JEUDI 27 OCTOBRE 2022

78E ANNÉE – NO 24201

3,20 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Les nouvelles fractures de l’Union européenne
▶ La guerre en Ukraine
met à l’épreuve l’indépen­
▶ L’autorité du bloc Paris­
Berlin est contestée par
▶ Dans l’hypothèse
d’un élargissement aux
▶ Pour l’heure, l’Allemagne
de Scholz est menacée 1 ÉDITORIAL
dance et la cohésion les Etats d’Europe centrale, Balkans, voire à l’Ukraine, d’isolement, critiquée RELANCER LE DIALOGUE 
des Vingt­Sept. Premier baltes et scandinaves, l’Allemagne verrait confor­ pour avoir pris des déci­
touché, le tandem franco­ pour qui il a multiplié tée sa position de pays pi­ sions sans concertation FRANCO­ALLEMAND
allemand vacille les erreurs face à Moscou vot du centre de l’Europe PAG ES 2- 3 PAG E 32

Portrait Superprofits 
Frédéric Michel,  TOTALENERGIES Le référendum 
« chief adviser »  PATRICK POUYANNÉ,  jugé non 
d’Emmanuel  constitutionnel
Macron UN PATRON 
A l’origine de l’entretien
AU CŒUR DES CRISES la gauche vient de perdre son
dernier espoir de faire plier le
gouvernement sur la taxation
des superprofits. Mardi 25 octo­
du chef de l’Etat pro­ ▶ Le PDG de la quatrième bre, le Conseil constitutionnel a
grammé ce mercredi sur major mondiale jugé que son référendum d’initia­
France 2, le communicant tive partagée, proposé un mois
de l’Elysée a été porté a été critiqué pour son plus tôt, ne remplissait « pas les
par les milieux d’affaires action tardive face au conditions constitutionnelles et
organiques » pour être mis en
PAGE 12 blocage de ses raffineries œuvre.
▶ Crise énergétique, PAGE 9

superprofits, urgence
Politique climatique… Il est mêlé
à toutes les secousses Chômage 
Motion de  qui affectent la société
Le Sénat restreint 
censure de la  PAG E S 1 6- 1 7
le droit 
Nupes : un triple  à l’indemnisation
gain pour Le Pen
Adopté au Sénat, le texte,
Le RN a désigné LR qui doit faire l’objet
comme un allié de d’une commission mixte
la majorité, montré au Au 44e étage de la tour paritaire le 9 novembre,
gouvernement qu’il peut Total, à la Défense, limite l’indemnisation
le 21 octobre. des salariés refusant
être le pivot de l’opposi­ ED ALCOCK/M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »
tion et divisé la gauche des CDI
PAGES 10-11 PAG E 9

13­Novembre
La justice élargit
Royaume­Uni
Rishi Sunak
Histoire
28 octobre 1962,
Entretien
la définition du nomme un le référendum « Le premier 
statut de victime gouvernement sur le suffrage débat sur la place 
du terrorisme d’unité à droite universel direct
PAGE 15 PAG E 5 PAGE 21 du nucléaire »
Chargé d’animer la
VU PAR LE HIC (ALGÉRIE)    CARTOONING FOR PEACE consultation, qui s’ouvre
le 27 octobre, sur la cons­
“Vénéneux et implacable.”
Les Cahiers du Cinéma
truction de six nouveaux
réacteurs, Michel Badré
salue ce moment unique
PAGES 8 ET 29

Culture EX NIHILO PRÉSENTE

L’art, cible  WORTHALTER
ARIEH ACHILLE
REGGIANI
Y-LAN
LUCAS
LEILA
MUSE

des activistes BOWLING
du climat SATURNE UN FILM DE PATRICIA MAZUY
Pour donner un écho à SCÉNARIO YVES THOMAS ET PATRICIA MAZUY
F R É D É R I C VA N D E N D R I E S S C H E O L I V I E R F A L I E Z E L I S A H A R T E L E M M A N U E L M A T T E N I C O L A S L E P Y F R É D É R I Q U E R E N D A

leur combat, des militants

viennent d’asperger
des tableaux de Van Gogh
et de Monet. Retour sur ACTUELLEMENT AU CINÉMA
cette stratégie contestée INTERDIT AUX MOINS DE 16 ANS

PAGE 23
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
0123
2| JEUDI 27 OCTOBRE 2022

UNION  EUROPÉENNE

L’Allemagne de 
Scholz menacée 
d’isolement
Le chancelier est critiqué en Europe pour avoir
pris des décisions importantes sans concertation
avec ses partenaires. Une contestation qui rejaillit
sur le couple franco­allemand

bruxelles ­ bureau européen que nous sommes vingt­sept Etats membres

berlin ­ correspondant et que si chacun ne pense qu’à lui seul, c’est la
communauté dans son ensemble qui sera per­

I
l n’est bon ni pour l’Europe ni pour l’Al­
lemagne que [cette dernière] s’isole »,
a mis en garde Emmanuel Macron, le
20 octobre, avant de rejoindre une
réunion des chefs d’Etat et de gouver­
nement européens à Bruxelles. En lâ­
chant cette phrase vingt­quatre heures après
l’annulation du conseil des ministres fran­
co­allemand, prévu mercredi 26 octobre à
Fontainebleau (Seine­et­Marne), le président
de la République ne pouvait signifier plus
clairement que les divergences entre Paris et
Berlin sont le symptôme, à ses yeux, d’un
problème beaucoup plus large : l’isolement
croissant de l’Allemagne en Europe. Un isole­
ment que le chef de l’Etat et le chancelier Olaf
Scholz auront bien du mal à faire oublier en
se retrouvant finalement, mercredi, pour un
simple déjeuner de travail à l’Elysée.
Que cette déclaration ait eu pour objectif
immédiat de faire fléchir M. Scholz à l’orée
d’un Conseil européen s’annonçant comme
particulièrement difficile, cela semble assez
évident. « Macron a cherché à isoler Berlin et à
dramatiser la situation pour faire bouger l’Al­
lemagne », juge Sébastien Maillard, directeur
de l’Institut Jacques­Delors. Rétrospective­
ment, le coup n’était sans doute pas mal joué
puisque le chancelier allemand a finalement
accepté qu’un mécanisme de plafonnement
du prix du gaz soit étudié au niveau commu­
nautaire, ce qu’il refusait jusqu’ici. Au­delà de
ces considérations tactiques, reste le dia­
gnostic : celui d’une Allemagne qui, par ses
prises de position, se montrerait avant tout
soucieuse de défendre ses propres intérêts,
aux dépens de ses partenaires européens.
Au sein de l’Union européenne (UE), la
France n’est pas seule à exprimer de tels
griefs. « J’espère que l’Allemagne comprend
dante », s’est inquiétée la première ministre
d’Estonie, Kaja Kallas, le 20 octobre, sur la
chaîne allemande ZDF. « La politique énergé­
tique de l’UE ne doit pas se plier à un diktat de
l’Allemagne », avait accusé le premier minis­
tre polonais, Mateusz Morawiecki, deux se­
maines plus tôt, vent debout contre le plan
de 200 milliards d’euros annoncé par Olaf
Scholz pour atténuer les effets de la hausse
des prix du gaz sur les consommateurs et les
entreprises. « L’Allemagne avait déjà montré
son arrogance en faisant la leçon aux autres
pendant la crise financière [de 2008] et celle
du Covid­19. Aujourd’hui, ce même pays uti­
lise la force formidable de son économie pour
mobiliser des moyens énormes dans le seul
but d’aider sa propre industrie », s’était alors
agacé M. Morawiecki.
« TROP ARROGANTE » cellerie a tendance à se montrer trop arro­ taciturne et son côté solitaire. « Les interven­
Autant que le montant de l’enveloppe gante. Il y a un vrai souci de communication tions de Scholz au Conseil européen sont sou­
– 200 milliards d’euros –, c’est la façon dont de ce côté­là », estime ainsi le président de la vent minimalistes. On n’a pas l’impression
elle a été annoncée par Berlin, le 29 septem­ commission des affaires européennes du qu’il est conscient de la responsabilité de l’Alle­
bre, qui a été mal digérée. En ne prenant la Bundestag, Anton Hofreiter (Verts). « L’Alle­ magne en Europe. C’est un boutiquier », ob­
peine de prévenir ni Paris ni Bruxelles, le magne ne peut pas être ferme vis­à­vis de ses serve un haut fonctionnaire européen.
chancelier allemand a donné le sentiment DIX MOIS APRÈS SON  partenaires quand il s’agit de défendre ses in­ « Scholz n’est pas sensible à l’image de l’Alle­
de négliger les éventuels effets de distorsion térêts économiques et accommodante quand magne à l’extérieur. Son sujet, c’est que [le
qu’un tel plan aurait sur le marché intérieur.
ARRIVÉE AU POUVOIR,  il s’agit de défendre les intérêts communs de géant de la chimie] BASF ne soit pas fâché »,
« L’Allemagne prend souvent ses décisions LE CHANCELIER  l’UE, comme la défense de l’Etat de droit », analyse un diplomate. En Allemagne, même
seule. C’est une constante allemande de regar­ poursuit le député, rappelant l’indulgence des journaux partageant les positions défen­
der ses intérêts immédiats avant d’entendre ALLEMAND RESTE  dont Berlin a souvent fait preuve, ces derniè­ dues par le chancelier à Bruxelles s’inquiè­
ensuite qu’ils sont liés aux intérêts européens. res années, à l’égard du premier ministre tent de son manque d’entregent diplomati­
L’Allemagne agit toujours en deux temps », UNE ÉNIGME  hongrois, Viktor Orban. que, citant en exemple les talents de négo­
juge l’eurodéputée (Horizons) et ex­ministre POUR BEAUCOUP  Pour expliquer les difficultés qu’a l’Allema­ ciatrice de sa prédécesseure, Angela Merkel,
des affaires européennes Nathalie Loiseau. gne à fédérer autour d’elle la famille euro­ maîtresse dans l’art d’échanger en direct
A Berlin, même certains piliers de la majo­ DE SES HOMOLOGUES péenne, un élément est souvent cité : la per­ avec ses homologues à coups de SMS ou de
rité au pouvoir partagent un tel avis. « Que sonnalité même d’Olaf Scholz. Dix mois tête­à­tête informels.
l’Allemagne défende ses intérêts est normal, après son arrivée au pouvoir, le chancelier al­ Si la dimension personnelle compte, elle est
tous les pays le font. Mais la façon dont elle le lemand reste une énigme pour beaucoup de cependant loin de tout expliquer. « Scholz
fait aujourd’hui pose problème car la chan­ ses homologues, déroutés par son caractère doit mieux comprendre que ce qu’il fait à Ber­

Meloni fixe un cap conservateur à la « grande nation » italienne

La nouvelle présidente du conseil a inscrit son programme dans la continuité en matière de politiques économique et internationale

rome ­ correspondant Première femme à diriger l’exé­ par la posture que le gouvernement « fascisme compris ». Alors que par cours de slogans libéraux. La poli­ sur la famille et la patrie à une pro­
cutif depuis la fondation de la Ré­ observera envers les institutions le passé, l’installation dans le pay­ tique économique de son gouver­ fession de foi économique libérale

P our son entrée en fonc­

tions, Giorgia Meloni a
choisi de camper son pays
comme une embarcation prise
dans la tourmente, avec elle, nou­
velle présidente du conseil italien,
dans le rôle de la capitaine pro­
mettant de tenir le gouvernail
d’une main ferme. Dans le dis­
cours programmatique qu’elle a
prononcé mardi 25 octobre au ma­
tin, devant la Chambre des dépu­
tés, Giorgia Meloni a filé la méta­
phore navale, promettant de me­
ner le pays « à bon port ». Les dépu­
tés lui en ont donné le mandat
dans la soirée, lui accordant la con­
fiance avec 235 voix pour, 154 con­
tre et cinq abstentions. « La voie
est tracée, allons de l’avant », a­t­
elle commenté sur Twitter. Mer­
credi 26 octobre, il revient aux sé­
nateurs de confirmer dans ses
fonctions le gouvernement qu’elle
a formé le 21 octobre, moins d’un
mois après les élections qu’elle a
remportées à la tête d’une coali­
tion de la droite italienne.
publique, en 1946, Mme Meloni,
présidente du parti d’extrême
droite Fratelli d’Italia, s’est appli­
quée à incarner la continuité dans
les registres de l’économie et des
relations internationales – ce qui
ne lui laisse que peu de marge de
manœuvre – tout en imposant sa
marque sur le front culturel. Elle a
évoqué à plusieurs reprises des ré­
férences conservatrices sur la fa­
mille traditionnelle et s’est davan­
tage référé à la « nation » – notion
rare dans le lexique politique ita­
lien – qu’au « pays » ou à l’« Etat ».
Urgence de la crise énergétique
Il a toutefois fallu d’abord rassu­
rer sur les fondamentaux. Sur
l’Europe d’abord, la dirigeante de
la coalition de droite, qui avait un
temps réclamé la sortie de l’euro,
a rappelé le destin de « grande na­
tion fondatrice » de l’Italie, et s’est
engagée à respecter les règles bud­
gétaires de l’Union tout en tra­
vaillant à leur évolution. « Je
n’ignore pas la curiosité (…) suscitée
européennes », a­t­elle reconnu,
avant d’affirmer que la position
italienne ne sera pas animée d’un
esprit d’opposition. Elle a aussi ap­
pelé à une coopération euro­
sage politique italien de Giorgia
Meloni s’était faite au rythme de
déclarations radicalement conser­
vatrices sur les questions de so­
ciété, elle a renouvelé son engage­
péenne plus étroite en matière ment à ne pas revenir sur les droits
énergétique. Sur le plan interna­ civils obtenus par les personnes
tional, Mme Meloni a réitéré son homosexuelles et sur le droit à
soutien à l’Ukraine et son attache­ l’avortement. Elle a également
ment à l’Alliance atlantique, ga­ rendu hommage aux femmes po­
rante de l’intérêt national italien. litiques italiennes de tout bord qui
Passage obligé, cette ancienne lui ont permis de briser à son tour
admiratrice de Benito Mussolini a « le plafond de verre ». Tout en évo­
dénoncé tous les totalitarismes, quant son attachement à la fa­
mille et en saupoudrant son pro­
pos de quelques références reli­
gieuses, la présidente du conseil a
CELLE QUI AVAIT  insisté sur le fait que ses priorités
UN TEMPS RÉCLAMÉ  étaient d’ordre économique.
La réponse d’urgence à la crise
LA SORTIE DE L’EURO  énergétique et aux conséquences
de l’inflation a éclipsé dans son
S’EST ENGAGÉE  discours des préoccupations plus
spirituelles. Mme Meloni ainsi pro­
À RESPECTER LES  mis une baisse de la TVA sur les
RÈGLES BUDGÉTAIRES  biens de première nécessité ainsi
que des mesures de soutien aux
DE L’UNION entreprises en émaillant son dis­
nement dont elle n’a pas détaillé
les traductions pratiques devra
par ailleurs avancer sur une voie
étroite entre la protection des mé­
nages italiens et la discipline bud­
gétaire imposée par les marchés.
Référence à ses origines
La cheffe de l’exécutif a par ailleurs
réitéré sa volonté de voir l’Italie,
république parlementaire, passer
à un système « semi­présidentiel,
sur le modèle français ». Ce projet
qui impliquerait l’élection du pré­
sident de la République au suf­
frage universel, a concentré les at­
taques du Parti démocrate (centre
gauche) tandis que Giuseppe
Conte, chef du Mouvement 5 étoi­
les (antisystème) a condamné la
« course au réarmement » que la
posture de Mme Meloni implique­
rait concernant la question ukrai­
nienne ainsi que l’insuffisance de
ses réponses sur le coût de la vie.
« Giorgia Meloni a fait un dis­
cours conservateur classique en
mêlant des références identitaires
“mainstream”, similaire à celle de
n’importe quel chef de gouverne­
ment européen », estime Matteo
Albanese, historien spécialiste de
l’extrême droite italienne qui n’y
a pas reconnu les accents typi­
ques de la tradition néofasciste
dont est issue la présidente du
conseil. A­t­elle pour autant
tourné le dos à son passé mili­
tant ? Les références à ses origines,
dans les marges politiques d’une
république fondée après­guerre
sur le socle de l’antifascisme, ont
émaillé son discours, Mme Meloni
s’étant longtemps mise en scène
comme la représentante d’une
minorité politique opprimée.
A la fin de son proposa elle s’est
aussi assumée en « underdog »,
terme qui évoque l’obligation
pour celui qu’on a donné perdant
de déjouer les pronostics. Comme
si les gages donnés ces derniers
mois ne devaient pas faire oublier
que Mme Meloni avait toujours
une revanche à prendre. p
allan kaval
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
lin a des ramifications dans l’UE. De ce point de
vue, il fait trop peu et c’est un vrai souci », es­
time ainsi l’historien et philosophe néerlan­
dais Luuk van Middelaar, pour qui « le sujet
n’est pas tant l’isolement de l’Allemagne que de
savoir comment vivre ensemble dans la nou­
velle Europe », alors que la guerre en Ukraine
oblige Paris et Berlin à « gérer ensemble le plus
grand choc continental depuis 1989 ».
Outre­Rhin, celui­ci est vécu de façon parti­
culièrement violente. « L’Allemagne est à un
moment de changement de modèle dont il ne
faut pas sous­estimer le caractère déstabilisa­
teur », a d’ailleurs analysé Emmanuel Macron
dans un entretien aux Echos, le 16 octobre.
Pour ne rien arranger, cette tectonique des
plaques européennes se produit alors qu’Olaf
Scholz vient d’arriver au pouvoir et qu’il doit
gérer une coalition entre les sociaux­démo­
crates (SPD), les Verts et les libéraux (FDP),
trois partis qui ont des vues fort différentes
sur la manière de gérer les vulnérabilités du
pays. « L’Allemagne n’est pas tant isolée qu’af­
faiblie dans sa capacité à porter une position
forte », résume Sébastien Maillard.
ACTES TARDIFS
Paradoxalement, cet affaiblissement inter­
vient alors qu’Olaf Scholz est arrivé au pou­
voir en affichant une vraie volonté de don­
ner un nouvel élan à la construction com­
munautaire. « Sous Merkel, la politique euro­
péenne de l’Allemagne fut essentiellement de
la gestion de crise. Avec Scholz, il y a davan­
tage le souci de formuler un dessein et de tra­
cer un chemin », observe Ronja Kempin, cher­
cheuse pour l’Institut allemand de politique
internationale et de sécurité (SWP), un cen­
tre de réflexion berlinois. Reste que cet effort
de théorisation, symbolisé par le discours
que le chancelier a prononcé à Prague, le
29 août, révèle une vision de l’architecture
communautaire qui n’est pas forcément
douce aux oreilles de Paris.
Dans ce discours, l’Elysée a certes apprécié
que le chancelier vante la nécessité d’une
« souveraineté européenne » chère à Emma­
nuel Macron ou qu’il appuie l’idée de « com­
munauté politique européenne » lancée par le
président français. Au­delà de ces quelques
marqueurs, Paris a surtout relevé que le
chancelier n’avait pas évoqué les projets
franco­allemands de défense et que le couple
franco­allemand, contrairement à ce qui
était le cas dans le discours prononcé par
Emmanuel Macron à la Sorbonne, en sep­
tembre 2017, occupait une place marginale.
Cette relégation est la conséquence directe
du « changement d’époque » que constitue,
pour Olaf Scholz, la guerre en Ukraine. Alors
que les Balkans occidentaux mais aussi
La guerre en Ukraine affecte
le centre de gravité
de l’Union européenne
Les Etats d’Europe centrale, baltes et nordiques accusent l’Allemagne
et la France d’avoir sous­estimé la menace russe. Ils se tournent vers
Washington pour assurer leur sécurité
L
a question est au cœur
des tensions entre la
France et l’Allemagne.
Emmanuel Macron et
Olaf Scholz devaient tenter, mer­
credi 26 octobre, à Paris, de rap­
procher leurs positions sur les en­
jeux de souveraineté, dans des
domaines comme la défense et
l’énergie, où Français et Alle­
mands sont loin d’être d’accord.
Si aucune percée n’est attendue,
les deux dirigeants devraient au
moins tenter de sauver les appa­
rences, quelques jours après le re­
port sine die d’un conseil des mi­
nistres franco­allemand.
Pour les Européens, c’est l’un
des cruels paradoxes de l’inva­
sion russe de l’Ukraine : le retour
de la guerre sur le continent va­
Le chancelier lide, sur le papier, la quête
allemand, de « souveraineté européenne »
Olaf Scholz, qu’Emmanuel Macron appelle de
à Bruxelles, ses vœux depuis 2017 et que par­
le 20 octobre. tage le chancelier allemand, à en
LUDOVIC MARIN/AFP croire le discours qu’il a prononcé
à Prague, le 29 août. « La souverai­
neté européenne signifie essentiel­
lement que nous devenons plus
autonomes dans tous les domai­
l’Ukraine, la Moldavie et, « à terme », la Géor­ nes, que nous assumons une plus
gie sont appelés à rejoindre l’UE, « le centre grande responsabilité pour notre
de gravité de l’Europe se déplacera vers l’Est », propre sécurité, que nous sommes
explique le chancelier. Or, dans ce nouveau encore plus unis pour défendre
paysage, l’Allemagne occupera « une place nos valeurs et nos intérêts dans le
plus centrale que la France », décrypte Luuk monde », avait alors dit le chance­
van Middelaar. lier allemand.
Reste que cette ambition, pour l’heure,
peine à se traduire en actes. « Pour l’instant, La crainte d’un décrochage
l’Est lui tourne le dos », tacle un diplomate. En réalité, le conflit rend cette am­
Alors que Berlin a longtemps entretenu des bition difficile à réaliser, tant les
relations ambiguës avec Moscou, a tardé à urgences du moment mettent à
livrer des armes à Kiev et a hésité avant de l’épreuve l’indépendance et la co­
soutenir l’octroi à l’Ukraine du statut de hésion des Vingt­Sept, à com­
candidat à l’entrée dans l’UE, la Pologne, mencer par celle du tandem fran­
les Etats baltes et d’autres lui en tiennent ri­ co­allemand. « Le contexte géopo­
gueur. « L’Allemagne veut rattraper le retard litique donne raison à l’agenda
qu’elle a pris vis­à­vis de ces pays­là, mais d’Emmanuel Macron, mais la re­
elle a encore beaucoup de chemin à parcou­ cherche d’une souveraineté euro­
rir », estime Ronja Kempin. Aujourd’hui, péenne ne va pas forcément se
après des débuts laborieux, Olaf Scholz faire selon les vues françaises, es­
compte manifestement faire oublier ces time Thierry Chopin, conseiller
atermoiements, mais la confiance est loin spécial de l’Institut Jacques De­
d’être rétablie entre Berlin et les capitales lors. L’Allemagne a les capacités de
de l’est du continent. réagir sans suivre la ligne fran­
« Les actes, c’est toujours mieux que les dis­ çaise. » Pour lui, le « changement
cours », ajoute Nathalie Loiseau, alors qu’à d’époque » prôné par Olaf Scholz
plusieurs égards, Olaf Scholz a pu donner le dès le début du conflit, avec la
sentiment de s’éloigner de sa feuille de route création d’un fonds spécial de
praguoise. Par exemple en défendant son 100 milliards d’euros destiné à
projet de bouclier antimissile, avec quatorze moderniser l’armée allemande,
pays de l’OTAN mais sans associer la France, démontre que Berlin dispose de
ou en cédant une partie d’une société gérant moyens qui manquent à la
les conteneurs du port de Hambourg au France. La décision de la coalition
groupe chinois Cosco. Une décision très con­ allemande, fin septembre, d’enga­
testée au sein même de sa coalition par ses ger 200 milliards d’euros d’aide
partenaires écologistes et qui apparaît en aux foyers et entreprises fragili­
contradiction avec la volonté affichée de dé­ sés par l’envolée des prix de l’éner­
fendre une souveraineté européenne. gie a confirmé ce sentiment. D’où
A Berlin, même les partenaires du chance­ la crainte, à Paris, d’un nouveau
lier reconnaissent que cette main tendue à décrochage, en particulier sur les
l’Est ne suffit pas à remettre l’Allemagne au plans militaire et économique.
centre du jeu européen. « Depuis le début de La préoccupation est d’autant
la guerre, ce n’est pas seulement l’Allemagne plus vive que l’Allemagne voit
qui a perdu de son influence en Europe, mais conforter sa position de pays pi­
aussi la France. En donnant le sentiment de ne vot situé au centre de l’Europe,
pas soutenir l’Ukraine autant qu’ils le pour­ surtout dans l’hypothèse de nou­
raient, notamment en matière de livraisons veaux élargissements aux Balk­
d’armes, les deux pays n’ont pas été à la hau­ ans, voire un jour à l’Ukraine, tan­
teur en termes de leadership. C’est le tandem dis que la France redoute d’être
franco­allemand qui est marginalisé et pas marginalisée sur le flanc ouest du
uniquement l’Allemagne qui s’isole », conclut, continent. « Cet accès de tensions
cinglant, Anton Hofreiter. Une manière de peut être aussi un aveu de fai­
dire que le diagnostic d’Emmanuel Macron blesse de la part de Paris », estime
ne contient qu’une part de vérité. Et que Thierry Chopin.
l’isolement allemand, contrairement à ce Autre difficulté : plus la guerre
que semble croire le président de la Républi­ dure, plus les rapports de force
que, est le symptôme d’un isolement plus évoluent au sein de l’Union euro­
large, celui du moteur franco­allemand. p péenne (UE). Ainsi l’autorité du
virginie malingre tandem franco­allemand est­elle
et thomas wieder contestée comme jamais par les
international | 3
L’ALLEMAGNE  la Finlande et la Suède sont en
N’ÉCHAPPE PAS
À L’ENGOUEMENT  à cet engouement transatlanti­
TRANSATLANTIQUE,  jets franco­allemands dans le do­
AU POINT DE  per en matériels américains – au
NÉGLIGER LES  grand dam des autorités françai­
PROJETS FRANCO­
ALLEMANDS DANS
LE DOMAINE  nentaux, comme l’avion du futur
DE LA DÉFENSE
Etats d’Europe centrale, baltes et
scandinaves. Pour eux, Paris et
Berlin ont multiplié les erreurs
face à Moscou et sont trop timo­
rés dans leur soutien à Kiev.
« Nous avions raison et vous vous
êtes fourvoyés sur la Russie, répète
le premier ministre polonais, Ma­
teusz Morawiecki. Croyez­vous
que l’Europe se porterait mieux si
nous avions suivi les recomman­
dations de l’Allemagne toutes ces
années durant ? »
Les pays issus du bloc soviéti­
que gagnent en influence et n’hé­
sitent plus à faire entendre leur
voix, sans être pour autant des
forces d’entraînement. « Le bascu­
lement du centre de gravité de
l’Europe à l’Est a été théorisé par
Scholz dans son discours de Pra­
gue, observe Tara Varma, direc­
trice à Paris du Conseil européen
pour les relations internationa­
les. Je ne crois pas cependant que
le centre de gravité se soit déplacé
pour l’instant : le débat sur
l’Ukraine et la Russie est porté par
les Etats baltes et les pays d’Europe
centrale, mais ils ne formulent pas
à ce stade de propositions qui
viendraient en alternative à celle
du tandem franco­allemand. »
Pour défendre sa souveraineté,
cette partie de l’Europe se tourne
vers Washington plutôt que vers
Paris ou Berlin. Dans l’urgence, la
guerre décidée par Vladimir Pou­
tine marque en effet le grand re­
tour des Etats­Unis et la renais­
sance de l’OTAN sur le Vieux Con­
tinent, au détriment des appels à
une « défense européenne » répé­
tés par Emmanuel Macron. Le
chef de l’Etat français espérait ti­
rer parti de la présidence de Do­
nald Trump, qui jugeait l’OTAN
« obsolète », pour inciter les Euro­
péens à muscler leur coopération
militaire et leur industrie de dé­
fense. Cependant, l’engagement
décisif de l’administration de Joe
Biden en soutien à l’Ukraine a
modifié la donne : l’aide améri­
caine à Kiev est cruciale sur les
plans militaire comme financier
et elle reste loin devant l’effort
fait par les Européens.
« Pour un certain nombre de
pays, la présence américaine est si
rassurante qu’il n’y a pas besoin
d’avoir une alternative et pas be­
soin d’approfondir la construction
européenne », observe Tara Var­
ma. D’après elle, le « récit améri­
cain sur l’OTAN est très fort, en par­
ticulier en Europe centrale, balte et
du Nord ». « Dans les pays en pre­
mière ligne, l’invasion russe est
une menace extrêmement tangi­
ble et la réponse se doit d’être amé­
ricaine », ajoute Tara Varma. Signe
de l’attractivité renforcée du para­
pluie américain face à la menace,
passe de rejoindre l’Alliance atlan­
tique. L’Allemagne n’échappe pas
que, au point de négliger les pro­
maine de la défense pour s’équi­
ses, qui espèrent au contraire
qu’une partie des budgets militai­
res dégagés par Berlin viennent
conforter des programmes conti­
système ce combat aérien du fu­
tur (SCAF). « Le fait qu’un parti­
san convaincu de la relation tran­
satlantique, en la personne du pré­
sident Biden, ait été élu à la Mai­
son Blanche est une bénédiction
pour nous tous, a rappelé Olaf
Scholz à Prague. Nous avons été
témoins de la valeur indispensable
du partenariat transatlantique au
cours des derniers mois. »
Au passage, l’Europe a pris
conscience de sa dépendance
énergétique à l’égard de la Russie
et tente de s’en libérer au profit
d’autres fournisseurs, qui n’hési­
tent pas à vendre leur ressource
au prix fort. Le découplage éner­
gétique engagé avec la Russie sur
fond de « guerre du gaz » engagée
par Vladimir Poutine pourrait
conduire à de nouvelles dépen­
dances, en particulier vis­à­vis
des Etats­Unis.
« Capacité d’adaptation »
« Il faudra accepter que la souve­
raineté européenne passe par un
nouveau partage de souveraineté
nationale, prévient Thierry Cho­
pin. C’est quelque chose de très dif­
ficile sur les questions de défense
et d’énergie, mais analogue à ce
qui s’est passé au moment de la
création de l’euro sur le plan mo­
nétaire », dans un contexte, déjà,
de grand bouleversement géopo­
litique dans la foulée de la chute
du mur de Berlin, en 1989.
Un nouveau saut en matière
d’intégration s’annonce cepen­
dant compliqué dans un contexte
de montée en puissance des for­
ces souverainistes, qui érodent,
comme en France et en Espagne,
les marges de manœuvre de gou­
vernements minoritaires. « Ces
quinze dernières années, l’UE a dé­
montré sa capacité d’adaptation.
Elle a accéléré son processus d’in­
tégration, suite aux crises successi­
ves : crise mondiale des subprimes,
vagues de réfugiés, Brexit, pandé­
mie de Covid­19. Mais ces turbu­
lences ont également réveillé de
forts courants nationalistes au
sein des Etats membres », estimait
récemment le politologue Ivan
Krastev, dans un entretien avec le
diplomate Michel Duclos pour le
compte de l’Institut Montaigne.
Ce réveil nationaliste touche de
nombreux Etats de l’Union euro­
péenne, à commencer par des
pays en première ligne face à la
menace russe, comme la Polo­
gne, où la majorité euroscepti­
que au pouvoir est accusée de
violer les fondements mêmes de
l’Etat de droit. Après la mise en
place en Suède d’un gouverne­
ment conservateur soutenu par
l’extrême droite, l’arrivée au pou­
voir en Italie de la postfasciste
Giorgia Meloni n’en est que la
dernière illustration. p
philippe ricard

4 | international
Au Danemark, des règles amères pour les migrants
Les conditions d’accueil des réfugiés et des immigrés du royaume sont parmi les plus dures en Europe
REPORTAGE
copenhague ­ envoyée spéciale
N
ée au Danemark de
parents palestiniens,
Darien Saleh s’est tou­
jours considérée
comme danoise. A 17 ans, un cour­
rier des services de l’immigration
lui a rappelé qu’elle ne l’était pas.
La lettre l’informait qu’elle avait
deux ans pour demander la rési­
dence permanente. Boucles châ­
tains et regard déterminé, la
jeune fille de 19 ans raconte un
parcours semé d’embûches. « J’ai
coché études, au lieu de regroupe­
ment familial, ce qui a retardé mon
dossier. » Elle manque des cours
au lycée pour appeler les adminis­
trations : « C’était l’enfer. Je devais
fournir des attestations pour cha­
que école où j’étais allée, alors que
la première avait fermé. »
Au bout de deux ans, sa de­
mande a finalement abouti.
Mais, le 1er novembre, Darien, étu­
diante en sciences sociales à l’uni­
versité de Roskilde, ne pourra pas
voter aux élections législatives,
car elle n’a toujours pas la natio­
nalité danoise, comme 10 % des
adultes résidant dans le pays
scandinave. Jusqu’en 2004, les
jeunes nés au Danemark de pa­
rents étrangers pouvaient faire
une déclaration de naturalisation
à leur majorité. Cette règle est
l’une des premières à avoir été
supprimées par la droite libérale
conservatrice, après son retour
au pouvoir avec le soutien de l’ex­
trême droite, en 2001.
« Pas droit à un emprunt »
Depuis, les idées du Parti du peu­
ple danois (droite populiste anti­
immigration) ont gagné du ter­
rain, jusque dans les rangs du
parti social­démocrate, à l’origine
des derniers coups de boutoir
dans la politique migratoire du
royaume. Dirigé par Mette Frede­
riksen, le gouvernement sortant a
notamment engagé des discus­
sions avec Kigali pour sous­traiter
l’accueil des demandeurs d’asile
au Rwanda. Il a aussi autorisé le
renvoi de certains réfugiés sy­
riens et durci les conditions pour
obtenir la nationalité danoise.
En manque de main­d’œuvre,
les entreprises ont beau protes­
ter, aucun des grands partis n’ose
proposer un assouplissement
des règles. Peu importent les si­
tuations ubuesques dans les­
quelles se retrouvent certains
Danois, mariés à des étrangers et
forcés de quitter le pays, ou bien
des jeunes qui n’ont jamais vécu
ailleurs et craignent d’être expul­
sés. Petite barbiche, l’air fausse­
ment flegmatique, Jammal El­
Copenhague renvoie les réfugiés syriens dans leur pays d’origine
Depuis 2019, les services de l’immigration jugent que la situation sécuritaire à Damas s’est « suffisamment améliorée » pour un retour
ikast (danemark) ­
envoyée spéciale
P ourquoi donc a­t­il choisi
le Danemark pour s’y réfu­
gier avec sa famille ? Cha­
que jour, Samir Al­Sweidani, an­
cien boulanger à Damas, se mau­
dit. Il pensait rejoindre « le pays
des droits de l’homme ». Son frère,
en Suède, a été naturalisé. Ses ne­
veux et nièces, en Allemagne et
en Belgique, ont obtenu un per­
mis de résidence permanent, tan­
dis que lui, sa femme, Mona, et sa
fille Hebat, 19 ans, sont coincés au
milieu des champs, dans un cen­
tre de refoulement au décor sinis­
tre, à plus de trois heures de route
de Copenhague.
Dès le début de la guerre civile en
Syrie, en 2011, son fils aîné,
Ahmad, âgé alors de 22 ans, a fui en
Egypte. « Je ne voulais pas qu’il tue
des innocents », dit sa mère. Sa fa­
Einas Mustafa dans le centre de Kærshovedgard, destiné aux déboutés du droit d’asile, le 3 juin 2021. CHARLOTTE DE LA FUENTE POUR « LE MONDE »
Certains Danois,
mariés à des
étrangers, sont
forcés de quitter
le pays. Des
jeunes qui n’ont
jamais vécu
ailleurs craignent
d’être expulsés
Masri, plombier de 22 ans, en a
gros sur le cœur. A 16 ans, ce
jeune homme d’origine palesti­
nienne, né à Copenhague, a ar­
rêté l’école : « J’avais besoin de
faire une pause, mais personne ne
m’a dit que je commettais une er­
reur. » Car, pour espérer obtenir
la résidence permanente à 18 ans,
il aurait dû étudier ou travailler
« sans interruption ».
Jammal s’est retrouvé avec un
permis de résidence temporaire.
« J’ai un emploi, je paie des impôts,
mais je ne peux pas acheter une
voiture ou un appartement, parce
que je n’ai pas le droit de faire un
emprunt à la banque. » La natura­
lisation, il n’y pense même pas :
« Ce ne sera pas avant mes 30 ans »,
mille l’a rejoint deux ans plus tard.
Puis, Samir et son fils cadet, Mo­
hammad, sont partis au Dane­
mark, en 2014. Mona, Hebat et
Ahmad ainsi que leur sœur Baraah
les ont suivis en 2015. Tous y ont
obtenu la protection subsidiaire.
Mais, en 2019, Copenhague a es­
timé que la situation dans leur
pays s’était « suffisamment amé­
liorée » pour permettre leur re­
tour. « C’est la conséquence du sta­
tut temporaire, instauré en 2015
par le Parlement, face à l’arrivée
massive des réfugiés, et qui stipule
que les changements n’ont pas be­
soin d’être stables ou fondamen­
taux dans le pays d’origine pour y
autoriser les renvois des personnes
ayant obtenu la protection subsi­
diaire », explique Eva Singer, di­
rectrice de l’asile au Conseil da­
nois des réfugiés.
Le royaume scandinave est le
seul pays en Europe à exiger le re­
dit­il, résigné. D’abord, il doit co­
cher toutes les cases, pour essayer
de décrocher le statut de résident
permanent.
Agée de 49 ans, Shalini Ha­
mann vit une situation compara­
ble. Née au Sri Lanka, mariée à un
Danois et mère de deux adoles­
cents, cette femme au visage lu­
mineux est venue s’installer avec
sa famille au nord de Copenha­
gue, en 2016, après avoir étudié
en Australie et travaillé treize ans
en Nouvelle­Zélande. « Je pensais
que c’était une bonne idée pour les
enfants », confie­t­elle. Six ans
plus tard, elle le regrette.
Elle a dû attendre un an et demi
pour obtenir le regroupement fa­
milial. Une période pendant la­
quelle elle n’a pas eu le droit de
travailler, ni d’étudier. Chaque
fois qu’elle souhaitait quitter le
Danemark, elle devait obtenir une
autorisation. Finalement, Shalini
a décroché un permis de rési­
dence temporaire. « J’ai dû signer
un contrat où il était écrit que l’Etat
danois me donnerait de l’argent
pour rentrer dans mon pays, dès
lors qu’il serait considéré comme
sûr, alors que j’ai un passeport
néo­zélandais. C’était humiliant.
On nous traite comme si on venait
profiter du Danemark, mais je n’ai
pas touché un seul sou de l’Etat. »
tour des Syriens. Une décision
âprement critiquée par les ONG,
ainsi que par le Haut­Commissa­
riat des Nations unies pour les ré­
fugiés. Sans résultat : depuis 2019,
ils sont près de cinq cents Syriens,
originaires de Damas et de ses
alentours, à avoir vu leur titre de
séjour suspendu. Copenhague
n’entretenant pas de relation di­
plomatique avec la Syrie, les dé­
parts doivent être volontaires.
« Rêves volés »
Plutôt que de retourner à Damas,
Samir, Mona et Hebat ont fui en
Allemagne, en octobre 2021. Ils se
sont installés à Flensbourg, près
de la frontière danoise, pour ne
pas trop s’éloigner de leurs autres
enfants, qui ont obtenu l’asile.
Mais, en juillet, la police alle­
mande a renvoyé le couple et leur
fille au Danemark. Depuis, ils vi­
vent dans le centre de Kærsho­
Son mari a dû verser plus de
50 000 couronnes (6 700 euros)
sur un compte en banque comme
garantie.
Shalini vit dans un stress
constant. Pour devenir résidente
permanente, elle doit travailler au
moins trois ans et demi sur quatre
ans avant de faire sa demande.
« Au bout de deux ans et demi, j’ai
été licenciée. Je savais que si je ne
trouvais pas un nouvel emploi
dans les six mois, je perdrais les an­
nées que j’avais accumulées. » Si
son mari se retrouve au chômage,
elle sera expulsée. « J’ai de la
chance, car je peux aller vivre
ailleurs, mais certains restent dans
des mauvais mariages parce qu’ils
n’ont pas le choix », s’insurge­t­elle.
Procédure « kafkaïenne »
Des couples finissent par se las­
ser et quittent le Danemark, où il
faut compter dix­neuf ans pour
obtenir la citoyenneté. Physio­
thérapeute d’origine américaine,
Miriam Thompson est l’une des
fondatrices de l’association Fair
Statsborgerskab ! (« citoyenneté
juste ! »), qui conseille les candi­
dats à la naturalisation. Pendant
plus de trois heures, par visio­
conférence, elle explique les dé­
tails d’une procédure « kaf­
kaïenne ». Les règles changent en
SUÈDE
Ikast
Copenhague
DANEMARK
Mer
Baltique
Mer Flensbourg
du Nord
ALLEMAGNE
100 km
vedgard, à Ikast, où sont mélan­
gés demandeurs d’asile déboutés
et délinquants étrangers en at­
tente d’être expulsés. « Le Dane­
mark m’a volé mes rêves », souffle
Hebat, en larmes. La jeune
femme, qui aura 20 ans le 9 no­
permanence, souvent de ma­
nière rétroactive.
Depuis 2021, par exemple, une
peine de prison ferme ou avec
sursis empêche d’obtenir la natio­
nalité danoise à vie, quels que
soient les faits reprochés. Les as­
pirants à la citoyenneté sont
d’ailleurs priés de lister le moin­
dre de leurs péchés, au risque
d’être accusés de fraude. En 2018,
les députés ont décidé de réexa­
miner 21 000 naturalisations.
Certains ont eu des sueurs froi­
des : ayant oublié de déclarer un
excès de vitesse, ils ont été mena­
cés d’une enquête de police.
Pour ceux qui ne remplissent
pas toutes les conditions, il reste
une option : faire appel auprès de
la commission de naturalisation
du Parlement, composée de 19 dé­
putés. Mais seulement 2 % à 3 %
des demandes aboutissent. « Les
députés ne sont pas tenus de justi­
fier leur décision », précise Tho­
mas Borchert, journaliste germa­
no­danois et cofondateur de Fair
Statsborgerskab !. Il décrit un pro­
cessus « grotesque, stupide et aléa­
toire, destiné à exclure le plus de
gens possible, en particulier de cer­
taines origines et religions ».
Dans une interview en novem­
bre 2021, la présidente de la com­
mission, Marie Krarup, députée
vembre, souffre d’angoisse et de
dépression. La nuit, sa mère dort
près d’elle, sur un matelas, ins­
tallé à même le sol, dans le bâti­
ment réservé aux femmes.
Dans le même couloir loge
Einas, 25 ans, arrivée au Dane­
mark en septembre 2018. Ses pa­
rents, ses frères et sa sœur ont
tous obtenu l’asile. Mais, dans son
cas, les services danois de l’immi­
gration ont estimé qu’elle n’était
pas en danger, même si la jeune
styliste reçoit chaque jour des me­
naces sur son compte Facebook
depuis qu’elle a donné une inter­
view à la chaîne Al­Jazira, où elle
dénonçait les violations des
droits de l’homme en Syrie.
Pour elle, comme pour Hebat et
ses parents, y retourner n’est pas
une option. « Le boucher sangui­
naire Bachar Al­Assad nous
tuera », affirme Samir. Plusieurs
de ses neveux et nièces ont com­
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
« Beaucoup
de gens finissent
par se demander
s’ils ont envie
d’appartenir
à ce club qui ne
veut pas d’eux »
MIRIAM THOMPSON
association Fair
Statsborgerskab !
d’extrême droite, assumait ainsi
de rejeter les demandes de candi­
dats « aux origines musulmanes ».
A la différence des autres pays
européens, la naturalisation au
Danemark fait l’objet d’un projet
de loi, voté deux fois par an au
Parlement, rappelle la juriste Eva
Ersboll, chercheuse à l’Institut da­
nois des droits de l’homme :
« C’est ce qui a abouti à la politisa­
tion de cette procédure, depuis la
fin des années 1990, à l’initiative
de l’extrême droite d’abord, avec le
soutien d’une majorité des partis
désormais, qui se battent pour im­
poser de nouvelles restrictions. »
Depuis 2021, le projet de loi
classe les candidats en quatre caté­
gories, en fonction de leurs origi­
nes : les « Nordiques », les « Occi­
dentaux », les « Menap » (pour
Middle East, North Africa, Pakis­
tan) et les « autres non Occiden­
taux ». Les députés se prononcent
sur la liste entière, mais l’extrême
droite voudrait organiser un vote
séparé pour les « Menap ». La natu­
ralisation n’est officielle qu’après
la cérémonie organisée en mairie,
avec poignée de main obligatoire.
Face à la complexité du proces­
sus, « beaucoup de gens finissent
par se demander s’ils ont vrai­
ment envie d’appartenir à ce club
qui ne veut pas d’eux », constate
Miriam Thompson. Pour les jeu­
nes nés au Danemark, les effets
sont délétères : « Ils se sont tou­
jours sentis danois, et tout d’un
coup on leur demande de prouver
qu’ils appartiennent à la société,
ce qu’ils pensaient évident. Ce
n’est pas bon pour l’intégration »,
commente Eva Ersboll.
D’origine somalienne, les sœurs
Amal et Rahma Hadi, 19 et 21 ans,
nées au Danemark, expliquent :
« Nous avons fait tout ce qu’on de­
mandait de nous, et cela ne suffit
pas. » Peu importe le résultat des
élections le 1er novembre, elles crai­
gnent de nouvelles restrictions,
qui compliqueront encore leur ac­
cès à la nationalité. Leur mère
vient de l’obtenir. Elle avait fait sa
première demande en 2006. p
anne­françoise hivert
battu au sein de l’Armée syrienne
libre : « Nous portons le même
nom qu’eux et nous sommes re­
cherchés. » La mère d’Einas, infir­
mière, a fait de la prison pour
avoir soigné des combattants. Elle
aussi est recherchée.
Le 6 octobre, Hebat et ses parents
ont appris que leur demande
d’asile allait être réexaminée,
grâce à la mobilisation de bénévo­
les. Sur les six premiers mois de
l’année, la commission des re­
cours est revenue sur plus de 60 %
des décisions prises par les servi­
ces de l’immigration. Si le Conseil
danois des réfugiés s’en réjouit,
Eva Singer souligne l’effet perni­
cieux de la politique danoise, qui
s’apparente à du harcèlement :
« Tous les réfugiés au Danemark,
qu’ils soient syriens ou pas, vivent
désormais avec la peur de voir leur
titre de séjour suspendu. » p
a.­f. h.
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Rishi Sunak ancre son gouvernement à droite
« Les décisions difficiles sont à venir », avertit le nouveau premier ministre britannique
londres ­ correspondante
L
e ronronnement continu
des hélicoptères au­des­
sus de Westminster, le
ballet des Range Rovers
entre Downing Street et Buckin­
gham Palace, celui des ministres,
sourire jusqu’aux oreilles ou vi­
sage sombre selon qu’ils ont été
promus ou sèchement remer­
ciés… C’était jour de passation des
pouvoirs et de formation du gou­
vernement de Rishi Sunak, mardi
25 octobre, à Londres. Les rema­
niements sont en général expédi­
tifs au Royaume­Uni. Cette fois,
de surcroît, le troisième premier
ministre conservateur en moins
de trois mois a peu de temps pour
convaincre les marchés finan­
ciers et les Britanniques qu’ils
peuvent compter sur un gouver­
nement opérationnel après le
chaos des années Johnson et la ca­
tastrophe des semaines Truss.
« Le travail commence immédia­
tement », a prévenu Rishi Sunak,
lors de son premier discours de di­
rigeant, juste après sa première
audience avec le roi Charles III. Le
pays fait face « à une profonde crise
économique » et « des décisions dif­
ficiles sont à venir », a averti le diri­
geant. Un plan d’austérité pourrait
être confirmé dès le 31 octobre.
« Réparer les erreurs » de Truss
L’ex­chancelier de l’Echiquier de
Boris Johnson, 42 ans, a promis
de « réparer les erreurs » de Liz
Truss, qui a chamboulé les mar­
chés financiers avec ses baisses
d’impôts massives et non finan­
cées, et de restaurer « le profes­
sionnalisme, l’intégrité et la res­
ponsabilité » à Downing Street –
une critique directe de la gestion
de Boris Johnson, poussé à la dé­
mission en juillet à cause d’une
série de scandales.
Les médias nationaux et les ex­
perts sont tous d’accord : Rishi Su­
Le soutien à l’Ukraine réaffirmé
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a invité Rishi Sunak à
se rendre en Ukraine, lors d’un entretien téléphonique, mardi
25 octobre. Le nouveau premier ministre britannique l’a pour sa
part assuré du « soutien inébranlable » du Royaume-Uni.
M. Sunak et le président américain Joe Biden ont également
souligné le besoin de « soutenir l’Ukraine » lors de leur premier
appel téléphonique, a indiqué la Maison Blanche mardi.
En Inde, fierté nationale et interrogations sur l’« enfant du pays »
Des voix s’élèvent pour souligner la difficulté du pays d’Asie à envisager d’avoir un premier ministre issu d’une minorité
new delhi ­ correspondance
U n fils indien s’élève au­des­
sus de l’Empire », affichait
le bandeau de New Delhi
Television, lundi 24 octobre en fin
d’après­midi. Il était alors 14 heu­
res au Royaume­Uni et la nomina­
tion de Rishi Sunak, un fils d’im­
migrés d’origine indienne, au
poste de premier ministre, deve­
nait une réalité. Le visage du diri­
geant du Parti conservateur s’est
alors affiché à la « une » de tous les
sites d’information. Les réseaux
sociaux ont été inondés de messa­
ges de félicitations, alors que, ha­
sard du calendrier, les Indiens cé­
lébraient Diwali, fête hindoue des
lumières qui marque la victoire du
bien sûr le mal.
Après deux siècles d’oppression
coloniale, beaucoup y ont vu le
symbole d’un juste retour de l’his­
toire. « Aujourd’hui, alors que
l’Inde célèbre Diwali en sa 75e an­
née en tant que nation indépen­
dante, le Royaume­Uni se dote
d’un premier ministre d’origine in­
dienne. L’histoire boucle la bou­
cle », a jugé Raghav Chadha, mem­
bre de la chambre haute du Parle­
ment, reflétant l’opinion de nom­
breux de ses compatriotes.
Le premier ministre britannique, Rishi Sunak, à Londres, mardi 25 octobre. GARETH FULLER/PRESS ASSOCIATION IMAGES/MAXPPP
nak a une montagne à gravir pour
restaurer le calme dans un Parti
conservateur en mutinerie quasi
permanente, et rassurer les Bri­
tanniques, confrontés à une infla­
tion à deux chiffres (10,1 % en sep­
tembre), à des factures d’énergie
et des emprunts immobiliers en
forte hausse. Premiers gages de
sérieux et de stabilité : il n’y aura
pas de cinquième chancelier de
l’Echiquier en quatre mois. Je­
remy Hunt est maintenu au poste
Nommé officiellement premier
ministre mardi 25 octobre par
Charles III, Rishi Sunak est le pre­
mier descendant d’Indiens et le
premier hindouiste à entrer au 10
Downing Street. Au Parlement, il
avait notamment prêté serment
sur la Bhagavad­Gita, l’un des tex­
tes fondamentaux de l’hin­
douisme. « Je suis profondément
britannique, c’est ma maison et
mon pays, mais mon héritage cultu­
rel est indien », avait affirmé M. Su­
nak par le passé. Ce Britannique de
42 ans, né à Southampton en An­
gleterre, tient ses racines indiennes
de ses grands­parents. Originaires
du Pendjab, ils ont migré en Afri­
que de l’Est à la fin des années 1930,
avant la partition du sous­conti­
nent entre l’Inde et le Pakistan
en 1947. Les parents de M. Sunak se
sont ensuite établis au Royaume­
Uni dans les années 1960.
Qu’importe si le village ancestral
des grands­parents de M. Sunak,
Gujranwala, se trouve aujourd’hui
dans la province du Pendjab pakis­
tanais, les Indiens ont sauté sur
l’occasion pour dire fièrement que
Rishi Sunak était l’un des leurs,
alors qu’à Islamabad, la presse a
évoqué l’ascension d’un « hindou
d’origine pakistanaise ».
qu’il n’occupe que depuis une di­
zaine de jours, ayant remplacé au
pied levé un fidèle de Liz Truss,
Kwasi Kwarteng, co­architecte du
minibudget ayant affolé les mar­
chés financiers. M. Hunt, un ex­
ministre de la santé de Theresa
May, a déjà réussi à rassurer les in­
vestisseurs, et c’est lui qui planche
sur le futur programme d’austé­
rité, baptisé « budget Halloween »
par les médias.
Rishi Sunak a aussi choisi de
maintenir à leur poste Ben Wal­
lace, un proche de Boris Johnson,
ministre de la défense depuis
2019, et James Cleverly, ministre
des affaires étrangères de Liz
Truss. Une manière de signifier
qu’il entend maintenir la même
ligne d’un soutien inconditionnel
à l’Ukraine. M. Sunak n’a cepen­
dant toujours rien promis concer­
nant le budget de la défense : Bo­
L’Inde ne manque jamais de cé­
lébrer les succès à l’étranger de
ceux qu’elle considère comme
des « enfants du pays ». L’élection
de la vice­présidente des Etats­
Unis, Kamala Harris, dont la mère
était originaire du Tamil Nadu
(Sud­Est), avait fait la fierté de la
nation de 1,3 milliard d’habitants.
Le géant sud­asiatique se targue
aussi d’être un vivier de grands
patrons qui règnent aujourd’hui
sur la Silicon Valley : de Satya Na­
della (Microsoft) à Parag Agarwal
(Twitter) en passant par Sundar
Pichai (Alphabet).
Ambiguïté
Rishi Sunak prend néanmoins ses
fonctions au moment où, en Inde,
le gouvernement nationaliste
hindou veut se défaire des der­
niers symboles de l’ère coloniale.
Le premier ministre, Narendra
Modi, a félicité son nouvel homo­
logue en espérant « transformer
[leurs] liens historiques en un par­
tenariat moderne ». « Certains ont
ironisé sur le fait que les Britanni­
ques ont dû appeler un Indien à la
rescousse pour les sortir de la crise
économique mais plus sérieuse­
ment, je ne crois qu’il n’y a rien à
attendre de sa part simplement
ris Johnson et Liz Truss s’étaient
engagés à le faire passer à 3 % du
produit intérieur brut du pays.
Fidélité récompensée
Autre preuve de sérieux : le dé­
part de Jacob Rees­Mogg, minis­
tre de l’énergie et de l’industrie de
Liz Truss, ex­ministre des « op­
portunités du Brexit » de M. John­
son, un responsable politique da­
vantage connu pour son sno­
bisme et son amour de l’argent
que pour sa connaissance du ter­
rain. Sa démission est « incontes­
tablement une bonne nouvelle. [Il]
n’était absolument pas au niveau,
non pas parce qu’il est un brexiter –
il n’est pas le seul –, mais à cause de
son attitude désobligeante vis­à­
vis de la fonction publique et de
son micromanagement pédant »,
a jugé, sur Twitter, Chris Grey,
auteur d’un blog sur le Brexit et
car il est d’origine indienne. C’est
un produit de l’élite anglaise et
plus largement de l’élite financière
globale », souligne Sucheta Maha­
jan, professeure à l’université de
Jawaharlal Nehru à New Delhi.
Signe du rapport complexe que
l’Inde entretient avec l’ancienne
puissance coloniale, le décès de la
reine Elizabeth II, le 8 septembre,
n’avait pas ému outre mesure. Au
contraire, la demande de répara­
tions mais aussi du retour des bi­
joux et objets volés par les Britan­
niques pendant la colonisation a
pris de l’ampleur.
Cette ambiguïté s’est traduite
avec humour sur les réseaux so­
ciaux. Les mèmes de Rishi Sunak,
« C’est un produit
de l’élite anglaise
et plus largement
de l’élite
financière
globale »
SUCHETA MAHAJAN
université de Jawaharlal
Nehru, à New Delhi
international | 5
professeur émérite à la Royal Hol­
loway University de Londres.
D’autres poids lourds du Parti
conservateur ont été remerciés
pour leur fidélité, ayant active­
ment participé à la campagne de
M. Sunak pour entrer à Downing
Street. Dominic Raab, ex­ministre
de la justice de Boris Johnson, a ré­
cupéré ce maroquin dont l’avait
privé Liz Truss. Michael Gove a
aussi été réintégré au ministère du
rééquilibrage du pays (entre le
Nord, davantage défavorisé, et le
Sud). Cet habile responsable politi­
que a contribué à la chute de Mme
Truss, ayant été l’un des premiers à
critiquer ses projets économiques.
Plus étonnant : Thérèse Coffey,
première ministre adjointe et con­
fidente de Liz Truss, hérite du mi­
nistère de l’écologie et Nadhim Za­
hawi, qui a soutenu Liz Truss cet
été, puis Boris Johnson il y a quel­
estampillés du hashtag #Kohi­
noor, se sont multipliés sur Twit­
ter, en référence à ce diamant qui
fait partie des bijoux de la Cou­
ronne britannique, mais dont la
propriété est revendiquée par
plusieurs pays, dont l’Inde.
Les liens du nouveau premier
ministre britannique avec l’Inde,
ne s’inscrivent pas seulement
dans le temps d’une histoire
troublée. Rishi Sunak a épousé
Akshata Murthy, une riche héri­
tière indienne rencontrée lors­
qu’ils étudiaient à Stanford, en
Californie. Narayana Murthy, le
père d’Akshata Murthy, a cofondé
le géant de la tech Infosys qui a
contribué à la réputation de
l’Inde, comme le « back­office »
du monde, en référence à son of­
fre de services de sous­traitance
dans l’informatique.
Alors que Rishi Sunak était en­
core chancelier de l’Echiquier (mi­
nistre des finances) en avril 2022,
Akshata Murthy, qui possède des
parts d’Infosys, s’était retrouvée
sous le feu des critiques. Considé­
rée comme une personne « non
domiciliée » au Royaume­Uni, ses
revenus issus de l’étranger
n’étaient pas taxés. Une pratique
légale, mais embarrassante, au
La reconduction
de Suella
Braverman
au ministère
de l’intérieur est
un gage à l’aile
droite du parti
ques jours, conserve aussi une
place au cabinet. Une tentative
probable de ne pas s’aliéner les
« camps » Truss et Johnson.
Il n’y a aucune tête nouvelle dans
ce gouvernement, et peu de fem­
mes – Penny Mordaunt, l’adver­
saire malheureuse de M. Sunak au
remplacement de Liz Truss, n’est
même pas promue et garde sa
place de leader de la Chambre des
communes. Mais les critiques les
plus virulentes ont concerné la re­
conduction de Suella Braverman
au ministère de l’intérieur. Cette
représentante de la droite dure du
parti a pourtant dû démissionner
le 19 octobre pour avoir enfreint
des règles de sécurité en envoyant
un document officiel de sa messa­
gerie personnelle. Sur une ligne
antimigrants virulente, elle est
aussi cette élue qui rêvait tout
haut, début octobre, au congrès
annuel des conservateurs, d’« avi­
ons partant pour le Rwanda » rem­
plis de demandeurs d’asile.
Cette reconduction, tout comme
celle de Chris Heaton­Harris, un
autre brexiter, au ministère de l’Ir­
lande du Nord, sont des gages évi­
dents donnés à l’aile droitière du
parti, qui a pris l’habitude de désta­
biliser les gouvernements conser­
vateurs successifs pour parvenir à
ses fins. Les eurosceptiques feront
« imploser » le nouveau gouverne­
ment s’il ne soutient pas l’adop­
tion du Northern Ireland Protocol
Bill, un projet de loi remettant en
cause des pans entiers du proto­
cole nord­irlandais signé avec
Bruxelles, a menacé ces derniers
jours Steve Baker, un brexiter in­
fluent. Les Européens espèrent
que l’avènement du pragmatique
Rishi Sunak va permettre une nor­
malisation de leurs relations avec
Londres. Rien à ce stade ne garan­
tit que ce vœu soit exaucé. p
cécile ducourtieux
moment où les Britanniques se
voyaient contraints de se serrer la
ceinture, et à laquelle il avait été
mis un terme.
La nomination de ce fils d’immi­
grés a aussi poussé l’Inde à s’inter­
roger sur elle­même. Le pays, gan­
grené par les discriminations fon­
dées sur l’appartenance à certai­
nes castes et la montée de
l’intolérance religieuse, serait­il
capable d’en faire autant ? Bien
sûr, l’Inde s’est dotée de prési­
dents musulmans ou encore issus
de la communauté dalit (autrefois
appelée intouchable) – mais cette
fonction demeure cérémoniale –,
et même d’un premier ministre
de la minorité sikh en la personne
de Manmohan Singh.
« Mais pourriez­vous imaginer
un candidat ouvertement chrétien
ou musulman être accepté par le
BJP [Bharatiya Janata Party, parti
au pouvoir] comme un potentiel
premier ministre de l’Inde ? », a fus­
tigé Shashi Tharoor, député du
parti du Congrès (opposition), dé­
nonçant la politique majoritaire
des nationalistes hindous de cette
formation. Le BJP ne compte plus
aucun député de confession mu­
sulmane dans ses rangs. p
carole dieterich

6 | international
Elvira Vikhareva,
opposante russe
sans peur
La femme politique, qui continue
de faire du porte­à­porte à Moscou,
s’oppose à la mobilisation militaire
PORTRAIT
moscou ­ correspondant
A
travers les portes pru­
demment entrouver­
tes, les visages appa­
raissent, surpris, hési­
tants. Un sourire, quelques secon­
des suffisent à Elvira Vikhareva
pour entamer la conversation :
« Je suis votre ancienne candidate
aux élections locales. Si vous avez
le moindre problème, personnel
ou lié à la vie communale, n’hési­
tez pas à vous adresser à moi. »
Aux hommes, les plus méfiants
en cette période de mobilisation,
elle prend soin de préciser : « Pas
d’inquiétude, nous ne sommes
pas du bureau de recrutement mi­
litaire. » A ceux qui s’étonnent de
voir la jeune femme poursuivre
son démarchage alors qu’aucune
élection n’est attendue, Elvira
Vikhareva précise : « On nous a
volé l’élection. Russie unie [le
parti du pouvoir] s’est adjugé les
dix sièges au conseil du quartier.
Mais la bonne nouvelle est que je
ne renonce pas. »
Etage après étage, porte blin­
dée après porte blindée, Elvira
Vikhareva s’adonne à une acti­
vité parfaitement incongrue
dans la Russie de « l’opération
militaire spéciale » : de la politi­
que. Cette femme de 32 ans est
même l’une des dernières oppo­
santes de Russie à poursuivre
son activité envers et contre
tout, sans taire ses critiques con­
tre le Kremlin. En plus des mena­
ces, des pressions, elle affronte la
dure réalité du terrain dans son
quartier de Marina Rochtcha,
dans le nord de Moscou.
Pour les derniers représentants
de la famille libérale, tous les si­
gnaux sont au rouge. Les parti­
sans d’Alexeï Navalny ne sont pas,
depuis longtemps, les seuls à faire
les frais d’une répression impi­
toyable. A Moscou, Ilia Iachine et
Au Soudan, « le régime islamiste revient par une porte dérobée »
Un an après le putsch du général Al­Bourhane, les régressions concernant les droits et la sécurité des femmes se multiplient
REPORTAGE
khartoum ­ correspondance
L’ image avait fait le tour du
monde. Une jeune
femme, drapée de blanc,
haranguant une foule de révolu­
tionnaires sur le capot d’une voi­
ture pendant les manifestations
qui ont précipité la chute du ré­
gime islamiste d’Omar Al­Bachir.
En avril 2019, Alaa Salah, une étu­
diante de 22 ans, était devenue le
symbole de milliers d’autres Sou­
danaises déterminées à occuper
l’espace public après trente ans
de contrôle des corps.
Trois ans plus tard, l’image s’est
ternie. Une autre icône flotte dé­
sormais au­dessus des cortèges :
Sitt Al­Nafour, une étudiante de
22 ans tuée le 17 novembre 2021
d’une balle dans la tête tirée par
les forces de l’ordre. Son visage,
imprimé en noir sur des drapeaux
blancs, est brandi chaque semaine
dans les rues de Khartoum lors
des manifestations contre le coup
d’Etat mené le 25 octobre 2021 par
le général Abdel Fattah Al­Bou­
rhane. Affirmant « rectifier le
cours de la révolution », la junte
Vladimir Kara­Mourza, deux vé­
térans de l’opposition, sont en
prison. D’autres ont été rendus
inéligibles. Alexeï Gorinov, un
simple élu de quartier qui avait
osé dénoncer la « guerre » en
Ukraine et la mort d’enfants dans
ce pays, a reçu une peine exem­
plaire de sept ans de prison. Ceux
qui ont choisi l’émigration ne se
comptent plus. C’est par exemple
le cas de Dmitri Goudkov, parti
en 2021 après avoir reçu des aver­
tissements quant à une incarcéra­
tion imminente, à côté duquel El­
vira Vikhareva a commencé sa
carrière politique.
« Criminels à galons »
La jeune native d’Irkoutsk, en Si­
bérie, qui a travaillé un temps à la
télévision, a découvert le combat
politique avec le mouvement de
protestation contre les fraudes
aux élections législatives de 2011.
En 2019, elle a été en première li­
gne dans un autre mouvement de
protestation, contre l’exclusion de
dizaines de candidats aux élec­
tions locales à Moscou. A son actif,
l’organisation de la seule manifes­
tation autorisée – 50 000 partici­
pants. Les premières pressions da­
tent de cette époque.
« Personne n’a le droit de juger les
politiques qui partent, affirme
Mme Vikhareva, mais c’est ici que se
joue l’avenir de la Russie, pas en Eu­
rope. Personnellement, je consi­
dère que j’ai une responsabilité
morale à rester, surtout en ce mo­
ment, surtout en temps de
guerre. » Elvira Vikhareva dit me­
surer les risques – « de la prison au
poison » – mais trouve le sacrifice
justifié. Sa vie est un sacerdoce :
impossible d’avoir une famille ou
des amis, dit­elle, au risque de les
exposer ; impossible de conserver
un emploi. Elle a repris des étu­
des, est devenue webdesigner,
uniquement pour pouvoir être
indépendante.
militaire a fait dérailler la transi­
tion politique amorcée après la ré­
volution de 2019.
Depuis un an, les militantes sont
sommées de rentrer dans le rang,
de gré ou de force. « Nous avons été
en première ligne pour faire tomber
le régime de Bachir, mais nous
sommes les premières victimes du
retour en arrière », s’indigne
Saeeda Yousif avec amertume. De­
puis 2012, cette quadragénaire se
bat pour les droits des femmes
dans les quartiers marginalisés de
la capitale. Son initiative baptisée
« Aide personnelle » réunit désor­
mais plus de 5 000 membres ré­
parties en groupes de parole.
Tous les lundis, une quinzaine
de femmes franchissent le portail
grinçant d’un petit local dans les
venelles d’Umbada, un quartier
populaire de Khartoum. A l’ordre
du jour : la participation des fem­
mes en politique depuis le début
de la révolution.
« Parler, c’est bien tout ce que
nous avons gagné en quatre ans »,
constate Fatima, une ensei­
gnante à la retraite. « On parle
mais personne ne nous entend ! »,
rétorque Asmaha, drapée d’un
Elvira Vikhareva, 32 ans, à Moscou, dimanche 23 octobre. ELENA CHERNYSHOVA POUR « LE MONDE »
« C’est ici que
se joue l’avenir de
la Russie, pas en
Europe. J’ai une
responsabilité
morale à rester »
ELVIRA VIKHAREVA
opposante russe
C’est aussi ce travail, en plus de
dons ponctuels, qui finance son
activité politique – dans la per­
manence qu’elle a ouverte à Ma­
rina Rochtcha, un juriste con­
seille les citoyens, à commencer
par les hommes cherchant à
échapper à la mobilisation. « Mon
seul point faible, c’est ma mère, qui
occupe un emploi public. Mais
c’est aussi à elle que je pense
quand je milite. Elle est cardio­
logue à Irkoutsk, payée…
22 000 roubles [370 euros]. Avant
moi, elle ne savait même pas qu’on
peut être contre le pouvoir. »
A travers le pays, quelques op­
posants continuent à travailler.
Aucun ne va aussi loin qu’Elvira
Vikhareva. La veille de sa tournée
foulard turquoise. Dans l’assis­
tance, les femmes sont âgées de
18 à 60 ans. Elles ont toutes parti­
cipé plus ou moins activement
au soulèvement populaire. Au­
jourd’hui, gagnées par la désillu­
sion, elles ne se rendent plus
dans les manifestations. « Nous
avons perdu l’espoir d’un change­
ment par le haut quand nous
avons constaté que nous n’étions
pas dans les priorités du gouver­
nement de transition », résume
Hiba Awad, au fond de la salle.
Condamnation à la lapidation
A la suite de la signature d’un ac­
cord de partage de pouvoir avec
l’armée en août 2019, le gouverne­
ment, alors mené par Abdallah
Hamdok, avait pourtant suscité
l’enthousiasme en abrogeant les
« lois relatives à l’ordre public »
qui, pendant trente ans, ont crimi­
nalisé les tenues et les pratiques
jugées « indécentes » et ont valu à
de nombreuses femmes coups de
fouet et humiliations. Une loi con­
tre l’excision avait aussi été adop­
tée, et des chartes internationales
censées garantir les droits des
femmes avaient été signées.
de porte­à­porte, un dimanche de
fin octobre, sortait sur YouTube
son traditionnel « bilan hebdo­
madaire ». La politique y mettait
en garde contre le « mensonge »
du maire du Moscou, Sergueï So­
bianine, qui assurait, contre
toute évidence, que la mobilisa­
tion était terminée dans la ville.
« Si on vous a remis une convoca­
tion, votre meilleure amie s’ap­
pelle la poubelle », conseille­t­elle,
n’hésitant pas à dénoncer « les
criminels à galons ».
Dans ses vidéos, qui totalisent
jusqu’à 150 000 vues, Elvira
Vikhareva se fait aussi inter­
vieweuse, invitant des sociolo­
gues ou des politologues russes
mais aussi ukrainiens – en clair,
l’ennemi. Evoquant la contre­of­
fensive de Kherson, elle prend
bien soin de rappeler : « Nous par­
lons d’un territoire ukrainien sou­
verain sous occupation. »
La jeune politique n’est pas la
seule à se livrer à ce genre d’exer­
cice – nombreux sont les oppo­
sants russes à produire de telles
émissions. L’originalité d’Elvira
Vikhareva est qu’elle réalise ses vi­
déos à Moscou et qu’elle mêle
cette méthode de communica­
tion à des formes plus tradition­
« Des mesures de façade », dé­
nonce Hala Al­Karib, directrice ré­
gionale de l’Initiative stratégique
pour les femmes dans la Corne de
l’Afrique (SIHA), qui rappelle que
le code pénal instauré en 1991,
particulièrement sévère à l’égard
des femmes, est toujours en vi­
gueur. Le 26 juin, une femme ac­
cusée d’adultère a ainsi été con­
damnée à mort par lapidation par
un tribunal de Kosti, à 300 kilo­
mètres au sud de Khartoum. La
décision a des chances d’être an­
nulée en appel, mais suscite l’in­
dignation d’associations qui
s’alarment d’un retour en arrière.
En août, les autorités ont an­
noncé la création d’unités de « po­
lice communautaire ». Leur man­
dat reste vague mais rappelle l’ar­
senal juridique mis en place sous
Bachir. « Avec le coup d’Etat mili­
taire, le régime islamiste revient
par une porte dérobée. C’est une
vraie régression pour les fem­
mes », conclut Saeeda Yousif.
En marge des défilés contre le
pouvoir militaire, les militantes
sont particulièrement visées par
les forces de l’ordre. « Si tu passes
devant des hommes en uniforme
nelles. « Au début, j’avais peur de
la lumière, explique­t­elle. Mais
m’exposer sur YouTube m’a paru
offrir un peu de protection contre
les persécutions du pouvoir. Au­
jourd’hui, c’est l’inverse, c’est de
cette exposition que peut venir le
danger. » En avril, des inscriptions
ont été collées sur sa porte d’ap­
partement : « Elle soutient les na­
zis ukrainiens. »
« Règles faussées »
Mme Vikhareva fait preuve de la
même opiniâtreté s’agissant du
combat électoral. Depuis sa pre­
mière candidature en 2017, elle a
tout connu, des candidatures re­
fusées au nom d’arguties juridi­
ques jusqu’aux fraudes. En sep­
tembre, la candidate est en tête
lors du dépouillement dans son
quartier. Puis tombent les résul­
tats du vote électronique, qui in­
versent totalement la tendance
dans tous les quartiers de Moscou
et éliminent les rares opposants
autorisés à participer. Ces accusa­
tions de falsifications grâce au
vote électronique ne sont pas
nouvelles dans la capitale, mais
elles ont atteint cette année un ni­
veau tel qu’une communiste élue
a refusé son mandat.
alors que tu portes un pantalon, un
jean ou un tee­shirt, même avec un
voile, ils peuvent t’embarquer et te
frapper », témoigne Afraa, une
étudiante en économie.
Les arrestations sont fréquen­
tes. Retenues sans motif juridi­
que, les manifestantes sont la plu­
part du temps relâchées dès le len­
demain. Depuis le 25 octobre 2021,
l’association Hadhereen a rap­
porté cinquante cas d’agressions
sexuelles commises par des
membres des forces de l’ordre. Elle
a recensé pas moins de treize viols
en une seule journée, le 19 dé­
cembre 2021, à l’occasion du troi­
sième anniversaire du début de la
révolution contre Omar Al­Bachir.
Seules deux plaintes ont donné
lieu à des poursuites judiciaires.
« C’est le retour d’un système de
contrôle. Le pouvoir n’offre sa pro­
tection qu’en échange de l’obéis­
sance : “Soit tu es avec nous et
nous protégerons ton corps, soit tu
es contre nous et tu seras violée” »,
analyse Ruya Hassan, une mili­
tante qui tient un blog féministe.
« On se pose de nouveau la ques­
tion : par où je vais passer, com­
ment je vais m’habiller, à quelle
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
« Même si les règles sont faus­
sées, il faut continuer à participer
aux élections, tant qu’on peut,
plaide la candidate malheureuse.
C’est la seule tribune dont nous
disposons pour continuer à parler
aux gens. Et, en parallèle, il faut
noter chaque falsification. Un
jour, plus tard, nous pourrons
montrer aux gens comment leurs
voix ont été traitées. »
Détermination, travail, sens de la
formule… dans une démocratie,
Elvira Vikhareva aurait pu devenir
une étoile montante de la politi­
que invitée sur les plateaux de télé­
vision. A la place, elle continue
d’user ses poings sur les portes
métalliques de Marina Rochtcha.
Cette fois, c’est une grand­mère
qui ouvre. Consécration, elle la re­
connaît : « Oh c’est vous ! Félicita­
tions, je suis heureuse que vous
soyez notre députée ! » L’opposante
corrige, non, elle n’est pas élue. La
vieille dame la bénit, puis s’em­
presse d’ajouter : « Et surtout la
santé à notre président, on n’en a ja­
mais eu un comme lui. La télévision
a dit hier que les choses s’arrange­
raient en 2024… Mais s’il vous plaît,
ceux qui sont partis, les traîtres, ne
les laissez pas revenir. » p
benoît vitkine
heure je vais rentrer ? », poursuit
cette ex­étudiante à l’université
islamique d’Omdourman, désor­
mais active au sein d’une associa­
tion qui défend les droits LGBT.
Au sein même du mouvement
révolutionnaire, les agressions
sont fréquentes. « Le problème
vient aussi des mecs de nos quar­
tiers, voire de nos propres camara­
des, note Esraa, à qui un manifes­
tant a demandé plus tôt de remet­
tre son foulard. Nous combattons
deux forces oppressives : le pouvoir
tel qu’il est façonné par les militai­
res et la communauté qui nous
étouffe. Ce sont deux révolutions. »
Le temps où une femme drapée
de blanc pouvait se tenir le doigt
levé contre le pouvoir sous le re­
gard de l’armée semble révolu.
« Tout le monde a romantisé la ré­
volution soudanaise. On a pré­
senté une version hollywoodienne
de ce qui était en train de se passer.
Nous avons vite déchanté », con­
clut Ruya Hassan. p
eliott brachet
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Dans l’Ohio, le néotrumpisme de J. D. Vance
Le candidat républicain s’est rapproché de l’ancien président pour tenter d’obtenir un siège de sénateur disputé
washington ­ correspondant
M
a petite grand­mère
italienne avait une
expression, lors­
qu’elle rencontrait
quelqu’un comme J. D. Vance : “Due
facce”. Vous avez deux visages. L’un
pour les caméras, l’autre pour vos
affaires. » En ce 17 octobre, le dé­
mocrate Tim Ryan est cinglant à la
télévision. A ses côtés, derrière un
pupitre, se trouve un homme
trapu âgé de 38 ans, à la barbe soi­
gneusement taillée, dépourvu de
la même expérience politique que
lui. James David Vance est le candi­
dat républicain au poste de séna­
teur de l’Ohio, que quittera le répu­
blicain Rob Portman à l’issue des
élections de mi­mandat du 8 no­
vembre. Cette confrontation entre
les deux hommes est l’un des
scrutins les plus suivis du pays, qui
pourrait déterminer la future ma­
jorité au Sénat. J. D. Vance rêvait de
lumière et de reconnaissance. Il
les a, au prix d’une réinvention
personnelle.
Donald Trump avait emporté
l’Ohio de huit points en 2020,
après s’être déjà imposé en 2016.
L’ancien Etat pivot semblait
transformé en terre rouge, cou­
leur des républicains, au point
que l’état­major démocrate l’a né­
gligé, par pessimisme ou défai­
tisme, ne prévoyant pas d’y inves­
tir de façon substantielle. Or Tim
Ryan est parvenu à imposer dans
sa campagne une fibre populaire
devenue rare chez les démocra­
tes, en se positionnant « comme
un indépendant ».
Trumpiste par opportunisme
Le candidat n’a pas hésité à pren­
dre ses distances avec Joe Biden et
à revendiquer des convictions en
partage avec Donald Trump,
comme son hostilité aux accords
de libre­échange ou son soutien à
un secteur fort de la défense. De
son côté, J. D. Vance, donné en tête
dans les sondages, évoque dans sa
campagne des thèmes classiques
pour son camp : la fermeture de la
frontière avec le Mexique pour
bloquer les migrants et les trafi­
quants de drogue, l’exploitation
sans restrictions des ressources
énergétiques, la lutte contre les
dépenses publiques…
« Seule la victoire compte ! », écri­
vait Donald Trump, le 15 avril, au
moment de lui apporter son sou­
tien. « Il est notre meilleure chance
de victoire dans ce qui pourrait être
une course très difficile. » L’adoube­
ment par l’ancien président a per­
mis à J. D. Vance d’emporter des
En Iran, les arrestations et disparitions d’étrangers se multiplient
Téhéran est soupçonné de se livrer à des interpellations arbitraires, dans le but d’échanger ses propres prisonniers dans le reste du monde
P arti à pied de Madrid, San­
tiago Sanchez racontait le
long périple qui devait le
mener à Doha, au Qatar, pour as­
sister à la Coupe du monde de
football, en postant de courtes vi­
déos sur son compte Instagram,
des fragments de rencontres et
de scènes de vie dans les pays
qu’il traversait. La dernière date
du 1er octobre. Le 25 octobre, ses
parents ont annoncé la dispari­
tion de l’Espagnol, 41 ans, ran­
donneur expérimenté, peu après
son entrée en Iran depuis le terri­
toire irakien.
Dans sa dernière publication, sur
sa page Instagram, l’Italienne Ales­
sia Piperno, 30 ans, s’était, elle, dite
impressionnée par le courage du
peuple iranien : « Cette terre m’a ac­
cueillie à bras ouverts, et cela m’est
allé droit au cœur. » Après être res­
tée injoignable pendant quatre
jours, cette voyageuse en solo a in­
formé le 2 octobre ses parents de
J. D. Vance, candidat républicain au Sénat, à Medina, dans l’Ohio, le 21 octobre. PHIL LONG/AP
primaires républicaines serrées.
Mais ce qui joua un rôle détermi­
nant fut surtout l’appui financier
du milliardaire de la Silicon Valley,
Peter Thiel, qui injecta 15 millions
de dollars (autant d’euros) à son
profit. Un super comité d’action
politique (PAC) contrôlé par le chef
de file républicain au Sénat, Mitch
McConnell, a également dépensé
28 millions de dollars en soutien
au candidat. Des sommes gigan­
tesques qui donnent une idée de
l’enjeu du scrutin. « Qu’est­ce que
vous pensez qu’ils attendent en
échange ?, a ironisé Tim Ryan au
cours du second débat télévisé en­
tre les deux hommes. Ils veulent
votre loyauté, et vous avez prouvé
que vous leur léchiez aussi le cul. »
Le démocrate faisait ainsi réfé­
rence à un moment embarras­
sant vécu par J. D. Vance, le 17 sep­
tembre, à Youngstown, lorsque
Donald Trump avait organisé un
meeting dans cette ville minière.
L’ancien président avait qualifié
le candidat d’« incroyable pa­
triote », mais il avait ensuite lâché
que J. D. Vance lui « léchait le cul »
pour bénéficier de son soutien
son placement en détention lors
d’un bref appel téléphonique : « Ils
m’ont arrêtée, et je suis dans la pri­
son de Téhéran. » « Il y a des gens ici
qui sont détenus depuis des mois
sans aucune raison », a­t­elle
ajouté, inquiète à l’idée de subir le
même sort.
Santiago Sanchez et Alessia Pi­
perno se trouvaient dans le pays
alors que l’Iran est secoué par
une vague de manifestations dé­
clenchées le 16 septembre par la
mort d’une jeune femme, Mahsa
Amini, après son arrestation par
la police des mœurs. Or, Téhéran
a accusé à plusieurs reprises des
« forces extérieures » d’attiser les
protestations. Au fur et à mesure
que les menaces de sanctions se
multiplient, le régime iranien ac­
centuerait­il sa pression sur les
pays occidentaux en enlevant
leurs ressortissants ou des per­
sonnes liées aux chancelleries
occidentales ?
Quelle évolution,
pour l’auteur du
best-seller
« Hillbilly Elegy »,
consacré à son
enfance dans la
ville industrielle
de Middletown
inestimable. Depuis, le candidat
prétend qu’il s’agissait d’un sim­
ple trait d’humour de la part de
Trump, « un ami ». Mais ce mo­
ment a mis en exergue l’ambi­
guïté de leur relation.
J. D. Vance est un converti récent
au trumpisme, par opportunisme
plus que par conviction. Il a
plongé dans le mouvement
MAGA (Make america great
again) dont il avait, il y a quelques
années, dénoncé les dérives. En
février, cinq jours avant le début
de l’offensive militaire russe, il di­
sait à la télévision : « Je vais être
honnête avec vous, je me moque
Les proches de deux citoyens
iraniens, employés de l’ambas­
sade de France à Téhéran, ont con­
firmé au Monde leur arrestation
fin septembre. Les autorités ira­
niennes n’ont pas communiqué à
leur sujet. La France a invité le
7 octobre ses ressortissants de
passage en Iran à quitter le pays
dans les meilleurs délais en rai­
son de risques d’arrestation et de
détention arbitraire. Cinq ressor­
tissants français sont actuelle­
ment retenus en Iran, a déclaré,
mardi 11 octobre, la ministre des
affaires étrangères française, Ca­
therine Colonna. Jusqu’à présent,
Paris reconnaissait officiellement
que quatre de ses ressortissants y
étaient emprisonnés : la cher­
cheuse franco­iranienne Fariba
Adelkhah, arrêtée en juin 2019
puis condamnée à cinq ans de pri­
son pour atteinte à la sécurité na­
tionale ; Benjamin Brière, arrêté
en mai 2020 et condamné à
de ce qui arrivera à l’Ukraine », es­
timant « ridicule » que les Etats­
Unis se focalisent sur la frange
orientale de l’Europe.
Interrogé fin avril par le site d’ex­
trême droite The Gateway Pundit.
J. D. Vance s’est lancé dans une dia­
tribe conspirationniste au sujet du
fentanyl, accusant Joe Biden de
vouloir tuer les partisans du mou­
vement MAGA en facilitant la dif­
fusion de cette drogue opioïde.
« Ça a l’air intentionnel, disait­il.
C’est comme si Joe Biden voulait pu­
nir les gens qui n’avaient pas voté
pour lui, et ouvrir les vannes à la
frontière est une façon de le faire. »
Quelle évolution, pour l’auteur
très articulé de Hillbilly Elegy. Ce
best­seller inattendu paru
en 2016 (Harper) était consacré à
son enfance difficile dans la ville
industrielle de Middletown et
plus généralement à la relégation
ressentie par les ouvriers blancs
dans cette région des Appalaches.
J. D. Vance y parlait de pauvreté,
d’honneur, de fierté, d’abandon
et du mépris de classe. Son édi­
teur, HarperCollins, a revendiqué
trois millions d’exemplaires ven­
huit ans et huit mois d’emprison­
nement pour espionnage, et
deux syndicalistes, Cécile Kohler
et Jacques Paris, arrêtés en mai.
Silence contre-productif
Le 19 octobre, les autorités ira­
niennes ont annoncé détenir
« des citoyens de quatorze pays »
en lien avec les manifestations
qui secouent le pays, « dont les
Etats­Unis, la Russie, l’Autriche, la
France, le Royaume­Uni et l’Afgha­
nistan, ont été arrêtés lors des ré­
centes émeutes en Iran, parmi les­
quels les ressortissants afghans
sont les plus nombreux », a rap­
porté début octobre l’agence de
presse semi­officielle Fars. Fin
septembre, Téhéran avait an­
noncé l’arrestation de neuf étran­
gers, originaires notamment de
France, de Pologne, d’Italie et d’Al­
lemagne, en lien selon elles avec
le mouvement de contestation.
L’Italie, la Pologne ou l’Allemagne
international | 7
dus. Au moment de la promotion,
en pleine campagne présiden­
tielle. J. D. Vance apparaissait
comme une sorte de prophète lu­
gubre de la désindustrialisation,
renvoyant dos à dos républicains
et démocrates pour leur abandon
des classes populaires.
« Une oasis dans le désert »
En réalité, son livre fournissait
une explication avant l’heure du
succès du trumpisme. Netflix en a
même acquis les droits pour une
adaptation, sortie en 2020 (Une
ode américaine). Un entretien ac­
cordé au site conservateur The
American Conservative en 2016
avait eu un fort retentissement. Il
y décortiquait la déconnexion
des élites. « Après tant d’années où
les républicains ont refusé d’évo­
quer même les fermetures d’usi­
nes, le message de Trump est une
oasis dans le désert, expliquait­il.
Mais évidemment, il passe trop de
temps à s’adresser aux peurs des
gens et il offre zéro contenu sur la
façon d’améliorer leur vie. »
A l’époque, J. D. Vance avait es­
timé, dans un autre entretien, qu’il
n’ont pas confirmé publiquement
l’existence de ces interpellations.
Après quatre mois de silence,
deux blogueurs originaires de
Nouvelle­Zélande, dont la trace
avait été perdue pendant quatre
mois après leur arrivée en Iran,
ont quitté le pays après des dis­
cussions secrètes entre les deux
Etats. Le gouvernement a « œuvré
ardemment pour garantir [le dé­
part] en toute sécurité » du couple,
a déclaré Jacinda Ardern, la pre­
mière ministre néo­zélandaise,
mercredi 26 octobre.
Ce silence de pays dont les res­
sortissants sont retenus, qui pri­
vilégient des négociations discrè­
tes, peut aussi s’avérer contre­
productif, regrette la chercheuse
australo­britannique Kylie Moo­
re­Gilbert, détenue en Iran entre
2018 et 2020 : « Cela peut conduire
à des procès fictifs, sans aucune
surveillance de la part d’un orga­
nisme extérieur telle qu’une am­
pourrait « se pincer le nez et voter
pour Hillary Clinton » s’il avait le
sentiment qu’une victoire de
Trump était possible. Il soulignait
alors le rôle joué par le racisme et
la xénophobie chez les partisans
de l’entrepreneur comme élé­
ments de coagulation politique.
Dans un message privé à un ami –
publié ensuite par ce dernier – il se
disait partagé, au sujet de Trump,
entre deux hypothèses : « un trou
du cul cynique comme Nixon » ou
bien « le Hitler de l’Amérique ».
Mais Trump et J. D. Vance avaient
une intuition en commun : il fal­
lait s’adresser à cette Amérique
blanche, non diplômée, délaissée,
frappée par les délocalisations et la
criminalité.
Ancien marine, modèle de pro­
motion sociale, diplômé de la
prestigieuse faculté de droit de
l’université Yale (Connecticut), J.
D. Vance a décidé soudainement,
au vu du succès de son livre, de
faire fructifier sa nouvelle aura
publique. Il est revenu chez lui
dans l’Ohio, après deux ans pas­
sés dans la Silicon Valley, au
royaume des investisseurs.
En 2017, il lança une association
appelée Our Ohio Renewal (« no­
tre renouveau en Ohio »), desti­
née à aider les enfants désavanta­
gés à « réaliser leurs rêves ». L’une
des priorités affichées était la
lutte contre la drogue, sa propre
mère ayant longtemps combattu
une addiction. Mais, en réalité,
malgré environ 220 000 dollars
récoltés, l’activité de l’organisa­
tion a été quasi nulle, tandis que J.
D. Vance envisageait déjà sa can­
didature au Sénat, comme l’a éta­
bli le New York Times, le 8 octobre.
Tim Ryan a utilisé ces révéla­
tions au cours de leur affronte­
ment télévisé, qualifiant J.
D. Vance de « fraude ». Mais ce qui
a fait sortir le républicain de ses
gonds fut l’évocation de la théorie
xénophobe du « grand remplace­
ment », dont seraient victimes les
Blancs américains au profit des
migrants. J. D. Vance a évoqué ses
« trois beaux enfants métis » – son
épouse, avocate, est de descen­
dance amérindienne – et déclaré :
« On en a assez. On peut croire
dans une frontière et ne pas être
raciste. On peut croire dans le pays
et ne pas être raciste. » Pourtant,
en avril, il expliquait sur Fox News
que les démocrates voulaient fa­
voriser l’immigration pour
« changer l’électorat » et « rempla­
cer les électeurs qui sont déjà là ». Il
est parfois difficile d’être en ac­
cord avec soi­même. p
piotr smolar
bassade, ce qui conduit à une peine
potentiellement plus lourde, expli­
que­t­elle. Quand l’attention des
médias est portée sur le cas d’une
personne détenue, cela se traduit
par une amélioration de ses condi­
tions de détention, et empêche
qu’on lui refuse un traitement mé­
dical, par exemple. » Emprisonnée
pour « espionnage » au profit d’Is­
raël, Kylie Moore­Gilbert a été re­
lâchée en échange de trois Ira­
niens, incarcérés en Thaïlande
pour une tentative manquée d’as­
sassinat contre des diplomates is­
raéliens en 2012. Les pays occiden­
taux ont accusé à plusieurs repri­
ses l’Iran de placer en détention
des ressortissants étrangers et
des personnes ayant une double
nationalité, sur la base de fausses
accusations, dans le seul but de
les utiliser dans le cadre d’échan­
ges de prisonniers. p
madjid zerrouky
avec ghazal golhiri
8 | planète
« Il n’y a jamais eu de débat public sur le nucléaire »
Michel Badré préside la commission chargée de consulter la population sur la construction de réacteurs
ENTRETIEN
P
endant quatre mois, du
27 octobre au 27 février,
les citoyens sont appe­
lés à participer à un dé­
bat public sur la relance de la fi­
lière nucléaire française. Ancien
président de l’Autorité environ­
nementale, Michel Badré est à la
tête de la commission chargée
d’animer ces échanges.
Quels sont le cadre et l’objectif
de ce débat ?
EDF a saisi la Commission na­
tionale du débat public [CNDP],
comme elle y était obligée, à la
fois sur un programme et sur un
projet. L’entreprise nous a dit
qu’elle souhaitait engager un pro­
gramme de construction de six
réacteurs dont les deux premiers
seraient implantés à Penly [Seine­
Maritime], où il y a déjà une cen­
trale. Compte tenu de l’ampleur
du sujet, la Commission a ré­
pondu qu’il fallait bien un débat
public. Nous le préparons depuis
mai et avons identifié, après avoir
auditionné environ 200 person­
nes, une dizaine de questions al­
lant de choses extrêmement gé­
nérales à des aspects plus précis,
liés aux propositions d’EDF.
Il s’agit donc bien d’un débat
très large sur la nécessité ou
non de relancer un programme
nucléaire ?
Tout à fait, ce débat ne concerne
pas uniquement les Normands
mais a une dimension nationale.
Quand on demande à EDF pour­
quoi faire deux réacteurs à Penly,
la réponse porte sur le pro­
gramme global des six réacteurs,
sur le bilan carbone en 2050,
l’autonomie énergétique…
Mais la décision concernant
la relance du programme
nucléaire n’a­t­elle pas déjà été
prise ? Autrement dit, ce débat
a­t­il une quelconque utilité ?
C’est une question absolument
existentielle pour nous, qui nous
est d’ailleurs posée aussi bien par
des pro que par des antinu­
cléaire. Les « pro » disent que le
débat ne sert à rien car le prési­
dent a déjà annoncé ce qu’il vou­
lait faire, et les « anti » disent que,
de toute façon, les décisions sont
déjà prises ou seront prises
ailleurs. Nous ne savons pas si le
débat sera utile, mais, pour une
fois, le calendrier est favorable. Si
le gouvernement voulait autori­
ser demain matin EDF à cons­
truire des réacteurs à Penly, il ne
le pourrait pas. Car la législation
actuelle, traduite dans la pro­
Sobriété, planification… les consultations citoyennes se multiplient
Le gouvernement a lancé plusieurs concertations visant à recueillir l’opinion publique sur les choix énergétiques de la France
D ébat public, concerta­
tion, consultation… Les
citoyens seront large­
ment invités à exprimer leur opi­
nion sur les choix énergétiques
de la France au cours des pro­
chains mois, avant que les parle­
mentaires ne débattent, à leur
tour, de la première loi de pro­
grammation quinquennale sur
l’énergie et le climat. Ce texte
constituera l’une des briques
principales de la prochaine feuille
de route du pays pour atteindre la
neutralité carbone en 2050, qui
doit être adoptée en 2024.
Promise par le président de la
République lors de son discours
de Belfort, en février, une « large
concertation nationale sur le sys­
tème énergétique de demain » a été
amorcée le 20 octobre par le gou­
vernement. Trois thèmes sont
soumis à discussion : comment
faire évoluer la consommation
La centrale nucléaire de Penly (Seine­Maritime), le 11 septembre. LOU BENOIST/AFP
grammation pluriannuelle de
l’énergie [PPE], ne le prévoit pas :
concernant le nucléaire, elle pré­
voit seulement un plafonne­
ment en puissance installée et
même la fermeture d’un certain
nombre de réacteurs.
Mais une nouvelle loi de pro­
grammation énergie­climat doit
être votée en 2023 : celle­ci se tra­
duira par une révision de la PPE
dans laquelle pourra être fixé un
calendrier de réalisation de nou­
veaux réacteurs, si c’est ce que le
Parlement décide. C’est dans le
cadre de cette PPE que le gouver­
nement peut ensuite, par décret,
prendre des décisions d’autorisa­
tion de création d’installations
nucléaires.
Rien n’est donc arrêté avant
le débat parlementaire ?
Que le président ait l’intention
de relancer un nouveau pro­
gramme nucléaire, c’est son
droit, et il est tout à fait légitime à
le dire. Cela n’empêche qu’il
existe un cadre constitutionnel,
législatif et réglementaire. L’arti­
cle 7 de la charte constitution­
nelle affirme que toute personne
doit avoir la possibilité de parti­
d’énergie, quels moyens de pro­
duction sont nécessaires, et com­
ment faut­il planifier et financer
la transition. Les citoyens sont ap­
pelés à donner leur avis par le biais
d’une plate­forme Internet et à
l’occasion de réunions publiques
organisées un peu partout en
France d’ici au 31 décembre.
En janvier, un Forum des jeu­
nesses réunira également, pen­
dant quatre jours, deux cents jeu­
nes âgés de 18 à 35 ans tirés au
sort. « Quatre jours de débat, cela
risque d’être un peu court, mais ce
forum est quand même une très
bonne nouvelle, car les jeunes se­
ront les plus concernés par ces
choix de long terme, salue David
Glotin, au nom des associations
Déclic et Pour un réveil écologi­
que. Il sera en revanche important
que tous les jeunes soient écoutés,
et pas seulement ceux des grandes
écoles. » En parallèle de cette
ciper à l’élaboration de la déci­
sion. Ensuite, le Parlement doit
se prononcer en prenant en
compte tous les éléments.
Pourtant, le gouvernement a
déjà publié un projet de loi
d’accélération du nucléaire…
Même si ce projet de loi est voté
en urgence, il ne change rien au
fait que, pour autoriser EDF à
construire de nouveaux réac­
teurs, il faut une loi de program­
mation énergétique et une modi­
fication de la PPE. Donc je ne sais
pas très bien pourquoi le gouver­
nement a publié ce texte…
Y a­t­il déjà eu des débats sur
la place du nucléaire dans
le mix énergétique ?
Il n’y en a pas eu au moment où
le plan Messmer [vaste pro­
gramme de construction de cen­
trales nucléaires] a été engagé, il y
a bientôt cinquante ans, ni de­
puis. Un débat sur la PPE a été or­
ganisé en 2017, mais la politique
nucléaire a volontairement été
laissée de côté, parce que le gou­
vernement de l’époque estimait
que les orientations étaient
connues. Il y a également eu plu­
consultation s’ouvre, jeudi 27 oc­
tobre, un débat public sur le pro­
jet de construction par EDF de six
nouveaux réacteurs nucléaires,
dont les deux premiers pour­
raient être implantés à Penly (Sei­
ne­Maritime), sur le site de la cen­
trale déjà existante.
A la demande du gouverne­
ment, EDF étudie depuis plu­
sieurs années la possibilité de
construire trois paires d’EPR2, et le
président de la République, Em­
manuel Macron, a confirmé, à Bel­
fort, son intention de mettre en
place rapidement la construction
de ces nouvelles unités. Est­il né­
cessaire de relancer la filière nu­
cléaire, quel retour d’expérience
peut­on tirer de la construction de
l’EPR de Flamanville (Manche),
quelles conséquences aura le pro­
jet pour le territoire de Penly… Dix
grands thèmes ont été retenus par
la Commission nationale du dé­
« Quand on
lance un
programme
comme celui
d’EDF, on part
pour plus d’un
siècle »
sieurs débats sur les déchets : un
en 2006, un sur le centre d’en­
fouissement Cigéo, à Bure
(Meuse), en 2013, puis un en 2019
sur le plan de gestion des matiè­
res et déchets radioactifs. Mais
jamais sur la politique nucléaire,
et en particulier sur la relance
d’un programme de réacteurs.
Est­il vraiment possible
de débattre de cette question ?
Le nucléaire est un sujet majeur
pour la société, qui l’engage pour
très longtemps. Il faut au mini­
mum douze ans pour construire
une centrale, l’exploitation dure
une soixantaine d’années et le
démantèlement prend trente ou
quarante ans. Même sans parler
bat public (CNDP), qui pilote ce dé­
bat et organisera, pendant quatre
mois, des réunions en ligne, en
Seine­Maritime, mais plus large­
ment partout en France.
« Faux espoirs »
Le 21 octobre, une troisième pla­
te­forme participative, portant
cette fois plus précisément sur
l’évolution des modes de vie vers
la sobriété, a été mise en ligne par
le Conseil économique, social et
environnemental. Après avoir re­
cueilli des avis au moyen d’Inter­
net, l’instance chargée de
conseiller le gouvernement et le
Parlement dans l’élaboration des
politiques publiques devrait or­
ganiser un « atelier citoyen » pour
formaliser des propositions.
A quel point la population va­t­
elle se mobiliser pour participer à
ces consultations, dont les coûts
d’organisation sont régulièrement
de la gestion des déchets, quand
on lance un programme comme
celui d’EDF, on part pour plus
d’un siècle.
Il est difficile d’en débattre
parce que le sujet est complexe,
parce que des gens sont très pour
et d’autres très contre, mais aussi
parce qu’aucun d’entre nous
n’est capable de dire quel sera le
contexte social, au sens général
du mot, dans cent vingt ans.
Mais est­on capable de mettre
tout le monde d’accord sur
les termes mêmes du débat ?
Pour cela, nous réalisons une
« clarification des controverses ».
D’abord, nous demandons aux
experts d’identifier les points
qui ne font pas consensus entre
eux. Par exemple, onze des
douze organismes que l’on a
consultés nous ont dit que l’une
des controverses porte sur l’im­
pact du changement climatique
sur les réacteurs. Sept sujets de ce
type ont été identifiés et chacun
a présenté noir sur blanc ses ar­
guments. A partir de cela, nous
réalisons non pas une synthèse,
mais un document qui rassem­
ble ces points de vue.
décriés ? Et de quelle manière ce
qu’elle aura dit sera ensuite pris en
compte par les parlementaires et
par le gouvernement ? Concernant
le nucléaire en particulier, la
Commission a souligné, dans un
bilan de onze débats publié en fé­
vrier, que les Français exprimaient
« un sentiment constant » que les
décisions étaient prises « sans te­
nir compte de la parole citoyenne ».
A l’issue de la concertation na­
tionale, le gouvernement s’est en­
gagé à rédiger un « rapport de ré­
ponses » aux conclusions qui se­
ront formulées par les « garants »
des échanges – des membres de la
CNDP. Ces réponses seront en­
suite versées au débat parlemen­
taire. « Nous allons attendre avec
impatience ce rapport dans lequel
le gouvernement va dire ce qu’il re­
tient du débat, explique David
Glotin. Nous préférons qu’il soit
transparent sur ce qu’il retient plu­
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Cela permet­il au grand public
de participer ?
L’enjeu, c’est de ne pas avoir un
pur débat d’experts avec, d’un
côté, EDF ou Orano et, de l’autre,
des militants de Greenpeace et de
négaWatt. Le débat d’experts est
légitime et nécessaire, mais il doit
permettre d’alimenter le débat de
la société en général. Mais nous
avons beaucoup de mal à ce que le
public s’empare de ce genre de
questions, l’aspect technique fai­
sant un peu peur.
Nous sommes toutefois en
train de monter des opérations
ciblées sur certains groupes de ci­
toyens et citoyennes, par exem­
ple les jeunes, en organisant des
séances dans des collèges et ly­
cées de Normandie. Nous tra­
vaillons également en partena­
riat avec l’association ATD Quart
Monde, car ce n’est pas parce que
des gens sont en situation sociale
difficile qu’ils ne sont pas concer­
nés par ce genre de débat.
A la fin, vous ne formulerez
ni avis ni recommandation ?
Sûrement pas un avis disant : « Il
faut donner l’autorisation à EDF
de construire des réacteurs ou le
lui refuser », nous serions totale­
ment illégitimes ! En tant que
membres de la CNDP, nous de­
vons nous interdire scrupuleuse­
ment de faire état de nos pen­
chants, nous assurer que tous les
arguments peuvent être présen­
tés et que personne n’ait été em­
pêché de parler.
Mais ce débat pourra­t­il avoir
un impact sur le projet d’EDF ?
Beaucoup de débats publics con­
duisent à ce que des projets soient
modifiés. Les maîtres d’ouvrage
écoutent ce qui se dit et en tien­
nent compte. Nous espérons bien
que ce débat aura un impact !
Qu’est­ce qui pourrait vous
faire dire que le débat a été
utile ?
Au bout des quatre mois, nous
pourrons simplement dire si le
public non professionnel a pu ac­
céder au débat, si les gens ont par­
ticipé aux réunions publiques
mais aussi par le biais du site In­
ternet et les réseaux sociaux, et
s’ils ont pris conscience que le su­
jet est complexe et ne se résume
pas à un binaire pour­contre.
Mais la vraie sanction, ce sera le
débat au Parlement. Si les parle­
mentaires se réfèrent à ce qui s’est
dit pendant le débat public et en
tiennent compte, nous n’aurons
pas perdu notre temps. p
propos recueillis par
perrine mouterde
tôt que de donner de faux espoirs
en disant que tout sera repris sans
filtre », comme cela avait été le cas
lors de la convention citoyenne
pour le climat.
Le ministère de la transition
énergétique a par ailleurs
confirmé un « décalage » du calen­
drier : alors que le nouveau texte
de programmation sur l’énergie
et le climat aurait dû être adopté
avant le 1er juillet 2023, le débat au
Parlement n’aura pas lieu avant le
deuxième semestre de 2023. Un
retard qui risque de se répercuter
sur l’adoption de la stratégie na­
tionale bas carbone, de la pro­
grammation pluriannuelle de
l’énergie et de la stratégie fran­
çaise énergie climat, qui découle­
ront de cette loi. Autant de textes
qui définiront la manière dont la
France entend sortir au plus vite
des énergies fossiles. p
p. m.
 FRANCE
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022 |9

Assurance­chômage : le Sénat durcit le texte
Les élus ont limité l’accès à l’indemnisation des salariés en CDD et des intérimaires refusant des CDI

P
remière étape » du gou­
vernement pour arriver
au plein­emploi – 5 % de
chômage – d’ici à 2027, le
projet de loi ouvrant la voie à une
réforme de l’assurance­chômage a
été adopté à main levée en pre­
mière lecture au Sénat, mardi
25 octobre dans la soirée. Dans un
Palais du Luxembourg dominé
par la droite et le centre, le texte
voté à l’Assemblée nationale le
11 octobre par les députés de la coa­
lition présidentielle et du parti Les
Républicains (LR) a été sensible­
ment durci durant son examen.
L’objectif initial de ce court pro­
jet de loi de cinq articles, présenté
comme « technique » par l’exécu­
tif, est de permettre au gouverne­
ment de proroger les règles ac­
tuelles d’indemnisation des chô­
meurs du 1er novembre jusqu’au
31 décembre 2023 pour donner
du temps à la future négociation
avec les partenaires sociaux sur
la gouvernance du régime. Les sé­
nateurs ont réduit cette période
au 31 août 2023, l’estimant « plus
proportionnée et suffisante »
pour cette négociation.
Durant l’examen du texte en
séance publique lundi, les séna­
teurs ont ensuite confirmé le
vote en commission sur la sup­
pression du droit à l’indemnisa­
tion pour les salariés en CDD qui
refusent trois CDI « d’une rému­
nération au moins équivalente »
lors des douze derniers mois.
Alors qu’à l’Assemblée nationale,
le ministre du travail, Olivier
Dussopt, avait renvoyé le sujet à
un futur groupe de travail parle­ Lors des discussions au Sénat sur l’assurance­chômage, le 25 octobre, à Paris. GAUTHIER BEDRIGNANS/HANS LUCAS/AFP
mentaire, il s’est cette fois claire­
ment opposé, en vain, à cette dis­
position, qui, selon lui, « pose un ainsi pas parvenus à faire adopter Sénat, Alain Richard, devant les quelle ils travaillent et pour le l’ouverture, le rechargement ou tre le gouvernement et la supposée
problème de principe ». Il consi­ une disposition visant à exclure interrogations des sénateurs sur poste qu’ils occupent. la durée des droits « peuvent être opposition de droite ». « Le débat
dère en effet « qu’il n’y a pas lieu de l’assurance­chômage les em­ l’issue du scrutin. En revanche, Le projet de loi doit aussi per­ modulés en tenant compte d’indi­ de ce soir a reflété le décalage abys­
de sanctionner » un salarié en ployés en CDD dès le premier re­ les élus LR, malgré l’opposi­ mettre à l’exécutif de moduler les cateurs conjoncturels sur l’emploi sal existant entre la réalité de la si­
CDD « qui va au bout de l’engage­ fus de CDI. « On est à 7 % de chô­ tion du gouvernement, ont rem­ règles de l’indemnisation chô­ et le fonctionnement du marché tuation des millions de deman­
ment qu’il a signé (…) sans faillir à meurs, on a des entreprises qui porté une autre bataille au sujet mage en fonction de la situation du travail ». Le Sénat a ainsi suivi deurs d’emploi et les discours pu­
l’engagement qui est le sien ». cherchent des salariés. On n’est des intérimaires, en excluant de économique. « Il faut travailler à l’avis de l’Unédic, l’association blics repris ici qui se sont tenus sur
pas en train de dire que le salarié l’assurance­chômage ceux qui rendre les règles plus réactives à la paritaire chargée de la gestion de eux. Et comme toujours sans eux »,
Rejet in extremis qui refuse un CDI se retrouvera n’acceptent pas un CDI pro­ conjoncture économique », a expli­ l’assurance­chômage, qui consi­ a pourfendu, en conclusion, la sé­
« C’est une situation très diffé­ sans rien, on est en train de dire posé par l’entreprise dans la­ qué le ministre du travail, Olivier dérait qu’une loi était nécessaire natrice écologiste du Rhône,
rente », a ajouté le ministre, de qu’il ne touchera pas d’allocation. Dussopt, depuis la tribune, esti­ pour mettre en place cette « con­ Raymonde Poncet Monge.
celle des abandons de poste, que Mais il peut très bien retrouver un mant que le système actuel « reste tracyclicité ». Alors que ses servi­ Or, les parlementaires de gau­
l’Assemblée a déjà durcie. Si, emploi », a défendu l’auteur de construit pour répondre à un con­ ces assuraient l’inverse il y a en­ che resteront tributaires des né­
actuellement, les salariés qui l’amendement, le sénateur LR de
« Il y a un cept de chômage de masse, sans core peu, Olivier Dussopt a fina­ gociations à venir entre la coali­
quittent leur emploi sans préavis Haute­Loire Laurent Duplomb. décalage abyssal être suffisamment incitatif au re­ lement apporté son soutien à tion présidentielle et la droite lors
peuvent bénéficier des indemni­ Mais pour Olivier Dussopt, « le tour à l’emploi ». Si le gouverne­ l’amendement. d’une commission mixte pari­
tés chômage après avoir été code du travail prévoit déjà que
entre la réalité ment a d’ores et déjà exclu le fait de taire qui aura lieu le 9 novembre.
licenciés par leur employeur, les lorsque l’employeur propose un de la situation toucher au montant des indemni­ « Supposée opposition » Une instance dans laquelle les
députés Ensemble ! (Renais­ CDI avec les mêmes conditions et tés, le choix des indicateurs qui en­ Après l’adoption du texte à l’As­ élus LR, avec leurs alliés sénateurs
sance, MoDem et Horizons) et LR les mêmes rémunérations et que
des millions traîneraient la modulation et des semblée grâce à l’apport des voix centristes, sont en effet majoritai­
ont instauré une « présomp­ celui­ci est refusé, il y a possibilité de demandeurs paramètres qu’elle modifiera fait LR et un durcissement du contenu res et vont ainsi pousser le gou­
tion de démission », empêchant de ne pas verser la prime de préca­ l’objet d’une concertation avec les par les sénateurs de droite, leurs vernement à une discussion ser­
alors l’ouverture des droits aux rité, c’est suffisant ».
d’emploi et les partenaires sociaux, qui doit homologues de gauche, par la rée. En cas d’accord, le texte serait
allocations. Un dispositif L’amendement a finalement discours publics aboutir à la fin de l’année. voix de la socialiste Monique définitivement adopté ; sinon, il
confirmé par les sénateurs. été rejeté in extremis après avoir Cependant, les sénateurs en Lubin (Landes), ont dénoncé tout retournerait pour une dernière
Cependant, les élus LR n’ont pas été voté… à égalité. « Quand il y a
repris ici » ont peut­être sauvé le principe au long de la journée « l’introduc­ lecture à l’Assemblée. p
réussi à durcir le texte autant égalité, c’est pas adopté », a dû RAYMONDE PONCET MONGE même en inscrivant dans la loi tion de mesures plus restrictives té­ jérémie lamothe
qu’ils le souhaitaient. Ils ne sont préciser le vice­président du sénatrice EELV que des paramètres comme moignant d’un accord profond en­ et thibaud métais

La Nupes doit renoncer à son projet de référendum sur les superprofits

Mardi, le Conseil constitutionnel a jugé que le RIP ne remplissait «pas les conditions constitutionnelles et organiques» pour être mis en œuvre

L a gauche vient de perdre

son dernier espoir de faire
plier le gouvernement sur
la taxation des superprofits.
Mardi 25 octobre, le Conseil cons­
titutionnel a jugé que son référen­
dum d’initiative partagée (RIP) ne
remplissait « pas les conditions
constitutionnelles et organiques »
pour être mis en œuvre. Le 21 sep­
tembre, la Nouvelle Union popu­
laire écologique et sociale (Nupes)
avait présenté une proposition de
loi, signée par 240 parlementaires
du Sénat et de l’Assemblée natio­
nale, visant à établir pour une pé­
riode donnée une surtaxe sur les
grandes entreprises qui auraient
bénéficié d’événements conjonc­
turels, comme la guerre en
Ukraine, ayant provoqué une
hausse des prix de l’énergie ; la
pandémie de Covid­19, qui a
poussé l’Etat à injecter des mil­
liards d’euros de liquidités dans
l’économie ; ou l’inflation. Le
Conseil constitutionnel était une
première étape. Une consultation
citoyenne devait suivre, avec
l’idée de recueillir au moins
4,7 millions de soutiens, condi­
tion nécessaire pour espérer un
éventuel référendum.
« Nous allons continuer à mener
la bataille », a fait savoir le secré­
taire national du Parti socialiste,
Olivier Faure, à l’origine de cette
idée, lancée, fin août, aux univer­
sités d’été de Blois, et reprise en­
suite avec enthousiasme par
ses partenaires de la Nupes,
La France insoumise en tête. De
son côté, le député « insoumis »
Eric Coquerel, interrogé par
l’Agence France­Presse, a dit ne
pas comprendre cette décision.
« La rente capitaliste est bien pro­
tégée », a­t­il ajouté.
Jurisprudence légère
Le Conseil constitutionnel a tué
dans l’œuf ce projet phare de la
Nupes. Il n’a pas considéré que
cette surtaxe constituait une
« réforme relative à la politique
économique », comme l’exige le
dispositif législatif. Le gouverne­
ment, également interrogé par le
Conseil constitutionnel, a rap­
pelé qu’une réforme fiscale rele­
vait d’une loi de finances. Or, un
RIP ne peut contourner cette pré­
rogative du Parlement. Au Parti
socialiste, on fait savoir que des
juristes ont été consultés. Même
si les avis divergeaient sur le su­
jet, l’initiative avait des chances
de passer. En matière de RIP, la ju­
risprudence reste légère. Seul ce­
lui faisant barrage à la privatisa­
tion des Aéroports de Paris (ADP)
a reçu le feu vert du Conseil
constitutionnel. Un autre sur
l’hôpital public a été retoqué.
La Nupes, elle, a fait un parallèle
entre cette surtaxe et la contribu­
tion exceptionnelle mise en
place, en 1916, pour « financer l’ef­
fort de guerre ». Etait notamment
visé TotalEnergies, dont le béné­
fice a bondi de 122 % au premier
semestre, le groupe pharmaceu­
tique Sanofi (338 % de résultats
en trois ans) ou l’armateur CMA­
CGM (15 milliards d’euros de pro­
fits rien qu’au premier semes­
tre). Si elle était arrivée à son
terme, la mesure aurait touché
toutes les grandes entreprises,
dans l’alimentation, l’énergie, les
transports ou la finance, dont
le chiffre d’affaires dépassait
750 millions d’euros, et dont les
bénéfices auraient crû de plus de
25 % par rapport à ceux réalisés
entre 2017 et 2019.
Le Parti socialiste aurait été
chargé de mener la campagne na­
tionale de recueil des signatures.
Le RIP sur l’avenir d’ADP n’avait
attiré que un million de soutiens,
mais le groupe n’avait finalement
pas été privatisé, avait remarqué
Olivier Faure. Le premier secré­
taire avait bon espoir qu’un sujet
beaucoup plus grand public, qui
touche au cœur les citoyens frap­
pés par la crise, provoque un ac­
cueil plus massif. Son idée n’était
pas tant de provoquer un référen­
dum, procédure très complexe à
mettre en œuvre dans le cadre du
RIP, que d’engager un rapport de
force avec l’exécutif. Le RIP venait
s’ajouter à d’autres initiatives, no­
tamment parlementaires. Olivier
Faure espère maintenant pour­
suivre les discussions « au Sénat,
puisque le 49.3 a opportunément
interrompu [leurs] travaux avant
l’examen [des] amendements ». Et
remettra le débat sur la table, à
l’occasion de sa niche parlemen­
taire. Mais la Nupes ne dispose
plus d’aucun levier. p
sandrine cassini
 0123
10 | france JEUDI 27 OCTOBRE 2022

A S S E M B L É E   N AT I O N A L E

A l’Assemblée,
l’onde de choc des
motions de censure
En votant le texte de la gauche, l’extrême droite
a divisé la Nupes et fait du parti Les Républicains
l’allié de circonstance de Macron

L
a gauche a­t­elle reçu le baiser
du diable ? Au lendemain du
vote sur la motion de censure
sanctionnant le projet de loi de
finances, lundi 24 octobre, la
gêne envahissait la Nouvelle
Union populaire écologique et sociale (Nu­
pes). Le texte visant à renverser le gouverne­
ment d’Elisabeth Borne a manqué la majo­
rité absolue de 50 voix. Mais cette acrobatie
s’est faite avec les voix du Rassemblement
national (RN). De quoi déstabiliser l’alliance
de gauche.
Au sein de la Nupes, seuls les élus de La
France insoumise (LFI) se sont réjouis de ce
coup politique. « La droite sauve le gouverne­
ment de justesse. Il manquait 50 voix pour
éjecter le gouvernement. Nous sommes prêts
pour la relève », s’est félicité Jean­Luc Mélen­
chon dans la foulée du vote. « Il y a une épée
de Damoclès au­dessus de la tête du gouver­
nement », a insisté mardi la présidente du
groupe LFI à l’Assemblée, Mathilde Panot,
soulignant « un pouvoir qui ne tient qu’à un
fil ». Une joie mauvaise pour les plus modé­
rés de l’alliance. Les députés socialistes, éco­
logistes et communistes n’avaient qu’une
idée en tête : mettre à distance le vote en­
combrant du RN, et couper court à l’idée se­
lon laquelle la fin justifie les moyens pour
battre Emmanuel Macron.
Tous ont renvoyé la balle dans le camp de
Marine Le Pen, seule responsable à leurs
yeux de son vote sur la motion de censure de
la gauche. « Je ne suis pas maître des votes du
RN. Jamais nous n’avons eu la moindre conni­
vence avec eux », s’insurge le député du Parti
socialiste (PS) de l’Essonne Jérôme Guedj.
« Nous ne construirons jamais de majorité
avec le Rassemblement national et nous ne
voterons jamais de motion de censure de l’ex­
trême droite », a abondé Boris Vallaud (Lan­
des), chef du groupe PS à l’Assemblée. « Rien
ne nous rassemble, rien ne nous a jamais ras­
CHRONIQUE | par abe l me s tr e
semblés avec eux. Dans l’ADN de la gauche, on gauche, sanctionnant « l’impasse face au dé­
ne se mélange pas avec le RN », a encore dé­ règlement climatique ». Mais n’y figure
noncé le député communiste des Bouches­ aucun élément repoussoir pour l’extrême
du­Rhône Pierre Dharréville. droite. « Le RN l’aurait votée quoi qu’on ait
L’histoire aurait pu être tout autre. Il y a mis dedans », minimise Mathilde Panot,
une dizaine de jours, alors que le gouverne­ soucieuse de rappeler que LFI a toujours
ment brandit la menace du 49.3, quelques combattu l’extrême droite.
députés de la Nupes débattent de la stratégie
à adopter. En privé, Jérôme Guedj plaide DISSOLUTION À TOUT PRIX
pour « un paragraphe qui tape sur le RN, voire Las. Une fois les 239 voix réunies, sur les
sur LR [Les Républicains] ». Question d’affi­ 289 nécessaires, plutôt que de faire profil
chage. L’élu de l’Essonne ne veut pas mon­ bas, comme il en avait été convenu lors
trer que « l’on drague les voix du RN ». Mais d’une réunion entre les représentants de la
LFI ne l’entend pas de cette oreille. Il ne faut Nupes, les « insoumis » laissent éclater leur
exclure personne, a fortiori s’il existe une joie. Publiquement. Un manque de pudeur
possibilité de faire tomber le gouvernement. qui fait apparaître une nouvelle ligne de frac­
Fin septembre, le député LFI Manuel Bom­ ture entre LFI, qui rêve d’une dissolution à
pard (Bouches­du­Rhône) sème un peu plus tout prix, et les autres partis de la Nupes. « Le
le trouble en évoquant l’idée de voter une but, c’est que la motion de censure passe. Le
motion de censure de l’extrême droite. gouvernement est minoritaire à l’Assemblée
Mais Marine Le Pen se répand alors dans les nationale. Il faut un retour au peuple », con­
médias en promettant qu’elle n’adoubera firme Eric Coquerel (Seine­Saint­Denis), pré­
pas le texte de la Nupes. La pression re­ sident « insoumis » de la commission des fi­
tombe. La Nupes finit par rendre publique nances, qui invite ses partenaires de la Nu­
une motion de censure aux couleurs de la pes à ne pas être « fébriles ».
Mardi 25 octobre au matin, le même désac­ Des députés
cord persistait sur la stratégie à mener sur les de la Nupes
futurs 49.3. Pour Mathilde Panot, il faut « sys­ applaudissent L’épisode, qui rappelle l’ampleur des divi­
« RIEN NE NOUS  tématiser » les motions de censure, avec l’es­ la présidente sions qui règnent au sein de la Nupes, est
RASSEMBLE, RIEN poir qu’un jour, LR apporte, enfin, ses voix. du groupe LFI, une aubaine pour ceux, au sein de la gauche,
Une radicalité que ne partage pas le PS – les Mathilde Panot, qui n’ont jamais voulu de cette alliance. « La
NE NOUS A JAMAIS  socialistes considérant la motion de censure à la fin de question, c’est pourquoi le PS assume cette
comme un instrument de contestation poli­ son discours motion de censure, qui ne l’a pas protégé con­
RASSEMBLÉS AVEC  tique, pas plus. « Il faut que cela reste excep­ proposant tre le RN ? », s’interroge François Kalfon,
EUX. DANS L’ADN  tionnel », atteste la députée du Puy­de­Dôme une motion membre du bureau national du PS, redou­
(PS) Christine Pirès Beaune. A en croire les de censure, tant qu’en cas de dissolution, le Parti socia­
DE LA GAUCHE, ON  socialistes, LFI se voile la face en souhaitant à l’Assemblée, liste soit « à la merci de LFI sur les investitu­
un retour aux urnes potentiellement dévas­ le 23 octobre. res ». Jetant de l’huile sur le feu, la maire de
NE SE MÉLANGE  tateur pour eux comme pour le reste de la JULIEN DE ROSA/AFP Vaulx­en­Velin (Rhône), Hélène Geoffroy, qui
gauche. « On doit faire très attention, à l’ave­ vise la tête du parti à la place d’Olivier Faure,
PAS AVEC LE RN » nir, à ce que nos textes ne donnent pas le senti­ l’un des artisans de la Nupes, s’est désolée de
PIERRE DHARRÉVILLE ment de solliciter l’extrême droite », témoigne voir « le piège se refermer » et a appelé à refu­
député communiste le député des Yvelines (Génération. s) Benja­ ser « toute alliance tacite avec le RN ». Cet éta­
des Bouches-du-Rhône min Lucas, encore secoué par la polémique. lage au grand jour des divisions a provoqué
la colère de Boris Vallaud, mardi soir, lors du
bureau national du PS, écœuré d’être accusé
par son propre camp de « complicité passive »
avec l’extrême droite.

LFI pris au piège de la stratégie populiste MARINE LE PEN EN ÉTAT DE « JUBILATION »

Marine Le Pen peut être satisfaite : en
votant, lundi 24 octobre, la motion de
censure déposée par la Nouvelle
Union populaire écologique et sociale
(Nupes, alliant les formations de la
gauche parlementaire), la députée
d’extrême droite (Pas­de­Calais) a fait
d’une pierre trois coups : elle désigne
Les Républicains comme alliés objec­
tifs de la majorité présidentielle ; elle
montre au gouvernement qu’elle peut
être un pivot de l’opposition et, enfin,
elle divise profondément la gauche.
Cette dernière ne semble en effet pas
au clair sur l’attitude à adopter face au
Rassemblement national (RN). Si cette
situation n’est pas née après l’élection
de 89 députés lepénistes, en juin, elle
s’est en tout cas cristallisée lundi. Car
plusieurs leaders de La France insou­
mise (LFI), moteur de la Nupes, ont
marqué une rupture avec une certaine
tradition de la gauche vis­à­vis de l’ex­
trême droite.
Ainsi, après le vote de leur motion de
censure, des « insoumis » de premier
plan ont regretté d’avoir manqué de
50 voix pour faire passer leur texte. La
présidente du groupe LFI à l’Assem­
blée, Mathilde Panot, a ainsi estimé :
« Cinquante voix. C’est ce qu’il aura
manqué pour censurer la Macronie.
Qu’ils se le tiennent pour dit, leur gou­
vernement ne tient qu’à un fil. La Nupes
est la seule alternative à leur monde de
malheur. » Alexis Corbière (LFI, Seine­
Saint­Denis) a abondé : « Une majorité
alternative existe, c’est le peuple ! Nous
sommes prêts à gouverner. Rappelez le
peuple aux urnes, c’est à lui de déci­
der. » Quant à Jean­Luc Mélenchon, il a
tweeté : « La droite sauve le gouverne­
ment de justesse. Il manquait 50 voix
pour éjecter le gouvernement. Nous
sommes prêts pour la relève. »
Désaccord profond
Il serait incongru d’imaginer les parle­
mentaires de la Nupes ne pas voter leur
texte sous prétexte que les députés RN le
font. Cependant, si le vote de lundi des­
sine, comme LFI le dit, une « majorité al­
ternative » populaire, cette dernière in­
clut, de fait, le Rassemblement national.
Un postulat incompréhensible de la
part de militants qui ont combattu
l’extrême droite depuis le début de leur
engagement, dont les valeurs et les
propositions sont diamétralement op­
posées à celles de Marine Le Pen. Et qui
sont en désaccord profond sur des
points aussi essentiels que les valeurs
républicaines, les institutions, le rap­
port à l’islam, les questions sociétales,
la politique économique ou la défense
de l’environnement.
Autre point incompréhensible : le
matin même, plusieurs figures de la
gauche reprochaient à Emmanuel Ma­
cron d’avoir rencontré Giorgia Meloni,
nouvelle première ministre italienne
d’extrême droite, la qualifiant de « fas­
ciste ». Et, quelques heures après, les
mêmes feignent d’ignorer les voix du
RN en faveur de leur texte. Par exem­
ple, dans son intervention à la tribune
de l’Assemblée, Mme Panot n’a pas eu
un mot pour se désolidariser du choix
de Mme Le Pen.
Mais peut­être n’est­ce pas Marine Le
Pen qui a piégé les « insoumis ». Sans
doute trouvent­ils ici la limite de leur
stratégie populiste. Inspirée des travaux
de la philosophe belge postmarxiste
Chantal Mouffe, théoricienne du popu­
lisme de gauche, l’idée est d’établir une
frontière entre un « nous » (le peuple) et
un « eux » (les élites), supposé représen­
ter les adversaires. LFI est persuadé que
c’est le plan de bataille à adopter pour
renverser le gouvernement. Mais la fin
justifie­t­elle tous les moyens ? Car avec
une gauche qui n’est pas majoritaire
seule, cette stratégie porte en elle un
danger : inclure l’extrême droite dans le
« nous » populiste. C’est là que le piège se
referme sur ses concepteurs.
Surtout, ce choix n’est pas partagé
par les autres partenaires de la Nupes.
Ainsi le socialiste Boris Vallaud
ne s’y est­il pas trompé, durant
son discours à l’Assemblée nationale,
lorsqu’il lance : « Nous ne construirons
jamais de majorité avec le Rassemble­
ment national (…) Si nous devons
être les derniers à vous combattre, nous
le serons ! »
Une manière de se désolidariser des
députés RN mais aussi un avertisse­
ment à ceux qui, à gauche, pourraient
être tentés par une alliance tactique des
contraires. p
Que la Nupes vole en éclats, la Macronie en
rêve. Tout à leur entreprise de recomposi­
tion du paysage politique, les représentants
du gouvernement n’ont eu de cesse, depuis
lundi soir, de dramatiser l’événement, je­
tant du sel sur la plaie et espérant désolida­
riser les éléments dits moins radicaux de
l’alliance de gauche – le PS et les Verts. L’en­
jeu : amalgamer et diaboliser La France in­
soumise, rangée définitivement dans le
camp des extrêmes, aux côtés du Rassem­
blement national. « Les masques tombent et
les fils se touchent entre les deux extrêmes »,
résume­t­on à Matignon. « Vous ne cherchez
que le chaos. C’est vous qui travaillez avec
Mme Le Pen ! », a attaqué mardi le ministre de
l’intérieur, Gérald Darmanin, lors des
questions au gouvernement, en s’adressant
au député LFI de Seine­Saint­Denis Tho­
mas Portes. Et d’ajouter, cinglant : « Pour
manger avec le diable, il faut prendre une
grande cuillère. »
Peu importe que la majorité présidentielle
ait profité des voix du RN pour faire adopter
son texte sur le pouvoir d’achat, le 3 août, ou
qu’elle ait contribué à faire élire deux vice­
présidents RN à l’Assemblée nationale. Ce
qui a eu lieu lundi 24 octobre au soir est pré­
senté, par l’exécutif, comme une compro­
mission de la gauche et, même, une trahison
de ses valeurs, fait valoir l’exécutif.
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022 france | 11

La fraude à la TVA, un
gisement important de
ressources budgétaires
La fraude fiscale reste très difficile à évaluer,
note la commission des finances du Sénat,
dans un rapport publié mercredi 26 octobre

E n période électorale, la lutte

contre la fraude est sou­
vent l’ingrédient magique
qui permet de boucler le finance­
ment des programmes. La candi­
Dix-neuf
sénateurs se sont
penchés sur
date Les Républicains (LR) Valérie le bilan de la loi du
Pécresse promettait de récupérer
15 milliards d’euros en durcissant
23 octobre 2018
les contrôles, autant que Marine relative à
Le Pen (Rassemblement national),
qui voulait, en sus, lui consacrer
la lutte contre
un nouveau ministère, tandis la fraude fiscale
qu’Emmanuel Macron citait la
lutte contre la fraude comme l’un
des instruments permettant de est évaluée depuis cet été par
dégager des économies de même l’Insee, qui la chiffre entre 20 et
ampleur. Des chiffrages à l’époque 25 milliards d’euros par an, un
jugés optimistes par les spécialis­ montant bien supérieur aux esti­
tes, la fraude, notamment fiscale, mations précédentes.
demeurant très difficile à évaluer. C’est d’ailleurs la publication
C’est l’une des conclusions du des travaux de l’Insee qui pousse
rapport d’information publié par le Sénat à formuler des recom­
la commission des finances du mandations pour améliorer la
Sénat, mercredi 26 octobre. Dix­ collecte de cet impôt indirect au
neuf sénateurs issus de tous les niveau français et européen. A la
courants politiques se sont pen­ lumière de la fraude estimée, les
chés sur le bilan de la loi du 23 oc­ montants recouvrés paraissent
tobre 2018 relative à la lutte con­ faibles, puisqu’ils n’ont approché
tre la fraude fiscale, formulant qu’un milliard d’euros en 2021. Il
vingt recommandations. Ce est vrai que ce type de fraude re­
texte, adopté à l’époque après la pose sur des schémas complexes
révélation d’une série de scanda­ et difficiles à détecter, rappelle le
les, des « Panama Papers » aux Sénat, comme les « carrousels »
« SwissLeaks », visait à mieux dé­ de TVA, qui consistent à créer des
tecter et sanctionner la fraude, droits fictifs au remboursement
avec notamment la création de la TVA, par le biais d’émissions
d’une nouvelle « police fiscale », de fausses factures par des socié­
placée sous la tutelle de Bercy. La tés éphémères.
loi mettait aussi fin au fameux L’explosion du commerce en li­
« verrou » qui réservait à l’admi­ gne a en outre engendré un nou­
nistration fiscale la faculté d’en­ veau type de fraude, malgré les
gager des poursuites en matière durcissements successifs de l’arse­
de fraude fiscale. nal législatif. En 2018, près de 98 %
Le rapport du Sénat dresse un des vendeurs étrangers opérant
bilan plutôt favorable de la loi, sur les plates­formes de vente en
proposant néanmoins quelques ligne de type Amazon ou CDis­
aménagements. L’absence d’éva­ count n’étaient pas immatriculés
luation de la fraude reste ainsi à la TVA. Mais il est aussi question
l’un des points les plus probléma­ de fraudes moins exotiques : le
« C’est de fait l’alliance des “fachos et des fâ­ lors d’un dîner à l’Elysée. Or, personne au tiques. Si le contrôle fiscal produit rapporteur du Sénat raconte le cas
chés”. Nous ne devons pas les lâcher et les pla­ PERSONNE AU SEIN  sein des LR n’a aujourd’hui l’intention de re­ des recettes en hausse depuis d’un particulier qui revendait des
cer face à l’alliance qu’ils ont acceptée et choi­ DES LR N’A AUJOURD’HUI  partir en campagne. Tous savent que le résul­ 2018 (+ 38 % malgré la crise sani­ voitures de luxe sur un site de peti­
sie. Alliance qui corrompt les députés dits de tat pourrait être tragique pour un parti déjà taire, à 10,6 milliards d’euros tes annonces de proximité, sans
la gauche de gouvernement », a poussé L’INTENTION DE  en pleine déconfiture. Il faut donc emprun­ en 2021), grâce notamment au re­ payer la TVA, et dont le réseau a été
Aurore Bergé, présidente du groupe Renais­ ter une voie étroite pour ne pas être dans cours accru à l’intelligence artifi­ démantelé grâce à une analyse des
sance, le parti présidentiel, lors de la réunion REPARTIR EN CAMPAGNE.  l’obstruction systématique sans être consi­ cielle et la conclusion de quelques données publiées sur Internet.
de groupe mardi – une rhétorique qui re­ TOUS SAVENT QU’EN CAS  déré comme la béquille du gouvernement. dossiers fiscaux comme celui de Combinée au durcissement des
prend le lapsus qu’avait fait Jean­Luc Mélen­ Google, son efficacité reste diffi­ règles européennes, la loi d’octo­
chon en juin, disant vouloir attirer à lui les DE DISSOLUTION « SIGNAL D’ALARME POUR MACRON » cile à mesurer. bre 2018 a permis de responsabili­
« fachos pas fâchés » au lieu des « fâchés pas « Nous sommes résolument dans l’opposition, Les chiffrages de la fraude fis­ ser les plates­formes dans la col­
fachos ». « C’est un moment de bascule, a ap­ LE RÉSULTAT POURRAIT  par conséquent, nous devrons, au cours de ce cale varient en effet du simple au lecte de la TVA, ce qui les a incitées
puyé le ministre des comptes publics, Ga­ quinquennat, déposer une motion de cen­ triple, le syndicat Solidaires­Fi­ à déréférencer les vendeurs non
briel Attal, mardi, sur France 2. Les députés
ÊTRE TRAGIQUE POUR sure », a conclu mardi sur Franceinfo le prési­ nances publiques fournissant immatriculés, selon le rapport.
socialistes et les députés écologistes se retrou­ UN PARTI DÉJÀ EN  dent du groupe LR au Sénat, Bruno Re­ l’évaluation la plus élevée, com­ En 2020, près de 87 % des ven­
vent à faire du blanchiment de vote extrême. » tailleau. Si cette motion n’a pas encore été prise entre 80 et 100 milliards deurs non européens affichant
Un familier de l’Elysée assure ne pas être PLEINE DÉCONFITURE déposée, c’est que « nous ne sommes pas d’euros, un montant contesté plus d’un million d’euros de chif­
étonné de la volte­face de Marine Le Pen – prêts », a­t­il reconnu. « Voter la motion, ça chaque année par Bercy. « Une fre d’affaires sur ces plates­formes
une note assurant que l’extrême droite vote­ aurait voulu dire quoi ? Que M. Mélenchon question reste sans réponse, souli­ étaient immatriculés à la TVA.
rait la motion de censure de la Nupes avait soit premier ministre. Que Mme Sandrine Rous­ gne le rapport du Sénat. L’admi­ Le Sénat formule néanmoins
même été transmise au chef de l’Etat seau [députée écologiste de Paris] soit minis­ nistration fiscale parvient­elle à plusieurs recommandations, pro­
trois semaines plus tôt, assure­t­il. Les mi­ tre de la police des mœurs et Marine Le Pen, récupérer 10 %, 20 % ou 50 % des posant notamment de favoriser
nistres, eux, ont vu la balle passer près du ministre des affaires étrangères ?, a fait mine montants fraudés ? » les échanges de données entre
chapeau, observant la fille de Jean­Marie Le de s’interroger Eric Ciotti, député des Alpes­ l’administration fiscale et la
Pen en état de « jubilation ». Une cinquan­ Maritimes, sur BFM­TV. On ne va pas caution­ Des schémas difficiles à détecter douane en matière de TVA à l’im­
taine de voix pour faire tomber le gouverne­ ner un tel attelage. Si on censure, c’est qu’il y a Contrairement à plusieurs de ses portation. Il propose aussi d’éten­
ment, c’est peu. une majorité alternative. Hier soir, on a assisté voisins, la France ne dispose pas dre aux escroqueries à la TVA les
« Le RN met la pression », constate un mi­ à une alliance entre Mélenchon et Le Pen, ça d’outil pour évaluer la fraude fis­ compétences du service d’en­
nistre. L’exécutif se sait plus que jamais à la ne nourrit rien de bon. » cale – « le Royaume­Uni, les Etats­ quête judiciaire des finances, la
merci de la soixantaine de députés Les Répu­ Jouant les partis responsables et les politi­ Unis, le Canada, le Danemark, les nouvelle « police fiscale » créée par
blicains (LR). Et vice versa. Les LR savent ciens de « sang froid » qui ne veulent pas Pays­Pays ou encore l’Australie dis­ la loi de 2018, constituée d’anciens
aujourd’hui qu’une motion de censure issue participer au « cirque » qui se joue à l’Assem­ posent de telles évaluations, qui agents du fisc dotés de pouvoirs
de leurs rangs a toutes les chances d’être blée, selon les mots du président de groupe, reposent sur des contrôles aléatoi­ de police, et placée sous la tutelle
adoptée et, in fine, de conduire le chef de Olivier Marleix, les LR se targuent de pou­ res et/ou ciblés », rappelle le rap­ de Bercy, dont les sénateurs pro­
l’Etat à remanier, voire à dissoudre l’Assem­ voir appuyer sur le bouton. « Marine Le Pen port, qui demande la publication posent de renforcer les effectifs.
blée, comme il l’a évoqué le 28 septembre a fait un coup politique dont on peine à saisir annuelle de données par l’Insee et Le rapport souligne enfin la dif­
la logique. Mais c’est aussi un signal d’alarme le fisc, à l’horizon 2024. « Nous al­ ficulté pour les agents du fisc et
pour Emmanuel Macron. Il est dos au mur. La lons proposer un amendement au des douanes à collecter et exploi­
Les députés rejettent le projet de loi de majorité n’est pas maître de son avenir »,
souligne Eric Pauget, député LR des Alpes­
projet de budget 2023 pour faire
suite à cette recommandation »,
ter les données issues des réseaux
sociaux, ainsi que les « données
programmation budgétaire 2023-2027 Maritimes. précise Jean­François Husson (Les de connexion » (données télé­
L’Assemblée nationale a rejeté, mardi 25 octobre, le projet de loi de Dotés de ce pouvoir de nuisance, les LR es­ Républicains), le rapporteur gé­ phoniques, données de localisa­
programmation budgétaire 2023-2027, qui prévoit de ramener le déficit pèrent être davantage écoutés par le gou­ néral du budget au Sénat. tion…) pour lutter contre la
public sous les 3 % du PIB en 2027. Le texte, repoussé par 309 voix vernement. Tandis que l’exécutif redoute Le sujet n’est pas nouveau : en fraude. La loi de 2018 leur permet
contre 243, « va continuer à cheminer au Sénat », a assuré le ministre que le parti de droite ne soit tenté de se radi­ septembre 2018, Gérald Darma­ en théorie de les utiliser, mais le
des comptes publics, Gabriel Attal. Dans l’Hémicycle, l’« insoumise » caliser pour faire montre de son opposition. nin, alors à Bercy, avait demandé Conseil constitutionnel et la Cour
Charlotte Leduc (Moselle) a critiqué une « idéologie austéritaire ». Quand Emmanuel Macron serait­il alors contraint la mise en place d’un observatoire de justice européenne ont consi­
Véronique Louwagie (Les Républicains, Orne) a regretté à l’inverse de se rapprocher un peu plus des idées du de la fraude, qui n’a jamais vu le dérablement réduit le champ de
une « énième occasion manquée » de réduire les dépenses. Côté Rassem- parti fondé par Nicolas Sarkozy ? Il a en tout jour. L’année suivante, c’est Mati­ la loi. « Il faut clarifier les textes en
blement national, Philippe Lottiaux (Var) voit un texte pour « complaire cas été invité par l’ancien locataire de l’Ely­ gnon qui avait demandé un chif­ intégrant la jurisprudence afin
à l’Union européenne ». Pour tenter de convaincre, Gabriel Attal avait sée, dans Le Journal du dimanche, à « fran­ frage à la Cour des comptes, que d’inscrire dans le dur les éléments
affirmé que le rejet du texte pourrait provoquer « un retard, un délai voire chir le Rubicon ». p celle­ci avait jugé ne pas être en qui permettront d’agir », recom­
une amputation des fonds européens » versés dans le plan de relance. sandrine cassini mesure de fournir dans le temps mande Jean­François Husson. p
Interrogée, la Commission européenne n’a pas confirmé un tel risque. et claire gatinois imparti. Seule la fraude à la TVA elsa conesa

12 | france
Frédéric Michel, le monde des affaires à l’Elysée
Le nouveau communicant a été recommandé au président par ses amis français des médias et du business
ENQUÊTE
V
endredi 21 octobre, de
retour d’un conseil
européen à Bruxelles,
avant de travailler son
discours de Rome sur la paix, Em­
manuel Macron s’est arrêté à Art
Basel, la prestigieuse foire inter­
nationale d’art contemporain qui
vient de remplacer à Paris une
FIAC vieille de 47 ans. Du Grand
Palais éphémère, les artistes et pa­
trons de galerie ont posté sur Tik­
Tok des photos avec le chef de
l’Etat. Quelques pas en retrait,
costume ajusté, sourire éclatant,
un homme savoure ce moment.
Celui qui a attiré là le président de
la République était, il y a quelques
semaines encore, l’associé du
fonds de James Murdoch, Lupa
Systems, qui investit dans l’art et
les médias, et a justement permis
la tenue de ce rendez­vous pari­
sien. Son nom ? Frédéric Michel,
nouveau « conseiller spécial à la
communication » d’Emmanuel
Macron – son « chief adviser », se
nomme l’intéressé avec un zeste
d’accent anglais.
Le scénario de l’arrivée de ce pro­
che des milieux d’affaires à l’Ely­
sée est si inhabituel qu’il mérite
qu’on s’y attarde. Ancien lobbyiste
en chef des Murdoch, chargé des
relations de ces magnats des mé­
dias avec les responsables politi­
ques européens, biberonné aux
métiers de l’influence dure, à
l’anglo­saxonne, Frédéric Michel a
pris ses fonctions le 15 septembre.
Il succède à Clément Leonarduzzi,
reparti chez Publicis, et à l’histo­
rien Joseph Zimet. Dans un inédit
mélange des genres, M. Michel est
entré au palais présidentiel grâce à
quelques piliers du business fran­
çais, ses anciens alliés en affaires.
Celui qui vit alors à New York sait
que Leonarduzzi veut quitter l’Ely­
sée après l’élection présidentielle.
Au printemps, il s’ouvre sur son
envie de prendre la relève auprès
d’amis influents. Tous encoura­
gent cet homme « très smart »,
« très pro business » et « ultracon­
necté » – ce sont leurs mots. Cer­
tains ont accès au chef de l’Etat ou
à son entourage : l’homme d’affai­
res Xavier Niel (Iliad, Free, action­
naire à titre individuel du Monde),
Jean­Charles Tréhan, le patron des
relations extérieures du géant du
luxe LVMH, le producteur Renaud
Le Van Kim… « Mais ce n’est pas
moi qui lui ai parlé de Fred », confie
le fondateur du média en ligne
Brut.
Bâtir le « Macron memorial »
Son cher ami Pierre­Antoine Cap­
ton se montre le plus entrepre­
nant. Le patron du groupe de pro­
duction audiovisuelle Mediawan
(1 milliard d’euros de chiffre d’af­
faires), producteur d’un do­
cumentaire à la gloire du nouveau
président diffusé sur TF1 au lende­
main de la victoire, en 2017, est en
cour à l’Elysée. Depuis qu’il a fondé
Mediawan avec le banquier d’affai­
res Matthieu Pigasse (actionnaire
à titre individuel du Monde) et Xa­
vier Niel, « le nouveau prince de la
télé » (dixit Le Figaro) ne cesse de se
diversifier. Son imposant immeu­
ble Art déco de l’avenue de Bre­
teuil, au cœur du 7e arrondisse­
ment de Paris, voit défiler le Tout­
Paris sur les plateaux de « C dans
l’air » et « C à vous ».
En juillet, Pierre­Antoine Capton
prévient Emmanuel Macron
qu’un stratège très au fait de la
communication corporate et de
l’image des dirigeants rêve de tra­
vailler avec lui (il n’a pas souhaité
confirmer ou infirmer cet
échange au Monde). Certes, « Fré­
déric » siège au fonds d’investisse­
ment de James Murdoch, mais un
seul mot de l’Elysée et il débarque­
rait pour mettre sa « touch » à dis­
position du macronisme, qu’il
faut réussir à faire vivre au moins
cinq ans encore.
Frédéric Michel, qui n’avait fait
que croiser M. Macron il y a des an­
De la France
d’aujourd’hui,
« Fred » connaît
davantage
le monde des
affaires que celui
des ronds-points
et des stations-
service
nées, s’entretient deux fois avec le
président durant l’été, dont la pre­
mière de visu, fin juillet. Il raconte
qu’il rêve de construire l’héritage
international du jeune chef d’Etat
français – bâtir le « Macron memo­
rial ». Sa démarche est réfléchie. Il a
même pris conseil auprès de l’an­
cien premier ministre britannique
Tony Blair. Le tout juste quinqua­
génaire sort emballé de ses entre­
tiens avec le locataire de l’Elysée :
« bon fit », se réjouit­il devant ses
amis. « Je suis là pour faire le le­
gacy du président », explique le
nouveau venu au cabinet du chef
de l’Etat dès sa prise de fonctions.
Car tout est allé très vite. A peine
si la Haute Autorité pour la trans­
parence de la vie publique a ralenti
l’embauche, soucieuse de démêler
l’écheveau de ses diverses activités
et de vérifier de possibles conflits
d’intérêts. Une rencontre, en août,
avec le secrétaire général, Alexis
Kohler : banco. Contrairement à
l’usage, aucun autre conseiller n’a
été consulté. Dégât collatéral : la
conseillère presse venue d’Havas,
en 2020, pour gérer l’internatio­
nal, Anne­Sophie Bradelle, très ac­
tive depuis l’invasion de l’Ukraine
par la Russie, quitte ses fonctions,
comprenant qu’avec un homme
qui se targue d’offrir une nouvelle
stature au président de la Républi­
que elle n’aura plus les coudées
franches. Outre la « stratégie » du
chef de l’Etat, il coiffe, en effet, la
communication nationale et in­
ternationale.
Frédéric Michel ne vit plus dans
l’Hexagone depuis son départ à
Londres, en 1995. De la France
d’aujourd’hui, il connaît davan­
tage le monde des affaires que ce­
lui des ronds­points et des sta­
tions­service, mieux les actionnai­
res de journaux ou les patrons de
chaînes que les rédactions et la
« popol », cette politique politi­
cienne si étriquée à ses yeux. Le
fonds d’investissement de James
Murdoch, dont il était associé jus­
qu’en septembre, en a fait un fami­
lier des patrons de médias français
dans lesquels il a investi (10 mil­
lions de dollars, soit 9,96 millions
d’euros) dans Brut, en juin 2021).
Selon La Croix, il avait œuvré pour
qu’en décembre 2020 Emmanuel
Macron donne une interview au
média en ligne…
Politique, business, amitiés :
avec Frédéric Michel, souvent
tout se mêle. Jusqu’en septembre,
il était l’un des administrateurs
des Inrocks, où l’avait entraîné
son cher Matthieu Pigasse, qui
avait approché Murdoch sur un
« deal » et n’a plus jamais perdu de
vue M. Michel depuis. Lorsque le
banquier de Lazard songe, en
2016, à se lancer dans la course à
la présidentielle (avant de se faire
griller la politesse par un fringant
ministre de l’économie de dix ans
son cadet, Emmanuel Macron) et
qu’il faut réunir quelques proches
prêts à l’accompagner dans son
aventure, Frédéric Michel en est,
avait raconté Vanity Fair, en octo­
bre 2018. Selon nos informations,
« Fred » avait même trouvé le logo
et le nom de cette formation poli­
tique éphémère, Premier Jour.
Les petits malins auraient dû
comprendre que, si l’enjeu en va­
lait la chandelle, Frédéric Michel,
qui possède aujourd’hui la dou­
ble nationalité franco­britanni­
que, était prêt à revenir en France.
Il l’avait quittée dès la fac d’his­
toire de Poitiers et Sciences Po
Bordeaux achevés. Déjà, il préfé­
rait la gauche réformiste du maî­
tre de Bercy, Dominique Strauss­
Kahn – qu’il connaît bien – à celle
du premier ministre, Lionel Jos­
pin. A la London School of Econo­
mics, où il étudie, Anthony Gid­
dens, le théoricien d’une « troi­
sième voie » entre social­démo­
cratie et libéralisme, lui présente
ce nouveau premier ministre qui
réinvente le Parti travailliste,
Blair. Le jeune diplômé travaille à
la City quand, en 2000, « à la de­
mande de Tony », a­t­il l’habitude
de raconter, il s’en va fonder Po­
licy Network, un think tank qui
ambitionne de réinventer la so­
cial­démocratie et d’étoffer les re­
lations entre les dirigeants euro­
péens de centre gauche.
Curieusement, Alastair Camp­
bell, le spin doctor de M. Blair, as­
sure qu’il ne « connaî[t] pas assez
Frédéric Michel pour donner des
opinions valables ». La Fondation
Jean Jaurès, proche de « DSK »,
elle, s’en souvient parfaitement.
Son patron, Gilles Finchelstein,
est resté un copain depuis vingt­
cinq ans – les deux hommes dî­
naient ensemble dimanche 23 oc­
tobre, au moment où Emmanuel
Macron rencontrait discrètement
la nouvelle cheffe du gouverne­
ment italien, Giorgia Meloni (ex­
trême droite), dans un hôtel de
Rome. Pendant dix ans, M. Michel
cherche à diffuser un « blai­
risme » mis à mal par la décision
de l’ex­premier ministre d’enga­
ger le Royaume­Uni dans la
guerre en Irak, en 2003. Tout en
s’adonnant, en même temps, à
l’art du lobbying au sein de sa pro­
pre agence, Reputation Inc.
Un scandale d’influence
Il dispose déjà d’un sérieux carnet
d’adresses quand Tony Blair
quitte le 10 Downing Street,
en 2007. Lui prend, en 2009, la di­
rection du lobbying pour l’Europe
de News Corp, le groupe de mé­
dias du milliardaire australo­amé­
ricain Rupert Murdoch. Rencon­
tré par les réseaux Blair, M. Mur­
doch est l’inventeur de Fox News,
possède le Sun, le Times, la 20th
Century Fox et s’est offert le Wall
Street Journal. Frédéric Michel
s’installe au cœur du conglomérat
au point de se retrouver, trois ans
plus tard, au cœur d’un scandale
d’influence qui éclabousse le gou­
vernement Cameron.
Quand, en 2012, une commis­
sion d’enquête britannique se
penche sur le « Murdochgate »
(les écoutes téléphoniques de
quelque 800 personnalités par le
tabloïd News of the World, fleu­
ron du groupe Murdoch), elle
tombe sur les conditions obs­
cures de l’étude de la tentative de
rachat par News Corp du bouquet
de télé BSkyB par le ministre de
la culture d’alors. Le ministre a­
Sur son réseau
LinkedIn,
le « chief
adviser »
annonce qu’il
fera « [his] very
best » pour aider
Macron à mener
ses réformes
Frédéric Michel,
conseiller spécial à
la communication
et stratégie du
président de la
République, dans
la cour de l’Elysée,
le 26 septembre.
KARIM DAHER/HANS LUCAS
t­il été impartial ? A­t­il été sou­
doyé par l’équipe du milliar­
daire ? La presse anglaise décou­
vre au sein de l’empire Murdoch
l’existence d’un Frenchie bien
connu à Westminster, où son en­
tregent semble avoir fait mer­
veille, mais ignoré du grand pu­
blic : Frédéric Michel.
Est mise au jour une correspon­
dance à la fois foisonnante
et compromettante : 799 SMS,
158 courriels et 191 coups de fil
parfois envoyés jusqu’au milieu
de la nuit à des proches du pou­
voir, où « Fred » – c’est ainsi qu’il
signe – mélange les genres et al­
terne messages cordiaux, comme
une invitation à un concert d’un
boys band et réels coups de pres­
sion. « James is not making any­
more commercial concessions (…)
Very serious », écrit un jour Frédé­
ric Michel au conseiller spécial du
ministre de la culture, menaçant
d’envoyer valser les négociations,
dans un pur style de lobbyiste.
L’affaire coûte sa place au con­
seiller spécial, entache la réputa­
tion du ministre et fait évidem­
ment capoter la vente. Le fils Mur­
doch, lui, prend ses distances avec
son père, Rupert, et devient plus
européen, plus progressiste, mili­
tant pour l’environnement et la
lutte contre les « fake news ». « Ru­
pert Murdoch a chargé son fils et
en a fait un bouc émissaire. A par­
tir de là, Frédéric Michel suit James
dans toutes ses aventures », décrit
David Colon, auteur de Rupert
Murdoch. L’empereur des médias
qui domine le monde (Tallandier,
304 pages, 21 euros).
A la demande de « James », Frédé­
ric Michel exerce alors un temps
son métier de « RP » en Espagne,
pour le leader des communica­
tions Telefonica. Il atterrit, en 2014,
en Italie, toujours à la demande de
« James », d’abord comme con­
seiller spécial, puis comme nu­
méro « deux » et lobbyiste du bou­
quet de télévision Sky Italia. En­
core et toujours, il mène de front
les affaires et ce « brainstorming »
politique qui l’intéresse et le sert
tant. A Milan, il participe, en 2016,
à la création d’un nouveau think
tank nommé Volta. Dans la bande,
Matthieu Pigasse ou encore l’an­
cien secrétaire d’Etat travailliste
David Miliband, et, à sa tête, un
conseiller de Matteo Renzi au pa­
lais Chigi : Giuliano da Empoli.
Empoli n’est pas encore finaliste
d’un roman ultra réaliste, Le Mage
du Kremlin (Gallimard, 288 pages,
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
« En Angleterre,
c’est très difficile
de continuer un
rôle public quand
il y a l’ombre
d’une affaire »,
réagit le « spin
doctor » après la
mise en examen
d’Alexis Kohler
20 euros), qui lui vaut d’être fina­
liste du Goncourt et, depuis l’inva­
sion de l’Ukraine par la Russie, fait
de lui un « kremlinologue » très
prisé. Il vient d’ailleurs d’être reçu
discrètement par Elisabeth Borne
au château de Souzy­la­Briche,
cette résidence de week­end des
premiers ministres, à 50 kilomè­
tres de Paris. Ensemble, Frédéric
Michel et Empoli travaillent alors à
forcer l’agenda italien pour accélé­
rer les réformes de l’Etat. « L’objec­
tif était de projeter l’expérience
Renzi sur la scène européenne, se
souvient Giuliano da Empoli. Fré­
déric est un connecteur global qui
sait relier des mondes. » Et d’aider
les champions de la social­démo­
cratie à se faire élire.
Entre­temps, Murdoch junior
rappelle son ami Fred à Londres
et, en 2019, en fait son associé au
sein du fameux fonds Lupa, en
aidant au passage les hommes de
pouvoir libéraux et progressistes.
Il connaissait Blair et Renzi, fré­
quentait l’économiste d’Obama
Jason Furman, voici maintenant
qu’il approche Joe Biden. En 2020,
James Murdoch met son argent et
ses réseaux à disposition des dé­
mocrates américains et de la cam­
pagne de leur candidat.
Franglais et manières
« Je ne suis pas seulement lob­
byiste », insiste depuis son arrivée
M. Michel, qui a reçu les encoura­
gements de James Murdoch pour
ce « challenge utile ». Sur son ré­
seau LinkedIn, il annonce qu’il
fera « [his] very best » pour aider le
président Macron à mener ses ré­
formes et à porter sa voix en Eu­
rope et au­delà – message salué de
Washington à Bruxelles en pas­
sant par New Delhi par son réseau
de cadres de grands groupes et
lobbyistes, comme lui Un réseau
qui passe même par Arnaud de
Puyfontaine, un des hommes
forts de Vincent Bolloré.
« Gosh », « no way », « whate­
ver »… Le franglais et les maniè­
res du nouveau chief adviser pré­
sidentiel, entre deux pays, lui à
Paris, sa famille à Londres, font
jaser certains conseillers du pré­
sident : « Qu’il atterrisse ! » Il est
parfois rafraîchissant. « En Angle­
terre ou aux Etats­Unis, c’est très
difficile de continuer un rôle pu­
blic quand il y a l’ombre d’une af­
faire », réagit le nouveau spin
doctor après la mise en examen
d’Alexis Kohler. Il est déroutant,
aussi. Après l’interview d’Emma­
nuel Macron sur France 2, qui, le
12 octobre, a attiré 5,4 millions de
téléspectateurs, Frédéric Michel
textote à des journalistes qu’« il
faut parler » du succès d’au­
dience de « ce nouveau format à
la “60 Minutes” », le show culte
de CBS, dont il a « eu l’idée ». La se­
conde émission est programmée
ce mercredi 26 octobre.
A Rome, dimanche, il était ab­
sent de la visite officielle du chef
de l’Etat au pape François, rendant
le déplacement chaotique – au
point que l’Association de la presse
présidentielle comptait alerter
mercredi l’Elysée. Réflexe de lob­
byiste : Frédéric Michel, qui a le
coup de fil facile avec les patrons
de médias – ses partenaires d’hier
–, s’est aussitôt inquiété de ce vent
de défiance auprès de l’un d’eux. p
ariane chemin
et ivanne trippenbach
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Crash du vol Rio­Paris :
au procès, les experts ne
dissipent pas les doutes
Pendant trois semaines, ingénieurs et pilotes
ont tenté d’éclairer les causes de l’accident de 2009
C’
est un défilé d’hom­
mes en costumes
stricts et au verbe po­
licé. A la barre du pro­
cès du crash du vol Rio­Paris, une
quinzaine d’experts ont professé
tour à tour, trois semaines durant,
leur science de l’aéronautique. Des
auditions fleuves, à la technicité
assumée, où ces pilotes, ingé­
nieurs et dirigeants – souvent en
retraite – ont fait l’exégèse des pro­
cédures de sécurité en vigueur au
1er juin 2009, lors de la nuit d’orage
où le vol AF447 s’est abîmé dans
l’océan Atlantique, au large du Bré­
sil, faisant 228 victimes.
A des fins de pédagogie, une ma­
quette de l’Airbus A330­200 a
d’abord été disposée dans la salle
d’audience du tribunal du Paris,
où Airbus et Air France sont accu­
sés d’« homicide involontaire »,
après une décennie d’instruction
chaotique. Puis, sur écran géant,
ont été projetés des extraits de rap­
ports d’analyse abscons, portant
notamment sur le givrage des son­
des Pitot, la cause première de la
perte de repères anémométri­
ques, ayant entraîné le crash.
Un autre graphique, où deux
courbes colorées s’entremêlent, a
retenu l’attention de la salle : la
Bonnes Adresses
n Gainde place
n Economique
Canapé ou méridienne
+ 2 lits 80 x 190
n Confortable
Matelas 15 cm
LIT GIGOGNE
HR 30 kg/m3
Suspensions
lattes de bois
n Facile à vivre
Dédoussable J’Y GAGNE !
4 configurations
LITS GIGOGNES PARIS 12 ET 15 - 7J/7
54 cours de Vincennes Paris 12 - 01 40 21 87 53, M° Nation
63 & 66 rue de la Convention Paris 15 - 01 45 77 80 40, M° Boucicaut
147 rue Saint-Charles Paris 15 - 01 45 75 02 81, M° Boucicaut
Canapés, literie, mobilier : toutes nos adresses sur www.topper.fr
RUBRIQUE
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
première figure le rétablissement
d’un avion suivant scrupuleuse­
ment la procédure standard de rat­
trapage d’un décrochage ; l’autre,
grimpant vers le sommet de
l’écran puis plongeant vers le sol,
témoigne de la violente trajectoire
de l’Airbus A330­200 lors des qua­
tre dernières minutes de son vol.
Air France et Airbus sont soupçon­
nés d’avoir sous­estimé le danger
des pannes de sondes Pitot, autant
que d’avoir négligé la formation et
l’information des équipages.
Les dépositions des experts et
des témoins issus des agences de
sécurité aérienne (direction géné­
rale de l’aviation civile et Agence
européenne de la sécurité aé­
rienne, notamment) n’ont guère
apporté de nouveaux éléments.
Selon un ancien
pilote, le b.a.-ba
des consignes
de pilotage aurait
été oublié lors
du passage en
pilotage manuel
©
BONNES ADRESSES
france | 13
d’Airbus, jusqu’à présent plus lo­
quaces que leurs voisins de table
d’Air France.
Ce vade­mecum théorique se
Pour les avocats
des familles
des victimes,
préalables, et donc je ne peux pas
répondre autre chose. »
Au long de ce marathon d’expli­
cations techniques, peu de cas est
formalise lors de la projection fait du destin des 216 passagers et
d’une vidéo produite par Airbus. A l’impréparation des 12 membres d’équipages dis­
la manière d’une leçon d’auto­ parus la nuit du 1er juin 2009, au
école, gros plan sur les comman­
des pilotes milieu de l’Atlantique. Le premier
est de la faute
des de bord, une voix féminine in­ jour d’audience, il avait pourtant
dique la marche à suivre pour maî­ fallu plus de sept minutes à la pré­
triser la situation en toute séré­
d’Airbus et d’Air sidente, relayée par ses assesseurs,
nité. « Une supercherie ! », raille­t­ France pour égrener un à un le nom des
on du côté des parties civiles. Car victimes – soit presque deux fois
la nuit du 1er juin 2009, l’homme et
la machine ne se sont plus compagnies françaises entre
plus longtemps que la durée du
décrochage fatal au vol AF447.
compris. Leur cohabitation au
sein du cockpit d’Airbus, bardé
mars 2008 et le drame de l’AF447,
dont seize rien que chez Air Creuser les failles
d’électronique, est devenue, le France. Parmi les victimes de ces Le temps des experts s’achève
temps du crash, un combat. pannes, Air Caraïbes fut plus donc sur une volonté renouvelée
Mais elles agissent en révélateurs « L’effet de surprise » : telle est la prompte à signaler les épisodes à pour les parties civiles de creuser
de la stratégie de la défense, atta­ cause annoncée de l’accident. Un risques et à procéder au rempla­ les failles apparues dans les dis­
chée à faire porter aux trois pilo­ « effet tunnel », précise un pilote, cement des sondes Pitot du mo­ cours, de mettre en lumière les
tes la responsabilité du crash. El­ cette sensation de stress intense dèle Thales AA, mises en cause zones d’ombre que les seuls « pro­
les servent aussi d’appui, à l’in­ qui fait perdre les moyens et dans les incidents de vol. cess » n’expliquent pas. De retour
verse, aux récriminations des brouille les sens, en premier lieu Les proches des victimes les plus à la barre, mardi 25 octobre, pour
parties civiles, persuadées que l’ouïe, précisément quand la voix assidus – une vingtaine de person­ leurs remarques conclusives, les
des négligences fondamentales métallique de l’alarme « stall » nes, sur les plus de 400 parties experts du premier collège d’en­
ont été commises en amont du (alarme de décrochage) a retenti civiles recensées – suivent chaque quête ont réaffirmé, à quatre
décollage de l’AF447. pendant cinquante­quatre se­ intervention carnet de notes en voix, « qu’aucun élément significa­
condes, sans que le pilote relâche main, guettent les moindres con­ tif nouveau ne remet en cause
« L’effet de surprise » son manche, faisant monter le tradictions, les réponses moins as­ [leurs] conclusions ».
C’est dans le cockpit de ce vol Rio­ nez de l’avion à plus de 12 degrés surées. Ces rares moments de flot­ Mais chaque audience amène
Paris, là où s’est noué le drame, que d’inclinaison. tement où les experts, ramenés à son lot de doutes et de remises en
s’immiscent d’abord les débats Mais pour les avocats des fa­ des questions de béotiens, peinent question. Quelques minutes plus
lors des audiences. En particulier milles des victimes, l’imprépara­ à répondre d’un « oui » ou d’un tard, questionnés par la prési­
au sujet de la réaction « incompré­ tion à cette situation extrême est « non » franc dans le micro. dente sur un document compa­
hensible », selon le terme de plu­ de la faute des entreprises accu­ Poussé dans ses retranche­ rant les performances des sondes
sieurs intervenants, du pilote, ti­ sées. Pour preuve : la phase de for­ ments, Etienne Lichtenberger, té­ Pitot de références différentes
rant sans relâche sur le manche mation sur l’IAS douteuse ne du­ moin cité par Air France, est inter­ soumises à des tests en soufflerie,
jusqu’au décrochage fatal. rait à l’époque que vingt­cinq mi­ rogé sur l’avionneur par un avocat une nouvelle incertitude a par­
« La première chose à faire, c’est nutes et était réalisée à basse alti­ des familles : « Airbus a­t­il sous­es­ couru les ingénieurs, puis la salle
de maintenir la trajectoire », pro­ tude, loin des conditions du Rio­ timé la gravité de la défaillance des tout entière. D’après les experts,
fesse un ancien pilote che­ Paris, piégé à 35 000 pieds sondes ? Soyez libre de votre parole, les sondes de l’AF447 auraient gelé,
vronné, assurant que « l’équipage d’altitude (10,6 kilomètres), dans vous êtes témoin. Vous avez dans la quelle que soit la marque, lors de
a été formé aux IAS [Indicated Air la zone de convergence intertropi­ salle des familles et cette question a la nuit du drame, relançant les dé­
Speed, soit la vitesse mesurée par cale. Le caractère « exceptionnel » un sens. » L’ancien pilote forma­ bats sur les moyens qui auraient
les sondes] douteuses ». A l’en­ de la situation, relevé par tous les teur prend un moment de pause, permis d’éviter la catastrophe…
tendre, le b.a.­ba des consignes experts, est aussi tempéré par les puis affirme : « La question que Une péripétie supplémentaire
de pilotage aurait été oublié lors multiples incidents documentés vous posez est grave, bien évidem­ dans un procès, encore pro­
du passage en pilotage manuel. les mois précédents le crash. ment. Lorsqu’on constate qu’un ac­ grammé pendant six semaines,
« Quand on a un doute, on appli­ Ces « clignotants » qui s’allu­ cident est intervenu, c’est que d’une où chaque détail, aussi petit soit­il,
que la procédure », martèle Si­ ment, ce sont les dix­huit dé­ certaine manière nous avons sous­ peut être sujet à controverse. p
mon Ndiaye, l’un des avocats faillances rencontrées par des estimé la gravité des incidents thomas saintourens
Tarifs 01/01/22
1 parution Professionnels Particuliers
Forfait 5 lignes 65€ HT 65€ TTC
Forfait 10 lignes 110€ HT 110€ TTC
Reproduction interdite marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
MAISON CHARLES HEITZMANN ACHÈTE ANTIQUITÉS LE PLUS GRAND ESPACE ARMOIRES LITS
À PARIS • Conditions exceptionnelles !
SACS À MAINS DE
MARQUES (EN L’ÉTAT) MONTRES (MÊME ABÎMÉES)
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération
BIJOUX
X FANTAISIE DE MARQUES
MANTEAUX DE FOURRURES,
FOUR
ACHAT AU DESSUS
FOULARDS DE MARQUES
MARQU
BIJOUX
X FANTAISIE DE MARQUES
STYLOS DE MARQUES
MÉNAGÈRES, VERRES ET
DE VOS ESTIMATIONS
ET EXPERTISES
SERVICES DE VAISSELLES
« ART D’ASIE » :
CHINE, JAPON
LIVRES DE
ET MOYEN-ORIENT
BRIQUETS VINS & CHAMPAGNES IVOIRES ET
06 07 55 42 30
TOUTES ÉPOQUES
DE OBJETS ASIATIQUES
MARQUES
PIANOS DROIT
MOBILIERS ET
MO
OBJETS
P. MORCOS ARLITEC, CELIO, CLEI, DUEBI ITALIA
ET À QUEUE DE TOUTES
D
ÉPOQUES
É EXPERT CNE Lit relevable seul, 2 en 1 avec canapé
✶ Porcelaines et Bronzes ou bureau, couchage simple ou double...
✶ Cristal de Roche une solution pour chacun !
TABLEAUX
✶ Corail et Ivoires Anc.
(anciens & modernes)
LITHOGRAPHIES,
Nos armoires lits sont installées par des professionnels qualifiés.
GRAVURES ETC. ✶ Jade blanc et couleurs
✶ Cornes et Laques ©
La maison recherche également bien d’autres produits ✶ Peintures et Tissus anc.
Déplacements réguliers et gracieux dans toute la France
N’hésitez pas à nous contacter pout tout renseignements
✶ Manuscrits et Estampes
DEPLACEMENT 147 rue Saint-Charles Paris 15 • 7j/7
Par téléphone au 06 19 89 55 28 PARIS – PROVINCE
morcospatrick@orange.fr
01 45 75 02 81, M° Boucicaut ou Charles Michels
email : charlesheitzmann@free.fr / www.antiquaire-heitzmann.fr Canapés, literie, mobilier :
Registre du commerce : FR 43 433 235 249 nos adresses sur www.topper.fr
Suite à mes prestations
télévisées sur le marché
de l’art, je vous propose
Immobilier Reproduction interdite
UN RENDEZ-VOUS
POUR VOS DEMANDES
D’ESTIMATIONS,
Spécialisé successions
J’ACHETE
Meubles Tableaux Pendules
VENTES Objets d’art & curiosités
Argenterie Livres anciens
Violons & Archets anciens
PROPRIÉTÉ Vins,
Art d’Afrique et d’Asie ef
À VENDRE PROPRIÉTÉ ATYPIQUE RUBRIQUE Art décoratif du XXe s
de 12 hectares IMMOBILIER Art d’Islam et d’Orient
Entre Lyon (69) et Chambéry (73)
Photos anciennes et d’artistes RUBRIQUE BONNES AFFAIRES
VENDRE Sérieux et discrétion
10 pièces 380 m2
+ maison d’amis 3 pièces 70 m2 OU LOUER assurés, déplacements
Paris et Province.
POUR VENDRE,
+ hangar 300 m2, SON BIEN
PATRICK MORCOS VOULEZ-VOUS LE BON PLAN
piscine 17m x 7m, IMMOBILIER EXPERT
Étang de 4 hectares. Affilié à la Compagnie
OU LE MEILLEUR ?
Le tout en bon état clôturé et au Nationale des Experts ef
calme
06.07.55.42.30
Prix : 3 000 000 euros marie-cecile.bernard@mpublicite.fr marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
morcospatrick@orange.fr
Tél. : 06 08 22 25 90.
 0123
14 | france JEUDI 27 OCTOBRE 2022

En Corse, un meurtre Fin de vie: une directive anticipée

et des soupçons de
règlement de comptes devant le Conseil constitutionnel
Jean­Louis Andreani, lié au dossier du double Des médecins souhaitent arrêter les soins d’un patient, qui avait
assassinat de Poretta, a été tué mardi
exprimé son souhait d’être maintenu en vie, « même artificiellement »
ajaccio ­ correspondant privilégiée parmi d’autres », avance

une source proche du dossier.
U n garagiste de 64 ans a été
tué, mardi 25 octobre, à
Vescovato (Haute­Corse),
sur la Plaine orientale. Les secou­
ristes, alertés vers 7 h 30 pour un
Ce dossier d’assises a pour toile
de fond le double assassinat de
l’aéroport de Bastia­Poretta, le
5 décembre 2017, au cours duquel
deux piliers du grand banditisme
accident de la voie publique sur la insulaire, Antoine Quilichini et
route territoriale 10, menant à Bas­ Jean­Luc Codaccioni, avaient été
tia, ont constaté que la victime abattus à la sortie de l’aérogare. La
avait été mortellement blessée au justice estime que ce double homi­
cou par un tir d’arme à feu, alors cide intervenait sur fond de ven­
qu’elle conduisait un scooter. Elle geance entre deux factions rivales
ne portait pas d’arme selon une issues de la bande criminelle de La
source judiciaire. Ni les circons­ Brise de mer. Elle a établi qu’au­
tances de l’homicide ni l’heure delà de ces faits des assassinats vi­
exacte ne sont connues. L’arme sant des caïds de la pègre corse
utilisée était vraisemblablement derrière les barreaux avaient été
un « fusil de chasse ». La juridiction perpétrés avec la complicité, entre
interrégionale spécialisée (JIRS) de autres, d’une surveillante péniten­
Marseille, chargée du grand bandi­ tiaire du centre de Borgo (Haute­
tisme, s’est saisie de l’enquête Corse), Cathy Chatelain, épouse
quelques heures après les faits, cel­ Sénéchal, poursuivie également.
le­ci a été confiée à la direction ter­ A la tête de cette association de
ritoriale de la police judiciaire. malfaiteurs, l’instruction place les
La victime, Jean­Louis Andreani, frères Christophe et Richard Guaz­
avait déjà réchappé, le 23 octo­ zelli (fils de Francis Guazzelli, fi­
bre 2018, à une tentative d’assassi­ gure de La Brise de mer, assassiné
nat dans la même commune. en 2009), mais aussi Christophe
Blessé au dos et au bras par arme à Andreani, le neveu de Jean­Louis.
feu en regagnant son lotissement Ce dernier, tué à Vescovato, avait
en voiture, il avait pu alors se réfu­ été mis en examen dans ce dossier
gier chez un proche. L’instruc­ et placé sous contrôle judiciaire
tion, menée déjà par la JIRS de pour « association de malfaiteurs
Marseille, n’avait pas permis en bande organisée ». Selon une
d’identifier les auteurs de cette source policière, il était soup­
tentative d’homicide. çonné d’avoir été en « lien avec le
projet d’empoisonnement de
Spirale liée au grand banditisme trois figures du banditisme alors en
Interrogé par Le Monde, son avo­ détention ». M. Andreani était
cat, Me Julien Pinelli, n’a pas sou­ aussi mis en cause pour avoir mo­
haité faire de commentaire, mais a difié une scène de crime, en « récu­
rappelé que le casier judiciaire de pérant un téléphone crypté, des ar­
M. Andreani « ne portait pas de mes et une tenue de surveillant pé­
trace de condamnation ». Il était nitentiaire, afin de les détruire »
néanmoins au cœur d’une spirale poursuit la même source.
liée au grand banditisme. Jean­ Le garagiste s’inscrivait en faux
Louis Andreani devait être ren­ face à ces accusations, de même
voyé devant la cour d’assises avec que les autres mis en cause qui
une quinzaine de personnes, dans avaient formé un pourvoi en cas­
le cadre d’une vaste instruction sation pour contester leur renvoi
criminelle à plusieurs têtes. « Cette devant la cour d’assises. p
piste est d’ailleurs une hypothèse
A
u moment où le chef de
l’Etat lance un grand
débat sur la fin de vie,
le Conseil constitution­
nel va devoir se prononcer sur la
question délicate du caractère im­
pératif des directives anticipées.
Le cas de figure plaidé en audience
publique, mardi 25 octobre, à l’oc­
casion d’une question prioritaire
de constitutionnalité (QPC), est to­
talement inédit. Il concerne un
homme qui avait rédigé en
juin 2020 des directives anticipées
précisant souhaiter être maintenu
en vie « même artificiellement »,
s’il venait à être plongé dans un
coma prolongé jugé irréversible.
En mai, alors âgé de 43 ans, il est
écrasé par le camion qu’il réparait.
Victime de nombreuses fractures
et d’un arrêt cardiorespiratoire,
il arrive dans le coma au service de
réanimation de l’hôpital de Valen­
ciennes (Nord), avec un pronostic
vital engagé.
En juillet, à l’issue d’examens
approfondis et de la consultation
de réanimateurs extérieurs à
l’équipe, conformément à la pro­
cédure collégiale prévue par la loi
Claeys­Leonetti de 2016, l’hôpital
juge « inutile » et même « dispro­
portionné » le maintien des actes
et traitements n’ayant d’autre ef­
fet que de maintenir artificielle­
ment la vie, sans aucune pers­
pective d’amélioration. La pour­
suite des soins ne permettrait
qu’une « qualité de survie (…) ca­
tastrophique ». La loi autorise de
suspendre des traitements « lors­
qu’ils résultent d’une obstination
déraisonnable ».
La décision d’arrêt des soins, en
l’occurrence une ventilation mé­
canique, et une nutrition et hydra­
tation artificielles, est prise le
15 juillet. Pour passer outre la vo­
lonté du patient pourtant claire­
ment portée à la connaissance de
paul ortoli l’équipe médicale, l’hôpital se ré­
« Quelle valeur
peut-on donner
à ces directives
si le médecin peut
passer outre ? »
FRANÇOIS MOLINIÉ
avocat de l’Union des associations
de familles de traumatisés
crâniens et cérébro-lésés
fère à l’article L. 1111­11 du code de la
santé publique, dont l’alinéa 3 pré­
voit que les directives anticipées
s’imposent au médecin sauf lors­
qu’elles « apparaissent manifeste­
ment inappropriées ou non confor­
mes à la situation médicale ».
Le recours de la famille contre
cette décision a été rejeté le
22 juillet par le juge des référés du
tribunal administratif de Lille,
avant d’être examiné en appel par
le Conseil d’Etat. A cette occasion,
une QPC a été soulevée et trans­
mise au Conseil constitutionnel.
Ce dernier n’a pas à se prononcer
sur le cas particulier de cette fa­
mille, mais sur la conformité ou
non à la Constitution de l’excep­
tion prévue à cet article L. 1111­11.
Selon l’avocat de la famille, Lud­
wig Prigent, cet article de loi qui
permet aux médecins de mettre
fin à la vie d’un patient contre sa
volonté n’est pas conforme à la
Constitution. Il viole les principes
de sauvegarde de la dignité de la
personne humaine, ainsi que la li­
berté de conscience et la liberté
personnelle garanties par la Décla­
ration des droits de l’homme et du
citoyen. Recherchant des élé­
ments dans les travaux parlemen­
taires sur la loi Claeys­Leonetti,
l’avocat affirme que le législateur
n’a « jamais voulu laisser le méde­
cin passer outre les directives anti­
cipées ». L’exception à leur force
exécutoire n’aurait été introduite
qu’en fin de débat sur le projet de
loi afin de permettre aux méde­
cins, dans le cas de figure inverse
de celui du jour, de ne pas prati­
quer une euthanasie qui aurait été
souhaitée par un patient.
Pour M. Prigent, le respect du
principe de la « liberté de cons­
cience qui permet à chacun d’avoir
un avis différent sur l’acceptation
de la souffrance et la conception de
la mort » doit empêcher le méde­
cin de s’affranchir de la volonté du
patient de rester en vie. Surtout,
souligne­t­il, le législateur a man­
qué à son devoir en introduisant
un critère flou évoquant des direc­
tives qui seraient « manifestement
inappropriées », sans précision.
« Obstination déraisonnable »
Selon l’avocate de l’hôpital de Va­
lenciennes, Claire Waquet, le dé­
bat autour des droits du patient
est mal posé car la relation pa­
tient­médecin n’est ni égalitaire
ni de nature contractuelle. « La loi
est formelle : le malade ne peut pas
se voir imposer un soin contre sa
volonté. En revanche, le médecin
n’est pas toujours obligé d’accep­
ter un soin qui est demandé », af­
firme­t­elle. L’avocate ne remet
pas en cause la liberté de cons­
cience du patient, mais y oppose
l’interdiction faite au médecin de
se livrer à une « obstination dérai­
sonnable ». Or, le corps médical
est en mesure d’apprécier le ca­
ractère déraisonnable, pas le pa­
tient, insiste Mme Waquet. Quant
au débat sur le respect du droit à
la dignité, l’avocate se demande
« à qui profitent les soins qui sont
faits » alors que les médecins y
voient une atteinte à la dignité du
patient dont l’état s’aggrave.
Dernier argument que Mme Wa­
quet verse au débat, en assumant
le fait qu’il peut heurter dans le
contexte d’une telle affaire, celui
de la balance des droits et respon­
sabilités des usagers d’un sys­
tème de santé collectif. Et d’évo­
quer la situation économique de
l’hôpital public face au coût que
représenterait « une injonction à
un maintien indéfini dans une vie
artificielle ». « Un hôpital qui se
pose la question de savoir com­
ment il affecte ses moyens maté­
riels et humains fait bien. »
Intervenant dans cette procé­
dure, l’avocat de l’Union natio­
nale des associations de familles
de traumatisés crâniens et céré­
bro­lésés, François Molinié, dé­
nonce « le risque d’une logique fi­
nancière ». Selon lui, « les directi­
ves anticipées sont la clé de voûte
des droits du malade ». Et de rap­
peler la récente recommandation
du Comité consultatif national
d’éthique appelant, le 13 septem­
bre, à développer le recours aux
directives anticipées, jugées trop
peu nombreuses. « Quelle valeur
peut­on donner à ces directives si
le médecin peut passer outre ? »,
interroge M. Molinié.
Mais pour le représentant de la
première ministre à l’audience,
Antoine Pavageau, la volonté du
législateur de 2016 est claire : « Il a
entendu permettre au médecin de
se délier des directives anticipées si
elles sont manifestement inappro­
priées. » Une façon, selon lui, de
ne pas déresponsabiliser le méde­
cin face à des décisions lourdes. Il
rappelle que les garanties prévues
dans le processus collégial entou­
rant les décisions sur la fin de vie
ont, en tant que telles, déjà été ju­
gées suffisantes et conformes à la
Constitution.
La réponse du Conseil constitu­
tionnel à cette QPC, attendue le
10 novembre, ne manquera pas
d’alimenter la réflexion de la pro­
chaine convention citoyenne sur
la fin de vie. p
jean­baptiste jacquin

NOUVEAU Au procès de l’attentat de Nice, des questions

sur les indices laissés par le terroriste
HORS-SÉRIE

Un enquêteur a égrené, mardi, des éléments à charge contre des proches essaimés par le tueur
EMENT
RE AUTR

L
MPREND
GARD, CO e terroriste de la prome­ 22 h 17. Dans ce message adressé à nants. Tout d’abord, plusieurs même de son passage à l’acte,
R LE RE
DÉCALE
nade des Anglais a­t­il son dealer de cocaïne, Ramzi feuilles de papier mentionnant, fournissant aux enquêteurs de
sciemment essaimé des in­ Arefa, accusé de lui avoir servi de nouveau, des noms, des adres­ précieux éléments à charge con­

Le monvdue de
dices derrière lui pour compro­ d’intermédiaire pour se procurer ses et des numéros de téléphone tre ses amis. Au deuxième jour du
mettre ses proches et les faire un pistolet, il écrit : « Salam Ramzi, correspondant à ses trois amis procès, un des accusés, Mohamed

Russie
tomber avec lui ? Pour la première
fois depuis le début du procès de
l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice,
un enquêteur de la sous­direc­
tion antiterroriste (SDAT) a donné
du crédit à cette hypothèse,
mardi 25 octobre. « C’est un dos­
sier unique, je n’en ai pas vu
d’autres où ça se passe comme ça,
a reconnu le policier. Dans cette
procédure, on n’a pas relevé de tra­
AGE /
S D’UN MIR ILIPPE RAMETTE ces de dissimulation… »
S DESSOU PH
ORADO, LE NVERSANTES DE
4 / L’ELD
OPE EN 191 E / LES IMAGES RE
et aussi...
ES SATIR IQUES DE
L’E UR
UR S DE L’HISTOIR Après cinq semaines consacrées
LES CART QUI CHANGE LE CO
UNE FICTIO
N aux témoignages des parties civi­
les, cinq semaines d’immersion
dans une souffrance insondable,
le procès de l’attentat de Nice
aborde depuis mardi le fond du
dossier, avec une semaine entiè­
rement consacrée au terroriste
Décaler le regard, comprendre autrement, mort, Mohamed Lahouaiej Bou­
c’est le principe de cette nouvelle collection. hlel. Depuis les premiers jours de
cette enquête, il y a six ans, une
Et si nous regardions le monde à travers d’autres yeux pour curiosité intrigue : jamais un ter­
dépasser nos peurs et préjugés, enrichir notre compréhension roriste n’a laissé derrière lui
du cours de l’histoire ? autant d’éléments permettant de
Au cœur de ce premier numéro, le monde vu de Russie. remonter son supposé réseau.
Le plus spectaculaire est un SMS
envoyé par le tueur depuis son ca­
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
mion, six minutes avant le début
du massacre, le 14 juillet 2016, à
je suis passé tout à l’heure au taxi­
phone 16 rue Marceau je t’ai pas
trouvé. Je voulais te dire que le pis­
tolet que tu m’as donné hier c’est
très bien, alors on ramène 5 de chez
ton copain, 7 rue Miollis, 5e étage.
C’est pour Chokri et ses amis. »
Ce simple texto mentionnant le
prénom de deux de ses proches,
ainsi que l’adresse et jusqu’à
l’étage du fournisseur de son
arme, avait permis d’interpeller
rapidement huit personnes, dont
trois proches du tueur : Moha­
med Ghraieb, Chokri Chafroud et
Ramzi Arefa, tous trois jugés pour
association de malfaiteurs terro­
riste. « Plusieurs témoins parlent
de vengeance, de manipula­
tion… », interroge le président de
la cour d’assises spéciale de Paris,
Laurent Raviot. « Toute une con­
jonction d’éléments peut en effet
laisser penser qu’il a essayé de met­
tre son entourage dans la mouise
après les faits », répond l’enquê­
teur, allié inattendu de la défense.
Au domicile du terroriste, quel­
ques heures après l’attaque, les
policiers ont ensuite mis la main
sur d’autres éléments incrimi­
ainsi qu’aux fournisseurs de son
arme. Sur le meuble télé du salon,
le tueur a surtout laissé en évi­
dence trente­trois photos le re­
présentant, seul ou accompagné
de deux accusés, Mohamed
Ghraieb et Chokri Chafroud. Le
président les a fait diffuser à
l’audience. Une singularité saute
immédiatement aux yeux : sur la
plupart des clichés, le tueur et les
accusés brandissent le majeur en
guise de doigt d’honneur, là où,
dans la plupart des dossiers terro­
ristes, c’est un index pointé vers le
ciel – signifiant l’unicité d’Allah –
qui signale l’adhésion d’un accusé
à l’idéologie djihadiste.
« Je n’ai pas d’explication… »
Plus surprenant, nombre de ces
photos, qui datent de la première
quinzaine de juillet 2016, ont été
prises à bord du camion au volant
duquel Mohamed Lahouaiej Bou­
hlel s’apprêtait à perpétrer son
massacre. La plus récente date du
13 juillet 2016, ce qui signifie que
le terroriste a pris la peine de faire
imprimer ces trente­trois photos
sur papier glacé la veille ou le jour
Ghraieb, avait d’ailleurs déclaré à
propos du tueur : « C’était un salo­
pard, il m’a piégé. »
« Comment expliquez­vous
qu’on retrouve toutes ces photos à
son domicile ? Est­ce une erreur ?
De l’affolement ? Une manipula­
tion ?, demande le président, visi­
blement troublé par cette profu­
sion d’indices. – Certains pensent
qu’il a tenté de compromettre son
entourage, répond l’enquêteur.
Mais c’est une hypothèse. Je ne di­
rais pas que c’est dû à un affole­
ment, car il a longuement préparé
son passage à l’acte. Il y a une vo­
lonté de sa part qu’on retrouve les
personnes en question. Pourquoi ?
Je n’ai pas d’explication… »
Cette semaine consacrée à Mo­
hamed Lahouaiej Bouhlel doit se
poursuivre avec l’audition de plu­
sieurs de ses proches, qui, en l’ab­
sence d’expertise psychiatrique,
permettront peut­être de cerner
un peu mieux le profil de ce terro­
riste décrit comme très instable
psychologiquement. Le procès se
penchera ensuite sur les faits re­
prochés aux huit accusés. p
soren seelow
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
13­Novembre: la justice élargit le cercle des victimes
La décision concerne notamment les habitants de l’immeuble de la rue du Corbillon, à Saint­Denis
J
usqu’où peut­on se considé­
rer victime des attentats du
13­Novembre ? Quatre mois
après le verdict du procès pé­
nal, la cour d’assises spécia­
lement composée de Paris devait
répondre à cette question dans
son arrêt civil, mardi 25 octobre.
Sa décision élargit la liste des
personnes ayant subi un préjudice
causé par les attaques de la cellule
terroriste. Pour la première fois,
sept ans après les faits, propriétai­
res et occupants de l’immeuble si­
tué rue du Corbillon, à Saint­Denis
(Seine­Saint­Denis), dans lequel
s’étaient retranchés Abdelhamid
Abaaoud et Chakib Akrouh, deux
membres des commandos, ont
été reconnus juridiquement
comme victimes de la cellule, con­
trairement à l’avis du Parquet na­
tional antiterroriste (PNAT).
« Continuum terroriste »
« Nous ne contestons pas l’ampleur
de leurs préjudices, mais ils ne peu­
vent être considérés comme des vic­
times directes », avait estimé le
PNAT lors de l’audience civile, le
5 juillet. Leur immeuble avait été
en grande partie détruit le 18 no­
vembre lors de l’assaut du RAID,
qui avait conduit Chakib Akrouh à
activer son gilet explosif. « La cour
a admis le principe d’un lien de cau­
salité entre les infractions pour les­
quelles les accusés ont été condam­
nés et les préjudices résultant de
l’assaut policier et de l’explosion du
gilet explosif de Chakib Akrouh le
18 novembre », lit­on dans l’arrêt
rendu mardi. La cour estime que
cette explosion « conclut le périple
« Ces habitants
ont été victimes
d’Abaaoud
et Akrouh »
MÉHANA MOUHOU
avocat de quelque
80 parties civiles
de la rue Corbillon
Crack : bilan mitigé après l’évacuation du camp parisien
Porte de La Villette, les consommateurs et trafiquants ont disparu. Mais le problème demeure
A la porte de La Villette, à
Paris, on ne voit plus
ceux qu’on ne voulait
pas voir. Le square Forceval, oc­
cupé pendant un an par les con­
sommateurs de crack installés
dans ce coin du 19e arrondisse­
ment par la préfecture, n’est plus
qu’un espace boueux et désert
depuis l’évacuation du camp le
5 octobre. Les tentes implantées
tout autour de la place et leurs
occupants ont disparu.
Une vingtaine de jours après le
démantèlement, annoncé défi­
nitif, un soulagement général
domine donc chez les riverains
et les maires impliqués, qui ont
constaté une baisse significative
des nuisances. Une diminution
notamment due à une présence
policière continue depuis
deux semaines autour de la
porte de La Villette, où une poi­
gnée de camions des forces de
l’ordre stationnent. La préfecture
a d’ailleurs précisé que cette « sé­
curisation sera[it] assurée aussi
longtemps que le risque de re­
constitution persistera[it] », ce
que les autorités veulent éviter à
tout prix.
Si le calme est revenu dans le
quartier, tous les acteurs locaux
s’accordent à dire que la question
est loin d’être réglée pour autant.
« La préfecture n’a fait que disper­
ser le problème, souffle Thibault
Mahiet, riverain et membre du
Des plaignants devant la cour d’assises spécialement composée de Paris, le 25 octobre. IVAN BRUN POUR « LE MONDE »
criminel débuté le 13 novembre au
Stade de France par les comman­
dos terroristes venus de Bruxelles ».
« Ces habitants n’ont pas été victi­
mes du RAID, ils ont été victimes
d’Abaaoud et Akrouh, c’est la même
équipe, il y a un continuum terro­
riste », a réagi Méhana Mouhou,
avocat de quelque 80 parties civi­
les de la rue du Corbillon, qui salue
« une belle victoire judiciaire au
bout de sept ans de combat ». Elle
estime que ses clients, longtemps
« considérés comme des victimes
de seconde zone, sont rétablis dans
leur dignité ». Claudette Eleini, avo­
cate de cinq parties civiles de l’im­
meuble, se réjouit de la « recon­
naissance symbolique » accordée à
collectif Villette Village. Ce qui
change, c’est que nous ne sommes
plus les seuls à subir, donc c’est
plus supportable. »
Après l’évacuation, de nom­
breux « crackeurs », qui avaient
notamment été prévenus du dé­
mantèlement à l’avance, se sont
retrouvés à errer dans le Nord pa­
risien jusqu’à la porte de Cli­
gnancourt, sans point de rendez­
vous fixe. De petites scènes nais­
sent et sont rapidement défaites.
« Une bonne partie s’est dispersée
dans les différents quartiers. La
police est donc mobilisée pour
une chasse aux “crackeurs” en
ville, qui devient facilement une
chasse au faciès », regrette Alain
Morel, directeur de l’association
Oppelia, qui accompagne no­
tamment les consommateurs
pour les sortir de l’addiction.
« Situation de détresse »
Plusieurs d’entre eux ont con­
vergé vers la porte de La Cha­
pelle, où l’association Aurore
propose un espace de repos. « On
reçoit 200 personnes tous les
jours alors qu’on en accueillait 80
avant l’évacuation du square de
Forceval », indique Léon Gombe­
roff. Selon le directeur d’activités
de l’association, le démantèle­
ment du camp a rendu l’acquisi­
tion de crack plus compliquée
pour les consommateurs. Dans
le meilleur des cas, ce sevrage
« ces victimes qui ont été oubliées,
bafouées, diffamées, ignorées, spo­
liées ». Pour beaucoup d’entre el­
les, en situation précaire depuis
sept ans, la reconnaissance n’est
pas que symbolique : le statut de
partie civile leur permet d’envisa­
ger une indemnisation par le
Fonds de garantie des victimes
d’actes de terrorisme et la prise en
charge des soins psychologiques.
Cas litigieux
Au­delà de la rue du Corbillon, la
cour était amenée à trancher un
certain nombre de cas litigieux,
ces cas dans lesquels, « n’ayant pas
été présentes sur le lieu même des
attentats et n’ayant pas été la cible
« Une bonne
partie s’est
dispersée (…).
La police est
donc mobilisée
pour une chasse
aux “crackeurs” »
ALAIN MOREL
directeur de l’association
Oppelia
forcé a pu permettre à certains
malades de s’insérer plus facile­
ment dans une démarche de
soins. A l’inverse, d’autres profils
continuent d’errer dans la nature
et se retrouvent « dans une situa­
tion de détresse », pouvant don­
ner lieu à des comportements
imprévisibles.
Pour faire le point sur la situa­
tion, le préfet de la région Ile­de­
France et préfet de Paris, le préfet
de police et la directrice générale
de l’agence régionale de santé
(ARS) d’Ile­de­France ont réuni
un comité « crack », invitant dif­
férents élus de la ville autour de
la table, mardi 18 octobre.
Hasard du calendrier, Jean­Bap­
tiste Watel, nonagénaire dont
l’agression début septembre au
parc de La Villette par une
femme toxicomane avait en par­
de tentatives d’assassinat », les
personnes ne pouvaient être, se­
lon le PNAT, considérées juridi­
quement comme des victimes di­
rectes, mais uniquement comme
des « témoins malheureux ».
Fondant sa décision sur la proxi­
mité avec les lieux des attaques, la
cour a ainsi déclaré irrecevables
plusieurs personnes se trouvant à
l’intérieur du Stade de France, « un
lieu sécurisé hors du périmètre des
explosions » ; une personne se
trouvant non loin du Bataclan et
se dirigeant vers La Belle Equipe,
qui a été jugée « suffisamment éloi­
gnée du lieu des attaques commi­
ses à l’un comme à l’autre » ; trois
secouristes intervenus au Bata­
tie poussé les autorités à réagir,
est décédé le jour même. Et cette
réunion n’a pas balayé tous les
doutes. « Sur le plan sécuritaire, il
n’y a rien à dire. Pour le côté sani­
taire et social, la copie reste in­
complète, même si de nouvelles
places d’hébergement ont été
ouvertes. Tant qu’elle est incom­
plète, on s’expose à des risques de
reprise du camp », alerte le maire
de Pantin, Bertrand Kern (Parti
socialiste, PS).
« Rien de nouveau sous le soleil »
Ces mêmes volets suscitent les
frustrations des associations
médico­sociales. Elles critiquent
notamment le communiqué du
18 octobre des préfectures et de
l’ARS, qui précise qu’une petite
quinzaine de personnes auraient
commencé ou seraient sur le
point de commencer un parcours
de soins. « Les autorités de santé
produisent des communiqués de
victoire sur des chiffres dérisoires
par rapport aux problèmes de
toxicomanie de rue, fulmine
M. Morel. Il n’y a eu aucune vraie
réflexion de fond avant ou depuis
le démantèlement, et les différents
collectifs ont le sentiment d’avoir
été mis sur la touche. »
Les récentes sorties de Gérald
Darmanin dans l’émission « Face
à Baba » du jeudi 20 octobre sur
C8, animée par Cyril Hanouna,
n’ont pas été bien accueillies. In­
clan, mais placés en zone d’exclu­
sion avant l’assaut, et ce jusqu’à ce
que l’accès à la salle de spectacle
soit sécurisé, qui se sont donc
trouvés « en dehors du périmètre
des tirs et des explosions », et n’ont
été « ni visés ni blessés » ; un poli­
cier qui, n’étant pas en service,
s’est trouvé près de La Belle Equipe
au moment de la fusillade et « a vu
le véhicule des terroristes », mais
« ne s’est pas trouvé dans l’axe des
tirs et n’a donc été ni visé ni blessé ».
Ont été déclarés recevables, en
revanche, les personnes se trou­
vant à l’intérieur de la pizzeria Ma­
ria Luisa, située sur le même carre­
four que Le Carillon et Le Petit
Cambodge, de même que les
terrogé par Jérôme Watel, le fils
du nonagénaire décédé, le
ministre de l’intérieur a reconnu
« des erreurs » mais a enjoint
« le monde médical et associatif »
à « trouver des solutions qui
ne peuvent être que des solutions
policières ».
Tous les collectifs s’accordent
en effet à dire que le ministère de
la santé et la Mission interminis­
térielle de lutte contre les dro­
gues et les conduites addictives
(Mildeca) sont les grands absents
du débat. « Il faut que l’on se fixe
un cap beaucoup plus fort pour
sortir ces gens de l’addiction », re­
connaît François Dagnaud (PS),
maire du 19e. Gérald Darmanin
préconise, lui, des « injonctions
thérapeutiques et d’enfermer [les
malades] le temps de la théra­
pie ».
Du côté des associations sur le
terrain, on estime que cette mé­
thode forcée sera vouée à l’échec.
Le démantèlement n’a donc pas
évacué leur lassitude concernant
ce dossier. « Pour nous, rien de
nouveau sous le soleil, conclut
Elisabeth Avril, médecin et direc­
trice de l’association Gaia. Le
crack à Paris, c’est la même his­
toire depuis trente ans, on tourne
en rond. La police a laissé prospé­
rer le trafic à Forceval de façon ex­
ponentielle, ce sera très compli­
qué de faire marche arrière. » p
robin richardot
france | 15
Les demandes
de constitution
de parties civiles
formulées par
le Bataclan et les
restaurants visés
ont été acceptées
clients des restaurants voisins de
La Bonne Bière et de La Belle
Equipe (Le Petit Baïona, notam­
ment), « ces établissements ayant
pu être visés au vu du périmètre
aléatoire ou du moins étendu des
tirs ». Recevables également, une
bénévole de la Croix­Rouge au
Stade de France, qui se trouvait « à
50 mètres de l’une des explosions » ;
une habitante du boulevard Vol­
taire, vivant à 50 mètres du Bata­
clan, descendue dans la rue « vingt
à trente minutes » après le début de
l’attaque pour chercher de l’aide,
qui « est intervenue de manière
quasi concomitante aux faits et
s’est trouvée dès lors dans le péri­
mètre des tirs et des explosions » ;
un homme vivant deux étages au­
dessus de La Belle Equipe des­
cendu porter assistance aux bles­
sés « sans savoir si l’attaque était
réellement terminée ».
Par ailleurs, les demandes de
constitution de parties civiles for­
mulées par le Bataclan et les res­
taurants visés ont été acceptées,
celles des villes de Paris et Saint­
Denis rejetées. Sur les 2 364 per­
sonnes s’étant constituées parties
civiles, 46 seulement ont été décla­
rées irrecevables : la cour d’assises
spécialement composée de Paris a
entériné une définition large du
périmètre englobant les victimes
d’un attentat de masse, alors que
les mêmes questions se poseront
d’ici quelques semaines au procès
de l’attentat de Nice, qui se déroule
actuellement devant la même juri­
diction, et pour lequel 2 359 per­
sonnes se sont déjà constituées
parties civiles. p
henri seckel
S ANTÉ
Trois saisines
de la justice à la suite
de contrôles de l’Etat
Les contrôles menés dans
près de 600 établissements
d’hébergement pour person­
nes âgées dépendantes
(Ehpad) à la suite du scandale
Orpea ont conduit à trois sai­
sines de la justice, a annoncé,
mardi 25 octobre, le ministre
des solidarités, Jean­Christo­
phe Combe. A ce jour, ce sont
« près de 600 établissements
qui ont été contrôlés. Ces
contrôles ont donné lieu à
plus de 1 000 recommanda­
tions, 642 prescriptions,
193 injonctions et trois saisines
du procureur », a affirmé le
ministre, lors de l’examen du
projet de budget 2023 de la Sé­
curité sociale (PLFSS). ­ (AFP.)
ENVIRONNE ME NT
La Clusaz : première
victoire des opposants
à une retenue d’eau
Un arrêté préfectoral autori­
sant le lancement de travaux
pour construire une retenue
collinaire destinée à alimen­
ter la station de ski de
La Clusaz (Haute­Savoie) a été
suspendu, mardi 25 octobre,
par le tribunal administratif
de Grenoble. « L’intérêt public
qui découle de la réalisation
d’une retenue collinaire essen­
tiellement destinée à assurer
l’enneigement artificiel de la
station est insuffisant à re­
mettre en cause l’urgence qui
tient à la préservation du mi­
lieu naturel », estime le juge
des référés.
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 |
ÉNERGIE
TotalEnergies :
Patrick Pouyanné, un patron brut
PORTRAIT
C’
est tout lui, ça. Mardi
18 octobre, après trois se­
maines de blocage des
raffineries et des dépôts
de carburants, Patrick
Pouyanné était « fati­
gué ». Fatigué d’entendre répéter en boucle
qu’il « s’était augmenté de 52 % en 2021 ».
Alors, le PDG de TotalEnergies a « balancé »
un tweet. Comme ça, tout seul dans son coin.
Cette augmentation de 2021, a­t­il justifié, vi­
sait à faire revenir sa rémunération à son ni­
veau normal de quelque 6 millions d’euros
annuels, car il l’avait « volontairement » ré­
duite en 2020, année du Covid­19.
Le patron pensait rétablir une vérité ma­
thématique. Il s’est fait clouer au pilori. Raillé
par les élus de la Nouvelle Union populaire
écologique et sociale (Nupes) en chœur, éti­
queté « hors­sol » par Laurent Berger, le pa­
tron de la CFDT. Même le ministre de l’éco­
nomie et des finances, Bruno Le Maire, qui
s’est appliqué, pendant le conflit, à tancer à
égalité grévistes et direction de TotalEner­
gies, a appelé les patrons à faire preuve d’une
« décence élémentaire ».
Face à cette indignation générale, beau­
coup éluderaient, évoqueraient un moment
d’égarement. Pas Patrick Pouyanné. « Je ne
suis pas hors­sol, c’est juste que je ne supporte
pas la mauvaise foi. C’est bien pour ça que j’ai
choisi l’entreprise plutôt que la politique », dé­
clare au Monde l’industriel qui fut conseiller
d’Edouard Balladur à Matignon (1993­1995)
et directeur de cabinet de François Fillon au
ministère des technologies de l’information
(1995­1997), avant d’entrer chez Elf Aquitaine
il y a vingt­cinq ans. Et d’en rajouter avec
gourmandise dans la provocation : « Au
moins, on ne parle plus des 52 %, le débat s’est
déplacé sur le montant en valeur absolue de
ma rémunération. J’assume. La France est une
société étrange dans laquelle je devrais avoir
honte et m’excuser de ce que je gagne. »
« DIALOGUE DE SOURDS »
A 59 ans, celui qui dirige, depuis 2014, la qua­
trième major mondiale est devenu une fi­
gure publique clivante. Avant même le coup
de la pompe, il a été mêlé, cette année, à tou­
tes les secousses de la société, de l’invasion
de l’Ukraine à la crise énergétique, de la taxa­
tion des superprofits à l’urgence climatique.
Au temps des « Guignols de l’info », ce poly­
technicien taillé comme un deuxième ligne
de rugby aurait eu sa marionnette, comme le
célèbre « J6M », pour « Jean­Marie Messier
moi­même maître du monde », l’ancien pa­
tron de Vivendi. Nul doute, le PDG de Total­
Energies aurait été croqué par l’émission
culte de Canal+, en colosse tout droit sorti de
Tintin au pays de l’or noir, genre keffieh et jer­
rican, rebaptisé « 6P » (« Patrick Pouyanné pé­
trole pollueur profits Poutine »). A la place, il a
hérité d’un hashtag, où l’on compare le ratio
« apport à la société sur rémunération » d’un
chef d’entreprise et d’un footballeur.
Si son épreuve de force avec la CGT a fait
chuter la popularité du gouvernement,
Patrick Pouyanné compatit, mais sans plus.
« Je gère une entreprise dans une perspective
de long terme. Ce n’est pas celui qui crie le plus
fort qui a raison », martèle­t­il, davantage
chagriné par les galères subies par les auto­
mobilistes. « On a assisté à un vrai dialogue
de sourds, avec, d’un côté, la direction géné­
rale, qui n’a pas voulu négocier sous
contrainte, sous prétexte qu’il y avait un ren­
dez­vous inscrit au calendrier, et, de l’autre, la
CGT, qui n’a pas fait grandir le dialogue
A 59 ans, celui qui dirige, depuis 2014, la quatrième
major mondiale est devenu une figure publique
clivante. De l’invasion de l’Ukraine par la Russie
à la crise énergétique, de la taxation des superprofits
à l’urgence climatique, il est mêlé à toutes
les secousses de la société
social », déplore Geoffrey Caillon, coordina­
teur CFDT TotalEnergies.
« Total est emblématique de cette course au
profit au mépris des droits humains. » Sur son
Le PDG reconnaît une erreur d’apprécia­ compte Twitter, le député François Ruffin
tion. « La décision de verser un mois de salaire (Nupes) renchérit : « Il y a assez pour mettre
à l’ensemble de nos 100 000 employés dans le les dirigeants [du groupe] en garde à vue. »
monde avait été prise en juillet », dévoile­t­il. L’opprobre se répand comme une marée
Le 28 juillet, la multinationale a publié un bé­ noire, collant aux basques de Patrick Pou­
néfice net part du groupe record de 10,6 mil­ yanné comme du mazout aux ailes d’un goé­
liards de dollars (10,7 milliards d’euros) au land. Y compris dans son propre fief, l’Ecole
premier semestre. « J’avais prévenu les syndi­ polytechnique. En juin, lors de la remise des
cats, en septembre, que nous serions généreux. diplômes sur le campus de Saclay (Essonne),
Ma DRH m’avait suggéré de préciser le mon­ où l’X­Mines intervenait en tant que parrain
tant, mais j’ai préféré attendre les négociations de promotion, une partie des élèves lui a
qui débutaient en novembre », avoue­t­il. Une tourné le dos. Du jamais­vu. L’affront a été li­
direction des ressources humaines qui a en­ mité : ayant eu un empêchement, il avait en­
suite décidé, dans le conflit, de rendre publi­ registré une vidéo.
que la moyenne des salaires des raffineurs. Et dire que les étudiants eux­mêmes
Quand les stations­service se sont retrou­ l’avaient choisi. A l’X, la tradition veut que la
vées fort dépourvues, Patrick Pouyanné af­ promotion sortante désigne le parrain des
firme avoir été pris entre deux feux. D’un nouveaux admis. Un tuteur tendance ton­
côté, la première ministre, Elisabeth Borne, le ton gâteau, qui, en récompense de cet hon­
pressait de résoudre le conflit et, de l’autre, les neur, verse plus de 100 000 euros à la Kès (le
syndicats réformistes mais aussi le reste du bureau des élèves), afin de financer les soi­
patronat l’encourageaient en douce à ne pas rées bière et les week­ends de ski.
céder à la CGT. D’ailleurs, mardi 18 octobre,
lors de la petite fête pour les 40 ans de l’Asso­ « NAÏVETÉ »
ciation française des entreprises privées, le Début 2017, les jeunes ingénieurs avaient
lobby des grands patrons, certains pairs l’ont donc désigné TotalEnergies pour bichonner
rembarré dans les travées du Centre Pompi­ les X 2017. « C’était avant le réveil écologique
dou, à Paris, inquiets que les 7 % d’augmenta­ de l’X », relève Benoit Halgand, un des diplô­
tion salariale accordés par TotalEnergies ne més rebelles. Dans la foulée, Jacques Biot,
deviennent une référence. « On a distribué alors président de l’école, avait proposé à
l’équivalent de 15 % de notre masse salariale. Je Patrick Pouyanné, en visite sur le campus,
ne pense pas que beaucoup d’entreprises fran­ d’y installer un centre de recherche sur les
çaises le fassent », dit l’énergéticien. En dépla­ énergies renouvelables. « Je pensais faire le
cement, mi­octobre, à San Diego, en Califor­ bien en mettant nos 200 à 300 chercheurs à
nie, puis au Qatar, le PDG a tout géré par visio, Saclay plutôt qu’aux Etats­Unis, comme cer­
où il apparaissait parfois les cheveux en pé­ tains membres de mon comité exécutif le re­
tard au milieu de la nuit. Aurait­il dû rester en commandaient. Les pouvoirs publics étaient
France ? Il balaye : « Teams, ça marche super. Je ravis », raconte le patron, avant de conclure :
dirige une boîte mondiale, il faut bien que les « J’ai péché par naïveté. »
affaires continuent. » En janvier, il jette l’éponge face à l’opposi­
Une question d’habitude : diriger Total­ tion farouche des étudiants contre l’invasion
Energies, c’est gérer des crises. Voire des dra­ du privé, appuyés par Greenpeace et Anticor.
mes. Le naufrage, en 1999, du pétrolier Erika « Il ne s’attendait pas du tout à cette résistance.
au large de la Bretagne, suivi, deux ans plus Il n’a pas pressenti cette bascule de la nouvelle
tard, par l’explosion meurtrière de l’usine génération », poursuit Benoit Halgand. Le
AZF près de Toulouse ont terni le nom de la père de quatre enfants s’en défend : « J’écoute
compagnie en France. Au point que Christo­ la société. J’ai deux fils qui ont des convictions
phe de Margerie, le précédent PDG, avait fortes en matière environnementale. Cela fait
caressé l’idée d’offrir des « paillassons Total » bouger. La jeune génération nous accuse de ne
sur lesquels les Français pourraient se défou­ pas prendre nos responsabilités. Mais elle reste
ler à loisir. Peut­être faudrait­il y songer de dans le “y a qu’à”. C’est à nous de les convaincre
nouveau ? Pas un jour sans que la multina­ que notre trajectoire est la bonne. »
tionale ne soit prise à partie, traînée en jus­ Patrick Pouyanné n’est certes pas un écolo.
tice à propos de ses activités pétrolières ou Pourtant, même ses détracteurs reconnais­
gazières en Birmanie (le groupe a fini par sent qu’il a amplifié, avant ses compétiteurs,
quitter le pays), en Ouganda, au Mozambi­ le virage pour sortir Total du tout­pétrole. Et
que ou en Afrique du Sud. il évolue. En 2016, il clame que « l’électricité
Claire Nouvian, la fondatrice de l’associa­ est l’avenir de l’énergie ». Un choc dans une
tion de défense des fonds marins Bloom, boîte dominée par les seigneurs de l’explo­
dont le père était d’ailleurs cadre chez Total, ration­production. Comme si, chez Haribo,
ne mâche pas ses mots : « TotalEnergies in­ on déclarait « le futur sera au chou kale ». « A
carne le visage du mal au XXIe siècle. Son ob­ un moment, j’ai cru qu’il allait perdre Total »,
session pour le profit met l’humanité en dan­ relate un membre du conseil d’administra­
ger. » Raphaël Glucksmann, député européen tion qui a requis l’anonymat. Sa stratégie,
(Alliance progressiste des socialistes et démo­ utiliser la rente pétrolière pour investir dans
crates au Parlement européen), embraye : les énergies renouvelables : 4 milliards
d’euros en 2022. « Cela nous place dans les
cinq premiers mondiaux, assure le patron.
On va passer à 6 milliards. J’ai écrit à mes
« JE NE SUPPORTE PAS  60 patrons de pays pour qu’ils me présentent
des projets multi­énergies. »
LA MAUVAISE FOI.  Sauf que, en 2022, il a distribué près de
C’EST BIEN POUR ÇA  17 milliards d’euros aux actionnaires, sous
forme de dividendes et de rachats d’actions.
QUE J’AI CHOISI  Une preuve de « cynisme » pour une partie de
la communauté financière : « Le climat est un
L’ENTREPRISE PLUTÔT  gadget, le dividende reste la priorité de Patrick
Pouyanné », juge un investisseur. « Nous fai­
QUE LA POLITIQUE » sons face à des injonctions contradictoires. Je
PATRICK POUYANNÉ me fais aussi engueuler par des actionnaires
PDG de TotalEnergies qui voudraient que j’investisse davantage dans
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
le pétrole, avec un brent à près de 100 dollars »,
réplique le PDG. Et de remettre le derrick au
milieu du village : « Les prix du brut ne sont
pas montés à cause de la guerre en Ukraine,
cela avait commencé avant. L’offre baisse, car
les pétroliers réduisent leurs investissements,
et la demande est toujours là. J’ai prévenu mes
concurrents : bientôt, on va nous accuser
d’avoir organisé la rareté du pétrole. »
« Le discours est bien rodé, dit en soupirant
un climatologue réputé. Les compagnies pé­
trolières se présentent comme des bienfai­
teurs de l’humanité, des classes moyennes, en
soutenant les prix à la baisse du carburant, et
en aidant les pays pauvres qui ont besoin
d’énergie. Même si Total n’est pas la pire ma­
jor, son cœur de métier, qu’on le veuille ou
non, reste l’exploration. » Cécile Duflot, l’an­
cienne cheffe des Verts, à la tête d’Oxfam
France, conclut : « Le modèle de TotalEnergies
n’est pas adapté à un scénario permettant de
limiter à 2 °C le réchauffement climatique. Il
revient à l’Etat de créer les conditions qui font
bouger les entreprises. »
Or, la révolte des « gilets jaunes » ou les élec­
tions de mi­mandat aux Etats­Unis (le 8 no­
vembre) sont là pour rappeler un axiome que
Patrick Pouyanné garde toujours en tête : rien
n’est plus politique que l’énergie. Joe Biden, le
président démocrate, qui avait freiné l’octroi
de permis de forage aux Etats­Unis après son
élection en 2020, a vu sa popularité s’effon­
drer à mesure que le prix de l’essence grim­
pait. Depuis, il enjoint les Chevron et autres
ExxonMobil de pomper, pomper comme des
Shadoks sous amphétamines.
C’est sans doute en raison de ces ambiguïtés
que les femmes et hommes politiques sollici­
tés par Le Monde pour ce portrait n’ont pas
donné suite. « Patrick Pouyanné est déran­
geant pour les politiques. Il n’est pas un PDG
comme un autre. Il est le patron qui affronte à
la fois les crises de l’énergie, de l’inflation, des
superprofits, du climat. Il leur est difficile d’en
dire du bien. Et ils ne peuvent pas en dire du
mal non plus, car TotalEnergies est aussi une
fierté française, avance Julien Vaulpré, cofon­
dateur du cabinet de conseil Taddeo. En plus, il
aime tenir tête, ce qui personnalise les conflits.
Il met en avant sa rationalité, or, aujourd’hui,
cela ne suffit plus pour convaincre. »
Certains élus le traitent même comme un
paria. A la demande du maire de Lyon,
Grégory Doucet (Europe Ecologie­Les Verts),
l’Opéra et le Musée des beaux­arts de la ville
se sont ainsi privés, en 2022, des subsides de
la Fondation TotalEnergies, une des plus ri­
ches de France. En 2019, en pleine campagne
des municipales, Anne Hidalgo (Parti socia­
liste), maire de Paris, a pris position contre
l’entrée de TotalEnergies comme partenaire
des Jeux olympiques de 2024. « J’étais sollicité
par les pouvoirs publics. Nous hésitions. Dès
que la polémique est partie, nous avons dé­
cidé d’arrêter », explique M. Pouyanné, avant
de lâcher en mode Tontons flingueurs : « On
ne va pas dépenser 100 millions d’euros pour
prendre des baffes. »
Derrière cet air bravache pointe toutefois
une amertume mal dissimulée. Quand on
lui demande ce que ça fait d’être le patron de
l’entreprise la plus détestée de France, une
fois n’est pas coutume, il botte en touche :
« Il y a un côté parisien dans tout ça. Avec les
ristournes, il y a un mois et demi, on était les
plus aimés. » En fait, cette vindicte le touche.
A tel point que, parfois, ses émotions le sub­
mergent. En mars, il a foncé chez RTL, quel­
ques heures après une attaque de Yannick
Jadot, candidat des Verts à la présidentielle,
contre le groupe pétrolier, actionnaire de
plusieurs sociétés russes. « Je suis un patron
en colère. Quand Yannick Jadot accuse les
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Patrick Pouyanné, au 44e étage de la tour Total, à la Défense, le 21 octobre. ED ALCOCK/M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »
100 000 employés de TotalEnergies d’être
complices de crimes de guerre, c’est gravis­
sime. Pensez­vous que nous ne sommes pas
des êtres humains ? », s’est­il défendu, la voix
brisée, en brandissant une photo de deux
salariés ukrainiens se battant sur le front.
Libération y a vu une prestation « digne du
Cours Florent ». Pourtant, Patrick Pouyanné
ne joue pas. La Russie est un sujet sensible,
pour lui et pour le groupe, bien au­delà de
l’aspect économique. C’est sur un aéroport, à
Moscou, que Christophe de Margerie a
trouvé la mort, le 20 octobre 2014, quand son
Falcon­50 a percuté une déneigeuse. Pen­
dant longtemps, « Papou » – comme certains
l’appellent en interne – n’a pu évoquer son
mentor sans avoir les larmes aux yeux.
Sous la houlette de « Big Moustache », le
surnom du PDG décédé, le groupe français
s’était lancé dans un projet d’une com­
plexité inouïe : construire une usine de li­
quéfaction de gaz naturel (GNL) dans la pé­
ninsule de Yamal, en Sibérie, à 600 kilomè­
tres au nord du cercle polaire, où les tempé­
ratures peuvent atteindre − 50 °C. Une
prouesse technologique qui a fait la fierté de
cette maison d’ingénieurs. En 2017, la pre­
mière cargaison de GNL était acheminée
vers l’Europe dans les soutes d’un métha­
nier brise­glace orné de belles bacchantes
blanches, baptisé Christophe de Marge­
rie par Vladimir Poutine lui­même.
Un mois à peine après sa nomination,
Patrick Pouyanné était reçu par le président
russe dans sa résidence de Sotchi, au bord
de la mer Noire. « Il avait de bons rapports
avec Poutine. C’était un grand acteur de la re­
lation économique avec la Russie. Il condui­
sait une fois par an les patrons du CAC 40
pour le rencontrer », relate Sylvie Bermann,
ancienne ambassadrice de France à Mos­
cou. Des liens tels que le président François
Hollande, se faisant le relais de Pierre
Ferracci, propriétaire du Paris FC, avait de­
mandé au patron de TotalEnergies d’inter­
céder auprès du Kremlin pour qu’un inves­
tisseur russe épaule le club parisien de Li­
gue 2. Patrick Pouyanné s’était exécuté à
Saint­Pétersbourg, à l’occasion d’un dîner
des mécènes du Théâtre Mariinski organisé
par Vladimir Poutine, vite renvoyé dans ses
buts par le président russe.
« DIPLOMATIE PARALLÈLE »
« Sur la Russie, ce n’est pas une question
d’émotion. Il y a eu une agression violente que
nous condamnons, coupe le PDG, je cherche
au contraire à mettre de la rationalité pour
protéger l’entreprise. » Et d’ajouter : « Quand
mes concurrents disent qu’ils sont sortis de
Russie, c’est faux. L’enjeu pour moi, c’est que
TotalEnergies s’est engagé à acheter du gaz
naturel liquéfié pendant vingt­cinq ans. Je ne
peux pas me défaire de ce contrat, sauf si je
suis exproprié par les Russes ou si l’Europe ap­
plique des sanctions. »
Comme tous les patrons des majors pétro­
lières, Patrick Pouyanné traite avec les huiles
de ce monde, cela le place dans une catégorie
à part au sein de l’establishment français. Et
au­delà. En septembre, au moment où le
chancelier allemand, Olaf Scholz, se rendait
économie & entreprise | 17
au Qatar pour sécuriser l’approvisionne­
ment de l’Allemagne en GNL, le PDG français
signait avec l’émirat un contrat majeur et po­
sait tout sourire à côté du ministre de l’éner­
gie, une vieille connaissance datant de ses
années à Doha, entre 1999 et 2002.
« QUAND IL VOUS  Dans un pays comme l’Angola, où le pétro­
lier français raffine 50 % de la production
PASSE UN SAVON,  d’hydrocarbures du pays, le patron de la fi­
IL Y A UNE  liale de TotalEnergies décroche plus facile­
ment un rendez­vous pour un ministre en
SIDÉRATION. CELA  déplacement que l’ambassadeur de France.
D’où les accusations de mener une « diplo­
MET LE CERVEAU  matie parallèle » formulées à l’encontre de la
multinationale : le PDG « peut être reçu dans
EN BOUILLIE.  certains pays avec des égards dignes de ceux
J’AURAIS AIMÉ  d’un chef d’Etat, et le groupe peut en jouer
pour faire pression sur la diplomatie fran­
POUVOIR DIRE :  çaise », dénonce l’ONG Les Amis de la Terre.
« Encore un fantasme, réplique l’intéressé,
“ÇA SUFFIT” »,  quand je vois l’émir du Qatar, je lui parle de
DIT UNE EX­CADRE  mes affaires. Pas de celles de la France. Par
contre, je peux être utile à la diplomatie fran­
DU GROUPE çaise. » Il raconte ainsi que, à la suite d’une vi­
site en Inde, quelques semaines après l’inva­
sion de l’Ukraine par la Russie, il a alerté le
Quai d’Orsay sur la divergence Nord­Sud
concernant la perception du conflit.
Il souligne que, le 11 octobre, TotalEnergies
a signé un accord afin d’exploiter un gise­
ment de gaz dans les eaux libanaises dans le
cadre d’un traité négocié sous l’égide de la
Maison Blanche, en concertation avec l’Ely­
sée, portant sur les frontières maritimes en­
tre le Liban et Israël. Cela n’a pas empêché
Emmanuel Macron de prendre ses distances
avec le groupe concernant le gazoduc
controversé qui devrait relier l’Ouganda et la
Tanzanie. « L’Etat ne finance pas ce projet et il
ne le soutient pas non plus », a déclaré le pré­
sident, mercredi 12 octobre, sur France 2.
Quand Christophe de Margerie séduisait
par sa bonhomie, son successeur cultive un
style plus direct. « Il est respecté, car c’est un
homme de parole, ça compte énormément à
l’international », assure Momar Nguer, ancien
membre du comité exécutif de TotalEnergies.
Curry très épicé chez le milliardaire indien
Gautam Adani ou escalopes à la viennoise à
Davos, son coup de fourchette impressionne
autant que ses analyses géopolitiques. « J’ai vu
des grands concurrents lui demander conseil »,
témoigne Bertrand Deroubaix, ancien res­
ponsable des affaires publiques du groupe.
Patrick Pouyanné sillonne le monde dans
deux avions d’affaires Bombardier acquis par
le groupe. En juillet, il s’est fait épingler par le
compte @l’aviondebernard, qui traque les
jets des milliardaires, pour avoir volé entre
Paris et Marseille, juste après avoir appelé les
Français à la « sobriété ». Nous lui demandons
si, pour les trajets en France, il compte passer
au train. Son « non » claque, sans appel : « Ces
deux avions sont des outils de travail pour moi
et mes collègues. Pendant la crise liée au Covid,
nous étions bien contents de pouvoir conti­
nuer à nous déplacer pour signer des contrats,
en Irak, par exemple. » Et de préciser, grand
seigneur, que ces jets carburent à près de 40 %
au biofioul, produit dans une des raffineries
de TotalEnergies, bien sûr.
« VOULOIR, C’EST POUVOIR »
« Le bien le plus précieux, c’est mon temps et ce­
lui de mes collègues », précise­t­il. Chez lui,
tout est minuté. Malheur à celui ou à celle qui
lui adresse un dossier imprimé recto verso,
parce qu’il ne supporte que le recto, plus effi­
cace à lire, selon lui. Il faut dire qu’il en avale
des rapports, PowerPoint et autres « business
review ». A l’ombre de la photocopieuse, près
de son bureau au 44e étage de la tour de la Dé­
fense, près de Paris, des valises traînent. Pas
pour y entasser les chemises du « boss », mais
pour les bourrer de dossiers le vendredi soir, à
éplucher pendant le week­end. Il lit même les
courriels arrivés dans sa boîte de réception
émanant d’automobilistes mécontents de la
propreté des toilettes d’une station­service.
Et ensuite, il bombarde ses équipes de messa­
ges, quelle que soit l’heure.
Il se mêle de tout, décide de tout, jusqu’au
plan de table d’un déjeuner. Travailler à côté
de ce volcan monté sur rouleau compresseur
exige une sacrée résistance, physique et mo­
rale. Quand Patrick Pouyanné était patron
du raffinage, son entourage mettait des bon­
bons sur la table de réunion pour détendre le
pauvre être soumis à la question. Il en a la­
miné des collaborateurs, pas assez compé­
tents, pas assez rapides à son goût.
« Vouloir, c’est pouvoir », se borne­t­il à
répondre, ayant fait sienne la maxime de
son père, qui était directeur régional des
douanes. Rencontrée dans un café parisien,
cette ancienne cadre du groupe, partie il y a
plusieurs années, est au bord des larmes
quand elle évoque cette période de sa vie :
« Quand il vous passe un savon, il y a une sidé­
ration. Cela met le cerveau en bouillie. Tout le
monde regarde ses pieds. J’aurais aimé pou­
voir me lever et dire : “Ça suffit.” »
« Il dit ce qu’il pense, c’est une qualité ou un
défaut », résume un proche. « Patrick s’est
amélioré, assure un administrateur, il a été ca­
tapulté patron de Total dans une période diffi­
cile, où le baril de pétrole s’effondrait. Depuis, il
a pris de l’assurance. Plus on a confiance en soi,
plus on a confiance dans les autres. »
Si la plupart de ses collaborateurs suppor­
tent ses accès de colère – les autres s’en vont –,
c’est qu’ils jugent que Patrick Pouyanné gère
bien l’entreprise. Il respire TotalEnergies, il vit
TotalEnergies qu’il veut marquer de son em­
preinte : il en a changé le nom en 2021, lancé la
construction de la plus haute tour de la Dé­
fense pour y installer le siège social. A la fin de
l’année, il prévoit que le groupe sera désen­
detté. Prêt pour un nouveau cycle ? En 2024,
l’ancienne Compagnie française des pétroles
fêtera ses 100 ans, et Patrick Pouyanné ses dix
ans de règne… et de conflits. p
jean­michel bezat,
marjorie cessac,
et isabelle chaperon

18 | économie & entreprise
BNP Paribas
sommée de cesser
de financer le fossile
Des ONG mettent en demeure la banque
française d’arrêter son soutien au pétrole
et au gaz, au nom du devoir de vigilance
A
près « L’affaire du siè­
cle », l’affaire BNP Pari­
bas ? Les organisations
non gouvernementa­
les Notre affaire à tous et Oxfam
France, qui ont contribué à faire
condamner l’Etat en justice pour
son « inaction climatique », enten­
dent désormais ouvrir le « procès
d’un financeur du chaos climati­
que ». Un premier jalon a été posé,
mercredi 26 octobre : les ONG, re­
jointes dans leur démarche par
Les Amis de la Terre, ont mis for­
mellement en demeure la pre­
mière banque française de cesser
de soutenir le développement des
énergies fossiles, a appris Le
Monde. Contactée, la banque n’a
pas souhaité commenter cette
mise en demeure.
Les associations s’appuient sur
la loi concernant le devoir de vi­
gilance, qui oblige les grandes en­
treprises françaises à identifier
les risques et à prévenir les at­
teintes graves à l’environnement
et aux droits humains pouvant
résulter de leurs activités. En l’es­
pèce, les ONG reprochent à BNP
Paribas de ne pas l’appliquer en
matière climatique, en conti­
nuant à financer des projets pé­
troliers et gaziers.
Elles fixent un ultimatum au
groupe bancaire : il a trois mois
pour « se mettre en conformité
avec la loi ». A défaut, les associa­
tions saisiront le tribunal judi­
ciaire de Paris. Objectif : aboutir
au « premier contentieux climati­
que au monde » impliquant une
banque commerciale. Jusqu’ici,
des Etats (la France, les Pays­Bas)
et des groupes pétroliers (Shell)
ont été condamnés.
« BNP Paribas est responsable de
la crise climatique, car elle finance
les énergies fossiles. Elle est en
train de devenir coupable, car, de­
puis l’accord de Paris [sur le cli­
Le rebond du long­courrier profite à Airbus
L’avionneur français pourrait bénéficier d’une commande géante d’A350 de l’Arabie saoudite
U ne semaine faste s’an­
nonce pour Airbus. Non
seulement l’avionneur
de Toulouse devrait, selon toute
vraisemblance, présenter de très
bons résultats financiers pour
son troisième trimestre, ven­
dredi 28 octobre, mais il pourrait
aussi enregistrer une commande
géante d’A350. L’Arabie saoudite,
qui prépare le lancement d’une
nouvelle compagnie aérienne au
quatrième trimestre, est en « dis­
cussions avancées » avec Airbus,
laisse­t­on entendre chez l’avion­
neur, pour acquérir 80 long­cour­
riers A350, dont 40 exemplaires
fermes et 40 en option.
Pour le constructeur, il s’agira,
si elle se concrétise, de la plus
grosse commande de long­cour­
riers de son histoire. Un contrat
évalué au total, prix catalogue, à
près de 28 milliards de dollars
(28,17 milliards d’euros). Cette
commande s’inscrit dans le ca­
dre du programme Vision 2030,
qui doit permettre à l’Arabie
saoudite de préparer son écono­
mie pour l’après­pétrole. Dans
cet objectif, le royaume souhaite,
à terme, concurrencer les com­
pagnies du Golfe et s’imposer
comme un hub régional avec
100 millions de touristes et près
mat, conclu en décembre 2015,
lors de la COP21], malgré ses gran­
des promesses, la première ban­
que française n’a toujours pas
coupé le robinet, s’insurge Cécile
Duflot, directrice générale d’Ox­
fam France et ancienne patronne
des Verts. Nous sommes convain­
cus que la justice nous aidera à
mettre fin à une hypocrisie en
passe de devenir mortelle. »
Pourquoi cibler BNP Paribas
plutôt qu’une autre banque ?
Parce qu’elle est le « premier finan­
ceur mondial des principales ma­
jors du secteur », justifie Lorette
Philippot, spécialiste des ques­
tions climatiques et financières
aux Amis de la Terre. Entre 2016
(après la conclusion de l’accord de
Paris) et 2021, le groupe a injecté
plus de 43 milliards de dollars
(43,4 milliards d’euros) dans les
huit principales compagnies pé­
trolières et gazières européennes
et américaines.
« Bombes climatiques »
Aucune autre banque au monde
n’a investi autant sur cette pé­
riode, selon les données compi­
lées dans l’édition 2022 du Ban­
king on Climate Chaos, rapport
de référence piloté par une di­
zaine d’ONG, dont Reclaim Fi­
nance. Les américaines City et
J.P. Morgan Chase, qui complètent
le podium, ont « seulement » in­
jecté 36 milliards de dollars sur la
même période.
Les françaises Crédit agricole et
Société générale, elles, se classent
en neuvième et dixième position,
avec respectivement 15 milliards
et 13 milliards de dollars. BNP Pa­
ribas est ainsi le premier bailleur
de fonds de BP et Shell et le finan­
ceur majeur de six autres géants :
Total, Chevron, ExxonMobil, ENI,
Repsol et Equinor. En investissant
dans ces compagnies polluantes
de 30 millions de passagers en
transit. Cerise sur le gâteau, le
contrat avec les Saoudiens pour­
rait ne pas être le seul. En effet, la
compagnie américaine United
Airlines réfléchit elle aussi à pas­
ser une commande géante de
long­courriers pour environ
35 milliards de dollars (35,16 mil­
liards d’euros) prix catalogue.
Scott Kirby, directeur général de
United, a répondu à des pilotes
en formation qu’il préparait une
commande à « trois chiffres »
pour renouveler la flotte.
Une santé financière retrouvée
Annoncé d’ici à décembre, le
choix du transporteur, basé à
Chicago et qui pense acquérir
une centaine de gros­porteurs, se
porterait sur l’A350 d’Airbus et le
787 Dreamliner de son concur­
rent Boeing. Les marchés finan­
ciers parient sur ces bonnes nou­
velles. Au cours des cinq derniè­
res séances, le titre Airbus a
gagné près de 3 %.
Ces deux potentielles comman­
des marquent le point de départ
du rebond du long­courrier. Ce
segment du trafic aérien avait été
mis presque complètement à
l’arrêt pendant l’épidémie de
Covid­19. Il est le plus long aussi à
Site d’exploi­
tation de gaz
Yamal LNG,
financé
par Total,
Novatek,
CNPC
et Silk Road
Fund,
à Yamal,
en Russie,
en 2018.
GUILLAUME HERBAUT/
AGENCE VU
au travers de prêts ou d’émissions
d’actions ou d’obligations, le
groupe français a le « doigt posé
sur le détonateur de bombes cli­
matiques », relève Lorette Philip­
pot. Les sociétés pétrogazières
soutenues par BNP Paribas sont
impliquées dans plus de deux
cents nouveaux projets d’éner­
gies fossiles identifiés comme
des « bombes climatiques » poten­
tielles par le réseau Oil Change In­
ternational.
Ces projets, s’ils étaient menés à
leur terme, pourraient entraîner
l’émission de 8,6 gigatonnes de
CO2 supplémentaires (soit l’équi­
valent des émissions de 77 nou­
velles centrales à charbon sur
toute la durée de leur vie). De quoi
L’établissement
tricolore est celui
qui a le plus
investi dans
l’expansion
pétrogazière
en Arctique
repartir, freiné notamment par la
fermeture du marché chinois.
Comme pour le moyen­courrier
il y a presque deux ans, les com­
pagnies d’outre­Atlantique sont
les premières à anticiper la re­
prise et, pour en profiter au
mieux, modernisent et accrois­
sent leurs flottes.
Et ça marche : aux Etats­Unis,
les trois grandes compagnies aé­
riennes, American, Delta et Uni­
ted, ont quasiment retrouvé leurs
niveaux d’activité de 2019. Avec
une santé financière retrouvée,
elles passent à l’attaque. United a,
par exemple, déjà annoncé
qu’elle allait accroître son offre de
vols transatlantiques de 30 % par
rapport à 2019.
Airbus compte bien profiter de
ce boom de l’activité. L’avion­
neur prévoit d’augmenter les ca­
dences de production de ses
long­courriers pour retrouver les
rythmes d’avant la pandémie,
quand il sortait « environ dix
A350 par mois, contre 5 à 6
aujourd’hui et 3,5 A330, contre 3
cette année ». La seule interroga­
tion pour Airbus : est­ce que la
chaîne de sous­traitants va sui­
vre ? A Toulouse, reconnaît­on
du côté du groupe présidé par
Guillaume Faury, « il y a beau­
donner un sérieux coup de frein à
l’un des objectifs de l’accord de
Paris de maintenir le réchauffe­
ment à 1,5 °C.
Parmi eux, le projet controversé
Tilenga/EACOP de TotalEnergie
en Ouganda. BNP Paribas, comme
les autres banques françaises, s’est
engagée en 2021 à ne pas partici­
per directement au financement
du projet. Le groupe demeure tou­
tefois le deuxième financeur de
TotalEnergies, derrière Crédit
agricole. En mai 2022, BNP Paribas
a participé (avec Crédit agricole et
Société générale) à un prêt de
8 milliards de dollars au pétrolier
français, le soutien financier le
plus élevé reçu par la major fran­
çaise depuis l’accord de Paris.
BNP Paribas est également le
champion du monde des inves­
tissements dans des secteurs en
plein essor malgré leurs menaces
pour les écosystèmes et la biodi­
versité. La banque française est
celle qui a le plus investi dans l’ex­
pansion pétrolière et gazière en
Arctique : près de 6 milliards de
dollars entre 2016 et 2021. Plus de
trois fois plus que le Crédit agri­
cole. Avec 36 milliards de dollars
sur la même période, elle est aussi
coup d’avions prêts à être livrés
mais qui sont en attente de pièces
de sous­traitants ».
Avec le retour en grâce du long­
courrier, Airbus pourrait enfin
dépasser le seuil des mille A350
en commande. A la fin septem­
bre, il en comptait 919. Le 500e
exemplaire a été livré à la compa­
gnie espagnole Ibéria, début octo­
bre. Le plus gros des long­cour­
riers de l’avionneur pourrait aussi
bénéficier du dynamisme du
marché du fret aérien porté par
l’envolée du commerce en ligne.
Si Airbus surfe sur la vague de la
reprise, Boeing tire la langue.
Deux des plus grosses versions
de son moyen­courrier 737 Max
devront peut­être repasser par la
case certification, synonyme de
lourds surcoûts. Largement de­
vancé par Airbus sur le moyen­
courrier, l’avionneur américain
pourrait aussi perdre de sa
superbe sur les longues distan­
ces, pourtant son marché histori­
que. En effet, son futur gros­por­
teur, le 777X, accumule les
retards. Au printemps, Boeing a
ainsi annoncé qu’il reportait les
premières livraisons à 2025, soit
cinq années de retard sur le
calendrier d’origine. p
guy dutheil
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
le premier financeur mondial de en 2021, la Net­Zero Banking Al­
l’exploitation de pétrole et de gaz liance, initiative portée par le Pro­
offshore, devant l’américaine gramme des Nations unies pour
J.P. Morgan Chase (35 milliards) et l’environnement, afin de « réo­
très loin devant la Société géné­ rienter » ses flux financiers vers
rale (8e, avec 17 milliards) et le Cré­ une « économie décarbonée » à
dit agricole (13e, 12 milliards). l’horizon 2050. La marche est
haute : en 2020, l’empreinte car­
« Réorienter » les flux financiers bone de la première banque fran­
En ajoutant le soutien au charbon, çaise était estimée à environ
BNP Paribas est le premier finan­ 750 millions de tonnes d’équiva­
ceur européen et le cinquième lent CO2, un chiffre supérieur aux
mondial (derrière quatre établis­ émissions territoriales françai­
sements américains) du dévelop­ ses, selon un rapport d’Oxfam,
pement des énergies fossiles, avec publié en 2021.
55 milliards de dollars de finance­ La banque a publié, en mars, son
ments accordés entre 2016 et 2021, premier « Rapport d’analyse et
selon le dernier rapport Banking d’alignement pour le climat ». Elle
on Climate Chaos. Elle surclasse, là s’est fixé des cibles à atteindre
encore, Société générale et Crédit en 2025 : réduire de 12 % les crédits
agricole, 16e et 17e de ce classement, dans les activités de production
avec respectivement 33 milliards de pétrole et de gaz en comparai­
et 32 milliards d’euros. son de 2020. Cela devrait permet­
« Depuis plus de dix ans, nous tre de réduire d’« au moins 10 % »
avons décidé de contribuer à la les émissions de CO2 liées à ces fi­
lutte contre le changement clima­ nancements. Cet engagement ne
tique », assure de son côté BNP Pa­ concerne cependant pas les oléo­
ribas, qui dit être « engagée dans ducs et gazoducs, et ne s’applique
une transformation en profon­ pas à ses investissements sur les
deur pour aligner ses activités sur marchés financiers. En outre, la
les objectifs de l’accord de Paris ». A banque ne précise pas où elle en
l’instar des principaux établisse­ est de cette trajectoire. p
ments bancaires, elle a rejoint, stéphane mandard
La revue « écolo catho »
« Limite » cesse de paraître
P oint final. La revue Limite tirera sa révérence, jeudi
27 octobre, avec un vingt­septième et ultime numéro. Le
trimestriel conservateur et antilibéral, d’inspiration ca­
tholique, aura milité pendant sept ans pour « l’écologie inté­
grale », qui consiste à lier l’écologie environnementale aux
questions de bioéthique. Cette mission touche à sa fin en rai­
son d’un nombre d’abonnés trop faible : 1 200, alors que le
point d’équilibre en nécessite 1 500. « On a parlé de toutes nos
obsessions : on a donné à penser, un univers cohérent, mais je
pense qu’on a fait le tour des sujets », explique le directeur de la
publication et de la rédaction, Paul Piccarreta.
Celui qui se décrit comme « bolcho catho » avait fondé le ma­
gazine en mars 2014 aux côtés d’Eugénie Bastié – l’un des fu­
turs visages médiatiques de la jeune droite réactionnaire, deve­
nue journaliste au Figaro – et de Gaultier Bès, co­initiateur des
Veilleurs, un mouvement proche de La Manif pour tous, collec­
tif opposé au mariage pour les couples de même sexe en 2013.
Ligne de crête
Dès le premier numéro, publié en septembre 2015, ils prônent
la décroissance et critiquent frontalement le progrès technolo­
gique. Se reconnaissant dans l’encyclique Laudato si’du pape
François, dans laquelle celui­ci fustige le consumérisme et dé­
nonce le réchauffement climatique, ils s’inspirent des écrits de
Simone Weil ou de Georges Bernanos.
La revue Limite assume son conservatisme tout en se disant
« ni de gauche ni de droite ». A ceux qui dénigrent la « triangula­
tion » recherchée du magazine, Gaultier Bès répond en défen­
dant un « positionnement oblique que des inquisiteurs 2.0 appel­
lent confusionnisme ». Une ligne de crête qui aura fini par créer
des tensions. Eugénie Bastié a quitté la revue en 2019, n’appré­
ciant pas « le déséquilibre », selon elle, entre conservateurs et
« cathos de gauche » qui composent alors la revue. « Le clivage
droite­gauche nous a finalement rattrapés », juge l’essayiste. p
brice laemle
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022 économie & entreprise | 19

Flambée des prix de l’énergie : 6 %

les Européens tournent en rond C’est la croissance du chiffre d’affaires d’Alphabet, maison mère de
Google, au troisième trimestre, à 69,1 milliards de dollars (69,7 mil-
liards d’euros), ce qui constitue le rythme de progression de ses reve-
nus le plus faible depuis 2013, hormis le début de la pandémie de Co-
Une partie des Vingt­Sept estime que la Commission n’étudie pas assez vid-19. Le bénéfice net du groupe californien a atteint 14 milliards de
dollars. De juillet à septembre, le numéro un mondial de la publicité
sérieusement le dispositif « ibérique » de plafonnement des prix du gaz en ligne a vu ses recettes publicitaires grimper très légèrement, à
54,5 milliards de dollars. Celles de sa plate-forme YouTube ont baissé
de 2 %, à 7 milliards de dollars. Google subit les coupes budgétaires
des annonceurs, qui font face à l’inflation et à la hausse des taux
bruxelles ­ bureau européen de l’Union européenne, ce repli réponse à la demande du Conseil d’intérêt. Il souffre aussi de l’ascension fulgurante de TikTok.
« ne se reflète pas dans les tarifs
« Nous voulons européen ». Avant d’aller plus loin,

D
epuis début septem­
bre, les réunions entre
les ministres de l’éner­
gie européens se suc­
cèdent sans qu’on ait véritable­
ment l’impression d’avancer sur
le sujet, pourtant inflammable,
des prix du gaz et de l’électricité.
Celle qui s’est tenue une nouvelle
fois, mardi 25 octobre, à Luxem­
bourg, n’a pas dérogé à la règle.
Pourtant, jeudi 20 octobre, les
chefs d’Etat et de gouvernement
européens, réunis à Bruxelles,
avaient clairement demandé à la
Commission de faire des proposi­
tions plus précises, alors que les
Vingt­Sept redoutent que la flam­
bée des hydrocarbures plonge le
Vieux Continent dans la récession
et alimente la grogne sociale. De­
puis l’invasion de l’Ukraine par la
Russie, le 24 février, les Européens
ont multiplié les initiatives pour
apprendre à vivre sans gaz russe.
Ils souhaitent désormais s’atta­
quer à un second front, celui des
prix. Et même si, ces derniers
jours, ceux­ci sont redescendus,
après avoir atteint des sommets
durant l’été, les Vingt­Sept n’ima­
ginent pas que cette accalmie est
pérenne. Qui plus est, a noté Jozef
Sikela, le ministre de l’industrie
tchèque, dont le pays occupe la
présidence tournante du Conseil
pour les consommateurs ».
Le 18 octobre, l’exécutif commu­
nautaire avait présenté plusieurs
pistes de travail – achats com­
muns de gaz, mise en place d’un
mécanisme de correction du mar­
ché afin de réduire la volatilité… –
qui avaient pour principal objectif
de permettre aux Européens de
remplir au mieux leurs réserves,
en vue de l’hiver 2023­2024. Il était,
en revanche, resté silencieux sur
la manière dont ils pouvaient agir
pour faire baisser, immédiate­
ment, les factures d’énergie des
ménages et des entreprises.
Lister les écueils
Mardi, la Commission n’a jugé
utile ni de préciser les proposi­
tions qu’elle avait évoquées il y a
une semaine, et qui font relative­
ment consensus, ni d’en mettre
de nouvelles sur la table. Quelques
heures avant le conseil des minis­
tres, elle s’est contentée de trans­
mettre aux capitales une note qui
évoque notamment une nouvelle
piste de travail – cette fois, une
« modification ciblée » du marché
de l’électricité, qui permettrait de
réduire le lien entre les prix de
l’électricité et du gaz. Par ailleurs,
le « papier » de la Commission
s’attache à lister les écueils du
mécanisme dit « ibérique » car en
une proposition
législative
concrète, une
étude d’impact »
JOZEF SIKELA
ministre de l’industrie
tchèque
vigueur en Espagne et au Portugal
– le plafonnement du prix du gaz
qui sert à produire de l’électricité –
défendu par la France et peu au
goût de l’Allemagne.
Alors que les pays européens lui
ont demandé de travailler sérieu­
sement sur ce dispositif, elle sem­
ble avant tout avoir à cœur d’en ex­
poser les limites. La note de la
Commission « est une contribu­
tion au débat. Mais ce n’est pas une
proposition, nous voulons une pro­
position législative concrète, une
étude d’impact », s’est agacé M. Si­
kela. « Il est clair que la Commission
et plusieurs Etats membres ne veu­
lent pas de ce mécanisme ibérique
mais pour une évaluation correcte,
il faut des détails », a­t­il insisté.
Kadri Simson, la commissaire
européenne à l’énergie, ne s’est
pas départie de son ton lénifiant
pour assurer que le nouveau docu­
ment de la Commission était « une
a­t­elle ajouté, il faudrait d’abord
« voir un soutien clair des Etats
membres en faveur » de ce méca­
nisme. Une phrase qu’elle avait
déjà prononcée…
Lors de cette réunion, les Vingt­
Sept ont longuement discuté de
l’opportunité de plafonner le prix
du gaz d’une manière ou d’une
autre. Berlin y est hostile, au motif
qu’il pourrait avoir comme consé­
quence de mettre en danger la sé­
curité de l’approvisionnement en
gaz. Mais le chancelier Olaf Scholz
a fini par accepter de l’étudier plus
avant. « Je ne dis non à rien, je ne dis
pas oui », a­t­il précisé.
Dans sa dernière note, la Com­
mission donne des arguments à
Berlin. « Le plus grand bénéficiaire
net [du mécanisme ibérique] est la
France », explique­t­elle, alors que
l’Allemagne, les Pays­Bas et l’Italie
seraient moins gagnants. De fait,
c’est une réalité qui s’explique par
le « mix » énergétique de l’Hexa­
gone, mais que des mécanismes
de transferts pourraient permet­
tre de corriger. « Si on balaie [nos
propositions] d’un revers de la
main pour des questions idéologi­
ques, on ne va pas avancer », s’est
énervée la ministre de la transi­
tion énergétique, Agnès Pannier­
Runacher, mardi. p
virginie malingre
ÉDITIO N
Rapprochement
Vivendi-Lagardère :
Bruxelles se donne
jusqu’au 30 novembre
La Commission européenne,
chargée de protéger la
concurrence dans l’Union
européenne, se donne jus­
qu’au 30 novembre pour
examiner le rapprochement
du géant des médias français
Vivendi avec le groupe Lagar­
dère, a­t­elle indiqué mardi
25 octobre sur son site Inter­
net. D’ici à cette date, elle
devra soit rendre son avis
positif ou négatif sur
cette opération, soit décider
de lancer une enquête. – (AFP.)
EH PAD
Orpea se place sous
protection judiciaire
pour renégocier sa dette
Dans la tourmente depuis la
sortie, en janvier, d’un livre­
enquête, le groupe d’Ehpad
privés Orpea, qui gère plus
de 350 établissements en
France, a annoncé mercredi
26 octobre avoir ouvert une
nouvelle procédure amiable
de conciliation devant
le tribunal de commerce de
Nanterre afin de renégocier
sa dette avec ses créanciers.
L’objectif envisagé serait de
« convertir une partie de la
dette d’Orpea en capital et de
lever à nouveau de l’argent en
dette et en capital auprès des
investisseurs », a précisé son
nouveau directeur général,
Laurent Guillot. – (AFP.)
INFO RMATIQ U E
La Poste, Dassault
Systèmes et Bouygues
Telecom créent un cloud
« 100 % français »
La filiale numérique du
groupe La Poste, Docaposte,
s’est associée à l’expert des lo­
giciels 3D Dassault Systèmes,
à l’opérateur Bouygues Tele­
com et à la Banque des terri­
toires pour développer une
offre française d’informati­
que dématérialisée, ont an­
noncé ces entreprises mer­
credi 26 octobre. Encore
soumis à l’approbation des
autorités de la concurrence,
le projet baptisé « Numspot »
devrait voir le jour en 2023
« avec l’ambition de devenir
l’offre de référence de cloud de
confiance », selon un commu­
niqué du consortium. – (AFP.)

Des stations de ski ont profité

des aides de l’Etat après le Covid­19
En Auvergne­Rhône­Alpes, plusieurs sociétés de remontées
mécaniques sont épinglées par la chambre régionale des comptes

lyon ­ correspondant fixe » a été porté à 49 % du chiffre

« Le risque existe d’affaires de référence de l’exploi­

P lusieurs sociétés de re­

montées mécaniques de
stations de ski des Alpes
du Nord ont exagérément profité
du système d’aides de l’Etat, mis
en place pendant la crise sani­
taire. Certaines sociétés ont
même réussi à s’enrichir, en aug­
mentant leurs fonds propres,
alors qu’elles avaient complète­
ment cessé leur activité. Tel est le
principal grief énoncé dans deux
rapports de la chambre régionale
des comptes de la région Auver­
gne­Rhône­Alpes (AURA), rendus
publics mercredi 26 octobre.
« L’aide “coût fixe” a créé un effet
d’aubaine pour les délégataires
des plus grandes stations, qui ont
par ailleurs la meilleure solidité fi­
nancière et qui n’ont assumé
aucun risque d’exploitation. Pour
la plus petite société de l’échan­
tillon, l’aide a pleinement joué son
rôle en évitant une dégradation
excessive de son bilan, qui aurait
pu faire peser sur elle un risque de
faillite », est­il écrit dans la syn­
thèse de la chambre régionale des
comptes.
Les stations de ski françaises
accueillent près de 10 millions de
visiteurs par an, ce qui génère un
chiffre d’affaires total de 10 mil­
liards d’euros, et un investisse­
ment de 356 millions d’euros
chaque année.
Sur les cent cinquante sociétés
de remontées mécaniques fran­
çaises, privées ou publiques,
trente­six des plus importantes
d’entre elles se situent dans les
Alpes du Nord. Ce qui a incité la
chambre régionale des comptes
d’AURA à mener un « audit
flash », un format de contrôle
simplifié et rapide sur un thème
circonscrit.
que les sociétés
délégataires
doivent reverser
les montants
perçus », affirme
la chambre
régionale
des comptes
L’étude a porté sur un échan­
tillon de six sociétés situées en Sa­
voie et en Haute­Savoie, aux chif­
fres d’affaires allant de 78 à
39 millions d’euros : La Plagne, Ti­
gnes, Val Thorens, Avoriaz. Et
deux de moins de 10 millions de
facturations, à Saint­Sorlin­d’Ar­
ves et La Toussuire.
« Double compensation »
Le confinement, annoncé le
14 mars 2020, a induit une baisse
de fréquentation de 15 % en mon­
tagne, pour la saison 2019­2020.
Le 4 décembre 2020, la fermeture
des remontées mécaniques a pro­
voqué une saison blanche pour
2020­2021. Les chiffres d’affaires
se sont effondrés, de 1 % à 5 % des
résultats précédents. Mais les
coûts fixes sont restés impor­
tants : maintenance obligatoire
des équipements, primes d’assu­
rance, charges locatives…
L’Etat et les professionnels, re­
présentés par le syndicat profes­
sionnel Domaines skiables de
France, ont mis au point, en qua­
tre mois, un dispositif spécifique,
destiné à faire face aux charges
permanentes des entreprises de
remontées mécaniques. Le mon­
tant de cette subvention « coût
tant, calculé sur les saisons précé­
dentes. Ce qui permettait de
compenser 70 % des charges
fixes. L’aide a été autorisée par la
Commission européenne, le
LE SALON DES MBA ET
EXECUTIVE MASTERS
19 mars 2021.
En ajoutant les autres aides aux
entreprises – chômage partiel,
exonérations de charges sociales, SAMEDI 26 NOVEMBRE
fonds de solidarité –, les six sta­
tions alpines contrôlées ont
perçu une aide totale de l’Etat de 10H30 - 17H
131,9 millions d’euros. Sur ce
montant, 111,6 millions d’euros
provenaient de la seule subven­
tion « coût fixe ». Problème : en PALAIS BRONGNIART • PARIS 2e
activant le chômage partiel ou le
fonds de solidarité, ces sociétés
Conférences avec les journalistes du Monde
ont bénéficié d’une prise en
charge de dépenses déjà compen­ Rencontres avec les établissements les plus reconnus
sées par la subvention « coût
fixe », alors que l’accord prévoyait
expressément une aide « non cu­
mulable ». DIRIGEZ VOTRE CARRIÈRE !
« Dans ces conditions, le risque
existe que les sociétés délégataires
soient amenées à devoir reverser
les montants perçus sur le fonds de
solidarité », affirme le rapport de
la chambre régionale des comp­
tes. Cinq des six sociétés contrô­
lées ont finalement bénéficié
d’une aide couvrant de 81 % à
123 % leurs coûts fixes, contre les
70 % prévus.
Selon le calcul de la chambre
régionale des comptes, cette INFO & INSCRIPTION GRATUITE
« double compensation » a coûté à
l’Etat 30,8 millions d’euros de
MBA-FAIR.GROUPELEMONDE.FR
trop, pour le seul échantillon
étudié. Selon les magistrats
financiers, un calcul à partir de
l’excédent brut d’exploitation
aurait permis un « meilleur
calibrage » des aides dans la mise
en œuvre de la doctrine de crise
du « quoi qu’il en coûte ». p
richard schittly
20 | management 0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022

Face aux pénuries de candidats, CARNET DE BUREAU 

CHRONIQUE PAR ANNE RODIER 

le recrutement change d’échelle Protéger les salariés de

Les entreprises cherchent à recruter à l’international. Mais cela ne s’improvise pas la sous-traitance

E C
n matière de recrute­
ment, « les entreprises
n’ont pas eu beaucoup le
temps de souffler entre la
pandémie de Covid­19 et la crise ac­
tuelle. Des secteurs comme le mé­
dical, l’informatique, l’ingénierie
manquent cruellement de person­
nel. La seule option pour certains
profils est d’aller les chercher dans
d’autres pays », explique Olivier
Desurmont, président et cofon­
dateur d’Anywr (anciennement
Cooptalis), spécialiste du recrute­
ment et du placement de candi­
dats, qu’ils soient en free­lance ou
salariés, dans le monde entier.
L’accélération de la transforma­
tion numérique a accentué la
demande et donc la pénurie de
candidats en gestion de projets
de transformation, en numéri­
que, en télécommunications, etc.
Mais la formation et la reconver­
sion aux nouveaux métiers pren­
nent du temps. Parallèlement, le
télétravail a conduit nombre de
salariés à déménager ou à démis­
sionner, parfois pour travailler en
indépendant. En conséquence, le
marché de l’emploi est particuliè­
rement tendu.
LES CHIFFRES
65 %
C’est la part des DRH français qui
ont déjà recruté un candidat à
l’étranger en CDI ; 11 % en free-
lance ou en portage ; 2 % en inté-
rim, selon l’étude sur la diversité
étendue menée par Anywr (an-
ciennement Cooptalis) fin 2021.
9 %
C’est la part des DRH qui ont re-
cruté un expatrié, car ils ne trou-
vaient pas les compétences qu’ils
recherchaient dans leur pays.
Et se tourner vers l’étranger ne
garantit pas de trouver le candi­
dat recherché, car la pénurie est
générale. La plupart des pays re­
cherchent les mêmes compéten­
ces dans les mêmes secteurs. Les
hôpitaux manquent de médecins
et d’infirmiers, les informati­
ciens sont une denrée rare, la
réindustrialisation prônée dans
les pays occidentaux manque
d’ouvriers et d’ingénieurs, et les
chantiers de construction ralen­
tissent ou sont reportés, faute de
personnel qualifié.
Trouver la bonne personne
« Partout, tous les profils dans tous
les secteurs sont concernés. Il est
aussi difficile de recruter des
consultants que des gestionnaires,
des développeurs ou des commer­
ciaux », constate Nicolas Recapet,
directeur de l’organisation et des
ressources humaines de la société
de services numériques Talan.
Le parcours du recruteur à
l’échelle mondiale commence
par l’identification des candidats,
qu’il s’agira ensuite d’« impa­
trier » ou d’intégrer à distance,
s’ils veulent rester dans le pays
où ils sont installés. Il ne suffit
pas de poster une annonce sur
un job board, mais bien de s’en­
gager à long terme, de part et
d’autre, avec un contrat de travail
en bonne et due forme, générale­
ment à durée indéterminée.
S’il s’agit d’un candidat senior,
qui s’expatrierait avec sa famille,
l’entreprise devra l’aider à obte­
nir les visas, à trouver un loge­
ment, une école pour ses en­
fants, etc. La complexité du
recrutement à l’international (re­
cherche, démarches, validation
de la candidature) a inspiré des
sociétés qui en ont fait leur mé­
tier, comme Anywr ou Remote.
Cette dernière, créée par un
Néerlandais et un Portugais, est
une start­up 100 % en distanciel
dont le siège est aux Etats­Unis.
La plupart
des pays ont
besoin
des mêmes
compétences
dans des secteurs
similaires
Forte de 1 000 employés de 75 na­
tionalités dans 65 pays, Remote
propose des conseils ainsi qu’une
plate­forme de recrutement et
de gestion des contrats et de la
paie dans le monde entier. « No­
tre métier est de trouver les bon­
nes personnes où qu’elles soient
pour répondre aux demandes de
nos clients, en nous concentrant
sur les compétences, pas sur leur
localisation, précise Karen Fale­
nius, chargée du développement
international de Remote, depuis
son bureau à domicile à Cons­
tance, en Allemagne. D’ailleurs,
lorsque nous postons une an­
nonce sans préciser le lieu de tra­
vail, nous recevons beaucoup plus
de réponses ! »
Pour recruter à l’étranger, il
convient de miser sur la motiva­
tion des candidats. Dans ce do­
maine, la France bénéficie d’une
forte attractivité et d’un vivier de
candidats francophones, en Afri­
que du Nord notamment. Fondée
par Mehdi Houas, Tunisien d’ori­
gine, Talan recrute régulière­
ment en Tunisie où elle emploie
600 personnes sur un effectif
global de 4 000 personnes. « Les
écoles d’ingénieurs tunisiennes
sont de très bonne qualité et bien
plus féminisées qu’en France. De
nombreux candidats ont envie de
venir travailler en France. Nous en
recrutons en local, les formons
dans un parcours d’excellence et
accompagnons ceux qui sont
réellement motivés pour venir en
France, car c’est un déracine­
ment ! », détaille Nicolas Recapet.
Même constat pour le pré­
sident d’Anywr : « Nous refusons
des candidats lorsqu’ils ne sont
pas prêts pour l’expatriation. C’est
une chose de vouloir une meil­
leure rémunération et d’être attiré
par le mode de vie des Français.
C’en est une autre de quitter
son pays ! »
Le revers du recrutement sans
frontières pour les entreprises
françaises est que les ingénieurs
français sont réputés et eux
aussi très courtisés par les entre­
prises étrangères. « La formation
des ingénieurs en France est ex­
ceptionnelle, même s’ils sont plus
chers à embaucher que dans
d’autres pays comme, par exem­
ple, la Bulgarie. Mais pour un
secteur comme la cybersécurité,
dans lequel les Etats investissent
beaucoup aujourd’hui et où l’on
peut parfaitement travailler à
distance, cela n’est pas un pro­
blème », constate Halvern Logan,
spécialiste du recrutement à
l’international.
Enfin, les réfugiés constituent
désormais une nouvelle source
de candidats. En témoigne
Gloire Rusimbuka Benjamin, ré­
fugié politique d’origine congo­
laise. Après trois ans de galère,
cet ingénieur agronome de
28 ans a trouvé un emploi il y a
un an grâce au programme d’ac­
compagnement Mercure lancé
par Anywr, entreprise à mission,
dans les Hauts­de­France. Il est
aujourd’hui chargé du sour­
cing pour les clients d’Anywr en
Afrique francophone dont Ma­
dagascar et le Liban. « Après
avoir habité dans six villes, j’ai
un CDI et j’ai pu louer un appar­
tement à Lille », confie­t­il,
avouant qu’il ambitionne désor­
mais de devenir responsable du
sourcing d’Anywr pour toute
l’Afrique de l’Est. p
sophy caulier
hronopost, Accor, Carrefour, GM&S, on vit les mêmes
choses. Donc c’est à ça qu’il faut s’attaquer », lance
Vincent Labrousse, en parlant des dégâts de la sous­
traitance sur les conditions de travail, sur l’emploi et,
in fine, sur l’activité économique. « A La Souterraine, de rachat
en rachat s’est organisée la déstructuration de l’entreprise au
sein de ses savoir­faire. » L’ex­délégué CGT de l’entreprise sous­
traitante d’équipementiers automobiles GM&S La Souterraine
intervenait au Sénat vendredi 21 octobre devant un parterre de
salariés, de syndicalistes, de députés, réunis pour échanger sur
ce qui fait « système » dans la sous­traitance et sur les pistes
pour faire avancer la protection des salariés.
Dans la salle Médicis du Palais du Luxembourg, les témoigna­
ges poignants se sont succédé, à la tribune et dans l’assemblée,
de salariés de l’aérien, de la distribution, du nettoyage, etc., par­
lant de « salariés qui ont peur », « traités comme des robots »,
sans respecter leurs temps de repos ni leur fournir de matériel
de protection. Percevant des salaires inférieurs à ceux pratiqués
pour le même métier chez le donneur d’ordre. Menacés de fin
de mission immédiate à la moindre protestation.
Quel que soit le secteur d’activité, leur avenir est suspendu au
renouvellement du contrat commercial avec
le donneur d’ordre. « La sous­traitance est un
LES TÉMOIGNAGES  système qui permet ce genre de dérive, puis­
SE SONT SUCCÉDÉ  qu’elle remplace le contrat de travail par un
contrat commercial, dans une relation trian­
DE TRAVAILLEURS  gulaire qui met le travailleur au milieu. Le
donneur d’ordre peut ainsi ne pas se soucier
DE L’AÉRIEN, DE  des conditions de travail du salarié du sous­
LA DISTRIBUTION…. traitant, explique Clément Ruffier, chargé de
mission à l’Agence nationale pour l’améliora­
tion des conditions de travail. Dans le nu­
cléaire, par exemple, 80 % du risque d’irradiation est porté par des
travailleurs sous­traitants. » Ils n’ont d’ailleurs souvent aucun
interlocuteur vers qui se tourner : salariés, voire – pire –autoen­
trepreneur sous­traitant de sous­traitant, personne ne les con­
naît chez le donneur d’ordre. Ce « système pervers et dangereux »
génère « de nouvelles formes de vulnérabilité par une invisibilité
de l’individu au regard de son organisation » déplore Pascal Sa­
voldelli, sénateur communiste du Val­de­Marne.
Actuellement c’est le donneur d’ordre qui met au travail, qui
contrôle le travail, mais sans responsabilité à long terme. « Con­
cernant les risques professionnels, dans les entreprises preneuses
d’ordre, il y a plus de travail pénible et dangereux, mais pas davan­
tage de moyens de prévention. Il faut réfléchir à la communauté
de travail à partir d’une notion d’entreprise éclatée », suggère Na­
dine Thévenot, chercheuse au Centre d’économie de la Sor­
bonne. Comment ? En insérant dans le code du commerce une
définition de la relation entre donneur d’ordre et sous­traitant,
élargissant le devoir de vigilance aux risques sociaux et écono­
miques, et créant une nouvelle instance représentative du per­
sonnel, le « comité de groupe de sous­traitance ». Une proposi­
tion de loi à l’initiative des salariés de GM&S et de leurs repré­
sentants a été déposée en ce sens au Sénat. p

AVIS D’EXPERT  |  ENTREPRISES LE HUIS CLOS DE LA DOMESTICITÉ

Menace du modèle actionnarial sur le climat

L C
e trésorier d’Etat de la Louisiane (Etats­
Unis), John M. Schroder, a annoncé, mer­
credi 5 octobre, qu’il retirait tous les place­
ments publics qu’il gère – soit près de 800 mil­
lions de dollars (environ 815 millions d’euros) –
du fonds d’investissement BlackRock, l’un des
plus importants du marché financier.
La raison : l’engagement de BlackRock à ne
soutenir que des projets neutres en carbone et
hors des énergies fossiles. Mais cette décision à
contre­courant ne découle pas d’un climato­
scepticisme revendiqué. Dans une lettre ren­
due publique (disponible en ligne), le trésorier
d’Etat se réfère avec force au droit des socié­
tés et à la doctrine actionnariale qu’il voit
comme un pilier de la démocratie.
Il constate d’abord que les citoyens de la Loui­
siane, qui sont les détenteurs de ces fonds, tra­
vaillent « durement » à une économie fondée sur
les énergies fossiles. Or, la politique de Black­
Rock vise à la démanteler. Il rappelle ensuite que,
selon le droit des sociétés de la Louisiane, les diri­
geants des entreprises sont tenus par leurs « fi­
ducial duties », c’est­à­dire par leur obligation de
ne prendre en compte que les seuls intérêts de
leurs actionnaires, ou de donner la priorité à
ceux­ci sur toute autre considération.
Il ajoute, enfin, qu’en démocratie chacun est li­
bre de défendre ses propres valeurs et ne saurait
se voir dicter celles­ci par un chef d’entreprise.
Ainsi, l’engagement climatique de BlackRock
porte atteinte aux intérêts et aux droits des ci­
toyens de la Louisiane, ce qui justifie le retrait
total des fonds dont il a la charge.
BlackRock n’a pas manqué de réagir à cette dé­
cision, mais sa réponse évite le terrain juridique
et retient celui de la rationalité : le fonds ex­
prime le « regret que la Louisiane prive ses ci­
toyens des seuls investissements performants à
long terme et garants de leur bien­être ».
Cet affrontement souligne le danger qu’induit
le modèle actionnarial de l’entreprise face au
péril climatique. Car, au­delà de l’idée que les in­ e sont des théâtres où les maisons, on croise des exigences
térêts des actionnaires doivent être prioritaire­ pièces se jouent à huis folles (se faire réveiller par une ber­
ment défendus, ce modèle suppose que ces der­ clos. Dans ces grandes ceuse chantée par deux domesti­
niers peuvent aussi juger rationnellement de maisons au calme appa­ ques en canon), des cas d’humilia­
leurs intérêts à court et long terme, et que, in rent, les joies succèdent aux dra­ tion, de racisme, d’exploitation,
fine, cette liberté est d’essence démocratique. mes, et la comédie humaine s’ex­ d’agression sexuelle.
Dès lors, le trésorier de la Louisiane peut dé­ prime à plein dans un face­à­face Les relations de domesticité
fendre la légalité et la rationalité de sa déci­ entre grandes fortunes et domes­ sont faites d’un « mélange d’atta­
sion… sans jamais discuter de la réalité du tiques. Durant des années, la so­ chement et de répulsion, de proxi­
danger climatique ! Car, si cette rationalité est ciologue Alizée Delpierre a poussé mité et de distance, de confiance et
contestée, comme le fait BlackRock, il peut ar­ les portes de prestigieuses de­ de méfiance », décrit Mme Del­ SERVIR LES RICHES
guer de ses prérogatives légales. Et si ces derniè­ meures pour donner la parole aux pierre. Cette ambivalence trans­ d’Alizée Delpierre.
res sont remises en cause, c’est à la démocratie gouvernantes, aux majordomes, paraît dans les témoignages des La Découverte, 208 pages,
que l’on s’en prend. aux cuisiniers et autres nannies, employés. Les corps s’usent, leur 20 euros
Bataille d’arrière­garde mais aussi à leurs patrons. De vie personnelle peut être inexis­
propre au contexte amé­ cette enquête fouillée, elle a tiré tante, mais beaucoup d’entre eux
ricain ? Peut­être, mais la
C’EST AU NIVEAU  un essai, Servir les riches (La Dé­ se disent malgré tout satisfaits de places qui se libèrent sont con­
doctrine actionnariale MONDIAL QU’UN  couverte), qui offre une plongée cette « exploitation dorée ». Ils ont nues, les bons employeurs aussi.
de l’entreprise reste la saisissante dans la domesticité. le sentiment que « [leurs] patrons Violette, une femme de chambre
référence la plus univer­ NOUVEAU DROIT  Un monde où les patrons jouent [les] grandissent ». de 36 ans, mène ainsi une ascen­
selle. Le péril climatique une partition des plus ambiguës. sion réfléchie depuis huit ans, al­
impose donc un grand
DES SOCIÉTÉS  Pour les aristocrates et les nouvel­ Plus de 10 000 euros par mois lant de patron en patron, son sa­
schisme juridique avec DEVRAIT ÊTRE  les fortunes, « se faire servir relève Les avantages matériels sont par­ laire augmentant à chaque fois
ce modèle, en inscrivant d’un besoin, et non pas d’un con­ fois considérables (logement et re­ (5 600 euros par mois). Elle ex­
la rationalité écologique INSTAURÉ fort ». Un besoin qui doit permet­ pas fournis, cadeaux, consulta­ plore désormais les pistes pour de­
comme un déterminant tre de libérer du temps productif, tions médicales chez de grands venir gouvernante.
des notions d’intérêt et de performance de mais aussi d’afficher son rang. spécialistes…). Des « belles histoi­ Face à l’usure morale et physi­
l’entreprise. Ils tissent souvent avec les do­ res » circulent dans ce petit milieu que, certains souhaitent toutefois
La loi Pacte française (Plan d’action pour la mestiques une relation complexe, qui regroupe quelques milliers de changer de voie. Mais l’univers
croissance et la transformation des entreprises, les considérant comme partie in­ professionnels en France. Telle des grandes fortunes a pu boule­
mai 2019) a déjà franchi ce pas. Mais l’Europe en tégrante de leur famille, les ini­ celle de Marius, 55 ans, qui gagne verser leur vie. Ils ont adopté des
reste encore à une taxonomie des investisse­ tiant au savoir­être de leur milieu. plus de 10 000 euros par mois et codes sociaux des riches. Dans
ments « verts ». Or, face au caractère planétaire Dans le même temps, « les grandes possède un appartement à l’ouvrage, Sheila, une gouver­
du risque climatique, c’est désormais au niveau fortunes achètent le droit d’exercer New York. Une success story pour nante, enrage face aux mauvais
mondial qu’un nouveau droit des sociétés de­ la domination chez elles, sans dis­ l’immigré roumain arrivé sans traitements infligés par les gran­
vrait être instauré. Paradoxalement, le trésorier tance, sans répit », exigeant une ressources en France à 18 ans, as­ des fortunes. Ainsi c’est toujours
de la Louisiane a tiré la bonne sonnette disponibilité sans faille. Elles n’ont sistant d’un PDG du CAC 40. auprès d’elles qu’elle se tourne
d’alarme : le modèle actionnarial classique se­ pas la même rigueur sur le plan ad­ Si une relation de dépendance pour chercher un nouvel emploi.
rait devenu dangereux pour l’humanité. p ministratif : le travail des domesti­ s’installe entre patrons et domes­ Soulignant par là même combien
ques n’est souvent que partielle­ tiques, ces derniers savent évoluer il est difficile de s’extraire d’une
Armand Hatchuel est professeur à Mines Paris­ ment déclaré, sans contrat. En quand il le faut. Pour « faire car­ « cage dorée ». p
université PSL. outre, dans l’intimité des grandes rière » le réseau joue à plein, les françois desnoyers
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
A
u printemps 1962, le chef de
l’Etat, Charles de Gaulle, en
est convaincu : « Dès que la
paix [en Algérie] sera con­
clue, ils essaieront de me faire
la peau. Alors j’attaquerai. »
Ce « ils » cinglant désigne les responsables de
tout bord qui, bon gré mal gré, l’ont appelé à
la rescousse en mai 1958 quand la Républi­
que menaçait de s’effondrer. L’épreuve algé­
rienne désormais surmontée, les mêmes
comptent bien, d’une manière ou d’une
autre, refermer la parenthèse gaulliste. Dès
la fin avril, la fronde s’organise : ils ne sont
que 259 députés, contre 247, à accorder leur
confiance à Georges Pompidou, le premier
ministre nommé par de Gaulle pour rempla­
cer Michel Debré.
Mais le pressentiment présidentiel prend
une tournure dramatique le 22 août : au car­
refour du Petit­Clamart, près de Paris, la DS
noire qui ramène le président et son épouse à
Colombey­les­Deux­Eglises est prise sous le
feu d’une dizaine de tireurs de l’Organisation
de l’armée secrète (OAS), les desperados de
l’Algérie française. Miraculeusement, le
Général sort indemne de l’attentat.
Cette fois, pour lui, le moment est venu
d’en « découdre ». Le 20 septembre, lors
d’une allocution radiotélévisée, il déclenche
l’offensive : « La clé de voûte de notre régime,
c’est l’institution d’un président de la Républi­
que désigné par la raison et le sentiment des
Français. Pour qu’il puisse porter une charge
pareille, il lui faut la confiance explicite de la
nation. Je crois donc devoir faire au pays la
proposition que voici : quand sera achevé
mon propre mandat, le président de la Répu­
blique sera dorénavant élu au suffrage uni­
versel. » Par quelle voie convient­il que le
peuple approuve ou rejette cette réforme dé­
cisive ? « Je réponds : par la plus démocrati­
que, la voie du référendum. »
La transgression est double. Sur le fond,
d’abord. Quatre ans plus tôt, il avait jugé une
telle initiative prématurée. Pour ne pas effa­
roucher les partis traditionnels, la Constitu­
tion de 1958 avait prévu l’élection du prési­
dent par un collège de quelque 80 000 élus –
parlementaires, conseillers généraux et re­
présentants des conseils municipaux. C’est
ainsi que, dernier président du Conseil de la
IVe République, de Gaulle était devenu, en
décembre 1958, le premier président de la
Ve. En donnant à l’ensemble des Français le
pouvoir d’élire le chef de l’Etat, il entend
consacrer sa légitimité politique – désor­
mais sans égale – et pérenniser sa préémi­
nence institutionnelle.
Sur la méthode ensuite. Selon l’article 89 de
la Loi fondamentale, une révision de la
Constitution suppose l’accord préalable de
l’Assemblée et du Sénat. Or, les gaullistes ne
sont majoritaires ni dans l’une, ni dans
l’autre. De Gaulle décide donc de contourner
le Parlement en utilisant l’article 11. Celui­ci
stipule que peut être soumis au référendum
tout projet de loi portant sur l’organisation
des pouvoirs publics, ce qui, assure­t­il, « en­
globe évidemment le mode d’élection du prési­
dent ». C’est jouer sur les mots et mettre un
peu plus le feu aux poudres.
MOTION DE CENSURE
De fait, le branle­bas de combat est total. Au
Parlement, gaullistes exceptés, on n’a pas de
mots assez virulents pour dénoncer l’initia­
tive. Le 30 septembre, devant le congrès du
Parti radical, le président du Sénat, Gaston
Monnerville, condamne « une violation déli­
bérée, réfléchie et outrageante de la Constitu­
tion », carrément une « forfaiture ». Pour le
chef des socialistes, Guy Mollet, la « guerre ci­
vile » menace ; pour les communistes, c’est
« une dictature de fait » qui s’annonce. Le
1er octobre, le Conseil d’Etat, à l’unanimité
moins une voix, juge que l’emploi du réfé­
rendum n’est pas conforme à la Constitu­
tion. Le directeur du Monde, Hubert Beuve­
Méry, est du même avis qui crie « casse­cou »
devant ce « viol » de la Loi fondamentale. La
plupart des syndicats enfin, de la CGT à la
FNSEA, se joignent au cartel des non.
De Gaulle n’en a cure. Le 3 octobre, il fixe au
28 la date du référendum. La riposte de l’As­
semblée est spectaculaire. Deux jours plus
tard, par 280 voix sur 480, elle vote une mo­
tion de censure contre le gouvernement
Pompidou – une première et, à ce jour, une
dernière sous la Ve République. Jouant son
va­tout, le chef de l’Etat demande au premier
ministre de rester en fonctions, annonce la
dissolution de l’Assemblée et fixe les élec­
tions législatives aux 18 et 25 novembre.
A trois reprises encore, il va s’adresser aux
Français pour marteler son message, pilon­
ner le « régime des partis » et mettre la pour­
suite de son mandat dans la balance. Cette
dramatisation a d’autant plus de poids
qu’éclate, à la veille du référendum, la crise
des missiles nucléaires que l’URSS s’apprête à
installer à Cuba, au risque de provoquer un
affrontement direct avec les Etats­Unis. Dans
1962, le vote suprême
Il y a soixante ans, les Français approuvaient par référendum l’instauration
de l’élection du président de la République au suffrage universel direct.
Un tournant dans la vie politique nationale
ce genre de circonstances, l’homme du
18 juin 1940 apparaît à beaucoup irremplaça­
ble… De Gaulle a pris tous les risques. Il gagne
sur tous les tableaux. Le 28 octobre, 62 % des
Français votent oui au référendum. Le 25 no­
vembre, ils envoient à l’Assemblée 233 dépu­
tés gaullistes qui, avec l’appoint d’une qua­
rantaine de giscardiens, disposent désormais
de la majorité absolue.
Trois ans plus tard, le 22 décembre 1965, le
Général réunit le conseil des ministres. Il
vient d’être réélu. Ce premier scrutin prési­
dentiel direct a passionné les Français : les
interventions – sans précédent – des candi­
dats à la télévision ont électrisé le pays, les
sondages d’intentions de vote ont, pour la
première fois, imposé leur dramaturgie, la
mise en ballottage inattendue de De Gaulle
au premier tour a accentué le suspense, 84 %
des électeurs sont allés voter. Saluant la
consolidation du régime, il savoure sa
victoire : « Personne ne reviendra dessus… »
L’histoire lui a donné raison. Depuis
soixante ans, la présidentielle reste la ma­
trice de la vie politique nationale. Chacun des
onze scrutins qui se sont succédé a redessiné
le paysage, dicté la stratégie des partis, sélec­
tionné les ambitions, façonné les majorités
parlementaires.
Ainsi, dès 1965, François Mitterrand es­
quisse l’union qui sera l’horizon de la gauche
pour des décennies. L’élection de Valéry Gis­
card d’Estaing en 1974 tourne la page du gaul­
lisme. Au­delà de la victoire de la gauche, l’al­
ternance de 1981 consacre Jacques Chirac
comme chef de la droite pour un quart de siè­
cle. De même, c’est l’élection reine qui
permet à l’extrême droite, à partir de 1988, de
s’installer puis de se renforcer jusqu’à quali­
fier à trois reprises les Le Pen, père puis fille,
au second tour. Quant à l’aventure d’Emma­
nuel Macron depuis 2017, elle doit tout, outre
les qualités de l’homme, à la machinerie
singulière de l’élection présidentielle.
D’emblée, les Français ont compris que leur
avenir et celui du pays se joueraient désor­
mais dans la fièvre de ce rituel démocratique.
Leur mobilisation en témoigne. Durant un
demi­siècle, rarement moins de quatre élec­
teurs sur cinq ont participé à l’élection prési­
dentielle. Certes, l’érosion a été nette en 2022,
puisque 72 % seulement d’entre eux sont allés
horizons | 21
voter au second tour. Mais l’on reste loin de
l’effondrement de la participation électorale
qui touche tous les autres scrutins. D’autant
que les électeurs ne se contentent pas d’être
les spectateurs de la joute présidentielle. Ils
en sont les arbitres exigeants et imprévisi­
bles, déjouant, le plus souvent, les scénarios
écrits d’avance.
Enfin, la légitimité conférée au chef de l’Etat
par l’élection a jusqu’ici résisté à toutes les
embûches. Taillé hors norme par et pour
de Gaulle, dirent d’abord ses détracteurs, le
costume serait trop grand pour ses succes­
seurs. Tous l’ont endossé… avec plus ou
moins d’aisance, il est vrai. Puis, l’on redouta
que la présidentielle empêche toute alter­
nance ; François Mitterrand et par la suite
François Hollande ont démontré le contraire.
Quant aux trois cohabitations qui, en 1986,
1993 et 1997, ont mis face à face le président
d’un camp et une majorité du bord opposé à
la suite de législatives perdues, elles n’ont pas
L’HISTOIRE A DONNÉ  empêché le chef de l’Etat de préserver ses pré­
RAISON À  rogatives et sa prééminence. Il en est de
même pour Emmanuel Macron : s’il ne dis­
DE GAULLE. DEPUIS  pose pas d’une majorité absolue à l’Assem­
blée et voit son action sérieusement entra­
SOIXANTE ANS, LA  vée, il reste, selon l’expression mitterran­
dienne, « le maître des horloges ».
PRÉSIDENTIELLE  l’extrême, elle a creusé le fossé entre la con­
RESTE LA MATRICE  CORRECTIFS IMPENSABLES
La centralité et la pérennité de l’élection pré­
DE LA VIE POLITIQUE  sidentielle n’ont cependant effacé aucun
des reproches initiaux. En dépit des victoi­
NATIONALE res de Mitterrand et Hollande, la gauche n’a
jamais complètement surmonté ses réticen­
ces devant le caractère plébiscitaire, à ses
yeux, du scrutin présidentiel. En témoigne
le programme présidentiel de Jean­Luc
Mélenchon, repris à l’identique par celui de
la Nupes pour les dernières législatives : il
réclame rien de moins que l’« abolition de la
monarchie présidentielle » et le rétablisse­
ment d’un régime parlementaire dans le
cadre d’une VIe République.
Des gaullistes eux­mêmes ont exprimé
leurs doutes. Le 19 septembre 1962, à la veille
de l’offensive gaullienne, le conseil des minis­
tres doit se prononcer. Or, les réserves ne se li­
mitent pas à celles du ministre de l’intérieur et
du garde des sceaux sur le recours à l’article 11.
Deux fidèles vont plus loin. Louis Joxe, le
Dans sa
circonscription
de Colombey­les­
Deux­Eglises,
le général de
Gaulle dépose son
bulletin de vote
pour le
référendum
sur l’élection
du président
de la République
au suffrage
universel, le
28 octobre 1962.
KEYSTONE-FRANCE
ministre des affaires algériennes, souligne « le
déséquilibre introduit par l’élection du prési­
dent au suffrage universel » et suggère deux
correctifs impensables pour de Gaulle : la
réduction à cinq ans du mandat présidentiel
et la suppression du droit de dissolution de
l’Assemblée. Puis, Pierre Sudreau, le ministre
de l’éducation nationale, ose lancer : « Cette
réforme aggrave le déséquilibre des pouvoirs,
elle est inopportune et dangereuse », avant de
démissionner.
« Déséquilibre des pouvoirs. » Tout était dit.
L’expérience des dernières décennies l’a
confirmé. Ajoutée aux prérogatives que lui
donne la Constitution, l’élection directe a cer­
tes assuré au président une protection à
toute épreuve. Mais trop de pouvoir concen­
tré dans la même main isole le pouvoir, le
dispense trop souvent de compromis utiles,
l’invite à l’imprudence ou à l’autoritarisme,
au risque de provoquer de violentes érup­
tions sociales. De Mai 68 aux « gilets jaunes »,
les exemples abondent. Tenu pour responsa­
ble de tout et coupable du reste, le président
concentre sur lui tous les ressentiments.
Quant à l’élection présidentielle elle­même,
elle n’a pas seulement phagocyté la vie politi­
que et fait de ce scrutin l’obsession dévorante
de tous les acteurs politiques. Personnalisée à
quête du pouvoir et son exercice. Durant la
campagne, elle conduit à simplifier les en­
jeux, promettre la lune et faire rêver les Fran­
çais. A l’Elysée, il faut oublier la pensée magi­
que et assumer la complexité du réel. Ce grand
écart explique, pour une bonne part, la dé­
fiance croissante à l’égard du pouvoir exécutif.
Ces travers de la présidentielle sont indé­
niables. Mais comment « revenir dessus »,
pour reprendre la formule de De Gaulle ? Cela
supposerait soit que les Français acceptent de
renoncer au pouvoir démocratique capital
qu’ils exercent depuis plus d’un demi­siècle,
soit qu’un président consente à se priver de
l’essentiel de son pouvoir pour se cantonner
dans une fonction arbitrale, voire protoco­
laire. La première hypothèse est peu conceva­
ble, la seconde peu réaliste. C’est pourquoi la
passion présidentielle ne paraît pas près de se
dissiper. Même si aucun dispositif constitu­
tionnel n’est éternel, surtout en France. p
gérard courtois

22 | horizons
U
n drapeau italien à gauche,
la bannière européenne à
droite : le balcon du Palazzo
Venezia, donnant sur la
place du même nom, au
cœur de la Rome historique,
est au fond assez quelconque, et si les guides
de voyage le mentionnent comme une curio­
sité, le promeneur distrait peut tout à fait
passer à côté. Rien n’est fait pour qu’il attire
l’attention. Pourtant, cet endroit a joué, du­
rant des années, un rôle à part dans le quoti­
dien des Romains. C’est de là, en effet, que
s’exprimait Benito Mussolini lors des gran­
des occasions. Ici, le soir du 9 mai 1936, il célé­
bra « la réapparition de l’empire sur les collines
fatales de Rome » après la conquête de l’Ethio­
pie, et quatre ans plus tard, le 10 juin 1940, il
annonça la déclaration de guerre à la France.
En levant les yeux vers cette fenêtre, tous les
soirs, les passants pouvaient constater que la
lumière du bureau du Duce restait allumée
jusqu’au petit matin. Mussolini, disait la pro­
pagande, « ne dort jamais » – même si nul
n’ignorait qu’il avait bien d’autres activités
nocturnes que le travail.
Après qu’il a achevé la mise au pas du Parle­
ment et affermi son pouvoir par les lois fas­
cistissimes (1925­1926), c’est dans ce palais, si­
tué au pied du Capitole, que le nouvel
homme fort du pays établit son « QG ». A par­
tir de 1929, il fit de cette imposante bâtisse
médiévale le siège du pouvoir fasciste et sa
résidence officielle ; sans pour autant renon­
cer à sa résidence privée, la villa Torlonia, si­
tuée à l’écart du centre, mise à sa disposition
contre un loyer d’une lire par an.
« C’EST NOTRE SYMBOLE »
Quand il s’agissait d’impressionner ses visi­
teurs au Palazzo Venezia, Mussolini les rece­
vait dans le décor écrasant de la salle de la
Mappemonde (12 mètres de hauteur sous pla­
fond). Le balcon – désormais condamné – lui
permettait de haranguer les foules massées
sur la place. Aujourd’hui, cette même place est
le principal nœud de communication du cen­
tre­ville, le point de passage obligé entre les
rues étroites de la Rome des papes et les gran­
des perspectives dégagées de la zone archéo­
logique. Parmi les milliers de visiteurs qui
l’admirent chaque jour, combien mesurent ce
que ce paysage urbain doit au régime fasciste ?
Bien peu, sans doute. Et pourtant…
En deux décennies, Mussolini a laissé une
empreinte profonde sur la capitale, lui don­
nant une bonne part de sa physionomie ac­
tuelle. Les traces de ses actions sont partout,
pour peu qu’on y prenne attention, et elles
n’ont jamais été effacées. A Rome, le présent
ne supplante jamais tout à fait le passé, l’un et
l’autre coexistent plutôt qu’ils ne s’affrontent.
Pourtant, au départ, l’affaire était mal par­
tie. Enfant de la Romagne rouge, socialiste,
frondeuse et anticléricale, le jeune Mussolini
ne pouvait qu’abhorrer la capitale, « ville pa­
rasite de logeuses, de cireurs de chaussures, de
prostituées, de prêtres et de bureaucrates, ville
sans prolétariat digne de ce nom, (…) ville
vampire qui suce le sang le meilleur de la na­
tion », comme il l’écrivait en 1910. De plus,
comment cette métropole sans industries ou
presque, prisonnière de son passé et vivant
de l’exploitation de la religion, pourrait­elle
se montrer réceptive aux idées nouvelles ?
Rome, version
Mussolini
MUSSOLINI DANS LA MÉMOIRE ITALIENNE – 3/5 – Après avoir pris
le pouvoir, le Duce a transformé la capitale pour
en faire l’écrin du régime fasciste. Sa marque est partout
Entre le fascisme des premiers temps, célébré
par les futuristes, et la Ville éternelle, la syn­
thèse semblait impossible.
Mussolini perçoit assez vite, à mesure que
son mouvement se structure et devient un
parti de masse, le bénéfice qu’il peut tirer de
cette capitale à nulle autre pareille. Le
21 avril 1922, alors qu’il célèbre l’anniversaire
de la fondation légendaire de la ville, il pro­
clame : « Rome est notre point de départ et no­
tre référence. C’est notre symbole ou si vous
préférez notre mythe. Nous rêvons d’une Italie
romaine, c’est­à­dire forte, disciplinée et impé­
riale. (…) Les faisceaux sont romains : notre or­
ganisation de combat est romaine ; notre
fierté et notre courage sont romains : Civis ro­
manus sum [“je suis citoyen romain”]. » Rome
n’a pas été le berceau du fascisme, elle ne fut
pas non plus le cœur de son expansion. Elle
sera en revanche son théâtre le plus parfait, le
lieu de toutes les liturgies.
UN NOUVEL EMPIRE
Comme tant d’autres avant lui, Mussolini est
arrivé à Rome en conquérant. Puis il s’est accli­
maté, et la ville l’a « digéré », jusqu’à en faire
l’un des siens. A la tête d’un mouvement glori­
fiant les vertus des anciens Romains, le Duce a
très vite compris l’intérêt, pour lui, d’embellir
la ville et de la moderniser pour qu’elle soit à la
hauteur de sa mythologie. Il avait le temps
pour lui, tous les leviers de pouvoir. Pour que
les choses soient plus claires encore, il sup­
prima la fonction de maire pour faire admi­
nistrer la commune par un gouverneur
nommé par l’exécutif, que le Duce choisira
toujours au sein de la puissante aristocratie lo­
cale afin de s’en faire une alliée. Comme le
constate l’historienne Catherine Brice, autrice
d’Histoire de Rome et des Romains. De Napo­
léon Ier à nos jours (Perrin, 2007), « pour la pre­
mière fois, une volonté claire présidait aux
transformations de la ville ».
Comme la Rome fasciste doit être la vitrine
d’un nouvel empire, la priorité est de renouer
avec la Rome impériale, qui va devenir le « ci­
ment symbolique » (selon l’expression de Ca­
therine Brice) du régime. Il s’agit donc d’en
exhumer les traces, fût­ce au prix de destruc­
tions dans son patrimoine hérité des pério­
des successives. L’archéologie devient une
priorité : on dégage la zone des forums et les
abords du Colisée, les environs du Théâtre de
Le Foro Italico, vaste complexe
sportif initialement nommé
« Foro Mussolini », à Rome.
EDOARDO DELILLE POUR « LE MONDE »
Un bas­relief de Mussolini
sur le palais des offices, à Rome.
EDOARDO DELILLE POUR « LE MONDE »
Marcellus, dans le vieux quartier du ghetto,
et la place de Largo di Torre Argentina. Pour
donner plus de théâtralité à cet ensemble,
une ample avenue, idéale pour les défilés, est
tracée au beau milieu de la zone des forums
impériaux. Elle relie en une belle perspective
rectiligne la piazza Venezia et le Colisée.
Cette volonté de retrouver les traces de l’an­
tique, portée jusqu’à l’absurde, provoque la
destruction de quartiers entiers. Ainsi est dé­
cidée au milieu des années 1930, en plein
dans le cœur du Champ de Mars et pour des
raisons purement idéologiques, la destruc­
tion du superbe auditorium Augusteo­Cor­
rea et de tout le quartier environnant, pour
retrouver les fondations du mausolée de
l’empereur Auguste, même s’il n’en reste pas
grand­chose.
Cependant, l’exaltation de la Rome impé­
riale, nécessaire à la propagande, ne peut se
faire complètement au détriment de la Rome
des papes. La signature d’un traité de paix en­
tre le Saint­Siège et l’Italie, le 11 février 1929,
contribue à réunifier la ville et à consolider la
popularité locale du Duce, tout en scellant son
alliance avec la noblesse pontificale. En 1936,
pour célébrer la réconciliation entre le tempo­
rel et le spirituel, Mussolini annonce le perce­
ment d’une avenue reliant la place Saint­
Pierre au Tibre. L’ouverture de cet axe, achevé
dans les années 1950, aura pour effet la des­
BEAUCOUP  truction de plusieurs édifices historiques,
ainsi que d’une grande partie du quartier po­
DE ROMAINS ONT  pulaire du Borgo. Plus grave encore, juge Ca­
LA NOSTALGIE  therine Brice, elle « tua définitivement la ma­
gie de la découverte brutale de l’immense co­
D’UNE ÉPOQUE  lonnade du Bernin » placée devant la basilique.
Mais restituer la grandeur impériale de
IDÉALISÉE OÙ LEUR  Rome, c’était aussi rendre la ville à sa voca­
VILLE JOUISSAIT  tion maritime, oubliée depuis le Moyen Age.
Non loin de la basilique Saint­Paul­hors­les­
DE TOUTES  murs, au départ de la via Del Mare, où com­
mence désormais une large route plantée de
LES ATTENTIONS pins menant aux plages d’Ostie, une borne
militaire porte une inscription en forme de
manifeste : « L’Italie fasciste se remet en mar­
che sur les traces antiques par la route de la
mer pour créer la gloire de la nouvelle ère. »
Après avoir beaucoup grandi au nord et à
l’est, la Ville éternelle devra désormais se dé­
ployer vers l’ouest et le sud, jusqu’en bordure
des marais Pontins, que le pouvoir fasciste
promet d’assécher.
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Les mots gravés sur cette borne sont loin
d’être les seules inscriptions relatives à la pé­
riode que trouvera le promeneur s’il y prête
un peu attention, car le régime, en l’espace de
vingt ans, a beaucoup construit. Au nord de
la ville, le quartier du Foro Mussolini (rebap­
tisé « Foro Italico ») conserve des traces du ré­
gime : des sculptures, des fresques ou l’obé­
lisque en marbre de Carrare, haut de 36 mè­
tres, installé en 1932 pour les 10 ans de la Mar­
che sur Rome et portant l’inscription
« MUSSOLINI DUX » en lettres géantes. Non
loin de là, la Farnesina, gigantesque bâtiment
construit pour abriter le siège du Parti natio­
nal fasciste, est devenue celui du ministère
des affaires étrangères.
A une quinzaine de kilomètres, au sud cette
fois, en direction de la mer, le quartier de
l’EUR, conçu pour abriter une Exposition uni­
verselle en 1942 qui ne verra jamais le jour, est
plus spectaculaire encore. Le magnifique Pa­
lais de la civilisation italienne (rebaptisé « Co­
losseo quadrato » ou « Colisée carré »), resté
vide après son achèvement, en 1940, est dé­
sormais le siège du groupe de luxe Fendi.
BASTION ÉLECTORAL POSTFASCISTE
Ces monuments à haute portée symbolique
sont connus de tous, mais le flâneur trouvera
également d’autres inscriptions plus discrè­
tes, comme dans le quartier de Trastevere, à
deux pas du cinéma Nuovo Sacher, de Nanni
Moretti (encore une construction datant de
l’ère fasciste), où une ancienne piscine des or­
ganisations de jeunesse du fascisme porte
toujours au fronton la martiale devise :
« Croire. Obéir. Combattre ». Les traces de ce
type sont innombrables, sur les murs de la
ville, et pas uniquement dans le centre. Les
périphéries, elles aussi, ont connu des boule­
versements durant la période, avec l’afflux
de populations causé par les destructions
d’habitats populaires dans le centre.
Souvent radicales, les mutations urbaines
intervenues durant le fascisme ont contribué
à nourrir chez beaucoup de Romains la nos­
talgie d’une époque idéalisée où le pouvoir
politique était efficace et où leur ville jouis­
sait de toutes les attentions. Près de quatre­
vingts ans après la chute du régime, la capi­
tale n’a jamais cessé d’être un bastion électo­
ral des forces postfascistes, et il n’est pas rare
d’entendre des éloges plus ou moins modé­
rés des réalisations du Duce dans tous les mi­
lieux, des tribunes du Stadio Olimpico aux
salons cossus du quartier des Parioli. Il faut
dire qu’à Rome, à la veille de la guerre, tout le
monde ou presque était fasciste.
Le film Une journée particulière, d’Ettore
Scola, raconte en creux cette ambiance à tra­
vers la rencontre d’une mère de famille nom­
breuse esclave de ses tâches ménagères (So­
phia Loren) et d’un intellectuel dissident, ho­
mosexuel (Marcello Mastroianni), sur le
point d’être arrêté, un certain 6 mai 1938. Ces
deux personnes que tout oppose s’affrontent
d’abord violemment, puis s’apprivoisent, re­
connaissant l’une dans l’autre une même so­
litude. Autour d’elles, l’immeuble est déserté,
la ville vide : la population s’est rendue dans le
centre pour assister à la parade en l’honneur
de l’invité du Duce, un certain Adolf Hitler. p
jérôme gautheret
Prochain article Mussolini et le racisme d’Etat
 CULTURE
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
L’art, nouvelle cible des activistes écologistes
Les militants multiplient les actions contre des tableaux pour s’assurer une forte présence médiatique
ANALYSE
V
oilà une publicité dont
l’entreprise Heinz, qui
fabrique, entre autres,
de la soupe à la tomate,
se serait bien passée. Vendredi
14 octobre, deux de ses boîtes de
conserve ont été brandies face au
public de la National Gallery, à
Londres, par deux jeunes femmes
qui venaient d’en asperger le
contenu sur les Tournesols, de Van
Gogh (protégés par une vitrine). Il
ne s’agissait pas d’une action ar­
tistique (elles auraient, dans ce
cas, préféré la soupe Campbell im­
mortalisée par Andy Warhol),
mais d’une manière de protester
contre l’exploitation des combus­
tibles fossiles.
Phoebe Plummer, 21 ans, et
Anna Holland, 20 ans, ont préala­
blement retiré leurs blousons, ré­
vélant des tee­shirts siglés de l’or­
ganisation britannique Just Stop
Oil, puis commis leur méfait
avant de s’enduire une main de
colle, de se fixer ainsi au bas du
mur et de poser des questions :
« Qu’est­ce qui vaut plus, l’art ou la
vie ? », a demandé Phoebe
Plummer. Cette toile « vaut­elle
plus que la nourriture ? Plus que la
justice ? Etes­vous plus préoccupé
par la protection d’une peinture
ou la protection de notre planète
et de notre peuple ? La crise du coût
de la vie fait partie de la crise du
pétrole, le carburant est inaborda­
ble pour des millions de familles
frigorifiées et affamées. Elles n’ont
même pas les moyens de chauffer
une boîte de soupe. »
Même si la protestation est
confuse, quiconque vit actuelle­
ment en Grande­Bretagne, ou
quiconque admet que le réchauf­
fement climatique et l’utilisation
de carburants fossiles sont liés ne
peut que reconnaître la justesse
de leur combat. Mais les moyens
utilisés pour le promouvoir ont,
dans ce cas précis, suscité des
réactions contrastées : s’attaquer
à une œuvre d’art, de ce pauvre
Van Gogh qui plus est, heurte la
sensibilité de beaucoup, y
compris parmi ceux qui sont
sympathisants de leur cause.
Cela se perçoit, mieux
qu’ailleurs, sur la page Instagram
du journaliste new­yorkais Jerry
Saltz, Prix Pulitzer, un des criti­
ques d’art les plus influents au
monde. Son post sur la question a
suscité des milliers de commen­
taires, la plupart émanant d’ama­
teurs éclairés ou de profession­
nels de l’art. Celui de l’artiste bri­
tannique Tracey Emin notam­
ment : « L’art n’est pas l’ennemi. »
Ou du Brésilien Vik Muniz : « Les
gens sincèrement animés de
bonnes intentions font des choses
vraiment stupides aussi long­
temps que quelqu’un est là pour
poster une vidéo sur TikTok. »
C’est précisément le but de la
manœuvre. Dans la salle, un ou
des comparses filmaient la scène,
vite devenue virale – plusieurs
millions de vues – sur les réseaux
sociaux. Just Stop Oil n’en est pas
à son coup d’essai : en juillet, des
militants s’étaient collés au cadre
d’une copie de La Cène, de
Léonard de Vinci, conservée à la
Royal Academy of Arts, à Londres,
et d’autres, les Italiens d’Ultima
Generazione (« dernière généra­
tion ») au Printemps de Botticelli,
du Musée des Offices à Florence.
Leurs camarades du mouvement
Extinction Rebellion ne sont pas
en reste, ils se sont collés, à
Melbourne, au Massacre en Corée,
de Picasso. Précisons que, dans
tous les cas, jamais la toile n’était
visée : le cadre seulement.
« La destruction
des choses,
œuvres
et patrimoine,
est avant tout
un spectacle »
MARIE-JOSÉ MONDZAIN
philosophe
L’assaut à la soupe sur la vitre du
Van Gogh est donc le signe d’une
extension du domaine de la
lutte… Cette dernière s’est pour­
suivie, dimanche 23 octobre, au
Musée Barberini de Potsdam, en
Allemagne, où des membres de
Letzte Generation (« dernière gé­
nération ») ont enduit Les Meules,
de Monet, elles aussi protégées
par du verre, de purée de pommes
de terre. Il est probable que ces in­
cidents se multiplient.
Coûteuses protections
C’est ce qu’envisage une autre or­
ganisation qui œuvre aux mêmes
buts, 350.org. Elle explique, sur
son site Internet, « comment
créer des actions médiatiques » et
détaille les différentes méthodes
pour, on ne trouve pas d’autre
mot, « instrumentaliser » les jour­
nalistes, comme au temps de
l’agitprop. Nicolas Haeringer, un
de ses porte­parole, précise :
« Nous avons lancé des campa­
gnes à l’intérieur des musées, pour
dénoncer leurs liens avec les indus­
tries polluantes, comme, par
exemple, le mécénat de Total au
Louvre. Nous n’avons pas touché
aux œuvres, mais la démarche est
intéressante parce qu’elle nous
perturbe tous. Elle divise, y
compris chez les militants. Là, Just
Stop Oil a mis un coup de pied
dans la fourmilière et l’impact est
énorme. La même semaine, ils ont
bloqué le carrefour d’Abbey Road
en envahissant le passage piéton
rendu célèbre par les Beatles : cela
a eu moins de retentissement. »
Dans un article déjà ancien
traitant de « La liberté de création
et la destruction des œuvres » (re­
vue Etudes, janvier 2016), la philo­
sophe Marie­José Mondzain parle
aussi d’instrumentalisation,
mais des œuvres cette fois : « Ces
gestes de destruction font l’objet
d’un traitement médiatique im­
médiat sur des réseaux mondiaux
de la communication visuelle. Il
s’agit donc bien d’instrumentaliser
la destruction des choses, œuvres
et patrimoine, pour les faire entrer
dans le champ de la communica­
tion et, par voie de conséquence,
dans celui de la consommation vi­
suelle d’une sorte de pornographie
culturelle. La destruction est avant
tout un spectacle. »
Il faudrait cependant tenir
compte, outre des malheureux
chargés de l’entretien du musée
qui ont eu à nettoyer derrière
elles, des restaurateurs qui se
seraient bien passés de ce travail
supplémentaire. Ce n’est pas si
grave, dira­t­on, la toile est proté­
gée par une vitre. « C’est d’ailleurs
pour ça qu’elle a été choisie, expli­
que Nicolas Haeringer. Elle est
mondialement connue, elle repré­
sente la nature et surtout, nous ne
voulons pas abîmer une œuvre. »
Ce genre d’action risque d’inciter
les musées à multiplier ces coû­
teuses protections désagréables à
l’œil et à augmenter leur budget
consacré à la sécurité. On espère
que ce ne sera pas au détriment
de celui destiné à l’éducation.
Très nombreux sont les com­
mentateurs à suggérer de laisser
les militantes collées au mur. En
Grande­Bretagne, la loi prévoit
d’autres sanctions, pas nécessai­
rement plus douces : elles ont été
inculpées de « dommage crimi­
nel et intrusion aggravée ». Remi­
ses en liberté provisoire, avec in­
terdiction d’approcher un musée,
elles seront jugées le 13 décembre.
La justice britannique évaluera
le dommage, mais au titre de l’in­
trusion seulement, elles risquent
près d’un an de prison. Le Public
Order Bill promulgué le
21 juin 2022 « en prévision de nou­
velles infractions relatives à l’ordre
public » vise spécifiquement ce
type d’action qui tend à se banali­
ser. « Se fixer à une autre personne,
à un objet ou à un terrain » est pas­
sible de cinquante et une semai­
nes de prison. « Aller en prison fait
partie de la stratégie, dit Nicolas
Haeringer. Roger Hallam, un des
fondateurs d’Extinction Rebellion,
a dit que le changement intervien­
drait quand les prisons déborde­
raient de militants. »
« La démarche
de Just Stop Oil
est intéressante
parce qu’elle
nous perturbe
tous »
NICOLAS HAERINGER
porte-parole de 350.org
Sans viser ce délit spécifique, la
France est plus sévère quand il
s’agit d’œuvres d’art : le code pénal
prévoit (loi du 15 juillet 2008) que
« la destruction, la dégradation ou
la détérioration d’un immeuble ou
d’un objet mobilier classé ou inscrit
au titre des Monuments histori­
ques constitue un délit. (…) La peine
maximale prévue est de sept ans
d’emprisonnement et de
100 000 euros d’amende. » Elle
peut être portée à dix ans d’empri­
sonnement et 150 000 euros
d’amende lorsque l’infraction est
commise par plusieurs personnes
« agissant en qualité d’auteur ou de
complice », ce qui est le cas ici… Et
ajoute : « Les peines d’amende men­
tionnées peuvent être élevées, jus­
qu’à la moitié de la valeur du bien
détruit, dégradé ou détérioré. »
Motifs politiques
S’attaquer en France à un Van
Gogh estimé à plusieurs dizaines
de millions d’euros suppose donc
une solide trésorerie. C’est le cas
de Just Stop Oil, financée entre
autres par la fondation d’Aileen
Getty, petite­fille de J. Paul Getty,
milliardaire américain et fonda­
teur d’un des plus beaux musées
de Californie, qui a fait fortune
dans le pétrole. Si c’est à mettre à
l’actif de la dame, qui expie
comme elle l’entend les péchés
écologiques de son grand­père
(elle s’en explique dans une
tribune soutenant l’action,
publiée par The Guardian), cela ne
discrédite en rien les mouve­
ments en question.
| 23
Phoebe Plummer
et Anna Holland,
militantes de Just
Stop Oil,
le 14 octobre,
devant les
« Tournesols »,
de Vincent Van
Gogh, aspergés
de soupe, à la
National Gallery,
à Londres.
JUST STOP OIL/AP
L’iconoclasme est aussi vieux
que l’histoire de l’art. Le plus sou­
vent, il est le fait de querelles reli­
gieuses, depuis les Egyptiens, qui
s’empressaient de marteler le
nom du défunt pharaon pour évi­
ter de le voir se réincarner dans
son image, jusqu’aux talibans qui
détruisirent, en 2001, les boudd­
has de Bamiyan – qui contreve­
naient, selon eux, à l’interdit cora­
nique sur les représentations fi­
gurées de la statuaire –, en pas­
sant par les destructeurs,
pourtant chrétiens, d’icônes dans
la Byzance médiévale, qui leur re­
prochaient eux aussi d’être ado­
rées par ceux qu’ils estimaient
être des idolâtres, idée reprise par
certains protestants au XVIe siè­
cle. Les guerres ont fait également
leur lot de dégâts, des dommages
collatéraux la plupart du temps –
sauf quand, et il semble que ce
soit le cas actuellement en
Ukraine, un Etat, la Russie, veut
éradiquer la culture d’un autre.
L’idée d’agresser une œuvre
pour des motifs politiques est
plus récente. On pense aux
statues des rois de l’Ancien Testa­
ment de nos églises, décapitées
par nos révolutionnaires, ou à La
Vénus au miroir, de Vélasquez, la­
cérée par Mary Richardson, là
aussi à la National Gallery.
Ardente suffragette, Miss
Richardon s’attaqua, en 1914, au
chef­d’œuvre à coups de hachoir
pour défendre une autre parti­
sane du vote des femmes,
Emmeline Pankhurst. En grève de
la faim pour protester contre son
emprisonnement, elle était ali­
mentée de force.
Plus récemment, en 1974, un
artiste américano­iranien, Tony
Shafrazi, désireux de protester
contre le massacre de My Lai au
Vietnam et la relaxe de l’officier
responsable, écrivit, à la bombe de
peinture, « Kill Lies All » sur le Guer­
nica, de Picasso, alors conservé au
MoMA. Il est devenu ensuite un
des plus grands galeristes de sa gé­
nération à New York. p
harry bellet

24 | culture
Au Danemark, les musées misent sur le plaisir
De nouveaux bâtiments cherchent à attirer les visiteurs en leur promettant une « expérience » singulière
 ARCHITECTURE
danemark
A
u centre de la ville
d’Odense, dans un
tissu pimpant de mai­
sons en brique au
charme typiquement danois,
trois bâtiments tout ronds, cylin­
dres de verre tranchés en leur
sommet comme des quilles de
Molkky, enserrés dans d’élégants
canevas de bois, s’érigent dans la
pente d’un exquis jardin paysager.
Nous sommes au Musée Hans­
Cristian­Andersen, héros de cette
ville portuaire (la troisième du
pays par sa population), qui y vé­
cut les quatorze premières années
de sa vie, entre 1805 et 1819.
La transformation par l’archi­
tecte japonais Kengo Kuma du
musée qui était naguère consacré
au conteur est la dernière étape en
date dans la transition vers une
économie tertiaire et un urba­
nisme pacifié dans laquelle s’est
engagée cette ancienne cité in­
dustrielle au début du XXIe siècle.
Aussi étranger paraisse­t­il dans
cet environnement, le nouveau
complexe s’impose comme une
douce évidence, harmonieuse­
ment intégré à la musicalité du
quartier. C’est là le fruit d’un tra­
vail sensible qui se matérialise
dans toutes sortes de détails. Le
choix du bois par exemple, dont
l’architecte a voulu qu’il soit le
même que celui qui structure les
maisons voisines.
Scénographie immersive
Leurs façades, intégralement re­
peintes, rendent le raccord invisi­
ble, mais il témoigne d’une pen­
sée que l’on pourrait dire écologi­
que, qui articule les dimensions
matérielle et spirituelle du projet.
Aussi petit soit­il, le jardin vous
soustrait à la réalité de la ville dès
l’instant où vous y posez un pied.
Exactement comme le font les
contes, qui arrachent tout en dou­
ceur les enfants à leur environne­
ment familier. Avec son chemin
qui serpente entre ses petites ma­
res, ses buissons poétiques, ses
placettes protégées des regards,
les repères se défont, les perspec­
tives se diffractent, l’imaginaire
prend le pouvoir…
L’exposition permanente se dé­
ploie en dessous, le long d’une
coursive qui s’enfonce sous terre
en spirale, et dans le vaste espace
qui la prolonge. On y accède par le
premier des trois plots – les deux
autres hébergent le bar­restau­
rant, une école d’art et un espace
d’activités consacré aux plus jeu­
Pierre­Olivier Costa a été nommé à la tête du MuCEM
Ce fidèle du chef de l’Etat succède à Jean­François Chougnet comme président du musée marseillais
S ur proposition de la minis­
tre de la culture, Rima Ab­
dul­Malak, le président de
la République a nommé Pierre­
Olivier Costa pour succéder à
Jean­François Chougnet à la tête
du Musée des civilisations de
l’Europe et de la Méditerranée
(Mucem), à Marseille, à compter
du 12 novembre. Le profil du
nouveau président du MuCEM,
un des fidèles de la première
heure du chef de l’Etat, mêle cul­
ture et politique.
Pierre­Olivier Costa était entré à
la Mairie de Paris en 2012, alors
que Bertrand Delanoë dirigeait la
ville, comme chef de cabinet,
avant de passer directeur adjoint
de l’information et de la commu­
nication sous Anne Hidalgo. Dès
janvier 2017, il avait rallié La Répu­
blique en marche en tant que chef
de cabinet d’Emmanuel Macron,
qu’il a ensuite suivi à l’Elysée
comme conseiller spécial du pré­
Au Musée
Andersen,
le fruit d’un
travail sensible
se matérialise
dans toutes
sortes de détails
nes et à leurs familles. Une pre­
mière partie revient sur la vie et
sur la personnalité du héros de la
ville. La seconde est dévolue à ses
contes les plus célèbres, qui sont
évoqués par des installations
multimédias ludiques, interacti­
ves, spectaculaires.
Aussi discutable soit­elle, cette
scénographie immersive répond
au même objectif que la belle ar­
chitecture de Kuma : offrir au visi­
teur une « expérience », signifiant
fourre­tout qui convoque l’uni­
vers du jeu, des technologies nu­
mériques, du spectacle, auquel les
musées du monde entier prêtent
aujourd’hui le pouvoir d’attirer
un plus grand public, et surtout
les jeunes générations. Au Dane­
mark, l’affaire ne date pas d’hier.
Le rapport entre culture et plaisir
était déjà au fondement du Mu­
sée d’art moderne Louisiana, ce
musée qui s’est développé par éta­
pes, à partir des années 1950, sur
les rives de la Baltique, où l’archi­
tecture fait dialoguer l’art et le
paysage. Dans ce pays, on n’at­
tend pas des architectes qu’ils
pondent des bâtiments spectacu­
laires capables de rivaliser avec le
Guggenheim de Bilbao mais
qu’ils créent des environnements
aimables, propices à la contem­
plation et qui offrent si possible
au visiteur quelque chose en plus.
C’est ainsi qu’Olafur Eliasson a
eu l’idée, en 2007, de coiffer le Mu­
sée d’art moderne Aros, à Aarhus,
d’un anneau arc­en­ciel qui offre
une vue à 360° sur la ville. L’archi­
tecture du Blox, gigantesque Mec­
cano de verre livré par OMA
en 2017 sur les quais de Copenha­
gue, a fait de la transparence un
principe de mise en scène – en
s’élevant sur ses Escalator, on con­
temple, comme si on était devant
une installation, le spectacle de
sportifs qui s’entraînent dans la
salle de sport, d’employés de bu­
reau au travail… Une structure
étonnante où s’épanouit aussi le
Mat, le Musée d’architecture de
Copenhague, qui occupe les der­
niers étages. Au Centre de la mer
de Wadden, dans le Jutland, cen­
tre d’information lié à une ré­
sident et directeur du cabinet de
Brigitte Macron, en duo avec un
autre ancien de la Mairie de Paris,
Tristan Bromet.
Avant la Mairie de Paris, Pierre­
Olivier Costa a traversé plusieurs
champs de la culture. Il a été chef
de cabinet au Centre Pompidou de
2007 à 2011, avant de rejoindre
brièvement le Centre national du
cinéma et de l’image animée
(CNC) en 2011­2012 en tant que
conseiller auprès du président,
chargé des relations institution­
nelles. Auparavant, il avait été
pendant six ans à la direction du
développement des médias, à
l’époque rattachée au premier mi­
nistre, en tant que directeur de ca­
binet, puis chef du bureau des in­
dustries de programmes.
Le nouveau président du Mu­
CEM est également passé par la
Réunion des musées natio­
naux ­ Grand Palais, où, pendant
près de six ans, il a exercé diverses
Le Musée Hans­Christian­Andersen, à Odense (Danemark). R. HJORTSHOJ/H. C. ANDERSEN
serve naturelle classée Patri­
moine naturel mondial de
l’Unesco, l’architecture envelop­
pante et discrètement monu­
mentale de Dorte Mandrup valo­
rise chacun des spécimens pré­
sentés autant que les paysages ex­
térieurs, confortant le sentiment
de ceux qui se sont aventurés là
d’être arrivés dans un endroit ex­
ceptionnel…
Structure cylindrique
Bjarke Ingels aussi fait des mu­
sées. Célèbre pour ses ensembles
de logements sculptés comme
des montagnes, pour avoir ins­
tallé une piste de ski sur une cen­
trale de retraitement des déchets,
le fondateur de l’agence BIG s’en
donne à cœur joie avec ce concept
d’expérience muséale. Le Musée
Tirpitz, qu’il a conçu non loin du
Centre de la mer de Wadden, sur
cette zone côtière de la mer du
Nord qu’on appelle la mer de Wad­
den, est un paysage à lui tout seul,
doublé d’un terrain de jeu que l’on
peut arpenter à loisir, de haut en
bas, dans tous les sens. Greffé à un
énorme bunker, vestige de l’occu­
pation allemande, qui est désor­
Le nouveau
président
souhaite
renforcer
les liens du
MuCEM avec
l’autre rive de la
Méditerranée
responsabilités (à la direction de la
communication, à la gestion des
redevances à l’agence photogra­
phique et au département des ac­
quisitions). Il a eu une courte ex­
périence dans la presse spéciali­
sée, au Journal des arts au moment
du lancement de celui­ci, au début
des années 1990, après des études
à l’université Panthéon­Assas, à
Paris. Pierre­Olivier Costa a passé
une longue partie de sa carrière à
mais l’attraction première de ce
musée consacré à l’histoire de la
région (dont la scénographie flirte
dangereusement avec l’escape
game), il se camoufle dans le pay­
sage de cette côte sauvage, adap­
tant ses volumes à ceux des dunes
dans lesquelles il s’insère. Deux
étroites tranchées ont été creu­
sées, qui permettent d’accéder à
l’entrée et de prendre un café en
terrasse à l’abri du vent.
Construit pour le même client,
l’Organisation des musées de la
mer de Wadden, le Musée Flugt
(« musée de la fuite », littérale­
ment) est plus sobre dans son ar­
chitecture mais l’expérience mu­
séale n’en est pas moins soignée.
Consacré à l’histoire des réfugiés,
question brûlante dans ce pays
qui s’est distingué par une hosti­
lité particulièrement forte aux ré­
centes vagues de migrants, le mu­
sée s’implante sur le site d’un
camp militaire construit pour
l’armée allemande et reconverti
en camp de réfugiés au lende­
main de la guerre. Des dizaines de
milliers d’Allemands qui avaient
fui l’Armée rouge en 1944 ont vécu
dans ces baraquements, certains
la Réunion des musées nationaux.
Il a aussi travaillé auprès du prési­
dent du Centre Pompidou, Alain
Seban, de 2007 à 2011. Après avoir
servi dans les services du premier
ministre au sein de la direction du
développement des médias, il a re­
joint la Ville de Paris puis la prési­
dence de la République.
Un lieu de diplomatie
Pierre­Olivier Costa prend donc la
suite de Jean­François Chougnet,
65 ans, en poste depuis huit ans,
qui laisse un bilan très positif.
Sous sa conduite, le MuCEM est
devenu une institution de poids,
tant sur les plans territorial et na­
tional que sur le plan internatio­
nal. Etablissement pluridiscipli­
naire et ouvert sur les grands en­
jeux contemporains, le musée est
désormais le plus visité en région,
avec plus de 1 330 000 visiteurs
accueillis sur le site en 2018 et,
malgré la pandémie et la ferme­
Dans le pays,
on attend des
architectes qu’ils
créent des
environnements
aimables,
propices à la
contemplation
sont morts, des enfants sont nés.
Et puis ils sont partis. Réassignés
dans un premier temps à d’autres
usages, les bâtiments ont fini ra­
sés, une forêt plantée à leur place.
Et l’histoire du camp a été oubliée.
Le projet de BIG a consisté à res­
taurer le peu qui n’avait pas été
détruit, deux bâtiments qui hé­
bergeaient l’hôpital du camp, et à
construire une structure cylindri­
que qui les relie. De l’extérieur,
elle se voit à peine : son enveloppe
en acier Corten la fond dans
le paysage. Rien de fait n’indique
la présence d’un musée. Les
baraquements seuls, opaques, té­
moignent d’une histoire sourde
ture au public pendant plus de
cinq mois, quelque 813 000 visi­
teurs en 2021, entre les exposi­
tions et la programmation artisti­
que et culturelle. Sous la direc­
tion de M. Chougnet a été récem­
ment conduite une refonte des
espaces d’expositions, qui a parti­
cipé à ce succès.
Dans la lignée de son prédéces­
seur, Pierre­Olivier Costa souhaite
renforcer les liens du MuCEM avec
l’autre rive de la Méditerranée, en
le positionnant comme un lieu de
diplomatie, de débats et d’accueil,
notamment à travers un pro­
gramme de résidences et d’ate­
liers. Son projet entend notam­
ment positionner le MuCEM
comme un des acteurs­clés des
enjeux de biodiversité, à un mo­
ment de prise de conscience de la
fragilité de cette mer commune
ainsi que des bouleversements
climatiques en cours. p
emmanuelle jardonnet
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
qui demande pour y être initié de
trouver l’entrée.
Une fois à l’intérieur, tout
s’éclaire. La partie opposée du cy­
lindre est en verre, la lumière s’en­
gouffre, diffusant une chaleur
toute nordique dans cet espace
d’accueil radieux de briques blan­
ches et de bois. Les deux ailes du
musée s’ouvrent de part et
d’autre. Elles hébergent deux ex­
positions permanentes, et com­
plémentaires. La première, qui
s’intéresse au cas de ce camp si
particulier, se prolonge dans la fo­
rêt par une promenade audiogui­
dée sur les vestiges du site. La se­
conde dresse un panorama des
migrations dans le monde, glis­
sant progressivement de l’his­
toire collective aux histoires indi­
viduelles. « On peut tout montrer
dans un musée, y compris des cho­
ses aussi dérangeantes que l’his­
toire de ce camp, assure Claus
Kjeld Jensen, le directeur du mu­
sée. Ce qui compte pour qu’elles
soient acceptées, comprises, c’est
que le visiteur soit reçu dans un en­
vironnement accueillant, où il se
sente parfaitement bien. » p
isabelle régnier
C INÉMA
Un documentaire
taïwanais censuré
à Hongkong
Un documentaire taïwanais,
The Lucky Woman, réalisé par
le cinéaste Tseng Wen­chen,
a été retiré d’un festival de
cinéma indépendant à Hong­
kong après que ses produc­
teurs ont refusé l’ordre de la
censure de retirer une scène.
Celle­ci représentait une
manifestation de rue, devant
le bâtiment présidentiel
à Taïwan, a indiqué le réalisa­
teur, lundi 24 octobre. Hon­
gkong a intensifié la censure
des films depuis que la Chine
lui a imposé une loi radicale
sur la sécurité nationale il y a
deux ans pour étouffer la dis­
sidence politique après les
manifestations prodémocra­
tie en 2019. Le retrait du film
intervient quelques jours
après l’annulation à Hon­
gkong d’une projection en
plein air du film The Dark
Knight. Le Chevalier noir basé
sur le personnage de Batman,
les censeurs ayant jugé
que « le niveau de violence
était inapproprié ». – (AFP.)
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Le procureur, sa femme et les généraux argentins
Diffusé sur Amazon Prime Video, « Argentina, 1985 », de Santiago Mitre, retrace le procès de la junte, en 1985
CINÉMA
A
vec ses cheveux gomi­
nés, ses lunettes fu­
mées et sa grosse
moustache, le procu­
reur Strassera correspond au por­
trait­robot du magistrat modèle,
tel que peut le rêver une junte mi­
litaire. D’ailleurs, dans la réalité,
les généraux et amiraux qui gou­
vernèrent l’Argentine n’eurent
guère à se plaindre du doctor (en
droit) Julio César Strassera tant
qu’ils furent à la tête du pays, de
1976 à 1983.
Confiant le rôle de Strassera à
l’acteur le plus populaire – et le
plus connu à l’étranger – du ci­
néma argentin, Ricardo Darin, le
réalisateur Santiago Mitre ne fait
pas mystère de ses intentions :
Argentina, 1985 représentera la
transfiguration d’un homme
ordinaire, rouage de l’appareil ju­
diciaire devenu instrument du
changement, puisqu’il requit
contre les militaires lors du pro­
cès de la junte argentine, en 1985.
Dans le même mouvement, Mitre
veut embrasser le mouvement
tectonique qui vit passer son im­
mense pays de l’ère des dictatures
à celle de la démocratie.
Témoignages irréfutables
Le cinéaste, qui, au début de sa
carrière, avait mis ses pas dans
ceux des pionniers du cinéma
d’auteur argentin (Pablo Trapero
ou Lucrecia Martel), recourt ici à
un langage plus familier, celui des
films de procès hollywoodiens,
mettant la dramaturgie judiciaire
au service de l’exposition d’une
histoire monstrueuse, celle de
l’extermination de dizaines de
milliers d’Argentines et d’Argen­
tins par leur armée et leur police.
La rigueur de l’écriture (le scéna­
rio est de Mitre et de Mariano Lli­
nas), le talent et le métier de Ri­
cardo Darin, et la force brute des
faits évoqués font presque
Au Théâtre de l’Atelier, à Paris, les « Sorcières » Le court séjour de Frank
de Mona Chollet prennent voix sur scène
L’essai féministe à succès, sorti en 2018 et vendu à plus de 270 000 exemplaires, est adapté
en lecture musicale, avec une pléiade de comédiennes, musiciennes et chanteuses
C’
SPECTACLE
est rock, c’est pop, c’est
galvanisant. L’adapta­
tion scénique de Sorciè­
res rend un bel hommage au
best­seller de Mona Chollet. A
l’image du succès rencontré par
ce livre sorti en 2018 et vendu à
plus de 270 000 exemplaires, sa
lecture musicale proposée au
Théâtre de l’Atelier, à Paris, attire
un large auditoire dans une at­
mosphère empreinte de sororité.
Le public, essentiellement fémi­
nin, de toutes générations, se ré­
gale d’entendre cette « puissance
invaincue des femmes ».
Une pléiade de comédiennes
(parmi lesquelles Ariane Asca­
ride, Valérie Donzelli, Constance
Dollé, Suzanne de Baecque, Clo­
tilde Hesme, etc.), et de musi­
ciennes et chanteuses (Anne Pa­
Lors de chaque
soirée,
quatre actrices,
accompagnées
d’une
instrumentiste et
d’une chanteuse,
se succèdent
Julio César Strassera (Ricardo Darin) et Luis Moreno Ocampo (Peter Lanzani). AMAZON STUDIOS
oublier le classicisme de la forme.
Argentina, 1985 commence au
moment où la justice militaire est
dessaisie du procès des membres
de la junte, qui ont dû céder le
pouvoir à un président démocra­
tiquement élu, le radical Raul
Alfonsin. Le procureur Strassera,
qui s’en est tenu à une prudente
neutralité lorsqu’il a eu à connaî­
tre des cas impliquant les forces
Zappa en ex­Yougoslavie
Un CD réunit le meilleur de deux concerts
ceo, Fishbach, Léonie Pernet,
Clara Ysé, etc.) participent, en al­
ternance, à cette version
polyphonique de l’essai fémi­
niste le plus lu de ces dernières
années. Toutes ont répondu à
l’appel du collectif A définir dans
un futur proche, fondé par Elodie
Demey, Mélissa Phulpin et
Géraldine Sarratia, qui a créé ce
spectacle, en 2019, au Théâtre du
Rond­Point, à Paris.
Lors de chaque soirée, quatre
actrices, accompagnées d’une
instrumentiste et d’une chan­
teuse, se succèdent et font réson­
ner, avec force et humour, des ex­
traits marquants de Sorcières. Sur
scène, une batterie côté jardin,
un bureau au parterre jonché de
livres côté cour. La lecture re­
prend le pont dressé par Mona
Chollet entre les figures fémini­
nes persécutées au Moyen Age
pour leurs soi­disant « agisse­
ments diaboliques » et leur pro­
longement contemporain fait de
conventions et de stéréotypes.
Belles respirations
S’affranchir des dominations,
s’éloigner des normes patriarca­
les reste suspect. Suspecte, la
femme qui refuse de servir toute
sa famille, suspecte la femme qui
ne veut pas d’enfant, suspecte la
femme qui reste célibataire, sus­
pecte celle qui n’a que faire de l’ar­
de l’ordre, est chargé de l’affaire.
Les premières séquences mettent
en scène la vie quotidienne de ce
petit­bourgeois, aiguillonné par
une femme plus vive que lui (Ale­
jandra Fechner), patriarche im­
puissant face aux mystères de la
vie sentimentale de sa fille.
D’abord sceptique quant à la
marge de manœuvre que lui lais­
seront les inévitables compro­
Christiane Millet
retrace
tellement bien
la problématique
de l’âge qu’elle
suscite des rires
d’approbation
dans la salle
rivée des cheveux blancs et des
diktats de la féminité.
Les intermèdes musicaux of­
frent de belles respirations et dé­
gagent une énergie (formidables
Lucie Antunes et P. R2B le soir où
nous y étions) qui s’accorde à
merveille avec la plume alerte de
Mona Chollet. Parmi les comé­
diennes, celles qui parviennent à
oublier les feuilles qu’elles tien­
nent entre les mains portent
beaucoup mieux les mots et le
ton de Sorcières.
Ainsi, quel bonheur d’entendre
Christiane Millet parler du regard
de la société sur l’apparence phy­
sique, de cette « hantise de l’obso­
lescence programmée qui marque
toute l’existence des femmes, et
qui leur est propre ». Il est un fait :
« Les hommes ne vieillissent pas
mieux que les femmes, ils ont seu­
lement l’autorisation de vieillir. »
mis entre le jeune pouvoir civil et
les forces armées, le doctor Stras­
sera prend peu à peu de l’assu­
rance. Soutenu par de vieux mili­
tants des droits de l’homme, ses
contemporains (il est alors quin­
quagénaire) mais aussi et sur­
tout par une nouvelle génération
de juristes.
La défection des magistrats en
poste, qui craignent les repré­
La comédienne retrace tellement
bien cette problématique de l’âge
qu’elle suscite des rires d’appro­
bation dans la salle.
Car cette lecture musicale a
beau aborder des questions d’in­
justice et d’inégalité, elle ne som­
bre jamais ni dans le pessimisme
ni dans le renoncement. Et c’est
ce qui fait sa force. Qu’on ait lu ou
pas l’essai de Mona Chollet, on en
sort stimulé, peut­être même re­
monté à bloc.
Comme le dit l’autrice, dans ces
lignes qui concluent la représen­
tation théâtrale : « La force des
stéréotypes et des préjugés peut
avoir quelque chose de profondé­
ment démoralisant mais elle offre
aussi une chance : celle de tracer
de nouveaux chemins. Elle donne
l’occasion de goûter aux joies de
l’insolence, de l’aventure, de
l’invention, elle invite à se mon­
trer iconoclaste, c’est­à­dire à bri­
ser les anciennes images et la
malédiction qu’elles compor­
tent. » p
sandrine blanchard
Sorcières, lecture musicale
d’après l’essai de Mona Chollet,
direction artistique et mise en
scène par le collectif A définir
dans un futur proche.
Les 26 octobre, 1er, 2, 3, 8, 9, 15 et
16 novembre à 19 heures au
Théâtre de l’Atelier, à Paris.
sailles, oblige en effet le procureur
à recruter à la sortie des facultés de
droit, constituant une équipe iné­
dite autour d’un magistrat aussi
brillant qu’inexpérimenté, Luis
Moreno Ocampo (Peter Lanzani),
qui devait devenir l’un des piliers
de la lutte contre l’impunité en Ar­
gentine et dans le monde entier.
Ces jeunes gens se mirent en quête
de témoignages irréfutables des
donnés par le musicien en novembre 1975
MUSIQUE
N ovembre 1975, Frank
Zappa et son groupe font
un aller­retour en Europe
au milieu d’une tournée aux Etats­
Unis – le bilan carbone n’était pas à
l’ordre du jour. Arrivés de Chicago
pour Francfort un jour plus tôt, les
voici, le 21 novembre, au Sportska
Dvorana de Zagreb et le lende­
main à l’Hala Tivoli de Ljubljana.
Retour au pays le 23 novembre.
Ce seront les seuls concerts du
guitariste, chanteur et auteur­
compositeur américain, mort le
4 décembre 1993, dans ce qui était
la République fédérative socialiste
de Yougoslavie dirigée par le ma­
réchal Tito (1892­1980). Tiré des ar­
chives gérées par la famille Zappa,
le meilleur de ces deux concerts a
été rassemblé dans un double CD
Zappa’75 Zagreb/Ljubljana, qui
vient d’être commercialisé.
Le public, pour qui, à l’époque,
les concerts et les disques de grou­
pes rock de l’Ouest étaient des
denrées rares, aura en plus en­
tendu et vu une éphémère forma­
tion constituée alors par Zappa.
Puisque étaient présents la saxo­
phoniste et chanteuse Norma Bell,
qui resta un peu plus d’un mois en
novembre jusqu’à début décem­
bre avec Zappa, le saxophoniste et
chanteur Napoleon Murphy
Brock, le claviériste Andre Lewis, le
bassiste et chanteur Roy Estrada et
le batteur Terry Bozzio.
culture | 25
Le réalisateur
veut embrasser
le mouvement
tectonique
qui vit passer
l’Argentine
de l’ère des
dictatures à celle
de la démocratie
crimes de la junte à travers tout le
pays, afin d’établir que ceux­ci rele­
vaient d’une intention concertée
et non des écarts de quelques su­
bordonnés zélés. Ce qui vaut pour
les films de casse et les films de
sport vaut aussi pour Argentina,
1985 : le montage qui met en scène
la formation de l’équipe qui af­
fronta les militaires, leurs avocats
et les juges est aussi réjouissant
que prévisible.
Ce qui l’est moins, ce sont les sé­
quences de procès. Santiago Mi­
tre a fait le choix judicieux de con­
sacrer de longues plages aux té­
moignages des survivants de la
campagne d’extermination me­
née par la junte contre la jeunesse
argentine.
Dans le rôle d’Adriana Calvo de
Laborde, enlevée, détenue, forcée
d’accoucher menottée à l’arrière
d’une voiture, Laura Paredes ef­
face en quelques plans le plaisir
spectaculaire que les jeux de pré­
toire peuvent procurer pour ra­
mener Argentina, 1985 à son pro­
pos essentiel : raviver le souvenir
d’une abjection qui grandit sur
un terreau d’indifférence et de
peur. p
thomas sotinel
Film argentin de Santiago Mitre.
Avec Ricardo Darin, Peter
Lanzani, Laura Paredes,
Alejandra Flechner (2 h 20).
Dans le livret, l’ingénieur du son
Davy Moire et Terry Bozzio parta­
gent quelques souvenirs. Les mili­
taires présents dans les salles.
Celle de Ljubljana, une patinoire
où seule une partie de la glace a
été recouverte. Les divers noms
donnés, dans les hôtels qui ac­
cueillent Zappa et ses camarades,
au même ragoût de veau. La vue
de magasins guère approvision­
nés, d’une vieille femme tirant
une charrette sur la route entre
Zagreb et Ljubljana.
Au­delà, il y a surtout l’enthou­
siasme, par des applaudissements
nourris, des cris de joie, du public,
qui va pousser le groupe à lui faire
honneur, même frigorifié, fatigué
par le décalage horaire. Que cela
soit dans les interprétations de
chansons courtes venues des an­
nées 1960 (How Could I Be Such a
Fool ?, I’m Not Satisfied…) ou plus
récentes (San Ber’dino, épique), des
instrumentaux qui ne sont pas en­
core sur un album (Black Napkins,
Zoot Allures, Filthy Habits), les
longs déploiements solistes de
Chunga’s Revenge. La prise de son
est parfois un peu fluctuante (écho
des salles, sautes de volume), mais
qu’importe, ces deux heures et
vingt­cinq minutes sont histori­
ques et musicalement intenses. p
sylvain siclier
Zappa’75 Zagreb/Ljubljana,
de Frank Zappa, 2 CD Zappa
Records/Universal Music.
26 | télévision
Les réseaux Poutine, entre séduction et désinformation
« Complément d’enquête » décrypte comment le Kremlin joue au chat et à la souris avec la politique française
FRANCE 2
JEUDI 27 – 23 HEURES
DOCUMENTAIRE
E
n ce 11 février, Frédéric Pe­
tit, député du groupe Dé­
mocrate (MoDem et Indé­
pendants) de la 7e circons­
cription des Français établis hors
de France (Allemagne, Europe cen­
trale et Balkans), ne peut pas pré­
voir qu’il va se faire piéger en pé­
nétrant dans le Palais du Luxem­
bourg. Alors qu’il est persuadé de
participer à une réunion parle­
mentaire sur la situation en
Ukraine, son intervention va être
diffusée en direct sur une chaîne
télévisée ukrainienne prorusse, et
détournée en l’entrecoupant de
déclarations de proches de Vladi­
mir Poutine, comme l’oligarque
ukrainien Viktor Medvedtchouk
ou le député Leonid Slutsky.
Ce dernier est « interdit de séjour
en Europe », précise Laure Pollez,
une des trois journalistes à avoir
enquêté sur France : les réseaux
Poutine, diffusé jeudi 27 octobre,
mais la seule à se mettre en scène
à l’écran. Le documentaire, tel que
nous avons pu le visionner, ne
précise pas que Viktor Med­
vedtchouk a, lui, été arrêté le
12 avril par les forces ukrainien­
nes, détenu et échangé le 22 sep­
tembre. Il s’attache en revanche à
découvrir comment une telle
supercherie a pu être montée.
« Jonas », un jeune homme en quête de réparation
Le premier film de Christophe Charrier mêle avec grâce récit d’apprentissage, histoire d’amour et thriller psychologique
ARTE
JEUDI 27 -23 H 30
TÉLÉFILM
P our son premier long­mé­
trage, Christophe Charrier
signe le très beau portrait
d’un jeune homme dont les nuits
et les jours restent embrumés par
les effluves de son adolescence.
Depuis le lycée, une rencontre
malheureuse, une disparition en­
veloppent et aspirent Jonas dans
le gouffre du mal­être.
La trentaine ne le voit guère as­
sagi : Jonas noie ses soirées au
GRILLE N° 22 - 251
PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I 9
II
III
IV
V 4
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 250
HORIZONTALEMENT I. Frissonnante. II. Red. Usé. Goût. III. Ipomée. Prêta.
IV. Sole. Rlia (rail). Ul. V. Queutaient. VI. US. Sait. Déon. VII. Ester. Haï.
Sn. VIII. Toi. Epineuse. IX. Tino. Rut. Hue. X. Ergonomistes.
VERTICALEMENT 1. Frisquette. 2. Repoussoir. 3. Idole. Ting. 4. Meuse.
Oô. 5. Sue. Tare. 6. Oserai. Pro. 7. Ne. Lithium. 8. Pie. Anti. 9. Agrandie.
10. Noé. Té. UHT. 11. Tutu. Ossue. 12. Etalonnées.
La chaîne russe RT France est interdite de diffusion depuis le 2 mars. LUDOVIC MARIN/AFP
Après cette alléchante entrée en
matière, la politique de séduction
de Vladimir Poutine à l’égard des
dirigeants français (de droite) se
concrétise par une séquence, plus
connue, consacrée aux liens qui
unissent le président russe à
François Fillon, depuis la nais­
sance de leur amitié à Sotchi,
en 2008, alors que les deux hom­
mes étaient premiers ministres.
Les liens que le Kremlin entre­
Boys Paradise, assoiffé de bou­
ches, de sexe de backroom et de
coups de poing. Il gâche et piétine
son quotidien, jusqu’à ce qu’un
jour il se sente prêt ou contraint à
affronter son passé décomposé.
En quête de réparation, prêt à se
donner une chance de rédemp­
tion, tout comme il avait très vite
appris à bien ordonner les pièces
du puzzle Tetris, sur sa Game Boy,
quinze ans auparavant.
L’entrée en matière laisse ima­
giner un film d’horreur ou, à tout
le moins, une thématique fantas­
tique. Ce n’est pas le cas. Tandis
7 8 9 10 11
tient avec les membres du Ras­
semblement national (Marine Le
Pen, Thierry Mariani, Philippe
Olivier) sont illustrés par des do­
cuments exclusifs fournis par The
Dossier Center, organe de l’oppo­
sant à Vladimir Poutine, Mikhaïl
Khodorkovski, et par des témoi­
gnages de diplomates.
La dernière partie, consacrée à la
manipulation de l’information,
se suit comme une fiction. Elle dé­
que le père fait le plein d’essence
et va payer à l’intérieur de la sta­
tion, son fils de 15 ans, Jonas (Ni­
colas Bauwens), joue à la Game
Boy dans la voiture – on est au mi­
lieu des années 1990. Il voit alors,
avec terreur, un ado se coller con­
tre la porte. Il le supplie de l’aider
avant de disparaître, happé par
un homme. Vision ou réalité ?
Entre deux époques
La deuxième partie du film amè­
nera le spectateur à interpréter
cette image de deux ados, face
contre face mais séparés par une
HORIZONTALEMENT
I. Fin brutale. II. Originales, mais très
vite dépassées. III. Retient l’attention
et fourre son nez partout. Classe les
huiles selon leur grade. IV. L’argon.
12 Des jumeaux à la bergerie. V. Bonne
pâte de Meaux ou de Melun. Victimes
de leur surconsommation. VI. A ins-
piré Alphonse. Pilier d’encoignure.
Chez les Grecs. VII. Ancien royaume
du Proche-Orient. Plume américaine
née en France. VIII. Transports ra-
pides en Ile-de-France. Jeu de hasard
par la droite. IX. Dresserait. En blanc
et en bleu. X. A ouvert les lycées aux
jeunes filles. Assure le plein et le trop
plein.
VERTICALEMENT
1. Mesures prises par les marins.
2. Champ de luzerne et décoration
militaire. 3. Introduit la mesure. Une
île et sa mer en Grèce. 4. Exilé pour
l’immoralité de L’Art d’aimer. 5. Arri-
vée sur terre. Donner un coup de
main. 6. Font preuve d’ironie. Dieu
à tête de faucon. 7. Font les malins.
S’accrochent par le haut. 8. Comme
un vent venu du nord en Méditerra-
née. A la sortie de Paris. 9. Personnel.
En service. La petite chez les Grecs.
10. Evacuent les eaux. 11. Diane y
donnait rendez-vous à Henri. Prend
le Nippon par la taille. 12. S’agite sous
le coup de l’émotion.
bute par un reportage à RT France,
la chaîne russe interdite de diffu­
sion depuis le 2 mars (le docu­
mentaire explique pourquoi), où
seule la présentatrice Samantha
Ramsamy s’exprime.
Tenir tête aux Occidentaux
Les investigations de Laure Pollez
la mènent ensuite en Afrique (où
RT est diffusée) pour expliciter la
fausse affaire du « charnier » de
vitre, l’un tremblant, l’autre
évanescent. Ellipse temporelle. A
30 ans, Jonas (Félix Maritaud) se
montre impulsif, instable, per­
turbé. Au hasard des nuits
trouées par les lumières de la
côte, au gré des soubresauts de sa
moto, il sillonne Toulon et les en­
virons comme d’autres jeunes
gens, dans d’autres films, brus­
quaient les rues de Rome, dans
un même élan vital.
Et, à la suite d’un Jonas remon­
tant le cours du temps, le film va
chalouper entre deux époques :
celle du temps présent, qui voit
SUDOKU
N°22­251
8 4
7 8
2 1 6
5 6
6 7 3 8 seule fois par ligne,
8 1 3 7
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
En vente chez votre marchand de journaux
Gossi, au Mali – deux jours après le
départ de la force « Barkhane » de
cette base, un tweet est publié le
21 avril : « Voilà ce que les Français
ont laissé derrière eux », avec une
photo de cadavres enterrés. « Les
miliciens de Wagner ont orchestré
cette mise en scène », assure la
France ; la Russie nie. L’enquête of­
fre au passage l’occasion unique
de pénétrer dans les locaux de
Viginum, la nouvelle cellule fran­
çaise créée pour lutter contre les
ingérences étrangères. Elle révèle
comment MediaPatriot, le groupe
de presse d’Evgueni Prigojine (pa­
tron du groupe de mercenaires
Wagner), a tenté de discréditer
Emmanuel Macron avant la prési­
dentielle de 2022.
Mais qui rédige ces faux arti­
cles ? Comment sont­ils publiés ?
Un article fourni clés en main est
payé 300 euros pour être publié à
Cotonou (Bénin). La Russie envoie
des aides et tient tête aux Occi­
dentaux, explique un journaliste
africain, « et ça plaît ». La désinfor­
mation a de beaux jours devant
elle. Malgré son interdiction, RT
France diffuse de nouveau ses
programmes en direct et en fran­
çais sur la plate­forme complo­
tiste Odysee. p
catherine pacary
France : les réseaux Poutine, de
Laure Pollez, Alexandra Jousset et
Olivier Broutin (Fr., 2022, 58 min).
Jonas, grande gueule tourmen­
tée, déambuler à côté de sa vie, et
celle où il fut un ado timide et se­
cret, fasciné par Nathan, son co­
pain audacieux et gouailleur.
Jonas doit une bonne part de
son intensité à ses interprètes. A
commencer par Félix Maritaud
(120 battements par minute, Un
couteau dans le cœur, Sauvage),
qui y campe une fois encore un
formidable jeune homme écor­
ché. Ses plus jeunes partenaires
(Nicolas Bauwens, Tommy­Lee
Baïk et Ilian Bergala), tout comme
Aure Atika (la mère de Nathan),
6 5 2 4 3 8
9 4 7 2 5 1
3 1 8 7 9 6
5 1 2 9 6 4 7 8
4 7 5 1 8 3
8 6 3 9 2 5
2 8 6 5 1 4
7 3 1 8 6 9
5 9 4 3 7 2
9 1 Moyen
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
1 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
9 par colonne et par
carré de neuf cases.
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
NOTRE
SÉLECTION
JE UDI 27 OCTO BRE
Mezzo
Brad Mehldau joue The Beatles
20.30 Star du jazz et virtuose,
le pianiste interprète un programme
de fin connaisseur, préférant aux
standards des morceaux moins
connus mais qui autorisent plus
d’enrichissements harmoniques
et de dissonances.
TFX
Moi, moche et méchant
21.05 L’affreux Gru est prêt à tout,
même à décrocher la Lune, pour se
maintenir au sommet de la hiérarchie
des malfaisants. Jusqu’à ce qu’il
adopte trois fillettes…
Chérie 25
Mon roi
21.05 Pour son quatrième long-
métrage, Maïwenn filme l’addiction
amoureuse entre un pervers
narcissique irrésistible, Georgio
(Vincent Cassel), et une femme
sous le charme, Tony, jouée par la
réalisatrice Emmanuelle Bercot (Prix
d’interprétation à Cannes en 2015).
Netflix
Crime en eaux profondes
A la demande Le documentaire
d’Emma Sullivan filme la fabrique
d’un monstre psychopathe. Peter
Madsen était un célèbre inventeur
danois, jusqu’à ce qu’une journaliste
suédoise disparaisse en août 2017 :
il l’a violée, torturée, démembrée…
font eux aussi montre d’une
grande sensibilité dans leur jeu.
Christophe Charrier, qui mêle
avec grâce récit d’apprentissage,
histoire d’amour et thriller, décro­
cha un quasi grand chelem
– meilleur téléfilm, meilleure mu­
sique (Alex Beaupain) et meilleure
réalisation – au Festival de la fic­
tion TV de La Rochelle 2018. p
martine delahaye
Jonas, téléfilm de Christophe
Charrier. Avec Félix Maritaud,
Nicolas Bauwens, Tommy­Lee Baïk,
Aure Atika, (Fr., 2018, 85 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
7 9 1
6 8 3 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
2 5 4 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
3 5 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
9 2 6 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
4 1 7
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
3 7 9
5 4 2 Courrier des lecteurs
1 6 8 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Présidente : Pierre-Mendès-France
Laurence 75013 PARIS
Bonicalzi Bridier Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
ENTRETIEN
D
epuis dix ans, Acne Studios joue
son rôle d’ovni à la fashion week
de Paris. Cette marque suédoise
ne fait pas partie des grands
noms du luxe, et avec vingt­six ans d’exis­
tence, ne peut plus prétendre au statut de
jeune griffe prometteuse. Avec l’Américain
Rick Owens ou le Belge Dries Van Noten, elle
fait partie de cette galaxie de noms étrangers
synonymes de défilés singuliers, qui fait
rayonner la semaine de la mode parisienne.
Fidèle à sa réputation, en septembre, elle a
imaginé au Palais de Tokyo une fête de ma­
riage où les robes de satin se confondaient
avec des draps, peu couvrantes, ornées de
nœuds et de pics aiguisés. Volontairement
kitsch et subversif : un amalgame qui définit
bien l’esthétique de la griffe.
Acne porte un nom abscons, acronyme de
Ambition to Create Novel Expression (« ambi­
tion de créer une nouvelle expression ») der­
rière lequel se cache le fondateur et directeur
artistique Jonny Johansson. Ce Suédois de
53 ans qui a grandi à Umea, dans le nord du
pays, n’aime pas s’exposer. Invisible sur Ins­
tagram, il est aussi rare sur les tapis rouges
sur lesquels il a de toute façon peu de raisons
de se rendre : la griffe n’a pas d’égérie pour la
représenter.
Jonny Johansson a lancé sa marque à Stoc­
kholm en 1996, après s’être fait sortir de son
groupe de punk rock ; il a continué la musi­
que, touché au design d’intérieur, conçu des
pochettes d’albums, puis a eu l’idée de pro­
duire une centaine de jeans bruts qu’il a dis­
tribués à ses proches. « J’avais l’impression de
ne pas être comme tout le monde, la mode a
été un moyen d’exprimer ma différence », ana­
lyse­t­il. Un peu par hasard, il avait donc
trouvé sa voie. 68 boutiques et 900 em­
ployés plus tard, le succès d’Acne Studios ne
doit plus rien au hasard.
Pourquoi défiler à Paris ?
On a commencé à la fashion week de Stoc­
kholm, puis on est allé à Londres qui était la
seule capitale de mode qui voulait bien de
notre marque inconnue. On est venu à Paris
en 2012 parce qu’Olivier Saillard, qui diri­
geait le Palais Galliera, nous avait proposé de
collaborer. Le Musée de la mode possède un
nombre incroyable de pièces d’archives, et
c’est un héritage mode que nous n’avons pas
en Suède, j’étais très curieux. J’ai demandé à
l’artiste Katerina Jebb d’en scanner une par­
tie – un chapeau de Napoléon, une robe de
Marie­Antoinette – pour créer des tissus im­
primés dans lesquels nous avons coupé des
patrons de vêtements. C’était ambitieux, pas
si simple, il nous semblait logique de mon­
trer ce travail à Paris.
Quelles ont été les réactions ?
Pas très élogieuses ! En général, j’essaie de
ne pas lire ce que les gens pensent des collec­
tions. Si tu as de bonnes critiques, tu es tenté
de refaire toujours la même chose ; et si elles
sont mauvaises, tu doutes de ce que tu fais.
Pourquoi garder les bureaux de la mar­
que à Stockholm plutôt qu’à Paris ?
J’apprécie le calme de la ville. Là­bas, je n’ai
pas besoin de rencontrer des gens extraordi­
naires ni de faire des choses incroyables tout
le temps. Je n’ai pas le stress de me faire abor­
der au restaurant par quelqu’un qui me di­
rait : « J’adore ce que tu fais, on pourrait dis­
cuter cinq minutes. » J’aime rester en dehors
du système autant que possible.
Comment le style d’Acne Studios a­t­il
évolué avec le temps ?
Les premières pièces que j’ai fabriquées au
lancement de la marque étaient des jeans.
On était donc considérés comme une mar­
que de denim, et les gens n’attendaient pas
grand­chose d’autre de nous, hormis des tee­
shirts et des pulls à capuche. Et puis je n’avais
pas d’expérience en tant que créateur de vê­
tements. Depuis, je n’ai cessé d’apprendre.
D’affiner les formes, d’aller plus loin sur la
construction, le développement des tissus.
Ne pas aller dans une école de mode
vous a­t­il manqué ?
Je pense qu’une école d’art aurait été plus
utile. Un directeur artistique doit avoir des
perspectives plus larges que le vêtement.
Quels couturiers vous ont marqué ?
J’adorais Helmut Lang quand j’étais ado­
lescent, même si je ne pouvais pas me payer
MODE DE PENSÉE
Jonny Johansson :
« C’est une obsession,
je veux être le témoin
de mon époque »
Issu de la culture punk rock, le Suédois
de 53 ans a trouvé sa voie dans la mode.
Tandis que sa marque, Acne Studios,
s’est imposée dans le monde entier, lui reste
en retrait, laissant ses collections parler pour lui
ses vêtements. Ensuite, j’ai admiré Nicolas
Ghesquière à ses débuts chez Balenciaga : je
crois qu’il a inspiré tous les designers à
l’époque.
Comment décririez­vous votre rôle
« Je ne veux
de directeur artistique ? pas être
Le travail d’un directeur artistique consis­
tant en partie à être un génie des relations
une marque
publiques… je peux dire que je ne suis pas qui ressasse
très bon ! En vérité, je suis plutôt un desi­
gner. J’aime venir tous les jours au bureau,
ses hits et n’a
travailler avec les mêmes gens aux mêmes rien de neuf
horaires, leur proposer des idées et sentir
que ça leur parle. A un moment, l’entreprise
à proposer »
avait tellement grandi que je ne reconnais­
sais même plus les employés, j’avais l’im­
pression de passer mon temps à répondre à
des demandes et de ne rien inventer. J’ai dû
resserrer les équipes pour retrouver du plai­
sir au travail.
Jonny Johansson,
le 28 septembre,
au Palais de Tokyo,
à Paris. RUGGIERO CAFAGNA
POUR « LE MONDE »
Après plus de vingt ans, êtes­vous tou­
jours heureux d’aller au bureau ?
Je m’identifie vraiment aux jeunes qui di­
sent : « Pourquoi je devrais travailler si je
n’aime pas mon job » ? Moi, j’adore ce que je
fais, j’adore le fait que la mode change sans
cesse. Et j’estime que même si ce n’est pas fa­
cile, Acne doit toujours être en mouvement.
Je ne veux pas être une marque qui ressasse
ses hits et n’a rien de neuf à proposer.
Il y a quand même des classiques
chez Acne Studios…
On a des archétypes, comme le bomber qui
est là depuis le début. Mais on se pose cha­
que saison la question de la manière de le
rendre contemporain, en faisant évoluer la
forme ou le tissu. On ne peut pas révolution­
ner les formes tous les six mois et proposer
un pantalon à trois jambes, ça ne m’inté­
resse pas. Je pense, enfin j’espère, que nos
styles | 27
clients viennent chez nous parce qu’on pro­
pose des vêtements portables et désirables
dans lesquels ils se sentent spéciaux.
Comment définiriez­vous l’ADN
de la marque ?
Sans âme. [Rires.] Je ne sais pas, ça fait par­
tie de ces questions que je délègue d’habi­
tude. J’apprécie qu’elle garde une part de
mystère. Si je tente de circonscrire la mar­
que, elle perd de son intérêt.
Combien de collections concevez­vous
par an ?
Deux. A une époque, on en avait plus, mais
c’était une bêtise : avoir plus de lignes ou de
collections force à compartimenter tout ce
que tu fais pour que ça rentre dans une boîte.
Je préfère approfondir une idée, comme on
le fait cette saison avec la thématique du ma­
riage, qui a été filée pour l’homme en juin
puis pour la femme en septembre.
Les crises actuelles rendent­elles
la création plus difficile ?
Pas forcément, car mon but a toujours été
de capter ce qui se passe autour de moi,
d’une manière ou d’une autre. C’est une ob­
session, je veux être le témoin de mon épo­
que. Mais ça ne veut pas dire que ma mode
est politique : je la vois plutôt comme un té­
moignage personnel et sincère dans une pé­
riode troublée.
Comprenez­vous les critiques adressées
à la mode perçue comme polluante,
frivole… ?
On peut à juste titre estimer que fabriquer
des habits neufs est un problème pour l’envi­
ronnement. Mais les vêtements ont une
fonction de divertissement, voire une fonc­
tion artistique. Les gens aujourd’hui sont ob­
sédés par leur allure, la mode est un outil de
communication particulièrement prisé sur
les réseaux sociaux. Il me semble d’ailleurs
que la mode est devenue la discipline créa­
tive la plus importante aujourd’hui : quand
j’étais jeune, c’était plutôt la musique qui
permettait d’exprimer ses sentiments.
Comment l’expliquez­vous ?
Je ne sais pas. L’industrie musicale a connu
une vraie révolution avec l’arrivée de sites de
streaming en ligne comme Spotify. La mode
n’en est pas encore là : on est toujours en train
de se casser la tête avec les mêmes problèmes
de formes, de production, de livraison… Le
bouleversement est à venir. On peut imagi­
ner, par exemple, qu’un jour on sera capable
de fabriquer des vêtements avec un ordina­
teur comme on fabrique de la musique : un
ado dans sa chambre pourrait prendre un joli
patron d’une robe Balenciaga, le modifier
avec ses propres idées, et l’imprimer une
heure plus tard. Pour l’instant, la mode est en­
core une industrie ancienne école : il n’y a que
la partie vente en ligne qui est dématérialisée,
toute la partie création revêt encore une di­
mension manuelle et technique.
Considérez­vous Acne Studios comme
une marque de luxe ?
Si le luxe se résume à une question de prix,
je ne crois pas [chez Acne Studios, un pull ou
un pantalon coûtent autour de 300 euros]. Si
le luxe c’est acheter des vêtements très cool,
alors oui.
Est­ce important d’être une marque indé­
pendante, à l’écart des grands groupes ?
La création des vêtements doit être libre,
peu importe le reste. Les plans stratégiques
pour essayer de vendre certains produits
sont toujours stériles car ils se fondent sur le
passé, et en mode, on ne peut jamais savoir
ce qui va se passer demain, de quoi les clients
auront envie.
Cela signifie­t­il que vous n’avez pas
d’équipes commerciales ?
Si, bien sûr, car il faut pouvoir suivre la
vente des produits pour gérer les stocks et évi­
ter la surproduction et le gâchis. Mais vouloir
analyser les désirs futurs me semble ridicule,
à moins que l’intelligence artificielle fasse de
grands progrès et devienne capable de déter­
miner le cycle de vie d’un produit déjà exis­
tant. Une fois, je me suis amusé à dessiner
avec l’intelligence artificielle : j’ai pris l’histo­
rique des vêtements déjà créés, l’ordinateur a
mouliné puis mélangé le tout. On l’a com­
mercialisé, ça a été un échec patent ! p
propos recueillis par
elvire von bardeleben
28 | carnet 0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022

François, Alain, Laurent (†), Luc Mme Marie-Joseph Tête, Jean-Marc,

Jacques DENEUX Le Chatelier, son épouse, son compagnon,
ses fils, Frédérique et Véronique, Didier et Catherine,
vous prie de l’excuser de ne plus leurs conjoints, ses parents,
pouvoir vous rencontrer. ses filles Marie-Henriette,
Le Carnet Ses belles-filles,
et leurs conjoints, sa grand-mère,
Ses petites-filles
« Depuis un demi-siècle, Lou, Tom, Paul et Louis, Charlotte et Jérémie,
et leurs conjoints, Camille et Benoît,
il éclairait ma vie. » ses petits-enfants,
Michel Ouimet. Ses arrière-petits-enfants, Thomas et Domitille, Politique étrangère
Vous pouvez nous faire ses sœurs, son frère et leurs conjoints, et de sécurité de l’Ukraine.
parvenir vos textes ouimet@wanadoo.fr ont la tristesse d’annoncer le décès, font part du rappel à Dieu de Justine, Victor, Soizic, Gaël, Formation de 12 heures
survenu le 18 octobre 2022, de ses neveux et nièces, à l’Inalco, Paris 13e.
soit par e-mail : François TÊTE, Toute sa famille Du 18 novembre au 9 décembre 2022.
Arras (Pas-de-Calais). Claude PUAUX, Et ses nombreux amis,
carnet@mpublicite.fr Informations et inscriptions :
dite « Minou », anne.gehant@inalco.fr
(en précisant impérativement Mme Arlette Duval-Lecerf, le 24 octobre 2022, ont la douleur de faire part de la
son épouse, née le 21 novembre 1927,
à l’âge de soixante-dix-neuf ans. mort brutale de
votre numéro de téléphone épouse de
a la tristesse de faire part du décès de
Remerciements
et votre éventuel numéro Gabriel RICHET. La cérémonie religieuse sera
Marie TRUCHET,
vice-présidente
d’abonné ou de membre M. Jean-Marie DUVAL, célébrée le vendredi 28 octobre, à au tribunal judiciaire
de la SDL) chevalier de la Légion d’honneur, La cérémonie se tiendra en l’église 14 h 45, en l’église Saint-Lambert- de Nanterre,
préfet honoraire, Saint-Martin, 2, rue de l’Église, à de-Vaugirard, Paris 15e.
soit sur le site : Meudon (Hauts-de-Seine), ce jeudi le 18 octobre 2022,
survenu à Arras, 27 octobre, à 15 heures. à l’âge de quarante-quatre ans.
https://carnet.lemonde.fr le 23 octobre 2022, Ni fleurs ni couronnes, don
à l’âge de quatre-vingt-douze ans. bienvenu à l’institut du cerveau de La cérémonie religieuse se tiendra
L’équipe du Carnet reviendra M. Stéphane Israël, le vendredi 28 octobre, à 14 heures, en
l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
vers vous dans les meilleurs président du conseil d’administration l’église Saint-Stanislas des Blagis, à
Nous avons la tristesse de faire du Cnam, Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine).
délais pour vous confirmer part du décès de l’écrivain Montpellier (Hérault). La Fédération des Aveugles
Mme Bénédicte Fauvarque-Cosson,
la parution. administratrice générale Elle sera suivie de l’inhumation de France
Uccio ESPOSITO TORRIGIANI, dans l’intimité familiale au cimetière rend hommage
Et l’ensemble des personnels du Valodia et Claire Torreilles,
de Sceaux. à ses généreux bienfaiteurs.
survenu le 14 octobre 2022, Conservatoire national des arts et Dominique et Annie Torreilles,
carnet@mpublicite.fr à Kamilari (Crète), où il a été inhumé. métiers, Julie, Renaud et Inès Malavialle, En désignant notre association
https://carnet.lemonde.fr Formations comme bénéficiaire
Il avait quatre-vingt-dix ans. ont appris avec la plus profonde de leur patrimoine,
tristesse le décès de ont la douleur de faire part du décès
de ils contribuent à améliorer
Jean-Marc et Mathieu Esposito, la vie quotidienne
AU CARNET DU «MONDE» ses fils
des personnes aveugles
Et tous ses amis. Claude SAUNIER, Mme Simone TORREILLES, et malvoyantes.
Décès président de l’association née SAURAMPS, Leur mémoire restera à jamais
Joëlle Caillol, de gestion du Cnam ancrée dans nos souvenirs.
Catherine Barsacq, sa sœur, en Bretagne survenu à Montpellier, Nous ne les oublierons jamais.
née Sarradin, Françoise Caillol, de 2011 à 2022. Entreprendre au Vietnam.
le 19 octobre 2022,
son épouse, Geneviève Lamontagne, Formation de 2 jours à l’Inalco, Fédération des Aveugles
Jean-François et Elisabeth Barsacq, ses nièces, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Paris 13e. de France,
Natalie Barsacq, Toutes les générations des familles Ils s’associent à la peine de sa Les 26 novembre et 10 décembre 2022. 6, rue Gager Gabillot,
Colombe Barsacq et Michel Trillot, Lamontagne, Rassendren, Guichard, famille et de ses proches et leur Les obsèques ont eu lieu à Informations et inscriptions : 75015 Paris.
ses enfants et leurs conjoints, de Mulatier adressent leurs sincères condoléances. Grammont, le 24 octobre. anne.gehant@inalco.fr Tél. : 01 44 42 91 91.
Alexandre, Mathieu, Marion, et apparentés,
Antoine, Lou-André, Félicien, Claude Duvivier,
ses petits-enfants, Tous ses amis de par le monde,
Alain-Alexis Barsacq,
sont dans la peine.
son frère,
Katherine Barsacq, Claire GUICHARD
sa sœur,
leurs conjoints s’est éteinte le 23 octobre 2022,
et leurs enfants, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Les familles de
Elizabeth (†), Les obsèques religieuses seront
sa sœur, célébrées le samedi 29 octobre, à
Et de Michel (†), 10 h 30, en l’église Saint-Louis de
son frère, Grenoble.
ont la douleur de faire part du décès Une cérémonie amicale et
de

Jean-Louis BARSACQ
familiale se tiendra aux beaux jours
au Prieuré. Le journal papier livré chez
Allons-y gaiement, disait Claire.

vous et le numérique
(12 octobre 1931 - 21 octobre 2022).

La célébration religieuse aura lieu Merci à tous ceux qui l’ont

le vendredi 28 octobre, à 10 h 30, entourée, et particulièrement aux
en l’église Notre-Dame-de-Lorette, soignants de l’Ehpad Églantine, à
Paris 9e, suivie de l’inhumation au Fontaine et à Hérika.
cimetière des Batignolles, Paris 17e.

famillejlbarsacq@gmail.com
f-g.lamontagne@orange.fr
169 € pour 6 mois
Lyon 4e.
Claudine Chaigneau,
son épouse, Marie-Dominique MARTIN,
Sébastien Chaigneau, née DEVILLER,
son fils
Et Justine Ribière, s’est éteinte à Lyon,
le 23 octobre 2022,
sa belle-fille,
dans sa quatre-vingt-huitième année.
Emmanuelle Chaigneau,
sa fille Nous nous réunirons pour lui dire
et ses enfants, Ferdinand, Gabrielle adieu ce jeudi 27 octobre, à 11 heures,
et Théodore, en l’église Sainte-Elisabeth, Lyon 4e.
ont la douleur de faire part du décès De la part de
de
Gabrielle Martin,
Claude CHAIGNEAU, Jean-Luc et Cécile Martin-Viellard,
peintre, ses enfants,
enseignant dans les écoles d’art Clémence, Benjamin, Chloé, Thomas,
de Toulouse, ses petits-enfants,
directeur des écoles d’art Jacques et Nicole (†) Deviller,
de Dakar et de Toulon, Jean (†) et Marie-Renée Deviller,
Geneviève (†) et Louis (†) Roule,
survenu le 22 octobre 2022, ses frères et sœurs,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Sa famille,
Ses amis. Abonnez-vous en ligne sur :
La crémation aura lieu le jeudi
27 octobre, à 10 h 30, à Capdenac (Lot). Ils rappellent à votre souvenir son promo.lemonde.fr/quotidien-numerique-6-mois
époux,
Coat-Méal, Brest (Finistère). Félix MARTIN.
Kehl (Allemagne).
BULLETIN D’ABONNEMENT 173EMQAD6M
Sa famille A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
Sophie, Louis, Clara, Charlotte,
a la douleur et la peine de faire part Benjamin et Abel,
du décès de ses enfants et leurs conjoints, Je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde Nom :
Ses petits-enfants
et leurs conjoints, pendant 6 mois pour 169€ au lieu de 543,40€ (prix de vente au numéro). Prénom :
Gilbert CLÉAC’H, Son arrière-petit-fils,
agrégé d’histoire,  6 quotidiens + tous les suppléments + « M le magazine
membre de la SDL et fidèle lecteur Adresse :
du journal Le Monde.
ont l’immense tristesse d’annoncer du Monde » + l’accès à tous les contenus numériques
le décès de Code postal :
sur le site et sur l’application + les archives du Monde
Les obsèques auront lieu le Charles MELMAN,
28 octobre 2022, à Brest et il sera depuis 1944 + Le Monde événements abonnés Localité :
psychiatre, psychanalyste,
inhumé au cimetière de Coat-Méal. ancien directeur des enseignements + L’application La Matinale + NOUVEAU L’accès au service E-mail :
de l’école freudienne de Paris,
Le Monde Jeux + six hors-séries par an en version
*Sous réserve de la possibilité pour nos porteurs de servir votre adresse

fondateur de l’Association
Société éditrice du « Monde » SA @
Président du directoire, directeur de la publication
lacanienne internationale (ALI), numérique.
J’accepte de recevoir des offres du Monde OUI NON
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la survenu le 20 octobre 2022, ou de ses partenaires OUI NON
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Je règle par :
Directrice de la rédaction Caroline Monnot Tél. :
Direction adjointe de la rédaction Les obsèques ont eu lieu au Chèque bancaire à l’ordre de la Société éditrice du Monde
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle cimetière du Montparnasse, Paris 14e, Carte bancaire (paiement sécurisé) Bulletin à compléter et à renvoyer à :
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne- le mardi 25 octobre.
longue, Harold Thibault en appelant le 03 28 25 71 71 (tarif d’un appel local) Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services Paris. Canet. Barcelone. Gap. IMPORTANT : VOTRE JOURNAL LIVRÉ CHEZ VOUS PAR PORTEUR*
abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote Dominique Pascal-Ortiz et Jean-
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davi- Paul Ortiz, Maison individuelle Badge Vigik : oui non Dépôt chez le gardien/accueil Dépôt
denkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez Eva Ortiz, Roger Gil et Gala, Immeuble Boîte aux lettres : Bât. N° spécifique
(photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition), La famille Rougon,
Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées) Digicode N° Nominative Collective Escalier N° le week-end
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani ont la douleur de faire part du décès
Infographie Delphine Papin de SOCIÉTÉ ÉDITRICE DU MONDE SA - 67/69, AVENUE PIERRE-MENDÈS-FRANCE - 75707 PARIS CEDEX 13 - 433 891 850 RCS Paris - Capital de 124 610 348,70€. Offre valable jusqu’au 31/12/2022
Directrice des ressources humaines du groupe en France métropolitaine. Conformément à la loi Informatique et Libertés du 06/01/1978 modifiée et au RGPD du 27/04/2016, vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement,
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico Anne-Françoise PASCAL, d’opposition, à la portabilité des données et à la limitation des traitements, que vous pouvez exercer à l’adresse suivante, en joignant une photocopie de votre pièce d’identité : LE MONDE –
magistrat honoraire, DPO – 67/69, avenue Pierre-Mendès-France - 75707 Paris Cedex 13. Pour plus d’informations, consultez notre Politique de confidentialité sur le site www.lemonde.fr ou sur le site de la CNIL www.cnil.fr
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Sébastien Carganico, vice-président chevalier de la Légion d’honneur.

0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
Frédéric Graber
« L’enquête publique
s’apparente à une
formalité administrative »
Pour l’historien, deux
cents ans de « mise en
scène du dialogue » ont
précédé les dispositifs
de participation sur les
projets d’infrastructures
qui affectent
l’environnement
ENTRETIEN
F
rédéric Graber est historien de
l’environnement au CNRS, en
poste au Centre Marc­Bloch, à Ber­
lin. Ses travaux portent principale­
ment sur l’histoire des projets
d’aménagement, et en particulier
sur les enjeux de propriété et de participa­
tion. Dans son nouvel ouvrage Inutilité pu­
blique (Editions Amsterdam, 208 pages,
18 euros), il affirme que les enquêtes publi­
ques préalables aux travaux d’aménage­
ment sont un « héritage direct » de disposi­
tifs historiques qui privilégient le dévelop­
pement au détriment des effets sociaux et
environnementaux.
La notion d’utilité publique
apparaît dès l’Ancien Régime.
En quoi son histoire est­elle impor­
tante pour comprendre les mécanismes
de la concertation sur les projets
d’infrastructures aujourd’hui ?
Au XVIIIe siècle, l’expression désigne déjà
le bien commun au nom duquel les gou­
vernants sont censés agir. Mais la notion
est aussi juridique et associée à une procé­
dure d’autorisation de projets. Dans une
société inégalitaire qui repose sur des pri­
vilèges, ce dispositif permet de favoriser
certains acteurs au détriment d’autres, au
nom de l’utilité publique. La notion a un
sens monarchique, une prétention à voir
les choses d’en haut pour paraître juste. Il
suffit de convoquer quelques témoins et
qu’ils déclarent en chœur que le projet –
par exemple le creusement d’un canal ou
l’exploitation d’une mine – est d’utilité pu­
blique pour qu’il soit validé. Dans la fiction
politique de l’Ancien Régime, ce qui est im­
portant n’est pas le nombre mais le fait
que tous les témoins sont d’accord.
L’idéal égalitaire de la Révolution
va modifier la procédure sans ouvrir
réellement le débat. Comment
expliquer ce paradoxe ?
A partir de la Révolution, il n’est plus pos­
sible de convoquer des témoins consen­
tants pour faire adopter un projet. D’autres
citoyens revendiquent d’être entendus, au
nom de l’égalité des droits. L’administra­
tion va donc ouvrir à tous la participation
aux enquêtes publiques, mais comme évi­
demment tout le monde ne vient pas, elle
va s’appuyer sur les absents pour les faire
parler. S’ils ne se sont pas déplacés, c’est
qu’ils sont favorables au projet. Cette no­
tion de consentement des absents est au
centre du dispositif encore aujourd’hui.
Même lorsque la participation est impor­
tante, les autorités peuvent disqualifier
ceux qui sont venus au motif qu’ils défen­
dent leurs intérêts personnels, alors que la
majorité consent puisqu’elle ne dit rien.
Vous montrez que la notion d’utilité pu­
blique est étroitement liée au dévelop­
pement économique. De quelle façon ?
A la fin du XVIIIe siècle s’impose l’idée
que le développement économique doit
l’emporter sur tout, en particulier sur les
conditions sociales et environnementales
des projets. C’est ce qu’on appelle l’indus­
trialisme. Il a joué un grand rôle dans la ré­
volution industrielle, ce moment où s’ac­
célèrent l’extraction minière, la construc­
tion d’usines, l’essor de l’industrie
chimique en France. Ces projets sont bien
sûr souvent polluants. Pour justifier le sa­
crifice des riverains et de l’environnement,
l’administration reprend le concept mo­
narchique d’utilité publique et les procé­
dures qui y sont associées. Pour chaque
projet, on ouvre un registre où tous les ha­
bitants peuvent exprimer leurs griefs. Puis
on le referme, et on n’en tient pas compte.
Ces enquêtes sont clairement des outils au
service d’une intensification de l’exploita­
tion de la nature.
Comment les populations concernées
réagissent­elles ?
Le fait que ces enquêtes se soldent tou­
jours par une autorisation soulève des pro­
testations au XIXe siècle. A la chute du ré­
gime napoléonien, grand consommateur
de ces dispositifs, les enquêtes publiques
sont même perçues comme des instru­
ments de tyrannie. Avec la montée des va­
leurs libérales, des réformes vont intro­
duire à partir des années 1820­1830 la fonc­
tion du commissaire enquêteur, dont le
rôle est de soumettre le projet à un échange
argumentaire. Mais là encore, il s’agit
d’une fiction politique puisque, en prati­
que, il passe son temps à écarter les objec­
tions, dans une mise en scène de dialogue.
Pourquoi dites­vous que cette « mise en
scène » continue aujourd’hui ?
Depuis les années 1970, le législateur a
renforcé la participation du public aux dé­
cisions, en particulier en matière d’envi­
ronnement. Mais l’enquête publique telle
qu’elle est menée de nos jours reste un hé­
ritage direct des dispositifs historiques
conçus pour encourager le développement
des projets sans s’intéresser aux effets so­
ciaux et environnementaux. Les principes
de base restent les mêmes qu’au XIXe siè­
cle : tout le monde peut venir, toutes les
prises de position sont enregistrées et dis­
cutées par le commissaire enquêteur, ce
qui n’empêche pas le projet d’être validé
dans 99 % des cas, selon des estimations
régionales, car il n’existe pas de statisti­
ques officielles nationales. L’enquête s’ap­
parente à une formalité administrative, en
contradiction avec le sens démocratique
qu’on associe à la participation depuis les
années 1970.
Avec des dizaines de milliers de projets
chaque année, la production de nouvelles
infrastructures est massive en France, avec
un effet systémique sur l’artificialisation
des sols. La notion d’utilité publique conti­
nue d’être associée à l’idée d’un dévelop­
pement économique censé profiter à tout
le monde. Certes, il y a des sacrifiés, mais
c’est pour le bien de tous. Or, la réalité est
très différente. Les projets sont souvent
implantés dans des territoires défavorisés
qui en tirent peu ou pas de bénéfice direct.
Un parc éolien rapporte plus aux investis­
seurs et aux habitants des métropoles qui
consomment l’électricité qu’aux popula­
tions touchées dans leur quotidien. La
question fondamentale de l’équilibre en­
tre les gagnants et les perdants n’est ja­
mais posée.
Cette logique est­elle la même en ce qui
concerne les concertations organisées
par la Commission nationale du débat
public (CNDP), qui affirme que 58 %
des projets sortent modifiés
par le débat public ?
Ces débats publics ne concernent en fait
que quelques gros projets. S’ils permettent
de véritables échanges, ils se contentent
d’enregistrer les points de vue sans se pro­
noncer. L’utilité publique doit être établie
ultérieurement par une enquête publique,
où les objections sont quasi systématique­
ment refusées parce que jugées hors sujet
ou non pertinentes. Les grands projets qui
ont été abandonnés ces dernières années,
comme l’aéroport de Nantes ou Europa­
City, l’ont été à la suite de mobilisations ci­
toyennes et non pas de débats publics. Par
ailleurs, déplacer un arbre ou l’axe d’une
route ne signifie pas qu’on a tenu compte
des remarques du public. Les modifica­
tions reflètent moins le débat démocrati­
que que la volonté de rendre le projet plus
acceptable.
Quelle peut être la portée des débats
publics sur les nouveaux EPR,
qui s’ouvrent cette semaine ?
La façon même dont l’impératif de cons­
truction de ces centrales nucléaires a été
posé par le président de la République en
dit long sur l’état du débat. La CNDP, qui
coordonne la concertation, a même dû
protester tant les projets semblent déjà dé­
cidés. Bien sûr, le débat public va se tenir,
des réunions vont être organisées, puis des
INUTILITÉ PUBLIQUE enquêtes publiques, sans doute avec une
de Frédéric Graber, participation importante de la population.
Amsterdam, La question reste de savoir si ces échanges
208 p., 18 € auront une influence sur la décision.
Les nombreux travaux historiques menés
sur les enquêtes publiques organisées lors
de la construction des centrales nucléaires
des années 1970­1980 décrivent deux situa­
tions. Lorsque la population a joué le jeu de
la participation, le processus s’est conclu
par la construction de la centrale. Dans
d’autres cas, les habitants se sont opposés à
l’enquête et ont brûlé les registres pour em­
pêcher les conditions matérielles du pro­
cessus. Ces mouvements sont sans doute
parmi les plus violents de l’histoire des en­
quêtes publiques, comme à Plogoff [Finis­
tère], où l’Etat a finalement renoncé, même
s’il est difficile d’établir le poids de ces ma­
nifestations dans la décision.
UN ESSAI IMPLACABLE SUR « UNE FICTION POLITIQUE »
les outils de la participation ci­ d’éoliennes aujourd’hui. L’auteur s’inté­
toyenne dans le domaine environne­ resse plus particulièrement à l’un des
mental sont­ils adaptés aux défis écolo­ rouages essentiels de cette économie de
giques de notre époque ? A l’heure où le projets, l’enquête publique obligatoire,
réchauffement climatique et l’effondre­ chargée d’établir depuis deux siècles le
ment de la biodiversité nous imposent caractère indiscutable de ces aménage­
collectivement des choix difficiles et ments au nom de l’intérêt général, mal­
appellent des réponses justes, cette gré les oppositions.
question est devenue cruciale pour no­
tre démocratie. « Mise en scène du consentement »
Elle est au cœur de l’essai éclairant et Par le décryptage minutieux des archi­
implacable que l’historien de l’environ­ ves, l’historien met au jour une véritable
nement Frédéric Graber consacre à la « mise en scène du consentement », ima­
notion d’utilité publique, cette « fiction ginée au XVIIIe siècle pour distribuer les
politique » selon lui, qui légitime depuis privilèges tout en se prévalant d’une
l’Ancien Régime l’action publique et les forme de justice, et reconduite au XIXe
projets d’aménagement, que ce soit le pour accompagner un développement
creusement des canaux au XVIIIe siècle économique insoucieux des enjeux so­
ou la construction de supermarchés et ciaux et environnementaux. L’auteur
IDÉES
| 29
YANN LEGENDRE
On assiste depuis quelques années à
une régression des outils de participa­
tion, au nom de la simplification admi­
nistrative. De quoi est­elle le signe ?
Des textes récents sont venus limiter le
nombre des enquêtes publiques, et le rôle
des commissaires enquêteurs a aussi dimi­
nué. On revient progressivement à la pro­
cédure napoléonienne, qui réduit la parti­
cipation à un simple enregistrement des
opinions.
Ce recul va de pair avec un certain raidis­
sement des acteurs politiques à l’égard de
l’enquête publique, qui, même si elle valide
les projets, est perçue comme un frein à
leur réalisation. Si, jusqu’en 2000, on pou­
vait encore vivre dans la fiction douce
d’une conciliation possible entre dévelop­
pement économique et protection de l’en­
vironnement, les antagonismes s’affichent
clairement aujourd’hui. La petite phrase de
Nicolas Sarkozy en 2010 : « L’environne­
ment, ça commence à bien faire » est révéla­
trice d’une évidence : compétitivité et con­
traintes environnementales ne sont pas
compatibles. Il va falloir faire des choix.
Comment transformer ces dispositifs
pour répondre aux crises écologiques ?
Si nous ne réformons pas très sérieuse­
ment l’appareillage juridique des projets,
nous ne parviendrons pas à sortir des cri­
ses, quelles que soient les mesures que
nous prendrons, car tout est orienté vers le
seul développement. L’enquête publique
doit devenir un vrai lieu de débat et un
outil de décision en capacité d’autoriser ou
d’interdire les projets en fonction de critè­
res environnementaux et sociaux objec­
tifs. Ces changements conduiront les por­
teurs de projet à négocier bien plus sérieu­
sement en amont et à redistribuer plus
largement la manne qu’ils récoltent. Il faut
changer radicalement la façon dont nous
décidons du bien commun. p
propos recueillis par claire legros
s’intéresse aussi à la période contempo­
raine. Il montre comment, aujourd’hui
encore, l’enquête publique relève d’« une
formalité (…) ni décisionnelle ni même
contraignante pour la décision à venir »,
mise au service d’une logique économi­
que capable d’engloutir l’équivalent
d’un département de terres agricoles en
dix ans sous les aménagements.
En éclairant l’origine et les objectifs de
ces outils « conçus pour l’intensification
de l’exploitation de la nature », l’ouvrage
dresse le constat argumenté d’une mé­
canique obsolète et invite à repenser
notre conception de la concertation sur
les projets d’aménagement, pour en
faire un véritable espace de débat et un
outil contraignant. p
c. le.
 0123
30 | idées JEUDI 27 OCTOBRE 2022

L’Etat, dans toutes ses composantes, doit mener

une action impartiale en Nouvelle-Calédonie rie d’hésitations du gouvernement : l’iden­
A quelques jours d’une rencontre tité du ministre compétent a fluctué ; le mi­
nistre des outre­mer a ensuite été placé
entre indépendantistes et loyalistes sous l’autorité de celui de l’intérieur ; des
à Paris, quatre sénateurs, déplacements ministériels annoncés ont
été reportés. La représentante de l’une des
dont Philippe Bas (LR) et parties en présence [Sonia Backès, prési­
Jean-Pierre Sueur (PS), demandent dente de la province Sud] a été nommée au
sein du gouvernement. Des déclarations
à l’exécutif de s’engager contradictoires ont récemment été faites
de manière irréprochable pour au sujet du projet de référendum annoncé
par le ministre Sébastien Lecornu pour l’été
permettre le retour du dialogue 2023 : le matin, on apprenait qu’il n’aurait
pas lieu à la date prévue… et l’après­midi,
que l’échéance serait respectée – ce dont il y
qui ont tous vocation à participer à la
construction de son avenir. Nous en som­
mes convaincus : le dépassement de ce fa­
ce­à­face est possible à condition que l’Etat,
dans toutes ses composantes, mène une
action résolument volontariste et conti­
nuellement impartiale.
Une action volontariste, car l’Etat ne peut
considérer que son rôle dans ce dossier se
limite à la seule convocation des acteurs
locaux à Paris, sans ordre du jour clair. Son
engagement dans l’accompagnement des
acteurs, en vue de faire émerger en leur
sein un espace de négociation qui abou­
tisse à un consensus durable, apaisé et ac­
un dialogue inscrit dans le temps avec des
échéances concrètes – notamment sur la
question sensible du corps électoral, mais
aussi sur les grands enjeux économiques,
sociaux et culturels – permettra d’avancer.
Première pièce d’un édifice commun
Il sera également nécessaire d’envisager
pour l’avenir les modalités d’exercice d’un
droit à l’autodétermination qui ne saurait
être écarté par principe. De nouveaux si­
gnes concrets prenant en compte l’iden­
tité propre de la Nouvelle­Calédonie de­
vront être donnés tout en réaffirmant les
liens qui, quelles qu’en soient les formes

L
a clôture du cycle référendaire
prévu par l’accord de Nouméa a
ouvert une nouvelle période de
l’histoire de la Nouvelle­Calédonie,
malgré les contestations qui ont affecté le
troisième scrutin. Ces consultations n’ont
cependant pas épuisé les questions insti­
tutionnelles, et les incertitudes sur l’ave­
nir demeurent nombreuses.
La première ministre, Elisabeth Borne, a
convié les parties calédoniennes à Paris le
28 octobre afin d’engager les discussions
tripartites sur la méthode des négocia­
tions à venir. Cette démarche peut être
utile si elle s’inscrit dans la recherche d’un
dialogue apaisé et constructif. Nous l’ap­
pelions de nos vœux en juillet à la suite
des nombreuses rencontres que nous avi­
ons menées sur place en juin avec l’ensem­
ble des acteurs du territoire. C’est indis­
pensable pour construire le « destin com­
mun » auquel aspirent les Calédoniens. Il
faut trouver ensemble les termes d’un ac­
cord, comme nos prédécesseurs ont su le
faire dans le passé.
Une solution unilatérale ne pourrait être
ni stable ni durable. Or, pendant plusieurs
mois, la confiance a été altérée par une sé­
a pourtant tout lieu de douter, compte
tenu de la proximité de celle­ci.
Pour un consensus durable et apaisé
Face à l’occasion historique qui est offerte
aux parties de renouer les fils longtemps
distendus d’un dialogue attendu, l’Etat
doit être à la hauteur de l’enjeu.
Deux légitimités se font face, qu’aucun
processus politique n’a permis, à ce jour,
de concilier alors qu’il s’agit de faire vivre
ensemble les citoyens d’une même terre,
LES LEÇONS DU PASSÉ
SONT CLAIRES :
SEUL UN DIALOGUE
INSCRIT DANS LE TEMPS
AVEC DES ÉCHÉANCES
CONCRÈTES PERMETTRA
D’AVANCER
cepté par les populations calédoniennes
dans leur diversité, doit être total, continu
et lisible, à Paris comme à Nouméa. Un ac­
cord entre les parties est une exigence in­
contournable, non seulement pour em­
porter l’adhésion des Calédoniens mais
également pour que la représentation na­
tionale accepte d’inscrire dans la Constitu­
tion les dispositions indispensables à sa
mise en œuvre, faute de quoi il faut avoir le
courage de dire que tout projet de référen­
dum serait illusoire.
Une action impartiale, car la confiance
des acteurs dans le processus repose sur la
conviction partagée que les moyens de
l’Etat ne seront mis au service exclusif
d’aucune des deux parties – ce qui n’a pas
été le sentiment donné au cours des der­
niers mois quand un membre du gouver­
nement se révélait être à la fois juge et par­
tie. L’impartialité ne se déclare pas, elle se
prouve. Le gouvernement et l’Etat doivent
en conséquence manifester, par des actes
concrets et répétés, un positionnement ir­
réprochable. S’écarter de cette ligne de con­
duite reviendrait à prendre le risque d’une
rupture du fragile processus de négocia­
tion qu’il convient maintenant d’enclen­
cher. Les leçons du passé sont claires : seul
juridiques, l’attachent à la France.
La reprise du dialogue entre l’Etat et cha­
cune des parties n’est que la première
pierre d’un édifice commun que nous de­
vons bâtir ensemble dans les prochains
mois, cimenté par la volonté de chacun et
la conviction intime qu’un chemin vers
une solution consensuelle, pacifique et bé­
néfique à toutes et à tous existe. Chacun
doit prendre ses responsabilités face à ce
rendez­vous. Le Sénat prendra naturelle­
ment les siennes. Comme l’a rappelé son
président, Gérard Larcher, il « est prêt à ac­
compagner ce processus ». p
Signataires : Philippe Bas est séna-
teur (LR), ancien président de la commis-
sion des lois ; François-Noël Buffet,
sénateur (LR), président de la commis-
sion des lois ; Hervé Marseille, sénateur
(Union centriste), rapporteur de la mis-
sion du Sénat sur l’évolution institution-
nelle de la Nouvelle-Calédonie ; Jean-
Pierre Sueur, sénateur (PS), ancien
président de la commission des lois

Nous, jeunes fonctionnaires, rêvons

d’une grande transformation écologique de la fonction publique
Les services de l’Etat doivent « impulser, conduire et accompagner la transformation » écologique, plaide un collectif de jeunes fonctionnaires

N
ul doute ne persiste aujourd’hui :
la crise écologique est bien réelle.
Et elle touche directement la
France et les Français, comme l’été
qui vient de s’achever nous l’a démontré,
entre sécheresse, canicules et feux de fo­
rêt, sur fond de ruptures d’approvision­
nement et de pénurie énergétique. Face à
l’urgence de repenser radicalement nos
manières de vivre, de produire et de
consommer, une partie de notre généra­
tion perd tout espoir de pouvoir transfor­
mer les structures existantes et choisit la
désertion. Comme elle, la France des par­
kings, la France du grand silence ne nous
fait pas rêver. Mais face à l’urgence écolo­
gique, nous, jeunes fonctionnaires,
avons plutôt choisi le service public.
Nous croyons en effet que le service pu­
blic, garant des valeurs qui font la fierté
de la France, est un lieu où doit s’inventer
une transformation écologique à la fois
ambitieuse et concrète. Il aura en effet
un rôle central pour impulser, conduire
et accompagner cette transformation.
Avec les plus de 5 millions de fonction­
naires qui l’animent, la sphère publique
sera le point de départ des politiques pu­
bliques qui entraîneront le reste de la so­
ciété. Au cœur de la vie des Français,
l’exemplarité de l’administration peut
aussi ouvrir la voie, démontrer que le
changement est non seulement possible
mais désirable, et inspirer nos conci­
toyens – tout en ayant un impact direct
significatif, puisque l’administration re­
présente 15 % des émissions françaises
de gaz à effet de serre.
Les services publics permettront que
le changement que nous appelons de
nos vœux, bien que radical, soit collec­
tif, accompagné et démocratique, trois
conditions indispensables à la réussite
de la transition. Collectif, car l’ampleur
du défi et son caractère systémique
impliquent que chaque acteur, citoyen,
privé ou public, prenne pleinement part
au changement. Accompagné, car cette
reconfiguration massive nécessitera des
efforts que seuls les pouvoirs publics
peuvent rendre supportables, pro­
gressifs et partagés. Démocratique, car
nous sommes conscients de la valeur
inestimable d’un régime politique où la
voix de chacun est entendue : pour
qu’elle reste humaniste, la transforma­
tion écologique devra se faire à l’écoute
IL FAUT OSER
ABORDER
LES PROBLÈMES
QUI, SÉDIMENTÉS
DEPUIS DES ANNÉES,
PARTICIPENT À
UN DÉSINTÉRÊT POUR
LE SERVICE PUBLIC
et dans le respect des droits de chaque
citoyen et citoyenne.
Mais, alors que les services publics de­
vront être considérablement renforcés
pour pouvoir mener à bien la transition,
le risque actuel est qu’à la crise écologi­
que s’ajoute celle de l’attractivité de la
fonction publique. Certains concours
d’accès voient leur nombre de candidats
décroître fortement, qu’il s’agisse de l’en­
seignement ou de l’administration. Le
secteur privé apparaît souvent plus at­
tractif, et pas seulement pour des raisons
financières : il semble innovant, réactif,
souple, en phase avec les enthousiasmes
contemporains. Et l’appartenance au
secteur public ne suffit plus à donner du
sens à l’action professionnelle d’une
génération en quête d’action collective et
de changements véritables.
Pour un engagement enthousiasmant
Dès lors, si la fonction publique ne par­
vient pas à remobiliser autour d’une ver­
sion fédératrice de l’intérêt général, elle
risque de se priver des talents et des éner­
gies indispensables pour relever les défis
colossaux auxquels la France fait face.
Des mesures très concrètes pourraient
permettre d’attirer massivement les jeu­
nes qui partagent notre énergie et notre
détermination en faveur de la transfor­
mation écologique, mais pas (encore) no­
tre enthousiasme pour le service public.
D’abord, il s’agit de faire explicitement
de chaque ministère, de chaque poste, de
chaque projet une réponse à l’urgence
écologique. Les fiches de poste propo­
sées dans la fonction publique pour­
raient ainsi présenter explicitement leur
contribution à la transition écologique.
Le respect des limites planétaires devrait
faire explicitement partie du nouveau
guide de l’action publique, et détrôner
ainsi la croissance économique et la ges­
tion exclusivement budgétaire des poli­
tiques publiques.
Ensuite, et dans le même élan, faire de
la contribution à la transformation éco­
logique un objectif pour chaque fonc­
tionnaire, et un critère d’évaluation et de
promotion, en valorisant celles et ceux
qui aident leurs structures à être plus
créatives, plus critiques et plus radicales.
Enfin, il faudrait oser aborder frontale­
ment les problèmes qui, sédimentés de­
puis des années, participent à un désinté­
rêt pour le service public : faible autono­
mie des agents ou des services, surcharge
de travail et multiplication des burn­out,
dévalorisation des fonctionnaires dans
les propos de certains responsables poli­
tiques, pauvreté des moyens et archaïsme
de certains outils et fonctionnements,
sans compter la violence de certaines
conditions de travail à l’hôpital, à l’école
ou chez les forces de l’ordre. Le change­
ment de modèle nécessaire à la transfor­
mation écologique est une occasion de
réinventer le modèle managérial de l’ac­
tion publique parce qu’il nécessite de la
créativité, de la transversalité et une ap­
proche collective plus responsabilisante.
Nous rêvons d’une grande transforma­
tion écologique de la fonction publique.
Et, comme nous, une grande partie des
jeunes professionnels brûlent de pou­
voir agir au service de l’intérêt général.
Aux acteurs publics, désormais, de leur
montrer qu’ils sont le lieu privilégié d’un
engagement enthousiasmant, radical et
nécessaire au combat du siècle. Le
Conseil national de la refondation des
services publics, qui se tiendra le 28 oc­
tobre, sera le moment de montrer non
seulement aux jeunes en quête de sens,
mais à la France tout entière, que le défi
de notre siècle est désormais au cœur de
la raison d’être d’une administration
créative et à l’écoute. p
Signataires :
Lucie Albagnac-Ricard, élève direc-
trice d’hôpital à l’Ecole des hautes
études en santé publique ; Adrien
Aristide, administrateur de l’Etat, Ins-
titut national du service public (INSP) ;
Cyril Cassagnaud, ingénieur en chef
territorial, Institut national des études
territoriales (INET) ; Jérémie
Choukroun, administrateur de l’Etat,
INSP ; Elsa Clerc, administratrice terri-
toriale, INET ; Raphaëlle Gresset,
administratrice de l’Etat, INSP ;
Joseph Halgand, auditeur de justice,
Ecole nationale de la magistra-
ture (ENM) ; Angel Prieto, ingénieur
du corps des Mines ; Jean-Baptiste
Turmel, ingénieur du corps des Ponts,
des Eaux et des Forêts
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022 idées | 31

SUD GLOBAL
refusent la logique des blocs, et le mouve­
ment des non­alignés, lancé à la conférence
de Bandung, en 1955, devient leur drapeau.
Alors que se dessine au mitan des années
1980 la fin de la guerre froide, la notion de
tiers­monde vacille. La mondialisation de­
vient peu à peu une réalité. Le terme « Sud »
est repris dans le titre du rapport de l’ONU
sur le développement inégal rendu en 1980
par la commission présidée par l’ancien
Désignant les pays autrefois dits « du tiers­monde », la notion regroupe chancelier allemand Willy Brandt. Une carte
les Etats du sud de la planète qui appellent à une coopération montre même la ligne censée séparer le Nord
riche d’un Sud encore en développement.
Sud­Sud et se revendiquent non alignés Elle court entre les Etats­Unis et le Mexique,
passe au milieu de la Méditerranée, remonte
vers les frontières de ce qui était encore
HISTOIRE D’UNE NOTION « Je préfère le mot “Sud”, tout court, sans ce
“global”, qui se réfère implicitement à la mon­
l’URSS, puis plonge plein sud et laisse au nord
l’Australie, la Nouvelle­Zélande et le Japon.
plus celle d’Occident. Il se revendique comme
l’expression de la production de savoir par les
subjectivités subalternes du monde globalisé
et en appelle à la coopération Sud­Sud.
La notion reste contestée. « Le Sud global in­
tègre aussi bien des pays africains très pauvres
que les grands émergents asiatiques. Cette hé­
térogénéité économique, politique, diplomati­
que rend le concept peu pertinent », explique
Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fonda­
tion pour la recherche stratégique. Le terme
continue néanmoins d’être repris. « C’est une
étiquette que ces pays du Sud revendiquent
pour eux­mêmes », souligne Michel Duclos,
conseiller spécial à l’Institut Montaigne.
Les références aux non­alignés sont
d’autant plus explicites que nombre de pays
de ce Sud global – dont la Chine, l’Inde et l’In­

M
ême si elle se réfère à l’un des
quatre points cardinaux, la no­
tion de Sud global n’est pas ex­
clusivement géographique ou
économique. La guerre en Ukraine a montré
le rôle croissant dans l’arène internationale
de cet ensemble de pays en voie de développe­
ment et émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amé­
rique latine. Une quarantaine d’entre eux, à
commencer par la Chine ou l’Inde, se sont
abstenus lors des votes à l’ONU condamnant
l’agression russe puis les annexions de quatre
régions. D’autres, plus nombreux, ont voté
pour ces résolutions. Mais ils se refusent à
prendre parti dans une guerre dont les plus
pauvres d’entre eux sont les victimes collaté­
rales à cause de l’explosion des coûts de l’éner­
gie ou des céréales. Le terme, longtemps can­
tonné au monde militant et à celui des cher­
cheurs, est désormais repris, y compris par les
think tanks occidentaux les plus prestigieux.
dialisation de l’économie, car il s’agit d’une no­
tion qui est essentiellement politique et qui le
devient de plus en plus, même s’il y a à pre­
mière vue peu de points communs au sein de
cet ensemble entre de grands émergents,
comme le Brésil ou l’Inde, et, par exemple, la
République centrafricaine », relève Bertrand
Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris,
auteur de Quand le Sud réinvente le monde (La
Découverte, 2018). Avant le Sud, il y eut le
tiers­monde, concept inventé par l’écono­
miste et démographe Alfred Sauvy dans un
article pour L’Observateur du 14 août 1952, ti­
tré « Trois mondes, une planète ». « Ce Tiers
Monde ignoré, exploité, méprisé comme le
Tiers Etat, veut, lui aussi, être quelque chose »,
concluait­il avec lyrisme. Forte de la référence
à la Révolution française, l’expression fut aus­
sitôt reprise. Le tiers­monde est hétérogène,
le tiers état l’était aussi. Les nouveaux Etats
asiatiques et africains nés des indépendances
Pillage des matières premières
La première occurrence de « Global South »
avec son sens actuel date de 1969, sous la
plume de Carl Oglesby, une des figures du
mouvement étudiant américain opposé à la
LE SUD GLOBAL, CE  guerre du Vietnam. « Des centaines d’années
SONT LES DOMINÉS  de domination des Etats­Unis sur le Sud global
ont convergé pour produire un ordre social in­
QUI S’OPPOSENT  tolérable », écrit­il dans la revue catholique li­
bérale Commonweal Magazine. L’expression
AUX DOMINANTS  commence à se diffuser à la fin des années
1990, d’abord par le mouvement altermon­
ET À UN NORD  dialiste, puis par les chercheurs en études dé­
GLOBAL, NOTION  coloniales. Le Sud global, c’est l’ensemble des
pays touchés par les effets néfastes de la
QUI REMPLACE  mondialisation qui subissent le pillage de
leurs matières premières et les politiques
CELLE D’OCCIDENT néocoloniales. Le Sud global, ce sont les do­
minés qui s’opposent aux dominants et à un
Nord global, notion qui remplace de plus en
donésie – avaient joué un rôle­clé dans ce
mouvement. La donne est néanmoins très
différente. « A l’époque, le Sud craignait d’être
écrasé par la bipolarité Est­Ouest. Ces pays se
sentent aujourd’hui plus forts. S’ils ne pensent
pas tous la même chose et ont parfois des inté­
rêts opposés, ils ont en commun une diploma­
tie fluide, passant des accords ponctuels avec
telle ou telle capitale en fonction d’objectifs
précis », décrypte Bertrand Badie. Ainsi l’Ara­
bie saoudite qui, en pleine guerre d’Ukraine,
passe un accord pétrolier avec la Russie pour
maintenir au plus haut le cours du brut mal­
gré les pressions de Washington. Ou la Tur­
quie d’Erdogan, membre de l’OTAN, qui
garde un canal de discussion avec Moscou et
n’applique pas les sanctions. L’heure est
aujourd’hui davantage, pour le Sud, au « mul­
ti­alignement », concept revendiqué par
l’Inde et qui connaît déjà un certain succès. p
marc semo

CHRONIQUE  | PAR JEAN­BAPTISTE FRESSOZ VIE DU MÉDECIN DES VIVANTS ET DES MORTS

Bruno Latour, le scientifique LIVRE Le docteur Eric Baccard a con­
duit sa première mission pour le
A chaque nouvelle exhumation
dont il fait le récit, l’expert

et l’intellectuel de l’écologie E xpert médico­légal, Eric

Baccard raconte dans ses
Mémoires l’histoire d’un
« médecin des vivants et des
morts ». Pendant plus de vingt
procureur du Tribunal pénal in­
ternational pour l’ex­Yougoslavie
en 1999. La politique d’épuration
ethnique en Bosnie­Herzégovine,
perpétrée par les troupes bosno­
médico­légal rappelle les peines
qui seront par la suite pronon­
cées contre les coupables, au
terme de longs procès. En 2006,
Eric Baccard crée le premier

P our les chercheurs de ma géné­

ration, historiens ou sociolo­
gues enquêtant sur les sciences
et les techniques, la lecture de Bruno
Latour fut un déclic. La Vie de labora­
toire (Sage, 1979 ; La Découverte, 1988)
et Pasteur : guerre et paix des microbes
(Métailié, 1984) proposaient une des­
cription extraordinairement rafraî­
chissante du travail scientifique. Loin
des abstractions épistémologiques,
son originalité fut d’étudier non pas la
« science » mais les pratiques scientifi­
ques, non pas le produit fini, mais le
travail de la preuve, non pas quelques
grands savants, mais la communauté
scientifique et ses institutions, et
d’utiliser pour cela la méthode ethno­
graphique : décrire et décrire encore,
les gestes, le travail instrumental, la
patiente stabilisation des phénomè­
nes, leur inscription dans des traces
matérielles et la transposition de ce
travail dans la forme particulière de
l’article scientifique.
Bruno Latour fut aussi un formida­
ble vulgarisateur : La Science en action
(La Découverte, 1989) reste une syn­
thèse inégalée des travaux en histoire
et en sociologie des sciences et des
techniques, un domaine dont il fut
l’une des figures tutélaires. C’est
ce Latour, ethnographe des sciences
et des techniques, qui est devenu la
« star » internationale que l’on con­
naît. Ce premier Latour était aussi ra­
dicalement empirique et matérialiste.
Ses positions étaient proches de celles
des historiens marxistes des sciences,
en particulier de Simon Schaffer et de
Steven Shapin : Nous n’avons jamais
été modernes (La Découverte, 1991) se
présentait comme une exégèse de
leur Leviathan et la pompe à air (Prin­
ceton University Press, 1985).
Le paradoxe est que, dans la
deuxième partie de sa carrière, celle
d’intellectuel public de l’écologie, La­
tour a abandonné cette méthode.
S’intéressant tardivement à la ques­
tion climatique et environnemen­
tale, il l’a abordée en philosophe et
historien des idées. Politiques de la
LATOUR A ÉTUDIÉ
EN IDÉALISTE LE PROBLÈME  décrire le travail des scientifiques reste
FONDAMENTALEMENT  confiance qu’ils méritent. p
MATÉRIEL QU’EST
LA CRISE CLIMATIQUE
nature (La Découverte, 1999) partait
du constat – historiquement faux –
que, la question environnementale
étant radicalement nouvelle, il fallait
refonder le politique. A la suite de Mi­
ans, le quotidien de cet expert sa­
voyard a été fait de fosses com­
munes, d’exhumations et de si­
tes de crimes tout autour du
globe. Pionnier de la médecine
serbes de Radovan Karadzic, a
laissé dans son sillage des dizai­
nes de charniers. « Les autopsies
succèdent aux autopsies, raconte
Eric Baccard, le lent travail de re­
département scientifique du
bureau du procureur de la Cour
pénale internationale.
« Nous sommes dimanche et la
morgue fait relâche », écrit­il en­
chel Serres et de son Contrat naturel NÉCROPOLES légale dans les procès internatio­ construction s’apparentant à une core dans Nécropoles, avec la dis­
(François Bourin, 1990), Latour com­ d’Eric Baccard, naux de criminels de guerre, il a macabre partie de puzzle. » tance apparente de ceux qui fré­
posa donc une nouvelle « Constitu­ L’Harmattan, passé sa vie à côtoyer et faire quentent la mort au quotidien.
tion » pour accueillir les « non­hu­ 420 pages, 32 euros « parler » les morts. « Notre mis­ « La morgue fait relâche » « Parfois, la dimension tragique de
mains » dans nos « collectifs ». En sion essentielle, à nous médecins A Orahovac, au Kosovo, il va diri­ l’événement dont nous révélons
France, dans les années 1990, l’écolo­ légistes, visait à rendre la parole ger la construction d’une mor­ progressivement l’ampleur insou­
gie semblait offrir un terrain de jeu aux victimes, écrit­il dans son li­ gue de campagne dans une an­ tenable submerge les barrières
pour une table rase philosophique, vre, à leur permettre un ultime té­ cienne usine de climatiseurs. Il psychologiques que la rigueur
un bon prétexte aussi pour se débar­ moignage porté par l’histoire que faut penser à tout : l’itinéraire des scientifique sait mettre en place »,
rasser des « vielles sciences sociales » relataient leurs blessures. » corps, la réfrigération, les gants poursuit­il, avant d’évoquer une
qui auraient négligé l’environne­ Les images de scientifiques en de plomb, les vestes de blocs. Il émotion « palpable », lorsque les
ment. Cela était intellectuellement combinaisons blanches sur les si­ y aura 1 400 examens post­mor­ housses mortuaires renferment
très excitant, bien plus sans doute tes des massacres en Ukraine ont tem pour cette seule morgue. des corps d’enfants. Face à la
que l’étude de la production et de ses marqué les esprits. Eric Baccard En mai 2002, Eric Baccard dé­ masse des cadavres, « il me sem­
conséquences. Le résultat était aussi emmène les lecteurs de Nécropo­ pose lors du procès de Slobodan ble parfois entendre les cris, les
abstrait et utopique : nulle part il les d’une morgue à l’autre à tra­ Milosevic. Son rapport tient dans plaintes, les supplications des vic­
n’était question de matière et de pro­ vers les conflits : Bosnie­Herzégo­ trente­huit classeurs, et porte sur times au fur et à mesure qu’aug­
duction, de consommation et d’éco­ vine, Kosovo, Côte d’Ivoire, Mali, douze sites d’exécution évoqués mente le décompte macabre de
nomie, d’entreprises et de machines, République démocratique du dans les accusations portées nos autopsies ». p
de capital ou de lobbys. Congo, Centrafrique, etc. contre l’ex­président yougoslave. stéphanie maupas
Choix de l’idéalisme
Ce choix de l’idéalisme ressortait
aussi dans Face à Gaïa (La Décou­
verte, 2015). Contre toute l’histoire
des sciences climatiques et environ­
Lola, acharnement médiatique | serguei
nementales, Latour ressuscitait la fi­
gure du génie solitaire et salvateur, en
l’occurrence James Lovelock, qui, avec
son hypothèse Gaïa, aurait accompli
une révolution scientifique et cosmo­
logique. Ces dernières années, les tra­
vaux de Bruno Latour avaient pris un
ton prophétique, la question environ­
nementale nécessitant à ses yeux
une forme de conversion, un senti­
ment d’appartenance à Gaïa.
Le paradoxe est donc que Latour a
étudié en matérialiste ces choses ap­
paremment immatérielles que sont la
science ou le droit, et qu’il a étudié en
idéaliste le problème fondamentale­
ment matériel qu’est la crise climati­
que. Ce paradoxe explique sans doute
ses prises de position contre la dé­
croissance, remplacée par l’injonction
floue d’« atterrir ». Bien heureuse­
ment, Latour n’a pas été un simple « in­
tellectuel de l’écologie » : il fut un scien­
tifique des sciences dont les écrits ont
marqué une génération de cher­
cheurs. Et pour les écologistes, ce sont
ses premiers travaux qui importent :
le meilleur moyen de leur accorder la
Jean­Baptiste Fressoz
est historien, chercheur au CNRS

32 | 0123
GÉOPOLITIQUE | CHRONIQUE
par g il l e s pari s
Le spectre
de l’« America first »
Q
u’adviendrait­il de
l’Ukraine si Donald
Trump occupait ac­
tuellement le bureau
Ovale de la Maison
Blanche ? En 2019, il avait été mis
en accusation par la Chambre des
représentants pour abus de pou­
voir, après avoir bloqué temporai­
rement une aide militaire desti­
née à Kiev. Il s’agissait alors pour
lui de forcer la justice ukrai­
nienne à ouvrir une enquête sur
son futur adversaire à la prési­
dentielle de 2020, Joe Biden.
Que serait­il advenu de l’Organi­
sation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) s’il avait été réélu
en 2020 ? L’ancien conseiller à la
sécurité nationale du républicain,
et désormais l’un de ses critiques
les plus acerbes, John Bolton a as­
suré dans ses Mémoires que ce
dernier aurait profité d’un se­
cond mandat pour en retirer les
Etats­Unis. Il n’avait, il est vrai, ja­
mais masqué son mépris pour
l’organisation transatlantique
avant même son arrivée au pou­
voir. Ancien diplomate, Richard
Haas, qui va prendre congé de la
direction du Council on Foreign
Relations, un cercle de réflexion
de Washington, n’avait­il pas qua­
lifié alors sa politique étrangère
de « doctrine du retrait » ?
Ces questions n’ont rien de rhé­
torique. Certes, aucun bulletin de
vote ne comportera le nom de Do­
nald Trump lors des élections de
mi­mandat, qui se tiendront aux
Etats­Unis le 8 novembre. Le trum­
pisme, en revanche, y figurera bel
et bien, y compris dans la déclinai­
son qui concerne la politique
étrangère : un nationalisme étroit,
dénué de toute préoccupation
morale, dans lequel les relations
avec les autres pays, quels qu’ils
soient, sont réduites à ce qu’elles
peuvent apporter à Washington,
indépendamment de valeurs
communes ou de liens histori­
ques partagés. Un cauchemar
pour les Européens qui ont espéré,
avec l’élection de Joe Biden, qu’une
parenthèse détestable s’était refer­
mée et pour longtemps.
Fardeau occidental
Il a suffi d’une phrase, prononcée
par le possible futur speaker (pré­
sident) de la Chambre des repré­
sentants, Kevin McCarthy, pour
que le spectre de l’« America
first », le slogan de Donald Trump,
vienne flotter sur le conflit ukrai­
nien. « Je pense que les gens vont se
retrouver dans une récession et
qu’ils ne vont pas faire un chèque
en blanc à l’Ukraine », a assuré l’élu
de Californie à un site d’informa­
tion politique de Washington.
« Nous voulons tous aider
[l’Ukraine]. En même temps, vous
savez, nous avons des problèmes
dans notre propre pays qui restent
non résolus, et nous n’avons
aucune idée du plan de l’adminis­
tration. Comme, quel est le but ?
Où allons­nous ? L’argent de nos
impôts est­il utilisé à bon es­
cient ? », a estimé en octobre Scott
Perry, le président du Freedom
Caucus qui rassemble les élus
parmi les plus trumpistes de la
Chambre. Si le Congrès basculait
dans le camp républicain au
1er janvier 2023, l’aide américaine
serait­elle drastiquement revue
à la baisse ?
Pendant le mandat de l’ancien
homme d’affaires, de 2017 à 2021,
les républicains du Congrès
étaient parvenus à préserver une
QUE SERAIT­IL  cas, la conséquence serait la
ADVENU DE L’OTAN 
SI DONALD TRUMP  à prendre en main la gestion d’un
AVAIT ÉTÉ RÉÉLU  conflit désormais considéré à
EN 2020 ?
0123
JEUDI 27 OCTOBRE 2022
RELANCER 
Ces dissensions ont des causes objectives. question des principes de concurrence au
LA DYNAMIQUE  L’invasion russe de l’Ukraine a fait voler en sein de l’UE. Même le rythme de la cons­
éclats les certitudes allemandes sur les­ truction européenne fait l’objet de débats.
DU DIALOGUE 
FRANCO­
quelles le pays avait bâti sa prospérité. En­
tre la fin de l’accès à une énergie peu chère
en provenance de Russie et la remise en
Quand Berlin défend un élargissement
vers l’est, Paris plaide pour un approfondis­
sement de l’intégration, sans craindre une
ALLEMAND cause de la paix en Europe, l’Allemagne doit
réinventer son modèle économique, tout
en improvisant un rôle géopolitique
Europe à plusieurs vitesses.
Ces divergences de vue arrivent au pire
moment, alors que Vladimir Poutine teste la
auquel elle avait renoncé après la capitula­ solidarité européenne et que le leadership
tion de 1945. Il s’agit d’un véritable séisme, franco­allemand est contesté au sein des
CERTAINES VOIX FONT  qui ne pouvait que rebattre profondément Vingt­Sept. Les pays baltes et la Pologne re­
les cartes de la relation avec la France. prochent à leurs deux puissants partenaires
DE LA COMPÉTITION  De fait, les sujets de discorde se sont accu­ leur manque de lucidité et leur modération
mulés ces dernières semaines, poussant au sur la menace russe, malgré les avertisse­
ENTRE LA CHINE  report inopiné du conseil des ministres ments qu’ils leur avaient adressés. La
ET LES ÉTATS­UNIS 
LA PRIORITÉ ABSOLUE 
DE WASHINGTON
A trois mois du soixantième anni­
versaire du traité de l’Elysée, qui a
scellé la réconciliation entre la
France et l’Allemagne, tout en jetant les ba­
ses de la coopération entre les deux pays,
franco­allemand prévu le 26 octobre. Dans
la défense, plusieurs projets communs font
du surplace, qu’il s’agisse de l’avion du futur
ou de la prochaine génération de chars. Le
projet de bouclier antimissiles conduit par
brouille au sein du tandem contribue à sa­
per sa crédibilité et sa légitimité pour don­
ner le ton de la politique européenne.
Il y a urgence à remettre à plat la relation
franco­allemande, quitte à se dire les choses
les relations bilatérales sont au point bas. l’Allemagne au sein d’un groupe de 14 pays, qui fâchent. Emmanuel Macron et Olaf
Emmanuel Macron n’a pas encore trouvé sans la France, qui mène le sien propre, a Scholz devaient s’y employer, mercredi
ligne traditionnelle en politique en la personne du chancelier Olaf Scholz le tendu encore un peu plus les relations. 26 octobre, lors d’un déjeuner à l’Elysée. En
étrangère qui faisait la part belle partenaire qu’il appelait de ses vœux, Dans l’énergie, Berlin bloque sur le prin­ dépit des tensions du moment, qui pour­
aux faucons et aux alliances. Une après le départ d’Angela Merkel, qui était à cipe d’un plafonnement du prix du gaz raient mettre un certain temps à se résorber,
écrasante majorité d’entre eux l’origine, avec lui, du plan de relance euro­ poussé par la France, tandis que Paris ne les obstacles ne sont pas infranchissables. Le
avait rejoint ainsi les démocrates péen. Les deux principaux moteurs de veut pas entendre parler d’un projet de ga­ discours du chancelier allemand prononcé à
pour réaffirmer leur soutien à l’Union européenne (UE) donnent même zoduc reliant l’Espagne au reste de l’Europe Prague en août avait suscité l’espoir en en­
l’OTAN dès 2017. Plus que jamais le sentiment de ne plus tirer dans le même pour alimenter l’industrie allemande. Sur trant en résonance avec plusieurs points
sous l’influence du président sens. Ce n’est pas seulement la solidité du le plan économique, la France n’a pas ap­ abordés par Emmanuel Macron quatre ans
battu en 2020, le Grand Old Party couple franco­allemand qui est en jeu, précié que le chancelier allemand dégaine plus tôt à la Sorbonne. C’est le moment de se
commence­t­il à baisser la garde ? mais aussi son rôle structurant au sein du sans prévenir un gigantesque plan de sou­ concentrer sur les convergences possibles
Les votes intervenus depuis l’in­ projet européen, qui est menacé d’affai­ tien à son économie de 200 milliards pour tenter de relancer une dynamique sans
vasion de l’Ukraine par l’armée blissement. d’euros, interprété comme une remise en laquelle l’UE risque de se déliter. p
russe témoignent en apparence
de la permanence de cette ortho­
doxie illustrée notamment par la
visite à Kiev en mai du chef de la
minorité républicaine au Sénat,
Mitch McConnell, dont Donald
Trump ne cesse justement de ré­
clamer la tête. Le même mois,
seulement 57 représentants (sur
206) et 11 sénateurs (sur 50) répu­
blicains avaient voté contre l’allo­ UN HORS-SÉRIE
cation d’une aide considérable de
40 milliards de dollars à
l’Ukraine. Au nombre de ces votes
se trouvaient néanmoins des fi­
gures parmi les plus bruyantes du
trumpisme : Lauren Boebert,
Marjorie Taylor Greene et Matt
Gaetz à la Chambre, Marsha Blac­
kburn, Josh Hawley ou Tommy
HORS-SÉRIE
Tuberville au Sénat.
Un travail de sape est pourtant
en cours dans les rangs républi­
cains, conduit simultanément
par l’ancien président, un in­
fluenceur aussi puissant que le
polémiste de Fox News Tucker
Carlson, dont les monologues
sont reproduits régulièrement
par les chaînes de télévision rus­
ses, ainsi que par des intellec­
tuels. Il s’agit notamment de ceux
du cercle de réflexion sans doute
le plus proche de Donald Trump,
le Claremont Institute. L’un de ses
membres, Michael Anton, ancien
de l’administration trumpiste, est
ainsi prompt à dénoncer dans le
cas de l’Ukraine une politique
étrangère dictée par une bureau­
cratie qui n’aurait de comptes à
rendre à personne et que Donald
Trump n’hésitait pas à présenter
comme un « Etat profond ».
Un autre cercle de réflexion,
l’Heritage Foundation, pourtant LES DIEUX DE L’ÉGYPTE ANCIENNE
défenseur d’un intervention­
nisme botté sous les mandats de
Ronald Reagan, de George H.
W. Bush et de George W. Bush, a
ajouté sa voix aux critiques de la
politique étrangère de Joe Biden.
« L’aide à l’Ukraine place l’Améri­
que en dernier », assurait ce think
tank au moment du vote de l’aide
massive, en mai. Toujours dans le
camp républicain, le courant li­
bertarien campe par ailleurs sur
son hostilité traditionnelle à tout
engagement militaire important LES SECRETS DE L’ÉGYPTE ANCIENNE DÉVOILÉS
des Etats­Unis à l’extérieur de
leurs frontières.
Cette opposition rassemble les A l’occasion des 100 ans de la découverte de la tombe de Toutankhamon,
voix qui considèrent que les
Etats­Unis ont trop longtemps «Le Monde» vous propose de redécouvrir l’histoire fascinante
supporté une part disproportion­
née du fardeau occidental, aux des principaux dieux de la mythologie égyptienne.
dépens de leurs propres intérêts.
Et celles qui font de la compéti­
Un hors-série de 124 pages richement illustré de peintures, d’objets,
tion entre grandes puissances d’infographies et de photographies de lieux pour certains disparus.
américaine et chinoise la priorité
absolue de Washington pour les
décennies à venir. Dans les deux CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
même pour la guerre en Ukraine :
un retrait ou un abandon améri­ 124 PAGES - 9,99 €
cain qui obligerait les Européens
Washington comme secondaire
ou périphérique. p