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2,00 € Première édition. No 12269 Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.

fr

état de droit
libertés
flouées
Le texte sur la «sécurité glo-
bale» qui réprime la diffusion
Photo d’après SOAZIG DE LA MOISSONNIERE

du visage des policiers est le


point d’orgue d’une dérive ré-
pressive, qui met à mal les
droits d’informer, de manifes-
ter ou de circuler. Pages 2-7

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,50 €, Andorre 2,50 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,00 €, Canada 5,00 $, Danemark 29 Kr, DOM 2,80 €, Espagne 2,50 €, Etats-Unis 5,00 $, Finlande 2,90 €, Grande-Bretagne 2,20 £,
Grèce 2,90 €, Irlande 2,60 €, Israël 23 ILS, Italie 2,50 €, Luxembourg 2,00 €, Maroc 22 Dh, Norvège 30 Kr, Pays-Bas 2,50 €, Portugal (cont.) 2,90 €, Slovénie 2,90 €, Suède 27 Kr, Suisse 3,40 FS, TOM 450 CFP, Tunisie 5,00 DT, Zone CFA 2 500 CFA.
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Événement Libération Vendredi 20 Novembre 2020

tions à nos libertés depuis les presse. Mais même si certaines

éditorial «lois scélérates» de 1894 ; le Sé-


nat a eu la primeur d’une an-
nonce impromptue du garde
de ces idées liberticides étaient
abandonnées – ce qui reste à
prouver –, les dégâts déjà causés
Par des Sceaux, officialisant sa vo- par les ­déclarations belliqueu-
Dov Alfon lonté de ­contourner la loi sur la ses des ministres concernés
liberté de la presse de 1881 ; la sont évidents, les policiers n’at-
ministre de la Recherche a pro- tendant pas l’avis du Conseil
fité du passage à l’Assemblée de constitutionnel pour sortir leurs
Dérapages la loi de programmation de la
­recherche pour y introduire un
matraques : ils étaient cette se-
maine plus dangereux devant
article pénalisant de trois ans l’Assemblée à Paris que leurs
Dans le film Milou en mai de prison l’occupation d’un collègues à Hongkong ou Jéru-
de Louis Malle, Michel Piccoli campus universitaire ; le minis- salem. Même si la lutte contre
découvre avec stupeur que son tre de l’Intérieur a milité pour le terrorisme ­islamiste demande
voisin l’industriel a profité du l’interdiction de documenter des ajustements, elle ne justifie
chaos de Mai 68 pour déverser des passages à tabac et autres pas l’abandon des principes
dans la rivière les cuves de son bavures policières si ces images ­mêmes de ­notre démocratie.
usine, tuant en toute impunité pouvaient ­contribuer à recon- Cette violence institutionnelle
des centaines de poissons. naître les coupables, poussant contre nos libertés se développe
C’est avec une ardeur tout aussi jusqu’à l’absurde son mépris de face au silence assourdissant du
­opportuniste que le gouverne- la justice pour lui préférer le chef de l’Etat, qui semble avoir
ment profite du confinement syndicalisme policier ; non oublié son positionnement
forcé pour déverser sur l’Assem- ­content de ces dérapages, Gé- ­jupitérien et son devoir le plus
blée nationale un ensemble hé- rald Dar­manin a annoncé que strict, qui est d’être le garant de
téroclite de propositions de loi les journalistes devront bientôt la Constitution. ­Emmanuel Ma-
dont le seul effet sûr et connu informer à l’avance le préfet de cron a pourtant vanté la liberté
est de porter atteinte aux liber- police de leur intention de cou- de la presse française face à
tés les plus protégées du droit vrir des manifestations ; et bien des pays musulmans où cette
français. Qu’on en juge : l’As- d’autres initiatives que nous do- ­liberté n’existe pas. Il n’a pas
semblée est en train d’adopter cumentons dans ces pages. En ­réussi à les convaincre, mais il
un ensemble de lois portant le privé, les membres de l’exécutif donne l’impression d’avoir été
nom orwellien de «sécurité glo- assurent qu’il ne saurait être ­convaincu de la supériorité
bale», où elle risque d’introduire question de limiter la liberté de leurs lois sécuritaires
le plus grand nombre de restric- d’expression ou la liberté de la et liberticides. •

LIBERTÉS PUBLIQUES
Des citoyens
aux lois et à l’œil
de loi de­«sécurité globale». Aux contre le terrorisme» (dit «Silt») qui
yeux du pouvoir, ce processus de inscrit dans le droit commun plu-
restriction inédit des libertés puise sieurs des mesures du régime d’ex-
sa légitimité dans les trau­- ception. «Des mesures prévues dans
matismes vécus ces dix dernières le cadre du régime dérogatoire de
­années par la France. Il y a bien l’état d’urgence, conçu comme une
­entendu la vague d’attentats jiha- suspension temporaire des droits et
distes, qui a conduit à l’instaura- libertés garantis par la Constitu-
tion de l’état d’urgence, mais aussi tion, se voient aggravées et pérenni-
la pandémie de Covid-19 et son sées par leur inscription dans le
La proposition de loi de «sécurité globale», ­cortège de mesures dérogatoires
au droit commun, accroissant les
droit ordinaire, affectant grave-
ment le régime français des libertés
actuellement discutée à l’Assemblée nationale, ­pouvoirs de police et entravant
la contestation sociale. Des événe-
et droits fondamentaux», écrivait
alors dans un avis la Commission
vient s’ajouter à d’autres textes, mesures ments qui nécessitent évidem-
ment une adaptation législative ci-
nationale consultative des droits de
l’homme (CNCDH). Entre autres
et pratiques dénoncés depuis trois ans blée, mais avec ce paradoxe de voir
­désormais une très large partie
mesures, les perquisitions admi-
nistratives deviennent les «visites
par les défenseurs des droits fondamentaux. de la population en pâtir. domiciliaires et saisies» et les assi-
gnations à résidence des «mesures
Riposte tous azimuts individuelles de surveillance». Des
Par Amaelle Guiton, tant, à mesure qu’il défile, son défenseurs des droits fondamen- Quand le candidat d’En marche procédures administratives qui
Ismaël Halissat mandat s’apparente à une vaste of- taux. Mardi, l’Assemblée nationale ­arrive au pouvoir, il hérite de l’état permettent d’importantes restric-
et Willy Le Devin fensive contre les libertés publi- a avalisé la loi de ­programmation d’urgence, renouvelé pendant tions de libertés avec, pour seul
ques. Liberté d’informer, liberté de la recherche (LPR) qui pénalise, deux ans sans réelles protestations garde-fou, un contrôle du juge des

S
i le libéralisme économique de manifester, toutes, ou presque, via l’ar­ticle 3, l’occupation en réu- poli­tiques des parlementaires. libertés et de la détention.
effréné du candidat Macron essuient aujourd’hui de violents nion d’un bâtiment universitaire Pour «en sortir», le ministre de l’In- C’est dans l’arsenal de ces dispo­-
n’a jamais été feint, rien ne coups de canif. Cette semaine, (lire page 4). En parallèle, le Palais- térieur de l’époque, Gérard Col- sitions que le gouvernement est
laissait présager, en revanche, de l’agenda du Parlement est même Bourbon examine cette semaine lomb, présente un projet de loi sur ­notamment allé piocher après l’as-
tels penchants autoritaires. Pour- engorgé de textes dénoncés par les la très controversée proposition la «sécurité intérieure et la lutte sassinat terroriste de Suite page 4
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3

rive.» Le même s’inquiète : porte pas «préjudice au


«Il n’y a aucun doute sur no- droit d’informer». Dans
tre respect de la démocratie, la majorité, le Modem dé-
mais si ce n’est plus nous de- nonce en des termes durs
main ? On n’est pas déposi- «une atteinte dispropor-
taires ad vitam aeternam de tionnée à la liberté d’ex-
ce qu’on vote aujourd’hui.» pression et de communi­-
En marche sur une pente. cation» et considère que
Sans avoir livré une défi­- «punir un comportement
nition précise du macro- légal en soi, du seul fait de
nisme, ses recrues de 2017, l’intention malveillante
pour beaucoup issues de de son auteur, n’est pas
la gauche, s’étaient lancées ­conforme à la tradition li-
en campagne sous la ban- bérale de notre droit pénal
nière «progressiste», avec depuis les Lumières».
un logiciel libéral censé se
décliner aux sujets de so- «Vigies». Pour Stella Du-
ciété. Les voilà qui, à l’As- pont (LREM), qui n’a pas si-
semblée nationale, exami- gné la propo­sition de loi,
nent une problématique celle-ci «parle de sécurité
proposition de loi sur «la sé- globale mais ne questionne
curité globale» signée par la pas la place des citoyens» et
quasi-intégralité du groupe. aurait dû, par exemple, pré-
Et ce dans un ­contexte où voir un outil facilitant leur
l’état d’urgence sanitaire, té­moignage quand ils sont
prorogé pour endiguer ­confrontés à des violences
l’épidémie de Covid-19, en- de forces de l’ordre. Elle re-
tame déjà l’exercice des li- connaît aussi qu’«un con-
bertés publiques : «On est texte particulier s’impose à
dans une séquence où nous nous, il reste à trouver les
sommes privés de certaines équilibres». «On ne doit pas
de nos libertés en raison de nier le terrorisme, la délin-
la situation sa­nitaire. Au quance, les policiers caillas-
lieu d’envoyer aux Français sés, tout en maintenant les
un ballon d’oxygène, c’est libertés. Dans cette période
une asphyxie supplémen- compliquée, on reste des vi-
taire», dénonce le socialiste gies», espère Fiona Lazaar,
Hervé Saulignac. Avant opposée à l’article 24, qui
cela, la majorité s’était frac- ­assure ne pas avoir perdu
turée sur la loi anticasseurs de vue «les convictions qui
début 2019 et avait voté l’animaient en 2017 : l’éga-
sans broncher, à l’au- lité des chances, l’égalité
tomne 2017, une loi qui in- femmes-hommes».
troduisait dans le droit Les situations qui surgis-
commun des mesures de sent font l’agenda politi-
l’état d’urgence. que : c’est ce qu’avance, et
Certains marcheurs se ras- en même temps déplore,
surent en pointant les dis- Ludovic Mendes. «On a
Darmanin positions qui ne sont finale- durci cer­taines choses, on a
et Castex ment pas dans le texte dit de aussi ce pragmatisme de la
à l’Assemblée, «sécurité globale», tels le réalité, mais on n’a pas dé-
mardi. Photo floutage des policiers de- rivé», ­juge-t-il, tout en s’in-
Marc Chaumeil mandé par le ministre de terrogeant : «Au lieu de réa-
l’Intérieur, Gérald Darma- gir à l’émotion, de prendre
nin, ou la reconnaissance des mesures séparées, sans
faciale. «Je n’y vois pas liant, ne devrait-on pas

A l’Assemblée,
d’horreurs et vu le sujet, il faire de grandes lois pour
LIBÉ.FR aurait pu y en avoir !» redonner du sens ?»
tente un député très opti- Plutôt qu’à un glissement
Sécurité globale : Gérald miste. D’autres, mal à l’aise, sécuritaire de la majorité,

une majorité
Darmanin prêt à retoucher tiquent tout de même Stella Dupont veut croire
l’article 24, le plus polé­- sur plusieurs dispositions, que plusieurs lignes y ont
mique La «sécurité globale» comme l’usage des drones, toujours coexisté : «Il y a
empoisonne bien la majorité. le recours à la sécurité pri- une diversité entre [le corap-

qui croit en la force


Si bien que le ministre de l’In- vée et, bien sûr, le fameux porteur du texte] Jean-Mi-
térieur se dit désormais prêt à article 24 qui prévoit d’in- chel Fauvergue, expert du
«amender» le polémique arti- terdire la diffusion d’images sujet, qui connaît très bien
cle 24 qui traite de la diffusion de membres des forces de les forces de l’ordre, et des

de l’ordre
de photos et vidéos des forces l’ordre quand elle vise à at- gens qui sont très précau-
de l’ordre. Selon nos informa- tenter à leur «intégrité phy- tionneux sur les libertés.»
tions, Gérald Darmanin devait sique ou psychique». Une ré- Un autre constate qu’un
se rendre jeudi soir à Mati- union devait se tenir jeudi certain nombre de ses collè-
gnon pour une réunion avec soir avec Jean Castex, Gé- gues, «obnubilés par les gi-

L
le Premier ministre, Jean Cas- Gilets jaunes, e nez sur chaque d’ensemble à force de voter rald Darmanin, le pré­sident lets jaunes, les troubles à
tex, et certains poids lourds état d’urgence ­article, chaque loi des lois les unes après les du groupe LREM, Christo- l’ordre public, l’islam radi-
de la majorité, avec quelques sanitaire, attentats… controversée, ils se autres ?» hésite l’un d’eux. phe Castaner, et les rappor- cal, ont viré “parti de l’or-
(petites) modifications pour S’affichant au départ trouvent de pointus argu- teurs pour envisager des re- dre”. Pour la plupart, ils
«préciser», dit-on à Beauvau, progressistes, les élus ments juridiques, se con- «Dérive». Un autre se touches (lire ci-contre). sont issus de la société civile
«que la liberté de la presse vainquent d’avoir ­réussi à montre plus tranchant : A l’initiative de Sacha et sont plus perméables aux
n’est, bien entendu, en rien
LREM ont pourtant bricoler un équilibre et su «Quand on fera le cumul, on ­Houlié, 21 députés LREM orientations de l’opinion. A
menacée». Darmanin devait
consenti à des répondre aux crises qui se considérera sans doute ­défendent un amendement côté, d’autres ont un dis-
proposer d’insérer la phrase réponses dures superposent. Mais lorsque qu’on s’est insidieusement pour réécrire largement cours plus politique, mais
suivante : «Cette disposition au grand dam les députés LREM reculent accommodés d’un recul des l’article et «objectiver» l’in- sont cantonnés au rôle de
est sans préjudice de l’intérêt de certains d’entre de quelques pas, que se dé- libertés. Cela peut s’expli- fraction, et 13 ont signé ce- ceux qui sonnent l’alarme».
légitime du public à être eux, qui tentent gage-t-il du tableau ? «Ris- quer à chaque fois mais à la lui de Laetitia Avia deman- A défaut d’être majoritaires.
­informé.» de sonner l’alarme. que-t-on de perdre la vision fin des fins, oui, il y a une dé- dant que la disposition ne Laure Equy
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Suite de la page 2 Samuel Paty, à ouvrir une réflexion. Le ministère cation» d’un policier ou d’un gen- – affirmant d’abord que les journa- de l’ordre» – alors que selon le dé-
le 16 octobre, pour enclencher une de l’Intérieur organise alors quel- darme, hors numéro de matricule, listes «doivent» se signaler auprès compte du Syndicat national des
riposte tous azimuts, ciblant des ques réunions mais verrouille les quand elle a pour but de porter «at- des préfets lorsqu’ils vont couvrir journalistes (SNJ), première orga­-
personnes parfois extrêmement débats. Les ONG comme Amnesty teinte à son intégrité physique ou une manifestation, puis qu’ils le nisation représentative de la pro­-
éloignées des faits et provoquant International et la Ligue des droits psychique». Défenseurs des libertés «peuvent, sans […] obligation» s’ils fession, 200 journalistes ont été
l’émoi en annonçant la dissolution de l’homme sont seulement audi- fondamentales, journalistes, réali- entendent pouvoir «faire [leur] ­empêchés de travailler lors des ma-
future du Collectif contre l’islamo- tionnées et ne siègent pas dans le sateurs, militants contre les violen- ­travail dans les meilleures condi- nifestations de gilets jaunes.
phobie en France (CCIF). groupe de travail. En septembre, ces policières dénoncent un critère tions possibles» – ont provoqué une Et c’est sous la macronie que se
et après des mois à repousser d’intentionnalité flou, exposant les bronca. sont multipliés les cas de reporters
Pratique brutale ­l’échéance, Gérald Darmanin publie médias, et plus encore les observa- inquiétés pour avoir publié des in-
La révolte des gilets jaunes va être, le «schéma national du maintien teurs associatifs et les citoyens «or- Reporters inquiétés formations confidentielles : dix ont
à partir de novembre 2018, le de l’ordre». Ce document entérine dinaires», à des poursuites, et visant Mais les inquiétudes ne datent pas été convoqués par la Direction gé-
­théâtre d’atteintes massives aux ­finalement la quasi-intégralité des à imposer, dans les faits sinon dans d’hier. Car si le président de la nérale de la sécurité intérieure de-
­libertés fondamentales. Face à la méthodes observées dans les cor­- la lettre, le floutage comme norme ­République ne cesse d’exalter sur puis ­février 2019, et deux cette an-
multiplication d’occupations de tèges et lors d’interventions dans sur les réseaux sociaux. Si la Place la scène internationale la liberté née par l’Inspection générale de la
ronds-points, de manifestations les quartiers populaires. Beauvau a annoncé jeudi quelques d’expression à la française, les police nationale. Des «intimida-
non ­déclarées et de nombreuses dé- C’est dans le même esprit, fin oc­- ajustements (lire page 3), elle n’en- ­alertes sur la liberté d’informer n’ont tions», ­dénonce Emmanuel Pou-
gradations matérielles, l’exécutif tobre, qu’arrive à l’Assemblée natio- tend, d’évidence, pas renoncer à ce cessé, sous sa présidence, de s’accu- pard, premier secrétaire général du
­envoie la police et la gendarmerie nale la proposition de loi de «sécu- dispositif réclamé par les syndicats muler. Associations, syn­dicats et so- SNJ, qui ne cache pas ses inquiétu-
pour «rétablir l’ordre». Les forces rité globale». Parmi les dispositions policiers. ciétés de journalistes se sont ainsi des face à la succession de mesures
de sécurité font alors un usage mas- de ce texte, c’est certainement l’arti- Dans ce contexte, et après la mani- alarmés des conséquences de la loi et pra­tiques qui envoient «un mau-
sif d’armes mutilantes, comme les cle 24 qui a provoqué le plus de le- festation parisienne qui a vu mardi sur le secret des ­affaires et de celle vais signal aux autres démocra-
LBD et grenades explosives. Cinq vées de boucliers : celui qui prévoit soir plusieurs journalistes entravés contre les fake news, adoptées ties» : «Il y a une accélération, un
personnes ont la main ­arrachée, de réprimer la diffusion du visage et deux interpellés, les déclarations en 2018, et plus ­récemment du nou- entêtement, une volonté de ne pas
près d’une trentaine de personnes ou de «tout autre élément d’identifi- le lendemain de Gérald Darmanin veau «schéma national du maintien voir. Avec un gros problème de man-
sont éborgnées, ­d’autres très grave- que de concertation avec la profes-
ment atteintes à la tête. sion. Le dialogue est le grand absent
Les autorités, qui refusent de parler de ce gouvernement.»
de «violences policières» et soutien- L’émoi dépasse le cadre national.
nent sans en démordre les ­forces de Avec la proposition de loi de «sécu-
l’ordre, vont également procéder à rité globale», la France s’est attiré les
des milliers d’interpellations pré- critiques des rapporteurs du ­Conseil
ventives et des centaines de pour- des droits de l’homme de l’ONU.
suites judiciaires sur la base du délit La répression des gilets ­jaunes, elle
contesté de «participation à un aussi, avait provoqué les inquiétudes
groupement en vue de com­mettre des des Nations unies, ainsi que celles
violences». La philosophie, vive- du Conseil de l’Europe. Des alertes
ment contestée, de cette infraction hautement symboliques, qui ont
n’est pas de rechercher des ­éléments pourtant été balayées. •
matériels qui attestent des violences
ou des dégradations imputables à
une personne, mais repose sur son
intention d’y ­prendre part. Et le
gouvernement tente d’aller encore
plus loin en faisant voter une loi Que s’est-il passé à la manif
«anticasseurs» qui permet de pro- ­anti-loi de sécurité globale ?
noncer des in­terdictions adminis- Deux journalistes ont été inter-
tratives individuelles de manifester. pellés mardi lors d’un rassemble-
Le Conseil constitutionnel censure ment contre le projet de loi.
finalement cette disposition. ­Darmanin a soutenu – à tort – que
Après des mois sans réelle inflexion les reporters devaient désormais
sur sa pratique brutale du maintien «se rapprocher des autorités»
de l’ordre, le gouvernement consent Rassemblement contre la loi sur la «sécurité globale», mardi à Paris. Photo Cyril Zannettacci pour couvrir les manifestations.

Loi sur la recherche : la matraque en pleine fac


Un article de la loi de se défendre face aux «pressions et menaces» nistration. «Il s’agit d’une volonté inacceptable Frédérique Vidal et arrivant en CMP, essayé
qui ont pu les amener à annuler les débats en de museler les étudiants. Cet article n’a jamais de restreindre la ­liberté des universitaires.
programmation de la recherche leur sein. On pense alors au report du sémi- fait l’objet d’un vote puisque la version sortie
prévoit une peine allant jusqu’à naire sur la radicalisation de Mohamed de la CMP n’a pas été soumise au vote. C’est un Laisse politique. La sénatrice LR Laure
trois ans de prison pour ceux ­Sifaoui à la Sorbonne, ou à l’annulation de la véritable déni de démocratie», dénonce Méla- Darcos avait en effet proposé un amendement
qui «troublent la tranquillité» conférence sur la PMA de Sylviane Agacinski nie Luce, la présidente de l’Unef. qui, sous couvert de défendre les libertés aca-
à Bordeaux à l’automne 2019. Pour sa défense, le ministère parle d’un article démiques, les soumettait au concept vague et
d’une université. La LPR étant examinée en procédure accélé- «symbolique» (en effet), qui ne viserait pas les politique des «valeurs de la République». Le
rée, elle ne repasse pas en discussion pub­- étudiants (une circulaire devrait venir le préci- gouvernement, qui considère les univer­sités

L
e gouvernement est en train de mettre lique à l’Assemblée nationale. Une com­- ser). L’Unef, de son côté, note que la rédaction comme un ­repère d’«islamo-gauchistes», pour
à bas un bastion historique de contesta- mission mixte paritaire (CMP) de quatorze finale de l’article reprend mot pour mot celle reprendre les termes du ministre de l’Educa-
tion : les universités. Se servant de la loi députés et sénateurs se réunit donc pour de l’article voté en 2010 sur la pénalisation de tion nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est
de programmation de la recherche (LPR), la se mettre d’accord sur le texte. l’occupation des lycées. Ce dernier avait servi empressé d’accepter cet amendement mettant
ministre de la Recherche, Frédérique Vidal, de base juridique aux deux jours de garde à une laisse politique aux chercheurs.
a fait voter un article pénalisant de trois ans «Museler les étudiants». Malgré les criti- vue pour la soixantaine de lycéens qui avaient Malgré le confinement et les cours à distance
de prison l’occupation d’un campus. Com- ques de la communauté universitaire, l’article occupé le lycée Arago à Paris en mai 2018. à assurer, la communauté s’est fortement
ment en est-on arrivé là ? reste bien dans la loi, il est même alourdi dans Ne sachant plus comment défendre son texte, ­mobilisée et Laure Darcos, membre de la
Ce texte de loi est arrivé au Sénat le 29 octo- sa rédaction. Ce n’est plus l’opposition à la te- le ministère précise que cet article sera proba- commission mixte paritaire, a finalement
bre, soit le lendemain de l’annonce du recon- nue d’un débat qui est sanctionnée, mais le blement retoqué par le Conseil constitution- souhaité revenir sur son propre amendement,
finement par le chef de l’Etat. Pas de quoi ar- fait de «troubler la tranquillité ou le bon ordre nel, s’agissant d’un cavalier législatif, c’est-à- avec cette formulation : «Les libertés acadé­-
rêter le sénateur centriste Laurent ­Lafon qui de l’établissement». La peine encourue est dire une mesure insérée dans une loi mais miques sont le gage de l’excellence de l’ensei-
a déposé un amendement pénalisant d’un an portée à trois ans de prison si l’opération est sans aucun lien avec son objet initial. Mais gnement supérieur et de la recherche français.
de prison «le fait de pénétrer ou de se mainte- réalisée en réunion. alors pourquoi laisser cet article ? Elles s’exercent conformément au principe à
nir dans l’enceinte d’un établissement […] Une grande partie de l’arsenal de mobilisation Cette volonté de mettre les universités au pas caractère constitutionnel d’indépendance des
dans le but d’entraver la tenue d’un débat or- étudiante tombe sous le coup de cet article : n’est pas un hasard. Le gouvernement a, par enseignants-chercheurs.» Le coup n’est pas
ganisé dans les locaux de celui-ci». L’objectif les occupations de bâtiments bien sûr, mais le même jeu d’un amendement surprise de la passé loin.
est de donner les moyens aux universités de aussi les envahissements de conseils d’admi- droite sénatoriale approuvé par la ministre Olivier Monod
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Le défenseur des droits


de l’homme Henri
Leclerc déplore la
tendance politique,
depuis plusieurs
décennies, à adopter
toujours plus de lois
restrictives pour tenter
de rassurer l’opinion.

H
enri Leclerc, 86 ans, est avo-
cat et président d’honneur
de la Ligue des droits de
l’homme. Grand défenseur des liber-
tés publiques, il revient sur l’accu-
mulation alarmante des coups de ca-
nif portés à l’Etat droit par l’exécutif.
Assiste-t-on en France à une dé-
rive liberticide propre à une dé-
mocratie illibérale ?
Nous ne sommes pas dans un Etat
totalitaire, mais il y a trop de brèches
ou de coins enfoncés dans notre Etat
de droit. Attention : incontestable-
ment, il y a une dérive qui tend à ac-
centuer la régression des libertés. Le
terrorisme met les gens en colère.
Mais il ne faut ne pas céder à un
comportement démagogue, mon-
trer ses muscles. Quand j’entends re-
procher aux maires qu’ils font des
concessions pour des raisons électo-
ralistes aux isla­mistes, je pense que
l’Etat fait, sans s’en rendre compte,
des concessions aux ennemis de la
liberté.
L’exécutif s’attaque à la liberté de
manifester, à celle de la presse de
couvrir des manifestations, à
celle des étudiants potentielle-
ment coupables de délit pour
contestation. Une escalade vers
une forme de Patriot Act ?
L’accumulation de ces mesures ris-
que d’ouvrir la voie à une généralisa-
tion à laquelle les citoyens finiraient
par s’habituer, désarmant ainsi, pa-
radoxalement, la République, au Des opposants à la proposition de loi sur la «sécurité globale» ont manifesté mardi soir à Paris. Photo Cyril Zannettacci. Vu
prétexte fallacieux de la renforcer.
La succession et l’accumulation

«L’Etat fait, sans s’en rendre


des crises (terrorisme, pandé-
mie, climat, révoltes sociales, dé-
sastre humanitaire des migra-
tions…) doivent-elles néanmoins
pousser les démocraties occi-
dentales à multiplier le renforce-
ment de leur arsenal judiciaire ?
Si cela consiste à renforcer notre
ADN, l’Etat de droit, on ne peut
compte, des concessions
aux ennemis de la liberté»
qu’être d’accord. Mais on constate
depuis des années que, face à des
événements qui secouent l’opinion
publique, la tendance est à la restric-
tion des libertés de tous pour tenter
de lutter contre les actes graves
d’une extrême minorité. Le gouver- qui me révoltent si je n’ai pas les ins- instituteurs que je suis. Comme rope est chargée de veiller au respect berté d’expression. Celle-ci n’est pas
nement évoque régulièrement les truments pour les critiquer. Dans le l’horrible attentat de Nice. Il faut ce- de la Convention européenne de indéfinie, sans limite, contrairement
Lumières, mais les Lumières n’ont cas de la lutte contre l’islamisme ra- pendant des réponses concrètes, et sauvegarde des droits de l’homme et à ce que voulait Robespierre, et sur-
jamais préconisé un Etat répressif. dical et le terrorisme, on peut en re- non théâtrales. L’état du droit actuel des libertés fondamentales. Elle a tout Marat, qui assurait : «La liberté
Les citoyens peuvent avoir le sen- vanche légitimement s’interroger permet de le faire, d’autant qu’il a été été ratifiée par 47 Etats, dont la de tout dire n’a d’ennemis que ceux
timent d’être pris en étau entre sur ce qui est en train de se jouer… considérablement renforcé avec la France en 1974, le dernier pays euro- qui veulent se réserver la liberté de
l’état d’urgence sanitaire pour Quand Gérald Darmanin assure transposition de l’état d’urgence péen avec Malte à le faire. Et Robert tout faire. Quand il est permis de tout
lutter contre le Covid-19 et une dans Libération au sujet de l’at- dans le droit commun. Les instru- Badinter a permis en 1981 aux justi- dire, la vérité parle d’elle-même et
loi de sécurité globale pour ren- taque horrible dont a été victime ments répressifs sont déjà très forts. ciables français de la saisir. Une véri- son triomphe est assuré.» Mirabeau
forcer les pouvoirs de la police… Samuel Paty qu’«il s’agit du pre- Souhaitons peut-être que la justice table avancée sur laquelle il serait a justement introduit dans la Décla-
Il faut distinguer les deux. Dans le mier attentat dont l’arme n’est puisse être plus rapide au moment très préjudiciable de revenir. ration des droits de l’homme de 1789
cas de la pandémie, cette menace ef- pas seulement un couteau, mais où la soif de justice légitime est Les critiques ont également plu cet article 11 : «La libre communi­-
froyable contre notre société, entou- une arme idéologique qui est étouffée par le besoin de vengeance. quand le Conseil constitutionnel cation des pensées et des opinions est
rée de fausses nouvelles et de ru- celle des officines islamistes Certaines voix, chez LR comme a choisi de retoquer la proposi- un des droits les plus précieux de
meurs complotistes, il faut se fier à “françaises”», vous comprenez ? au RN, avancent qu’il faudrait tion de loi Avia contre la «haine l’homme; tout citoyen peut donc par-
l’avis des scientifiques. Les restric- Ce sont des mots pour tenter de jus- s’émanciper du carcan, selon en ligne» au motif qu’elle consti- ler, écrire, imprimer librement, sauf
tions des libertés doivent être expli- tifier des mesures de nature à rassu- eux, que constitue la Cour euro- tuait une atteinte à la liberté à répondre de l’abus de cette liberté
quées aux citoyens, mais doivent rer l’opinion publique. Ce crime bar- péenne des droits de l’homme… d’expression… dans les cas déterminés par la loi.» Il
être contrôlées. Je fais attention à ne bare révolte et bouleverse pro­- C’est particulièrement dangereux. Au nom de la liberté d’expression, le est donc interdit d’inciter à la haine
pas m’insurger contre des mesures fondément le petit-fils de quatre Cette juridiction du Conseil de l’Eu- gouvernement souhaite limiter la li- contre des citoyens qui ont une reli-
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ristes. Or elle ouvrit la voie aux


«pouvoirs spéciaux» et à la torture
généralisée, puis à la répression
brutale des manifestations, comme
Forces de l’ordre : qui
à Charonne. J’étais un «droit-
de-l’hommiste». Je suis désormais
un «islamo-gauchiste». Je pense
gardera les gardiens ?
juste qu’il faut permettre aux gens
de croire. Le deuxième paragraphe A partir de la collet chargé de vous identifier Dans les années 2010, la me-
du préambule de la Déclaration IIIe République, précisément aux yeux des pas- nace terroriste s’accentue, alors
universelle des droits de l’homme l’Etat avait tenté de sants. Par opposition aux abus même que se démultiplient
de 1948 le dit bien : «Considérant de la «police occulte» et aux les outils de prise de vues et la
que la méconnaissance et le mépris
fonder la légitimité sombres méfaits des «mou- circulation des noms et des
des droits de l’homme ont conduit à des policiers sur ches» (ainsi surnommait-on images sur les réseaux sociaux.
des actes de barbarie qui révoltent l’assentiment public. les agents secrets de l’Inté- Un sinistre cap est franchi
la conscience de l’humanité et que La loi de «sécurité rieur), il s’agit bien de garantir le 13 juin 2016 avec l’assassinat
l’avènement d’un monde où les êtres globale», elle, un ­contrôle public sur l’action d’un couple de policiers à
humains seront libres de parler et de leur fait croire qu’ils des forces de l’ordre. Les caser- leur domicile de Magnanville
croire, libérés de la terreur et de la sont au-dessus de nes de gendarmerie devraient (Yvelines).
misère, a été proclamé comme la être «des maisons de verre», La protection des agents et
plus haute aspiration de l’homme.»
la société, aggravant ­explique ainsi un officier sou- de leur vie personnelle est un
Parler et croire. la défiance des cieux d’exemplarité. Elles le enjeu fondamental, personne
Droits-de-l’hommistes, angélis- citoyens à leur égard. ­deviennent d’autant plus que ne le nie, mais la loi de sécurité
tes, voire complices… Les pres- les agents sont de plus en plus globale répond-elle vraiment

L
sions n’ont jamais été aussi a vieille question revient franchement insérés dans la à cette question ? Pour sortir
­fortes sur les ONG et associa- dans l’actualité sous la société : désormais connus des de l’alternative stérile et mani­-
tions qui défendent les droits de forme d’une loi qui veut habitants dont ils partagent chéenne dans laquelle le mi-
l’homme, l’Etat de droit… limiter les possibilités de con- même la vie de quartier, ni le nistre de l’Intérieur cherche
Ces pressions ont toujours existé. trôle citoyen et médiatique de gendarme ni le gardien de la à enfermer la discussion (on
Mais elles se sont renforcées. Pour l’action policière. Droit à l’in- paix ne sont des anonymes ­serait «pour ou contre» les poli-
autant, il ne faut jamais abdiquer. formation d’un côté, volonté de au képi interchangeable. Ils ciers – circulez, il n’y a rien à
Les principes fondamentaux des protéger les agents de l’autre… peuvent donc faire l’objet de voir…), la mise en perspective
droits de l’homme sont inhérents à Derrière ce débat récurrent, plaintes nominatives, fondées historique rappelle que les
la République, comme la laïcité, qui c’est toutefois ­la définition ou injustes, mais toujours ­métiers de police n’ont rien de
est inscrite dans la Constitution. De- même des métiers de police qui ­examinées, y compris quand «naturel» ; ils évoluent à travers
puis 1995, et les premiers actes terro- se joue : qu’est-ce qui fonde leur il s’agit de lettres anonymes. le temps, selon les consignes
ristes qui ont ébranlé la société fran- légitimité ­en démocratie ? Si les sanctions restent rares qui leur sont données, mais
çaise, la réponse de l’Etat a toujours A la fin du XIXe siècle, les fon- ou discrètes, les policiers aussi en fonction des modèles
été plus spectaculaire qu’efficace. Il dateurs de la IIIe République sont parfaitement conscients qui leur sont proposés. Et c’est
faut savoir que plus de trente lois ont ont été confrontés à cette ques- d’exercer leur métier sous ici que la nouvelle loi franchit
été promulguées en vingt-cinq ans. tion. Enfin installés au pouvoir ­le regard public. un cran, non seulement parce
Et ont réduit l’espace des libertés. après un siècle de combats, Cette pression sociale ne les ré- qu’elle complique (au mieux) le
Le juge est-il un rempart de plus ils héritent d’un appareil d’Etat jouit pas forcément : «le fait de contrôle citoyen, mais surtout
en plus en faible contre la vo- et de forces de l’ordre dont prendre le numéro de collet de par le message implicite qu’elle
lonté des gouvernements de ba- la culture professionnelle l’agent est un droit pour tout ci- envoie aux agents.
naliser l’état d’urgence via un s’est forgée sous les régimes toyen et ne peut être considéré Il y a quelques années, dans
transfert du pouvoir législatif à ­autoritaires. Impossible de comme un outrage». S’il faut le cadre de la lutte contre les
l’exécutif ? ­renvoyer les agents ou de révo- le rappeler en 1922, c’est sans «contrôles au faciès», on an-
C’est une question essentielle. Nous lutionner des polices qui four- doute que cela ne va pas tout nonçait une meilleure supervi-
assistons, médusés, à cela depuis nissent la preuve de leur utilité à fait de soi ! Mais c’est surtout sion des policiers grâce au re-
plus d’une génération. A chaque dans une société de petits avec la montée des tensions po- tour du numéro de matricule :
gion, mais on peut ainsi critiquer les ­attentat, on multiplie les lois qui re- ­propriétaires angoissée par litiques et sociales, d’une part, avec ses sept chiffres peu lisi-
religions elles-mêmes. Les caricatu- viennent, in fine, à effacer le juge, l’expérience répétée des insur- et la revendication de disposer bles et souvent dissimulés,
res peuvent blesser les gens, mais on gardien des libertés essentielles, pri- rections ! Puisqu’on ne peut pas d’une vie privée, d’autre part, le référentiel des identités et
ne peut pas les interdire. La Cour eu- mordiales. On lui retire des pou- transformer l’institution poli- qu’entrent en crise l’impératif de l’organisation (RIO) n’a pas
ropéenne des droits de l’homme le voirs. En réservant au juge adminis- cière, on s’efforce de la sous- de transparence et la possibilité tenu ses promesses. Au
résume bien en assurant que la li- tratif le contrôle de l’Etat qui porte traire au débat public en insis- d’un contrôle citoyen. Le ré- ­contraire, à voir des agents lour-
berté d’expression n’est pas faite que atteinte aux libertés individuelles. tant plutôt sur son identité gime de Vichy retire ainsi le nu- dement équipés, casqués, enca-
pour des idées inoffensives ou con- Notamment sur les perquisitions quasi militaire, ce qui veut dire méro de collet pour rassurer et goulés (ce qui est ponctuelle-
sensuelles, mais aussi administratives, les beaucoup dans la France décomplexer des policiers qui ment autorisé depuis 2016) et
pour celles qui peuvent manifestations des gi- ­patriotique d’une IIIe Répu­- craignent les représailles des peut-être bientôt floutés, on ne
heurter une partie de lets jaunes… Le juge blique très sensible au prestige résistants. Avec la guerre d’Al- peut que s’interroger sur l’évo-
la population. C’est le admi­nistratif et l’Etat viril des armes. Anciens soldats gérie et le développement des lution des imaginaires du mé-
­s ocle même de la ne peuvent être les (les policiers) ou militaires attentats du FLN, on permet tier. Dans l’esprit des policiers,
­démocratie. seuls garants de la de carrière (les gendarmes), aux agents de quitter les com- le gendarme d’élite du GIGN a
«Une certaine gau- préser­vation essen- les forces de l’ordre portent missariats en tenue civile, ce bien remplacé «Pinot simple
che aujourd’hui tra- tielle des libertés indi- l’uniforme et la moustache qui se généralise après Mai 68, flic» (pour citer un personnage
hit les valeurs de la viduelles. Le pouvoir qui garantissent une part sous la pression des syndicats. de policier créé par Gérard Ju-
DR

communauté natio- ­judiciaire a été incon- de leur légitimité. gnot en 1984, maladroit mais
nale, estime Gérald Interview testablement affaibli. Attribut guerrier, l’uniforme fondamentalement proche des
Darmanin. En fai- J’attends de voir com- peut également être pensé Par gens et plus efficace qu’il n’y
sant des concessions à l’isla- ment le garde des Sceaux va être comme un gage de transpa- paraît). Au lieu de fonder la légi-
misme poli­tique. Or il n’y a sensible à ce débat. rence, ce qui fonde une autre Arnaud- timité policière sur l’assenti-
pas de différence de ­nature entre Etes-vous inquiet ? conception du métier de poli- Dominique ment public, comme la IIIe Ré-
l’islamisme politique et le terro- Je l’ai été toute ma vie. J’ai une telle cier, plus conforme aux pro- Houte publique avait tenté de le faire,
risme, il y a une différence de de- habitude de l’inquiétude que cer- grès de l’Etat de droit et de la on flatte aujourd’hui les tenta-
gré, l’un nourrit l’autre.» tains disent que je suis un Cassan- démocratie. Le porter, comme tions séparatistes d’une institu-
Ce sont, là encore, des mots. On dre. Mais Cassandre avait raison sur le font au XIXe siècle tous les tion qui pourrait se croire au-
peut dénoncer les amalgames qui la chute de Troie. L’Etat n’est ni fas- gendarmes et de plus en plus dessus ou à côté de la société.
lient l’idéologie fanatique et la ciste ni raciste d’ailleurs, mais il y a d’agents (les «sergents de ville» On ne voit pas ce qu’y gagne-
­religion musulmane sans être traité une faiblesse dans son contrôle qui du ­Second Empire, rebaptisés ront les forces de l’ordre, qui ont
DR

«d’islamo-gauchiste». Quand le ­conduit à laisser s’affaisser nos «gardiens de la paix» avec bien d’autres revendications à
en 1955 je me battais contre la loi re- principes fondamentaux de défense la IIIe République), c’est s’as- faire valoir, mais on doit crain-
lative à l’état d’urgence pour répri- des libertés publiques. treindre à un impératif de visi- Professeur d’histoire dre que cela ne creuse davan-
mer le soulèvement en Algérie, on Recueilli par bilité, a fortiori quand la tenue contemporaine à l’université tage encore le fossé entre les
disait que j’étais l’ami des terro­- Christian Losson est surmontée d’un numéro de Paris-Sorbonne. ­citoyens et les policiers. •
8 u
Monde Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Kaboul dans
le viseur
des talibans
L’absence d’avancée dans les négociations à Doha entre le
Tamim Ahmed, ex-taliban libéré, de retour dans son village

gouvernement afghan et les insurgés rend chaque jour plus


probable la chute de la capitale afghane. Une inquiétude
accentuée par le prochain retrait des forces américaines,
annoncé mardi par Donald Trump.
Par de la rupture», poursuit le diplomate. Muhsin al-Masri, a été tuée le 15 octobre
Luc Mathieu Selon Rahmatullah Nabil, ancien di- dans la province de Ghazni (Sud-Est) –
Photos recteur des services de renseignement l’armée américaine a déjà largement
Sandra Calligaro afghans, un déblocage pourrait être an- entamé son retrait. Après dix-neuf ans
noncé dans les prochains jours, le gou- de guerre, elle compte moins

L
a chute de Saïgon. La perspective vernement de Kaboul ayant cédé sous de 5 000 soldats dans le pays, contre
de voir Kaboul s’effondrer «l’énorme pression», comme il l’a écrit plus de 100 000 en 2012. Mardi, le Pen-
comme la capitale vietnamienne mardi sur Twitter. tagone a annoncé le rapatriement
en 1975, repris par les talibans ou fra- Mais les désaccords restent profonds de 2 000 autres d’ici au 15 janvier. Le
cassé par une nouvelle guerre civile, se sur le cœur des discussions. D’un côté, président sortant, Donald Trump, avait
murmure depuis plusieurs années en- les talibans sont arc-boutés sur leurs fait de l’arrêt «des guerres sans fin» une
tre diplomates, analystes ou au sein de exigences, dont celle de réinstaller «un promesse de campagne. Rien ne dit
certains cercles dirigeants afghans. Ces émirat», en lieu et place de l’actuelle ré- que son successeur, Joe Biden, revien-
dernières semaines, elle prend corps. publique. Ils seraient prêts à une con- dra sur la décision. Il s’est dit favorable
«L’ambiance est crépusculaire. Il s’est cession temporaire : un gouvernement à une force antiterroriste d’envergure
passé deux ans entre les accords de Pa- intérimaire. Mais cette option est reje- limitée. Ce retrait américain inquiète
ris en 1973 et la chute de Saïgon. Ici, la tée par le président Ashraf Ghani, qui l’Otan. Son secrétaire général, Jens
question est plutôt de savoir combien de entend rester au pouvoir aussi long- Stoltenberg, a averti mardi que l’Afgha-
mois cela prendra», explique un diplo- temps qu’il le pourra. nistan pourrait «redevenir une base
mate occidental en poste à Kaboul. Le chef de l’Etat afghan n’a jamais été pour les terroristes internationaux». La
aussi faible. Mal élu, après des fraudes France s’est dite préoccupée des consé-
«Un émirat» massives et une participation histori- quences sur les pourparlers de paix.
Ce pessimisme tient d’abord à l’ab- quement faible, contesté par son rival
sence de résultat des négociations en- Abdullah Abdullah nommé chef des La capitale quasi encerclée
tre les talibans et les représentants du négociations, il fait face à des talibans Les talibans ont, eux, salué «une bonne
gouvernement afghan et de la société en position de force. Politiquement, les mesure». «Le plus tôt les troupes étran-
civile. Lancées en septembre à Doha, insurgés estiment qu’ils ont gagné face gères s’en iront, le plus vite la guerre fi-
au Qatar, où les insurgés ont installé aux Etats-Unis. L’accord qu’ils ont signé nira», a déclaré l’un de leurs porte-pa-
leur bureau politique, elles n’ont pour avec Washington fin février à Doha, role, Zabihullah Mujahid. Ils sont
l’instant abouti à rien de concret. Les sans que Kaboul ne soit consulté, enté- d’ores et déjà en position de force mili-
délégations, chacune dans leur salle, rine un calendrier de départ des forces tairement. Ces derniers mois, ils ont
ne se parlent même plus directement. américaines qui doit s’achever en avancé autour des grandes villes.
Des intermédiaires qataris se chargent avril 2021. A condition toutefois qu’ils Même la capitale, Kaboul, est au-
de transmettre les messages. Hormis s’engagent à ne pas laisser des groupes jourd’hui quasi encerclée. Ils ont refusé
des premières déclarations d’intention jihadistes, dont Al-Qaeda, opérer de- l’instauration d’un cessez-le-feu le
vagues, les discussions à distance se puis le sol afghan. Les mécanismes de temps des négociations, ce que deman-
concentrent depuis le début sur des contrôle n’ont pas été dévoilés dans dait le gouvernement, et n’ont accepté
points techniques, notamment le ca- l’accord rendu public, ils figurent dans «une réduction des violences» que du-
lendrier, et les procédures pour régler des annexes confidentielles. rant quelques jours, le temps de signer
les contentieux. «Le problème est Pour l’heure, alors que des cadres et leur accord avec Washington. Depuis,
qu’aucune des deux parties n’a envie des combattants d’Al-Qaeda sont pré- les attaques contre les forces afghanes,
d’avancer. Mais aucune ne veut non sents en Afghanistan – une figure his- démoralisées et sous-payées, sont in-
plus apparaître comme étant à l’origine torique du mouvement, l’Egyptien cessantes à travers le pays. • Dans les jardins du palais de Paghman, près de Kaboul,
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«Depuis que les insurgés ont gagné,


les voisins ont peur qu’on se venge»
La libération de lage natal de l’ancien prisonnier, Kolo Sayda, Mais depuis son retour au village, bien que cé-
5 000 prisonniers talibans, hameau couleur sable planté sur les hauteurs lébré en vainqueur, avec un repas «digne de
de Paghman, un district proche de Kaboul où l’Aïd et des coups de feu lancés au ciel depuis
condition des négociations en les talibans étendent leur influence. notre jardin», les soupçons à l’égard de l’an-
cours, suscite la méfiance dans Tamim ne s’épanche pas sur ses ancien- cien combattant ne faiblissent pas. De son
les villages où ils sont de nes responsabilités au sein des in- propre aveu, «il y a un problème de
retour. Les motivations des ex- surgés. Il assure qu’il n’était OUZBÉK.
TADJIKISTAN
­confiance» autour de sa per-
détenus sont souvent troubles. qu’«un simple logisticien», TURKMÉN. sonne. Les villageois ont fait
malgré ses deux années de payer toutes ces années la
AFGHANISTAN

Q
uand il a quitté il y a presque deux formation à Arghandab, près Kolo Sayda Bagram condamnation de Tamim à
mois la tristement célèbre prison de de Kandahar, et sa condam- Maydan Shahr sa famille. Ses quatre frères,

IRAN
Kaboul INDE
Pul-i-Charki, mastodonte de béton nation très longue, dix-sept Logar tous ouvriers agricoles, ont
Kandahar
planté sur une plaine désolée à l’est de Ka- années de détention, dont la été écartés des tâches les
boul, Tamim Ahmed «s’est rasé la barbe» et première passée à l’isolement moins harassantes, comme
a coiffé sa tignasse bouclée «avec du gel». Une total. C’est en acheminant un PAKISTAN s’occuper du bétail et des
coquetterie jugée hérétique par les talibans, chargement «de téléphones, de cueillettes, parce qu’ils
100 km
qui l’enrôlèrent à ses 17 ans, mais dont l’objec- cartes Sim et de bottes» vers une étaient «frères d’un taliban»,
tif a habité ses douze années de détention : re- unité combattante du Loghar, autre pro- raconte l’aîné Hedayatullah.
trouver sa fiancée de jeunesse et organiser la vince voisine de Kaboul, qu’il se serait fait Dans un sourire triste, le paysan note toute-
noce «avec des boissons énergisantes et du riz prendre. Il dit n’avoir jamais rencontré son fois que le vent tourne : «Maintenant que les
natal, Kolo Sayda, fin septembre. à la viande». La promise habite toujours le vil- avocat. talibans ont gagné, les voisins viennent tous
prendre de nos nouvelles et nous flatter. Ils ont
peur qu’on se venge, ou que les talibans impo-
sent une taxe sur le village.»

«Si j’apprends qu’il cherche


à y retourner, je le démolis»
Tamim doit aussi rassurer les maleks, les sa-
ges de son district, qui ont apporté leur garan-
tie personnelle et leurs empreintes digitales
aux services de renseignement afghans, pro-
mettant que Tamim ne retournerait pas au
combat. Lui jure qu’il honorera leur parole,
sans quoi son père le «tuera». Bachir Ahmad,
ancien moudjahid à la barbe blanche en
forme de dague, berce un bébé joyeux, ac-
croupi sur une natte terreuse à quelques pas
d’un jeune veau immaculé. D’un regard noir,
le patriarche confirme : «Je l’ai à l’œil. Si j’ap-
prends qu’il cherche à y retourner, je l’enferme
et je le démolis.» Cette motivation au jihad,
Bachir Ahmad la juge absurde : «Nous avons
combattu pour mettre dehors les “sans dieu”.
[les Soviétiques, qui en décembre 1979 ont en-
vahi l’Afghanistan, dont ils sont repartis vain-
cus dix ans plus tard, ndlr]. Nous respectons
l’islam et la charia. Pourquoi les talibans ont
creusé un fossé entre mon fils et nous ? Tout
cela n’est que politique.» Paghman est un dis-
trict majoritairement peuplé de Pachtouns,
une ethnie très conservatrice. Dans la grosse
ville adjacente, sous contrôle gouvernemen-
tal, les femmes, même étudiantes, sont dissi-
mulées sous des burqas. Dans les campagnes
dominées par Kaboul, elles ne sortent pas de
leur maison. Comme la mère de Tamim, cloî-
trée entre ses murs, mais qui confie son «bon-
heur complet» depuis le retour de son fils. Ici,
la distance idéologique entre insurgés et habi-
tants paraît bien mince.
Si Tamim compte investir la ferme familiale,
sa volonté de scission avec le mouvement pa-
raît trouble. Un voile de gêne crispe son visage
tandis qu’il se justifie : «Ils se sont bien occupés
de nous en prison. On a reçu une lettre qui pro-
mettait que notre libération serait la condition
pour la paix. Notre groupe était très soudé
contre les attaques des autres détenus… J’ai
eu beaucoup de peine en laissant certains
compagnons derrière moi.» Alors, il reste à
l’affût des consignes, inchangées depuis sa li-
bération : «On ne repart pas au combat. On re-
prend les cours à la madrasa [école coranique,
ndlr] et un travail normal.» Une directive qui
a du sens, puisque les insurgés disposent d’un
nombre suffisant de combattants – autour
Humayoon, un taliban, porte les traces de cinq ans de «prisons privées», avant d’être enfermé au centre pénitentiaire de Bagram. de 80 000 hommes, selon Suite page 10
10 u
Monde
Libération Vendredi 20 Novembre 2020

A Kaboul, le commandant Omar (nom d’emprunt),un taliban actif dans les régions de Logar, Wardak et Kaboul.

Suite de la page 9 plusieurs rapports –, or-


ganisés progressivement à la façon d’une ar-
partie imputée aux insurgés. «Nombreuses
sont les familles qui ont perdu des proches tués
«De nombreuses gram, autrefois aux mains des Américains. Il
avale des comprimés de kétamine, un très
mée conventionnelle et dotés d’armes de par les talibans, dont certains sont coupables familles ont perdu des puissant antidouleur, comme s’ils étaient des
pointe.
Selon différentes études, entre 8 000 et
de crimes contre l’humanité et de crimes de
guerre. Quelle justice offre-t-on à ces familles ?
proches tués par les bonbons. Très loquace sur les systèmes explo-
sifs, dont il dit être expert, l’homme s’affirme
10 000 prisonniers talibans seraient toujours L’impunité pour des criminels. Ils n’ont même talibans, dont des impatient de retourner au combat, même si
derrière les barreaux, quand 5 000, dont Ta- pas sollicité notre pardon», s’insurge Raihana son ancien chef d’unité le presse de «rester
mim, ont été libérés à la faveur d’un accord Hashimi, la cofondatrice d’un comité d’aide coupables de crimes tranquille». Une lueur exaltée dans le regard,
signé fin février par Washington et les insur-
gés. Ce texte, qui avalise le retrait de toutes les
aux victimes du conflit afghan, dont une
sœur de 14 ans a été tuée d’une balle en plein
contre l’humanité. il se remémore ses combats face aux soldats
afghans, et les lunettes à vision nocturne ré-
troupes étrangères du pays d’ici à la mi-2021, cœur lors d’une manifestation. Quelle justice offre-t-on à cupérées sur leurs cadavres, matériel souvent
a aussi permis le démarrage en septembre au
Qatar de pourparlers de paix entre les talibans
La «gifle» est pour elle d’autant plus violente
que l’une de ses collègues, dont le fils a péri
ces familles ? L’impunité fourni par les Américains. Humayoon se dit
prêt «à faire couler le sang à ­nouveau», si les
et Kaboul. Mais les rebelles négocient en posi- dans une attaque terroriste, a été menacée de pour des criminels. «infidèles» ne quittent pas l’Afghanistan.
tion de force à Doha, face à un gouvernement mort par un ex-prisonnier taliban le mois der- Dans l’air, une pointe de gris annonce le soir.
afghan fragile et divisé. nier. «Elle passe régulièrement dans les mé- Ils n’ont même pas Humayoon doit vite reprendre la route pour

«Des profils très


dias. Il l’a vue à la télévision. Il lui a dit qu’il
viendrait la chercher si elle ne se taisait pas.»
sollicité notre pardon.» le Wardak, une province voisine de Kaboul
de plus en plus instable. La veille, un attentat
controversés» Dans une position de toute-puissance après Raihana Hashimi cofondatrice d’un a visé la voiture d’une femme politique sur
D’après Rahmatullah Amiri, spécialiste du l’accord signé directement avec les Etats- comité d’aide aux victimes du conflit la route principale, bien visible depuis le
mouvement taliban au sein du Réseau des Unis, les insurgés qualifient la libération de poste frontière dominant Maydan Shar, la ca-
analystes afghans (AAN), les insurgés se mo- leurs détenus de «position de principe», selon le quadragénaire aux traits durs et à la voix pitale provinciale. D’ici, la vue sur la vallée
biliseront rapidement pour les prisonniers le commandant taliban Omar (1), membre enrouée, fruit de nombreuses nuits passées est à couper le souffle. Mais Haseeb, le mili-
restants. «Le choc psychologique et politique d’une commission militaire chapeautant le «en montagne». «Les prisons conventionnelles taire en poste, est déprimé : un soldat a été
de la première vague de libération est passé : Sud afghan. «Même quand nous étions moins comme Pul-e-Charki ne présentent pas de pro- tué sous la guérite principale la semaine der-
on ne parle même plus des 5 000, alors que ce organisés, nous enterrions nos soldats autant blèmes majeurs, puisque la Croix-Rouge y ef- nière d’un tir de sniper en pleine tête. Cela
point précis, il y a quelques mois, avait failli que nous pouvions. Nous agissons de même fectue des contrôles», observe-t-il. A l’inverse, fait près d’un mois qu’il n’est pas retourné
bloquer toutes les négociations.» «Certains avec nos prisonniers : ils se sont engagés pour les «prisons privées», soit des bâtiments offi- dans son village, pourtant visible en contre-
profils très controversés sont même sortis de la cause. Depuis des années, nous payons les ciels aux mains de milices privées, leur ont bas, à l’orée d’une plaine verte. Trop risqué.
prison», rappelle-t-il. Les meurtriers de l’em- juges, les policiers pour les faire sortir. Cela pris de nombreux combattants : «8 000 à A son dernier passage, Haseeb raconte avoir
ployée onusienne française Bettina Goislard, nous a coûté très cher.» 9 000 d’entre eux ont disparu dans ces pri- croisé deux anciens prisonniers talibans. «La
tuée en 2003, ont ainsi été libérés en septem- sons», assure le commandant Omar. Notam- ligne de front était si proche. Ils n’ont pas ré-
bre malgré les réticences répétées du Quai impatient de retourner ment à Kandahar sous l’égide de l’ancien chef sisté. Un berger vient de m’apprendre qu’ils
d’Orsay. au combat de la police Abdul Razik, à la réputation de re- ont repris les armes.»
Mais la pilule reste amère à avaler dans la so- Les rebelles disposent de relais de communi- doutable tortionnaire, assassiné en 2018. Solène Chalvon
ciété afghane, quand la dernière décennie de cation très structurés à l’intérieur des prisons, Humayoon (1) porte physiquement les traces Envoyée spéciale à Kaboul
conflit à elle seule a fait plus de 100 000 morts qui enregistrent les arrestations, les person- de cinq années de «prisons privées», avant
et blessés selon l’ONU, dont une importante nes malades, torturées ou décédées, explique d’être enfermé au centre pénitentiaire de Ba- (1) Le prénom a été changé.
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Des Occidentaux
aux talibans,
les Afghanes
cantonnées
à la propagande Qamar Gul, une icône anti-talibans aux motivations ambiguës. Photo DR

Si la condition des jeune femme au verbe vif est meuse burqa bleue. En 2001, la coalition internationale L’année dernière, la propre sia afghane. Fauzia Kofi,
femmes fut brandie membre du Women’s Natio- la condition terrible des ces dix-huit dernières an- femme du diplomate améri- l’une des quatre représen-
nal Movement for Peace, un femmes afghanes «était une nées, avait pour but de faire cain Zalmay Khalilzad (né en tantes à Doha, se montre
par la coalition collectif regroupant des arme de propagande, utilisée émerger une classe moyenne Afghanistan et médiateur toutefois optimiste. «Ne se-
internationale, fonctionnaires, des militan- pour justifier l’intervention urbaine et une nouvelle gé- principal des négociations), rait-ce que par “calcul politi-
à Kaboul, tes, des spécialistes du droit de la coalition», indique nération de femmes édu- Cheryl Benard, a publié un que”, les Occidentaux appuie-
les féministes ont islamique et des entrepre- Heather Barr, codirectrice quées. L’un de ses seuls in- article qui demandait aux ront nos demandes. Le sang
l’impression neuses, qui vise à maintenir du département droits des vestissements réussis. Dans «femmes de Kaboul» de faire de leurs soldats a coulé en Af-
d’avoir été un contact constant avec les femmes pour Human Rights les campagnes, les Afghanes des efforts, rappelant que les ghanistan. Des sommes colos-
instrumentalisées. quatre femmes de la déléga- Watch. Un discours dont il mordent toujours la pous- Occidentales «n’avaient pas sales ont été versées. S’ils
tion du gouvernement af- ne reste plus grand-chose sière. D’après une étude de obtenu leurs droits parce que abandonnent en plus les Af-
ghan à Doha, qui compte dans les prises de parole di- l’ONU fin 2019, 80 % d’entre des gens d’une autre culture ghanes, leurs électeurs au-

U
n dessin au pochoir dix-sept hommes. Les tali- plomatiques. «Désormais, elles n’ont pas accès au très lointaine se sentaient dé- ront le sentiment d’un im-
s’est répandu ces der- bans n’ont, eux, aucune c’est le désengagement qui monde du travail, et 91 % solées pour elles». mense gâchis.»
niers mois sur les ­déléguée. prime. Il est physique, avec le n’ont jamais dépassé l’école Ses propos avaient suscité un S.Cn.
murs «T-Walls» de Kaboul, retrait des troupes, et finan- primaire. tollé au sein de l’intelligent- (à Kaboul)
ces hauts remparts de béton une «trahison cier, car les fonds alloués au
entourant les bâtiments offi- morale» pays promettent d’être dras-
ciels. Une silhouette de Depuis l’appartement cossu tiquement réduits lors de la
femme en hijab y figure, une où la célibataire vit en colo- prochaine conférence de Ge-

MUSIQUE
kalachnikov à la main. cation, une conjoncture rare nève.» ­Consacrée à l’aide au
L’icône s’appelle Qamar Gul. à Kaboul, Nargis attend im- développement en Afgha-
Elle est originaire de la pro- patiemment la prochaine nistan, elle se tiendra lundi.
vince de Ghor, dans l’Ouest étape des négociations, Un désintéressement vécu
afghan. Une nuit, l’été der- «celle où seront abordés nos comme une «trahison mo-

Images
nier, les parents de cette droits», veut-elle croire, la rale», telle est l’expression
jeune fille de 15 ans ont été problématique n’ayant pas consacrée, au sein des grou-

LIVRES
assassinés par des talibans encore été véritablement pes WhatsApp féministes
ayant fait intrusion dans la discutée. Chez elle, la chaîne lancés depuis le début des
cour familiale. d’informations continues négociations, et qui les sui-
Aidée par son petit frère re- Tolo News crache un fond vent de près.

FOOD
tranché à ses côtés et qui lui sonore permanent. «Les tali- Mariam Safi, chercheuse
a passé les munitions, elle a bans font leur pub sur notre pour l’ONG Drops, qui mène
abattu un à un les meurtriers dos aussi», commente-t-elle des sondages dans certaines

VOYAGES
depuis la fenêtre, avec la ka- face à l’une des dernières pu- des provinces les plus
lachnikov de son père. Re- blications sur Facebook des ­conservatrices du pays, ap-
layée sur tous les plateaux de insurgés. partient à plusieurs d’entre
télévision, l’héroïsme de l’or- La photo expose quatre fem- eux. Elle aussi fait part de son
pheline au visage rond et ti- mes en voile intégral noir. effroi face à certaines attitu-
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr  facebook.com/liberation  @libe u 21 Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr  facebook.com/liberation  @libe u 29

Page 24 : Plein cadre / Robin Lopvet, paf le chien Page 34 : Cinq sur cinq / La saga F Com
Page 26 : Ciné / Net Found Footage, les films s’emmêlent Page 35 : On y croit / Bonnie Banane
Page 28 : DVD / Billy Wilder, love etc. Page 36 : Casque t’écoutes ? / Simon Reynolds

mide est alors célébré jus- «Notez qu’ils n’ont pas menti, des des représentants de la
que dans les bureaux de la ils ont changé : on passe de la communauté internationale.
présidence. burqa bleue au voile inté- «Sous prétexte que nous ne
PHOTO
Me + Cat de Wanda Wulz (1932). PHOTO WANDA WULZ. ARCHIVES ALINARI. FLORENCE. RMN

grale noir», ironise Nargis. sommes pas “représentatives” Où sont


les femmes !
«instrumentalisées Le cliché est assorti d’un des Afghanes dans leur en-
MELCHIOR TERSEN POUR LIBÉRATION

Merch ou crève
en période de crise» commentaire : «Les talibans semble, on nous pousse à faire Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr  facebook.com/liberation  @libe u 35

Mais l’histoire se révèle fina- protègent les droits des fem- des compromis, à faire des
Page 38 : Muriel Pic / «Affranchissements» libre de port
Page 39 : Jonathan Baranger / Les Psycho-Bataves sur la route
Page 42 : les Marx Brothers / «Comment ça s’écrit»

lement plus complexe, l’in- mes afghanes.» Un leitmotiv suggestions qui prendraient
cursion talibane cachant des insurgés. Contacté au plus en compte les femmes des
Pascal Quignard, le 10 septembre 2019 à Paris. PHOTO MATTHIEU RAFFARD

sans doute, selon une en- début des négociations par campagnes, explique-t-elle.
quête très nourrie du New Libération, leur porte-parole Récemment, un diplomate «Je me fais
Recueilli par
FRÉDÉRIQUE
ROUSSEL
a donné de son vivant ses ar-
chives à l’institution. Un legs
a priori paradoxal. Seul la to-
talité de Boutès (2008), sous

pleurer d’avance» D
ans son bureau vitrine au milieu de la salle, a

York Times, une vengeance Zabihullah Mujahid avait m’a demandé : “Comment une
blanc lumi- réchappé au feu grâce à Irène
neux du XIXe à Fenoglio, spécialiste en géné-
Paris, l’univers tique (1). Les enveloppes qui
à trois cordes de Pascal Qui- contenaient ses autres ma-
gnard se voit d’entrée : une nuscrits et des feuillets resca-

Rencontre avec
importante bibliothèque, un pés, affichés sur les murs, ont
piano et des partitions, des un côté pictural et charnel : le
dessins sur les murs. Encore texte est rehaussé d’aquarel-
que certains soient partis le les colorées ou de peintures
temps de l’exposition Pascal plus sombres. Sur le geste de

Pascal Quignard
Quignard, fragments d’une l’abandon, dirigé par Mireille
écriture à la Bibliothèque na- Calle-Gruber, montre bien
tionale de France prévue jus- ces variations langagières et
qu’au 29 novembre. L’écrivain imagières de Suite page 36

familiale. Qamar Gul aurait ainsi indiqué que les talibans femme analphabète peut-elle
été mariée à l’un de leurs
combattants. «Dans le
voulaient «protéger les fem-
mes du harcèlement sexuel
se sentir concernée par vos re-
vendications, puisqu’elle ne C’est le
­contexte des négociations de
paix à Doha, le culte érigé à
Qamar Gul n’a rien d’anodin.
subi dans les institutions offi-
cielles, et leur rendre leur
­dignité».
peut pas les lire ?” C’est insup-
portable.» week-end Rendez-vous chaque samedi dans
Nous sommes habituées à Rendre leur dignité aux Af- pas d’accès au
nous voir instrumentalisées ghanes. Un argumentaire monde du travail
en période de crise», note autrefois porté par les Occi- Un raisonnement d’autant
Nargis Azaryun d’un petit dentaux, symbolisé par le plus paradoxal que l’aide au
rire grinçant. L’élégante logo victimaire de la fa- développement, charriée par
12 u
france Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Sandrine Rousseau à EE-LV


Un retour en douce
pour un match retors qu’on reproche souvent aux écolos. Elle exp­-
lique : «Il ne s’agit pas de renoncer au plaisir
La militante écoféministe et fondatrice mais de retrouver le sens du plaisir. La course
actuelle au bonheur n’est jamais atteinte.
de l’association Parler, qui avait quitté L’écologie réinvente le sens de la vie, c’est ça qui
est enthousiasmant.» Une pensée verte ravi-
le parti il y a trois ans, s’est déclarée vée par sa propre expérience.
Après trois ans de travail associatif et de
candidate en octobre à la primaire écolo. ­réflexion sur les violences sexuelles, elle se
lance dans la primaire écolo en liant les deux
Elle casse ainsi le duel Piolle-Jadot. combats. D’autres l’ont fait avant elle, en s’ins-
crivant dans l’écoféminisme, courant de pen-
Profil sée qui fait le lien entre exploitation de la na-
ture et domination des femmes. Quand elle
parle de sa candidature en revanche, on la sent
Par Charlotte Belaïch conscience qu’il s’agissait d’une simple pause. tâtonner. Les idéogrammes planent au-dessus
Photo Aimée Thirion Elle réfléchit : «Je savais dès le départ que de sa tête signalant qu’une idée va émerger. Ça
c’était important de montrer que tout ne s’ar- tourne autour de la sensibilité. «Quand j’ai

«P
iolle et Jadot.» Quand ils font la rête pas parce qu’on a parlé mais à un moment, commencé à m’interroger sur le fait d’être can-
liste des potentiels candidats à la ça m’a vraiment pris, je me suis dit que je ne didate, ce qui m’est venu tout de suite c’est : nos
présidentielle, les représentants de pouvais pas prétendre aider les femmes et ne failles, nos forces, nos failles, nos forces, répète-
la gauche citent, côté écolos, ces deux noms pas revenir.» elle comme pour voir l’effet que fait son slo-
accolés, comme on le fait pour un duo. Ils ou- L’idée du retour, par la porte présidentielle, gan. Nous sommes des humains, on a des par-
blient qu’une troisième personne est venue a germé et mûri pendant l’été. Désormais, elle cours faits de failles mais c’est notre force. Or
perturber ce face-à-face masculin. Alors que veut montrer qu’elle est convaincue. Elle ra- la Ve République est incarnée par des person-
la France était sous le choc de l’assassinat de conte qu’elle ressent «très profondément» que nes qui ont des parcours très lisses, qui n’assu-
­Samuel Paty et s’attendait au déferlement de sa place est à EE-LV, que c’est un «immense ment pas ce rapport sensible aux personnes, à
la deuxième vague du Covid-19, la candida- bonheur» et qu’elle est «très très heureuse». la nature et au pouvoir. C’est ça que je veux
ture de Sandrine Rousseau à la primaire des Les militants écolos ? «Des gens extraordi­- porter.» Elle répète une autre formule : «Je
écolos est passée sous les radars. «Je reviens naires» qui ont mené des «combats halluci- veux être la première et la dernière présidente
avec l’envie de me porter candidate à la pri- nants». Autant de superlatifs qui font penser de la Ve.»
maire des écologistes pour la prochaine élec- qu’en parlant, elle tente aussi de se convain-
tion présidentielle», a-t-elle écrit dans une cre elle-même. Aucun doute en revanche Doute sur sa volonté
­lettre adressée aux militants le 26 octobre. lorsqu’elle parle d’écologie politique. Solide Dans un parti qui tient à la parité, certains
sur ses assises idéologiques, Sandrine Rous- ­savourent cette irruption du féminin. Depuis
Idée mûrie pendant l’été seau disserte sur le XIXe siècle qui a trans- la candidature de René Dumont en 1974, les
Il y a trois ans, Sandrine Rousseau quittait formé la nature en marchandise, concentré écolos ont été représentés trois fois par des
pourtant la vie politique. Membre d’Europe ce pouvoir d’exploitation entre quelques femmes à la présidentielle : Dominique Voy-
Ecologie-les Verts (EE-LV) depuis sa création mains et rêve d’un nouveau siècle des Lumiè- net en 1995 et en 2007, et Eva Joly en 2012. Ce
en 2009, vice-présidente du conseil régional res qui ferait émerger un autre système. Elle n’est pas encore du 50-50, mais c’est bien
du Nord-Pas-de-Calais de 2010 à 2015, porte- expose ses plans : «Pendant cinq ans, on mieux que les autres familles politiques. «On
parole du parti puis secrétaire nationale ­consolide notre contrat social et on s’interroge évite un match 100 % masculin. Il y avait une
­adjointe, elle porte plainte pour agression sur ce qui est vital pour nous. Une fois qu’on a demande d’une femme à gauche et aucune de
sexuelle, en 2016, avec trois autres femmes, défini ça, on adapte notre système économique nous n’avait envie de s’y coller, admet Sandra
contre le député écolo de Paris Denis Baupin. à ces limites.» «Pas très réjouissant», dit Regol, la secrétaire nationale adjointe des Sandrine Rousseau à Lille, le 13 novembre.
Le parti les soutient mais Rousseau a besoin comme ça, elle en convient. C’est d’ailleurs ce Verts. Au niveau des profils, Jadot et Piolle
de partir. «Je ne pouvais pas faire autrement, sont assez similaires. Ce sont des quadras,
raconte-t-elle aujourd’hui à Libération. Il fal- ­cadres, qui s’expriment bien. Sandrine a un désormais présidente de Génération écologie,
lait que je prenne du temps pour aller mieux «La course actuelle angle d’entrée dans la militance, par le combat parti redevenu partenaire des Verts, pourrait
et pour retrouver du sens, ­savoir pourquoi je écoféministe, qui la différencie un peu.» en outre lui faire de l’ombre. Sandrine Rous-
faisais de la politique, dans cette structure-là.» au bonheur n’est jamais Mais qui croit vraiment en ses chances seau a beau revendiquer une dynamique col-
L’économiste, maître de conférences et vice-
présidente de l’université de Lille, crée Parler,
atteinte. L’écologie de remporter la primaire et plus tard la prési-
dentielle ? «Ce n’est pas “Hulot, le retour”. Tou-
lective, pour l’instant, on ne voit pas bien l’ef-
fervescence autour d’elle. «Je ne remets pas en
une association visant à encourager les victi- réinvente le sens tes les féministes vont aller vers elle, et il y en question ses compétences mais son combat po-
mes de violences sexu­elles à porter plainte et a pas mal, mais elle n’a aucune chance», juge litique repose sur du sable. Ce n’est pas la pre-
publie un livre du même nom. Aujourd’hui, de la vie.» un écolo. Une candidature (guettée par cer- mière fois qu’elle fait un coup politique qui
elle ne sait plus trop si, à l’époque, elle avait Sandrine Rousseau tains) de Delphine Batho, la députée ex-PS et aboutit à peu de choses. En 2015, son entête-
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13

Candidats
monde d’accord. Ni Jadot ni
Piolle n’ont encore réussi
à susciter de dynamique mi-
litante dans un parti où le

écolos, collectif fait office de reli-


gion. «Les deux ont un bilan,
ils sont fiables, mais on n’est

tous ego ? pas du tout dans une configu-


ration à la Hulot-Joly, qui
avaient vraiment des fans de
chaque côté», affirme Regol.
EE-LV désignera son prétendant à l’Elysée Une question de contexte
dans une primaire au second semestre 2021. ­selon elle, les têtes étant en
Un exercice qui ne leur réussit jamais. plein dans la crise sanitaire.

T
rois candidats sur une L’eurodéputé a peur que les «Se rassurer». Mais dans
même ligne. Sur le écolos fassent peur. D’où un les sondages, ils restent loin
fond, l’offre politique discours plus consensuel. de leurs concurrents de gau-
qu’incarnent Yannick Jadot, «Il y a seulement des microdif- che. Selon une enquête Elabe
Eric Piolle et Sandrine férences de positionnement publiée le 12 novembre, 11 %
­Rousseau présente peu de car notre corpus fait consen- des Français estiment que
­contraste. «A part sur des dé- sus. On n’est pas dans l’opposi- Jadot est le mieux placé à
tails, tout le monde est d’ac- tion Valls, Hamon, Monte- gauche, derrière Jean-Luc
cord», affirme Sandra Regol, bourg», défend Regol. Mélenchon (21 %), Anne Hi-
la secrétaire nationale ad- A moins d’un an de leur pri- dalgo (17 %), Ségolène Royal
jointe d’EE-LV. Interrogé fin maire, qui devrait avoir lieu (13 %), Benoît Hamon et Ar-
septembre, Eric Piolle admet- après les régionales, les éco- naud Montebourg (12 %).
tait : «Yannick et moi, on a les los insistent donc sur leur Piolle, lui, est bien plus loin,
mêmes combats, après, c’est harmonie comme pour chas- à 2 % seulement. David Cor-
une question de stratégie.» ser les mauvais souvenirs. Ces mand, l’ex-secrétaire natio-
A l’époque, le maire de Gre- désignations présidentielles, nal des Verts, analyse : «Les
noble espérait encore un arc dans un parti qui se méfie des têtes d’affiche de EE-LV ont
de rassemblement allant des têtes qui dépassent, ont sou- du mal à avoir une image po-
socialistes aux insoumis, vent été fratricides. «Comme sitive comme celle du parti, ça
avec un écolo à sa tête. Jadot, dans toutes les structures où il veut dire qu’on vote avant
lui, n’a jamais cru à une aven- y a des ambitions pour le pou- tout pour nos idées.» Les éco-
ture présidentielle avec Jean- voir. Ce n’est pas réservé aux los, qui pensent depuis tou-
Luc Mélenchon. Trop de écolos, relativise Yves Cochet, jours que c’est leur force, n’en
­désaccords. Dans l’entourage candidat malheureux à la pri- rougissent pas. Et pour se
de l’eurodéputé, on espère maire de 2006 contre Domi- rassurer, ils répètent que les
«qu’une solution optimale nique Voynet. C’est simple- maires élus en juin n’étaient
s’imposera à tous les gens rai- ment qu’on est plus pas des personnalités politi-
sonnables». Comprendre : transparents.» La démarche ques très identifiées. Ils sa-
que les socialistes, face à une solitaire de Jadot qui, parti en vent bien que pour la prési-
candidature de l’eurodéputé campagne, trace sa route de dentielle, ils n’échapperont
qui s’installerait progressive- son côté, suscite déjà des cris- pas à l’incarnation mais es-
ment, l’air de rien, n’aient pations. pèrent, com­me l’explique
plus d’autre choix que de le Et pour l’instant, personne Cormand, que «la joute va se
soutenir. Sandrine Rousseau, ne se dégage pour incarner le jouer sur les récits politiques».
elle, évacue la question en fameux projet qui met tout le C.Be.
expliquant que «la victoire de
l’écologie passe par une sorte
de révolution culturelle, pas
une alliance de partis».

«Clivante». A cette diver-


gence stratégique s’ajoute Demain
une différence de forme.
Piolle assume une forme de
radicalité dans le discours.
matin,
Après les polémiques vertes
sur le ­sapin de Noël (lire aussi le monde
page 14) ou le Tour de France, LES
il a pris le parti des maires
mis en cause, qui ont mis
aura MATINS
DU SAMEDI
dans le débat des sujets
moins anecdotiques qu’il n’y
changé. 7H -9H

paraît. «L’écologie est clivante Caroline


car elle oblige à trancher les Broue
contradictions collectives et
individuelles», affirmait-il. Avec la
chronique de
Rousseau ne dit pas autre
Jacky Durand
chose : «Tout le monde a crié
"Les
Elle a été vice-président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais de 2010 à 2015 au loup quand Pierre Hurmic
mitonnages"
[le maire de Bordeaux, ndlr]
a dit qu’il n’y aurait pas de
ment a amené à la perte de la région. Elle a Certains voient déjà l’issue de la compéti- sapin, mais est ce qu’on s’est
fait 5 %, elle ne représente rien», débine un tion. Selon eux, à la fin, Sandrine Rousseau demandé d’où il venait ? Com-
© Radio France/Ch. Abramowitz

socialiste du Nord, encore marqué par la di- se ralliera à Eric Piolle. Plus en phase avec sa bien de kilomètres il avait
vision de la gauche et son retrait au second ligne qu’avec les virages vers la droite de parcourus ? S’il n’y avait pas En
tour pour laisser place à un duel droite-ex- ­Jadot. «Des candidatures à la primaire, il y d’autres symboles de Noël partenariat
trême droite entre Xavier Bertrand et Marine en aura d’autres, évacue férocement un plus écolos ? La force de l’éco- avec
L’esprit
Le Pen. ­cadre vert. C’est à chacun de se poser la ques- logie, c’est poser des questions d’ouver-
Chez les écolos, officiellement, tout le tion : est-ce que ce que je fais est utile à l’objec- que personne ne pose.» Jadot, ture.
monde salue sa candidature mais officieuse- tif global que je défends ? Si l’objectif est qu’un de son côté, juge qu’il s’agit
ment, on doute de sa volonté présidentielle. écolo gagne la présidentielle…» • d’erreurs de communication.
14 u
Expresso Libération Vendredi 20 Novembre 2020

- 10
c’est, en points, le recul en 2018, de 13,4 %. Selon d’emplois ont été perdus. Gallois en 2012. Mais, à l’in-
de la part de l’industrie l’institution, rattachée au C’est «depuis 2000 la perfor- verse de nombreux obser-
dans le PIB français de- Premier ministre, «la France mance la plus médiocre des vateurs focalisés sur le prix
puis 1980, selon le dernier est devenue l’économie la pays d’Europe de l’Ouest», de la main-d’œuvre, le rap-
rapport de France Stratégie plus désindustrialisée du G7, renchérit France Stratégie, port ne jette pas la faute sur
consacré aux «politiques avec le Royaume-Uni». En qui constate un léger mieux les salaires mais met en
­industrielles». Elle était ainsi, quarante ans, 2,2 millions depuis le choc du rapport cause la fiscalité. A lire sur Libé.fr

Pour Noël, mon «bio» sapin roi des forêts ?


Malgré la fermeture association de lutte pour la A l’échelle nationale, un sa-
des commerces, protection des forêts. Or, en pin sur quatre provient du
le gouvernement monoculture, vous avez be- Morvan. «C’est là où les im-
vient d’autoriser soin d’utiliser des fertilisants pacts sont les plus lourds en
parce que les sapins de Noël termes de pesticides», observe
la vente de sapins
sont coupés entre 5 et 10 ans, Sylvain Angerand. Des pro-
à partir de ce alors qu’un arbre se récolte ducteurs de sapins se sont re-
vendredi. Mais pour normalement lorsqu’il a plus groupés dans la région dans
l’environnement, de 100 ans. Plus vous récoltez le but de développer une
il y a sapin et sapin. sur des cycles courts, plus vous agriculture conventionnelle
épuisez des sols, donc plus «raisonnée», mais ça n’a pas
vous mettez des fertilisants et empêché l’usage de pestici-
Par des pesticides.» des de faire des remous. L’an
Julie Renson «La production en agri­- passé, un apiculteur n’en
Miquel culture biologique est très pouvant plus de voir ses
­limitée, concède Frédéric abeilles mourir a ainsi tiré au

C’
est la fin d’un sus- Naudet, le président de fusil sur une cuve d’épandage
pense haletant : oui, ­l’Association française du sa- de pesticides traitant les par-
on pourra avoir un pin de Noël naturel. Mais ce celles ­voisines de son terrain.
sapin de Noël dans son salon sont des ­cultures très peu Après cette affaire, une péti-
pour les fêtes en cette année ­consommatrices de produits tion a été lancée par les habi-
totalement perturbée par phytosanitaires. Les produc- tants du massif pour inter-
le Covid-19. On pourra l’ache- teurs font beaucoup d’efforts peller les maires sur la
ter dès vendredi. «Dans la pour limiter leurs intrants. pollution engendrée par la
crise sanitaire à laquelle nous Surtout, ça provient de nos culture de ­sapins de Noël.
sommes confrontés, c’est terroirs.» Le décret permet-
quand même plus simple d’or- tant d’aller acheter des ­sapins «Jetés, brûlés». D’après
ganiser cette vente de sapins est attendu avec ­impatience l’Association française du sa-
dans la mesure par les profes- pin de Noël naturel, les sa-
où dans la plu- L’histoire sionnels du sec- pins permettraient de «limi-
part des cas, ça se du jour teur. «C’est une ter les émissions de gaz à effet
fait à l’exté- question de vie de serre en absorbant du CO2
rieur», a fait valoir en début ou de mort, insiste Frédéric ­durant leur croissance» et
de semaine le ministre de Naudet. 1 000 emplois per- d’«améliorer la stabilité des
l’Agriculture, Julien Denor- manents et 1 200 saisonniers sols en retenant la terre grâce
mandie. Bonne nouvelle dépendent des ventes sur la à leurs racines». Des argu-
pour les fans de guirlandes et période de Noël.» ments qui ne tiennent pas
de boules colorées, un peu pour Sylvain Angerand : «Les
moins pour l’environnement: Remous. En France, sapins étant coupés au bout
si près de six millions de «moins de 1 %» des sapins de de cinq, voire dix ans, le laps
­conifères sont vendus chaque Noël sont issus de l’agricul- de temps est trop court pour
année à Noël en France, leur ture biologique, estime de stocker un taux de carbone si-
culture n’est pas des plus son côté Michel Vuillier, gnificatif. Sans oublier le fait
­écologiques. agriculteur et producteur de qu’ils sont ensuite jetés puis
Il y a pire, bien sûr : les sapins sapins de Noël bio dans brûlés après leur première
artificiels sont majoritaire- l’Ariège. Avec la dizaine utilisation, ce qui libère le peu
ment produits en Asie à base d’autres producteurs de sa- de carbone stocké.»
de dérivés de pétrole. Il fau- pins bio sur le territoire, il Si acheter un sapin de Noël
drait garder son exemplaire est en train de monter une n’est donc pas très écologi-
près de vingt ans pour que association qui devrait voir que, ce n’est pas non plus un
son bilan carbone devienne le jour courant 2021. Le but : drame pour la planète. D’au-
favorable d’après une étude rassembler producteurs, tres actes du quotidien ont
québécoise de 2009. Côté sa- consommateurs, chercheurs un impact bien plus négatif
pin naturel, dont la produc- et distributeurs pour comme notre consommation
tion est à 80 % française, son «échanger sur les enjeux en- de viande ou encore nos mo-
impact sur l’environnement vironnementaux liés à la cul- des de transports, souligne
est certes plus mesuré mais ture du sapin». Adeline Favrel, coordinatrice
non négligeable. Mais qui dit bio, dit sapin du Réseau Forêts de l’ONG
S’il y a peu de risque de défo- plus cher ? «Non. Nous avons France Nature Environne-
Thierry Borredon. Signatures

restation – car les sapins une main-d’œuvre plus im- ment (FNE). «Mais si on veut
de Noël dépendent de terres portante qu’en conventionnel vraiment faire un geste, on
agricoles –, les méfaits d’une mais comme nous n’avons pas peut louer des sapins qui se-
agriculture intensive se ré- à acheter de traitement phy- ront ensuite replantés, expli-
percutent sur les sols et la tosanitaire onéreux, à la sor- que-t-elle. Le mieux reste de
biodiversité. «Les sapins sont tie nous ne sommes pas forcé- le fabriquer soi-même avec
cultivés en monoculture, ex- ment plus chers», analyse des matériaux de récup, des
plique Sylvain Angerand, in- Michel Vuillier, dont les sa- vieux cartons, etc. En plus,
génieur forestier et membre pins sont vendus «entre 30 c’est une activité ludique
de Canopée - Forêts vivantes, et 35 euros» en magasin. à faire en famille.» •
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

France Inter en tête RTL et NRJ sur le podium RMC et Europe 1 mal en point
La liste Les audiences de la rentrée sont
­favorables au groupe public, qui a
On retrouve RTL à la deuxième place
des stations les plus écoutées avec
RMC (6,1 %) et Europe 1 (4,9 %) souf-
frent, notamment à cause de leurs
amassé 1 million d’auditeurs de plus 11,1 % d’audience cumulée (-2,4 %). La matinales. La première voit plus de
La radio perd en un an, selon les chiffres de Média-
métrie dévoilés jeudi. France Inter
radio réalise néanmoins sa deuxième
meilleure rentrée historique en part
400 000 auditeurs partir tandis que
la deuxième en perd 158 000. Au to-
des auditeurs… mais continue de s’imposer comme la d’audience, à 12,7 % (+0,1). Troisième tal, 41 millions de Français ont écouté
­station la plus écoutée, avec 12,5 % (9,1 %), NRJ se recroqueville de 5 % une radio en septembre-octobre, soit
Radio France en gagne d’audience cumulée (+0,8 en un an). par rapport à la rentrée 2019. 620 000 auditeurs en moins. A.F.

+18,4
Veolia-Suez : le recours
«Un Etat membre des salariés validé en appel
ne peut interdire la La guerre de positions se cial ? Des suppressions groupe Suez, attend désor-
poursuit entre Suez, nu- d’emplois pourraient-elles mais un échange avec
commercialisation méro 2 français de la distri- intervenir ? Comment ré-
bution d’eau et du traite- pondre à la réglementation
le PDG de Veolia : «Nous al-
lons lui demander de venir

du CBD.» ment des déchets, et le sur la concurrence qui im-


numéro 1, Veolia, qui am- posera à Veolia de revendre
s’exprimer devant nos ins-
tances, comme il s’y est en-
C’est, en milliards d’eu-
bitionne de racheter son une partie des activités de gagé.» «Il le fera s’il est offi-
concurrent. Jeudi, la cour Suez en cas de rachat, de ciellement invité par Suez», ros sur quatre ans, la
d’appel de Paris a confirmé manière à éviter, notam- répond Veolia à Libé. hausse du budget de la
un jugement ment en France, En attendant, Suez peut
rendu en référé Droit d’exercer une po- considérer qu’il a gagné un
défense décidée jeudi
La Cour le 9 octobre. A de suite sition dominante délai supplémentaire pour par Boris Johnson.
européenne de justice la suite d’un re- et donc de peser tenter d’organiser une con- Le Premier ministre
jeudi dans un communiqué cours déposé par les repré- sur le prix de l’eau ? Autant tre-offre à la proposition de ­britannique a promis
sentants des salariés de de questions pour lesquel- rachat par Veolia. Deux
de nouveaux investisse-
L’Europe a tranché et la décision est déjà considérée comme Suez, la justice avait sus- les les salariés de Suez at- fonds semblent sur les
historique. La Cour européenne de justice a décidé jeudi de pendu les effets du rachat tendent des réponses. rangs pour jouer les «che- ments massifs, et notam-
juger illégale l’interdiction en France du CBD, ou cannabidiol, de 30 % des actions de Suez La cour d’appel a en effet valiers blancs». Le premier, ment pour la Royal Navy,
molécule présente dans le chanvre. Une décision cruciale pour par Veolia. C’est précisé- estimé qu’à partir du mo- Ardian, a été approché de- afin de «restaurer la posi-
les acteurs du secteur. La juridiction a estimé que dans l’affaire ment ce «gel» qui a été con- ment où Veolia a déjà puis plusieurs semaines
tion du Royaume-Uni
Kanavape pour laquelle elle était saisie (lire Libé de jeudi), forté. Pendant trois mois et acheté 30 % du capital de mais semblait avoir jeté
le CBD ne constituait ni un stupéfiant ni un médicament, mais bien que propriétaire de Suez, il ne va pas en rester l’éponge face à Veolia. Il comme la plus impor-
une marchandise qui doit pouvoir circuler librement dans 30 % du capital de Suez, là. «Il ressort de l’ensemble pourrait revenir dans la tante puissance navale en
l’UE. «Un Etat membre ne peut interdire la commercialisation Veolia ne pourra bouger le de ces éléments, sans que course. L’autre investisseur Europe». Une annonce
du cannabidiol (CBD) légalement produit dans un autre Etat petit doigt et influer sur la Veolia ne puisse les contes- pressenti est Antin Ges- qui ravira l’Ecosse et
membre lorsqu’il est extrait de la plante de cannabis sativa dans stratégie de la boîte. ter sérieusement, que cette tion, qui a déjà à son actif
son intégralité et non de ses seules fibres et graines», mentionne Veolia a maintenant trois prise de participation est des prises de participation ­l’Irlande du Nord, où se
la CJUE dans son communiqué de jeudi. Une réponse qui mois pour transmettre indissociable de l’opération dans des métiers voisins de concentrent la majorité
donne raison aux entrepreneurs marseillais Sébastien Béguerie à Suez le détail et l’impact en cours visant à terme l’ac- celui de Suez. des chantiers. Si l’aug-
et Antonin Cohen, condamnés en première instance à de lour- de son projet d’achat car quisition de l’ensemble des L’un comme l’autre de- mentation de 16,5 mil-
des poursuites pénales pour avoir lancé en 2014 la première c’est précisément le man- actions de Suez, préalable vront avoir la capacité de
cigarette électronique utilisant de l’huile de CBD. Les deux que d’information des sa- nécessaire à la réalisation ­rassembler rapidement
liards de livres est en fait
hommes se voient alors reprocher l’utilisation d’un produit lariés face à une opération d’une opération industrielle 10 milliards d’euros s’ils plutôt de 7 milliards par
provenant de l’intégralité de la plante de cannabis sativa, alors de nature à les faire chan- d’ampleur», écrivent les ju- veulent peser face à l’offre rapport à ce qui était déjà
que la France autorise uniquement l’usage des fibres, des grai- ger de propriétaire qui est ges de la cour d’appel. de Veolia, déjà prêt à offrir prévu, cela reste inédit
nes ou bien de CBD de synthèse. Pour Béchir Saket, porte-pa- pointé par la justice. Quel- Plutôt satisfait de ce juge- 18 euros par action à cha-
role de L630, association spécialisée dans le droit des drogues, les seraient les conséquen- ment, Franck Reinhold Von que actionnaire désireux
depuis la fin de la guerre
«cette décision est une claque pour la France». C.D.-B. ces de cette opération, Essen, secrétaire du comité de lui vendre ses titres. froide. S.D.-S. (à Londres)
A lire en intégralité sur Libération.fr. ­notamment sur le plan so- d’entreprise européen du Franck Bouaziz A lire sur Libération.fr

La Chine sort ses griefs face à l’Australie Etats-Unis Nancy Pelosi en route
vers un dernier mandat de «speaker»
La guerre des mots entre Pé- dans l’OMS. Le même jour, Pékin reproche notamment berra qui prévoit des exerci- Les démocrates ont de nou-
kin et Canberra a atteint un selon le Sydney Morning He- à Canberra de s’être aligné ces et des opérations con- veau choisi mercredi Nancy
nouveau sommet jeudi. Lors rald, un fonctionnaire du sur les Etats-Unis en deman- joints, au moment où Pékin Pelosi, 80 ans, pour la prési-
d’une interview, le Premier gouvernement chinois se fait dant une enquête sur l’ori- renforce son hégémonie sur dence de la Chambre des re-
ministre australien, Scott menaçant avec un journa- gine du Covid. Il fustige aussi les mers de la région. présentants, où ils détien-
Morrison, a opposé une fin liste à Canberra : «Si vous fai- l’action de l’Australie contre Mercredi, c’est la Chine qui dront la majorité durant le
de non-recevoir aux plaintes tes de la Chine l’ennemie, des entreprises chinoises et est critiquée pour son rôle début du mandat de Joe Bi-
formulées par Pékin depuis la Chine sera l’ennemie.» le fait d’être le premier pays à Hongkong par l’alliance den. Elle sera, selon toute
deux jours : «L’Australie sera Puis l’ambassade remet à interdire Huawei et ZTE Five Eyes (les ministres des vraisemblance, celle qui prê-
toujours ­elle-même.» à trois médias un document sur son réseau 5G. Affaires étrangères de l’Aus- tera serment en janvier après
Depuis mardi, en effet, listant 14 griefs qui semble L’ambassade rappelle que tralie, du Royaume-Uni, du un vote formel de la Chambre
la Chine intensifie ses criti- destiné à faire pression sur plus de dix investissements Canada, de la Nouvelle-Zé- au début de la nouvelle ses-
ques contre l’Australie. Ce le gouvernement Morrison. chinois «ont été rejetés pour lande et des Etats-Unis). La sion parlementaire. Pelosi
jour-là, le porte-parole du Le texte dénonce tous azi- raisons de sécurité nationale réponse, jeudi, a eu le mérite s’est dite «très, très honorée»
­ministère des Affaires étran- muts la «croisade antichi- infondées». Et que l’Australie de la clarté. Pékin a signifié et a promis d’agir pour aider
gères égrène les «erreurs» de noise», la «manipulation des est «le premier pays non cô- à l’alliance qu’elle devrait à «anéantir» le virus. Pour elle, les défis à venir touchent «à
Canberra sur des «questions opinions», la diffusion de tier à faire un communiqué faire attention à ne pas «se la justice de notre économie, de notre système judiciaire», «de
concernant les intérêts fon- fake news, la «politisation et sur la mer de Chine méridio- faire arracher les yeux» si notre environnement» et «de notre système de santé». Première
damentaux de la Chine, la stigmatisation des échan- nale», contentieux qui em- elle osait porter atteinte à la opposante à Trump, Pelosi avait repris la tête de la Chambre
comme Hongkong, le Xinji- ges et de la coopération entre poisonne les relations d’une souveraineté, à la sécurité en janvier 2019, après les élections de mi-mandat. Face à une
ang et Taiwan», et évoque la Chine et l’Australie», no- dizaine de pays. La nouvelle ou aux intérêts de dévelop- fronde de l’aile progressiste, elle avait accepté de limiter son
ses actions au Conseil des tamment dans le domaine passe d’armes intervient au pement de la Chine. mandat à quatre ans, soit novembre 2022. Pelosi avait déjà oc-
droits de l’homme et son universitaire. Et l’action des lendemain d’un accord de Arnaud Vaulerin cupé le perchoir entre 2007 et 2010, c’est la première femme
soutien à l’entrée de ­Taiwan élus australiens. défense entre Tokyo et Can- A lire en intégralité sur Libé.fr. de l’histoire américaine à accéder à ce poste. Photo AFP
16 u
sports Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Par tant à la fois une détermination Mes parents étaient très sévères et Sélection
Grégory Schneider sans faille, une forme de dureté, des à leurs yeux, le temps que je passais «La régularité te définit
Envoyé spécial à Metz rencontres et une intelligence en si- à jouer au foot, je ne le passais pas en tant que joueur»
Photos Mathieu Cugnot. tuation aiguë. à travailler pour l’école : parfois, je J.B. : J’ai évolué dans toutes les sé-
Divergence En déplacement à Nantes diman- préférais même dormir chez des co- lections de jeunes jusqu’aux U20
che pour le compte de la 11e journée pains pour ne pas m’exposer à leur [moins de 20 ans, ndlr] mais quand

C
e que la Ligue 1 doit à l’Afri- de Ligue 1, deux joueurs du FC Metz colère. Comme ça, je pouvais aussi j’ai intégré les Blacks Stars [la sélec-
que est incommensurable : ont ainsi accepté de raconter leur jouer le lendemain (sourire). Pas tion nationale du Ghana, ndlr]
par le double effet de la parcours d’exilés par le menu : le ca- simple. en 2008, c’était quelque chose de
mondialisation – où le foot a tou- pitaine et défenseur ghanéen John Habib Maïga : J’ai perdu mon père spécial quand même. Je ne m’y at-
jours été à l’avant-garde – et la pro- Boye (33 ans), pilier d’une sélection jeune. J’étais têtu, je faisais les cho- tendais pas. Et je suis rentré dans
pension du continent africain à où il compte 67 capes, et le milieu ses en cachette de ma mère – sur- l’équipe au côté de John Mensah,
produire des joueurs de très haut défensif ivoirien Habib Maïga tout le foot («le foot c’est pas trop défenseur central comme moi : il a
niveau dès les années 70, les Ma- (24 ans), qui explose cette saison sûr, va à l’école») et je dois dire eu une énorme importance par la
liens, Sénégalais, Ivoiriens ou après une première expérience mi- qu’elle avait raison. Même au- suite. Je ne sais pas pourquoi il a été
même (plus récemment) Sud-Afri- tigée à l’AS Saint-Etienne. L’en- jourd’hui. L’un de mes frères aînés si bienveillant avec moi. Peut-être
cains se sont installés dans le pay- fance, le spleen, le jeu, le rapport au [ils étaient six, Habib étant l’avant- qu’il me trouvait bon, qu’il y croyait.
sage. Le FC Metz poussant même la football de sélection, le condition- dernier, ndlr] avait effectivement J’étais en partance pour un club is-
logique un cran plus loin : le club nement mental : une vie d’exil, dé- arrêté les études un peu tôt pour se raélien, l’Hapoël Petah-Tikva,
lorrain est en partenariat exclusif passant par bien des aspects le ca- consacrer au foot et ça n’avait pas quand il a parlé de moi à Rennes, où
avec l’Académie Génération Foot à dre sportif. marché. Surtout, c’était quasi-im- il avait évolué un an auparavant [en-
Deni Biram Ndao, non loin de Dakar possible de faire une carrière pro- tre 2006 et 2008, Mensah était en-
(Sénégal), ce qui revient dans les Enfance «J’aimais le jeu, fessionnelle. Heureusement que je suite parti à Lyon, ndlr] : c’est lui qui
faits à déléguer une partie de sa for- mais j’avais déjà besoin n’ai pas vu les choses ainsi à l’épo- m’a fait connaître chez vous.
mation de l’autre côté de la Méditer- du résultat» que, ça m’a permis de passer quel- Bon, Israël c’était bien mais la
ranée. John Boye : J’étais un enfant ques échelons mais à 99,99 %, tu ne France… Tu penses tout de suite
Le temps où le Camerounais Roger calme. En dehors du terrain, parce peux pas y arriver. Je n’ai jamais à 1998, aux deux buts de Zidane [en
Milla, l’un des plus grands joueurs que dès que je jouais… j’étais agité. entendu le mot «fort» dans la bou- finale du Mondial, contre le Brésil],
de son époque, était logé dans une Ça partait parfois d’un coup et che de mes éducateurs ou entraî- c’est un truc… A Rennes, ils m’ont
roulotte à son arrivée en France est c’était difficile à contrôler. Et quand neurs de l’époque. C’était plutôt : d’abord regardé pendant deux, trois
révolu : au niveau professionnel je ne pouvais pas jouer, j’étais aussi «Tu as des qualités, on en a aussi vu semaines. Puis, le club m’a fait un
tout du moins, les manières de faire difficile à contrôler. J’aimais le jeu, chez d’autres, on a vu des supers, contrat sur six mois. Là, c’est très
sont aujourd’hui plus nettes. Pour oui, mais je me rappelle que j’avais supers joueurs qui n’ont jamais simple : tu réussis ou tu repars.
autant, faire son trou dans un grand déjà besoin du résultat, même hors passé le cap donc travaille sur tes H.M. : La voie consacrée, c’est le
championnat européen reste un ex- de tout contexte professionnel. Et qualités et on verra jusqu’où ça te club qui ouvre la porte à la sélection
traordinaire tour de force, nécessi- ce n’était pas simple à la maison. mènera.» nationale. J’ai vécu l’inverse. Ado-
lescent, j’ai d’abord été sans club,

Foot et exil
dans un centre de formation peu
huppé ce qui ne nous empêchait
pas de caracoler quand même (ri-
res). Puis, je me suis installé à la ca-
pitale dans l’équipe réserve du Afad
d’Abidjan, avant de me retrouver
dans l’équivalent de la Ligue 2 ivoi-
rienne. Parallèlement, je faisais
mon chemin en sélection ivoi-

«Avant le premier
rienne : U16, U17… J’ai disputé le
tournoi de Montaigu avec le U16
[une sorte de must de la catégorie
d’âge, scanné de près par des centai-
nes de clubs européens, ndlr] et c’est
parti de là. La Coupe du monde des
U17 aux Emirats arabes unis, la
Coupe d’Afrique des nations U17
remportée en 2013 au Maroc…

contrat, tu n’es
J’ai obtenu un stage de deux semai-
nes à l’AS Saint-Etienne mais au-
delà de ça, je garde de cette période
en sélection des liens indélébiles.
Au Maroc, il y avait déjà Victorien
Angban, qui évolue aujourd’hui ici
à Metz, ainsi que Franck Kessié,
sous contrat au Milan AC : revenir
en sélection, c’est d’abord les revoir

personne»
et c’est quelque chose d’indescripti- John Boye, 33 ans, défenseur et
ble quand on mesure par où nous
sommes passés. Trois frères qui se
retrouvent. Je ne veux pas non plus Ailleurs «J’étais face
me méprendre. A aucun moment je à mon destin»
ne me suis dit que j’étais arrivé à J.B. : J’avais l’impression d’être dé-
quelque chose : ni en sélection, ni à calé en tout quand je suis arrivé. Tu
la signature de mon premier con- te promènes en claquettes alors
trat, ni même aujourd’hui. Le foot qu’il fait froid, par exemple. L’en-
Témoignages ne repose pas sur des acquis. traîneur de la réserve rennaise de
Certes, tu peux dormir sur tes l’époque, Laurent Huard [plus de
L’un est ghanéen, l’autre ivoirien, les deux ont vécu deux ans de contrat quand tu signes
enfin mais ce premier contrat, tout
300 matchs en pro, ndlr], m’a énor-
mément aidé. La gratitude que je
des bouleversements de culture et de jeu pour le monde peut le signer. Tout le
monde. C’est la prolongation de ce
ressens envers lui ne s’effacera ja-
mais. Et il y a eu aussi Asamoah
réussir en France. Le capitaine John Boye et le contrat qui est compliquée à obte-
nir, c’est-à-dire susciter l’envie – par
Gyan, pilier des Blacks Stars [109 sé-
lections], sous contrat au Stade ren-
milieu Habib Maïga racontent leur périple jusqu’au ton niveau de performance – à un
club de te faire confiance une deu-
nais à ce moment-là. Je dormais
parfois chez lui. Il m’a fait compren-
FC Metz, qui affronte Nantes dimanche en Ligue 1. xième fois : c’est sur la régularité
que ça se joue, c’est cette régularité
dre un truc fondamental : en Fran­-
ce, j’étais tout seul. En Afrique,
qui te définit en tant que joueur. quand tu sors de l’entraînement, tu
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 17

capitaine ghanéen du FC Metz, le 6 novembre. Habib Maïga, 24 ans, milieu de terrain défensif ivoirien, explose cette saison en Moselle.

passes quelques coups de fil et tu jours plus, ou à rechercher un che- je n’avais aucune chance sauf qu’il H.M. : Quand j’ai débarqué à Saint- simple, clair: j’étais face à mon destin
reçois les gens chez toi, tu rigoles, tu min propre à chacun. Il écoute pen- y a les blessures, Hansson prenait Etienne depuis la Côte-d’Ivoire et c’était le moment de donner tout
joues aux cartes, tu passes du bon dant plusieurs minutes.] L’idée, c’est aussi des cartons rouges synonymes pour mon stage de deux semaines, ce qu’il était possible de donner.
temps. Tu sors de tes problèmes. En de ne pas regarder les obstacles ou de suspension et je savais, j’étais la pression sur moi était énorme. Tu Le froid n’a pas été simple à appré-
France, tu ne peux pas : les gens attendre une vérité divine mais de certain que j’aurai une chance. sais dans quelle galère tu as laissé ta hender, tu passes du foot par 25°C
sont occupés, ils font des choses rechercher en toi. Rien qu’en toi. Elle arrive toujours. Et quand elle famille. Il te faut un contrat coûte l’hiver au foot par -2°C et tu as mal
chacun de leur côté. Personne d’autre n’a la solution. Il arrive, tu dois être prêt à tuer – j’exa- que coûte : un contrat pro, un con- aux pieds mais pour autant, tu sa-
Du coup, quand ton moral est bas, faut être focus. C’est ta vie et celle de gère à dessein – pour la saisir. Ce trat stagiaire mais un contrat de voures, tu vis pleinement. Je n’étais
il faut aller chercher de quoi remon- personne d’autre. Tu sais pourquoi n’est ni avant, ni après parce que tu toute façon. Vous n’imaginez pas à pas surpris. Sur ces deux semaines,
ter la pente seul. Je me passe sou- tu es là. Dites-vous que quand vous ne sais pas si elle repassera : c’est quel point c’est difficile. Je suis il n’y avait pas grand monde en
vent des vidéos de Les Brown et Eric arrivez en France, personne ne tra- maintenant. Entre mon arrivée à venu à Paris en avion, j’ai pris le stage et je me suis lié avec Hassim
D. Thomas par exemple. Ce sont duit pour vous les consignes du Rennes et mon premier match de train tout seul pour Saint-Etienne Traoré, un Burkinabé, ou encore
deux conférenciers américains, qui staff technique à l’entraînement. Ligue 1, il s’est passé près de et je n’avais pas la carte SIM pour Erin Pinheiro, qui venait du Cap-
font des discours de motivation. Quand j’ai commencé à pouvoir deux ans et demi : j’ai débuté contre appeler chez moi, pas de con- Vert. C’est après que j’ai retrouvé
[Boye sort son smartphone et passe prétendre à jouer en équipe pre- Nice [2-0, en février 2011] et le nexion. Quand je suis passé à côté des Ivoiriens comme Axel Kacou,
une vidéo de Thomas sur YouTube : mière à Rennes, il y avait Kader match était dans mon esprit tout le du stade Geoffroy-Guichard en arri- par exemple : j’ai bénéficié de beau-
une sorte de prêche déconnecté de Mangane et Petter Hansson [inter- temps quand j’ai su que j’allais vant… Je l’avais vu à la télé mais là… coup de solidarité, j’avais l’impres-
toute dimension religieuse, où il en- nationaux sénégalais et suédois] jouer ; je mangeais match, je dor- Je parle de pression mais elle n’était sion d’être rien moins qu’un frère.
joint son auditoire à apprendre tou- pour composer la défense centrale : mais match. 100 %. pas négative pour autant. C’était On t’explique les co- Suite page 18
18 u
sports Libération Vendredi 20 Novembre 2020

«Il te faut un contrat coûte que coûte. Pro, stagiaire, mais un contrat de toute façon», dit Habib Maïga, ici contre Nîmes le 1er novembre. Photo Alexandre Dimou. Icon Sport

Suite de la page 17 des. Etre à H.M. : Quelque chose m’a fait drôle coache aujourd’hui Metz] et [éven- amateur a été cassé au bout de quatre ça. C’est la nécessité qui te pousse
l’heure au petit-déj’, saluer tout le à mon arrivée en France : le ballon tuellement] d’accéder à un contrat mois. C’était un contrat pro qui plus loin.
monde, montrer du respect : une fuse. Car les terrains sont bons. Pas derrière prend une place énorme m’attendait derrière. H.M. : Non, fierté n’est pas… Enfin
bonne base, des axes de conduite comme en Côte-d’Ivoire où ils sont dans ton parcours. Quand tu as si- si, quand j’appelle ma mère. Ça fait
qui t’ouvrent les portes de n’im- bosselés et où ça va lentement : là, gné, on te connaît. Le club a un in- Fierté plus d’un an que je ne l’ai pas vue à
porte quel vestiaire parce que les j’ai eu une impression de vitesse. Y térêt [sportif et économique, faut-il «Quelque chose qui te cause du Covid mais on se voit en
gens sont gentils en retour. Si tu compris collective, avec deux ou entendre] à te développer en tant pousse à faire plus» visio et quand elle sourit, je suis fier,
n’en fais qu’à ta tête et que tu t’en trois joueurs qui te «cadrent» [ils que joueur. Ça change tout. J.B. : Ce n’est pas le mot, «fierté». oui. Ce n’est pas pour autant qu’elle
fous… sont sur toi quand tu reçois le bal- H.M. : Août 2015 : il me reste un an Mais quand tu fais plaisir à ta mère me dit que j’ai eu raison de faire du
lon, ndlr] en un clin d’œil. Là, j’en de contrat stagiaire, l’entraîneur de [son père est décédé en 2013, ndlr], foot (sourire). Ce que je dirais à un
Le jeu «Une impression rigole mais sur le coup… A Saint- la réserve stéphanoise Laurent quand même… Quand je joue en sé- jeune Ivoirien qui arriverait comme
de vitesse, y compris Etienne, on m’a demandé de faire Batlles [plus de 600 matchs en pro, lection à Accra, elle est là, quelque moi je suis arrivé ? Ah… pourquoi
collective» simple. Tu assimiles les exercices ndlr] a fait de moi son capitaine et part dans le stade. Bien sûr que un Ivoirien, d’ailleurs ? Le mec est
J.B. : Un autre monde. La grande que l’on te propose le plus rapide- je me fais une fracture aux cervica- c’est particulier. Je ne parlerais pas là, tout gentil, tout timide. Tu sens
différence entre l’Afrique et l’Eu- ment possible et tu ne sors pas de les lors du dernier match amical de fierté concernant l’argent que qu’il est en demande. A Metz, j’ai un
rope, c’est l’intensité athlétique. Pas ton registre : un défenseur gagne ses avant la saison. Après les radios, le j’envoie chez moi, ni de pression peu ce rôle-là avec Boubacar Traoré
de souci sur la nutrition : en arrivant duels, un milieu défensif comme verdict tombe : saison blanche. Ter- d’ail­leurs à moins qu’il ne s’agisse [Malien] et Pape Ndiaga Yade [Séné-
à Rennes, j’étais interne. Sur tout le moi gratte les ballons dans les pieds miné. Bien sûr que tu doutes : fin de d’une bonne pression : quelque galais]. Je sais combien c’est diffi-
reste, tu dois t’ajuster. Tu cours tout de l’adversaire… Tu peux progresser contrat, rien derrière et des pépins chose qui te pousse à faire plus, à cile d’être loin de chez soi alors
le temps – même quand tu ne joues sur le reste : un défenseur peut et physiques qui ne m’ont pas permis aller chercher des objectifs sportifs ­j’essaie de leur parler de tout. Pour
pas, tu cours quand même – et les doit travailler sur sa relance, par avant ça de montrer des qualités, que tu n’aurais pas envisagés sans qu’ils oublient un peu. •
joueurs passent le temps qu’il leur exemple. Mais tu ne le sors pas en ou pas autant que… Bref.
reste en salle de musculation, tu match tant que ce n’est pas acquis Mais le club a été bien. Ils ont en
travailles tes appuis, ton explosi-
vité… Au Ghana, tu fais comme tu
et maîtrisé. quelque sorte reconnu que je
n’avais pas pu m’exprimer et ils
La LIgue 1 en pointillés
veux. Là non : fais ça, mets-toi ici, La peur «pas de salaire, m’ont proposé un contrat amateur : Les temps sont durs sont pour la Ligue 1, qui déroulera sa
fais comme ça… Au début, j’étais en le chômage pour vivre, pas de salaire et le chômage pour onzième journée ce week-end : invisibilisée par un nouveau
équipe réserve mais je m’entraînais 700 euros mensuels» vivre, 700 euros mensuels, ou 800, diffuseur (Mediapro) qui n’a par ailleurs pas honoré sa traite
parfois avec les pros et je crois qu’ils J.B. : Pour moi, la période où tu ou 900, avec ton loyer, les charges d’octobre (170 millions) et n’a aucune intention de le faire, elle
n’aimaient pas trop quand j’étais là cours après ton premier contrat est et les sous que tu envoies chez toi. subit le report de quelques-unes de ses affiches les plus
parce que j’étais agressif. Il y avait toujours la plus difficile parce qu’à Là, il a fallu être entouré des bon- porteuses pour cause de coronavirus. Ce week-end, c’est le
des pointures comme Yann M’Vila ce moment-là, tu n’es personne. Tu nes personnes. Mon agent [Abou- Marseille-Nice de samedi qui passe à la trappe, «plus de dix
[international français] ou Yacine n’es pas au club, mais dans l’anti- bakar Koné, ndlr] parce qu’un joueurs sur les trente de l’OGC Nice étant indisponibles, certains
Brahimi [international espoir fran- chambre. Tu n’es même pas encore agent doit être là dans ces mo- pour cause de contrôle positif» au Covid-19 selon la Ligue
çais, puis algérien, ndlr] et je me footballeur, dans les faits. Tu n’exis- ments-là. Et Batlles, qui m’a re- professionnelle. C’est la troisième fois qu’un match de l’OM est
souviens qu’ils n’appréciaient pas tes pas. Pour cette raison, celui qui donné la joie de jouer et même la ainsi touché. Vendredi, 19 h : Rennes-Bordeaux. 21 h : Monaco-
(sourire). En même temps, j’étais te donne l’opportunité de te mon- joie de vivre. Je n’exagère pas. On Paris-SG. Samedi, 17 h : Brest - Saint-Etienne. Dimanche, 13 h :
défenseur. Et je devais faire ma trer [l’entraîneur rennais de l’époque évoquait la souffrance, les galères. Nantes-Metz. 15 h : Dijon-Lens, Reims-Nîmes, Montpellier-
place. Frédéric Antonetti dans son cas, qui J’ai senti qu’il savait. Le contrat Strasbourg. 17 h : Angers-Lyon. 21 h : Lille-Lorient. G.S.
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 19

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Denis Olivennes III

DE TIMBRES avant 1960 sur les Directeur de la publication


Dov Alfon
IV
Tous pays Tous sujets, école de Barbizon, départements Directeur de la rédaction
& périodes orientaliste, vue de Venise,
Dov Alfon
V
(successions, arrêt Directeur délégué
de collection, etc)
marine, chasse, peintures de de la rédaction
PAIEMENT COMPTANT genre, peintres français & Paul Quinio
VI
EXPERTISE GRATUITE étrangers (russe, grec, 75 92 93 Directeurs adjoints
de la rédaction
ENLEVEMENT UPS américains...), ancien atelier Stéphanie Aubert,
POSSIBLE EN PROVINCE VII
Déplacement sur R.V.
de peintre décédé, bronzes... Christophe Israël,
Alexandra Schwartzbrod
Dans le respect des mesures Estimation gratuite
sanitaires en vigueur Directeur artistique VIII

07 68 99 45 81
EXPERT MEMBRE DE LA CECOA Nicolas Valoteau
V.MARILLIER@WANADOO.FR Rédacteurs en chef
IX
pdtrenaud@free.fr 06 07 03 23 16 de 9h à 18h au Michel Becquembois
(édition), Christophe
01 87 39 84 00 Boulard (technique),
Laure Bretton (actu), X
ou par mail Sabrina Champenois
(modes de vie), Vittorio De
legales-libe@teamedia.fr Filippis (monde), Matthieu
La reproduction de nos petites annonces Ecoiffier (actu), Guillaume XI
Launay (société), Christian
est interdite Losson (enquêtes)
Grille n° 1680
Rédacteurs en chef adjoints
Jonathan Bouchet-
HORIZONTALEMENT
Petersen (France), I. Rouge de sang sous Lénine II. Fait régner la terreur III. Qui,
Lionel Charrier (photo), question terreur, n’ont rien à envier à personne # Omar célèbre
Cécile Daumas (idées), (pas celui en lettres de sang) IV. Léon Gaultier, ancien SS, l’a co-
Noémie Destelle (actu), fondé # Homme de Londres # Fleur bleue V. Grands, décideurs de
Gilles Dhers (web),
Fabrice Drouzy (spéciaux), la présidentielle américaine # Bien chargé VI. L’oiseau qui, au son,
Cédric Mathiot émerveille Scarlett # Juste une mise au point VII. Bourré VIII. Vous
(checknews), Didier Péron ne pouvez pas lui présenter vos gosses en public IX. Si on peut éviter

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(culture), Sibylle sa fin, c’est bien X. Comme une rencontre Biden-Trump XI. Sodium #
Vincendon (société) Il y en a dans un pavé géométrique, de saumon, mais pas de bœuf
VERTICALEMENT
Abonnements 1. De célèbres reclus y élisaient domicile 2. Il tire un trait sur la règle #
Site : abo.liberation.fr Pas de bras, pas d’… 3. Le Covid révèle ses profondeurs # Balança
abonnement@liberation.fr 4. En cette saison, elles n’ont aucun intérêt # Fit perdre de son éclat
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France métropolitaine : 384€ 5. Encore pour le grand Charles # En venir à buller 6. Belliqueuse
dépêche # Du temps où d’aucuns à Florence peignaient, sculptaient,

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du-Rhône, calanques et Notre-Dame de la Garde 8. Dans son milieu
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tél. : 01 87 25 85 00 XI. ENTASSÉES. Vt. 1. FRANCOPHOBE. 2. OÉ. POSÉIDON. 3. USB.
LASSAIT. 4. ÉTÉS. STT. TA. 5. TOKAJ. IOTAS. 6. EFFROIS. 7. AVANT-
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20 u Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Idées/
La société a-t-elle les
complotistes qu’elle mérite ?
Lors d’un débat sur le Covid-19 organisé dame dont un proche est mort du ­ arole, la relancer le cas échéant,
p Certes, les propos que je viens de
en classe, des élèves échangent des propos cancer, elle dit qu’il a été fausse- mais sans jamais donner mon relater peuvent légitimement
complotistes… Leur professeur s’inquiète ment comptabilisé Covid.» Donc, point de vue. ­inquiéter. Mais leurs contradic-
finalement, pas de quoi s’inquiéter Bien entendu, la réflexion sur le tions mêmes, leurs hésitations,
et s’interroge : n’est-ce pas aussi une remise de l’épidémie ? «Ben non, on veut complotisme sera, plus tard, un leurs outrances aussi me semblent
en question d’un pouvoir qui s’incarne juste nous le faire croire.» J’ai du moment important du cours de plutôt des indices qu’ils n’ont rien
de plus en plus en un savoir surplombant ? mal à rétablir la cohérence : philo sur la vérité. Mais la critique du systématisme machiavélique
­comment peut-on juger le reconfi- du complotisme est un art diffi- qu’on leur prête parfois. Nos «com-
nement insuffisant, et prétendre cile ; le professeur ne doit-il pas plotistes» en herbe ne sont souvent

J’
ai l’habitude de proposer que l’épidémie est un fake ? Cela ne ­savoir résister à la tentation de que des ados en crise qui cher-
aux élèves des discussions semble pas les choquer. «De toute ­répondre, ou d’avoir toujours le chent par tous les moyens à se for-
à visée philosophique sur façon, reprend la même élève, je dernier mot ? Notre hiérarchie ger une identité provisoire : ils ne
des questions dites «socialement suis convaincue que le virus n’existe nous bombarde de pages dédiées, croient pas plus aux Illuminati
­vives», de celles qu’on tait parfois pas.» Un autre nuance : «On peut bourrées de liens avec des col­- qu’aux extraterrestres… sinon sur
pour ne pas faire de vagues. Après pas dire qu’il existe pas, mais il a loques d’«experts», des «bonnes un mode décalé, prolongement de
l’assassinat de Samuel Paty, l’an- été fabriqué par les Chinois pour pratiques», dont le point commun la rêverie du jeu ou de la fiction.
nonce d’un reconfinement pen- anéantir la population.» Qui est toujours de ne laisser place à la Les théories du complot ne sont,
dant les vacances scolaires (où les croire ? «C’est pour réduire la popu- ­parole des élèves qu’intégrée dans pour l’immense majorité, qu’une
échanges collectifs étaient diffi­- lation mondiale, il y a trop de per- un «dispositif» formalisé qui bravade carnavalesque, non une
ciles) appelait évidemment, lui sonnes âgées, ça coute cher.» Si la ­conduit droit au but : la substitu- affiliation sectaire. Elles sont, en
aussi, un moment de partage. Si majorité sourit des thèses les plus tion d’un énoncé correct aux énon- tout cas, pour notre société, un for-
les énoncés conspirationnistes extrêmes – l’inexistence du virus –, cés biaisés. Ecouter les adolescents midable révélateur.
sont restés très rares, voici quelle un grand nombre adhère à l’idée ne fait décidément pas partie du L’arrogance de nos élites, leurs vol-
a été la teneur du débat dans l’une du complot. «Moi, rétorque une programme. S’est-on demandé te-face ou leurs dénis ne contri-
de mes classes. J’ai commencé fille, je pense que c’est un complot, pourquoi ils éprouvaient le besoin buent-ils pas à entretenir les dis-
par ouvrir la question le plus lar- mais je ne saurais pas dire lequel.» de se livrer à de telles Saturnales, cours «antisystème» ? Car ces
gement possible : «Quel est votre Un seul dans la classe se dira réti- de pousser à bout les tenants de la derniers ne sont pas, loin s’en faut,
ressenti à propos de l’aggravation cent à l’égard de la thèse conspira- «thèse officielle», les «pères» ? d’un seul bloc. Parmi des affirma-
de l’épidémie et des ­mesures de tionniste. Visiblement, la libéra- Laisser parler les élèves au sujet du tions fantasques, scandaleuses ou
­reconfinement ?». Les réponses ne tion de la parole a eu des effets Covid-19 ou des attentats terro­- même abjectes, ils peuvent parfois
se sont pas fait attendre : «mesures d’entraînement : certain·e·s, qui ristes, est-ce courir un risque inu- (sans le savoir ?) brasser quelques
inutiles», ai-je ­entendu, «ça ne n’auraient peut-être pas soutenu tile, ouvrir une boîte de Pandore parcelles de vrai dans un océan
servira à rien» ; «ce n’est pas un de telles idées «à froid», ont pris un qui conduirait à perdre le con- d’inepties : ainsi lorsqu’on
confinement» ; «on veut juste nous plaisir visible à entrer dans le jeu… trôle ? A entendre des choses que ­dénonce la recherche du profit
faire bosser, comme si toute notre Mais est-ce un jeu ? nous ne supportons pas d’enten- de laboratoires pharmaceutiques –
vie se réduisait à ça» ; le traite- Un peu dépité, je clos le tour de dre ? A aviver les haines sous-ja- ce qu’il est difficile de nier – ou
ment ­inégal des grandes surfaces ­parole ; je ne suis intervenu dans le centes ? On se souvient de la fa- l’opportunisme de mesures autori-
et ­des petits commerces leur débat que pour distribuer la meuse «fiche Eduscol», diffusée taires prises à la faveur du confine-
­paraissant également aberrant. par le ministère aux enseignants à ment – constat que beaucoup de
Par ailleurs, pour les élèves de cet la sortie du confinement, et qui non-complotistes peuvent par­-
­immense établissement (lequel avait tant fait polémique, sug­- tager –, sans parler des profits
compte près de 3 000 lycéens),
l’insuffisance des locaux, en par-
Si les blousons noirs gérant que toute position non
«confiante» et «positive», de la part
­engrangés par les Gafam (princi­-
palement représentés, dans l’ima-
ticulier à la cantine, rend d’autrefois se sont des élèves, pouvait être potentiel- ginaire complotiste, par Bill Gates).
­impossible toute distanciation lement «fronde contre les mesures La société aurait-elle les grains de
physique, et ils mangent, comme changés en geeks gouvernementales», «communau- sable qu’elle mérite ? Comme la
avant le virus, côte à côte dans un
self bondé.
aux propos tariste» et «complotiste». Escalade
symétrique, miroir d’une situation
­société victorienne avait ses hysté-
riques, la nôtre a ses
Beaucoup jugent donc le protocole «antisystème», c’est inextricable, d’une alliance objec- complotistes. •
proposé par le chef de l’Etat trop
tardif, trop timide, mais surtout
aussi parce qu’ils tive où, comme dans Tom et Jerry,
le chat des pouvoirs publics fait le
­injuste. Comme leur connaissance occupent la place jeu de la souris complotiste, qu’il
factuelle des données de santé me n’a, certes, pas créée de toutes piè- Par
semble lacunaire, je projette un que la société leur ces, mais dont il entretient ­(«in- Julien Cueille
graphique de l’accélération des
courbes épidémiologiques. A ce
offre. La rébellion, consciemment», dirait Lacan) la
provocation. Si les blousons noirs
moment-là, j’ai la surprise d’enten- souvent empêchée, ou les punks d’autrefois se sont au-
dre les mêmes élèves me dire
«mais de toute façon les chiffres
prend pour cible jourd’hui changés en geeks aux
propos «antisystème», c’est aussi
sont faux». Comment cela ? Sont-ils la vérité : une parce qu’ils occupent la place que
DR

sous-estimés ? «Non, ce ne sont pas la société leur offre. La rébellion,


des morts du Covid, c’est pour nous «lutte des savoirs» souvent empêchée, prend pour ci-
faire peur.» Un peu atterré, je reste
silencieux. «Moi, dit l’une, j’ai vu
qui aurait remplacé ble la vérité : une «lutte des sa-
voirs» qui aurait remplacé la lutte
Enseignant dans le secondaire.
Auteur du «Symptôme
une vidéo sur YouTube, c’est une la lutte des classes ? des classes ? complotiste», Eres, 2020.
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 21

Comment enseigner
logiques établis (lavage de le réseau européen Evoke
mains, port du masque ou (Evolutionary Knowledge for
vaccination). Mais les SVT Everyone) se penchent sur
sont confrontées depuis long- cette question depuis long-

les SVT face aux temps, et dans une certaine


indifférence, à des opposi-
tions liées notamment aux
temps. Il nous faut donner aux
enseignants du primaire une
formation et des outils en

fondamentalismes ? fondamentalismes religieux


de toute obédience. Deux thé-
matiques vitales, la sexualité
et l’évolution biologique, peu-
SVT. Les enseignants des dif-
férents niveaux doivent colla-
borer à des projets communs
«inter-degrés». Il faut des heu-
vent être rejetées par des élè- res pour mieux transmettre le
ves endoctrinés (contracep- message, alors que les SVT ont

I
Sexualité, origine l y a un mois, l’horreur de leur capacité à former nos tion, aide à la procréation, actuellement un horaire trop
de l’homme, évolution l’assassinat de Samuel Paty ­enfants. plaisir sexuel…). La connais- restreint : elles sont même
révélait la difficulté d’en- Les sciences de la vie et de la sance du corps est pourtant ­absentes, en tant que telles,
biologique : les sciences seigner la citoyenneté, mais Terre (SVT, et les formations un atout précieux pour le res- du tronc commun des
de la vie et de la Terre sont aussi l’exposition des porteurs homologues des voies techno- pect de soi, de l’autre et de deux dernières années du
aussi une matière que des messages laïques et civi- logiques et professionnelles) l’égalité hommes-femmes. ­lycée. Nos adversaires ont un
contestent certains élèves. ques face au fondamentalisme expliquent les origines de En 2007, un prédicateur turc temps de parole plus long
Enseigner les SVT permet religieux. Au-delà de la sidéra- ­notre espèce et de sa diversité, défenseur du créationnisme ­devant certains élèves…
d’apprendre à expérimenter, tion, nous devons globalement mais aussi nos liens à l’envi- musulman avait inondé les Contre l’obscurantisme, enfin,
à débattre et à développer repenser l’éducation des plus ronnement et à la santé. Leur collèges et les lycées français il faut dépasser les approches
jeunes, dont certains tournent enseignement est crucial : lors de milliers d’envois gratuits disciplinaires en unissant tou-
un esprit critique face le dos au message de la Répu- de la pandémie actuelle, elles d’un «Atlas de la création», tes les matières enseignées : la
aux injonctions politiques blique. D’autres enseigne- montrent les risques collectifs épais et richement illustré, formation du citoyen est
ou religieuses. ments sont aussi touchés dans liés à l’ignorance des faits bio- ­rejetant l’évolution. Cet épi- transversale. Plus les disci­-
sode montre les moyens mis plines s’entre-appuieront,
en œuvre ; il fait écho à des plus leur message commun

L'œil de Willem ­kyrielles de cours interrom-


pus, de négations par des élè-
ves, de relations tendues avec
sera efficace. Parce qu’elles
sont des sciences, les SVT
­expérimentent, calculent,
certaines classes, y compris à ­débattent et développent la
l’université. Les enseignants pensée critique : elles appor-
de SVT sont souvent mis en tent des assertions autonomes
difficulté, voire demain en face aux injonctions poli­-
danger. Tout comme tiques ou religieuses.
­Samuel Paty, et bien d’autres, Nous devons penser leur
ils portent des enjeux et ­incorporation et leur inté-
­encourent des risques liés à grité tout au long du cursus
leur mission éducative. Nous scolaire, dans le concert des
proposons trois axes pour disciplines formant les futurs
­aider les professeurs de SVT, citoyens. •
et tous ceux des autres disci-
plines, y compris les profes-
seurs des écoles.
D’abord, ceux qui sèment le
dogmatisme dans les cer- Par
veaux de nos enfants sont Marc-André
bien préparés à ce qui est une Selosse
guerre de la communication : et Guillaume
nos professeurs, eux, sont
moins outillés. Le système Lecointre
éducatif préfère souvent évi- Muséum national d’histoire
ter les vagues qu’entrer en naturelle
confrontation. Or, les mots et éric Westhof
les arguments pertinents, Académie des sciences
­issus de l’épistémologie des
sciences de l’évolution, ne David
et
s’inventent pas d’un coup. La Boudeau
formation continue des ensei- (Association des professeurs
gnants, si réduite actuelle- de biologie-géologie,
ment, devrait expliquer les professeur de SVT) pour la
blocages et fournir un appren- Fédération BioGée (réunis-
tissage pratique des méthodes sant 5 académies et
et des éléments de langage 48 sociétés scientifiques ou
propres à surmonter les associations d’entreprises) .
­oppositions.
Ensuite, les représentations La Fédération BioGée
de certains adolescents résul- promeut la biologie et
tent d’influences exercées en la géologie dans tous les
amont et en marge de leur champs sociétaux qui aident
scolarité. Il faut donc préven- les citoyens dans leurs choix
tivement aborder des ensei- et leurs libertés ; son nom est
gnements de SVT dès l’école un hommage à Michel Serres.
primaire ; les Californiens ou http://www.biogee.org
22 u Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Idées/
La route menant
à Tende détruite
après le tempête
Alex, qui a touché
la vallée de la Roya,
le 16 octobre.
Photo Laurent Carré

de quatre degrés au lieu de deux de-


grés, tout change, avec de très gros
effets de seuil sur les intensités, et
donc les dommages. Les études doi-
vent croiser aussi les évolutions
­climatiques avec les évolutions dé-
mographiques. Une partie des pro-
cessus naturels est conditionnée au
réchauffement climatique, mais le
coût humain et financier dépend lui
beaucoup de la démographie du
lieu.
Quels sont les territoires mena-
cés ?
Tous les littoraux, de Menton à
Dunkerque, avec des alertes fortes
sur les côtes basses et dans les
DOM-TOM. Le problème se posera
aussi à l’intérieur des terres, avec les
torrents de montagne ou des crues
des grands fleuves. Aujourd’hui, un
Français sur quatre, soit 17 millions
de personnes, vit en zone inon­-
dable, soit par la mer, soit par les
fleuves, soit par les nappes phréa­-
tiques, soit par le ruissellement
­urbain.
Que faire ? Déserter certaines zo-
nes trop dangereuses ?
De plus en plus de territoires vont
être touchés par les risques d’inon-
dation. On ne peut pas tous les
abandonner ! On touche là la vraie
question : celle de l’habitabilité des
territoires. Quel est le prix humain,
économique et social que nos socié-
tés sont prêtes à payer pour conti-
nuer d’habiter certaines zones avec

«Aucun territoire n’est à l’abri


une sécurité maximale ? Est-on prêt
à accepter des dommages matériels
qui seront de plus en plus inévita-
bles ? Est-on prêt à évacuer à chaque
fois, souvent pour rien, les habita-

du risque, il faut une réponse tions pour limiter le coût humain ?


Cela risque d’être la condition pour
continuer d’habiter certaines zones.
La sécurité n’a pas le même prix se-

collective, politique et solidaire»


lon les territoires ; car le risque n’est
pas également réparti.
La non-occupation ou l’abandon
de certains territoires vulnéra-
bles peut aussi coûter très cher ?
Certaines zones fragiles sont très

P
lus de six semaines après les La catastrophe dans la vallée de Mais il n’y a aucun effet de surprise actives économiquement et habi-
ravages de la tempête Alex la Roya a été présentée comme pour les hydrologues ou pour les cli- tées de façon dense. Donc il faudrait
dans les Alpes-Maritimes, les du jamais-vu, cet événement matologues qui observent ces phé- renoncer à des ressources écono­-
dégâts sont matériels et psycho­­lo­- est-il imprévisible ? nomènes sur des temps longs. Au miques importantes et, même ainsi,
giques, beaucoup d’habitants se Les phénomènes, qui se sont pro- contraire, quand on regarde la ré- comment reloger tout le monde ? Le
demandent s’ils reviendront. Que duits dans les vallées de la Tinée, de currence de ces pluies et des crues coût de l’abandon d’un territoire, si
faire face aux changements la Roya et de la Vésubie, sont certes qu’elles entraînent sur les Alpes- dangereux soit-il, peut être plus im-
environ­nementaux ? Face aux intenses et ils n’ont jamais atteint Maritimes, sur le Var ou le Langue- portant que le coût de son occupa-
­catastrophes naturelles et aux pan­- ces proportions depuis que l’on me- doc-Roussillon, on n’est pas étonné. tion. L’abandon d’un territoire peut
démies ? Comment s’en remettre, sure ce type d’événements météoro- Le changement climatique en- aussi avoir un coût environnemen-
DR

comment vivre avec ce risque ? logiques. Mais les épisodes méditer- traîne-t-il une plus grande fré- tal (des risques d’incendie accrus).
Magali Reghezza-Zitt, géographe et ranéens sont toujours très violents quence de ces catastrophes ? On peut abandonner certaines
Nous ne sommes pas directrice du Centre de formation et ils se produisent régulièrement Ces événements vont être de plus ­zones littorales qu’on décide de ren-
condamnés à vivre sur l’environnement et la société de dans ces territoires, même s’ils ne en plus fréquents et de plus en plus dre à la mer. Certaines zones peu-
une succession de crises l’Ecole normale supérieure (ENS), frappent pas toujours au même en- intenses. Les facteurs locaux, les vent être occupées par des activités
environnementales… s’est spécialisée sur les notions de droit. Le 2 octobre, il y a eu une con- particularités du relief, la végéta- non permanentes. Certains sites
Pour la géographe risque, de vulnérabilité, et de rési- jonction de deux événements : le tion, la variabilité du climat sont ­industriels ou zones agricoles doi-
lience. La géographe propose de phénomène méditerranéen et la trop nombreux pour qu’on puisse vent être préservés encore un
Magali Reghezza-Zitt, ­repolitiser la notion de risque. Et tempête Alex qui a aggravé les cho- prévoir précisément quand et com- temps, d’autres seront protégés
plus que des plans plutôt que des plans d’urgence ses. Le réchauffement climatique a ment arrivera la prochaine catastro- coûte que coûte, parfois il suffit de
d’urgence, il faut faire ­ordonnés au jour le jour, présenter probablement joué et jouera dans phe. Les scenarios envisagés dé- construire autrement. Il va y avoir
des choix en amont, des réflexions collectives et démo- l’avenir, car les eaux de la Méditer­- pendent tous de l’importance du des arbitrages entre le besoin de
de façon démocratique. cratiques. ranée sont de plus en plus chaudes. réchauffement climatique : s’il est ­logements, le maintien des lll
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23

Le changement climatique nous persistante des membres des


«Un Français concerne tous. Aucun territoire philosophiques minorités et des femmes. Man-
sur quatre, n’est à l’abri du risque, il faut donc quer de respect, c’est insulter,
une réponse collective, poli­tique et proférer des attaques person-
soit 17 millions solidaire. Les territoires déjà fra­- nelles, déprécier, discriminer.
de personnes, vit giles socialement et économique-
ment seront très vulnérables. Tous Par
Les manques réels de respect
ne peuvent plus être jugés à
en zone inondable, nos actes et toutes nos décisions ont hélène l’heuillet l’aune de cette notion si celle-ci
des conséquences pour les autres, Psychanalyste, maîtresse de conférences se confond avec un simple code
soit par la mer, y compris pour ceux et pour celles à l’université Paris-Sorbonne social. A force d’user de l’argu-
soit par les fleuves, qui ne sont pas encore nés. Le ré- ment du respect, on l’use. On
chauffement climatique va nous rêve d’une vie sociale harmo-
soit par les nappes obliger à réfléchir à un nouveau nieuse mais on ferme les yeux
phréatiques, contrat social. Heureusement, nous
sommes dans un pays où la prise en Du nécessaire sur la violence qui se perpétue
dans le même temps. L’argu-
soit par
le ruissellement
compte de l’intérêt général reste, je
l’espère, au fondement de notre dé-
mocratie. Et l’intérêt général n’est
«manque de respect» ment du respect est bien sou-
vent invoqué pour condamner
ce qui nous déplaît.
urbain.» pas que la somme des intérêts parti- Si tout ce qui nous déplaît est irrespect, Il est vrai que je peux parfois
culiers. Nous sommes dans un pays me sentir visé·e par l’intermé-
qui a su mutualiser le risque grâce
offense, l’argument s’use, et la critique, diaire de la culture, de la classe
à l’assurance maladie, l’assurance par essence irrévérencieuse, ne peut plus sociale, de la catégorie dont je
lll activités économiques, le vieillesse… Le risque environ­- s’exercer. relève. Il est vrai que, pour cer­-
coût du déplacement des activités nemental est un risque qui appelle taines de nos identifications

C
et des populations et celui des pro- de nouvelles formes de solidarités. inq minutes de retard à tant la relation ordinaire à au- personnelles, nous apparte-
tections et des dommages en cas de Arrêtons de prendre les gens pour un rendez-vous, quel- trui. On n’est capable d’aucune nons, que nous l’assumions ou
catastrophes. Il faudra aussi modi- des imbéciles au motif que les sujets ques mots échangés empathie à l’égard de celui qui non, à un groupe. Nous n’exis-
fier tous nos comportements, se dé- sont complexes. La Convention avec un voisin ou une voisine ne se serait pas conduit comme tons pas seul·e·s. Si une per-
placer autrement, cultiver la terre ­citoyenne a montré que des ques- durant une réunion, une salu- on le désire. L’argument du res- sonne du groupe dont je fais
autrement, construire autrement… tions, qui sont très compliquées, tation oubliée par distraction… pect intimide, provoque la partie est injustement attaquée,
Les efforts demandés vont peser sur peuvent être appropriées par les ci- et le verdict tombe : «Manque honte et érige la susceptibilité je le suis aussi nécessairement
les ménages, les entreprises et les toyens, à condition qu’on prenne le de respect». Le respect, en- en intuition éthique. Il éveille par l’intermédiaire du trait
territoires. Il faut anticiper pour temps d’expliquer, de présenter des tend-on, est d’être ponctuel, en chacun la sauvagerie d’un commun que je partage avec
­accompagner et atténuer les effets points de vue contradictoires et d’attendre son tour pour pren- surmoi panoptique jamais sa- elle. Même une proposition gé-
négatifs de ces adaptations, qui se- qu’on laisse ensuite à chacun la li- dre la parole, de prendre garde tisfait du niveau de perfection nérale peut alors me paraître
ront subis si on ne fait rien. L’expé- berté de décider en toute connais- à toujours dire «bonjour» et atteint par un sujet pourtant la s’appliquer particulièrement et
rience montre que nos sociétés réa- sance de cause. «merci» ou à s’excuser d’exister plupart du temps prompt à directement à moi, qui suis
gissent au coup par coup, souvent Et sur l’environnement ? à la moindre incartade. On con- s’accabler de reproches. ainsi fondé·e à me tenir pour
quand la crise est déjà là. Cela fait La France n’est pas sur la bonne tra- voque la loi morale universelle En prenant à la racine les entor- personnellement offensé·e. Et
plus de quarante ans qu’on alerte jectoire en matière d’atténuation pour tout manquement mi- ses à la bonne conduite, se même s’il n’y a là que des effets
sur les constructions en zones inon- du risque climatique, et reste en re- neur. Ce n’est assurément pas rend-on mieux capable d’éra­- d’image, on sait ce que la lutte
dables, et ce indépendamment du tard sur l’adaptation. Les coûts de ce que Kant avait en tête en for- diquer les graves atteintes à la pour l’image a apporté aux pro-
changement climatique. l’inaction seront faramineux. C’est mulant «l’impératif catégo­- personne d’autrui dont notre cessus d’émancipation.
On pourrait avoir le même cons- une responsabilité morale et poli­- rique», lui, qui prenait soin de monde nous livre une multi- Mais on sait aussi dans quelle
tat sur le Covid-19 ? tique à prendre aujourd’hui. Nous distinguer la moralité de la tude d’exemples ? On peut en aliénation enferme l’identifica-
On ne s’est pas assez préparé à un ne sommes pas condamnés à vivre simple politesse ou de la pure douter. Cela crée au contraire tion à l’image, serait-elle la
risque de pandémie pourtant an- une succession de crises, écono­- discipline tenues pour simple- un écran de fumée sur l’exploi- sienne propre. Je ne suis pas
noncé depuis longtemps, avec les miques, sociales, terroristes, envi- ment négatives – car dotées tation, la réification et l’instru- l’image qu’on renvoie de moi et
expériences du Sras et du H1N1 en ronnementales… Le réchauffement d’une fonction seulement ré- mentalisation, sur la générali- n’ai aucun pouvoir sur elle. Si
Asie. Aujourd’hui, on mesure à quel climatique ne doit pas être qu’an- pressive. On pourrait, certes, sation de la surveillance et de un effort m’incombe, c’est bien
point l’anticipation et la prépara- xiogène, il peut être l’occasion de considérer ces élargissements l’espionnage jusque dans la vie plutôt celui de m’en détacher.
tion en amont sont importantes refonder notre démocratie, d’inno- du devoir inconditionnel com­- intime des couples et des fa- On s’alarme actuellement à
pour ne pas subir. ver, de retisser du lien social me des progrès dans la prise en milles, ou sur l’infériorisation juste titre d’une proposition de
De la même façon, si on ne met pas comme on le voit dans certains ter- compte de la personne d’au- loi sur les images policières. Si
suffisamment, dès maintenant, de ritoires. trui. Malheureusement, on tout ce qui déplaît est irrespect,
moyens pour lutter contre le ré- Le débat démocratique met à jour peut aussi soupçonner dans Le rappel au la fonction critique ne peut
chauffement climatique et pour se les dissensus, les contradictions, et cette élévation du niveau d’exi- plus s’exercer. La critique est ir-
préparer à ses conséquences, on va c’est heureux. Le débat, ce n’est gence des interactions sociales respect fonctionne révérencieuse. Pour espérer
beaucoup subir ! Et, malheureuse- ni l’inaction ni la polémique. Ni les un ravalement du respect à une comme un rappel faire surgir des questionne-
ment, ce sont toujours les mêmes philosophes, ni les scientifiques, ni norme comportementale, et ments, il faut pouvoir compter
qui souffrent des effets du dérègle- les experts ne peuvent (ni ne veu- même une subversion de ce- à la loi, à l’ordre. sur la faculté de chacun·e à se
ment climatique ou de la pandé- lent) se substituer à la décision lui-ci. Si le respect doit pacifier Il entretient décoller un peu de soi-même.
mie : les populations vulnérables, ­politique. Ils sont, en revanche, là la vie sociale, le rappel cons- Les identifications fondamen-
pauvres, exclues, âgées… Que ce pour apporter des éléments de tant de celui-ci est un motif un climat tales d’un sujet humain sont
soit pour le Covid-19 ou pour les
inondations, je suis toujours très
compréhension et des connais­-
sances pour alimenter le débat
considérable de tension et
d’agressivité. Le rappel au res-
paranoïaque dans toujours beaucoup plus com-
plexes que la reconnaissance
choquée par la stigmatisation des démocra­tique. La catastrophe n’est pect fonctionne comme un lequel chacun dans un trait possédé en com-
victimes. Dans de nombreux cas,
ceux qui habitent les zones inonda-
jamais certaine, il faut juste savoir
ce qu’on est prêt à mettre en œuvre
rappel à la loi et comme un rap-
pel à l’ordre. Il entretient un
est invité à se mun avec d’autres. Le vrai res-
pect est un art de la bonne dis-
bles sont souvent comme ceux qui pour éviter qu’elle survienne, pro- climat paranoïaque dans lequel demander si celui tance qui est aussi distance
avec soi-même. •
contractent le Covid-19 en tra-
vaillant, ils n’ont rien choisi, ce sont
téger les plus faibles. Il faut assu-
mer les conséquences de nos choix
chacun est invité à se deman-
der si celui ou celle qui se tient
qui se tient en face
des contraintes économiques et so- au lieu de subir celles de notre ab- en face de lui ne l’aurait pas par de lui ne l’aurait Cette chronique est assurée en alter-
sence de choix. •
ciales qui les exposent.
Il faut, dites-vous, «repolitiser le Recueilli par
mégarde offensé·e. On ne passe
sur rien, on ne tolère aucun des
pas par mégarde nance par Michaël Fœssel, Sandra
Laugier, Frédéric Worms et Hélène
risque» ? Catherine Calvet heurts qui constituent pour- offensé. L’Heuillet.
24 u Libération Vendredi 20 Novembre 2020

sans laisser d’adresse (4/9)


Starlette, musicien, icône underground, photographe
ou écrivain, toutes et tous évanouis pour de bon sans
donner de sens à leur soudaine éclipse : en neuf épisodes,
Libé raconte ces prochaines semaines les insondables
mystères et les mythes d’artistes évaporés.

SEAN FLYNN Belle gueule brûlée


Par
Héritier de la beauté, du charisme demain est menée par un «tout petit monsieur
Diane Lisarelli pour deux dollars»), Flynn accède lui aussi au
et du goût du risque d’Errol Flynn, statut de vedette grâce au film Captain Blood

S
ans doute faudrait-il commencer sans de Michael Curtiz – par ailleurs ex-mari de
évoquer Errol Flynn. Oublier sa carrure,
son charisme, son sens de la formule et
ce père qu’il a peu connu, l’acteur, Lili.
Portant bien la cape et maniant convenable-
son goût des excès. Laisser dans l’ombre cette
figure mythique et scandaleuse de l’âge d’or
play-boy et photoreporter, ment l’épée, il enchaîne ensuite les rôles de
fier-à-bras, jouant dans la vie comme dans les
d’Hollywood pour porter la lumière tout en-
tière sur son fils, Sean, dont la trace se perd
notamment au Vietnam, disparut films de son immense sex-appeal. Mais la ja-
lousie maladive de Lili étouffe cet incorrigible
le 6 avril 1970 dans la province de Svay Rieng,
au Cambodge. Si l’on ne sait rien ou bien peu
en avril 1970 au Cambodge et polygame. Malgré l’argent et le succès, Errol
décide de fuir le plus loin possible d’Holly-
de ce qu’il advint de Sean Flynn après cette
date, son existence jusque-là fut largement
fut déclaré mort en 1984, sans que wood sans billet retour. Après le tournage de
Robin des bois, à la faveur de quelques semai-
documentée. Suivre sa trace implique toute- sa volatilisation ait été élucidée. nes de congé, il part pour l’Europe. Destina-
fois de remonter bien avant sa naissance, jus- tion : l’Espagne où il se retrouve, sans plus
qu’au milieu des années 30 et de l’océan At- d’explications, au milieu de la guerre civile.
lantique, au moment où se rencontrent sur un «J’avais le sentiment d’être venu chercher la
paquebot deux personnages singuliers. mort et que cela n’aurait pas beaucoup d’im-
Le premier rôle revient d’abord à sa mère. Li- portance si je la trouvais, écrit-il dans ses Mé-
liane Marie Madeleine Carré a beau être née moires. […] Intérieurement j’étais prêt à rece-
en Gironde au début du siècle, elle fut aussi voir la balle que j’étais venu chercher.» Bien
une des grandes vedettes de la Metro Gold- sûr, cela ne tarde pas à arriver. Alors qu’il est
wyn Mayer (Têtes brûlées de Raoul Walsh seulement blessé, l’annonce de son décès fait
en 1929, l’Attaque de la caravane avec Gary le tour du monde. Flynn, qui se rêve écrivain,
Cooper en 1931). Beauté classique au sourire relate l’épisode dans un texte publié par Pho-
ravageur et à l’arrogance assumée, celle qui toplay en juillet 1937 : «Mais oui, je suis bien
se fait appeler Lili Damita regarde d’abord de mort. D’ailleurs j’en suis le premier surpris. La
haut cet inconnu qu’est encore Errol Flynn. nouvelle m’a même un peu refroidi, si vous me
Né vingt-cinq ans plus tôt dans «une curieuse passez l’expression.» Enfin, la vie lui paraît à
et froide petite terre du sud de l’Australie» (la nouveau excitante.
Tasmanie), il vient de passer une grande par- S’il a peu vu son père, Sean Flynn n’en est pas
tie de sa vie d’adulte à explorer la Nouvelle- moins son portrait craché («en mieux», écrira
Guinée où il a exercé divers métiers : capitaine Errol Flynn dans ses Mémoires, tout en se
de bateau, inspecteur sanitaire du gouverne- trompant sur sa date de naissance). Lili Da-
ment, pêcheur à la dynamite, directeur d’une mita a pourtant tout fait pour les éloigner. Sa
plantation de coprah, chercheur d’or, trafi- grossesse est l’ultime coup bas assené à ce
quant de plumes d’oiseaux, négrier, journa- mari dont elle divorce quelques mois après
liste. Là-bas, Flynn a même été payé pour cas- son accouchement. Amère et surprotectrice,
trer des moutons avec ses dents. l’actrice laisse tomber sa carrière pour élever
son fils à Palm Beach en Floride, où elle privi-
Portrait craché légie la pension alimentaire au droit de visi-
Remarqué en Angleterre où il rejoint de ma- tes. «La seule chose que je dois à mon père, c’est
nière éphémère la Northampton Repertory d’être né. Pour le reste, il a quitté ma mère
Company, c’est sur le bateau qui le mène aux quand je n’avais même pas un an, il ne s’est
Etats-Unis qu’il rencontre celle qu’il rebapti- guère préoccupé de moi et il n’y avait entre
sera Tiger Lil. «Je ne sais pas où elle a appris nous que des liens très relâchés», confie Sean
l’art de l’amour, ou si elle est née douée, mais Flynn à Cinérevue en 1967. Ajoutant : «Je n’en
j’avais la sensation qu’elle agissait comme si veux pas à sa mémoire mais j’aimerais qu’on
elle était convaincue qu’elle portait sur son dos cesse de faire des comparaisons qui, pour aussi
toute la légende, la gloire et la réputation des flatteuses qu’elles soient, me paraissent inuti-
Français en la matière» détaille-t-il dans ses les. J’existe et je veux vivre et faire carrière
délicieux Mémoires publiés quelques mois sans l’aide d’un fantôme.»
avant sa mort sous le titre originel My Wicked,
Wicked Ways (récemment réédités en français Héros aux dents blanches
chez Séguier). Entre deux ébats, Lili Damita Errol Flynn est mort huit ans plus tôt, à l’âge
lui fait découvrir Hollywood, Palm Beach, de 50 ans, dans les bras d’une adolescente
San Diego et lui ouvre son réseau. En 1935, an- qu’il prévoyait d’épouser (celle-là même dont
née de leur incompréhensible mariage (la cé- il disait à Sean : «Cette petite fille sera bientôt
rémonie organisée en Arizona du jour au len- Sean et son père, Errol Flynn, sur le lac Mead en 1951. Bettmann Archive ta mère !»). Après trois mariages ratés, beau-
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25

CULTURE/
d’Errol Flynn, je ne ferai plus de cinéma. Je serai
coureur automobile ou marin. J’aime l’aven-
ture et le danger», déclare-t-il au Journal du
dimanche le 22 avril 1962. En Europe, il tourne
avec application mais sans passion, principa-
lement des films de série B (le Signe de Zorro,
Voir Venise et… crever, Le train de Berlin est
arrêté). Lui qui a adoré les Quatre Cents Coups
de Truffaut se trouve limité aux rôles de héros
aux dents blanches. Il faut dire qu’il les a subli-
mes. Son sourire, immense et franc, laisse ap-
paraître une canine plus grande que les autres
qui ajoute à son charme. Il y a quelque chose
chez lui d’affûté, à la fois doux et fin.
«Je travaille parce que j’ai besoin d’argent
pour mener la vie qui me convient, déclare-t-il
en 1963 avec ce mélange de lucidité et d’auto-
dérision qui le caractérise. Alors, lorsque je
suis fauché, je tourne n’importe quoi. Et c’est
parfois très mauvais, très, très mauvais.»
Parmi ces navets : le Temple de l’éléphant
blanc qui le mène jusqu’en Inde. C’est là qu’il
apprend qu’une battue est organisée dans la
jungle pakistanaise pour tuer un tigre man-
geur d’hommes. Pas besoin d’en dire plus : au
bout d’une semaine dans les arbres, les pieds
en sang et le cœur léger, il parvient à abattre
l’animal. Pour cet exploit, le gouvernement
pakistanais lui offre 100 roupies et la peau de
la bête, qu’il accroche fièrement aux murs de
son appartement. Dans une des lettres plei-
nes de tendresse adressées à sa mère, le jeune
homme vibre encore au souvenir de ce mo-
ment où «on juge un homme à sa barbe et à ce
qu’il est capable de faire avec ses mains et son
cerveau – un sacré changement d’ambiance
comparé à ce cinéma de merde» (en français
dans le texte).
Désireux de réitérer l’expérience, il s’envole
ensuite vers l’Afrique où il s’essaie pendant
près de huit mois au métier de guide de safari
pour touristes, sans toutefois rester assez
longtemps pour obtenir sa licence. De retour
en France, c’est une autre faune qui l’attend
à Saint-Tropez où son mètre quatre-vingt-
onze passe presque moins inaperçu que dans
la jungle pakistanaise. Entre les balades en
Riva, les bains de minuit sur la plage de Pam-
pelonne et les fêtes à l’Epi, il affirme son goût
pour la photographie. De ce passe-temps naît
alors une idée fixe. Après avoir tourné deux
westerns spaghetti (7 magnifiche pistole et Pas
de pitié pour Ringo), il rentre à Paris et court
dans les bureaux de Paris Match pour propo-
ser un sujet : un reportage sur «le seul endroit
du monde où il se passe quelque chose», le
Vietnam.

Sean Flynn dans le Fils du capitaine Blood (1962), suite du film de 1935 qui révéla son père. The Kobal Collection. Aurimages Baptême du feu
Là-bas, l’année qui vient de s’écouler a mar-
qué une violente escalade dans le conflit. A
coup de drogue et d’alcool, l’acteur a vécu ses porte bien le costume noir. Casey Robinson tente est grande et, s’il est évident qu’il n’a la campagne de bombardements intensifs du
dernières années tout schuss (en témoigne et Harry Joe Brown, producteurs originaux pas encore le talent de son père, Sean Flynn Nord-Vietnam (l’opération Rolling Thunder
son discours en 1958 au Friars Club de de Captain Blood, en tirent une idée lucra- ne se déshonore pas totalement. Toutefois, que la CIA qualifiera plus tard d’opération «la
New York, débutant par : «Je peux vous tive : écrire la suite du film pour lui. Tout chez quand la Fox lui soumet un contrat, il rejette plus ambitieuse, la plus coûteuse et la plus in-
l’avouer : à 12 ans, j’ai enculé un canard») mais Sean rappelle son géniteur : beau, solaire et la proposition. D’ailleurs il n’aime pas efficace de l’histoire») s’ajoute un accroisse-
a aussi réussi à ménager des moments privi- charismatique – le sport et l’adrénaline l’inté- Los Angeles : il s’y fait sans cesse arrêter pour ment massif de la présence militaire améri-
légiés avec son fils. Avant sa disparition, tous ressent plus que les études, qu’il poursuit à excès de vitesse. caine avec le déploiement au Sud-Vietnam de
deux ont eu le temps de partager parties de Duke, une des meilleures universités du Sud. L’appel de l’ailleurs le mène d’abord à Paris où plus de 185 000 boys – militaires de carrière,
chasse, séjours en mer et soirées dans des Aussi, au printemps 1961, contre l’avis de sa il s’installe dans l’appartement de sa grand- volontaires mais aussi conscrits. En jan-
night-clubs new-yorkais en compagnie de mère, lui qui avait toujours refusé d’apparte- mère, près de la place de Wagram, dans vier 1966, quand Sean Flynn arrive à Saigon
prostituées. C’est aux obsèques d’Errol Flynn nir au monde du cinéma cède et revêt le pe- le XVIIe arrondissement. «Si en Europe, je ne avec deux valises, un appareil photo et une ra-
que l’Amérique découvre ce jeune homme qui sant costume du Fils du Capitaine Blood. L’at- parviens pas à faire oublier que je suis le fils quette de tennis, «il découvre Suite page 30
26 u Libération Vendredi 20 Novembre 2020

Les archives photos de


Sean Flynn telles que
retrouvées en 1988 dans
son appartement parisien,
resté fermé quinze ans
selon la volonté de sa mère,
l’actrice française
Lili Damita.
Photo Marouani. Sipa

Suite de la page 29 une ville en guerre


pleine de soldats et de fureur», écrit Philippe
Lombard dans sa biographie très fouillée,
Sean Flynn : l’Instinct de l’aventure (1).
Par l’intermédiaire de Tim Page, qui sera
bientôt un photojournaliste acclamé mais
aussi un de ses meilleurs amis, Sean trouve
le chemin de la villa coloniale que partagent
de jeunes reporters, parmi lesquels Dana
Stone, Michael Herr ou John Laurence, cor-
respondant pour la chaîne américaine CBS.
«Il était d’une élégance rare, se souvient ce
dernier, dans son livre The Cat From Hue : A
Vietnam War Story. Grand, élancé, de longs
cheveux blonds naturels, de doux yeux mar-
ron, des dents parfaites. Son allure allait
même au-delà des standards hollywoodiens.
Malgré cela, on remarquait assez vite que
Flynn n’était ni suffisant ni vaniteux.»
S’il séduit d’emblée le groupe par sa modestie
et son humour, le nouvel arrivant tient à faire
ses preuves. Le 31 janvier a lieu son baptême importante, signifiante de notre temps – les terprète un certain capitaine Smith, sur la leur sillage se trouve une équipe de l’ORTF
du feu : «Des balles sifflent fauchant les feuilles photos seront un jour de l’histoire.» Naît alors piste d’étranges disparitions. Il y a comme qui, arrivée à une centaine de mètres du bar-
des arbres, fauchant les hommes. […] Moi avec chez lui l’idée de passer de l’autre côté : péné- toujours des jolies filles et de la baston. Mais rage, s’arrête brutalement. La tension monte
mes appareils, ma tenue civile, je suis comme trer en zone «Viêt-Cong», pour documenter s’il prend plaisir au tournage, il peine à ou- d’un cran. Sur sa Honda, Sean Flynn s’appro-
un touriste de la place de la Concorde. Et puis la guerre dans les deux camps. blier ce qu’il a vu au Vietnam. Après un nou- che doucement des journalistes pour leur si-
tout à coup une explosion dans le palmier tout veau séjour où il suit les forces terrestres en gnaler le danger, dans un français parfait.
près de moi… une grenade… mon voisin s’af- Méditation et yoga territoire hostile lors d’opérations «search and Pendant qu’il leur conseille de faire demi-
faisse. Il est mort.» Les choses continuent à ce Mais tandis que des commandes de reporta- destroy», Flynn ressent le besoin de repren- tour, la caméra filme autour d’eux une ving-
rythme jusqu’à la fin de l’hiver 1966 où un ges commencent à arriver, le cinéma le rat- dre son souffle. En 1967 à Paris, le stigmate du taine d’hommes courbés, «courant dans les
éclat de grenade rencontre son genou. trape. En Asie, il tourne avec Bernard Tou- play-boy le fait à nouveau souffrir. Lui qui taillis pour prendre position». Dans la scène
Le 9 avril paraît son premier reportage dans blanc-Michel, assistant de Godard, Demy ou écoute Ravi Shankar, lit Graham Greene et diffusée au journal télévisé le 8 avril 1970,
Paris Match (sous le titre «Le fils de Robin des Varda, Cinq Gars pour Singapour. Flynn y in- Saint-Exupéry aurait voulu jouer dans la Bal- Sean Flynn, 28 ans, apparaît calme et bronzé,
bois au Vietnam») où il écrit : «Je m’amusais. lade du soldat de Grigori Tchoukhrai ou portant des lunettes de soleil et un foulard
Je vivais une expérience qu’aucun scénario ne Blow-Up d’Antonioni. Au lieu de ça, il pose en rayé. Personne ne le reverra plus. Car si tout
pourrait recréer.» Le Vietnam se révèle toute- Pour Sean Flynn, costume d’alpaga pour le magazine Lui. le monde rebrousse chemin, Sean et Dana
fois pour lui plus qu’un nouveau shoot d’adré- Bien sûr, Flynn repart. Le 14 novembre 1968, Stone, eux, y retournent dans un deuxième
naline. L’absurdité et la cruauté de la guerre le Vietnam se révèle il écrit à sa mère : «J’ai trouvé ma violence au temps. Et disparaissent pour toujours.
lui sautent aux yeux. Le 26 avril, il prend un
cliché important, prouvant que le camp amé-
toutefois plus Vietnam et si je condamne moralement l’inter-
vention des Etats-Unis dans ce pays, je sais que
Contrairement à son père, déclaré mort puis
réapparu en Espagne, Sean Flynn ne revien-
ricain torture des Viêt Congs. «Pour la pre- qu’un nouveau j’y ai personnellement trouvé une soupape et dra jamais. Face à cette fin soudaine, abrupte,
mière fois, écrit son biographe Philippe Lom- un besoin d’avoir la guerre autour de moi, de injuste, différentes théories ont été avancées.
bard, l’Amérique va découvrir l’envers du décor shoot d’adrénaline. la voir et de pouvoir la toucher de mes mains La plus probable, bien qu’invérifiée, est que
et être confrontée aux méthodes musclées au- L’absurdité à volonté.» Stone et Flynn aient été enlevés par des Viêt-
torisées par sa propre armée.» Mais s’il prend toujours des risques terribles Congs et confiés plusieurs mois plus tard à
A sa mère qui s’inquiète, Flynn écrit : «Tu te et la cruauté sur le terrain, il s’applique désormais à es- des Khmers rouges, qui les auraient tués.
plains et me dis que je ne devrais pas y aller,
ne pas faire les choses que je pense pouvoir bien
de la guerre lui sayer de dépasser cette fascination primale.
Sous les conseils de John Steinbeck VI, autre
Mais malgré les très importants moyens dé-
ployés par la mère de Flynn, et différentes re-
faire, c’est-à-dire photographier une part très sautent aux yeux. «fils de», il s’ouvre aux religions orientales et cherches de curieux ou d’amis (Tim Page en
se rend seul au Cambodge visiter le temple tête), sa trace se perd en ce début du mois
d’Angkor ainsi que d’autres lieux sacrés. A Ja- d’avril de l’année 1970.
karta, il photographie Richard Nixon en visite Pendant quinze ans, Lili Damita gardera in-
dans la région, puis part en reportage en Nou- tact l’appartement parisien de la rue Nicolas-
velle-Guinée occidentale, curieux de voir Chuquet dans le XVIIe arrondissement, où à
cette terre longuement arpentée par son père. côté de la peau du tigre mangeur d’hommes
Sean Flynn se fixe ensuite à Bali, où il vit au avaient été accrochés des portraits d’Hô Chi
bord de l’eau et passe ses journées à méditer Minh, de Che Guevara et de Jimi Hendrix.
et à pratiquer le yoga. Mais son équilibre se Sean Flynn est déclaré mort le 27 mars 1984
brise quand il apprend que l’armée nord-viet- par un tribunal de Floride. Sa mère, elle, ou-
namienne marche sur Phnom Penh. blie progressivement la disparition de son fils
unique et adoré avec la maladie d’Alzheimer.
Calme et bronzé Liliane Carré, dite Lili Damita, disparaît sans
Tandis que les Viêt-Congs s’enfoncent en ter- fracas le 21 mars 1994.
ritoire khmer en un front plus ou moins con- Mais l’histoire ne s’arrête pas là : Sean Flynn
tinu, Sean propose à son ami Dana Stone de sera l’un des photojournalistes qui inspire-
l’accompagner dans «le bec du perroquet», ront le personnage de Dennis Hopper dans
petit bout de Cambodge s’avançant sur le ter- Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola. Les
ritoire vietnamien. Après quelques jours sur Clash lui consacreront une chanson sur leur
place, les deux Américains louent des motos album Combat Rock. Ainsi, dans une guerre
et prennent, sur la Highway 1, la direction où son nom n’avait pas d’importance, aura-t-il
d’un barrage où trois journalistes viennent écrit seul sa propre légende. •
d’être faits prisonniers. Ce sont les derniers
Sean Flynn a été photographe de guerre au Vietnam en 1966. Bettmann Archives d’une liste qui commence à s’allonger. Dans (1) Editions du rocher, 2011.
Libération Vendredi 20 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 27

culture/
Associant classiques du
folk américain et matériaux
électroniques sur son
huitième album, le chanteur
et multi-instrumentiste
engagé ravive la tradition
musicale du pays qui doit tant
aux descendants d’esclaves.

«P
olly, jolie Polly, tu l’as bien deviné.
J’ai passé une bonne partie de la
nuit dernière à creuser ta tombe.
Elle s’agenouilla, implorant pour sa vie. “Lais-
se-moi vivre seule si je ne peux être ta femme.”
Il la poignarda dans le cœur, et le sang de son
cœur coula à flots. Et dans la tombe, la jolie
Polly fut enterrée.» Immortalisée par le Virgi-
nien Dock Boggs en 1927, chantée par le dia-
bolique Frank Underwood (Kevin Spacey)
dans la série House of Cards, Pretty Polly est
l’une des murder ballads les plus macabres
du répertoire de la musique populaire améri-
caine ; une chanson aux sources multiples,
dont la cruauté résonne d’une façon trou-
blante dans le monde de 2020, alors que le
mot «féminicide» s’est imposé après des an-
nées de lutte pour venir remplacer toutes les
périphrases utilisées pour voiler sa réalité.
Entre les mains de Sam Amidon, qui en a fait
l’un des sommets de son huitième album, Sam Amidon vit désormais à Londres avec sa compagne, la chanteuse Beth Orton. Photo Steve Gullick
c’est un précipité de modernité, sa voix nasale
scandant les vers par-dessus un tapis de dou-

Sam Amidon, les cendres


ceurs progressives à la Robert Wyatt avec une
régularité presque mécanique et faussement
détachée, comme si la chanson, avec son is-
sue sanglante, était suffisamment connue

ardentes de l’americana
pour qu’un musicien inventeur s’autorise à
jouer avec nos attentes. C’est tout le propos
de Sam Amidon, né en 1981 dans le Vermont,
que de faire prendre le feu de son art depuis
le creux de sa main, à partir des cendres du
folklore américain. A l’exception de The Follo-
wing Mountain (2017), tous ses disques sont que peu de traces… Pour constater que le vers 1995. Il a changé ma vie avec son minima- question des origines raciales de la musique
exclusivement composés de vestiges du song- monde dans lequel ils se débattaient n’est pas lisme, dans lequel j’ai entendu à la fois le son à laquelle il a voué sa vie. «La musique tradi-
book oral aux origines du folk américain. Et si différent du nôtre.» La flamme pour ces voix originel du fiddle américain et l’avant-garde tionnelle américaine est un univers composé
Sam Amidon, dont il a jeté les bases en studio modestes, introuvables dans les classiques de la plus sauvage.» Qu’on ne s’étonne pas alors de voix éparpillées et différentes selon les lieux,
à l’automne 2019 avec les passeurs de sons la littérature, lui a été transmise directement d’entendre dans sa version de Light Rain les traditions, les styles et les instruments. On
Shahzad Ismaily ou Leo Abrahams (collabo- par ses parents, Peter et Mary Alice Amidon, Blues, reprise au banjo d’un coup de grâce late trouve tout de même une origine commune. Le
rateur régulier de Brian Eno), n’y fait pas ex- qui œuvrent pour la transmission de la chan- sixties du bluesman Taj Mahal, des coups de banjo a littéralement été importé par les escla-
ception, ravivant quelques-uns des airs qui son folk depuis les années 70. «C’est eux qui tonnerre électronique dignes d’un disque ves d’Afrique de l’Ouest. Et il est pour ainsi dire
ont le plus circulé dans les cinquante Etats et m’ont mis un violon entre les mains. J’ai joué d’electronica allemande des années 90 ou du à la base de l’industrie musicale américaine,
ont été le plus souvent enregistrés par les eth- des chansons traditionnelles irlandaises toute classique Camoufleur de Gastr del Sol, chant puisqu’elle est née avec le business des parti-
nomusicologues, dans le sillon d’Alan Lomax mon enfance. Puis, à l’adolescence, j’ai décou- du cygne du duo formé par David Grubbs et tions pour banjo, très populaires au XIXe siè-
et John Cohen. Les deux plus connus, Span- vert le free jazz et la musique improvisée, le Jim O’Rourke. Chanson sans âge ne signifie cle. J’utilise le style “clawhammer”, qui a été
ish Merchant’s Daughter et Cuckoo (The Coo minimalisme, et ça m’a beaucoup interrogé pas rétro : «Chanter une folk song n’équivaut inventé par les Noirs, avant de devenir un cli-
Coo Bird) figurant au firmament du folk de- sur ce que je faisais avec mon violon. J’ai résolu pas à reprendre une chanson des Talking ché de musique hillbilly blanche, comme dans
puis leur inclusion dans la bible Anthology of ce conflit à l’âge adulte – par la synthèse et la Heads. On les chante pour se déplacer à l’inté- Délivrance. La culture américaine a opéré une
American Folk Music de l’illuminé Harry collaboration avec des musiciens de tous les rieur de son propre art.» simplification ahurissante, avec le blues qui
Smith, auquel Amidon a consacré un specta- horizons.» serait noir d’un côté, et la country blanche de
cle et un mini-album l’an passé. C’est ce qui surprend le plus quand on décou- «Simplification». Pour autant, Sam Ami- l’autre. Les enregistrements qui datent
vre les disques de Sam Amidon ; enregistrés don n’est pas un de ces pourfendeurs furieux d’avant 1960 le démentent de manière specta-
Transmission. «Ces chansons sont si puis- pour le compte de labels d’avant-garde hup- qui éventrent des coutumes ancestrales pour culaire. Pour dire les choses simplement, la
santes qu’il suffit de les chanter pour se con- pée (Bedroom Research à Reykjavik, None- le seul fait de s’y faire une place. Délicat dans musique américaine est fondamentalement
necter à l’inconscient de l’époque où elles se such à New York), ils ne sonnent en rien son geste et son chant, il est aussi réfléchi po- une musique noire.» D’avant-hier à demain,
sont cristallisées, nous a expliqué l’Américain comme les habituels produits de l’under- litiquement, infiniment. Ce qui explique le folklore ancestral américain, avec des agita-
depuis son domicile de Hampstead Heath, à ground tradi. Parce qu’ils n’en font pas partie pourquoi et comment les appropriations, fa- teurs de la trempe de Sam Amidon, est entre
Londres, où il partage sa vie avec la chanteuse – s’envisageant plutôt en continuité des ges- çon jazz ambient, de Sam Amidon résonnent, de bonnes mains.
Beth Orton. C’est comme entrer dans le monde tes des réinventeurs Bill Frisell ou Tony sans le moindre trouble acide de l’artificiel. Olivier Lamm
intérieur, sombre et brûlant, de personnes qui ­Conrad, qui ont tant fait pour propulser On ne sera ainsi pas étonné de l’entendre, en
ont vécu il y a longtemps, des gens des monta- l’americana dans l’au-delà de la modernité. marge de l’élection américaine et du renou- Sam Amidon Sam Amidon
gnes, des fermiers, dont la créativité n’a laissé «Je me souviens des rééditions de Conrad, veau historique de l’antiracisme, si fin sur la (NonesuchWarner).
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En mains propres
alcool, glycérine, eau) se trouvent en vente libre. Partout.» Mais
cela ne suffit pas. Encore faut-il changer les comportements…
«Didier Pittet n’est pas un découvreur, analyse le professeur
Francis Waldvogel. Son énorme talent est d’avoir creusé, tou-
Didier Pittet L’infectiologue suisse, ardent jours et toujours le même sillon.» Vous avez compris, on ne dira
pas de mal de lui. Et pourquoi d’ailleurs ? Il vous accueille,
promoteur du gel hydroalcoolique, préside aussi la avec un grand sourire, à 7 heures du matin, dans le petit pied-
à-terre parisien qu’un ami lui a prêté pour les deux jours qu’il
mission d’évaluation de la politique française anti-Covid. passe en France à travailler bénévolement à l’Elysée. Il vous
offre un café et parle sans discontinuer avec passion. Bavard,
terriblement bavard. Toutes les cinq minutes, lui qui n’a pas
été atteint par le Covid-19, se frictionne les mains, comme
d’autres se les passent dans les cheveux. Depuis quelques
mois, sa vie est terriblement réglée. La mission présidentielle
qu’il dirige n’est pas banale. Relevant directement de Macron,
ce petit groupe reçoit qui il veut, dans l’anonymat le plus ab-
solu. Il étudie les bases de données, compare les politiques
suivies. Après avoir rendu un prérapport assez critique sur
la stratégie française, il doit
rendre un travail plus com-
plet fin décembre. 1957 Naissance.
Sur la table de travail de Pit- 1986 Médecin.
tet, s’entasse un amoncelle- 1992 Chef de service
ment de papiers, d’études, de de prévention à
traductions de recherches. «Il l’hôpital de Genève.
dort à peine cinq heures, il 1995 Révèle
travaille tout le temps», con- l’efficacité du gel
fie Crouzet. «Et sa famille hydroalcoolique.
[quatre enfants d’un premier 2020 Préside la
mariage, sa femme travaillant mission d’évaluation.
à la communication d’une as- Novembre Vaincre
sociation d’handicapés, ndlr] les épidémies
se fâche de ne jamais le voir.» (Hugo et Cie).
Voilà pour ses occupations
des mercredis et jeudis. Le reste du temps ? Il le passe à par-
courir le monde ou à Genève dans son service, à poursuivre
le travail sans fin de pédagogie et de prévention, entouré de
plusieurs dizaines de chercheurs. «Rien n’est plus compliqué
que de faire bouger les comportements, il faut une énergie cons-
tante», répète-t-il. Cela tombe bien, notre professeur est un
hyperactif. Et l’a toujours été. «Par bonheur, quand j’étais
­enfant, on ne faisait pas ce diagnostic, autrement, j’aurais été
­assommé de médicaments», s’amuse-t-il. Il vient d’un milieu
modeste. Son père est électricien dans un petit village près
de Genève. Il raconte que ses parents ont dû vendre leur petite
Fiat pour acheter une poussette quand il est né. «Faire méde-
cine ? Maman dit que j’ai toujours dit que je le ferai», répond-il
comme un gamin. «Et puis, je m’entendais très bien avec le fils
du médecin du village.» En fait, à l’adolescence, il hésite, veut
être prêtre, puis finalement bascule. Ce sera l’action plutôt
que la prière.
Tout se construit, ensuite, autour de rencontres, en particulier
avec ce jeune chef de service de maladies infectieuses, Wald-
vogel, qui va le prendre en charge. Celui-ci se rend compte que
la recherche pure n’est pas la qualité première de son jeune
interne. Il l’envoie se former aux Etats-Unis, en prévention
et en épidémiologie. A son retour à Genève en 1986, son patron
crée pour lui un service unique de prévention des maladies
infectieuses. On connaît la suite. Tel un laboureur, Pittet
creuse sans fin le même sillon. Multiplie les recherches, arrive

L
es belles histoires sont souvent un brin fastidieuses. On «C’est le médecin qui m’a coûté le plus cher», ironise, pour sa même à faire publier un article historique sur l’hygiène des
les écoute, on est admiratif, on en ressort ébahi, mais part, le directeur de l’hôpital universitaire de Genève où Pittet mains dans The Lancet, la célèbre revue scientifique. L’OMS
qu’en dire d’autre ? Que dire, ainsi, de Didier Pittet, le hé- dirige un service unique au monde de prévention et de lui fait un programme spécial. Le voilà «glotte-trotter» des
ros d’une magnifique saga, celle de la potion hydroalcoo­lique ­contrôle des maladies infectieuses et où il est salarié entre mains. Mais pourquoi diable Macron l’a-t-il choisi au prin-
qui connaît son heure de gloire avec le Covid-19 ? Le même pro- 10 000 euros et 15 000 euros mensuels comme les autres res- temps pour diriger cette mission ? «Peut-être voulait-il quel-
fesseur Pittet présidant aussi le comité mis en place par Emma- ponsables de son rang. «Car en refusant de breveter ce gel hy- qu’un avec un profil différent ?» lâche-t-il. On le pousse un peu,
nuel Macron pour évaluer la politique droalcoolique, il nous a fait perdre près de tentant de lui arracher quelques critiques sur les politiques

Le Portrait
française ? deux milliards de franc suisses si on avait menées. «Les erreurs de l’OMS ? A mon sens, ce sont les mécanis-
Pour dire les choses simplement, son his- touché 0,1 centime par flacon vendu.» mes onusiens qui sont trop compliqués. Ce qui est est sûr, c’est
toire est parfaite. Son combat pour l’hy- Didier Pittet est ainsi. Un homme au vi- qu’il est incroyable qu’aucun plan de déconfinement n’ait été
giène des mains a sauvé, en effet, plus de vies que n’importe sage poupin et aux mains propres. «Cela m’aurait paru totale- préparé après la première vague.» Et la politique française ?«On
quel médicament. Et cette bataille est d’autant plus méritoire ment impensable de faire de l’argent sur cela, nous dit-il peut regretter une certaine infantilisation du citoyen. Mais en
que dans ce monde scientifique de haute technologie, l’acte comme une évidence. La seule chose qui compte est que ce gel matière de prévention et de sécurité des patients, c’est multi-
tout bête du lavage de mains pour tuer toutes les méchantes soit utilisé partout dans le monde.» C’est dit. Pour être précis, factoriel, ajoute-t-il. On fait souvent la comparaison avec
bactéries ne fascine ni les foules ni les grands chercheurs. ce n’est pas lui qui a découvert la formule du gel, mais le phar- l’aviation. Il n’y a ­jamais un coupable unique, c’est une conjonc-
Et pourtant, il y a consacré sa vie. «C’est un missionnaire. Et macien William Griffiths. Reste qu’il y a vingt ans, Pittet l’a tion d’éléments.» Et ce chercheur, qui adore parler par images,
un obsessionnel», dit de lui le professeur Francis Waldvogel, simplifiée, en un mélange d’isopropanol et de chlorhexidine, en dessine une pour l’occasion : «Prenez un fromage, l’emmen-
son maître, longtemps chef du service des maladies infectieu- pour la rendre accessible et productible par tous les pays. Et tal, c’est seulement quand tous les trous sont alignés que l’acci-
ses à Genève. «Il aime les gens, il est comme un apôtre qui prê- c’est lui surtout qui s’est transformé en VRP planétaire pour dent arrive.» •
che», poursuit Thierry Crouzet, journaliste, ami, qui écrit avec convaincre non seulement l’OMS mais aussi les Etats qu’ils
lui ses livres, dont celui qui vient de paraître : Vaincre les épi- avaient tout à gagner à s’y mettre. «C’est très aisé de fabriquer Par éric Favereau
démies. sa propre solution, insiste-t-il. Les composants (eau oxygénée, Photo Niels Ackermann. Lundi 13

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