­­Vendredi 14­ avril 2023

79e année – No 24346

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

La rivière sans retour

Supplément

Hélène Dorion Le Monde

Faruk Sehic « Écrire pour être » des livres

Mixité scolaire : Ndiaye face aux réticences du privé

▶ Une proposition de loi ▶ Le ministre de l’éduca- ▶ L’absence d’engagement ▶ Les classes bilangues ▶ Reportage à Angers,
conditionnant l’octroi tion, Pap Ndiaye, qui veut de ce secteur, qui accueille et internationales, pen- où le poids du privé,
de moyens aux établisse- s’attaquer à la mixité 20 % des élèves, dans la sées comme des leviers comme l’offre publique,
ments en fonction de leur sociale, a promis d’impli- lutte contre la ségrégation d’attractivité en éducation conduit les familles
taux d’élèves défavorisés quer l’enseignement privé, sociale, reste un verrou prioritaire, ne font pas à fuir le collège de secteur
a été déposée au Sénat exempt de contraintes important ­toujours leurs preuves Page s 10- 11

Au Niger, l’uranium sous haute tension Retraites : les ressorts de

▶ Reportage à Arlit, où Orano (ex-Areva) exploite un
trois mois de mobilisation
vaste gisement destiné aux centrales nucléaires tricolores Dans les cortèges et lors des
grèves récurrentes de la longue
▶ L’extraction du minerai se fait sur fond de menace contestation, un sentiment
terroriste, de pollution et de contestation locale partagé : l’injustice. Pour le
chercheur Jérôme Pélisse (Cen-
Page 13 tre de sociologie des organisa-
tions), c’est ce qui « a créé une
cohésion immédiate car la ré-
forme touche d’abord ceux qui
ont commencé à travailler tôt,
qui sont peu qualifiés, ont des
métiers difficiles ».
Le Monde a mis en corrélation
les indicateurs politiques et
des données socio-économi-
ques avec les chiffres de la mo-
bilisation, pour éclairer l’enga-
gement fort des communes de
l’ouest de la France et le calme
des terres du Rassemblement
national, pourtant aussi viscé-
ralement opposées au prési-
dent de la République.
Page s 8- 9

Europe Disparition
Face à la Chine, Jacques Gaillot,
la grande une figure
cacophonie contestataire
des Vingt-Sept de l’épiscopat
En visite d’Etat aux Pays- Evêque d’Evreux, il avait
Bas, le président français été démis de ses fonctions
a tenté en vain de rassurer en 1995 par le Vatican.
Sur la décharge résiduelle de la mine
de Cominak, près d’Arlit (Niger),
après ses propos Il est mort le 12 avril,
le 8 mars. OLYMPIA DE MAISMONT/AFP controversés sur Taïwan à l’âge de 87 ans
Page 2 Page 21

Italie Politique Ukraine Tribune

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Face aux arrivées Elisabeth Borne L’échec des frappes

de migrants, s’en prend à son de Moscou « La crise
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Rome se prépare tour à la Ligue des sur les centrales israélienne est Ensemble
à un état d’urgence droits de l’homme électriques Royal
Page 4 Pag e 1 2 Page 5
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et son pouf
pour la France » ¤
Vu par dilem (algérie) Cartooning for Peace La mise au pas de
la justice souhaitée par
le gouvernement israélien
témoigne de la volonté
des forces conservatrices
de saper la démocratie,
avertit Eva Illouz, sociolo-
gue franco-israélienne
Pag e 23

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Emmanuel
Macron,
lors d’une
visite au
Rijksmuseum,
à Amsterdam,
le 12 avril.
LUDOVIC MARIN/AFP

La cacophonie européenne face à la Chine

Les propos de Macron sur Taïwan ébranlent la fragile unité au sein des Vingt-Sept depuis l’invasion de l’Ukraine

Amsterdam, Berlin, De fait, la charge présidentielle
Bruxelles, Pékin - révèle au grand jour les diver­-
envoyé spécial et correspondants gences européennes sur trois
questions essentielles : les liens
que la politique de la France « n’a cains les responsables des tensions unes avec les autres. Nous som-
pas changé ». « La France est pour
« Le président à Taïwan, ce qui est faux. » mes pour une relation transatlan-
le statu quo à Taïwan, dit-il. Elle français vient Visés implicitement par Emma- tique forte avec les Etats-Unis, du
soutient la politique d’“une seule nuel Macron, les pays d’Europe commerce à la défense et à la sé-
semer le doute

E
tre allié ne veut pas dire avec les Etats-Unis, dont l’enga- Chine” et la recherche d’un règle- centrale les plus atlantistes, curité. Et nous sommes très pru-
être vassal », insiste le gement en Ukraine est crucial, ment pacifique de la situation. » sur la position autrefois tentés par les « routes dents dans l’amélioration de nos
premier. « La relation les relations avec la Chine, alliée Une doctrine que les diplo­- de la soie » chinoises, sont désor- relations avec la Chine », résume
avec les Etats-Unis est bienveillante de la Russie, et mates français ne cessent de ré-
des Européens » mais les premiers à prôner la fer- un diplomate du nord de l’Eu-
­essentielle », nuance le second, l’« autonomie stratégique » de péter à leurs interlocuteurs amé- Antoine Bondaz meté, dans le sillage des Etats- rope. « Macron a provoqué un re-
avant d’appeler les Européens « à l’UE entre les deux grandes puis- ricains et européens ces derniers spécialiste de la Chine Unis. Si le président français, jet encore plus grand de l’idée
parler d’une seule voix ». Ce mer- sances, que le président français jours. « La France n’a de leçon à re- à la Fondation pour mais aussi le premier ministre d’autonomie dans une grande
credi 12 avril, à Amsterdam, Em- risque désormais d’avoir du mal cevoir de personne », fait valoir le la recherche stratégique espagnol, Pedro Sanchez, et partie de l’Europe, juge Rasa
manuel Macron et le premier à défendre, bien qu’il prétende président, soulignant que le pays M. Scholz, ont demandé à Xi Jukneviciene, une eurodéputée
­ministre néerlandais, Mark Rutte, avoir gagné la « bataille idéologi- est le seul de l’UE à disposer Jinping, lors de leurs récentes vi- lituanienne. Ses déclarations arri-
sont bien forcés, chacun à sa que » dans ce domaine. d’une présence militaire cons- explications données des Pays- sites à Pékin, de peser sur la Rus- vent au pire moment possible, car
­manière, d’affronter l’onde de « Il va être compliqué de remon- tante dans l’Indo-Pacifique. Une Bas. « Dans ce qu’il a dit, le point sie pour mettre un terme au con- le monde démocratique a besoin
choc suscitée par les propos du ter la pente, alors que, sur le pa- frégate française a d’ailleurs tra- positif est qu’il n’en ait pas rajouté flit ukrainien, plusieurs diri- d’unité et non de division. »
président français sur Taïwan. pier, nos idées s’imposaient à ­ versé le détroit de Taïwan ce sur Taïwan. A l’évidence, il a com- geants est-européens restent Pour ne rien arranger, les pro-
Le refus du « suivisme » à l’égard mesure de la prise de conscience week-end, en plein exercice mili- pris les réactions suscitées par son convaincus que la Chine n’en fera pos d’Emmanuel Macron ont
de Washington face à la Chine, ex- des dépendances et des vulnérabi- taire chinois. interview, et il a décidé de ne pas rien. Et redoutent par-dessus comblé d’aise les autorités chi­-
primé trois jours plus tôt par Em- lités du continent », juge un envenimer davantage le débat. En tout, comme les Etats-Unis, noises, qui n’ont pas manqué de le
manuel Macron, au nom de membre du gouvernement fran- « Désastre diplomatique » revanche, c’est une erreur qu’il con- qu’elle commence à livrer des ar- faire savoir. Alors que la Chine et
l’« autonomie stratégique » qu’il çais. Très rares sont en effet les En Allemagne, les précisions ap- tinue de mettre sur un pied d’éga- mes à la Russie. la France vont célébrer en 2024 le
appelle de ses vœux pour le conti- voix qui ont apporté leur soutien portées par Emmanuel Macron à lité les Etats-Unis et la Chine. Le rai- soixantième anniversaire de la
nent, a largement occulté sa visite au chef de l’Etat, à l’exception du Amsterdam font leur effet, sans sonnement qui est derrière cette Héritier du général de Gaulle ­reconnaissance de la République
d’Etat aux Pays-Bas. Et suscité une président du Conseil européen, répondre à toutes les interroga- rhétorique de l’équidistance n’est Au passage, M. Macron a réveillé populaire de Chine par Paris,
grande cacophonie au sein de Charles Michel. tions. « Concernant Taïwan, c’est pas clair, et ne peut qu’être source les fractures internes aux Vingt- ­Pékin voit en Emmanuel Macron
l’Union européenne (UE) sur les Dans la tempête, M. Macron une bonne chose qu’il ait précisé d’irritation », déplore M. Röttgen. Sept, entre partisans d’une Eu- un digne héritier du général
principaux enjeux géopolitiques « assume ses propos », selon son sa pensée, car les propos qu’il a te- Face à la Chine, la politique de la rope plus autonome et tenants de Gaulle.
du moment. entourage, et met de nouveau en nus à son retour de Chine lais- main tendue du président fran- d’une Alliance atlantique forte, « Après la seconde guerre mon-
En quelques formules contro- garde contre toute forme d’« esca- saient penser qu’il était indiffé- çais passe d’autant plus mal que capable non seulement de diale, la guerre froide a rapide-
versées sur la Chine, les Etats- lade » susceptible de mener à un rent au sort de l’île », explique le les Vingt-Sept ont durci progres- ­contrer la menace russe, mais ment démarré, et de Gaulle s’est
Unis et Taïwan, dans son entre- affrontement. « Xi comme ­Biden député Nils Schmid, porte-parole sivement leur position à l’égard aussi d’endiguer la montée en fait l’avocat implacable de l’auto-
tien aux Echos et à Politico, Em- affirment ne pas vouloir de guerre du groupe social-démocrate de Pékin, au fil de la pandémie de puissance de la Chine. « Certains nomie stratégique, se retirant du
manuel Macron semble avoir fait au sujet de Taïwan », assure une (SPD) pour les questions de poli- Covid-19, et depuis l’invasion de dirigeants occidentaux rêvent de commandement intégré de
voler en éclats la fragile unité qui source diplomatique. Néan- tique étrangère. l’Ukraine par la Russie. « Sans coopération avec tout le monde, l’OTAN et établissant des relations
prévalait entre les Vingt-Sept, de- moins, pour donner des ­gages à « Cela nous a d’autant plus sur- pour autant abandonner notre avec la Russie et avec certaines diplomatiques avec la Chine (…).
puis le déclenchement de l’inva- ses partenaires, le chef de l’Etat pris que, depuis l’élection d’Olaf appréciation de la Chine comme puissances en Extrême-Orient », a L’Europe ne perdra pas d’amis en
sion russe de l’Ukraine. précise, aux côtés de Mark Rutte, Scholz à la chancellerie [en dé- un partenaire, un concurrent et cinglé le premier ministre se conformant à l’autonomie
cembre 2021], l’Allemagne a une un rival systémique, il faut réduire ­polonais, Mateusz Morawiecki, ­stratégique, elle gagnera davan-
position plus ferme vis-à-vis de les risques et nos dépendances avant un déplacement à tage de respect », écrivait le Glo-
LFI et le RN approuvent les propos Pékin sur Taïwan, et que nous
pensions que la France, elle aussi,
stratégiques », résume un diplo-
mate bruxellois pour décrire
Washington. Pour lui, « l’alliance
avec les Etats-Unis » est « le fonde-
bal Times, mardi.
L’éditorialiste Hu Xijin estime
de M. Macron sur Pékin et Taïwan avait évolué dans ce sens », pour- l’état d’esprit des Européens. Une ment de notre sécurité ». cependant que la Chine ne doit
Largement critiqué pour ses propos appelant l’Union euro- suit M. Schmid qui n’en reste pas façon de faire preuve de fermeté, Dans les pays baltes, en Polo- pas se faire trop d’illusions : il se-
péenne à ne pas être « suiviste » des Etats-Unis face à la Chine, moins sévère sur le bilan d’en- sans aller jusqu’au découplage gne, en République tchèque, rait « irréaliste », selon lui, de
au sujet de Taïwan, Emmanuel Macron a reçu deux soutiens inat- semble du déplacement du prési- amorcé par les Etats-Unis. mais également dans les pays croire qu’en cas de confrontation
tendus en France, de la part du Rassemblement national (RN) dent français en Chine. « Cet épisode va laisser des traces, nordiques, l’alliance avec les avec les Etats-Unis, Pékin trouve-
et de La France insoumise (LFI). « C’est plutôt pas mal, s’il en était Au sein de l’opposition conser- selon Antoine Bondaz, spécialiste Etats-Unis apparaît bien plus rait Paris de son côté. Les Etats-
convaincu, cela m’irait bien, a déclaré Marine Le Pen, mercredi vatrice, l’ancien président de la de la Chine à la Fondation pour la stratégique que la question de la Unis et l’Europe « partagent les
12 avril, sur BFM-TV. La France ne peut être la vassale de personne commission des affaires étrangè- recherche stratégique. Le pro- souveraineté européenne alors mêmes valeurs et sont liés par
dans le monde. » « Bienvenue au club », a réagi de son côté, dans res du Bundestag Norbert Rött­- blème est que le président français que la guerre fait de nouveau l’OTAN », note-t-il. p
un tweet, Jean-Luc Mélenchon, jeudi 13 avril. Le chef de file de gen (CDU), qui avait qualifié de vient semer le doute sur la position rage aux frontières de l’UE. « Les Philippe Jacqué
LFI a ajouté à l’intention de M. Macron : « Mais pas équidistants, « désastre diplomatique pour l’Eu- des Européens, avec une diatribe démocraties doivent se serrer les Frédéric Lemaître
je préfère non alignés, cela exclut la neutralité. Et c’est bien de rope » les propos de M. Macron, a qui renvoie à tort Chine et Etats- coudes en ces temps incertains et Philippe Ricard
­refuser la vassalisation par les USA, il n’y a plus qu’à le faire. » lui aussi suivi attentivement les Unis dos à dos et fait des Améri- dangereux, et non rivaliser les et Thomas Wieder
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Migrants : l’Italie prête à instaurer l’état d’urgence

Le gouvernement de Giorgia Meloni veut attirer l’attention sur une situation migratoire inédite depuis 2016

Rome - correspondant
Plus de 31 000

L’
Italie fait face depuis le personnes
début de l’année à un
nombre croissant de
ont déjà traversé
migrants qui débar- la Méditerranée
quent sur ses côtes. Pour répondre
à cet afflux inédit depuis 2016, le
centrale et gagné
conseil des ministres italien a an- l’Italie depuis
noncé, mardi 11 avril, se préparer à
instituer pour six mois l’état d’ur-
janvier
gence migratoire sur l’ensemble
du territoire. italien, Antonio Tajani, a rencon-
Plus de 31 000 personnes ont tré son homologue tunisien, Na-
déjà traversé la Méditerranée cen- bil Ammar, à Rome, mercredi
trale et gagné le pays, au départ 12 avril. Dans un entretien au quo-
majoritairement de la Tunisie, tidien La Repubblica le 4 avril,
mais aussi de la Libye et de la Tur- M. Ammar se félicitait du soutien
quie, depuis janvier. Au moins de Rome, réclamant par ailleurs
492 ont péri avant d’y parvenir, plus d’aide de l’Europe pour con-
d’après l’Organisation internatio- trôler les flux migratoires.
nale pour les migrations (OIM), « Créons les conditions d’un véri-
qui précise que ces chiffres sont table développement ici [en Tuni-
certainement en deçà de la réalité. sie] et dans les pays subsahariens.
Les flux, en hausse de 300 % par Allons au-delà de la logique : nous
rapport à la même période vous donnons de l’argent et en
en 2022, pourraient dépasser les échange vous arrêtez l’immigra-
chiffres record de 2016, année au tion clandestine », exhortait-il, re-
cours de laquelle 180 000 person- prenant la position défendue par
nes ont rejoint les ports italiens. Mme Meloni depuis son investi-
L’état d’urgence envisagé par le ture, le 25 octobre 2022. « On reste
gouvernement de Giorgia Meloni dans une logique d’endiguement
(extrême droite) relève du code de des flux, redoute M. Bertotto. Cela
protection civile et a déjà été mis fait pourtant vingt-cinq ans que
en œuvre pour les questions mi- Un navire transportant plusieurs centaines de migrants, dans le port sicilien de Catane, le 12 avril. Salvatore Cavalli/AP l’on répète qu’il faut changer d’ap-
gratoires, notamment en 2011, proche. » « Le rôle de l’Europe de-
après la révolution tunisienne. Il vrait être d’aider l’Italie à sauver
permet de débloquer des fonds et grants – au sein duquel plus de vernement de Giorgia Meloni doit par la Méditerranée, devant la routes migratoires, avec notam- plus de vies en mer », souligne
d’accélérer les procédures d’ac- 110 000 personnes sont héber- répondre de ses difficultés à af- Grèce et l’Espagne. Cette situation ment un accroissement spectacu- pour sa part M. Di Giacomo.
cueil par la désignation, sans ap- gées – est voué à être rapidement fronter la question migratoire face provoque son lot de drames, laire des départs des côtes tuni- « La crise humanitaire persistante
pels d’offres, de structures d’hé- saturé : les arrivées par la mer de- à un électorat à qui il l’a justement comme lorsqu’une embarcation siennes (+ 900 %), dans un con- en Méditerranée centrale est intolé-
bergement dépendant du minis- vraient augmenter dans les pro- présenté comme une priorité », es- partie de Turquie, pourtant signa- texte de crise économique et de rable, a déclaré, mercredi 12 avril, le
tère de l’intérieur. Il doit aussi per- chaines semaines avec une météo time ainsi Vitalba Azzollini, ju- lée aux gardes-côtes italiens, a fait discriminations à l’encontre des directeur général de l’OIM, Anto-
mettre d’affréter plus rapidement propice aux traversées. riste spécialiste des politiques mi- naufrage, dans la nuit du 25 au migrants subsahariens dans le nio Vitorino. Avec plus de 20 000
des ferrys ou des avions pour gratoires. L’instauration d’un état 26 février, sur les plages de Cro- pays. Parmi les personnes arrivées morts recensés sur cette route de-
transférer les personnes débar- Lot de drames d’urgence est aussi un moyen tone, entraînant la mort d’au en 2023, plus de 5 000 sont des res- puis 2014, je crains que ces décès ne
quées sur la petite île de Lampe- « En 2018, l’Italie a entrepris de dé- pour le gouvernement Meloni moins 93 personnes. Ou mercredi, sortissants ivoiriens et plus de se soient normalisés. » « Sauver des
dusa – vers laquelle convergent manteler le système d’accueil et elle d’attirer l’attention de Bruxelles, quand un bateau de pêche a débar- 4 000 sont guinéens (arrivent en- vies en mer est une obligation lé-
plus des deux tiers des arrivées – se retrouve à monter des tentes à dont il attend la mise en place de qué à Catane avec plus de 700 per- suite les Pakistanais, les Tunisiens, gale pour les Etats », a-t-il rappelé,
en direction du reste de l’Italie. Catane [Sicile] ou à Roccella Ionica nouveaux mécanismes de solida- sonnes parties de Libye. Ou encore les Egyptiens ou les Bangladais). dénonçant la « criminalisation »
« Le nombre d’arrivées demeure [Calabre], regrette Marco Bertotto, rité pour répartir les migrants, et lorsque le « hot spot » de Lampe- des navires d’ONG ou la violence
faible pour un pays de 60 millions directeur de Médecins sans fron- une nouvelle politique de coopé- dusa se retrouve régulièrement Une « logique d’endiguement » des gardes-côtes libyens. Depuis la
d’habitants ou par rapport aux tières (MSF) en Italie. On reste dans ration et de développement éco- débordé et que des centaines de Dans ce contexte, l’Italie soutient fin de l’opération navale, militaire
120 000 Ukrainiens qui se sont ré- une gestion de crise de flux qu’on nomique avec les pays de départ. personnes doivent dormir dehors, la Tunisie, notamment en faveur et humanitaire « Mare Nostrum »,
fugiés en Italie en l’espace de trois sait pourtant structurels. » En dépit de ses promesses de fer- à même le sol. du déblocage d’un prêt de 1,9 mil- en 2014, aucune opération de se-
mois, début 2022 », rappelle Flavio La dimension politique de ce dé- meté, la cheffe du gouvernement La résurgence de la petite île de liard de dollars que le Fonds mo- cours coordonnée n’est effective
Di Giacomo, porte-parole de cret, qui devrait être publié dans doit composer avec le fait que l’Ita- 6 000 habitants comme lieu prin- nétaire international condi- en Méditerranée. p
l’OIM pour la Méditerranée. Reste les prochains jours, dépasse ses lie est redevenue, depuis 2021, la cipal d’arrivée des migrants est tionne encore à des réformes. Le Allan Kaval
que le dispositif d’accueil des mi- implications juridiques. « Le gou- première porte d’entrée en Europe symptomatique de l’évolution des ministre des affaires étrangères et Julia Pascual (à Paris)

La production et la vente de cannabis bientôt légales en Allemagne

La réforme sociétale, promise par la coalition au pouvoir, est critiquée par l’opposition et le Syndicat de la police allemande

Berlin - correspondant ses partenaires écologistes et li- dévoilé, mercredi 12 avril, les en particulier à la décision-cadre péenne, qui l’avait jugé discrimi-
béraux (FDP), la légalisation du grandes lignes d’un projet de loi
Des associations du 25 octobre 2004 sur « les infrac- natoire et contraire à la liberté de

P rincipale réforme socié-

tale prévue dans le con-
trat de coalition scellé
en 2021 entre le chancelier social-
démocrate, Olaf Scholz (SPD), et
cannabis devrait bientôt être une
réalité en Allemagne. Face à la
presse, les ministres de la santé,
Karl Lauterbach (SPD), et de l’agri-
culture (Verts), Cem Özdemir, ont
qui doit être bouclé d’ici à la fin
avril avec pour objectif une en-
trée en vigueur cette année.
Le plan du gouvernement re-
pose sur deux volets. Le premier
à but non lucratif
pourront cultiver
du cannabis et
tions pénales et les sanctions appli-
cables dans le domaine du trafic de
drogue ». Dans ce texte, il est no-
tamment écrit que chaque Etat
membre doit prendre les mesures
circulation, l’avait invalidé.
Alors que la coalition « feu trico-
lore » du chancelier Olaf Scholz
traverse une passe difficile, no-
tamment en raison des tensions
prévoit la création d’associations
en fournir à leurs nécessaires pour punir « la pro- de plus en plus nombreuses en
à but non lucratif, qui pourront membres, sous duction, la fabrication, l’extraction, son sein sur les questions de poli-
cultiver du cannabis et en fournir la préparation, l’offre, la mise en tique énergétique, la présentation
à leurs membres, sous sur-
surveillance des vente, la distribution, la vente, la li- de ce plan de légalisation du can-
veillance des pouvoirs publics. Ré- pouvoirs publics vraison, le courtage, l’expédition et nabis – même moins audacieux

CULTURES servés aux adultes, ces « clubs can-

nabis », dont le nombre d’adhé-
rents sera limité à 500, ne pour- Le second volet du plan présenté
le transport de drogues ».

Un plan moins ambitieux

que prévu – permet à la majorité
de s’afficher unie autour d’un des
rares projets sur lesquels les écolo-

MONDE.
ront pas être implantés à
proximité des crèches et des éco-
du lundi les – la distance minimale reste à
au vendredi fixer –, et il sera interdit d’y fumer
et d’y boire de l’alcool.
11H – 12H Si la détention et la consomma-
tion de cannabis continueront de
Julie Gacon rester interdites aux mineurs, les
et Mélanie adultes seront en revanche désor-
Chalandon mais autorisés à en posséder jus-
qu’à 25 grammes ainsi qu’à culti-
ver trois plants de cannabis fe-
melle, les plus recherchés en rai-
© Radio France/Ch. Abramowitz
par le gouvernement allemand
prévoit l’ouverture, dans quel-
ques régions tests, de magasins
spécialisés dans la vente de canna-
bis, dans le cadre de licences accor-
dées par les pouvoirs publics. Pré-
vue pour cinq ans, cette expéri-
mentation fera l’objet d’une « éva-
luation scientifique qui permettra
de mesurer les effets d’une chaîne
d’approvisionnement commer-
ciale sur la protection de la jeunesse
et de la santé et sur le marché noir »,
Après plusieurs mois d’intenses
échanges avec la Commission
européenne, le gouvernement al-
lemand a donc décidé de présen-
ter un plan moins ambitieux, qui
prévoit le commerce du cannabis
dans quelques régions seulement
– leur nom n’a pas été dévoilé –
sous forme d’expérimentation
d’une durée de cinq ans.
En prenant ces précautions, le
gouvernement veut éviter de voir
le texte retoqué par l’UE. « Je ne
gistes et les libéraux sont pleine-
ment en accord.
Critiqué sans surprise par l’oppo-
sition conservatrice (CDU-CSU),
qui dénonce un projet « contraire
au bon sens, tant sur le plan juridi-
que que sanitaire », le plan du gou-
vernement est également ac-
cueilli avec réserve au sein de la
police. « Ce projet de légalisation
tronquée du cannabis ressemble à
une manœuvre politique destinée
à satisfaire l’impatience des con-

son de leur plus forte teneur en
THC, la molécule à l’origine des ef-
fets psychotropes. Sur ce point, la
loi sera rétroactive. Autrement dit,
les personnes ayant été condam-
En partenariat avec L'esprit nées à payer une amende pour dé-
d'ouver- tention de cannabis pourront faire
ture. retirer celle-ci de leur casier judi-
ciaire, à condition que la quantité
en cause ait été inférieure à 25 g.
selon les termes de l’avant-projet
de loi dévoilé mercredi.
Dans une première mouture de
son plan, présentée en octobre, le
gouvernement allemand avait en-
visagé que de tels magasins puis-
sent ouvrir sur tout le territoire.
Mais il a dû revoir sa copie, le pro-
jet risquant de contrevenir au
droit de l’Union européenne (UE),
veux pas faire la même erreur que
celle commise par un précédent mi-
nistre des transports », s’est justifié,
mercredi, le ministre de la santé,
Karl Lauterbach. Une allusion au
projet de péage autoroutier pour
les automobilistes étrangers, pré-
senté par le gouvernement dirigé
par Angela ­Merkel : en 2020 la
Cour de justice de l’Union euro-
sommateurs. Ce projet n’aura pas
d’influence significative sur le com-
merce illégal de cannabis au mar-
ché noir ni sur la consommation
des mineurs », a fustigé le prési-
dent du Syndicat de la police alle-
mande (GdP), Alexander Poitz,
dans un entretien au groupe de
presse RND. p
Thomas Wieder
0123
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­Vendredi 14­ avril 2023
Ukraine : l’échec
des frappes
sur les centrales
électriques
La stratégie de Moscou visant
à priver les Ukrainiens d’énergie
durant l’hiver a raté son objectif
L
e constat est aujourd’hui
patent. Engagée par les
Russes il y a six mois, la
campagne de bombarde-
ments des infrastructures civiles
de l’Ukraine, notamment de son
réseau énergétique, n’a pas at-
teint les objectifs espérés par
Moscou. Non seulement le pays
n’a pas été privé durablement
d’eau, d’électricité et de chauf-
fage, mais la population ukrai-
nienne a fait preuve de résilience
et continue de soutenir la straté-
gie du président Volodymyr Ze-
lensky.
« La campagne de missiles vi-
sant à ­dégrader l’infrastructure
énergétique de l’Ukraine a défini-
tivement échoué, et la Russie sem-
ble avoir abandonné l’effort », es-
time, dans une note publiée le
8 avril, le centre de réflexion
américain Institute for the Study
of War. Les autorités ukrainien-
nes ont même annoncé avoir re-
pris leurs exportations d’électri-
cité vers l’Europe, une première
depuis le 11 octobre 2022, lors-
qu’elles avaient été interrom-
pues à la suite des bombarde-
ments russes.
Lors du lancement des premiè-
res frappes sur les villes ukrai-
niennes, au début de l’automne
2022, l’inquiétude était pourtant
grande à Kiev. Tirés par des chas-
seurs bombardiers depuis l’es-
pace aérien russe ou par des bâti-
ments – navires de surface et
sous-marins – opérant en mer
Noire, les missiles guidés Kalibr,
Kh-32 et autres Iskander provo-
quaient d’importants dégâts sur
les stations électriques. « L’objectif
des Russes est de créer une catas-
trophe humanitaire et de nous
La vidéo de décapitation d’un soldat sème l’effroi et la colère à Kiev
Un court film diffusé sur les réseaux sociaux semble montrer un combattant russe égorgeant un membre de l’armée ukrainienne
L’ Ukraine était sous le choc,
mercredi 12 avril, après la
diffusion sur les réseaux
sociaux prorusses, la veille au
soir, d’une vidéo d’une extrême
violence semblant montrer un
soldat russe décapitant un soldat
ukrainien. Dans cette séquence
d’une minute et demie, un
homme en treillis portant un
brassard jaune, caractéristique
des soldats ukrainiens, hurle
avant qu’un autre homme en te-
nue camouflage portant une
bande de tissu blanc sur la jambe
– un symbole communément as-
socié à l’armée russe et aux com-
battants prorusses –, ne le déca-
pite avec un couteau. Un troi-
sième homme brandit ensuite un
gilet pare-balles appartenant
vraisemblablement à la victime.
L’authenticité de la vidéo n’a pas
pu être confirmée de source indé-
pendante. La date et le lieu où elle
a été tournée restent incertains.
La végétation, abondante, laisse
penser qu’elle a pu être enregis-
trée il y a des mois, pendant l’été.
Quelques jours plus tôt, le 8 avril,
une autre vidéo a émergé sur les
réseaux sociaux prorusses, rap-
porte CNN. Selon la chaîne améri-
caine, elle aurait été tournée plus
récemment près de Bakhmout,
faire mourir de froid », dénonçait
alors le ministre ukrainien de
l’énergie, Herman Haloucht-
chenko. Un plan d’évacuation de
la ville de Kiev, peuplée de 3 mil-
lions d’habitants avant la guerre,
était même évoqué.
Décidée par le général Sergueï
Sourovikine, qui avait appliqué la
même stratégie de bombarde-
ment massif d’infrastructures ci-
viles en Syrie en 2017, cette cam-
pagne de frappes avait pour ob-
jectif de rendre la guerre insup-
portable aux populations, de
briser leur moral et d’inciter les
dirigeants ukrainiens à négocier
avec la Russie.
Défense antiaérienne étoffée
Elle devait aussi permettre de
faire pression sur les alliés de
Kiev, en les menaçant d’une
deuxième vague migratoire après
celle enregistrée au début du con-
flit, lorsque 3 millions d’Ukrai-
niens avaient quitté leur pays en
quelques semaines pour se réfu-
gier plus à l’ouest. Selon le Haut-
Commissariat des Nations unies
pour les réfugiés, plus de 8 mil-
lions d’Ukrainiens, soit 18 % de la
population du pays, restent
aujourd’hui réfugiés en Europe,
principalement en Pologne, en
Allemagne et en République tchè-
que. La France en accueillerait
quelque 65 000.
Pour atteindre ces objectifs, les
Russes n’ont pas lésiné sur les
moyens. Selon l’opérateur Ukre-
nergo, qui gère le réseau électri-
que ukrainien, plus de 1 200 mis-
siles et drones – principalement
des Shahed-136 d’origine ira-
nienne – ont été lancés par les
Russes sur les centrales thermi-
dans l’est de l’Ukraine, où se dé-
roulent de violents combats de-
puis plusieurs mois, avec l’impli-
cation de mercenaires russes du
groupe Wagner. Elle semble mon-
trer les cadavres décapités de deux
soldats ukrainiens allongés sur le
sol à côté d’un véhicule militaire
détruit. Derrière la caméra, une
voix, en russe, affirme que le véhi-
cule blindé « a été défoncé par une
mine ». Se référant manifestement
aux corps gisant à terre, cette per-
sonne poursuit, en riant : « Ils les
ont tués. Ils se sont approchés d’eux
et leur ont coupé la tête. »
Dès lundi, l’Institut pour l’étude
de la guerre (ISW), basé aux Etats-
Unis, affirmait que le groupe Wa-
gner semblait continuer de « com-
mettre des crimes de guerre en dé-
capitant des militaires ukrainiens
à Bakhmout ». Il faisait référence à
une photo partagée sur des mé-
dias sociaux prorusses montrant
une tête – qui appartiendrait à un
soldat ukrainien, selon l’ISW –
plantée sur un pic.
Le président ukrainien a réagi
mercredi à la vidéo de décapita-
tion. « Comme ces monstres tuent
facilement. Cette vidéo de l’exécu-
tion d’un prisonnier de guerre
ukrainien, le monde doit la voir.
C’est une vidéo de la Russie comme
Un transformateur de la centrale de Zhytomyr (Ukraine), détruit par un missile russe, le 20 janvier. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
ques et hydroélectriques du pays.
« Pendant les six mois les plus
froids de l’année, l’ennemi a es-
sayé de nous enlever la lumière et
la chaleur en détruisant l’infras-
tructure énergétique », a dénoncé
l’entreprise dans un communi-
qué publié le 8 avril, affirmant
que 43 % de ses réseaux ont été
tout ou partie endommagés au
cours de l’hiver.
Si elle a été massive, cette cam-
pagne de frappes n’a eu que des
effets limités. Selon Ukrenergo,
seulement 250 des projectiles
lancés sur ses installations ont
atteint leur cible, soit un taux de
réussite d’environ 20 %. La faute
à des systèmes de guidage peu
performants, mais surtout à une
défense antiaérienne ukrai-
nienne qui s’est étoffée au fil des
semaines. « S’ils ont été surpris au
départ par ces frappes, les Ukrai-
niens ont très vite rapatrié du
front leurs systèmes sol-air pour
les installer à proximité des cen-
tres urbains, afin de les protéger »,
explique une source militaire
française, louant l’efficacité des
interceptions de Kiev.
De peur que les Russes n’anéan-
tissent le système énergétique
ukrainien, les Occidentaux ont
accéléré l’envoi de batteries antia-
elle est », a affirmé Volodymyr
­Zelensky. Les services de sécurité
ukrainiens ont ouvert une en-
quête. De son côté, le Kremlin a
dénoncé une vidéo « horrible »,
mais a affirmé qu’elle devait être
authentifiée.
La mission de l’ONU pour les
droits humains en Ukraine s’est
dite « horrifiée ». Elle a également
évoqué la seconde vidéo et appelé
à ce que « ces incidents fassent l’ob-
jet d’une enquête réelle ». L’Union
européenne a déclaré qu’elle de-
mandera « des comptes à tous les
auteurs et complices de crimes de
guerre », tandis que la France a dé-
noncé un « acte barbare ».
Le chef du groupe Wagner,
Evgueni Prigojine, a nié toute im-
« Cette violence
interne à l’armée
est un continuum
de la violence
systémique
de l’Etat et de la
société russes »
Dimitri Minic
chercheur
ériennes à Kiev : les Etats-Unis ont
livré une trentaine de systèmes
(huit Nasams, deux Hawk, douze
Avenger, etc.), la France a envoyé
deux Crotale, l’Allemagne a cédé
trente-quatre blindés antiaériens
Gepard et un nombre non précisé
de batteries IRIS-T… Et l’effort de-
vrait se poursuivre : un système
franco-italien SAMP/T est at-
tendu dans les prochaines semai-
nes, tout comme une première
batterie de missiles Patriot améri-
cains, l’un des dispositifs sol-air
les plus performants.
Attrition des arsenaux russes
Selon les autorités ukrainiennes,
l’aide occidentale a été également
essentielle pour réparer les dé-
gâts causés par les frappes russes
et limiter leurs effets. Les Euro-
péens ont livré d’importantes
quantités de transformateurs à
Kiev, ainsi que d’innombrables
pièces de rechange destinées à
faire redémarrer les installations
électriques touchées.
Une aide loin d’être terminée :
selon la Banque mondiale, les
­infrastructures énergétiques de
l’Ukraine ont subi 11 milliards de
dollars (10 milliards d’euros) de
dégâts lors de l’année écoulée,
principalement dans les régions
plication dans la mort des deux
soldats décapités retrouvés près
du véhicule militaire. « J’ai regardé
la vidéo, a-t-il affirmé au site amé-
ricain Daily Beast. C’est une mau-
vaise chose quand on coupe les tê-
tes aux gens, mais je n’ai trouvé
nulle part que cela se produisait
près de Bakhmout et que des mem-
bres du groupe Wagner étaient im-
pliqués dans l’exécution. »
Situation « folle »
Le modus operandi du meurtre a
semé l’effroi et la colère en
Ukraine. Beaucoup font le paral-
lèle avec l’organisation djihadiste
Etat islamique (EI), qui a l’habi-
tude de filmer les décapitations
de ses otages et prisonniers. Le
ministre des affaires étrangères,
Dmytro Kuleba, a estimé que la
Russie était même « pire que l’Etat
islamique ». « Les terroristes russes
doivent être chassés de l’Ukraine
et de l’ONU et tenus responsables
pour leurs crimes. » La Russie,
membre permanent du Conseil
de sécurité de l’ONU, en a pris la
présidence tournante le 1er avril,
une situation jugée encore plus
« absurde » et « folle » par de nom-
breux Ukrainiens.
Pour Andriy Yusov, porte-parole
de la direction générale du rensei-
International | 5
Sur les
1 200 missiles et
drones tirés sur
les installations
énergétiques,
seuls 250 ont
atteint leur cible
de Kharkiv, Donetsk, Kherson et
Zaporijia. Mercredi 12 avril,
­l’organisme international a an-
noncé une première aide de
200 millions de dollars pour aider
l’Ukraine à réparer durablement
les équipements endommagés
ou détruits. « C’est essentiel à la
fois pour les efforts de relance et
pour la reprise de la production et
des flux économiques perturbés »,
plaide Antonella ­Bassani, vice-
présidente pour l’Europe et l’Asie
centrale à la ­Banque mondiale.
S’ils n’ont pas eu l’effet es-
compté sur l’Ukraine, les bom-
bardements russes ont en revan-
che ­accéléré l’attrition des arse-
naux de Vladimir Poutine et du-
rablement obéré ses capacités
futures, estiment les analystes
militaires. Avant-guerre, Moscou
gnement du ministère de la dé-
fense d’Ukraine, la vidéo de déca-
pitation vise à « démoraliser et se-
mer la panique au sein des forces de
défense ukrainiennes ». Pour les
spécialistes, ces images sont l’ex-
pression de la culture de brutalité
qui imprègne l’armée russe.
Lors de leur service militaire, les
jeunes appelés y subissent une
forme de bizutage très violent,
appelé dedovchtchina, qui se tra-
duit par des humiliations, des
coups ou des viols, même si
ceux-ci auraient diminué après la
réduction de deux ans à un an de
la durée de conscription, décidée
en 2008. En opération, les exac-
tions peuvent aussi être encoura-
gées, comme on a pu le voir en
Tchétchénie ou en Syrie, où les té-
moignages d’actes de cruauté et
de barbarie ont été nombreux.
En Ukraine, la surreprésenta-
tion de minorités ethniques is-
sues des régions les plus pauvres
de Russie parmi les forces armées
envoyées au front, est également
l’une des explications avancées
aux exactions constatées depuis
février 2022. « Les soldats qui pra-
tiquent des actes atroces en
Ukraine peuvent venir de régions
relativement pauvres qui subis-
sent elles-mêmes la violence et l’in-
disposait d’un stock de missiles
balistiques et de croisière estimé
à quelque 4 000 pièces. Entre les
tirs effectués sur des cibles
­militaires depuis le début de la
guerre et la campagne contre les
infrastructures énergétiques de
l’hiver, « plus de 3 000 » auraient
été ­consommés, selon un rap-
port publié le 6 avril par la
­Fondation pour la recherche
stratégique (FRS).
L’armée russe dispose bien de
capacités industrielles pour fa-
briquer de nouveaux projectiles
et regarnir ses arsenaux. Mais
celles-ci seraient limitées, a for-
tiori depuis que les Occidentaux
ont imposé à la Russie un em-
bargo sur les composants élec-
troniques militaires. Selon Pavel
Luzin, expert des forces armées
russes à la Jamestown Founda-
tion, la production annuelle de
missiles en Russie serait de seu-
lement 225 unités. « Il est certain
que l’arsenal russe est dans un
état de tension extrême. Les
stocks d’anciens missiles et l’in-
tensification des rythmes de pro-
duction ne permettront pas de la
réduire, mais simplement de faire
durer l’engagement à l’intensité
actuelle », en conclut la FRS. p
Cédric Pietralunga
justice de l’Etat russe », estime Di-
mitri Minic, chercheur spécialiste
de la Russie à l’Institut français
des relations internationales. Se-
lon lui, « cette violence physique et
morale interne à l’armée est un
continuum de la violence systémi-
que de l’Etat et de la société russes,
largement héritée de l’époque so-
viétique et du milieu carcéral qui a
une place particulière en Russie ».
D’après les analystes, la vio-
lence exprimée à l’égard des sol-
dats ukrainiens ne peut, enfin,
être dissociée du discours mar-
telé depuis des années par le
Kremlin sur les supposés « na-
zis » qui dirigent l’Ukraine et
dont il faudrait se débarrasser
pour permettre à la population
prorusse de vivre en paix.
« Le rapport colonial que Moscou
a conservé vis-à-vis de ses ancien-
nes provinces impériales, dont
l’Ukraine, favorise la déshumani-
sation des peuples qui en sont issus
et contribue à légitimer la violence
extrême contre eux », estime Dimi-
tri Minic. La mise en scène de la dé-
capitation d’un soldat, si elle pro-
voque l’effroi au sein de la société
ukrainienne, pourrait aussi ren-
forcer sa détermination à vaincre
le voisin russe. p
C. Pi. et Faustine Vincent

6 | International
Pérou : « On nous
a traités pire que
des animaux »
Les victimes de la répression policière
des derniers mois, très violente dans
les régions pauvres, expriment leur colère
Reportage
Juliaca (Pérou) - envoyée spéciale
L
es rideaux sont tirés et
une silhouette se détache
dans la pénombre de la
minuscule chambre mal
ventilée. Alex Mamani Humpiri
est allongé sur un lit et détourne
les yeux à notre vue. Il semble
comme s’excuser. Son visage est
défiguré. L’homme de 34 ans tra-
vaillait comme livreur de maté-
riel médical, jusqu’à ce jour
de janvier où une balle lui a per-
foré le côté droit du visage, juste
au-dessous de l’oreille, emportant
avec elle une partie de son palais.
C’est sa sœur aînée, Otilia, chez
­aquelle il est hébergé, qui nous ra-
conte. Lui ne peut plus parler. Il ne
peut plus manger non plus. Otilia
l’alimente avec une sonde. « On ne
sait pas ce qui lui est arrivé, mon
frère ne se souvient de rien. Il est
sorti jouer au foot avec des amis et
s’est retrouvé dans une zone d’af-
frontements – nous vivons près de
l’aéroport. Selon son camarade, ils
ont entendu des tirs, et il s’est
écroulé brusquement », explique
Otilia, à son chevet.
La ville de Juliaca où réside la fa-
mille, dans la région de Puno,
dans le sud du Pérou, a été le
COLOMBIE
ÉQUATEUR
PÉROU
Cor
BRÉSIL
dill
ère
de
sA
Juliaca
nd
es
Lima
Puno
Océan Lac
Titicaca
Pacifique
BOLIVIE
500 km CHILI
Les putschistes d’Afrique de l’Ouest désormais maîtres des horloges
Les militaires ont repris la main face aux Occidentaux qui redoutent d’être évincés de la région
T ous n’ont pas rompu sèche-
ment avec leurs partenai-
res occidentaux ou leurs
voisins immédiats. Certains, peut-
être, ne tenteront pas de donner
de légitimité populaire et de léga-
lité institutionnelle à leurs coups
d’Etat dans une élection dont ils
contrôleront pour une bonne part
l’organisation. En revanche, de la
Guinée au Tchad en passant par le
Mali et le Burkina Faso, les puts-
chistes ont bien pris le contrôle
des horloges, sans rencontrer de
grande pression contraire.
Le temps où la Communauté
économique des Etats de l’Afrique
de l’Ouest (Cedeao) imposait six
mois d’embargo économique et
financier au Mali – de janvier à
juillet 2022 – pour contraindre la
junte de revoir sa date de péremp-
tion de cinq à deux ans est révolu.
Et pour cause : les sanctions n’ont
pas dressé l’opinion publique
contre les autorités de transition,
et si ces dernières ont finalement
accepté de revoir leurs pré­-
tentions à la baisse en promet-
tant un scrutin présidentiel pour
février 2024, elles savent pouvoir
compter sur le soutien de leur al-
t­ héâtre, début janvier, d’une ré-
pression particulièrement vio-
lente. Les protestations, appelant
à de nouvelles élections et à la dé-
mission de la présidente, Dina Bo-
luarte, étaient alors au plus haut
dans le pays. Largement pacifi-
ques, elles tournaient parfois en
affrontements avec la police. Ce
fut le cas à Juliaca, le 9 janvier,
lorsqu’un groupe de manifes-
tants a tenté de pénétrer dans
l’enceinte de l’aéroport.
Aux jets de pierre, les policiers
ont répondu avec des armes de
guerre. Leurs tirs ont atteint des
passants jusque dans les rues de la
ville. Bilan : 18 morts et des dizai-
nes de blessés par balles. Selon
une enquête du média d’investi-
gation IDL Reporteros, publiée le
9 avril, aucun manifestant ne re-
présentait un danger imminent
pour les forces de sécurité. Le total
des blessés à Juliaca entre décem-
bre 2022 et mars 2023 atteint 250,
selon le ministère de la santé. Mais
ce chiffre pourrait être bien supé-
rieur, estime l’Association des
martyrs et victimes du 9-Janvier.
« Impuissance » et « douleur »
« Nous tentons d’établir des listes,
mais beaucoup de blessés se ca-
chent. Ils ont fui de l’hôpital par
peur des représailles ou par peur
d’être poursuivis pour troubles et
violences. Des personnes en civil
venaient les interroger jusque
dans les couloirs », dénonce Raul
Samillan, président de l’associa-
tion et frère du jeune interne en
médecine Marco Antonio Sa-
millan, abattu en secourant des
blessés le 9 janvier.
A l’échelle nationale, le bureau
du Défenseur du peuple dénom-
bre près de 1 000 civils blessés
­entre le 8 décembre 2022 et le
10 mars. Parmi eux, un nombre
­indéterminé de blessés par balles
(par armes à feu ou fusils à plomb),
qui s’ajoutent aux 49 tués. Environ
lié russe et la résignation de leurs
voisins, pour limiter les pressions
en cas de nouveau report.
Le renvoi à une date encore in-
connue du référendum constitu-
tionnel du 19 mars, première
étape d’une série de votes prépa-
ratoires à la présidentielle, a ainsi
été dénoncé par l’opposition ma-
lienne comme une manœuvre du
régime pour « jouer la montre ».
Sans susciter cette fois de réac-
tion officielle de la Cedeao. « Tech-
niquement, il est encore possible
d’organiser l’élection présiden-
tielle à la date prévue, prévient un
observateur étranger sur place.
Mais tout dépendra des intentions
du colonel Assimi Goïta et des
autres officiers alors qu’ils sont po-
pulaires à Bamako et ne subissent
plus de pressions extérieures. »
Contexte de guerre froide
« Le monde change. Il y a beau-
coup d’offres aujourd’hui »,
euphémise un conseiller du gé-
néral Mahamat Déby, aux com-
mandes du Tchad depuis la mort
de son père Idriss Déby en
avril 2021, peu inquiet des consé-
quences de l’expulsion de l’am-
Chez Cueto
Suaña
Vargaya,
29 ans, le
2 avril. Une
radio montre
ses organes
touchés par
une balle
de 7,5 mm.
PAUL GAMBIN
POUR « LE MONDE »
800 policiers ont également été
blessés, affirme le bureau du
­Défenseur du peuple, sans donner
les motifs des blessures.
L’Etat, de son côté, ne reconnaît
que 103 blessés graves à l’échelle
nationale, dont 7 policiers. Sur-
tout, le gouvernement continue
de nier toute responsabilité dans
les exactions.
Dina Boluarte – sous le coup
d’une enquête pour génocide et
homicide – a affirmé fin janvier
que les manifestants s’étaient
blessés entre eux, et que les armes
soupçonnées d’être à l’origine de
leurs blessures ne correspondent
pas à celles utilisées par la police
ou les militaires – sans toutefois
apporter la preuve de ces dires.
L’avocat de la présidente, Joseph
Campos, a affirmé le 3 avril, lors
d’une interview sur la chaîne pu-
bassadeur d’Allemagne à N’Dja-
mena, le 8 avril. Jan Christian Gor-
don Kricke était jugé trop proche
de l’opposition et trop insistant
sur le respect des promesses don-
nées au début de la transition.
Selon cette source, si les Occi-
dentaux et les institutions régio-
nales ou continentales venaient à
se montrer trop pressants avec
Mahamat Déby pour qu’il renonce
à concourir à la future présiden-
tielle, désormais programmée
pour la fin 2024, le général pour-
rait être tenté de s’orienter vers de
nouveaux horizons, russes, chi-
nois, turcs ou dans le Golfe. Le
nouveau contexte de guerre froide
inhibe les chancelleries, craignant
de se voir poussées vers la sortie
au profit d’un nouveau partenaire.
Après la prolongation de la tran-
sition de vingt-quatre mois, la
permission finalement accordée
à Mahamat Déby de concourir à la
future présidentielle et la répres-
sion des manifestations de l’op-
position en octobre 2022, qui a
fait au moins 128 morts selon la
Commission nationale des droits
de l’homme, l’Union européenne
et plusieurs de ses Etats membres
blique Peru TV, que les victimes
pouvaient « peut-être avoir provo-
qué la situation au cours de la-
quelle elles ont trouvé la mort ».
« Au Pérou, la vie des plus hum-
bles ne compte pas, on peut tuer
des innocents », s’étrangle de co-
lère Diego Quispe Livisi, qui a
reçu 70 billes de plomb dans le
dos, le 9 janvier. Les médecins
ont pu lui en retirer seulement 8.
« On nous a traités pire que des
animaux », dit l’homme de
34 ans, qui a perdu son travail
dans une mine d’or et doit payer
une partie de ses soins avec ses
économies. « Après m’avoir
blessé, les policiers continuaient
de me viser avec leurs armes,
pourquoi ? Je ne causais absolu-
ment aucun trouble », poursuit-il.
« J’ai tant pleuré d’impuissance et
de douleur », lâche Martha Roque
avaient « fermement » condamné
les violences. Mais ils n’ont ja-
mais poussé à des sanctions
­contre celui qui reste l’un de leurs
meilleurs alliés dans la région.
Cette mansuétude bénéficie éga-
lement au colonel Mamadi
Doumbouya, au pouvoir en Gui-
née depuis qu’il a renversé Alpha
Condé, en septembre 2021. Si le
président déchu s’était mis à dos
une bonne part de ses voisins et
des pays occidentaux par son
­entêtement à briguer un troi-
sième mandat, son successeur a
mesuré l’intérêt qu’il avait à adop-
ter une posture diplomatique
moins agressive.
A Paris, certains ont un temps
vu en l’ancien caporal de la Lé-
gion étrangère l’homme à même
de détourner le Malien Assimi
Goïta de son virage vers la Russie,
et un interlocuteur à ne pas
­brusquer de peur qu’il ne bascule
dans le camp rival. Une préve-
nance dont fait aussi preuve
Washington. Après la protesta-
tion de Conakry, l’ambassade
américaine sur place a retiré le
compte à rebours de son site In-
ternet qui indiquait le nombre de
Quispe, 48 ans, la poitrine enflée
et souffrant de tremblements. « Je
sens que mon corps brûle en per-
manence, j’ai besoin de rester allon-
gée plusieurs heures par jour », ra-
conte-t-elle sous une couverture.
Elle est une miraculée : une balle
lui a traversé les deux seins. « Je
souhaite la prison pour Dina Bo-
luarte. Le gouvernement nous a
traités comme des terroristes. Nous
sommes des travailleurs, je me lève
à 4 heures du matin pour vendre
mes jus », raconte Martha.
Comme l’affirme un rapport
d’Amnesty International paru en
mars, la répression s’est abattue
en particulier sur les populations
autochtones du Sud, issues du
monde rural, pauvres, de langue
quechua et aymara. A Juliaca, les
habitants ont le sentiment que si
la répression avait eu lieu dans la
jours restants jusqu’à la date
théorique de la fin de la transi-
tion, le 1er janvier 2025. Celui-ci
avait pourtant le mérite d’un inti-
tulé engageant : « En marche vers
la démocratie ».
« Des élections à quelle fin ? »
Reste que cet objectif ne semble
aujourd’hui plus prioritaire dans
la région. Au Burkina Faso, sous la
coupe du capitaine Ibrahim
­Traoré, tombeur fin septem-
bre 2022 d’un autre putschiste, le
lieutenant-colonel Damiba, le pre-
mier ministre, Apollinaire Kyélem
de Tambèla, a donné une idée, le
3 février, lors d’une visite du prési-
dent de la commission de l’Union
africaine, le Tchadien Moussa Faki
Mahamat, de l’urgence que repré-
sente pour lui l’organisation
d’une compétition électorale.
« Pendant que notre pays con-
naît une période difficile, on nous
parle de chronogramme pour un
retour à l’ordre constitutionnel.
On nous parle d’élections. Mais
les élections, c’est à quelle fin et
pour qui ? », a feint de s’interro-
ger M. de Tambèla, le premier
ministre, alors que les techni-
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
La présidente,
Dina Boluarte,
a affirmé,
fin janvier, que
les manifestants
s’étaient blessés
entre eux
capitale, à Lima, l’indignation
aurait été plus forte. Dans les jour-
naux nationaux, à part quelques
exceptions notables, les victimes
n’ont pas fait la « une ». Les médias
télévisés ont insisté sur la violence
supposée des manifestants.
Aujourd’hui, les blessés atten-
dent une indemnisation. La
­plupart sont des travailleurs pré-
caires, vendeurs ambulants,
­agriculteurs, journaliers. Le gou-
vernement a publié un décret
pour indemniser les familles des
personnes tuées à hauteur de
50 000 soles (un peu plus de
12 000 euros), et de 25 000 soles
pour les blessés graves.
Cueto Suaña Vargaya, 29 ans, est
sur la liste. Une balle de 7,5 milli-
mètres s’est logée dans sa colonne
vertébrale, près de ses reins ; les
médecins n’ont pas pu la lui reti-
rer. Ils lui ont dit qu’il pouvait vi-
vre avec. Début avril, Cueto n’avait
encore rien perçu. Il a dû avancer
l’argent pour une partie des soins,
non couverts par l’assurance-
santé. Sa famille s’est endettée. Il a
laissé sa maison, ses champs, ses
animaux, dans son village situé à
plusieurs heures de Juliaca.
Il loue désormais une petite
chambre dans la périphérie de la
ville, avec sa femme et ses deux
filles, la dernière âgée de 5 mois. Il
est contraint de rester à proximité
d’un hôpital pour son suivi médi-
cal. Il affirme ne plus ressentir ni
colère ni ressentiment. « A quoi ça
sert ? », dit-il simplement. Il peut
difficilement marcher et souffre
de douleurs dans le dos. Le travail
aux champs est pour l’heure im-
pensable. « Plus rien ne sera
comme avant », dit sa femme,
­Bertha Ticona, à ses côtés.
Pour Alex Mamani Humpiri et
sa mâchoire arrachée, la récupé-
ration sera lente également. Il a
subi deux opérations. Quant aux
blessures psychologiques, elles
sont l’angle mort de la prise en
charge des victimes. « Nous com-
muniquons comme nous pouvons,
dit sa sœur. Je finis par compren-
dre ses sons, parfois il m’écrit des
messages sur son téléphone. Il me
dit souvent qu’il aurait préféré
mourir ce jour-là. » p
Amanda Chaparro
ciens chargés d’établir le calen-
drier électoral lui avaient précé-
demment soumis la proposition
d’un premier tour en avril 2024.
Au Burkina Faso, les questions
du moment tournent plus autour
des résultats de la lutte contre les
groupes djihadistes et l’éventuel
basculement du pays dans l’orbite
russe que sur la date des élections.
« Dans les années 1990, les puts-
chistes étaient forcés de se retirer
rapidement, sous peine de subir
une intervention armée, souligne
un observateur avisé des proces-
sus électoraux en Afrique de
l’Ouest. Mais aujourd’hui le Nige-
ria se concentre sur ses problèmes
internes, le Ghana s’est lassé des
médiations et a des soucis écono-
miques, la Côte d’Ivoire, après le
troisième mandat d’Alassane Ouat-
tara, veut éviter les querelles avec
ses voisins, et le Sénégal ne peut pas
faire la leçon alors que Macky Sall
semble lui aussi se diriger vers un
troisième mandat. » p
Cyril Bensimon
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0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
Climat : les plans insuffisants des géants du pétrole
Aucune major n’est en mesure d’atteindre l’objectif de neutralité carbone fixé pour 2050
M
algré leurs promes-
ses, les géants du
pétrole et du gaz ne
sont pas à la hau-
teur de l’urgence climatique. Dans
un ensemble d’analyses publié
jeudi 13 avril, l’ONG Reclaim Fi-
nance a passé au crible les plans
climat des neuf principales entre-
prises européennes et améri­-
caines (TotalEnergies, Shell, BP,
Equinor, Eni, Repsol, ExxonMobil,
­Chevron, ConocoPhillips). Le ré-
sultat est sans appel : aucune n’a
de stratégie alignée avec l’objectif
de l’accord de Paris de limiter le ré-
chauffement à 1,5 0C, qui suppose
d’atteindre la neutralité carbone
en 2050. Une cible sur laquelle
­elles se sont toutes engagées.
« Au lieu d’avoir pris le chemin de
la transition, ces entreprises pour-
suivent la même stratégie basée sur
les énergies fossiles, note Lucie Pin-
son, la directrice exécutive de Re-
claim Finance. Leur priorité reste
l’accès à toujours plus de réserves
d’hydrocarbures, bien avant le dé-
veloppement des renouvelables. »
« C’est l’un ou l’autre »
En décryptant les stratégies des
mastodontes de l’énergie, Reclaim
Finance espère éclairer les déci-
sions des acteurs financiers (ban-
ques, assurances, investisseurs)
qui les soutiennent, à la veille des
assemblées générales de ces grou-
pes, prévues en avril et en mai. Les
neuf entreprises ciblées, qui repré-
sentent 16 % de la production
mondiale d’hydrocarbures, occu-
pent une place centrale dans les
portefeuilles de ces acteurs, qui les
considèrent comme les « meilleurs
élèves » en matière de transition
en faveur du climat.
Aucune des entreprises étudiées
ne s’est pourtant engagée à stop-
per son expansion pétrogazière.
Au contraire, toutes ont des nou-
veaux projets dans les cartons, y
compris dans des activités à ris-
que ou très polluantes (Arctique,
forages en eaux profondes, sables
bitumineux, etc.). Le cumul de
leur production en développe-
ment – qui a fait l’objet d’une
­décision finale d’investissement –
et de celle des champs en cours
d’évaluation se chiffre à près de
35 milliards de barils de pétrole
équivalent, soit un tiers des res-
sources des champs déjà en pro-
duction (93 milliards de barils).
Parmi les plus grands déve-
loppeurs au monde, TotalEner-
gies se classe à la 7e place, Shell à
Les banques continuent de financer le secteur des énergies fossiles
En 2022, les 60 premiers acteurs bancaires ont soutenu, à hauteur de 673 milliards de dollars, les producteurs de charbon, de pétrole et de gaz
D es superprofits et un
­accès au crédit encore
très facile : les entrepri-
ses des secteurs du pétrole, du gaz
et du charbon ont non seulement
engrangé des bénéfices record
en 2022, mais elles ont pu comp-
ter sur un soutien toujours im-
portant des banques, y compris
pour développer de nouveaux
projets. C’est le constat dressé par
sept ONG dans le rapport annuel
« Banking on Climate Chaos », pu-
blié jeudi 13 avril.
Ce classement des 60 principa-
les institutions bancaires mondia-
les évalue à 5 500 milliards de dol-
lars (5 040 milliards d’euros) l’en-
semble des financements (prêts,
lignes de crédit et émissions
d’obligations ou d’actions dans
lesquelles les banques jouent un
rôle d’intermédiaire) obtenus par
les 100 premiers acteurs du sec-
teur des énergies fossiles sur les
sept dernières années, soit depuis
la conclusion de l’accord de Paris.
Pour 2022, leur décompte atteint
673 milliards de dollars.
Ce dernier montant a toutefois
diminué de 16 % par rapport à
La plupart
des entreprises
prévoient une
hausse de leur
production
d’hydrocarbures
d’ici à 2030
la 12e et BP à la 16e – le premier
étant la compagnie nationale
saoudienne Saudi Aramco.
« Nous continuons à investir dans
de nouveaux projets pétroliers (…)
pour répondre à la demande mon-
diale encore croissante », a ainsi ex-
pliqué Patrick Pouyanné, le PDG
de TotalEnergies, lors de la présen-
tation de sa stratégie climat, en
mars, le groupe prévoyant aussi de
se développer fortement dans le
secteur du gaz naturel liquéfié.
« Chaque investissement significa-
tif, y compris dans l’exploration,
l’acquisition ou le développement
des ressources pétrolières et gaziè-
res, fait l’objet d’une évaluation
­prenant en compte les objectifs de
l’accord de Paris », assure l’entre-
prise, qui affirme que sa stratégie
est bien compatible avec le traité
international conclu en 2015.
A l’exception de BP et Equinor, la
plupart des entreprises prévoient
aussi une hausse de leur produc-
tion d’hydrocarbures d’ici à 2030.
Celle de TotalEnergies devrait ainsi
dépasser, à la fin de la décennie, de
81 % le niveau requis par le scéna-
rio zéro émission nette de l’Agence
internationale de l’énergie (AIE),
qui prévoit une baisse de la pro-
duction liée au déclin naturel des
champs existants et à l’absence de
nouveaux projets. En 2021, l’AIE a
en effet appelé à arrêter immédia-
tement le développement de
­nouvelles installations pétrolières
ou gazières pour atteindre la neu-
tralité carbone en 2050. Pour Shell,
le dépassement sera de 53 %
en 2030 et pour Eni de 70 %.
Dans son rapport de synthèse
publié en mars, le Groupe d’ex-
perts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC) a
rappelé que limiter le réchauffe-
ment climatique à 1,5 0C impli-
que de réduire de manière « subs-
tantielle » la production et l’utili-
sation globale des combustibles
fossiles (charbon, pétrole et gaz),
et ce dès cette décennie. Les
scientifiques montraient que les
2021 et le rapport note que pour
la première fois, les finance-
ments bancaires aux produc-
teurs d’énergies fossiles ont été
inférieurs à leur niveau de 2016.
Mais les ONG n’y voient pas
l’amorce d’une tendance dura-
ble : cette baisse s’explique sur-
tout par l’envolée des bénéfices
(estimés à 4 000 milliards de
­dollars), qui a permis aux compa-
gnies de charbon, de pétrole et de
gaz de s’autofinancer davantage,
donc d’avoir moins recours aux
banques et aux marchés, voire,
pour certaines, de s’en passer
­totalement.
Méthodologie contestée
« Les superprofits ont certaine-
ment joué dans la baisse des chif-
fres l’année dernière », dit Lucie
Pinson, directrice exécutive de
Reclaim Finance, ajoutant qu’il
est « beaucoup trop tôt pour
­penser qu’il y aurait un change-
ment de la manière dont les ac-
teurs financiers financent le sec-
teur énergétique ». Parmi les
points marquants du rapport fi-
gure aussi la montée d’une ban-
Des ouvriers du site pétrolier Tilenga, géré par TotalEnergies, en Ouganda, le 16 janvier. ARLETTE BASHIZI/NYT-REDUX-RÉA
infrastructures fossiles déjà en
place consomment tout le bud-
get carbone restant (maximum
d’émissions) pour 1,5 0C.
« Si une entreprise dit qu’elle va
augmenter sa capacité de produc-
tion de pétrole mais également que
sa stratégie est conforme à l’accord
de Paris, il y a un problème, a toute-
fois réaffirmé au Monde le direc-
teur exécutif de l’AIE, Fatih Birol,
lors d’un entretien en mars. Cela
ne marche pas, c’est mathémati-
que. C’est l’un ou l’autre. »
Les investissements dans les
­renouvelables sont un autre indi-
cateur-clé de la volonté de trans-
formation des majors, qui ont réa-
lisé des profits record en 2022.
Alors que le système énergétique
mondial est encore dominé à près
de 80 % par les fossiles, tous les
scénarios visant à maintenir le ré-
chauffement largement sous la
barre des 2 0C prévoient une crois-
sance très forte de l’éolien et du so-
laire dans les prochaines années.
Or, en 2022, pour chaque dollar in-
vesti dans leurs divisions bas car-
bone (qui n’incluent pas toujours
uniquement des renouvelables),
que canadienne, Royal Bank of
Canada (RBC) sur la première
marche du podium des princi-
paux financiers des énergies fos-
siles : avec 42,1 milliards de dol-
lars, elle dépasse les quatre prin­-
cipales banques américaines,
J.P. Morgan Chase, Wells Fargo,
Bank of America et Citigroup.
Sur la période 2016-2022,
J.P. Morgan Chase conserve néan-
moins le premier rang mondial
avec 434 milliards de dollars. En
valeur absolue, les banques amé-
ricaines sont restées en 2022, et
de très loin, les premiers finan-
ceurs du secteur des énergies
­fossiles, mais le rapport souligne
Les ONG
redoutent que
les objectifs
affichés
par les banques
constituent un
« écoblanchiment »
les entreprises ont dépensé entre
3 dollars (TotalEnergies) et 32 dol-
lars (Equinor) dans les fossiles.
« Ces entreprises peuvent être
d’une grande aide dans la transi-
tion, car elles ont beaucoup d’expé-
rience en termes de développe-
ment, d’innovations technologi-
ques, explique Fatih Birol. Mais
quand je regarde le temps qu’elles
passent à parler d’énergie propre et
la quantité d’argent qu’elles y con-
sacrent, j’observe un ratio inversé. »
Selon le scénario zéro émission
nette de l’AIE, il faudrait, d’ici à
2030, dépenser 9 dollars dans les
énergies propres pour chaque dol-
lar investi dans les fossiles.
Mix énergétique carboné
A l’avenir, les entreprises euro-
péennes affirment bien vouloir in-
vestir davantage dans les renouve-
lables. Equinor prévoit par exem-
ple d’augmenter de 11 % à 30 % la
part de ses investissements dans
le secteur d’ici à 2025 ; BP de les
multiplier par trois ou cinq pour
parvenir à 100 gigawatts de capaci-
tés installées d’ici à la fin de la dé-
cennie ; Eni envisage de multiplier
la montée dans le classement des
banques canadiennes, européen-
nes et japonaises, avec pour effet
un recul de la « part de marché »
des établissements américains, à
28 % contre 31 %.
La française BNP Paribas, pre-
mière banque d’Europe, est clas-
sée douzième du classement
mondial 2022 par les ONG avec
20,1 milliards de dollars de finan-
cements, un montant en hausse
de 21,6 % sur un an. Au total, selon
le rapport « Banking on Climate
Chaos », les principales banques
françaises (BNP Paribas, Crédit
agricole, Société générale, BPCE-
Natixis, Crédit mutuel et La Ban-
que postale) ont assuré 48 mil-
liards de financements en 2022,
dont 15,7 milliards pour le déve-
loppement de nouveaux projets
fossiles. Les banques se voient
aussi reprocher le décalage entre
leurs engagements en matière de
décarbonation et la réalité de
leurs actions, qui font craindre
aux ONG que ces objectifs ne
constituent « rien de plus que de
l’écoblanchiment ». En cause, se-
lon le rapport, des objectifs insuf-
Planète | 7
En 2022, pour
chaque dollar
investi dans
leur division
bas carbone, les
entreprises ont
dépensé entre
3 et 32 dollars
ses investissements par trois ou
quatre. TotalEnergies a également
annoncé une augmentation signi-
ficative de 25 % de ses investisse-
ments dans sa division bas car-
bone en 2023 par rapport à 2022.
Malgré ces avancées, Reclaim
­Finance souligne que, dans les
prochaines années, la grande ma-
jorité des investissements de ces
entreprises ira toujours dans les
fossiles. Si TotalEnergies consacre
5 milliards de dollars (4,5 milliards
d’euros) aux énergies bas carbone
en 2023, l’entreprise en débour-
sera presque autant (4,5 milliards
de dollars) pour de nouveaux pro-
fisants, l’impact prolongé des fi-
nancements au-delà des échéan-
ces fixées ou encore le recours à
des mécanismes de compensa-
tion à l’efficacité discutable.
« Retard » français
Face à ces chiffres et ces constats,
les grands acteurs du secteur ban-
caire français contestent la mé-
thodologie et les classifications
retenues. Pour les banques, assi-
miler un prêt à une entreprise et
un rôle d’intermédiaire dans une
émission obligataire revient ainsi
à agréger des activités trop diffé-
rentes l’une de l’autre. Elles dé-
noncent en outre le manque de
fiabilité des données utilisées (la
Fédération bancaire française
parle de chiffres « fantaisistes ») et
mettent en avant la dynamique
de leurs politiques de finance-
ment au profit des énergies re-
nouvelables et « bas carbone ».
Opposant un classement à un
autre, BNP Paribas cite ainsi une
étude publiée le 3 avril par
l’agence Bloomberg qui la place
au premier rang mondial pour les
financements verts et hors du
jets pétroliers et gaziers, et aucune
entreprise ne devrait allouer plus
d’un tiers de ses investissements
totaux aux renouvelables. Consé-
quence, ces sources d’énergie de-
vraient représenter, au mieux,
22 % du mix énergétique de Shell
en 2030, contre à peine 5 %, 6 % et
7 % de ceux de BP, Equinor et Eni et
14 % pour TotalEnergies.
« Dans les investissements renou-
velables, nous sommes surtout li-
mités par le nombre de projets
­disponibles et rentables et les capa-
cités logistiques et de ressources
humaines », assure TotalEnergies,
qui rappelle qu’il devait être l’un
des plus gros producteurs d’élec-
tricité renouvelable au monde
en 2030, avec 100 gigawatts de
­capacités en opération.
« La part des renouvelables est
une part relative qui ne dit rien du
montant total absolu d’émissions
de gaz à effet de serre, insiste toute-
fois Lucie Pinson. Si l’on produit
plus de renouvelables mais aussi
plus de fossiles, cela ne change rien
pour le climat. » p
Audrey Garric
et Perrine Mouterde
« top 10 » pour ceux dévolus aux
énergies fossiles depuis le début
de l’année. Les banques rejettent
aussi l’argument des ONG selon
lequel leurs stratégies de crédit
seraient insuffisantes pour conte-
nir le réchauffement planétaire à
1,5 0C : selon elles, l’évolution pré-
vue des portefeuilles bancaires
permettra bien d’atteindre la
neutralité carbone à l’horizon
2050, condition nécessaire pour
rester sous ce seuil.
Autant d’arguments qui pour-
raient alimenter les débats lors
des assemblées générales d’ac-
tionnaires du secteur dans les
prochaines semaines. « On espère
que la pression va s’accentuer
pour pousser les banques à la rai-
son, explique Lucie Pinson. Les
banques françaises avaient été les
premières, avec la néerlandaise
ING, à prendre des engagements
forts sur le secteur du charbon.
Aujourd’hui, elles sont bien en re-
tard par rapport à leurs pairs au
niveau européen. Mais il n’est pas
trop tard pour rattraper, voire dé-
passer leurs pairs. » p
Marc Angrand
8|
FRANCE
0123
VENDREDI 14 AVRIL 2023

RÉFORME DES RETRAITES

Les territoires du vote RN se sont moins mobilisés dans la rue

Taux de mobilisation pour la manifestation du 7 mars
d’après les chiffres de la police ( * chiffres presse) Dunkerque 1 280 000 personnes
Calais dans les rues
Nombre de manifestants pour 1 000 habitants d’après le ministère de l’intérieur,
Saint-Omer
Plus de 500 Ville ayant accueilli Boulogne-sur-Mer 3,5 millions selon les syndicats.
Lille C’est la plus forte mobilisation
plusieurs milliers Béthune
De 300 à 500 de manifestants depuis le 19 janvier, jour de la première
Valenciennes
selon les syndicats, Douai manifestation contre la réforme.
Maubeuge
De 200 à 300 chiffres de la police Abbeville*
non connus Eu Arras Cambrai
Dieppe Amiens
De 100 à 200
Cherbourg-en-Cotentin Saint-Quentin Hirson
Fécamp*
De 50 à 100 Fort-de-France
Le Havre Tergnier Laon Longwy*
Lillebonne
Moins de 50 Beauvais Compiègne Charleville-Mézières
Carentan Bayeux Martinique
Rouen
Saint-Lô Soissons
Reims
Pont-Audemer Verdun
Coutances Château-Thierry Châlons-en- Metz
Lannion Lisieux Evreux Champagne
Granville Caen
Vire Falaise* Epernay Bar-le-Duc Saverne
Morlaix Saint-Malo Paris
Argentan
Dreux Sézanne Toul Nancy
Brest Guingamp Avranches Flers Vitry-le-François Strasbourg
Dinan Fougères Alençon Chartres
Carhaix- Melun Saint-Dizier Guadeloupe
Saint-Brieuc Mayenne Saint-Dié-des-Vosges*
Plouguer Nogent-le-Rotrou
Nemours Bar-sur-Aube*
Vitré Pithiviers
Pontivy Le Mans Sens Sélestat
Rennes Troyes Epinal
Quimper Ploërmel* Laval Chaumont*
Colmar
Lorient Châteaudun Montargis
Quimperlé Redon Châteaubriant
Segré-en-Anjou Vendôme Orléans Belfort Mulhouse
Montbard
Vannes Angers Vesoul
Ancenis Blois Auxerre
Belle-Ile-en-Mer*
Dijon Montbéliard
Romorantin-Lanthenay
Saumur
Saint-Nazaire Nantes Cholet Dole
Vierzon Bourges Besançon Guyane
Tours Nevers Beaune
Thouars
Nombre de manifestants Clisson Pontarlier
Challans Châtellerault Saint-Denis
Bressuire*
81 000 Le Creusot
Chalon-sur-Saône
Saint-Paul
La Roche-sur-Yon
Parthenay* Montceau- Lons-le-Saunier
Châteauroux Saint-Amand-
30 000 Poitiers les-Mines* Louhans Saint-Claude
Fontenay-le-Comte Montrond Mâcon
10 000 Moulins Oyonnax*
Niort Montmorillon* Guéret Thonon-les-Bains
La Rochelle Vichy
1 000 Villefranche- Cluses
Montluçon La Réunion
sur-Saône Bourg-en-Bresse* Annecy
Rochefort Limoges
Saintes Sallanches
Angoulême Clermont- Roanne La Tour-
Ferrand Lyon Albertville
Royan du-Pin
Cognac* Saint-Etienne
Scores au premier tour Ussel Chambéry
d’élection présidentielle 2022, Bourgoin-J.
Périgueux Tulle Vienne Saint-Jean-de-Maurienne
au canton
Annonay
Le Puy-en-Velay Grenoble
De l’extrême droite Saint-Flour Le Cheylard
Libourne* Brive-la-Gaillarde Mayotte
(Marine Le Pen, Eric Zemmour, Saint-Marcellin
Sarlat
Nicolas Dupont-Aignan) Briançon
Bergerac Aurillac Privas Valence Gap
De 40 % à 50 % Plus de 50 % Bordeaux Marmande Mende
Cahors Figeac Montélimar
Aubenas Barcelonnette
De Jean-Luc Mélenchon
Villeneuve-sur-Lot* Rodez Nyons*
De 22 % à 40 % Plus de 40 % Bagnols-sur-Cèze
Agen
Montauban Alès Digne-les-Bains
Mont-de-Marsan
Millau Avignon
Albi Nîmes Manosque
Dax
Auch Montpellier Bastia
Castres Draguignan
Aix-en-Provence
Bayonne Toulouse Nice
Arles
Cannes
Pau Muret Carcassonne
Tarbes Sète Marseille
Béziers
Narbonne
Saint-Gaudens
Toulon
Foix Ajaccio
Perpignan
Sources : Le Monde ; presse régionale ; France Bleu ; ministère de l’intérieur ; Insee
Infographie Le Monde - Sylvie Gittus-Pourrias

Une réforme, trois mois de mobilisation

Lancé le 19 janvier, le mouvement reste très suivi, avant le verdict du Conseil constitutionnel, le 14 avril

RÉCIT talière. Bosser jusqu’à 64 ans, dans la santé,

c’est tout simplement impossible. » « LÀ-HAUT,
vier, avec 1,27 million de manifestants selon
le ministère de l’intérieur (2,8 millions selon
vices publics génèrent un sentiment de délais-
sement », estime Guillaume Salis, délégué
blois, lyon, marseille, rennes, toulouse -
correspondants
Profs, manutentionnaires, conducteurs de ILS NE SE RENDENT la CGT), le record de 1995, celui qui avait, CGT à la Fondation Bon Sauveur, qui gère des

P
eut-être faudrait-il commencer
par ces regards, ces mines défai-
tes qui, dans la rue, en ce pre-
mier rendez-vous du 19 janvier,
disaient à eux seuls : « On ne
peut pas nous faire ça ! » Tra-
vailler deux ans de plus. « Tenir » deux ans de
plus. Après les efforts des années Covid-19 et
les grands discours d’Emmanuel Macron sur
la reconnaissance des « travailleurs essen-
tiels », qui ont tenu leurs postes pendant les
différents confinements. Après un an et demi
de prix qui enflent et de salaires à la traîne.
Ce sentiment d’injustice est le premier mo-
teur des manifestations contre le projet de
réforme des retraites du gouvernement – il y
en aura d’autres. « Quand je vois mes collè-
gues âgés, c’est vraiment pas bien de leur faire
ça », s’indigne, à Lyon, Giovanni Piredda,
50 ans, agent dans le secteur social. « Là-
haut, ils ne se rendent pas compte !, lance, à
Amiens, Marie, 52 ans, fonctionnaire hospi-
bus, gardiens de prison… Non syndiqués,
peu politisés, ils sont des milliers à descen-
dre dans la rue pour la première fois. Parce
que, cette fois, on touche au plus profond, à
l’intime, et même, disent-ils, « à l’avenir de
nos enfants ». Aux discours des partisans de
la réforme, qui glorifient une théorique
« valeur travail » ou convoquent l’évolution
démographique, ces travailleurs-là oppo-
sent l’empirisme du travail vécu : des horai-
res décalés, des tâches pénibles, des
contraintes de rentabilité toujours plus for-
tes, jusqu’à la perte de sens.
« L’injustice de cette mesure d’âge a créé une
cohésion immédiate, de l’intersyndicale
comme des manifestants, car elle touche
d’abord ceux pour qui la retraite a le plus de
sens : ceux qui ont commencé à travailler tôt,
sont peu qualifiés, ont des métiers difficiles »,
souligne Jérôme Pélisse, professeur à Scien-
ces Po et chercheur au Centre de sociologie
des organisations. Les premières manifesta-
tions marquent par leur ampleur. Le 31 jan-
dit-on, fait reculer le premier ministre
PAS COMPTE ! d’alors, Alain Juppé, est battu.
Mais, pour la première fois, on défile aussi
BOSSER dans les villes moyennes, où la réforme cris-
JUSQU’À 64 ANS, tallise un « ras-le-bol » plus profond. En Occi-
tanie, on manifeste à Millau (Aveyron), à Tar-
DANS LA SANTÉ, bes, à Albi… « On n’avait jamais vu ça depuis
les grandes manifs des années 1970 contre le
C’EST TOUT camp militaire du Larzac », observe l’inter-
syndicale. Le 31 janvier, ils sont 13 000 à Rodez
SIMPLEMENT (25 000 habitants). Tout sauf un hasard : fin
IMPOSSIBLE » 2021, dans la préfecture de l’Aveyron, l’usine
Bosch a licencié 750 de ses 1 250 salariés.
MARIE
52 ans, fonctionnaire « CITOYENS DE SECONDE ZONE »
hospitalière En Bretagne, on manifestait dans vingt-cinq
communes, le 6 avril. A Carhaix, à Guingamp
ou à Ploërmel s’exprime une colère rurale
déjà entendue lors des mouvements des
« bonnets rouges » ou des « gilets jaunes » : la
colère de ceux qui se sentent « citoyens de se-
conde zone ». « Le gouvernement crée un cli-
mat d’insécurité sociale. Les fermetures de ser-
établissements de soins. Mais les cortèges
s’étoffent même à Dinan, à Vannes ou à Saint-
Malo, des villes prospères qui ont massive-
ment voté pour Emmanuel Macron en 2017
et en 2022. On y entend l’appréhension d’un
avenir qui s’obscurcit, mais aussi une colère
envers un gouvernement jugé « brutal ». Chez
beaucoup, le choix d’un examen accéléré du
texte, à l’Assemblée nationale comme au Sé-
nat, ne passe pas. « Si on vote pour des dépu-
tés, c’est justement pour qu’ils discutent, se
battent, négocient. Qu’ils nous représentent,
tout simplement. Pas pour être corsetés dans
un temps si contraint », peste Claudie Wloszc-
zowski, enseignante à la retraite, à Paris.
Tandis que le gouvernement finit par re-
connaître le faible nombre de bénéficiaires de
la mesure de revalorisation des pensions à
1 200 euros, le record d’affluence est battu le
7 mars, avec 1,28 million de manifestants, se-
lon la police. Pour faire monter la pression,
l’intersyndicale appelle à « mettre le pays à
l’arrêt ». Dans l’énergie, les grévistes provo-
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
L’implication de l’enseignement privé en question
Un texte visant à accorder des subventions au privé selon des critères de mixité a été déposé au Sénat mardi
D
ans les débats et les ré-
flexions sur la mixité
sociale à l’école, il
n’est plus possible de
détourner le regard de l’enseigne-
ment privé. Le ministre de l’édu-
cation nationale, Pap Ndiaye, le
dit lui-même sans ambages : « Si
l’enseignement privé sous contrat
n’est pas impliqué, les politiques
de mixité sociale (…) seront sinon
vouées à l’échec, du moins très li-
mitées. » Le personnel politique
commence à se saisir de cet en-
jeu. Après un amendement au
budget de l’éducation déposé à
l’automne 2022 par La France in-
soumise, c’était au tour du séna-
teur du Parti communiste fran-
çais Pierre Ouzoulias (Hauts-de-
Seine) de présenter, mardi 11 avril,
une proposition de loi « visant à
autoriser la puissance publique à
conditionner les subventions ac-
cordées aux établissements privés
sous contrat à des critères de
mixité sociale et scolaire ».
Financés au trois quarts par
l’argent public et libres du recru-
tement de leurs élèves contraire-
ment à l’enseignement public,
les collèges privés sous contrat
scolarisent moins de 17 % d’élè-
ves d’origine sociale défavorisés
et concentrent 40 % d’élèves très
favorisés, des proportions stric-
tement inverses dans le public. La
publication des indices de posi-
tion sociale (IPS) par le ministère
de l’éducation nationale au mois
d’octobre 2022 a achevé de met-
tre en lumière l’ampleur de cette
divergence, montrant que les
établissements privés représen-
tent moins de 4 % des 10 % des
collèges les plus défavorisés du
pays, mais près des deux tiers des
10 % les plus favorisés. Et la frac-
ture ne fait que s’accélérer ces
dernières années sous l’effet de
l’évitement, annihilant les effets
Les classes bilangues et internationales,
des leviers d’attractivité pas toujours efficaces
Ces dispositifs, appelés à se multiplier en éducation prioritaire, n’ont pas toujours fait
leurs preuves. Pour qu’ils jouent en faveur d’un collège, d’autres facteurs doivent être réunis
L e ministre de l’éducation
nationale, Pap Ndiaye, l’a
plusieurs fois redit : les clas-
ses bilangues, sections interna-
tionales et autres classes à horai-
res aménagés sont un « levier » de
mixité. En particulier dans les col-
lèges, où une proportion toujours
plus grande d’élèves favorisés est
concentrée dans l’enseignement
privé. Le raisonnement est sim-
ple : si « l’offre scolaire » publique
est plus attractive que celle du
privé, les familles seront moins
tentées d’éviter le collège de sec-
teur. L’argument du maintien de
la mixité a été utilisé pour sauver
les classes bilangues, remises en
cause en 2015 par la réforme du
collège. Ces classes, où les élèves
étudient deux langues vivantes
dès la 6e, avaient au moins le mé-
rite de maintenir un peu de diver-
sité dans des collèges de moins en
moins mixtes, arguait-on.
En définitive, si 30 % des classes
bilangues ont bien été suppri-
mées à l’époque, un effort parti-
culier a été réalisé pour en main-
tenir ou en ouvrir dans les collè-
ges de l’éducation prioritaire
(REP) : 65 % d’entre eux en propo-
saient en 2018, selon les derniers
chiffres disponibles, ceux du rap-
Les établissements
privés représentent
moins de 4 % des 10 %
des collèges les plus
défavorisés du pays
des politiques de mixité sociale
menées dans le public.
« Ce n’est pas un problème sco-
laire, c’est un problème fondamen-
talement politique, estime Yves
Durand, ex-député socialiste et
auteur d’un rapport parlemen-
taire sur la mixité sociale à l’école
en 2015. Sans mixité sociale et sco-
laire, il n’y a pas d’égalité des chan-
ces, pas de cohésion sociale, pas de
promesse républicaine. »
Un engagement du ministre
Impliquer le privé dans les politi-
ques de mixité sociale, c’est l’un
des engagements qu’a pris Pap
Ndiaye, qui promet depuis plu-
sieurs mois un plan en la matière,
dont l’annonce a été maintes fois
repoussée jusqu’à ce que le calen-
drier soit sclérosé par la crise poli-
tique et sociale liée à la réforme
des retraites. Sur ce sujet miné,
véritable tabou politique depuis
la dernière bataille de la « guerre
scolaire » sur le projet de création
d’un grand service public et laï-
que d’enseignement, abandonné
par le ministre Alain Savary
en 1984 après une forte mobilisa-
tion, le ministre avance sur une li-
gne de crête.
« Selon moi, deux écueils sont à
éviter », a-t-il déclaré au Sénat dé-
but mars : le premier serait de « ne
rien demander aux établissements
privés sous contrat (…) et à laisser
l’enseignement privé sous contrat
libre d’agir comme il le souhaite »,
port de la mission « territoires et
réussite » (2019) codirigée par le
professeur d’université Pierre
Mathiot et l’inspectrice générale
Ariane Azéma. Seuls 59 % des col-
lèges hors REP offrent ce disposi-
tif. En revanche, les sections inter-
nationales, réputées encore plus
sélectives, sont encore peu nom-
breuses dans les REP, même si
l’éducation nationale en a ouvert
quarante-trois à la rentrée 2022 –
et que le ministre en a promis
seize de plus en 2023.
« Personne ne rentre »
Quel est l’impact réel de ces dis-
positifs sur la mixité ? « C’est diffi-
cile à dire, indique Youssef
Souidi, postdoctorant au CNRS,
qui a ­consacré une thèse à ce su-
jet. Y compris parce que les bilan-
gues font désormais partie du
droit commun des collèges priori-
taires, et qu’on a du mal à en faire
un facteur différenciant. »
Le recrutement d’un collège
étant fortement corrélé à son
quartier d’implantation, l’effica-
cité du dispositif optionnel dé-
pend en grande partie de la mixité
préexistante dans le secteur.
« Dans une grande métropole, où
l’habitat est mixte, l’implantation
le second serait de « faire passer
[ce dernier] sous les fourches Cau-
dines de l’enseignement public ».
Pap Ndiaye a donc choisi d’em-
prunter la voie de la « négocia-
tion » et de s’appuyer sur « les bon-
nes volontés ». Plusieurs mois
d’échanges ont eu lieu entre le
ministère de l’éducation natio-
nale et les représentants des ré-
seaux de l’enseignement privé
sous ­contrat, notamment le Se-
crétariat général de l’enseigne-
ment catholique (SGEC), en vue
d’aboutir à un « protocole » fixant
des « critères » et des « objectifs »
de mixité à atteindre. Mixité so-
ciale qui ne peut pas aller sans
mixité scolaire, au risque que les
établissements privés ne captent
les meilleurs élèves boursiers
alors qu’il prend déjà moins en
charge la fragilité scolaire que
l’enseignement public.
Le SGEC a fait valoir que tout ob-
jectif de mixité serait illusoire
tant que l’enseignement privé
resterait inabordable aux fa-
milles les plus en difficultés et a
notamment demandé pour cela
une prise en charge de la cantine à
la même hauteur que dans le pu-
blic. Si elle était satisfaite sans
contrepartie, cette revendication
provoquerait un « tollé général »,
selon l’historien Bruno Poucet.
Mais le SGEC a aussi fixé ses « li-
gnes rouges » : « Ni quotas ni affec-
tations », martèle son secrétaire
général, Philippe Delorme. Autre-
ment dit, aucune contrainte sur la
sectorisation et le recrutement
des élèves, que l’enseignement
privé peut choisir et n’est pas
obligé de garder. Une particula-
rité qu’il défend au nom du prin-
cipe à valeur constitutionnelle de
la « liberté de l’enseignement »
ainsi que du « caractère propre »
de chaque établissement re-
connu par la loi Debré de 1959 ; et
d’une option attractive peut être
efficace », détaille Youssef Souidi.
A Paris, la cité scolaire Balzac
(17e arrondissement), longtemps
délaissée, a ainsi retrouvé ses let-
tres de noblesse en accueillant des
sections internationales de la 6e à
la terminale. « En revanche, pour-
suit le chercheur, un collège forte-
ment ségrégué dans un quartier
peu mixte aura beaucoup de mal à
faire venir des élèves favorisés. »
L’efficacité variable du « levier »
des classes internationales et bi-
langues se vérifie sur le terrain.
« On a ouvert des sections bilan-
gues allemand et espagnol, mais
ça ne marchait pas », se souvient
un ancien principal de collège REP
« Un collège
fortement ségrégué
dans un quartier peu
mixte aura beaucoup
de mal à faire venir
des élèves favorisés »
Youssef Souidi
postdoctorant au CNRS
dont la remise en question serait
politiquement explosive.
Par ailleurs, même si le SGEC si-
gne le protocole voulu par le mi-
nistre, cet engagement ne sera
que symbolique : « l’enseigne-
ment privé » n’existe pas juridi-
quement en France, où ne sont re-
connus que des établissements
privés qui signent un contrat avec
l’Etat. Le SGEC, pas plus que les
autres représentants des réseaux
du privé, n’a donc pas de statut lé-
gal ni de pouvoir coercitif sur les
établissements, qui sont autono-
mes dans leur gestion, leur fonc-
tionnement, et leurs décisions.
« Moyens de pression »
Pour les inciter à prendre leur
part de la difficulté sociale et sco-
laire, Pap Ndiaye a cependant plu-
sieurs fois affirmé disposer de
« moyens de pression ». Il a notam-
ment avancé l’idée d’agir sur les
fonds publics alloués aux établis-
sements privés sous contrat, évo-
quant « l’allocation des postes » et
des « moyens d’enseignement ».
Les rectorats ont en effet la possi-
bilité de moduler une part des
moyens distribués aux établisse-
ments une fois les heures de
cours obligatoires financées. Ils
sont aussi les seuls décisionnaires
des ouvertures et fermetures de
classes sous contrat dans le privé.
Au niveau national, les moyens
budgétaires sont répartis selon la
règle dite du « 80-20 » – 80 % pour
le public, 20 % pour le privé –, fon-
dée sur leurs effectifs respectifs.
Mais cette règle est un « accord »
qui n’est « pas gravé dans le mar-
bre législatif », rappelle Rémy-
Charles Sirvent, secrétaire géné-
ral du Comité national d’action
laïque, pour qui elle devrait être
repensée. « Comment se fait-il
qu’on en reste à des critères quanti-
tatifs pour répartir les finance-
dans le quartier de la Duchère, à
Lyon, qui ne souhaite pas donner
son nom. Le chef d’établissement,
aujourd’hui affecté ailleurs, re-
grette que l’on n’ait pas travaillé
sur l’élargissement du secteur de
recrutement et souligne un « effet
pervers ». « J’étais mal à l’aise avec
ce dispositif, qui nous encourageait
clairement à repérer les meilleurs
élèves des écoles primaires et à les
regrouper, se souvient-il, ce qui pri-
vait toutes mes autres divisions
d’une tête de classe. »
Pour ce chef d’établissement,
­celui-ci n’a pas été pensé pour le
public des quartiers populaires.
Ouvrir des options attractives, ex-
plique-t-il, fonctionne quand on
vise des familles privilégiées, qui
connaissent les rouages du sys-
tème. « Mais dans un quartier po-
pulaire, personne ne rentre. Au
contraire, les gens cherchent plutôt
à sortir. Vous ne travaillez qu’avec
les élèves du quartier et leur rajou-
ter des heures de cours n’a pas
beaucoup de sens. » La classe bi-
langue représente trois heures de
plus en 6e, la section internatio-
nale, quatre heures.
D’autres principaux de collège
ont cependant un regard moins
critique. A Lorient (Morbihan), le
ments alors que les populations
d’élèves accueillies sont radicale-
ment différentes ? », interroge-t-il.
Il souligne, par exemple, que 95 %
des élèves de Sections d’enseigne-
ment général et professionnel
adapté (Segpa), en grande diffi-
culté scolaire, et 95 % des élèves
handicapés des unités localisées
pour l’inclusion scolaire (ULIS)
sont scolarisés dans le public.
Le ministre de l’éducation na-
tionale a également évoqué la
possibilité pour les collectivités
territoriales, qui financent pour
partie les établissements, d’appli-
quer des « bonus-malus ». Le dé-
partement de Haute-Garonne a
choisi de mettre en œuvre un dis-
positif « incitatif » de ce type.
Depuis 2019, la « part éduca-
tive » versée par le département,
qui permet aux établissements
de financer des activités pédago-
giques, est modulée de quelques
dizaines d’euros par adolescent
en fonction de la part d’élèves dé-
favorisés accueillis en regard de la
population du secteur. Sur 97 col-
lèges publics, 56 obtiennent un
bonus et un se voit appliquer un
malus. Dans le privé, 13 des 21 col-
lèges ont un malus, aucun n’a de
bonus. « Ça n’a que peu d’effet,
c’est le point faible de notre dispo-
sitif », admet le président du dé-
partement, Sébastien Vincini,
dont la politique de mixité dans
le public est saluée.
« Quand on donne
des fonds publics, on
peut et on doit imposer
des conditions »
Pierre Ouzoulias
sénateur des Hauts-de-Seine
collège REP de Tréfaven, ouvert à
la rentrée 2022, offre depuis cette
date une section internationale
espagnol. « Ce collège est né de la
fermeture d’un établissement de-
venu un peu ghetto et d’un autre
collège où il y avait plus de
mixité », indique son principal,
Christophe Meynier, secrétaire
départemental du SNPDEN-
UNSA. Les élèves du nouveau col-
lège ont désormais tous les pro-
fils. « Les familles très précaires se
mélangent avec des classes
moyennes et des catégories plus
favorisées », détaille le principal.
La section internationale espa-
gnol compte 20 élèves en 6e, ré-
partis sur deux classes.
Ségrégation intra-établissement
Dans le Morbihan, la part d’élèves
scolarisés dans l’enseignement
privé a toujours été élevée et la
« fuite » des élèves n’est pas vrai-
ment une crainte, plutôt une réa-
lité avec laquelle il faut composer.
« Quand vous avez 50 % des élèves
dans le privé, les parents regardent
ce que vous offrez : les options, la
qualité de la cantine, les voyages
scolaires, énumère Christophe
Meynier. Il ne faut pas que l’ensei-
gnement public soit déconnecté
de cette réalité, car c’est comme
cela que vous attirez des familles
attachées à la réussite. » Les en-
fants capables de tenir le rythme
d’une section internationale se
trouvent, eux, dans tous les mi-
lieux sociaux. « Evidemment,
dans certaines écoles, je sais que
les enseignants ont aidé à remplir
les dossiers », glisse le principal.
Les classes « à options » ont
souvent été épinglées par les spé-
France | 11
Plusieurs observateurs esti-
ment ainsi que les marges de
manœuvre sont trop marginales
dans le cadre légal actuel, et qu’il
est nécessaire d’en changer pour
inclure l’enseignement privé
dans la politique publique de
mixité. Si l’instauration de con-
traintes sur le recrutement se
heurte à des écueils juridiques,
« l’Etat et les collectivités ont la
main sur ses financements », in-
siste Pierre Ouzoulias. « Quand on
donne des fonds publics, on peut et
on doit imposer des conditions »,
estime le sénateur, pour qui les
établissements privés peuvent
continuer à ne pas accueillir d’élè-
ves défavorisés, mais doivent
alors voir leur part de subsides
publics diminuer.
D’autres plaident pour une ré-
flexion plus large sur la place de
l’enseignement privé sous contrat
dans le service public d’éducation.
« Si la loi Debré de 1959 est devenue
l’argument juridique pour justifier
l’existence d’un marché scolaire où
le privé fait concurrence au public,
avec la ségrégation qui en découle,
alors elle ne répond plus à sa fonc-
tion originelle consistant à respec-
ter la liberté de conscience des fa-
milles et il faut la modifier, estime
ainsi Choukri Ben Ayed, sociolo-
gue et spécialiste des questions de
mixité. Une délégation de service
public suppose de se plier à des
obligations, la mixité pourrait en
faire partie et devenir un élément
du contrat entre l’Etat et les établis-
sements privés. »
Tout changement législatif im-
pliquerait toutefois un chantier
politique colossal pour Pap
Ndiaye, qui a érigé la mixité so-
ciale à l’école en « priorité » alors
que le président de la République,
Emmanuel Macron, n’a jamais
évoqué le sujet. p
Eléa Pommiers
cialistes de la sociologie scolaire
comme étant de forts facteurs de
ségrégation intra-établissement,
le regroupement des élèves en
fonction de leur niveau, donc de
leur origine sociale, puisque les
deux sont fortement corrélés.
« Quand les [classes] bilangues
ont été remodelées en 2016, en
mettant l’accent sur l’éducation
prioritaire, les établissements de-
vaient s’engager à les répartir,
rappelle Youssef Souidi. Mais en
pratique, dans environ 15 % des
collèges, on retrouve une ségréga-
tion intra-établissement trop éle-
vée pour être le seul fruit du ha-
sard. » Cette ségrégation interne
augmente également au cours
du temps : elle est plus forte en 4e
qu’en 6e.
Selon le chercheur, le regroupe-
ment des élèves « à options » dans
la même classe peut être lié à des
contraintes d’emploi du temps,
mais cet argument trouve rapide-
ment ses limites : la majorité des
chefs d’établissement parvien-
nent à répartir les élèves concer-
nés sur au moins deux classes. Il
peut aussi constituer un gage ap-
porté aux familles pour s’assurer
du maintien de leur inscription.
« Tout l’enjeu est d’éviter de faire
de la section internationale une
option de contournement pour
des familles qui ne souhaitent pas
que leur enfant soit mélangé aux
autres », confirme Christophe
Meynier, à Lorient. Pour s’en pré-
munir, le principal a réparti sa
section bilangue sur deux classes,
mais il a aussi soigné le choix des
candidats en panachant au maxi-
mum les écoles d’origines. p
Violaine Morin

12 | France
P o l it iq u e
Mélenchon valide l’idée
d’une candidature
de François Ruffin pour
la présidentielle de 2027
« François est prêt. En avant ! »,
a écrit, mercredi 12 avril sur
Twitter, le leader de La France
insoumise, Jean-Luc Mélen-
chon, semblant adouber
François Ruffin pour l’élec-
tion présidentielle de 2027, à
la suite d’un sondage de « po-
tentiel électoral » flatteur pour
le député de la Somme. Dans
une enquête d’opinion Clus-
ter 17 pour Le Point, François
Ruffin est crédité d’un
« potentiel électoral » (21 %)
similaire à celui de Jordan
Bardella (23 %), Jean-Luc Mé-
lenchon (24 %) ou Edouard
Philippe (25 %), loin derrière
Marine Le Pen (29 %). « Fran-
çois Ruffin et moi passons la
barre des 20 % », s’est enthou-
siasmé M. Mélenchon,
toujours sur Twitter. – (AFP.)
FA IT D IV E RS
Huit morts, bilan
définitif du drame
de Marseille
Les deux derniers corps
­prisonniers des gravats de
l’immeuble soufflé par une
explosion dimanche 9 avril
à Marseille ont été retrouvés,
mercredi 12 avril, portant à
huit morts le bilan définitif de
ce drame vraisemblablement
dû à une fuite de gaz. Depuis
dimanche, une centaine de
marins-pompiers étaient à
pied d’œuvre, vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, pour
rechercher les disparus, avec
toujours l’espoir de retrouver
des survivants, retirant plus
de 1 000 mètres cubes de gra-
vats, avec la pince d’une grue
d’abord, puis à la main, « centi-
mètre par centimètre ». – (AFP.)
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
Elisabeth Borne cible à son tour la LDH
Après Gérald Darmanin, la première ministre a critiqué l’association, qui s’insurge
I
l n’est donc plus tout à fait
question d’apaisement. Mer-
credi 12 avril, à la veille d’une
nouvelle journée de mobili-
sation contre la réforme des retrai-
tes, la première ministre, Elisabeth
Borne, censée incarner l’aile gau-
che de la Macronie, s’est interro-
gée à son tour sur le rôle de la Ligue
des droits de l’homme (LDH), pro-
voquant la furie des soutiens de
l’association plus que centenaire.
« Je connais l’histoire de cette
grande association. Pendant long-
temps, l’histoire de l’émancipation
républicaine et celle de la LDH se
sont mêlées. L’universalisme était
un terreau commun », a souligné
la locataire de Matignon, lors de la
séance des questions au gouver-
nement du Sénat, prenant soin de
conjuguer ses verbes au passé.
Avant d’ajouter : « Je ne com-
prends plus certaines de ses posi-
tions. » « Cette incompréhension
(…) s’est fait jour dans ses ambiguï-
tés face à l’islamisme radical. Et
elle s’est confortée depuis quelques
mois », a-t-elle pointé, relayant
des critiques de Gérald Darmanin.
Elisabeth Borne répondait à la
sénatrice communiste Eliane
­Assassi, outrée par les « menaces
d’une gravité insupportable », se-
lon ses mots, proférées par le mi-
nistre de l’intérieur contre l’asso-
ciation. Le 5 avril, auditionné au
Palais du Luxembourg sur l’ac-
tion des forces de l’ordre lors des
manifestations contre la réforme
des retraites et lors du rassemble-
ment interdit, le 25 mars, à Sainte-
Soline (Deux-Sèvres) contre une
mégabassine, M. Darmanin avait
ESPRIT
RÉTRO
DANS UNE
PENSION DE
FAMILLE
EN ITALIE
INSTAGRAM
@M_magazine
laissé entendre que les subven-
tions accordées à la LDH pour-
raient être remises en question.
« Je ne connais pas la subvention
donnée par l’Etat [à la LDH], mais
ça mérite d’être regardé », avait as-
suré l’ex-membre du parti Les
­Républicains (LR). L’association,
qui avait mandaté une vingtaine
d’observateurs le 25 mars à Sainte-
Soline, avait mis en cause la res-
ponsabilité des forces de l’ordre
dans les violences survenues ce
jour-là, en les accusant d’un
« usage immodéré et indiscriminé
de la force » et « d’entrave à l’inter-
vention des secours ».
Indigné par les propos de M. Dar-
manin, le président de l’associa-
tion, Patrick Baudouin, avait dé-
noncé un « dérapage » du ministre
de l’intérieur. « Est-ce qu’on veut
nous bâillonner ? Nous contrô-
ler ? », s’était-il interrogé le 6 avril
sur Sud Radio, assurant que la
« seule période où on a été ainsi en-
travé, c’est Vichy ». Dans la foulée, le
journal L’Humanité avait lancé un
appel en soutien à l’association, si-
gné de personnalités de gauche
comme la maire (PS) de ­Paris,
La locataire
de Matignon
reproche
à l’association
des « ambiguïtés »
« face à l’islamisme
radical »
SPÉCIAL DESIGN
Anne Hidalgo, le chef de file du
groupe socialiste à l’Assemblée na-
tionale, Boris Vallaud, mais aussi la
députée Renaissance et ex-minis-
tre de l’écologie Barbara Pompili.
Point de dérapage, répond
aujourd’hui Elisabeth Borne. Loin
de désavouer son ministre, la pre-
mière ministre s’est rangée, mer-
credi, dans la ligne de celle du lo-
cataire de la place Beauvau, pour-
fendeur de ce qu’il qualifie de
« terrorisme intellectuel » venu de
l’extrême gauche. Certes, il n’est
« pas question de baisser, par prin-
cipe, la subvention de telle ou telle
association », a relativisé la pre-
mière ministre, qui n’a pas em-
ployé les « mêmes mots que
­Gérald Darmanin », fait-on obser-
ver à Matignon. « Mais dialoguer
avec les associations sur leurs ac-
tions est aussi une responsabilité,
dès lors qu’il s’agit de financement
public », a-t-elle signalé.
« Rien ne va vers l’apaisement »
Créée en 1898 pour venir en aide
au capitaine Dreyfus, la LDH se se-
rait laissée aller à une lente dérive
ces dernières années, soutient
­Elisabeth Borne, qui lui reproche
des « ambiguïtés » « face à l’isla-
misme radical ». Selon Matignon, il
s’agit d’une allusion au fait que la
LDH a été la seule grande associa-
tion de défense des droits hu-
mains qui ne s’est pas portée par-
tie civile au procès intenté contre
Charlie Hebdo, en 2007, à la suite
de la publication des caricatures
de Mahomet. A l’époque, rappelle
un conseiller d’Elisabeth Borne, la
LDH s’était émue de ces images
Fin de vie : les cultes en ordre dispersé
S’ils convergent sur le fond, les religieux se gardent bien de faire
front, dans un pays sécularisé où le débat est avant tout politique
U n entretien par ici, une
tribune par là, une con-
férence de presse un
autre jour. Sur le chantier de la
fin de vie, sujet hautement sensi-
ble pour les croyants, les repré-
sentants du culte s’expriment ré-
gulièrement. Invités à l’Elysée
par Emmanuel Macron en mars
lors d’un dîner d’échange et de
réflexion, ils ont pu aussi en dis-
cuter directement avec le chef de
l’Etat. Sur une tonalité assez
identique, ils ont exprimé leurs
réserves quant à la légalisation
de l’euthanasie et « la nécessité
d’écouter les soignants réticents à
pratiquer le geste ».
Sur le sujet, les avis des repré-
sentants des cultes monothéistes
français convergent : tous insis-
tent en particulier sur la néces-
sité, disent-ils, d’une meilleure
application de la loi Claeys-Leo-
netti de 2016, et veulent le déve-
loppement des soins palliatifs en
France, jugés insuffisamment dé-
ployés sur le territoire. Pour
autant, pas d’expression collec-
tive. Mais des prises de parole et
de position en ordre dispersé.
Ainsi, le 4 avril, ce sont les pro-
testants qui exprimaient, seuls,
un avis tranché sur la question. La
commission « éthique et société »
de la Fédération protestante de
France remettait un rapport à la
ministre déléguée chargée de l’or-
ganisation territoriale et des pro-
fessions de santé, Agnès Firmin
Le Bodo, dans lequel elle écrit
qu’il n’est pas « opportun d’ouvrir
la loi au suicide assisté ni, par prin-
cipe d’équité, à l’euthanasie ».
« Nous considérons qu’une loi est
inopportune. Si on a une loi, on
crée un protocole. Et donner la
mort deviendrait alors une espèce
d’option possible à chaque fois »,
précise Christian Krieger, prési-
dent de la fédération.
Quelques jours plus tôt, fin
mars, la Conférence des évêques
« En s’en prenant
à la LDH,
le gouvernement
n’innove guère
et joue un jeu
dangereux », a
réagi l’association
« blessantes » et « de nature à ali-
menter des amalgames injustes et
discriminatoires ».
La première ministre s’est aussi
insurgée contre l’action de l’asso-
ciation, qui a « attaqué un arrêté
interdisant le transport d’armes
par destination à Sainte-Soline ».
L’exécutif souligne, enfin, les ex-
cès verbaux de la LDH de Poitiers,
qui avait qualifié de « solution fi-
nale » l’opération d’expulsion de
ressortissants en situation irrégu-
lière à Mayotte, programmée par
Gérald Darmanin fin avril. Des
propos, depuis effacés des réseaux
sociaux par la LDH de Poitiers, qui
s’est excusée « auprès de tous ceux
que le message a choqués ».
« Révolté » par « l’amalgame » de
Mme Borne, Patrick Baudouin s’est
dit mercredi « surpris de la défor-
mation » de la position de l’asso-
ciation. L’avocat spécialiste de jus-
tice pénale internationale appelle
la première ministre à « apaiser le
débat, et non à envenimer les cho-
ses ». « La LDH a été successivement
accusée d’être du côté des victimes
et des coupables, elle n’est pourtant
que du côté de l’Etat de droit. En s’en
de France publiait, elle aussi, un
communiqué, dans lequel elle
souhaitait que « le débat en cours
sur la fin de vie constitue l’occasion
positive d’un progrès significatif
de l’accompagnement et de la
prise en charge notamment de la
dépendance due au grand âge
dans notre pays ».
Le recteur de la Grande Mos-
quée de Paris, lui, devrait publier
une tribune dans les jours à venir.
« Le fait que la convention ci-
toyenne appuie sur la nécessité
d’améliorer les soins palliatifs est
un message fondamental, expli-
que Chems-Eddine Hafiz. Accom-
pagner la personne qui souffre est
une nécessité absolue. » Haïm Kor-
sia, le grand rabbin de France, ne
prévoit, pour sa part, pas d’autres
expressions. A plusieurs reprises,
l’homme de foi avait exprimé la
nécessité de promouvoir les soins
palliatifs. En septembre 2022, il
avait confié à La Croix dans un en-
tretien au sujet de la légalisation
de l’euthanasie : « Cette rupture,
dans le fait que la seule réponse
qu’une société puisse apporter est
la mort, c’est tragique. »
Contribution à la réflexion
Cette absence de « front des reli-
gions » est parfaitement assu-
mée par les acteurs, en dépit de
leurs positions communes. Pour
eux, il ne s’agirait pas de polariser
la société, en donnant l’impres-
sion d’exercer un lobbying qui
pourrait être perçu comme mal-
venu dans un pays particulière-
ment sécularisé.
Leur expression, sont-ils plu-
sieurs à insister, est en réalité plus
une contribution à la réflexion
collective que la prise de position
officielle d’un culte dans sa globa-
lité. « Nous n’avons pas vocation à
dire ce que pensent les religions et
à exprimer leurs positions, précise
Christian Krieger. Nous n’avons
pas à mener bataille contre une
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
prenant à elle et en instillant le
doute, le gouvernement n’innove
guère et joue un jeu dangereux
pour la démocratie », a réagi l’asso-
ciation sur Twitter. « Elisabeth
Borne court après son ministre qui
court après Matignon », persifle
Boris Vallaud, faisant allusion aux
ambitions supposées de Gérald
Darmanin pour prendre la place
de la cheffe du gouvernement.
Les déclarations d’Elisabeth
Borne peuvent surprendre. Il y a
moins d’une semaine, l’ancienne
préfète avait plaidé pour que les re-
présentants de l’exécutif soient
« extrêmement attentifs à ne pas
brusquer les choses, il faut laisser
reposer. Le pays a besoin d’apaise-
ment », confiait-elle à plusieurs
médias, dont Le Monde. Mais « rien
ne va vers l’apaisement dans les dé-
clarations de toutes les figures du
champ politique depuis le début de
l’année », constate l’analyste politi-
que Frédéric Dabi, directeur de
l’institut de sondage IFOP.
« Elle fait du “en même temps” »,
soupirait mercredi soir un minis-
tre de l’aile gauche, tandis que
dans les couloirs du Palais du
Luxembourg, le sénateur LR
Bruno Retailleau saluait des « pro-
pos justes et équilibrés pour une
association de plus en plus mal
nommée ». Fragilisée par le fiasco
de la réforme des retraites,
­Elisabeth Borne est maintenant
chargée par Emmanuel Macron
d’élargir la majorité vers la gauche
et la droite pour tenter de faire
adopter les futurs textes qui se-
ront présentés au Parlement. p
Claire Gatinois
potentielle loi. Nous participons à
la réflexion, et éclairons les enjeux
pour les citoyens. »
« Nous avons des différences sub-
tiles dans l’approche », fait remar-
quer Haïm Korsia, lequel rappelle
qu’au dîner organisé par le prési-
dent de la République personne
n’a fait valoir d’arguments théo-
logiques. Lui explique vouloir
« parler un langage universel »,
utile dans un débat de société.
Ce que les cultes disent sur la fin
de vie, ils sont nombreux à le
penser et à le dire aussi bien au-
delà des religieux, précise Vin-
cent Jordy, archevêque de Tours,
qui convoque les points de vue
des « essayistes et des philoso-
phes » ou de personnalités politi-
ques, comme l’ancienne ministre
de la santé Agnès Buzyn. « Il y a
aujourd’hui une convergence
dans la société sur certaines ques-
tions : 800 000 soignants qui se
regroupent autour d’une tribune,
l’ordre des médecins qui s’exprime
en expliquant qu’il y a un souci
avec la prise en charge du grand
âge… c’est le bon sens qui parle »,
analyse-t-il. De toute façon, pré-
cise un responsable religieux, « si
on fait un front des religions, on
aura tort avant même d’avoir
parlé ». En France, une telle al-
liance serait plus contre-produc-
tive qu’autre chose.
L’idée, précise Séverine Mathieu,
sociologue à l’Ecole pratique des
hautes études, est que tous peu-
vent s’exprimer dans un contexte
de laïcité « sans pour autant faire
front ». « Les questions autour de la
mort et de la naissance sont désor-
mais sécularisées et politiques,
précise la spécialiste. Les représen-
tants des religions peuvent pren-
dre la parole dans le débat démo-
cratique, mais celle-ci ne peut faire
autorité pour autant. » En France,
sur ces thèmes, la prudence est
toujours de mise. p
Sarah Belouezzane

0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
Une mine d’uranium exploitée par la Société des mines de l’Aïr, la Somaïr, au Niger, en mars 2013. Maurice ASCANI/Gamma-Rapho via Getty Images
Dans la mine géante d’Orano, au
Niger, l’uranium sous haute tension
Reportage Entre menace terroriste, pollution et contestation locale, l’ex-Areva,
Arlit (Niger) - envoyée spéciale
L
e bimoteur à hélice se
pose sur la piste brûlante.
Après avoir laissé derrière
lui Niamey, le massif de
l’Aïr et contourné la cité d’Arlit, il
emmène, en ce début mars, plu-
sieurs cadres d’Orano (ex-Areva)
jusqu’au minuscule aéroport qui
se trouve au pied de la Société des
mines de l’Aïr (Somaïr), immense
gisement d’uranium à ciel ouvert.
A l’entrée, des militaires, entur-
bannés et lourdement armés
trompent l’ennui dans des guéri-
tes de fortune. Au loin, une tour
de guet se laisse deviner dans la
fournaise, tandis qu’une enceinte
de monts de sable enserre la zone
pour en dissuader l’entrée. L’en-
droit a des airs de camp retranché.
Cette partie de l’Afrique, dans le
nord du Niger, est classée
« rouge » par le Quai d’Orsay. Ron-
gée par le banditisme, le trafic de
drogue et de migrants, la région
reste sous haute vigilance, car
soumise au terrorisme prospé-
rant à ses frontières et au senti-
ment antifrançais qui s’accroît
partout au Sahel.
En 2010, déjà, Orano et Vinci
avaient dû affronter l’enlèvement
par Al-Qaida au Maghreb islami-
que de sept de leurs salariés, dont
cinq Français. En 2013, des djiha-
LIBYE
ALGÉRIE
Arlit
MALI Massif
Mine de l'Aïr
d’Imouraren
Agadez NIGER
Niamey TCHAD
ne
n fermé en mars 2021, ses réserves
rie
BÉNIN ha
sa
NIGERIA
ns
Tra
Cotonou
500 km
championne française de l’atome, exploite, à Arlit, un vaste gisement
du précieux minerai destiné aux centrales nucléaires tricolores
distes avaient forcé l’entrée de la
mine, avec un véhicule rempli
d’explosifs, causant la mort d’un
salarié. Depuis, les conditions de
sécurité ont été renforcées.
A l’intérieur, des engins aux
roues hautes de plus de 2 mètres
filent à vive allure pour déposer
leur cargaison de roche au pied de
grandes concasseuses. Au bord de
la cavité, la vue est vertigineuse.
« Les gisements à forte teneur sont
terminés. On exploite désormais
les moins riches et les plus pro-
fonds, explique Abdoul Nassirou
Garba Illou, directeur général de
la Somaïr, le regard plongé 70 mè-
tres plus bas. On espère que cela
durera encore dix ans, peut-être
vingt, mais ce n’est pas gagné. »
Au fond, des chargeuses empi-
lent les roches grisâtres, plus argi-
leuses, dans leurs bennes. De leur
broyage sera extrait le fameux
« yellow cake », poudre jaune
d’uranium, dont les fûts sont ex-
pédiés par camion en France, sur
le site de Malvési (Aude). Là, des
acheteurs internationaux se le
disputeront selon sa qualité.
Désespoir et banditisme
Pièce maîtresse de la stratégie
d’indépendance énergétique
française dans les années 1970,
l’exploitation d’uranium au Ni-
ger se cherche un nouveau souf-
fle. Des deux mines qui étaient
exploitées depuis 1971, il ne reste
plus que la Somaïr. La Compagnie
minière d’Akouta (Cominak) a
étant épuisées. Celle d’Imoura-
ren – présentée comme la « mine
du siècle » par Orano et arrachée
à la barbe des Chinois en 2009 –
est toujours « sous cocon ».
Économie & Entreprise
Depuis
les années 1970,
les poussières
radioactives
dispersées
par les vents se
déposent partout
Autres Etats dans lesquels
Orano est présent, « le Kazakhstan
et le Canada, en tant que produc-
teurs, sont certes montés en puis-
sance ces dernières années »,
­concède le porte-parole d’Orano,
dans une logique de diversifica-
tion des sources d’approvisionne-
ment. Mais, assure-t-il, « cela
fait cinquante ans que nous som-
mes présents [au Niger] et nous te-
nons à y rester », précisant que
l’exploration se poursuit autour
des sites. Selon Orano, le pays ali-
mente encore les centrales fran-
çaises à hauteur de 10 % à 15 % de
leurs besoins en uranium.
Des rues poussiéreuses, des dé-
charges à ciel ouvert… D’Arlit, le
« deuxième Paris », comme on
l’avait surnommée à l’époque du
boom de l’uranium, il ne reste en
apparence plus grand-chose. La
bourgade construite autour de la
mine est devenue un point de
passage de nombreux migrants,
où le taux de chômage des jeunes
– plus de 60 % de la population,
comme partout dans le pays – ali-
mente désespoir et banditisme.
Dans une petite salle aux murs
nus, sous l’œil du maire de la
ville, des invités de la société ci-
vile interpellent des responsa-
bles du groupe venus jouer cartes
sur table devant des journalistes
français. Contre toute attente, la
parole se libère. Au menu, les
frustrations générées par la fer-
meture de la Cominak. « Des pro-
messes de reconversion, on n’a
rien vu », dit un ancien de la mine,
alors que la direction affirme
avoir reclassé « 87 % des salariés ».
« Avec la fermeture de la Comi-
nak, plus de huit cents jeunes tra-
vaillant pour des sous-traitants se
sont retrouvés sans emploi, et, si
l’on ajoute les plus diplômés, le chif-
fre est très élevé, ajoute Ali Alhas-
sane, vice-président d’une asso-
ciation qui soutient les jeunes ac-
tifs. Nombre d’entre eux rêvent tou-
jours de retravailler dans la mine. »
Colère
Quand les emplois bien payés
manquent, les plaies de la pollu-
tion radioactive sont ravivées. « Je
suis malade, mes enfants sont ma-
lades », susurre une femme qui dit
ne pas avoir les moyens d’acheter
de l’eau minérale. Les témoigna-
ges paraissent contredire les étu-
des brandies par Orano. D’après
Gilles Récoché, géologue et direc-
teur responsabilité et engage-
ment du groupe, « il n’existe aucun
cas avéré de maladie liée à la ra-
dioactivité » dans la région.
L’objet de cette colère se situe à
quelques kilomètres, au sud de la
ville où est implantée la Cominak.
Surplombant les galeries souter-
raines désormais comblées par
du béton, la colline de déchets ra-
dioactifs contraste avec la plati-
tude environnante. Sur ce terril de
35 mètres de haut par endroits
s’empilent les 20 millions de ton-
nes de résidus accumulés durant
plus de quarante ans, ayant été en
contact avec l’uranium.
Au sommet, équipé de grosses
lunettes et d’un masque, Guy
Boudigou embrasse du regard la
superficie du lieu, pas moins de
120 hectares : « L’objectif est de re-
couvrir la colline de 150 centimè-
tres d’argilite, puis de 50 centimè-
tres de grès concassés », détaille le
responsable du réaménagement
du site. Celui-ci coûtera 150 mil-
lions d’euros à Orano, qui s’est en-
gagée à le mener jusqu’en 2030 au
moins. « Les vertus d’imperméabi-
lité éviteront qu’en cas d’intempé-
rie des fissures ne se forment et ne
laissent échapper du gaz radon et
des poussières », assure-t-il.
Selon les détracteurs du projet,
ce sarcophage arrive bien tard.
« Les gens sont exposés depuis des
années à la radioactivité dans l’air
et dans l’eau qu’ils boivent », souli-
gne Bruno Chareyron, directeur
du laboratoire de la Commission
de recherche et d’information in-
dépendantes sur la radioactivité.
Depuis les années 1970, les pous-
sières radioactives dispersées par
les vents se sont déposées partout.
Des ferrailles et objets contaminés
sortis des mines et des usines ont
été retrouvés sur les marchés de la
région et dans les maisons, dont
certaines ont été construites à
l’aide de roches radioactives.
« A terme, le projet est de recouvrir
l’ensemble de la surface, mais, pour
l’heure, seuls quelques hectares ont
fait l’objet de tests, sur les 120 que
compte le site », précise M. Charey-
ron, qui doute qu’un tel confine-
ment puisse tenir sur des milliers
d’années sans la moindre « craque-
lure ». A cela s’ajoute le risque de
contamination qui pèse sur la
| 13
Sur place,
nombreux sont
ceux jugeant
plus prometteur
l’avenir de l’or
et du pétrole
zone de captage des eaux potables
d’Arlit, compte tenu des eaux sou-
terraines se trouvant sous le stoc-
kage de ces boues radioactives.
Orano a bien mis en place des
stations de pompage, mais cel-
les-ci se trouvent juste à côté des
puits qui alimentent la ville. « A
notre sens, une partie de l’eau est
déjà contaminée », s’inquiète Al-
moustapha Alhacen, ancien de la
Cominak et fondateur de la pre-
mière association de protection ci-
vile et environnementale au ­Niger,
Aghirin’man, le « bouclier de
l’âme » en langue touareg : « Sinon,
pourquoi Orano refuse de faire des
analyses comme on le réclame ? »
« Penser à l’après »
Face à l’urgence, les petits pas. En
février, le tribunal d’Agadez, saisi
par un collectif représentant la so-
ciété civile, a ordonné à la Société
des mines de Dasa, détenue à
80 % par l’entreprise canadienne
Global Atomic, de suspendre son
activité et de réévaluer son im-
pact environnemental. Un man-
que à gagner pour l’Etat nigérien,
qui possède 20 % du capital,
même si la contribution des mi-
nes d’uranium au budget n’a
cessé de s’amenuiser.
« Avec la fermeture de la Comi-
nak, la baisse des cours après [l’ac-
cident nucléaire de] Fukushima
[au Japon, en 2011], celle-ci est pas-
sée, selon le gouvernement, de
4 %-6 % en 2013 à 2 %-3 % environ
aujourd’hui », relève Ali Idrissa,
coordinateur national du Réseau
des organisations pour la trans-
parence et l’analyse budgétaire.
« Arlit n’a connu que les mines.
Or, les mines ne sont pas éternel-
les », reconnaît Abdourahamane
Maouli, le maire de la ville. « Cela
fait longtemps que nous alertons
les autorités nigériennes sur la né-
cessité de penser à l’après », ajoute-
t-il, en citant l’exemple d’Irhazer,
un projet de maraîchage, financé
par Orano, qui vise à utiliser très
peu d’eau. Indispensable, mais
encore loin de créer suffisam-
ment d’emplois.
« Heureusement qu’il y a les mi-
nes d’or, note un ex-ingénieur. S’il
y a encore un peu de stabilité dans
la région, c’est sans doute grâce à
elles. » Sur place, nombreux sont
ceux jugeant plus prometteur
l’avenir de l’or et du pétrole que
celui de l’uranium. Ce qui pour-
rait sembler contre-intuitif au vu
de la relance de l’atome et d’une
remontée des prix du minerai.
A l’extérieur de la mairie, plu-
sieurs pick-up bleus de la gendar-
merie nationale, militaires à l’ar-
rière, mitrailleuses pointées vers
le ciel, attendent. Plus aucun Occi-
dental ne se déplace sans escorte.
Ou à ses risques et périls. « Avant
2010, nous habitions dans la cité
minière, nos voisins étaient nigé-
riens, les enfants allaient à l’école
sur place », se souvient Matthieu
Davrinche, directeur général
d’Imouraren. Aujourd’hui, em-
ployés et sous-traitants étrangers
se doivent de séjourner dans une
« base vie », sorte de pension sous
cloche, non loin d’Arlit.
L’ensemble paraît bien vulnéra-
ble. Y compris la « route de l’ura-
nium ». Les convois de camions
qui prennent la Transsaharienne
vers le sud, jusqu’au port de Coto-
nou, au Bénin, « entre cinq et dix
fois par an », pourraient être obli-
gés de dévier leur trajectoire.
« On surveille les combats qui ont
lieu entre Al-Qaida et l’Etat islami-
que au Mali, révèle le responsable
de la sécurité d’Orano, un ancien
militaire. On craint que cela ne dé-
borde et que la route ne soit cou-
pée. » Tout semble en suspens, de
plus en plus coûteux et complexe.
Une forme de prix à payer pour
que la France, championne de
l’atome, continue d’afficher son
indépendance énergétique. p
Marjorie Cessac

14 | Économie & Entreprise
M é d ia s
Les journalistes du
« Parisien » adoptent
une motion de défiance
La rédaction du Parisien
a voté à 84,5 % la défiance
envers sa direction, mercredi
12 avril, refusant de voir
le titre s’inscrire dans une
« dérive partisane », en parti-
culier dans le traitement de
la réforme des retraites, a ap-
pris Le Monde. A la question
« Faites-vous confiance à la
direction de la rédaction pour
apporter des réponses suffi-
santes face à la dérive édito-
riale constatée par la rédac-
tion du Parisien ? », 191 des
226 votants ont répondu
non (contre 28 oui, et 7 nuls
ou blancs).
Con j o n ctu r e
Le produit intérieur brut
britannique a stagné
en février
L’Office national des statisti-
ques a annoncé, jeudi 13 avril,
la stagnation du produit
intérieur brut britannique en
février. L’économie, qui avait
progressé de 0,4 % en janvier,
a surtout pâti « des grèves
des salariés du secteur public
et des enseignants » pour
les salaires. – (AFP.)
À PA R T I R D U 7 AV R I L 2 0 2 3
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RAMSÈS & L’OR DES PHARAONS
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Le Chili passe à la semaine de 40 heures
Les députés ont adopté à une large majorité la baisse de cinq heures du temps de travail
Buenos Aires - correspondante
Q
ue vaut une chanson
[à son enfant] le soir ?
Que vaut sortir mar-
cher, respirer, après
une journée de tra-
vail ? (…) Que vaut passer du temps
en famille ou seul, à réfléchir ? Cela
n’entre sûrement pas dans les
­indices standardisés de producti-
vité. » Du palais présidentiel, le
23 août 2022, le président Gabriel
Boric (gauche) relançait une me-
sure visant à réduire le temps de
travail à quarante heures hebdo-
madaires, à salaire égal, contre
quarante-cinq actuellement. Une
promesse de campagne du plus
jeune président de l’histoire du
pays, 37 ans actuellement, ouvrant
la voie à ce changement culturel
au Chili : le travail ne doit pas être
l’unique gouvernail d’une vie.
Mardi 11 avril, les députés ont
adopté la modification du temps
de travail à une large majorité,
après une adoption à l’unanimité
expo-ramses.com
par le Sénat, le 21 mars. Le fruit
d’un dialogue et d’une coopéra-
tion rares entre les partis, tandis
que le Congrès est régulièrement
le théâtre de tensions, se soldant
parfois par des revers pour le gou-
vernement, à l’instar du rejet de
sa réforme fiscale, le 8 mars.
Une notion de gradualité
Ce sont au total près de 5 millions
de travailleurs du secteur privé
qui sont concernés. Les employés
du secteur public, pour qui régis-
sent les 44 heures hebdomadai-
res, doivent faire l’objet d’un pro-
jet de loi à part. Quant aux 27 % de
travailleurs évoluant dans l’infor-
malité, ils demeurent logique-
ment dans un angle mort.
Le texte n’était pas nouveau. Il
avait été présenté pour la pre-
mière fois au Parlement en 2017,
à l’initiative de Camila Vallejo,
porte-parole du gouvernement,
et de la députée (Parti commu-
niste) Karol Cariola. Mais sa dis-
cussion n’avait pas abouti, se
HORS-SÉRIE
R AMSÈS
& L’OR DES PHARAONS
ÉDITION SPÉCIAL E POUR L’EXPOS
heurtant à l’opposition des parle-
mentaires de droite.
La nouvelle mouture introduit
notamment la notion de gradua-
lité, avec une semaine de quaran-
te-quatre heures la première an-
née, de quarante-deux heures la
troisième et de quarante heures la
cinquième année. Un ensemble
de professions bénéficie d’une ap-
plication souple. Les chauffeurs
routiers, par exemple, peuvent
travailler davantage mais com-
pensent les heures additionnelles
par des jours de récupération
pendant l’année. En outre, la loi
permet une concentration des
heures de travail, selon un
schéma de quatre jours travaillés
pour trois jours de repos.
La discussion du texte au Parle-
ment a été précédée d’un profond
processus de dialogue social. Dès
juin 2022, trois mois après l’arrivée
au pouvoir du nouveau gouverne-
ment, un espace de discussion a
été lancé avec des rencontres dans
différentes régions du pays. Les ex-
ITION ÉVÈNEM ENT
La discussion
du texte au
Parlement
a été précédée
d’un profond
processus de
dialogue social
perts, partenaires sociaux, univer-
sitaires et organismes spécialisés
étaient appelés à avancer leurs ob-
servations, afin d’apporter des
modifications au texte.
Par ailleurs, un « label 40 heu-
res » a été instauré au même mo-
ment, afin de rendre visibles les
entreprises devançant la loi. A la
mi-mars, plus de 500 structures
appliquaient la semaine de qua-
rante heures, ou moins. C’est le
cas de l’Agencia Desarrolla,
start-up de marketing numéri-
que, quatre employés, basée à
Puerto Varas (1 000 kilomètres au
sud de Santiago). « Ces heures de
repos supplémentaires changent
beaucoup dans mon quotidien :
j’en profite pour aller jouer au foot
avec mon fils aîné ou passer plus
de temps avec mon bébé », remar-
que Felipe Rojas, 35 ans, qui a
lancé son entreprise il y a cinq ans.
Avec une réduction du temps de
travail sans transition en juin
2022, il a réparti davantage les
dossiers entre les employés et in-
sisté sur un suivi par tâche ac-
complie. « J’ai aussi embauché une
personne supplémentaire et une
autre à mi-temps », note le trente-
naire qui admet avoir pâti d’une
vie familiale caractérisée par des
parents peu disponibles, happés
par leur vie professionnelle.
« Mettre en place la semaine de
quarante heures, ça fait partie de
cette idée que tout ne tourne pas
autour du travail », insiste-t-il. Ses
employés peuvent par ailleurs
basculer de nouveau vers la se-
maine de quarante-cinq heures,
Pertes & profits | Alibaba
par Ph ilippe E sc ande
L’adieu de SoftBank
au magot chinois
C’est probablement le plus beau
coup de l’histoire d’Internet.
Quand le Japonais Masayoshi
Son rencontre le Chinois Jack Ma,
en 1999, ce dernier n’a pas grand-
chose à vendre. « Il n’avait pas de
business plan, aucun revenu et
35 employés, mais ses yeux
brillaient. La manière dont il par-
lait et voyait les choses démon-
trait un charisme et un vrai lea-
dership », a raconté, bien plus
tard, l’investisseur nippon sur la
chaîne de télévision Bloomberg.
Avec 20 millions de dollars
(18,2 millions d’euros, au cours ac-
tuel), il met la main sur la majo-
rité du capital de la jeune pousse
Alibaba. Au pic de sa forme,
en 2020, l’entreprise, devenue
leader mondial du commerce en
ligne, valait plus de 800 milliards
de dollars. Et Softbank, la société
de Masayoshi Son, détenait en-
core un quart du capital.
Cette belle histoire s’achève. Le
Financial Times a révélé, jeudi
13 avril, que le groupe japonais
était en train de céder la quasi-
totalité de sa participation dans
Alibaba. Il en aurait vendu pour
près de 30 milliards de dollars
en 2022 et pour 7,2 milliards
en 2023. A la fin de cette opéra-
tion complexe, qui passe par des
contrats de vente accordés à des
courtiers, il détiendra bientôt
moins de 4 % de l’entreprise.
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
afin d’accumuler des demi-jour-
nées de congés.
D’autres, comme l’entreprise de
construction Cataldo, située dans
la grande banlieue de Santiago,
ont déjà largement devancé la
probable réduction du temps de
travail. Depuis 2017, l’entreprise,
vingt-cinq employés, met en
place la ­semaine de trente-
sept heures. « Ça se traduit par
plus de productivité et d’implica-
tion des employés. Ils ont un avan-
tage et ils le rendent à l’entreprise »,
assure Camila ­Cataldo, responsa-
ble des ressources humaines.
« Plus de motivation »
Au sein de cette entreprise, les
journées de travail se déroulent à
heure fixe, avec un vendredi
après-midi libre. « Je sens que je
travaille avec plus de motiva-
tion », soutient Enrique Alcan-
tara, 57 ans, ingénieur. Ces heu-
res en dehors de l’entreprise lui
permettent de passer plus de
temps en famille, de s’adonner
au sport régulièrement et d’orga-
niser ses rendez-vous médicaux.
« Ça me fait le plus grand bien, j’ai
même perdu du poids », se ré-
jouit-il.
L’Amérique latine se caractérise
par une législation encadrant des
semaines de travail denses, avec
un maximum de quarante-
huit heures hebdomadaires dans
de nombreux pays. Dans la ré-
gion, le Chili rejoint notamment
l’Equateur parmi les pays adop-
tant la semaine de travail de qua-
rante heures.
C’est ainsi dans le domaine du
travail que le gouvernement ac-
complit son programme de la fa-
çon la plus tangible, après une
première année chahutée et des
faux pas. Autre promesse de cam-
pagne mise en œuvre : l’augmen-
tation du salaire minimum, de
nouveau revalorisé en début
d’année, à 410 000 pesos (envi-
ron 460 euros), contre 350 000
pesos il y a un an. p
Flora Genoux
Il réalisera la plus belle plus-va-
lue de sa carrière, mais pas celle
espérée en 2020. Au moment où
Alibaba voyait sa valorisation
boursière exploser, Jack Ma, qui
avait su si bien séduire M. Son, a
prononcé les mots de trop qui ont
suffisamment irrité les autorités
chinoises pour qu’elles annulent
l’opération de mise en Bourse de
la filiale d’assurances d’Alibaba et
qu’elles fassent disparaître M. Ma.
Il est réapparu depuis, mais plus
aux commandes de son entre-
prise, qui devrait être découpée
en morceaux. On ne défie pas im-
punément le pouvoir chinois.
Besoin de liquidités
Pour Softbank, la vente ne se fait
donc pas au bon moment, mais
elle est indispensable pour cou-
vrir les pertes des investisse-
ments malheureux de son fonds
imprudemment appelé Vision
Fund. Une vision qui n’a plus
l’acuité de celle de M. Son en 1999.
Depuis deux ans, les pertes
s’accumulent et l’entreprise a
besoin de liquidités. Elle prépare
aussi la réintroduction en Bourse
de son autre pépite, la firme
britannique d’électronique Arm.
Une bulle éclate, un pays se
ferme, les tensions montent de
toutes parts. A Tokyo, Shanghaï
ou San Francisco, les héros
d’Internet sont fatigués. p
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
La Fed prévoit une légère récession
et maintient sa hausse des taux
Aux Etats-Unis, l’inflation est retombée à 5 % sur un an, son plus bas
niveau depuis mai 2021, mais elle reste élevée dans les services
New York - correspondant
A
u début de l’année, la
Reserve fédérale (Fed,
banque centrale amé-
ricaine) espérait en-
core un atterrissage en douceur
de l’économie, un recul de l’infla-
tion sans passer par la case réces-
sion. Elle n’y croit plus elle-même,
depuis qu’est survenue, à la mi-
mars, la faillite de la Silicon Valley
Bank, victime de sa mauvaise ges-
tion et de la hausse des taux.
C’est ce qui ressort des minutes
de la réunion des 21 et 22 mars, pu-
bliées mercredi 12 avril. « Compte
tenu (…) des développements ré-
cents du secteur bancaire », les ser-
vices internes de la Fed prévoient
« une légère récession commen-
çant plus tard cette année, avec une
reprise au cours des deux années
suivantes », peut-on lire dans le
compte rendu. Dès le 22 mars, la
banque centrale avait mis en
garde sur la crise bancaire, la ju-
geant « susceptible d’entraîner un
resserrement des conditions de cré-
dit pour les ménages et les entrepri-
ses, et de peser sur l’activité écono-
mique, l’embauche et l’inflation ».
Dans ce contexte, n’est-il pas
temps d’arrêter d’appuyer sur les
freins de l’économie et de cesser
de remonter les taux ? Depuis
mars 2022, l’institution présidée
par Jerome Powell a fait bondir le
loyer de l’argent de zéro à plus de
4,75 %, une hausse d’une rapidité
sans précédent, et elle envisage
un nouveau relèvement d’un
quart de point à l’issue de son
prochain comité de politique mo-
nétaire, les 2 et 3 mai.
« Factuel », nouveau média en ligne,
se défend d’arrière-pensées politiques
Le site d’investigation est parrainé et financé par des personnalités liées à la droite dure
Q uoi de mieux qu’une in-
formation « exclusive »
pour lancer un média qui
se veut d’investigation ?
« Exclu Factuel : Pascal Praud re-
joint Europe 1 », trompettait un
communiqué de presse mercredi
12 avril, appelant à cliquer sur le
site Web bêta, en attendant son
lancement officiel, le 10 mai. An-
noncé sur les réseaux sociaux le
5 avril par sa marraine, Christine
Kelly, voisine d’antenne sur
CNews de M. Praud, ce nouveau
média se présente comme « 100 %
original et 100 % indépendant ».
Avec des articles d’analyse et des
enquêtes sur des sujets de société,
économiques, internationaux ou
culturels, le média espère tisser un
lien de confiance avec ses futurs
lecteurs, en publiant cinq à dix
scoops quotidiennement.
« RAS, rien n’est encore fait », dé-
mentait cependant dans la jour-
née M. Praud, contacté par
Le Monde. Mais, « si l’info est
bonne, alors c’est le seul juge de
paix », défend Stéphane Simon, co-
financeur majoritaire de Factuel
Laurent Joffrin lance « LeJournal »
« Un nouveau journal ? Quelle folie ! » C’est par ces mots que
­Laurent Joffrin ouvre la première des « lettres » qu’il signera dé-
sormais chaque jour dans le média de gauche en ligne qu’il lance,
mercredi 12 avril, avec son ami Jean-Paul Mari. LeJournal ­entend
défendre « les valeurs démocratiques de République, de laïcité,
de primat de la raison sur l’obscurantisme, du savoir, de la
science… », dans un esprit universaliste cher à l’ancien directeur
de la rédaction de Libération et du Nouvel observateur. Gratuit,
LeJournal compte sur les dons et la publicité pour se financer.
Pour éradiquer
la flambée des
prix, il faut que le
marché du travail
soit moins tendu,
en clair, que le
taux de chômage
remonte
Cette décision fait l’objet de dé-
bats publics entre membres de la
Fed, qui ne savent pas jusqu’où
frapper pour éradiquer l’inflation.
Mais le ton reste dur, la banque
centrale préférant en faire trop
que pas assez. « La vigueur de l’éco-
nomie et les chiffres élevés de l’in-
flation suggèrent qu’il reste du tra-
vail à faire », a déclaré, mercredi, la
présidente de la Fed de San Fran-
cisco, Mary Daly. La veille, John
Williams, à la tête de celle de New
York, avait estimé qu’une autre
hausse des taux était un « point de
départ raisonnable ». Plus modéré,
le patron de la Fed de Chicago, Aus-
tan Goolsbee a appelé à prendre
en compte le contexte financier :
« Nous devons être prudents (…) et
faire attention à ne pas relever les
taux de manière trop agressive. »
L’ennui est que les chiffres
macroéconomiques parus pour
mars sont rassurants, mais encore
insuffisants. L’inflation aux Etats-
Unis est retombée à 5 % sur un an,
soit son plus bas niveau depuis
mai 2021, a annoncé, mercredi, le
Bureau of Labor Statistics. Le recul
depuis le pic de 9,1 % atteint en
avec le banquier d’investissement
Sami Biasoni. Les deux sont déjà
cofondateurs du média en ligne
100 % vidéos Neo, fondé, en 2020,
avec le présentateur de M6 Ber-
nard de La Villardière (il a cédé sa
participation depuis). En 2020 tou-
jours, M. Simon a fondé la revue
souverainiste Front populaire,
avec le philosophe Michel Onfray.
« Un marché monopolisé »
Quant à l’essayiste et docteur en
philosophie M. Biasoni, il pour-
fend régulièrement l’écriture in-
clusive et le « wokisme » dans les
colonnes de Front populaire ou du
Figaro. D’autres investisseurs pré-
fèrent rester discrets, « mais ce ne
sont ni des groupes, ni des grosses
industries, ni des fonds publics, ni
des puissances d’Etat », précise
­Stéphane Simon, longtemps pro-
ducteur de Thierry Ardisson.
Factuel vise l’équilibre financier
d’ici à avril 2025, après deux ans
d’existence, en espérant être re-
joint par quelque 25 000 abonnés.
« Aujourd’hui, le marché de l’en-
quête est un peu monopolisé par
juin 2022 est majeur, mais il s’ex-
plique par la baisse des prix de
l’énergie et de l’alimentation.
En excluant ces deux composan-
tes, l’inflation sous-jacente est su-
périeure à la hausse générale et at-
teint, sur un an, 5,6 %. Même cons-
tat mois après mois : les prix ont
monté de 0,1 point entre février et
mars, mais de 0,4 point hors éner-
gie et alimentation, ce qui donne
un rythme annuel de 4,8 %, supé-
rieur aux 2 %, l’objectif de la Fed.
Envolée des salaires
La flambée sur les biens, qui
avaient été affectés par la pertur-
bation des chaînes d’approvision-
nement pendant la pandémie et
la fermeture de la Chine, a toute-
fois disparu : après avoir dépassé
les 12 %, début 2022, celle-ci est re-
tombée à environ 1,5 %.
Le problème, c’est l’inflation
dans les services et le logement,
qui continue d’augmenter exces-
sivement. La Fed est confiante
dans la décrue progressive dans le
secteur du logement, où les prix
ont déjà commencé à se calmer,
en raison de la hausse des taux qui
provoque une remontée des men-
sualités d’emprunt.
Mais elle est inquiète pour les
autres services. La flambée des
factures et des additions y est ali-
mentée par l’envolée des salaires
pour cause de pénurie de
main-d’œuvre. Dans l’hôtellerie-
tourisme-restauration, les rému-
nérations avaient bondi de 14 %
fin 2021. Ce chiffre est retombé à
6,1 %, mais c’est plus que l’infla-
tion et deux fois plus qu’avant la
pandémie de Covid-19.
« Factuel » vise
l’équilibre
financier d’ici
à avril 2025,
après deux ans
d’existence,
en espérant
être rejoint par
25 000 abonnés
Mediapart et Le Canard enchaîné.
On pense que tout le monde peut
trouver sa place pour de l’informa-
tion inédite », ajoute celui qui vient
par ailleurs de publier chez Plon
un livre-enquête sur l’assassinat,
du professeur d’histoire-géogra-
phie Samuel Paty (Les Derniers
Jours de Samuel Paty, 240 pages,
20,90 euros), en octobre 2020.
« Nous ne dépendrons pas des in-
fluences politiques et financières »,
assure dans une vidéo de promo-
tion Christine Kelly, la journaliste-
phare de CNews et ancienne mem-
bre de l’ex-Conseil supérieur de
l’audiovisuel de 2009 à 2015, mar-
raine du jeune média. La journa-
liste, qui anime depuis 2019 une
émission quotidienne sur la
chaîne d’information du groupe
Bolloré, « Face à l’info », a été criti-
quée plus d’une fois pour sa
­complaisance envers le polémiste
d’extrême droite Eric Zemmour.
Sur son plateau, Mme Kelly est en-
tourée de plusieurs coqueluches
Économie & Entreprise | 15
Pour stopper cette spirale infla-
tionniste qui se situe désormais
dans les services, il va falloir que le
marché du travail soit moins
tendu, en clair, que le taux de chô-
mage remonte. Ce phénomène
n’est guère entamé, comme l’ont
montré les chiffres de l’emploi pu-
bliés le 7 avril. En mars, les Etats-
Unis ont créé 236 000 emplois. Il
s’agit du chiffre le plus bas depuis
deux ans, mais il est supérieur à la
moyenne de la décennie 2010-
2019 (183 000 emplois créés par
mois), et le taux de chômage est
presque au plus bas depuis la fin
des années 1960, à 3,5 % de la po-
pulation active. Les plans de licen-
ciement dans la tech, les banques
et le conseil n’ont pas eu d’effets
majeurs sur le marché de l’emploi.
On en saura plus sur la santé de
l’économie, avec l’annonce des ré-
sultats des entreprises au premier
trimestre. Les grandes banques
(J.P. Morgan, Citigroup et Wells
Fargo) ouvriront le bal vendredi
14 avril. Selon le FactSet, les gran-
des entreprises cotées sur l’indice
S&P 500 de la Bourse de New York
devraient enregistrer, sur les trois
premiers mois de l’année, une
baisse de 6,8 % de leurs bénéfices,
après un premier recul de 4,6 % au
quatrième trimestre 2022. Ce se-
rait la plus forte baisse depuis la
chute de plus de 32 % au deuxième
trimestre de 2020.
Dans cette incertitude, Wall
Street a fini la journée de mer-
credi sur une légère baisse de
0,4 % pour le S&P 500 et de 0,85 %
pour le Nasdaq, riche en valeurs
technologiques. p
Arnaud Leparmentier
de la droite dure, notamment le
journaliste conservateur québé-
cois Mathieu Bock-Côté, la journa-
liste de l’hebdomadaire Valeurs ac-
tuelles Charlotte d’Ornellas et l’ani-
mateur de la matinale d’Europe 1,
Dimitri Pavlenko.
Autre visage familier des specta-
teurs de la chaîne d’information
concurrente BFM-TV, Dominique
Rizet, le consultant police-justice,
parraine également Factuel. Le
journal Libération a remarqué
que M. Rizet avait animé – « gra-
cieusement », selon l’intéressé – le
dernier congrès du très droitier
syndicat policier Alliance. Un par-
rain et une marraine très engagés,
alors que le militantisme sera in-
terdit aux journalistes de Factuel,
selon sa direction. « Ce ne sont ni
mes chefs, ni mes collègues, ni mes
employés. On se parlera, mais il n’y
a pas de lien hiérarchique, et je ne
crois pas qu’ils veuillent me piquer
mon job », répond le trentenaire
Romain Renner, rédacteur en
chef du média, qui dirigera une
vingtaine de journalistes titulari-
sés et autant de pigistes.
« Ce sont ceux qui veulent nous
étiqueter qui font de la politique, je
ne vois pas pourquoi on nous sus-
pecte d’arrière-pensées politi-
ques », s’agace Stéphane Simon,
dont l’une des sociétés, Open Me-
dia Factory, aurait travaillé pour la
dernière campagne présidentielle
de Marine Le Pen, selon le média
spécialisé La Lettre A. « On fournit
simplement des moyens techni-
ques », minimise M. Simon. p
Brice Laemle
Le tunnel sous la Manche
calcule sa marge décarbonée
O n connaît mieux la société Getlink sous son ancien
nom : Eurotunnel. Elle exploite le tunnel sous la Man-
che, où passent les Eurostar, des navettes qui transpor-
tent voitures et camions vers le Royaume-Uni ou vers la France
et des trains de marchandises. Elle a une activité de fret ferro-
viaire, une école de formation aux métiers du rail et, depuis peu,
deux câbles haute tension protégés par le tunnel, qui transpor-
tent de quoi alimenter en électricité une ville de 1,5 million d’ha-
bitants. Son directeur général, Yann Leriche, est confronté à une
équation difficile : « Prenez deux voitures qui traversent la Man-
che. Celle qui est à bord de notre navette émet l’équivalent de 1 kg
de CO2, celle avec le ferry, 73 fois plus. Au total, cela fait 74 kg. Si les
deux prennent le ferry, le bilan est de 146 kg. Si les deux passent par
le tunnel, cela réduit l’empreinte carbone à 2 kg. Mais cela double
celle de Getlink. Comme nos émissions augmentent, cela peut pe-
ser sur notre notation extrafinancière. Ce n’est pas logique. »
Mais ce n’est pas le seul problème.
Les notes extrafinancières, cons-
Getlink estime les tate le polytechnicien, ne sont pas
toujours cohérentes entre elles. Or,
émissions de chacune elles influent sur le coût du capital
de ses activités, de l’entreprise, car les investisseurs
leur accordent de plus en plus d’im-
calcule leur portance. Le patron de Getlink
cherche un meilleur instrument
équivalent financier pour rendre compte de son em-
preinte carbone et se comparer
et le retranche plus facilement.
de sa marge Avec cet objectif en tête, il s’est rap-
proché, début 2021, de l’Ecole d’éco-
nomie de Toulouse, fondée par le
Prix Nobel d’économie 2014, Jean Tirole, et, en particulier, de
l’économiste Christian Gollier, qui a participé aux travaux du
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du cli-
mat. Ils ont créé une chaire consacrée à l’analyse des détermi-
nants de l’efficacité énergétique des entreprises. Ils ont mis au
point un indicateur comptable : la marge décarbonée.
Le principe est simple : dans le cadre du Green Deal européen,
de plus en plus de secteurs vont devoir acheter des quotas car-
bone. C’est déjà le cas pour les producteurs d’électricité ou les
industries très polluantes (acier, verre, papier…) et bientôt pour
le transport maritime (entre 2024 et 2026) ou routier (2028).
Getlink propose de devancer ce principe comptablement.
L’Ecole d’économie de Toulouse lui a conseillé de retenir un
prix du carbone de 197 euros la tonne, celui que préconise
l’Agence américaine de protection de l’environnement. Getlink
estime les émissions de chacune de ses activités, calcule leur
équivalent financier et le retranche de sa marge opérationnelle.
Pour 2022, celle-ci s’élevait à 886 millions d’euros, mais tombe à
857 millions une fois « décarbonée ». Pour une société de services
qui utilise surtout de l’électricité d’origine nucléaire, l’impact est
donc assez limité (il devrait augmenter pour 2023, du fait des ar-
rêts de production de centrales en France). Mais cette méthode
ferait plonger beaucoup d’autres groupes dans le rouge.
Axylia, une société de conseil en finance responsable, a déjà fait
le calcul. « Près de la moitié des sociétés de [l’indice boursier pari-
sien] SBF120 ne peuvent pas s’acquitter de leur facture carbone »,
conclut-elle : avec un prix de 113 euros la tonne de CO2, leur marge
opérationnelle serait négative. L’activité d’Airbus, d’ArcelorMittal
ou de Total ne serait plus viable. Le secteur automobile devrait se
remettre en question encore plus vite. Reste à savoir si ce con-
cept de « marge décarbonée » fera beaucoup d’émules… p
Sophie Fay
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16 | Économie & Entreprise ­
­Vendredi 14­ avril 2023

Prospérité (Guyane) -
envoyé spécial

U
n foulard dissi-
mulant le bas de
son visage, la
jeune femme
avance sur le che-
min qui mène au
chantier contesté de la centrale
électrique de l’Ouest guyanais
(CEOG). Après une demi-heure de
marche, depuis le village de Pros-
périté, la forêt amazonienne s’ar-
rête net sur un grand vide : le sec-
teur a été déboisé sur 16 hectares.
Une pelleteuse pousse des arbres
abattus, sous la surveillance des
gendarmes. Au passage des visi-
teurs, un guetteur, lui aussi mas-
qué, sort de la cachette d’où il doit
alerter le village en cas de reprise
de la déforestation. « Ils disent que
c’est un projet vert, pourquoi dé-
truire la forêt ? », interroge la jeune
fille, qui souhaite rester anonyme
tant les tensions sont vives sur
cette portion de terre. « C’est une
zone de chasse qui a été rasée. C’est
difficile pour moi, j’ai grandi ici. La
forêt est riche, elle nous nourrit…
Tout ça doit s’arrêter », juge-t-elle
en montrant les travaux.
En Guyane, le conflit autour de
la CEOG n’en finit pas de diviser.
Soixante-quinze hectares doi-
vent être déboisés sur les 140 hec-
tares nécessaires au projet électri- Soixante-quinze hectares doivent être déboisés pour réaliser le projet de la centrale électrique de l’Ouest guyanais. RONAN LIéTAR POUR « LE MONDE »
que prévu à moins de 2 kilomè-
tres des maisons de Prospérité,
mais le dossier s’enlise. Depuis
décembre 2021, des habitants de
ce hameau, situé à cheval entre
Saint-Laurent-du-Maroni et Mana,
PLEIN CADRE
dans l’ouest du département,
s’opposent à la construction
d’une centrale pourtant très in-
novante. Le différend a tourné à la
confrontation avec les forces de
l’ordre, à la mi-mars.
Colère amérindienne li’na, il conserve le soutien du
grand conseil coutumier, dont la
médiation n’a pas abouti. « Nous
n’avons pas de droit de veto », dé-

La terre, une « priorité »

La région de 70 000 habitants, en
pleine croissance démographi-
que, pâtit de fréquentes coupures
en Guyane contre un plore Sylvio Van Der Pijl, vice-pré-
sident du collège amérindien de
l’instance consultative, qui ré-
clame « un protocole de consulta-
tion des communautés, pour déci-
de courant. Elle est approvision-
née par 20 mégawatts de groupes
électrogènes, la plus polluante des
options. Couplant énergie solaire
et stockage d’hydrogène, la nou-
projet électrique « vert » der des réalisations sur le périmètre
de [leurs] territoires ».

aucune option écartée

velle usine doit fournir de l’électri-
cité à 10 000 foyers, « sans générer
ni gaz à effet de serre ni particules
fines », selon son promoteur. Van-
tant cette « énergie propre », la
CEOG menace d’un « black-out gé-
néralisé dans l’Ouest en 2025 » si
son programme n’aboutit pas. Ce
dernier associe, pour 170 millions
d’euros, le fonds d’investissement
Meridiam (à 60 %), dirigé par le
Martiniquais Thierry Déau, réputé
proche d’Emmanuel Macron, la
Société anonyme de la raffinerie
des Antilles (à 30 %) et Hydrogène
de France (HDF, à 10 %).
Le début de ce chantier, soutenu
par les élus guyanais, est annoncé
depuis septembre 2021. Un temps
suspendus par des recours judi-
ciaires, les travaux reprennent un
an plus tard. La tension
monte d’emblée : mobil-homes
dégradés sur la base-vie des
ouvriers, véhicules incendiés,
cocktail Molotov lancé sur un en-
gin… Le 24 octobre 2022, c’est le
choc : à l’aube, des dizaines de gen-
darmes entrent dans le village et
interpellent quatre personnes,
dont le chef coutumier Roland Sja-
bere, emmené, menotté, pour être
placé en garde à vue. « Après l’arres-
tation, pour moi, il n’y avait pas de
retour en arrière possible. Ce n’était
plus seulement le combat de Pros-
périté, mais une insulte à l’institu-
tion coutumière », explique Chris-
tophe Yanuwana Pierre, membre
du grand conseil coutumier des
Les Kali’na
de Prospérité
n’ont ni participé
à l’enquête
publique ni été
consultés
Soutenue par les élus du département, la construction d’une
centrale solaire, dans l’ouest du pays, est contestée par les habitants
de Prospérité, un village situé à deux kilomètres du chantier
populations amérindiennes et
bushinengue et du mouvement
Jeunesse autochtone de Guyane.
Au bord de la route, la base-vie
est désormais ceinte d’une clô-
ture de barbelés, surveillée par
sept vigiles. « La CEOG doit se
faire là, sinon elle ne se fera pas,
assure Henry Hausermann, son
directeur général. Il n’y a pas
d’autre emplacement possible
pour cette usine, ajoute-t-il, car
nous devons rester dans un rayon
de 10 kilomètres du carrefour
Margot », où se trouve le poste-
source d’EDF, point d’injection de
l’énergie sur le réseau.
Deux cents personnes vivent à
Prospérité, au bord de la RN 1, à
15 kilomètres du centre de Saint-
Laurent-du-Maroni. Le village a
été fondé il y a plus de trente ans
par des Amérindiens Kali’na, un
des six peuples autochtones de
Guyane, présent aussi au Suri-
name, pays voisin. Pendant la
guerre civile dans ce pays (1986-
1992), des Kali’na ont rejoint une
de leurs familles installée dans le
secteur, et sont restés. Au fil des
ans, la commune de Saint-Lau-
rent-du-Maroni a apporté l’eau
potable, l’électricité, puis ouvert
une école. En 2017, Roland Sjabere
est devenu, à 36 ans, le « Yopoto »
du village, c’est-à-dire son chef
coutumier. Le jour de son introni-
sation, il déclarait sur la chaîne
Guyane la 1ère : « Ma priorité, c’est le
foncier », la terre.
Pour comprendre le conflit, il
faut donc plonger dans les arcanes
de l’aménagement du territoire.
En Guyane, l’Etat, propriétaire de
la majorité des sols, a créé des zo-
nes de droits d’usage collectifs et
des concessions pour les « com-
munautés d’habitants qui tirent
leur subsistance traditionnelle-
ment de la forêt », Amérindiens et
Bushinengue, descendants des es-
claves enfuis du Suriname au
XVIIIe siècle. Ont déjà été attribués
757 000 hectares pour protéger les
droits de chasse, de pêche et de
cueillette, et 5 000 hectares pour
l’habitat et l’agriculture.
« engagement mutuel »
A la genèse du projet de la CEOG,
en 2017, l’Etat n’avait pas reconnu
les droits fonciers de Prospérité.
L’usage de la forêt environnante
était pourtant bien ancré, selon le
chef Roland Sjabere, qui affirme
qu’il s’agit d’« un lieu de transmis-
sion » des traditions kali’na « pour
les jeunes du village ». En 2016, un
nouveau schéma d’aménage-
ment régional avait, en outre,
classé plusieurs zones du vaste
département en « espaces de con-
servation durable » ouverts aux
énergies renouvelables : l’une
d’elles se situe près de Prospérité.
C’est là que l’Office national des
forêts (ONF) signe, en novem-
bre 2017, une « réservation fon-
cière » de 140 hectares au bénéfice
de HDF, à l’initiative de la centrale.
« Le contrat de réservation n’en-
gage pas l’ONF à faire en sorte que
la zone soit vierge de toute revendi-
cation, souligne Catherine La-
treille, sa directrice territoriale.
C’est donc bien au porteur de projet
de s’assurer de l’acceptation de son
projet auprès des riverains. » La fo-
rêt, exploitée dans les années 1990
pour le bois, demeure « fonction-
nelle » aux yeux de l’ONF. Cela
étant, les Kali’na de Prospérité
n’ont ni participé à l’enquête pu-
blique, ni été consultés. En 2018,
l’étude d’impact ignore le village,
car elle se limite légalement « à un
rayon de 1 kilomètre autour de
l’usine ». Malgré tout, HDF cherche
à informer les habitants, par l’in-
termédiaire du grand conseil cou-
tumier. L’industriel rencontre
ainsi plusieurs fois l’instance con-
sultative des autorités autochto-
nes et le chef de Prospérité. Las, les
échanges vont se trouver gelés
pendant près d’un an, car Roland
Sjabere doit accompagner un de
ses enfants dans l’Hexagone, hos-
pitalisé là-bas. En 2019, quand
l’avis favorable à la CEOG survient,
la réunion prévue au village n’a pu
avoir lieu, en raison de son ab-
sence. Et aucun habitant ne porte
de remarque dans les registres
ouverts en mairie. Au retour de
M. Sjabere, cette année-là, une pre-
mière réunion se tient à Prospé-
rité, en octobre. L’assistance ex-
prime son hostilité au lieu choisi
pour le projet. Filmé par le
site Chronique du Maroni, Alain
Cyrille, directeur de HDF Guyane,
répond alors aux habitants : « On
ne pouvait pas aller ailleurs que là
où le schéma d’aménagement du
territoire nous le permettait. »
La CEOG opère néanmoins des
compromis : elle baisse de 20 % la
surface des panneaux solaires et
Une « histoire
de gros sous »,
selon la critique
du maire de
Mana, Albéric
Benth, qui
soutient l’usine
« modifie le projet pour garantir le
passage des chasseurs, cueilleurs,
pêcheurs et animaux ». M. Sjabere,
en juillet 2021, finit par signer avec
la société un « engagement mutuel
en vue d’une convention de parte-
nariat », à élaborer sous un an. Une
somme de 1,4 million d’euros se-
rait attribuée à Prospérité, sur
vingt-cinq ans, la durée d’exploita-
tion de la centrale. La CEOG en-
tend créer un fonds cogéré par des
représentants du village, de l’en-
treprise et une personnalité exté-
rieure. Deux mois plus tard, ce-
pendant, le Yopoto revient sur sa
signature. Une « histoire de gros
sous », ­selon le maire de Mana, Al-
béric Benth, qui soutient l’usine.
« Ils voulaient que les fonds soient
versés directement à leur associa-
tion », ajoute l’édile, qui a lui-
même négocié avec CEOG un
« fonds pour les associations » de
3,6 millions d’euros, en cogestion.
Aujourd’hui, M. Sjabere évoque
« la crainte de ne plus être auto-
nome, de ne plus diriger le village ».
Si son revirement a suscité la dé-
sapprobation de certains chefs ka-
A Prospérité, les Amérindiens se
sont vu reconnaître leurs droits
fonciers en novembre 2021. Sou-
cieux de concilier toutes les de-
mandes, le préfet a accordé « une
zone de droits d’usage collectifs »
de 3 816 hectares « au profit de la
communauté » et une concession
de 530 hectares à une associa-
tion pour l’habitat et l’agricul-
ture. Les 140 hectares de la CEOG
s’insèrent entre ces deux por-
tions de terre.
L’histoire aurait pu être diffé-
rente, car la CEOG aurait pu se voir
attribuer un autre terrain. De
l’autre côté de la route, à Mana,
l’ONF a réservé 134 hectares à une
autre centrale, solaire et thermi-
que, sans susciter de conflit.
Les habitants de Prospérité et
leurs soutiens continuent de saisir
la justice. Ingénieur écologue à
l’Association nationale pour la bio-
diversité, Pierrot Pantel a déposé
une plainte, en novembre 2022, à
Cayenne, pour « infractions présu-
mées à l’environnement sur le
chantier CEOG », constituées en
particulier par des « pollutions des
milieux aquatiques ». Le 17 mars, le
tribunal administratif a débouté
les associations sur la pollution
des cours d’eau.
« Nous devons reprendre les tra-
vaux, nous avons deux ans pour
construire cette centrale. La
Guyane l’attend, plaide son direc-
teur, Henry Hausermann. (…) Les
équipements vont arriver, le projet
n’est pas arrêté. » Gabriel Serville, le
président de la collectivité territo-
riale, soutient la centrale mais
n’écarte désormais aucune op-
tion : « Si on peut trouver le moyen
de déplacer le projet, faisons-le (…)
pour la sauvegarde de la cohésion
au sein de la population de
Guyane. » Prévue pour 2024, la
mise en service de la CEOG pour-
rait avoir lieu en 2025, au mieux. p
Laurent Marot
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
En Inde, l’école de la pression
1,4 milliard d’Indiens 3|3
Pour satisfaire le rêve
familial d’ascension
sociale, des centaines
de milliers de jeunes
bachotent, parfois à
mort, dans des prépas.
Leur Graal : devenir
ingénieur ou médecin
Kota (Inde) - envoyée spéciale
K
ota ne figure pas sur les circuits
touristiques, mais tous les élè-
ves indiens connaissent cette
ville du Rajasthan située à
500 kilomètres de New Delhi.
Chaque année, cette cité d’un
million d’habitants, surnommée l’« usine à
prépas », voit 150 000 à 200 000 jeunes affluer
de tout le pays afin d’y préparer les très sélec-
tifs concours des institutions d’élite du pays,
principalement en ingénierie et en médecine.
A proximité d’Indira Colony ou encore de Ra-
jeev Gandhi Nagar, les quartiers où se trou-
vent nombre de ces établissements, les ave-
nues sont bordées de bâtiments modernes ar-
borant les noms des instituts les plus en vue :
« Allen », « Career Point », « Resonance »… Des
échoppes proposent des services de « lunch
box » à domicile, des papeteries vendent des
manuels de révisions et d’examens blancs,
voire des balles antistress. C’est ainsi à Kota :
tout rappelle aux étudiants la concurrence et
la compétition. Le long des rues et dans le cen-
tre commercial, des panneaux publicitaires
présentent les résultats des meilleurs élé-
ments, photos à l’appui.
En journée, la cité est déserte. Elle ne semble
s’animer que durant quelques heures, en fin
d’après-midi, pour un étrange chassé-croisé.
C’est le moment où les jeunes sortent à la hâte
des bibliothèques et des classes préparatoires,
baptisées ici « centre de coaching », pour se
précipiter vers leur chambre et bûcher, encore
et encore. Certains y restent des journées en-
tières, cloîtrés dans leur petit espace, généra-
lement équipé d’un lit et d’un bureau, pour la
plupart sans fenêtre. Aux murs, des fiches de
révisions, les chapitres à revoir, parfois aussi
une prière à Hanuman, dieu-singe, l’un des
plus vénérés des hindous.
A quelques semaines des concours des éco-
les de médecine et des prestigieux Instituts
indiens de technologie (IIT) – qui forment les
meilleurs ingénieurs du pays –, l’atmosphère
est pesante. Çà et là, des affiches signalent
des numéros d’urgence à composer en cas de
« stress ». « C’est ma dernière chance, et là, ça
passe ou ça casse », prévient Kashish Chand-
wani, 19 ans, candidate pour la troisième fois
à l’entrée en médecine. Originaire de Bom-
bay, à 1 000 kilomètres de là, elle espère deve-
nir généraliste. « C’est mon rêve et mes pa-
rents ont dépensé tellement d’argent pour
payer cette prépa, ils attendent un retour sur
investissement », explique-t-elle, ses lunettes
sur le bout du nez.
Prêts à tous les sacrifices
Les familles consacrent de 1 700 euros à
3 300 euros par an, une fortune à l’échelle in-
dienne, pour envoyer leurs enfants dans ces
établissements privés. Beaucoup sont fils ou
filles d’agriculteurs, de femmes au foyer, de
travailleurs manuels ou de modestes com-
merçants, et représentent, dans ces catégories
sociales, la première génération à pouvoir es-
pérer accéder à l’enseignement supérieur.
Autant dire que leurs ambitions sont aussi
celles des parents, prêts à tous les sacrifices.
« Ma mère a emprunté de l’argent contre ses bi-
joux pour que je puisse étudier ici », glisse Dha-
val Labana, qui prépare les concours des éco-
les d’ingénieurs. Le visage de ce jeune homme
issu d’une famille de paysans du Rajasthan se
crispe à la seule évocation d’un échec.
Parmi les milliers de candidats prêts à ba-
choter des mois durant à Kota, seuls 2 % réus-
siront à intégrer les établissements d’élite.
En 2022, plus d’un million de postulants ont
échoué à entrer dans une faculté de médecine
ou un IIT. « Obtenir une place est très difficile à
cause de la taille de notre population », avance
Kashish Chandwani. Le pays le plus peuplé de
la planète est aussi le plus jeune : plus de 40 %
de sa population a moins de 25 ans.
Des étudiants viennent se restaurer, le 27 mars, dans une rue de Kota (Rajasthan). La ville est surnommée l’« usine à prépas ». Deepti Asthana pour « Le Monde »
Malgré l’immensité des besoins, le nombre
d’établissements universitaires publics de
haut vol reste insuffisant. Si l’Inde compte
898 universités, seules 147 sont des institu-
tions publiques de top niveau et environ
263 sont privées. Ces dernières sont souvent
onéreuses et de qualité inégale. « Le système de
l’enseignement supérieur indien répondait à la
demande d’une élite qui était autrefois la seule
à terminer le secondaire, souligne Odile Henry,
sociologue et directrice du Centre de sciences
humaines à New Delhi. Jusque dans les années
2000, le nombre d’universités n’a évolué que
lentement. Après quoi il s’est développé de ma-
nière exponentielle sous la houlette du privé. »
Au cours des dernières décennies, le « busi- « Mes parents ont
ness » des prépas privées a fleuri, surfant sur dépensé
le manque d’opportunités d’une jeunesse
ambitieuse. Kota s’est ainsi bâti une image tellement
d’usine à façonner des « bêtes à concours »,
les « toppers », comme on les appelle ici en ré- d’argent pour
férence à leur classement national aux exa-
mens. L’histoire veut qu’en 1995, quelque
payer cette prépa,
50 candidats de Kota sont parvenus à entrer ils attendent un
dans un IIT, marquant un tournant. « La nou-
velle s’est répandue et les étudiants ont com- retour sur
mencé à arriver des Etats de l’Uttar Pradesh,
du Bihar, du Madhya Pradesh », explique Pra- investissement »
mod Maheshwari, fondateur de Career Point, Kashish Chandwani
qui compte parmi la centaine de centres de candidate pour l’entrée
coaching recensés en ville. en médecine
Ce business générerait quelque 500 millions
d’euros par an. Pour optimiser leurs gains,
beaucoup d’instituts entassent les étudiants
dans des salles bondées. Ils s’arrachent les
meilleurs lycéens en espérant, à terme, faire
de leur réussite aux concours un argument de
vente, dénonce le fondateur de Career Point
qui se défend de faire la même chose. Alors
que chaque établissement affiche ses perfor-
mances, Career Point ne fait pas exception, as-
surant à l’entrée du bâtiment principal avoir
préparé 21 700 IIT-iens, 160 900 ingénieurs ou
encore 25 700 médecins.
AFGHANISTAN
CHINE
New Delhi
PAKISTAN NÉPAL
Rajasthan
Uttar BHOUTAN
Pradesh Bihar
Madhya
BANGLADESH
Pradesh
Kota
BIRMANIE
Bombay INDE
Golfe du Bengale
Mer d’Arabie
500 km SRI LANKA
Horizons | 17
Cette mise en concurrence a des effets délé-
tères sur la santé mentale des jeunes. Le 12 dé-
cembre 2022, trois d’entre eux se sont donné
la mort le même jour, suscitant une forte
émotion à travers le pays. Depuis 2011, à Kota,
plus d’une centaine d’étudiants ont ainsi mis
fin à leurs jours. En 2016, une jeune fille de
17 ans avait mis en cause ces classes prépara-
toires dans sa lettre d’adieu, implorant le gou-
vernement de les fermer « aussi vite que possi-
ble ». Le phénomène ne se limite pas à Kota :
en Inde, un étudiant met fin à ses jours toutes
les quarante-deux minutes ; l’un des taux de
suicide les plus élevés au monde.
Fardeau plus lourd encore
Dans ce contexte, la réponse de la ville paraît
dérisoire, voire cynique. Les cités universitai-
res sont équipées de systèmes d’identifica-
tion biométrique afin de surveiller les allées
et venus des résidents. Lorsqu’ils sortent de
leur chambre, se rendent à la cantine ou en
classe, un message est envoyé à leurs parents.
« Nous avons installé un système antisuicide
sur les ventilateurs de plafonds, si un poids su-
périeur à 40 kilogrammes y est suspendu, il
tombe, tout simplement. Nous avons pu éviter
beaucoup de suicides de la sorte », affirme Na-
veen Mittal, responsable de l’Association des
foyers d’étudiants de Kota. Les autorités du
Rajasthan obligent désormais chaque centre
à disposer d’une cellule psychologique, mais
rares sont les étudiants qui osent y recourir.
« C’est la jungle, chacun veut gagner cette
course frénétique et personne ne se parle, ici »,
regrette la timide Kashish Chandwani. Cette
postulante à médecine à la silhouette frêle,
issue de la classe moyenne, passe cinq heures
par jour en classe, puis sept autres à étudier
seule. « Tout le monde ne pense qu’à réviser,
on mange en dix minutes et au final, on est
seul dans nos quatre murs », explique-t-elle.
Au détour d’une conversation, une autre
jeune fille confie avoir « essayé d’en finir », il y a
une quinzaine de jours. Son poignet en porte
la trace. Priya Bhatt est issue d’une famille
d’agriculteurs du Bihar, l’Etat le plus pauvre
du pays, à vingt-sept heures de train de là. Elle
a commencé à préparer les concours avant
même d’avoir fini le lycée. Pour mettre toutes
les chances de leur côté et ne pas perdre de
temps, de plus en plus d’aspirants arrivent à
Kota dès l’âge de 16 ans, parfois même avant.
Si la plupart continuent de suivre l’enseigne-
ment des classes de secondaire, ils se consa-
crent en priorité aux examens d’entrée aux
écoles de médecine et d’ingénieurs.
Priya, elle, a 17 ans, et ne cache pas avoir tou-
jours été une « élève moyenne ». Son but ? Le
concours des IIT. Mais le chemin est long… « Je
viens d’un village et c’est difficile de survivre
dans une ville. J’ai mis quatre à six mois à com-
prendre le programme et à m’adapter à l’at-
mosphère ultra-compétitive de Kota, et j’ai eu
des résultats plus que décevants aux examens
blancs. » Au fond, le métier d’ingénieur ne l’in-
téresse pas. « Nos parents ont des attentes et en
tant qu’enfant, on se doit d’y répondre », pour-
suit-elle, vêtu d’un tee-shirt bleu ciel aux cou-
leurs de son institut de coaching.
Les élèves les plus pauvres portent un far-
deau plus lourd encore. « Ma famille vient d’un
milieu très arriéré et si je deviens médecin, alors
le sort de tout le monde s’améliorera », espère
Saurabh Kumar, 16 ans, qui prépare les
­concours des écoles de médecine depuis un
an. S’il se rend encore au lycée, c’est juste pour
passer ses examens. Il voit déjà bien plus loin.
« Mon objectif est de devenir neurochirurgien »,
affirme ce fils d’ouvrier originaire, lui aussi, du
Bihar et dont la mère s’est installée avec lui à
Kota afin qu’il puisse se consacrer à son
­concours. Pour ces familles, de telles études
sont les seules garanties de succès. « La méde-
cine et l’ingénierie sont des secteurs nobles, qui
permettent une stabilité financière dans notre
pays, où il y a encore beaucoup de pauvreté »,
confirme Kashish Chandwani.
La réussite des grands patrons d’origine in-
dienne qui dominent la Silicon Valley aux
Etats-Unis et font la fierté du pays contribue à
ce phénomène. Sundar Pichai, le PDG d’Alpha-
bet, la maison mère de Google, est diplômé de
l’un des 23 IIT du pays, tout comme le fonda-
teur de l’une des start-up indiennes les plus
en vue, Zomato, géant de la livraison de repas.
Mais ces success stories cachent un fort taux
de chômage des jeunes : plus de 23 %, selon la
Banque mondiale. Et encore, ces chiffres ne
disent rien du sous-emploi chronique et ne
prennent pas en compte ceux, nombreux,
ayant renoncé à chercher un job.
Chaque année, le marché du travail doit ab-
sorber 9 millions de nouveaux arrivants et la
croissance du géant sud asiatique, qui avoisi-
nera cette année les 5,9 %, ne parvient pas à gé-
nérer suffisamment d’opportunités. « La
triste réalité est que, pour employer tous les In-
diens en âge de travailler, l’économie doit créer
200 millions d’emplois au cours de la prochaine
décennie », indique Ashoka Mody, économiste
et auteur du livre India is Broken – « L’Inde est
cassée » (Stanford University Press, 528 pages,
35 dollars, non traduit). Un objectif impossible
à atteindre selon lui. Le grand défi, pour l’Inde,
sera de transformer le potentiel de sa jeunesse
en atout. « Avec une importante population
jeune sans emploi qui ne voit pas ses ambi-
tions se réaliser, nous risquons d’aller dans le
mur », prévient Poonam Mutreja, directrice de
la Fondation pour la population de l’Inde, spé-
cialiste de la démographie, qui met en garde
contre le risque de mouvements sociaux. A
Kota, les étudiants, broyés par le système, plu-
tôt que de se rebeller, tentent coûte que coûte
de décrocher leur ticket pour l’avenir. Parfois
au prix de leur vie. p
Carole Dieterich
FIN
 Culture
0123
18 | ­
­Vendredi 14­ avril 2023

L’hédonisme sonore d’Antonio Pappano

Le maestro britannique vient de publier une version d’anthologie de « Turandot », de Puccini

Rencontre
Londres - envoyée spéciale

L
e 6 mai, Sir Antonio
­Pappano sera à la tête
du Coronation Orchestra
pour pavoiser en musi-
que le sacre de Charles III d’Angle-
terre, à l’abbaye de Westminster.
Une consécration de plus pour
le chef d’orchestre et directeur ar-
tistique du Royal Opera House
Covent Garden, rencontré
le 3 avril après-midi dans son
vaste et chaleureux bureau lon-
donien peuplé de partitions, de
fauteuils et de coussins sur ca-
napé, ainsi que d’un piano.
Moins de deux heures après,
le maestro serait dans la fosse
pour la neuvième des douze re-
présentations de Turandot. L’ul-
time opéra de Puccini (1858-1924)
est l’affaire du moment. A 63 ans,
c’est la première fois que le Britan-
nique d’origine italienne le diri-
geait en fosse dans un théâtre (re-
prise de la monumentale mise en
scène de 1984 d’Andrei Serban).
Il vient par ailleurs d’en publier
un magnifique enregistrement
chez Warner Classics.

Casting de luxe
Le musicien connaît l’œuvre
comme sa poche. Il l’a travaillée
dès sa jeunesse auprès d’un père
professeur de chant dont il accom-
pagnait les cours au piano,
plus tard comme répétiteur au
New York City Opera, des fonc-
tions qu’il occupera ensuite à Bar-
celone, Francfort, Chicago, Bay-
reuth (Allemagne), où il sera assis-
tant de Daniel Barenboim durant
des années. « Quand on aborde
une œuvre très jeune, on est dans
une sorte de spontanéité que l’on
perd ensuite avec l’expérience, au
fur et à mesure des années, consta-
te-t-il. Et voilà qu’on finit par se po-
ser des questions sur chaque note. »
Cette réflexion est sans doute
à l’origine de la première disco-
graphique sortie en mars avec
la version originale du duo
d’amour et de la scène finale de
mais là elle atteint un sommet. »
ISABELLE HUPPERT
MARY SAID WHAT SHE SAID
ROBERT WILSON
DARRYL PINCKNEY / LUDOVICO EINAUDI
13 AVRIL - 14 MAI 2023
Antonio Pappano, à l’Académie nationale Sainte-Cécile, à Rome, le 7 juin 2018. Musacchio & Ianniello
Turandot, laissés inachevés par
Puccini et complétés par le com-
positeur Franco Alfano (1875-
1954) à la demande de l’éditeur
­Ricordi. Le coffret de deux dis-
ques, gravés à l’auditorium Parco
della Musica, à Rome, au sortir du
confinement, avec les forces de
l’Académie nationale Sainte-Cé-
« On sait la comédienne
capable de tout,
LE MONDE
PHOTO : © LUCIE JANSCH
cile de Rome (dont Pappano est
également le directeur musical
depuis 2005), apparaît d’ores
et déjà comme un double événe-
ment musicologique et musical.
« Puccini a longtemps hésité, ex-
plique Pappano. Il a cherché diffé-
rentes solutions, comme en témoi-
gnent une trentaine de pages d’es-
quisses. Mais il n’est pas parvenu
à écrire ce qui n’est pas un duo
classique à l’italienne, comme à la
fin du premier acte de Madame
Butterfly. » Fatigue ? Incapacité
physique et psychologique à quel-
ques mois de sa mort, alors qu’il
luttait contre un cancer de la
gorge ? Le maestro tient une autre
explication : la vraisemblance
psychologique.
Comment croire en effet que
l’inhumaine « princesse de glace »
se résolve si soudainement à in-
terrompre le mécanisme morti-
fère censé venger l’horreur du
viol de son aïeule, que la sphinge,
tuant ses prétendants au terme
de trois terrifiantes énigmes, ac-
cepte de s’abandonner sans lutte
à l’amour de son vainqueur ?
« Cela suppose un long chemine-
ment intérieur, à l’instar de ceux
développés par Wagner dans
l’opéra allemand, argue Pap-
pano. C’est ce que proposait préci-
sément Alfano, avant que ne
s’abatte sur lui la censure du grand
Arturo Toscanini, qui a exigé
la suppression de plus d’une cen-
taine de mesures au prix d’une
fin beaucoup plus abrupte, et donc
peu compréhensible. »
Comme à son habitude, Anto-
nio Pappano a réuni un casting
de luxe. Les chanteurs l’adorent,
et c’est réciproque. Il faut donc
L’enregistrement
de « Turandot »
apparaît d’ores
rendre les armes devant la Turan-
dot spectaculaire de Sondra Rad-
vanovsky, souffle inextinguible,
vibrato acéré, aigus puissamment
projetés tels des javelots. Ce que
lui refusera jusqu’au bout le fier
Calaf de Jonas Kaufmann, palliant
un volume en sa défaveur par une
souplesse vocale et une sensibi-
lité à fleur de peau, qui ne l’empê-
cheront pas de délivrer le fameux
Nessun dorma avec la véhémence,
la poésie et l’intense jubilation re-
quise. Même sentiment d’évi-
dence devant la poignante et déli-
cate Liu d’Ermonela Jaho, dont
la ligne pure et les aigus arach-
néens donnent la chair de poule.
« Un tournant dans ma vie »
Mais, au-delà des mérites stricte-
ment vocaux, il y a la vision
de Pappano, celle d’un homme
de théâtre capable de transfor-
mer l’orchestre et le chœur en
protagonistes du drame à part en-
tière. Sens dialectique des opposi-
tions, vigueur des coloris, gran-
deur dans les scènes de foule,
le maestro professe, entre sauva-
gerie et cruauté, lyrisme et poésie,
un hédonisme sonore qui jamais
ne perd de vue la tension et la pro-
gression dramaturgiques.
« Turandot n’est pas un opéra
au sens habituel du terme, souli-
gne-t-il. Il n’y a pas de mélodrame,
comme dans Tosca, La Bohème,
Madame Butterfly ou La Fanciulla
del West. Il s’agit plutôt d’un rituel,
dont l’orchestration est d’une ri-
chesse inhabituelle. C’est aussi
la première fois que Puccini donne
une telle importance au chœur.
Comme si l’élément humain s’effa-
çait au profit de la tragédie. »
Quand le Covid-19 est arrivé,
­Antonio Pappano est resté groggy
durant quelques jours. « Les deux
premières semaines, je ne re­-
connaissais ni mon corps ni ma
tête. J’étais catatonique, confie-t-il.
Puis j’ai réagi et commencé à don-
Le 6 mai,
il sera à la tête
du Coronation
Orchestra
pour le sacre
de Charles III,
à Westminster
giné en distanciel des microréci-
tals avec la mezzo-soprano améri-
caine Joyce DiDonato ou le ténor
britannique Ian Bostridge. Puis
la vie a repris son cours.
Le 9 juillet, à la Piazza del
Duomo de Spolète (Pérouse), An-
tonio Pappano donnera son der-
nier concert de directeur musical
à la tête de l’Académie nationale
Sainte-Cécile, après un compa-
gnonnage de dix-sept ans. Daniel
Harding, un autre Britannique,
lui succédera. L’année suivante,
il fera cette fois ses adieux à
­Covent Garden, dont il aura été
le plus jeune directeur musical
de l’histoire, nommé à 42 ans,
en 2002, pour le plus long mandat
jamais effectué – vingt-deux ans.
« C’est effectivement un tournant
dans ma vie, reconnaît celui qui
a commencé sa carrière au Théâ-
tre de la Monnaie, à Bruxelles.
Pour la première fois depuis trente-
cinq ans, je n’aurai pas d’opéra.
Cela va sans doute un peu me dés-
tabiliser, mais il ne faut jamais
s’installer dans la routine, et les
institutions doivent avoir le cou-
rage de prendre des risques. Jakub
Hrusa, qui prendra ma suite à
­Covent Garden, a une personnalité
très différente de la mienne et ap-
portera quelque chose de complè-
tement nouveau. »
Antonio Pappano ne partira ce-
pendant que progressivement :
dès septembre, et pour quelques
saisons, il accompagnera la nou-
la tête du London Symphony
­Orchestra en septembre 2024,
un orchestre qu’il connaît depuis
1996, avec lequel il a dirigé plus
de soixante-dix concerts et trois
enregistrements.
« Tony », comme tout le monde
l’appelle, n’ignore pas que la plus
prestigieuse des phalanges bri-
tanniques n’est pas encore sortie
des conséquences du Brexit et de
la pandémie de Covid-19. Sans
compter le départ anticipé de son
chef, Sir Simon Rattle, lassé par
les tergiversations autour du pro-
jet d’une nouvelle philharmo-
nie à Londres, dont il avait fait
l’une des raisons de son retour
au pays, après son mandat à la
Philharmonie de Berlin.
Pappano reste discret : « C’est un
orchestre qui a un cœur de lion,
une intelligence émotionnelle, une
vitesse de travail et une générosité
incroyables, s’enthousiasme-t-il.
Il y a en lui une grande soif d’excel-
lence. Nous sommes d’ailleurs
en train de planifier de nombreu-
ses tournées à l’étranger. » Anto-
nio Pappano l’affirme : on ne se
refait pas. Si son cœur bat pour
l’opéra, un même désir de théâtre
l’habite lorsqu’il s’agit d’aborder
la musique symphonique. Quant
aux chanteurs ? « Ils pourront tou-
jours frapper à ma porte, assure-
t-il, un sourire dans les yeux. Je se-
rai toujours content de les faire
travailler, et ce sera gratis ! » p
Marie-Aude Roux
Turandot, de Puccini.
Avec Sondra Radvanovsky,
Jonas Kaufmann, Ermonela Jaho,
Michele Pertusi, Michael Spyres,
Mattia Olivieri, Gregory Bonfatti,
Siyabonga Maqungo, Orchestra
e Coro dell’Accademia nazionale
di Santa Cecilia-Roma,
dirigé par Antonio Pappano.
2 CD Warner Classics.
Ainsi parlait Zarathoustra, de
Richard Strauss, et la Symphonie

ner des master class en visio et réa-
et déjà comme lisé des vidéos sur Internet. Cette
un événement alternative me donnait de l’énergie
et du courage. » Lui, si prompt à se
musicologique mettre au piano pour accompa-
et musical gner les chanteurs, a aussi ima-
velle production d’un Ring wa-
gnérien (le deuxième de son
mandat, après celui de Keith War-
ner en 2004), mis en scène par
Barrie Kosky, dont le travail théâ-
tral le passionne. Puis il prendra
n° 7, de Beethoven. London
Symphony Orchestra, dirigé par
Antonio Pappano. Le 17 octobre,
à la Philharmonie de Paris,
Paris 19e. De 10 € à 87 €.
Philharmoniedeparis.fr
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­Vendredi 14­ avril 2023 Culture | 19

L’opération artistique
Mondes nouveaux
amorce son acte II
L’initiative lancée en 2021 par l’Elysée a permis
de répartir 30 millions d’euros entre 264 projets,
mais elle souffre d’un manque de visibilité

U
ne allégorie de l’en­-
fermement dans le
phare de Kerlédé, à
Saint-Nazaire (Loire-
Atlantique) ; une dune de sable qui
murmure ; des lettres en pierre na-
turelle mêlées aux ruines du site
archéologique de Glanum, à Saint-
Rémy-de-Provence (Bouches-du-
Rhône)… Sur le papier, l’opération
Mondes nouveaux, lancée au pas
de charge en juin 2021 par l’Elysée
pour soutenir les artistes fragilisés
par la pandémie de Covid-19, est
stimulante. L’Etat a voulu frapper
vite et fort, avec une enveloppe de
30 millions d’euros dégagée dans
le plan France Relance, répartie en-
tre 264 projets sélectionnés par un
jury de huit experts piloté par l’an-
cien directeur du Musée national
d’art moderne, Bernard Blistène.
Répartie sur les sites gérés par le
Centre des monuments natio-
naux ou le Conservatoire du litto-
ral, l’initiative est à la fois pluridis-
ciplinaire, transgénérationnelle,
attentive à la diversité et à la parité.
Dans sa course contre la mon-
tre, l’exécutif a pourtant oublié
l’essentiel : rendre ces projets
­visibles au plus grand nombre.
Depuis l’annonce des lauréats, en
novembre 2021, rien ou presque
n’a filtré des 140 œuvres qui ont
déjà vu le jour. Une enveloppe de
5 millions d’euros avait pourtant
été annoncée pour la commu­-
nication. Seuls 500 000 euros ont
été affectés finalement à la mise
en place d’un site Internet très la-
cunaire, où les créations en cours
se résument souvent à une simple
note d’intention.
Pour rectifier le tir et faire taire
les sceptiques, une exposition (ex-
rience de la part d’artistes qui ont
accédé pour la première fois à la
commande publique avec des do-
tations généreuses de 8 000 à
150 000 euros selon les projets,
dont ils conservent la propriété.
« Ça m’a permis de monter un pro-
jet ambitieux sans passer par des
trucs administratifs compliqués »,
salue le jeune Thomas Teurlai, qui
s’est associé à l’écrivain Alain Da-
masio pour une performance bap-
tisée « Transchrones », présentée
au Salin des Pesquiers, à Hyères
(Var), en 2022. « Une étape impor-
tante dans mon parcours », rebon-
dit Chloé Quenum, qui a bénéficié
d’une enveloppe de 110 000 euros,
« du jamais-vu ». Certes, l’artiste,
qui rêvait d’une base sous-marine
pour installer ses embarcations, a
essuyé le silence ou les rebuffades
des services culturels de la plupart
des villes qu’elle a contactées.
Après un tour de piste infructueux
à Marseille, à Nantes et à Saint-Na-
zaire, elle a trouvé une écoute à
Bordeaux, qui lui a donné les clés
de l’hôtel de Ragueneau.
Nouvelle enveloppe
Après avoir lorgné l’abbaye du
Thoronet (Var), finalement attri-
buée à l’artiste Julia Gault, Juliette
Minchin s’est rabattue sur la nef
de l’abbaye cistercienne de Beau-
lieu-en-Rouergue sise à Ginals
(Tarn-et-Garonne). « Un vrai coup
de cœur », s’enthousiasme-t-elle.
Validée en mai 2022, sa très poé­-
tique installation composée de
366 bougies allumées inquiète
toutefois les élus locaux, qui refu-
sent le projet. Mais le Centre des
monuments nationaux, qui gère
l’édifice, ne lâche rien et, début oc-
« La Croix »
(2023), de Juliette
Minchin,
à l’abbaye
de Beaulieu-
en-Rouergue
(Tarn-et-
Garonne).
Damien Aspe
nes accessibles au public au-des- des nouveaux a été financé sur le toires soient associés, qu’il y ait un
sus des arbres du château de Vil-
« Quand on plan de relance, or les représen- ancrage territorial. » D’autant que
lers-Cotterêts (Aisne), où s’ouvrira dépense autant tants du secteur que j’ai audition- la commande publique liée au 1 %
en septembre la Cité de la fran­- nés, comme les FRAC [fonds régio- artistique – dispositif créé en 1951,
cophonie. Trop complexe, trop
d’argent, il faut naux d’art contemporain], les cen- qui prévoit la création d’œuvres
coûteux, le projet a depuis changé s’assurer tres d’art et les collectifs d’artistes, d’artistes plasticiens contempo-
d’échelle, reconfiguré en une ma- n’ont constaté qu’un effet mesuré rains associés à la création archi-
quette monumentale qui occu-
de la médiation sur la relance de leur secteur. » Le tecturale publique – bat de l’aile,
pera la salle d’exposition du nou- culturelle, que sujet préoccupe d’autant plus la affectée par un non-respect dans
veau site. Le projet de la designer sénatrice socialiste d’Ille-et-Vi- le cadre des chantiers. En dix ans,
Cécile Barani, qui ambitionne
les habitants laine qu’un acte II de Mondes nou- leur nombre est passé de soixante-
d’installer un ensemble de ra- des territoires veaux a été inscrit dans le projet de treize en 2013 à vingt et un en 2021,
deaux le long du littoral du cap loi de finances. Une nouvelle enve- selon un rapport sénatorial publié
Martin (Alpes-Maritimes), semble
soient associés » loppe de 30 millions d’euros, ré- en novembre 2022.
aussi compromis pour des raisons Sylvie Robert partie cette fois sur trois ans, sera Aux yeux des rapporteurs, il est
de sécurité. vice-présidente de la partagée à parité entre les arts impératif que « la seconde phase
Enthousiastes, les artistes commission culture du Sénat plastiques et les spectacles vi- de Mondes nouveaux ne se substi-
s’épan­chent rarement sur les diffi- vants. « Quand on dépense autant tue pas aux obligations de l’Etat et
cultés rencontrées. Envolées, les d’argent, poursuit Sylvie Robert, il des collectivités territoriales en la
sueurs froides de ceux qui, mal faut s’assurer de la médiation cul- matière ». p
préparés, se sont soudain retrou- turelle, que les habitants des terri- Roxana Azimi
vés avec de grosses sommes
­imposables sur leurs comptes.
Oubliés aussi, les longs mois d’at-
tente, les courriels sans réponse.
L’artiste Laëtitia Badaut Hauss-
mann, qui activera, fin 2023, son
Pavillon des amours à Césure, un
nouveau tiers-lieu parisien, ne
EXPOSITION
7 AVRIL — 3 SEPT. 2023
s’appesantit pas sur les aléas. « La
seule question que je me pose, glis-
se-t-elle, c’est plutôt : comment se
fait-il qu’en quinze ans je n’aie pas
eu un contexte de travail comme
celui-là, sans angoisse, avec des

press elle aussi), ouverte le 11 avril,
est présentée jusqu’au 16 avril à
l’Ecole des beaux-arts de Paris,
­assortie d’un épais catalogue de
600 pages en guise de bilan.
­L’occasion d’un retour d’expé-
tobre 2022, finit par décrocher l’ac-
cord de la maire de Ginals.
Entre les rêves de papier et
l’épreuve du réel, il y a parfois un
monde. Stéphane Thidet avait
d’abord voulu installer des caba-
John DeAndrea, Amber Reclining (détail), 2015. Bronze polychrome, cheveux naturels, 97 x 178 x 40.7 cm. Museum Voorlinden, Wassenaar, Pays-Bas - Inv. A01703, photo : Museum Voorlinden, Wassenaar, Pays-Bas. — Réalisation :
vrais honoraires calculés, où je
peux me reposer sur une équipe
d’une gentillesse totale ? »
Vice-présidente de la commis-
sion culture du Sénat, Sylvie Ro-
bert, pourtant, s’interroge : « Mon-

Une centaine de projets présentés

à l’Ecole des beaux-arts de Paris
Qui peut citer ou a simplement déjà vu deux
ou trois, voire un seul des 264 projets artisti-
ques auxquels l’opération Mondes nouveaux a
pu donner forme à travers la France ? L’ambi-
tieux programme de création – initiative lancée
en 2021 par l’Elysée, dotée d’une enveloppe de
30 millions d’euros dégagée dans le plan France
Relance – aux modalités, géographies et calen-
driers éclatés, reste une nébuleuse aussi diffi-
cile à repérer qu’à appréhender. D’où l’idée de
Bernard Blistène et de son équipe du comité ar-
tistique d’en implanter l’esprit et des restitu-
tions sous la forme d’une exposition-festival au
sein de l’Ecole des beaux-arts de Paris.
Le lieu a la particularité d’offrir une vaste pa-
lette d’espaces intérieurs ou extérieurs rappe-
lant l’ancrage des projets de « Mondes nou-
d’errer et de chercher, l’atelier Creuzet se fait
ainsi espace de restitution de cette expérience
artistique et humaine, entre travail sur la mé-
moire et archives sonores et visuelles. Une pe-
tite bibliothèque rassemblant des livres
d’Aimé Césaire, d’Edouard Glissant ou de
Frantz Fanon a été composée sur place à partir
d’ouvrages empruntés… dans des bibliothè-
ques de quartier car absents des rayonnages de
celle des Beaux-Arts.
Mardi 11 avril, l’événement s’est ouvert dans
un maelström de propositions disséminées un
peu partout, depuis la chapelle des Petits-
Augustins jusqu’au jardin Chimay, en passant
par la splendide cour du Mûrier, les amphithéâ-
tres ou encore sous la grande cour vitrée. Outre
les performances, projections, concerts et ren-

HYPER
veaux » dans des lieux patrimoniaux. Il est contres, une centaine d’œuvres sont présen-
aussi et surtout une ruche d’étudiants évoluant tées. Dans l’exposition principale, il n’était pas
entre différentes pratiques. Le pari de croiser forcément simple de prêter l’oreille aux diffé-

ces deux dynamiques était audacieux, il
­consiste à exposer autrement les créations réa-
lisées dans le cadre du programme, sous forme
de « fragments » d’œuvres, et à embarquer les
étudiants dans leur sillage en organisant, de-
puis le mois de janvier, des échanges avec les ar-
tistes lauréats de tous horizons et disciplines à
travers des ateliers de recherche.
Maelström de propositions
L’un des projets les plus saillants est le voyage
de deux semaines à la Martinique organisé par
Julien Creuzet, professeur aux Beaux-Arts (et
artiste qui représentera la France à la Biennale
de Venise en 2024), avec ses élèves, à la rencon-
tre des créateurs qui, sur place, ont participé à
l’initiative « Mondes nouveaux ». Sous le nom
de « La Drive », mot créole qui désigne le fait
SENSIBLE
rentes pièces sonores, tandis que l’artiste
Moussa Sarr, auteur de l’affiche de la manifesta-
tion, y chantait une Marseillaise métissée, en
corse et sur des rythmes sénégalais, entouré de
requins dansant. UN REGARD SUR LA SCULPTURE HYPERRÉALISTE
On ne sait pas toujours ce qui relève de « Mon-
des nouveaux », des artistes invités et des co-
créations avec les étudiants, mais la plongée
dans ce bouillon créatif de la scène française a le
mérite d’offrir un réjouissant kaléidoscope de
découvertes. p
Emmanuelle Jardonnet
www.museedartsdenantes.fr
Mondes nouveaux X Beaux-Arts de Paris. #hypersensible
Un rendez-vous artistique, Beaux-Arts de Paris,
14, rue Bonaparte, Paris 6e.
Jusqu’au 16 avril, de 12 heures à 22 heures.
Entrée libre.
20 | Télévision
Le jeu de massacre d’Ali Wong et Steven Yeun
La série « Acharnés », sur Netflix, met en scène une histoire d’amour-haine aux proportions absurdes et réjouissantes
Netflix
À la demande
Minisérie
L
a bienveillance n’a plus la
cote si l’on en croit le
buzz favorable qui en-
toure Acharnés (Beef en
VO, expression argotique dési-
gnant un différend tenace), pre-
mière collaboration entre les pro-
ducteurs branchés d’A24 et la pla-
te-forme Netflix, depuis sa mise
en ligne discrète le 7 avril.
Le « morceau de viande » du ti-
tre a pour point de départ les pro-
portions absurdes que va prendre
un accrochage entre Danny (Ste-
ven Yeun) et Amy (Ali Wong) sur
un parking d’une banlieue de Los
Angeles. Les deux automobilistes
ont des raisons d’être à cran.
Danny, entrepreneur dans le bâ-
timent, a du mal à faire décoller sa
petite entreprise. Celle d’Amy, un
magasin de plantes, a tant de suc-
cès qu’elle souhaite la vendre au
plus vite, épuisée par le travail et
l’énergie qu’elle y a mis. Danny
veille sur un petit frère qui veut
faire fortune dans le bitcoin, Amy
entretient un mari qui refuse de
vendre les œuvres de son défunt
père, un artiste célèbre. L’un est
pauvre, l’autre est riche, tous les
deux ont en commun d’être par-
tis de rien et d’entretenir des rap-
ports complexes avec leurs pa-
rents, immigrés venus d’Asie.
Trois siècles d’histoire de la classe ouvrière en Europe
Public Sénat rediffuse un passionnant documentaire en quatre parties sur le prolétariat, sa dimension politique, sociale et économique
Public Sénat
Vendredi 14 - 22 h 00
Série documentaire
A vec cette histoire du
monde ouvrier européen
étalée sur trois siècles,
Stan Neumann, célèbre docu-
mentariste d’origine tchèque,
auteur de films remarqués à la
fois pour leur rigueur et pour leur
esthétique soignée (une étude de
La langue ne ment pas, le journal
du philologue allemand Victor
Klemperer sous le IIIe Reich), a
réussi un véritable tour de force.
GRILLE N° 23 - 088
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V dans la fosse. IX. Bien au chaud
VI
VII
VIII
IX
X Les bonnes sont les plus dangereuses.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 087
HORIZONTALEMENT I. Contemplatif. II. Ulysse. Usure. III. Ré. At. An. Mur.
IV. Ronronnèrent. V. Ire. Secs. VI. Cétoines. Cal. VII. Us. Meus. Déni.
VIII. Lise. Fonts. IX. Unité. Contre. X. Mensualisées.
VERTICALEMENT 1. Curriculum. 2. Oléorésine. 3. NY. Net. Sin. 4. Tsar.
Omets. 5. Estonie. Eu. 6. Me. Nus. 7. Anses. Cl. 8. Lunées. Foi. 9. As. Rc.
Dons. 10. Tumescente. 11. Irun. Antre. 12. Fertilisés.
Amy (Ali Wong) et Danny (Steven Yeun). ANDREW COOPER/NETFLIX
La guérilla, d’abord menée à
coups d’urine, de bombes de
peinture et de mauvaises notes
sur Yelp, se métamorphose peu à
peu en un conflit plus profond et
plus ambigu, où l’attirance le dis-
pute progressivement à la haine.
A la faveur de quiproquos et de
coïncidences un peu forcées, les
vies d’Amy et de Danny s’imbri-
quent l’une dans l’autre. A l’instar
Son Temps des ouvriers est ap-
pelé à devenir un classique. Entre
l’intérêt historique, la force des
archives filmées, la richesse des
témoignages, l’intégration de
­séquences d’animation aussi
instructives qu’amusantes, c’est
une passionnante leçon
­d’histoire politique, sociale et
économique dans laquelle les
faits (des ­conditions de travail
aux grandes luttes entre patrons
et employés) laissent aussi place
à l’émotion.
Le plus étonnant dans ce voyage
au long cours, qui part des premiè-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
de ces cerfs qui croisent leurs bois
en se battant, et finissent par
mourir les yeux dans les yeux, les
deux semblent avoir décidé que
leur odyssée vengeresse s’achève-
rait faute de combattants.
Agitation furieuse
Malgré une tension un peu sur-
jouée, le spectacle de cette agita-
tion furieuse se révèle particuliè-
res factories britanniques des an-
nées 1730, est de constater à quel
point les problématiques restent
les mêmes à travers les siècles.
Vendre son temps
Avec, comme première évidence,
la dépossession du temps. Car
être ouvrier, aujourd’hui comme
hier, c’est d’abord vendre son
temps. « L’évidence avec laquelle
passé et présent se font écho m’a
surpris au montage », souligne
Stan Neumann.
Grâce à un montage remar­-
quable, le réalisateur n’est pas
HORIZONTALEMENT
I. Pris sans perdre de temps, il peut
vous sauver. II. Amoureux empressé.
Chez les Grecs. III. Cochons sauvages
d’Amérique. Partie d’un ensemble.
IV. Préparation professionnelle. Etait
aidé financièrement quand rien n’al-
lait. V. Communique en distribuant.
Se lance. VI. Changement de ton.
De juin à septembre. Sur la portée.
VII. Peuple d’Afrique de l’Ouest. Lâché
sur le coup. Pressé pour donner.
VIII. Qui a trois angles aigus. Donné
en tête. Dérangeai les plus proches.
X. Monteraient le mur.
VERTICALEMENT
1. Baisse les bras un peu trop facile-
ment. 2. Se fait remarquer à bonne
distance. Bon pour accord. 3. Attend
la nuit pour sortir. 4. Art détourné.
5. Rend la rencontre plus difficile.
A plusieurs, il font des lustres. 6. Fait
des longueurs. Supporte dans l’angle.
7. Réfléchit avant de décider. Sommet
des Alpes bernoises. 8. Ouvre des
possibilités. Attend le client au bord
de la route. 9. Coloré comme un arc.
Dressé en tête. 10. Fait mouche
à moitié. Au bout de l’avenue.
11. Laisse de côté. Chasseur de ron-
geurs. 12. Digitalisait.
rement délectable dans les pre-
miers épisodes. La série bifurque
toutefois assez rapidement pour
entrer en détail dans la vie d’Amy
et Danny, probablement dans le
but de donner un sens à cette co-
lère absurde, dont on comprend
au fil des épisodes qu’elle n’est pas
qu’une façon de remplir un vide
intérieur, mais aussi une forme de
rébellion culturelle contre la com-
resté prisonnier du cadre
­chronologique. Il ne cesse de
confronter la narration histori-
que à la parole d’aujourd’hui. De
l’ouvrier des usines Krupp, au
milieu du XIXe siècle, qui doit
s’adapter au rythme de plus en
plus infernal des machines et
voit son temps contrôlé même
lorsqu’il va aux toilettes, à celui
de chez Peugeot, il y a près d’un
demi-siècle, qui dit en voix off :
« Le travail à la chaîne, ça t’abîme
le corps, le cerveau. C’est pas valo-
risant. A part les douleurs, tu ne
transmets rien ! »
sudoku
n°23-088
9 6
9 3
8 1
6 7
3 6 Complétez
5 8 1 CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
4 6 1 7 seule fois par ligne,
7 1 5 4
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
munauté dans laquelle les deux
personnages évoluent. La grande
réussite de la série est de ne jamais
opposer ces deux motifs, mais de
les mettre en scène tour à tour.
S’ensuit donc tout un tas d’intri-
gues parallèles, inégalement ex-
plorées, qui vont du rôle croissant
de Danny dans l’église locale aux
aventures extra-maritales d’Amy.
Le rythme de la série ne s’en res-
sent jamais et c’est avec une joie
mauvaise que l’on voit les deux
personnages, que rien ne par-
vient à rendre aimables, foncer
tête baissée vers une résolution
qui s’annonce paroxystique.
La série donne ainsi l’impres-
sion de prendre beaucoup de dé-
tours pour nous mener jusque-là,
mais elle le fait avec un luxe de dé-
tails et une rigueur d’écriture des
personnages qui font d’Acharnés
une série A24 plus qu’une série
Netflix. Elle l’est aussi par son cas-
ting, très classe, qui fait bel usage
d’Ali Wong, spécialiste de l’hu-
mour trash, et de Steven Yeun, co-
médien de télévision (The Walking
Dead) passé au cinéma d’auteur
(Nope). Imparfaite, Acharnés reste
pour toutes ces raisons une série
qui secoue agréablement le cata-
logue de la plate-forme. p
Audrey Fournier
Acharnés Série créée par Lee Sung
Jin. Avec Ali Wong, Steven Yeun.
(E.U., 2023, 10 × 30 min).
Des salariés d’aujourd’hui ra-
content, face caméra, leur expé-
rience. « On est conditionnés par
les sonneries, le bruit », dit une
ouvrière d’une usine automobile.
« Les gens ne se définissent plus
comme ouvriers. Ils se définissent
comme poste auquel ils sont affec-
tés. Il n’y a même pas, au sein de la
même usine, cette idée que l’on est
tous dans la même galère ! », dé-
plore un ouvrier dans l’industrie
agroalimentaire.
Les séquences d’animation of-
frent une respiration tout en dé-
cortiquant de manière ludique
3 5 8 9
7 9 4 1
2 1 6 8
5 2 9 2 7 6
4 3 5 7
4 8 6 1
6 7 9 2
5 8 3 4
1 4 2 5
4 1 Difficile
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
3 par colonne et par
carré de neuf cases.
TAÏWAN TUNISIE — KAÏS SAÏED SUR
LES TRACES DE BEN ALI VOYAGE —
FAIRE BARRAGE
À LA CHINE GRÈCE, MA VIRÉE EN TERRE POMAK
­
0123
­Vendredi 14­ avril 2023
Notre
sélection
Ve nd re di 14 av ril
Paris Première
Touchez pas au grisbi
21.00 Film policier de Jacques
Becker, avec Jean Gabin et Jeanne
Moreau (1954). Après un dernier
gros coup réussi, le gangster
Max le Menteur essaie de prendre
une retraite bien méritée. C’est
compter sans son complice Riton,
qui va, indirectement, vendre
la mèche à leur plus grand rival.
France 5
Notre dame
21.00 Comédie loufoque de
Valérie Donzelli, qui fait la satire
des politiques d’aménagement
urbain, avec ce portrait d’une
architecte dépressive qui se voit
confier le réaménagement du
parvis de Notre-Dame de Paris.
France 5
Jean-Michel Basquiat,
artiste absolu
22.30 Portrait de ce peintre majeur
du XXe siècle, mort en 1988, à 27 ans,
qui a créé en une seule décennie un
langage pictural unique, en osmose
et en contrepoint avec son époque.
OCS Max
Café Society
22.30 Entre New York et Hollywood,
Woody Allen chorégraphie la virevolte
de jeunes personnages radieux
et dérisoires. Avec les acteurs
Jesse Eisenberg et Kristen Stewart.
des concepts divers (du capita-
lisme au taylorisme). S’ajoutent
une bande-son ponctuée de
chants restés dans la mémoire
collective du prolétariat et la voix
de Bernard Lavilliers au commen-
taire. De Glasgow (Ecosse) à Terni
(Italie), de Sochaux (Doubs) à Ber-
lin, des mines de Silésie (Pologne)
aux aciéries italiennes, cette fres-
que en mode « recherche du
temps perdu » vaut le détour. p
Alain Constant
Le Temps des ouvriers, de Stan
Neumann (Fr., 2020, 4 × 55 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
7 6 2 4 1
3 2 6 8 5 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
5 4 7 3 9 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
4 8 5 1 3 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
9 1 8 6 2 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
3 2 5 4 9 7
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
8 3 1 5 4
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6 9 3 7 8 Par courrier électronique :
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Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 F CFA.
No 1693 du 13 au 19 avril 2023
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
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France : 4,90 €
Fax : 01-57-28-39-26
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Ils sont à la retraite
mais curieux de tout,
actifs, libres et tournés
vers l’avenir. Comment
Origine du papier : France, Belgique.
la presse étrangère change
de regard sur la vieillesse.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
Jacques Gaillot
Ancien évêque d’Evreux
A
ncien évêque d’Evreux,
déchargé de ses fonc-
tions par le Vatican
en 1995, Jacques Gaillot
est mort mercredi 12 avril, à Paris,
à l’âge de 87 ans, a annoncé la
­Conférence des évêques de
France. Jusqu’au bout, il aura
mené son combat pour les mal-lo-
gés, les sans-papiers, les réfugiés
et de profondes réformes dans
l’Eglise. Jamais évêque français
n’incarna aussi bien ce rôle de « si-
gne de contradiction » exigé du
chrétien. Dans les années 1980 et
1990, l’histoire de l’Eglise en
France se résume même à la pola-
risation autour du nom de cet évê-
que non conformiste, iconoclaste
et provocateur, enthousiasmant
ou irritant, un marginal dans
l’épiscopat, prenant la défense des
marginaux de la société.
Les polémiques qu’il a déclen-
chées et sa révocation tournent
autour du rôle de l’évêque : est-il
tenu, d’abord, par la discipline de
l’Eglise à laquelle il appartient ou,
comme le veut l’exemple du
Christ, doit-il donner la priorité
aux exclus et aux pauvres ?
Pour Jacques Gaillot, la réponse
ne fait aucun doute. Il se veut
« l’évêque des autres », le titre de
l’un de ses livres : la tâche de l’évê-
que est moins de s’occuper des
1 % ou 2 % de fidèles qui vont à la
messe que de ceux qui ne met-
tent jamais les pieds à l’église. Il
ne méritait pas d’être « sanctifié »,
mais rien ne pouvait justifier les
campagnes de haine et de déla-
tion menées contre lui jusqu’à
Rome par les cohortes conserva-
trices de l’Eglise.
L’« affaire Gaillot » commence à
sa nomination en 1982 comme
évêque d’Evreux. Dès l’année sui-
vante, en assemblée des évêques
à Lourdes, il vote contre la décla-
ration Gagner la paix, qui, en
pleine polémique sur les euro-
missiles, se veut un soutien
­conditionnel à la force française
de dissuasion nucléaire. Malgré le
secret du vote, il proclame dans
tous les médias son hostilité à ce
texte. C’est le premier dérapage.
En 1984, alors que la gauche au
Lydia Brovelli
Ancienne secrétaire confédérale de la CGT
E
lle a incarné l’aile moder-
niste, pour ne pas dire ré-
novatrice, de la CGT, affi-
chant avec une discré-
tion souriante une grande indé-
pendance d’esprit. Lydia Brovelli,
secrétaire confédérale de la CGT
de 1982 à 2001, est décédée, le
8 avril à Paris, à l’âge de 73 ans, des
suites d’un cancer du pancréas.
Unique enfant, indique le Mai-
tron, de Giacomo Zumelli,
tailleur, réfugié en France après
son évasion d’un camp allemand
de prisonniers, et de Micheline
Guittard, culottière, Lydia Zumelli
naît le 10 novembre 1949 à Fonte-
nay-sous-Bois, dans le Val-de-
Marne, où ses parents tenaient un
atelier de confection.
Scolarisée à Nogent-sur-Marne
dans ce qu’on appelle « le quartier
des Ritals », elle subit les propos
xénophobes de quelques camara-
des. Mais toute sa vie elle revendi-
quera fièrement sa « moitié d’Ita-
lie ». En 1968, elle entame des étu-
des à la faculté d’Assas, décroche
une maîtrise de droit public
en 1971, se syndique à l’Union na-
tionale des étudiants de France et
épouse Jean-Pierre Brovelli, pro-
fesseur agrégé d’économie, avec
En 2010. JP Baltel/Bureau233
pouvoir menace l’école libre (ma-
joritairement catholique), il se dé-
solidarise à nouveau de l’épisco-
pat et exprime sa sympathie à
l’école… laïque. En 1988, il se pro-
nonce pour l’ordination sacerdo-
tale des hommes mariés et pour
la réintégration des prêtres ma-
riés. L’année suivante, il publie
dans le magazine de charme Lui
un article dans lequel il dit réser-
ver les préservatifs aux… canons.
Dans Gai Pied, il prend position
en faveur de l’extension des droits
des homosexuels.
En pleine assemblée plénière
des évêques, le cardinal Lustiger
se retourne vers lui et lui crie :
« Gaillot, tu es un irresponsable ! »
Le 3 janvier 1989, il reçoit une pre-
mière lettre d’avertissement du
lequel elle aura deux enfants, Mi-
lène et Stéphane, avant de divor-
cer en 1989.
En 1971, Lydia Brovelli entre
comme cadre d’assurances à la
Providence et, un an après, elle
prend sa carte à la CGT. Déléguée
syndicale, elle défend, contre sa
fédération, les « horaires varia-
bles » mis en place à la suite d’un
référendum. Elle mesure alors
l’écart entre les positions du syn-
dicat et les attentes des salariés, et
d’abord des femmes.
En 1982, Alain Obadia, dont elle
est proche, la fait entrer à la direc-
tion de l’Union générale des ingé-
nieurs, cadres et techniciens,
mais elle y reste peu, Henri Kra-
sucki l’appelant au bureau confé-
déral de la CGT, où elle restera jus-
qu’en 2001. Femme de caractère,
elle impose ses conditions pour
devenir permanente : échapper
au secteur femmes – « Je suis fémi-
niste et je le revendique, mais je ne
voulais pas être cantonnée à cette
question » – et continuer à être ré-
munérée par son entreprise. In-
dépendance oblige.
Responsable du cadre de vie et
de l’enseignement, Lydia Brovelli
crée la revue IJKL à destination
cardinal Decourtray, président de
la Conférence : « Cher Jacques, ton
comportement est regrettable. Tes
déclarations contredisent publi-
quement la discipline de l’Eglise
dont tu es évêque. »
Voix provocante
A trois reprises, il est blâmé par les
siens : par l’évêque de Nouméa, qui
lui reproche sa participation, à
Mururoa (Polynésie), à des mani-
festations contre les essais nu-
cléaires ; par son prédécesseur à
Evreux, Jean Honoré, futur cardi-
nal, accusé dans un livre qu’il a
préfacé, d’avoir surtout fréquenté
les bourgeois et méprisé son
clergé ; par Joseph Duval, le prési-
dent de la Conférence épiscopale,
qui lui reproche une tribune dans
des enseignants et, à partir de
1989, elle prend en charge la for-
mation. De 1984 à 2001, elle siège
au Conseil économique et social,
où elle présidera la section du tra-
vail. Résolument moderniste et
non communiste, elle prône la fin
de la double casquette CGT-PCF
pour les dirigeants, la sortie de la
Fédération syndicale mondiale, et
l’abandon des consignes de vote
aux scrutins politiques. En
juin 1985, devant le comité confé-
déral national, elle dénonce sé-
vèrement le gouvernement Fa-
bius, sans céder au PCF qui voulait
qu’on souligne son étiquette « so-
cialiste », en critiquant « la désin-
dustrialisation, la dégradation de
l’emploi, du pouvoir d’achat, la ré-
pression, l’amplification de la lutte
idéologique ».
Une CGT « exsangue »
A partir de 1992, Lydia Brovelli est
administratrice, c’est-à-dire tré-
sorière de la CGT. Jouant la trans-
parence, elle révèle en mai 1992,
que la CGT, « exsangue », a perdu
près de 70 % de ses adhérents
dans les années 1980. Pour re-
dresser la barre, elle organise la
vente de biens immobiliers et ré-
Le Monde sur la crise du clergé, qui,
une fois de plus, ne se conforme
pas à la solution romaine.
La menace de sanctions se pré-
cise. On lui reproche ses absences
continuelles, ses visites intem-
pestives dans les diocèses, dont il
ne prévient jamais les évêques,
ses interventions dans les mé-
dias, ses déclarations contre les
positions morales du pape Jean-
Paul II, ses apparitions dans des
émissions polémiques, son traite-
ment de faveur par la revue
­contestataire Golias, sa dénoncia-
tion de la politique d’immigra-
tion du gouvernement Balladur.
Pour faire de l’audience, les chaî-
nes s’arrachent cette voix douce
et provocante. En mai 1994, il est
reçu par le nonce à Paris, qui
forme le système des cotisations
syndicales. Elle se penche aussi
sur la refonte des statuts confé-
déraux avec, en 1995, la dispari-
tion de la référence à la « suppres-
sion du capitalisme ».
Cette même année, chevalière
de la Légion d’honneur, elle coé-
crit avec son ami Gérard Alezard,
un livre, Faut-il réinventer le syn-
dicalisme ? (L’Archipel), où elle af-
fiche son ouverture : « On oublie
que toute l’histoire de notre pays
est mouvement, assimilation,
stratification d’apports culturels
et humains fort différents. On
peut même se demander s’il
n’existe pas une nécessité cultu-
relle d’accueillir un certain flux
d’immigration. »
En mars 2001, Lydia Brovelli est
nommée conseillère sociale à
l’ambassade de France au Séné-
gal, à Dakar, où Gérard Montant,
son compagnon depuis 1991, est
secrétaire général du Centre cul-
turel français. Au terme de son
contrat, de 2005 à 2009, elle réin-
tègre son entreprise devenue
AXA, comme cadre supérieure.
Très active au sein de l’associa-
tion Réalités du dialogue social,
elle présente, en 2013, un rapport
Disparitions | 21
11 septembre 1935 Nais-
sance à Saint-Dizier (Haute-
Marne)
1961 Ordination sacerdotale
à Langres (Haute-Marne)
1982 Evêque d’Evreux
1995 Démis par le Vatican,
transféré comme « évêque
titulaire » à la tête de l’évê-
ché de Partenia, en Algérie
12 avril 2023 Mort à Paris
En 1995. Yves Forestier/Sygma via Getty Images
au gouvernement sur la respon-
sabilité sociale des entreprises.
Amoureuse de Venise et de
Rome, elle s’adonne, à la retraite,
à sa passion pour la peinture ita-
lienne et suit des cours à l’Ecole
du Louvre. p
Michel Noblecourt
l’oblige à se taire. Il répond :
« Comment demander à un évêque
de se taire ? Un évêque, ou il parle,
ou il démissionne. »
Les autorités épiscopales font
tout pour que l’affaire reste cir-
conscrite à la France, mais les mi-
lieux traditionalistes dont
Gaillot est « la tête de Turc » sont
influents à Rome. Le 13 jan-
vier 1995, l’évêque d’Evreux est
convoqué au Vatican par le cardi-
nal béninois Gantin, préfet de la
congrégation des évêques, qui lui
reproche ses manquements à la
solidarité épiscopale (mais qui le
snobe quand il se rend à Evreux
chez ses amis qui disent du mal
de leur évêque) et le Français
Jean-Louis Tauran qui, alors mi-
nistre des affaires étrangères de
Jean-Paul II, n’a aucune compé-
tence directe sur cette affaire. Le
pape n’est même pas là. Il est en
voyage aux Philippines.
Les explications sont vaines. Le
dossier est instruit depuis long-
temps et la condamnation sans
appel. L’évêque d’Evreux est dé-
mis de ses fonctions, transféré
comme « évêque titulaire » de
Partenia, un évêché disparu si-
tuée en Maurétanie sétifienne
(aujourd’hui la région de Sétif,
en Algérie).
La protestation est violente. En
soutien à l’évêque déchu, des mil-
liers de catholiques envahissent
la cathédrale d’Evreux et d’autres
lieux de culte. Dans l’épiscopat,
nombre de voix s’élèvent aussi
pour déplorer une telle issue. Il y
aura bien, un an après, une ren-
contre amicale avec Jean-Paul II,
puis des efforts pour le réintégrer
dans le circuit de la Conférence
des évêques de France. Mais,
forte tête, Jacques Gaillot restera
fidèle à son personnage d’évêque
aux « périphéries » de l’Eglise, an-
nonçant, d’une certaine manière,
les options du pape François, élu
en 2013. p
Henri Tincq
Ce portrait biographique
a été rédigé par notre ancien
chroniqueur religieux, avant
sa disparition, le 29 mars 2020
10 novembre 1949 Nais-
sance à Fontenay-sous-Bois
(Val-de-Marne)
1982-2001 Secrétaire
confédérale de la CGT
1984-2001 Siège au Conseil
économique et social
8 avril 2023 Mort à Paris
22 | Carnet ­
0123
­Vendredi 14­ avril 2023

Nancy. Paris. Tours. Mmes Sabine Costard, Sylvaine Ferry, Mme Helyett Temime,

Pierre Lacotte Le Carnet

Mme Janine Carlat,
sa sœur,
Geneviève Var, Jean-Pierre Cohen,
Viviane Pichereau,
ses filles
et leurs conjoints,
Ses petits-enfants
sa mère,
Mme Sophie Temime,
son épouse,
M. Jean Temime,
son fils,

Danseur Vous pouvez nous faire parvenir

vos textes soit par e-mail :
Serge Cohen, Jean-Paul Carlat, Isabelle
Carlat, Olivier Carlat,
ses neveux et nièces
et leurs conjoints,
Ainsi que toute sa famille,

ont la tristesse de faire part du décès

carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone et
votre éventuel numéro d’abonné
ou de membre de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra vers
vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Naissance
Sylvia et Giovanni STRIGARI,
Colette GUILLOPÉ et Fred WEISSLER,
ses grands-parents,
Marina STRIGARI
et Samuel GUILLOPÉ-WEISSLER,
ses parents,
Pietro GUILLOPÉ-WEISSLER,
son frère,
ont l’immense bonheur d’annoncer
la naissance de
DéPARTEMENT DES ARTS DU SPECTACLE/ Gaia GUILLOPÉ-WEISSLER,
BNF/SERGE LIDO
le 8 mars 2023, à Pasadena (États-Unis).
Décès
de
M. Hugues Temime,
son frère,
Rafael et Luka,
ses petits-enfants,
Julia, Benjamin, Rafaël, Léa, Fabien, Arpad, Anastasia et Athina,
Pierre, Julien, David, Mathilde,
Mme Yvonne LABRUSSE,
ses beaux-enfants,
née DUPONT,
ses petits-neveux
et leurs conjoints, ont la tristesse de faire part du décès
survenu le 31 mars 2023, à Colombes, de
Noam, Côme, Sami, Naïm, dans sa quatre-vingt-quatorzième
ses arrière-petits-neveux, année. Me Hervé TEMIME,
Toute sa famille
Et ses amis, Selon sa volonté, la crémation a eu survenu le lundi 10 avril 2023,
lieu dans la stricte intimité familiale. à Paris.
ont la douleur de faire part du décès
de Cet avis tient lieu de faire-part et Les obsèques auront lieu au
de remerciements. cimetière du Montparnasse, avenue
Jacques Robert COHEN, Thierry, accessible depuis l’entrée
médecin psychiatre, Gilles Le Scanff, principale, Paris 14e, le vendredi
ancien médecin-chef 14 avril, à 14 heures.
son époux,
du centre psychothérapique Claude et Michèle Terrier,
de Nancy-Laxou, Ni fleurs ni couronnes.
Michèle Mayer,
ses sœurs et son beau-frère, (Le Monde du 12 avril.)
survenu le 10 avril 2023, Amélie Terrier et Jean-Christophe
à Jarville-la-Malgrange, Huet,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Jane Tranoy,
ses neveux
son épouse,
Et toute la famille,
La cérémonie d’adieu aura lieu le Ses enfants,
lundi 17 avril, à 9 heures, en la salle ont la tristesse de faire part du décès Ses chers petits-enfants,
funéraire de Tombelaine, près de de
ont la tristesse de faire part du décès,
Nancy (PF Guidon). survenu à l’âge de quatre-vingt-
Joëlle Caroline
quatre ans, du
L’inhumation au cimetière du LE SCANFF-MAYER,
Montparnasse, Paris 14e, aura lieu le
lundi 17 avril, à 15 heures (30e division). survenu le jeudi 6 avril 2023. professeur
Alain TRANOY,
Ni fleurs ni couronnes. L’inhumation aura lieu le mercredi président honoraire
19 avril, à 14 heures, au cimetière de l’université de Poitiers,
du Montparnasse, 3, boulevard Edgar- doyen honoraire
Famille Carlat-Cohen,
Quinet, Paris 14e. de la faculté des sciences humaines
12, rue des Prébendes,
et arts de Poitiers,
37000 Tours. docteur honoris causa
Sa famille,
Ses enfants, de l’université de Porto,
Fabrice et Véronique Devred, chevalier de la Légion d’honneur,
Ses petits-enfants,
ses enfants, Ses arrière-petits-enfants, officier
François et Samuel Leprince, Ses neveux et nièces, de l’ordre national du Mérite,

S
ourire, énergie, sens mali-
cieux du détail. Chaque
rencontre avec le danseur
et chorégraphe Pierre La-
cotte réservait une bulle d’hu-
mour inattendue au milieu d’un
récit riche et passionné sur l’art
chorégraphique. Cette tête cher-
cheuse au parcours joyeusement
mouvementé, reconnu dans le
monde entier pour sa reconstruc-
tion, en 1971, du premier ballet ro-
mantique, La Sylphide, est mort
lundi 10 avril, dans une clinique
de La Seyne-sur-Mer (Var), d’une
septicémie à la suite de la surin-
fection d’une plaie. Il avait 91 ans.
« Notre Pierre nous a abandon-
nés à 4 heures du matin », a an-
noncé la danseuse étoile Ghis-
laine Thesmar, son épouse depuis
1968 et sa sylphide préférée, à
l’Agence France-Presse. Elle préci-
sait que Lacotte avait une foule de
projets sur son bureau, dont l’écri-
ture d’un livre.
La trajectoire de Pierre Lacotte
fait miroiter l’esprit d’un curieux
et d’un aventureux qui a multi-
plié les angles d’attaque sur la
danse. Né le 4 avril 1932, à Chatou
(Yvelines), d’un père ingénieur et
directeur du service des ventes de
Peugeot, et d’une mère coutu-
rière, il a 6 ans lorsqu’il découvre
le ballet Giselle, au Palais Garnier,
à Paris. Un choc émotionnel et es-
thétique qui lui donne illico envie
de prendre des cours de danse.
Après une broncho-pneumonie
aiguë contractée trois ans plus
tard et qui le laisse très affaibli, il
intègre, à 10 ans, l’école de danse
de l’Opéra national de Paris pour
se « fortifier ». Onze ans plus tard,
il est nommé premier danseur.
Mais la chorégraphie l’attire. Sa
pièce La nuit est une sorcière
(1954) se déploie sur une musique
de Sidney Bechet (1897-1959). Il
démissionne de l’Opéra de Paris
et trace sa route, entre créations
et direction de compagnies.
Travail historique de fond
Il fonde les Ballets de la tour Eiffel
en 1955, au sein desquels il signe
des pièces comme Concertino, sur
du Vivaldi, mais aussi Gosse de Pa-
ris, sur des chansons de Charles
Aznavour. De 1963 à 1970, il prend
la tête des Ballets des Jeunesses
musicales de France. Pendant
cette période, il conçoit près de
trente-cinq spectacles.
« Pierre était une personnalité
très originale, un fonceur né sous
le signe du Bélier,confie Brigitte
Lefèvre, directrice de la danse à
l’Opéra national de Paris de 1995 à
2014. Il aimait la danse au sens
large du terme, et je me souviens
de l’avoir entendu parler de Pina
Bausch avec admiration, ou
­encore d’Angelin Preljocaj, qu’il
4 avril 1932 Naissance
à Chatou (Yvelines)
1942 Entrée à l’école
de l’Opéra national de Paris
1971 Remontage
de « La Sylphide »
2021 Création du « Rouge
et le Noir »
10 avril 2023 Mort
à La Seyne-sur-Mer (Var)
­ ppréciait beaucoup. La danse,
a
c’était sa vie. »
Par suite d’une sciatique paraly-
sante des deux jambes, à la fin des
années 1960, Pierre Lacotte est
contraint de se reposer. Sur les
conseils de Ghislaine Thesmar, il
approfondit ses recherches sur la
ballerine Marie Taglioni, première
interprète de La Sylphide, en 1832.
Une échelle directe vers la recons-
titution de cette œuvre qu’il crée
en 1971 pour la télévision fran-
çaise, puis pour l’Opéra national
de Paris, avec en vedettes Ghis-
laine Thesmar et Michaël Denard
(1944-2023). Il confiera les clés de
La Sylphide à différentes troupes,
de Tokyo (Japon) à Buenos Aires
(Argentine) en passant par Novos-
sibirsk (Russie), Rio de Janeiro (Bré-
sil) et Canton (Chine).
Ce travail historique de fond mo-
difie son cap. Il remonte, en plon-
geant dans les archives, tout un
pan du répertoire, dont Coppélia,
Giselle, Marco Spada ou encore Pa-
quita, pour des troupes internatio-
nales, dont le Bolchoï de Moscou.
Parallèlement, il dirige, de 1985 à
1988, avec Ghislaine Thesmar, les
nouveaux Ballets de Monte-Carlo,
puis, de 1991 à 1999, le Ballet natio-
nal de Nancy et de Lorraine.
Pour Le Rouge et le Noir, qui a
exigé cinq ans de préparation, il
s’immerge dans le roman de
Stendhal, qui l’enthousiasma lors-
qu’il avait 15 ans, se documente
méticuleusement sur l’époque.
Non seulement il écrit le livret et la
chorégraphie, mais il dessine les
quatre cents costumes ainsi que
les toiles peintes du décor. Ce « re-
merciement à l’Opéra », comme il
aimait à le dire, a rassemblé cent
quatre danseurs sur les cent cin-
quante-quatre que compte la
troupe. Nombreux sont ceux, no-
tamment les étoiles Hugo Mar-
chand, Dorothée Gilbert, Léonore
Baulac, Ludmila Pagliero, qui ont
salué son talent sur les réseaux.
José Martinez, directeur de la
danse à l’Opéra de Paris, a ainsi dé-
claré sur Instagram : « Votre amour
pour la danse, votre ténacité, votre
humour… vont énormément nous
manquer mais vous resterez parmi
nous à travers votre héritage. Les
nouvelles générations vous connaî-
tront à travers vos ballets. » p
Rosita Boisseau
En union avec
Hélène Alexandre (†),
son épouse,
Sa famille et ses proches,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jacques ALEXANDRE,
ancien journaliste,
officier
de la Légion d’honneur,
officier
de l’ordre national du Mérite,
survenu le 5 avril 2023,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
L’inhumation a eu lieu dans une
stricte intimité au cimetière de Soucy
(Aisne) où repose son épouse.
Christophe Angoulvant,
son époux,
Flore Guerbois et Iris Audeban,
ses filles,
Thibault,
son gendre,
Lou et Paloma,
ses petits-enfants,
Michel et Elisabeth,
ses beaux-parents,
Stéphane, Anaïs et Domitille,
les enfants de son époux,
Dominique et Annick Renard,
son frère et sa belle-sœur,
ont l’immense douleur de faire part
du décès de
Isabelle ANGOULVANT,
née RENARD,
survenu le 7 avril 2023,
dans sa soixante-quatrième année.
Une cérémonie religieuse est
célébrée ce jeudi 13 avril, à 14 h 15,
en la chapelle haute de l’église Saint-
Pierre au 1, boulevard Jean Mermoz,
à Neuilly-sur-Seine.
L’inhumation se fera dans l’intimité
familiale.
Famille Angoulvant,
75, rue Chauveau,
92200 Neuilly-sur-Seine.
Emilie et Nicolas de Chateleux
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de leur mère,
Catherine CLEMENT-SALVET,
dite CHATEL,
survenu le 3 avril 2023,
à Draguignan (Var).
L’inhumation a eu lieu dans
l’intimité, le vendredi 7 avril, au
cimetière du Montparnasse, Paris 14e,
dans le caveau de famille.
ses neveu et petit-neveu,
Paul,
son filleul,
Francine,
sa cousine
Et toute la famille,
ont l’infinie tristesse de faire part du
décès de
Gérard DEVRED,
survenu le 10 avril 2023,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Un dernier adieu se tiendra en la
chapelle de Jésus-Enfant au 29, rue
Las Cases, Paris 7e, le mardi 18 avril,
à 10 heures.
L’inhumation se fera dans l’intimité,
à Gasny, dans l’Eure.
Nos vifs remerciements à l’hôpital
Suisse de Paris, particulièrement aux
docteurs Dell’Isola et Tilly, au corps
médical et au personnel du service
de médecine ainsi qu’à la clinique de
Meudon.
Paris.
Pablo et Paloma,
ses enfants
et leurs conjoints, Ludovic et Michal,
Tomas, Emma et Louise,
ses petits-enfants,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Jean-Marie GOULEMOT,
professeur des Universités,
ancien doyen
de la faculté de Lettres de Tours,
ancien membre
de l’Institut universitaire de France,
chevalier de la Légion d’honneur,
officier dans l’ordre
des Palmes académiques,
survenu dans sa quatre-vingt-sixième
année, à Paris, le 9 avril 2023.
Il rejoint son épouse,
Maria MAESO DUCLOUX,
décédée le 13 août 2019.
La cérémonie religieuse aura lieu
en l’église de la Trinité, Paris 9e, le
vendredi 14 avril, à 14 h 30.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Victor,
son époux,
Sophie, Marianne et Olivier,
ses enfants
Et toute sa famille,
« Les Enfants et Amis Abadi »,
ont la tristesse de faire part du décès,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans, de
Marthe KUPERMINC,
née ARTEIN,
survenu le 7 avril 2023, à Paris.
La cérémonie religieuse se tiendra
le vendredi 14 avril, à 11 h 30, au
cimetière parisien de Bagneux.
ont la tristesse de faire part du décès
de
Rosane
LHERMITTE BOUCHARA,
survenu dans sa quatre-vingt-
douzième année.
Les obsèques auront lieu le lundi
17 avril 2023.
Marc et Jean-Baptiste Mozziconacci,
ses fils,
Catherine et Édith,
ses belles-filles,
Olivier, Nicolas, Anna et Sylvie,
ses petits-enfants,
Gabriel, Carla, Jeanne et Thomas,
ses arrière-petits-enfants,
Ses nièces et neveux
Et toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Jeannette MOZZICONACCI,
née LEONETTI,
survenu le 11 avril 2023,
dans sa centième année.
Une bénédiction aura lieu le 17 avril,
à 10 h 30, en l’église Saint-Sulpice,
Paris 6e.
Elle sera suivie de l’inhumation
au vieux cimetière d’Ajaccio.
Toulouse.
Mme Tu Tê Nguyen Trong,
née Cong Ton Nu,
son épouse,
Anh Hoa, Anh Tu et Anh Thu,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses frères et sœurs
ainsi que leurs familles,
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Dung NGUYEN TRONG,
médecin généraliste,
lauréat de la faculté de médecine,
délégué culturel du Sud Vietnam,
survenu le samedi 8 avril 2023,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
La cérémonie aura lieu le samedi
15 avril, à 10 heures, au crématorium
de Cornebarrieu (Haute-Garonne).
Un dernier hommage peut lui
être rendu en la chambre funéraire
des Pompes funèbres garonnaises,
Etablissements Mamy, 4, avenue du
Cimetière, à Toulouse.
Pompes funèbres garonnaises,
Tel. : 05 61 48 97 05.
Paris 15e.
Brigitte Mestrot,
son épouse,
Hélène Robert,
sa fille
Et toute sa famille,
font part du décès de
Jean-Paul ROBERT,
survenu le 9 avril 2023.
officier dans l’ordre
des Palmes académiques.
La cérémonie religieuse aura lieu
en l’église de Saint-Porchaire de
Poitiers, le vendredi 14 avril 2023,
à 10 heures.
Prix de thèse
Prix Pierre Bouvier
pour la Socio-Anthropologie.
L’association
Socio-anthropologie en perspective
et la revue
Socio-Anthropologie
décernent un prix destiné
à distinguer une thèse soutenue
en 2021 ou 2022 qui apporte
une contribution à cette approche
en sciences sociales.
Le montant du prix est fixé à 1500 €.
Les candidatures doivent être reçues
avant le 26 juin 2023.
Pour information concernant
toutes les modalités, consulter
https://journals.openedition.org/
socio-anthropologie/12929.
Communication diverse
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écoutent
par téléphone et/ou par internet
ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
des pensées suicidaires.
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formation assurée.
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présidente, Gilles Paris, vice-président

0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
Eva Illouz
La crise israélienne est
un avertissement pour la France
et le monde libre
La mise au pas de la justice souhaitée
par le gouvernement israélien témoigne
de la volonté des forces conservatrices
de saper les bases de la démocratie,
avertit la sociologue franco-israélienne
L
a France et Israël sont des socié-
tés profondément différentes. La
République française est univer-
saliste et laïque, sa souveraineté
et ses institutions politiques ont
une longue histoire. Après des
guerres coloniales sanglantes, elle a
opéré une transition plus ou moins réus-
sie vers le postcolonialisme. Israël a été
conçu comme un Etat refuge pour un
peuple abjectement persécuté ; son mul-
ticulturalisme vise à séparer plutôt qu’à
rassembler les différentes communautés
religieuses et ethniques qu’il abrite. La re-
ligion et l’Etat sont étroitement et inti-
mement imbriqués, et Israël est em-
bourbé en Cisjordanie dans un conflit
­colonial qui ne fait que se durcir.
Soixante-quinze ans après la création
de l’Etat d’Israël, ce modèle unique est re-
mis en cause par des forces antidémo­-
cratiques aujourd’hui au pouvoir. Le pre-
mier ministre, Benyamin Nétanyahou, et
son gouvernement cherchent en effet à
obtenir l’adoption d’une réforme judi-
ciaire qui annulerait la séparation des
pouvoirs, musellerait la justice et ferait
de toute coalition gouvernementale le
seul arbitre des décisions politiques et
­judiciaires. Des processus similaires ont
également été observés dans d’autres
pays, la Hongrie en étant l’exemple le
plus tristement célèbre. Mais, en Israël,
les enjeux de telles mesures antidé­-
mocratiques sont bien plus élevés puis-
qu’elles permettraient à divers groupes
religieux extrémistes de gouverner le
pays à l’aune de l’ancienne loi biblique
ou, à tout le moins, à l’aune d’un mélange
de lois modernes et anciennes.
Si exotique que puisse paraître aux
yeux des Européens la crise israélienne,
je voudrais entreprendre un exercice
­périlleux, souligner les avertissements
qu’elle adresse à la France et au monde
libre. Si la démocratie est une expé-
rience collective à l’échelle mondiale, ses
succès et ses erreurs nous concernent,
d’où qu’ils viennent.
Le premier avertissement est le plus évi-
dent. La démocratie est fragile et, dans cer-
taines circonstances, les citoyens peuvent
lui préférer un régime autoritaire. Désor-
mais, on ne peut plus présumer que les ci-
toyens préféreront toujours le régime qui
C’est à l’ombre de
la tolérance que des
communautés religieuses
extrémistes ont répandu
une nouvelle vision
du monde qui privilégie
le sacré au politique
représente le demos, surtout lorsque ce ré-
gime présente de nombreuses défaillan-
ces (recours à des experts déconnectés et
incompétents, échec à représenter le bien
­commun, manque de transparence). Mais
le cas israélien est encore plus troublant :
il suggère aussi que le délitement de la
­démocratie peut provenir d’une de ses
vertus cardinales : la tolérance.
En Israël, c’est en effet à l’ombre de la
­tolérance que des communautés religieu-
ses extrémistes ont pu s’épanouir et ré-
pandre une nouvelle vision du monde
qui privilégie le sacré au politique, la
­promesse de salut à la cacophonie du plu-
ralisme, la rédemption spirituelle à la
­stabilité économique. En 2022, l’Israel
­Democracy Institute, un centre de recher-
che indépendant, a conduit une enquête
d’opinion montrant que 49 % des juifs
­israéliens pensaient que, dans leur pays,
les juifs devaient avoir plus de droits que
les non-juifs. En outre, 43 % des répon-
dants mettent le caractère juif de l’Etat
comme dominant, seulement 26 % citent
en premier l’aspect démocratique.
Protofascisme
Cette réorientation de la moitié des ci-
toyens vers une politique identitaire et
religieuse s’est accompagnée d’une forte
polarisation politique. Le goût du débat
et du désaccord sont intrinsèques à la dé-
mocratie, mais la polarisation ne signifie
pas simplement que deux camps sont
fortement opposés l’un à l’autre. Elle si-
gnale l’essor de deux camps qui se consi-
dèrent mutuellement comme illégiti-
mes. Un principe démocratique est ainsi
mis à mal : celui qui permet de préserver
une culture politique fondée sur une
saine concurrence des idées et le refus de
voir en son adversaire un ennemi. La po-
larisation ne doit pas être confondue avec
la vitalité démocratique. Elle est plutôt le
signe du début de sa déliquescence.
La deuxième leçon à tirer concerne la
gauche et la religion. En Israël, la religion
exerce un vaste pouvoir politique. Elle
guide de nombreux aspects de l’espace
public, elle est le cadre juridique de réfé-
rence pour les lois ayant trait au statut
­civil des personnes, elle occupe enfin une
part importante du système éducatif. En
attelant la religion à l’Etat, la démocratie
israélienne a abandonné le mécanisme-
clé pour assurer la capacité de l’Etat à re-
présenter tous les groupes sociaux et à
­arbitrer entre eux en cas de conflit.
Peut-être parce que l’Etat n’a jamais eu
de vocation universaliste, la gauche libé-
rale israélienne n’a eu aucune difficulté à
adopter en bloc le multiculturalisme
américain (par le biais de réseaux univer-
sitaires mondiaux). Elle a ainsi souvent
traité les religieux ultraorthodoxes – qui
contrôlaient tant de domaines de la vie
publique – comme une minorité ayant
besoin de protection. Par exemple, il y a
quelques années, les intellectuels israé-
liens débattaient de la question de savoir
si les juifs ultraorthodoxes devaient être
autorisés à imposer la séparation des
genres dans les programmes universi­-
taires qui leur étaient destinés. Un autre
exemple se trouve dans le fait que peu
ont remis en question ou discuté le déni
par les partis ultraorthodoxes du droit
des femmes à être candidates sur une
liste électorale. Le silence de la gauche
provenait de la tolérance des laïques pour
le fait et la croyance religieux.
D’innombrables philosophes, politi-
ciens et juristes israéliens ont défendu le
« mariage heureux » entre la religion et
l’Etat, plaidant en faveur de l’exception-
nalisme juif. Si l’on peut être d’accord
avec l’idée que ce peuple ne ressemble à
nul autre, tous ceux qui ont défendu
l’idée du mariage entre démocratie et
­judaïsme ont cautionné une contradic-
tion patente : le courant religieux ortho-
doxe ne peut pas être une idéologie dont
le but est de contrôler de vastes groupes
de personnes (les femmes notamment),
et jouir dans le même temps des droits
garantis aux confessions minoritaires
pour les protéger de la majorité.
Ce même groupe d’intellectuels a tragi-
quement échoué à faire face à ce que Karl
Popper (1902-1994) a appelé le « paradoxe
de la tolérance ». Dans son livre de 1945,
La Société ouverte et ses ennemis (Seuil), le
philosophe britannique a écrit que, si une
société pratique une tolérance sans li-
mite, la tolérance finira par être écrasée
par l’intolérant. Popper y voit un para-
doxe, car, « pour maintenir une société to-
lérante, la société doit être intolérante à
l’intolérance ». Cette intolérance tolérante
est accomplie par la critique et le dis-
cours, et non par la censure. Quand la
gauche confond une minorité persécutée
et une minorité visant le pouvoir, elle
laisse la société être rongée de l’intérieur
par des groupes subversifs qu’elle a lais-
sés prospérer. La démocratie n’est pas
simplement un récipient vide qui atten-
drait d’être rempli par une variété de
points de vue. Elle est constituée d’un
noyau de croyances morales qui lui sont
propres et qui doivent être défendues
contre ses nombreux ennemis – reli-
gieux ou laïques.
Le troisième avertissement porte sur la
radicalisation de la droite. Une radicali­-
sation déjà si grave aux Etats-Unis que
beaucoup considèrent qu’une grande
partie du Parti républicain a cessé de
souscrire aux principes élémentaires de
la démocratie. La transformation de la
droite en une extrême droite simulta­-
nément protofasciste et anarchiste, en
Amérique et en Israël, ne s’est pas faite
d’un coup. Elle s’est faite lentement et
progressivement, par l’accumulation de
minuscules brèches aux normes de dis-
cours et de conduite. La gauche israé-
lienne, devenue falote à force de se rap-
procher du centre, a sa part de responsa-
bilité dans cette affaire.
Cette radicalisation a aussi été rendue
possible par le travail acharné mené par
des groupes financés par le grand capital.
Nous savons maintenant que le Kohelet
Forum et l’Israel Law and Liberty Forum
(financé par le Tikvah Fund, une organi-
sation basée aux Etats-Unis), des think
tanks ultraconservateurs, sont à l’origine
de la réforme judiciaire antidémocrati-
que voulue par le gouvernement de
Benyamin Nétanyahou. Ces groupes de
réflexion cherchent depuis des années à
former des nouveaux cadres avec l’objec-
tif à terme de noyauter le système judi-
ciaire. Le Kohelet Forum est financé par
Idées
| 23
deux milliardaires Américains, Jeff Yass
et Arthur Dantchik, dont le but est d’ex-
porter en Israël le dogme libertarien, qui
a permis aux Etats-Unis de s’opposer ra-
dicalement à la protection sociale.
Ces deux milliardaires ne diffèrent en
rien du groupe de milliardaires protes-
tants, catholiques ou musulmans qui, à
travers le monde, tentent d’imposer un
programme antidémocratique dans leur
propre pays et à l’étranger, par le biais de
médias, d’ONG, de publications et de cen-
tres de réflexion. Ces individus créent
une alliance objective entre le capital et
le radicalisme religieux (chrétien, musul-
man ou juif) pour faire basculer la
­société civile vers des formes de proto-
fascisme antidémocratique. Leur rôle et
présence doivent être inlassablement
­investigués, exposés et dénoncés,
d’autant plus que ces individus opèrent
pour la plupart dans l’ombre.
Humiliation à répétition
Il y a un dernier avertissement, peut-être
encore plus subtil que les autres. Les juifs
européens socialistes qui ont fondé Israël
pratiquaient une forme d’orientalisme :
les juifs provenant des pays arabes – les
mizrahim, qui sont arrivés en Israël dans
les années 1950 – ont subi une discrimi-
nation culturelle et économique. Ils ont
alors pris refuge dans le parti de droite
Herout dirigé par Menahem Begin (1913-
1992) qui a su leur redonner fierté. Malgré
son passé terroriste, Menahem Begin re-
présentait la droite qui respectait l’Etat de
droit et visait à maintenir l’unité de la
­nation. Lorsque Nétanyahou est arrivé
sur la scène politique, à la fin des années
1980, il a transformé de fond en comble le
Likoud pour en faire un parti populiste,
aux relents racistes et prêt à remettre en
question la légitimité des institutions
qu’il était censé représenter. Le parti a
pris la succession du Herout et les mizra-
him lui sont restés fidèles. Le Likoud a su
nourrir leur ressentiment envers les « éli-
tes » avec d’autant plus de facilité que les
inégalités sont allées croissant, sous l’im-
pulsion de la mondialisation.
Le parti ultraorthodoxe Shass – créé
en 1984 – a amplifié leur conversion au
populisme d’extrême droite. Partenaire
de la plupart des coalitions de droite avec
le Likoud, il a hébergé des forces anti­-
démocratiques qui sont, entre autres,
­celles qui s’affirment aujourd’hui au
grand jour. Ces forces sont nourries de
ressentiment contre de prétendues « éli-
tes ». Ce terme désigne ceux-là mêmes qui
aujourd’hui défilent dans les rues, défen-
dent l’Etat de droit et ont largement béné-
ficié du processus de mondialisation.
Dans les démocraties, on paye toujours
à un moment ou à un autre pour les
­inégalités. L’humiliation à répétition a le
même effet sur les groupes et les indi­-
vidus, ils préféreront saborder le navire
si cela leur permet de se venger des
­blessures passées et de restaurer, un
­moment, leur fierté. p
Eva Illouz est sociologue, directrice
d’études à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales. Elle a enseigné
la sociologie à l’université hébraïque
de Jérusalem et a fait paraître
« Les Emotions contre la démocratie »
(Premier Parallèle, 2022)
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24 | Idées ­
­Vendredi 14­ avril 2023

Roy Riftin et Joab Rosenberg

La menace qui pèse
sur Israël vient de son
propre gouvernement
Le général de brigade et le colonel des forces de défense

N
ous avons fait le serment de défen-
dre Israël au péril de nos vies. Nous
avons combattu dans plusieurs
guerres et vu nos camarades mou-
rir. Nous avons consenti ces sacrifices
parce que Israël a toujours été un modèle
de tolérance et de démocratie dans une
région qui en manque cruellement.
Le gouvernement d’Israël menace
d’institutionnaliser l’intolérance et d’as-
phyxier la démocratie avec des lois que
les procureurs généraux d’hier et
d’aujourd’hui considèrent comme un
coup d’Etat, et qui entraîneraient de très
graves conséquences pour la sécurité na-
tionale du pays et la stabilité de la région.
Aussi, nous, défenseurs les plus impla-
cables du pays, lançons un appel aux
amis d’Israël du monde entier. A vous
qui étiez à nos côtés quand l’armée sy-
rienne et les alliés de l’Iran ont tenté de
tuer nos citoyens et de déstabiliser no-
tre société. A vous qui, depuis des décen-
nies, vous efforcez de nous aider à ré-
soudre le conflit quasi insoluble qui
nous oppose aux Palestiniens.
Aujourd’hui, la menace qui pèse sur
­Israël vient de son propre gouverne-
ment, et plus que jamais nous avons be-
soin de votre aide. Nous demandons
instamment au président américain,
Joe Biden, et aux dirigeants du monde
israéliennes, tous deux à la retraite, soutiennent
les militaires et agents du renseignement de leur pays,
qui s’opposent à la réforme du système judiciaire
du premier ministre, Benyamin Nétanyahou
entier de prendre publiquement posi-
tion, de façon claire et sans équivoque,
pour réaffirmer que la liberté et la dé-
mocratie ne sont pas négociables, que
nos valeurs communes restent au cœur
de notre alliance et que ces valeurs ne
peuvent être sacrifiées.
Démocratie anéantie
En novembre 2022, le premier ministre,
Benyamin Nétanyahou, est parvenu, lors
de la cinquième élection organisée en
moins de quatre ans, à remporter une
majorité en ralliant les éléments les plus
extrêmes, jusque-là marginalisés, de la
société israélienne. M. Nétanyahou est
lui-même jugé pour fraude, abus de
­confiance et corruption, dans des scan-
dales impliquant de riches associés et de
puissants magnats des médias.
Cette coalition cherche à présent à faire
adopter des mesures qui signeraient la
fin de l’indépendance de la justice.
M. Nétanyahou entend aider ses alliés à
éliminer le seul garde-fou qui les empê-
che de faire de la haine, du sexisme, de la
peur et d’une religion chauvine les nou-
veaux piliers de la société israélienne. S’il
réussit à tenir en bride le pouvoir judi-
ciaire, le Parlement israélien jouira d’un
pouvoir échappant à tout contrôle.
Nous savons comment le gouverne-
ment actuel usera de ce pouvoir. L’actuel
ministre des finances et ministre délé-
gué à la défense [Bezalel Smotrich] s’est
récemment dit favorable à l’idée de « ré-
duire à néant » un village palestinien et a
affirmé, devant une carte où Israël
s’étend jusqu’à l’Irak, qu’« il n’existe pas
de peuple palestinien ». Si lui et d’autres
extrémistes du gouvernement se don-
nent les moyens de mettre leurs mena-
Nous demandons ces à exécution, les conséquences pour
notre société, notre sécurité nationale et
au président la stabilité régionale seront inimagina-
bles. Notre démocratie sera anéantie, no-
américain, Joe Biden, tre place d’honneur au sein des nations
et aux dirigeants occidentales minée, notre capacité à agir
en alliés gravement affaiblie.
du monde entier L’armée et les services de sécurité israé-
liens sont depuis longtemps les garants
de prendre de la sécurité et de la liberté du pays. Or,
publiquement ces dernières semaines, des centaines
d’officiers de haut rang et de grade inter-
position médiaire, qui servent à nos côtés, ont si-
gné des lettres ouvertes contre le putsch
judiciaire du gouvernement, l’une d’en-
tre elles était adressée aux membres du
Congrès américain. Certains, pour la pre-
mière fois, refusent d’accomplir leur de-
voir de réservistes.
Ces fonctionnaires comptent parmi les
plus courageux et les plus loyaux de
toute l’histoire d’Israël. Pourtant, ces der-
nières semaines, l’armée se joint aux
manifestations massives qui ébranlent
la société israélienne.
Nous joignons nos voix à celles de ces
généraux, agents du renseignement,
­pilotes de chasse et agents des forces
­spéciales, pour vous demander de nous
aider à empêcher l’adoption de ces lois
qui auraient des conséquences dévasta-
trices pour nous, pour la région et pour
le monde. p
Traduit de l’anglais par
Valentine Morizot
Roy Riftin est général de brigade
à la retraite des forces de défense
israéliennes ; Joab Rosenberg
est colonel à la retraite des forces
de défense israéliennes

Alice Ekman
La Chine, la Russie et les Occidentaux utiles
La sinologue explique que Xi Jinping et Vladimir Poutine cherchent à bâtir ensemble un ordre mondial postoccidental. La visite d’Emmanuel Macron
en Chine a mis en évidence des divergences majeures quant au positionnement de l’Europe comme potentiel troisième pôle entre Pékin et Washington

D
epuis le retour de Chine
d’Emmanuel Macron, les
tensions transatlantiques
et intraeuropéennes ap-
paraissent aux yeux de tous, et
en premier lieu de la Chine. Des
divergences de positionnement
et d’interprétation s’affichent
avant tout sur Taïwan, après les
propos tenus par le président
français dans le vol retour,
­notamment sur le piège pour
l’Europe d’être « prise dans un
­dérèglement du monde et des cri-
ses qui ne seraient pas les nôtres ».
Mais des divergences majeures
existent également quant au
­positionnement de l’Europe
comme potentiel « troisième
pôle » face aux Etats-Unis et à la
Chine, ainsi que sur la manière
dont l’Europe doit traiter avec la
Chine de la guerre en Ukraine.
Bien que conscient qu’il serait
difficile d’avancer sur le sujet lors
de sa visite, le président français a
déclaré, le 6 avril à Pékin, savoir
« pouvoir compter sur [Xi Jinping]
pour ramener la Russie à la rai-
son ». Cela supposerait que le pré-
sident chinois estime lui aussi
que la Russie a perdu la raison.
Rien ne l’indique jusqu’à présent.
Depuis le début de l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, les auto­-
rités chinoises n’ont jamais
­condamné les agissements rus-
ses, et elles n’ont pas dévié de
cette ligne pendant la visite.
Trois semaines plus tôt, la visite
de Xi Jinping en Russie avait sou-
ligné les convergences de vues
géostratégiques entre Pékin et
Moscou. Les deux pays avaient
alors condamné l’existence de
l’Aukus (l’accord de coopération
militaire entre l’Australie, la Gran-
de-Bretagne et les Etats-Unis), de
stratégies « indo-pacifiques » et de
l’OTAN – dont ils se sont dits pré-
occupés par la présence grandis-
sante en Asie. Et la Chine conti-
nue, depuis, de reprendre l’argu-
mentaire russe accusant les Etats-
Unis, l’OTAN et plus largement
l’Occident d’avoir « jeté de l’huile
sur le feu » en Ukraine.
La volonté commune de créer
ensemble un nouvel ordre mon-
dial constitue une des forces mo-
trices du rapprochement sino-
russe, qui s’est accéléré depuis
l’invasion de l’Ukraine par la Rus-
sie. Mais ce nouvel ordre mondial
serait bien différent du monde
« multipolaire » que la diplomatie
française a en tête, et auquel fait
référence la déclaration conjointe
publiée à la fin de la visite du
­président Macron en Chine.
Il s’agirait d’un monde où la
Chine et la Russie, soutenues par
une coalition de pays, occu­-
peraient une place centrale, et au
sein duquel l’Occident serait mar-
ginalisé. Il s’agirait d’un monde
où seraient majoritaires les « pays
aux vues similaires » à celles de la
Chine. Cette expression de « like-
minded countries » traditionnel-
lement employée par les démo-
craties occidentales pour rappe-
ler leur attachement à des valeurs
communes et aux règles du droit
international est désormais utili-
sée par la diplomatie chinoise
pour désigner un autre groupe de
pays, qui partagent des caracté-
ristiques et des intérêts politi-
ques communs aux siens.
Suivant cette logique, le com-
muniqué conjoint signé par
Pékin affiche
sa volonté
de promouvoir
un modèle
politique et de
« modernisation »
alternatif
dans le monde
­ ladimir Poutine et Xi Jinping à
V Gang, lors d’une conférence de
Moscou fin mars indique que les
deux pays s’engagent à renforcer
leur coopération politique pour
prévenir les « révolutions de cou-
leur ». Les deux présidents se sou-
tiennent dans leur opposition à
tout changement de régime, et
en premier lieu le leur. Ce n’est
pas un hasard si Xi Jinping a tenu
à affirmer publiquement sa
­confiance dans la réélection de
Vladimir Poutine en 2024, ni si ce
dernier a encore une fois félicité
Xi Jinping pour la prolongation
de son propre mandat.
Partenariat de « long terme »
Il existe de réelles convergences
politiques entre la Chine et la
Russie, des visions compatibles
de l’avenir du monde et la dési-
gnation d’un ennemi commun,
l’Occident, qui fomenterait en
sous-main des « révolutions de
couleur », selon les perceptions
officielles à Pékin et à Moscou.
Ces convergences se sont ren­-
forcées ces dernières années
alors que la Chine affiche sans
­détour sa volonté de promouvoir
un autre modèle politique et de
« modernisation » dans le monde,
« différent de celui de l’Occident »
– comme l’a réaffirmé, sans dé-
tour lui non plus, le ministre des
affaires étrangères chinois, Qin
presse, début mars.
A l’évidence, pour des raisons
pragmatiques et idéologiques, la
Chine perçoit la Russie comme un
partenaire bien plus prioritaire et
naturel que la France, qui n’est en
aucun cas considérée comme un
« like-minded country » par le Parti
com­muniste chinois. La diploma-
tie chinoise continuera habile-
ment de dérouler le tapis rouge à
la France et à d’autres pays euro-
péens qu’elle pourrait percevoir
comme des Occidentaux utiles,
sur le court terme, pour, précisé-
ment, accentuer les divergences
intraoccidentales.
Mais c’est avec la Russie qu’elle
investit dans un partenariat de
« long terme », comme Xi Jinping
l’a martelé lors de sa visite à Mos-
cou. Outre le renforcement de leur
coopération économique, énergé-
tique, monétaire ou encore tech-
nologique, la Chine et la Russie
ont également prévu de renforcer
leur « coordination » diplomati-
que dans les prochaines années,
aux niveaux bilatéral et multilaté-
ral (au sein de l’Organisation des
Nations unies, de l’Organisation
de coopération de Shanghaï, des
BRICS, du G20, entre autres). En
parallèle, la diplomatie chinoise
prévoit d’accélérer le rythme de
ses initiatives à destination des
pays dits émergents et en dévelop-
pement au sens large, se position-
nant comme le promoteur des in-
térêts de ce groupe – comme elle
le fait ces jours-ci durant la visite
du président brésilien, Luiz Inacio
Lula da Silva, en Chine.
Voir le monde selon un triangle
stratégique Etats-Unis - Chine -
Europe est ainsi réducteur, car
cela ne prend pas pleinement en
compte la volonté de la Chine de
bâtir avec la Russie et les pays en
développement un nouvel ordre
mondial postoccidental, qui met,
in fine, les Etats-Unis et l’Union
européenne dans le même sac. La
défense des intérêts nationaux
au sens strict est légitime mais
insuffisante si elle ne prend pas
en compte les profondes diver-
gences d’intérêts politiques et les
rivalités idéologiques qui polari-
sent désormais le monde. p
Alice Ekman est analyste
responsable de l’Asie à
­l’European Union Institute for
Security Studies (Institut d’étu-
des de sécurité de l’Union
européenne) et autrice de
« Dernier vol pour Pékin »
(Ed. de l’Observatoire, 2022)
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­Vendredi 14­ avril 2023 Idées | 25

Intelligence artificielle : des images au service de la désinformation

Analyse les plus vigilants. Fin mars, au nom de tardi-
ves préoccupations éthiques, un millier d’ac-
(expérimenter les possibilités offertes par
l’IA et tester ses limites) et, enfin, satirique
Du reste, les promoteurs de contenus trom-
peurs n’ont pas attendu d’avoir sous la main

C
omme un petit air de dystopie.
Alors que le mois de mars a été
marqué par l’escalade de violence
entre une partie des opposants à la
réforme des retraites et des forces de l’ordre,
c’est un nouveau type d’images-chocs qui a
commencé à circuler sur les réseaux so-
ciaux : des photographies entièrement con-
çues par intelligence artificielle (IA).
à la vitesse Ainsi de ce cliché d’un octogénaire édenté,
à laquelle tempes en sang, entouré de plastrons et de
visières d’unités de maintien de l’ordre, pré-
les logiciels senté sur Twitter comme un « manifestant »
dont l’image aurait « fait le tour du monde ».
progressent, les A défaut du monde, elle a fait le tour des ob-
servateurs de la désinformation, jusqu’à ce
faux sophistiqués que le 31 mars, AFP Factuel ne prouve son ca-
devraient bientôt ractère artificiel. Ladite photo avait en fait été
générée sur la dernière version en date de
berner même Midjourney, un puissant algorithme dont les
progrès fulgurants font craindre qu’il ne soit
les regards bientôt plus possible de discerner le chiméri-
les plus vigilants que de l’authentique.
Ces dernières semaines, de nombreux mé-
dias ont publié leur guide pratique pour ap-
prendre à reconnaître une image conçue par
IA. Tous en arrivent à deux conclusions : les
logiciels de ce type se trahissent encore eux-
mêmes par quelques détails grossiers ou in-
cohérents (souvent le nombre de doigts ou
des textes absurdes), mais à la vitesse à la-
quelle ils progressent, ces faux sophistiqués
devraient bientôt berner même les regards
teurs de l’intelligence artificielle ont appelé,
dans une lettre ouverte, à geler temporaire-
ment la recherche en la matière. Mais le ver
est déjà dans le fruit : en rendant son logiciel
accessible à tous (il suffit d’un compte sur le
réseau social Discord, de quelques rudi-
ments d’anglais et d’un abonnement de
quelques dollars pour l’utiliser), Midjourney
a sans doute déjà ouvert une nouvelle ère
dans l’histoire du faux.
La meilleure performance de l’algorithme,
à ce jour, est d’avoir trompé à l’été 2022 le jury
d’un concours de beaux-arts dans le Colo-
rado (Etats-Unis), dans la catégorie des ima-
ges retouchées par ordinateur. Personne
n’avait réalisé que la toile victorieuse, Théâ-
tre d’opéra spatial, n’avait pas seulement été
retouchée, mais entièrement créée par un lo-
giciel. Six mois plus tard, une fausse photo
du pape François en doudoune de luxe trom-
pait des millions d’internautes. Combien de
temps avant que des politiques, des médias
ou des décideurs se fassent à leur tour ber-
ner ? Déjà, aux Etats-Unis, les partisans de
Donald Trump s’approprient des images gé-
nérées par IA à sa gloire.
Jusqu’à présent, les faux créés sur Midjour-
ney ont rarement eu pour objectif de trom-
per le grand public. Une consultation inten-
sive parmi les millions d’images créées mon-
tre trois grands types de requêtes : économi-
que (générer des illustrations rapides et à bas
coût, par exemple dans la presse), ludique
(placer des célébrités dans des situations ab-
surdes, ou rire de l’actualité). C’est dans cette
optique que l’octogénaire ensanglanté est
né : Régis Gonzalez, un artiste contemporain,
l’a produite pour un faux documentaire sar-
castique « censé se dérouler en 2043 et mon-
trer une manifestation contre la réforme des
retraites à 98 ans », explique-t-il à l’AFP.
Prolifération à une échelle inédite
Ironiquement, parmi les plus importants ac-
teurs de la création de fausses images figurent
surtout des experts de la lutte contre la désin-
formation. Dans le cadre de leur veille, ils ex-
périmentent Midjourney pour anticiper les
dérives à venir – tout en prenant soin d’avertir
leurs abonnés. Ce travail n’est pas du goût de
tous : le rédacteur en chef de BellingCat, un
site d’investigation en ligne réputé, s’est vu
couper l’accès au logiciel après avoir mis en
scène sous la forme d’un savoureux roman-
photo l’arrestation imaginaire de Donald
Trump, sa vie en prison puis son évasion.
Certains complotistes sont trop sincères
pour recourir à une intelligence artificielle
sans le préciser : difficile de se poser en
« chercheur de vérité » quand on utilise un
logiciel générateur de photos chimériques. Il
existe aussi une part de calcul : ils savent que
l’usage de faux grossiers est disqualifiant,
comme on l’a vu au début de la guerre en
Ukraine, avec la reprise par les comptes offi-
ciels de la Russie de montages grotesques.
des outils aussi puissants pour manipuler
l’opinion publique. Les trolls du Kremlin se
sont jusqu’à présent concentrés sur de la dé-
sinformation « low tech », moins sophisti-
quée d’un point de vue technologique, mais
non moins efficace.
En France, de faux visuels en rapport avec
les manifestations contre la réforme des re-
traites ont vu le jour, dont un figurant Em-
manuel Macron mangeant de la boue. Mais
ils sont restés très minoritaires. Et pour
cause : pourquoi créer une fausse image
quand des documents authentiques sur les
violences policières existent déjà ?
En la matière, rien ne vaut une véritable
photo, mais détournée de son contexte. Ré-
cemment, l’ancienne députée Martine Won-
ner, proche des conspirationnistes, a ainsi re-
layé l’image d’un policier kenyan frappant
un manifestant au sol. Depuis 2020, cette
photo, passée en noir et blanc, réapparaît ré-
gulièrement sur les pages francophones des
réseaux, illustrant prétendument les violen-
ces policières en France.
De ce point de vue, ces algorithmes n’inven-
tent pas la manipulation visuelle, qui existait
déjà du temps de Staline. Mais comme Inter-
net a permis aux théories du complot de se
propager à une vitesse inédite, l’IA offre aux
photos trompeuses les moyens de proliférer à
une échelle jamais vue. Après celle des « fake
news », l’ère des « fake pics » a débuté. p
William Audureau (service Décodeurs)

Chronique | par Marie Charrel

L’école prise au piège de la presse
L’Europe au défi Livre cité. Sur la base d’un corpus de
7 700 articles de presse parus en-
droite ou de gauche. Le contrôle
continu au baccalauréat, adopté

de la cohésion régionale P our qui s’intéresse aux

questions éducatives, l’an-
tagonisme n’a plus aucun
secret : il y aurait eu, à partir des
années 1980 en France, un camp
tre 1968 et 2008, l’historien mon-
tre comment la presse met en
scène des oppositions idéologi-
ques en omettant parfois de po-
ser les véritables enjeux des dé-
en 2018, a ainsi été proposé par
Alain Savary (PS) dès 1983. Le Fi-
garo avait alors poussé un « cri
d’alarme », rapporte Yann Fores-
tier. La même idée, reprise par

P our qui sait s’y plonger, les in-

dicateurs publiés par la
­Commission européenne et
ses organes statistiques offrent un
portrait en kaléidoscope, incomplet
mais éclairant, de l’Union européenne
(UE) – et surtout, des faiblesses sus-
ceptibles de miner sa cohésion. A
l’exemple de l’indice de ­compétitivité
régionale, dévoilé le 28 mars. Créé
en 2010 et publié tous les trois ans, il
compile une série de critères (niveau
de richesse, qualité des institutions,
niveau d’éducation et d’innovation),
afin de mesurer la ­compétitivité des
différents territoires.
Sans surprise, une forte opposition
se dégage entre, d’une part, le nord de
l’Europe et les capitales, comme la
ville néerlandaise d’Utrecht et la ré-
gion de Hollande-Méridionale, aux
Pays-Bas, ou encore l’Ile-de-France, en
tête du classement, et, d’autre part,
les zones périphériques, comme l’est
de la Roumanie ou le sud de l’Italie, en
queue de peloton.
Voilà qui confirme le constat − déjà
bien documenté − posé par le rapport
publié le 22 mars par la Fondation
européenne pour l’amélioration des
conditions de vie et de travail (Euro-
found), une agence de l’UE. Il rappelle
que la convergence entre les Etats
membres, observée entre 2004 et
2019, a été tirée par le rattrapage des
pays de l’Est, dans la foulée de la chute
du bloc soviétique. Mais aussi que
cette convergence ralentit systémati-
quement durant les récessions – en
particulier dans le sud de l’Europe, où
le rattrapage est un peu plus poussif
encore après chaque crise. Enfin, « la
vitesse de la convergence est systéma-
tiquement moins rapide au niveau ré-
gional qu’au niveau national, dans
toutes les dimensions ». Au niveau éco-
nomique comme social, les moyen-
nes nationales masquent de grandes
divergences entre les régions.
De fait, la création du marché uni-
que, en 1993, a dopé la croissance
européenne, mais elle a aussi favorisé
la concentration des industries et ser-
vices à haute valeur ajoutée sur la dia-
Si elle n’y prend pas
garde, l’Europe risque
de devenir l’union
des territoires délaissés
gonale courant de la mer du Nord au
nord de l’Italie, ainsi que dans les
grandes métropoles. Dans le même
temps, les zones les plus au sud et
dans l’est de l’UE ont décroché, une
des « républicains », attachés à
une école sélective, opposé à un
autre camp, celui des « pédago-
gues », qui pensent, à l’inverse,
que la massification scolaire ap-
bats – et notamment le premier
d’entre eux : comment adapter
l’école républicaine à un public en
permanente transformation ?
Cette polarisation, remarque
René Monory après l’alternance
de droite, pouvait, selon le même
journal, rendre à l’examen « sa vo-
cation de grand diplôme utile ».
L’ouvrage de Yann Forestier fait
tendance que les diverses politiques pelle une adaptation du système Yann Forestier, s’est largement la synthèse des grands principes
de cohésion ont échoué à enrayer. aux nouveaux usagers de l’école, construite contre les journalistes de la sociologie des médias et les
Si l’on superpose ces données à cel- Changer l’école ceux qui n’étaient pas bacheliers spécialistes, ou malgré eux. Alors applique à l’école, un champ à la
les des dernières évolutions démogra- ou la sauver. avant les réformes des années que les « rubricards » se profes- fois fortement politisé et complè-
phiques, un défi vertigineux se des- une polémique 1970 et 1980. sionnalisent et revendiquent une tement à part, dont les acteurs les
sine : les régions à la traîne sont aussi médiatique Dans le passionnant ouvrage neutralité dans les débats – jus- plus en vue n’ont que peu d’écho à
celles qui souffrent le plus de la fuite de Yann Forestier, Changer l’école ou la sauver, l’his- qu’aux années 1960, les questions l’extérieur des débats scolaires. Il
des cerveaux, du vieillissement et de PUF, 256 pages, torien Yann Forestier montre que éducatives sont traitées par des ac- montre la constitution d’un
l’effondrement des naissances. Si elle 22 euros cette dichotomie – aujourd’hui teurs du système, notamment des groupe social, celui des « défen-
n’y prend pas garde, l’Europe risque dépassée – a largement été cons- enseignants –, la politisation des seurs » de l’école dans les jour-
de devenir l’union des territoires dé- truite par la presse. Et en particu- enjeux, jugée nécessaire par les ré- naux : intellectuels, universitaires,
laissés. L’éviter sera d’autant plus diffi- lier la presse écrite, contrainte de dactions pour des raisons d’attrac- couches supérieures du monde de
cile que toute réponse doit également polariser à outrance les débats tivité, est l’apanage d’éditorialistes l’enseignement, qui ont en com-
prendre en compte la délicate transi- éducatifs pour retenir un lectorat et d’intellectuels qui omettent les mun d’avoir tiré profit du jeu sco-
tion énergétique. Eurofound résume de plus en plus volatil. aspects techniques pour manipu- laire. Autant de personnalités qui
ainsi les enjeux : « La fréquence accrue Prise dans un paradoxe bien ler des grands principes. nourrissent le débat sur des bases
des grands chocs et les profonds chan- connu des « rubricards », l’éduca- L’auteur remarque qu’une idée en partie biaisées, indique l’histo-
gements économiques et sociaux qui tion est à la fois un sujet dit « con- peut être portée aux nues ou rien, puisqu’ils n’ont pas fait l’ex-
résulteront de la double transition vers cernant » et difficile à mettre en vouée aux gémonies selon qu’elle périence des failles du système. p
une Europe numérique et neutre en scène du fait de sa forte techni- est proposée par un ministre de Violaine Morin
carbone nécessitent l’adaptation des
instruments politiques européens, afin
de garantir qu’ils soutiennent la
­convergence, aux niveaux régional et
national, de manière significative. » L’Allemagne renonce au nucléaire | par Serguei
Plus de solidarité
Comment mieux réussir ce que l’UE
a, jusqu’ici, peiné à accomplir, qui
plus est dans un contexte de tensions
internationales accrues ? En révisant
son logiciel. La bonne nouvelle, c’est
qu’elle a commencé à la faire. Depuis
le Covid-19, elle a entamé une révolu-
tion qui ne dit pas son nom. Les ta-
bous tombent un à un : elle a instauré
plus de solidarité entre ses membres
avec (entre autres) le plan de relance
NextGenerationEU ; elle commence à
développer une politique industrielle
pour tenir tête à la Chine et aux Etats-
Unis en ce qui concerne la transition
verte ; elle tente de sécuriser ses ap-
provisionnements en matières pre-
mières stratégiques…
Oui, l’Europe a entamé une muta-
tion profonde. Manque encore le volet
d’une cohésion régionale et sociale re-
visitée. Comprendre : cesser de multi-
plier les outils déjà nombreux consa-
crés au sujet − Fonds européen de dé-
veloppement régional, de cohésion,
de solidarité… −, pour réellement ins-
crire cet objectif au cœur même de la
nouvelle politique industrielle. Avec
un pan volontariste et courageux
voué au développement du territoire
et, sans doute, une nouvelle adapta-
tion du régime des aides d’Etat. p

26 | 0123
International | chronique
par Al ai n Fr ac hon
Le poids stratégique du pacte Moscou-Pékin
L
a scène se passe le mer-
credi 22 mars à Moscou.
Vladimir Poutine prend
congé de Xi Jinping. Les
deux hommes sont debout, sur le
pas d’une porte. Entre eux, l’inter-
prète. A l’issue d’une visite de
trois jours en Russie, le président
chinois serre la main de son hôte
et lui dit : « Des changements géo-
politiques sont aujourd’hui à
l’œuvre dans le monde, des chan-
gements qu’on n’a pas connus de-
puis cent ans (…), et quand nous
travaillons ensemble, nous pre-
nons la tête de ces changements. »
Poutine : « Je suis d’accord. » Xi :
« Prenez soin de vous, cher ami. »
Traduction : la Chine et la Russie
sont en passe de changer l’ordre
international, celui que les Etats-
Unis, chef de file du monde
­occidental, ont instauré au lende-
main de la seconde guerre
­mondiale. Les deux présidents
partagent l’ambition d’en finir
avec ce qu’ils appellent, et ce
qu’ils croient être, « l’hégémonie
occidentale ». Xi le rappelle à Pou-
tine : dans cette entreprise straté-
gique, la Chine n’a pas de meilleur
partenaire que la Russie.
C’est une entente profonde, une
« amitié sans limite », disent-ils,
ancrée dans un projet politique
commun : faire reculer l’in-
fluence de l’Occident sur la scène
internationale. On sous-estime
trop souvent, à Paris, la force de
ce « mariage de raison » idéologi-
que, dit la sinologue Alice Ekman
dans un entretien au site
Le Grand Continent – parce qu’on
ne croit pas, ou pas assez, dans
l’idéologie justement.
Un « nouvel ordre »
Les deux hommes partagent
beaucoup. L’un et l’autre ont mo-
difié les règles chez eux pour exer-
cer le même métier : président à
vie. Ils s’apprécient et le disent. Ils
se sont déjà rencontrés des dizai-
nes de fois. Assez pour commu-
nier dans quelques fortes convic-
tions. Le temps de la domination
occidentale sur le monde pren-
drait fin, inexorable mouvement
de l’histoire, mû par l’émergence
de nouvelles puissances. Ce n’est
pas qu’affaire de pouvoir militaire
ou économique, c’est aussi affaire
de valeurs. L’Occident ne ferait
plus envie, il ne serait plus source
d’imitation. Il est miné par ses
contradictions, déstabilisé de l’in-
térieur, concurrencé à l’extérieur.
Traditionnellement, Moscou a
peur de la Chine, masse conqué-
rante aux marches orientales
d’une Russie aujourd’hui vieillis-
sante – la frontière court sur plus
de 4 000 kilomètres. Cette appré-
hension subsiste sans doute. Mais,
pour l’heure, le facteur politico-
idéologique l’emporte : « La vo-
lonté commune de créer ensemble
un nouvel ordre mondial constitue
la force motrice du rapprochement
sino-russe », explique Alice Ekman
au Grand Continent.
Ce « nouvel ordre » doit permet-
tre à chaque grande puissance, au
nom de sa sécurité, de disposer
d’une aire de tutelle exclusive. Ce
peut être le Pacifique occidental
pour la Chine ; l’ancien dominion
impérial ou soviétique pour la
Russie. Les pays voisins qui ont le
malheur d’être dans cette zone
ne bénéficient pas d’une pleine
souveraineté – l’Ukraine en fait
l’expérience.
Héritage de la guerre froide,
les alliances militaro-politiques,
comme l’OTAN, doivent être re-
misées aux poubelles de l’his-
toire. Interprétée différemment
selon les civilisations, la question
des droits de l’homme ne peut
être invoquée dans les relations
entre Etats : elle relève exclusi­-
vement des affaires intérieures.
L’autocratie politique – encore
un choix intérieur – n’est pas
moins légitime que la démocra-
tie libérale « à l’occidentale ».
« Le Parti communiste chinois se
voit dans le même camp que celui
On sous-estime
trop souvent
à Paris la force
du « mariage
de raison
idéologique » entre
la Chine et la Russie
de la Russie de Vladimir Poutine »,
dit encore Alice Ekman, unis dans
une vision compatible de l’avenir
et dans la désignation d’un en-
nemi commun.
A l’instar d’Emmanuel Macron,
on peut vouloir que l’Europe
échappe à une « logique de
blocs ». Mais il faut savoir que les
Chinois comme les Russes ran-
gent les Européens dans le « col-
lectif occidental » honni. Moins
nocifs peut-être que le chef de file
américain, parce que souvent
­désunis et moins puissants, mais
pas moins idéologiquement
« hostiles » – donc à combattre, la
France comme les autres.
Le chef de l’Etat, dans l’entretien
qu’il accorde le 9 avril aux Echos,
de retour d’une visite à Pékin,
s’étonne que l’on puisse parler
d’« une forme de complaisance de
la Chine à l’égard de la Russie » au
sujet de l’Ukraine.
La faute des Occidentaux
Et, en effet, ce n’est pas de « com-
plaisance » qu’il faut parler, mais
d’une démonstration de solida-
rité sans faille de la part de Xi à
l’adresse de Poutine. Pas de li-
vraison d’armes, jusqu’à présent,
certes, mais pour le reste on
­défend son « ami » : pas de con-
damnation chinoise du Kremlin ;
détournement des sanctions
­occidentales ; reprise en copié-
collé de la propagande russe la
plus grossière – tout est de la
faute des Occidentaux.
Membre permanent du Conseil
de sécurité de l’ONU, la Chine ne
parle pas d’invasion et se refuse à
évoquer une « guerre » ; ses di-
plomates empêchent que la
­Russie soit traitée en paria sur la
scène internationale ; le prési-
dent Volodymyr Zelensky est
boycotté… La Chine n’est pas
« complaisante », elle est quasi
partie prenante. L’« amitié »,
vous dit-on.
L’Europe et les Etats-Unis sont
les principaux marchés exté-
rieurs de la Chine – en 2022, les
échanges sino-américains ont
battu un record. Il serait farfelu
d’imaginer un « découplage »
économique. Mais il serait tout
aussi farfelu de croire que le
« bloc à bloc » de l’époque se ré-
duit à l’affrontement entre la
Chine et les Etats-Unis. Moscou
et Pékin communient dans une
bataille idéologique anti-occi-
dentale – donc anti-européenne.
C’est faire insulte à la realpolitik
que de l’ignorer. p
Les messages
irlandais
de Joe Biden
U n quart de siècle après
sa signature, le 10 avril
1998, à Belfast (Irlande
du Nord), l’accord du Vendredi
saint offre un rare exemple de
paix ­durablement scellée, grâce
à de patients efforts politiques
et diplomatiques, dans un con-
flit longtemps perçu comme
sans issue.
En mettant fin à trente ans d’une
guerre civile meurtrière ­entre les
unionistes (principalement pro-
testants, partisans du maintien
dans le Royaume-Uni) et les répu-
blicains (surtout catholiques, fa-
vorables à la réunification de l’Ir-
lande), ce traité de paix historique
0123
­
­Vendredi 14­ avril 2023
mérite d’être célébré, ainsi que l’a
fait Joe Biden, mercredi 12 avril, à
Belfast, au premier jour de son
voyage en Irlande. « La paix n’était
pas inéluctable », a rappelé le prési-
dent américain, alors que l’Irlande
du Nord est à nouveau plongée
dans un climat de tension et de
crise politique.
Conclu sous la pression des
Etats-Unis, l’accord de 1998 a mis
fin à la violence en supprimant la
frontière entre l’Irlande du Nord
(province du Royaume-Uni) et la
République d’Irlande, en ins­-
taurant le partage du pouvoir
­entre les protagonistes dans le
gouvernement local et en sou-
mettant une éventuelle réunifi-
cation de l’île à de futurs référen-
dums. Mais la méfiance entre les
deux communautés est loin
d’avoir disparu, comme en té-
moigne le maintien de murs de
séparation à Belfast.
Or le Brexit a déstabilisé l’Ir-
lande du Nord, désormais coin-
cée entre son appartenance au
Royaume-Uni et sa proximité
avec la République d’Irlande,
membre de l’Union européenne
(UE), au sein de laquelle 56 % des
Nord-Irlandais avaient choisi de
rester lors du référendum de
2016. L’opportunisme de l’ancien
premier ministre Boris Johnson,
qui, pour concrétiser le divorce
avec les Vingt-Sept, a accepté que
les biens transitant du Royaume-
Uni vers l’Irlande du Nord soient
soumis à des contrôles doua-
niers, a exaspéré les unionistes,
qui refusent toute singularité
par rapport au reste du royaume.
Pour cette raison, ces derniers
refusent depuis près d’un an de
siéger au gouvernement local,
rendant le territoire ingérable,
alors que les services de rensei-
gnement britanniques considè-
rent comme très sérieux le ris-
que d’un retour des attentats. En
février, le premier ministre Rishi
Sunak, pressé par Joe Biden de
faire baisser la tension, a signé
avec Bruxelles l’« accord de
Windsor », qui élimine une
grande partie des barrières doua-
nières. Cela n’a pas suffi, jusqu’à
présent, à convaincre les unio-
nistes de revenir siéger au gou-
vernement local aux côtés du
parti nationaliste Sinn Fein, ar-
rivé en tête pour la première fois
aux élections de 2022.
Il faudra plus qu’un discours de
Joe Biden pour résoudre l’imbro-
glio nord-irlandais. Mais le pré­-
sident américain, deuxième diri-
geant catholique de son pays
après John Fitzgerald Kennedy,
en consacrant l’essentiel de son
voyage (trois jours sur quatre) à la
République d’Irlande, pays natal
de ses ancêtres qui ont fui la
Grande Famine, au milieu du
XIXe siècle, alors qu’il n’assistera
pas au couronnement du roi
Charles III, le 6 mai, à Londres,
adresse plusieurs messages.
L’un est destiné aux électeurs
américains, dont trente millions
revendiquent, comme lui, des
­racines irlandaises, lorsque le
président rappelle fièrement ses
origines modestes et présente le
« courage » et la « foi » en l’avenir
comme des traits de caractère
communs aux Irlandais et aux
Américains. L’autre, à l’intention
des Européens, met en lumière
l’importance de l’UE. Avant
d’être menacée par le Brexit, la
paix en Irlande avait été lar­-
gement facilitée par l’ap­par­-
tenance des deux parties de l’île
à l’Union. Aux Européens de
continuer à tout faire pour la
préserver. p
 2
Mots de passe
Les tours de passe-
passe de Jean-Hubert
Gailliot

Faruk Sehic 3
Bosnie: la rivière sans retour
Sélection
Parmi les récentes
­parutions en poche

4|5
Littérature
Julie Wolkenstein,
Julien Leschiera,
Don DeLillo,
Eduardo Fernando
Varela

6
Histoire
d’un livre
v « Le Nageur »,
de Pierre Assouline

Alfred Nakache.

7
Mélange
des Genres
Jeunesse, noir,
poésie/dessin…

Sur l’Una, à Dvor (Croatie), en 1995, des réfugiés croates fuient l’offensive bosnienne. Gilles Peress/Magnum photos
8
Chroniques
v Le feuilleton
Tiphaine Samoyault
En 1992, Faruk Sehic est étudiant quand Sava, Drina, Miljacka et tant d’autres, qui a lu « Bambine »,
serpentent entre collines et montagnes ; d’Alice Ceresa
Jean Hatzfeld la guerre menace. Trois ans durant, en entre les ethnies et les chaos de l’histoire
aussi, pour les démarquer et emporter les
écrivain première ligne, il chroniquera le dur, le sang, cadavres. L’Una coule dans l’ouest du
pays, passe à Bosanska Krupa, « à vingt
les odeurs de l’enfer en surplomb de l’Una pas » de la maison de la grand-mère de
l’auteur, dont « les murs sont épais et
chauds car ils sont faits du tuf de la ri-
vière ». A toutes deux, la grand-mère et la

U
n flot de poésie coule d’hypnose, mais le lecteur peut le d’une escouade en première ligne, dans rivière, Faruk Sehic porte plus que de la
dans Le Livre de l’Una, ­commencer à la page 37 par ces mots : le dur, le sang, les odeurs de mort et tendresse. La rivière dans laquelle jadis
parfois tumultueux, tou- « L’Una avec ses rives était mon refuge – for- d’urine apportées par le vent, il tient une « des libellules, mâles bleu-noir et femelles
jours clair. « Qu’est-ce teresse verte impénétrable. C’est là sous les position sur un pic qui surplombe l’Una, verdâtres, volaient à la tombée de la nuit »,
qu’une rivière dont on ne branches feuillues que je me cachais des mais traverse les villes et leurs combats et qu’il retrouve intacte. Mais la grand-
voit pas le fond ?… Sûre-
ment qu’elle cache dans les profondeurs
une peine obscure et terrible », se de-
hommes… Je n’entendais que le travail de
mon cœur, le battement d’ailes des mou-
ches… Quand j’entre dans un fourré de la ri-
meurtriers contre les tchetniks. Son style
repose sur les détails de l’observation. Il
écrit : « Pardon, si je suis ici contraint
mère, qu’est-elle devenue dans ce pays ra-
vagé ? « Nos ruines nous tenaient à cœur.
J’ai creusé de mes mains la maison de ma
9
Essais
mande l’auteur, Faruk Sehic. Ce livre qui vière, plus rien de mal ne peut m’arriver. » Il d’évoquer directement la guerre, je sais grand-mère en imaginant que je marchais « L’Ecrivain, comme
s’adosse à une rivière bosnienne, l’Una, parle en enfant qui dévale vers l’eau cha- qu’aujourd’hui ce n’est pas populaire, que dans la salle de séjour… Toutes les pièces personne », de Patrick
est un magnifique récit méditatif sur une que jour, de la maison de sa grand-mère ; ce qui est populaire, c’est l’avenir qui verra de la maison n’étaient maintenant qu’un Kéchichian
expérience au cœur de la guerre. puis en homme revenu de la guerre, des la dépression envahir les cœurs. » seul gros tas de sable, de tuiles, de pierres…
Un texte qui n’est rongé ni par les souvenirs pour se reconstruire. Personne n’a inventé la boussole qui per-
­remords qui tissent la plupart des écrits A la veille du conflit, en avril 1992, ­Faruk « Le seul moyen de survivre » mette de s’orienter dans ces conditions… »
de combattants ni par les affres de l’exil.
Romancier, Faruk Sehic introduit
­Le Livre de l’Una par une confuse séance
Sehic est étudiant vétérinaire. Il s’engage
dans la jeune armée de Bosnie-Herzégo-
vine. Trois ans, le temps de la guerre. Chef
Alors, l’enfance et la guerre se mêlent et
le font écrivain, mais il prévient : « Autre-
fois je me demandais pourquoi tuer.
Maintenant, je connais la réponse et ça
Faruk Sehic invente la sienne, en chro-
niqueur. Des mots comptés et vérifiés,
des phrases oniriques. Il unit en une
seule histoire ses explorations et obser-
10
Rencontre
m’est bien égal. » Ses récits les plus trou- vations explosées sur la disparition d’un v Hélène Dorion :
Extrait bles coulent comme l’eau limpide. Il pays, la terreur d’une jeune femme qui l’a « Ecrire pour appren-
écrit : « Pendant des mois je n’ai pas tou- rendu résigné, la fidélité d’une rivière et dre à être et à aimer »
« J’ai tué parce que je voulais survivre au Chaos. Et parce que je ne connaissais pas ché à l’Una, sinon du regard… Les ­pêcheurs de ses truites… Parce qu’il ne veut pas
d’autre moyen d’y parvenir, mon orgueil ne m’autorisant pas à passer la guerre dans sont devenus des guerriers (…). Nous ap- que ses souvenirs soient manipulés. Ni
les unités à l’arrière. Il y en a qui étaient différents, qui demandaient à Dieu de les frap- prenons la haine car elle est le seul moyen par autrui ni par lui-même. Et pour avoir,
per, qui demandaient à mourir, car ils étaient pleins de vie et de force, et c’est ce qui les de survivre… Ce n’est pas difficile d’appren- le temps d’un livre, l’illusion de préserver
étouffait, cette peur de rester vivants avec tant d’énergie terrible en eux. C’est pourquoi dre la haine, il suffit de s’abandonner à son son intégrité. p
ils partaient à l’assaut les yeux grands ouverts, le cœur pur, ils n’avaient pas peur de là corps qui génère d’instinct tout ce qui est
où ils allaient. (…) C’était cette vie en eux qui était stupéfiante, plus grande que la mort. nécessaire à la survie. » Et de souligner : Le Livre de l’Una
Moi j’étais tranquille (…). Jamais ivre, jamais défoncé sur la ligne de front, j’étais tou- « Que nous étions loin des crimes de (Knjiga o Uni),
jours concentré. Raison pour laquelle je peux vous le raconter aujourd’hui. » guerre qui se déroulaient sous nos yeux. » de Faruk Sehic,
On ne dira jamais assez l’affection pro- traduit du bosnien par Olivier Lannuzel,
Le Livre de l’Una, page 15 fonde des Bosniens pour leurs rivières, Agullo, 248 p., 22,50 €, numérique 14 €.

Cahier du « Monde » No 24346 daté ­­Vendredi 14­ avril 2023 - Ne peut être vendu séparément
2 | Mots de passe
Fabrice Gabriel
M
ots de passe » ? Rarement ti-
tre de rubrique aura semblé
si judicieux : Jean-Hubert
Gailliot est en effet un pas-
seur, à sa façon, de mots et de mondes,
qui aime dans ses livres traverser les fron-
tières, jouer des genres et des milieux,
avec un faible pour les personnages
transgressifs – n’a-t-il pas signé naguère
un extravagant Bambi Frankenstein
(L’Olivier, 2006), inspiré des métamor-
phoses de Michael Jackson ?
Cet art de la contrebande et ce goût
presque enfantin du passe-passe, on les
retrouve dans Le Pickpocket des Champs-
Elysées, où cohabitent – entourloupe
narrative magistrale – deux univers dis-
tincts : le milieu très bourgeois de la fa-
mille Molyneux, et la marge interlope de
Skip, voyou véloce, rêveur, dérivant dans
un mirage paranoïaque, une pègre de
fiction. Comment ces deux univers
vont-ils se croiser ? Skip subtilise, tout
simplement, l’alliance de Molyneux,
sans que ce dernier le remarque : furtive
rencontre des opposés, éventuellement
appelée à se reproduire… Le suspense en
tout cas reste entier dans cette chroni-
que policière d’un Paris perdu, où l’esprit
de Modiano croiserait l’ironie noire d’un
Chabrol. Ce n’est pas par hasard, du reste,
si un film de Chabrol, La Femme infidèle
(1969), projeté au cinéma Mac-Mahon,
joue un rôle central, presque iconique,
dans le déroulement de l’histoire… Jean-
Hubert Gailliot parvient ainsi à rendre
l’époque dont il parle étrangement pré-
sente, comme si l’écrivain s’était télé-
porté dans le Paris de l’été 1969, avec ses
cravates qui s’élargissent et ses billets de
5 francs à l’effigie de Louis Pasteur.
Paris
C’est étonnant : le romancier n’a pas
passé son enfance à Paris, dont il semble
pourtant avoir gardé des souvenirs si per-
sonnels. « J’y suis né, mais je n’y ai jamais
vécu longtemps, explique-t-il au “Monde
des Livres”, et de manière continue seule-
ment à la fin des années 1970, avant de
m’installer à Auch [où, en 1987, il a créé
avec Sylvie Martigny les merveilleuses
éditions Tristram]. C’était plutôt une ville
que je traversais, enfant, car mes parents
y avaient des amis, alors que nous habi-
tions en province et déménagions sou-
vent. Nous allions d’ailleurs dans les quar-
tiers touristiques que l’on retrouve dans le
roman, l’Opéra, les Champs-Elysées, alors
qu’ensuite, quand j’y ai habité, j’ai arpenté
la ville vraiment dans tous les sens. C’était
pour moi une période de disette, car avant
même de passer le bac j’avais quitté le
monde de mes parents, qui étaient des
bourgeois, même s’ils n’avaient pas le
standing des Molyneux… »
Sans parodier Walter Benjamin, on
pourrait dire alors que le Paris de Gailliot
est une capitale des passages, un espace
littéraire qui permet, d’un quartier à
l’autre, la circulation des signes, le frôle-
ment des contraires. On y devine des ré-
sonances personnelles : « En effet, même
si je savais que je n’appartiendrais jamais
vraiment à ce monde, j’ai toujours été fas-
ciné par les marges, les personnages de
freaks, les originaux charismatiques… J’ai
compris dès l’adolescence que je quitterais
le milieu social de mes parents, avec qui
d’ailleurs je n’étais pas en conflit : c’était
quelque chose d’un autre ordre, plus in-
time, plus confus. J’ai donc vécu ce change-
ment très jeune, sans faire d’études, et cela
a été en même temps une expérience du
passage des frontières, puisque je suis
parti en Italie et en Grèce, avec ce que cela
pouvait avoir de dangereux, parfois, car
j’étais encore mineur. Et si j’ai toujours
autant aimé vivre à Auch, au pied des
­Pyrénées, c’est aussi parce que, de l’autre
côté des montagnes, il y a l’Espagne, un
pays que j’aime énormément et où se
­passent pas mal de mes livres. »
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­Vendredi 14­ avril 2023
Post-68
C’est aussi avec ce frère cadet que
Jean-Hubert fabrique une bande-
role en plein Mai 68, sur laquelle
ils réclament la retraite… à 10 ans !
Le futur écrivain en a alors 7. C’est
un garçon timide, se souvient-il,
qui observe tout et retient beau-
coup. Etrangement, pourtant, il
n’est guère question de
« l’après-68 » dans Le Pickpocket
des Champs-Elysées, alors qu’on
pourrait supposer ses effets sen-
sibles dans le Paris de l’été 1969…
C’est que le roman ne se veut pas
politique, même s’il est sévère
pour la bourgeoisie : le revers du
milieu incarné par les Molyneux
n’est guère déterminé idéologi-
quement, et le pickpocket Skip ne
se réclame d’aucune révolution.
« Je fais allusion seulement aux
discussions de l’après-68, explique
Jean-Hubert Gailliot, à travers un
personnage secondaire, le compa-
gnon d’une journaliste de Pa-
ris Match, cela m’a semblé suffi-
sant… Le véritable envers du
monde des Molyneux n’est pas po-
litique, c’est celui de la délin-
quance, du marché noir, de la pè-
gre, parce que c’est aussi, comme
son pendant bourgeois, un monde
des affaires. » Un univers, surtout,
éminemment romanesque.
Patience
Jean-Hubert Gailliot acquiesce
quand on évoque quelque chose
qui serait, pour l’écrivain, de l’or-
dre de la patience : le livre vient
quand il veut, comme il veut, la rè-
gle est seulement d’écrire chaque
jour, de préférence tôt le matin,
sans jamais s’interrompre… « Ce-
Jean-Hubert Gailliot, à Auch, en 2014. Daniel Swinton lui-ci s’est fait tout seul, presque
sans y penser. Je venais de passer
six années à composer Actions
spéciales [L’Olivier, 2021], après
Les tours
sept autres années pour Le Soleil
[L’Olivier, 2014]. Deux longs ro-
mans, de pure imagination. »
Le Pickpocket des Champs-Ely-
sées s’en distingue, parce qu’il a
de passe-passe
procédé d’une sorte d’« élan mi-
raculeux », où la mémoire longue
semble avoir abouti d’un coup à
un flot exact de souvenirs, tandis
que l’action « est allée plus vite
que [lui] », insiste l’écrivain. Il est
de Jean-Hubert Gailliot
vrai que le roman va vite, et que
son action se condense en
trois jours, mais il semble nourri
du mûrissement patient du
passé, qui permet à la fois préser-
vation et métamorphose : « Avec
le recul, j’ai donc compris que ce ro-
L’écrivain et éditeur, cofondateur de la maison Tristram, man était avant tout une autobio-
graphie. » Sans doute est-ce aussi
à Auch, a le goût des marges et de la contrebande. En témoigne pour cette singulière alchimie en-
tre souvenirs personnels et pur
« Le Pickpocket des Champs-Elysées », où s’entrechoquent plaisir de la fiction qu’on est si
simplement heureux de lire Jean-
deux mondes : la haute bourgeoisie et une pègre de fiction Hubert Gailliot. p
Pompidou
Le Pickpocket des Champs-Elysées n’a rien d’andalou, mais s’inscrit dans une
sorte d’ambiance française très pompidolienne, restituée avec une précision ré-
jouissante, même si Jean-Hubert Gailliot insiste sur le fait qu’il n’a procédé à
Esthétique de l’escamotage
aucun travail systématique de documentation : son excellente mémoire lui per- Il y a dans « Le Pickpocket des d’un couple de bourgeois travaillés par
met ainsi d’éviter l’« effet Wikipédia », qui encombre parfois les romans contem- Champs-Élysées », le nouveau ro- le trouble, en attendant qu’ils télesco-
porains à prétention historique. Le seul recours, pour restituer le Paris de cet man de Jean-Hubert Gailliot, quelque pent de nouveau, sans le savoir, l’autre
été-là, a été de jeter un œil à une vieille collection encyclopédique : « J’avais re- chose de leste, d’agile et de presque monde louche des voleurs et des trafi-
trouvé chez mon père une série de volumes, qui s’appelait Le Journal de l’année, et joyeux, qui correspond bien à son quants, dans un Paris tout différent.
j’ai feuilleté celui de l’année 1969, qui était d’ailleurs assez remarquable d’un point titre : un art subtil du geste, comme La ville est plus qu’un décor, alors, pour
de vue éditorial, je le lui ai emprunté… et je ne l’ai plus jamais ouvert ! » une manière de chorégraphier la fic- ce qui est bien davantage qu’un exer-
Les souvenirs demeurent ainsi personnels, qui donnent au livre sa coloration tion. Une esthétique de l’escamotage cice formel, fût-il brillant, autour du
autobiographique très spéciale, incarnée par exemple dans la fascination de la malicieux. Soit en effet un pick­- motif des alliances dérobées : elle des-
petite Alice pour l’expédition de Neil Armstrong sur la Lune ou la présence conti- pocket, Skip, lancé dans le Paris de sine la géographie, à la fois précise et
nue du Tour de France, qui rythme d’une certaine façon le récit. « Le 28 juin 1969, l’été 1969, qui dérobe l’alliance au rêvée, des possibles du roman, où s’im-
raconte Jean-Hubert Gailliot, j’ai assisté au départ du Tour de France à Roubaix : doigt d’un passant des Champs-Ely- miscent de façon très singulière les
c’était un peu un cadeau d’anniversaire, puisque je venais d’avoir 8 ans la veille. Il y sées – un certain Grégoire Molyneux, souvenirs autobiographiques de l’écri-
avait Eddy Merckx, Raymond Poulidor, Roger Pingeon… J’ai gardé longtemps un homme d’affaires trentenaire et am- vain. Le résultat a quelque chose d’un
grand amour pour cette course, qui est passé aussi par la lecture de L’Equipe, que bitieux, mari de Katerine (qui lit en peu magique, qui fait penser à un tour
mon père rapportait à la maison. J’y ai noué mes premiers rapports avec la littéra- secret Histoire d’O) et père de la petite réussi, dont demeure pourtant, pour
ture : c’était un journal très bien écrit, et je reste admiratif de l’art qu’il faut pour Alice, 8 ans, en qui l’on reconnaît une notre plus grand bonheur, le mystère
rendre intéressant le récit d’une course ou d’un match que tout le monde a vu la sorte de double discret de l’auteur, né du procédé. p Fa. Ga.
veille à la télévision ! A partir de là, avec mon petit frère, nous avons pendant plu- en 1961… Le tour de force – et de pas-
sieurs années transformé l’appartement familial en circuit du Tour de France, où se-passe – du récit consiste à faire Le Pickpocket des Champs-Élysées,
nous faisions suivre à nos cyclistes miniatures toutes les étapes de la course réelle, ­disparaître Skip au bout d’un bref de Jean-Hubert Gailliot,
ce qui n’arrangeait pas les efforts de rangement de notre mère, on l’imagine… » prologue, pour suivre le parcours L’Olivier, 208 p., 18 €, numérique 13 €.
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­Vendredi 14­ avril 2023
Sélection | Poches | 3
Parmi les parutions récentes en poche,
votre supplément vous recommande…

La Marquise de Gange Entre les marges

et autres romans historiques, Conversations sur le plaisir de lire et d’écrire,
de Sade, d’Elena Ferrante,
édition établie et présentée par Michel Delon, Bouquins, 800 p., 32 €. traduit de l’italien par Nathalie Bauer,
Gallimard, « Hors série littérature », 14 €.
C’est l’ultime Sade, le Sade qu’on ignore, aveuglé que l’on est par ces soleils noirs que sont Les Cent Vingt
Journées de Sodome (1785), Juliette ou les Prospérités du vice (1797) ou La Philosophie dans le boudoir (1795). Elena Ferrante nous invite ici à converser avec les
Ecrits à l’hôpital psychiatrique de Charenton (Val-de-Marne), où il est interné de 1801 à sa mort, ces trois figures (Gertrude Stein, Virginia Woolf) qui l’ont
récits historiques, La Marquise de Gange (publié anonymement en 1813), Adélaïde de Brunswick, princesse aidée à ériger son édifice littéraire avant qu’elle le
de Saxe (écrit en 1812, publié à titre posthume, en 1964, par Gilbert Lely, au Cercle du livre précieux) et démantibule pierre à pierre, pour laisser jaillir une
l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France (Gallimard, 1953), nous offrent la vision d’un autre Ce qui est arrivé écriture « convulsive ». Sa poétique apparaît
Sade (1740-1814), qui réfléchit à l’« énergétique historique » française et européenne, sensible au sublime
du roman gothique et aux prémices de l’émoi romantique, et nous propose trois portraits documentés
à Wounded Knee comme une fracassante entreprise de démolition,
hors des marges de l’écriture « zélée » : L’Amour har-
d’héroïnes ardentes, hautes en volonté et en puissance intérieure. Si, avec La Marquise de Gange, on est L’enquête inédite sur le dernier massacre des Indiens, celant est donc à lire comme une histoire policière
entraîné au cœur d’un fait divers criminel du XVIIe provençal, l’assassinat par le poison et le fer, fomenté de Laurent Olivier, désagrégée, Les Jours de mon abandon en scènes
par ses deux beaux-frères, d’une héritière de l’aristocratie, avec Adélaïde de Brunswick, on sillonne la Ger- Champs, « Histoire », 528 p., 13 €. de la vie conjugale désarticulées. Chamboulant
manie du XIe siècle, prenant fait et cause pour une princesse fuyant dans le havre mystique d’une abbaye l’équation entre histoire inventée, vérités autobio-
la violence de son prince de mari. « Mauvais génie d’une France ruinée par les guerres extérieures et inté- Le massacre qui se déroula à Wounded Knee, graphique et biographique, l’écriture de Delia,
rieures », épouse du roi fol Charles VI, Isabelle de Bavière campe une figure manœuvrière, aux parages de aux confins du Nebraska et du Dakota du Sud, Olga, Leda, ses héroïnes, a fini par lézarder, au bout
ces monstres femelles que furent sa Juliette ou Théodora, impératrice de Byzance. Pour l’éditeur, Michel hante la mémoire américaine. Le 29 décem- du compte, la muraille dans laquelle l’encerclaient
Delon, « les trois derniers romans de Sade consacrent une toute-puissance féminine dont l’élan transgressif bre 1890, trois cents Amérindiens du groupe point de vue masculin et souci de réalisme. A force
s’oriente, selon les circonstances, vers la grandeur héroïque ou la noirceur criminelle ». Une édition passion- dit « Sioux des Plaines », pour moitié des de tâtonnements a affleuré, de l’intérieur, cette
nante, enrichie des annotations sadiennes du roman Delphine (1802) de Mme de Staël. p François Angelier ­femmes et des enfants, sont tombés sous les première personne féminine « débordante » qui
balles ou ont été déchiquetés par les canons a mené au « nous nécessaire » de l’inoubliable saga
du 7e régiment de cavalerie. Explorateur des « L’Amie prodigieuse » (Gallimard, 2014-2017) :
La Mort de Louis XIV ­« dessous » de l’histoire, l’archéologue Laurent ­raconter à l’autre son histoire, pour que, à son tour,
Apogée et crépuscule de la royauté, Olivier a consulté des centaines de docu- il nous la raconte. Et faire entendre, sous ce « je »,
de Joël Cornette, ments d’époque : rapports militaires, paroles tous ceux qui débordent. p Juliette Einhorn
Folio, « Histoire », 464 p., 9,20 €. de sur­vivants, de scouts indiens travaillant
pour l’armée, de soldats ou de journa­listes qui
Le 1er septembre 1715, Louis XIV rend l’âme dans le calme, « comme une chan- ont couvert les événements en direct. Sur les
delle qui s’éteint ». Soixante-douze ans de règne prennent fin en ce « coucher origines du drame, tout le monde aujourd’hui
de soleil ». Joël ­Cornette, historien bien connu du Grand Siècle, narre cette mort est à peu près d’accord – les autorités avaient
dans ses détails, essentiels puisque tout est ici ordonné selon un cérémonial déclenché, fin 1890, des opérations surdimen-
public dont le spectacle construit l’autorité du monarque, dans toute l’Europe sionnées face à la Ghost Dance (Danse des
et jusque dans la moindre chaumière du royaume. Mais le livre a une autre ­esprits), mouvement messianique en passe
ambition : il dresse le bilan d’un règne qui est à la fois un apogée et une fin, de se répandre parmi les communautés des
comme si ­chaque argument en faveur de Louis XIV pouvait s’inverser en acte Plaines, vaincues. Passionnante, cette en-
d’accusation. La fabrique de l’Etat transforme ainsi l’absolutisme en machine, quête permet de clarifier les responsabilités,
mais se fige dans l’intolérance religieuse ; la culture porte la France à son plus et d’établir qu’il y a bien eu grave incompé-
grand rayonnement, mais tourne au culte de la personnalité ; et le roi de guerre tence de la part du commandement, et sur-
connaît la gloire, mais fait le malheur de ses peuples. p Antoine de Baecque tout crime de guerre. p Marie-Hélène Fraïssé

Le Goût des garçons

MARC
de Joy Majdalani,
Points, 192 p., 7,90 €.

« Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent
cependant ? », demandait Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Lau-
rids Brigge (1910). Une question placée par Marie Darrieussecq en exergue

LEV Y
de Clèves (P.O.L, 2011), roman d’un apprentissage physiologico-sexuel fémi-
nin. Premier roman à la langue affûtée, Le Goût des garçons éclaire d’un
jour cru ce mystère – ce que vivent les jeunes filles. Dans une ville qu’on
devine être Beyrouth, elles fréquentent un établissement de la bonne so-
ciété, catholique, francophone, mixte depuis peu. Elles ont 13 ans, un corps
devenu encombrant avec ses poils, ses seins et ses hormones, et elles
ploient sous les injonctions contradictoires : être séduisantes mais pas
aguicheuses, désirables et surtout pas désirantes. Tout est raconté du point
de vue de l’anonyme narratrice, qui découvre sa libido, s’initie au pouvoir
et à ses jeux cruels – la cour de récré reproduit les hiérarchies adultes. Sa
fougue porte ce roman culotté et prometteur. p Raphaëlle Leyris Rejoignez le groupe des 9
De l’assassinat dans leurs combats pour la liberté.
considéré comme Parutions
un des beaux-arts
Manuscrits auto-
de Thomas De Quincey, biographiques, de Thérèse
traduit de l’anglais par André de Lisieux, Points, « Sagesses »,
Fontainas, Payot, « Petite Biblio 336 p., 9,90 €.
classiques », 208 p., 7,50 €.
Confusion. La Saga
Thomas De Quincey (1785-1859) Mon dîner des Cazalet III, d’Elizabeth
l’affirme dans ce bijou d’hu-
mour noir devenu un classique :
avec Winston Jane Howard, traduit de l’an-
glais par Anouk Neuhoff,
« Toute chose a, dans ce monde, d’Hervé Le Tellier, Folio, 624 p., 10,20 €.
deux anses. » Si inconvenant Folio, « Théâtre », 96 p., 6,90 €.
qu’il soit, un crime peut être Naissance de l’islam,
saisi par l’autre anse, esthéti- Champagne, jambon à l’os, de Michel Orcel,
quement – comme une œuvre whisky et cigares… Winston Tempus, 224 p., 8 €.
d’art plus ou moins réussie. Churchill a beau être mort
C’est à l’analyse critique de ces en 1965, c’est bien lui que Char- Écris-moi vite et longue-
assassinats que se voue à Lon- les, employé en télétravail pour ment, de Françoise Sagan,
dres une discrète Société des une agence de tourisme, s’ap- Livre de poche, 128 p., 7,40 €.
connaisseurs en meurtres, dont prête à recevoir à dîner. Il parle
De Quincey est censé rapporter à son idole invisible, revisite Mensonge et sortilège,
ici les travaux. De Caïn, qui en sa carrière, ses faits de gloire d’Elsa Morante, traduit de
est l’« inventeur », au serial killer comme ses faiblesses : « Nous ­l’italien par Michel Arnaud,
NOUVEAUTÉ
John Williams, qui épouvanta nous ressemblons un peu… Vous Folio, 1 040 p., 15,10 €.
Londres en 1811, les travaux des buvez beaucoup, et moi j’ai car-
plus grands assassins de l’his- rément sombré dans l’alcool. » Feu, de Maria Pourchet, « Un roman qu’on ne peut pas lâcher,
toire sont examinés avec un re- Suivant un dispositif proche Livre de poche, 264 p., 8,40 €.
cul on ne peut plus britannique. de celui de Moi et François un rythme haletant, une écriture électrique. »
Effrayant et délectable. p De. C. ­Mitterrand (JC Lattès, 2016), Le Nouveau, de Keigo
l’oulipien Hervé Le Tellier signe, Higashino, traduit du japonais
François Busnel, La Grande Librairie
avec cet échange imaginaire, par Sophie Refle,
un court et délicieux seul-en- Babel, « Noir », 336 p., 9,40 €.
scène, où s’entremêlent la très
grande histoire et la plus mi- Le Laboratoire des cas
nuscule. Un inédit au ton tour de conscience,
à tour grandiose, politique et de Frédérique Leichter-Flack,
burlesque. p Denis Cosnard Champs, « Essais », 224 p., 10 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
­Vendredi 14­ avril 2023

Dans « La Route des Estuaires », la romancière enquête sur la mort

de son petit frère survenue quand elle avait 2 ans

Les énigmes de Julie Wolkenstein

Autoportrait en centaure
La vie de René-Frantz Préclaire, grand-
père maternel du narrateur, est une
vie d’éclats. Une suite d’éclats militai-
res, dont cet officier fut gratifié durant
les deux guerres mondiales, qui le vi-
rent monter en grade au rythme des
Raphaëlle Leyris débâcles ; l’éclat d’un obus, ensuite,
venu se ficher dans son genou en 1917

T
our de prestidigitation à
bord d’une Fiat 500.
Dans les premières pa-
ges de La Route des Es-
tuaires, la narratrice – qui se dési-
gne alors comme « la mère » – est
assise à l’arrière de la voiture,
embarrassée par le manche
d’une guitare que l’un de ses fils a
tenu à embarquer pour leur
exode en Normandie, au début
du premier confinement. Celle
qui forme avec son « fiancé » le
clan des « vieux » (par opposition
aux « jeunes », à l’avant, deux de
ses quatre enfants) a les genoux
dans le menton.
Le temps de regarder défiler
l’autoroute, vidée de son habi-
tuel trafic par les circonstances
pandémiques, puis de s’intéres-
ser à un développement brillant
sur le principe narratologique de
« prolepse pseudo-préparatoire »
(elle vous expliquera, c’est beau-
coup plus amusant que ça en a
l’air), le lecteur réalise que, sans
l’avoir vu venir, la passagère s’est
libérée du bazar à l’arrière pour
prendre, sinon le volant, le
­contrôle de la narration. Elle a
glissé de la troisième personne à
la première. On la retrouvera au
fil du texte à tous les âges aux-
quels, en cinquante ans, elle
a emprunté (comme fille de ses
parents partant en vacances,
Notoire amatrice de
romans policiers, l’autrice
semble considérer
les mystères à résoudre
comme la moindre
des politesses dues par
un écrivain à ses lecteurs
amie invitée à des fêtes, profes-
seure en route pour la fac de
Caen…) la route des Estuaires.
Celle qui passe, notamment, par
Saint-Pair-sur-Mer (Manche) et la
maison familiale bien connue
des lecteurs de Julie Wolkenstein.
Après l’avoir mise à l’arrière-plan
de presque tous ses textes, elle en
a ouvert les portes dans l’exquis
et bouleversant Et toujours en été
La plage de Kairon, à Saint-Pair-sur-Mer, dans la Manche. Marc Lerouge/Onlyfrance.fr
(P.O.L, 2020), visite de la demeure
et des souvenirs qu’elle abrite sur
le mode de l’escape game. Parmi
les fantômes que l’on y croisait se
trouvait celui du frère de
l’autrice, mort à 2 mois. Elle-
même n’avait pas 2 ans.
D’une manière ou d’une autre, ce
spectre s’est discrètement invité
dans chacun des livres de l’écri-
vaine depuis son premier roman,
Juliette ou la Paresseuse (P.O.L,
1999). Ce qui le convoque, cette
fois, est le message d’une « vieille
connaissance bretonne qui vit près
de Saint-Brieuc », à deux heures de
conduite de Saint-Pair sur la fa-
meuse route des Estuaires. De
cette Maryvonne qui fut sa nou-
nou, l’autrice espère qu’elle lui per-
mettra d’éclairer les zones d’om-
bre liées à la mort du petit Eric. Il
n’a jamais été évident d’en parler
avec ses parents, en particulier
avec son père, le journaliste au
Monde, feuilletoniste du « Monde
des livres » et écrivain Bertrand
Poirot-Delpech (1929-2006).
Avant d’aller à Binic (Côtes-d’Ar-
mor) voir Maryvonne, Julie Wol-
kenstein, notoire amatrice de ro-
mans policiers, qui semble consi-
dérer les énigmes à résoudre
comme la moindre des polites-
ses dues par un écrivain à ses lec-
teurs, mène l’enquête sur les
quelques semaines de l’hiver
1969-1970 où elle côtoya son
frère. Et sur la petite fille qu’elle
était alors, dont les adultes ont
toujours eu l’air de considérer
qu’elle n’avait pas été marquée
par cette disparition.
C’est un autre tour de magie de
La Route des Estuaires : l’adresse
et l’élégance avec lesquelles l’écri-
vaine fait cohabiter le « tronçon »
central du livre, consacré à son
frère, avec différentes ramifica-
tions. L’une concerne les années
« Marolles », du nom d’un lieu
qui abritait chaque été un week-
end festif, rituel dont la fin sonna
celle de l’insouciance, et dont le
souvenir est ravivé par la récep-
tion de vidéos. Une autre a trait à
un jeu nommé « Les Aventuriers
du rail » – on joue beaucoup chez
Julie Wolkenstein. Citons aussi
celle qui évoque le rêve d’un de
ses fils ou encore celle autour de
l’impact de Mai 68 sur le destin
de sa famille. Tout cela trouve sa
place dans La Route des Estuaires,
où la mélancolie et même la dou-
leur avancent escortées par la
fantaisie. Un peu comme les cita-
tions de grands auteurs chers
au cœur de l’écrivaine (Henry
­James et Francis Scott Fitzgerald
en tête) placées en épigraphe
sont systématiquement flan-
quées de propos apparemment
plus triviaux, mais
pas moins inoublia- la Route
bles – tel : « N’entrez des Estuaires,
surtout pas dans de Julie Wolkenstein,
Caen ! » que ses pa- P.O.L, 144 p., 17 €,
rents répétaient aux numérique 12 €.
futurs visiteurs de
Saint-Pair quand ils leur indi-
quaient le chemin. Et si tout cela
cohabite si bien, c’est parce qu’au
fond, chaque partie du récit con-
court à en faire une méditation
sur l’impermanence de certaines
choses et la permanence
d’autres. Un très beau livre sur le
temps et les âges qui, en nous, se
superposent, sur les places que
l’on occupe successivement,
dans les familles ou dans les
Fiat 500. p
pour le faire souffrir toute sa vie, ren-
due boiteuse ; les éclats reconstitués
d’une vie de colère, enfin, tels qu’a pu
les recueillir le narrateur. S’adressant
à ce grand-père qu’il n’a pas connu,
il s’appuie sur de rares traces écrites
et sur les souvenirs vaporeux de sa
propre mère, évoquant une enfance
dorée, un quotidien naufragé : « Alors
tout aura disparu. Sur un canapé clic-
clac dans un trois-pièces en banlieue,
elle me dépeindra la Villa Paradis » où
le colonel Préclaire et son épouse ont
terminé leurs jours.
On ne saura rien des raisons de la
chute sociale de cette famille, d’une
génération à l’autre, ultime débâcle
par-delà laquelle le narrateur, traversé
de visions, veut renouer le fil avec
son grand-père cavalier. Dans une
langue si maîtrisée qu’elle semble
parfois un peu corsetée, en adéqua-
tion avec le siècle militaire qu’il tra-
verse au galop, Florian Préclaire
­façonne un étrange et beau premier
­roman qui flirte avec la mythologie.
Il répond, au fond, à ce grand-père qui
s’était improvisé sculpteur, pour ten-
ter un autoportrait en centaure, où
« ses traits mêlés à des traits inconnus
composent sans qu’il le sache le visage
de son petit-fils. Mon visage ». p
Bertrand Leclair
a Le Cavalier de Saumur,
de Florian Préclaire,
Actes Sud, 176 p., 19 €., numérique 14 €.
Les choses frêles
Le recueil que publie Yves di Manno,
né en 1954, sera-t-il, comme il l’affirme,
le dernier ? Ce ne serait pas, dans son
parcours poétique – une trentaine
d’ouvrages depuis Champs (Flamma-
rion, 1984) –, le premier silence. Une ­
tonalité nostalgique flotte dans ces
poèmes légers, épurés, si loin du chan-
tier épique de Kambuja. Stèles de l’em-
pire khmer (Flammarion, 1992). « Long-

Eloge de la mollesse temps j’ai cherché dans/le poème l’om-

Julien Leschiera consacre un premier roman réjouissant à la figure hautement romanesque de l’antihéros oisif
commence ainsi dans la tiédeur du
­liquide utérin de sa mère, où le futur
Charles Dubois flotte paresseusement,
tête lourde et membres ballants. Enfant,
adolescent puis jeune homme, il fait
Virginie François le désespoir de sa famille bourgeoise,
dont la rigueur et la discipline sont
jusqu’à une mise hors jeu du réel, est
un thème classique de la littérature.
On pense au Loup des steppes, de
­Hermann Hesse (1927), à l’Oblomov
d’Ivan Gontcharov (1859), et surtout au
Bartleby d’Herman Melville (1853). Mais,
contrairement à celle du célèbre scribe,
flexion philosophique – qu’est-ce, au
fond, que vivre sa vie ? Cet état larvaire
est-il une forme de mort ou de vie ? –
mais aussi un pied de nez réjouissant.
Le récit chronologique, toujours ironi-
que, et un sens aiguisé des dialogues
font ressortir la stagnation du temps,
bre/d’une mémoire plus vaste/que la
mienne. » Aujourd’hui, un « lavis » bru-
meux éclaire, en couverture, deux sil-
houettes, sur le sable d’un rivage. Rien
de si ­personnel, en vérité : « Le poète
a tout emprunté : terreau, pelle, gravier/
– et jusqu’à son vocabulaire… »
Le recueil comporte huit ensembles de
« pièces éparses », « variations » suscitées
par des tableaux, parfois par les textes
d’un autre poète. Ce sont, plus frêles,
plus intimes, des « choses qui perdent/
à être peintes ». Cette citation de la Japo-

S
i les gourous du développement
personnel nous enjoignent
de devenir « la meilleure version
de nous-même », Charles Dubois,
l’antihéros de Mes vies parallèles,
s’acharne à en devenir la pire, faisant
de l’oisiveté, voire du renoncement,
un « sport de combat ». D’une insolite
tare de naissance – la médecine le
­décrète « premier fœtus avachi de
France » –, il fera un principe de vie
­indiscutable : « Je voulais échapper
à tout effort qui ne fût pas nécessaire
à ma stricte survie. »
Posant, dès le départ, les bases
d’une poétique du ralentissement et
de la régression, le premier roman
­du libraire clermontois Julien Leschiera
les valeurs cardinales. L’auteur brosse
ainsi le portrait millimétré, burlesque et
subversif de son protagoniste. De
sa naissance jusqu’à la quarantaine,
il appliquera cette recette – une vie
molle – en amour, en amitié, au travail
comme dans ses loisirs, moquant une
époque qui n’a pas peur de ses contra-
dictions et encourage tout à la fois
­l’hyperactivité et le temps pour soi.
Etranger au monde et aux autres,
Charles Dubois cultive ses « vies parallè-
les ». Jeune, il s’invente un double,
caïd des cours d’école, beau parleur
­dragueur et castagneur. Adulte, il se
rêve en personnage du film Husbands,
de John Cassavetes (1972), mari désin-
volte et flamboyant. Cette inertie, qui va
qui « aimerai[t] mieux pas », l’inertie de
Charles Dubois connaîtra des parenthè-
ses sous les pressions familiale et
­sociale. Il se pique d’écrire – quand on
est incapable de vivre, le roman n’est-il
pas la seule issue ?
Les raisons du désastre
Evidemment, il échoue, et son symp-
tôme « flambe » : « J’étais la dernière des
larves immondes, je voulais être englouti
par mon propre avachissement,
­m’enfoncer dans ma saleté et ne plus
en revenir. » Ces tribulations, cette ex-
travagance – le protagoniste mange et
se masturbe compulsivement devant
des séries AB, vivant avec délectation
parmi ses déchets – offrent une ré-
rendant captivante cette épopée immo-
bile de 500 pages.
Si Charles Dubois, tantôt cocasse,
­tantôt déprimant, est un lointain
­parent du scribe de Melville, il n’en a
guère le caractère absolu. Quand on lui
demande les raisons de ce désastre, sa
réponse ne varie guère : « J’avais juste
la flemme. » A l’inverse de Bartleby,
qui pousse son principe jusqu’au
­tragique, Charles Dubois ne sombre
­jamais tout à fait. Pour notre plus grand
plaisir. p
Mes vies parallèles,
de Julien Leschiera,
Le Dilettante,
512 p., 25 €, numérique 12,50 €.
naise Sei Shônagon (XIe siècle) est le
prélude d’un épilogue désenchanté :
« Qu’avons-nous fait ? ajouté/des ombres
et des/livres au monde. » Mais quels
­livres ! Traductions de poésie nord-
américaine (Ezra Pound, William Carlos
Williams), près de 200 recueils de poé-
sie française, édités dans la belle collec-
tion « Poésie » de Flammarion, qu’Yves
di Manno dirige depuis 1994. On lui
doit aussi, avec Isabelle Garron, Un nou-
veau monde. Poésies en France 1960-
2010. Un passage anthologique (Flam-
marion, 2017) : un ouvrage passionnant,
couronné par l’Académie française. p
Monique Petillon
a Lavis, d’Yves di Manno,
Flammarion, « Poésie », 156 p., 17 €.
0123
­Vendredi 14­ avril 2023
Traduit pour la première fois en français,
«End Zone», le deuxième roman
de l’écrivain, transforme un terrain
de foot américain en champ de mines
Les débuts va-t-en-
guerre de Don DeLillo
Florence Noiville
I
l est ce que les Américains appel-
lent un late starter. Né en 1936,
Don DeLillo a pris son temps avant
de plonger dans ce qui deviendrait
l’aventure de sa vie, l’écriture romanes-
que. A la sortie de sa première fiction,
Americana (1971 ; 1992 chez Actes Sud,
comme presque tous ses ouvrages),
l’écrivain avait déjà plus de 35 ans.
Même à cet âge, il n’était pas sûr de
sa voie. Il avait passé six ans dans la
­publicité, aimait jongler avec les phrases
et les images, griffonnait des textes,
échafaudait des nouvelles, mais doutait
d’avoir une « vocation ». Il fut le premier
surpris lorsque, dans les années 1970,
Houghton Mifflin, un éditeur améri-
cain, proposa de le publier. « Il faut
croire qu’ils avaient senti quelque
chose », confiait-il, en 2010, au « Monde
des livres ».
Un demi-siècle et dix-sept romans
plus tard – Mao II (1993), Outremonde
(1999), L’Homme qui tombe (2008), Zero
K (2017)… –, l’occasion nous est donnée
de revisiter les débuts du grand écrivain
Meilleurs ennemis en terre hostile
Dans « Roca pelada », Eduardo Fernando Varela se joue de deux factions d’hommes abandonnées aux éléments
Ariane Singer
P
our l’imaginaire, les ter-
ritoires hostiles sont
parfois les plus fertiles.
C’est le cas chez Eduardo
Fernando Varela. Dans Patago-
nie route 203, son premier ro-
man (Métailié, 2020), cet écri-
vain argentin, également scéna-
riste de cinéma et de télévision,
se plongeait dans la pampa
­patagonienne pour composer le
road-trip hilarant d’un chauffeur
routier transportant des fruits
exotiques de contrebande. Tout
aussi drôle, Roca pelada, sa
deuxième fiction, s’ancre au
beau milieu de la cordillère des
Andes. Dans « l’endroit le plus
­inhospitalier du monde ». Là où la
présence humaine est un défi.
A près de 5 000 mètres d’alti-
tude, dans une région désertique
peuplée de cratères et de rochers,
deux garnisons se font face. Cha-
cune est chargée de surveiller la
frontière entre deux pays imagi-
naires. D’un côté de cette ligne
marquée de simples pierres, les
carabiniers de « la Ronde des
Confins ». De l’autre, les soldats de
« la Garde-Frontière ». Tout ce beau
monde s’épie, car chacun des
deux camps a la fâcheuse habi-
tude de déplacer les bornes
­délimitant les zones. Ainsi que de
chaparder des arpents de terre,
s’adjugeant au passage de précieu-
ses météorites revendiquées par
l’autre. Mais dans quel but ?
Loufoque d’un bout à l’autre, ce
roman ne fait pas que brocarder la
soif de puissance de deux nations
rivales qui n’ont jamais été for-
mellement en guerre. Il décrit
aussi, avec un délicieux sens de
l’absurde, le comportement d’une
poignée d’hommes livrés à eux-
avec End Zone, son deuxième roman
(1972). Publié aujourd’hui par Actes Sud,
ce texte n’avait jamais été traduit
en français.
Casque grillagé, épaulettes XXL : le
narrateur, Gary Harkness, est un joueur
de football américain. Dès son enfance,
il a baigné dans une ambiance où l’on
valorisait « le tempérament, le mental
d’acier, le redoublement d’efforts » et
« la persévérance de l’homme fatigué ».
Le dicton favori de son père : « Rentre
ton ventre et donne tout. » Très tôt, Gary
dut enfiler sa première tenue de foot-
ball. Montrer de quoi il était capable.
« C’est une habitude chez les hommes
qui n’ont pas réussi à être des héros,
­ironise Don DeLillo. Leurs fils doivent
prouver que leur semence n’était pas
­appauvrie »…
Dans son collège du Texas, en l’occur-
rence, le jeune homme s’impose
comme l’un des piliers de l’équipe uni-
versitaire. Jusqu’à ce que déboule un
géant noir, Taft Robinson, « 115 kilos
d’acajou massif » et « une vitesse de
sprinter ». Pour Gary, ce jour-là, les repè-
res vacillent. Et le football, jusqu’alors
symbole de dure mais simple compéti-
tion, ne devient plus qu’une chose : une
obsédante métaphore de la guerre.
Le jeu, la jouissance et la mort. Amal-
gamant ces trois thèmes, Don DeLillo
mêmes dans des conditions ex- ancestrales des autochtones, se
trêmes. Des êtres qui passent leur demande-t-il ? Que valent les que-
temps à attendre – des ordres, ou relles intestines des hommes face
encore un train de ravitaillement aux forces anarchiques des élé-
qui ne vient pas… ments – séismes ou orages élec-
triques – qui scandent leur quoti-
Une irrésistible parodie
Cette parodie latino-américaine
du Désert des Tartares (1940), de
Dino Buzzati, est tout bonne-
ment irrésistible, à l’image du ré-
giment du lieutenant Costa, com-
posé de recrues venues des ré-
gions tropicales, totalement
Un printemps
inadaptées aux patrouilles en
montagne. Ici, les relations entre italien avec
hommes échappent aux posi-
tions de leurs gouvernements.
Loin de se haïr comme elles le de-
vraient, les deux factions cohabi-
tent et même coopèrent, jouent
au foot, s’échangent des mar-
chandises. Les commandants
eux-mêmes, Costa et son homo-
logue Gaitan, « meilleurs enne-
mis », nouent des rapports de ca-
maraderie, tout en gardant des
distances de circonstance. Mais
que se passe-t-il quand un grain
de sable vient rompre ces équili-
bres précaires ? Lorsqu’une jolie
rousse, Vera Brower, remplace
soudain Gaitan, c’est l’affole-
ment. Car, chez Costa, qui vient
de passer plusieurs décennies ex-
clusivement entouré d’hommes,
la jeune femme engendre les
bouleversements qu’on imagine.
Eduardo Fernando Varela met
son imagination, débridée, et son
humour – fondé sur le comique
de répétition – au service d’une
réflexion plus large sur la place
de l’homme dans un environne-
ment et une histoire auxquels il
est étranger. Costa est ainsi obnu-
bilé par l’apparition soudaine
d’« apachetas », ces amoncelle-
ments de pierres fabriqués jadis
par les Indiens pour délimiter
leurs juridictions. Que valent les
traités géopolitiques et les idéo­-
logies de l’ère contemporaine,
face aux coutumes et croyances
met en lumière les nombreuses corres-
pondances qui les lient. « S’agit de vous
bouger le cul aujourd’hui, harangue le
coach en évoquant les “onze gars” de
l’équipe adverse. Les arrières et les pla-
queurs, je veux que vous me sortiez
ce ballon très vite et, paf, paf, vous les
­cognez, vous les repoussez, vous éclatez
ces mecs, vous leur faites mal, vous les re-
poussez jusqu’à ce qu’ils ressemblent à
des petits chiens malades en train de
chier accroupis. »
« Pan pan, t’es mort ! »
Tout s’entrechoque dans la tête du nar-
rateur. Don DeLillo excelle à montrer
comment la langue de la destruction en-
vahit tout. En cours – il suit un ensei-
gnement sur la « technologie du désas-
tre » –, Gary est fasciné par des formules
comme « ouragan thermique », « sur­-
armement », « dissuasion massive » ou
« équilibre des tués ». Il éprouve une
« émotion presque sensuelle » à entendre
ces mots qu’il trouve « extrêmement
­efficaces ». Serait-il devenu fou ? Et si,
de l’enfance à l’âge adulte – du « pan
pan, t’es mort ! » aux grands tournois
sportifs –, l’éducation et la culture, loin
de contrer les instincts belliqueux
des hommes, ne faisaient que les
­exacerber ?
On a souvent présenté DeLillo comme
un prophète du XXIe siècle. Capable
de prédire dans ses romans la course à
l’indiscrétion, les ravages des armes à
feu ou même, dans Joueurs (1977 ; Actes
Sud, 1993), un attentat contre le World
Trade Center. Concernant la guerre,
il parie, dans End Zone, sur un change-
ment de nature du fait guerrier. « Je
pense que, dans un futur pas trop loin-
tain, nous allons avoir des guerres
­humaines », fait-il dire à l’un de ses per-
sonnages. Un futur où chaque camp
s’accordera pour utiliser un « nombre
­limité de mégatonnes » de « bombes pro-
pres », ainsi que du matériel « évitant les
retombées radioactives ».
En publiant End Zone dans la foulée
d’Americana, Houghton Mifflin avait vu
juste. L’éditeur confirmait qu’il avait
bien « senti quelque chose » sous la
dien en les menaçant de mort
­immédiate ? Telle une comédie
délurée sur le genre humain et
ses risibles ambitions, ce roman
burlesque et trépidant ramène
chacun à sa juste dimension. p
Critiques | Littérature | 5
Extrait
« Taft Robinson fut le premier
étudiant noir recruté par
Logos College, dans l’ouest
du Texas. Ils l’ont choisi pour
sa vitesse. A la fin de cette
première saison, il était fran-
chement l’un des meilleurs
running backs [“porteur de
ballon”] de toute l’histoire
du Southwest. A la longue,
il serait apparu sur les écrans
de télévision dans tout le
pays pour faire la promotion
d’automobiles à huit mille
dollars et de mousse à raser
parfumées à l’avocat. Son
nom sur les succursales d’une
chaîne de fast-food. L’histoire
de sa vie au dos de boîtes de
céréales. Une monographie
soporifique serait rédigée
sur le sujet, l’athlète moderne
en mythe commercial, avec
des notes. Mais ça ne s’est
pas passé de la sorte. »
End Zone, page 11
plume singulière du jeune Don (Donald)
DeLillo. Un souffle puissant, promet-
teur, un ton incisif et décalé. Mais, sur le
fond – la guerre qui, cinquante ans plus
tard, se montre sous un visage bien dif-
férent de celui qu’il avait prévu –, force
est de constater que, pour une fois, le
« prophète » s’était trompé. p
End Zone,
de Don DeLillo,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Francis Kerline,
Actes Sud,
272 p., 23 €, numérique 17 €.
Signalons aussi, du même auteur,
la parution en poche de White Noise
(Bruit de fond), traduit par Michel
Courtois-Fourcy, Babel, 480 p., 11,20 €.
Roca Pelada,
d’Eduardo Fernando Varela,
traduit de l’espagnol (Argentine)
par François Gaudry,
Métailié,
348 p., 22,50 €, numérique 15 €.
« Essentiel. […] Moravia n’en finit
pas de fasciner les esprits. »
Michel Crépu, Télérama
Couper les cordons
Filles d’un couple d’immigrants
coréens à New York, Casey et
Tina ont la vingtaine agitée par
les rêves dissonants de leur dou-
ble culture. Chacune lutte à sa
façon. Chassée de la maison
­familiale à l’issue d’une dispute
qui lui laisse le visage tuméfié,
l’aînée, Casey, est une acheteuse
compulsive toujours à court
d’argent, que son relativisme
moral n’empêche pas d’aller de
déception en déception. Impa-
tiente de s’émanciper du carcan
de sa petite communauté
­coréenne new-yorkaise, elle
éprouve pourtant toutes les
­peines du monde à couper un
cordon auquel sa cadette, Tina,
ne semble rien trouver à redire.
Sur ce canevas d’une simplicité
classique, qui réinterprète les
grands romans du XIXe siècle
anglais – ceux même que Casey
relit sans cesse –, Min Jin Lee
brode l’infinité d’intrigues et
de rebondissements qui font
les grandes sagas familiales.
Premier roman-fleuve de
l’autrice à succès de Pachinko
(Charleston, 2021), La Famille
Han est un excellent page-
turner qui creuse, avec un vrai
talent narratif, les mécanismes
sociaux et familiaux de l’addic-
tion – qu’il s’agisse du jeu, de
l’ambition, de la cigarette, de l’al-
cool, du sexe ou d’autre chose.
Si la ­situation de la plupart des
personnages, immigrés de pre-
mière ou seconde génération,
fonctionne comme le révélateur
des injonctions contradictoires
qui les gouvernent chacun
d’entre eux en particulier, il faut
reconnaître à Min Jin Lee une
virtuosité certaine qui donne
à ce roman américano-coréen
une couleur universelle. p
Nils C. Ahl
a La Famille Han (Free Food
for Millionaires), de Min Jin Lee,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Laura Bourgeois, Charleston,
832 p., 23,90 €, numérique 15 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
­Vendredi 14­ avril 2023

Alfred Nakache, légendaire Si besoin est…

« Vespasiennes », « chalets », ou plus
prosaïquement « pissotières » : les
toilettes publiques, qui conquirent
« Le Nageur » est né de l’admiration dans laquelle a grandi Pierre Assouline pour l’espace urbain à la fin du XIXe siè-
cle, en ont disparu, ou presque,
ce champion juif qui, revenu d’Auschwitz, représenta la France aux JO de 1948 dans de très nombreuses villes.
Les besoins naturels sont entrés
dans le domaine privé et n’en sor-
tent plus qu’exceptionnellement.
C’est avec tout le sérieux qu’il
mérite que le sociologue Julien
Damon aborde ce sujet. Il met
notamment en évidence les inégali-
tés que la défaillance de ces « infra­-
Denis Cosnard structures honteuses » a créées
entre les femmes et les hommes,

T
out a jailli de l’eau. Celle, les sans-domicile-fixe et les autres,
azur, de la piscine de la ou encore ­entre les habitants des
Croix-Catelan, au cœur pays développés et ceux du Sud
du bois de Boulogne. global. Il ­propose aussi, dans
C’est ici, dans ce très chic bassin un style dénué de prétention, mais
privé, que Pierre Assouline nage pas d’humour, de stimulantes
tous les matins. Ici qu’il écrit réflexions sur les contours d’un
dans sa tête, s’invente des mon- « droit aux toilettes »,
des, revisite le passé. Et qu’il re- à inventer pour rendre
pense depuis des années à un nos villes plus accueillan-
autre nageur, un prodigieux tes et habitables. p
champion au destin hors du Gilles Bastin
commun, Alfred Nakache (1915- a Toilettes publiques.
1983). Un jour, c’est l’éblouisse- Essai sur les commodités
ment. Ce Nakache, il doit en urbaines,
écrire l’histoire ! « Dès le lende- de Julien Damon,
main, je m’y suis attelé », raconte Les Presses de Sciences Po,
au « Monde des livres » l’écrivain 210 p., 16 €, numérique 10 €.
et journaliste de presque 70 ans.
Quelques années plus tard, voici
Le Nageur sorti du bain amnioti-
que. Un récit biographique de Marx l’ancien
250 pages que son auteur voit
aussi comme un appel à se dépas- Et si le dernier Marx, celui de
ser et à résister en toutes circons- la vieillesse en Angleterre, était
tances. « Un nageur est maître de le plus neuf ? Marcello Musto
son destin. Voilà l’idée », résume ­soutient brillamment cette idée,
le narrateur. en s’appuyant sur des textes récem-
Alfred Nakache, « j’en ai tou- ment redécouverts. L’ouvrage pré-
jours entendu parler », se sou- sente un double intérêt. Il montre
vient Pierre Assouline. Pour les En 1938, dans la piscine des Tourelles (Paris 20e), Alfred Nakache remporte le 100 mètres nage libre. Keystone-France d’abord Marx au travail, lisant,
juifs d’Afrique du Nord, le sportif ­annotant, contredisant ses contem-
est, dans les années 1960, une lé- porains, avec l’appétit intellectuel
gende vivante. Un garçon simple d’un ogre, aussi curieux du calcul
de Constantine (Algérie) devenu mes dix ans d’aviron m’ont servi différentiel que de la commune
recordman du monde de nata- d’université. Moi qui étais petit, ­rurale russe. L’accumulation de
tion, un juif qui défend les cou- rachitique, j’y ai appris l’effort, Extrait ­notes, de courriers et de journaux
leurs de la France aux Jeux olym- le souffle, l’importance de ramer ne ralentit pas avec l’âge, toujours
piques de Berlin en 1936. Dé- ensemble. » « D’une lucidité sans faille, Alfred Nakache sait qu’il se tient en équilibre au service d’une réflexion critique.
noncé durant la guerre, il est ar- Alfred Nakache, donc : pour instable sur une ligne de crête. Le jour, il s’entraîne au vu de tous ; le soir, C’est là le second point-clé défendu
rêté, déporté à Auschwitz et à ­Assouline, qui alterne romans et il se produit officiellement ; la nuit, il résiste clandestinement. Combien par l’auteur : loin de ressasser
Buchenwald. Sa femme et sa fille biographies, le sujet s’impose. de temps peut-il tenir ainsi sans que le fil rompe, nul ne le sait. En ville, un déterminisme historique figé,
y sont assassinées. Lui survit. Le « nageur d’Auschwitz » est une il se dit que le pouvoir le protège, de même que Mgr Saliège, l’archevêque qui sera fixé par une vulgate ulté-
Mieux : en 1948, le rescapé des figure célèbre, mais qui n’a pas de Toulouse. Les résistants avec lesquels il est en contact permanent rieure, la pensée de Marx semble
« marches de la mort » participe encore fait l’objet de trop de li- se félicitent d’une telle couverture. Mais tous se demandent comment n’avoir jamais été aussi « complexe,
de nouveau aux Jeux olympi- vres. Dans les années 1990, Assou- il peut continuer à nager alors que cette activité est interdite aux juifs ; souple et composite » que dans
ques, à Londres. line avait dû lâcher la biographie comment il peut même livrer des compétitions au nom de la France ; ces dernières années. p
de Marguerite Duras qu’il avait es- comment les autorités sportives, policières, militaires tolèrent tout ça André Loez
Marqué par la mort d’un quissée, en apprenant que Laure de lui et lui seul. » a Les Dernières Années de Karl Marx.
Adler s’apprêtait à en publier une. Une biographie
témoin-clé qu’il avait Cette fois-ci, c’est en toute sérénité Le Nageur, page 107 intellectuelle, 1881-1883
tardé à contacter pour que l’auteur entame ses recher- (The Last Years of Karl
ches. Sa phase préférée : « Ce que Marx. An Intellectual
sa première biographie, j’aime, c’est l’enquête. » Biography),
l’écrivain commence Marqué par la mort d’un té- de Marcello Musto,
par établir la liste des moin-clé qu’il avait tardé à Georges Simenon ou à Hergé. par un « je » de fiction. Mais au traduit de l’anglais
­contacter pour écrire sa première « Une carrière de sportif ne le justi- présent, pour obtenir malgré par Antony Burlaud,
personnes à interroger biographie, celle de Monsieur fie pas forcément », estime-t-il. tout un texte vivant, qui relève de PUF, « Questions
Dassault (Balland, 1983), il com- D’où la troisième voie retenue, la littérature. républicaines », 281 p.,
mence par établir la liste des per- celle d’un « récit biographique », Il reste à organiser les matériaux 19 €, numérique 15 €.
Pareil parcours ne pouvait que sonnes à interroger. En particu- « une mise en scène littéraire de amassés. Simple et efficace, la so-
frapper Assouline, qui aurait rêvé lier la famille de Nakache. Puis il l’histoire », déjà testée pour lution chronologique est vite
d’être journaliste sportif. « Naka- plonge dans la presse de l’époque Moïse de Camondo et Lucien choisie, scandée par les lieux qu’a
che, c’est mon cousin, mon frère », et les archives. Pour des person- Combelle. Elle permet de remplir fréquentés Nakache : Paris, Tou- L’industrie du fard
s’enflamme le biographe. Juifs nalités connues, « on ne peut certains blancs. « Tous les faits et louse, Auschwitz… Cependant,
séfarades, ils ont l’un comme trouver du neuf qu’avec les archi- les noms sont vrais, précise comment donner de la tension à Le maquillage n’a pas accédé
l’autre quitté l’Afrique du Nord ves », constate l’écrivain. l’auteur. Mais j’ai une telle inti- ce livre qui pourrait tenir en une ­au statut d’art et reste exclu de
pour la métropole à l’adoles- L’enquête bouclée, trois princi- mité avec Nakache, une telle em- phrase : « il est né, il a nagé, il est la noblesse dont jouissent la mode
cence, puis fréquenté le presti- pes d’écriture émergent. D’abord, pathie, que je me suis autorisé à mort », comme le note le narra- ou la parfumerie, mais c’est pour-
gieux lycée parisien Janson-de- ce ne sera pas une fiction : écrire ce qu’il a pu ressentir lors- teur ? Pierre Assouline s’interroge. tant à lui que l’historienne du genre
Sailly, ainsi que le Racing Club de « il n’aurait pas été décent » de ro- qu’il a gagné ou perdu des courses, Il ne sait par où commencer. Lors Valentine ­Pétry s’intéresse ici. Jour-
France… et sa fameuse piscine en mancer une existence aussi tragi- qu’il a été arrêté, déporté… » De ce d’un déjeuner, il s’en ouvre à son naliste pour la presse féminine de-
plein air. Assouline n’est certes que, juge Assouline. Il écarte tou- choix découlent les deux autres ami Pierre ­Lemaitre, orfèvre en puis quinze ans, l’autrice constate
pas devenu champion. « Mais, à tefois l’idée d’une vraie biogra- règles. Le livre sera écrit à la troi- matière de récits haletants, et lui d’abord que le maquillage est consi-
Casablanca, l’eau était mon élé- phie, épaisse, assortie de notes, sième personne du singulier, par déroule la vie de son héros ainsi déré, dans le monde occidental,
ment, rapporte-t-il. Puis, à Paris, comme celles qu’il a consacrées à un narrateur omniscient, et non que de ses rivaux, en particulier comme un « truc de bonne femme ».
Jacques Cartonnet, le coéquipier Car c’est bien aux femmes qu’il est
que ­Nakache a toujours soup- vendu, comme un outil indispensa-
çonné de l’avoir dénoncé, et qui a ble pour devenir, être ou rester
Protégé par ses victoires été condamné à mort après la de « vraies » femmes, à la fois jolies,
guerre. « Mais pourquoi tu cher- sexy, professionnelles, confiantes
Jacques Carton- Les deux personnages paraissent représenter la France dans des compé- ches ?, réagit le romancier. Tu l’as, – ou simplement « présentables ». Or,
net est-il responsa- aux antipodes. Nakache est un héros titions. Protégé par ses victoires, celui ton attaque ! Du début à la fin, c’est il s’agit d’une industrie dont le poids
ble de la déporta- souriant, positif, un athlète endurant que l’hebdomadaire antisémite Je suis l’affrontement avec Cartonnet qui économique justifie à lui seul qu’on
tion de son rival doublé d’un résistant qui défie ses partout désigne comme « le Youtre va tenir ton récit. » Un conseil déci- y regarde de plus près. D’autant que
Alfred Nakache ? bourreaux. Cartonnet, lui, se révèle le plus spécifiquement youtre de la sif. L’après-midi même, Assouline cette industrie, par ailleurs « binaire »
L’a-t-il dénoncé, un antisémite qui se vautre dans Youtrerie » est soutenu par le commis- trouve la première phrase de son et « genrée », se révèle aussi ­industrie
provoquant son la collaboration. Mais ce qui fait saire aux sports de Vichy, Jean Borotra, livre : « Si je le ­revois, je le tue », la de l’exclusion, dès
arrestation par la la richesse du livre, c’est qu’il ne et obtient les félicitations de Pétain ! formule que se répète Nakache lors qu’elle s’adresse
Gestapo, en 1943 ? La preuve absolue se contente pas de mettre en scène Même à Auschwitz, il reste « d’une cer- après s’être convaincu que tout « avant tout aux fem-
manque. Mais, en retenant cette cet affrontement binaire. taine manière » protégé, écrit Assou- son malheur vient de Cartonnet. mes cis, hétéros
hypothèse très plausible, et en A travers l’incroyable parcours de line. Jusqu’à ce que la presse le donne Le Nageur achevé, Pierre Assou- et blanches ». p
axant sa biographie d’Alfred Naka- Nakache, il fournit un aperçu saisis- pour mort à Buchenwald. Et qu’il line s’est déjà immergé dans un Sophie Benard
che sur l’opposition entre le nageur sant de l’Occupation. En 1942-1943, resurgisse de l’enfer. p De. C. nouveau projet. Un gros roman à a Make up.
et son ancien coéquipier, Pierre alors que les juifs n’ont plus le droit forte teneur autobiographique. Le maquillage mis à nu,
A
­ ssouline a donné à son récit une d’accéder aux piscines en zone occu- Le Nageur, C’est Héraclite qui le professe : de Valentine Pétry,
dynamique qui tient le lecteur pée ni de participer à des manifesta- de Pierre Assouline, « On ne se baigne jamais deux fois Les Pérégrines, « Genre ! »,
en haleine jusqu’au bout. tions sportives, Nakache continue de Gallimard, 256 p., 20 €, numérique 15 €. dans le même fleuve. » p 240 p., 19 €, numérique 14 €.
0123
­Vendredi 14­ avril 2023
Mélange des genres | 7
Poésie/dessin
Christelle Dabos s’est inspirée de ses années collège pour façonner
l’atmosphère accablante qui règne dans «Ici et seulement ici»

Tous témoin, victime ou bourreau Les gisants

et les morts
Jeunesse Des musées au métro. Dans le
premier tome de Légendes (Dupuis,
2020), Emmanuel Guibert réunissait
des dessins réalisés au fil des décen-
nies en visitant différentes institu-
Pauline Croquet tions. Il en profitait pour réfléchir à son lien à l’art dans les textes
qui les accompagnaient. Ce deuxième volume collecte des cro-

B
ienvenue ici. Ou plutôt « Ici »,
avec une majuscule, comme
l’écrit Christelle Dabos. Un col-
lège anonyme à la façade jaune
et aux volets verts, avec une grande hor-
loge arrêtée. L’année scolaire démarre,
et les nouveaux élèves sont très vite au
diapason de cette microsociété, de cette
cour de récré où l’on ne s’amuse plus.
« Ici » a son fonctionnement propre,
avec ses codes qui paraissent incontes-
tables depuis des générations.
La population des élèves y est coupée
en deux : d’un côté, les élites – les
« Hauts » –, de l’autre, les sous-fifres – les
« Bas ». Dans cette hiérarchie qui, figeant
les destins d’un bout à l’autre de la scola-
rité, semble pourtant avoir été définie au
hasard ou de façon quasi divine, les pro-
fesseurs ne sont que de fugaces figu-
rants. Dès la deuxième page, Iris, l’une
des nouvelles, comprend que la 6e sonne
la fin de l’enfance et des amitiés de l’école
primaire : « Je perçois quelque chose de
foutrement féroce qui habite le collège
tout entier et me rentre dans les os. Qui
fera bientôt partie de moi. »
Loin du monde fantastique des Arches
qu’elle avait imaginé pour la tétralogie
de La Passe-miroir, son premier succès
littéraire, vendu à 1,3 million d’exem-
plaires, la romancière Christelle Dabos
entreprend cette fois de raconter une
année scolaire dans un collège comme
il en existe des milliers. Un récit choral
porté par quatre élèves qui se croisent :
Iris, que sa sœur aînée ignore superbe-
ment pour garder sa réputation ; Pierre,
le bouc émissaire ; Madeleine, l’ado au
bord de la crise mystique ; et Guy, un
membre des « Hauts » qui s’éprend
d’une fille du camp adverse. Ce texte
destiné aux adolescents décontenance
d’abord, puis percute par la justesse
avec laquelle il donne à ressentir le
­quotidien des personnages, pavé d’in-
quiétudes, d’anxiétés, de rumeurs et
d’étiquettes poisseuses.
Collège Léonard-de-Vinci, à Witry-lès-Reims (Marne). Myr Muratet
De la violence inouïe et banalisée,
Christelle Dabos évoque également
le harcèlement. Les nœuds dans le
­ventre dès le réveil. La colère sourde
de l’impuissance. La crainte du faux pas
social. La romancière, née
Ici et seulement en 1980, a puisé dans son passé
ici, de collégienne pour faire resur-
de Christelle gir des émotions universelles,
Dabos, que l’on ait été témoin, victime
Gallimard ou bourreau, parfois les trois
Jeunesse, à la fois.
256 p., 15,50 €,
numérique 11 €. A force de passer inaperçus
Dès 14 ans Ancré dans le réel, le roman se
nimbe toutefois de surnaturel
pour mieux suggérer le malaise qui
pèse sur le cœur des élèves chaque fois
qu’ils passent le portail. Ophélie, hé-
roïne de La Passe-miroir, avait la capa-
cité d’insuffler la vie mais aussi son état
d’esprit à des objets. Dans ce nouvel
quis tracés, avec les moyens du bord, au gré des cahots du train,
dans les transports en commun, en observant des inconnus as-
soupis. Quels que soient leurs âge, aspect, condition, Emmanuel
Guibert – génial auteur des séries « La Guerre d’Alan » (L’Associa-
tion, 2000-2008) et « Le Photographe » (Dupuis, 2003-2006),
Grand Prix de la ville d’Angoulême 2020 – leur accorde la dou-
ceur de son attention et la fraternité de son regard. Et parce que,
ainsi saisis, ces hommes et ces femmes peuvent faire songer
à des gisants, il marie à ces dessins des mots sur la mort. Contre
les phrases toutes faites que l’on ânonne dans la sidération,
contre l’ampoulement des condoléances convenues, contre
les phrases qui ne sont jamais assez mais souvent de trop, il met
son empathie, sa malice et l’extrême précision de son intelligence
au service de textes qui explorent son rapport à notre finitude
depuis la découverte, enfant, de La Chèvre de monsieur Seguin.
Et qui rendent hommage aux disparus qu’il a aimés. Les pages
les plus surprenantes sont consacrées à sa mère, dont il a pro-
mené durant deux jours les cendres sur les lieux importants
de leur commune existence, pèlerinage qui donna vie à douze
dessins et vingt-quatre sonnets à la bouleversante fantaisie. p
Raphaëlle Leyris
a Légendes, tome 2. Dormir dans les transports en commun,
d’Emmanuel Guibert, Dupuis, « Aire libre », 240 p., 38 €.
opus, les pupitres reculent et le bâti-
ment obéit à ses propres lois physiques.
« Ici », « et seulement ici », certains élèves
disparaissent à force de passer inaper-
çus, d’autres marchent au plafond. Le
procédé, que l’autrice rapproche elle-
même du réalisme magique, permet de
traduire matériellement les sentiments
des personnages et la complexité des
émois adolescents.
Dans cette atmosphère accablante,
quelques moments plus légers, offerts
par le jusqu’au-boutisme d’un person-
nage ou l’absurdité d’une scène, per-
mettent de sourire et de respirer un
brin. A l’issue de cette traversée de l’an-
née, l’épilogue réussit à surprendre.
A l’unisson des élèves qui ont mûri et
grandi, le lecteur, soulagé, s’étonne de
relativiser une année qui a pu lui paraî-
tre, à lui aussi, si importante et insur-
montable. p Dessin extrait des « Légendes, tome 2 », d’Emmanuel Guibert. Dupuis

Noir Lettres

Plonger D’autres gens dans l’enveloppe

avec ses Découvrir des centaines de
lettres perdues, une cargaison
homosexuel. Une femme donne
chaque semaine rendez-vous à
pulser ces lettres l’a mise mal à l’aise.
Elle s’est sentie voyeuse. « Mais si je

démons entière de bouteilles à la mer. Tel est

le privilège qu’a obtenu Adrianna
Wallis. A Libourne, en Gironde, où
Daniel Guichard, à 15 h 30, à la Fnac.
Une autre écrit à un enfant avorté.
« Seul seul seul seul », un anonyme
ne les lis pas, elles sombreront à ja-
mais dans les limbes, plaide-t-elle.
Les lire, c’est peut-être les faire “arri-
aboutissent les envois mal adressés, remplit des pages entières de ce mot ver’’. » En voici donc un échantillon,
Trente pages avant la fin du roman, La Poste a autorisé l’artiste à s’im- unique. Une missive est envoyée au un peu brut. La mention imprimée
Thomas Sénéchal se sent de plus en plus merger dans ceux dont nul indice « Grand Maître de l’Univers » – le fac- sur les emballages dans lesquels
mal à l’aise. Avec l’explosion des plaintes pour violences sexuelles, n’avait permis d’identifier l’expédi- teur a coché la case : « Pli refusé par La Poste réunit ces papiers résume
les soupçons qu’il sent peser sur tous les hommes ou presque, le teur ou le destinataire. Des courriers le destinataire ». Des énigmes, aussi : tout : attention, « fragile » ! p De. C.
quadragénaire s’interroge : qu’est-ce qu’un type bien, désormais, et parfois joyeux, souvent poignants « Colette Poulette, je ne peux rien a Les Lettres ordinaires,
qu’est-ce qu’un bon père ? Ces interrogations traversent le qua- ou involontairement cocasses. Un te dire aujourd’hui. A plus tard. » d’Adrianna Wallis, postface d’Arlette
trième roman de l’écrivain et journaliste Fabrice Tassel. Un roman homme annonce à sa tante qu’il est Adrianna Wallis le reconnaît, com- Farge, Manuella Editions, 160 p., 22 €.
noir psychologique prenant, dont le rythme s’accélère au fil des
­pages. Sans effet de manches, d’une écriture attentive aux détails de
la vie provinciale, l’auteur y saisit les doutes et remises en question
de toute une génération.
PUBLICITÉ
A commencer par ceux de Thomas. Un soir, en Bretagne, il a mar- 20 avril 2023
ché le long de la mer avec son fils de 10 ans. Le garçon a couru sur
la jetée, buté sur un anneau d’amarrage, il a chuté dans l’eau et s’est REMISE DU PRIX DU ROMAN
noyé. Simple accident ? La juge d’instruction hésite. Avant de clore le
dossier, elle revoit tous les protagonistes. Elle découvre que Thomas D’ÉCOLOGIE
est plus complexe que l’image qu’il veut donner de lui-même, celle
d’un père valeureux qui s’est jeté à l’eau pour tenter de sauver son au MOB HOTEL (Saint-Ouen)
enfant. Menteur, capable de hurler sur sa femme, il cache son jeu.
Jusqu’où va sa duplicité ? Thomas le reconnaît lui-même : son par- Un événement placé sous le signe du croisement des regards et des
cours évoque « ces personnes dans les labyrinthes transparents des cultures, avec Lucile Schmid, présidente du Prix du Roman d’éco-
fêtes foraines, qui déambulent bêtement en riant de peur, à tâtons, logie, Alexis Jenni, auteur (Goncourt 2011) et Président du Jury,
les mains devant elles, jusqu’au moment où elles baissent la garde Jacques Tassin, naturaliste et écrivain, Wayne William Snellgrove,
et se prennent une vitre dans le visage ». auteur et homme-médecine issu des Fishing Lake First Nation (Canada)
D’un côté, un tricheur endeuillé qui nage avec ses démons. De et les auteurs en lice pour le Prix : Miguel Bonnefoy, Hélène Laurain,
Annie Lulu, Jean Rolin et Sybille Grimbert.
l’autre, une juge qui déteste naviguer, mais sait où elle va. Le montage
parallèle entre leurs deux visions donne toute sa tension au roman.
Les personnages secondaires, touchants, tourmentés, lui apportent Informations Partenaire
un surcroît d’humanité. Une réussite. p et Inscriptions du
Denis Cosnard
a On dirait des hommes, de Fabrice Tassel, © Unsplash - Jessica Delp
La Manufacture de livres, 286 p., 19,90 €, numérique 12 €.
8 | Chroniques 0123
­Vendredi 14­ avril 2023

Le feuilleton
Tiphaine Samoyault les autres documents s’avèrent un peu
inutiles (et traduits à l’emporte-pièce – Les yeux
sans doute par une machine non assistée dans les poches

Les filles minuscules

« Bambine » – « petites filles », en italien.
Elles sont les protagonistes de ce récit
étrange, qui décrit de façon fragmentaire
l’éducation donnée à deux fillettes au
milieu du XXe siècle. La place qui leur
sera allouée dans le monde s’annonçant
restreinte, leur apprentissage est som-
maire, négligé. Ni daté ni situé, le texte
est à l’image de son autrice : déraciné.
Alice Ceresa, née à Bâle en 1923 dans
une famille suisse-italienne du Tessin,
connaît plusieurs migrations géographi-
ques et linguistiques durant
Bambine, son enfance, passant de l’alle-
d’Alice Ceresa, mand à l’italien et au français.
traduit de l’italien Ces mouvements la persua-
par Adrien Pasquali, dent qu’une langue façonne la
révisé par Renato Weber, personnalité : « Mes expériences
La Baconnière, d’enfant m’ont convaincue
154 p., 18 €, numérique 9 €. qu’une langue est la personne
dans son intégralité, qui pense et
qui parle, qui ressent, formule, exprime et
communique. A chaque langue son genre
de personne. Et à chaque personne sa lan-
gue », écrit-elle dans un court texte auto-
biographique au titre éloquent, « Naître
déjà émigrée ». Après des études en fran-
çais pendant la seconde guerre mondiale,
elle gagne sa vie comme journaliste en
France et en Italie, puis s’installe à Rome
en 1950 où elle travaille pour des maisons
d’édition, des projets culturels et des re-
vues. Elle écrit lentement, publie rare-
ment, mais le temps nous permet
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
élodie bouédec
aujourd’hui de saisir la force de son pro-
jet : écrire une trilogie romanesque sur
« la condition existentielle féminine », « la
vie au féminin ». Consciente de la disso-
nance entre la forme narrative qu’elle a
choisie et son projet intellectuel, elle ex-
périmente, cherche avec opiniâtreté une
écriture qui corresponde à sa conception
de la réalité. Elle trouve d’abord sa voix en
publiant La Figlia prodiga en 1967 chez
­Einaudi (Editions des femmes, 1975), où
elle met en évidence le traitement diffé-
rent fait aux fils et aux filles : alors que le
fils prodigue de la parabole évangélique
retrouve sa place dans sa famille et la so-
ciété, « la fille prodigue » qui a dilapidé son
héritage familial et patriarcal ne peut être
réintégrée : il ne lui reste que la solitude et
la révolte. Bambine, le deuxième volume
de la trilogie projetée – le troisième res-
tant inachevé à la mort de l’autrice,
en 2001 – paraît en 1990 en italien. Des
nouvelles publiées en revue, ainsi qu’un
Petit Dictionnaire de l’inégalité féminine
dont elle ne laisse que des fragments,
complètent cette œuvre tendue et rare.
Bambine est une réédition, parfaite-
ment justifiée puisque ce roman, publié
pour la première fois en français chez Zoé
en 1993, sous le titre Scènes d’intérieur
avec fillettes, n’avait pas trouvé son public
dans l’espace francophone. Le roman est
augmenté d’un dispositif un peu encom-
brant. La préface est remarquable, mais
Lord Elgin n’était ni pirate cynique
ni pillard sans scrupule. Son inten-
tion première : faire réaliser des
moulages et dessins précis, afin de
transmettre à sa patrie le sens de
l’esthétique. Une cascade de péri-
péties l’entraîna implacablement
par l’humain). Il faut entrer sans tarder
dans l’atmosphère incomparable du ro- François Angelier
man. Le décor en est posé de façon volon-
tairement artificielle, comme si l’on or-
donnait des maisons et de petits édifices Combien sont les « Pensées » de Blaise
sur une maquette, afin de pouvoir ensuite Pascal (1623-1662) ? Entre 813 et 1 500. Quel
y faire évoluer des personnages réduits et ordre leur donner, et comment les lire ?
imaginer leur existence. On s’introduit Chacun sa religion, suivant les éditions. En
ensuite dans l’une de ces maisons, péné- France, depuis l’édition dite « de Port-
trant dans l’intimité familiale, comme on Royal », en 1670, près de dix-neuf guides
dit, mais sans aucune familiarité. experts les sont décryptées, reclassées,
Tout le récit est froid, presque abstrait, chapitrées, censurées, chacun offrant une
cruel. Le point de vue est celui des deux grille miracle pour en restituer l’exact or-
petites filles, mais il n’est jamais intério- donnancement.
risé. Rien ne laisse passer le désir, la folie, Peut-on espérer qu’un jour paraisse un
les sentiments ; ni même la naïveté trop ordre définitif ? Souhaitons que non, le
souvent prêtée aux enfants. Tout est, plaisir de lire les Pensées venant de la pro-
pour elles, largement incompréhensible, gression tour à tour éblouie et angoissée
mais l’écriture-caméra qui saisit leur re- qu’on effectue parmi cette limaille d’écrits,
gard révèle un univers implacable, où leur amorces fragmentaires, esquisses médita-
vie est soumise à des lois. Ce regard dé- tives, où scintillent des
coupe le réel, à commencer par les corps pierres à la dureté absolue
du père et de la mère, saisis selon l’art du et à l’éclat mirifique. On y
blason, par les cheveux, les dents, les entre et s’en extrait à loi-
pieds et les yeux. Chacun de ces éléments sir, on s’arrête ou l’on
distingue les êtres selon leurs prérogati- s’empresse : les Pensées,
ves : ils sont plus ou moins d’autorité. La ou la totale liberté de lec-
découpe des pièces dans la maison, la dis- ture. C’est ce qui donne au
position des meubles font l’objet d’une livre de l’essayiste et histo-
auscultation tout aussi minutieuse qui rienne de l’art Marianne
dissèque les rapports de pouvoir et les Alphant sa passion et son
places minuscules réservées aux person- intensité.
nages féminins. Ni histoire méthodique du projet, longue-
La naissance puis la mort d’un petit ment mûri par Pascal, d’une « apologie de
frère ne sont pas traitées comme des évé- la religion chrétienne », ni analyse d’un es-
nements mais comme des déplacements pace de mémoire théologique, linguistique
de pièces sur un jeu de société : sauf que, et philosophique, mais « folle journée » pas-
dans cette société, aucun rôle n’est donné sée dans ce désert de Retz de la conscience
au hasard. « Fermée la parenthèse du frère chrétienne, entre vivisection de l’humaine
météorique apparu et disparu du néant nature et mystique invocation du mystère
dans le néant, la vie ne semble plus se divin… En toute ébriété intellectuelle,
­dérouler comme avant. (…) Chacun s’est ­Marianne Alphant dresse des listes, multi-
entouré d’un espace propre, ce qui rend plie les citations, confronte les lecteurs,
seulement encore plus étroites les parois ouvre des allées cavalières et caracole dans
domestiques. » Les filles grandissent. On ce labyrinthe hanté par le péché originel,
mais ouvert sur l’infini des cieux. Le plaisir
Alice Ceresa écrivait intellectuel à l’état pur.
lentement, publiait Nul hasard du calendrier. La malice
rarement, mais de la providence nous fait célébrer la
même année Blaise Pascal et Ernest Renan
le temps nous permet (1823-1892), que tout oppose, sauf l’essen-
de saisir la force de tiel : la vie de Jésus. Pascal en écrit un
son projet : écrire une Abrégé en 1655, « paraphra-
ses des Evangiles » en
trilogie romanesque 354 fragments d’une conci-
sur « la vie au féminin » sion redoutable ; Renan pu-
blie la sienne en 1863 – ap-
proche historique du Christ
les suit de la petite enfance jusqu’à l’ado- qui provoqua un des plus
lescence, on entre brièvement dans les énormes scandales de l’his-
maisons du voisinage, surtout celles où il toire culturelle française,
y a des garçons, on assiste à leurs petites égal à celui que causa la
transformations. Au fond, tous ces corps ­publication des Provincia-
demeurent impénétrables, obtus. Les les (1657), de Pascal. Révo-
questions posées par les filles restent sans qué de sa chaire d’hébreu au Collège de
réponse, comme celles des lectrices et des France en 1864, Renan n’y fera retour
lecteurs, qui ne savent pas d’où voit ni qu’en 1870, édifiant une œuvre imposante
d’où parle le regard qui décrit. La puis- de critique biblique, dont quelques tra­-
sance de ce texte est d’être antipathique… ductions (Job, Le Cantique des cantiques)
Il rejette de bout en bout l’empathie pro- et ce livre fameux de l’Ecclésiaste. Si les
pre au roman, il déjoue l’identification et ­travaux du philologue sont datés, on peut
refuse de faire des femmes et des jeunes apprécier le Renan écrivain. Là où la TOB
filles des objets d’attention. Il offre, ainsi, (traduction œcuménique de la Bible) et la
une expérience stupéfiante du renverse- Bible de Jérusalem évoquent « vanité et
ment féministe des points de vue. p poursuite de vent » (I, 14), Renan propose,
lui, « pâture de vent », faisant du vent
l’herbe tendre des « collines éternelles » et
pardé à la Grèce ce qui a fait sa re- de l’activité humaine un broutage animal,
nommée ? Mais n’est-ce pas, en fin vain et mécanique. Renan se déchaîne
de compte, notre lot commun ? à propos de l’auteur de l’écrit, le mysté-
Ne sommes-nous pas tous, cha- rieux « Cohélet », dont il qualifie la « des-
cun à sa manière, des pillards de la cription de la vieillesse » d’« éblouissantes
Grèce antique, lui dérobant idées, passes d’un magicien jonglant avec des
concepts, situations ? ­têtes de mort ».

Ce qui manque vers le pire. Les marbres furent dé-

coupés, déposés, morcelés, fracas-
sés, en partie perdus au cours de
Ce qui rend attachant ce livre
sensible est un mélange subtil
d’évocations historiques et de
Le poète et astronome
persan Omar Khayyâm

au Parthénon naufrages répétés et de négligen-

ces rocambolesques.

Confessions intimes
­confessions intimes. Dans une
prose tendue, Andrea Marcolongo
évoque notamment la figure de
son père disparu, et sa dette envers
(1048-1131) serait-il l’Ecclé-
siaste de l’islam soufi ?
Parmi ses quatrains poéti-
ques, on trouve en effet une
Au premier plan, l’histoire d’un Musée du Parthénon. Elle y mé- Lord Elgin – maudit par lui comme envers les Anciens, im- spiritualité mystique et dé-
saccage. Un pillage colossal, bru- dite parmi les sculptures muti- Athéna ? – connut échec et dé- possibles à effacer l’une comme senchantée égale à celle de
tal, stupéfiant, barbare. Ce vol an- lées de Phidias et les restes lacu- chéance, jusqu’à sa mort, en l’autre. Elle fait ainsi comprendre l’auteur biblique : « Parmi
cien parle encore de notre rap- naires des marbres antiques. Le France, disgracié, ruiné, défiguré que ce qui manque au Parthénon la jeune verdure/Dégustons
port à la Grèce antique. Le rapt de récit de cette expérience, Dé- par la maladie. La saga des mar- n’est jamais intégralement resti- le vin ardent :/L’herbe pous-
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

la frise du Parthénon par l’ambas-
sadeur anglais Lord Elgin – en-
tamé le 26 décembre 1801, pour-
suivi des mois durant – mérite
d’être revisité. C’est ce que fait
aujourd’hui l’helléniste et écri-
vaine Andrea Marcolongo, à qui
l’on doit déjà, entre autres best-
sellers internationaux, La Langue
géniale. 9 bonnes raisons d’aimer
le grec (Les Belles Lettres, 2018) et
L’Art de résister (Gallimard, 2021).
Celle dont la Grèce antique a
construit la notoriété a passé une
nuit en solitaire dans le nouveau
Déplacer placer la lune de son orbite,
la lune emprunte son titre à ce que
de son orbite, dirent les Athéniens, au
d’Andrea temps de Lord Elgin, en
Marcolongo, constatant qu’une fonda-
traduit de l’italien tion de leur univers avait été
par Béatrice emmenée à Londres.
Robert-Boissier, La mécanique de cette raz-
Stock, « Ma nuit zia obsède l’helléniste. Elle
au musée », retrace la dimension tragi-
234 p., 19,50 €. que et fortuite du massacre.
Les rapports de force fluc-
tuants entre Napoléon, l’Empire
ottoman et l’Angleterre s’y entrela-
cent avec les ruses du hasard. Car
bres manquants devient romanti-
que et politique dès que Lord
­Byron dénonce le scandale de leur
exil, entamant le combat pour
rendre à la Grèce dignité et auto-
nomie. Mais Andrea Marcolongo
ne se contente pas d’évoquer ce
passé ni d’aborder la question de
la restitution des frises, ainsi que
les problèmes soulevés par tant
d’œuvres conquises, toujours
­conservées par les musées d’an-
ciennes puissances coloniales. Elle
mêle à l’histoire sa propre trajec-
toire. N’a-t-elle pas, elle aussi, cha-
tuable. Plus que des sculptures de sera longtemps/Sur tes cen-
pierre subtilisées jadis, ce sont dres et sur les miennes. » p
chaque jour des notions, des va-
leurs, des émotions qui se trou- a Pascal. Tombeau pour un ordre,
vent empruntées aux temps d’Ho- de Marianne Alphant,
mère, de Sophocle et de Périclès. P.O.L, « Format poche », 334 p., 16 €.
Cette Grèce, à chaque génération a L’Ecclésiaste. Un temps pour tout,
réinventée, habite nos discours et traduit de l’hébreu et commenté par Ernest Renan,
nos actions. Un pas de plus : non Arléa, « Poche-Retour aux grands textes »,
seulement cela ne peut être rendu, 134 p., 8€.
mais, en vérité, rien ne manque. a Vivre te soit bonheur !
Tout, de l’antique, demeure vi- Cent un quatrains de libre-pensée,
vant, sous mille métamorphoses. d’Omar Khayyâm,
Plutôt que le saccage, la renais- traduit du persan par Gilbert Lazard,
sance permanente. p Folio, « Sagesses », 112 p., 3,50 €.
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­Vendredi 14­ avril 2023
Critiques | Essais | 9
Aparté

Jean Birnbaum
L
a scène se répète, et Patrick
Kéchichian n’a pas fini de
la décrire : quelqu’un, vous
ou moi, entend des voix ;
sa tête est pleine de phrases, de pa-
ges ; saura-t-il écrire et pas seule-
ment se payer de mots, s’affirmer
écrivain sans être un imposteur ?
De livre en livre, et à travers des
milliers de critiques publiées
dans ces colonnes, Kéchichian
l’aura martelé : relever un tel défi,
c’est partir en quête d’un certain
ordre. Un ordre à la fois vulnéra-
ble et salvateur, où la vie ne cesse
d’épouser le texte, et qu’on ap-
pelle littérature. « Avec le recul de
l’expérience enrichie d’un peu de
réflexion, ou de divagation – les
deux se confondent un peu dans
mon pauvre esprit –, voici ce que
je peux dire. Au désordre et à
l’anarchie, il est donc possible,
et même requis, d’opposer l’idée,
la volonté, le projet, la recherche
d’un ordre », résumait notre
­confrère dans le beau livre
­posthume intitulé L’Ecrivain,
comme personne, qui paraît
­quelques mois après sa mort bru-
tale, d’une crise cardiaque, le
18 octobre 2022.
Mais ne brûlons pas les étapes
et revenons au désordre inaugu-
ral. Bien avant de devenir l’une
des grandes plumes du Monde, et
du « Monde des livres » en parti-
L’antichambre
de la Grande
Terreur
Les faits sont connus depuis long-
temps. Depuis toujours, en fait, puisqu’il
s’agit d’un des rares événements soviéti-
ques d’avant-guerre couverts par la presse
occidentale. Mais, pour cette raison
même, la grande vague de répression
­durant laquelle, de 1934 à 1938, Staline s’est
débarrassé de milliers de cadres du Parti
communiste, jusqu’aux derniers proches
compagnons de Lénine, tels Zinoviev,
­Kamenev ou Boukharine, a représenté « un
formidable événement-écran », écrit Nicolas
Werth au début des Procès de Moscou.
Le processus en a, en effet, masqué un
autre, plus vaste et plus profond : le déve-
Patrick Kéchichian, à Paris, en 2006. Philippe Matsas/Opale.photo loppement exponentiel d’une « gestion
policière du social » qui culminera, en 1937
et 1938, avec la Grande Terreur. Soit, non
plus un paroxysme de paranoïa cantonné
à des cercles de pouvoir, mais la systéma-
Journaliste au « Monde » durant trois décennies, tisation d’une « ingénierie sociale » visant
à purifier l’ensemble de la société des élé-
l’auteur, mort en octobre, faisait de l’écriture une quête ments censés empêcher la marche vers le
bonheur communiste. Plus d’un million
spirituelle. Son beau livre posthume en témoigne de personnes furent alors déportées ;
750 000, exécutées.
Kéchichian, « Nettoyer le parti »
Quand la première édition de ce livre est
parue, en 1987 (Complexe), les historiens,
faute d’accès aux archives – elles ne s’ouvri-

comme l’écrivain
culier, Kéchichian avait été un ront qu’au début des années 1990 –, ne pou-
enfant aux nuits agitées. Prédis- vaient avoir une idée précise de l’ampleur et
posé à l’ennui et à la morosité, ce des causes de ce massacre de masse. L’inté-
fils de rescapés arméniens avait rêt de le rééditer aujourd’hui dans une ver-
été livré au tohu-bohu des fantô- sion actualisée est de remettre les procès
mes, des images, des récits. Bien- à leur juste place, en regard de ce fait histo-
tôt, deux lieux parisiens, une rique majeur. Ce qui signifie en rabattre sur
­bibliothèque pour la jeunesse, Certes, mais ces livres tradui- d’une croisade disciplinée contre a trouvé l’énergie nécessaire leur importance. Mais aussi en retirer tout
L’Heure joyeuse, et la célèbre sent surtout la décision d’en sor- l’imposture et ses divers avatars : pour surmonter le désespoir et la le profit interprétatif possible.
­librairie de François Maspero, tir. Lisez la puissante trilogie qu’il « plumitifs » pour la galerie, tentation nihiliste, mettre un Or, ce profit est grand, démontre l’auteur,
La Joie de lire, lui firent entrevoir a signée dans la collection « Fic- « marquis » cyniques, « thuriférai- peu d’ordre dans les « tempêtes tant les archives des procès mettent au jour,
la possibilité d’un apaisement. tion & Cie » des éditions Seuil res d’eux-mêmes » et autres gros de rien » qui menaçaient de l’em- à leur échelle réduite, les mécanismes
Mais le tumulte demeurait, l’an- (Les Origines de l’alpinisme, malins. porter. Tant qu’il était journa- à l’œuvre à l’échelle supérieure. Pourquoi
goisse aussi, et ce fut encore dans L’Aiguille de minuit, Des princes et liste, tant qu’il fut de ce Monde, fallait-il purger le parti ? La réponse renvoie
une confusion fébrile que Kéchi- des principautés, 2001, 2004, Une lutte intime Patrick Kéchichian n’osa jamais à la contradiction fondamentale du régime,
chian plongea dans l’écriture. 2006), et vous en ferez le constat : D’où le mélange de faiblesse proclamer vraiment la croyance entre l’action d’un parti défini comme l’in-
Celle du journal intime, d’abord. chaque ­volume intensifie cette ­exhibée et de mordant assumé qui l’inspirait, celle qui lui don- terprète de supposées lois objectives de
Puis celle de la critique littéraire, fidélité au chaos intérieur pour le qui nourrit le style de Patrick nait des ailes, le transportait si l’histoire et une réalité catastrophique.
qu’il pratiqua durant trois décen- hisser vers un dehors supérieur, ­Kéchichian, ce pamphlétaire fort qu’il pouvait en- Seuls des complots pouvaient justifier un
nies au Monde, où il était entré où le rapport à l’écriture ne serait ­désarmé. Mélange que l’on re- fin se sentir à sa L’Écrivain, tel échec. Et, dès lors que la propagande ne
comme garçon d’étage. « Les plus ni honteux ni orgueilleux ; trouve, plus pur que jamais, dans place, hors de lui, loin comme suffisait plus à convaincre le peuple qu’il
­livres qu’il m’arrive d’écrire et de chaque volume témoigne égale- L’Ecrivain, comme personne. « Qui du siècle. A la fin de personne (essai était heureux, il fallait « nettoyer » le parti.
publier reflètent également, je ment que cette conquête ne peut est vaincu se relève, s’avance armé sa vie, c’est donc en de fiction), Mais rien ne changea quand ce fut fait.
crois, ce désordre », confiera-t-il. faire l’économie d’une guerre, de son dénuement, qui est faible ardent catholique de Patrick Rien ne pouvait changer. Les lois de l’his-
est fort » : ici, le combat contre qu’il revendiqua la Kéchichian, toire étaient toujours ici, et la réalité histori-
l’imposture est une lutte intime, quête de salut, affir- préface de Didier que là. Il fallait, pour tenter de résorber leur
Extrait sans répit, le passage obligé vers mant « l’utopie d’un Cahen, « rupture », aller plus loin, au cœur même
un abandon qui vaut élucidation horizon d’écriture, Claire Paulhan, du peuple, avec une violence nécessaire-
« Qu’ai-je voulu dire ? Pourquoi tant d’obscurité et de confusion alors que de soi. « Je ne suis pas un héros », d’une existence écrite 160 p., 18 €. ment accrue par cette résistance du réel.
le but, l’urgence, était, est toujours, passionnément, d’accéder à la lumière, prévenait le narrateur de autant que vécue, A cet égard, les procès forment comme une
de m’éclairer d’elle ? (…) Pourquoi, n’ayant pu faire de moi-même un allié L’Aiguille de minuit. « Je ne suis pas mieux que vécue, rehaussée, antichambre de la Grande Terreur, et le livre
substantiel, suis-je devenu mon pire ennemi, mon tortionnaire, lassé mais fou », proteste, sourire aux lèvres, exaucée ». A ses yeux, être auteur de Nicolas Werth, une lumineuse miniature
­attentif ? A la fin, ces questions elles-mêmes ne couvrent-elles pas d’un som- le dernier Kéchichian, et cette « comme personne », c’était tra- des mensonges du communisme soviéti-
bre nuage toutes les réponses rationnelles qu’elles sont, que je suis, en droit certitude nourrit désormais une verser le Moi et sortir du jeu, se que. Ou, si l’on veut, de ce communisme,
d’attendre ? Et ce point de départ n’est-il pas, en réalité, final ? Assailli par ces forme d’héroïsme, « un héroïsme forger un nom pour mieux faus- défini par son mensonge même. p
questions, et d’autres encore que je n’aurais ni l’audace ni le courage de ten- secret, sans éclat ». ser compagnie. C’était surtout Florent Georgesco
ter de formuler, encombré de cette rumeur anxieuse, envahi par cette tumeur D’où lui venait cette soudaine faire de la littérature un espace
en pleine croissance, fatigué, fatigué, fatigué, je me suis endormi. Jusqu’à ce assurance ? De la foi, précisément vide, abîme de grâce auquel on a Les Procès de Moscou, de Nicolas Werth,
nouveau matin. Celui où tout commence – ou recommence, allez savoir ! » de sa foi dans la religion du accède par une pleine espérance, nouvelle édition revue et augmentée,
Christ. « Vous souriez ? Il n’empê- dans la douce vibration d’un san- Les Belles Lettres, « Le goût de l’histoire »,
L’Écrivain, comme personne, page 130 che », c’est bien là que Kéchichian glot victorieux. p 240 p., 13,90 €, numérique 10 €.

Pour les Alliés et les forces de l’Axe, toutes les routes mènent à Téhéran
Contraint de renoncer à sa neutralité, l’Iran joua un rôle central pendant la seconde guerre mondiale, démontrent Christian et Pierre Pahlavi

­ irecteur adjoint du département

d c­ ontinents (Europe, Afrique, Asie) a été, Autrement dit, point de victoire sans la ment décidé, sans tenir compte de l’avis
des études de la défense au Collège de fait, au centre des réflexions straté­- maîtrise de l’Iran, puisque toutes les rou- des Iraniens, d’occuper l’Iran, ce qu’ils
des Forces canadiennes de Toronto, il giques des belligérants. tes mènent à Téhéran, même la voie di- font en août 1941. Le chah, Reza Chah
apporte toute son expérience dans le plomatique – la capitale iranienne ac- Pahlavi (1878-1944), est alors obligé
domaine militaire. Le tout s’harmonise Un nouvel ordre international cueillera la conférence des Alliés, à d’abdiquer, au profit de son fils Moham-
Gaïdz Minassian dans un récit de guerre complet et Pour les Alliés, l’Iran est le corridor per- l’automne 1943, à l’issue de laquelle mad, qui restera au pouvoir jusqu’à la
­attrayant, qui associe souvenirs de fa- mettant de livrer à l’Union soviétique Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill révolution de 1979.

L’
une des particularités de l’his-
toire militaire est qu’elle tend
à faire ressortir la valeur géo-
politique fondamentale des
Etats en conflit à travers le temps. C’est
précisément ce que le lecteur est invité
à découvrir dans Le Pont de la victoire,
de Christian et Pierre Pahlavi, consacré
au rôle de l’Iran lors de la seconde
guerre mondiale. Un pays que l’un et
l’autre connaissent bien, puisque Chris-
tian Pahlavi est le neveu de Mohammad
Reza Pahlavi (1919-1980), le dernier
chah d’Iran. Quant à son fils, Pierre,
mille et analyses stratégiques.
A la lecture de cette enquête sur le sort
que les Alliés et les forces de l’Axe ont ré-
servé à l’un des plus vieux Etats du
monde, une idée centrale se dégage :
la puissance qui domine l’Iran détient
l’une des clés de la victoire, car si ce pays
n’a jamais constitué un front à part en-
tière durant les six ans de combat, sa
domination politique et économique
est vitale pour le camp qui veut l’empor-
ter. Sans adopter une approche irano-
centrée, les deux auteurs montrent
que ce géant à cheval sur plusieurs
les matériels militaires nécessaires à l’ef-
fort de guerre. Contrôler le pays, riche en
hydrocarbures, assurerait en outre aux
Anglais des ressources énergétiques im-
menses et une protection de l’Empire
des Indes. Pour les puissances de l’Axe,
l’Iran constitue un objectif prioritaire
afin de renforcer la machine de guerre al-
lemande et de battre Moscou. Dominer
l’Iran offrirait aussi à Berlin la possibilité
de relier le front de l’Est au front africain,
tout en brisant les routes commerciales
britanniques entre l’Europe et l’Inde, et
en se rapprochant ainsi du Japon.
et Joseph Staline jettent les fondations
du nouvel ordre international. Les co­-
auteurs reviennent sur cet événement
majeur de la seconde guerre mondiale,
mais expliquent surtout ce qui l’a per-
mis : le fait que le pouvoir impérial ira-
nien n’a pas été en mesure de conserver
sa neutralité, comme il l’aurait voulu.
Quand, en effet, l’enjeu stratégique
perse a dépassé les capacités de résis-
tance du chah, il lui est devenu impossi-
ble de tenir face aux pressions des Alliés
et des Allemands, si bien que Soviéti-
ques et Britanniques ont conjointe-
Privé de sa neutralité par la force, l’Iran
demeure, à partir de là, un Etat pivot, un
Etat tampon, un Etat transit, insistent
les deux auteurs pour mieux démon-
trer, soixante-dix-huit ans après la fin
de la seconde guerre mondiale, la place
centrale du géant perse dans l’ordre
mondial, quel que soit le régime en
place à Téhéran. p
Le Pont de la victoire. L’Iran dans
la seconde guerre mondiale,
de Pierre Pahlavi et Christian Pahlavi,
Perrin, 492 p., 25 €, numérique 17 €.
10 | Rencontre 0123
­Vendredi 14­ avril 2023

Hélène Dorion

«Ecrire pour
apprendre
à être
et à aimer»
La poète et romancière québécoise est la première
autrice vivante à figurer au programme du bac
de français, avec « Mes forêts », qui sort en poche

Raphaëlle Leyris
Parcours

P
our beaucoup de jeunes
Français, à partir de la ren-
trée prochaine, la poésie 1958 Hélène Dorion naît
aura le visage d’Hélène à Québec.
­Dorion – soixantaine cha-
leureuse, cheveux blonds, 1983 Elle publie son premier
yeux clairs – et son accent – québécois. recueil de poésie, L’Intervalle
L’écrivaine est la première autrice vivante prolongé, suivi de La Chute
à voir son œuvre inscrite au programme ­requise (éditions du Noroît).
de première générale et technologique, et Hélène Dorion, à Montréal, en 2017. Maxyme G. Delisle
donc au bac de français. Pour explorer 2002 Premier roman,
la « Poésie du XIXe au XXIe siècle », durant Jours de sable (Léméac ;
trois ans, les professeurs de lettres La Différence, 2003).
­choisiront d’étudier avec leur classe soit d’un colloque universitaire international pendant le confinement du printemps
2005 Elle reçoit en France le qui lui a été consacré à l’université Paris- 2020, qu’elle a passé, immobile, « à
prix Mallarmé pour l’ensemble Ouest-Nanterre en 2009, elle est, outre- Extrait l’écoute du bruissement des arbres et des
« La poésie est quelque de son œuvre. Atlantique, une personnalité de premier pulsations du monde », se souvient-elle.
chose qui se transmet, plan. Ses livres, de fiction comme de poé- « Mes forêts sont un champ Les poèmes de Mes forêts disent certes
se partage, cette conviction 2006 Prix du gouverneur sie (en tout, une trentaine), font événe- silencieux/de naissances l’émerveillement, mais surtout l’inquié-
général du Canada pour Ravir : ment, de même que les spectacles qu’elle et de morts/la mémoire tude. Ils témoignent d’une obstination à
m’habite depuis toujours » les lieux (La Différence, 2005). écrit – à l’été 2022 a été monté l’opéra sur de saisons/qui se lèvent contempler les choses en y cherchant
Marguerite Yourcenar qu’elle avait ima- et retombent sans cesse du nouveau. « On peut, expli-
2006 Elle est élue à l’Académie giné avec Marie-Claire Blais (1939-2021). que Hélène Dorion, regarder comment la
La Rage de l’expression, de Francis Ponge des lettres du Québec. Hélène Dorion avait l’âge des élèves qui mes forêts sont du temps lumière traverse une forêt pendant toute
(Gallimard, 1952), soit le Cahier de Douai, plancheront sur son œuvre quand elle a qui s’immisce/à travers tronc une journée et se dire que l’on sait désor-
d’Arthur Rimbaud (1870), soit son livre 2009 L’université Paris-Ouest- eu pour la première fois l’intuition de la branche racine/elles traver- mais tout de ce phénomène. Ou l’on peut
à elle, Mes forêts (Bruno Doucey, 2021). Nanterre accueille un colloque place que la poésie prendrait dans son sent le feuillage du jour/cap- penser que l’on n’en sait rien, et choisir de
­Excusez du peu. international consacré existence : « En classe, une professeure s’est turent l’ombre capturent recommencer. » Elle établit un parallèle
Après quelques semaines de tournée à l’œuvre d’Hélène Dorion. levée de sa chaise et s’est mise à se prome- l’éclat entre cette patiente démarche poétique et
française, au printemps, liée à cette mise à ner entre nos tables en récitant un poème. le refus du découragement face à l’état du
l’honneur, qui s’accompagne du passage 2022 L’opéra Yourcenar-Une île J’ai pensé qu’elle avait accès à un monde elles sont la solitude dissé- monde et son « chaos » : « On peut se dire
en poche de Mes forêts avec une édition de passions, écrit avec Marie- que je ne connaissais pas, et que j’ai eu en- minée/comme poussière de que tous les chemins semblent sans issue,
augmentée, la poète et romancière dé- Claire Blais, est présenté vie d’approcher. » Elle a commencé par un notre passage/une poignée et cela mène au fatalisme, au pessimisme,
couvre progressivement l’importance du à l’Opéra de Montréal. détour, durant ses études, du côté de la de roches/qui savent voire au cynisme. Ou l’on peut reprendre ce
rituel du bac en France. « Au Québec, il philosophie, avec un tropisme marqué les âges mes forêts/sont à quoi on pense avoir déjà réfléchi mille fois
existe un baccalauréat, mais il se passe pour les auteurs « les plus littéraires » – des des traits de craie noire/ pour chercher les angles morts, trouver ce
vers 20 ans [il correspond à la licence] et cohérence avec [sa] démarche » : « C’est im- présocratiques à Nietzsche, Camus et Sar- les lettres désarticulées de qui nous a échappé, et d’où viendra peut-
n’a pas le même statut symbolique », dit- portant de dire et surtout de montrer que tre. A la frontière entre les genres, combi- mots/inconnus d’un matin être une solution. » Mes forêts part du plus
elle au « Monde des livres », un matin de la littérature est vivante, qu’elle est en train nant « la pensée et la sensibilité », les écrits qui hésite à venir concret, de ce qui paraît le mieux connu,
mars, dans un café parisien. A mesure de se faire. La poésie est quelque chose qui du Québécois Jacques Brault (1933-2022) l’écorce, l’humus, les feuilles.
qu’elle prend conscience du nombre de se transmet, se partage, cette conviction ont accompagné son basculement vers la elles sont des ossements/ Hélène Dorion et son éditeur ont fait le
jeunes gens potentiellement touchés par m’habite depuis toujours, comme la certi- poésie. Grâce à lui, notamment – on peut que lèche l’invisible/une géo- choix d’accompagner l’édition de poche
ses textes augmentent la « joie » et la tude qu’elle est une compagne pour la vie. » aussi citer Philippe Jaccottet, Yves Bonne- métrie de souffles/et de pas du livre, qui servira aux classes, d’un ap-
« fierté » de celle qui estime cette mise au Si le grand public français ne connaît pas foy ou Rainer Maria Rilke –, elle a eu « la qui se perdent pareil critique minimal – un texte de
programme – la nouvelle fut pour elle Hélène Dorion, en dépit des nombreux révélation de ce que les mots n’étaient pas Bruno Doucey sur l’œuvre de son autrice,
une totale surprise – « complètement en prix littéraires qui lui ont été remis et là comme un corridor de sens univoque, mes forêts sont lièvres et suivi d’un entretien avec cette dernière.
qu’ils possédaient une densité, une concen- renards/jungle d’insectes « La poésie doit être une expérience immé-
tration ouvrant les possibles ». qui scintillent/un soir d’été diate, pas seulement un objet à décorti-
A 25 ans, en 1983, elle a publié son pre- quand c’est l’hiver/elles sont quer. Il faut rencontrer le poème avant de
En quête de clairières mier livre, L’Intervalle prolongé, suivi de
La Chute requise (Noroît), qu’elle juge
coyote ours noir orignal/
sittelle geai bleu mésange »
s’interroger sur les figures de style qui s’y
trouvent », professe l’écrivaine, qui fut
Point d’élan bucolique, à l’œuvre (« mes forêts/racontent aujourd’hui, avec un sourire indulgent, également enseignante et éditrice. Ce
de champêtre rêverie, dans Mes une histoire qui sauve et détruit/ « très chargé poétiquement » : « A l’époque, Mes forêts, page 39 choix éditorial augmente, selon elle, les
forêts. Nous sommes prévenus sauve/et détruit ») n’empêche pas j’avais l’impression que la poésie devait chances que les élèves qui travailleront
dès le premier des quatre mou- de chercher comment réparer ce être du “plus”, un ajout à la quotidienneté sur ses poèmes les lisent directement,
vements qui composent ce re- qui peut l’être. De se mettre en des choses. » Mais, peu après, s’est opérée Québec a quitté la ville pour aller s’instal- plongent au cœur du texte, sans se con-
cueil de poésie : chez Hélène quête de clairières. en elle une sorte de « révolution inté- ler dans les Laurentides, sur la rive nord tenter du discours « autour », dans la
Dorion, même l’écorce est « in- A mots comptés, avec une sim- rieure » : « J’ai compris que, si je m’enga- du fleuve Saint-Laurent, une région com- perspective des devoirs à produire. Que
certaine ». La beauté est là, mais plicité d’expression admirable, geais pour la vie dans ce chemin qu’était posée à 80 % de forêts ; depuis une quin- ces jeunes gens – et leurs parents – se
le danger aussi – la menace du un lyrisme concis, Mes ­forêts par- l’écriture, il ne s’agirait pas seulement de zaine d’années, elle vit dans une autre rassurent, cependant : des livrets propo-
feu surgit dès les premiers poè- court les lieux et les époques, “faire des livres”, l’un après l’autre, mais partie du pays hautement boisée, l’Estrie, sant des lectures détaillées de Mes forêts,
mes, comme s’il était, désor- jusqu’à relire la ­Genèse dans la que ce serait une manière d’apprendre à à la frontière avec les Etats-Unis. adaptées à ce que l’on attend d’eux au
mais, aussi consubstantiel à la dernière partie. Comme si Hé- vivre, à être, à aimer – pour le dire banale- Un cadre sylvestre qui n’est évidem- bac, sont en préparation dans différentes
forêt que les rivières, l’humus lène Dorion visait rien de moins ment, mais sincèrement : à devenir un ment pas étranger à l’inspiration de maisons d’édition. « Rencontrer le
ou les arbres. On avance à tâ- que de réinventer notre rapport meilleur être humain. Et, très vite, le dé- Mes forêts – ni, d’une manière générale, à poème », dans le cas des élèves concer-
tons, souffle retenu par l’ab- au monde et à la nature. p R. L. pouillement m’est apparu comme la voie à la présence de la nature dans son œuvre. nés, pourra s’accompagner du privilège
sence de ponctuation, dans les suivre pour l’écriture et pour la vie. » En fi- Précision : Mes forêts est un livre écrit rare de « rencontrer la poète » : Hélène
bois et dans « ce temps de bile Mes forêts, nir avec la joliesse, le décoratif, « enlever d’un seul tenant, pas un recueil réunis- Dorion tient à être aussi présente que
et d’éboulis », « un temps de ko/ d’Hélène Dorion, pour arriver à l’essentiel », c’est ainsi sant des poèmes autour de la thémati- possible pour accompagner la réception
pour nos émerveillements ». Bruno Doucey, « Sacoche », qu’elle s’est mise à envisager de retra- que. Tous ont été écrits dans la perspec- de son texte par la jeune génération, avec
Mais prendre acte du chaos 160 p., 5,90 €. vailler ses textes. En 1986, la native de tive de cet ouvrage, dont une large partie l’envie de lui transmettre sa ferveur. p