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Ce que l'on peut dire, pour l'instant, c'est que la criminologie, en tant que
discipline distincte, est née, il y a donc à peine plus d'un siècle.
En fait, elle apparaît avec la constitution de l'Ecole positiviste italienne à laquelle
appartiennent d'ailleurs Lombroso ou Ferri.
L'Ecole positiviste italienne proclame la nécessité d'étudier, à côté du délit légal
-domaine réservé des juristes-, l'homme délinquant (d'où l'anthropologie criminelle de
Lombroso) et les conditions sociales de la délinquance (d'où la sociologie criminelle de
Ferri), ces deux orientations complémentaires se fondant dans une discipline nouvelle :
la criminologie (Garofalo).
La criminologie est donc née d'une révolte : il s'agit de s'insurger à la fois contre
la science pénale traditionnelle qui ne veut connaître que de l'infraction -entité
juridique- et contre la réaction classique contre le crime qui s'enferme dans une
conception rétributive de la peine-châtiment. Pour les positivistes, la peine doit d'abord
protéger la société (mesures de sûreté).
Ainsi, comme le note M. FOUCAULT, dans son livre "Surveiller et punir" (1975),
"la criminologie naît quand l'homme criminel devient un nouveau champ de
connaissance scientifique", autrement dit, quand l'homme peut être considéré, non
plus comme objet juridique, mais comme objet livré à l'analyse des sciences sociales..
§1 : L'objet de la criminologie
1 Sociologie :science qui étudie les sociétés humaines, les groupes humains ou les phénomènes sociaux
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C'est ainsi que la sociologie criminelle a prétendu trouver les causes de la
délinquance dans les conditions de vie du délinquant ; c'est ainsi, encore, que la
criminologie de la réaction sociale, dans sa première étape, les a trouvées dans la
réaction sociale.
La sociologie pénale, issue de la criminologie de la réaction sociale n'indique pas
seulement un changement de perspective dans lequel l'intérêt du chercheur se
détournerait du délinquant pour se concentrer uniquement sur la réaction sociale que
le crime suscite. Il s'agit, plus profondément d'une orientation, non pas opposée, mais
radicalement différente des précédentes. La criminogenèse, autrement dit la question
du pourquoi ? Disparaît presque totalement de ses préoccupations. A la place, la
question fondamentale devient une interrogation sur le crime, et plus précisément sur
la nature du crime.
La criminologie est une discipline qui consiste à mettre en évidence les causes
du phénomène criminel. Cette définition remonte au début du siècle et a été dégagée
par Paul CUCHE. Pour cet auteur, la criminologie appartient au groupe des sciences
pures et se distingue alors des sciences appliquées constituées par la politique
criminelle.
Cette définition de la criminologie est défendue aujourd'hui par certains auteurs,
par exemple STEFANI, LEVASSEUR et JAMBU-MERLIN, lesquels dans leur manuel
"Criminologie et science pénitentiaire" (Dalloz, 1982) définissent la criminologie comme
"l'étude des causes de la délinquance". C'est aussi le point de vue de Raymond Gassin
(Dalloz, 1998).
Un autre auteur français, criminologue célèbre, Jean PINATEL voit dans la
criminologie non seulement une science pure mais encore une science appliquée. Pour
lui, la criminologie doit être distinguée du droit pénal ou de la pénologie, mais elle n'a
d'intérêt que dans la mesure où les résultats de la recherche pure ont des implications
pratiques. Aussi, l'auteur, dans son livre "La criminologie"(1960), enseigne que la
criminologie se divise en deux grandes branches :
- la criminologie générale dont l'objet est de coordonner, comparer, confronter
les résultats obtenus par diverses sciences et d'en présenter un exposé systématique.
Son but est donc d'ordre propédeutique et son caractère est à la fois encyclopédique et
synthétique.
- la criminologie clinique qui consiste essentiellement dans l'approche
multidisciplinaire du cas individuel, à l'aide des principes et méthodes de la
criminologie générale. Le but de cette approche multidisciplinaire est d'apprécier le
délinquant étudié, de formuler une hypothèse sur sa conduite ultérieure et d'élaborer le
programme des mesures susceptibles de l'éloigner d'une récidive éventuelle
D'autres auteurs ont une conception plus large de la criminologie, l'optique
restant toujours une perspective étiologique.
Le précurseur de cette tendance est certainement E.FERRI pour lequel la
sociologie criminelle est la somme de toutes les sciences criminelles, y compris le droit
pénal. Il s'agit là d'une conception "impérialiste" de la criminologie puisqu'elle inclut
tous les savoirs qui s'occupent, de près ou de loin, du phénomène criminel. Elle est
encore défendue aujourd'hui par quelques uns, notamment le canadien Denis SZABO,
professeur à l'Université de Montréal et président honoraire de la Société Internationale
de Criminologie.
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La conception nord-américaine classique de la criminologie, définie notamment
par le sociologue de l'Ecole de Chicago Edwin SUTHERLAND dans son livre "Principes de
criminologie"(Cujas, 1966) se place elle aussi dans une perspective élargie. Pour cet
auteur, "la criminologie est la science qui étudie l'infraction en tant que phénomène
social". Elle inclut donc l'étiologie criminelle, le droit pénal et la pénologie. L'auteur lui
assigne, en effet, l'étude "des processus de l'élaboration des lois, de l'infraction aux
lois, et des réactions provoquées par l'infraction aux lois".
Cette conception, défendue en France par Jacques LEAUTE dans son manuel
"Criminologie et science pénitentiaire" (PUF, 1972) a certainement favorisé l'apparition
de la criminologie de la réaction sociale. Mais il ne s'agit pas encore de sociologie
pénale. La criminologie de la réaction sociale s'en distingue, en effet, en ce que l'étude
de la réaction sociale ne l'intéresse que dans la mesure où elle permet de mieux
comprendre le crime et son auteur. Bref, la réaction sociale n'est finalement qu'une
variable explicative du passage à l'acte.
Aussi, il faut bien distinguer cette criminologie dite de la réaction sociale qui,
malgré l'introduction de la réaction sociale comme objet d'étude dans la définition de la
criminologie, reste finalement une criminogénèse, de la sociologie pénale qui intègre
aussi la réaction sociale dans le champ de ses préoccupations, mais dont l'ambition ne
se borne plus à développer une nouvelle variable explicative du passage à l'acte, ni
même à accumuler un savoir seulement empirique sur la réaction sociale. Pour la
sociologie pénale, la priorité est accordée à ce qui doit d'ailleurs constituer le premier
pas de toute démarche qui se prétend scientifique : la construction de l'objet d'étude,
c'est-à-dire le crime. Comme l'effort scientifique débute seulement à partir du moment
où l'on remet en question les évidences du sens commun, cette orientation ne va plus
accepter l'objet même de la criminologie, le crime, comme un concept allant de soi.
Donc, pour ce courant criminologique, le crime ne peut être pensé que comme
classe juridique et non comme classe comportementale.
En d’autres termes, le crime est une construction du droit et non un produit
naturel brut.
La sociologie pénale reproche d'ailleurs à la criminologie étiologique de se laisser
abuser par le juridisme. Que signifie ce mot ?
Lorsqu'on lit le code pénal, on s'aperçoit que, contrairement à ce que l'on
pourrait penser, ce dernier ne prescrit aucun comportement, n'édicte aucune règle.
Comme l'observe Michel VILLEY, un philosophe du droit, le code pénal ne nous interdit
pas de tuer, ni de voler, ou de faire subir de mauvais traitements aux enfants...etc...
Nulle part, dans le code pénal, ne figurent des règles telles que "tu ne tueras point, "tu
ne voleras point", "tu ne commettras pas l'adultère"...
Cela signifie que dans le code pénal, les règles de conduites ne sont pas
prescrites. L'ordre n'apparaît pas, il n'est pas décrit (au contraire, par exemple, des dix
commandements des tables de la Loi).
Le Code pénal ne nous donne aucun ordre, ne nous commande rien. Mais alors, à
quoi sert le Code pénal ?
Le code pénal, plus simplement, s'occupe des peines.
Ainsi, ce qui est décrit, dans le code pénal, ce sont les modes de gestion de
certains désordres : que doit-on faire d'un meurtrier, ou d'un voleur ? Le code pénal est
donc, en quelque sorte, une espèce de pis-aller qui règle les "ratées" des entreprises
d'éducation mais qui, finalement n'intervient que de façon marginale, dans la mesure
où, dans la grande majorité des cas, les comportements que nous adoptons ne sont pas
ceux de meurtriers, de voleurs ou de violeurs.
Or, c'est cet oubli du caractère marginal de la règle normative pénale par rapport
aux conduites qui entraîne le juridisme, c'est-à-dire une tendance à ne considérer
l'activité des individus qu'à travers le prisme du droit.
En réalité, le droit pénal est marginal. Cette affirmation, qui n'est pas seulement
une provocation de ma part, a un double sens :
- elle signifie, d'abord, que tout compte fait, le droit pénal intervient peu dans
notre vie quotidienne
- elle signifie, ensuite, que le droit pénal constitue des marges, c'est-à-dire
institue des frontières.entre ce que la société admet et ce qu'elle prohibe Aussi, le
discours juridique est indirectement socialement structurant, c'est-à-dire que
finalement, il légitime des limites qui ne sont pas "naturelles" mais sociales, -limites qui
sont autant de distinctions sociales-, qui autrement apparaitraient arbitraires. Et ces
limites sont d'autant plus difficiles à remettre en cause qu'elles apparaissent légitimées
par l'autorité du droit.
La spécificité du pénal n'est donc pas dans l'interdictal mais paraît être dans le
fait que, dans sa forme classique, le droit pénal n'affiche même pas les prohibitions
mais se contente d'être une arithmétique des sanctions auxquelles s'ajoute la
production d'une apparence de naturalité. En effet, ces comportements que l'on
menace de sanctionner sans prendre la précaution de prohiber à l’avance, apparaissent
comme des comportements "naturels" et plus précisément éthiques. En d'autres
termes : il est tellement évident, tellement "naturel" qu'il ne faut pas tuer, pas voler ou
violer, qu'il n'est même pas besoin d'interdire ces comportements dans le Code pénal.
Aussi, le droit pénal parle un langage naturellement compréhensible pour le "bon père
de famille" du Code civil, en se référant à une éthique "naturelle" qui apparaît toujours
comme évidente et universelle.
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Ce faisant, on ne s'aperçoit pas que la loi pénale, et la norme qu’elle institue, est
une construction sociale. Et c'est là aussi que se trouve le juridisme.
On prend alors la mesure du chemin parcouru, par rapport aux autres courants
criminologiques.
Ici, l'évolution est double : on considère d'une part l'ensemble du processus
pénal, c'est-à-dire non seulement l'activité de la justice pénale (criminalisation
secondaire), mais encore l'incrimination (ce que l'on appelle alors la criminalisation
primaire). En outre, on ne cherche plus à mettre en évidence les "causes" de la
délinquance. On cherche, dans cette étude du processus pénal, la définition et la
substance même du crime qui gît dans l'incrimination et son application.
En conclusion de cette section 1, on peut donc dire qu'il n'y a pas, aujourd'hui,
une définition unanimement partagée de la criminologie. Cette discipline est, au
contraire divisée en deux partis :
- un parti, très nettement majoritaire il faut le reconnaître, qui fait de la
criminologie une criminogenèse : l’étude des causes du crime.
- un parti, encore très minoritaire en France au moins, qui fait de la criminologie
l'étude de la normativité pénale.
On conçoit dès lors, qu'il y ait un débat sur le contenu du savoir criminologique :
quelles sont les disciplines pouvant être intégrées, faisant partie, de la criminologie ?
Il résulte de tout ce que je viens de dire que les courants criminologiques ayant
des définitions finalement très différentes, la délimitation des frontières de la
criminologie par rapport aux autres sciences criminelles va poser problème : c'est
particulièrement le cas, nous allons le voir, en ce qui concerne les rapports entre la
criminologie et le droit pénal, la pénologie, et la criminalistique.
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pénaux : ils tendent, non pas à la condamnation du délinquant, mais à la restitution
d'une chose ou d'une somme d'argent.
En fin de compte, il s'agit de considérer le pénal, c'est-à-dire le droit pénal et la
procédure pénale, comme champ de luttes sociales pour voir comment, en étudiant les
acteurs, les enjeux et les stratégies, cet objet s'est socialement construit.
§2 : Criminologie et pénologie
§3 : Criminologie et criminalistique
La criminalistique peut être définie comme l'ensemble des techniques utilisées
lors d'une procédure pénale pour établir les faits matériels constitutifs de l'infraction et
la culpabilité de son auteur.
Pour la criminologie classique, la criminalistique comprend : la médecine légale,
la police scientifique, et la police technique. Elle ne fait pas partie de la criminologie car
elle a un but exclusivement probatoire ; on la considère plutôt comme une discipline
annexe de la procédure pénale. Toutefois, on estime que les rapports entre
criminologie et criminalistique peuvent être utiles : la criminalistique peut puiser dans
la criminologie des données qui l'aideront à perfectionner les méthodes d'identification
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et de recherche. Réciproquement, la criminologie peut demander à la criminalistique
de lui fournir des données pour l'étude descriptive du crime et des criminels.
La sociologie pénale voit, bien évidemment, les choses autrement. Parce qu'elle
concerne le fonctionnement de la justice pénale, et plus précisément l'entrée dans le
processus pénal, la criminalistique fait partie intégrante de la criminologie. Pour ce
courant, le système pénal se présente en effet comme un entonnoir muni d'étages
successifs qui sont la police, le ministère public, les juridictions d'instruction, les
juridictions de jugement et les organes d'exécution des sentences. Or, chaque étage
opère des tris successifs et ne transmet à l'étage suivant qu'une partie de ce qu'il a lui-
même reçu. Du coup, la police se voit dotée d'un rôle considérable puisque c'est elle
qui constitue la source essentielle d'approvisionnement de la justice pénale. Or
différentes recherches ont établi que la police jouissait d'un large pouvoir
discrétionnaire quant à la décision de défèrement des individus. Ainsi, alors qu'en
principe, la police est tenue par le code de procédure pénale (art. 19) de transmettre
au parquet l'ensemble des procès-verbaux qu'elle dresse, en pratique la police fait une
sélection et ne transmet que certains d'entre eux (voir l'exemple des infractions à la
circulation routière et la pratique des "indulgences"...).
Le processus pénal apparaît donc très largement dominé par ce que l'on pourrait
appeler la politique et la pratique pénale policière qui, par les choix qu'elle implique
circonscrit étroitement les choix ultérieurs du parquet et ne lui laisse qu'un rôle
relativement mineur dans la production sociale spécifique de la population jugée. La
criminalistique est donc fondamentale puisqu'elle permet de comprendre, à travers
l'étude de ces mécanismes de sélection, comment se construit, dans notre société,
l'image du crime et du criminel.
Au terme de cette seconde section, nous voyons bien que selon le point de vue
que l'on adopte, cette discipline qu'est la criminologie peut prendre un sens et donc un
contenu différents. Or, comme on le disait en introduction à ce cours, il y a
presqu'autant de définition de la criminologie qu'il y a de criminologues. Toutes ces
réflexions conduisent donc à se demander si la criminologie peut être considérée, en
fin de compte, comme une science.
Ces différentes observations font, finalement, que l'on peut se montrer peu
enclin à considérer la criminologie comme une science. Elle ne détient ni corps
conceptuel, ni corps méthodologique capables d'asseoir une telle ambition. Il semble
plus raisonnable d'y voir un domaine d'étude, une discipline, dont l'exploration n'en
prend pas un relief moins important pour autant.
C'est ce que nous allons voir en étudiant maintenant les grandes théories
sociologiques qui se sont succédées au cours de l'histoire, pour tenter d'expliquer le
phénomène criminel.
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TITRE 2 : LES GRANDES
THEORIES SOCIOLOGIQUES
DU PHENOMENE CRIMINEL
Comme nous l'avons remarqué dans l'introduction, il existe, en criminologie,
deux grands courants sociologiques fondamentalement opposés. L'un pose la
question : pourquoi le crime ? L'autre pose la question : qu'est-ce que le crime ?
Nous allons donc diviser cette étude des grandes théories sociologiques du
phénomène criminel en deux chapitres :
- le premier sera consacré aux théories qui voient dans la criminologie une
criminogenèse
- le second retracera l'évolution du mouvement qui va de la criminologie de la
réaction sociale à la sociologie pénale.
Mais auparavant, nous allons voir, en introduction à cette histoire mouvementée,
comment est née l'idée que le crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux.
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que s'impose une coupure radicale entre, par exemple, les moeurs des chimpanzés et
les coutumes de l'espèce humaine.
Ainsi, pour Gall, la connaissance de l'homme et de ses manières de se comporter
en société se trouve en continuité, d'une part avec la connaissance de son organisme,
de sa constitution physique, d'autre part avec celle des espèces animales très voisines
de lui.
Il est facile de comprendre alors que cette théorie se soit heurtée à l'hostilité des
magistrats, des avocats et des juristes, qui lui reprochaient de blasphémer contre la
religion, de porter atteinte aux fondements de la liberté et de la responsabilité,
d'introduire partout un horrible matérialisme et de vouloir usurper la place de la justice
pénale.
Mais F-J. Gall n'entendait pas trancher la question de la liberté humaine ou du
déterminisme du comportement, pas plus qu'il ne voulait se substituer à la justice
pénale. Plus simplement, il pensait pouvoir lui apporter une certaine aide.
Il notait d'abord, d'un point de vue purement empirique, que l'homme est bien
habité par des penchants, mais il remarquait ensuite que ces penchants ne faisaient
qu'incliner sa conduite dans un sens ou dans un autre sans la déterminer
complètement, bref en la rendant probable mais non nécessaire. L'homme demeure
donc libre de résister ou de céder à ses penchants et c'est cette liberté effective qui
fonde la légitimité de la responsabilité pénale de l'homme et du droit de punir de la
société. Ainsi, la théorie ne ruine pas le bien-fondé de la pratique pénale quoique Gall
nourrisse que peu d'illusions sur la possibilité réelle pour l'homme de résister à ses
penchants dès lors que ceux-ci sont assez forts.
Aussi, Gall estimait que sa théorie pouvait servir à la détermination de la peine,
et plus précisément à sa modulation. Il introduit, à cet égard une distinction entre deux
types d'infractions :
- Dans certains cas, le crime résulte directement du penchant auquel l'homme,
bien que libre, n'a pas pu résister : par exemple, envahi par l'instinct carnassier, il a
commis un meurtre.
- Dans d'autres cas, le penchant fait défaut et le comportement de l'homme
s'explique par les circonstances : Gall donne l'exemple de la fille unique d'un père veuf,
fille qui se trouve séduite par un malhonnête homme qui la met enceinte et loin de
réparer la faute par le mariage, l'abandonne dans cet état honteux ; le père, animé
d'une violente colère, va tuer le goujat. Ce pauvre père n'est entraîné par nul penchant
carnassier ; il a été mû par le sentiment de l'honneur bafoué, excessif sans doute, mais
nullement méprisable.
Dans ces deux cas, la crânioscopie joue un rôle important, en ce qu'elle va
révéler, ou non, l'existence d'une saillie qui indique que l'homme est habité par
l'instinct carnassier.
Outre qu'elle aidera à l'instruction criminelle en apportant la preuve ou au moins
des indices de culpabilité, elle pourra éclairer la justice pénale dans la modulation de la
peine. En effet, Gall estimait, comme Beccaria, que le droit de punir se fondait sur
l'utilité sociale et avait en partie pour but de prévenir la récidive.
Dans ce but, Gall disait que si la crânioscopie révélait que l'individu n'avait pas le
penchant en cause -c'est le cas de notre père veuf-, il fallait le punir car la société ne
pouvait pas tolérer son acte, mais la récidive était très improbable : la société pouvait
donc se contenter d'une peine légère puisqu'elle n'avait finalement pas grand chose à
redouter de l'individu pour le futur.
En revanche, comme dans le 1er cas, si l'individu révélait le penchant funeste
dont la saillie osseuse garantissait la réalité, la récidive était quasi-certaine et une très
longue peine s'imposait, non en raison de la gravité de l'infraction, mais pour mettre
longtemps la société à l'abri des agissements de cet individu.
Quelle appréciation porter aujourd'hui sur la théorie de Gall ?
La phrénologie apparaît aujourd'hui comme le type même d'une fausse science :
comment pouvait-on être phrénologiste ?
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Pourtant, en réduisant la phrénologie au statut d'une fausse théorie, on s'est
interdit de comprendre son rôle dans l'histoire des disciplines scientifiques comme
l'anthropologie, la psychiatrie ou la criminologie, et on a négligé d'apprécier l'étendue
de sa diffusion dans la culture et dans le débat scientifique, politique et religieux de
l'époque.
Pourtant, Gall défend une perspective de recherche qui va structurer l'approche
biologique du phénomène criminel. Et cette perspective annonce un certain nombre de
thèmes récurrents au XIXè siècle et que l'on retrouve encore aujourd'hui :
- le matérialisme : conséquence fondamentale et rédhibitoire de la théorie de
Gall aux yeux de ses détracteurs mais qui est pourtant implicitement à la base de la
médecine contemporaine
- la méthode de l'induction : Gall est sans doute plus proche de la science
contemporaine que d'autres médecins de l'époque, et en particulier d'un docteur
Cerise, par exemple, qui expliquait aux étudiants de la Faculté de Médecine de Paris,
en 1836, que le critère de la vérité n'était pas à rechercher dans les faits mais dansles
principes de la morale chrétienne
- le déterminisme biologique : discuté, bien sûr, de nos jours, mais qui a jouit
d'un certain prestige en criminologie
- l'idée d'agressivité : idée reprise par l'éthologie contemporaine
- la théorie de localisations cérébrales : défendue encore aujourd'hui par certains
neurobiologistes.
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La phrénologie contribua ainsi à alimenter les discours sur la nécessaire
différenciation sociale non seulement des hommes, mais encore des sexes : on insista
sur le fait que la constitution cérébrale de la femme prouvait que, chez elle, l'affectivité
l'emportait toujours sur l'intelligence... On fit des études comparatives et on conclua
que la femme avait tous les organes requis pour s'occuper du foyer domestique
(organe de la localité), et de l'éducation des enfants (organe de la philogéniture).
Certains proposèrent, en outre, une méthode de reproduction qui permettrait de
donner naissance à des génies : cette méthode eut des résultats discutables (car on
trouva des volontaires....)
On appliqua aussi la théorie de Gall pour justifier d'une raciologie. Par exemple,
dès 1808, un médecin, le docteur Adelon, note que "quelques races de nègres ne
peuvent compter au delà de 6 ; aussi ont-elles la tête très étroite, et l'organe des
mathématiques, qui est placé latéralement, est, chez elles, très peu développé" (...)
"Les Chinois, qui ont tant de goût pour les couleurs tranchées, ont l'arcade sourcilière
plus voûtée que les autres nations, ce qui annonce un plus grand développement de
l'organe de la peinture".
Un autre médecin, le docteur Georges Paterson, chirurgien au service de la
Compagnie des Indes, analysa 3000 têtes d'Hindous pour constater que l'organe du
meurtre était effectivement fort peu saillant chez ces hommes "si connus pour leur
horreur du sang".
" On aura observé - écrit-il - que la plupart des hommes naissent avec un goût
décidé, qu'on appelle trivialement manie, pour faire des vers, pour composer des
livres, pour bâtir des maisons, pour travailler le fer ou le bois, etc... Ces inclinations qui
nous entraînent ne sont pas toujours exemptes d'un peu de folie, et leur excès peut
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bien parfois mériter les Petites-Maisons ; mais je veux parler ici d'un instinct plus
dangereux, celui de faire du mal à autrui, et celui de dérober. Les enfants sont très
sujets à ce premier penchant qui dure quelquefois toute la vie".
Mais dorénavant, l'existence "d'instincts dépravés" est expliquée sans que l'on
recoure à la phrénologie, mais par l'idée d'hérédité.
L'hérédité des phénomènes criminels fut une explication très vite avancée. La
première oeuvre de référence en ce domaine est due à un médecin, Prosper LUCAS.
Dans un livre, publié en 1847, souvent cité par DARWIN, et intitulé "Traité
philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle", LUCAS reconnaît l'existence
d'une hérédité criminelle. Mais cette hérédité criminelle n'est finalement pour LUCAS
qu'un aspect de l'hérédité de la nature morale.
LUCAS distingue en effet deux formes possibles de transmission héréditaire : la
transmission des actes et la transmission des prédispositions. Pour lui, seule la seconde
est véritablement héréditaire. Ainsi, il peut concilier hérédité et libre-arbitre, quoique
de façon un peu tortueuse, en affirmant que l'homme est libre de céder ou pas à la
prédisposition transmise héréditairement. L'intérêt de cette théorie était, bien
évidemment d'être conciliable avec la notion de libre-arbitre chère aux juristes : tout
individu est susceptible de résister à son hérédité.
L'oeuvre de LUCAS résume bien la façon de penser le criminel à cette époque : la
plupart des médecins donnent à l'hérédité une grande part de causalité dans l'étiologie
du crime.
Les facteurs du milieu social, comme on disait à l'époque, quoique mal identifiés,
ne sont cependant pas tout à fait absents. Mais, ils sont avancés comme compléments
comme accessoires pour expliquer des comportements délinquants basés sur l'hérédité
: pauvreté, conditions de vie, de travail, nourriture, accès à l'instruction, mauvaise
répartition du progrès, furent invoqués comme causes de développement des
penchants au meurtre ou au vol.
Les médecins développent l'idée que, dans les classes inférieures de la société,
les individus vivent dans un milieu si défavorable que leurs penchants supérieurs, pour
peu qu'ils en aient, s'en trouvent atrophiés, tandis que les penchants inférieurs, les plus
proches de l'animalité, sont constamment sollicités. Il ne faut plus dès lors s'étonner
des les voir si fréquemment emprunter le chemin du crime.
Ainsi, à cette époque, on peut dire que la plupart de ceux qui s'intéressent à
l'explication du crime pensent que la nature incline mais ne dispose pas complètement
de l'homme. La pensée est donc déterministe, mais ce déterminisme reste toutefois
modéré.
En même temps, durant cette seconde moitié du XIXè siècle, à côté des
médecins, l'anthropologie criminelle va s'intéresser, sous l'influence des travaux de F-J.
Gall et de ses successeurs, à l'explication du crime : dans les années 1870, on assiste à
une espèce d'engouement pour l'étude des crânes des criminels. On constitue des
séries crâniennes de suppliciés et on fait l'anatomie des matières cérébrales. Une
approche à la fois morphologique, pathologique et statistique de la classe d'hommes
transgressant les lois sociales se développe.
Bien sûr, on ne palpe plus les crânes dans le but de trouver la bosse de
l'assassinat ; depuis les critiques de la théorie de Gall, cette notion de phrénologie n'a
plus cours. Ici, on va s'informer de la taille des volumes crâniens, de l'équilibre des
puissances cérébrales, de l'harmonie des têtes.
Des essais de typologie de la "race criminelle" vont ainsi se dégager des travaux
d'anthropologie criminelle : à la fin des années 1870, un certain nombre d'anatomistes
voudront vérifier l'affirmation selon laquelle "la classe criminelle constitue une variété
de l'espèce humaine, marquée par des caractères particuliers". On cherche alors des
constantes, des signes ou des stigmates, révélant un différentiel d'évolution qui
frapperait les criminels.
On ne peut citer ici toute la masse des travaux entrepris dans ce domaine.
Retenons juste l'étude d'Arthur BORDIER, professeur de géographie médicale à l'Ecole
d'Anthropologie de Paris, auteur-d'un livre fameux intitulé "Etude anthropologique sur
une série de crânes d'assassins". Il mène son enquête sur une collection de 36
guillotinés dont le volume crânien, qu'il juge "considérable", met en évidence des traits
régressifs : faible courbe frontale signant une infériorité mentale, prédominance "quasi-
préhistorique" -comme il l'écrit-, de la région pariétale par quoi "les assassins
semblent remonter le courant du progrès", renflement exagéré des bosses sourcilières,
à quoi s'ajoute un ensemble de caractères pathologiques qui annoncent des troubles
morbides. La courbe pariétale attire en particulier l'attention de BORDIER comme
témoignant d'une "monstruosité cérébrale", d'un retour atavique à des caractères
normaux des hommes de l'âge de la pierre taillée :
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nettement par ses traits physiques de la population "ordinaire", mais en plus le criminel
se rapproche du "sauvage préhistorique".
Pour la plupart, en effet, le criminel est une vivante image des origines
préhistoriques, un sauvage primitif égaré en pays civilisé.
Ce thème, qui revendique le parrainage de la théorie de l'évolution de DARWIN,
voit donc dans le criminel un individu différant spécifiquement de l'homme actuel, une
relique de l'homme de Néanderthal, une épave du monde ancien, un débris de races
inférieures très primitives.
Comment la chose est-elle possible ?
L'explication tient dans la théorie de l'atavisme2 : le criminel reproduit, dans la
somme de ses caractères négatifs, les étapes du développement poursuivi par le genre
humain. Toutefois, le criminel ne présente pas l'image d'un individu qui a raté une
marche de l'évolution humaine, ou qui s'est arrêté en cours de route. Plus précisément,
il reproduit les caractères ancestraux de la souche commune de tous les primates,
selon un mécanisme réversif, souligné par DARWIN, témoignant du fait qu'il existe dans
l'hérédité des tendances latentes susceptibles de redéveloppement. DARWIN écrit en
effet que : "le germe fécondé d'un animal supérieur -et donc de l'homme- est bourré
de caractères invisibles, propres aux deux sexes et à une longue lignée d'ancêtres
éloignés de nous par des milliers de générations ; caractères qui, comme ceux qu'on
trace sur le papier avec une encre sympathique, sont toujours prêts à être évoqués,
sous l'influence de certaines conditions connues ou inconnues.
BORDIER aboutit à des conclusions comparables :
" Les assassins que j'ai étudiés - écrit-il - sont donc nés avec des caractères qui
étaient propres aux races préhistoriques, caractères qui ont disparu chez les races
actuelles, et qui reviennent chez eux, par une sorte d'atavisme. Le criminel, ainsi
compris, est un anachronisme, un sauvage en pays civilisé, une sorte de monstre et
quelque chose de comparable à un animal qui, né de parents depuis longtemps
domestiqués, apprivoisés, habitués au travail, apparaît brusquement avec la
sauvagerie indomptable de ses premiers ancêtres. On voit, parmi les animaux
domestiques, des exemples de ce genre : ces animaux rétifs, indomptables, insoumis,
ce sont les criminels.
Le criminel est venu trop tard ; plus d'un, à l'époque préhistorique, eût été un
chef respecté de sa tribu".
C'est en découvrant sur les crânes des délinquants l'existence d'une fossette
occipitale anormalement développée, que Lombroso énonce ce qui deviendra la théorie
du "criminel-né". Il affirme, en effet, que le véritable criminel est un type d'homme en
voie de régression vers le stade atavique. Il pense avoir prouvé que la morphologie du
criminel, ses réactions biologiques et psychologiques sont celles d'un individu arrêté
dans l'évolution menant à l'homme "normal", resté en arrière comme le sont encore,
selon lui, les sauvages primitifs. Bref, le criminel serait, dans nos sociétés évoluées,
une survivance du sauvage primitif. Il se reconnaitrait alors par des stigmates
anatomiques, morphologiques, biologiques et fonctionnels.
Ces caractères peuvent apparaître pour la première fois chez le criminel-né,
alors qu'ils n'étaient pas visibles chez les parents de celui-ci. L'atavisme est, on l'a vu,
la réapparition de caractères qui viennent d'ancêtres plus lointains.
En ce sens, Lombroso est l'homme de son temps. Disciple de Darwin, il a
interprété ses constatations à la lumière de la théorie de l'évolution. Or cette théorie
postulait une continuité essentielle entre les animaux et l'homme. De là l'idée que le
crime est atavique, c'est-à-dire qu'il reproduit une manière d'agir d'un stade ancien de
l'évolution.
Dans son ouvrage "L'homme criminel" (1876), Lombroso décrit les stigmates
physiques du criminel-né. Ainsi, par exemple, l'homme enclin au viol serait caractérisé
par la longueur des oreilles, l'écrasement du crâne, les yeux obliques et très
rapprochés, le nez épaté, la longueur excessive du menton. Le voleur, pour sa part, se
distinguerait par une remarquable mobilité du visage et des mains, par ses yeux petits,
inquiets et toujours en mouvement, par ses sourcils épais et tombants, par son nez
épaté, sa barbe rare, son front bas et fuyant. Le meurtrier, enfin, se révèlerait par
l'étroitesse du crâne, la longueur des maxillaires et des pommettes saillantes.
Aux yeux de Lombroso, le criminel-né est voué au crime car son état de
régression, non seulement biologique mais aussi psychique par rapport à l'homme
"normal" le rend inapte à obéir aux lois pénales faites par et pour des hommes
différents de lui.
Ainsi, dans sa conception, on trouve la croyance rassurante en une différence
irréductible de nature séparant les criminels du reste de l'humanité.
Dans le second type, les criminels par causes externes à l'organisme, là encore
Lombroso distingue 2 grandes catégories :
- la criminalité due aux influences sociales et morales : c'est-à-dire la famille, la
société et l'Etat. On trouve là les délinquants par occasion : délinquants politiques,
contrebandiers, adultères, récidivistes, par exemple.
- la criminalité due aux influences du climat et aux influences diététiques :
l'alcool, le tabac, une température froide ou très chaude créent des délinquants par
impulsion ou par passion.
Ainsi, ce sont des critiques portant à la fois sur la méthode et surtout sur la
nature du crime qui furent à l'origine du déclin de la théorie de Lombroso.
28
conclure que seules des influences externes -une éducation défectueuse et des
circonstances pernicieuses- peuvent incliner à une conduite malhonnête plutôt
qu'honnête.
29
Le but de l'exercice est, en effet, de comparer 2 populations, l'une criminelle et
l'autre non, pour étudier l'influence propre des qualités physiologiques dans l'acte
criminel.
Or cette recherche comparative lui apparaît, au bout du compte, mission
impossible. La constitution de deux sous-populations, l'une définie comme "criminelle"
et l'autre comme "honnête" (groupe de contrôle) semble une tâche excessivement
difficile et ceci pour au moins 2 raisons :
- la première concerne la représentativité des populations : pas plus que la
population carcérale ne peut être considérée comme représentative des "criminels",
pas plus la population des "honnêtes gens" ne peut être définie a priori comme n'ayant
accompli aucun acte illicite
- l'autre raison porte sur les données relatives d'une part aux antécédents
familiaux des sujets à observer (critique de l'atavisme) et d'autre part à l'influence du
milieu social (conditions d'apprentissage). Il les résume de la façon suivante : "Ne
serait-il pas rigoureusement nécessaire, quand on veut étudier le crime dans ses
rapports avec la conformation anatomique, de se demander d'abord si les criminels
que l'on envisage ne constituent pas une catégorie parmi les criminels, ensuite si ces
criminels n'ont pas vécu au milieu des conditions extérieures particulièrement propres
à les faire entrer dans la catégorie en question, enfin s'il n'est pas probable que ces
criminels eussent été honnêtes, tout au moins au point de vue légal, s'ils eussent été
soumis à des conditions de milieu moyennement favorables à la conservation de ce
genre d'honnêteté ?".
En d'autres termes, c'est poser la question de savoir comment distinguer la part
qui revient à l'inné et la part qui revient à l'acquis, à l'environnement.
30
Il n'est pas certain, pourtant, que Manouvrier ait réellement voulu mettre à
l'épreuve la thèse de Lombroso. En fait, il voulait surtout éloigner Lombroso de
l'anthropologie et, d'une certaine façon, se poser en s'opposant.
D'ailleurs, même au niveau de la méthode, tant décriée par manouvrier, il faut
observer que lui-même avait fait des études comparatives ou en avait cautionné : elles
n'étaient donc pas, pour lui, tout à fait irréalisables.
Et quand on lit les résultats de ces études, on s'aperçoit que Manouvrier aussi
discriminait morphologiquement les criminels emprisonnés et les non-criminels. Alors ?
En réalité, le débat ne portait pas tellement sur l'existence de différences
morphologiques, mais plutôt sur l'existence d'un type criminel.
La question posée, sur le terrain de la science, revenait à celle-ci : quand peut-on
parler de « type » criminel ? (c'est-à-dire d'un modèle de criminel, constitué par un
ensemble de traits, de caractères...etc, communs à tous les criminels, comme on peut
parler d'un "type" oriental, d'un "type" occidental ou asiatique)
Topinard a cherché à préciser cette notion de type : c'est, dit-il, un ensemble de
caractères qui permet de distinguer un individu d'un autre, un groupe naturel d'un
autre. Il faut, pour qu'il y ait type, que chaque individu qui le constitue ait d'une
manière minimum les caractéristiques du type dont il fait partie.
Un anthropologue belge, P. Héger, concrétisa à son tour cette exigence : "jetez
un coup d'oeil sur une série de crânes qu'on a placés devant vous; vous n'hésiterez pas
à les classer aussitôt d'après des caractères apparents et indéniables; vous rangerez,
l'un à côté de l'autre, ces crânes de chinois qui semblent tous sortis du même moule,
ou encore ces crânes de bruxellois qui ressemblent visiblement l'un à l'autre : ce sont
là des séries naturelles. Mais si vous regardez ensuite des crânes d'assassins,parmi
lesquels figurent des flamands et des wallons, vous n'observerez plus aucune
similitude : ils ne forment donc pas une série et appartiennent, avant tout, au type de
leur race".
En réalité, dit Topinard, il serait plus simple d'admettre que, par le crâne, les
criminels rentrent dansla catégorie des malades. En d'autres termes, ce que l'on pose
dans leur cas, est un problème de pathologie et non unproblème de type : les criminels
se distinguent plus par des caractères pathologiques que par des caractéristiques
anthropologiques.
Mais cette prise de position ne signifie pas, pour autant, que des recherches de
type anthropologique soient inutiles parce qu'elles peuvent révéler des caractéristiques
pathologiques.
Toutefois, dans les études comparatives qu'ils mènent, Topinard et Manouvrier
confondent eux-mêmes pathologie et anthropologie et aboutissent finalement à des
conclusions confuses et ambiguës.
Ils notent en effet des caractères anatomiques communs aux criminels qui les
rapproche d'une typologie.
Ainsi, par exemple, dans sa contribution sur "l'étude anthropologique des crânes
d'assassins" (1883), Manouvrier repère 2 caractéristiques qui lui paraissent différencier
nettement les assassins des individus "normaux" : "les assassins - écrit-il - ont en
général un front trop petit et une trop grande mâchoire".
Tout en ayant pris ses distances par rapport à Gall, il propose finalement des
conclusions qui s'en rapprochent : "plus le front grandit par rapport aux autres régions
du crâne, plus la tendance au crime diminue" ou encore "chez les assassins, les types
pariétaux et occipitaux prédominent au point que le type frontal semble disparaître,
absolument comme dans les races inférieures". Et il en arrive à une formule qui
synthétise sa pensée : "les caractères constatés sur les crânes d'assassins montrent
que cette catégorie d'individus est, en moyenne, morphologiquement inférieure".
31
Pour comprendre l'accueil hostile que l'on réserva à la théorie du "criminel-né
"de Lombroso et, par conséquent, à l'idée d'un atavisme criminel, il faut faire un détour
par le débat plus général sur le darwinisme et la théorie de l'hérédité que les Français
défendaient à l'époque.
Après cette longue introduction qui nous a permis de comprendre comment était
née l'idée que le crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux, nous allons voir
maintenant, dans un premier chapitre, les théories qui privilégient les facteurs sociaux
dans l'analyse du crime.
Ces courants criminologiques font néanmoins de la criminologie une
criminogénèse, ce qui signifie qu'ils développent leur problématiques à partir de la
question : pourquoi le crime ? Mais à présent, au lieu de répondre à cette question en
invoquant uniquement une cause biologique, ils vont assigner aux facteurs sociaux un
rôle causal dans l'explication du crime.
33
CHAPITRE 1 : LA CRIMINOLOGIE
COMME CRIMINOGENESE
Les grandes théories étiologiques du crime, basées sur des facteurs sociaux, se
sont développées à la fin du XIXème siècle / début du XXème.
D'abord, certains auteurs, médecins ou juristes, vont traiter de questions
criminologiques. Ils rejettent le déterminisme biologique et vont intégrer l'influence du
milieu social dans leur analyse du phénomène criminel (Section 1).
Mais comme nous l'avons souligné à la fin de l'introduction, il faudra attendre
l'Ecole de Durkheim pour que l'analyse du phénomène criminel devienne véritablement
sociologique (Section 2).
Assez curieusement alors, et sans doute à cause de la Ière guerre mondiale, la
production sociologique, en matière de criminologie, sera dominée par les travaux
américains (Section 3).
34
Disciple de Lombroso, E. Ferri croit, comme lui, au déterminisme. Mais alors que
Lombroso se limite au seul déterminisme biologique, E. Ferri, conscient de la
multiplicité des facteurs en jeu dans le phénomène criminel, va étendre ce
déterminisme aux facteurs sociaux.
Pour Ferri, le crime est déterminé par toute une série de causes à la fois
biologiques, physiques et sociales, sur lesquelles l'homme n'a aucune liberté. Dans la
théorie de Ferri, il n'y a pas de place pour le libre arbitre. Certes, l'homme a
l'impression d'être libre, il "décide" d'agir dans un sens qu'il croit avoir choisi, mais son
libre arbitre n'est finalement qu'une illusion. Son caractère, son tempérament, les
forces physiques et sociales naturelles déterminent son comportement. E. Ferri écrit
ainsi : "La physiologie et la psychopathologie concourent à nous montrer que la volonté
humaine est complètement soumise aux forces naturelles, non seulement d'ordre
moral ou social, mais aussi d'ordre purement physique".
Ferri va chercher à identifier les différents facteurs qui déterminent l'homme à
commettre un crime. Il retient alors trois sortes de facteurs :
- les criminels-nés
Ce sont ceux qui présentent les caractéristiques du type criminel de Lombroso,
mais c'est à Ferri que revient la paternité du terme de "criminel-né". Ferri reprend ici
les aspects physiologiques et psychologiques décrits par Lombroso. Toutefois, à la
différence de Lombroso, Ferri pense que le criminel-né n'est pas totalement voué au
crime. On peut en effet prévenir l'acte criminel par une meilleure prise en charge
sociale du criminel. Le crime s'explique néanmoins par des facteurs anthropologiques.
35
Ce sont les récidivistes endurcis, ancrés dans la criminalité chronique sous
l'influence de facteurs sociaux. Il y a, parmi eux, des criminels d'envergure, véritables
professionnels du crime comme aussi des inadaptés sociaux, spécialisés dans les petits
délits.
Le crime s'explique par la combinaison de facteurs sociaux (par l'existence d'un
milieu social défavorable) et de facteurs anthropologiques (par l'existence d'une
constitution psychique fragile)
36
de neutraliser l'état dangereux du délinquant : placement des alcooliques dangereux,
internement des aliénés, par exemple.
Surtout, et peut-être parce qu'il est aussi un homme politique, Ferri préconise de
vastes transformations de la société. Dans ce but, il s'aide des recherches de sociologie
criminelle qu'il a mené et qui l'ont conduit à formuler des lois relatives à la criminalité.
Ferri admet l'existence de deux lois complémentaires.
La première est celle de la saturation criminelle. Ferri se sert d'une image
chimique pour illustrer cette loi : "Comme dans un volume donné, à une température
donnée, se dissout une quantité déterminée de substance chimique, pas un atome de
plus, pas un atome de moins, de même, dans un milieu social donné, avec des
conditions individuelles et physiques données, il se commet un nombre déterminé de
délits, pas un de plus, pas un de moins". Cette loi régit les sociétés pendant les
périodes normales.
La seconde loi est celle de la sursaturation, valable en cas de changement social
important : quand la société est agitée par certains évènements, la quantité de crimes
qui peuvent se commettre augmente, comme en chimie la quantité de sel qui peut se
dissoudre dans l'eau s'élève jusqu'à un nouveau niveau, dit de sursaturation, si la
température du mélange est portée plus haut.
37
§2 : Alexandre Lacassagne et l'Ecole du milieu social
L'école du milieu social dont le chef de file fut Alexandre Lacassagne (1843-
1924), professeur de médecine légale à Lyon en 1880, fondateur et directeur des
Archives d'anthropologie criminelle en 1886 puis de l'Ecole de Lyon, a mis, elle aussi,
l'accent sur l'influence prépondérante du milieu social dans l'étiologie criminelle.
Cette école a donc attiré l'attention sur les aspects sociaux de la délinquance
autres que les aspects économiques.
Les principales études de Lacassagne ont été publiées dans les archives
d'anthropologie criminelle. Elles sont d'ordre médico-légal, déontologique, statistique et
sociologique. Il a publié, en outre, divers travaux d'ordre criminologique.
Sur ce plan, il s'est opposé à Lombroso dès le 1er congrès international
d'anthropologie criminelle tenu à Rome en 1885. A la thèse de l'homme criminel, il a
opposé la théorie du milieu social.
Le concept de milieu social employé par Lacassagne est défini de façon
extensive. Il englobe l'ensemble des influences extérieures, climatiques et physiques,
comme les influences relatives à l'éducation et à l'entourage.
A l'appui de sa thèse, Lacassagne a présenté un rapport au 4ème congrès
d'anthropologie criminelle de Genève sur "Les vols à l'étalage et dans les grands
magasins" (1896). Il y démontre comment la fascination exercée par les étalages mène
au délit les individus prédisposés à la kleptomanie. Il étaya sa thèse par différents
travaux postérieurs (sur les corrélations entre les crimes contre la propriété et le prix
du blé, sur la criminalité des villes et des campagnes, sur le calendrier criminel).
Lacassagne résume sa théorie dans une formule restée célèbre. De cette formule
selon laquelle "le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité. Le microbe,
c'est le criminel qui n'a d'importance que le jour où il trouvera le bouillon qui le fait
fermenter", découlent un certain nombre de conséquences :
En premier lieu, le crime pathologique relève purement et simplement de la
psychiatrie. Lorsqu'un délinquant présente une anomalie mentale, il doit être soumis au
même régime que les non-délinquants atteints de troubles identiques car, pour
Lacassagne "c'est la volonté accomplissant un acte et non l'acte lui-même qui fait le
crime".
Une fois les délinquants pathologiques écartés, Lacassagne dénie encore toute
spécificité aux stigmates lombrosiens. Selon lui, ces stigmates ne sont pas une
manifestation de l'atavisme, mais un produit des influences du milieu, de
l'alimentation, de l'alcoolisme, de la tuberculose ou de la syphilis..
Lacassagne finira donc par classer les criminels en 3 catégories :
- les criminels de sentiment ou d'instincts, qui sont pour lui, les "vrais" criminels
- les criminels "d'actes" qui agissent par passion ou par occasion. Ils
représentent, d'après lui, la catégorie la plus fréquente, dans laquelle la peine peut
avoir une efficacité
- les criminels de "pensée" qui sont les "criminels aliénés" : leur état est dû, pour
Lacassagne, à l'hérédité ou à une disposition acquise. Cette catégorie comprend les
"épileptiques homicides" qui sont, pour Lacassagne, les "plus horribles assassins". Pour
ces derniers, une seule solution : l'internement dans un asile spécial.
Aussi, pour avoir une action sur les criminels, il faut d'abord agir sur le milieu.
C'est la misère qui laisse son empreinte et fait si bien les particularités relevées par
Lombroso.
Des perspectives optimistes sont alors ouvertes, pour Lacassagne, sur le terrain
de la prévention. S'il est vrai, comme il le soutenait que "les sociétés n'ont que les
criminels qu'elles méritent", c'est sur les facteurs criminogènes du milieu social qu'il
faut agir. Dès lors, c'est la prophylaxie sociale sous toutes ses formes (lutte contre la
tuberculose et la syphilis, l'alcoolisme, les intoxications, le paupérisme) qu'il convient
de développer au maximum.
38
On peut toutefois observer qu'en dépit de cette orientation, Lacassagne a été un
partisan déterminé de la peine de mort. Cette position, toutefois, ne l'empêchait pas de
préconiser une réforme du régime pénitentiaire basée sur l'individualisation des peines.
L'oeuvre de Lacassagne est auréolée en France d'un certain prestige car on lui
fait crédit de s'être opposée aux causes biologiques de Lombroso. Et, souvent, pour
établir cette opposition entre "l'école positiviste italienne" et "l'école du milieu social"
on cite, pour illustrer les différences, ces phrases que Lacassagne aimait à répéter et
qui devinrent à la longue les aphorismes de l'école de Lyon : "les sociétés n'ont que les
criminels qu'elles méritent" et "le milieu social est le bouillon de culture de la
criminalité...".
Cette séparation en deux camps bien distincts - causalité biologique chez les
uns (pro Lombroso) et causalité sociale chez les autres (pro Lacassagne) - ne rend
pourtant pas bien compte de la complexité des débats de l'époque. En isolant les
affirmations de Lacassagne de leur contexte, on oublie qu'elles ne firent jamais l'objet
de controverses entre Lacassagne et Lombroso, tout simplement parce que la théorie
de Lombroso s'en accommodait fort bien. Bref, Lacassagne n'était pas aussi éloigné de
Lombroso qu'on a bien voulu le croire, parce que finalement, sa conception du milieu
social n'est pas incompatible avec une conception biologique de crime. En fait, les
aphorismes de Lacassagne constituent finalement une stratégie permettant de se
démarquer de l'école positive italienne et d'apparaître devant la communauté
scientifique internationale comme le représentant d'une autre école, cette fois
française, et facilement identifiable sous le nom d'école du milieu social.
Mais en réalité, la distance par rapport à l'école positive italienne n'est, encore
une fois, pas considérable.
" (Le crime) est-il le lot commun de tous les hommes, une sorte de microbe
moral auquel nous sommes tous exposés, ou bien, au contraire, le triste apanage de
certaines couches sociales, de ces malheureux déshérités constituant les derniers
étages de la société, ceux qu'on a appelé les gueux, les misérables, le troisième
dessous, le monde des coquins ?
On le dirait en effet, en voyant les criminels se recruter surtout parmi les enfants
abandonnés, les enfants naturels, les fils de repris de justice et parmi tous ces êtres
qui, comme des champignons malfaisants, poussent et prospèrent sur le fumier de la
prostitution. C'est dans ce milieu que grouille et s'agite une portion de l'humanité dont
il est difficile de se faire une idée, aussi éloignée de nous que ne le sont les indigènes
primitifs, ne pouvant s'imaginer que l'honneur peut être un besoin impérieux, le travail
une douce habitude, la propriété un droit indiscutable".
39
Mais en fait, la fameuse expression de "milieu social" employée par Lacassagne
est, finalement, loin de coïncider avec celle que nous utilisons aujourd'hui.
Ce terme, dans les propos de Lacassagne, n'a pas le même statut qu'aujourd'hui,
ni sur le plan descriptif, ni sur le plan explicatif.
Démonstration :
Pour Lacassagne, la typologie des criminels est rigoureusement calquée sur celle
des couches sociales. Et, à son tour, sa typologie des classes sociales est construite
selon les différents stades de l'évolution cérébrale des individus qui les composent.
Ainsi, pour Lacassagne, la société est composée de plusieurs couches :
1- les plus avancées, où domine l'intelligence, sont dites "frontales" 3 Elles
correspondent aux classes sociales supérieures
2- les classes inférieures, dans lesquelles prédominent les instincts, sont les
couches dites "occipitales"4
3- les couches intermédiaires, enfin, sont dites "pariétales"5.
Dans sa leçon d'ouverture à la chaire de médecine légale à Lyon, Lacassagne
indique ce qu'il entend par "milieu social" :
"Il est assez difficile - dit-il - de se faire une juste idée de l'évolution morale de la
société. Nous ne pouvons nous représenter le milieu social que comme une agrégation
d'individus dont l'évolution cérébrale est différente. Les couches supérieures, celles qui
ont évolué le plus, sont les plus intelligentes : nous pouvons les appeler les couches
frontales ou antérieures. Les couches inférieures, ce sont les plus nombreuses, celles
où prédominent les instincts : appelons-les les couches postérieures ou occipitales.
Entre elles, une série de couches marquées par des types où prédominent les actes,
avec l'impulsion spéciale que peuvent donner les instincts ou les idées : ce sont les
couches pariétales. On comprend d'après cela quelle peut être la lenteur de notre
civilisation : celle-ci ne pénètre réellement toute une nation ou une société que lorsque
le système cérébral antérieur des individus manifeste son influence sur le système
cérébral postérieur par le perfectionnement des instincts sociaux".
41
Pour expliquer cela, Lacassagne applique une autre théorie qui repose sur la "loi
de modificabilité". Il étudie la façon dont un comportement moral peut entrer dans le
patrimoine héréditaire :
"les actes que nous qualifions de justes, de bien, se sont produits les premières
fois avec ou sans réflexion. L'individu les a répétés, ils sont devenus pour lui une
habitude dont l'hérédité transmet la disposition à ses enfants.
Sollicités dans le même sens, ceux-ci s'habituent plus aisément et la tendance à
l'hérédité augmente. A la troisième génération, l'éducation et l'exemple aidant,
l'habitude s'impose. A la 6è, elle s'accumule toujours; à la 10è, elle est fixée; à la 20è,
elle est devenue l'impulsion puissante qu'un acte ferme de la volonté peut seul
neutraliser: l'individu fait le bien naturellement. Il trouve un sac d'or, personne ne l'a
vu, il est sûr d'être impuni; il n'en rapporte pas moins le sac au commissaire... Il n'a ni
mérite, ni démérité; il a obéi au sentiment du devoir que lui a légué sa lignée
ancestrale".
Ainsi, on le comprend à travers cet exemple, "l'honnêteté", à force d'être
répétée, s'est inscrite dans le patrimoine héréditaire et l'individu sera considéré comme
honnête "par nature", tout comme, dans le cas contraire, il pourra être considéré
comme malhonnête "par nature".
Il y a donc, dans cette théorie, influence du milieu social, mais une influence qui
s'inscrit dans l'hérédité.
On peut alors comprendre que, dans ces circonstances, Lacassagne en arrive à
proposer une sorte de typologie sociale.
Le rapport entre l'exercice d'un organe, son développement lié à cet exercice, et,
par la suite, l'inscription dans le patrimoine héréditaire, nous fait mieux comprendre sa
théorie.
Pour lui on l'a déjà dit, le cerveau est la partie la plus complexe et donc la plus
modifiable par une expérience renouvelée et répétée. Il en déduit que des conditions
sociales durables dans lesquelles se trouve un individu déterminent une activité plus ou
moins intense du cerveau.
Or, à l'époque, on a pris l'habitude de distinguer 3 zones selon le type d'activité :
- la zone occipitale, siège des instincts animaux
- la zone pariétale qui régit l'activité manuelle
- la zone frontale, siège des facultés supérieures
Et si Lacassagne parle d'une typologie sociale, c'est bien parce que les
préoccupations et les activités auxquelles les différentes couches sociales prédisposent
les individus sont différentes et aboutissent donc à une évolution différente de chaque
région du cerveau.
Ainsi, selon le type d'activité qui y domine, les couches sociales, prises dans leur
ensemble, sont tantôt à prédominance frontale, tantôt pariétale et tantôt occipitale.
Parallèlement, il y a donc 3 grands types de criminels.
Les notions de mileieu et d'hérédité sont donc très proches l'une de l'autre dans
la pensée de Lacassagne. Dès lors, concernant le crime, la seule voie possible est celle
de la prévention,pour, en quelque sorte, en combattre la transmission héréditaire.
Dans l'étude qu'il réalise sur le vol dans les grands magasins, Lacassagne
préconise de limiter l'attrait des produits, de mettre en place un service d'inspecteurs-
surveillants ayant un uniforme bien évident, d'interdire aux enfants des deux sexes
d'entrer sans être accompagnés... Bref, de créer des habitudes d'honnêteté qui se
transmettront à force d'être répétées.
42
C'est pourquoi on peut dire que Lacassagne ne fut point un sociologue, tout
comme son école, pourtant qualifiée d'école du "milieu social" ne le fut pas plus.
Les travaux postérieurs des élèves de l'Ecole de Lyon ne font d’ailleurs qu'une
place très accessoire à l'étude des "causes sociales" du crime : elles sont souvent
évacuées dans la conclusion sous le prétexte quelles sont "bien connues", ce qui est
une façon de n'en pas parler, tout en les affichant.
Bref, il est abusif de qualifier cette école d'"école du milieu social". La seule
qualification qui convienne en réalité, c'est celle que Lacassagne lui-même lui donnait :
Ecole lyonnaise médico-légale. Les hommes qui la composait étaient avant tou des
médecins-légistes, qui faisaient un peu d'anthropologie et de psychologie, mais
certainement pas de la sociologie.
43
L'invention apparaît, de prime abord, comme un phénomène individuel. Mais
Tarde pense que toute invention est d'abord sociale parce que l'inventeur emprunte à
son milieu les outils de son invention et qu'en plus, toute invention étant destinée à
être imitée, devient sociale par ses effets.
Dans ce contexte, Tarde va situer l'invention criminelle. Il définit d'abord la
délinquance. C'est, dit-il, "une manière de vivre aux dépens des autres". L'invention
aura alors pour objectif de rendre cette "manière de vivre" plus facile et plus
rémunératrice : on cherchera l'organisation la plus efficace, les méthodes les plus
adéquates. Et ces inventions ne naîtront pas du néant : Tarde pense qu'elles consistent
à utiliser les caractéristiques de la société susceptibles de favoriser les entreprises
criminelles.
Aussi, selon Tarde, le crime se présente-t-il toujours comme une immoralité
nouvelle, qui naît à un moment donné : le trafic de stupéfiants s'organise en réseaux,
les fraudeurs mettent en place des plans et des techniques de plus en plus complexes.
Mais finalement, l'inventeur criminel utilise, pour réaliser son projet, non seulement les
innovations techniques, mais aussi les points faibles que la société présente, pour créer
une nouvelle façon d'en tirer profit.
A ces réflexions sur l'invention, Tarde ajoute des réflexions sur l'imitation comme
fait social élémentaire.
Pourquoi la société est-elle régie par l'imitation ? Pourquoi passons-nous notre
temps à nous imiter les uns les autres ?
Tarde invoque deux explications :
- Selon lui, on apprend les règles morales comme on apprend une langue, c'est-
à-dire en associant un mot à une chose et en fortifiant ce lien par la répétition. L'enfant
a conscience, en prononçant un mot, que celui-ci signifie telle chose. Ce jugement, dit
Tarde, implique "un acte de foi" qui se fortifie par la répétition, si bien qu'il arrive un
moment où l'enfant est aussi sûr de la signification vraie de ce mot qu'il peut l'être de
la couleur du ciel.
Et ce qui est vrai pour les mots, dit Tarde, l'est également pour les articles d'un
code ou les devoirs de la morale : le tout est de l'ordre de la croyance consolidée par la
répétition et soutenue par le désir d'agir dans le sens de la croyance : à force de se
répéter que le meurtre est un crime, on finit par y croire.
C'est ainsi que se construisent les sociétés.
- La seconde explication conduit Tarde à distinguer les causes logiques et les
causes non logiques de l'imitation.
Les causes logiques agissent quand une innovation est imitée parce qu'elle est
jugée plus utile ou plus en accord avec les buts, les principes que l'on s'est fixés. Tarde
donne des exemples en matière de délinquance : ainsi, dans le choix desmoyens,
seront choisis et imités ceux quiparticipent aux innovations techniques et rendent donc
l'exécution de l'acte plus facile (de la hâche de bronze au revolver...). L'imitation
participe donc à l'invention et suscite un progrès qui sera à sont tour imité.
Les causes non logiques : les causes logiques impliquent que l'homme
réfléchisse, pense à ce qui est le mieux pour lui. Or Tarde observe que, dans le cadre
de la vie moderne, les hommes, à des degrés divers, se dispensent de tout effort
intellectuel. En particulier dans les villes, l'agitation, le stress ("métro, boulot, dodo"),
font que les individus se copient les uns les autres sans en avoir conscience. L'imitation
est, dans ce cas, non logique, et représente une forme d'automatisme. C'est, pense
Tarde, dans une large mesure cette réalité qui constitue le lien social et donne à la
société sa cohérence.
44
Et Tarde va appliquer ces lois de l'imitation à ce qu'il appelle les foules
criminelles.
Il commence par distinguer les foules criminelles d'autres types de groupements
(corporations, sectes, partis, par exemple), qui sont organisés. Tarde, comme ses
contemporains d'ailleurs (G. Le Bon, auteur de la "Psychologie des foules, 1895), est
sévère à l'égard des foules.
Dans cette seconde moitié du XIXè siècle en effet, quand on parlait des foules,
c'était sur un ton très péjoratif, comme d'un troupeau, d'une sorte de masse
irrationnelle et irresponsable (voir 1848 et les débats sur le suffrage universel). Tarde
est toutefois plus nuancé que certains autres, parce qu'il considère que les
comportements collectifs, même s'ils présentent une certaine forme d'irrationnalité,
sont un support important du lien social.
C'est d'ailleurs pourquoi il distingue différents types de foules.
D'après lui, il y aurait :
- des foules expectantes (celles qui sont réunies pour attendre un évènement :
un mariage princier, par exemple,) et qui sont d'une extraordinaire patience
- des foules attentives (les étudiants de cet amphi, par exemple)
- des foules d'action : c'est parmi elles que l'on trouve les foules criminelles.
Ce terme de foule réfère à une réalité animale et implique un faisceau de
contagions psychologiques produites et entraînées par des contacts physiques. Les
activités criminelles de la foule (voir, par exemple, les "qu'on le pende" lancés par la
foule dans les albums de Lucky Luke) sont dominées, dit Tarde, par unmouvement de
colère, de vengeance ou de peur. Cette foule criminelle est comme hypnotisée; elle fait
preuve d'irresponsabilité, de perte totale de la mesure, d'une attitude intolérante et
irréfléchie. Cette foule, finalement, se montre inférieure en intelligence et en moralité à
la moyenne des individus qui la composent. Pourquoi ? Parce que les émotions et les
idées les plus contagieuses sont également les plus simples et les plus égoistes. Et
c'est ainsi que la foule criminelle peut commettre des actes d'une particulière gravité,
d'une particulière atrocité, dont personne cependant parmi ses membres ne se sentira
responsable, pas même d'ailleurs l'auteur.
Tarde va appliquer ces lois non plus aux foules mais à la criminalité. L'idée
essentielle est que chacun se conduit selon les coutumes acceptées par son milieu
L'individu n'est donc pas engagé sur la voie du crime par des tendances
organiques, mais par des suggestions, des influences psycho-sociales, ces espèces de
contagions dont parlait tarde à propos des foules criminelles. Les criminels ont donc été
à l'école du crime: ils sont devenus criminels non pas pour des raisons de
dégénerescence ou d'atavisme, mais parce qu'ils ont choisi et pratiqué le crime comme
un métier : Tarde est le premier à dégager la notion de criminel par profession,
opposée par lui à celle de délinquant d'occasion, sujet dont la conduite criminelle a été
provoquée par des circonstances exceptionnelles et cesse normalement avec la fin de
ces circonstances.
Tarde attribue donc la délinquance au milieu : si on tue, ou si l'on vole, on ne fait,
finalement, qu'imiter quelqu'un de son milieu et se conduire comme l'exige ce milieu.
45
Pour Tarde, on ne peut pas nier un fait essentiel : dans la plupart des cas, le
délinquant éprouve une certaine culpabilité après son acte, il se sent responsable et la
peine lui paraît justifiée.
Mais, pour que ce fait existe, dit Tarde, il faut que certaines conditions soient
remplies :
- il faut d'abord que le sujet ait intériorisé les valeurs du groupe social dont il fait
partie : c'est ce que Tarde appelle la "similitude sociale"
- il faut ensuite que l'individu ait pu construire son identité, sa personnalité, et
qu'il ait conscience de son identité : c'est ce que Tarde appelle "l'identité personnelle".
Aussi, pour mesurer la responsabilité de l'individu, Tarde dit qu'ilfaut alors
combiner ces 2 critères :
1) La similitude sociale
Qu'est-ce ? Pour Tarde, cela signifie que l'individu a appris à porter sur les
mêmes actes les mêmes jugements d'approbation ou de blâme que ses semblables,
qu'il partage leur conception du bien et du mal.
Par cette similitude sociale, la commission d'une infraction soulève donc chez
son auteur un sentiment de culpabilité et de responsabilité morale.
Tarde dit en effet que "pour qu'il y ait délit, et donc culpabilité, il faut que
l'auteur du fait reproché appartienne à la même société que ses juges et qu'il
reconnaisse, bon gré, mal gré, cette communauté profonde".
2) L'identité personnelle
Pour qu'il y ait responsabilité, il faut aussi qu'existe une certaine conscience de
sa propre identité, et que le "moi" se perçoive comme un "je". Le "moi", dit Tarde, ne
doit pas être simplement spectateur de ce qui se passe en lui, il doit aussi en être
acteur.
Nous connaissons tous des "guerres intérieures" (quand, par exemple, nous
sommes confrontés à des tentations telles que préparer son TD ou aller à la pêche). Et
lorsque nous résistons à la tentation, nous nous construisons et renforçons notre
cohérence interne, notre identité.
Mais nous connaissons aussi des guerres extérieures quand, par exemple, un
bourreau violente notre volonté pournous faire commettre tel ou tel acte. Si nous lui
résistons, cette décision est nôtre ; elle ne l'est pas si nous cédons à la force. Bref, dans
les deux cas, pour apprécier la responsabilité, il faut savoir, dit Tarde, si "j'ai pu
résister" et non pas si "j'ai été libre".
Et je suis à même de résister si mon "moi" a acquis une certaine cohérence, une
identité suffisante qui lui permet de se définir.
On sera donc, d'après tarde, d'autant plus responsable qu'on a bien construit son
identité, c'est-à-dire, qu'on est plus adapté à soi-même et à son milieu. Par contre, on
sera d'autant moins responsable qu'on s'est construit une identité plus fragile, soit en
raison de l'âge, soit en raison d'une aliénation mentale. Mais, ajoute Tarde, entre ces
deux extrêmes, s'interpose une échelle infinie de degrés de responsabilité.
46
On pourrait alors répondre à Tarde que le délinquant s'est coupé de la société et
qu'il n'y a donc pas responsabilité puisque'il n'y a plus de "similitude sociale", c'est-à-
dire cette conception commune du bien et du mal, entre le délinquant et la société.
Tarde avait évidemment envisagé l'objection mais il affirme la responsabilité du
délinquant , parce que, pour lui, le délinquant, même plongé, immergé, dans le milieu
délinquant, ne s'est pas totalement coupé du reste de la société.
Il écrit ainsi : "le malfaiteur et l'homme vicieux ont opposé une résistance
invincible à la contagion de l'honnêteté qui les entoure, mais ils ne partagent pas
moins les idées régnantes, et en particulier les jugements ambiants sur la moralité ou
l'immoralité des actions".
Les délinquants sont donc, sauf exception, responsables de leurs actes et, par
conséquent, accessibles à la sanction pénale.
Pour Tarde, la peine est l'expression d'un blâme : le crime, dit-il, est une souillure
sociale qu'il faut effacer. Le crime entraîne un danger (parce qu'il est susceptible d'être
imité) et une indignation.
Le blâme, comme réponse à l'infraction, est l'expression de ce sentiment vécu
par les membres du groupe social. Mais c'est aussi l'expression de la colère et de la
vengeance. Et c'est dans cette ligne de pensée que tarde admet la peine de mort,
moins d'ailleurs pour écarter le danger que le délinquant vivant pourrait faire courir à
d'autres vies humaines, que pour éviter la souffrance morale que la société, la famille
de la victime peuvent ressentir quand le coupable ne reçoit pas le châtiment dû, selon
elles, pour son crime.
Ainsi Tarde module la gravité de la peine en fonction de la gravité de l'infraction
commise, parce qu'il existe, selon lui, un besoin de symétrie entre l'acte du délinquant
et la réaction de la société et aussi parce qu'il estime qu'il faut tenir compte des
critères de similitude sociale et d'identité personnelle. Aussi, si le délinquant apparaît
encore comme un semblable, c'est-à-dire comme membre du groupe social parce que
partageant ses valeurs, la société a des devoirs envers lui : la peine doit avoir une
autre fin que la punition. Elle doit tendre, si c'est possible, à l'amélioration du coupable
et si c'est impossible, elle doit pourvoir à son alimentation et à son entretien. Tarde
dit : "La société a le droit de se défendre, soit, mais plus qu'aucun d'entre nous, elle est
assez riche pour se payer le luxe de la bonté". Sous cet aspect, Tarde lie donc pénalité
et assistance publique.
L'évolution de la société doit, pour Tarde, se caractériser par une prise en
compte de plus en plus large des autres comme semblables et donc par le
développement d'un sentiment croissant de responsabilité collective.
47
Comme pour touteprofession, celle de "délinquant" sera considérée comme
intéressante quand les profits qui en découlent augmentent et que les risques en
diminuent.
Envisagée comme une carrière, la délinquance devient, aux yeux de Tarde, "une
des professions les plus dangereuses et les plus fructueuses qu'un paresseux puisse
adopter". Tarde dit que l'on peut comprendre que l'on s'y engage facilement.
D'autre part, ce type de profession se présente comme les autres. Elle suppose,
en effet, comme dans toute profession, un processus d'accès et de reconnaissance. On
peut ainsi envisager, comme le ferait n'importe quel individu à la recherche d'un
travail, d'entrer dans une multinationale ou dans une PME.
Quand on envisage les grandes organisations criminelles, on en devient membre
comme finalement on le deviendrait d'un cercle, d'une association civile ou
commerciale quelconque, d'un groupe théâtral ou d'une loge franc-maconnique.
Mais, à côté de cette grande industrie criminelle, Tarde distingue aussi "les
petites échoppes du crime", composées d'un patron et de deux apprentis (c'est-à-dire
d'un vieux récidiviste et de deux petits loubards).
Mais, de toutes façons, Tarde affirme bien que "c'est à une corporation
industrielle que ressemblent les sociétés decriminels et non pas le moins du monde à
une tribu de sauvages". Tarde montre alors que des actes normalement définis comme
des infractions sont vus autrement quand l'individu les situe dans une "optique
professionnelle" : un crime n'est plus un crime mais un acte profitable au groupe
professionnel dont il fait partie.
Mais, pour passer de la profession au type professionnel, Tarde part de la
supposition que, s'il est ouvert à tous, le métier de délinquant, comme n'importe quel
autre métier du reste, n'attire de préférence que les individus les plus doués, ceux qui
ont des aptitudes pour réussir. Et il ajoute, sans doute influencé par le contexte de
l'époque, que certaines caractéristiques propres à ce métier pourraient alors
s'accumuler et se fixer héréditairement : voilà qui ne fâcherait pas Lombroso. Ainsi, de
la même façon que l'on peut repérer des caractéristiques anatomiques dans des
générations de dockers, de boxeurs ou de pianistes, dont on finit par dire "qu'ils ont le
physique de l'emploi", il n'y a aucune raison de ne pas admettre que le crime ou le délit
qui sont des occcupations caractéristiques n'aient pas également leur type
professionnel. Ainsi seraient expliquées les caractéristiques physiques des délinquants.
Mais ce raisonnement peut aussi s'appliquer pour les caractéristiques morales :
dans la mesure où la délinquance est un métier qui utilise le meurtre et le vol comme
outils privilégiés et qui donc porte atteinte à des valeurs sociales fortes, on peut aussi
dire que les caractéristiques de l'individu sont celles d'un être endurci et indomptable
qui refuse l'assimilation sociale.
C'est dans cette perspective que Tarde utilise le terme de "monstre" pour
nommer les criminels. Cela signifie finalement que, lorsque l'on pousse l'explication
jusqu'au bout, la réussite dans la carrière criminelle peut conduire l'individu à utiliser
des moyens que l'on qualifiera de monstrueux. Tarde veille donc à rappeler que, quand
il parle de "monstre", les caractéristiques des individus résultent généralement de
l'apprentissage du mal. Mais, dans certains cas, fort rares, Tarde estime aussi que ces
caractéristiques peuvent avoir une origine héréditaire.
C'est pourquoi l'onpeut dire que son modèle professionnel reste quand même un
peu ambigü.
On l'a vu, pour Tarde, le crime est d'abord un mode de vie. Mais, dans un
premier temps de sa réflexion au moins, Tarde estime que ce mode de vie, à terme,
finit par produire et conserver chez ses acteurs des stigmates physiques. Ce n'est que
plus tard, dans les années 1890 et son ouvrage "La philosophie pénale", que Tarde
abandonnera définitivement cette notion de type criminel, pour adopter une
perspective plus psychosociale :
"Je conteste a priori -écrit-il- que les tendances du caractère qui aboutissent au
crime, qui doivent même y aboutir inévitablement, soient liées à un seul et même
signalement anatomique. Car le crime est un carrefour de voies intérieures venues des
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points les plus opposés, et l'insocialité profonde qui fait le criminel-né provient tantôt
d'un incommensurable orgueil qui rend férocement vindicatif, comme en Corse ou en
Sicile et dans la plupart des races primitives, tantôt d'une paresse incurable qui, unie
aux vices les plus divers, au libertinage, à l'ambition, au jeu, à l'ivrognerie, pousse au
vol meurtrier les déclassés ou les dégénérés des races déchues".
49
Les nombreux médecins et juristes gravitant essentiellement autour des
Archives d'anthropologie criminelle ont peut être fait dans le social mais pas dans le
sociologique, en se plaçant toujours du point de vue de l'homme et non pas du point de
vue de la structure sociale.
En créant cette Revue, Lacassagne s'est associé avec des juristes dont certains
étaient de fervents partisans de la sociologie ou, au moins de ce qu'ils pensaient en
être. GARRAUD, par exemple, professeur de droit criminel à Lyon, fait l'éloge de cette
jeune science mais ajoute aussitôt qu'elle doit se fonder sur des bases solides, à savoir
la biologie et les sciences naturelles.
Quant à Lacassagne, nous avons vu que son oeuvre reste elle aussi
fondamentalement liée à une conception biologique du comportement criminel.
Comment, alors, expliquer cette situation ?
Je crois, pour ma part, que cette absence d'une véritable démarche sociologique
s'explique avant tout par le fait que tous ces acteurs de l'histoire de la criminologie
étaient des médecins et que cette profession déterminait chez ses membres un certain
habitus intellectuel : l'idée qu'il y un lien direct et nécessaire entre le physique et le
moral et qu'un comportement déviant est forcément le résultat d'un organisme
déficient.
Le discours criminologique est donc très médical : l'approche du criminel
emprunte au regard clinique et les faits sont évoqués sous forme de diagnostics. Bien
souvent aussi, on l'a vu, le social est représenté comme un organisme biologique qu'il
s'agit de protéger d'une maladie : la criminalité.
Les juristes, à part quelques uns (Garraud, Tarde, par exemple), non seulement
n'appartiennent pas à l'école positiviste italienne, ou à l'école du milieu social, mais
encore sont très résolument hostiles aux thèses défendues par ces écoles : ces thèses,
en effet, spape les principes classiques du droit pénal dans la mesure où elles tendent
à supprimer la notion de libre-arbitre. Or, cette notion de libre-arbitre est à la base de
la responsabilité pénale et le seul vrai fondement du droit de punir.
Il est alors facile de comprendre que les juristes se soient sentis dépossédés,
exclus de leur territoire. Aussi, vont-ils réagir, après 1900, en faisant des percées et en
tentant de s'imposer dans les congrès internationaux d'anthropologie. Ainsi, en
investissant massivement la place, ils essayent -avec succès d'ailleurs- d'imposer le
juridique comme instrument nécessaire d'analyse. Ce faisant, ils vont participer à la
construction de cette nouvelle discipline : la "criminologie".
Ils y participent d'ailleurs si bien que la "criminologie", en s'institutionnalisant,
passera du côté des sciences du droit: des éléments d'anthropologie criminelle à
l'origine, nous aboutissons à la création du Certificat de sciences pénales...
L'enseignement est, en effet, la marque discrète de l'institutionnalisation. Le
premier enseignement criminologique débute, en 1886 à Lyon, à la faculté de Droit où
Lacassagne donne un cours de médecine légale. En 1889, à la faculté de Droit de Dijon,
un cours libre de sciences criminelles et pénitentiaire est crée. En 1895, à l'initiative de
la faculté de Droit de Paris, est institué un cours libre de science criminelle et
pénitentiaire.
L'enseignement est organisé par des professeurs des facultés de Droit et
comprend le droit pénal général, la procédure pénale, le droit pénal spécial, un cours
de médecine légale, un cours de médecine mentale. Un cours de "criminologie" ne sera
intégré que plus tard dans ces programmes : d'abord à Montpellier en 1911, puis à
Dijon en 1913. Il faudra attendre 1922 pour que se crée l'Institut de criminologie de
l'Université de Paris, placé sous la direction de la faculté de droit.
Ainsi, la criminologie trouve-t-elle refuge chez les juristes ; mais d'une
criminologie empirique et foisonnante, on est passé à une criminologie stabilisée par
des matières et des théories, bref à une criminologie "juridiquement correcte". Le droit
a récupéré ce savoir, qui, en s'institutionnalisant par l'enseignement, s'imprègne d'une
certaine légitimité laquelle ne permet plus les fous énoncés des premiers travaux
d'anthropologie criminelle, pas plus d'ailleurs qu'elle n''autorise les déviations des
théories sociologiques : allez expliquer à un éminent professeur de droit que l'on est
50
victime que parce qu'on le veut bien... Il s'agit pourtant d'une théorie sociologique
contemporaine très sérieuse...
A travers cette évolution, on a donc l'impression d'une récupération, d'une
annexion par le droit d'une science qui aurait pu être sociale, par un glissement en
douceur de l'empirisme des sciences médicale ou anthropologique à un théorique
juridique policé.
§1 :L'Ecole socialiste
L'école socialiste étudie les rapports de la criminalité avec le milieu économique.
K. Marx et F. Engels ont peu écrit sur le crime, mais la doctrine marxiste a développé
une théorie selon laquelle la criminalité est fonction des conditions économiques. C'est
l'inégalité économique, et plus exactement le régime capitaliste, qui produit la
criminalité. Celle-ci n'est, en effet, qu'une réaction contre l'injustice sociale, ce qui
explique d'ailleurs qu'on la trouve essentiellement parmi les membres du prolétariat.
Au contraire, dans une société socialiste, c'est-à-dire collectiviste, il n'y a plus de
criminalité ; plus exactement, les actes criminels ne pourront trouver leur cause que
dans l'existence de maladies mentales.
Cette théorie a été poussée à son stade le plus extrême par un hollandais
Willem. BONGER (1876-1940) dont le livre " Criminalité et conditions
économiques"(1905) est célèbre. Cet ouvrage peut être considéré, sinon comme l'acte
fondateur, du moins comme l'acte de confirmation de l'existence d'une école marxiste
de la criminalité, dans laquelle les Soviets ont puisé l'essentiel de leur criminologie
51
Si la statistique criminelle est prise en charge par les pouvoirs publics qui lui
donnent une nette finalité politique, elle fait également l'objet d'une étude scientifique.
Nous allons voir que des savants comme André-Michel GUERRY ou Lambert Adolphe
QUETELET vont l'utiliser comme matériau de base pour effectuer leurs analyses du
niveau moral de la nation.
Nous allons étudier à présent plus en détail d'abord les travaux de Guerry (A)
puis ceux, plus importants, de Quetelet (B).
52
Cette régularité confirme Guerry dans l'idée que, comme les phénomènes
naturels, le comportement humain est, lui aussi, soumis à des lois.
Pour Guerry, la criminalité n'est donc pas un phénomène accidentel, et il va
chercher à établir des corrélations avec la pauvreté, ou encore avec des facteurs
comme l'emploi, l'instruction, le développement du commerce et de l'industrie.
Guerry croit découvrir alors que, contrairement à l'opinion communément
admise qu'il suffit d'instruire les gens pour les rendre meilleurs, les crimes les plus
graves sont précisément commis par des prévenus jouissant d'une meilleure
instruction. Il insiste alors sur l'indispensable distinction qu'il convient, à ses yeux de
pratiquer, entre l'instruction purement intellectuelle et l'éducation morale bien plus
essentielle. Seule cette dernière peut empêcher l'étiolement des valeurs morales d'une
société et par conséquent une hausse de la criminalité.
Toutefois, en règle générale, Guerry demeure très prudent dans ses énoncés. Il
se limite très souvent à la description, tout en mettant en exergue certaines
coïncidences, mais ne s'aventure pas trop sur la voie des explications.
53
C'est donc à partir de ses actions que l'on peut juger l'homme. Quetelet invoque
le principe selon lequel les effets sont proportionnels aux causes et la récurrence des
mêmes effets est fonction de la préexistence des mêmes causes. Les actes d'un
homme sont donc le reflet de sa moralité.
On peut répondre à Quételet que pourtant, dans des cas individuels, une réelle
prédisposition à adopter un comportement immoral peut être présente sans qu'elle se
manifeste. Par ailleurs, une personne peut commettre des actions qui ne sont pas pour
autant l'expression d'une véritable propension, d'un véritable penchant.
Ainsi, sur un plan individuel, la tendance apparente peut donc être très différente
de la tendance réelle et vice versa.
Cependant, Quetelet répond que quand on opère sur des grands nombres, la
relation entre le penchant réel et le penchant apparent n'est guère influencée par de
tels incidents. Ainsi, pour Quetelet, les statistiques judiciaires permettent de connaître
le penchant réel, la moralité, à partir de la tendance apparente telle qu'elle est
exprimée en chiffres.
Quetelet cherche donc à identifier les lois qui régissent la criminalité. Il le fait par
l'étude de groupes suffisamment grands, de façon à ce que ses résultats ne soient pas
biaisés par des particularités individuelles, d'ordre physique, moral ou intellectuel. En
examinant les chiffres statistiques, il peut ainsi dégager, au centre une population
majoritaire représentée par ce que Quetelet appelle "l'homme -moyen", et aux
extrémités des groupes plus restreints d'hommes avec un penchant au crime très fort
ou, au contraire, très faible. L'homme moyen est donc un être fictif pour lequel toutes
les choses se passent conformément aux résultats moyens obtenus pour la société.
Pour être plus claire encore, on peut dire qu'aujourd'hui l'homme moyen est
représentée par "la ménagère de moins de 50 ans"...
Quels sont alors les déterminants sociaux qui mènent à la criminalité ?
En fait, Quetelet suppose l'existence d'un grand nombre de causes de nature
diverse et pense qu'il est difficile d'assigner à chacune de ces causes son degré
d'importance. Ce qui est certain pour lui, c'est qu'elles se situent dans la société qui,
comme il l'écrit "renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se
commettre". A plusieurs reprises, il démontre l'importance qu'il attribue à des
déterminants sociaux et démographiques comme l'instruction, la prospérité, l'âge et le
sexe.
En ce qui concerne l'instruction, Quetelet rejoint Guerry : il observe dans les
chiffres une relation positive entre le niveau intellectuel et le nombre relatif
d'inculpations. Et, comme Guerry, Quetelet pense que c'est plutôt l'instruction morale
qui est importante car, dit-il, "bien souvent, l'instruction que l'on reçoit aux écoles
n'offre qu'un moyen de plus pour commettre le crime".
Pour ce qui concerne la pauvreté, Quetelet observe qu'il y a plusieurs
départements très pauvres qui présentent un taux de criminalité très faible, alors qu'à
l'inverse plusieurs départements très riches ont un taux de criminalité très élevé. Pour
lui, ce n'est donc pas tant la pauvreté qui mène à la criminalité, mais plutôt la
distorsion entre les possibilités matérielles (la richesse) et les besoins ou les
aspirations. De même, faisant référence aux départements fortement industrialisés, à
densité de population très élevée et où les moyens d'existence sont précaires, Quetelet
conclut que c'est surtout le passage de l'état de bien-être à celui de misère qui est
dangereux. Ce sont ces brusques changements d'un état à l'autre qui donnent
naissance au crime, surtout si ceux qui en souffrent sont entourés de tentations et sont
irrités par le luxe et l'inégalité de fortune. C'est précisément dans les territoires où les
tensions entre les besoins et les possibilités sont les plus accentuées que les occasions
de commettre un crime sont les plus nombreuses. Quetelet exprime ici une idée que
l'on retrouvera dans des travaux de criminologie plus récents.
Enfin, pour Quetelet, le sexe et l'âge sont aussi des facteurs importants (les
hommes, les jeunes).
A l'origine, Quetelet raisonne sur les chiffres relatifs aux crimes commis,
poursuivis et jugés par les tribunaux. Mais, rapidement, les statistiques judiciaires vont
54
s'élargir à des données relatives aux crimes commis et dénoncés à la justice mais non
poursuivis (parce que, par exemple, l'auteur est inconnu). Quetelet se demande alors
s'il est justifié de se prononcer sur la nature et l'ampleur de la criminalité réelle en se
fondant sur des statistiques qui ne tiennent pas compte de cette criminalité non
poursuivie. Selon lui, la réponse est affirmative quand on se propose d'obtenir des
valeurs relatives et non des valeurs absolues de la criminalité et quand il y a un rapport
constant entre, d'une part les crimes connus et jugés et, d'autre part la masse des
crimes connus mais non jugés. Nous verrons que cette idée sera approfondie et
critiquée par la sociologie pénale.
Pour finir l'étude de l'œuvre de Quetelet, on ajoutera que pour lui, l'examen des
statistiques judiciaires devait permettre de mieux connaître la criminalité et, par
conséquent, de mieux la combattre en éclairant les gouvernements et en incitant à la
réforme. Or, pour Quetelet "remédier, c'est avant tout prévenir". La justice de
prévention représente pour lui un secours plus efficace que la justice de répression. Et
la prévention, c'est surtout l'amélioration des conditions de vie socio-économiques et
l'intensification de l'instruction et de l'éducation morale. C'est en ce sens que l'on peut
dire que Quetelet est aussi un statisticien moral.
Toutefois, en s'intéressant à la criminalité comme phénomène social et non plus
à l'individu criminel, Quetelet, tout comme Guerry, ouvrait la voie aux études
sociologiques sur la criminalité.
55
ouvrages ("La division du travail social" (1893) et "Les règles de la méthode
sociologique" (1894)) qu'il donna une définition sociologique du crime : toute acte qui
détermine de la part de la société une réaction particulière que l'on nomme la peine.
En fait, si l'on entre dans les détails, Durkheim donne une définition du crime qui
est à la fois substantielle et méthodologique.
La première a été développée surtout dans "La division du travail social" et la
seconde dans "Les règles de la méthode..."
Définition substantielle : pour Durkheim, "un acte est criminel quand il offense
les états forts de la conscience collective". En d'autres termes encore : "il ne faut pas
dire qu'un acte froisse la conscience commune car il est criminel, mais qu'un acte est
criminel parce qu'il offense la conscience commune".
Pour arriver à cette définition, Durkheim part d'un certain nombre d'observations
:
- il constate d'abord que le contenu des lois pénales change dans le temps et
dans l'espace : la notion de crime est donc relative
- ensuite, il recherche ce qu'il appelle l'essence du crime, "ce quelque chose de
commun" entre tous les crimes. Si différents qu'ils apparaissent, il est imposssibles que
les comportements délinquants n'aient pas quelque chose de commun entre eux. Et, ce
qui est commun, pense Durkheim, c'est bien la réaction qu'ils suscitent, et le droit
pénal correspond donc à ce qui est au coeur, au centre de la conscience commune.
Durkheim va donc approfondir cette réflexion dans "les règles de la méthode..."
et c'est ainsi qu'il parvient à une définition méthodologique du crime : il définit le crime
par la peine. Il précise toutefois que ce n'est pas la peine qui fait le crime mais c'est par
elle qu'il se révèle extérieurement à nous et c'est donc de la peine qu'il faut partir si
nous voulons connaître le crime.
Durkheim constate que la nature du crime ne pose pas de problèmes aux
criminologues qui sont unanimes à reconnaître sa morbidité, son caractère
pathologique. Or, pour Durkheim, au contraire, le crime est un fait social normal.
Le principe sur lequel est basée la thèse de Durkheim a pour fondement sa
classification des faits sociaux. Parmi eux, en effet, il distingue deux variétés distinctes
qui ne doivent pas être confondues : "Nous appelerons normaux -écrit-il- les faits qui
présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de
morbides ou de pathologiques car ils sont une exception dans le temps et dans
l'espace". Il s'ensuit donc, pour l'auteur, que "un fait social est normal pour un type
social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il
se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase
correspondante de leur évolution".
Or le crime s'observe dans les sociétés de tous les types : c'est donc un
phénomène de normalité sociale.
Ainsi, pour Durkheim, un phénomène est normal lorsqu'il se rencontre de façon
générale dans une société d'un certain type, à une certaine phase de son devenir. Le
crime est donc un phénomène normal, ou, plus exactement, un certain taux de
criminalité est un phénomène normal. Ainsi, la normalité est définie par la généralité,
mais, puisque les sociétés sont diverses, il est impossible de connaître la généralité de
manière abstraite et universelle. Sera donc considéré comme normal, le phénomène
que l'on rencontre très fréquemment dans une société donnée, à un moment donné.
Les conséquences que Durkheim déduit de ce principe sont toutes dominées par
cette idée que le crime, parce qu'il est un fait social normal, est un facteur de la santé
publique, une partie intégrante de toute société saine.
En effet, Durkheim se demande ce qui se passerait dans une société au sein de
laquelle le développement de la conscience morale collective et individuelle serait tel
que plus aucun crime ne serait commis.
On se trouverait, dit Durkheim, dans une "société de saints".
Dans un premier temps, comme plus personne ne commettrait ni homicide, ni
attentat, ni braquages... etc, les crimes proprement dits y seraient inconnus.
Mais ensuite, les plus petites fautes seraient considérées comme criminelles et
traitées comme telles, car cette société de saints, qui ne connaîtrait plus de "vrais"
56
crimes, en inventerait nécessairement d'autres parce que la conscience collective, en
se fortifiant, devient, par conséquent, plus sensible, plus exigeante, et réagit contre les
moindres écarts.
Autrement dit, plus la société évolue et devient "humaine", plus elle devient
intolérante à l'égard des petites choses, et donc, plus inhumaine ! Bref, une telle
société de saints serait donc tout aussi répressive, voire même elle le deviendrait
encore plus.
En outre, le crime n'est pas seulement normal, il est aussi utile dans la mesure
où il prépare directement les transformations du droit. En effet, le crime se définit par
rapport à la commune appréciation de ce qui est une conduite moralement acceptable ;
le crime n'est donc souvent qu'une anticipation de la morale à venir. L'exemple cité
plusieurs fois par Durkheim est celui de Socrate : d'après le droit athénien, Socrate
était un criminel et sa condamnation était juste. Cependant son crime, à savoir
l'indépendance de sa pensée, était utile à la société dans laquelle il vivait, car il servait
à préparer une morale nouvelle.
Cette forme de criminalité est donc le fait de quelqu'un qui suscite une réaction
sociale par des comportements qui ne correspondent pas aux valeurs et aux croyances
de son époque, dans la mesure où il est en avance sur celles-ci (autre exemple plus
récent : dans les années 1970, plusieurs centaines de femmes, dont certaines très
célèbres, ont signé un manifeste dans lequel elles reconnaissaient avoir pratiqué un
avortement, qui, à l'époque, était parfaitement illégal. Elles anticipaient, d'une certaine
façon la morale à venir avec la loi Veil du 17 janvier 1975).
Donc, pour Durkheim, le criminel n'apparaît plus comme un corps étranger, un
être radicalement asocial ; au contraire, c'est un agent régulier et régulateur de toute
vie sociale.
Par conséquent, la théorie de la peine est à renouveler. Si, en effet, le crime est
une maladie, la peine, le traitement, en est le remède. Par contre, si l'on considère que
le crime n'a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour fonction de guérir et sa
vraie fonction doit être cherchée ailleurs. Pour lui, d'une façon générale, les individus
sont normalement intégrés dans la société par la contrainte crée par la conscience
commune. L'idée, c'est que nous nous poliçons nous-mêmes ; mais, dans le cas du
criminel, cette auto-contrainte n'a pas fonctionné : d'où l'intérêt de la peine. La peine
infligée au criminel est une réaction sociale, quasi mécanique, destinée à préserver la
cohésion sociale autour de certaines valeurs.
Pour Durkheim, la peine est une réaction passionnelle, d'intensité graduée, que
la société exerce sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.
Elle est l'expression de la moralité et de la solidarité sociale et même, plus
précisément, elle va permettre la réaffirmation des liens de solidarité entre les
consciences humaines, ce qui lui donne, finalement, un caractère presque sacré.
Et Durkheim insiste sur ce caractère sacré de la peine : pour lui, les
transgressions à la loi pénale sont des outrages aux sentiments profonds de la
conscience collective et l'essence de la peine est bien de marquer la réprobation qui
entoure le crime et donc de rapprocher les consciences individuelles. Cette communion
sociale qu'entraîne avec elle la peine lui donne un caractère irrationnel et c'est donc en
cela qu'elle est utile.
Pour Durkheim donc, l'intérêt de la peine est davantage la réaffirmation des
valeurs sociales que l'expiation du coupable.
Il va d'ailleurs approfondir ce thème dans un autre livre "L'éducation morale"
(1902), qui porte sur l'apprentissage des normes morales et aussi de la formation du
lien social chez l'enfant.
Un chapitre de ce livre est consacré à la pénalité scolaire et, à ce propos,
Durkheim va faire des considérations relatives à la pénalité en général. Bref, il nous
fait part d'un certain nombre de réflexions qui s'inscrivent finalement dans le cadre
plus large de l'apprentissage du respect des règles sociales.
Qu'est-ce qui peut bien faire, en effet, que nous respections les règles ?
57
Pour Durkheim, l'origine du respect de la règle n'est pas dans la sanction : si les
élèves, si les individus en général, respectent les règles en vigueur, c'est plus à cause
de l'autorité de celui qui les énonce ou les transmet, c'est la conviction avec laquelle
elles sont énoncées, la confiance que l'on place en celui qui les énonce et le sens
qu'elles peuvent prendre qui en assurent fondamentalement le respect.
C'est donc bien plus par l'attachement aux valeurs du groupe que par la sanction
que l'on incite un enfant ou un individu à respecter la règle.
Ainsi, si la punition ne sert pas directement au respect de la règle, quel peut
donc bien être le sens de la punition, de la peine ?
Durkheim réfute alors la théorie utilitariste de la peine, selon laquelle la peine
poursuit un but de prévention générale et spéciale : pour lui, la peine ne contribue pas
à socialiser le délinquant mais seulement à lui faire peur. Et, même sur ce terrain,
l'efficacité est limitée : la peine n'intimide pas vraiment le délinquant car au fond, la
peine n'est qu'une espèce de risque professionnel aux yeux du délinquant.
Il s'oppose encore au rétributivisme selon lequel la peine doit avoir pour fonction
principale d'effacer la faute, d'être aussi une sorte de compensation et de réparation
du mal produit par un autre mal. Cette théorie paraît absurde à Durkheim : "c'est
comme si un médecin, pour guérir un bras malade, commençait par amputer l'autre
bras".
Enfin, quelle que soit la théorie de la peine retenue, Durkheim critique les
modalités d'application des peines en ce qui concerne l'échelle des peines. Pour lui, en
effet, l'échelle des peines doit commencer aussi bas que possible et on ne doit passer
d'un degré à l'autre qu'avec la plus grande prudence. Or, ce qui fait la faiblesse de
toutes les législations, observe-t-il, c'est que celles-ci vont tout de suite aux sévérités
extrêmes et donc sont obligées de se répéter, perdant ainsi leur action (cf.
emprisonnement). Car, passé un certain degré de souffrance, toute souffrance nouvelle
cesse d'être ressentie. on est alors obligé de renforcer encore la peine qui continue à
perdre son effet.
Quelle est alors l'élément positif que l'on puisse retirer de la peine ?
C'est, dit Durkheim, qu'elle réagit contre la faute, autrement dit, qu'elle réaffirme
la loi, qu'elle montre que la loi a quelque chose de sacré qu'on ne peut pas outrepasser
impunément.
La peine doit donc d'abord être un blâme ostensible de l'acte qui a été commis.
Elle doit donc être essentiellement un discours, une communication, par lesquels va se
manifester ce sentiment de réprobation de l'acte. Il ne s'agit donc pas, comme on le
ferait pour un animal, de punir pour dresser, mais de dire, de manifester clairement son
sentiment.
Comment faire ? Comment blâmer ? Comment traduire ce sentiment pour qu'il
soit compris et intégré par l'auteur de l'acte ?
Durkheim se tourne alors vers l'idée de mesure éducative, utile à celui qui la
subit, c'est-à-dire, comme le dit Durkheim, "lui paraisse respectable".
Il faut donc passer du temps à faire comprendre la sanction, car la manière de
l'imposer compte autant que soncontenu.
Durkheim propose donc, face aux théories traditionnelles de la peine, une autre
manière de penser, non plus la "peine", mais la "sanction". Il ne remet pas en question
la loi pénale en tant que telle, au contraire il la réaffirme, mais tente d'ouvrir d'autres
perspectives pour que la sanction prenne un sens. Et, pour arriver à ce résultat, on
remarque que, finalement, Durkheim retire à la sanction presuqe tous les caractères de
la pénalité. En effet, pour lui, l'essentiel de la sanction réside finalement dans ce que
l'on pourrait appeler une fonction symbolique de la réaction, c'est-à-dire une
réaffirmation officielle de la règle et une tentative pour réinscrire l'auteur de l'acte dans
un lien social.
La sanction doit être, en quelque sorte, un outil de cohésion sociale :
- pour le groupe, d'abord, puisqu'elle resserre l'unité du groupe, conforte la
conscience collective
- pour le délinquant, ensuite, parce qu'elle doit permettre sa réinsertion dans le
groupe social.
58
Toutefois, Durkheim observe que ces facteurs de cohésion sociale s'affaiblissent
avec l'évolution des sociétés, à cause, notamment, de la division du travail. En effet, la
division du travail a pour conséquence que ceux qui accomplissent des tâches
spécialisées ne sont plus en interaction suffisamment étroite et continue les uns avec
les autres pour permettre le développement progressif d'un système de règles
communes et d'un consensus. En l'absence de telles règles, la vie sociale devient
imprévisible et incertaine, donc insécure. Les actions et attentes des individus
travaillant dans un secteur de la division du travail ne s'accordent plus aux actions et
attentes des individus travaillant dans un autre secteur. On constate alors une
tendance à la désintégration sociale : l'ensemble des règles communes constituant le
fondement de la régulation des relations entre les éléments d'un système social tend à
disparaître, et Durkheim appelle cette situation : l'anomie, c'est-à-dire l'absence de
norme sociale permettant de réguler les conduites sociales.
Cette anomie est, pour Durkheim, une des causes du suicide, et aussi la cause
du comportement de certains criminels : l'individu ne trouve plus de règles auxquelles
conformer sa conduite.
On trouve là un thème fort de la théorie durkheimienne : la société organise
spontanément ou consciemment la résistance aux tendances criminelles quand elle est
à l'état normal, c'est-à-dire à l'état de développement lent, harmonique et régulier ;
elle détermine l'apparition de la criminalité quand elle est à l'état de crise. C'est une
conception globale qui s'oppose logiquement à l'idée lombrosienne de survivance d'un
état du passé et l'on voit ici comment une théorie du changement social va se
substituer au schéma évolutionniste linéaire des anthropologues du tournant du siècle.
Cette théorie de l'anomie sera, on le verra, reprise plus tard par la criminologie
nord-américaine.
Pour terminer ce paragraphe consacré à l'Ecole sociologique de Durkheim, il faut
donc insister sur ce qui est central, spécifique, dans la pensée dukheimienne : la
société est une réalité distincte en nature des réalités individuelles. Tout fait social a
pour cause un autre fait social et jamais un fait de la psychologie individuelle
Ce que nous enseigne Durkheim "c'est qu'un tout n'est pas identique à la somme
de ses parties, il est quelque chose d'autre et dont les propriétés diffèrent de celles que
présentent les parties dont il est composé (...) En vertu de ce principe, la société n'est
pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association
représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute, il ne peut
rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données, mais
il faut encore que ces consciences soient associées combinées, et combinées d'une
certaine manière; c'est de cette combinaison que résulte la vie sociale, et , par suite,
c'est cette combinaison qui l'explique".
Tel est le centre de la pensée méthodologique de Durkheim. Le fait social est
spécifique. Crée par l'association des individus, il diffère en nature de ce qui se passe
au niveau des consciences individuelles.
59
Les deux hommes s'étaient déjà opposés, comme on s'en souvient, sur la
"normalité" du crime. On peut signaler, pour la petite histoire, que ces propos
audacieux valurent à Durkheim les foudres de Tarde qui, vexé de manière générale par
les critiques de Durkheim envers sa théorie de l'imitation - Durkheim n'y voyait qu'une
théorie plus philosophique que scientifique-, prit, ou fit mine de prendre, les
constructions durkheimiennes pour une apologie du crime. En assimilant ce qui est
normal à ce qui est général, disait Tarde, Durkheim exprime une ipinion qui, sur le plan
de la moralité sociale, risque d'avoir de graves conséquences : Durkheim banalise le
crime et sa thèse contribue donc au relâchement des moeurs. Toutefois, après avoir
critiqué autant que faire ce peut son adversaire, Tarde se ralliera tardivement à la
définition durkheimienne du crime comme violation des valeurs du groupe, dans un
article paru à la Revue pénitentiaire en 1898, intitulé "qu'est-ce que le crime?".
Durkheim a souvent parlé du crime mais il n'a jamais réalisé une étude précise
sur la criminalité. C'est surtout la peine, le droit pénal qui l’intéressait en tant
qu'expression de la solidarité et de la cohésion sociales et de ses transformations.
Durkheim ne s'intéresse pas à la nature de l'homme criminel mais à celle du
crime. Le crime lui apparaît indissociable de la peine qui le constitue comme objet de la
vindicte collective.
Mais l’étude de la peine renvoie elle-même à l’étude de la loi, ou de la norme,
qui institue tel ou tel comportement en crime. Aussi, pour Durkheim, l'étude de la
production des normes et celle de leur application est indissociable si l’on veut avoir
une compréhension globale du phénomène criminel : "violer la règle -écrit-il- est une
façon de la pratiquer. Il n'y a, en définitive, que des expressions différentes d'une seule
et même réalité qui est l'état moral des collectivités considérées".
Durkheim était très au fait des travaux de criminologie de son époque, travaux
qu'il tenait pour une part essentielle des rares terrains sociologiques sérieux de son
époque.
En 1897, il fonde une Revue "l'Année sociologique", laquelle contient une
rubrique intitulée "sociologie criminelle". C'est dans cette rubrique que vont s'exprimer
les thèses de l'Ecole sociologique : la sociologie, basée sur la statistique et l'histoire,
est seule capable d'expliquer la criminalité en tant que phénomène de masse.
La statistique est au point de départ de la science criminelle. Elle doit être un
procédé d'investigation et d’observation au service de la sociologie et un procédé de
vérifications de ses hypothèses pour le sociologue.
Mais ce n'est pas le seul instrument qui s'offre : la méthode comparative,
l'histoire, l'éthnographie et les monographies locales constituent d'autres méthodes
indispensables.
Ainsi, par exemple, l'histoire peut contribuer à expliquer le phénomène observé :
un phénomène social a une genèse. Il est lié, en effet, à l'état général de la société état
qui est lui-même un produit de l'histoire. C'est donc dans l'histoire, comme le dit
Durkheim qu'il faut chercher l'origine et l’explication des relations sociologiques, des
structures observées grâce à la statistique. L'histoire permet en effet de répondre à la
question de savoir pourquoi les choses sont comme elles sont alors qu'elles auraient pu
être autrement.
Des études vont être entreprises par différents membres de l'Ecole sociologique,
notamment sur la question de l'enfance criminelle ou encore sur la prison. Ou les
milieux criminogènes.
Les chercheurs constatent que les milieux qui concentrent prostitution,
alcoolisme, natalité galopante et pauvreté sont lourdement criminogènes, ce qui n'est
pas très original jusque là.. Mais les auteurs de ces études de milieu observent que, et
c'est là que la réflexion devient originale, le délinquant ne s'y désocialise pas, il se
socialise selon les règles en vigueur au sein de ces communautés qui ont leurs propres
formes de solidarité. La compréhension du fonctionnement de ces milieux s'avère donc
primordiale. Et, pour comprendre ce fonctionnement, il faut étudier les mécanismes de
60
socilisation. Cette socialisation, pour les durkheimiens, passe par la formation de la
conscience morale.
Durkheim observe en effet que :
" Des changements profonds se sont produits, et en très peu de temps, dans la
structure de nos sociétés ; elles se sont affranchies d’un certain type avec une rapidité
et dans des proportions dont on ne trouve pas un autre exemple dans l'histoire. Par
suite, la morale qui correspond à ce type social a régressé, mais sans qu'une autre se
développe assez vite pour remplir le terrain que la première laissait vide dans nos
consciences. Notre foi s'est troublée ; la tradition a perdu son empire (...) Le
relâchement ne pourra prendre fin qu'à mesure qu'une discipline nouvelle s'établira et
se consolidera".
Nous allons donc maintenant étudier plus en détail chacun de ces 4 courants
sociologiques nord-américains.
En 1927, John Thrasher publie un livre "The Gang" dont l'objet porte sur l'étude
de la délinquance juvénile.
Thrasher part du constat d'une localisation géographique de la délinquance
juvénile : il y a des secteurs de la ville qui sont plus touchés que d'autres par la
délinquance juvénile. Comment expliquer ce phénomène ?
C'est par une théorie de l'urbanisation que Thrasher va chercher à rendre
compte de l'apparition et de la perpétuation de la délinquance dans certains quartiers
particuliers.
La ville industrielle américaine s'est développée en sorte que, entre le centre où
sont installés les bureaux et les magasins, et la périphérie où sont les quartiers
résidentiels, un espace intermédiaire a été libéré : s'y sont alors rassemblés les
immigrants récemment arrivés sur le sol américain ainsi que les Noirs fuyant le sud du
pays.
En s'établissant dans cet espace libre, les immigrants ont en quelque sorte pris
racine, mais, comme il s'agissait d'un terrain particulièrement ingrat, leur
accoutumance ne s'est pas faite sans problèmes.
La délinquance juvénile est alors, pour Trasher, un phénomène caractéristique
de cette acclimatation socio-géographique difficile. Tout comme la nature, en écologie,
a horreur du vide, la délinquance remplit finalement les zones particulièrement
défavorisées.
Thrasher exprime cela en écrivant :
"Dans la nature, des matières étrangères tendent à se rassembler et à
s'agglomérer dans chaque crevasse, chaque fissure, chaque interstice. Il y a de la
même façon des fissures et des cassures dans la structure de l'organisation sociale. Le
63
gang de jeunes peut être regardé comme un élément intersticiel dans le cadre de la
société, et le territoire du gang est une région intersticielle dans le tracé de la cité".
Toute la théorie de Thrasher est organisée autour de cette notion d'espace
intersticiel.
D'abord, les membres du gang considèrent l'espace urbain où ils évoluent, cette
“ région intersticielle ”, comme un espace particulier, qui échappe à la propriété
commune : ils défendent donc cet espace contre l'invasion des autres bandes et
inversement, toute intrusion dans les territoires limitrophes et considérée comme une
agression. C'est là d'ailleurs la cause de multiples conflits entre bandes.
Ensuite, les frontières de ces territoires sont bien marquées, bien délimitées.
L'étranger qui déambule dans la zone ne sait pas que la ligne de chemin de fer ou le
stade du coin de la rue marquent des frontières infranchissables. En revanche, tous les
jeunes du quartier le savent : ainsi, la symbolique de l'espace est si prégnante qu'elle
détermine, pour les individus, l'affiliation à des bandes particulières. Le fait d'habiter
dans un même paté de maisons compte finalement pour plus que la couleur de la peau
ou l'appartenance ethnique.
Enfin, Trasher remarque que, à cette espèce d’isolement géographique,
écologique, correspond un isolement culturel. Les activités sociales habituelles
prennent ici un tout autre sens : le vol, par exemple, n'est pas perçu comme
l'appropriation du bien d'autrui mais peut être perçu comme une activité sportive, une
détente, une façon de s'occuper. On le regarde comme naturel et, à l'invitation
habituelle "Viens, on va voler", la réponse peut être : "Non, j'suis trop crevé" ou "j'ai
autre chose à faire", mais jamais "c'est pas bien".
Ainsi, à la différence de ceux qui sont soumis aux pressions conventionnelles, ces
jeunes gens ne regardent pas de tels actes de délinquance comme de mauvaises
conduites : ils volent pour s'occuper, pour s'amuser.
Ainsi, pour comprendre les pratiques délinquantielles des jeunes des bandes, il
faut donc, écrit Thrasher, partir de l'espace urbain où vivent ces jeunes car pour lui :
"De même que les ressources naturelles d'une région ou d'un territoire déterminent de
façon générale les activités de ses habitants, de même l'habitat du gang - c’est-à-dire
l’environnement dans lequel vit le gang - forme les intérêts de ses membres -c’est-à-
dire détermine leurs activités -".
Thrasher ne dit pas pour autant que cette région intersticielle soit désorganisée.
Au contraire, il pense que le gang est une forme d'organisation sociale : il est une
création spontanée des adolescents pour vivre dans une société qui leur convienne
lorsque n'existe aucune société adéquate à leurs besoins.
Ce qui est alors appelé pat Thrasher désorganisation, c'est le fait que ces formes
spontanées de sociabilité ne peuvent pas être articulées avec les coutumes, les
traditions, les institutions, qui régissent le reste de la société. La désorganisation est
donc un vice du système total et non pas une propriété des gangs. Cette cassure
-certains diraient aujourd’hui “ cette fracture ”- dans le système social se traduit donc
comme une inapplication des modèles dominants.
Bref, cette désorganisation n'est pas absence de sociabilité ou absence de
normes, comme la définiront par la suite les culturalistes ou les fonctionnalistes. Elle
est le produit du développement non planifié, non contrôlé, non maîtrisé, des forces de
l'environnement et la délinquance est le résultat de ce développement incontrôlé d'une
société où se conjuguent et se combattent des forces diverses.
Dans une série d'importantes monographies fondées pour la plupart sur des
recherches effectuées dans la ville de Chicago, Clifford Shaw et Henri Mc Kay
s’intéressent eux aussi à la délinquance juvénile et tentent d'expliquer la distribution
de la délinquance juvénile dans les villes américaines.
Les résultats de leurs recherches sont publiés dans différents livres dont un, bien
connu, s'appelle "Les facteurs sociaux de la délinquance juvénile" publié en 1931.
64
Ils observent que les zones à taux élevé de délinquance dans le Chicago des
années 1900-1906 sont aussi des zones à taux élevé de délinquance dans les années
1917-1923. Pourtant, la composition ethnique de ces zones s'est, dans cet intervalle de
temps, considérablement modifiée. Aussi, pour ces auteurs, quand des groupes
ethniques immigrent dans ces zones, leur taux de délinquance juvénile augmente, et
inversement, quand ces groupes ethniques quittent ces zones, leur taux de
délinquance juvénile diminue. Ils en tirent la conclusion que ce ne sont pas les groupes
ethniques qui sont "facteurs" de délinquance (n'en déplaise à certains hommes
politiques !), mais bien plutôt le lieu, le milieu où ils habitent. Ils observent aussi que la
plupart des délits se commettent en petits groupes, ordinairement de deux ou trois
individus.
Shaw et Mc Kay concluent alors que dans les zones à taux élevé de délinquance,
la criminalité et la délinquance juvénile sont devenues des aspects plus ou moins
traditionnels de la vie sociale et que ces traditions de délinquance sont transmises par
des contacts à la fois personnels et collectifs lorsque l’on s’installe dans ces zones.
La théorie de Shaw et Mac Kay les conduit à formuler le concept de "delinquency
area", c'est-à-dire de "zones urbaines de détérioration morale" caractérisées par des
conditions sociales et économiques défavorables et un taux élevé de criminalité.
En effet, ils estiment que leurs recherches faites sur Chicago montrent les
corrélations existant entre la délinquance et d'autres phénomènes sociaux (comme le
suicide, le chômage, les familles monoparentales) dans certaines zones de la ville
dénommées ainsi par eux "zones de détérioration morale".
65
Pour conclure ce paragraphe, et pour résumer la pensée des auteurs, on peut
dire que pour Shaw et Mc Kay, dans certaines zones urbaines, des traditions de
délinquance sont transmises par des contacts personnels et de groupe. Ce ne sont pas
les motifs et les désirs qui sont spécifiques aux délinquants, mais les modèles culturels
mis en œuvre pour les atteindre. Les auteurs montrent que ces traditions de
délinquance se développent dans des zones à taux élevé de rupture des contrôles
sociaux. On a souvent retenu que cet aspect écologique de leur théorie mais une
lecture attentive montre que le noyau en est le processus de transmission culturelle :
dans certains endroits, on devient délinquant parce qu'une tradition de délinquance
nous est transmise. Ce processus de transmission culturelle permet d'introduire un
facteur d’explication sans lequel la liaison entre aire de désorganisation sociale et haut
taux de délinquance resterait purement descriptif et n'aurait aucune valeur explicative.
On comprend alors que le culturalisme, en germe déjà dans les études de Shaw
et Mc Kay, ait naturellement succédé à cette théorie écologique : il est difficile, en
effet, de comprendre ce milieu sans tenir compte de sa culture.
Aux étude de communautés "écologiques", vont donc succéder les études de
communautés "culturelles", par une sorte de glissement de sens du terme de "milieu" :
du milieu au sens écologique, on passe au milieu au sens culturel.
§2 : Le culturalisme
66
A- La délinquance comme produit d'une transmission
culturelle. La théorie des associations différentielles de
Edwin. Sutherland
Les théories que nous allons voir maintenant mettent l'accent sur la notion de
processus d'apprentissage culturel par lequel la délinquance, qui n'est finalement qu'un
aspect de la déviance, est apprise.
Ces théories, qui insistent sur les variables situationnelles, ne doivent pas être
confondues avec les explications d'origine purement psychologique. Ces dernières
tendent à voir l'acte délinquant comme le produit de la personnalité ou encore de la
structure caractérielle : elles insistent, par conséquent, sur des variables liées à la
personnalité.
Sans nier l'influence de ces variables, les théories de la transmission culturelle
tendent plutôt à considérer que la motivation d'une forme particulière de
comportement délinquant s'explique davantage par la connaissance et l'apprentissage
des attitudes qui ont manifestement et immédiatement rapport à cette forme de
comportement délinquant, que par des traits de personnalité caractérisitiques de
l'individu.
Bref, les variables qui doivent être prises en considération pour expliquer la
délinquance forment, pour les tenants de ces théories, un sous-système de la
personnalité, plus ou moins indépendant des autres composantes de la personnalité.
Pour comprendre cette formule un peu savante, on peut l'illustrer en disant que, par
exemple, en matière de préférences alimentaires, notre goût pour certains plats n'a
rien à voir avec nos attitudes à l'égard du vol.
En fait, ces théories peuvent se résumer de la façon suivante : le comportement
délinquant -et plus largement, le comportement déviant- est déterminé par un sous-
système de connaissances, de croyances et d'attitudes qui rendent posssibles,
permettent ou même prescrivent des formes spécifiques de délinquance dans des
situations spécifiques. Ces connaissances, ces croyances et ces attitudes doivent donc
d'abord exister dans l'environnement culturel du délinquant et elles sont ensuite
"reprises", c'est-à-dire apprises et intégrées dans la personnalité de la même façon que
tous les autres éléments de la culture ambiante.
Bien qu'elles considèrent les délinquants comme des types de personnes
différents des non-délinquants, ces théories situent les différences dans un segment
limité de la personnalité ; sous d'autres aspects, les délinquants sont semblables à
n'importe qui d'autre. En outre, le processus au cours duquel ils ont pris le chemin de la
délinquance n'est pas différent du processus au cours duquel les autres sont devenus
des membres conformistes de la société.
Bref, nous sommes tous les enfants de notre culture. De cette façon, les théories
de la transmission culturelle minimisent le mystère et la particularité du crime et
maximisent l'humanité commune du déviant et du conforme.
Reste que la question de savoir comment les individus arrivent à intégrer les
éléments de leur culture et à sélectionner, parmi des modèles variés, le modèle
délinquant, n'est pas évidente.
Ces théories vont alors chercher la réponse dans l'observation du processus
d'apprentissage culturel.
67
Cet apprentissage comprend d'abord l'apprentissage des techniques nécessaires
pour commettre l'infraction et ensuite l'apprentissage de "l'orientation des mobiles, des
pulsions, des rationalisations et des attitudes" qui permettront de la commettre. En
d'autres termes : il faut se donner de bonnes raisons de commettre l'infraction
L'orientation des mobiles et des pulsions est fonction de l'interprétation
favorable ou défavorable que fait un individu des dispositions légales. Un individu
devient donc délinquant quand les interprétations favorables à la transgression de la loi
l'emportent sur les interprétations défavorables à la transgression.
C'est là le principe de l'association différentielle.
Chacun d'entre nous se trouve en contact avec les deux formes d'interprétations,
et c'est le rapport de l'une à l'autre qui est, finalement, décisif (exemple : brûler le feu
rouge ou arriver en retard au cours ?).
Il faut insister sur le fait que Sutherland ne parle pas d'associations entre
criminels et d'associations entre non-criminels, mais plutôt d'associations entre
interprétations favorables à la transgression et d'associations défavorables.
Ainsi, on peut, en tant qu'individu, côtoyer peu de criminels alors même pourtant
que ces associations comporteront de nombreuses expositions à des modèles pro-
criminels. De plus, même dans la fréquentation avec des criminels, de nombreuses
formes de comportement criminel peuvent être défavorablement interprétées : par
exemple, le voleur peut se montrer tout aussi défavorable au viol, au meurtre que tout
citoyen conventionnel et bien-pensant (cf. le statut des "pointeurs" en prison). D'autre
part, des attitudes pro-délictueuses à l'égard d'une infraction, par exemple la fraude
fiscale ou l'abus de biens sociaux, peuvent être apprises de personnes qui, dans
l'ensemble, sont respectables et conformistes.
Sutherland note en outre que les associations différentielles ne sont pas toutes
de poids égal, n'ont pas toutes la même importance : certaines ont un impact, une
influence plus grande que d'autres. Ce poids varie avec la fréquence, la durée,
l'antériorité et l'intensité de chaque association particulière :
- la fréquence : plus on est exposé à un modèle criminel, plus le risque s'accroît
de devenir criminel
- la durée : plus les contacts avec les modèles criminels sont longs et plus le
risque s'accroît de les adopter pour son propre comportement
- l'antériorité : elle exerce une influence décisive en ce sens qu'en règle
générale, le comportement conformiste ou criminel développé dans l'enfance peut
persister toute la vie. L'apprentissage socio-culturel se faisant, en premier lieu, dans le
sein de la famille d'origine, l'enfant peut être élevé, dressé à la délinquance
- l'intensité : elle se rapporte au prestige du modèle criminel ou non-criminel.
Toutefois, d'un point de vue technique, il faut insister sur le fait que les
mécanismes de l'apprentissage du comportement criminel avec des modèles criminels
et non-criminels sont identiques à ceux impliqués dans tout apprentissage.
La théorie de Sutherland est aussi importante pour ce qu'elle nie que pour ce
qu'elle affirme.
En particulier, Sutherland nie que le comportement délinquant puisse s'expliquer
par des besoins et des valeurs particuliers, non parce que ces besoins et ces valeurs
n'aideraient pas à déterminer le comportement délinquant, mais parce que les
comportements délinquants et non-délinquants sont les expressions des mêmes
besoins et valeurs. Les voleurs volent pour de l'argent, les gens honnêtes travaillent
pour de l'argent. Aussi, pour expliquer les différences, il faut déjà trouver où sont les
différences. pourquoi alors devient-on délinquant tandis que d'autres pas ?
Et ces différences peuvent s'expliquer et se trouver dans le fait que la culture
globale n'est pas homogène et comporte des définitions contradictoires du même
comportement, dont l'une est avalisée par le législateur.
Les taux et la fréquence de chaque type de comportement criminel dépendent
donc de la manière dont l'organisation sociale stimule ou inhibe l'association aux
modèles criminels ou aux modèles anti-criminels. Ainsi, par exemple, Sutherland
remarque que la mobilité, la diversité et l'anonymat de la société urbaine créent plus
68
d'accasions pour les associations pro-criminelles que les modèles plus contrôlés de la
société rurale.
69
Voyons maintenant les mécanismes qui sont en jeu et vont conduire à ces
conflits.
Sellin observe que, parmi les divers moyens que les groupes sociaux ont
développé pour assurer la conformité de la conduite de leurs membres, le droit pénal
occupe une place privilégiée car ses normes s'imposent à tous ceux qui vivent à
l'intérieur d'un Etat et sont appliquées grâce au pouvoir coercitif de cet Etat. Ainsi, le
droit pénal peut être considéré en partie comme un ensemble de règles qui interdisent
des formes spécifiques de conduite et indiquent des peines pour leurs violations. Mais
Sellin observe aussi que le caractère de ces règles, le genre ou type de conduite
qu'elles interdisent, la nature de la sanction attachée à leur violation, dépendent des
caractéristiques et des intérêts des groupes de la population qui exercent une influence
sur la législation. Dans certains pays, ces groupes peuvent comprendre la majorité des
individus, dans d'autres, une minorité, mais les valeurs sociales qui obtiennent la
protection du droit pénal sont toujours en fin de compte celles auxquelles les groupes
d'intérêts dominants sont le plus attachés
Bien sûr, les normes pénales, c'est-à-dire les normes de conduites incorporées
dans le droit pénal, peuvent changer lorsque les valeurs des groupes dominants sont
modifiées ou que des changements politiques et sociaux provoquent une recomposition
des groupes dominants. Ainsi, des faits qualifiés crimes dans le passé peuvent
constituer aujourd'hui un comportement légal, tandis que des crimes dans un Etat
contemporain peuvent constituer un comportement légal dans un autre Etat (voir, par
exemple, la dépénalisation de l'usage du cannabis dans certains Etats).
Sellin conclut donc que tout ce que le droit pénal de n'importe quel Etat interdit
aujourd'hui ne sera pas forcément interdit à un certain moment dans l'avenir, à moins
que ne s'installe une stagnation sociale complète, ce qui semble impossible.
La définition du crime a donc un caractère variable.
En même temps, l'homme naît au sein d'une culture. Au cours de ses contacts
sociaux, il va recevoir et adapter des idées qui lui seront transmises de façon formelle
ou informelle. A ces idées, l'individu va donner des significations particulières qui sont
attachées aux coutumes, aux croyances et à ses propres relations avec les autres et
avec les institutions sociales. Ces idées sont donc des éléments culturels qui vont
s'insèrer dans des modèles - ce que Sellin appelle des configurations d'idées- ayant
tendance à se fixer, à s'incorporer dans l'esprit de chaque individu. Bref, elles
deviennent des éléments de la personnalité et Sellin appelle personnalité la somme
totale de tous ces éléments.
Or, au cours de son existence, l'individu se trouve confronté à des choix. La
grande majorité de ces choix ont un caractère non dramatique, routinier et tellement
influencés par l'habitude qu'ils en deviennent presqu'automatiques ( par exemple :
café, thé ou chocolat au petit déjeuner). Dans d'autres cas, l'individu se trouve en face
d'une situation nouvelle, il va devoir réfléchir pour choisir la réponse qui lui paraît être
la plus appropriée (par exemple, boire ou conduire).
Dans tous les cas, sa réaction peut être considérée comme une expression de sa
personnalité. Et le caractère de cette réaction dépend de la signification qu'il donne à
la situation. Certaines de ces situations se répètent assez souvent et sont tellement
socialement définies qu'elles appellent des réponses définies ("dire bonjour à la
dame"). Des normes y sont, pour ainsi dire, attachées. Ces normes définissent la
réaction ou la réponse qui, chez un individu donné, est approuvée par le groupe
normatif. L'attitude du groupe vis à vis des réponses a été, par conséquent, cristallisée
en règles dont la violation donne lieu à une réaction du groupe. Ces règles ou normes
peuvent être appelées normes de conduite. Ainsi, le droit pénal ne contient pas à lui
seul toutes les normes de conduites, mais simplement certaines d'entre elles.
Les normes de conduite sont donc des produits de la vie sociale. Les groupes
sociaux imposent à leurs membres certaines règles qui ont pour but d'assurer la
protection de certaines valeurs sociales. Sellin affirme ainsi que "l'on trouve des
normes de conduite partout où l'on trouve des groupes sociaux, c'est-à-dire
70
universellement. Elles ne sont pas la création d'un seul groupe normatif ; elles ne sont
pas enfermées dans des limites politiques ; elles ne sont pas nécessairement
enfermées dans des lois".
En effet, tout individu fait partie d'un groupe social et inscrit ses actions dans la
société. Et, parce que la société est traversée de différents groupes sociaux, un
individu appartient simultanément à plusieurs groupes sociaux. Or chacun de ces
groupes est normatif en ce sens qu'en lui se forment des normes de conduite
spécifiques. En tant que membre d'un groupe social donné, un individu n'est pas
seulement supposé se conformer aux normes auxquelles il participe avec d'autres
groupes, mais aussi à celles qui sont spécifiques au groupe auquel il appartient.
Par exemple, un individu peut avoir à se conformer successivement aux normes
de conduite de son groupe familial, de son groupe de travail, de son groupe de jeu, de
son groupe politique, de son groupe religieux, etc...
Dans cet ordre d'idée, on comprend alors que Sellin affirme que la loi pénale
contient sans doute un grand nombre de normes de conduite, mais que finalement, elle
n'est pas la seule. Pour Sellin, le droit pénal est le code de conduite du groupe
politique. Mais, pour lui, l'étude des normes de conduite et de leur violation doit être
infiniment plus large que l'étude des normes du crime, en raison, notamment, de la
multiplicité des groupes sociaux auxquels un individu peut concuremment appartenir.
Or, plus une société devient complexe, plus il est vraisemblable que le nombre
des groupes normatifs qui influent sur l'individu sera important et que fera défaut la
chance que les normes de ces groupes soient uniformes, même si sur certains points
elles peuvent toutefois se chevaucher.
Sellin dit alors qu'un conflit de normes existe quand des règles de conduite plus
ou moins divergentes règlementent la situation spécifique dans laquelle un individu
peut se trouver : la norme de conduite d'un groupe dont il fait partie peut émettre une
réponse à cette situation alors que la norme d'un autre groupe dont il fait partie
permettrait une réponse complètement contraire (par exemple, un étudiant pratiquant
l'équitation et dont le père tient une boucherie chevaline).
De même, Sellin note que l'on peut s'attendre à trouver un conflit de norme
lorsqu'un habitant rural déménage pour la ville. Mais on peut aussi supposer que ce
conflit n'aura pas grande répercussion parce que cet individu a intégré les normes de
base de sa culture qui comprend aussi bien la ville que la campagne. Les choses sont
bien différentes, et le conflit bien plus aigü, dans le cas de groupes sociaux qui ont des
ensembles de normes radicalement différents des autres et cela, en raison des modes
de vie et des valeurs sociales développés par ces groupes. Ainsi, des conflits de culture
sont inévitables quand les normes d'une zone culturelle émigrent ou entrent en contact
avec celles d'une autre zone culturelle.
Sellin illustre son propos en prenant l'exemple de la diffusion du droit français en
Algérie, au moment de la colonisation : en introduisant le code pénal en Algérie, on
transforme en infractions des usages anciens des habitants que leur coutumes
permettaient ou imposaient. Ainsi, chez les Kabyles, le meurtre des épouses adultères :
son père ou son frère ont le droit et le devoir de la tuer pour laver l'honneur des
parents, ou encore le meurtre par vengeance qui est aussi un devoir, de famille à
famille, en cas de meurtre d'un parent : ne pas se venger est perdre la face ou perdre
l'honneur.
Bref, l'abolition du droit coutumier ne va pas sans poser problème : ce qui était
hier un devoir devient un crime.
Ce n'est là qu'un exemple. Sellin généralise en concluant que les conflits de
culture peuvent finalement se produire dans trois types de situations :
- d'abord quand des codes culturels différents se heurtent à la frontière de zones
de culture contigües
- ensuite, dans le cas des normes légales, quand la loi d'un groupe culturel est
étendue pour couvrir le territoire d'un autre groupe culturel
- enfin, quand les membres d'un groupe culturel émigrent dans un autre groupe
culturel.
71
Les conflits de culture peuvent donc naître quand différents systèmes culturels
entrent en contact les uns avec les autres: Sellin appelle conflits primaires ce type de
conflit qui procèdent de la migration de normes d'une culture à une autre, ou encore
qui se développent à la frontière de deux cultures lors d'une colonisation ou encore par
l'effet de migrations d'un groupe dans d'autres. Mais ils peuvent aussi naître à
l'intérieur d'un même système culturel : Sellin parle ici de conflits secondaires pour
désigner ces conflits qui sont dûs à un processus de différenciation sociale engendrée
par l'évolution de la culture de différents groupes sociaux.
Reste que, dans tous les cas, la conduite des membres d'un groupe impliqué
dans le conflit sera jugée anormale par l'autre groupe et qualifiées de déviante ou de
délinquante.
La théorie des conflits de culture a connu une grande fécondité. D'une part, elle
a irrigué beaucoup d'études travaillant sur migrations et criminalité. D'autre part, elle
s'est avérée capable de réintégrer les résultats des recherches menées en terme de
transmission culturelle : l'association différentielle apparaît ainsi comme une
spécification des conflits secondaires, et les "aires culturelles" de Shaw et Mc Kay en
constituent une version écologique
Pour qu'une sous-culture soit possible dit-il - il faut d'abord que les individus
rencontrent les mêmes problèmes : "la condition cruciale pour l'émergence de
nouvelles formes culturelles est l'existence d'un certain nombre d'acteurs avec des
problèmes similaires d'ajustement".
Ayant donc un problème commun d'adaptation à la vie sociale, chacun de ces
acteurs va accueillir avec soulagement, avec joie, tout signe chez les autres qui
encourage une solution qui s'écarte du droit chemin, ce que Cohen appelle une
"innovation", solution peut-être pas très orthodoxe, mais qui permet de régler ce
problème d'adaptation.
Ainsi, pour que l'innovation soit possible, il faut que cette solution déviante soit
reconnue comme valable par le groupe, qu'elle soit validée par lui. Ce qui permet à
Cohen de dire que finalement, il y a un processus d'élaboration commune de la
nouvelle solution, dans la mesure où choisie par l'un, elle n'a de pertinence sociale que
si elle est acceptée par les autres.
72
Ces “ innovations ” deviennent ce que Cohen appelle de “ nouveaux standarts ”
du groupe, c’est-à-dire des règles qui vont conduire leurs comportements.
Cohen insiste donc sur ce phénomène d'interaction entre les membres du
groupe. Il reviendra un peu plus tard sur cette notion, dans un livre intitulé "La
déviance" dont nous parlerons aussi.
Une fois que s'est constituée une sous-culture, c'est-à-dire une fois qu'ont
émergé les "nouveaux standarts" du groupe, comment cette sous-culture se perpétue-
t-elle ?
Cohen indique que : "Une fois établis, de tels systèmes sous-culturels ne se
perpétuent pas par pure inertie. La sous-culture peut survivre à ceux qui l'ont créee,
pour autant qu'elle continue à servir les besoins de ceux qui ont succédé à ses
créateurs.".
Pour Cohen, toute collectivité doit disposer d'un système de valeurs aux termes
duquel chaque individu qui la compose se voit assigner une place, une position dans la
hiérarchie sociale. Et si un tel système de valeurs n'existe pas, les individus ne sont pas
en mesure d'obtenir du respect de la part des autres individus. Or, Cohen observe que
dans certaines situations, certains groupes ne parviennent plus à faire apprécier leurs
performances ou leurs actions par rapport aux valeurs instituées (c’est l’exemple, des
pauvres, des jeunes des banlieues...). Dès lors, se constituent des systèmes de valeurs
marginaux, c’est-à-dire une sous-culture, en marge de ceux de la société dominante.
Mais, dans la mesure même où s'instaure ce que Cohen appelle une sous-culture, le
clivage entre les groupes qui s'en réclament et la société globale s'accuse. Du coup,
vont aussi s'accentuer davantage d'une part,la séparation du groupe par rapport à la
société globale et d'autre part la dépendance des membres du groupe les uns par
rapport aux autres. Par conséquent, la dépendance est accrûe par le seul fait que ces
individus se sont constitués en sous-culture. Il y a ainsi une sorte de logique interne de
la sous-culture qui tend à s'affirmer toujours davantage par le seul fait qu'en se
constituant elle redouble l'inadaptation de ceux qui y participent.
On comprend alors que Cohen fonde sa théorie de la délinquance sur un
mécanisme central qui est celui de la socialisation. Plus précisément, il insiste sur les
difficultés que rencontre la socialisation des enfants issus des classes populaires. Pour
lui, il y a contradiction entre la socialisation familiale et la socialisation scolaire, et c'est
à cette contradiction que les adolescents réagissent lorsqu'ils se constituent en bandes
délinquantes. C'est une façon de régler un problème d'adaptation.
Les expériences et les problèmes dépendent, en effet, du système de valeurs
des individus. Aussi, tant que la socialisation se réduit à l'éducation familiale, les
enfants issus des classes populaires intériorisent des modèles homogènes et
cohérents. Mais, dès qu'ils entrent en contact avec le système scolaire, une disparité
apparaît. En effet, le système de valeurs aux termes duquel les performances des
enfants sont appréciées à l'école est celui de la classe moyenne. Or, si les enfants des
classes moyennes voient ainsi l'éducation familiale confirmée, on demande finalement
aux enfants des classes populaires de renoncer à leur culture d'origine pour adopter les
modèles de la classe moyenne.
Autrement dit, l'école n'est pas tant un lieu où se redouble l'inégalité que celui
où se déculturent les enfants issus des classes populaires : ces enfants doivent
finalement faire le deuil de leur culture familiale. Certains jeunes vont alors s'acculturer
aux valeurs de la classe moyenne, c’est-à-dire tenter d’intérioriser les valeurs de la
classe moyenne, mais ils n'en demeurent pas moins dans une situation difficile. Car le
fait d'avoir partiellement abandonné les valeurs de leur classe d'origine, alors même
qu'économiquement ils y appartiennent encore, les conduit à ce que les culturalistes
nomment pudiquement des "problèmes d'adaptation". et à ce que Cohen nomme des
"solutions sous-culturelles". La délinquance est alors la forme extrême que peut
prendre ce processus de déculturation-acculturation. Ainsi, les formes non utilitaire,
négativiste ou méchante que prend cette sous-culture délinquante exprime d'une
certaine façon le trouble dans lequel se trouve le jeune incapable de résoudre cette
contradiction entre deux cultures intériorisées.
73
Le modèle que Cohen développe dans "Delinquent boys" s'inscrit donc dans la
théorie des sous-cultures délinquantes. On a remarqué, en analysant sa théorie, que
Cohen marquait au passage l'importance de l'acte délinquant comme "solution sous-
culturelle", acte qui doit être validé par les autres membres du groupe pour devenir
pertinent, ou comme dirait Cohen, pour devenir un "nouveau standart" du groupe.
Plus tard, Cohen va essayer d'approfondir cet aspect de sa théorie.
Il va donc intégrer l'acte criminel dans son analyse, en le considérant comme
une réalité effective, spécifique. Pour lui, l'acte criminel est un phénomène particulier
dans la vie du délinquant, et qui se distingue bien des autres actes de ce dernier. Aussi,
il se propose d'étudier l'acte criminel en lui-même et de le réintégrer dans l'explication
de la délinquance.
Il complète donc la théorie des sous-cultures délinquantes en proposant de tenir
compte de l'acte délictueux dans l'explication de la délinquance.
Comme le note R. Gassin dans son manuel de Criminologie (Ed. 1990, p.203),
A.K. Cohen conçoit l'acte délictueux comme l'aboutissement d'une interaction entre
l'acteur et la situation précriminelle au terme d'un processus de passage à l'acte.
Cette définition permet de mettre en évidence les facteurs qui, pour Cohen,
expliquent la délinquance : il s'agit d'une interaction entre un auteur et une situation.
En outre, Cohen montre que l'acte criminel n'est pas quelque chose de figé mais le
point d'aboutissement d'un processus qui se déroule dans le temps et par une série
d'étapes au cours desquelles auteur et situation sont en interaction constante. Enfin,
pour Cohen, l'acte criminel n'est jamais entièrement déterminé par le passé et le
processus de passage à l'acte peut voir son cours se modifier quand il y a changement,
soit de la personnalité de l'auteur de l'acte, soit de la situation, soit des deux.
Cohen va expliquer sa théorie dans un ouvrage bien connu, publié en 1966 et
intitulé "La déviance".
Il observe que beaucoup de théories du comportement déviant présument que la
délinquance peut être expliquée par des différences au niveau de l'auteur. Dans ces
théories, on se demande finalement quelle est la sorte d'individus qui fait cette sorte
d'acte et quelles sont les cractéristiques des auteurs. Et, pour autant que la situation
joue un rôle, elle est cependant traitée comme une circonstance qui déclenche l'acte
mais qui réalise une tendance déjà présente chez l'individu et qui se serait de toute
façon exprimée tôt ou tard. Du coup, ces théories se bornent à essayer d'élaborer une
classification ou une typologie des personnalités dans laquelle chaque type possède
une tendance à présenter tel ou tel genre de comportement.
En réalité, pour Cohen, ces théories oublient de tenir compte du fait que, la
délinquance résulte d'une interaction entre un auteur et une situation. Plus
précisément, dans ces théories, cette interaction est traitée comme un épisode
unique : tout se passe comme si il y avait un passage brusque d'un état de conformité
à un état de déviance, de délinquance.
Cohen préfère mettre l'accent sur le processus d'interaction, c'est-à-dire insister
sur le fait que l'acte délinquant se développe dans le temps, par une série d'étapes
successives.
Pour lui, un individu prend, pour atteindre un but, une direction qui peut être
orientée dans un sens délinquant ou non. Cependant, le pas suivant qu'il accomplira
n'est pas entièrement déterminé par l'état des choses au point de départ. L'individu
peut choisir entre deux ou plusieurs directions possibles. Ce que sera son choix
dépendra de lui mais aussi de la situation à ce moment précis : et, avec le temps,
auteur et situation peuvent avoir connu des changements.
Par exemple, pendant que l'auteur se demande s'il va voler telle voiture en
stationnement, qu'il se détermine à le faire, un agent de police apparaît brusquement
au coin de la rue. La situation a changé et elle va influer sur le choix de l'auteur.
Bref, Cohen conçoit l'acte lui-même comme une tentative, un processus de
tâtonnement du terrain, qui n'est jamais entièrement déterminé par le passé et qui est
toujours susceptible de modifier son cours en réponse à des changements intervenus
au niveau de l'auteur, ou de la situation, ou des deux.
74
Si l’on veut résumer, on peut dire que, pour Cohen, le processus d'interaction
possède 5 grandes caractéristiques :
5- Mais, tout comme la délinquance peut être l'expression d'un rôle que l'on se
donne, ou qui nous est attribué, les réponses à la délinquance peuvent l'être
également. Les individus peuvent répondre à la délinquance répressivement ou
sévèrement, avec indignation ou avec tolérance, avec compréhension, gentillement
mais fermement ou encore en tendant l'autre joue... Généralement, on attribue ces
diverses réactions à des différences qui seraient le produit de la propre socialisation
des individus et on en reste là. Cohen va plus loin dans l'analyse et ajoute que ces
75
réactions peuvent aussi être motivées par le besoin de prouver aux autres le genre de
personne que l'on est. Ainsi, la façon dont nous étiquetons les autres et dont nous
répondons à leurs actions délinquantes, ou plus largement déviantes, est en partie
déterminée par nos investissements dans les rôles personnels que nous voulons tenir,
c'est-à-dire dans la façon dont nous voulons nous présenter aux autres et dans la
perception que nous avons des comportements qui valident ce rôle.
Pour conclure, on peut dire que, en mettant l'accent sur le concept de processus
d'interaction, processus qui, comme il le reconnaît lui-même, n'est pas spécifique à la
délinquance mais qui concerne tous les actions humaines, Cohen a amené les
sociologues à étudier de façon plus approfondie le passage à l'acte en terme
d'interaction.
Sous cet aspect, on peut donc considérer que Cohen annonce le courant
interactionniste.
Toutefois, avant d'étudier ce courant interactionniste, il faut encore faire un
détour par le fonctionnalisme.
§3 : Le fonctionnalisme
77
Conséquence : il est viré. Et si, par hasard je vous incitais à un comportement
semblable, je connaitrais sans doute le même sort.
Pourquoi ? Parce qu'à terme, je remettrais en cause l'équilibre du système social,
à travers la menace de déséquilibre que je ferais peser sur l'un des éléments de ce
système social : le sous-système universitaire.
Ainsi, dans le fonctionnalisme, ce problème de la motivation renvoie à un
problème central qui est celui du fonctionnement du système social.
Pour les fonctionnalistes, en effet, le système social global - ce que nous
appelons "la société" - est composé d'éléments interdépendants qui sont eux-mêmes
des systèmes ou, plus précisément des sous-systèmes : l'école, l'église, la justice, le
parlement sont, par exemple, des sous-systèmes de notre système social global.
Cette notion de système ne se rencontre pas dans la théorie culturaliste où
l'analyse se limite aux relations individu-société à travers les opérations de
socialisation (déculturation - acculturation, apprentissage).
Comme nous l'avons fait pour les autres courants sociologiques, nous allons
illustrer le propos par deux exemples tirés de travaux d'auteurs fonctionnalistes : les
travaux de Merton d'abord dans lesquels la délinquance, et plus largement la déviance,
s'inscrit dans une théorie générale de l'anomie ; ceux de Cloward et Ohlin ensuite qui
ont directement appliqué l'analyse fonctionnaliste à la délinquance.
78
Elle peut aussi prescrire certaines normes pour acccomplir ces buts qui sont
uniformes pour tous les membres de la société, ou elle peut aussi interdire à ceux qui
occupent une position sociale donnée ce qu'elle permet aux autres.
Par exemple, Merton remarque que la société américaine de l'entre deux guerres
tend à prescrire aux hommes de toutes classes et de toutes conditions sociales le but
culturel de "bien réussir" mais entièrement en termes de réussite matérielle et
pécuniaire, et les règles du jeu, les normes, ne diffèrent pas beaucoup selon les
différentes positions sociales. Pourtant, en réalité, dans la vie quotidienne des
individus, les possibilités d'accomplir ces buts culturels, autrement dit les moyens
institutionnels, varient considérablement selon les positions sociales. D'où,
évidemment, l'existence de grandes frustrations et le développement d'une tension
sociale (c'est cette tension socialement structurée dont parle Merton), en particulier
dans les classes inférieures dont l'accès aux moyens institutionnellement permis est
moindre.
Cette disjonction entre les buts et les moyens, et la tension qui en résulte,
conduisent à un affaiblissement de l'engagement des hommes envers les buts
culturellement prescrits ou les moyens institutionnalisés, c'est-à-dire à une situation
d'anomie.
Merton met alors en évidence les façons logiquement possibles de s'adapter à
cette disjonction, autrement dit 5 modes d'adaptation construits autour de 2 variables :
- les individus peuvent accepter ou rejeter les buts culturels
- ou ils peuvent accepter ou rejeter les moyens institutionnalisés.
Ce qu'ils font d'un côté ne détermine pas forcément ce qu'ils feront de l'autre.
On a, dès lors, deux variables qui peuvent prendre chacunes deux valeurs : positive (+)
ou négative (-).
Les résultats possibles sont classés dans le tableau que je vous ai distribué, où le
signe + signifie "acceptation" et le signe - "rejet" et le signe "rejet des principales
valeurs et introduction de nouvelles valeurs".
79
Ceux qui recourent à "l'évasion" (par exemple, les toxicomanes, les alcooliques
chroniques) se retirent de la compétition sociale en abandonnant à la fois les buts et
les moyens.
Enfin, les "rebelles" (par exemple, les membres des mouvements
révolutionnaires) se détournent d'un système social et culturel qu'ils estiment injuste et
cherchent à reconstituer la société sur de nouvelles bases, avec un ensemble nouveau
de buts et de règles pour les réaliser.
(question : dans quelle catégorie vous situez-vous ?)
Cette théorie reste toutefois très incomplète. Certes, Merton examine les
déterminants de la tension (buts culturels, normes et moyens institutionnalisés) et les
réponses à la tension (modes d'adaptation). Il fait également quelques observations sur
les facteurs qui influencent le choix de tel ou tel mode d'adaptation. Cependant, il ne
présente pas de classification systématique de ces facteurs déterminants et encore
moins d'explications, de règles générales opérant la liaison entre les classes de
facteurs et les classes de modes d'adaptation. Ainsi, on reprochera à Merton de ne pas
expliquer pourquoi, c'est-à-dire selon quels facteurs, un individu devenait
"conformiste", "ritualiste", "rebelle", etc.
80
structure sociale. Pourquoi ? Parce que la structure sociale détermine, en effet, la
structure des occasions illégitimes.
La structure des occasions illégitimes se compose en grande partie des
occasions d'apprendre, de pratiquer et de remplir des rôles délinquants. Plus
spécifiquement, elle implique un milieu qui contient des modèles de déviance réussie,
des occasions pour adopter ces modèles et la mise en place d'agents et de techniques
pour rendre la délinquance praticable et fructueuse.
Qu'il s'agisse de Merton ou de Cloward et Ohlin, on le voit, dans les deux cas, on
rend compte de l'apparition plus fréquente de la délinquance dans les milieux
défavorisés sans avoir recours à une théorie culturaliste telle que la
déculturation/acculturation de Cohen, mais en tenant compte de la position qu’occupe
un individu dans la structure sociale.
§4 : L'interactionnisme
L'interactionnisme va étudier les relations entre l'auteur d'un acte déviant,
délinquant, l'acte lui-même et la réaction qu'il provoque de la part de la société.
Ce courant va mettre l'accent sur le changement de l'image de soi de l'auteur
d'une déviance à la suite de son passage par la justice pénale et sur les conséquences
qui vont s'ensuivre. On va alors analyser les caractéristiques individuelles et sociales
des individus qui ont fait l'objet d'une telle réaction sociale institutionnalisée, parce
qu'ils ont commis un acte délinquant pour en déduire l'explication de ce passage à
l'acte.
La tendance interactionniste en sociologie de la déviance est inspirée par les
travaux d'un psycho-sociologue : George-Herbert Mead.
Nous allons donc parcourir brièvement sa théorie, de façon à pouvoir en
comprendre les implications sur le plan de la théorie criminologique.
83
§1 : La théorie des rôles : G.H. Mead
G.H. Mead a exposé sa théorie dans un livre écrit en 1934 et traduit en français
sous le titre "L'esprit, le soi et la société".
Pour lui, pour que les individus puissent communiquer les uns avec les autres, ils
doivent d'abord apprendre à identifier, définir et classer les objets qui les entourent.
Par exemple, ils doivent indiquer à eux-mêmes le genre d'objet qu'ils ont à traiter.
L'objet étant identifié (un "Picasso", une "femme", une "partie de foot-ball"), un
ensemble d'attitudes et d'attentes est provoqué et ce sont ces attitudes, ces attentes
qui vont déterminer en grande partie ce que l'individu va faire, la façon dont il va se
comporter par rapport à l'objet.
Or les catégories dans lesquelles nous classons les objets, que ce soit des choses
ou des personnes sont socialement construites. Par exemple, les catégories de
personnes socialement reconnues (par exemple, un juge, un enseignant, un
chômeur...) sont des rôles sociaux et, au cours de notre enfance, puis de notre
adolescence et encore après, nous apprenons ce système de rôles : nous apprenons les
critères qui définissent socialement telle ou telle personne (comme juge, enseignant ou
chômeur...), les signes par lesquels elle peut être reconnue, les images de ce que cette
personne paraît, les attentes relatives au comportement qu'elle doit avoir.
Le soi, c'est-à-dire l'image que nous avons de nous-mêmes, est aussi un objet
social. C'est l'acteur en tant que vu, désigné et jugé par lui-même. La façon de se
sentir, la manière de se conduire, ce que nous tentons de faire de nous-même, nos
tentatives pour se transformer, tout cela dépend en premier lieu du genre d'objet que
nous pensons être ou désirons être.
Or, les types de soi possibles dépendent de la culture : étudiant, professeur,
citoyen, keuf ou meuf... De plus, ces rôles existent en nombre limité et nous sont plus
ou moins imposés. En effet, le soi est élaboré au cours du processus d'interaction avec
les autres.
En traitant avec les autres, c'est-à-dire en communiquant avec eux, nous
découvrons ce que nous sommes, c'est-à-dire les catégories dans lesquelles nous
sommes rangés. Bien sûr, nous pouvons prétendre à être un certain type de personne,
mais cette revendication doit prendre un sens dans les termes de la culture de ceux
avec qui nous communiquons et nous devons la rendre plausible. Pour cela, nous
devons la valider en rencontrant, en adoptant, les critères culturels du rôle. Par
exemple, si je veux vous apparaître comme un professeur, il faut que je me conduise
selon les critères culturels qui définissent ce qu'est un professeur ( que j'en adopte le
comportement, le discours, la tenue...).
Et nous savons ensuite que nous avons réussi la validation du rôle quand les
autres indiquent, par leurs réponses, qu'ils nous acceptent comme spécimens valables
du rôle. Par exemple, le fait que vous soyez sagement assis devant moi, à prendre des
notes de ce que je dis, me laisse croire que, dans ces eaux glacées de l'interaction
sociale, je joue bien mon rôle et que vous y croyez.
Ainsi, chacun de nous est continuellement engagé, durant toute sa vie dans un
processus de construction, de maintien et d'adaptation d'un soi. Agissant à partir du
répertoire des rôles fournis par sa culture, l'individu joue à être tel ou tel genre de
personne, constate son succès ou son échec qu'il lit dans les réponses des autres.
Or, tous les rôles auxquels nous sommes identifiés ne sont pas activement
recherchés et cultivés par nous-mêmes. Nous pouvons résister à certains rôles et les
refuser (tels les rôles d'alcooliques ou d'anciens prisonniers), ou encore les accepter
avec résignation (rôle de malade mental en traitement).
Ainsi, les rôles que nous tenons sont forgés dans des concessions mutuelles de
l'interaction de groupe. Ils sont aussi façonnés à la mesure des forces et des ressources
de chaque membre du groupe, par ajustements successifs : nous ayant assigné à nous-
même tel ou tel rôle, encore faut-il que les autres l'acceptent. Or, les autres peuvent
84
aussi nous contraindre à adopter un rôle que nous n'acceptons pas ou auquel nous
nous résignons. Et, une fois "pris" dans le rôle, nous sommes disposés à adopter tous
les ensembles de comportements qui expriment ou soutiennent ce rôle.
Ainsi, du point de vue de la théorie des rôles, le nœud central du problème du
comportement délinquant ou déviant, devient le processus d'acquisition des rôles et
d'engagement dans les rôles de délinquant.
85
découle donc un second sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses juges
sont étrangers à son univers.
Becker va alors essayer d'expliquer les situations et les processus auxquels
renvoie ce terme d'Outsiders à double usage, c'est-à-dire qu'il va observer les
situations dans lesquelles la norme est transgressée et celles dans lesquelles on la fait
appliquer, et les processus qui conduisent certains à transgresser les normes et
d'autres à les faire respecter.
Dans ce but, il commence par définir le terme de déviance : il note que la
conception sociologique qui définit la déviance par le défaut d'obéissance aux normes
du groupe oublie un élément central dans cette définition, à savoir que la déviance est
crée par la société.
Pour Becker, cette affirmation ne signifie pas, comme on le dit classiquement,
que les causes de la déviance se trouve dans la situation sociale de l'individu ou dans
les facteurs sociaux qui sont à l'origine de son action. Ce que Becker veut dire, c'est
que les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la
transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et
en les étiquetant comme déviants. Bref, la norme et son application créent la
déviance : supprimez le code pénal et il n'y a plus de délinquants.
Donc, de ce point de vue, la déviance n'est pas une qualité de l'auteur ou de
l'acte commis par lui, mais plutôt une conséquence de la création et de l'application,
par les autres, de normes et de sanctions à un "transgresseur". Le déviant est celui
auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est
celui auquel la collectivité attache cette étiquette.
Puisque la déviance est une conséquence des réactions des autres à l'acte d'une
personne, on ne peut donc pas supposer qu'il s'agit d'une catégorie homogène.
Il ne s'agit pas d'une catégorie homogène parce que :
- d'une part, le processus n'est pas infaillible : des individus peuvent être
désignés comme déviants alors qu'en réalité, ils n'ont transgressé aucune norme.
- d'autre part, on ne peut pas non plus supposer que la catégorie qualifiée de
déviante comprendra effectivement tous les individus qualifiés de déviants : une partie
de ceux-ci peuvent ne pas être appréhendés et échapper aux poursuites pénales, par
exemple. (il y en a même qui deviennent ministres !)
Donc, pour Becker, puisque la catégorie n'est ni homogène, ni exhaustive, il est
vain de chercher à découvrir, comme le fait la criminologie classique, par exemple,
dans la personnalité ou dans les conditions de vie des individus des "facteurs" du crime
qui leur seraient communs.
Par contre, ce qui est commun à tous ces individus, c'est qu'ils partagent tous
l'étiquette de déviants ainsi que l'expérience d'être étiquetés comme étrangers au
groupe social.
Becker part donc de cette identité fondamentale pour analyser la déviance : il
considère la déviance comme le produit d'une transaction effectuée entre un groupe
social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Il ne
s'intéresse donc pas aux caractéristiques sociales des déviants mais concentre son
analyse sur le processus au terme duquel ces individus vont être considérés comme
étrangers au groupe, ainsi qu'à leurs réactions à ce jugement, à cet étiquettage.
Le caractère déviant ou non d'un acte dépend donc de la manière dont les autres
réagissent, bref de ce que l'on appelle la réaction sociale. Or, face à un acte donné, la
réaction peut varier.
Il peut y avoir, par exemple :
- d'abord une variation dans le temps (cf. légalisation de l'IVG)
- ensuite une variation selon les catégories sociales auxquelles appartiennent
celui qui a commis l'acte et celui qui s'estime victime de l'acte : les lois s'appliquent
tendanciellement plus à certaines personnes qu'à d'autres.
Tout cela pour dire que le caractère déviant ou non d'un acte donné dépend en
partie de la nature de l'acte, c'est-à-dire de ce qu'il transgresse ou pas une norme, du
genre de norme transgressée, et en partie de ce que les autres en feront. La déviance
86
est donc, non une propriété du comportement lui-même, mais de l'interaction entre la
personne qui commet l'acte et celles qui réagissent à cet acte.
Becker va donc s'attacher, à partir de plusieurs cas concrets, tel l'exemple des
fumeurs de marijuana, à décrire la genèse du comportement déviant selon ce qu'il
appelle un modèle séquentiel, c'est-à-dire un modèle qui prend en compte le fait que le
comportement se développe dans le temps selon une séquence ordonnée. Pour cela, il
utilise le concept de "carrière déviante".
La première étape d'une carrière déviante consiste la plupart du temps à
commettre une transgression, c'est-à-dire un acte non conforme à un système
particulier de normes.
Pour rendre compte de cette étape, pour l'expliquer, Becker remarque que la
plupart du temps, on se demande pourquoi l'auteur a voulu commettre cet acte. Et on
se pose cette question parce que l'on présuppose que la différence fondamentale entre
le déviant et le non-déviant réside dans la nature de leurs motivations. Mais, pour
Becker, ce présupposé est peut-être totalement faux. Il est, pour lui, beaucoup plus
vraisemblable que la plupart des individus connaissent très fréquemment des
tentations déviantes. Becker renverse alors la question : pour lui, il est en effet plus
juste de se demander pourquoi ceux qui respectent les normes tout en ayant des
tentations déviantes ne passent pas à l'acte. Le début de la réponse est sans doute
dans l'analyse de ce qu'il appelle le processus d'engagement par lequel un individu
"normal" se trouve progressivement impliqué dans les institutions et les conduites
conventionnelles. Ce terme d'engagement renvoie au processus par lequel un individu,
le temps passant, trouve de plus en plus d'intérêts à adopter une ligne de conduite
conventionnelle. Aussi, quand un individu "normal" découvre en lui une tentation de
déviance, il est capable de la réprimer en pensant aux multiples conséquences qui
s'ensuivraient s'il y cédait. En d'autres termes, rester "normal", conformiste, représente
un eujeu trop important pour qu'il se laisse influencer par des tentations déviantes.
Aussi quand on examine les actes de déviance, il faut se demander comment
l'individu concerné parvient à échapper à ses engagements dans le monde
conventionnel. Pour Becker, un tel processus est rendu posssible parce que l'individu
emploie des techniques de neutralisation, c'est-à-dire des "justifications" de la déviance
: lorsqu'une action est entreprise pour satisfaire des intérêts que l'on estime légitime,
elle devient, sinon tou à fait régulière, du moins pas tout à fait irrégulière.
A partir de là, pour certains individus, l'acte déviant restera exceptionnel, tandis
que d'autres feront de la déviance leur genre de vie. Pour Becker, un des mécanismes
qui conduisent à une activité déviante constante repose sur le développement de
motifs et d'intérêts déviants. Et, pour lui, ce sont des motifs socialement appris qui sont
à l'origine de cette activité : les individus apprennent à participer à une sous-culture
organisée à partir d'une activité déviante particulière. En cela, Becker se rapproche du
culturalisme mais il s'en distingue aussi vite en ajoutant que, pour être déviant, il ne
suffit pas de se livrer à une activité déviante. Encore faut-il être pris et publiquement
désigné comme déviant. Pour Becker, il s'agit là de l'étape la plus cruciale du processus
de formation d'un mode de comportement déviant stable.
Qu'une personne franchisse ou non ce pas dépend moins de ses propres actions
que de la décision des autres de faire, ou non, respecter la norme qui a été
transgressée.
Le fait d'être pris et stigmatisé comme déviant a des conséquences importantes
sur la participation ultérieure à la vie sociale et sur l'évolution de l'image de soi de
l'individu. La conséquence principale est un changement dans l'identité de l'individu
aux yeux des autres. En raison de la faute commise, il acquiert un nouveau statut : il
sera dorénavant étiqueté comme "drogué", "violeur", "voleur" ou "pédé"...
Bref, pour être qualifié de "délinquant" il suffit officiellement d'avoir commis un
"délit". Le mot de délit, du point de vue du Code pénal, n'implique rien d'autre, mais il
comporte socialement de façon sous-entendue un certain nombre de connotations qui
attribuent à tous ceux qui reçoivent cette étiquette des caractéristiques accessoires.
Ainsi, par exemple, si un homme a été reconnu coupable d'un cambriolage, a été
condamné, et pour cette raison qualifié de délinquant, on va présumer qu'il est
87
susceptible de commettre d'autres infractions ; c'est ce postulat qui conduit la police,
quand elle enquête sur un nouveau délit, à faire une rafle parmi les personnes connues
pour avoir commis antérieurement des infractions (cf. l'individu "bien connu de nos
services").
De plus, on considère que cet homme risque de commettre d'autres types de
délits puisqu'il s'est révélé être une personne "qui ne respecte pas la loi". Ainsi, un
individu qui a été appréhendé pour un seul acte déviant court le risque, par ce fait
même, d'être considéré comme déviant sous d'autres rapports. Et, pour Becker, traiter
une personne qui est déviante sous un rapport particulier comme si elle l'était sous
tous les rapports, c'est énoncer une prophétie qui contribue à sa propre réalisation.
En effet, divers mécanismes vont alors se déclencher qui concourent à modeler
la personne sur l'image qu'en ont les autres ; à faire de la personne ce que les autres
voudraient qu'elle soit.
D'abord, du fait de cette officialisation de la déviance, la participation à des
groupes respectueux des normes conventionnelles, bref au groupe des "honnêtes
gens" tend à devenir impossible, même lorsque les conséquences de l'activité déviante
n'auraient pas, par elles-mêmes, entraîné l'isolement de son auteur si elles étaient
restées secrètes. Par exemple, bien que l'effet de la drogue n'altère pas forcément
votre capacité de travail, une réputation de toxicomane a toutes chances de vous faire
perdre votre emploi. Dans de telles situations (le chômage), il est alors difficile de se
conformer aux autres normes même si, au départ, on ne comptait pas les transgresser
et l'on risque alors de se retrouver déviant sous d'autres aspects : le toxicomane se
voit, par exemple, contraint à d'autres types d'activités illégitimes, telles que le vol,
parce que les employeurs respectables refusent de l'embaucher ou de lui conserver
son emploi. Ainsi, le toxicomane se trouve placé, en raison même du mode de
traitement de sa déviance, dans une position telle qu'il est nécessairement conduit à la
fraude et au délit, ne serait-ce que pour se procurer sa dose habituelle. Mais, on le voit,
sa conduite résulte moins de propriétés inhérentes à l'action déviante que des
réactions des autres à sa déviance.
90
de la sous-culture, c'est celle que Matza appelle la "situation de compagnie", c'est-à-
dire le fait d'appartenir à une "bande".
C'est dans l'existence de cette "bande" que les auteurs culturalistes ont fondé
leur théorie de la sous-culture délinquante, en partant de l'idée que pour que la bande
se soude, il faut que ses membres partagent un code commun ; et c'est ce code qui
serait l'expression de la sous-culture.
Au contraire, pour Matza, le ciment de la bande, ce qui unit le groupe, n'est pas
le consensus mais un dissensus : chaque membre du groupe pense que les autres sont
engagés dans la délinquance au contraire de lui-même qui se conçoit comme une
exception en compagnie de vrais délinquants. Ainsi, l'image que chacun des membres
du groupe se fait de lui-même ne coincide pas avec l'image que se font d'eux les autres
membres du groupe.
Matza observe alors que les adolescents ont d'ailleurs une conscience diffuse de
ce quiproquo et que ce quiproquo fait naître, en chacun d'aux une sorte d'angoisse
statutaire, c'est-à-dire une anxiété qui porte sur son identité sociale. D'où, entre ces
adolescents des provocations, du genre "si t'es un homme...; t'es pas capable de...; tu
ne feras pas ça parce que t'as la trouille...; destinées à leur permettre d'assurer leur
statut. Pour Matza, l'erreur des culturalistes est d'avoir pris ces paroles comme
l'expression d'une sous-culture quand, en réalité, il ne s'agit que de dissiper cette
angoisse statutaire, cette crise d'identité sociale, que partagent tous les adolescents.
En principe, cette angoisse statutaire se réduit lorsque l'on parvient à l'âge
adulte parce que l'on va s'intégrer dans la société conventionnelle. Mais, quelquefois,
cette intégration, ces affiliations ne fonctionnent pas : l'individu ne fonde pas un foyer,
ne trouve pas d'emploi stable...etc. Alors l'anxiété de statut se maintient et l'individu
continue de dériver.
Matza pense donc qu’il n’existe pas de sous-culture délinquante, c’est-à-dire de
système de valeurs délinquantes qui s’opposerait à la culture conventionnelle. Pour lui,
ce qui est important pour caractériser les jeunes délinquants est le rapport qu’ils
entretiennent à l’égard de la culture conventionnelle et, en particulier, à l’égard de la
loi.
Et, pour Matza, la caractéristique essentielle des jeunes délinquants est leur
profonde volonté de s'intégrer dans la société. En cela, ils ne diffèrent pas des autres
adolescents. Ainsi, en transgressant une règle, le jeune délinquant ne cherche pas à
affirmer une autre règle. Au contraire, en commettant une infraction, l'adolescent sait
commettre une infraction, il est bien conscient de ce qu'il fait. Mais il postule que la loi
n'est pas applicable dans son cas. Par exemple, le jeune délinquant niera sa
responsabilité ("c'est pas de ma faute"; c'est un accident") ou invoquera des forces sur
lesquelles il n'a pas de contrôle ("j'ai perdu mon sang-froid). Bref, le jeune délinquant
met en place ce que Matza appelle, comme Becker, un mécanisme de neutralisation
consistant à annuler le caractère délictueux de l'infraction.
Matza se demande alors comment, par cette neutralisation, le jeune arrive à
convertir le délit en simple action. Pour lui, le jeune ne fait rien d'autre que de mettre
en pratique ce qu'il apprend dès ses premiers contacts avec l'institution judiciaire.
En effet, pour le juge, il n'y a délit que si certaines conditions bien précises sont
remplies, et en particulier la conscience de commettre un délit. Et, concernant la
justice des mineurs aux Etats-Unis, les critères par lesquels est appréciée la culpabilité
d'un enfant sont très flous, le principe étant celui de la justice individualisée à chaque
type d'enfant ou d'adolescent. On remarque d'ailleurs qu'en France, la situation est à
peu près identique, laissant une grande marge d'appréciation au juge des enfants. Du
coup, ceux qui ont déjà fait l'expérience de la justice des mineurs" connaissent le
système" et peuvent anticiper sur les attentes et les réactions du juge. Ainsi, plus un
jeune a de contacts avec l'institution, plus il dispose de moyens pour éviter l'application
de la loi.
Matza montre donc que l'institution judiciaire produit les délinquants qu'elle est
chargée, en principe, de combattre. En cela, il est fidèle au courant interactionniste.
Mais, en même temps, il va plus loin : en effet, pour lui, la justice la plus libérale, la
plus humaniste, c'est-à-dire celle qui prend le plus en compte l'infinité des
91
circonstances atténuantes (l'enfance, la famille, la société...) est aussi celle qui
contribue le plus fortement à généraliser la neutralisation, la dérive, et donc la
délinquance juvénile.
Elle fournit aux jeunes les arguments dont ils ont besoin pour se séparer de
l'ordre légal et partir à la dérive vers la délinquance.
Nous voici parvenus au terme de l’étude des quatre grands courants théoriques
qui ont dominé la sociologie américaine et qui ont inspiré les études de criminologie
durant l’entre-deux guerre.
En France, il va falloir attendre les années 60 pour que l’étude du crime
reviennent dans les préoccupations des sociologues. Ce réinvestissement va alors
d’abord passer par une réflexion approfondie sur la notion de contrôle social, annoncée
et présente de façon latente dans les travaux de l’interactionnisme.
C’est donc après une réflexion sur la notion même de contrôle social (Sect.1)
qu’a pu se développer l’étude de la normativité pénale.
93
prison par exemple, apparaissent comme une manifestation du pouvoir de l’Etat sur la
société civile.
Cette évolution est tellement forte que l’on a observé dans les années 1970 une
tendance à réserver le terme de contrôle social aux seules situations où intervient l’une
de ces institutions étatiques spécialisées. Et, pour tracer la démarcation, on a essayé
de mettre en oeuvre de multiples distinctions :
- on a d’abord voulu opposer le contrôle social (mis en oeuvre par l’Etat) au
contrôle sociétal (mis en oeuvre par la société civile)
- on a ensuite opposé le contrôle institutionnel au contrôle informel, le contrôle
spécialisé au contrôle général... etc.
La tendance la plus récente consiste à opposer la régulation sociale - qui est
définie comme la pression à la conformité dans le cours normal de la socialisation sans
entrée en scène de réseaux spécialisés de prises en charge des déviants et des
déviances - et contrôle social que l’on emploie pour décrire justement l’entrée en scène
de réseaux spécialisés et étatiques.
94
l'objet d'une prise en charge pénale, des traits communs et pré-existants à l'acte
délinquant.
La criminologie classique n’avait pas fait d’efforts critiques sur ces données
statistiques. Au contraire même, elle raisonnait à partir de ces statistiques pour tenter
de dégager les “ causes ” de la délinquance en recherchant, parmi la population faisant
l’objet d’une prise en charge judiciaire, des traits communs et pré-existant à l’acte
délinquant.
Or, à partir du moment où l’on estime que les statistiques ne rendent pas
compte de la délinquance effectivement commise mais de l’activité des agences
pénales (police, justice, administration pénitentiaire), il devient absurde de rechercher
à travers elles les pseudo causes de la délinquance.
Ces statistiques ne perdent pas pour autant tout leur intérêt. Elles permettent
simplement de mieux connaître le fonctionnement de la justice pénale, d'observer
comment s'applique cet appareil de contrôle social particulier et, partant, de tenter de
définir, d'une point de vue sociologique, le délit et le délinquant.
C'est donc à partir de cette réflexion sur les statistiques criminelles que s'est
développée, en France, la sociologie pénale.
95
L’antécédent de la naissance statistique d’un fait n’est pas sa commission, ou
pas seulement : en fait, il n’y a pas de liaison directe entre la commission d’un délit et
son enregistrement statistique.
En effet, il ne suffit pas qu’une infraction soit commise pour que le système
pénal en ait connaissance. Entre les deux va s’intercaler un mécanisme intermédiaire
que l’on appelle la “ reportabilité ”.
Cette “ reportabilité ” est le produit de la combinaison de deux phénomènes : la
visibilité et le renvoi.
a) La visibilité
2è élément :
Dans certains cas, la police découvre par elle-même l’infraction. Par exemple, la
découverte des violations aux règles de la circulation routière dépend
presqu’exclusivement du gendarme.
Mais de multiples études montrent que les affaires qui naissent de l’initiative de
la police sont loin d’être les plus nombreuses.
Le plus souvent, une infraction vient à la connaissance de la police parce qu’il
s’est trouvé quelqu’un pour la leur signaler, grâce à une plainte ou à une discrète
dénonciation.
C’est ce que l’on appelle le renvoi, nouveau facteur d'erreur dans l'utilisation des
statistiques.
b) Le renvoi
Le fait d’aller rapporter à la police ce que nous considérons être des infractions
dépend de conditions objectives mais aussi de conditions subjectives.
Tout cela pour dire que, pour qu’il y ait naissance statistique d’une affaire au
stade de la police, il faut que jouent certains mécanismes, la visibilité et le renvoi, qui
combinent des éléments de situation et des attitudes et représentations.
Et ces “ idées que l’on se fait ” sur le crime, le criminel, la justice pénale, ne sont
pas des phénomènes de génération spontanée. On constate au contraire l’existence
dans les types de représentations, de fortes stéréotypies, des “ clichés ” qui reposent
sur l’inculcation d’images-types du délinquant. Ces images-types sont largement
diffusées par les moyens de communication de masse qui répandent, sans que nous en
ayons toujours conscience, un certain type de discours sur le crime, le criminel et la
justice. Mais ce discours des media se nourrit lui-même à partir de la production de la
justice pénale laquelle, en brandissant son produit fini, le condamné, diffuse une image
type de sa clientèle spécifique. C'est un peu l'image du serpent qui se mord la queue,
ou celle du cercle vicieux : nous considérons finalement comme crime et comme
criminel ceux que la justice pénale nous a appris à considérer comme tels, notamment
par l'intermédiaire des media.
La justice pénale brandit pourtant un produit fini.
Cette opération se réalise par un mécanisme bien précis de reconstruction de
l’objet : parmi les individus disponibles, la justice pénale va sélectionner certains
éléments ou va, au contraire, les éliminer. Puis, elle va reconstruire ceux qu’elle a
conservés, selon sa logique propre, de sorte que son intervention apparaît avec les
attributs inéluctables du destin. Ce faisant, le contrôle social se fait oublier ; ses
97
mécanismes institutionnels paraissent transparents, passifs, agis de l’extérieur par la
survenance de la criminalité.
Ce mécanisme de reconstruction de l’objet constitue le second facteur présidant
à la naissance statistique. Et il intervient également dans la survie de l’affaire tout au
long de la chaîne pénale.
- La sélection
Cette fonction de sélection est surtout importante aux premiers étages :
- elle se manifeste d’abord quand la police renonce purement et simplement à
enregistrer une affaire (et sur laquelle on n’aura alors aucune donnée statistique). La
police ou la gendarmerie peuvent agir ainsi soit parce que l'infraction ne leur apparaît
pas assez grave, soit par intérêt : fermer les yeux sur les agissements d'un
contrevenant rend ce dernier débiteur : il devient en quelque sorte l'obligé de la police
ou de la gendarmerie qui, le cas échéant, recoureront à lui pour obtenir des
renseignements sur une infraction beaucoup plus grave (exemple de "l'indicateur")
- elle se poursuit ensuite devant le ministère public quand ce dernier ne poursuit
pas (classement sans suite)
- Elle est beaucoup moins importante après : non-lieu de la juridiction
d’instruction ou relaxe ou acquittement des juridictions de jugement.
- L’orientation
Cette fonction consiste à ventiler les affaires que l’on retient selon les différents
cheminements possibles pour atteindre l’étape suivante.
- Ainsi, pour la police, il s’agit de choisir entre la transmission de l’affaire au
judiciaire aux fins de poursuite, ou le traitement officieux (une simple admonestation
policière). Or, ce pouvoir d’opportunité de la police n’est pas enregistré dans les
statistiques puisqu’il ne connaît aucune consécration légale. Les statistiques policières
ne mentionnent ainsi que les espèces pour lesquelles un PV a été dressé et transmis au
parquet et non celles inscrites seulement sur un registre interne (le registre des mains-
courantes)
- la fonction de ventilation existe encore pour le parquet quand il peut opter
entre l’instruction préparatoire (voie longue) et la citation directe en jugement (voie
courte), ou encore quand il choisit une procédure alternative au jugement (médiation,
par exemple).
Et, quand il remplit cette fonction d’orientation, chaque étage n’est pas tout à
fait libre de ses choix. En effet, la décision prise par l’étage précédent limite la marge
de manoeuvre de l’étage suivant. On a pu montrer, par exemple, que la décision de
mettre ou non en détention provisoire dépend en partie du fait que la police a ou non
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arrêté le suspect. De même, le fait qu’une personne comparaisse en jugement libre ou
non, qu’elle ait été ou pas placée en détention provisoire pré-détermine en partie la
décision de la juridiction de jugement.
Sur quels facteurs explicatifs repose cette sélection et cette ventilation des
affaires ? Essentiellement 2 :
Ainsi, par ces fonctions de sélection et d’orientation des affaires, la justice pénale
élabore un ordre au sein de la réalité sociale. Et, à travers son activité, ses taux de
poursuite, de condamnations ainsi que leurs modalités, elle proclame cet ordre, elle
l’affiche, nous le fait lire, nous l’inculque. Ce faisant, elle tient aussi un certain discours
sur le délinquant et son crime qu’elle doit ensuite gérér puisqu’elle en est comptable. Il
faut qu'elle le rende crédible, que l'on y croit !
Pour accomplir cette tâche, il est alors nécessaire que le fait social qui va donner
naissance à une “ affaire ” soit progressivement travaillé à tous les étages du
processus pénal. Chaque étage va donc sélectionner seulement les éléments signifiants
du fait et va plier ce fait à la logique propre du droit. Et, tout ce qui ne sert pas
directement à cette logique du droit ou tout ce qui lui est indifférent (personnes,
circonstances, éléments de fait...) va se trouver écarté au profit des éléments
juridiquement signifiants. Ceci explique que, par exemple, les victimes n'aient pas
toujours le sentiment d'être entendues et comprises par la justice : les éléments qui,
pour elles, sont essentiels, ne le sont pas forcément pour la logique du droit.
Et l’on peut dire que c’est pour cela, par exemple, que les dossiers pénaux de
jeunes délinquants ne contiennent pas grand chose de pertinent sur leur vie en bandes
d’adolescents parce que cette dimension collective importe peu à la casuistique
individualiste du droit pénal.
99
- user de ces statistiques pour décrire le profil de la criminalité ( ce qui conduit à
hypostasier l’importance du vol -trés reporté parce que bien visible et bien renvoyé-
par rapport à celui, par exemple, de la fraude des sociétés)
- s’en servir pour décrire le profil des criminels (ce qui amène à dire que les
étrangers sont plus criminels que les indigènes ou que les chômeurs sont plus criminels
que les membres des professions libérales ; or, nous n’en savons rien).
Mais ce constat ne revient pas à dire pour autant que les statistiques pénales
n’ont aucun intérêt et ne nous apprennent rien. Le tout, c’est de savoir ce que l’on
compte et ce que les chiffres signifient réellement, bref de trouver une interprétation
correcte de ces séries statistiques.
En réalité, ces données chiffrées constituent un instrument important pour
comprendre la logique de contrôle social que met en oeuvre le système pénal. La
justice pénale nous livre ses produits, c’est-à-dire ses populations-cibles et ses modes
d’opérer. En analysant ces produits, on peut alors mieux comprendre le
fonctionnement de la justice pénale comme instrument de contrôle social.
C’est à partir de ces réflexions conceptuelles sur les statistiques pénales que
s’est développé en France la sociologie pénale.
C'est la norme pénale qui érige, qui constitue, un comportement en crime. C'est
donc elle que doit scruter, en premier lieu, la criminologie.
Mais cette norme, la loi pénale, présente la caractéristique d'une césure entre
son institution et son application concrète. La constitution de l'objet criminologique, le
10
0
crime, doit donc s'étudier à deux niveaux : celui de l’institution de la norme
(criminalisation primaire) et celui de l’application de la norme (criminalisation
secondaire)
* La criminalisation primaire
Ce premier volet de recherche présente deux aspects d'étude : l'incrimination et
sa réception dans la société.
Le problème de l'incrimination, c'est-à-dire de la création de l'infraction, du
crime, par la loi pénale doit être étudié de façon à échapper au caractère normatif de la
science juridique. C'est alors souvent la combinaison d'une approche politologique et
d'une approche historique qui permettra de progresser dans l'étude de l'incrimination.
Les études de sociologie pénale vont donc essayer de comprendre pourquoi et
comment certains comportements sont érigés, à un moment donné, en délits ou en
crimes, alors qu'ils n'étaient pas considérés comme tels jusqu'alors.
Le problème de la réception de la norme pénale dans la société va , de son côté,
être étudié en mettant en oeuvre une sociologie des représentations : au moyen de
différentes techniques, on va tenter de cerner ce que représente la loi pénale pour les
individus composant notre société.
* La criminalisation secondaire
La normativité pénale va être ici étudiée à travers les appareils chargés de
mettre en oeuvre la loi pénale : en d'autres termes, elle va être étudiée à travers le
processus pénal. Mais en même temps, on peut remarquer que la normativité pénale
ne fonctionne pas toute seule dans la société. Toute une série de normativités
traversent notre société, s'emboitent les unes dans les autres. La conséquence de cet
état de fait tient alors dans l'entrelacement de divers réseaux spécialisés de contrôle
social, parmi lequel figure le processus pénal. Et ces réseaux entretiennent entre eux
des relations complexes. Aussi, l'étude de la criminalisation secondaire doit passer par
deux étapes :
En effet, au début des années 1980, il est apparu que l’on ne pouvait plus rester
enfermé dans cette étude des processus institutionnels, même aéré par l’examen
parallèle des représentations sociales du crime. En effet, l’étude de ces processus
institutionnels a montré que chaque étape du processus pénal était largement hétéro-
déterminé par des choix antérieurs, en sorte que l’agence étudiée (le parquet, par
exemple) semblait surtout capable de réguler le flux dont l’alimentation lui échappait
largement : étudier, par exemple, l'activité d'une Cour d'assises n'a pas grand sens si
l'on ne tient pas compte de ce qui s'est passé avant, c'est-à-dire chez le juge
d'instruction. Et étudier ce qui s'est passé chez le juge d'instruction conduit forcément
à observer l'activité du Parquet qui renvoie elle-même à l'activité de la police. Il faut
donc remonter toujours plus haut pour étudier les mécanismes de renvoi au long des
processus pénaux mais aussi toujours plus en amont, de la part d’institutions non
pénales et finalement les renvois non-institutionnels : chaque fois, on observe une
exclusion d’un réseau de relations sociales jugées incapables désormais de gérer une
situation et une réinclusion dans un autre réseau.
Ainsi l’étude des processus pénaux en eux-mêmes, comme je l’ai déjà dit, n’est
plus qu’un aspect de l’intérêt sociologique sur le crime. Puisque la compréhension du
processus pénal demande de scruter les renvois qui s’opèrent en amont, on a donc
étudié ceux qui gèrent le transit entre les différentes étapes du processus -par
exemple, la police ou le parquet- mais aussi ceux qui gèrent l’entrée même dans le
processus : les “ renvoyants ”. On a ainsi différencié deux types de renvoyants selon
qu’ils étaient institutionnalisés ou non comme certaines administrations (le fisc, les
douanes, par exemple). On a ainsi découvert que le renvoi par les administrations du
délinquant potentiel n’est que très rare dans la mesure où ces administrations
préfèrent souvent transiger tout en s’appuyant sur la menace pénale pour gagner la
docilité de leurs assujettis (voir les travaux de Lascoumes). Et au-delà même des
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administrations, on découvre des comportements très comparables de la part des
organismes de sécurité privée.
Mais à côté de ces renvoyants institutionnalisés, les enquêtes de victimation ont
permis d’étudier les renvoyants qui ne sont ps institutionnalisés : il s’agit d’observer les
réactions, les attentes et les comportements de celui qui s’estime victime d’une
infraction. Là, le tableau change : le renvoi n’est plus une stratégie rare, il devient au
contraire systématique dans les cas, nombreux, où les victimes n’ont pas d’autres
solutions et y sont presque contraintes (ne serait-ce qu’à cause de l’assurance). Mais
on découvre alors aussi que ce renvoi est bien moins efficace que celui des renvoyants
institutionnels ou professionnalisés.
Ainsi, à travers cette analyse des différents types de renvoyants, on a pu mettre
en évidence des différentes capacités à instrumentaliser le crime. Ce constat devient
une préoccupation centrale des sociologues. Mais on mesure aussi des retombées
d’une insuffisante capacité : le sentiment d’insécurité apparaît alors comme la
conséquence de l’incapacité de certains à instrumentaliser à leur profit la
criminalisation et les appareils qui en sont chargés. La mise en place de dispositifs de
prévention, d’aide aux victimes ou de médiation sont autant de tentatives pour essayer
de leur fournir des contreparties.
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TITRE 3 : L’INVESTIGATION
SOCIOLOGIQUE EN
CRIMINOLOGIE
Nous allons maintenant étudier les techniques de recherche. Les techniques sont
des moyens d’aborder des problèmes quand ceux-ci sont précisés. Le plus difficile dans
une bonne recherche, en effet, est de se poser les bonnes questions.
Il n’y a pas de bonnes techniques de recherche sans une bonne méthode : la
technique sans la méthode ne suffit pas. Mais on peut ajouter que la méthode elle-
même ne suffit pas : ce n’est, en effet, qu’un moyen utilisable en fonction d’un but,
c’est-à-dire pour la question que l’on s’est posée. Le tout, on le voit, est de se poser la
bonne question ! Cela suppose, bien entendu, que l’on connaisse le domaine que l’on
se propose d’étudier. Par exemple, si vous voulez entreprendre une recherche sur le
terrain des pouvoirs du parquet en matière d’infractions à la législation sur les
stupéfiants, il faudra qu’auparavant, vous connaissiez le rôle du parquet en matière de
poursuite pénale, mais aussi les différents modes de poursuites, les alternatives à la
poursuite, et encore la répression des infractions en matière de stupéfiants. On ne
peut, en effet, se poser la bonne question que si l’on connaît bien le domaine dans
lequel on se propose d’investiguer.
Cela étant, une bonne recherche passe par le respect d’un certain nombre
d’exigences. Ces exigences constituent la méthode de recherche (introduction).
La méthode va à son tour conditionner le choix des techniques à mettre en
oeuvre : techniques quantitatives (chap.1) ou qualitatives (chap.2).
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A- Les conditions de l’observation
La première étape d’une bonne recherche passe par un impératif essentiel : il
faut se débarrasser des prénotions, c’est-à-dire chasser de son esprit toutes les idées
préconçues que l’on peut avoir concernant l’objet de la recherche.
Cette idée est banale en sciences naturelles ; elle est beaucoup plus difficile à
mettre en oeuvre dans les sciences sociales parce que très fréquemment il s’agit d’une
lutte à l’intérieur de soi-même : il faut remettre en cause des évidences souvent
inconscientes et que le langage lui-même véhicule sans que nous nous en apercevions.
En matière juridique, cette exigence d’évacuer les prénotions est particulièrement
prégnante parce que le langage juridique est un langage normatif : par exemple, le
classement des infractions (crime, délit, contravention) s’impose au juriste avec une
apparence de naturalité évidente, alors que cette distinction n’est pas “ naturelle ”
mais construite. Or ces notions, ces classifications limitent la pensée, l’empêchent de
chercher les rapports ou les liens qui unissent dans la réalité ce que ce découpage
juridique et arbitraire sépare. Il faut donc se rendre compte, être conscient, que notre
culture nous fait utiliser comme “ allant de soi ” des catégories qui n’expliquent pas
tout et qui peuvent se révéler inadéquate lorsque l’on étudie leur réalité sociale.
Il faut donc passer au crible de la critique toutes les informations reçues (c’est le
doute méthodique de Descartes) et c’est bien difficile parce que le laboratoire du
chercheur en sciences sociales, c’est la société dans laquelle il vit. Et, comme l’écrit P.
BOURDIEU : “ la familiarité avec l’univers social constitue pour le sociologue l’obstacle
épistémologique par excellence parce qu’elle produit de façon permanente des
conceptions ou des systématisations fictives (i.e socialement construites), en même
temps que les conditions de leur crédibilité. Le sociologue n’en a jamais fini avec la
sociologie spontanée ” (“ Le métier de sociologue ”avec J.C. Chamboredon et J.C.
Passeron, Mouton Bordas, 1968). Il faudrait donc, comme le souhaitait DURKHEIM, que
le sociologue entre dans le monde social comme dns un monde inconnu.
Cette lutte contre les prénotions n’est pas, à proprement parler, une “ étape ” de
la recherche, dans la mesure où c’est une lutte continuelle, permanente à tous les
stades de la recherche : à chque instant de l’observation, de l’hypothèse ou de
l’expérimentation, il faut se méfier des présupposés, des idées préconçues. Cependant,
c’est tout de même au début, quand se bâtit la recherche que la nécessité de cette
vigilance accrûe est la plus importante.
Lorsque l’on a ainsi balayé tous les recoins de son esprit, il devient alors possible
de donner une définition provisoire de l’objet de la recherche.
Ce concept de “ définition provisoire ” de l’objet de la recherche a une
importance essentielle en sociologie.
Durkheim disait que le savant doit d’abord définir les choses dont il traite afin
que l’on sache bien de quoi il est question... Une théorie ne peut être contrôlée,
validée, que si l’on peut reconnaître les faits dont elle doit rendre compte. Il est évident
qu’une définition parfaite, un véritable concept, ne peut être établi qu’en fin de
recherche, quand les caractéristiques du phénomène étudié sont connues. Mais au
moins faut-il au début donner une définition provisoire de l’objet qui permette, dans les
grandes lignes, de limiter le champ de la recherche et de désigner les phénomènes. Par
exemple, si l’on veut étudier le problème de l’adoption d’un enfant, il faut commencer
par définir ce que l’on entend sous ce terme pourtant si évident d’enfant (un embryon
est-il un enfant ?)
Comment établir cette définition provisoire ?
Certes les définitions existent, les dictionnaires en sont remplis. Sans doute, mais
justement, les définitions du sens commun ne correspondent pas forcément aux
phénomènes envisagés sous l’angle de la sociologie. Le savant doit donc, non pas créer
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un nouveau mot pour désigner ce qu’il observe, mais mettre à la place de la conception
usuelle, qui est confuse, une conception plus claire, plus précise et plus distincte.
A- La construction de l’objet
Pendant que se précise la définition provisoire, avant d’arriver à établir un
concept rigoureux, se prépare la construction de l’objet.
Là encore, il s’agit d’un aspect essentiel et difficile de la recherche parce que
c’est le fondement sur lequel tout repose. Cette étape importante commence dès l’idée
de la recherche, elle se poursuit pendant la recherche de la définition provisoire pour
aboutir à la construction de concept et guider avec lui toute la recherche.
Mais quand je dis cela, je décris une démarche générale, abstraite. C’est un peu
comme lorsque l’on parle, dans cette faculté, de la méthode du commentaire d’arrêt !
C’est un impératif sans mode d’emploi. En fait, comme pour le commentaaire d’arrêt,
la construction de l’objet de la recherche échappe à toute recette. Chaque thème de
recherche comporte un objet différent et chaque construction doit donc s’adapter à
l’objet à construire. C’est sans doute le moment où s’apprécie le degré de formation du
sociologue et où se révèlent les qualités du chercheur.
S’il n’y a pas de recette miracle, on peut néanmoins formuler quelques
observations.
A- L’observation
La particularité de l’observation en sociologie, est que l’objet à observer est
humain au contraire de sciences de la nature qui observent des faits grâce à des
instruments de mesure. Durkheim, comme on l’a déjà dit, a prescrit de traiter les faits
humains, sociaux comme des “ choses ” et l’on a admis après lui qu’il existait des faits
humains comme des faits physiques, que l’on pouvait également observer d’une
manière scientifique, c’est-à-dire objective.
On doit cependant reconnaître que les faits humains présentent certaines
particularités :
- ainsi, le fait social est à la fois unique et historique : la sociologie étudie des
faits qui ne se reproduisent jamais exactement de la même façon (au contraire des
sciences de la nature dont les phénomènes observés peuvent se reproduire de façon
identique); d’où la difficulté de généraliser et la nécessité de tenir compte, à la fois de
facteurs historiques, généraux, mais aussi de contextes particuliers.
- les faits sociaux se traduisent le plus souvent en actes sociaux ou pratiques
sociales, ou conduites, en même temps qu’ils expriment des émotions, des sentiments
et des représentations collectives. Or ces actes ou ces conduites peuvent avoir des
significations différentes. Ils n’expriment pas tout et l’observation, la description, ne
suffisent pas toujours pour rendre compte de l’explication du phénomène observé.
Deux exemples : une mère qui gifle son enfant peut l’aimer trop ou pas assez on ne
peut rien déduire de cette gifle. En observant deux individus courir l’un derrière l’autre,
on peut aussi bien penser que le premier entraîne le second, ou que le deuxième
poursuit le premier.
- autre particularité importante : l’observateur est un être humain. C’est là une
difficulté majeure de l’observation en sociologie. Il n’existe pas d’instrument de mesure
tels qu’un thermomètre ou un manomètre comme dans les sciences de la nature. Le
plus souvent, c’est l’observateur, le chercheur qui est lui-même l’instrument, d’où la
possibilité d’interférences de sa propre personnalité sur les résultats de l’observation
comme de l’interprétation.
Cela étant, l’observation peut être plus ou moins systématisée et plus ou moins
quantifiée.
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- le troisième concerne l’observation organisée : c’est le cas de l’emploi de tests,
de questionnaires...etc. Ces types d’observations remplacent souvent la phase de
vérification de l’hypothèse ou l’expérimentation.
A- L’hypothèse
L’hypothèse est une proposition de réponse à la question que se pose le
chercheur. Elle tend à formuler une relation entre des faits significatifs. Même plus ou
moins précise, elle aide à sélectionner les faits observés. Ceux-ci rassemblés, elle
permet de les interpréter, de leur donner une signification.
L’hypothèse doit être vérifiable de façon empirique ou logique. Elle doit être
formulée en termes tels que l’observation et l’analyse, la conception de la recherche
puissent fournir une réponse à la question posée. Ainsi, l’hypothèse suggère donc la
procédure de recherche à mettre en oeuvre.
L’origine de l’hypothèse peut se trouver dans des observations courantes portant
sur des faits de la vie quotidienne ; elle peut au contraire se présenter comme le
résultat d’une construction purement théorique. Mais en tout état de cause, elle ne
peut être utilisable que si elle remplit certaines conditions :
- elle doit être avant tout vérifiable et pour cela utiliser des concepts
communicables, c’est-à-dire que les deux termes mis en relation par l’hypothèse
doivent être définis de façon à permettre des observations précises.
- elle doit ensuite mettre en cause des faits réels et ne pas comporter de
jugement de valeur. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle ce sont les enfants des
meilleures mères qui travaillent le mieux ne signifie rien car le critère de la meilleure
mère fait défaut. En revanche, on peut poser l’hypothèse que le niveau de revenus
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exercent une influence sur le travail des enfants et que ceux dont les deux parents
travaillent obtiennent de meilleurs résultats scolaires : cette hypothèse est vérifiable
dans les faits.
- l’hypothèse doit aussi être spécifique, c’est-à-dire ne pas se perdre dans des
généralités. Il faut donc qu’elle aboutisse à mettre en cause des facteurs précis. Par
exemple, l’hypothèse selon laquelle la participation politique croît avec le niveau
d’information suppose que l’on retienne des indicateurs très précis révélateurs du
niveau d’information (degré d’instruction, lecture de journaux, etc...) et de la
participation (vote, affiliation à un parti...etc).
- enfin, l’hypothèse doit pouvoir se rattacher à une théorie existante, c’est-à-dire
être en conformité avec le contenu actuel de la science.
§1 : La description
Cette étape peut constituer l’objectif même de la recherche : par exemple, on
peut faire la monographie d’une prison, visant une description de tous ses aspects. Elle
peut aussi être considérée comme un premier stade de l’enquête. Bref, la description
représente la phase la moins élaborée de la science, celle dans laquelle on ne sait pas
toujous très précisément ce que l’on recherche, parce que les questions ne sont pas
encore posées avec précision et que l’hypothèse n’a pas encore permis de sélectionner
les éléments les plus intéressants. Elle correspond au stade de l’observation.
§2 : La classification
Il s’agit ici de classer les phénomènes observés en fonction de leurs
caractéristiques essentielles. Ce niveau suppose déjà un effort d’abstarction. Et,
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puisqu’il s’agit de classer, il est alors utile de préciser la différence entre les deux
notions voisines que sont : le type et la catégorie.
Toute catégorie implique référence à un concept : par exemple, la catégorie
“ frustrés ” ne se conçoit qu’en focntion du concept “ frustration ” qu’il faudra beine
évidemment avoir défini auparavant. Dresser des catégories, c’est donc ordonner,
classer, en fonction d’un ou de plusieurs concepts.
Le type, au contraire, s’insère dans une catégorie qu’il illustre. Par exemple,
dans la catégorie “ frustrés ”, on aura le type “ amoureux ”, ou le type
“ économique ”...etc
La grande différence entre type et catégorie provient du fait que la catégorie
implique un ordre, une classification basée sans doute sur des caractéristiques, mais
impliquant davantage une moyenne et, en tous cas, ne se référant pas à une notion de
modèle. Par exemple, quand on étudie les institutions politiques, on peut considérer les
catégories : régime parlementaire, présidentiel, avec ce qu’elles comportent de
distinctif puis tracer ensuite le schéma du régime présidentiel type. Cet exemple
montre que la catégorie distingue pour rassembler à l’horizontale alors que le type
sélectionne pour particulariser à la verticale.
La classification, pour être utile, doit au départ retenir les éléments significatifs,
distinctifs, pour pouvoir orienter l’hypothèse dans une bonne direction. Toute la
question est donc celle de savoir comment apprendre à classer ou s’il existe des règles
à observer pour construire une typologie.
Quand les données en cause sont d’ordre quantitatif, il n’y a guère de problème :
on applique les règles de la statistique. En revanche, quand les données en cause sont
d’ordre qualitatif, il n’existe pas de méthode ou de technique à proprement parler : le
chercheur doit faire preuve de discernement et d’intuition.
§3 : L’explication
Expliquer, c’est répondre à la question pourquoi. Ceci nous ramène aux notions
de causalité, de loi ou de théorie.
Il existe plusieurs types de causalité qui ne s’identifient d’ailleurs pas forcément
à la notion d’explication. Dans les sciences physiques, la notion de causalité met en jeu
des conceptions assez simples, se ramenant à celle de loi, les mêmes causes
produisant les mêmes effets. Dans les sciences sociales, il s’agit moins de trouver un
fait générateur que des facteurs interdépendants. En effet, la réalité sociale qui s’offre
à l’analyse est un enchevêtrement des rapports, de causes et d’effets, chaque cause
peut renvoyer à une autre cause et un effet peut réagir sur la cause et inversement. Le
rapport de cause à effet saisit donc plus une connexion, une relation, une interaction
entre les phénomènes étudiés.
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A- Les étapes préliminaires
Une enquête, qu’elle soit quantitative ou qualitative peut faire partie d’un plan
de recherches d’ensemble (par exemple, la défense du mineur délinquant) ou peut
naître d’un problème immédiat auquel il faut trouver une solution (par exemple, le
logement des personnes très démunies), ou en prévision de problèmes qui vont bientôt
se poser (par exemple les accidents de circulation causés par un conducteur sous
l’empire de la consommation de stupéfiant).
Quelque soient les raisons ayant suscité l’enquête, la première démarche
vraiment scientifique consiste à en préciser l’objectif : il s’agit là d’une étape
essentielle de l’enquête, celle dont vont dépendre toutes les démarches ultérieures. En
effet, le choix du but à atteindre détermine à la fois la population à étudier (échantillon
représentatif d’un grand ensemble ou au contraire totalité d’un groupe restreint), et les
moyens de recherche, c’est-à-dire les techniques à mettre en oeuvre (sondage,
entretiens, questionnaire, statistiques...).
Ces deux décisions sont liées et dépendantes de l’objectif poursuivi : d’une part,
en effet, on ne peut pas appliquer toutes les techniques à toutes les types de
population et d’autre part, on ne peut recueillir toutes les données à tous les niveaux,
par n’importe quelle technique.
Supposons par exempel, que nous voulions étudier le problème des conditions
de vie des gens âgés.
Nous avons là une idée de recherche, d’enquête, mais il est bien évident que
pour l rendre opérationnelle il faut d’abord définir le sujet de l’étude et son but.
Ainsi, il faut d’abord définir ce que l’on entend par “ gens âgés ”. Va-t-on retenir
l’âge de la retraite, ou un âge plus avancé ?
De même, quel espace géographique assigne-t-on à la recherche ? La ville ou la
campagne ? Les deux ? Une petite ville ou une grande ville ?
De même, qu’entendons nous par “ conditions de vie ”? S’agit-il des revenus ?
ou des types de dépenses ? ou du logement ? Doit-on prendre en compte les types de
consommation (nourriture), le genre de vie (loisirs), les relations sociales (famille,
voisinage...) ?
En fait, les choix dépendent de ce que l’on cherche à savoir. Bien évidemment,
ils ne seront pas identiques selon que l’on vise à utiliser une main d’oeuvre âgée ou à
entreprendre une action d’aide sociale ou médicale à la vieillesse.
Ainsi, préciser l’objectif de la recherche, c’est déterminer ce que l’on veut décrire
ou mesurer, définir ce que l’on retient, mais aussi écarter un certain nombre de
problèmes, c’est-à-dire assigner des limites à l’enquête, cela en considération d’abord
de données scientifiques mais aussi des moyens dont le chercheur dispose.
Mais préciser l’objectif de la recherche, consiste aussi à formuler des hypothèses
vérifiables et à obtenir des résultats généralisables, c’est-à-dire ayant la portée la plus
vaste posssible. La possibilité de vérifier les hypothèses émises à partir des faits
observés est caractéristique de toute démarche scientifique et, en cela, elle se
distingue du journalisme. En même temps, il est aussi indispensable que le chercheur
tienne compte du caractère particulier de la situation, pour ne pas aboutir à des
généralisations hâtives, mais il est aussi essentiel qu’il étudie, en même temps, les
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facteurs d’ordre général liés à cette situation particulière, pour en tirer des conclusions
plus étendues. Il y a donc dans tout dela un point d’équilibre difficile à trouver : étude
du cas particulier mais replacé dans un contexte général.
Pour que l’hypothèse soit vérifiable, il faut que les variables étudiées soient
clairement et précisément définies, qu’elles existent en nombre suffisant et que les
plus importantes aient été effectivement retenues. Ceci doit être prévu au début de la
recherche, parce qu’après il est trop tard pour récupérer des données non prélevées.
La variable n’est pas seulement un facteur qui varie durant l’enquête, c’est aussi
un facteur qui se modifie en relation avec d’autres et ce sont ces fluctuations qui
constituent l’objet de la recherche.
La variable dépendante est celle dont le chercheur essaie d’expliquer les
variations, par exemple, les échecs aux examens.
La variable indépendante est celle dont on essaie de mesurer et de comprendre
l’influence sur la variable dépendante, par exemple, le type d’épreuves, la matière,
l’âge des candidat, leur CSP...
Définir le but de la recherche, déterminer les données à récolter, poser des
hypothèses, tout cela n’est pas facile et nécessite une certaine expérience, de
l’intuition et des connaissances de la part du chercheur. Qund la recherche projetée
porte sur un domaine déjà observé, il est plus facile d’émettre des hypothèses : il s’agit
alors surtout de vérification. En revanche, quand l’étude porte sur un secteur
entièrement nouveau, il est probable qu’elle sera avant tout descriptive, elle
accumulera des données à partir desquelles on pourra seulement en fin d’enquête
suggérer des hypothèses et des nouvelles lignes de recherche.
Dans certains cas, il peut être utile de commencer par faire une préenquête.
Celle-ci consiste à essayer, sur un échantillon réduit, les outils (questionnaire, par
exemple) prévus dans l’enquête. Ainsi, si l’on a des doutes sur telle ou telle variable, ou
sur l’opportunité de telle ou telle technique, on peut explorer de façon limitée le
problème à étudier de façon à corriger d’éventuelles erreurs. De la même façon, il peut
être profitable de consulter ce que d’autres chercheurs ont déjà trouvé dans le
domaine que l’on se propose d’étudier, bref de consulter les sources utiles et de
prendre connaissance de la bibliographie soit sur le même problème traité en d’autres
lieux, soit sur des problèmes différents mais étudiés au même endroit et pouvant
mettre en cause des données semblables.
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Les données qualitatives peuvent aussi suggérer des corrélations ou des
processus. A défaut de corrélations statistiques, des concordances peuvent apparaître
entre certaines variables ou suggérer des rapports de cause à effet. Il faudra alors
souvent, à partir de ces résultats, entreprendre une enquête quantitative qui viendra
confirmer ou infirmer ce que l’enquête qualitative laissait présumer.
Tout ceci montre qu’il existe un lien étroit entre quantitatif et qualitatif et que,
finalement, ces deux types de données sont souvent complémentaires l’un de l’autre.
Même dans une enquête quantitative, il est souvent utile d’indiquer les éléments
qualitatifs, non seulement pour illustrer le compte-rendu de la recherche, mais aussi
pour mieux faire comprendre les démarches du chercheur. Parfois aussi le contenu
quantitatif contient des éléments qui ne peuvent pas se prêter à la quantification, par
exemple, les faits isolés, les exceptions : par souci de vérité, il faut faire place à ces
éléments qualitatifs. En effet, la quantification n’a qu’une valeur limitée à ses propres
résultats et aux conditions dans lesquelles ils ont été établis. Ne faisant pas état de ce
qu’elle laisse au-dehors, elle court alors le risque d’apparaître trop absolue. Les faits
isolés, les exceptions, restituent alors la complexité de la réalité sociale.
L’aspect statistique d’une enquête peut être plus compliqué, notamment dans le
cas d’une enquête d’exploration, c’est-à-dire lorsque l’on receuille des données sans
hypothèses précises. Comment alors établir des corrélations ? Entre quels facteurs ? Et
quels chiffres ?
L’analyse va alors consister en une recherche de significations, d’interprétations
faites après coup de ces données quantifiées, notamment par la constitution de
tableaux à double entrée qui font apparaître les relations entre des facteurs, par
exemple l’âge et la nature de la peine. On appelle ce type d’analyse, l’analyse
multivariée : elle a donc pour but d’isoler les facteurs.
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