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"L’autonomie épistémologique de la criminologie : illusoire et inutile"

Kaminski, Dan ; Cartuyvels, Yves ; Mary Philippe

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Kaminski, Dan ; Cartuyvels, Yves ; Mary Philippe. L’autonomie épistémologique de la criminologie : illusoire
et inutile. In: Cahiers Francais, Vol. 2013, no. 273, p. 76-79 http://hdl.handle.net/2078.1/130036

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D Ébat

la criminologie
est-elle une science ?
Le 15 mars 2012, le Journal officiel publiait un arrêté créant une section de criminologie au sein
du Conseil national des universités (CNU). Cette création a suscité de vives polémiques au sein
du monde universitaire, et le 21 août 2012 un arrêté du ministère de l’Enseignement supérieur
paru au Journal officiel a supprimé cette section.
Dans un texte rédigé en juillet 2012, Loïck-M. Villerbu, Robert Cario, Martine Herzog-Evans
et Alain Bauer expliquent les raisons qui justifient cette reconnaissance de la criminologie
comme discipline autonome.
Pour leur part, Dan Kaminski, Philippe Mary et Yves Cartuyvels, sans contester le terme de
science appliqué à la criminologie, récusent cette autonomie et plaident pour un dialogue
interdisciplinaire.
C. F.

1. La criminologie 
comme discipline autonome
Loïck-M. Villerbu
Professeur émérite de Psychologie-Psycho-Criminologie, ancien Président de la Conférence
Nationale de Criminologie
Robert Cario
Professeur de criminologie, Université de Pau et des Pays de l’Adour
Martine Herzog-Evans
Professeur de droit pénal, exécution des peines et criminologie, Université de Reims
Alain Bauer
Professeur de criminologie au CNAM, Senior Research Fellow Center of Terrorism du John Jay
College of Criminal Justice à New York (États-Unis), à l’Université de droit et de sciences politiques
de Chine de Pékin

L’absence scientifique. En qualifiant parfois ce connaissance de la notion même de


projet de scientiste, on omet de consi- politiques criminelles durent être ar-
de reconnaissance dérer que la discipline est avant tout gumentées politiquement de même
universitaire en France un fait politique au noble sens du que le libre exercice de l’enseigne-
de la criminologie terme avec lequel la visée scienti- ment universitaire d’une psycho-
Depuis les années 1950, les pe- fique ne se confond pas mais dont logie clinique ou de la sociologie.
santeurs académiques n’ont pas cessé elle doit intégrer la prise en compte Bien avant les langues orientales, les
d’opposer des monopoles discipli- pour pouvoir refonder ses objets. sciences et techniques, la science po-
naires au projet de reconnaissance L’autonomie du droit pénal, la nais- litique, la gestion connurent des blo-
de la criminologie comme discipline sance des sciences criminelles, la re- cages similaires. Que des pénalistes

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contemporains aient choisi d’écrire (CNC)(3), dit Rapport Villerbu, mise trie peut-elle rendre compte de toute
un traité et/ou un précis de droit pé- en place en novembre 2009, pour dé- conduite criminelle ? la sociologie a-
nal et criminologie(1) montre bien que signer à la fois les études de crimino- t-elle réponse à tout ? la psycholo-
l’un ne résorbe pas l’autre, pas plus logie et ceux qui en tiraient profit : gie peut-elle se sentir à l’aise dans la
que la criminologie ne peut se réduire « sans domicile fixe », et « sans-pa- genèse des idées criminelles et des
aux sciences criminelles, fussent- piers », les médias ne cessant pourtant faits, des positions victimales, etc.,
elles assorties de considérations de promouvoir des informations cri- alors même que leur fragmentation
sociologiques et d’humanisme psy- minologiques souvent partielles, par- impose une vision sélective, à moins
chologisant ou psychiatrique(2). L’in- fois partiales, dont le scoop est visé de se faire totalitaire(6) ?
vention de la psychologie sociale est plus que l’intérêt pédagogique(4). Il Parce que la criminologie appa-
un bon indice de ce que ce social-là faut encore souligner que la réflexion raît en France comme une spéciali-
ne se résorbait ni dans la sociologie, criminologique fait partie de l’ensei- té et non comme une discipline, les
ni dans la psychologie telles qu’elles gnement de plus de cent-dix univer- effets des normes et changements
étaient enseignées. Chaque discipline sitaires et intéresse bien des acteurs de normes donnent peu d’occasion
ne cesse de travailler les frontières de terrain, alors même que les tra- d’études susceptibles d’enrichir
du savoir constitué et d’imposer des vaux en criminologie n’ont guère les perspectives des politiques pu-
changements profonds de perspec- de visibilité. bliques concernant le territoire ou
tives, inaugurant de nouveaux ob- Le paradoxe hexagonal tient dans la Ville. Elle ignore donc largement
jets de science. On constate alors que ces constats : depuis son émergence les formes collectives de criminali-
la force des règles qui maintiennent à la fin du XIXe siècle, à la jonc- té (crime organisé, terrorismes), les
les fragmentations de savoirs et fi- tion de quatre disciplines reconnues formes transnationales de criminali-
nissent en scientisme, se heurtent (médecine légale, aliénisme/méde- té (cartels, mafias), les formes crimi-
nécessairement à d’autres volontés cine mentale, droit, sociologie), la nelles propres à l’état du monde (la
politiques que seule la loi peut rendre criminologie est demeurée, dans les « face noire » de la mondialisation),
constituantes au risque de n’appa- faits, un accessoire du droit pénal, le- le développement sans précédent de
raître temporairement qu’au service quel n’est qu’une des composantes la criminalité en réseaux, avec l’ou-
d’un pouvoir toujours contestable. du droit privé. La légitimité de son verture des marchés, le développe-
La criminologie s’enseigne en existence académique et sociale coha- ment des nouvelles technologies et
France mais n’a pas de reconnais- bite avec une situation de carence sur les nouveaux modes consuméristes.
sance universitaire au sens où elle le plan institutionnel. Ce qu’engage
ne possède pas de diplôme quali- le phénomène criminel n’apparaît
fiant. Elle ne peut être qu’un complé- pas l’objet d’évaluations systéma-
Les travaux
ment dont les avatars disciplinaires tiques ou systémiques : la crimino- de la Conférence
sont réduits. Aussi se réfugie-t-elle, logie tend à s’en tenir à l’évocation nationale
au pire dans des institutions privées, des références aux textes, à la doc- de criminologie
au mieux dans des diplômes univer- trine et à la jurisprudence(5) ou aux
sitaires (DU) et interuniversitaires théories multiples qui parcourent les La Conférence Nationale de
(DIU) dont le nombre – 130 en 2010 – sciences humaines, sociales, écono- Criminologie, forte de ses membres
n’a cessé d’augmenter. D’où l’expres- miques ou politiques. Quand des ob- de terrain, et après analyse des ob-
sion utilisée par les membres de la servations se veulent de terrain, elles servations de ses représentants aux
Conférence nationale de criminologie retrouvent réglementairement leur origines et opinions pluralistes, cher-
origine disciplinaire. Même si celle-ci chant à sortir membres et institutions
se trouve fort contestée : la psychia- partielles de leur clandestinité(7), a
déposé ses travaux en juillet 2011.
Le rapport n’a commencé à poser
(1) Stefani G., Levasseur G. (1957), (3) Conférence nationale de criminolo-
Droit pénal général et criminologie, Pa- gie (2010), Rapport établi pour Madame
ris, Dalloz  ; Léauté J. Vouin R. (1956), la ministre de l’Enseignement supérieur et (6) V.  Autrement (1994), « Science ou
Droit pénal et criminologie, Paris, PUF, de la Recherche, sur la faisabilité, la mise justice. Les savants, l’ordre et la loi », Série
coll. « Thémis ». Voir également Bouzat P., en place et le développement des Études, Mutations/sciences en société, no 145.
Pinatel J. (1970), Traité de droit pénal et de recherches et formations en criminologie, (7) Une clandestinité qui coûte cher  :
criminologie, Paris, Dalloz. dit Rapport Villerbu. nombre de postes fléchés en options parti-
(2) Qui prennent dans le rapport au (4) Il n’y a pas une relation d’un fait elles de criminologie se trouvent détournés
crime (un énoncé judiciaire) du criminel divers qui ne suppose une interview de par les partisans de disciplines existantes ;
(celui à qui l’énoncé est imputé) les titres criminologues autoproclamés. nombre d’enseignants affirmant leur intérêt
de psychologie criminelle ou de psychiatrie (5) Voir Bouloc B., (1991) Pénologie, pour la criminologie se trouvent refoulés
criminelle, ou de sociologie criminelle. Paris, Précis Dalloz. dans les promotions de carrières, etc.

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problème chez certains que lorsqu’il tion, l’intervention tout au long de La nouvelle section
s’est agi, après quelques recadrages la chaîne pénale de professionnels
de circonstances, de donner forme à possédant une connaissance critique
de criminologie
la création d’une section de crimino- fondée sur l’expérience et la confron- en butte
logie – l’arrêté créant une telle sec- tation avec les travaux de recherche, à de nombreuses
tion au sein du Conseil national des dont les compétences pourront aller attaques
Universités a été publié au Journal des effets de violences agies aux ef-
officiel le 15 mars 2012 – et de struc- fets de violences subies, comme dans Les attaques qui ont visé la créa-
tures de formations et de recherches la victimisation secondaire(10) ; en- tion de cette nouvelle section de cri-
adaptées. fin, en troisième lieu, le traitement minologie furent nombreuses. Si « la
Concourir à la possibilité de re- du crime et de ses protagonistes doit contestation même d’une science
cherches globales et intégrées dans conduire, le plus possible, vers la est la condition de son renouvel-
le système LMD (licence/maîtrise/ re-connaissance des personnes im- lement »(13), à de rares exceptions
doctorat)(8), garantir à tous un accès pliquées. C’est le renforcement des près, elle participe présentement
démocratique que les formations pri- compétences de ceux qui sont char- d’un excessif sens commun, affli-
vées voire même publiques dans le gés de prendre en compte les per- geant, et demeure, presque toujours,
cadre de diplômes d’université n’as- sonnes condamnées qui permettra de d’un réductionnisme illégitime. In-
surent pas vraiment, tel était l’objec- favoriser chez les auteurs de crimes voquer l’idéologie sécuritaire(14), se
tif majeur de la CNC. La formation ou de délits graves les processus de livrer parfois à des mises en cause
des enseignants, des chercheurs et des « désistance »(11) (c’est-à-dire d’aban- ad hominem(15), s’inquiéter de l’ins-
professionnels investis dans la chaîne don des carrières criminelles), les-
pénale et dans la référence générale quels vont bien au-delà des facteurs
aux violences agies et subies (par des sociologiques, économiques ou psy-
formations initiales, spécialisées ou chologiques de la ré-insertion, ce (13) Kellens G., « Interactionnisme
continuées) offrirait les garanties de que l’on appelle traditionnellement versus personnalité criminelle », in Les
les sorties de la délinquance ; de pa- grandes tendances de la criminologie con-
contenus scientifiques, reposant sur temporaine (Actes du VIIe Congrès interna-
l’éthique d’indépendance et de liberté reilles évolutions ont été à l’origine tional de criminologie de Belgrade, 1973),
de l’Université, comme sur la déonto- de remarquables créations de « ju- Publication de l’Institut des recherches
risprudence thérapeutique »(12) aux criminologiques et sociales, tome 1, 1980,
logie traditionnelle de ses personnels p. 118-128.
et sur les impératifs pédagogiques États-Unis, ou de juridictions réso- (14) Brafman V.N., Rey-Lefebvre I.
qu’ils appliquent, caractéristiques lutives de problèmes. Mais ces ni- (2012), «  La criminologie érigée en dis-
« de l’amour pour la connaissance veaux d’intervention resteront à l’état cipline autonome  », Le Monde, 14  mars  ;
de vœu pieu aussi longtemps que des Damien H. (2012), « La criminologie : nou-
que l’on enseigne comme pour ceux velle discipline universitaire en France  »,
à qui elle est destinée »(9), selon l’ex- évaluations indépendantes, scienti- France soir, 17  mars  ; Motion votée le
pression d’Edgar Morin et Stéphane fiques, régulières et pérennes ne se- 21  mars 2012 par la Commission perma-
ront pas effectuées. nente du Conseil national des Universités
Hessel.
(CPCNU)  ; Tassel S. (2012), «  La crimi-
Trois niveaux d’intervention nologie à l’Université  ? Fuite en avant,
criminologique sont aisément re- imposture scientifique et désinvolture… »,
[en ligne] humanite.fr, 23 mars ; Collectif
pérables : en premier lieu, des pro- (Mucchielli L., Nay O., Pin X., Zagury
grammes de prévention de toute D.) (2012), « La “criminologie” entre suc-
forme de vulnérabilité, correspon- cès médiatique et rejet universitaire  », Le
Monde, 29  mars ; Création d’une section
dant à divers métiers, de nature à
du CNU « criminologie » : non à la Section
réduire les facteurs de risque aux- «  Guéant  », 4  avril 2012, [en  ligne] ferc-
quels sont exposés enfants et adoles- sup.cgt.fr.
cents en danger, programmes propres (15) V. not. Mucchielli L., « Une ‘‘nou-
(10) La victimisation secondaire est le velle criminologie française’’. Pour qui et
à renforcer les facteurs de protec- fait pour une personne de revivre son trau- pour quoi ? », Revue de science criminelle
tion et prometteurs d’une (ré) inté- matisme à l’occasion d’un nouvel événe- et de droit pénal comparé, 2008-4, p. 795-
gration harmonieuse ; en deuxième ment relié ou non au traumatisme initial. 803 ; Mucchielli L., « Vers une criminolo-
lieu, et en cas d’échec de la préven- (11) V.  par ex. McNeill F., Raynor P., gie d’État en France ? Institutions, acteurs
Trotter C. (2010), Offender Supervision  : et doctrines d’une nouvelle science poli-
New Directions in Theory, Research and cière », Politix, 2010-23-89, p. 195-214 ; la
Practice, Abingdon, Willan Publishing Ltd. «  criminologie  » en France et ses arrière-
(8) Rapport Villerbu, op. cit., p. 39-62. (12) Herzog-Evans M. (2011), « Révolu- plans idéologiques (suite), 20  mars 2011,
(9) Morin E., Hessel S. (2011), Le che- tionner la pratique judiciaire. S’inspirer de laurent.mucchielli.org ; l’arrêté créant une
min de l’espérance, Paris, Éd. Fayard, l’inventivité américaine », Recueil Dalloz, section de criminologie publié au Journal
p. 20-21. p. 3016-3022. officiel, vousnousils.fr, 5 mars 2012 ).

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trumentalisation de l’Université(16), Qu’attendre tives » sur la nature, sur la société,


enlève toute pertinence  aux pro- sur l’être humain et sa pensée. La
pos protestataires. Sauf à considé-
de la criminologie ? science a donc vocation à s’intéresser
rer qu’une discipline scientifique, Ce que nous devons attendre de à tout ce qui est objet d’une connais-
autonome ou non, appartient forcé- la criminologie est une attention sance pouvant être mise à l’épreuve.
ment à un courant de pensée poli- concrète, humaine, restaurative et La recherche scientifique correspond
tique, quelle que soit la dimension thérapeutique, autant que scientifi- ainsi à un besoin de se connaître, de
universelle de son champ d’appli- quement éclairée et concrète, pour connaître le monde et la société dans
cation. les souffrances endurées par les vic- lesquels nous évoluons. Pour autant,
Il faudra du temps pour que les times d’infractions. Il est d’usage cet objectif culturel n’est plus le seul
membres de la section de crimi- chez ceux qui appartiennent à certains aujourd’hui : il est relayé voire domi-
nologie soient des psycho-crimi- courants de pensée, d’être très mal à né par l’économique, le politique et/
nologues, socio-criminologues, l’aise avec les victimes(18), dès lors ou le social. La recherche scientifique
juristes-criminologues, notamment, qu’ils se focalisent – comme nous le se construit dans un cadre sociétal qui
aptes à connaître, dans leur champ devrions aussi tous – sur les délin- n’est pas neutre, particulièrement en
respectif, les travaux soumis à éva- quants. Les victimes sont de la sorte criminologie/victimologie. Bien au
luation, en ayant acquis, par défini- perçues comme représentant autant contraire, la recherche évolue dans
tion, les rudiments transdisciplinaires d’obstacles quant à l’attention qui un environnement aux champs mul-
qui s’imposent. Argumenter encore est due aux délinquants(19). Cela si- tiples, complexes et interactifs : le
que le projet de création de la Sec- gnifierait-il qu’ils ne parviennent pas champ de la demande sociale, sou-
tion criminologie est « non viable, à ressentir une empathie égale pour mettant les projets, selon leur intérêt
à défaut de corps électoral » n’est les délinquants et pour les victimes immédiat, à la contingence finan-
pas sans surprendre(17) quand on sait ou que, au contraire et autrement, cière des prescripteurs ; le champ
les pressions multiples qui sont à c’est parce qu’elles dérangent le pro- axiologique, conditionnant les pro-
ce jour exercées auprès de ceux qui cès pénal dans ses règles actuelles ? jets à l’état des valeurs du moment,
pourraient rejoindre la Section de Rappelons que les premiers crimino- introduisant par là une contingence
Criminologie. La contradiction (voire logues eux-mêmes, certes de manière socioculturelle ; le champ doxolo-
la confusion) n’est pas absente chez incidente, ont attiré l’attention, dans gique, enfermant le projet dans les
les contradicteurs qui tantôt dénient leurs travaux, sur l’inévitable prise en discours et opinions dominants par
tout caractère scientifique à la cri- considération de la victime dans la ré- une contingence humaine ; le champ
minologie, et tantôt assènent à l’in- ponse pénale à l’acte criminel. Ainsi, épistémique, obligeant par contin-
verse qu’au Canada, « contrairement parmi les fondateurs de la criminolo- gence technico-scientifique à tenir
à la France, la criminologie est une gie, Enrico Ferri et Raffaele Garofalo compte des connaissances déjà ob-
discipline scientifique autonome et ont soutenu la nécessité d’appliquer jectivement acquises sur le thème.
reconnue ». De telles postures sus- la peine, entre autres objectifs, à la Pour dépasser de telles contin-
citent, au mieux, la stupéfaction chez réparation du dommage de ceux qui gences, pas toujours immédiatement
nos voisins criminologues. ont souffert de l’acte criminel. perceptibles, il convient d’adopter
Alors dira-t-on que la crimino- une démarche critique scientifique,
logie en tant que discipline n’a pas reposant sur une quadruple exigence :
de visée scientifique ? La science exigence de pertinence : c’est le rôle
apparaît(20) comme une organisation de l’épistémologie qui offre cette vi-
rationnelle du savoir. C’est l’en- gilance critique propice au doute dans
semble des connaissances « objec- la recherche de la vérité ; exigence
(16) V. not. Non à la 75e section, [en ligne de formulation explicative : c’est le
petition24.net ; Déclaration des présidents rôle de la théorie, de la conceptuali-
du Conseil scientifique et du Conseil des sation dans la démarche entreprise ;
formations du CNAM du 4  avril 2012  ; (18) L’on prendra connaissance à cet
Gautron V., Leturmy L., Mouhanna C., égard de la triste expérience vécue par exigence de cohérence : c’est le rôle
Mucchielli L., Criminologie en France Lemarchal D., « La victime et son autre », de la morphologie de la recherche,
(suite) : pour un moratoire total sur les pro- Ajpénal, 2008, p. 349-351.  l’ossature, la mise en ordre de la re-
jets actuels, [en ligne laurent.muchielli.org.  (19) Cario R., «Qui a peur des vic-
(17) Eod. loc. ; le projet de création times », AJpénal 200, p. 434-437.
cherche (dans le fond comme dans
d’une section de Criminologie au CNU a (20) Cario R., Victimologie. De la forme) ; exigence de testabilité :
suscité de très vives inquiétudes dans la l’effraction du lien intersubjectif à la res- c’est le rôle des techniques permet-
communauté universitaire en 2011 et 2012, tauration sociale, Paris, L’Harmattan, tant le recueil, le contrôle, le trai-
[en ligne cpcnu.fr, 8 mars 2012. 2006, p. 101 et s. et réf. citées.

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tement et l’évaluation des données objectifs donne à entendre un contenu ractère extérieur que, une fois ac-
de la recherche(21). Le fait scienti- et un axe propres : prévenir, que ce complis, ils déterminent de la part de
fique, avait écrit Gaston Bachelard soit de façon primaire, secondaire ou la société cette réaction particulière
dans La formation de l’esprit scien- tertiaire ; réprimer, au sens d’identi- qu’on nomme la peine. Nous en fai-
tifique, « est conquis (sur les pré- fier et de caractériser, d’arrêter l’in- sons un groupe sui generis, auquel
jugés), construit (par la raison) et fracteur et les conséquences du crime nous imposons une rubrique com-
constaté (dans les faits) ». (les aspects processuels, les exper- mune ; nous appelons crime tout acte
Ces perspectives amenaient la tises médico-légales et psychiatriques puni et nous faisons du crime ainsi
Conférence Nationale de Crimino- ou psychologiques, les alternatives défini l’objet d’une science spéciale,
logie à proposer : « la criminologie aux poursuites) ; traiter au sens des la criminologie »(22).
est ‘‘l’étude scientifique du phéno- droits des parties, de l’aide aux vic-
mène criminel et des réponses que times, de resocialisation ou de réha-
la société apporte ou pourrait ap- bilitation, de réponses restauratives,
porter’’, prenant en compte les ina- de réparation, de médiation. Pour
daptations, déviances et infractions cela il faut des acteurs confirmés et
pénales. Un triple objectif est cir- spécialisés, « labellisés ».
conscrit : la prévention, la répression, À 126 ans de distance la Confé-
le traitement. Un contexte est don- rence reprenait acte des propos
né en perspective : les politiques pu- d’Émile Durkheim et en projetait
bliques mises en œuvre. Chacun des les rationalités scientifiques et dis-
ciplinaires dans un espace épisté-
mologique en mutation. Durkheim
(21) V. sur ces aspects not. de Bruyne P.,
Herman J., de Schoutheete M., Dynamique
écrivait : « […] Nous constatons (22) Durkheim É. (1895), Les règles de
de la recherche en sciences sociales, Paris, l’existence d’un certain nombre la méthode sociologique, Paris, PUF, coll.
PUF, coll. « Le sociologue », 1974, p. 34 et s. d’actes qui présentent tous ce ca- « Quadrige », 1981.

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débat - la criminologie est-elle une science ?

2. L’autonomie épistémologique de
la criminologie: illusoire et inutile
Dan Kaminski
Juriste et docteur en criminologie
Professeur ordinaire à l’École de criminologie et membre du CRID & P (centre de recherches interdis-
ciplinaires sur la déviance et la pénalité) à l’UCL (Louvain-la-Neuve, Belgique)

Philippe Mary
Sociologue et docteur en criminologie
Professeur ordinaire à l’École des sciences criminologiques Léon Cornil de l’ULB (Bruxelles,
Belgique) et professeur invité à l’Université de La Rochelle
Yves Cartuyvels
Juriste, philosophe et docteur en criminologie
Professeur ordinaire aux Facultés Universitaires Saint-Louis (Bruxelles, Belgique)

La criminologie est-elle une Qu’il soit clair d’emblée que nous et valide(2). Si la question se pose au-
science ? Si cette question survient ne voyons vraiment pas pourquoi un jourd’hui en France – alors qu’elle
en France aujourd’hui, il est difficile discours sérieux, soutenu théorique- est résolue depuis longtemps ailleurs
de ne pas en sourire depuis le balcon ment, empiriquement informé et mé- –, c’est parce que des raisons poli-
belge(1). Ce qui ne prête pas à sourire, thodologiquement consistant sur le tiques liées à l’institutionnalisation
c’est qu’elle nous soit posée par les crime, le criminel, la criminalité et républicaine de la criminologie la
Cahiers français. Car elle convoque au leur contrôle social ne mériterait pas rendent idéologiquement utile dans
moins trois autres questions. le nom de science. Tout dépend des un débat trop nominaliste pour être
1) Que signifie le mot « science »  ? conditions de production de ce dis- sérieux. Nous y reviendrons.
cours et, singulièrement, lorsque ces L’autonomie institutionnelle d’une
2) Qu’accepte-t-on de reconnaître
conditions sont douteuses, des motifs discipline (reconnue par le finance-
comme criminologie et qu’exclut-on
de la revendication de sa valeur scien- ment public de la recherche dans son
de ce champ de savoir ?
tifique. La magie du mot « science » domaine, par la création de cursus uni-
3) Pourquoi cette question mérite- ou la couronne de l’«  expert » sou- versitaires, par la reconnaissance des
t-elle d’être posée plus qu’à la chimie tiennent la carrière de tant de gens titres délivrés, singulièrement des doc-
organique ou à la sociologie urbaine ? dont la démarche n’est pas scienti- torats, par l’existence de revues dites
Personne ne peut traiter de tout cela fique qu’on en deviendrait presque scientifiques…) n’est absolument pas
sans s’engager dans des méandres épis- honteux de reconnaître que oui, oui, le gage de son autonomie scientifique.
témologiques, politiques et éthiques une discipline comme la criminolo-
trop longs pour être exposés dans l’es- gie est scientifique, pour autant que
pace dévolu à cette contribution. Loin l’on parle bien de recherche et que (2) Hood R. (2002), « Criminology
de chercher à répondre extensivement à la recherche qui se réalise sous ce and Penal Policy : the Vital Role of
ces trois questions, nous pouvons néan- nom satisfasse aux réquisits épisté- Empirical Research », in Bottoms A.,
moins en décrire les rives et les dérives. Tonry M. (eds), Ideology, Crime and
mologiques et méthodologiques aux- Criminal Justice, Cullompton, Willan,
quels la communauté scientifique p. 153 et sv. On peut débattre des cri-
contemporaine souscrit. Roger Hood tères permettant d’assurer la reproduc-
tibilité, la fiabilité et la validité, qui se
insiste sur ce point : tout le monde a
(1) Sans engager les criminologues différencient notamment selon les mé-
québécois, il importe de mentionner quelque chose à dire sur le crime, se- thodes de recherche utilisées. Pour une
que d’autres « balcons » existent. On lon des modalités de conviction et de discussion sur ce point, voir par exemple
lira avec intérêt le numéro spécial de la persuasion diversifiées ; le crimino- Olivier de Sardan J.-P. , La rigueur du
revue Criminologie (numéro dirigé par qualitatif. Les contraintes empiriques de
J. Poupart et A. P. Pires) consacré à La crimi- logue digne de ce nom s’exprime sur l’interprétation socio-anthropologique,
nologie comme discipline scientifique (2004, la base ferme d’une recherche empi- Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant,
vol. 37, n° 1). rique rigoureuse, reproductible, fiable 2008.

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débat - la criminologie est-elle une science ?

Il faut se garder de cet amalgame et, au- La connaissance que nous pouvons leur soumission à leur définition légale,
tant le dire clairement, il faut se garder avoir du crime dépend largement des un jour, ces frottements sont seulement
plus encore de toute prétention à l’au- activités d’administrations dont la des fautes ou des problèmes sociaux, le
tonomie de la criminologie : la scienti- mission est de le combattre (l’enre- lendemain, ils deviennent des crimes
ficité n’a pas besoin d’autonomie pour gistrer, en rassembler et en conserver parce que le législateur est intervenu ;
être pleine et entière. Prétendre au sup- les preuves, le juger, le punir)(4). Ces un jour ces conflits sont des crimes et
plément d’âme que serait l’autonomie conditions de production de l’objet et le lendemain, ils subissent une autre ré-
relève d’une ambition anachronique, de sa connaissance ont tant de consé- gulation parce que le même législateur
stupide et dangereuse dont des crimi- quences sur la validité des recherches les a décriminalisés. Un jour ces indé-
nologues prestigieux ont souligné l’im- criminologiques qu’on est autorisé à licatesses sont traitées pénalement, le
passe il y a plus de cinquante ans. Ainsi, décréter le manque de scientificité d’un lendemain, civilement, et vice-versa.
pour signifier que la criminologie em- discours qui ne les prendrait pas radi- Le crime n’est donc pas un fait
prunte ses théories et ses méthodes à calement en considération. Quand bien brut, observable ou computable sans
d’autres disciplines, Thorsten Sellin même un chercheur croirait encore à médiation juridique et politique. Re-
fut l’auteur de la très juste formule se- l’objectivité positiviste de la nature ou lève dès lors de l’idéologie et de l’en-
lon laquelle le criminologue est un roi du laboratoire, il ne pourrait néanmoins treprise de légitimation tout discours
sans royaume(3). sans mauvaise foi croire que le crime qui, prétendant parler « scientifique-
puisse être défini, compté ou observé ment » du crime (de ses causes ou de
scientifiquement dans l’atmosphère
Le crime : confinée de ces lieux mythiques. Il ne
ses effets), se tairait sur ses condi-
tions de production sociale et légale,
pas un fait brut peut être que défini socialement et lé- comme sur ses conditions d’élection
mais une construction galement, c’est-à-dire conflictuelle- institutionnelle et médiatique, et ne
sociale et légale ment ; cette définition et les conflits qui tirerait pas toutes les conséquences
Comme tous les objets des sciences l’entourent constituent les rives de sa que de telles conditions emportent sur
sociales, le crime est socialement construction scientifique et formatent la connaissance. Le plus souvent, si-
construit ; il est cependant, plus sin- les conditions de l’observation, que non toujours, le criminologue travaille
gulièrement, légalement construit. Il y a celle-ci soit quantitative ou qualitative. avec des données empiriques dites se-
plus d’un demi-siècle, pour signifier la Où peut-on observer un crime ? Dans condaires (des définitions légales, des
normativité de l’objet « crime » et l’im- la loi (il faut la lire), dans les actions et données produites par des agences
possibilité de lui accorder la moindre les représentations professionnelles des intéressées politiquement à leur dif-
« nature », Edwin Sutherland a propo- agents du système pénal, dans les pro- fusion ou à leur étouffement) ; et de
sé de le définir par sa dépendance aux pos profanes des médias, du public et telles données exigent une vigilance
conditions de sa création légale et de sa des fictions. Comment peut-on compter épistémologique qu’on a pris l’habi-
répression et de faire du même coup de les crimes ? Essentiellement, dans les tude d’inclure dans les dimensions de
la criminologie l’étude des processus statistiques produites par les agences l’épistémologie constructiviste.
de construction de la loi, de transgres- chargées de les combattre. Dans la rue,
sion et de réaction aux transgressions. dans les chaumières, dans les bureaux
Contribuant à la désubstantialisation des banques, dans les couloirs des en- Contre les dérives d’une
du crime, à la même époque, Étienne treprises ou des services publics ou criminologie apolitique
De Greeff a, muni des ressources de la dans tout autre espace social, on n’ob- ou bien politique…
clinique psychiatrique, dissous la dif- serve ni ne compte des crimes : on ob-
serve des frottements, des conflits, des Un savoir ne naît pas science, il le
férence entre le processus du passage
situations problématiques, des disputes, devient. La dimension normative de
à l’acte criminel et le processus de la
des manipulations informatiques (in) la criminologie est une constante sou-
réaction sociale au crime ; pour le dire
délicates, des transferts d’argent dont vent refoulée, parfois reconnue, depuis
trop brièvement, le processus criminel
l’origine est douteuse, des signatures la création de la discipline. L’éman-
(illégitime) et le processus punitif (lé-
pour le moins légères, etc. La vie quo- cipation progressive de la crimino-
gitime) relèvent des mêmes combina-
tidienne ne montre pas de définitions logie – autrement dit, l’assomption
toires instinctives.
légales. Qui plus est, du fait même de constructiviste de sa dimension nor-
mative – au cours du xxe siècle passe
(3) Sellin Th. (1955), « L’étude socio- par les étapes suivantes :
logique de la criminalité », in Actes du (4) Pour une des meilleures introduc-
2 Congrès international de criminologie
e
tions à ce sujet en français, voir Robert Ph. 1) une dépendance non probléma-
(1950), tome 4, Paris, Presses universitaires (2005), La sociologie du crime, Paris, La tisée de la criminologie à l’égard du
de France, p. 109-130. Découverte, coll. « Repères ». droit pénal et de la politique crimi-

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débat - la criminologie est-elle une science ?

nelle, assurée paradoxalement par le on ne l’est plus – sur la façon d’articu- sous prétexte de ce défaut d’appella-
positivisme ; ler les composantes scientifiques et nor- tion « contrôlée » (par qui ?), des sa-
2) une interrogation sur cette dé- matives (légales et morales) de l’objet voirs développés patiemment sous les
pendance exprimée en termes de « crime ». La première dérive – conve- couverts de la psychologie, de la so-
hiérarchie ou d’agencement des dis- nons de la nommer apolitique – consiste ciologie, de la médecine, de l’histoire
ciplines ; à « vouloir soumettre le fonctionnement et du droit sont niés. Pire encore, le
institutionnel du droit aux critères de la nominalisme soutenu par Alain Bauer
3) une réaction constructiviste et
science ». Comme l’écrit Candido da sous la présidence de Nicolas Sarkozy,
critique à la prétendue autonomie de
Agra, dans ce cas, « la criminologie pourrait bien faire régresser l’état de
l’objet de la discipline ;
devient la morale clandestine du droit ces savoirs qui ne se reconnaissent pas
4) un recentrage épistémologique pénal moderne »(8). La seconde dérive nécessairement, en raison des aléas de
faisant de la dépendance de la crimino- – qualifions-la de politique – consiste à la structuration française des sciences
logie (tant dans la construction de son soumettre la connaissance scientifique – sociales, sous la bannière criminolo-
objet que dans sa référence à d’autres réduite à une technologie du pouvoir – gique. Sous prétexte de faire progres-
disciplines) la condition d’une scien- aux choix du droit et de ses rédacteurs ser la criminologie, le porteur le plus
tificité enfin bien entendue(5). Parmi politiques. Dans ce cas, le droit pénal nominaliste du drapeau criminolo-
d’autres, pour John Hagan(6), la crimi- ainsi que les politiques criminelles et gique français la fait régresser à son
nologie se définit différemment selon pénales jouent, inversement, le rôle de stade primitif (du début du xxe siècle)
le motif qui sous-tend l’intérêt social supports de la morale clandestine de la et « réinvente l’eau chaude depuis
pour le crime et les pratiques de re- criminologie. Guy Houchon, profes- longtemps rafraîchie par ses prédéces-
cherche dans le domaine criminolo- seur émérite à l’Université de Louvain, seurs étrangers et ses contemporains
gique. Au centre d’une telle définition, dénonçait, d’une formule délicieuse- nationaux »(9), autant de chercheurs
apparaît la représentation de la crimino- ment surannée, les deux rapports an- qu’il considère d’ailleurs comme des
logie comme activité en constante mo- cillaires que l’on vient de décrire, entre résistants au progrès. L’invocation du
dification en raison de ses non moins une criminologie galvaudée et l’action progrès n’est pas un argument scien-
constantes interactions avec la struc- politique. Les dérives ancillaires de la tifique, pas plus que l’invocation du
turation sociopolitique de son objet. criminologie sont au cœur du débat fran- nom d’une discipline, lorsqu’on la
La criminologie n’est pas une gi- çais contemporain, a fortiori, quand, de maltraite sous le fallacieux prétexte
rouette pour autant. Ce que le crimi- plus, des « criminologues » auto-décré- qu’elle n’existe pas en France.
nologue fait de ces interactions est tés, dans une dialectique marchande, se Certes, l’éparpillement et l’iso-
déterminant de la scientificité de son mettent au service de l’État ou des col- lement des recherches françaises
propos. Soit il les problématise et les lectivités locales pour leur vendre des (souvent dus à leur cloisonnement
intègre dans la construction de son pro- technologies, des diagnostics, des éva- disciplinaire) ne sont pas du meilleur
jet de recherche, et il rejoint alors une luations, des formations… aloi. À cet égard, un des bénéfices de
criminologie scientifique, constructi- l’institutionnalisation universitaire de
viste et sensible à la conflictualité des
problèmes sociaux, soit il ne le fait pas.
… l’affirmation la criminologie en Belgique depuis
plus de 75 ans, consiste en la mise en
Dans cette dernière hypothèse, il choisit d’une criminologie
place d’un dialogue interdisciplinaire
l’une ou l’autre des dérives suivantes, ouverte au dialogue entre experts dans leurs disciplines des
qu’A. P. Pires a parfaitement décrites(7). interdisciplinaire… savoirs réunis (essentiellement socio-
Ces dérives sont tributaires de l’absence La scientificité de la recherche cri- logie, psychologie, médecine, histoire
de vigilance – naïve quand on est étu- minologique est incontestable, quand et droit). De ce dialogue se dégage un
diant, volontaire voire cynique quand elle emprunte les meilleures théories savoir, qui, sans s’émanciper de ses
et les méthodes éprouvées d’autres ancrages, présente des caractéristiques
disciplines sur des domaines bien singulières rassemblées sous le nom
(5) Kaminski D. (1997), « Du crime à construits. Le débat français est ce- d’activité spécifique de connaissance :
la pénalité » , Revue de droit pénal et de
criminologie, février, p. 196-204. pendant piégé par le nominalisme : la cette activité de connaissance a l’in-
(6) Hagan J. (1987), Modern Crimino- criminologie, selon certains, n’exis- tention et la prétention, comme le sou-
logy. Crime, Criminal Behavior and its terait pas en France ou pas assez, et tient A. P.  Pires(10), d’être scientifique,
Control, New York, McGraw-Hill.
(7) Pires A.P. (2008), « La criminolo-
gie d’hier et d’aujourd’hui » , in Debuyst (9) Kaminski D. (2011), « Criminologie
Chr., Digneffe Fr., Labadie J.-M., Pires (8) da Agra C. (1994), « Science de plurielle et pourtant singulière » , Revue de
A. P., Histoire des savoirs sur le crime et l’éthique et droit pénal » , Carrefour (revue science criminelle et de droit pénal com-
la peine, t. 1, Bruxelles, Larcier, coll. « Cri- de réflexion interdisciplinaire), vol. 16, n° 2, paré, avril-juin, p. 476.
men » , p. 72. p. 116. (10) Pires A. P., op. cit., p. 34.

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d’être interdisciplinaire, de s’impli- il s’agit là des domaines d’action des quement guerriers (et, à ce titre,
quer dans le domaine des jugements politiques criminelles et pénales, des producteurs d’exclusions) et socia-
de valeur et des normes juridiques (et idéologies ou des stratégies de vente lement sécuritaires. Leur projet a
d’assumer cette implication, car elle d’«  armes » au service du pouvoir sans doute le droit d’exister, mais il
est inévitable, inscrite dans le nom ou d’un contre-pouvoir. La recherche a le devoir, d’une part, de s’identifier
même de son objet), de relier théorie criminologique développée dans les modestement et, d’autre part, de ré-
et pratique et d’être à cet égard socia- universités belges contribue bien sou- pondre à la critique épistémologique
lement utile. Ces caractéristiques font vent à un autre projet : il s’agit de et méthodologique sérieuse qui leur
de la criminologie un domaine de pro- proposer une interprétation pour la est adressée (font-ils seulement de
duction scientifique particulièrement société des phénomènes qui lui posent la recherche ?), au lieu de se draper
transparent sur les conflits politiques problème et de rejoindre éventuel- dans le nom de la criminologie, nom
et éthiques qui la traversent. Les juge- lement, par ce détour exigeant, cer- par ailleurs abîmé par leur syncré-
ments de valeur et l’utilité sociale qui taines opinions, en les fondant par des tisme et leur encyclopédisme bancal.
caractérisent l’activité scientifique de arguments scientifiques. Cette pos- Il existe plusieurs autres criminolo-
connaissance relèvent de choix axio- ture présente des contours moins nets, gies : elles sont constructivistes (sur
logiques dont peu de sciences sont plus indécis, moins consensuels, plus le plan épistémologique), elles valo-
réellement dispensées, mais que peu ouverts et tout simplement plus démo- risent (éthiquement et méthodologi-
de sciences exposent. cratiques que celle du service au pou- quement) la proximité interprétative
voir qu’implique la confusion entre avec les phénomènes qu’elles étu-
science et lutte. Il consiste à « révéler dient, et, du fait de leur posture an-
… et visant la complexité », à « questionner les ti-politique, elles sont socialement
à l’interprétation incertitudes » et à « dégonfler les faux émancipatrices de tous les membres
des phénomènes espoirs des solutions simples »(12). Tom de la collectivité(15).
Un projet de connaissance est tou- Daems(13) définit ce régime de persua- La criminologie est-elle une
jours marqué par une épistémologie, sion comme anti-politique : la poli- science ? Oui, si l’on évoque sous
une position éthique et une option tique consiste à organiser les choses ce nom une activité de recherche ou-
quant à ses rapports avec la politique. et les gens, dans le sens du poil ou verte à la contradiction (scientifique,
Aucun projet scientifique de connais- contre lui ; le projet scientifique vise justement), quand elle est pratiquée
sance ne vise réellement que lui-même à organiser les idées(14) nées de la re- dans des institutions universitaires
(«  savoir pour savoir », comme on cherche. Ces deux activités organisa- (dans lesquelles les conditions de la
le dit parfois de façon défensive) ; trices ne constituent absolument pas recherche scientifique sont, on l’es-
une utilité sociale en transpire tou- le même travail. Anti-politique qua- père, connues, actives et discutées)
jours. Mais là encore, des criminolo- lifie significativement le régime de par des chercheurs qui ont obtenu
gies se distinguent : les unes restent persuasion scientifique, qui ne relève leurs titres et leur reconnaissance
scientifiques, les autres rejoignant le ni du diagnostic prétendument apo- en se pliant aux règles de la discus-
champ vaste des opinions ou des cre- litique (l’objet condamne irrémédia- sion académique. Oui, si les choix
do. Qu’ils soient critiques ou clas- blement cette forme d’expertise), ni éthiques et politiques de cette re-
siques, radicaux ou conservateurs, de l’offre de service politique (des so- cherche sont exposés eux-mêmes à
certains criminologues adoptent des lutions clés sur porte offertes ou ven- la critique, par leur fondation scien-
postures de persuasion qui empruntent dues sous le couvert de l’expertise). tifique. Non, si l’on évoque sous ce
à la prophétie, au prosélytisme ou au Certains criminologues sont épis- nom des travaux, qui, sous leur ver-
sport de combat(11). Le projet scienti- témologiquement positivistes, éthi- nis, ne remplissent pas ces conditions.
fique de la recherche criminologique
n’est pas prioritairement celui de la
lutte contre le crime ou de la défense (12) Les trois formules qui précèdent
contre les menaces (que celles-ci re- sont empruntées à Zedner L. (2003),
lèvent des comportements criminels « Useful Knowledge ? Debating the Role
of Criminology in Post-war Britain », in
ou des options politiques et pénales Zedner L., Ashworth A. (eds), The Crimino-
dangereuses prises à leur encontre) : logical Foundations of Penal Policy, Oxford,
Oxford University Press, p. 234.
(13) Daems T., op. cit., p. 253.
(14) Pels D. (1995), « Knowledge Poli-
(11) Voir Daems T. (2008), Making tics and Anti-Politics. Towards a Critical
Sense of Penal Change, Oxford, Oxford Appraisal of Bourdieu’s Concept of Intel-
University Press, Clarendon Studies in Cri- lectual Autonomy », Theory and Society,
minology, p. 232 et sv. vol. 24, n° 1, p. 79-104. (15) Voir Kaminski D., op. cit., p. 475-485.

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