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LE NOUVEL ORDRE
GENDARMIQUE
Ouvrages d'Hubert Lafont
et Philippe M e y e r

Justice en miettes
PUF, 1979

L'État, ingénieur social


à paraître au Seuil

Ouvrages de Philippe M e y e r

AUX MÊMES ÉDITIONS

L'Enfant et la Raison d'État


coll. « Points/Politique », 1977
Le communisme est-il soluble dans l'alcool?
(en collaboration avec Antoine Meyer)
1978

Québec
coll. « Petite planète », 1980
HUBERT LA FONT
PHILIPPE MEYER

LE NOUVEL ORDRE
GENDARMIQUE
avec la collaboration
de Paul Virilio

ÉDITIONS D U SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Le travail d'étude et d'enquête qui est à la base du présent
ouvrage a été réalisé grâce au concours financier de la Délé-
gation générale à la recherche scientifique et technique.

ISBN 2 - 0 2 - 0 0 5 4 4 2 - 6 .

© 1 9 8 0 , ÉDITIONS DU SEUIL.

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective.
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
A Philippe Ariès
et à Jacques Julliard.
Avertissement

Les jeux des cours de récréation, les mythes et légendes de la


littérature et du cinéma, et l'ensemble des représentations de
l'ordre social concourent tous à accréditer l'idée de deux per-
sonnages —de deux fonctions sociales? —existant de toute
éternité, et de toute éternité antagonistes, le gendarme et le
voleur.
A la permanence dans l'histoire d'un risque de désordre civil
occasionné par de « mauvais joueurs », irrespectueux des règles,
répondrait de manière immanente la permanence d'une surveil-
lance et d'une réduction de ce risque d'une répression des mau-
vais joueurs. Le système de régulation des rapports sociaux par
une institution gardienne de la paix serait donc aussi vieux que
la société elle-même, et il faudrait voir une évolution linéaire du
nomophulaxe grec ou du dizainier chinois à nos 76 000 gen-
darmes et nos 104 000 policiers et CRS. Dans cette évolution,
l'existence nécessaire de professionnels de la défense sociale
connaîtrait une simple série d'adaptations, d'aggiornamenti, liés
aux transformations successives des sociétés.
Pourtant, si l'on réserve pour une analyse particulière les
systèmes de contrôle liés au phénomène urbain, l'histoire de la
régulation des organisations sociales fait apparaître la destruc-
tion progressive d'une grande variété de modes d'autorégulation
au sein des sociétés rurales par des corps de plus en plus unifiés
de professionnels de la surveillance et de la protection. Paradoxa-
lement, ils furent d'abord, comme on tentera de le montrer,
des professionnels du désordre et inventèrent, en les prenant
tour à tour, les figures inséparables du gendarme et du voleur.
Brigands et prévôts sont en effet, à l'origine, les membres d'une
même institution, qui, elle aussi, n'existe pas de toute éternité,
l'armée de métier.
L'apparition de professionnels de la paix publique et de la
défense sociale va de pair avec l'idée et la réalisation d'un ordre
opposable à tous, supérieur aux myriades de coutumes, d'inter-
dits et de droits enracinés dans des communautés, des temps et
des lieux particuliers. C'est ce que nous appelons l'ordre public,
celui qui concerne le peuple dans son ensemble. Aujourd'hui
qu'elle est acquise pour le meilleur et pour le pire, on a tendance
à perdre de vue que l'universalité de la loi, comme celle, par
exemple, de la langue, ne va pas de soi, mais qu'elle est le fruit
d'un long travail d'organisation de la société et la somme d'une
succession de conflits. L'histoire montre au surplus que ce long
travail n'est jamais assuré de son résultat : l'ordre romain, tout
près d'avoir policé le monde, se défait dans le labyrinthe des obli-
gations féodales, qui cède à son tour devant la centralisation
monarchique.
Prévôté, maréchaussée et gendarmerie sont tour à tour des
instruments essentiels à la réalisation d'un ordre universellement
imposé à un territoire, et même de la constitution de ce territoire
en nation. Ils sont les organes de ce que l'on appelle aujourd'hui
la police administrative, c'est-à-dire celle qui permet d'administrer,
de gérer un espace et ses occupants, par opposition à la police
judiciaire, qui se contente, si l'on peut dire, d'arraisonner les mal-
faiteurs. A ce titre, leur histoire est intimement révélatrice non
seulement du passage de systèmes parcellisés de régulation
sociale à un système « d'ordre public », mais encore de l'évolu-
tion du contenu de cet ordre lui-même, des transformations
successives de ses objectifs, dans le cadre immuable de sa pré-
tention à l'universel.
La première difficulté à travailler sur la gendarmerie, dès lors
que l'on ne veut pas seulement s'en tenir à son histoire mais cher-
cher à travers elle comment se définit aujourd'hui la politique
d'ordre public, tient d'abord à son caractère militaire. L'armée
n'est jamais autant « la grande muette » que lorsqu'il s'agit de par-
ler d'elle-même. Partant, il faut au chercheur des doses inhabi-
tuelles de chance, de patience et d'obstination, sans parler des
cierges brûlés à saint Jude, patron des causes désespérées. C'est
bien pourquoi le présent livre, en inaugurant la gendarmologie
en civil, ne saurait être présenté comme donnant le départ d'une
science exacte. A l'avenir, il ne tiendra qu'aux militaires qu'il en
aille autrement.
La seconde difficulté n'est pas moins importante : le gendarme
est un personnage tellement familier et la gendarmerie un corps
tellement intégré à notre décor que la somme des idées reçues à
leur propos n'est sans doute égalée que par le total des lieux
communs généralement appliqués au clergé — et encore, autre-
fois, puisque les séminaires et les presbytères se vident, tandis que
les casernes ne désemplissent pas.
Le gendarme est chansonné, depuis le célèbre « Brigadier,
répondit Pandore, brigadier, vous avez raison », jusqu'à « la
tactique du gendarme », que chantait le populaire Bourvil en
passant par les gendarmes qui rient dans la gendarmerie... Gen-
darme chansonné, mais aussi gendarme dont on épluche les
rapports, pour en publier les perles entre celles des cancres et
celles du facteur. Gendarme des sorties en famille, auquel le
cinéma prête la figure de l'acteur français le mieux capable
d'emplir les salles, Louis de Funès. Gendarme télévisé depuis son
poste de commandement de Rosny et qui donne aux automobi-
listes les consignes du Bison futé qui prétend conduire leur
troupeau. Gendarme acrobate que vont voir les enfants des
écoles, retenant leur souffle quand tourne sur la piste une moto
montée par 18 passagers. Gendarme au détour du virage de la
nationale. Gendarme tutélaire des campagnes, dans sa camion-
nette bleue. Gendarme ornemental des villes, qui escorte les
présidents.
Pour savoir de quoi est faite l'image de la gendarmerie, il
n'était sans doute pas besoin d'institut de sondage. La police est
mauvaise, la gendarmerie est bonne : sérieux, serviable, sévère
mais juste, prompt à gourmander et punissant à regret, républi-
cain et service-service, est tel le militaire de gendarmerie, dans
l'opinion publique.
Gardien de l'ordre, on le sait aussi juge de paix, saint Louis
de chef-lieu de canton, à l'occasion assistante sociale, providence
des isolés, sauveteur des navigateurs du dimanche et des alpi-
nistes d'un seul été, protecteur des résidences secondaires, mes-
sager imperturbable du devoir national, service militaire ou mobi-
lisation générale.
En 1977, la direction de la gendarmerie a tenu à vérifier scien-
tifiquement l'image des gendarmes dans le p u b l i c 85 % des
Français en ont une bonne opinion, et 2 % seulement une très
mauvaise. Bonne opinion est même peu dire, puisque 62 % des
personnes interrogées souhaitaient que les gendarmes soient
encore plus nombreux. Les jeunes eux-mêmes, qui passent pour
aimer de moins en moins l'autorité, sont à peine moins gendar-
mophiles que leurs aînés : 78 % de leurs opinions sont favorables.
Triomphe, enfin, d'une arme dont la tactique a toujours été de
« s'appuyer sur la partie saine de la population », plus d'un
Français sur cinq (22 %) déclare avoir un ami dans la gendar-
merie...
En commandant cette étude aux conclusions réconfortantes
pour elle, on peut penser que la direction de la gendarmerie
a tout simplement cédé à une mode. On peut aussi croire que
l'augmentation des bavures policières depuis 1968 — et aussi de
l'information sur ces bavures —lui a fait craindre que l'institu-
tion qu'elle dirige ait été affectée par le doute et la méfiance
1. Sondage IFOP, publié in Revue de la gendarmerie, n° 113, 3 tri-
mestre 1977.
que beaucoup de Français éprouvent à l'égard de leur police.
On peut enfin se demander si cette direction, qui sait à quel
point les activités réelles de la gendarmerie d'aujourd'hui ne
correspondent plus au stéréotype du gendarme, n'a pas cherché
à savoir si le public était ou non conscient des transformations
profondes qui affectent la gendarmerie depuis que l'idéologie et
la doctrine de la sécurité constituent la pensée officielle en matière
d'ordre public.
L'image du gendarme demeure donc celle d'un super garde
champêtre, proche de la population, informé de tout ce qui se
passe dans son canton, membre d'une institution qui tient autant
du service public que de la force de l'ordre. Or, depuis « les
années Marcellin », ce gendarme-là s'achemine à bonne vitesse
vers le musée de l'Armée, à moins que ce ne soit vers celui des
Arts et Traditions populaires, dans un contexte où il n'est bruit
que de sécurité et de lutte contre la violence.
Aucun des auteurs de ce livre n'a jamais été gendarme — on
le leur reprochera — et aucun n'envisage de le devenir. Les pages
qui suivent n'ont pas été écrites dans la perspective d'une défense
et illustration de la gendarmerie de papa. S'agissant d'une institu-
tion spécifiquement française, exportée à l'occasion des guerres
napoléoniennes et de la colonisation de l'Afrique, on a voulu
comprendre ce que son histoire et son évolution récente pouvaient
nous dire de l'organisation politique et sociale de notre pays. La
gendarmerie a d'abord été une force militaire d'intervention,
puis, à partir de 1720, d'occupation et d'administration du ter-
ritoire national. Son mode de fonctionnement, à chacune de ces
périodes, est riche d'enseignement sur la manière dont l'État a
entendu administrer la société, sur ce qui lui a paru faciliter ou
contrarier son modèle d'ordre et d'organisation sociale. En exa-
minant, par référence à ces périodes, l'état actuel du fonction-
nement de la gendarmerie, il nous semble que l'on peut mieux
saisir de quoi est fait l'État libéral avancé dans notre société
postindustrielle.
Gendarmes et voleurs :
scènes de la vie d'un couple

L'échec de l'empire carolingien et de son système politico-


administratif a laissé, dans la France de l'an mil, une autorité
politique dissoute, émiettée en une constellation de vassalités,
de petites cellules d'importance inégale constituant le cadre de
l'activité sociale et économique. « Le droit privé recouvrait le
droit public : plus de sujétion à l'entité État. [...] Tout est mou-
vance, tant sur le plan patrimonial qu'en ce qui concerne les
rapports de droit public. Il n'existe que des obligations définies
d'homme à homme, suivant le contrat féodal : la fidélité est aux
enchères 1 »
Dans ce contexte politique mobile, le repli sur le « feu » s'orga-
nise autour d'un système touffu et coutumier de services rendus
ou à rendre, au premier rang desquels figure le service armé.
Mais, si tout vassal doit concourir au maintien de l'ordre dans le
fief, et à sa défense contre des agresseurs extérieurs, il n'est pas
tenu de sortir de ce fief et ne doit « main-forte » que pour 40 jours
par an. Dans de telles conditions, toute guerre privée, si elle
dure ou si elle a la conquête pour objectif, nécessite l'emploi
d'un personnel vénal, de combattants percevant une solde, les
soldats 2 qui exercent leurs activités hors de la logique du service.

1. Jean-Claude Périer, directeur de la gendarmerie, in Revue de la gen


darmerie, n° 64, 2 trimestre 1965.
2. Le mot n'apparaît vraiment qu'au XV siècle. On dit auparavant sol-
dier, soudoier, soudard.
Ce mercenaire sans attaches territoriales, puisqu'il se bat pour
le plus offrant, c'est, à partir du X siècle, le brigand, « armé à
la légère, vêtu de sa brigandine qui lui permet une grande sou-
plesse de mouvement au premier rang dans le combat, au dernier
dans la hiérarchie1 ». En plus de sa solde, il perçoit une part du
pillage des biens des vaincus. Le brigandage, c'est l'activité des
professionnels de la guerre que sont les brigands, sans feu ni lieu,
vivant entre deux combats des mêmes méthodes qu'ils appliquent
à la guerre, la violence et le vol, rançonnant l'habitant, ne recon-
naissant que leur propre loi.

Brigands se fichent en hameau


Donnent maintes dures grognées
Ou de bâton ou de cognées;
Prennent pâtés et cruches
Rompent sacs et huches
Mangent viandes qu 'au feu bouillent
Paysans tuent, femmes dépouillent
Et mettent maisons en braise.

Au niveau macrosocial, ordre et désordre prennent alors


des figures étrangement semblables, puisque les brigands sont
tour à tour gendarmes et voleurs : aidant un seigneur à impo-
ser son pouvoir, ils sont l'ordre lorsqu'ils pillent le vaincu, mais,
pillant les paysans durant leurs périodes de chômage, ils sont le
désordre. Le brigandage est un événement à part, un phénomène
hétérogène aux microsociétés qu'organise la société féodale,
sans rapport avec leur système de régulation. Si les dérèglements
et la délinquance privés sont appréciés et traités par chaque
communauté selon ses traditions propres et son système d'intel-
ligibilité, le dérèglement public, opposable à tous, que constitue
le brigandage, est un événement de même nature que la peste

1. Colonel Saurel, Peines et Gloires des gendarmes, Paris, Lavauzelle,


1973.

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ou le choléra qui arrive d'ailleurs et bouleverse les équilibres et
les systèmes culturels. Chaque groupe social règle à sa manière
ses désordres endémiques. Avec le brigandage, c'est un désordre
épidémique que ces groupes doivent affronter.
Parfois les paysans se regroupent et exterminent les brigands,
comme c'est le cas au XII siècle, dans les régions du centre et
de Bourgogne, où une Confrérie des capuchons blancs et une
Confrérie de la paix viennent à bout des bandes qui ravagent
leurs contrées ...avant de devenir brigands à leur tour. A moins
que les paysans ne se révoltent contre leur seigneur « fauteur
de guerres », qui, par ses ambitions ou son incapacité, livre son
fief aux désastres du brigandage. Parfois aussi, les anciens
employeurs des brigands se retournent contre eux et les mas-
sacrent, las de leurs dévastations de chômeurs. Au désordre
produit par la forme mercenariale de l'armée, les monarques
et leurs connétables répondent, avec l'Église, d'une manière
homéopathique, en proposant la guerre à ces guerriers sans
emploi. Les huit croisades qui se déroulent entre 1095 et 1270
absorbent certaines bandes, les guerres étrangères en canalisent
d'autres, notamment pour la reconquête de l'Espagne sur les
Arabes. Certains chefs de brigands acceptent contre une pension
royale de renoncer à leurs activités, non sans regrets, si l'on
en croit l'un d'eux, Mérigot Marchez, dont Froissart rapporte
la lettre à ses anciens compagnons : « Ah, beaux compagnons,
comme étions réjouis quand nous chevauchions à l'aventure, que
nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, un riche
marchand ou un train de mules harnachées, chargées de draps
de Bruxelles, ou de Montivilliers, ou de pelleteries pour la foire,
d'épiceries prises à Bruges ou de draps de soie ramenés de Damas
ou d'Alexandrie. Tout était à nous, pris ou rançonné. Chaque
jour ramenait un nouvel argent. Les vilains d'Auvergne ou du
Limousin nous pourvoyaient en abondance. Ils nous amenaient
poliment en notre château blés et farines, pains tout cuits,
avoine pour les chevaux, bons vins, bœufs, brebis et moutons
tous gras, et la poulaille et la volaille. Nous étions étoffés comme
des rois, et, quand nous chevauchions, le monde tremblait à nos
pieds. »
Cette vie de brigand, dont on voit qu'elle n'avait rien de
cachée ou de clandestine, cette puissance d'un État dans l'État,
Mérigot Marchez se consolera si peu de les avoir abandonnées
qu'il reformera sa bande, sa « brigade », et reprendra tant de
service qu'il finira écartelé.
Malgré les croisades et les guerres, le brigandage reste un
phénomène permanent, avec ses héros au combat, comme
Mercadier, ses organisateurs comme Montreale d'Albano, ancien
prélat, qui divise la semaine en six jours de pillage et une journée
de débauche, ses financiers, Français, Italiens ou Allemands,
qui créent de véritables sociétés de commandite pour équiper
des brigades dont elles percevront une part du butin. Le roi lui-
même ne craint pas de faire appel aux brigands, à l'exemple de
Philippe Auguste qui, en 1214, se sert d'eux pour punir un vassal
félon, le comte de Boulogne.
Charles V en fait un usage plus systématique et constant, en
regroupant les Grandes Compagnies de brigands sous le comman-
dement de son connétable, Bertrand du Guesclin. Au cours
des cent années de guerre qui ravagent la France, entre le milieu
du XIV et le milieu du XV siècle, les brigades connaissent — au
besoin en changeant de maître — une période de plein-emploi qui
sera aussi le commencement de leur fin. Du Guesclin, en refusant
la stratégie de la bataille rangée des grands seigneurs et de leurs
troupes de vassaux, habituelle à l'époque, saisit l'étendue du
parti qu'il peut tirer des Grandes Compagnies et pratique une
guérilla de coups de main, d'escarmouches et de sièges, tout en
laissant l'Anglais faire librement ses grandes chevauchées.
« Mieux vaut pays pillé que terre perdue », telle est sa doctrine.
Sa familiarité avec les brigands et leur tactique va lui permettre,
en outre, de se retourner efficacement contre ceux qui vendent
leur service au souverain d'Angleterre, ou qui menacent de deve-
nir trop puissants, comme Robert Knolles, qu'il défait à Pont-
vallain.
En devenant les éléments d'une armée quasi permanente, les
brigands voient leur état se transformer : permanence de l'em-
bauche et identité d'employeur leur font perdre beaucoup de
leur indépendance et les contraignent à des obligations de régu-
larité, de respect d'une règle, étrangères, et même antinomiques
de leurs anciennes conditions de vie. Pour veiller à cette régula-
rité et discipliner ces recrues difficiles, comme pour les pousser
au premier rang des combats, puisque aussi bien ils sont avant
tout de la chair à arquebuse, le roi crée une police militaire, dont
le nom a subsisté jusqu'à aujourd'hui pour désigner la même
fonction, la prévôté.
Subordonnés aux maréchaux, eux-mêmes adjoints au conné-
table, chef des armées du roi et deuxième personnage du royaume,
les prévôts reçoivent également mission de rétablir l'ordre sur les
arrières des armées, d'attraper les déserteurs et d'éviter les pil-
lages. A ces tâches de contention des brigands engagés par le roi,
ils ajoutent la lutte contre ceux qui continuent à travailler pour
leur propre compte, « en recherchant les bandes, engageant le
fer avec elles, jugeant et condamnant à mort les rescapés, immé-
diatement et sans recours 1 ». L'armée crée donc une force de
régulation de ses propres désordres, les prévôts de la maré-
chaussée — c'est-à-dire de la maison des maréchaux — qui
reçoivent le pouvoir de police des camps, d'administration des ter-
ritoires que les troupes occupent ou traversent, de fourniture et de
contrôle des approvisionnements. Ils rendent la justice civile et
pénale dans toutes les affaires qui concernent l'armée et la guerre,
sans avoir à tenir compte des juges ordinaires locaux ni des cou-
tumes locales.
Ces prévôts ne sont pas n'importe qui : ils sont les représen-
tants d'une caste nouvelle, d'une noblesse qui ne trouve pas l'ori-

1. Colonel Saurel, op. cit.


gine de son pouvoir et de son statut dans la possession d'un fief,
mais dans le service — et la faveur — du roi. Ils sont les succes-
seurs des sergents d'armes, ou gens d'armes du roi, créés en
1191 par Philippe Auguste comme une sorte de garde royale
et placés par lui sous les ordres du connétable. Cette cour armée
de chevaliers sans titre, méprisée des féodaux, est un instrument
contre leur puissance et un moyen d'avancer du pouvoir monar-
chique. Désireux de rassembler l'autorité autour de sa seule per-
sonne, « le roi va aider au mouvement sous une double forme :
il diminuera la nocivité des féodaux en infusant dans leurs corps
de nouveaux éléments sortis du rang des sergents; il constituera
autour de lui une force armée chargée de la sécurité de ses
troupes 1 ».
La prévôté use de ses pouvoirs en les interprétant de manière
extensive, et ceux que l'on appelle « les juges bottés » n'hésitent
pas à faire pièce aux judicatures locales, hostiles aux empiéte-
ments du pouvoir royal. Leur procédure est expéditive : ils
enquêtent, arrêtent, jugent, condamnent et exécutent « sans forme
ni figure de procès »; les individus qu'ils poursuivent sont leur
« gibier », et ils peuvent « faire rompre et briser les portes des mai-
sons de retraite aux gens de leur gibier, [...] faire exécuter et bran-
cher aux premiers arbres dans le cours de leurs chevauchées ».
Leurs sentences sont évidemment sans appel, leur procédure est
orale, sans actes ni archives : les procès de la maréchaussée sont
des procès verbaux. L'expression est restée, mais l'expression
seulement, à leurs lointains successeurs de la gendarmerie.
Cette police et cette justice expéditive réunies dans les mains
des mêmes personnes, le roi les a voulues ainsi, qui a disposé que
l'on devait obéir aux prévôts « sans murmure et sans user de
rébellion ou de résistance, à peine d'être pendu ou étranglé ». Il
a fait de la connétablie, dont dépend la maréchaussée, à la fois
son état-major, qui distribue les brevets d'officier, une inspection

1. Jean-Claude Périer, loc. cit.


administrative et un tribunal. En arbitrant les divergences et les
querelles entre les différents prévôts, la connétablie dresse même
peu à peu une sorte de code pénal du royaume, ou, à tout le
moins, une coutume royale officielle.
Comme le brigandage, la prévôté est à son origine une organi-
sation temporaire : voués à policer la guerre et à policer l'armée,
les prévôts des maréchaux n'existent d'abord que dans le temps
des conflits. Soixante ans après la fin de la guerre de Cent Ans,
en 1513, Louis XII laisse armées les 3 prévôtés levées lors d'une
guerre contre les Espagnols et en place une dans chacune des
3 sénéchaussées du Languedoc. Son successeur, François I
étend à tout le royaume l'institution de prévôts permanents.
Il place d'abord des maréchaussées en Île-de-France, dans le
Lyonnais, en Picardie et en Bourgogne, jusqu'à en créer 200.
Après avoir organisé la guerre, les prévôts vont organiser la paix.
C'est « l'heure où la gendarmerie va prendre vie officiellement.
Dans un premier temps elle a servi, dans un cadre féodal, à la
lutte contre les invasions : elle était ce chevalier dont le vassal
contestait l'existence. Dans un second temps, elle va servir le pays
en le protégeant, sous l'autorité du roi, contre les féodaux et la
vermine née et entretenue par le régime féodal. Après avoir ori-
ginellement lutté contre l'ennemi extérieur, le gendarme va égale-
ment lutter contre l'ennemi intérieur1 »...
La première mission de police civile de la maréchaussée est la
répression du vagabondage. Comme elle avait pourchassé les
vagabonds militaires, les déserteurs, elle allait donner la chasse
aux déserteurs civils, les vagabonds. Dans la plupart des cas,
les uns n'avaient pas plus choisi leur état que les autres et cher-
chaient dans le mouvement une solution à la misère ou aux boule-
versements politiques. La maréchaussée acquiert une compé-
tence permanente dans le temps et dans l'espace pour contrôler
la population non stable. Un texte de 1536, signé de Fran-

1. Jean-Claude Périer, loc. cit.


çois I donne aux prévôts les pouvoirs de police et de justice
sur tous les gens sans domicile : après avoir rabattu les brigands
vers l'armée, ils rabattent les vagabonds vers les bourgs et les
villes, sièges de tous les nouveaux pouvoirs. La méthode qui
leur est assignée est de « parcourir leur ressort en d'incessantes
chevauchées ».
L'affirmation par le roi de sa suzeraineté prééminente et parti-
culière, le commencement d'une unification du territoire et d'une
politique de gestion directe du pays par le pouvoir central sup-
pose un contrôle de l'espace et des mouvements qui s'y déve-
loppent, et font du vagabond la première et la plus durable figure
de « l'ennemi intérieur ». Au mouvement des vagabonds isolés ou
en bandes, la prévôté des maréchaux répond par le mouvement
incessant de ses cavaliers qui contrôlent, dispersent ou canalisent.
Elle est police militaire, police judiciaire et tribunal, police de
la route et police administrative.
Les vagabonds que la maréchaussée s'efforce de gérer ne sont
presque plus ceux qui lui ont donné naissance : le brigandage
disparaît pratiquement par absorption de ses mercenaires dans
les armées professionnelles permanentes qui prennent forme au
XVII siècle. Le personnage du brigand s'estompe, et le dernier
connu est sans doute un gentilhomme bas-breton, Guilleri, exé-
cuté en 1608. Le désordre épidémique prend, avec la trans-
formation de l'organisation de la société, un nouveau contenu et
une nouvelle figure, celle du bandit. Le mot lui-même, venu d'un
terme italien qui signifie banni, apparaît au début du XVII siècle
pour désigner celui qui opère avant tout sur les grands chemins,
pillant les voyageurs, arraisonnant les voitures de poste ou celles
qui transportent les « deniers du roi ». Contrairement aux bri-
gands, les bandits ne s'attaquent pas aux communautés rurales,
qui craignent plutôt les mendiants, ou les vagabonds isolés qui
enlèvent les enfants ou font du chantage à l'incendie de récoltes.
La société rurale est d'ailleurs plutôt paisible et « les lieux com-
muns sur l'innocence champêtre (toute relative, du reste) ne sont
pas des racontars. Plus précisément, la criminalité à l'intérieur
même du monde agraire se localise le long des grandes routes, de
la mer et des côtes, des vallées passagères et autour des ports, des
relais de poste, des marchés aux bestiaux, des carrefours routiers
et des centres administratifs, et, bien entendu, des tavernes 1 ».
Loin de s'attaquer à la communauté rurale, le bandit est, dans
bien des cas, l'expression de sa révolte ou de son état de crise face
aux transformations que les progrès de l'économie monétaire,
l'importance prise par les villes, la montée du pouvoir monar-
chique et la déréliction de l'ordre féodal impriment à la société.
Dans son étude sur les Bandits 2 Hobsbawm note que l'image
populaire du bandit est celle de quelqu'un qui « commence sa car-
rière de hors-la-loi non par goût du crime, mais parce qu'il est
victime d'une injustice, ou parce qu'il est poursuivi pour un acte
que les autorités considèrent comme criminel, alors que la tra-
dition populaire locale l'en absout ». Dans son livre sur les Primi-
tifs de la révolte 3, le même Hobsbawm confirme que cette image
n'est pas un mythe : « Ayant pris le maquis pour des raisons
considérées comme honorables par ses concitoyens, mais vues
comme frauduleuses ou criminelles par l'autorité centrale, le ban-
dit constitue un cas typique de conflits de normes. En conséquence,
il est soutenu par la population locale. [...] Il devient [son] cham-
pion et peut donc, dans certains cas, s'auréoler d'une gloire révo-
lutionnaire, alors même qu'il défend le traditionalisme. »
C'est la déstabilisation de l'organisation sociale, le désordre
engendré par la naissance et le développement de l'État, et l'ac-
complissement des habitants des bourgs en bourgeoisie qui pro-
voquent un nouveau désordre épidémique, qui vise le pouvoir
central, et auquel le pouvoir central cherche à porter remède par
une épidémie de contrôle, dont la prévôté a la charge. Ceux des

1. Ouvrage collectif, Histoire de la France rurale, Paris, Éd. du Seuil,


1975, t. II.
2. Maspero, 1972.
3. Fayard, 1965.
bandits dont la mémoire populaire a gardé le plus tenace souvenir
ne sont pas les premiers, mais leurs longs succès ont fait d'eux les
symboles du banditisme. C'est Cartouche, exécuté en 1721,
qui détrousse les bourgeois avec ses 800 hommes, vole systé-
matiquement les profiteurs du « système de Law », dérobe au
régent une épée... en toc, et lui écrit « le plus grand voleur de
France n'a-t-il pas honte de vouloir empêcher de vivre un
confrère malchanceux? ». C'est surtout Mandrin, ses parents rui-
nés par les fermiers généraux qui le ruinent à son tour, grugé par
l'administration militaire dont il s'est établi fournisseur, qui
décide de se faire contrebandier. Pillant les maisons de la Ferme,
vendant hors taxe les marchandises qu'il a volées en proclamant
qu'il veut « s'enrichir en faisant plaisir au public », utilisant des
trésors d'imagination pour ridiculiser les fermiers généraux,
Mandrin est pour toute une partie du peuple un héros, et, lors-
qu'on l'arrête par traîtrise, il se trouvera des paysans pour se faire
massacrer en volant à son secours. Chansonné après son exé-
cution en 1755, son histoire colportée en image d'Épinal, il
est aussi un modèle de génie tactique, l'archétype du bandit qui
substitue à la force brutale du brigandage la ruse et la mobi-
lité. L'existence d'une maréchaussée permanente et celle d'une
armée qui vient lui prêter main-forte l'oblige à se cacher dans les
montagnes ou à se dissoudre dans les villes, à organiser la clan-
destinité, à prendre les formes les plus fluides pour échapper
aux « incessantes chevauchées » des prévôts et des gens d'armes.
Il ne laisse savoir ni où il est ni combien d'hommes il rassemble,
au point que Machault d'Arnouville, garde des Sceaux de
Louis XV, envoie pour réduire 20 « Mandrins », 8 régiments
d'infanterie et de dragons!
Depuis l'apparition du banditisme, la lutte contre les bandits
prend en effet essentiellement la forme de grandes opérations
militaires de nettoyage, forçant les bandits dans leur refuge ou
les surprenant aux abords des grands chemins. L'armée cherche
surtout dans le nombre et la puissance de feu le moyen de compen-
ser son peu de maniabilité, son peu de familiarité avec le ter-
rain où l'entraînent les bandits, et leur connivence avec la popula-
tion. Elle ne parvient pas à conduire d'autres opérations que
ponctuelles, chirurgicales. La maréchaussée, quant à elle, n'a ni
la stratégie, ni les équipements, ni les effectifs qui lui permet-
traient de venir à bout des bandes. Au vrai, elle succombe sous
la multiplicité de ses tâches : « Il fallait [aux prévôts] concilier
les exigences rigoureuses des ordonnances et l'infirmité de leurs
moyens. Ils expulsaient de leur ressort les Bohémiens et autres
errants. Ils faisaient respecter, quand ils le pouvaient, l'interdic-
tion de port d'armes. Ils assistaient aux fêtes, foires et pèlerinages.
Ils devaient séparer les duellistes, disperser les assemblées faites
sans autorisation, empêcher les abus de pouvoir et les guerres pri-
vées, mettre les garnisons dans les lieux contestés. La police des
gens de guerre en route était leur principale occupation. Ils
devaient suivre les troupes pendant toute la traversée de leur res-
sort, veiller à ce qu'elles tiennent leur route, tenir les avenues des
lieux de campement et de garnison afin que des déserteurs ou des
partis de pillards ne s'en écartent. Il leur fallait enfin donner
main-forte aux exécutions de justice, recueillir des preuves pour
les informations des cours, fournir des escortes pour la conduite
des prisonniers d'un siège [de cour de justice] à un autre et pour
la voiture des deniers du roi à travers leur province 1 »
Dans l'exercice de ses multiples missions, la maréchaussée
doit encore compter avec l'opposition des parlements et de leurs
cours de justice, qui veillent à ce que les « juges bottés » n'em-
piètent pas sur leurs prérogatives et réclament périodiquement
leur suppression. Enfin, les pouvoirs d'intervention des prévôts
trouvent une limite importante dans les pouvoirs militaires, judi-
ciaires et fiscaux propres aux communes.
La protection de Richelieu —lui-même fils d'un prévôt —
vaut à la maréchaussée quelques extensions de compétence. La

1. Yves-Marie Bercé, Histoire des croquants, Paris, Droz, 1974, t. 1.


bienveillance de Colbert la garantit contre les assauts des parle-
ments, et tout particulièrement de celui de Paris, dont le premier
président, Lamoignon, écrivait : « Le plus grand abus qui se ren-
contre dans la justice criminelle a procédé de ces officiers [de
maréchaussée] qui font naître entre toutes les affaires des
conflits de juridiction qui oppriment les innocents et déchargent
les coupables; la plupart sont plus à craindre que les voleurs
eux-mêmes. » Malgré le rôle important qu'elle a joué lors de la
Fronde, « ce sanglant intermède de rejet des structures éta-
tiques 1 », la maréchaussée n'est cependant pas la grande affaire
policière du siècle de Louis XIV, dont la politique criminelle est
d'abord une politique de légiste. En 1663, Colbert lance une
laborieuse opération de regroupement et de synthèse de l'en-
semble des ordonnances royales édictées depuis le Moyen Age
pour en faire « un corps entier et parfait ». Quatre ans plus tard,
il ajoute à ce travail d'unification des textes une réorganisation de
la police et de ses missions qui concerne uniquement les villes,
et d'abord la capitale. « Qu'est-ce que la police d'une ville, sinon
la surveillance d'un amas infini de petits objets? », demande un
officier de la maréchaussée, Guillaute, dans un Mémoire sur la
réformation de la police. A cette surveillance de toutes les par-
ticules du tissu urbain, Colbert et le premier lieutenant de police
de Paris, La Reynie, consacrent une ingéniosité et une détermi-
nation extraordinaires : surveillance et contrôle des quartiers, des
allées et venues, des activités, transformation des structures
mêmes de la ville, inauguration d'une hygiène publique, dévelop-
pement d'une cartographie urbaine, leurs mesures d'urbanisme
s'articulent avec leurs opérations de maintien de l'ordre pour
faire de Paris une entité administrable à merci, selon un projet
utopique et toujours poursuivi. Les autres grandes villes de
France doivent prendre modèle. Des lieutenants de police y sont

1. Yves-Marie Bercé, Croquants et Nu-Pieds, Paris, Gallimard/Julliard,


coll. « Archives », 1974.
nommés à partir de 1699, et concentrent, sous l'autorité de l'in-
tendant de la généralité, les pouvoirs jusque-là répartis entre
les mains des maires, des prévôts et des baillis : la sûreté, la
voirie, l'approvisionnement, les taxes, l'éclairage, la lutte contre
l'incendie et les inondations, la censure, la police des assemblées
et manifestations, la justice d'instance sont de leur compétence
et de celle des commissaires qu'ils nomment pour administrer
les quartiers.
Le développement de cette police urbaine opère une distinction
de fait entre une police des villes et une police des champs, à
laquelle se trouve vouée la maréchaussée. Or, le monde rural,
pour sa plus grande part, lave longtemps son linge sale en famille :
les tribunaux n'ont à connaître que des délits que les communau-
tés paysannes ne parviennent pas à traiter par elles-mêmes, ou
qui les mettent aux prises avec d'autres communautés, à moins
que ce ne soit avec un autre ordre, noblesse ou clergé, ou avec
les agents du roi. Ce n'est pas la gravité d'un délit qui met en
branle l'appareil de justice, c'est le fait que, faute de pouvoir être
réglé par les moyens traditionnels, il tombe dans le domaine
public.
La maréchaussée, outre son activité de police militaire, a donc
comme affaire essentielle la répression de la grande délinquance,
celle des hordes pillardes formées au gré des famines ou des ban-
dits « sociaux » à la Mandrin. Non seulement, comme nous
l'avons dit, elle aborde le XVIII siècle sans avoir les moyens
matériels de sa mission, mais elle n'en a ni l'organisation ni la
tactique. Sur le plan de l'organisation, la vénalité des offices est
la cause d'une indiscipline générale. Les prévôts généraux — ou
de la généralité — ne se font que médiocrement obéir de la dizaine
de prévôts qu'ils sont censés commander et qui, propriétaires de
leur office, sont plus soucieux d'assurer leur position de notables
locaux que de faire exécuter les décisions du pouvoir central.
« Possessionnés, apparentés dans les lieux, [les prévôts] sont
attachés aux libertés de leur province. Ils appartiennent à cette
culture communautaire qu'on leur demande de réprimer. Ils
restent étrangers au nouvel ordre étatique qui s'édifie sur les
ruines de cette c u l t u r e » Et quand bien même les prévôts
seraient les exécuteurs zélés des ordres du prévôt général, il leur
faudrait encore réussir à se faire obéir de leurs propres archers
qu'ils n'ont, la plupart du temps, pas de quoi payer, hormis les
temps de guerre, où le pouvoir central leur donne les moyens
d'assurer l'ordre dans les armées.
L'unification de la politique d'ordre public dans chaque géné-
ralité et le regroupement des vice-baillis, des vice-sénéchaux,
des lieutenants criminels de robe courte et des prévôts sous les
ordres du prévôt général restent donc tout théoriques.
L'adhésion des populations à un système centralisé de contrôle
social est, quant à elle, toute relative. Lorsqu'il s'agit de mettre
à la raison une bande de miséreux pillards qui rôdent dans la
contrée, la maréchaussée peut compter sur le concours actif
des habitants. Mais, s'il est question d'assurer le logement et
l'approvisionnement des gens de guerre de passage, il lui faut non
seulement s'efforcer d'imposer une stricte discipline aux militaires
qui n'ont pas perdu toutes les traditions des brigands, mais encore
empêcher les émeutes auxquelles les populations sont promptes,
du moins jusqu'au milieu du XVII siècle. Les traditions d'auto-
nomie, au sens plein du mot, avec ce qu'il suppose d'autocontrôle
et d'autodéfense, demeurent vives dans les communes, comme
leurs murailles en témoignent longtemps. L'armée y est ressentie
comme un corps étranger et beaucoup plus comme un agresseur
potentiel que comme un défenseur.
Dans sa lutte contre les « bandits sociaux », la maréchaussée
doit également compter sans la population, quand elle ne doit
pas la compter contre elle. Sans doute le soutien, actif ou passif,
apporté aux bandits peut-il être imputé aussi souvent à la crainte
ou à un calcul d'intérêt qu'à un sentiment populaire d'identifica-

1 Yves-Marie Bercé, Histoire des croquants, op. cit.


tion ou d'accord, mais il n'en reste pas moins que les bandits
trouvent dans les communautés locales le refuge qui leur est
indispensable.
Pour venir à bout des bandits comme pour imposer à l'en-
semble des sujets du royaume le respect de la loi et non de leurs
coutumes, pour assurer dans les campagnes un ordre qui soit à
l'image de celui des cités, le défi que doit relever la maréchaussée
est celui de pénétrer l'ensemble du territoire pour s'en rendre
maître et d'assurer la conquête des esprits et des cœurs de ses
habitants. Dans son ordonnance du 1 juillet 1716, le régent note
à quel point la dispersion des forces prévôtales est nuisible au
bon succès de la maréchaussée, mais c'est d'abord à la négli-
gence, à l'indiscipline et aux malversations qu'il entend porter
remède. La tâche était rude, pour peu que, comme les plaintes aux
divers parlements le laissent croire, beaucoup d'officiers aient été
bâtis sur le modèle d'un lieutenant de prévôt du Mans, La Rap-
pinière, héros du Roman comique de Scarron : voleur tirant l'im-
punité de ses fonctions, pratiquant l'enlèvement et la séquestration
des filles avec l'aide de ses archers, usurpant les héritages, accep-
tant tous les pots-de-vin et falsifiant les procès-verbaux, il bran-
chait qui bon lui semblait et n'hésitait pas, ancien bandit lui-
même et ayant acheté sa charge avec le produit de ses rapines,
à recruter ses troupes parmi ceux qui auraient dû être son
« gibier ». Pour éliminer ce personnage et ses semblables, les
intendants se voient prescrire de vérifier soigneusement les certi-
ficats d'exécution du service prévôtal et les certificats de bien-
vivre que devront signer « les principaux habitants des lieux
visités ». En associant les élites locales au contrôle de la maré-
chaussée, on crée une relation qui deviendra essentielle à l'ordre
dans les campagnes, celle de « la partie saine de la population »
avec sa gendarmerie. A ceux qui, prévôts, lieutenants ou archers,
ne renonceraient ni à leur indiscipline, ni à leur négligence, ni à
leurs coupables habitudes, l'ordonnance de 1716 promet, outre la
perte de leurs fonctions, des châtiments sévères dont le prononcé
et l'exécution sont également confiés aux intendants. En 1720,
le mouvement de réorganisation de la maréchaussée est conduit
à son terme, dans le cadre d'une réforme générale des institutions
militaires. Toutes les compagnies de maréchaussée créées aux
différentes époques et sous diverses appellations sont supprimées,
ainsi que les offices de vice-bailli, vice-sénéchal et lieutenant
criminel. Les cours prévôtales sont maintenues, et c'est auprès
d'elles que sont placés les procureurs du roi et les greffiers. A
cette unification des forces de police et de justice s'ajoute une
mesure tendant à réduire les conséquences de la vénalité des
offices de prévôt et de lieutenant : leurs troupes, sous-officiers et
archers, sont désormais nommés — et révoqués — par le secré-
taire d'État à la Guerre et payés sur les fonds publics.
Chaque généralité est dotée d'une compagnie de maréchaussée
aux ordres d'un prévôt général assisté de lieutenants et composée
d'exempts, de brigadiers, de sous-brigadiers, d'archers et de
trompettes. A leur suite vont les « officiers de robe », procureurs,
assesseurs et greffiers. Ces compagnies, et c'est la pièce essen-
tielle de la réforme conduite par Le Blanc, secrétaire d'État à la
Guerre, ne restent plus cantonnées au chef-lieu de la généralité
mais éclatent en brigades fixes de 5 hommes, basées à la croisée
des grandes routes, dans des bourgades que désigne un autre
édit de 1720. Selon l'importance de son lieu d'implantation,
chaque brigade est placée sous le commandement d'un exempt,
d'un brigadier ou d'un sous-brigadier.
La leçon du banditisme a été tirée et bien apprise : l'ordre dans
le royaume ne saurait être public sans qu'un corps spécialisé
n'investisse la totalité du territoire d'une manière permanente
et ne s'assure la connaissance intime et si possible le contrôle des
campagnes et de leurs habitants. Ainsi seulement les bandits
perdront-ils leurs refuges et ainsi seulement prévaudra la loi
et elle seule sur toute expression de l'organisation sociale.
560 brigades installées « de telle sorte que chacune d'elles ait
quatre ou cinq lieues à garder d'un côté et de l'autre » de son
établissement inaugurent la « surveillance générale », pierre d'angle
de la nouvelle stratégie de la maréchaussée. Deux de leurs
hommes sont quotidiennement tenus de faire une tournée d'ins-
pection et d'en rendre compte à leurs chefs. Dotés d'un uniforme
et d'un équipement minutieusement réglementés (jusqu'au harna-
chement de leurs chevaux), ce sont de véritables professionnels
dont la solde, fixée à quatre fois ce qu'elle était avant 1720, ne
dépend plus de la solvabilité de leur prévôt. Même titulaires de
leur charge, leurs chefs n'en sont pas moins soumis au contrôle
de cinq inspecteurs et à la surveillance des procureurs généraux
du roi. Surveillés, ayant perdu le pouvoir de nommer, de révoquer
et de payer leurs hommes, les prévôts et leurs lieutenants voient
leur charge perdre assez de son importance pour qu'en 1763
Louis XV en supprime le caractère vénal et héréditaire. Pour
être prévôt, il faudra avoir servi aux armées pendant au moins
12 ans, dont 6 comme capitaine; pour être lieutenant, il faudra
8 années de service, 12 pour être exempt (sous-officier) et 8 pour
être cavalier, nouveau nom donné aux archers. Choiseul s'est
attaché à augmenter les effectifs de la maréchaussée qui compte
3 322 hommes en 1763 contre 2 800 en 1720. Louis XVI,
alarmé « des troubles de toutes les généralités », reprend et ren-
force la réforme de Le Blanc par trois ordonnances du 28 avril,
du 18 septembre et du 30 octobre 1778. C'est l'implantation des
brigades, désormais au nombre de 765, qui est d'abord assurée
dans les « hôtels de maréchaussée » dont la charge incombe aux
bourgades où ils sont placés et qui doivent comporter « au
moins cinq chambres, dont quatre à feu, une écurie pour six
chevaux, un grenier à fourrage et une chambre sûre dans les
localités dépourvues de prison ». C'est ensuite l'organisation de
l'arme elle-même qui est achevée, dans l'idée de lui assurer le
meilleur niveau et surtout la plus forte cohésion possible. Les
cavaliers sont recrutés parmi les soldats ayant 16 ans de service,
et doivent tous savoir lire et écrire. L'avancement interne leur
permet d'accéder au grade de lieutenant, tout comme les lieu-
tenants peuvent prétendre au grade d'officiers supérieurs, uni-
quement distribué aux militaires du corps. On ne pourra donc
commander la maréchaussée sans y avoir soi-même servi aux
niveaux inférieurs, et la spécificité de l'arme sera ainsi préservée
de l'intrusion au niveau du haut commandement d'officiers qui
peuvent savoir gagner des batailles mais n'ont pas la pratique de
la conquête civile qui fait l'essentiel de la mission de la maré-
chaussée.
L'organisation adoptée en 1720 et achevée en 1778 ne sera
plus que perfectionnée : dans les années qui précèdent la Révolu-
tion, la maréchaussée fait la preuve que sa territorialisation a été
le bon choix stratégique. En 1755, dans un contexte où la plupart
des communautés perdent de plus en plus de leurs pouvoirs d'au-
torégulation, les grandes bandes ont disparu, liquidées, et ceux
de leurs membres qui ne survivent pas en prison sont dispersés
aux quatre coins du royaume.
Le brigandage a donné naissance, au sein de la même pro-
fession militaire, à la police prévôtale, l'extermination d'une
partie des brigands, l'incorporation des autres dans les armées
professionnelles permanentes, la montée du pouvoir royal et des
villes, les troubles liés à la misère ont fait apparaître les bandits
— bandits sociaux ou bandits criminels — qui ont provoqué la
territorialisation de la maréchaussée. Les brigades fixes, prêtant
main-forte à l'armée, ont rendu le banditisme impraticable et
émietté la délinquance. « L'agressivité se déguise ou se sophis-
tique, et l'on passe d'une criminalité de masse, occasionnelle et
violente, à une criminalité de marges et de franges qui devient le
fait de " hardis prenants " professionnels. [...] Le style du vol se
modifie lui aussi. La liquidation [...] ou la dislocation des grandes
bandes qui sillonnaient les campagnes laisse le champ libre à une
délinquance antipropriété qui s'avère désormais individualiste ou
qui devient le fait de tout petits groupes 1 » C'est à cette délin-

1 Histoire de la France rurale, op. cit., t. II.

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quance fluide que la maréchaussée devra adapter son dispositif
né des édits de 1720 et des ordonnances de 1778. Elle la pousse à
un contrôle toujours plus profond des mouvements et à la
recherche d'une familiarité toujours plus grande avec les popu-
lations.
Ni l'un ni l'autre ne permettent aux prévôts, en dépit de leurs
nombreuses interventions et de leurs constants efforts, d'empê-
cher que l' « esprit de vertige » qui s'empare des paysans, mais
aussi d'une partie de la noblesse, des parlements et des juges
ne dissipe l'ordre public jusque dans ses fondements. La succes-
sion d'émotions populaires qui marque la seconde moitié du
XVIII siècle s'accompagne, à partir de 1770, d'une vigoureuse
renaissance du banditisme. Entre Chartres et Orléans, Jean
Renard, puis son fils Fleur d'Épine, tiennent la région avec leur
bande pendant plus de vingt ans. Les « chauffeurs d'Orgères »,
commandés par un ancien lieutenant de Fleur d'Épine, Beau Fran-
çois, rassemblent près d'un millier d'hommes, dont 760 seront
arrêtés en 1800. Salambier et ses « armées de la Lune » sèment
la terreur dans le Nord, la famille Gérard sévit en Haute-Saône,
tandis que 50 bandits mettent les Basses-Alpes au pillage. Entre
Caen et Falaise, Joseph Cornu, capitaine des chauffeurs, règne
sans partage. La bande de l'ancien aubergiste Duchêne court la
Lorraine et la Champagne. Aucun de ces bandits n'a grand-
chose à voir avec Mandrin ou les bandits sociaux : c'est à la
population locale qu'ils s'attaquent, chauffant les pieds des fer-
miers pour connaître la cachette de leur or, torturant et tuant,
provoquant la colère et la vengeance des paysans.
Alarmé « des troubles de toutes les généralités », Louis XVI
octroie à la maréchaussée tous les droits de justice extraordi-
naire, « dérogeant à toutes ordonnances, édits, déclarations et
autres choses à ce contraires». C'est en mai 1789... La plupart
des prévôts usent et abusent de ces pouvoirs et s'attachent à
venir à bout des révoltes, parfois avec succès, du moins tem-
porairement, comme dans le Dauphiné ou dans le nord de l'Au-

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vergne. En septembre 1790, l'Assemblée nationale, en suppri-
mant les juridictions prévôtales et leur justice, sans appel et haïe,
fait de la maréchaussée une simple force de police. Mais la maré-
chaussée ne perdra rien de plus que son pouvoir judiciaire, si ce
n'est son nom, échangé contre celui de gendarmerie nationale, et
cette institution si importante à l'administration de l'Ancien
Régime sera jugée essentielle au nouveau.
La tentative, en 1791, d'assurer les acquis de la Révolution
et de restabiliser le pays fait d'elle un instrument indispensable,
les jacobins mesurent son utilité dans l'optique d'une organisa-
tion administrative centralisée du pays, quant au peuple, désarmé
face au banditisme florissant, il demande son intervention et
l'accroissement de ses effectifs, comme le faisaient déjà nombre
de cahiers de doléances. Pendant sept ans, cependant, de 1792 à
1799, la gendarmerie se délitera peu à peu, ressentant durement
les effets des guerres, qui mobilisent une grande partie de ses
troupes pour la police des armées en campagne, des révoltes
royalistes, des retournements politiques et du banditisme géné-
ralisé. Certes le Directoire, mettant à profit la paix et la stabilité
relatives qui reviennent à partir de 1795 et s'accompagnent de
récoltes prospères, entreprend une reconstitution et une réorga-
nisation de la gendarmerie. La loi du 28 germinal an VI
( 17 avril 1798) définit en 233 articles et 60 pages les missions de la
gendarmerie nationale, « force instituée pour assurer, dans l'in-
térieur de la République, le maintien de l'ordre et l'exécution des
lois », et qui doit tenir routes et campagnes; « une surveillance
continue et répressive constitue l'essence de son service »
(article 1), « particulièrement destinée à la sûreté des campagnes
et des grandes routes » (article 3). La continuité entre le texte
de 1798 et ceux de 1720 et 1778 est absolue, et on a plus affaire
à un rassemblement et une remise à jour qu'à une réforme
quelconque. La plus grande ambition de la loi du 28 germinal
concerne les moyens et les effectifs de la gendarmerie, dont elle
porte à 2 000 le nombre de brigades et à 10075 le nombre

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d'hommes. La reprise de la guerre à l'hiver 1798 et la succession
des conflits entre les directeurs ne laissent en fait à Bonaparte,
après le 18 brumaire, que 7 000 gendarmes plus ou moins gyro-
vagues auxquels dix années d'incertitude, de désorganisation et
de promesses de réorganisation ont laissé ce que le premier
consul appellera « l'esprit vaurien ».
De 1800 à 1804, les quatre années du consulat, en mettant en
œuvre l'essentiel des réformes dites « napoléoniennes », ordonnent
le pays autour d'un réseau d'institutions et ouvrent le deuxième
âge de l'administration, après le premier de Colbert. Si ni Bona-
parte ni Napoléon n'a inventé la gendarmerie, comme on le croit
souvent, il lui a accordé constamment la plus grande importance
et a tiré tout le parti possible des réformes de la maréchaussée
entamées sous le régent. De 7 000, les gendarmes passent à
30 000, sous l'autorité d'un inspecteur général indépendant du
commandant de l'armée de terre. Mais l'essentiel pour Bonaparte,
au-delà des questions de moyens, son idée fixe en matière de
gendarmerie, c'est qu'elle est un corps mixte, ni tout à fait mili-
taire ni tout à fait civil : « C'est une organisation à part, qui
n'existe dans aucun pays d'Europe », écrit-il à Moncey, premier
inspecteur général de l'arme, « c'est la manière la plus efficace
d'assurer la tranquillité du pays; c'est une surveillance, moitié
civile, moitié militaire, répandue sur toute la surface, qui donne
les rapports les plus précis. »
Cette organisation à part doit être, comme l'avait voulu Le
Blanc, territorialisée pour être efficace : « Il faut des détache-
ments stationnaires qui apprennent à connaître les localités et
les individus. » Le rôle de compagnie d'intervention doit être
considéré comme second, car le maintien de l'ordre est affaire
de surveillance préventive et non plus d'incessantes chevauchées :
« Vous avez besoin de gendarmerie à pied, bien plus que de gen-
darmerie à cheval. » La double mission, déjà assignée aux gen-
darmes en 1798, de police administrative — qui prévient les
délits par les renseignements constants qu'elle obtient et sert à
la fois de bras et d'antenne au pouvoir central — et de police
judiciaire — qui poursuit les délinquants et concourt à leur
châtiment — devient la caractéristique essentielle de la gendar-
merie. Par une présence permanente dans un secteur donné, les
mêmes hommes doivent pouvoir faire toute la police : note d'am-
biance, renseignement politique, police économique, police de
la route, police criminelle, police militaire, aussi, notamment
pour la conscription. Le gendarme, « cet homme que la magis-
trature dispute à l'armée et l'armée à la magistrature 1 », est défi-
nissable comme le plus polyvalent des fonctionnaires en qui
Hegel, à la même époque, salue la classe universelle.
Ce particularisme de la gendarmerie devra être réaffirmé sans
cesse par Napoléon, contre Fouché, qui souhaite en faire un
simple élément de sa police, et contre les maréchaux qui ne
veulent voir en elle qu'une branche de la cavalerie. Si Moncey et
ses gendarmes sortent vainqueurs des incessants conflits qui les
opposent à Fouché, c'est que l'efficacité constante de leur service
confirme dans ses choix l'empereur, qui écrit à son ministre de la
Police : « Quelle mauvaise humeur [...] aurait la police contre
Moncey? On sait qu'il me rend compte et que je ne suis instruit
que par lui, positivement et nettement, de ce qui se passe en
France 2 » Pour garder cette efficacité de police administrative,
la gendarmerie doit être mise sous les ordres du ministre de la
Guerre, à cause du caractère militaire de son organisation, placée
dans les attributions de presque tous les ministres, en raison de
la nature mixte de son service, jouir d'une liberté d'action qui n'a
que les lois pour limite, opérer au grand jour, en uniforme, pour
se garder de l'« esprit vaurien », et bénéficier d'un droit de suite
en ville pour l'ensemble de ses activités, tout en restant avant
tout la police des campagnes. « La gendarmerie est à la fois dans
la dépendance de l'armée et de l'administration; elle forme donc
1. Général Ambert, Le Soldat, 1852.
2. Cité in Revue historique de l'armée, numéro spécial : « La gendarmerie
nationale», 1961.
un état particulier 1 » La pluralité de ses utilisateurs doit être
assurée par les préfets, à la disposition de qui elle est mise,
« comme supérieurement chargée de la police des départe-
ments 2 ». La pluralité de ses activités est la condition de sa
réussite comme organisation de « haute police », c'est-à-dire
comme moyen de gouvernement et non pas seulement force de
maintien de l'ordre.
Cette activité de haute police ne peut prendre toute sa mesure
que dans son articulation avec l'ensemble des institutions que le
consulat et l'empire lancent à la conquête de la société, dans le
cadre unifié de l'administration, de la fonction publique dont
relèvent désormais toutes les autorités, y compris l'autorité judi-
ciaire. La gendarmerie sera leur troupe.

1. Directive à Moncey, 31 mars 1805.


2 Ibid.

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La surveillance générale
ou l'idéal gendarmique

On chercherait en vain à déterminer un âge d'or de la gen-


darmerie, et alors même que l'État-nation achevé devrait, au
XIX siècle, marquer l'apogée des « valeurs gendarmiques », il
est amèrement vécu par les militaires de l'arme, victimes d'une
absence de considération quasi générale et même parfois d'un
abandon angoissant. La gendarmerie est un instrument dont
bien peu de gouvernements semblent connaître le mode d'emploi.
En dehors des périodes de crise ou de guerre, son budget est
réduit à la portion congrue. Lors de la grande disette de 1847,
le Parlement est même contraint de voter d'urgence un secours
exceptionnel d'un demi-million de francs destinés aux gen-
darmes et à leurs familles. Plus mal lotis à l'ordinaire que tous
les autres corps de l'État, les gendarmes n'ont pas de quoi
manger...
La considération morale ne vaut guère mieux que les considé-
rations financières. En 1903, alors que paraît un ensemble de
décrets destinés à redéfinir le rôle et la place de la gendarmerie
et à moderniser le cadre réglementaire dans lequel elle est conduite
à a g i r un projet de loi portant création de cinq régiments-
écoles est accueilli au Parlement par des quolibets et des « rires
sur tous les bancs ». Il faudra la Première Guerre mondiale pour

1. Ces décrets du 20 mai 1903 forment encore aujourd'hui la charte de


la gendarmerie nationale.

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que soit envisagée avec sérieux la nécessité de fournir aux pan-
dores un commencement de formation.
Tout au long du XIX siècle et au début du X X les diverses
revues de l'arme, le Journal de la gendarmerie, fondé en 1839
par Cochet de Savigny, le Bulletin de la gendarmerie, le Moni-
teur de la gendarmerie, puis l'Écho de la gendarmerie et les pre-
miers numéros de l'actuelle Revue de la gendarmerie nationale,
fondée en 1928, sont emplies des plaintes désabusées de leurs
rédacteurs et correspondants, et de leurs considérations sur le
peu d'avantages, de gloire et de reconnaissance qu'apporte l'exer-
cice d'un métier pourtant « ingrat et périlleux ». L'ancien chef
d'escadron Cochet de Savigny, amer d'avoir vainement placé ses
espérances dans l'avènement du Second Empire, écrit en 1853
dans le Journal : « De même que le malade à l'extrémité désire
son médecin, tout le monde appelle la gendarmerie à son secours
dans un moment de danger. Une fois la crise passée, c'est à
peine si l'on se souvient du docteur. Il semble que la reconnais-
sance soit un fardeau 1 »

Le premier paradoxe de la gendarmerie est sans aucun doute


que cette absence de reconnaissance, dans tous les sens du mot,
est le plus fort signe de sa réussite, la plus inéluctable consé-
quence de sa mission et de son organisation particulières. L'idéal
gendarmique, c'est en effet l'antihéros, et ce qui fait la nature
et la force de l'arme, c'est sa banalité, sa disparition dans le

1. Cité dans Peines et Gloires des gendarmes par le colonel Saurel, op.
cit. Voir également l'article du général de cavalerie Ambert dans Le Moni-
teur du 11 novembre 1852 : « Vous dormiez, il veillait, vous vous réjouissiez
dans les fêtes, et lui, debout dans l'angle obscur, protégeait vos jours. Il a
l'œil sur votre maison, sur votre champ, sur votre or, lui qui ne possède ni
maison, ni champ, ni or. Soyez heureux, gens de bien, vous qui ignorez même
son existence; mais les méchants tremblent et les faibles vivent en paix parce
qu'il est là, toujours debout. »
paysage, son évidente familiarité. Le gendarme ne touche à sa
perfection que lorsqu'il œuvre et peine nuit et jour afin qu'il ne
se passe rien, si bien que le succès de ses efforts le voue à l'igno-
rance des autres et à leur oubli.
Un officier de l'arme parvenu au plus haut grade et aux plus
hautes fonctions après une longue carrière commencée au bas
de l'échelle faisait remarquer que la gendarmerie est la seule
administration française — et donc la seule administration au
monde — à avoir mis en échec le principe célèbre de Peter « en
prévoyant des emplois à qualification peu croissante, voire décrois-
sante au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie ».
Par rapport aux autres corps de l'État, à la police, par exemple,
pour ne rien dire de l'administration des Finances ou des Ponts
et Chaussées, la hiérarchie des valeurs, des importances et des
compétences reconnues y est inversée de bout en bout. A la diffé-
rence du commissaire ou de l'inspecteur de police, de l'officier ou
du grand commis de l'État, le gendarme n'est pas un bon héros de
film ou de roman, c'est une piètre vedette de télévision et un
simple personnage d'appoint pour les journaux Mais s'il arrive
au gendarme d'être mis en pages ou en scène, ce n'est jamais
l'officier de gendarmerie. Tous les honneurs sont réservés au gen-
darme de base, au militaire sans subtilité ni élégance, mais cons-
tant, compétent et sûr. La gendarmerie, à qui le protocole mili-
taire accorde l'honneur de se tenir à la droite des armées et
d'ouvrir les cortèges et les défilés, a et veut avoir pour représen-
tant un personnage de Guignol. C'est comme si les Finances
mettaient en avant leur commis aux écritures plutôt que leurs

1. A telle enseigne que la direction de la gendarmerie, jalouse des gloires


littéraires et cinématographiques de la police, a organisé, en novembre 1977.
des « Journées d'information des auteurs et réalisateurs de séries policières ».
Ces journées s'ouvraient, avant la visite de services plus glorieux ou plus
spécialisés, par une « découverte du rôle des brigades territoriales ». Voir
également les efforts consentis par cette même direction pour la réalisation
du feuilleton télévisé Bonsoir, chef! et du livre de Jean Charles Sacrés Gen
darmes!, 1977 et 1978.
énarques-inspecteurs, ou les Ponts et Chaussées leurs cantonniers
plutôt que leurs polytechniciens-ingénieurs.
C'est que, dans l'idéal gendarmique, la brigade territoriale, plus
petit élément de l'organisation générale, est l'unité de base où
la mission de « surveillance répressive et continue » doit être
conçue et conduite. Comme le dit spontanément le langage popu-
laire, la brigade installée au chef-lieu du canton est déjà, à elle
seule, la gendarmerie. Ce rôle premier de la brigade territoriale,
elle le doit d'abord à son implantation : 3 640 brigades réparties
sur la totalité du territoire national à raison d'au moins 1 par
canton, fortes de 8 à 10 gendarmes en moyenne (3 pour la plus
déshéritée, 30 pour les plus importantes) ont toutes les mêmes
missions et la même polyvalence d'activités et ont chacune la
totalité des compétences accordées à l'arme par les différents
textes. Leur disposition sur les principaux axes de communica-
tion et sur l'ensemble du réseau routier montre — et l'histoire et
les transformations de cette implantation le confirment — à quel
point la gendarmerie a toujours privilégié systématiquement les
routes importantes et les carrefours, de façon à mieux surveiller
les mouvements et à pouvoir mettre en place au plus vite des dis-
positifs permettant le contrôle des entrées et des sorties de n'im-
porte quelle partie du territoire qui serait déclarée « sensible ».
Ne pas trouver la gendarmerie au chef-lieu d'un canton et devoir
aller la chercher dans un village voisin, à proximité d'un carre-
four plus important, d'un pont ou d'une voie plus passante n'est
donc pas un fait exceptionnel. Au long de son histoire, contre les
pressions des notables politiques locaux, la gendarmerie a, pour
l'essentiel, maintenu son propre critère pour l'implantation de
ses brigades.
Pendant deux siècles et demi, les brigades de gendarmerie ont
constitué une sorte d'épithélium militaire, administratif et policier
servi plus que commandé par des structures de coordination pla-
cées à l'échelon supérieur. Depuis les 32 prévôtés correspondant
aux 32 provinces de 1720, les lieutenances de 1778, les compa-
gnies de 1815, placées dans chaque nouveau département, puis
les arrondissements de gendarmerie de 1854 ont tenté de mieux
faire épouser à l'arme les découpages administratifs du territoire
national tandis que les légions, organes hiérarchiques supérieurs,
s'articulaient, à partir de 1869, sur les divisions territoriales des
militaires. Aujourd'hui, l'organisation de la gendarmerie colle
plus étroitement encore au découpage administratif du pays.
Toutes les brigades d'un même arrondissement forment une
compagnie (généralement dirigée par un capitaine) qui porte le
nom de la ville où elle est installée (généralement la sous-
préfecture); les compagnies d'un même département sont orga-
nisées en groupement de gendarmerie (généralement commandé
par un lieutenant-colonel) qui a son siège à la préfecture et
reçoit le nom du département; les groupements de chacune des
régions administratives sont à leur tour coordonnés par un
commandement de circonscription régionale de gendarmerie
(CCRG) sous l'autorité d'un colonel ou d'un officier général
assisté d'un état-major implanté à la préfecture de région.
Dernier échelon avant la direction de la gendarmerie et de la
justice militaire placée sous les ordres du ministre de la Défense,
7 commandements régionaux de gendarmerie (CRGN) reprennent
le découpage des zones de défense, au siège desquelles ils sont
installés.
Aux différents échelons de cette superstructure de coordina-
tion et de commandement se sont greffés au cours du temps, et
développés à des périodes récentes, divers organes spécialisés :
en police judiciaire (brigades et sections de recherches, centre
de rapprochement des renseignements judiciaires, brigades du
fichier, équipes de maîtres-chiens...), en police de la route (centre
d'information et de coordination routière, brigades et pelotons
motorisés, pelotons d'autoroute...), en maintien de l'ordre (gen-
darmerie mobile, pelotons de surveillance et d'intervention de
la gendarmerie nationale...). Mais, théoriquement du moins,
l'apparition de ces services spécialisés n'a pas dessaisi la brigade
territoriale de ses compétences et de ses responsabilités. Les spé-
cialistes ne devraient intervenir qu'en renfort, pour assister,
compléter et enrichir à sa demande l'action de la brigade.

Tout ce dispositif —quadrillage stratégique du territoire par des


brigades omnicompétentes, structure hiérarchique à visée fonc-
tionnelle épousant le découpage administratif de la population
civile, unités spécialisées maintenues en réserve et prêtes à
intervenir pour soutenir l'initiative des brigades territoriales
—donne à la gendarmerie ses traits spécifiques et fait d'elle cette
« organisation à part » au sein des administrations civiles et mili-
taires dont parlait Napoléon, une « arme », c'est-à-dire un groupe
social-militaire particulier « ayant à remplir un groupe spécifique
de missions en exploitant des moyens et des procédés qui lui sont
propres », au même titre que l'infanterie, l'artillerie, la marine ou
l'aviation 1
Cette « mission spécifique », c'est d'abord et avant tout la « sur-
veillance générale du territoire ». Reprenant les textes de la loi
du 28 germinal an VI, le décret du 20 mai 1903, qui régit tou-
jours la gendarmerie, débute par ces mots : « La gendarmerie
est une force instituée pour veiller à la sûreté publique et pour
assurer le maintien de l'ordre et l'exécution des lois. Une sur-
veillance continue et répressive constitue l'essence de son ser-

1. Rattachée en 1815 à la cavalerie, la gendarmerie en est retirée en 1849,


et sa gestion est confiée à un bureau autonome du ministère de la Guerre.
La sous-direction, créée en 1918 au sein de ce ministère, est supprimée l'année
suivante, mais, en 1920, la responsabilité de l'arme est confiée à une direc-
tion de la gendarmerie dont le premier titulaire est le colonel Plique. Éga-
lement direction de la justice militaire, elle a été ensuite confiée à un civil,
magistrat de l'ordre judiciaire, selon une tradition maintenue jusqu'en 1979
où le gouvernement a nommé un préfet ayant fait un court passage au Conseil
d'État.
vice. » Plus loin, le décret précise que le « service spécial de la
gendarmerie » est d'abord « le service ordinaire des brigades »,
« celui qui s'opère journellement ou à des époques déterminées
sans qu'il soit besoin d'aucune réquisition de la part des officiers
de police judiciaire et des diverses autorités ». « Les fonctions
ordinaires des brigades sont de faire des tournées, courses ou
patrouilles, sur les grandes routes, les chemins vicinaux, dans les
communes, hameaux, fermes et bois, enfin dans tous ies lieux de
leurs circonscriptions respectives 1 »
L'ordonnance de 1778 ne stipulait rien d'autre, qui précisait :
« Il sera fait chaque jour par deux hommes de chaque brigade une
tournée sur les grands chemins et chemins de traverse, ainsi que
dans les bourgs, villages et hameaux, châteaux, fermes et lieux
suspects des districts de la brigade. Ils s'informeront des crimes et
délits, vagabonds et gens suspects, et s'adresseront pour cet effet
aux officiers municipaux, curés, seigneurs des paroisses et autres
personnes notables auxquelles ils feront signer leurs journaux de
service ordinaire. »
Depuis les « incessantes chevauchées » du XV siècle, l'acti-
vité de la gendarmerie n'a jamais abandonné l'une de ses tac-
tiques essentielles, le parcours continu du territoire de son
ressort jusque dans ses recoins obscurs. Pour « surveiller le pays
et y maintenir la tranquillité2 », 3 600 brigades, à la fois auto-
nomes et interconnectées, organisent 24 heures par jour et
365 jours par an leurs « courses et patrouilles ». Cette « surveil-
lance moitié civile, moitié militaire répandue sur toute la surface 3 »
permet au pouvoir central la prise — et la tenue — en main de
l'ensemble du territoire et de la population. Cette « tenue en
main » doit, pour être comprise, être rapprochée de l'occupation
du terrain, au sens militaire de l'expression, qui suppose que l'on

1. Décret du 20 mai 1903, articles 1, 147 et 149.


2. Napoléon, lettre au roi de Naples, 16 mai 1806.
3. Ibid.
s'assure en un lieu donné une pleine capacité d'action et d'inter-
vention, une pleine capacité de contrôle. Le gendarme est le
soldat de l'administration. « Force à la Loi », dit sa devise,
et son rôle est de garder intacte, en toutes circonstances et
quel que soit le parti au pouvoir, la capacité de l'État à admi-
nistrer.
C'est un rôle qui suppose d'abord d'informer exactement
les autorités de ce qui survient dans le ressort de la brigade,
et de tout ce qui survient. Mais c'est aussi un rôle qui comporte
un service permanent garantissant la présence de l'État en
tout temps et en tout lieu : maintien des communications
et des voies de passage, lutte contre les fléaux et les cala-
mités, maintien de l'ordre, mais aussi exécution de n'importe
quel service sur simple réquisition, particulièrement en cas d'évé-
nement extraordinaire empêchant le fonctionnement normal des
institutions. Le décret de 1903 précise bien que « en raison de la
nature de son service, la gendarmerie, tout en étant sous les
ordres du ministre de la Guerre (aujourd'hui, de la Défense), est
placée dans les attributions des ministres de l'Intérieur, de la
Justice, de la Marine, des Colonies ». Il n'est pas en fait de
ministère qui ne fasse appel à elle, ni d'administration qui ne
requière d'elle un concours qu'elle ne peut refuser. Préfets, maires,
responsables des Eaux et Forêts, des Douanes, des Ponts et
Chaussées, de la SNCF, magistrats, services sociaux, services de
l'hygiène, des impôts, de l'agriculture, du commerce et de l'indus-
trie, services météorologiques, de secours en mer ou en mon-
tagne font quotidiennement appel aux brigades, sans compter
la presse, premier de leurs « utilisateurs privés ».
La gendarmerie fonctionne ainsi comme un vaste conserva-
toire social au service de l'État. Pour conserver, il lui faut d'abord
apprendre et connaître : la « surveillance générale » y pourvoira,
avec ses sorties, ses tournées, ses patrouilles, ses courses sur les
routes, dans les lieux habités, les champs, les forêts et les « écarts ».
« Chaque commune doit être visitée au moins deux fois par mois
de jour et une fois de nuit, et explorée dans tous les sens 1 » Au
cours de ces visites, les gendarmes sont tenus de relever tout ce
qui se passe et pourrait paraître sortir de l'ordinaire : un animal
malade ou errant, un morceau de chaussée défoncé ou obstrué
par une chute de pierres, un arbre qui doit être abattu ou une haie
à tailler, la barrière laissée ouverte d'un champ ou d'une cour de
ferme quand l'habitude est qu'elle soit fermée, un véhicule qui
semble abandonné, une présence inhabituelle dans le canton, etc.
Chaque fait relevé entraîne une recherche d'informations. Comme
le prescrit l'article 151 du décret de 1903, les gendarmes prennent
alors contact avec les fonctionnaires et les notables locaux les
mieux susceptibles de les renseigner. C'étaient hier les secré-
taires de mairie, les instituteurs, les gardes champêtres, les gardes
forestiers, les éclusiers, les cantonniers, les notaires, les huissiers,
les officiers de santé. A ceux de ces personnages qui n'ont pas
disparu du paysage de nos provinces sont venus s'ajouter les
facteurs, les pompistes, les employés des agences bancaires, les
gardiens des magasins à grande surface, etc. Les gendarmes vont
au café, sur la place ou sur le mail, et s'arrêtent pour parler avec
ceux qu'ils y rencontrent; en cours de tournée, ils entrent dans
les fermes saluer la patronne et font un détour par les champs
pour bavarder avec son mari. Ils donnent aux uns et aux autres
des nouvelles du reste du canton, leur font part de ce qu'ils ont
observé, interrogent sur ce qui les intrigue. Ils relèvent aussi les
petites infractions : les prix qu'un commerçant n'a pas affichés,
l'enseigne lumineuse qui est restée allumée après 22 heures, la
charrue laissée dans un champ, le feu de broussailles brûlant
sans surveillance, la négligence dans l'entretien d'un fossé, et
toutes les menues contraventions qui pourraient donner lieu à
procès-verbal mais qui sont infiniment plus utiles comme mon-
naie d'échange : l'indulgence du gendarme est la mamelle du
renseignement, do ut des. « Il paraît en France 1 200 lois et

1. Décret du 20 mai 1903, article 150.


décrets, et 5 000 arrêtés et circulaires par an [...] il y a 500 000 lois
qui remplissent 1 million de pages du Journal officiel 1 », comment
ne pas trouver, parmi les décisions législatives, préfectorales ou
municipales que chaque brigade conserve soigneusement classées
et mises à jour dans sa documentation de service, celle qui trans-
forme un fait banal de la vie quotidienne en infraction aux lois de
la République? Et, dès lors que cette infraction est établie, fût-elle
une contravention de la dernière classe, comment ne pas en
monnayer le pardon ou l'oubli contre une attitude « positive » du
contrevenant à l'égard de la gendarmerie et de son besoin de
collaboration du plus grand nombre? Ainsi naît ce que le lan-
gage gendarmique appelle « la partie saine de la population », sur
laquelle doit reposer la surveillance générale. L'usage subtil de la
menace et la pression constante qu'exerce la gendarmerie par sa
présence continue lui crée une sorte de clientèle sans laquelle sa
mission de « surveillance répressive » ne pourrait être exercée.
Ainsi le gendarme est-il dans le peuple ce que Mao Zedong enten-
dait que soit le militant : un poisson dans l'eau.

Cet usage dialectique de la menace suppose évidemment que


le gendarme n'exerce pas une police pointilleuse ou bornée, et
qu'il ait avant tout en vue le maintien d'un contact. Dès 1802,
Moncey s'attachait à en persuader ses hommes : « Quelques
subalternes de l'arme paraissent ne pas se mettre toujours à
l'abri du reproche de hauteur et de dureté dans l'exécution des
ordres qu'ils reçoivent. Les officiers sont chargés de les rappeler
à des principes dont la gendarmerie, parce qu'elle détient l'auto-
rité, ne doit jamais s'écarter. La confiance qu'elle a besoin d'ins-
pirer partout est un des moyens les plus propres à lever les
obstacles qu'elle rencontre. C'est à l'honnêteté de ses formes à

1. Revue de la gendarmerie nationale, n° 118, IV, 1978.


tempérer la rigueur nécessaire de ses fonctions. La surveillance
qu'elle exerce n'est point une inquisition minutieuse et tracassière.
En remplissant ses devoirs avec une impartialité éclairée, elle
contribuera à faire aimer le gouvernement dont elle est l'œil, et
les lois dont elle est l'appui partout où elles pourraient être
nécessaires. Elle préviendra ainsi par là des mécontentements et
des querelles qui porteraient atteinte à sa considération, qui est
force morale. »
Le contact du gendarme en uniforme avec « la partie saine de
la population » sous le signe de la rigueur bien tempérée est donc
la clef de voûte de tout le dispositif de la surveillance générale.
De la qualité de ce contact dépendent la qualité et la quantité
des renseignements qui pourront être recueillis, classés, triés,
analysés et mis en correspondance. Là se mesure en dernière
analyse la capacité de la gendarmerie à intervenir en temps et
lieux utiles et à fonctionner comme le rempart de l ' É t a t Privée
de ce contact, la gendarmerie constituerait une force aveugle et
son obstination entêtée, sa connaissance minutieuse des règle-
ments, sa volonté tenace de les faire connaître et appliquer, son
avidité à « faire du renseignement » et à noter les détails les plus
anodins tout comme sa détermination d'user de toutes les compé
tences qui lui sont attribuées feraient des gendarmes un corps
purement prétorien et l'instrument d'une inquisition dictatoriale.
Ses compétences ratione loci et ratione materiae et ses droits en
matière de réquisition ou d'usage de ses armes, pour ne s'en tenir
qu'à ces exemples, sont en effet bien plus étendus que ceux de la
police, en vertu de son statut militaire. La période de la guerre
d'Algérie a d'ailleurs bien montré ce que peuvent devenir les
gendarmes dès lors que « la partie saine de la population » a
rompu le contact. Une partie de l'arme a purement et simple-
ment rejoint le camp des tortionnaires, tandis que l'autre, avec
d'autres éléments de l'armée, tentait de créer artificiellement une

1. Cf. Alain Joxe, Le Rempart social, Paris, Galilée, 1979.


population saine en ouvrant des écoles et des dispensaires, en
distribuant des friandises aux enfants ou en donnant des cours de
secourisme aux adultes. Hors de l'eau, le poisson-gendarme ne
dispose plus que des techniques classiques des forces d'occupa-
tion.
On peut hasarder que la seule subtilité requise du pandore
concerne la gestion de ses contacts avec la population de telle
sorte qu'il s'en dégage une « partie saine ». Se conformer à cette
exigence est un art difficile. Le gendarme ne doit pas y perdre
son âme, et les compromissions auxquelles il est nécessairement
conduit doivent s'arrêter au point où elles le mèneraient à dépendre
de ses informateurs, et donc corrompu par eux. Les brigades
exercent ce qu'un général de l'arme appelait « l'ingrate police
des honnêtes gens ». Elles le faisaient autrefois en pourchas-
sant des infractions essentiellement rurales, auxquelles se
sont ajoutées aujourd'hui les infractions à la police de la route 1
Ce sont ces infractions dont le maniement est le plus délicat dans
le cadre de l'échange raisonnable qui doit présider aux relations
entre une brigade de gendarmerie et la population de son res-
sort. L'excès de zèle peut prendre des proportions voisines du
cataclysme, comme le montre l'histoire de ces gendarmes qui
« contrôlaient une automobiliste qui sortait d'une soirée de bien-
faisance. Constatant que l'alcootest était positif, ils décident de
remonter à la source : la salle des fêtes du village où, chaque
année, le Bureau d'aide sociale (BAS) convie le public à un repas
dont les bénéfices servent à acheter des colis de Noël. [...] Les
gendarmes dressent ainsi leur second procès-verbal de la soirée,

1. Pour une voiture circulant en 1900, il y en avait 200 en 1920, 700 en


1930, 1 300 en 1940, 2 000 en 1950, 2 700 en 1960, 5 000 en 1970. Dans
le même temps, le Code de la route s'augmentait de nouveaux articles créant
des infractions nouvelles, tandis que l'on assistait à la motorisation des tra-
vaux agricoles et à la prolifération des véhicules à deux roues. En 1977, les
gendarmes ont passé 620 000 heures en contrôle de vitesse, ils ont procédé
à 710 000 contrôles d'alcoolémie et constaté officiellement 2 700000 infrac-
tions aux règles de la circulation.
cette fois contre le BAS. Trois jours après cet incident, les conseil-
lers municipaux et leur maire (également conseiller général)
démissionnent afin de protester contre le manque de " tolérance "
des gendarmes. De leur côté, les maires de quatorze communes du
canton ont adressé une motion de protestation au sous-préfet ».
La poursuite de deux biens également désirables — en l'occurrence
la sécurité routière et les bonnes relations avec les autorités
locales — entraîne une gymnastique quotidienne dont le gen-
darme doit sortir en ayant rédigé assez de procès-verbaux pour
jouir de la « considération » des habitants et assez peu pour
qu'on le craigne sans le haïr.
Pour contrebalancer la menace permanente qu'ils incarnent,
les gendarmes ont toutefois d'autres armes que l'indulgence et
peuvent négocier les multiples services dont ils sont capables.
Leur connaissance des lois et des règlements leur sert notam-
ment de fréquente monnaie d'échange. Avec les notables, d'abord,
maires, conseillers généraux, secrétaires de mairie, présidents
d'associations sportives, de chasse ou de pêche auxquels ils
indiquent ce qui est permis, ce qui est toléré et ce qui est défendu,
auxquels ils expliquent les démarches nécessaires à tel ou tel
projet ou les services compétents dans les diverses administra-
tions. Un capitaine commandant une compagnie explique ainsi
que « cette confiance des notables est généralement assez facile
à obtenir. Au bout d'un an ou deux, j'avais un excellent contact,
les gens avaient confiance en moi et acceptaient sans problème
de collaborer. Le samedi, par exemple, la plupart des administra-
tions sont fermées. Or, c'est généralement le samedi que les
maires, qui travaillent pendant la semaine, peuvent s'occuper de
régler leurs problèmes administratifs. Il est assez fréquent qu'ils
me téléphonent et que nous puissions de cette manière leur rendre
service, et eux à nous ».
Les habitants aussi peuvent avoir recours aux connaissances

I. In Le Monde, 12 novembre 1978.


juridiques du gendarme, surtout dans le milieu très juridisant
qu'est le monde rural. La brigade trouve là en retour une utile
occasion de s'informer des histoires d'héritage, de droit de pas-
sage, de bornage contesté, voire des histoires de mœurs, de que-
relles de ménage, d'enfants maltraités, ou des difficultés ren-
contrées par un exploitant agricole. Qui peut dire qu'un jour
ou l'autre ces questions ne déboucheront pas sur une « affaire »?
En gagnant ainsi la confiance des populations, en amassant
des informations sans utilité immédiate, les brigades finissent
par acquérir une connaissance de leur circonscription qui est
sans équivalent dans aucune administration. « La responsabilité
totale et permanente qui échoit à la brigade implique pour le
chef de poste et pour chacun de ses gendarmes une connaissance
parfaite de la circonscription, une vigilance constante et une
autorité morale non contestée. La connaissance de la circons-
cription est universelle, c'est-à-dire qu'elle enveloppe aussi bien les
personnes que le territoire, ainsi que les problèmes d'ordre éco-
nomique et social ou de défense intérieure qui peuvent y exister,
jusque dans les écarts les plus reculés 1 »

Cette connaissance de leur ressort, de ses problèmes, de son


histoire et de ses histoires redouble la compétence que les gen-
darmes peuvent négocier auprès des notables et des responsables
des administrations locales. Elle fait aussi d'eux, pour les popu-
lations qui vivent isolées sur leurs exploitations ou dans des
hameaux ou des communes éloignées du chef-lieu de canton, des
personnages précieux qui transmettent les nouvelles 2 et main-

1. Général (de gendarmerie) Bariod, « Dans nos campagnes», in Revue


historique de l'armée, numéro spécial : « La gendarmerie nationale», 1961.
2. Bien que le gendarme soit peu bavard : il écoute et note volontiers
n'importe quelle rumeur, mais le renseignement est pour lui chose trop sérieuse
pour qu'il se risque à faire état d'autre chose que d'un fait avéré. Il y perdrait
une partie de ses sources.
tiennent le lien avec le canton, le département, le pays. Là ne
s'arrêtent pas les services que la gendarmerie offre à la « partie
saine de la population ». Le décret de 1903 précise dans son
article 302 qu' « une des principales obligations de la gendarme-
rie étant de veiller à la sûreté individuelle, elle doit assistance à
toute personne qui réclame son secours dans un moment de dan-
ger. Tout militaire du corps de gendarmerie qui ne satisfait pas à
cette obligation lorsqu'il en a la possibilité se constitue en état
de prévarication dans l'exercice de ses fonctions ». Jour et nuit,
tout au long de l'année, un planton de garde veille dans chacune
des 3 600 brigades, prêt à organiser des secours avec tous les
moyens dont il dispose.
Ainsi la gendarmerie crée-t-elle, par ses visites régulières et
sa disponibilité permanente, une ambiance de sécurité dont la
plus grande partie de la population lui sait gré.
Par le double système du service rendu et de la menace admi-
nistrée, la brigade de gendarmerie trace continuellement une
double frontière, dont la fragilité est sans doute la principale
caractéristique. Frontière entre la « partie saine de la popula-
tion », dont on recherche la collaboration, et « le reste », sur
qui s'exerce sans plus de ménagement la « surveillance répres-
sive » et l'autorité née d'une solide occupation du terrain. Fron-
tière aussi qui définit la part des mœurs et coutumes indigènes
dont on tolérera qu'elle échappe au règlement par l'État, et qui
est essentiellement mouvante. S'il a, depuis la Révolution, for-
mellement perdu son pouvoir judiciaire, le gendarme n'en reste
pas moins un saint Louis de chef-lieu de canton et le premier
régulateur administratif de la vie sociale.
Pour l'aider à gérer les frontières entre le mal et le bien publics
sans se perdre ni entraîner la perte des habitants de son canton,
le décret de 1903 lui impose d'agir toujours ouvertement et en
tenue militaire : « Dans aucun cas, ni directement ni indirecte-
ment, la gendarmerie ne doit recevoir de missions occultes de
nature à lui enlever son caractère véritable. Son action s'exerce
en tenue militaire, ouvertement et sans manœuvre de nature à
porter atteinte à la considération de l'arme 1 » Dans la plupart
des cas, cette prescription est respectée. Certes, nécessité fait
loi, et sans aller jusqu'à imiter le gendarme d'Arno, félicité sous
le Premier Empire pour avoir capturé le brigand Bardini en s'étant
déguisé et en lui ayant offert sa collaboration, les militaires de
l'arme savent se mettre opportunément en congé pour aller, par
exemple, se promener en civil et dans leur véhicule personnel
sur un parking où l'on a signalé de nombreux vols à la tire.
Comme l'explique un officier supérieur, « personne ne peut repro-
cher à un gendarme d'occuper comme bon lui semble ses périodes
de repos ». Mais, comme l'écrit un autre officier supérieur, la gen-
darmerie doit conserver, dans ses interventions en civil, « la plus
grande prudence, sinon la plus grande réserve. L'uniforme est un
carcan, mais aussi un garde-fou : tenue bourgeoise, puis voiture
banalisée, puis techniques de filature, de planque, puis recours
à des informateurs de tout acabit... Halte! On réinvente la Sûreté
nationale, la " Secrète "... ». Le gendarme est le soldat de la loi,
et non celui de l'ordre. Ou plutôt, c'est en étant le soldat de la loi
qu'il peut être le plus sûr agent et le plus sûr garant de l'ordre.
Sa mission est de présentifier la loi sur le territoire de sa brigade
et d'en assurer une souple application. C'est une œuvre qui a la
vie et les événements ordinaires pour cadre d'application, et le
gendarme commettrait un total contresens, qui privilégierait son
rôle de policier judiciaire au détriment de son rôle de policier
administratif. L'uniforme est là pour le lui rappeler, et pour l'em-
pêcher de devenir un « flic ». Pour plus de sûreté, le décret de
1903 et l'ensemble des règlements de l'arme imposent au gen-
darme, dans l'exercice de la quasi-totalité de ses activités, la
présence d'un collègue. L'article 294 invite la gendarmerie « à
faire constater tous ses actes par deux gendarmes au moins »,
alors qu'un seul pourrait théoriquement dresser valablement

1. Article 96.
n'importe quel procès-verbal. Dans le même esprit, toute sortie,
tournée, mission ou patrouille doit être effectuée par un minimum
de deux hommes, constituant cette célèbre paire qui, avec les duos
de religieuses, a si longtemps été la providence des chansonniers
et des dessinateurs humoristiques.
Venant enfin compléter cette pression institutionnelle de
l'arme sur ses hommes et renforcer leur esprit de corps, obliga-
tion est faite aux gendarmes de vivre dans la semi-clôture des
casernes, sous l'œil de leur commandant de brigade, respon-
sable de la bonne tenue des logements. Depuis la Révolution,
les gendarmes sont autorisés à y vivre avec leur famille, et la ges-
tion de la vie quotidienne y manifeste en réduction les pro-
blèmes de l'ouverture et de la fermeture de l'arme aux popula-
tions qu'elle côtoie : la nécessité de protéger les armes et les
secrets que renferme la caserne plaide pour la fermeture. La
recherche du contact plaide pour l'ouverture. La vie de la femme
et des enfants, le recours aux commerçants, aux écoles, aux dis-
tractions qui sont aussi ceux et celles des habitants du village
contribuent à enraciner la brigade dans son terroir et à l'ouvrir
plus largement aux informations qu'elle peut en tirer. En sens
inverse, « les épouses de l'arme » (comme les appelait un article
récent de la Revue de la gendarmerie nationale qui les qualifiait
par ailleurs de « grands bonshommes ») doivent nécessairement
vivre à part et être autre chose que des voisines, des clientes, des
mères d'élèves ou des commères ordinaires. Le règlement de la
vie en caserne 1 les inspections et les revues conduites par le
chef de brigade dans les appartements de ses hommes, la fer-
meture physique de la gendarmerie sur elle-même et les diverses
1. Qui s'efforce de préciser la part que l'on peut laisser à la vie privée
et familiale des gendarmes sans mettre en péril leur arme, sa considération,
sa sécurité, la disponibilité permanente de ses militaires, le maintien en bon
état de leur équipement, etc. L'analyse de ces textes mériterait un autre
ouvrage, auquel la consultation du Dictionnaire de la gendarmerie de Cochet
de Savigny et de la collection des Bulletins officiels du ministère de la Guerre
serait un indispensable détour.
mesures de sécurité rappellent constamment aux familles qu'elles
aussi sont « entrées en gendarmerie » et qu'elles sont appelées,
bon gré mal gré, à exercer une part du sacerdoce.

Quand est établie sa surveillance répressive sans limite dans


le temps et dans l'espace, quand est assurée sa connaissance
intime de chaque parcelle du territoire national, le quadrillage
gendarmique dispose des moyens d'assurer le second volet de
sa fonction de conservatoire social, la chasse à l'extra-ordinaire.
A l'égal des termes de « surveillance », « contact », « contrôle »
ou « renseignement », le mot et ses synonymes (exceptionnel,
nouveau, grave, urgent...) revient souvent dans les décrets, les
règlements ou les écrits classiques définissant le travail du gen-
darme. L'activité propre à l'arme, dans le cadre de sa mission de
surveillance générale, consiste à prendre connaissance, rendre
compte et s'assurer de toute modification intervenant dans le
champ placé sous son contrôle. Il incombe ainsi au gendarme
d'enregistrer et d'identifier tout ce qui traverse son territoire,
tout ce qui advient et qui pourrait en modifier le cadre et l'or-
donnancement, tout mouvement sortant des rythmes et des
temps habituels. La connaissance qu'il a de sa circonscription
et l'ordre qu'il y maintient n'ont d'autres raisons ni d'autre légi-
timité.
Le mouvement est un suspect pour les brigades. Elles le
contrôlent, le notent, et, au besoin, le signalent et le répriment.
Leur disposition sur les grands axes, aux carrefours et aux points
de franchissement des obstacles à la circulation (ponts, cols, tun-
nels, vallées, intersections, etc.), leur permet de jouer facilement
le rôle d'un sas qui filtrerait l'essentiel des allées et venues dans
l'ensemble du territoire. Quand la loi de germinal an VI confiait
à la gendarmerie le soin de faire la police sur les routes, elle
entendait par là assurer « le maintien de la liberté des commu-
nications et des voies de passage ». Il s'agissait à la fois de pour-
suivre les bandits et les rôdeurs de grand chemin, de veiller à ce
que les différents passages ne soient pas obstrués ni les chaussées
détériorées. La police de la circulation s'est étendue ensuite aux
circulants (identification, vitesse, priorité, précautions diverses...).
En 1928, une loi, rendue nécessaire par la croissance du
nombre des véhicules et le développement des véhicules à moteur,
institue une police spéciale de la route. Dans la logique des textes
de l'an VI, de 1854, de 1886, de 1903, etc., qui rappelaient le
rôle de l'arme en matière de route, cette police est confiée à la
gendarmerie. La gestion de la circulation a sans aucun doute
bénéficié de la désignation des gendarmes pour exécuter cette
nouvelle mission. Leur connaissance de leur circonscription leur
permet de prévoir, selon les heures, l'époque ou le climat, les
risques les plus grands et les passages les plus dangereux. Elle
leur permet d'utiliser toutes les ressources de leur canton, qu'il
s'agisse de dévier la circulation ou d'affronter un accident spéci-
fique. Leur veille permanente, leur répartition sur tout le
territoire, leur coordination et leur obligation d'être à tout
moment en état de porter secours constituent les meilleures assu-
rances d'une circulation aussi sûre et aussi fluide qu'il est pos-
sible.
Mais l'arme aussi tire avantage de cette police spéciale de la
route, qui multiplie à son profit les occasions de filtrer, de contrô-
ler et de maîtriser les mouvements. Au quadrillage statique qui
permet d'exercer la surveillance générale par la connaissance
intérieure d'un espace et d'une population donnés, se superpose
ainsi un quadrillage dynamique, qui permet, de brigade en bri-
gade, de surveiller les migrations les plus diverses et de s'assurer
des circulants par le contrôle, le signalement, et, au besoin,
l'arrestation. Nomades et sédentaires n'ont guère de chances que
leurs mouvements échappent à la connaissance des gendarmes
et au double contrôle des brigades. Le nombre d'affaires judi-
ciaires résolues grâce à l'efficacité du contrôle routier — celle des
égouts du Paradis, par exemple1 —témoigne de la réussite
d'une police de la route qui est bien autre chose qu'une police de
la circulation. Lorsque la gendarmerie s'inquiète de la « déserti-
fication » de certaines zones d'habitat rural et de la disparition
d'une « partie saine de la population » sur qui appuyer le quadril-
lage statique, c'est à la police de la route qu'elle pense immédiate-
ment pour compenser ses pertes d'information. C'est ainsi qu'un
officier général, commandant une circonscription régionale de
gendarmerie, écrit dans une circulaire : « Au regard de la place
que la gendarmerie aspire à conserver dans la nation, la police
judiciaire dans les cités peut constituer, avec la police de la route
en dehors de celles-ci, une carte maîtresse. Ce n'est guère que
dans les villes et sur les routes que nous serons au rendez-vous
d'une population qui déserte les zones rurales. Villes et routes
tendent à monopoliser les activités humaines avec leur accom-
pagnement inévitable de délinquance. La route, tenue solidement,
avec une optique non seulement " circulation ", mais "judiciaire "
(police sur la route et non de la route), constitue pour la gendar-
merie un filtre dont un usage habile conduit vers les villes au
stade de l'exploitation. [...] Police de la route et police judiciaire
dans les villes, érigées en activité complémentaire, semblent les
meilleures voies de recours d'une gendarmerie menacée dans sa
raison sociale. »
Pour faire face à la mobilité accrue de la population, la gendar-
merie s'efforce en outre de ramener chaque citoyen à un déno-
minateur commun, la commune d'origine. Si, à force de déplace-
ments, un individu disparaît du radar gendarmique, c'est d'abord
à la brigade de son canton d'origine et à son fichier que l'on
s'adresse pour en retrouver la trace. La gendarmerie étant compé-
tente « dans toute l'étendue du territoire », il n'est pas de commune
qui ne soit rattachée à l'une de ses brigades. Les villes, y compris

1. Le pillage d'une succursale niçoise de la Société générale par une bande


opérant dans les égouts.
celles où les missions de sécurité publique sont confiées à la
police d'État, n'échappent donc pas à ce fichage. La section de
recherches de Paris, par exemple, gère un « fichier de brigade »
de plus de 2 millions et demi d'individus nés ou résidant dans la
capitale. Tout renseignement relevé par une brigade quelconque
au cours d'un contrôle routier, à l'occasion de l'achat d'une rési-
dence secondaire, d'un mariage ou d'un événement particulier,
et concernant un natif ou un habitant de Paris, est systématique-
ment transmis à cette section de recherches. Le problème des
étrangers ou des personnes de nationalité française nées dans
un pays étranger a été résolu par la création d'un « fichier de
brigade » particulier, installé au Service technique de recherche
judiciaire et de documentation de Rosny-sous-Bois, géré par une
brigade de recherche particulière et traitant 30 000 à 40 000 dos-
siers par an.
Un tel système permet le recueil d'un grand nombre d'informa-
tions latérales, concernant la famille, les amis, les activités et les
relations de la personne recherchée. Chacune de ces informations
est susceptible de conduire les enquêteurs à interroger d'autres
brigades que celle du canton où est né leur gibier. De brigade en
brigade, il est courant, même s'ils doivent y « mettre le temps »,
que ces enquêteurs parviennent à un résultat. L'efficacité de la
gendarmerie dans la recherche des personnes disparues sans lais-
ser d'adresse est d'ailleurs bien connue des administrations : en
1976, ce sont plus de 116 000 personnes recherchées par elles à
un titre ou un autre que les gendarmes ont été amenés à retrouver.
Le contrôle du mouvement et de l'extra-ordinaire ne se limite
pas à la police « sur » la route et à la tenue de registres de la
population. Réaffirmant l'importance d'une pratique constante
depuis la Révolution, le décret de 1903 rappelle aux gendarmes
que « les autorités intéressées doivent avoir connaissance dans
le plus bref délais des événements extraordinaires » qui peuvent
survenir dans un canton, les sinistres, les grèves, émeutes ou
attentats, les incendies graves, les crimes et délits « causant de
l'émotion parmi la population et nécessitant des mesures spé-
ciales », etc. En plus de leurs observations ordinaires, transmises
chaque jour à un responsable hiérarchique qui les rassemble
et en présente régulièrement une synthèse aux autorités, les
brigades sont donc tenues de transmettre directement par les
voies les plus rapides des « rapports spéciaux », annonçant l'avè-
nement d'un fait extraordinaire, suivis au besoin de « rapports
complémentaires », qui, « tout en donnant plus de détails, doivent
être concis mais précis, pour permettre d'apprécier clairement la
physionomie des faits et leurs conséquences possibles dans les
milieux où ils se sont produits ».
L'efficacité de son quadrillage fonctionnant comme réseau
d'alerte a toujours constitué un sujet de fierté pour les responsables
de l'arme. A l'époque où il n'y avait ni téléphone, ni radio, ni
télex, les messages transportés au galop des chevaux parve-
naient, de brigade en brigade, à « coiffer au poteau » les dépêches
de la « Secrète» : «Vers 1800, la correspondance directe des
commandants de brigade avec l'inspecteur général de la gendar-
merie, qui se faisait souvent par ordonnance pressée de brigade
en brigade, était une espèce de service d'estafette plus prompt
que celui de tous les coursiers de ministre, de sorte que le chef
de l'État était toujours instruit le premier par eux de tous les
événements majeurs qui se passaient dans chaque partie de la
France. » Aujourd'hui encore, cette efficacité supérieure dans
le renseignement reste une des caractéristiques de la gendar-
merie : le premier haut fonctionnaire à apprendre la mort du
général de Gaulle en novembre 1970 fut le directeur de la gen-
darmerie.
Ce réseau d'alerte est en outre un élément clef des principaux
plans d'urgence préparés à l'échelle locale ou nationale, plans
ORSEC et ORSEC-RAD, plan POLMAR, plan SATER, etc., et, en
dehors même de tout plan, il constitue un système d'information
et de prévoyance essentiel à l'emprise des administrations sur le
pays.
Enfin, à ses missions de secours, de contrôle de la circulation
et de renseignement, la gendarmerie ajoute un rôle de police
judiciaire (constater les infractions, recueillir les témoignages,
en rendre compte, poursuivre et arrêter les délinquants, mener des
enquêtes en flagrant délit ou sur commission rogatoire d'un
magistrat...), et un rôle de police militaire (police prévôtale aux
armées, poursuite des insoumis et des déserteurs, et surtout,
depuis le grand chaos de 1870, organisation des opérations de
mobilisation et administration de la réserve...). L'importance
spécifique de ces deux missions ne saurait être comprise en
dehors de leur contribution à la surveillance générale. Au-delà
de la recherche de certains résultats précis, le gendarme est, en
toute occasion, un collecteur d'informations. C'est sa connais-
sance du terrain qui doit lui permettre de satisfaire à telle ou telle
mission particulière, et toute mission particulière doit « faire
ventre » à la surveillance générale.
La gendarmerie n'est donc ni une simple force de police ni une
troupe d'intervention. Ses brigades constituent essentiellement
une force de combinaison de tous les moyens, une logistique au
service des administrations civiles et militaires de l'État. Elles
sont le moyen permanent d'assurer la paix administrée, et de pas-
ser de cet état de paix à un état de guerre civile ou étrangère.
Elles garantissent la transition entre la vie banale des habitants
dans les temps ordinaires et la mobilisation des citoyens dans les
périodes d'urgence ou d'exception, que le gendarme doit toujours
avoir en vue. La gendarmerie assure ainsi une sorte de monopole
de la levée en masse, qu'il s'agisse de défendre la patrie, de lutter
contre la subversion, de faire face aux calamités naturelles,
aux accidents provoqués ou liés à certaines innovations tech-
nologiques modernes. Au rythme naturel des travaux et des
jours, elle peut substituer une organisation contrôlée militaire-
ment des activités et des mouvements.
Son essence logistique fait de la gendarmerie le rempart de
l'État. C'est derrière ce rempart que l'ensemble des institutions
vaque à la gestion administrative du pays. C'est, en bonne
partie, du haut de ce rempart et de ce qu'il permet de voir et de
savoir que l'administration s'assure que son ordre s'impose à la
marche ordinaire des gens et des choses, qu'elle guette l'imprévu,
l'aléatoire ou la catastrophe. C'est de derrière ce rempart que
partent la plupart des expéditions destinées à accroître l'emprise
des pouvoirs publics sur la société civile ou à empêcher qu'un
désordre épidémique ne mette en cause la nature ou l'organisation
de ces pouvoirs. Depuis la loi de germinal an VI jusqu'au décret
de 1903, tous les textes qui encadrent les relations de la gendar-
merie avec les administrations affirment sans cesse et garantissent
dans la mesure du possible le rôle logistique de l'arme. Les réqui-
sitions des autorités civiles ne peuvent être adressées aux gen-
darmes que « pour faire cesser les obstacles et les empêchements »
à leur action, mais jamais pour que la gendarmerie se substitue à
elles ou reçoive d'elles une délégation quelconque de responsa-
bilité. Pour que chacun en soit persuadé, le décret de 1903 exige
« la présence de l'autorité requérante » (article 76), et précise que
« ce n'est que dans le cas d'extrême urgence et quand l'emploi
de moyens ordinaires entraînerait des retards préjudiciables aux
affaires que les autorités peuvent recourir à la gendarmerie »
(article 77).
L'unité et l'originalité de l'arme est d'être un simple moyen,
un truchement, un corps de généralistes de l'administration grâce
auquel l'État peut s'assurer de son emprise sur la société, qu'il
agisse à travers l'état-major des armées, la direction des affaires
criminelles et des grâces, le bureau des poids et mesures ou la
direction de la construction. De là vient le caractère sans gloire
du gendarme, homme à tout faire de l'État. De là sont venus égale-
ment, pendant près de deux siècles, le faible budget de l'arme
et le faible équipement de ses hommes. Depuis 1720, c'est la
polycompétence de la maréchaussée, puis de la gendarmerie qui
garantit leur caractère logistique. Pas de spécialisation, donc pas
d'équipement particulier, voire presque pas d'équipement :
« Ainsi, sur un siècle, de 1770 à 1870, la maréchaussée et ensuite
la gendarmerie utiliseront une arme de poing dont les caractéris-
tiques n'évolueront pas : même dimension et même calibre. Mis
à part l'adoption de la percussion remplaçant le silex, ce qui
facilite l'usage de l'arme mais n'en améliore pas l'efficacité, les
gendarmes du Second Empire sont armés comme les hommes
des maréchaussées de Louis XV 1 »
Entre le début du siècle et la Première Guerre mondiale, alors
que le nombre de véhicules à moteur en circulation passe de
3 000 à 110 000 et que les gangsters apprennent à se motoriser,
50 % des effectifs de gendarmerie vont à cheval, sur des mon-
tures que les instructions définissent comme devant être « suffi-
samment âgées, robustes et placides »; les gendarmes les plus
véloces vont à bicyclette et une bonne partie continue d'aller à
pied. En 1909, année où la bicyclette pénètre officiellement dans
la gendarmerie, le journal l'Auto, devant la recrudescence des
attaques commises par des bandes motorisées, propose à ses
lecteurs, notables et personnes aisées, de se mettre à tour de
rôle à la disposition des brigades des cantons les plus touchés
par cette forme nouvelle de criminalité. Quand, en 1928, la gen-
darmerie est chargée de la police spéciale de la route, elle n'est
équipée « que de sa bonne volonté et de ses paquets de panse-
ments individuels ». Les conseils généraux, les compagnies d'as-
surances et les grandes marques d'automobiles se cotisent pour
doter les brigades de véhicules rapides et l'Union nationale des
associations de tourisme offre les premières trousses de secours
destinées aux blessés de la route...
Quels que soient les abus ou les absurdités de cette absence
d'équipement, on aurait tort de voir en elle une manifestation de
plus du retard de la bureaucratie sur l'événement. Pour la gen-
darmerie territoriale, l'équipement est un élément absolument

1. Jean Boudriot et Robert Marquiset, « Les pistolets de gendarmerie », La


Gazette des uniformes, cité in Revue de la gendarmerie nationale, 119-79.

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secondaire. L'arme de la brigade, c'est sa connaissance du canton
et sa relation avec la « partie saine de la population ». C'est sa
capacité à connaître et à mobiliser l'ensemble des ressources
humaines et matérielles sur le territoire de son ressort. Ainsi
sera-t-elle avertie des mouvements inhabituels, ainsi se portera-
t-elle aux endroits qui peuvent servir de refuge aux malfaiteurs,
ainsi mettra-t-elle « sa » population en alerte pour être informée
de tout ce qu'elle doit savoir. Ainsi jouera-t-elle du temps et de
l'espace particuliers qui sont les siens pour faire échec à ses
adversaires.
Les gouvernements n'ont pas toujours été pénétrés de la
nécessité de maintenir la polycompétence de la gendarmerie.
L'idée que le pandore ne suffirait pas à mener à bien les difficiles
tâches qui sont les siennes a conduit à la création d'une gendar-
merie mobile, spécialisée dans le maintien ou le rétablissement de
l'ordre. Ainsi, entre 1830 et 1838, puis entre 1840 et 1885, et
enfin de manière permanente depuis 1921, cette gendarmerie
mobile est-elle chargée de faire face aux manifestations et aux
grèves, de réprimer désordres et émeutes, de décharger la gendar-
merie territoriale d'une tâche qui la détournait de sa mission prin-
cipale de surveillance et risquait ainsi d'affaiblir l'ensemble de son
dispositif. Encore faut-il préciser que les textes de 1921, créant
cette « mobile », indiquaient nettement son caractère de « réserve »,
subordonnée aux besoins des brigades. Quatre brigades de dix
hommes étaient regroupées en un peloton mobile placé auprès
de chaque compagnie. Ce n'est qu'en 1928 que la « mobile »
devient une subdivision de l'arme et perd l'aune des besoins de la
brigade pour mesurer la nécessité de ses propres interventions.
C'est le début du crépuscule de la surveillance générale.
INTERLUDE

Scènes de la vie de brigade...

Chaque soir, les commandants de brigade font le point du


travail réalisé dans la journée et préparent les feuilles de service
qui indiqueront à chaque gendarme son travail du lendemain.
Ce jour-là, le commandant de la brigade lambda avait une
quinzaine de pièces à faire remplir : renseignements militaires,
renseignements judiciaires, contrôles administratifs. Sur les
onze hommes affectés à la brigade, deux sont indisponibles pour
cause de permission. (Un gendarme n'a pas de vacances : comme
tout militaire, il a des permissions.) Trois autres assureront
à tour de rôle, tout au long de la nuit, la veille radio et la perma-
nence téléphonique. Entre 22 heures et 2 heures du matin, ils
effectueront une patrouille nocturne. Ce sont les « premiers à
marcher ». S'il y a un accident, une bagarre ou une agression,
si leur tournée est pour eux l'occasion d'intercepter une voiture
volée ou de surprendre un cambrioleur, il leur faudra consacrer
le début de leur matinée à rédiger leur rapport, à vérifier un
certain nombre d'informations, à mener, le cas échéant, des
interrogatoires, à dresser les procès-verbaux prescrits, à pré-
venir le procureur de la République et, si celui-ci le demande,
à lui présenter la ou les personnes qu'ils auront pu être amenés
à placer en garde à vue. Après quoi, ils seront « de repos », c'est-
à-dire sans obligation précise à remplir, mais disponibles en cas
de besoin.
Le commandant de brigade dispose donc pour la journée qui
vient de six hommes, sept avec lui. Il décide de la composition
des différentes équipes auxquelles il partagera le travail, en
fonction des liens de camaraderie entre les gendarmes, de
leur degré de connaissance des secteurs où la brigade va avoir
à opérer ce jour-là et du travail d'écriture et de mise en ordre
des procédures que chacun a encore à faire. Trois hommes
assureront à tour de rôle le service de planton et seront, en
cas d'appel, les premiers à marcher. S'ils ne sont pas sollicités
de sortir de la caserne, ils se consacreront à la rédaction de
leurs différents dossiers. Deux autres gendarmes partiront en
patrouille de 6 heures du matin à midi et demi. Ils emporteront
avec eux dix des quinze pièces à remplir et en profiteront pour
faire, à l'aller et au retour, un rapide travail de surveillance.
Comme ces deux hommes sont nouveaux venus dans le canton,
le commandant de brigade précise le parcours qu'ils devront
suivre sur une feuille de service : pour commencer, un circuit
parcouru à allure très lente les fera passer devant l'hypermarché,
puis devant l'église et la mairie, sur les murs desquelles des
grqffitis ont été peints deux nuits plus tôt; ils passeront ensuite
par la gare, où, après une rapide surveillance des lieux et des
gens qui les traversent, ils prendront contact avec le chef de gare;
ils se mettront « en planque » à proximité du pont pour observer
les passages. Puis, la patrouille ira remplir ses premières pièces
chez les personnes intéressées et continuera son chemin en res-
pectant la liste des lieux publics à visiter et des contacts à prendre,
l'arrêt-circulation sur la nationale (en se faisant bien voir), la
visite du terrain de stationnement avec, à la main, le carnet
où figurent les numéros minéralogiques des véhicules volés ou de
ceux dont le propriétaire ou le conducteur habituel fait l'objet
d'une recherche ou d'une surveillance spéciale. Juste avant
l'heure du déjeuner, au moment des apéritifs, la tournée se
terminera par la visite des débits de boisson.
Les deux gendarmes n'auront pas trop de leur après-midi
pour rédiger et expédier les pièces qu'ils ont à remplir, effectuer
les démarches, écrire les rapports, les procès-verbaux et les pro-
cédures. Ils ont sur les policiers un avantage important : leur
«carnet de gendarmerie», qu'ils transportent avec eux, leur
permet d'enregistrer sur place les déclarations, les plaintes ou
les témoignages sans avoir à convoquer leurs auteurs au siège
de la brigade. Il ne leur faut pas moins recopier leur carnet une
fois rentrés à la caserne, en plus de rendre compte de ce qu'ils
ont pu apprendre ou observer.
La période chaude de la journée se situe pour la brigade
entre 13 heures et 21 heures, avec une pointe d'activité à partir
de 16 ou 17 heures. Entre deux pages d'écriture, les gendarmes
risquent fort d'avoir à quitter leur bureau pour une raison ou
une autre.
Le chef de brigade, quant à lui, a décidé de faire équipe avec
le plus jeune de ses hommes : ils s'occuperont des cinq autres
pièces que la brigade a reçu mission de remplir et ils consacre-
ront le reste de leur temps à faire avancer le dossier d'une
affaire de cambriolages de résidences secondaires qui préoccupe
depuis plusieurs mois les autorités judiciaires et préfectorales.
L'analyse des conditions dans lesquelles se sont déroulés la demi-
douzaine de cambriolages déjà perpétrés dans le canton, la liste
des objets volés, le peu de traces et d'indices recueillis, les
quelques témoignages de voisins rassemblés ont permis aux
gendarmes d'aboutir à quelques conclusions. Cinq des six
cambriolages ont presque sûrement été menés par la même
équipe car les « modes d'opérer » présentent des similitudes frap-
pantes. Il s'agit probablement de professionnels qui savent sélec-
tionner les objets de valeur et reconnaître ce qui est négociable,
sans s'embarrasser de choses encombrantes ou malcommodes
à écouler. Ils paraissent bien organisés et disposent probablement
d'indicateurs du cru, étant donné la sûreté avec laquelle ils ont
choisi leurs victimes et les jours et heures qu'ils ont retenus pour
leurs opérations.
A cause de son importance et du nombre de brigades qu'elle
concerne dans la région, cette affaire est suivie en permanence
p a r la brigade de recherche placée, comme dans la plupart des
arrondissements importants, à l'échelon de la compagnie. Cette
brigade de recherche (BR), composée d'une demi-douzaine de
gendarmes spécialisés en police judiciaire, est en contact perma-
nent avec le Parquet du tribunal de grande instance 1. Elle est
dotée d'un matériel perfectionné permettant le recueil et l'analyse
des indices et assistée d'une équipe de maîtres-chiens. Elle a ses
propres fichiers, constitués à partir des informations reçues
de chaque brigade de la compagnie et des services régionaux ou
nationaux de police judiciaire. Sa mission est de coordonner les
recherches pour les affaires qui concernent plusieurs cantons ou
d'assister le chef de brigade pour les affaires importantes deman-
dant une intervention plus spécialisée.
Compte tenu de son ampleur, de l'émotion qu'elle suscite dans
la presse locale, de sa complexité et de son aspect professionnel,
l'affaire des cambriolages qui préoccupe nos gendarmes a été
confiée à un officier coordonnateur des recherches, chargé de la
synthèse de tous les renseignements recueillis, de l'orientation du
travail des brigades et du contact permanent avec les différents
organismes spécialisés, régionaux, nationaux ou internatio-
naux, qui peuvent avoir à intervenir dans la recherche des
voleurs, dès qu'ils auront été identifiés, ou dans la recherche
des objets volés.
La semaine précédente, trois hommes avaient failli être pris
en flagrant délit, grâce à l'appel d'un voisin, rentrant tard chez
lui et étonné de voir des gens s'agiter dans une résidence secon-

1. Créées à partir de 1945, ces BR sont au nombre de 184. L'élargissement


de leurs compétences en 1970 permet de distinguer 32 BR situées au siège
des cours d'appel et ayant compétence sur l'ensemble du ressort de la Cour.
73 BR situées au siège du commandement de groupement ont compétence
sur l'ensemble d'un département. 79 BR, enfin, sont au siège de la compagnie
et ont compétence sur le ressort du tribunal de grande instance. Rappelons
que les 16 000 officiers de police judiciaire (OPJ) affectés dans les différentes
brigades n'ont compétence que dans le ressort desdites brigades.
daire qu 'il savait inoccupée. Repéré lui-même par les cambrio-
leurs, son coup de téléphone n'avait permis aux gendarmes que de
recueillir des signalements imprécis et la description d'un véhi-
cule, une super-goëlette bleue, dont le témoin n'avait pu lire la
plaque minéralogique. Alertées par radio, les brigades des alen-
tours s'étaient immédiatement rendues aux différents emplace-
ments prévus de longue date pour bloquer la région. Apparem-
ment, les cambrioleurs étaient passés sans mal à travers les
mailles du filet, et, une heure plus tard, ordre avait été donné
de lever les barrages. Deux jours avant, enfin, les gendarmes
d'un département voisin avaient signalé la découverte, dissimu-
lée dans les bois, d'une fourgonnette bleue volée, cinq jours plus
tôt, aux environs de la porte de Saint-Ouen, à proximité du mar-
ché aux Puces de Paris. Sans en avoir encore la preuve, les gen-
darmes de notre brigade étaient persuadés qu'il s'agissait du
véhicule qui leur avait filé entre les doigts.
Sur la base de cet « élément nouveau », la machine gendar-
mique se donnait un nouvel objectif. Toutes les brigades placées
sur le trajet supposé du véhicule volé, entre la résidence cambrio-
lée où les malfaiteurs avaient été surpris et le bois où ils
l'avaient abandonné, étaient mises en état de chasse aux rensei-
gnements pour essayer de retrouver un témoin qui aurait vu pas-
ser la camionnette, en tirer un signalement ou un indice.
Quant à la brigade qui avait retrouvé le véhicule, il lui
incombait de chercher à déterminer comment les trois hommes
avaient poursuivi leur route, en interrogeant les employés de
la SNCF, les patrons d'hôtels ou de bistrots ouverts la nuit,
les habitants du canton qui auraient pu remarquer quelque
chose.
Le commandant de notre brigade avait deux missions : retrou-
ver le garage où, selon toute vraisemblance, les malfaiteurs
avaient dû faire le plein après leur fuite (la quantité d'essence
retrouvée dans le réservoir de leur camionnette laissait supposer
que l'opération avait eu lieu dans le ressort de notre brigade), et
retrouver l'habitant du canton qui avait servi d'indicateur à la
bande (les soupçons se portaient sur un « individu bien connu des
services »). Pour remplir son second objectif, le commandant de
brigade comptait sur différentes personnes de son réseau d'in-
formateurs 1 susceptibles de l'aider à reconstituer l'emploi du
temps de la personne suspectée, et notamment sur le conducteur
de la benne à ordures de la municipalité. Victime du vol de sa voi-
ture un an auparavant, ce chauffeur avait sympathisé avec le
commandant de brigade (d'autant plus que son automobile avait
été retrouvée), passait régulièrement à la caserne pour faire la
conversation et avait déjà eu l'occasion, au cours de ses tournées,
de remarquer quantité de choses utiles...

1. Les gendarmes utilisent trois expressions pour qualifier la population


de leur canton : « ceux qui ont des antécédents » (judiciaires) ou qui « sont
bien connus » (des gendarmes), la « partie saine de la population » et le réseau
d'informateurs. De ce dernier, les gendarmes expliquent la nature : « Ce
sont des amitiés ou des relations privilégiées dans la " partie saine de la
population ", et non des truands ou d'anciens truands. En fait, nous avons
des amis, et, dans une équipe de 12, si chacun connaît bien 5 ou 6 personnes,
sur lesquelles nous pouvons compter, la brigade peut tourner. Le réseau
d'informateurs, ce sont les amis de la gendarmerie. »
L'œil et le bras

La traversée de la France ne se fait pas sans remarquer la


présence de la gendarmerie, et d'abord de ses casernes. On les
devine de loin : comme les coqs placés au XIX siècle au sommet
des clochers d'église, les antennes-radio indiquent le siège d'une
brigade. En grosses lettres, la façade de la caserne porte l'inscrip-
tion GENDARMERIE NATIONALE, et, de nuit, une enseigne lumi-
neuse tricolore manifeste la permanence de la veille et des
secours. Hors ces trois points — l'antenne, l'inscription et
l'enseigne —, rien n'est plus dissemblable extérieurement d'une
caserne de gendarmerie qu'une autre caserne de gendarmerie. La
collectivité publique, État ou municipalité selon les époques, est
tenue, depuis 1778, de loger les gendarmes. L'arme ne possède
donc pas de locaux en propre, mais dispose d'un parc immobi-
lier mis à sa disposition par le service des Domaines ou par les
collectivités locales. Il arrive même encore qu'elle loue une mai-
son à un particulier. Les casernes sont ainsi de toutes formes, de
toutes tailles et de tous âges, et d'un confort qui, jusqu'à une
période récente, laissait plutôt à désirer 1

1, En 1969, l'État était propriétaire de 16 % des casernes, les départe-


ments de 45 %, les communes de 21 % et les particuliers et collectivités pri-
vées de 18% (y inclus les casernes de gendarmerie mobile et de la garde
républicaine). Plus de 22 % des logements avaient plus de 100 ans d'âge, près
de la moitié plus de 50 ans, moins d'un quart avaient été construits après la
dernière guerre (cf. Notes et Études documentaires, n° 3697-98, juin 1970).
Autant que faire s'est pu, la caserne est au centre du village,
proche de la mairie, de l'église, de l'école, de la place principale
et de son marché, des rues où donnent les principaux commerces
et les principaux cafés. Mêlée à tous ces points d'attraction, elle
est au cœur des allées et venues, des échanges, des foires, des
fêtes et des rassemblements. Fondue dans le décor, elle en est un
élément normal, et, du pas de sa porte ou de sa fenêtre, le gen-
darme peut, à son aise, se livrer à quelques exercices d'observa-
tion. Victor Hugo n'aurait pas eu d'histoire à raconter si les
premiers pas du héros des Misérables à la sortie du bagne de
Toulon n'avaient été observés par un gendarme en planton devant
sa caserne, et si, au sortir de sa première nuit d'homme libre pas-
sée chez l'évêque de Digne, il n'avait, une fois encore, attiré le
regard de la maréchaussée : « Un homme qui voyageait à pied
entrait dans la petite ville de Digne [...] il était difficile de ren-
contrer un passant d'un aspect plus misérable [...] Il se dirigea
vers la mairie. Un gendarme était assis près de la porte. L'homme
ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gen-
darme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le
suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de
ville. » Plus tard, chez Mgr Myriel qui l'a hébergé et qu'il a volé
avant de s'enfuir, « Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie,
ce que cet homme disait était donc vrai? Nous l'avons rencontré.
Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrêté pour
voir. Il avait cette argenterie... »

Que les passants, même pauvres, n'aillent plus à pied n'a pro-
bablement pas été étranger au déplacement contemporain du
siège des brigades de gendarmerie du centre des bourgs vers leur
périphérie. L'effort consenti depuis les années soixante pour loger
les brigades dans des locaux neufs, plus confortables et mieux
adaptés aux nouvelles conditions de travail, a fait le reste : une
telle opération trouve difficilement en milieu urbanisé l'espace qui
lui est nécessaire à un prix qui lui soit accessible. Bien sûr, les
nouvelles casernes demeurent, dans la mesure du possible, sur la
grande route ou à proximité des carrefours, mais elles sont sou-
vent plus proches des zones nouvelles d'urbanisation et des lotis-
sements récemment viabilisés que du cœur des agglomérations.
Les gendarmes y ont gagné en mobilité : leurs véhicules entrent
et sortent plus rapidement des casernes. Mais ils ont perdu un
poste clef de surveillance et de contact, le centre de leur toile d'arai-
gnée.
D'autres éléments de modernisation ont contribué à ce dépla-
cement du siège des brigades (qui, comme on le verra, n'est pas
sans conséquence sur le déplacement de leurs activités), et le pre-
mier d'entre eux est la motorisation. Les véhicules qui équipent
aujourd'hui la gendarmerie lui font gagner du temps pour ses
activités d'urgence, mais n'apportent rien à l'exercice de la
surveillance générale. Comme le faisait remarquer un général de
l'arme, « chaque brigade a été dotée d'un véhicule automobile
pour transporter les gendarmes, en cas de besoin, là où leur pré-
sence est nécessaire (accident, incendie, crime). Toutefois, le tra-
vail de prospection systématique ne se fait valablement qu'à
allure lente, et les tournées de service ordinaire continuent néces-
sairement de se faire avec un moyen de locomotion peu rapide :
bicyclette, cyclomoteur, et même à pied 1 ». Si faible que soit
l'apport de la motorisation à la poursuite de l'idéal gendarmique,
il n'en joue pas moins un grand rôle dans le déplacement contem-
porain du siège des brigades : pour garer et protéger les véhicules
des intempéries ou d'un possible sabotage, pour les entretenir et
pour les manœuvrer, il faut un tout autre espace que celui dont
avait besoin le cheval, la bicyclette ou le cyclomoteur. Toutes les
casernes qui n'ont pas pu se faire aménager un garage ont donc
dû déménager.

1. Général Bariod, loc. cit.


Qu'elles aient pu rester dans les bourgs ou qu'il leur ait fallu
s'installer à leur limite, toutes les brigades de gendarmerie ont une
sorte de sas qui assure, en même temps qu'il le filtre, le passage
entre la caserne et l'extérieur. C'est le « bureau », no man's land
entre la vie militaire, régie par les impératifs du secret et de la
sécurité, et la vie civile du canton. C'est là que la population vient
déposer plainte, demander un renseignement, remplir des forma-
lités administratives ou militaires, avertir d'un accident ou
demander secours. C'est là aussi que parviennent les appels
téléphoniques en provenance de l'extérieur, et, souvent, les sonne-
ries d'alarme reliant directement la brigade à certaines bornes
d'appel ou aux systèmes de sécurité de certaines agences ban-
caires. Le gendarme de garde accueille, recueille, répond, enre-
gistre, bavarde, informe, s'informe... Il est là pour trier dans le
lot des événements quotidiens dont l'écho parvient à la brigade.
A côté de lui, un téléphone relié aux appartements de ses col-
lègues lui permet d'appeler à la rescousse ceux d'entre eux qui
sont « de repos » et vaquent à des occupations privées. Derrière
lui, d'autres gendarmes dans d'autres bureaux, où le public ne
peut pénétrer qu'après autorisation, rédigent les procès-verbaux,
interrogent ceux qu'ils ont arrêtés ou entendent ceux qu'ils ont
convoqués. Aux murs, les cartes d'état-major de la circonscrip-
tion, souvent une photographie aérienne ou un plan détaillé de la
ville ou du village où la brigade est implantée. Sur les cartes sont
reportés les « points chauds » du ressort, les endroits particulière-
ment menacés, comme les banques, les monuments non surveillés
ou les ouvrages d'art, les lieux où ont été commis les délits les plus
importants que la brigade doit traiter, les points sensibles corres-
pondant à une campagne en cours : protection des personnes
âgées, surveillance des résidences secondaires, opération de
contrôle routier ou opération « coup de poing »... Dans un coin,
un poste émetteur-récepteur de radio assure le maintien perma-
nent d'une liaison entre la brigade et la compagnie, les autres
brigades de l'arrondissement et les véhicules en tournée.
Les meubles de rangement qui ceinturent chaque pièce
accumulent, minutieusement classés et répertoriés, la mémoire,
les consignes et les rapports de la brigade. On y trouve en pre-
mier lieu la documentation juridique et technique de l'arme, le
« mémento du gendarme », gros de plus de 700 pages, régulière-
ment mis à jour, où sont indiquées la conduite à tenir en chaque
circonstance, la qualification à attribuer à un acte délictueux, la
jurisprudence en telle matière, etc. A côté des divers manuels en
usage dans la gendarmerie, des différents codes, des jurisclas-
seurs, des collections du Journal officiel et des circulaires minis-
térielles, les « cahiers de surveillance » portent la date de chaque
visite de commune, de chaque contrôle et contiennent une syn-
thèse des principales rencontres de la patrouille, de ses princi-
pales observations et des principales informations recueillies.
Tableaux pointillistes de la physionomie changeante de la cir-
conscription, ces cahiers, lus, relus et complétés par les différents
gendarmes de la brigade, servent, par-delà le renouvellement des
effectifs, les congés ou les absences, de référence et de mémoire
permanentes. Une sorte de panse est ainsi constituée, qui ingère
la plus grande quantité possible d'événements que rumine paisi-
blement la brigade, en attendant d'en avoir besoin. Tout ce dont
la brigade a connaissance, de son propre chef ou de l'initiative
d'un habitant du ressort mérite, a priori, la mémoire et doit venir
grossir le capital d'informations qui constitue le véritable trésor
de guerre des gendarmes.
A côté des cahiers de surveillance, les « dossiers d'exploita-
tion » permettent de suivre les affaires en cours, les événements
survenus sur les « points sensibles » dont la brigade a la garde,
ou les cibles désignées à sa surveillance par une réquisition ou
une circulaire des autorités préfectorales, judiciaires ou minis-
térielles : surveillance des prix, mauvais traitements à enfant,
contrôle de l'alcoolémie, etc.
Dans son « cahier de service », le commandant de brigade
décrit au jour le jour le travail effectué. Il y porte les différentes
missions et activités confiées à chacun de ses hommes, dans le
cadre des tâches habituelles de l'arme (police administrative et
judiciaire, route, surveillance générale), dans le cadre d'une réqui-
sition particulière, ou pour le compte propre de la brigade (entre-
tien et nettoyage, entraînement, formation...). Compilées chaque
mois, les informations portées au cahier de service remontent la
filière hiérarchique, s'additionnant les unes aux autres jusqu'à
dresser un tableau général de l'activité et des résultats de la gen-
darmerie nationale.
Enfin, différents fichiers complètent ou synthétisent la masse
d'informations accumulées par la brigade. Certains ne font
qu'enregistrer les coordonnées des habitants du canton avec les-
quels les gendarmes sont entrés en relation à l'occasion de l'une
de leurs missions. Mission militaire, en premier lieu, au titre de
laquelle est tenu à jour le fichier des assujettis au service natio-
nal, le fichier des réservistes pour le cas d'une mobilisation et le
fichier des pensionnés et médaillés militaires 1 Bien entendu, la
gestion de ces deux derniers fichiers donnera une occasion toute
trouvée de contact avec des éléments de « la partie saine de la
population ». Mission judiciaire, qui amène la brigade à enregis-
trer les repris de justice dans son ressort et à exercer sur eux,
conformément au décret de 1903, une surveillance particulière, à
tenir la liste des auteurs des principaux délits qu'elle a eu à traiter,
des personnes originaires du canton qu'elle a eu à rechercher à
un titre ou à un autre, des familles sur lesquelles elle a dû enquêter
sans qu'il y ait nécessairement eu un délit (enquêtes sociales
demandées par un juge pour enfants, divorces, vérification des
conditions de mise en liberté provisoire...), des individus dont la

1. Les gendarmes sont notamment chargés d'avertir les services de la


Légion d'honneur et de la Médaille militaire du décès des légionnaires et
des médaillés domiciliés dans leur ressort. Ils ont le plus souvent à conduire
les enquêtes de liquidation des pensions militaires.
justice lui a confié la surveillance au titre du contrôle judiciaire
ou de la probation. Mission administrative enfin, qui exige d'eux
qu'ils sachent joindre à tout moment aussi bien les autorités
locales et les responsables de l'administration, qu'un médecin,
un pharmacien, un électricien ou un garagiste dont ils pourraient
avoir à réquisitionner les services.

Le répertoire de ces noms, adresses et numéros de téléphone,


ainsi que des renseignements d'état civil concernant chaque
personne inscrite constituent le fond minimum, le contenu obli-
gatoire du « fichier de brigade ». Rien n'oblige les gendarmes à
en rester là; bien au contraire, toute la pesanteur de l'idéal gen-
darmique les pousse à engraisser l'instrument de leur connais-
sance de leur territoire et donc de l'efficacité de leurs recherches.
Les fiches, dont la tenue à jour est légalement requise, s'épais-
sissent ainsi au gré des rencontres et des patrouilles d'informa
tions qui n'ont que de lointains rapports avec la mission pour
laquelle elles ont été créées. D'autres fiches, même, sont créées,
remplies par les gendarmes au gré de leurs activités de surveil-
lance générale. L'acquéreur d'une résidence secondaire reçoit la
visite de deux gendarmes en patrouille. Ils ont eu connaissance
de son installation par un voisin ou par le secrétaire de mairie et
connaissent déjà son nom. Ils viennent faire connaissance et
l'informer que la gendarmerie est à sa disposition pour tout ren-
seignement ou service qu'elle pourrait lui rendre. Ils s'enquièrent
de la sécurité de la propriété, des mesures de protection ou de
surveillance en dehors des vacances. Ils notent l'adresse et le
numéro de téléphone habituels de ce nouveau compatriote, ses
coordonnées professionnelles et tout ce qui permet de le joindre
en cas de cambriolage, d'incendie, d'inondation. Au retour de
leur patrouille, ils ouvrent une fiche qui va prendre sa place dans
la panse de la brigade.
De bien moindres événements peuvent donner lieu à un tel
fichage : le conducteur d'une automobile de même marque et de
même couleur qu'un véhicule signalé volé est arrêté lors d'un
contrôle routier; il est bien le propriétaire de sa voiture et n'a
rien à se reprocher, mais il n'habite pas le canton; à tout hasard,
les gendarmes feront quelques vérifications sommaires (identité,
domicile, profession) et ouvriront une fiche à son nom.
Le fichage gendarmique est un fichage attrape-tout, dont les
brigades se gardent bien de lier la tenue à une autre cause que le
fait qu'elles aient eu un contact avec l'individu fiché. Ainsi la
section de recherche de Paris dispose-t-elle d'un fichier de plus
de 2 millions de noms, dont son commandant explique « qu'il
n'est pas un fichier judiciaire. On y trouve aussi bien des gens
" avec antécédents " que des gens " sans ". Tous ceux qui, pour
une raison ou une autre, ont fait l'objet d'une vérification de gen-
darmerie y figurent, même si cette raison n'est pas judiciaire. On
y regroupe les informations en provenance des gendarmeries de
toute la France sur les gens nés à Paris ou y résidant. Les entrées
arrivent tous les jours au courrier. Elles concernent les nouveaux
résidents qui s'installent sur le territoire d'une brigade territoriale,
ou des gens qui ont été contrôlés pour une raison ou une autre.
Toutes les informations de ce type sont systématiquement
envoyées à la gendarmerie du lieu de naissance. [...] Ce fichier
est régulièrement purgé : les gendarmes nous envoient systéma-
tiquement les fiches de décès qui nous concernent, ce qui nous
permet de sortir les gens de nos listes. [...] Nous consultons tou-
jours le fichier avant de partir en mission, mais il n'est pas lié à
nos activités judiciaires ».
L'outil que la gendarmerie se constitue ainsi, elle s'en garde
jalousement la propriété et l'usage. Le gendarme pénétré de
l'esprit de la surveillance générale évitera même de fétichiser son
fichier : « Nous sommes les seuls à y avoir accès, mais, même
nous, nous devons prendre des précautions : il n'y a parfois rien
de bien concret, souvent de simples suppositions. » Dans une stra-
tégie d'ensemble où c'est le contact avec la population qui est
essentiel, l'usage intempérant des fichiers peut créer de sérieux
problèmes. « Nous avons coincé un homme dont notre fichier
indiquait que son permis de conduire avait été suspendu par un
tribunal et qui continuait à conduire. Persuadé qu'il avait été
dénoncé, il s'en est pris à son voisin. De fait, c'était bien au voisin
que nous devions le tuyau, et nous aurions dû en tenir compte.
L'origine de l'information peut avoir autant de conséquences que
l'information elle-même. On ne peut pas se permettre de multi-
plier des histoires comme celle-là. Il faut faire très attention :
ce n'est pas bon du tout pour nous. Les gens croient ensuite que
s'ils nous donnent une information nous vendrons la mèche. »

A l'ensemble de cette volumineuse documentation viennent


s'ajouter les différentes archives de la brigade, les doubles des
procès-verbaux et des rapports, le courrier, les souches de cer-
tains formulaires, etc. Dans l'énormité de cette mémoire, c'est au
commandant de brigade qu'il appartient de sélectionner ce qui lui
permettra de connaître et de prévoir les secteurs sensibles de son
ressort, les heures chaudes, les actions particulières à certaines
périodes de l'année, les objectifs nécessitant un effort; de conce-
voir une intervention spécifique en fonction des données propres
au canton, de se ménager en toutes circonstances des points
d'appui solides; d'organiser et de planifier le travail de ses
hommes. L'une des caractéristiques essentielles de la gendar-
merie a été en effet, pendant deux siècles et demi, que ses bri-
gades tirent elles-mêmes les conclusions pratiques de leur tra-
vail d'entomologiste et tirent elles-mêmes parti de leur paperasse.
Contrairement à la plupart des administrations, dont les cellules
de base accumulent des archives et des informations pour des
échelons supérieurs auxquels appartiennent la décision, la gen-
darmerie de la surveillance générale, répressive et continue, sup-
pose que les brigades fassent leur miel elles-mêmes.
Traditionnellement, cette autonomie d'action s'est longtemps
accompagnée d'une assez grande indépendance d'équipement et
de moyens, la règle étant que chaque brigade détermine la nature
et le rythme de ses activités en fonction de sa connaissance du
terrain, mais aussi qu'elle soit prête, au moins dans un premier
temps, à affronter efficacement n'importe quelle situation, en utili-
sant ses fichiers pour réquisitionner et mobiliser les moyens et
les personnes utiles. Progressivement toutefois, les brigades ont
été dotées d'un matériel identique destiné à leur permettre de
faire face aux demandes et aux missions les plus fréquentes, de
telle sorte que chacune dispose aujourd'hui d'un véritable maga-
sin d'équipement. Ce magasin comporte, depuis 1920, un maté-
riel de plus en plus riche et complexe destiné à la police de la
route : éléments nécessaires à l'installation de barrages, herses,
signaux réfléchissants, matériel de dépannage, trousses de
secours, triangles de sécurité, feux clignotants, auxquels s'ajoute
l'équipement des missions de secours : brancards, cordes, palans,
pelles, pioches, haches, projecteurs, couvertures. Les appareils
photo, le plâtre à relever les empreintes, les cahiers de croquis
servent aux missions de police judiciaire. Les casques, boucliers
d'approche, mégaphones, avertisseurs, brassards réfléchissants
sont destinés au maintien de l'ordre ou à certaines opérations de
contrôle. Une chambre forte permet d'entreposer le râtelier
d'armes et les documents secrets ou précieux : la clef des
« chiffres » pour les transmissions codées, les objets ou les
documents saisis ou confisqués.
Dans les meilleures conditions de sécurité possibles, chaque
brigade conserve des réserves d'essence et de munition. Un groupe
électrogène assure le fonctionnement constant de la radio et de
certains dispositifs de sécurité ou de surveillance. Ce groupe est
mobile et peut faire fonctionner un PC de campagne, ou alimenter
une batterie de projecteurs lors d'une opération de nuit.
Derrière sa façade paisible et l'apparence bonhomme et rou-
tinière de ses activités, une brigade de gendarmerie est donc
très largement pourvue en moyens de prendre un visage guerrier.
C'est que les temps d'exception ou de crise sont toujours, pour la
gendarmerie, un avenir possible, et qu'il faut préparer. La rapidité
de sa conversion d'arme de surveillance en arme d'intervention
est une constante de son organisation et un souci toujours
d'actualité de ses chefs.
Pour compléter le tableau d'une brigade ordinaire, il faut
enfin ajouter que chacune est pourvue d'une « chambre de sûreté »
solidement verrouillée et destinée aux personnes placées en garde
à vue ou aux ivrognes dont l'état nécessite l'hébergement provi-
soire.
Parmi les nombreux éléments qui distinguent en profondeur la
gendarmerie des autres appareils de l'État et dont nous avons déjà
eu l'occasion de signaler quelques-uns, le degré d'activité de ses
hommes n'est pas le moindre. Il n'est pas non plus le mieux
connu et, parce que les gendarmes sont lents et réguliers, on croit
souvent qu'ils sont modérément actifs. Cette erreur de jugement ne
déplaît pas toujours aux gendarmes, qui aiment bien passer pour
autre chose que ce qu'ils sont, mais, le Dictionnaire de la gendar-
merie affirmait déjà au siècle dernier que « le poste de gendarme,
depuis le premier jusqu'au dernier grade, est considéré mal à pro-
pos comme le refuge des invalides de l'armée et le tombeau de la
cavalerie. C'est une étrange erreur. Le service de ce corps est au
contraire le mouvement même. C'est une activité de tous les
jours, de tous les instants; ce sont les actes de la jeunesse et de
l'âge mûr réunis. Le gendarme est en action permanente pour le
maintien de l'ordre et de la sûreté publique. [...] L'activité est
donc constitutive du service de la gendarmerie ». Si constitutive
en effet qu'en 1975, dans une brigade de 12 hommes, chacun
d'eux avait effectué entre 310 et 370 heures de travail réel par
mois, soit en moyenne plus de 10 heures par jour, tous les jours
du mois, sans compter les « heures de disponibilité » pendant les-
quelles le gendarme au repos ne doit pas s'éloigner de la caserne.
Compte tenu des permissions, des absences pour formation ou
maladie, du repos par roulement, cette brigade de 12 hommes
n'en compte en réalité que 7 disponibles en même temps. Tous,
et c'est l'une des conséquences de leur statut militaire, sont
disponibles 24 heures sur 24, sans compensation de salaire,
comme dans le secteur privé, et sans compensation en journées
de repos, comme dans la police.
Plus de la moitié des heures de travail de cette brigade lambda
avait été consacrée à des « activités non missionnelles » et 45 %
à des « activités missionnelles » exécutées à l'extérieur de la
caserne, soit à la demande des autorités administratives ou judi-
ciaires, soit à l'initiative du commandant de brigade, dans le
cadre des différentes missions permanentes confiées à la gendar-
merie (surveillance générale, police de la route, etc.). Les activités
non missionnelles 1 concernent tout d'abord le lourd travail de
rédaction des procès-verbaux, des procédures judiciaires, des
écrits, notes et rapports divers à envoyer aux autorités hiérar-
chiques et aux différentes autorités civiles et militaires. En une
année, notre brigade a rédigé 3 200 procès-verbaux (soit une
moyenne de près de 9 par jour), transmis plus d'un millier de
« renseignements judiciaires » et envoyé plusieurs milliers de pages
de notes, de rapports et de renseignements à son commande-
ment ou à d'autres autorités.
Le « non-missionnel », c'est encore l'entretien, le nettoyage et
les réparations du casernement et des divers matériels. C'est la
formation et l'instruction dispensées à ses hommes par le chef
de brigade, lorsqu'ils arrivent en première affectation ou lors-
qu'ils se préparent aux divers concours et brevets de l'arme
(police judiciaire, concours d'entrée à l'école d'officiers, brevets
techniques et de spécialité), c'est l'entraînement général. Une
partie de cette formation et de cet entraînement peut être faite
« sur le tas », mais le maniement d'armes, la manipulation des
1. Particulièrement importantes dans le cas de la brigade retenue ici en
exemple. Cf. infra, le problème de la répartition entre les deux types d'acti-
vités.
fréquences radio ou du chiffre exigent que la brigade y consacre
des périodes spécifiques, comme elle doit le faire pour tester
son matériel ou répéter certains scénarios d'intervention excep-
tionnelle. « Il y a chaque année des manœuvres ou des exercices
organisés sur le plan zonal (de la zone de défense) ou régional
et qui font intervenir ou non certaines administrations civiles.
Les gendarmes y participent au titre de la défense opérationnelle
du territoire (DOT). Il y a également le plan ORSEC et ses dérivés,
à la charge du préfet qui peut décider à tout moment d'un exer-
cice. En général, il y en a au moins un par an : il s'agit chaque fois
d'un cas d'espèce très concret, et la gendarmerie y intervient avec
tous ses moyens en matériel et en personnel. Nous sommes en
principe chargés d'isoler un périmètre déterminé afin d'y faciliter
l'acheminement des secours, puis nous avons à participer aux
enquêtes de police judiciaire et à la recherche des causes et des
circonstances des faits qui ont motivé le déclenchement du plan
ORSEC. Généralement, nous sommes les premiers arrivés, nous
prenons donc les premières mesures, nous donnons les premiers
secours jusqu'à l'arrivée des équipes spécialisées. Le préfet
compte beaucoup sur nous et sur notre matériel. »
Les activités non missionnelles ont, pour les gendarmes, l'in-
convénient capital de ne rapporter aucun aliment à leur souci
de contact avec la population et à leur objectif de surveillance
générale. Qu'elles aient lieu derrière une machine à écrire, dans
un stand de tir, au garage de la caserne, ou qu'elles soient cir-
conscrites au cadre exceptionnel d'une simulation de crise, elles
supposent que les gendarmes restent chez eux ou entre eux,
les privent de la bonne fortune de certaines rencontres et les can-
tonnent dans les rapports de type administratif, avec leur propre
hiérarchie ou avec d'autres autorités. Les activités missionnelles,
au contraire, sont celles qui permettent et même qui impliquent
le contact avec la population. Que, dans le cadre de la mission
militaire de leur arme, deux gendarmes soient amenés à recher-
cher un réserviste qui n'a pas retourné aux autorités militaires
la fiche qu'elles lui ont envoyée, et ils mettront cette recherche à
profit pour rendre visite à certaines personnes, observer certains
endroits, en même temps que le contact avec l'individu recherché
sera pour eux l'occasion de recueillir des informations sans objet
avec leur mission, mais toujours potentiellement intéressantes
pour leur connaissance du canton.

Dans la brigade prise en référence, les activités missionnelles


sont d'abord des activités judiciaires, à concurrence de 34 % du
temps passé par les gendarmes en dehors de leur caserne.
540 fois dans l'année, alertée par un témoin ou sur la base de
ses propres observations, la brigade a constaté un délit ou un
crime, rassemblé les indices et recueilli les témoignages. Mais les
missions judiciaires comprennent également les recherches pour
les enquêtes préliminaires, les affaires confiées à la brigade par
une commission rogatoire d'un juge d'instruction, les renseigne-
ments demandés par une autre brigade dans le cadre de ses
activités judiciaires. S'y ajoutent les enquêtes sociales à la
demande d'un juge pour enfants, d'un juge d'instruction ou d'un
magistrat chargé de la mise en état d'une affaire de divorce, la
lente remontée jusqu'à une personne recherchée à la suite d'une
décision de justice (mandat de recherche, contrainte par corps,
assignation ou citation à remettre)1, la surveillance des inculpés
laissés en liberté sous contrôle judiciaire ou des probationnaires,

1. « L'individu qui fait l'objet de mandat d'arrêt, d'extrait de jugement ou


d'arrêt, d'un mandat de dépôt notifié, d'un signalement de désertion ou d'in-
soumission [...] fait l'objet de " recherches spéciales Le commandant de
brigade du lieu de naissance du recherché établit une documentation qui
comprend notamment la liste des personnes et des lieux avec lesquels cet
individu peut avoir conservé des attaches. Il met en œuvre directement toutes
les unités de gendarmerie qui lui paraissent susceptibles de découvrir des
informations et fait contacter les organismes publics ou privés pouvant déte-
nir des renseignements. »
les opérations de contrôle systématique d'identité ou de barrage
sur les routes.
La mission de secours et de défense civile confiée à la gendar-
merie a occupé 20 % des « heures-gendarmes » passées à l'exté-
rieur de la caserne par les hommes de notre brigade. Accidents
de la circulation, incendies, effondrement de terrain, noyades,
inondations ont été autant d'occasions de prendre les premières
mesures de soin et d'évacuation des blessés, d'éviter de nouvelles
victimes, de protéger les biens du pillage, de faciliter l'achemi-
nement puis de surveiller l'installation des équipements de
secours, et, dans le même temps, de rassembler les premiers témoi-
gnages et les premiers indices pour leur future enquête, d'infor-
mer les autorités et de s'assurer des suites éventuelles de l'incident
constaté.
Le contrôle routier et la sécurité routière entrent également
dans les missions de défense civile et de secours : police de la
conservation de la route, gestion du trafic, surveillance du maté-
riel roulant, contrôle des usagers de la route, et, au besoin, secours
aux blessés en cas d'accident.
Le maintien ou le rétablissement de l'ordre public fait aussi
partie de la protection civile : dans la vie ordinaire d'une brigade,
il s'agit surtout d'assurer une « présence dissuasive » lors de ras-
semblements importants et généralement signalés par la pré-
fecture, la mairie, ou des éléments de « la partie saine de la popu-
lation » : bals, rencontres sportives, fêtes, foires, manifestations
religieuses, syndicales ou politiques. Ainsi, « à P., chaque samedi,
il y a un bal, en moyenne, 1 000 à 1 200 jeunes qui y viennent.
Vers 21 heures, nous partons à deux gendarmes. Nous allons
d'abord à la salle de bal et nous nous montrons. Nous essayons
d'être là à l'arrivée des cars parce que, quand ils nous voient, les
jeunes ont peur, et ça les calme. Ensuite, nous quittons le bal pour
continuer notre tournée de surveillance générale, puis nous reve-
nons vers la fin, pour empêcher les bagarres qui ont souvent lieu
à ce moment-là. Il faut savoir sentir à temps quand les jeunes
cherchent la casse et savoir au besoin se replier en attendant l'ar-
rivée de renforts. Mais ça, c'est dans le cas où il y a beaucoup
de gens qui viennent de l'extérieur du canton. Avec la population
locale, il n'y a aucun problème. Les jeunes d'ici nous connaissent,
et nous, nous les connaissons assez pour sentir ceux qui ne vont
pas tarder à sortir du rang. Ceux-là, on arrive toujours à temps
pour les mettre de côté avant qu'ils ne fassent une bêtise ».
Chaque occasion de rassemblement important signalée à la
brigade donne lieu à une évaluation particulière des mesures à
prendre, qu'il s'agisse de régler la circulation routière ou de
faire appel aux effectifs d'une brigade voisine afin de « montrer
la force ». La qualité du contact qu'entretient la brigade avec ses
ressortissants est évidemment déterminante. Meilleur il est, plus
le maintien de l'ordre sera assuré par de simples mesures de pré-
vention et plus ses mesures seront adéquates. Tel est le cas dans
notre brigade, comme dans la plupart, à un point tel que certains
citoyens pourraient en être étonnés : « Ici, nous avons assez
fréquemment des manifestations de paysans. Généralement, les
organisateurs prennent contact avec moi avant la manifestation.
Lors de la dernière, par exemple, ils sont venus me voir à la bri-
gade et nous nous sommes mis d'accord autour d'un verre sur
ce qu'il serait possible ou impossible de faire. C'est moi, notam-
ment, qui leur ai recommandé de mettre un groupe du service
d'ordre à la fin de leur cortège pour accélérer le mouvement et
de placer les cars au point d'arrivée de leur manifestation pour
en accélérer la dispersion. » Dans bien des cas semblables, la
préoccupation de maintien de l'ordre du chef de brigade ne se
limite pas à l'événement lui-même, et intègre ses conséquences
pour l'avenir. Que personne ne perde la face est notamment l'une
des conditions pour que le travail ordinaire des gendarmes puisse,
une fois la manifestation passée, reprendre dans un bon climat.
Lorsque les choses tournent mal, comme à Aléria en août 1975,
à Montredon en février 1976 ou à Creys-Malville en juillet 1977,
les décisions prises font l'objet d'une analyse critique détaillée et
deviennent un élément de l'enseignement des écoles de gendarme-
rie au même titre qu'Austerlitz ou Waterloo à Saint-Cyr. A propos
de la fusillade d'Aléria, qui fit deux morts parmi les gendarmes,
les analyses officielles de l'arme indiquent, par exemple, que
« l'opération [de l'assaut] a été imposée à la gendarmerie alors
que, localement, la gendarmerie départementale était défavorable
au déroulement d'une telle action, au demeurant mal montée ».
En attribuant à l'absence de consultation de ses représentants
locaux l'échec sanglant du « traitement » d'un incident lié à des
revendications régionalistes, les responsables de la gendarmerie
ne font pas que prêcher pour leur saint. Ils opposent une logique
de l'intervention liée à la connaissance d'un terrain et de sa
population à une autre logique de l'intervention qui s'attache
surtout au caractère symbolique d'un désordre particulier.

Dans certaines brigades, les missions de défense civile prennent,


lors des grandes migrations de vacances ou de fins de semaine,
des dimensions particulièrement importantes. Il faut alors, comme
dans telle brigade située sur les côtes de la Manche, renforcer les
effectifs avec des éléments prélevés sur les unités situées à l'in-
térieur des terres, demander le concours de la gendarmerie
mobile (47 hommes, dans l'exemple retenu) et leur adjoindre un
renfort de « gendarmes auxiliaires 1» (8 hommes) : la population
du canton passe de 20 000 à plus de 100 000 habitants. Sur un
plan national, durant l'été 1977, 2 300 gendarmes mobiles,
230 gendarmes auxiliaires et 50 gardes républicains à cheval ont
été affectés à 400 brigades pour ouvrir 250 postes provisoires,
renforcer 27 brigades de montagne et surveiller les plages de
63 communes. Dans ces « postes saisonniers », la gendarmerie
1. Les gendarmes auxiliaires sont des appelés du contingent versés comme
force d'appoint dans la gendarmerie dans des conditions définies par la loi
du 9 juillet 1970. Ils étaient 4 500 en 1977.
panache ses effectifs et confie aux gendarmes du cru la police
judiciaire et le contact avec la population locale, et aux gendarmes
importés, la circulation routière, les patrouilles nocturnes et le
contact avec la population vacancière.
En dehors du cadre de la police judiciaire et de la défense
civile, les gendarmes ont fréquemment à sortir de leur caserne
pour remplir des missions que leur confient les autorités pré-
fectorales ou municipales : prêter main-forte à des saisies, ou à
des expulsions, assurer la lutte contre la contrebande et le
maraudage, concourir au recouvrement des impôts, fournir
une escorte aux transports de fonds ou au transfert d'un détenu, et,
d'une manière générale, prêter leur concours, remplir toute tâche
que les autorités administratives jugent bon de leur confier, dont
le recensement compterait plusieurs centaines, et qui vont de
la surveillance des prix à l'établissement de pronostics sur les
résultats électoraux en passant par les relevés d'observation
météo, le fichage et le gardiennage des monuments classés du
canton, la recherche et le recensement des animaux malades lors
d'une épizootie, le contrôle des patentes et la vérification du
paiement de taxes et de droits indirects, le contrôle des outils de
pêche ou de chasse réglementés, l'organisation de la lutte contre
les animaux nuisibles, le contrôle de la fréquentation scolaire
ou les enquêtes de moralité sur un candidat à la Légion d'honneur.
De ces activités de « bonne à tout faire » des administrations,
qui avaient occupé 38 % des heures-gendarmes que les hommes
de notre brigade de référence avaient passées à l'extérieur de leur
caserne, la plupart des chefs d'unité font remarquer qu'elles font
jouer à la gendarmerie des rôles qui la distraient de sa mission
de surveillance générale, et qui vont même jusqu'à rendre cette
mission difficile. Aussi mettent-ils un zèle inégal à remplir les
tâches que leur confient les administrations. Le contrôle des
prix, par exemple, n'est effectué que dans la mesure où il ne
risque pas de « tuer » le contact avec les commerçants et de tarir
de précieuses sources d'information. La police de la chasse ou de
la pêche trouve aussi dans ce souci de préservation des contacts
une limite à sa sévérité. Même en traînant les pieds, les comman-
dants de brigade n'en ont pas moins chaque année à satisfaire à
un nombre sans cesse croissant de demandes de la part des
administrations, qui ne trouvent dans aucun corps de l'État un
personnel aussi discipliné et aussi disponible que celui de la gen-
darmerie.
Quand il a satisfait aux demandes des administrations civiles,
ce personnel doit encore s'atteler aux tâches que lui impose
sa propre administration, l'armée : 3 % des « heures exté-
rieures » de notre brigade ont été occupées à tenir le registre des
changements de domicile des réservistes et à vérifier les infor-
mations données par les intéressés, à tenir à jour le fichier des
assujettis, à mettre à jour des plans d'action, de distribution
des fascicules de mobilisation, à rechercher des réservistes
introuvables, à assurer la police des soldats en garnison ou en
permission et à conserver, prêts à servir, des lots d'affiches, de
documents de rappel et de convocation sous les drapeaux.
Le temps qui reste aux gendarmes pour faire de la surveillance
générale pure, c'est-à-dire des patrouilles à allure lente, des
visites de communes, de la quête d'informations à vitesse de
promenade n'est plus qu'un temps résiduel. Pour les trois
dernières années, il représentait 5 % des « heures extérieures »
de notre brigade lambda. Encore fallait-il, pour atteindre cette
proportion, tirer le plus possible d'heures supplémentaires. « Le
nombre de nos activités entraîne une diminution de la surveillance
générale contre laquelle nous ne pouvons pas lutter. Nous en
sommes arrivés à un point tel que le seul moment où nous ayons
le temps de faire de la surveillance, c'est la nuit! C'est le seul
moment où nous allons dans les petites communes du ressort.
Le temps que nous prennent certaines missions fait que l'essentiel
de notre activité se passe au chef-lieu de canton et que, petit
a petit, du point de vue des gendarmes, il se crée des espèces
de zones désertées. » Sans doute, comme nous l'avons signalé,
les gendarmes qui sortent de leur caserne pour effectuer une
mission de renseignement judiciaire ou porter un document
administratif tirent-ils profit de cette activité et la font servir à
la surveillance générale. Mais cette « surveillance mixte » tend
à devenir la seule possible. Le fait même qu'elle soit liée à
l'exécution d'une mission particulière prive les gendarmes de
la possibilité de choisir le moment et le lieu de leur patrouille.
Leur état d'esprit se transforme au point que, comme le rapporte
un chef de brigade, certains d'entre eux « rentrent de patrouille
et disent " rien à signaler ". En gendarmerie, rien à signaler ne
doit pas exister, ça n'est pas possible. Ils ont rempli leur mis-
sion, et, en dehors de ça, ils n'ont vu rien ni personne. Ça devient
comme dans la police ».
Le gendarme mécanique

Si le gendarme est, par rapport au policier, un personnage


bien toléré par la population en dépit de ses fonctions répres-
sives, c'est sans aucun doute parce qu'il est en contact perma-
nent avec les habitants du territoire dont il assure la bonne garde
et qu'il doit tenir compte de leur pression, passer avec eux des
compromis et donner au caractère militaire de son organisation
et de ses méthodes tous les attributs de la civilité. « Le zèle allié
à l'incompétence est redoutable », prévient le Mémento du gen-
darme, « il est des abstentions homicides, il est des bonnes volon-
tés homicides. » Dans l'idéal gendarmique, la compétence est
définie comme la capacité du gendarme à concilier les exigences
de la loi avec la sensibilité et les coutumes de ses ressortissants.
Le pandore du XIX siècle est un paysan devenu soldat, un
soldat resté paysan. Il demeure proche des populations rurales
dont il assure la police et dont il permet le gouvernement. Il se
souvient, et ses chefs avec lui, des guérillas ou même des guerres
déclarées qui ont émaillé l'histoire des rapports entre la maré-
chaussée, puis la gendarmerie, et ces populations.
Du souci prioritaire, venu de cette mémoire, du bon contact
avec les ruraux, Balzac donne un exemple particulièrement
topique dans un roman d'abord intitulé Qui a terre a guerre,
puis finalement baptisé les Paysans : dans un canton de l'Indre,
des agriculteurs enrichis arrachent aux grands propriétaires des
villes le contrôle de la terre, et, pour que les bourgeois puissent
reprendre la situation en main, la brigade entière de La Ville-
aux-Fayes, trop proche de ses ressortissants et trop favorable
à leur cause, doit être entièrement remplacée1. D'autres
exemples illustrent plutôt une tension persistante entre gen-
darmes et habitants. Les chansons populaires du XVIII et du
XIX siècle, toutes pleines des révoltes de réfractaires, d'insoumis
et de déserteurs pourchassés par les gendarmes, les gravures
ou les faïences illustrant les interminables escarmouches entre
maréchaussée et habitants à propos des règlements des Eaux
et Forêts ou de la scolarisation obligatoire sont autant de traces
des difficultés de la gendarmerie à imposer la loi. Mais ces ten-
sions sont sans comparaison avec les anciennes grandes révoltes
paysannes : c'est désormais de résistance passive ou de rébellion
individuelle qu'il s'agit et, tout compte fait, la gendarmerie ter-
ritoriale, après avoir assuré militairement la domination du
monde rural, en a fait la conquête, dans tous les sens de
l'expression.
Cet usage combiné de la force — plus souvent montrée
qu'utilisée — et de la séduction, de la rigueur et du compromis,
de la loi et de la coutume, c'est ce que la tradition gendarmique
appelle le bon sens du gendarme. Une fois dépouillé de ses
célébrations intéressées, du parfum de moralisation que lui a
donné, entre autres, la comtesse de Ségur, ou de la réputation
de débilité que lui a conférée Gustave Nadaud, auteur de l'im-
mortel Brigadier, répondit Pandore, ce bon sens doit être
compris pour ce qu'il est : une ruse de guerre. En territorialisant
la gendarmerie, Le Blanc lui donnait une stratégie dont Napo-
léon tira tout le parti possible dans sa conquête de la société
civile : la cohabitation entre le plus puissant et le mieux armé
des appareils de maintien de l'ordre et la population. Substituer
l'adhésion à l'épreuve de force, rechercher les contacts et les

1. Voir aussi Une ténébreuse affaire, où les gendarmes d'Arcis mettent leur
connaissance du terrain et des gens au service de la police politique.
appuis dans « la partie saine de la population », tels sont les
moyens qui permettent aux gendarmes de pénétrer le monde
rural et de s'intégrer à ses communautés.
L'absence d'instruction supérieure et de formation spécifique,
le salaire dérisoire qui lui fait mener la même vie que les
paysans du cru et qui l'oblige souvent, en plus du jardin potager
traditionnel dans toutes les casernes, à prendre en location un
champ, un pré ou une vigne pour compléter sa solde, l'équipe-
ment réduit au sabre, à la vieille arme réglementaire et au
robuste cheval (quand il en a un...) contribuent à faire du gen-
darme un familier. Certes, pour s'imposer, cette familiarité
demande patience et obstination. Le Dictionnaire de la gen-
darmerie de Cochet de Savigny rend compte des nombreuses
difficultés qu'ont les familles des gendarmes à être considérées
comme des habitants à part entière dans leurs communes,
jouissant en matière de ramassage du bois, de glanage ou de
vaine pâture des mêmes droits que les natifs. La cohabitation
n'est et ne sera jamais une donnée. Elle est toujours un
objectif à atteindre, d'autant plus que le soldat-paysan qu'est
le gendarme, de par ses origines sociales, sa formation et son
mode de vie est un homme isolé dans sa brigade, actif dans la
seule mesure de sa bonne volonté, de son sens du devoir et par-
fois de son courage. Il dépend tout autant de ceux qu'il est
chargé de gouverner que de ses chefs, de la tolérance et de la
compréhension des premiers que des ordres et des renforts des
seconds.
Nous avons dit, en présentant la surveillance générale, à
quel point cette situation de dépendance à l'égard de la popu-
lation suppose, pour être viable, que le gendarme, par le jeu
d'une pression tantôt resserrée tantôt relâchée, dégage dans la
population de son ressort une « partie saine » qui sera son alliée.
Il faudrait ajouter que, dans l'idéal gendarmique, cette dépen-
dance est souhaitable et que, dans une grande mesure, la force
de l'arme, c'est sa faiblesse. L'isolement et le dénuement du
gendarme, son aspect dérisoire, son besoin ostentatoire de
collaborations comptent parmi les meilleurs de ses moyens
d'infiltration et cette ruse lui permet, une fois accepté par les
habitants de son ressort, de multiplier ses forces autant de fois
que ce ressort compte d'habitants « sains ». « Autrefois, dit un
retraité de l'arme, tout le monde appelait le gendarme par son
nom. Dans une brigade de 5 hommes, s'il y a 700 habitants dans
la commune, ou même 1 000, il ne fallait pas compter 5, mais
700 ou 1 000 gendarmes. C'est ça notre force. »
Cet « autrefois » nostalgique n'est pas simplement l'expression
d'un homme qui regrette son passé et le pare de couleurs illu-
soires. La capacité logistique de la gendarmerie, cette capacité
de mobiliser à son profit les milliers de regards des habitants,
leurs milliers de trajets à travers le canton, leurs milliers de
mémoires et, parfois, leurs milliers de bras va se perdre au fur
et à mesure que Pandore perd sa liberté d'initiative et de mou-
vement, et, avec elle, l'usage de son « bon sens » et la stratégie
de la cohabitation. L'évolution de la gendarmerie, sur le plan
matériel et sur le plan idéologique, a inversé l'équilibre des
dépendances en donnant le pas aux directives d'état-major au
détriment de l'initiative prise en fonction des données locales.
Aujourd'hui, entre le gendarme et la population, il y a au
moins l'épaisseur d'une carrosserie et d'un pare-brise, et ce n'est
là qu'un petit signe de la transformation des règles du jeu gen-
darmique. « Les moyens radio, dit un commandant de brigade,
obligent les hommes à rester rivés en permanence à proximité
de leur véhicule. La gendarmerie n'est plus faite d'individus que
les gens peuvent rencontrer. Le gendarme est dans " sa caisse ",
attaché par sa ceinture de sécurité et enchaîné à sa radio qu'il
ne peut plus quitter parce qu'on compte sur lui ailleurs et qu'on
peut l'appeler à tout moment de la brigade ou de la compagnie
pour l'expédier sur une " affaire ". Il faudrait que l'on crée
des équipes, spécialement pour la surveillance générale en
profondeur, qui seraient détachées de tous les problèmes d'in-
tervention et pourraient prendre leur temps en sortant de leur
véhicule et en se promenant sans matériel, ou alors avec un
matériel radio qu'eux seuls pourraient utiliser. »
Bien loin de mettre en place de telles patrouilles, ce sont
des pelotons d'intervention, les PSIG, que la direction de la
gendarmerie a décidé de créer et de multiplier, et ces PSIG,
les « gendarmes d'ailleurs », comme disent les habitants des
cantons 1 ont de moins en moins de contact avec la popu-
lation et dépendent de plus en plus de leurs moyens radio
et de leurs « caisses », qui sont les véritables instruments de
leur efficacité. Par-delà les conséquences de ces innovations
sur la qualité de la surveillance générale, il faut considérer
l'inversion des principes fondateurs à laquelle la gendarmerie a
commencé de procéder. Il y a un siècle, c'est le gendarme lui-
même qui était une force logistique : il est aujourd'hui l'esclave
des moyens dont il dispose et se voit réduit au rôle de servant
d'une force dont la maîtrise lui échappe et à l'orientation de
laquelle il ne participe presque plus. Quant à cette nouvelle force
logistique, non seulement elle n'est plus au contact des gens et
des lieux, n'en dépend donc plus et n'est plus orientée ni par
les exigences de la cohabitation ni par les nécessités du compro-
mis qui en découle, mais elle coupe les liens entre les gendarmes
et leur ressort, et empêche la liaison avec « la partie saine de la
population ».
Quoi qu'il en soit du caractère socialement et politiquement
conservateur de ce lien entre les brigades de gendarmerie et les
petits notables de leur canton, le compromis dont, encore une
fois, il est le caractère essentiel, est à la fois source de « militari-
sation » de la société civile et de « civilisation » de l'appareil
militaire, dans le cadre d'un espace géographique et social
complexe où s'inscrit l'ensemble des pratiques sociales. Dans la
1. Pour annoncer, en 1977, la création de ces PSIG, la presse titrait :
« Une nouvelle force de frappe » (le Monde); « Une nouvelle force de dissua-
sion » (le Figaro); « Des gendarmes d'ailleurs » (France-Soir).
pratique gendarmique moderne, cet espace réel s'efface au pro-
fit d'un espace abstrait, celui que dessinent les réseaux télépho-
niques, les réseaux radio, les sonneries d'alerte, les bornes d'appel,
et, bientôt, les terminaux d'ordinateurs. Ce n'est plus le territoire
de sa brigade que le gendarme est chargé de surveiller en prio-
rité, c'est son émetteur-récepteur de radio, ses fréquences régle-
mentaires d'écoute, son téléphone, les relevés statistiques reçus
périodiquement de l'ordinateur central et fabriqués sur la base
de bulletins prérédigés, les télégrammes et les télex envoyés à la
brigade.
Si la surveillance des lignes de transmission, des grands axes de
circulation, des voies terrestres, aériennes, fluviales et maritimes,
canalisées, fléchées et étroitement spécifiées prend une part crois-
sante de l'activité des gendarmes, c'est que, pour ceux qui les
dirigent, la population n'a plus d'existence en tant qu'ensemble
d'habitants mais en tant que flux d'individus caractérisés par leur
vitesse, leurs points de rencontre ou de croisement, leur entasse-
ment dans des bouchons, l'affrontement de leurs provenances
et de leurs destinations, le découpage du temps en heures creuses
et en heures de pointe, la nécessité de les détourner, de les accé-
lérer ou de les arrêter.
Présentant en 1976 la nouvelle politique de l'arme, le directeur
de la gendarmerie, M. Cochard, affirmait que « le fait migratoire
est le phénomène capital dont on doit tenir compte pour assurer
la sécurité des Français. Il s'agit notamment de tout ce qui est
lié au développement des vacances et des week-ends. La sécu-
rité globale, c'est parvenir à prendre en compte et à maîtriser le
problème de la mobilité, celle des honnêtes gens comme celle
des délinquants. Plus on va, plus les problèmes de sécurité se
posent à travers les phénomènes migratoires. Il y a également un
autre problème, c'est celui que pose la multiplication des signaux
d'alerte, des lignes d'appel directes, l'augmentation des appels
téléphoniques, etc. Il serait grave d'en faire abstraction dans le
cadre d'une politique de sécurité générale. Il y a déjà les bornes
d'appel placées sur les routes et que nous allons multiplier, il y
a les lignes directes avec la gendarmerie posées à la demande des
particuliers. Il faut que nous adoptions nos structures à ce nou-
veau phénomène : ce n'est pas le tout de créer un tel système :
pour qu'il soit efficace, il faut pouvoir le faire tourner, c'est-
à-dire répondre à tous les appels ».
En choisissant cette stratégie de l'alerte permanente, la gen-
darmerie s'installe dans un univers où tout lui semble risquer
de la prendre de vitesse. En attribuant à ses hommes un contrôle
prioritaire sur le mouvement dont chaque particule devient sus-
pecte (de fuir ou de ne pas chasser le Gaspi) et en accrochant
toujours plus de fils téléphoniques à leurs pattes, elle s'est installée
dans un état d'urgence permanent dans le cadre duquel il s'agit
moins d'occuper un territoire que de se projeter sur des « points
sensibles » avant d'être appelés sur d'autres « points sensibles »,
pour d'autres « interventions ». Dès lors que l'on a choisi cette
gendarmerie de l'intervention et abandonné celle de la surveillance
générale, quel besoin de maintenir le contact avec les civils? Quelle
utilité à composer avec « la partie saine de la population »? Les
bornes d'appel et autres signaux d'alarme sont supposés suffire à
mettre en branle quasi instantanément une gendarmerie atten-
dant dans ses casernes que les événements décident de ses
activités. Comme le déclarait un officier de l'arme, « le jour où
les brigades fonctionneront totalement sur le modèle de police-
secours, ce sera la fin de la gendarmerie. Il y a en effet une chose
dont on peut être sûr, c'est que les gens ne viendront jamais d'eux-
mêmes voir les gendarmes. C'est au gendarme à aller régulière-
ment au-devant des gens, à se faire connaître, à entamer la dis-
cussion. Mais, aujourd'hui, ce n'est plus le commandant de
brigade qui décide ce que feront ses hommes le lendemain; c'est
l'événement qui crée et façonne le service. L'initiative, essentielle
dans notre travail, est de plus en plus réduite par l'activité écra-
sante que nous imposent les autorités ».
Appelés par téléphone pour un secours d'urgence dans un
coin de leur circonscription, relancés ailleurs par la hiérarchie
qui leur indique par radio un carrefour à barrer pour l'intercep-
tion d'un fuyard, ballottés entre différents services préfectoraux
qui s'impatientent, dans l'attente de telle information ou de telle
intervention, projetés ailleurs encore par le Parquet général qui
requiert l'exécution d'un mandat d'amener ou d'une citation à
personne, renvoyés enfin sur un autre secteur de leur ressort par
le commandant de la brigade de recherche qui veut confirmation
immédiate d'un renseignement qu'il juge important, les gendarmes
des brigades territoriales n'ont plus d'autres initiatives ni d'autres
occasions de faire la preuve de leur bon sens que les rares qu'ils
se ménagent en exécutant certains ordres en traînant les pieds.

Que reste-t-il, d'ailleurs, du bon sens gendarmique? Pour ser-


vir convenablement la logistique qui le remplace, Pandore a dû se
transformer en super-technicien, et, comme on ne peut pas tout
savoir, il a dû se spécialiser, mettant ainsi un terme à un autre
grand principe de la gendarmerie classique, celui de la polycom-
pétence qui permettait à chaque brigade d'être dépositaire de la
totalité des moyens et des capacités d'intervention de l'arme, à
chaque gendarme d'être la gendarmerie à lui tout seul. Le gen-
darme n'est donc plus l'identique du gendarme, et l'« unité de
l'arme », chère aux organisateurs des premiers temps, fait place
à un émiettement de spécialités et de technicités plus ou moins
valorisées, hiérarchisées et interconnectées, malgré les efforts
de la direction pour garder une certaine homogénéité des salaires,
des primes et des conditions de travail et pour assurer la mobi-
lité entre les diverses fonctions spécialisées.
Le nouveau dispositif mis en place par la gendarmerie n'est
plus réductible à la simple juxtaposition des cellules autonomes
et pleinement compétentes qu'étaient les brigades territoriales :
elles ne représentent plus que 39 % des effectifs de l'arme et
s'insèrent dans un système complexe, diversifié et interdépendant.
Le classique officier de police judiciaire d'une quelconque bri-
gade, par exemple, n'est plus que l'une des pièces d'une vaste
machine où ses collègues de l'arme et lui-même se partagent,
comme à la chaîne, des tâches parcellaires, éclatées entre le
personnel des brigades et sections de recherche, des brigades
de fichier départemental, des centres de rapprochement judi-
ciaire, des équipes de maîtres-chiens, les techniciens de la police
scientifique de différentes spécialités, le laboratoire photo du
fort de Charenton, les ateliers d'entretien et de réparation du
matériel, les spécialistes des transmissions, etc.
Même spécialisation et même éclatement en matière de police
de la route (sections d'hélicoptères, pelotons d'autoroute et leurs
spécialistes en « conduite de voitures rapides d'intervention »,
brigades motorisées, centre d'information routière...), en matière
de maintien de l'ordre (escadrons mobiles, pelotons de surveil-
lance et d'intervention, spécialistes des blindés, groupe d'inter-
vention de la gendarmerie nationale...), en matière de secours aux
personnes en danger (pelotons de montagne et de haute mon-
tagne, brigades fluviales, brigades côtières, spéléologues, plon-
geurs sous-marins, maîtres nageurs sauveteurs, maîtres-chiens
d'avalanche, détachements aériens médicalisés, spécialistes de la
protection de la jeunesse...).
Une fois posé le principe de la spécialisation, la direction de la
gendarmerie attache une importance extrême à l'instruction,
au recyclage et au perfectionnement des gendarmes. Le quart
des effectifs, soit près de 20 000 hommes, passent chaque année
dans les écoles spécialisées et les centres d'instruction ou sont
abonnés à des systèmes de formation par correspondance qui
font l'admiration et suscitent l'envie de bien des civils. Placé sous
la responsabilité d'un général, le commandement des écoles peut
compter sur un effectif imposant : 200 officiers et 900 sous-
officiers répartis dans les six EPG (École préparatoire de gen-
darmerie), l'EOGN de Melun (École des officiers de la gendar-
merie nationale), les quatre CIGA (Centre d'instruction des
gendarmes auxiliaires), le CNFPMG (Centre national de formation
des personnels motocyclistes de la gendarmerie), le centre de
Gramat, où sont formées les équipes de maîtres-chiens, sans
compter les stages de toute sorte (transmission, police scienti-
fique, préparation des sous-officiers au concours d'entrée à l'école
d'officiers...), et la formation sur le tas dans chacune des unités
de gendarmerie, depuis la plus petite brigade territoriale jusqu'à
la section d'hélicoptères, en passant par le commando de choc
du groupe d'intervention, les guides de haute montagne, les infor-
maticiens qui font marcher 24 heures sur 24 le double ordi-
nateur de la gendarmerie ou les autres « blouses bleues » des
services administratifs.
Le temps est loin où le chef d'escadron Cochet de Savigny
pouvait résumer toute « l'instruction élémentaire que doivent
avoir les gendarmes » à ces trois seuls éléments, identiques pour
tous, qu'étaient l'instruction militaire (c'est-à-dire le maniement
des armes et la connaissance du règlement), une bonne maîtrise
de la lecture et de l'écriture, et, déjà, une formation en cours
d'emploi définie en ces termes : « Dès qu'un militaire entre dans
la gendarmerie, son premier soin doit être de s'attacher à connaître
la topographie de son arrondissement dans tous ses détails; il ne
doit ignorer aucune route, aucun sentier, aucun bois, aucun pont
ou bac, aucun hameau, aucune ferme isolée, aucun établisse-
ment public ou particulier qui emploierait beaucoup d'ouvriers;
enfin, il doit être à même de se rendre sans hésitation, de jour
comme de nuit, par diverses routes, dans les communes dont il a
la surveillance; il est nécessaire qu'il porte ses observations sur
les différents crimes, délits et contraventions qui sont les plus
fréquents dans sa contrée afin de les constater plus e x a c t e m e n t »
Ce gendarme-sociologue-ethnologue-géographe-administrateur
a autant d'avenir dans la gendarmerie que le cheval. Installé au

1. Préface au Dictionnaire de la gendarmerie, op. cit.


fort de Rosny-sous-Bois, un étrange appareil que les gendarmes
ont baptisé « criminostat » est destiné à faire le principal du
travail, et, si le gendarme doit toujours « constater exactement »,
ce n'est plus à son usage propre, mais, par discipline militaire,
pour mieux servir une machine d'état-major, chargée de tirer à sa
place les conclusions de ses observations et de lui donner des
consignes en conséquence.
Ce criminostat est la clef de voûte du nouveau système
complexe et hiérarchisé d'automatisation, de systématisation et
de centralisation des recherches, des poursuites et des enquêtes
judiciaires. C'est aussi le dérèglement porté à son comble, la
déterritorialisation de la police judiciaire, son détournement des
temps du vécu et des rythmes quotidiens, la constitution d'une
météo gendarmique qui fait désormais, sur la base de nuages
statistiques, la pluie et le beau temps dans les campagnes, en
prévoyant la délinquance, ses tendances et ses points chauds,
et en manipulant le réseau des brigades au gré de ses prévisions.
L'idéal gendarmique du commandant de brigade dépositaire de
la totalité des compétences de l'arme, maître de son temps et de
l'organisation du travail de ses hommes, seul et donc poussé à
prendre des initiatives et à assumer ses responsabilités a bel et
bien vécu. En police judiciaire, le dessaisissement est double,
opérationnel et stratégique.
Sur le plan opérationnel, tout d'abord, le découpage territorial
des compétences n'est plus, comme autrefois, la juxtaposition
sur un même plan des ressorts de chaque brigade. Aujourd'hui,
ces ressorts se recoupent, s'emboîtent les uns dans les autres
comme une série de poupées russes : les brigades de recherche
de compagnie « couvrent » l'ensemble des activités de police
judiciaire des brigades territoriales de l'arrondissement; elles
sont elles-mêmes couvertes par les brigades de recherche dépar-
tementales, et celles-ci sont « coordonnées » par les 32 sections
de recherche installées aux sièges des cours d'appel. Ces regrou-
pements et ces emboîtements de compétence conduisent à une
hiérarchie de spécialisations, à une remontée des responsabilités
et à un dessaisissement des brigades territoriales, qui ont de plus
en plus rarement l'occasion de conduire une enquête.
Les premières unités de recherche, créées juste après la Seconde
Guerre mondiale « pour apporter leur concours aux brigades,
qui conservent leur compétence territoriale », fournissent d'abord
le renfort nécessaire d'enquêteurs et de techniciens en photo, en
anthropométrie, etc. Rassemblant les plus fins limiers des bri-
gades territoriales et leur donnant la possibilité de se consacrer
entièrement à la police judiciaire, à l'exclusion de toute autre
tâche ou mission de l'arme, ces premières brigades de recherche
ne tardent pas à obtenir des résultats qui permettent à la gen-
darmerie d'être compétitive avec les Services régionaux de police
judiciaire (SRPJ) créés par Vichy. L'expérience est étendue, et,
bientôt, toutes les compagnies disposent de leur brigade de
recherche. Au début des années soixante, un nouveau tournant
est pris, sous la pression de ce nouveau corps de spécialistes
désireux d'accroître ses compétences, et dans le cadre d'un épi-
sode aigu de la guerre des polices. Les techniciens des brigades
de recherche et les responsables de la gendarmerie affirment
qu' « une partition de fait entre les affaires nobles (criminalité
de spécialistes ou haute criminalité concernant la pègre des
villes) et les crimes crapuleux ou les " chiens écrasés " s'instaurait
insidieusement [entre la police d'État et la gendarmerie], en
dépit d'une bienveillance évidente des magistrats à notre égard ».
Feignant de craindre que l'on « réduise la gendarmerie à une
confrérie de gardes champêtres », les responsables de l'arme
passent à l'offensive pour disputer à la police les « belles » affaires
et prendre leur part des honneurs et de la gloire attachés à leur
résolution. C'en est fini de la conception d'une police judiciaire
découlant d'une mission globale de surveillance générale et
d'occupation du territoire.
Une circulaire du 19 juillet 1961 demande ainsi qu'un effort
soit fait auprès des magistrats des tribunaux de grande instance
pour les persuader des compétences acquises grâce à la nouvelle
structure et solliciter plus de commissions rogatoires pour des
affaires plus intéressantes, tout en évitant d'être dessaisi au profit
de la police dans des affaires que les gendarmes auraient eux-
mêmes « levées ». Les commissaires chargés des SRPJ étant
tous des « lettrés », c'est-à-dire en langage gendarmique des
diplômés de l'enseignement supérieur, d'un niveau d'instruction
équivalent à celui des magistrats, et les gendarmes des BR étant
tous des sous-officiers sortis du rang et formés sur le tas, les
officiers commandants de compagnies reçoivent l'ordre d'éclai-
rer eux-mêmes les magistrats sur les possibilités de l'arme et de
diriger effectivement en personne les enquêtes judiciaires impor-
tantes, pour donner de la crédibilité à la revendication de la
gendarmerie. A l'échelon de chaque département, c'est l'officier
adjoint au commandant de groupement qui reçoit l'ordre de
conduire en personne les enquêtes judiciaires importantes, en
faisant en sorte que la brigade de recherche de compagnie
installée au siège du commandement départemental accomplisse,
en plus de son rôle, un travail d'animation et de coordination
des autres BR du département. Enfin, pour être en mesure de
lutter efficacement contre « la pègre », la gendarmerie décide
d'augmenter les effectifs des brigades des principaux centres
urbains où les délinquants trouvent refuge et de multiplier les
gendarmeries en zone suburbaine, et notamment dans la grande
banlieue de Paris.
Cette offensive en règle ne pouvait manquer de redoubler la
guerre des polices, « saine émulation » pour les gendarmes, qui
marquaient des points, « dispersion scandaleuse des efforts,
des hommes et des moyens » pour les policiers et le ministère
de l'Intérieur, qui trouvait « aberrant qu'un citoyen puisse devoir
faire le choix de sa police ». Cette rivalité exacerbée entraîna
une accélération de la remontée du pouvoir d'initiative, de la
spécialisation, du contrôle du travail de police judiciaire des
brigades territoriales par les « super-enquêteurs » des brigades
de recherche; pour ces derniers, elle accéléra leur formation
spécialisée et introduisit un début de division du travail leur
réservant les interrogatoires, les techniques de police scientifique,
la recherche d'indices et de témoins, les affaires concernant les
nomades ou les ferrailleurs, les hold-up, etc., les faisant de plus
en plus ressembler aux fonctionnaires hyper-spécialisés des sec-
tions et des offices de la police nationale.
Lancée dans cette escalade où elle croyait voir une lutte pour
la survie de son rôle judiciaire, la gendarmerie donnait, en 1970,
aux brigades de recherche situées au siège des cours d'appel,
compétence sur l'ensemble du ressort de ces cours. Une nou-
velle circulaire, reprenant les instructions émises dix ans plus
tôt, demandait que ces nouvelles compétences soient pleinement
utilisées. Dans le même temps, une section de recherche dotée
d'importants moyens en hommes et en matériel était créée à
Paris, chasse traditionnellement gardée de la police nationale et
de sa PJ, mais aussi quartier général de la haute délinquance
« d'où partent, par où passent et où aboutissent la plupart des
affaires importantes de province ». Les super-enquêteurs de la
gendarmerie ne veulent pas abandonner leurs belles affaires à la
police sous prétexte qu'elles ont des épisodes parisiens.
L'expérience révèle que le moyen est bon et permet effective-
ment de damer le pion à la PJ. Au début de 1975, des unités de
recherche spécialisées, commandées par des officiers, capitaines
ou commandants, sont mises en place dans les principales villes
chefs-lieux de cour d'appel, en commençant par celles où la cri-
minalité est la plus importante 1 En dehors du travail de docu-
1. Quoique l'état-major de la gendarmerie s'en défende vivement, il nous
a paru indéniable que le fait de confier la responsabilité des sections de recherche
à des officiers rattachés directement à l'état-major de région et la responsabilité
du travail des brigades de recherche aux commandants de compagnie ou
aux commandants adjoints de groupement ne peut qu'amener l'établissement
d'une hiérarchie des priorités entre les affaires traitées par les échelons supé-
rieurs et celles laissées à la responsabilité des brigades, les secondes étant
progressivement dévalorisées.
mentation et des services administratifs dont on s'efforce de
faire le pendant gendarmique des SRPJ, ces sections de recherche
remplissent des missions qu'un officier nous décrivait ainsi :
« Nous avons une mission prioritaire qui consiste à porter assis-
tance aux brigades de province 1 Cela se fait de deux manières.
Soit il s'agit d'une affaire qui a des ramifications ici : nous sommes
alors avertis par un coup de téléphone ou un message télex d'une
BR, qui nous demande de faire un certain travail pour son compte,
des filatures, des arrestations, etc. L'autre possibilité, c'est que
la BR envoie ses gendarmes à Paris, et, dans ce cas, nous leur
fournissons l'aide d'officiers de police judiciaire compétents terri-
torialement et d'hommes qui connaissent le coin et peuvent les
piloter utilement. Nous avons aussi d'autres missions, et, par
exemple, nous travaillons " d'initiative " sur Paris et sa région :
on regarde, on touche un peu à tout, on écrème, et, finalement,
on ne suit que les affaires intéressantes, celles qui nous paraissent
les plus importantes. Ce sont les affaires de drogue, avec une
brigade qui s'est un peu spécialisée dans ces problèmes, ou celles
qui touchent au droit des affaires, avec un embryon de brigade
qui est allé suivre des stages à Lyon auprès de spécialistes du
droit des sociétés, notamment en ce qui concerne les fraudes
et les liquidations de biens. [...] Nous avons enfin des missions
spécifiquement judiciaires, les commissions rogatoires que nous
recevons des juges d'instruction. A vrai dire, nous sommes
envahis, et nous avons été obligés de leur demander de freiner
un peu. Dans l'ensemble ils ont compris et ne nous envoient
maintenant que les affaires les plus intéressantes. »
Ces super-enquêteurs n'ont du gendarme que les horaires et
encore certaines apparences, mais c'est aux commissaires ou
aux inspecteurs spécialisés de la police nationale qu'ils res-
semblent, tout en les concurrençant ouvertement. Au lieu de

1. Il s'agit des brigades de recherche. Il est significatif que, tout au long


de cet entretien, les brigades territoriales n'aient jamais été évoquées.

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partir de tout ce qui se passe dans un territoire déterminé et
soigneusement connu, et de traiter, comme les gendarmes des
brigades territoriales en ont l'ordre, tout ce qui arrive à leur
connaissance, ils suscitent les demandes pour les « écrémer » et
ne garder que ce qui, au regard des critères de police judiciaire
—qui ne sont pas forcément, tant s'en faut, ceux des habitants
ni même des magistrats —, constitue des affaires importantes
ou de « beaux coups ». Loin d'être polyvalents, ils sont des
spécialistes étroits qui cherchent constamment à accroître leur
spécialisation et à éliminer toutes les tâches qui n'ont pas un
rapport direct avec leur spécialité, revendiquant des « secrétaires
civiles qui feraient la paperasserie et des employés qui s'oc-
cuperaient du nettoyage et de l'entretien des locaux ».
Dans sa guerre avec la police, la gendarmerie, fascinée par
son adversaire, n'est plus capable que de faire la même chose que
lui, mieux si possible, mais là s'arrête la différence. « La forme
de travail de notre section de recherche est totalement nouvelle.
Nous avons des méthodes pas toujours très gendarmiques, mais
nous prenons les moyens de bien faire notre travail. Ici, il faut
partir de la victime : on commence par rassembler le maximum
de renseignements sur elle et on élargit progressivement. La
police agit comme ça, nous aussi. [...] Je souhaiterais pouvoir
me débarrasser de pas mal d'affaires sans grand intérêt pour
me spécialiser dans un certain nombre d'autres; c'est ce genre
de choses qui nous permettra de percer, et nous ne percerons pas
sans abandonner le travail gendarmique traditionnel. [...] Les
vérifications en banlieue que l'on nous demande pourraient fort
bien, en fait, être réalisées par le gendarme lambda de la bri-
gade territoriale et même, souvent, par des civils. [...] Nous fai-
sons beaucoup de planques et de filatures. Vous comprenez bien
que l'on ne porte pas tout le temps notre uniforme. On le remet
au moment de l'intervention finale. »
On devine sans mal les conséquences d'un tel glissement sur
le travail judiciaire des brigades territoriales et les bouleverse-

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ments qu'il introduit dans le dispositif gendarmique tradition-
nel. En théorie, les sections de recherche et les brigades de
recherche ne peuvent se substituer à l'unité première saisie.
Dans l'esprit des responsables de l'arme, il s'agit d'éviter à la
gendarmerie les problèmes que rencontre la police où se juxta-
posent différents corps spécialisés, en concurrence permanente
les uns avec les autres. Tout le monde s'accorde donc, dans la
gendarmerie, pour dénoncer les dangers de la spécialisation,
affirmer la nécessité de faire tourner le personnel pour éviter
la formation de clans, proclamer la force que représente pour
l'arme « une structure unique, fortement hiérarchisée et disci-
plinée ». Cependant, un bon enquêteur ne s'improvise pas et ne
se remplace pas facilement, et le temps investi dans la forma-
tion de spécialistes demande à être récupéré par des affectations
de longue durée : la spécialisation entretient sa propre dyna-
mique. Dans ces conditions, le principe du respect de la compé-
tence du « premier saisi » a beau être rappelé régulièrement par
la direction de la gendarmerie, il n'en constitue pas moins une
pure litanie de paroles de bois. D'autant plus que cette même
direction ne cesse de mettre en avant ses spécialistes, jugés meil-
leurs pour « l'image » de l'arme que les Pandores des brigades
territoriales. Un officier responsable d'un service de police judi-
ciaire explique ainsi : « Nous savons bien que le souci de faire
participer la base est souvent artificiel; il y a un juste milieu à
trouver entre le souci d'efficacité et le souci de conserver l'unité
de l'arme. Nous pensons qu'il y a un point important, qui est
de ne pas tout enlever aux enquêteurs locaux, parce qu'ils se
sentiraient rapidement inutiles et qu'ils ne recueilleraient plus
d'informations. Il s'agit le plus souvent d'une préoccupation
d'ordre purement psychologique, mais nous tenons à associer
les enquêteurs de base au déroulement de l'enquête pour qu'ils
continuent à se sentir responsables de sa réussite [...] »
L'expérience montre que cette volonté tactique de participa-
tion et de respect du principe du « premier saisi » fonctionne
relativement bien entre les sections et les brigades de recherche,
c'est-à-dire entre spécialistes qui parlent le même langage et ont
le sentiment de faire le même métier. Il en va autrement entre
les sections ou brigades de recherche et les brigades territoriales,
dont les responsabilités et les compétences dans les affaires
qu'elles connaissent les premières tendent à devenir purement
formelles, et qui ont surtout droit à quelques bonnes manières
chichement consenties. Débordés par la multiplicité de leurs
activités non missionnelles, les chefs de brigade ont de toute
façon peu de temps à consacrer à la conduite de véritables
enquêtes. Ils se déchargent donc facilement sur les « spécia-
listes » des affaires financières, des affaires de drogue, des
« casses » de professionnels et d'une manière générale des « gros
coups », se contentant des « chiens écrasés », des scènes de
ménage, des tapages nocturnes et des chapardages. Cette divi-
sion des tâches entre « haute » et « basse » gendarmerie aspire
vers les unités spécialisées les meilleurs enquêteurs, qui, dès lors,
font défaut aux brigades territoriales. Ce morcellement de l'arme
fait que, dans ces mêmes brigades, on dit de plus en plus, dès
qu'une affaire est un peu grosse ou un peu compliquée, « c'est
du travail pour la brigade de recherche », ou, dès qu'un délin-
quant dépasse l'envergure du canton où il opère, « c'est un client
de la section de recherche ». L'unité de base en police judiciaire
est aujourd'hui moins la brigade territoriale que les 180 brigades
de recherche et les 32 sections de recherche. Le gendarme de
canton ne sera bientôt plus là que pour, à la demande d'une
autre unité de l'arme, procéder à des vérifications d'état civil,
placer un barrage d'interception sur une route, monter une
« planque », procéder à un ratissage ou enregistrer la déposition
d'un témoin qu'on lui indiquera. Il ressemblera alors tout à fait
à ces « flics » dont la gendarmerie se plaît à souligner le bureaucra-
tisme, l'inefficacité, les bavures et le manque d'initiative.
Le risque est d'autant plus grand qu'à côté de ces structures
opérationnelles, les responsables de l'arme ont mis au point un
vaste système de codification, de centralisation, de mise en
mémoire et d'exploitation des « renseignements judiciaires », qui,
lui aussi, tend à dessaisir et à disqualifier les brigades terri-
toriales, avec leur compétence traditionnelle en matière de ren-
seignements.

A l'origine de ce système se trouve un travail, remarquable à


bien des titres, réalisé par le Service technique de recherche judi-
ciaire et de documentation (STRJD), installé au fort de Rosny-
sous-Bois. Ce service est chargé d'un certain nombre de missions
de soutien à l'activité judiciaire de l'ensemble de la gendarmerie,
et notamment d'une mission de police technique (réalisation
d'expertises ou d'analyses demandant un matériel perfectionné
amélioration des techniques, du matériel et des moyens existants,
formation et recyclage du personnel), ainsi que d'une mission de
documentation judiciaire (fichier central des recherches judiciaires,
fichiers des délinquants d'habitude, etc.).
Dans le cadre de ces missions, le STRJD a mis au point, dans
les années soixante, un impressionnant lexique-thésaurus, per-
mettant de décrire et de classer de façon logique et systématique
la totalité des éléments d'une affaire judiciaire, depuis les carac-
téristiques de son auteur (caractères physiques, tatouage, patro-
nyme, habitudes, relations...) jusqu'aux conséquences du délit
(description des objets volés, des dégradations, des violences...)

1. Ce matériel, extrêmement perfectionné, inventé ou adapté par les


techniciens de la gendarmerie est composé, par exemple, d'un microscope
comparateur, d'une chaîne de sources lumineuses pour analyse des spectres
et repérage des faux (ultraviolet, infrarouge, etc.), d'un spectrophotomètre
permettant d'analyser la matière, d'un équipement de dactylotechnie unique
au monde, etc. Un atelier d'électronique et un atelier d'ajustage installés
à Rosny permettent aux gendarmes de construire et de monter des maté-
riels correspondant exactement à leurs besoins, généralement d'une fiabilité
et d'une robustesse exceptionnelles.
en passant par les modalités, le modus operandi (caractéristiques
de l'affaire, temps et lieux, instruments utilisés, traces laissées,
type d'armement, indications dactylotechniques...).
A l'intérieur de ce thésaurus, chaque chapitre constitue un
ensemble logique spécifique (tout ce qui concerne le signalement
d'un individu, par exemple) et ce chapitre se « partitionne » lui-
même en sous-ensembles logiques disjoints, jusqu'à atteindre un
degré de précision qui permette le codage de n'importe quelle
particularité d'une affaire, de ses auteurs et de leur mode d'opérer.
Dans le chapitre « signalement », on trouve une section « marques
particulières », elle-même divisée en « cicatrices », « tatouages »,
« marques d'amputation », « claudication », « verrues », etc., avec
des codes différents suivant la localisation et la nature de la
marque.
En 1967, le STRJD reçoit de la direction l'autorisation d'ouvrir
un premier Centre de rapprochement des renseignements judi-
ciaires (CRRJ). A cette fin, deux principaux types de formulaires,
établis en fonction du thésaurus et de son système de codage,
sont distribués dans chaque brigade. Toutes les enquêtes menées
par la gendarmerie doivent dès lors être analysées élément par
élément, à partir de ces formulaires tout préparés : le « bulle-
tin 106 » analysant l'affaire, et le « bulletin 107 », analysant tout
ce qui peut avoir trait aux auteurs présumés ou arrêtés. Ces élé-
ments sont ensuite envoyés au CRRJ, vérifiés, codés, reproduits
sur microfiches et classés dans différents fichiers qui sont ainsi
constitués en mémoire gendarmique nationale, ingérant toutes les
infractions commises sur le territoire français, tous les auteurs de
ces infractions, toutes les traces laissées, tous les signalements,
toutes les caractéristiques de temps et de lieux, tous les biens
meubles déclarés volés, etc.
Bientôt, 6 autres CRRJ sont créés sur le même principe dans
chacune des régions militaires. Directement rattachés à l'état-
major du commandant de région, leur mission est identique :
recueillir toutes les informations emmagasinées par les gendarmes
de leur région au cours de leurs enquêtes, les classer et les stocker,
puis mettre cette documentation systématique à la disposition
des enquêteurs « sur le terrain ». Tous ces centres régionaux sont
également tenus d'expédier un double de chaque document qu'ils
enregistrent au STRJD de Rosny-sous-Bois, qui sert de mémoire
centrale.
Dès qu'un événement intéressant la justice se produit, l'enquê-
teur arrive sur les lieux, fait les premières constatations et enre-
gistre un certain nombre d'informations, généralement fragmen-
taires. Il s'agit par exemple d'un hold-up commis dans une banque
de province. Dès qu'il a été signalé, des barrages ont été établis
sur les routes et une patrouille a été envoyée sur les lieux. Elle
recueille les premiers éléments, qu'elle transmet au fur et à mesure
par radio au dispositif de contrôle routier. Les renseignements
sont maigres : l'agression a été commise par quatre bandits mas-
qués (donc pas de signalements précis), armés, et qui disposaient
d'un complice à l'extérieur, au volant d'une voiture dont per-
sonne n'a pu fournir la description précise. Les enquêteurs
ramassent dans les locaux de la banque la douille d'une balle tirée
par les gangsters avant de s'enfuir, puis ils parviennent à obte-
nir d'un témoin quelques indications sur le véhicule et son conduc-
teur, un homme de grande taille, paraissant la trentaine et por-
tant un tatouage sur le bras gauche.
Comme les barrages routiers n'ont rien donné, tous ces ren-
seignements sont communiqués par téléphone à la permanence
du Centre de rapprochement des renseignements judiciaires régio-
nal. Le gendarme qui reçoit l'appel demande par interphone à
la salle des fichiers qu'on lui sorte la pile de microdocuments
concernant les hommes entre 25 et 35 ans et qu'on lui sélectionne,
dans un premier temps, tous ceux dont la taille est supérieure à
1,75 m. La pile de microdocuments est alors chargée sur un
lecteur optique, un « vidéo-sélecteur », qui, en quelques secondes,
va lire les codes des centaines de fiches introduites et mettre de
côté toutes celles qui concernent les hommes de plus de 1,75 m.
Le paquet ainsi obtenu est à nouveau introduit dans le vidéo-
sélecteur, à qui l'on demande cette fois de « sortir » tous les indi-
vidus porteurs d'un tatouage au bras gauche. Il ne reste plus alors
qu'une vingtaine de fiches, que le spécialiste du CRRJ interroge
manuellement une à une, de manière à ne garder que celles de
personnes ayant pu participer au hold-up. En quelques minutes 1
l'enquêteur sur le terrain va disposer d'une demi-douzaine de noms
de suspects possibles, et la demi-douzaine de fiches leur corres-
pondant vont être immédiatement agrandies, reproduites et
envoyées par le CRRJ, avec l'identité complète des suspects, leur
signalement, leur photo, les affaires dans lesquelles ils ont été
impliqués précédemment, ainsi que les principales caractéristiques
de leur mode habituel d'opérer. Les enquêteurs sur le terrain vont,
dans les délais les plus brefs, procéder à des vérifications au domi-
cile des suspects ainsi dégagés, montrer leur photographie aux
témoins, établir des rapprochements avec des affaires simi-
laires, etc.
Dans le même temps, la douille trouvée sur les lieux du hold-
up est, elle aussi, analysée. Ses caractéristiques sont rapprochées
de celles d'autres douilles trouvées lors d'affaires similaires et
dont les gendarmes ont conservé dans leurs fichiers les photos
et les microdocuments. Ces rapprochements ne permettront pas
toujours de déboucher sur des pistes intéressantes, mais, grâce
à ces analyses, la gendarmerie pourra mettre en mémoire et
conserver de nouveaux éléments d'information sur une arme
utilisée par des malfaiteurs et accroître ainsi ses chances de les

1. Le vidéo-sélecteur électronique lit et trie plus de 600 microfiches à la


minute. Ces fiches de 6 cm sur 3,5 cm supportent côte à côte la reproduction
réduite d'un document écrit en clair et sa transposition en code : les gen-
darmes peuvent donc à loisir examiner manuellement leurs fiches et les faire
tirer en autant d'exemplaires qu'ils le souhaitent. Grâce à un bloc de commande
comportant une petite unité logique, le vidéo-sélecteur permet de procéder
sur toute pile de microfiches à des opérations de combinaison ou de rejet
des informations codées, puis de visionner sur un écran la partie des docu-
ments sélectionnés en clair.
confondre, soit que l'on retrouve l'arme, soit que l'on retrouve
d'autres douilles identiques.
La mémoire systématique et microfichée des Centres de rappro-
chement des renseignements judiciaires est donc utilisée pour
rechercher et identifier les auteurs d'infractions, mais elle offre
bien d'autres possibilités d'utilisation, et les CRRJ tendent à deve-
nir un instrument essentiel à toute cuisine de police judiciaire tant
soit peu élaborée. Le principe de cette utilisation varie peu : recons-
tituer une information complète à partir d'éléments fragmentaires.
Il peut être appliqué non seulement à la recherche des auteurs
d'une infraction, mais aussi à la recherche des différentes infrac-
tions imputables à un même malfaiteur qui vient d'être arrêté.
On fait alors des rapprochements d'empreintes et de traces, de
modes d'opérer, de provenance d'objets saisis lors d'une perqui-
sition. La consultation des fichiers peut également servir à retrou-
ver des complices : tel suspect, peu bavard, peut ainsi être per-
suadé qu'il a été « donné », simplement parce que les gendarmes,
à partir d'un signalement et d'un surnom, ont pu établir son iden-
tité réelle, son domicile, son passé judiciaire, ses relations et ses
habitudes.
Cette structure d'accumulation, de classement et de centrali-
sation des renseignements judiciaires a atteint des proportions
considérables : le fichier de Rosny-sous-Bois a mis en mémoire
près d'un million et demi d'informations d'ordre criminel. Pour
la seule année 1976, près de 140 000 crimes et délits ont été
engrangés et classés, élément par élément, sous forme de micro-
fiches. Chaque jour, 3 500 documents arrivent, qui seront classés
par addition dans des dossiers déjà ouverts (près de 800 000 dos-
siers intéressant plus de 600000 délinquants), ou donneront
lieu à ouverture d'un nouveau dossier. Chaque information est
reproduite en plusieurs exemplaires et classée dans les fichiers
thématiques qui permettent, pour une même affaire, plusieurs
entrées possibles : signalement, nom, modus operandi, traces,
objets volés, etc. Chaque jour, une moyenne de 1 500 documents
sont expédiés depuis Rosny dans toute la France, et, en 1976,
près de 15 000 de ces informations ont contribué à la résolution
d'affaires criminelles...
Mais cette colossale mémoire a des bases d'une grande fra-
gilité. « Tout repose, indique un responsable de CRRJ, sur la
qualité, le sérieux et la fiabilité des informations recueillies. C'est
à partir du travail collectif de l'ensemble de la gendarmerie et du
remplissage consciencieux par la base des imprimés qui ont été
distribués que nos centres peuvent fonctionner. L'avantage de la
gendarmerie, c'est que nous sommes dans un système fortement
structuré et très discipliné : bien que les hommes des CRRJ se
plaignent de recevoir des formulaires incomplets ou ambigus, il
faut voir avec quelle application ces formulaires sont remplis,
transcrits en codes chiffrés et transmis. Nous avons eu l'occa-
sion de nous en rendre compte quand, à l'initiative d'un institut
de criminologie, un programme comparable à celui de nos CRRJ
a été mis au point pour dépouiller une enquête : les imprimés
confiés à cette fin à des enquêteurs civils ont été si mal remplis
et si souvent retournés avec des réponses incomplètes qu'aucun
dépouillement n'a été possible [...] »
En supposant que la gendarmerie parvienne à maintenir
constante la qualité des informations qu'elle recueille par ses
propres moyens, son système de rapprochement des renseigne-
ments judiciaires lui pose d'ores et déjà un problème de fiabilité
dans la mesure où il est partiellement alimenté par la police.
Le Service technique de recherche judiciaire et de documentation
de Rosny-sous-Bois travaille en effet pour la police nationale
comme pour la gendarmerie. Services régionaux de police judi-
ciaire et Centre de rapprochement des renseignements judiciaires
doivent donc échanger de façon systématique leurs informations,
gèrent en commun le fichier du grand banditisme et ont un pro-
gramme simple sur ordinateur qui permet de « sortir » régulière-
ment un listing des délinquants d'habitude, en fonction de cri-
tères de gravité ou de récidive. Les rivalités de services à l'intérieur
de la police nationale aboutissent souvent à faire entrer dans les
fichiers de Rosny des informations incomplètes, ou partielle-
ment inventées, et les gendarmes se plaignent du dommage ainsi
causé à leur outil de travail.
Mais, au-delà du problème de la fiabilité des renseignements
fournis par la police, un autre problème se pose, qui découle de la
différence entre les manières de recueillir des informations, selon
qu'il s'agit de gendarmes ou de policiers. Le travail de la police
se fait essentiellement, surtout dans les affaires de grand bandi-
tisme, de drogue et de mœurs, par réseau d'indicateurs, échange
de « bons procédés » ou filatures, toutes méthodes strictement
interdites aux gendarmes dont l'activité de renseignement repose
sur la surveillance générale, exercée en uniforme et ouvertement.
Il résulte de cette différence de méthode d'évidentes dissem-
blances quant au type d'informations recueillies et au type d'in-
formateurs fréquentés : schématiquement, la surveillance géné-
rale demande une relation privilégiée avec « la partie saine de la
population », et la PJ avec « la partie malsaine ». Comme le dit
un officier de CRRJ, « en travaillant en même temps sur le
même type d'affaires que la police, ou sur les mêmes affaires tout
court, la tentation est grande pour les gendarmes d'aller cher-
cher le même type d'informations que la PJ, et donc de fréquenter
les mêmes milieux et d'adopter les mêmes méthodes. Il faut cons-
tamment se préoccuper de cette tendance, car nous risquons de
nous laisser infecter ».
Une telle « infection » aurait, à l'évidence, des conséquences
considérables sur le travail de l'ensemble des brigades de gen-
darmerie, dans la mesure où les exigences d'information des
CRRJ se trouveraient répercutées et reprises progressivement
à leur compte par les gendarmes de canton, sommés de modi-
fier leurs méthodes et leurs contacts. Pour rester dans l'univers
métaphorique de l'officier cité ci-dessus, le poisson pourrirait par
la tête.
Il serait cependant trop complaisant de ne trouver que dans
l'attraction-répulsion de la gendarmerie pour la police judiciaire
la source des transformations de l'activité gendarmique induites
par le Service technique de recherche judiciaire et de documen-
tation et les Centres de rapprochement des renseignements judi-
ciaires. La nouvelle et gigantesque mémoire gendarmique est en
effet telle que sa maîtrise et sa gestion ne peuvent se faire que par
automatisme, que son contenu ne peut qu'échapper aux gen-
darmes et à leurs mémoires réelles, que ses centaines de milliers
de microdocuments sont, de par leur simple accumulation en un
seul lieu, d'une autre nature que la somme des informations
contenues dans les traditionnels fichiers de brigade. Ces
fichiers n'étaient en fait que des aide-mémoire, laissant intacte et
nécessaire la connaissance que chaque gendarme devait avoir de
son canton. Les a priori, les soupçons et les présomptions qu'ils
contenaient n'engendraient pas automatiquement des consé-
quences, comme c'est le cas dans le nouveau système.
En fait, l'existence du STRJD et des CRRJ entraîne une
dépossession des brigades territoriales, et cette dépossession est
source d'un double dérèglement de l'appareil gendarmique. Aussi
fin que puisse être le travail de systématisation, de recherche et
d'élaboration du thésaurus qui sert de fondement aux CRRJ,
leurs mémoires sur microfiches ne peuvent représenter qu'une
abstraction et surtout une forte réduction des données recueillies
par les gendarmes des brigades territoriales. Les enquêteurs pro-
fessionnels des brigades de recherche et les super-enquêteurs des
sections de recherche peuvent bien se flatter du temps et des
efforts qu'ils s'épargnent en faisant appel aux informations sys-
tématisées des Centres de rapprochement des renseignements
judiciaires qui leur permettent le plus souvent l'économie d'ap-
pels aux brigades des lieux de naissance des suspects ou des lieux
de réalisation des infractions; cette économie n'implique pas
moins une perte importante de qualité d'informations, de fiabilité,
de précision, d'adaptation à une réalité vécue.
D'autre part, s'il n'y a pas en théorie de substitution possible
des fichiers de brigade par les fichiers des CRRJ, on ne peut
que constater que l'existence — et la valorisation constante — des
seconds entraîne l'appauvrissement, voire le dépérissement des
premiers. A chaque constatation, à chaque retour de patrouille
où ils ont eu à « faire de la police judiciaire », après chaque arres-
tation ou après une nouvelle étape dans une enquête, les gen-
darmes lambda des brigades territoriales doivent remplir et expé-
dier leurs formulaires 106 ou 107, puis, une nouvelle fois,
quand l'affaire est résolue, rédiger de longs formulaires d'« ana-
lyse de procédure », qui récapitulent tous les éléments et toutes les
démarches relatives à l'infraction. Cette paperasserie représente
un lourd travail, non au profit de la brigade elle-même comme
ce pouvait être le cas dans la tenue du fichier local. mais au
profit d'une unité centralisatrice et lointaine à qui on a le senti-
ment de remettre, avec les informations, le pouvoir d'initiative.
En sens inverse, les enquêteurs professionnels et les gendarmes
des autres unités font de moins en moins appel aux fichiers de
brigade et s'adressent directement aux CRRJ. Les gendarmes
des brigades territoriales ont et auront ainsi de moins en moins
de motivations pour alimenter leur propre instrument de travail
auquel ni eux-mêmes dans les affaires de « basse gendarmerie »
ni leurs collègues spécialisés dans la « belle délinquance » n'ont
recours.
Enfin, cette centralisation du renseignement judiciaire, doublée
par la spécialisation du travail de police judiciaire confié aux
brigades et sections de recherche, conduit à la focalisation de
l'activité judiciaire de la gendarmerie sur cette frange d'affaires
qui sont à la fois les plus difficiles, les plus intéressantes et les plus
«juteuses », mais aussi les moins nombreuses, et, dans beaucoup
de cas, celles qui émeuvent le moins la population. C'est en effet
surtout la multiplication des affaires mineures et leur non-résolu-
tion qui entraînent, dans cette population, le sentiment de l'insécu-
rité et le désir de vengeance. Dans un pareil contexte, l'écho
donné par la presse et par certains responsables gouvernemen

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taux à des affaires graves, mais statistiquement rares, trouve une
amplification considérable et funeste dans l'esprit de citoyens
énervés par le nombre de petites infractions, proches d'eux, et
dont on ne retrouve pas les auteurs faute de temps et de moyens
accordés aux gendarmes et faute de considération pour ce genre
de délinquance non spectaculaire.

Les responsables des brigades territoriales sont intarissables


en exemples à l'appui de cette thèse. L'un d'eux affirme que trois
voitures dont les pneus sont crevés la même nuit ont été à l'ori-
gine dans sa petite ville d'un scandale autrement plus important
qu'un hold-up commis peu de temps après dans la banque locale.
Tel autre évoque les milices formées dans son chef-lieu de canton
à la suite de bagarres à la sortie des bals, alors qu'une série
d'agressions commises contre des gérants de station-service avait
provoqué si peu d'émotion qu'il avait fallu aux gendarmes orga-
niser une opération de sensibilisation des pompistes, avec utili-
sation de la presse locale, distribution d'opuscules, diffusion de
conseils et propositions de mesures de protection.
Dans l'organisation gendarmique où la brigade territoriale
est l'unité essentielle, il n'y a pas de petites affaires : toutes les
infractions qui viennent à la connaissance des gendarmes ont
leur importance, et toutes doivent donner lieu à un travail sen-
siblement identique de recueil des dépositions et des témoi-
gnages, de recherches et d'enquêtes, de rédaction de procédures.
Dans l'organisation gendarmique où domine la spécialisation, la
responsabilité des affaires « remonte » jusqu'au niveau des bri-
gades de recherche, où s'opère un premier travail d'écrémage,
puis jusqu'au niveau des sections de recherche, où s'opère un
nouveau tri et une nouvelle hiérarchisation. Le travail de police
judiciaire s'organise en sens inverse : ordres et missions redes-
cendent la filière, des sections aux brigades de recherche et de
celles-ci aux brigades territoriales. Il faut multiplier les patrouilles
de nuit pour tenter d'intercepter les voleurs de bétail qui sévissent
dans la région, participer à une opération de capture d'une bande
spécialisée dans le cambriolage des résidences secondaires
(barrages routiers, recherche de renseignements, planques, bat-
tues), vérifier ou compléter des informations de détail envoyées
par les spécialistes. Les effectifs sont ainsi mobilisés en perma-
nence sur les grosses affaires couvertes par les enquêteurs profes-
sionnels et n'ont qu'un résidu de leur emploi du temps à consa-
crer aux affaires locales. En ne résolvant pas les problèmes de
vol de poules, la brigade territoriale perd peu à peu la face aux
yeux de la population, chez laquelle s'installe progressivement un
sentiment d'abandon. A quoi bon aller déclarer aux gendarmes
que, dans le cinéma de la ville, des vols de sacs à main ont lieu
régulièrement, que tel bal se termine presque toujours par des
bagarres, que personne n'ose plus garer sa voiture à tel endroit,
si la brigade ne fait rien d'autre que d'écrire tout cela sur ses
grands livres? Ainsi se développe, dans une population que ces
événements domestiques tracassent beaucoup plus que les exploits
de l'un de nos nombreux ennemis publics n° 1, un sentiment
d'insécurité propice, au mieux, à une justice féroce, et, au
pire, à la vengeance privée et aux milices.
A ces mécanismes de dérèglement de la police judiciaire gen-
darmique, de saturation par la hiérarchie du potentiel d'activités
des brigades territoriales et de détournement du quadrillage,
viennent s'ajouter les effets d'une curieuse boîte de Pandore, le
criminostat.

Entièrement mis au point, lui aussi, par le Service technique de


recherche judiciaire et de documentation de Rosny-sous-Bois,
ce criminostat est présenté par la direction de la gendarmerie
comme un instrument essentiel de son nouveau fonctionnement.
Il s'agit d'un petit ordinateur branché sur un vidéo-sélecteur, ce
qui permet d'introduire en mémoire la série des informations sys-
tématiques codées contenues dans les différents fichiers CRRJ.
La sortie de ces données après passage par le programme de trai-
tement se fait d'une part sur une grande carte murale où chaque
compagnie (et donc chaque brigade de recherche) est représentée
par un voyant lumineux, et, d'autre part, sur une table équipée de
compteurs indexés. La carte et ses voyants permettent de suivre
l'évolution géographique du phénomène que l'on veut étudier, et
la table aux compteurs son importance quantitative. Le tout est
complété par un système graphique qui permet de contrôler,
compagnie par compagnie, l'évolution des statistiques exactes
au fur et à mesure que se déroule le programme d'exploitation
des données.
A l'intention de leurs visiteurs, les responsables du criminostat
ont mis au point un « exercice de démonstration simple et
convaincant » : le paquet des microfiches concernant les vols
perpétrés en 1975 dans les lieux de culte est chargé sur le vidéo-
sélecteur, qui, en quelques minutes, lit l'ensemble des données et
les enregistre dans la mémoire de l'ordinateur, tandis que s'al-
lument sur la carte murale une série de voyants correspondant
aux brigades de recherche qui ont eu à connaître des affaires de
ce type. Le « nuage » ainsi formé n'est pas considéré comme signi-
ficatif par ceux qui interrogent le criminostat et n'apporte aucune
information nouvelle. Le paquet de données introduites va donc
faire l'objet d'une nouvelle interrogation par création de sous-
ensembles en fonction de critères dont on souhaite étudier l'in-
fluence, avec, sur la carte murale, l'apparition de nouveaux
« nuages » permettant d'analyser dans l'espace les tendances du
phénomène étudié. On demande ainsi à l'ordinateur de ne plus
retenir que les vols, dans les lieux de culte, d'objets servant au
culte, à l'exclusion de tout autre vol (numéraire, tableaux, statues).
Du coup, un certain nombre de voyants lumineux s'éteignent,
et la carte murale montre deux types de nuages : des concen-
trations au nord, à l'est, au sud-est et au sud-ouest du pays et
une nébuleuse s'étendant autour de Paris en direction de la
Normandie. Pour les gendarmes, ces nouveaux nuages font
toute la lumière : ils enseignent que le vol d'objets servant au
culte dans les lieux de culte est le fait de bandes organisées et
professionnelles, qui savent combien il est difficile d'écouler un
butin de cette sorte, généralement de grande valeur mais bien
connu, répertorié et classé, et qui n'opèrent qu'à proximité des
frontières afin de pouvoir rapidement évacuer le produit de leurs
vols vers les marchés étrangers. Quant à la nébuleuse autour de
Paris, elle est due à l'existence du marché aux puces et de ses
trafics.
De ces deux constatations scientifiques, on tirera des conclu-
sions opérationnelles : les brigades des départements frontaliers
seront priées de surveiller leurs églises.
Il ne paraît manquer à cette démonstration que la détermina-
tion de l'âge du capitaine. Malheureusement, ni le vidéosélecteur,
ni les compteurs automatiques, ni les voyants lumineux ne
peuvent empêcher que le criminostat se livre à un raison-
nement tautologique dont, par surcroît, les prémisses sont parti-
culièrement faibles. Il n'ingère et n'analyse, en effet, que des
éléments partiels, préalablement sélectionnés par les gendarmes
et arbitrairement considérés par eux comme rendant compte de
la réalité dans son ensemble. Or, de nombreux facteurs peuvent
intervenir dans la distribution spatiale d'un phénomène, qui n'ont
pas été introduits dans la mémoire microfichée du STRJD. Dans
l'exemple présenté en démonstration, il est évident que les dif-
férences de richesse selon les régions en objets servant au culte
et ayant une grande valeur, les différences de taux de pratique
religieuse et de fréquentation des lieux de culte et le nombre de
paroisses sans desservant sont des facteurs qui peuvent jouer
un rôle tout aussi significatif que la proximité d'une frontière
ou d'un marché de recel. L'absence d'objets de culte dans les
temples protestants pourrait bien expliquer pourquoi ils ne sont
pas volés dans les Cévennes. Le fort taux de fréquentation reli-
gieuse et le nombre plus élevé qu'ailleurs de prêtres, et donc de
gardiens des églises, en Vendée ou dans l'Aveyron, pourrait bien
rendre compte du petit nombre de vols enregistrés dans ces dépar-
tements, comme dans celui du Finistère, d'où, pourtant, il n'est
pas très compliqué de passer en Angleterre...
Ce genre de facteurs est précisément celui que prendraient
spontanément en compte les brigades territoriales, si le criminos-
tat ne venait pas les inviter à les tenir désormais pour négligeables.
Car la direction de la gendarmerie prend au sérieux cette « météo-
rologie criminologique ». « Il s'agit, déclare un responsable
de l'arme, d'appliquer les principes de la recherche opération-
nelle à la criminalité. Nous cherchons de nouveaux moyens
qui permettent de dire à l'avance qui, quoi, comment, où... Nous
étudions actuellement avec ce système le phénomène du cam-
briolage en zone gendarmerie. Nous l'analysons dans toutes ses
composantes et de façon systématique. Quand nous aurons acquis
une bonne connaissance du phénomène, il nous restera à le tester
périodiquement pour mesurer son évolution sur le terrain. A partir
de là, par simple comparaison de chaque région avec les moyennes
statistiques du phénomène en France, nous pourrons alerter les
groupements pour leur dire : " attention, chez vous, tel phéno-
mène va avoir tendance à se renforcer, avec telles et telles carac-
téristiques d'auteurs, de temps, de lieux, etc. ", et ils pourront
ainsi lutter avec plus d'efficacité contre ce phénomène. »
De leurs machines, les techniciens des CRRJ, les enquêteurs
spécialisés et les responsables de l'arme se plaisent à raconter
les exploits : implication d'un même criminel dans plus de
800 affaires différentes, établissement de liens de similitude entre
une quarantaine d'incendies permettant de découvrir une vaste
affaire d'escroquerie aux assurances et d'impliquer près de 400 per-
sonnes... Forts de ces succès, ils « surveillent les tendances »
et mettent en œuvre des mesures de rétorsion spécifiques, opéra-
tions « coup de poing », manœuvres qui mobilisent sur le terrain
le réseau des brigades, manipulent les hommes et déplacent les
effectifs de point déclaré sensible en point déclaré sensible. On
assiste ainsi à un changement d'échelle de l'activité judiciaire de
la gendarmerie : l'ensemble du territoire devient le super-ressort
d'une super-brigade travaillant sur la base d'un super-fichier
avec les super-enquêteurs des sections et brigades de recherche.
Comme dans tout changement d'échelle, et à l'image de la dif-
férence entre une carte d'état-major et une carte routière, cette
nouvelle organisation s'accompagne d'une perte de contact avec
le terrain réel, d'une disparition progressive des détails, d'une perte
de plus en plus sensible dans l'information, réduite à de grandes
tendances.

Sur la carte de France branchée au criminostat, les brigades


territoriales ont disparu, et seules les compagnies demeurent
perceptibles. Les analyses systématiques, les prévisions et les
ordres auront cette échelle-là pour référence. Tout se passe
comme si la super-brigade que forment le Service technique de
renseignement judiciaire et de documentation, les Centres de rap-
prochement des renseignements judiciaires et les sections et bri-
gades de recherche traitaient désormais le gendarme lambda des
brigades territoriales comme celui-ci traitait ses contacts dans
« la partie saine de la population ». C'est une force d'appui, une
masse, une mine de renseignements à mobiliser en cas de besoin,
des gens avec qui il faut entretenir les meilleures relations, savoir
créer un climat de confiance en demandant sans exiger et en
rendant service sans compromettre son propre travail. L'efficacité
des nouvelles structures en dépend, comme autrefois les contacts
du gendarme de base avec la population de son ressort.
Gendarmerie au second degré, logistique de logistique, mobi-
lisation de mobilisation. L'accumulation de fiches tient lieu de
connaissance des territoires et des habitants, la concentration
des forces sur les lieux déclarés points sensibles est comptée
comme implantation territoriale, l'analyse des phénomènes, la
maîtrise des flux et la détermination des tendances sont réputées
permettre à la gendarmerie de « répondre des étendues qu'elle
a à garder ».
Interrogé sur cette politique, M. Jean Cochard, directeur de
l'arme jusqu'en 1979, nous répondait comme il l'avait déjà fait à
plusieurs reprises dans la presse : « Dans la politique que nous
avons définie, ce n'est plus la brigade, mais la compagnie qui
devient l'élément de base. Je veux dire que la brigade reste l'unité
élémentaire, mais qu'elle n'est plus un élément autonome, ni
l'unité avec laquelle nous mesurons notre politique. Ça, c'est
maintenant la compagnie. [...] Cela demande l'élaboration d'une
politique de points sensibles. En gardant notre quadrillage actuel
et la couverture du territoire, nous ajoutons une réserve dispo-
nible là où il y a des problèmes. [...] Avant le criminostat, nous
avions du mal, malgré tout notre appareil statistique, à dégager
et à suivre les tendances et les transformations de la délinquance;
le criminostat représente pour nous un outil fantastique. C'est
d'abord un outil statistique et qualitatif intéressant, c'est ensuite
un outil efficace de repérage des délinquants, c'est enfin un outil
fantastique d'étude criminologique pour connaître les mœurs et
leur évolution; suivre des phénomènes comme les OVNI, les
communes libertaires 1 ou les Gitans sans domicile fixe.
» Tout cela nous sera extrêmement utile dans la détermination
des points sensibles réels et la répartition efficace de nos effectifs
de réserve. »
La politique actuelle d'organisation de la gendarmerie et le
dérèglement de l'arme ne peuvent être considérés comme les effets

1. Sur ce thème, proposé par M. Cochard pour une analyse statistique de


tendances, les gendarmes de la circonscription de Toulouse ont réalisé un
très riche travail sociographique (Revue de la gendarmerie nationale, n° 117,
III, 1978). Il serait intéressant de pouvoir comparer le contenu et les résultats
des deux approches.
du hasard ou le résultat des pressions exercées sur le travail
gendarmique par l'évolution des modes de vie. Il s'agit au
contraire de la mise en place consciente d'une nouvelle gendarme-
rie, à laquelle se rattachent de nouveaux concepts (esprit opéra-
tionnel, intervention, point sensible, phénomène migratoire...) et
de nouveaux moyens.
Une nouvelle génération d'hélicoptères, les Écureuils, vient
ainsi d'être mise en service pour aider « au développement de la
surveillance générale » (parle-t-on encore de la même chose?)
« et à l'extension de la mobilité et de la rapidité d'intervention ».
Célébrant le 25e anniversaire des formations aériennes de l'arme
et annonçant à la presse l'arrivée de ces nouvelles machines, le
directeur de la gendarmerie concluait : « Nous allons passer au
deuxième degré de l'utilisation de nos hélicoptères en commençant
à les employer dans les domaines de l'intervention directe et de
la recherche judiciaire 1 » La nouvelle gendarmerie n'a plus besoin
d'habiter le territoire, elle le survole.
L'introduction de l'informatique dans la gendarmerie, son his-
toire et ses perspectives donnent une image semblable de la nou-
velle politique de l'arme. Le projet prend corps en 1966 : il s'agit,
dans l'esprit de ses promoteurs, « d'accroître l'efficacité du dispo-
sitif opérationnel » en mettant en mémoire et en permettant le
traitement de « tout problème opérationnel », et, dans le même
temps, « de mettre en œuvre de nouvelles méthodes de direction
et de gestion » tenant compte tout à la fois, selon la direction 2
des techniques de rationalisation des choix budgétaires (RCB)
et de la nécessité de favoriser une certaine déconcentration des
moyens et une certaine décentralisation des responsabilités. Entre
1970 et 1974, le projet de système informatique et les différents
plans d'automatisation de la gendarmerie sont présentés, dis-
1 Le Monde, 3 octobre 1978.
2. Sur l'informatique, cf. Revue de la gendarmerie nationale, n° 118, IV,
1978 et n° 97, III, 1973, directive 17. 100-MA-Gend-Omi, 1974 et les comptes
rendus de la présentation à la presse du 16 septembre 1976.
cutés et remodelés par les différents bureaux de la direction. Deux
grandes options s'affrontent dont les conséquences sur le devenir
de l'arme n'échappent à personne. Pour les uns, il s'agit d'installer
à l'échelle locale ou régionale des dizaines de mini-ordinateurs
travaillant sur des bases et avec des programmes similaires de
façon à pouvoir s'interconnecter; pour les autres, il faut installer
un ordinateur central et bâtir autour de lui un réseau en forme de
toile d'araignée.
La seconde orientation est retenue, et une circulaire d'avril
1974 informe les différents corps «qu'il a été décidé d'installer
un ordinateur unique à l'administration centrale. C'est donc à ce
niveau qu'est conçue et mise en œuvre la politique informatique ».
Les chefs de corps n'avaient pourtant pas hésité à manifester leurs
craintes devant une telle concentration de moyens. L'un d'eux
devait écrire : « La gendarmerie est trop diverse, ses terrains
d'implantation trop variés, l'équilibre de ses dispositifs trop déli-
cat pour que des mesures ponctuelles qui tombent du ciel (donc
sans la vue d'ensemble des facteurs locaux) puissent être appro-
priées. Le contexte ne peut être bien connu, l'analyse des facteurs
de la décision ne peut être convenablement réalisée qu'au niveau
du corps; ceci est une conséquence de la complexité de l'arme et
de l'infinie variété des situations locales. »
Mais la gendarmerie « opérationnelle » de la nouvelle politique
prône dorénavant le recul, l'objectivité, la distanciation : « Ici,
on voit les choses dans leur froideur, nous ne sommes pas sensi-
bilisés comme peuvent l'être les enquêteurs sur le terrain », affirme
un responsable de CRRJ, « on voit les choses objectivement,
comme elles se passent, et il faut que nous utilisions notre poste
d'observation privilégié pour éclairer le gendarme qui, lui, est
sur le terrain au milieu des réactions et des passions des gens.
C'est pourquoi nous avons formé les enquêteurs qui assurent les
permanences téléphoniques à diriger les entretiens et à sélection-
ner les informations, à ne donner que celles dont on a besoin à
la base, sans noyer ses correspondants dans les détails ni les sub-
merger de renseignements disparates. » C'est sur le même ton que
l'administration centrale répondra aux inquiétudes des chefs de
corps quant à la future gestion des ressources et des moyens :
« La part actuelle de subjectivité qui peut parfois subsister,
malgré la conscience dont font preuve les gestionnaires, tendra à
disparaître. Les personnels d'exécution ne trouveront-ils pas un
soulagement à leur travail s'il devient possible de connaître exacte-
ment1 la répartition des charges et, en conséquence, de renforcer
prioritairement les unités qui en ont le plus grand besoin? »
Dans cet esprit, la gestion de l'ensemble des activités et des
moyens des unités de gendarmerie passe, en 1976, sur informa-
tique. Un double ordinateur fonctionnant 24 heures sur 24, ins-
tallé à l'échelon central, doit être progressivement relié par
réseaux filiaires (réseaux PTT, qui seront en outre utilisés pour
les échanges de messages-télex entre unités) au siège départemen-
tal de chaque groupement, puis, à partir de 1982, cette immense
toile d'araignée s'étendra, par voie hertzienne, aux brigades;
chacune d'entre elles et chacun de ses véhicules devant, à terme,
se trouver reliés par radio au réseau groupement : 11 000 termi-
naux branchés ainsi à l'ordinateur central devront pouvoir, vers
le milieu des années quatre-vingt, répondre à toutes les questions
sur les personnes recherchées, les objets volés, la possibilité de
certains rapprochements, etc. Chaque gendarme en opération
sera ainsi définissable comme le pseudopode de l'administration
centrale.
Le système fonctionne déjà en partie. Chaque jour, les res-
ponsables de toutes les brigades territoriales remplissent, codent
et expédient des milliers de bulletins qui seront ingérés par la
machine : état des effectifs et des moyens, activités programmées
et réalisées, horaires, kilométrages, résultats... En retour, l'ordi-
nateur renvoie aux brigades « des tableaux sur les effectifs, les
renforts, les disponibilités, les heures moyennes d'activité, les

1. Souligné par nous.


permissions, les repos, des tableaux décrivant chapitre par
chapitre l'activité globale de la brigade et sa répartition en heure-
gendarme entre les différentes missions de l'arme, des listings
comptabilisant en fonction du type d'affaire les événements et les
résultats enregistrés par l'unité ».
A l'échelon central, l'état-major en conclut qu'il sait tout, et
à tout moment, sur l'état du dispositif et qu'il peut mesurer son
efficacité, corriger et orienter son action. Cette connaissance
formellement parfaite est élaborée à partir de tant d'abstractions
et de réductions qu'elle est, à bien des égards, plus proche de la
fiction que de la réalité. Les statistiques regroupent sous des
appellations communes et accumulent dans des catégories
nécessairement arbitraires, et le plus souvent grossières, des
faits dont rien ne prouve qu'ils ont réellement plus de points
communs que de différences. A l'échelle de la brigade territoriale,
les gendarmes attribueront à l'arrachage du sac à main d'une
vieille dame sortant d'une église un certain coefficient de gravité.
Le même acte, additionné à d'autres « agressions de personnes
âgées », sera peut-être celui qui décidera d'une vaste opération
de « protection » des vieillards, avec campagne de presse,
patrouilles, ratissages, etc. L'addition d'infractions commises
sur l'ensemble du territoire national devient ainsi déterminante
dans la répartition des activités gendarmiques locales, sans
que personne ne paraisse se demander si ce type de fonctionne-
ment, sous couvert de protection et de prévention, ne produirait
pas plutôt de la peur et de l'insécurité.
Tel département est considéré comme le terrain d'une « brutale
augmentation de la criminalité et notamment des hold-up contre
les banques ». La gendarmerie, mue par cette constatation
objective et scientifique, met en place des mesures de prévention
et de répression particulièrement coûteuses en heures-gendarmes
et en moyens. Vérification faite par nous, la « brutale augmenta-
tion » consistait en un passage du nombre des hold-up, d'une
année à l'autre, de zéro à trois. Interrogés sur ces hold-up, les
gendarmes locaux n'en paraissaient nullement émus et en par-
laient comme d'une « adaptation de la délinquance à l'essor
économique du canton » : en quelques années, le département
avait vu s'ouvrir des dizaines d'agences bancaires jusque dans
les communes les plus isolées; en quatre ans, le nombre des
guichets avait augmenté de 130%, le nombre de comptes
livrets, drainant l'épargne individuelle, de 188%, le montant
cumulé des dépôts de 270 %... Les vastes opérations de « dis-
suasion » montées à l'initiative du commandement central dans le
département n'allaient pas avoir une grande influence sur une
criminalité qui ne « flambait » que du point de vue de la statis-
tique, mais elles n'allaient, au mieux, que chasser momentanément
vers des départements moins surveillés des professionnels qui ne
se laissaient pas facilement dissuader.
A l'échelle de la brigade, le scepticisme règne sur l'utilité et
l'efficience du système informatique : « Ça donne des chiffres,
dit un commandant de brigade, et ça doit être valable à un haut
niveau, mais pour une unité organique comme nous, c'est tota-
lement inutile. On peut même penser que c'est nuisible, puisque
ça nous prend beaucoup de temps pour alimenter la machine
en informations et que, pendant ce temps, nous ne pouvons pas
faire autre chose. C'est à cause de toutes ces informations que
nous envoyons qu'il y a de plus en plus de décisions qui nous
échappent et que notre activité est de moins en moins souple.
Nous avons de plus en plus d'opérations déclenchées à l'échelle
nationale ou régionale sur la base de ce que nous transmettons.
Ça nous coûte de plus en plus cher en heures-gendarmes et je
trouve que c'est beaucoup moins efficace qu'une opération faite
localement où l'on peut, par exemple, se relayer toute la nuit
sur des points que l'on connaît bien. J'aimerais bien savoir si
ces grosses opérations sont vraiment payantes. En tout cas,
chaque fois que nous avons participé à l'une d'elles, nous n'avons
jamais arrêté personne. »
INTERLUDE

« Coup de poing »

Février 1977. Dans la nuit glaciale, 1200 policiers et gen-


darmes sont sur pied de guerre; à tous les barrages : vérification
des permis de conduire, des papiers du véhicule, des identités.
Un tour pour contrôler l'éclairage, les pneus, les plaques; ouver-
ture des coffres; lampes inquisitrices sous les sièges, sur les
visages...
L'inspection terminée, on communique au besoin par radio
les identités ou les immatriculations au fichier et l'on s'assure
que l'on n'a pas affaire à une personne recherchée ou à un véhi-
cule volé. Puis, « vous pouvez y aller... »; et on recommence avec
le suivant.
Entre 10 heures du soir et 4 heures du matin, 13 000 personnes
vont ainsi être interceptées par les barrages et les patrouilles,
dans les rues et sur les routes. Plus de 150 bars, cafés et établis-
sements ouverts la nuit au public vont être visités et contrôlés.
Au petit matin, moins d'une vingtaine de personnes prises
dans les mailles de ce gigantesque filet sont placées en déten-
tion, dont une partie qui sera bientôt remise en liberté : les
délinquants importants sont restés chez eux ou ont su contour-
ner les barrages.
Mobilisés comme leurs collègues de la région, les 12 gen-
darmes d'une petite brigade ont été appelés à prendre leur part
de cette vaste opération coup de poing. 9 d'entre eux se pré-
parent à partir, vérifiant les armes et chargeant dans la fourgon-
nette le matériel destiné au barrage, les dispositifs de signalisa-
tion, etc. Les 3 restants assureront à tour de rôle la veille de
nuit. Ils auront à «marcher» le lendemain quand les 9 du
barrage tenteront de récupérer des fatigues d'une nuit sans
sommeil, ou de soigner leur début d'angine. Le service, cette
nuit et demain, sera réduit au minimum et il faut espérer que per-
sonne n'ait l'idée d'en profiter ou n'ait trop besoin des services
de la brigade.
Le travail à un barrage présente un certain nombre de dan-
gers. Il faut pour les éviter le préparer avec soin et bien mesurer
les risques que l'on va faire prendre aux hommes. La nuit, les
conducteurs ont tendance à oublier les limitations de vitesse.
Il faut les avertir suffisamment à l'avance si l'on ne veut pas qu'ils
se précipitent sur ceux qui attendent ou qui travaillent au bar-
rage. Souvent on frôle l'accident. Mais il faut aussi réserver
l'effet de surprise et prendre un minimum de risques : avertis
trop longtemps à l'avance de la présence du barrage, ceux qui
n'ont pas envie de rencontrer les gendarmes auraient le temps
de faire demi-tour et de disparaître.
Cette nuit-là, l'effet que l'on recherche est avant tout psycho-
logique. Il faut se faire voir, « montrer sa force », et l'effet de
surprise est secondaire. Par ailleurs, l'envergure de l'opération
va être telle que les gendarmes pourront compter en cas de
besoin sur leurs collègues qui travaillent sur les autres points
du dispositif ou sur ceux qui patrouillent entre les barrages pour
rattraper les fuyards. Toute la région est bouclée! La nuit avance.
La circulation est de moins en moins importante. Il fait froid
et on bat la semelle en attendant son tour d'aller assurer dans le
véhicule les relations radio. Comme dans tout exercice d'impor-
tance, l'excitation des premières heures cède la place à la
fatigue, et quand les trous dans la circulation se prolongent, on
se prend à pester contre l'ineptie d'un tel déploiement de forces.
Plus il se fait tard, plus les conducteurs et leurs passagers
sont pressés, fatigués, désagréables. Les gendarmes également.
Heureusement, ce genre de contrôle nocturne et la débauche
d'armes qui l'accompagne ont quelque chose d'angoissant : au
moins autant surpris et inquiets que mécontents, ceux que l'on
contrôle se contentent le plus souvent d'obtempérer en maugréant,
sans trop manifester ouvertement leur mauvaise humeur. « Il a
dû se passer quelque chose de grave », doivent se dire les gens, et
il est hautement probable que cette nuit on va beaucoup jaser sur
les routes de la région et dans les chaumières à propos de l'insé-
curité.
Au f u r et à mesure que s'achève la nuit, la circulation se pré-
sentant aux différents points d'interception diminue. Certains
véhicules vont se faire arrêter pour la troisième ou quatrième
fois de la soirée. Les conducteurs sont furieux et pressés de ren-
trer. Le ton monte et les gendarmes qui commencent à en avoir
également assez menacent de représailles : quelques convoca-
tions à la brigade et quelques contraventions sont distribuées...
A ce genre de travail, la gendarmerie ne se fait pas beaucoup
d'amis, et il y a même fort à parier que les relations que les
brigades cultivent avec les habitants de la région vont cette nuit
singulièrement se refroidir. On dit que ceux qui se promènent
sur les routes à 2 heures du matin ont plus de chances d'être
mal intentionnés que ceux qui restent chez eux et dorment dans
leurs lits. Dans certains corps, on a même dressé des statis-
tiques : « 60 % des personnes circulant entre 1 heure et 4 heures
du matin ont eu précédemment affaire avec la police ou la gen-
darmerie ou étaient recherchées...» Et les 40 % restants? De
toute façon, sur le barrage, on n'a pour le moment rien relevé
d'intéressant : des défauts d'éclairage ou de rétroviseurs exté-
rieurs, des défauts de carte grise ou d'assurance, quelques véhi-
cules ou personnes signalés... Cela va faire de la paperasserie,
et les brigades auront dans les jours à venir à vérifier que les
cartes grises ou les assurances qu'on n'a pas pu leur présenter
existent réellement ou que les rétroviseurs dont ils ont noté le
défaut ont bien été installés ou remplacés. On a également filtré
sur les lieux du barrage quelques individus « bien connus des
services » : on n'avait rien à leur reprocher et tout ce qu'il y
avait à faire c'était d'emmagasiner du renseignement.
Au bout de 6 heures de veille et d'attente, juste avant que
parvienne l'ordre de lever le barrage, les gendarmes finiront
par intercepter une personne contre qui avait été lancé 6 mois
plus tôt un avis de recherche.
« Autrement dit, rien du tout », affirme le commandant de la
brigade.
« Rendez-vous compte : on a mobilisé 9 gendarmes de 22 heures
à 4 heures du matin pour un résultat quasi néant. Vous vous ren-
dez compte de ce que ça coûte en heures-gendarmes une action
comme celle-là? Dans notre activité normale, quand c'est à notre
tour de marcher, on n'a pas grand mal à être plus efficaces. On
sait où il faut aller, où il faut planquer et surtout on est un peu
plus mobiles et plus discrets, moins voyants. Si nous le voulons,
nous pouvons nous relayer toute une nuit à 3 ou à 4, et tenir sans
épuiser complètement les forces de notre unité. Que voulez-vous
que fasse la brigade comme travail le lendemain d'une opération
comme celle-là? Nous, nous sélectionnons ceux que nous voulons
contrôler, on ne part pas en aveugle; et je vous assure que nous
savons abattre au moins autant de travail et pour beaucoup moins
de dégâts. Ça existe le flair du gendarme, ça existe l'expérience.
Tenez, l'autre jour nous étions en station à un feu rouge : on a
pincé un jeune comme ça, simplement parce qu'il avait fait hurler
son moteur en démarrant au vert et que ça nous avait mis la puce
à l'oreille : c'était un véhicule qui venait d'être volé!
» Vraiment on se demande pourquoi ils ont besoin d'autant de
monde. A 2 ou 3 gendarmes, c'est largement suffisant. A 2, nous
avons déjà arrêté en flagrant délit des voleurs de voiture au
volant et de nuit. Certaines nuits j'ai fait comme ça jusqu'à
5 affaires de PJ. Unefois, un individu qui faisait demi-tour devant
notre 4L nous a permis d'élucider jusqu'à 16 affaires... Dans
ces opérations coup de poing, je n'ai jamais entendu parler d'un
type pris en flagrant délit sur un gros coup. C'est un peu trop
voyant, et les " professionnels ", quand ils voient des barrages
partout, ils se tiennent tranquilles, ils attendent le lendemain, ou
ils vont voir un peu plus loin là où il n'y a personne. Vraiment
à quoi ça sert des opérations comme celles-là; j'aimerais bien
que l'on me dise si c'est vraiment payant! Sans compter que ce
n'est pas f a i t pour améliorer l'image de la gendarmerie. Rendez-
vous compte! Mettez-vous à la place des gens aussi! »

Février 1979 : 13 000 personnes contrôlées, 19 personnes


placées en garde à vue. Il s'agissait, diront à la presse les res-
ponsables de l'opération, de rassurer l'opinion publique et de
dissuader les délinquants.
Les avatars
de l'esprit opérationnel

« Plumets et crinières de la garde républicaine, tenues noires


de la gendarmerie départementale et de la gendarmerie mobile,
anoraks des gendarmes de haute montagne, alpinistes, skieurs,
parachutistes, combinaisons kaki des équipages de blindés, cas-
quettes blanches de la gendarmerie de l'air, casques blancs des
motocyclistes, masques des plongeurs autonomes, casques futu-
ristes des pilotes d'hélicoptères... » A cette vue panoramique de
la gendarmeriel, il faudrait ajouter l'équipement des gendarmes
spéléologues, les nouvelles tenues, grotesques et efficaces, de la
gendarmerie mobile pour les opérations de maintien de l'ordre,
l'uniforme kaki des gendarmes auxiliaires, les blousons noirs igni-
fugés et les pantalons moulants du groupe d'intervention de la
gendarmerie nationale (GIGN), les blouses bleues des gendarmes
de Rosny-sous-Bois, les uniformes de la gendarmerie maritime,
les jupes strictes et les calots de la soixantaine de volontaires
féminines —les gendarmettes —qui ont réussi à forcer les portes
de l'arme, les tenues de combat des gendarmes prévôtaux sur les
champs de manœuvre ou de bataille, les tenues estivales des
maîtres nageurs sauveteurs patrouillant sur les plages, les combi-
naisons des pilotes d'avion ou celles des chauffeurs de voiture
rapide, les vestes immaculées des serveurs du mess de la caserne

1. Jean-Claude Périer, « La gendarmerie française à travers sa symbolique»,


in Le Marché des arts, n° 17, juillet août 1965.
Napoléon et même les tenues de pékin et les vestons croisés des
officiers de la direction, rue Saint-Didier...
Délaissant l'occupation patiente du territoire national, le gen-
darme s'est vectorisé et se trouve projeté dans toutes les dimen-
sions. Il intervient sur terre et sous la terre, sur mer et outre-mer,
il patrouille à la surface des fleuves et des lacs, et plonge pour en
sonder les fonds, il assiste aux décollages et aux atterrissages,
s'envole en hélicoptère ou en avion, saute en parachute, dégrin-
gole en rappel, se hisse au sommet des pics, escalade 50 mètres
de façade en s'agrippant aux balcons et aux gouttières; il nage,
court, vole, skie, force les portes et les serrures les plus réticentes,
met à jour les caches les mieux dissimulées, sa mise en alerte est
instantanée et son arrivée à pied d'œuvre se fait en un clin d'œil.
Ce pandore revêtu de la cape de Superman que met en avant la
direction de la gendarmerie nationale est le rejeton du saisisse-
ment de l'arme par l'esprit opérationnel, et le fruit d'une trans-
formation menée d'abord comme à regret, puis à un rythme de
plus en plus soutenu.

Dans cette transformation, le changement de dimension du


phénomène militaire a eu une importance considérable. Avec la
guerre de 1914-1918, les mouvements et les manœuvres clas-
siques, concentrant et mobilisant des masses humaines toujours
plus importantes, s'enlisent dans la boue des tranchées avant de
se terminer en boucherie. 17 millions d'hommes sont mis hors de
combat sans résultat. La guerre se réorganise alors, ouvrant de
nouveaux espaces à ses manœuvres, découvrant de nouveaux
enjeux et de nouvelles armes, définissant le temps autrement et
instaurant de nouveaux rythmes, indiquant de nouveaux objectifs
et surtout changeant les conceptions traditionnelles de la straté-
gie et les notions de patrie, de soldat, de citoyen. Comme l'écrit
le général Gambiez : « L'analyse des phénomènes stratégiques
modernes est soumise à un fait relativement neuf, la disqualifica-
tion de la guerre. [...] Au niveau des collectivités humaines, la
défense a progressivement mis en jeu la totalité des potentiels
civils et militaires, et son développement lui a conféré de nou-
veaux caractères : elle est organisée et hiérarchisée sous l'impul-
sion de l'État; elle est équilibrée et diversifiée pour mettre en
valeur chaque potentiel; elle est permanente et totale et ne souffre
aucune improvisation 1 »
Dans cette conception de la défense comme une mise en état
d'alerte permanente, la gendarmerie, dont on oublie trop souvent
le caractère et les missions militaires, est nécessairement appelée
à modifier son dispositif de mobilisation des citoyens. Deux élé-
ments nouveaux vont orienter son action. C'est d'abord la prise
en considération de la « guerre psychologique », puisque la guerre
a cessé d'être une simple succession d'affrontements sur des
points précis du territoire et qu'elle engage la nation tout entière
à tout moment. C'est ensuite l'accent mis sur l'aspect logistique
des conflits, l'importance croissante qu'y prend le matériel : tan-
dis que les hommes de troupe restent immobilisés sur la ligne de
front, le véritable enjeu stratégique devient tout ce qui permet
d'aller plus vite, plus loin, qu'il s'agisse de transmettre des infor-
mations (télégraphe et téléphone de campagne), de transporter
des troupes ou des approvisionnements (les taxis de la Marne ou
la noria des camions de Verdun), de trouver de nouveaux espaces
(les premiers avions de combat, les débuts de la guerre sous-
marine), ou de développer l'ubiquité des capacités de destruction
(artillerie à longue portée, lance-flammes, gaz de combat). Entre
1914 et 1919, le parc automobile des armées passe de 5 000 à
100000 véhicules, tandis que l'aviation augmente ses effectifs et
les fait passer de 4 000 à 75 000 hommes.
Cette mise en valeur de la mobilité déteint sur la gendarmerie
à partir de 1920, sous l'influence de Clemenceau et de l'homme

1. L'Épée de Damoclès, Paris, 1967.


dont il fait le premier directeur de l'arme, le colonel Plique.
L'Écho de la gendarmerie titre, pour saluer l'avènement de son
nouveau chef : « Vers une gendarmerie moderne ». Cette moder-
nisation touche d'abord les moyens de communication et de cir-
culation. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, en effet,
« le Tigre » fait livrer à la gendarmerie tout un équipement pré-
levé sur les « surplus » abandonnés aux armées alliées par les
armées américaines, puis fait installer le téléphone dans toutes
les brigades. Cette interconnexion des brigades et les premières
livraisons d'une centaine de véhicules Ford (en principe un par
département) et de quelques motos équipées de side-cars peuvent
apparaître comme un aggiornamento un peu tardif, allant de soi
et anodin. Ce serait oublier que, jusqu'à cette époque, la gendar-
merie est essentiellement une arme sans équipement et que, s'il
en est ainsi, ce n'est pas tant à cause de la ladrerie des gouverne-
ments que d'une conception de l'activité gendarmique fortement
affirmée depuis Napoléon pour qui, comme on s'en souvient,
cette « organisation à part », « manière la plus efficace d'assurer
la tranquillité du pays », « a plus besoin de gendarmes à pied que
de gendarmes à cheval ».
En 1870, le tiers des unités disposées sur le territoire était
composé de brigades à pied; la plupart des autres brigades étant
mixtes, c'est-à-dire réunissant gendarmes à cheval et gendarmes
à pied. A partir des années 1890, les militaires commencent à
s'intéresser à la bicyclette. En dix ans, de 1890 à 1900, le nombre
de ces nouveaux engins passe en France de 5 000 à 1 million, et,
en 1906, il dépasse les 3 millions. Une circulaire du 17 mai 1896,
constatant que « l'ennemi du militaire, c'est le poids, et sa qualité
suprême la mobilité », déclare qu'« à ce double point de vue, la
bicyclette est une machine merveilleuse qui réalise l'idéal : le
service de la cavalerie est surpassé et l'emploi du télégraphe
complété ». En 1899, la gendarmerie reçoit ses premières bicy-
clettes, mises à l'essai dans un certain nombre de brigades.
En 1901, leur usage est généralisé, et une instruction du 16 août
1909 vient en réglementer l'emploi. L'usage de ce nouvel équipe-
ment à vélocité limitée ne modifie pas le fonctionnement habituel
des brigades et ne fait que compléter, à un coût moindre, les
dotations en chevaux qui resteront utilisés jusque dans les
années 1920 par la moitié des effectifs La bicyclette est un
instrument adapté à la surveillance générale et à l'activité gendar-
mique traditionnelle. L'équipement de l'arme en voitures, en
motocyclettes, puis en hélicoptères introduit, au contraire, de
nouvelles dimensions dans l'organisation du travail, changeant
les perspectives et les échelles, modifiant les rapports de la bri-
gade avec sa circonscription. Ces changements, poursuivis au
rythme rapide des perfectionnements de la motorisation des
véhicules, vont se développer autour de trois axes principaux.
La vitesse, tout d'abord, modifie le rapport du gendarme au
territoire de sa brigade. Entre la patrouille chevauchante ou
pédalante, empruntant les chemins creux, marchant sur tout ce
qui l'intrigue, s'arrêtant facilement pour mieux voir, mieux
écouter ou établir un contact, et la patrouille motorisée laissant
paysages et visages défiler pour atteindre un but, il n'y a pas seu-
lement une différence d'allure, mais une différence de nature
dans le contact avec le pays et ceux qui l'habitent. Quiconque a
parcouru le même chemin à pied, en bicyclette et en voiture sait
qu'il n'a pas fait trois fois le même voyage.
Le deuxième changement qu'induit la motorisation de l'arme
porte sur la perception des distances, l'augmentation des rayons
d'action et la réduction inversement proportionnelle des temps
de déplacement. Le gendarme cavalier ou cycliste n'atteignait
pas toujours en une journée la frontière de son canton, et pour
qu'une brigade s'assure effectivement de l'étendue qu'elle avait
à garder, il lui fallait organiser d'incessants parcours de ses
patrouilles. Après quelques heures de tournée, le gendarme en
voiture a l'impression de tourner en rond. Il est vrai que, comme

1. En 1933 apparaîtront les premières « bicyclettes à moteur auxiliaire ».


nous l'avons vu précédemment, l'occupation gendarmique du ter-
ritoire change alors de nature, mais le véhicule sature en quelques
instants un espace que les brigades n'arrivaient à épuiser qu'à
grand-peine. Si l'on ajoute que cette motorisation qui transforme
les distances est également le fait des habitants et qu'elle élargit
considérablement le rayon de leurs activités, et si l'on considère
que le développement du téléphone et de la radio bouleverse les
conditions du recueil de l'information ou celles de la mise en
alerte, on comprend à quel point les circonscriptions ont pu deve-
nir trop petites, disqualifiant ainsi l'unité organique fondamentale
qu'était la brigade et modifiant profondément le dispositif de
couverture et de surveillance de la gendarmerie.
Troisième axe de changement, enfin, la motorisation s'accom-
pagne d'une série de dépendances et de rigidités technologiques.
On a déjà évoqué le gendarme en patrouille rivé à sa « caisse » et
à ses moyens radio. Il faut également prendre en compte les
conséquences de deux lapalissades : une voiture, même de gen-
darmerie, ne roule qu'en tant qu'il y a des routes et qu'elle a
de l'essence. Là où il n'y a pas de voies carrossables il n'y a pas de
tournée gendarmique. Et quand les dotations en carburant sont
en voie d'épuisement, la brigade restreint le nombre et l'étendue
de ses patrouilles. Les effets de la hausse du prix de l'essence
ont été particulièrement importants sur la surveillance générale.
Un commandant de compagnie les résumait ainsi en 1976 : « La
présence physique d'un gendarme dans son canton est absolu-
ment essentielle. Il faut se faire connaître et rencontrer les gens,
puisque la qualité de notre travail dépend de la qualité de nos
informations. Or, cette année, l'essence a augmenté de 17,6%.
Du coup, les brigades n'ont pratiquement plus de carburant et
réduisent les sorties. Si le gendarme ne peut plus sortir, il ne sert
plus à rien, et, à la limite, il n'y a plus de gendarmerie. »
Le processus de modernisation mis en marche par Clemenceau
s'accélère rapidement. La première dotation en Ford de 1919 est
augmentée de 600 véhicules quand l'arme, en 1920, se voit confier
la police de la route. Les conseils généraux et les compagnies
d'assurances offrent à la gendarmerie ses premières voitures à
grosse cylindrée pour lui permettre de poursuivre la génération
de gangsters qui a découvert l'automobile. A la veille du Front
populaire, le parc automobile gendarmique dépasse les 1 500 véhi-
cules. Il en compte 2 000 en 1939 et 5 000 en 1947. A partir
de 1960, où l'arme utilise 6 700 voitures, le rythme s'accélère : les
10 000 véhicules sont dépassés en 1965 et les 15 000 au début
des années soixante-dix, dont près de 300 véhicules de « grande
liaison » et 50 d'« intervention rapide ». La gendarmerie parcourt
en automobile 3 millions de kilomètres en 1925 et dépasse les
100 millions en 1972.
Au début de la motorisation, les véhicules automobiles servent
essentiellement aux liaisons inter-brigades ou inter-compagnies
et aux déplacements des officiers sur le terrain. Le rapport des
brigades aux échelons supérieurs de commandement s'en trouve
sensiblement modifié. Les officiers ne se contentent plus de rece-
voir des rapports et de faire une inspection une ou deux fois par
an. Ils se déplacent et interviennent sur le terrain quand ils le
jugent utile, rompant en cela avec la tradition d'autonomie des
commandants de brigade. Ils y sont d'ailleurs encouragés par la
direction de l'arme et le colonel Plique, qui, dès 1920, ordonne
de prendre personnellement en charge la direction des recherches
judiciaires pour les affaires importantes.
A cette transformation de fait de la répartition des compé-
tences et des responsabilités dans la gendarmerie, la motorisa-
tion généralisée ajoute un autre effet : la spécialisation et le mor-
cellement du corps en fonction des compétences et des missions.
C'est en 1921, à la suite d'une série de conflits sociaux et de
grèves — notamment à Brest et à Belfort —, qu'est créée une
« force permanente de caractère militaire, spécialisée dans l'action
du maintien ou du rétablissement de l'ordre », ancêtre direct de
la gendarmerie mobile.
Jusqu'à cette date, les fonctions de maintien de l'ordre, ins-
crites dès l'origine dans les textes régissant l'arme, avaient été
assumées par les brigades, au même titre que toutes les autres
missions de la gendarmerie. Bien avant la Révolution, les officiers
avaient reçu à cette fin le pouvoir de regrouper en cas de besoin
les effectifs des différentes unités placées sous leur commande-
ment et de les engager dans des opérations de répression des
troubles sans tenir compte des ressorts d'origine limitant la
compétence des gendarmes. La multiplication des conflits sociaux
à la fin du XIX siècle, notamment sur les bassins miniers et dans
les vallées industrielles, pose aux militaires de la gendarmerie
de redoutables problèmes. C'est par centaines qu'il faut parfois
déplacer les effectifs pour réprimer les manifestations de Mar-
seille, de Carmaux, des bassins houillers du Nord et de l'Est.
Pendant les semaines ou les mois où cette mobilisation est néces-
saire, les brigades sont désertées, et le dispositif de surveillance
générale dégarni. Mais les autorités préfèrent « faire monter »
les gendarmes, bien disciplinés et aguerris, plutôt que « la Ligne »,
dont les conscrits savent plus ou moins garder leur sang-froid, et
surtout qui sont moins sûrs, comme l'a montré le « brave régi-
ment du 17 » de Ligne en mettant crosse en l'air devant les
révoltes de vignerons. Depuis 1871, il est question de créer une
réserve pour « renforcer la départementale partout où besoin
serait ». Les grèves très dures de l'après-Première Guerre mon-
diale poussent le Parlement à augmenter les effectifs de l'arme et
à créer une réserve opérationnelle de 6 200 hommes groupés en
« pelotons mobiles » comprenant 4 brigades de 10 hommes et
répartis sur tout le territoire sous l'autorité des commandants de
compagnie. Dans la logique du rôle nouveau que donnent à ces
1. Cf. Général Crozafon, « Grandeur et servitude de la gendarmerie mobile »,
in Revue historique de l'armée, numéro spécial : « La gendarmerie nationale ».
1961.
officiers le téléphone et l'automobile, ces pelotons mobiles
donnent à la compagnie une nouvelle importance dans l'organi-
sation gendarmique.
Très vite, « le gendarme d'appoint et le sous-officier de complé-
ment laissent la place à l'opérationnel spécialisé dans le main-
tien de l'ordre 1 » : en 1926, la garde républicaine mobile se forme
en escadron, puis en groupe, puis en légion, et devient une nou-
velle subdivision de l'arme, avec sa hiérarchie propre, distincte de
la structure de commandement de la gendarmerie départemen-
tale. En 1945, les escadrons de « mobiles » perdent leurs chevaux
pour devenir « portés », « motorisés » ou « blindés », et, rapide-
ment, leur équipement se diversifie et se sophistique (tenue, four-
gons de transport, armement, radio, engins et équipements d'in-
tervention divers). Tous ces changements s'accompagnent d'une
formation de plus en plus poussée, qui achève de faire du
« mobile » un spécialiste. « [ Sa ] technique particulière repose
évidemment sur sa solide formation militaire de base comme sur
ses connaissances professionnelles dans le domaine de la loi,
mais également et surtout sur ses qualités humaines et morales de
discernement, de psychologie, de compréhension et de maîtrise
de soi. [...] Notions élémentaires de psychologie des foules,
formations et mouvements, opérations, techniques particulières
du maintien de l'ordre, conditions d'emploi des armes ne pos-
sèdent plus de secret pour l'opérationnel permanent de
l'ordre2. » La gendarmerie mobile devient rapidement — et
reste — une des forces de maintien de l'ordre parmi les plus effi-
caces et les moins meurtrières au monde.
Le mouvement de dessaisissement des unités organiques de
l'arme au profit de la structure hiérarchique et des états-majors
et de spécialisation et d'émiettement de la gendarmerie va se
poursuivre jusque dans les années cinquante. La Seconde Guerre

1. Général Crozafon, loc. cit.


2. Ibid.
mondiale joue dans ce processus un rôle décisif, confirmant les
nouvelles conceptions militaires apparues à la fin du précédent
conflit et installant dans l'après-guerre et la « guerre froide » les
nouvelles valeurs et les nouvelles doctrines de défense et de sécu-
rité nationales.
Dans l'immédiat après-guerre, le parc automobile augmente de
façon vertigineuse (motorisation de toutes les brigades), la pre-
mière génération d'un réseau radio couvrant l'ensemble du terri-
toire est mise en place, les machines à écrire et les duplicateurs
à l'alcool équipent chaque gendarmerie, de nouveaux équipe-
ments de police judiciaire, des moyens d'éclairage et de sonori-
sation, des équipements de barrage routier, des instruments
d'optique, de photographie et de topographie s'ajoutent au car-
net de déclarations, au mètre et aux quelques objets de sûreté
ou de secours que le gendarme trimbalait partout avec lui dans
sa sacoche. Ce gendarme-là, comme l'affirme un général de
l'arme, « partant en tournée muni de sa sacoche, sans liaison
pendant des heures avec sa brigade, n'est plus qu'un souvenir de
musée ».
Dès 1949, deux missions fondamentales de la gendarmerie
vont être, comme le maintien de l'ordre, transformées en spécia-
lités. Une circulaire codifiant les expériences des années précé-
dentes va confier à un personnel spécifique les missions les plus
importantes de police de la circulation et lui donner comme
objectif de « réaliser, quelles que soient les circonstances, une
véritable occupation de la route, notamment des grands itiné-
raires, pour neutraliser le risque potentiel ». Rapidement, ce
personnel spécialement formé et spécialement équipé constitue
des unités spécialisées : brigades motorisées, brigades routières
de gendarmerie mobile, brigades mixtes, puis centres nationaux
et régionaux d'information routière, unités d'autoroutes...
En 1973 et 1974, la direction décide de supprimer les brigades
mixtes (territorialisées et seulement partiellement spécialisées
dans les problèmes de circulation) et les brigades routières de
gendarmerie mobile, pour former de nouvelles cellules, les bri-
gades motorisées (BMo). Le directeur s'en explique ainsi : « Nous
devons avoir sur la route des éléments spécialisés homogènes.
Nous allons en effet vers une spécialisation de plus en plus pous-
sée des policiers de la route : le contrôle de vitesse et l'emploi
d'instruments très élaborés, la lutte contre les nuisances, le
contrôle technique des véhicules, toutes ces opérations ne peuvent
être réalisées que par du personnel spécialement formé. Or nous
devons être efficaces sur la route, ou alors nous courrons le
risque que la mission soit prise par d'autres : l'Intérieur et l'Équi-
pement ont l'œil sur nous. »
C'est aussi au début des années cinquante que sont créées les
premières « brigades de recherche» spécialisées en police judi-
ciaire. Composées d'enquêteurs et de techniciens, elles sont
chargées « d'apporter leur concours aux brigades territoriales
dans l'exercice de leur mission judiciaire ». Bien que les brigades
territoriales conservent, en tant que « premières saisies », la direc-
tion nominale de l'enquête, le développement de ces unités spé-
cialisées, la nomination d'officiers à leur tête, la possession d'un
matériel propre et l'organisation d'une formation particulière
finissent par inverser l'ordre des facteurs, et de plus en plus ce sont
les brigades territoriales qui servent de renfort aux unités de
recherche.
Après la guerre d'Algérie, la V République donne à la trans-
formation de la gendarmerie une impulsion nouvelle. La créa-
tion en 1920 d'une direction de l'arme autonome, directement
rattachée au ministre de la Guerre, avait sans doute marqué la
maturité et l'indépendance de la gendarmerie, capable doréna-
vant de faire valoir directement ses intérêts, de défendre elle-
même son budget, notamment devant les commissions par-
lementaires spécialisées, et d'avoir les mains libres pour mener
les réformes qu'elle jugeait nécessaires, sans avoir à tenir
compte des « intérêts supérieurs » de la cavalerie ou de toute
autre arme de tutelle. Mais, jusque dans les années soixante,
cette direction pèse un poids modéré dans les destinées de la gen-
darmerie. Composée d'une poignée d'officiers en provenance
directe du terrain et souvent montés « par le rang », elle est beau-
coup plus gestionnaire que politique et se contente d'un travail de
routine qui consiste à assurer au mieux la reproduction du sys-
tème (budget, recrutement, remplacement du matériel, formation)
et à réaliser au coup par coup les mises à jour des changements
lancés en 1920 (motorisation, télécommunication, police de la
route, police judiciaire).
A partir de 1963, ce cadre routinier va voler en éclats. Tandis
que les forces armées, juste sorties des « opérations de police »
menées en Algérie et encore saisies par leurs divisions, regagnent
leurs casernes de la métropole, le général de Gaulle annonce
en 1960 la création d'une force nucléaire stratégique qui réorga-
nise la défense autour du concept de dissuasion. « La défense de
la France, lance-t-il, c'est la bombe et quelques gendarmes. »
Les ordonnances de janvier 1959 ont déjà profondément remo-
delé les concepts et l'organisation de la sécurité intérieure du
pays, redéfinissant la mission militaire de la gendarmerie. En
quelques années, elle est lancée dans des plans de rattrapage,
d'expansion et de reconversion qui concernent son équipement
comme ses effectifs ou ses missions. La petite équipe de direction
des années cinquante devient une véritable administration cen-
trale, employant, dans des services et des bureaux dont les pou-
voirs et les moyens augmentent, un effectif de plus de 500 per-
sonnes, dont 120 officiers.

Le nouveau directeur de l'arme, Jean-Claude Périer, est à la


fois conscient de l'originalité et des capacités propres de la gen-
darmerie, et sensible aux inquiétudes et aux doutes qui se font
jour chez les officiers et les sous-officiers. Le dispositif classique
et les pratiques traditionnelles ne répondent pas aux nouvelles
missions gendarmiques, et les projets en cours ou à venir ren-
forcent cette tendance à l'obsolescence de l'organisation et des
savoir-faire. La police nationale, réorganisée sous Vichy par une
série de lois ignorant superbement l'existence de la gendarmerie,
manifeste une voracité croissante, et l'augmentation de ses
compétences, de son pouvoir et de son champ d'activités se fait
au détriment des gendarmes qui tendent à n'être plus la princi-
pale « force de l'ordre ».
L'activité du nouveau directeur est donc marquée, dès l'origine,
par la nécessité d'assurer l'indépendance, voire la survie de l'arme,
et cet objectif est recherché sur trois fronts.
Il s'agit tout d'abord d'obtenir un budget permettant la moder-
nisation de la gendarmerie afin de la doter d'une marge de
manœuvre suffisante. Un plan de renforcement des effectifs por-
tant d'abord sur plus de 10 000 hommes est mis en œuvre, et les
32 000 hommes du début des années cinquante deviennent plus
de 60 000 en 1966 et 75 000 en 1975, soit une augmentation de
près de 140 %. Des matériels de tout type sont étudiés et mis
en place, tandis qu'une seconde génération de moyens de com-
munication particulièrement performants donne à la gendarmerie
une place privilégiée dans l'acheminement des communications
urgentes par rapport aux administrations civiles comme par
rapport aux forces armées. Ce nouveau réseau couvre l'ensemble
du territoire d'une façon continue, sûre et indépendante, assu-
rant aussi bien les liaisons hiérarchiques verticales que les liaisons
horizontales ou celles de poste fixe à poste mobile. Plus de
120000 postes radio forment ainsi 635 réseaux VHF intercon-
nectés émettant sur un peu moins d'une centaine de fréquences
répétées dans l'espace à intervalles réguliers pour éviter les
interférences. 2 500 autres postes forment 133 réseaux HF fonc-
tionnant en modulation d'amplitude à l'échelon national, de corps
et de groupement. A ces efforts d'équipement s'ajoute un plan
important d'amélioration des conditions de casernement et des
locaux de travail.
Parallèlement à cette progression budgétaire, le nouveau direc-
teur réaffirme avec vigueur les compétences de l'arme et sa capa-
cité à mener à bien les missions inscrites depuis la Révolution
dans ses textes sacrés. C'est qu'en effet la guerre des polices va
bon train, qui menace la survie de la gendarmerie et tient en
haleine la direction et les organisations du personnel retraité qui,
dans cette force militaire dépourvue de syndicats, font fonction
d'associations de défense des interêts matériels et moraux des
gendarmes. Les compétences territoriales de l'arme se sont vues
réduites par la loi de 1941 installant la police nationale dans
les villes de plus de 10 000 habitants, jusque-là sous la tutelle
gendarmique. L'organisation et le développement des Compa-
gnies républicaines de sécurité (CRS) chargées du maintien de
l'ordre, mais aussi de la police de la route, de missions d'escorte,
de garde ou de surveillance et de sauvetage, la création et la mon-
tée en puissance du Service technique de police judiciaire et des
Services régionaux de police judiciaire (SRPJ), la réorganisation
et le développement des Renseignements généraux ouvrent autant
de champs de bataille sur lesquels la police civile tente de grigno-
ter les compétences ratione loci et ratione materiae de la gen-
darmerie, qui craint de se voir « réduire à une confrérie de gardes
champêtres ».
En réaction, les gendarmes réclament dans un premier temps
les moyens d'exercer « rien que leurs compétences, mais la tota-
lité de ces compétences ». En police de la route, notamment, un
immense effort est consenti, tandis qu'une croissance écono-
mique soutenue voit augmenter de façon vertigineuse la motori-
sation des Français. Les unités motocyclistes sont développées et
redéployées, leur équipement s'accroît, leur fonction et leur for-
mation se spécialisent. C'est l'époque des plans « primevère », qui
mobilisent des effectifs considérables et provoquent, comme le
montre la lecture de la presse de l'époque (1963 et 1964), un choc
psychologique important. Ces opérations « primevère » sont
aussi le premier plan de mobilisation générale en temps de paix
des effectifs gendarmiques pour une action décidée au niveau de
l'état-major, et les leçons en sont tirées : « L'examen des moyens
de régulation dont l'arme dispose montre que ses moyens en
hommes sont essentiellement constitués par des effectifs généra-
lement non spécialisés et qu'une grande partie des postes de
surveillance dans un dispositif exceptionnel (primevère II, par
exemple) sont tenus par des gendarmes mobiles. L'action de cha-
cun est alors ponctuelle et ne régularise en rien la vitesse des
véhicules. »
Malgré cette nationalisation de l'échelle du travail gendar-
mique, les plans mis en place s'efforcent, autant que faire se
peut, de respecter l'originalité organisationnelle de l'arme, et
notamment sa territorialisation : développement des brigades
mixtes, aux effectifs partiellement spécialisés en police de la
route, mais conservant la totalité des compétences et des res-
ponsabilités des brigades territoriales, et, plus tard, développe-
ment, sur le même principe, de brigades d'autoroute. Parallèle-
ment est décidée la mise en place d'organismes techniques
chargés d'apporter leur soutien, de coordonner les efforts et
d'élaborer une politique en matière de police de la route. Ce sont
le Centre national de coordination et d'information routière ( 1966)
et les centres régionaux (1971), qui, sur la base des informations
recueillies et analysées par les brigades, lanceront les premières
opérations de radio-guidage, ancêtres des « heures H » et autres
Bison futé.
En police judiciaire, la démarche est la même : développement
et renforcement des organes spécialisés que sont les brigades de
recherche (en s'efforçant de maintenir la compétence des brigades
territoriales « premières saisies ») et création d'organismes
techniques chargés de coordonner et d'appuyer les recherches
judiciaires (Centres de rapprochement des renseignements judi-
ciaires), qui vont permettre à l'arme d'aligner des spécialistes, du
matériel et des outils de travail largement compétitifs avec ceux
des SRPJ. A la fin des années soixante, la gendarmerie est en

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mesure de faire front à la concurrence, souvent à son avantage
en raison des bénéfices qu'elle tire de son mode d'implantation.
Ce dynamisme soutenu manifesté par la direction de la gen-
darmerie s'oriente enfin vers la recherche et l'exploitation de
nouveaux « créneaux » jusque-là non couverts et susceptibles à la
fois de redorer le blason de l'arme et de la rendre suffisamment
indispensable pour que sa survie et son indépendance soient
définitivement assurées. Des « gendarmeries périphériques » sont
ainsi créées ou renforcées, par implantation et spécialisation
d'unités de l'arme dans des secteurs jusqu'alors mal protégés :
création de la gendarmerie de l'armement, chargée de la surveil-
lance des arsenaux, réintégration de la gendarmerie maritime, à
l'époque rattachée à la marine, et développement de la gendar-
merie des transports aériens, chargée de contrôler le trafic des
aéroports et la sécurité des installations. Dans le même esprit, un
certain nombre de brigades territoriales vont recevoir une for-
mation spécifique et se voir doter d'équipements plus ou moins
perfectionnés qui leur permettent, en plus de leurs tâches ordi-
naires, de se spécialiser et d'ouvrir à l'arme de nouveaux champs
d'intervention. C'est ainsi que voient le jour ou se développent
les unités spécialisées dans la montagne ou la haute montagne
(Pelotons de gendarmerie de montagne et Pelotons de gendarme-
rie de haute montagne), dans la surveillance de la navigation
côtière ou fluviale (équipement en vedettes rapides de surveil-
lance), dans l'intervention et le secours sous la terre (Pelotons de
spéléologie), etc. Entrent également dans le cadre de cette poli-
tique des créneaux la mise en place rapide de la nouvelle généra-
tion radio, ou l'équipement en hélicoptères puis en avions qui per-
mettent « l'acheminement urgent des secours, l'évacuation des
blessés graves ou la surveillance de la circulation » (une section
aérienne dans chacun des sept commandements régionaux met
ses moyens au service des différentes unités).
C'est enfin et toujours à ce contexte de politique des cré-
neaux et de guerre des polices que nombre de banlieues et de
zones suburbaines doivent l'ouverture de nouvelles brigades de
gendarmerie ou le renforcement d'unités déjà existantes. Si les
responsables de l'arme se sont longtemps gardés d'intervenir en
zone urbaine, alors que les textes précisent sans équivoque que
« l'action de la gendarmerie s'exerce sur toute l'étendue du ter-
ritoire », c'est qu'ils s'estimaient mal armés pour travailler
dans des foules anonymes comme dans des milieux interlopes,
c'est qu'ils craignaient aussi un contact corrupteur néfaste
au gendarme, « homme des casernes » protégé par sa quasi-
clôture des tentations de l'indiscipline. Mais, tout bonnement,
si la gendarmerie intervient tard en milieu urbain, c'est surtout
parce que la France reste longtemps un pays rural. En 1789,
82 % de la population est paysanne. En 1962, 45 % des Français,
soit 21 millions, habitent dans des bourgs de moins de
10 000 habitants, en zone gendarmique. Au fur et à mesure que
cette zone se dépeuple, de nombreux textes montrent à quel
point la gendarmerie est sensible à ce nouvel enjeu que repré-
sente la ville pour l'avenir de l'arme et l'intérêt des missions
qu'elle exerce. « Presque toutes les affaires judiciaires, mais
aussi d'ordre public et de maintien de l'ordre ont leur source en
ville. Même les affaires agricoles, dans la mesure où, la plupart
du temps, les dirigeants syndicaux, les sièges des organismes de
crédit sont en ville », écrit un officier, et un autre n'hésite pas à
proposer d'utiliser le dispositif gendarmique classique comme
piège pour une ville érigée en seul et unique enjeu : « Sans vou-
loir entrer dans la délinquance de haut niveau pour laquelle elle
n'a pas vocation dans sa forme actuelle, il est inéluctable que la
gendarmerie, si elle veut développer son activité, doive s'attaquer
au petit ou moyen " milieu Le contact pouvant difficilement
s'amorcer pour attaquer directement dans les lieux d'évolution
de cette faune, c'est-à-dire les cafés et les lieux de plaisir, il fau-
dra utiliser toutes les autres occasions, et notamment celles qui
vont se créer en dehors des zones urbaines, c'est-à-dire sur la
route à l'occasion d'une infraction, d'un accident, etc., ou dans
les lieux champêtres où ces messieurs-dames vont se mettre au
vert ou se distraire. »
C'est sur cette prise de contrôle de la ville que la gendarme-
rie, dès le début des années soixante, fait porter son effort. Elle
renforce et réactive partout où c'est possible les brigades déjà
installées dans les grandes villes, dont les activités consistaient
jusque-là essentiellement à faire de la paperasserie militaire
(appel sous les drapeaux, gestion des réservistes, préparation
des plans de mobilisation), ou à aller vérifier des identités, et elle
restructure le travail des brigades installées dans les autres villes,
qui passent, pour tout ce qui concerne la police administrative,
sous la responsabilité de la police nationale. Les gendarmes y
reçoivent l'ordre d'accepter et d'instruire toutes les plaintes, de
faire valoir la qualité de leur hospitalité et l'intérêt d'un service
ouvert 24 heures par jour et répondant à tout appel.
Mais la gendarmerie va surtout tirer profit du sentiment d'aban-
don et d'insécurité, fréquent dans les populations des grands
ensembles, des quartiers suburbains et des banlieues dortoirs.
Elle y mène bientôt une active politique d'implantation et de
construction de casernes, qui offrent le triple avantage de ceintu-
rer les villes par un réseau de postes d'observation, de répondre
à un besoin réel et d'offrir à l'arme une bonne occasion de
faire de la police judiciaire en milieu urbain, de retrouver un
« gibier » qui a déserté les campagnes. Bien que la lettre des
textes répartissant les compétences entre la gendarmerie et la
police d'État soit, ce faisant, respectée, les responsables du
ministère de l'Intérieur vont s'émouvoir grandement de cette
« aberration criminelle » que représente à leurs yeux le dévelop-
pement des activités gendarmiques en milieu urbain. A l'aube
des années soixante-dix, M. Marcellin étant ministre de l'Inté-
rieur, la guerre se rallume. Pour faire pièce à la pénétration des
gendarmes, la police fait construire en grande hâte des dizaines
de postes, multipliant et disséminant ses effectifs partout où cela
est possible. Pour des raisons budgétaires, cette politique marcel-
linienne d'implantation sauvage ne s'accompagne pas des aug-
mentations correspondantes en hommes et en matériel, de telle
sorte que les postes nouvellement ouverts servent surtout à mar-
quer symboliquement l'occupation du terrain, comme on plante
un drapeau en haut d'un sommet ou comme on marque sa rue
au Monopoly. Quelques années plus tard, la police devra
« reconcentrer ses moyens » et fermer le plus grand nombre de
ces postes abandonnant le terrain à la gendarmerie dont les
hommes, disciplinés militairement, disponibles officiellement
24 heures par jour et travaillant de fait plus de 10 heures sans
pouvoir prétendre à une « récupération » de leurs heures supplé-
mentaires abattent au moins autant de travail que les policiers,
avec deux à trois fois moins d'effectifs.
En 1972-1973, la police nationale — le ministère de l'Inté-
rieur — tente encore une grande offensive, et la direction cen-
trale de la police judiciaire cherche notamment à faire attri-
buer aux enquêteurs des Services régionaux de PJ l'exclusivité
des recherches en matière criminelle, ne laissant aux autres offi-
ciers de police judiciaire, et singulièrement à ceux de la gendar-
merie, que la recherche des auteurs de délits ou de contraven-
tions. La très vive réaction de la direction de l'arme, qui refuse
fermement tout partage de compétence, qu'il repose sur une divi-
sion territoriale ou sur une répartition en fonction des infrac-
tions, fait remettre le projet sine die. Une commission tripartite,
présidée par le conseiller d'État Tricot, est même nommée pour
régler le problème des frontières controversées entre policiers,
CRS et gendarmes, et élaborer un protocole d'accord qui équi-
vaut à une trêve.
La considérable transformation de la gendarmerie menée de
1962 à 1973 par Jean-Claude Périer n'a donc pas été conduite
dans le seul cadre d'une réflexion sur les moyens et les objectifs
de l'arme. Elle a été constamment marquée par un contexte de
rivalité extrêmement vivace entre les différentes forces de l'ordre,
et, dans les années qui suivront, le tribut que la gendarmerie a
dû payer à cette concurrence paraîtra de plus en plus lourd de
conséquences néfastes.

Au début des années soixante-dix, la gendarmerie est fortement


spécialisée, et la centralisation l'emporte sur les traditions d'au-
tonomie locale. L'originalité gendarmique est battue en brèche,
et Pandore commence à renoncer à sa vision globale de l'étendue
qu'il a à garder pour raisonner en termes d'interventions spéci-
fiques et de recours aux spécialistes. L'ensemble de l'arme a pris
pied dans les grandes villes, elle a fait de la grande criminalité
une cible privilégiée, de la gestion de la circulation une activité
de spécialistes, ébauché un nouveau dispositif et réaménagé les
différents niveaux hiérarchiques, qui jouent un rôle croissant.
Un certain nombre de facteurs objectifs ont joué dans le
sens de ces transformations. Nous avons déjà évoqué la déser-
tification des campagnes, l'augmentation de la mobilité des
Français liée au développement de l'automobile, et les nouvelles
missions confiées à la gendarmerie dans le cadre de la réor-
ganisation de la politique de défense. D'autres éléments se
modifient. Longtemps, par exemple, le recrutement de l'arme
s'est fait par contacts personnels et cooptation, à l'exception
de l'intégration de sous-officiers et d'officiers en provenance
d'autres corps. Comme les curés et les instituteurs, les comman-
dants de brigade s'efforçaient de repérer dans leur canton des
jeunes chez qui cultiver « la vocation ». Nombre de gendarmes
avaient attiré dans l'arme un parent ou un parent de parent. La
place traditionnelle de la gendarmerie dans l'organisation et la
surveillance de la conscription, dans la préparation militaire et
l'engagement ou le réengagement lui permettait de disposer
d'une série de filtres. La création d'écoles de gendarmerie, bien-
tôt dotées de leurs propres critères de recrutement, devait ratio-
naliser l'embauche et transformer la physionomie de l'arme, dont
seulement 2 % des hommes sont aujourd'hui d'origine rurale.
Quand le secrétaire général du Parquet de Paris, Jean Cochard,
est nommé directeur de la gendarmerie en 1973, les transforma-
tions imposées à l'arme par ses nouvelles missions et par la
guerre des polices en ont profondément modifié le visage mais
n'en ont pas corrompu l'originalité. Ce que les gendarmes
appellent l'« époque Périer » reste en effet marqué par le souci
de respecter et de perpétuer les caractéristiques propres de
l'ancienne maréchaussée. De nombreux exemples attestent de
la préoccupation de la direction de résister, autant que faire se
peut, à la logique de la spécialisation, de l'inversion et de la
hiérarchisation des initiatives et de la vectorisation de l'arme.
Les détachements spécialisés chargés de la police de la route
sont conçus comme devant garder les responsabilités des bri-
gades territoriales, les autoroutes sont placées sous le contrôle
des différentes brigades dont elles traversent le territoire, les
centres techniques comme le Centre national de rapprochement
des renseignements judiciaires ou le Centre national d'informa-
tion routière sont très tôt régionalisés, afin de se « rapprocher
des réalités départementales et des besoins réels de la base »,
des ordres stricts maintiennent la discipline en matière de port
de l'uniforme, et de nombreuses circulaires viennent rappeler
qu'une patrouille se fait à allure lente, avec des arrêts fréquents,
ou que les brigades de recherche ne sont qu'une réserve à la
disposition des officiers de police judiciaire des brigades terri-
toriales, une vaste étude est lancée en 1969 sur « l'adaptation
de la gendarmerie départementale à l'évolution du pays » auprès
de chaque groupement.

A partir de 1973, la gendarmerie se lance dans une nouvelle


politique qui change radicalement le sens et le fonctionnement
de son dispositif, et l'analyse de l'évolution des concepts et du
vocabulaire utilisés par la direction en est un des signes les
plus facilement perceptibles 1 On ne parle plus d'occupation du
territoire, de surveillance générale ou d'initiative des brigades
territoriales, mais d'opérations, d'interventions, de directives.
La circonscription disparaît dans le paysage, et il n'est question
que de points sensibles ou de points noirs, entre lesquels on
pourrait croire que la nature a soudain organisé le vide. L'urgence
de l'intervention l'emporte sur la permanence du service, l'excep-
tion tient lieu de règle. Bien plus que se faire connaître, le gen-
darme doit « se faire voir », « montrer sa force », « assurer une
présence dissuasive ». La représentation de son personnage et
la culture par des moyens artificiels de son « image de marque »
comptent plus que la réalité de ses contacts et de sa présence.
Pandore fait l'objet d'une mise en scène et d'une mise en marché
pour la réussite desquelles la direction de la gendarmerie n'hé-
site pas à draguer journalistes, écrivains et hommes de « commu-
nication ». Elle fait diffuser par la télévision un feuilleton à la
gloire de l'arme. Elle entraîne les officiers au maniement de
l'audiovisuel. Elle organise des shows gendarmiques, comme en
juin 1978, où 400 gendarmes participent sur les plages de l'Ille-
et-Vilaine à un spectacle « historique, sportif, mécanique et
musical » de trois heures, mis en scène par un réalisateur de
télévision connu, et commenté par l'une des figures les plus
populaires du petit écran. La télécommunication tient désormais
lieu de contact avec « la partie saine de la population ». La for-
mule peut paraître excessive, mais elle traduit bien le dépérisse-
ment progressif de la « surveillance générale », dont nous avons
tenté de montrer qu'elle était la pierre d'angle de la spécificité
gendarmique. Si l'expression est encore utilisée, elle a, comme

1. Cf. par exemple, « Des gendarmes pour quoi faire? », in Armées d'au-
jourd'hui, juillet 1975; « De l'adaptation nécessaire », in Revue de la gendar-
merie nationale, n° 110, IV, 1976; « La mobilité, un état d'esprit», ibid,
n° 117, III, 1978, ou le document « Objectifs de la gendarmerie pour la période
1976-1980 », de la direction de l'arme.
l'écrit un officier général, complètement changé de sens. « A
l'origine, le but de la surveillance était essentiellement de prendre
des contacts afin d'obtenir du renseignement; actuellement [...]
il s'agit surtout de sécurisation et de dissuasion. Le premier sens
est typique du mode d'action traditionnel de la gendarmerie, le
second, d'un mode d'action qui est celui de la police. »
Une succession de « changements de détail » va dans le sens
de ce mimétisme. Les brigades mixtes territorialisées et les bri-
gades routières de gendarmerie mobile disparaissent au profit
de brigades motocyclistes. Celles-ci ne font plus la police de la
route, mais de la police sur la route : « Ce qui nous intéresse,
déclare le directeur de la gendarmerie, c'est l'individu de pas-
sage qui va commettre un méfait ou qui revient de le commettre,
les voleurs de voiture ou de camion, les voleurs dans les voitures
ou dans les camions, les agresseurs de pompistes et, dans cer-
taines régions, les prostituées. Il faut d'abord que les unités
motocyclistes soient étroitement associées aux recherches judi-
ciaires, afin qu'elles sentent le climat de la délinquance, son
évolution et les axes d'effort du moment. [...] Il leur faut égale-
ment se constituer un réseau d'informateurs parmi les profes-
sionnels de la route, qui parlent le même langage. » Dans la
même perspective, les autoroutes deviennent le ressort propre
de pelotons spécialisés.

Saisies par l'« esprit opérationnel », les brigades territoriales


vont et viennent au gré des directives de la hiérarchie, qui les
manipule en fonction des urgences qu'elle établit. En 1975-
1976, les gendarmes d'un groupement départemental ont été
ainsi mobilisés à l'initiative de l'administration centrale pour les
opérations suivantes :
1. Police de la route : préparation et réalisation des opéra-
tions heure H et Bison futé, opérations « primevère » de week-

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end, à l'échelon régional ou départemental. La publication et
l'analyse des statistiques en matière d'accidents de la route ont
conduit les responsables régionaux de l'arme à organiser, en
dehors des opérations habituelles placées sous le commande-
ment des responsables de groupement, des opérations combi-
nées de contrôle routier (contrôle de vitesse, du port de la cein-
ture de sécurité, de l'alcoolémie). A ces différentes opérations se
sont ajoutées des opérations de contrôle de l'éclairage des véhicules
et des mesures antipollution, correspondant à une campagne
nationale lancée au même moment. Enfin, une série de barrages
et de contrôles routiers a été organisée en collaboration avec
les services des douanes, alarmés par une recrudescence de la
contrebande.
2. Police judiciaire : les gendarmes ont été mobilisés à
l'époque des fêtes de Noël et du Nouvel An, dans le cadre
d'un plan national anti-hold-up organisé, comme l'année précé-
dente, à la demande du ministre de l'Intérieur. Celui-ci avait en
effet décrété « époque critique » la période du 6 décembre au
31 janvier, en se fondant sur des analyses de statistiques. On
notera au passage que le département n'avait connu, quant à
lui, que trois hold-up au cours de l'année précédente, dont un
seul pendant la « période critique ». Les gendarmes n'en ont pas
moins dû organiser une surveillance renforcée des « cibles » les
plus menacées, la multiplication des patrouilles et des contrôles
d'identité aux heures et dans les lieux dits « sensibles », une sur-
veillance plus serrée des auteurs potentiels de hold-up enregis-
trés dans les fichiers de suspects du groupement, le maintien en
alerte de réserves d'intervention rapide, etc.
Des opérations similaires se sont déroulées pendant la période
estivale dans le cadre de l'« opération tranquillité vacances »,
avec renforcement de la surveillance des appartements en milieu
urbain et accroissement de la surveillance des estivants et des
lieux de leur villégiature, entraînant d'importants transferts d'ef-
fectifs. Les gendarmes ont encore été mobilisés contre le bracon-
nage, à l'occasion d'une campagne concernant une espèce pro-
tégée, puis contre une poignée de militants régionalistes, à la
suite d'un attentat sans victime commis ailleurs et par d'autres.
Ils ont dû participer à deux grandes opérations de « sensibilisa-
tion et de prévention » concernant les personnes âgées et les
résidences secondaires. Sur la base de directives nationales, des
milliers de lettres circulaires ont été distribuées, des réunions
d'information ont été organisées, des fiches et des cartes ont
été dressées au fur et à mesure des patrouilles organisées autour
de ces nouvelles cibles.
A tout cela se sont ajoutées les « opérations coup de poing »
organisées à l'initiative du ministère de l'Intérieur, dans le double
but « de sécuriser la population en lui montrant l'action de ses
forces de police et de créer un climat d'insécurité et de dissua-
sion pour les délinquants qui préparent leur coup et tombent
par hasard sur un barrage ». De ces opérations, le directeur de
cabinet du préfet du département nous déclarait : « Bien que
l'on ne puisse pas dire qu'elles soient totalement négatives,
puisqu'on trouve toujours quelque chose, depuis les éclairages
défaillants jusqu'aux défauts d'assurance, et parfois des per-
sonnes faisant l'objet d'un avis de recherche, il faut savoir que
l'effet recherché est essentiellement psychologique. Évidemment,
on ne peut guère mesurer l'efficacité de ce genre d'actions. »
Enfin, différents plans ont été déclenchés, à titre de manœuvres
ou de manière préventive, à l'approche de certaines périodes.
3. Police administrative et de sécurité : les gendarmes ont
été chargés d'opérations de contrôle des prix déclenchées au
niveau national. Chaque brigade a été tenue de faire le relevé
systématique des prix pratiqués par les commerçants de détail
de son ressort et de repasser quinze jours plus tard pour vérifier
qu'ils n'avaient pas changé. Les commandants de brigade se
sont plaints des mauvais rapports que cette mission entraînait
entre eux et des éléments essentiels de « la partie saine de la
population ».
Dans le cadre des plans coordonnant le travail de toutes
les administrations en cas de crise, la gendarmerie a participé
à des exercices de simulation déclenchés sur le plan régional.
Comme tous les ans, la préfecture a organisé un exercice ORSEC.
La grande sécheresse de l'été 1976 et la participation de l'armée
à l'« opération paille » ont occupé les brigades à divers travaux
d'enquête et de renseignement, de préparation de l'interven-
tion du contingent et de surveillance pendant son déroulement.
Encore n'avons-nous mentionné que les campagnes et les
opérations les plus importantes. C'est en réalité quotidiennement
que le commandant de compagnie intervient dans l'organisation
du travail de « ses » brigades territoriales, de sa propre initia-
tive ou sur la base de directives qui lui sont parvenues de plus
haut. La connaissance qu'un commandant de brigade peut avoir
de son ressort ne joue plus que pour mémoire dans la détermi-
nation des lieux, des horaires ou des axes prioritaires du travail
de ses hommes. Au nom de la logique opérationnelle, les direc-
tives s'accumulent, catégorie d'activités par catégorie d'activi-
tés, chaque catégorie s'émiettant à son tour. Il ne s'agit plus
de police de la route, par exemple, mais de contrôle de vitesse,
de régulation du trafic, d'opération poids lourds, ou de recherche
de véhicules volés, chaque activité étant exclusive. En descen-
dant l'échelle hiérarchique, chacune de ces directives se voit
précisée, augmentée, remodelée pour tenter de l'adapter aux
particularités zonales, régionales, départementales d'arrondisse-
ment. Arrivées à l'échelon de la brigade, elles ont atteint un
degré de complexité et de rigidité qui réduit encore la marge
des gendarmes de canton et leur possibilité de corriger, en fonc-
tion des données locales, les décisions prises à partir d'une
« phénoménalisation » d'éléments disparates accumulés vaille
que vaille par catégories statistiques et dont la gravité est éva-
luée sur la base de sondages d'opinion.
Le nouveau dispositif gendarmique modifie enfin de fond en
comble le problème de la constitution, du maintien en dispo-
nibilité et de l'utilisation des forces de réserve. La gendarmerie
de la surveillance générale a pour mission d'occuper et de maî-
triser l'ordinaire pour détecter et affronter immédiatement
l'extraordinaire. Quand les opérations de rétablissement de
l'ordre —de l'ordinaire —ont distrait trop fréquemment et pour
de trop longues périodes les gendarmes des brigades de leur tâche
de surveillance, la gendarmerie mobile a été créée pour consti-
tuer une réserve spécifique. Aujourd'hui, l'ensemble des effec-
tifs est à nouveau occupé en permanence par des missions, des
opérations, des interventions, des actions, des campagnes et des
directives de toutes sortes qui ne laissent à la surveillance géné-
rale qu'un temps résiduel, et enlèvent toute disponibilité au qua-
drillage classique. Comme la gendarmerie mobile, d'autres
réserves ont bien été créées pour soulager le travail des brigades
en matière de police de la route, de police judiciaire, etc., mais
elles fonctionnent à l'inverse de leurs objectifs et surchargent de
nouvelles tâches les gendarmes de canton, auxquels elles
imposent en outre leur propre logique. On est passé d'un dispo-
sitif territorialisé servi par des réserves opérationnelles spécia-
lisées à un ensemble d'organes spécialisés coordonnés par une
structure hiérarchique qui met à leur disposition la masse de
manœuvre des brigades, en fonction des opérations décidées par
l'administration centrale.
Différentes solutions ont été successivement imaginées pour
dégager à nouveau du temps pour la surveillance générale. Les
premières consistent à restructurer le dispositif en prélevant dans
chaque compagnie, de manière permanente ou occasionnelle, une
réserve d'hommes dotée de moyens automobiles et radio dont
la tâche essentielle serait de patrouiller dans tout le ressort de la
compagnie, en fonction des heures et des lieux où les infractions
sont le plus souvent commises et de se maintenir en alerte de
façon à pouvoir intervenir sans délai en tout point de l'arron-
dissement. C'est ainsi qu'ont vu le jour les Détachements d'in-
tervention occasionnelle (DIO), les Détachements de surveillance
et d'intervention occasionnelles (DSIO), les Détachements d'in-
tervention (DI), les Unités d'intervention (UI), les Unités d'inter-
vention rapide (UIR), destinés à mobiliser les effectifs territorialisés
et à les mettre, en tant que masse de manœuvre, à la disposition
de la hiérarchie.
Dans le même esprit, les pelotons motocyclistes ont été redé-
ployés en brigades placées en réserve d'intervention tous azimuts
à la disposition de chaque commandant de compagnie. A partir
de la gendarmerie mobile, on a formé des Détachements mobiles
de surveillance et d'intervention (DMSI) pour servir de renforts
opérationnels envoyés aux « époques sensibles » (les vacances, par
exemple), sur les « lieux sensibles». Enfin et surtout, en 1974,
deux groupes d'intervention, ancêtres directs du Groupe d'inter-
vention de la gendarmerie nationale (GIGN) ont été créés pour
servir de commandos de choc maintenus en état d'alerte perma-
nente, capables de faire front immédiatement à n'importe quel
événement grave survenant en n'importe quel point du territoire.
Très entraînés aux techniques du parachutisme, de l'escalade,
du tir et du corps à corps, spécialistes de l'utilisation des gaz,
des explosifs et des techniques électroniques, les 32 gendarmes
du GIGN servent et perfectionnent sans cesse une panoplie impres-
sionnante de moyens concentrés aujourd'hui à Maisons-Alfort,
et peuvent se porter en tout point du territoire métropolitain et
des DOM-TOM dans les délais minimaux grâce aux hélicoptères,
aux bi-réacteurs Mystère 20 ou aux automobiles surpuissantes (et
trafiquées) mis à leur disposition. Le GIGN est, lui aussi, conçu
comme une réserve opérationnelle spécialisée dont les pelotons
assurent à tour de rôle une alerte permanente et doivent « être
constamment en mesure de participer aux opérations déclenchées
à l'occasion de certains événements graves (actes de secourisme
ou de banditisme, prise d'otage, révolte de détenus) nécessitant
l'utilisation de techniques et de moyens particuliers d'interven-
tion ».
Entre ce Groupement d'intervention de la gendarmerie natio-
nale, que l'on ne peut mettre en œuvre que dans des situations
très graves, et les unités d'intervention aux noms divers, qui ne
sont formées que lorsque l'on a pu ou su prévoir l'événement, le
moment et la zone sensibles, il manquait un maillon au nou-
veau dispositif. En 1975, la direction de la gendarmerie demande
aux commandements régionaux « de faire preuve d'un maximum
d'imagination pour mettre en œuvre une formule qui pourrait
préfigurer le service futur des unités de l'arme ». Un peu partout,
des Unités d'intervention rapide sont alors organisées selon
diverses modalités et testées sur le terrain. Tirant les conclusions
de ces expériences, la direction décide, au début de 1976, de créer
les premiers Pelotons de surveillance et d'intervention de la
gendarmerie (PSIG), très vite multipliés et mis à la disposition de
toutes les compagnies.
Composés en principe de 18 hommes, dont 9 gendarmes
auxiliaires du contingent, ces PSIG patrouillent en permanence
par roulement sur les routes de l'arrondissement, « afin d'ac-
croître 24 heures sur 24 la mobilité de cette police faite par les
militaires 1 ». Ils constituent un élément en alerte pouvant « agir
rapidement et en force, à tout moment, sur les lieux d'un événe-
ment troublant l'ordre public ».
Après bien des tâtonnements, la direction de la gendarmerie
a trouvé la pièce manquant au nouveau dispositif de l'arme cor-
respondant à la nouvelle conception de ses missions. Dès lors, ce
nouveau dispositif se précise et se développe. Reformulé sous la
pression des nouvelles directives de mobilité, dans la logique du
nouvel état d'esprit opérationnel, le problème que la gendarmerie
considère qu'elle a désormais à résoudre n'est pas celui d'un
mode d'occupation du territoire permettant d'exercer la sur-
veillance « répressive et continue », mais celui de l'organisation
d'une alerte permanente permettant des interventions immédiates

1. Jean Cochard, directeur de la gendarmerie, présentation à la presse


des PSIG, novembre 1976.
sur des événements extraordinaires. Avec les PSIG, on est passé
d'une partition géographique du territoire quadrillé par les bri-
gades territoriales qui y exercent leur surveillance générale à une
partition opérationnelle en zones à plus ou moins grand risque,
entre lesquelles le commandement fait évoluer des forces d'inter-
vention chargées de leur surveillance ponctuelle.
Comme le souligne un officier, il s'agit d'une inversion complète
des priorités : « Surveillance d'abord, ou intervention d'abord ?
Cette question mérite un développement. La force de la gendar-
merie réside essentiellement dans son aptitude à découvrir le
renseignement. Celui-ci ne s'obtient que par contacts personna-
lisés régulièrement entretenus. L'établissement et le maintien de
tels contacts ne sont possibles que dans le cadre des unités clas-
siques de l'arme agissant suivant leur mode d'action traditionnel.
Le mot surveillance, qui implique donc contact et renseigne-
ment, résume cette conception des choses. Être efficace en gendar-
merie, c'est d'abord assurer une bonne surveillance, c'est donc
d'abord renforcer les unités classiques. [...] De ce fait, d'ailleurs,
on renforce également leur capacité d'intervention. A l'inverse,
concevoir une unité spécialement destinée à l'intervention, c'est
limiter son efficacité à l'intervention, c'est-à-dire sacrifier l'as-
pect surveillance. Dans ce domaine en effet, une telle unité, sans
possibilité de vrais contacts ni par conséquent de renseignements,
ne pourra que rester à la surface des choses. »
On voit bien, à la description de ce nouveau dispositif, la
nécessité d'en accroître la puissance de choc. Le passage de la
surveillance générale à la surveillance opérationnelle dispense
la gendarmerie de l'ancien recours à la ruse. Il ne s'agit plus pour
elle que d'être suffisamment mobile et suffisamment puissante
pour constituer une force de dissuasion de l'extraordinaire. La
gestion par les brigades territoriales d'un contact avec l'habi-
tant cède la place à la gestion par les PSIG d'une menace à l'en-
contre de tous ceux que vont croiser sur les routes les forces de
manœuvre intervenant dans les « zones sensibles ». Au mieux, la
population n'a plus aucun poids dans ce nouveau dispositif. Au
pire, elle représente une cible ou un otage.
Bien que leur disparition complète ait été plusieurs fois évo-
quée, voire souhaitée 1, les brigades territoriales subsistent encore.
Comme le soulignait un journaliste du Figaro2, commentant la
présentation des nouvelles unités de gendarmerie à la presse :
« les PSIG qui quadrillent le territoire sont destinés à devenir plus
opérationnels que les brigades traditionnelles », mais la réparti-
tion spatiale des vieilles unités organiques de l'arme est en prin-
cipe maintenue. C'est leur qualité de cellule gendarmique de base
qui leur est ôtée, pour passer à la compagnie, dont le commande-
ment fonctionne comme un PC opérationnel, parfois équipé de
mini-salles d'opérations, et dirigeant le combat des militaires
de l'arme sur les différents fronts routiers, judiciaires, administra-
tifs, de maintien de l'ordre ou de secours aux personnes en dan-
ger. En première ligne de ces combats, les effectifs des brigades
territoriales, bien tenus en main grâce à la perfection du réseau
radio, viennent étoffer à la demande les équipes de recherche
judiciaire, les patrouilles renforcées, les détachements d'inter-
vention, les unités de réserve en alerte. Le gendarme de canton,
en qui la population croit encore pouvoir reconnaître le gendarme
tout court, est la quantité la plus négligeable de la gendarmerie,
l'atome d'une masse de manœuvre générale que l'on concentre
en fonction des opérations et que l'on redisperse ensuite dans ses
casernes où il achève et complète le travail en rédigeant des
rapports, établissant des procédures ou vérifiant les renseigne-
ments recueillis. Avec les PSIG s'accomplit le passage de la sur-
veillance générale à la police opérationnelle, l'idéal gendarmique
devenant la dissuasion et, corollairement, la cohabitation avec
la population cède le pas à la coexistence.

1. Voir par exemple le chef d'escadron Drouard, « Faut-il supprimer les


brigades de gendarmerie? », in Armées d'aujourd'hui, n° 24.
2. Le Figaro, 14 mai 1977.
Le triomphe de l'esprit vaurien

« Si j'étais assez insensé pour détruire l'esprit


que j'ai donné depuis quatre ans à la gendar-
merie, elle deviendrait vaurien, comme en
l'an VIII. »
Lettre de Napoléon au ministre de la
Police, 5 décembre 1804.
« La vie de l'intelligence est en veilleuse à
l'armée du Rhin. Cela vaut mieux d'ailleurs,
car que faire avec l'intelligence, prétentieuse,
impuissante? Mars était beau, fort et brave,
mais il avait peu d'esprit. »
Lettre de Charles de Gaulle au colo-
nel Meyer, 24 décembre 1927.

A u x élections législatives du 12 m a r s 1978, d a n s la circons-


cription de Lisieux-Falaise, un m a r é c h a l des logis de la gendar-
merie, en poste à la brigade territoriale d ' O r b e c (Calvados),
brigue les suffrages de ses c o n c i t o y e n s sous l'étiquette de « can-
didat sans étiquette ». Il mène s i m u l t a n é m e n t deux c a m p a g n e s .
L a première, à destination de ses collègues g e n d a r m e s , se déve-
loppe principalement d a n s l ' E s s o r de la g e n d a r m e r i e , o r g a n e
de la très i m p o r t a n t e U n i o n des personnels retraités de la gendar-
merie (UNPRG). D a n s son n u m é r o de m a r s 1978, ce j o u r n a l ne
c o n s a c r e pas moins de 4 pleines pages sur 32 à a p p u y e r la candi-
d a t u r e d u g e n d a r m e Pierre Bignon, fils et neveu de gendarmes.
D a n s u n long article intitulé « P o u r que le g e n d a r m e soit un
citoyen à part entière », le candidat explique lui-même le sens
de son acte. Après avoir noté que, « statistiquement, les espé-
rances de vie sont les plus longues dans le corps enseignant et
les plus courtes chez les gendarmes », il dénonce les conditions
de travail dans une arme « où il est impossible de faire moins de
60 heures par semaine » et où ces 60 heures sont consacrées à
des tâches paperassières, subalternes et parcellaires, dépri-
mantes au point qu'« il n'est pas étonnant que dans l'armée fran-
çaise, 4 suicidés sur 5 soient des gendarmes ».
Pour décrire la crise qui couve dans les brigades territoriales
de plus en plus instrumentalisées par les autres unités de gen-
darmerie, le gendarme Bignon ne craint pas de dépeindre ses col-
lègues et lui-même comme des « esclaves ». Pour résoudre cette
crise, il propose l'instauration d'une commission élue, compétente
pour traiter les questions et les réclamations touchant aux condi-
tions de travail des gendarmes, et seul moyen selon lui d'éviter
à terme une syndicalisation incompatible avec le caractère mili-
taire de la gendarmerie. En outre, il suggère que les tâches subal-
ternes, dans l'exécution desquelles les gendarmes s'enlisent, soient
confiées à des personnels civils.
Ce premier volet de la pensée du gendarme-candidat restera
ignoré des électeurs, auprès desquels le maréchal des logis d'Orbec
ne développe que le second moyen qu'il propose pour alléger et
améliorer le travail de la gendarmerie, et, comme le proclame son
affiche électorale, pour assurer « la sécurité des Français ».
Comme le « criminostat », ce moyen est mécanique : « un satel-
lite géostationnaire de surveillance qui transmettrait de jour
comme de nuit des photographies, permettant ainsi de suivre tous
les mouvements à la surface du territoire ». Pierre Bignon a servi
dans l'armée de l'air, il a lu la documentation technique sur les
satellites espions utilisés par les grandes puissances, il a admiré
l'extraordinaire finesse de leur précision et a conçu l'idée toute
simple de faire servir leurs caméras à la lutte contre l'« ennemi
intérieur ».
« Si un méfait est connu, déclare-t-il dans une interview à
Libération 1 agression ou cambriolage, dès que les coordonnées
sont connues (lieu et heure), les ordinateurs du central déter-
minent la bande-vidéo concernée et on la projette au central.
On voit la voiture quitter les lieux, il ne reste plus qu'à la suivre
et à la coincer là où elle s'arrête. Chaque malfaiteur se sachant
épié en permanence par l'œil du gendarme, la dissuasion jouerait. »
Dans sa profession de foi, il ajoute : « Je prends le cas des per-
sonnes âgées. Des groupes spécialisés dans ce genre d'affaires
font un trajet de près de 300 kilomètres pour venir commettre
leur méfait et repartent aussitôt. [...] Qui oserait s'attaquer à
une personne âgée sachant que sa fuite va être suivie point par
point et qu'il sera arrêté rapidement? » Et, dans un raccourci
particulièrement bien venu, l'affiche électorale du maréchal des
logis conclut : « Avec Pierre Bignon, vivez portes ouvertes. »
La candidature du gendarme d'Orbec, premier militaire de
l'arme à prétendre entrer au Parlement, n'a pas été qu'une manne
providentielle pour les chansonniers et une distraction pour les
journalistes au milieu d'une campagne électorale semblable à
tant d'autres. Le thème de cette candidature — la sécurité — et le
programme proposé — réorganisation de la gendarmerie et satel-
lite géostationnaire — n'ont pas fait sourire les gendarmes. Plus
de 500 d'entre eux ont envoyé des lettres de soutien à Pierre
Bignon. L'Union nationale des personnels retraités ne lui a pas,
comme nous l'avons dit, ménagé son soutien, en même temps que
la direction de la gendarmerie — autre signe convergent — ne lui
ménageait pas les tracas et ne comptait pas sa peine pour tenter,
en vain, de dissuader l'un de ses collègues d'être son suppléant.
Nombre de gendarmes n'ont donc rien trouvé d'extravagant dans
l'idée de devenir les servants d'un satellite aux 100 caméras, et
cet engin ne les a pas dissuadés de soutenir la cause et les rai-
sonnements de leur camarade. Pour l'observateur, ce soutien

1. 24 février 1978.
n'est pas le dernier motif d'étonnement, et l'on se serait attendu
à ce que l'imagination du maréchal des logis le conduise au Val-
de-Grâce plutôt que dans les colonnes de l'Essor de la gendar-
merie. Il n'en a rien été, et les gendarmes semblent penser que
puisque, dans le nouveau dispositif de leur arme, la surveillance
générale se passe fort bien du Pandore en tournée et de « la partie
saine de la population », on peut aussi bien la confier à une méca-
nique. Après tout, le criminostat a ouvert le chemin à l'établis-
sement d'une gamme importante de machines à faire la police
judiciaire, et le satellite espion à usage interne ne pose aucun
problème technique particulier. Tout au plus représente-t-il une
extrapolation hardie de la politique menée ces dernières années
par la direction de la gendarmerie.
Le contresens du gendarme Bignon et de ceux qui l'ont soutenu
— et même de ceux qui l'ont combattu — est en effet total : qu'il
s'agisse des transformations des conditions de travail ou de la
sophistication des moyens gendarmiques, ses propositions, loin
d'être contradictoires avec l'évolution de l'arme, s'inscrivent
dans son droit fil et poussent simplement sa logique un peu plus
loin. Si certains aspects, tout comme la méthode choisie par le
maréchal des logis pour populariser ses idées, peuvent paraître
intempestifs ou particulièrement audacieux, l'ensemble n'en a
pas moins la vérité des meilleures caricatures.
La gendarmerie est aujourd'hui une arme qui mise essentiel-
lement sur des moyens techniques pour remplir sa mission. Qu'il
s'agisse des ordinateurs ou des hélicoptères d'intervention, ces
moyens techniques entraînent le développement de corps de
spécialistes auxquels sont subordonnés l'ensemble des gendarmes
en poste dans les brigades territoriales, en matière de police
judiciaire comme de police administrative. Cette prolétarisation
du travail des gendarmes de brigade n'entraînera pas, sans doute,
leur remplacement par du petit personnel civil, comme le
souhaitent ceux qui ont appuyé la candidature du maréchal
des logis Bignon. Une telle innovation poserait à l'arme des
problèmes trop lourds dans la définition du statut de ces person-
nels, en même temps qu'elle introduirait la possibilité d'une syn-
dicalisation, menace dont la gendarmerie souhaite d'autant plus
faire l'économie qu'elle considère qu'il ne lui reste guère d'autre
supériorité sur la police que le caractère militaire de sa discipline.
Plutôt qu'à des civils, on fera donc appel à des femmes, et plus
particulièrement à des femmes de gendarmes, embauchées au titre
des personnels féminins des armées. En confiant à celles que leurs
futurs collègues appellent déjà des « gendarmettes » les tâches
d'accueil du public, de dactylographie des rapports et d'entretien
des brigades, on pense ainsi apaiser la grogne de Pandore en
soulageant sa charge de travail et en ouvrant la possibilité de
faire entrer un second salaire dans son foyer.
Le plus petit échelon gendarmique tombant en quenouille, un
personnel spécialisé devrait donc apparaître dans les brigades,
voué à des tâches supposant qu'il ne quitte pas sa caserne, et la
division du travail en fonction de la division des sexes donnera
le coup de grâce à la polyvalence des gendarmes de canton. Les
hommes-gendarmes, quant à eux, ne trouveront pas dans ce ren-
fort un temps supplémentaire pour mener à bien leurs activités
de surveillance générale. Dans la mesure où les Pelotons de sur-
veillance et d'intervention sont devenus la pierre d'angle de la
nouvelle organisation gendarmique, ils iront en grossir les effec-
tifs, s'ils en sont jugés capables, ou continueront d'être les exécu-
tants des directives hiérarchiques ou les auxiliaires des unités plus
prestigieuses.
Le renoncement au principe de polyvalence des gendarmes et
la déréliction des brigades territoriales se sont en effet accompa-
gnés d'une considérable acquisition de prestige par les unités les
plus spécialisées. Les super-Pandores du Groupe d'intervention
de la gendarmerie nationale font rêver les jeunes recrues, et,
puisque le nombre d'élus de cette unité est infiniment inférieur au
nombre d'appelés, c'est vers les unités qui lui ressemblent le plus
que se tournent les gendarmes, vers les PSIG et les brigades de
recherche, où le travail paperassier est réduit et où les possibilités
d'action sont importantes. La politique de spécialisation de la
direction de la gendarmerie a créé une hiérarchie d'intérêt et de
prestige entre les différentes unités et les différentes missions de
l'arme, et le désir des gendarmes d'être en poste dans les unités
les plus actives et les plus prestigieuses renforce à l'évidence ce
mouvement de parcellisation. Le super-gendarme venant à bout
du crime en sautant de son hélicoptère a ainsi remplacé dans
l'imagerie identificatoire des Pandores le gouverneur de canton,
en même temps que l'intervention succédait à la surveillance
dans l'idéal gendarmique.
Cette transformation n'apporte pas à la sécurité des citoyens
autant de bénéfices que ses initiateurs le prétendent. Que le gen-
darme rêve d'être un shérif plutôt qu'un légat introduit dans
l'arme un changement de mentalité qui s'est déjà manifesté dans
la police, lors de la création, par exemple, des brigades dites
antigang, pour qui l'usage des armes semble être le moyen ordi-
naire de maintenir la paix publique, quand ce n'est pas de régler
la circulation, dût-on laisser sur le carreau quelque passant ou
quelque c o l l è g u e
Les doléances et les protestations dont le maréchal des logis
Bignon s'est fait le porte-parole ne font que réclamer de la
direction de la gendarmerie qu'elle accepte toutes les consé-
quences des transformations qu'elle a mises en place, et qu'elle
distribue équitablement ses hommes là où elle a désormais situé
le centre des activités gendarmiques.
En avril 1979, la résolution d'une affaire criminelle viendra

1. 8 avril 1975, Paris, un passant est tué par erreur; 23 juillet 1975, Cha-
renton, un inspecteur est tué par un collègue d'un autre service; 22 juin 1976,
Fontenay-sous-Bois, un employé de banque est tué par erreur; 23 août 1977,
Châtenay-Malabry, un jeune homme est abattu de 3 balles dans le dos;
27 octobre 1977, un policier est tué, un autre grièvement blessé par des col-
lègues à Fontenay-le-Fleury; 11 janvier 1978, un jeune homme est abattu
alors qu'il tentait de voler une 2 CV; 13 mars 1978, 2 hommes sont tués par
des motards de la police à la suite d'un accrochage avec un taxi...
donner, sous une forme tragique, le contrepoint de la candida-
ture du gendarme d'Orbec. Le 9 avril, Alain Lamarre, 23 ans,
gendarme en poste au Peloton de surveillance et d'intervention
de Chantilly, est arrêté par ses camarades et reconnaît être l'au-
teur d'un meurtre, de 3 tentatives de meurtre, de 4 attentats par
explosif (contre des voitures de gendarmerie), de 15 vols et d'un
hold-up. Ses diverses activités criminelles étaient attribuées par
la presse à un mystérieux « tueur de l'Oise », recherché par toutes
les polices.
Au juge d'instruction qui l'interroge, Lamarre déclare avoir
agi dans le but de ridiculiser la gendarmerie et de se venger ainsi
d'une affectation à des tâches subalternes. D'abord en poste dans
une brigade territoriale, il n'avait eu de cesse d'intégrer un Pelo-
ton de surveillance et d'intervention. Peu de temps après avoir
obtenu satisfaction, il ouvrait le feu sur une voiture qui ne s'arrê-
tait pas à un contrôle routier. Ses supérieurs, le jugeant trop
impulsif, prenaient alors la décision de ne plus lui confier que des
responsabilités secondaires, hors des théâtres d'opération du
peloton. Profondément mortifié, Lamarre jure de tourner en déri-
sion ceux qui venaient de le mettre sur la touche. Il commence par
voler l'un des véhicules du PSIG et l'abandonne, criblé de balles,
laissant à l'intérieur un mouchoir taché de sang et le plan d'un
bureau de poste avec les indications d'un itinéraire de repli pour
un hold-up. Il se lance ensuite dans une série de tentatives de
meurtre, dont l'une réussit, et dans une longue suite de vols et
d'attentats, souvent au préjudice de ses collègues, et toujours
dans le ressort du Peloton de surveillance et d'intervention dont
il est membre. Identifié près d'un an après son premier coup par
la femme d'un de ses anciens collègues qui avait vu le portrait-
robot du « tueur de l'Oise » dans la presse, Lamarre déclare au
juge d'instruction que « son objectif a été parfaitement atteint,
puisqu'en dix mois il a ridiculisé la gendarmerie en évitant systé-
matiquement les barrages routiers installés après chacune de ses
agressions » et en déjouant toutes les recherches des spécialistes.
Le gendarme qui se présente à des élections législatives pour
donner du poids à ses revendications et celui qui se transforme
en assassin pour compenser son affectation à des tâches bureau-
cratiques sont deux cas exceptionnels. Mais sans aller à ces
manifestations extrêmes, leurs collègues les plus jeunes, ceux qui
sont entrés dans l'arme alors que le nouveau dispositif était
déjà en vigueur, attendent aujourd'hui de leur direction qu'elle
accélère et rationalise les réformes découlant de la nouvelle
organisation, tout particulièrement en ce qui concerne les affec-
tations. C'est à ce titre que l'affaire Bignon et l'affaire Lamarre
sont riches d'enseignement sur les tendances à l'accélération de
l'esprit opérationnel. La volonté d'être affecté à des tâches ou dans
des unités nobles ira en croissant d'autant plus vite que la gen-
darmerie est un corps où le renouvellement est rapide, par le
double jeu de l'augmentation des effectifs et d'un âge de la
retraite fixé bas (55 ans). La désertion par les gendarmes de base
d'unités sans responsabilité comme les brigades territoriales vien-
dra donc renforcer la politique de la direction. Quant au satel-
lite géostationnaire du maréchal des logis d'Orbec, était-il plus
délirant en 1978 que le projet de criminostat formé dans les
années soixante par un officier aujourd'hui colonel? A-t-il quelque
chose d'incohérent avec l'évolution d'une gendarmerie dont la
direction se considère comme la brigade territoriale d'un canton
aux dimensions de la France?
Le passage d'une gendarmerie de la surveillance générale à
une gendarmerie d'intervention entraîne une profonde modifica-
tion de l'organisation de l'ordre public qu'on ne perçoit évidem-
ment pas si l'on ne s'attache, comme les forces de l'ordre le font,
qu'aux « grosses affaires », dont nombre de journaux font leur
« une ». Avec l'entrée en scène des Pelotons de surveillance et
d'intervention, l'action de surveillance générale devient sélective :
elle porte principalement sur des zones déclarées sensibles ou des
personnes déclarées dangereuses, à la suite de raisonnements
dont nous avons tenté de montrer le caractère platement statis-
tique, abusivement généralisateur et fortement abstrait. En deve-
nant sélective, cette surveillance crée des vides : les zones non
sensibles sont abandonnées à des brigades territoriales de moins
en moins capables de les contrôler en raison du très grand nombre
d'activités non missionnelles qui s'abattent sur elles et du décou-
ragement des gendarmes qui y sont en poste. Rien ne montre que,
dans ces zones vides, la criminalité ait connu un développement
spectaculaire, qu'il s'agisse de la quantité ou de la gravité des
infractions. Mais le seul effacement des brigades territoriales,
titulaires dans ces zones du monopole de la police administrative
ou judiciaire, a suffi à donner à cette délinquance un caractère
insupportable. Bien plus que l'enlèvement du baron Empain,
le hold-up de la Société générale par les égouts ou même l'assas-
sinat d'un couple de retraités et de leur domestique —pour par-
ler d'affaires qui ont fait tourner les rotatives —, ce sont les
petites et moyennes infractions commises à proximité de leur
ville ou de leur village qui donnent aux populations le sentiment
de l'insécurité, dès lors que les auteurs de ces infractions ne sont
pas retrouvés dans leur majorité 1 Mais l'enlèvement du baron
Empain, le hold-up de la Société générale et le meurtre de trois
personnes semblent, dans un tel contexte, être le prolongement des
pneus crevés le long d'un trottoir, des voitures volées par des
gamins ou des résidences secondaires visitées. La grande délin-
quance de professionnels sert de toile de fond au sentiment d'in-
sécurité, et en amplifie l'écho. On passe ainsi sans presque le
remarquer à la peur, et cette peur est d'autant moins conjurée
que le gouvernement l'entretient avec complaisance.
A cet état d'esprit né de leur propre incurie, les pouvoirs
publics répondent de deux manières. La première consiste à
multiplier au-delà de toute raison les effectifs et les moyens des
forces de l'ordre. Cette première méthode est d'abord sans effet

1. Sur ce point, voir le discours de rentrée du procureur de la République


près le tribunal de Paris, P. A. Sadon, le 14 janvier 1976.
appréciable sur le volume de la délinquance : il est tout à fait
inutile d'augmenter à l'infini le nombre des gendarmes et des
policiers si l'on continue de les affecter aux mêmes tâches et de
maintenir les mêmes dispositifs de fonctionnement. De surcroît,
les recrutements massifs faits dans la précipitation aboutissent
à l'embauche de gardiens de la paix publique d'un genre douteux :
le Syndicat national indépendant et professionnel des CRS révé-
lait, par exemple, lors de son congrès de mai 1977, que, dans une
Compagnie républicaine de sécurité, plus de la moitié des recrues
s'était rendue coupable dans les mois suivant leur engagement de
délits de droit commun, attaques de prostituées, coups et bles-
sures, agression de personnes âgées, attentats à la pudeur, abus de
confiance, chèques sans provision, etc.
Non seulement ce premier moyen est sans effet appréciable
sur le volume de la délinquance, mais encore son instauration
s'accompagne d'opérations de dramatisation de l'insécurité par
les pouvoirs publics, sans doute destinées à faire passer dans
l'opinion l'augmentation des dépenses liée à ce recrutement
massif, mais qui ont surtout pour résultat d'augmenter la peur.
Le second moyen consiste en l'organisation de grandes parades
et d'actions spectaculaires, elles encore liées à certaines zones ou
à certaines époques sensibles : coup de poing dans certains
quartiers, coup de poing dans le métro, coup de poing noc-
turne, coup de poing sur les plages, coup de poing sur les routes...
Comme nous l'avons dit, le résultat de ces opérations est insigni-
fiant, et les organisateurs le savent bien, qui déclarent eux-mêmes
rechercher avant tout un « effet psychologique ». Cette haute
politique, qui se situe dans la sphère des fantasmes et des opéra-
tions de propagande, n'est pas seulement sans efficacité; elle est
dangereuse pour les citoyens les plus démunis de droits — les
immigrés au premier chef — et pour ceux que les préjugés désignent
à la répression — les jeunes, principalement. Elle est également

1. Cf. Le Monde, 6 mai 1977.


nuisible et contreproductive, dans la mesure où elle impose à des
unités de gendarmerie qui connaissent leur ressort des actions
dont les dates, les méthodes et les lieux sont le plus souvent sans
intérêt, parce que sans rapport avec les mœurs, les habitudes et
les problèmes des populations dont elles sont censées renforcer
la sécurité.
Le vide en matière de police administrative et judiciaire créé
par la nouvelle organisation de la gendarmerie laisse la place,
quand il ne les appelle pas, à d'autres moyens de maintien de
l'ordre. Le marché de la peur, avec son cortège de sociétés de
gardiennage, de marchands de portes blindées et de courtiers en
assurances, s'est principalement développé dans les villes. Dans
les campagnes, zone traditionnelle de l'activité gendarmique, on a
plutôt connu les milices, combattues du bout des lèvres par le
gouvernement qui n'a jamais entendu en faire condamner les
organisateurs. Ces groupements d'« autodéfense » se sont cepen-
dant estompés, leurs valeureuses troupes s'étant sans doute
fatiguées des astreintes liées aux corvées de patrouille. Les zones
gendarmiques ont alors connu une épidémie de justice privée qui y
sévit encore. Baptisée « légitime défense » par une association que
le gouvernement a fait gronder par son garde des Sceaux, cette
manière de combler le vide gendarmique a fait, à titre d'exemple,
9 victimes entre le 15 août et le 15 octobre 1978 1 L'une d'entre
elles, blessée dans un accident de voiture, allait chercher du
secours quand elle fut prise pour un voleur et abattue d'un coup
de fusil de chasse. Un garçon âgé de 13 ans tentait de pénétrer
dans un immeuble. Un jeune homme de 20 ans essayait d'entrer
dans un bal sans payer. Un autre s'était introduit dans une cui-
sine pour y dérober un transistor et un porte-monnaie. Dans un
seul de ces 9 cas une personne était menacée. Dans tous les
autres —sauf évidemment celui de la personne qui cherchait du
secours —, on n'a pu faire état que d'une menace contre les biens.

1. Cf. Le Monde, 24 octobre 1978.


Depuis, la légitime défense a fait des progrès. Un mari entendant
du bruit la nuit a mis fin aux jours de sa femme. Un père a abattu
son fils de 8 ans, le prenant pour un cambrioleur. Traduits en
justice, les justiciers privés y sont acquittés ou condamnés à des
peines de principe, principalement lorsqu'ils sont jugés par des
cours d'assises.
Devant cette « légitime défense préméditée », et le soutien
que lui apporte une partie importante de la population, qui n'a
jamais eu autant de policiers pour veiller sur elle et on n'en a
pas moins l'impression d'être sans protection, les pouvoirs
publics ne s'interrogent nullement sur le fonctionnement des
forces de l'ordre. Ils affirment avec le ton de circonstance « qu'il
appartient aux forces de l'ordre et à elles seules d'assumer, au
besoin par les armes, la protection des personnes et des b i e n s »,
et se préoccupent d'utiliser dans le cadre de leur doctrine de la
sécurité la vindicte populaire née de l'inefficacité de la gendar-
merie et de la police, et du sentiment d'insécurité qui s'y attache.

On tente alors d'instaurer une collaboration entre la popula-


tion et les forces du maintien de l'ordre; collaboration à laquelle
Alain Peyrefitte, en bon académicien, a donné son nom véri-
table, la délation. S'exprimant au nom du gouvernement en tant
que Premier ministre par intérim, le 25 janvier 1978, et faisant
référence à l'enlèvement, la veille, du baron Empain par des
« terroristes » qui devaient s'avérer n'être que d'ordinaires gang-
sters de droit commun dépourvus de mobiles idéologiques,
l'auteur du Mal français parle de la délation comme d'une
obligation c i v i q u e Ironie du sort, le baron Empain est enlevé

1. L'expression est du président de l'association « Légitime défense», un


ancien président de la Cour de sûreté de l'État.
2. Christian Bonnet, ministre de l'Intérieur, 9 novembre 1978.
3. Cf. Le Monde, 26 et 27 janvier 1978.
à Paris alors même que toutes les polices de la ville et de sa
région sont sur le pied de guerre pour mettre la main sur un
assassin, Yves Maupetit. La doctrine des grandes opérations de
police atteint le comble de son application en même temps que le
sommet de sa sottise. 140 000 véhicules sont fouillés, 240 000 iden-
tités vérifiées, 500 000 personnes contrôlées et 12 000 habita-
tions visitées en 3 jours. C'est ce que l'on peut appeler une opé-
ration véritablement psychologique. Ignorant des subtilités de la
psychologie, Yves Maupetit traverse la région parisienne et se
rend à Valence, où il est arrêté quelques jours plus tard, tout
bêtement parce qu'une poignée de policiers aussi ignorants que
lui surveillaient l'un de ses « contacts ». N'étant pas meilleurs
lecteurs de Freud, les ravisseurs du baron Empain passent au
travers du dispositif.
Entre-temps, la gigantesque chasse à l'homme déclenchée par
les forces de l'ordre et les appels à la collaboration du garde des
Sceaux provoquent une « véritable psychose 1 » autour de Paris.
Les gendarmes de Seine-et-Marne — théâtre des crimes de
Maupetit — sont alertés, pour ne pas dire affolés — par des
citoyens qui ont vu le fuyard au même moment à Dammarie, à
Ponthierry, à Vaux-le-Penil, à Meaux, etc. Sur la foi d'indica-
tions de même provenance, on arrête pendant 45 minutes le fonc-
tionnement du RER, bref, « on le voit partout, on ne le trouve
nulle p a r t ». A l'inverse, quand le baron Empain, dont la photo
a été abondamment diffusée par les journaux et par la télévision,
est relâché par ses ravisseurs, il prend le métro, traverse la place
de l'Opéra, pénètre dans un Drugstore bondé et y descend télé-
phoner sans que personne ne le remarque : la psychose a refroidi.
D'autres affaires avaient précédemment illustré le nouveau
rapport préconisé par les pouvoirs publics entre la gendarmerie
(ou la police) et la population. Celle dite des « brigades rouges »

1. Le Quotidien de Paris, 27 janvier 1978.


2. Ibid.
de Grenoble, où il n'y avait ni rouges ni brigades, fut l'occasion
pour le ministre de l'Intérieur de lancer un appel à la délation
après avoir fait diffuser par la radio et la télévision un enregis-
trement de la voix de l'assassin présumé. Quelques heures après,
on arrêtait sur dénonciation un demi-sel dont la culpabilité était
donnée pour sûre. C'était en octobre 1976, et, trois ans plus
tard, l'instruction durait encore. En août 1977, à la suite d'un
hold-up sanglant commis à Villefort (Ardèche) par le leader d'une
communauté libertaire, Pierre Conty, on installait dans ce dépar-
tement plusieurs antennes de police judiciaire venues de Paris,
un envoyé de l'Office central de répression du banditisme,
140 gendarmes, dont 80 « venus d'ailleurs », des hélicoptères et
des chiens policiers. Le Groupe d'intervention de la gendarmerie
était mis en alerte. La population était appelée à collaborer par
de petites affiches collées partout par les gendarmes. Bonne fille,
elle voyait Conty partout 1 Conty court encore.
Comme s'il était besoin d'exciter la population, une partie de
la presse, France-Soir en tête, lance plus tard une campagne de
propagande pour la délation habilement baptisée : « Non à l'in-
différence ». Les pouvoirs publics prennent le relais en enta-
mant des poursuites pour « non-assistance à personne en danger ».
Tout se passe comme si la perte du contact quotidien et ordi-
naire avec la population pouvait et devait être compensée par la
transformation des habitants en indicateurs. Ce que montrent
plutôt les opérations de délation organisée menées ces dernières
années, c'est non seulement leur inefficacité en termes de police
judiciaire, mais leur capacité à transformer « la partie saine de
la population » en population hystérique.
Les exercices d'entraînement à la délation ne s'en poursuivent
pas moins. Les uns se font sous le couvert de manœuvres mili-
taires, particulièrement depuis la réorganisation, en 1976, de
l'armée de terre et le développement de ses responsabilités dans la

1. Voir notamment Le Quotidien de Paris, 27-28 août 1977.


lutte contre l'« adversaire intérieur ». La gendarmerie a alors
pour rôle d'orchestrer la « collaboration » des populations civiles,
invitées, par exemple, à signaler le passage des éléments d'un
« parti ennemi » D'autres exercices prennent la forme plus
bénigne d'un jeu télévisé (L'inspecteur mène l'enquête), où l'on
fait jouer les téléspectateurs aux policiers. Bagatelle, dira-t-on. En
Allemagne, où une émission mensuelle de ce type, mais portant
sur des affaires en cours, est diffusée par une chaîne de télévision,
« des dizaines d'innocents ont été arrêtés, d'autres voués à la vin-
dicte de leur quartier parce qu'ils avaient le tort de ressembler
au portrait-robot ». Comparaison n'est pas raison, mais on peut
se demander pourquoi un pareil exemple n'entraîne pas, à tout
le moins, une interrogation sur les effets de ce genre de méthode.
Comment, en effet, ne pas voir que la délation officiellement
érigée en vertu civique consiste à habituer les citoyens à se méfier
a priori les uns des autres, à postuler entre eux une hostilité qui
développe inévitablement les tendances de notre société à la
désocialisation? Et, comme dans une mauvaise farce, ce sont ces
tendances à la désocialisation qui sont invoquées à juste titre par
le gouvernement et ses sages pour expliquer la délinquance, de
telle sorte que le ministre Peyrefitte appelant les citoyens à
devenir des sycophantes est condamné par le penseur Peyrefitte,
auteur d'un rapport sur la violence et ses causes.
Avec les appels officiels à la délation, tout comme avec le
spectacle donné par les campagnes et les opérations touchant à
la sécurité, s'instaure un nouveau type de rapport entre l'État et
la population. Au cours de l'Histoire, la maréchaussée puis la
gendarmerie ont assuré leur puissance en imposant peu à peu
leur prépondérance en matière de règlement des conflits, de
définition, de gestion et de maintien de l'ordre public. Les tradi-
1. Voir le récit de la « grande première de ces manœuvres, menée pendant
trois jours dans les Hautes-Pyrénées, et suivie depuis par de nombreuses
autres », Le Monde, 31 octobre 1976.
2. Le Monde, 15 février 1971.
tions et les mécanismes, dont usaient les communautés de la
France rurale pour régler leurs propres désordres, sont tombés
en déshérence au fur et à mesure que les prévôts et leur justice,
puis les gendarmes, ont assuré aux pouvoirs publics « le mono-
pole de la violence légitime », en quoi Max Weber voyait la défi-
nition même de l'État. Dans ce processus de captation par l'État
du pouvoir de régulation sociale, la territorialisation de la maré-
chaussée a déterminé une étape décisive, caractérisée par un
contrôle du territoire et de ses habitants. Cette étape est marquée
du sceau de la co-habitation —et donc du compromis —entre
forces de l'ordre et population.
En entrant dans l'âge opérationnel et la déterritorialisation, la
gendarmerie n'envisage plus la population que sous deux aspects :
les indicateurs, et ceux qui, par leur passivité et leur non-
collaboration, se font les complices objectifs des subversifs et des
délinquants. Cette vision des choses, déjà apparente à l'examen
des nouvelles méthodes et actions gendarmiques, est d'ailleurs
clairement explicitée dans la réorganisation, achevée en 1979, de
l'armée de terre à la droite de laquelle se tient la gendarmerie 1
Dans le cadre d'un concept de défense qui ne recouvre plus la
seule action miltitaire, mais s'étend à l'ensemble des activités
économiques, culturelles, politiques et sociales, l'ensemble des
forces terrestres a été redéployé dans le but de supprimer toute
différence entre « corps de bataille » (autrefois voué à la défense
des frontières) et Défense opérationnelle du territoire (DOT,
chargée de la sécurité intérieure de l'État). L'équivalence ainsi
posée entre adversaire extérieur et adversaire intérieur découle
directement de la situation atomique : en cas de conflit ou de crise,
l'État doit craindre deux périls, les menaces de l'ennemi et la
panique de ses propres populations civiles, toutes également
exposées au feu nucléaire, et toutes également démunies de moyens

1. Cf. le point fait sur cette réorganisation par Jacques Isnard, in Le Monde,
4 avril 1979.
de protection. L'armée de terre, avec la gendarmerie pour poisson-
pilote, doit donc pouvoir assurer le contrôle de ces populations
sur qui jadis reposait la défense de la patrie, et qui, aujourd'hui,
représentent au mieux un danger et au pire un adversaire. C'est
à la réalisation de cette mission que correspondent les nouvelles
manœuvres d'entraînement des forces terrestres auxquelles la gen-
darmerie est associée.
Cette doctrine de la gestion de la menace est étonnamment
présente dans la réorganisation des missions civiles des gen-
darmes. Le nouveau dispositif de leur arme a en effet pour base
le postulat d'une menace permanente de dissolution de nos insti-
tutions, menace dont les ministres successifs de l'Intérieur ont
donné, depuis 1968, une double définition; la subversion et la
délinquance. L'une et l'autre ont été constamment mises sur le
même pied par les tenants de la doctrine de la sécurité, et les
pilleurs de banque, les assassins et les kidnappeurs sont consi-
dérés par eux comme concourant au même désordre que les auto-
nomistes, les adversaires du nucléaire, les antimilitaristes ou les
autonomes 1
Face à cette menace, la population doit être protégée (au
besoin contre elle-même) et encadrée. La protection est assurée
par les campagnes et les opérations psychologiques (ne soyez pas
cambriolables; en vacances, oubliez tout sauf la sécurité), et les
troupes d'intervention de la gendarmerie. L'encadrement a pour
objectif l'instauration de la collaboration population-forces de
l'ordre, le paradoxe du système étant, comme nous l'avons vu,
que, pour inciter les habitants à collaborer, les pouvoirs publics
cherchent à leur faire peur, et que, plus ils ont peur, plus leur
collaboration est hystérique, c'est-à-dire inefficace dans la
recherche des coupables, et dangereuse pour les innocents.
Cette réification et cette infantilisation des Français sous le

1. Cf., à titre d'exemple, les propos de Michel Poniatowski, in Le Monde,


28 janvier 1978.
signe d'une menace permanente et indéfinie, par la peur et l'assis-
tance, ne vont pas sans de nombreuses tentatives de bouleverse-
ment de l'état de droit et de multiplication des procédures d'excep-
tion. La loi anticasseurs, qui introduisit dans le droit pénal la
notion de responsabilité collective, reste l'exemple le plus connu
des innovations juridiques funestes de ces dernières années. En
déclarant inconstitutionnels le projet de loi sur les associations et
celui sur la fouille des véhicules, le Conseil constitutionnel a
entravé l'édification d'une sorte de droit d'exception permanent.
Mais, lorsque le gouvernement ne parvient pas à inscrire ce droit
d'exception dans les textes, il ne l'applique pas moins dans les
faits. Là encore, la dramatisation artificielle sert à justifier
l'urgence, et l'urgence à permettre l'exception, c'est-à-dire l'illéga-
lité. Dans l'affaire des « brigades rouges » de Grenoble, le ministre
de l'Intérieur a fait appel à la délation de son propre chef, comme
s'il n'existait pas un juge d'instruction responsable du déroule-
ment de l'enquête. Dans l'affaire Empain, des dizaines de milliers
de contrôles et de perquisitions ont été menés sans attendre qu'une
information judiciaire soit ouverte. Dramatisation, urgence et
exception aboutissent régulièrement à la négation du principe de
séparation des pouvoirs. L'exécutif entend jouer tous les rôles,
prétendant que la liberté, dont nous perdons ainsi les garanties,
vaut d'être sacrifiée à l'efficacité des opérations visant notre sécu-
rité. Le raisonnement n'est pas simplement douteux dans son
principe, il est faux des prémisses à la conclusion : les garanties
institutionnelles de la liberté sont perdues, et l'efficacité des
mesures de sécurité est nulle.
Dans sa captation du pouvoir judiciaire, l'exécutif trouve un
appui de taille dans l'attitude d'une fraction dominante de la
magistrature. Là encore, l'affaire Empain est exemplaire : les
140 000 véhicules fouillés par les forces de l'ordre — coffre
compris —, au lendemain de l'enlèvement du baron, l'ont été en
dépit de la décision du Conseil constitutionnel. Le ministère de
la Justice a justifié cette opération par l'existence d'un « crime
flagrant » et de troubles graves à l'ordre public. Il s'est trouvé
un citoyen, M. Trignol, pour refuser à la gendarmerie le droit
d'ouvrir le coffre de sa voiture. La 2 4 chambre correctionnelle
du tribunal de Paris l'a condamné à un mois de prison avec sursis
et 500 francs d'amende, reprenant les arguments de la chancelle-
rie : bien que le crime remontât à une semaine, il était encore
flagrant quand M. Trignol fut arrêté à un contrôle routier, et cette
flagrance justifiait toute perquisition, même à l'encontre d'une
personne prise au hasard et que rien ne permettait de suspecter.
Le secrétaire général du Syndicat de la magistrature, Gérard
Blanchard, a fait alors remarquer justement que « si un crime jus-
tifie contrôle et perquisition dans toute la région parisienne où il
s'en commet chaque jour, les discussions de juristes sur la léga-
lité deviennent purement académiques 1 ».
Comme la délation est appelée à devenir la forme normale du
contact entre la population et les forces de l'ordre, l'exception
est vouée à pallier la désorganisation et l'inefficacité de la gendar-
merie et de la police, désorganisation dont les pouvoirs publics
sont les responsables, créant l'insécurité au nom de la sécurité, à
l'image des pompiers pyromanes.
A de nombreuses reprises depuis 1974, le président de la
République a fait de cette sécurité l'un des éléments constitutifs
essentiels de la société libérale a v a n c é e En 1976, devant les
auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale,
l'auteur de Démocratie française déclarait : « Nous avons besoin
[...] d'une sorte de présence de sécurité, c'est-à-dire d'avoir un
corps social organisé en fonction du besoin de sécurité. » Cette
sécurité, nouvelle appellation de l'ordre public, est désormais
définie par l'agencement d'une gendarmerie d'intervention, des

1. Le Quotidien de Paris, 4-5 février 1978.


2. Voir notamment son discours à l'Institut des hautes études de défense
nationale du 1 juin 1976, sa présentation télévisée du premier gouvernement
Barre et sa déclaration en Conseil des ministres le 1 février 1978 commen-
tant la création d'un Comité national de la sécurité.
polices privées, de la légitime défense préméditée, de la délation,
des opérations d'assistance, des actions psychologiques et des
procédures exceptionnelles exorbitantes du droit.
Il ne faut pas crier au fascisme : la doctrine de la sécurité et
le libéralisme avancé ne se proposent pas la mobilisation totale
des masses dans un paroxysme idéologique offensif et conqué-
rant. Ils invitent plutôt à une crispation sclérosante et mortifère
dont le mode est la peur et le résultat la démission des citoyens,
remise à des institutions de plus en plus incapables.
Cette situation nouvelle, l'exemple de la gendarmerie montre à
quel point elle est caractérisée par une extraordinaire incompé-
tence de l'État et un extraordinaire degré d'éloignement entre les
pouvoirs publics et les citoyens. Ce comble d'incompétence lié
à ce comble de technocratie porte en ses flancs un pourrissement
de la société à quoi l'on reconnaît que l'ordre public du libéra-
lisme avancé est une négation de la démocratie.

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Annexes
DÉCOUPAGE TERRITORIAL ADMINISTRATIF ET MILITAIRE
MD
6C
2E
D
(6-IO
R
T
P
630U
-A
E
D
6-T
F
D
IR
2U
-ECR
196)E
D
2-T
2U
-
ET
ORGANISATION TERRITORIALE DE LA GENDARMERIE
au 1 Janvier 1969
A R T I C U L A T I O N D E LA G E N D A R M E R I E A L ' E C H E L O N N A T I O
A R T I C U L A T I O N DE LA G E N D A R M E R I E A L ' E C H E L O N R E
LE C O M M A N D E M E N T R E G I O N A L D E G E N D A R M E R I E - LA C I R C O N S C R I P T I O N
LE G R O U P E M E N T D E G E N D A R M E R I E
LA G E N D A R M E R I E M O B I L E
Repères historiques et généalogiques
de la gendarmerie nationale

1. Du VIII siècle au XII siècle :


la sénéchaussée

A la chute de l'Empire carolingien, le territoire est morcelé en


une multitude de fiefs qui s'imbriquent les uns dans les autres.
Chacun d'eux s'efforce de préserver son autonomie contre les
grands féodaux qui se les disputent et tentent d'y étendre leur
propre suzeraineté. La puissance du seigneur sur son domaine
et sur ses gens est à l'aune de son importance militaire, de sa
capacité à défendre par la force ses prérogatives et à mobiliser
ses vassaux pour organiser des expéditions punitives. L'exercice
sur le domaine des droits seigneuriaux de justice matérialise cette
puissance et fournit une occasion importante d'enrichissement.
Les grands seigneurs sont entourés d'une maison faite de serviteurs
de toute sorte et valets d'arme qui permettent une permanence de la
puissance militaire indépendamment du recours aux vassaux. Le
sénéchal (étymologiquement le plus ancien des serviteurs) fait fonc-
tion d'intendant général, dirigeant les autres serviteurs et gérant la
maison. Au VIII siècle. Pépin le Bref avait confié à cet intendant la res-
ponsabilité de son armée, le chargeant d'y maintenir l'ordre et la
tranquillité (règlement des querelles, organisation des pillages, maintien
de la discipline...) ainsi que dans la suite qui, avec armes et bagages,
accompagne le roi au travers du domaine, d'une vassalité plus ou
moins rétive à l'honneur qui lui est fait, jusqu'à une autre vassalité plus
ou moins hospitalière.
1185-1190 Personnage puissant, le grand sénéchal développe sa propre
maison, s'entourant de sénéchaux royaux à qui il délègue une partie
de ses pouvoirs de police et de justice, et développant sa « curia » où
une équipe de lieutenants l'aide à procéder aux enquêtes, à juger, à
transmettre et faire respecter ses décisions avec l'aide, au besoin, d'une
troupe de sergents d'arme attachée à sa maison. Enfin, pour l'aider
dans sa tâche, le grand sénéchal commet des prévôts ( : des pré-
posés) sur les principales terres du domaine afin d'y maintenir en
permanence des correspondants. Philippe Auguste leur envoie des
baillis en tournée d'inspection. Ces baillis et sénéchaux seront terri-
torialisés quelques années plus tard et deviendront délégués à la jus-
tice de droit commun du domaine.

2. Du XII siècle au XIV siècle :


connétablie et naissance de la maréchaussée

1191 En 1191, à Acre, durant la troisième croisade, le grand sénéchal


Thibault meurt, et sa charge n'est pas renouvelée. C'est le connétable
qui hérite, avec sa propre équipe (chargée depuis quelque temps
déjà de l'administration matérielle des « chevauchées » et des guerres),
des fonctions et des prérogatives du grand sénéchal. Ce connétable
(comte d'étable) est également un serviteur puissant de la maison
royale, y exerçant les fonctions de grand palefrenier. Avec ses maré-
chaux (étymologiquement : serviteurs des chevaux, palefreniers), ses
adjoints, il est responsable du service des écuries et de l'armement
royal. Ces fonctions à l'intérieur de la maison du roi leur font par-
tager de près toute équipée guerrière et leur donnent une importance
grandissante dans le commandement des armées.
A partir du XIII siècle, le connétable reçoit donc la responsabilité
permanente des armées. Il va exercer au nom du suzerain ses pou-
voirs de justice et de police dans les quartiers royaux, il étendra sa
juridiction à tous les gens de guerre et il déléguera aux maréchaux
ses responsabilités et sa fonction judiciaire chaque fois qu'il les déta-
chera pour accompagner une expédition, une chevauchée ou une cam-
pagne à laquelle lui-même ne participe pas.
La maison du connétable devenu le personnage le plus important
du royaume, de même que les maisons de ses maréchaux se déve-
loppent à leur tour rapidement. Une troupe de sergents d'arme, diri-
gée par un prévôt, est à la disposition permanente du connétable.
Elle est utilisée pour assurer la sécurité du roi lors de ses déplace-
ments et dans ses quartiers, mais aussi comme réserve d'estafettes
pour porter les messages urgents ou délicats, pour assurer la compa-
rution des vassaux convoqués par la justice royale ou pour tout autre
service pressant pour lequel on recherche des serviteurs de confiance
(missions de renseignement, d'inspection, perception de taxes, etc.).
De leur côté, les maréchaux, quand ils sont en fonction, s'entourent
également d'une troupe de sergents, commandée par un prévôt des
guerres et chargée de maintenir l'ordre dans les armées avec pou-
voir de juger sur-le-champ de tout crime ou délit perpétré sur le
théâtre des batailles ou par les hommes dont ils ont la charge.
1265 En 1265, cette justice militaire et d'exception s'institutionnalise : le
siège du tribunal appelé à juger de toute affaire du ressort de la
connétablie ou des maréchaussées (distinctes bien que subordonnées
l'une à l'autre) est fixé à la « table de marbre » dans la grande salle
du palais du roi à Paris. Devant le connétable ou les maréchaux qui
y siègent côte à côte, ou le plus souvent devant les gens de leur mai-
son (leurs lieutenants), défilent les gens de guerre inculpés ou plai-
gnants, défilent les civils qui ont à se plaindre d'eux, de leurs manque-
ments ou de leurs excès, défilent enfin les prévôts et autres gens
d'arme des maréchaussées venant faire confirmer ou préciser leur
autorité prévôtale et bientôt se faire rendre justice contre les civils.
1345 Une ordonnance royale porte création d'une instance judiciaire
civile permanente, le parlement de Paris : en permettant à ses
sujets d'y introduire des procédures d'appel, le suzerain se dote d'un
nouveau moyen d'étendre le pouvoir et l'influence de la royauté hors
des strictes limites du domaine royal, et il complète ainsi sa juridiction
militaire qui s'exerçait partout où se trouvait son armée d'un début
de réseau judiciaire civil « national ».
1351-1356 Mais le pays est en pleine guerre : pillages, révoltes, émeutes,
affrontements, campagnes et chevauchées se multiplient; les jus-
tices civiles sont impuissantes et débordées. Voyant les consé-
quences de tant de pillages et d'excès commis par les bandes armées,
Jean le Bon charge son connétable et ses maréchaux, aidés de leurs
prévôts et sergents, d'y porter remède en rassemblant sous les
bannières royales les troupes débandées, en maintenant la discipline
sur les arrières et tout autour de ces armées, et en orientant mieux les
pillages sur les domaines et sur les biens ennemis. Pour la première
fois, les « articles fondamentaux» de 1356 vont tenter de définir les
compétences exactes de cette justice prévôtale par rapport aux
juridictions civiles (délits des gens de guerre, actions civiles résultant
de fait de guerre, abus et malversions des prévôts, vice-baillis et vice-
sénéchaux civils, de leurs lieutenants et de leurs greffiers, des archers
et des trésoriers payeurs, affaires touchant le ban et l'arrière-ban, dif-
férends entre seigneurs et gens faisant profession des armes...).
1371-1374 Quelques années plus tard, Charles V renouvellera ces ordon-
nances, rappelant à plusieurs reprises la responsabilité de la conné-
tablie sur la police des gens de guerre et l'obligation faite aux maré-
chaussées de pourchasser les bandes de « routiers » qui mettent le pays
à feu et à sang. Mais faute de moyens suffisants, compte tenu aussi
du grand nombre et de l'importance numérique de ces « grandes
compagnies » de soldats pillards, ces ordonnances resteront peu ou
prou sans effet.

3. Du XV au XVII siècle : le développement des maréchaussées


et la civilisation des brigands

1439 Malgré les ordonnances royales, le brigandage des grandes bandes


armées, travaillant à la solde des féodaux ou pour leur propre compte,
devient une plaie véritable. En 1439, Charles VII tente de reprendre
la situation en main en organisant une armée qui serait permanente
et régulièrement soldée : il crée 15 compagnies de gendarmerie d'or-
donnance (cavalerie lourde de 100 « lances garnies » chacune et une
infanterie de « francs archers » (un archer par bourg, exempté d'im-
pôts). Il fait installer ces unités permanentes en garnison chez l'habi-
tant dans les lieux les plus menacés. Cette première ébauche d'une
armée régulière indépendante des « entrepreneurs de guerre » rend
nécessaire la présence d'une prévôté permanente installée sur ces
mêmes lieux de garnison. La maréchaussée à la suite des armées est
également augmentée et réorganisée.
1444 Tous les routiers qu'elle peut rassembler sont envoyés rejoindre la
gendarmerie d'ordonnance, et Charles VII et le dauphin Louis envoient
cette armée se faire exterminer en Suisse.
1471-1474 Sur les conseils de Tristan l'Hermite, grand prévôt de l'hôtel,
qui commande sous la responsabilité du connétable la troupe chargée
de la sécurité et du service personnel du roi, Louis XI permet que
soient désignés des gentilshommes qui seront chargés de représenter
en province le prévôt des maréchaux. Ces lieutenants du prévôt
devront surveiller les hommes de guerre et les gens sans aveu qui
suivent les armées; ils devront remettre aux mains des baillis et séné-
chaux royaux (justice civile de droit commun) ceux qu'ils auront
arrêtés.
1501 Louis XII continue l'œuvre de son père, développant les prévôtés
des guerres, qui deviennent au cours des premières campagnes d'Italie
de véritables compagnies de maréchaussée, réglées et soldées, et pour-
suivant également l'organisation et l'installation des prévôtés de
province. Ces lieutenants des prévôts, prévôts provinciaux ou prévôts
subsidiaires, ont localement même pouvoir de justice et de police que
le prévôt des maréchaux à Paris, ou les prévôts aux armées.
1514 Une ordonnance rappelle expressément leur pouvoir d'administrer la
justice aux gens de guerre, y compris ceux qui sont en garnison. Mais
le Trésor royal ne peut suffire à solder tout ce monde et les charges
de prévôts, de même que les « maréchaussées » reçoivent au fur et
à mesure de leur création des statuts et des fonctions particuliers
qui diffèrent d'un lieu à l'autre : à côté des maréchaussées placées dans
les lieux stratégiques, et qui sont aux gages du Trésor, d'autres sont
soldées par les provinces, d'autres encore par certaines villes qui en
ont demandé l'établissement pour se mettre à l'abri des pillards,
et chacune, en plus de ses fonctions militaires, se voit confier des attri-
butions particulières pour faire cesser certains délits.
1515 François I notamment cherche à renforcer et étendre la juridiction
de ces « magistrats armés » qui jugent de façon expéditive et exécutent
sur-le-champ. Mais il se heurte aux magistrats civils de la justice de
droit commun scandalisés des manières quelque peu brutales de ceux
qu'ils appellent les « juges bottés ».
1522 Les officiers d'épée, qui ont sous leurs ordres les archers des maré-
chaussées, se voient adjoindre des officiers de robe, experts en droit,
et représentants des présidiaux et des juges royaux auprès de la jus-
tice prévôtale. Ces lieutenants de robe courte, sachant lire et écrire,
régulariseront les instructions, mettront en ordre les procédures et
pourront décider sur-le-champ des répartitions de compétence entre la
justice ordinaire et la justice prévôtale. Ils seront tenus de monter à
cheval pour accompagner les officiers des maréchaussées dans leurs
chevauchées, et, bien que non militaires, ils exerceront en l'absence
des prévôts le commandement des archers.
1536 Les maréchaussées sont multipliées. Devant l'impuissance des baillis
et sénéchaux royaux à maintenir l'ordre dans les provinces, devant
aussi l'insuffisance des « polices » civiles qui se cantonnent dans les
villes, François I par une déclaration de 1536, étend le pouvoir
de la maréchaussée aux crimes de grand chemin quels qu'en soient les
auteurs (civils ou militaires), aux sans-aveu et à toute personne vivant
du pillage, puis aux auteurs de toute une série de délits tels les délits
de chasse, puis au contrôle des prix d'hôtellerie, etc.
1543 Mais les parlements et les juges civils ne lâchent pas aussi facilement
leur pouvoir juridictionnel, et François I se voit contraint à rendre
à un certain nombre de provinces une partie des compétences qu'il
leur avait confisquées au profit de la justice prévôtale.
1547 Henri II à son tour tente de réorganiser les maréchaussées, d'en
homogénéiser le fonctionnement et de « civiliser » leurs procédures. Il
veille à ce que, dans chaque juridiction, les prévôts soient assistés
de lieutenants de robe courte. Sous les ordres du connétable de Mont-
morency, l'ensemble du royaume est divisé en trois « inspections » à
la charge chacune d'un maréchal de France qui est tenu d'y faire des
tournées et de vérifier la bonne conduite des prévôts de son arron-
dissement. Une conscription régulière pour les prévôts et leurs
archers est établie.
1549 Un édit d'Henri II impose aux prévôts et à leurs lieutenants de faire
mettre par écrit les procédures jusqu'alors verbales (procès-verbaux)
de leurs chevauchées, de les faire contrôler et certifier exactes par les
juges royaux et de les expédier de trois mois en trois mois au siège
de la connétablie. Pour rédiger ces procès-verbaux, des greffiers sont
installés dans chacune des prévôtés.
1551 Baillis, sénéchaux et juges présidiaux ont donc, du moins en théorie,
un pouvoir croissant de contrôle sur la justice prévôtale. Ils reçoivent,
de plus, mission de constater les effectifs des maréchaussées afin
que les soldes puissent être versées exactement par les receveurs géné-
raux ou particuliers des finances. Dans les faits, les magistrats royaux
prennent plus ces missions qui leur sont confiées comme une affaire
de préséance que comme une responsabilité dans la bonne marche de
la police et de la justice du royaume. Le payement des soldes, par
ailleurs, est des plus irréguliers, si bien qu'en dehors des périodes
de trouble ou de crise ou quand les armées royales doivent traverser
les provinces ou y prendre leurs quartiers d'hiver, les troupes des
maréchaussées se débandent, assurent moins exactement leur service
ou l'exercent à leur propre profit.
Pour permettre un meilleur contrôle et une meilleure répression
de ces excès, Henri II oblige les archers de la maréchaussée à porter
un uniforme identifiable (hoqueton de livrée ou tunique de brigandine).
Mais les conflits entre les juges ordinaires et la justice prévôtale ne
cessent pas pour autant; la juridiction de la « table de marbre », saisie
de trop nombreux appels, est débordée.
1553 Pour compléter et régulariser les juridictions prévôtales et y assurer
en permanence la représentation directe des intérêts royaux, Henri II
y institue des charges de procureurs royaux. Il tente l'année suivante
de supprimer les offices de prévôts de province, faisant passer le
commandement des archers et la direction des chevauchées sous la
responsabilité des lieutenants de robe courte (cf. 1552) qui répon-
dront directement de leurs actes devant les baillis et les sénéchaux.
1560 Sous Charles IX, le chancelier de l'Hospital fait attribuer aux prévôts
les titres de vice-baillis ou vice-sénéchaux, et il les place sous l'auto-
rité de ces magistrats royaux. Malgré toutes ces tentatives, la justice
prévôtale conserve une large autonomie, et les officiers des maré-
chaussées continuent d'exercer dans leurs circonscriptions des pou-
voirs exorbitants. Les prévôts des maréchaux à la suite des troupes
vont, eux, conserver leurs titres mais ils seront désormais tenus de
dresser également procès-verbal de leurs activités et d'en rendre
compte au Conseil du roi.
1566 En 1566, la compétence de la justice prévôtale est étendue aux rébel-
lions de justice, et les maréchaussées obtiennent le droit d'arrêter
toute personne désignée par les décrets de la justice ordinaire, y
compris ceux qui « ne sont pas de leur gibier ».
1579 Tentant toujours de régulariser les rapports de la justice civile et de
la justice prévôtale, Henri III, par l'ordonnance de Blois, impose que
tout prévôt, tant provincial qu'à la suite des maréchaux, commu-
nique le procès-verbal de ses chevauchées aux juges et aux procu-
reurs royaux et en tire un certificat de conformité.
1585 La compétence prévôtale est une nouvelle fois augmentée et la juridic-
tion s'étend à tout auteur de rapt ou d'incendie. Pour constater l'état des
effectifs et vérifier la réalité des services, Henri III institue l'année sui-
vante des commissaires aux revues chargés d'inspecter les troupes. De
même pour tenter de régulariser le paiement des soldes que l'on oublie
trop souvent de verser, ce qui justifie bien des manquements, Henri III
décide de créer, dans chaque prévôté, des receveurs payeurs spéciaux.
Mais la qualité du service reste très inégale, et les chevauchées,
quand elles se font, ne se portent pas toujours là où l'on aurait le
plus besoin d'elles.
1592 Constatant que les officiers de la maréchaussée « ne peuvent suffire
au service permanent et fatigant » de ces chevauchées, une ordon-
nance crée la fonction d'exempt (exempté d'impôt et de logement des
gens de guerre), équivalent du sous-officier moderne, qui pourra
en cas de besoin se substituer au prévôt pour le commandement des
troupes d'archers et diriger les patrouilles (mais sans pouvoir juri-
dictionnel).
1595 Le Trésor a besoin d'argent frais, et Henri IV crée un nouvel impôt,
la « paulette ». Comme bien d'autres offices, les fonctions d'encadre-
ment des unités de maréchaussée deviennent vénales et héréditaires.
Dorénavant, la nomination des nouveaux prévôts et officiers échappe
à la connétablie pour ne plus dépendre que du roi seul et de ses besoins
financiers.
1609 La multiplication des prévôtés et des compagnies dans chaque pro-
vince, les différences de statut, et le principe de la vénalité qui fait
des prévôts et des officiers les propriétaires de leurs charges, rendent
impossibles toutes tentatives de commandement supérieur et coor-
donné, et difficiles les efforts pour contrôler le service. Henri IV res-
tructure la justice prévôtale et s'efforce d'y réintroduire plus de dis-
cipline : il décide qu'il n'y aura plus désormais qu'un seul prévôt par
province, que tous les autres devront être considérés comme ses lieu-
tenants et qu'ils seront à ce titre tenus de lui prêter assistance.

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1610 L'année suivante, les compétences prévôtales sont une nouvelle fois
élargies : les maréchaussées ont désormais à connaître des séditions
et des assemblées illicites avec port d'arme. La justice d'exception
qu'est la justice prévôtale ne cesse de gagner du terrain au fur et à
mesure qu'on l'entoure de formes.
1620 Les missions confiées aux maréchaussées sont de plus en plus nom-
breuses, et leurs officiers, pour y faire face, devraient passer leur vie
à cheval. Ces missions ne vont pas sans un certain danger, et les
ordonnances rappellent avec régularité l'obligation faite aux prévôts
et à leurs lieutenants d'« exposer leurs vies » au service du roi. Les
gages, relativement élevés par rapport aux autres offices, et les nom-
breux avantages fiscaux sont malheureusement irrégulièrement versés
ou trop imprécis, ce qui donne lieu à bien des abus ou justifie l'irré-
gularité du service. La vénalité des charges par ailleurs distend le lien
qui rattachait la justice prévôtale à l'État central naissant, faisant
des prévôts de véritables notables provinciaux, attachés aux libertés
et aux coutumes locales; elle multiplie d'autre part les occasions d'abus
de pouvoir et de malversations. Les missions importantes sont de plus
en plus souvent confiées à la prévôté de l'Hôtel qui détache ses
hommes dans tout le royaume, ou à des troupes spéciales levées et
soldées le temps d'une opération. Par sa place à la cour et son rôle
au sein de la noblesse, par l'étendue de ses pouvoirs militaires et
civils, et par ses responsabilités au sein du Conseil du roi, le conné-
table, responsable de tout le système prévôtal et chef suprême des
armées royales, dispose d'une puissance bien supérieure à celle de
ses pairs qui peut même aller jusqu'à contrecarrer l'autorité du roi.
1626 Le connétable Lesdiguières meurt, et Richelieu, malgré les pressions
des grandes familles à qui d'ordinaire revient la charge (Montmorency,
Brienne, Bourbon, Albret, Armagnac, Luynes, Luxembourg...), refuse
de lui chercher un successeur, préférant travailler directement avec
les maréchaux qu'il nomme et défait à sa guise et avec les prévôts
sur qui, grâce aux intendants qu'il va mettre progressivement en
place dans les provinces, il va accroître le contrôle du pouvoir central.
1627 L'année suivante, la connétablie est officiellement supprimée; les
maréchaussées, les prévôtés et la juridiction de la « table de marbre »
sont maintenues.
D'origine guerrière, la maréchaussée et la juridiction prévôtale se
sont policées jusqu'à devenir un système mi-civil, mi-militaire au ser-
vice du pouvoir royal qui les utilise comme une arme de guerre contre
le banditisme et la délinquance rurale, et comme une force de maintien
de l'ordre et de l'autorité royale dans les campagnes. Bien qu'entourée
d'un certain nombre de garanties de forme, cette juridiction prévô-
tale continue d'exercer une justice d'exception, expéditive et brutale.
4. Du XVII au XIX siècle :
la « nouvelle maréchaussée » et le quadrillage de la nation

Prévôtés et maréchaussées continuent de se multiplier au gré des


besoins de la fiscalité royale, et leurs compétences ne cessent de s'ac-
croître au fur et à mesure qu'augmentent les exigences de l'État en
matière de maintien de l'ordre, de police économique, d'organisation
des échanges et des communications, de contrôle des populations, de
leurs activités et de leurs mouvements.
1631 Une nouvelle fois la compétence prévôtale est étendue à la police
urbaine, les jours de foires et de manifestations, quand la campagne
monte à la ville, et à la police des auberges et des cabarets où passent
nécessairement les voyageurs et où s'organisent nombre de trafics.
1635 Pour imposer une fiscalité royale de plus en plus importante et
complexe et pour accompagner cette volonté croissante de contrôle
du pouvoir central sur les provinces, des intendants de justice, police
et finances sont progressivement installés dans toutes les régions. En
rapport direct et permanent avec le grand Conseil du roi, ces inten-
dants sont des commissaires (et non pas des officiers propriétaires de
leurs charges comme les baillis ou les prévôts) choisis en dehors de la
noblesse pour leurs compétences, et révoquables à tout moment s'ils
ne donnent pas satisfaction.
1641 Comme en 1609, en 1615 et en 1637, une ordonnance tente de porter
remède aux conflits qui s'élèvent régulièrement entre prévôts et lieu-
tenants, vice-baillis et vice-sénéchaux, et à l'absence de coordination
et d'assistance entre les différentes troupes de maréchaussée : elle
institue 8 prévôts généraux qui deviennent capitaines généraux de tous
les prévôts provinciaux et de tous les magistrats prévôtaux. Ceux-ci
se rebellent et tentent de préserver l'autonomie de leurs charges, mais,
poussés par Richelieu, les maréchaux réglementent progressivement
les attributions d'inspection et les pouvoirs de coordination de ces
prévôts généraux. Dans les faits, cette ébauche d'organisation hiérar-
chique des maréchaussées sera supplantée par l'autorité sans cesse
croissante des intendants.
1650 C'est à ces derniers, mieux aux ordres et plus efficaces, que le Conseil
du roi s'adressera pour, région par région, réactiver les maréchaussées
quand les guerres rendront nécessaires le passage de grosses unités,
leur garnison, l'organisation de la défense d'une zone, la mobilisation
des populations pour lutter contre les fléaux ou pour rétablir l'ordre et
la sécurité.
1668 Présents dans toutes les provinces, ces intendants reçoivent d'ail-
leurs bientôt des pouvoirs étendus sur la maréchaussée dont celui de
punir les archers indisciplinés, de passer les compagnies en revue, de
vérifier les effectifs, les équipements, etc. Ce contrôle civil extérieur à
l'arme est assez efficace mais blesse bien des susceptibilités.
Les délits de chasse et de pêche et la police des forêts tombent à
leur tour dans les attributions de la maréchaussée. Éparpillées dans
des textes d'origines diverses, aux formulations parfois imprécises ou
contradictoires, les compétences exactes de la justice prévôtale sont
source de conflits nombreux.
1670 Colbert, reprenant tous les textes antérieurs, fait dresser une liste des
cas prévôtaux auxquels il fait ajouter les vols avec effraction, les assas-
sinats prémédités et les émotions populaires. Les ordonnances de
1670 qui publient cette liste constituent le premier véritable Code
criminel de l'Ancien Régime. Elles tentent de définir les limites de
l'action prévôtale, les relations avec les juridictions et les pouvoirs
civils, les garanties de forme et de procédure qui doivent être respec-
tées, etc. Désormais, dans chaque cas important, le prévôt devra faire
reconnaître sa compétence par le présidial local. Ces ordonnances cri-
minelles confirment également l'étendue des pouvoirs de police des
maréchaussées : obligation leur est faite d'arrêter tout criminel surpris
en flagrant délit, à charge pour eux, si le cas n'est pas prévôtal, de
remettre le délinquant entre les mains de la juridiction compétente.
1691-1708 Un certain nombre d'ordonnances commencent à réglementer
l'équipement et la tenue des archers. Les maréchaussées se milita-
risent et les exempts, ces « sous-officiers » qui dirigent les archers
depuis plus d'un siècle en lieu et place des prévôts, se voient à leur
tour confier des pouvoirs juridictionnels. Ils reçoivent le droit d'in-
former en flagrant délit au cours des chevauchées qu'ils dirigent, à
condition de se faire accompagner d'un greffier qui dressera procès-
verbal de l'instruction. C'est que, depuis le début du siècle, les insti-
tutions militaires connaissent des transformations radicales portant
sur le recrutement, la discipline, la formation, les structures et l'utili-
sation des unités.
1716 A leur tour les maréchaussées entrent dans la réforme : notant qu'of-
ficiers et archers demeurent souvent loin des cantonnements, dans les
lieux qu'ils se sont choisis, et déplorant la dispersion des unités qui en
découle, l'indiscipline, les négligences, les abus, une ordonnance du
régent demande aux unités d'y mettre bon ordre. A cette fin, les
compagnies devront faire signer par les notables des lieux qu'elles
visitent des « certificats de bien vivre » permettant le contrôle de l'exé-
cution du service prévôtal, et, en cas de besoin, la punition des archers
ou des officiers indisciplinés.
1720 Mais le système de la propriété des charges et le sentiment qu'ont les
officiers d'avoir acquis le droit de diriger leurs troupes, et d'en orga-
niser l'activité comme bon leur semble, rendent illusoires ces tenta-
tives de reprise en main. En mars, une série d'édits, préparés par le
secrétaire d'État à la Guerre Le Blanc, réforment de fond en comble
le corps de la maréchaussée :
— toutes les compagnies, quelle que soit l'époque de leur création
ou leur statut, sont dissoutes, et les offices de vice-baillis, vice-
sénéchaux, lieutenants criminels de robe courte, etc. sont également
supprimés;
—dans chaque généralité (circonscription de l'intendant), une nou-
velle et unique compagnie est réorganisée à la solde de l'État. A sa
tête, un prévôt et ses lieutenants, des exempts, des brigadiers, des
sous-brigadiers, des archers et trompettes. Les cours prévôtales sont
également maintenues, et des officiers de robe courte (assesseurs,
procureurs du roi, greffiers) attachés aux prévôts complètent les nou-
velles juridictions qui absorbent l'imbrication des anciens offices;
—l'effectif tombe alors à 2 800 hommes qui sont répartis en 30 compa-
gnies, elles-mêmes éclatées en brigades de 5 cavaliers, qui sont
établies dans des résidences séparées et nommément désignées
et logées gratuitement à la charge des villes, bourgs ou paroisses. Les
brigades sont installées de telle sorte que chacune ait 4 ou 5 lieues à
garder d'un côté et de l'autre sur une grande route;
—les officiers de robe sont choisis par le roi; les sous-officiers et
les archers reçoivent du secrétaire d'État à la Guerre une commission
et sont désormais révoquables. Les charges de prévôt et de lieutenant
demeurent héréditaires, mais les chefs de cours et les procureurs
royaux généraux sont investis d'une haute surveillance sur l'activité
des nouvelles maréchaussées, avec droit d'informer le ministre de la
Guerre et le chancelier de leur mauvaise conduite ou de leurs négli-
gences, et les prévôts et leurs lieutenants sont tenus de prêter serment
devant les parlements à leur nomination;
—les compagnies sont par ailleurs regroupées en 5 arrondisse-
ments d'inspection confiés aux prévôts les plus méritants.
—la solde est multipliée par 4 ou 5 et complétée par un système de
primes et d'indemnités qui incite à l'action. Ce système est progres-
sivement réglementé ainsi que l'habillement des troupes, l'équipe-
ment, le harnachement des chevaux...
1731 Reprenant les ordonnances de 1620, une déclaration reprécise la liste
des cas qui doivent être jugés par les prévôts et leurs lieutenants. Le
réseau des brigades s'étoffe progressivement tandis que les textes
réglementant la discipline, l'uniforme, etc. se précisent;
1768 Une ordonnance porte suppression de l'hérédité des charges d'of-
ficier. Les conditions de recrutement ne cessent d'être rendues plus
sévères, et une spécialité d'avancement est instituée qui doit permettre
le passage dans la maréchaussée des officiers et des cavaliers des
armées les plus expérimentés.
1769 Les soldes et le système de prime sont réévalués, l'uniforme est à
nouveau modifié, et de nouvelles brigades sont créées.
Une série d'ordonnances, enfin, vient achever et compléter les
textes de 1720 :
1778 — es 33 compagnies reçoivent chacune le nom d'une province. A
leur tête, le prévôt général a rang de lieutenant-colonel. Il a sous
ses ordres des lieutenants et sous-lieutenants chargés chacun d'une
subdivision de province (lieutenance):
—les 5 arrondissements d'inspection sont confiés à un inspecteur
général qui préside le conseil d'administration de chaque compagnie
et qui passe en revue 2 fois par an chacune des lieutenances;
—les « hôtels de maréchaussée » sont normalisés et leur occupa-
tion est réglementée;
—les conditions de recrutement et d'avancement sont réglemen-
tées. Tout cavalier doit savoir lire et écrire. L'avancement interne est
favorisé...

La structure et les missions du corps sont alors quasiment défini-


tives. Placée sous la triple autorité de la haute magistrature, des grands
commis de l'administration civile et des hautes autorités militaires, la
nouvelle maréchaussée quadrille le territoire, y exerçant une surveil-
lance générale permanente, informant les autorités des événements
qui peuvent se produire et rendant, sur réquisitions écrites, de mul-
tiples services à l'administration de l'État.
En 1790 les maréchaussées sont dissoutes et naît la gendarmerie.
Les textes de l'an VI, de 1820, de 1854, de 1903 ne modifieront pas
beaucoup la structure et les missions de l'arme, reprenant souvent
mot pour mot les ordonnances de 1720 et de 1778.
TABLEAU DE L'ÉQUIPEMENT GENDARMIQUE EN VÉHICU
EFFECTIFS ET RÉPARTITION EN 1977
Les missions
de la gendarmerie nationale

Les missions de la gendarmerie sont définies par la loi de germinal


an VI et les décrets d'application qui ont suivi. Le dernier en date de
ces décrets —qui a abrogé les dispositions précédentes et reste aujour-
d'hui encore en vigueur —est le décret du 20 mai 1903 (modifié en
partie, notamment en 1958, pour ce qui concerne la police judiciaire).
« Service public à vocation interministérielle », la gendarmerie doit :
assurer efficacement les polices administratives,
judiciaires et militaires sur tout le territoire;
apporter son concours (sur réquisition, sur « demande
de concours » ou d'initiative) à un grand nombre de
ministères et d'administrations publiques;
participer à la Défense nationale en tant que corps
militaire constitué.
Dans le cadre de ces fonctions, la gendarmerie assure notamment
de façon permanente :

1. Des missions de police administrative


Afin d'assurer le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité
publique sur l'ensemble du territoire
ypte="BWD" est placée sous l'autorité des préfets, des sous-
préfets et des maires pour faire respecter les règle-
POLICE ments, les arrêtés, les décrets et les lois (police des
ADMINIS- personnes, police municipale, police rurale, route,
TRATIVE SNCF, navigation aérienne ou fluviale, coordination
SPÉCIALE rail-route, police de la chasse, de la pêche, polices
type="BWD" (affichage, armes et explosifs, établissements
industriels ou agricoles, environnement, spectacles,
commerce, etc.);
elle doit être prête à tout moment en cas de rassem-
blement ou de troubles à répondre aux réquisitions
des autorités civiles pour maintenir ou rétablir
MAINTIEN l'ordre afin que toujours « force reste à la loi » (ras-
DE semblement instantané d'unités de gendarmerie
L'ORDRE départementale et/ou mobile en nombre suffisant
dans le cas des réquisitions de maintien de l'ordre;
disponibilité permanente d'une réserve prête à
répondre aux réquisitions de main-forte);
afin de remplir efficacement ces deux missions,
elle doit en toutes circonstances assurer de façon
permanente une surveillance du territoire et de
RENSEI- ses habitants et renseigner les autorités adminis-
GNEMENT tratives responsables à intervalles réguliers (événe-
ments ordinaires) ou sur-le-champ dans le cas d'évé-
nements extraordinaires (problème du recueil, de
l'exploitation et de la transmission du renseignement);
elle doit répondre aux demandes de concours qui
DEMANDES sont adressées par les autorités administratives
DE (notamment la préfecture : recherches d'adresses,
recherches dans l'intérêt des familles, notification
CONCOURS des décisions préfectorales, enquêtes de moralité,
enquêtes administratives diverses).

2. Des missions de police judiciaire


type="BWD" elle doit rechercher et constater les infractions et
TATIONS recueillir les plaintes;
elle doit procéder (en enquête préliminaire, en
enquête de flagrant délit ou sur commission roga-
ENQUÊTES toire) à l'audition des témoins, au recueil des indices
et à la recherche des auteurs;
elle doit procéder à l'arrestation des personnes
ARRESTATIONS poursuivies ou recherchées (contraintes par corps,
mandats du Parquet);
type="BWD" elle doit répondre aux réquisitions et aux demandes
GNEMENT diverses du Parquet et des autorités judiciaires
ET (procès-verbaux de renseignements, enquêtes sociales,
MAIN-FORTE transfèrements judiciaires, etc.).

3. Des missions de police militaire

"WD" doit répondre aux demandes d'information de


ypte=B
l'administration militaire (médaillés et pensionnés,
INFORMATION enquêtes sociales, enquêtes de moralité, enquêtes
diverses...);
elle doit informer l'autorité militaire de tout évé-
RENSEG
INEMENT nement grave touchant à l'ordre public ou à la
défense nationale;
elle participe à la protection des emprises mili-
PROTECTION taires et des points stratégiques (bases aériennes,
Force nationale stratégique, etc.);
elle procède aux enquêtes pour toute infraction
JUSTICEmiltaire (Code de justice militaire) ou commise
MILITAIRE par des militaires;
elle est chargée de l'administration des forces de
MOBILISATION réserve et de la préparation permanente de la mobi-
lisation;
elle doit être prête, en cas de troubles graves ou
de période de tension, à tenir efficacement sa place
DOT au sein de la défense opérationnelle du territoire
(encadrement de la population civile, protection de la
circulation et des points essentiels, renseignement).

4. Des missions de secours

Les gendarmes doivent enfin être en mesure d'apporter assistance


et secours à toute personne en danger prenant toutes les dispositions
nécessaires jusqu'à ce que les services spécialisés (incendie, protection
civile, services hospitaliers, etc.) soient à même de prendre la relève :
réponse aux appels 24 heures sur 24;
maintien en état du matériel de secours, entraîne-
ment et formation, préparation permanente de l'or-
ganisation de secours;
préparation et mise au point des plans de secours
pré-établis (Pré-ORSEC, ORSEC, SATER, SAMAR, etc.);
formation et équipement du personnel et d'unités spé-
cialisées (MNS, plongeurs autonomes, vedettes,
skieurs, parachutistes, maîtres-chiens, unités de mon-
tagne, de spéléologie, etc.).
A C T I V I T E S G E N D A R M I Q U E S 1977
Indications bibliographiques

1. Ouvrages généraux

Un certain nombre d'ouvrages présentent l'arme, son organisation,


ses activités et son histoire. Ils ont été publiés par la gendarmerie natio-
nale ou sous son autorité. Notamment :
Gendarmerie nationale, Maréchaussée et Gendarmerie : huit siècles
d'histoire.
Revue historique de l'armée, numéro spécial : « La gendarmerie natio-
nale », ministère des Armées, 1961.
Gendarmerie nationale, « La gendarmerie nationale », Notes et Études
documentaires, n° 3697-98, La Documentation française, juin
1970.

2. Histoire de l'arme, histoire de la police

La lecture de ces ouvrages généraux peut être complétée, en ce qui


concerne l'histoire de l'arme, par celle d'un certain nombre d'ouvrages
détaillant l'historique, les hauts faits ou certains aspects particuliers
de l'évolution de l'institution. La plupart de ces travaux sont l'œuvre
d'officiers de l'arme.
Lieutenant-colonel Lemaître, Historique de la gendarmerie, Orléans,
E. Colas imprimeur, 1879.
R.A. Delattre, Historique de la gendarmerie française, Paris, 1879.
Général L. Larrieu, Histoire de la gendarmerie, Paris, 1927-1933.
— Service spécial de la gendarmerie, Paris, Lavauzelle, 1922.
Sous la direction de Georges Lelu, Grand Livre historique de la gen-
darmerie nationale, Paris, 1939.
Commandant Bon, L'Arme d'élite, Paris, Lavauzelle, 1933.
Colonel Coulin, Historique et Tradition de la gendarmerie nationale,
Paris, 1954.
M. Cathelineau, La Gendarmerie, Paris, 1964.
L. Saurel, La Gendarmerie dans la société française de 1848 à 1870,
thèse ronéotypée. — Peines et Gloires des gendarmes, Lavauzelle,
Paris, 1973.
Édition Larrieu Bonnel, Huit Siècles de gendarmerie, Paris, 1967.

Ces ouvrages au caractère hagiographique parfois prononcé et qui


privilégient souvent les côtés purement militaires et belliqueux de l'arme
seront utilement complétés par la lecture de travaux historiques décri-
vant l'évolution des campagnes françaises, les grands mouvements de
révolte paysanne, l'évolution de la criminalité rurale, la constitution
des armées modernes, etc. Cf. notamment :
Sous la direction de G. Duby et A. Wallon, Histoire de la France
rurale, Le Seuil, 1975.
Yves-Marie Bercé, Histoire des croquants, Librairie Droz, 1974. —
Croquants et Nu-Pieds, Gallimard/Julliard, coll. « Archives »,
1974.
Jean-Pierre Gutton, La Société et les Pauvres en Europe, PUF, coll.
« SUP », 1974.
Funk Brentano, Les Brigands, Paris, 1904.
Hobsbawm, Les Bandits, Maspero, 1972.
R. Caroll, Les Bandits, Balland, 1971.
Ph. Contamine, Guerre, État et Société à la fin du Moyen Age, Mouton,
1972.
A. Corvisier, L'Armée française, PUF, 1964.
J. Boudet, Histoire universelle des armées, Paris, 1965-1966.

On lira utilement en parallèle un certain nombre d'ouvrages concer-


nant la naissance, l'histoire et l'organisation de la police. Cf. notam-
ment :
H. Buisson, La Police et son histoire, Vichy, 1949.
M. Le Clère, Histoire de la police, PUF, 1964.
A. Roche, Encyclopédie de la police, éd. du ministère de l'Intérieur,
1955.
Service des Relations publiques du ministère de l'Intérieur, Histoire
de la police, éd. Larrieu-Bonnel, Paris, 1977.

Ou, concernant les périodes clefs, et à partir du XIX siècle, le pro-


blème des relations police/gendarmerie :
M. Chassaigne, La Lieutenance de police de Paris, Paris, 1906.
H. de Monbas, La Police parisienne sous Louis XVI, Paris, 1949.
M. de Sars, Lenoir, lieutenant de police, Paris, 1948.
Ernest d'Hauterive, La Police secrète du Premier Empire : bulletins
quotidiens adressés par Fouché à l'empereur, Librairie historique
R. Clavreuil, 1964.
M. Lagarde, La Police municipale en province : ce qu'elle est, ce qu'elle
doit être, Paris, 1897.
M. Perrier, La Police municipale spéciale et mobile, Giard et Brière,
Paris, 1919.

Enfin, en ce qui concerne la police actuelle et ses problèmes :


G. Denis, Citoyen-Policier, Albin Michel, 1976.
D. Langlois, Les Dossiers noirs de la police française, Le Seuil, Paris,
1971.
J. Lantier, Le Temps des policiers, Fayard, 1970.
J. Sarrazin, Le Système Marcellin, la police en miettes, Calmann-Lévy,
1974.
B. des Saussaies, La Machine policière, Le Seuil, 1972.

3. Lois, décrets, répertoires et manuels à l'usage des gendarmes

Outre les lois et les décrets concernant l'organisation de la gen-


darmerie, un certain nombre de recueils de jurisprudence, d'aide-
mémoire et de répertoires divers utilisés par les militaires de l'arme
permettent de se faire une idée des missions et des conditions de vie
et de travail quotidiennes des gendarmes depuis le Moyen Age. Citons,
dans l'ordre chronologique :
G. Guénée, Tribunaux et Gens de justice dans le baillage de Senlis à
la fin du Moyen Age (1380-1550), Les Belles Lettres, 1963.
Langrain, La Maréchaussée de France, recueil d'ordonnances, Paris,
1697.
De Beaufort, Recueil concernant le tribunal de nosseigneurs les maré-
chaux de France, Paris, 1784.
H. Pierquin, La Juridiction du point d'honneur sous l'Ancien Régime,
Paris, 1904.
Cochet de Savigny, Dictionnaire de la gendarmerie, Paris, éd. Leautey,
nombreuses rééditions (1893, 3 5 édition). — Mémorial de la gen-
darmerie (recueil de jurisprudence), 2e édition, Paris, 1874. —
Formulaire général des procès-verbaux et Manuel de jurisprudence
à l'usage de la gendarmerie, Lavauzelle, 1844.
Corsin, Recueil de la jurisprudence à l'usage de la gendarmerie, Paris,
1890.
Fournigault, Répertoire alphabétique de la jurisprudence à l'usage de la
gendarmerie, Paris, 1895.
Bernède, Service de la police judiciaire. Carnet, aide-mémoire du gen-
darme, Lavauzelle.
Conseils d'un ancien à un jeune gendarme, Lavauzelle, 1930 (auteur
anonyme).
Guetta, Principes de l'organisation et du service de la gendarmerie,
Paris, 1951.
Lavauzelle, Lois et Décrets annotés sur l'organisation et le service de
la gendarmerie, Lavauzelle, 1956.
Escande, Répertoire de poche du gendarme, Paris, 1962.
Conseils de savoir-vivre à l'usage des militaires de la gendarmerie,
Lavauzelle, 1965 (auteur anonyme).
Il est intéressant de voir la continuité donnée à la définition des
missions et de l'organisation de l'arme au travers des textes légis-
latifs fondamentaux, et de mesurer l'évolution de la gendarmerie au
travers des décrets qui en précisent tout au long du XIX siècle et
au début du XX siècle les principes d'organisation et d'action. Voici
pour les textes fondamentaux :
—l'édit de 1720 et les ordonnances de 1769 et 1778 qui organisent
les « nouvelles maréchaussées » et définissent leur service et leurs acti-
vités;
—la loi de germinal an VI (17 avril 1798) portant organisation de
la gendarmerie nationale;
—le décret du 1 mars 1854 réactualisant l'organisation générale
de l'arme et son service;
—le décret du 20 mai 1903 réactualisant les textes précédents, régle-
mentant encore aujourd'hui l'organisation et le service de la gendar-
merie;
—les décrets du 22 août et du 18 septembre 1958 modifiant le décret
de 1903 pour le mettre en concordance avec le nouveau code de pro-
cédure pénale.

Voir aussi les textes suivants :


—loi an IX (1801) organisation, armement, etc.;
—ordonnance du 29 octobre 1820 reprécisant les droits et devoirs
des gendarmes et « départementalisant » les compagnies;
—loi du 21 juin 1836 sur le serment que doivent prêter les gen-
darmes;
—loi du 17 juillet 1856 dispensant de l'affirmation des PV les bri-
gadiers et gendarmes;
—loi de 1860 organisant les auxiliaires indigènes;
—loi du 13 mars 1875 sur les cadres et les effectifs de l'arme;
—décret du 24 décembre 1887 sur la composition des légions et
des cadres;
—décision présidentielle du 10 février 1894 sur l'organisation des
brigades;
—décrets du 9 octobre et du 5 décembre 1902 sur l'administration,
la comptabilité et la décentralisation de l'arme;
—décret du 14 octobre 1905 sur le service intérieur;
—décret du 17 juillet 1933 sur le service intérieur.

4. Ouvrages divers sur la gendarmerie; images du gendarme


au travers d'un certain nombre de romans ou d'essais :

H. de Balzac, Les Paysans, Le Seuil, coll. « L'intégrale ».


G. Benoit-Guyot, Nouvelles Histoires de gendarmes, Paris, 1935.
P. Billard, Bonsoir chef, Robert Laffont, 1977.
J. Charles, Sacrés Gendarmes, Presses de la Cité, 1977.
Courteline, Le gendarme est sans pitié, 1899.
D. Desbordes, Souvenir de giberne d'un gendarme à pied, compte
d'auteur, 1973.
C. Gilbert, Soldats bleus dans l'ombre, 1977.
M. Guillaute, Mémoire sur la réformation de la police, 1749, Hermann,
1974.
V. Hugo, Les Misérables.
C. Paysan, Comme l'or d'un anneau, Denoël, 1971. — Pour le plaisir,
Denoël, 1976.
G. Sand, Divers contes, notamment Le Chêne parlant.
Scarron, Le Roman comique.
Comtesse de Ségur, Divers ouvrages, notamment Les Mémoires d'un
âne et La Sœur de Gribouille.
R. Tourquoy, La Brigade de Lagny vers 1900, société historique,
géographique, artistique et scientifique de Lagny et sa région, 1966.

5. Revues à consulter

—Gendarmerie nationale, revue trimestrielle d'études et d'informa-


tion à usage des militaires de l'arme;
—Armées d'aujourd'hui, revue mensuelle des forces armées fran-
çaises (Service d'information et de Relations publiques);
—Revue de la Défense nationale, revue mensuelle d'étude des pro-
blèmes politiques, économiques, scientifiques et militaires;
—L'Essor, revue mensuelle de l'Union nationale des personnels
retraités de la gendarmerie;
—Le Progrès de la gendarmerie, organe de la Fédération nationale
des retraités de la gendarmerie;
—Bulletin de la Société nationale des anciens et amis de la gen-
darmerie;
—Liaisons, revue mensuelle d'information et de relations publiques
de la préfecture de police de Paris;
—Sécurité routière, revue bimestrielle d'information et de docu-
mentation de l'Association nationale de la sécurité routière;
—Police nationale, publication du ministère de l'Intérieur.
ANNEXES

Carte du découpage territorial administratif et militaire, 186. — Organisation


de la gendarmerie (5 organigrammes), 187. — Repères historiques et généalo-
giques de la gendarmerie nationale, 192. — Évolution des effectifs gendar-
miques et de leur organisation territoriale, 204. — Tableau de l'équipement
gendarmique en véhicules, 205. — Effectifs et répartition en 1977, 206. —
Les missions de la gendarmerie nationale, 207. —Activités gendarmiques 1977,

211. —Indications bibliographiques, 212.


IMPRIMERIE F L O C H À MAYENNE.
D.L. 1 TRIM. 1 9 8 0 . N° 5 4 4 2 ( 1 7 6 2 0 ) .
COLLECTION «L'HISTOIRE IMMÉDIATE»
FONDÉE PAR JEAN LA C O U T U R E

ANOUAR ABDEL-MALEK, Égypte, société militaire


JEAN-PAUL ALATA, P r i s o n d ' A f r i q u e
FRANCIS AUDREY, C h i n e 25 a n s 25 siècles
PHYLLIS AUTY, T i t o
URI AVNERY, Israël s a n s s i o n i s m e
GÉRARD BERGERON, L e C a n a d a - F r a n ç a i s
J E A N BERTOLINO, A l b a n i e , la s e n t i n e l l e d e S t a l i n e
JULIEN BESANÇON, B a z a k , la g u e r r e d ' I s r a ë l
NICOLAS BETHELL, Le C o m m u n i s m e polonais, 1918-1971
G o m u l k a et sa s u c c e s s i o n
FRANÇOIS BLOCH-LAINÉ, P o u r u n e r é f o r m e d e l ' e n t r e p r i s e
CLAUDE BOURDET, A qui a p p a r t i e n t P a r i s ?
HERVÉ BOURGES / CLAUDE WAUTHIER
L e s 5 0 A f r i q u e s (2 t o m e s )
CLAIRE BRIÈRE / PIERRE BLANCHET,
Iran : la r é v o l u t i o n a u n o m d e D i e u
DOUGLAS CATER, Qui g o u v e r n e à W a s h i n g t o n ?
GÉRARD CHALIAND, M y t h e s r é v o l u t i o n n a i r e s d u tiers m o n d e
MADELEINE CHAPSAL / MICHÈLE MANCEAUX
Les Professeurs, pour quoi faire?
JEAN CHARBONNEL, L ' A v e n t u r e d e la fidélité
GILLES CHOURAQUI, L a M e r c o n f i s q u é e
GABRIEL DARBAUD, SIMONNE et JEAN LACOUTURE
Les Émirats-mirages
RÉGIS DEBRAY, L a Guérilla du C h e
JEAN-FRANÇOIS DENIAU, L ' E u r o p e interdite
P I E R R E - M A R I E D O U T R E L A N D , L e s B o n s V i n s et les A u t r e s
RENÉ DUMONT, L ' U t o p i e o u la M o r t !
C h i n e , la r é v o l u t i o n c u l t u r a l e
R E N É D U M O N T / F R A N Ç O I S DE R A V I G N A N
N o u v e a u x V o y a g e s d a n s les c a m p a g n e s f r a n ç a i s e s
A L B E R T DU R O Y , L a G u e r r e d e s B e l g e s
M A U R I C E D U V E R G E R , L a D é m o c r a t i e s a n s le p e u p l e
JEAN ESMEIN, L a R é v o l u t i o n culturelle
BRUNO ÉTIENNE, Algérie, c u l t u r e s et r é v o l u t i o n
JEAN-JACQUES FAUST, L e Brésil, u n e A m é r i q u e p o u r d e m a i n
CHARLES-HENRI FAVROD, L ' A f r i q u e seule
ROBERT FOSSAERT, L e C o n t r a t socialiste
S A U L F R I E D L Ä N D E R , P i e X I I e t le I I I Reich
H i t l e r et les É t a t s - U n i s
Réflexions sur l'avenir d'Israël
L'Antisémitisme nazi
IRÈNE GENDZIER, Frantz Fanon
ANDRÉ GORZ, Stratégie ouvrière et Néocapitalisme
Le Socialisme difficile
ROBERT GUILLAIN, Dans trente ans, la Chine
Japon, troisième grand
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD, Les Jours terribles d'Israël
Les Confettis de l'Empire
MIKHAËL HARGSOR, Naissance d'un nouveau Portugal
ANTHONY HARTLEY, L'Angleterre, une autocritique
WALTHER HOFER, Hitler déchaîne la guerre
MAHMOUD HUSSEIN, Les Arabes au présent
MAHMOUD HUSSEIN / SAUL FRIEDLÄNDER
Arabes et Israéliens, un premier dialogue
RAJ ET RENÉE ISAR, L'Inde au-delà du mythe et du mensonge
JEAN-NOËL JEANNENEY, Leçon d'histoire pour une gauche au pouvoir
ROBERT JUNK, Une internationale des savants : le CERN
CLAUDE KIEJMAN / JEAN-FRANCIS HELD, Mexico, le pain et les jeux
JACQUES KRYN, Lettre d'un maire de village
JEAN LACOUTURE, Cinq Hommes et la France
Le Vietnam entre deux paix
Quatre Hommes et leurs peuples —Nasser
JEAN et SIMONNE LACOUTURE, Vietnam, voyage à travers une victoire
HUBERT LAFONT / PHILIPPE MEYER, Le Nouvel Ordre gendarmique
DENIS LANGLOIS, Guide du citoyen face à la police
OWEN LATTIMORE, Mongolie, nomades et commissaires
MICHEL LAUNAY, Paysans algériens
MORVAN LEBESQUE, La Loi et le Système
Comment peut-on être breton?
PIERRE LE BRUN, Questions actuelles du syndicalisme
DANIEL LECONTE, Les Pieds-Noirs
JENO LEVAÏ, L'Église ne s'est pas tue
Louis E. LOMAX, La Révolte noire
ROGER LOUIS, L'ORTF : un combat
SERGE MALLET, Les Paysans contre le passé
Le Gaullisme et la Gauche
MICHÈLE MANCEAUX, Les policiers parlent
EUGÈNE MANNONI, Moi, général de Gaulle
JEAN-JACQUES MARIE, Staline
Les paroles qui ébranlèrent le monde
GILLES MARTINET, La Conquête des pouvoirs
Les Cinq Communismes —Le Système Pompidou
Sept Syndicalismes
HERBERT L. MATTHEWS, Fidel Castro
TIBOR MENDE, La Chine et son ombre
Des mandarins à Mao — Entre la peur et l'espoir
Regards sur l'histoire de demain —Un monde possible
De l'aide à la recolonisation
Soleils levants, le Japon et la Chine
JEAN-JACQUES MICHEL / HUANG HE,
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EDGAR MORIN, Introduction à une politique de l'homme
La Rumeur d'Orléans
MARIE-FRANCE MOTTIN, Cuba quand même
PIERRE MOUSSA, Les États-Unis et les Nations prolétaires
PAUL Mus, Hô Chi Minh, le Vietnam, l'Asie
PAUL MUS, JOHN MCALISTER JR., Les Vietnamiens et leur révolution
JACQUES NOBÉCOURT, Le Vicaire et l'Histoire
Une histoire politique de l'Armée :
t. I. De Pétain à Pétain (1919-1942)
L'Italie à vif
ANTOINE OTTAVI, Des Corses à part entière
ROBERT PAYNE, Gandhi
JEAN PLANCHAIS. Une histoire politique de l'Armée :
t. II. De de Gaulle à de Gaulle (1940-1967)
Les Provinciaux ou la France sans Paris
GILLES PERRAULT, Les Parachutistes
JEAN PLUMYÈNE et RAYMOND LASIERRA
Les Fascismes français, 1922-1963
JEAN-CLAUDE POMONTI, La Rage d'être vietnamien
MAXIME RODINSON. Israël et le Refus arabe
SERGE ROMENSKY. L'URSS a 50 ans :
les Révisionnistes conservateurs
FRANÇOIS DE ROSE, La France et la Défense de l'Europe
PIERRE ROSSI, L'Irak des révoltes
W. W. ROSTOW, Les Étapes de la croissance économique
E. ROULEAU, J. F. HELD, J. et S. LACOUTURE
Israël et les Arabes
JULES ROY, J'accuse le général Massu
ANTHONY SAMPSON, Radioscopie de l'Angleterre
J. SAUVAGEOT, A. GEISMAR, D. COHN -BENDIT, J.-P. DUTEIL
La Révolte étudiante
JEAN SCHWŒBEL, La Presse, le Pouvoir et l'Argent
NORODOM SIHANOUK, L'Indochine vue de Pékin
ROBERT SOLÉ, Le Défi terroriste
ANDRÉ STAWAR, Libres Essais marxistes
SERGE THION, Le Pouvoir pâle
GERMAINE TILLION, Le Harem et les Cousins
Ravensbruck
CHARLES TILLON, Un « procès de Moscou » à Paris
ALAIN TOURAINE, Le Mouvement de mai
Vie et Mort du Chili populaire
VIET TRAN, Vietnam : j'ai choisi l'exil
LOUIS VALLON, L'Ami de Gaulle
ALAIN VERNAY, Les Paradis fiscaux
PIERRE VIANSSON-PONTÉ, Les Gaullistes
Après de Gaulle, qui?
MICHEL VIRALLY, L'ONU d'hier à demain
CLAUDE WAUTHIER, L'Afrique des Africains (nouvelle édition)
ÉLIE WIESEL, Les Juifs du silence
PETITE ENCYCLOPÉDIE POLITIQUE
*** Un observateur à Moscou
LE NOUVEL Il n'est guère d'institution plus familière aux
ORDRE Français, ni plus populaire que la gendarmerie.
GENDARMIQUE Pandore est un élément quasi naturel de nos cam-
pagnes; la sagesse, on le sait, commence avec la
crainte qu'il inspire, et son image renvoie autant
à saint Louis qu'à Saint-Tropez. Tour à tour détec-
tive, administrateur, secouriste, juge de paix, agent
de renseignement, prévôt, agent de la circulation,
il a sous son képi d'innombrables casquettes. Il est
la loi, « l'œil et le bras du gouvernement » partout
dans le pays, grâce à une unité territoriale très
décentralisée : la brigade.
Depuis 1968, l'esprit de la gendarmerie est en train
de changer. Aux paisibles et rassurantes tournées
de surveillance ont succédé « l'esprit shérif », les
« opérations coup de poing » et autres « actions
psychologiques », menées par des pelotons d'inter-
vention coupés de la population. Du coup, fleu-
rissent milices d'autodéfense et polices privées.
L'industrie de la peur prospère. Est-ce la fin des
gendarmes ?

Hubert Lafont et Philippe M e y e r


Hubert Lafont et Philippe Meyer, 31 et 32 ans,
docteurs en sociologie, ont créé en 1973 un groupe
de recherches en sciences sociales. Ils ont réalisé
ensemble une étude sur la politique d'action sociale
(à paraître au Seuil), une enquête sur le passage
de la justice du néolithique au technocratique
(Justice en miettes, parue aux PUF en 1979) et une
demi-douzaine d'enquêtes au long cours, d o n t
certaines ont été reprises par la revue Esprit.
Hubert Lafont a publié plusieurs articles sur les
politiques économiques des gouvernements mili-
taires latino-américains. Philippe Meyer est ancien
auditeur de l'Institut des hautes études de défense
nationale. Il a publié au Seuil, en 1977, L'Enfant
et la raison d'Etat.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
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