DIMANCHE 24 - LUNDI 25 MAI 2020

76E ANNÉE– NO 23443

2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
PASSE­MOI LE GEL, OU 
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO LES DÎNERS DE CONFINÉS
PAGE S 20- 21

Diplomatie : la fin du « soft power » américain ?
▶ La pandémie a porté un ▶ La fermeture des frontiè­ ▶ Trump s’était déjà ▶ Les Etats­Unis de ▶ La croyance en la supé­
coup sévère à l’influence res, y compris aux Euro­ dégagé de l’Unesco, de l’« America first » ne sont riorité du modèle
américaine dans le monde, péens, et la suspension l’Onusida, du pacte mon­ plus « la nation indispen­ américain s’effondre avec
et les Etats­Unis de Donald de la contribution à l’OMS dial sur les migrations et sable » définie en 1998 par la fin du « soft power »,
Trump sont aujourd’hui ont écarté Washington de des accords sur le climat la secrétaire d’Etat démo­ y compris aux Etats­Unis
plus isolés que jamais la coopération mondiale ou sur le nucléaire iranien crate, Madeleine Albright GÉOPOLITIQUE – PAGE S 16- 1 7

INÉGALITÉS Politique
La courbe du développe­
Didier Raoult, 
L’APPEL
ment pourrait s’inverser
pour la première fois de­
puis trente ans, selon l’ONU icône des 
PAG E 3
« antisystèmes »
TESTS
Les Français se ruent sur AU CHEF DE L’ÉTAT En dépit de ses amicales
relations avec le chef de
l’Etat, le professeur mar­

POUR SAUVER 
les tests sérologiques, en
dépit de la prudence ma­ seillais est devenu l’incar­
nifestée par les médecins nation d’une colère qui
PAG E 2 gagne le pays. Une étude
du « Lancet », pourtant,

LE LIVRE
Enki Bilal suggère que le traitement
OMS Manuel Carcassonne à base d’hydroxychloro­
Les faiblesses de l’Organi­ Didier Daeninckx quine peut être dangereux
sation mondiale de la Florence Delay PAGE S 6- 7
santé sont d’abord celles Don DeLillo
de ses Etats membres Annie Ernaux
PAG E 2
Antoine Gallimard
François Gèze
Municipales
QUARANTAINE
Marion Glénat
Hugues Jallon
Le second tour
Le Royaume­Uni impose ▶ « Lisez ! », avait conseillé ▶ Et 640 écrivains, scéna­ Pierre Lemaitre
Patrick Modiano
du scrutin est 
quatorze jours de strict
isolement à tous les voya­
Emmanuel Macron,
le 16 mars, pendant le
ristes, illustrateurs ou
dessinateurs rappellent
Guillaume Musso
Françoise Nyssen
prévu le 28 juin
geurs venant de l’étranger
PAG E 4
confinement. Plus de qu’ils n’ont pas droit, Véronique Ovaldé Sous réserve de l’évolu­
625 auteurs, éditeurs et eux, au chômage et Pierre Rosanvallon tion de la crise sanitaire,
libraires lui demandent qu’ils restent les grands Salman Rushdie Edouard Philippe a fait
AMÉRIQUE LATINE un plan de relance pour oubliés du dispositif Karine Tuil part, vendredi 22 mai, du
Avec le Brésil, le Pérou et le livre, oublié dans les d’aide à la culture Delphine de Vigan calendrier électoral décidé
le Mexique, le sous­conti­ par le gouvernement. La
nent est devenu l’épicen­
annonces présidentielles PAGE 2 9
droite et le PS sont soula­
tre de la pandémie gés, LFI et le RN réticents
PAG ES 3, 5 E T 18 -1 9 PAGE 8

Disparition Mory Kanté, « griot  Arabie saoudite

Le pardon peu
Confinement
électrique » d’Afrique de l’Ouest spontané des fils Le nombre d’IVG 
de Khashoggi
PAGE 15
hors délai
a augmenté
Télétravail Médecins et associations
Les risques de la demandent un allonge­
généralisation du ment temporaire de douze
travail à distance à quatorze semaines
PAGE 9
PAGE 12

Collèges DIX MINUTES

Tourisme DE CULTURE GÉNÉRALE
Le public bientôt L’urgence du  PAR JOUR
invité à redécouvrir
la vie de château retour à l’école 
CHEZ VOUS
PAGE 22 des élèves
en difficulté
Le 13 juillet 2007, place de la Bastille, à Paris. CLEMENS BILAN/AFP 1
ÉDITORIAL
deux mois après manu di­ l’Ouest, les maîtres de la parole et
La Seine­Saint­Denis et la
Meurthe­et­Moselle, deux
bango, « un autre baobab est
tombé » : le chanteur et musicien
de la mémoire. Il a fait découvrir
au grand public la kora, cette har­ HONGKONG ET  départements encore en
guinéen Mory Kanté est mort,
vendredi 22 mai, dans un hôpital
pe­luth à 21 cordes, s’est fait con­
naître dès 1971 avec le Rail Band de
L’AFFRONTEMENT  zone rouge, demandent la
réouverture des collèges Essai gratuit sur
de Conakry. Il n’avait que 70 ans. Bamako, et sa chanson Yéké Yéké, SINO­AMÉRICAIN pour éviter le décrochage
Surnommé « le griot électri­ en 1987, est devenue l’un des plus LeMonde.fr/memorable
que », Mory Kanté appartenait à grands succès internationaux. P AGE 30
des enfants les plus fragiles
cette caste de griots d’Afrique de PAGE 23 PAGES 10- 11
Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €,
Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
 CORONAVIRUS
2|
Covid­19 : la ruée sur les tests sérologiques
Les médecins, partagés sur leur intérêt, appellent à interpréter les résultats d’analyse avec prudence
L
es autorités ont beau inci­
ter à la prudence et les cer­
tifications françaises tar­
der à se matérialiser, les
tests sérologiques suscitent l’en­
gouement des particuliers, avec
ou sans ordonnance. Pour le cons­
tater, dans les grandes villes, il suf­
fit presque de traverser la rue : au
premier laboratoire d’analyses
médicales venu, il y a foule, la plu­
part des grands réseaux natio­
naux disposant désormais, depuis
quelques semaines, de stocks suf­
fisants de ces tests réalisables à
partir d’une simple prise de sang
et fournissant des résultats en un
à deux jours.
Savoir si l’on a été, oui ou non,
en contact avec le virus, même
sans symptômes, si cette grippe
harassante attrapée début mars
ou fin janvier n’était pas le Co­
vid­19, les raisons d’être curieux
ne manquent pas. Pour autant,
martèlent les pouvoirs publics,
une sérologie positive ne doit pas
être considérée comme un « pas­
seport d’immunité », au regard
des interrogations qui demeu­
rent sur la réponse immunitaire
au Covid­19.
« Depuis le 5 mai, le jour où l’on a
reçu les tests, ça n’arrête pas. On
aurait dit le premier jour des sol­
des », constate, dans le 4e arron­
dissement de Paris, une biolo­
giste ayant tenu à rester ano­
nyme, à la tête d’un laboratoire où
les files de patients et les journées
s’allongent, entre prélèvements
Covid­19 et début de rattrapage de
l’activité habituelle. Sur 120 pa­
tients journaliers, 40 % viennent
pour un test sérologique, estime­
t­elle. Le taux de positifs est d’en­
viron 6 %, comme pour les tests
PCR, ces prélèvements nasopha­
ryngés à partir desquels on dé­
tecte la présence du virus lui­
même, et non celle des anticorps.
Facturé 30 à 40 euros
« C’est beaucoup du diagnostic de
rattrapage, on paie aujourd’hui la
politique de ne pas dépister »,
ajoute la biologiste. Parfois aussi,
le test est un « gadget » que s’of­
frent les personnes qui en ont les
moyens, sans toujours avoir eu de
symptômes ni vu de médecin, re­
grette­t­elle. Le test, facturé 30 à
40 euros, n’est pas remboursé
pour le moment, sauf pour les
soignants – la Haute Autorité de
santé (HAS) s’est toutefois pro­
noncée, dans un avis publié mer­
credi 20 mai, pour le rembourse­
ment de deux types de tests, sur
prescription médicale et dans des
cas précis (diagnostic complé­
mentaire ou de rattrapage, soi­
gnants).
Face à la pandémie, l’OMS démontre son rôle crucial… et ses limites
L’institution a su mobiliser politiquement et financièrement, mais elle se heurte au manque d’engagement de ses Etats membres
ANALYSE
A situation inédite, réponse
inédite. La pandémie de
Covid­19, qui continue de
se propager, a contraint la 73e As­
semblée mondiale de la santé
(AMS) à se tenir sous forme vir­
tuelle, les 18 et 19 mai. Elle a égale­
ment été inhabituelle par un con­
texte qui en faisait aussi l’occasion
pour les Etats­Unis et la Chine de
poursuivre leur bras de fer.
Dès le 14 avril, Donald Trump an­
nonçait le gel de la contribution
américaine à l’Organisation mon­
diale de la santé (OMS). Les Etats­
Unis se sont finalement ralliés – à
quelques importantes réserves
près – à la résolution promue par
l’Union européenne et adoptée
par consensus, qui inclut la mise
sur pied « au plus tôt » d’une « éva­
luation indépendante de la riposte
Dans un
laboratoire
de biologie
médicale, à
Boulogne­
Billancourt
(Hauts­de­
Seine),
vendredi
22 mai.
RAFAEL
YAGHOBZADEH
POUR « LE MONDE »
Dans un quartier moins cossu
du 12e arrondissement, place Félix­
Eboué, l’affluence n’est pas moin­
dre. La plupart des laboratoires
proposent des tests quantitatifs
s’appuyant sur la méthode éprou­
vée Elisa (des automates de labo­
ratoire détectent la quantité des
anticorps anti­SARS­CoV­2 dans le
sérum sanguin) et respectent les
critères de performance énoncés
par la HAS.
Le téléphone sonne : « Oui, ma­
dame, c’est sur prise de sang, par
contre ce n’est pas remboursé. »
Schéhrazade Sbahi, biologiste mé­
dicale, estime à plus d’une cen­
taine le nombre de tests quoti­
diens. « Il y a ceux qui veulent re­
prendre le boulot, revoir la famille
et les grands­parents, ceux qui doi­
vent voyager ou se déplacent dans
leur pays d’origine », dit­elle. La
rentrée des classes a aussi amené
son lot de parents inquiets, venus
faire tester leur enfant.
Le laboratoire du 4e arrondisse­
ment a ainsi accueilli une famille
dont les parents ont eu de lourds
sanitaire internationale coordon­
née par l’OMS ». Cela n’a pas empê­
ché le président américain
d’adresser, le 18 mai, un ultima­
tum : si l’OMS n’engage pas dans
les trente jours des améliorations
substantielles, Donald Trump ren­
dra permanent le gel temporaire
de la contribution des Etats­Unis
et remettra en cause leur apparte­
nance à l’institution.
Même chez les partisans du
multilatéralisme, les critiques ont
été nombreuses à l’égard du direc­
teur général de l’OMS, Tedros Ad­
hanom Ghebreyesus, et de son
souci de ne pas froisser la Chine,
d’où est partie l’épidémie due au
SARS­CoV­2. Certes, Pékin a réagi
et coopéré bien plus vite que lors
de l’apparition du SRAS en 2002.
Cela méritait des encourage­
ments, mais sans doute pas des
louanges sans réserve. La Chine a
symptômes, l’un d’eux a été testé
positif par test PCR (prélèvement
nasal). Ce mois­ci, ils ont fait tester
leurs trois enfants : sérologie né­
gative. Venu aussi se faire tester,
ce couple qui a fêté le déconfine­
ment en dînant avec un ami, pour
apprendre deux jours plus tard
que ce dernier avait déclaré des
symptômes et était positif au Co­
vid­19. Pour ces derniers, ce sera
donc un test PCR, précise la biolo­
giste chargée de leur suivi, qui
doit régulièrement renvoyer chez
eux des gens symptomatiques ve­
nus à tort pour une sérologie.
« Faussement rassurant »
La HAS, dans sa série d’avis, a réaf­
firmé la prééminence des tests
PCR comme outil privilégié de dia­
gnostic pour toute personne pré­
sentant des symptômes ou pour
les « cas contacts ». Elle reste pru­
dente sur la sérologie, qui n’est
praticable qu’à partir de quatorze
jours après les premiers symptô­
mes, le temps que des anticorps
aient pu se former, et rappelle
renvoyé l’ascenseur : au premier
jour de l’AMS, Xi Jinping a appelé à
accroître le soutien politique et fi­
nancier à l’institution, et a salué la
contribution du « Dr Tedros ».
L’investigation « indépendante
et impartiale » à venir – une fois la
pandémie maîtrisée – sur la ri­
poste au Covid­19 dressera l’inven­
taire de la réponse internationale
dont Tedros Adhanom Ghebreye­
sus a souligné qu’elle « inclut, mais
sans y être limitée, les performan­
ces de l’OMS ». Une pierre dans le
jardin des Etats membres.
La direction de l’OMS n’est pas ir­
réprochable, mais a moins à rou­
gir de sa gestion de cette crise sans
précédent que ses prédécesseurs
face à la pandémie de grippe A
(H1N1) ou à l’épidémie d’Ebola en
Afrique de l’Ouest. L’institution a
piloté la réponse mondiale. Elle a
mobilisé politiquement et finan­
qu’une sérologie positive ne ga­
rantit pas de protection contre le
virus ni ne permet de dire si l’on
est contaminant.
Cédric Carbonneil, chef du ser­
vice d’évaluation des actes profes­
sionnels de la HAS, maintient cet
appel à la prudence : « Il n’y a pas de
raison que les patients se rendent
dans un laboratoire sans avoir vu
au préalable un médecin qui va sta­
tuer sur l’examen clinique et pres­
crire le test adéquat », dit­il.
Quant à l’espoir, compréhensi­
ble, de connaître son degré de pro­
tection face au virus : « La réponse,
aujourd’hui, est que l’on ne sait pas,
on n’a pas de garantie que, s’il y a
présence d’anticorps, on sera pro­
tégé contre une réinfection ulté­
rieure. Il ne faut pas qu’il y ait cette
volonté de se rassurer, parce que ça
va être faussement rassurant », ex­
plique M. Carbonneil.
A l’Institut Curie, l’immunolo­
giste clinique Olivier Lantz recon­
naît d’emblée que les tests sérolo­
giques sont entourés de confu­
sion et que « trouver des anticorps,
cièrement, adopté une communi­
cation moderne, joué son rôle de
conseiller scientifique et techni­
que pour les pays, éditant une cen­
taine de documents et élaborant
des recommandations. Elle a aussi
identifié et sécurisé des stocks de
matériel médical et de protection
individuelle, expédiés aux pays
les plus vulnérables.
Contributions fléchées
Parce qu’elle est une organisation
multilatérale, l’OMS peut jouer un
tel rôle. Aucune autre instance in­
ternationale ne pourrait y préten­
dre. La pandémie de Covid­19 dé­
montre que l’OMS souffre avant
tout du manque de volonté politi­
que de ses Etats membres de ré­
sorber ses faiblesses. Elle pourrait
encore mieux coordonner les ef­
forts de recherche sur les tests, les
médicaments et les vaccins contre
Selon une
biologiste,
« c’est beaucoup
du diagnostic
de rattrapage. On
paie aujourd’hui
la politique de
ne pas dépister »
c’est une chose, savoir s’ils sont pro­
tecteurs, c’en est une autre ». Cette
capacité neutralisante reste
d’ailleurs l’objet de recherches.
Toutefois, estime­t­il, « que des
gens qui ont eu des symptômes en
région parisienne, où la prévalence
dépasse sans doute les 10 %, aient
envie de savoir s’ils l’ont eu, c’est
parfaitement légitime ».
Déplorant une communication
fondée sur des arguments d’auto­
rité, voire sur la peur, il ajoute :
« C’est une vérité provisoire,
comme toujours en science, mais
le Covid­19. Ce n’est pas l’OMS
mais ses Etats membres qui se
sont déchirés à jouer le chacun
pour soi, même quand ils apparte­
naient à l’Union européenne.
Elle pourrait aussi être l’avocat le
plus éloquent et influent, exigeant
que les outils indispensables à la
lutte contre le Covid­19 soient ac­
cessibles à tous et équitablement
répartis. La résolution adoptée par
consensus lors de l’AMS évoque à
propos des vaccins la « mise en
commun volontaire de brevets et
d’octroi volontaire de licences de
brevets pour faciliter un accès ra­
pide, équitable et économique­
ment abordable à ces produits ».
C’est un pas en avant, mais une
OMS renforcée pourrait œuvrer à
ce que ce mécanisme soit élargi
aux traitements et aux tests.
La plus grande limite de l’institu­
tion est le manque d’engagement
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
c’est cela qu’il faut expliquer, plutôt
que de dire qu’il ne faut surtout pas
faire de sérologie parce que vous al­
lez croire que vous êtes protégé
alors que vous ne l’êtes pas. »
Dans les mois qui viennent, son
équipe va suivre la sérologie de
2 500 volontaires de l’institut de
recherche et tenter de répondre à
quelques questions cruciales :
dans quelle mesure des asympto­
matiques ont­ils été en contact
avec le virus, combien de temps
les personnes touchées vont­elles
garder leurs anticorps et, enfin,
celles qui en possèdent sont­elles
protégées en cas de deuxième ex­
position au virus ?
Huit cent soixante­dix em­
ployés ont déjà été prélevés, avec
« différents niveaux d’exposi­
tion ». Si les pouvoirs publics res­
tent réticents à inclure plus lar­
gement les tests sérologiques
dans leur arsenal, selon Olivier
Lantz, pour comprendre ce qu’il
se passe, « la sérologie, c’est la clé
de tout ». 
julie carriat
des Etats membres dans un multi­
latéralisme plus profond, qui fe­
rait d’elle une agence internatio­
nale forte et indépendante, mieux
dotée et donc moins tributaire de
contributions volontaires, par les­
quelles les donateurs – publics et
privés – flèchent leur financement
sur un programme spécifique.
Une OMS rénovée disposerait de
moyens de faire appliquer plus
strictement les dispositions juridi­
ques telles que le règlement sani­
taire international par les Etats
membres. En contrepartie, ces
derniers pourraient exiger que
l’OMS corrige ses travers bureau­
cratiques et assainisse sa gouver­
nance, afin que ses bureaux régio­
naux connaissent la même réno­
vation qui s’impose. Les Etats se­
raient en droit de la juger sur les
résultats obtenus. 
paul benkimoun
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
L’épidémie creuse les
inégalités dans le monde
Les Nations unies s’alarment des conséquences
de la crise du Covid­19 sur l’accès à la scolarisation et
appellent notamment à résorber la fracture numérique
genève ­ correspondance
L
e Covid­19 est une lame de
fond. A la crise sanitaire,
politique et sociale, il faut
ajouter celle du dévelop­
pement humain, alertent les ex­
perts du Programme des Nations
unies pour le développement
(PNUD) dans leur rapport, rendu
public mercredi 20 mai. Créé
en 1990, l’indice de développe­
ment humain (IDH) mesure con­
jointement l’accès à l’éducation, à
la santé et le niveau de vie. Il
connaît un « déclin rapide et sans
précédent » du fait de la crise du co­
ronavirus, notent les auteurs.
« Le monde a connu de nombreu­
ses situations critiques au cours des
trente dernières années, notam­
ment la crise financière de 2007­
2009. Chacune a durement touché
le développement humain, mais
dans l’ensemble, les gains de déve­
loppement ont progressé d’une an­
née sur l’autre », analyse Achim
Steiner, administrateur du Pro­
gramme des Nations unies pour le
développement (PNUD).
« Le pire plongeon » depuis 1929
Mais pour la première fois depuis
trente ans, la courbe du dévelop­
pement pourrait s’inverser sous
les effets conjugués d’une crise
sanitaire d’ampleur historique,
qui a mis à l’arrêt des pans entiers
de l’économie mondiale, du sys­
tème éducatif et révélé les fragili­
tés des services de santé, y com­
pris dans les pays développés.
Au Chili, le virus progresse et alimente la colère sociale
Des manifestations ont éclaté dans les banlieues de Santiago pour dénoncer l’insuffisance des aides de l’Etat face aux difficultés économiques
buenos aires ­ correspondante
S ur la plaza Italia, épicentre
de la contestation qui a
éclaté fin octobre 2019 à
Santiago pour réclamer une so­
ciété moins inégalitaire, les mes­
sages lumineux projetés par un
groupe d’artistes militants sur la
façade des immeubles ne parlent
plus de « dignité », mais désormais
de « faim », en référence à la situa­
tion que traversent les quartiers
pauvres de la ville en raison du co­
ronavirus.
Mi­mai, des manifestations ont
éclaté dans plusieurs communes
de banlieue de la capitale, des di­
zaines de Chiliens bravant le con­
finement pour dénoncer l’insuffi­
sance des aides de l’Etat face aux
difficultés économiques provo­
Epidémie de Covid-19 : situation au 22 mai, 14 heures
DÉCÈS EN FRANCE HOSPITALISATIONS...
28 289
Personnes
hospitalisées
depuis le 1er mars
dont 17 944 à l’hôpital
et 10 345 en Ehpad
RÉANIMATION ET SOINS
INTENSIFS
1 701 2 972
771
18 mars 22 mai
Infographie Le Monde Sources : Santé publique France, Johns Hopkins University
La baisse de l’indice
de développement
humain « revient à
effacer tous les
progrès réalisés
ces six dernières
années », écrivent
les chercheurs
La tendance à la baisse de l’in­
dice de développement humain
est telle « qu’elle revient à effacer
tous les progrès réalisés ces
six dernières années », écrivent les
chercheurs. En matière d’éduca­
tion, les conditions actuelles sont
équivalentes « aux niveaux obser­
vés pour la dernière fois au milieu
des années 1980 », s’alarment­ils.
Et encore, ces estimations ne tien­
nent pas compte des effets indi­
rects de la crise sur les femmes et
les filles, plus durement touchées
en termes de précarité salariale et
scolaire, d’accès aux soins et de
violences domestiques.
« Nous nous attendions à des
chiffres de ralentissement, mais
pas à un tel niveau », reconnaît
Heriberto Tapia, chercheur au
Bureau du rapport sur le déve­
loppement humain du PNUD. La
rapidité avec laquelle les tendan­
ces se sont inversées souligne la
profondeur de la crise : « En jan­
vier 2020, le FMI [Fonds moné­
taire international] estimait une
quées par la pandémie. Le gouver­
nement a annoncé la distribution
de 2,5 millions de colis alimen­
taires et déployé un revenu d’ur­
gence familial pour les familles
pauvres, de l’ordre de 65 000 pe­
sos (74 euros) par personne. Un
montant « insuffisant pour per­
mettre à ces familles de vivre cor­
rectement », dénonce Marco Kre­
merman, économiste du think
tank Fundación Sol.
Après avoir semblé relative­
ment épargné par la propagation
du virus en mars et en avril, le
Chili a finalement été rattrapé par
l’épidémie : au 22 mai, ce pays de
18 millions d’habitants comptait
près de 62 000 cas confirmés de
Covid­19 et recensait 630 décès.
Les hôpitaux sont au bord de la
saturation, atteignant un taux
... PAR DÉPARTEMENT pour 100 000 habitants
de 50 à 89,5
de 25 à 50
Moins de 25
17 383
Nouvelles admissions
journalières
263
18 mars 22 mai
augmentation de revenu par ha­
bitant dans 160 pays. Trois mois
plus tard, à la mi­avril, le Fonds re­
voit ses prévisions : 170 pays
connaîtront une baisse de revenu
par habitant. » Conséquences, les
auteurs du rapport estiment que
le revenu mondial par habitant
devrait chuter de 4 % en 2020. Si
ce chiffre se confirme, il consti­
tuerait « le pire plongeon de l’acti­
vité économique depuis la Grande
Dépression » de 1929.
Les pays les plus vulnérables se­
ront les plus touchés par cette
crise économique. Selon des pro­
jections du FMI, le nombre de per­
sonnes vivant dans une extrême
pauvreté devrait augmenter de
40 à 60 millions et le monde
pourrait compter entre 14 et
80 millions de personnes sous­
alimentées supplémentaires.
Mais les effets à long terme de la
crise seront ressentis par l’ensem­
ble des économies. La crise finan­
cière de 2008 est à ce titre éclai­
rante. Plus d’une décennie plus
tard, les PIB nationaux sont tou­
jours en deçà des prévisions qui
avaient précédé ce choc financier
mondial. Les objectifs de dévelop­
pement durable ont été, eux
aussi, durablement affectés par le
ralentissement économique.
Dans l’immédiat, la crise du Co­
vid­19 est particulièrement aiguë
dans le domaine de l’éducation,
qui connaît la plus forte inversion
de tendance de son histoire. A la
mi­avril, 1,7 milliard de jeunes en­
tre 5 et 17 ans n’avaient plus accès
d’occupation de 95 % des lits en
soins intensifs dans la région de
Santiago. Le président de droite
Sebastian Piñera et son gouverne­
ment, qui avaient encouragé dès
la fin avril la réouverture des cen­
tres commerciaux et la reprise du
travail présentiel, ont dû faire
marche arrière le 13 mai en pla­
çant, pour la première fois, l’en­
semble de la région de Santiago –
où vivent 7 millions de personnes
– en confinement.
Classe moyenne vulnérable
Cette mise à l’arrêt forcée entraîne
une importante perte de revenus
pour les familles les plus vulnéra­
bles, dans un pays où plus de 30 %
des actifs travaillent dans le sec­
teur informel. « Si la société chi­
lienne n’était pas si inégalitaire, les
Bilan quotidien
Un recul sans précédent de l’indice de développement
humain (IDH) depuis le début des années 1990
Evolution annuelle de la valeur de l’IDH dans le monde, en %
1 Crise financière mondiale
de 2008-2009
0,5
0 faible et intermédiaire.
1993 95 2000 05
− 0,5
Estimation du recul du niveau
de développement humain
−1
− 1,5
L’IDH est établi à partir de l’espérance de vie, du niveau
d’éducation et du niveau de vie de chaque pays.
−2
* Projections
à l’école dans 147 pays, et les inéga­
lités se creusent faute d’un accès
équitable à Internet. Si 86 % des
jeunes sont déscolarisés dans les
pays pauvres, c’est le cas pour
uniquement 20 % d’entre eux
dans les pays riches. Mais les
auteurs s’efforcent de rester opti­
mistes : « Si les conditions d’accès à
l’école étaient rétablies, les capaci­
tés liées à l’éducation rebondi­
raient immédiatement. »
« Victimes indirectes »
Sur les questions de santé, le re­
cul est net : selon les chiffres ac­
tualisés à la mi­mai 2020, le Co­
vid­19 fait quotidiennement plus
de morts que le paludisme, le
sida, les suicides et les accidents
de la route. Dans les pays riches
et situés à l’épicentre de l’épidé­
mie, les décès dus au coronavirus
pourraient dépasser ceux liés au
cancer ou aux maladies cardia­
ques. Les experts du PNUD s’alar­
ment des conséquences en cas­
cade sur la mortalité maternelle
et infantile dans les pays à faible
revenu et à revenu intermé­
diaire. Ils estiment que 6 000 en­
familles qui souffrent de la faim ac­
tuellement ne seraient pas dans
cette situation », indique Rodrigo
Herrera, économiste du Pro­
gramme des Nations unies pour le
développement (PNUD) au Chili.
L’indice de développement hu­
main élaboré par le PNUD classe
pourtant le Chili régulièrement
en tête des pays d’Amérique du
Sud, « en compétition avec l’Uru­
guay, précise M. Herrera. Il y a eu
de grandes avancées réalisées en
termes d’augmentation des reve­
nus et d’accès à la santé et à l’édu­
cation. Mais il y a toujours énor­
mément d’inégalités ».
Le taux de pauvreté, de 9,8 %
en 2019 selon la Commission éco­
nomique pour l’Amérique latine
(Cepal), peut sembler bas en com­
paraison de ses voisins comme la
DANS LE MONDE
Nombre de décès et
Guadeloupe
Martinique
Mayotte
La Réunion
96 007
Guyane
80 000
coronavirus | 3
10 15 * 2020*
– 1,8
Infographie : Le Monde Source : PNUD
fants sont en danger de mort
chaque jour et dans les six pro­
chains mois, notamment du fait
du ralentissement des program­
mes de vaccination.
En outre, le rapport s’inquiète
des effets indirects et souvent
ignorés des crises, auxquels le
Covid­19 ne devrait pas faire ex­
ception. Ainsi, l’impact du virus
Ebola − qui avait durement
frappé l’Afrique de l’Ouest
en 2014 et 2018 − sur l’indice de
développement humain a été lar­
gement sous­estimé, selon les
experts onusiens, pour qui
« l’épidémie a fait plus de victimes
par des voies indirectes que par le
virus Ebola lui­même ».
Les auteurs du rapport souli­
gnent le contexte particulier dans
lequel cette crise a frappé : un
monde « plus riche que jamais,
mais confronté à de profondes
fractures en matière de développe­
ment humain » qui risquent en­
core de se creuser. Si l’impact du
Covid­19 est mondial, le déclin du
développement humain constaté
à l’échelle planétaire « se fera
beaucoup plus durement sentir
Bolivie, où il dépasse les 32 %. Mais
la classe moyenne chilienne reste
très vulnérable : 11,5 millions de
personnes sont endettées et la
moitié des salariés déclarés perçoi­
vent des revenus insuffisants pour
maintenir une famille au­dessus
du seuil de pauvreté. « Au moindre
choc, ces personnes basculent dans
la pauvreté », indique M. Herrera.
Le taux de chômage, de 8,2 % au
premier trimestre, pourrait forte­
ment augmenter avec le Covid­19,
selon Marco Kremerman, pour
qui « cette crise sanitaire accélère la
crise économique et va générer da­
vantage de précarité ».
De quoi alimenter le mouve­
ment social coupé en plein élan
par l’épidémie. Le 26 avril, les Chi­
liens auraient dû participer à un
référendum sur l’élaboration
rapport pour 100 000 habitants
9 212 morts Belgique
28 628 Espagne
36 475
Royaume-Uni
32 616 Italie
28 289 France
3 925 Suède
Etats-Unis
21 048 Brésil
8 228 Allemagne
3 249 Russie
40 000 0
dans les pays en voie de développe­
ment, qui auront plus de mal que
les pays riches à faire face aux
retombées sociales et économi­
ques ». Pour en atténuer les effets,
le PNUD recommande la mise en
œuvre d’approches axées sur
l’équité. Par exemple, la réduction
des disparités concernant l’accès
à Internet pour les pays à revenu
Selon une étude américaine ba­
sée sur la géolocalisation des por­
tables, les habitants des quartiers
huppés ont été plus rapides à
adopter le réflexe du télétravail.
Dans les quartiers les plus pau­
vres, le confinement a été plus
tardif et très partiel, faute d’acti­
vité professionnelle permettant
le télétravail, mais parfois aussi
faute d’accès à Internet. Mettre un
terme à la fracture numérique
permettrait de réduire les inégali­
tés en matière d’éducation, de
santé et de revenu en facilitant
l’école numérique, la téléméde­
cine et le télétravail. Dans le do­
maine de l’éducation, l’accès à In­
ternet pour tous aurait pour effet
de réduire de deux tiers le nom­
bre d’enfants non scolarisés en
raison de la fermeture des écoles.
« Beaucoup d’incertitudes »
Cette solution est « réalisable »,
estiment les chercheurs, mais
nécessiterait d’investir environ
100 milliards de dollars (92 mil­
liards d’euros) – soit 1 % des plans
budgétaires qui ont été décidés
pour relancer les économies
post­Covid.
Les experts considèrent qu’avec
cette mesure, le déclin de l’indice
de développement humain pour­
rait être divisé par deux. « Il y a en­
core beaucoup d’incertitudes sur
l’impact futur et durable de cette
crise, estime M. Tapia, l’un des
auteurs du document. Mais ce
rapport doit lancer le débat et per­
mettre aux pays les moins déve­
loppés d’anticiper les crises à venir,
et aux pays les plus riches de tra­
vailler à une meilleure coopéra­
tion internationale. » 
marie bourreau
d’une nouvelle Constitution pour
remplacer celle du dictateur
Augusto Pinochet, texte pilier du
système néolibéral inégalitaire.
Mais le scrutin a été repoussé en
octobre et les manifestations sont
interdites en raison du coronavi­
rus. « La mobilisation s’est cons­
truite autour de la colère face aux
résultats injustes du modèle éco­
nomique, indique M. Kremer­
man. Mais de nombreuses person­
nes avaient encore leur emploi à ce
moment­là. Aujourd’hui, les reve­
nus sont menacés et les Chiliens ne
savent comment payer leurs det­
tes. Si de nouvelles mesures ne sont
pas prises, le mouvement pourrait
reprendre avec davantage de force
dès que les mesures sanitaires se­
ront levées. » 
aude villiers­moriamé
81 décès / 100 000 hab.
61 72
55
54
42
39
29
10
10
81
2
0 20 40 60 80 100
 0123
4 | coronavirus DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Boris Johnson impose la quarantaine aux arrivants

Paris, qui espérait une exemption, envisage des mesures de réciprocité après la décision britannique

londres ­ correspondante
Quel intérêt

L
e Royaume­Uni prend en­
fin des mesures drasti­
ques à ses frontières,
après s’être distingué en
Europe par une approche étonne­
ment libérale (elles sont restées
largement ouvertes jusqu’à pré­
sent, même au plus fort de l’épidé­
mie). Priti Patel, la ministre de l’in­
térieur, a confirmé, vendredi
22 mai, qu’un isolement strict de
quatorze jours s’imposerait à par­
tir du 8 juin à tous les voyageurs
arrivant dans le pays, quelle que
soit leur nationalité – y compris les
Britanniques – et leur moyen de
transport (avion, train ou ferry).
La France « regrette » la décision
britannique, a fait savoir, ven­
dredi soir, le ministère français de
l’intérieur. Paris, qui espérait une
exemption, a aussi annoncé que
« les voyageurs en provenance du
Royaume­Uni, quelle que soit leur
nationalité, seront invités à effec­
tuer une quatorzaine lorsque la
mesure britannique (…) entrera ef­
fectivement en vigueur ».
Cette quarantaine est « vitale »
pour éviter une deuxième vague
de l’épidémie « dévastatrice », a in­
sisté Mme Patel, « alors que le
monde commence à émerger de ce
que nous espérons être le pire de
l’épidémie, nous devons limiter les
risques d’infections importées de
l’étranger ». Vendredi soir, le bilan
officiel des morts du Covid­19
dans le pays était de 36 393. Le R0,
le taux de reproduction du virus,
c’est­à­dire le nombre de person­
nes qu’un malade infecte, se situe
« entre 0,7 et 1 dans le pays », a pré­
cisé Patrick Vallance, le conseiller
scientifique en chef de Downing
Street, « ce qui signifie que l’épidé­
mie se contracte ».
Une mesure « imbécile »
Après avoir brièvement étudié
l’exemption des voyageurs ve­
nus de France, le gouvernement
britannique a choisi l’option
maximaliste : seuls ceux arrivant
d’Irlande, de l’île de Man ou des
îles anglo­normandes pourront
échapper à l’isolement, en raison
de la Common Travel Area
(« zone commune de voyage »).
Sont aussi exemptés de quaran­
taine les scientifiques, les person­
nels diplomatiques établis au
Royaume­Uni, les équipages et
conducteurs de trains, d’avions et
de bateaux, les professions médi­
cales « impliquées dans la lutte
contre le coronavirus », les doua­
niers, les policiers et les routiers –
afin de ne pas menacer le trafic
de passer
la frontière
s’il faut s’isoler
deux longues
semaines
au retour ?
commercial de la Manche, un axe
vital pour le pays. Et les saison­
niers : malgré la campagne « Pick
for Britain », visant à attirer les
Britanniques aux champs, les
agriculteurs du pays réclament de
pouvoir accueillir un quota de
10 000 saisonniers autorisés – es­
sentiellement roumains et bulga­
res – pour aider aux récoltes.
Les aéroports britanniques de­
vraient enfin imposer le port du
masque et pratiquer des tests de
température – le port du masque
est déjà obligatoire sur les ferries
et dans l’Eurostar. Les personnes
arrivant au Royaume­Uni de­
vront faire connaître l’adresse à
laquelle elles comptent s’isoler.
La police pourra effectuer des vi­
sites de contrôle. Une amende de
1 000 livres sterling (1 117 euros)
sera infligée en cas de non­res­
pect de la quarantaine en Angle­
terre (l’Ecosse, l’Irlande du Nord
ou le Pays de Galles pourront dé­ A l’aéroport d’Heathrow, dans la banlieue de Londres, le 22 mai. TOLGA AKMEN/AFP
finir leurs propres amendes).
Pendant quatorze jours, pas
question d’aller à l’école, au tra­ dredi, insistant cependant sur le pour étudier une exemption en­ le PDG de Ryanair, qui la redoutait ger. Auditionné par la commis­
vail, d’emprunter les transports fait que la mesure est « tempo­ tre les deux pays. En réalité, du déjà depuis quelques jours, décla­ sion parlementaire des affaires
en commun ou de visiter des raire » et « soumise à révision tou­ côté français, il s’agissait surtout rait mi­mai à la chaîne ITV que la intérieures vendredi 22 mai,
proches… tes les trois semaines ». de gagner du temps, Downing quarantaine était une mesure Tony Smith, un ex­responsable
La quarantaine devrait accom­ « Le gouvernement va continuer Street ayant très rapidement fait « imbécile » et « que les gens ne la des douanes britanniques, s’est
pagner la stratégie de traçage pro­ à étudier d’autres options, notam­ savoir que la France serait traitée respecter[aient] pas ». dit « surpris » que les mesures de
mise par le premier ministre, Bo­ ment des accords de ponts aériens comme les autres pays. « On es­ quarantaine ne soient pas inter­
ris Johnson, au 1er juin : 18 000 avec des pays ayant eux aussi de père que cette quarantaine ne va Absence de « leadership clair » venues plus tôt.
« traceurs » ont déjà été recrutés, faibles taux de transmission », a pas durer », glissait une source pa­ Si l’intérêt de la quarantaine « [J’ai] vécu pas mal d’épidémies,
assure Downing Street. En revan­ précisé Mme Patel. « Nous ne fer­ risienne vendredi soir. quand l’épidémie se contracte dont celles du SRAS ou de la grippe
che, l’application de traçage pour mons pas nos frontières », a ajouté Le secteur aérien, très durement n’est pas contesté par les épidé­ aviaire, a­t­il déclaré. La réponse
smartphones testée depuis trois la ministre de l’intérieur. Un touché par la crise, regrettait miologistes, la stratégie du gou­ logique était qu’on introduise des
semaines dans l’île de Wight ne groupe de travail avait été mis en bruyamment les mesures britan­ vernement britannique inter­ contrôles sanitaires dans les ports
semble pas donner entière satis­ place avec Paris il y a quinze jours niques vendredi. Michael O’Leary, roge. Outre qu’il a décrété un con­ et aux frontières. Les aéroports ont
faction et pourrait ne pas être finement une bonne semaine la possibilité de travailler avec les
prête en temps voulu. après le reste des pays européens, douanes pour isoler les vols, seg­
Pourrons­nous partir en vacan­
ces d’été ? C’est la première ques­
Un conseiller de Boris Johnson accusé le 23 mars, il n’a jusqu’à présent
envisagé aucune mesure stricte à
menter les passagers à leur arrivée
[en fonction des villes de départ]
tion que se posaient nombre de d’avoir enfreint le confinement ses frontières. Le trafic aérien a et de procéder à des tests. »
Britanniques et les expatriés ven­ L’un des principaux conseillers de Boris Johnson, Dominic Cum- certes baissé de 99 % par rapport à Le Prix Nobel de médecine 2001,
dredi soir. Quel intérêt de passer mings, a violé les règles du confinement, ont indiqué les quoti- la même époque en 2019, mais Sir Paul Nurse, a fait une sortie en­
la frontière s’il faut s’isoler deux diens Daily Mirror et The Guardian, vendredi 22 mai. M. Cummings l’aéroport d’Heathrow est resté core plus remarquée, vendredi à la
longues semaines au retour ? Va­ a quitté son domicile londonien pour s’installer chez ses parents, à ouvert ce printemps, sans prati­ BBC, estimant que le pays « attend
t­il falloir se faire une raison et re­ Durham, dans le nord-est du pays, alors qu’il présentait les symp- quer aucun contrôle sanitaire. désespérément un leadership
découvrir le charme désuet des tômes du Covid-19, ont-ils affirmé. L’opposition a demandé une Début avril, Dominic Raab, le clair » dans cette crise. Directeur
stations balnéaires nationales, explication. La police à Durham a confirmé avoir été informée le ministre des affaires étrangères, exécutif de l’Institut Francis­Crick,
délaissées depuis des décennies 31 mars que quelqu’un était arrivé de Londres. A cette date, le gou- expliquait qu’il était important cette sommité a dénoncé un gou­
au profit de Chypre, de la Costa vernement de M. Johnson demandait à la population de ne sortir de laisser les aéroports ouverts vernement resté « beaucoup trop
Brava ou du sud de la France ? que pour subvenir à ses besoins essentiels et exigeait de ceux qui pour assurer le bon retour des sur la défensive ». 
Mme Patel n’a rien promis ven­ présentaient des symptômes de ne pas sortir de chez eux. Britanniques rapatriés de l’étran­ cécile ducourtieux

Une approche à géométrie variable dans les pays frontaliers

Plusieurs Etats imposent des mesures de restriction en prévoyant de les lever au début de la saison touristique

L e Royaume­Uni n’est pas le

premier Etat voisin de la
France à mettre en place
une quarantaine à l’arrivée sur
son territoire. Au plus fort du con­
finement, tandis que Londres
avait laissé ouvertes ses frontiè­
res, certains pays, comme l’Alle­
magne et l’Italie, y ont déjà eu re­
cours de manière plus ou moins
drastique, tout en plaçant sous
étroit contrôle – voire en fer­
mant – leurs frontières. Au con­
traire, d’autres Etats limitrophes, à
l’instar de la Belgique, du Luxem­
bourg et de la Suisse, n’y songent
pas. L’enjeu est tel que les respon­
sables français surveillent de près
les projets de leurs homologues.
Un pays, l’Espagne, a précédé le
Royaume­Uni pour introduire ce
dispositif à l’heure du déconfine­
ment. Depuis le 15 mai, tous les
voyageurs qui franchissent les
frontières depuis l’étranger, y
compris les citoyens espagnols,
sont obligés de rester en quaran­
taine durant deux semaines. Seuls
les travailleurs transfrontaliers, les
personnels de transport, les équi­
pages de bateaux et d’avions et les
soignants sont exemptés de cet
auto­confinement de 14 jours.
Dans les aéroports, les passagers
doivent se soumettre à un con­
trôle de température, répondre à
un questionnaire de santé et rem­
plir un formulaire incluant
l’adresse du domicile où ils passe­
ront leur période de quarantaine.
Ils ne peuvent en sortir que pour
faire des courses indispensables,
et toujours avec un masque. Pour
le gouvernement de ce pays lour­
dement frappé par le virus, « l’évo­
lution favorable de la situation épi­
démiologique impose de renforcer
les mesures de contrôle » et la qua­
rantaine serait « un principe de pré­
caution nécessaire ».
Cette mesure durera au moins
jusqu’à la fin de l’état d’alerte, qui
vient d’être prolongé jusqu’au
7 juin. Et sans doute au­delà. « Il est
important que d’ici la fin du proces­
sus de désescalade, fin juin, l’Espa­
gne agisse avec rigueur et appa­
raisse comme une destination
sûre », souligne une source offi­
cielle, qui insiste sur le fait que le
dispositif vise « les citoyens Espa­
gnols et les résidents qui reviennent
de l’étranger », puisque les frontiè­
res sont fermées aux touristes.
« Après deux mois de confinement
strict, il ne serait pas compréhensi­
ble que le pays n’applique aucun
Depuis le 15 mai,
les voyageurs
qui franchissent
les frontières
espagnoles sont
tenus à deux
semaines
de quarantaine
contrôle à ceux qui viennent de l’ex­
térieur », ajoute­t­il. Y compris aux
plus de 110 000 Français résidant
en Espagne. Quant au secteur tou­
ristique, même si la quarantaine
ne devrait pas être appliquée
quand les frontières rouvriront, il
s’inquiète du message dissuasif
adressé aux 84 millions de visi­
teurs venus en 2019 en Espagne.
En Allemagne, l’heure est au con­
traire à la levée de ces procédures.
Une quarantaine de deux semai­
nes a été imposée, le 9 avril, aux
personnes arrivant dans le pays
après avoir séjourné plusieurs
jours à l’étranger. Au grand soula­
gement des pays voisins, dont la
France, les travailleurs frontaliers
n’étaient pas concernés par ce dis­
positif. Mais une brèche supplé­
mentaire a été ouverte, depuis, par
le tribunal administratif de Basse­
Saxe qui, saisi par un justiciable de
retour de vacances en Suède, a es­
timé qu’une quarantaine ne pou­
vait être imposée qu’à certaines
conditions, en fonction de l’état de
santé d’une personne ou de son
exposition à un risque sanitaire,
mais que toute mesure générale
de quarantaine était attentatoire
aux libertés individuelles.
L’Italie allège les restrictions
Depuis ce jugement, rendu lundi
11 mai, plusieurs Länder ont pro­
cédé à des assouplissements. A
l’instar de la Rhénanie­du­Nord­
Westphalie et de la Rhénanie­Pala­
tinat, qui ont décidé de ne plus ap­
pliquer cette quarantaine aux
voyageurs venant d’autres pays de
l’Union européenne ou du Royau­
me­Uni. Des assouplissements
approuvés par le ministre fédéral
de l’intérieur, Horst Seehofer, qui a
conseillé aux autres Länder – à qui
appartient le pouvoir de décision
en la matière – de ne plus imposer
désormais de quarantaine qu’aux
voyageurs venant d’Etats hors UE.
L’Italie est aussi en train d’allé­
ger les restrictions, après avoir en­
registré plus de 32 000 morts. De­
puis la mise en place du confine­
ment généralisé et son extension
progressive, début mars, toute ar­
rivée sur le territoire est condi­
tionnée au respect d’une période
de deux semaines d’isolement,
dont ne sont dispensées que les
personnes effectuant un court sé­
jour dans le pays – moins de
soixante­douze heures.
Ces restrictions sont appelées à
disparaître à partir du 3 juin, du
moins en ce qui concerne les res­
sortissants de pays membres de
l’UE, selon les annonces faites par
le premier ministre Giuseppe
Conte. Ce dernier est tenté d’accé­
lérer le mouvement de réouver­
ture pour sauver la saison touris­
tique. L’ouverture des frontières,
sans quarantaine imposée, peut
en effet replacer son pays sur la
carte des destinations de l’été.
Une manne précieuse pour limi­
ter l’ampleur de la récession. 
service europe
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 coronavirus | 5

Au Mexique, « AMLO » déconfine Le Pérou, deuxième pays

d’Amérique latine
en plein pic de l’épidémie le plus touché par le virus
Andres Manuel Lopez Obrador lance une reprise de l’activité par étapes, Malgré des mesures drastiques depuis neuf
semaines, le pays enregistre des taux alarmants
accélérée sous la pression de Washington, qui suscite la controverse
lima ­ correspondance masque a été rendu obligatoire.
mexico ­ correspondance l’autre. En outre, le plan prévoit tests sérologiques (0,6 test pour Dans un premier temps, l’effort a
Le temps presse

L
a confusion règne au
Mexique, où le prési­
dent, Andres Manuel Lo­
pez Obrador (« AMLO »),
pour l’économie
mexicaine en
berne, dont 80 %
que la construction, les mines et
la fabrication d’équipements de
transport soient désormais con­
sidérées comme des « activités es­
sentielles », accélérant la réouver­
1 000 habitants). Si M. Lopez­Ga­
tell, porte­voix de la stratégie du
gouvernement, reconnaît que
les chiffres réels de contagions
sont huit fois plus importants
D ans une région du monde
en passe de devenir le
nouvel épicentre mon­
dial du virus, a averti l’Organisa­
tion mondiale de la santé (OMS),
semblé payant. Entre les mois de
mars et d’avril, la courbe des con­
tagions et des morts n’augmente
que faiblement. Et puis, à partir de
la mi­avril, les chiffres soudaine­
lance un plan de sortie de confi­ ture des usines. Une exigence du que les cas confirmés officielle­ avec plus de 500 000 cas diagnos­ ment s’emballent. Outre l’aug­
nement en plein pic de l’épidé­
des exportations président américain, Donald ment, d’autres experts estiment tiqués, le Pérou est devenu le pays mentation massive des tests qui
mie. Le pays comptait, vendredi sont destinées Trump, soucieux de relancer qu’il y a jusqu’à 25 fois plus de le plus touché derrière le Brésil en en fait un des pays qui contrôlent
22 mai, 62 527 cas confirmés l’économie des Etats­Unis, dépen­ contaminés, souvent sans symp­ Amérique du Sud. Et ce, malgré le plus, la hausse brutale de la pan­
et 6 989 décès. Certaines munici­
au marché dante de la chaîne de production tômes mais contagieux. neuf semaines de quarantaine et démie tient à plusieurs facteurs.
palités, épargnées par le virus, ont américain mexicaine. En tête, le secteur En outre, la gestion atypique de des mesures drastiques prises dès « Les Péruviens ont tenu quatre se­
été autorisées à reprendre leurs automobile, qui produit une la crise par « AMLO » brouille le le 15 mars – une date où le pays maines [de confinement], mais
activités. Mais la capitale prévoit grande partie de ses pièces déta­ message sanitaire. Le président comptait moins d’une centaine de dans un pays où 70 % de la popula­
de leur emboîter le pas seulement De quoi permettre une réouver­ chées au Mexique. D’autant que avait brandi, mi­mars, des amu­ cas et aucun mort. « Nous vivons tion vit du travail informel, les
à partir du 15 juin. Un déconfine­ ture graduelle, ordonnée et pru­ l’entrée en vigueur du nouveau lettes protectrices, dont un trèfle une situation dramatique, certains gens ont été obligés de sortir pour
ment à géométrie variable, accé­ dente, des activités selon les zones traité de libre­échange entre les à six feuilles, contre le virus du hôpitaux d’Amazonie ou du nord ne pas mourir de faim », explique
léré sous la pression du voisin affectées différemment par le deux voisins et le Canada est tou­ Covid­19. Depuis, il a renoncé à du Pérou se sont totalement effon­ Ciro Maguiña Vargas.
américain, qui suscite la contro­ virus. » Treize des trente­deux jours maintenue au 1er juillet. ses bains de foule mais refuse drés. Il manque de l’oxygène, des
verse sur une seconde vague pos­ Etats concentrent plus de 70 % toujours d’imposer des mesures lits, des médecins… », alerte Ciro Carences du système de santé
sible de contagions. des cas de contagion. Gestion atypique coercitives de confinement. Maguiña Vargas, médecin infec­ Le gouvernement a certes réagi
« Pas de malentendu, a tempéré, Le plan de déconfinement pré­ Le temps presse aussi pour l’éco­ « Rien par la force, martèle­t­il. tiologue de l’université Cayetano­ en débloquant des aides pour les
mercredi, « AMLO ». Il faut rester à voit un code de quatre couleurs nomie mexicaine en berne, dont Le pari est celui de la responsabi­ Heredia de Lima et vice­président familles les plus vulnérables. Une
la maison car la campagne de – rouge, orange, jaune et vert – en 80 % des exportations sont desti­ lité de chacun. » du Collège médical du Pérou. première allocation de 760 soles,
“saine distance” continue. » Ce fonction de l’intensité de la trans­ nées au marché américain. Pour­ Pour Guillermo Torre, recteur Les derniers chiffres officiels environ 200 euros, a été distri­
jour­là, le Mexique passait la barre mission du virus. Baptisées « mu­ tant Mexico et Washington ont de la faculté de médecine de sont alarmants. Le nombre de buée à 2,8 millions de foyers. Mais
des 6 000 morts dus au Covid­19. nicipalités de l’espérance » par décidé, le 19 mai, de maintenir fer­ l’université Tec de Monterrey, « la malades du Covid­19 a passé la l’effort a été jugé insuffisant,
Le lendemain, le pays comptait AMLO, 269 villes et villages, qui mée leur frontière commune, un légèreté d’AMLO face à la crise a barre des 100 000, pour une po­ d’autant que nombreuses per­
2 973 contagions supplémentai­ ne présentent pas de contagion, mois supplémentaire, à tout « dé­ laissé place à une stratégie cohé­ pulation de 32 millions d’habi­ sonnes n’entrant pas dans le ca­
res, un record, devenant aussi le sont invités, depuis le 18 mai, à un placement non essentiel » en re­ rente. Sa campagne de distancia­ tants. On compte à ce jour plus de dre des recensements se sont re­
10e pays du monde avec le plus de retour à la normale, avant le reste gard des risques de contagion. tion sociale [lancée dès le stade 2 3 200 morts. Quelque 7 545 pa­ trouvées sans aucune ressource.
morts (6 510) liés au virus, selon du pays. Du 18 au 30 mai, les « Cela prouve bien que le plan de de l’épidémie] a permis d’aplanir tients sont hospitalisés, dont 901 Une allocation universelle a été
l’université Johns­Hopkins. secteurs économiques élabore­ déconfinement d’AMLO est préci­ la courbe épidémiologique pour en soins intensifs. Selon plusieurs mise en place quelques semaines
Ces chiffres contrastent avec ront des protocoles sanitaires pité, déplore Diego Ontanon, mé­ moins saturer les hôpitaux. Mais sources, le décompte officiel des plus tard. Mais elle n’a été pour le
l’optimisme d’« AMLO », qui ré­ (port du masque, distance physi­ decin infectiologue à l’hôpital son empressement à déconfiner décès ne serait que la pointe de moment versée qu’à 140 000 per­
pète que « la pandémie a été que, contrôles de température…) ABC de Mexico qui traite des cas risque de provoquer une seconde l’iceberg : les chiffres devraient sonnes sur les 6,7 millions de
domptée », permettant « le retour permettant leur possible reprise de Covid­19. Avec ses hôpitaux vague de contagions. » être multipliés par trois, quatre, foyers concernés. A Lima, on es­
à une nouvelle normalité. » Et son d’activités progressive, validée saturés, la capitale ne sera pas Les « municipalités de l’espé­ voire neuf selon les régions. time que plus de 1 million de per­
vice­ministre de la santé, Hugo par les autorités. prête à la mi­juin, loin de là ! rance » restent particulièrement D’après les spécialistes sanitai­ sonnes ont perdu leur emploi au
Lopez­Gatell Ramirez, de décla­ A partir du 1er juin, la troisième D’autant que le nombre de conta­ exposées. Selon l’indice du Cen­ res, le pic de la pandémie pourrait premier trimestre 2020.
rer : « Les mesures de distanciation étape autorisera certaines zones gions est sous­évalué. » Comme tre mexicain d’écologie indus­ être atteint ces prochains jours La vague épidémique a aussi jeté
physique prises depuis le 23 mars à atténuer les mesures sanitaires, d’autres spécialistes, M. Ontanon trielle, 60 % de leurs habitants selon les régions. Le sud du pays a une lumière crue sur les carences
ont réduit de 74 % les contagions. en passant d’une couleur à s’inquiète du faible recours aux ont plus de 60 ans ou sont at­ été pour le moment relativement du système de santé. « Avec 4 % du
teints de maladies chroniques épargné contrairement au nord et produit intérieur brut consacré à la
qui les rendent plus vulnérables à la région amazonienne, où le santé, le Pérou est un des pays
Le nouveau ministre de la santé bolivien limogé face au virus. « Ces régions rurales
disposent d’un réseau hospitalier
système de soins est au bord de la
rupture. Près de 83 % des cas se
d’Amérique latine qui a investi le
moins dans le secteur, déplore Ciro
très vétuste », s’inquiète M. Torre. concentrent dans à peine cinq ré­ Maguiña Vargas. Il manque plus de
le désormais ex­ministre de la santé, ouverte par le parquet bolivien devra établir à Au point que les autorités locales gions, dont Lima, la capitale. Face 11 000 spécialistes, les hôpitaux
Marcelo Navajas, sera resté en poste seulement quel échelon le surcoût a été opéré alors que plu­ de l’Etat d’Oaxaca (sud­ouest), à cette situation inquiétante, le sont vieux et délabrés, le nombre de
quarante­deux jours. Assez pour provoquer un sieurs intermédiaires ont pris part à l’opération. qui compte la plupart des « mu­ chef de l’Etat, Martin Vizcarra, lits est largement insuffisant. » Une
scandale au sein du gouvernement bolivien. Médecin chirurgien de 61 ans, Marcelo Nava­ nicipalités de l’espérance », ont vient de prolonger, vendredi manière de rappeler les différen­
Arrêté mercredi 20 mai, il a été démis de ses jas avait suivi une spécialisation en pneumolo­ refusé de relancer l’activité éco­ 22 mai, l’état d’urgence dans tout ces criantes entre les régions.
fonctions par la présidente par intérim Jeanine gie à Paris dans les années 1980. Il avait pris la nomique avant le 1er juin. Même le pays jusqu’au 30 juin. A Iquitos, capitale de l’Amazonie
Añez. Il est soupçonné d’avoir acheté 170 respi­ tête du ministère de la santé en pleine crise réticence dans les Etats voisins Mais comment expliquer un ta­ péruvienne, dans le nord du pays,
rateurs artificiels à une entreprise espagnole, sanitaire après la démission, le 8 avril, de son du Chiapas et du Guerrero, où les bleau si sombre quand le prési­ les infrastructures sont défaillan­
pour un surcoût de 3,4 millions de dollars. Le prédécesseur Anibal Cruz. Il est son tour rem­ écoles n’ont pas rouvert. dent péruvien, contrairement à tes et les équipements de protec­
matériel était en plus inadapté aux unités de placé par Eidy Roca, la vice­ministre de la santé, Pour calmer les esprits, la Com­ son homologue brésilien Jair Bol­ tion quasi absents de cette ville
soins intensifs pour lesquelles il était destiné. troisième ministre de la santé depuis la mission contre les risques sani­ sonaro, a pris l’épidémie au sé­ d’un demi­million d’habitants.
Les respirateurs en question avaient été proclamation du gouvernement transitoire de taires (Cofrepris) vient d’autori­ rieux et adopté des mesures On ne compte que deux hôpitaux
achetés en urgence début mai au fabricant espa­ Mme Añez, le 12 novembre 2019. ser trois tests sérologiques rapi­ drastiques saluées par la commu­ et seulement 25 médecins encore
gnol GPA Innova par le biais d’intermédiaires, à Le scandale fragilise un peu plus le gouverne­ des pour détecter plus mas­ nauté médicale ? Le pays a fermé actifs dans le centre hospitalier ré­
un prix de 28 080 dollars l’unité alors que ce type ment de Jeanine Añez déjà ébranlé par les criti­ sivement les malades. Selon dès la mi­mars ses frontières ter­ gional. Le personnel soignant a
matériel coûte en réalité entre 6 540 et ques pour sa gestion de la crise, ses adversaires M. Torre, « Il faut aller vite sinon restres, interdit les transports in­ payé un plus lourd tribut à la pan­
8 000 dollars. Pour cette opération, l’Etat boli­ dénonçant son autoritarisme. La Bolivie a enre­ une nouvelle vague de contagions terprovinciaux et imposé un con­ démie : au moins treize médecins
vien devait débourser la somme totale de gistré plus de 5 000 cas de Covid­19 et 215 décès, obligera le gouvernement à re­ finement strict. Un couvre­feu est et deux infirmières ont succombé
4,7 millions de dollars, financée par la banque selon le dernier bilan officiel.  confiner. »  même entré en vigueur tous les au virus ces dernières semaines. 
interaméricaine de développement. L’enquête am. ch. frédéric saliba jours dès 18 heures et le port du amanda chaparro

En Algérie, les autorités durcissent le confinement pour l’Aïd

Le gouvernement veut éviter que cette fête familiale aggrave la propagation de l’épidémie qui s’est accélérée pendant le ramadan

alger ­ correspondance tés locales ont explicitement de­ boutiques, et certains refusent de hôpitaux », affirme un soignant de cile, car leur état de santé est jugé
mandé aux habitants d’éviter les Dans la capitale, laisser entrer les clients sans mas­ l’hôpital Mustapha­Pacha, le plus suffisamment bon. Depuis le

J’ ai appelé mes frères et sœurs

et je leur ai dit de ne pas
venir me voir. Mais j’espère
que mon fils pourra quand
même traverser la ville avec sa
femme pour être là. » Sofia, fonc­
tionnaire, va, pour la première fois
de sa vie, fêter l’Aïd, la célébration
de fin du mois de ramadan, seule
avec son mari et ses enfants. Cette
fête, qui a lieu dimanche 24 et
lundi 25 mai en Algérie, est tradi­
tionnellement un moment où les
familles rendent visite à plusieurs
de leurs proches. Mais, dans le ca­
dre de la lutte contre l’épidémie de
Covid­19, les autorités ont interdit
tous les déplacements de véhicule
et durci le couvre­feu, qui s’éten­
dra de 13 heures à 7 heures, spécia­
lement pour ces quarante­huit
heures. Dans la capitale, les autori­
« regroupements familiaux » et les
« contacts sociaux ».
En Algérie, 575 personnes sont
officiellement mortes du Co­
vid­19, dont 19 personnels hospi­
taliers, selon un dernier bilan éta­
bli le 21 mai. Depuis le mois de
mars, les écoles, les mosquées et
les cafés sont fermés, les trains, les
taxis et les transports en commun
sont à l’arrêt et un couvre­feu est
en place. Par ailleurs, le port d’un
masque devient obligatoire dans
les espaces publics et les commer­
ces à partir de dimanche.
Nouveaux bilans
Si les autorités sont inquiètes de
l’impact que pourrait avoir l’Aïd
sur l’évolution de la pandémie,
c’est parce que pendant le mois de
ramadan, le nombre de contami­
les autorités
locales ont
demandé aux
habitants d’éviter
les « contacts
sociaux »
nations s’est accéléré. Certains
commerces avaient l’autorisation
d’ouvrir à nouveau, mais, le 3 mai,
devant les nouveaux bilans, pâtis­
series, salons de coiffure, bouti­
ques de vêtements et de tissus ont
été sommés de refermer leurs
portes. Dans le centre de la capi­
tale, de nombreux commerces
limitent le nombre de clients pré­
sents simultanément dans les
que. D’autres ont tracé un mar­
quage au sol pour maintenir une
distance de sécurité. Alger est
l’une des régions où le nombre de
contaminations quotidiennes est
le plus important.
« Le week­end du 15 mai, plusieurs
hôpitaux de la capitale ont cons­
taté une hausse de cas suspects qui
se sont présentés, et certains ser­
vices étaient pleins. Certains pa­
tients, dont les cas étaient légers,
ont été renvoyés chez eux pour faire
de la place », témoigne un mé­
decin spécialiste de l’ouest de la ca­
pitale, qui explique aussi que la re­
prise de l’activité de certains ser­
vices, qui étaient jusque­là consa­
crés au Covid­19, a réduit le
nombre de lits disponibles. « Il y a
eu une augmentation de cas, mais
ce n’est pas la catastrophe dans les
grand établissement de la ville.
Le protocole thérapeutique mis
en place par les autorités algé­
riennes consiste à hospitaliser la
plupart des patients présentant
des symptômes de la maladie, as­
sociés à un test sanguin positif ou
à un scanner thoracique mon­
trant des signes de contamina­
tion. Ils sont alors placés sous un
traitement de chloroquine ou
hydroxychloroquine. Les patients
« souffrant de maladies cardiovas­
culaires » et ceux ne tolérant pas
le traitement se voient adminis­
trer un traitement d’antiviraux,
« utilisé dans le traitement des in­
fections par VIH », expliquait à la
presse Mohamed Yousfi, chef de
service des maladies infectieu­
ses de l’hôpital de Blida. D’autres
sont mis sous traitement à domi­
début de l’épidémie, plus de
13 000 personnes ont eu accès
au traitement.
Les chiffres des autorités mon­
trent une hausse continue du
nombre de nouveaux patients
placés sous traitement depuis le
26 avril. Le 20 mai, ils étaient
502 nouveaux patients, selon le
communiqué quotidien du mi­
nistère de la santé. Ce chiffre est le
plus élevé depuis mi­avril, pé­
riode à partir de laquelle les auto­
rités ont commencé à communi­
quer ces données. Mais tous les
cas ne sont pas graves. Le 21 mai,
seuls 32 patients étaient en réani­
mation, plus de 4 000 personnes
jugées guéries, et le nombre de
décès quotidiens restait inférieur
à 10 depuis un mois. 
zahra chenaoui
 0123
6 | coronavirus DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Le professeur
Raoult, héraut
des « antisystèmes »
L’infectiologue marseillais, qui a mis au point
un traitement controversé contre le Covid­19, est
récupéré par les politiques locaux et nationaux

C’
est devenu une icône. Le
professeur Didier Raoult
est plus qu’un médecin :
il est désormais vu par
une partie des Français,
notamment hors de Pa­
ris, comme l’arme antisystème par excel­
lence. Le symbole d’une colère qui a gagné
le pays pendant les deux mois de confine­
ment dus à la pandémie de Covid­19. Un peu
comme si le directeur de l’institut hospitalo­
universitaire Méditerranée Infection de
Marseille (IHU) – qui n’a pas donné suite
aux sollicitations du Monde – était devenu
le porte­parole de « ceux d’en bas », alors
même que ses relations avec le chef de l’Etat
semblent au beau fixe et que les deux hom­
mes se sont rencontrés en avril. Son traite­
ment – controversé – à base d’hydroxychlo­
roquine est encore vu comme un espoir de
guérison, et ce malgré plusieurs études
montrant sa faible efficacité.
La France du professeur Raoult a une capi­
tale : Marseille. Lundi 11 mai, lors du premier
jour de déconfinement, un camion publici­
taire sillonne la ville. Il déverse une musi­
que tonitruante qui fait se retourner les ra­
res passants. Sur ses deux écrans vidéo ap­
paraît soudain le portrait géant de Didier
Raoult, cheveux, barbe et blouse blanche, air
pénétré du chercheur. Une légende en let­
tres capitales accompagne la photo : « Mar­
seille et le reste du monde vous aiment et
vous soutiennent Professeur Raoult. »
« AURA DE THAUMATURGE »
L’initiative, due au propriétaire d’une
agence de publicité locale, soigné il y a un
an à l’IHU après avoir contracté la fièvre Q ,
n’est pas qu’un coup de buzz. « Didier est le
seul à avoir donné l’espoir d’un soin dans un
moment où l’on conseillait aux malades de
rentrer chez eux avec du paracétamol. Que
son traitement fonctionne ou pas, il s’est
construit sur ça une aura de thaumaturge »,
analyse un de ceux qui ont suivi tout son
parcours au sein d’Aix­Marseille Université.
En politique, notamment dans l’opposi­
tion, peu importe la rigueur scientifique, du
moment que l’on peut attaquer le pouvoir.
Le Rassemblement national (RN) et La
France insoumise (LFI) ne s’y sont pas trom­
pés. Les deux formations, bien qu’à l’op­
posé de l’échiquier politique, ont très vite
soutenu le professeur Raoult. Tout à leur
antimacronisme, elles ont perçu l’intérêt de
le mettre en avant comme le pendant du
président de la République, en s’appuyant
sur sa légitimité scientifique. L’avantage de
Didier Raoult est aussi qu’il ne s’exprime
pas, ou très rarement, sur le fond de ses
idées. Et quand il le fait, chacun peut pio­
cher ce qui l’arrange. Ainsi, le médecin a pu
aussi bien mettre en doute le réchauffe­
ment climatique que démonter l’idée de
l’existence de « Français de souche ».
Jean­Luc Mélenchon, député LFI des Bou­
ches­du­Rhône, a bien saisi l’intérêt de « L’adhésion des politiques, tous bords début avril, même si officiellement il n’y
prendre la défense du médecin, jouant sur BEAUCOUP VOIENT  confondus, au discours de Raoult relève en avait aucune « dimension politique à ce dé­
l’opposition aux « élites ». « Je peux dire que DANS L’ENGOUEMENT  partie du flair politique : mieux vaut être du placement ». Reste que l’aura de « rebelle »
le tableau fait de ce professeur Didier côté du peuple que de celui des élites. On joue de M. Raoult en avait pris un coup.
Raoult, présenté comme un sauvage mal­ AUTOUR DE DIDIER  la carte de la proximité et de la déconnexion Beaucoup voient, malgré tout, dans l’en­
poli et provocateur, m’a évidemment tapé avec le pouvoir », note le sociologue Ludovic gouement autour de Didier Raoult une
dans le nez. En effet, je connais trop bien RAOULT UNE SORTE  Lestrelin. Le philosophe Michel Onfray, qui sorte de continuité de ce qui se joue en
l’odeur de la peinture dont dispose la bonne a recruté Didier Raoult comme auteur dans France depuis plus d’un an avec le mouve­
société, ses médias et ses plumes à gage.
DE CONTINUITÉ DE  sa revue Front populaire, résume l’intérêt ment des « gilets jaunes » et le creusement
Moi­même ne suis­je pas un animal agres­ CE QUI SE JOUE  pour ceux qui se proclament « antisys­ d’un fossé entre deux parties du pays. « On
sif, demi­dément qui se croit “sacré” et se tème » d’utiliser l’image du professeur : est passés d’une démocratie critiquée car ne
prend pour la République ? On me permet­ EN FRANCE DEPUIS  « C’est un homme libre. Il est, comme tous les fonctionnant pas à la critique de sa légiti­
tra de ne pas adhérer à ma caricature », écri­ hommes libres, un objet de détestation pour mité, rappelle Thomas Branthôme, histo­
vait­il le 26 mars. PLUS D’UN AN AVEC  les gens de pouvoir et un objet d’admiration rien du droit et des idées politiques. Didier
Côté RN, Marine Le Pen est restée plus LE MOUVEMENT DES  pour tous ceux qui subissent ce pouvoir. » Raoult se coule bien dans ce moment de lutte
prudente et a préféré laissé faire ses lieute­ contre “l’oligarchie”. Les politiques comme
nants. Mais elle n’a tout de même pas man­ « GILETS JAUNES » PARTICULARISME PHOCÉEN Marine Le Pen ou Jean­Luc Mélenchon ont
qué d’utiliser Didier Raoult comme gage Pas question donc pour l’exécutif de laisser un pied dans le système, ils ne peuvent pas
scientifique antisystème, et affirmé plu­ se créer un abcès de fixation d’une figure incarner seuls l’opposition à la “caste”. »
sieurs fois que, « elle présidente », elle aurait incarnant l’antimacronisme sans réagir. D’une même manière, Ludovic Lestrelin a
ouvert le traitement à la chloroquine. D’où la visite d’Emmanuel Macron à l’IHU, fait le lien, dans un long entretien au site

Quand Macron fait le pari risqué d’aller à la rencontre de « ZZ Top »

Amie de Brigitte Macron, une productrice marseillaise a favorisé le rapprochement entre le président et Didier Raoult, qui se sont vus le 9 avril

L a romance Raoult­Macron,
c’est aussi à elle qu’on la
doit. Sabrina Roubache
Agresti est productrice de télévi­
sion : elle a pris en charge la régie
locale de la série Marseille diffu­
sée sur Netflix. Elue depuis 2016
à la chambre de commerce et
d’industrie de la ville, cette chef
d’entreprise chaleureuse et dy­
namique a déclaré le Covid, le
17 mars, comme son mari et
beaucoup de ceux qui ont ac­
compagné Martine Vassal, la
candidate Les Républicains (LR) à
la mairie de Marseille. Comme
beaucoup de militants en France.
Sauf que depuis ce jour en 2017
où la campagne de l’ancien mi­
nistre de l’économie s’est arrêtée
à Marseille, Sabrina Roubache est
amie avec Brigitte Macron. Elles
se téléphonent chaque semaine.
En juin 2019, quand les munici­
pales balbutiaient encore et que
La République en marche (LRM)
cherchait sa tête de liste, la pro­
ductrice avait accueilli Mme Ma­
cron pour une « visite privée »
dans la ville. Quant à son mari,
Jean­Philippe Agresti, jeune
doyen de la faculté de droit et de
science politique d’Aix­Marseille,
il était alors un des candidats po­
tentiels à l’investiture LRM. Il a
finalement rallié la candidate LR
comme tête de liste de secteur.
« Brigitte s’inquiète »
Très mal en point, Sabrina Rou­
bache est hospitalisée le 18 mars
à l’Institut hospitalo­universi­
taire (IHU) de Didier Raoult. « J’y
ai été prise en charge excellem­
ment, raconte la productrice de
43 ans. Brigitte s’inquiète et prend
de mes nouvelles, je lui dis que je
suis soignée à la chloroquine et
que ça a l’air de marcher : en deux
jours je vais déjà mieux. » Elle et
son mari mettent alors le prési­
dent de la République « en rela­
tion » avec l’infectiologue mar­
seillais : le doyen de l’université
connaît Didier Raoult, mais
aussi le fils de celui­ci, Sacha,
professeur de droit pénal et de
criminologie dans sa fac. Et c’est
ainsi que le jeudi 9 avril, Emma­
nuel Macron se rend par surprise
à Marseille.
Avant sa rencontre avec le
« druide », M. Macron a fait mine
d’interroger ses proches. Son ca­
binet se montre sceptique. Les
déplacements présidentiels sont
restreints, la communauté scien­
tifique ferraille, faut­il vraiment
faire l’honneur d’une visite à
Didier Raoult, et sur son terrain ?
Sa conseillère santé est contre.
Emmanuel Macron teste l’idée
sur Richard Ferrand. Pas dupe, le
président de l’Assemblée natio­
nale lui répond : « T’as décidé d’y
aller, pourquoi tu me poses la
question ? » De fait, le chef de
l’Etat a pris sa décision. Sur les
réseaux sociaux, le Marseillais
est devenu la coqueluche des
« gilets jaunes » et de ceux qui
détestent Paris. La droite locale
l’encense. Raison de plus pour
aller braconner sur ces terres­là.
A l’IHU, c’est la joie. M. Raoult
adore flairer les animaux politi­
ques : « C’est un éléphant qui aime
aller au contact des gorilles »,
note dans Jeune Afrique le doc­
teur Jean Akiana, chercheur
au laboratoire national de santé
publique à Brazzaville. L’in­
fectiologue a grandi à Dakar et
l’Afrique est son second
royaume : ce 9 avril, Emmanuel
Macron est d’ailleurs accueilli à
l’IHU par une équipe de jeunes
chercheurs venus du Burkina
Faso, d’Algérie ou du Sénégal
avant de s’enfermer dans le bu­
reau du patron, un grand foutoir
rempli des cadeaux de fans et de
portraits que les patients dessi­
nent de leur idole.
« J’ai compris le bonhomme »
M. Macron a surnommé l’infec­
tiologue marseillais « ZZ Top »,
en référence aux chanteurs du
groupe de rock texan, très popu­
laires dans les années 1980 et si
reconnaissables avec leurs che­
veux longs et blonds. Mais il
prend M. Raoult au sérieux :
« C’est un vrai scientifique. » De­
vant les chaînes d’info en con­
tinu, le président de la Républi­
que est­il venu saluer une mé­
thode ou un homme ? Ce 9 avril,
les études cliniques ne permet­
tent toujours pas de ses pronon­
cer sur les effets de l’hydroxy­
chloroquine. Veut­il montrer
que lui n’a pas froid aux yeux ?
Vérifier que les ambitions de
Raoult demeurent strictement
universitaires ?
LA DROITE LOCALE  phée, le médecin avec Emma­
ENCENSE DIDIER RAOULT.  nuel Macron. Le Marseillais avait
RAISON DE PLUS POUR
LE CHEF DE L’ÉTAT
D’ALLER BRACONNER
SUR CES TERRES­LÀ
« Je suis content de ne pas faire
de la politique parce que je ne sau­
rais pas comment faire, confiait
M. Raoult en janvier dans les co­
lonnes de Corse­matin qui l’in­
terrogeait sur le nouveau coro­
navirus « chinois ». C’est un mé­
tier. Et, à mon âge, je ne veux plus
avoir d’avis. » En sortant du bu­
reau, M. Macron, lui, en a un. « J’ai
compris le bonhomme », affirme­
t­il devant la petite équipe qui
l’accompagne. Il a remarqué la
galerie de photos soigneuse­
ment encadrées au mur du bu­
reau : M. Raoult avec Jacques Chi­
rac, M. Raoult avec Nicolas
Sarkozy, M. Raoult avec François
Hollande… et même, dernier tro­
tenu à prendre ce cliché­là au
tout début de la crise, à l’Elysée,
lors de l’installation d’un comité
scientifique dont le « profes­
seur » a vite séché les séances. A
l’époque, le président en a ri. 
ariane chemin
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Marsactu, entre l’adhésion au leadership de
Didier Raoult et la séduction générée dans
les années 1990 par Bernard Tapie, alors tu­
multueux président de l’Olympique de
Marseille. Chercheur à l’université de Caen­
Normandie et spécialiste des phénomènes
de supportérisme – notamment des fans de
l’OM –, il note que M. Tapie et M. Raoult sont
« source de fierté locale dans une ville à la
mauvaise réputation », apparaissent
comme des « défenseurs (…) des “petites
gens” », en mettant en avant le particula­
risme phocéen face aux élites parisiennes.
A Marseille, l’explosion médiatique de
Didier Raoult génère ainsi plus qu’ailleurs
des appétits politiques. Les principaux can­
didats Les Républicains (LR) aux municipa­
les affichent un soutien enthousiaste au pa­
tron de l’IHU depuis qu’ils ont été, pour la
plupart, testés positifs au lendemain du
premier tour et traités dans ses services.
Martine Vassal, la présidente LR de la mé­
tropole et du département des Bouches­du­
Rhône ; le président du groupe majori­
taire au conseil municipal, Yves Moraine,
ou encore la députée Valérie Boyer… tous
ont fait le service après­vente d’un traite­
ment qu’ils estiment efficace.
Didier Raoult a également été l’interne de
l’ancien ministre de la santé (2002­2004) et
élu marseillais Jean­François Mattei, qui,
en 2003, lui a commandé un rapport sur le
bioterrorisme. Si M. Mattei juge que le pro­
fesseur Raoult est quelqu’un « d’intelligent,
compétent, parfois visionnaire », il émet
quelques doutes sur ses méthodes, dans La
Provence du jeudi 21 mai. « Vous ne pouvez
pas, sans preuve scientifique de son effica­
cité, vouloir étendre [un traitement] à la po­
pulation en général », grince le généticien,
regrettant que son ancien collaborateur
s’en soit tenu « à l’intuition empirique ».
« Nous avons toujours soutenu ses projets.
Parmi les grands chantiers de Nicolas
Sarkozy, il y a aussi l’IHU », rappelle, de son
côté, le sénateur LR des Bouches­du­Rhône
Bruno Gilles. « Didier Raoult est un ami et un
partenaire. On se connaît depuis près de qua­
rante ans, je l’ai rencontré alors que j’étais
étudiant et lui assistant enseignant. Il est
porteur de cette idée de la grandeur de la
France, de la liberté d’expression et de la li­
berté de penser, qui est très gaulliste », assure
Renaud Muselier. Le président de la région
Provence­Alpes­Côte d’Azur, médecin ur­
gentiste de formation et directeur de clini­
que, apporte, depuis le début de la crise, un
soutien sans faille au professeur Raoult,
mais tente d’éviter de choisir un camp.
Didier Raoult
dans son bureau
de l’institut
hospitalo­
universitaire
(IHU)
Méditerranée
Infection
de Marseille,
le 26 février.
GERARD JULIEN/AFP
« Raoult a raison de donner son traitement :
il sait que cela ne coûte rien et ne pourra pas
faire de mal. (…) Le ministre a raison de de­
mander des tests d’ampleur et de vérifier l’ef­
fet du traitement. Chacun est dans son rôle. »
Localement, Didier Raoult bénéficie égale­
ment du soutien de certains élus La Répu­
blique en marche (LRM). Le député Saïd
Ahamada est venu à l’IHU lui demander
d’ouvrir un centre de tests dans les quartiers
nord de la ville. « Il m’a dit oui sans hésiter »,
raconte­t­il. Le candidat LRM aux municipa­
les de Marseille, Yvon Berland, néphrologue
réputé, est un vieux camarade. Le chargé
de communication de l’institut, Yanis Rous­
sel, n’est autre que le suppléant de la dépu­
tée Cathy Racon­Bouzon. Ancien responsa­
ble local des Jeunes avec Macron, il occupait
la cinquième place des listes En marche !
dans le 4e secteur de Marseille.
« ENVIE DE CHARMER »
« Tout le monde veut récupérer l’aura de
Raoult et c’est bien normal, note un élu mar­
seillais. Lui veut­il s’investir là­dedans ? J’en
doute. Il a des idées de droite, mais il a tou­
jours su manœuvrer avec tous les bords. » Et
de rappeler que si l’ancien ministre de la
santé LR (parti appelé UMP à l’époque) Phi­
lippe Douste­Blazy (2004­2005) siège bien
au conseil d’administration de l’IHU, l’ex­
ministre de la recherche socialiste Gene­
viève Fioraso y a également sa place. De
même, si l’IHU est fortement soutenu par
l’actuel président LR de la région Provence­
Alpes­Côte d’Azur, Renaud Muselier, et par
son vice­président, Georges Leonetti, doyen
de la faculté de médecine, le projet a reçu en
son temps le soutien de son prédécesseur
socialiste Michel Vauzelle.
Jeudi 7 mai, Didier Raoult était auditionné
par la commission des affaires sociales du
Sénat, en visioconférence. « Cela s’est très
bien passé. Tout le monde était sous le
charme, même les communistes, qui ont
beaucoup apprécié qu’il tape fort sur le poids
des laboratoires pharmaceutiques », se féli­
cite Bruno Gilles, qui précise que, contraire­
ment à beaucoup de ses anciens camarades
de la droite marseillaise, il n’est pas, lui,
« dans l’adoration béate de Didier Raoult ».
« Je sais qu’il a beaucoup travaillé ce passage
devant la commission, ajoute­t­il. On vante
son côté rebelle, mais il a envie de charmer,
de plaire et de convaincre. » Un rebelle, au
fond, très consensuel. 
abel mestre,
gilles rof (correspondant, à marseille)
et lucie soullier
Hydroxychloroquine: une étude
souligne un risque accru de mortalité
Publiée dans la revue « The Lancet », une analyse rétrospective s’est
appuyée sur 96 000 dossiers médicaux de patients hospitalisés
L’ hydroxychloroquine et la
chloroquine ont­elles un
intérêt dans le traitement
du Covid­19 ? Les études s’accu­
mulent, sans apporter pour l’ins­
tant de preuves décisives en fa­
veur de ces molécules dont le pré­
sident américain, Donald Trump,
s’est fait le champion mondial,
inspiré par l’infectiologue fran­
çais Didier Raoult. Récemment le
JAMA, le NEJM, ou encore le BMJ,
trois des plus grandes revues mé­
dicales mondiales, ont publié des
résultats décevants, voire néga­
tifs. Vendredi 22 mai, c’est au tour
du Lancet, complétant ce « carré
magique » de l’édition scientifi­
que. Son étude suggère que, loin
d’apporter un bénéfice aux pa­
tients hospitalisés, elles entraîne­
raient un risque accru d’arythmie
cardiaque et de décès à l’hôpital.
Menée par une équipe inter­
nationale conduite par Mandeep
Mehra (Harvard Medical School),
cette étude est la plus vaste pu­
bliée à ce jour sur le sujet. Mais elle
n’entre pas dans la catégorie supé­
rieure des essais cliniques dits
randomisés, où les traitements
évalués sont administrés à des
groupes de patients aux caracté­
ristiques comparables, constitués
de façon aléatoire, pour éviter
certains biais – le plus haut stan­
dard étant les études en double
aveugle, où ni l’équipe médicale ni
le patient ne savent quel traite­
ment reçoit ce dernier.
L’étude du Lancet est dite rétros­
pective : elle s’est appuyée sur un
vaste registre international de
dossiers médicaux électroni­
ques provenant de 671 hôpi­
taux sur six continents. Plus de
96 000 dossiers de patients hos­
pitalisés pour Covid­19 entre le
20 décembre 2019 et le
14 avril 2020 ont été sélectionnés,
parmi lesquels certains rece­
CHRONIQUE |
A l’Elysée, la peur des outsiders
« Ça fout la trouille. » C’est un
puissant conseiller de l’exécutif
qui le dit. Au sommet de l’Etat,
l’hypothèse de l’émergence d’une
figure populiste hors parti, est
un véritable objet d’inquiétude,
dans la perspective de 2022, alors
que la défiance contre le pouvoir
s’est encore épaissie pendant la
crise sanitaire. « Un Zemmour,
un Raoult, un Hanouna, pourquoi
pas une Elise Lucet, qui incarnent
chacun à leur manière cette
rupture entre le peuple et les éli­
tes, peuvent faire irruption dans le
jeu et tenter de poursuivre la
vague de dégagisme de 2017 »,
veut ainsi croire un poids lourd
du gouvernement.
A l’Elysée, la fiction Baron noir,
qui met en scène un professeur
blogueur, Christophe Mercier,
cristallisant soudain la colère des
Français, est d’ailleurs dans tou­
tes les têtes. Certains conseillers
sont d’autant plus troublés que
la série écrite par Eric Benzekri,
et tournée au palais, a imaginé
une présidente élue sur un axe
central (« La France unie ») hors
des partis traditionnels, un posi­
tionnement proche de celui de
Macron. « Le président redoute
notamment qu’un François
Ruffin, par exemple, fasse la pas­
serelle entre extrême gauche et
extrême droite, confie un stra­
tège du chef de l’Etat. Pour lui,
c’est un Christophe Mercier poten­
tiel. D’ailleurs, Ruffin fait du
coronavirus | 7
vaient de la chloroquine ou de
l’hydroxychloroquine seules, ou
associées avec des macrolides
(des antibiotiques) dont l’azithro­
mycine – cette dernière combi­
naison étant celle promue en
France par Didier Raoult (IHU Mé­
diterranée infections, Marseille).
Résultat ? A la fin de la période
étudiée, environ un patient sur 11
du groupe contrôle était décédé à
l’hôpital. Parmi les patients trai­
tés par la chloroquine ou l’hy­
droxychloroquine seule, environ
un sur six était mort. Lorsque ces
médicaments étaient utilisés en
combinaison avec un macrolide,
le taux de mortalité s’élevait à
plus d’un sur cinq pour la chloro­
quine et à près d’un sur quatre
pour l’hydroxychloroquine.
« Problèmes cardiaques graves »
Cependant, certaines différences
avec le groupe contrôle peuvent
expliquer ces issues moins favo­
rables. Mais une fois ces facteurs
corrigés, les auteurs estiment que
si le taux de mortalité est de 9,3 %
dans le groupe de contrôle, le taux
associé à l’utilisation des régimes
médicamenteux se situerait lui
à environ 13 %. Sans pouvoir
exclure que des facteurs passés
inaperçus expliquent cette dif­
férence, et non les traitements
eux­mêmes.
Ces considérations s’appliquent
aussi aux observations concer­
nant les arythmies cardiaques,
dont le risque pouvait être accru
de 400 % chez les patients rece­
vant la combinaison hydroxy­
chloroquine plus un antibiotique.
« C’est la première étude à
grande échelle à trouver des preu­
ves statistiquement solides que
le traitement par la chloroquine
ou l’hydroxychloroquine ne béné­
ficie pas aux patients atteints de
Covid­19, estime cependant Man­
par solenn de royer
Mercier, il se filme dans sa cui­
sine… » D’où l’attention particu­
lière portée à des figures popu­
laires, se posant en défenseur du
peuple contre les élites. Il y a
quelques jours, M. Macron a ap­
pelé Jean­Marie Bigard, par l’in­
termédiaire de Patrick Sébastien.
L’humoriste, soutien des « gilets
jaunes », avait critiqué le gouver­
nement, peu avant le dé­
confinement. « J’en ai marre de
voir des guignols nous diriger »,
s’indignait­il sur Instagram, en
plaidant pour la réouverture des
« bistrots ». L’humoriste a assuré
que le chef de l’Etat lui avait
donné « raison », en lui promet­
tant un « échéancier ».
Forte impopularité
Le 9 avril, Macron avait égale­
ment créé la surprise en rendant
visite à Didier Raoult, défenseur
de l’hydroxychloroquine contre
le Covid­19. L’infectiologue
controversé s’en était félicité,
louant un « homme intelligent »
qui « comprend tout ». M. Macron
l’avait qualifié de « grand scienti­
fique ». « En allant le voir, il a délé­
gitimé sa posture », positive un
proche du président. Dans un re­
gistre différent, le chef de l’Etat a
décroché son téléphone le 1er mai
pour appeler Eric Zemmour,
agressé dans la rue. L’informa­
tion a fuité dans Valeurs actuel­
les. « Entre un Bigard, un Zem­
mour, un Raoult ou un Philippe
deep Mehra. Nos conclusions sug­
gèrent plutôt qu’il pourrait être
associé à un risque accru de pro­
blèmes cardiaques graves et à un
risque accru de décès. En atten­
dant [des essais cliniques rando­
misés], nous suggérons que ces
médicaments ne devraient pas
être utilisés comme traitements
pour le Covid­19 en dehors des
essais cliniques. »
Dans un article de commentaire
publié dans The Lancet, le pharma­
cologue Christian Funck­Brentano
(Sorbonne Université), qui n’a pas
participé à cette étude, parvient à
la même conclusion : « Cette étude
observationnelle bien conduite
vient s’ajouter à des travaux préli­
minaires suggérant que la chloro­
quine, l’hydroxychloroquine, seule
ou avec l’azithromycine, n’est pas
utile et peut être nocive chez les pa­
tients hospitalisés sous Covid­19. »
En France, des remontées de phar­
macovigilance ont aussi fait état
d’effets indésirables cardiaques
parfois mortels liés à l’administra­
tion d’hydroxychloroquine pour
combattre le Covid­19.
Certains voient dans la publica­
tion du Lancet « le dernier clou sur
le cercueil de l’hydroxychloro­
quine ». Il y a cependant peu de
chances que le débat, très en­
flammé notamment sur les ré­
seaux sociaux, prenne fin. Didier
Raoult en préconise l’administra­
tion en association avec l’azithro­
mycine dès les premiers symptô­
mes confirmés par PCR, même
hors contexte d’hospitalisation
– une différence notable avec le
protocole retenu dans l’étude du
Lancet. Pour l’heure, aucun essai
clinique randomisé de grande am­
pleur n’est disponible pour tran­
cher définitivement la question de
l’intérêt de l’hydroxychloroquine
combinée à l’azithromycine. 
hervé morin
de Villiers [à qui Macron a promis
la réouverture du Puy du Fou, en
Vendée], il y a un lien : la France
populaire », note un conseiller.
Lui­même plongé dans une
forte impopularité, dont per­
sonne ne semble pour le moment
profiter dans le champ politique
traditionnel, le président de la Ré­
publique fait le choix de « traiter »
ces figures plutôt que de les igno­
rer. Une façon de montrer qu’il
considère ce qu’elles représen­
tent. « Il sent la marmite qui bout,
tente de reconquérir ces gens­là,
même en transgressant », observe
le sondeur Jérôme Fourquet.
Même constat du côté du spécia­
liste de l’opinion Jérôme Sainte­
Marie, qui note que le chef de
l’Etat s’emploie ainsi à « capter
la popularité » de ces « porte­pa­
role de la contestation ».
S’il prend le risque de leur don­
ner une aura plus grande encore,
le chef de l’Etat fait au contraire
le pari que cette stratégie contri­
buera à leur faire perdre une
partie de leur pouvoir d’attrac­
tion auprès des « antisystèmes ».
En 1907, le viticulteur Marcelin
Albert, surnommé le « Rédemp­
teur », était devenu le porte­voix
des vignerons d’Argeliers,
pendant la grande crise viticole
du Midi. Jusqu’au jour où
Georges Clemenceau l’avait reçu
à Paris. Le leader s’était retrouvé
soudain conspué par la foule qui
l’avait adoré. 
 0123
8 | coronavirus DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Municipales : un second tour prévu le 28 juin

Le premier ministre a annoncé, vendredi, le calendrier électoral, sous réserve de l’évolution de la situation sanitaire

E La crise sanitaire
douard Philippe l’a an­
noncé, vendredi 22 mai,
devant le perron de Mati­
gnon : le second tour des
élections municipales, qui concer­
nera 4 922 communes, arrondisse­
ments ou secteurs et environ
16,5 millions d’électeurs, aura lieu
le dimanche 28 juin. Cette déci­
sion, toutefois, comme l’a précisé
le premier ministre, est « réversi­
ble ». Le conseil scientifique sera
appelé à réévaluer la situation épi­
démique dans les semaines précé­
dant le scrutin et une « clause de re­
voyure » est prévue, « sans doute
dans deux semaines ».
Dans l’hypothèse où la situation
sanitaire ne permettrait pas la te­
nue du second tour à la date envi­
sagée, un projet de loi sera pré­
senté au conseil des ministres du
27 mai, « à titre conservatoire »,
permettant le report des munici­
pales, en reprenant intégralement
le processus, au plus tard au mois
de janvier 2021.
La décision était attendue, elle
ne manquera pas de susciter
contestations, critiques, voire in­
dignation. M. Philippe ne l’ignore
pas. « La question est complexe, la
réponse suscitera des désaccords,
mais la clé, pour le gouvernement,
réside dans la cohérence de ses dé­
cisions », assume­t­il, comme il a
assumé le maintien du premier
tour, le 15 mars, « parce que dans
aucune démocratie on ne peut dé­
cider, en dehors de tout cadre légal,
d’annuler un scrutin la veille du
jour où il doit se tenir ».
Pour arrêter ce choix, le chef du
gouvernement se sera non seule­
ment conformé au texte de la loi
d’urgence sanitaire du 23 mars,
qui comportait des dispositions
encadrant le report du second
tour, mais il se sera entouré d’un
maximum d’avis et de précau­
tions en consultant largement,
même s’il n’a pas obtenu un débat
et un vote du Parlement.
L’avis du conseil scientifique,
tout d’abord, qui, tout en consi­
dérant que la situation sanitaire
s’était « nettement améliorée », a
jugé « difficile d’anticiper ». Ni
pour ni contre, il a laissé à l’auto­
rité politique la responsabilité de
la décision, tout en jugeant pos­
sible la tenue d’un second tour
en juin et en formulant plusieurs
recommandations. Il estimait
ainsi que « l’organisation de la
campagne électorale devra être
profondément modifiée » et qu’il
est « possible et nécessaire de sé­
curiser les opérations électorales
proprement dites afin de réduire
les risques qui leur sont associés ».
Il soulignait enfin que, « d’un
point de vue sanitaire, la tenue
d’un seul tour, quelle que soit la
date retenue, est de nature à ré­
duire les risques sanitaires au
sens statistique ».
Les sénatoriales,
prévues en
septembre,
pourraient être
repoussées
d’un an
Le premier ministre entend sui­
vre ces recommandations et,
comme il l’avait fait avant de déci­
der la date de tenue du second
tour, poursuivre la concertation
avec les associations d’élus et avec
les organisations politiques « pour
organiser en toute sûreté les opéra­
tions électorales proprement di­
tes » et « pour adapter la campagne
à la situation sanitaire ». « La sincé­
rité du scrutin, donc le bon déroule­
ment de la campagne, est une des
conditions sine qua non au bon
fonctionnement d’une démocra­
tie », insiste M. Philippe.
Conditions évolutives
Dans ce cadre, il s’est dit prêt, si
nécessaire, à « faire évoluer telle
ou telle disposition réglemen­
taire », concernant notamment
l’assouplissement des règles rela­
tives aux procurations, pour en
faciliter leur recueil. Il ne s’est pas
prononcé sur la possibilité de pas­
ser d’une à deux procurations éta­
blies en France par mandataire, ce
qui supposerait une adaptation
législative. Mais le président de la
commission des lois du Sénat,
Philippe Bas (Les Républicains,
LR), a annoncé dès vendredi qu’il
allait déposer une proposition
de loi, cosignée par les présidents
des groupes LR, Bruno Retailleau,
et Union centriste, Hervé Mar­
seille, du Sénat, prévoyant cette
extension d’une à deux procura­
tions par personne.
En revanche, le premier ministre
s’est montré plus que réservé sur
l’extension du vote par corres­
pondance, rappelant que, si ce­
que le pays vient
de traverser
peut renforcer
la « prime aux
sortants »
lui­ci avait été supprimé en 1975,
c’était pour endiguer des fraudes
électorales, qui à l’époque avaient
défrayé la chronique, susceptibles
de nuire à la sincérité du scrutin.
Présent vendredi, le ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner, a
également précisé que les élec­
teurs devraient porter un masque
dans les bureaux de vote, car ce se­
cond tour ne doit pas « devenir un
facteur de circulation du virus ».
Concertation, adaptation, clause
de revoyure, la décision du pre­
mier ministre s’assortit d’une vo­
lonté d’amortir les inévitables
critiques. Comme il l’a souligné,
« les arguments s’opposent », ce qui
rend difficile d’obtenir un consen­
sus et inévitable d’opter pour la
moins mauvaise des solutions.
A l’issue du premier tour,
30 143 communes ont vu leur
conseil municipal intégralement
pourvu. Celles­ci vont pouvoir
procéder, à partir du samedi
23 mai, à l’installation de leurs con­
seillers municipaux (431 739 élus),
ce qui permettra ensuite l’élection
du maire et des adjoints. « La vie
municipale est en train de repren­
dre son cours », s’est félicité M. Phi­
lippe. Non pas qu’elle se fût inter­
rompue. Pendant cette période de
crise sanitaire, les maires ont été
en première ligne, d’autant que les
ordonnances publiées dans le
prolongement de la loi du 23 mars
leur ont accordé des « pouvoirs
spéciaux » exorbitants du droit
commun, sans avoir à en délibérer
devant le conseil.
Les conditions exceptionnelles
de tenue du premier tour, le
15 mars, ont conduit à un taux
d’abstention d’une ampleur sans
précédent pour un scrutin de cette
nature, bondissant de 36,45 % au
premier tour en 2014 à 52,25 %
en 2020. Ce qui a amené certains
juristes à s’interroger sur la sin­
cérité du scrutin dans ces condi­
tions. D’ores et déjà, plusieurs re­
cours ont été déposés. Beaucoup
d’électeurs, notamment parmi
les plus âgés ou en situation de
fragilité, de peur de la propaga­
tion du virus, ont craint de se
rendre au bureau de vote.
Départs en vacances
La même situation peut se repro­
duire le 28 juin, à laquelle s’ajou­
tera le fait que ce sera le premier
week­end de départ en vacances
– pour ceux qui peuvent se le per­
mettre – laissant craindre un nou­
veau taux d’abstention record
pour un second tour. Protes­
tations, également, de la part des
candidats opposés au maire sor­
tant, quand celui­ci se représen­
tait, estimant qu’il aura bénéficié
pendant la crise d’une exposition,
notamment avec la distribution
des masques, faussant les disposi­
tions du code électoral sur la pro­
pagande préélectorale. La crise
sanitaire que le pays vient de tra­
verser peut renforcer la « prime
aux sortants ».
Fallait­il pour autant différer en­
core le scrutin ? Le premier minis­
tre a rappelé l’obligation de « vivre
avec le virus, et donc de faire vivre
notre démocratie avec ce virus
et malgré le virus », tout en souli­
gnant « le rôle­clé que les com­
munes et les intercommunalités
devraient jouer dans la relance et
dans la reprise de l’investissement
public ». Plusieurs conséquences
en découlent, que M. Philippe n’a
pas abordées dans sa déclaration
mais qu’il a précisées dans
son rapport adressé le même jour
aux présidents de l’Assemblée na­
tionale et du Sénat, que Le Monde
a pu consulter.
Outre le projet de loi concer­
nant l’éventuel report des élec­
tions municipales jusqu’en jan­
vier 2021, un projet de loi organi­
que sera également présenté le
27 mai, en vue d’une adoption
rapide par le Parlement, pour
proroger d’un an le mandat des
178 sénateurs qui devaient être
renouvelés en septembre 2020,
compte tenu de la jurisprudence
du Conseil constitutionnel, s’op­
posant à ce que les sénateurs ne
puissent être élus par un collège
composé en majeure partie
d’élus exerçant leur mandat au­
delà de son terme normal. Ce qui
s’appelle les conséquences en
cascade d’une situation excep­
tionnelle, mais qui n’est pas fait
pour déplaire à tous. 
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ACHAT AU DESSUS Vases Gallé, Daum, Lalique... d’une élection avant l’été afin de nal, Fabien Roussel, a prévenu : « Il
Tapis, tapisseries, lustreries... permettre de boucler un proces­ « Garanties » réclamées ne serait pas compréhensible qu’el­
DE VOS ESTIMATIONS sus électoral interrompu par le « Cette décision d’Edouard Philippe les se tiennent (…) s’il y a encore des
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01 40 55 46 15 tous les maires soient élus. Le tions sanitaires : c’est l’intérêt géné­ semblaient nettement plus réti­
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mais s’exprime mezza voce. « La
décision de fixer au 28 juin le se­
rivé, député de l’Yonne. Christian
Estrosi, maire LR de Nice, se faisait
répéter la faute du premier tour »,
réagissait sur Twitter Eric Coque­
OU LE MEILLEUR ? 06 07 55 42 30 ET GRATUITS SUR TOUTE LA FRANCE cond tour des élections municipa­ plus enthousiaste encore : « Merci rel, député de Seine­Saint­Denis.
charlesheitzmann@free.fr les permet de terminer le cycle élec­ au président et au gouvernement LFI diffusait aussitôt un commu­
ef P. MORCOS www.antiquaire-heitzmann.fr toral », s’est félicitée l’Association d’avoir su écouter les maires de niqué expliquant que maintenir
EXPERT CNE des maires de France (AMF). France », a­t­il écrit sur Twitter. un second tour le 28 juin équiva­
lait à « tenir une élection sans per­
Professionnels ou particuliers, ✶ Porcelaines et Bronzes
BIJOUX mettre aux candidats de mener de
valorisez vos services et bonnes affaires ✶ Cristal de Roche Les conseils municipaux élisent les maires véritable campagne ». Le RN s’est
PERRONO-BIJOUX fait aussi grinçant. Philippe Oli­
auprès d’une clientèle 100% premium. ✶ Corail et Ivoires Anc.
-------------- Les conseils municipaux élus au premier tour des municipales, vier, député européen, a dénoncé
Le mercredi et le samedi, ✶ Jade blanc et couleurs Anciens. Occasions argenteries. le 15 mars, devaient entrer en fonction à partir de samedi 23 mai « une élection pour rien » avec un
pour élire les maires et les adjoints. En raison de l’épidémie, il aura taux d’abstention qui risque de
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Tél : 01 47 70 83 61 gées pour limiter le nombre de personnes présentes. et sylvia zappi
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Avec le confinement, les IVG hors délai en hausse
Médecins, associations, politiques demandent un allongement temporaire du délai de douze à quatorze semaines
A
vant de pousser la
porte de La Maison
des femmes, une
grande brune, la ving­
taine, prend un peu le soleil sur
une chaise installée dehors, sous
un rosier grimpant, en fleurs en
cette mi­mai. Elle ajuste son mas­
que et pénètre sous la verrière
baignée de lumière. Située dans
l’enceinte du centre hospitalier
Delafontaine, à Saint­Denis (Sei­
ne­Saint­Denis), cette structure
unique en son genre réunit un
centre de planification et un lieu
d’accueil pluridisciplinaire pour
les victimes de violences et de
mutilations sexuelles.
A l’intérieur, adossées aux
murs roses et blancs, quelques
femmes patientent dans les cou­
loirs. Seules, pour la plupart. Epi­
démie de Covid­19 oblige, « les ac­
compagnants et les enfants ne
peuvent pas entrer », prévient une
affiche placardée à l’entrée. L’une
d’elles est quand même venue
avec son bébé, faute de pouvoir le
confier à quelqu’un.
Malgré les allées et venues de
l’équipe médicale et des visiteu­
ses, le lieu est calme. « On n’est pas
encore revenus au rythme
d’avant », confie Latifa Aziz, une
des infirmières. Avant le début
du confinement le 17 mars, entre
vingt et trente femmes en
moyenne étaient accueillies cha­
que jour à l’unité de Planning fa­
milial pour des conseils sur la
contraception ou pour une de­
mande d’interruption volontaire
de grossesse (IVG). Leur nombre a
clairement baissé en l’espace de
deux mois, une chute de fréquen­
tation relevée aussi ailleurs, qui
fait craindre un recul dans l’accès
à l’IVG sur cette période.
Privées de sorties
« Pendant le confinement, c’était
très frappant. Les femmes ne ve­
naient pas, à l’exception de celles
en tout début de grossesse souhai­
tant avorter, qui ont été plus nom­
breuses qu’à l’ordinaire », avance la
docteure Mélanie Horoks, res­
ponsable du centre de planifica­
tion. A partir du 11 mai, la sortie du
confinement, certaines ont timi­
dement repris le chemin de La
Maison des femmes. Et, depuis,
un autre constat s’est imposé, par­
ticulièrement inquiétant : celui de
l’augmentation du nombre de
femmes désireuses d’avorter
mais ayant dépassé la date légale
Contrôle du renseignement : l’Allemagne montre la route à la France
Les interceptions de communications internationales ne sont encadrées par une loi que depuis 2015
C’ est une bonne nouvelle
pour le droit dans nos
démocraties, c’est aussi
une source d’inquiétude pour les
services secrets français. La publi­
cation, le 19 mai, par la Cour cons­
titutionnelle allemande, d’un
arrêt considérant que la sur­
veillance des communications
internationales par les services de
renseignement viole « le droit
fondamental au secret des télé­
communications », n’est pas pas­
sée inaperçue dans le monde du
secret hexagonal. La plus haute
juridiction du voisin allemand
dit que le niveau de protection ac­
cordée à ses citoyens doit aussi
bénéficier aux étrangers. Elle
donne jusqu’à fin 2021 pour que
le cadre légal, pourtant adopté
en 2016, soit modifié.
C’est une pierre dans le jardin
de nombre de pays, dont la
France, qui considère que si ses
propres nationaux ont droit à
une protection de leurs commu­
nications, les données non ratta­
chables au territoire français sont
en accès libre pour ses services
« On a très peur
que les femmes
avortent par
leurs propres
moyens »
SARAH DUROCHER
coprésidente nationale
du Planning familial
pour le faire – fixée à douze semai­
nes de grossesse en France. Alors
qu’elles étaient une ou deux par
mois dans cette situation avant la
pandémie due au coronavirus,
leur nombre a grimpé en flèche
récemment. Un constat égale­
ment partagé par le Planning fa­
milial, qui estime que leur nom­
bre a doublé par rapport à d’habi­
tude, en se basant sur les appels
reçus sur son numéro vert.
« En ce moment, on en reçoit une
tous les jours ou tous les deux
jours », estime la docteure Ghada
Hatem, fondatrice de La Maison
des femmes. Quand le confine­
ment a débuté, la gynécologue
obstétricienne a très vite tiré la
sonnette d’alarme. « Peur du gen­
darme, sidération, honte, crainte
de solliciter pour une IVG des équi­
pes médicales mobilisées dans la
lutte contre le Covid­19, désinfor­
mation… » font partie des raisons
ayant conduit les femmes dési­
reuses d’avorter à rester chez elles,
énumère­t­elle.
Les profils de ces IVG « hors dé­
lai » sont multiples. C’est cette
trentenaire, en couple depuis
sept ans, qui s’était jurée de ne ja­
mais avoir d’enfant, pour des rai­
sons tenant à son histoire per­
sonnelle. Quand elle découvre sa
grossesse au début du confine­
ment, elle consulte un gynécolo­
gue pour une IVG. Ce dernier la
décourage, la renvoie en lui con­
seillant de réfléchir, « à son âge ».
« Elle est rentrée chez elle, a pleuré
tous les jours et, quand elle est ve­
nue nous voir, c’était trop tard »,
raconte Ghada Hatem.
C’est aussi cette jeune femme
qui désirait, elle, avoir un enfant
et s’est au départ réjouie de la
nouvelle. Sauf qu’avec la gros­
sesse sont arrivés les premiers
coups de son conjoint. « Elle dé­
cide alors de le quitter et d’avorter,
mais ils sont enfermés ensemble. A
son arrivée chez nous, elle décou­
vre qu’elle a dépassé le terme. »
secrets. Et le seul regard indépen­
dant sur cette pratique est celui
de la Commission nationale de
contrôle des techniques de ren­
seignement (CNCTR). Elle vise, a
priori, pour un avis consultatif,
toutes les demandes d’intercep­
tion sur le sol national. Mais elle
ne dispose que d’un droit de re­
gard a posteriori, par sondage,
sur l’immense collection de don­
nées à l’international.
Pilier de la sécurité nationale
Dans son rapport 2018, la CNCTR
suggère que le tri n’est pas fait en­
tre données françaises et étrangè­
res, contrairement aux affirma­
tions des autorités. Ces flux de
données, souvent cryptées, ne
circulent pas selon des critères
géographiques mais au gré de
considérations techniques qui
conduisent des communications
franco­françaises à transiter par
un sol étranger. Par ailleurs, si
tout citoyen français dispose d’un
droit de recours devant la CNCTR
puis devant le Conseil d’Etat en
cas de suspicion d’écoute illégale
Salle d’attente pour les consultations à la Maison des femmes, à Saint­Denis (Seine­Saint­Denis), le 19 mai. CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »
Autre exemple, plusieurs fois
rencontré : celui des mineures, qui
refusent dans un premier temps
d’affronter la réalité. Jusqu’à ce
que l’arrivée subite du confine­
ment les prive de toute possibilité
de sortie, et donc d’alibi pour
avorter. « Quand on est une jeune
fille, comment en parler avec des
parents enfermés dans un autre
temps ? », interroge Ghada Hatem.
« Pour chacune d’entre elles, quel
que soit leur profil, la grossesse est
une catastrophe », conclut la mé­
decin, convaincue avec d’autres de
la nécessité d’assouplir la loi en al­
longeant temporairement les dé­
lais de recours à l’IVG. « La crise sa­
nitaire a révélé des inégalités d’ac­
cès à l’avortement, et bafoué le
droit des femmes à disposer de leur
corps, le droit doit lutter contre ça »,
considère à ses côtés l’avocate Mi­
chelle Dayan.
En temps normal, les femmes
concernées n’ont pas d’autre
choix que de poursuivre cette
grossesse non désirée ou, pour
celles qui peuvent se le permettre
financièrement, de se rendre à
dans le cadre des interceptions
franco­françaises, il lui est refusé
pour les écoutes internationales.
Il faut dire que le pays est un
cancre en matière de contrôle dé­
mocratique du renseignement. Il
a fallu attendre le 24 juillet 2015
pour qu’une loi encadre cette acti­
vité. Et le Conseil constitutionnel
a dû taper du poing sur la table
pour que la question des inter­
ceptions de communications in­
ternationales fasse l’objet d’un
texte en bonne et due forme le
30 novembre 2015.
La loi de 2015 avait relégué la
surveillance des communica­
tions internationales dans un ar­
ticle laconique indiquant que ses
détails figureraient dans un
décret en Conseil d’Etat non pu­
blié. Le Conseil constitutionnel a
renvoyé sa copie au Parlement,
soulignant « sa compétence né­
gative », en d’autres mots qu’il
avait démissionné de son rôle en
adoubant un peu vite la seule vo­
lonté de l’Etat.
Cette volonté de discrétion des
autorités s’explique par la place
l’étranger, dans les pays à la légis­
lation plus souple. Une gageure
dans le contexte actuel de la fer­
meture des frontières. Reste une
troisième voie : le recours à une
interruption médicale de gros­
sesse (IMG, autorisée au­delà de
douze semaines), un parcours
long et complexe. « Nous deman­
dons donc que la procédure en­
tourant l’IMG, aujourd’hui sou­
mise à l’approbation de quatre
médecins, dont un spécialiste de
médecine fœtale, soit simplifiée »,
plaide le docteur Hatem.
Amendements rejetés
Sur le terrain politique, la séna­
trice socialiste Laurence Rossi­
gnol a pris le relais. Dès le 19 mars,
lors des débats sur le premier
projet de loi d’urgence sanitaire,
l’ancienne ministre de la famille
de François Hollande tente de
faire voter des amendements
pour étendre temporairement
les délais de recours à l’IVG. Ils
sont rejetés. « J’ai écrit au ministre
de la santé en expliquant que les
médecins devaient s’engager à
La France est
un cancre en
matière de
contrôle
démocratique du
renseignement
prise par les moyens techniques
de collecte massive dont s’est do­
tée la France à l’heure du big data
et d’Internet. Cette capacité à
écouter le monde est aujourd’hui
considérée comme un pilier de la
sécurité nationale aussi impor­
tant sinon plus que la dissuasion
nucléaire. Ces moyens, entre les
mains de la direction générale de
la sécurité extérieure (DGSE),
sont vraiment nés en 2008 avec
la création de la plate­forme mul­
timodale (rebaptisée aujourd’hui
plate­forme mutualisée).
Elle collecte les communica­
tions transitant essentielle­
ment par les câbles de fibre opti­
que voyageant au fond des
coronavirus | 9
faire des interruptions médicales
de grossesse pour ces situations »,
explique Mme Rossignol. Elle ob­
tient quelques avancées. Olivier
Véran assouplit les règles pour le
recours aux IMG par aspiration,
en indiquant que les médecins
pourront désormais faire valoir
« la détresse psychosociale »
comme motif. Mais rien sur la
composition du collège des mé­
decins, qui constitue pourtant un
enjeu majeur.
Le 14 avril, le gouvernement
autorise par arrêté l’extension
des délais prévus pour les IVG
médicamenteuses jusqu’à sept
semaines de grossesse, contre
cinq habituellement. Il prévoit en
outre que ces interventions puis­
sent être prescrites et suivies en­
tièrement par téléconsultation,
pour limiter les déplacements.
« C’est un début de réponse mais
c’est insuffisant pour les femmes
qui ont dépassé les délais en rai­
son du confinement, juge Sarah
Durocher, coprésidente natio­
nale du Planning familial. On a
très peur que les femmes se dé­
océans, elle les stocke et les dé­
crypte. La Cour constitutionnelle
allemande a aussi, dans son arrêt,
estimé que le contrôle des échan­
ges d’interceptions avec les servi­
ces étrangers devait être renforcé,
ce qui constitue un autre mes­
sage fort adressé à la France. Car,
si les services secrets allemands
(BND) sont priés d’améliorer
un cadre déjà existant de protec­
tion des données échangées,
leurs homologues français n’ont
de comptes à rendre à personne.
Cette coopération porte sur des
volumes très importants de don­
nées techniques de communica­
tion. Par exemple, l’Agence de sé­
curité nationale (NSA) améri­
caine peut demander à la DGSE
plusieurs mois de données ve­
nant du Sahel ou d’Afghanistan.
La BND transmettra à la DGSE des
données sur la Syrie, etc.
Cadres légaux
L’arrêt enfonce un coin dans la
doctrine française. Les services
français s’en tiennent à la « règle
du tiers » qui impose de sous­
brouillent toutes seules, en avor­
tant par leurs propres moyens. »
Comme Ghada Hatem et ses sou­
tiens, l’association plaide pour que
le gouvernement autorise l’allon­
gement de quinze jours des délais
pour l’IVG chirurgicale, de douze à
quatorze semaines, à titre tempo­
raire. Une demande relayée par
une soixantaine de députés et de
sénateurs, y compris au sein de la
majorité, dans une tribune publiée
dans Libération le 12 mai, et restée
pour l’heure lettre morte.
« J’ai entendu que ce sujet était
trop important pour être traité
dans l’urgence », s’indigne Lau­
rence Rossignol, en dénonçant un
« blocage politique incompréhen­
sible de la part d’un gouvernement
qui se présente comme le défen­
seur des droits des femmes ». Elle
prévoit de revenir à la charge une
nouvelle fois le 26 mai, lors du pas­
sage au Sénat d’un autre texte sur
l’urgence sanitaire. Pendant ce
temps, à La Maison des femmes, le
flux des femmes concernées ne
tarit pas. 
solène cordier
traire à tout regard extérieur le
fruit de ces échanges pour proté­
ger les sources. Entendu le 23 jan­
vier par la mission parlemen­
taire d’évaluation de la loi ren­
seignement de 2015, Pierre de
Bousquet de Florian, coordonna­
teur national du renseignement
et de la lutte contre le terrorisme,
a assuré que cette coopération
est un élément central de la pro­
tection du pays.
Devant la même mission, le
16 janvier, le président de la
CNCTR, Francis Delon, avait, au
contraire, plaidé pour qu’un nou­
veau texte de loi étende son
contrôle aux échanges, arguant
que d’autres pays européens ont
défini des cadres légaux pour ce
type de partage. La CNCTR poin­
tait, enfin, dans son rapport 2018,
l’existence d’un « risque théorique
qu’un service de renseignement
auquel une autorisation de re­
cueillir des données aurait été re­
fusée obtienne ces données
par l’intermédiaire d’un parte­
naire étranger ». 
jacques follorou
 0123
10 | coronavirus DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Collèges : deux départements

plaident pour le retour en classe
Les demandes de la Seine­Saint­Denis et de la Meurthe­et­Moselle, territoires classés
rouges, d’accueillir les élèves en difficulté relancent le débat parmi les enseignants

C
e n’est que dans dix
jours, le 2 juin, que la
carte du déconfinement
pourrait encore évoluer,
mais dans les départe­
ments encore rouges, la
communauté éducative compte les
jours : après la rentrée des écoliers, le
11 mai – une rentrée déconnectée de la
couleur et du degré de circulation du
coronavirus dans les régions –, les col­
légiens d’Ile­de­ France, du Grand­Est,
des Hauts­de­France et de Bourgogne­
Franche­Comté sont toujours dans
l’incertitude.
Or le temps presse : en Seine­Saint­
Denis, en Meurthe­et­Moselle, deux
territoires très touchés par l’épidémie
de Covid­19, les présidents des con­
seils départementaux – qui ont la
charge des collèges – demandent à ce
qu’un retour en cours puisse se faire
au plus tôt. Dans un communiqué dif­
fusé vendredi, les socialistes Stéphane
Troussel et Mathieu Klein plaident
ainsi « pour qu’un retour au collège, ci­
blé et progressif, soit envisagé dès
maintenant dans tous les départe­
ments, verts ou rouges ».
« Il n’est pas possible de priver de con­
tacts directs avec l’école, entre mars et
septembre, des enfants déjà en diffi­
culté avant le confinement et pour les­
quels, on le sait, l’enseignement à dis­
tance ne fonctionne pas », expliquent­
ils, reprenant de facto à leur compte
l’argumentaire du ministre de l’éduca­
tion en faveur d’une « rentrée sociale ».
Mais pas son calendrier.
En Seine­Saint­Denis, où près des
deux­tiers des 130 collèges publics et
de leurs 80 000 élèves relèvent, tous,
de l’éducation prioritaire, ce sont les
« enfants des quartiers » que Stéphane
Troussel voudrait pouvoir reconvo­
quer au plus vite. « Depuis quinze jours,
les jeunes peuvent sortir, prendre les
de douze à dix­neuf collèges ouverts, et
« EN ROUVRANT en limitant la rentrée à trente collégiens
LES COLLÈGES, SANS  par site, on pourrait déjà cibler
600 jeunes », fait valoir M. Klein.
SYSTÈME D’OBLIGATION,  « Cibler » ? Le mot fait tiquer les en­
seignants, qui redoutent une réou­
CE SONT LES BONS ÉLÈVES  verture « à marche forcée », faisant
des établissements scolaires le « crash
QUI REVIENDRONT » test » du déconfinement. « L’objectif
BENJAMIN MAROL ne peut pas être d’anticiper une “demi­
professeur à Montreuil rentrée” pour quelques­uns en agitant
(Seine-Saint-Denis) le paravent des inégalités sociales,
s’énerve Grégory Thuizat, enseignant
en collège à Saint­Denis (Seine­Saint­
transports, aller au supermarché… Denis) et porte­parole départemental
Est­ce qu’ils ne seraient pas plus en sé­ du syndicat majoritaire SNES­FSU.
curité au collège ? », questionne l’élu. L’école dont on nous parle n’a rien à
En Meurthe­et­Moselle (28 000 collé­ voir avec l’école. C’est une garderie
giens), ce sont les jeunes urbains mais aseptisée qui se dessine, quand il fau­
aussi des villages isolés que voudrait drait mettre toute notre énergie dans
pouvoir « raccrocher en priorité » Ma­ la préparation, pour tous, de la rentrée
thieu Klein. Lui a donné l’alerte dès le de septembre. »
mois de mars, pour « dénoncer un ca­
drage national inadapté à la réalité so­ « Ils ne bossent plus »
ciale des territoires ». Les autorités aca­ Dans le Grand­Est, aussi, les organi­
démiques n’ont pas donné suite. sations syndicales font état de « for­
« Avec le déconfinement, les jeunes sont tes réserves ». « Qui, dans un collège
à l’air libre, reprend­il. Certains ont de 400 élèves, va décider que tel élève
stoppé tout contact avec leur établisse­ est plus en danger que tel autre ?,
ment depuis des semaines. L’absence de questionne Bruno Henry, ensei­
cadre n’est pas une bonne option. » gnant à Metz, du SNES­FSU lui aussi.
Cette « rentrée anticipée », que les Les enfants de soignants, c’était un
deux élus appellent de leurs vœux critère clair ; on était dans l’urgence, il
« dans le strict respect des consignes sa­ fallait agir… Mais les enfants en dan­
nitaires », peut prendre appui, disent­ ger dans la nature, c’est quel critère ? »
ils, sur les collèges restés ouverts du­ « Quel signal envoie­t­on quand on
rant le confinement pour l’accueil des fait du maître­mot du déconfinement
enfants de soignants. Un accueil très le volontariat, interroge Henri Los­
symbolique : en Seine­Saint­Denis, les tette, enseignant en banlieue de
huit établissements du second degré Nancy. Elèves et enseignants doivent
transformés en pôle d’accueil, même être volontaires pour quoi ? Pour
après avoir été ouverts aux enfants de prendre des risques ? »
pompiers et de policiers, n’ont reçu Les syndicats ont un autre argu­
qu’une poignée d’adolescents. Même ment pour eux : en zone verte, là où
chose en Meurthe­et­Moselle, où des collèges ont déjà rouvert, la prio­
douze collèges n’accueillent, à ce jour, rité donnée aux élèves en difficulté
qu’une dizaine de jeunes. « En passant s’est heurtée à la défiance de bon
nombre de familles. « La surreprésen­
tation des familles populaires parmi
les familles inquiètes, ce sont des “on­
dit”, répond M. Troussel. Il ne faut pas
que cela nous arrête. »
En attendant, nombre de profes­
seurs en zone rouge disent identifier
un « faisceau de signaux » leur lais­
sant entrapercevoir l’imminence
d’une rentrée, ou au moins sa prépa­
ration active. Des courriels des chefs
d’établissement ou des rectorats ;
des convocations à des réunions à
distance… « Quel professeur n’aurait
pas envie de retrouver ses élèves, mais
quel professeur prendrait le risque de
mettre en danger des élèves déjà du­
rement éprouvés ?, interroge Benja­
min Marol, professeur à Montreuil
(Seine­Saint­Denis). L’enseignement
à distance, ça a été la bérézina… Nos
élèves ont vécu la fracture numéri­
que, souvent aussi la fracture alimen­
taire, la maladie, des deuils… Mais ne
nous leurrons pas : sans système
d’obligation, ce sont les bons élèves
qui reviendront. »
« On a dit à nos élèves qu’il n’y aura
pas de brevet [seulement un contrôle
continu], plus d’évaluations notées…
Maintenant, on leur dit qu’il n’y a pas
de contrainte à reprendre les cours.
C’est difficile de rester motivé dans ces
conditions », observe Iannis Roder,
qui enseigne, lui, à Saint­Denis. Au fil
des semaines, ses visioconférences
se sont transformées en cours parti­
culiers. La dernière en date a réuni…
deux élèves. Et pourtant, il garde le
contact avec beaucoup d’entre eux,
« par mail ou sur WhatsApp, simple­
ment pour se donner des nouvelles ».
« Ils ne bossent plus, reconnaît­il,
mais ils n’ont qu’une question à la
bouche : quand est­ce qu’on reprend
les cours ? » 
mattea battaglia

« Cinq à six mois sans école, c’est une catastrophe annoncée »

Jean­Paul Delahaye, inspecteur général honoraire de l’éducation, défend la réouverture des établissements scolaires y compris en zone rouge

ENTRETIEN Cinq ou six mois sans école, c’est

une catastrophe annoncée.
lieux populaires. Et on ne réagi­
rait pas ?
des établissements n’est pas une
double peine ?
responsabilité de la prise de ris­
ques. C’est au contraire à l’insti­
s’ajoutent 100 euros par enfant à
charge] montre bien qu’il y a une

S elon l’inspecteur général

honoraire de l’éducation
Jean­Paul Delahaye, la crise
sanitaire accélère le décrochage
des enfants de milieux populaires.
Depuis la mi­mai, les écoles
rouvrent dans tous les départe­
ments, même si ce n’est que
pour une minorité d’enfants.
Ce n’est pas le cas des collèges,
qui restent fermés en zone
rouge. Faut­il, comme le
demandent certains élus,
passer à la vitesse supérieure ?
Oui, en particulier dans les
quartiers difficiles, et sans perdre
de vue les précautions sanitaires,
il me semble urgent de rappeler
les adolescents dans les établisse­
ments. Arrêtons de nous bercer
d’illusions : le retour en classe ne
se fera pas à l’identique. Attendre
septembre n’y changera rien. Je
ne défends pas une « rescolarisa­
tion » en tant que telle : cela
n’aurait aucun sens de reconvo­
quer toute une classe pour « bou­
cler » les programmes…
Non, ce qui est prioritaire, c’est
de resserrer le lien qui s’est dis­
tendu. Si l’on ne fait rien pour
une reprise de contacts rapide
entre les jeunes et l’institution
scolaire, on multiplie le risque de
les voir perdre pied à la rentrée.
Là où les cours ont repris,
les enseignants disent que le
protocole sanitaire limite dras­
tiquement les capacités d’ac­
cueil. Qu’ils ne peuvent faire
« plus ». Peut­on passer outre ?
Bien sûr que non. Mais qu’est­ce
qui empêche, dès aujourd’hui,
d’organiser dans les collèges, y
compris en zone rouge, des ren­
contres entre enseignants et élè­
ves ? Des tête­à­tête, dans une
salle adéquate, avec des « roule­
ments » ? Je plaide pour un retour
progressif et de bon sens, sur la
base de ce qui s’est joué, pendant
le confinement, avec les enfants
de soignants.
Un traitement à part, au pays
de l’école pour tous ?
Je ne vois pas ce qu’il peut y
avoir de gênant à désigner cer­
tains enfants comme prioritai­
res. Le ministère de l’éducation a,
très tôt après la fermeture des
établissements, avancé le chiffre
de 5 % à 6 % de décrocheurs. Soit
500 000 enfants. On peut raison­
nablement penser que le ratio va
bien au­delà. Il suffit d’écouter ce
qu’en disent les enseignants : un
désastre est en train de s’instal­
ler. La crise sanitaire accélère le
décrochage des enfants de mi­
« Enfants de milieux populai­
res = enfants décrocheurs »…
Est­ce qu’on ne force pas
un peu le trait ?
Dans toutes les familles, des en­
fants privés depuis deux mois de
transmission des enseignements
dans un cadre interactif, mais
surtout sans lien social, perdent
intérêt, énergie, motivation… Il
n’empêche : on sait que le confi­
nement a placé la jeunesse dans
une situation terriblement iné­
galitaire, parce que l’équipement
numérique n’est pas le même
d’un foyer à un autre, parce que
l’encadrement familial diffère.
Quand possibilité d’encadre­
ment il y a.
Un enfant sur cinq vit dans une
famille en situation de pauvreté,
dont la moitié en grande pau­
vreté. Et ces estimations cachent
de profondes disparités : dans
certains quartiers populaires,
dans certains territoires ruraux,
ce sont 30 %, 40 % d’enfants qui
connaissent des conditions de
vie très difficiles. Sans compter
les milliers de familles héber­
gées en hôtel social. Nous som­
mes le pays où l’origine sociale
pèse le plus sur les destinées sco­
laires. Comment imaginer que,
pour ces enfants, la fermeture
Le ministre de l’éducation,
citant des pédiatres, a affirmé
qu’« il y a plus de risques
à rester chez soi que d’aller
à l’école ». Vous êtes aussi
sur cette ligne ?
C’est le droit à l’éducation qui
est en cause avec cette crise sani­
taire. Il faut donc faire en sorte,
par tous les moyens, que les jeu­
nes les plus vulnérables prennent
le chemin de l’école.
Mais les chefs d’établissement
disent que, là où les cours
ont repris, ce sont ces jeunes
en difficulté qu’ils ne voient
pas revenir, et leurs familles
qui sont les plus hésitantes…
L’inquiétude face à la maladie
traverse toute la société. Pour­
quoi en serait­il autrement des
familles populaires ? Le concept
du « volontariat » a complexifié
la donne, un peu comme si on
déléguait aux parents d’élèves la
« NOUS SOMMES LE PAYS  indicateur. Oui, des familles ont
OÙ L’ORIGINE SOCIALE  l’arrêt des cantines. Que le gou­
PÈSE LE PLUS SUR LES  vernement ait annoncé des aides
DESTINÉES SCOLAIRES »
tution de faire le premier pas, et
c’est ce qu’elle fait déjà en maints
endroits en contactant ces pa­
rents, en leur donnant des garan­
ties, en leur expliquant que le re­
tour en cours n’est pas massif
mais peut bénéficier, en premier
lieu, à leurs enfants.
Pourquoi ne pas ouvrir les éta­
blissements aux familles, ou à
leurs représentants, qu’ils vien­
nent constater par eux­mêmes
les conditions de la reprise (« Les
enfants seront assis là, les ensei­
gnants là ») et repartent, rassu­
rés, en parler aux autres parents
dans les quartiers ? Il faut aussi
discuter avec eux du « fond »,
leur expliquer ce qui peut être
fait sur ces temps d’accueil.
La fermeture des établisse­
ments, c’est aussi l’absence,
pour beaucoup d’enfants,
de restauration scolaire… Une
« fracture alimentaire » ados­
sée à la « fracture scolaire » ?
Les queues interminables sur
les trottoirs lors des distribu­
tions alimentaires sont un bon
basculé dans la précarité avec
en ce sens [aide de 150 euros aux
foyers les plus modestes auxquels
prise de conscience de la situa­
tion : il est impossible à certaines
familles de nourrir leurs enfants
trois fois par jour. Mais la crise
sanitaire n’est qu’un révélateur.
Ecoutez les chefs d’établisse­
ment, en ZEP notamment : ils
connaissent tous des élèves qui
quittent les cours à midi… et at­
tendent une heure devant l’éta­
blissement. Une pause sans dé­
jeuner. Malgré les aides et les
bourses, beaucoup passent en­
core entre les mailles du filet de
la solidarité.
Le confinement a­t­il accru
la distance entre les familles
et l’école ?
Dans les cas où la « continuité
pédagogique » a pu exister, je
crois, au contraire, qu’un des ef­
fets bénéfiques de la période,
c’est d’avoir, incontestablement,
transformé la relation entre bon
nombre de parents et d’ensei­
gnants. Chacun a regardé diffé­
remment le travail et l’implica­
tion de l’autre. Une meilleure as­
sociation des parents à la scola­
rité de leurs enfants, c’est cela
qui, aujourd’hui, peut modifier
le système. C’est en cela qu’il y
aura, selon moi, une école
d’« après ». 
propos recueillis par m. ba.
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Un baccalauréat 2020 sous le signe de la « bienveillance »
Au terme d’une année mouvementée, les enseignants veulent valoriser leurs élèves pour les aider à obtenir l’examen en contrôle continu
L e baccalauréat 2020 repré­
sente un défi de taille pour
l’éducation nationale. Il
s’agit de délivrer un diplôme dont
les épreuves n’auront pas eu lieu,
en tenant compte des circonstan­
ces de la crise sanitaire… sans bra­
der l’examen. Un jeu à plusieurs
entrées dont les contours se préci­
sent peu à peu. Le ministère de­
vrait mettre en ligne dans les jours
qui viennent les textes définissant
les modalités concrètes de cette
session exceptionnelle.
Comme annoncé le 3 avril par
Jean­Michel Blanquer, le contrôle
continu remplacera cette année
les épreuves écrites et orales de
terminale. La note du bac sera
composée de la moyenne des no­
tes, dans chaque matière, sur les
deux premiers trimestres, en te­
nant compte du livret scolaire qui
contiendra les appréciations « dé­
taillées » des enseignants, y com­
pris sur des progrès réalisés en fin
d’année. Alors que les professeurs
commencent à remplir les livrets
– tous doivent être rendus le
15 juin –, la question de la marge de
manœuvre pour « valoriser » les
parcours sur la deuxième moitié
de l’année se pose.
« Le sujet monte dans les lycées,
note Sophie Vénétitay, du SNES­
FSU. Les infos arrivant un peu au
compte­gouttes, chacun bricole
comme il peut. » Les « cas limites »,
ceux des élèves dont la moyenne
se situe au­dessus de 9, préoccu­
pent particulièrement les équipes
pédagogiques. Les enseignants
ont appris mi­mai que les moyen­
nes de chaque matière devaient
être « arrondies » au point supé­
rieur, comme l’auraient été les no­
tes aux épreuves correspondan­
tes. A cette annonce, certains élè­
ves ont repris espoir, leur
moyenne générale s’approchant
de 10/20. Mais sans notes au troi­
sième trimestre, comment s’assu­
rer que le jury prendra en compte
tous les éléments à sa disposition ?
« Manque de cadre »
D’un lycée à l’autre, les méthodes
divergent : des enseignants ont
choisi de renseigner une note de
bac blanc passé juste avant le con­
finement dans la case des appré­
ciations. Une démarche qui n’est
pas découragée par l’institution,
car elle peut permettre au jury
d’apprécier un progrès. « Evidem­
ment, une note de bac blanc, bonne
ou mauvaise, ne peut pas avoir la
même valeur que la moyenne des
deux premiers trimestres qui por­
tent sur cinq ou six notes à chaque
fois, même si elle peut fournir une
indication », rappelle Edouard Gef­
fray, le directeur général de l’ensei­
gnement scolaire.
« Certains proviseurs ont fermé
l’accès aux logiciels, pour éviter que
les enseignants bidouillent les no­
tes, croit savoir Bruno Bobkiewicz,
secrétaire national du SNPDEN­
UNSA et proviseur de la cité sco­
laire Hector­Berlioz à Vincennes
(Val­de­Marne). Ailleurs, c’est
ouvert, ce qui signifie en pratique
que les notes peuvent encore être
modifiées. Tout cela manque de ca­
dre, nous n’avons pas les éléments
pour comprendre et appliquer les
bonnes consignes. » En attendant
la publication des textes, l’institu­
tion se veut ferme sur ce point :
pas question de modifier après­
coup les notes des premiers tri­
mestres, souligne M. Geffray.
Dans certains lycées, les ensei­
gnants sont au contraire encoura­
gés à entrer des notes pour le troi­
sième trimestre, mais avec un
« coefficient zéro » qui les neutra­
lise. « C’est pour nous, à titre indica­
tif, explique Mathieu Compère,
enseignant en histoire­géogra­
phie au lycée Jean­Jacques Rous­
seau de Sarcelles (Val­d’Oise). Ça ne
peut pas compter car ce sont des
notes obtenues après le début du
confinement. »
Les enseignants s’interrogent
aussi sur la manière de réduire
l’inévitable écart entre les notes
du contrôle continu et celles que
les candidats auraient pu obtenir
aux épreuves, où ils ont tendance
à « surperformer ». Quid de ces très
bons éléments, notés plus sévère­
Une classe
du collège Jean­
Claude­Izzo
de Marseille,
le 18 mai.
FRANCE KEYSER/MYOP
POUR « LE MONDE »
ment dans les lycées d’excellence,
qui pouvaient espérer plusieurs
points supplémentaires à l’exa­
men ? Et, à l’inverse, de ces élèves
« fragiles », mais capables de met­
tre les bouchées doubles pour dé­
crocher le diplôme de justesse ?
« Chez nous, les élèves qui se ré­
veillent au dernier moment le font
souvent parce qu’ils n’ont pas
d’autre choix – et non parce qu’ils
n’avaient pas envie de s’y mettre
plus tôt », s’agace Raphaël Giro­
mini, qui enseigne les mathémati­
ques au lycée Le Corbusier
d’Aubervilliers (Seine­Saint­De­
nis). L’institution répond que,
pour ces « cas particuliers », le jury
pourra proposer, après consulta­
tion du livret, de passer les épreu­
ves à la session de septembre.
Statistiques de l’établissement
A l’inverse, dans les lycées d’excel­
lence, on s’interroge sur l’« harmo­
nisation » qui tiendra compte, à ti­
tre exceptionnel, des statistiques
de l’établissement. En plus des no­
tes et appréciations, le jury dispo­
sera cette année des taux de réus­
site et taux de mentions du lycée
d’origine du candidat, sur les trois
dernières années. Certains ensei­
gnants et proviseurs ont ainsi sup­
posé qu’un « coefficient multiplica­
teur » serait appliqué aux candi­
dats d’un même lycée, pour rame­
ner les résultats à ceux que
coronavirus | 11
« J’aurais dû travailler
le reste de l’année »
Les lycéens dont la moyenne générale est
à la limite du 10 sur 20 espèrent être repêchés
TÉMOIGNAGES
K elly, Hugo et Justine
auront­ils leur bac du pre­
mier coup ? Beaucoup de
leurs camarades sont fixés depuis
le 3 avril, date à laquelle le ministre
de l’éducation nationale, Jean­Mi­
chel Blanquer, a annoncé la déli­
vrance du diplôme sur la base du
contrôle continu. En théorie, tous
les candidats dont les moyennes
sont situées entre 8 et 10/20 doi­
vent se préparer au rattrapage…
Mais, confinement oblige, « l’in­
dulgence » est de mise, et ces élè­
ves ont appris – parfois par voie de
presse – que les notes proches de
10/20 pourraient faire l’objet, si le
jury l’autorise, d’un « repêchage ».
« Depuis quelques jours, toutes
nos notes sont arrondies à la
hausse dans Pronote », a remarqué
Hugo, en terminale ES dans un ly­
cée de la Vienne. Les moyennes
annuelles de chaque discipline
doivent être arrondies au point
supérieur – comme l’aurait été
une copie de bac si l’épreuve avait
eu lieu – ont appris les établisse­
ments dans un « point d’informa­
tion » diffusé mi­mai. Pour le
jeune homme, qui se préparait au
rattrapage, cette décision change
un peu la donne : sa moyenne gé­
nérale est passée de 9,6 à 9,7/20, se
rapprochant un peu plus de la
barre fatidique du 10/20.
« Période étrange »
En attendant d’être fixé, il faut con­
tinuer à réviser, sans savoir si « ça
passera ». « Les profs ne veulent pas
trop nous dire que c’est bon, pour ne
pas nous faire de fausses joies »,
rapporte Kelly, en terminale ES
dans le même lycée qu’Hugo et
dont la moyenne tourne désor­
mais autour de 9,7/20, pour 9,4
avant « l’arrondi ». « C’est une pé­
riode un peu étrange, rapporte
Hugo, qui est sur liste d’attente sur
LES ENSEIGNANTS 
ONT APPRIS MI­MAI 
QUE LES MOYENNES DE  ces conditions n’a rien d’évident. »
CHAQUE MATIÈRE DEVAIENT  que le livret scolaire a toujours été
ÊTRE « ARRONDIES »  quel la « valorisation » prime. « On
AU POINT SUPÉRIEUR
l’établissement aurait statistique­
ment dû obtenir.
« S’il s’agit de remonter toutes les
moyennes pour qu’elles collent aux
résultats des années précédentes,
ça ne va pas », critique une ensei­
gnante d’un grand lycée parisien,
qui a souhaité garder l’anonymat.
Même si un tel système aurait été
avantageux pour ses élèves, « les
statistiques ne peuvent pas être ap­
pliquées à chacun, indépendam­
ment de sa progression », fait­elle
valoir. Une revalorisation de tou­
tes les notes n’aurait « pas de
sens », tranche Edouard Geffray.
« Les statistiques de l’établissement
doivent servir à relever les incohé­
rences. Si un lycée décroche de 20
points par rapport à 2019, par
exemple, on voit tout de suite qu’il y
a un problème. »
Au ministère de l’éducation na­
tionale comme sur le terrain, on
veut ainsi placer la session 2020
du bac sous le signe de la « bien­
Parcoursup pour une admission
en fac de droit. J’essaie de me con­
centrer sur les deux matières que
j’ai choisies au rattrapage, mais
c’est dur de se motiver. Si ça se
trouve, j’aurai révisé pour rien. »
Pour ces élèves « à la limite », la
période est d’autant plus stres­
sante qu’ils savent que des épreu­
ves leur auraient sans doute été fa­
vorables. C’est le cas de Justine, une
élève de terminale littéraire option
théâtre dans un lycée de Bordeaux,
et en situation de handicap. Avec
9,2/20 de moyenne, le « repê­
chage » sur livret scolaire a de fai­
bles chances d’avoir lieu. « Si j’avais
passé le bac, j’aurais pu faire mes
preuves à l’oral de théâtre et en
sport, juge cette lycéenne. Je consi­
dère que ma moyenne générale ne
reflète pas mon véritable niveau. »
Hugo, lui, fait partie de ceux qui
avaient prévu de s’y mettre au der­
nier moment. « Je sais que, statisti­
quement, on a toujours quelques
points de plus aux épreuves du bac,
croit­il savoir. Peut­être parce qu’on
révise à fond, qu’on est plus concen­
trés. » Pour lui, le confinement a
brutalement changé les règles du
jeu. « J’aurais dû travailler le reste de
l’année, admet­il. Mais en même
temps, je pensais pouvoir me rat­
traper en fin d’année. »
Jusqu’à récemment, il était ques­
tion de maintenir un troisième tri­
mestre raccourci : le ministre de
l’éducation nationale avait an­
noncé, en avril, que les notes et
l’assiduité après la fin du confine­
ment seraient prises en compte, si
la situation sanitaire permettait de
rouvrir les lycées. Mais alors que
cette réouverture n’est toujours
pas décidée, le ministère a acté la
décision inverse : toutes les notes
du troisième trimestre sont bana­
lisées. « On ne m’aura pas laissé
cette chance, et c’est dommage »,
regrette Hugo. 
violaine morin
veillance ». « J’essaie d’être positif
dans mes appréciations, indique
par exemple Mathieu Compère.
Vivre son année de terminale dans
L’enseignant rappelle toutefois
un document « factuel », dans le­
n’écrit jamais dans le livret que
l’élève n’a rien fait où qu’il a ba­
vardé toute l’année », souligne­t­il.
« Le principe sera celui d’une très
grande souplesse, sans brader
l’examen pour autant, promet
Bruno Bobkiewicz. Donner le bac à
tout le monde, c’est ne le donner à
personne. » Un point d’équilibre
difficile à tenir en pratique.
Parmi les enseignants, certains
veulent croire que l’institution
fera preuve d’une mansuétude
d’autant plus grande qu’elle ne
souhaite pas voir s’empiler les dos­
siers aux rattrapages de juillet, ni
assumer un trop grand nombre de
redoublants, qui devront réinté­
grer un lycée très différent de celui
qu’ils ont connu – la réforme Blan­
quer sera passée par là. Le minis­
tère défend, lui, le « principe géné­
ral » de ne pas « léser » les élèves :
« A conditions d’exigences équiva­
lentes, il n’y a aucune raison que
cette cohorte réussisse moins bien
au bac que la précédente », veut
croire Edouard Geffray. 
v. m.

12 | coronavirus
« J’en ai ma dose » : les dégâts du télétravail
La généralisation du travail à distance mal préparée augmente les risques psychosociaux
L
e télétravail ne fait pas
que des heureux. La gé­
néralisation du travail à
distance a fait chuter la
motivation des salariés. « Du ja­
mais vu depuis cinq ans », indique
l’étude WorkAnyWhere réalisée
en avril auprès de 6 500 salariés,
publiée jeudi 7 mai.
« Nous sommes tous débordés,
franchement en surchauffe, on
passe la journée à régler les ques­
tions immédiates, je dois me blo­
quer des plages dans mon plan­
ning pour pouvoir réfléchir, témoi­
gne Amélie, cadre supérieure
dans une PME de recherche et dé­
veloppement. Là où tout se réglait
par des interactions de quelques
minutes en présentiel, ça prend ac­
tuellement des proportions énor­
mes en temps, et en énergie. Habi­
tuellement, on règle plein de choses
en se montrant les documents, les
prototypes. A distance, ça nécessite
de s’envoyer un premier mail pour
dire qu’on veut se voir. On n’a pas
du tout la culture du mail, tout se
réglait à l’oral. C’est beaucoup plus
long à l’écrit : il y a plusieurs allers­
retours, des incompréhensions et
des conflits, qu’il ne faut pas laisser
perdurer, pour éviter les dégâts ir­
réversibles. Il faut une heure là où
ça prenait cinq minutes. Et dès
qu’on doit interagir à plus que
deux, il faut prendre rendez­vous.
C’est une charge mentale supplé­
mentaire très importante. »
Phénomène d’usure
Pour beaucoup de salariés, le télé­
travail est devenu synonyme de
tensions, de stress, de burn­out.
Au bout de deux mois, il y a déjà
un phénomène d’usure. Le nom­
bre de lignes d’écoute de psycho­
logues mises à disposition des sa­
lariés a doublé, indique Eric Goata,
directeur général délégué du cabi­
net Eleas, spécialisé dans la pré­
vention des risques psychoso­
ciaux : « Les salariés parlent
d’abandon, de solitude, de sur­
charge cognitive liée au trop grand
nombre d’informations à traiter,
de surcharge de travail, d’un senti­
ment d’être surveillé à l’excès par
les managers, des difficultés à coo­
pérer avec les collègues et de l’im­
possibilité de concilier vie privée­
vie professionnelle ».
Pour François­Xavier, responsa­
ble technique projet dans un
grand groupe, qui s’exprime sous
couvert de l’anonymat, « avec le
télétravail, les comportements
toxiques sont devenus nocifs. Les
managers qui ont besoin de con­
trôle permanent pour se rassurer,
au bureau on passait simplement
Les géants du numérique, apôtres du travail à distance
A la faveur du confinement, Facebook et Twitter proposent à certains employés de demander à travailler désormais entièrement de chez eux
F acebook veut être « l’entre­
prise la plus en avance du
monde sur le télétravail », a
lancé, presque comme un slogan,
Mark Zuckerberg, jeudi 21 mai.
Pour le fondateur du réseau so­
cial, qui s’adressait à ses em­
ployés dans une conférence re­
transmise en ligne, la moitié des
employés du groupe pourraient
travailler de chez eux, d’ici cinq à
dix ans. Ce genre de projection est
fragile, vu le contexte incertain,
mais l’annonce est frappante : en
effet, M. Zuckerberg parle de tra­
vail à distance à plein temps, sans
poste de travail attribué dans les
locaux de l’entreprise, et pas d’un
mélange entre activité au bureau
et à la maison. Son annonce sym­
bolise un mouvement amorcé
par les géants du numérique à la
faveur du confinement.
Concrètement, Facebook va
commencer à recruter des télétra­
vailleurs : il va embaucher des
milliers d’employés dans trois vil­
« Les salariés
parlent
d’abandon,
de solitude,
de surcharge
cognitive »
ÉRIC GOATA
directeur général délégué
chez Eleas
les américaines où elle ne pos­
sède aucun bureau, Denver (Colo­
rado), Atlanta (Géorgie) et Dallas
(Texas). Et aussi dans les périphé­
ries élargies de ses locaux actuels
(jusqu’à quatre heures de route).
Voire dans des zones « encore plus
éloignées », a précisé son patron.
Aucune philanthropie
Certains des 45 000 salariés exis­
tants, qui travaillent à distance
depuis début mars, vont aussi
pouvoir exprimer le souhait de le
faire de façon permanente ou
non. Selon un « sondage » réalisé
en interne, 40 % d’entre eux sont
très ou un peu intéressés par cette
option, alors que 50 % aimeraient
retourner au bureau le plus vite
possible. 60 % seraient ouverts à
un mélange bureau­domicile. Et
75 % des gens intéressés par le té­
létravail complet envisageraient,
dans ce cas, de déménager.
Cette évolution de Facebook
n’est pas philanthropique, a pré­
les voir, mais à distance, c’est plus
compliqué à gérer. Aujourd’hui,
j’ai dénombré 28 mails du même
responsable. Derrière un écran, on
est un peu en mode tout­puissant.
On n’a pas forcément conscience
que ça pèse sur le moral du salarié
de se sentir épié tout le temps ».
Le contrôle du travail est de la
responsabilité du manager, mais
à distance, cela exige de la con­
fiance réciproque et l’autonomie
du salarié, qui ne sont pas acqui­
venu son fondateur. « Le but ul­
time est de faire notre travail
mieux », et pas d’offrir à tout prix à
chaque individu « le maximum de
flexibilité ». D’ailleurs, la cible pre­
mière de ce travail à distance sera
les « ingénieurs expérimentés ».
Les débutants et les professions
qui nécessitent une présence phy­
sique – techniciens de mainte­
nance de matériel informatique
ou de centres de données, modé­
rateurs, responsables des rela­
tions extérieures, commerciaux,
etc. – n’y auront pas accès.
La firme californienne espère
certains bénéfices : une producti­
vité égale ou supérieure, ainsi
qu’un meilleur recrutement et
une fidélisation des employés très
qualifiés – deux casse­tête dans
des régions concurrentielles et
chères comme la Californie. Offi­
ciellement, la réduction des coûts
n’est pas une motivation, mais Fa­
cebook baissera le salaire des em­
ployés qui s’installeront dans des
ses d’avance. « Ça passe par du re­
porting, qui crée aussi de la dé­
fiance et, à l’excès, génère perte
d’estime de soi et culpabilité. Ceux
qui ne savent pas travailler seuls,
privés du soutien de leurs collè­
gues, peuvent prendre du retard.
Ils se mettent à douter de leurs ca­
pacités avec un sentiment d’aban­
don. Tandis que du côté du mana­
ger, une absence de réponse ou
une réponse tardive peut être in­
terprétée comme du désengage­
zones où la vie est moins chère. Et
si l’entreprise est prudente sur le
modèle hybride bureau­domicile,
c’est notamment par peur de
« coûts doubles » (payer au salarié
un bureau et son équipement à la
maison). L’autre est la crainte de
locaux dévitalisés par les « postes
de travail inoccupés ».
Si Facebook incarne une ten­
dance, il n’est pas seul : Twitter a
donné moins de détails, mais a
annoncé, le 12 mai, que ses em­
Le groupe de
Mark Zuckerberg
baissera le salaire
des salariés
qui s’installeront
dans des zones
où la vie
est moins chère
« Nous sommes
tous débordés,
on passe la
journée à régler
les questions
immédiates »,
explique Amélie,
cadre supérieure
dans une PME
ment. Mais appeler tous les ma­
tins pour savoir ce qui a été fait est
nuisible », explique M. Goata. Les
mécanismes de coopération sont
altérés en télétravail.
Pour Laure, la situation est plus
dramatique. Contractuelle de la
fonction publique, elle était en si­
tuation de harcèlement moral
avant la généralisation du télétra­
vail. Tout s’est aggravé depuis. Elle
reçoit des demandes urgentes le
matin, mais les dossiers nécessai­
res pour les traiter n’arrivent que
le soir. Personne n’en sait rien,
sauf elle et l’auteur des mails. Ses
questions restent sans réponse, en
visioconférence, elle se sent igno­
rée. « On démolit plus facilement à
distance, les garde­fous que repré­
sente le regard des autres ne sont
plus là. Mais ce qui est pernicieux,
c’est que je n’ai pas plus envie de les
retrouver physiquement », confie­
t­elle. Les personnes en fragilité
psychologique sont dans une si­
tuation délicate car « le télétravail
peut jouer un rôle d’amplification
important, confirme M. Goata.
« P roche du burn-out »
Les entreprises qui se sont donné
les moyens de suivre leurs salariés
de près à travers des enquêtes ré­
gulières ont rapidement constaté
des dégâts. « Au début, on n’avait
pas les mêmes retours, lors des
points hebdomadaires, au niveau
de la direction et au niveau des ma­
nagers de proximité. On a mis en
place une enquête directement
auprès des salariés qui a remonté
des cas isolés de personnes en souf­
france, débordées, qui n’avaient
pas le temps de déjeuner, recon­
naissant des efforts de la part de
l’entreprise mais les jugeant insuf­
fisants. Chaque manager reçoit dé­
sormais les résultats de l’enquête
pour répondre à l’inquiétude sou­
levée en tout anonymat », raconte
Caroline Arquié, DRH du groupe
SGS France, une entreprise de cer­
tification de 2 800 salariés dont
25 % en télétravail.
ployés pourraient demander à
travailler de chez eux « pour tou­
jours ». Et, jusqu’en septembre, les
locaux du réseau social resteront
fermés et les voyages profession­
nels interdits. Comme Twitter,
Google a annulé tous les rassem­
blements physiques d’impor­
tance jusqu’à l’été 2021. Surtout, le
leader de la recherche en ligne a
étendu le télétravail jusqu’à fin
2020 « au moins », pour ceux qui
le souhaitent. Chez Microsoft, le
travail à distance est prolongé,
pour l’instant, jusqu’en octobre.
Ces entreprises de technologie
sont des cas difficilement généra­
lisables. Elles ont la particularité
d’avoir recours à une grande quan­
tité d’informaticiens. Chez Ama­
zon, les employés des bureaux qui
peuvent télétravailler ont été invi­
tés à le faire jusqu’en octobre au
moins, mais les salariés des entre­
pôts n’ont jamais arrêté de prépa­
rer les colis. Apple, qui n’a pas clari­
fié sa politique, s’est converti au té­
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Dans une démarche similaire, le
cabinet d’audit Mazars a désigné
des référents « seniors » pour
prendre le pouls des jeunes colla­
borateurs en télétravail qui pour­
raient souffrir du manque d’enca­
drement. « Plus les salariés sont
jeunes, plus ils ont besoin d’être ca­
drés, d’être guidés. En télétravail, ils
ont l’impression d’apprendre
moins qu’avant. La relation avec le
manager manque de spontanéité
et de fréquence », explique Célica
Thellier, cofondatrice de Choose­
MyCompany, l’entreprise d’ana­
lyse de données qui a réalisé
l’étude WorkAnyWhere.
Yann, jeune trentenaire, salarié
d’une entreprise de service presta­
taire d’une grande administra­
tion, confirme : « J’ai un collègue
plus âgé que moi, qui est un peu
notre chef informel. Mais depuis
qu’on est à distance, je n’arrive pas
à gérer notre communication. Je
ne sais pas comment le contacter,
je n’ose pas l’appeler. Alors que je
suis connecté de 8 heures à 19h30,
je n’ai dû lui parler que trois fois. Il
ne voit plus ce que je fais, alors que
c’est lui qui me permet d’avancer
dans le travail. Pendant ce temps,
dans les mêmes délais, de nou­
veaux objectifs s’ajoutent sans
cesse. Et c’est comme ça depuis
deux mois, j’ai un peu de mal. J’ai
arrêté de compter mes heures,
mais je suis proche du burn­out. »
Le télétravail pose aux salariés la
question de la reconnaissance de
leur performance individuelle.
Dans l’étude WorkAnyWhere,
42 % se disent moins reconnus.
D’une part parce que des salariés
deviennent invisibles, parce que
récemment arrivés ou trop dis­
crets dans la communication col­
lective, ils finissent par être
oubliés dans l’attribution des
missions. D’autre part, parce que
certains profitent du travail à dis­
tance pour s’approprier la valeur
créée par les autres.
Etant donné le taux de satisfac­
tion des télétravailleurs – plutôt
élevé dans les enquêtes d’opinion,
jusqu’à 80 % dans la récente en­
quête Kantar –, ce mode de travail
n’est cependant pas rejeté par les
salariés. « Un ou deux jours par se­
maine, c’était bien. Mais là, fran­
chement, j’en ai ma dose », résume
François­Xavier. La généralisation
du télétravail s’est faite dans une
impréparation et un manque de
moyens matériels qui restent à ré­
gulariser pour devenir durable.
Avant le Covid­19, seul un quart
des télétravailleurs étaient cou­
verts par un accord collectif. 
anne rodier
létravail pendant le confinement,
mais s’est efforcé de faire redémar­
rer ses usines en Chine et ses ma­
gasins dès que possible.
En pointe sur le sujet, les cham­
pions du numérique ne sont tou­
tefois pas inconscients de ses dan­
gers. La distance peut empêcher
« de créer une culture commune,
de tisser des liens entre collègues,
d’être créatif en groupe et d’avoir
des conversations informelles », a,
par exemple, listé Mark Zucker­
berg. Mais, a anticipé le fondateur,
Facebook pourra « créer des outils
numériques » pour mieux répon­
dre à ces besoins, car l’entreprise
est déjà présente dans les domai­
nes du travail collaboratif (avec
Workplace) ou de la réalité vir­
tuelle (avec Oculus). « Nous man­
gerons notre propre nourriture »,
a­t­il résumé. Comme si les em­
ployés allaient aussi tester, gran­
deur nature, le « monde d’après »
que propose le réseau social. 
alexandre piquard
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
L’Ile­de­France en première ligne
face à la crise qui monte
Le conseil régional prépare un plan de relance. De Renault aux bistrots
parisiens, les suppressions d’emplois risquent de se multiplier
C
e sont les deux derniè­
res usines de Renault
en région parisienne.
L’une et l’autre sont en
péril. La fermeture de Choisy­le­
Roi (Val­de­Marne) pourrait être
annoncée dès le 29 mai. Quant à
l’énorme site de Flins (Yvelines),
le groupe envisage de ne plus y
assembler de voitures. Une fois
reconverti, il paraît peu probable
que 2 600 personnes y restent
employées.
De Flins et Choisy­le­Roi aux
bistros parisiens, en passant par le
parc Disneyland ou les bureaux
d’Air France, la région parisienne
va­t­elle affronter sous peu une
gigantesque crise sociale ? Le Co­
vid­19 peut­il achever la désindus­
trialisation de la capitale et de sa
banlieue, pénalisée par des coûts
élevés ? C’est ce que redoutent bien
des responsables politiques. « Le
plus dur est devant nous », affirme
la maire (PS) de Paris, Anne Hi­
dalgo. « L’orage approche », appuie
Eric Azière, le président du groupe
UDI­MoDem du Conseil de Paris.
« On s’attend à un vrai plongeon, et
une crise qui va durer un an ou un
an et demi », s’alarme Valérie Pé­
cresse, la présidente (Agir) de la Ré­
gion Ile­de­France.
Après quelques mesures d’ur­
gence, la responsable de la Région
met d’ailleurs la dernière main
à un plan de relance présenté
comme « massif ». Il sera débattu
au conseil régional le 11 juin.
En Ile­de­France, l’inquiétude
est d’autant plus vive que la ré­
gion a été l’une des plus frappées
par l’arrêt brutal de l’économie.
Au 7 mai, l’Insee estimait à 33 % la
perte d’activité dans l’ensemble
de la France. En région parisienne,
la chute a atteint 39 % dans les
Hauts­de­Seine, le département
Endetté, Hertz se déclare en faillite
Le loueur de voitures, contrôlé par Carl Icahn, subit la fermeture des aéroports. Les activités
européennes du groupe ne sont pas, pour l’instant, concernées par cette déconvenue
new york ­ correspondant
C riblée de dette, la
deuxième compagnie de
location de voitures amé­
ricaine Hertz s’est mise, vendredi
22 mai, sous la protection de la loi
sur les faillites. Endettée à hau­
teur de 19 milliards de dollars
(17,4 milliards d’euros), l’entre­
prise, qui détient 700 000 véhi­
cules et 12 000 agences franchi­
sées dans le monde, avait man­
qué une échéance de 400 mil­
lions de dollars, fin avril, sur le
financement de sa flotte, et n’a
pas trouvé d’accord avec ses
créanciers vendredi.
La société, dont le siège social
est en Floride et qui détient aussi
les marques Dollar et Thrifty, a
pris de plein fouet la fermeture
des aéroports. Ceux­ci représen­
tent, selon le Financial Times, les
deux tiers du chiffre d’affaires des
firmes de location aux Etats­Unis
et en Europe.
Mais Hertz était déjà particuliè­
rement mal en point avant la crise
due au Covid­19. Pionnier de la lo­
cation de voitures, il avait été
fondé à Chicago, en 1918, par un
ancien vendeur de Ford, Walter
Jacobs, qui acheta une dizaine de
Ford T noires pour les louer. L’en­
treprise fut revendue à John
Hertz, propriétaire d’une compa­
gnie de taxis de la ville de l’Illi­
nois, qui ouvrit sa première
agence à l’aéroport de Chicago
en 1932. Elle est passée sous la
le plus touché de l’Hexagone, et
environ 37 % à Paris et dans le
reste de l’Ile­de­France, selon
l’économiste Olivier Bouba­Olga.
L’écart s’explique. L’économie
régionale repose largement sur
les secteurs les plus secoués : le
transport aérien, le tourisme, la
culture, l’hôtellerie, la restaura­
tion, l’automobile… Du jour au
lendemain, Orly a été fermé, de
même que tous les musées, ciné­
mas et théâtres, les tournages se
sont arrêtés, les hôtels se sont vi­
dés, les tours de La Défense aussi,
les cafés ont baissé le rideau.
Début de crise sociale
Ce coup d’arrêt a déjà entraîné un
début de crise sociale. Avec les tra­
vailleurs les plus précaires pour
premières victimes. Lors des dis­
tributions d’aide alimentaire, les
files d’attente se sont allongées.
Pour l’heure, plusieurs disposi­
tifs ont néanmoins limité le choc.
Par ordonnance, les entreprises
en difficulté ont été autorisées
à reporter les demandes d’ou­
verture de procédure collective
après le 10 août. Si bien qu’au lieu
de bondir, les faillites ont dimi­
nué. Dans la région, seulement
257 sauvegardes, redressements
judiciaires et liquidations ont été
prononcés en avril, soit 76 % de
moins qu’un an plus tôt, selon les
données d’Altares. Seules des so­
ciétés déjà fragiles, comme Press­
talis, 5àsec ou Tie Rack, se sont re­
trouvées au tribunal.
Le chômage partiel a aussi été
utilisé massivement. A la mi­mai,
pas moins de 3,1 millions de sala­
riés étaient concernés en Ile­de­
France, soit 24,5 % du total fran­
çais. Les entreprises de la région
concentrent également un tiers
des prêts garantis par l’Etat, pour
bannière de Ford en 1987 et, sur­
tout, fit l’objet d’un rachat par en­
dettement, en 2005, pour 5,6 mil­
liards de dollars. Le principe de
ces montages consiste à pomper
tout le cash­flow de la société
pour rembourser la dette des ac­
quéreurs. Elle ne s’en est jamais
remise, d’autant que son endette­
ment a été aggravé par le rachat,
en 2012, de Dollar­Thrifty pour
2,3 milliards de dollars, un prix
jugé excessif. Ajoutons des er­
reurs, selon le New York Times,
comme l’achat de véhicules com­
pacts, qui ne correspondent plus
au goût des consommateurs.
Cinq patrons en dix ans
Introduite en Bourse en 2006, la
compagnie de location de voitu­
res fut progressivement rachetée
par le financier milliardaire Carl
Icahn à partir de 2014, qui a fini
par détenir 39 % du capital et dis­
pose de trois représentants au
conseil de surveillance. Concur­
rencée par Avis, Enterprise, mais
aussi Uber et Lyft, l’entreprise
accusait des pertes depuis quatre
ans et a usé cinq patrons en
dix ans. Sa dernière patronne
exécutive, Kathryn Marinello, qui
avait commencé à redresser
Hertz, a été remplacée lundi par
son vice­président, Paul Stone.
Si une restructuration s’est ré­
vélée impossible, c’est que l’im­
mense majorité de sa dette est
constituée d’obligations, à hau­
teur de 14,4 milliards, ayant servi
un total de 21,5 milliards d’euros.
En outre, 480 000 petites sociétés
ont reçu une aide au titre du nou­
veau fonds de solidarité Etat­Ré­
gion. Les mairies, la Région ont
aussi agi, par exemple en exoné­
rant de loyers certains commer­
ces qui leur louent des locaux.
Résultat, « on vit dans une fausse
impression de sécurité », com­
mente Valérie Pécresse. Mais le
moment de vérité approche. Que
se passera­t­il quand le recours
au chômage partiel ne sera plus
aussi facile, que les cessations
de paiement ne seront plus ge­
lées, que les prêts arriveront à
échéance ? « On peut être inquiet
pour la fin de l’année, lorsque
l’on débranchera les entreprises
aujourd’hui sous perfusion », re­
connaît Thierry Millon, d’Altares.
Toute la question est de savoir si
l’activité sera alors assez repartie
pour éviter la catastrophe. Didier
Kling, le président de chambre de
commerce et d’industrie de Paris,
se veut plutôt optimiste : « Cette
crise sanitaire n’a pas détruit l’outil
de travail, le pouvoir d’achat n’a
pas fondamentalement baissé, les
livrets A se sont regarnis, et la de­
mande peut redémarrer », argu­
L’économie
régionale repose
largement sur les
secteurs les plus
secoués : l’aérien,
le tourisme,
la culture,
la restauration,
l’automobile…
à acheter par l’intermédiaire de
filiales financières les véhicules
de location. Les obligations ont
été achetées par des fonds de
pension ou d’investissement,
ce qui a multiplié le nombre d’in­
terlocuteurs et rendu tout accord
de restructuration quasi impos­
sible. Comme l’explique le Wall
Street Journal, les détenteurs
de ces obligations ont désormais
un délai de soixante jours avant
de pouvoir saisir les véhicules
qui ont été donnés en garantie.
C’est là que survient le
deuxième problème : à la diffé­
rence des compagnies européen­
nes, qui rendent leurs véhicules
aux constructeurs automobiles à
un prix convenu d’avance grâce
à des contrats de leasing, les en­
treprises américaines possèdent
in fine les véhicules, qu’elles re­
vendent elles­mêmes sur le mar­
ché de l’occasion. Or, celui­ci s’ef­
fondre en raison de la crise liée au
coronavirus. Recettes en chute li­
bre, flotte automobile dépréciée :
l’équation était impossible.
L’annonce, en avril, de la sup­
pression de 10 000 emplois aux
Etats­Unis (un quart des effectifs)
n’a pas suffi. Selon le Wall Street
Journal, la compagnie dispose de
1 milliard de dollars pour pouvoir
poursuivre ses activités et espère
repartir sur des bases plus modes­
tes, en profitant de la légère re­
prise du marché de l’occasion
après l’effondrement d’avril pour
écouler une partie des véhicules.
mente­t­il. Bruxelles prévoit
d’ailleurs un rebond de 7 % du PIB
français en 2021. En région pari­
sienne, certains secteurs comme
le numérique, la construction ou
la santé risquent même de man­
quer vite de bras.
Pour d’autres, l’empreinte du
Covid­19 pourrait se révéler plus
durable. « L’impact risque d’être
très fort pour le tourisme, l’hôtelle­
rie ou l’événementiel », anticipent
les experts de l’Atelier parisien
d’urbanisme. Pas sûr, en effet, que
les touristes étrangers aient envie
de s’agglutiner de sitôt dans les
cars, les cabarets, ou devant La Jo­
conde. « Ils reviendront le jour
où ils seront sûrs d’être protégés ef­
ficacement durant tout leur séjour,
analyse Didier Kling. Il faut donc
prendre les mesures nécessaires
dans les transports, les musées,
etc. Cela n’a rien d’impossible. »
Dans l’immédiat, certains se de­
mandent cependant si l’exten­
sion de Disneyland Paris, dont les
travaux venaient de débuter, de­
meure justifiée. « Nous restons
confiants », assure­t­on au siège.
Même interrogation pour les
cafés et restaurants parisiens.
« On veut nous imposer un espace
de 4 mètres carrés par client, mais
c’est impossible de rester rentable
dans ces conditions, peste Marcel
Bénezet, un des représentants de
la profession. Même à 1 mètre
carré, certains lieux vont mourir. »
La question se pose aussi pour
certains commerces, trop étroits
au regard des nouvelles règles sa­
nitaires, et pour bien des salles de
spectacle. La crise de l’automobile
et de l’aviation ne peut qu’avoir
également un impact fort. Les an­
nonces de Renault en donneront
très vite un premier aperçu. 
denis cosnard
L’action chutait, vendredi, sur le
marché après clôture de 35 %, avec
un cours de 1,82 dollar contre
20,85 dollars fin février.
Cette faillite, qui ne concerne­
rait pas pour l’instant les filiales
européennes, a le mérite d’inter­
venir au bout de deux mois et
demi de crise. Il n’est pas certain
qu’elle aura un effet domino.
Avis, qui n’est pas coté en Bourse,
a levé 500 millions de dollars
sur les marchés et indique avoir
les liquidités nécessaires pour
tenir l’année. En Europe, Europ­
car a levé 220 millions d’euros
d’emprunts, garantis par l’Etat
français, Sixt a emprunté 1,6 mil­
liard d’euros.
Dans les autres secteurs, aucune
compagnie aérienne américaine
n’a encore déposé son bilan, mais
leur survie n’est pas certaine.
Partout, des entreprises font
faillite, comme le groupe phar­
maceutique Akorn et le pétrolier
Hornbeck Offshore, ou bien sont
dans son antichambre, car déjà en
défaut de paiement, comme
Murray Energy dans le charbon
ou J. Crew dans la distribution. La
chute de Hertz montre qu’après
les sauvetages massifs orchestrés
par la Réserve fédérale améri­
caine (Fed, banque centrale), qui
ont même permis à l’entreprise
de croisière Carnival de se refi­
nancer, le temps des faillites est
venu pour les éléments les plus
faibles de leur secteur. 
arnaud leparmentier
coronavirus | 13
MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD
Le pépin du Covid
rend l’orange tendance
Le confinement a mis l’orange
sous pression. Oubliées les
inquiétudes sur le taux de sucre
du jus d’agrume, tout le monde
s’est souvenu de sa teneur en
vitamine C. A défaut de chloro­
quine ou de remède avéré pour
combattre le Covid­19, ses vertus
vitaminées ont été plébiscitées.
Que se soit aux Etats­Unis ou
en Europe, chacun s’est empressé
de se presser une orange pour
booster ses défenses immunitai­
res. Avec le pépin du Covid,
l’orange est tendance.
Cette soif d’agrumes en Europe
a provoqué un appel d’air sur les
fruits en provenance de Méditer­
ranée. Les approvisionnements
en fin de campagne se sont assé­
chés plus vite que prévu d’autant
que la récolte était moins plantu­
reuse que l’année précédente.
Ainsi, la maltaise de Tunisie et la
salustiana espagnole ont disparu
des étals fin mars­début avril.
Quant aux prix, ils ont bénéficié
d’une juteuse augmentation de
près de 20 % par rapport à 2019,
selon le Centre de coopération in­
ternationale en recherche agro­
nomique pour le développement.
Un cours réchauffé
Cette évolution n’a pas échappé
aux spéculateurs. A New York, le
cours du jus d’orange congelé
s’est réchauffé. Il se négocie, ac­
tuellement, à près de 1,27 dollar
(1,16 euros) la livre, soit une pro­
gression de 27 % depuis le début
d’année. L’orange retrouve des
couleurs et signe une des
meilleures performances du pa­
nier des matières premières. Il est
vrai que la plupart ont été se­
L’Etat a massivement
aidé les start­up
Le secteur a bénéficié en deux mois
de 3 milliards d’euros de prêts garantis
O n a fait en moins de deux
mois au moins autant
que ce qu’ont fait les ban­
ques en 2019 pour l’écosystème des
start­up. » A l’heure de tirer un
premier bilan du plan d’aide à
destination des start­up françai­
ses, Paul­François Fournier, le di­
recteur exécutif de Bpifrance, se
félicite de l’ampleur du dispositif
déployé par l’Etat. Quatre mil­
liards avaient été promis le
25 mars sous différentes formes
(prêts, remboursements antici­
pés, aides directes). La Banque pu­
blique d’investissement tablait à
l’origine sur 2 milliards de prêts
garantis par l’Etat (PGE) pour sou­
tenir le secteur. Déjà 3 milliards
d’euros ont été mis à disposition
de 5 000 start­up, soit plus de la
moitié du capital­risque investi
en 2019 dans l’écosystème. Et, se­
lon M. Fournier, ce montant est
appelé à grossir.
Bpifrance avait également créé
un fonds spécial de 80 millions
d’euros pour les sociétés sollici­
tant des « bridges », une forme de
rallonge que les investisseurs
peuvent accorder aux entrepre­
neurs sous forme d’obligations
convertibles à un moment où il
est trop compliqué pour elles de
faire une levée de fonds. Une solu­
tion avantageuse en pleine crise
liée au coronavirus, pendant la­
quelle beaucoup de sociétés
voient leur activité, et donc leur
valorisation, fortement contra­
riée. Là encore, les demandes ont
excédé les attentes. Cent millions
d’euros ont déjà été sollicités et
Bpifrance discute avec l’Etat pour
augmenter cette enveloppe.
couées comme des pruniers par
la pandémie. A l’image du sucre,
du soja, voire du coton, entraînés
dans une spirale baissière.
Le retour de flamme dont béné­
ficie l’orange doit beaucoup à
cette inversion soudaine de la
consommation de jus de fruits.
Elle avait, en effet, tendance à se
diluer des deux côtés de l’Atlanti­
que. « En France, les ventes de jus
de fruits baissent depuis trois ans
de 3 % à 4 %. Elles ont atteint
1,24 milliard de litres en 2019 dans
la distribution, le jus d’orange re­
présentant à lui seul 43 % des volu­
mes », explique Emmanuel Vasse­
neix, président­directeur général
de la Laiterie de Saint­Denis­
de­l’Hôtel (LSDH) et président
d’Unijus (Union nationale inter­
professionnelle des jus de fruits).
Autre phénomène marquant
aux yeux des investisseurs : la
météo n’a guère été clémente au
Brésil, plus gros verger d’orange à
jus du monde. « La récolte qui
vient de débuter était attendue en
baisse de 25 % cette année. Mais,
avec les difficultés à trouver de la
main­d’œuvre en raison de la crise
du Covid au Brésil, les rendements
pourraient être plus faibles et elle
pourrait être réduite de 40 % », es­
time M. Vasseneix, qui écarte tou­
tefois tout risque de pénurie. Dif­
ficile de mesurer l’impact de cette
situation sur le prix de la bou­
teille de jus d’agrume dans les
prochaines semaines. Nul ne sait,
non plus, si la consommation ne
va pas retrouver sa pente natu­
relle entamée avant la crise sani­
taire et poursuivre sa lente dé­
crue. Après le déconfinement,
l’orange déconfite ? 
Dans la même logique de par­
tenariat avec les investisseurs
privés, Bpifrance a injecté, ces
deux derniers mois, 200 millions
d’euros afin de boucler la création
de nouveaux fonds appelés à in­
vestir dans l’écosystème français.
Enfin, en tant qu’investisseur, elle
a pris part à des levées de fonds
dans 3 500 sociétés pour un mon­
tant total d’environ un milliard.
Un plan indispensable
M. Fournier se réjouit que tous
les acteurs du financement de la
nouvelle économie en France
aient joué leur rôle. Qu’il s’agisse
des banques, de plus en plus in­
vesties sur ce secteur, qui ont
« joué le jeu », ou des fonds, qui
ont pu intervenir, sans en faire la
publicité comme ils le font à l’oc­
casion de levées de fonds. Pour
lui, il s’agit bien que la France, au
moment de la reprise, soit mieux
positionnée que d’autres pays
pour permettre l’émergence de
leaders mondiaux.
On peut s’inquiéter de voir les
start­up, entreprises de facto jeu­
nes et fragiles économiquement,
solliciter plus d’aide que ce qui
était originellement prévu. Mais
pour Cédric O, le secrétaire d’Etat
au numérique, ce niveau de sollici­
tation « n’est ni bon ni mauvais,
c’est juste le signe que c’est utile et
ça a permis de préserver l’écosys­
tème ». Un plan indispensable, se­
lon lui, pour permettre en particu­
lier aux start­up de conserver dans
leurs effectifs « une main­d’œuvre
ultra­qualifiée qui est décisive »
pour faire face à la concurrence. 
vincent fagot
 0123
14 | coronavirus DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Le « Financial Times »
s’interroge sur l’avenir
de sa version papier
Pour Roula Khalaf, nouvelle rédactrice
en chef du quotidien britannique des
affaires, la crise sanitaire rebat les cartes

RENCONTRE lecteurs n’ont été aussi avides d’in­

formations. Le site du Financial Ti­
londres ­ correspondance
mes enregistre record sur record,

E
lle aurait sans doute pu avec une audience en hausse de
espérer une entrée en ma­ 75 %. « On pensait qu’on avait at­
tière moins chaotique. teint un pic qu’on ne battrait pas
Deux mois après avoir avec le Brexit. On est largement
pris son poste de rédactrice en chef au­dessus », explique Mme Khalaf.
du Financial Times (FT), mi­janvier, Le FT, qui compte 1,1 million
Roula Khalaf s’est retrouvée à gé­ d’abonnés, dont 932 000 numéri­
rer la crise liée au coronavirus. Son ques, a ainsi gagné 50 000 abon­
écran à la main, elle fait en cette nés supplémentaires depuis le dé­
journée de mi­mai le tour de la ré­ but du confinement.
daction pour montrer par visio­
conférence des rangées de bu­ Revenus publicitaires en chute En septembre 2019, à Londres. SOCIAL MEDIA/CHARLIE BIBBY VIA REUTERS
reaux vides. Après deux mois de Mais, dans le même temps, les
confinement au Royaume­Uni, à revenus traditionnels des jour­
peine cinq personnes sont présen­ naux s’effondrent. En avril, le FT bureau de consultants, les jour­ auprès d’entreprises ou d’institu­ dialisation triomphante à l’heure
tes au siège du quotidien britanni­ a diffusé au Royaume­Uni naux britanniques connaissent tions publiques. Financièrement,
« A la fin, où le protectionnisme revient à
que des affaires, où se trouvent 88 000 exemplaires par jour en actuellement une chute de « 50 % le quotidien est plutôt solide, c’est l’équilibre la mode. Le parcours de Roula
normalement près de 400 journa­ moyenne, en baisse de 40 % par à 80 % » de leur chiffre d’affaires étant adossé à l’important groupe Khalaf elle­même renforce cette
listes (sur 600 à travers le monde). rapport à mars. Le quotidien a publicitaire. japonais Nikkei, qui l’a racheté
économique image. Libanaise, fille d’un ancien
« Leur retour n’est pas prévu avant réussi à ne pas interrompre l’im­ Les conférences, autre source de en 2015. Ses résultats ne sont pas qui parlera » ministre de l’économie, sœur du
septembre, au plus tôt. » Le télé­ pression ni la diffusion auprès revenus, ont presque toutes été publics ni audités, mais le FT as­ patron de MetLife, un assureur
ROULA KHALAF
travail se passe cependant bien, des abonnés, mais de nombreux supprimées. Le FT vient cepen­ sure avoir réalisé un chiffre d’af­ américain, elle a été éduquée aux
rédactrice en chef du
« mieux que je ne l’aurais imaginé ». points de vente étaient fermés. En dant d’en organiser une complè­ faires de 408 millions de livres Etats­Unis, a fait sa carrière en
« Financial Times »
Pour les quotidiens du monde Europe et au Moyen­Orient, la dif­ tement virtuelle : 50 000 person­ (455 millions d’euros) en 2019 et Afrique du Nord et au Moyen­
entier, la pandémie a représenté fusion a aussi été très perturbée. nes ont suivi sur Internet les in­ avoir été « bénéficiaire ». « [La crise Orient et vit à Londres depuis
une soudaine accélération du bas­ En outre, la publicité s’est effon­ terventions d’une centaine de actuelle] fait néanmoins réfléchir vingt­cinq ans. « Nous conservons
culement numérique. Jamais les drée. Selon Enders Analysis, un décideurs, dont le gouverneur de à l’avenir de la presse papier », ad­ consacrée aux technologies, qui nos principes en faveur du libre
la Banque d’Angleterre (BoE), met sa rédactrice en chef. n’a pas d’espace dédié dans le jour­ marché et du capitalisme », assure
Andrew Bailey, et l’ancien vice­ nal. Résultat, notre couverture de cette francophone parfaite.
Les journaux britanniques arrêtent président des Etats­Unis Al Gore. Nouveau monde, nouveaux défis ce secteur s’est nettement amélio­ Mais elle est consciente du ris­
Reste que, l’un dans l’autre, la Pas question de supprimer le quo­ rée. » L’objectif de Mme Khalaf est que d’être « déconnectée de la
de publier leurs chiffres de diffusion perte sèche est catastrophique. tidien imprimé pour l’instant, maintenant de mieux répliquer réalité ». C’est pourquoi le Finan­
Les journaux britanniques ont profité de la pandémie pour arrêter « Les abonnés supplémentaires ne en tout cas pas « à court ou moyen sur écran la hiérarchie des articles cial Times a, par exemple, nommé
de publier chaque mois les statistiques de leur diffusion. ABC Cir- compensent pas la chute des reve­ terme », mais « à la fin, c’est l’équili­ telle qu’elle existe sur le papier, pendant le Brexit un correspon­
culation, l’organisme chargé de l’audit, a annoncé, jeudi 21 mai, nus », reconnaît Mme Khalaf. bre économique qui parlera ». pour que le lecteur discerne dant chargé de couvrir le terrain
qu’il va continuer à rassembler les données, mais que les journaux Certes, par rapport à la presse « Et il faut accélérer notre stratégie mieux la différence entre les for­ du Royaume­Uni, loin des déci­
pourront décider de ne plus les rendre publiques. Les quotidiens généraliste, le FT est plutôt en numérique. » Le défi, comme dans mats, que ce soit un article de deurs économiques, politiques et
du groupe de Rupert Murdoch – The Sun et The Times – ont décidé bonne position. Sa stratégie a tou­ toutes les rédactions, est de casser suivi de l’actualité, une enquête financiers. Entre brutale chute
de se retirer de la liste. Ils s’ajoutent au Daily Telegraph, qui l’avait jours été de faire payer les lecteurs l’organisation bâtie autour du au long court ou une chronique. des revenus, transition numéri­
fait au début de l’année. Le dernier classement indique que le en ligne et son positionnement journal papier. Depuis 2019, l’édi­ Pour le FT, journal mondial dont que et risque d’un élitisme coupé
Daily Mail est passé en avril pour la première fois de son histoire haut de gamme – à destination tion imprimée est construite par seuls le tiers des lecteurs se trouve de la réalité, le début de mandat
sous la barre du million d’exemplaires (945 000), divisant par deux des décideurs économiques et une petite équipe en marge de la au Royaume­Uni, le monde post­ de Mme Khalaf à la tête du quoti­
sa diffusion en une décennie. The Sun, dont les ventes ont été politiques – l’épargne relative­ rédaction, qui se sert chaque soir Brexit et post­Covid représente dien financier britannique s’an­
divisées par trois pendant la même période, se rapprochait aussi ment, d’autant que 60 % des dans les articles déjà en ligne. également un défi. Ce quotidien nonce compliqué. 
de la barre de 1 million avant la pandémie (1,2 million en février). abonnements sont contractés « Nous avons aussi une équipe est l’un des symboles de la mon­ éric albert

La BBC renoue avec son rôle central au Royaume­Uni ASSU RANCE S

Axa perd une première
manche
Le tribunal de commerce
Avec la pandémie, l’audience a fait un bond et le gouvernement a cessé ses hostilités contre la « Beeb » de Paris a ordonné, vendredi
22 mai, à l’assureur Axa d’in­
demniser un restaurateur pa­
risien à hauteur de deux mois
londres ­ correspondance s’éloignaient de la BBC avant la « Nous avions le sentiment de faire aux trois quarts par la redevance, sier d’ici peu. La fermeture de de perte de son chiffre d’affai­
crise, il a augmenté de 67 %. Quant partie de l’effort de la nation », ex­ et le reste vient d’actions commer­ BBC 4, une chaîne de program­ res du fait du confinement,

Q uand Boris Johnson a

présenté, dimanche
10 mai, l’esquisse de son
plan de déconfinement,
27 millions de Britanniques l’ont
regardé à la télévision. Parmi
ceux­là, alors que le discours du
premier ministre était retransmis
sur presque toutes les chaînes,
20 millions l’ont fait sur la BBC.
Depuis le début de la pandémie,
le groupe audiovisuel public a re­
trouvé son rôle central au Royau­
me­Uni. En pleine crise, c’est vers
la « Beeb » que les Britanniques
se sont instinctivement tournés
en masse pour s’informer, mais
aussi pour trouver des recettes de
cuisine, fournir aux enfants des
contenus éducatifs ou suivre des
leçons de sport.
Même Peter Bazalgette, prési­
dent d’ITV, la première chaîne pri­
vée, applaudit. « Les télévisions,
ITV, mais surtout la BBC, ont fait un
bon travail pendant la pandémie,
et le grand public y a trouvé ce qu’il
ne trouve pas sur Internet. » Les
audiences ont fait un bond. Le
temps passé devant les différentes
chaînes de télévision de la Cor­
poration a progressé de 44 % par
rapport à la même période
en 2019. Pour les 16­34 ans, qui
au journal de 18 heures, le plus
regardé, il a retrouvé son rôle de
grand­messe d’autrefois, avec
plus de 7 millions de téléspecta­
teurs quotidiens. Chaque jour,
26 millions de Britanniques regar­
dent, écoutent ou lisent les infor­
mations du groupe public, contre
16 millions en temps normal.
Farouchement indépendante
L’année avait pourtant fort mal
démarré pour la BBC. Furieux de
ce qu’il percevait comme un biais
anti­Brexit et anticonservateur,
Boris Johnson menaçait ouverte­
ment de supprimer la redevance
et avait commencé à sérieuse­
ment écorner son budget. Dans le
même temps, son gouvernement
boycottait « Today », l’émission
matinale phare à la radio.
Dès que le confinement s’est
profilé, il a complètement changé
d’attitude. Les ministres défilent
désormais à « Today ». Si, en
temps normal, une stratégie de
contournement par les réseaux
sociaux et les chaînes concurren­
tes paraissait envisageable, elle
s’est avérée impossible dans l’ur­
gence du moment. En face, les in­
tervieweurs vedettes, habituelle­
ment féroces, ont baissé d’un ton.
plique Sarah Sands, la rédactrice
en chef de « Today ». Au début, dit­
elle en souriant, « même les pré­
sentateurs météo étaient inquiets :
s’il faisait beau, est­ce qu’il fallait le
dire au risque d’encourager les
gens à aller dehors ? »
Cette attitude compréhensive,
progressivement gommée avec le
temps, trahit le rôle de la BBC au
Royaume­Uni, à la fois farouche­
ment indépendante du pouvoir
et partie prenante des institu­
tions du pays. Au­delà des infor­
mations, la Corporation met en
avant son rôle de service public.
Elle promeut « Bitesize », des
émissions d’une vingtaine de mi­
nutes sur Internet, qui suivent le
cursus scolaire des 5 à 14 ans. Son
site de cuisine a battu des records
d’audience, avec des recettes sim­
ples pour parents stressés en pé­
riode de confinement. Une soirée
spéciale a permis de lever 27 mil­
lions de livres sterling (30,2 mil­
lions d’euros) de donations pour
des associations caritatives.
La BBC a aussi la chance d’être
relativement épargnée par le choc
économique, puisqu’elle n’a ja­
mais diffusé de publicité au
Royaume­Uni. Son budget de
4,9 milliards de livres est financé
ciales, essentiellement la vente
des programmes, de produits dé­
rivés et de ses activités à l’étranger.
« La BBC est l’homme riche de
cette crise », estime M. Bazalgette,
alors que le reste des chaînes de
télévision traversent une crise
historique. Pour lui, pas de doute,
le gouvernement ne pourra pas
reprendre ses attaques politi­
ques après le déconfinement.
« Je pense que la façon dont la na­
tion a été dépendante de la BBC
pendant cette crise va leur faire re­
voir leur position. » En interne, un
haut dirigeant le confirme. « Nos
rapports avec le gouvernement se
sont améliorés. Nous avons eu
des bonnes conversations avec
Oliver Dowden [le ministre de la
culture] et le soutien de Gavin
Williamson [le ministre de l’édu­
cation] pour “Bitesize”. »
Tout cela ne signifie pas que les
problèmes vont disparaître pour
la BBC. Elle va perdre cette année
250 millions de livres, parce que le
gouvernement a décidé d’arrêter
de prendre en charge la redevance
gratuite pour les plus de 75 ans.
La suppression de 450 journalis­
tes qui en découlait a été suspen­
due le temps du confinement,
mais il faudra bien rouvrir le dos­
mes culturels, est à l’étude.
Le gouvernement a aussi lancé
une consultation menaçant de
« décriminaliser » le non­paie­
ment de la redevance : actuelle­
ment, il s’agit d’un crime passible
de prison, mais les autorités sou­
haitent réduire cela à une simple
amende. Une telle manœuvre
pourrait faire perdre autour de
250 millions de livres, selon les
calculs d’Enders Analysis, une so­
ciété de consultants.
Enfin, la BBC fait face à une perte
rapide des jeunes. Malgré son site
de visionnage iPlayer, qui a battu
des records pendant le confine­
ment, les Britanniques s’éloignent
de la télévision traditionnelle
et passent vers la concurrence de
Netflix, Disney + et autres plates­
formes. « Le vrai test viendra dans
un ou deux ans, quand il faudra
renouveler le niveau de la rede­
vance, dont le montant est actuel­
lement fixé jusqu’en 2022 », estime
M. Bazalgette. Selon lui, si la BBC
arrive à la geler en valeur réelle,
ce serait déjà un beau résultat.
Ce serait en tout cas nettement
mieux que sa disparition com­
plète, comme le menaçait encore
récemment M. Johnson. 
e. a.
une première surveillée de
près par les secteurs de l’assu­
rance et de la restauration,
a appris l’AFP auprès de son
avocate. Axa va faire appel.
FINANC ES
L’Argentine de nouveau
en défaut de paiement
L’Argentine est entrée de nou­
veau en défaut de paiement,
vendredi 22 mai, en n’hono­
rant pas une échéance de
500 millions de dollars
(458 millions d’euros), mais
la négociation pour la restruc­
turation de 66 milliards de sa
dette se poursuit. Il s’agit du
neuvième défaut de paiement
de l’histoire du pays. – (AFP.)
COMMERCE
Fonte du bénéfice
d’Alibaba
Le géant chinois du com­
merce en ligne Alibaba a vu
son bénéfice net s’effondrer
de 88 % sur un an au qua­
trième trimestre (janvier à
mars) de son exercice décalé,
contrecoup de l’épidémie
de Covid­19, qui a limité la
consommation chinoise et
désorganisé sa logistique.
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Les alliés des Etats­Unis déplorent Rwanda : Augustin
Bizimana était mort
un nouveau geste unilatéral depuis près de vingt ans
Les Européens veulent tenter de préserver le traité de désarmement
Ciel ouvert, malgré le retrait programmé des Américains
Q
uelques heures de
préavis : voilà le temps
dont les alliés ont bé­
néficié avant l’an­
nonce publique par
les Etats­Unis, jeudi 21 mai, de leur
retrait dans six mois du traité Ciel
ouvert, qui permet des vols de re­
connaissance entre les 34 pays si­
gnataires. Ce nouveau geste unila­
téral, au mépris des partenaires
européens, se dessinait depuis
longtemps, mais le calendrier s’est
accéléré. Ce retrait programmé ac­
centue les divergences dans l’Al­
liance et porte un coup à ce qui
reste de l’architecture de désarme­
ment. Son érosion, entamée de
longue date, est due à la fois au
comportement des principaux ac­
teurs et à l’émergence rapide de
nouvelles technologies militaires.
Erosion de la confiance
Selon nos informations, l’Allema­
gne, la France, la Grande­Bretagne
et la Pologne avaient adressé une
lettre commune, début mars, au
secrétaire d’Etat américain Mike
Pompeo, afin de le mettre en
garde contre le danger posé par
un retrait du traité. Ils n’ont guère
été entendus. Vendredi, dans un
communiqué, onze pays euro­
péens dont la France et l’Allema­
gne ont « regretté » l’annonce
américaine. « Nous continuerons
à mettre en œuvre le traité Ciel
ouvert qui a une valeur ajoutée
évidente pour notre architecture
de maîtrise des armements con­
ventionnels et notre sécurité com­
mune », ont­ils expliqué. Une réu­
nion en urgence des ambassa­
deurs auprès de l’OTAN a acté les
divergences de vue sur le sujet.
La Russie, de son côté, a an­
noncé vendredi qu’elle resterait
A Riyad, les fils de Jamal Khashoggi offrent
leur pardon aux assassins de leur père
Les peines de mort prononcées contre des membres du commando ne seront pas appliquées
beyrouth ­ correspondant
L es fils de Jamal Khashoggi,
le journaliste saoudien tué
en octobre 2018 dans le
consulat de son pays à Istanbul,
ont pardonné aux assassins de
leur père. La décision a été ren­
due publique vendredi 22 mai
par Salah Khashoggi, le fils aîné
de l’ancien chroniqueur du
Washington Post, qui réside en
Arabie saoudite. « Nous, les en­
fants du martyr Jamal Khashoggi,
annonçons que nous pardonnons
à ceux qui ont tué notre père, car
nous aspirons à être récompensés
par Dieu tout­puissant », a écrit le
trentenaire sur Twitter.
En conséquence, les cinq pei­
nes de mort prononcées en dé­
cembre 2019 contre des mem­
bres du commando d’Istanbul,
au terme d’un procès conduit
dans des conditions d’opacité
quasi totale, ne seront pas appli­
quées. Les agents saoudiens qui
ont séquestré Jamal Khashoggi
dans la représentation du
royaume sur le Bosphore, où il
venait remplir des formalités en
vue d’un remariage, puis qui
l’ont étouffé et ont coupé son
corps en morceaux, pourraient
même être libérés, à court ou à
moyen terme.
Célèbre signature de la presse
saoudienne, parti en exil en 2017
aux Etats­Unis, le journaliste
A Washington,
un fort courant
républicain voit
ces traités comme
des carcans ayant
trop freiné la
modernisation des
forces américaines
dans le traité. Moscou présente
ainsi un profil constructif, alors
que Washington l’accuse depuis
2015 de violations répétées, en ne
permettant pas les vols au­dessus
de l’enclave de Kaliningrad ou des
républiques séparatistes d’Ossé­
tie­du­Sud et d’Abkhazie, perdues
par la Géorgie.
Les alliés partagent les critiques
émises contre Moscou, mais esti­
ment qu’un retrait est contre­pro­
ductif. Il intervient après la fin,
en 2019, initiée par les Etats­Unis,
du traité sur les forces nucléaires à
portée intermédiaire (FNI). Il
existe à Washington un fort cou­
rant républicain qui considère
l’ensemble de ces traités comme
des carcans ayant trop freiné la
modernisation des forces améri­
caines. Une grande puissance ne
devrait pas être bridée, en somme.
La sortie des Etats­Unis de l’ac­
cord sur le nucléaire iranien,
en 2018, avait conduit les Euro­
péens à tenter de sauver ce rare ac­
quis récent du multilatéralisme.
Les voici dans une démarche simi­
laire. La défense du traité Ciel
ouvert témoigne chez eux d’une
inquiétude devant l’effondrement
de l’architecture de sécurité bâtie
dans les années 1990. En outre, la
chroniquait pour le quotidien
américain la dérive autoritaire de
Mohammed Ben Salman, dit
« MBS », le prince héritier et
homme fort d’Arabie saoudite.
Son assassinat, longtemps nié
par Riyad, puis présenté comme
une arrestation, menée par des
éléments hors contrôle, qui
aurait mal tourné, a déclenché
une vague d’indignation plané­
taire. Ce scandale a déstabilisé le
royaume sur la scène internatio­
nale et fortement terni la réputa­
tion de « MBS », désigné par
l’Agence centrale de renseigne­
ment (CIA) comme le probable
ordonnateur de l’opération.
« Une parodie de justice »
Les dirigeants de Riyad n’ont pas
réagi à l’annonce de la famille
Khashoggi. Mais la presse gouver­
nementale présente leur pardon
comme un simple geste charita­
ble, une bonne action, conforme
à la tradition islamique, habi­
tuelle pendant le mois sacré de ra­
madan. « C’est un droit que la fa­
mille détient selon la charia [loi is­
lamique], cela signifie principale­
ment que les assassins éviteront la
peine capitale », a estimé sur Twit­
ter Ali Shihabi, un analyste saou­
dien proche du gouvernement.
Beaucoup d’observateurs dou­
tent cependant du caractère
spontané de cette décision. En
avril 2019, le New York Times
possibilité de conduire des vols de
reconnaissance est cruciale pour
certains pays ne disposant pas de
capacités satellitaires.
L’inquiétude se reporte déjà sur
le devenir du dernier pilier du dé­
sarmement, le traité de réduc­
tion des armes stratégiques dit
New Start. Signé en 2010, il arri­
vera à expiration en février 2021.
Sans une reconduction automa­
tique pour cinq ans, voire un
nouveau traité – impossible à
conclure en si peu de temps –,
une course débridée à l’arme­
ment nucléaire pourrait se profi­
ler. Et ce, alors que les lieux et les
cadres ritualisés d’échanges en­
tre experts militaires auraient
disparu, faute de traités, accen­
tuant l’érosion de la confiance.
Méthodes brutales
Washington a posé des condi­
tions maximalistes à une mue de
New Start, non prévue dans les
textes, au lieu de le reconduire et
de préparer la suite. L’administra­
tion Trump exige de sortir d’un
tête­à­tête avec la Russie, qui se­
rait trop daté, et d’inclure la Chine
dans les discussions. « La crise du
Covid a fait perdre beaucoup de
temps et rend désormais le calen­
drier encore plus compliqué,
compte tenu des attentes de l’ad­
ministration américaine, estime
une source diplomatique fran­
çaise. Il n’est pas certain qu’un réel
dialogue ait débuté entre les Amé­
ricains et les Chinois sur la notion
de trilatéralisation des traités de
désarmement nucléaire. »
En octobre 2019, le secrétaire gé­
néral de l’OTAN, Jens Stoltenberg,
soulignait les nouvelles options
militaires de la Chine. Pékin déve­
loppe activement son arsenal,
avait révélé que les autorités
saoudiennes avaient offert des
propriétés d’une valeur de plu­
sieurs millions de dollars aux en­
fants du défunt. Selon le quoti­
dien américain, ce cadeau, dé­
menti par les intéressés, visait à
acheter leur docilité.
Les verdicts de décembre, qui
écartaient la thèse de la prémédi­
tation – à rebours de tous les élé­
ments apportés par l’enquête de
l’experte onusienne Agnès Calla­
mard, comme le fait que le com­
mando d’Istanbul était équipé
d’une scie à os −, ouvraient la
possibilité du pardon.
Aux yeux des défenseurs des
droits de l’homme, en l’octroyant,
probablement sous pression, les
fils Khashoggi paraissent se con­
former à un scénario préécrit,
destiné à enterrer progressive­
ment l’affaire. « Les fils de Jamal
Khashoggi auraient pu simple­
ment exhorter le gouvernement
saoudien à ne pas exécuter les
hommes qu’il a désignés comme
boucs émissaires de l’assassinat de
leur père, sans pardonner implici­
tement le haut responsable qui a
ordonné cet assassinat », a jugé
sur Twitter Kenneth Roth, le pré­
sident de Human Rights Watch.
Sur Facebook, Agnès Calla­
mard, dont le rapport appelait à
l’ouverture d’une enquête inter­
nationale, a publié un communi­
qué cinglant. « Les autorités saou­
international | 15
dans l’opacité, mais ses capacités
restent à ce jour bien inférieures
aux deux autres. Dès lors, la Chine
refuse de participer à cette discus­
sion sur le désarmement. « La Rus­
sie doit aider à amener la Chine à la
table des négociations », a pour­
tant dit le 21 mai Marshall Billings­
lea, le nouvel envoyé spécial des
Etats­Unis pour le contrôle des ar­
mements. Lors d’une conférence
au Hudson Institute, cet ancien
responsable du Trésor a confié
qu’il était en contacts avec le vice­
ministre russe des affaires étran­
gères, Sergueï Riabkov, au sujet
d’un nouveau traité. En revanche,
l’Américain n’a guère eu de mots
rassurants à l’attention des alliés
au sein de l’OTAN, comme s’il
s’agissait d’acteurs insignifiants
dans la rivalité entre grands.
« Notre message constant, c’est
qu’il ne faut pas déchirer ce qui
existe », explique une source di­
plomatique française. Rompu aux
méthodes brutales de l’adminis­
tration Trump, Paris s’estime con­
forté dans sa volonté d’œuvrer à
une plus forte souveraineté euro­
péenne, y compris en matière de
défense. La France juge que
l’agenda de confiance et de sécu­
rité, que le président Emmanuel
Macron a évoqué en 2019 avec Vla­
dimir Poutine, demeure d’actua­
lité. Encore faudrait­il des preuves
de bonne volonté de Moscou. Des
discussions devraient avoir lieu
sur le sort de Ciel ouvert au sein de
la commission consultative de
l’Organisation pour la sécurité et
la coopération en Europe, avant la
conférence de révision du traité
en octobre. Mais il est très peu pro­
bable que la Russie voudra se plier
aux exigences américaines. 
piotr smolar
diennes jouent ce qu’elles espè­
rent être le dernier acte d’une pa­
rodie de justice (…), devant une
communauté internationale, qui
est beaucoup trop disposée à se
laisser duper », a­t­elle écrit. Dans
son texte, la rapporteuse des Na­
tions unies pour les exécutions
extrajudiciaires appelle à s’oppo­
ser à la tenue à Riyad du prochain
sommet du G20. Cet événement,
prévu en novembre, pourrait fa­
ciliter le retour en grâce de Mo­
hammed Ben Salman.
« Nous ne pardonnerons jamais
les assassins ni ceux qui ont or­
donné l’assassinat », insiste pour
sa part Hatice Cengiz, la fiancée
de Jamal Khashoggi, de nationa­
lité turque. Pourtant, il n’est pas
impossible que les exécutants
d’Istanbul recouvrent la liberté.
Leur sort est désormais entre les
mains des juges saoudiens qui
pourraient aussi bien commuer
la sentence initiale en peine de
prison, d’une durée à détermi­
ner, que les relâcher.
« Je m’attends à ce qu’ils soient li­
bérés, soit immédiatement, soit
après une brève incarcération, de
quelques années, prédit Yahya Al­
Assiri, le directeur de l’ONG de dé­
fense des droits de l’homme saou­
dienne Al­Qst, basée à Londres.
Depuis le début de cette histoire, le
système judiciaire du royaume
fonctionne de travers. » 
benjamin barthe
Le procureur de La Haye a pu confirmer le
décès du ministre génocidaire grâce à l’ADN
la haye ­ correspondance
M oins d’une semaine
après l’arrestation à As­
nières­sur­Seine, dans
les Hauts­de­Seine de Félicien Ka­
buga, considéré comme le finan­
cier du génocide des Tutsi qui
avait fait 800 000 morts entre
avril et juillet 1994, Serge Bram­
mertz, procureur du Mécanisme
international résiduel pour les tri­
bunaux pénaux, a annoncé, ven­
dredi 22 mai, le décès d’Augustin
Bizimana, ministre de la défense
du gouvernement intérimaire du
Rwanda au moment du génocide.
Une mort remontant à près de
deux décennies.
« Cette confirmation est basée sur
l’identification concluante des res­
tes de Bizimana dans un site funé­
raire à Pointe­Noire, en République
du Congo », annonce un commu­
niqué de presse du bureau du pro­
cureur. « A la fin de l’année der­
nière, le Bureau a effectué une ana­
lyse ADN sur des échantillons de
restes humains obtenus précédem­
ment », est­il précisé. Au cours des
derniers mois, des analyses effec­
tuées par l’Institut médico­légal
des Pays­Bas ont permis de con­
clure que « les restes » analysés
étaient bien les siens.
Parallèlement, le Mécanisme,
chargé notamment de la traque
des derniers fugitifs, a « vérifié des
éléments de preuve supplémentai­
res concernant les circonstances du
décès de Bizimana », lui permet­
tant de confirmer la mort de l’an­
cien ministre. Selon ces analyses, il
serait décédé en août 2000 à Poin­
te­Noire. La rumeur de sa dispari­
tion courait depuis longtemps et
sa confirmation officielle referme
le dossier ouvert contre lui par le
Tribunal pénal international pour
le Rwanda (TPIR) en 1998.
Né en 1954 dans la commune de
Byumba, dans le nord­est du
Rwanda, Augustin Bizimana avait
été nommé ministre de la défense
en juillet 1993. Il avait conservé
son poste dans le gouvernement
génocidaire qui avait été consti­
tué, le 8 avril 1994, au sein de l’am­
bassade de France. Par ses fonc­
tions, il était donc parfaitement au
courant de la circulation des ar­
mes et des explosifs à l’intérieur
du pays, puisqu’il avait autorité sur
les Forces armées rwandaises
(FAR). Augustin Bizimana a ainsi
participé au plan visant à l’exter­
mination des Tutsi en armant les
soldats, les miliciens, mais aussi
en soutenant l’élaboration de lis­
tes de personnes à abattre.
Au moment de l’attentat contre
le président rwandais Juvénal Ha­
byarimana, le 6 avril 1994, événe­
ment qui allait enclencher le gé­
nocide, Augustin Bizimana se
trouvait au Cameroun. Il n’aurait
rejoint la capitale rwandaise que
le 9 avril, après l’assassinat de la
première ministre Agathe Uwi­
lingiyimana, à son domicile de Ki­
gali, et alors qu’elle devait faire
une allocution à la radio pour ten­
ter de ramener le calme. Dans la
capitale rwandaise, les extrémis­
tes hutu traquaient les personna­
lités modérées.
En dépit de cette absence du
Rwanda, le procureur estime
qu’Augustin Bizimana était res­
ponsable en sa qualité de supé­
rieur hiérarchique. « Augustin Bizi­
mana entendait que les crimes (…)
soient commis et en était cons­
cient », lit­on dans son acte d’accu­
sation. Le procureur lui reprochait
notamment de ne rien avoir fait
pour prévenir ces crimes. Le TPIR
accusait aussi Augustin Bizimana
de la mort de dix casques bleus
belges des Nations unies, au camp
Kigali, le 7 avril 1994.
« Cette annonce implique qu’il
n’y aura pas de procès et c’est déce­
vant, indique Alain Gauthier, pré­
Bizimana a armé
les soldats,
les miliciens
et soutenu
l’élaboration de
listes de personnes
à abattre
sident du Collectif des parties ci­
viles pour le Rwanda. Augustin Bi­
zimana est mort au Congo et ce
n’est peut­être pas un hasard, car
de nombreux soldats des forces ar­
mées rwandaises y ont trouvé re­
fuge, notamment dans l’entou­
rage présidentiel. Des pays d’Afri­
que continuent de protéger des gé­
nocidaires en fuite. Récemment,
un médecin de la ville de Butare,
impliqué dans le génocide, est dé­
cédé au Gabon. »
Créé par l’ONU en 1994, le TPIR a
fermé ses portes vingt ans plus
tard. Comme pour pratiquement
tous les membres du gouverne­
ment rwandais nommés aux pre­
mières heures des massacres, au
printemps 1994, le tribunal avait
inculpé Augustin Bizimana de
« génocide », « crimes contre l’hu­
manité », « crimes de guerre pour
extermination », « meurtre »,
« viol », « torture et autres actes in­
humains, persécutions, traite­
ments cruels et atteintes à la di­
gnité de la personne ».
« Annonce troublante »
En l’espace d’une semaine,
l’équipe du Mécanisme chargée de
la traque des derniers fugitifs in­
culpés par le TPIR a ainsi retrouvé
la trace de deux personnalités clés
dans le génocide de 1994 au
Rwanda. « L’annonce de la mort de
Bizimana moins d’une semaine
après l’arrestation de Kabuga est
troublante, déclare Richard Gisa­
gara, avocat de la communauté
rwandaise de France, qui a déposé
plainte, vendredi 22 mai, contre les
individus, organismes et institu­
tions qui ont aidé Félicien Kabuga
pendant sa longue cavale. Les victi­
mes auraient aimé savoir que des
résultats ADN étaient attendus et
être tenus informés de la procé­
dure », estime­t­il.
Six Rwandais inculpés par le
TPIR restent dans le viseur de la
justice internationale. Cinq d’entre
eux sont considérés comme des
intermédiaires, des bourgmestres,
officiers et miliciens, qui ont mis
en œuvre le génocide sur les colli­
nes. S’ils sont arrêtés, ceux­là se­
ront jugés par la justice rwandaise.
C’est désormais Protais Mpira­
nya, l’ancien patron de la garde
présidentielle, qui figure en haut
de la liste des fugitifs les plus re­
cherchés. Sa tête a même été mise
à prix 5 millions de dollars
(4,6 millions d’euros) par le dépar­
tement d’Etat américain. Protais
Mpiranya a été repéré à plusieurs
reprises dans le sud du continent
africain, au Zimbabwe notam­
ment et en Afrique du Sud par In­
terpol, en 2018.
Le procureur Serge Brammertz
tente d’obtenir la coopération de
Pretoria. Mais dans un rapport de
novembre 2019 au Conseil de sé­
curité des Nations unies, il regret­
tait que « depuis plus d’un an, et au
vu et au su des autorités du pays, le
fugitif demeure en liberté en Afri­
que du Sud, ne faisant l’objet
d’aucune procédure judiciaire, et
aucune mesure ne semble être
mise en œuvre pour l’empêcher de
prendre à nouveau la fuite ». 
pierre lepidi
et stéphanie maupas
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 GÉOPOLITIQUE
0123
16 | DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

Etats­Unis
annuel des gardes­côtes américains). Mais le
temps est désormais aux coupes franches
aux Nations unies, en sus de celles visant le
département d’Etat et l’Agence américaine
pour le développement international
(USAID), qui se heurtent cependant à un
consensus bipartisan au Congrès. « Le déclin

« Soft power »,
américain prend la forme d’un démantèle­
ment en règle d’un ordre international et d’or­
ganisations internationales que les Etats­
Unis avaient contribué à créer après la se­
conde guerre mondiale », estime un observa­
teur onusien.
En témoigne la suspension de la contribu­

fin de partie ?
tion américaine à l’OMS, la plus importante
dont bénéficie l’organisation. Sur les 553 mil­
lions de dollars alloués pour la période 2020­
2021, deux tiers sont allés à des programmes
de vaccination, de lutte contre le VIH et d’éra­
dication de la poliomyélite. « Sur ces pro­
grammes, les conséquences [de cette suspen­
sion] peuvent être désastreuses. Le risque,
c’est de revenir trente ans en arrière pour
Le modèle américain d’influence mondiale, qui vacillait en raison certaines maladies », se désole la docteure
Sylvie Briand, directrice du département des
du changement de cap incarné par la présidence de Donald Trump, pourrait maladies infectieuses pour l’OMS. « Cela va
considérablement éroder l’influence améri­
ne pas résister aux défis internationaux générés par la pandémie de Covid­19 caine dans le monde, dans la santé mondiale
et les affaires internationales, au milieu d’une
épidémie d’une ampleur sans précédent,
s’alarme encore Lawrence O. Gostin, profes­
seur en droit de la santé mondiale à l’univer­
genève, washington ­ correspondants pour la découverte d’un vaccin. Washington gémonie bienveillante » à leur seul profit et sité de Georgetown, à Washington. Nous per­
a ainsi refusé de se joindre à une coalition in­ aux dépens des intérêts des Etats­Unis. drons notre voix, et notre influence, même

L
e 11 mai, Donald Trump prend la
parole dans la roseraie de la
Maison Blanche. « L’Amérique di­
rige le monde », proclament deux
grands panneaux qui encadrent
le président des Etats­Unis. Il n’est
question que de tests de dépistage du
Covid­19, mais le message est clair. Pour
l’occupant du bureau Ovale, les Etats­Unis
gardent leur rang, le premier.
Lenteur de la réaction de l’Etat fédéral, tergi­
versations du président, briefings confus… La
pandémie a pourtant porté un coup sévère à
l’image que les Etats­Unis aiment projeter
d’eux­mêmes : celle d’une nation puissante,
compétente et efficace. Donald Trump l’a
écornée davantage par une série de décisions
unilatérales et agressives, de la fermeture bru­
tale des frontières américaines aux ressortis­
sants de l’Union européenne à la suspension
de la contribution financière de Washington à
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en
pleine crise sanitaire mondiale, au prétexte
d’un alignement de l’agence onusienne sur
Pékin. Les Etats­Unis se sont d’ailleurs retrou­
vés totalement isolés lors de l’Assemblée
mondiale de la santé, le 18 mai, où un compro­
mis pour améliorer la coopération internatio­
nale face à la propagation du Covid­19 a été
forgé par l’Union européenne et la Chine.
A cette coopération nécessaire en temps de
pandémie, le président des Etats­Unis a
préféré la confrontation et la compétition
ternationale lancée par ses alliés européens,
choisissant de sécuriser auprès du labora­
toire français Sanofi un accès prioritaire à ses
produits. Et Berlin a dû opposer en mars une
fin de non­recevoir à la tentative américaine
d’obtenir l’exclusivité des travaux du labora­
toire CureVac, en pointe sur le Covid­19.
« MISSIONNAIRE »
Théorisé par le politologue Joseph Nye, pro­
fesseur à Harvard, le soft power, cette capacité
d’attraction et de persuasion qui ne repose ni
sur la contrainte militaire ni sur la contrainte
économique, a constitué un atout pour
Washington depuis la fin de la seconde
guerre mondiale. A cette époque, jugeant ré­
trospectivement désastreux, y compris pour
ses intérêts, son retrait des affaires du monde
après 1918, Washington décide de mettre en
place un ordre international libéral (au sens
anglo­saxon), étayé par un ensemble d’insti­
tutions multilatérales. « L’exceptionnalisme
exemplaire » cultivé à l’intérieur de leurs fron­
tières par les Etats­Unis devient alors « mis­
sionnaire », selon l’historienne des relations
internationales Maya Kandel, chercheuse
associée à l’université Paris­III.
La mise à l’épreuve de ce modèle américain
par la pandémie coïncide avec un change­
ment de cap incarné par la présidence de Do­
nald Trump. Hostile à toute idée d’« excep­
tionnalisme », il affirme depuis toujours que
les alliés de Washington abusent de son « hé­
La vision stratégique américaine publiée en
décembre 2017 a développé cette conviction
en posant comme priorité la nécessité de « re­
penser les politiques des deux dernières décen­
nies, fondées sur l’hypothèse que l’ouverture
vers des rivaux » des Etats­Unis « et leur inté­
gration dans les institutions internationales et
le commerce mondial » les transformeraient
en « partenaires de confiance ». « La plupart du
temps, cette prémisse s’est révélée fausse »,
ajoutait le document, visant la stratégie d’en­
gagement à l’égard de la Chine.
En annonçant l’ère de « l’Amérique d’abord »,
le président souhaite que son pays cesse
d’être « la nation indispensable » telle qu’elle
avait été définie, en 1998, par l’ancienne se­
crétaire d’Etat démocrate Madeleine Albri­
ght : « Nous voyons plus loin dans l’avenir que
LE PRÉSIDENT  d’autres pays, et nous voyons le danger pour
nous tous. » Lorsqu’il a présenté le premier
TRUMP AFFIRME  projet de budget de l’ère Trump, résumé à un
accroissement des moyens militaires aux
DEPUIS TOUJOURS  dépens de ceux alloués à la diplomatie, le
directeur du budget, Mick Mulvaney, avait
QUE LES ALLIÉS d’ailleurs annoncé en 2017 un budget de
DE WASHINGTON  « hard power ».
Dans les institutions internationales, le
ABUSENT DE SON  soft power des Etats­Unis s’exprime essen­
tiellement par sa contribution financière.
« HÉGÉMONIE  Washington accorde ainsi environ 10 mil­
BIENVEILLANTE » liards de dollars (9,12 milliards d’euros) à
l’ONU chaque année, soit 20 % du budget de
À LEUR SEUL PROFIT l’organisation (et soit l’équivalent du budget
avec nos alliés. »
Depuis 2017, la liste des retraits et désenga­
gements financiers et moraux s’allonge : l’ac­
cord de Paris sur le climat, l’accord sur le nu­
cléaire iranien, le conseil des droits de
l’homme, le pacte mondial sur les migra­
tions, l’Unesco, mais aussi l’UNRWA (agence
d’aide aux réfugiés palestiniens), l’Onusida,
l’OMS, et d’autres ont subi l’ire présidentielle.
« M. Trump n’a pas compris que le système
multilatéral pouvait avoir une vertu transac­
tionnelle. Cette attitude a un coût pour les
Etats­Unis : celui d’affaiblir sa capacité à peser
sur le cours des événements internationaux »,
note un observateur européen.
LA LONGUE LISTE DES REVERS AMÉRICAINS
Lors de l’Assemblée mondiale de la santé, qui
s’est tenue les 18 et 19 mai, Washington avait
deux priorités : obtenir un soutien interna­
tional pour lancer une enquête immédiate
sur l’origine du Covid­19 et réintroduire
Taïwan à l’OMS avec un statut d’observateur.
Ses deux projets ont échoué. La liste des
revers américains ne cesse de s’étendre. En
décembre 2017, Washington, qui venait d’an­
noncer le transfert de son ambassade à Jéru­
salem, n’a pas réussi, malgré de très fortes
pressions diplomatiques, à empêcher le vote
à l’Assemblée générale de l’ONU d’une résolu­
tion condamnant sa décision de reconnaître
unilatéralement Jérusalem comme capitale
d’Israël. En 2018, le candidat américain pour
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
la direction de l’Organisation internationale
pour les migrations (IOM), Ken Isaacs, une fi­
gure conservatrice et sulfureuse, était écarté
au profit d’un Portugais. En 2019, celui que
Washington soutenait pour diriger le Fonds
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) per­
dait au profit du candidat chinois.
Lorsque nous lui demandons, dans le bu­
reau Ovale, à l’occasion d’une conférence de
presse improvisée, le 29 avril, si Pékin ne se
montre pas désormais meilleur que Washing­
ton dans ce jeu d’influence, Donald Trump se
défausse sur ses prédécesseurs. « Je suppose
qu’au fil des ans nous avons eu des gens qui ne
se sont jamais vraiment concentrés sur ce jeu »,
assure­t­il alors, avant de relativiser les succès
chinois (qui seraient de l’ordre « des relations
publiques ») puis de revenir sur les manque­
ments supposés de Pékin : « La Chine ne doit
pas être félicitée pour ce qui s’est passé » avec le
Covid­19. Donald Trump persiste aussi à pro­
pos de la suspension de la contribution améri­
caine à l’OMS : « Vous savez, nous pouvons don­
ner cet argent à de nombreux groupes incroya­
bles. Il n’a pas à aller à l’OMS. Nous pouvons le
donner à des groupes qui en valent la peine, et
en avoir beaucoup plus pour notre argent. »
« OFFENSIVE EN RÈGLE »
Pour l’historienne Maya Kandel, l’actuelle re­
mise en cause du soft power américain plonge
ses racines dans les années 1990 et l’évolution
du Parti républicain, bien avant l’irruption de
Donald Trump vers des positions souverai­
nistes. « Lorsque le Grand Old Party devient
majoritaire au Congrès, en 1994, il lance à cette
époque une offensive en règle contre la diplo­
matie et le pouvoir d’influence, perçus comme
un signe de faiblesse », explique­t­elle.
La fronde contre le multilatéralisme n’est
certes pas nouvelle. Dans les années 1980, le
président républicain Ronald Reagan avait
déjà décidé de se retirer de l’Unesco, considé­
rée en pleine guerre froide comme noyautée
par les Soviétiques. En 2011, Barack Obama,
qui garde l’image d’un président plus favora­
ble au multilatéralisme, avait puni l’agence
culturelle pour sa décision d’admettre la Pa­
lestine comme membre à part entière en sus­
pendant sa contribution. L’Unesco avait
perdu 20 % de son budget.
Selon l’ex­ambassadeur de France Gérard
Araud, qui a pratiqué les Etats­Unis à l’ONU
avant de conclure sa carrière à Washington,
les Etats­Unis ont toujours redouté de deve­
nir un « Gulliver entravé » par les institutions
qu’ils ont eux­mêmes créées. Ainsi s’explique
le refus de rejoindre la Convention des Na­
tions unies sur le droit de la mer, ou la Cour
pénale internationale. « L’administration
Obama payait sa quote­part à l’ONU, mais elle
n’avait pas épongé les dettes précédentes »,
note le diplomate français.
Le résultat de ces efforts américains est
paradoxal. Le théoricien du soft power Joseph
Nye l’a d’ailleurs souligné dans une tribune
publiée dans le New York Times en février,
Démonstrations de l’US Air Force, au cours de l’« America
Strong Tour » organisé en hommage aux soignants
et autres acteurs luttant contre l’épidémie de Covid­19
aux Etats­Unis. De gauche à droite : les avions passent
au­dessus de New York, le 28 avril ; de Dallas (Texas), le
6 mai ; de Nashville (Tennessee), le 14 mai.
LUCAS JACKSON/REUTERS ; RYAN MICHALESKO/AP ; AFP
avant même que la pandémie frappe dure­
ment l’Amérique. « Le président Trump se
vante d’avoir rendu sa grandeur à l’Amérique
(“Make America Great Again”). Mais les faits
prouvent le contraire », écrivait­il. Il n’a pas
« mis la Chine à genoux, il l’a renforcée » parce
que cette dernière s’est engouffrée dans « le
vide » laissé par Washington, a encore estimé
en mai Pete Buttigieg, ex­candidat à l’investi­
ture démocrate, dans une tribune publiée par
le Washington Post.
« Les assauts de Trump contre les organisa­
tions internationales ont des conséquences as­
sez minimes en termes de soft power », relati­
vise David Sylvan, professeur de relations in­
ternationales au sein de l’Institut universi­
taire de hautes études internationales et du
développement à Genève. « La vie est sans
doute plus compliquée pour elles, mais elle
continue. Si on regarde les opérations de
maintien de la paix, elles sont toutes encore en
place, même si elles fonctionnent avec des
budgets contraints », poursuit­il. L’efface­
ment de Washington a laissé la place à de
nouveaux acteurs : l’OMS peut compter sur la
générosité de la Fondation Bill et Melinda
Gates, deuxième contributeur de l’organisa­
tion. A l’Unesco, dont les Etats­Unis se sont
officiellement retirés en 2018, laissant un ar­
riéré de 600 millions de dollars, des villes et
des Etats américains continuent à s’engager à
travers des séries de partenariats.
A Genève, qui abrite des agences onusien­
nes techniques telles que l’OMPI, chargée de
la propriété intellectuelle, ou l’ITU, qui gère
les télécommunications à l’heure de la ba­
taille mondiale pour la 5G, on note un timide
réinvestissement. Le poste d’ambassadeur de
la mission des Etats­Unis auprès de l’ONU à
Genève a enfin été pourvu, à la fin 2019, après
presque trois années de vacance. L’enjeu est,
en partie, de reprendre la main sur la gouver­
nance et l’intelligence artificielle, objets d’un
investissement massif de la Chine.
« ALLIANCES CONTRE NATURE »
« Le véritable problème au sein des organisa­
tions internationales, c’est la disparition du so­
cle idéologique sur lequel la communauté inter­
nationale pouvait s’appuyer », analyse le pro­
fesseur de relations internationales David Syl­
van. Un diplomate en poste dans une agence
onusienne remarque « des alliances contre
nature », avec des Américains de plus en plus
enclins à voter aux côtés de pays autoritaires
comme la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie,
l’Inde… A l’Unesco, la voix de l’Amérique n’est
plus entendue sur des sujets­clés tels que les
droits de l’homme, l’éducation, la liberté de la
presse, ou les négociations en cours sur l’éthi­
que de l’intelligence artificielle.
Le 23 avril 2019, à New York, les Etats­Unis
n’ont pas hésité à torpiller une résolution
portant sur les victimes de violence sexuelles,
remettant ainsi en question vingt­cinq ans de
combat en faveur des droits des femmes. « Il
serait excessif de dire que l’Amérique a changé
géopolitique | 17
de camp », avait réagi Francois Delattre, alors
représentant permanent de la France à l’ONU,
mais « elle n’est plus le moteur qu’elle était ».
De fait, par son style non conventionnel et
ses outrances, Donald Trump installe un autre
modèle, bien éloigné de celui que vantaient
ses prédécesseurs. Celui­ci repose sur l’éloge
de la force, sur la défiance envers les contre­
pouvoirs, à commencer par celui de la presse,
et sur le mépris de la science, au vif plaisir des
pouvoirs autoritaires qui s’inspirent de ses for­
mules. En reconnaissant unilatéralement la
souveraineté israélienne sur le plateau syrien
du Golan, en mars 2019, le président des Etats­
Unis a piétiné sans ménagement le droit inter­
national. Il pourrait récidiver en cas d’an­
nexion par Israël de parties de la Cisjordanie.
Cette mue aiguise des interrogations pro­
fondes. « Depuis la guerre en Irak en 2003 et la
crise financière de 2008, le sentiment assez
général est que les Etats­Unis ne représentent
« DEPUIS LA GUERRE  plus le meilleur modèle », souligne un diplo­
mate européen. Un sentiment relayé par l’in­
EN IRAK EN 2003 dice du Soft Power 30, basé à Portland, qui
ET LA CRISE  mesure la capacité d’attraction des pays. En
trois ans, entre 2016 et 2019, les Etats­Unis
FINANCIÈRE DE  ont chuté de deux places, passant de la troi­
sième à la cinquième, derrière la France, le
2008, LE  Royaume­Uni, l’Allemagne et la Suède.
SENTIMENT  Le soft power américain paraît donc en dé­
clin. Si l’on compile les chiffres les plus ré­
GÉNÉRAL EST QUE  cents, la perte de vitesse de la première puis­
sance mondiale sur le plan de l’attractivité est
LES ÉTATS­UNIS notable. Les étudiants étrangers, d’après les
NE REPRÉSENTENT  chiffres du département d’Etat et de l’Institut
international de l’éducation (IIE), étaient un
PLUS LE MEILLEUR  peu plus de 1 million dans les universités amé­
ricaines en 2018­2019, pour la quatrième an­
MODÈLE », NOTE  née d’affilée. Cependant, leur nombre croît
seulement de 0,05 % par rapport à l’année pré­
UN DIPLOMATE  cédente et masque la baisse du nombre des
EUROPÉEN premières inscriptions des étudiants étran­
gers les trois années précédentes. En parallèle,
la réforme fiscale engagée par M. Trump
en 2017 et la guerre commerciale avec la Chine
ont freiné les investissements directs étran­
gers, qui ont diminué de 9 % en 2017, de 4 %
en 2018 et qui stagnent en 2019 selon les chif­
fres de la Conférence des Nations unies sur le
commerce et le développement.
Les touristes aussi sont moins nombreux :
s’ils étaient près de 80 millions en 2018, on
constate une stagnation sur 2014­2019. Se­
rait­ce la fin du rêve américain ? « Donald
Trump n’a qu’une boussole, celle de sa politi­
que intérieure, et il se fiche de ce qu’en pensent
les autres, juge un observateur européen.
L’image de l’Amérique est pourtant de plus en
plus abîmée ; les Etats­unis n’apparaissent
plus comme un partenaire moral et stratégi­
que fiable. » Cette dégradation se traduit
dans les chiffres du Pew Research Center, pu­
bliés en janvier : seuls 31 % des 33 pays inter­
rogés ont « confiance » en Donald Trump (la
cote d’Obama atteignait 74 %) ; 53 % ont une
opinion favorable des Etats­Unis, au lieu de
64 % en 2016.
« Le soft power américain, cela reste Hol­
lywood, la musique, les universités de l’Ivy
League et les ingénieurs du monde entier qui
veulent travailler dans la Silicon Valley »,
tempère le chercheur David Sylvan, qui ne
voit dans la personnalité disruptive du pré­
sident qu’un épiphénomène. Donald Trump
n’a pas mobilisé les Nations unies contre le
Covid­19 comme l’avait fait Barack Obama
avec le virus Ebola en 2014, ce qui n’empêche
pas l’ensemble de la planète de suivre la pro­
gression de la pandémie à partir des statisti­
ques de l’université Johns Hopkins, à Balti­
more (Maryland).
GÉNÉRATION DE SCEPTIQUES
Cependant, le soft power « suppose une
croyance en la supériorité du modèle améri­
cain. Or c’est bien cette croyance qui est battue
en brèche, non seulement dans le monde de­
puis quelques décennies, mais désormais, et
surtout, chez les Américains eux­mêmes, dans
leur majorité et pour la première fois de leur
histoire », estime Maya Kandel. Une autre
étude du Pew Research Center a montré
qu’en 2019 seuls 15 % des Américains âgés de
18 à 29 ans considéraient leur pays comme
« au­dessus des autres » (contre 34 % des plus
de 65 ans). Ils étaient par ailleurs 36 % à consi­
dérer que d’autres pays étaient « meilleurs »
que le leur (un sentiment partagé par seule­
ment 9 % de leurs aînés). Les avis des jeunes
s’identifiant comme démocrates étaient en­
core plus sévères.
Cette génération de sceptiques est contem­
poraine des « guerres sans fin » en Afghanis­
tan et au Proche­Orient, de la crise financière
de 2008 et du phénomène américain des tue­
ries de masse, notamment en milieu scolaire.
Le choc sanitaire provoqué par le Covid­19 ne
pouvait que mettre en évidence, dans l’opi­
nion, les manques criants de son système de
santé, quand bien même celui­ci n’a pas été
submergé par la pandémie.
D’autres fissures apparaissent. Le scandale
du contournement des procédures de sélec­
tion par des familles de célébrités dans de
prestigieuses universités en 2019 a touché
cette colonne vertébrale de l’influence améri­
caine dans le monde. La politique malthu­
sienne des visas que revendique l’adminis­
tration Trump menace en outre l’« afflux de
cerveaux » (« brain gain »), pourtant long­
temps moteur du dynamisme américain
dans cette nation de migrants.
Le concept de soft power, que le Parti démo­
crate promet de restaurer, avait été élaboré
en 1990 comme une réplique à la thèse d’un
déclin américain, avancée en 1987 par l’uni­
versitaire Paul Kennedy dans Naissance et dé­
clin des grandes puissances (Payot, 1989), un
livre qui avait fait grand bruit. Le recul de l’in­
fluence américaine ne peut que relancer le
thème de l’affaiblissement de la première
puissance mondiale. Une hantise qui taraude
les Etats­Unis depuis des décennies. 
gilles paris et marie bourreau
 0123
18 | géopolitique DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

LE BRÉSIL S’ENFONCE
DANS LA CRISE SANITAIRE...
Nombre de décès
par municipalité au 21 mai
Le Brésil, nouvel épicentre
1 200 1 000 3 238
du Covid­19
Le pays, dirigé par un président qui nie les risques sanitaires
Couvert amazonien liés à la pandémie, est le plus touché d’Amérique latine
Zone de densité supérieure
à 10 habitants par km2

Taux de contamination. Selon

l’Imperial College de Londres,
le Brésil possède un taux de contami-
nation (R0) parmi les plus forts au La forte contamination de l’Etat
monde. Il était de 2,8 début mai. d’Amazonas pourrait être liée à
la zone franche de Manaus où
Chili 2,67 sont implantées des entreprises
Mexique 1,36 asiatiques, avec des expatriés
Brésil 1,3 qui auraient importé le virus. Océ
an
Argentine 1,17 Atl
ant
France 0,93 VENEZUELA iqu Le Nordeste (et le Sudeste
GUYANA e plus encore) est l’un des Etats
Irlande 0,49
Boa Vista les plus densément peuplés
SURINAME et, donc, parmi les plus touchés
... DANS UN PAYS par le Covid-19. C’est aussi
COLOMBIE GUYANE
OÙ LE SYSTÈME DE SANTÉ FRANÇAISE dans les régions du Nord
EST INÉGALITAIRE... RORAIMA et du Nordeste que le taux
de pauvreté est le plus haut,
Nombre de lits en soins intensifs par Macapá
aggravant la crise sanitaire
région pour 10 000 habitants dans ce pays où le système de
Les recommandations minimales de AMAPA
santé est largement privatisé.
l’OMS sont de 1 pour 10 000 habitants Manaus

Belem
0,5 1 2 5 11 Sao Luís
AMAZONAS
dans le secteur dans le secteur Nord
public privé Porto Velho Fortaleza
Rio Branco PARA

ACRE
MARANHAO

RONDÔNIA CAERA
PÉROU Natal
BRÉSIL
PARAIBA
Nordeste
Recife
MATO GROSSO
Distance à parcourir pour recevoir TOCANTINS
BOLIVIE
des soins médicaux adaptés
PERNAMBUC
au traitement du Covid-19 Centre-
(155 km en moyenne) Ouest Brasilia ALAGOAS

Nord 276 BAHIA

Goiânia
Centre-Ouest 256 Maceio
Nordeste 179 250 km
Sudeste 107
Salvador
Sud 101 O c é a n P a c i fi q u e Sudeste
Une pauvreté contrastée Belo
Part de la population vivant sous le Horizonte
seuil de pauvreté, en 2017, en %
PARAGUAY
– 15 30 45 + Vila Velha

PARANA Sao Rio de

ARGENTINE Paulo Janeiro
Sud

SANTA C’est dans le Sudeste, et en particu-

CATARINA
lier à Sao Paulo, que les évangéliques
RIO GRANDE sont les plus nombreux. A l’instar
DO SUL du président Bolsonaro, beaucoup
Porto d’entre eux nient la gravité de la
... ET OÙ LE PRÉSIDENT Alegre maladie et continuent de se rassem-
BOLSONARO NE CESSE DE bler dans leurs lieux de culte,
URUGUAY
NIER LE RISQUE s’en remettant à la seule protection
divine.
Etats ayant mis en place des
restrictions en l’absence de réponse
du gouvernement fédéral 20 047 morts
Mesures strictes 21 MAI

Autres mesures
« Le combat 20 000
L’importance contre le virus
des Eglises évangéliques ne peut pas faire
plus de dégâts
Dans un pays où un tiers de la population que le virus
se déclare évangélique, les prêches lui-même »
« anticoronavirus » des pasteurs et 15 000
« Et alors ? Je suis 8 MAI
du lobby parlementaire évangélique désolé. Que voulez-vous
inquiètent les autorités locales, que je fasse ? Je suis
en première ligne dans la lutte contre Evolution du nombre de morts Messie [son deuxième
la pandémie. et déclarations de Jair Bolsonaro prénom, « Messias » en
portugais], mais je ne fais 9 897 morts 10 000
Municipalité comptant
pas de miracles »
plus de 30 % d’évangéliques « Après avoir été « Je ne suis pas 28 AVRIL
poignardé [lors de la « Il semble que entrepreneur de
campagne présiden- cette affaire de pompes funèbres »
« L'économie allait
tielle, en septembre virus commence 20 AVRIL
bien, mais ce virus a « Certains
2018], ce ne sera pas à disparaître » 5 017 morts 5 000
provoqué une vont mourir,
une petite grippe qui 12 AVRIL
certaine hystérie » c’est la vie »
va me faire tomber »
16 MARS 1 er AVRIL
20 MARS 2 575 morts
1 223 morts 0
0 mort 11 morts 241 morts

Sources : H. Théry, « Covid-19 au Brésil : aggravants, scénarios et risques », Covidam : la Covid-19 dans les Amériques, Institut des Amériques, 24 avril 2020 ;
covid.saude.gov.br ; IBGE ; Folha de S. Paulo ; The Lancet ; Imperial College of London ; Le Monde • Infographie Le Monde : Flavie Holzinger et Xemartin Laborde
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Gaspard Estrada
« En une décennie,
le Brésil est passé
du rêve à la dystopie »
Autrefois « champion
des émergents »,
le pays voit
son processus
démocratique
se dégrader, et
se retrouve en réel
danger depuis
l’élection de Jair
Bolsonaro, estime
le politologue
ENTRETIEN
D
irecteur exécutif de l’Obser­
vatoire politique de l’Améri­
que latine et des Caraïbes
(Opalc) de Sciences Po, Gas­
pard Estrada est politologue
et s’intéresse particulière­
ment à la communication politique, aux
campagnes électorales et à la politique de la
France en Amérique latine.
L’épidémie de coronavirus explose au
Brésil. Le président Jair Bolsonaro, lui, nie
la gravité de la crise et continue ses bains
de foule, en rappelant qu’il est surnommé
le « messie » sans pour autant « faire de
miracle ». Comment en est­on arrivé là ?
Le Brésil vit un moment que l’on pourrait
qualifier de dystopique. Alors que les problè­
mes s’accumulent sur les fronts sanitaire,
économique, politique et sociétal, le gouver­
nement, totalement dépassé par les événe­
ments, paraît plus préoccupé de sa propre
survie que de celle de ses concitoyens. Il est
frappant de constater qu’une décennie aupa­
ravant ce pays semblait vivre un rêve : l’éco­
nomie fonctionnait à plein régime, la pau­
vreté régressait, tout comme les inégalités.
Considéré à l’époque comme le « champion
des émergents » grâce au triptyque démocra­
tie­croissance­prévisibilité, le Brésil semblait
même destiné à occuper un rôle central dans
les affaires de la planète.
Puis le rêve est devenu cauchemar. Les con­
sensus politiques, économiques et sociaux
ont volé en éclats. Si la destitution, fin 1992,
de Fernando Collor de Mello [président depuis
1990] avait unifié le pays autour des acquis
démocratiques, celle de Dilma Rousseff
[présidente depuis 2011], en 2016, a mis à
l’épreuve la démocratie brésilienne. Contrai­
rement à ses prédécesseurs, M. Bolsonaro
rejette ces normes du jeu démocratique, en­
courage la violence dans la rue ou sur les ré­
seaux sociaux en adoptant la stratégie du
déni face à la pandémie et en incitant ses
soutiens à se radicaliser contre ceux qui ne
partagent pas son avis.
Quand, en pleine crise sanitaire,
le président Bolsonaro dit « la Constitu­
tion, c’est moi », utilise­t­il le virus
à ses propres fins ?
Absolument. Cette expression est sympto­
matique de sa conception du rôle de prési­
dent : elle revient à dire que l’Etat lui appar­
tient et qu’il peut l’utiliser à sa guise. Le res­
pect de l’Etat de droit devient accessoire. C’est
ainsi qu’il considère normal de soutenir la
fermeture du Congrès et de la Cour suprême,
qui seraient de mèche avec l’opposition pour
élaborer « un complot » contre lui. Dès lors,
quoi de plus évident que d’intervenir de fa­
çon arbitraire dans la police et les services de
renseignement, de mener une politique qui
persécute les minorités, attaque les journa­
listes, censure la culture et tente de réduire
au silence l’opposition ? Sans parler de sa po­
litique étrangère, qualifiée de « diplomatie de
la honte » par presque tous ceux qui ont offi­
cié comme ministre des affaires étrangères
du Brésil depuis la fin de la dictature militaire
[1964­1985].
Quel dessein porte­t­il ?
Jair Bolsonaro, qui revendique sa filiation
avec la dictature, n’a pas de projet pour son
pays, excepté celui de détruire les institutions
de la nouvelle République issue de la Consti­
tution de 1988, comme il l’a précisé dans un
de ses rares discours consacrés au fondement
de ses projets politiques, en mars 2019, à
l’ambassade du Brésil à Washington. Il
s’attaque à tout ce qui ressemble de près ou
de loin à la gauche et, de manière plus large,
au pluralisme politique. Pour lui, le nazisme
serait « de gauche », et la Shoah « pardonna­
ble ». Ainsi, dans la dystopie brésilienne
d’aujourd’hui, il est possible de voir un mili­
tant bolsonariste arborer le drapeau d’Israël
tout en faisant un salut nazi…
Le danger pour la démocratie est­il réel ?
Oui, sans aucun doute. L’élite économique
et politique, ainsi qu’une large partie des
médias pensaient que Jair Bolsonaro serait
« contrôlable » par le biais des institutions et
des marchés, l’essentiel étant pour eux d’évi­
ter le retour au pouvoir du Parti des tra­
vailleurs (PT). On voit le résultat ! Le proces­
sus de dégradation institutionnelle par des
dirigeants démocratiquement élus pour ac­
croître leur pouvoir, qu’ont décrit les polito­
logues Steven Levitsky et Daniel Ziblatt dans
La Mort des démocraties [Calmann­Lévy,
2019], s’applique parfaitement au Brésil : re­
jet des normes du jeu démocratique, incita­
tion à la violence et volonté explicite de res­
treindre les libertés des rivaux politiques.
Les budgets des principales institutions
ont été diminués, leur personnel réduit ou
leur statut transformé. Le fisc, les agences de
préservation de l’environnement, l’Agence
nationale du cinéma, la recherche scientifi­
que, les services de renseignement et, en
avril, la police fédérale sont passés sous la tu­
telle de personnalités liées au clan Bolso­
naro. Celles­ci pratiquent une politique de la
terre brûlée, qui compromet le fonctionne­
ment de ces institutions.
Quel rôle les militaires jouent­ils ?
Compte tenu de l’histoire de l’armée brési­
lienne, qui a joué un rôle actif dans la vie poli­
tique du pays à maintes reprises, la menace
d’un coup d’Etat ou, plutôt, d’un « auto­coup
d’Etat » à la manière d’Alberto Fujimori au
Pérou [qui, le 5 avril 1992, décréta l’instaura­
tion d’un « gouvernement d’urgence et de re­
construction nationale » et la dissolution du
Parlement] existe bel et bien.
De fait, l’armée est devenue le principal
soutien à l’action de M. Bolsonaro. Près du
tiers de ses ministres sont des militaires, et
plus de 1 500 d’entre eux occupent des pos­
tes de direction au sein d’administrations.
En pleine cure d’austérité, les budgets mili­
taires sont augmentés. Pour autant,
Bolsonaro ne fait pas l’unanimité au sein de
l’armée. Nombre de gradés savent qu’en
soutenant un gouvernement impopulaire
et autoritaire les forces armées sont deve­
nues coresponsables d’une tragédie chaque
jour plus probable.
« O Tanque » (« Le Tank »,
2019, papier découpé,
peinture aérosol et
épingles), de Cassio
Markowski.
Cassio Markowski
Ce Brésilien est né en 1972
à Guaratingueta, près de
Sao Paulo. Diplômé en arts
plastiques de l’université
de Santa Catarina, il a aussi
obtenu un master en
recherche et création, arts
et sciences du spectacle à
l’université du Pays basque,
à Bilbao, en Espagne. Après
avoir vécu en Pologne, il
s’est installé à Almada, au
Portugal. Cet artiste
multidisciplinaire s’est fait
connaître par ses
compositions d’images
conceptuelles, dans
lesquelles prédomine la
relation onirique entre l’être
humain et la nature. Le
tableau ci-dessus appartient
à une série qui se veut une
réflexion poétique sur le
contraste entre l’imaginaire
d’une nature exubérante et
d’une société tolérante face
à la réalité brésilienne
de plus en plus violente.
Certaines des œuvres de
Cassio Markowski
participent à « Right Now »,
exposition virtuelle
organisée durant la crise
sanitaire (under-dogs.
net/blogs/exhibitions/right-
now-group-exhibition)
CAMILLE LEBOURGES
géopolitique | 19
Qu’en pense l’opinion publique ?
Au vu de l’incurie avec laquelle Bolsonaro
dirige son gouvernement, la résilience du
chef de l’Etat est surprenante : à ce jour, il
dispose d’un socle d’environ 25 % d’élec­
teurs. C’est considérable ! La mise en place
d’un programme de soutien d’urgence aux
familles les plus pauvres y contribue. Et il y a
fort à parier qu’après la disparition de ce
programme, dans quelques mois, sa popula­
rité va chuter.
Depuis le début de la pandémie et la dé­
mission [le 24 avril] de l’ancien juge [et mi­
nistre de la justice] Sergio Moro du gouver­
nement, une baisse de sa popularité est
cependant perceptible. Mais même si ses
supporteurs sont moins nombreux, ils
constituent une base solide, prête à croiser
le fer avec l’opposition dans l’hypothèse
d’une procédure de destitution. Si ce cas de
figure se présentait, je crains que Jair Bolso­
naro ne sonne le glas de ce qui reste de la
démocratie brésilienne.
Une telle procédure de destitution
est­elle envisageable ?
A ce jour, plus de trente demandes ont été
déposées auprès de la Chambre des députés.
Pour activer la procédure, le président de la
Chambre, Rodrigo Maia, du parti de droite
DEM, doit en accepter la recevabilité. Pour le
moment, rien n’indique qu’il le fera, malgré
l’hostilité que lui porte Jair Bolsonaro. S’il
ouvrait la procédure et que le président bré­
silien obtenait les 172 voix nécessaires [soit
le tiers des voix du Congrès + 1] pour conser­
ver son poste, ce dernier se retrouverait en
effet en position de force. Or, l’opposition
n’est pas en mesure de garantir l’obtention
des deux tiers des voix. D’autant que, en
pleine pandémie, appeler à l’ouverture
d’une procédure de destitution pourrait pa­
raître incongru.
D’autre part, la question de l’après­destitu­
tion est essentielle : qui gouvernera ? Contrai­
rement à Itamar Franco et à Michel Temer
[les vice­présidents qui assurèrent les fonc­
tions de chef de l’Etat au moment de la destitu­
tion de Collor de Mello puis de Rousseff], la
figure du vice­président actuel, le général
Hamilton Mourao, ne rassure pas le Congrès.
Sera­t­il prêt à rompre avec Bolsonaro afin
d’offrir une alternative ? Si l’on en croit ses
dernières prises de parole, la réponse est non.
La démission du ministre Sergio Moro,
l’ex­juge qui a fait incarcérer l’ancien
président Lula, peut­elle bouleverser
la donne ?
Sergio Moro et sa gigantesque opération
anticorruption « Lava Jato » [« lavage express »]
ont été décisifs dans la construction de cette
dystopie brésilienne. Grâce au soutien irré­
ductible de l’establishment, d’une partie de la
presse – y compris internationale – et du dé­
partement américain de la justice, l’opération
a conduit à l’arrestation de centaines de per­
sonnes, nourri le sentiment antipolitique et
fragilisé l’Etat de droit. Depuis son lancement,
en 2014, les trois principaux faits politiques
– la destitution de Dilma Rousseff, l’incarcéra­
tion [d’avril 2018 à novembre 2019] de Lula et
l’élection [fin 2018] de Bolsonaro – sont direc­
tement liés à l’action politico­judiciaire de
Sergio Moro, qui a obtenu un pouvoir sans
commune mesure. Les électeurs « moristes »
ont fait fi des graves illégalités révélées depuis
par la presse car l’ex­juge s’est placé sur un re­
gistre moral, celui de la « lutte contre l’impu­
nité » dont Lula et le PT seraient l’incarnation.
Il a fidélisé un électorat, allant de la droite à
l’extrême droite, qu’il va désormais tenter de
rassembler dans l’opposition à Jair Bolsonaro.
On entend peu le PT dans ce brouhaha.
La formation de Lula a­t­elle une chance
de rebondir ?
Non seulement ce parti est sorti fragilisé de
sa défaite contre Bolsonaro, en 2018, mais il se
retrouve dans une situation paradoxale : avec
Bolsonaro, le PT dispose certes de l’adversaire
idéal pour revendiquer son histoire et ses réa­
lisations, mais il doit penser l’avenir, tant sur
le plan des idées que de leur incarnation. Or,
Lula reste inéligible, et sa formation peine à
formuler un discours à l’égard des milieux po­
pulaires, notamment ceux qui ont voté pour
Bolsonaro après avoir voté pour le PT. Les pro­
chaines semaines seront décisives pour son
avenir politique, dans la mesure où une pro­
cédure d’annulation d’une de ses condamna­
tions pourrait avoir lieu devant la Cour su­
prême. Si elle venait à être confirmée, Sergio
Moro serait alors suspecté d’avoir agi de
manière partiale, ce qui permettrait à Lula de
bénéficier d’un nouveau jugement. Et donc
de récupérer ses droits politiques. Cela chan­
gerait singulièrement la donne politique. 
propos recueillis par nicolas bourcier
 L’ÉPOQUE
20 |
CUISINE
Dîner de confinés : « Tu me passes le gel ? »
Par Stéphanie Noblet
On fantasmait un peu ce moment
U
n vrai dîner entre potes.
Voilà qui était tout en haut
de la liste de ce qu’on
s’était promis de faire dès
le confinement terminé.
Retrouver les sourires de
où l’on retrouverait enfin ses amis autour
nos proches, les échanges de plats et de
propos, qui peuvent se prolonger sans
heure limite ni trouble de connexion. De
d’une grande tablée, mais la menace
du virus rend les choses plus compliquées
la chaleur humaine, authentique et ré­
confortante, pour renvoyer les apéros vir­
tuels au rang d’expériences du passé.
Mais cette bonne bouffe entre amis, long­
temps fantasmée, comment s’inscrit­elle
dans la néoréalité, alors que le virus me­
nace encore de s’inviter ?
« Lorsqu’il y a eu privation, il va y
avoir un effet de compensation », avance
Jean­Louis Lambert, sociologue de l’ali­
mentation, qui met néanmoins en garde :
« Entre l’objectif de convivialité et celui
d’hypersécurité sanitaire, il n’y a ni juste
milieu ni compromis possible. Notre no­
tion du repas repose sur un partage com­
plet, de l’espace, du temps, des plats et des
boissons, dans une ambiance idéalement
détendue. S’il y a de la méfiance entre amis,
le plaisir n’est pas toujours au rendez­
vous… » Au prix de quelques concessions,
chacun cherche pourtant à résoudre cette
nouvelle équation covidienne.
Le casting
Pas plus de dix personnes, le message est
passé. Et même deux ou trois fois moins
pour commencer, on s’en satisfait volon­
tiers. Mais quels sont les heureux élus : les
confinés modèles, les plus disciplinés ?
Les certifiés, ceux qui peuvent brandir les
résultats d’un test d’immunité acquise ou
d’une absence d’infection ? Et quid des
amis soignants, des intermittents du
confinement, des perpétuels rebelles
(c’est pour ça qu’on les aime aussi) ? C’est
le cœur qui dicte les premiers choix. « J’ai
retrouvé en priorité mes fils, ainsi que mes
deux plus vieilles amies, chacune leur
tour », témoigne Valérie, quinquagénaire
confinée en solo à Paris. « Les meilleurs
potes, on les compte sur les doigts d’une
main, explique Romain, un père trente­
naire et musicien. C’est forcément avec
eux qu’on se déconfine sans se poser de
questions, ce qui ne veut pas dire sans pré­
caution. » Certains n’hésitent pas à décli­
ner les propositions de dîners aux convi­
ves trop nombreux, ou jugées prématu­
rées quand il ne s’agit pas du cercle
proche. « On n’a pas fait tous ces efforts
pour les ruiner du jour au lendemain »,
objecte Laurent.
Le lieu
Apéro dans le jardin ou grande tablée ?
Barbecue ou pique­nique clandestin ?
« Dans nombre d’habitats, le respect des
distances n’est pas évident, sauf si l’on pos­
sède une terrasse, observe le sociologue
Jean­Louis Lambert. Mais les individus
dont le cerveau est focalisé sur le risque in­
carné par les autres auront toujours du
mal à se détendre, même en extérieur. » Au
sein des groupes de copains, on jauge l’op­
tion la plus sûre, la plus proche géogra­
phiquement aussi – télétravailler mais
emprunter le métro pour aller dîner, c’est
pas facile à justifier…
Les salutations
Certains font bonne figure en arrivant en­
core masqués, comme un certificat de
bonne conduite en chemin… Interdit de
s’embrasser : les consignes bien assimi­
lées brident les élans spontanés. La gêne
et l’embarras gâchent un peu ces pre­
miers instants. Quant aux nouveaux ri­
tuels de salutation, ils demeurent inégale­
ment adoptés et semblent surtout cruel­
lement inadaptés aux démonstrations
d’amitié que l’on voudrait témoigner.
Dans leur milieu d’artistes parisiens où
l’on admet être « très tactiles », Aglaé met
toute son affection dans les « coudous »,
qu’elle dispense comme autant de bisous.
Benjamin, lui, s’amuse à prolonger les
« footshakes » (frôlements du pied) : « A
Valence, c’est trois… », plaisante­t­il avec
un accent. Ailleurs, d’autres improvisent
des gestes sans contact pour éviter de res­
ter les bras ballants : un namasté de yogi
paumes jointes, ou l’envoi d’un baiser qui
s’envole de la main… Rapidement, les suc­
cédanés d’embrassades cèdent le pas au
passage rituel au lavabo, parfois assorti de
l’obligation de se déchausser.
Trois
recettes
de tapas
AS PERGE S
E NRUB A NNÉ ES
Rincez 12 asperges vertes.
Otez 2 cm à leur pied.
Faites-les blanchir 3 min à l’eau
bouillante salée, puis plongez-
les dans un bain d’eau
glacée 5 min. Egouttez-les
et séchez-les. Effeuillez une
vingtaine de feuilles de basilic.
Râpez 40 g de parmesan.
Dans une sauteuse antiadhé-
sive, versez un filet d’huile
d’olive et faites colorer
les asperges 2 min en les
retournant. Etalez 12 tranches
fines de jambon cru sur une
planche, répartissez le basilic
et le parmesan dessus. Enru-
bannez chaque asperge dans
une tranche de jambon cru,
en laissant la base vierge.
Servez les asperges seules ou
avec une sauce : mayonnaise
au poivron, pesto…
RI LLET T ES DE
M AQU ERE AU AU POI VR E
Coupez 1 filet de maquereau
fumé au poivre (200 g environ)
en morceaux ; éliminez les
éventuelles arêtes résiduelles.
Epluchez et émincez finement
1 échalote, ciselez 20 brins
de ciboulette, pressez ½ citron.
Ecrasez la chair de maquereau
à la fourchette, puis incorporez
2 cs de crème fraîche épaisse
(ou de fromage frais). Mélan-
gez puis ajoutez l’échalote, la
ciboulette, 1 cs de jus de citron
et 1 pincée de piment d’Espe-
lette. Goûtez et rectifiez en sel,
poivre et jus de citron si néces-
saire. Servez ces rillettes
sur des tranches de pain grillé.
Variante : pour une texture
plus fine, passez les rillettes
au mixeur.
M I NI BROC HET T ES
FÉ TA- PA ST ÈQUE
Coupez 200 g de féta en
cubes de 2 cm environ. Pelez ¼
de pastèque et éliminez les
pépins. Découpez la chair en
cubes. Sur de petites piques
en bambou, enfilez alternati-
vement 1 cube de pastèque,
1 cube de féta et de nouveau
1 cube de pastèque. Parsemez
les brochettes de feuilles d’ori-
gan frais et de poivre noir fraî-
chement moulu. Versez un trait
d’huile d’olive et servez.
Recettes inspirées
de « Apéros tapas, super
facile », de Dorian Nieto,
(Solar, 192 p., 6,95 €)
Les cadeaux
C’est la pleine saison des pivoines, qui se
pavanent en emblèmes éclatants du prin­
temps. Des bouquets baume au cœur
pour tous les citadins privés de nature.
Mais la concurrence est rude : parmi les
cadeaux apportés à un dîner, le lot de
masques cousus main est du meilleur ef­
fet. Une preuve d’attention, tant qu’elle
n’est pas perçue comme un rappel à l’or­
dre moralisateur. Plus classique, mais
tout aussi personnalisé et saisonnier :
une confiture maison (rhubarbe, fraise…),
un bocal de pickles, ou tout autre fruit
d’activités manuelles confinées.
La distanciation
On rêve d’une ambiance à la Sautet ; nous
voici punis aux quatre coins d’une table
basse blanche impeccablement désinfec­
tée, comme les personnages d’un film de
Ruben Östlund (le réalisateur suédois de
Snow Therapy). Les meilleurs amis du
monde s’écartent ostensiblement dans
les canapés, s’amarrant à l’accoudoir
comme à un corps­mort en pleine tem­
pête. Un verre ou deux aidant, l’assis­
tance se détend. Quand vient l’heure de
passer à table, les choses se compliquent.
« Pour tenter de rassurer une de mes
amies, stressée lors de notre premier dîner
post­confinement, je lui ai proposé de sor­
tir toutes les rallonges de ma table, bien
plus que ce qui était nécessaire pour sept »,
avance Sophie… Pas toujours facile de
respecter le mètre réglementaire entre
convives. Mais qui sortirait un télémètre
de chantier ou un centimètre de coutu­
rière pour casser l’ambiance ? On est si
bien, entre deux vieux copains, surtout
quand nos épaules se frôlent…
Les gestes barrières
Le masque ôté, les mains lavées, les bises
évitées : tout a bien commencé. Mais quel
mode d’emploi pour le picorage collectif
de l’apéritif ? Qui osera mettre les doigts
dans les bols de crudités, noix de cajou et
olives ? Il y a bien des piques et des cou­
verts en bois, et ma voisine pour rappeler
à l’ordre les étourdis : un seul usage toléré,
on ne repique pas dans le plat ! « Ne pas se
toucher, ça reste possible, analyse Jean­
Louis Lambert. Mais ne pas manipuler les
mêmes objets, dans le cadre intime d’un dî­
ner, ça l’est beaucoup moins et cela génère
une anxiété liée aux risques inhérents à
chaque geste. » Notre hôte propose des
coupelles individuelles pour que chacun
fasse ses réserves d’écureuil. Mais qui fait
le service ? Et faut­il faire tourner le gel
hydroalcoolique en même temps que les
plats quand les couverts passent d’un voi­
sin à l’autre ? L’idéal serait de prévoir un
repas 100 % portionné ou à l’assiette, et
un volontaire de service officiant pour
toute la tablée… Ça devient pénible, cette
vigilance de tous les instants, on rêverait
tant d’un dîner insouciant !
Idem pour le service du vin et de
l’eau, dont les bouteilles transitent de
main en main. Au bout de quelques ver­
res, les barrières tombent et on y pense
moins. Alors, on trinque ? Mettre deux
verres en contact ne semble pas effrayer
tout le monde. « Au début, on contrôle
tous nos gestes, nos verres, nos mains.
Mais, en fin de soirée, si un joint vient à cir­
culer, certains semblent avoir oublié que,
dans la journée, ils redoutent le moindre
postillon émis par un inconnu dans la
rue… », ironise Agathe, au lendemain d’un
L’IDÉAL SERAIT
DE PRÉVOIR
UN REPAS 100 %
PORTIONNÉ OU
À L’ASSIETTE, ET
UN VOLONTAIRE
DE SERVICE
OFFICIANT POUR
TOUS LES INVITÉS
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
ÉMILE LOREAUX POUR « LE MONDE »
dîner entre étudiants. Dès que la sponta­
néité reprend le dessus, le risque s’im­
misce. Et c’est ainsi que l’un attrape un
masque négligemment posé sur le meu­
ble de l’entrée et qu’il pensait être le sien,
tandis que l’autre, trop heureux de sa soi­
rée, embrasse tout le monde avec effu­
sion avant de partir, un masque (mais
lequel ?) sur le nez…
Les sujets de discussion
On s’était promis de parler d’autre chose,
de se changer les idées. Impossible pour­
tant de passer deux mois sous silence,
d’éviter le sujet du virus, la crise sanitaire,
économique et sociale, l’avant, l’après,
ceux qui l’ont eu, les incertains, les nou­
velles des anciens… Le ton s’échauffe un
peu pour commenter la gestion de la
crise, on détend l’atmosphère en déviant
sur la barbe d’Edouard Philippe ou les dé­
fis capillaires des copains. On évoque les
incertitudes de l’avenir, les sombres pers­
pectives de boulot, les vacances au kilo­
mètre zéro… Mais on passe à autre chose
car, en bons Français à table, on se récon­
forte en parlant de bouffe et encore de
bouffe. Des bons plans d’approvisionne­
ment et des nouvelles recettes expéri­
mentées pendant notre incarcération do­
mestique. « Un bon repas sans amis, est­ce
possible ?, interroge Kilien Stengel dans le
Dictionnaire du bien manger et des modè­
les culinaires (éd. Honoré Champion,
2015). Les gens se plaisent à penser que rien
n’est plus agréable que de marier les amis
avec la table, comme un vin à un mets, et
d’en constater l’évolution au cours d’un re­
pas. Chez soi ou au restaurant, le plaisir de
partager un bon moment est une pratique
qui sera à l’avenir soit respectée, admirée,
soit critiquée pour son caractère trop so­
lennel ou traditionnel, dans le monde indi­
viduel qui se caricature à l’aube du XXIe siè­
cle. » Comment imaginer qu’elle pourrait
être un temps proscrite, cinq ans plus
tard ? Il suffit d’en avoir été abruptement,
durablement, collectivement privés pour
en mesurer la valeur inestimable. Et y re­
prendre goût, envers et contre tout.
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 l’époque | 21

PARENTOLOGIE
Journal d’un père déconfiné, semaine II. A l’approche
des vacances, la question d’envoyer les enfants chez
papy et mamie se fait plus pressante. Pour Nicolas
Santolaria, plusieurs catégories s’affrontent alors ;
du grand-parent « kamikaze de l’orangeade » au
câlino-prudent », en passant par le « distancié affectif »

Pépé, mémé,
mode d’emploi

Le 20 mai,
à Bordeaux.
CYRIL ABAD
POUR « LE MONDE »

XAVIER LISSILLOUR

Á LA QUEUE LEU LEU

D
urant le confinement,
comme beaucoup d’autres
baby­boomeurs, mes pa­
rents ont maintenu le
contact avec leurs petits­
enfants grâce aux outils
numériques. Sur FaceTime, « pépé » a fait
des grimaces, de la curation de pro­
gramme télévisé (« Ce soir, les enfants, y a
La Totale !, de Claude Zidi ») et a conti­
nué à huiler les rouages de son fameux
quizz monothématique à question tron­
quée (« Qui ? » Réponse : « Champollion ! »).
Pendant ce temps­là, « mémé » tentait de
faire réviser la table de 6 en répétant qu’il
faudrait peut­être, un jour, « faire autre
chose que des quizz sur Champollion ».
Tout cela a permis d’entretenir à
distance le lien familial, malgré les cadra­
ges parfois très approximatifs des échan­
qu’Helga Gudmundsdottir, la grand­
mère islandaise de 103 ans qui a survécu à
la grippe espagnole, à la tuberculose et au
Covid­19 (et à deux guerres mondiales).
A l’approche des vacances, face à
ces risques, se trouvent alors mis en ten­
Au suivant !
sion deux pôles sur fond de France bico­
lore : l’envie et la prophylaxie. Penchant
tantôt d’un côté ou de l’autre, on peut
voir se dessiner plusieurs profils de Partout sur les trottoirs les files d’attente
grands­parents qui, tous, ont de bonnes
raisons de faire comme ils font (ils sont s’allongent. Une drôle d’ambiance,
grands, non ?).
Première catégorie, ceux que
nous appellerons « les kamikazes de
entre port du masque et distanciation physique.
l’orangeade » : pour eux, le lien affectif est
si fort avec leurs petits­enfants, et le senti­
Plus moyen de discuter ni même de râler
ment de manque si criant, qu’ils en Pascale Krémer
oublieraient presque la prudence la plus
élémentaire. Après tout, se dit le kamikaze

L’
ges en visio’, donnant lieu à des dialogues de l’orangeade, « il faut bien mourir de espace public en est encombré. Seuls at­ autant, à l’intérieur, à soupeser les barquettes de fraises ?
surréalistes entre touffes de cheveux quelque chose, et ce n’est pas une pandé­ troupements, ou plutôt alignements hu­ Fallait­il bien que ce couple entre à deux ? Confirmation
hirsutes et cluster de poils de nez filmés mie qui va m’empêcher de cueillir des mains autorisés, les files d’attente s’étirent de Nathalie Damery, cofondatrice de l’Observatoire so­
en contre­plongée. Mais cette télé­pré­ framboises avec ces petits bouts de chou ». sur les trottoirs, parfois guidées par des ciété et consommation (Obsoco) : « Les courses ne sont
sence à l’esthétique Le virus, pour ce type barrières métalliques, serpentent dans les pas une partie de plaisir mais un stress. On se parle très
fortuitement proche de grands­parents, rues commerçantes, sans jamais se croi­ peu dans les files d’attente, même chez les commerçants
du Dogme 95 de Lars
von Trier n’a pas em­
Nos aïeuls n’est pas vécu comme
une menace, mais au
ser, zigzaguent entre les palettes en bois reliées de ruban
bariolé devant les grandes surfaces.
de proximité, et les regards sont fuyants. » Bref, « quelque
chose est grippé, on note un repli, une peur du contact,
pêché les question­
nements relatifs à
ne seront-ils contraire comme l’oc­
casion inespérée de
Faire la queue s’est imposé comme une activité
obligée et chronophage en temps de pandémie. Piétiner
comme un réflexe de protection instinctif ».
Que décrit bien Nicole Prieur, psychothérapeute
un futur plus char­ réduits qu’à profiter plus long­ en rang d’oignons tandis que les magasins filtrent les et hypnothérapeute : « La présence physique de l’autre
nel : sera­t­il possible temps de ces « chou­ entrées, limitant la densité en espace clos… « Le monde représente une menace. On la supporte en se plaçant dans
de voir les grands­
parents en vrai cet
cette présence pinous d’amour ». Ca­
pable d’une expédi­
d’après, ça ressemble à Euro Disney. La queue partout »,
tweetait l’acteur Max Boublil, le 11 mai.
un état de dissociation de conscience, en entrant dans
notre propre bulle. C’est un processus de défense psychi­
été ? De les serrer pixellisée, tion commando en Dans les futurs livres d’histoire, des photos de que. Etre là sans être là. » Professeure des écoles, Laurence,
dans les bras ? Leur zone rouge pour ré­ files d’attente illustreront, à n’en pas douter, le quotidien 57 ans, fréquente le même Intermarché des Hauts­de­
passer le sel ? La main
dans les cheveux ? Ou
avec ses gels cupérer sa descen­
dance, le kamikaze de
des Français sous la menace du Covid­19. L’affolement
du 17 mars, jour de confinement, au point que l’on en
Seine que Loïg. Une scène l’a marquée. « J’ai vu une dame
quitter la queue pour aller chercher quelque chose dans sa
nos aïeuls ne seront­
ils durablement ré­
d’images et ses l’orangeade a même
proposé de leur faire
vint aux mains dans la queue de l’hypermarché Leclerc
de Viry­Châtillon (Essonne) ; le privilège patiemment
voiture. La file a avancé, les gens n’ont pas poussé le chariot
qui marquait sa place. Quand elle est revenue et s’est un
duits qu’à cette pré­ bilans météo cours durant tout le attendu d’un dépistage chez le professeur Raoult, à Mar­ peu fâchée, tout le monde avait le regard mort. J’ai pensé
sence pixellisée, avec mois de juin, histoire seille ; la soif consumériste du 11 mai, jour de déconfine­ aux queues de rationnement, à mes grands­parents… »
ses gels d’images in­
tempestifs et ses bi­
quotidiens de grappiller quel­
ques semaines de rab.
ment partiel, devant les vitrines de Zara ou de la Fnac. Et
surtout le dénuement dont témoignent les intermina­
Symbole des pénuries et crises du passé, à tout le
moins d’une organisation défaillante, cauchemar des
lans météo presque (« c’est mitigé, Deuxième ca­ bles processions menant à une aide alimentaire, en urbains stressés, habitués à l’instantanéité du clic, la file
quotidiens (« c’est mi­ tégorie ayant émergé Seine­Saint­Denis. Le plus frappant, à observer toutes ces d’attente engendre aussi un sentiment d’injustice. Ne pa­
tigé, aujourd’hui ») ?
Pour beau­
aujourd’hui ») ? après le confine­
ment : « les câlino­
files indiennes que distend l’impératif de distanciation
physique ? Le pesant silence et la discipline qui y règnent.
tiente­t­on pas davantage que les autres, dans la mauvaise
file ? Avant la pandémie, la perspective de ce temps mort
coup de parents, ces interrogations s’ac­ prudents ». Tiraillés entre leur désir Ces visages résignés et masqués, aux regards absents dissuadait 78 % des Français d’entrer dans un magasin,
compagnent d’un désir, un besoin aussi, d’écouler leur énorme stock de câlins quand ils ne sont plongés dans les portables. Bref, l’exact selon une étude Harris Interactive (pour StrongPoint, en
de souffler. Après plus de deux mois de inusités et les avis (qu’ils consultent opposé de l’amas mouvant, générateur de conversations novembre 2017). La barre des 10 minutes d’attente était
promiscuité passés à assumer tous les régulièrement) du Conseil scientifique et de conflits, dont les Français sont coutumiers. « la limite maximale acceptable » pour 94 % des interrogés.
rôles, à être à la fois télétravailleur, instit, sur le Covid­19, ils « attendent de voir ». Bureau de poste de Bourg­la­Reine (Hauts­de­ Faire la queue constituait « une source d’irritation
cuisinier, psy, animateur de centre de Au cas où les choses tournent mal, le câli­ Seine), le 12 mai à 11 h 30 : une queue d’une trentaine d’in­ quotidienne pour un Français sur deux », avait évalué Rémy
loisirs, bobologue, casque bleu, beau­ no­prudent a lu tous les articles sur le dividus placides s’enroule sur une placette de centre­ Oudghiri, sociologue, à la tête de Sociovision (groupe Ifop).
coup rêvent de pouvoir confier leur pro­ professeur Raoult, histoire de savoir si la ville. Lorsque deux employés viennent avertir : la ferme­ Sa disparition était programmée, la grande distribution y
géniture aux grands­parents, comme on chloroquine pourrait éventuellement le ture s’annonce, à midi, pour désinfection, tout le monde travaillait, avec force caisses automatiques, livraisons de
refilerait en douce une patate chaude. tirer d’un mauvais pas. Et, parce qu’il est ne passera pas… Et miracle ! Aucun éclat de voix, ni départ commandes en ligne, click and drive (en voiture), click and
Mais aller voir pépé et mémé, c’est aussi persuadé que des miasmes traversent la courroucé, pas le moindre commentaire aigri sur la collect (à pied), scan and go (portable en main)… Voilà
courir le risque de les contaminer. barrière du masque, a commencé à se dégradation du service public. « J’aurais pu être de ceux qu’un virus en a refait la norme. Dans quelques semaines,
Même si les enfants semblent peu vec­ renseigner sur l’apprentissage du morse qui ont été emportés par le virus », rappelle de but en blanc pourtant, une fois estompés « conditionnement du confi­
teurs de l’épidémie, le nouveau corona­ oculaire, dans le but de pouvoir commu­ Lydie, 84 ans, que soutiennent une canne et un chariot de nement et soutien aux commerçants », les Français « accep­
virus fait planer sur les contacts physi­ niquer sans ouvrir la bouche. courses à motifs panthère. « Que voulez­vous, je me mets teront­ils encore ces queues sans redevenir râleurs ? » Le so­
ques une menace inédite, et tout le Que penser enfin de notre der­ à la place de ceux qui travaillent. Ils ont du mérite. » « En ciologue en doute. « Un pays ne se transforme pas en deux
monde a en tête ce scénario catastrophe nière catégorie, « les distanciés affec­ temps normal, ça m’aurait énervé, mais là, c’est vachement mois… Par ailleurs, la queue place le consommateur sous
où il n’y aurait qu’un pas entre le bisou tifs », qui remercient en secret le virus de mieux que rien », murmure Manaf, jeune ingénieur, mas­ pression, une fois à l’intérieur du magasin. Il culpabilise s’il
(mortel) des retrouvailles et les adieux les avoir débarrassés de cette charge qué et engoncé dans la capuche de son sweat. s’attarde. Or, la force du magasin, c’est le plaisir de l’expé­
(masqués) au cimetière. mentale que constitue la garde estivale De l’autre côté de l’avenue, c’est queue pour le rience. Tout cela s’écroule. Il y a un énorme risque qu’une
Soyons réaliste : il est reconnu d’une bruyante marmaille potentielle­ bœuf, devant chez le boucher. Loïg, un informaticien plus grande partie du commerce se passe en ligne. »
que l’âge avancé est un des principaux ment contagieuse ? En réalité, rien ne quadragénaire plutôt gaillard, se définit comme « l’arché­ Pour enrayer le processus, la prise de rendez­
facteurs déterminants de la morbidité permet de les blâmer. Dans une époque type du mec impatient, qui court contre le temps et com­ vous – déjà pratiquée par les enseignes de luxe et les mu­
du Covid­19, et tout le monde n’est pas marquée par le développement de ce mande sur le site qui livre le plus vite ». « Mais là, j’attends, sées – pourrait bien gagner la grande distribution. Des
forcément aussi résistant et chanceux que les chercheurs nomment la « grand­ s’étonne­t­il. Quarante­cinq minutes, l’autre fois, à l’Inter­ applications gratuites comme celle de la start­up Line­
parentalité intensive », où papy et ma­ marché près de L’Haÿ­les­Roses [Val­de­Marne]. Ça faisait berty permettent de s’inscrire dans une file virtuelle, par
mie assument des fonctions éducatives le tour du parking ! Tout le monde prenait son mal en pa­ smartphone, puis d’être alerté lorsque son tour d’entrer
parfois aussi chronophages qu’un job à tience. » Pour lui qui télétravaille, désormais, « la queue est venu. L’attente numérique est testée depuis peu chez
plein temps, les distanciés affectifs, en des courses, c’est prendre une bouffée d’air frais, avoir un Décathlon, à Lille, ainsi que dans les Monoprix de
bons pragmatiques, ont enfin trouvé contact social, même sans interactions. Faire partie du Neuilly, Boulogne et Paris­Courcelles. Mince espoir que
une raison imparable de dire non à un monde. » La compréhension n’empêche pas l’agacement. les empoignades de file d’attente disparaissent définiti­
nouvel été de servitude. Mais on le garde pour soi. Pourquoi traînent­ils tous vement avec le coronavirus.
 CULTURE
22 |
Des châteaux à la reconquête du public
Fontainebleau, Chambord ou Chantilly rouvrent, mais envisagent une fin d’année sans touristes étrangers
ENQUÊTE
L
e bruit strident d’une per­
ceuse et d’une scie circu­
laire attaquant la pierre
rompt le silence ouaté qui
règne dans la cour d’honneur du
château de Fontainebleau (Seine­
et­Marne). Mais le maître des lieux
n’en a cure. « Je suis content, les tra­
vaux ont repris », se réjouit Jean­
François Hebert, président de
l’établissement public en obser­
vant, de son bureau, l’avancée du
travail de rénovation de l’escalier
en fer à cheval, joyau du domaine.
Suspendue pendant plus de
deux mois en raison de l’épidémie
de Covid­19 à Fontainebleau
comme ailleurs en France, la vie
reprend peu à peu au château, et
notamment le chantier destiné à
rendre son éclat au célèbre perron
en grès, élevé en 1634, sous
Louis XIII. Deux jardiniers, sur les
treize qui opèrent ici habituelle­
ment, s’affairent à couper et à tail­
ler une végétation qui y a pris ses
aises, au bonheur des biches et
des lapins de garenne. « On a aussi
vu des serpents, ce qui ne nous était
pas arrivé depuis longtemps », re­
marque Jean­François Hebert.
Quelques animaux ont même
parfois profité de cette période
pour se faufiler à l’intérieur du bâ­
timent, qui, avec ses 1 500 pièces,
offre un bel espace de jeu : un chat
a été découvert dans un des sa­
lons, lors d’une ronde de sur­
veillance, ainsi que des oiseaux.
Entouré d’un parc de 150 hecta­
res, Fontainebleau appartient à la
catégorie des « grands musées et
lieux patrimoniaux » qui, contrai­
rement aux petites structures,
n’ont pas été autorisés à rouvrir
dès lundi 11 mai, date fixée par le
premier ministre pour le début du
déconfinement. Cependant, en ac­
cord avec le préfet, et sous réserve
de la mise en place de dispositifs
de sécurité assurant la distancia­
tion physique et les règles d’hy­
giène imposées par la lutte contre
le coronavirus, un calendrier de
réouverture peut être établi.
A Fontainebleau, un plan de re­
prise d’activité a été mis au point :
à partir du lundi 25 mai, le parc
ainsi que le grand canal seront à
nouveau accessibles au public ;
mardi 2 juin, les jardins du château
ouvriront à leur tour leurs grilles ;
les salles, quant à elles, devraient
accueillir des visiteurs « à partir
de la fin juin­début juillet », an­
nonce Jean­François Hebert. Un
parcours de visite sera mis en
place afin d’éviter que les gens se
croisent, des jauges de visiteurs se­
ront établies, les groupes réduits à
dix personnes au lieu de vingt, et
le masque sera obligatoire.
Voir revenir le public est une
nécessité pour l’établissement,
qui évalue à 2,5 millions d’eu­
ros les pertes dues à la ferme­
ture – « l’équivalent de ce que nous
donne chaque année le ministère
de la culture », commente le prési­
dent. Aux recettes de billetterie
envolées s’ajoutent celles géné­
rées par la location d’espaces
pour des événements privés, des
tournages (l’architecture majes­
tueuse et biscornue du château
de Fontainebleau attire les camé­
ras : Lana Del Rey y a tourné le clip
de Born to Die, le bâtiment et
le parc ont accueilli la série
Versailles de Canal+). Des mani­
festations ont dû être annulées,
tels le Festival de l’histoire de
l’art, qui se tient traditionnelle­
ment pendant trois jours en juin
et attire quelque 40 000 person­
nes, et des week­ends de reconsti­
tution historique, « des moments
« Les gens,
bousculés
par le virus vont
avoir envie
de retourner
à nos racines,
notre histoire »
JEAN-FRANÇOIS HEBERT
président de Fontainebleau
auxquels nous sommes attachés
et qui mobilisent des gens et des
associations très investis », dé­
plore Jean­François Hebert.
Au moment de la réouverture, il
faudra aussi compter sans les
étrangers, qui représentent envi­
ron 30 % des visiteurs. « On venait
juste de redépasser cette barre,
après un recul lié aux attentats
de 2015 », souligne le président.
Château favori de François Ier, que
Napoléon considérait comme « la
vraie demeure des rois », Fontaine­
bleau fait partie des lieux de visite
privilégiés par les Chinois mais
aussi les Russes, « qui ont en com­
mun d’être fascinés par la person­
nalité de l’empereur français ».
Proximité avec Paris
Privé de ces visiteurs « sans doute
jusqu’à la fin de l’année », le lieu
va recentrer sa communication
sur la région Ile­de­France, en
mettant en avant sa proximité
avec Paris, sa bonne desserte par
le train et ce poumon vert que
représente le parc, à moins de
100 km de la capitale. « Les gens
ont été bousculés par le virus, ils
vont avoir envie de retourner à
nos racines, notre histoire », veut
croire Jean­François Hebert. En
écho au secrétaire d’Etat au tou­
risme, Jean­Baptiste Lemoyne, qui
a appelé les Français, dans Le JDD
du 17 mai, à « un été bleu­blanc­
rouge », et au slogan en forme de
hashtag #cetétéjevisitelaFrance
lancé par Stéphane Bern, chargé
de mission pour le patrimoine
auprès d’Emmanuel Macron.
« On ne rattrapera pas le terrain
perdu, mais on peut faire revenir le
public en veillant très attentive­
ment à ce qu’il soit en sécurité sur
le plan sanitaire, ce qui impose des
travaux d’adaptation dans cer­
tains lieux. Il nous faut aussi sti­
muler l’envie du public avec des
événements, des spectacles. Si on
pense que la culture peut partici­
per au redressement du pays, ce
n’est pas en repliant les voiles
qu’on avancera », déclare Philippe
Bélaval, président du Centre des
monuments nationaux, qui gère
une centaine de lieux appar­
tenant à l’Etat, dont l’abbaye
du Mont­Saint­Michel et le châ­
teau d’Angers.
A Chambord (Loir­et­Cher), qui
accueille en moyenne 1 million de
visiteurs par an, la perspective de
ne plus voir d’étrangers oblige à
réviser les plans de communica­
tion même si, depuis quelques
années et notamment depuis les
fêtes de célébration des 500 ans
du domaine national, la part des
Français a progressé, pour attein­
dre 65 %. « Nous avons beaucoup
travaillé en direction du public
européen », explique son direc­
teur général, Jean d’Haussonville,
joint au téléphone. « Avec la Chine,
nous étions déjà, avant le coro­
navirus, dans la position de
l’amoureux déçu, nos investisse­
ments dans leur direction s’étant
finalement peu concrétisés. »
L’accent va être mis dans un pre­
mier temps sur les visiteurs hexa­
gonaux, puis de l’Union euro­
péenne quand ils seront autorisés
à revenir – « surtout ceux dont les
trajets peuvent se faire sans em­
prunter l’avion ».
La période de fermeture a per­
mis de retrouver les lieux « dans
leur beauté impressionnante, tels
qu’ils étaient avant le dévelop­
pement du tourisme », glisse le di­
recteur, impatient néanmoins de
voir le domaine se repeupler. Un
appel avait été lancé début mai
par Stéphane Bern et le président
de la région Centre­Val de Loire,
François Bonneau, pour deman­
der de « rouvrir au plus tôt » les
châteaux et les sites touristiques
de ce territoire. Dès le premier
jour du déconfinement, lundi
11 mai, le parc de 1 000 hectares a
vu déferler un public avide de na­
ture. Le château, icône de la Re­
naissance, devrait être accessible
aux visiteurs à partir du mardi
2 juin, une fois mises en place les
mesures assurant la sécurité sani­
taire et la distanciation.
Sur ce point, outre ses salles à
beau volume, Chambord dispose
« Si la culture
peut participer
au redressement
du pays, ce n’est
pas en repliant
les voiles
qu’on avancera »
PHILIPPE BÉLAVAL
président du Centre
des monuments nationaux
d’un atout, son fameux escalier à
double hélice attribué à Léonard
de Vinci et qui se révèle « corona­
compatible » : il permet aux visi­
teurs de le descendre sans croiser
ceux qui le montent. « Il repré­
sente l’arbre de vie, reliant la terre
au ciel, mais aussi la vie éternelle,
le renouveau perpétuel », souligne
Jean d’Haussonville. Une dimen­
sion symbolique bienvenue en
cette période de virus, mais insuf­
fisante pour calmer les angoisses
du directeur général, dont la voix
se serre quand il liste les mani­
festations qu’il a dû annuler et re­
porter, dont le concert de Sting,
prévu le 1er juillet, celui d’In­
sula Orchestra, la formation de
Laurence Equilbey, les exposi­
tions d’art contemporain.
Fini aussi les visites de la forêt
en 4 × 4 et les spectacles éques­
tres. Dans le cadre d’un plan
d’économies « sans précédent,
équivalent à un quart du budget »,
les chantiers ont été mis à l’arrêt,
sauf ceux liés à la sécurité, pour
limiter les pertes financières.
« Deux ans de travaux reportés.
Une décision lourde de conséquen­
ces pour la filière des artisans du
patrimoine et des compagnons du
devoir. Ces savoir­faire, on ne
pourra pas les recréer si on les
perd », s’inquiète Jean d’Hausson­
ville, appelant de ses vœux un
« plan de soutien à l’investisse­
ment dans le patrimoine ».
C’est avec la photo d’une statue
en marbre d’Henri d’Orléans, duc
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Les bâtiments
de la cour
de la Fontaine
et l’étang
aux carpes
au château
de Fontainebleau
(Seine­et­Marne).
J.-F. ROLLINGER/
ONLYFRANCE.FR
d’Aumale (1822­1897), le visage à
demi couvert d’un masque chirur­
gical et cette question : « Nous
sommes prêts, et vous ? », que le
domaine de Chantilly (Oise) a an­
noncé sa réouverture, jeudi
21 mai, après accord des autorités
préfectorales. Premier à fermer
ses grilles début mars en raison de
la découverte de foyers épidémi­
ques dans le département, le châ­
teau, avec sa fabuleuse galerie de
peintures, a été parmi les premiers
à accueillir des visiteurs, nom­
breux en ce jour de l’Ascension.
Même si, curieusement, le parc,
lui, n’a pas été rendu accessible,
Christophe Tardieu, à la tête du
domaine, est heureux. Il ne cache
pas cependant son inquiétude
pour les finances de la maison,
en raison des entrées perdues en
billetterie (évaluées à 25 %, soit
1,5 million), mais aussi des an­
nulations d’événements, dépla­
cés pour certains à 2021, « au ris­
que de la saturation ». Il redoute
également un probable moindre
investissement des mécènes :
« Les entreprises ont été forte­
ment affectées par l’épidémie,
elles sont touchées par la crise
économique, rien ne dit qu’elles
investiront autant dans le
mécénat. Or c’est un secteur qui
était à la hausse. »
Faute de pouvoir compter sur
les visiteurs étrangers pour re­
dresser les finances, une campa­
gne de communication va être
lancée en direction des Franci­
liens et des habitants des Hauts­
de­France, le château se situant à
la frontière des deux régions.
Avec un très beau « produit d’ap­
pel » en la personne de Raphaël
(1483­1520). Fermée quelques
jours seulement après son ouver­
ture, l’exposition du Musée
Condé consacrée aux dessins du
maître italien, que l’on avait pu
visiter virtuellement sur le site
Internet du château pendant
le confinement, est désormais
accessible. Certes avec masque,
mais sans le filtre de l’écran ! 
sylvie kerviel
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 culture | 23

P I L A R A L B A R RACI N
Mory Kanté, le « griot électrique »
G A L E R I E S

Galerie Georges-
Philippe & Nathalie
Vallois
C’est dans son identité Le musicien et chanteur guinéen, auteur du succès « Yéké Yéké » en 1987, est mort vendredi
andalouse, avec son folklore
et ses rituels, que l’artiste
Pilar Albarracin, person­
nage à la Almodovar tout à
la fois performeuse,
DISPARITION

« No apagues mi fuego,
déjame arder I » (« N’éteins
pas mon feu, laisse­moi
vidéaste, photographe et
plasticienne, puise son
œuvre féministe à l’ironie
fiévreuse. La Sévillane
revient dans sa galerie pari­
D eux mois après le saxo­
phoniste camerounais
Manu Dibango, « un
autre baobab est tombé », peut­on
lire parmi les commentaires qui
brûler I ») (2020), de Pilar sienne avec un nouvel en­ accompagnent l’annonce de la
Albarracin. GALERIE VALLOIS semble tragi­comique mort, des suites d’une longue ma­
autour des célébrations de ladie, du chanteur et musicien
la Semaine sainte, temps fort de la vie religieuse en Espagne guinéen Mory Kanté, le vendredi
qui aura cette année été mis sous cloche (comme son exposi­ 22 mai, dans un hôpital de Co­
tion) pour cause de confinement. nakry, capitale de la Guinée. Il était
Ici, les cierges sont brandis par des mains de femmes dont les âgé de 70 ans. Surnommé « le
faux ongles pointus rappellent les capuches des pénitents par griot électrique », il a donné à
leur forme, mais convoquent cultures tribales et underground l’Afrique, avec Yéké Yéké, en 1987,
par leurs motifs. Autres impénitentes mutations : ces mêmes l’un de ses plus grands succès in­
cierges sont arrangés en une sorte d’orgue de cire, et des signes ternationaux, comme le furent
cabalistiques détournent les enseignes brodées des proces­ Pata Pata (Miriam Makeba,
sions. L’artiste se met aussi en scène, en tenue traditionnelle, en 1967), Soul Makossa (Manu Di­
sur un bûcher où un livre d’histoire de l’Espagne prend feu. bango) et A Vava Inouva (Idir)
Autodafé et flamboyances.  emmanuelle jardonnet dans les années 1970, Didi (Kha­
« No apagues mi fuego, déjame arder III » (« N’éteins pas mon feu, laisse- led) et Sodade (Cesaria Evora),
moi brûler III »). Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, deux décennies plus tard.
33, rue de Seine, Paris 6e. Tél. : 01-46-34-61-07. Tous les jours « J’ai perdu un frère. C’était un
sauf le dimanche. Prolongé jusqu’au 25 juin. musicien exigeant et un compa­
gnon de bonne compagnie, avec
MIRIAM CAHN un vrai sens de l’humour », déplore
Galerie Jocelyn Wolff le claviériste et compositeur ma­
Les regards sont effarés, les lien Cheick Tidiane Seck, qui joua
visages fuyants. Ils avec Mory Kanté au sein du Rail
semblent toujours sur le Band de Bamako dans les an­
point de s’échapper, nées 1970, puis à Abidjan, en Côte
toujours désireux de se d’Ivoire. Il l’avait convié à La Nuit
noyer dans la nuit. Et pour­ du Mali, le 21 septembre 2019, à
« Träumend », de Miriam tant ils irradient, jaune, l’AccorHotels Arena, à Paris.
Cahn. GALERIE JOCELYN WOLFF rouge, rose, chairs à vif… « Mory était un très bon chanteur, Mory Kanté, en août 2008, au festival Sziget, à Budapest. ATTILA KISBENEDEK/AFP
Qui sont les êtres dépeints un vrai talent », ajoute Christian
par Miriam Cahn ? Quel secret les ronge ? On ne saura rien Mousset, créateur du festival Mu­
d’eux. Mais l’on est très heureux que la galerie Wolff ait choisi siques métisses d’Angoulême, où phone en bois), avant de jouer dans discographique Barclay qu’il enre­
de prolonger cette exposition censée ouvrir début avril, pour il l’avait invité à plusieurs reprises. des fêtes familiales et des cérémo­ LES DATES gistre 10 Cola Nuts en 1986, avant
pouvoir les rencontrer face­à­face. Descendants des désastres Un talent peut­être un peu occulté nies. Le jeune homme entre à l’Ins­ que Yeké Yeké ne fasse de lui une
de Goya, ils se font masques parfois, traits elliptiques, rapide­ par le succès de Yéké Yéké. » titut des arts de Bamako et com­ star planétaire, affublée du sur­
ment brossés. Ou fantômes, dont la silhouette s’impose à Cette adaptation d’une mélodie mence à faire danser dans les bals. nom de « griot électrique » – ou
peine à la surface de l’aube. Dans l’esprit de l’immense peintre mandingue traditionnelle, à l’ori­ 1950 « griot rock ».
suisse, ils font à leur manière écho aux images d’actualité qui gine chantée pendant la cueillette De Bamako à Paris Naissance à Albadaria (Guinée) Enregistré dans son studio à Co­
nous assaillent, de scène de torture en effondrement de civili­ du mil, comme le rappelle Frank Sa carrière décolle quand il intègre nakry, l’album La Guinéenne
sation. En ce sens, ces créatures hors sol s’imposent à l’œil et Tenaille, dans son livre Le Swing en 1971 le Rail Band de Bamako, (2012) avait rompu huit années de
l’esprit comme de puissantes images de notre impuissance à du caméléon (Actes Sud, 2000), l’orchestre qui anime le buffet de la 1971 silence discographique. Six ans
penser le monde.  emmanuelle lequeux fera un tabac après avoir été boos­ gare, où il va bientôt remplacer au Intègre le Rail Band de Bamako plus tard, Mory Kanté était invité à
« Notre sud », de Miriam Cahn. Galerie Jocelyn Wolff, 78, rue Julien- tée aux boîtes à rythmes et sons chant la future star malienne Salif participer au projet Las Maravillas
Lacroix, Paris 19e. Tél. : 01-42-03-05-65 (uniquement sur rendez-vous). électroniques, de même que l’al­ Keïta, parti pour Abidjan, épicen­ de Mali, un orchestre réuni autour
Jusqu’au 31 juillet. bum dont elle est extraite, tre de la vie musicale en Afrique de 1978 du directeur musical malien Bon­
Akwaba Beach (1987), produit par l’Ouest à l’époque. Mory Kanté s’y S’installe à Abidjan cana Maïga pour faire revivre le
B I L L I E ZA N G EWA le Britannique Nick Patrick. Le rendra lui­même en 1978, après nom et l’esprit de ce groupe dé­
Galerie Daniel Templon grand public découvre alors la avoir reçu au Nigeria le trophée de funt, formé dans les années 1960
Billie Zangewa développe kora, une harpe­luth à 21 cordes, la Voix d’or et commencé à appren­ 1981 à La Havane par des musiciens
une technique particulière : l’un des instruments­clés des dre la kora, qui deviendra son ins­ Enregistre son premier album, maliens que le président Modibo
elle assemble des lambeaux griots d’Afrique de l’Ouest (appelés trument de prédilection. Courougnègnè, à Los Angeles Keïta avait envoyé à Cuba pour se
de tissus de soie de manière djélis en pays mandingue), les En 1984, il décide de prendre la di­ perfectionner en musique.
à suggérer des corps et des maîtres de la parole et de la mé­ rection de Paris, où il s’installe Ambassadeur de bonne volonté
lieux. Mais, le plus souvent, moire, caste à laquelle Mory Kanté comme d’autres artistes de l’Afri­ 1984 de l’Organisation des Nations
la représentation est laissée se rattache. que francophone dans cette décen­ Arrivée en France unies pour l’alimentation (FAO),
incomplète, il manque plus Né d’une mère malienne et d’un nie. Les sons, les voix, les mélodies Mory Kanté avait aussi participé,
de la moitié de l’image. Cet père guinéen en 1950, à Albadaria et les rythmes issus du continent en 1984­1985, à l’opération Tam
« Birthday Party » (2020), inachèvement volontaire a (près de Kissidougou, en Guinée), africain y connaissent alors un en­ 1987 Tam pour l’Ethiopie, lancée par
de Billie Zangewa. JURIE POTGIETER plusieurs effets. D’une part, il grandit à partir de ses 7 ans gouement. Mory Kanté donne son Akwaba Beach, avec Yéké Yéké Manu Dibango, et s’était engagé
il sollicite l’imagination auprès de sa tante, la griotte Ma­ premier concert au palais de la Mu­ dans différentes actions de sensi­
pour compléter, supposer et interpréter. Est­ce vraiment une man Ba Kamissoko, à Bamako, ca­ tualité avant d’être convié par Jac­ bilisation, notamment dans la
leçon de natation ou un danger est­il caché sous la vague d’un pitale du Mali voisin, où il s’initie ques Higelin au Palais omnisports 22 MAI 2020 lutte contre le virus Ebola. 
si beau bleu ? Quelle histoire raconte la mère à l’enfant pour au chant et au balafon (vibra­ de Paris­Bercy. C’est pour le label Mort à Conakry patrick labesse
l’endormir ? Féerie ou cauchemar ?
Dans d’autres cas, où tout ou presque est visible, ce sont les
postures ou les expressions qui laissent incertains. Un anniver­
saire, cette réunion, vraiment ? Et pourquoi un « soldat de
l’amour » donne­t­il son titre à l’exposition ? La séduction
qu’exercent la splendeur chromatique des matériaux et
l’adresse extrême de la brodeuse est ainsi délibérément
« WAN Show 2.0 », un concert pour l’Afrique
contrariée : Zangewa tisse des pièges à regard où l’on aime à se
laisser prendre.  philippe dagen L’événement, qui réunit deux cents artistes et personnalités, sera diffusé en ligne le 25 mai
« Soldiers of Love ». Galerie Daniel Templon, 30, rue Beaubourg, Paris 3e.
Tél. : 01-42-72-14-10. Du mardi au samedi, de 10 heures à 19 heures.
Jusqu’au 3 juin.

U N PA R CO U RS
MUSIQUE L’enjeu est triple explique le par­
rain de cet événement, Youssou
tion pour laquelle il a décliné, as­
sure­t­il, toute proposition de
Chico César), des Caribéens
(Jimmy Cliff, Aston Barrett, Ca­
D O M I N I CA L
P O U R 4 3 GA L ER I E S
D U M A RA I S
C’est le temps tant attendu
des réouvertures pour les
L undi 25 mai, à l’occasion de
la Journée mondiale de
l’Afrique, commémoration
annuelle de la fondation de l’Orga­
nisation de l’unité africaine
N’Dour, joint par téléphone à Da­
kar : passer un message auprès des
populations sur la nécessité d’une
vigilance accrue pour empêcher
que le Covid­19 ne continue à se
sponsoring : « Le but n’est pas de ré­
colter des fonds. » Contrairement à
l’« Africa Day Benefit Concert at
Home », organisé par l’acteur et
producteur britannique Idris Elba,
lypso Rose, Jocelyne Béroard, Ja­
cob Desvarieux), des artistes de
l’océan Indien (Justin Vali, Baco)…
Le « WAN Show 2.0 » sera diffusé
en différé à partir de captations
galeries, mais comment en 1963 (remplacée par l’Union propager ; sensibiliser sur les con­ qui sera diffusé sur MTV Base effectuées en différents lieux. « Il
être festif tout en respec­ africaine en 2002), les artistes et la séquences sanitaires, sociales, éco­ Africa et YouTube le lendemain. était impossible de faire un direct,
tant les nouvelles contrain­ société civile du continent africain nomiques de la pandémie ; susci­ explique Amobé Mévégué. L’opé­
« Nick Carter & André tes sanitaires ? Une initia­ et de sa diaspora se mobilisent ter une réflexion collective des ac­ « La musique est une force » ration s’est montée en vingt jours,
Breton 2 » (2019), tive, imaginée pendant le autour du projet WAN (Worldwide teurs de la société civile et des ar­ Au­delà des Africains, WAN mobi­ pendant le confinement et par In­
de David B.. GALERIE ANNE BARRAULT confinement par Anne Afro Network). Cette opération se tistes africains sur l’Afrique de lise également « des amis de l’Afri­ ternet. Nous sommes encore en
Barrault et la galerie Polaris, déroulera sur les réseaux sociaux demain. « Nous devons harmoni­ que », souligne Youssou N’Dour, train de récupérer des éléments,
tente de recréer du lien avec un premier rendez­vous collectif, avec les hashtags #jesuiswan et ser nos actions pour lutter contre la tels Chris Martin, du groupe bri­ des témoignages. »
ce dimanche 24 mai, qui regroupera une quarantaine de gale­ #iamwan. La journée sera jalon­ pandémie et continuer à sensibili­ tannique Coldplay, ou la top­mo­ « Nous allons encore une fois
ries du Marais de toutes tailles, de Valeria Cetraro ou Maïa née de rencontres, de débats et se ser nos populations, mais égale­ dèle Naomi Campbell. Deux cents montrer que la musique est une
Muller à David Zwirner. terminera par un show virtuel, ment avoir un regard sur l’après, le artistes et personnalités sont an­ force qui peut sensibiliser et aussi
Il s’accompagne du lancement d’une application (gratuite), mis en ligne à 21 heures en France, post­coronavirus, ajoute le chan­ noncés par les organisateurs pour faire bouger les choses, conclut
intitulée « marais.guide », conçue pour que les collectionneurs d’une durée de deux heures teur sénégalais. Cette pandémie le show virtuel, dont la direction Youssou N’Dour qui a mis en ligne,
puissent organiser un parcours sur mesure, avec notamment trente, le « WAN Show 2.0 », diffusé doit nous amener à réfléchir, à se re­ musicale sera assurée par le cla­ dès le 13 avril, son clip Daan Co­
la possibilité de prendre des rendez­vous avec certains galeris­ également gratuitement sur de centrer sur les vraies valeurs. » viériste malien Cheick Tidiane rona (« Vaincre le corona »), une
tes. Il sera également possible pour tout visiteur de suivre un nombreuses chaînes de télévision Deux cents artistes et personna­ Seck. Parmi eux, Angélique Kidjo, adaptation d’une de ses anciennes
des quatre parcours géolocalisés proposés, d’une durée d’1 h 45 publiques et privées africaines et lités ont répondu présent d’après Oumou Sangaré, Salif Keita, Is­ compositions, Xaleye Rew Mi. Dès
à 3 h 15. L’opération se renouvellera certains dimanches, la date asiatiques, en partenariat avec le journaliste camerounais Amobé maël Lo, Khadja Nin, Tiken Jah le lendemain du 25 mai, nos actions
du prochain est d’ailleurs déjà annoncée : le 14 juin.  e. j. African Union of Broadcasting et Mévégué (RFI, France 24, TV5, CFI), Fakoly, Fally Ipupa, mais égale­ communes doivent continuer. » 
Dimanche 24 mai de 14 heures à 18 heures. Asia­Pacific Broadcasting Union. initiateur, à Paris, de cette opéra­ ment des Brésiliens (Lenine, patrick labesse
24 | télévision
Soirée VIP à la Comédie­Française en compagnie d’Eric Ruf
Après la diffusion de son « Roméo et Juliette », l’administrateur général de l’établissement assure la visite guidée
FRANCE 5
DIMANCHE 24 - 20 H 50
SOIRÉE SPÉCIALE
C’
est à une soirée VIP
que le téléspectateur
est convié dans « Au
théâtre chez soi »
– plutôt devrait­on dire « Ce soir,
on sort ». Pour assister à un pro­
gramme spécial Comédie­Fran­
çaise de près de quatre heures.
Alors, on se met sur son trente­
et­un, direction le Palais­Royal, à
Paris, où nous attend l’homme­or­
chestre du lieu, Eric Ruf, comé­
dien, scénariste, décorateur, met­
teur en scène et, depuis 2014, ad­
ministrateur général.
La représentation de Roméo et
Juliette, enregistrée le 13 octo­
bre 2016 dans la salle Richelieu, est
un événement, la Comédie­Fran­
çaise n’ayant pas accueilli la pièce
de Shakespeare depuis 1954. Pour
l’occasion, le metteur en scène Eric
Ruf propose une relecture en dou­
ceur de l’histoire. Juliette (dont
l’interprétation par Suliane Bra­
him a été unanimement saluée) y
est ainsi éclatante de fraîcheur et
de vie, mais semble sacrifiée sur
l’autel de la mélancolie de son Ro­
méo, inapte à vivre. Dans le rôle
masculin, Jérémy Lopez apparaît
par opposition peu solaire. Le pu­
blic a été séduit par cette vision
« intime » et romanesque du bruit
et de la fureur shakespeariens.
Michael Haneke filme la soumission des désirs et des volontés
Palme d’or au Festival de Cannes en 2009, « Le Ruban blanc » est une sorte de préface aux horreurs du XXe siècle
ARTE
LUNDI 25 - 20 H 50
FILM
C e ruban blanc ceint le bras
des enfants d’un pasteur
d’Allemagne du Nord, qui
force ses enfants à le porter afin
qu’ils se souviennent de la dis­
tance qui les sépare de la pureté
qu’exige la religion chrétienne.
Ces enfants blonds au visage in­
déchiffrable sont le centre mysté­
rieux du film de Michael Haneke
(Palme d’or à Cannes en 2009), des
particules indéfinies autour des­
GRILLE N° 20 - 121
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 120
HORIZONTALEMENT I. Astigmatisme. II. Naufrage. Ain. III. Alisier. Bled.
IV. Tul (lut). Pseudo. V. Otée. Tes. Our. VI. Ma. Terrienne. VII. Ite. Liant. Ir.
VIII. Simula. Dra. IX. Toi. Agréai. X. Encastrerait.
VERTICALEMENT 1. Anatomiste. 2. Salutation. 3. Tuile. Emic (cime). 4. Ifs.
Et. 5. Grip. Elles. 6. Maestria. 7. Agréera. Ar. 8. Té. Usinage. 9. BD. Et. Rr.
10. Saloon. DEA. 11. Mie. Unirai. 12. Endurerait.
« Roméo et Juliette », de Shakespeare, mise en scène par Eric Ruf. VINCENT PONTET/COMÉDIE-FRANÇAISE
Trois ans plus tard, Eric Ruf est
passé à un autre grand classique
du répertoire, La Vie de Galilée, de
Bertolt Brecht. Un projet ambi­
tieux (15 tableaux, une quaran­
taine de personnages) qui va ser­
vir de fil rouge à Derrière le rideau,
le documentaire de seconde par­
tie de soirée, qui nous mène – pri­
vilège encore – au plus près du
quotidien des quelque 400 per­
sonnes et 60 comédiens qui tra­
quelles se meuvent des corps plus
grands, ceux des adultes, et les
corps constitués de la société :
l’Eglise, la noblesse, l’école, la mé­
decine, la police.
Hors du champ, la voix d’un
vieillard raconte cette histoire al­
lemande (qui n’est donc pas celle
de Haneke, autrichien). Il parle
longtemps après les faits, après la
guerre, sans doute après la prise
du pouvoir par les nazis et leur
chute. Cette voix est celle de l’un
des personnages, le jeune institu­
teur qui enseigne les rudiments
du savoir aux fils des notables et
7 8 9 10 11 12
vaillent sur les différents sites de la
Comédie­Française, dont les im­
menses ateliers de décors à Sarcel­
les (Val­d’Oise).
Un dédale de couloirs blancs
Retour au Palais­Royal. Un dédale
de couloirs blancs conduit Eric Ruf
jusqu’à la salle où il va présenter la
maquette des décors de Galilée.
Son visage accuse la fatigue, de­
vant une caméra qui semble le
des paysans du village. Les enfants
du baron, maître temporel de la
petite collectivité, ont été confiés
aux soins d’un précepteur. Et voilà
que de petits crimes sont commis :
le docteur fait une chute de cheval
parce qu’on a tendu une corde sur
son chemin, le fils du baron est
molesté… La mise en scène de Ha­
neke d’abord, puis le scénario
orientent les soupçons vers une
bande d’enfants sages dirigée par
la progéniture du pasteur.
Cette enquête, d’abord menée
par l’instituteur, puis, au fur et à
mesure que les transgressions se
HORIZONTALEMENT
I. Permet d’aller un peu plus loin.
II. Séparation du ciel et de la terre.
Toujours imprévisible. III. Rond chez
les Chinois. Possessif. Atome. IV. En-
veloppait le nouveau-né à sa nais-
sance. Tendres et chères. V. Blanc au
dos bleu, en mer et à l’étal. Des len-
tilles pour le bétail. VI. En bordure de
la combe. Sans fantaisie. Fin de dic-
tée. VII. S’accrochent aux collets.
Tient le haut de l’affiche. VIII. Fournis-
seur d’huile de palme et de palmiste.
Chez les Donald. IX. Filet. Préparai
mon plan. X. Firent traîner en
longueur.
VERTICALEMENT
1. Donne la parole aux dessins. 2. Dis-
tribua pains et châtaignes. Manifestât
son mécontentement. 3. Plantée de
maltaises, de navels et autres biga-
rades. 4. Fait bon ménage, mais est
bien peu écologique. 5. Mesure an-
glo-saxonne. Dans l’erreur. Pas grand-
chose, parfois. 6. Propre pour chacun.
Pour un solide petit déjeuner. 7. Leur
ombre est toujours à l’heure. Bonne
carte. 8. Bien aimée à la Bastille. Port
nippon. 9. Ouvre la marche. Grand
départ. 10. On la retrouve chez
Molière et chez Racine. Mauvaise part
de l’héritage. 11. Fait du neuf. Aide au
tirage. Recommence tour après tour.
12. Améliorerait le moût.
et en Grèce, pour la première re­
présentation d’Electre/Orestre,
d’Euridipe. Des voyages qui ne
l’empêchent pas d’accueillir en
personne les neuf stagiaires ad­
mis à passer un an à la Comédie­
Française, avant de leur faire dé­
couvrir les lieux et de rallier le « pe­
tit pot » où l’attendent Evelyne
Bouix et Pierre Arditi.
Les répétitions de Galilée pren­
nent une importance croissante.
Scandées par l’arrivée solennelle
d’une nouvelle pensionnaire,
Elissa Alloula ; une visite à Belfort,
sa ville natale ; la dernière de Lu­
crèce Borgia – « C’est beau mais
c’est fini » ; la présentation de la
maquette de la Cité du théâtre, qui
regroupera « dans quelques an­
nées » le Conservatoire, l’Odéon et
la Comédie­Française.
Galilée à J­15. Il y a des retardatai­
res. « Je vous demande d’être à
l’heure, j’ai un agenda de dingue. Je
n’ai pas la force de gueuler. Je suis
trop fatigué. » A J­4. Puis au jour J :
mettre mal à l’aise. Le documen­ les « mierda, mierda » succèdent
taire n’aborde pourtant aucun su­ aux « merde, merde ! » La fatigue
jet délicat, comme sa nomination est oubliée. 
très « politique » en 2014. Mais catherine pacary
peut­être la gêne, partagée par le
reste du personnel, vient­elle du Roméo et Juliette, mise en scène
fait qu’ils sont, tous, peu habitués d’Eric Ruf. Avec Suliane Brahim
à l’intrusion d’« étrangers ». (Juliette), Jérémy Lopez (Roméo),
On suit également Eric Ruf dans Didier Sandre (Capulet), Christian
ses déplacements, au Barbican Banc (Montaigu). Comédie­
Centre de Londres où sont montés Française, derrière le rideau, de
Les Damnés de Luchino Visconti, Gérard Lafont (Fr., 2019, 50 min).
font plus violentes, par la police, mission à l’ordre, familial, social,
n’aboutira pas vraiment. La curio­ religieux. C’est un spectacle péni­
sité, l’incertitude ne sont excitées ble auquel Haneke confère une
que pour mieux faire voir ce qui beauté austère. Plus qu’une pro­
intéresse Michael Haneke. Il pénè­
tre dans toutes les cellules (au sens
organique comme au sens carcé­
ral du terme) de ce petit village
pour mettre en scène le mal que
phétie a posteriori sur le nazisme
dont il aurait montré les prémices,
Le Ruban blanc, film terrible et
pourtant élégant, apparaît
comme une espèce de préface aux
font les hommes aux femmes et horreurs de tout le XXe siècle. 
surtout les adultes aux enfants. thomas sotinel
La brutalité du régisseur qui
roue son fils de coups ou le rigo­ Le Ruban blanc, de Michael
risme du pasteur tendent dans la Haneke. Avec Ulrich Tukur,
même direction, la suppression Burghart Klaussner, Christian
des désirs et de la volonté, la sou­ Friedel, (Aut.­All.­Fr., 2009, 144 min).
SUDOKU
N°20­121
Connaître les religions pour comprendre le monde
DES RELIGIONS
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GRAND ENTRETIEN REPORTAGE CONVICTIONS
et sur Lemondedesreligions.fr
HAÏM KORSIA
GRAND RABBIN
LES MUSULMANS
DE CHINE
ALLAH
AU FÉMININ
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
0123
VOS
SOIRÉES
TÉLÉ
DIMANCHE  24  MAI
TF1
21.05 White House Down
Film de Roland Emmerich.
Avec Channing Tatum, Jamie Foxx
(EU, 2013, 150 min).
France 2
21.05 Le Brio
Film d’Yvan Attal. Avec Daniel Auteuil,
Camelia Jordana (Fr., 2017, 95 min).
France 3
21.05 Commissaire Dupin
Série. Avec Pasquale Aleardi,
Annika Blendl (All., 2017).
Canal+
21.00 Horse Soldiers
Film de Nicolai Fuglsig. Avec Chris
Hemsworth (EU, 2018, 131 min).
France 5
20.50 Roméo et Juliette
Pièce de WiIliam Shakespeare
enregistrée à la Comédie-Française,
à Paris, en 2016.
Arte
20.55 Les Choses de la vie
Film de Claude Sautet.
Avec Michel Piccoli, Romy Schneider
(Fr., 1970, 89 min).
M6
21.05 Zone interdite
Magazine présenté
par Ophélie Meunier.
LUNDI  25  MAI
TF1
21.05 Bis
Film de Dominique Farrugia.
Avec Franck Dubosc, Kad Merad
(Fr., 2015, 110 min).
France 2
21.00 Major Crimes
Série. Avec Mary McDonnell (EU, 2017).
France 3
21.05 Secrets d’histoire
Magazine présenté
par Stéphane Bern.
Canal+
21.05 Validé
Série. Avec Hatik (Fr., 2020).
France 5
20.55 Mortelle randonnée
Film de Claude Miller.
Avec Isabelle Adjani, Michel Serrault
(Fr., 1983, 120 min).
Arte
20.50 Le Ruban blanc
Film de Michael Haneke. Avec
Christian Friedel, Leonie Benesch
(Aut.-All.-Fr., 2009, 144 min).
M6
21.05 Red
Film de Robert Schwentke.
Avec Bruce Willis, Helen Mirren
(EU, 2010, 110 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 carnet | 25
Laurent, Aude et Isabelle Chatelin, Minty Lalanne, Le musée Rodin Germaine Taxil,
son fils, sa belle-fille et sa fille, son épouse, Et ses collègues, son épouse,
Maxime, Emma et Nathan, Bertrand et Amélia Lalanne, Mélanie Carrara et Adrien Hagège,
Jeanne et Ana, ses enfants, ont la tristesse de faire part du décès ses petits-enfants,
en vente Le Carnet ses petits-enfants, Peter Hobbs et Dianne Lalanne, de Ses quatre arrière-petits-enfants,
son gendre et sa belle-fille,
actuellement Jean-Marie et Colette Laborde,
Zena Rose et Félix Lalanne, Max François LECCE, ont la douleur de faire part du décès de
son frère et sa belle-sœur, et Coralie Hobbs,
Merci de nous adresser Marie-Claire et Dominique Florence, Paul TAXIL,
ses petits-enfants, survenu à Paris, le 11 mai 2020,
K En kiosque vos demandes par mail sa sœur et son beau-frère, à l’âge de quarante-neuf ans. directeur à la CGG,
en précisant impérativement Jeannine Carlier-Jouas, ont la grande tristesse de faire part
sa cousine, du décès de survenu à Chaville, le 18 mai 2020
votre numéro Catherine Gabbay, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Réviser son bac de téléphone personnel,
François, Thomas, Pierre Laborde
sa sœur,
2020

et Maria Carretero-Laborde, Sophie Claude LALANNE,

avec
HORS-SÉRIE

votre nom et prénom, ancien directeur général Yaël Muscat, Et rappellent le souvenir de leur
et Nathalie Florence, fille, mère et grand-mère,
TERMINALE, SÉRIES L ES S

de la Société Internationale sa nièce,

PHILOSOPHIE adresse postale et votre ses neveux et nièces,
Diego, Joséphine, Nino, Manuel de Télécommunications Sébastien Muscat,
éventuelle référence Aéronautiques, Eva Fabian, Catherine HAGÈGE.
et Léonard,
d’abonnement. ses petits-neveux et nièce,
ancien directeur général adjoint
ont la tristesse de faire part du décès melaniehagege@yahoo.fr
d’Air France,
CAHIER
SPÉCIAL
16 pages pour

Philippe Chatelin et Gregory Chaitin, du

se tester avant

L’équipe du Carnet
le bac

ses ex-époux, survenu le 18 mai 2020, à l’âge Anniversaire de décès

L’ESSENTIEL DU COURS

reviendra vers vous docteur

LES SUJETS CORRIGÉS

LES ARTICLES DU MONDE

LES TEXTES CLÉS Jean-Baptiste Latre, de quatre-vingt-douze ans, en son

dans les meilleurs délais. son dernier étudiant, domicile de Vence. Jean-Pierre LEHMANN, « J’entends encore ta voix,
psychiatre-psychanalyste,
En partenariat avec

j’ai ton odeur en tête,

Hors-série ont la douleur de faire part du décès Un hommage sera organisé dès ton odeur de Mina. »
de que les circonstances le permettront. survenu le 13 mai 2020.
carnet@mpublicite.fr
In loving memory of
mialalanne@bigpond.com Les obsèques ont eu lieu le
Françoise CHATELIN, vendredi 15 mai, dans l’intimité
AU CARNET DU «MONDE» née LABORDE, bertrandlalanne@icloud.com Josyane ROSSI-BUCHER,
familiale.
& CIVILISATIONS

N° 62
JUIN 2020
22 mars 1944 - 24 mai 2019.
& C I V I L I S AT I O N S
mathématicienne, Nicolas Naegelen, yael.muscat@gmail.com Pauline Rossetti,
Naissances normalienne agrégée, président de Poly Son, sa petite-fille,
professeur émérite des Universités, Nicolas Cantin, Olivier Goinard, Isabelle Bucher,
AUTRICHE-HONGRIE Andrea CEREATTI Sylvain Malbrant, Nicolas Moreau, Monique Marsille, Myriam, Nadia,
LES DERNIERS FEUX D’UN EMPIRE
Ghislaine, Ambre et Sabrine, sa fille.
et Estelle SAINTAGNE survenu à Toulouse, le 14 mai 2020, Brigitte Taillandier, Jean Pierre Duret
Et tous les associés de Poly Son
dans sa soixante-dix-neuvième année. font part du départ vers d’autres
et Toutoui, Communication diverse
ont le grand bonheur d’annoncer rives de
JEANNE D’ARC DIONYSOS
CHAQUE MOIS UN PRÉSIDENT

TH. ROOSEVELT
la naissance de En raison des conditions ont la tristesse de faire part du décès
Haj Mohammed MERZOUK,
LA SORCIÈRE LE DIEU LE DERNIER

sanitaires actuelles l’inhumation

DEVENUE SAUVAGE

de
PÈRE
SAINTE DE LA GRÈCE FONDATEUR

aura lieu le lundi 25 mai, dans

Mensuel Iacopo, l’intimité à Veules-les-Roses, berceau Jean Claude LAUREUX, survenu le 20 mai 2020, à Rabat
d’une partie de la famille. ingénieur du son et cinéaste, (Maroc), à l’âge de quatre-vingt-cinq
le samedi 16 mai 2020, à Turin. ans.
Quelques fleurs blanches seront survenu le 20 mai 2020, en Sologne.
Collections Florian LAFARGUETTE, les bienvenues et il est possible
d’adresser des dons au Secours Sylvie Hubac,
Paris. Trédias.
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
chef de projets Bioanalyses
populaire français avec la mention présidente Les familles Meudec’, Capitaine,
et Bardon et Françon, Les bénévoles de SOS Amitié
FCL. du Festival d’automne à Paris,
Jennifer TAVERNIER, Emmanuel Demarcy-Mota, écoutent
enseignante, Laurent et Isabelle Chatelin, directeur général, ont le regret de faire part du décès de par téléphone et/ou par internet
domiciliés à Lyon, ceux qui souffrent de solitude,
14, rue Eugène Manuel,
76980 Veules-les-Roses. ont la tristesse d’annoncer le décès Mlle Yvonne MEUDEC’, de mal-être et peuvent avoir
de des pensées suicidaires.
ont la joie d’annoncer la naissance
survenu le 16 mai 2020,
de Danièle Genthial, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Nous recherchons des écoutants
son épouse, Jean Pierre de LAVIGNE, bénévoles
Maxence, Valérie et Lauric Leclerc, membre-fondateur Requiescat in pace. sur toute la France.
Delphine et Renaud Turc, du Festival d’automne à Paris, L’écoute peut sauver des vies
ses enfants, La bénédiction a eu lieu à Paris et enrichir la vôtre !
le mercredi 6 mai, à 00 h 49, à la Choix des heures d’écoute,
Valentin, Théophile, Ombeline, et l’inhumation s’est déroulée
maternité de l’HFME. formation assurée.
Thomas et Romane, survenu le 1 mai 2020, er au cimetière de Trédias le vendredi
ses petits-enfants, à Arnay-le-Duc (Côte-d’Or), 22 mai.
Actuellement en vente, Décès à l’âge de quatre-vingt-seize ans. En IdF RDV sur
Nous remercions tous ceux qui www.sosamitieidf.asso.fr
le volume n° 7 ont l’immense tristesse de faire part
Ses obsèques se sont déroulées s’associent à notre peine.
Nicole Antoine, du décès de En région RDV sur
DE GAULLE dans l’intimité le 5 mai, à Chargey- www.sos-amitie.com
Montserrat Antoine,
les-Gray (Haute-Saône). Cet avis tient lieu de faire-part.
Nicolas, Valentin et Alexandre Jacques GENTHIAL,
Antoine,
survenu le 14 mai 2020,
Claire Antoine,
FEMMES Véronique et Denis Tréboit
à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
D’EXCEPTION et leurs enfants, Sa famille,
Philippe et Marie Antoine Ses amis,
et leurs filles,
Ses oncles et tantes, ont l’immense tristesse d’annoncer
Ses cousins et cousines, le décès de

ont l’immense chagrin de faire part

Pierre GUREWITCH, Soutenez une rédaction
du décès de survenu le 17 mai 2020,

Emmanuel ANTOINE,
dan sa soixante-quinzième année.

Nous allons regretter sa culture,

de 500 journalistes partout dans le monde
ingénieur civil des Mines,
Actuellement en vente, son érudition, son humour
le volume n° 11 COLETTE et son intelligence qu’il partageait
survenu à Paris, le 17 mai 2020, généreusement avec chacun.
et sur :
www.femmes-dexception.fr à l’âge de cinquante-sept ans.
Max Huart,
L’enterrement aura lieu dans son époux,
l’intimité familiale. David et Julien Huart,
ses fils,

Une cérémonie in memoriam sera

organisée ultérieurement.
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de

Ruth Ann HUART,

Quotidien + numérique
6 mois
Que soient remerciées les équipes
née FRIEDLANDER,
soignantes de la Pitié-Salpêtrière. professeure de linguistique anglaise
universités
de Villetaneuse, Lille III et Paris VII,
PA RENTOLOGIE

Famille Antoine,
3

Le syndrome
Ronaldinho
Dans les yeux de votre enfant,
vous voilà doté de superpouvoirs.
Une hypertrophie du moi
qui peut vous pousser à vous
prendre pour le MBappé
du square d’à côté
SAMEDI 10 AOÛT 2019. Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
M Le magazine du Monde no 412. Supplément au Monde no 23197/2000 C 81975

6 LES COUCOUS
DU NUMÉRIQUE
C’est quoi

169
ton code ?
Ils squattent allègrement vos

10, rue Margueritte,

abonnements Netflix et Spotify.
Le pire, c’est que c’est vous
métropolitaine, Belgique et Luxembourg.

qui leur avez donné accès

à vos comptes

9 UN APÉRO AVEC
Bigflo et Oli
Les deux frères n’ont pas le
temps de souffler. Un succès
qui ne se dément pas.

survenu le 15 mai 2020, à l’âge

Rencontre avec les rappeurs
préférés des enfants

idées àIl Hollywood

était deux fois
DIMANCHE 27 - LUNDI 28 OCTOBRE 2019
MAGAZINE
MA
75E ANNÉE– NO 23264
Saviano, Ferrante, Vargas Llosa, Rushdie… :

E
2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE Brad Pitt & Leonardo DiCaprio
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY SPÉCIAL DESIGN
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
JAPONAIS « La cause des Kurdes nous concerne »

75017 Paris.
L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT LES ARTISTES MORTS N’ONT JAMAIS AUTANT TRAVAILLÉ
ENQUÊTE

de soixante-seize ans, au terme Chômage: l’espoir d’une amélioration durable WEEK-END

UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE,
EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG

Lynchez
4
▶ Au troisième trimestre, ▶ Le reflux du nombre ▶ Ces résultats font écho à ▶ La montée en régime du ▶ L’exécutif et sa majorité

em.antoine@wanadoo.fr
SAMEDI 19 OCTOBRE 2019 - 75 E ANNÉE - N O 23257 - 4,50 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR - FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
le nombre de demandeurs de chômeurs se confirme la bonne santé du marché plan gouvernemental de jugent atteignable
d’emploi sans aucune acti­ doucement. Il s’agit du travail. Jeudi, le réseau formation contribue aussi l’objectif d’un taux de

BREXIT: UN NOUVEL ACCORD ET DES INCERTITUDES

vité a diminué de 0,4%, du quatrième trimestre des Urssaf a fait état à cette baisse, encore fra­ chômage ramené à 7%

d’un long combat contre la maladie.

selon les chiffres publiés de baisse. Sur un an, la d’une «augmentation gile dans une conjoncture à la fin du quinquennat
vendredi 25octobre décrue est nette, à – 2,4% soutenue» des CDI internationale incertaine PAG E 1 0

▶ Jean­Claude Juncker,
Géopolitique Le rêveprésident
brisé de la Com­ 1
CHILI AUX SOURCES mission européenne,
d’autonomie des Kurdes
et Boris Johnson, ÉDITORIAL
DE LA COLÈRE premier ministre
britannique,
▶ L’offensive turque ont an­ AMER COMPROMIS
▶ Le mouvement de contestation qui TURQUIE
marque un
noncé, syrien
dans le Nord­Est
coup
à Bruxelles,
d’arrêt
POUR L’EUROPE
dénonce les inégalités sociales a connu une jeudi 17octobre, avoir
au projetconclu
politique
unduaccord sur
mobilisation historique à Santiago vendredi peuple apatride
PAG E 4
la sortie du Royaume­
PAG E S 1 6 À 1 9
la décision en juin 2016 des
SYRIE Uni de l’UE Britanniques de quitter l’UE
représente une régression
IRAK 1 ÉDITORIAL
▶ Approuvé par les
Vingt­Sept, le texte
pour le continent et traduit
un échec collectif. Mais, ac­
ÉTERNELS LAISSÉS­
doit encore être va­
quise à 51,9 %, elle doit être
respectée. L’accord sur les mo­
POUR­COMPTE
lidé, samedi, par un dalités de ce départ, conclu
PAG E 3 0 jeudi 17 octobre à Bruxelles,
Parlement britanni­ prévoit une rupture nette, un
que qui reste Brexit plus dur que celui, flou,
qui avait été vendu aux élec­
extrêmement divisé

Ses cendres seront dispersées

Lubrizol Corse
teurs. Mais, face à la menace

Actuellement en vente, On nous prie d’annoncer le décès

dans le village lozérien où elle se
le volume n° 11 de
ressourçait.
LES CONSTANTES
UNIVERSELLES et sur : Samy CHALON, Max Huart,
www.collectioncosmoslemonde.fr styliste de mode, 4, rue de la Gare,
62128 Ecoust-Saint-Mein.
ruthuart@orange.fr
BULLETIN D’ABONNEMENT 173EMQAD6M
survenu à Paris, le 16 mai 2020. A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
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 IDÉES
26 |
Elisabeth Laville et Arnaud Florentin
Réduire la dépendance à la mondialisation
Les experts du développement des territoires
proposent de classer pays et régions en fonction
de leur degré de « résilience productive », c’est­à­
dire leur capacité à surmonter l’arrêt des chaînes
logistiques qui les relient à l’extérieur
E
n mettant un coup d’arrêt brutal
aux activités de production et
d’acheminement dans une large
partie du globe, la crise sanitaire
actuelle amplifie de manière iné­
dite les risques de pénuries inhé­
rents au fonctionnement des chaînes de
valeur mondiales (CVM) qui se sont
déployées au cours des dernières décen­
nies. Donnant la priorité à la recherche
d’efficacité et de rentabilité économique,
les CVM se caractérisent par une fragmen­
tation, un éclatement spatial et une
concentration sans précédent des diffé­
rents maillons des chaînes de production,
tout en faisant reposer sur une logistique
à flux tendus – c’est­à­dire avec le mini­
mum de stocks de matières premières et
de biens intermédiaires – le soin de faire
tenir debout l’ensemble. Cette vulnérabi­
lité se trouve aujourd’hui démultipliée
par l’affaiblissement des solutions de
substitution en cas d’incident, en raison
de la concentration mondiale, au profit de
quelques entreprises et quelques usines,
de chaque étape de production.
Lorsque l’on sait que les biens intermé­
diaires représentent désormais les deux
tiers du commerce international, qu’une
part croissante de la valeur des exporta­
tions françaises se compose… d’importa­
tions, et que près des deux tiers de la va­
leur des biens manufacturés consommés
par les Français sont importés, on mesure
le niveau de dépendance aux importa­
tions de l’économie française et son expo­
sition au risque d’approvisionnement.
En mettant ainsi en lumière l’extrême
fragilité des chaînes d’approvisionne­
ment, la crise sanitaire actuelle nous
Les économies les plus diversifiées sont aussi les plus résilientes
Score de la résilience productive par pays, en %
de 0 à 10 de 10 à 20 de 20 à 30
Le score de résilience
mesure la capacité
d’un territoire à couvrir un
large espace productif, qu’il
peut mobiliser face à une
perturbation exceptionnelle.
Un score de résilience
de 100 % signifie qu’un
territoire peut maintenir la
production de n’importe quel
bien en situation de crise
invite à nous interroger de manière nou­
velle sur la capacité de nos systèmes de
production (agriculture, industrie) à
faire face à des aléas naturels ou climati­
ques, à résister, à absorber le choc, à se
réorganiser et à préserver leur fonction
fondamentale, voire à la renforcer. Le
Covid­19 est et sera un révélateur de no­
tre résilience productive.
Ces dernières semaines, nous avons
assisté à une réallocation rapide de nom­
breux outils de fabrication par des
start­up (impressions 3D), PME ou gran­
des entreprises afin de fabriquer des gels,
masques et respirateurs artificiels. Dans
les prochaines semaines ou prochains
mois, selon la durée et l’intensité de la
crise, de très nombreuses filières pour­
raient être en tension ou en rupture à
travers le monde, nécessitant un réajus­
tement de l’offre et de la demande.
Demain, face aux effets structurels de
cette crise comme face aux nombreux
aléas potentiels, notamment climati­
ques, auxquels nous serons exposés,
nous devrions voir un grand nombre de
pays, territoires et entreprises déployer
des stratégies de résilience productive
modifiant très probablement le tissu
économique.
Qu’entend­on par résilience produc­
tive ? Dans la nature, les écosystèmes
résilients se distinguent par le fait qu’ils
sont plus diversifiés, offrent plus de
complémentarités et de redondance des
fonctions. Peu de toiles d’araignée sont
exemptes de défauts. Mais la rupture
d’un fil ne mettra jamais en péril l’en­
semble de la toile et rarement une arai­
gnée devra reprendre son ouvrage de
de 30 à 40 de 40 à 49,2
zéro. Face à un aléa, plus une économie
est diversifiée, plus elle offrira des
synergies ou des solutions de rem­
placement, donc plus elle sera agile pour
pouvoir répondre à un choc (trouver de
nouveaux débouchés et/ou s’adapter
aux besoins locaux).
Test de résilience
Nous avons cherché à évaluer le niveau
de résilience productive des différents
pays ainsi que des régions françaises mé­
tropolitaines. Pour y parvenir, nous
avons élaboré un test de résilience qui
mesure la part (en %) des 1 242 produits
composant la nomenclature harmo­
nisée (HS), une nomenclature inter­
nationale développée par l’Organisation
mondiale des douanes pour classer les
produits échangés au niveau inter­
national, qu’un territoire est raisonna­
blement capable de produire rapide­
ment et dans des quantités suffisantes
– soit que ce territoire soit déjà spécialisé
dans la production du bien (donc capable
de répondre à une forte demande locale),
soit qu’il présente au moins une spéciali­
sation dans deux produits ayant une pa­
renté avec le bien que l’on cherche à pro­
duire (ce qui le rend capable de faire un
« saut productif »). Par parenté, nous en­
tendons une proximité dans les procé­
dés de production, les intrants ou les sa­
voir­faire.
FACE À UN ALÉA,
PLUS UNE ÉCONOMIE
EST DIVERSIFIÉE,
PLUS ELLE OFFRIRA
DES SYNERGIES
OU DES SOLUTIONS
DE REMPLACEMENT
Données non communiquées
Le score de résilience mesure donc la
capacité d’un territoire à couvrir un large
espace productif qu’il peut mobiliser
face à une perturbation exceptionnelle.
Un score de résilience maximal de 100 %
signifie qu’un territoire est capable de
maintenir la production de n’importe
quel bien en situation de crise.
Quels principaux enseignements tirer
de ce test de résilience ?
Aucun pays au monde ne dépasse 50 %
de résilience productive, y compris la
Chine (numéro un ex aequo avec l’Italie,
avec un score de 49,3 %). La moitié des
pays présentent un score de résilience
inférieur à 15 %, une quarantaine se
situent même en deçà de 5 %. La situa­
tion est préoccupante dans de nom­
breux petits pays, souvent enclavés ou
insulaires. Près de 160 pays n’atteignent
pas la barre de 30 % de résilience sur les
produits d’élevage, et guère plus sur la
culture de fruits et légumes. Plus de 75 %
des pays se situent au­dessous de 10 % de
résilience sur les produits de santé…
Seuls 16 % des pays présentent un score
de résilience supérieur à 30 %. Plusieurs
pays sur­performent nettement par rap­
port à leur poids économique : c’est le cas
de l’Autriche, du Portugal, de la Pologne,
de la République tchèque ou encore de la
Lituanie. A l’inverse, plusieurs pays sous­
performent nettement, comme le Brésil,
la Russie ou l’Australie.
La France, dont on ne cesse de déplorer
la désindustrialisation, se classe tout de
même quatrième (44,9 %), devant l’Alle­
magne. En effet, si elle ne se classe qu’au
treizième rang si on regarde ce qu’elle
produit effectivement (elle a perdu la
moitié de sa densité industrielle depuis
les années 1960), elle se situe au premier
rang mondial en matière de « sauts pro­
ductifs » : 309 produits de la nomencla­
ture HS peuvent être ainsi produits en
exploitant les parentés, soit près de 30
produits de plus que les Etats­Unis, clas­
sés deuxièmes sur ce critère.
La résilience du système productif fran­
çais tient donc d’abord plus à sa diversité
qu’à sa densité, à l’inverse du modèle
Source : Utopies, mai 2020
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
Méthodologie
Pour réaliser cette étude, nous avons utilisé
pour l’international les données du Growth
Lab/Center for International Development
(CID) d’Harvard University (« The Atlas of
Economic Complexity ») ; pour les régions
françaises, les statistiques de l’Insee (base
Sirene, base Esane, douanes).
Pour chacun des 1 242 produits, un scoring
a été réalisé sur la base de deux tests :
a) Le territoire est capable de répondre à
une forte demande locale car l’avantage
comparatif (RCA, revealed comparative
advantage) du territoire sur ce produit est
supérieur ou égal à 1,5 (50 % au-dessus
de la moyenne, ce qui équivaut à une
surspécialisation) ;
b) Et/ou le territoire présente a minima des
secteurs forts (avec un RCA supérieur ou
égal à 1,5) ayant une parenté (supérieure
à 50 %) avec le bien que l’on cherche à
produire. Nous utilisons ici les travaux sur
la parenté et proximité entre produits
(« product space ») de Cesar Hidalgo, Bailey
Klinger, Albert-Laszlo Barabasi et Ricardo
Hausmann : « The Product Space
Conditions the Development of Nations »,
Science n° 237, 2007.
productif chinois qui, hyperdense, avec
382 produits forts (133 de plus qu’en
France), ne se classe que dix­neuvième
sur sa capacité à faire des sauts produc­
tifs (79 produits de moins qu’en France).
Le niveau de résilience de notre éco­
nomie est­il pour autant suffisant ?
Concrètement, notre tissu productif est
dans l’incapacité de produire près de
55 % des biens qui entrent directement
ou indirectement dans la chaîne de
valeur de la consommation française et
dont certains peuvent s’avérer priori­
taires selon la nature des aléas et de
leurs conséquences. S’il n’existe pas de
« bon » seuil, nous pouvons penser
qu’un système résilient est celui qui est
capable de maintenir la production
d’une part significative de biens, pro­
bablement au­dessus des deux tiers.
Disparités sectorielles
Toutefois, le score de résilience de la
France, comme celui d’un grand nombre
de pays, cache de grandes disparités sec­
torielles. Si la France se situe dans le top 5
dans les industries agroalimentaires,
chimiques, plasturgiques et médicales,
elle est nettement distancée sur un cer­
tain nombre de secteurs agricoles et
industriels (au­delà de la 30e place). C’est
cette même disparité qui explique
notamment qu’un pays comme la Chine
ne dépasse pas les 50 % de résilience (elle
se situe au­delà de la centième place
pour les agri et agro­produits).
D’importantes disparités sont égale­
ment à noter entre régions françaises (de
métropole) : près de 29 points séparent la
région au score de résilience le plus élevé
(Auvergne­Rhône­Alpes, 47 %) de la
Corse (18 %, assez proche de celui
observé dans plusieurs îles des Antilles).
Huit régions affichent un score global de
résilience proche ou supérieur au score
national, ce qui témoigne d’une certaine
distribution de la production sur les dif­
férents territoires. Il n’y a que trois fa­
milles de produits sur dix­neuf sur les­
quelles la totalité des régions (Corse mise
à part) dépassent 50 % de résilience : les
industries alimentaires, les machines et
équipements et la plasturgie.
Sur les autres familles de produits,
d’importants écarts témoignent d’une
certaine spécialisation régionale. 
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 idées | 27

LA  CHRONIQUE
Les régions françaises qui résistent le mieux DE  DOMINIQUE MÉDA
aux ruptures des chaînes d’approvisionnement
Score de la résilience productive des régions françaises, en %
Les morts
Hauts-
de-France
de la première ligne

 Si les régions présentent un bon
niveau de résilience sur les industries ali­
mentaires (en moyenne entre 50 % et
70 %), il y a d’importantes disparités sur
les produits agricoles (six régions avec
moins de 40 % de résilience sur les pro­
duits animaux et sept régions avec
moins de 40 % de résilience sur les pro­
duits végétaux).
Solutions « plug and play »
Est­il possible d’accroître la résilience
productive d’un territoire ? La solution
traditionnellement mise en avant, et
encore plus ces dernières semaines, est la
relocalisation, en favorisant le retour en
France (ou en Europe ou au Maghreb)
d’un certain nombre d’industries. Cela
suppose des choix volontaristes de gran­
des entreprises exploitant au maximum
les possibilités d’achat local, voire en les
développant lorsqu’elles n’existent pas
par l’essaimage, le soutien aux entrepre­
neurs locaux, des fonds d’investisse­
ment… Mais aussi des pouvoirs publics
en matière de stratégie industrielle, d’in­
novation, de labélisation ou d’attraction
d’investisseurs extérieurs (par exemple,
les « zones économiques spéciales »). Nul
doute que cette crise sanitaire accentuera
de telles stratégies, mais celles­ci ne peu­
vent être déployées dans l’urgence.
Les solutions dites plug and play
(« brancher et lancer ») permettent de
dépasser ces limites. Il s’agit de déployer
des petites unités productives qui fonc­
tionnent en « mode Lego », de petit for­
mat et modulaires (le plus souvent en
Normandie
IDF
Bretagne
Pays Centre-
de la Loire Val de Loire
moins de 30
de 30 à 40
Nouvelle-
de 40 à 42 Aquitaine
de 42 à 45
45 et plus
Occitanie
Source : Utopies, mai 2020
conteneur, en camion ou en kit), parfois
mobiles, faisant souvent souvent appel
aux technologies numériques, capables
de se greffer rapidement et facilement
sur un site industriel, une exploitation
agricole, un magasin, un hôtel, un hôpi­
tal, une habitation, dans une rue, une
zone d’activités ou une zone déserte. Les
solutions plug and play permettent d’ap­
porter rapidement des solutions de pro­
duction locale mais aussi de les diversi­
fier, de créer des synergies et des complé­
mentarités, de déployer des solutions
d’urgence, de rendre le territoire plus
agile et autonome dans de nombreux
secteurs d’activités (énergie, alimenta­
tion, industrie…).
Elles peuvent prendre des formes très
diverses : micro­solutions de production,
de stockage et d’optimisation énergéti­
que, production de fruits et légumes cul­
tivés en ville dans des conteneurs, mi­
cro­usines alimentaires, usine alimen­
Grand-Est
Bourgogne-
Franche-Comté
Auvergne-
Rhône-Alpes
Provence-Alpes-
Côte d’Azur
Corse
taire en kit, mini­laiterie à la ferme ou
mobile, micro­abattoir mobile, micro­fa­
brique mobile et multimétier, speedfac­
tories de personnalisation de la produc­
tion, micro­unité mobile de production
industrielle (chimie, plasturgie, électro­
nique…), impression 3D et fabrication
additive, micro­usine robotique qui
s’intègre aux sites existants, micro­usine
de production de blocs de béton et de
briques, ligne d’emballage automatisée
et mobile, recyclage et régénération des
déchets, etc. 
Elisabeth Laville et Arnaud
Florentin sont respectivement fon-
datrice et directeur associé du cabi-
net de conseil en développement
durable territorial Utopies
O
n sait que l’âge joue un rôle aggra­
vant dans l’exposition à l’épidé­
mie de Covid­19. Mais dans quelle Dominique Méda
mesure les conditions de vie et est professeure
d’emploi en jouent­elles un ? Les don­ de sociologie,
nées de l’Insee sur la Seine­Saint­Denis directrice de l’Insti-
ont montré que ce département, dont la tut de recherches
population est plus jeune que la interdisciplinaires
moyenne, présente néanmoins un re­ (université Paris-
cord de surmortalité : on y a recensé Dauphine-PSL)
130 % de décès en plus entre le 1er mars et
le 27 avril par rapport à la même période
en 2019.
Cette population connaît également un taux de pauvreté élevé
et une forte proportion de travailleurs qui, prenant tous les jours
les transports en commun, exercent des métiers dits, depuis le
début de la crise sanitaire, « de première ligne ». On sait aussi
qu’il existe des liens étroits entre pauvreté, conditions de vie
médiocres et mauvaises conditions d’emploi. Mais peut­on aller
plus loin : certains métiers présentent­ils plus de risques d’être
touchés par le Covid­19 que d’autres, et pourquoi ?
Aux Etats­Unis, le profil démographique des travailleurs « de
première ligne » (vente, transports publics, chauffeurs, entre­
pôts, services postaux, entretien, métiers du soin, travailleurs
sociaux) a permis de mettre en évidence la prédominance des
femmes, notamment dans les métiers du soin, du social et de la
vente, ou encore la surreprésentation des personnes de couleur
et touchant des salaires bas (« A Basic Demographic Profile of
Workers in Frontline Industries », Hye Jin Rho, Hayley Brown,
Shawn Fremstad, Center for Economic and Policy Research,
7 avril 2020). Mais cette étude ne présente pas de données sur la
contamination ou la mortalité par Covid­19.
En revanche, l’équivalent britannique de l’Insee, l’Office for Na­
tional Statistics (ONS), a exploité les données de mortalité par le
Covid­19 (« Coronavirus (Covid­19) Roundup ») sous l’angle
socioprofessionnel. L’une de ses études analyse les 2 494 décès
impliquant le coronavirus intervenus entre le 9 mars et le
20 avril dans la population en âge de travailler (20­64 ans) en An­
gleterre et au Pays de Galles. La profession étant indiquée sur le
certificat de décès, on peut comparer la composition sociopro­
fessionnelle des personnes décédées du Covid­19 à celle de l’en­
semble des personnes décédées du même âge et du même sexe.
Les plus forts taux de surmortalité concernent en premier lieu
les travailleurs des métiers du soin à la personne (hors tra­
vailleurs de la santé, car les médecins et infirmières n’ont pas en­
registré de surmortalité), suivis des chauffeurs de taxi et d’auto­
bus, des chefs cuisiniers et des assistants de vente et de détail ;
autrement dit, ceux que l’ONS décrits comme les « key workers »,
les « travailleurs essentiels ». L’ONS a aussi montré la plus forte
probabilité pour les non­Blancs de décéder du coronavirus, en
partie explicable par des facteurs socio­économiques.

Olivier Bargain et Jean-Marie Cardebat

Ces études – qui ne peuvent pas pour l’instant être réalisées en
France, car nos instituts statistiques n’ont pas légalement l’auto­
risation de relier origine ethnique, cause médicale de décès et
profession – permettent de démon­
LES CONDITIONS 

L’autonomie n’est pas l’autarcie

Pour les deux économistes, toire à l’autre. Il privilégiera les périphéries
la nécessaire construction plus que les zones urbaines densément peu­
plées, celles qui apparaissent subitement bien
d’économies locales fragiles au regard des risques socio­environ­
moins dépendantes nementaux présents et à venir.
Mais le coût de ce « repli » et de cette réorga­
aura un coût colossal nisation sera colossal : aller vers des territoires
plus autonomes signifie réduire les gains liés à
Chine ? On ne peut pas tout relocaliser, et ces
questions montrent bien la nécessité de pen­
ser à l’échelle locale le degré de résilience de
chaque filière, chaque territoire, chaque entre­
prise. Dans une chaîne de valeur, un seul
maillon peut fragiliser l’ensemble de la pro­
duction. Il faudra identifier ces maillons,
sécuriser certains approvisionnements, les di­
trer la plus grande vulnérabilité de
certaines professions et pourraient
SOCIO­ inciter à mieux les protéger (notam­
ment les personnes atteintes par
ÉCONOMIQUES DES  ailleurs de maladies chroniques), en
« KEY WORKERS »  matière d’équipements – qui ont
cruellement manqué en début de
SONT EN CAUSE  crise –, mais aussi de statut d’emploi
et de conditions de travail.
DANS LA  En effet, les emplois des key wor­
PRÉVALENCE ÉLEVÉE  kers sont aussi, constate l’ONS, ceux
qui sont les moins bien payés, qui
DE COMORBIDITÉS présentent les conditions de travail
les plus difficiles et les statuts les
plus précaires. Ces conditions socio­
économiques sont également en cause dans la prévalence élevée
de comorbidités (diabète, hypertension…), dont la présence

L’
avènement des populismes dans de
nombreuses régions du monde, et pas
des moindres, comme les Etats­Unis et
le Royaume­Uni, révélait avant la crise
une forte demande de protection. Face à la
mondialisation, la population veut des fron­
tières. Nul doute que le coronavirus va encore
accélérer cette tendance. Les discours sur la
démondialisation, minoritaires jusqu’ici, ont
commencé à fleurir et vont sûrement explo­
ser dans les semaines à venir. Au­delà même
d’un protectionnisme et d’un dirigisme éco­
nomique aigu, la tentation autarcique risque
d’être forte et le confinement pourrait deve­
nir une véritable doctrine économique. Vers
quel modèle nous conduira­t­il ?
Le futur modèle économique et industriel
devra prendre le contre­pied de l’actuel, celui
qui va mourir avec le Covid­19. Il favorisera les
circuits courts, multipliera les unités de pro­
duction de taille réduite maillant plus fine­
ment les territoires. Le recours actuel massif
aux imprimantes 3D pour produire locale­
ment et pallier l’interruption des chaînes de
valeur est un signe annonciateur de ce nou­
veau modèle industriel, agile, réactif, local. Ce
modèle fera renaître la notion de distance
dans un monde hyper­globalisé qui s’en était
affranchi. Il fera émerger des réponses et des
biens différents d’une région à l’autre pour
répondre à un même besoin, car les ressour­
ces disponibles seront différentes d’un terri­
la spécialisation des économies. La baisse des
économies d’échelle sera considérable et les
coûts de production devraient augmenter
lourdement. La relocalisation progressive d’ac­
tivités va certes générer de nouveaux revenus
– et donc de la demande – qui pourront com­
penser les baisses de recettes d’exportation,
inévitables dans un monde plus autarcique.
Trouver une voie intermédiaire
Mais la marche sera longue. Le cheminement
vers une économie circulaire sera complexe
et doit être progressif. Rompre immédiate­
ment avec la mondialisation n’est pas possi­
ble : nous sommes trop dépendants des chaî­
nes de valeur internationales. Ce n’est pas non
plus souhaitable, tant le choc économique
serait profond. Une voie intermédiaire est
donc à privilégier à court et moyen terme et la
question du périmètre pertinent d’un modèle
d’économie circulaire sera cruciale pour opti­
miser les gains économiques.
Ce qu’il faut, ce sont des territoires résilients
plutôt que des territoires fermés. La crise
actuelle révèle les filières stratégiques prioritai­
res, celles que l’on veut isoler (médicaments,
équipement sanitaire, etc.). Mais pour le reste,
il faudra raisonner en termes de résilience des
chaînes de valeur. Cela commencera par les
matières premières. Que faire sans elles,
même si nous maîtrisons tout le reste du pro­
cessus ? Que faire sans énergie ? Que faire sans
les équipements de base, souvent fabriqués en
versifier, imaginer différentes solutions tech­
niques pour fabriquer un même bien. Il faudra
généraliser la notion de « stress tests » à l’en­
semble des filières en fonction de la nature des
risques qui pèsent sur elles.
A court terme, cette question est cruciale :
être capable très rapidement de cartographier
la résilience des territoires (pays, régions, vil­
les…) et de simuler les dommages potentiels en
cas de choc exogènes. Une fois ces vulnérabili­
tés identifiées, des investissements urgents
devront venir au secours des maillons faibles
et augmenter la résilience d’ensemble.
Un travail­clé doit débuter au plus vite sur
ces notions et sur la mise en place d’une
économie circulaire capable de générer ses
propres ressources et de produire des biens
adaptés à la demande locale. Ce n’est plus sim­
plement une nécessité environnementale,
c’est devenu un impératif géostratégique. 
Olivier Bargain est professeur de sciences
économiques à l’université de Bordeaux,
chercheur au Laboratoire d’analyse et
de recherche en économie et finances
internationales (Larefi)
Jean-Marie Cardebat est directeur
du Larefi, professeur de sciences économi-
ques à l’université de Bordeaux et à l’Inseec
accroît le risque de décès en cas de Covid­19.
Investir dans la qualité de l’emploi
Deux groupes méritent plus que jamais l’attention des pouvoirs
publics. D’abord, ceux (ou plutôt celles) qui pratiquent les
métiers du « care », notamment auprès des personnes âgées en
perte d’autonomie, au domicile ou en établissement, et dont les
études ont montré qu’elles avaient été particulièrement frap­
pées par le virus. En France, le rapport du député Dominique
Libault (« Concertation grand âge et autonomie », mars 2019), a
rappelé combien les salaires de ces plus de 830 000 travailleuses
(en équivalent temps plein) du « care » étaient bas et leurs condi­
tions de travail difficiles.
Leur taux d’accidents du travail et de maladies professionnel­
les est trois plus élevé que dans les autres professions, et le sec­
teur connaît de grosses difficultés de recrutement, alors même
que les besoins de main­d’œuvre sont d’autant plus élevés que la
population française continue de vieillir. Une augmentation des
salaires, une amélioration des conditions de travail et, plus géné­
ralement, une réorganisation profonde du secteur, de préfé­
rence dans le cadre de la mise en place d’un cinquième risque au
sein de la Sécurité sociale, s’imposent.
Ensuite, la population des travailleurs des plates­formes, li­
vreurs et chauffeurs, a également été mise à rude épreuve. Une
proposition de loi relative au statut des travailleurs des plates­
formes numériques va être prochainement discutée au Sénat,
qui vise à faire rentrer ces travailleurs sous la protection du code
du travail, en les assimilant à des salariés. Il serait ainsi mis fin au
statut d’autoentrepreneur que les plates­formes obligent ces
travailleurs à adopter, les privant ainsi de toute protection, mais
que la Cour de cassation a encore récemment désigné comme
« fictif ». Investir massivement dans la qualité de l’emploi appa­
raît bien comme une véritable urgence. 

28 | idées
Michaël Ferrier
La littérature prend
le contre-pied
des discours
qui visent à atténuer
une catastrophe
L’écrivain relit le roman de Kenzaburô Ôe
« Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants »,
histoire d’une épidémie au Japon. Le Prix Nobel,
souligne­t­il, y montre combien les réactions
à une épidémie résident dans des formes de contrôle
des organismes et des raisonnements
M
ais nous aurions pu éclater de
rire, si nous n’avions ferme­
ment serré les mâchoires. »,
Ôe Kenzaburô
Quelque chose a eu lieu.
Non pas dans un endroit pré­
cis, mais à peu près partout sur la planète.
Et cet événement, dont on cerne mal les
causes mais encore plus mal les modes
d’action et les conséquences, met le
monde dans une situation étrange, entre
l’embarras et l’ébullition. Pourtant, cette
histoire est vieille comme le monde lui­
même : c’est celle d’une épidémie.
Le roman d’Ôe Kenzaburô, Arrachez les
bourgeons, tirez sur les enfants (traduc­
tion de René de Ceccatty et Ryôji Naka­
mura, Gallimard, 1996) relate la vie d’un
groupe d’enfants se retrouvant piégé
dans un village de montagne japonais en
proie à une épidémie. C’est un des textes
les plus forts d’un jeune homme de
23 ans seulement, qui allait devenir quel­
ques années plus tard le deuxième Prix
Nobel de littérature japonais après Kawa­
bata. Comme tous les grands textes litté­
raires, il n’est pas circonscrit à un pays ni
à une époque (1958, date de sa publica­
tion, au moment où l’Archipel com­
mence à se relever des séquelles de la
guerre, comme le montre cette année­là
l’érection de la tour de Tokyo, symbole
de la reconstruction du Japon), mais il
jette également une lumière crue sur ce
qui arrive aujourd’hui au monde entier.
L’histoire se déroule durant un conflit,
sans doute la deuxième guerre mondiale :
« C’était une époque de tueries. Tel un inter­
minable déluge, la guerre inondait les plis
des sentiments humains, les moindres re­
coins des corps, les forêts, les rues, le ciel,
L’ÉPIDÉMIE SE
DISSIMULE SOUS LES
TRAITS D’UN ENNEMI
INVISIBLE, À LA FOIS
APATHIQUE ET
PROLIFÉRANT, SANS
VISAGE ET SANS FIN.
ELLE DÉCHIRE LE TISSU
SOCIAL, DRESSE MÊME
L’ENFANT CONTRE
L’ENFANT, LE FRÈRE
CONTRE LE FRÈRE
d’une folie collective. » Les enfants sont de
jeunes délinquants en uniforme, évacués
d’une maison de correction à cause des
bombardements, et traînés de village en
village, jusqu’à leur arrivée au cœur d’une
« forêt gigantesque et muette, mouvante
comme un océan. » Là, dans une vallée
étroite et sinueuse, des maisons de pay­
sans s’entassent, chacune refermée sur
elle­même, noires comme les arbres de la
forêt, blotties en silence comme des bêtes
nocturnes.
Dès les premières descriptions,
merveilleusement précises et suggesti­
ves, on a compris : des yeux épient, des
chiens aboient, d’innombrables carcasses
d’animaux sont en décomposition, sur
lesquelles rôdent de grasses mouches
d’hiver, dans « une puanteur explosive ».
L’école est fermée. Il faut se laver les
mains sans cesse et se soumettre à des
inspections corporelles. La police mili­
taire fait ses rondes, à la recherche d’un
déserteur, imposant à tous des pourpar­
lers incompréhensibles et interminables,
chacun se sentant traqué comme un
chien par la fourrière. Les villageois et les
enfants sont « écrasés par la pesanteur de
l’atmosphère », les volets « refermés et ver­
rouillés de l’extérieur » : on entend de loin
en loin un garçon gémissant en train de
mourir (de l’épidémie ou d’autre chose,
on ne sait pas, plus rien n’est clair dans les
époques troubles), la respiration affaiblie
et haletante d’un camarade malade, les
cris des bêtes dans la forêt nocturne et les
craquements d’arbres, tandis que « des
gestes de plaisir, secrets et haletants », se
devinent pourtant ça et là, brèves respira­
tions elles­mêmes suffocantes dans une
atmosphère devenant de plus en plus ir­
respirable.
La laideur du monde
La première alliée de l’épidémie, c’est la
peur. « Aucun de nous ne présentait de
symptômes, écrit Ôe, mais l’épidémie allait
probablement nous assaillir férocement
comme un coup de poing brutal… » L’an­
xiété rampante, le « mélange d’inquiétude
et de sommeil » qui devient le lot quoti­
dien de chacun : les humains sont « trans­
formés en bêtes de nuit terrassées d’an­
goisse. » « Une vague inquiétude », aurait
dit l’écrivain Akutagawa [1892­1927] à l’ap­
proche de la mort qu’il avait lui­même
provoquée. Une « curieuse sensation de
mutation » répond Ôe, quelques années
plus tard, en décrivant le premier mort du
livre : « Tandis que nos sommeils légers
s’unissaient, un son discret s’est éteint, une
existence s’est perdue. Cette curieuse sen­
sation de mutation nous a tous saisis. »
Le chapitre III du livre est un des plus
terribles. Il s’intitule : « La peste qui s’abat
et le repli des villageois ». L’épidémie se
propage et prolifère dans le village à toute
GIULIA D’ANNA LUPO
allure dans des proportions gigantesques
« comme une tempête anéantissant les
hommes… » D’abord, les villageois utili­
sent les enfants pour faire la sale besogne,
enterrer les animaux contaminés, et les
enferment à double tour une fois la nuit
venue. C’est un confinement, version
hard : le chapitre suivant, intitulé « Enfer­
mement », évoque le rétrécissement
chaque jour plus tangible de l’espace et
des relations humaines, comme une
odeur de moisissure se déposant sur
toute chose, les corps, les vêtements et,
par­dessus tout, les esprits.
Il y a également des moments de joie,
d’autant plus précieux qu’ils sont pré­
caires, suspendus comme les flocons de
neige qui émerveillent les enfants,
palpitants et joueurs comme l’amitié
d’un chien errant ramassé sur la route,
rassurants comme la présence d’un
vieux châtaignier. Une nouvelle rela­
tion avec la nature, le vivant, se met en
place, dans la faiblesse et dans la grâce.
Mais c’est trop tard : l’épidémie, qui a en­
vahi la vallée « avec la violence d’une
averse », devient omniprésente. Sa
« puissance féroce » est d’autant plus
dangereuse qu’elle se dissimule sous les
traits d’un ennemi invisible, à la fois
apathique et proliférant, sans visage et
sans fin. Elle déchire le tissu social,
dresse même l’enfant contre l’enfant, le
frère contre le frère.
Impitoyablement, mais sans complai­
sance, d’une prose sèche et incisive
comme un scalpel, Ôe décrit les étapes
successives de ce processus de désagréga­
tion : le visage d’un frère, « tellement
couvert de graisse et de cendres qu’il avait
pris la teinte du fer sale », des « yeux où la
peur et les larmes avaient laissé des traces
et qui avaient l’éclat ocre sombre des
groseilles », la tête d’un mort, « livide et mi­
sérable, une peau tendre et pâle comme
celle d’un fruit, un peu de sang caillé sous le
petit nez. » Sous l’effet de la maladie, le
premier amour du narrateur devient une
petite fille aux « fesses souillées d’une
merde visqueuse comme du sang. »
Bientôt, les villageois lèvent le camp,
abandonnant les enfants à la vallée pesti­
férée. Oui, ce sont les enfants qui sont
utilisés pour enterrer les cadavres des
bêtes contaminées, et ce sont encore eux
qui sont abandonnés dans la foulée, en
dépit de leur innocence et de leur cou­
rage, ou bien plutôt en leur raison même.
Nulle morale chez Ôe, mais un constat : la
réalité de la société que nous avons orga­
nisée est laide, terriblement.
Le monde d’après
À 23 ans, Ôe fait preuve d’une culture et
d’une maturité surprenantes. Huis clos et
La Nausée de Sartre, La Peste de Camus, le
Journal du voleur et Haute Surveillance de
Genet, lus parfois dans le texte original, à
une époque où ils ne sont pas encore tous
traduits, grondent en sourdine sous ces
pages. Il s’inscrit également dans la lignée
d’un genre littéraire peu connu hors du
Japon, la « littérature lépreuse » (raibun­
gaku), mais en décale complètement les
enjeux et la perspective. Dans la première
moitié du siècle en effet, la littérature lé­
preuse mettait en scène des épidémies –
souvent dans des villages de montagne,
comme le roman d’Ôe –, mais en insistant
généralement sur les dilemmes psycho­
logiques des malades, leur lutte pour la
reconnaissance, ou en orientant la ré­
flexion vers des questions métaphysi­
ques ou philosophiques, sur l’humanité
et la fatalité.
Ôe, sans éviter tout à fait ces probléma­
tiques, concentre ses effets sur le rapport
entre le corps social et le corps humain. Il
montre à quel point les réactions à une
épidémie ne résident pas dans de vagues
explications culturelles, comme le
fameux « civisme » des Japonais (qui est
ici bien battu en brèche, le plus digne des
personnages du roman étant Lee, un
jeune Coréen), mais dans des formes de
contrôle des organismes et des raisonne­
ments. En somme, la gestion politique
d’un virus révèle bien moins des « men­
talités » que des formes d’administration
de la vie et de la mort dans des contextes
politiques différents, et un sauve­qui­
peut généralisé qui forme le fond de
toute cette affaire. Comme le résume
magistralement un des dialogues :
« – Mais quand une épidémie se déclare
dans le village, qu’est­ce que vous faites ?
– Tout le village s’enfuit en abandonnant
les malades. C’est ça, la règle. »
Au début du livre, alors que l’enfant de­
mande au forgeron si une épidémie
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020
frappe les animaux : « – Comment veux­tu
que je le sache ? dit astucieusement le for­
geron. Même le docteur n’en sait rien. » A la
fin du livre, par une ingénieuse construc­
tion romanesque, cette discussion trouve
un écho dans l’injonction finale du maire
revenu au village : « – Aucune épidémie ne
s’est propagée dans le village. Les villageois
ne sont pas partis. On fera comme si. Ça
nous évitera des ennuis. Compris ? »
Mensonge avant, mensonge après. Le
déni des débuts fait pendant aux boni­
ments du lendemain.
La littérature vient prendre le contre­
pied des discours lyriques ou lénifiants,
qui visent à atténuer la catastrophe ou à
la repeindre sous un jour flamboyant.
Qui servent également à empêcher de
penser ses conséquences, les change­
ments et les remises en cause que, logi­
quement, elle devrait susciter. Comme il
le montrera à nouveau plus tard (1965),
sous une forme plus journalistique que
romanesque cette fois, dans ses Notes de
Hiroshima (Gallimard, 1996), et comme
le démontreront à nouveau Minamata
(1932­1966) ou l’interminable Fukushima
(2011) : après le désastre, le désastre con­
tinue. Tous les partisans des grands soirs
et des réveils glorieux, du « plus jamais
ça » et du « jour d’après », se leurrent en
s’enivrant de leurs grandes tirades. Après
le moment de vérité de la catastrophe, de
nouveau les mensonges prolifèrent.
Après, il n’y a pas d’après. 
Michaël Ferrier est écrivain. Né à
Strasbourg en 1967, il a passé son en-
fance en Afrique – relatée dans « Scrab-
ble » (Mercure de France, 2019) – et
dans l’océan Indien, avant de suivre
des études de lettres à Paris. Ensei-
gnant la littérature au Japon, il est
l’auteur d’une dizaine de livres dont
« Sympathie pour le Fantôme » (Galli-
mard, 2010), « Fukushima. Récit d’un
désastre » (Gallimard, 2012) paru un an
après la catastrophe nucléaire, ou en-
core « Mémoires d’outre-mer » (Galli-
mard, 2015) et « François, portrait d’un
absent » (Gallimard, 2018)
0123
DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020 idées | 29

Monsieur le président,
n’oubliez pas le livre !
Un collectif de 625 auteurs, éditeurs vent, les traduisent, les éditent et les ven­
et libraires demande à Emmanuel dent. Stupeur dans nos rangs. L’écriture et
la lecture seraient­elles oubliées pour être
Macron un plan de relance pour le livre, trop souvent silencieuses et solitaires ?
étrangement absent des annonces L’heure est aujourd’hui au doute et à l’in­
quiétude. N’aurions­nous plus besoin,
faites, le 6 mai, par le chef de l’Etat Monsieur le président, de ces grands récits,
de ces mythes fondateurs, de ces voix et
consciences puissantes auxquels si sou­
la filière ne bénéficie pas d’un plan de re­
lance rapide et ambitieux.
Monsieur le président, nous bâtirons en­
semble un plan de relance d’ampleur. Il
passe par une politique résolue de soutien
à l’offre (subventions, prêts, exonération de
charges sociales et de taxes…) et par une
amplification ponctuelle de la demande,
avec des commandes massives par les bi­

L
isez ! » Ce fut l’un des premiers mots
politiques du confinement. Il suivait
de peu l’injonction salutaire à rester
chez soi : il en était le prolongement
naturel. Nous l’avons tous bien entendu,
ce mot, aussi impératif qu’inattendu. Il
nous a réconfortés. Il nous a fait penser un
moment qu’une politique du livre et de la
lecture ambitieuse allait pouvoir enfin
être relancée, à l’issue de cette crise. Depuis
quelques jours, les libraires et les coiffeurs
sont même devenus dans les médias les
symboles exemplaires et sympathiques
d’une économie française qui redémarre.
Les bibliothèques ont elles­mêmes été
tenues d’ouvrir leurs portes séance te­
nante ! Urgence culturelle oblige !
Hélas, le 6 mai, Monsieur le président,
présentant votre plan de relance pour la
culture, vous avez choisi de ne plus parler
des livres ni de celles et de ceux qui les écri­
CES CRÉATIONS LITTÉRAIRES
SONT À LA SOURCE DES
AUTRES ARTS VIVANTS QUE
VOUS AVEZ ESTIMÉ, EUX,
NÉCESSAIRE DE SOUTENIR
vent vous vous référez vous­même ? Ces
créations littéraires sont pourtant à la
source des autres arts vivants que vous
avez estimé, eux, nécessaire de soutenir.
Perte de revenus sans précédent
Vous savez pourtant, et les ministres de
votre gouvernement également, que le
monde du livre, dans sa globalité, a été très
gravement frappé par la crise sanitaire. La
fermeture complète des librairies a en­
traîné, pour celles­ci, une perte de la quasi­
totalité de leur chiffre d’affaires et de plus
de 80 % pour les maisons d’édition. Distri­
buteurs, diffuseurs et imprimeurs ont de
ce fait été lourdement affectés. Les
auteurs, privés de ventes de livres et de
rencontres rémunérées, connaissent une
perte de revenus sans précédent. Le
monde du livre est en danger. Et c’est
pourquoi il a décidé de s’adresser à vous,
uni, indissociable et solidaire. Oui, Mon­
sieur le président, les auteurs, les éditeurs
et les libraires composent ensemble cette
chaîne du livre aux maillons soudés
quand le danger est là.
L’Etat se doit d’empêcher l’effondrement
de cette filière vitale pour toute notre
société. Et elle tient sa force des talents et
des structures les plus divers. De nombreu­
ses librairies et maisons d’édition, con­
nues et reconnues, et les auteurs, illustra­
teurs, traducteurs, comme tous les créa­
teurs du livre, ne se relèveront pas si toute
bliothèques et des opérations d’envergure
liées au Pass culture et au Chèque Lire.
Ce plan, qui concernera chaque maillon
de la chaîne du livre, nous le travaillerons
avec votre ministre de la culture et ses
équipes, avec lesquels nous, auteurs, édi­
teurs et libraires, ne cessons depuis deux
mois d’échanger, dans un vrai esprit de
concertation. Il y a désormais une urgence
absolue à intervenir avant l’été. Au­delà de
la dotation faite au Centre national du
livre, il vous faut décider d’apporter au
monde du livre une aide de plusieurs cen­
taines de millions d’euros pour traverser
cette crise, non sans dommages, mais avec
l’assurance de pouvoir simplement redé­
marrer, une aide à la hauteur des 500 mil­
lions d’euros de pertes que la filière va su­
bir. Nous pourrons ainsi préserver, Mon­
sieur le président, cette diversité de
création et de diffusion littéraires qui fait
notre renommée dans le monde entier !
Vous avez eu raison d’inviter les Français
à lire pendant cette période de confine­
ment. Aidez­nous maintenant à ce qu’ils
puissent continuer à le faire à l’avenir, au
nom des mêmes valeurs de qualité et de di­
versité, en maintenant en vie un secteur
fragile, aujourd’hui en grand péril.
Aucune nation ne peut se passer d’avoir
une âme, Monsieur le président de la
République. C’est en elle qu’elle puise sa
force, qu’elle trouve sa raison d’être. Pour
cela le livre doit vivre. Sauvez­le. 
Premiers signataires :
Muriel Beyer, éditrice (L’Observatoire) ;
Manuel Carcassonne, éditeur (Stock) ;
Florence Delay, auteure ; Patrick
Deville, auteur ; Fatou Diome,
auteure ; Don DeLillo, auteur ; Antoine
Gallimard, éditeur (Gallimard) ;
François Gèze, éditeur (La Découverte) ;
Marion Glénat, éditrice (Glénat) ;
Hugues Jallon, éditeur (Seuil) ; Cathy
Jolivet, libraire ; Maylis de Kerangal,
auteure ; Pierre Lemaitre, auteur ;
Liana Levi, éditrice (Liana Levi) ; Joëlle
Losfeld, éditrice (Joëlle Losfeld) ;
Olivier Mannoni, traducteur ; Vera
Michalski, éditrice (Libella) ; Patrick
Modiano, auteur ; Xavier Moni,
libraire, président du syndicat de la
librairie française (SLF) ; Vincent
Montagne, éditeur (Média
participations) et président du syndicat
national de l’édition (SNE) ; Guillaume
Musso, auteur ; Françoise Nyssen, édi-
trice (Actes Sud) ; Véronique Ovaldé,
auteure ; Pierre Rosanvallon, éditeur ;
Salman Rushdie, auteur ; Karine Tuil,
auteure ; Pascal Thuot, libraire ;
Sabine Wespieser,
éditrice (Sabine Wespieser) ; Slavoj
Zizek, auteur.
Retrouvez la liste complète
des signataires sur Lemonde.fr

Les auteurs et autrices restent les grands absents

du dispositif d’aide à la culture
E
Un collectif de n Allemagne, les artistes­
auteurs ont tous touché
640 écrivains, une « prime coronavirus »
scénaristes, de plusieurs milliers
d’euros. Au Canada, ils ont droit à
illustrateurs et 500 dollars (328 euros) par
dessinateurs alerte sur semaine, jusqu’à seize semaines.
En France, le gouvernement ne
leur situation en ces pense l’impact de la crise qu’en
temps de crise termes de chiffre d’affaires des
et les mesures de entreprises, qu’il s’agisse des
libraires ou des éditeurs. Bien sûr,
soutien à la culture nous sommes tous rudoyés par
qu’ils estiment ces longues semaines d’inacti­
vité. Il n’existe pas une autrice,
inadaptées à leur cas pas un auteur (écrivains, scéna­
ristes, illustrateurs, dessinateurs
BD) qui ne se réjouisse de la réou­
verture des librairies.
Mais qu’en est­il de ceux qui
alimentent, par leur travail
solitaire, toute l’économie du li­
vre : les autrices et les auteurs ? Ils
restent oubliés des mesures
gouvernementales, qui sont
inadaptées à leur situation.
Les auteurs du livre n’ont pas le
statut des intermittents du spec­
tacle et n’ont pas droit au
chômage. Le dispositif d’aide mis
en place par le gouvernement ne
prend en compte ni les spécifici­
tés de leur rémunération ni la du­
rée de la crise. Le modus operandi
actuel est adapté aux entreprises
qui engrangent des revenus men­
suels. Ce n’est pas le cas des
auteurs.
Ainsi, nombre d’entre eux,
privés de manifestations littérai­
res, de conférences, de rencon­
tres rémunérées à partir du mois
de mars, ont sollicité leurs
éditeurs afin de toucher leurs
droits par anticipation (reçus
d’habitude entre avril et juin, une
fois l’an). C’était pour beaucoup le
seul moyen de maintenir la tête
hors de l’eau. Ils ont reçu en mars,
en avril, le fruit d’un an de
ventes… Ces paiements anticipés
rendent dès lors souvent irrece­
vable toute demande d’aide pour
cette même période.
Exonérer les artistes­auteurs de
quatre mois de cotisations ne ré­
pond en aucun cas à la gravité de
la situation.
Un « vrai » métier
Rembourser les loyers d’ateliers,
de bureaux ? Mais seuls de rares
auteurs du livre disposent d’un
« atelier » ! Promettre des « com­
mandes d’Etat » aux moins de
30 ans ? Il y a bien peu d’auteurs
de moins de 30 ans. Et puis quoi,
à 31 ans, à 46 ans, à 53 ans, on n’est
plus fragile ? On n’a plus le droit
d’être aidé ?
Quant aux indemnités pour
garde d’enfant, c’est pour les
auteurs du livre un parcours du
combattant, coups de téléphone,
courriels, courriers, demandes
de pièces justificatives inappro­
priées, il faut réclamer encore et
encore pour prouver qu’écrire
est un travail comme un autre, et
impossible à entreprendre avec
des enfants à la maison. Les dé­
marches durent des mois et
aboutissent à une indemnisa­
tion ridicule.
Et qu’on ne vienne pas préten­
dre que les autrices et les auteurs
ont déjà bien de la chance d’être
publiés, d’être lus. Qu’ils n’exer­
cent pas un « vrai » métier. Leurs
textes font vivre des milliers de
gens et de territoires et la
première industrie culturelle de
France ; ils nourrissent l’écono­
mie des éditeurs, des impri­
meurs, des diffuseurs, des distri­
buteurs, des libraires, des biblio­
LES AUTEURS
DU LIVRE N’ONT
PAS LE STATUT
DES INTERMITTENTS
DU SPECTACLE
ET N’ONT PAS DROIT
AU CHÔMAGE
thécaires, des bouquinistes, de la
presse littéraire… et sont des ap­
puis fondamentaux pour l’ensei­
gnement.
Paupérisation criante
Pourtant, quand vient le temps
de reconnaître leur rôle et d’agir
en solidarité avec les créateurs,
quand il s’agit de soutenir les
femmes et les hommes qui ont
offert aux confinés leurs histoi­
res, leurs personnages, leurs uni­
vers, personne ne répond.
Les répercussions de la crise
sur les autrices et auteurs ne se
cantonneront pas aux quelques
semaines d’arrêt du monde.
Publications repoussées, droits
d’auteur amoindris par la ferme­
ture des librairies, rencontres
publiques annulées pour de
longs mois encore…
Les écueils auxquels ils feront
face sont légion : ils s’inscriront
dans la durée. Avec, comme ris­
que majeur, la paupérisation
criante pour bon nombre d’entre
eux. Serait­il possible que « la
culture » soit envisagée dans sa
globalité, en incluant les autrices
et auteurs de tous sexes, de tous
âges ?
« Lisez ! », a conseillé le prési­
dent de la République dans son
allocution du 16 mars. Certes,
mais pour cela il faut des livres, et
donc des gens pour les écrire. 
Olivier Adam, auteur ;
Nathacha Appanah, autrice ;
Enki Bilal, auteur-dessina-
teur ; Geneviève Brisac,
écrivaine ; Belinda Cannone,
écrivaine ; Cécile Coulon,
autrice ; Didier Daeninckx,
auteur ; Tatiana de Rosnay,
écrivaine ; Delphine
de Vigan, écrivaine ;
Agnès Desarthe, écrivain ;
Annie Ernaux, écrivaine ;
Hélène Frappat, écrivaine ;
Christian Garcin, écrivain,
traducteur ; Valentine Goby,
autrice ; Cloé Korman, écri-
vaine ; Dominique Manotti,
autrice ; Nicolas Mathieu,
auteur ; Pierre Michon,
auteur ; Susie Morgenstern,
autrice ; Véronique Ovaldé,
autrice ; Marie Pavlenko,
écrivaine ; Olivia Rosenthal,
écrivaine ; Grégoire
Solotareff, artiste-auteur ;
Valérie Tong Cuong, autrice ;
Antoine Volodine, écrivain ;
Alice Zeniter, autrice
La liste complète des
signataires sur Lemonde.fr
 0123
30 | 0123 DIMANCHE 24 ­ LUNDI 25 MAI 2020

PLANÈTE   |   CHRONIQUE HONGKONG ET 

par sté phane f oucart
L’AFFRONTEMENT 
après des élections marquées par un raz­ plus la population chinoise soutient son
SINO­AMÉRICAIN
Le stratège est nu de­marée démocrate, les dirigeants chinois
ont décidé de passer outre et d’imposer à
Hongkong une loi dont ses habitants ne
gouvernement. L’argument de Pékin selon
lequel les démocrates de Hongkong sont
« manipulés » par les Etats­Unis n’est pas
veulent surtout pas. Le message est simple : crédible, mais l’utilisation des contestatai­
Hongkong, c’est la Chine. Seul Pékin est à res par l’administration Trump a sérieuse­

I L’EXÉCUTIF EUROPÉEN
l faudrait être un esprit sin­
gulièrement chagrin pour
ne pas s’en féliciter. La Com­
mission européenne a pu­
blié, mercredi 20 mai, deux stra­
tégies importantes et complé­
mentaires : l’une sur les objectifs
de préservation de la biodiversité,
l’autre sur la nécessaire mutation
de l’agriculture européenne. Ces
deux textes méritent une lecture
attentive. Ils se distinguent par la
clarté de l’exposé, la force du pro­
pos et l’ambition des objectifs af­
fichés pour la décennie à venir.
Surtout, l’exécutif européen y
reconnaît implicitement l’échec
des politiques environnementa­
les menées jusqu’à présent, que
ce soit à l’échelon communau­
taire comme au niveau des Etats­
membres. Trente ans de directi­
ves en faveur de la protection de
la nature n’y ont rien changé :
la destruction forcenée des espa­
ces naturels se poursuit, l’abon­
dance et la diversité des espèces
les plus communes s’effondrent
à une vitesse alarmante, les sols
s’épuisent, de même que les res­
sources des mers bordant le
Vieux Continent.
Ce ne sont plus des écologistes,
RECONNAÎT  Xi Jinping montre surtout ici qu’il est
IMPLICITEMENT L’ÉCHEC  geants chinois ont multiplié les faux pas à
DES POLITIQUES  propos de Hongkong, transformant un
ENVIRONNEMENTALES  mité en une révolte contre le régime com­
MENÉES JUSQU’À 
PRÉSENT
avec de tels partenaires, le détail
technique des mesures à appli­
quer, les normes destinées à les
appliquer et les indicateurs de
suivi chargés d’en mesurer l’effi­
cience, c’est un peu comme dessi­
ner les plans du poulailler avec
l’aide du renard.
En pesant sur ce que les médias
et les responsables politiques
considèrent comme des détails
techniques sans importance, les
industriels parviennent à faire
primer leur force de vente sur la
volonté des Etats.
La France en offre une illustra­
tion remarquable, dont la Com­
mission pourrait d’ailleurs beau­
coup apprendre : chez nous, l’ob­
jectif de 50 % de réduction de
L e principe « un pays, deux systè­
mes », qui régit depuis 1997 les rela­
tions entre la Chine et Hongkong, vit
ses dernières heures. L’Assemblée popu­
laire nationale chinoise devrait approuver,
jeudi 28 mai, un projet de loi imposant à
Hongkong une loi sur la « sécurité natio­
nale ». Prévu par l’article 23 de la mini­
Constitution de Hongkong, ce texte dis­
pose l’interdiction de tout acte de trahison,
de sécession, de sédition et de subversion
contre la Chine. Il n’avait jamais été for­
mellement introduit, en raison de la très
forte opposition des Hongkongais, qui le
jugent liberticide.
Un an après d’immenses manifestations
pacifiques contre le projet de loi visant à fa­
voriser les extraditions vers Pékin, six mois
même de dire ce qui relève encore des
« deux systèmes ».
dans une impasse. Depuis un an, les diri­
mouvement de protestation à l’origine li­
muniste. Des milliers de jeunes ont été ar­
rêtés, quelques­uns incarcérés, et la jeu­
nesse de Hongkong n’a plus rien à perdre.
Elle ne manifeste pas pour des jours
meilleurs, mais contre un avenir qui ne
peut, pour elle, être que pire. L’introduc­
tion d’une loi de sécurité nationale ne ra­
mènera évidemment pas le calme.
Jusqu’où est prêt à aller Pékin ? Un nou­
veau raidissement du régime serait mal­
heureusement la suite logique d’une politi­
que qui assimile toute contestation à une
« sédition », et tout dialogue à une faiblesse.
L’Occident, de son côté, paraît à court de so­
lutions. En multipliant ces derniers mois
les provocations à l’égard de Pékin dans
tous les domaines, Washington s’est décré­
dibilisé. Plus la Maison Blanche prétend ve­
nir en aide aux démocrates hongkongais,
ment nui à leur cause. Le nouveau coup de
force de Pékin est tout autant la réponse à
Donald Trump d’un pouvoir chinois de­
venu nationaliste, qu’une action destinée à
ramener le calme à Hongkong.
Vendredi 22 mai, Josep Borrell, le haut re­
présentant de l’Union européenne pour la
politique extérieure, a rappelé l’« attache­
ment » de l’Union européenne au principe
« un pays, deux systèmes », qui permet à
Hongkong de bénéficier d’un « haut degré
d’autonomie ». Il a souligné « l’importance
de la préservation du débat démocratique »
et du respect des droits de l’homme. Mais
l’Europe, hélas, ne semble pas en mesure de
faire entendre la voix de la raison à Pékin.
Lorsque la Grande­Bretagne a rétrocédé
Hongkong à la Chine, le 1er juillet 1997, le
monde était relativement optimiste,
convaincu que la Chine et l’Occident al­
laient se rapprocher. Hongkong devait être
l’un des moyens de ce rapprochement.
Un quart de siècle plus tard, c’est malheu­
reusement l’inverse qui s’est produit.
Hongkong est devenu le symbole de la dif­
ficile cohabitation entre deux systèmes de
plus en plus antithétiques. 

des scientifiques ou des jour­
nalistes qui s’en inquiètent, mais
la Commission européenne elle­
même, qui ne peut pourtant
ignorer être l’une des causes de la
situation. « La perte de biodiver­
sité et l’effondrement des écosystè­
mes sont l’une des menaces les
plus graves auxquelles l’humanité
La vie d’après
l’usage des pesticides en une dé­
cennie affiché par l’exécutif euro­
péen a un goût de déjà­vu.
En 2009, le Grenelle de l’environ­
nement avait gravé cet objectif
dans le marbre avec le plan
Ecophyto, dont les seuls mo­
teurs étaient la bonne volonté de
l’agro­industrie et le soutien

vue par La presse étrangère

fera face dans la prochaine décen­
nie, écrit­elle. Cela menace aussi
les fondements de notre écono­
mie. Le coût de l’inaction est élevé
et il devrait augmenter. »
L’ambition affichée est forte. La
Commission veut instaurer des
objectifs contraignants de restau­
ration des écosystèmes naturels,
ambitionne d’inverser le déclin
des pollinisateurs d’ici à 2030, de
réduire dans la même fenêtre de
des pouvoirs publics. Ne pas
contraindre : coopérer.
Un plan en pure perte
Passons sur le trucage de l’indi­
cateur mis en place pour le suivi
du plan (qui ne tient pas compte
musique étatS-uniS — une insoutenable
des traitements de semences,
soit tout un pan des usages de la l’héritage vulnérabilité EnquêtE — ces marins
chimie en agriculture), le résultat de beethoven prisonniers des mers
fut un fiasco si total qu’il pourrait
prêter à rire.

Pays-Bas 5,20€ Portugal cont. 5,20€

Grèce 5,20€ Italie 5,20€ Japon 850¥
temps l’usage des pesticides de Comme l’a rappelé le ministère
Algérie 530 DA Allemagne 5,40 €

Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF

Liban 9 000 LBP Maroc 41 DH
Andorre 5 € Autriche 5,40 €
No 1542 du 20 au 27 mai 2020

Canada 7,75 $CAN DOM 5€

Espagne 5,20€ G-B 4,60£
50 %, de convertir 25 % des terres de la transition écologique et so­ courrierinternational.com Afrique CFA 3 400 FCFA

Tunisie 7,20 DT
agricoles à l’agriculture biologi­ lidaire, dans une note rendue dé­ France : 4,50 €

que, de restaurer 25 000 kilomè­ but mai, les ventes de pesticides

tres de cours d’eau, de planter en France n’ont pas baissé de
trois milliards d’arbres, de ré­ 50 % depuis 2009 : « Entre 2009
duire l’usage des fertilisants d’au et 2018, les ventes d’insecticides (y
moins 20 %, de verdir les espaces compris les acaricides) ont été

coronavirus
urbains, etc. multipliées par 3,5 ; celles des fon­
La probabilité est cependant gicides (y compris les bactérici­
forte que la plus grande part de des) ont progressé de 41 %, tandis

ces objectifs ne soient pas at­
teints, ni en 2030 ni plus tard. Car
la Commission ne dispose
d’aucun moyen d’imposer sa vo­
lalutte
que celles des herbicides ont aug­
menté de 23 %. » Un tel naufrage
n’a en outre pas été gratuit : selon
la Cour des comptes, près de

desâges
lonté face à des Etats­membres 400 millions d’euros de dépen­
rétifs et des léviathans industriels ses publiques annuelles – au ni­
qui ont tout à perdre à la préser­ veau de 2018 – ont été investis
vation de l’environnement. Or la dans le plan Ecophyto. En pure
culture institutionnelle qui pré­ perte, donc.
vaut à Bruxelles est celle de la co­ Dans les textes publiés par la
construction des normes avec les Commission européenne, on voit
stakeholders (les « parties pre­ poindre le même genre d’échec.
nantes »). Dernière illustration L’une des pratiques mises en
en date : en avril, l’ONG Finance avant y est le recours à l’« agricul­
Watch a révélé que le plus gros ture de précision ». Surveillance
gestionnaire d’actifs au monde, satellite des parcelles, drones, big
BlackRock, allait conseiller la data et intelligence artificielle
Commission pour établir des rè­ permettraient d’optimiser, donc
gles d’investissement durable de réduire l’usage des intrants
dans le secteur bancaire. agricoles… Mais ces services sont
En l’espèce, les « parties prenan­ généralement développés par des
tes », ce sont les grandes coopéra­ acteurs économiques qui prospè­
tives agricoles, les géants des tra­ rent sur la vente des intrants :
vaux publics, de l’extraction, des pense­t­on vraiment que ces fir­
transports, de l’agrochimie et de mes proposeront des services qui Si on compte une majorité de seniors
l’agroalimentaire. Coconstruire, éroderaient leurs profits ? parmi les victimes de la pandémie,
La Commission européenne les plus jeunes, eux, paient un lourd tribut
annonce aussi vouloir inverser le au confinement : chômage, récession…
COCONSTRUIRE  déclin des pollinisateurs. Certes, Va-t-on vers une fracture
mais elle n’a jamais pu imposer entre générations ?
LES NORMES AVEC  aux Etats­membres la réforme,
rédigée par sa propre agence de
LES « PARTIES  sécurité sanitaire, de l’évaluation
PRENANTES », C’EST  des risques des pesticides
pour ces mêmes pollinisateurs.
UN PEU COMME  Ce document­guide est prêt de­
puis 2013 et il n’a toujours pas
DESSINER LES PLANS  été adopté. Pour protéger l’envi­
DU POULAILLER AVEC 
Chez votre marchand de journaux
ronnement, il ne faut pas de
nouvelles stratégies : il faut avoir
L’AIDE DU RENARD des dents. 

Tirage du Monde daté samedi 23 mai : 157 086 exemplaires