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LE NOUVEL ORDRE
GENDARMIQUE
Ouvrages d'Hubert Lafont
et Philippe M e y e r
Justice en miettes
PUF, 1979
Ouvrages de Philippe M e y e r
Québec
coll. « Petite planète », 1980
HUBERT LA FONT
PHILIPPE MEYER
LE NOUVEL ORDRE
GENDARMIQUE
avec la collaboration
de Paul Virilio
ÉDITIONS D U SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Le travail d'étude et d'enquête qui est à la base du présent
ouvrage a été réalisé grâce au concours financier de la Délé-
gation générale à la recherche scientifique et technique.
ISBN 2 - 0 2 - 0 0 5 4 4 2 - 6 .
© 1 9 8 0 , ÉDITIONS DU SEUIL.
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective.
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
A Philippe Ariès
et à Jacques Julliard.
Avertissement
1. Cité dans Peines et Gloires des gendarmes par le colonel Saurel, op.
cit. Voir également l'article du général de cavalerie Ambert dans Le Moni-
teur du 11 novembre 1852 : « Vous dormiez, il veillait, vous vous réjouissiez
dans les fêtes, et lui, debout dans l'angle obscur, protégeait vos jours. Il a
l'œil sur votre maison, sur votre champ, sur votre or, lui qui ne possède ni
maison, ni champ, ni or. Soyez heureux, gens de bien, vous qui ignorez même
son existence; mais les méchants tremblent et les faibles vivent en paix parce
qu'il est là, toujours debout. »
paysage, son évidente familiarité. Le gendarme ne touche à sa
perfection que lorsqu'il œuvre et peine nuit et jour afin qu'il ne
se passe rien, si bien que le succès de ses efforts le voue à l'igno-
rance des autres et à leur oubli.
Un officier de l'arme parvenu au plus haut grade et aux plus
hautes fonctions après une longue carrière commencée au bas
de l'échelle faisait remarquer que la gendarmerie est la seule
administration française — et donc la seule administration au
monde — à avoir mis en échec le principe célèbre de Peter « en
prévoyant des emplois à qualification peu croissante, voire décrois-
sante au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie ».
Par rapport aux autres corps de l'État, à la police, par exemple,
pour ne rien dire de l'administration des Finances ou des Ponts
et Chaussées, la hiérarchie des valeurs, des importances et des
compétences reconnues y est inversée de bout en bout. A la diffé-
rence du commissaire ou de l'inspecteur de police, de l'officier ou
du grand commis de l'État, le gendarme n'est pas un bon héros de
film ou de roman, c'est une piètre vedette de télévision et un
simple personnage d'appoint pour les journaux Mais s'il arrive
au gendarme d'être mis en pages ou en scène, ce n'est jamais
l'officier de gendarmerie. Tous les honneurs sont réservés au gen-
darme de base, au militaire sans subtilité ni élégance, mais cons-
tant, compétent et sûr. La gendarmerie, à qui le protocole mili-
taire accorde l'honneur de se tenir à la droite des armées et
d'ouvrir les cortèges et les défilés, a et veut avoir pour représen-
tant un personnage de Guignol. C'est comme si les Finances
mettaient en avant leur commis aux écritures plutôt que leurs
1. Article 96.
n'importe quel procès-verbal. Dans le même esprit, toute sortie,
tournée, mission ou patrouille doit être effectuée par un minimum
de deux hommes, constituant cette célèbre paire qui, avec les duos
de religieuses, a si longtemps été la providence des chansonniers
et des dessinateurs humoristiques.
Venant enfin compléter cette pression institutionnelle de
l'arme sur ses hommes et renforcer leur esprit de corps, obliga-
tion est faite aux gendarmes de vivre dans la semi-clôture des
casernes, sous l'œil de leur commandant de brigade, respon-
sable de la bonne tenue des logements. Depuis la Révolution,
les gendarmes sont autorisés à y vivre avec leur famille, et la ges-
tion de la vie quotidienne y manifeste en réduction les pro-
blèmes de l'ouverture et de la fermeture de l'arme aux popula-
tions qu'elle côtoie : la nécessité de protéger les armes et les
secrets que renferme la caserne plaide pour la fermeture. La
recherche du contact plaide pour l'ouverture. La vie de la femme
et des enfants, le recours aux commerçants, aux écoles, aux dis-
tractions qui sont aussi ceux et celles des habitants du village
contribuent à enraciner la brigade dans son terroir et à l'ouvrir
plus largement aux informations qu'elle peut en tirer. En sens
inverse, « les épouses de l'arme » (comme les appelait un article
récent de la Revue de la gendarmerie nationale qui les qualifiait
par ailleurs de « grands bonshommes ») doivent nécessairement
vivre à part et être autre chose que des voisines, des clientes, des
mères d'élèves ou des commères ordinaires. Le règlement de la
vie en caserne 1 les inspections et les revues conduites par le
chef de brigade dans les appartements de ses hommes, la fer-
meture physique de la gendarmerie sur elle-même et les diverses
1. Qui s'efforce de préciser la part que l'on peut laisser à la vie privée
et familiale des gendarmes sans mettre en péril leur arme, sa considération,
sa sécurité, la disponibilité permanente de ses militaires, le maintien en bon
état de leur équipement, etc. L'analyse de ces textes mériterait un autre
ouvrage, auquel la consultation du Dictionnaire de la gendarmerie de Cochet
de Savigny et de la collection des Bulletins officiels du ministère de la Guerre
serait un indispensable détour.
mesures de sécurité rappellent constamment aux familles qu'elles
aussi sont « entrées en gendarmerie » et qu'elles sont appelées,
bon gré mal gré, à exercer une part du sacerdoce.
Que les passants, même pauvres, n'aillent plus à pied n'a pro-
bablement pas été étranger au déplacement contemporain du
siège des brigades de gendarmerie du centre des bourgs vers leur
périphérie. L'effort consenti depuis les années soixante pour loger
les brigades dans des locaux neufs, plus confortables et mieux
adaptés aux nouvelles conditions de travail, a fait le reste : une
telle opération trouve difficilement en milieu urbanisé l'espace qui
lui est nécessaire à un prix qui lui soit accessible. Bien sûr, les
nouvelles casernes demeurent, dans la mesure du possible, sur la
grande route ou à proximité des carrefours, mais elles sont sou-
vent plus proches des zones nouvelles d'urbanisation et des lotis-
sements récemment viabilisés que du cœur des agglomérations.
Les gendarmes y ont gagné en mobilité : leurs véhicules entrent
et sortent plus rapidement des casernes. Mais ils ont perdu un
poste clef de surveillance et de contact, le centre de leur toile d'arai-
gnée.
D'autres éléments de modernisation ont contribué à ce dépla-
cement du siège des brigades (qui, comme on le verra, n'est pas
sans conséquence sur le déplacement de leurs activités), et le pre-
mier d'entre eux est la motorisation. Les véhicules qui équipent
aujourd'hui la gendarmerie lui font gagner du temps pour ses
activités d'urgence, mais n'apportent rien à l'exercice de la
surveillance générale. Comme le faisait remarquer un général de
l'arme, « chaque brigade a été dotée d'un véhicule automobile
pour transporter les gendarmes, en cas de besoin, là où leur pré-
sence est nécessaire (accident, incendie, crime). Toutefois, le tra-
vail de prospection systématique ne se fait valablement qu'à
allure lente, et les tournées de service ordinaire continuent néces-
sairement de se faire avec un moyen de locomotion peu rapide :
bicyclette, cyclomoteur, et même à pied 1 ». Si faible que soit
l'apport de la motorisation à la poursuite de l'idéal gendarmique,
il n'en joue pas moins un grand rôle dans le déplacement contem-
porain du siège des brigades : pour garer et protéger les véhicules
des intempéries ou d'un possible sabotage, pour les entretenir et
pour les manœuvrer, il faut un tout autre espace que celui dont
avait besoin le cheval, la bicyclette ou le cyclomoteur. Toutes les
casernes qui n'ont pas pu se faire aménager un garage ont donc
dû déménager.
1. Voir aussi Une ténébreuse affaire, où les gendarmes d'Arcis mettent leur
connaissance du terrain et des gens au service de la police politique.
appuis dans « la partie saine de la population », tels sont les
moyens qui permettent aux gendarmes de pénétrer le monde
rural et de s'intégrer à ses communautés.
L'absence d'instruction supérieure et de formation spécifique,
le salaire dérisoire qui lui fait mener la même vie que les
paysans du cru et qui l'oblige souvent, en plus du jardin potager
traditionnel dans toutes les casernes, à prendre en location un
champ, un pré ou une vigne pour compléter sa solde, l'équipe-
ment réduit au sabre, à la vieille arme réglementaire et au
robuste cheval (quand il en a un...) contribuent à faire du gen-
darme un familier. Certes, pour s'imposer, cette familiarité
demande patience et obstination. Le Dictionnaire de la gen-
darmerie de Cochet de Savigny rend compte des nombreuses
difficultés qu'ont les familles des gendarmes à être considérées
comme des habitants à part entière dans leurs communes,
jouissant en matière de ramassage du bois, de glanage ou de
vaine pâture des mêmes droits que les natifs. La cohabitation
n'est et ne sera jamais une donnée. Elle est toujours un
objectif à atteindre, d'autant plus que le soldat-paysan qu'est
le gendarme, de par ses origines sociales, sa formation et son
mode de vie est un homme isolé dans sa brigade, actif dans la
seule mesure de sa bonne volonté, de son sens du devoir et par-
fois de son courage. Il dépend tout autant de ceux qu'il est
chargé de gouverner que de ses chefs, de la tolérance et de la
compréhension des premiers que des ordres et des renforts des
seconds.
Nous avons dit, en présentant la surveillance générale, à
quel point cette situation de dépendance à l'égard de la popu-
lation suppose, pour être viable, que le gendarme, par le jeu
d'une pression tantôt resserrée tantôt relâchée, dégage dans la
population de son ressort une « partie saine » qui sera son alliée.
Il faudrait ajouter que, dans l'idéal gendarmique, cette dépen-
dance est souhaitable et que, dans une grande mesure, la force
de l'arme, c'est sa faiblesse. L'isolement et le dénuement du
gendarme, son aspect dérisoire, son besoin ostentatoire de
collaborations comptent parmi les meilleurs de ses moyens
d'infiltration et cette ruse lui permet, une fois accepté par les
habitants de son ressort, de multiplier ses forces autant de fois
que ce ressort compte d'habitants « sains ». « Autrefois, dit un
retraité de l'arme, tout le monde appelait le gendarme par son
nom. Dans une brigade de 5 hommes, s'il y a 700 habitants dans
la commune, ou même 1 000, il ne fallait pas compter 5, mais
700 ou 1 000 gendarmes. C'est ça notre force. »
Cet « autrefois » nostalgique n'est pas simplement l'expression
d'un homme qui regrette son passé et le pare de couleurs illu-
soires. La capacité logistique de la gendarmerie, cette capacité
de mobiliser à son profit les milliers de regards des habitants,
leurs milliers de trajets à travers le canton, leurs milliers de
mémoires et, parfois, leurs milliers de bras va se perdre au fur
et à mesure que Pandore perd sa liberté d'initiative et de mou-
vement, et, avec elle, l'usage de son « bon sens » et la stratégie
de la cohabitation. L'évolution de la gendarmerie, sur le plan
matériel et sur le plan idéologique, a inversé l'équilibre des
dépendances en donnant le pas aux directives d'état-major au
détriment de l'initiative prise en fonction des données locales.
Aujourd'hui, entre le gendarme et la population, il y a au
moins l'épaisseur d'une carrosserie et d'un pare-brise, et ce n'est
là qu'un petit signe de la transformation des règles du jeu gen-
darmique. « Les moyens radio, dit un commandant de brigade,
obligent les hommes à rester rivés en permanence à proximité
de leur véhicule. La gendarmerie n'est plus faite d'individus que
les gens peuvent rencontrer. Le gendarme est dans " sa caisse ",
attaché par sa ceinture de sécurité et enchaîné à sa radio qu'il
ne peut plus quitter parce qu'on compte sur lui ailleurs et qu'on
peut l'appeler à tout moment de la brigade ou de la compagnie
pour l'expédier sur une " affaire ". Il faudrait que l'on crée
des équipes, spécialement pour la surveillance générale en
profondeur, qui seraient détachées de tous les problèmes d'in-
tervention et pourraient prendre leur temps en sortant de leur
véhicule et en se promenant sans matériel, ou alors avec un
matériel radio qu'eux seuls pourraient utiliser. »
Bien loin de mettre en place de telles patrouilles, ce sont
des pelotons d'intervention, les PSIG, que la direction de la
gendarmerie a décidé de créer et de multiplier, et ces PSIG,
les « gendarmes d'ailleurs », comme disent les habitants des
cantons 1 ont de moins en moins de contact avec la popu-
lation et dépendent de plus en plus de leurs moyens radio
et de leurs « caisses », qui sont les véritables instruments de
leur efficacité. Par-delà les conséquences de ces innovations
sur la qualité de la surveillance générale, il faut considérer
l'inversion des principes fondateurs à laquelle la gendarmerie a
commencé de procéder. Il y a un siècle, c'est le gendarme lui-
même qui était une force logistique : il est aujourd'hui l'esclave
des moyens dont il dispose et se voit réduit au rôle de servant
d'une force dont la maîtrise lui échappe et à l'orientation de
laquelle il ne participe presque plus. Quant à cette nouvelle force
logistique, non seulement elle n'est plus au contact des gens et
des lieux, n'en dépend donc plus et n'est plus orientée ni par
les exigences de la cohabitation ni par les nécessités du compro-
mis qui en découle, mais elle coupe les liens entre les gendarmes
et leur ressort, et empêche la liaison avec « la partie saine de la
population ».
Quoi qu'il en soit du caractère socialement et politiquement
conservateur de ce lien entre les brigades de gendarmerie et les
petits notables de leur canton, le compromis dont, encore une
fois, il est le caractère essentiel, est à la fois source de « militari-
sation » de la société civile et de « civilisation » de l'appareil
militaire, dans le cadre d'un espace géographique et social
complexe où s'inscrit l'ensemble des pratiques sociales. Dans la
1. Pour annoncer, en 1977, la création de ces PSIG, la presse titrait :
« Une nouvelle force de frappe » (le Monde); « Une nouvelle force de dissua-
sion » (le Figaro); « Des gendarmes d'ailleurs » (France-Soir).
pratique gendarmique moderne, cet espace réel s'efface au pro-
fit d'un espace abstrait, celui que dessinent les réseaux télépho-
niques, les réseaux radio, les sonneries d'alerte, les bornes d'appel,
et, bientôt, les terminaux d'ordinateurs. Ce n'est plus le territoire
de sa brigade que le gendarme est chargé de surveiller en prio-
rité, c'est son émetteur-récepteur de radio, ses fréquences régle-
mentaires d'écoute, son téléphone, les relevés statistiques reçus
périodiquement de l'ordinateur central et fabriqués sur la base
de bulletins prérédigés, les télégrammes et les télex envoyés à la
brigade.
Si la surveillance des lignes de transmission, des grands axes de
circulation, des voies terrestres, aériennes, fluviales et maritimes,
canalisées, fléchées et étroitement spécifiées prend une part crois-
sante de l'activité des gendarmes, c'est que, pour ceux qui les
dirigent, la population n'a plus d'existence en tant qu'ensemble
d'habitants mais en tant que flux d'individus caractérisés par leur
vitesse, leurs points de rencontre ou de croisement, leur entasse-
ment dans des bouchons, l'affrontement de leurs provenances
et de leurs destinations, le découpage du temps en heures creuses
et en heures de pointe, la nécessité de les détourner, de les accé-
lérer ou de les arrêter.
Présentant en 1976 la nouvelle politique de l'arme, le directeur
de la gendarmerie, M. Cochard, affirmait que « le fait migratoire
est le phénomène capital dont on doit tenir compte pour assurer
la sécurité des Français. Il s'agit notamment de tout ce qui est
lié au développement des vacances et des week-ends. La sécu-
rité globale, c'est parvenir à prendre en compte et à maîtriser le
problème de la mobilité, celle des honnêtes gens comme celle
des délinquants. Plus on va, plus les problèmes de sécurité se
posent à travers les phénomènes migratoires. Il y a également un
autre problème, c'est celui que pose la multiplication des signaux
d'alerte, des lignes d'appel directes, l'augmentation des appels
téléphoniques, etc. Il serait grave d'en faire abstraction dans le
cadre d'une politique de sécurité générale. Il y a déjà les bornes
d'appel placées sur les routes et que nous allons multiplier, il y
a les lignes directes avec la gendarmerie posées à la demande des
particuliers. Il faut que nous adoptions nos structures à ce nou-
veau phénomène : ce n'est pas le tout de créer un tel système :
pour qu'il soit efficace, il faut pouvoir le faire tourner, c'est-
à-dire répondre à tous les appels ».
En choisissant cette stratégie de l'alerte permanente, la gen-
darmerie s'installe dans un univers où tout lui semble risquer
de la prendre de vitesse. En attribuant à ses hommes un contrôle
prioritaire sur le mouvement dont chaque particule devient sus-
pecte (de fuir ou de ne pas chasser le Gaspi) et en accrochant
toujours plus de fils téléphoniques à leurs pattes, elle s'est installée
dans un état d'urgence permanent dans le cadre duquel il s'agit
moins d'occuper un territoire que de se projeter sur des « points
sensibles » avant d'être appelés sur d'autres « points sensibles »,
pour d'autres « interventions ». Dès lors que l'on a choisi cette
gendarmerie de l'intervention et abandonné celle de la surveillance
générale, quel besoin de maintenir le contact avec les civils? Quelle
utilité à composer avec « la partie saine de la population »? Les
bornes d'appel et autres signaux d'alarme sont supposés suffire à
mettre en branle quasi instantanément une gendarmerie atten-
dant dans ses casernes que les événements décident de ses
activités. Comme le déclarait un officier de l'arme, « le jour où
les brigades fonctionneront totalement sur le modèle de police-
secours, ce sera la fin de la gendarmerie. Il y a en effet une chose
dont on peut être sûr, c'est que les gens ne viendront jamais d'eux-
mêmes voir les gendarmes. C'est au gendarme à aller régulière-
ment au-devant des gens, à se faire connaître, à entamer la dis-
cussion. Mais, aujourd'hui, ce n'est plus le commandant de
brigade qui décide ce que feront ses hommes le lendemain; c'est
l'événement qui crée et façonne le service. L'initiative, essentielle
dans notre travail, est de plus en plus réduite par l'activité écra-
sante que nous imposent les autorités ».
Appelés par téléphone pour un secours d'urgence dans un
coin de leur circonscription, relancés ailleurs par la hiérarchie
qui leur indique par radio un carrefour à barrer pour l'intercep-
tion d'un fuyard, ballottés entre différents services préfectoraux
qui s'impatientent, dans l'attente de telle information ou de telle
intervention, projetés ailleurs encore par le Parquet général qui
requiert l'exécution d'un mandat d'amener ou d'une citation à
personne, renvoyés enfin sur un autre secteur de leur ressort par
le commandant de la brigade de recherche qui veut confirmation
immédiate d'un renseignement qu'il juge important, les gendarmes
des brigades territoriales n'ont plus d'autres initiatives ni d'autres
occasions de faire la preuve de leur bon sens que les rares qu'ils
se ménagent en exécutant certains ordres en traînant les pieds.
« Coup de poing »
1. Cf. par exemple, « Des gendarmes pour quoi faire? », in Armées d'au-
jourd'hui, juillet 1975; « De l'adaptation nécessaire », in Revue de la gendar-
merie nationale, n° 110, IV, 1976; « La mobilité, un état d'esprit», ibid,
n° 117, III, 1978, ou le document « Objectifs de la gendarmerie pour la période
1976-1980 », de la direction de l'arme.
l'écrit un officier général, complètement changé de sens. « A
l'origine, le but de la surveillance était essentiellement de prendre
des contacts afin d'obtenir du renseignement; actuellement [...]
il s'agit surtout de sécurisation et de dissuasion. Le premier sens
est typique du mode d'action traditionnel de la gendarmerie, le
second, d'un mode d'action qui est celui de la police. »
Une succession de « changements de détail » va dans le sens
de ce mimétisme. Les brigades mixtes territorialisées et les bri-
gades routières de gendarmerie mobile disparaissent au profit
de brigades motocyclistes. Celles-ci ne font plus la police de la
route, mais de la police sur la route : « Ce qui nous intéresse,
déclare le directeur de la gendarmerie, c'est l'individu de pas-
sage qui va commettre un méfait ou qui revient de le commettre,
les voleurs de voiture ou de camion, les voleurs dans les voitures
ou dans les camions, les agresseurs de pompistes et, dans cer-
taines régions, les prostituées. Il faut d'abord que les unités
motocyclistes soient étroitement associées aux recherches judi-
ciaires, afin qu'elles sentent le climat de la délinquance, son
évolution et les axes d'effort du moment. [...] Il leur faut égale-
ment se constituer un réseau d'informateurs parmi les profes-
sionnels de la route, qui parlent le même langage. » Dans la
même perspective, les autoroutes deviennent le ressort propre
de pelotons spécialisés.
1. 24 février 1978.
n'est pas le dernier motif d'étonnement, et l'on se serait attendu
à ce que l'imagination du maréchal des logis le conduise au Val-
de-Grâce plutôt que dans les colonnes de l'Essor de la gendar-
merie. Il n'en a rien été, et les gendarmes semblent penser que
puisque, dans le nouveau dispositif de leur arme, la surveillance
générale se passe fort bien du Pandore en tournée et de « la partie
saine de la population », on peut aussi bien la confier à une méca-
nique. Après tout, le criminostat a ouvert le chemin à l'établis-
sement d'une gamme importante de machines à faire la police
judiciaire, et le satellite espion à usage interne ne pose aucun
problème technique particulier. Tout au plus représente-t-il une
extrapolation hardie de la politique menée ces dernières années
par la direction de la gendarmerie.
Le contresens du gendarme Bignon et de ceux qui l'ont soutenu
— et même de ceux qui l'ont combattu — est en effet total : qu'il
s'agisse des transformations des conditions de travail ou de la
sophistication des moyens gendarmiques, ses propositions, loin
d'être contradictoires avec l'évolution de l'arme, s'inscrivent
dans son droit fil et poussent simplement sa logique un peu plus
loin. Si certains aspects, tout comme la méthode choisie par le
maréchal des logis pour populariser ses idées, peuvent paraître
intempestifs ou particulièrement audacieux, l'ensemble n'en a
pas moins la vérité des meilleures caricatures.
La gendarmerie est aujourd'hui une arme qui mise essentiel-
lement sur des moyens techniques pour remplir sa mission. Qu'il
s'agisse des ordinateurs ou des hélicoptères d'intervention, ces
moyens techniques entraînent le développement de corps de
spécialistes auxquels sont subordonnés l'ensemble des gendarmes
en poste dans les brigades territoriales, en matière de police
judiciaire comme de police administrative. Cette prolétarisation
du travail des gendarmes de brigade n'entraînera pas, sans doute,
leur remplacement par du petit personnel civil, comme le
souhaitent ceux qui ont appuyé la candidature du maréchal
des logis Bignon. Une telle innovation poserait à l'arme des
problèmes trop lourds dans la définition du statut de ces person-
nels, en même temps qu'elle introduirait la possibilité d'une syn-
dicalisation, menace dont la gendarmerie souhaite d'autant plus
faire l'économie qu'elle considère qu'il ne lui reste guère d'autre
supériorité sur la police que le caractère militaire de sa discipline.
Plutôt qu'à des civils, on fera donc appel à des femmes, et plus
particulièrement à des femmes de gendarmes, embauchées au titre
des personnels féminins des armées. En confiant à celles que leurs
futurs collègues appellent déjà des « gendarmettes » les tâches
d'accueil du public, de dactylographie des rapports et d'entretien
des brigades, on pense ainsi apaiser la grogne de Pandore en
soulageant sa charge de travail et en ouvrant la possibilité de
faire entrer un second salaire dans son foyer.
Le plus petit échelon gendarmique tombant en quenouille, un
personnel spécialisé devrait donc apparaître dans les brigades,
voué à des tâches supposant qu'il ne quitte pas sa caserne, et la
division du travail en fonction de la division des sexes donnera
le coup de grâce à la polyvalence des gendarmes de canton. Les
hommes-gendarmes, quant à eux, ne trouveront pas dans ce ren-
fort un temps supplémentaire pour mener à bien leurs activités
de surveillance générale. Dans la mesure où les Pelotons de sur-
veillance et d'intervention sont devenus la pierre d'angle de la
nouvelle organisation gendarmique, ils iront en grossir les effec-
tifs, s'ils en sont jugés capables, ou continueront d'être les exécu-
tants des directives hiérarchiques ou les auxiliaires des unités plus
prestigieuses.
Le renoncement au principe de polyvalence des gendarmes et
la déréliction des brigades territoriales se sont en effet accompa-
gnés d'une considérable acquisition de prestige par les unités les
plus spécialisées. Les super-Pandores du Groupe d'intervention
de la gendarmerie nationale font rêver les jeunes recrues, et,
puisque le nombre d'élus de cette unité est infiniment inférieur au
nombre d'appelés, c'est vers les unités qui lui ressemblent le plus
que se tournent les gendarmes, vers les PSIG et les brigades de
recherche, où le travail paperassier est réduit et où les possibilités
d'action sont importantes. La politique de spécialisation de la
direction de la gendarmerie a créé une hiérarchie d'intérêt et de
prestige entre les différentes unités et les différentes missions de
l'arme, et le désir des gendarmes d'être en poste dans les unités
les plus actives et les plus prestigieuses renforce à l'évidence ce
mouvement de parcellisation. Le super-gendarme venant à bout
du crime en sautant de son hélicoptère a ainsi remplacé dans
l'imagerie identificatoire des Pandores le gouverneur de canton,
en même temps que l'intervention succédait à la surveillance
dans l'idéal gendarmique.
Cette transformation n'apporte pas à la sécurité des citoyens
autant de bénéfices que ses initiateurs le prétendent. Que le gen-
darme rêve d'être un shérif plutôt qu'un légat introduit dans
l'arme un changement de mentalité qui s'est déjà manifesté dans
la police, lors de la création, par exemple, des brigades dites
antigang, pour qui l'usage des armes semble être le moyen ordi-
naire de maintenir la paix publique, quand ce n'est pas de régler
la circulation, dût-on laisser sur le carreau quelque passant ou
quelque c o l l è g u e
Les doléances et les protestations dont le maréchal des logis
Bignon s'est fait le porte-parole ne font que réclamer de la
direction de la gendarmerie qu'elle accepte toutes les consé-
quences des transformations qu'elle a mises en place, et qu'elle
distribue équitablement ses hommes là où elle a désormais situé
le centre des activités gendarmiques.
En avril 1979, la résolution d'une affaire criminelle viendra
1. 8 avril 1975, Paris, un passant est tué par erreur; 23 juillet 1975, Cha-
renton, un inspecteur est tué par un collègue d'un autre service; 22 juin 1976,
Fontenay-sous-Bois, un employé de banque est tué par erreur; 23 août 1977,
Châtenay-Malabry, un jeune homme est abattu de 3 balles dans le dos;
27 octobre 1977, un policier est tué, un autre grièvement blessé par des col-
lègues à Fontenay-le-Fleury; 11 janvier 1978, un jeune homme est abattu
alors qu'il tentait de voler une 2 CV; 13 mars 1978, 2 hommes sont tués par
des motards de la police à la suite d'un accrochage avec un taxi...
donner, sous une forme tragique, le contrepoint de la candida-
ture du gendarme d'Orbec. Le 9 avril, Alain Lamarre, 23 ans,
gendarme en poste au Peloton de surveillance et d'intervention
de Chantilly, est arrêté par ses camarades et reconnaît être l'au-
teur d'un meurtre, de 3 tentatives de meurtre, de 4 attentats par
explosif (contre des voitures de gendarmerie), de 15 vols et d'un
hold-up. Ses diverses activités criminelles étaient attribuées par
la presse à un mystérieux « tueur de l'Oise », recherché par toutes
les polices.
Au juge d'instruction qui l'interroge, Lamarre déclare avoir
agi dans le but de ridiculiser la gendarmerie et de se venger ainsi
d'une affectation à des tâches subalternes. D'abord en poste dans
une brigade territoriale, il n'avait eu de cesse d'intégrer un Pelo-
ton de surveillance et d'intervention. Peu de temps après avoir
obtenu satisfaction, il ouvrait le feu sur une voiture qui ne s'arrê-
tait pas à un contrôle routier. Ses supérieurs, le jugeant trop
impulsif, prenaient alors la décision de ne plus lui confier que des
responsabilités secondaires, hors des théâtres d'opération du
peloton. Profondément mortifié, Lamarre jure de tourner en déri-
sion ceux qui venaient de le mettre sur la touche. Il commence par
voler l'un des véhicules du PSIG et l'abandonne, criblé de balles,
laissant à l'intérieur un mouchoir taché de sang et le plan d'un
bureau de poste avec les indications d'un itinéraire de repli pour
un hold-up. Il se lance ensuite dans une série de tentatives de
meurtre, dont l'une réussit, et dans une longue suite de vols et
d'attentats, souvent au préjudice de ses collègues, et toujours
dans le ressort du Peloton de surveillance et d'intervention dont
il est membre. Identifié près d'un an après son premier coup par
la femme d'un de ses anciens collègues qui avait vu le portrait-
robot du « tueur de l'Oise » dans la presse, Lamarre déclare au
juge d'instruction que « son objectif a été parfaitement atteint,
puisqu'en dix mois il a ridiculisé la gendarmerie en évitant systé-
matiquement les barrages routiers installés après chacune de ses
agressions » et en déjouant toutes les recherches des spécialistes.
Le gendarme qui se présente à des élections législatives pour
donner du poids à ses revendications et celui qui se transforme
en assassin pour compenser son affectation à des tâches bureau-
cratiques sont deux cas exceptionnels. Mais sans aller à ces
manifestations extrêmes, leurs collègues les plus jeunes, ceux qui
sont entrés dans l'arme alors que le nouveau dispositif était
déjà en vigueur, attendent aujourd'hui de leur direction qu'elle
accélère et rationalise les réformes découlant de la nouvelle
organisation, tout particulièrement en ce qui concerne les affec-
tations. C'est à ce titre que l'affaire Bignon et l'affaire Lamarre
sont riches d'enseignement sur les tendances à l'accélération de
l'esprit opérationnel. La volonté d'être affecté à des tâches ou dans
des unités nobles ira en croissant d'autant plus vite que la gen-
darmerie est un corps où le renouvellement est rapide, par le
double jeu de l'augmentation des effectifs et d'un âge de la
retraite fixé bas (55 ans). La désertion par les gendarmes de base
d'unités sans responsabilité comme les brigades territoriales vien-
dra donc renforcer la politique de la direction. Quant au satel-
lite géostationnaire du maréchal des logis d'Orbec, était-il plus
délirant en 1978 que le projet de criminostat formé dans les
années soixante par un officier aujourd'hui colonel? A-t-il quelque
chose d'incohérent avec l'évolution d'une gendarmerie dont la
direction se considère comme la brigade territoriale d'un canton
aux dimensions de la France?
Le passage d'une gendarmerie de la surveillance générale à
une gendarmerie d'intervention entraîne une profonde modifica-
tion de l'organisation de l'ordre public qu'on ne perçoit évidem-
ment pas si l'on ne s'attache, comme les forces de l'ordre le font,
qu'aux « grosses affaires », dont nombre de journaux font leur
« une ». Avec l'entrée en scène des Pelotons de surveillance et
d'intervention, l'action de surveillance générale devient sélective :
elle porte principalement sur des zones déclarées sensibles ou des
personnes déclarées dangereuses, à la suite de raisonnements
dont nous avons tenté de montrer le caractère platement statis-
tique, abusivement généralisateur et fortement abstrait. En deve-
nant sélective, cette surveillance crée des vides : les zones non
sensibles sont abandonnées à des brigades territoriales de moins
en moins capables de les contrôler en raison du très grand nombre
d'activités non missionnelles qui s'abattent sur elles et du décou-
ragement des gendarmes qui y sont en poste. Rien ne montre que,
dans ces zones vides, la criminalité ait connu un développement
spectaculaire, qu'il s'agisse de la quantité ou de la gravité des
infractions. Mais le seul effacement des brigades territoriales,
titulaires dans ces zones du monopole de la police administrative
ou judiciaire, a suffi à donner à cette délinquance un caractère
insupportable. Bien plus que l'enlèvement du baron Empain,
le hold-up de la Société générale par les égouts ou même l'assas-
sinat d'un couple de retraités et de leur domestique —pour par-
ler d'affaires qui ont fait tourner les rotatives —, ce sont les
petites et moyennes infractions commises à proximité de leur
ville ou de leur village qui donnent aux populations le sentiment
de l'insécurité, dès lors que les auteurs de ces infractions ne sont
pas retrouvés dans leur majorité 1 Mais l'enlèvement du baron
Empain, le hold-up de la Société générale et le meurtre de trois
personnes semblent, dans un tel contexte, être le prolongement des
pneus crevés le long d'un trottoir, des voitures volées par des
gamins ou des résidences secondaires visitées. La grande délin-
quance de professionnels sert de toile de fond au sentiment d'in-
sécurité, et en amplifie l'écho. On passe ainsi sans presque le
remarquer à la peur, et cette peur est d'autant moins conjurée
que le gouvernement l'entretient avec complaisance.
A cet état d'esprit né de leur propre incurie, les pouvoirs
publics répondent de deux manières. La première consiste à
multiplier au-delà de toute raison les effectifs et les moyens des
forces de l'ordre. Cette première méthode est d'abord sans effet
1. Cf. le point fait sur cette réorganisation par Jacques Isnard, in Le Monde,
4 avril 1979.
de protection. L'armée de terre, avec la gendarmerie pour poisson-
pilote, doit donc pouvoir assurer le contrôle de ces populations
sur qui jadis reposait la défense de la patrie, et qui, aujourd'hui,
représentent au mieux un danger et au pire un adversaire. C'est
à la réalisation de cette mission que correspondent les nouvelles
manœuvres d'entraînement des forces terrestres auxquelles la gen-
darmerie est associée.
Cette doctrine de la gestion de la menace est étonnamment
présente dans la réorganisation des missions civiles des gen-
darmes. Le nouveau dispositif de leur arme a en effet pour base
le postulat d'une menace permanente de dissolution de nos insti-
tutions, menace dont les ministres successifs de l'Intérieur ont
donné, depuis 1968, une double définition; la subversion et la
délinquance. L'une et l'autre ont été constamment mises sur le
même pied par les tenants de la doctrine de la sécurité, et les
pilleurs de banque, les assassins et les kidnappeurs sont consi-
dérés par eux comme concourant au même désordre que les auto-
nomistes, les adversaires du nucléaire, les antimilitaristes ou les
autonomes 1
Face à cette menace, la population doit être protégée (au
besoin contre elle-même) et encadrée. La protection est assurée
par les campagnes et les opérations psychologiques (ne soyez pas
cambriolables; en vacances, oubliez tout sauf la sécurité), et les
troupes d'intervention de la gendarmerie. L'encadrement a pour
objectif l'instauration de la collaboration population-forces de
l'ordre, le paradoxe du système étant, comme nous l'avons vu,
que, pour inciter les habitants à collaborer, les pouvoirs publics
cherchent à leur faire peur, et que, plus ils ont peur, plus leur
collaboration est hystérique, c'est-à-dire inefficace dans la
recherche des coupables, et dangereuse pour les innocents.
Cette réification et cette infantilisation des Français sous le
1. Ouvrages généraux
5. Revues à consulter
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