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Rage de vivre
Œuvres poétiques complètes
SEGHERS
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Trois ans plus tard, après la mort du Che, tombé dans une embuscade en
Bolivie en octobre 1967, la vie de René Depestre suit un autre cours. Écarté
par le régime castriste, le poète tourne le dos à l’aventure cubaine, rentre à
Paris et travaille au secrétariat de l’Unesco. Parallèlement, l’écrivain
s’engage dans la voie romanesque, publiant successivement Le Mât de
cocagne (1979) et Alléluia pour une femme-jardin, qui reçoit le prix
Goncourt de la nouvelle en 1982. La consécration intervient en 1988,
l’année où il prend sa retraite et se retire dans l’Aude, avec Hadriana dans
tous mes rêves qui reçoit plusieurs prix littéraires dont le prix Théophraste-
Renaudot. De cette époque datent les nouvelles érotiques de René Depestre,
notamment Éros dans un train chinois (1990), et des essais qui font de lui
l’un des porte-parole de la francophonie créole : Bonjour et adieu à la
négritude (1980) ou Le Métier à métisser (1998). Plus proche de nous,
Encore une mer à traverser (2005), ouvrage dans lequel l’écrivain dresse un
bilan de l’expérience haïtienne à l’heure de la mondialisation.
Cette poésie étonne par sa singularité, mais elle n’est pas seule. Elle
partage avec celle de Walt Whitman un Mississippi de fraternité humaine.
Comme celle de Langston Hughes, elle laisse entendre le claquement
régulier du bateau à aubes de la négritude. Par sa luxuriance verbale, son
baroque caribéen, son intarissable germination, cette poésie ressemble aussi
aux berges de l’Orénoque que décrivait Blaise Cendrars ; elle évolue « entre
le loa de la poésie, l’archivolute de la plante tropicale et l’œil du félin
embusqué dans la nuit2 ». Comme celle de René de Obaldia, qu’il rencontre
au Moulin d’Andé, cette poésie est également de celles qui remontent les
estuaires du désir féminin : ici, c’est un homme qui court « les pieds nus
jusqu’au fleuve / Où le ciel dénoue sa douceur de jeune fille » ; là, c’est un
dieu qui « aime les courbes / sur les collines du soir ». Dans son inlassable
célébration de l’érotisme solaire, René Depestre se compare volontiers au
« bateau chargé d’épices » qui tangue sous le poids de ses désirs. Soyez-en
sûrs, lecteurs qui entrez dans ce livre, la barbe de ce Neptune haïtien est
« un imaginaire qui bande bien » !
Pour autant, le soir venu, dans le chant apaisé des derniers recueils,
cette poésie est aussi le fleuve où vogue la pirogue des poètes : celle de
Césaire et de Senghor qui « réveillent dans nos souvenirs la chaux vive de
la mer ». La poésie de Depestre est un chant qui fait oublier « le malheur
nègre des fonds de cale » : il est celui d’Agoué-Taroyo, loa océanique du
vaudou haïtien, auquel le poète s’identifie depuis l’enfance. Que ce
Neptune des Caraïbes, ce « grand monstre marin / Qui jette sur vous le
reflux de ses vagues », n’éveille aucune méfiance : il est le nautonier de nos
plaisirs en archipel.
1. Langston Hughes, « Le noir parle des fleuves », Poèmes, Paris, Seghers, coll. « Autour du monde », 1955 (traduction
François Dodat).
2. Michel Onfray, « La chair des langues d’esclaves », préface de Non-assistance à poètes en danger, Paris, Seghers, 2005.
NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION
Mais il est trop lucide déjà, trop totalement humain, pour ne distinguer
dans ce grand concert de souffrances que le cri de sa race. Par toute la terre,
il y a des millions d’hommes qui triment inutilement, pour un impossible
pain quotidien, et crèvent sans raison. Ce paquet de sang, la honte d’un
monde qui s’écroule. Et dans un même amour le poète confond tous les
damnés :
J’entends dans le lointain
monter la sourde clameur
d’une mosaïque de souffrances
la grondante symphonie des offensés
blonds, jaunes, noirs, peu importe
ils versent tous un sang rouge
et les larmes n’ont pas de couleur
et la faim tenaille d’une seule façon.
Mais René Depestre ne chante pas que la douleur et les larmes. Les
souffrances, il les accepte comme la condition nécessaire d’un monde plus
beau, à préparer dès cette terre, un monde enfin rendu à l’humain. Il chante
l’espoir :
Partout où l’on pleure
partout où l’on trime
partout où l’on espère
la lune des premiers jours
pénétrera par toutes les fissures.
RENÉ DEPESTRE
Port-au-Prince, le 20 avril 1945
ME VOICI
À Gérard Chenet
Me voici
citoyen des Antilles
tout vibrant de joie païenne
je vole à la conquête des bastilles nouvelles.
dans les champs ensoleillés j’engrange
des moissons d’humanité
j’interroge le passé
je récuse le présent
je dis oui à l’avenir
tout mon être aspire au soleil.
Me voici
fils de l’Afrique lointaine
partisan des folles équipées
je cherche la lumière
je cherche la vérité
je suis amoureux de l’âme de ma patrie.
Me voici
nègre aux vastes espoirs
je lance mes jours
dans l’aventure cosmique du poème
je mobilise tous les volcans
que couvait la terre neuve de ma conscience
et mon coup d’État renverse
tous les credos nuageux de mon enfance.
Me voici
animal marin de la poésie
je sens gronder en moi la colère des foules
je sens vibrer en moi leur rage de vivre
le sang des humanités noires
fait éclater mes veines bleues
toutes les « races » sont fondues
au creuset de mon cœur ardent.
Me voici
adolescent du petit avant-jour
poète d’un rêve immense de liberté.
JE CONNAIS UN MOT
À Théodore Baker
CONFESSION
À Gérard Gourgue
JE NE VIENDRAI PAS
À Adeline Baker
REGRET
À Raymonde C.
Camarade Roumain
les épis que tes bras ont récoltés
ne tombent pas dans un fleuve d’oubli
des mains libres et fortes
en font de belles moissons de fidélité
ESPOIR
À Georges Beaufils
L’OMBRE DE MA CROIX
À Adeline Baker
PIÉTÉ FILIALE
À Langston Hughes
Ô terre d’Afrique
je parcours la route de tes malheurs
la longue marche sans allées de fleurs
le long sillage marin de sueur
de larmes et de sang
je porte la tenue de combattant
dans l’épaisseur de ta souffrance
blonds jaunes noirs peu importe la peau
le sang et la détresse ont la même couleur
ô terre d’Afrique
je danse avec toi
au rythme de ta désolation.
AVEU
À Adeline Baker
DONNEZ-MOI LA LIBERTÉ
À Marcel Boni
Dites aux quatre vents des ondes
que je suis un chien errant de la vie
un mauvais écrivain gibier du ridicule
dites que je me suis embarqué
dans la flibuste du poème
sans diplômes (présomptions de connaissance)
sans passeports ni visas
sans aucun lien de servitude
dites que mes soirées se consument
dans l’obscurité des bas-fonds
que je descends d’une lignée de vaincus
dites que je suis laid
magique fou révolutionnaire
mais de grâce
donnez-moi ma liberté.
SOLITUDE NOCTURNE
À Kesler Clermont
et à Max Boucicaut
LE MONDE EN GUERRE
À Arnold Hérard
VISIONS DE MORT
À Félix Vieux
FACE À LA NUIT
À René Bélance
« Et ce mot sang – ce mot suprême, ce roi des mots, toujours si riche de mystère, de souffrance et de
terreur, comme il m’a paru alors trois fois plus gros de signification ! Comme cette syllabe vague –
détachée de la série de mots précédents qui la qualifiaient et la rendaient distincte – tombait pesante
et glacée, parmi les profondes ténèbres de ma prison, dans les régions les plus intimes de mon âme. »
EDGAR POE
Préface
par René Bélance
J’applaudis sans réserve toute parole qui flétrit les idoles séculaires, tout
de révolte inconsidérée qui tend à démolir les bases de quelque grandeur
vétuste, à la condition que les grandes personnes n’aient pas leur mot à dire.
Ainsi toute façon de vivre qui peut ou n’a pas pu trouver son fondement
dans une entière liberté reviendra en grande partie à la voix tourmentée
d’un jeune poète qui reprend après Arthur Rimbaud le droit de dire : « Je
suis de race maudite » dans un langage comme une torche dans la poudre
des passions hypocrites et des traditions rouillées dans la moisissure des
caves ! L’histoire retiendra le nom de René Depestre – et à un double point
de vue – comme l’aboutissement à un point de fixation à partir duquel
l’homme refuse de se courber sous le poids de la peur.
Parce que le feu de son verbe ne tend à rien d’autre que la création
d’une cosmogonie dont l’amour, en brillant de mille pouvoirs, compose un
système en tous points favorable à assurer à l’homme « des lendemains qui
chantent », René Depestre souffle avec violence sur toutes les vieilles
chandelles du temple. Mais je m’aperçois bien vite que malgré son dire,
avec « gerbe de sang », il ne propose pas une destruction aveugle du
château vermoulu. Il nie toute consistance aux mots d’ordre séculaires et
passe, par solution de continuité, à une refonte totale des choses. Ce n’est
pas une bataille à livrer, c’est une victoire dont il s’agit d’organiser les
conquêtes pour l’assurance « de futurs pains des hommes ».
AVANT-PROPOS
UNITÉ
LA NOUVELLE CRÉATION
FAIM
CELLULE N° 1
À Raymonde C.
Jeune fille de mes songes d’enfant malade d’amour et de révolte jeune fée
de mes vertiges il est temps de sauver du froid mes cendres précoces et de
fixer mon masque d’ambre au fond du lac légendaire de ta vie des foules en
dissidence doivent changer les traits de mon visage et le rythme des
battements de mon sang mes veines sont appelées à se perdre dans le corps
d’un dieu naissant plus vrai que le Christ de la résurrection il est juste temps
de nouer l’arc magique de tes cris d’amour à la force de mon amok avant
que mes vingt ans passent avec armes et bagages dans le printemps du
monde à venir il est temps qu’on forme ensemble un arc-en-ciel à la mesure
des gésines de l’époque à feu et à sang.
VIOLENCE EN 1946
LA QUÊTE DE SALUT
SAISON DE COLÈRE
Je me suis fait béton armé contre l’époque ma peau noire est un sésame qui
brise les portes de toutes les impostures je suis de race maudite foi de
femme blanche mon orgasme est trop houleux le roulis de mes reins au lit
fait trop songer au tangage du bateau négrier du temps des mers qu’on avait
à traverser.
DÉTRESSE
RENAISSANCE
LA LOGIQUE DE LA MER
À Gérald Bloncourt
UN TEMPS DE LOUP
Vie livrée à sa saison toujours morte vie refoulée au bagne de la faim vie
aux lèvres implorantes vie en proie aux ténèbres dans la détresse de sa flore
vie racornie au soleil mal fini de ses jours enfoncé dans sa foufoune en
présence déréglante de grosse bite d’assaut.
Vie à la gueule ouverte bâillant son infortune au gré des règles de ses filles
éperdues de cris brûlées au troisième degré de la solitude brûlées au jeu fou
de la vie sans boussole connue vie en proie à la contrebande démesurée de
ses meilleurs rêves vie titubante sous le poids de ses denrées bloquées à vie
à la douane des malheurs du monde.
Vie quand la nuit a des mains de bûcheron pour gifler toute aventure
vivante vie qu’on assassine en chaque hippopotame de la raison de vivre en
chaque pont suspendu d’une rive à l’autre des infamies du monde vie
perdue à l’avance dès le pupitre de l’école vie comme une mer à traverser à
fond de cale.
Vie naufragée des miens vie d’autrui dans le désespoir de la vie qui mord
son impatience devant le vide des horizons de la vie en panne vie à genoux
sous les figuiers dans un crachin d’automne vie qui bande un soir de pleine
lune à la vue d’une étoile filante d’Hollywood.
NÉANT
Mon cœur
lentement
en moi descend
je le sens
dans mon ventre
il remue
sa queue
de petit chien
enfin
il se fixe
à mon genou droit
à la place
restée vide
et béante
brille au soleil un gros diamant
TÉMOIGNAGE
EMMÊLEMENT 1945
À Jackie W.
LIBÉRATION
À Fernande
ÉCLUSES OUVERTES
À Choucoune-Andréa Salomon
LE MÉTIER DE POÈTE
À la Norvège à Gladys
je voulais échanger
le dur métier du poète
contre un moulin à vent
Je me suis remis avec fièvre dans la peau du jeune poète tout feu tout
flammes pour les choses de la vie que j’étais. Vers après vers, ligne après
ligne, j’ai briqué, détergé, corrigé, mes humbles juvenilia, avec toutefois le
souci de fidélité à l’esprit et à la lettre de mes vingt ans. Pris de confusion et
de pitié devant la médiocrité prolixe de certains poèmes, j’ai dû les réécrire
de fond en comble. Je suis resté bouche bée de stupeur et de honte devant la
courte échelle que ma jeune parole lyrique faisait complaisamment à la
politique, au pamphlet populiste, à un réalisme socialiste ou à un gauchisme
sui generis qui, en 1945, au sortir du lycée, faisaient porter à mes
apprentissages le masque d’un étrange M. Jourdain. Je n’ai pas pour autant
renié, purement et simplement, les poèmes, à mon petit carnaval personnel,
tristement déguisés en manchots, guillemots, macareux, au plumage
mulâtre et noir, à gros bec triangulaire, court et renflé, qui déambulaient en
naufragés précoces sur le sable et entre les rochers de mes débuts dans les
lettres…
RENÉ DEPESTRE
Végétations de clarté
(1951)
Préface
par Aimé Césaire
Le lieu commun est juste, que le progrès en poésie n’a jamais consisté
qu’en l’annexion au poème de vastes étendues « ingrates » arrachées par
une heureuse violence au domaine du « non poétique ».
Il est visible que, dans les poèmes de René Depestre, quelque chose de
ce genre s’accomplit, et que par là, le poète porte témoignage pour toute la
jeune poésie d’aujourd’hui.
Le contenu du recueil est éloquent : à côté d’un poème pour des
mineurs nègres « tombés au champ de la clarté », pièce maîtresse, à partir
de laquelle toutes les autres s’organisent, un poème à Staline, un poème à
Maurice Thorez, ainsi que des poèmes à la gloire de trois grandes victimes
de la répression policière : Nazim Hikmet, Raymonde Dien, Henri Martin.
Toutes figures admirables et littéralement exemplaires, dont il est rassurant
de penser qu’elles sont maintenant suffisamment mêlées à notre vie, à notre
souffle même, pour exalter et INSPIRER.
Ce qui me paraît appartenir à René Depestre le plus précieusement,
c’est ce bonheur quasi-constant et presque infaillible, avec lequel il opère
l’intégration de l’événement le plus actuel, le plus immédiat, dans le monde
poétique le plus authentique ; cette faculté de brasser l’aventure humaine,
de la dire à pleine, claire et abondante voix ; cette faculté à la faire ruisseler
en images et fuser en chant.
Où a-t-on pris que ce qu’il est convenu d’appeler « la politique »
dessèche ?
Pour se convaincre du contraire il suffit de lire René Depestre. Il est
vrai que « la politique » qui fournit la matière de ces chants n’a qu’un
rapport lointain avec ce que le monde bourgeois entend par le même mot.
C’est « la levée des peuples et leur en-marche ». Mais il n’importe. Il reste
un miracle René Depestre : celui qui nous prend dans les remous du
meeting pour nous faire pénétrer, sans qu’à aucun moment on ait
l’impression d’être passé sur un plan autre, de nous faire pénétrer, COMME
NATURELLEMENT, dans un univers d’eaux, de racines, de houles, de soleil, de
choses véritablement ESSENTIELLES, riche comme aucun de résonances et
d’échos.
On sait le beau titre du roman de Jacques Roumain, un compatriote,
précisément, de René Depestre : Gouverneur de la rosée.
Je sais très exactement pourquoi René Depestre m’apparaît comme un
gouverneur de la rosée. C’est qu’il est le poète de la fraîcheur, de la sève qui
monte, de la vie qui s’épanouit, du fleuve de l’espoir qui irrigue le terreau
du présent et le travail des hommes.
Mais aussi – et tant mieux si, une fois de plus, la barrière des
antinomies tombe, comme le prouve, entre autres choses, la manière
rigoureuse, presque scientifique, qu’a René Depestre de combler le hiatus
entre l’objet primitif et l’objet final du poème, d’une véritable ÉQUATION DE
MÉTAPHORES… celui qui sait GOUVERNER la vie et ne se contente point de la
subir, pour tout dire, le poète de la lucidité retrouvée et de la raison
pratique.
On se souvient qu’en 1894 Mallarmé délivrait à Oxford une mémorable
leçon.
Ce qu’il professait à ses auditeurs n’était ni plus ni moins que de « se
débarrasser de tout encombrement intellectuel », pour recréer en soi
« strictement une piété aux vingt-quatre lettres », avec promesse que, qui
saurait aller jusqu’au bout (le vers), celui-là posséderait « au-dessus
d’autres biens, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’un
pays. »
Cet enseignement de Mallarmé, il est significatif qu’il n’a pas encore
été liquidé en France (pas plus que n’ont été liquidés capitalisme et
bourgeoisie), mais que, de plus en plus, il apparaît comme un enseignement
de classe, un enseignement de FIN DE CLASSE.
Auquel, donc, s’oppose désormais, de plus en plus cohérent, un autre
enseignement, de classe lui aussi, mais d’une classe qui de plus en plus,
assume le meilleur et le plus large de l’histoire humaine
Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles
La justice debout le bonheur bien planté
comme le résume magnifiquement Eluard dans un de ses tout derniers
poèmes.
Or il se trouve que c’est là très exactement la matière que pétrit
inlassablement René Depestre.
Ce qui me paraît une raison plus que suffisante pour faire entendre une
voix qui dit, si justement, si chaleureusement.
Écoutons donc René Depestre, et avec lui, le peuple dont il est
aujourd’hui le porte-parole le plus qualifié, ce peuple haïtien qui, sous la
botte yankee (les États-Unis n’en sont pas à leur première Corée), continue,
indomptable, à proclamer, par l’exemple de ses fils les meilleurs, Jacques
Roumain hier, et René Depestre aujourd’hui, qu’il est, comme aux heures
les plus hautes de son passé, du côté de la justice, de la liberté et de la paix.
« L’homme communiste, ouvrier, paysan, intellectuel,
c’est l’homme qui a une fois vu si clairement le monde qu’il
ne peut pas l’oublier, et que rien pour lui désormais ne vaut
plus que cette clarté-là, pas même ses intérêts immédiats,
pas même sa propre vie. »
LOUIS ARAGON
COMMISSAIRE DE L’ESPÉRANCE
Au camarade Maurice Thorez
Pour son cinquantième anniversaire
II
Fruit précoce des corons, fils des tristes convois sous la neige,
avec les pierres d’ombre que tria la sueur de ses treize ans
il fit voler en éclats la vitre des légendes.
Avec les épines dont les mauvaises herbes criblèrent ses doigts de lait
il troua toutes les bulles d’air de l’enfance.
III
Adolescent, jamais son cœur n’eut à moisir dans quelque tour solitaire
en compagnie des chauves-souris de l’absolu.
Aux reflets des arbres dans l’eau, il préféra spontanément l’humain.
Le peuple fut son premier amour !
IV
Ils avaient placé toutes les clartés de leurs corps dans le coup de poing de la
grève sur la table des seigneurs de la mine
le coup de poing métallique qui donne la frousse aux roitelets du sous-sol et
les mettent sens dessus dessous comme lions en cage.
et leur fait monter tout leur sang pourri dans les yeux.
Ils connaissaient les secrets de la grève autant que les rides noircies de leurs
visages
autant que la passionnante géométrie de leurs femmes
autant qu’ils connaissaient par cœur les dix doigts gercés de leurs mains
ils avaient bien des fois expérimenté la substance explosive de la grève
quand celle-ci jette brusquement en panne la locomotive des recettes
seigneuriales
et que le coron serre ses dents de faim et de colère pour ne point amener de
l’eau au moulin vertigineux des profits
et qu’il s’entoure de l’ardent brasier des piquets
ils savaient qu’il n’existe rien de tel pour glisser un tempérament de loup
furieux dans la peau des seigneurs,
et leur faire bouillir de l’écume dans la bouche
Quand le coron s’immobilise comme un chaland dans la glace d’un fleuve
rien de tel pour rappeler aux seigneurs de la mine qu’ils sont aussi les
seigneurs obscurs de la mort.
et qu’il suffit d’un léger froncement de leurs sourcils de chiens
pour couvrir le coron d’une grêle de métalliques sauterelles et faucher le
noir froment de sa vie
Ils savaient qu’on a fait le droit de grève à double tranchant comme la lame
d’un rasoir
il leur arrivait malgré tout d’en rêver parfois comme d’un bonheur
mystérieux et lointain, ils l’apercevaient au bout de la ténébreuse
galerie telle une trombe d’air pur.
C’était la maille qui les soudait les uns aux autres mieux que l’éteignoir du
grisou à la pointe de leurs foreuses,
À voix basse dans le tuyau de l’oreille ils lui disaient leurs espoirs comme à
quelque femme attentive et douce
ils savaient pourtant que le droit de grève inocule parfois la rage aux chiens
de garde du sous-sol
et ils ne cessaient de lui palper sa fourrure soyeuse de renard.
Ils savaient encore qu’à la vue des plis écarlates de la grève qui se déploient
dans le vent du coron tel un pavillon au mât de hune d’un navire
les seigneurs ont le regard encore plus brouillé que celui d’un taureau dans
l’arène
et enfoncent leurs cornes aveugles dans la chair poussiéreuse des mineurs.
Ô mineurs dont la torche s’est éteinte au contact de votre sang répandu
Mineurs en grève pour que le rire de sa mèche enflammée troue les lèvres
de leurs enfants
Mineurs en grève pour que la résine du délice s’avive sans cesse dans la
chair de leurs femmes
Mineurs en grève pour qu’ils n’aient pas à toujours tirer sur leurs fins de
mois comme si elles étaient élastiques
Mineurs à qui les seigneurs de la rapine ont imposé la grève sans issue de la
mort
Mineurs au courage plus vertical que la flèche d’un palmier royal
Ô mineurs plus noirs que la houille qui vous recouvre le cœur
telle la buée d’un souffle sur un miroir
Mineurs aux mains couveuses de toute la douceur de la lumière
Mineurs hôtes familiers de l’obscurité
Mineurs fabricants de la rêverie des lampes vespérales
Noirs mineurs que les balles ont brisés en mille éclats de verre
l’avenir déjà s’aiguise à la meule sourde de votre mémoire
et couvre vos corps noirs de son champ de clartés.
NAZIM L’INVINCIBLE
À
À Nazim Hikmet
Corsaires qui avez volé les plus chaudes nuits d’amour de Nazim !
rendez cet homme à la lumière qui l’a mis au monde
rendez-le à la fontaine qui depuis douze ans l’attend au coin d’une rue
d’Istanbul !
rendez-le à la liberté qui a été sa nourrice et qui se lamente en nous comme
une mer privée de sa gamme majeure !
14 juillet 1950
LE SOLDAT BIEN-NÉ
À Henri Martin
Héros de la paix
II
FRANÇOIS KÉREL
WALT WHITMAN
TRADUIT DU GRAND LARGE
Après six années vécues loin de ton azur jusqu’aux os trempé de larmes
Je t’apportais à mon âme agrippées comme mille lampes de bord
Les graves sonorités d’une voix d’homme.
Une voix mûrie comme le teint frais d’une pomme
Dans l’odeur d’orage des vendanges clandestines
Dans l’odeur de nouveau-né d’un mois d’octobre
Dans la chaleur artérielle de la faucille et du marteau !
3
Et je t’apportais encor le soleil d’Espagne
Dépliant sans cesse son éventail de cris
Dépliant sur Franco l’accordéon de ses blessures
Le soleil d’Espagne qui est une femme brune
C’est Dolorès depuis douze ans debout parmi les agrès de l’exil
L’orange de son regard veillant sans cesse sur la branche sanguinolente de
sa patrie.
Dans ma poche j’avais encor pour toi un stylo tiré d’une balle américaine
Qu’on a vidée de son poids de ténèbres.
« Apprends à ton peuple m’a dit une jeune étudiante de Pékin
Va dans chaque case dire au paysan noir
Qu’ici la vertu de Mao a inauguré une nouvelle saison de la main humaine
Qui a en horreur l’emploi des balles comme moyen d’écriture
Et de liaison avec les autres peuples
Et ne se lassera jamais d’écrire à l’encre de Chine de la paix
Des millions de maisons neuves et de souliers d’écoles et de cinémas
Des millions de mètres de tissu pour couvrir la millénaire nudité du peuple
Des millions de livres où se retrouveront toujours comme à la même table
de famille
Les rêveries de tous les yeux de la terre.
Dis à ton peuple que c’est pourquoi avec les cartouches
Que chaque jour nous envoie le cuivre dément du yankee
Nous faisons lever une nouvelle marque de stylo
Comme des étoiles sur la nuit analphabète des ouvriers et des paysans. »
Et ma négresse avec les autres lumières lues dans le beau regard bridé de
mon étudiante
J’avais pour toi dans ma veste comme un petit visage portatif
La paix sans fissure de ce stylo frère.
Pour couvrir ô ma Patrie tous les bras de mer qui nous séparaient
Pour couvrir la lumière d’une douzaine de ports et de phares d’escale
Pour brûler comme une nuit d’amour les rebelles étapes de l’océan
À Marseille un matin je me suis embarqué sur ma frégate de soie brune
Sur les robustes chaleurs de ma bien-aimée.
Si tous les deux on prenait place à bord des grasses matinées de notre
amour
Si à la poupe de cette étoile de plaisance se levaient soudain
Les nuits passées à nous rendre plus fertiles
Peut-être que celles-ci nous guideraient tous feux allumés
Sur la romance passionnée que sont les océans ?
10
11
12
Ô mes frères de tous les pays frères des lueurs de mon âme
Frères de celles qui naissent à tous les étages du corps de ma bien-aimée
Venez veiller avec moi sur ce minerai que je n’ai pas pu débarquer
Sur les quais de ma patrie.
Et sur les chemins de sa rosée
Et que j’ai juré d’emporter avec moi partout où me fera tourner la roue de
l’exil !
13
M comme misère
A comme arrivisme
G comme girouette
L comme libidineux
O comme obus
I comme iguane
R comme requin
E comme ersatz
magloire
14
15
Mon chant même coupé de ses branches sera tous les soirs
Parmi les jets d’eau de tes places
Il sera une fleur dans tes cheveux crépus
Il sera certain jour une grande marelle à laquelle
Le peuple voudra jouer jusqu’à la fatigue
Il sera d’autres fois une compresse froide sur le front de ta fièvre
Il sera dans le goût du pain dans celui des caresses
Il ne manquera pas un seul rendez-vous d’amour.
Il sera sous les tonnelles de ton plaisir mêlant les gammes de sa passion
Au vaudou ruisselant de ta sensualité.
Mon chant même aveugle ira toujours par les rues de ton avenir
Ira de son pas de guitare et de mois de mai
Et le souvenir de ton ciel qui un jour
Mit son costume bleu sur mon âme
Lui servira de bâton
Sera pour son obscur va-et-vient
Le chien même de la raison vivante !
II
III
On les reconnaît
à leur cœur rompu
à leurs muscles sans repos.
On les reconnaît
à leurs jambes déliées
à leurs poings de dur métal
aux rossignols qui nichent dans leur gosier
Oh les vacances
que tu pris
sous ses tropiques !
II
AU RENDEZ-VOUS DE LA VIE3
II
III
IV
AU LARGE D’ÉDITH
EST-CE VRAI ?
LETTRE À MA MÈRE
DITO
Mon avenir sur ton visage est dessiné comme des nervures sur une feuille
ta bouche quand tu ris est ciselée dans l’épaisseur d’une flamme
la douceur luit dans tes yeux comme une goutte d’eau dans la fourrure
d’une vivante zibeline
la houle ensemence ton corps et telle une cloche ta frénésie à toute volée
résonne à travers mon sang
Comme les fleuves abandonnent leurs lits pour le fond de sable de ta beauté
comme des caravanes d’hirondelles regagnent tous les ans la clémence de
ton méridien
en toute saison je me cantonne dans l’invariable journée de ta chair
je suis sur cette terre pour être à l’infini brisé et reconstruit par la violence
de tes flots
ton délice à chaque instant me recrée tel un cœur ses battements
ton amour découpe ma vie comme un grand feu de bois à l’horizon illimité
des hommes.
AFRIQUE
Afrique périlleux trajet de mon sang jusqu’au noir petit matin de mon corps
Afrique laborieux cheminement de sève jusqu’à la clarté de ma plus haute
branche
Afrique écho de la mer au fond de mon coquillage ta misère s’étouffe en
longs sanglots dans ma poitrine
Afrique billet doux que de toute ma soif de mâle je serre dans le creux de
ma paume comme un merveilleux petit sein de femme
Afrique jetée dans mes profondeurs comme l’ancre de quelque grand
transatlantique
Afrique trombe de sueur noire lèvres géantes de ma coupure mon chant
s’échappe en mince filet de sang de ta blessure et tache le sol d’une
large flaque d’astre noir.
Afrique solide échalas de ma poussée en flèche ta douceur éclaire mon front
de l’écarlate dessin d’une bouche amoureuse ton éclat fuse en échappée
de lumière dans l’épais feuillage de mon rire
Afrique encore silencieuse tel un grand sabre dans son fourreau
Afrique plus aveuglante qu’une végétation de lames de couteaux taille tes
peuples dans l’avènement d’un coup soudain d’éclair mets tes cyclones
dans leur sang comme une rangée de balles au canon d’un fusil dépose
ta vengeance en eux comme une énorme cargaison d’armes dans un lieu
sûr…
Aïe mon Afrique plus florissante qu’une déclaration d’amour tu ne seras
pas toujours une ruée de larmes sous mes paupières tu émerveilleras
l’avenir du bourdonnement de tes ruches travailleuses quand de tes
millions de mains avides comme des lèvres d’adolescents tu auras enfin
modelé la chair de la liberté dans la glaise chaude des saisons
africaines !
Il est sorti.
Avec dans l’âme,
Ses nuits d’amour en un seul bûcher,
Et en guise de main droite,
Le museau éveillé d’un loup.
Il a marché longtemps
Quand il est rentré après minuit
Le corps de Jessie est toujours
Au fond de son âme,
Le même petit jardin suspendu,
Sa fillette est toujours,
À l’aile droite de son cœur,
La même petite fleur endormie de printemps,
Mais le loup qu’est la main droite
N’a plus ses poils hérissés de faim.
LE CHERCHEUR D’OR
2. Poème repris, après modifications, du recueil intitulé Traduit du grand large (N.d.É.).
3. Ce poème a remporté un des premiers prix de poésie au festival de la Jeunesse, à Berlin (1951).
Journal d’un animal marin
(1964)
« Le poète, à l’affût des obscures nouvelles du monde,
nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de
l’homme de la rue, de la femme, de l’enfant et du fou. Si
l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles. Écoutons-les
sans réfléchir et répondons, nous serons entendus. »
PAUL ELUARD
LA RIVIÈRE
HAÏTI
Il y a des centaines d’années
Que j’écris ton nom sur du sable
Et la mer toujours l’efface
Et la douleur toujours l’efface
Et chaque matin de nouveau
Je l’écris sur le sable millénaire
de ma patience.
HAÏTI
Les années passent
Dans un grand silence de mer
Dans mes veines il y a encore du courage
Et de la beauté pour des milliers d’années
Mais le corps dépend de n’importe quel petit accident,
Et l’esprit n’a pas l’éternité !
HAÏTI
Toi et moi nous nous regardons
À travers la vitre du temps qui passe
Ton élan met un champ de maïs
Sous mes sandales
De nomade déraciné.
POUR LA POÉSIE
SUR LA MORT
UN CRI DE PAIX
Tu regardes, frère.
Tous les yeux de ton corps sont en larmes.
Tu aimes, tu es amant, tu es tendu comme un arc
Vers l’objet de ta passion : la terre humaine.
Tu veux crier, sortir dans la rue,
Être porteur d’une contagion merveilleuse
Que tu répandrais sur ton chemin.
Tu en imbiberais le pain, l’eau, le sel
Les baisers des amants, le feu, les fleurs
Les mots de toutes les langues
Les draps de tous les lits
Le lait de toutes les mères !
EN CE TEMPS-LÀ
ART POÉTIQUE
25 juin 1963
GAMMES
PORT DE MER
Connais-tu ce port
Où le malheur vient
Pêcher à la ligne
Où parfois l’amour
En blouse de marin
S’amuse à lancer
Des bateaux en papier ?
Connais-tu ce port
Arrimé aux Caraïbes
Où par les nuits claires
Une femme échappée de la lune
Descend récolter des éponges
Imbibées de miel noir ?
Ce port désolé
Ce port rouge
Ce port qui chante
Ce port millénaire, mon cœur.
LE MUR DU SON
ALABAMA
PRIÈRE DE ROSSIGNOL
Amen.
CRI DE L’ÉTÉ BRÛLANT
Pour Alejandra
31 août 1961
POUR BELKIS
AVENTURE EN ÉTÉ
JE T’AIMAIS
À Alicia
Je t’aimais.
Mon amour était le seul poisson qui pouvait vivre hors de
l’eau, allongé dans le sable de ta douceur comme un
lion rêveur et glorieux.
Et l’oiseau ?
Je chanterai aussi
La première des céréales
L’été le plus glorieux de la chair :
Le sexe de la femme !
Je chante l’orchestre où triomphe
Le dimanche du corps de la femme.
Le trône du sel marin, l’élément
Où se réveille notre innocence
Pour nous couvrir de gloire !
Gloire !
14 juin 1963
ÉLÉGIE PAÏENNE
Je chante toutes les femmes que j’ai franchies avec les mille rames de mon
innocence,
Toutes les femmes que j’ai aimées à grands cris de bon soleil dans la nuit,
Toutes les femmes qui ont donné leurs rives heureuses à mes flots.
Miel dégainé, miel ardent, miel des plus hautes montagnes de la joie,
Miel qui renaît toujours de ses cendres.
Miel aux grandes ailes de bonté, miel qui dit la bonne aventure,
Miel qui sait mêler le jour et la nuit dans nos entrailles.
LE HELSINKI DE MA JEUNESSE
LE ROSSIGNOL DE PARIS
À Paul Eluard
FRONTIÈRES
LE PROMÉTHÉE SOVIÉTIQUE
ODE À LA MÉMOIRE
DU GRAND MUSICIEN CHINOIS NIEH ER
MAGIE VERTE
Pour Livia M.
LA DERNIÈRE HIRONDELLE
Poème de fin d’amour
À Édith Sorel
Je voulais te remonter
Jusqu’à ta source
Ô fleuve de la jeunesse
Ma femme, mon nord et mon sud.
Je voulais que tu imbibes
De ta fraîcheur les derniers
Replis de ma terre assoiffée
Je voulais que tu sois
La nuit mystérieuse
Et le vent lyrique dans mes arbres
Et le scintillement de la lune
Sur le destin de mes eaux noires.
23 août 1961
LE SOLEIL LEVANT
À Natacha G.
Le-fils-cadet-de-West-Point
Le-fils-qui-broutait-les-mirages-de-Yale-University
Le-fils-futur-sénateur-républicain-de-l’Alabama
Le-fils-futur-ambassadeur-à-Panama
Le-fils-qui-restera-à-la-maison-pour-veiller-sur-les-meubles-de-l’idiotie-
familiale
La-fille-jeune-veuve-d’un-colonel-tué-quelque-part-en-Corée-où-il-
défendait-contre-les-rouges-l’Occident-chrétien
La-fille-élevée-dans-le-meilleur-collège-du-pays-etcaetera
La-fille-déesse-de-tous-les-stades-y-compris-le-lit-avec-le-bas-ventre-le-
plus-étonnamment-lyrique-de-la-création
La-fille-à-papa-avec-une-goutte-tenace-d’inceste-dans-le-regard-à-part-
cela-d’un-vert-sans-reproche
La-fille-assez-mal-vue-dans-la-sainte-famille-pour-avoir-dit-un-jour-que-la-
couleur-noire-lui-jette-des-diamants-dans-les-rues-et-que-si-on-n’y-prenait-
garde-elle-était-bien-capable-d’en-rapporter-un-à-la-maison-pour-fêter-la-
neuve-aurore-de-ses-règles !
1
ATIBON LEGBA
Je suis Atibon-Legba
Mon chapeau vient de la Guinée
De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os
Je suis le patron des portiers
Et des garçons d’ascenseur
Je suis Legba-Bois Legba-Cayes
Je suis Legba-Signangnon
Et ses sept frères Kataroulo
Je suis Legba-Kataroulo
Ce soir je plante mon reposoir
Le grand médicinier de mon âme
Dans la terre de l’homme blanc
À la croisée de ses chemins
Je baise trois fois sa porte
Je baise trois fois ses yeux !
Je suis Alegba-Papa
Le dieu de vos portes
Ce soir c’est moi
Le maître de vos layons
Et de vos carrefours de blancs
Moi le protecteur des fourmis
Et des plantes de votre maison
Je suis le chef des barrières
De l’esprit et du corps humains !
J’arrive couvert de poussière
Je suis le grand Ancêtre noir
Je vois j’entends ce qui se passe
Sur les sentiers et les routes
Vos cœurs et vos jardins de blancs
N’ont guère de secrets pour moi
J’arrive tout cassé de mes voyages
Et je lance mon grand âge
Sur les pistes où rampent
Vos trahisons de blancs !
Je suis Papa-Legba
Je suis Legba-Clairondé
Je suis Legba-Sé
Je suis Alegba-Si
Je sors de leur fourreau
Mes sept frères Kataroulo
Je change aussi en épée
Ma pipe de terre cuite
Je change aussi en épée
Ma canne de bambou
Je change aussi en épée
Mon grand chapeau de Guinée
Je change aussi en épée
Mon tronc de médicinier
Je change aussi en épée
Mon sang que tu as versé !
2
OGOU-FERRAILLE
Je suis Ogou-Ferraille
Ou général Mait’Ogou
Le feu est mon bras droit
La tour où veille mon épée
Je connais ses secrets
Ses soifs et ses tourments
Je connais ses haines
Je connais tous ses dégoûts
Il n’aime pas qu’on lui donne
À manger de la chair d’homme
Il n’aime pas qu’on lui jette
Comme un os la solitude
Et le désespoir du cœur humain
Le feu ne tire pas son charbon
De la douleur de l’homme noir
Le feu aime chanter rire boire
Faire l’amour avec l’air
Travailler pour élargir
Les frontières de l’homme
Sa racine c’est la race humaine
De même sa joie et son ciel
De même sa foi et son espérance
Des feuilles vertes meurent en lui
Chaque fois qu’une main blanche
Lance un corps noir dans ses abîmes
Il le brûle il le dévore
Il l’absorbe et le digère
Mais dans son âme de feu
Des larmes muettes
Étranglent les feuilles vertes
Mais dans son âme de feu
Se lamente l’enfant-feu qu’il a été
Je suis Ogou-Ferraille
Je viens dire que le feu
N’a plus un éclair de patience
Au fond de son âme de feu
L’enfant-feu est las de pleurer
L’enfant-feu est las de jouer
Avec des feuilles mortes !
3
DAMBALLAH-WÈDO
Me voici Damballah-Wèdo
Nègre aquatique nègre-rivière
Je suis le cœur battant de l’eau
Je suis le sexe bandé de l’eau
Une pierre-tonnerre à la main
Je trempe un rameau de basilic
Dans un verre de vin blanc
Et j’asperge vos faces blêmes
J’asperge vos pâles hystéries
J’arrose la terreur qui se love en vos yeux
J’arrose les points cardinaux de vos vices
Je rampe sur le dos je traîne mon rada
Je glisse je danse chez vous mon yanvalou
Si vous voyez une couleuvre verte
Danser avec l’aînée de vos filles, c’est moi !
Si vous voyez un arc-en-ciel embrasser
Avec fureur son pubis c’est de nouveau moi !
Je change en arc-en-ciel l’aînée de vos filles !
La voici qui rampe avec mes sept couleuvres
La voici qui ondule au soleil de ma force
La voici qui fait le tour de mes eaux douces
La voici qui baise trois fois mon Damballah
Et mon Wèdo mon Wilibo mon Willimin
Je suis vaudou-l’arc-en-ciel
Et la fille aînée d’un Juge de l’Alabama
Va perdre son bonnet blanc sur mes rivages !
4
AGOUÉ-TAROYO
Je suis Agoué-Taroyo
J’imprime mes emblèmes
Sur le ventre nu de votre femme :
Un bateau un poisson et le vaste océan !
Me voici son maître et sa navigation
Me voici ses voiles et ses îles de femme
Elle lève vers moi sa tête d’Alabama
Pour me dire les yeux étincelants de larmes
« Pardon Papa-Agoué nous sommes tous tes enfants
Nous sommes le fourreau de ton sabre d’eau douce
Nous sommes le radar de tes doux fruits de mer
Aie pitié de nous aie pitié de nous
Oh ! Papa-Taroyo Oh ! Woyo-bon-papa !
Pardon pour nos erreurs pardon pour nos péchés. »
Non je lui dis je suis un nègre sans pardon
Mon dernier pardon n’a plus des yeux de nègre
Pour vous voir ni d’oreilles pour vos prières
Vous l’avez lynché vous l’avez martyrisé
Vous avez desséché la dernière goutte
De rosée qui brillait au bout de mon pardon
Je suis le fier Agoué un animal marin
Qui vit sur la terre et qui sait aussi voler
Je porte au cou un collier de perles vertes
Je suis venu presser l’éponge de vos âmes
L’éponge avide où crie le sang de mes arbres
Je suis venu semer des récifs sur vos pas
Je suis venu briser vos mâts et vos rames
Je suis Agoué-Taroyo le grand monstre marin
Qui jette sur vous le reflux de ses vagues !
5
OGOU-BADAGRIS
Je suis Ogou-Badagris
Je suis le laurier rouge
Qui creuse sa fière pirogue
Dans le tronc blanc de vos sottises
Je suis un général sanglant
Je lance mes éclairs dans vos cœurs mêmes
Mon épée réclame ce soir
Des coqs et des poules d’Alabama
Des coqs formés à West Point
Des coqs-candidats-au-sénat
Et des poules aux chairs épatamment lyriques
Mon épée au pouvoir absorbant d’éponge
Mon épée a la force de l’aimant
Mon épée a la puissance de succion
Des sables les plus mouvants de la terre
Mon épée est une implacable marée
Elle réclame pour sa soif
De chaudes odeurs femelles
Elle réclame pour sa faim du soir
Des rondeurs orgueilleuses et défendues
Je suis Guédé-Nibo
Sobadi Sobo Kalisso
Je danse monté sur votre table
Sobadi Sobo Kalisso
La danse obscène de mes lampes
Sobadi Sobo Kalisso
Mon phallus mesure un demi-mètre
Sobadi Sobo Kalisso
Il sait grimper sur les arbres
Sobadi Sobo Kalisso
Il descend au cœur de la terre
Sobadi Sobo Kalisso
Il a vécu sept ans sous l’eau
Sobadi Sobo Kalisso
Et il porte sur le dos
Sobadi Sobo Kalisso
Un merveilleux tatouage
Sobadi Sobo Kalisso
Une superbe croix blanche
Sobadi Sobo Kalisso
D’un demi-mètre de longueur
Sobadi Sobo Kalisso
Et il porte sur la tête
Sobadi Sobo Kalisso
Une couronne d’épines
Sobadi Sobo Kalisso
7
AZAKA-MÉDÉ
Je suis Azaka-Médé
Ministre Zaka-Médé
Azaka-Tonnerre
Général Zaka-Si
Azaka-Yombo-Vodoun
Commandant Zaka-Médé
Je suis un nègre-en-marche
Damballah-Wèdo à ma droite
Ogou-Ferraille à ma gauche
Je suis monsieur Azaka-tempête
Mon manger-yam ce soir
On me l’offre chez les Blancs
Mon gombo ce soir est servi
Par de blanches mains de juge
C’est un soir blanc d’Alabama
Où vas-tu compère général Zaka ?
Je vais coniller Oh ! coniller
Je suis en train de coniller
Je dis Oh ! moi Azaka conilleur
Conillons avec tous nos dieux
Dans l’herbe sauvage des blancs
Conillons avec nos douleurs
Conillons avec nos colères
Comme Dessalines à Vertières
Nous sommes une race de conilleurs
Oh ! conillons à perdre haleine
Conillons à veines éblouies conillons
À plat ventre sous leur pluie conillons
Sans toucher leur terre à coton
Oh ! conillons c’est bien l’heure de coniller
Avec le bon-tam-tam de lord Zaka-Médé !
8
COUSIN ZAKA
Je suis Agassou
Nègre-coiffé-dantor
Nègre-silibo-vévou
Nègre-bambara-taiba
Je suis un grand faiseur de pluie
Ô blanche jeune fille
Si vous plongez les deux mains
Au fond de mes angoisses
Vous sortirez un gros crabe
Qui vous dira bonjour sirène
Je suis un nègre grimpeur
Et je grimpe ô jeune fille
Aux grands arbres de ta pudeur
Je grimpe aux lianes
Qui pendent de tes yeux
Je grimpe à pas fous de lierre
Le bel escalier qui monte
Au sommet de ta virginité
Ô fille de juge fille blanche
Saint-Agassou est un miroir
Qui voit très loin dans l’homme
Je suis ago ago je vois
Ce qui se passe dans les étoiles
Je suis ago ago je vois
Le raz-de-marée qui se dénoue
Au cœur marin de ma race !
10
CAP’TAIN ZOMBI
11
BARON SAMEDI
12
CHANGO
Je suis Chango le lanceur de foudre
L’aigle fait son nid dans ma voix
Je saisis vos deux mains sans soleil
Vos mains de juge qui gaspillent les jours
Et les globules rouges de mon peuple
Lentement je les passe
Sur l’alcool enflammé de mon souffle
Lentement je brûle leurs épines
Et voici le moment d’arranger
Le ventre de chaque femelle de la maison
Je prends deux moitiés d’orange de Jacmel
Que je remplis d’huile de palma christi
Je crie en trois fois que je suis Chango
Le ciel pur n’a pas pour mes yeux de secrets
Mon toucher sait donner la chance et la lumière
Je chauffe l’huile de la haute vérité
À la mèche allumée de mon cœur d’homme
Ô filles blanches de l’Alabama prosternez-vous
Aux pieds de mon innocence
Et quittez tous vos vêtements
Je plonge la main dans l’huile chaude
Et très lentement je frotte vos seins maudits
Je frotte l’ivoire rebelle de vos membres
Qui émergent peu à peu des ténèbres
Je frotte un à un vos sexes émerveillés
Vous voici à jamais aussi pures que mes yeux
Vous voici prêtes à porter dans vos entrailles
Tout l’éclat de la vie au matin de l’humain !
13
TI-JEAN SANDOR
14
AGAOU
Je suis Baron-La-Croix
Le chien qui hurle à la mort
Dans votre jardin c’est moi
C’est moi le papillon noir
Qui vole autour de la table
Un mot de trop et je change
Vos petites vies du Sud
En autant de petites croix
Forgées dans le fer de mon âme !
16
LOKO
17
LE BAIN DU PETIT MATIN
Je dis que l’eau que voici est celle qui vaincra vos délires. Je dis que
l’eau que voici éteindra la mèche nucléaire que vous braquez sur le monde.
Je dis que l’eau que voici c’est la voix du devenir humain, et elle parle au
nom de tous les hommes ! Je dis que l’eau que voici avance avec tous les
charmes de l’espérance ! Je dis que l’eau que voici porte en elle l’enfance
de la joie humaine ! Je dis que l’eau que voici vous fera passer un jour du
côté de l’humain ! Je dis bonjour à cette eau qui nous vient des confins de la
douleur ! Disons tous bonjour à cette eau qui nous vient des profondeurs de
la mer ! Je dis que cette eau est le glorieux zodiaque qui vaincra tous les
monstres de notre nuit !
La cantate à sept voix
AYIZAN
Où sont passés nos loas mâles cette nuit ?
AÏDA WÈDO
La même question est en moi allumée !
ERZILI
Je ne vois pas de vie d’homme pour arroser
Ce soir mon bananier et mon maïs de femme
GUÉDÉ MAZAKA
Je ne vois pas un seul cabri à deux pieds !
CARIDAD
Pas un bras viril de ce côté de mes terres !
GRANDE BRIGITTE
Paix à vos bouches femmes
Les requins sont à l’écoute !
SIMBI
Serais-je la seule à savoir
Dans quelle tête est allée
Danser la foule de nos dieux ?
AYIZAN
Parle, Simbi, ouvre-nous tes eaux courantes ?
AÏDA WÈDO
Parle, Simbi, dis-nous à quels arbres lointains
Nos hommes ce soir ont amarré leurs chevaux !
ERZILI
Dis-nous sur quel chemin avance leur patience…
GUÉDÉ MAZAKA
… À quelle racine de la mort
Est lié leur cordon ombilical…
CARIDAD
… À quelle porte obscure de l’homme
Ils sont allés frapper
SIMBI
Serais-je la seule à savoir
Que nos loas marchent ce soir
Dans le sang d’un poète ?
AYIZAN
Le sang d’un poète pour cheval ?
SIMBI
Le sang d’un poète pour arc-en-ciel !
AÏDA WÈDO
Nul arc-en-ciel ne peut naître
Sans les visas d’Aïda Wèdo !
SIMBI
Et si c’est un arc-en-ciel sous-marin
Si c’est un arc-en-cœur de la mer ?
AÏDA WÈDO
J’aurais quand même vu son étoile
Au fond de ma jarre de femme !
ERZILI
Tu oublies Aïda que tu règnes
Seulement sur les eaux douces…
GUÉDÉ MAZAKA
… Et que ton pouvoir s’arrête
À la fenêtre du sel marin !
CARIDAD
… Et que ton arc n’a pas barre
Sur les mystères de l’eau de mer !
GRANDE BRIGITTE
… Et que le sexe d’Agoué
Guette ton sexe sur tous les rivages !
AÏDA WÈDO
Ma beauté signe tous les arcs-en-ciel !
ERZILI
Aïda la langue de Simbi
Sait mieux que la tienne
Ce qui se passe au fond de la mer !
GUÉDÉ MAZAKA
La langue de Simbi règne sur les sondes…
CARIDAD
… Et tourne autour de la terre…
GRANDE BRIGITTE
… Et du cœur enténébré des hommes !
AYIZAN
Paix à vos bouches femmes
Laissez Simbi nous ouvrir
Sa grande feuille à paroles !
SIMBI
Ce soir nos loas mâles
Ont dû traverser la mer…
ERZILI
Est-ce l’Afrique leur guide
Dans les ténèbres extérieures ?
SIMBI
Une rose ensanglantée d’Afrique
Leur tient lieu de radar
Mais c’est une autre terre
Qui a vu arriver leurs voiles.
GUÉDÉ MAZAKA
Une autre terre à blessures ?
SIMBI
Une terre ouverte
Au sud de la douleur humaine !
CARIDAD
Au sud de la race noire ?
SIMBI
Au sud de toutes les races !
AYIZAN
Où donc Simbi est ouvert
Ce Sud amer…
ERZILI
… Et aveugle
Comme le couteau
Qui saigne Santo-Domingo ?
SIMBI
Oui amer et aveugle
Comme les seins
De Marinette-Bois-Sec !
AYIZAN
Où donc ce sud-serpent
Tend-il ses filets de fiel ?
SIMBI
À cent vingt milles d’ici
Passé Cuba et ses perles
On est soudain saisies
Par une odeur de race en feu
On avance dans une fumée
Plus épaisse et blanche
Qu’un cochon sans poil !
CARIDAD
C’est un sud-wanga !
SIMBI
Sa tête est couronnée
De cierges allumés !
GUÉDÉ MAZAKA
Et son cœur ?
SIMBI
Couronné de cornes en fer
GRANDE BRIGITTE
Et sa main ?
SIMBI
Sa main porte un fouet
Qui peut se changer
En géant ou en nain
En bouc ou en croix
En coq ou en chien
Ou en cabri sans cornes
Lorsqu’il écoute la musique
Où qu’il fouette le sang
De sa femelle en rut !
AYIZAN
Et son nom que porte son nom ?
SIMBI
Son nom est coiffé
D’un Ku Klux Klan !
AÏDA WÈDO
Ce n’est pas un nom de chrétien vivant !
ERZILI
Ni un nom d’eau potable !
GUÉDÉ MAZAKA
Ni un nom d’arbre fruitier !
CARIDAD
Ni un nom d’huître perlière !
GRANDE BRIGITTE
C’est la signature
D’une bête sans sang !
AYIZAN
C’est un nom vlanbindingue !
AÏDA WÈDO
Si je le croise sous les eaux
De mes sept couleurs de femme
Je ferai sept nœuds coulants
Pour étrangler ses saisons !
ERZILI
Je laverai son visage blanc
Avec sept espèces de piment !
SIMBI
Quand il part à la chasse
De la race noire
Il se dépouille de sa peau blanche
Qu’il laisse bien au frais
Dans une jarre électrique
Ou dans une cruche
Qui a la forme d’un cercueil.
GUÉDÉ MAZAKA
Si je trouve un soir
Sa peau de baka
Je lui donnerai
Un bain de saumure !
CARIDAD
Un bain à l’eau de tannerie !
GRANDE BRIGITTE
Avec de la cendre mardi gras !…
AYIZAN
… Et de la poudre à canon…
ERZILI
… Et du sperme de caïman…
AÏDA WÈDO
… Et du fiel de tortue mâle…
GUÉDÉ MAZAKA
… Et du sang de souris vierge !
CARIDAD
Et vouloir remettre sa peau
Lui sera aussi vain
Que d’enfiler
Une aiguille sans chas !
GRANDE BRIGITTE
Le lever du soleil
Le surprendra
La chair à vif
Et il mourra
Loin de sa peau !…
AÏDA WÈDO
Loin de la rosée
SIMBI
La nuit le Ku Klux Klan
Avance dans une auto-tigre
Une auto-zobop
Dont les phares
Jettent sur la peau noire
Une lueur bleu loup-garou
Des flammes lui sortent
De l’aine et des aisselles
Des plumes d’aigle
Et des ailerons de requin
Lui poussent dans le dos !
À lui seul il a dévoré
Plus de nègres innocents
Que tous les cyclones
Qui ont soufflé sur Haïti !
AYIZAN
C’est le monstre du siècle !
SIMBI
Un monstre parfois même qui
Se déguise en homme noir
Pour inonder nos rives
AÏDA WÈDO
Paix à ta langue Simbi !
Les arbres ont des oreilles.
GUÉDÉ MAZAKA
Parle, Simbi,
Les arbres sont nos frères !
SIMBI
Je dis que le Ku Klux Klan
Est un blanc qui sait parfois
Peindre son visage en noir !
AYIZAN
C’est un zobop-caméléon !
GRANDE BRIGITTE
Un tonton macoute !
SIMBI
Oui, un grand désordre cosmique
Ce qui arrive au feu
À la terre et à l’eau
À l’air et à l’atome
Quand le cœur humain
Est absent de leurs voiles !
AÏDA WÈDO
Est-ce cette absence
Le grand mal qui ouvre
Les veines du monde ?
SIMBI
Oui, mon sang dit oui
C’est le Ku Klux Klan
L’Oncle à plumes
D’oiseau de proie
Le tonton macoute
Dévoreur d’hommes
Le nom du couteau
Qui saigne la terre
Le dernier père
Des scandales du monde !
ERZILI
À mort l’Oncle requin
Qui coupe sa gorge
À la chanson du monde !
AYIZAN
Femmes pour le tuer
Il faut plus que des cris
Et des paroles de femme !
SIMBI
C’est pourquoi nos dieux mâles
Ne sont pas avec nous ce soir !
AÏDA WÈDO
Ils se battent au loin pour nous !
SIMBI
Ils ont dit oui au rendez-vous
Qu’un poète leur a donné
Chez un juge de l’Alabama !
ERZILI
Ce soir nos loas naviguent
Dans les veines d’un poète !
GUÉDÉ MAZAKA
Ils montent un unique cheval :
Le raz-de-marée d’un poète !
GRANDE BRIGITTE
Un raz-de-marée qui a raison !
SIMBI
Par sa voix d’arbre à pain
Notre race roule les vagues…
AYIZAN
… de sa vérité enfin debout !
ERZILI
C’est une race en fleur !
AÏDA WÈDO
Et sa sève monte sans fin
Au ciel de tous les hommes !
GRANDE BRIGITTE
Sa sève annonce
Qu’il fera un jour
Beau sur la terre !
AYIZAN
Et vivre pour tous
Marchera tout droit
Vers la lumière !
AÏDA WÈDO
Vers tout ce qui rayonne !
ERZILI
Vers tout ce qui est douceur !
GRANDE BRIGITTE
Vers tout ce qui est amour !
SIMBI
Et soleil au cœur des hommes !
AYIZAN
Et innocence dans leurs yeux !
AÏDA WÈDO
Et fraternité dans leurs gestes
ERZILI
Et caresses au jour
De leurs mains tendres !
GUÉDÉ MAZAKA
Et toi que dis-tu
Caridad del Cobre
Que dit la rosée
Qui vient de Cuba ?
GRANDE BRIGITTE
Que dit le diamant cubain ?
CARIDAD
Ô sœurs noires
Ô matins qui montent
Les mots de vos lèvres
Poussent bien en moi
Mon silence est un arbre
Où vos voix posent
Des milliers d’oiseaux !
SIMBI
Oh ! chante pour nous sept
Dis-nous comment ton cuivre
Est devenu de l’or ?
AYIZAN
Comment ton or de vierge
Brille dans la joie de Cuba !
CARIDAD
Pour le jour qui avance
Pour nos dieux qui avancent
Dans les os d’un poète
Pour l’univers qui avance
Avant de nous séparer
Que chacune de nous fasse
Exploser sur la vie
Un soleil-perle
De la race noire !
AÏDA WÈDO
Un arc-en-ciel
Levé dans la douleur
Même de la race noire !
SIMBI
Que chacune de nous avant l’aube
Dise une légende
Selon ses ovaires
De femme !
CARIDAD
Sept légendes solaires
Sept piliers de l’innocence
Pour féconder la marche
Ovarienne de l’univers !
AYIZAN
Je dirai Makandal
AÏDA WÈDO
Je dirai Toussaint Louverture
ERZILI
Je dirai Dessalines
CARIDAD
Je dirai Antonio Maceo
GUÉDÉ MAZAKA
Je dirai Charlemagne Péralte
GRANDE BRIGITTE
Je dirai Patrice Lumumba
SIMBI
Je dirai Malcolm X !
Les sept piliers de l’innocence
ODE À MAKANDAL
AYIZAN
AÏDA WÈDO
ODE À DESSALINES
ERZILI
SIMBI
ODE À MALCOLM X
GRANDE BRIGITTE
1
La traite des Noirs n’a pas eu lieu. C’est l’invention d’un historien
dément. Il n’y a pas en Afrique une petite plage nommée Quidah d’où
partaient vers l’Amérique des cargaisons de bétail noir. On n’a jamais eu à
grande échelle le souci commercial de les réifier, de les changer en bois
d’ébène, en minerai noir, et d’ouvrir avec eux, dans mille ports, de
florissants marchés. On n’a pas voué leur race aux misères du bois, de la
pierre et du métal !
2
Leur désolation n’a pas traversé la mer avec des fers aux pieds et des
cris dans ses immenses yeux noirs. On n’a pas en Haïti scié leur révolte
entre deux planches. On n’a pas versé sur leurs plaies vives de la poudre à
canon et du piment pilé. On ne les a pas marqués au fer rouge. On n’a
jamais compté leurs dents ni tâté leurs testicules. On ne les a jamais palpés,
pesés et soupesés !
3
On n’a pas enseveli le corps de cette race dans des haillons ni son esprit
dans les hardes de l’ignorance, ni son cœur dans le vêtement millénaire de
la souffrance. La guerre de Sécession n’a pas eu lieu, c’est un mythe
ténébreux dont il est difficile de démêler les origines. Le Ku Klux Klan,
c’est le nom d’une névrose collective de l’époque paléolithique !
4
On n’a jamais lynché aucun des leurs à Memphis, et à Little Rock, à
Atlanta et à Birmingham, à Scottsboro et à Martinsville. On n’a pas
cantonné leurs mains dans les cuisines, les écuries, les soutes, les
buanderies, les champs de coton et de tabac, les champs de maïs et de canne
à sucre.
5
On n’a pas fait d’eux une race de cuisiniers, de coupeurs de canne, de
balayeurs, de palefreniers, de cireurs, de vidangeurs, de garçons et de filles
de mille emplois subalternes. On ne les a pas condamnés à être des bras à
tout faire, à tout décrotter, à tout niveler, à tout rincer, à tout frotter, à tout
faire briller pour le bien-être des Blancs. On ne les a jamais vus où que l’on
tourne le regard en train de tirer du feu des marrons destinés à d’autres
bouches !
6
On ne les a pas relégués à l’arrière des trains et des autobus. On ne leur
a pas fermé au nez les églises, les écoles, les magasins, les restaurants, les
cinémas, les salons de coiffure, les jardins publics, les piscines, les bordels,
les boîtes de nuit, les plages, les bibliothèques, les cafés, les musées, les
librairies, les arbres, les rivières, les roses, les rêves, les quatre saisons, les
étoiles, la neige et la pluie, les mers, la vie, la vaste vie sur la terre !
7
On n’a jamais éclaté d’un rire mauvais sur leur passage. Nul Blanc n’a
frotté furtivement de l’index l’épiderme de sa main gauche pour faire une
allusion péjorative à leur race. Nulle femme blanche ne s’est essuyé
discrètement la main qu’elle vient de tendre à une main noire. On ne les a
pas lynchés avec les yeux à Londres, à Bruxelles, à Sao Paulo, à
Amsterdam, à Munich, à Milan, à Vienne, à Montevideo, à Bogotá, à La
Havane, à Caracas, à Paris, à Athènes, à Rome. On ne les a jamais accusés à
Atlanta où à Johannesburg de crime de lèse-couleur, de lèse-sexe, de lèse-
lumière !
8
Nulle part au monde on n’a acculé leur race à un amer bouche à bouche
avec l’histoire. Aucun pasteur épiscopal de la Virginie n’a relié sa bible en
peau d’enfant noir. On n’a jamais dit que l’humanité s’arrête soudain, prise
de panique et de dégoût, au niveau de leur nuit corporelle. On n’a pas tenu
leur singularité épidermique pour une essence maléfique, mais bien pour un
hasard objectif de l’histoire…
9
On n’a jamais cherché à aliéner doublement cette race : en tant que
force de travail et en tant qu’être au pigment coloré. On ne l’a pas enfermée
dans le ghetto de cette double aliénation. Ô pays bien-aimés, retenez vos
larmes ! Rien de tout cela n’a déshonoré la surface de la terre et des mers !
Rien de tout cela n’a craché dans les yeux de la dignité humaine ! Rien de
tout cela n’a existé sous l’impitoyable soleil des hommes !
10
Pourtant l’Afrique fut pendant trois siècles une mine géante de charbon
qui fournit des millions d’esclaves noirs au reste de la terre ! En face des
autels chrétiens on baptisa au siècle dernier sept millions de sacs de
charbon. On promit le paradis à sept millions de sacs de charbon.
11
Au siècle dernier
Les États-Unis possédaient à eux seuls
Plus de quatre millions de sacs de charbon
Les colonies portugaises deux millions au moins
Les colonies espagnoles plus de six cent mille
Les colonies françaises plus de deux cent cinquante mille.
12
13
Seuls des bras noirs des muscles noirs des nerfs noirs
Des couilles noires pouvaient supporter
Le-grand-soleil-bête-de-proie-des-colonies !
14
La métaphysique donnait aux esclaves noirs une âme égale à celle des
chrétiens vivants blancs. La douce charité, elle, détestait l’esclavage. La
politique moins douce, l’adorait. Charité et politique à bord du même
bateau négrier sillonnèrent les mers !…
15
La race noire a amassé des trésors fabuleux avec de petits efforts. Elle a
récolté pour ses greniers le sucre, le café, le coton, les épices. Dieu, moins
clément pour les agriculteurs blancs les a écrasés de fatigue pour des
récoltes insignifiantes de blé et de raisin.
16
Les colons blancs des Antilles faisaient coucher leurs domestiques
esclaves dans leur chambre même, non loin de leur argent, non loin de la
beauté de leurs épouses et de leurs filles. Où donc a-t-on pris que l’esclave
avait le cœur écumant de haine et de vengeance contre son maître ? Tout
restait ouvert. Ouverts les cœurs, ouvertes les plantations, ouvertes portes et
fenêtres, ouvertes les jeunes épouses et les lumineuses adolescentes, tandis
qu’esclaves et maîtres dormaient tranquilles ! Ô nuits tendres du nouveau
monde !
17
Les jeunes filles élégantes vendaient un Noir pour acheter un bracelet,
un collier, ou un fiancé blanc. Un sac de charbon contre un sac de farine
blanche…
18
Des bouches roses babillaient sur le prix d’achat ou de vente de
l’esclave ou encore sur le nombre de coups de fouet à lui donner. De jolies
mains créoles, des mains merveilleuses palpaient les testicules…
19
Les Noirs et les Blancs avaient horreur de forniquer ensemble. Alors un
jour un gros nuage immaculé fut témoin de ces scènes d’horreur. Pour
remonter son cœur sensible il s’empiffra de café noir. Quand il éclata ce fut
une pluie de mulâtres sur la terre…
20
Les négresses ne gardaient nullement rancune à l’égard des maîtres
blancs qui les baisaient. Dieu, de son côté, trouvait charmantes ces noces
clandestines.
21
Les enfants de famille savaient très bien que parmi les esclaves qui les
entouraient nombreux étaient leurs frères et leurs sœurs. Vive l’inceste,
monsieur !
22
Si le nègre n’est pas docile il le deviendra à coups de fouet. Du nègre
insoumis on fera alors un doux zèbre-zébrant-le-monde-de-ses-belles-
zébrures ! Il sera le roi de ses zébrures ! Il sera un roi-zèbre au royaume de
la soumission !
23
Dieu ne permet pas qu’un brin d’herbe manque d’eau, mais il a permis
qu’un homme noir fût privé d’un rayon de son soleil. Et puis rêver de la
liberté vaut bien une goutte d’eau sur un brin d’herbe. Et puis le brin
d’herbe noire mange, boit, danse et fornique. Tout cela fait bien le poids à la
goutte d’eau de la liberté. Et au rayon de soleil divin.
24
Un poète disait qu’il ne fallait surtout pas réveiller l’esclave qui dormait
car il rêvait de la liberté !
24 bis
Les Noirs sont à l’étable. Qu’ils y restent donc jusqu’à la fin des temps.
Et puis je vous dis que les esclaves noirs dansaient et forniquaient. Oh ! ils
forniquaient, nos Ancêtres ! Ils forniquaient même à fesses éperdues, nos
Ancêtres ! Ayant perdu le secret des larmes, ils se rabattaient à merveille sur
la danse et sur le sexe solennel de leurs femelles…
25
26
À mon corps noir on a donné les pires termes de comparaison. Noir
comme le mal. Noir comme une atrocité ou comme un génocide. Noir
comme l’enfer. Je ne sais pourtant rien de plus noir qu’un triomphe de la
vérité ou qu’un exploit de la tendresse humaine. Je ne sais rien de plus noir
qu’une grande découverte. Par exemple celle des vitamines ou des
antibiotiques. Sur la palette des noirceurs je vois les deux ou trois jours
vraiment transparents de ma vie. J’y vois des fêtes d’enfants. J’y vois les
premiers baisers. J’y vois des vacances somptueuses à la plage dans un pays
en fleur.
27
Le chant du rossignol est à peine moins noir que le goût du pain frais.
28
Voici une mère au chevet de sa petite fille qui agonise. Au premier
signe de la santé qui revient, ce qui inonde son cœur maternel, c’est toi,
noirceur chérie, ma barque au soleil…
29
Ô noirceur de toutes les belles actions !
30
Chères ténèbres de la liberté, ouvrez-moi vos bras tendres. Attendez-
moi à toutes les fontaines du monde ! Donnez-moi une noirceur plus vaste
encore que celle de la mer au matin. Ô ténèbres purifiez-moi ! Bercez ma
vie ! Illuminez-moi, ténèbres, moi et le monde où je vis !
Pour un nouvel âge du cœur humain
2
Mes dieux végétaux reculent d’épouvante
Devant eux sont alignés
Les grands dieux de l’âge nucléaire
Les fabricants de soleils homicides
Les Atlas, les Titans, les Polaris
Les Minutemen, les Nike-Zeus
Les Sindewinder et les Hound-Dog
Les assassins de l’espace et du temps
Je traduis pour mes dieux
Les messages secrets
Que ces missiles envoient à la terre !
Demain, la bombe H !
5
« Pour qu’avant que la nuit n’engloutisse le
monde
Tu fasses voir ta petite lampe : de l’avant donc,
va ! »
Claude MAC KAY
Ainsi soit-il !
CHANGO
Nous voici tous là, désarmés,
pleins de mots sans couilles
devant cet assassinat : nous laissons
nos ennemis tatouer librement nos destins.
OGOU-FERRAILLE
Nous vivons obsédés de magie noire
nous avons la bouche écumante de malédictions,
dans nos veines circule
un grand courant de résignation,
nous ne sommes plus des loas debout
comme à Vertières !
OGOU BADAGRIS
Nous avons les genoux fatigués.
AÏDA-WÈDO
Notre liturgie ne sait plus faire explosion.
SIMBI
Nous sommes des tas de tours bavardes !
ATIBON-LEGBA
Nous sommes des vendeurs d’amulettes,
de gris-gris, de posters, de T-shirts,
sans aucun balcon sur l’émerveillement de l’esprit.
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Nous sommes des fabricants de statues,
des colporteurs d’images saintes,
des managers de Guevara tours !
ATIBON-LEGBA
Che Guevara lui traversait la vie
à grands pas de Caraïbes en flammes,
debout par tous les temps
dans la sédition des vents et des rivières !
AÏDA-WÈDO
Il était toujours à la barre,
aux carrefours de sa parole,
il jetait sa vérité en feu
à la tête des mayimbés de la révolution !
CHANGO
Des fanatiques de la pachanga,
des mayimbés de la dolce vita,
ont fait courir le bruit
qu’il était un trouble-fête
dans la vie de Cuba.
SIMBI
Un casse-pieds du Cône Sud,
un Argentin plutôt emmerdeur
dans les cordages cubains.
DAMBALLAH-OUÈDO
Un empêcheur de danser en rond la conga.
AGOUI-TAROYO
Certains voyaient en lui
un chasseur de baleine blanche
trop proche de la peau noire !
OGOU-BADAGRIS
Certains ne le voyaient pas
du même chaud
ni du même froid
que leur cheval en chef : les deux hommes ne chassaient
pas la même baleine dans la révolution.
ATIBON-LEGBA
Paix à vos bouches !
l’heure n’est pas
aux règlements de comptes !
AÏDA-WÈDO
Sa mort de clochard désarmé
lors d’une patrouille perdue,
se lève dans l’île voisine
en palmier royal !
SIMBI
S’il n’était né homme de la bonne révolte
quel golfe ensoleillé il aurait fait !
ERZULI FREDDA DAHOMIN
Quelle chaîne de montagnes sa rage de vivre
aurait donnée à la beauté du monde !
DAMBALLAH-OUÈDO
Maintenant seule la pluie
qui voit tout sait où il est.
AÏDA-WÈDO
La pluie sera bonne mère
pour l’asthme de son enfance
et de toute une vie de chef !
SIMBI
La pluie est sa dernière impatience !
ATIBON-LEGBA
La pluie est son dernier grand chemin :
le voici à jamais enfermé vivant
dans le parcours des pluies
où il avance avec les semences
et les racines de nos terres.
SIMBI
Il est mort en graine,
mordant la terre de ses cris
avec des dents d’homme vaincu
confiant à la terre des secrets de racines.
CHANGO
Peut-être une forêt vierge
naîtra de ses cendres.
ATIBON-LEGBA
Son destin de plus est un très haut destin,
en portier du ciel et de la terre
il a rejoint les maîtres des carrefours
en ouvreur de nouvelles
routes dans l’épaisseur de nos tribulations !
AÏDA-WÈDO
Vive le Legba blanc des Amériques !
1. Une version voisine de ce texte est parue en 1976 dans Poète à Cuba sous le titre « Dialogues des loas haïtiens sur la vie
et la mort d’Ernest Che Guevara ».
Poète à Cuba
(1976)
Préface
par Claude Roy
(Je ne suis pas sûr que ça soit si simple que ça, et que « baiser » suffise
à empêcher que l’État nous baise.)
Mais que Depestre, poète nègre et révolutionnaire, soit un superbe et
juste écrivain érotique ne me semble pas secondaire, accessoire. Il s’est
toujours indigné qu’on ait recours aux mots orduriers pour diffamer le sexe
de la femme. « On entend dire : un tel est un sale con, por el coño de su
madre, Ko-languette manman’ou. » Lui, il est obstinément reconnaissant
aux corps, païen tranquille qui rend grâce avec humilité de la grâce des
vivantes qui l’ont fait vivre davantage. Trouvant les mots simples, beaux, et
exacts, pour remercier Roséna de son sexe (« C’était une belle vulve,
musclée, dodue, généreuse de sa saveur et de son feu ») ou Isa de ses dons
(« C’était un sexe au clitoris souple et vibrant, à la vulve bien ouvrée,
comestible, fruitée, gonflée d’émotions »). Il n’y a guère que dans la
littérature grecque ancienne, et parfois la chinoise que l’érotisme ait cette
familiarité sans aura de péché, cette précision concrète. Non pas l’amour
fonctionnel, neutre et insignifiant comme le « verre d’eau », mais les
grandes eaux vivantes, leur « douce vérité » :
J’ai toujours dit oui à la femme
Oui oui à sa gloire et à sa grande chaleur d’être
L’alouette majeure et le ciel
Sur l’épaule nue de la nuit.
Et le Che, que tu aimas, fut aussi celui qui affirma que les
révolutionnaires ne peuvent pas « descendre avec leur petite dose de
tendresse quotidienne vers les lieux où l’exerce l’homme ordinaire ». Tu
penses que le journal de Che Guevara en Bolivie est le testament d’un
« inoubliable Prométhée ». Mais de Che Guevara ministre à Che Guevara
guérillero et martyr, le principe d’action est le même. Au pouvoir
« l’initiative part (…) du haut commandement de la révolution, et elle est
expliquée au peuple » (« Le socialisme et l’homme à Cuba »). Quand le
peuple ne « suit » pas l’initiative venue des Che, venue « d’en haut », que
faut-il faire ? À la veille de sa mort le Che note : « La base paysanne ne se
développe toujours pas, bien qu’il semble qu’au moyen de la terreur
systématique, nous obtiendrons la neutralité du plus grand nombre ; le
soutien viendra ensuite. » Ou c’est moi qui souligne : terreur systématique,
et le soutien viendra ensuite. Je crois, René, qu’il ne viendra jamais, si la
terreur reste l’axiome de fond du révolutionnaire.
J’entends ta voix lointaine et proche, René, qui me répond, me
reproche, me blâme, m’exhorte. L’eau du bain… Nous ne sommes pas
d’accord. Le « Poète à Cuba » et l’écrivain en France ne marchent pas du
même pas.
« Les poètes ont toujours raison », disait notre ami Paul Eluard. Oui :
quand ils sont poètes et non serre-flancs. Peut-être en ce moment ne
marchons-nous pas du même pas, toi à La Havane et moi à Paris. Mais nous
marchons vers le même horizon. Et poète de vérité, tu ne cesses jamais de
l’être, quand tu t’adresses au Che, à Ho Chi Minh, à Fanon, à Malcolm X et
Lumumba, à ton frère Révolution et lui dis :
Je chante ta rouge espérance qui avance
Je chante ta violence qui eût été plus belle
Encore si elle avait toujours été
La seule et sainte violence de la vérité.
Je pense à toi souvent, René Depestre, frère vrai, exilé de la terre, mais
pas de la vérité. Vrai poète.
Lettre de Cuba à Claude Roy
par René Depestre
Cher Claude,
Notre éditeur et ami Pierre Jean Oswald vient de me faire tenir ta
préface à mon livre Poète à Cuba. Ce que je redoutais le plus en acceptant
l’honneur et le risque de ta griffe est arrivé. Tout en éclairant avec un excès
de générosité mon incertain lyrisme, tu rouvres à son sujet la polémique la
plus passionnée du siècle. Du coup, me voici pris entre deux feux : le tien
qui joue en virtuose avec les artifices, les miroirs, les sophismes et les
vérités de notre époque ; et la flamme de mes camarades qui crépite d’ironie
et de réprobation. – C’est bien fait pour toi. Au jardin de Claude Roy il n’y
a plus que des pierres et des tessons de bouteille pour les idées que tu
défends. Tu as ingénument offert la tête de ta poésie à leurs mauvais
coups…
Que faire maintenant du cigare allumé aux deux bouts qu’est ton texte
de présentation ? Le refuser, sans plus, parce qu’il est injuste envers
l’URSS, le Che Guevara et les « à peine » décolonisés, ce serait me crisper
dans un comportement mesquin de dépit. Ce serait en outre abonder dans la
légende qui peint les communistes sous les traits de gens qui n’ont que
l’offense ou le couteau à la bouche pour tous ceux qui rompent en visière
avec leurs positions.
Dans la controverse que tu soulèves, je crois que j’ai des arguments et
des convictions suffisamment solides à opposer aux tiens pour dédaigner les
outrances verbales, les schématisations de kabbalistes, et surtout les
anathèmes génériques comme ceux qui t’ont porté à voir en Staline « le plus
grand des Papa Doc » et en Che Guevara un promoteur forcené de la
« terreur systématique ».
À un duel de dogmes, je préfère décidément le genre de débat serein, à
mots loyalement découverts, auquel Palmiro Togliatti se référait, quand,
juste avant de mourir, il s’adressait à ses camarades communistes en ces
termes :
« C’est nous qui devons devenir les champions de la liberté de la vie
intellectuelle, de la libre création artistique et du progrès scientifique. Cela
exige que nous n’opposions pas abstraitement nos conceptions aux autres
tendances et aux autres courants ; mais il faut avoir un dialogue avec ces
courants, et essayer d’approfondir, grâce à lui, les problèmes de la culture
tels qu’ils se présentent aujourd’hui. Ceux qui aujourd’hui sont loin de nous
dans les divers domaines de la culture, dans la philosophie, dans les
sciences historiques et sociales, ne sont pas tous nos ennemis ou des agents
de nos ennemis. C’est la compréhension mutuelle, acquise à travers un
débat permanent qui nous donne de l’autorité et du prestige, en nous
permettant de démasquer les vrais ennemis, les faux penseurs, les charlatans
de l’expression artistique, et ainsi de suite. »
À mes yeux, Claude Roy, bien qu’éloigné de nos vues, tu es un faux
ennemi ; et de ton art, l’un des plus brillamment, heureusement progressiste
de l’actuel Occident, on ne peut absolument dire qu’il a acquis la notoriété
en exploitant la crédulité de son public. Voilà ce qui rend le dialogue
possible entre le « Poète à Cuba » et l’écrivain en France, bien qu’ils ne
marchent pas du même pas.
Quand tu parles de mon enfance haïtienne et de ma manière propre de
vivre l’amour, la femme, la « négritude », les couleurs de la Caraïbe, ta
clairvoyance, envers moi gentille sans complaisance, m’élève soudain à une
plus exacte connaissance de mon histoire d’homme. Mais lorsque tu mets à
nu les antagonismes que j’ai vécus au service du socialisme, tu me situes en
porte-à-faux…
C’est vrai que je n’ai pas mis de bâillon ni à mes doutes ni à nos
contradictions. En 1956, je ne me suis pas tu après les bouleversantes
révélations de Nikita Khrouchtchev sur les violations de la légalité
socialiste dans son pays. Et quatorze ans après, pour les cent ans de Lénine,
j’ai écrit un long poème pour dire à la fois la gloire et les vicissitudes de
l’héritage léniniste. Ces chants connaissent une aventure affligeante : des
amis de mon bord ont accueilli les chants 5 et 6 comme une profanation
parce qu’ils placent notre Vladimir Ilitch en face des ombres atroces qui
sous Staline ont avili une part de son legs. Seule devrait compter la vérité
des chants qui exaltent la prodigieuse mutation que la société des soviets a
connue de 1917 à 1970. Et toi-même, Claude, dans ce poème, tu n’as
d’yeux que pour les chants 5 et 6 qui dévoilent des contradictions
surmontables du léninisme. Tu perds allègrement de vue l’existence dans la
société soviétique de forces sociales dont l’action s’est révélée au bout du
compte plus déterminante que les torts causés à l’URSS par la gestion
stalinienne.
L’expérience que je fais avec ce poème – dont deux chants sont tirés à
hue, et cinq à dia – éclaire douloureusement ma peu commode situation :
traqué en Haïti par les forces néo-coloniales (la papadocratie, la CIA, etc.),
souvent incompris de mes frères de combat, mes principes mis hors
d’aplomb dans ta préface, tu vois avec ça sur quelle sorte de corde raide
avance mon incandescence de vivre ? Il est fort probable que l’érotisme de
mes récits, où tu distingues un signe de grande santé, soit tenu dans mon
camp pour une manifestation d’individualisme petit-bourgeois. Le
moralisme et l’austérité dans la révolution oublient fréquemment que les
sources intellectuelles du marxisme-léninisme recoupent à merveille les
courants les plus païens des lettres mondiales.
À mon avis, le poète révolutionnaire, homme brûlant de réalité, de
vérité, d’imaginarité, pour exprimer la complexité des relations, des
contradictions, des aliénations intensément senties et prévues (dans le
travail, la révolution, l’amour, la solitude, le rêve, la maladie, le jeu, la
guerre, la paix, l’enfance, la mort, la tendresse, la fraternité, la fantaisie,
l’héroïsme, etc.) doit explorer le réel et l’imaginaire, à la fois à partir du
besoin social et du désir individuel. L’imagination du peuple (ce que notre
ami Eluard appelait la poésie involontaire) le fait aussi dans ses productions
les plus réussies.
Il faut aller sans fin au bout du jour et de la nuit, se forcer à être
absolument sincère envers soi-même et les autres, dire la vérité à n’importe
quel prix, « s’ajouter son expérience » des luttes sociales, des relations
familiales, de l’amour, de la souffrance humaine, de toutes les zones
éclairées ou obscures de la vie collective et personnelle, c’est ça pour moi
l’engagement à tous crins dans la beauté et le tragique qui conditionnent à
chaque instant notre présence au monde.
Je ne joue pas les « grands incompris », moins encore les romantiques
« héros poursuivis par la fatalité ». Si je désespérais du socialisme, tous mes
sens iraient soudain à la dérive. Je trouve juste qu’on mette en question ses
erreurs partielles, mais je ne doute pas de sa radieuse totalité en
mouvement. Je n’ai pas honte d’avoir été à vingt ans un bouillant stalinien
(quand je chantais « les solides charpentes du camarade Staline, un homme
en fleur, plus cher que nos yeux, grand capitaine de la camaraderie
humaine, à voix de haute marée, avec les lèvres de nos blessures, nous, les
brutes-à-tout-faire, les sales nègres de la terre… »). Je n’ai pas à me repentir
de ces vers de la guerre froide qui me faisaient complice d’un terrorisme
politique. Je n’étais pas innocent des actes du « camarade lumineux de tous
les peuples », mais face à de bien plus grands coupables, dans ma patrie et
ailleurs, j’avais l’honneur d’être un combattant de la stratégie en marche
des travailleurs de tous les pays !
Tu vois, Claude, autant que ces déchirements que tu as décelés dans ma
vie, ce qui me rend malade à crever, et qui peut-être aura un jour ma peau,
c’est le découpage manichéen qu’à droite plus qu’à gauche on opère
souvent sur la vérité historique. Et sourdement en moi se désole la tendresse
quand je trouve ce sinistre équarrissage sous la plume d’un écrivain que
j’aime, et que loin de tout esprit de lèche, l’on ne peut comparer qu’à
Diderot, pour ses connaissances encyclopédiques, l’égalité et l’aisance de
son intelligence, son esprit de finesse et de système, sa sensibilité
joyeusement ouverte sur tous les âges et les contrées du réel et de
l’imaginaire.
Pourquoi ne peut-on, d’une part, imaginer le camarade Lénine dans la
joie et la douleur de son retour, dans son rire et ses larmes d’homme viril et
tendre, dans sa satisfaction devant les formidables réussites de l’URSS, et
aussi nom de dieu dans sa juste indignation à découvrir l’assassinat de
plusieurs de ses vieux compagnons de lutte et les autres perversions
bureaucratiques et policières des années de gestion stalinienne ?
Pourquoi, d’autre part, cher maître, parlant de l’URSS, ne doit-on
retenir que les ombres sanglantes que les erreurs de Joseph Vissarionovitch
Djougachvili ont projetées sur toute une période du processus de la
révolution d’Octobre ? (Sans minimiser aucunement les tares de Staline,
quel droit a-t-on, pour peu qu’on connaisse l’histoire tragique des hommes,
de taire que ce Géorgien avait aussi des mérites et a rendu d’insignes
services à l’émancipation de tous les peuples ?)
Enfin, pourquoi voiler le soleil léniniste qui permit aux peuples de
l’URSS, à partir de rien de sortir du sous-développement, de gagner la
Deuxième Guerre mondiale ; et grâce à des sacrifices, des prouesses, et à
des réalisations d’une portée universelle, d’élaborer, au milieu de mille
obstacles, les facteurs, les composantes d’une nouvelle civilisation qui
rassemble déjà les facultés de création de plus d’un milliard d’êtres
humains ? Si ce bilan-là n’est pas positif et prometteur, qu’est-ce qui l’est
en ce siècle de feu et de sang ?
C’est ce que j’entends par ne pas jeter l’enfant d’Octobre avec l’eau
sanglante de son bain. Si cet enfant-là avait été purement et simplement
noyé, comme tu le crois, il n’y aurait eu, sur la scène internationale, dans
l’état actuel du rapport des forces, aucun bastion en mesure d’aider des pays
comme Cuba, le Viêt Nam, l’Algérie, la Guinée, l’Angola, et bien d’autres à
réaliser chez eux, contre vents et marées, la bonne et fière décolonisation !
L’anthropologie spéculative, préconçue, sommaire qui, dans tous les
azimuts, domine souvent les analyses de notre temps, incline les hommes
des intelligentsias à ne considérer qu’un seul côté des choses : celui qui
convient le mieux à la conjoncture de classe du moment. Tout se passe
comme si la raison dialectique ne disposait pas, surtout depuis Hegel, Marx,
Engels, Lénine, Gramsci (et Sartre à des réserves près), d’une méthode,
d’une science des contradictions de la nature et de la société, aptes à nous
guérir à jamais des consciences et des jugements à tiroirs étanches de la
vieille logique scolastique !
Par exemple, Claude très cher, tu jettes dans le même sac toutes les
terreurs de l’histoire. Or il y a terreur et terreur, selon la classe au service de
laquelle elle fonctionne, et selon les fins et le rôle qu’on lui attribue. La
terreur versaillaise consécutive à l’échec de la Commune de Paris a été
autrement féroce et injuste que celle des jacobins de la Révolution
française. En Haïti, la terreur exercée par le général napoléonien Donatien
Rochambeau pour rétablir l’esclavage, bat d’une tête de girafe enragée la
terreur que dut lui opposer un nègre jacobin, le général Dessalines, pour la
première indépendance des Haïtiens.
Plus récemment, la terreur que notre Salvador Allende n’osa pas
appliquer contre ceux qui conspiraient ouvertement à la perte de l’Unité
populaire du Chili eût été un jeu d’enfant comparée aux brigandages nazis
des Pinochet. La terreur devant laquelle recula Sukarno eût sans doute
épargné à l’Indonésie la sauvagerie qui fit dans ce pays près d’un million de
victimes.
Nous autres poètes, qui luttons aux frontières de la nécessité et de
l’émotivité, nous aimerions, bien sûr, qu’il n’y ait pas de terreur du tout, ni
à droite ni à gauche, pour la défense des intérêts et des rêves de tous les
hommes. Mais, hélas, les antagonismes de classe sont de redoutables
réalités objectives, aussi vrai qu’il y a des cyclones et des tremblements de
terre, et la terreur ne disparaîtra de l’histoire qu’avec l’extinction des
classes. Et même après leur abolition, il faudra encore veiller, car il semble
que le progrès des sociétés n’est pas à l’abri des phénomènes de récurrence
d’un passé barbare. L’absolutisme stalinien est un de ces cas de brutal
retour en arrière…
Il reste toutefois que le socialisme – celui des faits, et non celui des
utopies et des passions, de par son métabolisme même, a, depuis la
révolution d’Octobre 1917, engagé l’évolution du monde dans la voie où la
terreur (blanche, rouge, noire ou verte), forme historique forcément
transitoire, cessera de jouer un rôle quelconque dans les relations humaines.
J’ose parier avec toi que les épreuves cruciales que l’URSS vécut sous
Staline compteront parmi les dernières vagues de terreur qui auront
assombri la terre avant l’âge de raison et de tendresse de notre espèce !
Pour un révolutionnaire, la terreur n’est pas et ne sera jamais une fin ni
un « axiome de fond » comme tu le fais dire à Ernesto Guevara. Dans une
révolution, la terreur quand elle a lieu répond à une nécessité douloureuse ;
c’est toujours un élément de la tactique, jamais un ressort de la stratégie. Le
Che le savait mieux que quiconque qui invitait ses camarades à « avoir
beaucoup d’humanité, un grand sens de la justice et de la vérité, pour ne pas
tomber dans un dogmatisme extrême, dans une froide scolastique, pour ne
pas s’isoler des masses. Tous les jours, il faut lutter pour que cet amour de
l’humanité vivante se transforme en faits concrets et en actes qui servent
d’exemple mobilisateur.
Tel était le principe d’action que le commandant Guevara vécut
jusqu’au martyr, et qui éclaire sa lettre sur « L’homme et le socialisme à
Cuba ».
Lénine, pour sa part, qui n’excluait pas non plus la morale de la
politique, fit un jour remarquer que « la conscience de la classe ouvrière ne
peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas
habitués à réagir contre tous abus, toutes manifestations d’arbitraire,
d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont
victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non
d’un autre1 ».
Le stalinisme (c’est-à-dire Staline et les contradictions sociales que ses
défauts personnels exacerbaient) viola les enseignements et la sagesse
exemplaire de Vladimir Ilitch, et dans l’application d’un programme juste et
hardi, eut recours à des méthodes empruntées au passé tsariste de la Russie.
Pour la réussite des plans quinquennaux, la violence administrative
l’emporta sur l’effort patient d’éclaircissement et d’éducation des masses.
L’accélération nécessaire du rythme de croissance industrielle aboutit à un
état de pervertissement moral et spirituel : la stalinisation, par la terreur, du
cœur et de la pensée, de la raison critique et de l’imagination du peuple.
L’économie planifiée entrait ainsi en contradiction avec ses superstructures
politique, juridique, morale, culturelle, avec les fins les meilleures de la
révolution, sans que pour autant ne fût compromis, quant à l’essentiel, le
contenu éminemment socialiste de l’émancipation des ouvriers, des paysans
et des autres couches du pays soviétique.
La violence bolchevique n’a donc pas été, en toutes circonstances,
uniquement celle de la justice et de la vérité. Qui peut le nier ? Mais de là à
faire de l’URSS la « projection russe » de l’enfer des Duvalier, c’est
extrêmement fort d’un café que je ne boirai pas avec toi. Sans être le
paradis sur la terre, on n’en est pas là, l’URSS où j’ai fait plusieurs séjours,
m’a semblé exactement l’inverse d’Haïti, dans le sens mathématique du
terme : l’URSS augmente en civilisation dans la même proportion que notre
pays papadoquisé diminue dans la peau de chagrin néo-coloniale que les
USA nous ont fabriquée sur mesure !
Dictature féroce pour rien-du-tout, le régime de Papa Doc relève
jusqu’à la folie de la terreur stratégique des contre-révolutions. Son
« goulag » n’est pas une île ou un archipel déshonorants qu’un retour aux
règles léninistes peut supprimer ; ce n’est pas une tumeur guérissable dans
un puissant organisme social capable de mobiliser des anti-corps pour tuer à
jamais le temps honteux des « goulags ». La papadocratie héréditaire,
désordre sanguinaire, est le point de non-retour du « goulagisme » sous-
développant…
Si les révolutionnaires du tiers-monde te paraissent abouliques aux
violations de la légalité socialiste, ce n’est guère parce que les horreurs
indigènes les auraient immunisés contre les horreurs exotiques. Les cris du
vent d’est sont parvenus à leurs oreilles. Mais plus souvent que des cris, le
vent d’est apporte aux peuples démunis de bonnes nouvelles : travail, pain,
toit, médicaments, alphabet, tracteurs, vitamines, jouets, souliers,
vêtements, écoles, stades, techniques, armes et mille autres supports
matériels de l’identité et de la liberté des ci-devant damnés de la terre !
Te voici qui pousse des cris d’indignation : « L’homme ne vit pas
seulement de pain et de fusil ! Que fais-tu des libertés démocratiques et
personnelles ? »
Dans les sociétés où les partis des travailleurs gouvernent toute la vie
sociale, on organise, en priorité, les conditions objectives du bonheur et de
la liberté : celle-ci n’est plus un gros nuage qui ne crève jamais au-dessus
des têtes enflammées des opprimés ; elle est vigoureusement articulée aux
structures de solidarité et de fraternité qui se développent à la place des
scandales archaïques du capitalisme, afin de rompre les vieux circuits
d’oppression que l’individualisme, le racisme, l’égoïsme de classe avaient
implantés dans la vie effroyable de nos populations. C’est concrètement la
liberté de gagner sa vie, de manger à sa faim, d’aller à l’école et à
l’université, d’être admis à l’hôpital sans aucun frais, de se donner des
loisirs sains, d’avoir un logement décent, de se développer le corps et
l’esprit, etc. Ce sont là des libertés sociales, des libertés pratiques, dont la
somme assure une souveraine sécurité à tous. Les régimes du passé les ont
garanties uniquement à une faible minorité de privilégiés. Les fameux
principes abstraits de « Liberté, Égalité, Fraternité » n’ont jamais confié des
messages de joie aux vents que l’Ouest souffle sur nos terres. Ils ont
toujours été pour les colonies une vaste et très cruelle duperie. Le
socialisme, lui, a le mérite d’innover : il met en route un processus appelé à
faire la synthèse de la libération économique et de l’émancipation des
facultés culturelles des peuples ; le socialisme, pour la première fois dans
l’histoire, rend les structures élémentaires de la liberté vivables et vécues
par tous dans l’égalité économique et raciale.
Quant aux autres formes de liberté, qui ont coûté aussi énormément de
sacrifices et de sang versé à de multiples générations de combattants :
liberté d’expression et de pensée, libre participation de chacun à des débats
sur des problèmes d’intérêt commun, en politique, dans la culture, la presse,
l’art, la littérature, la vie sexuelle, il faut apprécier leur imprescriptible
exercice dans le contexte des luttes de classes. Ce ne sont pas les
communistes, mais bien avant eux, les bourgeois de 1789 qui donnèrent au
monde le principe : « Pas de liberté aux ennemis de la liberté ! » Ici ta
pétulance de lion primesautier des lettres françaises bondit sur moi : – En
société socialiste, que devient la liberté pour les amis de la liberté ?
Dans un franc jeu avec toi, je mets très sincèrement cartes sur table : en
général, sans uniformiser (car d’un pays socialiste à l’autre, il y a des
différences dans les situations), mon opinion est que les pouvoirs
prolétariens ont eu ou ont encore, à des degrés divers, dans la limite
variable des règles établies, souvent du mal à dépasser le système de
contrainte, de restriction ou même parfois d’abolition cavalière des libertés
individuelles dans la vie des amis ouvriers, paysans, intellectuels, de la
liberté !
Ce problème n’est pas simple. Il est plutôt extrêmement compliqué.
Une approche honnête et exhaustive de sa complexité devrait prendre en
considération tout un ensemble enchevêtré de faits objectifs et subjectifs,
composites, comportant des nuances dans chaque cas particulier. J’ose
avancer quelques-uns de ces facteurs déterminants : maintien des exigences
du temps de l’encerclement capitaliste de l’URSS ; hypothèque difficile à
lever du passé stalinien ; intoxication et diversion idéologiques d’ennemis
toujours à l’affût des moindres faux pas des communistes ; absence de
traditions démocratiques ou de conscience marxiste et léniniste fortement
enracinées chez les masses elles-mêmes ; inégalité des niveaux culturels
dans les populations ; lourd héritage de l’analphabétisme et du sous-
développement psychologique ; force d’inertie des habitudes et des idées
reçues de la formation sociale antérieure ; influence non négligeable de
mythes religieux, de fétiches et de dogmes anciens ; poids des arguments
d’autorité plus séduisants quelquefois que ceux de l’intelligente persuasion,
etc.
La société socialiste est un organisme vivant, avec des difficultés, des
conflits, des contradictions non antagoniques, des passions, des erreurs et
des dissonances passagères entre les principes et la conduite des êtres
humains. Cependant la solution de ces problèmes n’a rien d’un mystère
indéchiffrable, ce n’est pas la quadrature du cercle ! La vie fait un saut
qualitatif qui repose sur un « axiome de fond » : la liberté et le bonheur
bien ordonnés commencent par ceux de tous (et non plus, égoïstement, par
le bonheur et la liberté de quelques-uns, comme les conçurent les
vénérables juristes de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen…).
Quand on n’analyse pas de sang-froid, avec rigueur et probité, les
questions du retard de la conscience socialiste sur les faits en plein essor de
l’économie, face au décalage décelable entre le faire économique,
égalitaire, sécurisant, désaliénant, couronné de succès, et, par ailleurs, le
faire politique ou culturel souvent grevé d’anomalies et de limitations, on
risque de conclure précipitamment qu’il s’agit là d’une équivoque
organique ou d’une tare congénitale du système de vie propre au socialisme.
En réalité, il y a inégalité de développement – et nullement contradiction
absolue – entre les libertés pratiques de la collectivité et les libertés de
l’individu.
Aujourd’hui, dans notre mouvement mondial, sous la direction des
partis communistes hautement préoccupés par ces problèmes, des forces
sont en travail non seulement pour approfondir tout ce qu’il y a de valable
dans l’héritage des libertés de la « démocratie bourgeoise », mais pour
élaborer, avec l’audace du marxisme-léninisme, des valeurs originales,
proprement socialistes de la liberté !
Dans ce combat d’intérêt universel, épineux et risqué, où l’URSS,
depuis 1917, avec plus d’actions d’éclat que de graves mécomptes, précède
tout le monde, la Cuba de Fidel Castro remporte également des succès
décisifs. Le temps du socialisme, dans son irradiation, est donc aussi
irréversible que le temps physique ou physiologique. Noble, belle,
pathétique est cette histoire qui conduit dans la lutte à la fusion dialectique
des intérêts et des désirs inassouvis de liberté de tous les êtres humains.
Nous disons bien lutte : perfectionnement continu de l’idéal, agonie des
pouvoirs levés avant les coqs pour embellir sans fin l’identité des peuples et
unifier les éléments de leur bonheur.
Humble militant de ce processus de création unitive, en poète et en
homme du feu politique, j’écoute toutefois chaque nuit le conseil de
quelques vieux philosophes pas si idéalistes qu’ils en ont l’air : « Gardez
vos lampes allumées, car la liberté – de même que l’amour ou la tendresse –
ne vient pas à ceux qui dorment. »
Claude Roy, vieux frère, ainsi éveillés à notre charrue d’écrivains, je
nous souhaite d’ouvrir de lumineux sillons, à l’aube, en vérité, vers le même
horizon.
Cordialement tien.
RENÉ DEPESTRE
La Havane, le 7 décembre 1975
1. Cf. Lénine, Œuvres choisies, Que faire ?, t. I, p. 229 (éd. Moscou) (souligné par V. I. Lénine).
Images d’une anti-autobiographie
SOUVENIR D’ADOLESCENCE
À Alga Elissagaray
L’AILE DE L’ENFANCE
À Fayad Jamis
POUR L’ARBRE
À Aimé Césaire et Michel Leiris
LA CORDE
À Ugné Karvelis
et Julio Cortázar
LE CHAMP VIERGE
NOTRE-DAME DE LA ROSÉE
À C. K.
ÉROS ET RÉVOLUTION
(PETIT MONTAGE POUR SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION)
Lève-toi
Et parle au monde
Camarade Éros
Toi qu’on a gardé
Plus de vingt siècles en prison.
Ton fusil dans une main
Ton droit à l’orgasme dans l’autre
Cours tout nu vers le soleil
Lève tes barricades
Fais ta révolution !
6
Nous on veut Éros
Laissons la peur d’Éros
Aux assassins de la liberté d’Éros
Comme le pouvoir
Éros est au bout du fusil
Éros aime la révolution
La révolution aime Éros
Vive Éros Vive la Révolution !
VATICAN VII
À la sœur Teresa
Et que tu es 11 et moi 24
Qui sont les chiffres d’une révolution
Qui nous protège et nous fait du bien
Et qui nous rend maîtres de nous-mêmes
Et de tous les mystères qui nous entourent !
Tu es 24 et moi 11
Et nous partons de la même lumière
Nous sommes l’unité joyeuse
Du ciel et de la terre
Nous sommes de la même tempête
Nous avons eu la même enfance
Nous sommes les enfants terribles du plaisir
Et nous défendons avec des cris de joie
Ce secteur marin de la dignité !
LA MÈRE-OISEAU DE LA LUMIÈRE
En souvenir d’Elio Vittorini
dans sa Conversation en Sicile
« Seigneur
Quel que soit celui qu’elle allait appeler
et qu’elle n’a pas appelé (et peut-être ce
n’était que personne
ou c’était quelqu’un dont le numéro n’est
pas dans l’annuaire de Los Angeles)
réponds, Toi, au téléphone1 ! »
— Allô ! Allô ! Je voudrais parler
Avec le Fils de l’Homme !
— Allô oui ! C’est moi, je vous écoute !
— Seigneur, peut-être mon nom
Ne vous dira rien : Je suis Marilyn Monroe,
Actrice de ciné, vous m’écoutez ?
— Oui, j’écoute, madame !
— Seigneur, vous êtes
Mon dernier metteur en scène,
Mon dernier photographe,
Le dernier poète de ma beauté.
Donnez-moi un rôle dans n’importe
Quel film que vous tournez au ciel.
Ayez pitié de moi !
— Madame, madame !
— Allô ! Vous m’écoutez ?
— Je disais que vous êtes
Ma dernière caméra :
Regardez-moi telle que je suis
Toute nue à vos pieds de miséricorde !
Vous connaissez mon histoire, n’est-ce pas ?
— Euh, ma foi, votre histoire, madame
Bien sûr, je la connais…
— Peu importe que vous l’ayez suivie ou non.
Me voici devant vous. Moi-même je ne sais si
J’existe vraiment ou si je regarde s’agiter
Sur un écran une certaine Marilyn Monroe !
Vous qui voyez tout, aidez-moi à me reconnaître
Parmi les centaines de visages de moi
Qui circulent dans la nuit du monde !
— Qui êtes-vous Marilyn Monroe ?
— Vous aussi vous faites la rituelle question
Qui mille fois m’a été posée à la télévision
Et chaque fois j’étais une autre femme.
Je suis tous mes rôles et aucun d’eux.
C’est pourquoi je cherche mon vrai destin
Dans un film que Vous seul pouvez tourner.
Chacun m’a fabriquée selon son caprice,
Sans égard pour mon passé, mon enfance.
Chacun a dans sa tête une Marilyn
À livrer toute chaude au public vorace !
Personne n’a soupçonné une Marilyn
Avec une guerre civile dans son cœur !
Vous m’écoutez, je vous ennuie, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Continuez, miss Monroe !
— Un jour quelqu’un a découvert
Que mille seins se sont réveillés dans mes seins,
Que mille jambes marchent dans mes jambes
Et mille cuisses dans mes cuisses montent
À l’assaut des meilleures terres de la vie.
Alors j’ai été livrée nue à l’écran.
J’ai été vidée de moi-même et distribuée
En milliers de copies sur le marché.
Et pendant des années comme une folle
J’ai en vain couru derrière une petite fille
Qui avait été violée, qui avait débuté
Dans un magasin de province avec
Dans ses seins la vocation d’un grand poète
Et qui portée de bras en bras d’hommes
Avait fini par atterrir dans un studio
D’Hollywood où une fois pour toutes
Elle a été emmurée dans un mythe glacé,
Loin de son sang né pour planer très haut
En compagnie des grandes ailes de la beauté !
Maintenant seigneur après la psychanalyse,
Les grands voyages, les drogues, les tranquillisants,
Les mariages, les safaris et les scandales au whisky,
Après les conférences de presse, les notes
Extravagantes d’hôtel, les photos nues
Dans les magazines, les tristes coucheries à quatre
Ou à sept et d’autres frivolités qui tuent les femmes
Maintenant seigneur je cherche seulement
De paisibles soirées sans maquillages,
Sans programmes de télévision,
Sans autre cinéma que les pauvres
Images de ma beauté vaincues sur vos genoux !
— Madame vos paroles d’étoile perdue
Ont résonné au fond de mon âme même.
Ce que j’ai à vous dire va peut-être
Beaucoup vous blesser, mais c’est la seule
Vérité qui reste sous les ruines de mon ciel :
Moi aussi j’ai traîné au long des siècles
Une soif infinie d’amour et de tendresse
Et en retour ce que j’ai reçu du monde
C’est aussi un rôle de grande vedette.
Ma religion d’amour est en ce siècle de feu
Une superproduction sans fin
Et mes temples sont des milliers de studios
Où les intérêts des trente deniers de jadis
Dans les mains de milliers de 20th Century-Fox
Se comptent en millions de dollars grâce
Aux actions sur le pétrole, le cuivre,
Le coton, la bauxite, l’étain, le café,
Et sur les petites filles innocentes
Qui ont le malheur d’être comme vous madame
Une mine à ciel ouvert braquée sur le sang
Terriblement asoiffé des hommes !
Je suis par le sperme qui court : CHRIST AND CO !
Je suis un gros actionnaire de compagnies.
J’ai des mines, des banques, des plantations et des centrales sucrières,
Et depuis longtemps le fameux fouet
Qui chassait les marchands du temple
S’est tourné avec rage vers le dos nu
Des paysans et des ouvriers de tous les pays !
Je veille aujourd’hui sur la caverne des voleurs.
Je suis l’un de ceux qui vous ont volé
Votre enfance, et les petits secrets
Que sur de tièdes collines vous avez
Partagés avec les fleurs et les papillons.
Et plus tard j’ai volé votre virginité
Et les autres légendes de l’adolescence
Et plus tard vos baisers de jeune femme
Et ce cri lancinant de vos entrailles
Qui réclamait le feu solaire d’un enfant !
Je suis le Metteur en scène
Du plus fantastique ciné de l’histoire :
Je suis un long métrage plein de vastes
Projets d’achat et de vente de terrains
Qui seront lotis jusque dans la lune !
Je suis le dieu sanglant des monopoles !
Mes tendres bras du fleuve Jourdain
Qui ont tant hâlé les chalands des poètes
Frappent maintenant à la fois par l’épée
Et par des fusées nucléaires
Et par les armes les plus modernes
Du mensonge et de l’hypocrisie.
Maintenant quand j’assieds
Sur mes genoux une jeune femme
Que la vie a beaucoup piétinée,
Loin de sécher ses larmes avec
La douce éponge de la miséricorde
Je pointe mon étrave vers la soie
Qui chante au plus vif de son corps
Où mon sang prend de belles actions…
Allô ! Allô ! Ne quittez pas !
Allô ! Je n’ai pas fini ! Allô !
Ne quittez pas, Marilyn, Marilyn !
.........................................................
Je sais je sais
Il y a les initiales du Ku Klux Klan
Brodées sur mon oreiller
Je sais je sais
Il y a mon absence au mariage moderne
Du ciel et de l’enfer
Je sais je sais
Il y a mon absence plus scandaleuse encore
Dans le dernier train de la technologie :
Mon absence dans le module lunaire !
Je sais je sais
Il y a ma vision satanique du coït mes grandes
bourrasques affectives !
Je sais je sais
Il y a ma joie aux pattes de brasier
Ô mon état de grande santé américaine
Ô mon état d’heure verte de la liberté !
Je flambe je volcanise
Je cyclone je typhonne sous vos fenêtres
Mon demain est un séisme qui pousse bien
Mon demain est un Grand Minuit aux socs marins
Mon demain est la patience des arbres fruitiers
Je charrie des tornades bien miennes
Je suis le nombril du sel marin
Je suis la première traversée du silex
Je suis le cri bien aiguisé de l’aigle
Je suis le feu et son degré zéro
Je suis l’été le plus rouge de la création
J’avance à l’extrême pointe de mes racines
À l’heure où les marées sont soudées à mon âme
J’ai un téléphone direct avec le Dieu des Blancs !
SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION
Et je te papa
Je te doc
Je te papa doc
Je te papadocquise
Je suis un doc-107
Je suis le plus bel âge
De la pierre taillée.
Au bout de la nuit
Des cent léopards bleus
Il y a Papa Doc
Au bout du Big Stick Policy
Il y a Papa Doc
Au bout du Bon Voisinage
Il y a Papa Doc
Au bout du Point Quatre
Il y a Papa Doc
Au bout de l’Alliance contre le Progrès
Il y a Papa Doc
Au bout de la Grande Société
Et de son Grand Hôtel de l’Abîme
Il y a Papa Doc !
Et je te pa
Je te docpa
Et je te padoc
Je te papadocquise l’anatomie.
LA ROSE EN FLAMMES
À Livia Gouverneur
LE COMMANDANT ET LA MER
À
À Onelio Jorge Cardoso
POÈTE À CUBA
À Claude Couffon
POÉSIE ET RÉVOLUTION
La poésie a remplacé
Sur toutes les collines
Les anciens pouvoirs de l’enfance :
Le papillon et l’abeille
Qui partagent la même fleur
Avec la libellule et la guêpe.
Ma panthère noire,
Me voici fasciné par le bel animal
Carnivore que tu fais sur les photos
Et je laisse tout tomber pour suivre
Comme un apôtre les colonnes de miel
Enflammé qui montent de ta beauté.
Je sacrifie ce qu’il y a de plus tendre
Dans mon esprit et ma chair : je donne
Tous les poèmes et les femmes que j’ai
Aimées pour qu’un destin de panthère
Recouvre aussi de bonne et belle nuit
Mon courage et ma sagesse d’homme.
Ma panthère noire,
Je jure par tes griffes
Et par ta façon d’enseigner aux Noirs
La nouvelle philosophie : le devoir
De tout révolutionnaire c’est l’usage
Violent que tu fais de ton savoir
Et même si tes juges te livrent soudain
Au plus féroce gaz de leur civilisation
La révolution dans ton pays aussi
Aura des fenêtres et des voiles sur la mer.
Ma panthère noire,
Tu n’es pas un sujet de thèse
Ni un beau discours à la Sorbonne
Mais à toi seule tu es tout un Viêt Nam
Tu es la bombe légendaire que les mille
Mains lyriques de la liberté déposent dans
Les draps impurs du Grand Défi nordaméricain.
L’avenir de la culture, c’est toi,
Encore toi l’avenir du baiser
Comme de l’économie politique :
Né en 1704, tu es
L’un des pionniers du dictionnaire raisonné
Des sciences, des arts et des métiers,
Tu es à San Cristóbal de La Havane
Conseiller de d’Alembert et de Diderot,
Tu es un fabuleux poisson exotique
Dans l’eau de leur grande encyclopédie
Et à 58 ans face aux Anglais
De l’amiral Sir George Pockock,
Tu tombes un soir à Guanabacoa
Dans les milices de Pépé Antonio
Lors de la première charge à la machette
De l’histoire de Cuba.
Né en décembre 1904
D’un père français et d’une mère russe,
Il n’y a pas plus andin
Ni plus havanais que toi :
Inca-Carpentier,
Homme du Macchu Picchu et du Popol-Vuh,
Audacieux guajiro de Caracas,
De Pointe-à-Pitre et du Cap-Haïtien,
Maire créateur de Santa Mónica de los Venados
Et de maints autres royaumes de ce monde,
Tu as pris la parole aux Caraïbes
Pour traîner l’écriture ainsi qu’une charrue,
Bœuf-Carpentier de nos rêves
Et de nos plus incandescentes réalités !
Tu es aussi le poète
Des bonnes terres du cheval et du chien,
Le poète qui découvre l’alphabet
Jusque dans les yeux des calcédoines,
Le visionnaire du bois et du cuir,
Du verre et de la poterie au four
Et de la peau tendue de nos tambours,
Tu sais les sons et les mots vierges du feu
Qui tirent de l’ombre et du froid américains
Des prodiges qui nous font voyager vers la vie.
LE PETIT ZOO
À Nicolas Guillen, directeur du Grand Zoo
Au Petit Zoo
On peut voir seulement
De petits animaux
Comme le Préjugé Racial, rongeur
À la carapace osseuse, armé
D’incisives longues et effilées.
Il s’attaque surtout aux Nègres.
Le Petit-Fils-de-Putain, qui
Aime le fumier et les endroits humides.
Avant la Révolution il se nourrissait
Des restes que laissaient les grands fauves
Connus sous le nom de Sociétés Anonymes.
AVIS
PETIT ZOO DE LA HAVANE
Camarade Roque,
Un de tes frères d’Amérique m’a dit :
« Ne t’en fais pas, tu verras,
C’est une blague de Roque,
Le dernier pain frais de son humour
D’homme qui a la Grande Ourse à son front ;
En ce moment même, au fond d’une maison
De province, à des jeunes filles
Et à des enfants qui rient aux larmes,
Il mime comment chacun réagit
À la nouvelle de la mort de Roque Dalton… »
I
DANS UN MIROIR DU XXe SIÈCLE
II
HISTOIRE D’UNE TEMPÊTE DE SABLE
III
LE GÉANT ATELIER SOVIÉTIQUE
IV
LA PROSE AMÈRE D’UNE LONGUE NUIT
Tu découvres épouvanté
La face obscure de ta révolution :
Tu écoutes ton sang
Tomber goutte à goutte
Dans une Volga de sang
Qui emporte dans la nuit
Parmi des arbres et des animaux morts,
Des yeux, des bras, des vies et des rêves
Arrachés à la chair vive du léninisme !
« Il n’y a pas de détresse plus grande que de se trouver dans la prison d’un
pouvoir pour lequel je me suis toujours battu ! »
« Je n’ai pas trahi Lénine. Je n’ai pas trahi le Parti. Je n’ai pas trahi la
Révolution. Un serpent de feu s’est enroulé autour de mon destin. Je vais
mourir pour la vérité de toute ma vie. L’avenir sera communiste ou il ne
sera pas ! »
Ta patience a soudain
Toutes ses dents brisées ;
Ta patience reçoit des coups
De pied dans ses organes génitaux ;
Et ta patience se change en glace :
Ta patience est une immense Sibérie
Sous les ruines de son propre soleil !
« Mes aveux m’ont été suggérés par le juge. Pas un seul mot du procès-
verbal n’est sorti de ma bouche. Même mon nom au bas du procès-verbal
m’a été dicté. Je suis un fidèle disciple du camarade Lénine. Je vais dans la
mort le rejoindre. Sa tendresse géante fera bien une petite place pour moi à
ses côtés ! »
V
LE TROISIÈME FILS DU MONDE
Hommes-café hommes-cannes
Hommes-pétrole hommes-cacao
Hommes-diamant hommes-minerai
Hommes-coton hommes-riz
Hommes-infra-hommes nous venions
Au monde pour être empilés
Entassés pesés et exportés.
Cuzco et Palenque, Zimbabwe et Ifé
Le Bénin Bagdad Angkor Louqsor
Lao Tseu le Rig-Veda le Popol-Vuh
Étaient des dieux tremblants de froid
Qui régnaient sur nos genoux brisés.
VI
CHANT DE LA SEPTIÈME INTERNATIONALE
3. Brest-Litovsk : traité de paix passé séparément avec l’Allemagne, que Lénine signa pour le salut de la révolution
d’Octobre 1917. (N.d.A)
4. « La Nouvelle Politique Économique signifie une lutte à mort entre le capitalisme et le socialisme, une lutte selon le
principe : qui vaincra qui ? » (Lénine).
En état de poésie
(1980)
Prélude
L’ÉTAT DE POÉSIE
L’état de poésie est commun à tous les hommes, mais le jour où il doit,
sous les insultes et les pierres, se retirer d’un peuple ou d’un individu, il
laisse derrière lui des varechs et des cétacés en putréfaction, des ossements
frais d’hippopotames, des langues mortes sous la hache d’un bourreau, des
tonnes de serpents à hélices, des cadavres avancés de danseuses étoiles, une
fosse à croquer les sinistrés de l’universelle vacherie !
Mon état de poésie ne laisse pas de répit aux lampes qui refusent de dire
bonjour chef à mon minuit à tête de bœuf ! Est-ce ma faute si un puits de
pétrole s’est mis soudain à voir rouge en moi ? À plus de cinquante ans,
loin de prendre du ventre et de la fourberie, loin du double menton et de la
double conscience, une passion océane déplie hardiment sa jeunesse au ciel
de mes couilles ! Haro sur les lieux saints de l’horreur sans noyau qui a pris
aux dents le mors du grand nègre jaune qui rythme chaque matin le pouls
déréglé du monde !
*
Une autre fois, toujours en mon statut de magie bleue, au temps où l’on
avait mis une paire de nageoires à mes malheurs d’homme, je vécus sous la
mer l’espace d’un automne, si près de l’empire des pieuvres et des bêtes
marines à cornes, qu’à cent soixante-dix-sept ans de distance, j’ai encore un
système magnétique qui sait changer en petit réchaud de camping les
volcans carnassiers de la chrétienté !
L’état poétique possède plus d’une saison d’aigles à son arc pour bercer
ses noirs phanérogames à plus de mille mètres au-dessus des intempéries
homicides du siècle. Ah, ah, ah, tu n’as plus une goutte d’acide sulfurique à
ton moulin d’ancien esclave, plus une pincée de poison-makandal sous ton
oreiller de feuilles sèches, plus l’ombre d’un couteau-digo dans tes jours qui
voyagent à dos de menfenil en cage !
C’est ce qui fait la roue dans vos têtes, espèces de macaques sans
miséricorde ! Je ferai des cravates de chanvre avec les varices de vos
jambes des colonies ! La corde de pendus porte bonheur aux croisés de
l’antipoésie. Mon four de Caliban n’est inscrit sur aucun registre d’état
civil. Il n’a jamais mangé sa farine au râtelier des baptistères. Ni saoulé ses
incendies de nègre à grandes rasades de vin d’église ! Le tonus de mes
serres est aussi neuf et frais qu’au temps du premier baptême décolonial
administré aux gaillards musclés de saint Ignace de Loyola !
MÉTAMORPHOSES DE L’AN 77
UN HÉRITIER DE CHARLOT
LE POÈTE
(Imité d’Emily Dickinson)
LA CONQUE MARINE
RAGE DE VIVRE
UN CAS CURIEUX
LE FOUR DE CALIBAN
Me voici
Caliban
l’homme-four de la Caraïbe
je jette au feu les mythes
les faux trésors, la maison en
bois-tempête de mon ennemi,
le voleur d’âmes et d’Indes occidentales !
Nos îles et nos femmes dansent
autour du plat qui porte sa tête
couronnée de persil et de céleri !
Nous buvons chantons dansons rions
nous marronnons au four le temps de Prospero !
FER À REPASSER
Cette année-là
un fer à repasser
était un bon compagnon
pour l’homme seul que j’étais
mes émotions grâce à sa bonté
restaient nettes et lisses
comme les draps d’un couple défait.
POÈTE EN OCCIDENT
ÉPITAPHE
CHRIST AND CO
BLUES EN AUTOMNE
L’ÉPONGE ENCHANTÉE
L’ARTIBONITE
LOIN DE JACMEL
PANNE D’ASCENSEUR
Être poète
c’est d’avoir honte
à toutes les joues
qui ne peuvent
rendre les coups.
La poésie, c’est
quand une révolution
donne soudain des ailes
aux nègres aux tortues
des dents aux coqs
des pattes et des nageoires
aux cerfs-volants errants
de l’Histoire.
La poésie, c’est
le pouvoir de vivre
et de voler jusqu’à la Grande Ourse
dans l’éclat d’un brin d’herbe.
On est poète
quand on a des pieds
à donner sans repos
aux bonnes nouvelles
de la tendresse.
IDENTITÉ
À François Hébert
KARL MARX
L’ÉTOILE DU CHE
Vive la Révolution !
Vive la Révolution !
ALBERTO JUANTORENA
Qu’ils sont beaux sur les pistes les pieds de l’homme jeune
qui ouvrent des sillons aux poètes et aux chameaux !
Fils-météore de ton île ! Juantorena
aux larges pieds volants ! Tu es
un mât de navire qui d’un coup d’ailes
se lève et s’ouvre comme un parachute
au-dessus des nuages et des conneries du siècle.
Que de rivières il faut pour un seul Juantorena en route vers la
mer !
PABLO NERUDA
POÈME D’AUTOMNE
À Juana-María
*
Cette année-là Barbara la tendresse
fut plus belle en octobre qu’en février
ce fut un étoilement vainqueur il neigeait
sans arrêt sur ses grandes ailes d’automne
mais l’usine de ses rêves rayonnait
via satellite je transmets ce soir
sur des ondes lyriques le soleil
et le conte de ses voyages dans nos yeux.
Paris-Lézignan-Corbières
Au matin de la négritude
(1990)
Préface
par Georges-Emmanuel Clancier
1
Léon Gontran Damas je t’écris
de la même façon qu’on naît
dans une maison triste et basse
sous des amandiers de Guyane.
Je t’écris au temps du corossol.
Je t’écris en équilibre entre
la détresse et l’espoir des nègres.
Sur l’écorce d’un papayer je t’écris
dans la sève qui meurt et qui pousse
en sœur du mimosa de mon jardin !
LA MACHINE SINGER1
1. Ce poème figurait également dans Poète à Cuba (1976) et l’Anthologie personnelle (1993) d’où nous les avons
supprimés. (N.d.É.)
Postface
par Pino Mariano
II
L’HEURE DE CUBA
À Loleh Bellon
À Claude Roy
Il est huit heures du matin
à mon bracelet-montre des Corbières.
ADIEU À LA RÉVOLUTION
À Roger Gaillard
BULLETIN DE SANTÉ
À Madeleine Gobeil
POÉSIE ET RÉVOLUTION
RENÉ DEPESTRE
Lézignan-Corbières, 15 juin 1992
2. Octavio Paz, L’Autre Voix, poésie et fin de siècle, « Arcades », Gallimard, Paris, 1992.
Poèmes en retard sur la mer caraïbe
MÈRE CARAÏBE
LE MÉTIER À MÉTISSER
À Michel Conil-Lacoste
GRÂCE À LA MISÉRICORDE
À Juan Carlos Langlois
Artisan gemmeur
j’incise l’écorce de mon époque
j’ouvre en tremblant le sapin bleu de la miséricorde :
pas une seule goutte de tendresse
ne m’attend à la descente du bateau, de l’avion ou du
train.
Qui a tué la tendresse
dans les yeux sans boussole du monde ?
BOUCHE DE CLARTÉ
À Henri Michaux qui aima ce poème
Enceinte de chansons
enceinte de tendresse
dès mes premiers pas d’enfant
ma bouche tient des propos
qui scient la lune en deux.
4
Ma bouche de poète
pleine de présages
dit aux humains
la peine d’un monde
à s’ouvrir les veines !
Paris, 1947
LA CORDE1
AUTOPORTRAIT EN AUTOMNE
À Antoine Gallimard
UN RETOUR À LA MAISON
À Félix Morisseau-Leroy
1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé intéressant d’en offrir une version
postérieure sensiblement différente. (N.d.É.)
Homo spirituals
pour hommes de bonne combustion
STENDHAL EN LIBERTÉ
À Alain Bosquet
au nom de la liberté
qui faisait rêver le monde de 1783,
l’espoir en 1883 avant l’univers
enfin stendhalien de 1935
et qui l’aura été plus encore en 1983
(et qui le sera toujours plus en l’an de grâce 3083 !).
1
Un décembre éclairé de tendresse et de rêve
la magie d’une femme-jardin de Paris
conduit doucement mon temps des îles
jusqu’à la splendeur des jardins créoles à la Gauguin.
Né en 1704, il est
l’un des pionniers du dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers,
il est à San Cristóbal de La Habana
correspondant de d’Alembert et Diderot,
il est un fabuleux poisson exotique
dans l’eau de leur grande Encyclopédie
et à cinquante-huit ans face aux Anglais
de l’amiral sir George Pockock,
il tombe un soir à Guanabacoa
dans les milices de pépé Antonio
lors de la première charge à la machette
de l’histoire de Cuba.
Né en décembre 1904
d’un père français et d’une mère russe
il n’y a pas plus andin
ni plus cubain que lui : Inca-Carpentier,
homme du Macchu Picchu et du Popol Vuh,
audacieux guajiro de Caracas,
de Pointe-à-Pitre et de Cap-Haïtien,
maire fondateur de Santa Mónica de los Venados
et de maints autres royaumes de ce monde,
il a pris la parole aux Caraïbes
pour traîner l’écriture ainsi qu’une charrue,
bœuf-Carpentier de nos rêves d’enfants
et de nos plus incandescentes réalités.
Au temps où la connerie
se déguisait en planche de salut
Mário lui résista sur terre
en mer et dans les airs.
Le bois de sa table de travail
lui enseigna le pouvoir d’habiller en bleu
le désespoir des mots-feuilles de la forêt.
Je me souviens encore :
en plein Paris des années quatre-vingt,
on fit passer un jeune goyavier des îles
avant le délégué d’un vieil empire du Nord,
on planta un flamboyant royal
en lieu et place des directeurs
d’une conférence générale.
On confia des missions de rêve
aux arbres-frères de notre enfance
si fiers et si libres dans leur allure
d’éternels étudiants : ces essences amies
firent fête aux acacias
et aux platanes de la place de Fontenoy.
1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé pertinent d’en offrir une version
postérieure remaniée par l’auteur. (N.d.É.)
La rotation du réel merveilleux féminin
SOUVENIR D’ADOLESCENCE1
RANÇON DE L’INFIDÉLITÉ
SÉPARATION DE CORPS
Du jour au lendemain
mes yeux ont vieilli de mille ans
mon ouïe est sourde aux chants du matin
l’odorat ne distingue plus l’arôme
du café frais de l’odeur des vieux dossiers.
Mon goût échappe aux délices des fruits
et à toucher la papaye de l’acte d’amour
le froid austral prend d’assaut mes mains.
CÉLÉBRATION DE MA FEMME
À Nelly
On t’appelle Femme,
mon copain au printemps
des concepts et des mots,
ton nom de baptême est Ange-des-mers,
ton nom de bataille au lit
veut dire en chinois :
table-d’émeraude-qui-multiplie-la-braise
sous-la-neige-des-travaux-et-des-jours !
À la tombée de la nuit
bien au-delà des fuseaux horaires
le monde entier sent le pavot
l’élog-naam ou l’héroïne
le strong-sugar ou le chanvre indien.
La saine odeur de cacao et de café
recule de honte et d’effroi devant
l’herbe aux mille noms de guerre
qui détraque la vie en société.
Dieu de la sécheresse
et des incendies de forêt,
dieu des désastres nucléaires,
dis-nous à quel saint de ton ciel faut-il
que je voue les sept jours de la semaine ?
ÉPILOGUE
1. Ce texte a été initialement publié dans le recueil Poète à Cuba. Nous avons jugé utile de proposer cette version
ultérieure, sensiblement différente. (N.d.É.)
Un été indien de la parole
(2002)
Les textes rassemblés dans Un été indien de la parole ont également été
publiés dans d’autres recueils : « Nostalgie » dans Journal d’un animal
marin (1964) ; « Haïti à la dérive » et « Lettre au poète Léon Damas » dans
Anthologie personnelle (1993). Ce dernier poème figure également dans Au
matin de la négritude (1990). (N.d.É.)
Lézignan-Corbières, 12 décembre 2000
Monsieur Yves Piquet
Plouedern
Je vous remercie d’avoir bien voulu me faire parvenir le beau livre d’artiste que
vous avez réalisé avec les poèmes de Pierre Torreilles – poète que j’admire – mon
voisin Languedocien de Montpellier.
Je ne sais pas si Bernard Ascal vous a parlé de la réticence que je manifeste dès
qu’il est question de m’entraîner loin de mon pupitre solitaire de nomade enraciné
dans la France profonde. Je deviens rétif, voire rebelle, sitôt que je sens s’approcher
un joug différent de celui que j’impose à mon travail, ou sitôt que je risque de
succomber à quelque effet de groupe, associatif ou autre (colloque, débat d’écrivains,
festival culturel ou animation vaine du même nom, etc.).
J’ai résisté à la proposition de B. Ascal de mettre en musique mes poèmes. Il a
fini toutefois par avoir mon consentement, à condition de ne pas m’inciter, à un de
ses spectacles, à monter sur une estrade. Avec vous un tel risque n’existe pas. Vous
n’attendez de moi aucune forme de participation « publique ». Je n’ai pas de liste
d’éventuels lecteurs à vous proposer. Seul reste le fait que je me sentirais honoré de
vous voir m’associer (librement) à votre talent de peintre…
Vous me demandez de vous confier un titre pour « ce futur ouvrage ».
D’habitude les titres de mes recueils de poèmes sont profondément liés au contexte
psychologique, émotionnel, esthétique, qui accompagne leur ponctuelle écriture. Les
textes que vous avez retenus ont été écrits à des époques différentes, dans des
contextes dissemblables. Votre libre choix échappe à la postulation précise (et datée)
de ma sensibilité, aux prises – en ce début de siècle et de millénaire – avec les
redoutables incertitudes de la mondialisation sans foi ni loi qu’on nous fait.
Si je devais, (après avoir terminé un recueil inédit intitulé « Non-assistance à
poètes en danger ») choisir le titre d’un nouveau livre de poèmes, ce pourrait être :
« Un été indien de la parole ». Serait-il possible, d’après vous, de mettre un masque
de l’avenir à des émotions poétiques qui remontent à trois moments différents de
mon passé de poète ? (année 1960, 1970, 1980 ?) Il y a trente ans, rêvais-je déjà de
quelque saison de la Saint-Martin pour le vieil âge d’homme auquel je parviens, avec
le sentiment qu’il faut que je me dépêche (le temps étant désormais compté devant
moi) de dire les choses que, de toute une vie plutôt aventureuse, j’ai gardées par-
devers la mémoire, avec l’espérance de pouvoir, dans les vieux jours, les exprimer
avec grâce, force et maturité de corps et d’esprit ?
Seriez-vous d’accord de mettre cette lettre en avant-propos à vos dons de
peintre, et aux trois vagabonds de mon lyrisme incertain, que vous avez choisi
d’isoler, à leurs risques et périls, dans le temps de votre propre création ?
À l’évidence, l’idée de publier une anthologie de (seulement) trois poèmes me
déstabilise… quelque part, comme on dit maintenant. Je compte sur votre grand
talent de peintre pour leur trouver un équilibre d’été indien de la poésie, c’est-à-dire
de l’art et de la vie.
Croyez, cher Yves Piquet, à ma gratitude anticipée et à mon amical hommage
de poète.
René Depestre
HAÏTI À LA DÉRIVE
À Jean Métellus
NOSTALGIE
5
Je t’écris porté par les crapauds-bœufs,
la nuée de moustiques et de lucioles
qui voyagent la nuit dans tes masques :
te voici qui roules de gros yeux
guyanais de tendresse et de poésie,
loin des jours où l’on collait à notre vie
des-ancêtres-gaulois-aux-yeux-bleus-de-rage !
je t’écris en plein été du blues, les deux poings
fermés à vie sur l’alphabet de ma révolte !
En ma présence,
(ne suis-je pas le sosie de Bill Black ?)
Elvis Aaron Presley enregistra
« Blue Moon of Kentucky »
et « That’s All Right Mama. »
Le chauffeur de camion de Memphis
n’en menait pas large dans sa peau
le jour de son premier pas
tout en haut du grand rêve américain.
7 000 disques seront vendus dans la semaine.
Quatre mois après ce succès
le colonel Thomas A. Parker
jette son dévolu sur l’épaisseur du filon.
Son savoir-faire d’imprésario a vingt-trois ans
devant lui pour vendre le métal précieux d’Elvis
à la détresse des vivants et des morts du siècle.
Échappées de tous les couvents de ce temps-là
les jeunes filles se précipitent en essaims
dans sa musique sans savoir nager.
L’Amérique mâle et femelle s’exalte
de ce fils de petits Blancs du Sud
doté d’un roulement à billes au bassin.
5
Le premier passage à la télé
fait un tabac de cinquante mille dollars
tandis que la foire mondiale de Seattle
multiplie par cinq le pactole.
Dès lors il faut à mon frère blanc
bâti à chaux et à sable du rock
un manoir de dix-huit pièces
sur le futur grand boulevard Elvis Presley
pour accueillir sous les ormes du parc
des Cadillac jaune canari
des Jaguar rose bonbon
des Rolls plus mauves que la nostalgie
l’éclat d’une Priscilla conçue sur mesure
par l’ADN d’un général d’aviation :
en sept ans de mariage d’amour
le sultan du rock’n’roll la fera jouir
pas plus d’une cinquantaine de fois.
Pour la mise à feu des fusées de son destin
Elvis peut compter sur plus de cent mille volts.
Le Sud mystique et assassin de Noirs attend
son scandale génétique à cent kilomètres
seulement des romans de William Faulkner.
L’homme n’a plus qu’à jouer jusqu’à l’infarctus
à être Elvis Presley à la folie : seul gars
blanc de son temps qui soit capable de changer
une foule immaculée d’adolescentes
en un torrent de chiennes noires en chaleur.
Un après-midi d’août
L’Elvis en sept machos est tout éparpillé
dans la salle de bains, tombé sans connaissance,
le bouche à bouche du bon Dieu n’y peut rien
ni l’oncle fabricant de whisky au clair de lune
ce 16 août 77, le rêve américain,
l’American Way of Life, doivent faire face
à quelqu’un de plus finaud que le rock’n’roll,
quelqu’un capable de le fixer dans les yeux
sans être aveuglé nullement par son éclat.
L’ange de nuit est arrivé en vol spécial
un Boeing 707 plus vieux que le Mississippi
pour le retour d’Elvis au limon de la terre.
Le deuil explose dans le monde
comme la plus formidable fête
jamais organisée au temps du vivant,
les fans de tous les pays
ont beau avoir une bougie à la main,
la vie en larmes, l’homme
qu’ils renvoient en turbo à l’état de poussière
est désormais moins seul
qu’au jour de son triomphe d’empereur romain.
Enfin il peut marcher librement
dans les songes en flammes des foules
sans le risque d’être lynché ;
à son tour il peut aller sur la lune
et du haut de sa libre solitude cosmique
jeter un blé de printemps au malheur du monde.
Il roule à bicyclette au crépuscule,
à dos d’âne très tôt le matin
il court acheter le pain de la maisonnée
il est un garçon noir de Tupelo (Mississippi)
il cueille le coquelicot des champs de coton.
Lézignan-Corbières
(Lors du dernier été du XXe siècle)
Non-assistance à poètes
en danger
(2005)
Préface
par Michel Onfray
CÉLÉBRATION DE L’EUROPE
À Raymond Jean
LE PNEU ENFLAMMÉ
À Laennec Hurbon
Hans Christoph Buch
LA RUE PABLO-NERUDA
À Jorge Amado
2 juillet 1999
UN MAGICIEN DE MONTPELLIER
À Pierre Caisergues
POPA SINGER
À Dianira Oriol
BLUES AU PRINTEMPS
Tu es le saxo féminin
qui brûle à voix basse
la toile de mon chagrin.
Tu es mon dernier voyage en caravelle,
le hamac tendu au bout du chemin de terre,
la traversée des eaux guéables de l’enfance,
le retour au climat du désert où ton blues
en deuil lave à vie les mots de la solitude.
PAIN DE FANTAISIE
ÉLOGE DE L’ÂNE
L’ORGASME IDÉAL
LE VOL DU COLIBRI
LE MOULIN D’ANDÉ
À Suzanne Lipinska
UN HOMME DE LA CARAÏBE
À Ernest Pépin
Du mabi au Coca-Cola
de la houe au tracteur
du trot de l’âne au satellite
du sentier de chèvre
à l’autoroute de l’information
du tam-tam à l’Internet
du téléphone arabe à la vidéo portable
le soleil a cessé de se lever
dans son humour de vieil homme :
seule la vie mal cotée en Bourse flambe
dans sa tendre parole du soir.
LE CHAOS HAÏTIEN
À Yvonne Bador
SOLSTICE D’HIVER
INTEMPÉRIES 99
À Pierre Tournier
POÉTIQUE POSTMODERNE
DERNIÈRES VOLONTÉS
À Georges Castera
ÉPITAPHE
PRÉLUDE
II
III
IV
Pour indiquer
qu’on a affaire à un Noir
(ou à une histoire de Nègre)
il suffit au Cubain blanc
de frotter furtivement l’index de sa main droite
sur le dos de sa main gauche…
Lézignan-Corbières, 2006
Lézignan-Corbières, 2006
Un art-de-vivre-ensemble
La problématique culturelle mondiale est perçue comme le produit
d’une conjoncture historique passagère, alors que les crises de la culture, les
graves conflits d’identité, sont dus à des déséquilibres structurels qui
accablent l’ensemble des sociétés et des civilisations de la planète. Les
nouvelles interconnexions établies dans leurs rapports ne sont pas vécues
comme le résultat d’une convergence naturelle des valeurs et des idéaux. La
mondialisation, parce qu’elle concerne surtout les objets, prend le plus
souvent l’aspect d’une entreprise de déculturation du monde et de ses sujets
à la dérive.
Telle est, en peu de mots, la situation qui fait mal à nos yeux de poètes.
Tel est surtout le défi que, nous les poètes, nous devons être les premiers à
relever avec les ressources de notre imagination, avec les silos de tendresse,
de rigueur, de passion, d’audace et d’invention, qui font notre singularité
aux côtés des autres hommes et femmes de culture.
Nous pouvons, sans pour cela nous ériger en oracles, proposer à notre
fin de siècle une bonne mondialisation. Une mondialisation qui serait en
mesure d’intégrer dans des projets communs de créativité, le potier et le
cybernéticien, le tam-tam et le satellite, le poète et le technocrate, le
pêcheur à la ligne et le cosmonaute. Nous pouvons contribuer à un art-de-
vivre-ensemble sur une planète où les peuples ne feraient que du bien aux
autres peuples ; où les hommes entre eux cesseraient de se porter tant de
torts et tant de préjudices. Il s’agirait d’aider à humaniser au possible les
prouesses technologiques, pour susciter un accroissement sans précédent de
la fantaisie et de la bonté dans les rapports humains, une expansion
spectaculaire de la part de jeu, de fête, de plaisir, et d’autres valeurs
joyeuses qui s’alimentent des mystères fulgurants de l’esprit et du corps.
Plus que jamais la condition humaine a besoin des poètes. On ne peut se
passer des vitamines et des forces nutritives de la poésie quand il s’agit
d’intégrer l’automation et la cybernétique aux contradictions fécondes de la
vie en société. L’ordinateur, sans les poètes, est condamné à mourir de froid
et d’inanition. L’ordinateur, pour devenir poète à son tour, doit compter
avec le feu des femmes et des hommes, de qui la poésie tient et son charme
et le souffle de sa liberté.
Nous, les poètes réunis à Corfou, en souvenir d’Homère et de Phidias,
de Platon et des Tragiques grecs ; en hommage à Solomos et à Cavafy ;
fidèles à Séféris, à Sikélianos, à Kazantzakis et à Ritsos, dans le combat
pour une nouvelle renaissance, à l’échelle de l’univers, nous souhaitons de
toutes nos forces que les règles de l’achat et de la vente, les calculs des
profits et pertes, qui sont sans doute fort utiles au progrès général des
sociétés, ne soient pas toutefois les seules valeurs, en dernier ressort, à
décider du destin de la condition humaine.
Envisager à notre espoir une pareille hypothèse, c’est nous placer, dira-
t-on, en pleine utopie. Quand demain « n’est plus à attendre, mais à
inventer », les poètes peuvent-ils se garder de verser dans la Realutopie ?
Surtout lorsque c’est la Realpolitik qui mène le monde, en lieu et place de la
sagesse des nations. La production utopique des poètes étant à la société ce
que l’activité onirique est à l’individu, nous avons les moyens d’alimenter
de nos rêves un processus de « culturation » radicale de toutes les zones
vives de la société contemporaine.
Celle-ci peut conjuguer ses forces pour protéger la vie des attitudes et
des menées passéistes et archaïques, dans une invention de l’avenir qui
englobe la totalité des besoins, des songes, des désirs, des fantaisies et des
libertés de l’être humain.
PARLER DE JACMEL2
J’avance dans ma vie (et peut-être plus encore dans ma propre mort)
comme une allée qui fait le tour d’un lieu natal voisin de la mer caraïbe. Là
ont pris naissance les dieux de la perception que j’ai du merveilleux
quotidien. S’il y a, comme un poète l’a dit, « une métaphysique des lieux »
qui berce l’histoire de toutes les enfances, et alimente la vie durant nos
vertiges d’homme, elle se situe pour moi autour de la place d’Armes de
Jacmel, à jamais perdue pour mes pas d’écrivain.
Chaque coup d’ailes vers le passé me conduit à cet épicentre de mon
état civil. Je porte sur mon dos le panier de ses fables. Un demi-siècle me
sépare de son mystère : son kiosque à musique, ses pelouses d’un vert qui a
toujours soif, les arbres centenaires qui protègent des cyclones les maisons
bâties autour de sa force d’ubiquité. Dans ma mémoire son espace a rejoint
le temps de mon âge d’homme : il a les facultés d’un cœur de rechange qui
bat juste au sud de mon plexus solaire.
Du balcon d’une petite maison de bois la roue de mes jours tourne
autour du moyen des mythes et des réalités de Jacmel. Je suis sans cesse les
traces des fantômes et des vivants pelotonnés contre le carrefour de mes
fantasmes.
Je vous présente d’abord le bâton du docteur Sorapal : le mystérieux
personnage qui faisait ses courses. Il ramenait du marché les légumes et les
fruits destinés à la table ou au lit de son maître. À la tombée du jour, ou très
tard dans la nuit, il faisait sa promenade dans les allées de la place d’Armes.
Jacmel lui pardonnait la façon peu orthodoxe qu’il avait de chahuter les
formes des femmes. Il savait toutefois jusqu’où un bâton, même enchanté,
peut aller trop loin dans le lyrisme ambulant des jeunes filles.
Ce qu’il avait encore de bon l’alter ego du docteur Sorapal, c’est qu’il
aidait volontiers à corriger les mauvaises têtes qui faisaient plus souvent la
pluie que le beau temps à Jacmel. Pan : un coup de bâton est vite asséné à
l’oreille droite de monsieur le préfet ; pan, pan, deux coups partent soigner
le foie d’un capitaine de gendarmerie sans foi ni loi : pan, pan, pan : je vous
allume les tibias du juge de paix qui fait la guerre à ses concitadins !
C’était, en vérité, un chouette copain le bâton du docteur Sorah
Sorapal ! Tout Jacmel assista un après-midi à ses funérailles. Mort et enterré
au cimetière marin de mon coin natal, une fleur bleue témoigne de
l’existence d’un paradis où les bâtons d’aveugle redécouvrent la lumière et
leur état premier d’arbres fruitiers.
Jacmel possédait en Sébastien Nassaut son négociant le plus prospère.
Chaque début de soirée ressemblait à une veille de fête autour de son
magasin à l’enseigne de La Petite Galerie Nassaut. Un matin d’avril on vit
Sébastien appuyer une échelle à la façade de la boutique : d’un geste vif il
enleva le t en bois de son nom de famille. Qui, à Jacmel, cette année-là,
pouvait deviner qu’avec l’ablation de la lettre t, l’aventure entrait comme
un torrent dans la vie de Sébastien : elle rattachait soudain son destin
d’homme à la célèbre Maison des Nassau, par la ligne royale d’Orange-
Nassau ? Sébastien devenait du coup un prince du sang, descendant direct
de Guillaume le Taciturne, de Maurice de Nassau, et de toute la branche de
la famille qui règne sur les Pays-Bas depuis 1747.
Sébastien d’Orange-Nassau, l’ami de mon père, jura dès lors de
chercher pour sa patrie haïtienne une identité égale en puissance à celle de
la Hollande des canaux, des tulipes et des moulins à vent. Sébastien apprit
le néerlandais. Il entretint une correspondance lyrique avec la jeune reine de
cet empire. Il en tomba même follement amoureux. Cet amour, l’un des plus
fous du siècle, lui inspira de multiples conférences, à Jacmel et dans tout le
pays. Son Altesse fit pousser des tulipes de toute beauté dans les parterres
de la place d’Armes et dans plusieurs jardins du bourg. Il aura été
également le premier homme d’action à faire tourner des moulins à vent
dans l’imaginaire des nègres de son île natale.
Un jour, la presse annonça une croisière du coupe royal hollandais aux
Caraïbes. Sébastien d’Orange-Nassau vendit tous ses biens pour acquérir à
Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, une résidence digne de ses hôtes
princiers. Depuis cette opération, on est sans nouvelles de ce prince de la
raison émerveillée.
Enfant, j’ai fréquenté aussi le docteur Hervé Braget. Sa clinique était à
moins de cent mètres du balcon d’où je découvrais les énigmes du monde.
Il circulait en moto, portait des chemises de fantaisie et remportait des
succès foudroyants auprès de ses belles patientes. Il fit de l’adultère un des
beaux-arts : la femme d’un cordonnier, l’épouse d’un tailleur, une très jolie
petite sœur de charité, sœur Nathalie des Anges, (sainte Rose de Lima, priez
pour elle !) furent les premiers chefs-d’œuvre d’un jardinage au long cours.
Un vendredi saint, sans s’annoncer, entra subitement dans la géographie
du docteur Braget avec les dix-sept ans tout chauds de Madeleine Dacosta.
Ce jour-là, il se présenta en culottes de golf noires et en san-bénito jaune
safran à la procession où il offrit ses épaules à la sainte Croix du Christ. On
faillit le crucifier pour de bon. L’époux cordonnier trahi s’amena avec un
marteau et d’énormes papas-clous, sous les cris de la foule crucifiez-le !
crucifiez ce coq-bataille pour de vrai ! In extremis, alors que le médecin
était à sa merci, Émile Jonassa eut plutôt l’inspiration d’aider son rival à
porter jusqu’au bout la Croix des Bienheureux !
Malgré les crachats, les insultes, les pierres, les œufs pourris, le
docteur Hervé Braget parvint à déposer son fabuleux fardeau au sommet du
calvaire de Jacmel. Tout au long du chemin de croix, des jeunes filles eurent
à sécher la sueur et le sang qui déformaient les traits du disciple d’Esculape.
L’attendrissement de Madeleine Dacosta impressionna tout le monde. À dix
heures du soir de ce même vendredi saint, elle disparut de chez elle. Cécilia
Ramonet, ma grand-mère (connue aussi sous le nom de son défunt mari,
général César), rassembla sur la place d’Armes des patrouilles de
volontaires, avant de les éparpiller, au son du tocsin, dans toutes les
directions de Jacmel.
La nuit s’écoula en vaines recherches. Le matin suivant, alors que la
plupart des chercheurs de trésor vierge étaient rentrés se coucher,
abandonnant Madeleine à son faux Jésus de Nazareth, Cécilia César, mon
général de grand-mère, avisa une cabane sur la rive gauche de la rivière la
Gosseline. La porte céda sous sa poussée. Du coït ensorcelé du couple
d’Hervé et de Madeleine, il était resté, tout au bout de l’émerveillement
réciproque, un sexe de femme et un sexe d’homme qui se livraient
éperdument un ultime bon combat. À l’arrivée des intrus, ils se changèrent
aussitôt en une paire d’ailes : un oiseau unique s’envola dans le samedi
immensément bleu de Jacmel. Une fois, tous les dix ans, ce paradisier au
plumage éclatant vient se poser sur l’un des fromagers de l’allée des
Amoureux, par où la place d’Armes surplombe la mer des Caraïbes et la
marée de rêves qui se font et se défont sans fin autour de la tendresse du
monde.
Comment, avec de tels souvenirs d’enfance, ne pas considérer Jacmel et
sa place d’Armes comme le château principal, le chef-lieu où pour moi se
sont à jamais noués à la fois les mystères de ma vie et, plus encore, ceux de
mes fictions de poète et de romancier.
LE CONTE DE LA PLUIE4
1. Texte prononcé au cours du VIIIe congrès mondial des poètes qui s’est tenu à Corfou en octobre 1985, sous la présidence
de Léopold Sédar Senghor.
2. In Écrire le pays, rencontre d’écrivains francophones (Porrentruy et Delimont, Suisse, juin 1971).
3. « Lettre à Jacques Bofford », coll. « Les nuées volantes », Ed. de Magrie, Paris, 1992.
Cabri sans cornes : ou cabri à deux pieds, dans le vaudou on désigne ainsi
l’être humain.
Campé-loin : plante de la pharmacopée magique du vaudou, utilisée en
sorcellerie ou dans les rites secrets du processus de zombification.
Cauto : grande rivière de la région orientale de Cuba
Cers : alors que la tramontane arrive du Sud-Est, et le vent marin
d’Espagne, le cers est un vent qui descend du nord pyrénéen.
Cheval : personne possédée par un loa.
Cheval-sorcier : à Cuba, dans l’argot « révolutionnaire » des machos et des
militaires, Fidel Castro est familièrement connu sous le surnom de « El
Caballo » (Le Cheval).
Choucoune : personnage d’un poème d’Oswald Durand devenu célèbre
après la mise en chanson
Cochon-sans-poil : membre d’une secte de sorcellerie.
Conga : danse populaire de Cuba.
Contexte médian : selon Milan Kundera, le contexte médian est « la
marche intermédiaire qui se trouve entre une nation et le monde ».
Exemple : pour un Haïtien, c’est l’Amérique, l’Afrique, la France ; pour
un Cubain, c’est l’Amérique, l’Afrique, l’Espagne.
Crabagnan-legba : danse vive et gaie reconnaissable au boitillement des
danseurs.
Klu Klux Klan : selon Nicolas Guillen, dans « le grand Zoo », le KKK est
« un quadrupède originaire de Joplin (Missouri). Carnivore. Il hurle
longuement la nuit sans son régime habituel à base de nègre grillé. »
L
Loa : être surnaturel dans le vaudou. Plus qu’un dieu, un loa, en fait, est un
lutin, un génie, homme ou femme, bienfaisant ou malfaisant.
Yanvalou : danse exécutée le corps penché en avant, les mains sur les
genoux pliés, avec ondulations des épaules.
POÉSIE
PROSE
TRADUCTIONS
ANTHOLOGIES
OÙ FIGURENT UN OU PLUSIEURS POÈMES DE L’AUTEUR
Chronique d’un animal marin, film de Patrick Cazals, Les Films du Horla,
Paris, 2004.