’enlever sa peau noire
Comme un manteau qu’il suspend
À l’endroit le plus frais de la maison
Tandis qu’il sort tout rose
Courir les vieux mystères de la nuit.

Il y a aussi le coiffeur qui enferme


Dans une pièce ses trois femmes
D’Égypte qui sont trois poupées
Des îles Canaries qu’il caresse
À tour de rôle chaque jeudi à midi.

Tu retrouves toutes tes légendes


Dans la milice et dans ta brigade
De travail volontaire.

Et au CDR2 de ton quartier il y a


Un arbre qui traverse La Havane
Chaque nuit au galop et qui veille
Tandis que dort la révolution.

Cet arbre est aussi un héros de la zafra.

Il fréquente le bain de vapeur

De l’hôtel Habana-Libre pour tenir


En pleine forme l’audace de sa sève.

Et bien qu’on le voie souvent


Entrer dans les posadas
Avec la jeune présidente du Comité
Il est sans aucun doute avec sa poésie
L’un des piliers les plus verts
De notre grande liberté !
ÉLÉGIE DE VARADERO

Il est encore merveilleux d’être poète.


Je le dis à toi María-Carla à qui
La poésie ne fait ni chaud ni froid.
Ces jours cubains sont tout un trésor
Gagné sur l’égoïsme et ses vieux tigres.
La mer, l’air, le ciel
Et le sable ouvrent la même lumière
De la révolution qui nous lave les yeux.

María-Carla si j’étais un ordinateur


Dans cette vie socialiste je serais
Programmé de A jusqu’à Z à répondre
À tout ce qui te passe par la tête
Et le sang et les mains, mais je suis
Encore tout englué dans la nuit des chiffres.

Que sais-tu ma belle du poète en moi qui aime


L’espace et le temps chaud des rêves collectifs ?
Que sais-tu de l’arbre en moi qui ressemble
À la mer agitée ? Tu connais
Seulement ma légende d’homme qui n’a jamais
Peur de souffler sur les charbons de la vie.

Je chante en toi le point où la matière


Et l’antimatière ont au soleil la même
Ombre glorieuse ; le point d’azur en toi
Où le mot feuille pousse des cris de joie.
María-Carla il faut aimer la poésie :
Passé l’âge des calculs économiques,
L’homme ayant triomphé de ses négations,
Dans la vie de jour et de nuit,
Comme le feu qui rit aux éclats
Dans tes seins et tes cuisses,
C’est la poésie qui décidera de tout !

POUR CÉLÉBRER ANGELA DAVIS

Ma panthère noire,
Me voici fasciné par le bel animal
Carnivore que tu fais sur les photos
Et je laisse tout tomber pour suivre
Comme un apôtre les colonnes de miel
Enflammé qui montent de ta beauté.
Je sacrifie ce qu’il y a de plus tendre
Dans mon esprit et ma chair : je donne
Tous les poèmes et les femmes que j’ai
Aimées pour qu’un destin de panthère
Recouvre aussi de bonne et belle nuit
Mon courage et ma sagesse d’homme.

Ma panthère noire,
Je jure par tes griffes
Et par ta façon d’enseigner aux Noirs
La nouvelle philosophie : le devoir
De tout révolutionnaire c’est l’usage
Violent que tu fais de ton savoir
Et même si tes juges te livrent soudain
Au plus féroce gaz de leur civilisation
La révolution dans ton pays aussi
Aura des fenêtres et des voiles sur la mer.

Ma panthère noire,
Tu n’es pas un sujet de thèse
Ni un beau discours à la Sorbonne
Mais à toi seule tu es tout un Viêt Nam
Tu es la bombe légendaire que les mille
Mains lyriques de la liberté déposent dans
Les draps impurs du Grand Défi nordaméricain.
L’avenir de la culture, c’est toi,
Encore toi l’avenir du baiser
Comme de l’économie politique :

Donnez-nous notre pain,


Notre justice
Et notre Angela de chaque jour !

Nous ne pardonnons pas à ceux qui


Offensent et profanent notre race.
Contre eux et leurs œuvres obscènes,
Contre eux et leurs mythes homicides,
Nous choisissons la vie : la bonne violence
D’Angela Davis, le feu aujourd’hui même
Qui marque l’heure de notre sainte explosion.

LA MAIN DE DIEU NE COUPE PAS LA CANNE

Des cerveaux IBM consultés sur la zafra


Des dix millions de tonnes de sucre
Ont répondu d’une seule voix joyeuse :
« Les dix millions de Fidel no van. »
Et tous les télétypes lancent la nouvelle :
« Interrogés sur la prochaine zafra de Cuba
Les 36 meilleurs cerveaux électroniques
De New York annoncent une défaite
Sans précédent de Fidel Castro :
Ses dix millions de tonnes no van ! »

Un sénateur américain jette de tels cris


Que le toit du Sénat s’est fendu en deux.
La secrétaire du président avale
Dix millions de tranquillisants.
Un colonel de la CIA appelle
Au téléphone le pape en personne :
« Sa Sainteté, les dix millions no van
La main de Dieu ne coupe pas la canne rouge !

Le secrétaire général de l’OEA Galo Plaza


Répète à voix basse dix millions de fois
Les litanies du Grand Léopard d’Occident :
Les dix millions de Castro no van,
La réforme agraire dans nos pays no va
L’alphabet dans des yeux indiens no va
Le courant électrique l’eau potable no van
Le pouvoir du maïs et le Pouvoir Noir no van
Fidel Castro et sa zafra du diable no van
Che Guevara et ses deux trois
Beaucoup de Viêt Nam no van
Les tontons macoutes et les léopards blindés
Des Duvalier-Somoza-Pinochet van
Le napalm la faim la mortalité infantile van

L’aventure de 300 mille boursiers qui partent


À la conquête du livre et de la machine no van
Les millionnaires du café du sucre du pétrole van
Les 15 mille putains rien qu’à Rio de Janeiro van
Les cent mille tuberculeux de La Paz van
Les cinq millions d’Haïtiens zombifiés
Qui ont une main devant une main derrière van !

Les litanies du Grand Léopard d’Occident


Font joyeusement leur tour du monde
Portées par dix millions de fils et de filles
De la grande putain du XXe siècle :
« Ma chère, connais-tu la bonne nouvelle ?
Les dix millions de Che Guevara no van,
Encore un peu de thé combien de sucre ? »
La main de Dieu ne coupe pas la canne
Ni la main du fils de putain d’Occident
Ni les cerveaux électroniques du mal
Ta canne ô révolution nôtre si verte
Au pouvoir ta canne d’humble guérillero
De la beauté ta canne Fidel parmi nos mains
Sans garrot, à longue portée fortes et pures
Nos mains de zafra bonne dans la flamme
Qui nous habite de jour et de nuit
Par la patience de la mer tel un cœur
De recharge en nous, les dix millions
De tonnes : nous-mêmes en somme
Comme ateliers sans fin du grand soleil,
L’homme-lumière à forger, nous-mêmes
À élever chaque jour plus haut,
Les dix millions de marches de nous-mêmes.
Voici notre audace qui nous tient debout
Et nous protège du froid et de la CIA
Notre audace vitale et si bleue dans nos mains
Qui n’ont pas coupé les testicules du Christ
Mais qui coupent la canne du nouvel homme
Pour sa poésie sa vérité sa belle saison.

PETITE BIOGRAPHIE D’UN CAPITAINE


DE LA GUERRE DU TEMPS : ALEJO CARPENTIER

Né en 1404, à 88 ans aussi vert


Qu’un jeune chêne tu lances tes flammes
Dans la traversée de Christophe Colomb
Et tu es le seul survivant du massacre
Et de l’incendie de la Nativité
Et le premier sujet des Rois Catholiques
À regarder ce monde ancien avec des yeux
De tendresse, de justice et de bonté.
Né à la fin de 1504,
Tu es un fameux moine pèlerin,
Vétéran des chemins de Compostelle,
Fray Alejo l’Américain, tu es versé
Dans l’arabe et l’art de coller des os cassés
Et de changer des nonnes en charbon ardent,
Et auteur de merveilleux livres hérétiques
Tu finis ta vie un pâle matin d’avril
Dans un san-benito coupé sur mesure
Avec une croix Saint-André bien plus rouge
Que celle des autres brûlés vifs de ce jour-là.

Né en 1704, tu es
L’un des pionniers du dictionnaire raisonné
Des sciences, des arts et des métiers,
Tu es à San Cristóbal de La Havane
Conseiller de d’Alembert et de Diderot,
Tu es un fabuleux poisson exotique
Dans l’eau de leur grande encyclopédie
Et à 58 ans face aux Anglais
De l’amiral Sir George Pockock,
Tu tombes un soir à Guanabacoa
Dans les milices de Pépé Antonio
Lors de la première charge à la machette
De l’histoire de Cuba.

Né en décembre 1904
D’un père français et d’une mère russe,
Il n’y a pas plus andin
Ni plus havanais que toi :
Inca-Carpentier,
Homme du Macchu Picchu et du Popol-Vuh,
Audacieux guajiro de Caracas,
De Pointe-à-Pitre et du Cap-Haïtien,
Maire créateur de Santa Mónica de los Venados
Et de maints autres royaumes de ce monde,
Tu as pris la parole aux Caraïbes
Pour traîner l’écriture ainsi qu’une charrue,
Bœuf-Carpentier de nos rêves
Et de nos plus incandescentes réalités !

Tu es aussi le poète
Des bonnes terres du cheval et du chien,
Le poète qui découvre l’alphabet
Jusque dans les yeux des calcédoines,
Le visionnaire du bois et du cuir,
Du verre et de la poterie au four
Et de la peau tendue de nos tambours,
Tu sais les sons et les mots vierges du feu
Qui tirent de l’ombre et du froid américains
Des prodiges qui nous font voyager vers la vie.

Plus moderne et viril que toi il n’y a pas :


À l’heure de féconder le ventre
De l’électricité, tu es
Machine à vapeur et moteur à explosion,
Machine à tisser des tapis volants qui sont
Les mêmes pour les Nègres
Les Indiens et les Blancs,
Ô maître des contextes
Et des symbioses épiques de ce continent !

Le juste rapport entre l’épos tellurique


Et l’épos politique des peuples d’Amérique
C’est toi qui l’as trouvé :
L’homme, la femme, l’enfant,
Le sel, le nuage, l’arbre,
Le caïman, le jaguar, le cyclone,
La maison, la pluie, la lumière
Ont dans ta prose des lundis
Et des vendredis cubains
Qui ne sont pas des lundis
Et des vendredis des Cendres !
Tu es donc là pour longtemps,
Pour des siècles sans doute,
Avec la santé de l’art américain
Dan tes pages à marée haute,
Toi qui n’as pas peur des dates
Ni des lois ni des mystères
Et des erreurs de l’esprit humain ;
Toi qui n’as pas peur de ton propre corps
Ni des hormones incendiaires de la femme
Ni d’aucun autre rayon laser de cette vie ;
Toi l’Adelantado qui fait danser ensemble
Les arbres les tempêtes les lions et les mères
Des révolutions qui essayent de changer
L’histoire en lumière et le sang en soleil,
Le travail et l’amour en merveille de chaque jour,
Tu es, Alejo Carpentier, le cheval père
Et le capitaine et le poète des semences
De l’an 2240 et de tous les temps !

La Havane, août 1974.

LE PETIT ZOO
À Nicolas Guillen, directeur du Grand Zoo

On ne trouve pas dans ce zoo


De grands mammifères féroces.
La Faim, le Gangster, le Tigre,
La Police, le Big Stick Yankee,
La Discrimination Raciale,
Sont ici des animaux
Aussi mythologiques qu’un diplodocus.

On n’y trouve pas non plus


Le Néo-Stalinisme
Ou Grand Beria des Tropiques,
Qui dans l’Inde a reçu le nom
De Dévoreur de poètes.
(Longueur : 2 mètres,
Poids : 200 kilos.
Espérance de vie : 74 ans.)

Au Petit Zoo
On peut voir seulement
De petits animaux
Comme le Préjugé Racial, rongeur
À la carapace osseuse, armé
D’incisives longues et effilées.
Il s’attaque surtout aux Nègres.

Le Petit-Fils-de-Putain, qui
Aime le fumier et les endroits humides.
Avant la Révolution il se nourrissait
Des restes que laissaient les grands fauves
Connus sous le nom de Sociétés Anonymes.

Le Témoin de Jéhovah, appelé


Singe des Neiges,
À cause de son poil blanc.

La Queue, qu’on appelle Unicorne


Des Rues, à cause de sa langue canine,
Caractéristique du mâle et de la femelle.

Le Lumpen semi-aquatique, ruminant,


Pareil au loir, mais au cou plus long,
Au pelage rayé. Il passe des mois et
Des mois dans les arbres pour n’avoir pas
À couper de la canne.
(Ici au Zoo il passe son temps à dormir.)

Le Jodedor au dos gris,


Au ventre rouge à raies noires,
Parfois insectivore. Il met ses œufs
Dans les nids des autres oiseaux.

Il y a aussi la cage des Idées Reçues,


Aux canines excessivement recourbées,
Ces animaux s’alimentent de clichés,
De vieux interdits de tabous
Et de lieux très communs.
Ils sont entre l’âne et le bureaucrate.

AVIS
PETIT ZOO DE LA HAVANE

Nous avons par erreur enfermé


Dans ce Petit Zoo La Posada
Un animal très pur et très tendre
Qui se nourrit de miel et de soleil
De courbes lascives et de doux gémissements.
Il rend aussi de lumineux services
Au Couple Éternel, autre animal
Qui ressemble à une espèce d’hirondelle
Qui chante admirablement toute l’année

Et qui est connue aussi à Cuba

Sous le nom de Liberté !

LA MORT DE ROQUE DALTON


1

Camarade Roque,
Un de tes frères d’Amérique m’a dit :
« Ne t’en fais pas, tu verras,
C’est une blague de Roque,
Le dernier pain frais de son humour
D’homme qui a la Grande Ourse à son front ;
En ce moment même, au fond d’une maison
De province, à des jeunes filles
Et à des enfants qui rient aux larmes,
Il mime comment chacun réagit
À la nouvelle de la mort de Roque Dalton… »

Camarade Roque, c’est donc vrai :


On t’a volé ton four de grand alchimiste,
Des « tigres de gauche » t’ont pris ta charrue,
Ton fusil et l’amour, et la peau de ta paix,
Et la pluie qui demandait du feu à tes nuits.
Ô petite mère des merveilles de ce garçon
Joyeux et ferme de San Salvador, les obus
Des « amis » font des blessures aussi mortelles
Que ceux des ennemis ; pardonnez ma peine,
Donnez-moi une épée,
Que je traque partout
Les faux soldats de la révolution !

Il était marxiste à toute marée


Par son sang et par ses belles idées
Par la mer et plus encore par Lénine.
Certains soirs, quand il avait bu,
Il levait son verre à la santé du diable,
Il foulait le gazon de ses meilleurs amis
Et il comparait l’Histoire à un mal de tête
Qui frappe surtout les militants du Parti.
Sur la corde raide où il marchait, il offrait
« une aspirine de la grosseur du soleil ».

On a éteint notre frère à coups


D’infamies et de balles dans le dos.
Nous gardons ses cendres et ses ailes
Sur les genoux de notre tendresse.
Nous aidons la mer à armer
La fidélité du premier chien
Que Roque Dalton aima dans son enfance.

La Havane, automne 1975

LES OBUS DES AMIS


« Bien sûr, j’avais mes heures de tristesse : ce n’étaient
pas les obus de mes ennemis qui me tombaient dessus, mais
les obus des miens. »
ILYA EHRENBOURG
Un écrivain dans la révolution

« Attention ! Camarade Depestre ! »


J’ai juste le temps de me jeter
Dans un de mes abris intérieurs :
L’obus éclate quelque part en moi.
Cette fois il ne vient pas de Miami.
C’est un obus tiré par des amis,
Un projectile perforant des miens.
On sait se garer des tirs ennemis.
Mais ceux de l’artillerie qu’on aime –
Quand ils ne foudroient pas sur le coup –
Tuent à petit feu l’enfance en nous !

LÉGENDE DE LA DEUXIÈME VIE


DE VLADIMIR ILITCH LÉNINE

I
DANS UN MIROIR DU XXe SIÈCLE

J’imagine qu’on a fait venir


De partout tes statues.
Les voici à perte de vue
Alignées dans une énorme vallée :
Tu es un nouveau Leningrad
Qui se bat maintenant
Dans toutes les pierres de la vie,
Je vais d’une statue à l’autre :
Lequel parmi tous ces Lénine
A-t-il chaud ou est en train
De mourir de froid dans le marbre ?
Lequel rien qu’à rire avec ses yeux,
Laissera voir à chaque homme opprimé
Qu’il est resté un grand Octobre incandescent
Et qui lutte sans cesse et qui vivra toujours ?

Me voici dans une ville froide et muette :


Je vois des rues avec partout des flèches
Qui indiquent un Lénine de l’est,
Un Lénine du sud,
Un Lénine du nord-ouest,
Un Lénine de la côte
et un Lénine aux sommets couronnés de neige !
Lequel a encore une main virile de tempête
Pour arracher les mauvaises herbes du siècle ?
Lequel dans les déserts
Où la tendresse humaine est confinée
Est une force cosmique qui peut virer
Les saisons et changer le cours des nuages ?

Je suis tout à coup un petit garçon perdu


Dans une forêt sans fin : « Dis, petite mère,
Lequel est vraiment Vladimir Ilitch Oulianov ?
Et quel embarras pour une mère du XXe siècle,
Aussi désemparée que son petit garçon
Face au miroir qui nous a pétrifié Lénine !
Et quelle douleur pour mon chant qui se dédouble
En mère et en fils qui cherchent ton identité !

Je suis un petit garçon qui rêve


De l’homme qui a dit aux autres hommes :
« Camarades, frères humains, il faut rêver ! »
Maintenant rêver
C’est dire la vérité sur ta deuxième vie,
La vérité que tu disais en Octobre
Et chaque jour de l’année, dans le vent,
Sous le soleil ou la neige,
Et sous les pluies, la vérité
Qui sur des millions de collines
Donne des arbres à fruits
À la tendresse des hommes !

Moi avec ce chant je ne veux pas ajouter


Une nouvelle statue à toutes celles
Qui ont égaré les pas du petit garçon
Qu’on n’a pas réussi à étrangler en nous.
Les yeux pleins de larmes et de joie
Je frappe avec ses mains
Au bois de ta deuxième vie
Et j’attends que tu me fasses entrer
Et que tu avances une chaise vers moi
Et que tu me dises : « Camarade Depestre,
J’écoute ta poésie », et que le chant en moi
Regarde avec amour tes cent ans de beauté !

II
HISTOIRE D’UNE TEMPÊTE DE SABLE

Personne n’a eu besoin de donner


Ses steppes, ses tentes,
Ses enfants et ses femmes,
Son puits et son cheval
Pour que tu reviennes.
Tu es arrivé un matin,
Sans t’annoncer, sans télégramme,
Tu t’es levé de ton plein gré du mausolée
Et tu as débarqué parmi nous pour savoir
Où en sont ton énergie électrique
Et ton pouvoir des soviets
Et les autres merveilles rouges
De ta révolution.

Tu passes incognito dans la plaine,


Dans la taïga et dans la montagne ;
Tu passes joyeux parmi tes légendes
Dans des villages lointains qui jadis
Ne retenaient aucun nom d’homme fameux
En dehors de l’Impôt qu’ils prenaient
Pour un sinistre général du tsar !
En ce temps-là aucun nom d’homme-lumière
N’éclairait le vieux silence de la steppe.
Maintenant tu découvres que ton nom est
Écrit sur chaque porte et chaque feu.
Les années passent avec le vent et la neige,
Les larmes, la sueur, les pluies et le sang
Qui effacent partout des milliers de noms.

Seul le tien n’a pas pâli sous les lampes,


Seul le tien est taillé dans le bois
Qui redonne flamme et santé aux merveilles ;
Tu es la bonne nouvelle toujours fraîche
Qui porte le soleil dans les propos du soir,
Tu es le conte qui tient ce siècle éveillé :

Il était une fois un homme nommé Lénine,


Il était roux avec une large poitrine,
Il avait le front haut et la parole
Et le cœur plus hauts encore dans l’espace
Pour diriger les rêves et le vent de son temps.
Sa plus forte douleur était de voir un mur
De mystère s’épaissir entre l’homme et sa vie.

Dans les isbas de la montagne on répétait


Qu’il n’avait ni titres ni passeport
Et que sa force venait d’un secret savoir
Qui ouvrait les bras aux malheurs du monde.
Un jour il écrivit au tsar Nicolas
À propos du partage de la vieille Russie :
« Je te laisse la moitié de ton royaume,
Tu peux garder les nobles, les koulaks,
Les popes, les marchands, les généraux avec
Leur soie et leur or, leurs perles et diamants,
Moi je choisis les ouvriers, les moujiks,
Les soldats, les marins, les malheureux
Avec leur faim, leur sueur et leur nostalgie. »
Le tsar qui avait peur de tout pouvoir secret
accepta le partage de son vieux royaume.

Mais les nobles, les popes, les généraux


Et le tsar lui-même ignoraient
Que ce sont les dix doigts de l’homme
Qui font que la terre et le temps
Ne fuient pas sous les pas de l’homme.
Un jour arriva une tempête de sable.
Le sable envahissait tout le royaume.
Le sable pénétrait partout,
Nul ne pouvait manger ni boire,
Ni danser ni dormir, ni jouer
Aux cartes et aux caresses.
Le sable séchait les yeux,
Les lèvres et les sexes.
Le sable dédorait les murs,
Les meubles et les femmes ;
Le sable oxydait les épées,
Les bijoux et les vanités ;
Il n’y avait pas de main
Laborieuse d’être humain
Pour enlever à la pelle
Tout ce cauchemar de sable.
Par le pouvoir des mots de Lénine
Un grand vent d’octobre
Se leva dans les bras
Des ouvriers et des moujiks,
Des marins et des soldats
Et il emporta pour toujours le tsar,
Les popes, les généraux, les nobles,
Les banquiers et leur vain royaume de sable !

III
LE GÉANT ATELIER SOVIÉTIQUE

Tu es arrivé avec le petit matin


Sans dire à personne que tu revenais.

Tu fais le tour de ta deuxième vie


À bord de ton grand cœur légendaire.

Tu es un savant longtemps en exil


Qui revient dans son village natal
Et tu découvres que la rue où tu es né
N’est plus limitée par une colline,
Un torrent, un ravin, une sierra.

Tu vois que le clan, la tribu, la nation


Ne cachent plus les horizons de ton enfance.

Tu voix que la peau, les races et les dieux


Les climats, les dialectes, les tabous
Ne sont plus sous tes pas des frontières.

Ta joie de savant plie les yeux


Devant son géant atelier soviétique.
Tu es tout intimidé par ta deuxième vie.

Tu ne sais quoi dire à voir ta saison


Remodeler les saisons de l’humanité,

À voir que ta mort a encore plus de succès


Et de vigueur que ta vie première,

Ta mort tient dans ses mains le ciel


De Berlin et les rêves de vingt millions
De morts qui ont vaincu la mort nazie,

Ta mort a traversé toutes les mers


Tandis que ta vie n’avait pas été
Plus loin que les lumières de Paris,

Ta mort inonde toutes les rives


Ta mort gouverne toutes les rosées
Ta mort ne connaît ni nègre ni juif

Ta mort est boulangère et laitière


Pour toutes les races et ta mort
Abat les murs de tous les ghettos
Et mon peuple dans ses fers haïtiens
N’a plus que ta mort en guise de peau

N’a plus que ta mort comme fortune


N’a plus que ta mort qu’il porte
Comme un enfant vivant dans ses bras.

Ta mort avec ses livres et ses armes


Voyage sans visas, sans escorte : chacun
Peut se chauffer à ses rayons de vie.

Chacun peut lui confier ses secrets.


Ta mort par tous les temps est un oncle

Et un frère et un ami et un Tupolev


Allumés dans le gel et dans la mort,

Et ta mort n’est ni Jésus ni Mahomet


Ni Bouddha ni mon compatriote Damballah,
ta mort est la mort de tous les dieux !

Ta mort est un enfant et un immense sillon


Ouverts dans l’amertume sans fin de la terre.

Ta mort est le courant principal de chaleur


Qui traverse la mer et les larmes du siècle !

Tu souris à ta sixième partie du monde


Qui galope sur un cheval que tu as dompté.

Tu es un père pour les femmes


Qui ont jeté au feu les voiles
Qui aveuglaient leur beauté.

Tu es un père pour les ampoules


Qui font briller les bourgades perdues.

Tu es un père pour l’eau et la fleur


Qui font leur entrée dans le désert

Et pour l’alphabet et la raison


Qui arrivent dans les yeux opprimés.

Tu es un père pour l’avoine et le blé,


Pour l’acier et le ciment, pour l’atome

Et l’alouette qui ont enfin au monde


Un père soviétique qui sait se diriger,

Un père pour les légendes et les exploits


D’une vaste Union qui n’est plus en bois !

Soudain tu t’arrêtes pétrifié


Dans la forêt de tes propres statues :

Tu vois une cité où tu es divisé


En Lénine du nord et Lénine du sud.

Tu vois le Lénine du sud lancer


Des pierres au Lénine du nord !

Tu vois une moitié de ton grand soleil


Tirer des fusées rouges sur l’autre moitié !

Tu entends parler de guerre fratricide


Entre les deux pôles de ton électricité.
Toi, le diamant de l’unité socialiste
Tu vois des chevaux tirer en sens inverse
Les quatre membres de ta vérité !

Toi, le vouloir unique et pur, la flèche


De sagesse qui allait toujours tout droit
De sa source au grand océan de l’homme,

Toi, cristal d’un seul tenant de lumière,


Tu ne te reconnais plus : tu es étranger
À ton œuvre, à ta mort comme à tes vies.

Homme perdu dans sa propre forêt,


Homme tombé dans le puits de soi-même,
Homme crucifié sur un bois léniniste !
Tu appelles un à un tes vieux compagnons :
Où sont passés Kirov et Kossior ?
Où est Roudzoutak ? Où est Postichev ?
Où est le camarade Eikhe ? Qu’as-tu fait
Des grandes ailes de mon octobre,
Joseph Vissarionovitch ?

IV
LA PROSE AMÈRE D’UNE LONGUE NUIT

Un nouveau commissaire du peuple


Te lit un ténébreux rapport
Qui te conduit dans une nuit
Où ta grande espérance tourne vers toi
Le regard du loup affamé,
Dans une nuit où tu vois
Ton propre cœur assis tout seul
Sur un immense banc d’infamie.
Et ton propre cœur
Ne te reconnaît plus !

Tu découvres épouvanté
La face obscure de ta révolution :
Tu écoutes ton sang
Tomber goutte à goutte
Dans une Volga de sang
Qui emporte dans la nuit
Parmi des arbres et des animaux morts,
Des yeux, des bras, des vies et des rêves
Arrachés à la chair vive du léninisme !

Tu écoutes le conte amer


D’une longue nuit :
Ta vérité devenue folle
Défonce ses portes et ses fils,
Saccage ses jardins et ses lois,
Réveille la hache et le feu
Dans sa propre maison !

Ta vieille patience bolchevique


Verse en silence
De grosses larmes d’enfant
Tout en écoutant la voix du frère
Qui perce l’oreille de la nuit
Où sont mêlés la rose et le sang de l’histoire

« Il n’y a pas de détresse plus grande que de se trouver dans la prison d’un
pouvoir pour lequel je me suis toujours battu ! »

« Il n’y a pas de détresse plus grande pour un léniniste aux côtes


brisées que d’être forcé de s’accuser soi-même et d’accuser d’autres
innocents ! »

« Il n’y a pas de plus grande détresse pour un vieux bolchevique que


d’être contraint sous la torture de signer un procès-verbal où j’avoue avoir
trahi tout ce que j’ai aimé et aime encore le plus au monde ! »

Tu écoutes l’histoire d’un chapitre


Sanglant de ta deuxième vie,
Tu descends marche après marche
Dans la terreur qu’on a nourrie
Avec la sève même de ta vérité :
Tu vois que le passé-tigre
Que ton fouet avait chassé par la porte
Est revenu par la fenêtre des soviets,
Et cette fois il n’a pas
de couronne sur sa tête
Ni de sceptre dans ses griffes,
Il n’est ni tsar ni barine,
Mais il arbore ton étoile rouge
Dans la nuit de sa crinière !

« Je n’ai pas trahi Lénine. Je n’ai pas trahi le Parti. Je n’ai pas trahi la
Révolution. Un serpent de feu s’est enroulé autour de mon destin. Je vais
mourir pour la vérité de toute ma vie. L’avenir sera communiste ou il ne
sera pas ! »

Ta patience a soudain
Toutes ses dents brisées ;
Ta patience reçoit des coups
De pied dans ses organes génitaux ;
Et ta patience se change en glace :
Ta patience est une immense Sibérie
Sous les ruines de son propre soleil !

« Mes aveux m’ont été suggérés par le juge. Pas un seul mot du procès-
verbal n’est sorti de ma bouche. Même mon nom au bas du procès-verbal
m’a été dicté. Je suis un fidèle disciple du camarade Lénine. Je vais dans la
mort le rejoindre. Sa tendresse géante fera bien une petite place pour moi à
ses côtés ! »

Tu vois un homme aux charpentes de silex


Qui pour faire avancer tes rêves
A inventé des procès et des complots,
De faux aveux et des tortures barbares.
Tu vois que dans ses mains ta vérité
Est un arbre parfois qui cache la forêt,
Un arbre devenu vieux qui perd la tête,
Un arbre qui a une hache à la main
Et qui viole la plus belle jeune fille
Que ton âge a porté dans son ventre :
La légalité léniniste !

Tu descends dans l’horreur d’un homme


Pour boire sa coupe de fiel jusqu’à la lie.
Tu souris tristement à ton cœur qui partage
Avec ses frères le vaste banc d’ignominie !
Tu vis l’histoire de tous ces procès
Où tu es toi aussi jugé et condamné ;
Tu es enterré sous les abus du pouvoir ;
Tu es enterré sous les violences
Et les ruses des bureaucrates.

Ta patience réveillée dans tes mains


Compte les ossements de ses frères
Enterré sous les fausses accusations.
Ta patience compte ses tendres morts
Enterrés sous les rites et les dogmes
Et ta patience fait un rêve qui remémore
Les mots-tigres d’un juge d’instruction :

« Le parti a besoin d’un grand procès


Qui fasse plus de bruit que les autres
Affaires que nous avons fabriquées.
Tu n’as rien à inventer, oublie que
Tu es un philosophe et un poète épique !
Le NKVD a plus d’imagination que toi.
Il a écrit pour toi le texte de tes aveux.
Ton procès aura lieu au mois d’avril.
Tu as devant toi six mois pour apprendre
Par cœur ce que l’État
A décidé que tu avoues au tribunal ;
Si tu n’oublies pas un seul mot
Tu sauveras ta tête. »

« C’est un jour froid d’avril 1938


C’est le vingt et unième anniversaire
De tes prodigieuses Thèses d’avril.
Te voici en face d’un tribunal.
Tu entends ta voix d’automate
Qui récite la leçon apprise :
Oui monsieur le procureur je suis
Une vipère lubrique, je suis
Un ancien agent de l’Okrana,
J’ai vendu à la police du tsar
Mon frère aîné Alexandre.
Sacha avait vingt et un ans
Lorsque je l’ai livré à la potence
Des nobles et des marchands.
Et il a menti grossièrement
Le témoin ouzbek qui a dit au tribunal
Que j’ai été jadis un père merveilleux
Pour la liberté de son village natal.
J’ai toujours été un faussaire :
Je ne suis pas l’auteur de mes livres,
Je n’ai pas porté sur mon dos la paix
De Brest-Litovsk3 ni les ailes de la NEP4
Ni les Thèses d’avril ni le Komintern
Ni les dix jours les plus clairs du monde,
Je n’ai pas dirigé les prodiges d’Octobre ! »

Tu te réveilles de ce cauchemar du XXe siècle


Pour entendre ta propre voix se briser
Dans la gorge d’un autre camarade :
C’est la cigogne de feu
Qui à chaque autoaccusation,
À chaque innocent condamné,
À chaque victoire de la bureaucratie,
S’est écrasée dans les voiles de ton bateau !
Mais comme ton sort est celui de la mer
Qui se brise et se refait dans l’homme,
Comme tu es le peuple et sa patience
Et son Parti et sa lente germination
La porte unique de ta mort continue d’ouvrir
Des fenêtres à la santé de toute la terre :
Tu t’es réveillé de ces mauvais rêves,
Tes soviets se sont réveillés des eaux rouges
Qui ont coulé sous les ponts de ton Octobre.
Tu t’es réveillé de ta deuxième mort
Et de la mort de chaque léniniste
Enterré sous la neige effrayante des idoles !
Tu es l’oiseau charpentier du ciel de Simbirsk
Qui tient dans son bec tout l’azur de l’URSS
Et qui a aidé ses soviets sous des pluies
Léninistes à laver les plaies du passé
Et à lancer leur sève autour de l’univers
Et plus loin que la lune !

V
LE TROISIÈME FILS DU MONDE

Nous sommes le Nil, le Congo, le Niger,


Le Gange, l’Amazonie, le Mékong,
Le fleuve Bleu et le Mississippi.
Nous étions des millions
De produits sur la carte :

Hommes-café hommes-cannes
Hommes-pétrole hommes-cacao
Hommes-diamant hommes-minerai
Hommes-coton hommes-riz
Hommes-infra-hommes nous venions
Au monde pour être empilés
Entassés pesés et exportés.
Cuzco et Palenque, Zimbabwe et Ifé
Le Bénin Bagdad Angkor Louqsor
Lao Tseu le Rig-Veda le Popol-Vuh
Étaient des dieux tremblants de froid
Qui régnaient sur nos genoux brisés.

Nous étions moins puissants que nos arbres


Qui savaient rester des lions dans la tempête !
Nous étions moins poètes que le sel de nos larmes
Qui pouvait hisser des voiles vers la mer libre !
L’acheteur et le vendeur de sang d’homme
Gardait en cage nos raz-de-marée. Nous
Étions le plus vaste désert de la terre
Avec des mains sans lignes de vie
Et des fins de mois sans dessins
Poudrés de papillons sur leurs ailes !

Et tu es venu à nos racines assoiffées


Et nulle pluie n’est plus belle que ton arrivée.
Nul papillon n’a plus que ta présence
De si frais et joyeux coloris sur son dos,
Et c’est beau de t’entendre parler
Sans accent chinois, bantou, quetchua
Guarani, wolof, kikongo, bambara,
Bengali et créole et mille autres
Idiomes du troisième fils du monde !

C’est beau de t’entendre lancer


En arabe et en swahili de nouveaux
Chants de guerre et de victoire !
C’est beau que tu sois Angolais
Et Guinéen et Haïtien des mornes
De la douleur et de la lutte armée !

C’est beau que le radar


Et l’infrarouge
Et les hélicoptères de la haine
Perdent leur argent et leur temps
À chasser dans notre vie
Ton infini pouvoir d’ubiquité !

C’est beau que tu sois Vietnamien


Et que tu aies dans ton jeu végétal
Plus d’un bras de mer et plus d’un Viêt Nam
Et plus d’un Che et plus d’un Ho Chi Minh
Et plus d’un Frantz Fanon et plus d’un Lumumba
Et plus d’un Malcolm X et plus d’une fusée
Je chante ta rouge espérance qui avance
Je chante ta violence qui eût été plus belle
Encore si elle avait toujours été
La seule et sainte violence de la vérité !
Je chante ton pouvoir qui tant que tu vivais
Jamais n’a dévoré sa propre poésie !

VI
CHANT DE LA SEPTIÈME INTERNATIONALE

Te voici réveillé dans le soleil


Qui brille sur nos griffes :
Tu es le fleuve et l’animal viril
Qui avancent avec nos muscles
D’Asie d’Afrique et d’Amérique !
Tu es la septième mer et la révolution
Qui de la même main nous font signe
De serrer toujours plus les dents
Sur nos racines !

En Chine tu es un fantastique anticorps


Dans un organisme en lutte contre le virus
Du passé dans son sang. Tu es un immense cœur
Chinois qui fait pousser à son rythme propre
L’herbe et la roue d’or de la révolution.
À l’extrême-occident des péchés capitaux,
Aux États-Unis, en pleine forêt vierge,
Parmi les scandales de l’or et des aigles,
Parmi les magies modernes de la violence,
Tu es une panthère aux cent mille griffes
Qui veille non seulement sur la peau noire
Mais sur tous les soleils qui propagent la foi
Qu’a l’espèce humaine en sa dignité !

En Haïti et sur les autres collines


Que possède la lumière en Amérique
Tu as pu renaître de tes sept balles
Et tu vas te scinder en mille aventures
Sociales de la foudre et du fusil !
Tu es la patience ouverte de l’épée
Qui sans faire de bruit bâtit ses bras-fauves.
Tu es l’anti-Papa Doc qui forge sans trève
Et sa charrue et la fraîcheur de ses yeux libres
Tu es une tempête aux sept langues vertes
Et qui sait se servir du feu et du poison,
Tu es la joie et la beauté tu es le Che !

À Cuba la légende de ton retour porte


Une grande barbe noire et on voit
Souvent ta deuxième vie à la télévision
Qui nous parle des cent ans que tu as
Passés sous les eaux tristes d’Amérique
Avant d’être un 26 juillet cubain
Qui a créé une île-école où ta beauté
Enseigne le léninisme du XXIe siècle
Qui ouvre avec Fidel de nouveaux horizons
Au vent de la mer et de la philosophie !

C’est beau que toi le premier étalon


Visionnaire en ce temps tu sois aussi
Le premier machetero de Camaguey
Et que tu coupes et entasses chaque jour
Tes mille arrobes de cannes comme tu coupes
Encore le bon pain sur la table des mineurs
De Russie et de Chine et comme tu coupes
Le silence et le froid de l’espace cosmique
Tu donnes à la zafra de la révolution
Ta vaillance et ta force et des millions
D’étoiles rouges au ciel de nous-mêmes !

C’est beau que tu n’oublies jamais


Que l’amour de l’humanité est un désert
S’il ne donne des ailes à l’homme concret
Avec la vérité de ses angoisses d’homme :
Le scandale de ses peines et de ses joies
Et l’oreille qu’il prête aux voix de son enfance
Qui lui rappellent que l’homme s’il vit de pain
Et d’électricité, de fibres et de gadgets
Possède également un cosmos intérieur
Qui vit de rêve et de merveille et de l’appel
Lancinant du sang chaud qui pousse dans l’espace
La folle géométrie de la femme et de l’homme !

Tu es par ces temps de fiel et de feu


La plus juste définition de l’espérance.
Tu es l’abeille et l’innocence du miel.
Tu es la prodigieuse aventure humaine
Qui a dompté l’atome et le cosmos
Et qui réclame avec des cris d’enfant
L’âge vital de la paix et de la bonté.

Ta force et ta grâce d’éclatante marée


S’élancent vers les peuples et toute la terre
Célèbre ta présence au plus haut de ses crues :
Tu es la Septième Internationale
Qui tournera ses ailes de moulin à vent
Jusqu’à tirer de l’homme un état de tendresse
Qui soumettra l’univers à sa seule loi
Et le jour où la vie partout sera
Réveillée de ses achats et de ses ventes,
Réveillée de ses horreurs et de ses larmes
Et de sa dernière vague de barbarie
Le monde se lèvera comme un seul fils
Pour aller au soleil de tes mille ans !

La Havane, le 25 décembre 1969

1. Cf. Ernesto Cardenal : « Oraison pour Marilyn Monroe ».

2. Comité de défense de la révolution.

3. Brest-Litovsk : traité de paix passé séparément avec l’Allemagne, que Lénine signa pour le salut de la révolution
d’Octobre 1917. (N.d.A)

4. « La Nouvelle Politique Économique signifie une lutte à mort entre le capitalisme et le socialisme, une lutte selon le
principe : qui vaincra qui ? » (Lénine).
En état de poésie
(1980)
Prélude

« Le poète, à l’affût des obscures nouvelles du monde,


nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de
l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du
fou. Si l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles. »
PAUL ELUARD

L’ÉTAT DE POÉSIE

L’état de poésie s’épanouit à des années-lumière des états de siège et


d’alerte. En cet état, à défaut d’une caravane d’hirondelles, un seul souvenir
d’enfance fait le printemps. La vie y trouve des îles où la canne à sucre et
les préjugés de race ne poussent jamais dans le même champ sous les ailes
blanches des corbeaux de l’infamie.
L’état poétique est le seul promontoire connu d’où par n’importe quel
temps du jour ou de la nuit l’on découvre à l’œil nu la côte nord de la
tendresse. C’est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus
sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requin
un bras de mer en furie.

Entre un coup d’État militaire et un coup d’État poétique il y a la


distance qui sépare la charogne d’un léopard du dernier mouvement chanté
de la Neuvième Symphonie. Un coup d’État poétique peut fournir
l’électricité, sans une panne pendant cent ans, à une ville de dix millions
d’habitants.
En état de poésie, le mâle ne prend pas la femelle, pas plus qu’il ne la
possède, moins encore il la coupe, la taille, la dévore crue ou la soumet à
une implacable cognée ; de son étoile en danger, l’homme fait le plongeon à
la femme qui multiplie son droit à la lumière !

L’état de poésie est commun à tous les hommes, mais le jour où il doit,
sous les insultes et les pierres, se retirer d’un peuple ou d’un individu, il
laisse derrière lui des varechs et des cétacés en putréfaction, des ossements
frais d’hippopotames, des langues mortes sous la hache d’un bourreau, des
tonnes de serpents à hélices, des cadavres avancés de danseuses étoiles, une
fosse à croquer les sinistrés de l’universelle vacherie !

L’état de poésie crie haro sur la stupidité contemporaine ! Haro sur


l’apartheid radoteur et physiquement armé ! Haro sur l’apartheid mental,
vieux renard à la roue dentée, qui cache son vitriol antinègre sous des
dehors d’écolier modèle ! Haro sur tous les flics coupeurs de têtes en fleur !
Les cordons de la police des rêves ne seront jamais tous un poème dans la
vie des nations ! Je crie haro sur l’hypocrisie des blancs couteaux du
Christ !

Mon état de poésie ne laisse pas de répit aux lampes qui refusent de dire
bonjour chef à mon minuit à tête de bœuf ! Est-ce ma faute si un puits de
pétrole s’est mis soudain à voir rouge en moi ? À plus de cinquante ans,
loin de prendre du ventre et de la fourberie, loin du double menton et de la
double conscience, une passion océane déplie hardiment sa jeunesse au ciel
de mes couilles ! Haro sur les lieux saints de l’horreur sans noyau qui a pris
aux dents le mors du grand nègre jaune qui rythme chaque matin le pouls
déréglé du monde !
*

Une autre fois, toujours en mon statut de magie bleue, au temps où l’on
avait mis une paire de nageoires à mes malheurs d’homme, je vécus sous la
mer l’espace d’un automne, si près de l’empire des pieuvres et des bêtes
marines à cornes, qu’à cent soixante-dix-sept ans de distance, j’ai encore un
système magnétique qui sait changer en petit réchaud de camping les
volcans carnassiers de la chrétienté !

L’état poétique possède plus d’une saison d’aigles à son arc pour bercer
ses noirs phanérogames à plus de mille mètres au-dessus des intempéries
homicides du siècle. Ah, ah, ah, tu n’as plus une goutte d’acide sulfurique à
ton moulin d’ancien esclave, plus une pincée de poison-makandal sous ton
oreiller de feuilles sèches, plus l’ombre d’un couteau-digo dans tes jours qui
voyagent à dos de menfenil en cage !

C’est ce qui fait la roue dans vos têtes, espèces de macaques sans
miséricorde ! Je ferai des cravates de chanvre avec les varices de vos
jambes des colonies ! La corde de pendus porte bonheur aux croisés de
l’antipoésie. Mon four de Caliban n’est inscrit sur aucun registre d’état
civil. Il n’a jamais mangé sa farine au râtelier des baptistères. Ni saoulé ses
incendies de nègre à grandes rasades de vin d’église ! Le tonus de mes
serres est aussi neuf et frais qu’au temps du premier baptême décolonial
administré aux gaillards musclés de saint Ignace de Loyola !

La poésie aussi a ses raisons d’État. Ce ne sont jamais les raisons du


lion face à la justice affolée du zèbre et de l’antilope. Ce sont tes secrets, ô
charrue ! que tirent les lignes de vie de toutes les mains à semences ! L’état
poétique, ce n’est pas moi, ni l’amandier mon voisin joueur de saxo (« Les
véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartînt en propre »),
l’état poétique fait le grand matin de l’être – enfant, femme, homme – qui
sait atteler l’animal de sa sécurité, le bœuf fascinant de sa joie et de sa
peine, à l’espace et au temps d’une étoile ou d’un humble feu de mots
fraternels !

Est rageusement poète l’homme ou la femme que consume la passion


de déplacer sans cesse les bornes que l’on impose à la parole, qui se tient
debout, sans un mouvement, au milieu des éléments déchaînés de la terre :
ni l’électricité du ciel ni celle de l’ordre social ne peuvent brûler les ailes de
l’être en état de poésie avec le monde ! D’avoir respiré sur les hauteurs du
ramier et de l’oiseau-charpentier lui permet de traiter le bois des tempêtes
en bon camarade d’enfance. Aidez-moi à crier haro sur tous ceux qui
veulent bourrer de paille sèche mon aventure de vivre à gauche juste
derrière le cœur du paradisier !

Dans l’état igné où je navigue je ne perds ni les dents ni le nord ni


surtout l’euphorie de lancer au galop mon pollen aux vertiges apprivoisés
de nos terres. Les bonnes mutations de ce temps nous appellent à rafraîchir
les mottes accablées de la vie. Aidez mon moulin à porter de fraîches
chansons à la soif de nos îles à fumée. Aidez-moi à mettre la table d’une
justice qui s’ouvre dans une maison pleine d’oiseaux et d’instants en fleurs.
Aidez mes mains et mes épaules à faire la courte échelle à l’oxygène qui
lève sa patience avec le feu vert du toucan et du palmier en avance sur
l’horaire de l’alouette et du blé !
Côte nord de la tendresse

Le mal dont je souffre est le manque de tendresse qui serre notre


époque au gosier : je suis malade d’un monde où l’on n’est jamais aimé.

MÉTAMORPHOSES DE L’AN 77

Cette année-là on vit


des mines de charbon
retourner à leur état premier
de cèdres et de peupliers.
Nappes, serviettes, draps.
et tout le linge de corps
libérèrent dans la maison
des pousses impétueuses
de lin et de cotonnier.
Le téléphone redevint
un couple de pigeons voyageurs
tandis que ma table de travail
remontait gaiement au cerisier
de son enfance fruitière !

UN HÉRITIER DE CHARLOT

Donne à ton lyrisme un ample pantalon


de grands souliers une veste étroite
un bâton une moustache et un chapeau
prodige de la lumière et de la pluie
armé de ces feux descends dans la rue
aider l’espérance et la pâle tendresse
à porter sans flancher leurs sacs de cendres.

TOUTE LA DOULEUR DU MONDE

Que peut un poète, à titre personnel


blessé au ventre, au cou, et surtout à l’esprit,
criblé par les nouvelles de chaque jour ?
Pas un matin du monde où tout est aux anges
sans le ver en mouvement dans chaque existence
ni un seul jour qui porte un fruit intact ravi
un feu non profané dans un cœur sans fissure.

TOUT L’ESPOIR DU MONDE

Poète blessé à chaque porte où tu frappes


blessé de tous les malheurs qu’il y a au monde
il te reste la joie de voir au loin le temps
où dans chaque pays l’égoïsme n’aura
plus une seule griffe où dans chaque maison
dans chaque rue l’hypocrisie sera domptée
l’humaine sottise aura du plomb à ses ailes
la poésie sortira la nuit sans escorte
vers un orient vital frère à suivre partout.
UNE CONSCIENCE EN FLEUR POUR AUTRUI

Ma joie est de savoir que tu es moi


et que moi je suis fortement toi.
Tu sais que ton froid dessèche mes os
et que mon chaud vivifie tes veines.
Ma peur fait trembler tes yeux
et ta faim fait pâlir ma bouche.
Sans ta force d’être un feu libre
ma conscience serait plus seule
que la terre morte d’un désert.
Ma vie offre des clefs émerveillées
à la perception de ta propre essence.

Lorsque tu veilles sur ma liberté


tu donnes un ciel et des ailes
au mouvement de mon espérance.
Mon désir d’être heureux s’il cessait
un instant de compter avec le tien
tomberait aussitôt en poussière.
Quand tu saignes au couteau mon identité
nos consciences vont ensemble à l’abattoir.

LE POÈTE
(Imité d’Emily Dickinson)

Pour faire un poète


il faut un homme et une femme
une femme et un homme
et puis un flamboyant en fleur
mais le flamboyant peut suffire
si l’homme et la femme tardent trop
à fêter le prodige du sang.

RETOUR À UN JARDIN DE L’ENFANCE

En ce temps-là mon foyer était un jardin


je suivais le seul feu de mes voisins arbres
le goyavier imitait pour moi l’éléphant
je voyageais sur son dos aussi loin
que le permettait le manguier
qui se méfiait des animaux trop amicaux
l’oranger partageait avec moi des pastèques
le tamarinier était un oncle
qui racontait des histoires de cyclones fabuleux
le quenêpier pour me plaire
mettait un singe à chacune de ses branches
tandis que le bananier changeait son régime en volée de
perroquets
l’acajou-enfant me révéla un matin :
– lorsque je serai grand je confierai mon bois
aux mains d’une fée qui fabrique des pianos.

LA CONQUE MARINE

La mer en vie dans une conque


est un animal domestique
que j’ai à portée de la main
c’est l’air bleu de la rêverie
qui élargit mon horizon
elle m’offre l’amitié complice
de toutes ses épiphanies
l’aimer m’est aussi naturel
que de caresser un chien
quand mon cœur manque de sagesse
loin de le désavouer la mer
lui enseigne les usages secrets
de l’iode et du raz-de-marée.

RAGE DE VIVRE

Seuls les oiseaux confiants de l’enfance peuvent


aider un homme en exil à voyager jusqu’aux
premières années de sa vie. Ce matin d’août
le sûr radar d’un colibri guide mon sang
dans l’espace le plus secret d’un amandier
où je découvre enfin la rage et l’art de vivre
tout près de l’ordre esthétique des grands arbres.

UN CAS CURIEUX

Inégal véhément inquiet


il ne sait où naît en son sang
le puits du poète militant
ni sur quel versant en lui
commence à s’étoiler
la pluie du poète pur :
sans perdre un instant l’équilibre
sur la corde raide où il est exilé
il coule insurgé tendre inévitable
du 1010 de la rue 41 jusqu’au pont
qui l’attend quelque part au Sahara !

LE FOUR DE CALIBAN

Me voici
Caliban
l’homme-four de la Caraïbe
je jette au feu les mythes
les faux trésors, la maison en
bois-tempête de mon ennemi,
le voleur d’âmes et d’Indes occidentales !
Nos îles et nos femmes dansent
autour du plat qui porte sa tête
couronnée de persil et de céleri !
Nous buvons chantons dansons rions
nous marronnons au four le temps de Prospero !

FER À REPASSER

Cette année-là
un fer à repasser
était un bon compagnon
pour l’homme seul que j’étais
mes émotions grâce à sa bonté
restaient nettes et lisses
comme les draps d’un couple défait.
POÈTE EN OCCIDENT

Si ta poésie a des milliers


d’étoiles dans son jeu
et caresse l’une d’elles
parce que le rouge de ses ailes
est le rouge tendre de la pomme
peut-être tes propres amis
tendront la gorge de ton poème
au rasoir dément de la CIA !

PAROLES D’UN SOIR DE JUIN

Mon espérance est de bois comme la maison


que j’ai bâtie avec l’humble pierre des chemins
Mon grand souci est de les charger sur mon dos
quand on ne veut plus d’elles en quelque pays.

Mes mots dessinent un bateau dans le ciel


pour ramener mon île aux flots de ma candeur
J’ai en moi sa guerre et sa peine et son oiseau
qui peint en bleu le cours fluvial de mon destin.

Un frère de chaque homme et de tous les hommes


s’est réveillé ce soir avec mon feu d’exil.
Il n’y a plus de princesse éblouie de douceur
où garer les genoux de mes années d’errance.

À la porte du foyer il n’y a personne


pour souhaiter la bienvenue à mes vieux os.
Les hommes armés qui vivent dans la montagne
avec rage ont craché sur la bonne nouvelle
que mes pieds de poète apportaient à leur âme.

ÉPITAPHE

Dans ta vie tout un jour de pluie


ne fut jamais plus frais et plus pur
qu’un soir brûlant de révolution
et l’arbre qui passait son temps
à jouer aux échecs avec des nuages
fut tout aussi militant qu’un guérillero.

CHRIST AND CO

Après l’atroce montée au Golgotha


les crachats le fiel les clous
le soleil de plomb la pluie glacée
les mains bien lavées de Pilate
après tant de siècles sur la croix
tant d’histoires pour rien en vérité
ça fait du bien la fraîcheur de trente
millions de dollars au-dessus de ses plaies !

BLUES EN AUTOMNE

Tu as l’entrain d’un hardi animal marin


pour sauter dans les atroces maux de tête
d’un siècle où les mensonges d’État aussi
se ramassent à la pelle ce sont les feuilles
d’un fantastique automne où ton espoir avance
avec du sang jusqu’à la ceinture !

UN TRAIN NOMMÉ ROSÉNA

De toutes les étoiles qui forniquent


après leurs règles de chaque mois,
de tous les fruits qui chantent
à la télévision et savent
se changer en frutas-bombas,
Roséna, chaque soir,
c’est dans tes os que je prends
l’express du matin !

L’ÉPONGE ENCHANTÉE

Jamais tu n’es revenu les sens aux abois


de cette extase d’ouvrir l’espace charnel
ton automne a une éponge à ses vertiges
qui absorbe et purifie le temps féminin
(ce n’est pas du sexisme appris d’un étalon)
le mâle en toi qui dénoue son sang à marée
haute au vent fou de sa femelle a suspendu
sa vie au ciel immaculé de la chair
dans chaque coït tu as trouvé l’animal
innocent que n’effraie pas l’orage d’été
tu as vécu aussi l’ivresse de souder
la densité du corps à l’éclair de l’esprit.

VOYAGES AVEC ANITA MIRAFLOR


(Imité d’un poète de Bretagne)

Notre voyage premier ce fut l’après-midi


où le bois de notre lit nous emporta vers
les racines et les sèves légendaires du temps
où il était un arbre à pain de la montagne.

Le second circuit que je dois à ta fièvre


m’a fêté dans le moindre de ses sillons
des années avant l’exploit nord-américain
j’y faisais souvent l’aller-retour de la lune.

À la troisième traversée, au plus haut


de ta crue, je vécus l’aventure des fruits :
je n’eus qu’à prononcer le mot papaye
pour descendre soudain en fusée dans ta vie.

La quatrième odyssée nous l’eûmes un soir


dans un train entre Buenos Aires et Mendoza
je voyageai en toi bien plus loin que le sang
ébloui le permet d’habitude aux amants.

Le dernier périple où tu as fasciné


mes sens voyageurs ce fut à Varadero
cette fois-là on frôla de près la folie
le requin le naufrage et son sel infini.
D’un exil à l’autre

UNE MOITIÉ D’ÎLE EN DÉRIVE

Jacques a eu les yeux crevés


avant un plongeon de mille mètres
dans les eaux de la Caraïbe.
Jean-Jacques a été enfermé
avec sa femme Lucette dans la malle
d’un chevrolet de l’année 57.
Gérald a eu les poumons en miettes
Raymond a reçu six balles à chaque œil
Adrien a eu le ventre criblé
Gladys a eu les seins écartelés
Daniel est parti sans couilles
et avec neuf doigts en moins.
Olga, Niclerc, Charles, Arnold, Max
ont été sciés vivants entre deux planches.
L’acier d’Alix a été changé en passoire.
Henri, le crâne tondu, enduit de miel,
a été livré aux fourmis. Lionel, Mario,
Joël, Jean, Rolland, David, en tombant
ont brûlé les filets de l’ennemi.

Guy, le corps truffé d’explosifs,


(ajoutés à la dynamite de ses idées)
a éclaté comme sept bombes à la fois.
Max-Paul le tendre a été crucifié
sur un mont sans un seul olivier.
Anita aussi, la première jeune
insulaire à mourir sur la croix
(pour calmer sa soif on lui a donné
une éponge imbibée de Coca-Cola).

On a massacré Marko à coups de ciseaux


(son père était tailleur dans la ville).
Rosita Bastien pour le lyrisme de sa chair
a vécu les fureurs d’un couteau de cuisine.
Jean-Paul, avant qu’on lui coupe la langue
a crié : « Jean-Paul Dask est un nom de guerre
mon vrai nom est Révolution d’Octobre fils ! »

Eddy, Rony, André, Anthony, Réginald, Yvan,


Guslé, Marcel, Louis, ont dû avaler leur langue.
Les frères Dabady ont été empaillés.
Marie-José, Roger, Nefor, Géto, Yves,
découpés en filets, ont été servis froids
à la table suédoise du Palais national. On n’a
aucune nouvelle de Denise, ni d’Edmond,
ni de Jean-Robert, ni de Vieux Tigre,
ni du docteur Vermont ni de Zaza Valéry.

On est également sans nouvelles


de cinq millions de leurs compatriotes.
Le bruit court qu’entre 10°36’40’’ et 19°58’20’’
de latitude nord et 68°20’ et 74°40’
de longitude ouest de Greenwich la moitié
d’île en dérive projette
le spectre d’un léopard sur l’écran des satellites.

LE POUVOIR QUI REND FOU


« On a tant rendu à César qu’il n’y en a plus que pour
lui. »
ANDRÉ GIDE

Tant qu’il y a un maudit pouvoir


qui plane au-dessus des hommes
avec des ailes d’oiseau de proie
il y aura toujours quelque part au sommet
(parfois tapi au-dedans d’un grand homme)
un petit mec très triste
un peu fou
et terriblement seul
dans sa belle cage d’acier
avec la peur bleu couteau
qu’il a chaque soir
de la liberté des autres.

UN POÈME À ODEUR DE POMME

La culture occidentale offre au monde


sa dernière conquête : la bombe à neutrons.
Un séisme fait quelque part cent mille morts.
Un président à vie garde dans un bocal
la tête coupée d’une ennemie de quinze ans.
Le jour de la fête des Mères un spécialiste
de Mozart, verre en main, crie : « Vive Hitler ! »
À Port-de-Paix ce soir aucun enfant
n’ira au lit le ventre et le cœur pleins.
Il y a des gens qui disent c’est la vie
et ferment sans plus leur journal.
Ce ne sera jamais la vie. Vivre
jamais ne sautera dans un tel train de mort !
Il y a des nouvelles à odeur de pommes
à mettre sous les yeux affamés de la terre :
un conte de fées annonce au lointain qu’il est
enfin permis à chacun d’être du genre humain.
Chacun en ouvrant la fenêtre de sa chambre
voit que ce n’est pas seulement dans les rêves
qu’un pays peut pousser sans fourberies d’État
et sans trafic légal du sang frais des hommes.

Quel matin donnera ces ailes à mon espoir ?

L’ARTIBONITE

Que deviens-tu, Artibonite,


dans cette vie de mon île
ligotée au sable du Sahara ?

As-tu honte d’arroser des millions


d’yeux lancés à la dérive ? Ces temps-ci
on t’a donné un compagnon de route :
le sang d’homme vendu et embouteillé.
Quand donc ensemble ferez-vous sauter
les bouteilles où vous êtes enfermés à vie pour
l’exportation ?
Sur le chemin sans foi ni loi
qui éloigne du pays natal,
quand, fleuve à qui on a tout pris,
(rives, poissons et globules rouges)
auras-tu l’entrain vert olive des marées ?

D’UN EXIL À L’AUTRE

Mettez des mâts et des voiles à mon audace


et des ailes d’avion à ce qui resplendit
encore tout au fond de mes années en détresse
à force de nouer ses souliers à l’exil.

PROFESSION DE FOI TRANSRACIALE

Les temples les partis les utopies et les raisons


d’État ont cessé à jamais de m’émouvoir.
Au quatrième top il fera exactement
minuit au cadran lumineux de mes rêves.
Où est la saison qui promettait à ce monde
des arbres d’espoir de fraîcheur et de beauté ?
Au quatrième top je mettrai tous mes ismes
à l’heure d’un rendez-vous au cœur de moi-même
où nul être n’est une île à l’eau de ma tendresse.
Mon tour de ciel est ce destin transracial
Où je découvre le seul jour férié du sang.

LOIN DE JACMEL

Près de quarante ans nous séparent


loin de mes racines j’ai su
tous les malheurs qui t’attendaient
j’ai été malade de tous les fléaux
qui te guettaient dans l’ombre
ils étaient derrière ma porte avant
de porter la hache au bois de ta santé
Hazel et Flora ont dévasté mes jardins bien
avant leur folle équipée dans ton ciel.
Mon âme s’est ensablée longtemps avant ton port
tout un courant d’espoir s’est tu en moi des lunes
avant que ta rivière eût cessé de chanter
chaque jour un facteur invisible m’apporte
les mauvaises nouvelles de la goyave
de la mangue de l’oiseau-charpentier du café
et surtout de l’homme-néant de mon coin natal
le cheval le plus désolé de ma poésie s’appelle Jacmel.

PANNE D’ASCENSEUR

Mon enfance me remonte à la gorge


sans un mot ou un cri d’espoir :
les herbes et les oiseaux, les chemins
et les animaux innocents d’autrefois
ne descendent plus dans mes saisons.
Mon âme du matin n’a plus d’ascenseur
pour monter d’un coup d’ailes à la lumière.
Ma vie est une cage où la douleur du monde
se nourrit du feu insoumis de ma chanson.

CORPS SIMPLES DE LA POÉSIE


1

Être poète
c’est d’avoir honte
à toutes les joues
qui ne peuvent
rendre les coups.

La poésie, c’est
quand une révolution
donne soudain des ailes
aux nègres aux tortues
des dents aux coqs
des pattes et des nageoires
aux cerfs-volants errants
de l’Histoire.

La poésie, c’est
le pouvoir de vivre
et de voler jusqu’à la Grande Ourse
dans l’éclat d’un brin d’herbe.

On est poète
quand on a des pieds
à donner sans repos
aux bonnes nouvelles
de la tendresse.
IDENTITÉ
À François Hébert

Un homme tendre du Québec


un jour d’été, dans une forêt natale,
murmura : je suis un sapin.
Moi, loin de Jacmel, un soir d’hiver,
j’ai susurré : je suis un cocotier.
Le monde entier en nous deux
a reconnu des fils jumeaux de sa beauté.

ADIEU AU TABAC, À LA FUMÉE

Ça y est je suis à ma dernière cigarette


La main glacée de l’ennemi l’a allumée
au feu des utopies qui ont truqué mes jours.
Je n’avale plus les serpents d’azur de l’espace
Mes rêves sont blessés dans chacun de mes mots
Mon étoile s’est éteinte avec l’herbe à rêver.
Pipe, cigare, cigarette, ont roulé longtemps
ma vie dans la fumée : voici mon destin gris
crucifié entre l’espoir et la nostalgie.
Voyages à dos de chameau et via satellite…

« Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !


Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizon. »
CHARLES BAUDELAIRE, Le voyage

LE DERNIER DEGRÉ DE L’EXIL

Haïtien errant je déchire


les larmes aux yeux ma carte
d’éternel résident temporaire.
De nouveau, d’ouest en est,
à petits pas de chien fidèle
ma vie essaye de rattraper
ses racines de poète assiégé.
Voyageur aux bagages remplis
de tendresse et de dérision
je vais manger la fleur bleue
le lotus qui change le pays natal
en une simple consigne d’aéroport.
Dans mon Ithaque des tropiques
Pénélope n’attend plus mes globules rouges :
chaque soir avec son corps elle refait
le joyeux travail du soir précédent.
LE PIANO DE BEETHOVEN
À Nelly

Rien qu’à te regarder vivre ce soir


ma joie d’homme fait pousser hardiment
l’éclatant pommier de ton temps de femme :
Vive Nelly Campano ! mettons des ailes
à l’arc de notre espoir pour réveiller nos ombres
qui dorment au soleil de la raison d’État !
Le lyrisme de notre amour nous bâtit le sang
plus fort qu’un sous-marin ou un avion de chasse.
Dans la nuit sans répit gardons ouverts nos yeux
qui ne se consolent pas d’un monde qui vit
loin de l’étoile et du piano de Beethoven
(et si près de l’artillerie des pharisiens).
En avant sur la corde raide où s’écoulent
les jours et les nuits des amants qui ont la chair
joyeuse pour voyager sans fin dans les fruits
qui font du bien à la tendresse des hommes.

KARL MARX

J’ai foi dans ton étoile


Karl Marx. Tu es resté
tout neuf et propre
sur le mur de mon exil.
Tu voyages aussi la nuit
dans les os de ma prose.
Tu me regardes fixement
en père de mes jardins :
Dans mes yeux tu ne vois
pas un éclat de coquinerie.
Tu avives ma tendresse
en soufflant sans cesse
sur ses charbons ardents.

CHE GUEVARA PRÉSENT

Longtemps après sa mort, en rêve


je vois son étoile lécher avec rage
une à une ses blessures de Bolivie.
Le lien de sang n’est pas rompu
entre son levant et le puits cubain
du soir où se purifient ses idées.

Sur la route pour Ithaque sa lumière


montre toujours le nord à ceux qui
dans la maison natale se décident
à brûler les ponts derrière eux.
Dans ses écrits il y a
les deux bouts de la corde raide
où marche la tendresse du siècle.

Il est le trésor que la plage


de ses frères a obtenu de la mer
après la marée des mauvais jours.
Il est le facteur enthousiaste
qui invente des lettres d’amitié
à ceux qui n’ont jamais la matinale
surprise d’une bonne nouvelle.

Il sait encore diriger une embuscade,


une banque, un ministère, un atelier,
une école, un jardin botanique,
les crues d’un poème ou d’un fruit.
Il sait aussi guérir l’asthme
et fabriquer des poupées
pour les fillettes désolées
de notre espérance !

L’ÉTOILE DU CHE

Le feu qui a éteint le Che


n’a pas joui longtemps
de son forfait bolivien
Feu de désolation
Feu de la grande putain
Feu sans aucun des prestiges du feu.

Feu sans aucune des vertus


et des légendes du feu
L’étoile du Che
ne laisse à son horreur
nul espace où briller.

Dans les rêves les plus vastes


dans les plus humbles racines
le Che navigue librement
son étoile protège les récoltes
et défend les miracles des fleurs
en grand vainqueur de ses cendres.

LA RÉVOLUTION SANS FÉTICHES

Il y a ceux qui crient sur tous les toits


Vive la Révolution !

derrière ce cri se cache parfois le vœu


secret que la révolution se casse une jambe
ou le bras droit et qu’une faim perverse
la porte à dévorer ses propres poètes
ou encore qu’une soif sans foi ni loi
lui saute à la gorge et demande
à boire du sang frais innocent.

Vive la Révolution !

ce n’est pas toujours un grand cri de justice


pour réveiller le puits tendre qui dort en nous
ça peut être le cri obscène d’un fils de pute
qui veut qu’on enferme en prison les minijupes,
les samedis soir, les yeux et les arbres
trop visionnaires, les coïts qui durent
plus d’une heure, les couilles lyriques
qui ne laissent pas mettre sous clef
leurs grandes ailes légendaires !

Vive la Révolution !

ce n’est pas toujours le vivat de l’ouvrier


qui acclame l’inventeur de son goût de vivre
ça peut être un cri de guerre
contre les hommes qui par haine des cages
des dogmes des cierges et des idées reçues
n’ont pas coupé leur barbe ni la fraîcheur
de leur haute identité de la montagne
qui donne son mystère
sa force critique et jusqu’à
son dernier globule rouge
à l’audace en fleur de la révolution !
LA ZAFRA
À Jésus Menéndez
À Lázaro Peña

Hier l’homme qui coupait la canne


vivait toujours en danger de magie
plus il en coupait moins il était homme
lentement il glissait dans le règne végétal
il devenait peu à peu un homme-plante
un homme incliné sans ailes vers la terre
un homme qui perdait toute l’année ses feuilles
plus le sucre était doux dans la bouche d’autrui
plus il était amer dans sa vie plus son sang
poussait la canne vers le ciel plus ses rêves
ses travaux et ses jours volaient à ras du sol
maintenant si la canne est verte et tendre
si son cou est un pont pour Cuba et le vent
nous le devons à la justice ailée du peuple
nous le devons à son audace bien plantée
la zafra n’a plus de bec et de plumes d’aigle
j’ai vu les enfants cubains polir ses griffes.

FARAH MARÍA À SOPOT 77

Sopot est un feu lyrique de l’espace


qui brûle l’herbe sèche des frontières
Sopot peut ouvrir les portes et les âmes les mieux blindées
Sopot a des ponts de miséricorde pour toutes les nostalgies
L’été de Sopot possède aussi une clef qui s’appelle Farah María.
*

Je lève l’alcool de mon poème à la santé de Farah María


mon espoir se nourrit de l’a b c du sang
qui descend des monts et des merveilles de sa voix
mon étoile perdue trouve son chemin dans sa danse
mon ciel se met à briller avec ses mots
sa vie m’empêche ce soir de tomber
sous les roues d’un autobus de Cuba…

ALBERTO JUANTORENA

Qu’ils sont beaux sur les pistes les pieds de l’homme jeune
qui ouvrent des sillons aux poètes et aux chameaux !
Fils-météore de ton île ! Juantorena
aux larges pieds volants ! Tu es
un mât de navire qui d’un coup d’ailes
se lève et s’ouvre comme un parachute
au-dessus des nuages et des conneries du siècle.
Que de rivières il faut pour un seul Juantorena en route vers la
mer !

Salut en tes vagues camarade


qui met des hélices aux charrues !
Je loue ton système bien rodé d’étoiles filantes !
On dit que les mètres plats
ne sont plus seuls au monde
depuis qu’ils sont les petits
chiens bien dressés de ta maison.
Je chante l’esprit en mouvement
dans ta belle matière de champion,
de mon petit trot d’âne des montagnes de la Caraïbe,
je te suis humblement à distance
sur les pistes étoilées de la terre !

Je chante le fabuleux Alberto des racines


le poète qui appelle le Mississippi à se mesurer
– s’il le peut – au prodige de ses foulées.
Nulle porte nul mur nul obstacle de l’air ou du corps n’arrêtent
tes enjambées
tu es souverainement neuf à chaque course
quand se gonfle soudain ta voile bleue dans le grand vent salé du
monde !

PABLO NERUDA

Mon peuple sans souliers sans écoles ni électricité


m’envoie saluer la justice indomptée de Neftali Ricardo Reyes
Basoalto
me voici devant le poème austère de son dernier visage
il est dans son cercueil l’étudiant génial et généreux de toujours
il est un mort insolent et frondeur
comme au temps où il faisait briller
sa vie sur tous les métaux de la vérité.
Pablo est un mort rancunier orgueilleux
plus adolescent féroce et vital que jamais
une gravité de métis domine ses traits
pour l’enterrement de pauvre indien qui l’attend
il ne reste plus une seule vitre à ses fenêtres
ô Chili comme tu nous fais mal dans ce mort
ouvert à tous les vents !
*

J’ouvre la malle de sa mort


elle est pleine des mêmes objets hallucinants
de sa vie : des œufs de perdrix des scarabées
des papillons des cartes des figures de proue
des masques des coquillages des bougies des
cornues des rubis des merveilles connues
et inconnues de la vie
épopées qui naviguent tous feux allumés
dans les bouteilles de la tendresse humaine.
Je ferme tendrement la malle de sa mort
je la charge sur mon dos avec ses prodiges
je porte l’homme qui nous a donné tous les chemins de
l’émeraude et du blé,
je chante l’eucalyptus d’une parole qui élargit le ciel,
je suis la mule fidèle qui emporte sous la pluie de la montagne
la fabuleuse maison bleue de la poésie !

POÈME D’AUTOMNE
À Juana-María

Toi la femme qui portes aux nues mes démons du midi,


toi la femme qui réveilles en moi le lyrisme des grands arbres,
il suffit qu’arrivent en avion les mots de ta jeune tempête
pour que ton souvenir remette en route
l’extase que j’ai eue de voyager en toi,
très loin dans ton sang cubain qui rend fou
aux confins du ciel merveilleux où tu es reine.
Une lumière d’adolescence inonde mes jours
à trouver dans ta chair la première étoile de mon soir d’automne,
ô fée du matin qui gouvernes et roules mes sens
dans le vertige sans fin de ses années-femme !
LIBRES PAROLES VIA SATELLITE

via satellite la poésie possède


un nouveau système pour propager
ses signaux ses bonnes fièvres
pour appeler les pigeons à sa porte
à picorer des grains d’espoir
j’entre avec joie dans ta maison
le monde est un foyer familial
je t’apporte un ciel
de la couleur de ta nostalgie
j’interprète pour toi j’attendrai
(pour tous ceux qui ont cessé
d’attendre le retour de quelqu’un)
je t’envoie dire au loin
s’il t’arrivait de m’oublier
sache que moi je ne t’oublierai jamais
et bien d’autres chansons tristes
d’une planète qui tourne tristement
avec nos phares qui voyagent à dos de chameau.

via satellite il pleut sur Brest Barbara


dans mon pays les enfants et les maçons doivent
avaler leurs dents un aigle de cent dix ans
dirige l’opération c’est un dentiste fou
qui vit pour les autos et les filles de course
il pleut nuit et jour sur mon Brest intérieur
aux dernières nouvelles je n’ai nulle envie
de structurer Barbara le fait que je t’aime
et que tu n’attends plus mon retour il est long
le voyage jusqu’à toi le voyage jusqu’à
la vérité d’une femme ou d’un mode de vie.

via satellite el coronel no tiene quien le escriba


(il n’y a pas de lettre pour le colonel)
c’est un vieux copain de mon père
il reste assis dans ses soucis intestinaux
près du four en terre cuite où sa femme console un asthme
fabuleux
depuis des semaines il pleut sur Macondo
c’est pire qu’à Brest ou en moi Barbara c’est
vraiment le coin le plus trempé de notre enfance
un village où chacun met des sous de côté
pour parier sur le coq du colonel-qui-attend
de sa victoire dépend le sort de tout un monde.

C’est un coq d’octobre aussi têtu que mes os


la rumeur de la pluie nourrit ses éperons
c’est un coq qui ne doit pas perdre
envoyez-lui un petit mot de votre espoir
via satellite écrivez au coq-colonel de Macondo.

via satellite est-ce qu’on entend à plus de dix mille kilomètres de


distance
le saxo d’un nègre est-ce qu’on entend les pieds
nus et ensanglantés de son blues ? de janvier à
avril jusqu’à septembre c’étaient les neuf mois de notre attente
fiévreuse
d’un octobre rédempteur qui allait nouer
à nos sens le travail étoilé de ses bœufs.

*
Cette année-là Barbara la tendresse
fut plus belle en octobre qu’en février
ce fut un étoilement vainqueur il neigeait
sans arrêt sur ses grandes ailes d’automne
mais l’usine de ses rêves rayonnait
via satellite je transmets ce soir
sur des ondes lyriques le soleil
et le conte de ses voyages dans nos yeux.

via satellite à l’instant même je découvre


que ma poésie fera peau neuve avec la cybernétique la nouvelle
fait un peu le désespoir de mes ennemis
soyez bénis tous ceux qui tirez au canon
sur le pollen de ma vie je ne rêve pas d’être
le plus grand poète haïtien de notre époque
parmi mes poèmes il n’y a pas un seul
oiseau phénix à donner aux anthologies
qui montent en fusées à l’assaut du ciel
c’est parfois un bonheur de n’être pas aimé.

Mon spoutnik ne fait pas le paon ou le singe


dans les téléviseurs ce n’est pas dans un cirque
que mon saxophone a appris l’art de voler
mon chameau bleu mourra tout au bout de la soif
sur la croix partout où l’innocente tendresse
est suppliciée en chaque être de vérité.

via satellite le bulletin d’informations de huit heures du soir


remplit ma tête d’un tourbillon de fumée
on nous promet la bombe à neutrons
les fusées ailées la mort sans poussière
de cauchemar en cauchemar on a enfin
la gomme à effacer seulement le vivant
on a inventé la terreur immaculée
sans cratères ni décombres sans incendies.

La prochaine fois les cités ne perdront pas


une brique ni un mètre carré de leur beauté
les usines les silos les maisons et les ponts
les entrepots les aéroports les casernes
les gares les ports seront bien protégés
on ne fera nul mal aux objets de la terre
seuls l’esprit et la chair subiront un châtiment absolu
leurs ombres resteront parfaitement gravées
par millions dans le bois et le ciment
il y aura une cible unique un seul objectif strictement militaire
la minicentrale électrique
que Shakespeare Mozart Van Gogh Einstein
mirent en marche un soir sur les tendres collines de notre foi.

via satellite ta main tourne en tremblant le bouton


tu cherches le bulletin qui annonce
que personne nulle part ne crache son sang
son enfance ses vertus et ses dents sous
les mensonges les insultes et les coups
voici le bulletin que tu vois pousser avec autant de mystère
qu’un bananier :
personne ne vit dans une pièce sans eau
sans conte de fées sans fleur ni électricité
dans les après-midi transparents du monde
aucun jeune couple n’est enlevé par des gars masqués et
motorisés.

Nul être humain n’est séparé à jamais


de l’odeur du café coulé par sa grand-mère
tout en haut des matins ailés de la jeunesse
nul n’est exilé dans sa propre rue natale
ni déporté à vie dans sa couleur de peau
nul à cause de ses idées n’est condamné
en son île à une existence de chien fou.

Nul n’est calomnié ni trompé ni sous-aimé


ni écarté par la force de son sillon ou
du courant le plus ascendant de son talent
nul n’est jeté vivant avec son droit au feu
au bonheur dans un foyer qui mesure 1,40 m
de profondeur et 1,70 m de longueur.

via satellite la belle santé d’une chanson te crie :


tu seras rivière montagne arc-en-ciel
tu ne seras pas sénateur ni ministre ni président
on le dira prophète (et parfois faux prophète)
tu es poète insurgé avec l’eau des sierras
tu prends fortement racines dans la fraîcheur
via satellite de porte en porte sur la terre
tu es le canal qui mène à tous les prodiges.
Lettre à un poète du marronnage
(1988)
À Ernest Pépin

Je me souviens parfaitement de notre rencontre


aux Carifestas de Kingston et de La Havane.
Excusez-moi d’avoir tant tardé à répondre
Je ne suis plus un homme noir
de la Casa de las Américas.
Je regarde de loin mes jours
avec les yeux d’un autre poète
tandis que mes rêves en morceaux
ouvrent un nouveau ciel en moi : je fais
mes adieux à tout ce que mes jeunes années ont rêvé,
je mets à mort tout ce que j’ai aimé
mon cheval s’est trompé de chemin
il n’y a plus personne pour le lancer
comme un bateau tout neuf sur la mer
ni pour déployer ses voiles
vers l’île tant aimée au-delà des rêves.

J’ai lu attentivement vos beaux poèmes :


leur grand galop d’arbre à pain m’a bercé.
J’aime l’accent majeur que vous avez
pour parler de « la femme aux deux vitesses »
l’une pour le jour et l’autre pour les courbes heureuses de la nuit,
il y a tout à parier qu’en amont
du long poème lyrique de ses cuisses
veille la fée des eaux pures et salées de l’amour.
Vous trouvez les mêmes écluses charnelles
pour ouvrir le passé de la Guadeloupe : c’est
une fête d’images en liberté pour grimper
à la tour de la femme marronne
en adolescent de demain soir que vous êtes,
sacré Pépin-le-Vif tout au long d’un poème
où n’arrêtent pas de bondir les dauphins
que sont les négresses ensorcelées
du ciel et de la mer des Caraïbes !

Le vingtième siècle antillais restera jeune :


il a su monter haut et dru et large
dans la voix de ses fils : d’Aimé Césaire
à Desportes, de Glissant à Pépin,
d’Armet à Boukman et ce Daniel Radford
qui sait « prendre la vie à angle droit ».
Ces poètes sont tous des veines d’action
de grâce dans le bois dormant de la colonisation.
Ce bois éclate sous la hache des mots créoles
qui hérissent vos poèmes de copeaux bouclés
qui sont tantôt des échardes dans la chair
des « maîtres à fouet intellectuel »,
tantôt des mains souveraines au flanc
des femmes de notre tendre marronnage du soir !

Avec ce jeu-là sous nos yeux, à qui sert


une préface ? pourquoi une préface à vos mots ?
s’ils apportent les bonnes nouvelles de
votre île, si dans votre parole d’homme
de l’avant-jour avance la pirogue qu’il faut
pour descendre les rapides du soleil et de
la pluie à goût de jeune négresse cimarronne.
(Pourquoi demander une préface à moi qui n’ai
aucune maîtrise des outillages de la critique
et qui préfère « regarder le printemps »
à la fenêtre magique ouverte
dans vos images d’homme de combustion bonne
dans la marée tragique où dérive notre vie ?)

Vraiment je ne sais pas écrire de préface


tant ma mémoire est aussi un « coui percé »
à force d’entendre le bruissement des cannes
qui tombent avec la tête grise qui a poussé
tout en haut de mon panier d’années d’exil,
avec les hibiscus et les orchidées sauvages
qui pointent des cous d’oiseau de proie
dans les hauteurs des mots qui tiennent
compagnie à ma souffrance de vivre !

J’aime voir la poésie s’arrondir dans vos mots


où « vont et viennent les femmes onduleuses »,
à coups serrés de reins dompteurs de volcans.
Peu importe « l’intérieur rouge de la détresse »
vos mots sont porteurs de bande bonne et fière
qui ne donne pas de l’herbe à brouter
au vieux-machisme-des-îles-à-machos,
et qui remplit jusqu’au bout son travail
d’investissement joyeux de sperme
en liberté fraîche à même la source vaginale !

Dans ma poésie les routes mènent tout droit


aux putains haïtiennes qui roucoulent
leur perdition sur le trottoir du siècle :
elles ont beau rouler leur derrière hanté
à force de savoir-vivre, le jour les attend
avec des lances de pompier au bout
de chaque nuit brûlée de prostitution.
Vos routes, elles, continuent à prendre feu
dans la cretonne des soirs antillais
et vos mots sont des pièges pour le grand
courant de misère qui ceinture
l’archipel de la beauté, bien marqué
à la loi du franc, au fer rouge du dollar,
bien maquillé à la monnaie haïtienne
qui imite la façon qu’ont les Blancs
de faire la roue avec le destin d’autrui.
(Il y a aussi des vulves joyeuses de femmes
qui font la roue au cœur de nos ténèbres !
Vive la vulve de la poésie qui tient
compagnie à nos jours dans la douleur !
À quand la beauté sur la terre ? À quand
la paix ? À quand la tendresse des hommes ?
Il y a en attendant les poèmes qui ouvrent
la vulve et l’esprit émerveillants du monde !)

Monsieur Ernest Pépin a tenu parole : regardez-le


ferrailler dur avec les mots français, regardez
ce que ses mains de nègre marron font des mots
de madame Marguerite Yourcenar, qui arrive
au bon moment de l’aventure créole des mots,
la Yourcenar soudain qui se met
à épousseter l’habit de gala à trente-neuf
messieurs aux épées endormies dans leur fourreau !
Vive les mots-frères de la langue française !
Vive monsieur André Gide ! Il nous invite
à monter à cheval sur les mots de Rivarol !
Vive les mots qui font
« la grande gloire du dieu émerveillé » de la langue française !
Moi aussi j’ai son aurore brûlante à la gorge,
J’ai les mots frais du français de France
pour traverser le sable saharien du siècle !

Les mots d’Ernest Pépin, eux, ont des éperons !


Ce sont les Polonais des tropiques !
Je crie que les mots de monsieur Pépin
sont des Polonais en armes
sous les ponts guadeloupéens ! Ce sont
de gros mots venus de froid. Ils trouvent
soudain sur leur chemin des îles aux abois,
des milliers de rossignols à la dérive,
des rossignols traqués par une bande
de nouveaux philosophes, grands assassins de
rossignols devant l’Éternel ! Le marteau
de la nouvelle philosophie nous attend tous
sur la rive droite, pour faire voler en éclats
la vérité des « nègres ». Mais nos mots résistent :
les mots comme vous et moi, les mots brûlés
au four du vingtième siècle, les mots juifs
de tous les jours de notre vie, plus vous
sans doute que pauvres de moi, des mots
en pleine forme comme Dessalines à Vertières,
des mots aux jarrets de coureurs de fond,
des mots solidement amarrés à l’écume des mers
au Grand Robert de la liberté des mots !

Les voici les mots glorieux de Marcel Proust


pris dans les récifs d’un certain
monsieur Ernest Pépin : P comme
pouvoir hallucinant des potes
de Pointe-à-Pitre amant de la
« femme-pirogue au large des étoiles »
c’est un Popopi unisexe qui voyage
à la belle étoile des mots d’Alexandre Dumas
Loué soit cet autre oiseau des îles du vent !
L’homme dont la magie passe au bouchon brûlé
les mots aryens de monsieur de Gobineau !
Loués soient les mots mousquetaires
de ce Dumas plus près de vous et de moi
plus près de nous autres « noirs »
que les mots racoleurs
homicides des badauds
de la toute nouvelle philosophie des « Blancs ! »
Loués soient les mots d’Alexandre
Dumas enfin père du merveilleux sur la terre !

Nous avons nos mots à nous à donner en vrac


aux assoiffés de la tendresse, à tous
les malades échoués dans la terreur
carnivore du siècle de la raison d’État !
Buvons à la santé de la realutopie !
Buvons « à la grande ourse du désir » !
Buvons au feu élémentaire de nos frères,
buvons à la grande terre chaude des femmes !
Et des hommes coincés dans leur destin de chair à canon
Et des enfants privés de tendresse à l’heure de se mettre au lit !
Monsieur Pépin-le-Vif ! par le sang
qui court sur la terre ! par le sang
qui assiège nos journaux ! par le sang
à la radio et à la télé ! par le sang
que répandent à nos portes les maudits poseurs de bombes !
Hissez vos étoiles filantes de Guadeloupéen !
Taillez la vie des mots dans la grande haie vive de l’étoile-Guadeloupe !

Je n’ai pas oublié la jeune Lise en beauté


qui accrocha un soir mes jours d’homme
à la « roue rouge du désir » : Lise était
si fraîche dans son matin martiniquais
Lise était si chaude dans sa patience de jeune fée du soir
Lise disait l’union libre des mots en feu
Lise taillait ses mots de femme dans la saison des îles
en négresse du nouveau marronnage
Lise fit danser au soleil ma rage de vivre à la ronde des îles !

Voici une préface aussi ronde en chair


que la courbe incendiaire de Lise, voici
la préface qui m’est montée à la tête :
c’est un loa haïtien de la poésie
pris de vertige devant les mots de la langue française !
Les mots joyeux que vous m’avez envoyés.
Ne jetez pas de pierres à ma transe
Je dis bonjour à vos poèmes
Je dis bonjour à nos racines
Je dis bonjour à la poésie de Fernande dont je suis
à jamais possédé corps et âme,
Je chante la matrice humaine de la beauté
qui éclaire le chemin de la planète.
En poète de demain soir
faites toujours de beaux rêves
sous le ciel ami des îles Sous-le-Vent !

Paris-Lézignan-Corbières
Au matin de la négritude
(1990)
Préface
par Georges-Emmanuel Clancier

Combien je voudrais que tous les lecteurs, toutes les lectrices


qu’enchanta (au sens magique du terme) Alleluia pour une femme jardin
accordassent la même attention fervente aux poèmes de René Depestre. Ils
sortiraient de leur découverte éblouis par la clarté brusque des aubes
tropicales, gagnés par la chaude tendresse et la joie, la grâce d’enfance et la
révolte qui ne cessent d’éclairer, de rythmer, d’ordonner le chant du poète.
Déjà, les quatre poèmes réunis ici sous le titre Au matin de la négritude
feront entendre l’ampleur, l’originalité et la beauté de ce chant.
C’est à trois de ses pairs – qui sont aussi ses pères en poésie – que René
Depestre dédie ces poèmes. Ils sont hymnes d’amour à l’Afrique ancestrale
et à ses surgeons épars à travers le monde : de la Martinique à la Guyane,
des Antilles aux Caraïbes.
« Un chant pour Aimé Césaire » ouvre le recueil par un chaleureux et
fraternel portrait du grand poète dont l’œuvre et l’exemple fascinèrent
André Breton. Dès les premiers vers s’affirme ce sens du mythique que
possède René Depestre : « Du dernier volcan est arrivé Césaire. » Ainsi
l’évocation s’inscrira-t-elle tout naturellement dans la légende. Souvenons-
nous du cri d’alarme naguère de Patrice de la Tour du Pin : « Tous les pays
qui n’ont plus de légendes / Seront condamnés à mourir de froid. » Avec
René Depestre, avec ses amis, ses aînés, ses poètes de prédilection, les
peuples noirs ne connaîtront pas ce dépérissement et ce gel de la légende,
donc de la vie. Pour Depestre, « Césaire a le poids d’un grand matin de
soleil », il est « plus libre que la flambée des saisons », il se situe « au nord
des poètes », leur montrant ainsi la route à suivre vers une conquête de
liberté, de justice, de bonheur.
Autre fondateur et sourcier de la négritude, voici Léopold Sédar
Senghor, « mon frère en lumière », proclame René Depestre dans le titre du
poème qu’il lui dédie. Le ton des vers se fait alors recueilli – des années se
sont écoulées, alliant la tendresse à la gravité. Le respect, l’admiration, la
gratitude envers celui qui sut chanter magnifiquement la beauté noire, la
Femme noire, n’enlèvent nullement à René Depestre ses dons de fantaisie,
de grâce légère et d’humour. Tout en saluant Senghor et en s’interrogeant
sur l’avenir et sur la menace (atomique) que l’homme fait peser sur lui-
même, le portraitiste nous offre des « trouvailles » lyriques en hommage à
l’agrégé – académicien que diplômes ni honneurs n’empêchent de demeurer
foncièrement poète « nègre grammairien puissant des fleuves, dompteur
joyeux de ses diplômes, – mon frère de sang élu à l’Académie – des blés et
du vin de palme… » Remarquons au passage cette maîtrise malicieuse qui,
après ces mots : « élu à l’Académie » inscrit seulement en rejet au vers
suivant : « des blés et du vin de palme », ceci pour hausser infiniment une
élection à l’Académie.
La « Lettre au poète Léon Damas » se révèle profondément émouvante.
L’auteur, dirait-on, retrouve en lui l’enfant qu’il fut pour s’adresser à
l’enfance à la fois blessée et donc espérante et révoltée, où Damas puisa la
force et la couleur de sa poésie.
Le « je t’écris » qui revient de strophe en strophe éveille en moi l’écho
du poème-appel d’Eluard qui nous tenait en alerte au temps de l’oppression
nazie : « J’écris ton nom – Liberté ». Ces mots suscitent plus encore : une
sorte de rime en filigrane qui pourrait être : « Je te crie ! Je te crie ! » Oui,
cette lettre au poète Léon Damas est un cri, un long cri : de douleur, de
révolte et d’espoir partagés ; elle est également un chant d’amour pour
l’enfance à la fois blessée et émerveillée du poète, un chant rythmé comme
le jazz, comme le blues, comme « la musique des Noirs » ! Là aussi on
savourera des trouvailles qui donnent un sang plus vif, plus chaud aux mots,
au « français de France », « main brûlante de l’Afrique bien serrée – sur la
peau des mots du français-français ».
Cet hommage à la mémoire d’un poète ainsi aîné et aimé arrache avec
force son ombre à la mort ; la vie fait couler en ces vers une sève riche et
violente. C’est véritablement une re-naissance : « De la même façon qu’on
sort au petit jour du ventre africain de sa mère… »
Enfin, je ne saurais trop me réjouir du pittoresque et tendre voisinage
qu’apporte à ces trois poèmes dédiés « Au matin de la négritude », l’hymne
à « La machine Singer » par lequel René Depestre enlace un souvenir de sa
propre enfance, me semble-t-il, à l’évocation des enfances pauvres de tous
les continents. « C’était le dieu lare qui raccommodait – les mauvais jours
de notre enfance », écrit-il. Ce dieu lare dont il chante la magie familière
« dans un foyer nègre […] ou dans « n’importe quelle maison sans boussole
du tiers-monde », moi-même je l’admirais, quand j’avais sept ou huit ans,
dans le foyer de ma grand-mère qui, elle aussi, avec sa machine Singer
s’efforçait de lutter tant bien que mal contre la pauvreté !
Il sait et il prouve que les mots de la poésie sont infiniment plus que des
mots, le poète qui a écrit ces « Chants pour Césaire, pour Senghor, pour
Damas » et pour cette… mécanique des Blancs dont il nous dit : « La
machine Singer n’était pas toujours / une machine à coudre attelée jour et
nuit / à la tendresse d’une fée sous-développée. »
Écoutons-le avec l’attention fraternelle qu’il mérite, lui, le fils de cette
fée.
UN CHANT POUR AIMÉ CÉSAIRE

Du dernier volcan est arrivé Césaire :


à chaque poème il renaît de ses cendres
pour redonner des ailes au rêve caraïbe.
Au nord des poètes, au sud de tous les mots
Césaire a le poids d’un grand matin de soleil
et sa lumière est attendue dans le tumulte
d’une famille de feuilles qui ne tombent jamais.

Plus libre que la flambée des saisons,


il habite l’air chaud du vrai ciel des hommes,
sur le dos du mot Martinique, sans escale,
il traverse les plus grands froids du monde.
Entre étoile et mort son orient fraternel
lève des trésors à l’horizon de nos malheurs.

Merci frère pour ce côté solaire en toi,


merci pour le galop du fier petit cheval
qui arrive en tête à la course des marées :
Césaire plus glorieux tam-tam que jamais,
maître du satellite auquel nous confions
les voyages de nos meilleurs arbres à pain.
Je chante Aimé Césaire : je ris, je danse de joie
pour l’homme entêté de racines et de justice,
je chante la force émerveillée du poète
qui convoie la sève à la cime du fromager.

Paris, le 10 décembre 1982


LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR : MON FRÈRE EN LUMIÈRE

À mesure que les années passent,


ma vie le regarde avec des yeux tout autres :
ce matin d’été dans la garrigue le voici
présent au soleil qui protège ma maison.
Salut, mon frère en lumière, salut
à vos mains qui ont célébré
la chair la plus noire de la beauté !

À l’heure où l’homme est un danger


pour mon mimosa en fleur
et pour mon canari qui se tait
et un danger plus grave encore
pour tout homme qui moissonne
la joie de l’avenir dans
les poèmes allumés
dans le pain merveilleux du monde.

Léopold Sédar Senghor


Ô poète que le Christ a gagné
à son marathon sans fin sur la terre !
nègre grammairien puissant des fleurs,
dompteur joyeux de ses diplômes,
mon frère de sang élu à l’Académie
des blés et du vin de palme, votre chant
est la sève qui monte en flamme sous ma peau !

Lézignan-Corbières, Le 7 août 1987

LETTRE AU POÈTE LÉON DAMAS

1
Léon Gontran Damas je t’écris
de la même façon qu’on naît
dans une maison triste et basse
sous des amandiers de Guyane.
Je t’écris au temps du corossol.
Je t’écris en équilibre entre
la détresse et l’espoir des nègres.
Sur l’écorce d’un papayer je t’écris
dans la sève qui meurt et qui pousse
en sœur du mimosa de mon jardin !

J’écris au mauvais garçon du dimanche


qui riait aux vêpres des Blancs ; j’écris
à son humour qui n’a jamais franchi la ligne,
j'écris à ses poèmes aux yeux bridés,
j’écris à la grand-messe des matins
de son enfance : au nom du Père
du Fils et du Saint-Esprit
et au nom du français de France
changé en île à l’eau salée de la souffrance !

Je cours le cœur fou après tes mots


de tous les jours, tes mots simples
que la vie du siècle a brûlés ; j’écris
à ton jazz toujours au futur, je chante
l’aigle du grand poète qui plane
en homo spiritual au matin de sa foi,
j’écris à l’homme qui a vaincu
les tisons de fer rouge : le fouet,
le piment, le crachat, l’insulte totale
du temps de la plantation !
4

Je t’écris debout au grand soleil de ta mort,


bel été ouvert dans l’ironie des nègres,
main brûlante de l’Afrique bien serrée
sur la peau des mots du français-français.
Les routes du bout de ma vie en riant
font le tour de ton orchestre noir :
me voici réveillé à ton lyrisme brutal,
réveillé dans les pieds nus que tu mettais
toujours dans le plat qu’il fallait !

Je t’écris porté par les crapauds-bœufs,


la nuée de moustiques et de lucioles
qui voyagent la nuit dans tes masques :
te voici qui roule de gros yeux
guyanais de tendresse et de poésie,
loin des jours où l’on collait à notre vie
des-ancêtres-gaulois-aux-yeux-bleus-de-rage !
Je t’écris en plein été du blues, les deux poings
fermés à vie sur l’alphabet de ma révolte !

Je t’écris la bonne nouvelle :


tu es rentré à cheval dans ta fantaisie,
de la même façon qu’on sort au petit jour
du ventre africain de sa mère ; tu es
de nouveau le seul roi de tes racines,
à dix ans de ta mort ta poésie
d’homme libre a toujours les mains
au collet de tout ce qui emmerde
la musique des Noirs !
Lézignan-Corbières, février 1988

LA MACHINE SINGER1

Une machine Singer dans un foyer nègre


Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du tiers-
monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim.
Son aiguille défiait la soif.
La machine Singer domptait des tigres.
La machine Singer charmait des serpents.
Elle bravait paludismes et cyclones
Et cousait des feuilles à notre nudité.
La machine Singer ne tombait pas du ciel
Elle avait quelque part un père,
Une mère, des tantes, des oncles
Et avant même d’avoir des dents pour mordre
Elle savait se frayer un chemin de lionne.
La machine Singer n’était pas toujours
Une machine à coudre attelée jour et nuit
À la tendresse d’une fée sous-développée.
Parfois c’était une bête féroce
Qui se cabrait avec des griffes
Et qui écumait de rage
Et inondait la maison de fumée
Et la maison restait sans rythme ni mesure
La maison ne tournait plus autour du soleil !
Et les meubles prenaient la fuite
Et les tables surtout les tables
Qui se sentaient très seules
Au milieu du désert de notre faim
Retournaient à leur enfance de la forêt
Et ces jours-là nous savions que Singer
Est un mot tombé d’un dictionnaire de proie
Qui nous attendait parfois derrière les portes
une hache à la main !

1. Ce poème figurait également dans Poète à Cuba (1976) et l’Anthologie personnelle (1993) d’où nous les avons
supprimés. (N.d.É.)
Postface
par Pino Mariano

Autour des tentatives de bien cerner le phénomène « Négritude » et


autour des forces centrifuges qui essayèrent d’en disperser jusqu’à sa
signification profonde – ce qui se passa par exemple en Afrique orientale
avec l’« African Personality » et ailleurs, avec l’improbable concept
chromatique de « Mélanisme » – il y eut un débat qui, aujourd’hui, pourrait
expliquer comment une culture peut devenir élément de cohésion et de
récupération de l’identité d’un continent tout entier. L’Europe, qui en ce qui
concerne la parcellisation raciale, culturelle et linguistique, n’a pas vécu le
cours de son histoire à même densité de discordances, de tentatives
d’osmoses et de brusques changements de tendances, peut vraiment se
demander si l’Afrique ne constitue pas un prototype, un point de repère
pour tous les efforts « agricoles » de l’Europe communautaire.
À l’intérieur du grand débat africain – après et avant l’année 1960, date
des grandes indépendances – il y eut toute une série d’incendies provoqués
par l’idée de Négritude (théorisée d’ailleurs par le Blanc Sartre) : un feu, à
vrai dire, allumé en Europe et qui avait parcouru en long et en large
l’Afrique entière, sans pouvoir être, jusqu’à nos jours, éteint. Les grandes
questions étaient : Pour ou contre une culture d'unité ? Pour une culture de
masse ou bien contre une culture d'élite ? Pour une culture qui soit à la base
de la politique ou bien pour une politique « gérante » de la culture ? Trois
problèmes fondamentaux, donc. Sur le premier problème se penchèrent
surtout Léopold Sédar Senghor et Cheik Anta Diop. Dans « Esprit de la
civilisation ou les lois de la culture négro-africaine », Senghor affirmait que
la libération culturelle était la condition sine qua non de la libération
politique et que la civilisation africaine devait être considérée donc dans sa
globalité comme un ensemble unitaire de conceptions communes à tout le
continent. Cheik Anta Diop appuyait cette version senghorienne avec des
arguments d’inspiration anthropologique (chers d’ailleurs à Senghor
même), par lesquels l’origine commune de la culture africaine devait être
recherchée dans la civilisation égyptienne, civilisation « éthiopique », c’est-
à-dire « nègre », comme l’avaient affirmé Hérodote et Frobenius. Mais,
pour Diop, les éléments de l’unité culturelle contemporaine étaient très
concrètement : l’esclavage, la ségrégation raciale, la domination coloniale,
la « communauté des souffrances ». Contre l’idée-projet d’une culture
unitaire étaient, au contraire, les intellectuels de l’Afrique orientale
anglophone. Wright, par exemple, disait qu’il se sentait « unconfortable »
dans cette culture négro-africaine théorisée par Senghor et affirmait que la
culture ne peut pas être liée à la race : « Je ne peux pas “sentir” l’Afrique,
parce que je suis nègre. » Mais la différence entre négro-africains et négro-
américains était substantielle : car si pour les uns le retour à l’Afrique était
un thème poétique contre la dépersonnalisation imposée par la culture
occidentale, pour les autres il était question de revitaliser les traditions
africaines et d’essayer de les réintégrer dans le monde actuel. À ce propos
St. Alexis et F. Fanon étaient d’accord avec Wright. Pour Alexis les cultures
étaient liées à l’histoire des nations, ce qui exclurait la possibilité d’une
esthétique négro-africaine valable pour tout le monde. Pour F. Fanon la
culture n’aurait pas une valeur en soi mais elle serait justifiée en tant
qu’arme de lutte. En ce qui concerne la deuxième grande question (culture
de masse ou culture d’élite) nous nous retrouvons face à une volonté de
débat analogue. Saint Lot affirmait, en effet, que la libération politique
n’aurait pas suffi à produire une libération culturelle, si celle-ci avait été
l’expression des élites mises hors-jeu par les masses. Césaire, pour une fois
plus surréaliste que marxiste, affirmait au contraire : « Nous sommes
aujourd’hui dans le chaos culturel. Notre rôle est de dire : libérez le
démiurge qui seul peut organiser ce chaos dans une synthèse, qui mériterait
le nom de culture… » Cheik Anta Diop se tenait en équilibre entre les
deux : « Il est évident – disait-il – qu’un peuple crée le noyau d’une
tradition, mais il n’y a que l’élite qui puisse en tirer profit en réalisant des
formes culturelles supérieures. »
L’année 1960 – année des grandes indépendances – est l’année, disait-
on, de la « chute » des poètes. C’est l’année au cours de laquelle, hors du
débat académique, la politique se trouvera face à une politique africaine à
inventer. Pour les marxistes africains, les « Noirs » devaient former un front
unique face à l’Occident colonisateur, avec, pourtant, une seule réserve :
que la renaissance culturelle aurait été la conséquence et pas du tout la
prémice de la libération nationale. F. Fanon affirmait alors : « Nous pensons
que la lutte organisée d’un peuple colonialisé pour rétablir la souveraineté
d’une nation est la manifestation la plus pleinement culturelle qui existe
[…]. » La position de Fanon était partagée par Sékou Touré, un homme
politique, dont la tentative d’approbation pouvait apparaître inquiétante :
« La culture n’est pas une chose ou bien un phénomène séparé ou séparable
d’un peuple […] ; les leaders politiques […] qui ont la confiance de ce
peuple […] sont en même temps l’expression des aspirations de leur peuple
et les représentants et les défenseurs de ses valeurs culturelles […]. » Mais
pour Césaire, qui pensait à un démiurge noir à redécouvrir dans l’âme
naturellement poétique de l’homme africain, « c’est toujours aux poètes
[…] construire ces grandes réserves de foi […] de force, dont les peuples
ont besoin lors des moments critiques […], nous sommes des
multiplications d’âmes, des inventeurs d’âmes […]. » Cette opposition,
peut-être apparente, entre culture et politique, entre société et culture et, en
plus, le problème relatif à la production et au développement de la culture
sera résolue par Léopold Sédar Senghor, pour lequel la politique n’est qu’un
aspect de la culture, et la construction d’un État moderne n’a comme but
que la réalisation totale de l’homme. Mais cela pouvait être atteint
seulement par la « sérénité » de Léopold Sédar Senghor. Aux justes colères
de Damas et Césaire répond la voix souveraine d’un Africain, qui est resté
charnellement lié à sa terre, malgré les longs séjours en France. C’est ainsi
que Senghor peut dénoncer avec force l’esclavage et la colonisation sans
être, comme ses amis des Antilles, dévoré par le sentiment du
« déracinement ». Senghor est pleinement africain car sa diaspora est sans
cesse recomposée. Sa double culture est en même temps affirmation et
renforcement de son identité nègre ; sa foi chrétienne et l’héritage de la
culture africaine immémoriale, présente et future, lui permettent de jeter des
ponts vers les « frères aux yeux bleus ». Senghor récupère ainsi pour soi-
même mais surtout pour ses frères des Antilles le droit à une culture
« nègre » à côté de celle des pays colonisateurs. C’est comme ça que naît le
« métis » culturel, un homme noir dont la valeur culturelle est double, dont
le regard sur le monde est plus épanoui.
« À mesure que les années passent, ma vie le regarde avec des yeux tout
autres », dit Depestre dans le poème qu’il dédie à Senghor. En réalité, après
les accusations de négritude / servitude qui suivent les premiers « matins de
la négritude », Senghor récupère pour Depestre aussi la première et la plus
importante des « armes miraculeuses » : car « la Négritude n’est pas un état,
elle est pur dépassement d’elle-même, elle est amour ».
7 poèmes d’adieu
à la révolution cubaine
(1992)
« Je m’imagine fraîcheur du soir de la vie très loin du
désert cubain qui pipait les dés du fond de mon âme. »
R. D.

L’OISEAU-QUETZAL AU TEMPS DES POÈTES


À Herberto Padilla

Parti de son vieux pays maya brisé


un oiseau-quetzal est descendu dans mon jeu :
je suis pour lui le toit d’une petite maison
en bois rustique ; je suis une épaule de nègre
habituée à porter des fardeaux qui pèsent
plusieurs siècles de solitude ; je suis
le poète qui ne se rend pas au cyclone
ni aux lubies de Castro ; je suis le poète
qui n’a pas à rougir du feu libre de ses mots
ni des roses et des mimosas de son jardin.

Herberto est pour moi le pote de la nuit


de gel à La Havane où nous avons ensemble
mesuré l’avancée que le temps des poètes
a gagnée en savoir et imagination
sur un macho dont les matins étaient comptés.

Nous souffrons sous le sabot du cheval-sorcier


nous ne cédons pas à sa furie ; enfermés
tous les deux dans sa cage à tigre du Bengale
nous semons nos chants de justice bien plantée :
les voici sortis vainqueurs du gros mot en isme
qui vola un soir les mots et le temps nôtres
pour les ajouter au mauvais temps de l’Histoire !

POISSON D’UN PREMIER AVRIL ENSOLEILLÉ


À J.-M. G. Le Clézio

Mettez une paire de poissons rouges


dans le bocal de mon angoisse de vivre :
ce couple marin tiendra longtemps compagnie
au doyen de l’exil qui a été un soir
couronné roi de mes nostalgies.
Versez à boire du vin joyeux
des Corbières à ma vieille soif
d’aimer le monde : l’acteur en larmes, sorti
indemne des accidents du voyage cubain,
loin de tout mal du pays d’adoption, fait face
aujourd’hui à la salle déserte de ses idées.

CONTE D’UN POÈTE BARBU

Barbu j’ai des atomes crochus


avec les pluies et les étoiles,
les souffrances et les fêtes
de tous mes foyers d’origine.

Dans une histoire masquée


ma barbe risquait d’être
un palmier aveugle à vie
au lieu d’un conte de fées.

Pour la barbe des poètes


il n’y a pas de commandant en chef
ni d’ayatollah cubain inspiré
ni de gestionnaire du sacré.

Mes poils gris sont des racines


qui voyagent avec moi : je les porte
les pieds dans la boue,
la tête dans la conscience émerveillée.

II

Sans la barbe je serais la proie


d’un rude travail de deuil et de nostalgie ;
ma barbe me tient à l’abri du panier
de vipères et de crabes des exilés.

Venue de la mer caraïbe ma barbe


a les pieds sur la terre
et pour plaire au clair de lune
il lui arrive aussi de voler.

Proche des sept femmes de l’arc-en-ciel


la nuit ma barbe est phosphorescente ;
pour célébrer le lotus de la femme aimée
ma barbe est un imaginaire qui bande bien.

L’HEURE DE CUBA
À Loleh Bellon
À Claude Roy
Il est huit heures du matin
à mon bracelet-montre des Corbières.

À La Havane il fait minuit passé :


avant d’aller au lit
des chevaux vaincus du siècle
Fidel Castro fume-t-il
le dernier cigare de la journée ?

Jette-t-il les mots amers de son discours


en désordre parmi les pièces défraîchies
de son uniforme de macho en chef
des chimères de son temps ?

Commandant en chef ! quelle heure est-il


dans le désert de la révolution ?

Dans ses yeux privés de raison et de rosée


est-il bien trop tard pour un réveil jamais vu ?
À Cuba, quel temps fait-il dans la poésie
ou dans l’histoire de la philosophie ?

Sur les collines audoises


mes jours en état d’émerveillement
accueillent à bras ouverts
un nouveau lever de soleil
sur les mots de la tribu !

Dans le sens où l’Histoire


brûle son voilier cubain
la rage de vivre donne
à mes pas des bottes de sept lieues
dans le chemin où Don Quichotte a disparu.
LES MOUTONS
À Tahar Ben Jelloun

En vérité on nous a eus :


les bricoleurs de la foi
ont attaché à nos jours de poètes
la casserole de la raison d’État !
On nous a tenus dans la presse, à la télé,
à la radio. Nos biens d’adolescents ont
péri dans les pièges de l’État-loup.
À Cuba, le mouton rouge du merveilleux
est allé tout droit à l’abattoir du Parti !
La solidarité n’a plus d’île au trésor :
Où mettre à l’abri notre rage de vivre ?

ADIEU À LA RÉVOLUTION
À Roger Gaillard

J’ai cessé d’être un « poète noir »


sur le qui-vive à la porte
de la Maison des Amériques.
J’ai quitté le foyer deux fois natal :
mes rêves en morceaux tiennent dans un mouchoir.

Je regarde dans les yeux mes jours


élargir un nouveau ciel de poète en moi :
je fais mes adieux à tout ce qui est mort sur pied dans ma vie ;
je mets à mort la foi et l’espérance
qui ont failli truquer mon art de vivre.
Je voyage désormais
à la belle étoile
des mots d’Alexandre Dumas père.
Mon voyage est un enfant du pardon.
S’étant trompé de chemin de croix
mon cheval innocent s’éloigne
comme un voilier remis à neuf
pour l’aventure océane.
Ma tête grise a poussé
dans les hauteurs des mots
en pleine forme
qui firent la pluie et le beau temps
au jardin de la jeune Madame Colette :
vive le dieu émerveillé d’une langue française
aussi ronde en chair et en soleil que la courbe
au lit de la femme en état de poésie !

Vive les petits matins maternels


de la langue française !
ils me font des signes de frères
tout en haut des mots au ballant
bien créole dans les poèmes d’Aimé Césaire !
Vive la prose à Monsieur André Gide !
J’ai sa jeune aurore à la gorge
J’ai les mots frais du français-de-France
Je m’imagine fraîcheur du soir de la vie
levée avec le vent de la saison des îles
pour couvrir le parcours saharien du siècle.

Au fond du panier d’années d’exil


où mûrissent mes travaux et mes jours
– très loin du désert cubain qui pipait les dés du fond de mon
âme –
voici un sang et un horizon d’homme libre
criblés de rivières et de rêves en crue.
Voici la charrue des mots à donner en vrac
à la bonne et fraîche illumination d’autrui ;
en prose et en poésie, voici la pirogue
qu’il faut pour descendre en chantant
les tout derniers rapides du vingtième siècle.

BULLETIN DE SANTÉ
À Madeleine Gobeil

Le soleil prend en mains


la sève de mes années
à mesure que l’exil
se retire de mes terres.
Une saison de rêve irrigue
les choses tendres de la vie.
Ô poète de l’amour solaire !
Ô magicien d’une Venise
sans masque ni carnaval !

À ce carrefour de mon automne


je sais à quel feu de miséricorde
jeter le bois mort de mes ennemis :
le manche de leur hache de guerre ne peut
séduire aucun arbre enchanté de ma forêt.
Dans les mots frais du soir je trouve le lien
qui unit le mythe aux nervures de la feuille ;
qui relie aussi le galet des rivières
au tourbillon de la vie dans mes poèmes.

Voici l’âge mûr du pin d’Alep


et du mimosa japonais : c’est le temps
de jeter un pont entre le passé cubain
et la neuve rumeur du vent dans mon esprit.
Le temps d’éparpiller à la mer caraïbe
les cendres des croyances avilies du siècle.
Le jeune matin du rossignol
inonde mes rives-à-la-française :
l’essor marin du nouvel être
dilate le mystère du poète
qui devient animal de tendresse qu’il est.
Anthologie personnelle
(1993)
À Nelly,
À Paul-Alain et à Stefan
Préface
par René Depestre

POÉSIE ET RÉVOLUTION

À dix-neuf ans, au temps de mon premier livre, jeune homme en colère


à Port-au-Prince, je voyais à mon arc trois flèches capables de filer vers le
même horizon, propulsées par un triple credo contestataire : la négritude-
debout, le brûlot surréaliste, l’idée de révolution. À mes yeux, la rosée que
le poète gouverne servirait aussi, dans les mots et les métaphores, à porter la
fraîcheur, le merveilleux et la beauté dans la sphère privée comme dans les
affaires de la cité.
Je parviendrais un jour à intégrer au langage poétique mes hauts et mes
bas d’individu, en osmose avec l’événement le plus actuel ou la
circonstance la plus immédiate : le rêve ou l’action, un corps nu de jeune
fille ou une grève de mineurs de fond, la sève qui monte au sommet d’un
flamboyant ou celle qui alimente le combat décolonial, une nuit de carnaval
à Jacmel ou le destin de la révolution.
En brisant en moi-même la cloison des antinomies, je mettrais en
relation, et en état de poésie, entre le rêve et la conscience éveillée, les
réalités les plus dissemblables de la condition humaine. Vécues avec une
égale intensité, elles seraient suffisamment mêlées à mon souffle pour
s’ajouter, avec humour et sensualité, à l’expérience de toutes les choses
douces et bonnes, tendres et belles, qui font de notre traversée de la vie une
aventure sans prix.
De tout son poids d’utopie (et peut-être de folle générosité ?), cette
vision esthétique devait se refermer sur mes travaux jusqu’au jour où le sol
des certitudes, des espoirs et des rêves qui les éclairaient s’est dérobé sous
mes pas. Ce malheur me surprit à Cuba, au début des années soixante-dix,
quand Fidèle Castro, fidèle à l’enseignement stalinien, décida de faire du
« socialisme à la cubaine » un désert idéologique où la poésie n’allait plus
pouvoir respirer. Claude Roy eut alors absolument raison de m’alerter :
« Staline n’était pas l’anti-Papa Doc, parce que Staline était le plus grand
des Papa Doc. Les fonctionnaires du KGB n’étaient pas le contraire
socialiste des tontons macoutes, les tueurs de Duvalier1. » De même, le
grand cheval-sorcier qui officiait dans la prétendue « île de la liberté », si
chaudement choyée au cœur sec du Kremlin, n’était pas, loin de là, l’anti-
Lénine, l’anti-Mao, ni l’anti-Joseph Vissarionovitch Djougachvili…
À Moscou, Pékin, Prague, Hanoi, La Havane, ce que l’on entendait par
« révolution socialiste », loin d’être l’inverse du monde haïtien de la terreur
et de l’iniquité, était sa projection soviétique. Le « socialisme réel » n’avait,
nulle part, sur les plans politique et économique, fait avancer le droit, la
liberté, la démocratie ; ni, dans l’ordre culturel, n’avait assuré un nouveau
souffle au savoir-vivre, au rêve, à la beauté, la poésie, la civilisation. Tout
au contraire, la révolution, ses dogmes, sa police et son Parti de proie,
auront fait de l’horizon poétique de la vie (c’est-à-dire l’art de vivre
ensemble en société, entre hommes et femmes civilisés, dans le respect et la
tendresse réciproques) une peau de chagrin et d’ignominie qui n’a pas fini
de déshonorer et d’enténébrer l’histoire du XXe siècle.
Les poètes qui, comme moi (à un moment ou un autre de leur vie), ont
vécu imprudemment, déraisonnablement, dans la fascination du mythe
révolutionnaire, ont aujourd’hui le devoir de s’interroger à fond sur
l’ampleur cosmique du gâchis que son effondrement met sous nos yeux
consternés. L’euphorie générale consécutive à la chute du mur de Berlin fait
place à une stupeur non moins universelle face au vide béant que le
« monstre historique » laisse derrière son cortège d’horreurs, de mensonges
et de désillusions.
En « poète noir » de la Caraïbe, qui « y a cru », et, durant un exil sans
fin, y a engagé son corps et son âme, je ressens profondément ma part de
culpabilité et de responsabilité dans la tragédie du mouvement communiste
international. Pour avoir dans mes poèmes célébré ses « exploits » (rêve
éperdu d’un monde meilleur, plus juste, plus fraternel, moins barbare), il est
normal que mon travail du deuil de « l’idéal de toute la vie » trouve sa
forme la plus naturelle dans des poèmes qui me mettent à l’abri du
désespoir nihiliste ou du divan sans lendemain de la dépression.
Le mythe messianique qui a failli truquer à jamais mon intégrité
d’artiste et de citoyen m’aura également mis à deux doigts de perdre l’autre
voix2, celle que tout vrai poète tient des zones d’émerveillement de son
enfance. Cette perte m’eût condamné à errer à travers le monde, frappé
d’« aphasie lyrique », comme ce chanteur « à la coque vide » dont parle un
aphorisme de Hugo von Hofmannsthal. J’ai plutôt la chance dans ces pages
de suivre humblement l’exemple de l’animal blessé qui va chercher au fond
de la forêt le mystère de la plante qui lui apportera la guérison. Cette
anthologie personnelle est donc la petite maison dans les bois où j’ai
regroupé par thèmes récurrents les pénates et les lares convalescents qui me
laissent peut-être la possibilité de poursuivre dans la voie royale de la
poésie.

RENÉ DEPESTRE
Lézignan-Corbières, 15 juin 1992

1. Claude Roy, Préface à « Poète à Cuba », P.-J. Oswald, Paris, 1976.

2. Octavio Paz, L’Autre Voix, poésie et fin de siècle, « Arcades », Gallimard, Paris, 1992.
Poèmes en retard sur la mer caraïbe

MÈRE CARAÏBE

Dès la plus lointaine enfance


la mer te met en accord cosmique
avec les êtres, les lieux, les plantes,
les animaux, les pierres, les pluies
et les fables enchantées du monde.

C’est l’utérus initial


le passé amniotique
la source chaude au départ
le réel merveilleux
autour du cordon ombilical.

Dès les bancs de l’école


la mer t’apprend
à être toujours de mèche
avec libellules et papillons
poissons et colibris
eaux et galets des rivières
fêtes et souffrances de la vie.

L’école est située sur une falaise


le golfe de Jacmel est son grand voisin bleu
dans la classe la mer caraïbe
nous offre l’ailleurs qui protège de son aura
le prodige indigo du ciel et des vagues
l’éclat contagieux de l’écume associée
au mystère fascinant de la langue française.
La mer lave chaque mot de la vie
que l’aventure de Christophe Colomb
a passé au bouchon brûlé ou à la chaux
des pièges sémantiques : indien,
blanc, noir, mulâtre, jaune !

il y a un grand arc qui vibre


avec la double corde créole
et francophone ; il y a la mer,
médiatrice de la parole française,
qui lie en joyeuse mesure de mère
îles et terres fermes, saveurs
et sortilèges du pays natal ;
il y a l’a b c maternel de la mer
qui met sous tes sandales de poète
son vital élan de sel et de liberté.

LE MÉTIER À MÉTISSER
À Michel Conil-Lacoste

Partie bien étoilée de la mer caraïbe


ma vie est la métaphore et la table
des voyages couronnés de femmes aux fruits d’or.

Le corail bleu d’une île éclaire mon parcours


la vie avance avec le Sud qui m’écartèle
un Nord est mon masque et mon pupitre d’émeraude.

À chacun de mes départs sans retour


la joie de vivre m’a fait un courant marin
capable de guider de nuit mes passions d’homme.
Dessiné dans le tronc d’un arbre à pain
à chaque naufrage un grand voilier
me trouve la voie navigable et le sel ami.

Dans chaque pas en terre étrangère


de nouvelles racines prolongent
le chemin qui vient du pays natal.

L’âcre écume de l’exil à l’esprit


le métier à métisser les choses de la vie
résiste bien aux assauts du tigre en moi.

Culbuté par la grosse houle du siècle


au feuillage musicien des mots je lave
mon époque à l’eau de ma tendresse du soir.

ENTRE CENDRES ET COQUELICOTS


À Roger et À Maurice Depestre

Notre époque sait-elle sur l’homme


et la femme, sur le bien et le mal,
plus de choses que le Bouddha
Mahomet ou le Christ ?

Notre époque est-elle en progrès sur le passé ?


avance-t-elle plutôt essoufflée
très loin derrière les passions
qui ont assuré les belles foulées des maîtres
d’autrefois ?

Est-il plus périlleux de vivre


à la fin du deuxième millénaire
qu’au temps où les puissants pouvaient
librement mettre en danger les jours
des potes comme Cicéron, Socrate,
Giordano Bruno, Vanini, Toussaint
Louverture, Léon Trotski ou Gandhi ?

Aujourd’hui aussi on risque de partir


en déportation sans billet de retour,
on peut être brûlé vif à domicile.
Pour un mot de trop sur le Coran
un expert en religion a le pouvoir
de t’arracher la langue et les yeux.
N’importe quel bricoleur du sacré
au coin d’une rue peut te zigouiller
au couteau, d’un coup de matraque
ou d’une seule overdose.

Un ayatollah barbu, assis à la droite


ou bien à la gauche du bon Dieu,
peut encore donner l’ordre qu’on aligne
un après-midi tes poèmes sur une plage
et qu’on les mette en croix face à la mer
comme les deux mille jeunes gens pris
jadis au piège d’un généreux conquérant !

GRÂCE À LA MISÉRICORDE
À Juan Carlos Langlois

Artisan gemmeur
j’incise l’écorce de mon époque
j’ouvre en tremblant le sapin bleu de la miséricorde :
pas une seule goutte de tendresse
ne m’attend à la descente du bateau, de l’avion ou du
train.
Qui a tué la tendresse
dans les yeux sans boussole du monde ?

Accroupi sur le quai de mon chagrin j’ai pris


la tête entre les mains : je revois en pleurant
le monde moderne que j’ai aimé
au bout du long voyage
sans un mot tendre pour les musiciens de la traversée.

JEUNE HAÏTIEN EN COLÈRE


À Milan Kundera

C’est un temps où les hommes cherchent


des fétiches et des mots magiques
à accrocher aux malheurs quotidiens :
les mots amour espoir et liberté
meurent de froid et de chagrin sur toutes les lèvres.

Vient un jeune homme aventureux des îles


il répudie le fauve qui traque les mots,
en l’an 47 son sang devient fou à force de draguer la vie
des mots.

Il congédie tous les mots usés


tous les mots qui ont le cou et les pieds
pris aux pièges à faucons et à vrais cons.
Il garde les mots qui débordent
en tous sens de son âme en danger :
les mots ensorceleurs des matins de voyage
les mots qui portent leur époque à bout de bras
les mots qui lèvent des baraques et des tentes
et des saltimbanques à la foire des mots.
Après avoir bouclé leur valise à magie
tout écume sous ma peau noire : tout
tremble, vibre, explose à merveille
dans mon jeu d’homme épris de soleil féminin.
La vie tourbillonne, ivre de la dynamique solaire des
mots,
tout en moi s’élève en flammes
qui retombent toujours sur leurs roues.

Je suis le moyeu de la roue des mots


je tourne autour du dieu païen des consonnes
mon esprit-alphabet brûle de tous ses feux
avide de nommer des choses inconnues : arbres,
animaux, êtres légendaires en orbite
autour de la fée des voyelles !

Mon imagination porte sa vision des mots


jusqu’à de fantastiques banlieues : enroulé
dans la poussière de mon chagrin, totalement
ivre de mon impuissance à changer – ne serait-ce
qu’un iota du monde où l’on vit – je reste
ce jeune poète qui désespérément
tend les bras tout en haut d’un trapèze
au carrefour d’un après-guerre de rêve
où l’homme et la femme s’amusent
à lever des braises dans mes terrains vagues !

Je sens mes veines qui éclatent


dans la violette ébullition des mots !
leur sève tire le français de mes phantasmes :
les mots de Bossuet emportés par les cent
chevaux à vapeur créoles de mes passions,
la prose à la joyeuse madame Colette
– dans ses années potagères – tirée
par les bœufs sensuels de ma créolité !

Ô fureur panthéiste des mots français


porteurs de l’énergie qui met le feu
à la géométrie des femmes ! porteurs
fous des roues qui ajoutent des courbes
à la rotation du merveilleux féminin !
ô vertige des mots qui se lèvent tôt dans les draps de nos
vingt ans !

Cité universitaire de Paris, 1947

BOUCHE DE CLARTÉ
À Henri Michaux qui aima ce poème

Ma bouche folle de systèmes


folle d’aventures
place des balises
aux virages les plus dangereux.

Ma bouche noire de détresse


noire de culture
noire de nuit fort noire
boit son bol de clartés.

Enceinte de chansons
enceinte de tendresse
dès mes premiers pas d’enfant
ma bouche tient des propos
qui scient la lune en deux.
4

Ma bouche de poète
pleine de présages
dit aux humains
la peine d’un monde
à s’ouvrir les veines !

Paris, 1947

LA CORDE1

À Paris, cette année-là, je dormais


dans un grand dortoir avec un seul lit :
c’était une corde tendue dans la pièce,
une grosse veine au corps de la solitude moderne.
Chaque nuit on y appuyait
nos mauvais rêves d’hommes errants.
Au matin pour nous réveiller
une main tendre détachait sans pitié la corde.
C’était une corde avec un C majuscule
comme celle qui traverse ma vie
et où chaque soir je suspends
les dieux nomades de mon destin.

LE MERVEILLEUX DES ANNÉES QUATRE-VINGT


À Henri Lopes

Le monde fait son histoire à coups de couteau :


comment vivre heureux sans verser le sang ?
ce soir même je me ferais moine cistercien
si mes matines et mon vœu de chasteté,
si mes prières et tous mes os à genoux
pouvaient amener la rosée au grand Sahel,
inonder Jacmel de cahiers et de crayons,
changer en colibris les passeurs d’héroïne
et les poseurs de bombes dans nos draps.

Ce matin 31 bis, route de Roubia mes années


sont les enfants d’un orphelinat de province
dont les parents ont tous été décapités
à la rue des Rosiers à Paris. J’ose crier
sur les toits qu’un jour personne sur la Terre
n’aura à céder ses yeux et ses mains en fleur,
son esprit et sa langue à l’infamie d’État.

Les femmes demeurent plus chouettes que jamais,


leur soleil n’a pas de secret pour mes soirées,
c’est un hymne perpétuel à la beauté : grâce
au halo des femmes, New York et Moscou,
Prague et Paris, Port-Louis et Jacmel
ont encore des vertiges à partager
avec la joie animale de nos poèmes !

SANS PAPIERS D’IDENTITÉ

Qui sont-ils sans masque aucun


ces pays dans les hauts cordages de ma tristesse ?

qui sont ces hautes collines


qui se taisent
dans les grandes largeurs
de ma parole d’automne ?

tous les dieux vaincus du siècle


ont encore une mer à traverser
sans papiers et les larmes aux yeux !

AUTOPORTRAIT EN AUTOMNE
À Antoine Gallimard

Frère des animaux et des arbres innocents


c’est au poète d’annoncer le nouvel espoir
et la beauté rendus à l’en-marche des hommes.

L’homme qui aime la vie a le sang relié


au feu, au fleuve, au roc et à l’azur du ciel.
L’époque – féroce et sensuelle – s’avance vers lui
pour lui dire : Ton atelier va à la déroute !

Libre à vous d’écouter mon histoire sans y croire :


partout où j’ai été j’ai tué mes huîtres
pour payer avec des poèmes les dettes du Sud.
J’ai connu au Nord le goût amer de la vie
j’ai vu l’Ouest brûler en moi tous ses vaisseaux
tandis que l’Est enfonçait ses griffes dans ma gorge.

Partout ma charrue a été mise à l’épreuve.


Où aller maintenant ? Où porter mes outils ?
Une fois de plus : blessé à chaque porte où je frappe,
gavé de soleil au flanc de mes soirs de pluie,
je me laisse pousser dans le pin maritime
qui sert de bateau à la dérive de mes songes.

LA FÊTE DU MOULIN D’ANDÉ


À
À Maurice Pons

Par un soir plus doux que le soleil de l’enfance


la vie restitue le Moulin d’Andé sous la lune :
c’est une ivresse en rafales sur les collines
où un chemin de chèvres conduit mon esprit
à l’estuaire où la beauté lave sa mémoire.
Je cours les pieds nus jusqu’au fleuve
où le ciel dénoue sa douceur de jeune fille.

Un engoulevent chante à la porte du temps :


doucement son appel ride l’eau du souvenir
qui devient soudain guéable au vieil homme
que le malheur a poli jusqu’à l’innocence.
À la fin du chahut des jours je suis cet homme
qui se penche au balcon de son cosmos intime
comme un enfant pour manger des yeux et des mains
la fête qui bat son plein au Moulin d’Andé.

De son pas de chien fidèle le passé


me présente à des femmes et à des hommes
qui ont chacun pour moi des paroles
et des actes d’espoir et d’amitié :
à la folie le moulin ouvre au vent du soir
le rythme saccadé des saisons de notre vie.

Au coude de la Seine et des blés d’autrefois


l’automne sans rives nous attend chez Suzanne
Lipinska où l’éclat du feu de bois invite
chacun à partager un rêve de tendresse
qui renaît en vainqueur joyeux de ses cendres.

Nous voici parmi ceux qui détruisent en riant


le mur berlinois des infamies du siècle :
on apprend à ne plus avoir de mot en -isme
à la place du bonheur de rêver tous ensemble
d’un monde enfin ouvert aux chemins des poètes.
LÉGITIME DÉFENSE

Poète en harmonie avec ses racines


je sais l’art de célébrer en moi-même
les noces de l’instinct et de la raison :
en plein sommeil un merveilleux oiseau
de combat reste éveillé tout éperdu
aux accidents et aux ténèbres de mon chemin.
Rien n’échappe à sa vigie de prince de la nuit.
C’est un grand duc aux réflexes de tigre
malheur au vendeur de drogue et de mensonges
à quatre pattes dans sa guerre contre mes jours.
À sa vue l’hôte ailé en flammes dans mes os
laisse tous mes rêves s’élever en fusées.

CONTRE VENTS ET MARÉES


À Raymonde et à Luce Depestre

Je reste un virtuose de mes chagrins


quand s’abat sur mes souvenirs
le temps de la mère pluie de mon enfance
qui continue à prier pour moi : elle unit
mes vieux os à l’énigme à tous les hommes
aux femmes et à leurs enfants émerveillés
à la fumée qui protège au soleil mon ombre
dans tous les lieux-assassins sans foi ni loi
où se sont égarés mes rêves de toute la vie.

Le dernier roc où s’arc-boutent mes années


sait que la vie est bien trop courte
et trop long l’espoir en mon esprit
et trop vive dans mes racines
la mémoire des femmes-jardins
qui ont porté jadis mes flammes
sur tous les fonts baptismaux.

UN RETOUR À LA MAISON
À Félix Morisseau-Leroy

À Jacmel très loin vers le sud


le jour est trop lumineux
la mer est trop mauve
le chagrin trop à la merci de l’indigo
au village où les adolescentes
sont obligées en plein midi de s’endormir
pour s’inventer en songe les slips,
les soutiens et les robes
de la prochaine soirée de bal.

En homme bien constitué


dans sa fantaisie,
tout accru des prodiges de mon époque,
je suis de retour au pays natal,
je descends par surprise à Jacmel :
des haies vives des jeunes filles je chasse
les oiseaux en papier qui ont truqué leur lune.

EN FILS CRÉOLE DE LA FRANCOPHONIE


À Erik Orsenna
À nous les collines du vieux marronnage
à nous les anses et les mornes bleus
les arbres souverains en fleur
au beau mitan du cyclone !

à nous les plages au rhum noir


sous le clair de lune
les étoiles amies face à la mer
amicalement éblouissante !
à nous les veillées dansantes
qui offrent à boire un dernier
verre de punch à nos morts !

à nous le carnaval endiablé


les combats de coqs-bataille
les fêtes catholiques
bien intégrées aux vaudous
libertaires de la table et du lit !

à nous l’élévation au septième ciel


du goût de la patate douce et du manioc
des haricots noirs et du riz aux dions-dions
des akras des petits pâtés à la morue
du poisson et de la banane plantain
coquinement sur le qui-vive
au paradis
des plats bien épicés !

à nous la liberté de marronner


les outrages du passé : le temps fort
blanc du crachat et des fers aux pieds
et à l’âme et aux mains sans horizon
les anges brûlants du citron
et du piment-z’oiseaux
sur les blessures du temps-longtemps
et par le sang qui court encore plus vite
que tout le malheur nègre en Somalie.
Dans une histoire enfin bien à nous
dans les voilures de la francophonie
à perte de vie océane à nous
la sensuelle jubilation du tambour
quand on donne à boire à manger à jouir
à sa gourmande et créole imagination !

LIBRE ÉLOGE DE LA LANGUE FRANÇAISE


À Olivier Germain-Thomas

De temps à autre il est bon et juste


de conduire à la rivière
la langue française
et de lui frotter le corps
avec les herbes parfumées
qui poussent bien en amont
de nos vertiges d’ancien nègre marron.

Ce beau travail me fait avancer à cheval


sur la grammaire à notre Maurice Grevisse :
la poésie y reprend du poil de la bête
mes mots de vieux nomade ne regrettent rien
ils galopent de cicatrice en cicatrice
jusqu’au bout de leur devoir de tendresse.

Debout sur les cendres de mes croyances


mes mots s’élèvent sur tout espoir vrai
au gré des flots émerveillés de ma candeur.
Mes mots ont la vigueur d’un épi de maïs,
mes mots à l’aube ont le chant pur de l’oiseau
qui ne vend pas ses ailes à la raison d’État.
Mes mots sont seulement des matins de labours
éblouis de sève qui forcent avec amour
les portes du désert cubain qu’on leur a fait.

Ce sont les mots frais et nus d’un Français


qui vient de tomber du ventre de sa mère :
on y trouve un lit, un toit, un gîte
et un feu pour voyager librement
à la voile des mots de la real-utopie !
laissez-moi apporter les petites lampes
de la créolité qui brûle en aval
des fêtes et des jeux vaudous de mon enfance :
les mots créoles qui savent coudre les blessures
au ventre de la langue française,
les mots qui ont la logique du rossignol
et qui font des bonds de dauphin
au plus haut de mon raz-de-marée ;
les mots sans machisme aucun qui savent grimper
toutefois à la saison bien lunée des femmes
mes mots de joie et d’ensemencement profond
au plus dru et au plus chaud du corps féminin,
tous les mots en moi qui se battent
pour un avenir heureux
oui je chante la langue française
qui défait joyeusement sa jupe
ses cheveux et son aventure
sous mes mains amoureuses de potier.

1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé intéressant d’en offrir une version
postérieure sensiblement différente. (N.d.É.)
Homo spirituals
pour hommes de bonne combustion

« De tous les prodiges de ce monde


le plus grand des prodiges est l’homme.
.............................................................…
Morte sera sa cité
s’il se laisse entraîner par le crime
et par le mépris.

Un homme qui agirait ainsi,


je n’en veux pas dans ma maison
et je n’en veux pas pour ami. »
SOPHOCLE, Antigone (chœur)

STENDHAL EN LIBERTÉ
À Alain Bosquet

Avec vous ce soir, je chante en Stendhal


l’adversaire ébloui de tous les dogmes,
l’ennemi des trônes et des autels élevés
loin des fêtes ardentes de la chair.
Je chante la stendhalie secrète de toute vie,
le musicien de tous nos voyages en Italie,
à l’époque du fléau nucléaire,
et des malheurs sans fond
du monde qui bat avec l’étoile de notre enfance.
Je chante l’éclat de cet enfant de Grenoble
le lever de sa lumière sur la neige
de nos diverses nostalgies.

À parler de sa grâce de vivre


nous apprivoisons le temps qui passe,
nous régnons sur les bonnes
et sur les mauvaises nouvelles de l’époque.

Nous éloignons la souffrance de vivre


et la mort qui nous guette à chaque instant !

Nous célébrons en Stendhal


l’aventurier des lents soirs d’été,
le festival lyrique qui nous fait
entendre le rire de la Sanseverina
à travers la fenêtre ou l’air joyeux
que chante Giulia Rinieri
et même le coup de pistolet de Julien Sorel :
c’était ça la vie dans sa beauté
pour un homme un frère qui écrivait

au nom de la liberté
qui faisait rêver le monde de 1783,
l’espoir en 1883 avant l’univers
enfin stendhalien de 1935
et qui l’aura été plus encore en 1983
(et qui le sera toujours plus en l’an de grâce 3083 !).

À se jeter dans les contes de fées


de Stendhal,
nul ici, et partout,
ne pourra se dire innocent
de l’aventure que nous avons à traverser
à coups de rames et de poèmes.

Oui, Stendhal est un capitaine des mots


de la langue française, il est un roi
un grand loa peut-être un fou au moment
de renaître toujours plus fort
du soir bleu de ses cendres !

En prêtant bien l’oreille


dans cet hiver hors du temps
nous entendons battre son cœur brûlant
tout près de la candeur qui panifie
les travaux et les jours de poètes !

BOLÍVAR : DE JACMEL À SANTA MARTA


À Laurence Tacou

Me voici levé tôt dans le chemin doré


où l’éclair de ta foi précède nos rêves.
D’île en île à saveur de soleil et de femme
tandis que ton sang renaît sous mes os
je viens danser ton retour aux Caraïbes.

Mon destin d’homme, appuyé à tes racines,


écoute la pulsation qui revient de loin,
l’arche bleue de ton ciel en nos espoirs,
magicien du parcours en force de la vie
au galop dans la braise et l’élan du maïs.

J’évoque ton héritage éclaté en morceaux


je chante ton génie brûlé vif au bûcher
de sa légende et à sa propre réalité.
Loué soit ton feu ! Loué soit le chant
de l’arbre où ton épée fait sa prière du soir !

Dans le roc solitaire de Santa Marta


serais-tu un grand séducteur de rivages ?
aurais-tu dit ta parole ultime aux marées ?
que reste-t-il de ton moi médium des songes
de ta jeunesse au bord de la mer à Jacmel ?

Inventeur de racines nouvelles,


homme des genèses aux abois, prophète
d’un futur pendu aux cordes de ma guitare
toute ma vie retourne à la face étoilée
du chemin où un soir ton ombre a disparu.

Au secours Bolívar ! Au secours !


mon capitaine, ça ne va pas ici-bas !
on vide le ciel de l’éclat de son azur,
le fauve en l’homme à l’horizon est prêt
à faire de ta saison un bain de cendres !

Bolívar, frappe au numéro qui te convient,


on t’ouvrira dans n’importe quelle rue,
tu es le bienvenu, les bras en croix,
nos terres – écrasées de dettes et de drogue –
ont la Voie lactée de Cuba autour du cou !

Frappe avec la chair ensoleillée des femmes !


redonne la jeunesse à la rosée vaincue !
nous t’attendons dans le froid où vit mon poème
nous irons avec ta charrue jusqu’à la mer :
si brillante est ta vie qu’on en ferme les yeux !

ODE À PAUL GAUGUIN

1
Un décembre éclairé de tendresse et de rêve
la magie d’une femme-jardin de Paris
conduit doucement mon temps des îles
jusqu’à la splendeur des jardins créoles à la Gauguin.

L’homme aux mains d’innocence ajoute


l’été de la vahiné à mon ivresse de vivre
il m’ouvre l’espace insulaire féminin
il remet à ma portée la géométrie
tout en courbes joyeuses de la vie.

Prise au piège de la solitude


une jeune femme tahitienne
le dos tourné à la mer
écarquille l’œil magique de son sexe
qui incarne tout l’éclat du bien sur la Terre :
à même la source vive de son vagin
je bois les hormones fraîches du voyageur !

Deux autres jeunes filles sur le sable


en reines de l’or qui navigue avec leurs corps
m’initient au temps du merveilleux féminin :
de bonnes fièvres montent en spirale dans mes veines !

Gauguin, frère voyant,


dans ta maison sise au-devant des tempêtes
fais-moi passer de la nuit sans lune
à la fête solaire qui donne
à manger au forgeron fou de son enclume !

Une fois de plus la femme


se fait jour lumineux
sur la toile du peintre :
la beauté-pirogue descend
en chantant nos rapides d’homme.

Sa force lyrique en action


sous le paréo de feu
le métier féminin à métisser
les lieux et les choses du rêve
nous remet les sens et le sexe en fleur
au jeu charnel qui émerveille au bord
du violet de ses lèvres et du rouge
impérial de sa pomme !

Après la longue marche dans le désert


ouvrons les horizons éblouis des femmes
qui – debout, couchées, accroupies, inclinées –
donnent à boire
aux lignes à l’abandon au soir de nos mains !

EN SOUVENIR DE STEFAN ZWEIG


À Severo Sarduy

Allégresse du matin, hosanna !


parole d’un mimosa, mon tremplin.

Allégresse du matin, ivresse,


quel balcon ai-je encor sur l’espoir ?

quand tu mets ta main brûlante


sur l’épaule nue de mes années d’exil,

quand tout ton sang – copain de mon sang –


s’éloigne en riant des rives du suicide,
emporté par le courant du matin,
en vainqueur de ses quatre plaies du soir !

EN SOUVENIR D’ELIO VITTORINI


(dans sa Conversation en Sicile)
À Philippe Sollers

La mère-oiseau qui donne la lumière


lave les assiettes avec de la cendre :
elle les plonge dans l’eau chaude
et les rince ensuite à l’eau froide
tout en chantant, à mi-voix, de vieux airs
qui parlent du vin d’hiver dans la montagne
qui sent l’enfance et le melon ouvert
sur la table, parfum ancien de la vie.
La mère-oiseau de la lumière est moitié
femme moitié melon qui chante sans paroles.
Une belle femme aux cheveux châtain très clair,
elle porte les gros souliers de l’homme qu’elle a
aimé avant les mains qu’elle a en ce moment :
des mains d’homme qui abat des arbres, usées,
grandes, vidées de toute lumière de femme.
La mère-oiseau musicien de la nuit n’a plus
dans les mains la chanson qu’il faut pour retenir
près de son sang l’esprit et la chaleur de l’homme.
Elle a le cœur et le visage d’où naissent encore
tendresse et douceur pour la chair des hommes
qui ont besoin de douces mains, la nuit, pour
rouvrir en eux l’odeur des melons de l’enfance.
La mère-oiseau de la lumière en chantant
pense à ses mains informes, à ses vieux souliers
d’homme, au rude temps d’hiver de la montagne.
La mère-oiseau de l’air pense au fils en exil
et qui, dans la ville étrangère, doit, la nuit,
dans l’odeur des melons et du train de l’enfance,
demander à des mains la joie et la douceur
et la tendresse des femmes qui enseignent à aimer
à leurs mains que toi, moi, chaque homme perdu,
nous nommons partout nos reines des Indes
pour la lumière et le melon de l’enfance
qu’à nous toucher nous donne leur chant d’oiseau.

EN L’HONNEUR DU GÉNÉRAL DE GAULLE

Au-delà des jours et des travaux de votre vie,


mon général, quand je lève la tête,
je regarde pousser un grand galop d’arbre à pain :
le fait Charles de Gaulle augmente sous nos yeux
d’un fabuleux trésor de feuilles et de fruits.

Loué soit l’éclat de la parole-action


qui sous le ciel de Londres vous fit
un destin d’homme de tous les hommes
et plus Français libre que personne.

Cet été-là, en plein matin, mon général,


la nuit était tombée sur la tribu des mots :
brûlé vif à l’esprit le doux langage de France
ne savait plus à quel saint cartésien se vouer

patricien sans cadran solaire


à droite ou à gauche, en homme
d’un soir de juin émerveillé,
vous avez inventé le chemin
où les mots de tous les jours
se changent en action de soldat
et en vision plénière de poète.

Loué soit le paladin


honoré de sa lumière
qui osa se lever tôt
en grand seigneur
de la parole française !

soyez avec nous,


maître d’œuvre et de songe !
avec les transhumants du langage créole :
nos forces sont au travail
dans la braise qui prépare
le nouvel équilibre du monde.

Aidez-nous, mon général,


à métisser à la française
les choses belles et libres de la vie ;
aidez dans son histoire
la famille humaine à tenter à sa limite
une remontée sans précédent
des droits et des rêves de l’homme et du citoyen.

BIOGRAPHIE D’ALEJO CARPENTIER1

Né en 1404, à quatre-vingt-huit ans aussi vert


qu’un jeune chêne il donne ses flammes
à la traversée de Christophe Colomb
et il est le seul survivant du massacre
et de l’incendie de la Nativité
et le premier sujet des Rois Catholiques
à regarder le monde indien avec des yeux
d’homme de tendresse et de justice.
Né à la fin de 1504,
il est un fameux moine pèlerin,
vétéran des chemins de Compostelle,
fray Alejo l’Américain, il est versé
dans l’arabe et l’art de coller les os cassés
il sait changer des nonnes en charbon ardent
et auteur de merveilleux livres hérétiques
il finit sa vie un pâle matin d’avril
dans un san-benito coupé sur mesure
avec une croix Saint-André bien plus rouge
que celle des autres brûlés vifs de ce jour-là.

Né en 1704, il est
l’un des pionniers du dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers,
il est à San Cristóbal de La Habana
correspondant de d’Alembert et Diderot,
il est un fabuleux poisson exotique
dans l’eau de leur grande Encyclopédie
et à cinquante-huit ans face aux Anglais
de l’amiral sir George Pockock,
il tombe un soir à Guanabacoa
dans les milices de pépé Antonio
lors de la première charge à la machette
de l’histoire de Cuba.

Né en décembre 1904
d’un père français et d’une mère russe
il n’y a pas plus andin
ni plus cubain que lui : Inca-Carpentier,
homme du Macchu Picchu et du Popol Vuh,
audacieux guajiro de Caracas,
de Pointe-à-Pitre et de Cap-Haïtien,
maire fondateur de Santa Mónica de los Venados
et de maints autres royaumes de ce monde,
il a pris la parole aux Caraïbes
pour traîner l’écriture ainsi qu’une charrue,
bœuf-Carpentier de nos rêves d’enfants
et de nos plus incandescentes réalités.

Il est le père joyeux de la créolité


des bonnes terres du cheval et du chien,
le poète qui découvre l’alphabet
jusque dans les yeux des calcédoines,
le visionnaire du bois et du cuir,
du verre et de la poterie au four,
et de la peau tendue de nos tambours,
il sait les sons et les mots créoles du feu
qui tirent de l’ombre et du froid américains
le merveilleux qui fait voyager vers la vie.

Plus moderne et plus viril que lui il n’y a pas :


à l’heure de féconder le ventre de l’électricité
il est machine à vapeur et moteur à explosion,
métier à métisser des tapis volants qui sont
les mêmes pour les voyages des nègres, des Indiens
et des Blancs, ô prophète des contextes médians
et des symbioses épiques des Indes occidentales !
c’est lui qui a trouvé
le juste rapport entre l’épos tellurique
et l’épos historique des terres d’Amérique :
l’homme, la femme, l’enfant,
le sel, l’arbre, le nuage,
le caïman, le jaguar, le cyclone,
le volcan, la lumière, la pluie
ont dans sa prose des lundis
et des vendredis de rêve
qui ne sont pas des vendredis des Cendres !

Il est donc là pour longtemps,


avec la santé de l’art américain
dans ses pages à marée haute,
lui qui n’a pas peur des dates
ni des lois ni des mystères
et des erreurs de l’esprit humain ;
lui qui n’a pas peur de son propre corps
ni des hormones incendiaires de la femme
ni d’aucun autre rayon laser de cette vie :
lui l’Adelantado à l’érudition enchantée
qui fait danser ensemble les arbres
et les tempêtes, les chevaux et les mères
des révolutions qui n’auront pas su
changer l’histoire en lumière des soirs de fête
ni en humble émerveillement de chaque jour,
tu es, Alejo Carpentier, le cheval père
et le capitaine des semences de l’an 2240 !

À PERTE DE VIE, UN HOMME DE POÉSIE


À Enrique Linh

Enrique, de mon village de 1989


je te revois, je nous revois au crépuscule,
– dans nos pas d’orphelins de la révolution ;
notre utopie à la voile n’a pas eu lieu,
malgré le courage quotidien, le talent
et la beauté du monde qui étaient
toutefois au rendez-vous cubain.

Enrique tu es rentré au foyer natal


tout à la poésie au milieu des ténèbres,
tout à ton métier de poète lyrique :
le Chili secret tisse et métisse sans fin
dans le malheur sa nouvelle toile à rêver.
Jusqu’au bout des jours tu auras écrit
au bord d’un abîme sans fond tu auras
bâti la maison de la poésie
dans un bois qui refuse de donner
du feu aux incendiaires.

Soudain jeté un soir à la rue de ta mort


tu avances avec un sourire de confiance,
tu n’as pas manqué un seul matin
de cet unique mois de juin de la vie :
l’auto de rêve qu’une jeune fille pilote
avec joie et prudence ; ton œuvre
est aussi une jeune fille inconsolable
au bord de la mer caraïbe, ô mon frère !
mon doux dompteur des larmes de la poésie !

persuade-moi encore que j’ai eu raison


de suspendre mes poèmes et mes minuits
aux seins prophétiques des femmes :
et qu’il en tombera un jour des livres
qui ouvrent toutes les portes ;
qu’il y aura un printemps qui prête
ses ailes à toutes les saudade.

Ô mon ami penché tout au fond de sa cage


à la fenêtre en flammes du rêve cubain,
ta poésie d’adolescent vaincu a droit
à la première marche éclairée de la beauté
où elle tient les mains et les yeux ouverts
pour accueillir avec joie ta chienne de vie
qui reviendra chaude encore de sa course
désespérée dans l’obscur chemin des hommes

NOTRE AMI MÁRIO DE ANDRADE


À Suzanne Lipinska
À Elisa de Andrade

Fils de paysan battu par la mer


il était né de la pluie et du sel marin
il savait parler des choses belles
qui devenaient tout un poème à l’écouter.
Il remua de son épaule ciel et terre
quand la liberté à sa porte était à prendre
plus chaude que la chair d’une jeune fille
qui écrit en portugais des contes de fées !

À lui seul il était un bras de fleuve


un soir de bal, un sentier de chèvres,
un moulin à ensoleiller jours et travaux au village
normand d’Andé.

Tout neuf dans son jeu de petit garçon


Mário allait à cheval sur l’été des nègres.
Il était le pont entre la pierre et le mythe :
la fable qui lave à grande eau courante
les draps du mal de vivre au XXe siècle.

SEPT RETOURS À LA VIE D’UN HOMME


À Mário de Andrade

Le chant désolé d’un hibou


a interrompu son rêve d’Africain.
À l’heure des coqs en Angola
une nuée dansante
de jeunes filles ont confié
la pierre bleue de son chemin
au flux et au reflux de la mer.

Ô Mário ! sur le bord en cristal


du temps de guerre qu’il fait dehors
tes pas de voyageur égaré
font un bruit de rivière sur le gravier
tandis que ta mort tourne sept fois
autour de ma maison audoise qui obéit
à la seule logique de la vigne.

La petite-mère-révolution aux abois


l’ayant fait descendre de son cheval
c’est à pied que Mário de Andrade
a traversé les fumées au tunnel du siècle
pliant l’épaule
sous le baluchon de ses idées
d’homme libre.

L’ombre mortifère de l’époque


s’est arrêtée à sa porte :
une géométrie sans foi ni loi
a fait déborder le lait de ses jours.
Dans vingt ans il sera plus jeune
que le temps de sa mort.

Attends-nous sur la colline


avec l’oiseau-phosphore des poètes ;
au soir du dernier automne
attends-nous sous l’écorce du baobab,
attends-nous avec ton foulard magique :
pour ouvrir d’autres collines à notre foi
en père d’une percée jamais vue du monde.

Personne mieux que toi ne peut voir


ce qui nous arrive après les contes
amers du XXe siècle. Au jour
venu de la montée des lumières de l’homme
et du citoyen
sois le matin de rosée
qui donne sève et sens à notre espoir.

Si meurt mon Mário de Andrade


que la chair de la beauté berce
sa mort sur une colline d’Afrique
au carrefour où les dieux
attendent pour les rouvrir
les yeux qu’aura un jour
la nouvelle enfance des Justes !

ÉPITAPHE POUR MÁRIO DE ANDRADE


(1928-1990)
in memoriam

Au temps où la connerie
se déguisait en planche de salut
Mário lui résista sur terre
en mer et dans les airs.
Le bois de sa table de travail
lui enseigna le pouvoir d’habiller en bleu
le désespoir des mots-feuilles de la forêt.

LES PÂQUES FOLLES D’ÉDOUARD MAUNICK

L’enfant vint tout armé de son île Maurice


au petit matin du 23 septembre 1931 :
un pied-goyave comme lui né coiffé
était à son berceau l’émissaire
des autres arbres fruitiers de l’île.
L’équinoxe ce soir-là écoutait aux portes.
Ainsi commence en fable un garçon fou
de l’oxygène qui prit en main son enfance
dans l’odeur d’herbe brûlée des bancs de l’école :
indien aux deux tiers
noir aux deux tiers
les autres tiers sont des bras de mer
que ses poèmes auront à traverser
jusqu’aux Évangiles des Blancs !

Des années plus tard à l’Unesco


à midi, on a fait cuire ensemble
du riz et du manioc
et du poisson salé
à la sauce de rougail
sur un grand feu de mémos et de dossiers.

Dans la même foi des poètes


on a fait pousser des arbres
à une réunion du conseil exécutif :
« La parole est à monsieur Kaïlcédrat,
allez-y mon cher collègue faites librement
l’inventaire des choses
belles et principales de la planète ! »

« À votre tour madame Rosa Maria Filao


déléguée du mapou et du banian de l’Inde,
avec rage soufflez vos charmes épiques
sur la braise
des jours gris de ce monde ! »

Je me souviens encore :
en plein Paris des années quatre-vingt,
on fit passer un jeune goyavier des îles
avant le délégué d’un vieil empire du Nord,
on planta un flamboyant royal
en lieu et place des directeurs
d’une conférence générale.
On confia des missions de rêve
aux arbres-frères de notre enfance
si fiers et si libres dans leur allure
d’éternels étudiants : ces essences amies
firent fête aux acacias
et aux platanes de la place de Fontenoy.

L’an suivant, à Port-Louis


je suivis le grand poète Édouard Maunick
au large de la nostalgie,
histoire d’aller dire bonjour
à l’ange du jardin créole : voici
la vierge-étoile de Solange
et de Jean-Claude de l’Estrac.
Louée soit Valérie : on peut vivre au ciel
un temps cosmique en un seul jour de sa beauté !

Il y a aussi nous deux mon frère Édouard


s’il faut parler de nos poèmes
ce sera sans trop de tristesse au Sinaï
où nos saisons se croisent,
(et surtout sans haine aucune de personne)
il faut frapper juste et fort : on n’aime pas
qu’on vende partout du sang d’homme à la criée
on préfère respirer à pleins poumons l’air
des petits riens qui font les éclats de rire
et les épices de toute une vie émerveillée.

Chacun doit trouver sa Carmen en poésie


pour chanter le quotidien et danser
le séga et le reggae il n’y a plus
ni nord ni sud, ni est ni ouest ;
seul se réveille à la vie chaude
de la chair et de l’esprit
le cordon ombilical
qui initie le monde
à la fête des couleurs et des formes !

C’est clair : nos poèmes ont mal aux yeux


quand ils voient le white man only
imposer le temps du deux poids deux mesures
(au ciné, en politique, en arts et lettres
et en droit international)
la règle de l’ôte-toi-que-je-mette-
Sa-Majesté-white-man-only.
Expulsé des rues de Soweto l’apartheid
revient en long feuilleton blanc à la télé

son dur white man only rapplique en virus


dans les médias de onze heures du soir
quand la tendresse descend doucement
dans nos mains blessées ;
notre rêve bien à nous reste encor sur pied :
cet arbre à mains qui mûrit tout son âge d’homme
au soleil dans la vie ensoleillée d’autrui.

Tu cherches pour la vie une Terre-patrie


capable de mieux tourner autour de ses étoiles
pour cela tu nous préviens après Césaire
qu’il y a encore une mer à traverser
pour que tu nous inventes
le nouvel immigré tout en haut de sa foi
capable d’apprendre à l’homme
et à la femme à compter sur leur boulier
les années qui nous séparent encore
de la fête sans nord ni sud
sans ouest ni est, étant la fête d’un temps
enfin rédempteur à l’horizon mondial.

Invente les pâques de ton côté de la mer


le Jésus-Fleuve en qui on voudra bien croire
de ton côté de la tendresse où les prières
sont des racines d’arbres à mains
entre le sel et le pain de ta jeune parole
avec un peu de chance invente les noces
d’une percée sans précédent des songes
et des droits de l’homme !

Telle est ta poésie : un pote


inventeur de l’outil à scier
dans le sens du fil
le bois précieux qui dilate dans l’homme
la magie des contes pour enfants de la marée.

Poète ni plus ni moins Édouard Maunick


septembre scieur de long
et buveur d’eau de pluie
donne-toi sans compter
à ce vendredi saint au destin solaire
qui apprend de toi à rire et à danser
d’est en ouest du nord au sud, donne-toi
en esprit et en corps éblouis
de pouvoir dompter le temps du vivre sur la croix !

Lézignan-Corbières, Pâques 1991

POUR CÉLÉBRER CHARLES MINGUET


EN COMPAGNIE D’ALEXANDRE HUMBOLDT

Dans ses travaux Charles Minguet offre


son épaule au grand âge d’Alexandre Humboldt,
il le prend tendrement par la main,
il finit par le porter sur son dos :
Humboldt devient ainsi un enfant ravi
de ses voyages au XXe siècle. Le voici
de retour dans l’arbre-voyageur-Minguet,
pour semer sa science et ses graines en beauté
il avance avec l’âge vers l’enfance
d’un nouveau printemps : Charles est
le matin de soleil qui lui frotte les yeux.
À mesure que vieillit Alexandre Humboldt
Minguet rend son rêve et son exploit de savant
plus jeunes dans notre vie : son message
le plus chaud continue d’unir et de lier
les humains à l’unité joyeuse du cosmos.
Grâce au savoir attendri de Charles Minguet
la couleur bleu humboldt de nos rêves
élargit soudain l’éclat du ciel d’été.

1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé pertinent d’en offrir une version
postérieure remaniée par l’auteur. (N.d.É.)
La rotation du réel merveilleux féminin

DIEU AIME LES COURBES

Faites tenir dans un espace onirique


le dieu qui aime les courbes
sur les collines du soir : il fait
bon essuyer la tempête
et les coups de reins de la fée
qui fournit légendes
et métaphores à ma rage de vivre !

SOUVENIR D’ADOLESCENCE1

Quand il était adolescent


il vivait dans une ville
qui était une légende
au bord de la mer caraïbe.
Si on voulait on pouvait
se changer en n’importe quoi,
on pouvait être un arbre
qui marche et boit du rhum,
un bœuf qui joue de l’orgue
le dimanche à l’église,
un lion qui rend cocus
tous les notaires de la ville.
Lui, un soir de son adolescence
il était devenu un cheval de course,
il traversait au galop Jacmel
il hennissait et invitait les gens
à venir gambader avec lui dans la rue.
Mais portes et fenêtres restaient fermées.
Soudain une jeune fille est sortie
d’une maison de la place d’Armes :
c’était l’un des trésors de la ville,
elle était en chemise de nuit
et souriait à l’adolescent-cheval.
Quand il arriva auprès d’elle
la jeune fille quitta sa chemise
et sauta sur son dos : il galopa
galopa sans fin dans la nuit
en faisant plusieurs fois le tour de Jacmel.
Il sentait Hadriana toute nue sur son dos
comme le ciel nocturne sent les étoiles
ou comme la terre sent l’herbe au matin
il sentait sa saveur de jeune fille.
Il galopa galopa dans la nuit
avec l’étoile de Jacmel sur son dos,
avec la joie de la ville et toute la douleur de la ville sur
son dos,
avec ses peurs et ses haines sur son dos,
il galopa galopa dans la nuit
avec les baisers
et tous les rêves de Jacmel sur son dos.
Au petit matin ils allèrent à la mer
où ils se rafraîchirent longuement,
ensuite ils allèrent à la rivière
pour se quitter le sel du corps.
Plus tard il la déposa chez elle
sous les arbres éberlués de la place.
Quand il reprit sa forme de garçon
il avait les flancs ensanglantés,
il avait d’atroces douleurs aux épaules,
il avait très mal au cuir chevelu,
il resta deux semaines au lit
à regarder s’éloigner son adolescence
avec la plus belle fille de sa vie !

RANÇON DE L’INFIDÉLITÉ

Loin de ta vie que j’ai traversée en riant


mes jours dégringolent parfois au bas
du grand escalier à délices : je roule
disloqué dans l’azur de tes années-femme
je suis un clochard ivre mort
tout au bas de ton échelle à merveilles.

Ton destin de femme infidèle à mes voiles


a fait de ma traversée d’homme un orphelin
de la belle saison des mers et des magies.

SÉPARATION DE CORPS

Partie pour ne jamais revenir à mon port


dis-moi, lune nomade de la femme,
avant de disparaître sous les nuages,
au dos de quelle porte condamnée
as-tu suspendu la tête en bas
la fête de nos années de mariage ?
BALLADE DES CINQ SENS

Du jour au lendemain
mes yeux ont vieilli de mille ans
mon ouïe est sourde aux chants du matin
l’odorat ne distingue plus l’arôme
du café frais de l’odeur des vieux dossiers.
Mon goût échappe aux délices des fruits
et à toucher la papaye de l’acte d’amour
le froid austral prend d’assaut mes mains.

CHANGEMENT DE VITESSE AU VOLANT D’UNE ROUSSE

Le souffle coupé j’avale ton miel


je mords âprement à ton millefeuille
je suis le feu je grimpe aux cordages
de l’arbre du bien et du mal : vorace,
carnivore, pirate éperdu, je te mange
je te bois, je te dévore en macho fou
de tes Indes occidentales fou perdu
de ta galerie de fête et de mystère
je vis ta conque en voyageur inassouvi
au moulin à magie et à café fort noirs
où je mouds le bonheur en poudre de sucre roux.

PRIÈRE DU XXe SIÈCLE


Seigneur plus haut que l’Himalaya
toi qui as lancé Adam en enfer
parce qu’il osa au paradis
toucher la pomme qu’Ève,
son copain, lui tendit,
que vas-tu faire de ma vie
qui sur la Terre a dévoré
tout un grand panier de pommes ?

LA FÊTE AU CHÂTEAU DE NAMUR

Un long soir de Namur porte mon rêve


d’aller tout en haut de la vie : mon sang
et mes yeux sont si pleins de lumière
que je peux serrer dans les bras la chair
d’une nièce sans être en état de péché
dans le mauve duvet de sa braise de femme.

Je peux attirer vers ma candeur de vivre


le blond mystère de sa beauté qui arrime
son feu du matin au soir bleu de mon automne.
Quand la nuit descend en jeune femme sur mes eaux
son temps légendaire apporte les lampes
les vaudous et les masques à la fête des adieux.

LA JEUNE FEMME DE KYOTO


À Yuko

Une nuit j’ai allongé ma vie dans son herbe


et j’ai tant joui de sa beauté que je porte
son absence de fée comme un temps de cerisier.
Des années après je sens Yuko infuser
une force d’arbre à pain à mes idées.
Je la vois qui ouvre et ferme
en riant les battants de mon chemin.
Ivre de ses charmes, me voici à jamais
accru de sa flambée de jeune femme.

UNE FÉE EN HIVER


À Hadriana Siloé

Une fée s’est réveillée


dans le poivre gris de l’hiver.
Un papillon l’a précédée
au-dessus de la cheminée.
Une fête ! Une fête d’amour
autour des vivants et des morts !
le feu brille dans mes mots du soir :
chaque instant est un éclat de rire
qui fait battre la vie à se rompre !

Voici la fée qui se déshabille


sur l’égarement de mes cinq sens.
Une odeur de brûlé s’élève
de sa justice de femme.
Sa chaude lune est
le songe d’un très vieux songe de poète.
Sa force tendrement animale
est un pollen de papillon
sur l’oreiller d’un pharaon d’Égypte !

Que la nuit apporte sa tendresse


aux yeux de reine vigilante !
que la maison reste en fleur
dans la neige de son souvenir !
salut, ombre bien-aimée d’Hadriana !
tes semences sont à ma porte
ta joie saute dans mon lit
pour rendre soudain la vue
à l’aveuglement de mes années !

CÉLÉBRATION DE MA FEMME
À Nelly

Comme le feu qui rit aux éclats dans ta chair


ma poésie sera corps de femme au soleil

tel un bateau chargé d’épices à la folie


ma vie tangue sous le poids de ta mythologie

toi par qui le plaisir navigue en haute mer


toi qui donnes un horizon à mes chimères

corps au feu magicien sexe à incandescence


toi qui sais azurer les soirs sans espérance

quel honneur plus glorieux que celui de chanter


dans un lied éclatant de joie et de santé

le grand soleil labié où les quatre éléments


montent au ciel dans l’arc émerveillé du sang.

MA FEMME RÉCLAME UN POÈME ÉPIQUE


Pour Amnesty international

De la plus haute branche de ma femme


il est temps à mon poème du matin
de voler loin avec son appétit de ciel.

La vérité est bonne à dire en cet automne


des années où l’arbre à mains frémit encore
de l’oiseau qui grimpe au feuillage de son grand feu de
vivre.

L’immense horizon resplendit à mes yeux


la planète tourne autour du fleuve sidéral
qui coule en larmes d’enfant sous mes fenêtres.

Le courant du passé inonde la forêt russe


où tous nos rêves se noient dans un mètre d’eau
seule la chlorophylle aux pas songeurs de femme
monte en flèche avec les fruits de ma patience.

On t’appelle Femme,
mon copain au printemps
des concepts et des mots,
ton nom de baptême est Ange-des-mers,
ton nom de bataille au lit
veut dire en chinois :
table-d’émeraude-qui-multiplie-la-braise
sous-la-neige-des-travaux-et-des-jours !

À mon tour de t’appeler Phare-à-mains


dans l’idiome de mes métaux précieux
parce que tu sais faire un temps de femme
dans mes principes comme dans mon sang
tu sais guider ma soif encore
plus vite que la lumière dans l’espace
jusqu’à la zone bien irriguée de mon espoir.
Tu sais nourrir mes racines de poésie
et d’eau de pluie au pays de la vigne.
Tu sais guider mes vieux os
jusqu’à l’ivresse
du vivre heureux sur la Terre !

Tu ravives la révolte ouverte en mon corps


aux jours du ravalement à la bête :
tu guides mon dos de Jacmel qui me fait si mal
mon sommeil à même le sol de São Paulo
mon œil gauche souffrant l’agonie à Calcutta
mon cœur handicapé à vie à Bamako
mes pieds en sang au temps lointain de la Guinée
et mes cent ans de solitude à Macondo.

Chaque jour à la même heure de l’aube


debout à mon pupitre, je me déguise
en temps cosmique et en années-tendresse
pour me rapprocher du monde si naturel
des enfants et des arbres fruitiers
et pour te mesurer à leur aune
ô fable en danger de mon époque !

Mère des équinoxes et des semences


apprends-moi à aimer le théâtre des rues
l’aventure du temps animal dans mon ADN
fais-moi tout humble devant l’étourneau
qui a perdu à jamais son chemin du soir
et devant la terre des vivants qui cherche
et cherche en vain son nord et son sud
son est et son ouest sur l’atlas des saisons.

J’ajoute des siècles de détresse


à mon pauvre temps de poète,
je m’enroule en escargot ébloui
dans les noces du platane
qui renaît à ma vitre du matin.
Tant de merveilles sont en larmes sur la planète
tant d’êtres portent le grand deuil de l’azur
tant de jeunes gens ne verront pas l’an 2000
plus d’un espoir a naufragé plus d’une fillette
d’ici au 25 décembre 1999
aura franchi le pas de porte d’un bordel
pour en sortir le sexe et les pieds devant
plus d’une œuvre d’homme ou de femme ne sait
où dépêcher son ombre du midi ni comment
sur toute la vie répartir sa sève en crue.

Aux quatre coins de la planète


entre chien et loup
entre magie et modernité
le cannabis en oncle impérial des paumés
propage dans les foyers
son ombre qui avilit et qui tue.

À la tombée de la nuit
bien au-delà des fuseaux horaires
le monde entier sent le pavot
l’élog-naam ou l’héroïne
le strong-sugar ou le chanvre indien.
La saine odeur de cacao et de café
recule de honte et d’effroi devant
l’herbe aux mille noms de guerre
qui détraque la vie en société.

À l’heure pour nous d’aller au lit


ses signaux de fumée
guident des dieux aveugles de haine
jusqu’à nos draps de rêve
entre overdose et sida
l’herbe-à-tuer
choisit librement son arme à feu.

Partis de Medellín ou de Lagos


de Rio ou de Douala
via Le Cap ou Singapour
via Bogotá ou Madrid
les passeurs armés du siècle
convoient l’argent maudit
jusqu’aux clés des comptes narco-bancaires.

À dos de mulet ou en Boeing 747


en vedette à fond plat,
en pirogue, à pied, à moto
ou à bicyclette, à l’abri
du radar de l’Interpol,
le satan végétal, par les pistes
de l’ivoire et des armes,
vient faire sauter les serrures
de nos rêves les meilleurs !

Lady Coca et lord Mandrax


en gestionnaires du sacré,
précédés de leur angel dust,
dans un nuage d’amphétamines
et de phénobarbital,
font dérailler le TGV
des savants et des poètes !

Dieu des enfants malades


et de leurs médecins sans frontières
dieu des adultes à qui l’on a volé
leur code génétique en chemin,
dieu des séismes et des inondations
dieu des achats et des ventes d’armes
dieu des cyclones et des épidémies !

Dieu de tendresse et de miséricorde


qu’est-il arrivé à ta vallée de larmes ?

Quel obscur signal d’amour veux-tu faire passer


à travers les codes du khat et du sida ?

quel ténébreux douanier as-tu posté


à ces nouveaux carrefours
où trébuche ton doux matin évangélique ?

Sur le pont du bateau où ma compagne et moi


et mes deux fils, et mes sept nièces,
nous te lavons la mémoire et les pieds,
dis-nous quelle est la chose impossible
à réaliser d’ici à l’an 2000 ?

Dieu de la sécheresse
et des incendies de forêt,
dieu des désastres nucléaires,
dis-nous à quel saint de ton ciel faut-il
que je voue les sept jours de la semaine ?

Comment me lever moi le matin du lundi


sans une atroce douleur au côté droit ?

Et le mardi après-midi, sur la route,


où est le garde-fou contre l’accident mortel ?

À La Havane où est la sortie de secours


pour le mercredi cubain en flammes
sans nul espoir d’un réveil sur ses cendres ?

Le jeudi ? Le jeudi fabricant de jouets


à Bagdad et à Téhéran est maintenu
en prison pour délit de rêve et d’opinion.

Et le vendredi ? et le plus saint de tes jours !


qui paiera ses dettes ? qui le tiendra
éloigné de la croix qui sort de l’atelier
des trafiquants d’armes et de drogue ?
Et le samedi soir des amoureux
qui protégera sa peau et ses fêtes
contre le virus du racisme et du sida ?

Et le dimanche qui s’est levé trop tard


dans l’oubli des horloges, des dates, des clés,
– le dimanche qui a perdu la mémoire des nuits,
des semaines, des mois et des années –
qui, au bord bleu de ton royaume,
remettra dans son jeu le temps et la lumière ?

Dieu des semences et des bonnes moissons,


dans ton atelier terrestre, il y a
une remontée jamais vue de sève à tenter
contre le cannabis et les autres fléaux.

Pour la nature et l’histoire mises à genoux


il y a un record à remporter par l’homme
sur les passeurs de bombes et de cocaïne
– ceux qui détournent les avions et les destins –
il y a une percée à merveille
à réussir ici-bas dans les grands chemins
gagnés à la joie et à la santé du monde,
il y a, Seigneur du maïs et du blé,
un matin sans précédent à lever
dans l’aventure à pleines voiles
des droits encore enfants de l’homme !

Lézignan-Corbières, Pâques 1991

ÉPILOGUE

– Né coiffé, ton garçon est né coiffé, Diani !


et les dix orteils en avant comme pour mourir !
on planta sous un bananier
le placenta de sa venue au monde :
il porte ainsi un tempérament de maître-coq
avec de la croûte et de la mie de pain
autour de ses éperons attendris du soir.
Il eut à mener au fouet et au feu
le manioc en colère de ses jours
le voici qui passe le mors du sage
au poulain le plus emballé de ses rêves.
À son temps d’arbre à régimes de fruits
il laisse tout le temps qu’il faut
pour se changer en un parler de papa-fleuve :
un papa-fleuve c’est long à raconter
quand toute la souffrance de la mer
reste complice de ses vieux os de fleuve.
Il se tient debout au plus haut de la crue
où un cœur inconsolé d’animal marin
alimente son dernier galop de sève.

1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé utile de proposer cette version
ultérieure, sensiblement différente. (N.d.É.)
Un été indien de la parole
(2002)
Les textes rassemblés dans Un été indien de la parole ont également été
publiés dans d’autres recueils : « Nostalgie » dans Journal d’un animal
marin (1964) ; « Haïti à la dérive » et « Lettre au poète Léon Damas » dans
Anthologie personnelle (1993). Ce dernier poème figure également dans Au
matin de la négritude (1990). (N.d.É.)
Lézignan-Corbières, 12 décembre 2000
Monsieur Yves Piquet
Plouedern

Cher Yves Piquet,

Je vous remercie d’avoir bien voulu me faire parvenir le beau livre d’artiste que
vous avez réalisé avec les poèmes de Pierre Torreilles – poète que j’admire – mon
voisin Languedocien de Montpellier.
Je ne sais pas si Bernard Ascal vous a parlé de la réticence que je manifeste dès
qu’il est question de m’entraîner loin de mon pupitre solitaire de nomade enraciné
dans la France profonde. Je deviens rétif, voire rebelle, sitôt que je sens s’approcher
un joug différent de celui que j’impose à mon travail, ou sitôt que je risque de
succomber à quelque effet de groupe, associatif ou autre (colloque, débat d’écrivains,
festival culturel ou animation vaine du même nom, etc.).
J’ai résisté à la proposition de B. Ascal de mettre en musique mes poèmes. Il a
fini toutefois par avoir mon consentement, à condition de ne pas m’inciter, à un de
ses spectacles, à monter sur une estrade. Avec vous un tel risque n’existe pas. Vous
n’attendez de moi aucune forme de participation « publique ». Je n’ai pas de liste
d’éventuels lecteurs à vous proposer. Seul reste le fait que je me sentirais honoré de
vous voir m’associer (librement) à votre talent de peintre…
Vous me demandez de vous confier un titre pour « ce futur ouvrage ».
D’habitude les titres de mes recueils de poèmes sont profondément liés au contexte
psychologique, émotionnel, esthétique, qui accompagne leur ponctuelle écriture. Les
textes que vous avez retenus ont été écrits à des époques différentes, dans des
contextes dissemblables. Votre libre choix échappe à la postulation précise (et datée)
de ma sensibilité, aux prises – en ce début de siècle et de millénaire – avec les
redoutables incertitudes de la mondialisation sans foi ni loi qu’on nous fait.
Si je devais, (après avoir terminé un recueil inédit intitulé « Non-assistance à
poètes en danger ») choisir le titre d’un nouveau livre de poèmes, ce pourrait être :
« Un été indien de la parole ». Serait-il possible, d’après vous, de mettre un masque
de l’avenir à des émotions poétiques qui remontent à trois moments différents de
mon passé de poète ? (année 1960, 1970, 1980 ?) Il y a trente ans, rêvais-je déjà de
quelque saison de la Saint-Martin pour le vieil âge d’homme auquel je parviens, avec
le sentiment qu’il faut que je me dépêche (le temps étant désormais compté devant
moi) de dire les choses que, de toute une vie plutôt aventureuse, j’ai gardées par-
devers la mémoire, avec l’espérance de pouvoir, dans les vieux jours, les exprimer
avec grâce, force et maturité de corps et d’esprit ?
Seriez-vous d’accord de mettre cette lettre en avant-propos à vos dons de
peintre, et aux trois vagabonds de mon lyrisme incertain, que vous avez choisi
d’isoler, à leurs risques et périls, dans le temps de votre propre création ?
À l’évidence, l’idée de publier une anthologie de (seulement) trois poèmes me
déstabilise… quelque part, comme on dit maintenant. Je compte sur votre grand
talent de peintre pour leur trouver un équilibre d’été indien de la poésie, c’est-à-dire
de l’art et de la vie.
Croyez, cher Yves Piquet, à ma gratitude anticipée et à mon amical hommage
de poète.

René Depestre
HAÏTI À LA DÉRIVE
À Jean Métellus

Voici mon pays garni de dents et de pointes


pays barbelé de pied en cap, monde noir
de la rage et du rire amer des Haïtiens.
Haïti sans dimanche au bout de ses peines,
le grand malheur à dompter, volcan endormi
sans réveil prévu à l’horloge de ses cendres !

Paris, août 1979

NOSTALGIE

Ce n’est pas encore l’aube dans la maison


la nostalgie est couchée à mes côtés
elle dort, elle reprend des forces
ça fatigue beaucoup la compagnie
d’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans, ou mille ans,
ou elle vient seulement de naître
et c’est son premier sommeil
sous le même toit que mon sang

Depuis quinze ans ou depuis trois siècles


je me lève sans pouvoir parler
la langue de mon peuple,
sans le bonjour de ses dieux païens
sans le goût de son pain de manioc
sans l’odeur de son café du petit matin
je me réveille loin de mes racines
loin de mon enfance
loin de ma propre vie.

Depuis quinze ans ou depuis que mon sang


traversa en pleurant la mer
la première vie que je salue à mon réveil
c’est l’inconnue au front très pur
qui deviendra un jour aveugle
à force d’user ses yeux verts
à compter les trésors qu’on m’a volés.

La Havane, octobre 1963

LETTRE AU POÈTE LÉON DAMAS

Léon Gontran Damas je t’écris


de la même façon qu’on naît
dans une maison triste et basse
sous des amandiers de Guyane.
Je t’écris au temps du corossol.
Je t’écris en équilibre entre
la détresse et l’espoir des nègres.
Sur l’écorce d’un papayer je t’écris
dans la sève qui meurt et qui pousse
en sœur du mimosa de mon jardin !

J’écris au mauvais garçon du dimanche


qui riait aux vêpres des Blancs ; j’écris
à son humour qui n’a jamais franchi la ligne,
j’écris à ses poèmes aux yeux bridés,
j’écris à la grand-messe des matins
de son enfance : au nom du Père
du Fils et du Saint-Esprit
et au nom du français de France
changé en île à l’eau salée de la souffrance !

Je cours le cœur fou après tes mots


de tous les jours, tes mots simples
que la vie du siècle a brûlés ; j’écris
à ton jazz toujours au futur, je chante
l’aigle du grand poète qui plane
en homo spiritual au matin de sa foi,
j’écris à l’homme qui a vaincu
les tisons de fer rouge, le fouet,
le piment, le crachat, l’insulte totale
du temps de la plantation !

Je t’écris debout au grand soleil de ta mort,


bel été ouvert dans l’ironie des nègres,
main brûlante de l’Afrique bien serrée
sur la peau des mots du français-français.
Les routes du bout de ma vie en riant
font le tour de ton orchestre noir :
me voici réveillé à ton lyrisme brutal,
réveillé dans les pieds nus que tu mettais
toujours dans le plat qu’il fallait !

5
Je t’écris porté par les crapauds-bœufs,
la nuée de moustiques et de lucioles
qui voyagent la nuit dans tes masques :
te voici qui roules de gros yeux
guyanais de tendresse et de poésie,
loin des jours où l’on collait à notre vie
des-ancêtres-gaulois-aux-yeux-bleus-de-rage !
je t’écris en plein été du blues, les deux poings
fermés à vie sur l’alphabet de ma révolte !

Je t’écris la bonne nouvelle :


tu es rentré à cheval dans ta fantaisie,
de la même façon qu’on sort au petit jour
du ventre africain de sa mère ; tu es
de nouveau le seul roi de tes racines,
à dix ans de ta mort ta poésie
d’homme libre a toujours les mains
au collet de tout ennemi
de la musique des Noirs !

Paris, le 19 février 1988


Psaume d’adieu au rock’n’roll
(2004)
Préface
par René Smeets

RENÉ DEPESTRE, ELVIS PRESLEY ET HAÏTI

René Depestre, le plus important des auteurs haïtiens francophones


encore en vie, est né en 1926 à Jacmel, sur la côte méridionale d’Haïti. À
dix-neuf ans, il « commet » son premier recueil de poèmes, Étincelles, ce
qui lui vaut immédiatement le surnom d’enfant prodige de la littérature
haïtienne. En tant que leader estudiantin, il contribue à l’atmosphère
révolutionnaire qui règne en Haïti au milieu des années quarante. Il effectue
un bref séjour derrière les barreaux, après quoi il s’exile notamment à Paris
et à Prague. Il retourne par la suite en Haïti, où François Duvalier – qui
deviendra plus tard tristement célèbre sous le nom de Papa Doc, un des
dictateurs les plus cruels qu’ait engendré le XXe siècle gagne de manière
frauduleuse les élections présidentielles de 1957. Duvalier tente initialement
de gagner l’écrivain à sa cause, mais Depestre refuse et repart en exil. Sa
sympathie pour la cause communiste l’amène à Cuba, où il réside quelques
décennies avant de se brouiller avec les autorités locales. Il ne mettra plus
les pieds sur le sol haïtien pendant quarante ans. Il habite maintenant depuis
des années dans une petite ville du sud de la France, Lézignan-Corbières.
En dehors d’Haïti, Depestre ne deviendra réellement connu qu’en 1988,
lorsqu’il reçoit, en France, le prestigieux prix Renaudot pour son roman
Hadriana dans tous mes rêves. Il recevra également le prix Apollinaire pour
son recueil Anthologie personnelle et le Grand Prix de poésie de
l’Académie française, et ses œuvres furent également récompensées par une
série d’autres prix étrangers.
Au cours de l’été de 1999, alors que je lui rendais visite dans le sud de
la France, j’eus la surprise de recevoir de ses mains un long poème inédit
sur Elvis Presley. Depestre, le plus célèbre écrivain francophone d’Haïti, ce
pays qui fut autrefois la plus riche des colonies françaises (d’où son surnom
de « perle des Antilles ») mais qui est devenu entre-temps le plus pauvre de
l’hémisphère occidental. Depestre, dont l’œuvre est entièrement imprégnée
d’Haïti et de son passé tourmenté. L’exemple classique d’un auteur
politiquement engagé, même si cet engagement avait depuis quelque temps
fait place à plus d’observation, de distance et de philosophie. Et soudain, ce
long poème vital sur le roi du rock’n’roll. Je mis un moment à m’en
remettre…
J’avais commencé dès 1999 à constituer une sélection de l’œuvre
poétique complète de Depestre, parue en 2002 aux Éditions P sous le titre
Haïti in al mijn dromen (« Haïti dans tous mes rêves ») dans laquelle je
repris quelques passages de ce long poème. Deux ans plus tard, il est temps
de publier le poème dans son intégralité, en néerlandais et – aussi pour la
première fois – en français.
Depestre, qui n’est plus si jeune « exilé éternel », continue pourtant de
parcourir le monde, généralement pour parler d’Haïti, et de littérature, et du
lien pour lui indissociable entre les deux. Il a, entre-temps, eu l’occasion de
refouler le sol haïtien au cours d’un bref séjour. Nul doute que cela lui aura
laissé un goût amer : après les troubles politiques de 2004 et la fuite du
président Jea3n-Bertrand Aristide, ainsi que le passage dévastateur de
Jeanne et autres cyclones, le pays est au plus mal. Haïti restera omniprésent
dans l’œuvre de Depestre. Mais un petit écart occasionnel doit être possible.
Vers la musique par exemple. La musique Voodoo, comme dans certains de
ses poèmes, anciens et récents. Ou Elvis Presley, le roi du rock’n’roll,
comme dans ce poème de plus longue haleine. N’hésitez pas à tourner le
bouton de volume !

Herent, décembre 2004


PSAUME D’ADIEU AU ROCK’N’ROLL
(Elvis Presley, 1935-1977)

Seigneur, sans un nuage gris au cœur


ni une larme à l’œil, à mon tour je raconte
l’aventure du fils jumeau de Gladys Presley.
À bord de mon blues et de mon gospel
j’ai fait le voyage de Tupelo,
ma tendresse est allée toucher le bois
de sa maison d’enfance au Mississippi.
Le vieux bois d’orme n’a oublié
ni les jeux ni les rêves d’Elvis enfant
ni ceux de son propre passé dans la forêt.
Bien des années plus tard
j’ai accompagné le jeune Elvis
à l’enregistrement de son premier 45-tours
chez le patron de Sun Records :
ce matin-là Sam Phillips
était en quête de l’oiseau rare blanc
du Vieux Sud qui aurait dans le sang
tout le feeling des humanités noires.

En ma présence,
(ne suis-je pas le sosie de Bill Black ?)
Elvis Aaron Presley enregistra
« Blue Moon of Kentucky »
et « That’s All Right Mama. »
Le chauffeur de camion de Memphis
n’en menait pas large dans sa peau
le jour de son premier pas
tout en haut du grand rêve américain.
7 000 disques seront vendus dans la semaine.
Quatre mois après ce succès
le colonel Thomas A. Parker
jette son dévolu sur l’épaisseur du filon.
Son savoir-faire d’imprésario a vingt-trois ans
devant lui pour vendre le métal précieux d’Elvis
à la détresse des vivants et des morts du siècle.
Échappées de tous les couvents de ce temps-là
les jeunes filles se précipitent en essaims
dans sa musique sans savoir nager.
L’Amérique mâle et femelle s’exalte
de ce fils de petits Blancs du Sud
doté d’un roulement à billes au bassin.

À l’écouter chanter personne au monde


ne rentre le cœur vide au foyer,
nul couple ne va au lit
sans le pain frais du plaisir
dont se nourrit l’avant-sommeil des amoureux.
Dans le cercle magique de son rock
on remonte le temps jusqu’à
l’an 54 avant Jésus-Christ
où l’on retrouve les transes
des jours les plus païens de l’histoire.
Dans le tumulte vital à la Presley
– quand sa guitare entre en éruption –
tout se met soudain en érection,
tout objet devient un être vivant
les yeux et les dessous féminins se mouillent
pour recevoir le pan-pan de la liberté.
Bing Crosby et Frank Sinatra
les Beatles les Rolling Stones
Bob Dylan, seigneur
le gratin du music-hall et du show-biz
doivent payer comptant leur tribut de lumière
à la force enchantée du garçon de Gladys.

Homme d’une enfance sans fin


il porte dans les veines le don
d’ensoleiller la douleur du monde.
Quand on regarde dans les yeux sa guitare
l’éclat de sa jeunesse fait peur.
L’innocence d’Elvis, dans son jeu de reins,
change la vie en pur-sang sauvage.
Le colonel Parker l’apprend à galoper
à la bourse en étalon de change-or.
La roue du bien et du mal tourne à Memphis
avec le tournesol de ses nuits musicales.
Tom Parker fera de l’histoire de son poulain
celle d’un extra-terrestre qui a besoin
après chaque concert d’un caisson d’oxygène
pour le retour au bercail blanc du Tennessee.
Le nouveau prodige peut dire adieu
au ciné où il fut naguère ouvreur.
Adieu à l’usine d’outils de précision
à la fabrique de meubles en plastique
au camion de la Crown Electric Co.
nom de Dieu d’adieu aux leçons
pour devenir un bon électricien.

5
Le premier passage à la télé
fait un tabac de cinquante mille dollars
tandis que la foire mondiale de Seattle
multiplie par cinq le pactole.
Dès lors il faut à mon frère blanc
bâti à chaux et à sable du rock
un manoir de dix-huit pièces
sur le futur grand boulevard Elvis Presley
pour accueillir sous les ormes du parc
des Cadillac jaune canari
des Jaguar rose bonbon
des Rolls plus mauves que la nostalgie
l’éclat d’une Priscilla conçue sur mesure
par l’ADN d’un général d’aviation :
en sept ans de mariage d’amour
le sultan du rock’n’roll la fera jouir
pas plus d’une cinquantaine de fois.
Pour la mise à feu des fusées de son destin
Elvis peut compter sur plus de cent mille volts.
Le Sud mystique et assassin de Noirs attend
son scandale génétique à cent kilomètres
seulement des romans de William Faulkner.
L’homme n’a plus qu’à jouer jusqu’à l’infarctus
à être Elvis Presley à la folie : seul gars
blanc de son temps qui soit capable de changer
une foule immaculée d’adolescentes
en un torrent de chiennes noires en chaleur.

Quelle idée seigneur de chausser des pompes


en daim bleu, des vestons rose et noir ;
quelle idée encor plus propre à l’âge du rock
d’avoir dans la poche un permis de port d’armes
(jusqu’à trois armes à feu sur soi en scène)
et une carte d’adjoint spécial de shérif.
Petit garçon le cœur d’Elvis était un flic
soucieux de la paix du corps et de l’esprit
dans les rues où l’indigo de sa limousine
racontait des histoires à dormir debout.

Le respect des lois est sa tasse de thé vert.


Il écrit au président Nixon en personne.
Il écrit au FBI seigneur
pour réclamer la tête de John Lennon
la forme libertaire à la Jane Fonda
le cinéma qui parlait trop fort
partout sous la robe à miss Marilyn Monroe.

À l’idée de révolution rouge il préfère


les pilules de toutes les couleurs
que la médecine déballe à son chevet
les ice-creams et les sandwiches de bananes
les vieux westerns et les godasses de cow-boy.
Il était maboul de petits fours au maïs
de gâteau à la noix de coco
d’omelette espagnole à l’oignon.

En une nuit de belle chauffe il se gave


de quatre litres de crème glacée
quinze tacos mexicains
deux douzaines de cornichons
huit melons quarante hot-dogs seigneur
et une volée de yaourts au goût bulgare.
Il a une peur bleue de prendre les virages
ceux de la route et encor plus ceux du désert
que les années 60 ouvriront à son physique.

Il souriait aux abeilles aux libellules


aux chevaux de labour et aux chiens de chasse
il chantait pour les éléphants des zoos.
Pour sa cohorte de faux amis
il montait des spectacles forains
avec des trains de fantômes
des autos électriques qui se tamponnent ;
il louait pour eux des gens du voyage
des parcs d’attractions, des ours savants
sur des patinoires, et des magiciens.
Au petit matin il menait leur fourberie
faire une dernière virée pour rire aux éclats
dans les morgues de Memphis.

Pouvoir être Elvis Presley


et plusieurs autres hommes à la fois
fait partie de son mythe et de sa vérité :
il est le shérif adjoint protecteur des lois
le sergent tout en œil bleu dans sa guérite
le tireur qui fait un carton à sa télé
le superflic qui descend un rock concurrent
le gros mangeur qui change en hot-dog le rival
l’acteur de Hollywood que le trac mange tout cru
le grand poète porteur de l’espoir USA
qui échoue à tirer de son tas de gravats
l’étoile qu’il a fait briller au ciel d’autrui.

Un après-midi d’août
L’Elvis en sept machos est tout éparpillé
dans la salle de bains, tombé sans connaissance,
le bouche à bouche du bon Dieu n’y peut rien
ni l’oncle fabricant de whisky au clair de lune
ce 16 août 77, le rêve américain,
l’American Way of Life, doivent faire face
à quelqu’un de plus finaud que le rock’n’roll,
quelqu’un capable de le fixer dans les yeux
sans être aveuglé nullement par son éclat.
L’ange de nuit est arrivé en vol spécial
un Boeing 707 plus vieux que le Mississippi
pour le retour d’Elvis au limon de la terre.
Le deuil explose dans le monde
comme la plus formidable fête
jamais organisée au temps du vivant,
les fans de tous les pays
ont beau avoir une bougie à la main,
la vie en larmes, l’homme
qu’ils renvoient en turbo à l’état de poussière
est désormais moins seul
qu’au jour de son triomphe d’empereur romain.
Enfin il peut marcher librement
dans les songes en flammes des foules
sans le risque d’être lynché ;
à son tour il peut aller sur la lune
et du haut de sa libre solitude cosmique
jeter un blé de printemps au malheur du monde.
Il roule à bicyclette au crépuscule,
à dos d’âne très tôt le matin
il court acheter le pain de la maisonnée
il est un garçon noir de Tupelo (Mississippi)
il cueille le coquelicot des champs de coton.

Déjà d’autres stars du son et de la vidéo


plus fortes que lui et le rock and roll
après le premier bond sur la lune
imposent leur loi d’airain
à la planète comme elle va :
L’atome en liberté,
l’ADN et le scanner
le microprocesseur
le rayon laser
le commerce électronique
la passion transgénique
la vidéo intégrée aux textes des livres
l’ordinateur roi des rêves et des marchés
la mondialisation est là : son portable,
son cédérom, son internet et son Viagra
se joindront au vertige des femmes et des homos
s’uniront à l’âge du choc numérique
pour démoder les chemins sans issue des sectes
des ethnies et autres tribus sans foi ni loi.

Suivez le guide, seigneur


ladies and gentlemen, suivez
ma guitare jusqu’au boulevard Elvis Presley
(l’ancien boulevard Bellevue de Memphis)
les affaires vont leur train de fête foraine :
badges, posters, foulards, porte-clés
salières, petites cuillères à dessert
photocopies du contrat de mariage
et de l’acte de décès (1935-1977)
tout le fabuleux kitsch estampillé Elvis
saute dans les bras des chasseurs de souvenirs.

Comme au Vatican seigneur


le commerce consacré suit son cours musical,
à l’heure de grimper au zénith
de ses forces, nul animal de la musique
nul homme au balcon de son blues,
de son piano ou de son poème,
nul prophète dans sa tour n’a été plus seul
que ton Elvis, l’Américain du grand dehors,
dans le marathon qu’il a perdu vers lui-même
et son propre horizon.
Au musée de Graceland
comme à Lourdes, seigneur
le commerce bat son plein :
les vendeurs d’amulettes et de T-shirts,
les rockers, les marchands d’icônes,
l’armada des flibustiers du temple
continuent à rêver et agir dans ton dos,
le sort leur assure un tant pour cent du tonnerre
sur le naufrage des enfants et des poètes.
Aie pitié seigneur d’Elvis Aaron Presley
aie pitié de son corps et des biens
qu’il partage toujours avec chacun de nous.

Lézignan-Corbières
(Lors du dernier été du XXe siècle)
Non-assistance à poètes
en danger
(2005)
Préface
par Michel Onfray

LA CHAIR DES LANGUES D’ESCLAVES

Certains poètes contemporains donnent l’impression de n’être que des


cerveaux, de purs produits de matière grise tarabiscotée. Quelques mots sur
une page, des collisions verbales aléatoires, un vague tropisme mallarméen,
un culte du mot seul, une religion de la phrase pour elle-même, une manie
du blanc et de l’espace, de quoi générer un autisme de bon aloi, et s’assurer
qu’on ne sera pas lu, aimé, compris. De quoi aussi, bien sûr, certifier qu’on
a affaire au grand poète. Car ils aiment l’ineffable, scénographient
l’indicible, se pâment en dévots de la théologie négative. Pas besoin de
donner des noms : ils incarnent le bon goût du moment… D’autres, en
revanche, croient que le mot ne constitue pas une fin mais un moyen. Le
poème ? Sûrement pas un artifice de pure forme, un artefact de technicien
de l’écriture, mais une prose revendiquant sa matérialité, sa musicalité, le
rythme et la cadence des vocalises primitives de l’Homo sapiens. D’une
part, des encéphales désincarnés ; de l’autre, des corps de chair épanouie
doués de l’hyperesthésie des fauves les plus achevés.
René Depestre évolue entre le loa de la poésie, l’archivolute de la
plante tropicale et l’œil du félin embusqué dans la nuit : il est une nature au-
delà de la nature parce que affranchi de ses lois et de ses logiques. Il écrit en
familier des rythmes de la planète, des mouvements du cosmos, des
soubresauts de l’Histoire aussi, en connaisseur des épices de Jacmel ou des
ceps des Corbières, des odeurs musquées de femmes abandonnées et des
couleurs des Caraïbes. Attentif aux solstices et aux éclipses, aux
intempéries et aux fournaises, sa poésie fournit le langage de ces forces
intempestives.
À l’évidence, cette poésie défrise le mondain. Trop de vie, de sève, de
sperme, trop de matière, trop d’énergie, de pulsions, trop de vitalité, trop de
mots voluptueux et sensuels, pas assez de cervelle tartinée sur la maigre
couche de cellulose. René Depestre n’ignore rien du sang qui gorge
l’essentiel et prend le parti des choses, du réel, du monde et des gens. Et ces
gens hantent son monde autant qu’un arbre tropical, un insecte haïtien, un
poisson carïbéen.
Des nègres libérateurs, des nègres chanteurs, des nègres poètes, des
poètes pas nègres, de précoces mathématiciens morts précocement :
Toussaint Louverture, Bob Marley, Léopold Sédar Senghor, Pablo Neruda,
Évariste Galois et autres héros du panthéon depestrien : le père Lebrun aux
pneus enflammés autour du cou, l’ombre invisible mais bien présente
d’Erzuli Frida ou de Baron Samedi en compagnie d’autres loas inédits, ceux
du poète. Ou encore Gaston Miron, Frédéric Jacques Temple et autres
hommes de cette farandole hédoniste et solaire.
L’écriture de René Depestre, comme celle de tant d’autres auteurs des
Caraïbes, porte à bout de bras le génie de la langue française. Outre-
Atlantique, c’est-à-dire en France, mieux, ou pire plutôt, à Paris, la langue
éditée, publiée, demeure entre les mains de ceux qui, nés avec une cuiller en
argent dans la bouche, ou venus des caniveaux qu’ils oublient bien vite –
même gibier… –, la violentent, la maltraitent, la punissent, l’humilient,
l’outragent comme l’enfant brise son jouet pour le pur plaisir de jouir en
détruisant.
Avec les poèmes de René Depestre surgit une langue de résistance qui
arrache cet instrument aux mains de ceux qui usent de la rhétorique pour
enfumer, asservir, justifier l’oppression politique, intellectuelle – la langue
des maîtres – pour lui donner la dignité d’une langue d’esclaves décidés à
se rebeller. On ne peut faire de plus beau cadeau à la langue française et à la
révolte, à la poésie. Sans nul doute René Depestre est en Corbières un
animal marin possédé par le loa de la poésie. Écoutons-le, lisons-le : ses
transes panthéistes, ses danses dionysiaques nous invitent à mettre dans nos
existences un peu de la folie créatrice haïtienne. Car nous, Français de la
métropole, avons des leçons à prendre de ce génie toujours tenu à distance
par les Blancs épuisés.
Qui a peur de l’Histoire-sans-fin ?

« Là où est le malheur pousse aussi le salut. »


HÖLDERLIN

CÉLÉBRATION DE L’EUROPE
À Raymond Jean

À l’origine tu es une nymphe,


petite fille de roi, tu es célèbre
pour la beauté des biens corporels
que tu dénudes au bord de la mer.
Leur adolescence somptueuse allume
les dieux qui galopent sur les rivages
de Sidon et de Tyr. Tu n’as pas peur
d’entourer de fleurs et de caresses
les cornes à l’affût des charmes vierges.
Un soir tu vas jusqu’à monter sur un taureau
pour la traversée sans fin des eaux de l’histoire.

LES CENDRES DE TOUSSAINT LOUVERTURE

On le voit jour et nuit grimper


au palmier du désespoir nègre :
il y dépose l’œuf frais de sa révolte.
Il traverse la mer de cendres
tantôt en cyclone de feu noir
tantôt en fier rameau d’olivier.

Son destin invente des arbres fruitiers


il se fait cahier de colère et de rêve
Son corps d’esclave arrive
comme un cri dans une maison qui dort,
porteur dans l’océan du malheur noir
des premières cloches de la guérison.

Son histoire est pleine de chlorophylle


et de poudre en barils : il arrive
avec des mots en flammes qui sont
des femmes debout dans la sève des arbres.

« En me renversant, on n’a abattu à Saint-


Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des
Noirs : il repoussera par les racines, parce que
celles-ci sont profondes et nombreuses. »

Après sa parole d’adieu aux Haïtiens


on donna à la neige du Jura
le temps de ses vieux os en pâture :
son avenir se fait sel de chaux vive
dans la trajectoire de sa dernière lune.

Entre son chemin perdu dans les neiges


et le deuil au-dessous de zéro des siens
il y a les mois de veillée d’armes ;
il y a la cendre d’un vieil homme
qui se fait l’égal du soleil levant
au feuillage du sang noir.

De son corps éteint les blessures


dues au fouet blanc s’envolèrent
comme des mains tendres de femmes
au carrefour où l’horizon des grands arbres
rejoint au soir le silence de la mer.

HEGEL AUX CARAÏBES

Papa Hegel est sève souveraine


dans l’orme de la philosophie :
ses mots de philosophe allemand
voyagent encore en triomphe
autour des êtres, des oiseaux
et des choses belles de la vie,
tandis que son phare reste aveugle
au naufrage des Noirs de la mer caraïbe.
Est-ce pour cela que la mer
est un poète tragique ?
Papa Hegel connaît par cœur,
comme son pupitre, la dialectique
de l’être et du paraître en société
de plantation : maître et esclave
colon/indigène
saint chrétien/loa vaudou
français/créole
blanc/noir/mulâtre
pourtant ses mots font des ombres autour
des problèmes du masque et de la vérité.
Est-ce pour cela que ma vie
n’est pas un escalier de verre ?
Papa Hegel a de fortes mains voyantes
de menuisier pour éclairer a giorno
lois et secrets de la grande histoire
des humanités, mais il n’a pas d’yeux de frère
pour les veines qui courent, affolées,
désolées, dans le bois du malheur noir.
Est-ce pour cela, ma négresse,
qu’on mange et danse à la cuisine
quand c’est soir de fête en Occident ?

LE PNEU ENFLAMMÉ
À Laennec Hurbon
Hans Christoph Buch

Connaissez-vous la recette du père Lebrun ?


tranche épaisse de filet d’Haïtien grillé,
chateaubriant aux pommes des sorciers,
vague d’histoire humaine toute bleue
à force de saigner au feu des infamies.

Haïtien-tournedos, vivant en enfer


dans un tiers d’île où le destin circule
loin derrière les convives de la comédie,
les muscles asservis, mis en vente au temple
des marchands noirs et blancs de la mondialisation.

Au pays premier producteur mondial


de malheurs et de zombies,
je vote contre le pneu enflammé,
contre l’espace et le temps fous
que nous fait la flamme à papa Lebrun !

Je vote pour Toussaint Louverture


contre l’éternel retour du fouet à mon dos.
Je sors en courant du vieil
ordre jumeau barbare/civilisé ;
à toutes jambes je quitte pour toujours
la maison en flammes des barbaries :
je suis un redépart matinal à zéro,
mon carnaval se lève à l’aube pour aller
voter-au-soleil-d’un-art-de-vivre-ensemble.

LA PIROGUE DE LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR


À Aimé Césaire

Son vieil âge d’homme a des profondeurs marines


sans une île au trésor dans sa géographie :
l’aventure toutefois reste sa traversée
sans escale du sel racial des tempêtes.
Malgré tout le malheur nègre des fonds de cale,
il a su pénétrer le mystère du monde blanc
qui fait encor pleurer de rage nos fictions.
La poésie met au bien les muscles puissants
de la pirogue où Senghor et Césaire réveillent
dans nos souvenirs la chaux vive de la mer.

POÈME DU GRAND DEHORS


(pour célébrer Évariste Galois)

Voici du sel à pleines mains dans ma parole


en tiers d’île constituée idéalement
de toutes les langues qui suffisent au bonheur
qui ouvre l’espace à la rotation de mes poèmes.

En légendaire équation, il y a ta course


sans fin au cœur illuminé des algèbres.
Ô géomètre en mission jusqu’aux racines
de la joie de vivre ô vertige du savoir !
Évariste, à mon naufrage donne tes maths !
à mon imagination l’art d’aller très loin
dans le théorème où prend forme la mesure
qui livre un cap à mon dehors en perdition.

Évariste, ange lare et pur des mathématiques !


seigneur de la grâce et du sel de l’absolu,
donne les chiffres et les eaux de la poésie,
donne la musique à sauver la saveur du monde !

LA RUE PABLO-NERUDA
À Jorge Amado

À Lézignan-Corbières, la rue Pablo-


Neruda n’a pas cent mètres de long
ni plus de cinq de large.
Pour y tenir ensemble doivent se serrer
un coiffeur, un boulanger, un peintre,
un conseiller financier, une fleuriste
et un flambant cardiologue : à eux six
ils rattachent l’équipée de la vigne
et des vents à la locomotive
d’un auteur chilien d’odes élémentaires
et de chant général de la vie.

La rue Pablo-Neruda poursuit le voyage


commencé dans le petit train de Temuco :
la rue escorte l’étoile de la poésie
jusqu’à la gare australe des passants.
La rue sent les fleurs et le pain frais,
la rue-femelle offre à qui veut la prendre
un électrochoc qui le protège de lui-même.
Les yeux pleins de larmes d’enfant,
la nuit, la rue Pablo-Neruda raconte
l’aventure de nos rêves en morceaux.

LE REGGAE DE BOB MARLEY

Une guitare et un ballon de foot


paissent l’herbe de mon jardin d’hiver.
Ils dansent au nom de Robert Nesta Marley :
l’homme qui libère les folies du corps
dans les vagues du reggae, l’homme noir
visionnaire du ghetto de Trench Town.
Son ballon de foot et sa guitare sont
les derniers témoins rastas de mon automne.
Leur présence résiste à toute la douleur
qu’il y a dans l’univers que l’on nous a fait.
Leur message musical tient tout entier
dans le jeu fou d’un ballon et d’une guitare.
Le reggae cicatrise sur les collines
les blessures que nous font au rasoir
les maîtres omnipotents du monde.
Le reggae est un principe mâle : il est
en érection de rêve lors de la fête d’amour
que vit une guitare avec un ballon de foot.

UN CERF-VOLANT POUR GASTON MIRON


À F. J. Temple

À Montréal, cet hiver de janvier


un arc-en-ciel est le vol de papillon
qui protège de l’islam mon gratte-ciel intérieur.
Dans le regard d’une jeune fille de la ville
je m’approprie tout le bleu ciel de la mer
pour me faire une idée juste de la mort.

Mon appétit du merveilleux quotidien


jette sa lueur aux façades des magasins
du boulevard Saint-Laurent, au moment
où l’on apprend que Gaston Miron –
de plus loin que sa propre vie –
est parti en voyage pour être un Homme
rapaillé dans son village natal.

Je parle du poète Gaston Miron : l’homme


qui a su reconstituer ses forces
au long d’un seul livre de tendresse,
plus roux que les chevreuils de son enfance.
Je chante la joie folle d’ajouter
la Tour-Miron à l’espoir des Québécois.
Le Montréal qui soutient le roc de ses jours
fait de son poète un cheval innocent
qui galope tout droit vers le haras des dieux.

LETTRE À FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE

Le siècle qui finit dans nos jours


raconte en direct son drame : Serbes
et Albanais se disputent au couteau
leur pré carré kosovar et tribal.
Au-dessus de leurs têtes enflammées
la station Mir démode sans merci
les infamies de la foi et de la nation.

C’est l’été de l’espoir transgénique,


l’été du téléphone portable à la folie,
l’été prodigieux de la frappe au laser.
Qui a peur du FMI et de son Viagra ?
Qui a raison ? Qui est en avance sur tout ?
Qui légifère en con pour le sable et le vent ?

Quant à Frédéric Jacques Temple et moi –


frères en libre poésie – on s’appelle
des antipodes, on échange des nouvelles
et des tuyaux de la météo des poètes.
Sur Internet ou au coin d’un bois
on n’a pas peur des banques mondiales
ni des Amerloques de la mondialisation.

On réduit à rien les écarts de temps


et d’espace qu’on ouvre à nos poèmes.
On s’adapte au monde tel qu’il va,
tel qu’on nous le fait pour qu’on y entre
en aveugles au ciné de notre propre vie.
On est malgré tout bien dans notre peau
d’internautes heureux de descendre en pirogue
de tremble l’été indien des moutons.

2 juillet 1999

UN MAGICIEN DE MONTPELLIER
À Pierre Caisergues

Entouré de livres et de pierres rares


l’homme vit dans un jardin cosmique de l’Hérault.
Du doigt il trace un dessin sur le sol
qui devient aussitôt un lac bordé
de bambous de plus de vingt mètres de haut.
Il lui suffit de jeter sa tristesse à la mer
pour partir à bord d’un bateau à voiles.
L’homme sait aussi être un oiseau migrateur,
un grain de poussière, un vendredi saint,
un soir étoilé, un long voyage en ballon.
Pierre Caisergues guérit les mauvais esprits
qui aboient la nuit à la lune du savoir.

ROGER LITTLE À SON FOUR DU SOIR

À son foyer de Trinity College, un homme


est debout dans sa dernière patience
de maître des saisons et des mots.

Le bruissement de sa parole est


dans mon jardin plus lisse
que le vent marin des Espagnes,
encore plus lisse que l’orchestre
des rossignols de la liberté.

Ses mots font le tour de la maison,


tantôt en rose des fictions d’Irlande,
tantôt en ronde mystique de papillon :
leur radar cherche le centre
incandescent de la beauté à la française.

Le mois de septembre de Roger Little


s’embrase, brûle dans son feuillage roux,
sous son échine de chevreuil émerveillé.

Ses mots, plus irlandais


que les rayons de la pleine lune ;
ses mots résistent bien
à la tentation d’un automne silencieux.
Souverains devant la vidéo de la mer
ses mots en poésie lèvent un blé fraternel :
ses mots invitent le monde à un vin de tendresse
à la table du vivre-heureux-en-francophonie.
MITSOU RONAT

Mitsou est morte un après-midi de dimanche,


victime de l’une de ses folies d’autoroute.
Née un vendredi 13 juin, sa courte vie eut
juste le temps de se donner trois maîtres :
Jakobson Chomsky Roubaud.

Trois fleuves irriguaient aussi ses travaux :


l’orénoque le Danube le Mississippi.
À elle seule, Mitsou Ronat était au monde
toute une grammaire alluviale d’intonation.
Dans la géométrie de la tendresse, Mitsou
aimait la philo, la vitesse, le foot, l’esprit
d’enfance, la poésie de Mallarmé.
Le vin bleu d’un week-end coupa son souffle.

LA NEIGE DE LALI GÉLIS

Le journal de la météo a raison :


dans les Corbières la neige est générale,
c’est l’heure pour Lali de partir en voyage.
Les premiers flocons sont arrivés
avec le départ de Lali Gélis :
des flocons d’un midi de février
sans les pas de Lali dans les rues.
Ce sont les flocons de l’enfance,
les premiers au marché de Lézignan
sans la musique vitale de Lali
qui est partie voyager dans les vignes
de la pinède et du vieux cimetière.
L’histoire des vivants et des morts tient
dans la neige des Corbières qui, cet hiver,
est un exploit personnel de Lali Gélis.

Lézignan-Corbières, mercredi 9 février 1999

LE NEW YORK DE MARYSE CONDÉ

Enseigner à New York est tout un remonte-vie,


tout un poème à gravir en arc-en-ciel.
Entre l’East River et la Guadeloupe natale
l’automne ouvre un grand chemin à notre amitié.

Maryse m’aide à jeter un pont jamais vu


sur l’Hudson non pollué de nos fictions.
Ma géométrie d’îlien grimpe les yeux fermés
à l’échelle en verre et métal des rêves.

Une tendresse sans passé pilote à vue


la comédie de notre espace caribéen
jusqu’à la féerie des jours de Manhattan :
en poésie son nom est volant de santé,
son nom de paix et de souche est Maryse Condé !

POPA SINGER
À Dianira Oriol

Souveraine en son état de servante


au foyer, Popa Singer sait distribuer l’or
de la rage de vivre sous son toit. De ses
années de jeunesse à la dérive de son automne
la Singer aura été pour sa maisonnée la mère –
médium qui rit aux éclats tout près de la rose,
et l’ectoplasme qui dans le cyclone reste
proche de l’acier bien trempé.

Dans l’azur sans fin de la Caraïbe


Popa est la messagère d’on ne sait quelle
eau fraîche des collines : quelles amours
et orgues en harmonie avec le samedi
soir d’on ne sait quelle flûte enchantée.

Son mystère de maman-poule étale sur


la table de l’enfance des cartes de reine,
dans un jeu tout d’élévation exquise,
de tendresse affolée, de bonne et contagieuse
gaieté d’ange éperdu des flammes du logis.

Fée du courage et du savoir-vivre-ensemble


Popa n’a pas sa pareille à l’heure
de jeter son fol éclat de rire en défi
au malheur-tigre qui sévit à l’haïtienne.

Mère en poésie – entre toutes les femmes blessées


des îles –, fête apparentée au clair de lune,
sainte Marie d’où sont sortis, les pieds
devant, poèmes et fictions, salut à toi !
coffret magique, en amont de la vie, ouvert
aux jours du vieil homme invaincu qui mène en Juste
ses derniers travaux d’enfant-poète-émerveillé !
Odes au réel merveilleux féminin

ÉLOGE DU FEU SACRÉ

À l’heure de la fête réciproque


le corps de l’homme s’en remet aux mains,
au nez, aux yeux, aux lèvres, au sexe,
pour brûler la joie de vivre
dans le temps et l’espace de la femme :
le sang viril, en orbite vers son salut,
touche, sent, regarde, savoure, pénètre,
déchalbore le feu sacré de la femme :
au lieu de transit du destin et du cri,
fortement le sang chaud s’appuie
sur le ciel pour être à la hauteur
de l’émerveillement féminin.

L’ANTIMACHO DE LA ROUTE DE ROUBIA

Dans mes bras ivres de tes rondeurs


tu es cible chaude de ma flèche,
fête solaire de ma fronde,
triangle humide et magique
qui protège des ténèbres
tout l’ailleurs marin de mes jours.
L’arc du sang bien dénoué
je découpe en deux ta motte
je prends ta langue pour être
rossignol fou de la poésie :
tu soumets mon ivresse de vivre
au feu nourri de ta cognée,
je dévore au paradis la pomme
la plus noire de ta vérité.

CÉPAGE DES CORBIÈRES

Un vin fait pour vieillir en beauté


relie ton sang de femme aux cépages exposés
à l’ensoleillement de mon Sud-Ouest.
Chaude tout l’hiver ta chair de blonde
vient rafraîchir les jours de l’été :
ton encépagement rouge donnera lieu
à une vendange longue et joyeuse,
ton automne rejoindra le fût de chêne
où le destin du couple se décante
en château fort de la poésie.

BLUES AU PRINTEMPS

Tu es le saxo féminin
qui brûle à voix basse
la toile de mon chagrin.
Tu es mon dernier voyage en caravelle,
le hamac tendu au bout du chemin de terre,
la traversée des eaux guéables de l’enfance,
le retour au climat du désert où ton blues
en deuil lave à vie les mots de la solitude.

PAIN DE FANTAISIE

Mon sang baise ton sang sur la bouche


ma lumière mange crue ta lumière intime
sans laisser de miettes dans le lit
on entend battre mon cœur insulaire
dans la pluie qui porte au féminin
le pain audacieux du Christ ressuscité.
À minuit passé ton orgasme n’a pas peur
d’avaler le mois de juin de mon orgasme,
ton appétit d’arbre allume l’été indien
qui rissole la vie au clair de ta santé.

ÉLOGE DE L’ÂNE

Aussi honorable qu’une église romane


ou un roman de Balzac, reconnaissable
à son pelage gris et à un naturel
plus patient qu’un pêcheur à la ligne,
l’âne doit son renom à ses pieds sûrs
et à sa fièvre à monter la jument.
Forte et belle, la jument attend
de l’âne la flûte légendaire
que le zizi panpan du cheval
n’a jamais pu mettre à sa portée.
PRIÈRE EN HAÏTIEN À SAINT EXPÉDIT

Grand saint Expédit devant l’Éternel,


seigneur-bon-Dieu qui avez le pouvoir
de tout expédier au ciel et sur la terre,
venez expédier son dos de rêve, ses tétés,
sa grosse chatte noire au devant-jour fameux,
la boîte à outils ravageurs de son derrière ;
expédiez ses reins et sa cheminée de garce,
expédiez sa rage à s’allonger sur le ventre
pour la veillée d’armes du tuteur des dames ;
expédiez chaque éclat de feu d’artifice
dans son terrier mauve aux lèvres gourmandes ;
saint patron des foufounets et des vrais dingos,
faites éclater du Viagra et de la foudre
là où sa ligne Maginot affronte le zobi.

ROMANCE EN ROUE LIBRE

La nuit dernière, dans mon rêve


tu étais une bicyclette
(une bicyclette du Tour de France)
je te pédalais, je te pédalais
à la folie, Marie-Christine !

La nuit dernière, dans mon rêve


tu étais une paire de skis tout neufs
(dans la neige impubère des Balkans)
je t’étrennais, je t’étrennais
à la folie, Milena !

La nuit dernière, dans mon rêve


tu étais une Mercedes
(une belle Mercedes à l’espagnole)
je t’accélérais, je t’accélérais
à la folie, Mercedes !

La nuit dernière, dans mon rêve


tu étais un cerf-volant d’Islande
(un cerf-volant de légende nordique),
face au vent, je te tirais
je te tirais à perte de vie, Svavita !

La nuit dernière, dans mon rêve


Marie-Christine, Milena, Mercedes
(et la forte Svavita du Grand Nord)
à la fois bicyclette, skis, mercedès :
un cerf-volant de feu a conduit mes courbes
jusqu’au grand dehors du paradis.

L’ORGASME IDÉAL

Pour accéder à l’orgasme idéal,


tournez d’abord votre rêve d’amour à gauche,
ensuite tournez-le à droite sous des cocotiers,
et de nouveau à gauche en plein désert,
enfin, après une heure de surplace magique,
mettez tout droit le cap sur le soleil levant.

ACTE D’AMOUR EN OCTOBRE


À Dito Sorel
L’octobre à Margaret, fée bonne du délice,
octobre ensoleillé au soir de mon sésame,
m’a suivi tendrement de poème en poème.
Octobre infidèle au tracé de mes rhizomes
elle lia ma vie à son orient charnel
le jour où elle jeta un pont d’arbre à pain
entre mon enfance et sa poésie de Juive.

IL ÉTAIT CHAQUE FEMME QU’IL A AIMÉE


À Adeline Baker

Au matin il connut la joie d’être Adeline :


il fut son poète et sa métaphore en flammes.
Il fut en secret enfermé dans le mystère
qui épongea ses règles, célébra son nombril
et parla de vaudou à sa foi en Jésus !

Il lisait sa beauté dans le texte charnel


bien des années avant de vivre en Suzanne
ou en Natacha dans le même conte de fées,
en plus d’être un garçon haïtien en colère
il découvrit le feu au fourneau d’Adeline.

Tout un lustre après la Célina que Jacmel


donna en troisième rive à sa rivière,
Adeline coula en reine dans ses veines,
dans sa nuit écolière il fut un clair de lune
tout éblouissant de son innocence.

Des années avant d’aller au soleil d’Alga


faire belle retraite au touffu ermitage
il porta le sobriquet que prit à ses yeux
chaque gros sein d’Adeline ou l’éclatant nom
d’empereur romain qu’arborait son foufounet !

Il fut à perte de vie Césara ! vive


Césara sous les eaux enchantées de la mer !
le soir où sa guitare en exil prit Nelly :
son rêve dévasté, son désarroi des îles,
le naufrage du vivre-heureux-à-la-cubaine !

LE VOL DU COLIBRI

Toute femme quelque part est


fille de la mer et du vent.
Toute femme sait confier
le sang de l’homme
à la fureur marine de la vie.
Toute femme au lit d’amour
sait donner à l’allégresse de l’homme
la légèreté du colibri.

ADIEU À L’EAU D’ANTAN


À Nelly

L’eau pure de ton diamant vient à ma rencontre


pour que l’on dévore à deux notre été indien :
ta jeunesse est sa fête et sa belle innocence,
ton corps aux charmes offerts à mon désir debout,
ton corps est la santé qui s’ouvre à ma folie
tandis que l’on dérive à l’eau de ta beauté.
CANTIQUE D’ACTION DE GRÂCES
À Nelly Campano

Mille fois merci pour le couffin d’oranges


que ta tendresse apporte à mon vendredi saint.
Merci de célébrer si fort la liberté
sous les vieux ponts de mon parcours-vita.
Merci, tourterelle de la joie de vivre !
associée au chaos cosmique de mes fictions,
ta force d’espoir tient par la main le petit
garçon qui aura eu tant de mal à semer
sa prose sur les routes de la poésie.
Mythes en perdition

NON-ASSISTANCE À POÈTES EN DANGER

La tendresse des poètes voyage


en baleine bleue autour du monde :
aidez-nous à sauver cette espèce
en voie de disparition.

LA MAISON DES POÈTES SOUVERAINS


À Keiko Sanada
À Kunio Tsunekawa

Ma toupie au long cours


tourne et vibre sans repos
sur sa pointe d’acier.
La neige des confins de la vie
tantôt lui fait mal aux yeux tantôt
lui met des compresses à ses jours en feu.

La mythique santé de l’Everest l’invite


à des victoires sur ses propres vertiges.
De toute sa force giratoire
la toupie de la connaissance
hisse à un arbre sacré de Kyoto
le pavillon noir de sa course échevelée.
Métis du golfe et des racines de Jacmel,
son métal, dur et souple, est l’hôte
de la maison des poètes souverains.
La loi de son vieil âge d’homme l’élève
à la vitalité d’un Japon
enclin à ajouter des anneaux de tendresse
à l’écorce de son va-tout d’animal marin.

LE MOULIN D’ANDÉ
À Suzanne Lipinska

Autour des rives de la Seine


et des rivières intérieures du poète
le Moulin d’Andé
fait croire aux rêves qui durent toute la vie.
Au Moulin d’Andé, les utopies
nous sautent volontiers à la gorge : l’unité
des imaginaires du monde apporte
la gloire d’une promenade
dans une toile de Claude Monet.
L’enfance et l’art du peintre
donnent aux lieux normands de Suzanne
une égale intensité de poésie.

La fée du Moulin d’Andé veille au grain,


elle est l’esprit des eaux de la Seine :
ses lignes de force un jour feront
peut-être la loi au centre de la vie.
En attendant, son courant magnétique rappelle
que le bonheur est une île.
JOGGING DANS LES CORBIÈRES
À André Amila
À Henri Santandreu

À Lézignan, seigneur des Corbières,


très loin du golfe ami de Jacmel,
laisse s’emballer le corps du poète :
il salue l’esprit au long du parcours-vita.

Seigneur des cris du lévrier perdu,


mon petit cheval est tout noir, et en nage,
à force de traverser sans passage à gué
les tempêtes sans mamans ni papas de son temps.

Seigneur du Cers et du vent marin des Espagnes,


j’emporte les pins d’Alep, l’occitan des cigales,
l’été audois fait la fête dans mes racines
en forgeant des frères un peu fous à ma foulée.

ATTENTION AU FEU DES CORBIÈRES


À René Martinolle

Les pins d’Alep de la garrigue bordent le parcours-vita : ils prêtent leurs


ombres aux doutes et aux angoisses qui se disputent au rasoir les rêves de
mon vieil âge d’homme. Ils font du bien à mes os en danger. Leur temps
végétal exerce sur l’espace de mon jogging un magique pouvoir de
tendresse et de guérison. En fidèles compagnons de ma course à pied, les
pins donnent des ailes d’oiseau migrateur à ma fringale de vivre. Ils l’aident
à panifier les volontés ultimes qui font rage dans le temps désormais
compté devant mes Corbières intérieures.
COMÉDIE À JACMEL
À Véronique Rossillon

Ses partenaires de comédie auront été


une boussole de flibustier des Indes occidentales,
un bénitier de cathédrale gothique,
un manuel d’horlogerie à la suisse,
un rituel de moine tibétain,
un outillage d’érotisme chinois,
un appareillage de sorcellerie soviétique,
le brasier d’un bal masqué à Brasilia,
tout l’arsenal du jardinier qu’ensorcelle
l’oxygène des femmes-jardins. Le scandale
du golfe de Jacmel prévaudra un jour
contre la géométrie carnassière
qui s’acharnerait à en découdre
avec son appétit de liberté.

SANS ENVERS NI ENDROIT


À Gérard Borne

En ce temps-là, dans ses jours


chaque arbre était à sa place.
Également les oiseaux, les sources
et le poème des années d’enfance
avaient un toit au soleil de Jacmel.

Depuis : on a foudroyé les palmiers,


on a tari les poètes et les cours d’eau ;
le rêve et la beauté ont cessé
d’aller l’amble du même côté des jardins.

Sans envers ni endroit,


sans ombre dans la lumière,
mes rhyzomes font du surplace-à-l’haïtienne
quand l’âge de vieil homme réclame de mes pas
un sprint vers un azur sans précédent.

UN HOMME DE LA CARAÏBE
À Ernest Pépin

Du mabi au Coca-Cola
de la houe au tracteur
du trot de l’âne au satellite
du sentier de chèvre
à l’autoroute de l’information
du tam-tam à l’Internet
du téléphone arabe à la vidéo portable
le soleil a cessé de se lever
dans son humour de vieil homme :
seule la vie mal cotée en Bourse flambe
dans sa tendre parole du soir.

LE CHAOS HAÏTIEN
À Yvonne Bador

Un malheur-tigre est ouvert


entre la vie et moi : peut-on
dominer le chaos haïtien de ses jours ?
Peut-on contenir dans ses veines de nomade
le flux existentiel des temps de solitude ?
Tout l’ailleurs mondial des soirs de désolation
offre encore des bras de mer à traverser.
Un mal-être ininterrompu se love sans fin
en adieu de tendresse au golfe de Jacmel.
On peut passer sa vie de poète vaincu
en exil dans les sept jours de la semaine.
Les années étant comptées devant moi,
je suis le cheval en sueur de mes racines.

SOLSTICE D’HIVER

Sans laisse, file devant lui le chien de chasse


du mois de juin de la vie qu’il n’a pas manqué :
son jour le plus court va s’ajouter en décembre
au temps le plus long du désespoir dans ses os.

INTEMPÉRIES 99
À Pierre Tournier

Au-delà des vignes naufragées


au-delà des maisons éventrées
et des rêves partis en fumée,
au-delà des yeux qui ont tout perdu,
au-delà des vies que la pluie a humiliées,
dans la blessure la plus vive de l’esprit
la cicatrice fait son œuvre de tendresse :
des oiseaux innocents réapprennent
à chanter dans le silence des gens.

Lézignan-Corbières, novembre 1999


L’ÉCLIPSE DU 11 AOÛT 1999

La galaxie compte un nombre infini


de sphères au gaz incandescent.
L’étoile qui protège ma rage de vivre
est une inconnue entre des milliards d’autres :
aussi banale que la pluie d’août mon amie rouge
concède à ma vie trois minutes de douceur
lors d’un éphémère soir de tendresse.

LA TROISIÈME RIVE DE LA RIVIÈRE


À Lili Lemoine Oriol

Ma main droite fait la roue du midi,


seulement le soir ma main gauche est guéable.
La rivière de l’enfance emmène mes travaux
vers la troisième rive où personne n’attend
son cours sans consolation ni gué de passage.
Je descends les eaux des âges et des rêves :
mon aviron droit et mon aviron gauche ont
cessé d’aller l’amble au clair de lune.
La vieille terreur blanche des années 30
rejoint en loup du soir mon ombre du matin,
je suis l’aigle de ma propre mort d’homme,
j’habite en roi vaincu le temps du baobab,
un rap du tonnerre impose sa loi à ma vie
qui change brusquement de cirque et de cheval
dans le courant aux crues rapides de mes poèmes.
LA POÉSIE AU TEMPS DE BEN LADEN
À Marc Alyn

Dans une petite ville des Corbières


entre les vignes et la mer
le Cers – vent qui vient du nord –
se souvient des années d’enfance à Reims
d’un garçon qui prendra le nom de Marc Alyn.

Le vent des Espagne,


alias Le Marin – en provenance du sud –
parle d’un Marc Alyn qui serait né
dans un village perdu des Hautes-Pyrénées.

Tout de verre et d’acier dans son destin


il vit de l’éternité de la poésie.
Un cinquième avion de ligne, détourné,
s’est précipité sur sa tour poétique :
l’islam-à-papa-Oussama tient
pour diabolique la justice des poètes.
Il ne tolère ni le lyrisme ni
nos atomes crochus avec le feu des femmes.

Contre cet amour fou de la grande santé


tonton Ben Laden – en Vieux de la Montagne –
envoie les mêmes missiles du 11 Septembre
qui ont tué les tours du World Trade Center.
« Moi aussi je suis le ciel clair de New York »,
s’est dit Marc Alyn en serrant fort dans ses bras
l’espace et le temps sacrés de ses poèmes.
RALENTIR, TRAVAUX DE NUIT
DANS LA RADE DE NEW YORK

Le chez-soi haïtien et le chez-autrui,


américain et puissant, éclairent ensemble
ma traversée de la rose enragée des vents.
La barbarie du temps cesse de me faire peur.
La liberté, à l’étroit dans sa cage de fer,
descend prêter son sortilège à la nuit blanche
du poète au travail dans la rade de New York.

La statue new-yorkaise est l’hôte émue


de mes mains de potier : joyeuse et grave
sous mes caresses d’animal marin, la fée
du fric s’ouvre à mon périscope émerveillé.
Ma tête chercheuse assiège son corps de sirène :
métal chaud sous la jubilation de ma fronde,
axe humide et tendre, en riant nous faisons
peau neuve à la porte où renaît la liberté.

POÉTIQUE POSTMODERNE

Dans le reflux de l’histoire à ma porte


il n’y a rien dans le temps
ni dans l’espace, rien de neuf
à découvrir dans les cendres des utopies.

Je suis aujourd’hui ce poète sans chat


ni fax bavard dans sa maison de campagne ;
ce magicien sans jaco ni Internet
face au chagrin de ses milliers de livres ;
cet hidalgo noir sans argent frais ni portable
pour héler les fous de l’achat et de la vente.
Dois-je courir encore après un autre sort ?
un ultime juillet indien de la vie
à donner au jogging de mes vieux os ?

Je reste ce poète en danger


sous les obus du consumérisme,
cet homme enfermé dans sa loi naturelle :
ma capacité de souffrir trouve un chien
et un chez-soi dans le malheur d’autrui.
À chaque offensé, en frère, j’offre mon feu,
à chaque humiliée, en copain, j’offre la joie
de vivre du dernier cerceau de mon enfance.

Loin de la rage consumériste


qui consume la grande santé du monde,
je jubile à l’idée d’un départ à zéro,
je bande en taureau à rêver d’une flamme autre
pour les soirées d’hiver de ma petite lampe.

MYTHES PARTIS EN FUMÉES


À Henri Bangou

Mes voyages de joyeux nomade antillais


m’ont conduit jusqu’à mon abîme natal :
j’aime son espace et son temps marins en deuil,
sa vie en éclats au-dessus de mon désert.
Loin de mon enfance émerveillée à Jacmel
mes révoltes de loa de la poésie
sont dans mes vieux jours des étoiles mortes.
La tendresse du lait a cessé de monter
aux petits seins des fées de ma génération.
Sur un quai exposé aux tsunamis du soir
mon odyssée tient dans un mouchoir rapiécé
qu’agite tout un pays qui part en fumée.
Le voici en proie à son autodestruction,
il vit à la température de son suicide,
dans mon cœur tout son azur est en perdition
autour de mes songes de poète en morceaux.
Ô ma perdrix toujours en partance vers rien
si ce n’est un ailleurs dément de la souffrance !
Ô doux loa de la paix et des harmonies !
laisse à mon poème un dernier tour de chant
à cette heure du naufrage où le soir haïtien
allume son quinquet à mon front désolé.

CÉRÉMONIE DES ADIEUX


À Sophanna et Michel Igout

Voici sa vie portée par le flux magnétique


qui règle ses jours et ses voyages de poète ;
un trot d’âne dans un sentier de chèvre
un vol spiralé d’aéroplane au-dessus
du vieux cimetière marin des enfances
un traité d’érotisme chinois juste avant
de s’éclater dans les cris d’amour des femmes,
des cloches de basilique romane aux carillons
coulés dans le métal en fusion de la femme.
L’avenir a péri au front du voyageur.
L’horizon est parti le laissant seul au monde :
quel temps d’espoir ferait-il au pays natal ?
Un automne rayonnant de sagesse répond
à l’esprit protégé contre le mal du pays.
Très tôt le matin il court à dos de grison
chercher le cassave et le lait du souvenir.
Le corps fermé aux utopies de proie il prend
le trajet de la vie où l’on joue son va-tout.
Un grand jardin de rêve apporte à ses travaux
l’émerveillement d’un perpétuel mois de juin.
Il est mémoire de la vie et de la mort.
Il est l’acmé adulte où s’accomplit l’âge mûr.
Dans l’après-midi du retour à la poussière
la poésie d’un éternel été indien
ouvre ses obsèques aux adieux des femmes.
Leur soleil brillera longtemps sur ses cendres.
Il retourne au limon fou du bien et du mal :
à son tour il s’éteint dans le lit de ténèbres
la nuit sans merci descend sur ses îlots d’ombres.

DERNIÈRES VOLONTÉS
À Georges Castera

Le renvoi du poète au limon de la terre


aura besoin des boutures fortes de l’espoir,
d’un lacis d’ombre et de fraîcheur du soir,
au temps où son humour d’homme en danger
rejoint le sang frondeur resté adolescent.

ÉPITAPHE

Au retour de son chant à la poussière


des routes qu’on lui fasse un jardin planté
d’arbres fruitiers d’un impossible matin d’avril.
Poèmes inédits
ROMANCERO D’UNE PETITE LAMPE1

PRÉLUDE

Haïtien mon cœur à voiles,


tandis que le sang innocent
ruisselle sur tes vitres intimes
peux-tu enfermer ta petite lampe
dans une cage d’ignominie ?

Mon cœur nègre si souvent battu,


humilié si souvent dans ses racines,
peux-tu demeurer sourd aux cris
du sang condamné au givre sibérien ?

Sois une braise qui accuse,


sois un bélier végétal,
mon cœur au long cours secoue
ton insurrection de pollens
dans le vent stalinien du monde.

Sois un tam-tam d’assaut,


bats la mesure d’un chant
debout à hauteur d’arbre à pain.
IOSSIF VISSARIONOVITCH DJOUGACHVILI (JOSEPH STALINE) :
L’HOMME QUE J’AI CRU EN FLEUR

J’ai cru Staline de belle facture


d’arc-en-ciel et de lune,
d’acier et de cristal ;
j’ai cru ses mains
couturières des blessures de l’homme,
j’ai cru en leur éclat de tendresse
au petit jour tendre de la femme.

« En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de tenir bien


haut et de garder dans sa pureté le glorieux titre de membre du Parti. Nous
te jurons, camarade Lénine, d’accomplir avec honneur ta volonté ! »

Je l’ai cru fier muguet de premier mai


en route vers des fêtes d’enfants,
j’ai cru sa vie un chant d’alouette
vaquant au brutal réveil de la liberté.

« En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de garder


l’unité de notre Parti comme la prunelle de nos yeux. Nous te jurons,
camarade Lénine, que là encore nous accomplirons avec honneur ta
volonté ! »

Je l’ai cru fidèle à la moisson d’Octobre,


fidèle à la douleur de l’année 1917
qui, de janvier à décembre, coula
à pierre fendre sous les ponts de l’espérance.

« Camarades, nous sommes, nous communistes, des gens d’une facture à


part. Nous sommes taillés dans une étoffe à part. Nous formons l’armée du
grand stratège prolétarien, l’armée du camarade Lénine. Il n’est rien de plus
haut que l’honneur d’appartenir à cette armée. »

Je l’imaginai pétri de ce bon soleil,


taillé dans un puissant mois de juin de la vie
un homme ouvert à tout état de poésie
son serment plus mêlé à la vérité
qu’un fleuve à ses alluvions.

« En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé la fidélité aux


principes de l’Internationale communiste. Nous te jurons, camarade Lénine,
que nous n’épargnerons pas notre vie pour consolider et étendre l’union des
travailleurs du monde entier, l’Internationale communiste. »

J’ai cru son chagrin fertile


et sa parole laitière au petit matin
de l’immense désarroi des humanités,
j’ai cru son serment un grain
géant d’espoir sous les glaces d’Octobre !

ADIEU À LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE

J’ai chanté Staline pour sa vaillance


à défier le volcan homicide des tsars,
pour son enfance mûrie à la lueur
d’un petit cordonnier de la Géorgie,
pour sa mère éclairée soudain de clochettes
à voir son fils, à l’horizon,
régner sur tout un empire d’icônes.

J’ai aimé l’été chaud de ses livres


avec la passion du désert hurlant
à minuit à la fraîcheur de l’eau.
J’ai cru ses grands travaux à nos côtés
partout au monde où le mal écrase
la liberté à coups de talon.
Sur mon qui-vive de phare
sur mon qui-vive d’hirondelle
sur mon qui-vive d’huître perlière
sur mon qui-vive de blé en herbe
je fais mes adieux à sa révolution.

TOMBEAU DE IOSSIF VISSARIONOVITCH DJOUGACHVILI


(JOSEPH STALINE)

Dans son navire échoué sous la mer


il dort il dort le capitaine,
la nuque sur le crâne d’un requin mort,
il dort il dort le capitaine
son grand acier criblé de paille
il dort il dort le capitaine
les os étincelants d’écailles
il dort il dort le capitaine
dans son linceul d’algues
il dort il dort le capitaine
du dernier sommeil des animaux féroces
il dort il dort le capitaine
aiguille perdue dans le foin de l’histoire
il dort il dort le capitaine
le destin atrocement accordé
au plongeon de l’aigle sur sa proie.

Sa tasse de thé consistait


à faire du vide autour de son pouvoir,
à la vigie de la gelée royale
il préféra l’âge des charniers de Sibérie,
avec lui le niveau des larmes du monde
montait de plusieurs mètres en une nuit.
Détourner l’idéal des Justes de son temps
aura été son besoin vital : il n’était
jamais content d’un chant d’oiseau à sa fenêtre ;
plein de rage il était devant un feu de bois,
sa haine tirait sans sommation
sur le printemps des jeunes poètes,
son mépris stalina leurs jours à bout portant.

Paris, le 20 octobre 1956

PIERRES BLANCHES POUR UN MONUMENT NOIR

En ce temps-là tout était blanc :


Dieu et ses dix commandements,
ses goûts, ses idées, son argent,
ses jeux, sa fumée, ses orgasmes,
son commerce de nègre et de coton,
son indigo et ses coups de fouet.

Le chaux vive du concept de race


faisait le vide autour de toi :
absent dans ta peau de couleur
tu étais un animal de trait
tu faisais du cent chevaux-nègre,
chaque jour plus honteux des ténèbres
à l’affût de chaque jour de ta vie.

Tu étais bras et muscles à tout faire ;


coupeur de canne palefrenier
balayeur vidangeur soutier
cireur bras et muscles
de tous les emplois subalternes,
à tout couper laver décrotter
pour blanchir toujours plus le droit divin.

II

Quand où comment pourquoi


le foutu-blanc-concept-de-race ?
Qui a parlé de race avant
l’ensauvagement de la putain de notion ?
« Fais connaître à mon fils le héros de sa race »
Qui a parlé d’erreur du code génétique ?
de grosse faute d’orthographe de l’espèce ?

Quand où comment pourquoi


la raciologie carnassière ?
toujours en quête de mensurations,
de classification des crânes,
et des aptitudes mentales,
de poids et de formes des cerveaux,
de grosseurs de bites-en-érection,
de fureurs de vagins-en-éruption.

Qui un jour est parti


à la chasse des eurysomes
des pycniques des leptosomes
des zombies des types raciaux ?
À classifier à grands coups
d’anthropologues homicides :
indien
nègre
mulâtre
métis
et blanc
tout en haut de l’échelle des fantasmes raciaux.

Et je t’injecte du sérum de mouton à un lapin


de l’extrait d’éléphant mâle à un mammouth
et je te compare l’anti-mouton à l’anti-éléphant
je te compare putain de comparaison l’anti-lapin
à l’anti-aryen et à l’anti-macaque
et à l’anti-cyclone-nègre de la plantation
à grands coups de superstitions raciales.

Les mythes négriers se mettent à tomber


du four à Prospero :
le nègre-danger-biologique
le nègre-au-phallus-de-cocotier
le nègre-qui-sent-le-bouc-bandé
le plus-capital-des-péchés-capitaux
le nègre-bleu-hier-soir-pour-ses-douze-coups
le nègre-minuit-porno-de-l’espèce !

III

(« Ils sont faits de la même manière, mais je voudrais essayer le


membre d’un nègre. »)
(L’épée du Noir est une épée. Quand il a passé ta femme à son fils, elle
a senti quelque chose, c’est une révélation. […] Quatre Noirs, membre en
clair, combleraient une cathédrale. »)
(« Pour beaucoup d’hommes blancs, le Noir est justement cette épée
merveilleuse dont transfixées leurs femmes seraient à jamais
transfigurées. »)
(« Si vous aviez une fille ou une sœur à marier, la donneriez-vous à un
nègre ? »)
(« — Regarde le nègre ! Maman, un nègre !
— Chut ! il va se fâcher…
— Ne faites pas attention, monsieur, mon petit garçon ne sait pas que
vous êtes aussi civilisé que lui… »)
Ladies and gentlemen,
Mesdames et Messieurs :
« Le Noir souffre de puérilité foncière. Cette puérilité se manifeste de
mille façons : dans les coutumes, les couleurs voyantes, les modes
excessives, dans la fierté que l’on éprouve à posséder des dents aurifiées et
à les montrer dans un large sourire, dans l’admiration que l’on a pour toutes
les techniques modernes à un degré que les Occidentaux ne possèdent
jamais au même point. La race noire est une race d’artistes. »

(« Mais quand il s’agit de raisonner comme nous le faisons, dans les


limites de la cause et de l’effet, le Noir n’est plus à son affaire. La relation
cause-effet lui échappe d’habitude. […] Cela revient à dire qu’il n’est ni
gréco-latin ni cartésien. […] Nous sommes certains de ne pas nous tromper
en disant que si demain la race noire avait la responsabilité de notre
civilisation, cette civilisation ne survivrait pas. C’est ainsi que se pose
aujourd’hui la question. »)
(Vifs applaudissements)

Ainsi le nègre passé


au peigne fin
d’un zèbre blanc d’académie et de basse-cour
il apprend qu’il est un as de pique de l’émotion
à mille lieues du blanc-miracle-gréco-latin :

« La race noire n’a encore donné


ne donnera jamais
un Einstein
un Stravinsky
un Gershwin. » Amen !

IV

« Le nègre s’il ne chie pas à l’entrée


il le fait à la sortie. »

« Le nègre quand il ne tient pas du Congo


tient du Karabali. » (dictons cubains)

Pour indiquer
qu’on a affaire à un Noir
(ou à une histoire de Nègre)
il suffit au Cubain blanc
de frotter furtivement l’index de sa main droite
sur le dos de sa main gauche…

Il y a le fameux nègre à Jésus-Christ


le nègre Simon, le minuit de la chair
placé à la droite de Dieu le père :
« Simon le Noir, oui Simon le Nègre.
Et ils chargent la croix sur Simon
et Simon porte la croix.
« Ouais, lui qui aida Jésus
sur la route du Golgotha,
ce Simon qui n’a pas renié,
il était tout noir. »

Mais le doux Jésus des Cubains blancs


n’a pas lavé les pieds à notre frère Simon !
Encore de nos jours dans sa révolution
quand il parle de l’un de nous, il frotte
l’index-divin-blanc-au-dos-de-la-main-gauche.
Mama Inès
Todos los negros tomamos café
(Tous les Noirs, nous buvons du café)

Abraham grand Hébreu parmi les Hébreux


vécut un glorieux temps d’amour
avec sa noire servante égyptienne.

Isaac, leur fils,


joyeux rejeton de ces fêtes ancillaires,
Baisait à la folie sa femme cananéenne

Isaü, leur fils-prophète,


bandait jusqu’au ciel
dans le foufounet cosmique
da sa compagne hittite.
Moïse, le vieux Mosché,
le Sauvé-des-eaux-du-grand-Nil aimait
jouer à l’eucalyptus en feu
dans la vulve en flammes.

Samson eut la bite aussi légendaire


que le poil pour faire voir
de toutes les couleurs
au sexe bleu indigo à Dalila.

Parler des chants d’amour fou


du grand roi Salomon !

« Ô filles de Jérusalem, je suis noire,


je suis belle, semblable aux tentes de Cédar,
aux pavillons de Salomon […]. Tu m’as rendu
fou, ma sœur, ma bien-aimée, tu m’as rendu
fou par un seul regard de tes yeux […]. »

Les ethnies de jadis sur la planète


entre elles forniquaient aux anges,
à verges et à vagins éblouis,
avant que la tête chercheuse marchande
invente le dogme racial de la plantation,
avant les liens sacrés de la race
dans l’aventure du sucre et du coton,
avant l’équipée des épices et du café
avant qu’on invente les Nègres-à-tout-faire :
de a jusqu’à z bâtis pour les partouzes,
pour le jazz, le ring, les jeux de hasard,
les alcools, les dents en or, les combats de coqs,
les sacrifices d’animaux, les crises de possession,
les grandes explosions dansantes du carnaval.

Todos los negros tomamos café…


FABLE POUR LA VILLE DE NARBONNE

La guitare de Trenet ouvre un temps musicien


à mon arrivée au carrefour narbonnais.
En relais au lumineux canal du Midi,
pour la traversée de la ville de Narbonne,
je m’appelle La Robine (un nom de rivière).
Dans les dossiers de mon histoire urbaine
je suis la voie domitienne, avant de hisser
sur mon parcours des voiles grecques et romaines.
Le four et le moulin de la cité audoise,
entre silence et chanson, métissent en moi
les plus folles germinations de la vie.
J’ai foi en la cuve où se trame le vin nouveau
que boiront les amoureux des prochains étés
je fais répéter leur leçon de vent au Cers
des monts et au Marin natif des Espagnes.
je crois à la loi qui fait que la vigne
et l’olivier s’entendent à brûler nus ensemble
comme femme et homme au nid de leur vérité.

Lézignan-Corbières, 2006

UN VIN SEIGNEUR DES CORBIÈRES

Originaire d’une vendange joyeuse,


en fût de chêne, le vin vieillit en beauté
au château de Philippe Quintilla.
Ce vin rafraîchit les étés,
il rend chaudes les nuits d’hiver.
À Lézignan, il est châtelain des Corbières.
Il est seigneur du Cers et du Marin.
Quant à la langue, il parle occitan et français :
son pouvoir de rêve et de tendresse
est une fête et de l’esprit du corps.

Lézignan-Corbières, 2006

1. Paris, 20 octobre 1956. (Après le rapport de Nikita Khrouchtchev.)


Textes en prose
QUE PEUT LA POÉSIE DANS UN MONDE EN CRISE1 ?

Permettez-moi d’emblée de vous rassurer : la poésie ne fait pas


scandale à l’Unesco. De nombreux poètes travaillent au secrétariat de
l’institution et plus d’une fois, sur sa scène officielle, on a entendu les
accents de la poésie moderne. Envoyé par l’Unesco, c’est toutefois en poète
que j’ai le privilège de prendre la parole à la clôture de vos travaux.
Dans une manifestation de poésie à Corfou, il fallait rappeler que c’est
ici que l’univers a fait ses premières humanités. Sur la terre grecque, plus
que partout ailleurs, les humains ont reçu des dieux – qui étaient leurs amis
– la faculté de faire en beauté un saut décisif dans l’aventure de l’art et de la
poésie.
Au pays d’Homère donc, des poètes, originaires de cultures et de
contrées différentes, se sont retrouvés pour parler des travaux et des jours
de la poésie. Ils l’ont fait sans contrainte ni censure, indépendamment des
chapelles, des ethnies, des partis, des classes et des tribus ; loin des clichés
et des dogmes de la langue de contreplaqué, comme dirait notre ami
Guillevic. (Les poètes aiment trop les arbres pour en dire du mal.)
Que peut la poésie dans un monde en crise ?
C’est, au demeurant, la question qui aura dominé les débats des poètes à
Corfou. Pour tenter, à mon tour, d’y répondre, regardons ensemble,
brièvement, le monde qu’on nous a fait, en 1985, à quinze ans du troisième
millénaire.
Un climat de course démente aux armements enténèbre de plus en plus
les horizons de toutes les cultures. Aucun individu ni aucun peuple, où qu’il
se trouve, ne peut désormais se sentir chez lui, bien au chaud et en sécurité
dans sa propre vie individuelle ou collective. Un processus de
mondialisation de la vie en société est en cours. L’unification scientifique
de la planète qui, en soi, est une entreprise bienfaisante, s’effectue
cependant sur un mode négatif. Alors que la science avance à pas de géant,
les relations humaines, entre les individus comme entre les nations, font du
« surplace manichéen ». Elles sont lamentablement empêtrées dans toutes
sortes d’archaïsmes qui sont la caricature effarante de la poésie. Les
mutations technologiques ne sont pas accompagnées d’un élargissement
corrélatif des droits et des libertés de l’homme. L’âge nucléaire marque à la
fois un exploit sans précédent de la connaissance et une défaillance morale
qui met en déroute le rôle de la tendresse dans le monde.

Un art-de-vivre-ensemble
La problématique culturelle mondiale est perçue comme le produit
d’une conjoncture historique passagère, alors que les crises de la culture, les
graves conflits d’identité, sont dus à des déséquilibres structurels qui
accablent l’ensemble des sociétés et des civilisations de la planète. Les
nouvelles interconnexions établies dans leurs rapports ne sont pas vécues
comme le résultat d’une convergence naturelle des valeurs et des idéaux. La
mondialisation, parce qu’elle concerne surtout les objets, prend le plus
souvent l’aspect d’une entreprise de déculturation du monde et de ses sujets
à la dérive.
Telle est, en peu de mots, la situation qui fait mal à nos yeux de poètes.
Tel est surtout le défi que, nous les poètes, nous devons être les premiers à
relever avec les ressources de notre imagination, avec les silos de tendresse,
de rigueur, de passion, d’audace et d’invention, qui font notre singularité
aux côtés des autres hommes et femmes de culture.
Nous pouvons, sans pour cela nous ériger en oracles, proposer à notre
fin de siècle une bonne mondialisation. Une mondialisation qui serait en
mesure d’intégrer dans des projets communs de créativité, le potier et le
cybernéticien, le tam-tam et le satellite, le poète et le technocrate, le
pêcheur à la ligne et le cosmonaute. Nous pouvons contribuer à un art-de-
vivre-ensemble sur une planète où les peuples ne feraient que du bien aux
autres peuples ; où les hommes entre eux cesseraient de se porter tant de
torts et tant de préjudices. Il s’agirait d’aider à humaniser au possible les
prouesses technologiques, pour susciter un accroissement sans précédent de
la fantaisie et de la bonté dans les rapports humains, une expansion
spectaculaire de la part de jeu, de fête, de plaisir, et d’autres valeurs
joyeuses qui s’alimentent des mystères fulgurants de l’esprit et du corps.
Plus que jamais la condition humaine a besoin des poètes. On ne peut se
passer des vitamines et des forces nutritives de la poésie quand il s’agit
d’intégrer l’automation et la cybernétique aux contradictions fécondes de la
vie en société. L’ordinateur, sans les poètes, est condamné à mourir de froid
et d’inanition. L’ordinateur, pour devenir poète à son tour, doit compter
avec le feu des femmes et des hommes, de qui la poésie tient et son charme
et le souffle de sa liberté.
Nous, les poètes réunis à Corfou, en souvenir d’Homère et de Phidias,
de Platon et des Tragiques grecs ; en hommage à Solomos et à Cavafy ;
fidèles à Séféris, à Sikélianos, à Kazantzakis et à Ritsos, dans le combat
pour une nouvelle renaissance, à l’échelle de l’univers, nous souhaitons de
toutes nos forces que les règles de l’achat et de la vente, les calculs des
profits et pertes, qui sont sans doute fort utiles au progrès général des
sociétés, ne soient pas toutefois les seules valeurs, en dernier ressort, à
décider du destin de la condition humaine.
Envisager à notre espoir une pareille hypothèse, c’est nous placer, dira-
t-on, en pleine utopie. Quand demain « n’est plus à attendre, mais à
inventer », les poètes peuvent-ils se garder de verser dans la Realutopie ?
Surtout lorsque c’est la Realpolitik qui mène le monde, en lieu et place de la
sagesse des nations. La production utopique des poètes étant à la société ce
que l’activité onirique est à l’individu, nous avons les moyens d’alimenter
de nos rêves un processus de « culturation » radicale de toutes les zones
vives de la société contemporaine.
Celle-ci peut conjuguer ses forces pour protéger la vie des attitudes et
des menées passéistes et archaïques, dans une invention de l’avenir qui
englobe la totalité des besoins, des songes, des désirs, des fantaisies et des
libertés de l’être humain.

Un fabuleux « métier à métisser »


Dans ce chemin de rédemption, nous les poètes, faisons en sorte que le
pouvoir de nos visages se renouvelle aussi vite que celui de nos mains pour
conduire la parole lyrique et la fonction prophétique du poète dans de
nouvelles aventures du langage. À ce monde, à de nombreux égards
littéralement terrifiant, osons offrir des alternatives utopiques, visionnaires,
tout autres que l’ignominie des armes atomiques et la programmation des
catastrophes et des massacres prochains.
Loin des idées reçues, des exposés édifiants, des dogmes rageusement
sous-développants ; loin des projets de robotisation et de massification,
prenons hardiment le tournant de la révolution télématique, pour unir la
parole à l’image, pour imposer à l’ordinateur un nouvel art de vivre, pour
que ce soit toujours le rêve de l’éternel humain qui fasse tourner les
satellites.
Le poète de stature mondiale qui dirige nos travaux, notre aîné capital,
Léopold Sédar Senghor, dans sa parole d’inauguration de nos débats, nous a
donné un exemple de recours à la Realutopie quand il a dit que « la
civilisation de l’universel sera le résultat d’une symbiose culturelle ». Ce
métissage planétaire des cultures est déjà à l’œuvre. Le monde est
aujourd’hui, malgré ses bruits et ses fureurs, un fabuleux « métier à
métisser » les divers héritages culturels et civilisationnels des peuples.
Il appartient aux poètes de faire en sorte que ce prodigieux métissage
des modes d’être et de sentir soit porteur de lumière et de beauté, porteur de
sortilège et d’espérance, grand redistributeur mondial de toutes les sèves et
de toutes les générosités de la poésie.
Permettez-moi de prendre congé de vous avec un proverbe peul que le
président Senghor connaît sûrement : « On a beau se lever tôt, le chemin
nous précède toujours. » Oui, plus qu’à aucun autre moment de l’histoire
épique de la planète, il est demandé aux poètes de se lever avant l’aube, car
la marche que nous avons devant nos pas s’annonce longue et périlleuse
dans la mondialisation. Restons vigilants !

PARLER DE JACMEL2

Jacmel, la petite cité d’Haïti où je suis né, revient inévitablement dans


la trame de mes récits et de mes poèmes. Mon plus ancien souvenir remonte
aux jours où je contemplais, émerveillé à jamais, le golfe de Jacmel et la
rivière la Gosseline de mon enfance. Je suivais aussi le passage des nuages
au ciel du sud-ouest haïtien. C’est en me baignant dans la mer, en
compagnie de mes parents ou de mes cousines, que j’eus – pour la première
fois – la révélation que vivre en société implique une sorte de liaison
cosmique avec l’ensemble du phénomène vivant : êtres humains, animaux,
plantes, pluies et vents.
Je ne parle pas de la liaison romantique de jadis. J’évoque plutôt
l’accord sensuel, vital, joyeusement érotique, qui… vient tout droit de mes
perceptions d’enfant à Jacmel. Ce cordon ombilical n’a jamais été coupé. Il
continue à irriguer mon travail d’écrivain. Debout à mon pupitre du petit
matin, soit à São Paulo, La Havane, Paris ou Lézignan-Corbières, c’est à
Jacmel que j’écris. Plus qu’un lieu d’origine, c’est l’observatoire mythique
à partir duquel la création devient pour moi une passionnante aventure de
l’esprit et du corps. Chaque fois que je prends la plume, je suis aussitôt
projeté dans un matin jacmélien frémissant de lumière et de chants
d’oiseaux.
Quand je vivais à Cuba, il me suffisait de tourner le regard vers la mer
des Caraïbes pour avoir de nouveau sous les yeux, a b c de mon éthique
comme de mon esthétique, fil du merveilleux dans le cours de mes jours et
de mes travaux, l’exceptionnel étincellement du grand océan qui baigne
mon pays natal.
Je revois à volonté le lever du soleil dans le golfe de mon enfance : le
mouvement passionné des vagues, l’éclat de l’écume, le prodige de l’eau et
du ciel bleu, qui ont là-bas une intensité de vie à vous couper le souffle. On
se dit pour toujours : tu es un élément vital de cette fête du cosmos ; tu es en
vie, les espoirs les plus fous sont permis, tu es un être libre avec la joyeuse
énergie de la mer, il y a pour toi toute l’allégresse du monde à prendre
conscience que la vie en soi détient le secret de l’ivresse de vivre.
C’est ce lien cosmique avec la vie au bord de la mer qui fait que jusqu’à
la fin de mes jours, j’aurai en moi Jacmel, la petite cité mère, et le pouvoir
d’écrire que je lui dois. Mon rêve suprême serait qu’au détour d’une page
de roman, grâce au pouvoir des mots, mes lecteurs tombent un jour sur
l’étincellement général qui a illuminé les idées et les rêveries des matins de
mon enfance.

J’avance dans ma vie (et peut-être plus encore dans ma propre mort)
comme une allée qui fait le tour d’un lieu natal voisin de la mer caraïbe. Là
ont pris naissance les dieux de la perception que j’ai du merveilleux
quotidien. S’il y a, comme un poète l’a dit, « une métaphysique des lieux »
qui berce l’histoire de toutes les enfances, et alimente la vie durant nos
vertiges d’homme, elle se situe pour moi autour de la place d’Armes de
Jacmel, à jamais perdue pour mes pas d’écrivain.
Chaque coup d’ailes vers le passé me conduit à cet épicentre de mon
état civil. Je porte sur mon dos le panier de ses fables. Un demi-siècle me
sépare de son mystère : son kiosque à musique, ses pelouses d’un vert qui a
toujours soif, les arbres centenaires qui protègent des cyclones les maisons
bâties autour de sa force d’ubiquité. Dans ma mémoire son espace a rejoint
le temps de mon âge d’homme : il a les facultés d’un cœur de rechange qui
bat juste au sud de mon plexus solaire.
Du balcon d’une petite maison de bois la roue de mes jours tourne
autour du moyen des mythes et des réalités de Jacmel. Je suis sans cesse les
traces des fantômes et des vivants pelotonnés contre le carrefour de mes
fantasmes.
Je vous présente d’abord le bâton du docteur Sorapal : le mystérieux
personnage qui faisait ses courses. Il ramenait du marché les légumes et les
fruits destinés à la table ou au lit de son maître. À la tombée du jour, ou très
tard dans la nuit, il faisait sa promenade dans les allées de la place d’Armes.
Jacmel lui pardonnait la façon peu orthodoxe qu’il avait de chahuter les
formes des femmes. Il savait toutefois jusqu’où un bâton, même enchanté,
peut aller trop loin dans le lyrisme ambulant des jeunes filles.
Ce qu’il avait encore de bon l’alter ego du docteur Sorapal, c’est qu’il
aidait volontiers à corriger les mauvaises têtes qui faisaient plus souvent la
pluie que le beau temps à Jacmel. Pan : un coup de bâton est vite asséné à
l’oreille droite de monsieur le préfet ; pan, pan, deux coups partent soigner
le foie d’un capitaine de gendarmerie sans foi ni loi : pan, pan, pan : je vous
allume les tibias du juge de paix qui fait la guerre à ses concitadins !
C’était, en vérité, un chouette copain le bâton du docteur Sorah
Sorapal ! Tout Jacmel assista un après-midi à ses funérailles. Mort et enterré
au cimetière marin de mon coin natal, une fleur bleue témoigne de
l’existence d’un paradis où les bâtons d’aveugle redécouvrent la lumière et
leur état premier d’arbres fruitiers.
Jacmel possédait en Sébastien Nassaut son négociant le plus prospère.
Chaque début de soirée ressemblait à une veille de fête autour de son
magasin à l’enseigne de La Petite Galerie Nassaut. Un matin d’avril on vit
Sébastien appuyer une échelle à la façade de la boutique : d’un geste vif il
enleva le t en bois de son nom de famille. Qui, à Jacmel, cette année-là,
pouvait deviner qu’avec l’ablation de la lettre t, l’aventure entrait comme
un torrent dans la vie de Sébastien : elle rattachait soudain son destin
d’homme à la célèbre Maison des Nassau, par la ligne royale d’Orange-
Nassau ? Sébastien devenait du coup un prince du sang, descendant direct
de Guillaume le Taciturne, de Maurice de Nassau, et de toute la branche de
la famille qui règne sur les Pays-Bas depuis 1747.
Sébastien d’Orange-Nassau, l’ami de mon père, jura dès lors de
chercher pour sa patrie haïtienne une identité égale en puissance à celle de
la Hollande des canaux, des tulipes et des moulins à vent. Sébastien apprit
le néerlandais. Il entretint une correspondance lyrique avec la jeune reine de
cet empire. Il en tomba même follement amoureux. Cet amour, l’un des plus
fous du siècle, lui inspira de multiples conférences, à Jacmel et dans tout le
pays. Son Altesse fit pousser des tulipes de toute beauté dans les parterres
de la place d’Armes et dans plusieurs jardins du bourg. Il aura été
également le premier homme d’action à faire tourner des moulins à vent
dans l’imaginaire des nègres de son île natale.
Un jour, la presse annonça une croisière du coupe royal hollandais aux
Caraïbes. Sébastien d’Orange-Nassau vendit tous ses biens pour acquérir à
Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, une résidence digne de ses hôtes
princiers. Depuis cette opération, on est sans nouvelles de ce prince de la
raison émerveillée.
Enfant, j’ai fréquenté aussi le docteur Hervé Braget. Sa clinique était à
moins de cent mètres du balcon d’où je découvrais les énigmes du monde.
Il circulait en moto, portait des chemises de fantaisie et remportait des
succès foudroyants auprès de ses belles patientes. Il fit de l’adultère un des
beaux-arts : la femme d’un cordonnier, l’épouse d’un tailleur, une très jolie
petite sœur de charité, sœur Nathalie des Anges, (sainte Rose de Lima, priez
pour elle !) furent les premiers chefs-d’œuvre d’un jardinage au long cours.
Un vendredi saint, sans s’annoncer, entra subitement dans la géographie
du docteur Braget avec les dix-sept ans tout chauds de Madeleine Dacosta.
Ce jour-là, il se présenta en culottes de golf noires et en san-bénito jaune
safran à la procession où il offrit ses épaules à la sainte Croix du Christ. On
faillit le crucifier pour de bon. L’époux cordonnier trahi s’amena avec un
marteau et d’énormes papas-clous, sous les cris de la foule crucifiez-le !
crucifiez ce coq-bataille pour de vrai ! In extremis, alors que le médecin
était à sa merci, Émile Jonassa eut plutôt l’inspiration d’aider son rival à
porter jusqu’au bout la Croix des Bienheureux !
Malgré les crachats, les insultes, les pierres, les œufs pourris, le
docteur Hervé Braget parvint à déposer son fabuleux fardeau au sommet du
calvaire de Jacmel. Tout au long du chemin de croix, des jeunes filles eurent
à sécher la sueur et le sang qui déformaient les traits du disciple d’Esculape.
L’attendrissement de Madeleine Dacosta impressionna tout le monde. À dix
heures du soir de ce même vendredi saint, elle disparut de chez elle. Cécilia
Ramonet, ma grand-mère (connue aussi sous le nom de son défunt mari,
général César), rassembla sur la place d’Armes des patrouilles de
volontaires, avant de les éparpiller, au son du tocsin, dans toutes les
directions de Jacmel.
La nuit s’écoula en vaines recherches. Le matin suivant, alors que la
plupart des chercheurs de trésor vierge étaient rentrés se coucher,
abandonnant Madeleine à son faux Jésus de Nazareth, Cécilia César, mon
général de grand-mère, avisa une cabane sur la rive gauche de la rivière la
Gosseline. La porte céda sous sa poussée. Du coït ensorcelé du couple
d’Hervé et de Madeleine, il était resté, tout au bout de l’émerveillement
réciproque, un sexe de femme et un sexe d’homme qui se livraient
éperdument un ultime bon combat. À l’arrivée des intrus, ils se changèrent
aussitôt en une paire d’ailes : un oiseau unique s’envola dans le samedi
immensément bleu de Jacmel. Une fois, tous les dix ans, ce paradisier au
plumage éclatant vient se poser sur l’un des fromagers de l’allée des
Amoureux, par où la place d’Armes surplombe la mer des Caraïbes et la
marée de rêves qui se font et se défont sans fin autour de la tendresse du
monde.
Comment, avec de tels souvenirs d’enfance, ne pas considérer Jacmel et
sa place d’Armes comme le château principal, le chef-lieu où pour moi se
sont à jamais noués à la fois les mystères de ma vie et, plus encore, ceux de
mes fictions de poète et de romancier.

LETTRE À JACQUES BOFFORD3

Cher Jacques Bofford,


Ce que vous m’écrivez au sujet de mes années d’exil – et des quarante-
cinq ans qui me séparent de la publication de mes premiers poèmes – me
donne envie de vous faire des confidences autobiographiques.
À mon départ d’Haïti, à vingt ans, en 1946, je pensais que j’allais y
retourner après cinq ans d’études littéraires à l’université de Paris. On est en
1991, et le retour au pays natal ne se pose plus pour moi. Je n’en porte pas
tout à fait la responsabilité : en 1958, je fis une tentative de retour, ce fut
alors de justesse que j’échappai à une fin atroce dans les griffes des tontons
macoutes de Papa Doc Duvalier.
À l’époque, j’aurais été incapable d’imaginer qu’Haïti serait, trente-
trois ans plus tard, dans une impasse aussi dramatique que celle qu’on a
aujourd’hui sous les yeux. J’ignorais également que je portais en moi les
fibres poétiques qui me permettent de faire face, sans danger, aux
vicissitudes de l’exil. Je dois vous confesser que je n’ai jamais pris au
tragique la condition d’« exilé à vie ».
Depuis la plus haute antiquité, on attache une connotation doloriste à la
notion d’exil : celle-ci a toujours évoqué l’état d’un être arraché à son foyer
natal, coupé de sa langue et de son enfance, en proie à la nostalgie et au
deuil sur une terre étrangère. Son identité serait acculée à une douloureuse
saison d’amertume jusqu’au mal incurable du déracinement. Exclu de
l’histoire de sa terre d’origine, humilié jusqu’aux os par la perte de ses
racines, l’exilé n’aurait plus ni ressources ni accès à quelque nouveau
souffle, hors de la quête désespérée de la patrie perdue. De Dante Alighieri
aux poètes romantiques du XIXe siècle, c’est cette vision pessimiste de l’exil
qui reste associée au fait de l’homme qui vit loin du pays de ses années
d’enfance.
Pour mon humble part, j’ai toujours eu le sentiment qu’on ne peut être
en exil tant qu’on reste, dans la tendresse, un homme de la planète Terre !
Tant qu’on partage – pour le meilleur et le pire – les racines de la vie en
société avec les autres êtres humains.
Haïti n’est-elle pas une moitié d’île dans la grande île de l’univers ?
Insularité pour insularité, je ne me suis senti « en exil » ni à Paris ou à
Prague, à Milan ou à São Paulo, à Rio ou à La Havane, ni dans aucune des
nombreuses villes du monde où j’ai vécu, loin de Jacmel, mon lieu de
naissance.
Voyez-vous, cher Jacques Bofford, j’ai été aidé en cela par tout un
système de racines qui n’ont jamais arrêté d’irriguer mon identité de
nomade enraciné. J’ai eu la capacité de protéger mes racines haïtiennes,
tandis que les autres racines, que j’ai reconnues en chemin, devenaient
complémentaires de mes origines. Mon ailleurs d’Haïti est un territoire
culturel qui, ayant pris profondément racines dans divers pays, fournit à
mon imaginaire d’écrivain des points de repère très variés, et lui permet de
trouver des réponses originales aux problèmes de l’exil.
Je suis chez moi, à la maison, dans la langue créole des Haïtiens,
comme dans le français hexagonal, suisse ou belge, québécois ou
mauricien. Une créolité à toute épreuve chemine dans mes veines : j’ai avec
elle les rapports naturels, sensuels, ludiques et magiques, qui ont marqué
mon enfance en Haïti. Résultat d’un mariage de la main gauche, mes liens
avec la francophonie m’aident toutefois à rester de mèche avec les oiseaux,
les rivières, les libellules, les papillons, les souffrances, les fêtes et les
sortilèges de Jacmel. Les mots français de mes lectures éclairent du dedans
mes travaux et mes jours ; mes réactions aux malheurs et aux jouissances du
monde, ma passion de la connaissance et du savoir-vivre en société. À
travers un usage tout maternel du français, mon identité, originaire de la
Caraïbe, loin de trahir sa source, parvient à intégrer à la création, sans
angoisse ni déchirement, les mots de Rabelais et ceux de C.-F. Ramuz. Plus
vaste que l’Hexagone la francophonie qui guide ma main droite arrive à lier
les îles de mon imaginaire de poète ou de romancier en archipel idéal où les
rues, les odeurs, les sensations, les saveurs, les embruns et les vents, de
même que les rêves, demeurent jour et nuit ceux de la belle famille
humaine. À mes yeux, la notion d’homme dit plus que les notions d’exilé,
haïtien, caraïbe, créole, métis, nègre…
C’est pourquoi j’ai été brésilien à São Paulo, tchèque à Prague, italien à
Milan, cubain à La Havane avant ma rupture avec le monde de Castro ; et
maintenant, passé l’âge d’homme, je suis un Français de Lézignan-
Corbières, c’est-à-dire un Suisse de Genève, un être humain de tous les
carrefours où peuvent se croiser et se métisser, dans la joie et dans la
tendresse, les droits et les libertés de tous les hommes.
Les redoutables incertitudes des sociétés du XXe siècle ont fait de moi
un écrivain à sincérités successives, mais ces moi successifs ont préparé
mon identité à vivre le temps de l’ubiquité culturelle qui commence à
rythmer les mythes et les réalités de l’ensemble de la planète vers la société
civile internationale qui pointe à l’horizon à mesure qu’on parvient à
universaliser les droits de l’homme…
Voilà donc, quelques-uns des échos que votre amicale interrogation de
la semaine dernière a suscités en moi, en ce qui a trait à mon expérience de
l’exil…
Veuillez croire, cher Jacques Bofford, à l’assurance de ma haute et
cordiale considération.

LE CONTE DE LA PLUIE4

Aussi loin que je remonte dans mon passé, il y a ma gaieté folle à


entendre la pluie sur le toit en tôle ondulée de la maison des parents. Un
soir de juin que mon père était témoin de mon émotion il me dit :
— Tu fais bien d’écouter dans la jubilation la parole de grand’maman la
pluie. Ce qu’elle raconte aux petits garçons leur permet plus tard, à leur âge
d’homme, de pénétrer la véritable signification des malheurs de la vie.
Plus d’un demi-siècle après le conseil de papa Loulou, je retrouve
l’intensité joyeuse de mon écoute de ces années-là : des feuilles de métal
laminé répercutent dans mes nuits de maintenant ce parler haïtien qui vient
tout droit des soirées pluvieuses de l’enfance. Ma mémoire de nomade
enraciné se confond avec ce dont les averses parlaient librement à mon
imagination d’enfant.
Me voici moi-même la pluie : ses notes bien piquées autour des bonnes
et surtout des mauvaises nouvelles de l’époque. Son régime musical
colporte les histoires qui assassinent les animaux innocents de notre
indestructible joie de vivre. L’aura et la cadence de la pluie irriguent la zone
de la conscience où la poésie est en mesure de faire des révélations
décisives sur le mystère des gens et des choses de la vie en société.

1. Texte prononcé au cours du VIIIe congrès mondial des poètes qui s’est tenu à Corfou en octobre 1985, sous la présidence
de Léopold Sédar Senghor.

2. In Écrire le pays, rencontre d’écrivains francophones (Porrentruy et Delimont, Suisse, juin 1971).

3. « Lettre à Jacques Bofford », coll. « Les nuées volantes », Ed. de Magrie, Paris, 1992.

4. Revue Rémanences, n° 2, 1993.


Glossaire

Arbre sec : terme ésotérique qui désigne la croix.


Arc du Sagittaire : l’arc du mal (ésotérisme).
Artibonite : fleuve d’Haïti.

Bagui : chambre du sanctuaire (houmfort) où se trouve l’autel des loas.


Bakoulou-baka : génie malfaisant au service des sorciers.
Bolívar : le 18 décembre 1816, Simon Bolívar est parti du port haïtien de
Jacmel pour une campagne décisive qui devait déboucher sur la
libération du Venezuela et de plusieurs autres pays de l’Amérique du
Sud. Il est mort à Santa Marta, localité du littoral caribéen de la
Colombie, le 17 décembre 1830.
Bossal : dérivé de l’espagnol bozal, « sauvage indompté », désigne un loa
qui se manifeste pour la première fois chez une personne possédée, ou
bien un homme ou une femme qui n’a pas terminé encore son initiation.
Bouchon brûlé : dans les spectacles des ménestrels, les comédiens blancs
du Vieux Sud des États-Unis se noircissaient le visage au bouchon brûlé
pour offrir sur la scène un portrait mythique de la vie des Noirs sur les
plantations nord-américaines.
C

Cabri sans cornes : ou cabri à deux pieds, dans le vaudou on désigne ainsi
l’être humain.
Campé-loin : plante de la pharmacopée magique du vaudou, utilisée en
sorcellerie ou dans les rites secrets du processus de zombification.
Cauto : grande rivière de la région orientale de Cuba
Cers : alors que la tramontane arrive du Sud-Est, et le vent marin
d’Espagne, le cers est un vent qui descend du nord pyrénéen.
Cheval : personne possédée par un loa.
Cheval-sorcier : à Cuba, dans l’argot « révolutionnaire » des machos et des
militaires, Fidel Castro est familièrement connu sous le surnom de « El
Caballo » (Le Cheval).
Choucoune : personnage d’un poème d’Oswald Durand devenu célèbre
après la mise en chanson
Cochon-sans-poil : membre d’une secte de sorcellerie.
Conga : danse populaire de Cuba.
Contexte médian : selon Milan Kundera, le contexte médian est « la
marche intermédiaire qui se trouve entre une nation et le monde ».
Exemple : pour un Haïtien, c’est l’Amérique, l’Afrique, la France ; pour
un Cubain, c’est l’Amérique, l’Afrique, l’Espagne.
Crabagnan-legba : danse vive et gaie reconnaissable au boitillement des
danseurs.

Dessalines : en novembre 1803, au lieudit Vertières, dans le nord d’Haïti, le


général haïtien Jean-Jacques Dessalines, chef des forces armées de
libération du pays, vainquit les troupes du corps expéditionnaire
français que commandait le général Donatien Rochambeau.
E

Évariste Galois : mathématicien français né en 1811, génial explorateur de


l’algèbre, esprit romantique et frondeur, tué à vingt ans, au cours d’un
duel truqué par la police de Louis-Philippe en 1832.
Expédition : rite magique de conjuration dans le vaudou. Il permettrait au
corps humain de combattre toute influence maléfique.

Granma : nom du rafiot qui, parti de Tuxpán (Mexique) en octobre 1956,


échoua sur la côte orientale de Cuba avec, à son bord, les frères Castro,
Che Guevara, et leurs quatre-vingts compagnons appelés à ouvrir un
foyer de guérilla dans la Sierra Maestra (1956-1958).
Guajiro : paysan.

L’Homme rapaillé : titre de l’unique recueil de poèmes du poète québécois


Gaston Miron (1928-1996). L’homme rapaillé est l’homme reconstitué,
remplacé.

Klu Klux Klan : selon Nicolas Guillen, dans « le grand Zoo », le KKK est
« un quadrupède originaire de Joplin (Missouri). Carnivore. Il hurle
longuement la nuit sans son régime habituel à base de nègre grillé. »
L

Loa : être surnaturel dans le vaudou. Plus qu’un dieu, un loa, en fait, est un
lutin, un génie, homme ou femme, bienfaisant ou malfaisant.

Mabi : espèce de bière populaire fabriquée à partir d’une écorce locale


(Cuba, Trinidad, Haïti, etc.).
Mahi : danse exécutée habituellement pour saluer l’entrée en scène de
Legba.
Maison des Amériques (Casa de las Américas) : institution du Parti
communiste de Cuba qui dirigea la « révolution culturelle », à coups
d’anathèmes, de mensonges et d’arguments d’autorité.
Mayimbé : nom d’un oiseau gallinacé, à l’air vaniteux et conquérant, qu’on
voit souvent dans les lieux de la santeria cubaine. Le peuple désigne
ainsi les membres importants de l’armée, du PC et du gouvernement au
pouvoir à Cuba.

No van : ne marchent pas.

Ozama : rivière qui traverse Santo Domingo, la capitale de la République


dominicaine qui partage avec Haïti l’île d’Hispaniola ou de Quisqueya.
P

Pachanga : faire la fête à Cuba.


Parcours-vita : parcours de jogging tracé dans un bois de pins d’Alep
proche de Lézignan-Corbières.
Petit-bon-ange : les deux âmes que chaque être humain est censé porter en
lui.
Pierre tonnerre : pierre rituelle à laquelle le vaudou confère des vertus
magiques.
Pneu enflammé : forme de lynchage à l’haïtienne. Un pneu enflammé est
jeté au cou d’un adversaire jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce supplice a
été inventé par les tontons macoutes.

Rada : nom dérivé de la ville d’Allada au Dahomey. Nation de loas ; rituel


des loas de cette espèce.
Reposoir : arbre-reposoir, arbre ou tout autre endroit où est censé résider un
loa.

Santería : religion populaire cubaine, originaire surtout des cultures yomba


(Nigeria) alors que dans le vaudou haïtien prédomine la culture fon
(Bénin, golfe de Guinée).
Saudade : notion portugaise qui définit à la fois un mal dont on jouit et un
bien dont on souffre, ce double sentiment étant tendrement fécondé par
une idéalisation du souvenir comparable au Sehnsucht des Allemands.
T

Temuco : petite ville au sud du Chili où naquit Pablo Neruda.


Tonton macoute : tonton = oncle ; macoute = havresac en paille en usage
dans les campagnes d’Haïti. Autrefois, un tonton macoute désignait un
croque-mitaine pour effrayer les enfants. Les miliciens du despote
Duvalier furent appelés ainsi parce qu’ils portaient, la nuit, une cagoule.
Toussaint Louverture : né en 1743, il fut général en chef des forces de
libération des Noirs de Saint-Domingue (Haïti). Enlevé de l’île en 1802
par un émissaire du Premier consul de France, il fut déporté dans le
Jura. Au fort de Joux, près de Pontarlier, il fut jeté dans un cachot où, le
7 avril 1803, il mourut de chagrin, de privations et de froid.
Trois-paroles : herbe haïtienne qui est employée en sorcellerie.

Vaudou : religion populaire d’Haïti née du syncrétisme de rites originaires


de l’Afrique occidentale (notamment du Bénin) et de croyances
catholiques. Ce culte agraire, comparable aux cultes de l’Antiquité,
serait une riposte créole de la plantation esclavagiste à la politique
d’évangélisation forcée du système colonial. Le vaudou entre dans la
formation de la culture nationale du peuple haïtien. Il comporte une
mythologie très riche qui peut féconder à merveille les efforts créateurs
des poètes et des écrivains d’Haïti.
Vertières : lieudit au nord d’Haïti où, en novembre 1803, se déroula la
bataille qui devait décider de l’issue victorieuse de la lutte de libération
des Haïtiens. Les forces expéditionnaires (1791-1803) envoyées par
Napoléon Bonaparte capitulèrent devant l’armée indigène commandée
par le général haïtien Jean-Jacques Dessalines.
Vêvé : dessin symbolique qui représente les attributs d’un loa, et que l’on
trace sur le sol avec de la farine de blé ou de maïs, de la cendre, du
marc de café ou de la brique pilée.
Vlanbidingue : membre d’une société secrète de sorciers.
W

Wanga : charme, sortilège ; arme magique ; tout objet ou substance chargé


d’une propriété (surnaturelle) nocive qu’on utilise pour faire du mal à
une ennemi.

Yanvalou : danse exécutée le corps penché en avant, les mains sur les
genoux pliés, avec ondulations des épaules.

Zafra : récolte de la canne à sucre.


Zin : petite chaudière rituelle où l’on fait cuire des offrandes.
Zobop : membre d’une confrérie secrète de sorciers.
Zombie : individu dont un sorcier aurait enlevé le petit-bon-ange (âme),
gardé dans une bouteille, afin de le réduire à son gros-bon-ange, un état
de mort vivant pour des travaux forcés à perpétuité. Né sur les
plantations, le mythe du zombie est la métaphore de l’esclavage.
Bibliographie

POÉSIE

Étincelles, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1945.


Gerbe de sang, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1946.
Végétations de clartés, préface d’Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1951.
Traduit du grand large, Paris, Seghers, 1952.
Minerai noir, Paris, Présence africaine, 1956.
Journal d’un animal marin, Paris, Seghers, 1964.
Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, Paris, Présence africaine, 1967.
Cantate d’octobre (édition bilingue), La Havane, Institut du livre ; Alger,
SNED, 1968.
Poète à Cuba, préface de Claude Roy, Paris, Oswald, 1976.
En état de poésie, Paris, Éditeurs français réunis, 1980.
René Depestre, par Claude Couffon, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris,
Seghers, 1986.
Au matin de la négritude, préface de Georges-Emmanuel Clancier, Paris,
Euroéditeur, 1990 (éd. hors commerce).
Lettre à un poète du marronnage, bois gravé par Elbis Mazet, Bois Pluriel,
1988 (éd. hors commerce).
Journal d’un animal marin, choix de poèmes 1956-1990, Paris, Gallimard,
1990 (sous le titre du recueil paru en 1964 aux éditions Seghers).
Anthologie personnelle, prix Guillaume-Apollinaire, Arles, Actes Sud,
1993.
Un été indien de la parole (trois poèmes avec des estampes d’Yves
Picquet), Double cloche, 2001 (éd. hors commerce).
Haïti in al mijn dromen, édition bilingue néerlandais-français (traduction de
René Smeets), Leuven, Uitgeverij P, 2002.
Psaume d’adieu au rock’n’roll, édition bilingue néerlandais-français
(traduction de René Smeets), Leuven, Uitgeverij P, 2004.
Étincelles, suivi de Gerbe de sang, réédition des recueils de 1945-1946,
Port-au-Prince, Presses nationales d’Haïti, 2005.

PROSE

Pour la révolution pour la poésie, essai, Montréal, Leméac, 1974.


Le Mât de cocagne, roman, Paris, Gallimard, 1979.
Bonjour et adieu à la négritude, essais, Paris, Robert Laffont, 1980, 1989.
Alléluia pour une femme-jardin, nouvelles, bourse Goncourt de la nouvelle,
Paris, Gallimard, 1982.
Hadriana dans tous mes rêves, roman, prix Théophraste-Renaudot, prix du
roman de la Société des gens de lettres, prix Antigone de la ville de
Montpellier, prix du roman de l’Académie royale de langue et de
littérature françaises de Belgique, Paris, Gallimard, 1988.
Éros dans un train chinois, nouvelles, Paris, Gallimard, 1990.
« Les aventures de la créolité », in Écrire la parole de nuit (ouvrage
collectif), La Nouvelle Littéraire antillaise, Paris, Gallimard, 1994.
« La mort coupée sur mesure », in Noir des îles (ouvrage collectif), Paris,
Gallimard, 1995.
« Vive la lecture », in En quête du livre (ouvrage collectif), Paris, Paroles
d’aube, 1997.
Ainsi parle le fleuve noir (inventaire), Paris, Paroles d’aube, 1998.
Le Métier à métisser, essai, Paris, Stock, 1998.
Encore une mer à traverser, Paris, La Table ronde, 2005.

TRADUCTIONS

Le Grand Zoo de Nicolas Guillén, Paris, Seghers, 1966.


Poésie cubaine, 1959-1966, anthologie bilingue, La Havane, Institut du
livre, 1967.
Avec les mêmes mains de Roberto Fernández Retamar, Paris, Oswald, 1968.
Un catalogue de vieilles automobiles de César Fernández Moreno, Paris,
Saint-Germain-des-Prés/Unesco, 1993.

ANTHOLOGIES
OÙ FIGURENT UN OU PLUSIEURS POÈMES DE L’AUTEUR

Poésies haïtiennes (anthologie) de Maurice Labin, CEB / Rio de Janeiro,


1956.
Anthologie négro-africaine de Lilyan Kesteboot, Marcla Université, 1967.
Le Livre d’or de la poésie française de Pierre Seghers, (1940-1960),
Marabout Université, 1969.
Le Livre d’or des poètes de Georges Jean, Seghers, 1973.
Nouvelle poésie négro-africaine de Marc Rombaut, Poésie 43-44-45,
janvier-juin 1976.
Poésie vivante d’Haïti de Silvio Baridon, Lettres nouvelles, Maurice
Nadeau, 1978.
René Depestre par Claude Couffon, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Seghers,
1986.
Cent vingt poètes français d’aujourd’hui, Exposition, Maison du Livre et
des écrivains, Montpellier, 1992.
La Poésie contemporaine de langue française, France-Loisirs, 1992.
La Mort et ses poètes d’André Chabot, Le Cherche-Midi éditeur, 1993.
Cent poèmes de l’exil, Ligue des droits de l’Homme, Le Cherche-Midi
éditeur, 1993.
Cent poèmes dans le métro, Le Temps des Cerises, 1994.
Paroles des poètes d’aujourd’hui, Albin Michel jeunesse, 1997.
Cent un poèmes et quelques contre le racisme, Le Temps des Cerises, 1998.
Anthologie de la poésie française du XXe siècle, Poésie / Gallimard, 2000.
La Bibliothèque de poésie, XX/XXIe siècles de Jean Orizet, France-Loisirs,
2004.
Figures d’Haïti, trente-cinq poètes pour notre temps, Le Temps des Cerises,
2005.
À NOTER

Chronique d’un animal marin, film de Patrick Cazals, Les Films du Horla,
Paris, 2004.

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