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gwenola

gwenola ricordeau (dir.)


D’où vient l’idée d’abolir la police et que recouvre-
t-elle au juste ? Si la police ne nous protège pas, à
quoi sert-elle ? Comment dépasser la simple critique
de la police pour enfin en finir avec elle ? ricordeau (dir.)
1312 raisons d’abolir la police tente de répondre
à ces questions, et propose de riches réflexions
critiques sur les liens entre l’abolitionnisme pénal et 1312 raisons
d’abolir
la race, le handicap ou le travail sexuel notamment.
L’ouvrage porte également sur les mobilisations
contemporaines pour l’abolition de la police en
Amérique du Nord, en retraçant leur généalogie et

la police
en explorant leurs propositions stratégiques, leurs
expériences et les débats qui les traversent.

1312 raisons d’abolir la police


Les textes rassemblés dans cette anthologie
commentée brossent un portrait vif et puissant du
mouvement pour l’abolition de la police, dans toutes
ses nuances et hors des clichés réducteurs.

Le recueil comprend des contributions de


militant·e·s et d’universitaires francophones
et anglophones inédites.

Qu’on ait ou non des griefs personnels


Gwenola Ricordeau est professeure associée en justice à son égard, détester la police est une
criminelle à la California State University, Chico. position politique. Dans une société
Elle est l’autrice de Les détenus et leurs proches capitaliste, raciste et patriarcale, choisir
(Autrement, 2008), Pour elles toutes. Femmes contre le camp des opprimé·e·s, des exploité·e·s
la prison (Lux, 2019) et Crimes et peines. Penser et des tyrannisé·e·s, c’est compter
l’abolitionnisme pénal (Grevis, 2021). la police parmi ses ennemis.

38
26,95 $ / 20 €
978-2-89833-066-7 instinct de liberté
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros

abolir la police couv FR 22-11-07.indd 1,3 2022-11-07 11:30


1312 raisons
d’abolir la police
gwenola
ricordeau (dir.)

1312 raisons
d’abolir
la police
La collection « Instinct de liberté », dirigée par Marie-Eve Lamy,
Sylvain Beaudet et Pierre Wyrsch, propose des textes susceptibles
d’approfondir la réflexion quant à l’avènement d’une société
nouvelle, sensible aux principes libertaires.

© Lux Éditeur, 2023


www.luxediteur.com

Dépôt légal : 1er trimestre 2023


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
isbn 978-2-89833-066-7
isbn (pdf ) 978-2-89833-067-4
isbn (epub) 978-2-89833-068-1

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement


du Canada pour nos activités d’édition.
Du régime
ordinaire de
la critique
de la police à
l’abolitionnisme
Gwenola Ricordeau

J e déteste la police. Pourtant, mes griefs


personnels contre les policiers sont très mesu-
rés : s’ils ne m’ont jamais été d’aucune utilité, ceux
à qui j’ai eu affaire se sont généralement montrés
plus fainéants que zélés, et s’ils étaient pour la
plupart de vraies têtes de cons, ils n’en étaient
souvent pas moins attachés à la République.
Mais, au regard de l’ampleur des nuisances que
cause la police, mes désagréments ont été somme
toute assez modestes, pour des raisons tenant à
la fois aux circonstances et aux privilèges que me
confèrent notamment mon sexe, la couleur de ma
peau et ma classe sociale.
Qu’on ait ou non des griefs personnels à son
égard, détester la police est une position politique.
Dans une société capitaliste, raciste et patriarcale,
choisir le camp des opprimé·e·s, des exploité·e·s

7
et des tyrannisé·e·s, c’est compter la police parmi
ses ennemis. Cet antagonisme amène naturel-
lement à penser l’abolition de la police et les
manières de s’organiser pour lutter contre « nos
ennemis en bleu », pour reprendre le titre de l’ou-
vrage de Kristian Williams1, mais aussi contre
leurs complices et leurs alliés. Voilà en quelques
mots l’objet de cet ouvrage, mais aussi une défi-
nition sommaire (sur laquelle on reviendra) de
l’« abolitionnisme ».
Lorsqu’on évoque la « police », tout le monde
semble savoir de quoi il retourne : les forces de
« police » (police nationale, polices municipales,
etc.) et celles désignées par des termes voisins
(Gendarmerie ou Sûreté du Québec, par exemple).
Le terme « police » est associé au maintien de
l’ordre (qu’elle a pour mission d’assurer) et à la
criminalité2 (qu’elle a pour mission de prévenir, de
dissuader et de réprimer) – et c’est essentiellement
sous cet angle que cet ouvrage l’envisage, même
si elle a d’autres activités. Mais réfléchir en termes
de maintien de l’ordre et de lutte contre la crimina-
lité met en lumière le rôle que jouent en la matière
d’autres corps de métier que les seuls « policiers » :
par exemple, les douaniers, les contrôleurs dans
les transports publics, les détectives privés, les
vigiles (dans les espaces commerciaux, lors de

1. Kristian Williams, Our Enemies in Blue: Police and Power


in America, Oakland, AK Press, 2015 [2004].
2. On ne peut revenir sur les nombreuses critiques des
connotations et des usages de ce terme, comme « crime »
et « délinquance ». Il a, dans ce texte, son sens commun.
Voir aussi p. 27.

8
grands événements sportifs ou culturels, etc.),
ou encore les polices ferroviaires (comme la
Surveillance générale en France). La distinction
que fait l’anglais entre police et policing permet de
distinguer l’institution (policière) de l’activité (le
maintien de l’ordre public). Or, comme le souligne
Mark Neocleous, réduire le policing à l’institution
policière se compare à réduire le phénomène de
la guerre à l’armée3. Si la cible des réflexions et
luttes abolitionnistes est bien le policing, nous
nous conformerons à l’usage, en français, de l’ex-
pression « abolition de la police ».
Comment dépasser la simple critique de la
police ? Quel est le rapport entre la sécurité et la
police ? À quoi sert la police ? D’où vient cette idée
d’abolir la police et que recouvre-t-elle au juste ?
Pour répondre à ces questions, je vais, dans les
pages qui suivent, revenir sur les critiques clas-
siques émises contre la police, relever les mythes
les plus fréquents qui l’entourent et présenter suc-
cinctement ce qu’on peut entendre par « abolition-
nisme de la police ».

Le régime ordinaire de la critique


On peut regrouper les critiques communément
émises à l’endroit de la police en cinq catégories.
Celles-ci peuvent être parfois réductrices ou se
recouper, et elles ne prétendent pas à l’exhaus-
tivité. Ces cinq catégories constituent ce que
j’appelle le « régime ordinaire de la critique de

3. Mark Neocleous, The Fabrication of the Social Order:


A Critical Theory of Police Power, Londres, Pluto, 2000, p. 7.

9
la police », qui repose sur la dénonciation d’une
série de caractéristiques et d’évolutions de cette
institution et de ses agents, souvent considérées
comme dysfonctionnelles – or, on le verra, l’abo-
litionnisme rompt avec cette approche.

Les flics sont des bâtards


« À bas la police », « Nique les flics », « Fuck la
police » ou « Mort aux vaches » : taguées sur les
murs ou scandées dans des manifestations, voilà
quelques expressions ordinaires révélatrices de
sentiments populaires à l’endroit de la police. Si de
nombreuses professions peuvent être désignées
par des termes péjoratifs, aucune n’en compte
autant que le métier de policier (flicaille, poulets,
porcs, cochons, etc.). On n’a du reste jamais vu un
tag « À bas les coiffeurs », « Nique les éboueurs »
ou « Mort aux boulangers ». La popularité, à tra-
vers le monde, du slogan « All cops are bastards »
illustre la détestation dont la police est la cible
sous toutes les latitudes. Le professeur d’histoire
et spécialiste de la police Jean-Marc Berlière
note d’ailleurs que « le vocabulaire argotique, la
chanson, les adages populaires, la littérature, la
presse témoignent abondamment d’[un] discré-
dit général et historique4 ». Bref, s’il n’y a pas de
sots métiers, il y aurait néanmoins un métier de
bâtard : policier.
Beaucoup de traits associés aux policiers
(bêtise, brutalité et immoralité) correspondent

4. Jean-Marc Berlière, « Images de la police : deux siècles de


fantasmes ? », Criminocorpus, janvier 2009.

10
à ce qu’on entend habituellement par le terme
« bâtard » : un « connard » qui « a du vice » – à
condition toutefois de faire abstraction de sa
charge patriarcale. Sans prétendre à une exhaus-
tivité qui pourrait passer pour malveillante, on
citera notamment leurs manières de se compor-
ter comme s’ils étaient « au-dessus des lois » ou
« hors la loi » (non-respect des procédures légales,
extorsion d’aveux, fabrication de fausses preuves,
testilying5, etc.), ou encore leur réputation de
pleurnichards. Qu’ils se disent, aux États-Unis,
« underfunded, underpaid, understaffed, under­
armed and underappreciated6 » (sous-financés,
sous-payés, en sous-effectifs, pas assez armés et
pas reconnus à leur juste valeur) sonne comme
une rengaine connue dans beaucoup de pays. Ils
se plaignent également souvent de la dangerosité
de leur métier, alors qu’elle est sans commune
mesure avec celle des métiers ouvriers et que, au
vu du nombre de personnes qu’ils tuent, les poli-
ciers sont de véritables « dangers publics ».
La vie privée des policiers ne serait guère plus
reluisante. Considérons, par exemple, le vote
massif des policiers pour l’extrême droite – ce
qui est abondamment renseigné, entre autres au
Canada7, aux États-Unis ou en France. Par a­ illeurs,

5. Contraction de testify (témoigner devant la justice) et lying


(mentir), cette expression désigne les faux témoignages que les
policiers peuvent faire « pour la bonne cause ».
6. David Correia et Tyler Wall, Police: A Field Guide, Londres /
New York, Verso, 2018, p. 121.
7. Pour le Canada, voir Jeffrey Monaghan, « “Uphold the
Right”: Police, Conservatism, and White Supremacy », dans

11
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2023 à Marine Gros
si leur surreprésentation parmi les auteurs de vio-
lences faites aux femmes n’est pas précisément
quantifiée, elle est l’objet de plusieurs enquêtes
journalistiques8. Aux États-Unis, le journaliste
Alex Roslin avance que 40 % des policiers ont été
abusifs avec leur partenaire ou leur enfant et que
les violences domestiques dans les foyers des poli-
ciers sont 15 fois plus fréquentes que dans le reste
de la population9.
À la façon de ceux qui objectent aux féministes
« not all men », les apologistes de la police arguent
que « not all cops [are bastards] ». L’avantage qu’ils
cherchent à marquer ainsi est de faire admettre une
hypothèse (certains policiers seraient aimables),
alors que, comme le laissent entendre Serge
Quadruppani et Jérôme Floch, le succès du slogan
« All cops are bastards » tient « à son efficacité pour
montrer l’hypocrisie de la fonction de la police10 ».

Racisme
Aux États-Unis, l’utilisation, dans le langage cou-
rant, de l’acronyme DWB (Driving While Black/
Brown) pour indiquer, de manière sarcastique,

Shiri Pasternak, Kevin Walby et Abby Stadnyk (dir.), Disarm,


Defund, Dismantle: Police Abolition in Canada, Toronto,
Between the Lines, 2022, p. 12-18.
8. Pour la France, voir Alizé Bernard et Sophie Boutboul,
Silence, on cogne. Enquête sur les violences conjugales subies par
des femmes de gendarmes et de policiers, Paris, Grasset, 2019.
9. Alex Roslin, Police Wife: The Secret Epidemic of Police
Domestic Violence, Knowlton, Sugar Hill Books, 2017.
10. Serge Quadruppani et Jérôme Floch, « Pourquoi les flics
sont-ils tous des bâtards », dans Jérôme Baschet et al., Défaire
la police, Paris, Divergences, 2021, p. 15.

12
qu’une personne subit un contrôle routier en
raison de sa couleur de peau traduit la banalité,
pour les personnes non blanches, de l’expé-
rience du racisme policier. D’ailleurs, au regard
de l’abondante production scientifique sur le
sujet, l’absence de progrès de la police dans ce
domaine est particulièrement remarquable11.
Le racisme policier se manifeste de multiples
manières, comme l’utilisation faite des chiens
policiers12, les arrestations disproportionnées de
personnes non blanches, par exemple en matière
de produits stupéfiants ou la surreprésentation des
Noir·e·s parmi les personnes tuées par la police.
Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que ce
phénomène s’explique non pas par un plus grand
nombre d’interactions des Noir·e·s avec la police,
mais parce que celle-ci est plus violente à leur
égard – ce qui n’est pas étranger au fait que les
enfants noirs sont présumés, par les policiers, être
plus âgés et moins « innocents » que les enfants
blancs du même âge13.

11. Voir Marlese Durr, « What Is the Difference Between Slave


Patrols and Modern Day Policing? Institutional Violence in a
Community of Color », Critical Sociology, vol. 41, no 6, 2015,
p. 873-879.
12. Outre le célèbre roman de Romain Gary (Chien blanc,
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 [1970]), voir « K9 », dans
Correia et Wall, Police, op. cit., p. 27-30 ; Alex Moyle, « Using
Dogs as a Tool of Racist Repression », Socialist Worker, 17 juillet
2018.
13. Phillip Atiba Goff et al., « The Essence of Innocence:
Consequences of Dehumanizing Black Children », Journal
of Personality and Social Psychology, vol. 106, no 4, 2014,
p. 526-545.

13
Le profilage ethnique, familièrement appelé le
« délit de faciès », est l’une des pratiques policières
racistes parmi les plus notoires et les plus souvent
employées – la police de Toronto a même récem-
ment admis son usage à l’endroit des personnes
noires et autochtones14. L’utilisation du concept
de « profilage ethnique », si elle a des intentions
louables, laisse pourtant de côté la question du
racisme structurel en insinuant qu’il s’agit d’une
pratique policière « inappropriée et accidentelle
qui pourrait être corrigée », selon les mots de Micol
Seigel15. Celle-ci appelle plutôt à reconnaître « la
centralité de l’esclavage et de l’impérialisme dans
l’histoire états-unienne du maintien de l’ordre ».
Cette perspective permet de souligner les origines
de la police contemporaine dans les slave patrols16,
des groupes d’hommes blancs armés qui, dans le
sud des États-Unis, aux xviiie et xixe siècles, se
chargeaient de discipliner les esclaves et de rattra-
per les fugitifs. Elle rappelle aussi le rôle joué par
la police dans le phénomène des lynchages17, soit
par sa participation directe, soit par son laisser-­
faire. Elle met également en évidence son rôle

14. Yanick Lepage et Katherine Brulotte, « La police de


Toronto reconnaît un problème de profilage », Radio-Canada,
15 juin 2022.
15. Micol Seigel, « The Dilemma of “Racial Profiling”:
An Abolitionist Police History », Contemporary Justice Review,
vol. 20, no 4, 2017, p. 474-490.
16. Voir Sally E. Hadden, Slave Patrols: Law and Violence
in Virginia and the Carolinas, Cambridge (MA), Harvard
University Press, 2003 [2001].
17. Pour un aperçu de son ampleur, voir auut studio, « Map of
White Supremacy’s Mob Violence », #PlainTalkHistory, s. d.

14
dans la colonisation, par exemple celui des Texas
Rangers dans la répression des Mexicain·e·s18, et
dans la politique impérialiste états-unienne19.
Cette analyse n’est pas exclusive à la police
états-unienne. Au-delà des raisons sociologiques
pour lesquelles les policiers sont racistes (socia-
lisation professionnelle, recrutement, etc.), le
racisme policier s’inscrit dans le racisme struc-
turel, notamment le racisme et l’islamophobie
d’État, et le « boomerang colonial20 » façonne
les pratiques policières dans les puissances impé-
rialistes. S’il est impossible ici d’en retracer la
généalogie, on mentionnera néanmoins, pour
le Canada, les analyses de Robin Maynard du
racisme structurel à l’égard des Noir·e·s21. Il n’est
pas non plus possible de détailler la contribution
de la police française au racisme d’État, mais on
n’a qu’à songer aux dizaines de milliers de per-
sonnes juives déportées, puis assassinées, avec
la participation de la police française pendant le

18. Voir Monica Muñoz Martinez, The Injustice Never Leaves


You: Anti-Mexican Violence in Texas, Cambridge (MA), Harvard
University Press, 2020 [2018].
19. Voir Stuart Schrader, Badges Without Borders: How Global
Counterinsurgency Transformed American Policing, Oakland,
University of California Press, 2019.
20. Voir Tanzil Chowdhury, « From the Colony to the
Metropole: Race, Policing and the Colonial Boomerang »,
dans Koshka Duff (dir.), Abolishing the Police, Londres, Dog
Section Press, 2021, p. 85- 93 ; Mathieu Rigouste, La domination
policière, Paris, La fabrique, 2021 [2012], p. 35 et suiv.
21. Robyn Maynard, NoirEs sous surveillance. Esclavage,
répression et violence d’État au Canada, Montréal, Mémoire
d’encrier, 2018 [2017].

15
régime de Vichy, et aux centaines de victimes de
la police parisienne au cours de sa répression de
la lutte de libération nationale du peuple algérien
(notamment lors des manifestations des 14 juillet
1953, 17 octobre 1961 et 8 février 1962).

Violence et impunité
Selon Mapping Police Violence, la police a tué
1 136 personnes aux États-Unis en 2021. Le nom­
bre annuel d’homicides policiers est particuliè-
rement stable, y compris depuis le meurtre de
George Floyd. Les nombreuses recherches qui leur
sont consacrées22 ont permis d’analyser les rai-
sons de la surreprésentation, parmi les victimes,
des personnes non blanches et de celles ayant
un handicap ou un problème de santé mentale23.
Elles ont aussi montré que si les homicides poli-
ciers ont généralement lieu dans l’espace public
ou au domicile des victimes, ils peuvent aussi sur-
venir dans les commissariats et les véhicules de
police. En fait, les policiers commettent de nom-
breuses formes de violence, comme le signale
leur désignation argotique française par le terme
« cognes » ou, plus concrètement, le bilan des
manifestations de Gilets jaunes en France depuis

22. Voir notamment Franklin E. Zimring, « Killings by Police »,


dans When Police Kill, Cambridge (MA), Harvard University
Press, 2017, p. 23-40 ; « Fatal Police Shootings: Patterns,
Policy, and Prevention », The Annals of the American Academy
of Political and Social Science, vol. 687, no 1, 2020.
23. David M. Perry et Lawrence Carter-Long, The Ruderman
White Paper on Media Coverage of Law Enforcement Use of Force
and Disability, Boston, Ruderman Family Foundation, 2016.

16
l’automne 2018 (2 500 personnes blessées, dont
25 personnes éborgnées).
Parmi les démocraties occidentales, la spécifi-
cité des États-Unis quant aux homicides policiers
(elle tue plus) ne doit pas occulter qu’ailleurs, la
police tue aussi, et de manière également dis-
proportionnée, les personnes non blanches et
handicapées. Dans beaucoup de pays, certains
noms sont automatiquement associés à la ques-
tion des violences policières : Nzoy en Suisse,
Mawda Shawri en Belgique, Fredy Villanueva
et Chantel Moore au Canada, Lamine Dieng,
Cédric Chouviat, Amine Bentounsi et Adama
Traoré en France – parmi beaucoup d’autres. La
violence de la police est d’ailleurs depuis long-
temps dénoncée en France, notamment grâce au
travail militant de l’avocat Denis Langlois24 et de
l’historien Maurice Rajsfus25 et, plus récemment,
de celui du journaliste David Dufresne. Elle l’est
aussi par des collectifs, comme Désarmons-les !,
les nombreux collectifs Vérité et justice ou celui
des Mutilé·e·s pour l’exemple, un collectif de
personnes « éborgnées, amputées, édentées ou

24. Denis Langlois, Les dossiers noirs de la police française, Paris,


Seuil, coll. « Combats », 1971.
25. Rescapé de la rafle du Vel d’Hiv’, Maurice Rajsfus (1928-
2020) est connu pour ses travaux sur la police française, en
particulier durant ­l’Occupation, et pour son combat contre
les violences policières. Voir Maurice Rajsfus, La police hors la
loi. Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968, Paris,
Le Cherche Midi, 1996 ; Maurice Rajsfus, Je n’aime pas la police
de mon pays. L’aventure du bulletin Que fait la police ? (1994-
2012), Paris, Libertalia, coll. « À boulets rouge », 2012.

17
blessées » pendant des manifestations de Gilets
jaunes.
Contrairement à une idée reçue, il n’y a aucune
corrélation entre le taux de criminalité (d’une
population ou d’un territoire) et le nombre de
personnes tuées par la police. Si les questions de
doctrine en matière d’usage de la force, notam-
ment les règles qui entourent par exemple l’utili-
sation par les policiers de leurs armes, concentrent
l’essentiel des débats sur les homicides policiers,
les facteurs qui contribuent à ceux-ci sont évidem-
ment multiples, mais éminemment politiques. Le
professeur de droit Franklin E. Zimring souligne
que les homicides policiers tendent à être vus
comme « des drames singuliers plutôt que comme
des événements résultant de choix politiques gou-
vernementaux26 ». Alors que le recours à la peine
de mort est incontestablement vu comme un choix
politique, les homicides policiers sont rarement
appréhendés sous cet angle. Pourtant, comparés
au nombre d’exécutions à la suite d’une condam-
nation à mort, les homicides policiers sont, de
loin, le plus fréquent type de meurtres d’État en
Occident.
L’expression « violences policières » a l’incon-
vénient de mettre l’accent, non sur la police, mais
sur les policiers ou des policiers. Si on peut saluer
les progrès, dans le champ militant, des mobili-
sations autour des violences policières, la réduc-
tion des critiques de la police à sa violence – ou
à certaines violences – tend à éclipser l’ampleur

26. Zimring, When Police Kill, op. cit., p. 10.

18
des nuisances causées par son existence. J’utilise
certes l’expression « violences policières » pour
évoquer les mobilisations qui en font usage, mais
je préfère, plus généralement, l’expression « vio-
lence de la police » et, spécifiquement, celles de
« meurtre policier » ou « crime d’État » – cette der-
nière expression ayant le mérite d’inviter à pen-
ser le continuum entre crimes policiers et crimes
pénitentiaires et d’en indiquer précisément le
responsable.
Même si l’impunité concerne les fautes profes-
sionnelles de tous ordres commis par les policiers
(extorsion d’aveux, fabrication de fausses preuves,
agression sexuelle, etc.), celle qui entoure les
meurtres policiers focalise l’attention. Elle a été
abondamment documentée27 et dénoncée aux
États-Unis, notamment depuis l’acquittement,
en 1992, des quatre policiers ayant roué de coups
Rodney King. Malgré des exceptions remarquées,
comme la condamnation de Derek Chauvin (voir
p. 21), le meurtrier de George Floyd, l’impunité
des policiers meurtriers est la règle. Ainsi, dans son
analyse du traitement de 160 homicides policiers
à Los Angeles (Californie), Franklin E. Zimring
relève un seul cas ayant fait l’objet de poursuites
pénales (pour homicide involontaire) et 13 autres
qui se sont conclus par un accord financier avec les
proches de la victime. Une enquête sur les milliers

27. Voir notamment Jerome H. Skolnick et James J. Fyfe, Above


the Law: Police and the Excessive Use of Force, New York, Free
Press, 1993 ; Jill Nelson (dir.), Police Brutality. An Anthology,
New York, W.W. Norton, 2002 [2000] ; Zimring, When Police
Kill, op. cit.

19
d’homicides commis par des policiers entre 2005
et 2015 montre que seuls 54 d’entre eux ont fait
l’objet de poursuites pénales (à l’issue desquelles
21 d’entre eux n’ont pas été condamnés)28.
Plusieurs facteurs contribuent à la rareté des
sanctions pénales : le cadre légal qui permet la
qualification de la plupart des meurtres policiers
de justifiable homicides (homicides excusables), le
caractère politique des décisions de justice dans
un système où beaucoup de juges et de procu-
reurs sont élus ou encore la composition raciale
des jurys (par exemple, le jury qui a acquitté les
policiers accusés de violences contre Rodney King
était exclusivement blanc). Par ailleurs, les poli-
ciers sont généralement protégés des poursuites
civiles que pourraient intenter contre eux leurs
victimes ou les proches de celles-ci en raison de
l’immunité qualifiée (qualified immunity) dont
ils bénéficient. Soutenue dans les rangs démo-
crates, la réforme de l’immunité qualifiée figure
régulièrement parmi les propositions avancées
en matière de police. Une réforme qui n’a rien
de radical, comme l’indique le slogan « Love the
good ones. Prosecute the bad ones » (Aimer les bons
policiers. Juger les mauvais) de la campagne End
Qualified Immunity lancée par Ben Cohen et Jerry
Greenfield, les fondateurs de Ben & Jerry’s.
La colère et l’indignation que suscite l’impunité
des policiers sont bien entendu compréhensibles
quand on songe au mépris qu’elle signifie pour

28. Kimberly Kindy et Kimbriell Kelly, « Thousands Dead, Few


Prosecuted », The Washington Post, 11 avril 2015.

20
les souffrances des victimes et de leurs proches.
Pour autant, les condamnations de policiers n’en-
traînent pas une baisse de la violence de la police.
Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi, en avril
2021, le verdict de culpabilité de Derek Chauvin, la
police a tué six personnes, et plus généralement,
la prévalence des meurtres policiers est restée
inchangée. Par ailleurs, la satisfaction affichée
par la principale organisation professionnelle de
policiers, le Fraternal Order of Police, lors de la
condamnation de Derek Chauvin à plus de vingt-
deux ans d’incarcération en juin 2021, témoigne
de la manière dont les procès de policiers peuvent
paradoxalement renforcer la légitimité des insti-
tutions policières (voir p. 85) et s’avérer dans
leur intérêt.

Privatisation et militarisation
Aux États-Unis, alors que les secteurs publics et
privés de la sécurité affichaient un nombre simi-
laire d’employés dans les années 1970, on compte
aujourd’hui 800 000 policiers pour 1,2 million
d’employés dans le secteur privé. La montée
en puissance de ce dernier s’observe depuis un
demi-siècle dans la plupart des pays occiden-
taux29. Cette évolution a souvent été opposée
à celle qui avait vu l’émergence, au xixe siècle,
de forces de l’ordre publiques et centralisées, et
subséquemment au recul de la conception de la
sécurité comme une affaire privée – autant de

29. Les Johnston, The Rebirth of Private Policing, Londres,


Routledge, 1992.

21
caractéristiques associées à la puissance des États
« modernes ».
La critique de cette privatisation de la sécurité
a l’intérêt de mettre en lumière la diversité des
acteurs du maintien de l’ordre et de rompre avec
ses définitions étroites. Mais elle porte souvent sur
la médiocrité des standards du secteur privé (qui
serait une « plus mauvaise police » que la police
publique) et elle se fait généralement sous un
angle moral en dénonçant l’existence d’un sec-
teur économique qui tire profit de la criminalité et
de sa gestion. Refuser, comme Michael Kempa30
y invite, la fausse dichotomie entre la sécurité
publique et privée permet, à l’inverse, de rompre
avec l’idéologie libérale de la sécurité comme un
« service public » et de souligner que les forces de
l’ordre publiques sont elles aussi très profitables
– au capitalisme (voir p. 41).
Comme sa « privatisation », la « militarisa-
tion » de la police est abondamment critiquée et
fait l’objet de nombreuses publications, notam-
ment en anglais31. Cette expression désigne
l’utilisation croissante par la police de stratégies,
d’armes et d’équipements auparavant réservés aux
militaires. Ce mouvement plonge ses racines dans

30. Michael Kempa, « Public Policing, Private Security,


Pacifying Population », dans Mark Neocleous et George S.
Rigakos (dir.), Anti-Security, Ottawa, Red Quill, 2011, p. 85-105.
31. Radley Balko, Rise of the Warrior Cop: The Militarization of
America’s Police Forces, New York, Public Affairs, 2021 [2013].
Pour la France, voir notamment Pierre Douillard-Lefèvre, Nous
sommes en guerre. Terreur d’État et militarisation de la police,
Caen, Grevis, 2021.

22
les années 1960-1970, avec l’apparition des uni-
tés de type Special Weapons and Tactics (SWAT),
dont on trouve des équivalents dans tous les pays
occidentaux, comme au Canada (par exemple le
Groupe tactique d’intervention de la Gendarmerie
royale du Canada) et en France (par exemple le
RAID et le GIGN). Ainsi, le volume exceptionnel
des dons des départements de police états-uniens
à l­’Ukraine, lors de son invasion par la Russie
en 2022, révèle la nature et la richesse de leur
équipement32.
La diffusion de la critique de la « militarisation
de la police » dans le champ militant depuis les
années 2000 a l’avantage de s’accompagner géné-
ralement d’une critique du développement du
recours aux armes prétendument « non létales »
et d’amener, logiquement, à poser la question
du désarmement de la police33. Néanmoins,
l’expression « militarisation de la police » et ses
usages militants ont été abondamment critiqués.
Par exemple, Micol Seigel considère l’expression
« militarisation de la police » comme impropre
puisque l’histoire des institutions militaires et
policières est faite d’« échanges constants »
(notamment sur le plan technique) et, en suivant

32. Emma Tucker et Zachary Cohen, « US Police Agencies


Are Sending Protective Gear to Ukrainian Civilians in What
Experts Call an Unprecedented Move », CNN, 10 avril 2022.
33. Voir Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de
l’arme non létale, Paris, La fabrique, 2020 ; Anna Feigenbaum,
Petite histoire du gaz lacrymogène. Des tranchées de 1914
aux Gilets jaunes, Paris, Libertalia, coll. « Ceux d’en bas »,
2019 [2017].

23
Mark Neocleous, on peut même évoquer, du point
de vue du pouvoir de l’État, leur consubstantia-
lité34. De plus, l’expression « militarisation de la
police » évoque une forme de radicalisation de
la police, or « il n’y a pas eu un “âge d’or” durant
lequel la police n’était pas en guerre35 ». Par ail-
leurs, Alison Howell souligne que le concept de
« militarisation » laisse entendre, à tort, que les
valeurs et institutions militaires empièteraient
sur un ordre libéral qui serait, lui, pacifique36.
Enfin, la critique de la militarisation de la police
pourrait sous-­entendre que l’utilisation de cer-
taines techniques et armes est inacceptable sur
le sol national, mais pas dans les guerres menées
ailleurs – une position hypocrite d’un point de vue
anti-impérialiste et anticolonial.

Big data et technosurveillance


Diverses expressions, comme big data policing37
ou algorithmic policing38 (maintien de l’ordre
34. Micol Seigel, Violence Work: State Power and the Limits
of Police, Durham, Duke University Press, 2018, p. 52 et suiv. ;
et Mark Neocleous, War Power, Police Power, Édimbourg,
Edinburgh University Press, 2014.
35. Correia et Wall, Police, op. cit., p. 107.
36. Alison Howell, « Forget “Militarization”: Race, Disability
and the “Martial Politics” of the Police and of the University »,
International Feminist Journal of Politics, vol. 20, no 2, 2018,
p. 117-136.
37. Andrew Guthrie Ferguson, The Rise of Big Data Policing:
Surveillance, Race, and the Future of Law Enforcement,
New York, New York University Press, 2019 [2017].
38. Jackie Wang, Capitalisme carcéral, Paris/Montréal,
Divergences / Éditions de la rue Dorion, 2019/2020,
p. 228 et suiv.

24
algorithmique), désignent la manière dont de
nombreuses innovations technologiques ont
profondément modifié le travail policier depuis
une dizaine d’années, notamment avec l’essor
de la police prédictive39 et les usages qui sont
faits des fichiers policiers. À cela s’ajoute l’uti-
lisation de technologies comme la reconnais-
sance faciale, les drones et les robots policiers
ou l’avènement d’une police « augmentée ». Ce
phénomène n’est pas circonscrit aux États-Unis,
comme le montre le développement en France de
la « technopolice40 ».
Le déploiement de ces technologies accom-
pagne le développement du marché des techno-
logies policières et celui-ci influence l’évolution du
travail policier41. Ces transformations, auxquelles
la pandémie de COVID-19 a donné un coup d’ac-
célérateur, renforcent la surveillance policière et
s’inscrivent dans la généralisation de la techno­
surveillance, avec la dispersion croissante des
dispositifs de surveillance et les multiples formes
de « flicage citoyen », un phénomène que Vanessa
Codaccioni appelle la « société de vigilance42 ».

39. L’utilisation d’algorithmes permettant de décider où


déployer les forces de police sur la base de prédiction des
besoins policiers.
40. Voir Guy Lerouge, « Tout le monde déteste la
technopolice », dans Baschet et al., Défaire la police, op. cit.,
p. 89-114. Voir également le site web Technopolice.
41. Voir Mathieu Rigouste, La police du futur. Le marché
de la violence et ce qui lui résiste, Paris, 10/18, 2022.
42. Vanessa Codaccioni, La société de vigilance. Auto-
surveillance, délation et haines sécuritaires, Paris, Textuel,
coll. « Petite encyclopédie critique », 2021.

25
L’utilisation de ces technologies est parfois
présentée comme une solution de remplacement
au « travail des policiers ». Or, James Kilgore
souligne que les technologies de ce qu’il appelle
l’« e
­ -carcération » (bracelet électronique, recon-
naissance faciale, vidéosurveillance, etc.) ont
engendré le Silicon Valley way of doing policing 43 (le
style Silicon Valley de maintien de l’ordre). Ainsi,
dans des États avancés en matière de réformes de
la justice pénale, comme ceux de New York et du
New Jersey, Brendan McQuade décrit des « formes
punitives de décarcéralisation44 » : la diminution
du nombre de personnes incarcérées s’accom-
pagne d’une montée en puissance des dispositifs
de surveillance de masse et de maintien de l’ordre.
Non seulement l’utilisation de ces techno-
logies ne met pas fin au « travail policier », mais
elle ne permet pas, contrairement à un préjugé
sur lequel s’appuie le techwashing, un travail poli-
cier plus neutre (notamment racialement) que
celui des humains. Ruha Benjamin évoque même
un new Jim Code qui s’appuie sur la capacité des
techno­logies à dissimuler, voire exacerber, les
discriminations, par exemple en matière de police
prédictive45. Plus généralement, Sarah Brayne
43. James Kilgore, « Camden, NJ, and the “Silicon Valley
Way of Doing Policing” », dans Understanding E-carceration:
Electronic Monitoring, the Surveillance State and the Future of
Mass Incarceration, New York, The New Press, 2022, p. 127-139.
44. Brendan McQuade, Pacifying the Homeland: Intelligence
Fusion and Mass Supervision, Oakland, University of California
Press, 2019.
45. Ruha Benjamin, Race After Technology: Abolitionist Tools
for the New Jim Code, Cambridge, Polity Press, 2019.

26
montre, dans son enquête ethnographique menée
aux États-Unis, que le big data n’élimine pas le
pouvoir discrétionnaire mais le déplace, souvent
au profit d’acteurs du maintien de l’ordre moins
visibles et à qui il est plus difficile de demander
des comptes46.

Mystique policière et
spectacle médiatique
Les productions culturelles (littérature, cinéma,
séries, etc.) destinées aux enfants et aux adultes
regorgent de policiers et autres détectives. Qu’ils
soient des héros ou des antihéros, des superflics,
des ripoux ou des incapables, qu’ils brillent par
leur intelligence ou leur grand cœur, ils alimentent
un mythe puissant : les policiers sont chargés de
notre sécurité. Ce mythe est au cœur de la propa-
gande policière, ce que désigne le terme anglais
copaganda (enfliquement). Mais quel est le véri-
table rapport entre police et sécurité ? Comment
évaluer les avantages et les inconvénients de
l’existence de la police ?

Le mythe de la sécurité
Si elle doit assurer la sécurité et donc combattre la
criminalité, la police (comme la justice) n’a toute­
fois connaissance que d’une partie du phéno-
mène et elle n’en traite qu’une proportion infime.
D’ailleurs, l’essentiel de ses activités ne concerne
pas la criminalité. Aux États-Unis, moins de 3 %

46. Sarah Brayne, Predict and Surveil: Data, Discretion, and the
Future of Policing, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 6.

27
des appels qu’elle reçoit portent sur des crimes
violents et, dans leur grande majorité (62 %), les
appels rapportent des situations dans lesquelles
la sécurité n’est pas en jeu ou qui ne nécessitent
pas, selon la loi, une arrestation47. Même « sur le
terrain », les policiers se consacrent peu à la crimi-
nalité : celle-ci occuperait seulement de 10 à 17 %
du temps de travail des policiers en patrouille48.
Mais la police est-elle efficace pour prévenir la
criminalité ?
Au-delà de l’évocation des nombreuses cir-
constances dans lesquelles la police n’a pas évité
un crime (par exemple, les femmes victimes d’un
féminicide après le dépôt d’une plainte), la littéra-
ture scientifique fait consensus : « La police n’em-
pêche pas la criminalité. » C’est par ces mots – et
ce qu’il considère le « secret le mieux gardé de la
vie moderne » – que David H. Bayley, un éminent
chercheur états-unien sur les questions de police,
débute Police for the Future 49.
L’efficacité de la police est l’objet de débats
scientifiques déjà anciens. En 1974, à l’issue d’une
expérience d’une année dans trois quartiers où la
fréquence des patrouilles avait été maintenue,
augmentée ou arrêtée, la police de Kansas City

47. Nazish Dholakia, « Most 911 Calls Have Nothing to Do


With Crime: Why Are We Still Sending Police? », Vera, 22 avril
2022.
48. Brad W. Smith, Kenneth J. Novak et James Frank,
« Community Policing and the Work Routines of Street-Level
Officers », Criminal Justice Review, vol. 26, no 1, 2001, p. 31.
49. David H. Bayley, Police for the Future, Oxford, Oxford
University Press, 1994, p. 3.

28
(Missouri) n’avait observé aucun changement
de la criminalité, du sentiment de sécurité de
la population ou de son degré de satisfaction50.
Depuis, de nombreuses autres recherches ont
conclu à l’absence de caractère dissuasif des taux
d’élucidation des crimes ou des effectifs policiers
– et donc plus généralement de la police51. Elles
rejoignent la conclusion de David H. Bayley : les
effets que l’action de la police peut avoir sur la
criminalité sont « si fins qu’il est difficile de les
détecter52 ». En d’autres termes, la recherche cor-
robore le sens commun : la criminalité a d’abord
des causes sociales (organisation de la société,
répartition des richesses, etc.).
Le préjugé selon lequel la criminalité crée
le besoin de police reste pourtant largement
répandu. Or, la présence de personnes non
blanches et pauvres, et non la criminalité, est le
principal déterminant de la taille des forces de
police au Canada, comme du reste aux États-
Unis53. En fait, plus il y a de policiers, plus ils
« travaillent », et plus on compte de délits et de

50. George L. Kelling et al., The Kansas City Preventive


Patrol Experiment: A Technical Report, Washington, Police
Foundation, 1974.
51. Voir Gary Kleck et J.C. Barnes, « Do More Police Lead to
More Crime Deterrence? », Crime and Delinquency, vol. 60,
no 5, 2014, p. 716-738.
52. Bayley, Police for the Future, op. cit., p. 9.
53. Jason T. Carmichael et Stephanie L. Kent, « Structural
Determinants of Municipal Police Force Size in Large Cities
Across Canada: Assessing the Applicability of Ethnic Threat
Theories in the Canadian Context », International Criminal
Justice Review, vol. 25, no 3, 2015, p. 263-280.

29
crimes. Il est donc plus juste de dire « La police
crée le crime » que « La police répond au crime ».
Si la police n’est pas efficace pour prévenir les
crimes, l’est-elle au moins pour les résoudre ?
L’évaluation de son efficacité en la matière
repose généralement sur le « taux d’élucidation »,
c’est-à-dire la proportion de faits pour lesquels
au moins un auteur a été arrêté. Par exemple, en
France, pour les faits commis en 2019, on comp-
tabilise, au bout d’un an, un taux d’élucidation
de 72 % pour les homicides, de 56 % pour les vio-
lences sexuelles (et de 62 % pour les violences
intrafamiliales) et de 8 % pour les cambriolages
de logements54. Mais certaines catégories de
faits ont un taux d’élucidation proche de 100 %,
comme ceux relevant généralement du flagrant
délit (comme la vente de produits stupéfiants ou
les insultes envers des agents). Ces statistiques
sont donc facilement manipulables en modu-
lant l’activité policière (par exemple : extorsion
d’aveux, refus de recevoir un dépôt de plainte
pour certaines catégories de faits, envoi de poli-
ciers sur des lieux de vente de produits stupé-
fiants, etc.).
L’utilisation du taux d’élucidation des faits
pour évaluer l’efficacité de la police laisse dans

54. En France, l’élucidation est plus précisément définie


par l’interpellation « d’au moins l’un des auteurs présumés,
entendu par procès-verbal et présenté comme auteur présumé
dans la procédure transmise à l’autorité judiciaire ». Voir
Service statistique ministériel de la sécurité intérieure,
« Élucidation des faits de délinquance enregistrés en 2019 »,
Interstats Analyse, no 43, février 2022.

30
l’ombre au moins deux questions. Quelle est la
durée acceptable pour l’élucidation d’un crime ?
L’élucidation est-elle toujours bénéfique socia-
lement ? Ces questions méritent d’être posées
si on songe, par exemple, aux effets sociaux de
l’élucidation d’un vol ou de dégradations (dont
la victime aurait été indemnisée) et, dans le cas
de crimes graves, lorsque l’élucidation intervient
des décennies plus tard, au risque d’entretenir
chez les victimes un espoir déraisonnable. D’un
point de vue plus technique, le taux d’élucidation
soulève d’autres questions. Quelle est, parmi les
élucidations, la proportion d’erreurs (l’arrestation
et la condamnation éventuelle d’une personne
innocente) ? L’élucidation est-elle attribuable au
travail policier ou au témoignage spontané d’une
victime, d’un témoin ou de l’auteur lui-même ?
Lorsque la police arrête une personne recherchée
lors d’un contrôle de routine ou qu’elle recourt à
des indicateurs, peut-on juger de son efficacité en
prenant en compte la chance et les circonstances
qui poussent un individu à faire un travail policier
en échange de services ? De plus, le taux d’élu-
cidation ne se rapporte qu’aux faits connus de la
police. Aux États-Unis, Shima Baughman estime
ainsi le taux réel d’élucidation des cambriolages à
3 %, des viols à 12 % et des meurtres à 50 %55. En
résumé, non seulement la police ne prévient pas
les crimes, mais elle faillit souvent à sa mission
d’investigation.
55. Shima Baughman, « How Effective Are Police? The
Problem of Clearance Rates and Criminal Accountability »,
Alabama Law Review, vol. 72, no 1, 2020, p. 47-130.

31
Représentations de la violence
et cycles politicomédiatiques
La dénonciation de la police est généralement
associée à des images de sa violence, comme
celles prises, en France, à l’automne 2020, du pro-
ducteur de musique Michel Zecler en train d’être
frappé par des policiers, puis celles de son visage
tuméfié. Aux États-Unis, les esprits ont été dura-
blement marqués, en mars 1991, par les quelque
quatre-vingt-dix secondes de la vidéo du passage
à tabac de Rodney King que les chaînes de télévi-
sion avaient largement diffusées et, en mai 2020,
par la vidéo longue de huit minutes et quarante-six
secondes de l’agonie de George Floyd, une vidéo
dont la viralité a été instantanée.
La diffusion de ce type d’images a des effets
ambivalents. D’un côté, ces images peuvent
constituer de puissants catalyseurs de mobili-
sations, dont certaines contribuent à nourrir les
idées et les positions abolitionnistes. De l’autre,
elles peuvent être neutralisées au gré de cycles
politicomédiatiques aujourd’hui bien connus : dif-
fusion des images, indignation publique et mobili-
sations politiques, contre-offensive de la police et
de ses apologistes (discrédit de la victime, défense
des policiers, etc.) et, selon l’ampleur de l’indigna-
tion publique et des mobilisations politiques, mise
en place de réformes. Outre les effets limités des
éventuelles réformes qui résultent, in fine, de la
diffusion de ces images (voir p. 82), on peut
s’inter­roger sur leur statut et leurs usages sociaux
et convenir qu’ils ne sont pas sans ambiguïtés.
Nécessaires à des fins de visibilité des victimes et

32
de dénonciation de la nature du travail policier,
ces images nourrissent aussi un voyeurisme entre-
tenu par des logiques journalistiques de recherche
de sensationnalisme et des formes de marchandi-
sation du spectacle de la douleur56. De plus, elles
contribuent à invisibiliser des cas de victimation
par la police pour lesquels aucune image n’est pos-
sible ou disponible en instaurant un nouveau stan-
dard de preuve : pour que la violence puisse être
dénoncée, une image doit exister. Mais quelles
sont les images possibles d’une violence qui fait
système ? Quelles sont les images possibles du
harcèlement policier subi par les minorités ethni­
ques ? Quelles sont les images possibles de la peur
d’être victime d’un crime policier ? Bien que la
police façonne l’expérience de la jeunesse issue
des quartiers populaires, de l’histoire coloniale et
de l’immigration, aucune image ne rend vraiment
compte de ce que signifie de recevoir, durant l’en-
fance, le talk57, d’être contrôlé sur le chemin de
l’école ou d’assister au harcèlement policier d’un
proche.
Par ailleurs, le spectacle de la violence de
la police, généralement sur des personnes non
blanches, qui s’ajoute à celui de nombreux autres
types de violence qu’elles subissent, contribue
à une banalisation de la représentation de la

56. Voir Jude Casimir, « Examining the Grief Industrial


Complex », Wear Your Voice, 12 octobre 2020.
57. Nom donné aux États-Unis à la conversation qu’ont
beaucoup de parents issus des minorités ethniques avec leurs
enfants pour les avertir du comportement à adopter avec la
police pour éviter les problèmes.

33
violence raciste. L’exposition à celle-ci, par sa
­violence pour les personnes non blanches, peut
avoir un caractère traumatique, en particulier lors-
qu’elle résonne avec des peurs ou des expériences
de victimation par la police ou lorsque, pour les
proches victimes de crimes d’État, ces images
ravivent des souvenirs douloureux ou nourrissent
l’imagination autour de faits restés « irrésolus ».

Le coût social de la police


Le coût financier de la police est phénoménal.
Par exemple, le budget de la police de New York
s’élève à plus de cinq milliards de dollars et celle
de Los Angeles à plus de trois milliards (ce qui
représente plus d’un quart du budget de la ville).
La proportion des budgets municipaux alloués aux
forces de police est passée de 6,6 % à 7,8 % de 1977
à 201758. L’augmentation des budgets de la police
(et plus généralement de la sphère répressive), qui
s’est accompagnée d’une diminution de ceux de la
santé, de l’éducation ou du social, s’inscrit dans
le tournant punitif des années 1970-1980, carac-
térisé par l’expansion de l’État pénal aux dépens
de l’État social59. Cette tendance, qui répond à
une crise du capitalisme, s’est accentuée sous la
présidence Clinton (1991-2001) et s’est poursui-
vie depuis les années 1990 malgré le recul de la
criminalité. Ces budgets faramineux sont liés à

58. Emily Badger et Quoctrung Bui, « Cities Grew Safer: Police


Budgets Kept Growing », The New York Times, 12 juin 2020.
59. Voir Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau
gouvernement de l’insécurité, Marseille, Agone, coll. « Contre-
feux », 2004.

34
l’équipement de plus en plus sophistiqué des poli-
ciers (caméras embarquées, drones, armes très
coûteuses, etc.) et qui était auparavant réservé à
un usage militaire – auquel s’ajoutent les règle-
ments que doivent payer les municipalités à l’issue
des procédures civiles engagées à leur endroit par
des victimes de leurs forces de police60. Mais si
leur coût financier pèse lourdement sur les bud-
gets publics – et donc sur les citoyens –, les forces
de police génèrent également des revenus pour
certaines municipalités pauvres dont les finances
dépendent notamment du paiement des amendes
et des contraventions dressées par les policiers61.
Jackie Wang souligne, par exemple, qu’elles
constituaient un cinquième des ressources de la
ville de Ferguson (Missouri) en 201362.
Au regard de l’implication policière dans les
crimes coloniaux et impérialistes ou dans l’incarcé-
ration de masse, on peut, à l’instar de Micol Seigel,
considérer que le meurtre est « seulement la façon
la plus spectaculaire dont la police cause des décès
prématurés, mais non la plus commune et certai-
nement pas la plus insidieuse63 ». Si la létalité de
la police n’est pas réductible aux crimes policiers,
les nuisances causées par celle-ci ne peuvent pas

60. Voir Keith L. Alexander, Steven Rich et Hannah Thacker,


« The Hidden Billion-Dollar Cost of Repeated Police
Misconduct », The Washington Post, 9 mars 2022.
61. Jackie Wang, « La police et le pillage : notes sur les finances
municipales et l’économie politique des amendes et des frais »,
dans Capitalisme carcéral, op. cit., p. 140-176.
62. Ibid. p. 160.
63. Seigel, Violence Work, op. cit., p. 183.

35
l’être à sa seule létalité – comme les nuisances
causées par la prison ne sont pas réductibles aux
crimes pénitentiaires. Des catégories telles que
la « répression » (le nombre d’arrestations, mais
aussi de gardes à vue, de contrôles d’identité ou
de perquisitions) et le « coût financier » de la
police éclairent certes sur l’ampleur de ces nui-
sances. Mais l’accent mis lors des débats autour
de la police sur les violences policières et la place
occupée par les images de celles-ci participent à
masquer l’ampleur du « coût social » de la violence
physique, sociale et symbolique inhérente à l’exis-
tence de la police. Ce coût social est énorme et pas
toujours quantifiable, notamment si l’on songe aux
divers « régimes de subjectivation64 » que crée la
police, comme le souligne Daniel Loick65. Quel
est le « coût » pour les personnes non blanches du
harcèlement policier dont elles sont l’objet ? Quel
est le « coût » de la peur d’être victime d’un crime
policier ? Quel est le « coût » des contrôles policiers
et des arrestations qui portent davantage sur cer-
taines populations et qui contribuent à ce qu’elles
soient davantage criminalisées et incarcérées (par
exemple pour usage ou transport de produits stu-
péfiants ou violences domestiques) ?

Répression et fonctions de la police


Adoptée par la police de Los Angeles à la fin des
années 1950, la devise To protect and to serve
64. C’est-à-dire différentes manières de se penser comme
sujet.
65. Daniel Loick, « Police Abolition and Radical Democracy »,
dans Duff (dir.), Abolishing the Police, op. cit., p. 120-121.

36
(Protéger et servir) a été reprise par de nom-
breuses forces de police aux États-Unis, mais aussi
à l’étranger. Elle incite à adresser à la police les
questions : Qui servez-vous ? Qui protégez-vous66 ?
On peut y répondre indirectement en examinant
d’abord qui elle ne « sert » pas, mais réprime.

Les cibles de la répression


Ce qu’on entend ordinairement par « criminalité »
renvoie en fait aux infractions (dites « pénales »),
qui sont définies par l’État dans les lois et le Code
pénal. La définition des infractions détermine
en partie les populations qui sont susceptibles
d’être criminalisées (par exemple, la création
d’un délit de harcèlement de rue ou de défaut de
port d’armes cible les hommes non blancs). Par
ailleurs, le taux de criminalité d’une population est
sans lien avec son ciblage par la police : ce n’est pas
parce qu’elles sont plus « criminelles » que les per-
sonnes non blanches et pauvres sont l’objet d’un
« surflicage » ou « harcèlement policier » (over-­
policing)67. Il en va de même avec une autre facette
de l’activité policière : la répression politique. Sa
longue histoire s’illustre dans les liens étroits que
la police a entretenus avec les milices patronales
et son rôle, de tout temps, dans la répression des

66. Celles-ci servent de titre à l’ouvrage coordonné par Maya


Schenwar, Joe Macaré et Alana Yu-lan Price, Who Do You Serve,
Who Do You Protect? Police Violence and Resistance in the United
States, Chicago, Haymarket, 2016.
67. Lori Beth Way et Ryan Patten, Hunting for “Dirtbags”:
Why Cops Over-Police the Poor and Racial Minorities, Boston,
Northeastern University Press, 2013.

37
luttes des travailleurs, du mouvement ouvrier et
des combats pour l’émancipation.
Les exemples de répression politique ne man­
quent pas. En France, l’actualité récente a été
notamment marquée par la répression des mobili-
sations contre la « loi Travail » (2016) ou contre la
réforme des retraites (hiver 2019-2020), de celles
des Gilets jaunes, ou encore de la ZAD de Notre-
Dame des Landes (de 2012 à 2018). Aujourd’hui,
dans la colonie de peuplement qu’est le Canada,
la police joue un rôle important dans la crimina-
lisation des luttes autochtones contre l’extracti-
visme, pour la restitution de leurs terres et pour
la défense de l’environnement68.
Aux États-Unis, la répression policière a aussi
profondément marqué l’histoire politique du pays.
Parmi ses formes les plus emblématiques, on peut
mentionner les activités des red squads, des uni-
tés de police spécialisées dans le renseignement,
l’infiltration et la répression des mouvements
d’extrême gauche et qui ont officiellement sévi
jusque dans les années 1970. C’est à cette époque
qu’a pris fin le tristement célèbre COINTELPRO
(Counter-Intelligence Program), une vaste opé-
ration du FBI qui a visé, pendant deux décennies,
les activités politiques jugées « subversives » et
qui recourait aux infiltrations, à la surveillance et
à la déstabilisation (notamment pas des agents
provocateurs). Outre le grand nombre d’arresta-
tions auxquelles l’emploi de ces techniques ont
68. Andrew Crosby et Jeffrey Monaghan, Policing Indigenous
Movements: Dissent and the Security State, Halifax, Fernwood,
2018.

38
contribué, il faut mentionner les meurtres poli-
ciers de nombreux militant·e·s. Dans les rangs
des mouvements pour la libération des Noir·e·s,
on peut citer entre autres les Black Panthers Fred
Hampton et Mark Clark, en 1969, et l’attaque per-
pétrée le 13 mai 1985 par la police de Philadelphie
contre les membres de MOVE, un mouvement
de libération africain-­américain et écologiste,
qui s’est soldée par la mort de 11 personnes (dont
5 enfants) et la destruction de 61 habitations. La
découverte, en 2021, de l’utilisation de certaines
des dépouilles des victimes membres de MOVE
par des universités prestigieuses a mis en lumière
le traitement déshumanisant qui leur a été infligé
jusqu’après leur décès69.

À quoi sert la police ?


Cette question mène à plusieurs types de répon­
ses, à commencer par l’évidence : la police incarne
l’État et elle sert donc à le protéger et à mainte-
nir son autorité. Mais si on considère le rôle de
l’État dans le maintien de l’ordre social, la fonc-
tion de la police apparait plus précisément être la
défense de la propriété privée et de la structure
sociale, notamment la structure de classe. Tout
un ensemble de travaux ont décrit le rôle de la
police dans l’avènement de l’ordre capitaliste70

69. Voir Ed Pilkington, « Bones of Black Children Killed in


Police Bombing Used in Ivy League Anthropology Course »,
The Guardian, 23 avril 2021.
70. Sidney L. Harring, Policing A Class Society: The Experience
of American Cities, 1865-1915, Chicago, Haymarket, 2017
[1983]. Pour le Canada, voir Todd Gordon, Cops, “Crime” and

39
et la manière dont la répression policière a été
essentielle pour le développement d’une classe
ouvrière. Grégoire Chamayou rappelle d’ailleurs
que la « chasse aux pauvres » a été l’acte fonda-
teur des chasses policières71. Les évolutions de
la police ont accompagné celles du capitalisme,
que ce soit par l’avènement d’un « capitalisme de
surveillance72 » ou de ce que William I. Robinson
désigne par l’expression « état policier global73 »
(global police state).
Depuis le remarqué Policing the Crisis de
l’éminent sociologue Stuart Hall qui battait en
brèche la fausse évidence d’une police dont le
rôle aurait été d’assurer la sécurité74, beaucoup
de travaux ont montré comment certains pro-
blèmes sociaux (comme la pauvreté, l’absence
de logement ou l’usage de produits stupé-
fiants) font l’objet d’un traitement policier. Par
exemple, le rôle que joue la police pour exclure
les personnes sans-abris de certains espaces a
été abondamment décrit. Mais comme le montre
Forrest Stuart dans son travail ethnographique
sur Los Angeles, le travail policier a aussi un

Capitalism: The Law-and-Order Agenda in Canada, Halifax,


Fernwood, 2006.
71. Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. Histoire et
philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La fabrique, 2010,
p. 114.
72. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris,
Zulma, 2020 [2018].
73. William I. Robinson, The Global Police State, Londres,
Pluto, 2020.
74. Stuart Hall et al., Policing the Crisis: Mugging, the State and
Law and Order, Londres, Red Globe, 2019 [1978].

40
caractère disciplinaire en poussant les personnes
sans-abris vers des programmes de réhabilita-
tion – ce qu’il désigne par l’expression recovery
management75.
On nomme généralement plus facilement
ceux et celles qui souffrent de l’existence de la
police que ceux et celles à qui elle profite : la bour-
geoisie. D’ailleurs, la recherche s’intéresse assez
peu aux bénéfices que celle-ci tire de l’existence
de la police. Pour autant, on sait que la gentrifi-
cation entraîne le recrutement de personnel de
sécurité privée et une augmentation des appels
(contre des ancien·ne·s habitant·e·s) à la police
et aux services municipaux pour des faits liés à
la qualité de vie des habitant·e·s nouvellement
installé·e·s (graffiti, présence de personnes sans-
abris, occupation de l’espace public, nuisances
sonores, etc.).
Ces réflexions conduisent à une critique du
concept de « sécurité76 », au-delà du seul constat
de la différence entre le sentiment et la réalité
de celle-ci. Dans la lignée de l’analyse que fait
Marx dans La question juive (1843) de la sécurité
en la qualifiant de « concept suprême de la société
bourgeoise », on peut considérer que l’insécurité
et la police sont les deux faces d’une même pièce.
Mark Neocleous invite ainsi à penser la sécurité

75. Forrest Stuart, Down, Out, and Under Arrest: Policing and
Everyday Life in Skid Row, Chicago, Chicago University Press,
2016.
76. Je fais ailleurs usage du mot « sécurité » dans le sens
anglophone donné à safety, voir p. 323.

41
en termes de « pacification77 », c’est-à-dire un
ordre social créé par le capitalisme et qui s’appuie
sur le suprémacisme blanc, l’extractivisme78 et le
patriarcat (voir p. 317).
La police ne sert toutefois pas que l’État et le
maintien de l’ordre social : elle est aussi au service
d’elle-même. Les mobilisations comme Blue Lives
Matter aux États-Unis ou le militantisme des syn-
dicats de policiers en France pour l’élargissement,
en leur faveur, de la définition de l’autodéfense
rappellent que la police constitue une force réac-
tionnaire. Jouissant d’une autonomie relative, elle
lutte aussi pour maintenir sa propre position. Or,
comme le montre la sociologue Lesley J. Wood,
la mondialisation néolibérale a accru son auto-
nomie et l’influence que détiennent, en son sein,
les organisations professionnelles79.
Le portrait dressé jusqu’ici d’une institution
policière difficilement « aimable » repose sur
l’analyse de son coût social et de ses fonctions
mettant en évidence sa nature parasitaire pour
la qualité de la vie en société. C’est certainement
en ce sens qu’il faut comprendre « Yes, all cops »,
la réponse habituellement faite à ceux qui pré-
tendent que « Not all cops [are bastards] ».
77. Mark Neocleous, « Security as Pacification », dans
Neocleous et Rigakos (dir.), Anti-Security, op. cit., p. 23- 56.
78. Sur la défense policière de l’extractivisme au Canada, voir
Molly Murphy et Research for the Front Lines, « The C-IRG:
The Resource Extraction Industry’s Best Ally », Briarpatch,
vol. 51, no 1, 2022, p. 8-15.
79. Lesley J. Wood, Mater la meute. La militarisation de la
gestion policière des manifestations, Montréal, Lux, coll. « Futur
proche », 2015 [2014].

42
L’abolitionnisme de la police
La contestation de la police n’a rien de nouveau,
comme en témoignent, par exemple, les attaques
commises contre les forces de l’ordre dans la
France du xixe siècle. Ainsi, les attentats que
commettent, en 1892, Ravachol et ses camarades
visent des juges impliqués dans les procès inten-
tés aux victimes de la police dans l’« affaire de
Clichy80 ». La contestation de la police s’est expri-
mée diversement selon les époques et les espaces
géographiques. Par exemple, l’histoire contempo-
raine abonde de révoltes populaires déclenchées
par la violence de la police ou par son traitement
judiciaire. Déjà, en 1968, aux États-Unis, le phéno-
mène était relevé par le rapport de la Commission
présidentielle dirigée par Otto Kerner Jr. pour
enquêter sur les émeutes urbaines de l’été 1967.
En France, on peut d’ailleurs citer celles de l’au-
tomne 2005, déclenchées par la mort de Zyed
Benna et Bouna Traoré, deux jeunes garçons qui
fuyaient un contrôle de police, ou celles de 2007 à
Villiers-le-Bel (Val-d’Oise).

Généalogies de l’abolitionnisme de la police


Si c’est à partir du milieu des années 2010 que, aux
États-Unis, émergent des luttes qui visent expli-
citement l’abolition de la police, celles-ci ont des
racines anciennes, notamment les analyses et les

80. Lors de la manifestation du 1er mai 1891, trois anarchistes


sont arrêtés et violemment passés à tabac. À leur procès,
la peine de mort est requise contre l’un d’eux. Le tribunal
prononce finalement deux condamnations à des peines de trois
et cinq ans de prison et un acquittement.

43
tactiques conçues par le Black Panther Party (BPP)
à partir du milieu des années 1960. À l’instar de
l’écrivain et militant africain-américain James
Baldwin, le BPP considérait la police comme une
« force d’occupation » pour les Noir·e·s81. Outre
qu’il a popularisé le terme pigs (porcs) pour dési-
gner les policiers et le slogan « Off the pig » (À bas
les porcs)82, le BPP a lancé des revendications et
introduit des modes d’action qui ont été largement
repris par la suite, mais en perdant souvent leur
caractère radical.
Le septième point du Ten-Point Platform and
Program du BPP réclamait qu’« il soit mis fin
immédiatement à la brutalité de la police
et au meurtre des Noirs ». Cela a amené le BPP
à enquêter sur des meurtres policiers, comme
celui de Denzil Dowell en 1967 dans la baie de
San Francisco. Cela l’a aussi amené à contrôler,
avec des patrouilles de militant·e·s armé·e·s, l’ac-
tivité des policiers sur le terrain – un mode d’ac-
tion traduit par le slogan « Police the police ». De
plus, avec ses « programmes de survie » (comme
les petits-déjeuners pour les enfants), le BPP
répondait aux besoins des communautés noires,
une manière d’y rendre la police « obsolète »
(voir p. 174).
Plusieurs facteurs ont contribué à l’essor des
positions abolitionnistes dans les années 2010.

81. James Baldwin, « A Report from Occupied Territory »,


The Nation, 11 juillet 1966.
82. Voir Bobby Seale, « “Off the pig”, “motherfucker”, et autres
termes », dans À l’affût. Histoire du parti des Panthères noires
et de Huey Newton, Paris, Gallimard, 1972 [1968], p. 343-352.

44
D’abord, la politique anti-immigré·e·s du pré-
sident Trump a entraîné une radicalisation des
mobilisations contre ­l’Immigration and Customs
Enforcement (ICE), la police fédérale chargée de
l’immigration, en popularisant le slogan « Abolish
ICE » jusque dans les rangs démocrates83. Mais
le mouvement abolitionniste doit beaucoup à la
dynamique politique de Black Lives Matter, lancé
par Patrisse Cullors, Opal Tometi et Alicia Garza,
après l’acquittement, en juillet 2013, de George
Zimmerman du meurtre à Sanford (Floride), en
2012, de Trayvon Martin, un jeune homme noir.
Dans les années qui ont suivi, les scandales pro-
voqués par des meurtres policiers se sont tra-
duits par de nombreuses protestations de grande
ampleur, en particulier à New York en 2014 (après
le meurtre d’Eric Garner, puis l’absence de pour-
suite contre son meurtrier, le policier Daniel
Pantaleo), à St. Louis (Missouri) à l’automne 2017
(après l’acquittement du policier Jason Stockley
du meurtre ­d’Anthony Lamar Smith), à Ferguson
en 2014-2015 (après le meurtre de Michael Brown
et l’absence de poursuite contre son meurtrier, le
policier Darren Wilson) et à Baltimore (Maryland)
en 2015 (après le meurtre de Freddie Gray).
L’ampleur des mobilisations qui, à l’été
2020, ont suivi le meurtre de George Floyd à
Minneapolis (Minnesota) a été sans précédent,
avec des manifestations dans tout le pays et à
l’étranger, et une répression exceptionnelle (plus

83. Voir Nicole Narea, « How “Abolish ICE” Helped Bring


Abolitionist Ideas Into the Mainstream », Vox, 9 juillet 2020.

45
de 14 000 personnes arrêtées au cours des deux
premières semaines). Même s’il reste périlleux
d’expliquer la survenue de mobilisations dont
l’événement déclencheur n’est pas un fait isolé,
on peut néanmoins avancer le rôle qu’a probable-
ment joué, outre la vidéo elle-même (par sa bru-
talité, sa longueur et son caractère incontestable),
une situation sanitaire exacerbant les inégalités
raciales et sociales. C’est dans ce contexte que
les revendications abolitionnistes ont gagné en
force et en visibilité, en particulier avec le mou-
vement #8ToAbolition, une plateforme de reven-
dications conçue en juin 202084. Elle répondait
à celle, réformiste, de #8CantWait, élaborée par
Campaign Zero, un important mouvement de
lutte contre les violences policières lancé en 2015
par des militant·e·s de Black Lives Matter.
L’abolitionnisme de la police est aussi issu
des mobilisations en faveur de l’autodéfense,
notamment juridique, face à la police, en particu-
lier pour les manifestant·e·s et les personnes en
garde à vue. Ces mobilisations ont par exemple
donné naissance à de très nombreux guides de
type « Que faire face à la police ? ». Aux États-Unis,
l’un des tout premiers guides de ce genre est le
Pocket Lawyer of Legal First Aid, que le BPP publie
dans son journal le 23 mars 1969. En France, de
nombreux guides d’autodéfense juridique face à la
police ont été réalisés, qu’ils aient été diffusés dans
les réseaux militants ou commercialisés, depuis
84. Voir l’adaptation de la plateforme en français dans
Collectif Matsuda, Abolir la police. Échos des États-Unis,
Marseille, Niet !, 2021, p. 187-191.

46
l’un des premiers du genre, Le guide du citoyen face
à la police, publié par Denis Langlois en 198085.

Abolitionnisme de la police,
abolitionnisme pénal
L’abolitionnisme de la police s’inscrit dans un
mouvement plus large, celui de l’« abolitionnisme
pénal » – ou « abolitionnisme » pour faire court86.
Cette expression désigne, depuis les années 1970,
à la fois des théories et des critiques radicales du
système pénal et des mobilisations politiques
contre les approches punitives de ce qu’on appelle
ordinairement la « criminalité ». La cible de l’abo-
litionnisme est le système pénal, c’est-à-dire les
institutions (la police, la prison et les tribunaux en
particulier) dont le rôle est de réprimer ou de punir
(les « sanctions pénales ») les personnes autrices
d’infractions. Certaines luttes abolitionnistes se
focalisent sur une institution (abolitionnisme
de la police ou de la prison) ou, plus générale-
ment, sur le recours à l’enfermement (les luttes
anticarcérales).
Au cours de leur histoire, les mouvements
abolitionnistes se sont appuyés sur des analyses
diverses et ont développé des tactiques et des

85. Denis Langlois, Guide du citoyen face à la police, Paris,


La Découverte, coll. « Cahiers libres », 1989 [1980].
86. Pour une présentation générale de l’abolitionnisme, je
me permets de renvoyer à mes propres ouvrages : Gwenola
Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison,
Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2019 ; avec Nils
Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris, Crimes et peines.
Penser l’abolitionnisme pénal, Caen, Grevis, 2021.

47
pratiques politiques variées. De plus, les réflexions
et les mouvements abolitionnistes s’inscrivent
dans des cadres nationaux, avec leur propre his-
toire politique et pénale, mais aussi les particulari-
tés des institutions policières. Les différences dans
les manières de penser l’abolition de la police aux
États-Unis et en France s’expliquent sans doute
par leurs histoires politiques respectives, mais
aussi par les particularités de leurs polices. Aux
États-Unis, la police est une institution relative-
ment récente (les premières véritables forces de
police n’ont été créées dans les grandes villes de
l’Est qu’au milieu du xixe siècle) et on compte
aujourd’hui plus de 18 000 forces de police, qui
peuvent notamment dépendre d’une ville, d’un
comté, d’un État ou de l’État fédéral. À l’inverse,
la généalogie de la police en France remonte à
la création de la Maréchaussée en 1536 et de la
Lieutenance de Paris en 1667 et, aujourd’hui, le
pays, fortement centralisé, est doté de deux polices
d’État (la Police nationale et la Gendarmerie). Par
ailleurs, leur direction est assurée par des fonc-
tionnaires nommés, alors qu’aux États-Unis la
plupart des shérifs (à la tête de la police dans les
comtés et dans certaines villes) sont élus.
Malgré la diversité des analyses théoriques et
des choix tactiques qu’il présente, l’abolitionnisme
repose sur un socle commun, à commencer par le
fait de considérer les institutions pénales comme
des nuisances. En effet, celles-ci répondent très
mal à certains besoins individuels et collectifs légi-
times, tels que la sécurité ou la prise en charge des
victimes, elles causent plus de problèmes qu’elles

48
n’en résolvent et elles affectent la qualité de la vie
en société. En rejetant le régime ordinaire de la
critique de la police – comme des autres institu-
tions pénales –, en procédant à « une critique de
la critique », l’abolitionnisme rompt avec l’angle
des dysfonctionnements (comme les violences
policières) sous lequel elles sont souvent appré-
hendées. Il soutient qu’elles fonctionnent très
bien compte tenu de ce qui est attendu d’elles, et
qu’elles constituent en soi le problème.
Pourquoi l’abolitionnisme, si critique des ins-
titutions, n’appelle-t-il pas à leur réforme ? Si on
aura l’occasion de revenir abondamment sur les
objections au réformisme, on peut néanmoins
indiquer ici que l’abolitionnisme partage les
réflexions du philosophe Michel Foucault et son
rejet de l’idée d’améliorer ou de réformer les pri-
sons et même de promouvoir des « peines alter-
natives87 ». L’abolitionnisme de la police dénonce
une illusion : la police serait « perfectible » et
« réformable ». Or, les réformes, si elles ne sont
pas contre-­productives, ont des effets limités (voir
p. 81) et elles entretiennent le mythe d’un pro-
grès possible en matière de police, un mythe qui
contribue à sa légitimité et au statu quo en perpé-
tuant le cycle scandale-réforme-retour à la nor-
male. Par ailleurs, au regard de l’analyse qu’on peut
faire de la fonction de la police dans un système

87. Michel Foucault, « Alternatives » à la prison. Une entrevue


avec Jean-Paul Brodeur, Paris, Divergences, 2021 [1976].
[Édition canadienne : Sylvain Lafleur (dir.), Foucault à
Montréal. Réflexions pour une criminologie critique, Montréal,
Éditions de la rue Dorion, 2020.]

49
capitaliste, raciste et patriarcal, aucune réforme
ne peut avoir un véritable effet sur sa nature réelle,
ni résoudre ses « dysfonctionnements » – qui
relèvent en fait de son fonctionnement normal.
En ce sens, les approches réformistes ne sont pas
seulement illusoires, elles sont aussi une impasse.
Le rôle de la police dans le système pénal
est important du fait de sa position au début de
la « chaîne pénale » (le processus qui va de la
commission d’une infraction jusqu’à sa condam-
nation). En effet, elle procède notamment aux
arrestations et aux interrogatoires, elle jouit d’une
certaine autonomie pour décider de sanctions (par
exemple certaines amendes ou l’immobilisation
d’un véhicule) et elle dispose d’un grand pouvoir
discrétionnaire (qualification d’un comportement
de « rébellion », décision d’effectuer un contrôle
d’identité ou de placer une personne en garde à
vue, etc.). Pourtant, l’abolitionnisme s’est long-
temps intéressé bien davantage à la prison qu’à la
police, ce qui peut même être considéré comme
son « chaînon manquant », que Eduardo Bautista
Duran et Jonathan Simon appellent le prison-­police
abolitionism gap88. J’ai déjà émis l’hypothèse que
les luttes anticarcérales se distinguaient, par leur
généalogie (une extrême gauche blanche pour
laquelle la prison, bien davantage que la police,
incarnait la répression), des luttes contre les

88. Eduardo Bautista Duran et Jonathan Simon, « Police


Abolitionist Discourse? Why It Has Been Missing (and Why
It Matters) », dans Tamara Rice Lave et Eric J. Miller (dir.),
The Cambridge Handbook of Policing in the United States,
Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 85-102.

50
violences policières89. Celles-ci sont le résultat de
l’expérience des classes populaires et des popula-
tions issues de l’immigration et de l’histoire colo-
niale de la prison, mais aussi, à très large échelle,
du harcèlement et des crimes policiers. Ces
formes spécifiques de confrontation à la police et
à la prison ont forgé des traditions politiques dif-
férentes qui, à mon sens, s’actualisent aujourd’hui
dans certaines tensions entre les luttes abolition-
nistes et celles contre les violences policières
(voir p. 252).

La police, une institution indéfendable


Sous toutes les latitudes, la légitimité de la police
a souvent été attaquée. Mais sa défense, par ses
apologistes, contre le projet de son abolition est
plus récente. Examinons leur argumentation –
lorsqu’ils ne font pas usage de la rhétorique des
« brebis galeuses » ou des « pommes pourries »
pour détourner la conversation vers des erreurs
« humaines » et des cas individuels (policiers fati-
gués, pas assez ou mal formés, défaillants, etc.).
La principale ligne de défense des apologistes
de la police est d’agiter le chaos et l’insécurité
(ou ce qu’ils appellent parfois curieusement
l’« anarchie ») qu’entraineraît son abolition. Cela
révèle leur ignorance des effets anecdotiques de
la police sur la criminalité. Si la police ne peut
justifier son utilité pour ce que les apologistes
en attendent (l’ordre et la sécurité), elle n’est

89. « Penser l’abolition de la police. Entretien avec Gwenola


Ricordeau », Acta, 10 juin 2020.

51
pas nécessaire, et leurs motivations sont donc
d’un autre ordre. Par ailleurs, le fait d’accuser les
abolitionnistes de se désintéresser des victimes
souligne également l’ignorance des apologistes
de la police quant aux réflexions et aux pratiques
abolitionnistes. En effet, c’est précisément le
souci qu’a l’abolitionnisme des préjudices et des
diverses formes de victimation – au-delà de leur
définition étroite par le pénal – qui l’amène à pen-
ser l’abolition. D’ailleurs, certaines personnes
deviennent abolitionnistes en raison de leur
expérience de victimation et parfois du recours à
la police, et elles dénoncent souvent l’instrumen-
talisation de la cause des victimes pour légitimer
l’existence de la police90.
Le deuxième axe de défense des apologistes
de la police consiste à présenter cette dernière
comme « naturelle, intemporelle et indépas-
sable » et à qualifier l’abolitionnisme d’« uto-
pique », c’est-à-dire « naïf » ou « impossible »
– même si la plupart des préjudices ne sont pas
traités par la police et que certaines personnes (les
puissants) vivent de fait sans police, et du reste
sans prison. Cela montre leur ignorance de l’his-
toricité de l’institution policière. Celle-ci n’ayant,
dans la plupart des pays, guère plus de quelques
siècles d’existence, son abolition ne serait pas
aberrante à l’échelle de l’histoire humaine. En
définitive, la charge de la « naïveté » s’applique
davantage à la défense de la police : comment
90. Voir par exemple Alison Turkos et Shivana Jorawar,
« We Survived Rape: Don’t Use Us to Support the Police »,
Cosmopolitan, 8 juillet 2020.

52
qualifier autrement la croyance en un outil aussi
rudimentaire et funeste que le travail policier
pour répondre à un phénomène social complexe
et multiforme comme la criminalité ?
La faiblesse de la rhétorique des apologistes
de la police les oblige fréquemment à user de l’ar-
gument réformiste par excellence : la police serait
la « moins pire » des solutions. Un argument qui
laisse dans l’ombre une question : pour qui est-ce
la « moins pire » ?

Voix/voies abolitionnistes
L’abolitionnisme de la police s’appuie sur des
recherches critiques menées dans diverses disci-
plines comme le droit, la criminologie, l’anthro-
pologie et la sociologie91. Parmi les publications
en français, des ouvrages critiquant la police et
dénonçant ses agissements sont parus réguliè-
rement dès les années 1970-198092. Depuis, aux
nombreux récits de « lanceurs d’alerte » au sein
de la police et de journalistes (infiltrés ou pas) se
sont ajoutés des ouvrages autour des combats de
proches et de collectifs de victimes de violences

91. Voir notamment Didier Fassin, La force de l’ordre.


Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil,
coll. « La couleur des idées », 2011 ; Fabien Jobard et Jacques
de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations,
réformes, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2015.
92. Voir par exemple Claude Angeli et René Backmann,
Les polices de la nouvelle société, Paris, Maspero, coll. « Petite
collection Maspero », 1971 ; Claude Picant, Des flics, pour faire
quoi ?, Paris, Éditions sociales, coll. « Notre temps / Société »,
1979.

53
policières93. Dans cette abondante production
critique, l’approche abolitionniste reste rare,
même si l’année 2021 se distingue avec la publi-
cation de deux ouvrages importants, Abolir la
police. Échos des États-Unis, du Collectif Matsuda
et Défaire la police paru aux éditions Divergences.
Cette approche est davantage représentée dans la
production éditoriale anglophone, à l’image d’un
espace politique où l’abolitionnisme et, en par-
ticulier, l’abolitionnisme de la police y sont plus
dynamiques. Depuis la publication, aux États-
Unis, de l’ouvrage précurseur Our Enemies in Blue
de Kristian Williams en 2007, puis, dix ans plus
tard, de The End of Policing du sociologue Alex S.
Vitale, plusieurs ouvrages portant spécifiquement
sur l’abolition de la police sont parus94.
Cet ouvrage est le fruit de ma rencontre
avec Marie-Eve Lamy, l’éditrice de mon précé-
dent ouvrage Pour elles toutes. Femmes contre la
prison. Nous avons souhaité, en donnant à lire

93. Par exemple : Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie,


Le combat Adama, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2019 ;
Collectif Angles morts (dir.), Permis de tuer. Chronique de
l’impunité policière, Paris, Syllepse, coll. « Arguments et
mouvements », 2014 ; Farid El Yamni, Wissam Vérité, Vulaines-
sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Makan Kebe et
Amanda Jacquel, « Arrête-toi ! », Toulouse, Premiers matins
de novembre, coll. « Le peuple veut », 2021.
94. Voir notamment Duff (dir.), Abolishing the Police, op. cit. ;
Geo Maher, A World Without Police: How Strong Communities
Make Cops Obsolete, Londres / New York, Verso, 2021 ; Mariame
Kaba et Andrea Ritchie, No More Police. A Case for Abolition,
New York, The New Press, 2022 ; Pasternak, Walby et Stadnyk
(dir.), Disarm, Defund, Dismantle, op. cit.

54
un ensemble de textes, proposer un aperçu des
réflexions abolitionnistes autour de la police et
des mouvements en faveur de l’abolition de la
police, notamment à travers leurs propositions
stratégiques, leurs expériences et les débats qui
les traversent. L’objectif de cet ouvrage n’est
donc pas de faire l’histoire de toutes les critiques
et résistances radicales contre la police ou de
retracer l’histoire de la police et d’analyser le
nœud qui la lie à celle du capitalisme, de l’extrac-
tivisme, du suprémacisme blanc, du patriarcat et
du validisme en particulier. Ces analyses consti-
tuent le point d’appui des réflexions et des luttes
en faveur de l’abolition de la police, et seront
mentionnées à ce titre. Mais le but fondamental
de ce livre consiste plutôt à reprendre le fil là où
ces analyses nous laissent, c’est-à-dire face à une
question : comment en finir avec cette nuisance
qu’est la police ?
Cet ouvrage s’adresse donc en premier lieu à
ceux et celles qui « n’aiment pas trop la police de
leur pays », pour reprendre les mots de Maurice
Rajsfus95. Mais il s’adresse aussi aux personnes
que l’expression « abolition de la police » décon-
certe et qui seraient curieuses d’apprendre com-
ment l’abolitionnisme pense la question de la
police et de son abolition. En effet, grâce au tra-
vail de traduction réalisé par Pascal Marmonnier,
cet ouvrage donne aux non-anglophones accès
aux réflexions et aux mobilisations actuelles pour
l’abolition de la police en Amérique du Nord.

95. Rajsfus, Je n’aime pas la police de mon pays, op. cit.

55
Les textes réunis dans cet ouvrage le situent
résolument en Amérique du Nord. Cela ne signifie
nullement que l’idée de vivre sans police revient à
cet espace géographique. Celui-ci n’est qu’un des
multiples fronts sur lesquels se mène la lutte pour
l’abolition. Compte tenu du rôle essentiel joué
dans la colonisation par la police, les résistances à
celle-ci et les mouvements pour son abolition sont,
par définition, anticoloniaux, anti-impérialistes et
internationalistes (voir p. 316) – que ces luttes
soient menées dans des colonies de peuplement
comme les États-Unis ou le Canada, dans des
pays impérialistes (ces deux catégories n’étant pas
exclusives), ou dans ceux dits « postcoloniaux ».
Le choix de restreindre les textes réunis à l’espace
nord-américain laisse dans l’ombre deux thèmes
importants pour l’abolitionnisme : les savoirs et les
pratiques des sociétés et des groupes humains qui
vivent sans police et les expériences, notamment
en situation révolutionnaire, d’organisation col-
lective sans police96. Nécessaire à l’« imagination
abolitionniste », le travail de circulation des idées
et des expériences, entre divers espaces géogra-
phiques, cultures et mobilisations politiques, ne
peut se réduire à l’inclusion, quelque peu artifi-
cielle, d’un texte sur une culture ou une situation

96. Sur ces thèmes, voir notamment Jérôme Baschet, « Une


autre justice. L’expérience de l’autonomie zapatiste », dans
Baschet et al., Défaire la police, op. cit., p. 5-30 ; Émilie E. Joly,
« Autodétermination et police communautaire : Guerrero-
Mexique », Mouvements, vol. 92, no 4, 2017, p. 125-136 ; Hawzhin
Azeez, « Police Abolition and Other Revolutionary Lessons
from Rojava », Roar Magazine, 6 juin 2020.

56
politique. Notre décision de restreindre les textes
réunis ici à l’espace nord-américain permet donc
d’ancrer le propos dans un espace politique rela-
tivement homogène, mais il évite aussi l’instru-
mentalisation de cultures et la mythification de
situations politiques (voir p. 317).
J’ai rédigé les textes qui figurent dans cet
ouvrage et mené ma collaboration éditoriale avec
Marie-Eve Lamy à partir des États-Unis, où je vis
depuis 2017. Même si, par les liens politiques,
professionnels et personnels que je conserve
avec mon pays d’origine, la France, je continue d’y
observer les mobilisations et les débats publics,
mes perspectives sont ancrées dans les champs
politique et universitaire états-uniens. C’est dans
ces champs que s’inscrit mon métier d’ensei-
gnante en criminologie, mais aussi d’autres de
mes activités (professionnelles et militantes),
comme lorsque j’ai suivi les mobilisations contre
la police à Portland et à Seattle (voir p. 311)
durant l’été 2020. Mes recherches portent essen-
tiellement sur un thème voisin de celui de la
police : la prison. J’envisage néanmoins l’aboli-
tion de la police depuis un angle que j’ai beaucoup
étudié : la critique du système pénal et l’abolition-
nisme. Du fait de mon engagement abolitionniste
depuis une vingtaine d’années maintenant, mais
aussi de ma sensibilité personnelle pour ce qui
touche les crimes d’État, mes recherches ont été
marquées par un souci de contribuer au champ
militant. Elles affichent donc un point de vue,
dont témoigne aussi la résistance, dans l’écri-
ture, au « parler flic » (copspeak), c’est-à-dire des

57
tournures langagières, souvent euphémiques,
qui participent à la légitimité de la police (voir
p. 321).
Le choix, réalisé par Marie-Eve Lamy et moi-
même, des textes réunis dans cet ouvrage a été
guidé par la volonté de faire entendre une plura-
lité de voix abolitionnistes. En un sens, nous avons
conçu l’entretien de Robyn Maynard et Kristian
Williams (voir p. 61) et le choix des textes « en
abolitionnistes » – mais pas au nom de l’abolition-
nisme ou des abolitionnistes. Ainsi, l’ouvrage réu-
nit une vingtaine de contributeurs, contributrices
et collectifs dont les textes varient quant à la lon-
gueur, au style et au format. Certains ont déjà été
publiés et d’autres ont été écrits spécialement
pour cet ouvrage. Guidés par des considérations
liées à l’assemblage des textes et aux ressources
disponibles, les choix (des textes et des personnes
ou des collectifs sollicités pour contribuer à l’ou-
vrage) ne vont jamais sans regret. Autrement dit,
cet ouvrage se veut aussi une invitation à la décou-
verte d’autres publications autour de l’abolition-
nisme de la police – une invitation qui explique
le corpus de notes parfois conséquent qui accom-
pagne mes textes.
L’ouvrage s’ouvre sur un entretien, mené
par Philippe Néméh-Nombré avec deux figures
importantes des réflexions et des mobilisations
pour l’abolition de la police, Robyn Maynard et
Kristian Williams, qui vivent respectivement au
Canada et aux États-Unis. Il est ensuite organisé
autour de trois sections qui répondent à autant de
questions : Pourquoi en finir avec le réformisme ?

58
Quelles sont les stratégies abolitionnistes ? Où
en sont les luttes abolitionnistes ? La première
section, « Rompre avec le réformisme », réunit
des textes ancrés notamment dans la critique
du capitalisme, du racisme, du colonialisme, du
validisme et du patriarcat et qui proposent d’en
finir avec la « réforme de la police ». La seconde
section, « Construire l’abolition », regroupe des
textes qui, à partir d’une critique des illusions
entretenues par le réformisme, portent sur les
stratégies pour l’abolition de la police. Enfin, la
troisième section, « Lutter contre la police »,
explore les mobilisations abolitionnistes actuelles
en Amérique du Nord et leurs différents choix
tactiques. En conclusion (« Vivre libre, c’est
vivre sans police »), je reviens sur ce qu’on peut
entendre par « abolitionnisme de la police »
et sur la façon dont la construction d’un futur
sans police s’articule nécessairement à un projet
révolutionnaire.
L’abolitionnisme
après la « marge
de la marge »
Entretien avec Robyn Maynard
et Kristian Williams

Propos recueillis et traduits


par Philippe Néméh-Nombré

R obyn Maynard est autrice, militante et


professeure au Département d’études his-
toriques et culturelles de ­l’Université de Toronto.
En plus de nombreux textes universitaires et mili-
tants, on lui doit NoirEs sous surveillance. Esclavage,
répression et violence d’État ainsi que Rehearsals
for Living, co-écrit avec Leanne Betasamosake
Simpson. Kristian Williams est militant et auteur
de nombreux essais, notamment sur la police,
l’institution carcérale, l’anarchisme et la torture.
On lui doit entre autres Our Enemies in Blue ainsi
que Fire the Cops!: Essays, Lectures, and Journalism.
Philippe Néméh-Nombré les a rencontrés, en
mai 2022, pour discuter des similarités et des diffé-
rences entre les luttes abolitionnistes au Canada et

61
aux États-Unis, et pour explorer leurs réalisations
et envisager leur avenir, au-delà de leur visibilité
dans l’espace public.

Philippe Néméh-Nombré : Je vous remercie,


Robyn et Kristian, d’avoir accepté de me rencon-
trer. J’aimerais d’abord vous entendre sur l’idée
générale, c’est-à-dire sur le principe de l’abolition-
nisme, avant d’aborder son déploiement. Robyn,
pourrais-tu commencer par nous expliquer ce que
l’abolition signifie pour toi ?

Robyn Maynard : Pour moi, l’abolition signifie


le rejet de l’idée selon laquelle les représentants
armés de l’État, la surveillance ainsi que l’enfer-
mement d’êtres humains constituent une réponse
appropriée à la violence. L’abolitionnisme pré-
sume au contraire que toute forme de surveil-
lance, de présence policière et de captivité est
une source de souffrance et ne peut, pour cette
raison, être envisagée comme une solution répa-
ratrice ou un moyen de prévenir la violence.
En même temps, puisqu’il s’agit d’un rejet des
réponses carcérales aux inégalités sociales,
raciales et économiques, je vois aussi l’abolition
comme une manière d’envisager et de créer le
type de société qui pourrait réellement célébrer
la vie. L’abolition, dans cette perspective, c’est
quelque chose que l’on fait, plutôt que seulement
une théorie à concrétiser éventuellement ; c’est
avant tout une pratique politique et une manière
de vivre dont l’intention est de mettre fin à la
violence carcérale dans nos sociétés et de créer

62
d’autres solutions concrètes. Je pense notamment
à Angela Davis1, qui attire notre attention sur
l’analyse et les propositions de W.E.B. Du Bois2
dans le contexte de la Reconstruction aux États-
Unis (1865-1877). Du Bois souligne que la fin
formelle de l’esclavage n’a pas été synonyme
d’une réelle démocratie, autrement dit que l’ab-
sence de l’esclavage ne suffisait pas à elle seule
et qu’il fallait encore construire ce qui permet-
trait de concrétiser la fin de la violence – soins
de santé gratuits, éducation, etc. Comme le dit
la militante et géographe Ruth Wilson Gilmore,
l’abolition, c’est la vie en rodage, et le tout récent
livre que j’ai écrit avec Leanne Simpson est juste-
ment intitulé Rehearsals for Living en écho à cela :
il se concentre précisément sur nos tentatives de
construire des mondes non carcéraux. Un peu
partout sur la planète, les gens tentent de formu-
ler des approches de prévention et de réponse
à la violence fondées sur la notion de soin. On
peut par exemple penser aux perturbations de
réunions de la commission de police de Toronto

1. Angela Davis, autrice africaine-américaine, militante


féministe et du mouvement de libération des Noir·e·s,
professeure émérite de l’université de Californie à Santa Cruz
et figure de premier plan de la critique des institutions et
logiques carcérales. Elle est notamment l’autrice de Les goulags
de la démocratie. Réflexions et entretiens, Montréal/Vauvert,
Écosociété / Au diable vauvert, 2006.
2. W.E.B. Du Bois (1898-1963), sociologue, historien, écrivain
et militant panafricaniste. Ses idées sont au fondement de la
sociologie africaine-américaine et ont été déterminantes dans
la formation d’une pensée radicale noire aux États-Unis.

63
ou au mouvement nigérian End SARS3 contre
les violences policières. Finalement, je voudrais
insister sur la spécificité de ce que j’entends par
« abolition » puisque, historiquement, le terme a
eu plusieurs sens et a été utilisé dans différents
contextes. Pour ma part, je fais spécifiquement
référence à l’abolition du complexe carcéro-­
industriel, au rejet de la violence carcérale. Il est
parfois question d’un féminisme abolitionniste,
par exemple, qui milite en faveur de la criminali-
sation du travail du sexe, ce qui n’a rien à voir avec
le sens que je donne à l’abolition : l’abolition du
complexe carcéro-­industriel implique toujours
un rejet de la police et de l’enfermement comme
réponses à certains actes ou comportements.

Kristian Williams : Je suis tout à fait d’accord


avec Robyn. J’ajouterais seulement que, comme
les meilleurs concepts radicaux, l’abolition est,
d’une certaine façon, une idée extrêmement
simple : l’élimination des institutions de surveil-
lance, de contrôle et d’enfermement, autrement
dit la police et les prisons. Mais les conséquences
d’une telle idée sont vastes. Puisqu’il ne suffit pas
d’éliminer ces institutions, l’abolition implique
nécessairement de se demander comment nous
répondrons à la violence et aux autres types de pré-
judice dans nos communautés. Le défi est donc de

3. End SARS, mouvement social né en 2017 et revitalisé en


2020 au Nigéria, milite pour le démantèlement d’une unité
spéciale de la police nigériane, la Special Anti-Robbery Squad
(SARS), largement reconnue pour ses excès et sa violence
contre la jeunesse nigériane.

64
trouver des solutions sans reproduire les logiques
des institutions que nous entendons démanteler.
En suivant cette logique, on comprend finalement
que l’abolition n’est pas aussi simple que l’élimi-
nation de la police et des prisons : le projet aboli-
tionniste requiert de repenser toute la société, ce
qui signifie plus globalement de s’attaquer direc-
tement aux inégalités que le système pénal a pour
fonction de préserver et de reproduire.

P. Néméh-Nombré : Kristian, pourrais-tu nous


donner un aperçu de l’histoire des luttes aboli-
tionnistes aux États-Unis, de celles menées dans
le sens de ce que tu décris ?

K. Williams : Le mouvement moderne pour


l’abolition de la police et des prisons a concrète-
ment vu le jour vers la fin des années 1960. Il a
émergé du mouvement autour des prisons (prison
movement), qui lui-même est issu des luttes pour
la libération des Noir·e·s, dont la critique des
institutions racistes de la société s’est naturelle-
ment portée vers le système carcéral. D’autant
plus qu’un grand nombre de militant·e·s noir·e·s
étaient alors incarcéré·e·s. C’est ainsi que le sou-
tien aux prisonnier·ère·s politiques et l’orienta-
tion naturelle de la lutte de libération ont été à
l’origine du mouvement pour l’amélioration des
conditions de détention, qui a lui-même ensuite
fini par tendre vers l’abolitionnisme. Le moment
charnière de la lutte abolitionniste telle que nous
la connaissons aujourd’hui est survenu quelques
décennies plus tard avec la création, par certains

65
des piliers du mouvement des années 1960 – ce
n’est pas une coïncidence –, de l’organisation
pour l’abolition des prisons Critical Resistance4.
Je pense que le mouvement abolitionniste est
devenu réellement intersectionnel à partir du
moment où Critical Resistance et l’organisation
Incite! Women of Color Against Violence5 ont
conjointement appelé d’un côté le mouvement
pour l’abolition des prisons à prendre au sérieux
la question de la violence dans les collectivités et
les façons d’y faire face sans avoir recours aux pri-
sons, et de l’autre le mouvement des femmes à se
préoccuper de la violence de l’État envers les com-
munautés racisées. Ce moment intersectionnel a
permis de nombreuses alliances sur la base de ce
qui se construisait déjà, mais qui, soudainement,
est devenu beaucoup plus clair. Quand Critical
Resistance a vraiment commencé à promouvoir
activement l’abolition des prisons, la tendance
s’est élargie aux groupes contre les violences
policières, qui avaient jusque-là adopté le cadre
dit de l’« imputabilité ». Je crois que la radicalité
de Critical Resistance a contribué à la croissance
du mouvement et du discours pour l’abolition
de la police, qui n’a cessé de gagner en visibilité

4. Critical Resistance, organisation née en 1997 et vouée à la


construction d’un mouvement populaire pour l’abolition du
complexe carcéro-industriel.
5. Incite! Women of Color Against Violence (aujourd’hui Incite!
Women, Gender Non-Conforming, and Trans People of Color
Against Violence), réseau de féministes radicales racisées créé
en 2000, et qui lutte à la fois contre les violences de l’État et
celles dans les collectivités.

66
et en légitimité ces dernières années, au fil des
soulèvements qui se sont succédé et intensifiés :
depuis ceux de 2010 après la mort d’Oscar Grant
aux soulèvements nationaux et internationaux
de 2020 après la mort de George Floyd, en pas-
sant par ceux de 2014 à Ferguson après la mort de
Michael Brown. Durant cette période, l’abolition
est sortie de la marge de la marge pour devenir
centrale dans les discussions sur les problèmes
et solutions quant à la police et aux prisons aux
États-Unis. L’existence même de ces institutions
fait désormais partie du débat public, alors qu’une
telle remise en question aurait été largement ridi-
culisée il y a une vingtaine d’années.

P. Néméh-Nombré : Robyn, j’imagine que les


développements dans le contexte canadien sont
à la fois similaires et différents ?

R. Maynard : Pour répondre brièvement à cette


question, je vais me limiter à donner une vue
d’ensemble tout en gardant à l’esprit qu’il existe,
évidemment, une tradition abolitionniste beau-
coup plus vaste, par exemple ce qu’on pourrait
appeler des pratiques « proto-­abolitionnistes »
– qui n’énoncent peut-être pas explicitement
l’abolition du complexe carcéro-industriel, mais
qui façonnent ce qui se produit aujourd’hui. Dans
cette perspective – c’est-à-dire avec une compré-
hension élargie de ce qu’a pu signifier le rejet des
pratiques et logiques de la violence raciale escla-
vagiste –, je crois que pour retracer l’histoire de
l’abolition au Canada, nous devons nous tourner

67
vers les premières fuites d’esclaves, soit celles et
ceux qui ont refusé leur statut de marchandise
et la surveillance racialisée qui l’accompagnait.
Nous pouvons aussi regarder du côté du travail
effectué, des deux côtés de la frontière Canada/
États-Unis, par les comités de vigilance qui pro-
tégeaient les personnes fugitives, et plus géné-
ralement par les militant·e·s pour l’abolition de
l’esclavage comme Mary Ann Shadd Cary6. Tout
cela constitue une histoire dans laquelle s’ancre la
lutte abolitionniste.
Cela dit, en ce qui a trait aux luttes aboli-
tionnistes plus contemporaines, on peut penser
notamment au travail de la militante quaker
Ruth Morris7, qui a contribué à la naissance de
Rittenhouse: A New Vision, une organisation
canadienne pour l’abolition des prisons, ainsi que
de ­l’International Conference on Penal Abolition8
(ICOPA). Fait important à souligner : déjà, en 1983,
l’ICOPA introduisait les bases de l’abolitionnisme
des prisons au Canada à l’occasion de la première
conférence à Toronto. Il me semble aussi essentiel

6. Journaliste, éditrice du journal The Provincial Freeman et


avocate canadienne et états-unienne, Mary Ann Shadd Cary
(1823-1893) était une figure de premier plan de l’opposition à
l’esclavage au milieu du xixe siècle.
7. Membre du mouvement de la Société religieuse des
Amis (quakers), Ruth Rittenhouse Morris (1933-2001) s’est
dévouée, à la fois comme militante, intellectuelle et autrice, à
promouvoir l’abolition des prisons et la justice transformatrice.
8. L’ICOPA rassemble, sur une base bisannuelle, des
personnes luttant de différentes façons et selon des
expériences diverses pour l’abolition des prisons, du système
pénal et des logiques carcérales.

68
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
de reconnaître l’héritage intellectuel que laissent
les personnes qui osent affirmer que le maintien
de l’ordre et la surveillance sont des formes de pré-
judice et de violence racialisée, même parmi des
groupes qui ne sont pas explicitement abolition-
nistes. Je pense par exemple, à Toronto, au Black
Action Defense Committee et au Black Women’s
Collective, un collectif féministe noir résolument
anticapitaliste qui émet une critique radicale de la
police. Le Black Women’s Collective a par exemple
attiré l’attention sur la violence genrée de la police,
notamment le cas de Sophia Cook en 1989, une
mère monoparentale noire de 23 ans atteinte par
balle lors d’une intervention de la police à Toronto.
À cet héritage, j’ajouterais aussi la section toron-
toise de Incite! Women, Gender Nonconforming,
and Trans People of Color Against Violence. Plus
récemment, j’ai moi-même participé à l’organisa-
tion d’un forum contre la violence et l’impunité
policières à Montréal, en 2010, qui offrait entre
autres des ateliers sur les façons de mettre fin à la
violence genrée sans le recours à la police. Dans
les dernières années, tant des organisations cri-
tiques de la police et des prisons que des groupes
de travailleuses du sexe et de personnes faisant
usage de drogues ont adopté plus explicitement
une position abolitionniste. Nous le voyons
aujourd’hui très clairement dans le mouvement
Black Lives Matter, au-delà de l’organisation en
elle-même, par exemple du côté des mobilisations
dans les milieux carcéraux par des gens comme
Cory Cardinal, un Autochtone incarcéré, récem-
ment décédé et qui a participé aux grèves de la

69
faim durant les révoltes en 2020 de Randy Riley,
un prisonnier noir condamné à tort et qui s’expri-
mait contre la violence de l’incarcération9. Mais
aussi dans le travail de Free Lands Free Peoples,
une organisation abolitionniste autochtone des
Prairies10.

P. Néméh-Nombré : Dans le sillon de cette his-


toire, de cet héritage, comment vois-tu la lutte
abolitionniste aujourd’hui ? Le discours à propos
de l’abolition de la police est de plus en plus pré-
sent dans l’espace public. Quels sont les effets,
selon toi, de cette présence nouvelle de l’aboli-
tionnisme dans les débats publics ? Comment
comprends-tu le mouvement aujourd’hui, alors
que l’abolitionnisme n’est plus, comme le disait
plus tôt Kristian, à la « marge de la marge » ?

R. Maynard : Ce que tu soulèves met en lumière


les gains et les victoires d’un mouvement qui a
déjà été, comme tu le rappelles, beaucoup moins
populaire et même ridiculisé. Je pense que nous
devons très certainement faire attention aux
détournements de l’abolitionnisme ainsi qu’aux
tentatives de le diluer et de lui donner des signi-
fications fallacieuses. Mais nous devons aussi

9. Accusé de meurtre au second degré en 2018, Riley fera


appel de la décision devant la Cour d’appel de la Nouvelle-
Écosse. En 2020, la cause sera finalement entendue par la
Cour suprême du Canada, qui le déclarera non coupable à
l’unanimité. Il sera libéré en 2021.
10. Les Prairies canadiennes désignent la région qui s’étend,
selon la géographie coloniale, de ­l’Alberta au Manitoba.

70
célébrer le fait que les jeunes en entendent parler
dans les médias, par leurs pairs et dans les mou-
vements sociaux, et prennent conscience que
nous pouvons imaginer et tenter de construire un
monde sans police ni prison. C’est une victoire
immense sur le plan discursif et culturel, même si
nous n’avons pas encore remporté de victoires sur
le plan institutionnel. Nous ne pouvons pas négli-
ger l’importance de ce changement.
Pour ce qui est plus précisément du mouve-
ment lui-même, aujourd’hui, je dirais qu’il élargit
ses horizons. En 2020, j’ai créé le guide Building
the World We Want: A Roadmap to Police-free
Futures in Canada, dans lequel j’ai tenté d’entrer
en dialogue avec le cadre d’analyse de la crimina-
lisation que proposent Mariame Kaba et Andrea
Ritchie11, qui envisage l’abolition de la police
non seulement comme une redirection des fonds
alloués à la police, mais aussi une réduction de
sa portée et de son pouvoir. Le définancement
de la police et des prisons est sans conteste l’une
des solutions les plus simples et évidentes pour
rediriger des fonds du côté d’initiatives en santé
et en éducation. Mais il s’agit aussi de réduire
le pouvoir de l’institution. Des mouvements

11. Mariame Kaba et Andrea Ritchie, militantes et autrices


de nombreux écrits abolitionnistes, cofondatrices du projet
Interrupting Criminalization. Parmi leurs ouvrages, voir
notamment Mariame Kaba, We Do This ‘Til We Free Us:
Abolitionist Organizing and Transforming Justice, Chicago,
Haymarket, 2021 [2014] ; et Mariame Kaba et Andrea Ritchie,
No More Police: A Case for Abolition, New York, The New Press,
2022.

71
très solides vont dans ce sens depuis plusieurs
années. Le mouvement pour les droits des tra-
vailleuses du sexe se bat pour la décriminali-
sation de leur travail dans la perspective d’une
justice raciale et genrée contre la violence car-
cérale. On pourrait en dire autant du mouve-
ment pour la décriminalisation des drogues et
leur usage à risques réduits. Ces mouvements
contribuent aussi à réduire le pouvoir et l’em-
prise des forces de l’ordre sur la vie des popula-
tions pauvres, noires et autochtones. Quant à la
militarisation des corps de police, je pense par
exemple au combat mené par la poète et mili-
tante El Jones12 et d’autres féministes noires de
Halifax, qui ont réussi à faire annuler l’achat d’un
véhicule blindé par la police locale, redirigeant
ainsi le demi-million de dollars qu’il devait coû-
ter à d’autres projets. D’autres luttes s’attachent
aussi efficacement à réduire les espaces où la
police est présente, par exemple en la bannissant
des écoles, ce que des organisations dont Black
Lives Matter et Education not Incarceration et
des parents noirs ont réussi au Conseil scolaire
de district de Toronto. À Hamilton, une mobili-
sation de jeunes, de parents et d’enseignant·e·s
a accompli une avancée majeure en mettant
fin au programme de liaison de la police dans
les écoles du Conseil scolaire de district de
Hamilton-Wentworth et en le remplaçant par des
12. El Jones, poète et militante vivant à Halifax, en Nouvelle-
Écosse. Elle est professeure en études féministes à ­l’Université
Mount Saint Vincent et a publié plusieurs livres, dont
Abolitionist Intimacies (Halifax, Fernwood, 2022).

72
ressources pour les élèves, notamment noir·e·s
et racisé·e·s. Je vois donc le mouvement aboli-
tionniste comme une multitude de lieux animés
par l’objectif d’éliminer la violence carcérale et
de construire quelque chose de différent. Dans
le contexte canadien, il faut par ailleurs souligner
que le mouvement abolitionniste autochtone est
très présent et en forte croissance, et établit un
lien clair entre l’abolitionnisme et la lutte déco-
loniale. C’est très important, à mon avis, étant
donné le rôle historique de la police et des pri-
sons dans la violence coloniale autant que dans
la société postesclavage.

P. Néméh-Nombré : Il ne s’agit pas seulement


de remarquer les écueils que peut occasionner le
nouvel intérêt pour l’abolitionnisme, mais aussi
de reconnaître ce qui se fait très concrètement.
Kristian, as-tu la même impression du contexte
états-unien ? Partages-tu cet optimisme critique ?

K. Williams : Nous avons vu, aux États-Unis,


plusieurs mobilisations similaires à ce que décrit
Robyn. Des luttes, parfois victorieuses, pour
expulser la police des écoles ou des transports
publics, par exemple, pour réduire les budgets
de certains corps de police ou encore pour empê-
cher la construction d’un site d’entraînement de
la police en périphérie ­d’Atlanta (Géorgie). Et je
pense que l’un des effets de ces mobilisations est
que les gens réfléchissent différemment au travail
politique qui se faisait déjà, à savoir s’il renforce
ou affaiblit le pouvoir de la police. Par exemple,

73
l’approche de la réduction des méfaits est de plus
en plus comprise en relation directe avec l’aboli-
tion de la police et des prisons.
Mais quelque chose m’inquiète. Prenons
l’exemple de Portland (Oregon), où je vis, qui a
connu un important soulèvement en 2020 : cent
jours de manifestations sans interruption, dont
plusieurs se sont transformées en émeutes, avec
des confrontations dans les rues. Ce soulèvement
a été la source d’un grand sentiment d’urgence et
d’une certaine introspection chez les représen-
tants politiques locaux, de même que dans cer-
taines institutions. On a eu droit à plusieurs belles
promesses, notamment quant à la réduction du
budget de la police, dont la portée a été amoindrie
dans les deux années qui ont suivi. Le service des
parcs, les écoles, les bibliothèques et le service de
transport public ont décidé de confier la sécurité
non plus à la police, mais à d’autres types de gardes
non armés. Or, j’ai plusieurs réserves face à ces
changements, notamment parce que même si la
police sera moins présente dans ces espaces, l’ins-
titution de remplacement n’hésitera pas à y faire
appel lorsqu’une situation s’envenimera. Dans un
certain sens, ces changements permettent donc
à la police de ne pas devoir être partout en même
temps et de couvrir un plus vaste territoire avec
moins d’effectifs. C’est pourquoi je m’inquiète des
réformes qui prétendent à une direction abolition-
niste, mais qui finalement accroissent le pouvoir
de la police plutôt que de le réduire. Il s’agit de
questions difficiles et complexes, auxquelles nous
devons réfléchir pour comprendre et prévoir les

74
conséquences que ces changements entraîneront
– et parfois, nous le saurons seulement après avoir
essayé.

P. Néméh-Nombré : En gardant ces inquiétudes


en tête, entrevois-tu des stratégies pour aller de
l’avant, au-delà des écueils auxquels tu fais réfé-
rence ou encore dans des directions différentes ?

K. Williams : Je reviens à ce que je disais au tout


début, c’est-à-dire que si nous éliminons la police
et les prisons, il ne suffit pas, pour trouver d’autres
façons d’assurer collectivement notre sécurité, de
les remplacer par quelque chose qu’on nommera
différemment, mais qui gardera exactement la
même fonction. Il faut réfléchir de façon beau-
coup plus créative à ce que signifie la sécurité
publique et ce qu’elle implique fondamentale-
ment. Ultimement, ces changements exigent une
structure sociale différente. D’un côté, c’est proba-
blement une bonne idée de remplacer les policiers
armés par des gardes non armés dans les écoles,
parce que cela réduira vraisemblablement la vio-
lence. Mais ce type de solution ne suffira jamais à
nous rendre là où nous voulons aller. Et on risque
surtout de simplement créer de nouveaux moyens
de surveillance et d’avoir recours à la force armée.
Nous devons donc demeurer vigilants par rapport
aux revendications que nous adressons aux insti-
tutions. En fin de compte, notre stratégie devrait
prioriser ce qui diminue les ressources à la dispo-
sition des forces de l’ordre, leur présence dans les
communautés et, peut-être par-dessus tout, leur

75
légitimité. Des stratégies qui, à tout le moins, ne
contribuent pas à la prétention qu’a la police de
se présenter comme une solution et la gardienne
de la paix, et qui varieront énormément en fonc-
tion du contexte. Ce qui pourrait constituer une
véritable victoire à tel endroit, ou à tel moment,
pourrait s’avérer contre-productif dans d’autres
circonstances. On peut difficilement généraliser
quand il s’agit de stratégies, tant le contexte spé-
cifique jouera.

P. Néméh-Nombré : À ce propos, Robyn, peux-tu


parler des stratégies que tu entrevois, possible-
ment transnationales, pour poursuivre l’important
travail qui a été accompli à ce jour ?

R. Maynard : Absolument ! Nous sommes dans


une période stimulante sur le plan des stratégies
transnationales. Par exemple, les premières luttes
victorieuses en Amérique du Nord pour faire sortir
la police des écoles et des activités de la marche
des Fiertés LGBTQIA+ ont eu lieu à Toronto, et
se sont vite répandues au-delà du Canada pour
devenir très populaires aux États-Unis. Les straté-
gies et influences transnationales existent et elles
sont cruciales. Nous apprenons beaucoup de nos
camarades et des luttes de libération noires aux
États-Unis, mais aussi en France. Et je pense que
nous devons nous inspirer du puissant soulève-
ment qui a eu lieu au Nigéria, dans le contexte du
mouvement End SARS, plus spécifiquement de la
manière dont les militant·e·s ont mis de l’avant
une vision de la police comme institution coloniale

76
internationale. Mais on peut aussi envisager les
dynamiques transnationales en s’attardant sur la
façon dont les infrastructures carcérales traversent
elles aussi les frontières. Par exemple, le Canada
et les États-Unis financent la création de murs
frontaliers et de forces policières sur la planète.
Les deux pays s’entendent aussi pour réduire l’oc-
troi de visas états-uniens aux Nigérian·e·s, parce
que le Canada considère que trop de personnes
nigérianes traversent la frontière Canada/États-
Unis. Il s’agit de pratiques transnationales qui
contribuent à définir les dynamiques de contrôle
et de surveillance internationales et dont l’origine
provient exactement de l’endroit où on vit. Nous
devons comprendre ces dynamiques de violence
carcérale comme étant toujours articulées de
manière transnationale. Et la dernière chose que
je voudrais dire à ce sujet, c’est que notre compré-
hension de l’abolition doit nécessairement inclure
la lutte anticoloniale. Dans « Police Abolition,
Black Revolt », j’écris ceci :

Les demandes de définancement et de réallocation/


réinvestissement des fonds accordés à la police
impliquent aussi de prendre acte de la nature mon-
diale du capitalisme racial et colonial. À défaut de
quoi on risque de normaliser l’impérialisme et la
violence destructrice commise, au nom du profit,
contre les populations noires, autochtones et racisées
partout dans le monde. Dans le contexte d’un impé-
rialisme ininterrompu, la redistribution implique
après tout plus que le partage équitable des butins de
guerre et des résultats de la barbarie et de la violence

77
qui sont constitutifs de la « civilisation » occidentale
depuis cinq cents ans.

Je voulais, en écrivant cela, attirer l’attention sur le


fait que nous devons élargir notre vision de l’abo-
lition à l’échelle internationale. Parce que d’ima-
giner ce que seraient des futurs viables ne peut se
résumer aux dynamiques locales, étant donné le
rôle que jouent les États que nous habitons dans
la violence raciale et coloniale à l’échelle plané-
taire, qu’elle soit carcérale ou économique – deux
choses qui vont bien sûr de pair, qu’il s’agisse de la
militarisation, du contrôle, de la surveillance, etc.
I

Rompre avec
le réformisme
Introduction
Gwenola Ricordeau

L’ abolitionnisme de la police, comme


l’abolitionnisme en général, repose sur
la critique du réformisme (voir p. 49). Tout
d’abord, d’un point de vue empirique, les réformes
généralement préconisées ont des effets très limi-
tés. Alex S. Vitale rappelle ainsi que « les policiers
arrêtés dans la mort de George Floyd avaient reçu
des formations sur les biais [raciaux] implicites,
sur les techniques de désescalade, de méditation
en pleine conscience1 ». D’ailleurs, la police de
Minneapolis était souvent citée en exemple pour
sa mise en place de nombreuses réformes. Pire,
les réformes ont parfois des effets contraires à
ceux escomptés2. Par exemple, l’augmentation de
la « diversité » parmi les policiers, une proposition
souvent mise en avant pour résoudre le racisme
policier, laisse inchangées les disparités raciales
en matière de meurtres policiers, de contrôles
routiers ou d’arrestations liées au maintien de
l’ordre.

1. Alex S. Vitale, « Defund, Disband and Start Again: What


Exactly Is Minneapolis Planning to Do With Its Police Force? »,
Novora Media, 8 juin 2020.
2. Alex S. Vitale, « Five Myths about Policing », The Washington
Post, 26 juin 2020.

81
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
L’équipement des policiers en caméras-­
piétons ou caméras portatives est un autre
exemple d’une réforme longtemps réclamée par
les mouvements progressistes et dont les effets
sont passablement contestables. Les recherches
montrent, aux États-Unis notamment, que leur
usage n’entraîne pas une baisse de l’usage de la
force par la police. Par ailleurs, la justice donne
généralement plus de crédit aux images prises
par les policiers (qui apprennent, avec le temps,
le maniement des caméras) qu’à celles prises par
des témoins. Ensuite, la mise à disposition gran-
dissante d’images induit un nouveau standard
de preuve : il n’y a pas de « vraie » victimation
par la police sans images. Mais surtout, l’équi-
pement des policiers en caméras-piétons contri-
bue à l’augmentation des budgets de la police et
au développement d’un marché. Mariame Kaba,
une figure militante majeure des mobilisations
abolitionnistes, enjoint précisément de s’opposer
systématiquement aux réformes pouvant avoir ces
effets3. Or, beaucoup de propositions réformistes
se traduisent par l’augmentation des budgets de la
police (par exemple, le recrutement de policiers de
proximité) et par le développement d’un nouveau
marché (par exemple, les formations contre les
discriminations).
Outre ces remarques générales sur les réformes
de la police, je voudrais évoquer succinctement
3. Mariame Kaba, « Police “Reforms” You Should Always
Oppose », dans We Do This ‘Til We Free Us: Abolitionist
Organizing and Transforming Justice, Chicago, Haymarket, 2021
[2014], p. 70-71.

82
quatre propositions qu’appuient parfois les mouve-
ments progressistes et les raisons pour lesquelles,
d’un point de vue abolitionniste, elles peuvent être
qualifiées de « fausses bonnes idées ».
Premièrement, la supervision et le contrôle
de la police. Ces propositions recouvrent ce qui
est généralement entendu par le slogan « Police
the police », utilisé naguère par le Black Panther
Party. Vidé de son caractère subversif d’alors,
il est aujourd’hui largement repris. Il consti-
tue, par exemple, l’une des dix propositions de
Campaign Zero. Ses modalités peuvent être
diverses : « contrôle communautaire », « super-
vision citoyenne », etc. Au-delà de la question du
choix des personnes qui seraient chargées de la
« police de la police » (et, un jour, de celles char-
gées de la « police de la police des polices »), on
imagine difficilement que « policer la police »
ait un effet sur sa conduite – la police elle-même
n’en ayant guère sur la criminalité. Les proposi-
tions d’une (meilleure) supervision de la police,
qui prétendent qu’elle serait le moyen de mettre
en œuvre d’autres réformes (aux effets tout aussi
nuls), méconnaissent la nature réelle du maintien
de l’ordre en supposant la possibilité d’un contrôle
progressiste de la répression.
Deuxièmement, la limitation de l’usage de la
force par la police – ou, dans les mots de Grégoire
Chamayou, la réduction de son « pouvoir cynégé-
tique4 ». Par exemple, plusieurs propositions en ce
4. Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. Histoire et
philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La fabrique, 2010,
p. 130.

83
sens figurent dans les plateformes de Campaign
Zero et de #8CantWait. Tout en reconnaissant le
rôle joué par la doctrine dans l’usage de la force
(voir p. 18), on conviendra que la violence
relève du fonctionnement ordinaire de la police
dans un système capitaliste, raciste et patriar-
cal. S’expliquant sur sa formule « I’m not against
police brutality, I’m against the police » (Je ne suis
pas contre les violences policières, je suis contre
la police), Frank B. Wilderson III, un pionnier de
la pensée afro-pessimiste, explique ainsi que « les
violences policières n’ont jamais défini le pro-
blème [des Noir·e·s]. Notre problème est celui de
la captivité depuis la naissance jusqu’à la mort, et
de la coercition comme point de départ de notre
rapport à l’État et aux citoyen·ne·s blanc·he·s
ordinaires5 ». Si le problème est l’existence de la
police, car elle « fait violence », alors la violence
de la police ne disparaîtra pas tant que la police
existera, et les luttes contre les violences policières
s’inscrivent naturellement dans celles pour l’abo-
lition de la police.
Troisièmement, la police de proximité. L’idée
de « police de proximité », qui apparaît dès les
années 1960-1970, ne renvoie à aucune défini-
tion claire. Elle repose sommairement sur un
concept (la promotion des partenariats pour
œuvrer à une « coproduction de la sécurité ») et
des modes de déploiement des forces de l’ordre
permettant plus de « proximité » avec le public
5. Frank B. Wilderson III, « “We’re Trying to Destroy the
World”: Anti-blackness and Police Violence after Ferguson »,
Ill Will, 23 novembre 2014.

84
(patrouilles, matchs sportifs avec les « jeunes des
quartiers », etc.). Mais la fonction de la police de
proximité n’est pas différente de celle du reste de
la police. Comme le soulignent David Correia et
Tyler Wall, la police de proximité « n’a jamais eu
l’intention d’être inclusive, sa nature a toujours
été d’exclure6 ». Par ailleurs, les critiques de la
militarisation de la police lui opposent parfois la
police de proximité, alors que celle-ci en fait partie
intégrante : les mesures de pacification – de « dia-
logue » avec la population – sont des techniques
de contre-insurrection7.
Enfin, les recours au système pénal et les
luttes judiciaires, par exemple contre des poli-
ciers auteurs de fautes professionnelles (meurtre
ou autres). Par nature, ce type d’action contre les
excès et les anomalies du travail policier vise cer-
tains individus (contre qui existent des preuves) et
non l’institution (le travail policier ordinaire). Cela
entretient l’idée qu’il y a de « bons » et de « mau-
vais policiers », et donc le mythe d’une police per-
fectible – un mythe cher aux institutions policières
et aux organisations professionnelles de policiers
qui prétendent bien volontiers lutter contre les
« dysfonctionnements ». De plus, les sanctions
pénales (incarcération, amende ou autres) ont
un effet dissuasif très limité, quand bien même

6. David Correia et Tyler Wall, Police: A Field Guide, Londres /


New York, Verso, 2018, p. 38.
7. Voir notamment Kristian Williams, « The Other Side of the
COIN: Counterinsurgency and Community Policing », dans
Kristian Williams, Fire the Cops! Essays, Lectures and Journalism,
Montréal, Kersplebedeb, 2014, p. 103-164.

85
elles seraient « exemplaires ». De par leur carac-
tère punitif et rétributif, elles sont étrangères à
la conception que l’abolitionnisme se fait de la
justice. Au demeurant, celui-ci considère la peine
de prison comme un moyen, pour les personnes
condamnées – mais aussi pour la société dans
son ensemble – non pas de « prendre leurs res-
ponsabilités », mais plutôt d’y échapper, notam-
ment en matière de réparations (celles-ci ne se
réduisant pas à des sommes d’argent). D’ailleurs,
sous l’angle des besoins des victimes, en particu-
lier ceux de « justice » et de « vérité », les recours
au système pénal suscitent souvent des attentes
illusoires (voir p. 252). En résumé, le recours au
droit ne remet pas fondamentalement en cause
l’institution policière, mais il risque de contribuer
à la légitimer de trois manières : en alimentant le
mythe d’une police perfectible, en réduisant à des
dysfonctionnements les nuisances qu’elle cause
et en entretenant l’idée que, dans un « État de
droit », la justice protègerait de la police – comme
le laisse d’ailleurs entendre le slogan « Police par-
tout, justice nulle part ». Reste que les recours
au système pénal s’avèrent surtout vains, voire
contre­productifs, lorsqu’ils sont conçus comme
des fins en soi – et non comme des tactiques (par
exemple, un moyen de mobilisation).

Ancrés notamment dans la critique du capita-


lisme, du racisme systémique, du colonialisme,
du validisme et du patriarcat, les cinq textes qui

86
suivent proposent de rompre avec le réformisme.
Le collectif Free Lands Free Peoples analyse le
continuum police-prison comme un outil du colo-
nialisme canadien. Yannick Marshall, à partir des
cas de meurtres policiers de personnes noires,
dénonce les appels à ce que leurs auteurs soient
tenus pour « responsables » et pose une question
essentielle à la critique du racisme policier : « Que
ferions-nous sans le fantasme de l’imputabilité ? »
Rémy-Paulin Twahirwa prône pour sa part un
« abolitionnisme de la frontière » inséparable
de l’abolitionnisme de la police. Ensuite, Mad
Resistance analyse les liens entre folie, handicap
et capitalisme racial et montre comment la police
participe à la violence que l’État exerce sur les
personnes folles et handies (handicapées). Enfin,
Adore Goldman et Melina May, en s’appuyant sur
leur analyse du travail du sexe, formulent une cri-
tique féministe et abolitionniste de la police.
Une brève
introduction à
l’abolitionnisme
anticolonial1
Free Lands Free Peoples

Justice
Le 4 janvier 2021, plus de 100 personnes détenues
partout en Saskatchewan ont entamé une grève de
la faim de cinq jours pour protester contre l’inac-
tion et la négligence du gouvernement, qu’elles
rendaient responsable de la propagation de la
COVID-19 dans des prisons de toute la province2.
Dans le cadre de cette action, les prisonnier·ère·s
ont lancé une campagne d’envois de lettres coor-
donnée faisant part de leurs préoccupations aux
représentants du gouvernement et sollicitant

1. Publié originalement dans Shiri Pasternak, Kevin Walby et


Abby Stadnyk (dir.), Disarm, Defund, Dismantle: Police Abolition
in Canada, Toronto, Between the Lines, 2022. Traduit de
l’anglais par Pascal Marmonnier.
2. Abby Stadnik, « “We’re Getting Treated like Animals”:
Protests and Uprisings Spread through Saskatchewan Jails »,
Perilous, 10 janvier 2021.

89
le soutien du public. Cory Cardinal, un militant
nehiyaw (cri) pour la défense des prisonnier·ère·s
et l’un des organisateurs, a publié une lettre dans
le magazine Briarpatch, formulant une analyse
anticoloniale des effets disproportionnés de la
pandémie sur les prisonnier·ère·s autochtones, qui
représentent 75 % de la population dans plusieurs
prisons des Prairies. « Les événements actuels
relatifs aux cas de COVID-19 dans les prisons
provinciales s’inscrivent […] dans une tradition
vieille de cent cinquante-quatre ans, soulignait-il.
Ce cycle d’oppression doit être rompu et reconnu
pour ce qu’il est vraiment : un acte contemporain
de génocide3. »
Le travail abolitionniste anticolonial au
Canada attribue une fonction génocidaire au sys-
tème de « justice » canadien – que l’universitaire
métisse Patricia Barkaskas qualifie plus justement
de « système d’injustice4 ». Non seulement ce sys-
tème contrevient directement à la souveraineté
et au droit fondamental à l’autodétermination
des peuples autochtones, mais il va également à
l’encontre de leur forme de justice non carcérale.
Cet amalgame entre justice et punition est fort
répandu dans la conscience sociopolitique cana-
dienne et imprègne tous les aspects du système
canadien. Cette conception largement admise
de la justice constitue la clé de voûte du système

3. Cory Charles Cardinal, « A Letter from the Organizer of the


Sask. Prisoners’ Hunger Strike », Briarpatch, 4 janvier 2021.
4. Patricia Barkaskas, « Indigenous Peoples and Canada’s
Injustice System », discours d’ouverture, Université de
Winnipeg, 9 mai 2018.

90
pénal, une fonction centrale du colonialisme
qui sépare, contient, confine et isole dans le but
de déposséder les peuples autochtones de leurs
terres, de leurs cultures et de leurs communau-
tés. La pratique de la justice punitive au Canada
exclut tout investissement de l’État dans de
véritables solutions de rechange qui lui permet-
traient de répondre autrement à la violence et au
« crime », notamment en accordant la priorité aux
traditions de justice autochtones à titre de formes
de gouvernance souveraine. Les peuples autoch-
tones ont toujours exercé, et exercent encore, une
justice qui privilégie la responsabilisation par le
souci de l’autre et la relationalité. Les traditions
de justice autochtone ne cessent d’évoluer pour
s’adapter aux expériences changeantes des com-
munautés. Les systèmes de justice autochtones
sont complexes et doivent être appréhendés dans
le contexte spécifique des régions, des cultures et
des peuples auxquels ils sont associés. De nom-
breux gardien•ne•s du savoir, chercheur•se•s et
avocat•e•s sont en mesure d’offrir une compré-
hension nuancée et approfondie du droit autoch-
tone, par exemple Sylvia McAdam Saysewahum
(Crie), John Borrows (Anishinaabe/Ojibwé), Val
Napoleon (Crie), Elmer Ghostkeeper (Métis) et
Leroy Little Bear (Pied-Noir).
De façon générale, chez de nombreux peuples
autochtones, le droit consacre une façon de vivre
fondée sur l’interdépendance de l’ensemble de la
création, ainsi que la responsabilité et l’obligation
communes d’entretenir de bonnes relations avec
autrui. Dans les traditions de justice nehiyaw,

91
on trouve « des règles et des lois qui prescrivent
et proscrivent des conduites relatives à un large
éventail de relations5 ». Le droit nehiyaw défi-
nit une bonne relation d’après des principes
comme le « respect mutuel » et le « principe de
non-­interférence6 ». Ces lois continuent d’être
ignorées en raison de la mauvaise interprétation
et du déni délibérés du droit autochtone dans les
traités7. La mise en œuvre unilatérale du système
de justice canadien au détriment de leurs pen-
dants autochtones constitue une violation directe
des obligations issues de traités entre les peuples
autochtones et le Canada.
Notre vision des traités dans le contexte de
l’abolitionnisme anticolonial ne se résume pas à
leur analyse comme des textes juridiques entre les

5. Harold Cardinal et Walter Hildebrandt, Treaty Elders of


Saskatchewan: Our Dream Is That Our Peoples Will One Day
Be Clearly Recognized as Nations, Calgary, University of Calgary
Press, 2000, p. 34.
6. Ibid.
7. Au Canada, le terme générique de « traités » sert à désigner
des ententes conclues entre la Couronne et les peuples
autochtones (Premières Nations, Métis et Inuits). Ces ententes
prévoient le partage des terres autochtones en échange de
promesses et de paiements divers. Leur mise en œuvre est
fortement contestée. Soixante-dix traités historiques ont été
signés au Canada de 1701 à 1923 et se répartissent comme
suit : les traités de paix et de neutralité (1701-1760) ; les traités
de paix et d’amitié (1725-1779) ; la cession des terres du Haut-
Canada et les traités Williams (1764-1862/1923) ; les traités
Robinson et les traités Douglas (1850-1854) ; et les traités
numérotés (1871-1921). Ces derniers, signés dans le cadre de
l’expansion du Canada vers l’ouest, comportent des clauses
variables en ce qui touche à l’accès aux ressources. [NdT]

92
peuples autochtones et l’État colonial. Les traités
nous servent plutôt de cadre pour comprendre
les « pratiques diplomatiques destinées à régir
les relations que les peuples autochtones entre-
tiennent avec d’autres êtres vivants depuis des
temps immémoriaux8 ». Toutefois, dans la région
des Prairies, où nous menons nos activités, force
est de constater que les traités numérotés ont une
profonde incidence matérielle sur les Premières
Nations en matière d’accès à l’éducation, aux soins
de santé et aux ressources, et quant aux mesures
de soutien et aux paramètres juridictionnels spé-
cifiques qui ont été convenus. Cela ne signifie pas
que les communautés autochtones qui n’ont pas
signé de traité avec la Couronne ne devraient pas
jouir d’un accès aux mêmes ressources maté-
rielles, mais que nous considérons les traités
comme un outil parmi d’autres pour continuer à
soutenir et à promouvoir l’autodétermination dans
toutes nos collectivités.
Fait important, les traités ne doivent pas être
assimilés à une cession de terres en échange de
ces ressources9, un discours qui tend à gommer la
mauvaise interprétation délibérée et les violations
flagrantes de l’esprit et de l’intention des traités
par l’État colonial. Ce récit partial du processus
des traités, ainsi que les raisons complexes qui ont
motivé leur signature ou leur non-signature par les

8. Gina Starblanket, Beyond Rights and Wrongs: Towards


a Treaty-Based Practice of Relationality, thèse de doctorat,
Université de Victoria, 2017, p. 15.
9. Cardinal et Hildebrandt, Treaty Elders of Saskatchewan,
op. cit.

93
peuples autochtones, réclament une analyse qui
tient compte des droits à l’autodétermination des
Autochtones au-delà des traités. L’abolitionnisme
anticolonial conçoit la résistance, l’organisation
communautaire et l’autodétermination autoch-
tones en dehors du discours qui nous lie à l’État
colonial et entretient les divisions entre nos com-
munautés. Les systèmes de droit et de justice
autochtones dépassent le champ d’application du
droit canadien et s’appliquent à l’ensemble des
communautés autochtones, à l’air, aux étendues
d’eau, à la terre et à tout ce qui provient de la terre.
Dans ce court chapitre, nous examinons com-
ment deux facettes du système pénal canadien,
la police et les prisons, contribuent à la poursuite
et à l’expansion du colonialisme de peuplement
et appuient le génocide en cours des peuples
autochtones. Envisager l’abolitionnisme sous
un angle anticolonial nous aide non seulement
à élucider les mécanismes par lesquels ces sys-
tèmes et d’autres dispositifs co-constitutifs de
contrôle carcéral permettent de perpétuer une
tradition ininterrompue de dépossession autoch-
tone aux mains des colons et de l’État colonial,
mais ouvre également un espace dans lequel les
mouvements de résistance, les actions et les tradi-
tions juridiques autochtones apparaissent comme
des vecteurs potentiels de pensée et d’action
abolitionnistes.

Police
Dans les provinces des Prairies, les forces de police
de l’État colonial ont toujours eu pour principale

94
fonction d’étendre le contrôle du Canada sur les
terres, les ressources et les corps autochtones, et
d’en assurer l’accès aux colons. Les tactiques de
maintien de l’ordre déployées pour faire valoir et
protéger les intérêts des Blancs vont de la violence
ouverte à l’encontre des personnes et des com-
munautés autochtones au maintien de conditions
sociales plus générales qui menacent et dévalo-
risent leurs existences et leurs droits. Des inter-
ventions militaires contre des groupes défendant
leurs terres et leurs modes de vie aux persécutions
et mauvais traitements infligés en détention, en
passant par le dénigrement et la négligence déli-
bérés qui concourent à l’épidémie persistante et
à peine reconnue de violences létales envers les
Autochtones (en particulier les femmes, les jeunes
filles et les personnes queer, transgenres et bis-
pirituelles), le maintien de l’ordre au soi-­disant
Canada vise non seulement à éliminer toute résis-
tance sociale, légale et politique autochtone contre
les ravages continus du colonialisme, mais aussi à
mettre en péril la survie des peuples eux-mêmes.
À l’échelon fédéral, des corps policiers ont été
créés par le passé dans le but déclaré de répri-
mer la résistance à l’invasion canadienne des
terres autochtones, et s’acquittent encore de
cette tâche aujourd’hui. La Police à cheval du
Nord-Ouest (aujourd’hui la Gendarmerie royale
du Canada, GRC) a été conçue comme une force
paramilitaire pour contrôler le mouvement et les
actions des Autochtones et protéger les intérêts
du Canada dans les provinces des Prairies – un
rôle qu’elle remplit toujours sur l’ensemble du

95
territoire revendiqué par le Canada. Le gouverne-
ment canadien a déployé à de multiples reprises
sa propre armée contre des nations autochtones
pour tenter de leur retirer leur souveraineté ter-
ritoriale. La bataille de Batoche (1885) et la résis-
tance de Kanehsatà:ke (1990) en constituent deux
exemples parmi les plus célèbres10.
Outre son rôle dans la gestion de « crise », la
police fédérale et/ou rurale fait également office
de principale force de maintien de l’ordre sur
la vaste majorité du territoire revendiqué par
le Canada : en date de 2019, la GRC employait
environ 30 % de tous les agents de police du
pays11. Tant dans les zones rurales que les
centres urbains, les agents de la GRC s’appa-
rentent à des troupes terrestres dont la mission
que leur a confiée l’État consiste à maintenir
le statu quo colonial en perpétuant la violence
contre les Autochtones et leur criminalisation.
Le tireur embusqué sur le toit du palais de jus-
tice de Battleford, en Saskatchewan, durant le
procès de Gerald Stanley en 2018, le démantèle-
ment des barricades et l’arrestation violente de
femmes autochtones par la GRC lors du blocus
anti­gazoduc de Wet’suwet’en en février 2020,
ainsi que les enquêtes bâclées et la constante
négligence policière en ce qui a trait aux meurtres
et aux disparitions de personnes autochtones,

10. M. Gouldhawke, « A Concise Chronology of Canada’s


Colonial Cops », M. Gouldhawke, 21 décembre 2019.
11. Centre canadien de la statistique juridique, « Number of
Royal Canadian Mounted Police Officers in Canada in 2019, by
Level of Policing and Province », Statista, 3 octobre 2019.

96
ne doivent pas être pris pour des exemples de
l’incompétence des policiers, de la présence de
brebis galeuses ou de failles dans le système. Ils
mettent plutôt en lumière une mission fonda-
mentale de la police au Canada : garantir et pré-
server la mainmise blanche sur les terres et les
ressources autochtones en employant la violence
contre les principaux intéressés12.
Dans les villes, la police a également pour rôle
de veiller à préserver la blanchité de l’espace dit
« public ». Du fait des fichages (ou « carding ») et
d’autres formes de harcèlement, de détention
et d’agression, des lieux en principe destinés à
l’usage et à la jouissance du public deviennent pour
les personnes autochtones des espaces de surveil-
lance, d’hostilité et de violence13. Et alors que la
police agit officiellement à titre de garde armée
du capital colonial dans ces circonstances, des
colons civils suscitent et renforcent à leur tour la
criminalisation des personnes autochtones. Qu’ils
entretiennent les soupçons de criminalité ou de
dégénérescence à l’égard de celles-ci en appelant
la police parce qu’ils se sentent « mal à l’aise »,
communiquent des renseignements à propos de
personnes autochtones « suspectes » sur des plate-
formes de médias sociaux comme Nextdoor, se
mobilisent contre l’installation ­d’Autochtones

12. Emily Riddle, « Police Protect Corporations, Not People »,


Briarpatch, 10 février 2020.
13. Jonny Wakefield, « Black People, Aboriginal Women Over-
represented in “Carding” Police Stops », Edmonton Journal,
27 juin 2017.

97
dans leur quartier14 ou commettent directement
des violences physiques contre ces personnes, les
colons savent que même dans l’éventualité où ils
feraient l’objet d’une enquête ou d’un procès, ils
encourent une peine de prison bien moins lourde
que celle dont écoperaient des Autochtones15.
Les colons peuvent en outre compter sur l’ap-
pui de leurs pairs, une tendance vérifiée à maintes
reprises sur des plateformes comme GoFundMe,
où des sommes d’argent colossales ont été récol-
tées en soutien à des gens jugés pour des faits de
violence contre des Autochtones16. Reconnaître
la nature carcérale de la blanchité coloniale est
un aspect essentiel de l’abolitionnisme anti­
colonial, qui exige à la fois le démantèlement des
systèmes carcéraux coloniaux et la destruction
de la paix sociale suprémaciste blanche instau-
rée par les colons au moyen de la légitimation
– voire de la valorisation – de la violence contre
les Autochtones.

Prison
Dans son essai « Prison Life », l’ancien détenu
Eric Young souligne les liens entre la prison et
le système des pensionnats : « Survivant des
14. Anne McMillan, « Some Concerns about Saskatoon
Housing Project Flagged as Biased, Exclusive », Global News,
28 septembre 2020.
15. M. Gouldhawke, « Police Murders & Inquiries: State
Hand-Wringing over Killings of Indigenous People by Cops »,
Wii’nimkiikaa, no 2, 2005.
16. Maham Abedi, « GoFundMe Page for Gerald Stanley
Draws Fry amid Protests, Calls for Appeal », Global News
Canada, 12 février 2018.

98
pensionnats, j’ai constaté que la vie en prison y
était similaire. Nous étions nourris, vêtus et enfer-
més. J’ai grandi dans un pensionnat, alors la prison
était comme une deuxième maison pour moi. Je
crois que je me suis habitué à [sa] culture, et j’ai
appris des autres détenus et des Aînés qui travail-
laient dans ces endroits, mais j’ai aussi perdu beau-
coup des enseignements de mon propre peuple17. »
L’essai de Young fait écho à ce que la journaliste
Nancy Macdonald laissait entendre en 2016 dans
un article du magazine Maclean’s, à savoir que
« les prisons sont les “nouveaux pensionnats”18 ».
Il serait plus juste, cependant, de considérer que
ces institutions s’inscrivent dans un continuum
carcéral où elles se sont mutuellement façonnées
et constituées. Aux États-Unis, par exemple, la
Carlisle Industrial School, l’un des premiers pen-
sionnats, s’est inspirée du modèle de la prison de
Fort Marion, en Floride, où des guerriers autoch-
tones des Plaines ont été incarcérés au lendemain
de ce qu’on a appelé les « guerres indiennes », à
la fin du xixe siècle. La prison de Fort Marion et
la Carlisle Industrial School étaient l’œuvre d’un
fondateur unique, Richard Henry Pratt, un officier
de l’armée qui avait combattu les mêmes hommes
autochtones qu’il a plus tard enfermés et essayé

17. Eric Young, « Prison Life », dans Creative Escape: Inmate


Stories and Art, Saskatoon, Saskatoon Correctional Centre,
2013.
18. Nancy MacDonald, « Canada’s Prisons Are the “New
Residential Schools”: A Months-Long Investigation Reveals
That at Every Step Canada’s Justice System Is Set against
Indigenous People », Maclean’s, 18 février 2016.

99
de « guérir » de leur « sauvagerie » présumée
dans le cadre d’un strict programme d’éducation
chrétienne. Il a ensuite appliqué son violent pro-
gramme de redressement à des enfants autoch-
tones, s’engageant à « tuer l­ ’Indien dans l’enfant ».
On retrouve cette même impulsion coloniale à
rééduquer le « sauvage » – ou, aujourd’hui, à
« réhabiliter » le « criminel » – dans le système
pénal actuel19.
Cette histoire montre que, aujourd’hui comme
hier, l’incarcération des personnes autochtones
constitue une facette de la guerre coloniale de peu-
plement visant à séparer les peuples autochtones
de leurs terres, nations, collectivités et familles,
ainsi que de leurs cultures, langues, pratiques spi-
rituelles, systèmes de gouvernance et traditions
juridiques20. Ce n’est un secret pour personne
ou presque : chaque année depuis 1960, le taux
fédéral d’incarcération des Autochtones a aug-
menté de 1 % à 3 %. Les personnes autochtones,
qui comptent pour seulement 5 % de la population
totale du soi-disant Canada, représentent près de
30 % de la population globale des prisons fédérales
et, à certains endroits des Prairies et dans le Nord,
entre 75 % et 90 % des personnes détenues21.
19. Jennifer Graber, « Natives Need Prison: The Sanctification
of Racialized Incarceration », Religions, vol. 10, no 2, 2019, p. 87.
20. Vicki Chartrand, « Unsettled Times: Indigenous
Incarceration and the Links between Colonialism and the
Penitentiary in Canada », Canadian Journal of Criminology and
Criminal Justice, vol. 61, no 3, 4 mars 2019, p. 67-89.
21. Jamil Malakieh, « Statistiques sur les services
correctionnels pour les adultes et les jeunes au Canada,
2017-2018 », Statistiques Canada, 9 mai 2019 ; Bureau de

100
Pour certains, ces chiffres sont une consé-
quence du racisme structurel au sein du système
– autrement dit, des politiques et des pratiques
discriminatoires, allant de l’hypersurveillance
des personnes autochtones aux préjugés racistes
dans la détermination des peines, qui se traduisent
par ce qu’on appelle communément leur « surre-
présentation » à tous les échelons du système de
justice pénale. Comme le soutient Robert Nichols,
le discours de la surreprésentation est probléma-
tique au sens où il laisse entendre que le système
est défectueux, alors qu’en réalité, il fonctionne
à merveille, c’est-à-dire qu’il cible les personnes
autochtones et protège les intérêts et la propriété
des Blancs22. Pour d’autres, les effets intergénéra-
tionnels des politiques et des pratiques coloniales,
comme le système des pensionnats, constituent
un facteur déterminant dans l’incarcération des
personnes autochtones. Si on ne saurait nier l’im-
portance du traumatisme intergénérationnel, en
faire l’explication de la « surreprésentation » des
Autochtones en prison revient à renforcer l’idée
selon laquelle le problème tient à leur « dysfonc-
tionnement », et à les placer de nouveau dans la
position de ceux qui « ont besoin » d’être aidés.
l’enquêteur correctionnel, « Rapport annuel 2018-2019 »,
Ottawa, gouvernement du Canada, 2019 ; Samuel Perreault,
« L’incarcération des Autochtones dans les services
correctionnels pour adultes », Juristat, vol 29, no 3, juillet 2009,
p. 1-27 ; Rai Reece, « Carceral Redlining: White Supremacy
Is a Weapon of Mass Incarceration for Indigenous and Black
Peoples in Canada », Yellowhead Institute, 25 juin 2020.
22. Robert Nichols, « The Colonialism of Incarceration »,
Radical Philosophy Review, vol. 17, no 2, 2014, p. 435-455.

101
Le point de vue abolitionniste anticolonial
nous invite plutôt à examiner le rôle stratégique
que l’incarcération des personnes autochtones
joue dans le projet colonial de peuplement, en faci-
litant la maîtrise et la spoliation des populations
autochtones. De manière révélatrice, la hausse
rapide du taux d’incarcération des Autochtones
dans les prisons fédérales ne remonte qu’au début
des années 1960 et fait suite à des modifications
de la Loi sur les Indiens de 1951, notamment
l’abrogation du système de laissez-passer23 et de
l’incarcération obligatoire dans les pensionnats
des enfants indiens inscrits24. Alors que le gou-
vernement du Canada se déclarait en faveur de
la reconnaissance des droits des Autochtones,
dans les faits, la criminalisation et l’incarcération
de ceux-ci ont continué de plus belle. Les prisons
sont devenues les nouveaux lieux de confinement,
de contrôle et de punition.

Résistance et justice
La résistance autochtone est une forme de jus-
tice autochtone. Les mouvements comme Idle
No More ou Land Back et des actions telles que
les barrages routiers, le blocage de trains de
23. Instauré par le gouvernement fédéral canadien après
la résistance du Nord-Ouest de 1885, le système de laissez-
passer obligeait les Autochtones à fournir un document de
voyage approuvé par un représentant du gouvernement pour
circuler en dehors de leur réserve. Visant à restreindre les
déplacements des peuples autochtones, ce système permettait
aux colons blancs d’empêcher les grands rassemblements,
perçus comme une menace à leur colonisation. [NdT]
24. Chartrand, « Unsettled Times », loc. cit.

102
marchandises, les campements de soutien aux
communautés autochtones, etc. ne sont pas de
simples manifestations contre l’État ou les condi-
tions économiques, ainsi qu’aimerait nous en
convaincre le soi-disant Canada. Il s’agit plutôt
de formes concrètes de justice autochtone. Le
combat pour la protection des terres, des eaux,
de la culture, de la langue et des collectivités est
guidé par le droit autochtone et la responsabilité
qui incombe aux peuples de prendre soin de leurs
proches humains et non humains. Au-delà de la
revendication des droits à l’autodétermination,
cette résistance et ces systèmes de soin s’opposent
activement à la logique punitive et carcérale qui
justifie à ce jour la violence contre les populations
autochtones.
Le continuum carcéral se maintient grâce à la
mise en œuvre insidieuse de lois conçues pour
protéger l’accès des colons aux terres et aux res-
sources par le confinement et la punition des
Autochtones. En juin 2020, le gouvernement pro-
vincial de l­’Alberta a adopté le projet de loi 1, ou
Critical Infrastructure Defence Act, qui prévoit :

[J]usqu’à 25 000 dollars d’amende pour les défen-


seurs des terres qui bloquent ou endommagent un
pipeline ou un projet d’exploitation des ressources
naturelles considéré comme une « infrastruc-
ture essentielle » par le gouvernement, voire s’en
approchent de trop près. En sus des lourdes amendes,
les défenseurs des terres qui s’opposent d’une quel-
conque manière à la production de pétrole et de gaz,
aux autoroutes, aux voies ferrées, aux mines et aux

103
pipelines publics ou privés encourent également une
peine de six mois de prison25.

Cette criminalisation permanente des populations


autochtones rappelle que l’abolitionnisme anti­
colonial et l’État canadien sont irréconciliables.
La justice punitive est normalisée, de même
que le soi-disant Canada et sa prétention fraudu-
leuse à exercer une juridiction suprême et incon-
testable sur les terres et les corps autochtones.
Les abolitionnistes anticoloniaux doivent donc
demeurer critiques à l’égard de l’État. Soutenons
les mouvements et les actions qui visent à délégi-
timer le Canada et la normalisation de la justice
punitive, laquelle criminalise les personnes noires,
autochtones et racisées, les pauvres, les sans-abris
et celles vivant avec un handicap afin de poursuivre
le projet colonial. En renforçant et en appuyant les
systèmes de soins créés par les peuples autoch-
tones et leurs allié•e•s, nous subvertissons ce
processus de normalisation. Les projets, les mou-
vements et les actions fondés sur la relationalité et
la responsabilité mutuelle témoignent de la per-
sistance de la justice autochtone. La résistance
autochtone à l’État s’inscrit dans une pratique de
la justice en constante évolution. Pour protéger le
territoire et les communautés, nous devons nous
employer à créer des systèmes de justice interdé-
pendants, communautaires et autodéterminés,
basés sur le soin et la responsabilité.
25. Maia Wilker, « 5 Key Indigenous-Led Protests That Could
Be Illegal Under Alberta’s Draconian New “Bill 1” », Raven,
11 juin 2020.
« La police doit
rendre des
comptes ! » : les
platitudes utiles
du jargon libéral1
Yannick Marshall

V oilà deux ans que Stephon Clark a été tué


dans la cour arrière de la maison de sa grand-
mère. Deux ans que le révérend Al Sharpton a
publiquement exhorté Trump et le Congrès à
s’attaquer au problème des meurtres par la police
à l’échelle nationale. Deux ans que Sharpton a
dénoncé la « réticence des autorités locales à
tenir la police responsable de ses actes ». Depuis,
Botham Shem Jean a été abattue dans son salon
et Atatiana Jefferson tuée par balle à travers la
fenêtre de sa chambre – des noms qui sont désor-
mais des grains de sable sur la plage des personnes

1. Publié originalement sous le titre « “We’ll Hold The Police


Accountable!”: The Useful Meaninglessnesses of Liberal-
Speak », Black Perspectives, 27 avril 2020. Traduit de l’anglais
par Pascal Marmonnier.

105
noires assassinées avec indifférence dans cette
colonie depuis 1619.
« La police doit rendre des comptes. » Il est à
présent d’usage que cette phrase soit déclamée
du haut d’un pupitre ou devant des micros ten-
dus dès qu’un cas de violence policière contre
des Noir·e·s fait l’objet d’une couverture natio-
nale. À un moment donné au cours de la période
qui a suivi la guerre de Sécession, on a délaissé le
cynisme de survie au profit de la conviction sin-
cère qu’un jour, les meurtres « extrajudiciaires »
de personnes noires cesseraient au pays des sun-
down towns2 et de l’« Ouest sauvage ». Le crime
national, aujourd’hui requalifié par les grands
médias d’« incidents à caractère racial », sera
bientôt de l’histoire ancienne, estime-t-on. Cette
promesse d’une imputabilité à venir s’est imposée
comme un instrument de maintien de l’ordre fort
utile, un chevalet de torture qui teste la résistance
du corps jusqu’à le rendre plus souple et plus apte à
supporter les assauts permanents et systématiques
contre les existences noires.
Parfaitement creux, le slogan « La police doit
rendre des comptes » s’avère aussi insignifiant que
gratifiant pour l’égo libéral. La menace n’émeut
personne, n’inspire aucune action et rassure ceux
qui redoutent qu’un incident quelconque finisse
par donner lieu à des mesures concrètes. Des
foules furieuses sont aspergées de promesses
d’imputabilité par des lances à incendie, pendant
2. Aux États-Unis, villes ou quartiers qui pratiquaient la
ségrégation raciale en interdisant la présence de personnes
noires ou de couleur après le coucher du soleil. [NdT]

106
que les porte-paroles désignés et les intellectuels
colonisés sont mis à contribution pour apprendre
aux brûleurs de pancartes à « faire preuve de
modération ».
Le révérend a déclaré qu’il allait « obliger
Donald Trump et le monde entier à régler le pro-
blème de l’inconduite policière ». Deux ans se sont
écoulés, et je n’ai pas encore senti la terre trembler
sous sa charge héroïque. Je n’ai éprouvé aucune
secousse. Je n’en attendais pas. Personne n’atten-
dait rien. La déclaration de Sharpton a de quoi sur-
prendre, non seulement parce que son indignation
libérale ne dupe personne, mais aussi parce que
cette promesse en l’air est elle-même affadie par
des banalités telles que « régler », « problème »
et « inconduite ». Il ne profère même pas des
menaces dans le vide ; il tire à l’aveuglette avec
des balles à blanc.
Ces platitudes ont toutefois leur raison d’être.
On cherche toujours de la place pour empiler
les cadavres. La promesse mensongère de faire
rendre des comptes à la police maintient la fosse
ouverte. Peu importe le nombre de corps que l’on
y jette, ou le fait que les meurtriers s’empressent
d’en ajouter tandis que d’autres leur facilitent la
tâche ; tout va pour le mieux : l’heure de la respon-
sabilisation approche. Et si le moment ne semble
pas encore venu, l’époque où le passe-temps
national consistait à décimer publiquement des
corps noirs est toujours déjà révolue. C’est un
« héritage du racisme que ce pays n’a pas encore
répudié ». « Pas encore. » Comme si l’incarcéra-
tion de masse n’était que l’encombrant vestige

107
d’un passé qu’il s’agirait d’oublier. « Pas encore. »
Comme si le colonialisme de peuplement supré-
maciste blanc tenait du simple événement, plu-
tôt que d’une structure. Comme si nous avions
affaire à un gentleman bien intentionné, mais
un peu lent, qui n’avait pas tout à fait répondu
aux attentes. Les Noir·e·s doivent se contenter
de « pas encore », « bientôt » et « un jour », et
contempler, depuis leur Bantoustan temporel, un
« maintenant » surmonté d’un écriteau « Réservé
aux Blancs ».
« C’est un système imparfait », lance l’apolo-
giste de l’État, sans se douter que son choix de
vocabulaire le trahit. En effet, les mots « impar-
fait » et « faillible » indiquent invariablement
que pour l’apologiste, le lourd bilan historique
de l’anti­noirceur3 constitue au pire un nuage
passager au-dessus de la ville étincelante sur la
colline. Il omet de préciser que dans cette nation
toujours plus parfaite, l’imperfection ne connaît
point de limites – aucune masse de corps lestés
de plomb ne suffit à faire basculer l’imparfait
dans l’horrible. Aucune quantité de sang ne
suffit à annuler le chèque en blanc qu’il a signé
3. Blackness désigne le fait d’être noir, l’expérience noire,
l’assignation raciale ou la condition noire. Dans l’espace
francophone, plusieurs tentatives de traduction existent, telles
que « noirité », « noiritude » ou « noirceur », sans qu’aucune ne
soit parvenue à s’imposer. Le terme de « négritude » apparaît
quant à lui trop attaché à un moment historique révolu. Nous
avons choisi le terme « noirceur », à l’instar de Norman Ajari,
dans Noirceur. Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée
africaine-américaine au xxie siècle, Paris, Divergences, 2022.
[NdT]

108
à l’État. Obama a d’ailleurs rappelé à l’ordre le
révérend Wright après que ce dernier eut dressé
la liste de quelques atrocités nationales4 : « [Le
révérend Wright] a exprimé une vision complè-
tement erronée de ce pays – une vision qui consi-
dère le racisme blanc comme endémique et qui
place ce qui cloche en Amérique au-dessus de
tout ce qui va bien en Amérique5. » Qu’est-ce qui
est censé contre­balancer la violence de la colo-
nie de peuplement ? On nous le précise rarement.
Le cas échéant, cette histoire de violence s’avère
compensée par une prétendue « démocratie ina-
chevée et en voie de perfectionnement ». C’est
la version libérale du mythe de la cause perdue6.
Une histoire révisionniste de la période anté-
rieure à la guerre de Sécession, où la chasse aux
scalps génocidaire, la traque d’esclaves en fuite
et la répression des révoltes d’esclaves par le net-
toyage ethnique ne sont que de simples bévues
commises dans le cadre de l’« improbable expé-
rience7 » de la démocratie, et non la définition
même de la culture des colons. Où la poursuite

4. Daniel Nasaw, « Controversial Comments Made by Rev


Jeremiah Wright », The Guardian, 18 mars 2008.
5. « Transcript: Barack Obama’s Speech on Race », NPR,
18 mars 2008.
6. Ashleigh Lawrence-Sanders, « Beyond Monuments:
African Americans Contesting Civil War Memory », Black
Perspectives, 16 octobre 2017. [NdT : Théorie négationniste, la
« cause perdue des États confédérés ­d’Amérique » s’efforce
de minimiser, voire de nier, le rôle de l’esclavagisme dans le
déclenchement et l’issue de la guerre de Sécession.]
7. « Transcript: Barack Obama’s Speech on Race », loc. cit.

109
d’Ona Judge8 par George Washington ne repré-
sente qu’un écart passager et pardonnable dans
son inlassable engagement pour l’égalité et la
liberté de tous.
La promesse de faire rendre des comptes à la
police intervient dans ce contexte où le massacre
systématique des Noir·e·s est conçu comme une
imperfection, une exception, une tache sur un
projet national sinon parfait ou toujours en voie
de le devenir. Légère et sans conséquence, la « res-
ponsabilisation » s’apparente à un plumeau dont
on se servirait pour éliminer une éclaboussure.
Un parfum de récompense que le chien attend
en vain. Elle ne nettoie jamais la tache. Elle n’es-
saie même pas. Elle renvoie les radicaux à leurs
niches et caresse dans le sens du poil les libéraux
qui – lorsque les cris les plus déchirants finissent
par les tirer du sommeil – ont besoin de savoir que
quelqu’un, quelque part, affirme que l’on doit faire
quelque chose.
En temps de pandémie, l’économie mord
la poussière, l’armée est appelée en renfort et
des nations ennemies nous livrent ressources et
information – du moins jusqu’à ce que l’on rapa-
trie les Blancs fortunés et que seuls les ghettos
demeurent livrés à eux-mêmes. À ce stade, les
mots « fâcheux » et « regrettable » se mettent à
tinter comme des verres de champagne et, une

8. Femme métisse asservie à la famille Washington, Oney


« Ona » Judge Staines (1773-1848) s’échappa de la résidence du
président en 1796. Malgré les nombreuses recherches lancées
par George Washington, y compris après la fin de son mandat,
elle ne fut jamais capturée. [NdT]

110
fois le virus confiné avec les pauvres, on sort du
placard les solutions de deuxième classe qui sup-
posent d’« avoir des conversations difficiles » et de
« mettre les gens “mal à l’aise” ». Des journalistes
distraits écoutent alors des experts souriants leur
parler de « discrimination raciale en matière de
soins de santé dans nos communautés de cou-
leur ». L’épidémie de racisme ordinaire contre les
Noir·e·s qui se propage comme une affreuse toux
sur ce continent depuis cinq siècles, en revanche,
n’a suscité en guise de vaccin qu’un mur sur-
monté de miradors destiné à tenir les mourants
à distance.
La promesse de faire rendre des comptes à la
police repose sur la bienveillance des bourreaux.
« Les Noir·e·s9 » sont une population dont l’éli-
mination systématique n’éveille pas les soup-
çons. Il ne peut s’agir d’une stratégie délibérée.
Parler d’actes intentionnels est hors de question.
Bien que leurs gants maculés de sang trônent à
la vue de tous comme des jarrets dans la vitrine
d’un boucher, on ne peut soupçonner l’État et la
société d’assassiner les Noir·e·s. La lutte, lors-
qu’elle existe, vise à accuser les policiers d’homi-
cide involontaire ou d’excès de zèle, un terme qui
réduit la violence d’État contre les Noir·e·s à du
dévouement désintéressé à un « travail difficile ».
L’État ne s’arroge pas simplement le bénéfice du
doute – il ne saurait être mis en doute. Qui est saisi
d’un haut-le-cœur en sentant l’histoire américaine

9. Yannick Giovanni Marshall, « Meet the US Presidential


Candidates’ “Blacks” », Al Jazeera, 18 février 2020.

111
déferler sur lui dans une ruelle tranquille sous les
traits d’un acolyte de Jordan Peterson10 entend
bientôt les accusations de racisme inversé tourner
dans les barillets. Un pistolet dans la main d’un
policier n’est pas réellement un pistolet – n’ayez
crainte. Cette main noire ne tenait pas un télé-
phone, un jouet ou rien du tout11 – vous êtes en
sécurité. Nous devrions croire à l’infaillibilité
morale des paramilitaires et des forces d’occupa-
tion de plus en plus sophistiquées de l’État supré-
maciste blanc. Toutes les morts de personnes
noires à ce jour et à venir ne sont que des erreurs,
de regrettables dommages collatéraux de quelque
guerre ou grand projet sans nom. Mais si vous êtes
noir·e, il vous faut croire à ce projet et l’aimer. Vous
devez porter la croix américaine, sur laquelle vous
serez immolé·e. C’est votre fardeau. Les fidèles
se verront rendre des comptes au paradis, qu’il se
trouve au-delà des nuages ou à la sortie du tunnel
du racialisme américain, où tous les enfants de
Dieu seront à jamais baignés de lumière.
Il y a environ soixante ans, des gens imagi-
naient que le racisme aurait entièrement disparu
à l’ère des voitures volantes. Aujourd’hui, Uber
collabore avec la NASA sur un projet de taxis
aériens12, tandis que les lynchages continuent

10. Professeur de psychologie et figure de la droite


conservatrice canadienne.
11. Michael Harriot, « Baltimore Cops Kept Toy Guns to
Plant Just in Case They Shot an Unarmed Person », The Root,
30 janvier 2018.
12. Dan Reed, « Uber’s Air Taxi Plan Sounds Like Something
from “The Jetsons”, Only Less Realistic », Forbes, 1er mai 2017.

112
d’aller bon train. Chaque photo sensationnaliste
montrant un corps inerte suscite les mêmes excla-
mations de surprise feinte chez les Henry Louis
Gates Jr. de ce monde, qui font mine de s’étonner
que « n’importe quel citoyen des États-Unis13 »
puisse subir pareil sort. Nous devons réciter le
serment : « Je crois à l’imputabilité. » Répéter
le mensonge et perpétuer l’envoûtement qu’est
­l’Amérique. À l’image de l’alcoolique en plein déni,
titubant un verre à la main et jurant à lui-même
et aux autres qu’il est capable d’arrêter n’importe
quand, la fin des meurtres racistes est toujours
imminente. L’État esclavagiste a toujours été un
libérateur en puissance. La police est toujours sur
le point de devoir rendre des comptes. « Cette
conversation doit avoir lieu », éructe machinale-
ment l’ivrogne alors qu’un autre corps gît sur le
pavé. Comme si, dans l’histoire de l’humanité, une
table ronde n’était jamais parvenue à stopper un
massacre à petit feu.
Que ferions-nous sans le fantasme de l’imputa-
bilité ? Nous n’aurions plus qu’à examiner en toute
impartialité cette étrange routine de destruction
des corps noirs. Nous serions obligés de nous
demander si, durant tout ce temps, ­l’Amérique n’a
pas vécu dans une parfaite illusion. Il nous faudrait
admettre que nous ne sommes pas ceux à qui l’on
ment, mais les menteurs. Et que notre mensonge
est infâme. Personne n’est surpris qu’un énième
corps s’effondre sur le sol, et que les appels à ce

13. Wayne Drash, « The “Unfathomable” Arrest of a Black


Scholar », CNN, 22 juin 2009.

113
« que cela cesse » demeurent sans effets. Notre
apitoiement collectif à la suite d’actes de violence
contre les Noir·e·s ne témoigne pas de nos progrès
sur les questions raciales, mais de la grande capa-
cité de nos funérariums. C’est un symptôme de
la culture libérale, autrement dit de la stato­lâtrie
suprémaciste blanche. L’État peut se retrouver
paralysé par la moindre quinte de toux. Il semble
incapable, toutefois, de rassembler la force néces-
saire pour retenir les coups de bâton. Ou prévenir
les lynchages.
La notion de la responsabilité de la police fait
obstacle à l’élaboration d’une structure sociale dif-
férente. Elle rallie les abolitionnistes potentiels et
les canalise. C’est la promesse du contremaître qui
s’engage à bien traiter ses esclaves, qui fait miroi-
ter aux petites mains de sa plantation une liberté
à venir pour les dissuader de s’enfuir et d’aller
rejoindre les insurgés.
Un monde sans
police, un monde
sans frontières
Rémy-Paulin Twahirwa

[T]oute la pratique immémoriale du mouvement


humain vers de nouveaux lieux a été chassée de
notre imaginaire – ou peut-être, plus exactement,
a été reformulée comme une menace à la sécurité
nationale. Dans ce processus, la stasis a été glorifiée
comme la manière normative d’être humain.
Nandita Sharma1

« Mais qu’est-ce que la blanchité pour qu’on


la désire à ce point ? » Alors toujours, d’une
manière ou d’une autre, silencieusement mais
clairement, il m’est donné de comprendre
que la blanchité est l’appropriation de la
terre pour toujours et à jamais, Amen !
W.E.B. Du Bois2

1. Nandita Sharma, Home Rule: National Sovereignty and the


Separation of Natives and Migrants, Durham, Duke University
Press, 2020, p. 65.
2. W.E.B. Du Bois, « The Souls of White Folk », dans Darkwater:
Voices from Within the Veil, Londres / New York, Verso, 2016
[1920], p. 55.

115
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
S i, pour le sociologue africain-­américain
W.E.B. Du Bois, la blanchité est une question
de l’appropriation de la terre – de sa conquête, de
son partage et de sa régence par les puissances
européennes –, la citation de la chercheuse abo-
litionniste Nandita Sharma nous révèle que cette
quête pour la conquête et l’asservissement de ter-
ritoires et de peuples est aujourd’hui remplacée
par des pratiques et des discours visant à redéfinir
l’humain par sa fixation à un espace (la stasis3).
L’immobilité, ainsi, est donc devenue pour les
États du Nord global l’objectif non avoué, mais
bien réel, des politiques et lois mises en place
pour retenir celles et ceux qui se lancent sur les
routes menant vers une Europe ou une Amérique
du Nord fantasmées – résultat de décennies, voire
de siècles, à figer dans les consciences le mythe de
« l’Occident », siège sacré de la démocratie libé-
rale, du progrès technique et des droits humains. À
l’ombre de cette citadelle lumineuse, se trouvent,
dit-on, des zones ténébreuses, fiefs abandon-
nés par la raison et la justice et où règnent sans
partage la terreur, la mort, la faim, et où la force
brute est de fait la vérité ultime de cette partie du
monde. Ainsi, lorsque l’ancien président améri-
cain Donald Trump qualifie de shithole countries
ces territoires lointains d’où viennent hommes,
femmes et enfants cherchant refuge, il énonce
bien l’opinion que se font bon nombre de gens
qui, repus et protégés derrière leurs fortifications,

3. Le terme stasis en grec ancien signifie « arrêt ». Le mot


français « stase » provient de stasis.

116
dorment la conscience tranquille. Tous, comme
les citoyens d ­ ’Omelas4, n’ignorent pas le prix à
payer et préfèrent la souffrance d’un autre (qu’il
soit innocent ou non n’a point d’importance)
plutôt que voir la citadelle tomber, les ténèbres
s’épaissir, la misère et la terreur régner, bref leur
bonheur, même minime et factice, s’envoler.
C’est ainsi que l­’Occident a encore la décence
morale de dénoncer les cadavres qui s’empilent
dans les fonds marins ou sur les plages, dans les
conteneurs des « camions de la honte5 » ou dans
les ports, au milieu des chemins de fer, des auto-
routes et des tunnels, ou dans les déserts, forêts
et montagnes menant à la citadelle, pendant que
ses dirigeants se targuent de chasser ces indési-
rables qui s’amassent derrière les murs, s’invitent
dans la citadelle comme les maîtres des lieux. Et
la police, en bonne main droite de l’État, fait sa
petite besogne ingrate : elle gêne celles et ceux
qui contestent l’ordre du monde, elle enferme
l’humain dans une cage où il n’est ni entière-
ment debout ni totalement à genoux, bref elle
fait frontière !

La fabrique à nations
Que dire de cette fabrique à nations ? D’abord, en
examinant sa charpente, nous découvrons que
ses poutres sont plantées dans le capitalisme : le

4. Omelas est une cité utopique issue de la nouvelle


philosophique ­d’Ursula K. Le Guin (« Ceux qui partent
­d’Omelas ») publiée en 1973.
5. Sonia Delesalle-Stolper, « Mort de 39 migrants au Royaume-
Uni : le camion de la honte », Libération, 23 octobre 2019.

117
territoire peut être privatisé et n’a de valeur que
par son exploitation. Cette doctrine du territoire
sans maître (terra nullius) servira à légitimer le
droit de l’envahisseur européen, à faire de son
règne une vérité historique car légale, et légale
car historique6. Il résulte de ces opérations de
conquête, d’annexion, d’accumulation pour les
uns, mais de dépossession pour les autres7, deux
processus visant l’appropriation de la terre : l’un
axé sur le mouvement, et donc associé à la crois-
sance et à la propagation, au corps en marche ;
l’autre tourné vers le déclin et l’endiguement,
l’immobilité du cadavre, pour ainsi dire. On peut
penser au fractionnement des peuples indigènes
en « réserves » ou « nations », ou alors à leur
extermination par ce qui était ni plus ni moins
qu’un nettoyage ethnique organisé par l’État
colonial dans les Amériques, ­l’Afrique et l’Asie –
préfigurant, en quelque sorte, le camp de concen-
tration et la chambre à gaz que connaîtra plus tard
­l’Europe. C’est du second processus que ressort
la police, en particulier lorsque l’on s’intéresse à
son rôle dans l’établissement et le développement
d’une colonie de peuplement comme le Canada.
Plus spécifiquement, lorsque le premier ministre

6. Antont Anghie, Imperial, Sovereignty and the Making of


International Law, Cambridge, Cambridge University Press,
2012 [2004].
7. Voir les observations de Glen Sean Coulthard sur la
dépossession coloniale/impériale dans Peau rouge, masques
blancs, Montréal, Lux, coll. « Pollux », 2021 [2014]. Voir aussi
Harsha Walia, Border and Rule: Global Migration, Capitalism
and the Rise of Racist Nationalism, Chicago, Haymarket, 2021.

118
John A. McDonald affirme en 1884 que « la mis-
sion de la Police montée est principalement de
maintenir la paix entre les hommes blancs et
les Indiens8 », il met en relief la filiation entre
d’une part, l’État et la police et, d’autre part, le
capitalisme, le colonialisme et la frontière. Ainsi,
s’il est vrai que la présence de la Police à cheval
du Nord-Ouest (qui deviendra la Gendarmerie
royale du Canada, GRC) a réduit les violences
entre les colons blancs et les Autochtones, en par-
ticulier les massacres et escarmouches communs
dans les Prairies, elle restait et reste une force
d’occupation coloniale dont l’objectif premier
était d’étendre et d’assurer la souveraineté du
Dominion sur le territoire conquis, au détriment
de l’auto­nomie et de la prospérité des populations
autochtones. Pour dire les choses autrement,
« policer » l­’Autochtone équivalait en fait à pro-
duire la frontière canadienne là où elle était soit
inexistante, soit contestée dans cette course vers
l’Ouest. Par sa présence, la police coloniale, ou
dans certains contextes l’armée, évoque dans sa
violence nue les termes dans lesquels le colon et le
colonisé se rencontrent sur le territoire, soit ceux
de l’appropriation des ressources, de l’exploita-
tion de la force de travail et de l’assimilation (ou
de l’extermination). Cette filiation entre la fron-
tière et la police laisse présumer que l’abolition de
l’une est liée à l’abolition de l’autre. En d’autres
8. Cité dans M. Gouldhawke, « A Condensed History of
Canada’s Colonial Cops: How the RCMP Has Secured
the Imperialist Power of the North », The New Inquiry,
10 mars 2020.

119
mots, et c’est essentiellement l’argument de ce
chapitre, nous ne pouvons pas penser un monde
sans police sans penser un monde sans frontières,
et vice versa.

Policer la personne migrante


Or, au regard de la situation planétaire actuelle
où tout mouvement, en particulier du sud vers
le nord9, est perçu comme une menace, la fron-
tière n’est plus seulement une fiction (discursive,
politique, économique) sur le territoire issu de la
fabrique à nations qui se manifeste à des points
de contrôle spécifiques (l’aéroport, le port, la gare
ferroviaire ou alors les différents points d’entrée
terrestre). En fait, c’est comme si l’institution
frontalière s’était imposée comme régime struc-
turant de l’ordre mondial actuel10. Si, pendant un
moment, il était question d’un « village global »
et même d’une « fin de l­ ’Histoire » facilités par le
progrès technique, le capitalisme mondialisé et
une prétendue paix démocratique sous la tutelle
des États-Unis (Pax Americana), tout indique en
fait un retour aux vieilles craintes de l’étranger,
qu’il faudrait contrôler et surveiller à tout instant
9. Rappelons toutefois que les mouvements de population
sud-sud sont bien plus nombreux que nord-sud. Parmi les pays
accueillant le plus de réfugiés en 2021, on compte la Turquie
(3,8 millions), la Colombie (1,8 million), ­l’Ouganda (1,5 million)
et le Pakistan (1,5 million). L’Allemagne suit, avec 1,3 million de
réfugiés. Voir « Refugee Data Finder », Haut Commissariat des
Nations Unies pour les réfugiés, 16 juin 2022.
10. Voir les travaux de Harsha Walia sur la manière dont la
frontière agit en régime structurant l’ordre mondial actuel,
notamment Walia, Border and Rule, op. cit.

120
et partout. Alors que le contrôle douanier était
limité à des zones identifiées et identifiables par
l’État à l’intérieur de son territoire, il est mainte-
nant étendu à l’extérieur de ses propres frontières
(externalisation des contrôles d’immigration,
opérations interétatiques visant les réseaux de
passeurs, etc.) ou à l’intérieur du territoire (le lieu
de travail, l’hôpital, l’école, le supermarché et la
voie publique sont devenus des zones de contrôle
douanier). Du reste, la police est aujourd’hui une
partie intégrante et active du processus de « fron-
tiérisation » quotidienne (everyday bordering) de
l’ensemble de la société11. En d’autres termes, il
s’agit moins de policer le migrant à la frontière
que de déplacer la frontière dans son quotidien,
de la greffer à son corps, en bref d’en faire un
attribut intrinsèque à sa condition – ce qu’Achille
Mbembe appelle le « corps-frontière12 ». Ce fai-
sant, ce corps, qui lentement perd toute forme
d’humanité pour devenir un corps sans nom,
un « migrant » de plus, qui a vu le jour au croi-
sement de plusieurs pratiques et structures de
pouvoir, devient de fait le véritable objet du
harcèlement et de la violence de l’État et de sa
police. Ainsi, au Royaume-Uni, en Europe et aux
États-Unis, mais aussi au Canada, les contrôles
d’identité effectués dans la rue, dans les stations

11. Arianne Shahvisi, « We Are All Police Now: Resisting


Everyday Bordering and the Hostile Environment », dans
Koshka Duff (dir.), Abolishing the Police, Londres, Dog Section
Press, 2021, p. 39-51.
12. Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte,
coll. « Sciences humaines », 2021, p. 144.

121
de métro, aux alentours des gares ferroviaires
et des ports, à bord du train ou du bus comptent
parmi les pratiques courantes permettant à l’État
d’identifier, de détenir et d’expulser, si ce n’est
violenter et tuer, ce que nous en sommes venus
à appeler le « migrant ». Bien qu’imparfait, vu
l’accent qu’il met sur le « crime » et la « crimi-
nalité », le terme crimmigration met le doigt sur
cette répression contre les personnes exilées, qui
tient davantage du spectacle populiste que d’une
manière efficace de répondre aux problèmes
que l’État prétend résoudre avec ses tribunaux,
ses douaniers, sa police et ses prisons. Ainsi, en
considérant la traversée « irrégulière » des fron-
tières comme un « nouveau crime », et donc les
personnes exilées comme des « criminels », les
autorités légitiment leurs actions aux yeux d’un
électorat dont on capte l’attention et nourrit les
obsessions et les fantasmes par des expressions
comme « grand remplacement », « crise migra-
toire », « génocide blanc » et autres termes codés
ou non, mais racistes. En outre, les États et leurs
forces armées prétendent simultanément proté-
ger – notamment contre le trafic de personnes,
mais aussi contre les décès nombreux dans les
lieux de traversée comme la Méditerranée, la
Manche ou, plus près d’ici, à la frontière entre les
États-Unis et le Mexique – et punir les « mauvais
(im)migrants ».
De 2010 à 2016, le Canada a investi un peu
plus de 75 millions de dollars dans la prévention
des passages clandestins, atteignant jusqu’à près
de 18 millions de dollars sous le gouvernement

122
Trudeau en 2016 seulement13. Ces opérations
menées à l’étranger impliquent la collaboration
de la GRC, de ­l’Agence des services frontaliers
(ASFC), du Service canadien de renseignement
de sécurité (SCRS) ainsi que du Centre de la sécu-
rité des télécommunications. À cela s’ajoute une
constellation de corps de police étrangers qui
sont habilités à enquêter, à détenir et à arrêter les
personnes identifiées par le Canada comme étant
des passeurs. Sur ce dernier point, nous voyons
apparaître non seulement des pratiques et des
discours visant à « criminaliser » les personnes
qui traversent les frontières, mais également les
différents acteurs, notamment les passeurs, les
humanitaires et les militant·e·s, qui facilitent
ces traversées. En ce sens, les actes de solidarité
entre citoyen·ne·s et non-citoyen·e·s, que ce
soit l’offre de refuge, le transport, la distribution
d’eau, les opérations de sauvetage et les réseaux
« antirafles14 » sont à leur tour criminalisés par les
autorités et deviennent des « délits de solidarité ».
Si, comme discuté ci-haut, la police faisait la fron-
tière, la frontière fait désormais sa police. Cette
police de la frontière n’est plus uniquement com-
posée d’agents en uniforme – de la police ou des
douanes –, mais aussi de médecins, d’infirmières,

13. Brigitte Bureau et Sylvie Robillard, « Le côté secret de


l’opération canadienne contre les migrants », Radio-Canada,
21 mai 2019.
14. Les anti-raid networks sont des réseaux autonomes de
voisin·e·s et d’allié·e·s qui interviennent lorsqu’une rafle visant
l’arrestation d’une ou plusieurs personnes migrantes est prévue
dans un quartier.

123
de gestionnaires scolaires ou d’entreprise, de
chauffeurs de train et de camion, de postières,
d’agents de sécurité, de commerçants – et la liste
ne fait que s’allonger –, dans le but de créer ce que
l’ancienne première ministre britannique Theresa
May qualifiait d’« environnement hostile ». Il s’agit
ici de forcer le rapatriement volontaire de celles et
ceux que l’État capitaliste (et colonial) considère
comme un « surplus ». Réfléchir à l’abolition de la
police de la frontière revient donc à remettre en
question la façon dont l’État délègue de plus en
plus son monopole prétendument légitime de la
violence à ses citoyen·ne·s ou, du moins, dont il
le délègue à l’intérieur d’une société.

Pour un monde sans police


et sans frontières
Comment alors penser la résistance à la police
et aux frontières ? Dans un premier temps, il est
essentiel de reconnaître les rapports consubs-
tantiels qu’entretiennent ces deux institutions,
comme nous l’avons vu précédemment. Le tra-
vail de vigie qui consiste à surveiller et à résister
activement aux violences de la police à l’endroit
des citoyen·ne·s doit inclure également les non-­
citoyen·ne·s. D’ailleurs, le mouvement Black
Lives Matter a très tôt reconnu cet angle mort en
soulignant la nécessité de protéger toutes les vies
noires, sans égard au statut d’immigration. En
outre, les réseaux antirafles constitués par quar-
tiers au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs
offrent une manière originale et prometteuse de
répondre collectivement à ce qui s’apparente à une

124
chasse organisée par l’État contre les personnes
à statut précaire, notamment celles menacées
d’expulsion. Je voudrais souligner ici que la résis-
tance à la police doit rompre avec le citoyennisme,
c’est-à-dire les approches centrées sur les droits
des citoyen·ne·s, précisément parce que ces droits
sont fondés sur l’exclusion des non-citoyen·ne·s.
Ensuite, à l’instar de l’abolitionnisme carcéral, qui
a contribué à visibiliser les pratiques, discours,
politiques et systèmes qui produisent la figure
du « criminel » et qui permettent de légitimer le
pouvoir de violenter et de tuer du bras armé de
l’État, il importe de démontrer que les mêmes pro-
cessus produisent la figure du « migrant » dans le
but de stigmatiser celles et ceux qui contestent la
stasis en traversant les frontières. Il ne s’agit pas
de rejeter les expériences spécifiques que vivent
les personnes forcées à l’exil, mais bien d’appeler
à surmonter les distinctions établies par l’État-­
nation sur la base de la citoyenneté, de la natio-
nalité et du statut d’immigration. De nombreuses
associations travaillent directement auprès des
personnes détenues dans les prisons et d’autres
centres de détention. Si leurs objectifs ne sont pas
toujours explicitement abolitionnistes (notam-
ment dans le cas des groupes religieux), il n’en
demeure pas moins que les liens qui se tissent
entre les personnes détenues et non détenues
contribuent à la reconnaissance mutuelle d’une
humanité partagée, ainsi qu’à la contestation
du pouvoir de bannissement de l’État. Investir
dans ce genre d’initiatives permettrait de rendre
caduque la figure du « migrant » ou, du moins,

125
de minimiser son emprise. De surcroît, comme
l’observe Harsha Walia, nous assistons bien plus
à une crise « du déplacement et de l’immobilité »
(parce qu’ils sont tous deux forcés) qu’à une crise
migratoire15. Plus précisément, comme le men-
tionne Nandita Sharma dans la citation en début
de chapitre, les mouvements de populations sont
un phénomène plus ancien que l’institution fron-
talière elle-même. Dès lors, pourquoi la main-
tenir ? Parce qu’elle sert une vision du monde
forgée par des intérêts capitalistes, coloniaux et
impériaux. La frontière, tout comme la police,
appert dès lors comme une solution fourre-tout de
l’État16 pour corriger les problèmes sociaux, éco-
nomiques et politiques qui résultent des décisions
et des actions d’élites essentiellement motivées
par le profit. En s’unissant au-delà des frontières,
les travailleur·euse·s peuvent saboter la machine
capitaliste dans laquelle bon nombre d’entre nous
sommes des engrenages.
Finalement, ce que nous pouvons appeler
l’abolitionnisme frontalier est non seulement l’af-
firmation que toutes les vies comptent, mais aussi
que celles-ci ne devraient pas être subordonnées à
l’institution frontalière. Au contraire, à l’heure où
la planète est traversée par des crises menaçant la
survie de notre espèce et de la planète, l’urgence

15. Walia, Border and Rule, op cit.


16. Je m’inspire ici du travail de Ruth Wilson Gilmore
sur les prisons californiennes. Voir Ruth Wilson Gilmore,
Golden Goulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in
Globalizing California, Berkeley, University of California Press,
coll. « American Crossroads », 2018 [2007].

126
demande que nous explorions de nouvelles façons
de partager la Terre, d’y coexister non pas selon
nos différences « nationales », mais selon ce qui
nous lie. En outre, abolir les frontières ne veut pas
seulement dire que tous circulent librement et en
toute sécurité, mais aussi que nous nous solidari-
sions avec toutes les régions du monde, en ce que
nous pensons réellement qu’« ici » est « là-bas ».
Celles et ceux qui rejettent la carte et ses lignes,
qui remettent en question l’histoire, se heurtent
désormais à de nouveaux textes législatifs, à la
matraque du policier, au marteau du juge, aux bar-
reaux de la prison. Pourtant, ce que ces exilé·e·s
incarnent, c’est la vie qui refuse la mort, c’est la
dignité en marche – dans les camps de fortune
de Calais, de Melilla et de Ceuta ou les rivières
et déserts du Mexique et des États-Unis –, c’est
l’espoir qui saute par-dessus les « barbelés de la
honte17 ». Abolir la frontière, c’est poursuivre les
rêves d’émancipation de celles et ceux qui hier
combattaient l’occupation coloniale, que ce soit
dans les rues d’Alger ou à Ðiện Biên Phủ. Parce
que si le nationalisme anticolonial a su libérer cer-
taines personnes de la domination directe du colo-
nisateur, il reste que son pouvoir perdure grâce
aux institutions qu’il a laissées aux élites locales
dans sa retraite vers ­l’Europe, à commencer par les

17. Titre d’un livre dirigé par Marco Carbocci, Tom Nisse et
Laurence Van Paeschen. Celui-ci regroupe des textes rédigés
par des personnes en demande d’asile qui se sont évadées le
21 juillet 1998 du Centre fermé pour demandeurs d’asile de
Steenokkerzeel en Belgique. Pour consulter le document :
https://lesbarbelesdelahonte.wordpress.com.

127
frontières qui entaillent la planète, mais aussi sa
police, ses tribunaux, ses prisons, ses partis poli-
tiques, ses banques, etc. Abolir la police signifie
de facto rejeter le régime de la frontière. Usons
donc d’imagination et d’audace pour dépasser
­l’Occident, sauver ce qui mérite de l’être, et
construire une humanité nouvelle.
Folie, handicap
et abolition1
Mad Resistance

E n 2020, la question de l’abolition de la police


a surgi sur le devant de la scène à la suite des
meurtres de George Floyd, de Breonna Taylor, de
Tony McDade et d’autres. Alors que dans certaines
prisons des États-Unis, une personne détenue sur
quatre se révélait positive à la COVID-192, les
appels à l’abolition de la prison ont revêtu une
importance accrue. Nous voulons en effet abolir
ces systèmes de violence – mais qu’allons-nous
faire des services psychiatriques ?
Cet essai tente de répondre à cette ques-
tion en deux temps. La première partie traite
des intersections entre l’abolition, la folie et le

1. Cet article a d’abord été publié en deux parties par It’s Going
Down en février 2021 sous les titres « Madness, Disability, and
Abolition. Part 1: A Call for Movement Solidarity » et « Part 2:
Healing in Autonomous Communities ». Cette version a été
révisée de façon à inclure les commentaires de l’abolitionniste
Talila Lewis, qui nous a fait part de son point de vue éclairé sur
les questions de race, de validisme et d’antinoirceur, ainsi que
sur l’histoire d
­ ’Elijah McClain. Traduit de l’anglais par Pascal
Marmonnier.
2. « One in Four Oregon Inmates Has Tested Positive for
COVID-19 », KGW8, 1er février 2021.

129
handicap. La seconde partie porte sur les façons
dont nous pouvons continuer la lutte pour la
défense des personnes folles, handies3 et de
leurs communautés tout en bâtissant un avenir
abolitionniste.

1re partie : un appel à la solidarité

L’abc de l’abolition
Nous prônons l’abolition parce que nous croyons
qu’un autre monde est possible. Un monde dans
lequel les personnes à la peau noire ou de couleur,
les transgenres et les pauvres ne sont pas exécu-
tées par l’État ou enfermés dans des cages. En tant
qu’abolitionnistes, nous rejetons le mythe voulant
que la « sécurité publique » repose sur la surveil-
lance de l’État et l’incarcération de masse. Nous
réclamons l’abolition parce que les prisons et la
police sont pourries jusqu’à la moelle : le problème
ne vient pas de quelques « brebis galeuses », mais
du système tout entier.
En cette ère de reconnaissance raciale, on ne
peut condamner le suprémacisme blanc du passé
en occultant son rôle actuel dans l’incarcération et
le maintien de l’ordre. Cette domination s’exerce
de manière flagrante au pénitencier d’État de
Louisiane, aussi connu sous le nom d ­ ’Angola,

3. Traductions de mad et de disabled, les termes « fou/folle »


et « handi/handie » nous ont été recommandés ou inspirés par
des actrices du secteur de la santé mentale et du handicap, et
visent à respecter la volonté des personnes concernées quant
aux mots servant à les désigner. [NdT]

130
dont le site était autrefois une plantation4. Plus
grande prison à sécurité maximale aux États-Unis,
Angola gère toujours une immense « ferme », où
les personnes détenues sont forcées de ramasser
du coton, entre autres cultures.
Le suprémacisme blanc est également consa-
cré dans le Major Crimes Act (loi sur les crimes
majeurs), qui vise à saper la souveraineté des
peuples autochtones sur leurs propres terres et
communautés5. Les origines du maintien de
l’ordre sont inextricablement liées aux patrouilles
de chasse aux esclaves et au Ku Klux Klan (KKK),
et les meurtres actuels par la police s’inscrivent
dans la continuité des pratiques de lynchage et du
génocide des peuples autochtones.
Étant donné que les prisons et la police
prennent leur source dans le même capitalisme
racial qui a donné naissance à l’esclavage – et au
colonialisme –, les mouvements contemporains
pour l’abolition poursuivent l’œuvre des abolition-
nistes du xviiie et du xixe siècles. Ces révolution-
naires aspirent non seulement à en finir avec la
police et les prisons, mais également à (re)décou-
vrir des façons de vivre ensemble sans faire les
frais de la violence de l’État. Critical Resistance,
le groupe pour l’abolition de la prison fondé par

4. Maya Schenwar, « Slavery Haunts America’s Plantation


Prisons », Truthout, 28 août 2008.
5. Cutcha Risling Baldy, « Why the F’in F Are They Building
A Dollar General In Mckinleyville or In Which We Discuss
the Corrupt and Frankly Dangerous Practices of the Dollar
General Company », Sometimes Writer-Blogger Cutcha Risling
Baldy, 13 septembre 2018.

131
Angela Davis, Ruth Wilson Gilmore, Rose Braz
et leurs collègues, décrit son travail comme un
processus multiforme : « L’abolition ne consiste
pas simplement à se débarrasser des bâtiments
remplis de cages. Il s’agit également de défaire
la société dans laquelle nous vivons, car [le com-
plexe carcéro-industriel] se nourrit de l’oppression
et des inégalités et les perpétue. […] Une vision
abolitionniste signifie que nous devons construire
aujourd’hui des modèles qui représentent la façon
dont nous désirons vivre demain6. »
De toute évidence, la solidarité avec les per-
sonnes détenues et la justice transformatrice font
partie des voies menant à l’abolition. Les discours
actuels nous éclairent peu, cependant, sur les
implications de la vision abolitionniste pour les
communautés de personnes handies ou sujettes à
des épisodes de folie. Des gens disent : « La police
ne devrait pas intervenir dans les situations non
urgentes. Les “malades mentaux” ne devraient
pas être emprisonnés pour des délits mineurs.
Nous avons besoin de meilleurs soins en santé
mentale. » Mais qu’en est-il en réalité ?
Cette question est importante, car les per-
sonnes folles, handies et leurs communautés, à
plus forte raison sans papiers, pauvres, itinérantes,
transgenres, non binaires ou racisées, subissent
massivement l’incarcération et la violence de
l’État. Pour bien saisir ce qui est en jeu ici, com-
mençons par examiner le traitement que le capi-

6. « What Is the PIC? What Is Abolition », Critical Resistance,


s. d.

132
talisme racial réserve actuellement à la folie et au
handicap.

La folie sous le règne du capitalisme racial


Lorsqu’une personne est perçue comme « folle »
– c’est-à-dire lorsqu’on la juge « instable »,
« agressive » ou « en crise » –, l’État répond par
la violence. Alors qu’Elijah McClain venait d’être
attaqué par des policiers dans les rues d ­ ’Aurora
(Colorado), les ambulanciers lui ont injecté une
dose létale de kétamine. La contrainte chimique
était justifiée par le fait que McClain, un homme
noir handi, présentait des symptômes de « délire
agité ». Autrement dit, McClain a été exécuté
parce qu’il écoutait de la musique et marchait dans
la rue en dansant.
Il était tard en cette soirée d’août, et McClain,
qui souffrait d’anémie, portait une cagoule
pour se tenir au chaud7. Après qu’un riverain
eut signalé au 911 un homme noir « louche »8,
les policiers blancs envoyés sur place ont vu ce
qu’ils voulaient bien voir : un autre handi noir
condamné à mourir. Cette collaboration meur-
trière entre les ambulanciers et la police est
caractéristique du lien entre les « professionnels
de la santé mentale », leurs mandataires (para)
médicaux et l’État.

7. Ainsi que l’a souligné l’abolitionniste Talila Lewis, la


première version de cet article ne faisait aucune mention de
l’anémie de McClain, omettant un aspect important de son
identité d’homme noir handi.
8. « Elijah McClain Killing 911 Call & Police Body Cam
Footage Transcript », Rev, 25 août 2019.

133
Confronté à de prétendus « malades men-
taux », l’État recourt aux outils de l’incarcération,
dont la coercition, le confinement et la violence.
La raison tient au fait que le système de santé
mentale fonctionne selon une logique carcérale.
Nul besoin d’un crime ou d’une condamnation
préalables pour justifier l’internement psychia-
trique et l’hospitalisation forcée. Toute protesta-
tion contre votre incarcération est perçue comme
un refus du traitement, qualifié d’anosognosie par
les médecins, et une preuve supplémentaire de
votre « maladie ». Pour celles et ceux à qui les ser-
vices psychiatriques et leur rhétorique ne sont pas
familiers, la performance « And the Psych Ward
Says » de la poète Anita D relate avec une grande
éloquence une expérience d’internement forcé9.
De nombreux mouvements sociaux ont émergé
au fil du temps pour lutter contre l’oppression
psychiatrique, portés par des militant·e·s antipsy-
chiatrie, dont des survivant·e·s de la psychiatrie,
ou des militant·e·s pour les droits de la personne.
Ces mouvements ne se contentent pas de lutter
contre l’hospitalisation forcée, mais remettent
également en cause les récits qui sous-tendent le
traitement psychiatrique.
On se demande pourquoi la National Alliance
on Mental Illness (NAMI) se présente comme
un groupe « issu de la base » alors qu’elle reçoit
environ 75 % de son financement de sociétés
pharmaceutiques. Comme l’écrit Sera Davidow,
9. Anita D, « And the Psych Ward Says », performance au
Individual World Poetry Slam (IWPS), San Diego, 26 au
28 septembre 2019.

134
« n’oublions pas que la NAMI est une organisation
de lobbying10 ». Des groupes de pression moins
connus, comme Mental Health America et la
Depression and Bipolar Support Alliance sont tout
aussi complices de manipulations du débat public
dans l’intérêt des grandes entreprises.
Des ouvrages tels que Mad in America de Robert
Whitaker et Psychiatry Under the Influence, rédigé
avec Lisa Cosgrove, montrent en outre comment
l’approche biomédicale de la « maladie mentale »
relève en réalité d’une idéologie capitaliste véhi-
culée par l’industrie pharmaceutique et basée sur
l’eugénisme. Étouffer la révolte, de Jonathan Metzl,
met en lumière les fondements raciaux de ces
récits, notamment en ce qui a trait à la « schizo-
phrénie » et à sa symptomatologie changeante.
Dans les années 1950, écrit Metzl, ce diagnos-
tic était un outil du patriarcat blanc dont l’utilisa-
tion était surtout réservée aux femmes au foyer
désobéissantes. Après la révision des critères de
diagnostic en 1968, la schizophrénie est devenue
une « maladie » dépistée chez un nombre dispro-
portionné d’hommes noirs, donnant aux méde-
cins les moyens d’associer la colère de dissidents
politiques à une pathologie – laquelle confinait à
la « paranoïa » et au « délire » – et de les enfermer
en pleine ère du Black Power.
L’oppression psychiatrique se trouve égale­
ment au cœur de la colonisation. Dans sa chro­
nique de l’asile d’aliénés de Hiawatha, un

10. Sera Davidow, « Back to Basics: What’s Wrong with


NAMI », Mad in America, 26 mai 2017.

135
établissement pour Autochtones, Pemima Yellow
Bird (de la nation Mandan, Hidasta et Arikara)
évoque « l’une des périodes les plus sombres de
notre génocide, [alors que nous étions] pris dans
un horrible écheveau d’avidité, d’opportunisme
politique et d’oppression raciste ». Pour manifes-
ter sa résistance, Yellow Bird écrit : « Jamais plus
nous ne tolérerons que l’un·e des nôtres souffre
aux mains d’un gouvernement omnipotent, des-
tructeur et corrompu, ou à cause des actes crimi-
nellement irresponsables de l’industrie de la santé
mentale de ce pays11. »
Ces histoires brutales occupent une place mar-
ginale aux États-Unis, mais grâce au travail de
militant·e·s comme Celia Brown et MindFreedom
International, le Conseil des droits de l’homme des
Nations Unies a lui-même reconnu les injustices
de nos systèmes. « Partout dans le monde, les sys-
tèmes de soins en santé mentale sont dominés par
un modèle biomédical réductionniste qui recourt
à la médicalisation pour justifier l’emploi de la
coercition comme pratique systématique », a noté
le rapporteur spécial des Nations Unies Dainius
Pūras dans un rapport de 202012. Incapables
de cerner les causes profondes de la détresse
humaine, ces systèmes apportent des « réponses
humaines à des facteurs sociaux sous-jacents
et nuisibles (les inégalités, la discrimination,

11. Pemima Yellow Bird, « Wild Indians: Native Perspectives


on the Hiawatha Asylum for Insane Indians », s. n., s. d.
12. Adishi Gupta, « No Mental Health Without Human Rights:
An Analysis of the UN Special Rapporteur’s Recent Report »,
Mad in Asia Pacific, 29 juillet 2020.

136
la violence, etc.) considérés comme autant de
“troubles” exigeant un traitement ». C’est l’une
des nombreuses raisons pour lesquelles l’hospi-
talisation forcée accroît en réalité la probabilité
qu’une personne tente de se suicider13.
Lorsque nous dressons le bilan des horreurs
commises par l’industrie de la santé mentale,
posons-nous les mêmes questions qu’au sujet de
la police et des prisons. Le système peut-il être
« réformé » ou s’avère-t-il pourri jusqu’à la moelle ?
Pour bon nombre de celles et ceux qui militent
contre l’oppression psychiatrique, la réponse
est claire.

Diagnostic, handicap et violence d’État


Outil d’oppression psychiatrique, le diagnostic
lui-même peut être considéré comme un pré-
lude à la violence. En d’autres termes, qualifier
une personne de « schizophrène » ou assimiler sa
conduite à du « délire agité » fournit une justifica-
tion immédiate ou future à la violence de l’État.
Mais l’absence de diagnostic est une autre consé-
quence de l’oppression systémique. Lydia X.Z.
Brown a par exemple souligné les implications
racistes du sous-diagnostic des troubles d’appren-
tissage et du développement parmi les jeunes de
couleur14.
Les personnes folles, handies et leurs commu-
nautés ont souvent des conceptions du diagnostic
13. Peter Simons, « Involuntary Hospitalization Increases Risk
of Suicide, Study Finds », Mad in America, 24 juin 2019.
14. Lydia X.Z. Brown, « We Can’t Address Disability Without
Addressing Race. Here’s Why », Learn Play Thrive, s. d.

137
différentes et difficiles à concilier. Notre approche
abolitionniste du diagnostic doit s’appuyer sur les
perspectives des personnes les plus affectées par
celui-ci (ou son absence), notamment celles qui
souffrent d’hallucinations auditives ou visuelles,
les personnes transgenres ou non binaires, les
pauvres qui dépendent des prestations d’inva-
lidité, les gens qui ont des besoins essentiels en
matière d’accessibilité et quiconque a vécu des
expériences d’incarcération ou d’institutionnali-
sation, dont les jeunes Noir·e·s, Autochtones ou
de couleur qui reçoivent des diagnostics destinés à
les placer sur le « pipeline école-prison15 ».
À l’instar de celles que l’on déclare folles, les
personnes handies sont traquées par l’État, en
particulier au sein des communautés racisées,
pauvres ou transgenres. Les personnes folles et
les handies sont surreprésentées dans les pri-
sons et les maisons d’arrêt, des institutions qui,
comme l’écrit Liat Ben-Moshe dans Decarcerating
Disability16, produisent en réalité la folie et
l’incapacité.
Dans sa déclaration sur la violence policière,
le collectif de justice handie Sins Invalid rapporte
que plus de la moitié des personnes tuées par la

15. L’expression est utilisée aux États-Unis pour désigner


le passage des jeunes non blancs (mais aussi en situation de
handicap ou LGBTQ) du système scolaire au système carcéral
que favorise le durcissement, par les institutions éducatives,
de la discipline et leur recours croissant à la police. [NdT]
16. Liat Ben-Moshe, Decarcerating Disability:
Deinstitutionalization and Prison Abolition, Minneapolis,
University of Minnesota Press, 2020.

138
police se trouvent en situation de handicap, et que
la violence de l’État ne fait que continuer dans les
prisons et les centres de détention :

Nous assistons horrifiés à l’étranglement fatal d’Eric


Garner, un homme noir souffrant de handicaps mul-
tiples, par le NYPD [New York Police Departement].
Nos cœurs se serrent pour Kayla Moore, une femme
transgenre noire, grosse et schizophrène étouffée
à mort par la police dans sa maison de Berkeley,
après que ses amis ont appelé la police pour obtenir
de l’aide. […] Nous sommes révoltés par la mort en
détention de Sarah Lee Circle Bear, une Lakota de
24 ans mère de deux enfants, à laquelle on a refusé
des soins médicaux. […] Nous célébrons la mémoire
de Victoria Arellano, une femme transgenre latinx17
en situation irrégulière, et de Johanna Medina,
une femme transgenre latinx demandeuse d’asile,
toutes deux vivant avec le sida et mortes dans des
installations de ICE [Immigration and Customs
Enforcement] après s’être vu refuser des traite-
ments. Nous partageons le chagrin de la famille de
Natasha McKenna, qui a crié « Vous avez promis
de ne pas me tuer ! » juste avant d’être tasée à mort
par une demi-douzaine de gardiens d’une prison
de Virginie. Nous sommes solidaires de Lashonn
White, une femme noire queer malentendante qui
a couru chercher refuge auprès de policiers, qui l’ont

17. Terme de genre neutre servant parfois à désigner les


personnes d’origine latino-américaine vivant aux États-Unis,
et dans lequel la voyelle finale indiquant le genre est remplacée
par un x, symbole de l’inconnue en mathématiques, de façon à
favoriser l’inclusion des personnes non binaires. [NdT]

139
tasée et enfermée durant trois jours sans lui fournir
d’interprète18.

Si les luttes des personnes handies et d’autres


luttes pour la justice convergent parfois, de nom-
breux camarades continuent de mener des com-
bats restreints, à revendication unique. En effet,
selon le collectif Sins Invalid, les communautés de
défense des droits des personnes handies à prédo-
minance blanche tendent à entretenir le racisme,
tandis que certain·e·s militant·e·s pour la justice
raciale négligent la question du handicap19.
« Lorsqu’une personne handie noire est abattue
par l’État, les médias et d’éminent·e·s militant·e·s
pour la justice raciale soulignent généralement sa
couleur de peau », écrit Talila Lewis, cofondatrice
du collectif Harriet Tubman20. « Les groupes de
défense des droits des personnes handies mettent
[quant à eux] l’accent sur le fait qu’une personne
handie ou malentendante a été tuée par la police
– sans mentionner sa race, son ethnicité ou ses
racines autochtones. » Même ces groupes et leurs
communautés militent souvent en parallèle au lieu
de collaborer.
Les communautés de fous ont parfois repro-
duit des normes patriarcales blanches, comme

18. « Sins Invalid Statement on Police Violence », Sins Invalid,


8 juin 2020.
19. Patty Berne, « Disability Justice – A Working Draft »,
Sins Invalid, 10 juin 2015.
20. Talila Lewis, « Honoring Arnaldo Rios-Soto & Charles
Kinsey: Achieving Liberation Through Disability Solidarity »,
Talila A. Lewis, 22 juillet 2016.

140
en témoigne une déclaration de 2020 sur la
transmisogynie au sein du mouvement21. Notons
cependant que l’intersectionnalité dans nos mou-
vements ne date pas d’hier – par exemple, cer-
tains syndicats et le Black Panther Party se sont
révélés de précieux alliés lors de l’occupation de
bâtiments fédéraux par des personnes handies
en 1977, dans le cadre de ce qu’on a appelé le 504
Sit-In22.
La prédominance actuelle de personnes
blanches et cisgenres à la tête d’organisations
bien financées et visibles de défense des droits des
personnes folles ou handies doit se lire comme un
résultat des dynamiques politiques qui prévalent
au sein du mouvement – les leaders étant souvent
nommé·e·s ou « choisi·e·s » seulement après que
beaucoup d’autres personnes ont été marginali-
sées, ignorées ou oubliées. Une analyse aboli-
tionniste pourrait permettre à ces organisations
de comprendre plus clairement leurs propres sys-
tèmes internes de domination et d’invisibilisation.

Bâtir de nouveaux mondes grâce


à la solidarité
Le succès de nos luttes de libération dépend de
notre capacité à raviver la solidarité entre nos
mouvements. Des alliances plus solides entre per-
sonnes abolitionnistes, folles et handies élargiront

21. Delphine Brody et al., lettre de Gender Justice in the


Movement aux chefs de mouvement, organisateurs et
activistes, 14 juin 2020.
22. « The 504 Protests and the Black Panther Party »,
Disability Social History Project, 19 décembre 2021.

141
considérablement notre noyau de militant·e·s de
terrain et notre base de fidèles allié·e·s.
La solidarité entre les mouvements s’avère non
seulement une stratégie d’organisation efficace,
mais aussi une condition de survie. Les fous et les
handis sont incarcérés et tués par les mêmes ins-
titutions qui prennent pour cibles les Noir·e·s, les
personnes transgenres et non binaires, les pauvres,
les Autochtones, les sans-papiers, les jeunes de
couleur, les communautés latinx et quiconque
est jugé sacrifiable sous le règne du capitalisme
racial. Les partisans de l’abolition de la police et
de la prison doivent tisser des liens avec les per-
sonnes folles, handies et leurs communautés, car
nous avons des ennemis communs et des objectifs
compatibles – et à vrai dire, les personnes visées
par le capitalisme racial revendiquent souvent de
multiples identités, brouillant la distinction entre
les luttes.
L’histoire de l’abolitionnisme éclaire les pré-
tendus progrès et réformes accomplis sous le
capitalisme racial. Lorsqu’on sait que le système
du leasing23 de condamné·e·s a par exemple vu le
jour au lendemain de la guerre de Sécession, les
abolitionnistes contemporain·e·s feraient bien de
demeurer vigilant·e·s à l’égard des « solutions de
rechange à l’incarcération », notamment l’assigna-
tion à résidence, la surveillance électronique et les
programmes de « traitement » s’appuyant sur la
communauté. Le combat actuel contre les fausses
23. Littéralement « location de condamné·e·s ». Ce système
permettait l’utilisation, à moindre frais, par des entreprises
privées, de prisonnier·ère·s comme main-d’œuvre. [NdT]

142
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
solutions peut compter sur la grande clairvoyance
des fous et des handis : nous savons en effet que le
système actuel de soins en santé mentale et ses tri-
bunaux ne sauraient « remplacer » de façon accep-
table l’incarcération de masse ou la violence de
l’État. Si les abolitionnistes se contentent d’échan-
ger les cellules de prison contre des chambres
d’hôpital – ou fournissent aux travailleurs sociaux
des gilets pare-balles et aux ambulanciers para-
médicaux des doses létales de kétamine – rien ne
changera.
La lutte exige des changements graduels, car
la police, les prisons et les services psychiatriques
ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Voilà
pourquoi les partisans de l’abolition des prisons
prônent des « réformes non réformistes » qui
posent les fondements de notre révolution. Mais
où et de quelle manière ces changements peuvent-
ils se produire en réalité ? Il s’agit d’une question
ouverte, qui suppose de faire preuve d’imagina-
tion. Nous aspirons après tout à (ré)inventer de
nouveaux mondes.

2e partie : guérir au sein


de communautés autonomes

L’abolition par la désinstitutionnalisation


Si réinventer un monde sans prisons nous semble
impossible, rappelons-nous ce qui s’est produit
lors de la désinstitutionnalisation, soit la ferme-
ture d’hôpitaux administrés par l’État et destinés
aux fous et aux gens atteints de handicaps phy-
siques, développementaux ou intellectuels. En

143
1955, plus de 500 000 personnes étaient incarcé-
rées dans des institutions aux États-Unis. À l’aube
du xxie siècle, on en comptait moins de 100 000.
Un récit, ou un mythe, veut que ces ex-­
détenu·e·s aient quitté les hôpitaux d’État et se
soient ensuite retrouvé·e·s dans la rue ou en pri-
son. L’avènement du néolibéralisme, la politique
d’austérité économique de Ronald Reagan et l’es-
sor subséquent du complexe carcéro-industriel
ont certes contribué à la désinstitutionnalisation
– mais l’histoire ne s’arrête pas là. La désinstitu-
tionnalisation représentait une victoire que nos
mouvements sociaux ont remportée à l’aide d’une
variété de tactiques, dont les poursuites judiciaires,
la sensibilisation, l’engagement militant, les grèves
de la faim, les manifestations et les sit-ins, ainsi
que la création d’espaces autogérés comme le
Center for Independent Living à Berkeley et le
Mental Patients Liberation Front à Boston.
Si les histoires de nos mouvements sont occul-
tées, elles ne sont pas oubliées pour autant. Des
films comme Defiant Lives et Crip Camp – diffu-
sés sur Kanopy et Netflix dans les mois qui ont
suivi le soulèvement de 2020 pour que les vies
des Noir·e·s comptent – montrent comment
des militant·e·s pour les droits des handi·e·s
ont lutté pour la désinstitutionnalisation et les
droits civiques (ce qui a conduit à l’adoption de
­l’American Disabilities Act de 1990). « Disability
Justice – A Working Draft », de Patty Berne, et
« This Is Disability Justice », de Nomy Lamm,
racontent la transition de la lutte pour les droits
des personnes handies à celle de la justice handie,

144
un mouvement intersectionnel centré sur les
personnes de couleur queer, transgenres et non
binaires24. Of Unsound Mind propose une chro-
nologie de la psychiatrie et de ses liens avec les
prisons et la police, ainsi qu’une histoire des
avancées radicales en psychiatrie25. Les archives
de Madness Network News retracent l’histoire de
notre travail militant, notamment la lutte contre
les hôpitaux psychiatriques, et son blogue récem-
ment ressuscité ainsi que sa plateforme de médias
sociaux s’intéressent à l’actualité du mouvement,
à l’image du podcast Madness Radio.
« Envisager [la désinstitutionnalisation]
comme une histoire de pratiques (entre autres)
abolitionnistes me permet d’affirmer que [celle-ci]
n’est pas seulement un processus historique,
mais une logique », écrit Liat Ben-Moshe dans
Decarcerating Disability. « Des gens se sont bat-
tus pour cette cause et ont gagné. C’était, et cela
reste, un processus difficile, mais il s’agit aussi
d’un exemple édifiant de réussite. » Cette histoire
mérite d’être connue des abolitionnistes.

Stratégies d’organisation
(et fausses solutions)
Quelles leçons pouvons-nous tirer de la désins-
titutionnalisation – quelles méthodes se sont

24. Berne, « Disability Justice », loc. cit. ; et Nomy Lamm,


« This Is Disability Justice », The Body Is Not An Apology,
2 septembre 2015.
25. « A Timeline of Psychiatry in the United States » et
« Timeline of Ruptures in the History of Psychiatry »,
Of Unsound Mind, s. d.

145
révélées efficaces, et où avons-nous échoué ? La
participation des personnes folles, handies et de
leurs communautés aux luttes pour l’abolition
de la prison et de la police nous oblige à revoir
nos objectifs, car toute « solution » qui libère des
gens de prison pour les enfermer ensuite dans
des hôpitaux est inacceptable. Comme l’écrit Liat
Ben-Moshe :

De récentes critiques de l’isolement carcéral et des


établissements de haute sécurité (où des personnes
détenues sont placées en isolement dans une cellule
de la taille d’un placard vingt-trois heures par jour
durant des mois, voire des années) réclament un
dépistage des problèmes de santé mentale et exigent
que celles et ceux qui en souffrent ne soient pas sou-
mis•e•s à ce type de confinement. Ces revendications
pourraient servir de base à une coalition regroupant
les abolitionnistes du système carcéral et les défen-
seurs des fous et des handis. Mais la libération de
prison de certaines populations aboutit souvent à
leur réincarcération dans d’autres institutions ou par
d’autres moyens, dont le traitement sans consente-
ment et la détention illimitée dans des centres de
détention, des hôpitaux psychiatriques ou des ser-
vices de psychiatrie médico-­légale.

De la même manière, les brochures (ou les poli-


tiques) qui proposent des solutions de rechange au
911 doivent faire l’objet de recherches rigoureuses
avant d’être diffusées. Si les faits démontrent que
l’hospitalisation forcée accroît en réalité la pro-
babilité qu’une personne tente de mettre fin à ses

146
jours26, de nombreuses lignes et services SMS de
prévention du suicide – notamment la National
Suicide Prevention Lifeline – répondent aux
« préoccupations de sécurité » conformément à
une logique carcérale. Autrement dit, si vous par-
lez trop de votre envie de mourir, la personne à
l’autre bout du fil risque de prévenir la police (ou
les services d’urgence, qui sont souvent accompa-
gnés de la police). Il en va de même pour la plupart
des équipes mobiles d’intervention d’urgence, que
l’on a présentées à titre de « solution » pour réfor-
mer la police durant le soulèvement de 2020 pour
que les vies des Noir·e·s comptent. Voilà qui est
préoccupant, car la police tue régulièrement des
gens – dont Miles Hall et Patrick Warren Sr. – en
procédant à de prétendues « visites pour vérifier
que tout va bien ».
Les lignes de réconfort animées par des pairs
qui ont eux-mêmes déjà reçu des diagnostics psy-
chiatriques sont moins susceptibles de faire appel
à la police. Le service d’entraide téléphonique de
la Wildflower Alliance « ne recueille pas de ren-
seignements personnels, ne réalise pas d’évalua-
tion et ne prévient ni les services d’urgence ni la
police27 ». De même, la Trans Lifeline – animée
par et pour des personnes transgenres et non
binaires – n’appelle pas la police sans consente-
ment préalable. Toutefois, les pratiques varient :
en cas de doute quant à savoir si une ligne de

26. Simons, « Involuntary Hospitalization Increases Risk


of Suicide, Study Finds », loc. cit.
27. « Peer Support Line », Wildflower Alliance, s. d.

147
réconfort collabore avec la police et dans quelles
circonstances, mieux vaut demander.
Dans notre combat contre les systèmes carcé-
raux, il convient de rejeter les fausses solutions,
qui prospèrent grâce à notre manque d’imagina-
tion et de capacité à rêver. Mais quelles sont les
vraies solutions ? En s’inspirant de la façon dont
les abolitionnistes ont orienté le débat public vers
la question de l’abolition de la police et de la prison
ces dernières années, les personnes folles, handies
et leurs communautés peuvent déployer des tac-
tiques similaires pour promouvoir leurs luttes aux
côtés de ces mouvements.
Des abolitionnistes se sont toujours mobili-
sé·e·s et livré·e·s à des analyses critiques autour
de la folie et du handicap – parmi les exemples
actuels, citons Mental Health First, projet d’in-
tervention d’urgence mis sur pied par l’Anti-­
Police Terror Project à Oakland et à Sacramento
(Californie) après des années de lutte pour la
libération des Noir·e·s. Mais de nombreux défen-
seurs des fous demeurent peu au fait de l’histoire
abolitionniste, et vice-versa. Celles et ceux d’entre
nous qui militent de façon isolée au nom des fous
doivent se demander ce qu’ils peuvent apporter
aux luttes plus larges pour l’abolition et ce que
celles-ci ont à leur apprendre. Peut-on proposer
des formations « Connaissez vos droits » visant à
éviter les violences policières et l’hospitalisation
forcée ? Quelles initiatives de solidarité avec les
personnes détenues – notamment les campagnes
de sensibilisation et les programmes d’envoi de
livres dans les prisons – peut-on mettre en œuvre

148
à destination des gens incarcérés dans des hôpi-
taux d’État ? Nous pourrions renforcer les liens
entre les personnes hospitalisées et les gens qui
se trouvent « dehors », en soutenant également les
personnes soumises à un traitement sur ordre d’un
tribunal, à la terreur policière, etc.
Encourageons les échanges entre les mouve-
ments en soumettant des rapports sur nos activités
à des sites d’actualités indépendants comme It’s
Going Down – et en invitant leur rédaction à solli-
citer activement ces contributions. Les personnes
folles, handies et leurs communautés peuvent
participer à des campagnes de harcèlement télé-
phonique contre l’administration pénitentiaire, et
les militants anticarcéraux appuyer des initiatives
comme le programme Shield de MindFreedom,
qui mobilise le public en soutien aux personnes
hospitalisées de force.
En contexte psychiatrique, un·e patient·e qui ne
coopère pas avec son plan de traitement est quali-
fié·e de « réfractaire ». Nous devenons réfractaires
quand nous refusons de croire aux récits du capi-
talisme racial et que nous commençons à rêver
d’un autre monde. Collaborer avec des mouve-
ments pour l’abolition de la prison et de la police
nous permet de nous attaquer aux fondements de
la logique carcérale et de contribuer à des efforts
collectifs visant à abolir les systèmes de violence,
d’exploitation et de contrôle partout où ils existent.

Espaces autonomes et imagination


Depuis les années 1970, les personnes folles, han-
dies et leurs communautés créent leurs propres

149
espaces autogérés. Ces espaces abolitionnistes
ont toujours été au cœur du combat pour la désins-
titutionnalisation. Les programmes de « soutien
par les pairs » actuels sont souvent intégrés au
système institutionnel de soins en santé men-
tale et à son service, mais des espaces autogérés
comme la Wildflower Alliance, dans l’ouest du
Massachusetts, demeurent exempts de supervi-
sion ou de contrôle clinique.
Les membres de la Wildflower Alliance, dont
son personnel, ont tous déjà connu la folie, les
troubles psychiatriques, le traumatisme, l’itiné-
rance ou la dépendance, parmi d’autres épreuves.
La communauté propose des espaces où les gens
peuvent se retrouver, utiliser un ordinateur ou
faire de l’exercice. Des groupes de soutien ani-
més par des pairs, comme Alternatives to Suicide,
permettent à ces personnes de parler librement
de leurs expériences sans craindre que quelqu’un
n’alerte la police. (Nombre de ces groupes ont
commencé à se réunir en ligne durant la pandémie
et restent accessibles via Zoom28.)
La Wildflower Alliance gère en outre une mai-
son de répit baptisée Afiya, qui sert de solution de
substitution à l’hospitalisation psychiatrique29. À
la différence des environnements cliniques tradi-
tionnels, personne ne prend de notes ou n’établit
de plan de traitement pour vous, le personnel
d’Afiya estimant que l’autodétermination est fon-
damentale pour la guérison. Tous les espaces et

28. « Online and Phone Support », Wildflower Alliance, s. d.


29. « Afiya Peer Respite », Wildflower Alliance, s. d.

150
groupes animés par la Wildflower Alliance, dont
Afiya, sont offerts gratuitement à la communauté.
Bâtir des espaces comme la Wildflower
Alliance constitue un aspect fondamental de
l’abolition, mais nous n’avons pas toujours besoin
d’un espace autonome à proximité pour instaurer
un mode de guérison non hiérarchique dans nos
relations. Pendant la pandémie de coronavirus,
Elliott Fukui a proposé divers outils pour « survivre
ensemble à l’apocalypse », notamment la création
d’équipes ou de cellules permettant à des ami·e·s
de s’entraider dans les moments de crise30. Le
modèle International Peer Support, fondé sur la
réciprocité et le respect, propose également des
façons non coercitives de répondre à la détresse
et à d’autres situations difficiles.
Le capitalisme racial génère des structures
de pouvoir basées sur le profit – « aider » devient
alors un métier plutôt qu’une composante natu-
relle de nos communautés. Tout en veillant à ne
pas endosser le rôle du « héros » volant au secours
des personnes qui vivent des expériences éprou-
vantes, nous devons rejeter le récit qui veut que
seuls les « experts » disposent des compétences
pour aider les gens. La révolution commence au
cœur même de nos relations, ici et maintenant,
et consacrer du temps à nos ami·e·s dans les
moments difficiles est essentiel à la construction
d’un monde meilleur.

30. Elliott Fukui, « Surviving the Apocalypse Together!


A Mutual Aid Safety and Wellness Planning Template for
COVID-19 », Mad Queer Organizing Strategies, s. d.

151
Les personnes folles et leurs mouvements
remettent également en cause les récits dominants
en matière de pathologie. Au sein du Hearing
Voices Network, par exemple, on trouve de nom-
breuses personnes qui ont des hallucinations audi-
tives ou visuelles, mais sans que ces expériences
soient attribuées à un « diagnostic » particulier.
La solidarité avec les personnes folles consiste à
les encourager à définir elles-mêmes leurs expé-
riences et à décider de façon autonome du cours
de leur vie. Elles peuvent par exemple choisir de
prendre des médicaments psychiatriques ou non.
Des ressources comme le Guide pour décrocher
des médicaments psychotropes en réduisant les effets
nocifs31 aident les gens qui souhaitent cesser ou
réduire leur prise de médicaments.

Communautés et guérison
Les mouvements sont rongés par des problèmes
comme l’épuisement individuel et l’emprise de
militant·e·s toxiques. S’il ne fait aucun doute
que nos mouvements doivent accorder une plus
grande place à la guérison, le « soin de soi » ne
saurait constituer une solution. Le soin de soi est
un produit du capitalisme racial, qui conçoit des
« outils » pour aider les employé·e·s surmené·e·s
à gérer le stress, mais sans jamais remonter à ses
causes profondes. À la place du soin de soi, nous
proposons une culture de soins collectifs. Comme
l’écrit Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha dans
31. Will Hall, Guide pour décrocher des médicaments
psychotropes en réduisant les effets nocifs, The Icarus Project /
Freedom Center, s. l., 2013 [2012].

152
« A Not-So-Brief Personal History of the Healing
Justice Movement » :

Les soins collectifs impliquent de bâtir des organisa-


tions où les gens peuvent être malades, tristes, plus
lents, avoir des besoins ou arriver en retard à cause
d’une panne d’autobus ; où il y a de la nourriture aux
réunions, où des gens travaillent de la maison sans
devoir se justifier. [Où] notre façon de fonctionner
tient compte de la réalité des femmes de couleur
handies, qui sont souvent obligées de travailler alors
qu’elles sont alitées, au chevet de leurs enfants ou se
sentent trop dingues pour sortir ce jour-là. Où nous
prenons soin les unes des autres et n’abandonnons
personne32.

Parallèlement à cette conception des soins collec-


tifs émerge le modèle social du handicap, diamé-
tralement opposé au modèle médical. Dans son
entrevue avec Cory Silverberg, Patricia Berne
explique que « le modèle médical du handicap
suppose que le “problème” se situe dans les corps,
et que la solution consiste à modifier ou à éliminer
nos corps33 ». À l’inverse, le modèle social du han-
dicap postule que les obstacles à l’accessibilité ne
se situent pas à l’échelle individuelle, mais que ce
sont la culture validiste et le capitalisme racial qui
créent le handicap.

32. Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, « A Not-So-Brief


Personal History of the Healing Justice Movement, 2010-
2016 », MICE, no 2, automne 2016.
33. Cory Silverberg, « To Do in October: Sins Invalid 2009 »,
Sins Invalid, 24 septembre 2009.

153
Pour rendre nos espaces militants plus propices
à la guérison, tendez la main à vos camarades
folles et handies ! Ce ne sont pas les ressources
qui manquent. Sins Invalid a publié des guides
intitulés « Access Suggestions for Public Events »
et « Access Suggestions for Mobilizations », qui
visent à favoriser l’accessibilité au sein de nos
mouvements. « Invitez-nous, élaborez des straté-
gies avec nous, faites-nous profiter de vos aptitu-
des et de vos atouts », conseille ce dernier. « Ne
nous oubliez pas. Nous sommes indispensables
pour ce mouvement et l’avenir que nous construi-
sons ensemble. »
Nous invitons les mouvements sociaux qui
souhaitent – ou doivent – s’investir davantage
dans l’abolition, la justice pour les personnes
handies et les luttes contre l’oppression psy-
chiatrique à étudier notre histoire. Parlez de ce
que vous avez appris à vos camarades et encou-
ragez les blogues, les podcasts, les infoshops et
les librairies du mouvement à relayer nos luttes.
Profitons mutuellement de nos tactiques, de nos
expériences et de nos succès et échecs collectifs.
Luttons ensemble pour la libération. N’attendons
pas que le reste du monde change – inventons un
avenir abolitionniste, ici et maintenant, dans nos
relations, nos mouvements et nos communautés.
Pour un monde sans prisons, police ni services
psychiatriques !
La police au
service de l’ordre
sexuel capitaliste
Perspectives de travailleuses du sexe
pour l’abolition de la police

Adore Goldman et Melina May

L es violences faites aux femmes sont géné-


ralement un des premiers motifs invoqués
pour justifier le rôle de la police et de l’ensemble
du système pénal. Dans le cas du travail du sexe,
c’est plus particulièrement sous le couvert de sau-
ver les victimes d’exploitation. Certes, les travail-
leuses du sexe (TDS) subissent diverses formes
bien réelles de violence dans leur travail, de sur-
croît une violence à caractère genré, racialisé et
de classe : les TDS pauvres, racisées, migrantes,
autochtones, trans et qui travaillent dans la
rue sont plus susceptibles d’en être les cibles et
d’en subir les formes les plus graves1. Toutefois,

1. Nora Butler Burke, « Double Punishment: Immigration


Penality and Migrant Trans Women Who Sell Sex », dans Elya
M. Durison, Emily van der Meulen et Chris Bruckert (dir),
Red Light Labor: Sex Work Regulation, Agency and Resistance,
Vancouver, UBC Press, coll. « Sexuality Studies », 2018, p. 203 ;

155
r­ arement questionne-t-on les réelles capacités du
système pénal et de la police en particulier à pro-
téger les TDS.
Pourtant, sous prétexte de sauver les TDS,
les différentes lois régissant l’industrie du sexe
accroissent plutôt leur répression, particulière-
ment pour les plus précaires d’entre elles. Main
dans la main avec les forces de l’ordre, les services
sociaux participent activement à l’application de
ces mesures répressives en s’appuyant sur des pré-
occupations et des approches psychologisantes
néfastes pour les TDS.
En tant que TDS et militantes au Comité
autonome du travail du sexe (CATS), nous nous
opposons à cette logique de criminalisation, nous
revendiquons la reconnaissance de notre statut de
travailleuse ou travailleur et joignons nos voix à
celles qui réclament l’abolition de la police.

La madone et la putain : organisation


capitaliste de la sphère domestique
et répression du travail du sexe
Pour garantir la reproduction de la force de tra-
vail nécessaire au capital, le travail sexuel, comme
l’ensemble du travail domestique, a longtemps
été (et est encore trop souvent) un devoir que les
femmes doivent remplir par amour, mais sans
plaisir et, surtout, sans rémunération. Deux arché-
types coexistent : la femme respectable et honnête
d’un côté, la dévergondée et la déviante de l’autre.
et Naomie Gelper, « Criminaliser les clients ne protège pas
les travailleuses du sexe, selon une étude récente », Métro,
28 janvier 2021.

156
Historiquement, les élites médicales et la police
ont collaboré pour réprimer les travailleuses du
sexe, sous le prétexte de combattre les maladies
vénériennes2.
Si aujourd’hui le travail domestique n’est plus
confiné à la sphère privée, les emplois qui y sont
liés demeurent néanmoins dévalorisés, sous-
payés et largement féminisés. Les coupes budgé-
taires dans les services publics (garderies, écoles,
hôpitaux) aggravent des conditions de travail déjà
difficiles. De plus, une part grandissante du tra-
vail domestique (comme les soins aux aîné·e·s)
qui revenait auparavant aux femmes blanches est
assurée par des femmes migrantes et racisées.
Mais plutôt que d’offrir des conditions de tra-
vail décentes dans les services où sévit notamment
la pénurie de main-d’œuvre, l’État-employeur
préfère criminaliser celles qui se tournent vers
le travail du sexe pour échapper à la précarité. À
titre d’exemple, le cas des restrictions d’âge pour
travailler dans les bars de strip-tease au Texas en
2021 est particulièrement évocateur. Alors que
les mesures financières d’urgence associées à la
pandémie de la COVID-19 prenaient fin, le gou-
verneur texan Greg Abbott a signé une loi faisant
passer l’âge légal de 18 à 21 ans pour travailler
dans ces établissements, laissant des centaines
de jeunes femmes sans emploi3. Si cette loi est

2. Silvia Federici, « Origines et développement du travail


sexuel aux États-Unis et en Grande-Bretagne », dans
Le capitalisme patriarcal, Paris, La fabrique, 2019, p. 143-171.
3. Sabra Ayres, « New Law Puts Hundreds Out of a Job at Texas
Strip Clubs », Spectrum News 1, 21 juin 2021.

157
censée combattre le trafic d’êtres humains, elle
sert surtout, selon la strip-teaseuse et militante
pour les droits des TDS Marla Cruz, à orienter
ces travailleuses vers des emplois de service, plus
précaires et mal payés, pour pallier le manque d’ef-
fectifs accentué par la pandémie4. Cruz rappelle
d’ailleurs que la criminalisation de la prostitution
permet de justifier, au nom de la lutte contre le tra-
fic sexuel5, des descentes policières dans les bars
de strip-tease, qui sont pourtant légaux.

La police au service des frontières


Les politiques d’immigration canadiennes ont
historiquement fermé les frontières aux TDS en
interdisant ouvertement l’entrée dans le pays à
certaines catégories de personnes. Ainsi, la Loi
de l’immigration chinoise de 1885 interdisait aux
femmes chinoises présumées prostituées d’entrer
dans le pays.
De nos jours, les personnes migrantes qui
travaillent dans l’industrie du sexe sont souvent
les premières cibles des descentes policières. En
effet, selon la Loi sur l’immigration et la protec-
tion des réfugiés, les personnes sans statut de
résidence permanente peuvent être détenues et
déportées pour avoir travaillé dans l’industrie du
sexe, y compris dans ses secteurs légaux (bars
de strip-tease et salons de massage licenciés). Si

4. Marla Cruz, « Marla Cruz on Laws That Impact Strippers »,


Peepshow Podcast, épisode 96, 1er juin 2021.
5. Marla Cruz, « A Stripper’s Case for the Full
Decriminalization of Sex Work », Sex Worker Socialism, 8 mai
2021.

158
ces activités sont largement considérées comme
des vecteurs d’exploitation et de trafic sexuel, les
mauvaises conditions de travail des personnes
migrantes dans l’industrie alimentaire ou le travail
domestique semblent moins susciter la réproba-
tion et l’inquiétude.
En mai 2022, la ville de Newmarket (Ontario)
a adopté une nouvelle classification des licences
pour les salons de massage dans le but d’enrayer
l’industrie du sexe. Les propriétaires sont désor-
mais tenus de prouver que les employé·e·s offrant
des services de massage non thérapeutiques ont
reçu une formation dans une institution accré-
ditée. Le maire de la ville a expliqué vouloir se
débarrasser de l’industrie du sexe parce qu’elle
serait « contraire aux valeurs » de la ville6.
Butterfly, un organisme qui défend les droits des
TDS migrantes et asiatiques, a accusé le règle-
ment de « perpétuer le racisme systémique et les
difficultés injustes que vivent les femmes asia-
tiques non anglophones et à faible revenu en les
empêchant de travailler dans les établissements
de soins corporels7 ». Ajoutons que ce règlement
augmente les pouvoirs des policiers et des inspec-
teurs municipaux dans la surveillance des salons
de massage. Selon un sondage mené auprès d’une
soixantaine de masseuses à Toronto, leurs princi-
pales craintes sont les descentes policières et les

6. Jessica Owen, « Sex Work in Massage Parlours Rubs


Newmarket Councillors Wrong Way », Newmarket Today,
3 mai 2021.
7. « Town of Newmarket: End Racism Against Asian Massage
Businesses and Workers », Butterfly, s. d.

159
inspections (65,5 %), et de recevoir une amende
ou d’être inculpée d’un crime (44,8 %)8. En effet,
les masseuses peuvent recevoir des amendes pour
toutes sortes de motifs : verrouiller la porte de leur
salle de massage, porter des vêtements jugés non
« professionnels », ne pas tenir de registre des
clients ou utiliser une table de massage défraîchie.
Les descentes et les fouilles policières donnent
souvent lieu à des abus de pouvoir et plusieurs
TDS affirment avoir subi des humiliations, de la
discrimination et des agressions sexuelles9.
Les tactiques policières de profilage racial
servent également à ­l’Agence des services fron-
taliers du Canada (ASFC) pour expulser du ter-
ritoire les personnes migrantes racisées jugées
indésirables et dangereuses pour l’ordre public.
L’histoire de Lucy et Niki, qui partageaient un
appartement où elles travaillaient également, en
est un triste exemple10. Un jour, alors que Niki se
faisait agresser par un client, la voisine qui l’enten-
dait crier a appelé la police qui, une fois sur place,
a contacté l’ASFC. Résultat : les deux femmes
ont été arrêtées et, finalement, déportées. Niki
parce qu’elle était sans statut depuis le rejet de sa
8. Elene Lam, Survey on Toronto Holistic Practitioners’
Experiences with Bylaw Enforcement and Police, Toronto,
Butterfly / Coalition Against Abuse By Bylaw Enforcement /
Canadian HIV/AIDS Legal Network / Holistic Practitioners
Alliance, 2018.
9. Ibid.
10. Cette histoire est l’un des 18 récits de TDS migrantes
relatés dans Elene Lam, Behind the Rescue: How Anti-Trafficking
Investigations and Policies Harm Migrant Sex Workers, Toronto,
Butterfly, 2018.

160
demande d’asile, et Lucy parce que les autorités
l’ont accusée de trafic de personne, puisqu’elle
aurait aidé Niki à promouvoir ses services et à
transférer de l’argent dans son pays d’origine.
Si beaucoup se soucient des traumatismes
vécus par les TDS dans l’industrie du sexe, peu
s’inquiètent du sort des TDS migrantes qui se
retrouvent détenues, qu’elles soient finalement
libérées ou déportées. Ces dernières sont sou-
mises au pouvoir arbitraire des policiers et agents
frontaliers, qui décideront laquelle est une victime
à sauver et laquelle est une criminelle à arrêter.
Compte tenu du racisme qui prévaut dans les
forces de l’ordre, les femmes racisées et pauvres
risquent beaucoup plus de tomber dans la seconde
catégorie. Ainsi, la criminalisation du travail du
sexe donne plus de pouvoir à la police, ce qui veut
dire plus de femmes noires, latinas et asiatiques
derrière les barreaux.

Rescue industry : criminaliser


les TDS pour les… sauver !
L’amalgame entre traite sexuelle et travail du sexe
met en danger les TDS. En effet, il en découle
dans plusieurs pays des lois qui se réclament du
modèle dit « nordique », dont le but est d’éliminer
la demande des clients et de criminaliser les « tra-
fiquants » au nom de l’égalité entre les hommes
et les femmes. Au Canada, la Loi sur la protection
des collectivités et personnes victimes d’exploita-
tion, adoptée en 2014, interdit, dans certains lieux
publics, de communiquer pour offrir ses services
sexuels, de se procurer des services sexuels, de

161
profiter matériellement du travail du sexe et de
promouvoir les services d’autrui. Cette loi crimi-
nalise ceux qui achètent des services sexuels et
ceux qui en profitent, c’est-à-dire les chauffeurs,
les patrons, mais aussi des partenaires amou-
reux des TDS (pour avoir profité de leur travail).
Ce modèle permettrait aux forces de l’ordre de
cibler les personnes « trafiquées » pour les libé-
rer des réseaux de proxénétisme, et ne crimina-
liserait apparemment pas les TDS. Mais dans les
faits, les TDS sont bel et bien criminalisées et ce
modèle a des impacts négatifs bien documentés
sur la qualité de vie des personnes que l’on prétend
« sauver »11.
Depuis les années 1980, les campagnes et les
organisations contre la traite des femmes se mul-
tiplient et sont massivement financées. En 2012,
les 36 organisations les plus importantes de ce
qu’Anne Elizabeth Moore appelle l’« American
rescue industry » se partageaient un budget annuel
de 1,2 milliard de dollars12, dont 45 % provenaient
d’agences gouvernementales et 37 % d’individus
et de fonds privés. Certaines de ces associations
collaborent avec les forces de l’ordre et avouent
même former et déployer des groupes d’infiltra-
tion et de sauvetage armé. Comme le souligne

11. Voir notamment la série de fiches de renseignement


produite par ­l’Alliance canadienne pour la réforme des lois
sur le travail du sexe sur les impacts de la criminalisation :
Infosheets: Impacts of Sex Work Laws (PCEPA).
12. Anne Elizabeth Moore, « The American Rescue Industry:
Toward An Anti-Trafficking Paramilitary », Truthout,
8 avril 2015.

162
Anne Elizabeth Moore, on nomme ce type de
groupes de civils armés « organisations paramili-
taires ». Il s’agit à tout le moins de « vigilantisme »,
c’est-à-dire de pratiques qui consistent à appliquer
soi-même la loi (ou « sa loi »).
Les gouvernements allouent des sommes
astronomiques au développement et à l’implan-
tation de politiques qui augmentent les capaci-
tés de la police à surveiller, à cibler et à arrêter
les TDS. Au Canada, le gouvernement a alloué
un budget de 75 millions de dollars à la Stratégie
nationale de lutte contre la traite des personnes
entre 2019 et 202413. Depuis 2014, l’opération
Northern Spotlight, dirigée par le Centre natio-
nal de coordination contre la traite de personnes
de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), en
collaboration avec les services de police à travers
le pays, est devenue une stratégie pangouverne-
mentale de surveillance des TDS. Les policiers
n’hésitent pas à employer des tactiques franche-
ment trompeuses, comme écrire à des TDS sur les
sites d’annonces pour leur donner un rendez-vous
où, à leur arrivée sur les lieux, elles sont accueil-
lies par des policiers et une travailleuse sociale
prétendant être là pour les sauver14. Une TDS a
notamment témoigné que des policiers à qui elle
venait d’expliquer qu’elle n’était pas trafiquée ont

13. Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes


2019-2024, Ottawa, Sécurité publique Canada, 2019.
14. Sandra Ka Hon Chu, Jenn Clamen et Tara Santini,
The Perils of “Protection”: Sex Workers’ Experiences of Law
Enforcement in Ontario, Toronto, Réseau juridique canadien
VIH/sida, 2019.

163
quand même tenté de la convaincre de sortir de
l’industrie du travail du sexe15.
Bien que les lois en vigueur au Canada soient
censées s’appliquer partout uniformément, les
stratégies et les directives varient selon les auto-
rités régionales et municipales. En mai 2021, le
gouvernement ontarien a annoncé l’adoption de la
loi 251, qui permet aux services de police d’obtenir,
sans aucune ordonnance du tribunal, des informa-
tions sur les clients d’hôtel et potentiellement les
locations de type Airbnb s’il existe des motifs rai-
sonnables de croire qu’une personne est trafiquée.
Comme l’ont souligné 70 groupes de défense de
droits des TDS dans une déclaration commune,
« [c]es pouvoirs supplémentaires d’application de
la loi renforcent la confusion entre le travail du
sexe et la traite des êtres humains, et, ce faisant,
permettent à la police de criminaliser davantage
les travailleur·euse·s du sexe16 ».
À Montréal, le programme RADAR du Service
de police de la Ville de Montréal (SPVM), lancé
en 2019, offre aux milieux hôteliers et aux ser-
vices de transport des séances de sensibilisation
lors desquelles il « propose différentes fiches de
renseignements sur les signes à reconnaître pour
détecter la traite de personnes à des fins d’exploi-
tation sexuelle selon les types de fonctions occu-
pées par le personnel17 ». Pendant le Grand Prix

15. Ibid.
16. « Cesser l’expansion secrète des services de police par le
gouvernement Ford », Butterfly, s. d.
17. « “RADAR” : les services policiers du Grand Montréal
lancent un nouveau programme pour lutter contre

164
de Formule 1 de 2019 où, comme chaque année,
la panique autour de la traite des personnes est
à son comble, des policiers ont procédé à une
descente au Café Cléopâtre pour interroger les
strip-teaseuses présentes. Au cours de leur inter-
vention, ils ont photographié leurs tatouages sous
le prétexte de pouvoir mieux les identifier si elles
étaient retrouvées mortes18. C’est dans le même
esprit qu’à l’été 2022, le comité Un trop grand prix
pour les femmes et les filles, formé entre autres
par la Concertation des luttes contre l’exploita-
tion sexuelle (CLES) et financé par le gouverne-
ment du Québec, lance une campagne visant à
« passer le message que payer pour du sexe est
illégal au Canada19 ». Le SPVM, par ailleurs doté
d’une section Exploitation sexuelle et moralité,
par­tage évidemment cette approche censée
d’abord viser les clients, mais dont les TDS sont
les premières à faire les frais.
Si la police et les organisations antitraite
redorent leur image avec de coûteuses cam-
pagnes de communication qui maquillent les
conséquences néfastes de leurs approches, elles
soutiennent concrètement très peu la réhabi-
litation des victimes réelles de trafic humain
qu’elles prétendent pourtant sauver. Parmi les

l’exploitation sexuelle », communiqué de presse, SPVM,


28 mai 2019.
18. Matthew Gilmour, « Sex Workers Claim Police Are Keeping
a Database in Case They “Turn up Dead” », CJAD 800,
7 juin 2019.
19. « Une campagne de sensibilisation ciblant les clients de
la prostitution », communiqué de presse, CLES, 7 juin 2022.

165
36 organisations étudiées par Anne Elizabeth
Moore, seulement un tiers offrent des services
juridiques, 11 % de l’assistance médicale et 8 %
un logement sûr20. En France, où le modèle nor-
dique est également appliqué, les TDS peuvent
prétendre aux allocations pour un « parcours de
sortie », mais le montant s’élève à seulement
330 euros par mois (environ 430 dollars cana-
diens). Et le processus est dangereux pour cer-
taines TDS migrantes, dont les réseaux peuvent
menacer leur famille restée à l’étranger. Enfin,
s’il est possible d’accéder à un titre de séjour tem-
poraire, ce dernier est quasi impossible à obtenir,
puisqu’il est soumis aux quotas d’immigration et
parce que les TDS doivent prouver qu’elles ont
arrêté la prostitution21.

Services sociaux et TDS : entre


répression et psychiatrisation
Les services sociaux jouent un rôle répressif à
l’égard des TDS. Les mères sont particulièrement
exposées à la remise en question de leurs compé-
tences parentales en raison de leur métier, entre
autres lors de conflits de séparation arbitrés par
l’État. Elles ont fréquemment affaire aux services
de protection de la jeunesse, alors que leur métier
est souvent ce qui leur permet d’offrir une certaine
qualité de vie à leur famille. Le cas de Jasmine

20. Moore, « The American Rescue Industry », loc. cit.


21. Sylvain Bouchon, « Contester un refus de parcours de
sortie de la prostitution », LegaVox, 19 avril 2022 ; Océan,
« Agir », La politique des putes, épisode 9, Nouvelles Écoutes,
mars 2020.

166
Petite est particulièrement révélateur : TDS sué-
doise, militante et mère, elle a été assassinée par
le père de son enfant lors d’une visite supervisée
après que les services de protection de la jeunesse
lui eurent retiré la garde de ses enfants à cause de
son métier. Elle avait pourtant fait part au juge de
la dangerosité de son ex-mari22.
Pour les peuples autochtones du Canada, les
services de protection de la jeunesse sont une
continuation du système colonial des pensionnats
autochtones23, ce qu’illustre le cas de Stéphanie
Iancy Brazeau, militante Anishnaabe-Kwe. Elle
a été placée dans des familles allochtones dès
l’âge de trois ans, puis, une fois adulte, elle a
perdu la garde de son enfant pendant quatre
mois à la suite d’un épisode de violence conju-
gale24. Les TDS autochtones mères sont à l’in-
tersection de plusieurs rapports de domination
coloniaux et racistes, qui leur sont d’autant plus
dommageables.
Dans un contexte de substitution de la sphère
pénale par celle du psychosocial, la psychopatho-
logisation des TDS fait fi des besoins économiques
de celles qui pratiquent ce métier, mais aussi de
leurs besoins vitaux, le travail du sexe pouvant
être une façon de sortir d’un milieu (conjugal,
familial ou social) violent. Quand une TDS subit

22. Ovidie, Là où les putains n’existent pas, Arte France, 2018,


56 minutes.
23. Daphnée Hacker-B. et Matt Joycey, « La DPJ et les
communautés autochtones », Le Devoir, 18 février 2021.
24. Delphine Jung, « C’est ma faute si j’ai perdu mon fils »,
Radio-Canada, 25 avril 2022.

167
de la violence dans son milieu professionnel, les
services policiers, judiciaires et psychosociaux
ne sont souvent d’aucun secours. Au contraire,
ils sont le lieu d’une « victimisation secondaire »,
c’est-à-dire qu’ils ajoutent des problèmes supplé-
mentaires à ceux de la victime25. En effet, les TDS
ne correspondent pas au modèle de la « parfaite
victime » et ce prétexte est régulièrement uti-
lisé pour leur retirer des ressources. Dominique
Martel, ex-­travailleuse du sexe et survivante
d’une tentative de meurtre, se bat depuis plus de
dix ans pour que les services d­ ’Indemnisation des
victimes d’actes criminels (IVAC) reconnaissent
son travail26. Sa demande d’indemnisation avait
d’abord été rejetée par l’IVAC et le Tribunal admi-
nistratif du Québec, avant que la Cour supérieure
du Québec ne juge qu’elle avait été victime d’un
acte criminel au sens de la loi. Alors que les reve-
nus de travail non déclaré sont généralement
admis par l’IVAC, celui-ci a toutefois traité son
dossier comme si elle était une personne sans
emploi et a donc fixé son indemnisation au salaire
minimum de l’époque, soit neuf dollars de l’heure.
L’expérience des TDS avec les services sociaux
devrait susciter une réflexion critique quant au
remplacement de la police par des travailleurs
sociaux et des services en santé mentale pour
gérer les conflits sociaux. Les services sociaux ont

25. Sur la victimisation secondaire par le système pénal, voir


Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison,
Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2019, p. 83.
26. Jean-François Racine, « Neuf dollars de l’heure pour une
ex-travailleuse du sexe », Le Journal de Québec, 17 février 2020.

168
souvent eu pour mission fondamentale de mainte-
nir ou de rétablir l’ordre public, main dans la main
avec la répression policière. Même les initiatives
dites « par et pour » peuvent être détournées par
l’État pour maintenir la paix sociale.

La décriminalisation : un point
de départ de la lutte contre
l’exploitation des TDS
Tant que leurs revenus et leur travail ne seront pas
considérés comme légitimes, les TDS seront tou-
jours dans la position de victimes-bénéficiaires. La
reconnaissance de leurs droits passe donc néces-
sairement par la décriminalisation complète de
leur travail.
Toutefois, l’idée que la police, le système pénal
ou les services sociaux et de santé puissent proté-
ger les TDS de la violence et de l’exploitation est
une fiction permettant de justifier la répression
de leurs activités et de leurs corps, et qui assure
leur exploitation. Comme le souligne Morgane
Merteuil, « si les travailleuses du sexe peuvent être
définies comme l’armée de réserve des femmes
exploitées dans le travail salarié, domestique, ou
le mariage, alors l’amélioration de leurs condi-
tions de travail ne peut être que bénéfique à ces
dernières27 ».
La lutte pour la décriminalisation du travail du
sexe n’est que le point de départ d’une lutte plus
large. L’État et ses institutions ne pourront jamais

27. Morgane Merteuil, « Le travail du sexe contre le travail »,


Période, 1er septembre 2014.

169
protéger les TDS, ni les femmes, ni les personnes
migrantes et racisées, tout simplement parce qu’il
est garant de l’organisation capitaliste, patriarcale
et raciste de la société. L’abolition de la police est
certes un levier pour récupérer son budget dans
l’intérêt de nos communautés, mais l’appropria-
tion des ressources de l’État doit s’accompagner
du refus de collaborer avec celui-ci. C’est l’en-
semble du système pénal et de ses structures péri-
phériques, dont les services frontaliers, qui doit
être démantelé.
II

Construire
l’abolition
Introduction
Gwenola Ricordeau

L a critique du réformisme proposée dans


la précédente section conduit à réfléchir à
la stratégie permettant de réaliser le projet abo-
litionniste, qui peut être désigné par diverses
expressions : « en finir avec [la police] », « [la]
neutraliser », « [la] supprimer », « [la] rendre
obsolète » ou encore « [la] défaire »1 – qui s’en-
tend comme « dé-faire » ou « défaire » (au sens
d’une victoire politico-­militaire). Les nuances que
recouvrent les usages de ces expressions expri-
ment des différences sur les plans stratégiques,
mais aussi d’analyses politiques. L’iconographie
des matériaux militants pour l’abolition de la
police contient beaucoup de voitures de police qui
sont principalement représentées soit incendiées,
soit envahies par la végétation, soit en train d’être
démontées par un groupe d’individus. Ces trois
représentations (destruction, abandon et démon-
tage) correspondent, métaphoriquement et un peu
schématiquement, aux trois « saveurs de l’aboli-
tionnisme » (insurrectionnaliste, autonomiste et
procédural) distinguées par la Rustbelt Abolition

1. Jérôme Baschet et al., Défaire la police, Paris, Divergences,


2021.

173
Radio2 et elles indiquent trois options straté-
giques – mais aussi leur possible, voire nécessaire,
combinaison.
La stratégie de la destruction, qu’on peut asso-
cier aux courants insurrectionnalistes, recouvre
des pratiques diverses de rébellion face à la police
qui privilégient des modes d’organisation et de
diffusion informels. Par leur nature (illégalisme et
informalité), la longue histoire de ces pratiques et
leur contribution à l’avancée de l’abolitionnisme3
sont souvent marginalisées dans les présentations
qui sont faites de l’abolitionnisme, au bénéfice de
courants bien moins offensifs à l’égard de l’insti-
tution policière – un travers auquel cet ouvrage
n’échappe pas.
La stratégie de l’abandon consiste à favori-
ser les ressources et les liens communautaires,
voire à « libérer des espaces » pour y vivre sans
police, de manière temporaire ou durable. Outre
la protection immédiate contre la police que cette
stratégie offre, en envisageant les espaces libérés
comme des « sanctuaires », elle vise également à
saper la légitimité de la police en la rendant inu-
tile ou « obsolète4 ». Cela implique entre autres
2. « Tasting Abolition », Rustbelt Abolition Radio, 12 août
2020.
3. Pour une histoire récente, voir We Fight: Three Decades of
Rebellion Against the Police, Olympia, Detritus Books, 2020.
4. L’usage de ce terme est largement inspiré par Angela
Davis (La prison est-elle obsolète ?, Vauvert, Au diable vauvert,
coll. « Les poches du Diable », 2014 [2003]). Pour une approche
abolitionniste de la police en ce sens, voir Geo Maher, A World
Without Police: How Strong Communities Make Cops Obsolete,
Londres / New York, Verso, 2021.

174
de réduire les recours à la police, en faisant par
exemple la promotion d’autres options, comme
le proposent certains sites5 ou l’application Buoy,
dont le slogan est « Call a friend, not a cop »
(Appelle un·e ami·e, pas la police). La justice
transformatrice6 peut participer de cette straté-
gie, notamment si on la pense comme un moyen
de réduire le recours à la sphère pénale et comme
un commun qu’on oppose au développement du
capitalisme et à sa marchandisation du care, de la
prise en charge des préjudices et de la résolution
des conflits.
Enfin, il y a la stratégie du démontage. Tout en
critiquant le réformisme, certains mouvements
abolitionnistes, comme #8ToAbolition ou Critical
Resistance, l’organisation abolitionniste la plus
connue des États-Unis, formulent des revendica-
tions intermédiaires et font campagne pour des
réformes dites « non réformistes »7. La tactique en
trois temps « disempower, disarm, disband » (affai-
blir, désarmer, dissoudre) relève de cette stratégie
du démontage. Elle a été abondamment popula-
risée ces dernières années à la faveur du succès
rencontré par le slogan « Defund ». Pour les aboli-
tionnistes, le définancement de la police implique
5. Par exemple, les sites One Million Experiments
(https://millionexperiments.com) et Don’t Call the Police
(https://dontcallthepolice.com).
6. Sur cette approche non punitive de la justice qui repose sur
le principe de « responsabilité communautaire », voir Gwenola
Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal,
Lux, coll. « Lettres libres », 2019, p. 190 et suiv.
7. Critical Resistance, « Police : mesures réformistes ou
mesures abolitionnistes ? », Paris-luttes.info, 21 juin 2020.

175
la réallocation de ses budgets vers d’autres sec-
teurs (santé, logement, éducation, transports
publics, environnement, etc.) ou en faveur de cer-
taines populations (les personnes non blanches,
les femmes, etc.).
Bien que le définancement de la police, conçu
comme moyen de l’affaiblir, soit une tactique
abolitionniste, elle peut être promue à des fins
non abolitionnistes, comme la rigueur budgétaire
– même si, par exemple, dans le cas des liberta-
riens, cela s’accompagne de la volonté de réduire
la sphère d’intervention de l’État. Par ailleurs, les
réformistes détournent parfois des slogans abo-
litionnistes de leur sens originel. Par exemple,
« Counselors, not cops » est inspiré de « Care not
cops ». Comme le rappelle Emma Peyton Williams,
ce slogan indiquait un besoin collectif (de care) et
ne revendiquait nullement davantage de services
d’orientation et de thérapeutes, qui, par bien des
aspects, peuvent remplir des fonctions similaires à
celles de la police8. Cette remarque peut être élar-
gie à d’autres professions, comme le travail social,
l’accompagnement en santé mentale ou l’ensei-
gnement. L’attention que porte l’abolitionnisme
à la diversité des dispositifs de surveillance, de
contrôle et de criminalisation l’amène à non pas
seulement prôner l’abolition de la police, mais de
tous ces dispositifs. Il entretient donc des liens

8. Emma Peyton Williams, « Thinking Beyond “Counselors,


Not Cops”: Imagining & Decarcerating Care in Schools »,
dans Education for Liberation Network et Critical Resistance
Editorial Collective (dir.), Lessons in Liberation: An Abolitionist
Toolkit for Educators, Chico, AK Press, 2021, p. 318-327.

176
étroits avec les luttes pour l’abolition du système
des foyers et des familles d’accueil – un système
qui, au nom de la protection des enfants, contri-
bue à la criminalisation des familles noires9 – ou
les mouvements contre la psychiatrisation (voir
p. 129).
Outre son définancement, les mouvements
abolitionnistes déploient d’autres moyens
pour affaiblir la police, comme l’opposition à la
construction d’écoles de police et aux campagnes
de recrutement de policiers ou les appels aux
centrales syndicales à ne plus affilier des syndi-
cats de policiers10. Ils luttent également pour la
réduction du périmètre d’intervention (de-task)
de la police, ce qui, en permettant d’expérimen-
ter des manières de s’en passer, peut rejoindre
la stratégie de l’abandon. Ils recourent aussi à la
tactique du boycott sous diverses formes (par
exemple, arrêt de la promotion des carrières dans
la police par des universités, arrêt de collabo-
ration avec des forces de police par des scienti-
fiques, etc.). Appartenant au répertoire classique
de l’action collective (boycott international de
­l’Afrique du Sud pendant l’apartheid, mouvement
Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre
le régime colonial d ­ ’Israël, etc.), le boycott est

9. Voir Dorothy Roberts, « Abolishing Policing Also Means


Abolishing Family Regulation », The Imprint, 16 juin 2020.
10. Ryan Hayes, « Let’s Talk About Police in Our Unions:
An Abolitionist Approach to Decent Work for All », dans Shiri
Pasternak, Kevin Walby et Abby Stadnyk (dir.), Disarm, Defund,
Dismantle: Police Abolition in Canada, Toronto, Between the
Lines, 2022, p. 52-58.

177
régulièrement employé par les mouvements abo-
litionnistes contre le complexe carcéro-industriel
(par exemple, contre Sodexo, un acteur important
du marché de la prison).
La métaphore du démontage appelle une
remarque : abolir la police ne consiste pas à la
« remplacer ». On a évoqué l’aberration que
serait le remplacement du travail policier par
les nouvelles technologies de surveillance (voir
p. 24). Comme l’analyse James Kilgore, les
techniques d’e-carcération contribuent essentiel-
lement à créer des « prisons en plein air », pour
reprendre l’expression du militant new-yorkais
Jazz Hayden11. Il ne s’agirait pas non plus de subs-
tituer à la police (telle qu’on la connaît) d’autres
forces de police, qu’elles soient privées ou com-
posées de volontaires – ce à quoi aspirent certains
courants d’extrême droite. Parmi les formes que
peuvent prendre les forces de police supplétives,
le vigilantisme est généralement défini comme le
fait d’exercer la loi ou un code moral en dehors
de toute procédure judiciaire légale. Le terme
recouvre donc les pratiques qui consistent à « se
faire justice » (en décidant d’une punition et en
l’exécutant, comme dans le cas du lynchage),
mais aussi à effectuer des tâches ordinairement
assurées par la police, comme le maintien de
l’ordre public, l’investigation de crimes, la traque

11. James Kilgore, Understanding E-carceration: Electronic


Monitoring, the Surveillance State and the Future of Mass
Incarceration, New York, The New Press, 2022, p. 141 ;
Graham Rayman, « Jazz Hayden and the Fight Against
Stop-and-Frisk », The Village Voice, 8 février 2012.

178
de criminels ou la dissuasion. À l’ère numérique,
ces activités (traque de pédophiles, de travail-
leuses du sexe, diffusion de l’identité de contre-
venant·e·s, etc.) sont faites à grande échelle par les
digilantes, pour reprendre le terme de Sarah Esther
Lageson12. L’histoire du vigilantisme aux États-
Unis est aussi celle des façons dont des groupes
socialement dominants, en particulier les hommes
blancs, « se font justice ». Cela invite à réfléchir
aux principes sur lesquels des groupes sociale-
ment dominés qui aspirent à l’auto-­organisation
peuvent faire reposer leur utilisation d’outils qui
ont aussi été ceux de groupes réactionnaires.

Les textes qui suivent, tout en attaquant les


mythes qu’alimente le réformisme, éclairent les
stratégies abolitionnistes en matière de police.
Alex S. Vitale propose dix manières de réduire
le périmètre d’intervention de la police dans des
domaines comme l’éducation, la santé mentale,
la circulation routière ou l’itinérance. Cameron
Rasmussen et Kirk « Jae » James analysent les
raisons pour lesquelles le travail social est volon-
tiers perçu comme une alternative acceptable à
la police et posent une question primordiale : « À
quoi pourrait ressembler un travail social aboli-
tionniste et émancipateur ? » Dylan Rodríguez
dénonce la contre-insurrection que constituent
12. Sarah Esther Lageson, Digital Punishment: Privacy, Stigma,
and the Harms of Data-Driven Criminal Justice, Oxford, Oxford
University Press, 2020, p. 91-112.

179
les campagnes réformistes comme #8CantWait.
Dans mon propre texte, j’exhorte, à l’occasion
d’une mobilisation, en France, contre une réforme
donnant davantage de pouvoir à la police, à en
finir avec la « foire réformiste ». Enfin, George S.
Rigakos et Mark Neocleous, dans le texte fonda-
teur du réseau de recherche Anti-Sécurité fondé
en 2011, dénoncent les dangereuses illusions
entretenues par le concept de « sécurité » et en
appellent à une « politique antisécurité ».
Dix façons
d’éviter le recours
à la police et
de rendre nos
collectivités
plus sûres1
Alex S. Vitale

L e maintien de l’ordre aux États-Unis va


trop loin. Il est devenu l’unique réponse aux
problèmes relevant de l’assistance ou de la santé
publique dans nos collectivités. Les policiers
doivent faire respecter le Code de la route et inter-
venir en cas de disputes conjugales, gérer les crises
de santé mentale et les surdoses de drogue, s’oc-
cuper des sans-abris et de la discipline à l’école.
Bien sûr, ces agents ne sont ni formés ni outillés
pour fournir le soutien nécessaire dans toutes ces

1. Publié originalement sous le titre « 10 Ways to Reduce Our


Reliance on Policing and Make Our Communities Safer for
Everyone », The Appeal, 20 juillet 2020. Traduit de l’anglais
par Pascal Marmonnier.

181
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
circonstances. Rien d’étonnant, par conséquent, à
ce qu’ils aggravent souvent la situation2.
Même au chapitre des crimes graves, la police
s’avère incapable de protéger la population. Un
agent passe moins de 4 % de son temps à enquê-
ter sur des crimes dits « violents »3, une tâche pour
laquelle la police n’est guère douée. À Chicago,
par exemple, la police résout en général quatre
meurtres sur dix4, et seulement deux sur dix
lorsque la victime est noire. La police coûte pour-
tant cher, engloutissant de larges parts des budgets
municipaux. La Ville de Chicago consacre environ
quatre millions de dollars par jour à son service
de police, une somme équivalente à cinq mois de
services en santé mentale, dix-huit mois de trai-
tement de la toxicomanie ou trente-deux mois de
programmes de prévention de la violence5.
Comme l’a déclaré David Brown, ancien chef
de la police de Dallas :

Nous exigeons trop des policiers dans ce pays. Je vous


l’assure. Nous leur demandons de résoudre le moindre
problème sociétal. Le financement en matière de
santé mentale est insuffisant ? Laissons les flics gérer
ça… Ici, à Dallas, nous avons un problème de chiens

2. Derecka Purnell, « How I Became a Police Abolitionist »,


The Atlantic, 6 juillet 2020.
3. Jeff Asher et Ben Horwitz, « How Do the Police Actually
Spend Their Time? », The New York Times, 19 juin 2020.
4. Chip Mitchell, « Chicago’s Dismal Murder Solve Rate Even
Worse When Victims Are Black », NPR, 9 octobre 2019.
5. « Chicago Police Spending Budget Strip », American Friends
Service Committee, s. d.

182
errants ; envoyons des flics leur courir après. Les écoles
faillissent à leur mission ? Les flics s’en occuperont…
c’est trop leur demander. Le but du maintien de l’ordre
n’a jamais été de résoudre tous ces problèmes6.

La police ne doit plus constituer notre seul recours


lorsque nous avons besoin de soutien. Voici dix
façons dont nous pouvons rendre nos collectivi-
tés plus sûres pour toutes et tous. Ces mesures
concrètes représentent un premier pas vers la
réduction de notre dépendance à l’égard de la
police.

1. Des spécialistes en santé mentale


et des travailleurs sociaux
Au lieu d’envoyer la police gérer des crises de
santé mentale, les municipalités devraient faire
appel à des spécialistes et à des intervenantes
sociales compétentes pour apaiser les situations
tendues et travailler auprès des populations vul-
nérables. Les policiers ne sont pas formés à ces
interactions délicates et emploient les seuls outils
à leur disposition : l’arrestation, l’enfermement et,
dans certains cas, la violence. D’après une étude,
25 % des personnes auxquelles on a diagnosti-
qué des troubles mentaux ont été arrêtées à un
moment de leur vie7 et, selon une estimation

6. Brady Dennis, Mark Berman et Elahi Ezadi, « Dallas Police


Chief Says “We’re Asking Cops too Much in This Country” »,
The Washington Post, 11 juillet 2016.
7. James D. Livingston, « Contact Between Police and People
With Mental Disorders: A Review of Rates », Psychiatric
Services, vol. 67, no 8, août 2016, p. 850-857.

183
prudente, une interaction fatale avec la police
sur quatre implique une personne traversant une
crise de santé mentale8. Certaines hésitent donc
à solliciter de l’aide, par crainte de subir une arres-
tation ou des violences.
Quantité de programmes efficaces aspirent à
réduire le contact entre la police et les personnes
dont la situation réclame une réponse thérapeu-
tique. À Denver, dans le Colorado, un programme
novateur permet à du personnel infirmier che-
vronné spécialisé en santé mentale d’intervenir
pour aider les personnes en crise signalées au
9119. San Francisco vient d’annoncer la mise sur
pied d’un programme similaire10, et Los Angeles
étudie la possibilité de dépêcher des spécialistes
non armé·e·s pour répondre aux appels relatifs à
la santé mentale et à la toxicomanie.
La population appuie ces programmes. D’après
un sondage réalisé par Data For Progress et The
Justice Collaborative Institute, 68 % des élec-
teur·rice·s se déclarent favorables à la création
d’une nouvelle agence de premiers intervenants
pour traiter les problèmes liés à la consomma-

8. Doris A. Fuller et al., Overlooked in the Undercounted:


The Role of Mental Illness in Fatal Law Enforcement Encounters,
Arlington, Treatment Advocacy Center, 2015.
9. Denver Justice Projet, « DJP Helps Launch Alternative
Public Health Emergency Response Pilot in Denver »,
communiqué de presse, 8 juin 2020.
10. Dakota Smith, « Unarmed Specialists, Not LAPD,
Would Handle Mental Health, Substance Abuse Calls under
Proposal », Los Angeles Times, 16 juin 2020.

184
tion de drogues et aux troubles mentaux qui ne
requièrent pas l’intervention de la police11.

2. Des « interrupteurs de violence »


pour réduire les violences par armes
à feu
Les programmes d’interruption de la violence pré-
voient des interventions communautaires ciblées
pour désamorcer des conflits en cours et préve-
nir la violence par arme à feu. Ces programmes
visent à faire évoluer les normes communautaires
en matière de résolution de conflit. Ils peuvent
inclure un encadrement par des pairs, une aide à
la recherche d’emploi et d’autres formes de sou-
tien communautaire. Lorsqu’ils ont été bien exé-
cutés, ces programmes se sont révélés efficaces.
À Baltimore, par exemple, ils ont entraîné une
réduction de 69 % des actes de violence graves12,
et à New York, une nette diminution des taux de
violence dans deux quartiers13.
Les interrupteurs de violence sont conscients
du fait que les victimes et les auteurs de violence
armée sont généralement issus de la même

11. Justin D. Levinson et Dawn Milam, Building Community


Based Emergency Respond Systems, San Francisco / Washington,
Data For Progress / Justice Collaborative Institute, 2020.
12. Daniel W. Webster et al., Evaluation of Baltimore’s Safe
Street Program: Effects on Attitude, Participant’s Experiences,
and Gun Violence, Baltimore, John Hopkins Center for the
Prevention of Youth Violence / John Hopkins Bloomberg
School of Public Health, 2012.
13. Sheyla A. Delgado et al., The Effects of Cure Violence in the
South Bronx and East New York, Brooklyn, New York, John Jay
Research and Evaluation Center, 2017.

185
communauté. Les autorités de police recourent
souvent à des moyens traditionnels comme la
surveillance, les fouilles corporelles, les arresta-
tions massives et les poursuites judiciaires. Elles
échouent constamment à réduire la violence. Des
études ont montré comment l’omniprésence des
forces de l’ordre au sein des communautés suscite
la méfiance, rend la police d’autant moins efficace
et peut conduire à des flambées de violence14.
Ces programmes peuvent également compter
sur le soutien du public. Data For Progress et le
Justice Collaborative Institute ont constaté que
68 % des électeur·rice·s appuient le financement
de programmes visant à former des leaders com-
munautaires à la désescalade de situations poten-
tiellement violentes15.

3. Des patrouilles non armées


Quelque 20 millions d’automobilistes ont affaire
à la police chaque année. Ces interactions se
soldent souvent par des fouilles injustifiées, des
confrontations tendues et, dans certains cas,
l’emploi de la force létale16. Prenons par exemple
l’arrestation de Sandra Bland, sommée de se ran-
ger sur le bas-côté après avoir omis de signaler un
changement de voie, et qui est morte trois jours

14. Abené Clayton, « Distrust of Police Is Major Driver of US


Gun Violence, Report Warns », The Guardian, 21 janvier 2020.
15. The Case for Violence Interruption Programs as an Alternative
to Policing, San Francisco / Washington, Data For Progress /
Justice Collaborative Institute, 2020.
16. Eric Markowitz, « The Link Between Money and
Aggressive Policing », The New Yorker, 11 avril 2016.

186
plus tard en prison17. Ces pratiques touchent de
façon disproportionnée les communautés de cou-
leur18. Les automobilistes noir·e·s ont 30 % plus
de chances d’être arrêté·e·s que leurs homologues
blanc·he·s19, et les personnes racisées sont beau-
coup plus susceptibles de subir une fouille de leur
véhicule et de voir leur argent liquide saisi que les
Blanc·he·s. Les routes n’en sont pas plus sûres
pour autant. Le taux national des décès impu-
tables aux accidents de la route est resté le même
ces dix dernières années, et rien ne prouve que les
patrouilles de police entraînent une diminution de
la conduite dangereuse ou favorisent la prudence
au volant.
Des patrouilles non armées peuvent inter-
venir en cas d’accident, diriger la circulation et
répondre à d’autres appels de service de façon plus
efficace20. Une proposition déposée à Berkeley,
en Californie, prévoit par exemple de remplacer
la police par un service municipal du transport
pourvu en fonctionnaires des travaux publics,
lesquels seraient chargés de la mise en œuvre des

17. Brian Collister, « Sandra Bland Recorded Her Own Arrest:


Watch Her Cellphone Video from the 2015 Traffic Stop »,
WFAA, 6 mai 2019.
18. Michael Gelb, « Study Finds “Persistent” Racial Bias
in Police Traffic Stops and Searches », The Crime Report,
9 juillet 2020.
19. Christopher Ingraham, « You Really Can Get Pulled Over
for Driving While Black Statistic Shows », The Washington Post,
9 septembre 2014.
20. Beau Evans, « Civilians Could Investigate Your Next
Fender-Bender, after City Green-Lights Plan », NOLA.com,
13 septembre 2017.

187
règles de stationnement et intercepteraient les
automobilistes qui ignorent un panneau d’arrêt
ou roulent la nuit avec leurs phares éteints21. Des
accidents de la circulation plus graves ne néces-
sitent pas davantage l’intervention de policiers
armés ; des agent·e·s de la circulation pourraient
être formé·e·s de manière à répondre aux infrac-
tions commises en état d’ébriété ou sous l’effet de
drogues.

4. Un contrôle civil des laboratoires


médico-­légaux
Le laboratoire médico-­ l égal, qui recueille,
conserve et traite les preuves en vue de leur uti-
lisation ultérieure au procès, met en lumière l’un
des liens les plus anciens et problématiques entre
une science défaillante et la justice pénale. Mais
les laboratoires médico-­légaux sont loin d’être
neutres ; leur création est contemporaine de celle
des forces de police, et ils s’avèrent étroitement
liés aux personnes responsables des arrestations,
des interrogatoires et des enquêtes. Ainsi, l’inter-
prétation erronée ou la mauvaise conservation
des preuves médico-­légales se trouvent au cœur
de nombreuses erreurs judiciaires22. Comme l’a
déclaré un ancien sénateur du Texas après qu’il
fut établi que la police de Houston avait bâclé

21. Kellen Browning et Jill Cowan, « How Berkeley Could


Remove the Police From Traffic Stops », The New York Times,
9 juillet 2020.
22. Matthew Clarke, « Crime Labs in Crisis: Shoddy Forensics
Used to Secure Convictions », Prison Legal News, 15 octobre
2010.

188
un examen de preuves, « lorsque les laboratoires
médico-­légaux opèrent au sein d’un service de
police, le parti pris du médecin légiste peut com-
promettre l’intégrité des résultats scientifiques23 ».
Au terme d’une étude de plusieurs années, la
National Academy of Sciences a publié un rapport
qui recommandait, entre autres réformes, l’indé-
pendance des sciences judiciaires vis-à-vis de la
police24. Conformément aux pratiques exem-
plaires, les forces de police ne devraient pas être
chargées de la collecte et de l’examen des preuves,
et les laboratoires médico-­légaux devraient agir à
titre de tierces parties indépendantes. La police
ne devrait pas assurer la conservation des preuves
requises pour obtenir une condamnation. Il
incomberait plutôt à des scientifiques civils formés
à la collecte, à la conservation et à l’examen des
preuves de diriger des laboratoires indépendants
de manière à garantir la fiabilité des résultats.

5. Des transports en commun


plus sûrs et mieux financés
À San Francisco, Boston, Portland, New York,
Chicago et ailleurs, des vidéos ont montré des
agents de la police des transports qui frappaient,
attaquaient, arrêtaient ou tasaient des usa-
ger·ère·s, quand ils ne leur tiraient pas dessus. Ces

23. Rodney Ellis, « Want Tough on Crime? Start by Fixing HPD


Lab », Chron, 5 septembre 2004.
24. Committee on Identifying the Needs of the Forensic
Sciences Community et al., Strengthening Forensic Science in
the United States: A Path Forward, Washington, The National
Academies Press, 2009.

189
actes, à l’image de la plupart des autres cas bien
documentés de meurtres ou de violences commis
par la police, visent en premier lieu les personnes
noires.
Ces agents armés ne sont pas compétents pour
assurer la sécurité dans les transports et n’y ont pas
leur place. Leur présence s’avère en outre coûteuse.
Dans le comté de Los Angeles, la Metropolitan
Transportation Authority a dépensé plus de
650 millions de dollars en cinq ans pour la surveil-
lance de son réseau de transport25 ; à New York, des
militant·e·s demandent à l’agence des transports
de l’État, aux prises avec un important déficit de
trésorerie en raison de la pandémie, de revenir
sur sa décision d’accroître ses effectifs d’agents
de police26. Même dans de plus petites munici-
palités, la décision de se départir d’une police des
transports inutile se traduit par des économies
substantielles : Portland, en Oregon, a récemment
approuvé une réduction de 15 millions de dollars
de son budget consacré à la police qui comprend la
dissolution d’unités de patrouille au sein du réseau
de transports en commun de la ville27.
Si les municipalités veulent s’assurer que les
vendeur·se·s ambulant·e·s de nourriture dans

25. Laura J. Nelson, « Metro Approves a $797 Million Security


Plan that Reduces the Power of Sheriffs Department »,
Los Angeles Times, 23 février 2020.
26. Danielle Muoio Dunn, « Police Reformers Eye Transit
Cops Amid Steep Deficits », Politico, 6 juillet 2020.
27. Everton Bailey Jr, « Portland Approves Budget with
Millions in Cuts to Police, but Short of Public Demand for
$50 Million Reduction », The Oregonian, 18 juin 2020.

190
les transports en commun disposent d’un per-
mis, elles devraient faire appel à des organismes
de réglementation professionnelle, en prenant
exemple sur le processus d’octroi de permis pour
les restaurants. Si les villes se soucient de la sécu-
rité dans les transports, elles auraient tout intérêt
à embaucher une équipe formée à la désescalade
des conflits, particulièrement lorsque ceux-ci
impliquent des usager·ère·s en état d’ébriété ou en
crise de santé mentale. De plus, au lieu de forces
armées, les réseaux de transports en commun
pourraient recruter davantage de personnel dont
le rôle consisterait à épauler les chauffeur·se·s
et à veiller au respect des règles dans le bus et le
métro. Nos réseaux de transports n’ont pas besoin
d’agents armés pour maintenir l’ordre public.

6. Des espaces de bien-être à l’école


Les enfants qui grandissent à l’ère de l’incarcéra-
tion de masse ont l’habitude de voir des policiers
armés dans leur école. Des subventions fédérales
ont financé le déploiement d’un nombre croissant
de policiers en milieu scolaire. Des programmes
fédéraux comme Community Oriented Policing
Services (COPS) ont alloué des millions de dol-
lars au recrutement et à la formation de policiers
locaux, destinés pour certains aux écoles.
Les policiers ne possèdent aucune formation
spécialisée en développement des enfants ou
des adolescents. Ce ne sont ni des spécialistes en
santé mentale, ni des travailleurs sociaux agréés,
ni des psychologues, ni des conseillers d’orienta-
tion. Ce ne sont pas des éducateurs. Pour être clair,

191
les « agents scolaires » sont des policiers profes-
sionnels dotés d’un pouvoir d’arrestation et d’un
permis de port d’arme. Ils patrouillent dans les
couloirs des établissements scolaires comme ils
le feraient dans les rues d’une ville. Plus d’un mil-
lion et demi d’élèves fréquentent une école pour-
vue d’un agent scolaire, mais d’aucun conseiller
d’orientation.
Il existe des solutions plus sûres, efficaces
et économes28. En 2016, l­’Intermediate School
District 287, un établissement situé à l’ouest des
villes jumelles de Saint Paul et Minneapolis où
l’on recense une importante population d’élèves
présentant des besoins particuliers et des besoins
en santé mentale susceptibles d’entraîner des
problèmes de comportement, a remplacé ses
agents scolaires par des student safety coaches.
Spécialisés en santé mentale, en justice répara-
trice et en désescalade, ces derniers s’emploient à
établir de bons rapports avec leurs élèves. La mise
en œuvre du programme dans l’établissement
pilote s’est soldée par une diminution de 80 % des
arrestations.

7. Des spécialistes en résolution de


conflits pour les disputes conjugales
et de voisinage
Les disputes conjugales et entre voisins sont parmi
les motifs les plus courants du recours aux forces
de l’ordre. À certains endroits, ces conflits sont
28. Erin Inrichs, « No Police in Schools? This Minnesota
District Committed to an Alternative Four Years Ago »,
MinnPost, 25 juin 2020.

192
à l’origine de 50 % de tous les appels reçus par la
police. La plupart ne sont pas violents, cependant,
et ne donnent lieu à aucune arrestation. La loi
peut imposer des arrestations en cas de violence
conjugale, mais rien n’indique que celle-ci s’en
trouve réduite pour autant29. D’ailleurs, le fait de
savoir qu’une intervention policière peut entraî-
ner une arrestation, une incarcération potentielle
et d’autres conséquences indirectes dissuade
de nombreuses victimes d’appeler les forces de
l’ordre. En réalité, bien que les gouvernements du
pays, des États et des municipalités aient doté la
police d’importants moyens pour lutter contre les
violences interpersonnelles, la situation n’a guère
évolué30.
Voici une meilleure solution : des unités
mobiles de gestion des crises composées d’in-
tervenant·e·s de première ligne non issu·e·s des
rangs de la police et chargées d’intervenir en cas
de disputes conjugales ou de voisinage31. Les
travailleurs sociaux et les équipes qui travaillent
à désamorcer les tensions sont moins coûteux et
plus susceptibles d’inciter les membres de la col-
lectivité à participer à la résolution des conflits32.
À l’inverse des policiers armés, les équipes de
29. Richard B. Felson, Jeffery M. Ackerman et Catherine
Gallagher, « Police Intervention and the Repeat of Domestic
Assault », Criminology, vol. 43, no 3, août 2005, p. 563-588.
30. Aya Gruber, « How Police Became the Go-to Response
to Domestic Violence », Slate, 7 juillet 2020.
31. Anna V. Smith, « There’s Already an Alternative to Calling
the Police », Mother Jones, 13 juin 2020.
32. Alexis Okeowo, « How to Defund the Police »,
The New Yorker, 26 juin 2020.

193
gestion des crises sont formées pour résoudre les
disputes et sont souvent familières du quartier
dans lequel elles interviennent. Leur coût repré-
sente une fraction de celui d’initiatives de main-
tien de l’ordre aux résultats peu concluants33.
Dans la grande majorité des situations, comme
le tapage et les bruits de voisinage, l’intervention
d’une personne médiatrice non armée capable
d’arbitrer une négociation entre les deux parties
en cause s’avère amplement suffisante. En France,
par exemple, des médiateur·rice·s formé·e·s à
cette fin répondent aux appels portant sur des
conflits interpersonnels34. Au lieu d’appeler la
police, les communautés peuvent et devraient
s’adresser à des équipes de gestion des crises dans
leur quartier afin de régler la majorité des conflits.

8. Du soutien, plutôt que la police,


pour les personnes sans-­abris
Les personnes sans-­abris sont souvent l’objet
d’appels à la police et d’arrestations inutiles qui
rendent d’autant plus difficile leur recherche
d’un logement stable. À Portland, par exemple,
l’hebdomadaire The Oregonian a rapporté que les
personnes sans-abris comptaient pour 52 % des
arrestations, alors qu’elles ne représentent que
3 % de la population de la ville. L’essentiel de ces

33. Smith, « There’s Already an Alternative to Calling


the Police », loc. cit.
34. François Bonnet, Jacques de Maillard et Sebastian Roché,
« Plural Policing of Public Places in France: Between Private
and Local Policing », European Journal of Policing Studies, vol. 2,
no 3, mars 2015, p. 285-303.

194
arrestations – plus de 80 % – avait pour motif une
infraction non violente, comme des troubles à
l’ordre public, la possession de drogue ou le défaut
de comparution devant un tribunal35. Des études
ont également révélé que des personnes sans-­abris
de façon chronique sont régulièrement arrêtées et
placées en détention, et subissent donc constam-
ment les répercussions négatives associées à l’in-
carcération et à l’intervention des tribunaux.
Des équipes mobiles spécialisées permettent
de réduire ces interactions inutiles et nuisibles
avec la police. Des organisations comme Portland
Street Response comptent sur des équipes de
soins infirmiers et de travail social compétentes
qui font preuve de compassion et fournissent des
soins adaptés36. Ces groupes sont en outre mieux
placés pour mener des actions positives de sen-
sibilisation, en renforçant les liens communau-
taires et en ouvrant la voie à d’autres solutions à
long terme.

9. Des centres de crise intégrés


La réponse des forces de l’ordre à une personne
qui vit une crise psychique aiguë consiste généra-
lement à arrêter celle-ci et à la conduire jusqu’à un
service d’urgence, où les possibilités qu’elle béné-
ficie d’un répit, de soins et d’un soutien commu-
nautaire sont minces. Les agents de police passent

35. Rebecca Woolington et Melissa Lewis, « Portland


Homeless Accounted for Majority of Police Arrests in 2017,
Analysis Finds », The Oregonian, 27 juin 2018.
36. Emily Green, « Portland Street Response: A Blueprint for
a Better System », Street Roots, 15 mars 2019.

195
alors des heures à attendre dans des salles d’ur-
gence, en dépit du fait que pour la plupart des per-
sonnes sujettes à de telles crises, l’hospitalisation
involontaire n’est nullement nécessaire.
Au lieu de criminaliser les personnes dont l’état
doit être stabilisé lorsqu’elles traversent une crise,
des centres d’accueil intégrés répondent à leurs
besoins. Ces systèmes de soins de santé men-
tale communautaires sont dotés d’une politique
« 100 % inclusive » et destinés aux personnes en
crise de santé mentale ou de dépendance. Des
équipes de gestion des crises, voire des agents de
police compétents, peuvent y conduire des per-
sonnes qui vivent un épisode difficile et réduire
ainsi l’incarcération et les contacts avec la police.
D’après un sondage réalisé par Data for
Progress et The Justice Collaborative Institute
auprès des électeur·rice·s, 76 % des répondant·e·s
approuvent le recours à un centre d’accueil intégré
en lieu et place des arrestations.

10. Des citoyen·ne·s compétent·e·s


pour signaler les infractions
contre la propriété
Un coup de fil à la police au sujet d’un billet de
20 dollars suspect s’est soldé par le meurtre de
George Floyd. Une enquête portant sur de la
fausse monnaie ne nécessite pas la présence de
policiers armés. De même, ceux-ci ne sont peut-
être pas les mieux placés pour enquêter sur les
infractions contre la propriété. Qui alerte la police,
par exemple, ne s’attend pas réellement à retrou-
ver le vélo ou le iPhone qu’on lui a dérobé, ni à

196
ce que la personne qui a commis l’infraction soit
poursuivie.
Des citoyen·ne·s compétent·e·s, non armé·e·s
et formé·e·s aux techniques d’interrogation et
de désescalade des tensions37 pourraient être
chargé·e·s d’effectuer des patrouilles à pied et de
recevoir les signalements de faux billets et d’in-
fractions mineures contre les biens.

37. Jonathan Bullington, « Mayor’s Plan Calls for Civilian


Police Patrols in the French Quarter », NOLA.com,
22 août 2014.

Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août


2023 à Marine Gros
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
Remplacer les
flics par des
travailleurs
sociaux ne
résoudra pas
les violences
policières1
Cameron Rasmussen et Kirk « Jae » James

L es États-Unis semblent arriver à un tour-


nant du combat historique contre l’oppres-
sion des personnes noires – plus précisément, la
violence raciale et ouverte cautionnée par l’État
et perpétrée par les systèmes carcéraux, dont
la police. Grâce aux efforts déployés depuis des
décennies par les mouvements abolitionnistes
et de lutte pour la libération des Noir·e·s, le défi-
nancement de services de police est enfin d’ac-
tualité et suscite même une remise en cause de
1. Publié originalement sous le titre « Trading Cops for Social
Workers Isn’t the Solution to Police Violence », Truthout,
17 juillet 2020. Traduit de l’anglais par Pascal Marmonnier.

199
l’existence de la police. De Frederick Douglass
à Critical Resistance, l’abolition ne s’est jamais
résumée à débarrasser la société de l’esclavage
et des systèmes carcéraux. Angela Davis, Ruth
Wilson Gilmore et Mariame Kaba ont appris à
nombre d’entre nous que l’abolition du com-
plexe carcéro-­industriel suppose non seulement
d’en finir avec l’emprisonnement, le maintien de
l’ordre et la surveillance, mais aussi de transfor-
mer notre société, d’imaginer de nouvelles façons
de réparer les torts, de réinvestir et redistribuer
les ressources et de préfigurer le monde dans
lequel nous souhaitons vivre. On demande ainsi
souvent aux abolitionnistes : que fera-t-on contre
les « crimes » dans un monde plus ou moins
débarrassé de la police (et, par extension, des
prisons et de la surveillance) ?
Une idée en vogue suggère de remplacer les
policiers par des travailleurs sociaux ou d’ame-
ner un plus grand nombre de ces derniers à prêter
leur concours à la police. Une partie de la profes-
sion soutient cette idée, notamment la National
Association of Social Workers (NASW), la plus
importante organisation professionnelle du pays,
dont le PDG a récemment souligné sur MSNBC
l’importance des travailleurs sociaux au sein
de la police : « [Les policiers] nous apprécient.
[…] Ils nous soutiennent en tant que travailleurs
sociaux, et nous les soutenons, il s’agit donc d’un
partenariat fructueux2. » Ces commentaires de la

2. Angelo McClain, entretien accordé à Ali Velshi, Velshi,


MSNBC, 21 juin 2020.

200
direction de la NASW témoignent de désaccords
majeurs au sein du secteur du travail social.
Pour être clair, nous entendons par travail
social tous les champs d’action se rattachant à
ce domaine, des services sociaux à l’animation
communautaire, en passant par le travail clinique
et la prise de décisions politiques, peu importe le
niveau d’accréditation de la personne. Voilà qui
couvre un large éventail d’engagements pour la
justice sociale. Toutefois, les plus puissantes orga-
nisations, notamment la NASW et le Council on
Social Work Education, ainsi que des chefs de file
en travail social, ont souvent nié son importance
en matière de justice sociale dans leur quête de
capital, de professionnalisation et de « légitimité ».
Le travail social s’est donc aligné sur les sys-
tèmes et les structures de pouvoir, limitant consi-
dérablement sa capacité à combattre l’oppression
séculaire et les injustices raciales. L’une des prin-
cipales conséquences de cette abdication s’illustre
par la tendance néolibérale à situer la source des
problèmes sociaux et de la « criminalité » dans
l’individu. Cette idée néfaste – qui veut que la
société soit menacée par des comportements indi-
viduels, plutôt que par des systèmes et des insti-
tutions étatiques – s’est toujours trouvée au cœur
du complexe carcéro-industriel et d’une grande
partie du travail social. Rien d’étonnant, donc, si
celui-ci apparaît comme une solution de rechange
acceptable à la police.
Les soulèvements et les révoltes, comme celle
qui gronde à l’heure actuelle, nous offrent l’occa-
sion de réfléchir et de débrider notre imagination

201
et nos comportements afin que nos pratiques
quotidiennes, nos relations et nos organisa-
tions reflètent les valeurs que nous défendons.
L’ensemble du secteur social, dont des institu-
tions comme la NASW, doit reconnaître sa propre
complicité avec la violence étatique et se deman-
der : En quoi pourrait consister un travail social
abolitionniste et émancipateur ? Et quelles initia-
tives, au sein de la communauté du travail social,
œuvrent déjà en ce sens ?

En finir avec le travail social carcéral


Pour transformer le travail social, il convient
d’abord d’examiner les modalités de sa mise en
œuvre, aujourd’hui comme dans le passé. Cela
suppose de reconnaître notre complicité dans la
colonisation, le capitalisme racial, les logiques
néolibérales et l’État carcéral, qui entrent tous en
jeu dans la pratique du travail social.
Qui prétend que la solution aux dommages
causés par la police consiste à remplacer celle-ci
par des travailleurs sociaux ignore deux vérités
élémentaires mises en lumière par les mouve-
ments abolitionnistes.
D’abord, on ne lutte pas contre les violences
policières en modifiant simplement le profil et
les pratiques des personnes chargées de répondre
aux comportements nuisibles. Les violences poli-
cières ne sont que la partie émergée du complexe
carcéro-­industriel, lequel a nécessité des investis-
sements massifs en vue de l’asservissement, de la
criminalisation et de l’incarcération des personnes
noires, des Autochtones et d’autres communautés

202
marginalisées, en même temps que l’on désinves-
tissait dans leur santé et leur bien-être. Tout effort
sérieux visant à mettre fin aux violences policières
doit d’une part transformer notre façon de gérer
les comportements nuisibles, et d’autre part pré-
voir une redistribution massive des ressources,
ainsi qu’une reconfiguration des relations et des
responsabilités. L’abolition du complexe carcéro-­
industriel exige d’investir dans le bien-être de
toutes et tous, à commencer par les personnes
les plus marginalisées, et de donner à chacun·e
les moyens de satisfaire ses besoins humains fon-
damentaux, notamment en matière de soins de
santé, de logement, d’éducation et d’emploi.
Ensuite, le champ du travail social entretient
depuis longtemps des relations troubles avec
l’État, appliquant plus souvent les politiques car-
cérales qu’il ne contribue à l’émancipation. Mimi
Kim a décrit l’histoire du recours à la police par
les services sociaux dans les cas de violences
conjugales, et les nombreux préjudices qui en
ont découlé pour les personnes marginalisées3.
Dorothy Roberts, Don Lash et d’autres ont mon-
tré comment la protection de l’enfance a servi à
criminaliser et à punir les familles noires ou de
couleur4. Plus récemment, Beth Richie et Kayla
Martensen ont proposé le terme de « services

3. Mimi E. Kim, « Challenging the Pursuit of Criminalisation


in an Era of Mass Incarceration: The Limitations of Social
Work Responses to Domestic Violence in the USA », The British
Journal of Social Work, vol. 43, no 7, octobre 2013, p. 1276-1293.
4. Dorothy Roberts, « Abolishing Policing Also Means
Abolishing Family Regulation », The Imprint, 16 juin 2020 ;

203
carcéraux » pour désigner le travail social « qui
reproduit le contrôle, la surveillance et la sanction
de la nation-prison5 ».
Le partenariat avec l’État commence tôt dans la
formation en travail social, qui prévoit des stages
pratiques dans des prisons et des services de proba-
tion et de libération conditionnelle. En revanche,
comme l’a révélé une étude de 2013, moins de 5 %
de la formation en travail social comprend des
cours dont le contenu a trait au système de justice
pénale6. Et bien que nous reconnaissions l’impor-
tance de réduire les préjudices que produisent ces
institutions, le manque de formation offerte aux
étudiant·e·s en travail social (parmi d’autres fac-
teurs sociaux, économiques et historiques) les rend
souvent complaisant·e·s à l’égard des structures de
domination et perméables à des idéologies puni-
tives et généralement racistes7.
Promouvoir un travail social abolitionniste
exige d’arracher jusqu’à la racine ces idéologies
– le suprémacisme blanc, le racisme antinoir, le

Don Lash, “When the Welfare People Come”: Race and Class in
the US Child Protection System, Chicago, Haymarket, 2017.
5. Beth Richie et Kayla Martensen, « Resisting Carcerality,
Embracing Abolition: Implications for Feminist Social
Work Practice », Women and Social Work, vol. 35, no 1,
décembre 2019, p. 12-16.
6. Matthew W. Epperson et al., « To What Extent Is Criminal
Justice Content Specifically Addressed in MSW Programs? »,
Social Work Education, vol. 49, no 1, janvier 2013, p. 96-107.
7. Kirk A. James, The Invisible Epidemic: Educating Social
Work Students towards Holistic Practice in a Period of Mass
Incarceration, thèse de doctorat, Université de Pennsylvanie,
2013.

204
colonialisme, le cis-hétéro-patriarcat – qui fondent
le pays, orientent les pratiques des systèmes car-
céraux et imprègnent la philosophie du travail
social. Tout comme celui-ci, la police et les pri-
sons sont des phénomènes sociaux relativement
récents, pourtant façonnés par d’injustes systèmes
de croyances en la hiérarchie humaine dans les-
quels les Noir·e·s incarnent des criminel·le·s en
puissance, les Autochtones des populations super-
flues et les personnes LGBTQ des menaces aux
catégories binaires qui cimentent ces systèmes.
Admettre notre complicité dans le maintien de
ces idéologies et réparer les dommages dont nous
sommes responsables est une étape nécessaire en
vue d’un travail social abolitionniste.

Vers un travail social abolitionniste


Le travail social abolitionniste est un concept en
constante évolution : nous débattons sans cesse de
la forme qu’il pourrait adopter, ainsi que de son
potentiel actuel et futur. Dans le meilleur des scé-
narios, le travail social formera la caisse de réso-
nance de l’abolition et contribuera à faire cesser la
violence de l’État tout en appuyant des relations,
des pratiques et des organisations porteuses de
vie. Si notre code de déontologie est loin d’être
parfait, il pointe dans la bonne direction, récla-
mant un engagement social et politique qui vise à
doter tous les individus des moyens de satisfaire
leurs besoins matériels et de s’épanouir. Dans le
prolongement de notre code de déontologie, l’abo-
lition du complexe carcéro-industriel fournit un
cadre et des stratégies qui permettent de donner

205
une nouvelle orientation au travail social. Celui-ci
doit se réinventer. Il pourrait être basé sur la soli-
darité plutôt que sur la charité, et aussi décolonisé,
déprofessionnalisé, anticapitaliste et attaché à la
réparation, à l’imputabilité et à la transformation
continuelle. Les féministes noires nous ont appris
à créer avec intention, à imaginer et à construire
en même temps, et à fonder notre travail sur les
possibles.
Tout au long de ce processus, il est primordial,
quoique difficile, de déterminer quelles initiatives
sont les plus émancipatrices. Alors que le définan-
cement de la police a déjà commencé, on ne peut
se payer le luxe d’exiger des réponses parfaites,
mais nous pouvons progresser vers l’abolition.
Dean Spade nous a aidés à distinguer les réformes
réformistes des réformes émancipatrices8. Avec
sa permission, nous avons légèrement reformulé
les questions qui, selon lui, permettent de juger du
potentiel émancipateur d’actions de travail social.

• Le travail est-il redevable aux personnes qu’il


propose de servir et d’accompagner ? (Fait-il
appel à leur leadership ? Modifie-t-il les rap-
ports de pouvoir ? Contribue-t-il à réduire et à
éliminer la coercition ?)
• Fournit-il une aide matérielle ? Si oui, à quel
coût pour l’agentivité du bénéficiaire et à quel
risque ?
8. Dean Spade, When We Win We Lose: Mainstreaming and
the Redistribution of Respectability, conférence à l’occasion de
la remise du Kessler Award 2016, CUNY Graduate Center,
New York, 9 décembre 2016.

206
• Perpétue-t-il les dichotomies et les idéologies
opposant le bien et le mal, les dignes d’être
aidés ou pas, les violents et les non-violents,
les criminels et les innocents ?
• Cautionne-t-il ou renforce-t-il les systèmes
carcéraux ? (Est-ce qu’il utilise, favorise ou
renforce la criminalisation, l’incarcération, la
surveillance et/ou la punition ?)
• Mobilise-t-il les personnes les plus directement
concernées par les luttes en cours ? (Augmente-
t-il leurs capacités ?)

Dans le domaine du travail social, de nombreuses


personnes se consacrent déjà au travail abolition-
niste et nous offrent des exemples concrets de ce
qu’il est possible de réaliser. Des groupes et des
organisations comme Survived and Punished et
Release Aging People in Prison travaillent pour
faire sortir des gens de prison tout en augmentant
les capacités des personnes les plus affectées.
S.O.U.L. Sisters Leadership Collective mobilise
des filles et des femmes de couleur et autochtones
qui ont vécu les inégalités des systèmes judiciaire,
éducatif et économique afin de rompre les cycles
de violence d’État, de pauvreté et d’oppression.
Creative Interventions s’efforce de stopper la
violence interpersonnelle par le biais de la jus-
tice transformatrice et propose des pratiques et
des conseils pour réduire les préjudices sans l’in-
tervention de l’État9. Au-delà du travail social,
9. Voir Creative Interventions Toolkit: A Practical Guide to Stop
Interpersonal Violence, San Francisco, Creative Interventions,
2012.

207
des organisations comme Movement for Family
Power œuvrent pour que cessent la surveillance
et la punition des familles dans le cadre du sys-
tème de placement en famille d’accueil, et à l’avè-
nement d’un monde où la dignité et l’intégrité de
chaque famille sont respectées.
Le chemin menant à un travail social abolition-
niste et à la transformation de la société s’annonce
ardu. Mais nous disposons d’un plan. Nous devons
tenir compte de certaines vérités élémentaires au
fil de notre évolution et, surtout, oser imaginer et
créer ensemble un monde où chaque être humain
a le droit de s’épanouir et de vivre à l’abri du dan-
ger. Les intervenants sociaux n’éradiqueront pas
les violences policières. Nous croyons cependant à
la possibilité d’un travail social plus émancipateur,
qui place l’élimination de la violence de l’État au
cœur de notre pratique.
Le réformisme
n’est pas
synonyme de
libération, mais
de contre-
insurrection1
Dylan Rodríguez

La logique « réformiste »
Le réformisme doit se lire comme une logique plu-
tôt qu’un résultat : une approche du changement
institutionnel qui entretient les systèmes sociaux,
économiques, politiques et/ou juridiques exis-
tants, y compris, mais sans s’y limiter, le main-
tien de l’ordre, la politique électorale bipartisane,
l’hétéro­normativité, la justice criminelle et la des-
truction du monde naturel par les entreprises.

1. Publié originalement sous le titre « Reformism Isn’t


Liberation, It’s Counterinsurgensy », dans la série en ligne
Abolition for the People, Kaepernick Publishing en collaboration
avec LEVEL, 20 octobre 2020. Traduit de l’anglais par Pascal
Marmonnier.

209
Réformer un système signifie corriger des
aspects particuliers de son fonctionnement pour
le protéger d’un effondrement total sous l’effet
de forces internes ou externes. Ces corrections
partent du postulat implicite que ces systèmes
doivent être préservés – et ce, alors même qu’ils ne
cessent d’engendrer une misère asymétrique, de
la souffrance, des décès prématurés et des condi-
tions d’existence violentes dans certains lieux et
pour certaines communautés.
Alors que la police moderne trouve ses origines
dans la violence institutionnalisée de l’apartheid
antinoir et les logiques génocidaires de l’escla-
vage et des guerres menées lors de la conquête de
l’Ouest, les initiatives contemporaines portant sur
la « réforme de la police » n’en laissent pas moins
entendre que le maintien de l’ordre peut être
transformé comme par enchantement en un sys-
tème « non antinoir » débarrassé de sa dimension
raciale-coloniale (« raciste »). Aux dires de cer-
tains, cette magie blanche doit opérer à la faveur
de changements graduels en matière d’adminis-
tration de la police, de protocoles, d’« imputabilité
des agents », de formation et de recrutement du
personnel.
La campagne #8CantWait, largement relayée
sur les médias sociaux par l’organisme à but
non lucratif We the Protestors et son initiative
Campaign Zero durant les premiers jours de la
révolte mondiale de juin 2020 contre les vio-
lences policières antinoires, témoigne du carac-
tère frauduleux de cette ambition magique.
Fondé sur l’idée dangereuse, mal étayée et

210
indéfendable2 selon laquelle l’adoption de ses
huit réformes de l’« usage de la force » se tra-
duira par une « réduction de 72 % » du nombre de
personnes tuées par la police, le programme de
#8CantWait a reçu le soutien immédiat et massif
de célébrités et de représentant·e·s élu·e·s, dont
Oprah Winfrey, Julián Castro et Ariana Grande3.
De tels appuis vont de pair avec la logique poli-
tique du complexe caritativo-industriel4 : l’in-
frastructure de la philanthropie libérale résume
des discours réformistes simplistes à de jolies
formules passe-partout destinées à être facile-
ment répétées, retweetées et republiées par des
gens et des organisations ayant pignon sur rue.
Non seulement cette dynamique est une insulte
pour l’intelligence des personnes engagées dans
des formes sérieuses et collectivement respon-
sables de lutte contre la violence d’État, mais elle
substitue la quête opportuniste de notoriété au
véritable engagement militant (abolitionniste).
Parmi les nombreux défauts manifestes de
#8CantWait – qui préconise la désescalade, l’obli-
gation pour les policiers d’adresser une « som-
mation » avant de tirer, l’interdiction des prises
2. Olivia Murray, « Why 8 Won’t Work: The Failings of the
8 Can’t Wait Campaign and the Obstacle Police Reform Efforts
Pose to Police Abolition », Harvard Civil Rights–Civil Liberties
Law Review, 17 juin 2020.
3. William Earl, « Oprah, Ariana Grande and More Champion
8 Can’t Wait, Project to Reduce Police Violence », Variety,
4 juin 2020.
4. Dylan Rodríguez, « The Political Logic of the Non-Profit
Industrial Complex », The Scholar and Feminist Online, vol. 13,
no 2, printemps 2016.

211
d’étranglement et la mise en place d’un « conti-
nuum dans l’usage de la force » – figure le fait
que bon nombre de ses propositions de réforme
étaient déjà en vigueur dans les services de police
affichant les plus hauts taux d’homicide de per-
sonnes noires du pays (dont le tristement célèbre
Service de police de Chicago) bien avant les
meurtres cautionnés par l’État de Breonna Taylor,
George Floyd et tant d’autres. Malgré toutes les
preuves historiques du contraire, #8CantWait s’ef-
force de convaincre les personnes qui se révoltent
contre un système violent et créateur de misère
que la police est réformable – qu’elle peut être
transformée de manière à protéger et à servir les
mêmes lieux, communautés et corps qu’elle sur-
veille, menace et massacre depuis ses origines.
Comme l’a souligné la directrice du Project
NIA et militante abolitionniste Mariame Kaba
dans une tribune du New York Times en juin 2020,
« les États-Unis n’ont connu dans leur histoire
aucune époque à laquelle la police n’incarnait pas
un instrument de violence contre les personnes
noires5 ». Un récent article publié dans la Harvard
Civil Rights–Civil Liberties Law Review fait écho
aux analyses d’abolitionnistes féministes noires
comme Kaba, Rachel Herzing, Alisa Bierria, Sarah
Haley, Beth Richie et Ruth Wilson Gilmore6,

5. Mariame Kaba, « Yes, We Mean Literally Abolish the


Police », The New York Times, 12 juin 2020.
6. Voir True Leap Press, « Black Liberation and the Abolition
of the Prison Industrial Complex: An Interview with Rachel
Herzing », Propter Nos, vol. 1, no 1, automne 2016 ; Alisa Bierria,
« Racial Conflation: Rethinking Agency, Black Action, and

212
jugeant que #8CantWait constitue une réaction
libérale à l’émergence d’un mouvement de masse
généralisé radicalement opposé à la logique raciste
et genrée de la police moderne, ainsi qu’une tenta-
tive de récupération. L’article avance que « la déci-
sion de Campaign Zero d’avancer une proposition
modérée, alors que les appels au définancement
et à l’abolition de la police formulés par des mili-
tant·e·s abolitionnistes font l’objet d’un soutien
public accru, est contestable7 ».
Il est essentiel de se demander pourquoi ce
type de campagne réformiste ne manque jamais
d’émerger de façon particulièrement intense
dès que les conditions historiques donnent lieu
à un soulèvement massif contre le système. Les
révoltes de 2020, la montée du militantisme
abolitionniste et proto-abolitionniste et la diffu-
sion de la pensée féministe et queer noire parmi
nous forment, comme l’aurait dit le regretté
Cedric Robinson, une constellation lumineuse,
chaotique et merveilleuse qui aspire à renver-
ser les régimes de terreur 8. À la fois ancrés dans

Criminal Intent », Journal of Social Philosophy, 17 janvier 2020,


p. 1-20 ; Sarah Haley, No Mercy Here: Gender, Punishment, and
the Making of Jim Crow Modernity, Chapel Hill, University of
North Carolina Press, 2019 [2016] ; Beth E. Richie, Arrested
Justice: Black Women, Violence, and America’s Prison Nation,
New York, NYU Press, 2012 ; Ruth Wilson Gilmore, Change
Everything: Racial Capitalism and the Case for Abolition,
Chicago, Haymarket, coll. « Abolitionist Papers », 2023.
7. Murray, « Why 8 Won’t Work », loc. cit.
8. Voir H.L.T Quan et Tiffany Willoughby-Herard, « Black
Ontology, Radical Scholarship and Freedom », African
Identities, vol. 11, no 2, mai 2013, p. 109-116.

213
le passé et d’une brûlante actualité, ceux-ci
englobent les forces meurtrières de la criminali-
sation, de l’insécurité en matière de logement et
d’alimentation, de l’incarcération, de la conta-
mination toxique ciblée de l’environnement, de
la violence sexuelle et de la diabolisation cultu-
relle. Pourtant, les mouvements réformistes
tendent à occulter et à reproduire simultané-
ment les régimes de terreur établis en différant
et/ou en réprimant la confrontation collective
militante avec les fondements historiques de
la violence d’État raciale-coloniale, sexiste et
antinoire. En d’autres termes, si la base d’une
telle violence s’avère la police en soi plutôt que
des actes isolés de « violences policières », ou la
justice pénale plutôt que la scandaleuse « incar-
cération de masse », alors la réforme revient à
dire aux victimes de cette guerre intérieure asy-
métrique qu’elles doivent continuer à tolérer
l’intolérable.
Qu’implique le fait de considérer des cam-
pagnes réformistes telles que #8CantWait
comme une contre-­insurrection libérale et
progressiste ? Comment ces campagnes contre-­
insurrectionnelles permettent-elles d’affaiblir,
de discréditer, voire de subvertir, les luttes que
mènent un nombre croissant de personnes
opprimées (noires, autochtones, incarcérées,
colonisées) en quête de liberté pour réaliser
des transformations révolutionnaires, décolo-
niales, anticoloniales et/ou abolitionnistes des
systèmes sociaux, politiques et économiques
existants ?

214
Le « réformisme »
Le réformisme9 – la position idéologique et poli-
tique qui confère obstinément à la réforme le rôle
de principal sinon d’unique moteur de la justice
ou du changement social – est l’autre nom de
cette forme douce de contre-insurrection. Par le
biais d’injonctions dogmatiques et simplistes à la
« non-violence », au gradualisme et à l’obéissance,
le réformisme diffère, élude, voire criminalise, les
efforts mis en œuvre par des gens pour susciter des
changements substantiels à un ordre établi.
Le réformisme considère du reste la loi comme
le seul cadre légitime de contestation, d’expres-
sion politique/culturelle collective et/ou d’inter-
vention directe contre des conditions de violence
systémiques. (Il est à noter que la catégorisation
des actes comme violents ou non violents mérite
discussion et débat, surtout lorsqu’on se réfère à
des notions paradoxales telles que la « violence
contre la propriété », qui tiennent rarement
compte de la violence raciale-coloniale, genrée
et antinoire de l’État.) Le réformisme restreint
l’horizon des possibilités politiques à ce qu’il juge
réaliste dans les limites des structures institution-
nelles existantes (politique électorale, capitalisme
racial, hétéronormativité, État-nation, etc.).
Alors que la pensée et les mouvements radi-
caux, abolitionnistes et révolutionnaires tendent à
s’opposer de façon irréconciliable aux institutions
et aux systèmes oppressifs, le réformisme s’efforce

9. Voir « Week Four », dans « If You’re New to Abolition: Study


Group Guide », Abolition Journal, 25 juin 2020.

215
de préserver les ordres sociaux, politiques et éco-
nomiques en modifiant des aspects isolés de leur
fonctionnement. Une étrange logique sous-tend
les manifestations contemporaines de cette contre-­
insurrection libérale et progressiste : les asymétries
de violence historiques, systémiques et institu-
tionnalisées produites par les systèmes dominants
seraient des conséquences fâcheuses d’« iniqui-
tés », de « disparités », de « préjugés (inconscients
ou implicites) », d’une corruption et/ou de lacunes
remédiables. En ce sens, le réformisme présume
que l’égalité/l’équité/la parité sont réalisables – et
désirables – dans le cadre des systèmes actuels.
La contre-insurrection réformiste repose sur
la ferme conviction que l’esprit du progrès et le
sentiment patriotique l’emporteront sur un ordre
fondamentalement violent. En pratique, cette
conviction s’apparente à une forme de foi libé-
rale dogmatique – une pseudo-­religion. Ainsi,
une « diversité » accrue au sein du personnel et de
l’infrastructure bureaucratiques, des changements
dans l’appareil judiciaire et politique, et des « for-
mations à l’impartialité10 » comptent parmi les
principales méthodes proposées pour atténuer la
violence de l’État. La position réformiste est éga-
lement fondée sur une autre hypothèse fatale : les
personnes touchées par la misère, le déplacement
et les décès prématurés sous l’ordre social actuel
doivent accepter de continuer à souffrir en atten-
dant que la « solution » réformiste porte ses fruits.

10. Tiffany L. Green et Nao Hagiwara, « The Problem with


Implicit Bias Training », Scientific American, 28 août 2020.

216
L’abolition
À l’inverse, l’analyse et la praxis collectives abo-
litionnistes s’inscrivent en faux contre le gra-
dualisme hypocrite de la position réformiste.
Deux éléments de la réponse abolitionniste telle
qu’elle se propage actuellement méritent d’être
soulignés : d’abord, le fait que l’ordre social, poli-
tique et économique établi (ce que Sylvia Wynter
nomme « civilisation11 ») est le produit d’une
longue guerre historique contre des personnes
et des lieux spécifiques. Ensuite, l’idée selon
laquelle la transformation de cet ordre exige
non seulement son renversement, mais doit en
outre être guidée par un souci d’émancipation,
de santé collective et d’autodétermination des
Afro-descendant·e·s, des peuples autochtones et
aborigènes, et d’autres personnes et lieux ciblés par
la longue guerre civilisationnelle12. Compte tenu
de la logique antinoire13, génocidaire et proto­
génocidaire14 qui anime le capitalisme racial, la

11. Katherine McKittrick (dir.), Sylvia Wynter: On Being Human


as Praxis, Durham, Duke University Press, 2015 ; et « Unsettling
the Coloniality of Being/Power/Truth/Freedom: Towards the
Human, After Man, Its Overrepresentation-An Argument »,
The New Centenial Review, vol. 3, no 3, septembre 2003,
p. 257-337.
12. David E. Stannard, American Holocaust: The Conquest of the
New World, Oxford, Oxford University Press, 1993.
13. João H. Costa Vargas, The Denial of Antiblackness:
Multiracial Redemption and Black Suffering, Minneapolis,
University of Minnesota Press, 2018.
14. Scott W. Murray, Understanding Atrocities: Remembering,
Representing and Teaching Genocide, Calgary, University of
Calgary Press, 2017.

217
nation états-unienne, le suprémacisme blanc et
la domination coloniale15, le réformisme n’est
pas seulement inapte à faire cesser la guerre
raciale-coloniale contre les personnes noires ; il
se trouve au cœur même de l’expansion, du per-
fectionnement et de la létalité de la « civilisation ».
En toute honnêteté, de rares campagnes en
faveur de réformes ont pour objectif des chan-
gements institutionnels immédiats qui affectent
directement les victimes de l’antinoirceur et de
la violence raciale-coloniale asymétrique. Des
approches abolitionnistes de la réforme16, par
exemple, appuient des mesures à court terme
qui défendent les personnes vulnérables et oppri-
mées tout en permettant à des organisateur·rice·s
communautaires, à des enseignant·e·s, à des cher-
cheur·euse·s et à d’autres militant·e·s d’accroître
la capacité collective à renverser et à transformer
complètement les agencements systémiques
actuels. #8toAbolition, la réponse abolitionniste
à #8CantWait, illustre ce type de programme de
réformes locales immédiates, qui prévoit le défi-
nancement et la redistribution des budgets de la
police, la décriminalisation des économies de sub-
sistance et des communautés qui en dépendent,
la décarcéralisation et un accès universel à des
logements sûrs. Les organisateur·rice·s de la cam-
pagne font cependant valoir que « l’objectif ultime

15. Glenn Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs. Contre


la politique coloniale de la reconnaissance, Montréal, Lux,
coll. « Pollux », 2021 [2014].
16. Dan Berger, Mariame Kaba et David Stein, « What
Abolitionists Do », Jacobin, 24 août 2017.

218
de ces réformes n’est pas la création de forces de
police ou de prisons plus efficaces, conviviales ou
proches de la communauté. Nous œuvrons plutôt
à la construction d’une société sans police ni pri-
sons, où les collectivités ont les moyens d’assurer
elles-mêmes leur sécurité et leur bien-être ». La
réforme constitue au mieux une tactique d’ur-
gence ponctuelle, dont les abolitionnistes usent
avec une méfiance de principe.
Ce moment historique est marqué par de mul-
tiples entorses au script réformiste : un nombre
croissant de personnes, de communautés et d’or-
ganisations rejettent de façon assumée et mili-
tante l’ordre économique et sociopolitique actuel.
Notre époque est animée par une révolte de grande
ampleur des Noir·e·s et des Autochtones, des
visions audacieuses d’un avenir anti/post-« civili-
sation », et un refus massif et persistant de céder
devant l’intimidation des réactionnaires de la
droite et la répression ouverte de l’État. Un foi-
sonnement d’activités, de langages, d’idées et
de savoirs collectifs émanant de la base révèle le
caractère précaire des positions réformistes qui,
dans des périodes comme celle de l’été 2020, sont
ébranlées par l’art, la poésie et les mouvements qui
surgissent au nom de l’abolition, de la révolution,
de la réparation et des communautés radicales.
Enfin, à l’heure où les États-Unis répliquent à
cette déferlante d’humanité insurrectionnelle et
auto-émancipatrice en s’acheminant ouvertement
vers une version du fascisme nationaliste blanc au
xxie siècle, il est utile de relire les mots de l’auteur
révolutionnaire, mentor et militant noir George

219
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
Jackson dans son ouvrage Devant mes yeux la
mort… : « Nous ne disposerons jamais d’une défi-
nition complète du fascisme, parce qu’il évolue
sans cesse, montrant un nouveau visage dès qu’un
nouvel assortiment de problèmes surgit et menace
le règne de la classe dominante capitaliste et réac-
tionnaire. Mais si, pour des raisons de clarté, nous
devions le définir par un mot facile à comprendre
de tous, ce mot serait “réforme”17. »
La violence meurtrière et terroriste de l’État
ne se résume pas à quelques incidents isolés.
Elle reflète et perpétue une longue histoire civi-
lisationnelle basée sur le massacre et la négation
des existences noires ; l’élimination des peuples
autochtones et l’occupation de leurs terres ; la cri-
minalisation des personnes handies, transgenres
et queers ; les nombreux ravages de la violence
sexuelle cautionnée par l’État ; et l’omniprésence
tenace de la misogynie violente – qui relèvent de
la réalité quotidienne dans le contexte de la guerre
(intérieure) banalisée.
La réforme constitue au mieux un mode de
gestion des victimes ; le réformisme, quant à lui,
s’apparente à une contre-insurrection visant les
personnes qui osent imaginer, instaurer et expé-
rimenter des formes abolitionnistes de com-
munauté, de puissance collective et de futurité.
L’abolitionnisme est à cet égard le pire ennemi
du réformisme, ainsi qu’une réponse militante,

17. George L. Jackson, Devant mes yeux la mort…, Paris,


Gallimard, coll. « Témoins », 1972.

220
morale et historiquement fondée à la contre-­
insurrection libérale.
L’abolition n’est pas un résultat18, mais plutôt
une pratique quotidienne, une méthode d’ensei-
gnement, de création et de pensée, un projet de
renforcement communautaire insurrectionnel
(« fugitif 19 ») qui déjoue les pièges de l’entre-
prise réformiste. L’abolition démystifie la magie
au rabais du réformisme et nous invite à puiser
dans la dynamique tradition radicale et révolu-
tionnaire noire qui façonne les luttes collectives
pour la liberté20, structure les notions de justice
et d’autodéfense collective et induit une obliga-
tion politique et éthique de combattre sans rete-
nue, par tous les moyens disponibles, efficaces et
historiquement responsables. S’en tenir à moins
serait une concession aux logiques du génocide
racial-colonial et antinoir.

18. Dylan Rodríguez, « Abolition as Praxis of Human Being:


A Foreword », Harvard Law Review, vol. 132, no 6, avril 2019,
p. 1585-1612.
19. Stefano Harney et Fred Moten, The Undercommons:
Fugitive Planning & Black Study, Brooklyn, Minor
Compositions, 2013.
20. Gaye Theresa Johnson et Alex Lubin (dir.), Futures of Black
Radicalism, Londres / New York, Verso, 2017.
Autant en
emporte le vent
réformiste1
Gwenola Ricordeau

J e vous écris des États-Unis. Où on commé-


morait, il y a quelques jours, le 51e anniver-
saire de l’assassinat par la police et le FBI de Fred
Hampton, le leader du Black Panther Party. Les
États-Unis, où les policiers tuent plus de mille
personnes par an2. Où le racisme de la police ne
se résume pas à des statistiques et à des probabili-
tés : c’est ce qui a façonné l’histoire du pays depuis
les débuts de la colonisation de peuplement des
terres autochtones et les origines de la police dans
les slave patrols3.

1. Publié originalement dans Lundi matin, no 266, 7 décembre


2020, dans le contexte de la mobilisation en France contre la
loi dite « Sécurite globale » et notamment de son article 24
encadrant la diffusion des images des forces de l’ordre.
2. Voir le site Mapping Police Violence :
https://mappingpoliceviolence.org.
3. Les slave patrols, des milices constituées d’hommes blancs,
étaient le bras armé du système esclavagiste. Voir Connie
Hassett-Walker, « The Racist Roots of American Policing:
From Slave Patrols to Traffic Stops », The Conversation,
4 juin 2019.

223
Je vous écris parce que, si les noms de George
Floyd et de Breonna Taylor ont fait le tour du
monde, c’est qu’il y a aussi, aux États-Unis, Black
Lives Matter et un mouvement d’une ampleur
sans précédent pour l’abolition de la police. Je vous
écris, car l’enthousiasme du printemps dernier est
aujourd’hui un peu retombé.
Je vous écris, parce que c’est mon métier d’ob-
server les politiques pénales et les débats critiques
qu’elles suscitent4. Je connais la grammaire et la
dynamique des débats autour de la police, mais
aussi les cycles politiques et médiatiques enclen-
chés par le spectacle du travail policier, tel que les
vidéos du meurtre de George Floyd et du lynchage
de Michel Zecler en France le donnent à voir.
Je vous écris, car je crois reconnaître quand des
brèches s’ouvrent et avoir une idée de ce que nous
pouvons y perdre ou y gagner.
Je vous écris, car je connais un peu ce à quoi
vous devez assister en ce moment et notamment
la médiocrité des arguments qui sont échangés.
Et puis, je devine bien la troupe des réformistes à
laquelle vous avez aujourd’hui affaire…

La troupe des réformistes


Il y a ceux et celles qui pointent une « dérive ».
Certains disent « depuis deux ans » et les Gilets
jaunes, d’autres affirment « depuis trente ans »
ou évoquent la création de la police nationale par
Pétain. D’autres enfin parlent de la « logique du
4. Par exemple : Gwenola Ricordeau, « Aux États-Unis, un élan
profond de réforme de la police et de la justice », Mediapart,
2 décembre 2020.

224
chiffre », de Nicolas Sarkozy et d’une « militarisa-
tion de la police ». Pour les uns comme pour les
autres, c’est une manière d’éviter de se deman-
der ce qu’est réellement la police et quels sont les
effets de son existence.
Il y a les personnes qui recourent à des euphé-
mismes. Elles parlent d’interpellations « mus-
clées » ou même de « bavures » pour ne pas dire
« violences commises par l’autorité publique »
ou « homicide ». Elles parlent de « contrôles au
faciès » pour ne pas dire « harcèlement de rue à
caractère raciste ». Pour désigner les victimes de
« violences policières », elles disent « les jeunes »
– et elles veulent leur parler. On ne leur fera pas
dire qu’en France, la police agresse, mutile et tue
de manière disproportionnée les Arabes, les Noirs,
les Roms… bref les non-Blancs.
Il y a les autres, ceux qui usent de formules
fortes. Ils se prétendent disposés à aller « jusqu’au
bout » (d’on ne sait quoi d’ailleurs) et peuvent
même évoquer les « sept péchés capitaux5 » de la
police ou faire leur mea culpa. Inutile de trop prê-
ter attention à ces gesticulations, elles tomberont
vite dans l’oubli après la consultation publique,
l’enquête parlementaire ou le rapport auxquels se
réduiront généralement leur véritable portée.
Il y a aussi les personnes à la voix pleine d’émo-
tion quand elles parlent de l’« État de droit » et
qui le défendent comme s’il ne se résumait pas,
de fait, « aux droits de certains ». Il y a aussi ceux

5. Grégoire Poussielgue, « Gérald Darmanin et les “sept


péchés capitaux” de la police », Les Échos, 30 novembre 2020.

225
qui croient en une « police républicaine » et qui
en parlent comme si la République était de leur
famille et l’État leur ami le plus sûr.
Il y a ceux qui tiennent à faire part de leur
« indignation » en « découvrant » l’infâme, et qui
nous assurent de n’avoir jamais rien vu ni entendu
de tel – eux qui ont toujours choisi de ne pas regar-
der, ni écouter…
Et puis, il y a les policiers. Ceux qui ont les yeux
humides et affichent un air consterné. Ils sont les
chouchous des médias. Parce qu’« ils-ne-sont-pas-
tous-pareils », c’est le refrain que toute la troupe
des réformistes finira par reprendre à l’unis-
son. Dans ce rôle (de composition), vous avez
Alexandre Langlois6 – et on peut lui reconnaître
un certain talent. Il donne la réplique aux syndi-
cats de police. Les yeux humides et la consterna-
tion des uns, la colère et les menaces des autres : la
technique du « bon flic » et du « mauvais flic », ce
n’est pas qu’au cinéma. Elle leur permet d’enton-
ner en chœur la complainte de leur travail trop dur
et de leurs missions incomprises et d’en appeler
– par la suite – à la raison et à l’empathie.
Ce n’est évidemment pas la première fois que
cette troupe, qui s’est déjà beaucoup donnée en
spectacle, se produit en France. Elle a joué ici
aussi et je dois admettre qu’à mon grand dégoût,
elle a remporté un certain succès. Nous avons
donc eu notre lot de consultations, d’enquêtes

6. Emilie Colin, « Policier, il présente sa démission, écœuré


par la loi sur la sécurité globale », France 3 Bretagne,
27 novembre 2020.

226
parlementaires et de rapports7. Notre lot aussi
de « bons flics » qui disent « Black lives matter »,
mettent un genou à terre et se font applaudir pour
cela8 – tandis que nos « mauvais flics » disent
« Blue lives matter ». Et bien évidemment, nous
avons eu aussi droit à la mise en scène de la décou-
verte indignée des agissements de la police – ce
dont a témoigné la popularité parmi les femmes
blanches du slogan « George Floyd summoned all
mothers when he called for his mama9 » (Georges
Floyd a invoqué toutes les mères quand il a appelé
sa maman).

La chanson
À force de les écouter, les indignés et les stupé-
faites, les émus et les consternées, on connaît la
chanson. Son fameux refrain « ils-ne-sont-pas-
tous-pareils », mais aussi ses trois couplets.

Premier couplet : « Le problème de la police, c’est


d’abord les mauvais policiers – les “brebis galeuses”. »
C’est souvent avec quelques froncements de
sourcils que ce couplet est entonné, car il s’agit

7. Pour une histoire de ces commissions et de ces rapports


aux États-Unis (jusqu’à la President’s Task Force on 21st
Century Policing du président Barack Obama), voir Stephen
M. Underhill, « Decades of Failed Reforms Allow Continued
Police Brutality and Racism », The Conversation, 6 juillet 2020.
8. Caitlin O’Kane, « Police Officers Kneel in Solidarity With
Protesters in Several U.S. Cities », CBS News, 1er juin 2020 ;
Diane Goldstein, « I’m a White Cop and I Support Black Lives
Matter », Vice, 11 juillet 2016.
9. Employé dans un contexte judiciaire, le terme summon
signifie « citer à comparaitre ».

227
de défendre une police « exemplaire », et donc
de ne pas hésiter à en appeler à une plus grande
responsabilité des policiers et à des sanctions en
cas de « manquements ». Assez naturellement,
puisque la troupe des réformistes croit qu’il existe
de « mauvais policiers », elle plaide pour l’amé-
lioration de leur recrutement. Puis quand vient
l’objection des autres policiers, de « ceux qui
n’ont rien fait », la troupe répond qu’il faut amé-
liorer la formation. Tout cela pour ensuite évo-
quer les « humains derrière les uniformes » et les
« risques du métier » – et la troupe en profite par-
fois même pour parler de « revaloriser » le métier
ou les salaires. Ce couplet, c’est celui des escrocs,
de ceux qui s’emploieront, coûte que coûte, à
défendre l’institution policière.

Deuxième couplet : « La police est question de


“manières” et plus précisément de “bonnes
manières”. »
Parce que, la troupe des réformistes aime à le
dire, « police » et « politesse » auraient quelque
chose en commun. C’est pourquoi elle se pas-
sionne volontiers pour les techniques policières
(clés d’étranglement, « désescalade », etc.) et
pour l’adoption de nouvelles règles en matière
d’usage de la force. Le monde « policé » dont rêve
la troupe, c’est celui de l’équilibre des pouvoirs.
Elle croit à l’amélioration du contrôle de la police
– l’indépendance de ses instances de contrôle est,
pense-t-elle, sa botte secrète. Ce couplet, c’est le
préféré du gauchisme républicain et du citoyen-
nisme, c’est celui de tous les renoncements.

228
Troisième couplet : « La police n’est pas mauvaise en
soi, mais il y a des polices meilleures que d’autres. »
La troupe des réformistes ne peut se contenter
que l’on supporte l’existence de la police, elle vou-
drait qu’on l’aime. C’est pour cela qu’elle nous parle
autant du « dialogue entre la police et la popula-
tion » et qu’elle vante la « police de proximité ». Elle
veut « restaurer la confiance » et elle fait mine que
les caméras-piétons constituent une concession.
Elle peut même aller jusqu’à évoquer les syndicats
de policiers et une « culture policière » qu’il faudrait
changer. Comme elle nous promet la meilleure des
polices, elle est prête à chercher l’inspiration ail-
leurs. À cette fin sont convoqués des experts char-
gés d’expliquer ce que seraient nos particularités et
travers nationaux en matière de police – comme s’il
y avait, quelque part, une bonne police. Ce couplet,
c’est celui du parti de l’ordre, qui nous prédit le
chaos dans un monde sans police – comme si son
monde n’était pas notre cauchemar.
La chanson réformiste, je vous promets qu’on
la connaît bien ici. Certes, on ne dit pas « bre-
bis galeuse », mais bad / rotten apples (pommes
pourries) et la « culture policière » a un nom : blue
culture. À nous aussi, on a fait le coup de la forma-
tion des policiers : ici, leur truc, ce sont les forma-
tions sur les implicit bias (préjugés implicites)10,
qu’ils combinent avec la mise en avant du recru-
tement de policiers issus des minorités ethniques.
On nous parle également beaucoup des techniques
10. Ces formations sont censées permettre aux participant·e·s
de comprendre leurs propres préjugés et d’éviter ensuite les
comportements discriminatoires.

229
policières, des clés d’étranglement, mais aussi des
perquisitions sans sommations, comme celle au
cours de laquelle Breonna Taylor a été tuée11. À
nous aussi, on fait miroiter les exemples d’autres
polices : à vous, on parle de la police allemande
et de sa technique de « désescalade12 », comme
si la violence de la police était chose inconnue en
Allemagne13 ; à nous, on parle des villes d ­ ’Eugene
(Oregon) et d ­ ’Olympia (Washington)14 et de leurs
programmes qui redirigent certains appels à la
police vers des services psychiatriques.
La chanson réformiste, certains l’entament
sans vergogne, car ils savent bien que, au fond,
elle profite essentiellement à l’institution policière
elle-même et participe à renforcer sa légitimité.
Si vous saviez comment, ici, la « diversité » et les
formations aux « biais implicites » font partie
des politiques de communication des forces de
police… D’autres reprennent la chanson réformiste
avec sincérité, mais avec naïveté et par mécon-
naissance des questions policières. Ils ignorent

11. Elle a été tuée dans son sommeil au domicile de son


compagnon par des policiers qui sont entrés dans le logement
sans s’identifier dans le cadre d’une perquisition.
12. Par exemple : Delphine Nerbollier, « Manifestations
violentes : la désescalade, principe de la police allemande »,
La Croix, 1er décembre 2020.
13. Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme
non létale, Paris, La fabrique, 2020, p. 157-159.
14. Voir par exemple Scottie Andrew, « This Town of 170,000
Replaced Some Cops with Medics and Mental Health
Workers », CNN, 5 juillet 2020 ; Christie Thompson, « This
City Stopped Sending Police to Every 911 Call », The Marshall
Project, 24 juillet 2020.

230
qu’avec elle, ils piocheront dans une vieille boîte
à idées qui n’a jamais fait de miracles.
On ne règle pas le racisme structurel de la
police en soumettant les policiers à des formations
sur leurs « préjugés implicites »15 ou en recrutant
des policiers « plus divers ». On ne règle pas non
plus la question de l’usage excessif de la force par
les policiers en les équipant de caméras-piétons16.
Comme l’a rappelé Alex S. Vitale, George Floyd
a été tué par la police de Minneapolis, qui était
connue pour avoir mis en place à peu près toutes
les réformes possibles et imaginables17.

La foire réformiste et nous


Depuis le printemps dernier, nous avons assisté
ici à une véritable fièvre réformiste en matière
de police18. Au palier fédéral, deux propositions
de loi (George Floyd Justice in Policing Act of
2020 et Justice in Policing Act of 2020), défen-
dues respectivement par les démocrates et par les
républicains, ont été débattues, mais elles sont
désormais toutes deux dans les limbes législatifs.
C’est en fait surtout dans des États, des comtés et

15. Voir notamment Tom James, « Can Cops Unlearn Their


Unconscious Biases? », The Atlantic, 23 décembre 2017 ; Martin
Kaste, « NYPD Study: Implicit Bias Training Changes Minds,
Not Necessarily Behavior », NPR, 10 septembre 2020.
16. Louise Matsakis, « Body Cameras Haven’t Stopped Police
Brutality. Here’s Why », Wired, 17 juin 2020.
17. Alex S. Vitale, « The Answer to Police Violence Is Not
“Reform”. It’s Defunding. Here’s Why », The Guardian,
31 mai 2020.
18. Safia Samee Ali, « Voters Around the U.S. Approve Local
Police Reform Measures », NBC News, 4 novembre 2020.

231
des villes que de nombreuses réformes de la police
ont été entreprises. Ainsi, l’État de Virginie a passé
pas moins de 16 réformes en la matière. Parmi
celles-ci, la Breonna’s Law – adoptée aussi par la
Ville de Louisville – interdit à la police de mener
un mandat sans frapper à la porte du domicile ou
sans s’annoncer.
Tant au palier fédéral que local, les réformes
discutées ou adoptées sont souvent les mêmes :
interdiction des clés d’étranglement, renfor-
cement des instances de contrôle des départe-
ments de police, durcissement des règles autour
de l’usage de la force… Depuis le printemps et à
la faveur également des élections du 3 novembre
dernier, beaucoup de mesures de ce type ont été
prises – sans assurance qu’elles changent réelle-
ment la réalité du travail policier.
À la foire réformiste, une seule chose est sûre :
on ne tire jamais le gros lot. Alors, pour notre camp,
marquer des points, c’est faire reculer la police et
l’affaiblir, en la privant de ses ressources (armes
et budget notamment), ce qu’explicite le slogan
états-unien « Defund the police19 ». Pour cela, la
distinction faite aux États-Unis par de nombreux
mouvements abolitionnistes, notamment Critical
Resistance, entre les « réformes réformistes » et
celles qui peuvent constituer des étapes vers l’abo-
lition de la police20, est un outil précieux.

19. Le slogan, forgé par les abolitionnistes qui désignent


ainsi une tactique, a été repris par certains réformistes pour
le réduire à un simple arbitrage financier.
20. Critical Resistance, « Police : mesures réformistes ou
mesures abolitionnistes ? », Paris-luttes.info, 21 juin 2020.

232
Si on ne veut pas de leurs réformes (le seul lot
de consolation que toute cette foire peut nous
offrir), il faut couper les trois têtes du dragon réfor-
miste qui souffle le chaud et le froid sur les mobili-
sations actuelles. La première tête dit « La police
avec nous », comme si la police n’avait pas tou-
jours été contre nous. La deuxième tête dit « Il faut
refonder la police », comme si une « autre police »
était possible dans une « autre démocratie » et
dans un « autre capitalisme »… Et la troisième tête
débite tout un tas de revendications qui ne visent
qu’à servir ses intérêts (négociations, retrait de
l’article 24, etc.) et à saper nos aspirations.
Si on ne veut pas que tout soit déjà écrit, on
ne peut pas laisser faire ces débats convenus
où chacun joue sa partition et use des mêmes
arguments éculés. On ne peut se contenter que
les politiques formulent de vagues promesses
avant que ne commence une autre séquence
politicomédiatique.
Si on ne veut pas que tout soit déjà écrit, il faut
imposer les termes du débat. Plutôt que de dire que
la police fonctionne mal, disons au contraire qu’elle
fonctionne admirablement au regard de ce qui est
attendu d’elle : protéger l’État, le système capita-
liste, le racisme structurel et le patriarcat. Plutôt
que des seules « violences policières », parlons de
tous les « crimes d’État »21 et disons f­ ranchement
que ce qui nous occupe, ce sont toutes les nui-
sances qu’entraîne l’existence de la police.
21. Sur ce sujet, voir « Loi sécurité globale et abolition de la
police : entretien avec Gwenola Ricordeau », Secours Rouge,
1er décembre 2020.

233
Si on ne veut pas que tout soit déjà écrit, il faut
répondre à trois questions.

Première question : Par qui sommes-nous pro-


tégés et par qui voulons-nous être protégés ?
Pas par la police – ni hier, ni aujourd’hui, ni
demain. Pas non plus par « une photo », « les
médias » ou « la justice »… C’est ce que dit par-
faitement le slogan qui résonne dans les mani-
festations états-uniennes : « Who keeps us safe?
We keep us safe! » (Qui nous protège ? Nous nous
protégeons !)

Deuxième question : Que voulons-nous ? Une


société sans police. Formuler clairement notre
projet d’abolir la police permet d’énoncer net-
tement que nous ne luttons pas « contre les vio-
lences policières », mais bien « contre la police ».

Troisième question : Quelle est notre cible ?


L’État. Il faut tracer une ligne entre nous et
ceux et celles qui travaillent à son sauvetage et
entretiennent le mythe d’un État protecteur, qui
mentent sur sa fonction réelle dans une société
capitaliste et raciste.

Notre camp
Si nous ne voulons pas que l’histoire soit écrite par
d’autres que ceux et celles qui sont les véritables
sujets politiques de l’existence de la police… Si
nous ne voulons pas être sous la coupe de ceux
qui trouveront toujours le moyen de capitaliser
sur une mobilisation, un moment politique ou la

234
violence de l’État, alors il faut affronter la question
de l’organisation et de la direction stratégique des
mobilisations actuelles et de notre camp dans la
lutte contre la police.
On pourrait s’interroger sur ce qu’il y a de sin-
gulier dans la place qui est faite aux avocats dans le
moment présent. Cette place qui permet d’entre-
tenir le mythe (souvent teinté d’un certain mépris
de classe) que laisse parfois entendre l’usage
du slogan « Police partout, justice nulle part ».
Comme s’il y avait d’un côté une police qui pié-
tine nos droits et de l’autre une justice soucieuse
de les défendre.
Il faudrait sans doute sonder également la
place qui est faite aux journalistes et aux médias
en général dans les mobilisations actuelles. Car
il se peut bien que ce soit les mêmes qui fassent
leur beurre à coups de scoops, en faisant de la vio-
lence de la police un spectacle, et qui ne veuillent
pas partager le sort commun de ceux et celles qui
subissent l’ordre policier. Il me semble difficile
de faire l’économie d’un débat sur la sélection à
laquelle les médias procèdent dans le choix de
ceux et celles qui accèdent à l’espace public, de
ceux et celles à qui ils demandent leur expertise
et à qui ils confèrent le titre d’expert·e·s. On ne
peut que rester perplexe, par exemple, devant
l’espace médiatique qu’a occupé un « flic infiltré »,
Valentin Gendrot22, au regard de celui qui a été
laissé aux victimes de la police et à leurs proches,

22. Valentine Oberti, « Un journaliste infiltré donne à entendre


les violences policières », Mediapart, 12 novembre 2020.

235
aux collectifs, aux militant·e·s – je pense en par-
ticulier à Amal Bentounsi23 du collectif Urgence
notre police assassine ou à la militante et journa-
liste Sihame Assbague.
Pour faire face à notre camp, les réformistes
usent de deux armes : la « dissociation » et l’élec-
toralisme. En France, ils accusent les « casseurs »
de « décrédibiliser le mouvement » ou de le
« détourner », comme ici ils ont reproché aux loo-
ters (pilleurs) de desservir Black Lives Matter. Ici,
la virulence de Joe Biden à l’égard des « pilleurs »
n’a pas été une surprise, mais elle aurait dû être
un signal pour ceux et celles qui nourrissaient des
illusions sur ses positions en matière de police en
raison des promesses qu’il a concédées au cours
de sa chasse aux électeur·rice·s. La sortie récente
de Barack Obama24, au cours de laquelle il a réduit
« Defund the police » à un slogan et l’a accusé
d’avoir faire perdre des voix aux démocrates, est
un rappel bienvenu des déconvenues auxquelles
s’exposent ceux et celles qui se laissent aveugler
par les tactiques électoralistes.

Vive le vent mauvais


Je vous écris des États-Unis. Parce que cela fait six
mois que George Floyd est mort et que la police
continue de tuer. Parce qu’après le tourbillon de

23. Amal Bentounsi, « Loi de sécurité globale : pourquoi


l’application UVP (Urgence Violences Policières) est-elle
invisibilisée ? », Mediapart, 1er décembre 2020.
24. « “Defund the police”, un slogan qui a nui aux
démocrates ? », Courrier International, 2 décembre 2020.

236
réformes de la police qui a suivi les mobilisations
du printemps et de l’été, rien n’a vraiment changé.
Je vous écris, car si j’ai des raisons d’espérer,
c’est que Black Lives Matter a nettement fait
perdre du terrain à l’innocentisme25 – à cette
idée que seules les victimes « innocentes » méri-
teraient notre solidarité et que certaines victimes
vaudraient plus que d’autres. Mon espoir, c’est
celui d’un front avec toutes les victimes. Celles
qui ont un casier long comme un jour sans pain,
celles qui n’auraient jamais dû être là, celles qui
n’ont pas obéi aux ordres. Celles qui n’ont pas de
témoin et aucune preuve de ce qu’elles ont subi.
Les victimes des crimes policiers et les victimes
des crimes pénitentiaires. Car les « violences poli-
cières », ce n’est qu’une partie de la violence de
l’État. Et on est du côté des victimes de l’État ou
de l’autre côté.
Je vous écris parce que je suis remplie de
craintes aussi. Une personne détenue sur cinq dans
le monde se trouve dans une prison états-unienne
et il y a, parmi eux et elles, Mumia Abu-Jamal,
Leonard Peltier et tant d’autres26. Ma crainte,
c’est celle d’un front de lutte trop étroit. Car on ne
combat pas la police sans être uni contre toute la
répression – celle aussi qui touche spécifiquement

25. Voir le plaidoyer de Jackie Wang « contre l’innocence »


dans Capitalisme carcéral, Paris/Montréal, Divergences /
Éditions de la rue Dorion, 2019/2020.
26. Sur les prisonniers politiques aux États-Unis, voir
notamment le site internet du Jericho Movement :
www.thejerichomovement.com.

237
les musulman·e·s, les Gilets jaunes, ou les (futurs)
mouvements étudiants.
Je vous écris d’un pays qui a pensé qu’il suffisait
d’ouvrir les yeux pour voir. Et puis qu’il suffirait de
montrer l’infâme pour susciter l’indignation et le
scandale. Et que par sa seule existence, le spec-
tacle du scandale ferait cesser l’infâme.
Ce que je sais de l’infâme, c’est que les larmes
des Blanc·he·s et les réformes n’y changeront rien.
Ce que je sais, c’est que c’est pied à pied qu’il
faut lutter contre la police. Que c’est ainsi qu’on
la fait reculer, car elle ne recule que quand nous
avançons. Car elle ne recule que quand nous
attaquons.
Autant en emporte le vent des réformistes.
Antisécurité :
une déclaration1
George S. Rigakos et Mark Neocleous

L e but de notre projet, pour faire simple, est


de montrer que la sécurité n’est rien d’autre
qu’une illusion qui s’est oubliée comme telle ; une
illusion – cela est moins facile à admettre – dan-
gereuse. Pourquoi « dangereuse » ? Car elle fait
obstacle à la politique : plus nous succombons au
discours de la sécurité, moins nous pouvons nous
exprimer au sujet de l’exploitation et de l’aliéna-
tion ; plus nous parlons de la sécurité, moins nous
parlons des fondations matérielles de l’éman­ci­
pation ; plus nous partageons le fétiche de la sécu-
rité et plus nous nous aliénons les uns les autres
et devenons complices de l’exercice des pouvoirs
de police.
Revenir en détail sur la manière dont nous
nous sommes retrouvés là constitue le premier
défi ; montrer l’étendue des dégâts en est un autre ;
le faire sur un mode qui contribue à une politique
radicale, critique et émancipatrice est un défi
plus grand encore. Mais il s’agit là d’un défi que
1. Publié originalement dans Vacarme, no 77, juillet 2016,
dossier « Violences policières, résistances minoritaires ».
Traduit de l’anglais par Memphis Krickeberg.

239
nous devons relever collectivement. En guise de
point de départ, nous proposons par conséquent
la déclaration suivante appelant à une politique
d’antisécurité.
Nous rejetons tous les faux couples binaires
qui obscurcissent et réifient la problématique de
la sécurité et servent seulement à renforcer son
pouvoir. Nous rejetons par conséquent :

• La liberté contre la sécurité. Dans les tra-


vaux des fondateurs de la tradition libérale
– c’est-à-dire des fondateurs de l’idéologie
bourgeoise – la liberté est la sécurité et la sécu-
rité est la liberté. Pour la classe dominante, la
sécurité a toujours triomphé et triomphera tou-
jours sur la liberté, car la « liberté » n’a jamais
été destinée à constituer un contrepoids à la
sécurité. La liberté n’a jamais été que l’avocate
de la sécurité.
• Le public contre le privé. Aucune détermina-
tion juridique post hoc de la responsabilité, de
la valeur légale, de l’uniformité ou de l’utilisa-
tion légitime de la force ne peut défaire l’inter­
opérabilité historique des polices privée et
publique, des armées étatiques et mercenaires,
de la sécurité des entreprises et du gouverne-
ment, de la coopération interfirmes et des rela-
tions internationales. La sphère publique fait
le travail de la sphère privée et la société civile
celui de l’État. La question ne tourne donc pas
autour de l’alternative « public contre privé »
ou « société civile contre État », mais porte sur
l’unité de la violence bourgeoise et les moyens

240
par lesquels la pacification est légitimée au
nom de la sécurité.
• La méthode douce contre la dure. De telles
constructions dichotomiques – le maintien
de l’ordre doux ou dur pour réprimer la dissi-
dence ; les interventions militaires douces ou
dures pour écraser la résistance locale et indi-
gène ; le pouvoir doux ou dur pour imposer
l’hégémonie impériale globale – ne sont que
des aspects de l’unité de la violence de classe
qui nous détournent de la prétendue pacifica-
tion menée au nom du capital.
• La barbarie contre la civilisation. L’histoire
de la civilisation après les Lumières correspond
à la consolidation du travail salarié, à l’imposi-
tion culturelle et matérielle de la domination
impériale et à la violence de la guerre de classe.
Sous la forme d’un « standard de civilisation »,
la majesté du droit s’est avérée centrale à ce
projet. Civiliser signifie projeter un pouvoir
de police. La « civilisation » constitue un code
pour désigner l’imposition des rapports capita-
listes. En d’autres termes, la civilisation bour-
geoise est la barbarie.
• L’intérieur contre l’extérieur. La plus grande
tyrannie de la sécurité réside dans son insis-
tance à construire l’« autre ». La sécurité crée
à la fois les menaces étrangères intérieures
et extérieures, générant la peur et la division
qui sous-tend la raison d’État. La pacification
coloniale des sujets à l’étranger se transforme
rapidement en pacification des sujets sur le sol
national. Les nouvelles initiatives de maintien

241
de l’ordre international ne constituent rien
d’autre qu’un laboratoire pour expérimenter
la militarisation de la sécurité intérieure. La
« guerre au terrorisme » est un assaut multi­
frontal qui met dans le même sac des pacifistes
avec des djihadistes, des féministes avec des
islamistes et des socialistes avec des assassins.
L’État capitaliste n’a même pas besoin de faire
semblant d’établir des distinctions dans la
mesure où l’insécurité vient selon lui de toutes
les directions.
• L’avant contre l’après 11-Septembre.
Soyons clairs : le meurtre de 3 000 indivi-
dus le 11 septembre fut horrible, mais n’a
rien changé du tout. Penser cela équivaut à
un acte délibéré d’oubli. L’appareil de sécu-
rité qui s’est emballé dans les jours suivant
l’attaque était en construction et accompa-
gnait depuis des décennies déjà la mutation
du terrain de la guerre de classe. Les cibles
de cette nouvelle « guerre » – cette fois-ci au
terrorisme – n’étaient pas nouvelles. Au cri de
l’« insécurité » ont répondu à nouveau deux
injonctions familières : vous consommez et
nous détruirons. Allez à Disneyland et laissez
l’État poursuivre le travail qu’il a mené pendant
des générations. Si le 11-Septembre a accompli
quelque chose, c’est d’avoir rendu la sécurité
complètement inattaquable.
• L’exception contre la normalité. Ceci n’est
pas un état d’exception. L’État capitaliste qui
piétine les droits de l’homme au nom de la
sécurité ? Normal. La classe dominante qui

242
commet des actes de violence au nom de l’ac-
cumulation du capital ? Normal. L’élaboration
de nouvelles techniques pour discipliner et
punir les sujets récalcitrants ? Normal. Les
assassinats ciblés, les bombardements sur les
civils, les emprisonnements sans procès… ?
Normal, normal, normal. Et n’oublions pas,
bien sûr : les libéraux qui s’empressent de jus-
tifier ces dérives ? Normal.

Nous comprenons plutôt qu’aujourd’hui la


sécurité :

• Opère en tant que concept suprême de la


société bourgeoise.
• Colonise et dé-réalise le discours. On passe
ainsi : de la faim à la sécurité alimentaire ; de
l’impérialisme à la sécurité énergétique ; de la
globalisation à la sécurité de la chaîne logis-
tique ; de la protection sociale à la sécurité
sociale ; de la sûreté personnelle à la sécurité
privée. La sécurité rend bourgeois tout ce qui
est intrinsèquement communal. Elle nous
aliène de solutions qui sont naturellement
sociales et nous force à parler le langage de la
rationalité d’État, de l’intérêt d’entreprise et de
l’égoïsme individuel. Au lieu de partager, nous
amassons. Au lieu d’aider, nous construisons
des dépendances. Au lieu de nourrir les autres,
nous les laissons crever de faim. Tout cela au
nom de la sécurité.
• Est une marchandise spéciale qui joue un
rôle pivot dans l’exploitation, l’aliénation et

243
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
la paupérisation des travailleur·euse·s. Elle
produit son propre fétiche qui s’intègre dans
toutes les autres marchandises, produit encore
plus de risque et de peur tout en nous détour-
nant des conditions matérielles de l’exploita-
tion responsables de notre état d’insécurité et
en les intensifiant. Elle concrétise nos insécuri-
tés éphémères au sein des rapports capitalistes.
Elle tente de satisfaire par la consommation
ce qui ne peut être accompli qu’à travers la
révolution.

Cette déclaration est un appel à :

• Désigner la sécurité pour ce qu’elle est


vraiment.
• Prendre position contre la sécuritisation du
discours politique.
• Contester la nature autoritaire et réactionnaire
de la sécurité.
• Faire ressortir les modalités par lesquelles les
politiques de sécurité détournent l’attention
des conditions et questions matérielles et, ce
faisant, transforment les pratiques politiques
émancipatrices en un bras de la police.
• Lutter pour un langage politique qui nous
entraîne au-delà de l’horizon étroit de la sécu-
rité bourgeoise et de ses pouvoirs de police.
III

Lutter contre
la police
Introduction
Gwenola Ricordeau

L a précédente section autour des stratégies


abolitionnistes amène à explorer les luttes
contemporaines, non seulement sous l’angle de
leurs choix tactiques, mais aussi de leurs bilans.
Dans ce propos introductif, je reviens, plus de
deux ans après le meurtre de George Floyd, sur
les mobilisations massives qui l’ont suivi. Au-delà
du caractère exceptionnel (voir p. 19 et 21) de la
condamnation de Derek Chauvin et des pour-
suites engagées contre les deux autres policiers
impliqués dans ce meurtre, il s’agit d’interroger,
d’un point de vue abolitionniste, ce que ces mobi-
lisations ont fait à la police.
Beaucoup de luttes aujourd’hui menées aux
États-Unis s’inscrivent dans la stratégie d’affaiblis-
sement de la police1. Par exemple, certaines s’op-
posent à la construction de commissariats, d’écoles
de police ou de centres d’entraînement, comme
les campagnes #NoCopAcademy à Chicago ou
#StopCopCity à Atlanta. D’autres visent spécifi-
quement le définancement de la police, comme
Defund OPD – Invest in Community à Oakland,
1. Pour une approche générale, voir l’ouvrage du Collectif
Matsuda, Abolir la police. Échos des États-Unis, Marseille, Niet !,
2021.

247
Care Not Cops à Portland ou People’s Budget LA
à Los Angeles.
À la faveur des campagnes pour mettre fin
à la présence policière dans les établissements
scolaires et universitaires, ceux-ci constituent
un front abolitionniste majeur aux États-Unis2,
notamment avec la coalition Cops off Campus.
En effet, depuis une quarantaine d’années, beau-
coup d’institutions éducatives se sont dotées de
forces de police qui, sans surprise, n’améliorent
pas leur sécurité3. L’augmentation de la présence
policière a accompagné le durcissement des poli-
tiques disciplinaires de ces institutions et, en
raison du racisme structurel, elle a alimenté le
pipeline école-prison, c’est-à-dire la criminalisa-
tion des jeunes issus de minorités ethniques. Le
monde universitaire a aussi été marqué par l’an-
nonce de leur arrêt de toute collaboration avec la
police par quelque 2 000 mathématicien·ne·s4 ou
par l’appel des Canadien·ne·s Stacey Hannem et
Christopher Schneider lancé aux universités pour

2. Au Royaume-Uni, un mouvement similaire existe,


notamment à l’université de Manchester. Pour le Canada,
voir Irene Bindi, « Organizing Against Education’s Jailers »,
Briarpatch, vol. 51, no 1, 2022, p. 22-31.
3. Denise C. Gottfredson et al., « Effects of School Resource
Officers on School Crime and Responses to School Crime »,
Criminology & Public Policy, vol. 19, no 3, 2020, p. 905-940.
4. Voir Tarik Aougab et al., « Boycott Collaboration with
Police », Notices of the American Mathematical Society, vol. 67,
no 9, octobre 2020.

248
qu’elles coupent tous leurs liens avec les départe-
ments de police5.
Mais l’abolitionnisme a-t-il remporté des vic-
toires ? Il est certes sorti des marges politiques,
notamment grâce à l’important travail militant
fourni par de nombreuses organisations abolition-
nistes (voir « Pour aller plus loin » p. 335). Outre
la publication de plusieurs livres sur l’abolition-
nisme (voir p. 54), se sont ajoutées des inter-
ventions publiques remarquées, comme celles
d’Alex S. Vitale ou de Mariame Kaba. On peut aussi
noter qu’au Canada, lors de sa campagne pour la
direction du Parti vert du Canada en 2020, Amita
Kuttner (qui en assure désormais la direction par
intérim) a prôné l’abolition de la police – et de la
prison6. Par ailleurs, Balarama Holness, candidat
à la mairie de Montréal en 2021, s’est prononcé en
faveur du définancement de la police7. Mais ces
avancées de l’abolitionnisme sur la scène politique
restent très modestes. Même si, pendant la cam-
pagne présidentielle de 2020, Donald Trump a
accusé Joe Biden de vouloir « abolir la police », le
candidat démocrate s’est toujours opposé au défi-
nancement de la police, comme Bernie Sanders du
reste. Joe Biden, qui s’est prononcé à de multiples
5. Stacey Hannem et Christopher Schneider, « Canadian
Universities Should Divest From Policing Interests », Canadian
Dimension, 1er juin 2020.
6. Voir notamment « Canadian Greens Leadership:
Dr. Kuttner Announces Full Platform », Global Green News,
25 août 2020.
7. Voir Jason Magder, « As Mayor, Holness Would Divert
Police Funds to Health and Social Services », Montreal Gazette,
14 juin 2021.

249
reprises en faveur de l’augmentation du nombre
de policiers, a d’ailleurs permis, depuis son arri-
vée au pouvoir, une augmentation des budgets
fédéraux alloués à la police. En mai dernier, il a
même encouragé les municipalités à utiliser pour
leur police les fonds qu’elles avaient reçus dans le
cadre de la lutte contre la COVID-19.
Les mobilisations de 2020 sur la police ont
eu des répercussions sur divers plans – au-delà
même de l’ampleur des démissions et de la moro-
sité dans ses rangs. D’abord, les élections géné-
rales de 2020 ont été marquées par le passage de
nombreuses réformes, essentiellement à l’échelon
des États, comme la création ou le renforcement
d’instances de contrôle des forces de l’ordre, l’in-
terdiction de l’usage des prises d’étranglement ou
l’obligation d’enquêtes judiciaires en cas de décès
causés par des policiers. Les mobilisations ont
permis de réduire la présence policière dans plus
de 40 écoles et de la faire disparaître dans celles
­d’Oakland8. Elles ont aussi permis la réduction des
budgets de la police dans certaines municipalités,
comme Minneapolis, New York ou Los Angeles,
mais les budgets ont généralement augmenté de
nouveau l’année suivante. La ville de Minneapolis,
où une partie du conseil municipal s’était enga-
gée en 2020 à « démanteler » la police, est assez
représentative de la récupération réformiste de
propositions abolitionnistes : outre la promotion
de formes de self-policing (auto­surveillance) qui

8. Edwin Rios, « How Black Oaklanders Finally Expelled the


School Police », Mother Jones, novembre/décembre 2020.

250
reviennent à déléguer le maintien de l’ordre à la
communauté9, la proposition de « démantèle-
ment » de la police a essentiellement été enten-
due comme l’attribution à d’autres forces de police
(police de l’État, du comté, etc.) de compétences
auparavant dévolues à la police de la Ville.
Les mouvements abolitionnistes n’ont pas
d’unité stratégique. D’ailleurs, la popularité
actuelle de la tactique du définancement fait obs-
tacle à une discussion plus générale sur les options
tactiques et relègue à l’arrière-plan d’autres reven-
dications, comme le désarmement des policiers
– même si celui-ci reste porté par des collectifs
comme Désarmons-les ! en France. Elle tend
également à déplacer sur le terrain des finances
publiques la question policière, abandonnant de
ce fait celui des politiques pénales (luttes pour la
décriminalisation des produits stupéfiants, oppo-
sition à la criminalisation de certaines formes
d’occupation de l’espace public ou du harcèlement
de rue, etc.). Enfin, il n’est pas sûr qu’elle s’accom-
pagne toujours d’un développement des pratiques
de défense collective face à la police. Par exemple,
le copwatching, qui a été inspiré par le Black
Panther Party et qui consiste à surveiller la police
et à faire connaître et dénoncer ses agissements, a
perdu en popularité dans beaucoup de pays, même
s’il prend aujourd’hui de nouvelles formes, par
exemple en France grâce à l’application Urgence

9. « Comment (ne pas) abolir la police. Les trucs et astuce de


la ville de Minneapolis », CrimethInc, 7 novembre 2021.

251
Violences Policières du collectif Urgence notre
police assassine.
À l’instar de ceux qui peuvent exister entre les
mouvements pour l’abolition de la prison et les
mouvements de prisonnier·ère·s, des désaccords et
des malentendus s’observent entre les mouvements
pour l’abolition de la police, d’une part, et les mou-
vements de victimes de crimes d’État et contre les
violences policières, d’autre part10. Ils vont parfois
au-delà de la critique abolitionniste des tendances à
l’innocentisme (voir p. 323) et à la réduction de la
critique de la police aux seuls crimes policiers (voir
p. 84) de certaines luttes contre les violences
policières. Ces désaccords et malentendus peuvent
être éclairés à partir du slogan « Vérité et justice »,
emblématique des luttes contre les crimes d’État.
Celles-ci ont, avec les mouvements abolitionnistes,
un point de départ commun : la reconnaissance de
la légitimité du besoin de vérité et de justice des vic-
times et la dénonciation des nombreuses tactiques
déployées par le système pénal pour empêcher la
manifestation de la vérité.
Mais certaines luttes contre les violences poli-
cières présentent comme le but de leur action
politique l’obtention d’un procès qui reconnaisse
le crime commis (la « vérité du crime ») et qui
condamne ses auteurs (la « justice pour le crime »).
D’un point de vue abolitionniste, ces objectifs
sont illusoires, car la vérité ne peut être réduite
10. Sur #8CantWait et les mouvements abolitionnistes aux
États-Unis, voir par exemple Marcia Brown, « How Police
Abolitionists Are Seizing the Moment », The American Prospect,
19 juin 2020.

252
à la « vérité judiciaire », pas plus que le système
judiciaire ne peut répondre à la nature d’un crime
d’État (le racisme systémique, le sort fait aux
pauvres, etc.) – sans compter les problèmes que
pose le fait d’entretenir l’idée qu’une décision
judiciaire permettrait le deuil ou la guérison. Le
slogan « Vérité et justice » peut néanmoins avoir
un intérêt tactique : il montre le caractère trom-
peur du système judiciaire, qui répond mal au
besoin de reconnaissance chez les victimes et leur
fait subir des malheurs qui s’ajoutent à ceux de la
perte d’un proche.
Même si le vent d’enthousiasme qui a soufflé
sur l’abolitionnisme lors des mobilisations de 2020
est aujourd’hui retombé, cette période a été mar-
quée par d’énormes avancées, aux États-Unis et à
travers le monde. Outre l’émergence d’une nou-
velle génération de militant·e·s et une popularisa-
tion sans précédent des idées abolitionnistes, on
a observé une circulation internationale des slo-
gans et des tactiques, que ce soit lors des mobilisa-
tions #KillTheBill au Royaume-Uni en 2021-2022
contre une loi octroyant (notamment) davantage
de pouvoir à la police en matière de maintien de
l’ordre ou à l’occasion, en France, le 2 juin 2020, de
la plus grande manifestation contre les violences
policières qui, à l’appel du comité La vérité pour
Adama, a réuni 60 000 personnes.

Les textes qui suivent mettent en perspective les


tactiques abolitionnistes à partir des mobilisations

253
actuelles en Amérique du Nord pour l’abolition
de la police. Brendan McQuade évoque la ville de
Camden (New Jersey), souvent brandie comme
une « ville modèle » en matière de police, et il
montre qu’elle constitue un « obstacle au réel
changement » et donne plutôt « un aperçu d’un
futur cauchemardesque où règne la surveillance
de masse ». Kevin Walby, dans le bilan qu’il dresse
des luttes abolitionnistes de la police au Canada,
examine les diverses formes de résistance de la
police à son définancement. Tasasha Henderson
revient sur le mouvement pour mettre fin à la pré-
sence policière dans les institutions éducatives
en soulignant ce qu’il doit à la longue histoire
des luttes menées par la jeunesse noire. Enfin,
Kristian Williams analyse comment la tactique
du copwatching peut, si elle est articulée à d’autres
actions politiques, participer à la lutte pour un
monde sans police.
Camden n’est
pas un modèle,
mais un obstacle
au véritable
changement1
Brendan McQuade

E n réponse à la revendication radicale de


définancer et démanteler la police, des
réformateurs libéraux proposent de s’inspirer
du « modèle de Camden ». Ne soyez pas dupes.
Camden mise sur la surveillance de masse pour
pacifier sa population – et servir les intérêts du
monde des affaires.
Ils recommencent.
En 2015, le président Obama a cité Camden
pour étayer les conclusions de la President’s
Taskforce on 21st Century Policing, un programme
de réformes superficielles visant à remédier à la
crise de légitimité de la police au lendemain des

1. Publié originalement sous le titre « The “Camden Model”


Is Not a Model. It’s an Obstacle to Real Change », Jacobin,
4 avril 2020. Traduit de l’anglais par Pascal Marmonnier.

255
émeutes de Ferguson2. En 2012, Camden affichait
le plus haut taux de criminalité du pays et un taux
d’homicide 560 fois supérieur à la moyenne natio-
nale. En 2013, la ville a dissout sa force de police,
mis sur pied le nouveau Service de police du comté
de Camden et une police de proximité. Le taux de
crimes violents a considérablement diminué. En
date de 2018, il avait chuté de 38 % par rapport à
2013.
Mais derrière cette histoire édifiante sur la
réduction du crime et la police de proximité se
cache une « ville de surveillance3 ». Camden vit
sous le contrôle permanent de caméras, de détec-
teurs de coups de feu, de lecteurs automatiques
de plaques d’immatriculation et d’une tour d’ob-
servation mobile. Les fameuses interactions entre
policiers et citoyen·ne·s qui constituent le travail
de la « police de proximité » fournissent autant
de prétextes à la collecte de renseignements.
Ces interactions sont en outre fréquentes. Dans
chaque quartier, les policiers établissent des liens
avec des sentinelles – des mères de famille, des
employé·e·s de livraison, des membres d’orga-
nismes communautaires – afin de recueillir de
l’information4. Ils encouragent les résident·e·s à

2. President’s Task Force on 21st Century Policing, Final Report


of the President’s task Force on 21st Century Policing, Washington,
Office of Community Oriented Policing Services, 2015.
3. Jake Burghart, Surveillance City & The Forgotten War,
Vice Media, 2014, 30 minutes.
4. Martin Innes et al., « Seeing Like a Citizen: Field
Experiments in “Community Intelligence-Led Policing” »,
Police Practice and Research, vol. 10, no 2, avril 2009.

256
surveiller leurs voisins, à signaler toute activité
illégale et à participer aux divers programmes des
services de police5.
Les flux de données de ces systèmes de surveil-
lance et les « renseignements d’origine humaine »
issus des « fiches de contact » où les agents
consignent chaque interaction avec des civils
sont transmis au « centre de fusion » de Camden,
le Real Time Tactical Operations Intelligence
Center. Des analystes y observent la ville en
temps réel et s’installent aux commandes d’une
série de caméras pour effectuer des « patrouilles
virtuelles ». Des algorithmes traitant les données
orientent les déploiements policiers et indiquent
aux analystes les caméras à surveiller en priorité.
À Camden, cette « surveillance contre-­
insurrectionnelle » allait de pair avec des poli-
tiques d’austérité et un pillage en règle réalisé au
nom du renouveau urbain6. Ces éléments combi-
nés formaient un vaste projet de pacification mis
en œuvre pour le compte d’intérêts économiques.
Voilà précisément pourquoi Camden s’est
imposée comme la réponse de l’élite libérale aux
revendications radicales7 qui émanent des rues
saturées de gaz lacrymogènes du pays. Depuis que
le conseil municipal de Minneapolis a annoncé

5. Brendan McQuade, « Against Community Policing »,


Jacobin, 18 novembre 2015.
6. Brendan McQuade, « The Demilitarization Ruse », Jacobin,
24 mai 2015.
7. Voir Mon Mohapatra et al., 8toAbolition: Abolitionist Policy
Changes to demand from Your City Officials, s. l., 8toAbolition,
2020.

257
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
qu’il démantelait son service de police au profit
de stratégies de proximité, Camden défraie la
chronique8. Les principales organisations pré-
sentes sur le terrain à Minneapolis, comme Black
Visions, Reclaim the Block et MPD150 ont expli-
citement rejeté le modèle de Camden – avec rai-
son. L’engouement actuel pour Camden vise à
éviter toute véritable reconnaissance des échecs
de la police et du capitalisme. Il sert à masquer
un recalibrage de la violence de l’État sous cou-
vert de réformes progressistes. Camden n’est
pas un modèle9, mais un obstacle au véritable
changement.
De plus, l’attention que suscite aujourd’hui le
modèle de Camden revêt une signification his-
torique encore plus importante : la ville incarne
en effet bien davantage que les échecs de la
réforme libérale dans un contexte de rébellion
populaire. Camden laisse entrevoir un futur cau-
chemardesque où règne la surveillance de masse
– la prochaine mutation potentielle des diverses

8. James Doubek, « Former Chief Of Reformed Camden,


N.J., Force: Police Need “Consent Of The People” », NPR,
8 juin 2020 ; Scottie Andrew, « This City Disbanded Its Police
Department 7 Years Ago. Here’s What Happened Next », CNN,
9 juin 2020 ; « How Camden, N.J. Disbanded And Rebuilt
Its Police Department », MTP Daily, MSNBC, 6 juin 2020 ;
Virginia Streva, « John Oliver Highlights Camden as Example
of City Where Police Reforms are Working », PhillyVoice, 8 juin
2020.
9. Brendan McQuade, « The Camden Police Department
Is Not a Model for Policing in the Post-George Floyd Era »,
The Appeal, 12 juin 2020.

258
« institutions particulières10 » de contrôle racial et
de domination de classe qui ont façonné le capita-
lisme aux États-Unis11.
L’esclavage, la première et la plus brutale, a
joué un rôle essentiel dans la formation du sys-
tème capitaliste12. Karl Marx l’a qualifié de « pié-
destal » dont « l’esclavage voilé du travailleur
salarié [européen] avait besoin »13. W.E.B. Du Bois
l’a décrit comme « la pierre angulaire, non seule-
ment de la structure sociale sudiste, mais aussi
des secteurs de la fabrication et du commerce
nordistes, du système industriel britannique, du
commerce européen et des échanges à l’échelle
mondiale14 ». De nombreuses révoltes d’es-
claves, une guerre civile et une grève générale des
ouvriers noirs ont été nécessaires pour mettre fin
à l’esclavage aux États-Unis. Le système des lois
Jim Crow qui a finalement émergé des décombres

10. Le sociologue et anthropologue français Loïc Wacquant


dénombre plusieurs « institutions particulières » (peculiar
institutions) ayant servi, dans l’histoire, à définir, à confiner et
à maîtriser les Africains-Américains : l’esclavage ; les lois Jim
Crow ; le ghetto ; l’hyperghetto ; et, enfin, la prison. Aux États-
Unis, durant la première moitié du xixe siècle, le terme est
employé comme euphémisme pour désigner l’esclavage. [NdT]
11. Loïc Wacquant, « The New “Peculiar Institution”: On the
Prison as Surrogate Ghetto », Theoretical Criminology, vol. 4,
no 3, p. 377-389.
12. Dale W. Tomich, Through the Prism of Slavery: Labor,
Capital, and World Economy, Lanham, Rowman & Littlefield,
2004.
13. Karl Marx, Capital, livre 1, Gallimard, coll. « Folio essais »,
2008 [1867].
14. W.E.B. Du Bois, Black Reconstruction in America, 1860-
1880, New York, The Free Press, 1998 [1935].

259
– après la destruction contrerévolutionnaire de la
Reconstruction15 – combinait un véritable apar-
theid et le règne de terreur des policiers et mili-
ciens. Exclus des industries à salaires élevés, les
travailleurs noirs se retrouvaient confinés à un
« rôle de charognard », pour citer James Boggs,
formant un bassin facilement exploitable de
« main-d’œuvre non qualifiée » qui constituait un
« plafond pour les Noirs et un plancher pour les
Blancs »16.
Des décennies de mouvements pour les droits
civiques aux États-Unis – contemporains et com-
plices de luttes anticoloniales dans le monde
entier – ont connu leur apogée, en 1968, donnant
lieu à une vague planétaire de révoltes17. Des sys-
tèmes de domination raciale se sont effondrés. Si
l’intégration (et la décolonisation) s’est traduite
par « plus de Noir·e·s à des postes de pouvoir18 »,
elle n’a pas mis fin pour autant aux profondes iné-
galités raciales. En revanche, les États-Unis sont

15. Période de l’histoire des États-Unis consécutive à la guerre


de Sécession (1861-1865), la Reconstruction (1865-1877)
marque la fin du régime esclavagiste de la Confédération, le
retour des États du Sud dans l’Union et l’échec de l’intégration
des personnes affranchies africaines-américaines dans les
anciens États du Sud, tant du point de vue juridique que
politique, économique ou social. [NdT]
16. James Boggs, « Uprooting Racism and Racists in the
United States », The Black Scholar, vol. 2, no 2, octobre 1970,
p. 2-10.
17. George Katsiaficas, The Imagination of the New Left:
A Global Analysis of 1968, Boston, South End Press, 1987 [1983].
18. Keeanga-Yamahtta Taylor, « Black Faces in High Places »,
Jacobin, 4 mai 2015.

260
aujourd’hui un chef de file mondial en matière
d’enfermement, un sort qu’ils réservent aux
travailleur·euse·s en majorité (mais pas exclu-
sivement) noir·e·s ou de couleur désormais
excédentaires au sein d’une « économie de l’infor-
mation » à flux tendus19. Par des formes distinctes
de domination et de violence, ces trois moments
historiques ont profondément modelé les diverses
permutations du capitalisme états-unien.
Nous vivons actuellement un autre moment
historique de lutte et de changement. Après des
décennies d’opposition à l’incarcération de masse
et à la violence policière et des années d’intensi-
fication de la lutte, ­d’Occupy à Black Lives Matter
en passant par la renaissance des Democratic
Socialists of America, alors que sévissent une
pandémie mondiale et la pire crise économique
depuis la Grande Dépression, la révolte gronde
aux États-Unis. Et cette révolte, à l’image des
précédentes luttes qui ont contribué à renverser
les « institutions particulières » de leur époque,
est abolitionniste. L’enjeu n’est pas simplement
la fin des inégalités, mais la possibilité pour
chacun·e d’entre nous de mener une existence
épanouissante.
L’abolition est préalable et consubstantielle au
combat pour le socialisme, car elle soulève inva-
riablement des questions socialistes. Comment
prendre soin les un·e·s des autres ? Comment
diviser le travail de façon à répondre à nos besoins
19. Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag : Prisons, Surplus,
Crisis, and Opposition in Globalizing California, Berkeley,
University of California Press, 2018 [2007].

261
communs ? L’abolition n’est pas une chose que l’on
obtient en usant des stratégies adéquates. Ce n’est
pas un programme politique que nous pouvons
définir de façon abstraite, puis mettre en œuvre.
L’abolition – comme d’ailleurs le socialisme –
constitue un horizon de lutte. Pour paraphraser
la célèbre formule de Marx, nous faisons notre
propre histoire, mais pas à notre gré ; nous luttons
pour modifier les conditions existantes, héritées
du passé, et en créer de nouvelles. Aujourd’hui
comme à d’autres moments décisifs de l’histoire,
nous entrevoyons des possibilités exaltantes de
bâtir un nouveau monde, ainsi que la perspec-
tive bien réelle de subir une défaite et des revers
écrasants.
Les élites se tournent vers Camden en quête
d’une histoire à raconter pour étouffer cette
clameur radicale, d’un modèle de réforme, d’une
manière de tout changer pour que rien ne change.
Elles recommencent.

Pourquoi Camden ?
Si la surveillance de masse est à ce point déve-
loppée à Camden, c’est que la ville souffre de
contradictions majeures. Camden ne s’est jamais
remise de la désindustrialisation. Au milieu du
xxe siècle, Camden comptait 365 usines dif-
férentes, lesquelles employaient 51 000 per-
sonnes. Au début des années 1980, la ville avait
perdu près de 32 000 emplois, dont 28 700
dans le secteur manufacturier. La population a
décliné, chutant de 40 % par rapport au pic de
125 000 habitant·e·s enregistré en 1950. Selon les

262
données du recensement de 2010, cette ville en
difficulté de 77 000 âmes s’avérait à 48 % noire et
à 47 % hispanique. Plus d’un tiers des résident·e·s
vivait en deçà du seuil de pauvreté. Si l’économie
mondiale financiarisée se caractérise notamment
par le fait que des masses de travailleur·euse·s se
retrouvent exclues de l’économie officielle et de la
société au sens large20, alors Camden fait figure
d’avant-garde.
Camden montre la voie à d’autres égards.
Le taux d’incarcération est en baisse depuis au
moins la Grande Récession. À l’échelle nationale,
les populations des prisons fédérales et d’État ont
diminué de 9 %, passant de 1,61 million de per-
sonnes détenues en 2010 à 1,46 million en 201821.
Le New Jersey est un pionnier en matière de désin-
carcération : ses prisons d’État ont perdu plus d’un
tiers de leur population depuis son point le plus
haut, en 199922. Les coûts budgétaires croissants
de l’incarcération de masse, surtout après le krach
de 2008, et les modifications apportées aux lois sur
les drogues en sont deux des principales raisons23.

20. Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans


l’économie globale, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais »,
2016 [2014].
21. Paul Guerino, Paige M. Harrison et William J. Sabol,
Prisoners in 2010, Washington, U.S. Department of Justice,
décembre 2011, p. 10 et 18.
22. Ted Sherman, « Why Is the N.J. Prison Population
Shrinking? (It’s not Just about Less Crime…) », NJ.com,
27 septembre 2017.
23. Elizabeth K. Brown, « Foreclosing on Incarceration? State
Correctional Policy Enactments and the Great Recession »,
Criminal Justice Policy Review, vol. 24, no 3, mai 2013, p. 317-337.

263
Camden se trouve à l’intersection entre, d’un
côté, la crise budgétaire de l’État et, de l’autre,
la violence de l’économie de la drogue et de sa
répression. Depuis des décennies, la ville compte
sur les aides de l’État pour assurer les services
essentiels dans un contexte marqué par un déclin
économique prolongé et une réduction de l’as-
siette fiscale. Depuis presque aussi longtemps, le
trafic de stupéfiants prospère sur ce vide écono-
mique. Camden représenterait un marché de la
drogue d’une valeur de 250 millions de dollars24.
D’après les agents de la police d’État et les ana-
lystes du renseignement que j’ai interrogés, on
y trouve l’héroïne parmi les plus pures du Nord-
Est, et la ville se trouve être la « plaque tournante,
ou l’une des plaques tournantes, du commerce
d’héroïne ». Décrocher un bon emploi à Camden
est difficile, mais si j’en crois mes interlocuteurs,
un trafiquant de drogue peut facilement gagner
jusqu’à 20 000 dollars par jour.
Dans ces circonstances, on comprend mieux
pourquoi Camden annonce l’avènement d’une
nouvelle « institution particulière » : la surveil-
lance de masse. Omniprésente et couplée à un
maintien de l’ordre agressif, celle-ci sert à maîtri-
ser une population qu’il est devenu trop coûteux
d’enfermer. Mais ces graves problèmes sociaux
n’ont pas suffi à transformer Camden en prison à
ciel ouvert. La situation politique qui les a engen-
drés y est pour beaucoup. Une ville à criminalité
24. Matt Taibbi, « Apocalypse, New Jersey: A Dispatch From
America’s Most Desperate Town », Rolling Stone, 11 décembre
2013.

264
élevée, presque exclusivement peuplée de Noir·e·s
et d
­ ’Hispaniques, prête le flanc à la persécution
et à la calomnie. Et c’est exactement ce qui s’est
passé.

La pacification de Camden
Au cours d’une période de plusieurs années, le
gouvernement du New Jersey a imposé un nou-
vel ordre social à Camden. Celui-ci a été ins-
tauré grâce à une série de pactes avec le diable
et d’ententes secrètes entachées de corruption
entre le gouverneur de l’État Chris Christie
(2010-2018), l’homme d’affaires démocrate du
South Jersey George Norcross III, la mairesse
de Camden Dana Redd (2010-2018) et le chef
de la police Scott Thompson. Les détails sont
scandaleux, mais les effets structurels s’avèrent
plus importants que les infâmes manœuvres en
coulisse. Camden a été pacifiée25. Ces élites et
leurs alliés du monde des affaires ont entraîné le
gouvernement de l’État dans une guerre policière
préventive, organisée et méthodique qui visait à
établir un ordre social propice à l’accumulation
de capital26.
De rigoureuses mesures d’austérité ont
d’abord été mises en place. Peu de temps après

25. Mark Neocleous, « “A Brighter and Nicer New Life”:


Security as Pacification », Social & Legal Studies, vol. 20, no 2,
juin 2011, p. 191-209.
26. Mark Neocleous, War Power, Police Power, Édimbourg,
Edinburgh University Press, 2014 ; et The Fabrication of Social
Order: A Critical Theory of Police Power, Londres / New York,
Verso, 2021 [2000].

265
avoir accédé au poste de gouverneur, Christie a
déclaré que les « contribuables du New Jersey ne
paier[aient] plus pour les excès de Camden » et
réduit de 445 millions de dollars le budget des
aides destinées à la Ville27. Christie, Norcross et
Redd ont œuvré de concert pour appliquer une
thérapie économique de choc à Camden. Ils ont
coopéré pour retarder la construction d’une nou-
velle école à Lanning, sur le site d’un bâtiment
délabré du xixe siècle. Finalement, ils ont conçu
un projet prévoyant la construction de cinq nou-
velles écoles à charte28, qui porteront toutes le
nom de Norcross29.
En plus de favoriser la privatisation des écoles,
Christie, Norcross et Redd se sont efforcés d’at-
tirer de nouveaux investissements à Camden,
accordant à cette fin 1,6 milliard de dollars en
exonérations fiscales. Une enquête de WNYC et
ProPublica a révélé que des allègements d’une
valeur d’« au moins 1,1 milliard de dollars ont été
consentis à l’entreprise de courtage en assurance
de Norcross, à ses partenaires en affaires et à
ses œuvres de bienfaisance, ainsi qu’aux clients

27. Taibbi, « Apocalypse, New Jersey », loc. cit.


28. Établissement qui reçoit des financements publics, mais
fonctionne de manière indépendante du système scolaire
public dans lequel il est situé. Gérées par des organismes
privés à des fins parfois lucratives, les écoles à charte disposent
d’une grande autonomie en matière d’enseignement et de
programmes scolaires. On en dénombre 6 700 aux États-Unis.
[NdT]
29. Matt Katz, « Chris Christie and America’s Poorest City »,
NJ Spotight News, 11 juillet 2014.

266
du cabinet juridique et de lobbying de son frère
Philip30 ».
Ce pillage des deniers publics s’est déroulé
dans un contexte marqué par une terrible flam-
bée de violence et la réforme du service de police.
Après l’imposition de mesures d’austérité par
Christie en 2010, Camden a licencié 168 de ses
368 policiers. Les fonctionnaires encore en poste
ont répondu par une campagne d’absentéisme
sous prétexte de maladie. À certains moments,
seule une dizaine d’agents patrouillaient dans la
ville. La criminalité a explosé. En 2012, Camden
affichait le plus haut taux d’homicide du pays.
Mais tandis que Camden agonisait, la mai-
rie a dépensé 77 000 dollars en rémunération
d’heures supplémentaires pour assurer la sécu-
rité au Susquehanna Bank Center31, une salle de
concert et l’un des principaux points d’ancrage de
la petite enclave de classe moyenne située entre
l’université Rutgers-Camden et le bord de l’eau.
Le célèbre Scott Thomson, chef du défunt ser-
vice de police de Camden et de la nouvelle police
du comté de Camden, a pris cette « décision de
déploiement » afin de garantir la sécurité des gros
investisseurs et des gens qui viennent consommer

30. Nancy Solomon et Jeff Pillets, « How Companies and Allies


of One Powerful Democrat Got $1.1 Billion in Tax Breaks »,
ProPublica/WNYC, 1er mai 2019.
31. Jason Laday, « Camden Police Security at July 2012 Concert
Cost $77K in Overtime: Documents », South Jersey Times,
16 janvier 2014.

267
à Camden32. Les militant·e·s et les leaders com-
munautaires avec lesquel·le·s je me suis entre-
tenu en 2016 soupçonnaient que ces manœuvres
visaient délibérément à provoquer une hausse de
la criminalité, à faire couler de l’encre et à créer les
conditions justifiant l’imposition d’autres change-
ments au sein de la ville.
En dépit de ces machinations présumées, les
changements ont bien eu lieu. En mai 2013, la Ville
a dissout la police municipale et l’a remplacée par
le nouveau service de police du comté de Camden.
L’intégralité de ce processus constituait une
insulte à la démocratie. Les résidents de Camden
ont déposé une pétition réclamant la tenue d’un
scrutin pour empêcher la dissolution du service
de police, mais la mairesse Redd a obtenu gain
de cause dans une procédure qui visait à museler
ses propres électeur·rice·s33. Bien que le nom du
nouveau service désigne le comté de Camden, son
autorité s’arrête aux limites de la ville – il relève
en outre du Camden County Board of Chosen
Freeholders (conseil des propriétaires fonciers
élus du comté de Camden), et non du conseil
municipal de Camden.
Une fois la poussière retombée, la nouvelle
police du comté de Camden a été mieux financée
et dotée en personnel (plus jeune et plus blanc)

32. Audie Cornish, « How A New Police Force In Camden


Helped Turn The City Around », NPR, 2 septembre 2014.
33. Jason Laday, « NJ Supreme Court to Hear Camden Police
Case », South Jersey Times, 22 mars 2014.

268
que l’ancien service34. Les nouveaux agents ont
débarqué en force. L’image lisse de la police de
proximité relayée par les médias dissimulait une
répression musclée des infractions mineures35.
Les plaintes pour usage excessif de la force se sont
multipliées. La situation a atteint son paroxysme
durant l’été 2014, après qu’une série d’interven-
tions policières eurent mis le feu aux poudres,
dont une arrestation au cours de laquelle des
agents ont brisé la nuque de Xavier Ingraham, âgé
de 22 ans, et l’ont laissé paralysé (de façon prévi-
sible, la police conteste le récit du jeune homme).
Sous la pression de la communauté et, surtout,
de la section locale de la National Association for
the Advancement of Colored People, la police du
comté de Camden a mis sur pied un programme
de formation à la désescalade des conflits
aujourd’hui largement reconnu36.
Le calme est revenu. Les plaintes pour usage
excessif de la force ont dégringolé de 95 % depuis
201437. La criminalité a également baissé, ce que

34. Mike Maciag, « Why Camden, N.J., the Murder Capital of


the Country, Disbanded Its Police Force », Governing, 21 mai
2014.
35. « Policing in Camden Has Improved, But Concernes
Remain », American Civil Liberties Union (ACLU), 28 mai
2015.
36. Stephen Danley, « Camden Police Reboot Is Being
Misused in the Debate over Police Reform », The Washington
Post, 16 juin 2020 ; Deanna Paul, « “Police Must First Do No
Harm”: How One of the Nation’s Roughest Cities Is Reshaping
Use-of-Force Tactics », The Washington Post, 21 août 2019.
37. Chris Glorioso, « How Camden, New Jersey, Reformed its
Police Department », WNBC, 8 juin 2020.

269
tout le monde – la presse locale, les médias natio-
naux, le président Obama38 – a attribué aux pra-
tiques policières, même si, comme le souligne le
professeur de Rutgers-Camden Stephen Danley,
une hausse puis une chute similaires de la crimi-
nalité ont été enregistrées dans d’autres villes du
New Jersey pareillement soumises aux mesures
d’austérité de Christie39.
L’économie a également fini par se redresser.
En octobre 2018, le taux de chômage était tombé
à 6,8 %, soit son chiffre le plus bas depuis 199040
(il est toutefois remonté à 8 % au cours des mois
suivants). La reprise du marché de l’emploi,
cependant, ne s’est pas traduite par une hausse du
niveau de vie. En date de juillet 2019, le bureau
du recensement estime que 37 % des habitants de
la ville vivent toujours dans la pauvreté41. Mais la
constante paupérisation de Camden est hors de
propos pour les élites qui dirigent sa destinée. De
leur point de vue, le modèle de Camden est une
réussite.

38. Kate Zernike, « Camden Turns Around With New Police


Force », The New York Times, 31 août 2014 ; Barack Obama,
« Remarks by the President on Community Policing », Office
of the Press Secretary, 18 mai 2015.
39. Stephen Danley, « Chief Thomson Speaks to Paul Ryan,
and Camden Politicians Still Cherry-Pick Crime Data », Local
Knowledge Blog, 25 janvier 2017.
40. Phaedra Trethan et Jim Walsh, « State: Camden
Unemployment Rate Near a 30-year Low », The Courrier Post,
19 juillet 2019.
41. « QuickFacts: Camden City, New Jersey », United States
Census Bureau, s. d.

270
Il a également contribué à leur propre réussite.
Le chef de la police Scott Thompson, par exemple,
a profité de sa nouvelle célébrité pour propulser sa
carrière et réaliser des gains personnels. De 2015
à 2019, il a présidé le Police Executive Research
Forum, une puissante association professionnelle
dédiée à la « professionnalisation de la police42 ».
Il a quitté ses fonctions en octobre 2019 pour
endosser celles de directeur général de la sécu-
rité mondiale ­d’Holtec International, une société
d’énergie qui compte George Norcross III à son
conseil d’administration et qui, en 2014, a bénéfi-
cié d’un allègement fiscal de 260 millions de dol-
lars, le deuxième plus important dans l’histoire de
l’État, pour ouvrir un « centre technologique » à
Camden43.
Le modèle de Camden s’est également révélé
concluant pour des raisons indépendantes de
la corruption éhontée de l’élite vénale du South
Jersey. Camden est aujourd’hui entièrement paci-
fiée et, à ce titre, propice aux affaires. La crimina-
lité violente, bien que toujours élevée par rapport
à la moyenne nationale, est maîtrisée. La ville est
assez stable pour attirer d’importants investisse-
ments de capitaux. La police de proximité a per-
mis aux forces de l’ordre d’acquérir une certaine
légitimité. Si les manifestations qui ont déferlé
sur le pays n’ont pas épargné Camden, elles sont

42. Jonah Walters, « An Empire of Patrolmen: An Interview


With Stuart Schrader », Jacobin, 18 octobre 2019.
43. Nancy Solomon et Jeff Pillets, « A False Answer, a Big
Political Connection and $260 Million in Tax Breaks »,
ProPublica/WNYC, 23 mai 2019.

271
demeurées modestes et n’ont guère provoqué
de troubles. Au contraire, les policiers ont défilé
aux côtés des manifestant·e·s, ce qui a conduit
les médias locaux et internationaux à invoquer
Camden en guise de preuve que la police de proxi-
mité peut faciliter des manifestations pacifiques44.
Rien d’étonnant à ce que le modèle de Camden
suscite une telle attention.
Rien d’étonnant à ce qu’ils recommencent.

Surveillance de masse ou abolition ?


Le modèle de Camden pourrait bien être l’idée la
plus dangereuse qui circule au sein des cercles de
l’élite libérale à l’heure actuelle. Camden n’a pas
« aboli » ni même « réinventé » la police. Camden
a réformé le maintien de l’ordre : autrement dit,
la ville a fourni à ses policiers des technologies de
pointe, des formations, et a renforcé leurs effectifs
dans un contexte de crise. Minneapolis s’apprête
sans doute à faire de même, en l’absence d’une
pression populaire durable en appui à une véri-
table solution de rechange.
Le cas de Minneapolis constitue peut-être la
première bataille décisive, mais ce n’est pas la
seule, et d’autres suivront. La désincarcération
va continuer. La politique de l’administration
Trump en matière d’ordre public n’a pas freiné
la baisse de la population des prisons fédérales

44. Jon Hurdle, « Camden’s Peaceful Protests Reflect Success


of Community Policing Program », NJ Spotlight News, 12 juin
2020 ; Ankita Rao, « Police Marching With Protesters: How
Some Cities Got it Right and Others Didn’t », The Guardian,
2 juin 2020.

272
et d’État. Par ailleurs, la pandémie a clairement
révélé les risques épidémiologiques de l’incarcé-
ration, accélérant le rythme de la désincarcéra-
tion et l’adoption de la surveillance électronique,
ou e-carcération45. La pandémie offre en outre de
nouvelles possibilités de surveillance au nom de
la santé publique, du traçage et, en fin de compte
de la mise en place d’un système de passeport
sanitaire46. Si l’on ajoute à cela une crise écono-
mique et des mesures d’austérité qui grèvent les
budgets publics, tout retour en arrière devient vite
impossible. Ces évolutions accéléreront vraisem-
blablement la fin de l’incarcération de masse et
précipiteront le recalibrage de la violence adminis-
trative du pouvoir étatique en vertu d’une nouvelle
logique : la surveillance de masse.
Dans ce contexte, il ne paraît pas alarmiste
de redouter que les appels vertueux au définan-
cement de la police se retrouvent intégrés à un
plus vaste ensemble de mesures d’austérité,
que les demandes de changements structurels
soient ramenées à des réformes superficielles,
que le modèle de Camden se généralise et que

45. « The Most Significant Criminal Justice Policy Changes


from the COVID-19 Pandemic », Prison Policy Initiative,
s. d. ; James Kilgore, « Big Tech Is Using the Pandemic to
Push Dangerous New Forms of Surveillance », Truthout,
22 juin 2020.
46. Genevieve Bell, « We Need Mass Surveillance to Fight
Covid-19—But it Doesn’t Have to Be Creepy », MIT Technology
Review, 12 avril 2020 ; Ryan Brown, « Start-Ups Are Racing to
Develop Covid-19 “Immunity Passports” — But Experts Warn
They’re Unethical », CNBC, 9 juin 2020.

273
la surveillance de masse devienne la quatrième
« institution particulière ».
Mais il existe aussi des raisons d’espérer – et de
lutter. La révolte causée par le meurtre de George
Floyd ébranle profondément le pays. La percée
de la pensée abolitionniste élargit le champ des
possibles, à l’instar de la lutte visant à dépasser
le capitalisme. Ainsi que l’a récemment déclaré
Angela Davis, « les stratégies abolitionnistes sont
antiracistes, anticapitalistes, féministes et inter-
nationalistes ». Le défi consiste dès lors à s’assu-
rer que les horizons ouverts par la révolte et ses
demandes de définancement et de dissolution
de la police ne sont pas bouchés par le modèle de
Camden et utilisés pour nous pacifier.
Ils ont beau recommencer, rien ne garantit
qu’ils réussiront.
Au Canada,
la police
riposte à son
définancement
au détriment du
bien commun1
Kevin Walby

D epuis le meurtre de George Floyd par


la police en mai 2020 et les mobilisations
massives qui ont suivi, le mouvement pour le
définancement et l’abolition de la police s’est
enraciné dans de nombreuses villes au Canada.
Au Manitoba, le groupe Winnipeg Police Cause
Harm a lancé plusieurs campagnes contre les
dépenses policières, critiquant l’utilisation d’un
hélicoptère, les salaires des agents et les violences,
et réclame le définancement à chaque réunion de
la commission de police depuis trois ans. Justice
for Black Lives Winnipeg a organisé plusieurs
événements, et Police Free Schools Winnipeg

1. Traduit de l’anglais par Pascal Marmonnier.

275
a mené une campagne populaire pour le retrait
des policiers des écoles. Au Québec, la Coalition
pour le définancement de la police a œuvré dans
le même sens à Montréal. En Ontario, divers
groupes militent contre le financement de la police
et la surveillance policière, notamment la Defund
the Hamilton Police Coalition, qui a appelé à de
nombreuses manifestations. À l’échelon fédéral,
la Coalition Abolition rassemble des groupes pour
l’abolition de la prison et de la police, tandis que
le site #DefundThePolice constitue une précieuse
source d’information sur le mouvement pour le
définancement de la police.
Une partie de la population est favorable à
une réduction du budget de la police. Selon un
sondage, 50 % des Canadien·ne·s de moins de
38 ans en approuvent l’idée2. Quantité de gens de
tous horizons constatent aujourd’hui que la police
cause des torts considérables, que ses budgets
sont beaucoup trop élevés, qu’elle est politique-
ment réactionnaire et que sa réponse aux infrac-
tions ne procure pas une sécurité accrue. Pourtant,
non seulement les forces de police ont coupé court
aux discussions sur le définancement et l’aboli-
tion, mais elles mobilisent aussi leurs ressources
pour lutter activement contre le mouvement pour
le définancement. Bien qu’elle soit financée par
des fonds publics, la police ne témoigne d’aucune
considération pour l’intérêt ou le bien commun.

2. Darrell Bricker, « Canadians Divided on Whether to Defund


the Police: 51 % Support the Idea, 49 % Oppose It », Ipsos,
27 juillet 2020.

276
Le coût du maintien de l’ordre ne cesse d’augmen-
ter, et la police entend que les choses restent ainsi.

La police riposte
Au début de l’été 2020, plusieurs institutions
policières, dont le chef de la police ­d’Edmonton
(Alberta) et la Regina Police Association (RPA,
Saskatchewan), ont déclaré qu’une réduction de
leur budget nuirait aux politiques de diversité au
sein des forces de police3. Le président de la RPA
a conseillé aux personnes appelant au définance-
ment de « faire preuve de discernement », préci-
sant que le service culturel de la police de Regina
dédié à la diversité et à l’inclusion serait « l’un des
premiers à en pâtir ». Ces villes des Prairies sont
des bastions du colonialisme de peuplement et, en
cette période de réconciliation et de justice raciale,
les chefs de police affirment qu’en cas de réduc-
tion de leurs budgets, celle-ci sera répercutée
sur les initiatives en matière de diversité au sein
du maintien de l’ordre. Ces déclarations consti-
tuaient des menaces à peine voilées à l’encontre
des agents de police noirs ou autochtones et des
militant·e·s pour la justice raciale.
Les conseillers municipaux qui évoquent le
définancement ou mettent en doute l’efficacité des
commissions de police en tant que mécanismes de
responsabilisation des policiers s’exposent à des

3. Jonny Wakefield, « Edmonton Police Chief Says Defunding


Would Hinder Diversity Initiatives », Ottawa Citizen, 11 juin
2020 ; Bryan Eneas, « Regina Police Association Says Tweet
about Defunding Wasn’t Meant as Threat to Cultural Unit »,
CBC News, 10 juin 2020.

277
plaintes. C’est arrivé à Winnipeg en mars 2022,
après que la conseillère Sherri Rollins a déclaré
que « la commission de police [de Winnipeg]
avait fermé les yeux sur les problèmes de racisme
systémique ». La commission de police l’a accu-
sée d’avoir enfreint les règles relatives au respect
en milieu de travail4. Sa critique a été qualifiée
d’« irrespectueuse » et rejetée. En Alberta, le
Service de police de Lethbridge (LPS) a été sur-
pris à espionner Shannon Phillips, une députée
du Nouveau Parti démocratique5. On craignait
également que le LPS ait permis à des groupes
d’extrême droite d’accéder à des bases de don-
nées. Des articles de presse ont en outre indiqué
que la police ­d’Edmonton tenait une liste de ses
détracteurs, dont des élus municipaux, et espion-
nait ses opposant·e·s sur les médias sociaux6. Ces
exemples montrent que la police considère ses cri-
tiques et les citoyen·ne·s qui défendent la justice
sociale comme des ennemis. La réponse agressive
des syndicats de policiers est un autre élément
de ce retour de flamme. Ces syndicats fustigent
toute personne qui s’aventure à critiquer la police,
y compris les partisans de son définancement, et

4. Shane Gibson, « Winnipeg City Councillor Facing


Complaint after Criticizing Police Handling of Trucker
Protest », Global News Winnipeg, 27 avril 2022.
5. Tyler Dawson, « Alberta Justice Minister Threatens to Shut
Down and Replace Lethbridge Police over Spying Scandal »,
National Post, 24 mars 2021.
6. Madeline Smith, « Edmonton Police Union Calls
Allegations of EPS Critics List “A False Narrative” »,
Edmonton Journal, 9 mars 2022.

278
incarnent des forces politiques réactionnaires
dans les villes canadiennes7.
Point besoin d’appeler à l’abolition pour subir
leurs foudres : en mars 2021, un groupe de travail
dirigé par la présidente de ­l’Université MacEwan
Annette Trimbee a réclamé un gel du finance-
ment du Service de police d ­ ’Edmonton, citant
à l’appui toutes les preuves accumulées par le
mouvement pour le définancement et l’aboli-
tion. Cette demande a provoqué l’ire de la police
­d’Edmonton, qui a ignoré les conclusions du
groupe de travail8. La police a également tenté
de faire dérailler les discussions sur la réduction
de son budget en usant de tactiques malhon-
nêtes. Par exemple, en 2022, la police et la Ville
de Winnipeg ont mené un sondage sur le futur
budget de la police qui ne mentionnait ni gel ni
réduction éventuels9.
La police reconnaît que la plupart des
demandes d’intervention qu’elle reçoit pour-
raient être traitées par d’autres professionnel·le·s.
D’après ses propres données (consultables sur le
site internet de n’importe quel service de police),
seulement 9 % des appels donnant lieu à une
intervention policière concernent des faits de

7. Ryan Hayes, « It’s Time to Talk about Police in our Unions »,


Briarpatch, 20 juillet 2020.
8. Natasha Riebe, « Edmonton to Tackle First of 14 Task-Force
Tips to Improve Policing by Mid-Summer », CBC News, 6 avril
2021.
9. Sam Samson, « City of Winnipeg Asks Public for Feedback
on Proposed Police Funding Models, but None Include Budget
Cut », CBC News, 6 janvier 2022.

279
violence. On peut donc supposer qu’entre 60 %
et 80 % des appels à la police ne sont pas liés à
la violence et pourraient être gérés sans danger
et plus efficacement par une multitude d’autres
professionnel·le·s, comme des équipes mobiles
de soins infirmiers et de services sociaux. La
police ne fait qu’ajouter des risques à l’équation.
Pourtant, sans contester ce fait, les forces de
police maintiennent que toute coupe dans leur
budget mènerait au chaos.

Une lutte pour les ressources


La police est une institution vorace. Elle exige la
loyauté de la population et mobilise toujours plus
de ressources, malgré l’absence d’effets mani-
festes sur les taux d’infraction ou la sécurité. Elle
se plaint de son sous-financement et de la haine
que lui vouent les gens, ou attribue ses échecs au
manque de moyens de sorte à être mieux dotée
en fonds. Ce cycle se répète sans arrêt. Après le
décès de Chantel Moore, une femme autoch-
tone abattue par des policiers qui procédaient
à une vérification de son état de santé le 4 juin
2020 à Edmundston (Nouveau-Brunswick), la
Gendarmerie royale du Canada (GRC) a invoqué
les critiques dont elle était l’objet pour obtenir de
l’argent destiné à l’achat de Tasers et de caméras-­
piétons10. À Kitchener (Ontario), la police régio-
nale de Waterloo a fait de même, alléguant que
ses fonctionnaires devaient être formés aux

10. Andrea Gunn, « Police Will Get Body Cameras, Trudeau


Says », Saltwire, 8 juin 2020.

280
interventions en matière de santé mentale11. Cet
argent ne doit plus servir au maintien de l’ordre,
mais profiter à la collectivité.
Comme je l’ai mentionné, la police a souvent
démontré son allégeance à la droite. Prenons par
exemple le convoi des camionneurs qui, pendant
un mois, a occupé la capitale (Ottawa, en Ontario),
agressant et harcelant des résidents locaux. La
police a été critiquée pour avoir offert un service
voiturier au convoi12, ainsi que pour l’avoir sou-
tenu en ligne et financé13. Beaucoup ont fait valoir
que l’indulgence de la police à l’égard de l’occupa-
tion de droite plaidait en faveur du définancement.
Les policiers de Calgary ont également montré
leur vrai visage lorsqu’ils ont refusé d’ôter leurs
écussons traversés d’une thin blue line, associés au
racisme et au fascisme14. La « mince ligne bleue »
est un symbole adopté par les policiers pour jus-
tifier leur violence raciale, qui empêcherait selon
eux la société de sombrer dans le chaos. Utilisé
pour entretenir des mythes et des fantasmes du
maintien de l’ordre, dont son mandat de « servir et

11. Bill Atwood, « Critics Worry Simply Giving Police More


Money Won’t Help Mental Health Incidents », The Observer,
12 mai 2022.
12. Kimberley Molina, « OPP Officer Lets Protesters Take
Photos in Back of Police Cruiser », CBC News, 11 février 2022.
13. Nicole Thompson, « OPP Investigating Reports Police
Officers Donated to Trucker Convoy Protests », Globe and
Mail, 23 février 2022.
14. Dominika Lirette, « Calgary Police Can Keep Wearing Thin
Blue Line Patch While Discussion Continue », CBC News,
14 avril 2022.

281
protéger », cet écusson est un symbole fortement
contesté.
D’aucuns diront qu’en certaines occasions, la
police a tenu compte des critiques et s’est effor-
cée de comprendre en quoi pourrait consister
une réduction de son budget. Mais encore là,
n’oublions pas que les forces de police lutteront
toujours pour défendre leurs intérêts financiers.
Début 2022, El Jones et ses collègues à Halifax
(Nouvelle-Écosse) ont présenté un rapport
détaillé, indiquant comment procéder au définan-
cement et les lignes budgétaires à supprimer15.
Des conseillers municipaux ont eux-mêmes
reconnu qu’il existait un « fort désir » et besoin de
définancer la police16. Toutefois, alors qu’elle avait
collaboré au processus de production du rapport,
la police régionale de Halifax a fait volte-face et
réclamé une augmentation de son budget à peine
une semaine après sa publication17. Les demandes
de compressions budgétaires, pourtant, sont loin
d’être aussi radicales que l’ont laissé entendre des
chefs de police et des politiciens. Il est plus extré-
miste de continuer à consacrer un tiers des bud-
gets municipaux à la police. Il est plus irrationnel
de continuer à recourir à la criminalisation et au

15. El Jones et al., Defunding the Police: Defining the Way


Forward for HRM, Halifax, Board of the Police Commissioner’s
Subcommittee to Define Defunding Police, 2022.
16. Karla Renić, « “Huge Appetite” for Exploring Defunding
and Detasking Halifax Police: Councillor », Global News,
20 janvier 2022.
17. Rose Murphy, « Residents Urge Halifax Council to Reject
Police Budget Increase », CBC News, 24 février 2022.

282
droit pénal pour réprimer les infractions, lorsqu’on
sait que la police ne réduit pas leur prévalence ni
ne rend nos quartiers plus sûrs.
En dépit des efforts déployés par la police
pour étouffer la discussion sur le définancement,
celle-ci doit à tout prix se poursuivre. Alors que de
nombreuses personnes comprennent la nécessité
de réduire le budget de la police, cette dernière
met tout en œuvre pour que ses moyens actuels
restent les mêmes. Nous devons réfléchir à des
façons de répondre aux infractions dans nos com-
munautés et de réaffecter les fonds des substan-
tiels budgets de la police au logement, à la santé
mentale, au traitement de la dépendance, à l’em-
ploi, à l’accompagnement psychosocial et à la sen-
sibilisation contre la violence, de façon à pouvoir
réellement vivre dans un monde plus sain et sûr.
Les jeunes
forment l’avant-
garde du
mouvement
pour des écoles
sans police1
Tasasha Henderson

E n cette période riche de possibilités trans-


formatrices, alors que les appels des mili-
tant·e·s à définancer et à abolir la police se font de
plus en plus pressants, des jeunes de tout le pays
ont lancé un mouvement pour exiger le retrait des
policiers des écoles. Les élèves demandent aux
municipalités et aux circonscriptions scolaires
de réaffecter les fonds alloués à la police à des
ressources et à des services destinés aux jeunes,
tels que des intervenant·e·s en orientation et en

1. Publié originalement sous le titre « Young People Are


Leading the Growing Movement for Police-Free Schools »,
Truthout, 7 août 2020. Traduit de l’anglais par Pascal
Marmonnier.

285
travail social ainsi que des programmes de justice
réparatrice.
Le mouvement pour des écoles sans police est
animé de longue date par de jeunes Noir·e·s, qui
voient dans ce combat une importante stratégie
de démantèlement du pipeline école-prison2, un
processus qui entraîne la déscolarisation d’élèves
en majorité noir·e·s et latinx et leur prise en charge
par le système judiciaire pour mineurs.
Nathaniel Genene, qui fréquente un établis-
sement public de Minneapolis, a parlé de cette
lutte vieille de plusieurs décennies visant le
retrait des policiers des écoles dans une entre-
vue avec The Nation. « Je crois qu’il est important
de souligner que c’est une lutte générationnelle.
Des flics sont présents dans les écoles depuis
les années 1960, a-t-il déclaré. Ce mouvement
ne date donc pas de la semaine dernière. Et des
groupes actuels comme Young People’s Action
Coalition, Our Turn et Youth Out Loud travaillent
sur cette question depuis un certain temps3. »
À partir du 22 juin 2020, une semaine d’action
nationale a été organisée afin de soutenir le com-
bat des jeunes qui militent pour des écoles sans
police. Partout dans le pays, des jeunes Noir·e·s
ou de couleur ont mené des actions quotidiennes,
dont des marches, des appels téléphoniques à
des membres de commissions scolaires, des
campagnes de pétition et des séances virtuelles
2. Voir la section « School-to-Prison Pipeline » sur le site de
­l’American Civil Liberties Union (ACLU).
3. Jesse Hagopian, « We Need Police Out of Our Schools—
Now », The Nation, 23 juin 2020.

286
d’éducation politique. Certaines de ces actions ont
abouti à des victoires.
Le 7 juillet suivant, le surintendant de la cir-
conscription scolaire Phoenix Union Chad Geston
a annoncé que celle-ci ne renouvèlerait pas son
entente avec la police de Phoenix pour l’année
scolaire 2020-20214.
Bien que le conseil des écoles publiques de
Chicago ait voté contre la résiliation de son contrat
avec la police de Chicago, les commissions sco-
laires locales avaient jusqu’au 14 août pour déci-
der par un vote si elles souhaitaient maintenir une
présence policière dans leurs établissements. Sur
un peu plus de 70 commissions, 17 ont opté pour
le retrait des policiers5.
« Cette question est importante pour moi, car
elle me touche directement en tant que Latino qui
risque d’être placé sur la trajectoire école-prison.
Je sais de quoi je parle », a expliqué Jose Eduardo
Ramos-Valdez, l’un des chefs de file du Puente
Youth Movement, à Truthout.
Le Puente Youth Movement est un pro-
gramme dirigé par des jeunes qui s’efforce de
défaire le pipeline école-prison par l’entremise
du Youth Leadership Program et de la campagne
#CopsOuttaCampus.
« Les flics ne me donnent pas du tout un sen-
timent de sécurité, et je déteste devoir m’assurer

4. Hector Gonzales, « Phoenix Union Cuts Ties with School


Resource Officers », ABC, 9 juillet 2020.
5. Sneha Dey, « Final Tallies Are in on School Police Program,
with 54 Schools Voting to Keep Officers », Chalkbeat Chicago,
20 juillet 2020.

287
qu’on ne fait rien de “mal”, alors que nous sommes
simplement nous-mêmes. Les flics me rendent
anxieux », a déclaré Ramos-Valdez.
Au cours des années 1990, la mise en place de
politiques disciplinaires de « tolérance zéro » dans
les écoles publiques du pays s’est traduite par une
dépendance des établissements à l’égard de la
police6, ainsi que par le recours à des suspensions
et à des renvois pour résoudre des problèmes de
comportement auparavant gérés par les ensei-
gnant·e·s et le personnel scolaire. La violence du
maintien de l’ordre au sein des écoles est d’abord
une violence contre les Noir·e·s et fondée sur le
genre.
Dans un rapport de 2015, ­l’African American
Policy Forum a présenté des chiffres du départe-
ment de ­l’Éducation des États-Unis qui révélaient
que les garçons noirs avaient fait l’objet de trois
fois plus de suspensions que leurs camarades
blancs au cours de l’année scolaire 2011-2012,
tandis que les filles noires avaient six fois plus de
chances d’être suspendues que les filles blanches7.
Par ailleurs, la présence de policiers dans les
écoles a conduit au traitement violent des étu-
diant·e·s. Le 29 janvier 2019, une étudiante d’une
école secondaire des quartiers ouest de Chicago
âgée de 16 ans a par exemple reçu une décharge

6. Libby Nelson et Dara Lind, « The School-to-Prison Pipeline,


Explained », Vox, 27 octobre 2015.
7. Kimberlé Williams Crenshaw, Priscilla Ocen et Jyoti Nanda,
Black Girls Matter: Pushed Out, Overpoliced, and Underprotected,
New York, African American Policy Forum / Center for
Intersectionality and Social Policy Studies, 2015.

288
de Taser de la part d’un agent scolaire après avoir
été renvoyée de la classe parce qu’elle avait sorti
son téléphone portable8.
Des incidents de ce type, et le fait que les
étudiant·e·s noir·e·s font l’objet de 66 % des
signalements à la police alors qu’ils représentent
seulement 36 % de la population des écoles
publiques de Chicago, ont nourri les mobili-
sations pour le retrait des agents scolaires9.
Des jeunes militant·e·s au sein de la coalition
#PoliceFreeSchools ont demandé au conseil de
l’éducation de Chicago de résilier le contrat de
33 millions de dollars conclu entre le conseil des
écoles publiques de Chicago et le service de police
de Chicago, et de réaffecter ces fonds à l’orienta-
tion scolaire et à d’autres services à destination
des jeunes. Ces derniers ont notamment mani-
festé devant le domicile du président du conseil
de l’éducation Miguel Del Valle le 24 juin, soit le
jour où les sept membres du conseil ont voté à
quatre contre trois pour honorer son contrat avec
le service de police10.
Essence Gatheright, étudiante d’un établisse-
ment public de Chicago, a exprimé sa frustration
au sujet du vote. « Nous avons besoin de plus de

8. Rosemary Sobol, « Charges Dropped Against Girl, 16, Who


Was Shocked by Taser During Struggle with Chicago Police at
High School », Chicago Tribune, 7 février 2019.
9. « Bridging Chicago’s Great Divide When It Comes to Cops
in Schools », Chicago Sun Times, 25 juin 2020.
10. Carlos Ballesteros, « Proposal to Boot Chicago Cops from
Public Schools Rejected by School Board », Injustice Watch,
24 juin 2020.

289
gens prêts à se ranger du côté des jeunes, à se
soucier réellement de nous11 », a-t-elle déclaré à
ABC 7 Chicago.
Pendant ce temps, à Minneapolis, des mili-
tant·e·s d’organisations telles que le Black
Liberation Project, Youth Out Loud et le Young
Muslim Collective participent assidument aux
réunions de la commission scolaire et organisent
des rassemblements pour exiger de celle-ci qu’elle
rompe son contrat avec la police de la ville12. Leur
militantisme acharné a conduit la commission des
écoles publiques de Minneapolis à voter à l’una-
nimité une résolution mettant fin au contrat liant
la circonscription au service de police à compter
du 2 juin13.
À l’heure où d’audacieuses propositions aboli-
tionnistes trouvent un écho auprès de municipa-
lités et de circonscriptions scolaires, des jeunes
forment l’avant-garde du combat pour des écoles
et une société sans police. Kysani London, une
membre de Chicago Public School Alumni for
Abolition qui a organisé une manifestation devant
l’école préparatoire Northside College pour faire
pression sur la commission scolaire locale en vue
du retrait des policiers des établissements, a situé
11. Jessica D’Onofrio, Craig Wall et Cate Cauguiran, « Board
Votes to Keep $33M CPS Contract with Chicago Police;
Chicago Teachers Union Holds Protest March, Rally », ABC,
24 juin 2020.
12. Zach Schermele, « Over-Policing In Schools Is an Issue
Black Students Have Been Fighting for Years », TeenVogue,
17 juin 2020.
13. Mary Retta, « Minneapolis Public Schools Abolished Their
Police First », The Nation, 19 juin 2020.

290
la mobilisation pour des écoles sans police dans
le mouvement plus large pour son abolition. « Le
travail que nous menons à l’heure actuelle afin de
débarrasser les écoles des policiers peut être consi-
déré – d’une certaine manière – comme la pre-
mière étape vers l’abolition de la police. […] Notre
organisation, aux côtés de beaucoup d’autres dans
le pays, ouvre la voie à des changements radicaux
en ce qui a trait au maintien de l’ordre14 », a-t-elle
confié à Liberation News.
Ces campagnes intensives s’inscrivent dans
le mouvement plus général pour le définance-
ment de la police. Grâce à ces efforts, une majo-
rité à l’abri du véto au sein du conseil municipal
de Minneapolis a fait part de son intention de
dissoudre le service de police de la ville pour le
remplacer par un système de sûreté publique15.
D’autres administrations municipales, comme
celles de Los Angeles, de New York et de Phila­
delphie, se sont déclarées favorables à une réduc-
tion ou opposées à une hausse du budget de leur
police16. Les jeunes militant·e·s nous montrent
que le mouvement pour des écoles sans police, qui
couve depuis des décennies, constitue un élément
clé de la vision d’un monde sans police.

14. Elias Decker, « Chicago School Votes to Kick Out Police


Officers », Liberation, 9 juillet 2020.
15. Jay Willis, « Minneapolis City Council Members Announce
Intent To Disband The Police Department, Invest In Proven
Community-Led Public Safety », The Appeal, 7 juin 2020.
16. Sam Levin, « Minneapolis Lawmakers Vow to Disband
Police Department in Historic Move », The Guardian, 8 juin
2020.
À quoi doit servir
le copwatching1 ?
Kristian Williams

P ourquoi surveille-t-on la police ?


J’aimerais d’abord souligner que nous avons
intérêt à savoir pourquoi nous nous livrons à cette
pratique plutôt insolite. En effet, pour la plupart des
gens, l’idée d’aller volontairement épier les faits et
gestes des flics, en sachant qu’ils ne seront guère
ravis de vous voir, a tout d’une conduite insensée.
D’après mon expérience, le copwatching
s’exerce dans deux types de situations. Nous
pouvons participer à une manifestation politique
quelconque, au cours de laquelle la police charge
la foule. Par nature, le copwatching nous oblige
à rester près du cœur des hostilités, où l’on a de
bonnes chances d’être arrêté ou blessé. On doit en
outre résister à l’envie de fuir, quand bien même
notre instinct de survie nous pousserait à le faire.
L’autre type de situation est le banal contrôle
routier : notre rôle consiste alors à faire le pied
de grue, généralement dans l’obscurité et (à
Portland, où je vis) sous la pluie, et d’observer ce
1. Discours liminaire, International Copwatching Conference,
Winnipeg, 23 juillet 2011. Traduit de l’anglais par Pascal
Marmonnier.

293
qui constitue d’ordinaire une interaction sans his-
toire, puis de se diriger, plein d’incertitudes, vers
une autre interaction tout aussi routinière.
Pourquoi fait-on cela ?
Pas pour le plaisir, c’est certain. Mais qu’est-ce
qui distingue l’observation de la police de celle des
oiseaux, des étoiles ou des trains ? S’agit-il simple-
ment d’un hobby excentrique ?
Eh bien, la réponse évidente, c’est que la police
doit être observée. Les oiseaux, les étoiles et sans
doute même les trains se conduisent correcte-
ment, avec ou sans la présence d’observateurs
extérieurs. Pas la police. Les policiers, dans le
cadre de leur métier, harcèlent et intimident les
gens ; ils les brutalisent et les humilient ; ils violent
leurs droits de mille façons, des plus insidieuses
aux plus criantes. Le plus souvent, ils commettent
ces actes lorsque personne ne les observe, et la
théorie veut qu’ils le fassent notamment parce que
personne ne les observe.
À ma connaissance, aucune étude empirique
rigoureuse n’a évalué l’incidence des observa-
teurs civils sur la conduite de la police. Mais j’ai
entendu suffisamment de gens affirmer que le ton
des interactions avait changé après l’émergence
du copwatching pour acquérir la certitude que cette
pratique doit avoir du bon.
Lorsque nous surveillons la police, nous
sommes à l’affût de gestes que nous ne voudrions
pas voir. Nous observons les flics pour les dissua-
der de commettre des fautes professionnelles.
Et bien sûr, lorsque des fautes sont commises,
nous les documentons afin de demander des

294
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
comptes à la police. Il peut s’agir d’aider les vic-
times à déposer une plainte ou à intenter des pour-
suites ; de lancer des campagnes médiatiques ou
de déployer des efforts visant à couvrir de honte
les policiers en cause.
Le copwatching permet au moins de témoigner
des faits du point de vue d’une tierce partie. Quelle
que soit l’approche privilégiée par une personne
plaignante pour présenter ses doléances dans
une affaire donnée, elle bénéficiera à coup sûr de
l’existence de preuves solides. Celles-ci constitue-
ront la base d’actions ultérieures.
Mais est-ce vraiment tout ? Nos tactiques
ne sont-elles pas censées refléter, d’une cer-
taine manière, notre vision d’un monde meil-
leur ? N’aspirons-nous pas à autre chose que
des contrôles routiers plus cordiaux ? En quoi le
copwatching contribue-t-il à l’avènement d’un
monde débarrassé du racisme, de la pauvreté et
de la violence d’État ?
Une sorte de dimension symbolique entre ici
en jeu. La police représente le pouvoir de coerci-
tion de l’État. La pratique actuelle du maintien de
l’ordre repose sur un rapport quelque peu idéa-
lisé entre l’État et la population, dans lequel le
pouvoir s’exerce de façon unilatérale. La police
nous arrête, nous interroge, nous brutalise, nous
enferme. Autrement dit, l’État est l’acteur et la
population, l’objet sur lequel il agit.
Le copwatching change, dans une modeste
mesure, cette dynamique. L’acte collectif de
l’observation modifie le rapport de force, au
moins temporairement. Les policiers se heurtent

295
soudain aux limites de leur impunité ou, au mini-
mum, à la notion que des gens se sentent concer-
nés par la façon dont ils font leur boulot, et au
fait que la sécurité des personnes ciblées par la
police nous tient à cœur. Voilà qui fait pencher la
balance, légèrement ou nettement, du côté de la
communauté.
À l’ère où les téléphones portables permettent
de réaliser des vidéos et de les publier sur YouTube,
on peut espérer que l’observation de plus en plus
généralisée impose une contrainte permanente à
l’action des policiers. Si leur conduite change lors-
qu’ils se savent surveillés, et que des gens les ont
constamment à l’œil, le simple fait de les observer
pourrait susciter un changement de leur conduite
générale. Peut-être le regard disciplinaire se
retournerait-il alors vers les agents de l’État.
J’ai bien dit espérer, pourrait, peut-être.
En réalité, très peu d’éléments indiquent qu’un
tel scénario se produirait. Après tout, les camé-
ras de sécurité ne contribuent guère à empêcher
d’autres types de crimes – de ceux qui pourraient
donner lieu à des condamnations. Pourquoi
devrait-on s’attendre à ce que la vidéosurveillance
généralisée dissuade la police de commettre des
fautes professionnelles – autrement dit, prévienne
des actes criminels qui, même lorsqu’ils sont
découverts, entraînent rarement des sanctions ?
Alors que l’utilisation de la technologie vidéo
s’est de plus en plus banalisée ces trente dernières
années, surtout durant la dernière décennie, les
violences policières n’ont pas connu un déclin
notable au cours de cette période.

296
La documentation vidéo n’est efficace que dans
la mesure où les mécanismes de responsabilisa-
tion le sont aussi. S’il n’existe aucun moyen effi-
cace de faire rendre des comptes à la police – ni
véritables mesures disciplinaires, ni processus
d’examen civil, ni possibilité de poursuites –, les
preuves n’ont pas la moindre importance.
En outre, si le cadre légal et politique autorise
la violence gratuite, l’existence de mécanismes
d’application de la loi ne fait aucune différence.
Trois éléments doivent être réunis : les règles, leur
application et la preuve. À lui seul, le copwatching
– c’est-à-dire la simple observation, indépendante
de toute action ultérieure – ne fournit que le troi-
sième de ces éléments.
Le copwatching ne peut donc se concevoir en
termes purement légalistes. Il doit s’inscrire dans
un contexte politique plus large.
En janvier 2009, lorsque des flics des trans-
ports ­d’Oakland ont forcé un homme noir non
armé à se coucher par terre sur le quai d’une sta-
tion de métro, l’ont maîtrisé et lui ont tiré dans le
dos, toute la scène a été filmée. Le meurtre ­d’Oscar
Grant n’a pas été enregistré par des équipes de
copwatching chevronnées, mais par des passants
munis de téléphones portables, qui ont ensuite
dissimulé ces preuves à la police et publié les
images sur internet au cours des heures suivantes.
Les autorités ont réagi de façon plutôt révéla-
trice : elles n’ont rien fait.
La communauté ne l’entendait pas de cette
oreille. Quelques jours après le meurtre, une
manifestation a dégénéré en émeute.

297
Le maire s’est empressé d’exprimer son inquié-
tude dans un communiqué. Le département de la
Justice a ouvert une enquête pour violation des
droits de la personne. Et Johannes Mehserle,
le policier qui a tué Oscar Grant, a été arrêté et
accusé de meurtre.
La surveillance de la police n’a pas suffi. Il a
fallu des émeutes.
Autrement dit : la loi ne suffit pas ; nous avons
besoin de la politique.
Ou : la raison ne suffit pas ; il faut employer la
force.
« Force », ici, ne rime pas toujours avec vio-
lence. Mais il s’agit d’imposer la volonté d’un
groupe de personnes à un autre ou, plus précisé-
ment, d’imposer la volonté de la communauté à la
police. En vertu de la logique démocratique, il va
sans dire que la communauté devrait contrôler la
police ; selon la logique du maintien de l’ordre, en
revanche, la police doit maîtriser la communauté.
La démocratie est inconcevable.
Force ne veut pas nécessairement dire vio-
lence, mais implique que l’on se tienne prêt à
l’attaque.
Il s’agit plus précisément d’attaquer les choses
qui revêtent de l’importance pour nos adversaires,
jusqu’à ce qu’il devienne plus coûteux pour les
autorités de laisser la situation perdurer que d’ac-
céder à nos revendications.
En règle générale, ces attaques ne visent ni
les biens ni les personnes : elles perturbent plutôt
l’ordre normal des choses et ébranlent la légi-
timité des dirigeants. En pratique, on cherche

298
habituellement à entraver le commerce et à inciter
le public à retirer son soutien au gouvernement.
C’est en vue de ce second objectif – la contesta-
tion de la légitimité – que le copwatching se révèle
politiquement stratégique.
Tous les gouvernements usent de la force ;
pourtant, tous dépendent, dans une très large
mesure, du consentement – ou, plutôt, de l’assen-
timent des gouverné·e·s. Le problème, pour l’État,
c’est que l’usage de la force présente toujours le
risque que ce consentement se transforme en sus-
picion, en rancœur et en résistance. La violence
peut jeter le discrédit sur ses institutions.
En montrant combien l’État recourt à la force,
le type de force qu’il utilise et les fins auxquelles il
l’emploie, le copwatching exploite cette faiblesse. Il
fait du principal avantage dont dispose l’État – son
monopole de la violence légitime – sa plus grande
faiblesse. Notre meilleur atout consiste à retour-
ner la force de l’État contre celui-ci.
Il est vrai, comme je l’ai mentionné, que le
copwatching n’a pas suffi à engager la responsabi-
lité de Johannes Mehserle pour le meurtre d’Oscar
Grant. Des émeutes auront été nécessaires. Mais
le meurtre n’en a pas été l’unique élément déclen-
cheur. La police abat des hommes noirs avec une
certaine régularité, et des émeutes n’éclatent que
de façon épisodique. L’incident lui-même n’a été
que l’étincelle qui a embrasé la colère accumulée
de la communauté. Le copwatching – l’observation
et la documentation directes par des membres de
la communauté – a donné à cet incident un plus
large écho.

299
La vidéo ne constituait pas seulement un élé-
ment de preuve. C’était aussi une façon d’exprimer
l’horreur de l’événement. De diffuser la douleur
et la colère. Si le meurtre représentait l’étincelle
et les griefs de la communauté le baril de poudre,
alors la vidéo était la mèche qui les reliait.
J’ai évoqué plus tôt le fait d’imposer la volonté
de la communauté à la police, mais il va de soi que
même dans un contexte de troubles généralisés,
cela n’a rien d’automatique. La volonté de la com-
munauté n’est pas une solution toute faite qui ne
demande qu’à être mise en œuvre. Elle s’élabore,
s’affaiblit et se recompose sans cesse.
Voilà qui nous ramène à l’autre aspect de la
lutte : la politique. Celle-ci ne consiste pas sim-
plement à combattre nos ennemis, mais aussi à
développer nos propres capacités, à former des
alliances, à rallier du soutien, à promouvoir nos
idées et à définir cette orientation générale et pro-
visoire que j’ai précédemment appelée la « volonté
de la communauté ».
À lui seul, le copwatching ne nous mènera pas
très loin. Il doit s’inscrire dans un plus large éven-
tail d’actions politiques suscitant la participation
d’un grand nombre de personnes et capables d’ar-
racher des concessions aux autorités.
Là réside, d’après mon expérience, le point
faible des diverses organisations de copwatching :
elles n’ont guère à offrir à la population en dehors
des patrouilles, des formations ou d’un type quel-
conque de propagande.
Nous avons généralement communiqué de
façon efficace notre point de vue au public. En

300
différentes occasions, nous sommes parvenus à
discréditer des autorités policières, à présenter
de nouvelles doléances, à exprimer des critiques
et à formuler des revendications qui ont modifié
autant le discours médiatique que les conversa-
tions du quotidien.
Mais nous n’avons pas su proposer d’autres
manières de participer aux personnes qui ne sou-
haitent pas effectuer de patrouilles – et comme je
l’ai souligné au début de cet exposé, la plupart des
gens ne veulent pas faire de patrouilles.
Et même lorsqu’on propose d’autres façons de
s’impliquer, il est souvent difficile de déterminer
ce qui lie ces activités aux patrouilles. Autrement
dit, même lorsque les groupes de copwatching
s’investissent de quelque manière dans des cam-
pagnes plus larges, le rapport avec le copwatching
peut parfois sembler ambigu – ce qui nous oblige
à nous demander non seulement « Comment
cette tactique sert-elle nos objectifs ? », mais aussi
« Quel est le lien entre nos organisations et cette
tactique ? »
Nous avons tort, à mon avis, de définir nos orga-
nisations en fonction de nos tactiques, quoique le
nom « Copwatch » soit assez éloquent. Il y a une
certaine logique à considérer que les groupes de
copwatching observent la police : c’est ce que nous
faisons. C’est ce qui donne à nos organisations leur
caractère distinctif.
Gardons à l’esprit, cependant, que les tac-
tiques sont juste des tactiques. Ce sont des outils,
des armes, des façons de faire. Des moyens en
vue d’une fin, qui doivent être évalués en tant

301
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
que tels. Elles n’ont rien de magique, et nous ne
devrions pas les laisser dégénérer en rituels, en
jeux ou en spectacles. Nos tactiques, nos pratiques
et nos activités doivent être jugées, dans une large
mesure, selon leur capacité à servir nos objectifs.
Mais quels sont-ils ?
Certain·e·s d’entre nous veulent abolir la
police. Ce qui revient à démanteler l’ensemble du
système qui comprend les flics, les tribunaux, les
prisons et les exécutions.
D’autres ont des visées beaucoup plus
modestes : une série de réformes, une responsabi-
lisation accrue. Ces personnes désirent renforcer
le contrôle civil de la police, mettre fin au profilage
racial, interdire l’usage du Taser ou s’assurer que
les flics meurtriers sont licenciés.
Ces positions ne sont pas forcément, ou pas
toujours, antagonistes. Beaucoup d’entre nous
ont un pied dans chaque camp, réclamant des
réformes immédiates pour limiter les pires abus
des policiers tout en œuvrant à bâtir un monde où
ils n’existent tout simplement plus.
Quoi qu’il en soit, il est bon de noter que nous
n’entendons pas nous limiter à la seule institution
du maintien de l’ordre. Nous voulons vivre dans
un monde débarrassé du racisme, qui soit plus
égalitaire, moins violent, etc. Nous aspirons à la
liberté, à la justice et à la paix – à un monde dans
lequel nous pouvons décider du cours de notre vie
et à un avenir vivable pour les êtres humains.
Il s’agit d’un défi de taille. La guerre sera
longue, et rien ne garantit que nous en sortions
victorieux.

302
Nous devons toutefois être capables de voir
comment nos actions présentes contribuent à
l’avènement de ce monde meilleur.
À cette fin, il est nécessaire de comprendre le
rôle de la police dans notre société.
J’ai déjà beaucoup écrit à ce sujet, je n’entre-
rai donc pas ici dans les détails. Mais la principale
conclusion à laquelle j’arrive dans Our Enemies in
Blue est que le maintien de l’ordre sert globale-
ment à préserver la répartition des pouvoirs exis-
tante, à maintenir la structure hiérarchique de la
société et à perpétuer les inégalités sociales. La
police protège le pouvoir que des Blancs exercent
sur les personnes de couleur, les hommes sur les
femmes, les natifs sur les immigrants, les riches
sur les pauvres.
Vous remarquerez que cela s’applique à tous
les échelons, de l’agent qui exerce son pouvoir
discrétionnaire au commandant qui élabore des
stratégies de déploiement, du chef qui établit les
politiques à la législature qui adopte les lois que les
flics font respecter.
C’est également vrai d’un point de vue histo-
rique, lorsqu’on suit la lente évolution de l’institu-
tion au cours des derniers siècles. On le constate
à l’époque des patrouilles de chasseurs d’esclaves
comme à celle des machines politiques2, durant
les crises des années 1930 et 1960 ainsi que dans

2. Au xixe siècle, plusieurs grandes villes des États-Unis


sont dirigées par des « machines politiques », avec à leur
tête un « chef » ou un petit groupe d’autocrates pratiquant
le clientélisme.

303
la période actuelle, marquée par la militarisation
et la police de proximité.
La police est une institution intrinsèquement
conservatrice et répressive. Les intérêts que les
flics protègent ne sont pas les nôtres. Les objectifs
qu’ils poursuivent – souvent à leur insu – s’avèrent
diamétralement opposés à nos aspirations.
J’ai fait valoir plus tôt que toute initiative visant
à réformer, à responsabiliser ou à abolir la police
doit s’inscrire dans un mouvement plus large pour
l’égalité si elle veut parvenir à ses fins. Mais l’in-
verse est tout aussi vrai, et pour bon nombre des
mêmes raisons : tout mouvement pour l’égalité, s’il
veut réussir, doit s’efforcer de restreindre la capa-
cité d’action de la police.
À mesure que le mouvement prend de l’am-
pleur et devient une menace pour l’ordre établi,
une confrontation avec la police est inévitable.
Plus le champ d’action de la police est limité – par
le manque de moyens, l’opinion publique ou la
loi – meilleures sont les chances de survie du
mouvement.
Le copwatching peut jouer un double rôle. Nous
pouvons nous organiser contre la police pour justi-
fier, réclamer, voire exercer des contraintes réelles
qui entraveront son action. Et nous pouvons égale-
ment participer à l’émergence de ces mouvements
plus vastes nécessaires à notre victoire.
Le copwatching peut contribuer d’une part à
discréditer la police, d’autre part à délégitimer
les systèmes de pouvoir qu’elle représente. La
façon dont la violence est organisée au sein d’une
société nous en dit long sur celle-ci, en particulier

304
les types de violence qu’elle autorise et ses des-
tinataires. Ainsi, les preuves du profilage racial,
du ciblage systématique des sans-abris et de la
criminalisation des personnes transgenres et au
genre non conforme témoignent non seulement
de la logique du maintien de l’ordre, mais aussi
de celle du racisme, du capitalisme et du supré-
macisme masculin.
Perpétuer les inégalités par l’usage de la vio-
lence est doublement disqualifiant. La violence
et les institutions qui l’emploient peuvent s’en
trouver discréditées, tout comme l’inégalité elle-
même. L’usage de la violence révèle combien les
systèmes inégalitaires dépendent de la brutalité et
n’ont donc rien de naturel ; il montre que la stratifi-
cation n’est pas une issue juste et inévitable basée
sur des différences innées de caractère individuel,
mais plutôt le résultat d’actions humaines délibé-
rées, souvent brutales et sanglantes.
La violence est quelque chose que des gens
font à d’autres gens ; et lorsque des systèmes inéga-
litaires recourent à la violence, ils montrent que les
inégalités sont également des conditions que cer-
taines personnes créent, puis imposent à d’autres.
Nos dirigeants se sont heurtés à ce paradoxe
dans les années 1960 : plus ils s’efforçaient de
réprimer les mouvements sociaux – en particulier
le mouvement pour les droits civiques aux États-
Unis –, plus ces mouvements gagnaient en popu-
larité, en partie à cause de la répression.
Les attaques contre des manifestant·e·s paci-
fiques – les chiens policiers, les lances à incen-
die, les coups de matraque et les occasionnels

305
tirs avec des balles réelles, largement retransmis
sur les chaînes de télévision du pays – n’ont fait
qu’accroître la sympathie du public pour les mani-
festant·e·s et accentuer la pression sur le gouverne-
ment. Cette violence, en particulier les actions du
chef de la police Bull Connor à Birmingham, dans
­l’Alabama, a scandalisé le pays et mis le gouverne-
ment dans l’embarras sur la scène internationale.
Mais les Noir·e·s savaient que si l’ampleur de
la violence s’avérait peu commune, son emploi
n’avait rien de nouveau. Le Sud était gouverné de
cette façon. C’est ainsi que le suprémacisme blanc
se maintient partout où il existe.
Cette violence, ou sa menace, est toujours pré-
sente à divers degrés. Mais elle doit se dérouler
à l’abri des regards et demeurer contestable pour
que notre système social conserve sa légitimité.
Ses auteurs doivent pouvoir agir en toute impu-
nité. Et lorsqu’elle est signalée et devient visible
pour le grand public, la violence doit être présen-
tée à tort comme une anomalie, une exception, un
abus, une de ces affaires imputables à quelques
brebis galeuses.
Notre tâche, ou une partie de celle-ci, consiste
à trouver des façons de battre en brèche ce dis-
cours réducteur. Lorsque nous surveillons les flics,
recueillons des preuves de fautes professionnelles,
ne nous limitons pas à dénoncer tel ou tel incident,
une poignée d’agents, les politiques qu’ils mettent
en œuvre ou les lois qu’ils appliquent. Accusons
l’institution elle-même, son rôle dans notre
société et ce qui, dans la nature de cette société,
la rend si propice à ce type de violence.

306
Nous pouvons y parvenir, à condition de ne pas
nous détourner des implications les plus radicales
de notre travail et seulement si nous situons nos
activités comme nos organisations dans de vastes
mouvements sociaux issus de la base, qui luttent
pour l’égalité sur plusieurs fronts.
C’est dans ce contexte que le copwatching revêt
toute sa pertinence, mais que nous mesurons aussi
l’énormité de la tâche qui nous attend.
Notre mission ne vise pas simplement à trans-
former la conduite de la police, ni même l’insti-
tution policière. Nous voulons changer le monde.
Vivre libre, c’est
vivre sans police
Gwenola Ricordeau

L es textes réunis dans cet ouvrage témoi­


gnent de la diversité des analyses et des tac-
tiques développées au sein de l’abolitionnisme de
la police. Ils formulent aussi de multiples mises
en garde contre les « fausses bonnes idées », les
dévoiements d’un abolitionnisme mal compris et
les récupérations réformistes de tactiques abo-
litionnistes. Je voudrais tracer ici les lignes d’un
abolitionnisme situé résolument dans le camp
révolutionnaire – sans pour autant que mon pro-
pos soit un appel à en figer les tactiques et les
aspirations.

Abolir la police et vivre sans police


L’ampleur de ce qui nous reste à appréhender
n’est pas moins importante que celle des combats
à mener. Tout d’abord, pour définir clairement
la cible de l’abolitionnisme, c’est-à-dire la tota-
lité des forces qui, au-delà de la seule « police »,
contribuent à la sphère répressive, et pour prendre
la mesure des enjeux posés par les divers aspects
du travail policier, notamment avec la dispersion
des dispositifs de surveillance et la généralisation

309
de la technosurveillance (voir p. 24). Ensuite,
pour penser ensemble l’abolition du système
pénal et celle de la police, car celle-ci est « l’ap-
pareil de capture du pouvoir pénal1 », mais aussi
parce qu’il est possible d’imaginer une société
sans police qui recourrait à un traitement punitif
de la criminalité (voir la description par Brendan
McQuade des risques de « formes punitives de
décarcéralisation », p. 255). Enfin, pour éviter
un phénomène de « vases communicants » qui
aboutirait à la prise en charge du travail policier
par d’autres corps professionnels que des « poli-
ciers » à proprement parler.
L’inspiration que les réflexions et les mouve-
ments abolitionnistes ont trouvé dans les cultures
et les savoirs autochtones oblige à rappeler qu’une
position décoloniale implique, pour les alloch-
tones, de veiller aux manières dont sont mobili-
sés ces cultures et ces savoirs, notamment pour
en éviter les visions homogénéisantes ou folklo-
riques et celles qui contribuent au mythe du « bon
sauvage ». Dans la même veine, la critique déco-
loniale de la police ne doit pas servir à mythifier le
passé, mais à libérer l’horizon de nos imaginaires.
Au sein des mouvements abolitionnistes, la place
due aux Autochtones et aux peuples victimes du
colonialisme et le sérieux avec lequel doit être
portée la revendication de la restitution de leurs

1. Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. Histoire et


philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La fabrique, 2010,
p. 125.

310
terres aux Autochtones2 doivent se garder de toute
forme de tokénisme3.
Au printemps 2020, la Capitol Hill Autonomous
Zone (CHAZ) de Seattle, la zone occupée et décla-
rée « sans police » dans le cadre des mobilisations
qui ont suivi le meurtre de George Floyd, a suscité
beaucoup de commentaires. Ses détracteurs, en
particulier les apologistes de la police, ont avancé
que les violences qui s’y sont déroulées et l’inca-
pacité du mouvement de les prévenir réfuteraient
les thèses abolitionnistes. Ce que j’en ai vu4 m’in-
cite plutôt à considérer l’expérience de la CHAZ
comme l’illustration de la différence qui existe
entre l’autonomie à l’égard de la police et l’aboli-
tion, mais aussi des limites inhérentes aux « alter-
natives », notamment en raison du poids que fait
peser l’organisation d’un lieu de vie sur la pour-
suite des luttes dont il est pourtant issu. De mon
point de vue, les obstacles rencontrés par la CHAZ
et d’autres expériences similaires soulignent,
par-delà le besoin d’expériences de vie « sans
police » et des débats sur leur reproductibilité,
la nécessité d’œuvrer à la construction du camp
abolitionniste. Celle-ci n’est possible qu’à trois
conditions. Premièrement, en gagnant ceux et

2. Charles Sepulveda, « To Decolonize Indigenous Lands, We


Must Also Abolish Police and Prisons », Truthout, 13 octobre
2020.
3. Terme tiré de l’anglais token (jeton) qui désigne le recours à
des personnes issues de minorités afin de se prétendre inclusif.
4. Paula Cossart et Gwenola Ricordeau, « Qu’est-ce
qu’occuper ? À propos de la “zone autonome” de Seattle »,
AOC, 11 septembre 2020.

311
celles qui s’accommodent encore de l’existence de
la police, tout en souffrant de son existence et en
étant la cible du travail policier. Deuxièmement,
en élevant le niveau qualitatif de ses analyses et
de ses discussions tactiques. Troisièmement, en
définissant clairement une ligne abolitionniste
dans le camp révolutionnaire afin d’en empêcher
toute récupération réformiste.

Pas d’abolitionnisme sans


projet révolutionnaire
J’ai recommandé ailleurs de ne pas laisser l’abo-
litionnisme aux criminologues5. En effet, je
mesure les contraintes qui pèsent sur mes prises
de position et les manières dont je peux les expri-
mer. Par ailleurs, je suis assez bien placée, en tant
qu’enseignante en criminologie, pour connaître la
contribution de ma discipline à la sphère répres-
sive et pour ne pas me bercer de l’illusion d’un
quelconque effet politique de nos enseignements,
aussi critiques soient-ils, auprès des étudiant·e·s6.
Mais s’il ne faut pas laisser l’abolitionnisme aux
criminologues, il ne faut pas le laisser non plus
aux abolitionnistes. Autrement dit, je m’oppose à

5. Gwenola Ricordeau et al., Crimes et peines. Penser


l’abolitionnisme pénal, Caen, Grevis, 2021, p. 188.
6. Voir notamment Micol Seigel, « Professors for Police: The
Growth of Criminal Justice Education », dans Violence Work:
State Power and the Limits of Police, Durham, Duke University
Press, 2018, p. 121-145 ; Judah Schept, Tyler Wall et Avi
Brisman, « Building, Staffing, and Insulating: An Architecture
of Criminological Complicity in the School-to-Prison
Pipeline », Social Justice, vol. 41, no 4, 2014, p. 96-115.

312
un abolitionnisme qui deviendrait une lutte auto-
nome et autoréférentielle.
Il faut dénoncer la fiction d’une police qui protè-
gerait, par exemple des violences racistes, patriar-
cales ou LGBTQphobes, alors qu’elle-même cause
couramment ce type de violence, qu’elle participe
aux systèmes qui les produisent et qu’elle réprime
ceux et celles qui s’attaquent précisément à ces sys-
tèmes. Il faut dénoncer aussi la fiction d’une police
avec laquelle on pourrait s’entendre et qui pourrait
constituer une force progressiste ou qui pourrait
même être ralliée à une cause progressiste. Cette
fiction d’une « autre police », d’une police « à
visage humain » ou d’une police (comme d’une
justice) qui ne soit pas raciste, ou encore d’une
police antiraciste ou féministe, dans un système
capitaliste, raciste et patriarcal a de nombreux par-
tisans : le gauchisme républicain qui, par sa défense
de l’État, de ses institutions et de sa police, est
aussi une défense de la bourgeoisie ; les courants
dominants du féminisme qui, par leur définition
étroite du sujet du féminisme, trouvent dans la
police un allié naturel ; ou encore les courants de
l’écologisme qui, en appelant à policer la destruc-
tion de l’environnement et à un recours accru à la
sphère répressive (avec de nouveaux « crimes envi-
ronnementaux », comme l’« écocide ») alimentent
les illusions du « capitalisme vert ». En résumé, il
faut défliquer les luttes progressistes et y soutenir
une ligne abolitionniste7.
7. Par exemple : Dylan Rodríguez, « The “Asian Exception”
and the Scramble for Legibility: Toward an Abolitionist
Approach to Anti-Asian Violence », Society and Space, 8 avril

313
Faisons deux détours, l’un par les luttes
LGBTQ, l’autre par les luttes handies, pour mettre
en lumière ce qui s’y joue.
Dans de nombreux pays occidentaux, la
police tente, ces dernières années, de se pré-
senter comme LGBTQ-friendly, par exemple en
communiquant autour de l’amélioration de son
accueil des victimes LGBTQ, comme avec la mise
en place, aux États-Unis, de safe spaces dans les
commissariats. À l’instar du professeur de droit
et militant trans Dean Spade8, de nombreuses
voix s’élèvent, parmi les communautés LGBTQ,
pour dénoncer ce pinkwashing, c’est-à-dire une
manière, pour cette institution fondamentale-
ment dangereuse pour les personnes LGBTQ,
de se présenter comme protectrice. L’opposition
croissante, un peu partout et notamment au
Canada, aux États-Unis ou en France, à la par-
ticipation de policiers lors des marches des fier-
tés9 rappelle que celles-ci sont les héritières des
révoltes contre la police des années 1960 (comme
le rappelle le slogan « Stonewall was a police riot »
[Stonewall était une émeute contre la police])
et des nombreux autres modes de résistance à
la police des personnes LGBTQ. Par ailleurs, la

2021 ; Molly Murphy et Research for the Front Lines, « Real


Climate Action Means Defunding the Police », Briarpatch,
3 novembre 2021.
8. Dean Spade, « Let’s Finally Get the Police Out of Pride »,
Truthout, 28 juin 2020.
9. Voir notamment le site de No Pride in Policing Coalition :
www.noprideinpolicing.ca.

314
longue histoire10, marquée entre autres par la
violence de la police à leur encontre, leurs arres-
tations et leur harcèlement ou celui de leurs lieux
de sociabilité11 s’actualise dans les nombreuses
formes que prend aujourd’hui la répression poli-
cière contre les personnes LGBTQ12.
Dans une autre sphère, la reconnaissance
croissante de la violence de la police à l’égard des
personnes handicapées et de celles qui ont des pro-
blèmes de santé mentale alimente de nombreuses
propositions réformistes, notamment autour de
la formation des policiers, avec par exemple la
publication de guides à leur usage13. D’autres
perspectives, comme la plateforme ­d’Abolition
and Disability Justice14 ou les campagnes menées

10. Pour les États-Unis, voir notamment Joey L. Mogul,


Andrea J. Ritchie et Kay Whitlock, « The Ghosts 22 of
Stonewall: Policing Gender, Policing Sex », dans Queer
(In)Justice: The Criminalization of LGBT People in the United
States, Boston, Beacon Press, 2012, p. 48-68.
11. Pour le Canada, voir par exemple Nadia Guidotto,
« Looking Back: The Bathhouse Raids in Toronto, 1981 »,
dans Eric A. Stanley et Nat Smith (dir.), Captive Genders: Trans
Embodiment and the Prison Industrial Complex, Oakland,
AK Press, 2015 [2011], p. 69-80.
12. Pour le Canada, voir par exemple The Police still Hate
the LGBTQ2 Community: The Feeling Is Mutual, Tiohtià:ke
[Montréal], s. n., 2020.
13. Par exemple, celui écrit par un ex-policier lui-même
autiste : Andy Buchan, Autism and the Police: Practical Advice
for Officers and Other First Responders, Londres/Philadelphie,
Jessica Kingsley, 2020.
14. Pour une traduction en français, voir The Abolition and
Disability Justice Collective, « Alternatives au flicage basées
sur la justice handie », Zinzin Zine, 9 juin 2021.

315
par Crip Justice, sur la base d’une critique du
validisme, proposent au contraire de réfléchir
aux moyens de ne pas recourir à la police et de
s’en défendre15, et pensent l’émancipation des
personnes handicapées et celle qui ont des pro-
blèmes de santé mentale comme inséparables
de l’abolition des structures d’enfermement et de
contrôle16.
Étant donné la fonction de la police, penser son
abolition séparément de celle du système qu’elle
protège et auquel elle contribue est illusoire. Il
ne peut pas y avoir une abolition de la police sans
abolition de la propriété privée et de la société de
classes qui résulte du capitalisme, du racisme et du
patriarcat. L’abolitionnisme doit donc être révo-
lutionnaire et, en ce sens, s’affirmer aussi comme
anticolonial, anti-impérialiste, internationaliste et
écologiste. Mais si penser l’abolition sans penser
la révolution est une impasse, l’inverse l’est éga-
lement. Pour le camp révolutionnaire, la police
n’est pas seulement un pion adverse et une force
réactionnaire parmi d’autres. L’abolitionnisme
dénonce l’illusion d’un progrès que constitue-
raient une police « républicaine », « progressiste »
ou le contrôle communautaire de la police, mais

15. Voir par exemple Surviving Race, « 5 idées pour se protéger


contre la police pour les personnes qui ont des antécédents
psychiatriques », Zinzin Zine, 1er novembre 2017.
16. Talila A. Lewis, « Disability Justice Is an Essential Part
of Abolishing Police & Ending Incarceration », dans Colin
Kaepernick (dir.), Abolition for the People: The Movement for
a Future Without Policing & Prisons, New York, Kaepernick,
2021, p. 60-66.

316
aussi celui d’une police – ou d’une prison – « pro-
létarienne » ou « révolutionnaire ».
L’horizon de la révolution ne doit toutefois pas
empêcher de soulever, dès maintenant, le risque,
sur les plans individuel et collectif (en particulier
au sein des organisations politiques), de repro-
duire les manières policières, par réflexe ou par
manque d’imagination et de ressources – ce que
pointe, à sa façon, le slogan abolitionniste « Kill the
cop in your head » (Tue le flic en toi). Par ailleurs,
l’aura militante souvent associée aux mouvements
révolutionnaires, actuels ou passés, contrôlant un
territoire significatif ne doit pas empêcher l’exa-
men critique des formes de police qu’ils exercent
et de leur capacité à ne pas être de simples forces
de police supplétives.

Défliquer le féminisme
Si j’appelle à défliquer toutes les luttes, je sou-
haite ici mettre l’accent sur le féminisme en rai-
son de la responsabilité qui, à mon sens, revient
aux femmes blanches de dénoncer comment leur
victimation sert à justifier l’idée que les femmes
pourraient attendre des formes de protection de
la police, alors que celle-ci est le bras armé du
racisme institutionnel et soumet les femmes non
blanches ou musulmanes à de multiples formes
de répression (par exemple la traque policière
des femmes portant le burkini sur les plages
françaises).
La critique de la police par les courants domi-
nants du féminisme s’est souvent concentrée sur
son traitement des violences faites aux femmes,

317
en particulier ses conditions d’accueil des vic-
times et ses réticences à recueillir leurs plaintes.
Ces courants féministes ont, à raison, dénoncé
le caractère traumatisant, pour les victimes, des
interrogatoires qui participent parfois à la victi-
misation secondaire que peut induire le recours
au système pénal. Enfin, comme en témoigne le
« retard », aux États-Unis, dans les analyses des
kits de viol que dénonce la campagne End the
Backlog, les carences et le manque de diligence de
la police dans les enquêtes sur les violences faites
aux femmes sont flagrants17.
En conséquence, le féminisme dominant a
essentiellement œuvré pour l’amélioration de
l’accueil des victimes (formation des policiers,
féminisation des effectifs, etc.) et la systématisa-
tion du recueil des plaintes. Il a ainsi contribué,
aux États-Unis, au passage du Violence Against
Women Act en 1994 et à l’augmentation sub-
séquente des budgets de la police et du nombre
de policiers. Il a aussi promu des mesures telles
que les « arrestations obligatoires » par la police
en cas de suspicion de violences domestiques.
Or, ces « arrestations obligatoires » n’ont pas eu
d’effets sur le nombre de femmes tuées par leur
partenaire – mais elles ont permis une diminu-
tion du nombre d’hommes tués par des femmes
en situation d’autodéfense dans un contexte de

17. Voir Meaghan Ybos et Heather Marlowe, « Five Ways the


Media-Driven Rape Kit “Backlog” Narrative Gets It Wrong »,
The Appeal, 5 mars 2018.

318
violences conjugales18. Plus généralement, l’in-
tervention accrue de la police dans des situations
de violences domestiques se traduit par une aug-
mentation de la criminalisation des femmes (pour
des faits d’autodéfense ou étrangers à la situation,
comme la possession de produits stupéfiants). Le
risque, pour les femmes, d’être elles-mêmes cri-
minalisées a été récemment illustré par le scan-
dale que la police de San Francisco a suscité en
identifiant une femme comme l’auteure d’un délit
à la suite d’un test d’ADN qu’elle avait fait dans le
cadre d’une plainte pour viol19.
Grâce notamment aux analyses afro-­féministes,
il est possible de remettre en cause les visions
étroites de la police par le féminisme dominant.
Les travaux de Beth Richie ont permis de mettre
en évidence les spécificités du traitement des
femmes noires victimes de violences domestiques
et les formes de protection que la police réserve
aux femmes blanches20. La négligence poli-
cière qui entoure la victimation des femmes non
blanches est tragiquement illustrée au Canada
par le peu d’intérêt que suscitent la disparition

18. Incite! Women of Color Against Violence et Critical


Resistance, « Statement on Gender Violence and the Prison
Industrial Complex », dans CR10 Publication Collective,
Abolition Now! Ten Years of Strategy and Struggle Against the
Prison Industrial Complex, Oakland, AK Press, 2008, p. 21.
19. Megan Cassidy, « S.F. Approves Measure to Prevent Police
From Identifying Suspects Using Their Rape Exam DNA »,
San Francisco Chronicle, 19 avril 2022.
20. Voir notamment Beth Richie, Arrested Justice: Black
Women, Violence, and America’s Prison Nation, New York,
New York University Press, 2012.

319
et l’assassinat des femmes autochtones, que l’on
estime à plus de 1 200 cas, voire beaucoup plus21.
Ces analyses, notamment celles ­d’Andrea Ritchie,
ont aussi mis en évidence les formes de victima-
tion (en particulier sexuelle) des femmes noires
par la police22, que la campagne #SayHerName,
lancée fin 2014 sur les réseaux sociaux, a contri-
bué à mettre en avant.
Ces analyses et cette vision plus juste de ce que
la police « fait » aux femmes incitent à rompre avec
les récriminations, portées par certains courants
du féminisme, sur ce que la police « ne fait pas »
ou « fait mal ». Elles amènent aussi à rompre avec
le féminisme carcéral et punitif, un féminisme qui
promeut le recours au système pénal plutôt que
les solidarités féministes qu’on doit à toutes les
femmes ciblées par les institutions pénales, dont
la police, notamment les femmes non blanches et
les travailleuses du sexe. En résumé, défliquer le
féminisme, c’est énoncer clairement que la police
n’est pas une solution au patriarcat et que les
mouvements contre les violences sexuelles n’ont
aucun intérêt à s’appuyer sur la police – mais que
celle-ci fait partie du problème.

Ce dont nous avons besoin


Le lexique euphémique sur lequel s’appuie l’en-
fliquement (voir p. 27) est désigné, en anglais,
par l’expression copspeak (le parler flic). On peut
21. Voir notamment Emmanuelle Walter, Sœurs volées. Enquête
sur un féminicide au Canada, Montréal, Lux, 2014.
22. Andrea Ritchie, Invisible No More: Police Violence Against
Black Women and Women of Color, Boston, Beacon Press, 2017.

320
songer, par exemple, aux usages de « musclé »
pour qualifier une arrestation ou un interrogatoire.
« Dé-fliquer » le langage nécessiterait de notam-
ment systématiser l’emploi de « violence » (pour
« usage de la force »), « capture » (pour « arresta-
tion »), « chasse » (pour « patrouille »), « incarcé-
ration » ou même « enlèvement » (pour « garde à
vue »), « torture » (pour « interrogatoire musclé »),
« viol » (pour « fouille anale ») et « meurtre » ou
« crime d’État », voire « exécution » (pour « homi-
cide policier »). On pourrait aussi, comme y invite
Micol Seigel, appeler les policiers des violence wor-
kers23 (travailleurs de la violence).
La liste n’est pas exhaustive et elle ne figure
ici que pour souligner l’immensité du travail à
accomplir pour saper la légitimité dont jouit la
police. L’enjeu n’est en effet pas tant de créer un
nouveau langage que de poser une question poli-
tique : en matière de sécurité, de quoi avons-nous
besoin ? Cette question suscite, sinon une réponse,
du moins plusieurs commentaires.
Par définition, l’abolitionnisme est opposé
aux approches répressives et punitives. De plus,
il est étranger aux manières policières d’envi-
sager la prévention et la dissuasion du crime : il
pense essentiellement celles-ci sous l’angle des
structures sociales qui permettent le crime, et
donc des réponses à apporter à des besoins col-
lectifs (sécurité matérielle, environnementale et
sanitaire, entre autres). Du point de vue des vic-
times, outre les multiples formes collectives que

23. Seigel, Violence Work, op. cit., p. 10.

321
peuvent prendre le deuil et qui restent encore à ré-­
imaginer, leur besoin de vérité amène à réfléchir
aux manières dont pourraient être conduites les
enquêtes et les principes qui devraient les guider,
mais aussi les difficultés techniques (par exemple
les tests d’ADN) auxquelles pourrait se heurter le
refus de toute forme de professionnalisation.
Si les réponses à apporter aux besoins d’assis-
tance, de secours et d’interposition peuvent être
conçues en dehors du recours à des profession-
nel·le·s lié·e·s à la sphère répressive, il faut néan-
moins admettre, d’un point de vue abolitionniste,
deux difficultés. D’une part, la technicité et la spé-
cialisation qui peuvent s’avérer nécessaires à ces
activités, et donc constituer des obstacles à leur
prise en charge collective. D’autre part, leur carac-
tère potentiellement coercitif. Comme le men-
tionne Guy Aitchison, il n’existe pas d’exemple
de société ne recourant à aucune forme de coer-
cition24. Mais admettre la probable impossibilité
de se passer totalement de l’usage de la coercition
permet d’ouvrir la discussion sur au moins deux
sujets : ses modalités et les principes sur lesquels
elle devrait reposer.
Réfléchir aux besoins amène à poser une ques-
tion : que veut dire être protégé·e, à la fois pour
soi, pour ses proches ou pour sa communauté ? La
réelle sécurité est multidimensionnelle. Comme
le rappelle le slogan états-unien « Who keeps us
safe? We keep ourselves safe » (Qui nous protège ?
24. Guy Aitchison, « Policing and Coercion: What Are the
Alternatives », dans Koshka Duff, (dir.) Abolishing the Police,
Londres, Dog Section Press, 2021, p. 136.

322
Nous nous protégeons nous-mêmes), elle est éga-
lement relationnelle et co-construite. Enfin, elle
est dynamique, dans le sens où un espace ou un
groupe ne peuvent pas se décréter « sûr » (safe) : on
peut seulement juger a posteriori d’un dispositif,
selon son efficacité pour assurer le sentiment de
sécurité et la protection de chacun·e, des manières
employées pour y arriver et des possibilités don-
nées pour améliorer le dispositif.
« Comment se libérer d’un rapport de chasse
et de prédation ? » La question que pose Grégoire
Chamayou met en lumière notre besoin le plus
immédiat sur le plan politique25. Deux réponses
peuvent être apportées à cette question. D’une
part, prendre acte de ce rapport doit amener le
camp des « chassé·e·s » à rompre avec l’inno-
centisme, qui consiste à mettre l’accent sur des
victimes qui seraient « innocentes » et « respec-
tables » – ou à les présenter ainsi – et les com-
plaintes d’avoir été traité par la police « comme un
criminel » ou d’une manière qu’on ne « mérite »
pas. En résumé, il s’agit de rompre avec les discours
qui laissent entendre que le traitement policier est
normal s’il est réservé à certain·e·s. D’autre part,
l’antagonisme entre notre camp et la pig majority
(la majorité pro­police), pour reprendre l’expres-
sion de Geo Maher26, nous impose davantage de
mettre en accusation la police et d’assumer notre
offensivité que de formuler des revendications
25. Chamayou, Les chasses à l’homme, op. cit., p. 217.
26. Geo Maher, A World Without Police: How Strong
Communities Make Cops Obsolete, Londres / New York, Verso,
2021, p. 19-46.

323
Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août
2023 à Marine Gros
– qu’on entende au sens propre ou figuré la for-
mule de Kristian Williams : « Our demands should
be an attack27 » (Nos revendications doivent être
une attaque).
Par souci de clarté, j’ai précédemment pré-
senté les stratégies abolitionnistes (la destruc-
tion, l’abandon et le démontage) séparément.
Cependant, chacune me semble nécessaire, mais
non suffisante, pour réaliser l’abolition. À l’instar
de ces cinq ingrédients :

La solidarité – qui est due à toutes les victimes


de la police, quel que soit le type de victimation
subi, qu’elles puissent ou non prouver cette victi-
mation selon les standards de la justice pénale et
sans considération portant sur leur personne ou
sur les faits qui leur sont reprochés.

La réparation – qui doit participer de nos


pratiques politiques en permettant de penser
collectivement la guérison et le deuil et, plus géné-
ralement, les réparations dues aux personnes et
aux communautés les plus touchées par l’exis-
tence de la police.

L’autodéfense collective – qui est nécessaire


à des fins de protection et de survie et qui peut
s’exercer diversement, depuis le copwatching,
l’autodéfense juridique et le développement de

27. Kristian Williams, Fire the Cops! Essays, Lectures and


Journalism, Montréal, Kersplebedeb, 2014, p. 188.

324
« cultures de la sécurité28 » jusqu’à ce que scott
crow désigne par l’expression liberatory commu-
nity armed self defense29 (autodéfense armée, com-
munautaire et émancipatrice).

L’imagination – dont on a besoin pour conce-


voir des manières de faire et de vivre sans police
et pour expérimenter et tenter de préfigurer le
monde auquel on aspire.

L’offensivité – parce qu’on ne vainc pas un


ennemi sans le combattre et que, si on ne le com-
bat pas, on est déjà vaincu.

En août 2021, un an après avoir été grièvement


blessé par la police à Kenosha (Wisconsin), Jacob
Blake déclarait « I have not survived until something
has changed30 » (Je n’aurai pas survécu tant que
quelque chose n’aura pas changé). Puissent ses
mots hanter chacun·e de nous. Nous qui ne
sommes fort·e·s que de nos aspirations. Nous qui
résistons à ce que la police fait de nos existences.
Nous qui avons le cœur lourd de tous ces destins
28. Pratiques collectives permettant de minimiser les risques
de répression lors d’activités militantes. Voir Cultures de
la sécurité, s. l., Infokiosques.net, 2007.
29. scott crow (dir.), Setting Sights: Histories and Reflections on
Community Armed Self-Defense, Oakland, PM Press, 2018, p. 7
et suiv.
30. Omar Jimenez, « Exclusive: Jacob Blake Speaks Out a Year
Later. “I Have Not Survived Until Something Has Changed” »,
CNN, 29 août 2021.

325
brisés et de ces vies perdues, mais qui ne voulons
laisser nos cœurs ni s’endurcir ni se dessécher.
Nous qui devons rêver fort et rêver ensemble,
pour que dans nos rêves puissent se forger les
plus féroces combats pour la liberté. Parce que
personne n’est mort « pour rien » et que chaque
mort nous oblige. Parce que nous ne voulons pas
d’une vie à l’ombre de la police. Parce que vivre
libre, c’est vivre sans police.
Nous avons 1312 raisons d’abolir la police.
Remerciements

M es remerciements chaleureux vont à


toutes les personnes qui ont contribué à
cet ouvrage, en particulier Pascal Marmonnier
pour son travail de traduction, ainsi que les
auteurs et autrices qui ont accepté d’y partici-
per. Je remercie aussi mon éditrice Marie-Eve
Lamy pour sa confiance, son enthousiasme et ses
encouragements.
Mes remerciements vont également à mon
employeur, la California State University, Chico
pour le congé sabbatique dont j’ai bénéficié et qui
m’a permis de mener ce projet.
Je tiens tout autant à remercier ceux et celles
qui ont partagé avec moi leur expertise ou avec
qui j’ai discuté de certaines questions traitées
dans l’ouvrage, en particulier Claire Deslile, Katia,
Karim et Régis. Je dois beaucoup à Joël Charbit et
Shaïn Morisse et je les remercie pour nos nom-
breux échanges autour de l’abolitionnisme. Je
remercie aussi Fred, Ommi, Tom et Zig pour
leur soutien amical pendant la réalisation de cet
ouvrage.
Enfin, je remercie les lectrices et lecteurs de
mes précédents livres et toutes les personnes, ren-
contrées à l’occasion de leur parution, qui m’ont

327
encouragée à continuer d’écrire. Parmi elles,
Claudina P., Ève H. et Georges A.
Cet ouvrage est amicalement dédié à Kristian
Williams et à toutes celles et ceux qui détestent
la police et la combattent « par tous les moyens
nécessaires ».
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Schrader, Stuart, Badges Without Borders: How Global
Counterinsurgency Transformed American Policing,
Oakland, University of California Press, 2019.
Seale, Bobby, À l’affût. Histoire du parti des Panthères noires
et de Huey Newton, Paris, Gallimard, coll. « Témoins »,
1972 [1968].

333
Seigel, Micol, Violence Work: State Power and the Limits
of Police, Durham, Duke University Press, 2018.
Skolnick, Jerome H. et James J. Fyfe, Above the Law: Police and
the Excessive Use of Force, New York, Free Press, 1993 .
Stuart, Forrest, Down, Out, and Under Arrest: Policing and
Everyday Life in Skid Row, Chicago, Chicago University
Press, 2016.
The Police still hate the LGBTQ2 Community: The Feeling is
Mutual, Tiohtià:ke [Montréal], s. n., 2020.
Traoré, Assa et Geoffroy de Lagasnerie, Le combat Adama,
Paris, Stock, coll. « Les essais », 2019.
Vitale, Alex S., The End of Policing, Londres / New York,
Verso, 2017.
Wacquant, Loïc, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de
l’insécurité, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2004.
Wang, Jackie, Capitalisme carcéral, Paris/Montréal,
Divergences / Éditions de la rue Dorion, 2019/2020.
Way, Lori Beth et Ryan Patten, Hunting for “Dirtbags”:
Why Cops Over-Police the Poor and Racial Minorities,
Boston, Northeastern University Press, 2013.
We Fight: Three Decades of Rebellion Against the Police, Olympia,
Detritus Books, 2020.
Williams, Kristian, Fire the Cops! Essays, Lectures and
Journalism, Montréal, Kersplebedeb, 2014.
Williams, Kristian, Our Enemies in Blue: Police and Power
in America, Oakland, AK Press, 2015 [2004].
Wood, Lesley J., Mater la meute. La militarisation de la gestion
policière des manifestations, Montréal, Lux, coll. « Futur
proche », 2015 [2014].
Zimring, Franklin E., When Police Kill, Cambridge (MA),
Harvard University Press, 2017.
Zuboff, Shoshana, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris,
Zulma, 2020 [2018].
Pour aller
plus loin

C ette sélection de textes (facilement dis-


ponibles et dont la lecture est plutôt acces-
sible), de podcasts et de sites internet permet
de prolonger les réflexions présentées dans cet
ouvrage.

Lectures (en français)


Baschet, Jérôme et al., Défaire la police, Paris, Divergences,
2021.
Charbit, Joël, Shaïn Morisse et Gwenola Ricordeau, « D’une
aspiration utopique à un programme réalisable. Entretien
avec Kristian Williams sur l’abolition de la police »,
Acta Zone, 31 août 2020.
Collectif Matsuda, Abolir la police. Échos des États-Unis,
Marseille, Niet !, 2021.
« Comment empêcher les flics de tuer », Basse-Chaine.info,
6 juin 2020.
Critical Resistance, « Police : mesures réformistes ou mesures
abolitionnistes ? », Paris-luttes.info, 21 juin 2020.
Dukmasova, Maya, « Tout le monde peut se passer de la
police. Organisations communautaires pour abolir la police
à Chicago », Jef Klak, 2 janvier 2017.
Mayday Collective et Washtenaw Solidarity & Defense,
« 12 choses à faire plutôt que d’appeler la police »,
Rebellyon.info, 20 octobre 2020 [2017].

335
Surviving Race, « 5 idées pour se protéger contre la police pour
les personnes qui ont des antécédents psychiatriques »,
Zinzin Zine, 1er novembre 2017.
The Abolition and Disability Justice Collective, « Alternatives
au flicage basées sur la justice handie », Zinzin Zine, 9 juin
2021.

Sites, podcast et film (en français)


Abolir la police :
https://abolirlapolice.org
Choisir la vraie sécurité :
www.choosingrealsafety.com/francais
Coalition pour le définancement de la police (Canada) :
www.defundthespvm.com
Collectif Désarmons-les ! :
https://desarmons.net
Collectif Les mutilé·e·s pour l’exemple :
www.lesmutilespourlexemple.fr
Collectifs Vérité et justice :
https://abolirlapolice.org/groupes
IanB, À nos corps défendants, s. n., 2020, 90 min :
https://www.youtube.com/watch?v=zrHcc_rPacE
Le verger au complet (une série de podcasts) :
www.clac-montreal.net/verger

Lectures (en anglais)


Duff, Koshka (dir.), Abolishing the Police, Londres, Dog Section
Press, 2021.
Kaba, Mariame et Andrea Ritchie, No More Police: A Case
for Abolition, New York, The New Press, 2022.
Maher, Geo, A World Without Police: How Strong Communities
Make Cops Obsolete, Londres / New York, Verso, 2021.
Pasternak, Shiri, Kevin Walby et Abby Stadnyk (dir.), Disarm,
Defund, Dismantle: Police Abolition in Canada, Toronto,
Between the Lines, 2022.
Vitale, Alex S., The End of Policing, Londres / New York,
Verso, 2017.
Williams, Kristian, Our Enemies in Blue: Police and Power
in America, Oakland, AK Press, 2015 [2004].

336
Sites et podcasts (en anglais)
#8ToAbolition :
www.8toabolition.com
Abolition and Disability Justice :
https://abolitionanddisabilityjustice.com
Beyond Prisons (une série de podcasts) :
www.beyond-prisons.com/listen
Crip Justice :
https://cripjustice.org
Critical Resistance :
https://criticalresistance.org
Defund the Police :
https://defundpolice.org
For a World without Police :
http://aworldwithoutpolice.org
MPD150 :
https://www.mpd150.com
The Abolition Suite (une série de podcasts) :
https://soundcloud.com/airgoradio/sets/the-abolition-suite

337
Présentation des
contributrices
et contributeurs

Free Lands Free Peoples (FLFP) est un groupe de soutien


anticarcéral anticolonial dirigé par des Autochtones et basé
à Amiskwaciwâskahikan, territoire métis du Traité 6. FLFP
soutient les mobilisations des personnes détenues et réalise un
travail d’éducation populaire dans un contexte sociopolitique
souvent hostile, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons.

Adore Goldman est travailleuse du sexe et militante au


Comité autonome du travail du sexe (CATS). Elle milite avec
ses collègues pour la décriminalisation de son travail et défend
l’auto-­organisation des travailleuses du sexe.

Tasasha Henderson travaille actuellement dans le secteur de


la philanthropie en Illinois, où elle contribue à la redistribution
de fonds et au partage des pouvoirs en faveur des collectivités
locales. Elle milite également au sein de Love & Protect, un
collectif qui soutient les personnes noires, autochtones ou
racisées s’identifiant comme trans, femme cis ou de genre
non conforme qui ont été incarcérées ou criminalisées par
l’État pour s’être défendues dans des situations de violences
interpersonnelles.

Kirk « Jae » James est travailleur social et professeur


clinicien à la New York University School of Social Work.
Ancien prisonnier, il consacre sa vie à créer des espaces

339
libérés propices à la guérison et au démantèlement de tous les
systèmes d’oppression.

Mad Resistance vit aux soi-disant États-Unis. Iel a déjà vécu


des épisodes d’hallucinations auditives et l’hospitalisation
psychiatrique. Iel trouve son inspiration auprès de la
Wildflower Alliance, du Hearing Voices Network, de Madness
Network News, de l’Anti-Police Terror Project et des personnes
folles d’un peu partout.

Yannick Marshall est professeur adjoint d’études africaines-­


américaines au Knox College (Toronto). Sa thèse de doctorat
porte sur le maintien de l’ordre dans le Kenya colonial. Ses
cours et ses travaux traitent du colonialisme de peuplement,
de l’antinoirceur et du pouvoir de la police. Yannick Marshall a
également publié des poèmes, des tribunes et des nouvelles sur
le thème de la race et du colonialisme.

Melina May est travailleuse du sexe et militante au sein du


CATS depuis sa formation en 2019. Avec ses collègues, elle
revendique la décriminalisation complète du travail du sexe et
plus largement la reconnaissance et la valorisation du travail
typiquement féminin.

Brendan McQuade est professeur agrégé de criminologie


à l’université du Southern Maine. Ses intérêts de recherche
sont la sociologie historique, la théorie de l’État, la critique
de la sécurité et les mouvements sociaux. Il est l’auteur de
Pacifying the Homeland: Intelligence Fusion and Mass Surveillance
(Oakland, University of California Press, 2019).

Philippe Néméh-Nombré est sociologue, chercheur en


études noires et militant. Il est l’auteur de Seize temps noirs pour
apprendre à dire kuei (Montréal, Mémoire d’encrier, 2022).

Mark Neocleous est professeur de critique de l’économie


politique à l’université Brunel de Londres. Ses travaux
de théoricien critique portent sur les liens entre État et
capital, notamment en ce qui a trait à la police, à la sécurité

340
et à la guerre. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont
The Fabrication of Social Order: A Critical Theory of Police
Power (Londres / New York, Verso, 2021 [2000]) et The Politics
of Immunity: Security and the Policing of Bodies (Londres /
New York, Verso, 2022).

Cameron Rasmussen est travailleur, éducateur et animateur


social. Il travaille au Center for Justice de l’université
Columbia et enseigne à l’École de travail social de Columbia.
Il prépare un doctorat en action sociale au Centre des études
supérieures de la City University de New York et compte parmi
les collaborateurs du Network to Advance Abolitionist Social
Work (NAASW).

George S. Rigakos est professeur d’économie politique


du maintien de l’ordre à ­l’Université Carleton (Ottawa) et
l’auteur de Security/Capital: A General Theory of Pacification
(Édimbourg, Edinburgh University Press, 2016).

Dylan Rodríguez est un enseignant, chercheur et militant qui


se consacre à bâtir et à soutenir toutes sortes de communautés
et de mouvements radicaux. Professeur à l’université de
Californie à Riverside, il est l’auteur de trois livres, dont le plus
récent, White Reconstruction: Domestic Warfare and the Logic
of Racial Genocide (New York, Fordham University Press, 2021
[2020]), a remporté le prix Frantz-Fanon en 2022.

Rémy-Paulin Twahirwa est doctorant en sociologie à la


London School of Economics and Political Science. Son
projet de recherche s’intéresse au système de détention
administrative au Royaume-Uni. En outre, il milite au sein
d’associations œuvrant avec les personnes migrantes au
Canada et au Royaume-Uni.

Alex S. Vitale est professeur de sociologie et coordinateur


du Policing and Social Justice Project au Brooklyn College
et au Centre des études supérieures de la City University de
New York. Il a publié l’ouvrage The End of Policing (Londres /
New York, Verso, 2017).

341
Kevin Walby est professeur agrégé de justice criminelle à
­l’Université de Winnipeg. Il est directeur du Centre for Access
to Information and Justice (CAIJ) et coéditeur du Journal
of Prisoners on Prisons. Il est notamment coauteur de Police
Funding, Dark Money, and the Greedy Institution (Londres,
Routledge, 2022) et codirecteur de Disarm, Defund, Dismantle:
Police Abolition in Canada (Toronto, Between the Lines, 2022).
Table

Du régime ordinaire de la critique


de la police à l’abolitionnisme 7
Gwenola Ricordeau
L’abolitionnisme après la « marge de la marge » 61
Philippe Néméh-Nombré

I. Rompre avec le réformisme 79


Introduction 81
Gwenola Ricordeau
Une brève introduction
à l’abolitionnisme anticolonial 89
Free Lands Free Peoples
« La police doit rendre des comptes ! » :
les platitudes utiles du jargon libéral 105
Yannick Marshall
Un monde sans police, un monde sans frontières 115
Rémy-Paulin Twahirwa
Folie, handicap et abolition 129
Mad Resistance
La police au service de l’ordre sexuel capitaliste 155
Adore Goldman et Melina May

II. Construire l’abolition 171


Introduction 173
Gwenola Ricordeau
Dix façons d’éviter le recours à la police
et de rendre nos collectivités plus sûres 181
Alex S. Vitale
Remplacer les flics par des travailleurs sociaux
ne résoudra pas les violences policières 199
Cameron Rasmussen et Kirk « Jae » James
Le réformisme n’est pas synonyme
de libération, mais de contre-insurrection 209
Dylan Rodríguez
Autant en emporte le vent réformiste 223
Gwenola Ricordeau
Antisécurité : une déclaration 239
George S. Rigakos et Mark Neocleous

III. Lutter contre la police 245


Introduction 247
Gwenola Ricordeau
Camden n’est pas un modèle, mais
un obstacle au véritable changement 255
Brendan McQuade
Au Canada, la police riposte à son définancement
au détriment du bien commun 275
Kevin Walby
Les jeunes forment l’avant-garde du mouvement
pour des écoles sans police 285
Tasasha Henderson
À quoi doit servir le copwatching ? 293
Kristian Williams

Vivre libre, c’est vivre sans police 309


Gwenola Ricordeau
Remerciements 327
Bibliographie 329
Pour aller plus loin 335
Présentation des contributrices et contributeurs 339
Dans la collection « Instinct de liberté »

— Normand Baillargeon, Les chiens ont soif


— Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense
intellectuelle
— Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie
— Noam Chomsky, Anarchisme et socialisme
— Noam Chomsky, De l’espoir en l’avenir
— Noam Chomsky, Quelle sorte de créatures
sommes-­nous ?
— Noam Chomsky, Un monde complètement surréel
— Collectif, Nous sommes ingouvernables
— Thomas Déri et Francis Dupuis-­Déri, L’anarchie
expliquée à mon père
— Francis Dupuis-­Déri, Les black blocs
— Francis Dupuis-Déri et Benjamin Pillet,
L’anarcho-­indigénisme
— Coco Fusco, Petit manuel de torture à l’usage
des femmes-­soldats
— Emma Goldman, La liberté ou rien
— David Graeber, Comme si nous étions déjà libres
— David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste
— John Holloway, Changer le monde sans prendre
le pouvoir
— Mathieu Houle-­Courcelles, Sur les traces de
l’anarchisme au Québec (1860-­1960)
— Pascal Lebrun, L’économie participaliste
— Errico Malatesta, L’anarchie
— Errico Malatesta, Articles politiques
— Norman Nawrocki, L’anarchiste et le diable
— Élisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal
anarchique
— Bertrand Russell, Le monde qui pourrait être
— Mohamed Saïl, L’étrange étranger
— Michael Schmidt, Cartographie de l’anarchisme
révolutionnaire
— James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme
— Simon Springer, Pour une géographie anarchiste
— Harsha Walia, Démanteler les frontières
— George Woodcock, L’anarchisme
— Howard Zinn, La mentalité américaine
cet ouvrage a été imprimé en décembre
2022 sur les presses des ateliers de
l’imprimerie corlet pour le compte de
lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or
de légende dessiné par robert lapalme

L’infographie et la conception graphique


de la couverture sont de Jolin Masson

La révision du texte est de Geneviève Boulanger

Lux Éditeur
C.P. 83578, B.P. Garnier
Montréal, QC H2J 4E9

Diffusion et distribution
au Canada : Flammarion
en Europe : Harmonia Mundi

Imprimé en France
gwenola

gwenola ricordeau (dir.)


D’où vient l’idée d’abolir la police et que recouvre-
t-elle au juste ? Si la police ne nous protège pas, à
quoi sert-elle ? Comment dépasser la simple critique
de la police pour enfin en finir avec elle ? ricordeau (dir.)
1312 raisons d’abolir la police tente de répondre
à ces questions, et propose de riches réflexions
critiques sur les liens entre l’abolitionnisme pénal et 1312 raisons
d’abolir
la race, le handicap ou le travail sexuel notamment.
L’ouvrage porte également sur les mobilisations
contemporaines pour l’abolition de la police en
Amérique du Nord, en retraçant leur généalogie et

la police
en explorant leurs propositions stratégiques, leurs
expériences et les débats qui les traversent.

1312 raisons d’abolir la police


Les textes rassemblés dans cette anthologie
commentée brossent un portrait vif et puissant du
mouvement pour l’abolition de la police, dans toutes
ses nuances et hors des clichés réducteurs.

Le recueil comprend des contributions de


militant·e·s et d’universitaires francophones
et anglophones inédites.

Qu’on ait ou non des griefs personnels


Gwenola Ricordeau est professeure associée en justice à son égard, détester la police est une
criminelle à la California State University, Chico. position politique. Dans une société
Elle est l’autrice de Les détenus et leurs proches capitaliste, raciste et patriarcale, choisir
(Autrement, 2008), Pour elles toutes. Femmes contre le camp des opprimé·e·s, des exploité·e·s
la prison (Lux, 2019) et Crimes et peines. Penser et des tyrannisé·e·s, c’est compter
l’abolitionnisme pénal (Grevis, 2021). la police parmi ses ennemis.

38

Licence enqc-142-2911232-PROD1019912073 accordée le 02 août instinct de liberté


2023 à Marine Gros

2022-11-07 11:30

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