DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

80E ANNÉE – NO 24588

3,60 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT LA RUÉE VERS L’EAU DE PLUIE

Enseignants non remplacés : la réalité des chiffres

▶ La récente intervention
d’Emmanuel Macron sur
la question des remplace-
ments de professeurs a
heurté bien des syndicalis-
tes et des parents d’élèves
▶ Ils lui reprochent d’avoir ▶ « C’est une distorsion ▶ De fait, selon l’enquête ▶ L’une des explications
embelli le tableau en sou- totale d’appréciation du « Monde », les indica- tient à la crise du recrute-
lignant des « résultats par rapport à ce qu’on vit teurs montrent que la si- ment, qui ne cesse de
formidables », depuis 2017, sur le terrain ! », s’insurge tuation se dégrade depuis s’aggraver, depuis 2022,
en matière de remplace- Grégoire Ensel, président six ans, dans le primaire dans l’éducation nationale
ments de longue durée de la FCPE comme dans le secondaire PAG E 10

Les thèses d’extrême droite

LA GRANDE COLÈRE DES AGRICULTEURS EUROPÉENS à la conquête des médias
la place accordée aux porte-
▶ Un peu partout dans l’UE, les manifestations s’enchaînent, notamment voix de l’extrême droite, ainsi
pour dénoncer les contraintes du Pacte vert, l’excès de normes et de taxes qu’aux sujets liés à certains faits
▶ Ces tensions, révélatrices d’un profond mal-être, inquiètent Bruxelles divers et à l’immigration, s’accroît
dans les médias généralistes. Les
PAG ES 12-13 théoriciens du « combat culturel »
mené par les sphères identitaires
s’en félicitent, soulignant l’hospi-
talité qui leur est réservée à la fois
au sein du groupe Bolloré (CNews,
C8, Europe 1, Paris Match et Le
Journal du dimanche) et dans
d’autres médias, dont la chaîne
BFM-TV, désormais perçue par
eux comme « accueillante ».
A BFM-TV, où cette évolution
suscite un vif émoi, le directeur
général, Marc-Olivier Fogiel, se
défend de vouloir imiter CNews :
« La ligne éditoriale de BFM-TV
n’est pas dictée par ce que peuvent
proposer ses concurrentes. Ces
mouvements politiques, leurs re-
présentants et leurs soutiens sont
traités comme tous les autres par-
tis du pays, à hauteur de leur
poids politique, de leur représen-
tation et des enquêtes d’opinion.
Ni plus ni moins. »
PAG ES 6-7

Culture Amérique latine

Des frictions Face aux gangs,
Dati-Hidalgo la tentation de
en vue à Paris l’autoritarisme
Du patrimoine aux Plusieurs pays de
questions budgétaires, la région, dont l’Equateur
les potentiels sujets de et le Paraguay, prennent
tension sont nombreux pour modèle le Salvador,
entre la maire actuelle, où le très populaire
Anne Hidalgo, et la minis- président, Nayib Bukele, a
tre de la culture, Rachida lancé une guerre radicale
Dati, décidée à lui contre les organisations
succéder en 2026 criminelles
Manifestation d’agriculteurs, à Nuremberg, en Allemagne, le 12 janvier. DANIEL KARMANN/DPA VIA AP PAG E 22 PAG E 3

Atlantique Enquête Inde Rencontre

Le golfe de En Italie, Narendra Modi fait Le long chemin
Gascogne fermé le parcours du temple de Ram de l’avocate
à la pêche pendant d’obstacles des son grand œuvre pénaliste
quatre semaines candidates à l’IVG nationaliste Jacqueline Laffont
PAG E 5 PAG E 15 PAG E 2 PAG E 29

VU PAR AHMAD RAHMA (TURQUIE) CARTOONING FOR PEACE

Géopolitique
Le défi
des rebelles
yéménites
en mer Rouge
Les houthistes, ces
rebelles qui contrôlent
SOLDES DANS LE PLUS GRAND ESPACE
la partie la plus peuplée
FAUTEUILS ET CANAPÉS DE RELAXATION
du Yémen, ont étendu
À PARIS : HIMOLLA, STRESSLESS®...
leur champ d’action à
la faveur du conflit entre Plus de 40 modèles exposés !
Israël et le Hamas. En atta-
quant des navires en mer ©
Rouge, ils ont révélé
leur pouvoir de nuisance
Paris 15 • 7j/7 • M° Boucicaut : 63 rue de la Convention • 01 45 77 80 40
sur cet axe crucial Paris 12 • 7j/7 • M° Nation : 54 cours de Vincennes • 01 40 21 87 53
du commerce mondial Canapés, literie, mobilier sur 3 000 m2 : nos adresses sur www.topper.fr
PAGES 18-21 ET Éditorial P. 33
Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
2|
INTERNATIONAL
Le premier ministre indien, Narendra Modi, le 30 décembre 2023, lors de l’inauguration de la gare et de l’aéroport d’Ayodhya (Uttar Pradesh). RAJESH KUMAR SINGH/AP
Inde : Modi enrôle les dieux dans sa campagne
A quelques mois des élections générales, le premier ministre inaugurera en grande pompe le temple de Ram
REPORTAGE
ayodhya (uttar pradesh) -
envoyée spéciale
L
e trajet en avion, l’un des
premiers à effectuer la
liaison directe Delhi-
Ayodhya, a vite donné la
tonalité de l’atmosphère qui at-
tendait sur le tarmac. Des « Jai Shri
Ram » (« gloire au Seigneur Ram »)
et autres chants ont rythmé une
bonne partie du vol transportant
les premiers hindous dans la ville
sainte de l’Uttar Pradesh, dans le
nord de l’Inde.
A l’arrivée, des groupes d’hom-
mes drapés de safran et brandis-
sant des drapeaux aux couleurs de
l’hindouisme attendaient dans un
aéroport flambant neuf, inauguré
quelques jours auparavant par Na-
rendra Modi et paré d’une im-
mense fresque murale retraçant la
vie de Ram. Jamais l’Etat indien n’a
investi autant d’argent – l’équiva-
lent de plus de trois milliards
d’euros – dans une ville d’à peine
55 000 habitants. Routes à quatre
voies, ponts, parkings, rénovation
des bâtiments, Ayodhya doit être
l’exemple, selon le chef du gouver-
nement de l’Uttar Pradesh et
moine fanatique, Yogi Adityanath,
« de la nouvelle Inde », une Inde dé-
vote où le politique et le religieux
ne font plus qu’un.
Boycott de l’opposition
Entièrement dédiée à Ram,
« prince d’Ayodhya », la ville affi-
che partout, jusque sur les abris
de bus, des imageries de ce dieu
vénéré et d’Hanuman, le dieu-
singe, les deux héros de l’épopée
du Ramayana. Les propriétaires
de magasins, hindous ou musul-
mans, n’ont pas eu le choix : leurs
devantures, repeintes par le gou-
vernement, arborent désormais
la mention « Jai shri Ram » ainsi
que des symboles hindous, dont
le svastika. Pour rejoindre Ayod-
CHINE
PAKISTAN
NÉPAL
BH.
New Delhi
BANG.
BIRMANIE
Ayodhya
INDE
Golfe
Mer du Bengale
d’Oman
SRI LANKA
500 km
hya, une route majestueuse de
13 kilomètres, surnommée le
Rampath, le « chemin de Ram », a
nécessité la destruction de mil-
liers de maisons, magasins, tem-
ples et mosquées. C’est cette
route que le premier ministre,
Narendra Modi, va emprunter,
lundi 22 janvier, pour aller inau-
gurer le Ram Mandir, le temple
dédié à ce dieu considéré comme
le septième avatar de Vishnou,
au cours d’une cérémonie excep-
tionnelle à tout point de vue.
Le premier ministre sera au cen-
tre de l’événement. Il a écarté tous
les acteurs historiques de la ba-
taille autour de ce temple, person-
nalisant à l’extrême l’inaugura-
tion, au point de susciter la colère
des religieux, qui dénoncent son
utilisation politique, et le boycott
de l’opposition. Lors de la pose de
la première pierre, en 2020, Naren-
dra Modi avait comparé l’événe-
ment au jour de l’indépendance.
Le pays tout entier a été convié.
Des villages éphémères de tentes
ont été installés aux alentours,
sur les rives du fleuve Sarayu, un
des affluents du Gange, pour ac-
cueillir des milliers de fidèles. Des
dizaines de jets privés transporte-
ront l’élite indienne, industriels,
stars de Bollywood, hommes poli-
tiques, 7 500 personnes sont at-
tendues. Des écrans géants, ins-
tallés dans tout le pays et dans les
grandes ambassades indiennes à
travers le monde, retransmet-
tront en direct le moment où
Modi, entouré de prêtres hin-
dous, installera une statue de
Ram dans le sanctuaire.
L’édifice religieux, couvert
d’échafaudages, n’est pas achevé,
et la ville ressemble à un vaste
chantier à ciel ouvert, mais Naren-
dra Modi a décidé de ne pas atten-
dre l’achèvement des travaux
commencés en 2020. Le nationa-
liste hindou a fait du Ram Mandir
son arme fatale pour remporter
un troisième mandat à l’issue des
élections générales, prévues au
printemps. Il sait que le 22 janvier
entrera dans l’histoire de l’Inde.
Les nationalistes hindous atten-
daient ce moment depuis des dé-
cennies, presque un siècle.
Le temple a été bâti à l’endroit où
s’élevait une imposante mosquée
dotée de trois dômes, construite
au XVIe siècle par l’empereur Ba-
bur (1483-1530), fondateur de l’em-
pire moghol. Il n’en reste que des
images d’archives, car le 6 décem-
bre 1992, une foule de fanatiques
hindous l’a réduite à néant, en
quelques heures, à coups de pio-
ches et de marteaux, affirmant
que la mosquée avait été elle-
même construite sur les ruines du
temple de Ram, érigé sur le lieu de
Le temple
a été bâti
là où s’élevait
une mosquée
du XVIe siècle,
détruite par
des fanatiques
hindous en 1992
sa naissance. Depuis, la question
de sa reconstruction, instrumen-
talisée par les nationalistes hin-
dous, a été le plus grand généra-
teur de divisions communautai-
res et le meilleur vecteur de mobi-
lisation de l’électorat hindou.
La destruction de la mosquée
Babri s’était accompagnée d’une
vague de violence aveugle dans le
pays. Plus de 2 000 personnes
avaient péri, principalement des
musulmans. A Ayodhya, la plu-
part des maisons et échoppes mu-
sulmanes ont été incendiées ou
vandalisées. Narendra Modi avait
lui-même organisé, deux ans
auparavant, un grand mouve-
ment en faveur du Ram Mandir :
une procession en char, menée
par un député et dirigeant du Parti
du peuple indien (BJP), Lal Krishna
Advani, sur 10 000 kilomètres de-
puis le temple de Somnath (Guja-
rat), jusqu’à Ayodhya, et qui avait
semé la violence sur son passage.
L’enterrement du sécularisme
Sans qu’aucune preuve scientifi-
que de l’existence du temple de
Ram ne soit apportée et malgré la
profanation de la mosquée de Ba-
bur, la Cour suprême a fini par
trancher, en 2019, une longue ba-
taille judiciaire en faveur des hin-
dous, autorisant la construction
d’un nouvel édifice. Une cin-
glante défaite pour les 200 mil-
lions d’Indiens musulmans, en
voie d’extrême marginalisation
depuis l’accession de Modi au
pouvoir en 2014. Un terrain alter-
natif leur a été alloué pour la cons-
truction d’une mosquée à une
vingtaine de kilomètres d’Ayod-
hya, à Dhannipur, un village à ma-
jorité musulmane qui, pour
l’heure, n’est qu’un terrain vague.
« Nous avons accepté le juge-
ment de la Cour suprême. Que
pouvions-nous faire ? Nous
n’avons pas d’autre choix que de
nous soumettre à une décision qui
Narendra Modi,
se veut
« l’empereur des
cœurs hindous »,
dont Ayodhya
représente le
couronnement
n’est pas judiciaire, mais politi-
que. Nous ne sommes pas contre
le Ram Mandir, nous respectons
les croyances des hindous, mais ce
qui s’est passé est inacceptable.
On ne peut pas construire en dé-
truisant », s’insurge Zameer
Rana, propriétaire d’un magasin
de marbre à Ayodhya, et activiste.
Pour les partisans de la laïcité, le
22 janvier symbolise beaucoup
plus que l’ouverture d’un temple :
il enterre les valeurs fondatrices
de l’Inde, le sécularisme qui com-
mandait à l’Etat de traiter toutes
les religions à égalité pour faire
vivre dans l’unité une société
multiconfessionnelle composée
d’une majorité d’hindous, mais
aussi de musulmans, la plus forte
minorité au monde, ainsi que de
chrétiens, de sikhs, de jaïns.
Narendra Modi, conformément
aux vœux des fondateurs de l’hin-
dutva, l’idéologie des nationalis-
tes hindous, transforme pas à pas
le pays en une « nation hindoue »,
l’Hindu Rashtra. Il n’est plus seu-
lement le chef de gouvernement,
il est aussi le grand prêtre, « l’em-
pereur des cœurs hindous »
comme il aime se présenter, dont
Ayodhya représente le couronne-
ment. L’Inde a basculé dans une
sorte de théocratie de fait. « Le
nouveau temple est un symbole de
triomphalisme religieux, un signe
que ce pays devient de plus en plus
un pays hindou », assure l’histo-
rien Ramachandra Guha.
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
« Le 22 janvier représente un nou-
veau chapitre pour l’Inde, renché-
rit Mujibur Rehman, professeur
de science politique à l’université
Jamia. Cette inauguration gran-
diose, si elle avait été accompagnée
d’un modeste effort du premier mi-
nistre pour encourager la construc-
tion d’une nouvelle mosquée,
aurait pu apporter une grande ré-
conciliation. Mais ce n’est pas le
cas. Le premier ministre a choisi de
se concentrer uniquement sur le
Ram Mandir, se présentant ainsi
comme le premier ministre des hin-
dous, et non de tous les Indiens. »
D’autres mosquées menacées
Les musulmans redoutent que le
22 janvier ne soit le prélude à un
plan visant à raser d’autres gran-
des mosquées dans les villes hin-
doues considérées comme sa-
crées. « Je crains, assure Mujibur
Rehman, que cela n’enhardisse des
sections d’hindous à rechercher
des stratégies similaires à celles de
la campagne d’Ayodhya pour
d’autres structures prétendument
contestées. La mosquée de Gyan-
vapi, à Bénarès, est déjà devant les
tribunaux et celle de la ville de Ma-
thura est menacée. Dans le sud du
pays, une liste de sites a déjà été
établie par un député du BJP,
Ananta Kumar Hegde. Le 22 janvier
va donner lieu à un nouveau cycle
de revendications et de contre-re-
vendications concernant des dizai-
nes de mosquées prétendument
contestées dans toute l’Inde, et pro-
voquer de graves tensions. »
Onze jours avant la cérémonie,
Narendra Modi a fait savoir qu’il
commençait un rituel spécial et
un jeûne. « Le Seigneur a fait de
moi un instrument pour représen-
ter tout le peuple indien lors de la
consécration », a-t-il assuré. En at-
tendant, le pays s’est pavoisé de sa-
fran, balayé par le souffle des na-
tionalistes hindous. p
sophie landrin

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Le « modèle
Bukele »
fait école en
Amérique latine
Plusieurs Etats s’inspirent des
méthodes drastiques du président
du Salvador contre les gangs
D
es dizaines de détenus
le corps couvert de ta-
touages, en caleçon,
assis par terre en rangs
serrés, mains sur leur crâne rasé :
le président du Salvador, Nayib
Bukele, a pris l’habitude, ces der-
nières années, de diffuser ces mi-
ses en scène dans les prisons de
son pays pour promouvoir sa po-
litique de main de fer contre les
gangs. En ce début janvier, pour-
tant, ces images ne provenaient
pas du Salvador, mais d’Equateur.
Après l’explosion de violence
qui a secoué ce pays entre le 8 et le
10 janvier, son tout nouveau prési-
dent, Daniel Noboa, a adopté des
mesures drastiques copiées sur
celles de son homologue centra-
méricain : état d’urgence, militari-
sation des rues et des prisons, ar-
restation de centaines de jeunes
tatoués, construction de centres
pénitentiaires de haute sécurité,
et ce, a annoncé le président, par
les mêmes ingénieurs que ceux
qui ont conçu une « méga pri-
son », inaugurée en février 2023 au
Salvador. « Ceci est une guerre con-
tre le terrorisme », a répété à main-
tes reprises le jeune chef d’Etat,
rappelant là encore la « guerre con-
tre les gangs » lancée deux ans
plus tôt par Nayib Bukele.
Le président salvadorien est, de
fait, devenu une référence dans
toute la région. « Nous avons be-
soin d’au moins deux Bukele », avait
affirmé feu le premier vice-prési-
dent du Congrès péruvien, Her-
nando Guerra Garcia (droite popu-
liste), alors que le maire de Lima,
Rafael Lopez Aliaga (extrême
droite), vantait « le miracle Bu-
kele ». Au Guatemala, pas moins de
trois candidats à la présidentielle,
dont Zury Rios, avaient promis
d’adopter le modèle salvadorien.
Au Brésil, le retour des orpailleurs dans la réserve indigène yanomami
Un an après l’expulsion des chercheurs d’or engagée par le président Lula, l’activité a repris, faute de continuité dans l’action publique
rio de janeiro - correspondance
U n an après la tentative
d’expulsion par le gou-
vernement brésilien des
milliers d’orpailleurs clandestins
qui ont provoqué une crise sani-
taire dans la réserve indigène des
Yanomami, dans l’Etat du Ro-
raima (nord de l’Amazonie), la po-
pulation locale dénonce la reprise
des activités minières.
« Nous ne savons pas combien ils
sont, ni combien de mines restent
actives, mais nous savons que l’or-
paillage augmente tous les jours »,
alertait Dario Kopenawa Yano-
mami, un dirigeant du peuple in-
digène yanomami, le 14 septem-
bre 2023 dans le journal Valor Eco-
nômico. « Les Yanomami n’arrivent
plus à dormir à cause du bruit des
avions [utilisés par les orpailleurs
pour se ravitailler et transporter
l’or], des moteurs et des machi-
nes », poursuivait-il.
Sur place, la situation sanitaire
est inquiétante. « Les maladies
sont de retour », pointe Dinamam
Tuxa, coordinateur exécutif de
l’Articulation des peuples autoch-
tones du Brésil. Selon le ministère
Certains ont déjà joint le geste à
la parole. Au Paraguay, le prési-
dent Santiago Peña (droite) a re-
connu s’être inspiré de Nayib Bu-
kele en lançant, fin décem-
bre 2023, une opération militaire
dans la prison de Tacumbu, à
Asuncion, avec les mêmes images
de détenus en caleçon. « Bukele a
été à l’origine d’un changement ra-
dical et ça a puissamment attiré
notre attention », a-t-il expliqué
lors d’un entretien à la chaîne
CNN en Español. En Equateur, le
prédécesseur de Daniel Noboa,
Guillermo Lasso (droite), avait lui-
même décrété une vingtaine de
fois l’état d’urgence entre 2021 et
2023 et lancé l’armée dans les rues.
Les rues pacifiées
Mais en quoi consiste exacte-
ment le « modèle Bukele » ? En
mars 2022, face à une sanglante
vague d’homicides (87 assassi-
nats en un week-end), le prési-
dent salvadorien avait décrété un
« régime d’exception » et déclaré
la « guerre », suspendant une sé-
rie de libertés individuelles. Les
placements en détention ont pu
se faire sans mandat et de nom-
breuses personnes ressemblant
à des membres de gangs, parfois
sur la foi d’un simple tatouage,
ont été arrêtées. Une prison pour
40 000 personnes a été cons-
truite en un temps record. Plus
de 75 000 personnes ont été in-
carcérées, soit 1 % de la popula-
tion du pays. L’état d’exception,
renouvelé vingt-deux fois, est de-
venu la règle.
Le résultat est sans appel : les
rues ont été pacifiées et la popula-
tion a pu renouer avec une vie
normale. Selon les chiffres offi-
ciels, le taux d’homicides est
passé de 36 à 2,4 pour 100 000 ha-
de la santé, 308 Yanomami sont
morts entre janvier et novem-
bre 2023, presque autant
qu’en 2022 (343), notamment des
suites de pathologies provoquées
par des parasites (36), comme le
paludisme, ou de malnutrition
(29). Parmi les morts de 2023, plus
de la moitié (162) étaient des en-
fants de moins de 4 ans.
Ces maladies sont la consé-
quence directe de l’orpaillage : la
déforestation, liée à la construc-
tion des chantiers des mines, ainsi
que l’eau qui stagne dans les fosses
abandonnées favorisent la prolifé-
ration de moustiques porteurs de
parasites. En outre, le mercure uti-
lisé pour séparer l’or du minerai
contamine les rivières et tue la
faune, privant les quelque
30 400 autochtones d’une partie
de leurs moyens de subsistance.
Le président brésilien, Luiz
Inacio Lula da Silva, avait pourtant
promis, en début de mandat,
en 2023, qu’il allait « mettre un
terme » à l’orpaillage illégal. Sous le
gouvernement de son prédé-
cesseur, le président d’extrême
droite Jair Bolsonaro (2019-2022),
la baisse des fonds attribués à
Capture d’écran d’une vidéo montrant l’inspection de cellules, dans une prison du Salvador, le 10 janvier. PRÉSIDENCE DU SALVADOR VIA REUTERS
bitants entre 2019 et 2023. Trau-
matisés par les violences que
trente années d’alternance entre
les deux partis traditionnels n’ont
pas su résoudre, les Salvadoriens
ont fait de Nayib Bukele leur
idole : sa popularité atteint 90 %,
et il devrait être réélu haut la
main le 4 février. Ses petits arran-
gements avec la Constitution, qui
interdit la réélection immédiate,
ont suscité l’indifférence.
Pas étonnant, dans ce contexte,
que de nombreux dirigeants, et
pas seulement de droite, rêvent de
dupliquer son modèle. Ainsi au
Honduras, la présidente Xiomara
Castro (gauche), longtemps oppo-
sée à la militarisation du maintien
de l’ordre, a elle aussi décrété l’état
d’urgence en décembre 2022 – re-
conduit depuis lors –, puis dé-
ployé l’armée dans les rues et les
prisons et annoncé la construc-
tion de deux centres pénitentiai-
res de haute sécurité. « Le pro-
blème de la violence dépasse les
idéologies et les clivages politiques,
souligne Kevin Parthenay, profes-
seur de science politique à l’uni-
versité de Tours. Elle est un élé-
ment structurant dans les sociétés
latino-américaines, qui empêche la
population de vivre sereinement.
Une réponse claire est attendue,
quels qu’en soient les moyens. »
l’Ibama, l’agence nationale de l’en-
vironnement, et à la Funai, char-
gée de la protection des droits des
indigènes, avait favorisé l’entrée
massive d’orpailleurs dans la ré-
gion. La mort, sous son mandat, de
570 enfants Yanomami de moins
de 5 ans de maladies évitables, et
les images d’indigènes squeletti-
ques avaient suscité l’indignation.
Accusant son prédécesseur de
« génocide », Lula n’avait pas tardé
à agir. Dès le 22 janvier 2023, il dé-
clarait « l’urgence sanitaire » dans
le territoire et fermait, dix jours
plus tard, l’espace aérien du terri-
toire indigène des Yanomami, qui
s’étend sur 9,6 millions d’hecta-
La pollution
au mercure
utilisé pour
l’orpaillage prive
les autochtones
d’une partie
de leurs moyens
de subsistance
Qu’importent les dérives
pourvu qu’on ait la sécurité, sem-
blent dire les Salvadoriens. Et el-
les sont nombreuses : détentions
arbitraires, isolement des déte-
nus, audiences de centaines de
prévenus à la fois, traitements in-
humains… Selon l’ONG Socorro,
220 personnes sont mortes en
détention depuis 2022. Sans
compter les atteintes à l’Etat de
droit par un exécutif de plus en
plus autoritaire, qui contrôle
tous les pouvoirs et persécute
fonctionnaires, magistrats ou
journalistes trop critiques.
Daniel Noboa, désigné comme
un « nouveau Bukele » ces der-
niers jours, a vite pris la peine de
s’en démarquer : « On me com-
pare à Nayib Bukele, mais nous
sommes très différents : je ne veux
pas changer la Constitution pour
rester au pouvoir », a-t-il affirmé à
la télévision, ajoutant « respecter
le droit international humani-
taire ». « La manière de résoudre
cela sera celle de l’Equateur, pas du
Salvador », a-t-il insisté.
Pour Tiziano Breda, spécialiste
de l’Amérique latine au sein de
l’ONG Acled, « l’Equateur a l’air de
prendre plutôt le même chemin
que le Honduras ». Dans ce pays,
les mêmes ingrédients n’ont pas
eu les mêmes effets et le « mo-
res, afin de couper le ravitaille-
ment des orpailleurs.
Début février 2023, le gouverne-
ment avait aussi lancé une opéra-
tion conjointe entre l’armée, la po-
lice fédérale, l’Ibama et la Funai
pour détruire les mines et les équi-
pements des orpailleurs. Soixante
et une tonnes de vivres avaient
également été distribuées aux Ya-
nomami et un millier d’entre eux
avaient été évacués en urgence,
par hélicoptère, pour être soignés
dans un centre de santé installé à
Boa Vista, la capitale de l’Etat du
Roraima. Selon le gouvernement,
l’opération avait été efficace : le
1er mai, Sonia Guajajara, la ministre
des peuples indigènes, annonçait
qu’« entre 75 % et 80 % » des quel-
que « 20 000 orpailleurs » estimés
sur le territoire l’avaient quitté.
Comment expliquer leur re-
tour ? « La politique du gouverne-
ment a manqué de continuité, re-
grette Estevao Benfica Senra, géo-
graphe à l’Institut socioenviron-
nemental, qui travaille auprès des
Yanomami depuis dix ans. A partir
d’août, l’armée a été démobilisée. »
Cela a troublé la logistique des ac-
tions menées par le reste des ac-
international | 3
Les dérives sont
nombreuses :
détentions
arbitraires,
audiences
de centaines
de prévenus à la
fois, traitements
inhumains...
dèle Bukele » s’y épuise, alors
que, contrairement à son voisin,
Xiomara Castro ne dispose pas
de la majorité au Congrès, et que
le paysage de la criminalité est
très différent de celui du Salva-
dor. Il n’empêche, les popula-
tions latino-américaines récla-
ment de plus en plus des politi-
ques de main de fer, en faisant
explicitement référence au prési-
dent salvadorien.
« Bukele, qui a su se vendre mé-
diatiquement à travers des in-
fluenceurs, youtubeurs…, se pré-
sente comme un modèle à expor-
ter, alors que l’on assiste dans la
région à un épuisement de la dé-
mocratie, à des dérives autoritai-
res et au retour d’idées fascistes
teurs publics. Le 3 décembre, la fer-
meture d’une base militaire dans
le village de Palimiu, qui servait de
réservoir de carburant, « a con-
traint la police et l’Ibama à réduire
les opérations aériennes contre les
orpailleurs », dit le chercheur.
« Climat d’insécurité »
Le départ des militaires a aussi
créé un « climat d’insécurité », no-
te-t-il. « Plusieurs médecins ont re-
fusé de se rendre dans certaines
communautés yanomami », par
crainte de se « faire attaquer par
des orpailleurs armés ».
Le gouvernement « aurait dû
trouver des solutions d’emplois
pour les orpailleurs », considère Re-
nato Sérgio de Lima, directeur de
l’ONG Forum brésilien de la sécu-
rité publique. « La plupart d’entre
eux sont des précaires, dit-il. S’ils ne
trouvent pas une autre source de re-
venu, ils vont inévitablement conti-
nuer à se tourner vers l’orpaillage. »
A la suite des multiples alertes
lancées par des membres de la so-
ciété civile, Lula a annoncé « re-
doubler [ses] efforts » dans la ré-
gion. « Nous allons devoir utiliser
tout le pouvoir de la machine publi-
où le principe même des droits hu-
mains est remis en cause », af-
firme Jeannette Aguilar, spécia-
liste des thèmes de sécurité au
Salvador.
A peine 48 % des Latino-Améri-
cains soutiennent encore la dé-
mocratie, selon la dernière en-
quête Latinobarometro. Pire :
54 % estiment qu’ils n’auraient
aucun problème à ce qu’un gou-
vernement non démocratique ar-
rive au pouvoir du moment qu’il
résout les problèmes. « Bukele a
enfermé le pays et la région dans
un faux dilemme, comme si les ci-
toyens devaient choisir entre sécu-
rité et droits humains », regrette
Juanita Goebertus, directrice de la
division Amériques de l’organisa-
tion Human Rights Watch.
Et ses méthodes sont plébisci-
tées même dans les pays consi-
dérés comme les plus sûrs du
sous-continent, comme le Costa
Rica, l’Argentine ou le Chili, à me-
sure que la violence s’y aggrave.
« Il existe une culture démocrati-
que qui va contenir cette de-
mande populaire, tempère Ti-
ziano Breda. Mais sans alterna-
tive efficace et si la situation sécu-
ritaire continue d’empirer, cette
demande augmentera. » p
johanna beeckman
et angeline montoya
que » contre l’orpaillage, a déclaré
le président brésilien le 9 janvier,
après une réunion ministérielle
convoquée pour faire « le bilan »
sur la situation des Yanomami. « Il
n’est pas possible de perdre une
guerre contre l’exploitation mi-
nière illégale », a-t-il asséné.
Le gouvernement a ainsi déblo-
qué 1,2 milliard de reais (223 mil-
lions d’euros) pour créer une
« maison du gouvernement », soit
une structure qui vise à faciliter la
coordination entre les différents
acteurs publics déployés sur le ter-
ritoire yanomami pour combattre
l’orpaillage clandestin. Trois bases
militaires « permanentes » et un
nouveau centre de santé de-
vraient également y être installés.
Ces mesures suffiront-elles pour
en finir avec ce fléau ? Le 16 janvier,
Sonia Guajajara a reconnu, lors
d’une allocution retransmise sur
son compte Instagram, avoir sous-
estimé la complexité de la crise.
« La situation ne sera probable-
ment pas résolue en 2024 », a-t-elle
déclaré, admettant qu’il faudrait
probablement « des décennies
pour résoudre le problème ». p
anne-dominique correa
4 | international
En Israël, les divisions du cabinet
de guerre s’expriment en public
L’exécutif chargé des opérations à Gaza ne s’entend pas sur leurs objectifs
jérusalem - correspondant
U
ne digue a sauté en Is-
raël, emportée par la
lente réduction des
troupes déployées à
Gaza. Incapable de décider de leur
mission à l’avenir dans l’enclave, le
cabinet de guerre, qui mène l’opé-
ration, exprime désormais publi-
quement ses divisions. Dans sa
première interview à la télévision
israélienne, l’un des membres de
ce conseil restreint, l’ex-chef d’état-
major Gadi Eisenkot, a appelé,
jeudi 18 janvier, à des élections lé-
gislatives dans les prochains mois
« afin de renouveler la confiance du
public, parce qu’à l’heure actuelle, il
n’y a aucune confiance ».
Le général acte ainsi une incapa-
cité à définir collégialement les ob-
jectifs de la guerre à court terme.
Issu de l’opposition centriste, il se
refuse à dire s’il a confiance en
Benyamin Nétanyahou et « es-
père » que le premier ministre ne
cherche pas à prolonger indéfini-
ment le conflit afin d’assurer sa
survie politique. Depuis son en-
trée au cabinet, le 11 octobre, M. Ei-
senkot a déjà laissé dire à son en-
tourage qu’il considère le premier
ministre comme un danger pour
la sécurité nationale, et qu’il en-
tendait agir lui-même comme un
garde-fou. Il a précisé, jeudi, l’avoir
déjà fait en octobre, en contri-
buant à empêcher l’ouverture
d’un front au Liban, qui aurait of-
fert au Hamas la guerre régionale
qu’il a peut-être cherché à allumer.
Le point de fixation de leur pro-
fond désaccord est aujourd’hui
l’avenir des quelque cent trente
otages capturés par le mouve-
ment islamiste, le 7 octobre, et
Au Bachkortostan, Moscou tente d’étouffer
un rare mouvement de protestation
L’arrestation d’un militant écologiste provoque des tensions dans la république musulmane
D es manifestations sans
précédent ont lieu depuis
plusieurs jours dans la
République du Bachkortostan, à
plus de 1 000 kilomètres de Mos-
cou, où vit une importante com-
munauté musulmane et turco-
phone, largement mobilisée pour
aller combattre en Ukraine depuis
l’invasion russe du 24 février 2022.
Un tel mouvement populaire est
extrêmement rare en Russie, où la
moindre critique publique est pas-
sible d’emprisonnement.
Vendredi 19 janvier, bravant la
police antiémeute et le froid
(–20 °C), près d’un millier de per-
sonnes ont défilé à Oufa, la capi-
tale de la République, pour récla-
mer pacifiquement la libération
du militant écologiste Faïl Alsy-
nov, 37 ans, condamné deux jours
plus tôt à quatre ans de prison
pour « incitation à la haine ethni-
que ». Rassemblés sur la grand-
place Salavat Ioulaïev, les manifes-
tants ont marché, dansé et chanté
des chansons en langue bachkire.
Plusieurs d’entre eux ont été inter-
pellés et emmenés par la police.
Les images du rassemblement ont
été diffusées par le site d’informa-
tion indépendant Sota vision.
Il s’agit de la troisième manifes-
tation organisée au Bachkortos-
tan cette semaine en soutien à Faïl
Alsynov, la figure de proue du
mouvement nationaliste et écolo-
giste local, une personnalité très
respectée chez les Bachkirs.
Lundi 15, puis mercredi 17 jan-
vier, près de 5 000 personnes
s’étaient rassemblées dans la
encore captifs. Le gouvernement
israélien prétend, depuis la fin
d’octobre, qu’ils ne peuvent être li-
bérés qu’en exerçant une pression
militaire immense sur l’ennemi. Si
les opérations se sont réduites
dans la métropole de Gaza, dé-
truite, en partie dépeuplée et cou-
pée du monde, elles se poursui-
vent intensément dans la périphé-
rie sud de l’enclave, à Khan Younès,
sans permettre pour l’heure ni la
libération d’otages ni la capture ou
l’assassinat des plus hauts respon-
sables du Hamas.
L’état-major, comme M. Eisenkot
et son allié au cabinet, le général
Benny Gantz, craint que l’opéra-
tion ne s’enlise sans produire plus
de résultat, faute d’objectifs clairs.
« Nous n’avons pas renversé le Ha-
mas, a affirmé M. Eisenkot, jeudi, à
la chaîne 12. La situation à Gaza est
telle que les objectifs de guerre doi-
vent encore être achevés. » Défaire
militairement le Hamas prendrait
encore de longs mois et les otages
n’ont pas ce temps, estime ce gé-
néral, qui a perdu, en décembre,
un fils, soldat engagé à Gaza. Israël
annonce chaque semaine la mort
de captifs maltraités. « Nous de-
vrions dire courageusement qu’il
Le point
de profond
désaccord
est l’avenir
des quelque
cent trente
otages capturés
par le Hamas
petite ville de Baïmak, 17 000 habi-
tants, dans le sud de la République,
où le militant était jugé à huis clos.
« A quoi bon vivre si l’on ne peut pas
s’exprimer librement ? », a-t-il dé-
claré avant sa comparution, selon
un enregistrement audio diffusé
sur les ondes de Radio Svoboda
(Radio Liberty en langue russe).
Mercredi, peu après l’énoncé du
verdict, des affrontements ont
éclaté. La police a dispersé brutale-
ment la foule qui était occupée à
jeter des paquets de neige et tout
ce qu’elle pouvait sur les forces
antiémeutes. Plusieurs manifes-
tants ont été blessés, d’autres ont
été arrêtés. Neuf parmi les inter-
pellés ont été condamnés à des
peines allant de huit à quinze
jours de prison, selon un commu-
niqué du tribunal municipal.
Mines d’or
Ethniquement mixte (Russes
37,5 %, Bachkirs 31,5 %, Tatares
24,2 %), la République est traversée
par deux revendications majeu-
res, la défense de l’environnement
et le respect des droits des peuples
autochtones. En 2020, des mili-
tants et des citoyens ordinaires
s’étaient opposés à un projet d’ex-
ploitation minière sur le mont
Kouchtau, considéré comme un
lieu sacré par les Bachkirs. L’entre-
prise qui exploite le site, la Bashkir
Soda Company, est liée aux mil-
liardaires Boris et Arkadi Roten-
berg, amis d’enfance du président
Vladimir Poutine. Pour avoir coor-
donné les manifestations, Faïl
Alsynov se retrouve alors dans la
est impossible de ramener les ota-
ges vivants dans un futur proche
sans un accord [avec le mouve-
ment islamiste] », en conclut M. Ei-
senkot. Il recommande d’arrêter
les combats durant une période
« significative », sans évoquer pu-
bliquement un arrêt clair de la
guerre, une possibilité signalée
par des fuites du cabinet de guerre
à la presse. Il s’agirait d’échanger la
totalité des otages contre l’ensem-
ble des détenus palestiniens en Is-
raël et de laisser le Hamas clamer
pour l’heure victoire.
« indécision » de M. Nétanyahou
Avant le général, le ministre de la
défense, Yoav Gallant, partisan
d’une poursuite vigoureuse de
l’opération militaire, avait lui aussi
déploré, à mots couverts, « l’indéci-
sion » de son premier ministre.
M. Gantz l’a sommé publique-
ment, mardi, de trancher sur une
liste d’orientations cruciales.
Ces tiraillements s’inscrivent
dans un timide regain de la parole
politique en Israël. L’opposition du
centre et de gauche apparaît en-
core aphone, se refusant à criti-
quer de l’extérieur la conduite de
la guerre. Les meneurs de la so-
ciété civile, qui avaient pallié les
défaillances de l’Etat, le 7 octobre,
en portant aide aux victimes, ont
choisi d’éviter tout engagement
partisan. Cependant, certains des
quelque 200 000 Israéliens dépla-
cés du pourtour de Gaza et de la
frontière libanaise commencent à
donner de la voix.
Le 9 janvier, des habitants de
Sdérot (Sud) ont protesté, à Tel-
Aviv, contre le gouvernement, qui
menace de couper leurs subsides
afin de les contraindre à rentrer
ligne de mire du Kremlin. La
même année, son association
culturelle, Bachkort, est interdite.
En avril 2023, M. Alsynov persiste
en se joignant aux grandes mani-
festations contre l’exploitation de
mines d’or à Baïmak, dans le sud
de la République, près de la fron-
tière avec le Kazakhstan. C’est là
que le militant bachkir va pronon-
cer le discours qui lui a valu quatre
ans de prison mercredi. Dans ce
discours, Faïl Alsynov aurait, selon
ses juges, « violé » la « dignité hu-
maine » des travailleurs migrants
du Caucase et d’Asie centrale en les
qualifiant de « peuple noir » (kara
khalyk en bachkir). Le militant af-
firme que ses propos ont été défor-
més, l’expression étant utilisée en
bachkir et en turc pour désigner
« les classes défavorisées ».
Riche en ressources naturelles, le
Bachkortostan est l’une des ré-
gions les plus pauvres de la Fédéra-
tion russe, ce qui fait d’elle un so-
lide réservoir de contractuels prêts
à s’enrôler sur le front en Ukraine
en échange d’une solde pouvant
atteindre jusqu’à 300 000 roubles
(3 116 euros), soit bien au-dessus du
salaire minimum fixé à 16 242 rou-
bles (169 euros).
Depuis le début de la guerre, la
Russie a abondamment puisé
dans ses minorités nationales dé-
favorisées (Bouriates, Daghesta-
nais, Tchétchènes, Bachkirs, Ta-
tars) pour grossir les rangs de son
contingent en Ukraine. Les ré-
gions au niveau de vie plus élevé,
Moscou, Saint-Pétersbourg, ont
été épargnées.
chez eux. Le 16 janvier, ceux du
kibboutz Beeri ont, quant à eux,
exigé, devant la Knesset, à Jérusa-
lem, que les responsables politi-
ques reconnaissent leur responsa-
bilité dans l’écroulement du 7 oc-
tobre. M. Nétanyahou s’y refuse : il
blâme ses généraux.
Le premier ministre demeure le
seul, avec ses alliés ultranationa-
listes et religieux, à mener campa-
gne depuis décembre, en pré-
vision du retrait prévisible des
ministres centristes de son
gouvernement, qui précipiterait
des élections. L’extrême droite,
qui menace elle aussi de quitter le
gouvernement, milite pour un
nettoyage ethnique de la bande de
Gaza et pour sa recolonisation.
Aiguillonné par ces alliés,
M. Nétanyahou a affirmé, jeudi,
qu’il attendrait une victoire totale
contre le Hamas, avant de négo-
cier avec le Hezbollah une éven-
tuelle solution politique qui per-
mettrait le retour des déplacés de
la frontière nord.
Surtout, il a accru ses attaques
contre l’administration améri-
caine de Joe Biden, qui fournit à Is-
raël les munitions indispensables
à sa guerre. Washington apprécie-
rait un changement de gouverne-
ment en Israël, qui faciliterait une
phase d’après-guerre à Gaza plus
conforme à ses vues. « Quiconque
parle du “jour d’après Nétanya-
hou” parle en réalité de l’établisse-
ment d’un Etat palestinien », a
tranché ce dernier.
Radicalisant une rhétorique an-
cienne, il assure qu’Israël doit con-
server le contrôle de l’ensemble
des territoires entre le Jourdain et
la Méditerranée. p
louis imbert
Faïl Alsynov a critiqué la guerre,
en décembre 2022, sur le réseau
social VKontakte (le Facebook
russe). La « mobilisation par-
tielle », déclarée par Poutine quel-
ques mois plus tôt, est un « géno-
cide du peuple bachkir », y écri-
vait-il. Il est alors puni d’une
amende de 10 000 roubles (envi-
ron 100 euros), un geste de clé-
mence des juges, en raison de la
popularité de l’accusé.
« Démonstrations individuelles »
Mais les temps ont changé. Alors
que Vladimir Poutine est en pleine
campagne électorale pour sa réé-
lection à un cinquième mandat,
les gouverneurs ont reçu la consi-
gne d’étouffer les foyers de ten-
sions potentiels dans les régions.
Ainsi, une dénonciation rédigée
personnellement par Radi Khabi-
rov, le président du Bachkortostan,
membre du parti au pouvoir, Rus-
sie unie, a-t-elle servi d’amorce
aux récentes poursuites judiciai-
res contre Faïl Alsynov.
La condamnation du militant a
suscité une forte indignation au
Bachkortostan. « Il n’y a pas
d’émeutes, ni de manifestations
de masse », a rassuré vendredi le
porte-parole du Kremlin, Dmitri
Peskov, évoquant des « démons-
trations individuelles relevant de
la compétence des autorités loca-
les ». Ces dernières ont une vision
différente de la crise, le président
Khabirov estimant sa République
menacée par « des appels au
séparatisme ». p
marie jégo
Afghanistan : l’appel
à l’aide du Programme
alimentaire mondial
En pleine crise humanitaire, l’agence
onusienne peine à réunir des fonds
A près l’attaque de la Russie
contre l’Ukraine, le 24 fé-
vrier 2022, l’ONU était
déjà bien en peine de mobiliser la
communauté internationale pour
venir en aide à une population
afghane confrontée à une grave
crise humanitaire, six mois après
le retour au pouvoir des talibans.
Celle du Hamas contre Israël, le
7 octobre 2023, a encore davantage
détourné l’attention des pays do-
nateurs des souffrances d’un pays
banni de la scène internationale
depuis que ses dirigeants islamis-
tes ont décidé de priver les fem-
mes d’accès au savoir, au travail et
à l’espace public. Début 2024, se-
lon le Programme alimentaire
mondial (PAM), « malgré l’ampleur
des besoins, l’appel de l’ONU pour
3,2 milliards de dollars [2,9 mil-
liards d’euros] n’était financé qu’à
40 % en décembre ».
Cet hiver, dit le PAM, « les dons se
sont effondrés en raison de la mul-
tiplication des crises sur la pla-
nète ». Résultat, l’organisation
n’est aujourd’hui en mesure de
fournir d’aide alimentaire qu’à
six millions de personnes sur les
15,8 millions d’Afghans et d’Afgha-
nes ayant besoin d’assistance.
Près de trois millions d’individus,
souvent des enfants, sont consi-
dérés comme étant en état d’ur-
gence alimentaire. « Dix millions
de gens vont donc devoir survivre
sans assistance », assure le PAM,
dans un pays où 85 % de la popu-
lation vit avec moins d’un dollar
par jour. L’Afghanistan compte
près de 38 millions d’habitants,
selon la Banque mondiale.
Destructions après trois séismes
Le PAM fournit 90 % de l’aide ali-
mentaire à l’Afghanistan – sou-
vent de la farine, de l’huile et des
lentilles – et peut verser aux plus
nécessiteux l’équivalent de
240 euros par mois. Mais ces me-
sures pour endiguer une catastro-
phe humanitaire pèsent peu au re-
gard des prévisions faites par le
Bureau des Nations unies pour la
coordination des affaires humani-
taires, qui a déclaré, vendredi
19 janvier, qu’« en 2024, les parte-
naires humanitaires ont déjà iden-
tifié la gravité des besoins dans
chaque région de l’Afghanistan ».
Pour ne rien arranger, l’Afgha-
nistan doit supporter d’autres
calamités qui viennent alourdir
son fardeau. Trois séismes ont dé-
truit ou rendu inhabitables, de-
puis octobre 2023, 31 000 habita-
tions dans la région d’Herat, dans
l’ouest du pays. Près de 1 500 per-
sonnes ont perdu la vie, princi-
palement des femmes et des
enfants, et 150 000 autres tentent
de survivre. Des dizaines de mil-
liers d’Afghans dorment encore
sous des tentes alors qu’un froid
glacial sévit dans le pays. L’ex-
trême pauvreté touche les zones
rurales et urbaines.
Autre facteur aggravant, près
d’un demi-million d’Afghans ont
PAYS B A LTES
Une « ligne de défense »
pour la frontière russe
L’Estonie, la Lettonie et la Li-
tuanie ont convenu, vendredi
19 janvier, de construire une
« ligne de défense » commune
à la frontière russe et biélo-
russe pour parer à d’éventuel-
les menaces, dans le contexte
de l’invasion russe de
l’Ukraine. Les trois pays baltes
« construiront des installations
défensives antimobilité », afin
« de dissuader et, si nécessaire,
de se défendre contre les
menaces militaires », précise
le ministère estonien
de la défense. – (AFP.)
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Cet hiver, selon
le PAM, « les dons
se sont effondrés
en raison de la
multiplication
des crises
sur la planète »
été chassés ces derniers mois du
Pakistan, où ils vivaient parfois de-
puis des années, Islamabad ne
souhaitant plus avoir à assumer le
poids économique de ces réfugiés.
Leur prise en charge se répartit en-
tre le PAM, le Haut-Commissariat
des Nations unies pour les réfu-
giés et les autorités talibanes.
« Ils sont revenus au pire moment
de l’année », dit le PAM, qui remet
cinquante kilos de farine, six kilos
de haricots rouges, cinq litres
d’huile et une livre de sel pour une
famille de sept personnes. Plus de
280 000 d’entre eux ont déjà reçu
une aide alimentaire et en espèces
du PAM. Le gouvernement taliban
verse un modeste pécule lors de
leur passage à la frontière.
« Après une année de déficit mas-
sif de financement, le PAM ne peut
qu’aider les familles les plus déses-
pérées à survivre à l’hiver avec un
minimum de nourriture », relève
l’ONU, qui constate, comme l’en-
semble des acteurs humanitaires,
que le rude hiver afghan sera dur à
traverser pour la population.
Enfin, un autre fléau menace
dans un proche avenir : le man-
que d’eau. « Pour l’heure, il a très
peu neigé, témoigne un cadre de
l’ONU en poste à Kaboul et joint
par Le Monde, cela veut dire que
l’eau va manquer dans tout le pays,
aggravant les risques de sé-
cheresse et donc de famine pour les
plus pauvres. »
Confrontées à des dilemmes in-
solubles, les familles doivent choi-
sir entre chauffer leur maison et
nourrir leurs enfants. Selon l’ONU,
quatre millions de mères et d’en-
fants souffrent, aujourd’hui, de
malnutrition. Peu à peu, témoi-
gnent les agents humanitaires sur
le terrain, les rations et la fré-
quence des repas diminuent, les
adultes se privent pour leurs en-
fants, s’endettent, puis ces der-
niers sont envoyés travailler dans
la rue ou, dans certains cas, sont
vendus pour permettre au reste de
la famille de survivre.
D’après Kanni Wignaraja, direc-
trice régionale du Programme des
Nations unies pour le développe-
ment pour l’Asie et le Pacifique, le
produit intérieur brut réel de
l’Afghanistan a diminué de 29 %
depuis 2020, et il continue à bais-
ser. « On estime, dit-elle, que les res-
trictions des droits des femmes ont
à elles seules causé une perte éco-
nomique comprise entre 600 mil-
lions et 1 milliard de dollars. » p
jacques follorou
A LLEMAG N E
Assouplissement des
conditions d’obtention
de la nationalité
Les députés allemands ont
adopté, vendredi 19 janvier,
une loi qui assouplit les con-
ditions d’obtention de la na-
tionalité et étend les possibi-
lités de double nationalité.
Il sera désormais possible
de demander la nationalité
allemande, après cinq ans
de résidence dans le pays,
contre huit actuellement.
Cette réforme vise notam-
ment à réduire la pénurie
de main-d’œuvre dont pâtit
l’économie du pays. – (AFP.)
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Dauphins : le golfe de Gascogne fermé à la pêche
Environ 450 navires sont interdits d’activité pendant quatre semaines, provoquant la colère des pêcheurs
A
minuit, le lundi 22 jan-
vier, le golfe de Gasco-
gne sera fermé à la pê-
che jusqu’au 20 février,
même heure. L’initiative prise par
les pouvoirs publics pour la pré-
servation des cétacés est inédite à
cette échelle : elle concerne qua-
tre cents à quatre cent cinquante
navires. Elle se présente a priori
sous un jour simple.
Les associations environne-
mentalistes se réjouissent de ce
répit pour les dauphins et les
marsouins qu’elles défendent,
pour la faune marine globale-
ment, et donc pour les ressources
halieutiques. Depuis 2016-2017,
les dauphins, officiellement pro-
tégés, meurent chaque année
massivement devant la façade
maritime ouest de la France, sur-
tout durant cette saison-ci. Pen-
dant l’hiver 2022-2023, 1 482 car-
casses de dauphins, communs
pour la plupart, se sont échouées
sur le littoral, et jusqu’à dix mille
individus ont pu couler au fond,
selon les estimations scientifi-
ques. Les pêcheurs, eux, sont fu-
rieux de ne pas pouvoir travailler
pendant quatre semaines.
Le cheminement qui a conduit à
la décision de fermer le golfe de
Gascogne a connu plusieurs épi-
sodes. Le gouvernement n’avait
initialement pas envisagé une
mesure aussi radicale, d’autant
que cette dernière devra aussi
être appliquée en 2025 et en 2026.
Cependant, il a dû la mettre en
œuvre rapidement, à la suite de
l’ordonnance du Conseil d’Etat du
22 décembre 2023.
« Attendrir le public »
Dans un premier temps, au prin-
temps, la haute juridiction avait
enjoint à l’Etat d’agir dans les six
mois, afin de réduire l’incidence
des activités de pêche sur la mor-
talité des petits cétacés dans le
golfe de Gascogne. Mais l’arrêté
qui a suivi ce jugement du
20 mars 2023, paru le 24 octobre et
signé par le secrétariat à la mer,
comportait trop d’exemptions
pour produire l’effet attendu. Saisi
à nouveau par quatre associations
écologistes – France Nature Envi-
ronnement (FNE), Sea Shepherd,
Défense des milieux aquatiques
et la Ligue pour la protection des
oiseaux –, le Conseil d’Etat l’a
donc partiellement suspendu.
Climat : la justice norvégienne donne raison aux ONG contre l’Etat
Le tribunal d’Oslo a invalidé trois permis d’exploitation pétroliers et gaziers en mer du Nord, accordés sans étude d’impact climatique
malmö (suède) -
correspondante régionale
L e verdict, prononcé par le
tribunal d’Oslo, jeudi 18 jan-
vier, en fin de journée, est
implacable. Saisie par la branche
norvégienne de Greenpeace et
l’association Natur og ungdom
(Nature et jeunesse), la justice in-
valide les permis d’exploitation
des champs pétroliers et gaziers
de Breidablikk – en activité depuis
octobre 2023 –, Yggdrasil et Tyr-
ving – toujours en développe-
ment –, situés en mer du Nord.
L’Etat est condamné pour ne pas
avoir réalisé d’étude préalable sur
l’impact climatique de ces projets
avant de donner son feu vert.
Pour les défenseurs de l’envi-
ronnement, c’est un soulage-
ment. En 2017, les deux ONG
avaient déjà intenté un procès à
l’Etat norvégien, qu’elles accu-
saient de violer la Constitution du
pays et ses engagements interna-
tionaux en continuant à délivrer
de nouvelles licences d’explora-
tion et d’exploitation pétrolière,
sans considération pour l’impact
sur le climat. Déboutées en pre-
Navires de pêche dans le port de Chef de Baie, à La Rochelle, le 17 janvier. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
Le premier arrêté dispensait
d’interdiction de pêche non seu-
lement certains modes de pêche,
mais aussi tous les navires équi-
pés de répulsifs acoustiques desti-
nés à éloigner les dauphins ou
bien même de caméras embar-
quées permettant de comprendre
ce qui occasionne toutes ces cap-
tures accidentelles. Il suffisait que
leurs propriétaires s’engagent à se
doter ultérieurement d’un de ces
dispositifs pour échapper au cou-
peret. Résultat, seuls dix bateaux
sur plusieurs centaines auraient
été temporairement exclus de la
zone, rapporte FNE.
Ce n’est plus le cas : cette ferme-
ture de quatre semaines s’appli-
que à tous les navires longs d’au
moins 8 mètres et opérant avec
des chaluts soit pélagiques (tirés
entre deux eaux par un seul na-
vire), soit de fond, en « bœuf »,
c’est-à-dire tractés par deux ba-
teaux ; ou bien avec différentes ca-
tégories de filets, auxquels se sont
mière instance, puis en appel, les
deux organisations avaient égale-
ment vu leur plainte rejetée par la
Cour suprême en 2023.
Mais la plus haute instance judi-
ciaire du pays avait aussi accordé
une victoire aux défenseurs de
l’environnement, en affirmant
que l’Etat norvégien devait éva-
luer l’impact sur le climat de tout
nouveau projet avant d’octroyer
des licences. Et pas seulement du
point de vue de la production, en
partie décarbonée, grâce à l’élec-
trification des plates-formes pé-
trolière et gazière ; mais en inté-
grant les émissions générées par
les combustibles, qu’ils soient uti-
lisés en Norvège ou à l’étranger.
« Le tribunal d’Oslo n’a fait que
suivre la décision de la Cour su-
prême, ce qui en soi n’est pas une
surprise, car elle était très claire et
s’appuyait sur des principes de
droit. Ce qui est plus étonnant, c’est
que le gouvernement lui-même
n’en ait pas tiré des conséquen-
ces », constate Jenny Sandvig, avo-
cate des deux ONG. Le verdit est
double : « En plus de rendre un ju-
gement sur la validité des licences,
le tribunal a prononcé un ordre
ajoutées les sennes, qui ne figu-
raient pas dans la première liste. Le
chalut de fond, considéré comme
non accidentogène à l’égard des
cétacés, n’est pas concerné.
Les patrons de pêche ont été
prévenus, début janvier, de ce re-
tournement de situation. Ils cla-
ment leur surprise et leur colère.
Ils ont martelé, ces derniers jours,
que la décision de la justice fran-
çaise allait laisser le champ libre à
leurs concurrents, en particulier
espagnols, grands habitués de
cette vaste zone de pêche.
Sur ce point, ils ont été enten-
dus. Le gouvernement a annoncé
à la Commission européenne et
aux Etats membres sa décision
d’activer une mesure d’urgence
prévue par le règlement euro-
péen de la politique commune de
la pêche, qui lui permet d’étendre
les restrictions du moment à l’en-
semble des navires, pas seule-
ment aux français. Un arrêté a été
publié in extremis au Journal offi-
d’injonction avec effet immédiat,
qui interdit au gouvernement de
prendre de nouvelles décisions sur
la base des permis déclarés invali-
des », précise Mme Sandvig.
Lors du procès, qui a débuté fin
novembre 2023 et s’est terminé le
6 décembre, la défense a tenté de
faire valoir qu’une étude d’impact
avait bien été menée. L’avocat de
l’Etat a présenté un rapport, com-
mandé par le gouvernement au
cabinet de conseil Rystad Energy,
qui affirme que la production et
l’exportation de gaz et de pétrole
norvégiens contribuent à réduire
globalement les émissions de
CO2, en remplaçant le charbon ou
des combustibles produits dans
d’autres pays, bien moins regar-
dants sur l’environnement.
« Faits erronés »
L’Etat a également assuré que les
émissions générées par la com-
bustion du gaz et du pétrole nor-
végien avaient un impact « négli-
geable » sur l’environnement et le
climat en Norvège. Deux argu-
ments fréquemment utilisés par
les responsables politiques du
pays, qui ont encore octroyé
ciel du 18 janvier, promettant des
poursuites judiciaires et adminis-
tratives aux contrevenants.
Christophe Béchu, ministre de
la transition écologique et de la
cohésion des territoires, a assuré,
vendredi, que les pêcheurs se-
raient indemnisés à hauteur de
80 % à 85 % de leur chiffre d’affai-
res et que le reste de la filière se-
rait globalement accompagné.
Cela ne règle pas tout.
Problème de place dans les ports
David Le Quintrec, patron d’un
fileyeur basé à Lorient, cible habi-
tuellement le lieu, le merlu et la
sole dans le golfe de Gascogne,
avec trois marins à bord. Il assure
qu’il ne dispose pas de trésorerie
pour avancer des revenus à ces
derniers en attendant les indem-
nisations.
« Qu’est-ce qu’il avait comme
éléments scientifiques, le juge,
pour fermer la pêche pendant
quatre semaines ? Il a été dans le
Les combustibles
produits par les
trois gisements
pourraient
contribuer à un
réchauffement
de 0,00023 °C
soixante-deux nouvelles licences
d’exploration en mer du Nord,
mer de Norvège et mer de Barents,
mardi 16 janvier, en dépit des re-
commandations de l’Agence in-
ternationale de l’énergie.
Mais le tribunal d’Oslo n’a pas
suivi le raisonnement de la dé-
fense, qu’il juge truffé de « faits er-
ronés » et de « prévisions indéfen-
dables ». L’avocate Jenny Sandvig
salue le travail de la juge Lena
Skjold, qui « présente les preuves
de l’impact climatique de manière
très claire et pédagogique, en s’ap-
puyant sur les témoignages des
scientifiques, qui estiment qu’il
n’est pas possible d’exclure que les
émissions d’un seul de ces champs
planète | 5
sens des ONG, c’est tout, peste-t-il.
Et elles, elles se servent des dau-
phins pour attendrir le public. On
est constamment persécutés par
l’administration, attaqués par les
ONG, nos quotas baissent : de
quoi dégoûter de la pêche. Est-ce
qu’on veut encore de nous ? »
Peu empressés, ces dernières
années, à accepter des observa-
teurs à leur bord ou à s’équiper de
caméras, ni même à déclarer tout
accident avec des mammifères
marins – ce qui est pourtant
obligatoire depuis 2019 –, les
pêcheurs se plaignent à présent
du manque de données scientifi-
ques. « On ne dit pas qu’il n’y a pas
un problème avec les dauphins,
mais la décision de fermeture est
extrêmement brutale, prise dans
l’urgence à la veille de Noël, es-
time Julien Lamothe, directeur de
l’organisation de producteurs Les
pêcheurs d’Aquitaine (From Sud-
Ouest), basée à La Rochelle. C’est
d’autant plus dommage que, de-
pétroliers suffisent à activer un ou
plusieurs points de bascule [pro-
voquant l’effondrement du sys-
tème climatique], ce qui aurait un
impact énorme sur la Norvège ».
Selon les chercheurs qui ont té-
moigné à la barre, les combusti-
bles produits par les trois gise-
ments devraient générer près
d’une demi-gigatonne de CO2, con-
tribuant à augmenter le niveau
des températures de 0,00023 de-
gré. Une hausse à remettre en
perspective avec l’augmentation
de 1,2 degré de la température
mondiale depuis le début de la ré-
volution industrielle, rappelle le
tribunal, qui estime que la mise en
activité de chaque nouveau gise-
ment peut désormais contribuer à
des réactions en chaîne, menant à
la hausse du niveau de la mer « de
plusieurs mètres », provoquant
« des conséquences majeures pour
les sociétés et les écosystèmes du
monde entier et pour la Norvège ».
Jeudi soir, les militants écologis-
tes étaient euphoriques. Directeur
de Natur og ungdom, Gytis Blaze-
vicius a salué « une victoire impor-
tante pour les générations actuel-
les et futures et pour l’environne-
Une mesure
d’urgence a
permis d’étendre
les restrictions
à l’ensemble
des navires,
pas seulement
aux français
puis l’automne, il y a eu beaucoup
d’efforts pour mettre en place un
plan d’équipement de répulsifs
acoustiques et de caméras. »
Selon lui, à peu près la moitié
des bateaux de sa zone, environ
cent vingt unités, vont rester à
quai, ce qui risque de poser des
problèmes de place dans les
ports. « C’est difficile d’aller pê-
cher ailleurs, au large de l’Irlande
par exemple, avec les conditions
météo hivernales, et c’est compli-
qué de changer d’engins de pê-
che », assure-t-il, alors que FNE
suggère de troquer momentané-
ment les filets contre des palan-
gres, nasses, casiers, dragues…
Enfin, Julien Lamothe craint de
voir les professionnels qui vont
continuer à opérer cet hiver pâtir
d’une désorganisation de la fi-
lière à terre.
L’Union du mareyage français a
précisé ces estimations : sur un
volume annuel de 180 000 ton-
nes par an débarquées dans les
criées françaises, 8 000 tonnes
vont manquer durant ces quatre
semaines, soit une perte de chif-
fre d’affaires de 60 millions
d’euros. Avec respectivement
3 000 tonnes et 1 800 tonnes en
moins, le merlu et le maquereau
devraient enregistrer une réduc-
tion de 28 % chacun. Les ma-
reyeurs risquent-ils de se tourner
vers d’autres approvisionne-
ments, d’avoir recours à davan-
tage d’importations ? « Nos entre-
prises sont assez inféodées à la pê-
che française et n’ont pas l’inten-
tion de s’en désunir », assure Peter
Samson, secrétaire général de
cette organisation.
Dans un communiqué, Christo-
phe Béchu s’est engagé à « tout
mettre en œuvre pour que les dos-
siers d’aide complets soient payés
le plus rapidement possible ». p
martine valo
ment », constatant que « grâce à ce
jugement, des millions de barils de
pétrole resteront dans le sol ».
« C’est une victoire totale pour le cli-
mat face à l’Etat norvégien », a dé-
claré le leader de Greenpeace en
Norvège, Frode Pleym, qui exige
« l’arrêt de la production ». Lars
Haltbrekken, député du Parti so-
cialiste de gauche, demande pour
sa part un examen de toutes les li-
cences d’exploitation accordées
récemment : « Le temps où le gou-
vernement pouvait poursuivre ses
activités pétrolières hostiles au cli-
mat est révolu », a-t-il insisté.
La secrétaire d’Etat au ministère
de l’énergie, Astrid Bergmal, a juste
fait savoir que son gouvernement
n’était « pas d’accord » avec le juge-
ment et envisageait de faire appel.
En attendant, « il est tout à fait clair
que Breidablikk, qui est le seul
champ actuellement actif, peut
poursuivre ses activités dans le ca-
dre de la licence qui lui a été accor-
dée », a-t-elle déclaré. Cette licence
est valide jusqu’à fin 2024. Les
géants norvégiens Equinor et Aker
BP, qui opèrent les trois gisements,
renvoient vers les autorités. p
anne-françoise hivert
6|
FRANCE
MÉDIAS
Charlotte d’Ornellas, le 28 novembre 2023, sur CNews.
Faits divers, immigration :
l’extrême droite sur un plateau
Les sphères identitaires ne cachent plus leur satisfaction de voir leurs idées
et leurs soutiens essaimer sur les médias du groupe Bolloré, mais aussi en dehors
L
e 15 décembre 2023, une partie du
paysage médiatique s’est passion-
née pour une agression survenue
deux mois plus tôt, à Lyon : le pas-
sage à tabac d’une adolescente
par deux jeunes filles du même
âge. Pourquoi ce soudain intérêt national,
dans un pays qui recense, bon an mal an,
2 000 victimes de violences physiques cha-
que jour ? Pour comprendre, il faut retracer le
parcours de la vidéo et ajouter cette circons-
tance : l’agresseuse portait un hidjab. La veille,
un compte X (ex-Twitter) spécialisé dans les
vidéos violentes publie les images de l’agres-
sion. La scène est reprise par un compte phare
de la fachosphère, Fdesouche, et par une
chaîne Telegram de l’extrême droite radicale.
CNews, sur son site Internet, est le premier
média à l’évoquer, le soir même.
Dans la nuit, un journaliste de Valeurs ac-
tuelles publie des informations de source po-
licière, relayées par Damien Rieu, un cadre du
parti Reconquête !, très suivi sur les réseaux
sociaux. Dès 9 heures, le 15 décembre, BFM-TV
consacre un sujet au fait divers et mobilise
des envoyés spéciaux : la séquence, ponctuée
de plusieurs « alertes info » au gré des évolu-
tions de l’enquête policière – rapidement con-
clue –, rythmera son antenne durant deux
jours. Sur X, un journaliste du Figaro remercie
Pierre Sautarel, militant responsable du site
Fdesouche.com, pour son « travail de veille
[qui] atteste d’une sauvagerie quotidienne ».
Cet épisode succédait à la lecture politique
faite de la mort du jeune Thomas, tué à Crépol
(Drôme) en novembre 2023, et précédait les
débats sur la loi relative à l’immigration pré-
sentée par le gouvernement, deux thèmes
qui auront largement dominé les débats mé-
diatiques en décembre.
Depuis la campagne présidentielle de 2022,
la place accordée aux faits divers, à l’immi-
gration et aux porte-voix de l’extrême droite
dans les médias français s’est accrue. Les
théoriciens du « combat culturel » mené par
les sphères identitaires s’en félicitent ouver-
tement, soulignant l’hospitalité qui leur est
réservée en dehors de Vivendi, l’empire mé-
diatique de Vincent Bolloré (CNews, C8, Eu-
rope 1, et désormais Paris Match et Le Journal
du dimanche). Le Figaro et les plateaux de
BFM-TV sont maintenant perçus, à l’extrême
droite, comme des espaces « accueillants ».
Jean-Yves Le Gallou, « intellectuel organi-
que » de la mouvance identitaire, convaincu
que la victoire politique n’est possible qu’à
la condition de la victoire culturelle, souli-
gne le rôle-clé de Vincent Bolloré, « chaînon
manquant » entre les médias confidentiels
radicaux et la presse généraliste : « Elle
s’abreuve comme les autres à la concurrence
et aux réseaux sociaux. Le JDD, CNews ou Eu-
rope 1 sont devenus des médias de transition,
ils imposent le réel et leurs invités aux médias
de grand chemin, qui suivent, dans une
course effrénée à l’audience, quitte à s’en brû-
ler les doigts. »
Ce parcours de la pénombre à la lumière,
des personnalités le font également. Après
avoir fait une partie de leurs classes sur
BFM-TV alors qu’ils travaillaient pour Valeurs
actuelles, Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Or-
nellas sont désormais attachés à CNews, où
Elisabeth Lévy, la directrice de la rédaction de
Causeur, mais aussi des journalistes du site
Boulevard Voltaire, du média identitaire Livre
noir ou du magazine conservateur L’Incorrect
ont leurs habitudes. L’extrême droite est éga-
lement la plus conviée, et de loin, dans l’émis-
sion Touche pas à mon poste (TPMP, sur C8),
où Cyril Hanouna valide la plupart des pro-
pos des invités lepénistes ou zemmouristes.
Mais le rôle des chaînes du groupe Canal+
dans la propagation de leurs paroles décom-
plexées dépasse leur propre périmètre : en se
réservant l’exclusivité des apparitions de
certaines personnalités, elles ont contraint
BFM-TV à renouveler son casting, quitte,
pour la chaîne du groupe Altice, à aller un
cran plus loin.
Ainsi, après s’être fait remarquer lors d’un
passage dans TPMP, Juliette Briens, collabora-
trice à L’Incorrect et à la radio d’extrême droite
Radio Courtoisie, a fait ses premiers pas de
chroniqueuse sur BFM-TV fin 2023. L’antifé-
ministe Thaïs d’Escufon, ancienne porte-pa-
role de Génération identitaire, a été l’invitée
de l’émission Les Grandes Gueules, et Laurent
Obertone, un essayiste maurrassien hostile
au métissage, dans celle d’Yves Calvi. Sarah
Knafo, la principale conseillère et l’épouse
d’Eric Zemmour, se réjouit d’un phénomène
qui « dépasse le groupe Bolloré : toutes les chaî-
nes info se sont alignées, et même le journal té-
lévisé de TF1. Regardez les invitations : Ober-
tone sur BFM-TV, c’est tout de même incroya-
ble ! Regardez les thèmes abordés et le suivi dé-
sormais naturel de ce qui ressemble de moins
en moins à des faits divers isolés ».
« NOUS SOMMES ALLÉS TROP LOIN »
Une vision que conteste Marc-Olivier Fogiel,
directeur général de la chaîne, talonnée par
sa rivale (CNews pourrait bientôt s’arroger la
plus grosse part de marché des chaînes
d’info) : « La ligne éditoriale de BFM-TV n’est
pas dictée par ce que peuvent proposer ses
concurrentes. Ces mouvements politiques
[d’extrême droite], leurs représentants et
leurs soutiens sont traités sur BFM-TV comme
tous les autres partis du pays, à hauteur de
leur poids politique, de leur représentation et
des enquêtes d’opinion. Ni plus, ni moins. »
La venue de Thaïs d’Escufon a suscité un tel
émoi en interne que les syndicats SNJ et CGT
se sont fendus d’un communiqué pour « dire
non au racisme en direct ». Dans la foulée, le
délégué syndical SNRT-CGT d’Altice-Média a
lui-même saisi l’Arcom (Autorité de régula-
tion de la communication audiovisuelle et
Laurent Obertone, sur BFM-TV, le 29 novembre 2023. CAPTURES D’ÉCRAN CNEWS, BFM-TV ET C8
numérique, ex-CSA) après que la jeune
femme a tenu des propos qualifiés de « stig-
matisants et racistes ». « Nous ne faisons pas
un métier comme les autres et nous devons
veiller à la qualité de l’information qu’on déli-
vre à la population. Or là, nous sommes allés
trop loin », persiste Alban Azaïs. Pour lui,
BFM-TV n’est pas en train de changer de ligne
mais « suit les mouvements que l’on observe
dans l’opinion. Pendant la réforme des retrai-
tes, l’antenne pouvait pencher, par moments,
du côté de l’extrême gauche. Mais si le nou-
veau gouvernement penche à droite, on pen-
chera plus à droite ».
« “LE JDD”, CNEWS Le politiste américano-néerlandais Cas
OU EUROPE 1 SONT Mudde, spécialiste des extrêmes droites, dé-
crit un phénomène similaire à l’échelle euro-
DEVENUS DES MÉDIAS péenne. Selon lui, les médias et partis politi-
ques « pensent l’électorat plus à droite qu’il ne
DE TRANSITION, l’est réellement » sur les questions culturel-
ILS IMPOSENT les, dans un mouvement de balancier in-
verse à celui des années 1990, et adaptent
LE RÉEL ET LEURS leur ligne éditoriale à cette intuition afin
d’attirer audience et revenus publicitaires.
INVITÉS AUX MÉDIAS Hors période électorale, l’Arcom vérifie
tous les trimestres qu’un tiers du temps de
DE GRAND CHEMIN, parole politique est réservé à la majorité pré-
QUI SUIVENT » sidentielle, les deux tiers restants allant à
l’opposition dans des proportions respec-
JEAN-YVES LE GALLOU tant celles de l’Assemblée nationale. En en-
« intellectuel organique » voyant pour la première fois 88 députés au
de la mouvance identitaire Palais-Bourbon, le Rassemblement national
a mécaniquement fait grimper le temps
d’antenne des discours d’extrême droite.
Cette règle identique pour tous n’empêche
pas CNews de se distinguer par la coloration
très conservatrice de son antenne : l’Arcom ne
décompte pas les prises de parole des présen-
tateurs, tels que l’essayiste conservateur Ma-
thieu Bock-Côté ou encore Pascal Praud et
Laurence Ferrari, aux éditos parfois engagés.
« Je ne vous laisserai pas dire qu’on a un
prisme d’extrême droite », pouvait ainsi dé-
clarer, le 11 janvier sur Franceinfo, le numéro
deux de Canal+, Gérald-Brice Viret. En captu-
rant les images de la chaîne d’opinion toute
l’année 2023, les activistes de Sleeping
Giants, un collectif qui lutte contre le finan-
cement publicitaire de médias propageant
« des discours de haine », a pourtant calculé
que CNews avait parlé, dans ses bandeaux,
d’islam et d’immigration (hors loi « immi-
gration ») 335 jours sur 365.
Des études conduites par l’institut de son-
dage CSA (partie intégrante du groupe Ha-
vas, filiale de Vivendi) alimentent ces débats
à un rythme effréné : entre juillet et décem-
bre 2023, pas moins de 20 sondages sur l’im-
migration, l’islamisme et l’insécurité ont ir-
rigué l’antenne. Leurs questions simplistes –
« Faites-vous confiance à la justice ? », « Faut-il
accueillir plus de migrants en France ? » – ser-
vent de support aux controverses du jour
présentées comme prioritaires dans les pré-
occupations des « Français ».
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Cette droitisation du débat s’accentue lors-
que des termes, très connotés idéologique-
ment, essaiment et colonisent les conversa-
tions. En ouverture du premier conseil des
ministres du gouvernement Attal, le prési-
dent de la République demandait aux minis-
tres d’éviter « le grand effacement », usant
d’une rhétorique chère à ceux qui théorisent
la disparition de la culture européenne. Appe-
lée à faire florès, elle intègre un glossaire déjà
bien fourni : « décivilisation », « francocide »,
« grand remplacement », etc.
Dès 2020, Gérald Darmanin reprenait à son
compte le mot « ensauvagement », remis au
goût du jour par Laurent Obertone dans son
essai La France Orange mécanique (Ring,
2013), et d’abord repris par Marine Le Pen.
« Ces termes font le lit de l’extrême droite d’une
manière très matérielle en ce qu’ils fournissent
la matérialité des débats et contraignent les
médias à diffuser ses éléments de langage, ex-
plique Julie Neveux, linguiste et professeur à
la Sorbonne. La diffusion de ces formules est
surtout toxique parce qu’elles proposent une
sorte de magma non pensé, et que la discus-
sion se construit alors sur des postulats impli-
cites, des idéologies masquées. »
« CORDON SANITAIRE IMPORTANT »
Depuis une dizaine d’années, la science poli-
tique s’intéresse à l’impact de la médiatisa-
tion des discours extrémistes sur l’opinion.
Pousse-t-elle à la polarisation et à un rejet de
ceux qui les portent, ou plutôt à une habitua-
tion ? Les enquêtes tranchent toutes en fa-
veur de la seconde option.
Concernant les thématiques, le phénomène
dit de « issue ownership » (« propriétaire du
problème ») avantage systématiquement les
partis perçus comme les plus spécialisés sur
un sujet. Une étude comportementale menée
par Diane Bolet (université d’Essex) et Florian
Foos (London School of Economics) sur deux
entretiens d’influenceurs radicaux en Austra-
lie et au Royaume-Uni conclut que « la visibi-
lité des personnalités d’extrême droite suffit à
augmenter l’effet de normalisation, résume la
chercheuse. Et ce, quelles que soient la straté-
gie d’interview du journaliste et les opinions de
départ des auditeurs. »
Aux Pays-Bas, la normalisation des idées po-
pulistes incarnées par Geert Wilders, arrivé en
tête des élections législatives de 2023, a été fa-
vorisée par un système médiatique séduit par
le personnage, devenu très à l’aise dans les
émissions d’infotainment, décrit Leonie de
Jonge, politiste à l’université de Groningen.
« Les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en
plus important dans la propagation des idées
radicales, mais seuls les médias traditionnels
peuvent donner une légitimité et débarrasser
un candidat du stigmate de l’extrémisme. Le
travail des journalistes comme cordon sani-
taire est donc important », ajoute-t-elle.
Mme De Jonge compare la vitalité de l’extrême
droite flamande en Belgique, où les chaînes
assument l’absence de ligne éditoriale sur la
question et disent « offrir au public ce qu’il leur
demande », et son absence en Wallonie, où de-
meure une stricte zone d’étanchéité mainte-
nue par les médias francophones.
En France, la présence, le 3 janvier, de plu-
sieurs responsables de rédactions (Europe 1,
Le Figaro, Le JDD) aux obsèques de Patrick
Buisson, proche de Jean-Marie Le Pen, Phi-
lippe de Villiers et Nicolas Sarkozy, est symp-
tomatique. « Je ne sais pas quel fond de con-
viction réelle il y a chez ceux qui se présentent
comme réactionnaires aujourd’hui, ironise
cependant l’un des journalistes présents ce
jour-là. Je crois qu’il y a pas mal de postures
marketing chez certains. » p
aude dassonville
et clément guillou

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Jordan Bardella dans « Le Grand Rendez-Vous », sur Europe 1, et CNews, le 22 octobre 2023
Ces mots qui ont contaminé le débat public
Des expressions issues de l’extrême droite la plus identitaire prospèrent jusque dans la bouche des politiques
C e sont des expressions qui
déshumanisent, suscitent
la peur ou abaissent au
rang de citoyen de seconde zone :
« grand remplacement », « Fran-
çais de papier »… Marginales il y a
quelques années, elles se sont
propagées dans le débat public,
jusqu’à se retrouver dans la bou-
che de personnalités politiques
de droite voire de gauche.
Les théories qui les sous-ten-
dent, marquées idéologiquement
à l’extrême droite, se diffusent et
ouvrent un peu plus chaque jour
la fenêtre d’Overton, ce concept
définissant le périmètre de ce qui
peut être dit au sein d’une société.
Pour la sémiologue Mariette Dar-
rigrand, cofondatrice de l’Obser-
vatoire des mots, il incombe aux
responsables politiques de droite
comme de gauche de se deman-
der « qui a dit ça en premier ».
« Grand remplacement » L’idée
d’un péril existentiel pour la popu-
lation blanche et chrétienne existe
de longue date, depuis les croisa-
des jusqu’à la révolution haï-
tienne. A la fin du XIXe siècle, les
milieux ultranationalistes parlent
déjà d’« évictionnisme », théorie
selon laquelle les Noirs des colo-
nies françaises et leurs descen-
dants chercheraient à évincer les
blancs de leurs postes à privilège.
En 2010, l’essayiste d’extrême
droite Renaud Camus reprend
cette idée, sous un prisme démo-
graphique. Il forge l’expression
« grand remplacement », qu’il dé-
crit dans son livre du même nom,
Le rôle de Fox News dans l’ascension de Donald Trump en 2016
La chaîne de télévision américaine, qui revendique un conservatisme militant, a accompagné, depuis 1996, la droitisation du Parti républicain
D epuis plus de deux décen-
nies, Fox News prouve
aux Etats-Unis que l’opi-
nion fait vendre tout en permet-
tant de peser sur la politique d’un
pays. La chaîne, qui revendique un
conservatisme militant, a ainsi
terminé l’année 2023 largement
en tête des réseaux d’information
continue pour la huitième année
consécutive, malgré l’érosion des
audiences de la télévision du fait
de l’évolution des modes de vie.
Lancée en 1996 par un ancien
stratège républicain, Roger Ailes,
sous l’égide du magnat australo-
américain conservateur Rupert
Murdoch, Fox News a accompa-
gné autant que nourri par ses po-
lémistes de début de soirée la
droitisation du Grand Old Party.
en 2011, comme « le remplacement
d’un peuple, le peuple français indi-
gène, par un ou plusieurs autres ;
celui de sa culture par la décultura-
tion multiculturaliste ; celui de sa
civilisation si brillante et admirée
par la décivilisation pluriethnique
(le village global) ». Cette thèse ra-
ciste se double de relents complo-
tistes : ce remplacement serait or-
chestré par des élites mondialistes
pour affaiblir la France. Les
auteurs des tueries suprémacistes
de Christchurch (Nouvelle-
Zélande, 2019) et de Buffalo (Etats-
Unis, 2022) ont tous deux justifié
leur geste en se référant à la théo-
rie du « grand remplacement ».
Le concept a été repris par Ro-
bert Ménard en 2016. Le maire de
Béziers, proche du Rassemble-
ment national (RN), a invité à ana-
lyser des photos de classe pour vi-
sualiser « l’invasion migratoire ».
Eric Zemmour a repris l’idée lors
de la présidentielle de 2022, tout
en agitant des chiffres erronés.
Depuis le début des années 2020,
cette théorie a été récupérée par
des figures de la droite. Le prési-
dent de région Laurent Wauquiez
a suscité la polémique en 2017 en
assurant que la théorie du « grand
remplacement » était « une réa-
lité » ; le président du parti Les Ré-
publicains (LR), Eric Ciotti, a es-
timé en 2021 que ce qu’elle décri-
vait était « une évidence ».
Elle a aussi été reprise par Valérie
Pécresse, qui, lors d’un meeting,
en février 2022, a clamé qu’il n’y
avait de fatalité « ni au grand rem-
placement ni au grand déclasse-
Cette dernière s’est manifestée
dès 1994 avec le « contrat pour
l’Amérique » du futur speaker
(président) républicain de la
Chambre des représentants Newt
Gingrich, puis avec le mouvement
quasi insurrectionnel du Tea
FOX NEWS
A PUISSAMMENT
CONTRIBUÉ
À LA POLARISATION
EXTRÊME
DE LA POLITIQUE
AUX ÉTATS-UNIS
ment ». A la suite de la polémique
déclenchée jusque dans son pro-
pre camp, la candidate LR à la pré-
sidentielle avait fait marche ar-
rière : « Je la déteste, je la combats,
cette théorie est une théorie de la
haine et de la peur », s’était-elle dé-
fendue deux jours plus tard.
« Français de souche » La pre-
mière association des termes
« Français » et « souche » remonte
au milieu du XIXe siècle, quand
l’écrivain Charles-Augustin Sain-
te-Beuve faisait l’éloge de l’auteur
suisse Rodolphe Töpffer : « Il est de
Genève, mais il écrit en français, en
français de bonne souche et de très
légitime lignée. » En 1892, cette ex-
pression est théorisée par l’écri-
vain Edouard Marchand dans le li-
vre antisémite La France aux
Français ! (1892), qui distingue les
« Français de souche » et les « Fran-
çais de papier ». L’auteur nationa-
liste Maurice Barrès affine le con-
cept en 1899 : « Pour qu’un Fran-
çais soit français, il faut qu’il soit
issu d’un Français et d’une Fran-
çaise, et de siècle en siècle. »
Cette distinction, théorique, a
trouvé une application pratique
lors de l’époque coloniale fran-
çaise. Jusqu’à la fin de la guerre
d’Algérie, en 1962, il existait deux
statuts administratifs différents
pour les personnes résidant sur le
territoire français : les « Français
de souche nord-africaine » et les
« Français de souche européenne ».
L’expression est popularisée par
le Front national (ex-nom du RN)
de Jean-Marie Le Pen dans le jour-
Party, à partir de 2009. Fox News
est ensuite devenue le porte-voix
de Donald Trump après son élec-
tion à la présidence, en 2016.
Pendant son mandat, il a été
parfois difficile de savoir où s’ar-
rêtait la chaîne et où commençait
la Maison Blanche. En ont témoi-
gné le nombre d’interventions de
l’ancien homme d’affaires auprès
d’animateurs extrêmement bien-
veillants, la pléthore de con-
seillers de la présidence passés
par Fox News, ou encore la simili-
tude entre le calendrier politique
de Donald Trump et les thèmes
développés à l’antenne, plus par-
ticulièrement par un trio de polé-
mistes : Laura Ingraham, Sean
Hannity et Tucker Carlson, évincé
avec fracas en avril 2023.
Cyril Hanouna, dans « TPMP », le 15 novembre 2023, sur C8. CAPTURES D’ÉCRAN CNEWS, BFM-TV ET C8
nal Le National. Le numéro deux
du parti d’extrême droite, Bruno
Mégret, déplore en 1998 que « les
Français de souche ne so[ie]nt pas
les seuls à avoir la carte d’identité
française ». En 2015, la députée Ma-
rion Maréchal (ex-Le Pen) se reven-
dique comme « une Française de
souche » en raison de son absence
« d’origine immigrée ».
L’usage de cette expression a dé-
passé les sphères de l’extrême
droite depuis quelques années. De
la gauche sociale-démocrate à la
droite républicaine, ils ont été plu-
sieurs à l’utiliser en occultant ses
origines réactionnaires. En 2015,
après la profanation d’un cime-
tière à Sarre-Union (Bas-Rhin), le
chef de l’Etat François Hollande
avait ainsi accusé dans un discours
de « jeunes lycéens, Français de sou-
che, comme on dit », d’être les
auteurs de ces dégradations. Lors
des législatives de 2022, Pascal Rif-
flart, candidat macroniste dans la
Somme, s’était décrit comme
« Français de souche » dans son
tract. Il s’était défendu de repren-
dre la rhétorique de l’extrême
droite en expliquant à France Inter
qu’il avait « autre chose à faire que
de la sémantique ».
« Français de papier » « Il y a les
Français de race et il y a les autres,
les Français sur papier timbré. »
Cette formule, date du
6 mars 1915 et vise un soldat d’ori-
gine allemande naturalisé fran-
çais, et émane de La Libre Parole,
le quotidien ultranationaliste
fondé par Edouard Drumont.
Devenue rapidement hégémo-
nique au sein de l’électorat conser-
vateur, Fox News a puissamment
contribué au cours des deux der-
nières décennies à la polarisation
extrême de la politique aux Etats-
Unis, comme dans une moindre
mesure la chaîne MSNBC pour le
camp démocrate – moins de 1 %
des électeurs républicains assu-
rent regarder cette dernière, et
seulement 4 % des démocrates
suivent Fox News, selon une étude
du Public Religion Research Insti-
tute publiée en 2022.
Soutien sans réserve de Trump
Les électeurs républicains qui s’in-
forment exclusivement avec cette
chaîne expriment des convictions
plus radicales que celles des con-
L’USAGE
DE L’EXPRESSION
« FRANÇAIS DE
SOUCHE » A DÉPASSÉ
LES SPHÈRES
DE L’EXTRÊME
DROITE DEPUIS
QUELQUES ANNÉES
L’expression « Français de papier »
suppute l’existence de citoyens
agissant secrètement contre les
intérêts de la France, des traîtres,
des espions. Lorsque l’expression
apparaît au début du XXe siècle,
elle cible tout particulièrement
les juifs. Plusieurs décennies plus
tard, le champ de l’expression
s’élargit mais la terminologie xé-
nophobe demeure. En 1995, Jean-
Marie Le Pen s’interroge lors d’un
meeting à Carpentras : « Parvien-
drons-nous à faire des électeurs
plus vite que l’immigration ou que
les naturalisations ne parviennent
à faire des Français de papier ? »
Depuis les années 2010, la locu-
tion « Français de papier » est
principalement orientée vers les
Français issus de l’immigration et
de confession musulmane, accu-
sés au mieux de ne pas être atta-
chés aux valeurs de la nation, au
pire de vouloir prendre les armes
contre elle. En 2016, après l’atten-
tat de Nice, Marion Maréchal dé-
servateurs qui disposent d’autres
sources d’information. Ils sont
plus nombreux à rester convain-
cus que la présidentielle de 2020 a
été « volée » (74 % contre 37 %),
plus nombreux aussi à soutenir la
suppression du droit fédéral à
l’avortement (69 % contre 44 %),
plus nombreux enfin à adhérer à
la théorie raciste du « grand rem-
placement » pour ce qui concerne
l’immigration (61 % contre 47 %,
toujours selon la même étude).
Alors que Fox News a longtemps
juxtaposé l’opinion et l’informa-
tion, par le biais du service chargé
des estimations électorales ou de
journalistes chevronnés tels que
Bret Baier, Shepard Smith ou
Chris Wallace, cette dernière a été
affaiblie par des départs. Cette co-
france | 7
nonce ainsi des terroristes
« étrangers comme à Nice, le plus
souvent “Français de papier”, en-
fants du laxisme pénal, enfants du
regroupement familial et du droit
du sol, enfants de la haine de soi
que les élites ont distillé depuis des
décennies dans nos esprits ».
En 2023, la désormais vice-prési-
dente exécutive de Reconquête !
estime que le footballeur Karim
Benzema « est la démonstration
absolue du Français de papier ».
L’idée prend plusieurs formes.
Après les émeutes de juin 2023, le
député RN Jean-Philippe Tanguy
développe le concept connexe de
« nationalité faciale », c’est-à-dire
de nationalité des documents.
Dans l’Hémicycle, le 20 juillet, la
députée de l’Hérault Emmanuelle
Ménard, proche du RN, dénonce
des casseurs qui « sont français,
mais seulement de papier ». La mé-
taphore est parlante, explique Ma-
riette Darrigrand : « Le papier, ça
s’envole, c’est artificiel. Ce sont des
Français récents, des Français de
mariage blanc : il y a toute cette
imagerie derrière. »
Lors de son meeting au Zénith
de Paris, en 2022, Valérie Pécresse
ne s’était pas cantonnée à parler
de « grand remplacement », elle a
aussi souhaité faire « des Français
de cœur, et pas seulement des
Français de papier ». Le président
des sénateurs LR, Bruno Re-
tailleau, avait défendu l’usage de
cette expression, en réclamant un
« stop au déni et à l’hypocrisie ». p
william audureau
et adel miliani
habitation a été très délicate lors
de la contestation des résultats de
la présidentielle de 2020 par
Trump, soutenu sans réserve par
les polémistes de la chaîne.
Cette campagne de désinforma-
tion a contraint la chaîne, pour
éviter un procès, à accepter le ver-
sement de la somme de 787,5 mil-
lions de dollars à une compagnie
de machines à voter accusée
d’avoir truqué les résultats. L’en-
quête a révélé que Fox News s’est
lancée dans cette surenchère
pour retenir une audience tentée
par d’autres chaînes conservatri-
ces plus confidentielles mais en-
core plus en pointe dans la théo-
rie du complot de l’élection « vo-
lée », OAN et Newsmax. p
gilles paris
8 | france
Les premiers pas de
Gabriel Attal avec les
partenaires sociaux
Le Medef et la plupart des organisations
de salariés ont exposé leurs préoccupations
au nouveau premier ministre
U ne prise de contact pour
se jauger mutuellement.
Depuis mardi 16 janvier,
Gabriel Attal a commencé à rece-
voir, à tour de rôle, les principaux
responsables syndicaux et patro-
naux. Le nouveau chef du gouver-
nement concrétise ainsi sa vo-
lonté de rencontrer rapidement
les « forces vives du pays », malgré
un petit « couac » lié à des pre-
miers rendez-vous qu’il avait fi-
nalement annulés peu après sa
prise de fonctions. Cette série
d’entretiens n’a, à ce stade, pas li-
vré beaucoup d’enseignements
sur la vision du locataire de Mati-
gnon, qui doit prononcer son dis-
cours de politique générale à l’As-
semblée nationale le 30 janvier. Il
a pu se forger une idée de l’état
d’esprit de ses interlocuteurs, cha-
cun d’entre eux ayant déroulé
une longue liste de doléances.
De ces temps d’échanges, un
constat unanime se dégage : M. At-
tal cherche à manifester du res-
pect pour les partenaires sociaux.
« Il a paru attentif à nos sujets », re-
late Marylise Léon, la secrétaire gé-
nérale de la CFDT. « Il a souhaité
montrer qu’il était ouvert », ren-
chérit Sophie Binet, la dirigeante
de la CGT. Il a assuré « croire au dia-
logue social », complète Frédéric
Souillot, le leader de FO. Le patro-
nat abonde. « Je trouve que recevoir
les organisations d’employeurs et
de salariés avant son discours de
politique générale est un bon si-
gnal », déclare Patrick Martin, le
président du Medef. Son homolo-
gue de la Confédération des peti-
tes et moyennes entreprises, Fran-
çois Asselin, a trouvé que M. Attal
était « bienveillant » : « Il était là
pour nous écouter et pour que nous
lui fassions part de nos priorités. »
L’atmosphère semble donc
avoir été plutôt cordiale, ce qui n’a
pas empêché les protagonistes de
se parler avec franchise. « J’ai com-
mencé par lui dire que le quinquen-
nat d’Emmanuel Macron était un
naufrage social, économique, dé-
mocratique et environnemental »,
FO a demandé au
premier ministre
l’« abandon pur et
simple » de la loi
« immigration »,
à l’instar de la
CFDT et de la CGT
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842
689 556), succursale de QBE EUROPE
SA/NV, dont le siège social est à 37,
Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie
financière dont bénéficiait la :
CERSO IMMOBILIER SARLU
160 Route des Amandiers
30360 EUZET
RCS: 979 126 687
depuis le 01/10/2023 pour ses activités de :
GESTION IMMOBILIERE
cessera de porter effet trois jours francs
après publication du présent avis.
Les créances éventuelles se rapportant à
ces opérations devront être produites dans
les trois mois de cette insertion à l’adresse
de l’Établissement garant sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex.
Il est précisé qu’il s’agit de créances éven-
tuelles et que le présent avis ne préjuge en
rien du paiement ou du non-paiement des
sommes dues et ne peut en aucune façon
mettre en cause la solvabilité ou l’honorabi-
lité de la SARLU CERSO IMMOBILIER.
rapporte Mme Binet. La secrétaire
générale de la CGT a aussi réclamé
« un changement de cap », sur le
« fond » et en termes de « mé-
thode », de manière « à travailler
différemment » avec les syndicats.
Sur plusieurs dossiers, les orga-
nisations de salariés ont affiché
leurs désaccords avec l’action de
l’exécutif. Mme Léon a, par exem-
ple, exprimé son inquiétude à
propos de la réforme de la fonc-
tion publique, qui devrait accor-
der une plus grande place au
« mérite » dans la rémunération
des agents, comme l’a indiqué
M. Macron, lors de sa conférence
de presse, mardi, à l’Elysée. « Ce
n’est pas possible d’apprendre le
contenu d’un projet avant que les
concertations avec les syndicats
aient eu lieu », s’indigne-t-elle.
Pouvoir d’achat, souci numéro un
Les représentants des travailleurs
ont également redit tout le mal
qu’ils pensent de la loi « immigra-
tion », alors que des manifesta-
tions contre celle-ci doivent avoir
lieu, dimanche 21 janvier. A l’issue
de son tête-à-tête avec le premier
ministre, M. Souillot lui a remis
un courrier dans lequel FO « re-
vendique » l’« abandon pur et sim-
ple » du texte. Une exigence parta-
gée par la CFDT et la CGT.
Les personnalités invitées à Ma-
tignon ont aussi exposé leurs de-
mandes et thèmes de préoccupa-
tion. Pour le patronat, les sujets
mis en avant portent sur la dégra-
dation de la conjoncture, la crise
du logement, l’Europe, qui, aux
yeux des employeurs, peut être
source de tracas, notamment avec
une directive prévoyant que les ar-
rêts-maladie permettent aux sala-
riés d’acquérir des congés payés.
MM. Martin et Asselin ont, par
ailleurs, insisté sur la nécessité de
simplifier la vie des chefs d’entre-
prise. Quant aux syndicats, ils ont
réaffirmé que le pouvoir d’achat
constituait le souci numéro un
des travailleurs. M. Souillot a, une
fois de plus, plaidé pour le rétablis-
sement de « l’échelle mobile des sa-
laires », afin que les fiches de paye
suivent l’augmentation des prix.
Mme Binet, elle, a exigé que les pa-
trons du CAC 40 soient convoqués
afin d’« avoir une discussion avec
eux sur le partage de la valeur ».
M. Attal s’entretiendra dans les
prochains jours avec la CFE-CGC,
la CFTC et l’Union des entreprises
de proximité. p
bertrand bissuel
et thibaud métais
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842
689 556), succursale de QBE EUROPE
SA/NV, dont le siège social est à 37,
Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie
financière dont bénéficiait la :
SARL CARRÉ D’AS IMMOBILIER SARL
43 Rue Celestin Freinet
66330 CABESTANY
RCS: 488 427 618
depuis le 02/04/2006 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE
depuis le 01/04/2016 pour ses activités de :
GESTION IMMOBILIERE
depuis le 01/04/2016 pour ses activités de :
SYNDIC DE COPROPRIETE
cessera de porter effet trois jours francs
après publication du présent avis.
Les créances éventuelles se rapportant à
ces opérations devront être produites dans
les trois mois de cette insertion à l’adresse
de l’Établissement garant sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex.
Il est précisé qu’il s’agit de créances éven-
tuelles et que le présent avis ne préjuge en
rien du paiement ou du non-paiement des
sommes dues et ne peut en aucune façon
mettre en cause la solvabilité ou l’hono-
rabilité de la SARL SARL CARRÉ D’AS
IMMOBILIER.
Emmanuel Macron, sur la base navale de Cherbourg (Manche), le 19 janvier. CHRISTOPHE PETIT-TESSON/POOL VIA REUTERS
Macron fait monter la pression
sur l’industrie de défense
Lors de ses vœux aux armées, le chef de l’Etat a demandé à accélérer
la transformation du secteur vers le « mode économie de guerre »
cherbourg (manche) -
envoyée spéciale
C’
est sur la base navale
de Cherbourg (Man-
che), dans un hangar
dépouillé, qu’Em-
manuel Macron s’est livré, ven-
dredi 19 janvier, à sa traditionnelle
cérémonie des vœux aux armées.
Pour cette rencontre, qui consti-
tue, avec le 14-Juillet, l’un de ses
deux grands rendez-vous solen-
nels de l’année avec les milieux
militaires, le chef de l’Etat a toute-
fois décidé de se montrer abrasif.
Moins avec les forces qu’avec les
industriels de la défense, auxquels
il a consacré une bonne partie de
son discours, en distribuant bons
et mauvais points.
Cette année, « la France à un ren-
dez-vous avec son industrie de dé-
fense », a ainsi déclaré M. Macron.
Une industrie « en mode écono-
mie de guerre », telle qu’il l’a offi-
ciellement lancée, depuis la mi-
2022, qui ne doit pas rester « qu’un
slogan », a-t-il insisté. « Il ne faut
plus jamais se satisfaire de délais
de production qui s’étalent sur plu-
sieurs années », a notamment
souligné le chef de l’Etat, fusti-
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842
689 556), succursale de QBE EUROPE
SA/NV, dont le siège social est à 37,
Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie
financière dont bénéficiait la :
IMMOBILIER DE L’AIN SARL
40 place de la Grenette
01340 MONTREVEL EN BRESSE
RCS: 528 040 629
depuis le 01/01/2011 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE
cessera de porter effet trois jours francs
après publication du présent avis. Les
créances éventuelles se rapportant à ces
opérations devront être produites dans les
trois mois de cette insertion à l’adresse de
l’Établissement garant sis Tour CBX - 1
Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex. Il est précisé qu’il s’agit
de créances éventuelles et que le présent
avis ne préjuge en rien du paiement ou
du non-paiement des sommes dues et ne
peut en aucune façon mettre en cause la
solvabilité ou l’honorabilité de la SARL
IMMOBILIER DE L’AIN.
« Il ne faut
plus se satisfaire
de délais
de production
qui s’étalent
sur plusieurs
années »
EMMANUEL MACRON
président de la République
geant des années « confortables »
qui ont parfois provoqué « une
forme d’engourdissement », où
l’industrie se reposait trop, selon
lui, sur les commandes étatiques.
« Ce monde ne le permet plus », a-
t-il asséné.
Depuis de longs mois, les
grands groupes d’industrie de
défense sont habitués aux tira-
des impatientes de l’exécutif. En
privé, bon nombre les jugent in-
justifiées au regard des spécifici-
tés du secteur. Mais, six mois
après l’adoption, en juillet, de la
loi de programmation militaire
(LPM), qui prévoit plus de
400 milliards d’euros pour les ar-
mées, d’ici à 2030 – un budget
inédit –, Emmanuel Macron a re-
nouvelé le coup de pression, ce
vendredi, de manière appuyée.
« Nous sommes encore dans les à-
coups, voire la communication »,
a critiqué le président.
Face à la multiplication des théâ-
tres de crise, M. Macron a ainsi
rappelé qu’il fallait désormais, se-
lon lui, « répondre en boucle courte
aux besoins de nos armées comme
ceux de nos alliés et partenaires qui
sont aujourd’hui au front ». Con-
cernant l’Ukraine, première con-
cernée, l’aide se poursuivra donc
de « manière pragmatique et con-
crète », « dans tous les domaines
essentiels », a insisté le chef de
l’Etat. Une allusion directe à l’an-
nonce, le 18 janvier, d’une nou-
velle coalition de pays occiden-
taux, sous leadership français et
américain, afin de coordonner
l’achat en commun d’équipe-
ments d’artillerie pour Kiev.
Alors que Paris cherche à pous-
ser, dans ce contexte, ses expor-
tations, notamment de canons
Caesar, le président a félicité la
réduction du temps de livraison
de son équipement phare, divisé
par deux depuis le début de la
guerre – il est passé de trente à
quinze mois.
Même chose pour les missiles
de courte portée Mistral de
MBDA, dont les délais d’export
sont passés de vingt-quatre à
quinze mois, ou encore pour cer-
tains radars de Thales, passés de
dix-huit à six mois. Mais
« d’autres [sociétés] ont tardé à
comprendre le changement de
contexte stratégique (…) et ont
manqué parfois des contrats, et je
le regrette »,a glissé M. Macron.
Une référence, notamment, à
l’équipementier Arquus, autrefois
appelé Renault Trucks Defense,
qui fabrique 90 % des véhicules de
l’armée de terre. La société, déte-
nue par Volvo Group, avec cinq si-
tes et 1 500 employés dans toute la
France, détenait une bonne partie
de ses marchés à l’export en Afri-
que. Mais le recul de la présence
française, depuis 2021, sur le con-
tinent l’a particulièrement tou-
ché. Le 15 janvier, une offre de ra-
chat a fini par être officialisée.
C’est un groupe belge, John Cocke-
rill, qui est sur les rangs.
Défi de repositionnement
Au cours de ces quarante minutes
de discours, M. Macron n’a pas
cherché à justifier ses errements
diplomatiques, en Afrique ou vis-
à-vis de la Russie. Ces derniers ont
en partie contribué aux difficul-
tés, y compris sur le marché
ukrainien, où les industriels fran-
çais, partis en retard, doivent dé-
sormais jouer des coudes pour se
tailler une place, selon un certain
nombre d’acteurs du secteur. « La
France ne se désengage pas, elle se
réorganise pour s’adapter à l’évo-
lution de la menace », a insisté le
président, droit dans ses bottes.
Les errements
diplomatiques
ont en partie
contribué
aux difficultés,
y compris
sur le marché
ukrainien
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Moscou s’inquiète
de « l’implication »
française
en Ukraine
L’ambassadeur de France
en Russie, Pierre Lévy, a été
convoqué, vendredi 19 janvier,
au ministère russe des affaires
étrangères, en raison de « l’im-
plication croissante » de Paris
dans le conflit ukrainien,
d’après les termes employés
par Moscou. Deux jours plus
tôt, la Russie avait affirmé
avoir ciblé, à Kharkiv, dans
l’est de l’Ukraine, un bâtiment
où étaient déployés des « mer-
cenaires français », une affir-
mation démentie depuis par
Paris.
Pour remonter la pente, le chef
de l’Etat a donc défini son axe :
« Gagner en rapidité, en volume, en
innovation. » Des propos en écho à
l’annonce, jeudi, par le ministre
des armées, Sébastien Lecornu, en
marge du lancement de la coali-
tion « artillerie » pour l’Ukraine,
de réflexions pour envoyer à Kiev
les premières munitions rôdeu-
ses de fabrication française.
Et ce, avant même leur dotation
aux forces nationales, prévue
en 2026. Dans le même esprit,
M. Lecornu a confirmé que l’amé-
lioration de la précision du canon
Caesar avait été confiée à Helsing,
une start-up spécialiste de l’intel-
ligence artificielle (IA) militaire
ayant récemment débauché le di-
recteur de l’IA de Meta.
L’armée française fait face à un
vrai défi de repositionnement, en
particulier pour l’armée de terre,
qui doit sortir de sa culture expédi-
tionnaire et réinvestir des allian-
ces comme l’OTAN ou des coali-
tions plus étroites, en mer Rouge,
ou sur le flanc est de l’Europe. Un
défi aussi en matière de capacités,
notamment pour la marine ou
l’armée de l’air, pour qui une ré-
gion comme l’Indo-Pacifique, ju-
gée cruciale à l’Elysée, tire sur les
effectifs, le matériel et la logisti-
que. « S’il faut faire plus, autrement,
ailleurs, nous ferons », a soutenu
Emmanuel Macron. Ajoutant : « Je
scrute 2024 avec lucidité. » p
élise vincent
 france | 9
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

Au procès « Théo », les violences reconnues

ÉDU CATION
Une enquête sur
Stanislas ouverte par le
parquet après le rapport
de l’inspection générale
Le policier auteur du coup de matraque a été condamné à un an de prison avec sursis Une enquête a été ouverte,
à l’automne 2023, pour
« injure publique en raison
de l’orientation sexuelle ou

L
e coup de matraque in-
fligé à Théodore Luhaka
lors d’un contrôle d’iden-
tité ayant dégénéré, le
2 février 2017 à Aulnay-sous-Bois
(Seine-Saint-Denis), était une
violence policière illégitime. Ce
coup dont le jeune homme de
29 ans, grièvement blessé dans la
zone anale, subit aujourd’hui en-
core les conséquences ; ce coup
dont on a tant parlé depuis bien-
tôt sept ans, et qui avait entraîné
la mise en examen de son auteur
pour « viol », avant que cette qua-
lification ne soit abandonnée ;
ce coup que l’on a visionné en
boucle et disséqué image par
image à l’audience ; aux yeux de
la justice, ce coup n’avait pas
lieu d’être.
Son auteur, le policier Marc-An-
toine Castelain, a été condamné
vendredi 19 janvier par la cour
d’assises de Seine-Saint-Denis à
un an de prison avec sursis, ainsi
qu’à cinq ans d’interdiction de
porter une arme et d’exercer sur
la voie publique – il n’exerçait
déjà plus sur le terrain, et risque
désormais, comme tout policier
condamné, la radiation.
« L’utilisation du bâton télesco-
pique de défense par Marc-An-
toine Castelain pour l’interpella-
tion de Théodore Luhaka était né-
cessaire et légitime, ce dernier
s’opposant de toutes ses forces à
son interpellation », lit-on dans la
feuille de motivation du verdict.
Le « coup d’estoc » pratiqué par le
policier, bien qu’il n’ait pas at-
teint la zone souhaitée, était
même « conforme aux techni-
ques enseignées à l’école de po-
lice ». Mais ce coup a été porté
« alors que Théodore Luhaka se
trouvait dans une position
exempte de danger pour les fonc-
tionnaires de police ».
La défense de Marc-Antoine
Castelain avait soulevé deux ar-
guments menant, si la cour ad-
hérait à l’un ou l’autre, à l’acquit-
tement. Premier argument : le
geste avait été effectué en état de
« légitime défense d’autrui », en
l’occurrence un autre policier, Jé-
rémie Dulin, qui se trouvait alors
au sol, aux pieds de Théo. « La
cour n’a pas été en mesure de
constater, après de nombreux vi-
sionnages de vidéos, que M. Dulin
se trouvait dans une situation de
danger de nature à porter atteinte
à son intégrité physique. »
« Supériorité numérique »
Deuxième argument : il s’agissait
d’un coup « strictement néces-
saire et proportionné pour per-
mettre l’interpellation d’une per-
sonne en rébellion ». Les juges et
les jurés n’ont pas été convaincus,
« compte tenu notamment de la
supériorité numérique des fonc-
tionnaires de police et de la posi-
tion de Théodore Luhaka face au
muret, de dos par rapport à ces
derniers ». En préambule à son
raisonnement, la cour pose que
« le recours à la force n’est légitime
que s’il s’exerce de façon propor-
tionnée par rapport au but à at-
teindre ». Ce n’était, en l’occur-
rence, pas le cas.
En revanche, « l’infirmité per-
manente » de Théo a été écartée.
Les trois policiers
ont par ailleurs
été jugés
coupables
de diverses
brutalités
commises alors
que Théo Luhaka
était immobilisé
Le jeune homme souffre
aujourd’hui d’incontinence aux
gaz a priori irréversible à cause
de ce coup de matraque, mais la
cour, au terme d’un raisonne-
ment médico-juridique tor-
tueux, « n’a pas la conviction que
les lésions organiques présentées
par monsieur Luhaka, en dépit de
leur caractère particulièrement
grave, ont entraîné pour lui la pri-
vation irrémédiable de l’usage de
ses facultés organiques, dépas-
sant de simples gênes ou amoin-
drissements, seraient-ils perma-
nents tels qu’une incontinence
aux gaz ».
Conséquence, Marc-Antoine
Castelain a été déclaré coupable
du délit de « violences volontai-
res », et non du crime de « violen-
ces volontaires ayant entraîné
une infirmité permanente », pour
lequel il était renvoyé aux assises.
En lui ôtant l’infamante étiquette
criminelle, et en réduisant consi-
dérablement le montant de l’in-
demnisation qu’il devra verser à
Théodore Luhaka – la question
sera débattue le 5 février –, la
cour l’a sans doute dissuadé de
faire appel.
La décision n’est « pas encore
prise », a indiqué son avocat, Thi-
bault de Montbrial, dont la décla-
ration, à l’issue de l’audience,
laisse penser qu’il n’y aura pas de
second procès : « La première im-
pression de notre client, c’est l’im-
mense soulagement que pour la
première fois, aux yeux de la
France entière, il est établi, comme
il le dit depuis le premier jour, qu’il
n’est pas un criminel. »
Théo Luhaka ne s’est pas ex-
primé – « tout me convient, tant
que [les policiers] sont condam-
nés », avait-il dit la veille – mais
son avocat, Antoine Vey, s’est lui
aussi montré satisfait : au bout de
« sept années de calvaire judi-
ciaire », le verdict « dit très claire-
ment que les violences commises
sur Théo sont des violences illégiti-
mes. Oui, ces violences n’avaient
aucune raison d’être ».
« Décision d’apaisement »
Marc-Antoine Castelin et ses
deux coaccusés, Jérémie Dulin et
Tony Hochart – trois mois avec
sursis et deux ans d’interdiction
d’exercer sur la voie publique
pour tous les deux –, ont par
ailleurs été jugés coupables de di-
verses brutalités – coups de
poing, de pied, de genou, gifle, as-
persion de gaz lacrymogène –
commises alors que Théo Luhaka
était immobilisé, voire menotté.
« C’est une décision d’apaise-
ment, une décision que nous pre-
nons comme une victoire », a en-
core dit Me Vey, tandis que Théo
Luhaka, derrière lui, manifeste-
ment ému, avait la main posée
sur son épaule. L’avocat général
Loïc Pageot, qui avait requis
trois ans avec sursis contre
M. Castelain, saluait de son côté
« une belle décision ». On recon-
naît généralement une bonne
décision de justice à cela : elle
contente toutes les parties.
Les seuls mécontents ont été
les quelques dizaines de mili-
tants continuant à réclamer en
hurlant « justice pour Théo ! » et
« du ferme pour la police ! »
dans la salle des pas perdus du
palais de justice de Bobigny, sous
l’œil de forces de l’ordre mobili-
sées en nombre.
Cette agitation à l’extérieur con-
trastait avec la sérénité à l’inté-
rieur de la salle d’audience, où la
décision avait été accueillie un
peu plus tôt dans un calme total
de part et d’autre, sans la moindre
effusion, une illustration de la
justice qui pacifie. Quelques mi-
nutes après le verdict, dans cette
salle où la plupart d’entre eux ve-
naient de passer deux semaines,
tous les membres de la famille Lu-
haka se sont réunis en cercle, à la
manière d’une équipe de foot,
pendant une trentaine de secon-
des. Le camp des accusés et celui
de la victime ne se sont pas tom-
bés dans les bras, comme on le
voit parfois aux assises. Mais on a
vu Me de Montbrial traverser le
prétoire pour venir parler à Théo
Luhaka, et les deux hommes se
taper sur l’épaule. p
henri seckel
de l’identité de genre », après
un signalement de l’inspec-
tion générale de l’éducation
nationale visant l’établisse-
ment scolaire privé Stanislas,
a fait savoir le parquet
à l’Agence France-Presse,
vendredi 19 janvier.
Ce signalement s’appuie
sur un rapport, dévoilé
par Mediapart, qui fait état
de « dérives » homophobes et
sexistes dans ce prestigieux
établissement privé sous
contrat, situé dans le 6e ar-
rondissement de Paris, qui
accueille quelque 3 500 élè-
ves de la maternelle aux
classes préparatoires. – (AFP.)
J USTICE
Tentative d’incendie de
la mosquée de Morlaix :
un suspect écroué
Un homme âgé de 30 ans,
pépiniériste de profession et
ayant des antécédents judi-
ciaires, a été mis en examen
et écroué, suspecté d’avoir
voulu incendier, le 13 janvier,
la mosquée de Morlaix,
à Saint-Martin-des-Champs
(Finistère), a annoncé,
vendredi, le parquet de Brest.
« Les motivations de cet acte
n’ont pas été explicitées à ce
stade de la procédure, le mis
en examen ayant gardé le si-
lence », a affirmé le parquet
de Brest dans un communi-
qué, précisant qu’il encourait
une peine de quinze ans
de prison et 150 000 euros
d’amende. – (AFP.)

Tarifs 01/01/24

Bonnes Adresses Reproduction interdite

Prix à la ligne : 15,50 € HT - 18,60 € TTC
Autres formats : nous consulter
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr

LE GOÛT
STUDIO DU BEAU...
Une famie au cœur ET DES
Découvrez la collection Emma DELUXE dans
le plus grand espace Emma à Paris et profitez de nos
conditions exceptionnelles !
du marché de l’art SOLDES !
Prix d’ouverture 01 45 44 34 34
rouillac.com Tables fixes ou extensibles,
plateaux bois, laque, verre ou
céramique anti-rayures, designées
par les plus grandes marques :
Calligaris, Bontempi, Bonaldo,
Mobliberica.... Du 10-01 au 06-02,
conditions exceptionnelles dans
le plus grand espace tables et
chaises de repas à Paris.

Voir conditions en magasins

Nos ingénieurs spécialistes du sommeil ont à cœur de concevoir

des produits alliant confort et qualité, régulièrement récompensés,
pour vous offrir un sommeil réparateur et apaisé.
Matelas, sommiers, oreillers : testez par vous-même la nouvelle
collection Deluxe en magasin.
©

STUDIO 145 - 147 rue Saint-Charles Paris 15e, M° Boucicaut, 01 45 75 02 81

Literie Paris 12 • 7J/7 : 56-60 cours de Vincennes, 01 43 41 80 93, M° Nation 60 bis & 63 rue de la Convention Paris 15e, M° Boucicaut, 01 45 77 80 40
Literie Paris 15 • 7J/7 : 66 rue de la Convention, 01 40 59 02 10, M° Javel Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : toutes nos adresses sur www.topper.fr

RUBRIQUE Professionnels ou particuliers,

BONNES ADRESSES Le Monde devient votre vitrine
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
POUR VENDRE, VOULEZ-VOUS LE BON PLAN OU LE MEILLEUR ?
10 | france
Les enseignants
non remplacés,
un problème
non résolu
Contrairement au dire de Macron,
les absences de longue durée ne sont
pas mieux gérées qu’en 2017
D’
un chiffre, Emma-
nuel Macron a ba-
layé l’enjeu. « Du-
rant mon premier
quinquennat, (…) on a réussi à ré-
pondre au problème des absences
longues des professeurs », s’est fé-
licité le président de la Républi-
que durant sa conférence de
presse, mardi 16 janvier. « On a des
résultats formidables », a-t-il in-
sisté en s’appuyant sur un taux de
« 95 % » des absences longues
remplacées dans le second degré.
Le « ressenti sur le terrain » selon
lequel la promesse républicaine
« d’un professeur devant chaque
élève » n’est pas tenue résulte
ainsi, d’après le chef de l’Etat, des
« absences de courte durée », très
peu remplacées. « On est en train
de s’attaquer [à ces absences] », a
conclu Emmanuel Macron, en ré-
férence au « pacte enseignant »
qu’il a souhaité créer en septem-
bre 2023 pour inciter les profes-
seurs volontaires à accepter des
heures supplémentaires pour as-
surer, notamment, des remplace-
ments courts.
Ces déclarations ont heurté les
syndicats enseignants et de nom-
breux parents d’élèves. « C’est une
distorsion totale d’appréciation
par rapport à ce qu’on vit sur le ter-
rain, où la situation est toujours
aussi catastrophique, notamment
sur les remplacements de longue
durée ! », s’insurge Grégoire En-
sel, président de la FCPE. « On a les
mêmes remontées que d’habi-
tude, ce n’est pas mieux que les an-
nées précédentes », abonde Lau-
rent Zameczkowski, porte-parole
de la PEEP.
Crise de recrutement
Le sujet a gagné en sensibilité
quand la nouvelle ministre de
l’éducation nationale a pointé,
vendredi 12 janvier, un « paquet
d’heures pas sérieusement rempla-
cées » dans le public pour justifier
son choix de scolariser ses enfants
dans le privé il y a quinze ans. L’ac-
cusation, dans le cas d’Amélie
Oudéa-Castéra, était infondée.
Mais, au-delà de sa situation per-
sonnelle, la déclaration a révolté
en installant l’idée que la première
responsable du service public
d’éducation contournait l’école
publique – qui accueille 80 % des
élèves – pour éviter à ses enfants
un problème que le ministère a la
responsabilité de résoudre.
A ce titre, la présentation faite
par le chef de l’Etat de ce sujet au
cœur des préoccupations des pa-
rents d’élèves n’est pas anodine
politiquement. Pour les absences
de moins de quinze jours, celles
dites de courte durée, la règle éta-
blie par l’éducation nationale veut
que les rectorats n’affectent pas de
remplaçants et que leur couver-
ture repose sur les équipes des col-
lèges et lycées, chargées de com-
penser en interne. L’éducation na-
tionale est en revanche tenue de
Le taux de
couverture des
absences longues
était de 94 %
en 2022, contre
plus de 97 %
jusqu’en 2017
nommer des remplaçants pour les
absences de plus de quinze jours,
pour lesquelles chaque raté ren-
voie l’Etat – et donc le gouverne-
ment – à sa responsabilité.
De fait, les parents s’alarment
d’abord des non-remplacements
longs, car ce sont ceux qui pèsent
le plus sur les trajectoires scolai-
res et servent de terreau à l’inéga-
lité des chances. Et même si les
aléas sont inévitables pour une
administration qui doit gérer
plus de 718 000 professeurs au
sein de 51 000 établissements pu-
blics, les indicateurs montrent
que la situation se dégrade, en
réalité, depuis six ans. Le taux de
couverture des absences longues
est élevé, comme l’a souligné Em-
manuel Macron, mais il était de
94 % en 2022, contre plus de 97 %
jusqu’en 2017. Interrogé plusieurs
fois, le ministère a refusé de préci-
ser au Monde combien de ces
remplacements sont demandés
chaque année, et combien d’heu-
res de cours perdues résultent
d’absences longues.
L’école primaire, où l’éducation
nationale doit affecter un rempla-
çant dès la première demi-jour-
née d’absence d’un professeur,
n’est pas épargnée par ces difficul-
tés croissantes : 78 % des rempla-
cements y sont effectués dans les
temps, contre 82,7 % en 2016-2017
et plus de 90 % en 2005-2006.
« C’est plus rare que dans le secon-
daire, mais il arrive qu’il manque
un enseignant plusieurs semaines,
voire plusieurs mois, ou que les
remplaçants se succèdent », ob-
serve Laurent Zameczkowski.
Les raisons sont moins à cher-
cher du côté de la quantité d’ab-
sences – les enseignants sont en
moyenne arrêtés moins fréquem-
ment pour maladie que le reste
des salariés, et moins longtemps –
que de celui de la crise de recrute-
ment que traverse l’éducation na-
tionale depuis plusieurs années,
et qui s’aggrave depuis 2022. Le
ministère et les rectorats assurent
« tout faire » pour répondre aux
besoins, mais se heurtent sou-
vent au même écueil : le manque
de vivier. Faute de recrues aux
concours, à la rentrée 2022,
3 100 postes étaient vacants dans
les 7 800 collèges et lycées publics,
et il a fallu en moyenne 26,7 jours
pour les combler.
Dans le second degré, les effectifs
d’enseignants titulaires affectés à
du remplacement ont par ailleurs
été drastiquement réduits par les
gouvernements depuis vingt ans,
passant de plus de 37 000 en 2006
à moins de 10 000 en 2021. Et la pé-
nurie de professeurs oblige à en
mobiliser de plus en plus sur des
postes non pourvus dès la rentrée,
les empêchant d’assurer leur mis-
sion en cours d’année en cas de
maladie longue, congé maternité,
départ en retraite. Bien que les ef-
fectifs de remplaçants y soient
plus nombreux, ce phénomène af-
fecte aussi le premier degré.
Tous les territoires sont concer-
nés mais certains sont plus expo-
sés : c’est le cas par exemple des
académies de Créteil et Versailles,
les plus grosses du pays. En Seine-
Saint-Denis, département qui af-
fiche un taux de remplacement
parmi les moins élevés, la FCPE
avait recensé en 2022-2023 plus
d’une vingtaine de collèges et ly-
cées où les absences non rempla-
cées se comptaient en mois. « Les
« On va dépenser
des millions pour
instaurer un
uniforme à l’école,
alors que tous nos
enfants n’ont pas
d’enseignants ? »,
s’inquiète une
mère d’élève
problèmes perdurent : un collège
qui a passé deux ans sans prof de
physique et où il manque cette fois
une prof d’espagnol depuis sep-
tembre, un lycée avec quatre ensei-
gnants pas remplacés depuis deux
à quatre mois… », liste Hanaine
Ben Hadj, représentante FCPE
dans le département.
Le fils de Lucile Guibal, scolarisé
en 2de à Aubervilliers (Seine-Saint-
Denis), n’a ainsi pas de professeur
de physique-chimie depuis la ren-
trée. « Le lycée essaye de compen-
ser, mais ça ne rattrapera jamais
toutes les heures. Comment vou-
lez-vous après qu’ils aient le ni-
veau ! », s’énerve cette mère de fa-
mille, inquiète pour son enfant
qui souhaite prendre la spécialité
physique-chimie en 1re.
Risques de décrochage
Dans l’Ain, Isabelle (elle n’a pas
souhaité donner son nom) dé-
nonce la même « rupture d’éga-
lité » pour son fils qui, en 1re, n’a pas
de professeur de français depuis la
rentrée de septembre 2023. Faute
de remplaçant, des cours en visio-
conférence ont un temps été orga-
nisés avec un professeur de Lyon,
plus disponible depuis la rentrée.
Pour son fils qui passera le bac en
juin et n’a pour l’heure jamais pu
s’entraîner sur un exercice écrit en
classe, elle paye un professeur
privé, mais sait déjà que les lacu-
nes seront irrémédiables. « Ceux
qui n’ont pas les moyens d’assumer
ces cours privés n’ont rien, c’est
d’une injustice folle », s’indigne-t-
elle. Mardi, elle a regardé l’inter-
vention présidentielle, et elle ne
décolère pas contre celui à qui elle
a donné sa voix en 2022 : « On va
dépenser des millions pour instau-
rer un uniforme à l’école, alors que
tous nos enfants n’ont pas d’ensei-
gnants ? », lance-t-elle, révoltée.
Ces non-remplacements aug-
mentent les risques de décro-
chage, surtout quand ils touchent
des élèves en difficulté. « Il peut
manquer jusqu’à douze heures par
semaine pour certaines des classes
de mon établissement et on sait
qu’on ne trouvera personne », se
désole une proviseure de lycée
professionnel dans l’académie de
Versailles, à qui il manque depuis
plusieurs mois deux enseignants
de disciplines dont le volume ho-
raire est important. « Nos profs ac-
cumulent les heures supplémen-
taires pour essayer de compenser,
mais on n’y arrive pas, les élèves
passent beaucoup de temps en
permanence et ça se ressent : on a
plus de dégradations dans le lycée,
et l’absentéisme des élèves aug-
mente », déplore-t-elle.
Les contractuels, auxquels les
académies ont désormais majori-
tairement recours pour les rem-
placements (ils étaient 10 000 sur
cette mission en 2021), n’appor-
tent pas toujours la solution
qu’espèrent les parents. « Sur le
papier, le remplacement est fait
mais ce n’est pas pour autant que
les enfants progressent comme ils
devraient car les nouveaux con-
tractuels ne sont pas formés, et
parfois ils ne sont même pas quali-
fiés pour le poste », regrette Isa-
belle Boutherre, parent d’élève
dans l’Ain, dans le même lycée que
la mère d’élève citée plus haut.
Aucun ne nie par ailleurs les dif-
ficultés que peuvent causer les
absences courtes, perlées, sur-
tout lorsqu’elles se répètent. Le
« pacte », promis par le gouverne-
ment comme une solution, ne ré-
sout pas le problème : seules 15 %
des absences courtes ont été rem-
placées au cours du premier tri-
mestre de l’année scolaire 2023-
2024, selon un indicateur créé à la
rentrée, dont la Rue de Grenelle
affirme cependant qu’il est en
progression. « Lorsqu’un profes-
seur attrape une grippe ou a un
enfant malade à garder, on n’a pas
le temps de s’organiser dans la
journée », explique Nicolas Bon-
net, proviseur en Gironde et se-
crétaire départemental du
SNPDEN-UNSA.
Les parents attendent d’autres
réponses : « L’objectif c’est que les
élèves aient toutes les heures qui
leur sont dues dans chaque disci-
pline et avec le pacte, on a parfois
un prof d’anglais qui remplace une
heure de français, jamais rattra-
pée », pointe Grégoire Ensel. Outre
davantage de recrutements, récla-
més aussi par les syndicats ensei-
gnants, la FCPE souhaite, en 2024,
demander au ministère la révi-
sion du délai d’affectation d’un
remplaçant, pour l’abaisser à
moins de quinze jours. p
éléa pommiers
Dans les collèges,
la mise en place
du théâtre inquiète
Après les vœux formulés par le chef de l’Etat
lors de sa conférence de presse, professeurs
et chefs d’établissement attendent des détails
L e théâtre sera-t-il obliga-
toire au collège à la ren-
trée ? Lors de sa conférence
de presse du 16 janvier, Emma-
nuel Macron a déclaré souhaiter
« que le théâtre devienne un pas-
sage obligé au collège dès la ren-
trée prochaine parce que cela
donne confiance ». « Cela apprend
l’oralité, le contact aux grands
textes », a-t-il poursuivi. « L’his-
toire de l’art retrouvera sa place à
la rentrée prochaine au collège et
au lycée », a-t-il ajouté.
Les syndicats d’enseignants et
de chefs d’établissement se de-
mandent comment cette mise
en place est possible à si brève
échéance. « Il y a un petit vent de
panique chez les collègues de mu-
sique et d’arts plastiques », assure
Sophie Vénétitay, du SNES-FSU.
« Aujourd’hui, il y a deux heures
dans les grilles horaires du col-
lège, une heure de musique et une
heure d’arts plastiques. On craint
qu’il puisse s’agir de partager en
quatre un volume horaire réparti
entre deux disciplines jusqu’ici. »
En effet, les budgets pour la ren-
trée 2024, date à laquelle le prési-
dent Macron voudrait voir arri-
ver le théâtre dans les collèges,
sont déjà votés, et commencent à
être distribués dans les établisse-
ments – non sans causer quel-
ques sueurs froides aux princi-
paux, qui doivent organiser les
nouveaux groupes de niveau en
6e et en 5e. « Qu’on nous donne les
heures, et on en reparle, tranche
Les budgets pour
la rentrée 2024,
date à laquelle
Macron voudrait
voir arriver
le théâtre
dans les collèges,
sont déjà votés
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Bruno Bobkiewicz, le secrétaire
général du SNPDEN-UNSA, syn-
dicat majoritaire des chefs d’éta-
blissement. Les collègues ne sa-
vent pas comment ils vont finan-
cer les groupes de niveau. Le théâ-
tre et l’histoire de l’art, on verra
plus tard. »
Sur le temps périscolaire ?
Questionné sur ce point par le
SNES-FSU, le cabinet de la minis-
tre a assuré revenir vers les syndi-
cats en temps voulu. « Quelles
que soient les hypothèses qu’on
fait, on a des inquiétudes, surtout
vu la temporalité des annonces
qui viennent percuter la prépara-
tion de rentrée », s’inquiète So-
phie Vénétitay.
L’autre hypothèse est « l’exter-
nalisation », c’est-à-dire l’instau-
ration du théâtre sur le temps pé-
riscolaire. Une idée qui pourrait
s’articuler avec le nouveau dispo-
sitif « 8 heures - 18 heures », l’ac-
cueil tout au long de la journée
dans les collèges de l’éducation
prioritaire, annoncée durant l’été
2023. Mais quid des autres éta-
blissements – et sous la respon-
sabilité de quels adultes ?
« En lisant entre les lignes, il
pourrait s’agir d’organiser du
théâtre avec des animateurs, qui
relèvent donc des collectivités »,
devine Delphine Labails, maire
socialiste de Périgueux et res-
ponsable éducation à l’Associa-
tion des maires de France. « Soit
on fait porter le dispositif par le
secteur socioculturel, mais il n’y a
pas de budget de notre côté, pré-
vient l’élue, soit un dispositif est
pensé par le ministère de la cul-
ture, avec les acteurs culturels du
territoire. » Chez les enseignants,
cette hypothèse inquiète. « Le
théâtre est une discipline qui peut
être choisie en option, et même en
spécialité, au lycée. L’organiser sur
le temps périscolaire pourrait lui
faire perdre ce statut », pointe So-
phie Vénétitay. p
violaine morin

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
« Le dernier soir »
d’une militante radicale
pour le suicide assisté
Le reporter Thomas Misrachi raconte dans un
livre avoir été auprès de Jacqueline Jencquel,
quand elle s’est donné la mort en 2022
I L
l est arrivé le cœur presque lé-
ger pour parler de la mort. De
la sienne, qu’il a programmée,
dit-il, à 75 ans. Et de celle de son
« amie » Jacqueline Jencquel, dé-
fenseuse radicale du suicide as-
sisté, qui a mis fin à ses jours en
mars 2022, à 78 ans, sans souffrir
d’aucune pathologie incurable. Ce
matin de mi-janvier, Thomas Mis-
rachi, 52 ans, grand reporter à TF1,
nous reçoit dans un café du Ma-
rais, à Paris, pour parler de son li-
vre Le Dernier Soir (Grasset, 144 pa-
ges, 16 euros), qui paraîtra le 24 jan-
vier, et où il raconte les dernières
heures de cette femme pour qui il
a eu, dit-il, un « coup de foudre ami-
cal », quatre ans avant son décès.
Un « objet littéraire », juge-t-il, ci-
tant son éditeur, où les noms des
uns et des autres ont été transfor-
més mais où la réalité est à peine
romancée. Une bombe, il le sait.
En tenant la main de Jacqueline
Jencquel, assistant sans mot dire à
ses derniers instants, l’observant
avaler une potion létale qu’elle
conservait depuis dix ans dans ses
armoires, Thomas Misrachi risque
la prison, pour « non-assistance à
personne en danger ». « Cinq ans
d’emprisonnement et 75 000 euros
d’amende », récite-t-il, auquel
s’ajoute le délit potentiel de « pro-
motion du suicide », précise-t-il.
Mais, en ce matin glacial de jan-
vier, un nuage noir a quitté son
ciel d’homme tourmenté. Le quin-
quagénaire montre sur son smart-
phone le message de l’un des fils
de Jacqueline Jencquel qui, après
avoir lu son manuscrit, lui assure
être non pas « jaloux » du rôle joué
par l’auteur mais « admiratif ». « Si
ça passe avec lui, ça ira avec les
deux autres fils », imagine-t-il. Le
fils n’ignorait rien du projet de sa
mère, qui expliquait, en 2018, sur
le site Konbini, vouloir en finir
avant d’échouer « dans un mou-
roir », à savoir un Ehpad. « Faire
l’amour avec un mec qui a un bide
énorme (…) ça ne m’intéresse plus »,
arguait-elle, face caméra.
« Un criminel en devenir »
Mme Jencquel est alors une cheville
ouvrière de l’Association pour le
droit à mourir dans la dignité
(ADMD), bête noire des opposants
à l’aide active à mourir. « Une guer-
rière qui tenait à se faire appeler
d’un prénom masculin : Jack », se
souvient Jean-Luc Romero-Mi-
chel, président d’honneur de l’as-
sociation, dans son livre Le Ser-
ment de Berne (L’Archipel, 2023). Il
précise au Monde, inquiet de l’effet
contre-productif que pourrait
avoir le livre de M. Misrachi : « Je
salue son engagement au sein de
l’ADMD mais le combat personnel
de Jacqueline Jencquel n’est pas
aujourd’hui emblématique de la loi
que nous souhaitons. Ce n’est pas
parce qu’on se sent trop vieux, en-
core moins parce qu’on n’a plus
d’argent, qu’on pourrait prétendre
à être aidé à mourir. »
La militante comptait aller en
Suisse, où la législation permet le
suicide assisté. Et imaginait bais-
ser le rideau en 2020, à 75 ans.
Mais la pandémie de Covid-19 et la
naissance d’un petit-enfant bou-
leversent ses plans. Elle passe à
l’acte en 2022, chez elle, et avertit
par téléphone le journaliste :
« C’est ce soir, tu viens ? » Thomas
Ce récit doit
alimenter un
« débat sociétal »,
selon le reporter :
« On n’enlève rien
à personne, on
ajoute un choix »
« Le combat
de Mme Jencquel
n’est pas (...)
emblématique
de la loi que nous
souhaitons »
JEAN-LUC ROMERO-MICHEL
président d’honneur
de l’ADMD
Misrachi lui a promis. Mais elle a
tant de fois reculé… Ce soir-là, Jac-
queline Jencquel s’empare des pi-
lules. « C’est la première fois que je
l’ai vue avoir peur », nous raconte-
t-il. « La vérité, c’est que tout cela
était aussi une question d’argent,
c’est ce qu’elle me dit. “Je n’en ai
plus. Plus beaucoup, plus assez” »,
relate-t-il, dans son livre.
Tous deux ont élaboré un plan,
comme on préparerait un cam-
briolage, pour que rien ne dérape.
« Dans la France de ce soir-là, j’étais
un criminel en devenir », écrit-il.
Lorsque la septuagénaire envoie,
quelques minutes avant son tré-
pas, sa dernière note de blog au
Temps, journal suisse, elle assure :
« Je meurs seule. C’est vrai. Mais je
suis chez moi. » Un mensonge
post-mortem, visant à le protéger,
sans doute. Thomas Misrachi ne
ressent ni regret ni tristesse lors-
qu’il referme la porte de l’apparte-
ment parisien. « A aucun moment
je n’aurais eu le culot, la bêtise de
lui imposer de faire autre chose.
C’était mon amie », appuie-t-il.
Lorsqu’il ose raconter à ses pro-
ches cette soirée, il s’entend ré-
pondre : « Tu es fou. » Il acquiesce.
Mais, au fil des mois, les souvenirs
s’évaporent. Alors il écrit. Tout.
Très vite. Quelque 135 pages pia-
notées sur son téléphone, qu’il in-
titule « Un acte militant » et qu’il
décrit comme « un hymne à elle ».
Le regard des autres ? « J’en ai rien
à cirer », lâche-t-il.
Thomas Misrachi, père d’une pe-
tite fille, a commencé à cotiser à
l’ADMD en 2019. Mais il pense de-
puis longtemps à la façon dont il
veut quitter ce bas monde. La
mort qu’il côtoie lors de ses repor-
tages lui fait horreur, tout comme
la vieillesse, qu’il traduit par « dé-
pendance ». La mort, il veut qu’elle
soit belle. Paisible. Programmée.
Ce récit doit alimenter un « débat
sociétal », pense-t-il. « On n’enlève
rien à personne, on ajoute un choix.
Je ne fais pas de prosélytisme de
l’euthanasie. Je veux la liberté, je ne
veux pas la mort », clame-t-il.
« Quand la mort est la seule issue,
quand la déchéance est la seule
perspective, on doit pouvoir choisir
sa mort », pousse-t-il.
Emmanuel Macron, à qui le jour-
naliste a envoyé son ouvrage dédi-
cacé d’un « Courage ! », s’est en-
gagé à faire évoluer la législation
sur la fin de vie. Mais le texte at-
tendu début 2024 ne répondra pas
aux attentes du reporter. L’aide à
mourir, selon l’avant-projet de loi
déposé au chef de l’Etat, pourrait
être accordée, sous réserve d’une
décision médicale, à des person-
nes souffrant de maladies incura-
bles, dont le pronostic vital est en-
gagé à moyen terme (six à douze
mois) et ayant des douleurs et des
souffrances inapaisables.
Nulle part il n’est question de
considérer la vieillesse comme
« une maladie irréversible et invali-
dante », comme Thomas Misrachi
le pense. Le gouvernement doit lé-
giférer « d’une main tremblante »
sur ce sujet, a prévenu Catherine
Vautrin, la ministre du travail, de la
santé et des solidarités, sur Eu-
rope 1 et CNews le 17 janvier. p
claire gatinois
et béatrice jérôme
En Corse, un juge dessaisi d’une
affaire pour « suspicion légitime »
Cette décision rare intervient dans un dossier où Eric Métivier aurait
démontré un parti pris constant à l’encontre de la partie civile
e métier de magistrat en
Corse requiert, plus
qu’ailleurs, des qualités
de pondération et de maî-
trise de soi. C’est ce que la pre-
mière présidente de la cour d’ap-
pel de Bastia, Hélène Davo, vient
de rappeler, mercredi 17 janvier,
en faisant droit à une requête en
suspicion légitime déposée con-
tre le juge d’instruction ajaccien
Eric Métivier par la défense d’un
homme d’affaires dont le fils a été
violemment agressé, sur fond
d’opération immobilière dans le
sud de l’île. Une décision rare en
France. Cette affaire, symbole de
logiques mafieuses mêlant faits
criminels et financiers, sera con-
fiée à un autre magistrat.
Mme Davo considère que M. Mé-
tivier a démontré un parti pris
constant à l’encontre de la partie
civile dans ce dossier. Ce manque
d’impartialité aurait ainsi, no-
tamment, conduit ce magistrat,
en 2023, à ordonner, à quatre re-
prises, la remise en liberté de
l’auteur de l’agression. Des de-
mandes à chaque fois refusées
par la chambre de l’instruction de
la cour d’appel, dans des termes
très critiques sur les méthodes de
travail de cet ancien avocat d’af-
faires qui semble avoir pris en
grippe la famille de la victime.
Le 17 janvier 2023, Guillaume
Marcellesi, le fils de Jean-Noël
Marcellesi, une figure insulaire,
hôtelier et promoteur immobi-
lier, est gravement blessé dans un
bureau de la carrosserie d’un ami,
à Porto-Vecchio (Corse-du-Sud).
La vidéosurveillance filme les
faits et l’agresseur, Antoine Bor-
nea, accompagné d’un complice
également poursuivi. La scène re-
lève, dit la justice, d’un passage à
tabac « d’une sauvagerie excep-
Stéphane Courbit en procès pour une affaire
d’urbanisme à Courchevel
L’homme d’affaires et trois sociétés répondaient, vendredi, devant le tribunal d’Albertville,
d’infractions au code de l’urbanisme et d’« exécution de travaux non autorisés »
lyon - correspondance
E n juin 2023, la présidente
du tribunal d’Albertville
(Savoie), prudente, avait
préféré renvoyer le dossier à une
date ultérieure. Cette histoire d’ur-
banisme impliquant notamment
l’homme d’affaires Stéphane
Courbit, 54e plus grande fortune
de France, selon le magazine Chal-
lenges, dans la station de ski hup-
pée de Courchevel (Savoie), elle
l’avait bien étudiée, avait-elle dit
aux parties le jour de l’audience.
Mais trois juges pour s’en empa-
rer, ce serait mieux qu’elle toute
seule, considérait-elle.
Vendredi 19 janvier, le dossier
est donc revenu au rôle de
l’audience correctionnelle, en for-
mation collégiale. L’examen au
fond a duré trente minutes, le ré-
quisitoire du procureur Olivier
Lofficial moins de soixante se-
condes, celui-ci préférant s’en rap-
porter « à la sagesse du tribunal »,
alors que son parquet avait
d’abord classé l’affaire.
La responsable juridique de la so-
ciété SAS Spie Batignolles Sud-Est,
prévenue, est seule à la barre et elle
n’a rien à dire : « Je suis désolée, je
n’ai pas la connaissance technique
de ce dossier. » Stéphane Courbit,
lui, n’est pas là. Il est dans cette af-
faire prévenu et représentant de
tionnelle ». Frappé à coups d’ex-
tincteur et de barre de fer,
Guillaume Marcellesi souffre
d’un pneumothorax et de graves
lésions faciales. Des séquelles
physiques dont certaines seront
définitives.
M. Bornea plaide, lui, pour « une
rencontre fortuite », et assure que
cela faisait suite à une bagarre en-
tre leurs enfants respectifs et des
propos homophobes tenus à l’en-
contre de son fils aîné. Pour Jean-
Noël Marcellesi, au contraire,
« l’agression de [s]on fils s’inscrit
dans une démarche d’intimida-
tion qui dure depuis des mois ».
Une analyse partagée par le mi-
nistère public, pour qui l’agres-
seur aurait « tenté d’obtenir par la
violence un engagement de renon-
ciation à l’acquisition d’un ensem-
ble immobilier situé à Porto-Vec-
chio au préjudice de Jean-Noël
Marcellesi ». Un projet de 20 mil-
lions d’euros.
Simple statut de témoin assisté
Le 22 octobre 2022, le groupe
Dewez avait décidé de céder à
M. Marcellesi le site de Piantarella,
près de Bonifacio, après avoir mis
fin à des négociations avec
d’autres acheteurs, parmi lesquels
se trouvait le beau-frère de M. Bor-
nea, Paul Canarelli, par ailleurs
propriétaire du Domaine de Mur-
toli, situé sur la commune de Sar-
tène. Guillaume Marcellesi assure
que M. Bornea avait déjà menacé
son père, en juin 2021, pour qu’il
se retire de l’affaire sous peine de
représailles. M. Bornea aurait
alors dit : « Retire-toi du projet
Piantarella, sinon ça va barder ! »
La suspicion contre le juge est
née, dans un premier temps, de
son choix précipité d’écarter la
piste financière pour expliquer
son entreprise, SAS LOV Group In-
vest, elle-même représentant la
dernière prévenue personne mo-
rale de cette affaire, la SNC Solières.
Tous assurent être en règle et con-
testent la recevabilité des constitu-
tions des parties civiles, un rive-
rain et l’association Courchevel
Patrimoine et environnement, à
l’origine de la citation directe qui
les renvoie au tribunal pour « exé-
cution de travaux non autorisés
par un permis de construire », « in-
fraction aux dispositions du plan
local d’urbanisme » et « poursuite
de travaux malgré un arrêté en or-
donnant l’interruption ».
« C’est un hold-up »
L’histoire se déroule dans le
quartier le plus cher de Courche-
vel, le Jardin alpin, là où Sté-
phane Courbit détient déjà le pa-
lace Les Airelles, par l’intermé-
diaire de sa société SAS LOV
Group Invest. En 2019, l’homme
d’affaires, au nom de cette so-
ciété et avec la société SNC Soliè-
res, détient deux permis de cons-
truire, en vue de la réalisation
d’un chalet d’habitation de
2 976 m2 de surface de plancher.
Alors que les travaux de terras-
sement commencent en septem-
bre, la société SNC Solières dépose
une nouvelle demande de permis
de construire en novembre, sur le
l’agression. Nombre de deman-
des de la partie civile sont reje-
tées et ses questions sont sou-
vent à charge contre la victime.
Convoqué aux fins de mise en
examen pour extorsion, M. Bor-
nea en sort avec le simple statut
de témoin assisté pour ce chef et
n’est poursuivi que pour les vio-
lences. Pour ces dernières, le juge
Métivier précise que, malgré « un
contentieux vif entre les protago-
nistes », « la qualification crimi-
nelle des faits interroge et l’inten-
tion meurtrière n’a pu être éta-
blie », de même que la « réitéra-
tion des faits n’apparaît pas
prégnante ». Selon lui, un simple
contrôle judiciaire s’impose.
Dès le mois de mai 2023, il rend
une première ordonnance de re-
mise en liberté en faveur de
M. Bornea qui fait bondir le par-
quet d’Ajaccio, suivi par le parquet
général. Le 3 août, lors du
deuxième refus de remise en li-
berté, la chambre de l’instruction
de la cour d’appel laisse paraître
son incompréhension face au rai-
sonnement du magistrat instruc-
teur, qui exclut tout risque de
pression sur les témoins et les
parties civiles au motif qu’ils ont
déjà été auditionnés. « Totale-
ment prématuré », répond la
Le magistrat
a ordonné
quatre fois la
remise en liberté
de l’auteur d’une
agression brutale
contre le fils
d’un promoteur
même terrain mais pour un pro-
jet de 6 198 m2 de surface de plan-
cher cette fois. Pour cet ensemble
de trois chalets, la qualification
« d’hébergement hôtelier » est de-
mandée, au lieu de celle de « cha-
let d’habitation », plus contrai-
gnante que la première en termes
de dimensionnement.
Le gros œuvre débute en
juillet 2020. Mais en octobre, la
mairie prend un arrêté de refus de
permis de construire, puis un ar-
rêté portant interruption des tra-
vaux en novembre. Les travaux
continuent pourtant, constatent
notamment des gendarmes à plu-
sieurs reprises. Par leurs avocats,
les prévenus l’affirment : « Il était
convenu que les travaux de mise en
sécurité pouvaient se poursuivre. »
L’intervention d’ascensoristes re-
levait de cette mission, assurent-
ils. « Vous n’avez pas la preuve for-
melle de ce qui avait déjà été cons-
truit en octobre 2020 » et « vous
n’avez aucun élément permettant
de démontrer l’implication de Sté-
phane Courbit », considère son
avocat, Me Kyum Lee.
Du fait du plan local d’urba-
nisme, la SNC Solières se devait de
respecter des limites de propriété
avec ses voisins, elle y sera aidée.
Le conseil départemental de la Sa-
voie, dirigé par Hervé Gaymard
(Les Républicains), lui vend
france | 11
chambre, d’autant que l’enquête
ne fait que commencer et que les
faits « s’inscrivent dans un con-
texte de représailles sur fond, no-
tamment, de conflits financiers
autour de projets immobiliers ».
Pour le juge, la fixation d’une
caution de 15 000 euros suffisait à
éliminer tout risque de nouvelles
violences ou de pressions. La
chambre de l’instruction, laconi-
que, arguait, que « cela ne peut
être raisonnablement regardé
comme de nature à anéantir ces
risques ». Enfin, sur la nature cri-
minelle des faits, réfutée par le
juge Métivier, pour qui ces der-
niers s’apparentaient à une sim-
ple bagarre, la chambre de l’ins-
truction retoquait sèchement
l’argument : « S’agissant de l’inten-
tion meurtrière, la détermination
de celle-ci ne pourra avoir lieu qu’à
l’issue de l’information judiciaire. »
Dans ses troisième et quatrième
ordonnances de remise en liberté
de M. Bornea, le juge Métivier
souligne par ailleurs les griefs
qu’il nourrit à l’encontre de la par-
tie civile, dont il dénonce l’inter-
ventionnisme. Des propos, inter-
ceptés grâce à des écoutes télé-
phoniques réalisées à sa de-
mande, avaient révélé le peu
d’estime que la partie civile avait
pour la qualité de son travail.
Sollicités par Le Monde, les avo-
cats de Guillaume Marcellesi,
Mes Margaux Durand-Poincloux,
Valérie Vincenti, et Gaëtan Di Ma-
rino, se sont refusés à tout com-
mentaire. Le juge Métivier, con-
tacté par Le Monde, se refuse à
commenter : « L’article 11 du code
de procédure pénale [relatif au se-
cret de l’instruction] m’interdit de
communiquer sur quelque dossier
d’instruction que ce soit. » p
jacques follorou
en 2021 une bande de terrain de
quatre mètres. Et sur une autre li-
mite de propriété, le maire de
Courchevel, Jean-Yves Pachod
(sans étiquette), signe une con-
vention de servitude de cour
commune à son profit. Problème
réglé, a posteriori des travaux.
Ensuite, en vue de certifier sa vi-
sée hôtelière, un espace commun
aux trois chalets luxueux est
créé : là-bas, oui, les hôtes fortu-
nés prendront tous ensemble
leur petit-déjeuner, assure la SNC
Solières. Suffisant pour le maire
de Courchevel qui, le 6 mai 2021,
lui délivre également a posteriori
un permis de construire spécial
« hébergement hôtelier ».
Au Jardin alpin, « un monde à
part », admet la défense, 2 976 m2
de surface de plancher sont ainsi
devenus 6 304 m2. « C’est un
hold-up à plusieurs dizaines de
millions d’euros, avec la conni-
vence de certaines autorités loca-
les », accuse Me Gilles Gauer du
côté des parties civiles, rappelant
à l’adresse du tribunal qu’un per-
mis de construire doit être ob-
tenu avant le début des travaux.
« Je vous demande de prononcer
une remise en état du terrain, avec
destruction des chalets, et je me-
sure bien la portée de ma de-
mande. » Décision le 8 mars. p
fanny hardy
12 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

A G R I C U LT U R E

En Europe, la colère paysanne

Les mobilisations des
agriculteurs gagnent
du terrain. Ils rejettent
le Pacte vert européen,
la hausse des taxes
sur le gazole… Le tout
sur fond d’inflation
et de concurrence
des importations
ukrainiennes

berlin, bruxelles, bucarest, madrid -

correspondants

L
es campagnes européennes sont
en ébullition. Des Pays-Bas à la
Roumanie en passant par la Po-
logne, l’Allemagne ou le sud du
continent, les agriculteurs mani-
festent leur mécontentement.
Après une semaine de mobilisation massive,
les agriculteurs allemands ont agité, jeudi
18 janvier, la menace de nouvelles actions,
renforçant la crainte des institutions com-
munautaires que ce mouvement de contes-
tation ne s’étende, à l’image de celui ayant
agité la France en 2018-2019 avec les « gilets
jaunes », et profite à l’extrême droite.
Ces mobilisations, même si elles émergent
à chaque fois pour des raisons qui leur sont
propres ou en lien avec des décisions natio-
nales (hausse des taxes sur le gazole, concur-
rence des importations ukrainiennes, réduc-
tion de l’usage des pesticides, limitation des
rejets d’azote ou de gaz à effet de serre, aug-
mentation des jachères pour préserver la
biodiversité), interviennent alors que les dis-
cussions sont tendues à Bruxelles.
Les tenants d’une agriculture producti-
viste, comme la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) ou
son homologue européen, le Comité des or-
ganisations professionnelles agricoles-Con-
fédération générale des coopératives agrico-
les (COPA-Cogeca), dénoncent le Pacte vert
européen ou Green Deal. Cette initiative po-
litique soutenue par la Commission euro-
péenne doit engager les Vingt-Sept dans une
transition écologique et fixe des objectifs de
réduction d’usage des pesticides comme de
développement de l’agriculture biologique,
ou de protection de la biodiversité.
« Si les ambitions du Green Deal sont justi-
fiées dans un contexte de lutte contre le dérè-
glement climatique, elles posent problème
au secteur agricole. Le sujet a été instrumen-
talisé et les débats se sont polarisés », estime
Jérémy Decerle, député européen (Renew
Europe).
« MÉTHODES PLUS AGRESSIVES »
Les tensions s’accroissent alors que se profi-
lent les élections européennes, fixées au
mois de juin. « En 2024, il y a des échéances
majeures avec les élections européennes. Il
faut garder en tête que 30 % du budget euro-
péen est destiné à l’agriculture », souligne Ar-
naud Rousseau, président de la FNSEA, qui
ajoute : « Il y a de nombreux coups de chaud
sur l’agriculture européenne. Les ferments de
ces contestations sont les mêmes : il y a une
incompréhension entre la réalité du terrain et
les décisions prises par les gouvernements. »
En Allemagne, la goutte qui a fait déborder
le vase a une odeur d’hydrocarbure. Quand
le gouvernement d’Olaf Scholz a décidé, en
décembre 2023, pour boucler son budget, de
supprimer du jour au lendemain des sub-
ventions dites « nuisibles au climat », no-
tamment les aides publiques au diesel agri-
cole, il ne se doutait pas qu’il déclencherait
un tel mouvement parmi les exploitants.
Plusieurs grandes manifestations ont été
organisées dans tout le pays. La dernière en
date, le 15 janvier, a rassemblé plusieurs mil-
liers de tracteurs et bloqué les rues de Berlin
pendant plusieurs heures. Un événement
rare outre-Rhin. Le ministre des finances,
Christian Lindner, qui a osé faire une décla-
ration lors de la manifestation, a été longue-
ment hué.
Lors de manifestations d’agriculteurs, en Allemagne, à Augsbourg (Bavière), le 10 janvier (ci-dessus) ; en Roumanie, à Afumati, le 15 janvier (en haut,
à droite) ; et en France, à Toulouse, le 16 janvier (en bas, à droite). PETER KNEFFEL/AP ; VADIM GHIRDA/AP ; ALAIN PITTON/NURPHOTO VIA AFP
Soucieux de ne pas céder trop rapidement
à la pression dans un contexte de baisse des
subventions dans d’autres secteurs, le gou-
vernement a adouci son projet et proposé
d’autres mesures pour aider les agriculteurs.
Mais cela n’a pas suffi à faire baisser la pres-
sion. Et pour cause : les raisons de la colère
sont bien plus profondes. Les agriculteurs
ont été jusqu’ici les grands invisibles des dé-
bats politiques sur les conséquences de l’in-
flation et de la crise énergétique. Or, la
hausse des prix des matières premières et de
l’énergie a érodé les marges de nombreuses
exploitations, en particulier les plus petites
et les plus traditionnelles, qui travaillent
souvent à la limite de la rentabilité.
« Les agriculteurs se tournent vers des mé-
thodes plus agressives de protestation, parce
qu’ils ont l’impression de ne pas être considé- « IL FAUT GARDER
rés, alors qu’ils subissent aussi la pression de
la transformation et de la concurrence, tout
EN TÊTE QUE 30 % DU
comme l’industrie, analyse Klaus Dörre, so- BUDGET EUROPÉEN
ciologue du travail à l’université d’Iéna (Thu-
ringe). De nombreux exploitants régionaux EST DESTINÉ
de taille petite ou moyenne sont très inquiets
pour leur avenir. Beaucoup souffrent d’être
À L’AGRICULTURE »
vus comme des consommateurs de subven- ARNAUD ROUSSEAU
tions ou des pollueurs. » président de la FNSEA
C’est sans doute à cette aune qu’il faut
comprendre les nombreuses attaques con-
tre Tesla accrochées sur les tracteurs.
« Est-ce à nous de payer les autoroutes pour
vos Tesla ? », proclamait d’une d’elles, vue à
Berlin, lundi matin. La marque américaine
est devenue le symbole d’une population
urbaine votant vert et jugée déconnectée
des réalités de l’agriculture. La colère des
exploitants, largement soutenue dans la
population, est loin d’être apaisée. Samedi
20 janvier, une nouvelle manifestation – de
moindre ampleur – était prévue à Berlin, à
l’occasion de l’ouverture du Salon allemand
de l’agriculture.
« Nous soutenons les agriculteurs alle-
mands. Nous sommes d’accord avec eux pour
remettre en cause les objectifs de décrois-
sance du Green Deal », réagit M. Rousseau
avant d’ajouter, en se félicitant : « On ne peut
pas comparer avec la France, nous avons un
dialogue avec le gouvernement. Nous avons
négocié, afin de conserver une partie de
l’avantage fiscal sur le gazole non routier.
Nous avons aussi obtenu d’Elisabeth Borne,
en décembre 2023, la suspension des taxes
supplémentaires sur les produits phytosani-
taires. Avec le retournement de panneaux,
nous avons réussi à nous faire entendre, alors
que les agriculteurs ne représentent que 3 %
de la population française. »
En France, à partir de la mi-novembre 2023,
de nombreuses opérations avaient été me-
nées sous la houlette de la FNSEA et de Jeu-
nes agriculteurs, avec un mot d’ordre, mettre
les panneaux des villes et villages à l’envers,
symbole, selon eux, d’une France qui, crou-
lant sous les normes, marche sur la tête.
Malgré ce satisfecit, le président du syndicat
ne manque pas de menacer de faire descen-
dre à nouveau ses troupes dans la rue. En
cause, la redéfinition des périmètres de zo-
nes humides protégées souhaitée par Bruxel-
les et dénoncée par le syndicat. Autre sujet
brûlant : la demande des agriculteurs de s’af-
franchir de l’obligation du maintien des prai-
ries dans les zones où l’élevage s’arrête.
Déjà, en Occitanie, des centaines de trac-
teurs et de camions ont convergé, le 16 jan-
vier, vers le cœur de Toulouse, pour alerter
sur la crise que connaissent les agriculteurs
de la région. D’autres ont bloqué l’A64 le
19 janvier. Et la Coordination rurale prévoit
de manifester à Bruxelles, le 24 janvier,
« contre la guerre de l’Union européenne [UE]
contre l’agriculture ». La tension risque de
monter avant le Salon international de l’agri-
culture, qui se tiendra du 24 février au 3 mars
à Paris. De quoi préoccuper l’exécutif : ven-
dredi 19 janvier, Emmanuel Macron a ainsi
« demandé au ministre de l’intérieur de don-
ner instruction aux préfets d’aller dès ce week-
end à la rencontre des agriculteurs » et de
leurs syndicats, a indiqué l’Elysée. Pour qu’ils
« échangent directement » avec eux « au plus
près du terrain ».
Avant l’Allemagne, l’alerte était venue des
Pays-Bas, où la protestation du monde agri-
cole contre la politique environnementale dé-
cidée par les autorités a été spectaculaire et a
eu des conséquences majeures. En juin 2022,
la coalition du libéral Mark Rutte, soumise à
une décision de la Cour suprême, annonçait
sa volonté de réduire de 30 % au moins les
cheptels, dont celui des vaches laitières, afin
de réduire de 50 % les émissions de gaz pol-
luants produits par l’agriculture autour de
163 zones naturelles menacées. Avec, comme
corollaire, une exigence de modification radi-
cale des pratiques et, potentiellement, la dis-
parition de 10 000 à 15 000 exploitations.
Un tabou dans un pays qui est le deuxième
exportateur mondial de produits agricoles
et agroalimentaires – avec, à la clé, une pro-
duction d’azote quatre fois supérieure à la
moyenne européenne. Un pays qui reste,
aussi, fondamentalement attaché au respect
de la propriété privée.
Des manifestations, parfois proches de
l’émeute et mobilisant des dizaines de mil-
liers de fermiers, se sont déroulées, visant
notamment les centres logistiques de super-
marchés, des nœuds autoroutiers, la police
ou le domicile de personnalités politiques.
Désireux d’afficher sa fermeté tout en re-
nouant le dialogue, le gouvernement a
nommé un médiateur, tandis que les provin-
ces étaient invitées à élaborer des plans en
vue d’atteindre les objectifs fixés.
Aujourd’hui, l’avenir du « plan azote » est
toutefois très incertain.
La révolte paysanne a, en effet, entraîné un
bouleversement politique. Un parti, le Mou-
vement agriculteur-citoyen (BBB), a récupéré
le mécontentement du monde agricole et a
agrégé d’autres courants protestataires, op-
posés à l’« écologie punitive » ou à la politi-
que néolibérale.
En mars 2023, cette nouvelle formation ar-
rivait en tête des élections provinciales et sé-
natoriales, avec près de 20 % des suffrages, et
30 % dans les régions agricoles du Nord. Le
BBB n’a pas réédité sa performance lors des
législatives de novembre 2023, mais il espère
toutefois intégrer la prochaine coalition, au
côté du populiste d’extrême droite Geert

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Wilders. Et tous deux dénoncent le projet,
désormais gelé, du gouvernement démis-
sionnaire de Mark Rutte, à la satisfaction du
monde agricole.
La protestation néerlandaise a fait tache
d’huile en Belgique. Les agriculteurs de Flan-
dre ont protesté à leur tour, au printemps
2023, contre un projet visant leur secteur,
responsable de 60 % des émissions d’azote,
l’élevage porcin étant particulièrement visé.
Selon les syndicats, l’équilibre d’une activité
occupant 120 000 personnes est menacé.
Le projet, qui a failli entraîner la chute du
gouvernement régional, cherche à réduire
de moitié les émissions près des zones natu-
relles et consacre 3,6 milliards d’euros à l’in-
demnisation des paysans arrêtant leur acti-
vité, volontairement ou non. Il doit aussi
aider les jeunes agriculteurs désireux de ren-
dre durable leur exploitation.
En Wallonie, la baisse de 20 % des aides
liées à la politique agricole commune (PAC)
inquiète, mais les ambitions environne-
mentales des dirigeants suscitent égale-
ment la colère : « Ce ne sont pas les agricul-
teurs qui détruisent la nature, mais les jeux et
les compromis politiques », relevait, à
l’automne 2023, la Fédération wallonne de
l’agriculture, promettant une poursuite de
la mobilisation contre « les fausses solu-
tions » des politiques.
« ASPHYXIÉS PAR LES NORMES »
Dans le sud de l’Europe, les tensions sont
aussi palpables. Le 5 septembre 2023, alors
que les 27 ministres de l’agriculture euro-
péens étaient réunis à Cordoue, en Espagne,
dans le cadre de la présidence espagnole du
conseil de l’UE, plus de 6 000 agriculteurs et
éleveurs, représentant toutes les grandes as-
sociations agricoles du royaume, ont mani-
festé dans la ville andalouse pour protester
contre « l’escalade des coûts de production »,
« la compétition déloyale des importations de
pays tiers » ou « les exigences environnementa-
les intenables de la Commission européenne ».
Dans le cortège, des représentants agricoles
ont fustigé « la stupidité de l’écologisme radi-
« BEAUCOUP
D’EXPLOITANTS
SOUFFRENT D’ÊTRE
VUS COMME DES
CONSOMMATEURS
DE SUBVENTIONS
OU DES POLLUEURS »
KLAUS DÖRRE
sociologue du travail
à l’université d’Iéna
cal » et se sont dits « asphyxiés par les normes
environnementales », avec, en ligne de mire,
en particulier, les limites à l’utilisation de pro-
duits phytosanitaires mais aussi la nouvelle
PAC et les objectifs du Green Deal européen.
En juillet 2023, déjà, plusieurs centaines
d’agriculteurs, venus avec leur tracteur,
avaient défilé dans la capitale en portant des
banderoles alertant de « la ruine du monde
rural » ou demandant « moins d’agendas
2030, plus de liberté pour semer et travailler ».
Pour soutenir les agriculteurs, un plan a été
approuvé afin de compenser les pertes pro-
voquées par la sécheresse et, en décem-
bre 2023, le gouvernement de gauche a pro-
longé la ristourne sur le diesel agricole et les
aides pour faire face à la hausse des prix des
engrais six mois de plus.
De quoi calmer les mobilisations et, désor-
mais, c’est une certaine « apathie » et « dépres-
sion » qui domine le monde rural en Espagne,
souligne le responsable de l’eau et de l’envi-
ronnement du syndicat agricole Coordina-
dora de Organizaciones de Agricultores y Ga-
naderos, alors que le pays se trouve en proie à
une sécheresse intense et prolongée qui, de-
puis trois ans, frappe de manière particulière-
ment dramatique l’Andalousie et la Catalo-
gne, et a provoqué une chute de la produc-
tion. « L’ambiance est tendue, nous sommes
dans une situation critique pour la sécheresse
et inquiets de l’agenda 2030. Mais il y a aussi
un grand sentiment de découragement. »
En Roumanie, la fronde est nourrie par l’in-
quiétude d’une concurrence des produits
ukrainiens… Les agriculteurs accusent en ef-
fet le gouvernement de favoriser les importa-
tions à bas prix de l’Ukraine voisine, ce qui en-
trave la valorisation de la production locale.
Ils réclament ainsi une augmentation des
subventions européennes mais également
une baisse des taux d’intérêt et du prix de l’es-
sence. La colère, qui a éclaté le 9 janvier, lors-
que des tracteurs affichant le slogan « Frères
fermiers, unissez-vous ! » ont pris d’assaut les
voies d’accès à Bucarest, a rapidement gagné
tout le pays. Les routes qui mènent aux pays
voisins (Hongrie, Ukraine, Bulgarie et Serbie)
sont paralysées, et les agriculteurs menacent
de bloquer la place de la Victoire, à Bucarest,
où se trouve le siège du gouvernement.
Les autorités ont d’abord ignoré les reven-
dications des manifestants. « Si les agricul-
teurs veulent être respectés, ils doivent d’abord
respecter la loi », a déclaré, le 12 janvier, le mi-
nistre des transports et des infrastructures,
Sorin Grindeanu. « Bla-bla-bla, réplique Cor-
nel Bodolan, un agriculteur qui a garé son ca-
mion dans la commune d’Afumati, située au
nord-est de Bucarest. En Roumanie, c’est la loi
du plus fort. Le ministre se moque de nous,
mais il en aura pour son compte. »
Le gouvernement roumain a fini par pren-
dre la mesure des choses et s’efforce main-
tenant de trouver une solution pour apaiser
la situation. « Depuis quelques jours, nous
dormons dans les cabines de nos camions et
de nos tracteurs. Nos gouvernants dorment
tranquillement dans leurs lits. Mais il est
temps qu’ils se réveillent, prévient Florin
Chelu, l’un des leaders des agriculteurs.
Nous avons allumé une étincelle qui est deve-
nue une flamme. J’espère qu’ils ne vont pas
nous pousser à mettre le feu à la baraque. » p
cécile boutelet,
mirel bran,
laurence girard (à paris),
sandrine morel
et jean-pierre stroobants
économie & entreprise | 13
Le Green Deal
au cœur de la
contestation
Bruxelles recule sur des textes liés à
l’agriculture, craignant de voir populistes et
nationalistes progresser aux élections de juin
bruxelles - bureau européen
A Bruxelles, on regarde
avec inquiétude ces mou-
vements de résistance ou
de protestation qui agitent le
monde agricole européen. Le pré-
cédent des « gilets jaunes », en
France, a traumatisé nombre des
vingt-six homologues d’Emma-
nuel Macron, et les institutions
communautaires redoutent
qu’un mouvement de ce type
parte des campagnes et se ré-
pande à travers le continent.
Que ce soit au Conseil, à la Com-
mission ou au Parlement euro-
péen, ces derniers mois ont vu les
différents acteurs de l’Union
européenne (UE) porter une at-
tention très spécifique à un sec-
teur agricole qui a largement fait
les frais du regain d’inflation,
dans la foulée de la guerre en
Ukraine et de la crise énergétique,
et que l’ouverture du marché inté-
rieur aux produits ukrainiens est
venue fragiliser un peu plus.
L’approche des élections euro-
péennes, prévues du 6 au 9 juin, et
la crainte de voir, comme le prédi-
sent les sondages, les partis popu-
listes et nationalistes gagner du
terrain au Parlement de Stras-
bourg, a conduit à un durcisse-
ment des positions, que ce soit
dans les rangs conservateurs de
l’Hémicycle ou dans les Etats
membres les plus agricoles. Dans
ce contexte, le Pacte vert euro-
péen, qui doit mener les Vingt-
Sept à la neutralité carbone
en 2050, ne s’en sort pas indemne.
Partout, en Europe, les partis
d’extrême droite se font désor-
mais les porte-parole d’une agri-
culture que le Green Deal met-
trait en péril. A commencer par le
Rassemblement national en
France, dont la tête de liste aux
élections européennes, Jordan
Bardella, a appelé, mercredi
17 janvier, à Strasbourg, à déclarer
« l’état d’urgence agricole ».
Texte vidé de son contenu
Depuis que la Commission a pré-
senté, en juillet 2021, plus de
70 propositions législatives qui
doivent leur permettre de réduire
de 55 % leurs émissions de
CO2 en 2030 par rapport à 1990,
les Européens ont entrepris un
véritable marathon législatif – fin
du moteur thermique en 2035, ré-
forme du marché carbone, mise
en place d’une taxe carbone aux
frontières, adoption d’objectifs
ambitieux en matière d’énergies
renouvelables… – pour se mettre
en position de respecter l’accord
de Paris sur le climat.
Mais, à l’été 2023, au moment
même où l’homme fort du Green
Deal, le commissaire Frans Tim-
mermans, quittait ses fonctions
pour s’impliquer dans la vie politi-
que néerlandaise, la mécanique a
commencé à se gripper, et les tex-
tes qui restaient encore à boucler
(plus liés à l’environnement qu’au
réchauffement climatique) en ont
fait les frais. « La stratégie de dépo-
larisation qui a fonctionné pour
tout le reste du Green Deal échoue
sur l’agriculture », a plusieurs fois
expliqué Pascal Canfin, le prési-
dent de la commission environne-
ment du Parlement européen.
A Strasbourg, les conservateurs
du Parti populaire européen
(PPE), le premier groupe politi-
que au sein de l’Hémicycle, ont
déclaré la guerre à plusieurs pro-
jets législatifs qui, jugeaient-ils,
mettaient en danger la sécurité
alimentaire du continent. Avec
l’aide de l’extrême droite, mais
aussi de certains élus socialistes
du sud et de l’est de l’Europe, où
l’agriculture traditionnelle reste
importante, voire de libéraux
(Renew Europe) de pays du Nord,
inquiets d’un affaiblissement
agricole de l’UE, ils ont remporté
plusieurs victoires.
Au terme de débats homéri-
ques, le règlement sur la restaura-
tion de la nature est sorti de son
examen parlementaire large-
ment vidé de son contenu, en
juillet 2023. En novembre de la
même année, l’ambition du texte
sur l’usage durable des pesticides,
qui prévoyait la réduction de moi-
tié du recours aux produits phy-
tosanitaires d’ici à 2030, a telle-
ment été revue à la baisse que les
eurodéputés qui le défendaient
ont préféré en rejeter la version fi-
nale. Quelques jours plus tard, le
Parlement européen parvenait à
exclure les bovins du champ d’ap-
plication de la directive sur les
émissions industrielles.
Gages à la droite
A l’inverse, les textes sur les nou-
velles techniques génomiques
dans l’agriculture et sur le stoc-
kage de carbone par les fermiers,
dont certains aspects inquiètent
les écologistes et que les lobbys
agricoles défendent, continuent
leur parcours législatif.
Dans ce contexte, Ursula von der
Leyen, la présidente de la Commis-
sion, a jugé utile, lors de son dis-
cours sur l’état de l’Union, le 13 sep-
tembre 2023, à l’occasion duquel
elle a multiplié les gages à la droite,
de dire sa « gratitude envers les
agriculteurs ». L’ancienne ministre
d’Angela Merkel sait qu’elle aura
besoin du soutien du PPE, dont
elle est issue, si elle devait, comme
cela semble probable, se présenter
pour un second mandat à la tête de
l’exécutif communautaire.
Depuis, la Commission a re-
noncé à plusieurs projets législa-
tifs qu’elle souhaitait présenter
avant les élections européennes,
par crainte de nourrir l’euroscep-
ticisme ambiant et de les envoyer
au casse-pipe. La révision de la ré-
glementation sur les substances
chimiques (Reach) a été reportée
sine die, et des textes sur le bien-
être animal ou les systèmes ali-
mentaires durables ont disparu
de son programme de travail. En
novembre 2023, elle a par ailleurs
décidé d’autoriser pour dix ans
supplémentaires le glyphosate,
sans que les Etats membres s’y
opposent.
Le 20 décembre 2023, Ursula
von der Leyen a même pris le
temps – malgré un emploi du
temps très chargé en fin d’année –
de proposer aux Vingt-Sept d’allé-
ger le statut de protection du
loup. Cette proposition « ne re-
pose sur aucun fondement scienti-
fique et relève d’une logique pure-
ment politicienne », a alors com-
menté le WWF, le Fonds mondial
pour la nature. Peut-être, mais
elle a fait le bonheur des éle-
veurs européens ! p
virginie malingre
14 | économie & entreprise
A Davos, l’intelligence artificielle
nouvelle religion des affaires
L’IA, et sa promesse d’accroître spectaculairement la productivité
du travail, était de tous les débats au Forum économique mondial
davos (suisse) - envoyé spécial
C’
est lui que tout le
monde attendait.
Quand il a parlé, les
PDG ont sorti leur té-
léphone pour filmer l’événement.
Les mots se bousculent quand
Sam Altman s’exprime, comme
s’ils étaient pressés de sortir de ce
cerveau en ébullition. Le regard
est perdu, les yeux fixés sur ses
pensées. Le PDG d’Open AI, créa-
teur de ChatGPT, était le messie de
ce Forum économique mondial
de Davos (Suisse). Il incarne la
nouvelle révolution, celle qui va
changer la donne et qu’attendent
depuis longtemps les entreprises,
l’intelligence artificielle (IA).
De l’IA, tout le monde en veut.
« C’est essentiel pour concevoir nos
nouvelles molécules et accélérer
nos tests », assure Albert Bourla, le
PDG du géant de la pharmacie Pfi-
zer. « Pas d’excuses, toutes les in-
dustries seront concernées »,
ajoute Julie Sweet, la directrice gé-
nérale d’Accenture, première so-
ciété de conseil au monde. Même
les militants de Transparency In-
ternational, l’association de lutte
contre la corruption, utilise l’IA
pour identifier les circuits finan-
ciers illicites au Mexique.
Pourquoi un tel engouement ?
La réponse tient en un mot : pro-
ductivité. « Nous estimons que l’IA
devrait générer 4 000 milliards de
dollars [environ 3 700 milliards
d’euros] de gain de productivité
d’ici à 2030 », assure Arvind Krish-
na, le PDG d’IBM. Cette promesse
de concevoir une molécule ou de
produire une voiture en deux fois
moins de temps fait vibrer les in-
dustriels. « Je ne connais pas une
seule entreprise du CAC 40 qui ne
déploie pas de l’intelligence artifi-
L’âge du capitaine, enjeu majeur
pour les grandes entreprises françaises
40 % des présidents et vice-présidents du SBF 120, en fin de mandat, ont plus de 70 ans
L a cure de jouvence qui se-
coue les palais de la Répu-
blique – avec un président
de 46 ans et un premier ministre
de 34 ans – n’a guère éclaboussé
les grandes entreprises. « L’âge
moyen des patrons exécutifs du
CAC 40 atteint 58,1 ans. Le benja-
min est Aditya Mittal, directeur gé-
néral d’ArcelorMittal, 48 ans, et
l’aîné est Bernard Arnault, le PDG
de LVMH, qui approche 75 ans »,
précise Olivia Flahault, cofonda-
trice d’OFG, un cabinet spécialisé
dans l’analyse et l’évaluation de la
gouvernance des sociétés cotées.
Le groupe de luxe se caractérise
par la moyenne d’âge la plus éle-
vée du CAC 40, à la fois dans son
comité exécutif et son conseil
d’administration (censeurs com-
pris). Tandis que Vivendi présente
le « board » le plus jeune, avec,
autour de la table, notamment la
nouvelle génération des Bolloré,
dont Yannick, 43 ans, plus jeune
président de l’indice phare.
Le rajeunissement des instan-
ces dirigeantes constitue l’un des
enjeux des assemblées générales
qui se tiendront dans les pro-
chains mois. « Parmi les quarante-
huit présidents et vice-présidents
[du SBF 120, un indice boursier
qui regroupe 120 grandes entre-
prises françaises] dont le mandat
arrive à échéance en 2024, dix-neuf
d’entre eux, soit 40 %, ont plus de
70 ans », pointe une étude, pu-
cielle », assure Alexis Combessie,
le fondateur de la start-up Giskard
(allusion à un robot des romans
d’Isaac Asimov et non à un ancien
président…), qui propose des
outils de test et de vérification
dans ce domaine.
Comme il l’explique, cela fait
une dizaine d’années que des so-
lutions d’IA existent, pour répon-
dre aux questions posées sur
Google ou traduire un texte. Ce
qui a changé, c’est l’entraînement
– le P de GPT (Generative Pre-trai-
ned Transformer). Les logiciels
précédents partaient de zéro et se
formaient avec l’usage, comme
un moteur de recherche. Les ac-
tuels sont entraînés avec des mil-
liards de données avant d’être uti-
lisés. D’où leur capacité à générer
des textes et des images, fruit de
leur éducation préalable.
Ce nécessaire apprentissage de-
mande des jours et des semaines
de calculs intensifs dans des cen-
tres de données ultra-puissants.
D’où le coût et la difficulté de pro-
duire ces « modèles de fondation »
qui forment le cœur des systèmes.
Les experts de BlackRock, la pre-
mière société d’investissement au
monde, estiment que les huit
principaux acteurs mondiaux du
cloud, ces centres de données dis-
séminés dans le monde entier, de-
vraient investir un montant cu-
mulé de 160 milliards de dollars
uniquement en 2024 pour accroî-
Avec Mistral,
Dust et Giskard,
la France dispose
d’atouts
indéniables
bliée vendredi 19 janvier, par OFG.
Ainsi, des figures emblématiques
des affaires n’ont pas encore fait
savoir si elles souhaitaient ou non
jouer les prolongations.
Dans les prochaines semaines,
les résolutions publiées au Bulle-
tin des annonces légales obligatoi-
res (BALO) devraient lever le voile
sur les intentions du bâtisseur et
président de Sopra Steria, Pierre
Pasquier, 88 ans, dont le mandat
arrive à échéance en 2024. Sauf à
changer les statuts, il devra quit-
ter la présidence du groupe fami-
lial en août 2024, à l’anniversaire
de ses 89 ans, mais il peut encore
rester administrateur.
Statuts amendés
De son côté, Daniel Julien, 71 ans,
le PDG de Teleperformance, lea-
der mondial des centres d’appels,
avait fait monter en grade ces der-
niers mois l’Indien Bhupender
Singh, directeur général délégué.
Cela laissait présager une disso-
ciation des fonctions, permettant
au bras droit de prendre la direc-
tion générale, qui pourrait inter-
venir dès 2024 : à moins que le ré-
cent rachat du luxembourgeois
Majorel ne donne au fondateur
l’occasion de rempiler comme
PDG, afin d’assurer l’intégration
de ce concurrent.
Régulièrement, les grandes en-
treprises amendent leurs statuts
pour conserver un dirigeant at-
tre leur capacité face à cette nou-
velle demande.
Open AI est loin d’être seul dans
cette révolution annoncée. Des
centaines de milliers de modèles
circulent dans la communauté du
logiciel libre. La société franco-
américaine Hugging Face les ré-
pertorie et les met à disposition
sur sa plate-forme. Des briques de
base qui permettent aux auda-
cieux de tenter leur chance. La
communauté française est plutôt
bien placée dans cette course.
Créée il y a moins d’un an, la so-
ciété Mistral, rivale d’OpenAI, s’est
déjà taillé une réputation mon-
diale perceptible à Davos. Elle est
le premier nom qui sort pour évo-
quer une concurrence à l’entre-
prise de Sam Altman.
Impact sur l’emploi
Débarquant avec une armada
d’une vingtaine de start-up, Em-
manuel Macron a eu beau jeu, le
mercredi 17 janvier, de les mettre
en avant. « Il y a trois familles dans
l’intelligence artificielle, explique
Gabriel Hubert, fondateur de la so-
ciété Dust. Celle qui travaille sur le
prédictif, par exemple pour calcu-
ler la probabilité d’apparition d’un
événement ; celle qui s’intéresse à
la classification, du type recon-
naissance faciale ; et celle qui gé-
nère du contenu, texte, image,
code… » Cette dernière famille, la
plus nouvelle, est sous les projec-
teurs. Dust en fait partie.
Arrivée à Davos dans les bagages
du président, la société, créée en
février 2023 et qui n’emploie que
dix personnes, attire les regards.
Roelof Botha, l’un des partenaires
de Sequoia, le pape mondial du ca-
pital-risque, ne manque pas de ci-
ter Dust dans sa table ronde. Il en
est le principal actionnaire. « Il y a
teint par la limite d’âge. Chez Sa-
fran, si le directeur général, Phi-
lippe Petitcolin, avait un temps
espéré refaire un tour de piste
grâce à un tel changement, il avait
dû abandonner le manche en jan-
vier 2021 à Olivier Andriès. Cette
modification des statuts finira
bien par arriver, mais chez Als-
tom, lors de la prochaine assem-
blée générale, afin d’accueillir l’in-
dustriel de 71 ans comme prési-
dent, appelé au secours par les
grands actionnaires de l’équipe-
mentier ferroviaire.
La plupart des présidents non
exécutifs du CAC 40 sont
d’ailleurs d’anciens directeurs gé-
néraux ou PDG qui maintiennent
ainsi leur influence au sein de l’es-
tablishment. « Un ou une prési-
dent(e) non exécutif doit avoir du
recul. Cela veut dire de l’expérience,
et donc naturellement de l’âge »,
souligne le chasseur de têtes Eme-
ric Lepoutre. « Un conseil d’admi-
nistration, c’est une alchimie entre
des exécutifs et des non-exécutifs,
des jeunes, des moins jeunes, des
gens qui peuvent irriguer les dé-
bats sur le numérique ou le déve-
loppement durable et d’autres qui
disposent de temps pour contrô-
ler », ajoute Mme Flahault.
Mais, ces dernières années, l’âge
des administrateurs a eu ten-
dance à augmenter. « L’entrée des
salariés a pu rajeunir les conseils
sur longue période, mais c’est en
dix ans, quand nous avons monté
notre première société, se souvient
M. Hubert, on se posait vite la ques-
tion de partir aux Etats-Unis pour
grandir. Ce n’est plus le cas. L’envi-
ronnement politique et financier
est beaucoup plus favorable. »
Avec Mistral pour le modèle,
Dust pour le déploiement dans
les entreprises et Giskard pour le
test et la sécurité, la France dis-
pose d’un atout indéniable avec
des entrepreneurs jeunes mais
déjà très expérimentés. Créé
en 2021, Giskard (25 employés)
travaille pour des sociétés
comme Axa ou L’Oréal.
Car si la première question que
posent les industriels à ces jeunes
forts en maths est « à quoi cela
peut-il me servir ? », la deuxième
est celle des risques : le détourne-
ment par un acteur malicieux ou
le bug aux conséquences impré-
visibles. D’où le débat sur la régu-
lation. « Il faut un cadre », recon-
naît Satya Nadella, le PDG de Mi-
crosoft et actionnaire d’Open AI.
Reste un risque qui pour l’ins-
tant concerne moins les patrons
que leurs employés, celui des lais-
sés-pour-compte. Quel sera l’im-
pact sur l’emploi ? Quel sera le mé-
tier du futur ? « Les gens auront de
meilleurs outils à leur disposition,
et ils s’intéressent aux autres hu-
mains, répond Sam Altman. Je ne
suis pas un grand chercheur en IA.
Mon job est de réfléchir à ce qu’il
faut faire et de travailler avec les
autres pour que cela arrive. Le tra-
vail de chacun ressemblera un peu
plus à cela. » Un regard optimiste
qui ne doit pas masquer que la
plus puissante des IA ne saura ja-
mais prédire ce que les hommes
en feront. Les pessimistes ont déjà
une réponse. p
philippe escande
trompe-l’œil. Les indépendants
sont, quant à eux, plus âgés :
en 2023, les administrateurs indé-
pendants qui sont entrés dans les
conseils du CAC 40 avaient en
moyenne 57,6 ans ; en 2019, ils
avaient 55,5 ans. Cela interroge sur
la confiance dans la génération
suivante », poursuit Mme Flahault.
Pour M. Lepoutre, ce pic récent
s’avère un contrecoup de la loi Co-
pé-Zimmermann de 2011, qui
avait imposé aux entreprises un
quota de 40 % de femmes dans les
« boards ». « Pendant plus de dix
ans, les entreprises ont nommé es-
sentiellement des femmes pour rat-
traper leur retard. Il y a ainsi eu une
génération d’hommes quinquas
“sacrifiés”. Maintenant que les
40 % sont atteints, ces dirigeants
peuvent rejoindre les conseils d’ad-
ministration, avec dix ans de plus »,
explique le chasseur de têtes.
Selon les pointages d’OFG, sur
les 476 administrateurs du CAC 40
élus par les actionnaires, 138 man-
dats arrivent à échéance en 2024 :
29 % des mandats seront à renou-
veler ou à remplacer à l’occasion
des prochaines assemblées géné-
rales, « le niveau le plus élevé des
trois dernières années ». Parmi
eux, Jean-François Roverato,
80 ans en septembre 2024, l’em-
blématique ex-PDG d’Eiffage, qui
avait sauvé le groupe de BTP d’une
OPA hostile. p
isabelle chaperon
Au Royaume-Uni, Tata
Steel ferme les derniers
hauts-fourneaux du pays
Le groupe va utiliser une technologie moins
polluante et 2 800 emplois seront supprimés
londres - correspondance
B onne nouvelle : le site in-
dustriel le plus polluant du
Royaume-Uni va fermer,
réduisant de 1,5 % les émissions de
CO2 de l’ensemble du pays. Mau-
vaise nouvelle : cela se fait au prix
de 2 800 suppressions d’emplois
et de la fin de la capacité du Royau-
me-Uni à produire de l’acier direc-
tement à partir de minerai de fer.
Vendredi 19 janvier, le groupe in-
dien Tata Steel a annoncé la ferme-
ture de ses deux hauts-fourneaux
de Port Talbot, au pays de Galles.
Sa motivation est financière et en-
vironnementale. Le site perd près
de 1 million de livres (1,16 million
d’euros) par jour. Tata rappelle
qu’il a investi 5 milliards de livres
dans ces installations et l’ensem-
ble de sa filiale britannique depuis
son acquisition en 2007.
Dans le même temps, l’em-
preinte carbone du site (autour de
6 millions de tonnes de CO2 par
an), qui fonctionne encore au
coke, un dérivé de charbon, néces-
site un changement de technolo-
gie. Tata annonce qu’il va donc fer-
mer un premier haut-fourneau, à
la mi-2024, et un second à la fin de
la même année. A la place, il va
construire un fourneau fonction-
nant avec un « arc électrique », qui
produira de l’acier à partir de
2027. Il va investir 1,25 milliard de
livres : 750 millions de livres de sa
poche, auquel le gouvernement
britannique ajoute 500 millions.
L’entreprise a rejeté la proposi-
tion des syndicats de conserver
l’un des deux hauts-fourneaux en
fonctionnement jusqu’en 2032,
estimant que le coût était trop im-
portant. La construction de la
nouvelle installation est plus sim-
ple et moins chère si l’ensemble
du lieu est fermé. Avec la nouvelle
MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD
Le champagne
perd quelques bulles
Petite secousse pour le champa-
gne. Le célèbre vin pétillant n’a
pas échappé au coup de pression
de l’inflation. Après un millésime
2022 de tous les records, l’année
2023 s’est terminée sur un léger
coup de froid. Les bouchons ont
moins sauté en France, mais aussi
partout sur le globe.
Le verdict du Comité interpro-
fessionnel du vin de Champagne
(CIVC), qui regroupe maisons et
vignerons de cette prestigieuse
région, est tombé lundi 15 jan-
vier : le nombre de bouteilles
écoulées en 2023 est passé juste
sous la barre des 300 millions, à
299 millions, soit un reflux de
8,2 % sur un an. Le champagne
perd quelques bulles…
« Jamais été aussi bas »
Pourtant, à l’été, quand le CIVC
s’est réuni, comme le veut la
tradition, pour négocier et fixer
les rendements de la prochaine
vendange, prévisions de vente à
l’appui, l’ambition était encore
d’en expédier entre 310 millions
et 315 millions. Finalement,
le recul, déjà anticipé, s’est accru
au fil de l’année.
La décrue a touché tout autant
les ventes en France que les
exportations. Les Français,
qui chipotaient déjà à trinquer
au champagne, sont de plus en
plus réticents à choisir ce vin pé-
tillant. Prosecco, cava, crémant se
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
technologie, les émissions de CO2
du site vont baisser de 85 %.
Tata, qui emploie près de 8 000
personnes au Royaume-Uni, dont
4 000 à Port Talbot, va supprimer
2 500 emplois à court terme, aux-
quels s’ajouteront sans doute
300 emplois d’ici à trois ans.
« Nous choisissons une voie diffi-
cile, mais c’est la bonne », assure
Thachat Viswanath Narendran, le
directeur général de Tata Steel. Il
souligne que son investissement
est le « plus important dans la pro-
duction d’acier au Royaume-Uni
depuis une décennie ».
Tournant historique
La décision de Tata fait suite à
celle de British Steel, l’autre pro-
ducteur d’acier britannique, qui a
annoncé, en novembre 2023, la
fermeture de ses deux hauts-four-
neaux, remplacés par deux arcs
électriques, qui doivent être opé-
rationnels en 2025. Le Royaume-
Uni, autrefois l’un des pionniers
mondiaux de la sidérurgie, n’aura
donc plus aucun haut-fourneau.
Les arcs électriques produiront
à partir d’acier recyclé. Ils ne pour-
ront en revanche pas en fabriquer
directement à partir de minerai
de fer. « Nous serons le seul pays du
G20 à ne pas pouvoir produire no-
tre propre acier », s’alarme Ste-
phen Kinnock, le député de Port
Talbot. Tata réplique que la ques-
tion de l’autonomie stratégique
ne change pas : les matières pre-
mières nécessaires à produire de
l’acier sont déjà importées.
Le tournant est néanmoins his-
torique. A son apogée, le Royau-
me-Uni produisait 30 millions de
tonnes d’acier par an et employait
320 000 personnes. Il en produit
aujourd’hui 6 millions et emploie
30 000 personnes. p
éric albert
font mousser en période d’arbi-
trage de consommation. Résul-
tat, la France ne pèse plus que
43 % des volumes de vin cham-
penois. « Nous n’avons jamais été
aussi bas sur le marché français,
même en temps de Covid. Le mo-
ral des ménages et l’inflation ont
pesé », estime Maxime Toubart,
président du Syndicat général
des vignerons de la Champagne.
A l’export, des distributeurs ont
surstocké après la période du Co-
vid-19, face à la reprise rapide des
affaires, avant de limiter leurs
emplettes ces derniers mois afin
d’écouler la marchandise. « Nous
ne sommes pas inquiets. Nous re-
trouvons les niveaux d’expédi-
tions d’avant la crise sanitaire.
Mais nous surveillons attentive-
ment l’évolution des ventes dans
chaque pays », ajoute M. Toubart.
Le CIVC se félicite d’avoir main-
tenu la valeur du marché. Avec
une valorisation moyenne de 8 %
des cuvées, le chiffre d’affaires de
l’appellation devrait rester supé-
rieur à 6 milliards d’euros, proche
du record historique porté par le
millésime 2022. Le prix du raisin
a, lui, augmenté de 4 % à 6 %,
la vendange a été plantureuse
et les vignerons ont pu accroître
leurs stocks. « Nous n’avons
jamais eu autant de vin dans
les caves », assure M. Toubart. Les
muselets de champagne n’atten-
dent qu’à être démuselés… p
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024 horizons | 15

rome - envoyée spéciale

P
our trouver leur chemin dans
l’hôpital San Filippo Neri, les
femmes qui veulent avorter ont
intérêt à savoir lire entre les li-
gnes. Le service des interrup-
tions volontaires de grossesse
existe, pourtant. Il est mentionné, parmi tous
les autres, à l’entrée de ce grand établissement
romain, situé au nord-ouest de la capitale.
Mais après, pfft !, son nom disparaît. Passé le
hall d’accueil, seule une simple feuille A4 ren-
seigne les visiteurs. Placardée contre un mur,
la pancarte indique « chirurgie gynécologi-
que » en grosses lettres, puis, entre parenthè-
ses et en plus petit, « loi 194/78 » – c’est sous ce
numéro, suivi de son année d’adoption,
qu’est couramment désigné le texte autori-
sant l’avortement en Italie. Pour que l’acro-
nyme IVG (interruzione volontaria di gravi-
danza) reparaisse, il faut attendre la porte du
service. Et encore : Marina Marceca, la respon-
sable du département, dit avoir dû batailler
pour imposer ce choix, contre l’avis du très
catholique directeur de cet hôpital public, que
la mention chiffonnait.
Ces pudeurs sémantiques n’ont pas d’inci-
dence sur la façon dont les patientes sont pri-
ses en charge à San Filippo Neri. Contraire-
ment à beaucoup d’autres, dans un pays où la
santé publique est sous-financée, la structure
jouit d’un plateau technique moderne en gy-
nécologie obstétrique. Mais elles en disent
long sur le nuage d’opprobre qui entoure en- Une nécropole de fœtus, dans les allées du cimetière Flaminio de Rome, le 14 octobre 2020. AFP
core l’IVG dans la Péninsule, quarante-six ans

En Italie, le parcours
après sa légalisation. Trop souvent victimes
d’humiliations de la part du personnel soi-
gnant – « Il fallait y penser avant », s’enten-
dent parfois dire les patientes –, de nombreu-
ses femmes renoncent à avorter, mais aussi à
témoigner, par crainte d’être blâmées.
La pression des associations dites « pro-

vie », catholiques en général, compte beau-
coup dans ce climat anxiogène. Certaines
réussissent même à s’introduire dans les
hôpitaux publics, avec la bénédiction des
autorités, pour apporter un « soutien émo-
tionnel » aux femmes et, bien sûr, tenter de
les dissuader. En Italie, le nombre d’IVG prati-
qués en 2021 (derniers chiffres communi-
qués par le ministère de la santé) s’élevait à
63 653, soit 20 000 de moins qu’en 1988 et
171 000 de moins qu’en 1982, année record.
« On compte 5,3 avortements pour mille fem-
mes de 15 à 49 ans, contre 9,4 en 2000 et 8
en 2009, souligne Marina Marceca. C’est l’un
des taux les plus faibles d’Europe. »
ASSURANCES À DOUBLE FOND
La dégringolade ne correspond pas à une
augmentation du désir d’enfant, comme en
témoigne le fameux « hiver démographique »
dont souffre la Péninsule : avec 400 000 nais-
sances en 2022, pour 700 000 décès, l’Italie
pourrait perdre 20 % de sa population d’ici à
2070. Elle n’est pas non plus directement cor-
rélée à l’élection, fin 2022, de Giorgia Meloni,
la présidente du conseil, issue des rangs du
parti postfasciste Fratelli d’Italia. En réalité,
elle l’a précédée. Mais l’arrivée au pouvoir de
cette candidate conservatrice, qui avait mis
en avant sa maternité au cours de sa campa-
gne, ne contribue pas à atténuer la réproba-
tion associée à l’IVG, ni les difficultés ren-
contrées par celles qui veulent y recourir. Au
contraire, puisque les Italiennes désireuses
d’avorter doivent, de plus en plus, affronter
un véritable parcours du combattant.
Giorgia Meloni a beau répéter qu’elle ne
touchera pas à la « 194 » et même qu’elle veut
sa pleine application, ces assurances sont à
double fond. D’abord, parce que cette loi por-
tée par la Démocratie chrétienne, dans le
contexte tendu des années de plomb, n’est
pas dépourvue d’ambiguïté : elle établit, en
préambule, que « l’Etat garantit le droit à une
procréation consciente et responsable, recon-
naît la valeur sociale de la maternité et pro-
tège la vie humaine depuis ses débuts ». En-
suite, la présidente du conseil n’a pas besoin
d’attaquer frontalement la loi pour la « vider
de l’intérieur », comme l’explique au Monde
Emma Bonino, ex-députée (Radicaux ita-
liens), ex-sénatrice, ex-ministre et ex-com-
missaire européenne. Fratelli d’Italia et ses
alliés de la Ligue, qui contrôlent la majorité
des régions italiennes, ne manquent pas de
leviers pour compliquer le recours à l’avorte-
ment, dans un pays où la santé relève précisé-
ment des compétences régionales.
Le résultat, c’est qu’en matière d’IVG, le pay-
sage est totalement « fragmenté », comme
l’explique l’anthropologue Silvia De Zordo,
spécialiste des questions sur la reproduction.
Chaque région peut interpréter à sa manière
les directives émises à l’échelle nationale. C’est
le cas pour l’avortement chimique : avant
2020, la pilule abortive était administrée en
d’obstacles de l’IVG
Les femmes voulant recourir à une interruption
volontaire de grossesse sont confrontées à la grave
pénurie de médecins acceptant de pratiquer
l’avortement, ce qui suscite la colère des féministes
milieu hospitalier, jusqu’à sept semaines de
grossesse et au prix d’une hospitalisation de
trois jours. Après cette date, il est devenu pos-
sible de délivrer la RU 486 en ambulatoire, y
compris dans les centres de planning familial,
et ce jusqu’à neuf semaines de grossesse.
Mais pas partout, loin de là : dans les Mar-
ches, région tenue par Fratelli d’Italia et citée
en exemple par Mme Meloni, lors de sa cam-
pagne électorale, le délai reste fixé à sept se-
maines. Pour ce qui est des centres de plan-
ning, dont les budgets sont rognés – lors-
qu’ils ne ferment pas –, seules trois régions
leur ont permis de s’impliquer dans le pro-
cessus : le Latium, l’Emilie-Romagne et la Tos-
cane. Or, là non plus, les choses ne sont pas
simples, comme l’explique l’infirmière Gra-
« ON COMPTE
ziella Bastelli, militante du planning familial 5,3 AVORTEMENTS
à Rome : « Faute de moyens et de formation,
quatre centres délivrent la RU 486, sur les POUR 1 000 FEMMES
soixante-dix que compte le Latium. »
En 2021, 59,6 % des établissements de santé
DE 15 À 49 ANS.
italiens autorisés à pratiquer des avorte- C’EST L’UN DES TAUX
ments les proposaient effectivement, soit
10 % de moins que trois ans auparavant. A LES PLUS FAIBLES
des degrés divers, les femmes confrontées à
l’IVG font donc face à de véritables casse-tête, D’EUROPE »
dont l’une des causes majeures est la grave MARINA MARCECA
pénurie de médecins acceptant de pratiquer cheffe de service
l’avortement. Ce phénomène a un nom, qui à l’hôpital San Filippo Neri
suscite la colère des militantes féministes : de Rome
l’objection de conscience. Comme en France
et dans d’autres pays, la loi italienne permet
aux médecins de refuser ce geste réprouvé
par l’Eglise catholique. Mais dans la Pénin-
sule, le pourcentage des objecteurs atteint
des proportions phénoménales, infiltrant
jusqu’aux centres de planning familial, pour-
tant historiquement ancrés à gauche.
D’après les chiffres officiels, ce mouvement
concernait 63,4 % des gynécologues en 2021,
mais aussi 40 % des anesthésistes, 32 % des
personnels soignants (infirmières, aides-soi-
gnantes, etc.) et une partie des pharmaciens,
alors que la loi n’autorise cette clause que
pour les médecins. Encore ces chiffres sont-ils
trompeurs, selon Silvia Agatone, présidente
de Laiga, une association qui défend l’applica-
tion de la loi 194 : « Dans certains endroits, les
établissements comptent jusqu’à 90 %, voire
100 % d’objecteurs. » Plus on avance vers le sud
du territoire, plus ces proportions augmen-
tent. Au point que dans certaines régions,
comme le Molise ou les Abruzzes, il devient
presque impossible d’avorter.
Certains deviennent objecteurs « par con-
viction catholique », comme Maria Chiara
D’Alessio, gynécologue à San Filippo Neri, qui
ne condamne cependant pas la loi et pense
que « les femmes doivent pouvoir choisir ».
D’autres, nombreux selon les féministes, le
font par souci de préserver leur carrière.
Christina Damiani le sait bien, qui a exercé
pendant des années comme intervenante
extérieure à l’hôpital San Giovanni de Rome.
« J’étais là pour pallier le nombre élevé d’objec-
teurs dans l’établissement, se souvient cette
gynécologue, retraitée depuis 2020. Ceux qui
pratiquent les IVG sont systématiquement dé-
considérés. Comme s’ils faisaient un sous-mé-
tier. » Vu leur nombre restreint, certains finis-
sent par ne plus faire que ça et se trouvent
coincés dans une mono-activité peu grati-
fiante. « L’avortement est vu comme sale, mais
aussi dévalorisant, note Silvia Agatone. Les
femmes ne reviennent jamais voir leur méde-
cin, elles veulent avant tout l’oublier. »
EXPÉRIENCES TRAUMATISANTES
D’autant que les patientes, elles aussi, font les
frais de cette situation, comme l’explique
une éducatrice rencontrée à Ancône, dans les
Marches. Ylénia, qui ne souhaite pas donner
son nom de famille, dit avoir failli mourir à
cause des médecins qui la suivaient pour une
IVG pratiquée à la suite de la mort du fœtus,
durant une grossesse désirée. « Tous les mé-
decins de l’hôpital étaient objecteurs, sauf un,
qui a mal fait son travail », souligne-t-elle,
pointant la formation défaillante des étu-
diants en médecine dans certaines facultés
catholiques, où l’IVG n’est à peu près pas en-
seignée. « Je suis restée pendant des semaines
avec du matériel placentaire qui s’infectait,
ajoute la quadragénaire. La gynécologue et
mon médecin généraliste, tous deux objec-
teurs, disaient que mes douleurs étaient psy-
chologiques, que ça allait passer. Jusqu’au mo-
ment où il a fallu se rendre à l’évidence : j’étais
au bord de la septicémie. »
Dans le cas des avortements thérapeuti-
ques (au-delà des douze semaines légales et
jusqu’à cinq mois), l’affaire est encore plus
compliquée. La loi italienne oblige en effet à
réanimer tout fœtus viable, ce qui peut se
produire dès vingt-trois semaines. Du coup,
de nombreux gynécologues refusent catégo-
riquement de pratiquer des IVG à partir de ce
terme. « Si des objecteurs catholiques sont pré-
sents, ils peuvent appeler le réanimateur, ob-
serve Marina Marceca, à San Filippo Neri.
C’est arrivé. » Même avant cette échéance, les
médecins se retrouvent parfois dans des im-
passes dramatiques. Silvia Agatone se sou-
vient ainsi d’avoir dû affronter, sans aucune
aide, les hémorragies simultanées de deux
patientes, à l’hôpital Sandro Pertini de
Rome : « Tout le personnel avait quitté la salle,
et moi, je leur courais après en criant : “Vous
n’avez pas le droit !” Si ces femmes étaient mor-
tes, j’en aurais été tenue pour responsable. »
Au sortir de ces expériences traumatisantes,
certaines patientes ont encore eu, dans un
passé récent, de très mauvaises surprises. Fin
2020, une Romaine a ainsi découvert son
nom, par hasard, au détour d’une allée du ci-
metière romain de Flaminio. Dans ce dédale
funéraire, 37 kilomètres de rues intérieures et
des columbariums grands comme des im-
meubles, la jeune femme est tombée sur un
cimetière de fœtus parsemé de croix métalli-
ques, dont certaines portant les patronymes
des femmes ayant pratiqué une IVG.
En Italie, les fœtus de moins de vingt semai-
nes sont incinérés, et au-delà de vingt-huit
semaines, ils doivent être inhumés ; mais en-
tre les deux, il règne une sorte de flou juridi-
que. L’hôpital avait fait signer à cette femme,
alors mal en point, un papier par lequel elle
autorisait l’établissement à disposer du
fœtus. Lequel avait ensuite été emmené à
Flaminio, avec une fiche d’identification. Le
scandale qui a suivi cette découverte, relayée
par plusieurs journaux nationaux, a forcé les
services funéraires à retirer les noms, mais
les croix sont toujours là. Elles voisinent avec
des tombes d’enfants, ornées de photos, de
fleurs en plastique et de petits vases en forme
de chausson ou de ballon de foot. Ici et là, des
nounours déchirés gisent entre les stèles,
emportés par le vent. Les croix de métal,
elles, portent toujours des étiquettes, mais
les noms ont été remplacés par des numéros
et une date, celle de leur transfert. p
raphaëlle rérolle
 NOUS AVONS RECOMPARÉ.
ENCORE.
ON EST LES MOINS CHERS.
ENCORE.
16,5 %
11,9 % +CHER QUE LIDL

9,8 % +CHER QUE LIDL

+CHER
QUE LIDL

3,6 %
+CHER
QUE LIDL

Prix moyens Prix moyens Prix moyens Prix moyens

comparés sur comparés sur comparés sur comparés sur
296 produits 275 produits 224 produits 262 produits

ET EN PLUS,
NOS PRIX SONT LES MÊMES
PARTOUT EN FRANCE !
Prix relevés le 7 décembre 2023 sur les 3225 sites internet drive des enseignes E. Leclerc, Intermarché, U et Carrefour
et en supermarché pour Lidl. Retrouvez notre méthodologie et la liste des drives comparés sur lidl.fr
LIDL RCS CRÉTEIL 343 262 622 - Suggestions de présentation. Photos non contractuelles.
 LIDL
MOINS CHER,
PARTOUT.
C’EST AUSSI SIMPLE QUE CELA.

2,28 € 2,59 €

2,29 €

1,88 €

1,79 € 2,53 € 3,55 €

Prix moyen constaté : Prix moyen constaté

1,79 € des drive concernés : 2,52 €
DES PRIX
MOINS CHER
PLUS CHERS
ET LE MÊME PRIX
ET DIFFÉRENTS
PARTOUT.
PARTOUT.
Prix Drive constatés le 17/01/2024 dans les drive E. Leclerc : 83 rue de Bernières 14000 Caen, 6 rue des Frères Bouillon 34120 Pézenas,
Z.I. Val de l’Orne 54800 Conflans-en-Jarnisy, Zone d’Iraty 64200 Biarritz, 36 rue de Montbéliard 25200 Bethoncourt, Z.I. Polaris
85110 Chantonnay sur les produits Huile de tournesol Rustica 1 L. Prix relevé chez Lidl le 17/01/2024.

Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour. Plus d’informations sur
www.mangerbouger.fr
18 |
GÉOPOLITIQUE
Un homme monte la garde lors d’un rassemblement houthiste, aux abords de Sanaa, au Yémen, en 2015. PHOTOS : ALEX KAY POTTER
La montée en puissance
des houthistes du Yémen
E
n lançant son offensive meur-
trière sur Gaza après les massa-
cres perpétrés par le Hamas, le
7 octobre 2023, Israël redoutait
l’ouverture d’un second front, au
nord, sur un théâtre d’opérations
familier et prompt à s’enflammer. Depuis les
violents affrontements de l’été 2006 oppo-
sant l’armée israélienne aux combattants
chiites du Hezbollah libanais, les escarmou-
ches entre ces deux ennemis historiques
n’ont jamais cessé autour de la « ligne bleue »
qui sépare le Liban et l’Etat hébreu – deux
pays officiellement en guerre depuis 1948.
Le sud d’Israël, en revanche, paraissait à
l’abri d’interventions militaires extérieures,
protégé par des accords de paix signés de lon-
gue date avec les voisins égyptien et jorda-
nien et par le processus de normalisation en-
gagé depuis 2020 avec plusieurs Etats du
Golfe. C’est pourtant là que ce deuxième
front tant appréhendé s’est concrétisé. Des
attaques lancées depuis la lointaine côte yé-
ménite par des miliciens houthistes ont
d’abord ciblé le port israélien d’Eilat, sur la
mer Rouge. L’extension de leurs frappes à des
cargos à destination d’Israël et la riposte mili-
taire américaine et britannique des 11 et
12 janvier font désormais planer le spectre
d’une déstabilisation mondiale du com-
merce en raison de la potentielle paralysie
d’un axe de navigation crucial.
Personne n’avait sérieusement anticipé
cette menace. Le Yémen, pays miné par la
pauvreté et fragilisé par les conflits internes,
n’a jamais été considéré comme un acteur
géopolitique prépondérant. La montée en
puissance des houthistes, encore récemment
perçus comme des rebelles aux ambitions
nationales, la portée de leur arsenal et leur ca-
pacité de nuisance ont été négligées de tous –
à l’exception peut-être de l’Arabie saoudite.
Leurs liens avec l’Iran, alternativement quali-
fiés d’« inféodation totale » ou de « relation de
pur opportunisme », n’ont pas non plus été
évalués à leur juste mesure. Les Etats-Unis,
La rébellion yéménite s’est imposée
dans le jeu régional à la faveur
de la guerre entre Israël et le Hamas.
Les attaques en mer Rouge, qui
menacent cet axe mondial du
commerce et défient les Etats-Unis,
ont révélé son pouvoir de nuisance
désormais en première ligne de cette nou-
velle déflagration régionale, paient
aujourd’hui le prix de ce désintérêt. Et bien
d’autres puissances avec eux. En quelques
jours, les houthistes sont devenus des prota-
gonistes incontournables au Moyen-Orient,
d’autant plus menaçants que leur organisa-
tion demeure largement méconnue.
Leur « promotion » sur la scène internatio-
nale est d’abord la traduction d’une réalité fac-
tuelle locale : en plus de s’être imposés comme
maîtres incontestés de la capitale, Sanaa, ils
contrôlent désormais la portion la plus peu-
plée du Yémen. Cette victoire est l’aboutisse-
ment de deux mécanismes. Le premier, sur le
plan de la politique intérieure, a pris la forme
d’une insurrection démarrée en 2004 contre
le régime d’Ali Abdallah Saleh, président de-
venu indétrônable dans le Yémen unifié après
la fusion, en 1990, de la République arabe du
Yémen, au nord, et de la République démocra-
tique populaire du Yémen, au sud. Le second,
sur un plan plus idéologique, est la profession,
dès les origines, d’un anti-impérialisme viru-
lent dénonçant le rôle des Etats-Unis et de son
allié israélien au Moyen-Orient.
Forts de cette double trajectoire, les hou-
thistes – qui se désignent eux-mêmes par le
nom d’« Ansar Allah » (« Partisans d’Allah ») et
se considèrent comme les seuls représen-
tants légitimes de l’Etat yéménite – se retrou-
vent à un carrefour incertain de leur histoire.
Le défi lancé aux Etats-Unis ne sera-t-il que la
manifestation d’une hubris, susceptible de
causer leur perte dans ce pays qui n’a cessé
d’être le jouet d’influences extérieures au
prix d’un sous-développement endémique ?
« Les Etats-Unis ont parcouru 9 000 kilomè-
tres pour apporter leur soutien à Israël. Pour-
quoi n’aurions-nous pas le droit de venir en
aide aux Palestiniens alors que c’est pour nous
une obligation morale ? », a fait mine de s’in-
terroger Abdel Malik Al-Houthi, l’énigmati-
que chef d’Ansar Allah, dans un discours télé-
visé, diffusé le 18 janvier, sur la chaîne publi-
que contrôlée par ses partisans. « Une con-
frontation directe avec les Etats-Unis n’effraie
pas le peuple yéménite, bien au contraire !
Nous l’attendons depuis longtemps. Il était
grand temps de combattre notre principal en-
nemi que nous affrontions jusqu’à présent in-
directement », a-t-il martelé, en référence à la
coalition des pays arabes dirigée par Riyad et
soutenue par Washington pour contrer les
houthistes à partir de 2015. Se posant en nou-
veau champion de la cause palestinienne, il
appelle même à une mobilisation internatio-
nale : « Les marches de solidarité avec la Pales-
tine doivent se poursuivre, y compris dans les
pays occidentaux, en Europe et en Amérique. »
Le chemin parcouru est spectaculaire de-
puis les premiers slogans apparus au début
des années 2000 sur les murs d’une petite
ville du nord du Yémen jusqu’à ce discours
plein d’assurance et de défis jeté à la face de
l’Occident. Au départ, l’histoire des houthis-
tes est liée au revivalisme du zaïdisme – une
école de pensée de l’islam à la jurisprudence
proche de celle du sunnisme chaféite dont se
revendiquent une majorité de Yéménites –,
se réclamant de la conception du chiisme
telle qu’elle fut enseignée au VIIIe siècle par
Zayd Ben Ali, descendant du gendre du Pro-
phète. Pendant près d’un millénaire, ce cou-
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
rant chiite a rayonné sur les hautes terres du
Yémen occidental sous la forme d’un ima-
mat à l’organisation sociale très hiérarchi-
sée. Aboli par un coup d’Etat militaire
en 1962, il est alors remplacé par une républi-
que soutenue militairement par l’Egypte
nassérienne, mais combattue par le
royaume saoudien, inquiet à l’idée de voir
prospérer un tel modèle politique à sa fron-
tière. Cette même décennie voit le Sud, pro-
tectorat britannique organisé autour d’Aden,
basculer dans la sphère d’influence soviéti-
que après le départ du colonisateur.
CONTRER L’INFLUENCE DES SUNNITES
Le renouveau zaïdite s’est appuyé sur le senti-
ment de déclassement, qui ne cesse de s’exa-
cerber après la création de la République
arabe du Yémen. Dans son orbite, le mouve-
ment des Jeunes Croyants, fondé en 1992 par
Hussein Badreddine Al-Houthi, vise aussi à
contrer l’influence de courants sunnites radi-
caux, salafiste et wahhabite, importés du voi-
sin saoudien et qui s’implantent jusque dans
son bastion septentrional du gouvernorat de
Saada. Signe des complexités locales, les béné-
ficiaires de la jeune République – au premier
rang desquels le président Ali Abdallah Saleh
(1978-2012) – sont souvent de confession
zaïdite, sans pour autant se définir exclusive-
ment par cette variable d’ordre religieux.
Le pluralisme politique, inscrit dans la nou-
velle Constitution du Yémen unifié, et la di-
versité des lieux de pouvoir, assurée par la
persistance d’un fort maillage tribal, permet-
tent à Hussein Badreddine Al-Houthi d’être
élu au Parlement, en 1993, sous les couleurs
du Parti de la vérité. Les relations avec le pou-
voir central vont se tendre après la tentative
de sécession du Sud – motivée par des ressen-
timents que partagent les zaïdites militants
(conviction d’une marginalisation politique,
économique et sociale) – réprimée dans le
sang, en 1994, par le président Saleh, avec le
soutien des islamistes d’Al-Islah, un parti pro-
che des Frères musulmans.

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Un autre facteur de tension voit le jour lors
de la « guerre contre le terrorisme » menée
par Washington dans la foulée des attentats
du 11-Septembre, perpétrés par la nébuleuse
Al-Qaida, dont le chef, Oussama Ben Laden,
est issu d’une famille yéménite originaire de
l’Hadramaout. Dès lors, le pays n’est plus re-
gardé par les Occidentaux qu’à travers le
prisme des groupuscules djihadistes qui
prospèrent dans des régions où l’Etat central
peine à s’imposer.
Pour préserver son pouvoir, le président Sa-
leh a rompu avec la coûteuse politique de
neutralité qu’il avait observée lors de la
guerre du Golfe (1990-1991) – sanctionnée par
l’expulsion de dizaines de milliers de Yéméni-
tes employés dans les monarchies pétrolières
voisines –, pour miser sur une coopération
sécuritaire avec les Etats-Unis, qui multi-
plient les opérations d’assassinats ciblés au
Yémen. Une posture vivement dénoncée par
les houthistes. Hussein Badreddine Al-Hou-
thi produit alors « un ensemble de textes qui
analysent les relations internationales, y com-
pris à l’échelle régionale, à la lumière de la do-
mination américano-sioniste », souligne Lau-
rent Bonnefoy, spécialiste de la péninsule
Arabique contemporaine au Centre de re-
cherches internationales (CERI), une unité
commune au CNRS et à Sciences Po. C’est à
cette époque qu’apparaît, sur les murs de
Saada, le slogan qui deviendra la signature
des houthistes : « Dieu est grand ! Mort à
l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les
juifs et victoire à l’islam ! » « Cette lecture s’arti-
cule très bien avec la grille fondée par l’Iran ré-
volutionnaire. C’est à ce titre, et non principa-
lement autour du chiisme, qu’a pu se structu-
rer la relation [des houthistes] avec l’Iran »,
explique M. Bonnefoy.
Ce slogan est scandé lors d’une visite à
Saada du président Saleh, en janvier 2003, qui
l’interprète comme une remise en cause
frontale de son autorité. S’ouvre alors une pé-
riode de tensions, marquée par la mort
d’Hussein Al-Houthi, en septembre 2004, tué
par les forces de l’ordre. Elle est suivie de plu-
sieurs cycles de guerre, au cours desquels le
pouvoir pilonne sans répit les bastions hou-
thistes, sans parvenir à éteindre l’insurrec-
tion. A Sanaa, un réquisitoire détaillé dépeint
les houthistes sous les traits d’une faction to-
talement instrumentalisée par Téhéran – un
argument dont Ali Abdallah Saleh sait l’im-
pact qu’il peut avoir à Washington – et pro-
fondément réactionnaire, puisque leur com-
bat, assure-t-il, vise à restaurer l’imamat et
l’ordre social inégalitaire en vigueur avant la
république.
Plusieurs figures d’Ansar Allah ont tissé des
liens avec l’Iran dans les années 1990. Hus-
sein Badreddine Al-Houthi et son frère, Abdel
Malik, actuel dirigeant du mouvement, ac-
compagnèrent leur père, Allameh Badred-
dine, lui-même grand clerc zaïdite, lors d’un
voyage en République islamique qui les
mena dans la ville sainte de Qom. Mais c’est à
Khartoum, au Soudan, que Hussein choisit
de poursuivre des études en théologie. Aucun
élément n’indique que Téhéran ait apporté
une aide significative au cours des premières
années de l’insurrection.
LA STRATÉGIE DE TÉHÉRAN
L’intérêt que porte la République islamique à
la mer Rouge, voie de transit pour les cargai-
sons d’armes qu’elle destine à ses alliés liba-
nais du Hezbollah ou palestiniens du Jihad is-
lamique et du Hamas, est ancien. Mais l’at-
tention qu’elle prête au Yémen se manifeste à
partir de la première intervention militaire
saoudienne, en 2009, en soutien du gouver-
nement Saleh, alors en difficulté face à la ré-
bellion houthiste. Téhéran voit dans la vulné-
rabilité du régime de Sanaa l’occasion inespé-
rée de déstabiliser son grand rival régional
grâce à une stratégie déjà éprouvée en Irak
contre les forces d’occupation américaines :
harceler l’ennemi en s’appuyant sur des grou-
pes insurgés locaux.
En octobre 2009, des milliers de munitions
antichars sont saisies par la marine yéménite
à bord d’un bateau civil à l’équipage iranien.
« Il ne fait aucun doute que l’Iran soutient les
houthistes. Ils ne peuvent quand même pas fi-
nancer leur rébellion avec des grenades [le
fruit] et du raisin, ou de la drogue, surtout si
l’on considère les milliards que dépense l’Etat
yéménite pour les combattre ! », s’exclamait le
mois suivant, sur un ton rageur et méprisant,
le général Yahya Saleh, patron du contre-es-
pionnage de l’époque et neveu du président.
En entretenant le discours sectaire d’une
guerre menée contre des « chiites safavides »
(un terme emprunté, notamment, au voca-
bulaire salafiste et qui fait référence à la dy-
nastie perse qui se convertit massivement
au chiisme entre les XVIe et XVIIIe siècles), en
pillant et en bombardant des villages du
sanctuaire houthiste du gouvernorat de
Saada avec, de surcroît, le concours de mili-
ces tribales venues de régions lointaines et
parfois salafistes ou djihadistes, le camp
gouvernemental cumule les fautes stratégi-
ques. En réaction, les tribus du nord du Yé-
men basculent, l’une après l’autre, du côté
de la rébellion.
En 2011, la déferlante des « printemps ara-
bes » gagne le Yémen. Parmi la foule des ma-
nifestants qui réclame le départ du chef de
l’Etat, les houthistes peuvent se prévaloir de
l’ancienneté de la critique formulée à l’encon-
tre du pouvoir autocratique d’Ali Abdallah Sa-
leh. Alors que la radicalisation du mouve-
ment de contestation menace de plonger le
pays dans la guerre civile, le président est
poussé vers la sortie par le Conseil de coopé-
ration du Golfe. Il démissionne, le 25 fé-
vrier 2012, après trente-trois ans de pouvoir
sans partage. L’échec de la transition et l’al-
liance contre-nature conclue entre le raïs dé-
chu et ses ennemis jurés de la veille ouvrent
aux houthistes les portes de la capitale, dont
ils s’emparent militairement en 2014. A la
suite d’un nouveau revirement, Saleh est fi-
nalement assassiné trois ans plus tard. Mais
les combattants zaïdites n’ont plus besoin de
lui pour poursuivre leurs ambitions.
« La question de la conquête territoriale n’est
pas nouvelle au sein du mouvement hou-
thiste. Certains de leurs discours évoquent la
reconstitution d’un “Grand Yémen” qui s’éten-
drait jusqu’aux lieux saints, en particulier
La Mecque, mais il ne faut pas leur donner
trop d’importance, estime Laurent Bonnefoy.
Au-delà de l’aspect idéologique, et on peut dire
que l’appétit est venu en mangeant… Les hou-
thistes ont hésité, avant de s’emparer de terri-
toires et de mesurer les ressources que cela
pouvait leur procurer ainsi que l’extension de
leur capacité de nuisance, comme on le voit
actuellement en mer Rouge. »
Cependant, l’offensive victorieuse de
2014 déchaîne contre les nouveaux maîtres
de Sanaa les forces saoudiennes, sous l’impul-
sion de Mohammed Ben Salman, dit « MBS » –
alors futur prince héritier mais dirigeant de
facto du royaume, nommé ministre de la dé-
fense en janvier 2015 –, et l’armée émiratie,
sous l’influence de Mohammed Ben Zayed,
« MBZ » – prince héritier et déjà homme fort
d’Abou Dhabi. La coalition, incluant une di-
zaine d’Etats arabes, parvient à endiguer
géopolitique | 19
Des drapeaux
américains
et israéliens
sont piétinés,
lors d’un ras-
semblement
houthiste,
près de
Sanaa,
au Yémen,
en 2015.
l’avancée houthiste, mais échoue à les chasser
de Sanaa. La fragmentation du Yémen se tra-
duit par la superposition de deux pouvoirs ri-
vaux : celui des houthistes ancré dans la capi-
tale, et celui qu’incarne Abd Rabbo Mansour
Hadi, reconnu par la communauté interna-
tionale, cantonné dans le Sud, à Aden, ou ré-
fugié dans un exil forcé à Riyad.
Mais la régionalisation du conflit yémé-
nite ne s’opère pas à sens unique. Les hou-
thistes, appuyés de plus en plus ouverte-
ment par l’Iran, notamment en matière d’ar-
mements, ont acquis les moyens de frapper
au-delà des frontières de leur pays et multi-
plient les tirs de missiles et l’envoi de drones
armés, ciblant les territoires saoudien et
émirati. Plusieurs faits documentés attes-
tent du rapprochement qui s’opère entre
Ansar Allah et la République islamique. Du-
« UNE rant quelques mois de 2014, à Sanaa, une
CONFRONTATION liaison aérienne bihebdomadaire avec Téhé-
ran avait été assurée par la compagnie Ma-
DIRECTE AVEC han Air, liée aux gardiens de la révolution. Le
25 septembre de cette même année, deux
LES ÉTATS-UNIS membres du Hezbollah libanais et trois gar-
N’EFFRAIE PAS diens de la révolution iraniens avaient été li-
bérés d’une prison de la capitale sous con-
LE PEUPLE trôle houthiste, selon un rapport remis par
le panel d’experts de l’organisation des Na-
YÉMÉNITE, BIEN tions unies pour le Yémen au Conseil de sé-
curité. En janvier 2018, ce même panel con-
AU CONTRAIRE ! cluait, après l’analyse des débris provenant
NOUS L’ATTENDONS d’une dizaine de missiles balistiques Bur-
kan-2 tirés contre l’Arabie saoudite, que ces
DEPUIS engins étaient des dérivés du Qiam-1 iranien
d’une portée de 700 à 800 kilomètres, intro-
LONGTEMPS » duits clandestinement au Yémen en pièces
ABDEL MALIK AL-HOUTHI détachées, avant d’être soudés sur place par
chef d’Ansar Allah une même équipe d’ingénieurs.
Les houthistes vont même revendiquer
l’attaque dévastatrice perpétrée contre deux
installations pétrolières du géant saoudien
Aramco, en septembre 2019, dans l’est du
royaume. Une affirmation reléguée, l’année
suivante, au rang de fanfaronnade par un
nouveau rapport des experts de l’ONU affir-
Des houthistes
regardent
des photos
de funérailles,
tandis qu’en
arrière-plan
le porte-parole
du mouvement,
Mohammed
Al-Bukhaiti,
prononce
une allocution
télévisée,
le 28 avril 2018.
mant que « les annonces [des houthistes] sur
le nombre et les systèmes d’armes utilisées ne
correspondent pas aux informations dont
nous disposons », ajoutant que « les Etats-
Unis ont partagé des informations concer-
nant les débris de l’un des drones, qui indi-
quent que ce dernier a traversé une zone si-
tuée à environ 200 kilomètres au nord-ouest
[du point d’impact] peu avant la frappe ». Et
non au sud, comme l’aurait impliqué un tir
en provenance du territoire yéménite.
Qu’importe, la campagne de harcèlement
porte ses fruits.
La coalition renonce à reprendre militaire-
ment le port stratégique de Hodeïda, sur les
rives de la mer Rouge, tombé aux mains
d’Ansar Allah en janvier 2019, et enterre ses
espoirs d’une déroute de ces combattants
encore qualifiés dans le reste du monde de
« rebelles ». Ces derniers profitent aussi des
divergences croissantes entre les deux prin-
cipaux acteurs régionaux, « MBS » et « MBZ ».
Le premier, désormais absorbé par un projet
de développement du royaume saoudien, re-
doute que les attaques sur son territoire re-
butent les investissements étrangers. Le se-
cond, échaudé par la perte de Hodeïda et mé-
fiant à l’égard du poids de l’islam politique,
octroyé par Riyad, au sein du gouvernement
yéménite en exil, a amorcé un retrait de ses
troupes, tout en continuant de soutenir, de-
puis Abou Dhabi, les dirigeants sudistes – y
compris quand ils affichent une volonté sé-
cessionniste renouvelée.
« La capacité de mobilisation des houthistes
doit beaucoup à la confrontation avec l’Arabie
saoudite. Leur discours nationaliste centré sur
la défense du Yémen face à l’agression étran-
gère a pu rallier des acteurs, notamment tri-
baux, qui leur avaient longtemps été hostiles,
explique Laurent Bonnefoy. Parallèlement, la
faiblesse de l’opposition dans les zones qu’ils
détiennent s’explique par la constitution d’un
appareil sécuritaire – et même d’institutions –
efficace. Ils répriment leurs opposants, mais
certains leur reconnaissent aussi un sens de
l’Etat, un professionnalisme qui tranchent
avec d’autres acteurs yéménites. »
TRACTATIONS INTERROMPUES
La guerre opposant Israël au Hamas, en se ré-
gionalisant dans les eaux stratégiques de la
mer Rouge, a interrompu les tractations en
cours, depuis la trêve conclue en avril 2022
sous les auspices des Nations unies, entre les
belligérants yéménites. Face à Ansar Allah,
bloc cohérent sur les plans politique et reli-
gieux, le gouvernement « officiel » offre le
piètre visage d’une assemblée hétéroclite, en-
globant des acteurs mus par des intérêts di-
vers, voire personnels, au sein d’un Conseil
de direction présidentiel. Dirigé par Rachad
Al-Alimi, un proche du défunt président Sa-
leh, il se compose de huit membres, dont des
sudistes, des chefs de factions confessionnel-
les ou militaires.
« Les houthistes sont convaincus qu’ils sont
en position de force, face aux membres du
Conseil qui dépend cruellement de Riyad et
face aux Saoudiens, estime un observateur
en poste au Yémen, qui souhaite conserver
l’anonymat pour s’exprimer plus librement.
Ils font l’analyse que l’escalade en mer Rouge
reçoit le soutien populaire au Yémen et dans
le monde arabe, qu’elle est totalement cohé-
rente avec leur idéologie et qu’elle ne remet
pas en cause les négociations en cours sur le
sort du pays. » aaa
20 | géopolitique 0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

Au Yémen, l’impossible unité Djedda

Médine

La Mecqu
e

Mo
Port-Soudan
1 Au nord, les houthistes tiennent SOUDAN

nta
la capitale et les ports de la mer Rouge Désert de Nubie e

gne
g
Territoire tenu par les houthistes, mouvement politique u
o
R

s d ’As
et militaire né dans les années 1990, se réclamant du zaïdisme
(branche minoritaire du chiisme) et soutenu par l’Iran. r
e
Le contrôle de la plaine côtière, notamment le port de Hodeïda, M
leur confère un fort pouvoir de déstabilisation Iles

ir
Arch Fa r a
en mer Rouge des D ipel san
ahlak
Attaque houthiste contre des navires occidentaux, Asmara
depuis la guerre entre Israël et le Hamas Saad
a
ÉRYTH
RÉE
2 Au sud et à l’est, le Conseil présidentiel Kam
a ran
du Yémen est menacé d’une sécession
Tigré
par les séparatistes du Sud
Hod San
Territoire sous le contrôle officiel du Conseil présidentiel eïda aa Mari
du Yémen, soutenu par l’Arabie saoudite. Cette entité b
ft

Détroit
hétéroclite, composée de huit personnalités issues pour moitié
du Nord et pour moitié du Sud, a été établie en avril 2022 Ri
du
Territoire tenu par le Conseil de transition du Sud (STC), e
l lé
mouvement séparatiste héritier de l’ancienne république va
socialiste du Yémen du Sud. Il contrôle plusieurs villes du Sud, e Taë

de B
d Assa Mok z
notamment Aden, avec le soutien des Emirats arabes unis (EAU), n b ha
a
qui consolident leur présence dans les ports de la région
r
G

ab A
Port sous influence des EAU
Port contrôlé ou développé par les EAU,

l-M
dans une optique commerciale Djib
DJ outi Ad

an
Présence militaire des EAU IBO e n
UT Go

da
lfe b
I de Trafic
Ta maritime
Principales zones d
ÉTH

jo
d’affrontement depuis 2020 IOP

ur
IE

Naissance du Yémen moderne
1918-1962
Avant de devenir la première république
de la péninsule Arabique en 1962, le Yémen est une
monarchie millénaire dirigée par des imams prônant
le zaïdisme, une doctrine chiite introduite à la fin du
IXe siècle, dans le nord du pays. L’imamat zaïdite
s’efforce de rallier des tribus (Hached, Bakil…) aux
loyautés fluctuantes et d’imposer son règne dans le
Sud, à majorité sunnite. De fréquentes agressions
étrangères favorisent l’unification des tribus derrière
l’imam. Alors que l’intérêt européen pour la mer
Rouge s’était assoupi après la découverte de la route
Asie Mi
neur
e
a
G
d o
’A l f
Ber e
b era d
e
SO n
MA
LI
E
Les deux Yémens
1962-1990
maritime contournant l’Afrique à la fin du XVe siècle, Au Nord : le 26 septembre 1962, un putsch militaire Au Sud : en 1967, les Britanniques évacuent
la compétition prédatrice entre les empires ottoman abolit l’imamat. S’ensuit une sanglante guerre civile Aden, dont le port a perdu de son attrait depuis
et britannique est relancée par l’ouverture du canal (1962-1970) entre « royalistes », partisans de l’imamat la nationalisation du canal de Suez (1956)
de Suez (1869). Si le Sud voit sa destinée bouleversée soutenus par Riyad, et « républicains », auprès par Nasser. Sur les décombres de l’ex-colonie,
par la présence coloniale britannique (1839-1967), desquels se battent des milliers de soldats égyptiens. et malgré les pressions saoudiennes pour
l’imamat, dans le Nord, gagne en légitimité Le conflit israélo-arabe de 1967 sonne le départ des la faire échouer, fleurit la République démocra-
en chassant l’occupant ottoman (1872-1918), étend troupes de Gamal Abdel Nasser. En 1970, les deux tique et populaire du Yémen, un régime
son autorité le long de la plaine côtière, mais doit parties s’accordent sur l’établissement d’un régime marxiste dirigé par le Parti socialiste et financé
s’incliner face aux revendications des Al Saoud, républicain conservateur. L’arrivée au pouvoir d’Ali par l’URSS. De fortes tensions internes
à qui sont cédés des territoires au nord-ouest Abdallah Saleh, en 1978, inaugure une période de dégénèrent, en janvier 1986, en une guerre
de l’Etat (1926-1934). stabilité pour la jeune République arabe du Yémen. fratricide à Aden.

Mer Méditerra
née
Canal M
Egypte de Suez République
er

République démocratique
R

Premier imamat Empire arabe et populaire

ou

zaïdite, établi à la fin Arabie saoudite des Indes du Yémen du Yémen

ge

du IXe siècle (indépendante

en 1932) Sanaa
Imamat zaïdite n
de
Dé

Protectorat
entre 1918 et 1962 La Mecque d’A
M

olfe
tro

d’Oman
er

Expansion d’Ibn Saoud G

it
Ro

de

(1926-1934) Socotra
ug

Ba

b
e

Possessions ottomanes Al
Protectorat - M Aden
en

(vers 1860) Saada d’Aden Frontières an

di

da
actuelles b
In

Possessions britanniques
du Yémen
(vers 1920) Aden an
cé Tensions frontalières
Protectorat O
Routes commerciales
de Socotra (1972-1974)
maritimes

aaa Il ajoute : « On peut d’ailleurs formu-
ler l’hypothèse qu’ils comptent se servir de leur
nouvelle stature pour obtenir davantage : plus
de fonds, alors que les négociations portent
notamment sur le versement, par Riyad, de
milliards de dollars aux fonctionnaires yémé-
nites qui n’ont pas été payés depuis longtemps,
ou plus d’influence au niveau territorial. »
Leur montée en grade sur l’échiquier régio-
nal a aussi provoqué un changement drasti-
que de la vision américaine du Yémen. Après
l’avoir observé à la loupe de la lutte contre le
djihadisme, les Etats-Unis le scrutent désor-
mais sous l’angle des ambitions de l’Iran.
Cette vision irrigue d’ailleurs deux notes pu-
bliées le 9 janvier, la veille des bombarde-
ments de l’US Navy sur des positions hou-
thistes, produites par l’American Enterprise
Institute et la Heritage Foundation – deux
cercles de réflexion conservateurs, basés à
Washington. La rupture est nette.
Alors que la politique américaine concer-
nant le Yémen a longtemps été alignée sur
celle de l’Arabie saoudite, selon Bruce Riedel,
expert de la Brookings Institution après
trente ans de services passés au sein de la
CIA, Washington est désormais en tête de
pont pour contrer l’emprise des houthistes
en mer Rouge. A l’inverse, Riyad plaide désor-
mais pour une désescalade. Et se tient à dis-
tance de la coalition que tentent de mettre
sur pied les Etats-Unis pour sécuriser cet axe
commercial stratégique.
« ENTITÉ TERRORISTE »
Les notes des deux cercles de réflexion appe-
laient respectivement Washington à s’engager
militairement aux côtés du gouvernement yé-
ménite « officiel », et à réintégrer les houthistes
parmi les « entités terroristes ». Le groupe yé-
ménite avait fait irruption sur cette liste noire
à la fin du mandat de Donald Trump (2017-
2021), avant d’en disparaître au début de celui
de Joe Biden – officiellement pour faciliter
l’acheminement d’une indispensable aide hu-
manitaire dans les zones qu’il contrôle. Leur
réinscription a été annoncée, le 17 janvier, par
le département de la défense américain.
Les attaques menées par Ansar Allah en
mer Rouge témoignent d’un armement de
plus en plus sophistiqué. « En l’espace de quel-
« LES ARMES ONT ques années seulement, les rebelles houthistes
ÉTÉ FOURNIES PAR du Yémen se sont dotés d’un arsenal remar-
quablement diversifié d’armes antinavires,
L’IRAN BIEN AVANT comprenant à la fois des missiles de croisière
et des missiles balistiques », écrit Fabian Hinz,
QUE LE CONFLIT chercheur à l’International Institute for Stra-
ENTRE ISRAËL ET LE tegic Studies. Ce vaste arsenal, ajoute-t-il,
« soulève des questions sur la stratégie plus
HAMAS N’ÉCLATE, large de l’Iran dans la région ». Bien que les
houthistes aient lié leurs attaques contre le
EN OCTOBRE 2023 » transport maritime à l’offensive israélienne
Fabian Hinz
en cours dans la bande de Gaza, « les armes
chercheur à l’IISS ont été fournies par l’Iran bien avant que le
conflit entre Israël et le Hamas n’éclate, en oc-
tobre 2023. Cela suggère que l’Iran se concen-
tre, fortement et à long terme, sur le renforce-
ment des capacités antinavires des houthistes
et qu’il pourrait tenter d’exporter son modèle
de coercition navale [la capacité de bloquer
une voie de navigation] du golfe Persique et
du détroit d’Ormuz vers la mer Rouge et le dé-
troit de Bab Al-Mandab, qui revêtent une
grande importance géopolitique ».
« La proximité avec l’Iran n’est en rien une
nouveauté et ne découle pas directement de la
guerre [entre l’Etat hébreu et le Hamas],
nuance Laurent Bonnefoy. Ce qui est à l’œuvre,
c’est surtout une conjonction d’analyses, sur le
plan notamment idéologique, et d’intérêts que
chacun [de ces deux partenaires, Téhéran et
Ansar Allah] a pu instrumentaliser au fil du
conflit. Il demeure nécessaire de lire la stratégie
houthiste dans le contexte yéménite, particuliè-
rement au moment où se détermine l’avenir du
mouvement en tant que force dominante. »
Les violentes tensions en mer Rouge ont
redonné de la légitimité aux houthistes, à un
moment où leur autorité était contestée
dans les régions qu’ils contrôlent au Yémen.
Depuis la trêve de 2022 et la quasi-cessation
des hostilités dans le pays, leur popularité
22 |
CULTURE
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

Dati-Hidalgo : les dossiers de la discorde

Entre la nouvelle ministre de la culture et la maire de Paris, les sujets de friction ne manquent pas

ENQUÊTE

A
l’annonce de la nomi-
nation de Rachida Dati
au ministère de la cul-
ture, Carine Rolland a
cru tomber de sa chaise. « Je ne l’ai
jamais vue dans un vernissage ou
au théâtre », s’étonne l’adjointe à
la culture de la Mairie de Paris.
Mais lorsque, à peine nommée
ministre, celle-ci annonce, mer-
credi 17 janvier sur RTL, sa candi-
dature à la Mairie de Paris en 2026,
l’élue socialiste est sidérée.
L’ex-cheffe de file des Républi-
cains n’a certes jamais fait mys-
tère de ses ambitions. Et son arri-
vée Rue de Valois s’est accompa-
gnée de rumeurs sur un accord
avec Emmanuel Macron pour
prendre la tête d’une liste de coali-
tion aux prochaines municipales.
« Mais que sa première annonce en
tant que ministre soit sa candida-
ture à la mairie, je ne m’y attendais
pas, murmure Carine Rolland.
Vous l’avez écoutée ? Elle a parlé
d’elle, de Paris, mais pas de culture
et encore moins de création. »
Hasard ou ironie, le prochain
Conseil de Paris commence ses
délibérations, le 6 février, précisé-
ment sur des sujets « culture, pa-
trimoine et mémoire ». Des dos-
siers qui absorbent quelque
432 millions d’euros du budget de
la Ville et dont Rachida Dati ne
s’est jamais emparée. Sauf, très
épisodiquement, pour dénoncer
les dérives budgétaires du Théâ-
tre du Châtelet ou s’opposer au
principe du tirage au sort instauré
dans les conservatoires, qui crou- Anne Hidalgo et Rachida Dati, lors de l’inauguration de la promenade Edouard-Glissant, à Paris (7e), le 21 septembre 2021. LIONEL PRÉAU/RIVA PRESS
lent sous les demandes. « La réa-
lité, reconnaît Carine Rolland,
c’est que son groupe vote la grande ris. « Rachida n’ira pas au clash sys- seaux sociaux, Rachida Dati en a teur du MAHJ. Le musée a tou- ter contre une augmentation de
majorité des délibérations en ma- tématique, mais elle le fera quand régulièrement utilisé les argu- jours fait l’objet d’un consensus en-
Hasard ou ironie, la subvention de La Place, le cen-
tière de culture. » ça lui sera possible. » Un avertisse- ments pour dénoncer l’état de sa- tre la Ville et l’Etat, et le finance- le prochain tre culturel dévolu au hip-hop.
ment qui n’a rien de rhétorique. lubrité ainsi que l’esthétique ur- ment du chantier est inscrit dans le « Le rap n’a pas de problème d’ar-
Droit de veto Rue de Valois, Rachida Dati dis- baine de la capitale. Elle avait hurlé contrat de plan quinquennal liant
Conseil de Paris gent », ajoute-t-il en substance.
Nombreux sont pourtant les élus pose désormais d’un droit de veto contre l’installation du Grand Pa- les parties prenantes. » Face au re- commence ses Mais quelques minutes plus tard,
à redouter les passes d’armes sur sur nombre de projets d’une ville lais éphémère au Champ-de-Mars, gain actuel de l’antisémitisme, à la surprise générale, Rachida
le sujet entre Rachida Dati, jamais classée. A commencer par les dos- et tenté de freiner ses tentatives ajoute l’intellectuel, le musée est
délibérations, le Dati mouche le porte-parole de
avare d’une banderille, et Anne siers liés à l’espace public, qui né- d’extension. Le tout avec le lan- sollicité « par des politiques de 6 février, sur des Changer Paris. « J’ai soutenu le hip-
Hidalgo, qui, dans un entretien le cessitent une validation de la part gage fleuri qu’on lui connaît. tout bord pour jouer un rôle essen- hop et la planète rap, des mouve-
14 janvier à La Tribune Dimanche, des architectes des bâtiments de « Dercon, vous êtes un con », s’est tiel de pédagogie sur les stéréoty-
sujets « culture, ments très inclusifs donnant un
avait déclaré avec condescen- France (ABF). Un dossier pourrait entendu dire un matin Chris Der- pes et les discriminations ». patrimoine et vrai visage de la France », affirme-
dance que sa rivale incarnait une lui permettre de croiser le fer avec con, l’ex-patron du Grand Palais, Pas d’inquiétude non plus du t-elle, annonçant un vote favora-
« trumpisation de la culture ». « On sa rivale socialiste : l’aménage- aux commandes désormais de la côté des établissements financés
mémoire » ble de son groupe.
n’a aucun problème avec Rachida ment de la place de la Concorde, Fondation Cartier. Rachida Dati à la fois par l’Etat et la Ville, A l’époque, l’épisode passe ina-
Dati ministre de la culture tant annoncé le 14 janvier par Anne Hi- s’est tout autant opposée au projet comme la Philharmonie, le Théâ- perçu. « On ne pensait pas qu’elle
qu’elle fait son travail de ministre dalgo. La maire de Paris souhaite- de piétonnisation de la place du tre du Rond-Point ou celui de la de spectacles très argentés, s’intéressait à la culture de près
de la culture », nuance aujourd’hui rait que la moitié de la surface de la Trocadéro jusqu’à l’Ecole mili- Bastille. « Deux candidates en con- comme Fimalac, s’y taillent la ou de loin, et je me disais qu’elle
le cabinet de la maire de Paris. place soit piétonnisée après les taire, l’un des axes les plus fré- currence pour la Ville de Paris, ça part du lion. « Mais Rachida Dati défendait ses origines », se sou-
Même souhait d’apaisement dans Jeux olympiques, et donc sous- quentés de la capitale, finalement pourrait même nous être profita- pourrait se saisir du sujet pour dé- vient un élu écologiste. Qui
l’entourage de Rachida Dati, qui traite à la circulation. Le projet n’a retoqué par la Préfecture de Paris. ble », glisse avec malice un patron noncer l’élitisme de la ville, ces mé- ajoute : « Si Rachida Dati tire ce fil
invoque la continuité de l’Etat : pas encore été saisi par les ABF. d’établissement. Il est un point chants socialistes qui ne compren- de la culture populaire, elle va dire
« Le rôle patrimonial de l’Etat, dont « Mais bon courage si Rachida Dati Inquiétude sur les subventions toutefois qui cristallise les inquié- nent pas la culture populaire », re- que la majeure partie du budget
la ministre de la culture est ga- tente de défendre l’idée que la place Autre inconnue, la question des tudes : la subvention à l’Associa- doute un élu. Pas si sûr. de la Ville va vers les grosses insti-
rante, s’inscrit dans un cadre pré- de la Concorde serait mieux préser- futurs chantiers cofinancés par la tion pour le soutien du théâtre Réputée éruptive, Rachida Dati tutions, et elle dira : “Que faites-
cis, avec des règles qui ne changent vée sur le plan patrimonial avec da- Ville et l’Etat, à l’instar de la Car- privé, dotée à la fois par la Ville et sait (parfois) ranger les armes, vous pour la culture pour tous ?”
pas avec les ministres. » vantage de bagnoles… », ironise toucherie de Vincennes et du Mu- par l’Etat. L’Hôtel de ville aimerait voire prendre son propre camp de Si elle s’y intéresse vraiment, ça
Prudence aussi du côté d’Auré- l’entourage d’Anne Hidalgo. sée d’art et d’histoire du judaïsme bien réduire sa dotation, actuelle- court. Ce fut le cas lors d’un Con- peut donner un truc étrange,
lien Véron, porte-parole du groupe Sans jamais recourir au hashtag (MAHJ). « Il n’y aura aucune fric- ment de 3,1 millions d’euros, au seil de Paris, en octobre 2023. voire intéressant. » p
d’opposition de droite Changer Pa- #saccageparis, qui agite les ré- tion, assure Paul Salmona, direc- prétexte que les grands groupes Aurélien Véron appelle alors à vo- roxana azimi

La Maison des mondes africains vise le site de la Fondation Cartier

La future institution voulue par Emmanuel Macron cherche à s’installer dans le bâtiment de Jean Nouvel, dans le 14e arrondissement, à Paris

C ela devait être l’autre

« grand » projet présiden-
tiel, avec la Cité internatio-
nale de la langue française, inau-
gurée en octobre 2023 à Villers-
Cotterêts (Aisne). Un dossier
« prioritaire », au moment où
l’image de l’Hexagone en Afrique
est au plus bas et son influence en
constant recul.
Las, la future Maison des mon-
des africains, rebaptisée MansA,
qui se définit à la fois comme une
vitrine, un refuge et un tremplin
pour les artistes et les entrepre-
neurs, piétine. En cause, un triple
portage – Elysée, Rue de Valois et
Quai d’Orsay –, lit de toutes les len-
teurs. Mais aussi la difficulté de dé-
nicher, dans Paris un lieu ad hoc.
D’après les informations du
Monde, le futur établissement
pourrait s’implanter dans le bâti-
ment vitré de la Fondation Car-
tier, boulevard Raspail, dans le
14e arrondissement, lorsque cel-
le-ci déménagera, en 2025 ou
2026, dans les anciens locaux du
Louvre des antiquaires remode-
lés par Jean Nouvel. Soit quelque
700 mètres carrés, loin des mil-
liers de mètres carrés dont rêvait
le politologue et historien came-
rounais Achille Mbembe, qui
avait fait de ce bâtiment l’une des
treize préconisations pour chan-
ger le rapport de l’ancienne puis-
sance coloniale avec le continent
africain. « L’Afrique, c’est 30 mil-
lions de mètres carrés. On ne va
pas avoir une hutte pour l’incar-
ner », avait-il confié au Monde
en 2022.
L’Etat avait d’abord espéré obte-
nir la Gaîté-Lyrique, dont la con-
darité, avant de viser l’Espace
Cardin, où le Théâtre de la Ville
avait trouvé refuge durant ses
travaux. Mais lorsque ce dernier
a regagné ses pénates place du
cession a finalement été donnée Châtelet, la Mairie de Paris a pré-
à un consortium d’acteurs du féré y ancrer son Théâtre de la
champ de la culture et de la soli- Concorde, un nouveau lieu de dé-
bat mêlant culture et science.
« Pas de polémique inutile, pré-
La taille du lieu, cise Emmanuel Demarcy-Mota,
directeur du Théâtre de la Ville,
bien plus qui a suivi de près les négocia-
modeste que tions entre l’Etat et la Ville. Ce
n’était pas du tout un projet de
celle espérée, théâtre contre un projet pour le
changera continent africain, ou un antago-
nisme entre la Ville et l’Elysée. »
fatalement Aujourd’hui, seule demeure l’al-
le projet ternative de la Fondation Cartier.
A ce stade, rien n’est encore fait. Le
propriétaire du site, Groupama,
qui n’a pas souhaité répondre aux
questions du Monde, n’a pas en-
core soldé son contentieux judi-
ciaire avec le groupe Richemont,
dont le bail doit s’achever fin 2026.
La jeunesse, cœur de cible
D’autres contraintes devraient
surgir. La taille, bien plus mo-
deste que celle espérée, changera
fatalement le projet, qu’un
groupe d’intérêt public associant
l’Etat, le Centre Pompidou et
l’Institut français doit mettre en
musique. Le lieu est également
jugé excentré pour faire venir la
jeunesse, cœur de cible de l’insti-
tution.
Qu’importe, l’horloge tourne en
même temps que se précise la
crainte de l’arrivée au pouvoir de
Marine Le Pen. Dans son discours
de passation des pouvoirs, le
12 janvier, Rima Abdul Malak n’a
pas caché son regret de n’avoir pas
eu le temps de porter le projet à
son terme. En prenant le relais au
ministère de la culture, Rachida
Dati n’y a pas fait mention. Même
si son camp politique est idéologi-
quement crispé sur un tel sujet, elle-
même reste une personne atypique
dans ce camp-là », veut croire un
habitué de l’Elysée, rappelant que
« dans chacun de ses entretiens,
elle s’est érigée contre les discrimi-
nations et les assignations ». p
roxana azimi

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
« Créer est un cri
qui s’adresse à
qui l’entendra»
Le metteur en scène lituanien
Rimas Tuminas, en exil, évoque sa
foi dans le théâtre et son approche
de Tolstoï, qu’il adapte sur scène
ENTRETIEN
N
é en 1952 en Lituanie,
le metteur en scène Ri-
mas Tuminas a fondé
son propre théâtre à
Vilnius, en 1990, et dirigé, de 2007
à 2022, le Théâtre Vakhtangov à
Moscou. Après l’invasion de
l’Ukraine, en février 2022, il a
perdu ses deux maisons. L’artiste
est désormais un nomade.
Comment vivez-vous
votre errance ?
Je vais là où l’on m’invite. J’ai
quitté Moscou après le début de la
guerre, exprimant ma protesta-
tion contre l’invasion de
l’Ukraine. Lorsque je suis revenu
en Lituanie, j’ai été victime de la
haine envers les Russes. Les natio-
nalistes m’ont désigné comme
collabo, car j’avais dirigé un lieu
moscovite. J’ai été soumis à un
chantage : si je ne quittais pas mon
théâtre à Vilnius, ils le ferme-
raient. Je suis donc parti, pour que
l’équipe et mes élèves sur place
puissent continuer de travailler.
Mais, lorsqu’on en aura fini avec
cette folie, je reviendrai, en cati-
mini, doucement, comme si de
rien n’était.
Vous êtes alors parti à Tel-Aviv,
où le fracas des bombes vous a
rattrapé, en octobre 2023.
La guerre vous hante-t-elle ?
Au début, je la maudissais. Mais
désormais le monde s’y adonne
et nos gouvernants nous aban-
Anna Karénine en héroïne moderne
Au théâtre Les Gémeaux de Sceaux, une adaptation passionnante et
épurée du récit de Tolstoï qui évacue la question de la morale
THÉÂTRE
P as de temps à perdre en ro-
mance inutile : l’adapta-
tion et la mise en scène
que signe le Lituanien Rimas
Tuminas du récit de Léon Tolstoï
Anna Karénine sont épurées,
sèches et brutales dans leur vo-
lonté d’aller à l’os du texte pour
qu’en surgisse la symphonie des
relations humaines. Sur le plateau
du théâtre Les Gémeaux, à
Sceaux, la rigidité du décor (trois
bancs de bois et deux chaises)
n’invite pas à la détente. C’est un
espace tranchant et sombre qui
accueille neuf comédiens vêtus
de noir ou de blanc.
Cette passionnante proposition
signe le retour en France d’un ar-
tiste dont la dernière venue pari-
sienne date de 2019 (Oncle Vania,
de Tchekhov) et qui, en 2014, avait
fait sensation à la MC93 de
Bobigny avec Eugène Onéguine, de
Pouchkine. Rare dans l’Hexagone,
le créateur est, de surcroît, devenu
nomade sous la contrainte.
Quatre jours après l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, en fé-
vrier 2022, il a quitté le poste de di-
recteur qu’il occupait depuis 2007
au Théâtre Vakhtangov, à Moscou.
Puis a renoncé, devant l’hostilité
des Lituaniens, au théâtre qu’il
avait pourtant fondé à Vilnius.
Anna Karénine arrive tout droit
d’Israël. La pièce est interprétée
(en hébreu sous-titré) par les ac-
teurs du Théâtre Gesher, situé à
donnent. Qu’ils se bagarrent et
s’entre-tuent ! Il y aura beaucoup
de victimes, mais la terre va re-
naître. La guerre ne me préoc-
cupe plus. Je suis malade. Je suis
soigné à Tel-Aviv. Ma vie se dé-
roule entre la clinique et le théâ-
tre. Ce serait difficile d’écrire la fin
de ma biographie mieux que ne
l’ont fait les événements politi-
ques. J’ai perdu Vakhtangov puis
mon théâtre de Vilnius. Je pen-
sais qu’autrefois l’artiste mourait
seul et miséreux. En fait, cela peut
arriver aussi aujourd’hui. Ce n’est
pas grave.
Créer, est-ce pour vous résister
ou survivre ?
C’est un appel. Un cri sans objec-
tif précis, qui n’est dirigé nulle
part et s’adresse à celui qui, peut-
être, l’entendra. L’homme qui crie
est un homme seul. J’ai vécu le
crépuscule. Aujourd’hui, c’est plu-
tôt la colère qui me construit. J’ai
envie que les grands de ce monde
prêtent serment et jurent de nous
protéger. Mais ils n’en feront rien.
« Les acteurs
déterrent les
morts de leurs
tombes pour les
inviter à revenir
vivre encore
un peu »
Tel-Aviv, où travaillait Rimas
Tuminas lorsque le Hamas a mené
son attaque terroriste. C’est dire si
son spectacle est un creuset brû-
lant où nécessité artistique et dé-
flagration guerrière se percutent.
Le contexte politique explique
sans doute l’urgence à vivre, agir,
dire et aimer qui muscle sa repré-
sentation. D’un roman peuplé
d’une multitude de personnages
ne demeure que le noyau dur : les
couples, légitimes, adultères ou en
devenir.
Duos à géométrie variable
Celui que forme Anna Karénine
avec son époux, Alexeï, puis avec
son amant, Vronski. Celui, indes-
tructible mais épuisé, qui unit
Stiva à Dolly, la mère de ses sept
enfants. Celui, enfin, tardivement
constitué par Constantin Lévine et
Kitty. Des duos à géométrie varia-
ble qui représentent autant de des-
tins potentiels. Autant de liens
d’aliénation ou d’émancipation.
Traversant à la vitesse d’une co-
mète cette cartographie, Anna
Karénine entre en scène comme
elle va, deux heures quinze et un
entracte plus tard, y mourir : avec
lucidité, courage et dignité. Incar-
née par une comédienne superbe
de maturité, Efrat Ben-Zur, l’hé-
roïne de Tolstoï se consume au
feu de la passion. Plus pulsion-
nelle que sentimentale, elle re-
vendique un désir érotique et lui
sacrifie tout : son mari, son en-
fant, sa réputation.
culture | 23
Représentation de la pièce « Anna Karénine », à Tel-Aviv (Israël), le 24 janvier. ALEXANDER KHANIN
Le théâtre est-il pour vous ciaux. Dans cette effervescence, Anna Karénine consent-elle penseur. En adaptant Anna Karé-
un havre de paix ? on trouvait de tout, mais jamais à sa perte, donc à sa mort ? nine, j’ai soustrait du roman toute
L’artiste se lève le matin en sa- l’être humain. Il faut faire le vide Anna dit que Dieu l’a créée pour forme de moralisme. J’avais be-
chant qu’un sourire lui viendra pour arriver à l’homme. En adop- vivre et aimer. Pour Tolstoï, la soin de Tolstoï, mais je ne voulais
en voyant les comédiens. Le théâ- tant une forme réduite, statique, mort est une renaissance sublime. pas de lui sur la scène. Il se tient à
tre est la fête de la vie. La scène est et même assez rigide, j’essaie, En réalité, la mort n’existe pas. côté. Dans les coulisses.
mon laboratoire, le lieu où comme chacun d’entre nous, Anna court vers sa renaissance.
l’homme cherche l’homme. Dans d’éloigner la mort. Je veux faire Pourquoi ne vous voit-on pas
son silence, il est possible de com- entendre la mélodie des relations Qu’est-ce qui vous fascine plus souvent en France ?
poser des histoires. J’aime tra- humaines. Je rappelle souvent chez Tolstoï ? Il faut faire venir Cyrano de Ber-
vailler à partir de la littérature. En aux acteurs que leur tâche est Je le manie avec précaution. gerac, de Rostand, que je viens de
adaptant Anna Karénine, je me celle des fossoyeurs. Ils doivent C’est un homme très hautain qui, créer à Tel-Aviv. J’en suis très fier.
suis taillé un chemin dans une fo- déterrer les morts de leurs tom- de surcroît, a offensé Tchekhov, C’est mon dernier spectacle. p
rêt profonde. Il me suffisait d’en- bes pour les inviter à revenir vivre que j’adore, en lui reprochant propos recueillis par
trer dans les pages pour y trouver encore un peu, à travers eux. d’être encore plus mauvais que joëlle gayot
la fontaine de vie, la regarder sur- Après quoi ces morts retournent Shakespeare ! Il se prend pour un Traduit du russe par
gir, puis la ramasser pour la por- dans leurs cercueils. philosophe, alors qu’il n’est qu’un Macha Zonina
ter sur scène.
Votre spectacle est très épuré.
Pourquoi ?
J’ai décidé, voici dix ans, de re-
noncer à tout ce que je savais
faire, pour faire ce que je ne savais
pas. L’énigme du théâtre me tour-
mentait de plus en plus. Qu’est-ce
que la scène noire ? Il y a dix ans, à
Moscou, les théâtres recouraient
aux écrans ou aux effets spé-
RENCONTRES
BALLET JULIEN LESTEL
Chorégraphie Julien LESTEL Musiques Ezio BOSSO / Chet BAKER
Rimas Tuminas expose les faits
sans les juger. Anna, qui se suici-
dera et dont la culpabilité est un
sujet longuement débattu par
Tolstoï, n’est pas, sur la scène du
théâtre, la proie de la morale. Ce
qui fait d’elle une femme d’une
folle modernité qui choisit de s’en-
voler vers la sensualité. Saisissant
et irradiant parcours qui éclaire
crûment les trajectoires des autres
personnages dont les existences
sont jetées en pâture au public : lâ-
cheté des uns, mesquinerie des
autres, fatigue des suivants, rési-
gnation des derniers.
Les acteurs évitent le lyrisme et
esquivent le pathos. Pas d’état
d’âme ou d’intention cachée dans
leur profération. Ils sont des pions
sur l’échiquier d’une tragédie.
Tous. Sauf Constantin Lévine
(Miki Leon), qui, depuis la campa-
gne où il s’est retiré, observe la co-
PARIS
médie où s’ébattent ses contem-
porains. Des tonalités boulevar-
dières se frayent d’ailleurs un che-
min çà et là, suscitant des amorces
de sourire qui achoppent aussitôt
sur le drame. Rimas Tuminas met
en scène une farce épidermique
qui ne se fige jamais mais rebondit
en permanence. Une farce amère
mais terriblement ardente. p
j. ga.
Anna Karénine, de Léon Tolstoï. www.alexandracardinale.com
@alexandra.cardinale
www.balletjulienlestel.com
@balletjulienlestel
Adaptation et mise en scène : @acoperaballetproduction
Rimas Tuminas. Théâtre
Les Gémeaux, à Sceaux (Hauts-
de-Seine). Jusqu’au 28 janvier.
24 | culture
La rappeuse
belge Shay,
en mai 2022.
SWEERIOUSLEE/SERVICE DE PRESSE
Shay, diamant du rap
Le troisième album de la rappeuse belge puise dans le grime et le R’n’B
MUSIQUE
P
our rencontrer Shay, la
seule rappeuse franco-
phone qui cumule les
disques d’or (Jolie garce,
sorti en 2016) et de platine (Anti-
dote, en 2019), il faut être patient.
La jeune femme de 31 ans aime se
faire attendre. La sortie de son troi-
sième album, Pourvu qu’il pleuve,
publié vendredi 19 janvier, a été re-
poussée plusieurs fois. Quand un
rendez-vous est enfin pris dans
une villa résidence d’artiste, à Issy-
les-Moulineaux (Hauts-de-Seine),
il faut encore patienter car elle se
prépare. Pas question de se pré-
senter en jeans-baskets devant la
presse : « Je ne fais pas de la
breakdance », plaisante-t-elle.
Son style à elle, c’est la « sapolo-
gie », l’art d’accorder ses vête-
ments de marque par couleur. Il
est aussi plus sensuel, comme
dans ses chansons A l’envers, où
elle fait « miauler » Gazo, le plus
hardcore des rappeurs actuels.
Les deux autres invités du disque,
SCH et Niska, ses anciens compli-
ces du tremplin rap télévisé,
« Nouvelle Ecole », diffusé sur Net-
flix, ne font pas non plus les ma-
lins sur les duos Sans cœur et Pa-
radis. Shay a réussi à dompter les
plus coriaces et a imposé son rap
très « ego trip », ses productions
qui puisent à la fois dans la scène
grime londonienne et le R’n’B des
Jean-Michel Alberola tient la chronique des temps
L’artiste expose à la galerie Templon, à Paris, deux séries d’œuvres abstraites et figuratives
ART
D e temps en temps, Jean-
Michel Alberola donne
des nouvelles. La der-
nière fois qu’il l’a fait à Paris de
manière aussi substantielle
qu’aujourd’hui, c’était au Palais
de Tokyo, en 2016. On ne peut
donc pas dire que l’artiste, qui est
né en 1953, abuse des expositions.
Celle qu’il présente à la galerie
Templon est en deux parties dis-
tinctes et complémentaires.
La première, la plus vaste, ras-
semble au rez-de-chaussée de la
galerie une vingtaine de toiles – ce
qui est beaucoup pour un peintre
qui peut revenir sur la même
œuvre très longtemps avant de la
juger terminée. La plupart appar-
tiennent à la série « Les Rois de
rien », engagée il y a une vingtaine
d’années maintenant. Ce sont des
œuvres simultanément abstrai-
tes et figuratives dans lesquelles
années 2000. C’est surtout la rap-
peuse qui a refusé de plier devant
les insultes des réseaux sociaux et
les a reprises à son compte.
Il faut dire qu’elle a été à bonne
école. Son grand-père, le chanteur
Tabu Ley Rochereau, a fait tourner
les têtes avec sa musique
soukouss. « De bébé à mes
12-13 ans, raconte-t-elle, je m’as-
seyais à côté de lui pour écouter sa
musique préférée, du jazz améri-
cain aux musiques afro-antillai-
ses. » On en retrouve aujourd’hui
les sonorités dans certains titres
(Poison Ivy, Shooter) de son nou-
veau disque.
Personnalité réservée
Le rappeur Booba lui a offert son
premier contrat discographique
alors qu’elle n’avait que 19 ans.
Après avoir sorti un premier dis-
que, Jolie Garce sur son label 92i, la
jeune femme a décidé de changer
de producteur sans que Booba se
fâche : « On est restés en très bons
termes, mais c’est juste qu’on n’arri-
vait pas à se comprendre, résume
la jeune femme. On avait des diver-
gences sur la musique et sur la ma-
nière de la vendre. Il voulait que je
communique plus et ça ne m’allait
pas. » En effet, elle prétend déjà
tout dire dans ses singles et al-
bums, puis disparaît des réseaux
sociaux : « Je ne le fais pas exprès,
assure-t-elle. C’est juste que je ne
sais pas quoi dire de plus que ce que
Alberola fait tenir ensemble des
fragments d’images et des surfa-
ces colorées étirées ou carrées, as-
sez régulières ou très déchirées.
La surface de la toile est divisée
en zones compartimentées de fa-
çon plus ou moins stricte par des
lignes de montage qu’il trace en
couleur. Les morceaux de repré-
sentations renvoient aux artistes
et philosophes qui sont les réfé-
rences d’Alberola : Tatline, Kafka.
On y reconnaît encore les pyrami-
des d’Egypte et les primitifs sien-
nois. Des noms sont aussi écrits :
par exemple, du côté de la musi-
que, Bo Diddley ou Bob Dylan.
Parfois, le dispositif est simple :
les mots « Surface inconnue »
sont inscrits sur une composi-
tion toute de nuances de vert et
bleu glissant vers le gris. Le plus
souvent, il est bien complexe,
comme l’étaient les papiers col-
lés cubistes qui exigeaient d’être
décryptés par parties, puis re-
Le rappeur
Booba lui a offert
son premier
contrat
discographique
alors qu’elle
n’avait que 19 ans
je dis dans ma musique. » Elle a
aussi bénéficié de l’expérience de
son oncle, le rappeur Youssoupha,
qui loue son courage : « Nous ne
sommes pas tous égaux devant le
micro. En France, le jugement sur
les rappeuses est dur, et même in-
juste. On demande à Shay ou à
Chilla d’en faire quatorze fois plus
qu’à un rappeur, notamment sur la
performance artistique », con-
fiait-il au Monde en 2021.
Tout de noir vêtue, en mode Ca-
twoman, la jeune femme con-
firme qu’être une femme dans ce
milieu est plus dur : « En studio,
par exemple, mon frère, qui avant
faisait ma musique, a toujours été
beaucoup plus respecté que moi
alors que j’étais l’artiste. Au milieu
des garçons de mon équipe, ma
voix ne portait pas. Je donnais
mon avis et on me répondait :
“Mais non, ça, c’est mieux”. Per-
sonne n’aurait osé faire ça à un
mec, pas à un rappeur en tout
composés mentalement pour
être compris. Deux différences
importantes cependant : les for-
mats, qui sont plus vastes et peu-
vent aller jusqu’à des peintures
murales ; et le chromatisme, car
Alberola ne s’interdit aucune
couleur, des plus rudes aux plus
précieuses, et excelle à les tis-
ser ensemble.
Travaux récents
On pense à nouveau au cubisme,
ainsi qu’à l’art conceptuel de la fin
des années 1960 et des an-
nées 1970, devant la série présen-
tée au sous-sol, « Les Années 1965-
1966-1967 ». Ce sont des travaux
récents, tous sur papier, dans les-
quels l’écrit l’emporte de très
loin : moins des dessins que des
inscriptions. Y sont nommés, da-
tés et superposés deux ou trois
événements, rarement plus.
Ceux-ci ont eu lieu durant les
trois années de son enquête, an-
A L B U M S
S É L E C T I O N
cas. » Et le public n’est pas forcé-
ment plus tendre.
Avec la franchise qui la caracté-
rise, elle raconte ce qu’elle vit à
chaque sortie d’album : « Je m’en
prends toujours plein la gueule. On
écrit : “C’est une pute… Depuis
quand une pute rappe ?” » Plus
d’une rappeuse a été découragée
devant la violence des réseaux so-
ciaux et elle le comprend : « Le prix
à payer est cher, surtout quand tu
commences une carrière : financiè-
rement, c’est compliqué. C’est pour
ça que je comprends que beaucoup
de femmes, même hypertalentueu-
ses, se découragent. »
Elle a décidé de faire front et
s’est autoproclamée « jolie
garce » : « Il ne faut pas baisser la
tête, sinon on est cuites. » Et quand
on finit par lui poser la question
sur le féminisme à laquelle elle
déteste répondre, elle assume :
« Le rap est écouté par autant de
femmes que d’hommes, mais on
refuse de voir des femmes sur le de-
vant de la scène. Moi, en tant que
rappeuse qui veut faire exister
cette place, j’estime que mon rap
est un acte féministe. En tant que
femme, je demande juste de pou-
voir être assise à la table. » Elle est
même devenue productrice de
son propre album. p
stéphanie binet
Pourvu qu’il pleuve, de Shay, Jolie
Garce Records/Because Music.
G A L E R I E
nées ayant préparé 1968 qu’il
tient pour décisives, autant dans
l’histoire politique que dans celle
des idées, des idéologies et de la
création dans tous les domaines.
C’est une manière radicale de
rapprocher des faits, des livres,
des morceaux de musique et de
suggérer qu’ils n’étaient pas con-
comitants par hasard. Chaque
élément a sa typographie et oc-
cupe une place proportionnée
par rapport à celui ou ceux qui lui
sont associés. Des abréviations et
des masquages ajoutent quel-
ques difficultés à la lecture de
cette chronique. Ici, Alberola se
fait plus explicitement que ja-
mais historien et moraliste. p
philippe dagen
« Les Rois de rien et les
années 1965-1966-1967 ».
Galerie Templon, 28, rue du
Grenier-Saint-Lazare, Paris 3e.
Jusqu’au 24 février. Templon.com
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
MA R IN A R EB EKA
Essence
Airs d’opéra de Puccini (Madama
Butterfly, La Rondine, Tosca, La Bohème,
Gianni Schicchi), Boito (Mefistofele), Cilea
(Adriana Lecouvreur), Tchaïkovski
(La Dame de Pique), Giordano (Andrea
Chénier), Leoncavallo (Pagliacci), Dvorak
(Rusalka), Catalani (La Wally). Marina Rebeka (soprano),
Orchestre de l’Opéra de Wroclaw, Marco Boemi (direction).
Cela fait maintenant plus d’une décennie que la soprano let-
tone Marina Rebeka fait le bonheur des scènes lyriques inter-
nationales, où elle s’est imposée dans les grands rôles bel-
cantistes ainsi que dans le répertoire français, comme en
témoigne Voyage, le très beau disque autour de la mélodie
française enregistré avec le pianiste Mathieu Pordoy paru
en 2022 chez Prima Classic, le label phonographique qu’elle a
créé. Il s’agit cette fois d’un florilège de tubes d’airs d’opéra,
essentiellement consacré au vérisme italien, ne seraient
deux courtes incursions, avec Tchaïkovski et Dvorak, dans la
littérature slave de la même époque. Au fronton, Puccini,
dont 2024 sonne le centenaire de la disparition. Rebeka a
déjà incarné au plateau Musetta, Mimi et Cio-Cio-San. Tosca
devrait suivre sans tarder si l’on en croit l’époustouflante
étendue des moyens dont dispose la cantatrice, aussi à l’aise
dans les vocalises et les effets virtuoses que dans une expres-
sivité portée à l’incandescence. A la tête de l’Orchestre de
l’Opéra de Wroclaw, Marco Boemi met ses pas dans ceux de
la chanteuse, rehaussant habilement la beauté des couleurs
orchestrales pour mieux souligner les tensions de la drama-
turgie. p marie-aude roux
Prima Classic.
KEEP DA N CIN G IN C
A Taste of Possibility
Après un premier album remarqué outre-
Manche (Embrace, 2020), et loué par
Etienne Daho, les trois esthètes pop pari-
siens de Keep Dancing Inc, désormais sur
le label V2 Records, semblent plus que ja-
mais déterminés à mener la danse sur
leur deuxième long format. Si Louis de Marliave (guitare,
chant), Joseph Signoret (basse, clavier) et Gabrielle Cresseaux
(batterie, chant) ont un pied dans la pop solaire de Parcels (avec
qui ils ont tourné), l’autre dans la French touch ascendant
Phoenix, A Taste of Possibility atteste bien que leurs goûts s’af-
firment au regard de cette collection de compositions agui-
cheuses et variées, tantôt mâtinées d’electro-funk (A Taste of
Possibility), de post-punk syncopé (Radio, 96), de claviers pop
incandescents (Chinese Town, futur carton sur TikTok) et de
mélodies rêveuses (You’re My Healthiest Addiction folk à sou-
hait, Can’t Get You Out of My Mind chanté par Gabrielle Cres-
seaux). Même leur accent légèrement prononcé participe au
charme. p franck colombani
V2 Records/Bertus.
L A F ÈV E
24
Son nom d’artiste, La Fève, peut prêter à
rire. Son look aussi. Sur la pochette de
son premier album, il ressemble à un
membre de gang de Los Angeles des an-
nées 1990, s’affuble de lunettes futuris-
tes et s’amuse avec d’anciens codes
comme l’avertissement de la ligue conservatrice américaine
« Parental Advisory, Explicit Content », censé prévenir les pa-
rents des fans de rap du contenu sulfureux d’un disque. Dans
le rap français, le MC de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) est
cependant pris très au sérieux, celui à qui on remettrait bien
la couronne de roi de la « trap » française, succédant aux an-
ciens Niska et Kaaris… La Fève a d’ailleurs enregistré son al-
bum de dix-huit titres dans l’épicentre de ce style américain :
Atlanta (Géorgie)… Il marmonne comme les maîtres du genre :
Future ou Migos. Sa voix est sous-mixée pour mettre en avant
la qualité des productions, remarquables pour la plupart. Le
parti pris fait d’ailleurs mouche avec des morceaux tels que 24,
ou bien encore Suite. Et puis son flow est loin d’être ridicule
face à son collègue américain Yung L.A. pour l’entraînant Type
Shit ou l’Anglais Knucks pour Qui ? Côté textes, c’est beaucoup
d’égotrip. p st. b
Walone/Ada Music.
L’Horizon violet/Absilone.
Lire aussi sur lemonde.fr la critique de « Orquideas », de
Kali Uchis ; « Songs of Fate », de Gidon Kremer ; « Still Love », de
Tigrane Kazazian.
DA R IO V ILL A LB A
Galerie Jérôme Poggi
Peu connue en France,
l’œuvre de l’Espagnol Dario
Villalba (1939-2018) ne res-
semble à aucune autre.
Formé à la peinture, cet ar-
tiste pionnier a rapidement
fait de la photographie son
matériau premier, transfor-
mant les images à sa dispo-
sition (les siennes ou celles
qu’il trouve dans des maga-
zines) pour les décontex-
tualiser, les agrandir, les
mettre à distance, les dis-
GALERIE POGGI/.KIT soudre sous des couches de
peinture ou de vernis.
Même s’il a côtoyé le pop art, Villalba s’est moins soucié de
faire l’inventaire des traits de la société de consommation
que des humains qui restent à ses marges : sans-abri, person-
nes âgées… La galerie Poggi expose, dans ses élégants nou-
veaux locaux, en face du Centre Pompidou, de grands for-
mats qui les singularisent et les magnifient, ainsi qu’un
exemplaire de sa série la plus connue, les « Encapsulados »,
sorte de cocons (ou de prisons) de Plexiglas où sont suspen-
dues, à hauteur d’yeux, les images de marginaux qui sem-
blent flotter, dans un monde parallèle. p claire guillot
Galerie Jérôme Poggi, 135, rue Saint-Martin, Paris 4e, jusqu’au 27 janvier.

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Tarmo Peltokoski,
le corps entier
voué à la musique
PROMESSES DE 2024 12|12 Douze personnalités
à suivre cette année. Aujourd’hui, le chef
d’orchestre finlandais âgé de 23 ans
RENCONTRE
I
l a encore les joues rondes de
l’enfance : Tarmo Peltokoski
avait 22 ans lorsqu’il a été
nommé, fin 2022, à la tête de
l’Orchestre national du Capitole
de Toulouse. Il en aura deux de
plus lorsqu’il en prendra les rênes
en septembre 2024. Encore plus
jeune que son prédécesseur, le
Russe Tugan Sokhiev, qui avait
mis fin au long règne de Michel
Plasson à 28 ans. Depuis le Co-
vid-19, le nom du Finlandais s’est
mis à beaucoup circuler tandis
que l’Orchestre de chambre de
Brême et la Philharmonie de Rot-
terdam en faisaient leur chef in-
vité, l’Orchestre symphonique na-
tional de Lettonie le plaçant à la di-
rection musicale et artistique.
La France a déjà su s’attacher
deux baguettes finlandaises :
Mikko Franck (44 ans), actuel di-
recteur musical de l’Orchestre
philharmonique de Radio France,
et, depuis 2021, le prodigieux
Klaus Mäkelä (28 ans), à la tête de
l’Orchestre de Paris. Ce sa-
medi 2 décembre 2023, Tarmo
Peltokoski est à la Halle aux
grains de Toulouse pour un pro-
gramme de musique germanique
qui se terminera avec la célèbre
ouverture des Maîtres chanteurs
de Nuremberg, de Wagner, après
le poème symphonique Ainsi par-
lait Zarathoustra, de Richard
Strauss, et le Concerto pour violon,
de Schoenberg, interprété pour la
première fois par le téméraire Re-
naud Capuçon, qui envisage de
l’enregistrer – ils sont une poi-
gnée de violonistes à jouer cette
œuvre déconcertante.
Si Schoenberg permet d’emblée
de mesurer l’extrême précision
du jeune chef, son travail d’orfèvre
entre couleurs et dynamiques,
Joël Pommerat danse avec les robots
Le metteur en scène reprend sa pièce « Contes et légendes » à Paris
THÉÂTRE
L es robots de Joël Pommerat
sont bien vivants. Quatre
ans après la création de
Contes et légendes, le spectacle est
repris au Théâtre de la Porte-Saint-
Martin, à Paris, qui est un peu de-
venu la maison de l’auteur et met-
teur en scène. Accueillant ses créa-
tions pour de longs mois, ce théâ-
tre privé a ouvert Joël Pommerat
sur un public beaucoup plus large,
et celui-ci est devenu une star. A sa
manière : résolument antistar.
Entre-temps, l’intelligence artifi-
cielle s’est insinuée dans nos vies,
et la pièce n’a rien perdu de sa
puissance de fascination, au con-
traire. Avec ce spectacle magistral,
il retourne les spectateurs comme
des crêpes, entre rire, émotion,
trouble et malaise, auxquels on
s’abandonne avec un plaisir fou.
Pour liquider d’emblée tout ma-
lentendu, on précisera que Contes
et légendes n’est pourtant en rien
un spectacle « sur » les robots.
Certes, Joël Pommerat met en
scène ici un monde légèrement
futuriste, où des machines huma-
noïdes font désormais partie de la
vie courante, notamment celle
des enfants et des adolescents,
auprès de qui ils suppléent des pa-
rents absents ou défaillants.
c’est dans Zarathoustra que le
choc Peltokoski se révèle, dès la
spectaculaire introduction, dont il
peaufine la gradation dynamique
avec violence et passion. L’histoire
de la musique se nourrit de ces
très jeunes talents. Mais le jeune
homme se distingue par une
aisance inusitée, entre puissance
et souplesse, le corps entièrement
donné à la musique, la battue vir-
tuose, et surtout un charisme na-
turel qui fait que nul ne peut déta-
cher ses yeux du podium.
L’onde de choc Wagner
Tarmo Peltokoski est né à Vaasa
le 20 avril 2000. Une mère d’ori-
gine philippine lui a légué son
teint légèrement ambré et des
yeux noirs qu’il cercle de lunettes
rondes à la Harry Potter. La musi-
que est entrée dans sa vie avec une
grand-mère professeure de chant
et son piano tentateur. C’est elle
qui guidera ses premiers pas sur le
clavier : « La musique m’a fasciné
dès mon plus jeune âge », confie le
musicien, qui commence à pren-
dre des leçons à l’âge de 8 ans à
l’institut de musique de sa ville
natale, avant d’entrer, à 16 ans, à
l’Académie Sibelius d’Helsinki.
Quelques années auparavant, il
a fait la découverte de Wagner,
dont l’onde de choc sera détermi-
nante. « Après avoir lutté pour
jouer les partitions vocales notoire-
ment difficiles avant même de sa-
voir lire la musique, j’ai compris
que je devais m’essayer à la direc-
tion d’orchestre, explique-t-il. Une
idée qui peut paraître singulière à
14 ans, mais il y a en Finlande un
certain Jorma Panula qui a tou-
jours donné aux jeunes musiciens
l’occasion de se faire la main. »
Tarmo Peltokoski sait qu’il appar-
tient à une prestigieuse lignée de
chefs passée entre les mains du
Mais c’est bien l’humanité dans
l’état actuel de son évolution qu’il
s’agit de sonder ici, avec ce théâtre
au rasoir tant sur la langue – son
travail sur le langage des jeunes
est extraordinaire – que sur les si-
tuations et la direction d’acteur.
L’auteur a eu l’idée de ce spectacle
alors qu’il menait des ateliers avec
de jeunes actrices : elles jouent
aussi bien les garçons, les filles que
les robots, et elles sont époustou-
flantes de présence et d’intensité.
Où est passé l’amour ?
Ces robots incarnés par des êtres
de chair et de sang ont été inspirés
à Joël Pommerat par la série Real
Humans (2012). Comme dans cel-
le-ci, ils et elles offrent une appa-
rence agréable, tout en tirant légè-
rement vers la figurine Playmobil.
« T’es trop classe ! », dit d’ailleurs
l’un des adolescents à l’assistant
androïde de son ami.
Oui, les robots sont classe dans
Contes et légendes, et pas seule-
ment car ils sont bien peignés,
doux et prévenants. Ils s’adon-
nent à des activités raffinées et
méditatives, comme le dessin et la
musique. On n’en dira pas autant
de l’humanité. Telle qu’elle s’est
programmée, elle fait sale figure :
rongée par l’immémoriale domi-
nation masculine, en permanence
culture | 25
Le chef
d’orchestre
finlandais
Tarmo
Peltokoski,
en 2021.
PETER RIGAUD
grand pédagogue de 93 ans même si son cœur penche pour la Toulousains sont tombés en
aujourd’hui – d’Esa-Pekka Salo- grande tradition germanique. « Je
Le jeune homme amour pour lui, fier qu’il ait été ré-
nen à Klaus Mäkelä, en passant vénère avant tout les maîtres de se distingue cemment signé chez Deutsche
par Mikko Franck, Sakari Oramo, chapelle comme Furtwängler, Grammophon. Lui reconnaît : « Je
Jukka-Pekka Saraste, Osmo Knappertsbusch et Keilberth (pour
par une aisance suis finlandais. Le sud de la France
Vänskä, Susanna Mälkki. Le jeune Wagner et Bruckner), Karajan, inusitée, me paraît parfois un peu exotique.
chef revendique toutefois sa pro- Böhm et Kleiber », énumère-t-il, Mais j’aime aussi Paris et la musi-
pre identité : « Panula n’a pas créé saluant également « les chefs ac-
entre puissance que française, laquelle jouera natu-
des clones, affirme-t-il. Tous ses tuels comme Christian Thiele- et souplesse rellement un rôle important dans
élèves ont dû trouver leur propre mann et Kirill Petrenko ». Au som- la programmation à Toulouse »,
voie. J’ai suivi de très près mes com- met de son Walhalla personnel, ajoute-t-il, fin politique. p
patriotes finlandais, apprenant naturellement Wagner, dont il a marie-aude roux
aussi à leur contact. Mais j’ai tou- déjà dirigé la « Tétralogie » en 2022 premier cinéma, et s’il avait vécu
jours su quels étaient mes répertoi- dans le cadre de l’Eurajoki Bel plus tard, il aurait été réalisateur. » Prochain concert le 29 mars à
res de prédilection. » Canto Festival (Finlande). « Aucun Tarmo Peltokoski est aussi espiè- l’auditorium de la Maison de la
La rencontre du chef avec l’Or- autre compositeur n’attire autant gle et rieur. S’il pratique toujours radio, Paris 16e. « Le Ring sans
chestre national du Capitole de de fanatiques (j’en fais partie !) ni le piano en musique de chambre, paroles » : avec Patricia
Toulouse a eu lieu en septem- ne suscite une haine aussi forte, c’est au sein de l’ensemble Piano Kopatchinskaja (violon) et
bre 2022. Quelques mois plus tôt, s’enthousiasme-t-il. Wagner est Desperados, fondé avec un groupe l’Orchestre philharmonique
le directeur musical, Tugan So- un génie total. Bayreuth, son tem- d’amis, qu’il aime à s’amuser. de Radio France.
khiev, démissionnait, sous la pres- ple sacré n’est pas un opéra, c’est le Comme pour Tugan Sokhiev, les FIN
sion du maire de la ville, Jean-Luc
Moudenc (ex-Les Républicains,
devenu indépendant), soucieux
d’obliger le chef à se ranger parmi
les opposants déclarés de Vladi-
mir Poutine après l’invasion russe
en Ukraine. Les musiciens avaient
pris son parti. Puis il a fallu lui
chercher un successeur. Au bal des
prétendants, Tarmo Peltokoski,
présentent
appâté par l’excellente réputation
de l’orchestre et sa proximité avec
le Capitole et l’opéra, un genre
dont le jeune chef est friand.
Les années Sokhiev ont conforté
les Toulousains dans le répertoire
russe. Tarmo Peltokoski conti-
nuera à diriger Chostakovitch
SPÉCIALISATIONS
APRÈS UN
sur le pied de la guerre de tous con-
tre toutes et tous, et bramant une
puissance et un courage d’autant
plus brandis en étendard qu’ils
ont été abandonnés dans les faits.
Ce qui donne lieu à une série de
scènes saisissantes, à l’image de
BAC +3/+4
celle où un petit robot-star, chan-
tant Mourir sur scène (1983) de Da-
lida, est véritablement déifié par
un garçon qui vient de survivre à
27 JANVIER 2024
une grave maladie. Vertige, en-
core, quand Joël Pommerat met Paris Montreuil Expo
en scène l’agonie et la mort d’un
androïde, suscitant une émotion
indescriptible non seulement
chez le personnage qui l’observe,
mais aussi chez le spectateur.
Où est passé l’amour entre hu-
mains, semble-t-il se demander,
pour que ces personnages aient à
ce point besoin de le transférer sur
des créatures artificielles ? Régu-
lièrement affreuse, sale et mé-
chante, l’humanité a bien besoin
d’être reprogrammée. Mais, fina-
lement, c’est la tendresse du met-
teur en scène pour cette humanité
imparfaite qui transparaît derrière
la lucidité du regard. p
fabienne darge
« Contes et légendes », INSCRIPTION GRATUITE
de et par Joël Pommerat. Théâtre
de la Porte-Saint-Martin, Paris,
SAMS.GROUPELEMONDE.FR
jusqu’au 31 mars. De 25 € à 36 €
26 | télévision
De l’art de baroquiser le Philharmonique de Berlin
Emmanuelle Haïm, claveciniste et cheffe d’orchestre française, dirige la formation dans un oratorio de Haendel
ARTE.TV
À LA DEMANDE
CONCERT
S
i l’on veut mesurer le
parcours de l’Orchestre
philharmonique de Berlin
en matière d’interpréta-
tion de la musique baroque, on
conseillera, avant de regarder cette
captation d’extraits de l’oratorio
de jeunesse Il trionfo del tempo e
del disinganno (« le triomphe du
temps et de la désillusion »), de
Georg Friedrich Haendel (1685-
1759), réalisée en 2023 au Festival
de Pâques de Baden-Baden, de
réécouter les Concerti grossi, du
même Haendel, gravés par
Herbert von Karajan (1908-1989) à
la fin des années 1960.
Le chef à vie (depuis 1955) des
Berliner Philharmoniker (le nom
en allemand) se souciait comme
d’une guigne de ce que l’on quali-
fierait plus tard d’« interprétation
historiquement informée », à
une époque où un autre Autri-
chien, Nikolaus Harnoncourt
(1929-2016), commençait à se-
couer fortement le cocotier des
idées reçues et des fausses tradi-
tions avec son ensemble d’instru-
ments anciens, le Concentus Mu-
sicus de Vienne. Karajan connais-
sait d’autant mieux Harnoncourt
qu’il l’avait recruté pour l’Orches-
tre symphonique de Vienne, où
Harnoncourt a joué dans le pupi-
Swann Arlaud passe de Mai 68 à l’usine face à la caméra de Mathias Gokalp
Le cinéaste adapte à l’écran le livre autobiographique de Robert Linhart sur les militants maoïstes infiltrés dans le monde ouvrier
CANAL+ CINÉMA(S)
LUNDI 22 - 21 H 00
FILM
E n matière de pensée révolu-
tionnaire, le principal pro-
blème a toujours consisté à
passer de la théorie à la praxis, soit
transformer l’idée en actes. Dans
la onzième de ses Thèses sur Feuer-
bach, Karl Marx enjoignait aux in-
tellectuels de déposer la plume,
pour intervenir dans le champ so-
cial, au cœur des rapports de pro-
duction. Au long du XXe siècle, cet
appel a plusieurs fois été entendu,
GRILLE N° 24 - 018
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V à London. IX. Attaqua à la base. Règle
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 017
HORIZONTALEMENT I. Schizophrène. II. Crémeuse. Tor. III. Ruban.
Arcade. IV. Item. Immolas. V. Mer. Li. VI. Togolaises. VII. Grenait. Sade.
VIII. Inutiles. Bal. IX. Ras. NL. Probe. X. Lieutenantes.
VERTICALEMENT 1. Script-girl. 2. Crut. Ornai. 3. Hébergeuse. 4. Imam.
Ont. 5. Zen. Plaint. 6. Ou. Aillé. 7. Psammite. 8. Hermès. Spa. 9. Corés.
RN. 10. Etal. Sabot. 11. Nodal. Dabe. 12. Erésipèles.
Emmanuelle Haïm (de dos), le 8 avril 2023, au Festival de Pâques de Baden-Baden. SWR/MONIKA RITTERSHAUS
tre des violoncelles, de 1952 à
1969, et dont Karajan fut le chef
principal de 1946 à 1960.
Une féconde complicité
Au Festival de Salzbourg, que ce
dernier avait sous sa coupe, jamais
Harnoncourt, devenu une gloire
internationale, ne dirigera du vi-
vant de Karajan. A l’Orchestre phil-
harmonique de Berlin, la mue s’ef-
et l’on se souvient de gestes de
rupture éloquents, comme celui
de la philosophe Simone Weil
troquant sa blouse d’enseignante
pour celle d’ouvrière.
Une génération et demie plus
tard, en amont et en aval de
Mai 68, l’expérience fut recon-
duite par des militants maoïstes
s’engageant comme ouvriers vo-
lontaires dans les usines. Cette
mouvance, dite « des établis », fut
racontée par l’un de ses princi-
paux acteurs, Robert Linhart, nor-
malien, élève de Louis Althusser,
dans un livre autobiographique,
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
fectue lors du mandat (2002-2018)
de Simon Rattle. Le chef britanni-
que dirige, depuis le milieu des an-
nées 1980, les instruments an-
ciens de l’Orchestre de l’âge des Lu-
mières dans Haydn et Mozart. Au
Festival de Salzbourg, en 1999, il
aborde l’opéra français baroque
avec Les Boréades, de Jean-Philippe
Rameau (1683-1764). Il prend con-
seil auprès des « baroqueux » John
L’Etabli (Les Editions de Minuit,
1978), qui témoignait à la première
personne de cette démarche.
Cadence infernale
C’est ce haut fait de l’histoire mili-
tante que porte à l’écran Mathias
Gokalp (Rien de personnel, 2009).
Le récit s’ouvre à la rentrée 1968,
au cours de l’examen médical à
l’issue duquel Robert, double de
fiction de Linhart, interprété par
l’excellent Swann Arlaud, est
déclaré apte à l’embauche dans
l’usine d’assemblage Citroën de la
porte de Choisy, à Paris.
HORIZONTALEMENT
I. Quand les boules noires l’em-
portent. II. Rapport entre deux
grandeurs. Mieux vaut les avoir
de son côté. III. Victime du tonton
d’Héloïse. En plus ou au-dessus.
IV. Prise en passant. Courte et sexy
dans l’intimité. V. Grosses colères.
Griser et remplir d’exaltation.
VI. Structure d’entreprise. Annonce
la crise à venir. Mis à nu. VII. Pris une
bonne prise. Son roi a inspiré Lalo.
VIII. Le feu aux organes. Entretint les
pompes et les essences. Coup de froid
plate. Tendu à l’arrivant. X. Droit ou
à queue par la droite. Deux quatrains
et deux tercets.
VERTICALEMENT
1. Au sommet des contentements
et compliments. 2. Passe beaucoup
de temps en analyse. 3. Fait le singe
en Amérique. Sur la Saale en Thu-
ringe. 4. Accroché en façade. Un peu
de safran. D’un auxiliaire. 5. Ques-
tion du maître zen à son élève. Publie
Que choisir. 6. Manifesterait dans
les brancards. 7. N’ont rien d’excep-
tionnel. 8. Chef de bande. Sur la
portée. 9. Article. Ancienne ville
nouvelle. Points opposés. 10. Habitait
déjà Reims ou Metz. 11. Dégagés
en prenant de la hauteur. Les associés
en réduction. 12. Attendirent dans
la confiance.
Eliot Gardiner – qui a dirigé la par-
tition au Festival d’Aix en 1982 – et
William Christie. Il engage aussi
une certaine Emmanuelle Haïm,
claveciniste et cheffe de chant chez
Christie. Elle conseillera Rattle, qui
dira haut et fort combien elle
l’aura aidé lors de ses explorations
en territoire baroque.
La claveciniste passe à la direc-
tion d’orchestre et fonde son pro-
Sur place, les choses sont plus
difficiles que prévu. Sur la chaîne
d’assemblage des 2 CV, Robert se
montre malhabile, s’abîme les
mains, s’intègre mal. La cadence
infernale de l’usine, les gestes ré-
pétitifs, la pression et les brima-
des exercées par les contremaîtres
produisent sur l’intrus une sorte
d’écrasement massif, un abrutis-
sement de toute volonté, qui ren-
voie aux calendes grecques son
projet de mobilisation des em-
ployés. C’est du patron en per-
sonne, Junot (Denis Podalydès),
qu’en viendra l’occasion, servie
SUDOKU
N°24-018
4 5
2 1
2 7
3 6 7 8 Complétez
4 7 3 1 Chaque chiffre ne doit
6 7 2
3 5 6 9
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
HORS -SÉRIE
40
CARTES
POUR COMPR
ENDR
TURÉ
UN MONDE FRAC
pre ensemble, Le Concert d’Astrée,
en 2000. Depuis 2008, elle est ré-
gulièrement invitée par l’Orches-
tre philharmonique de Berlin,
auquel la lie une féconde compli-
cité. Celle-ci éclate dans une parti-
tion qu’Emmanuelle Haïm a déjà
dirigée au Festival d’Aix-en-Pro-
vence, en 2016, dans une mise en
scène de Krzysztof Warlikowski.
La vivacité de la Française est
communicative, et l’Orchestre
philharmonique de Berlin fournit,
en petite formation d’une tren-
taine de musiciens, un résultat sty-
listiquement convaincant. Du côté
des chanteurs, ça l’est moins : dans
l’air archiconnu Lascia la spina,
première version du célébrissime
Lascia ch’io pianga, la soprano
Julia Lezhneva est sur une planète
lyrique qui n’appartient qu’à elle.
On notera que cette version de
soixante-quinze minutes ne re-
prend que des extraits de la parti-
tion d’origine – pour des raisons
de droits, la captation intégrale
n’a pu rester disponible à la de-
mande. En contrepartie a été in-
cluse une partie documentarisée
avec des propos de la cheffe d’or-
chestre et de ses musiciens, ainsi
que des extraits de répétitions. p
renaud machart
Emmanuelle Haïm dirige
Haendel. Avec les Berliner
Philharmoniker
(All., 2023, 75 min).
sur un plateau : décidant de récu-
pérer les heures perdues durant
les événements du printemps,
celui-ci étire abusivement la jour-
née de travail sans répercussion
de salaire. Avec l’aide des forces
syndicales en présence (CFT, CGT,
dont un prêtre-ouvrier joué par
Olivier Gourmet), un collectif ne
tarde pas à s’agréger, réunissant
des ouvriers aux profils variés.
Du livre de Linhart, Mathias
Gokalp retient la promesse, l’élan
fédérateur, l’idéal émancipateur,
une pente moins désillusionnée
que le texte, dont il oblitère la dé-
9 6 7 3 5 1
3 5 4 8 9 2
2 8 1 7 4 6
8 6 5 2 3 6 8 4
8 1 6 5 7 9
7 4 9 1 2 3
4 7 2 9 6 8
9 8 2 3 5 6
6 3 5 4 1 7
5 3 Expert
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
3 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
40 CARTES
POUR COMPRENDRE
UN MONDE FRACTURÉ
Un hors-série du « Monde »
E
116 pages - 11,90 €
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
0123
NOTRE
SÉLECTION
DI M ANC HE 2 1 JANV I E R
M6
Capital : Made in France
vs made in China. Comment
résister à l’ogre chinois ?
21.10 La question qui fâche en
ces temps de crise. Enquête en trois
temps : les recettes du succès
des Chinois de France ; les Français
à la conquête de la Chine ; Temu,
le nouveau champion des petits prix.
France 2
Beau geste
22.40 Pierre Lescure rencontre Yvan
Attal pour la sortie de son nouveau
long-métrage, Un coup de dés, avec
Guillaume Canet et Maïwenn, et
invite Audrey Tautou, à parler du rôle
qu’elle va jouer au théâtre : l’artiste
juive allemande Charlotte Salomon.
LUNDI 2 2 JANV I E R
France 4
Deuxième sexe et 9e art
21.00 Cinq créatrices, scénaristes
ou dessinatrices de bande dessinée
racontent, dans ce documentaire
de Laurent Tournebise, leur parcours
et la difficulté d’être une femme
dans le milieu de la BD.
Arte
Blue Velvet
22.55 David Lynch filmait, en 1986,
Isabella Rossellini, Laura Dern,
Dennis Hopper, Kyle MacLachlan,
dans une histoire mêlant horreur
psychologique et film noir, dans
une petite ville d’Amérique.
pression, l’écrasement et le si-
lence. On peut voir là une forme
d’édulcoration. Il n’en demeure
pas moins que L’Etabli tranche
dans le tout-venant de la fiction
sociale et, malgré une certaine pa-
tine, fait preuve d’une grande sou-
plesse didactique. Ce qui, dans ce
domaine bien balisé, est déjà une
forme de réussite. p
mathieu macheret
L’Etabli, de Mathias Gokalp
(Fr., 2023, 117 min). Avec Swann
Arlaud, Mélanie Thierry, Olivier
Gourmet, Denis Podalydès.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 2 8
7 6 1 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
5 9 3 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
9 1 7 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
3 4 2
abojournalpapier@lemonde.fr.
8 5 6
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
1 3 5
7 4 Courrier des lecteurs
2 8 9 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France
Directrice générale 75013 PARIS
Elisabeth Cialdella Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
styles | 27
PARIS | HOMME AUTOMNE-HIVER 2024-2025

Le roman des origines

Vuitton avec son show Far West qui n’oublie pas les Amérindiens
ou Botter et ses références caribéennes, les créateurs puisent
dans leur héritage pour mêler parades et messages politiques

MODE

D
ans un contexte géopoliti-
que aussi tendu, et avec le
changement climatique en
toile de fond, que peut ra-
conter un créateur de mode lorsque ar-
rive, avec la régularité d’un coucou
suisse, la fashion week ? Lors de cette
saison automne-hiver 2024-2025, pré-
sentée à Paris du 16 au 21 janvier, les in-
tentions des designers convergent dans
une direction : dévoiler leur identité à
travers des vêtements, transformer
l’exercice du défilé en roman des origi-
nes, avec la plupart du temps un sous-
texte politique.
Chez Louis Vuitton, le show de Phar-
rell Williams prend des allures de spec-
tacle : 1 400 personnes se sont réunies à
la Fondation Vuitton, dans le bois de Rick Owens. VALERIO MEZZANOTTI
Boulogne, sous un néon annonçant
« Paris Virginia » – la Virginie est l’Etat
américain d’où est originaire le desi-
gner. Sous une immense tente, les
murs-écrans géants représentent un
paysage aride du Far West, où le soleil
cède peu à peu la place à une tempête de
neige. Un décor cinématographique
parfait pour les cow-boys apprêtés de
Pharrell Williams, qui égraine la garde-
robe de l’Ouest américain, à grand ren-
fort de chapeaux, de santiags, de chemi-
ses à carreaux, de surpantalons, de cein-
tures à boucle épaisse…
Ainsi présenté, le projet paraît carica-
tural. D’une part, la collection est habile,
mélangeant le vocabulaire Far West et
workwear (pantalon ou veste multipo-
che, collaboration avec Timberland…),
des détails amusants (un imprimé cac-
tus) et de l’artisanat tout ce qu’il y a de
plus sérieux (sacs en cuir festonné).
D’autre part, Pharrell Williams glisse
l’air de rien une intention politique :
« C’était un honneur de faire une collec-
tion autour de l’Ouest, a-t-il expliqué
après le défilé. Car, la plupart du temps,
les cow-boys ne sont représentés que
d’une certaine façon. On ne montre ja-
mais à quoi ils ressemblaient vraiment.
Ils nous ressemblaient, ils me ressem-
blaient. Ils avaient l’air noirs. Ils avaient
l’air d’Amérindiens. »
Louis Vuitton. LOUIS VUITTON. Botter. LUCA TOMBOLINI
Militantisme discret
Les mannequins incarnent ici cette di-
versité ; en outre, des artistes des tribus
amérindiennes Dakota et Lakota ont La Britannique d’origine jamaïcaine blazers cintrés, duffle-coats – mais Chez Botter, Rushemy Botter et Lisi
contribué à l’élaboration de la bande-
Chez Vuitton, s’est cette saison intéressée à l’univer- également sportifs, la faculté étant re- Herrebrugh mélangent références à leur
son ainsi qu’à la conception de sacs des artistes des sité américaine Howard, située à connue pour ses équipes de sport : héritage caribéen et discours environne-
peints à la main ou brodés. La pop star Washington, historiquement pre- blousons de base-ball floqués de ses mental : « La mode est un lieu pour rêver,
Pharrell Williams ne révolutionne pas
tribus Dakota mière faculté à former des Noirs amé- initiales, sweat-shirts avec l’inscrip- mais l’époque n’est pas à la fantaisie, il
la mode, mais il parvient à respecter le et Lakota ont ricains. La créatrice, qui voit son tra- tion Howard ou encore des pièces is- faut avoir les pieds sur terre. » Des pat-
cahier des charges « vuittonesque » qui vail comme celui d’une chercheuse, sues de sa collaboration avec Adidas, chworks de tissus colorés rythment les
veut que chaque défilé soit un voyage,
contribué à la s’est plongée dans les documents du dont de nouvelles baskets Superstar silhouettes, des pantalons sont transfor-
et à le teinter d’un militantisme discret. conception de centre de recherche de l’université sur Originals en cuir gaufré. Le rappeur més en vestes, l’esprit formel d’une che-
Grace Wales Bonner continue, quant l’histoire des populations noires. En américain culte des années 1990 Ya- mise cravatée est détendu par le port de
à elle, d’explorer, collection après col-
sacs peints à la découle un vestiaire empreint de co- siin Bey a accompagné le défilé de son coupe-vent superposés ou d’un maillot
lection, la culture et l’identité noires. main ou brodés des académiques – vestes à carreaux, flow légendaire. Réjouissant. évoquant la culture foot de l’île de Cura-
çao… Sur un pull à capuche, le logo de la
compagnie pétrolière Shell est détourné
Quand les maisons défilent… à la maison en « Hell ». « On n’a pas peur de dire ce que
l’on pense », dit le duo, qui signe sa collec-
tion la plus désirable et la plus aboutie.
pourquoi louer un lieu quand bon de mettre en avant. « On voulait mon espace de travail, là où on a com- place des Vosges. « C’était le bon mo- Burc Akyol a grandi à Dreux, une com-
on peut défiler chez soi ? Pour cette montrer à la fois son côté public aris- mencé à vendre nos collections il y a ment pour accueillir sur notre lieu de mune d’Eure-et-Loir qui, d’après lui, a
saison masculine automne-hiver tocratique et son côté intime, détaille vingt-cinq ans », a dit le designer amé- travail, où on a la chance d’avoir à la « mauvaise réputation ». « C’est là que le
2024-2025 présentée à Paris du 16 au Joshua Bullen. On a puisé dans les ar- ricain dans sa note d’intention, évo- fois le studio, l’atelier et les bureaux premier maire d’extrême droite a été élu
21 janvier, trois marques au style très chives, les outils qu’il nous a légués. » quant aussi la volonté de se rassem- réunis. Lemaire, c’est aussi un collectif dans les années 1980, en grande partie
différent ont choisi de montrer leur Le résultat, d’une élégance à la fois ra- bler en petit comité dans une époque influencé par son environnement », en raison de la présence importante
collection à domicile. dicale et décalée, surprend. qualifiée de « barbare ». Dans ses sa- défend Christophe Lemaire. Si le ca- d’immigrés, dont ma famille faisait par-
Givenchy, qui cherche à se relancer lons en travaux aux moulures classi- dre change, la proposition vestimen- tie », explique ce trentenaire d’origine
après le départ de Matthew M. Combinaisons futuristes ques, il a mis en scène une collection taire reste fidèle à l’ADN de la maison : turque. Le sentiment de ne pas être tout
Williams fin 2023, a convié quelques Des costumes du soir bleu saphir aussi fascinante qu’angoissante, où sur un podium circulaire défilent des à fait accepté a forgé sa sensibilité.
happy few dans les salons historiques sont incisés sous les manches pour les vêtements disproportionnés se personnages (des mannequins, mais C’est ce qu’il exprime dans cette collec-
de l’avenue George-V. Le designer libérer les bras, se confondant avec confondent avec des armures ou des pas que) allant chacun à son rythme, tion baptisée « made in Dreux », où les
américain avait rapproché la griffe de les capes qu’Hubert portait. Des yeux combinaisons futuristes. souriant, pressé ou nonchalant. hommes portent des pantalons flottant
la culture hip-hop avec des collec- de chat sont habilement disséminés Des jambières en caoutchouc gon- Ils en imposent dans leurs costu- autour de la jambe, des hauts en résille
tions streetwear chargées en logos, sur un manteau gris duveteux, des flées d’air donnent aux mannequins mes en flanelle de cachemire cacao, transparents, des combinaisons en
flirtant avec le sport et le bling. Une motifs de lustre rehaussés de perles une allure pachydermique, des dou- leur manteau-peignoir argile, leur laine noire, les smokings étant ornés
esthétique éloignée de celle du fon- ornent un pantalon de smoking, des dounes volumineuses font disparaî- imperméable dans un Nylon japo- d’une cape asymétrique fuchsia. Autant
dateur, Hubert de Givenchy, né cheveux dorés (synthétiques) brodés tre la tête dans le manteau, des maxi- nais qui se confond avec de la soie, d’éléments en écho au minimalisme de
en 1927, qui affectionnait la haute sur une veste saharienne lui don- écharpes s’enroulent comme des leurs gros chandails jetés sur les l’immeuble en béton de son enfance,
couture et habilla Audrey Hepburn, nent une prestance inattendue. Un boas velus autour du torse… « Les pro- épaules comme une cape, les chemi- aux couleurs chatoyantes des défilés de
Jackie Kennedy et Grace Kelly. changement de cap réussi sur le plan portions sont grotesques et inhumai- ses où les broderies à la main souli- Lacroix ou de Saint Laurent qu’il admi-
Pilotée par le directeur du studio esthétique, mais qui pourrait déso- nes », déclare Rick Owens, aux visions gnent graphiquement les contours rait, à son goût pour les beaux tissus hé-
homme, Joshua Bullen, cette collec- rienter les fidèles. apocalyptiques toujours frappantes. du col… Une définition parfaite de rités de son père, qui était tailleur. Un re-
tion en forme de renaissance a été Rick Owens a lui donné rendez- Sarah-Linh Tran et Christophe Le- « l’élégance sans effort » qui fait la ré- tour aux sources habilement troussé. p
inspirée par la figure d’Hubert, que la vous place du Palais-Bourbon. « Nous maire reçoivent pour la première fois putation de la mode parisienne. p elvire von bardeleben
maison n’avait encore jamais jugé défilons dans ce qui est ma maison et dans le quartier général de Lemaire, e. v. b. et maud gabrielson
28 | carnet 0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

Susana, Marylise Léon Jocelyne, Maryse et Jean-Louis, Philippe et Sylvie Wahl,

son épouse, Et la Commission exécutive de la ses enfants, Veronique et Dominique Lannes,
Jessica et Romain, Ses petits-enfants Sabine Wahl,
Elisabeth et Axel, CFDT,
Et arrière-petits-enfants, ses enfants et leurs conjoints,
en vente ses enfants,
Les familles Malouet, Provost, Emmanuel, Juliette, Adrien,
actuellement Le Carnet Anatole, Lucien, Joséphine, Louise
et Emilie,
ont la tristesse de faire part du décès
Junius-Tatum Stanislas, Guillaume, Clotilde et
de Lauraine, Christian, Caroline, Florence
ses petits-enfants, Et ses nombreux amis d’ici et
K En kiosque M. Jean-René MASSON,
d’ailleurs, et Adrien,
ses petits-enfants et leurs conjoints,
Vous pouvez nous faire ont la grande tristesse de faire part
du décès de Alexandre, Apolline, Pia, Maeva,
ont la tristesse d’annoncer la mort de
0123
H
É DITION
2024
parvenir vos textes survenu le 14 janvier 2024, Joseph, Mazarine et Julia,
Guillaume FRANCK,
O R S - S É R I E

LE BILAN ▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
à l’âge de soixante-quinze ans. Marcelle PROVOST,
ses arrière-petits-enfants,
soit par e-mail :
▶ ÉCONOMIE

DU MONDE survenu le 18 janvier 2024, née COEFFARD,

ont la tristesse de faire part du décès
carnet@mpublicite.fr
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E ,

à l’âge de quatre-vingt-six ans. Ils saluent la mémoire d’un de

LU C I L E M A E R T E N S , X AV I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .

le 13 janvier 2024, à Pontchâteau.

M 01545 - 2401H - F: 15,00 - RD
(en précisant impérativement Un service d’action de grâce aura militant qui a marqué durablement
lieu le 24 janvier, à 11 heures, le syndicalisme de transformation Georgette WAHL,
votre numéro de téléphone On se recueillera le 23 janvier, à née MEYER,
au Temple du Saint-Esprit, 5, rue sociale porté par la CFDT.
et votre éventuel numéro Roquépine, Paris 8e. Saint-Nazaire.
d’abonné ou de membre L’inhumation aura lieu dans Membre du Bureau national de
survenu à Paris, le 13 janvier 2024,
Ni dieu ni discours ni fleurs ni à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
de la SDL) l’intimité familiale. la CFDT à partir de 1985, Jean-René
ISBN 978-2-36804-159-8
Afrique CFA 12 000 F CFA, Allemagne 20 €, Andorre 18 €, Antilles-La Réunion 17 €, Belgique 17,50 €, Canada 25,50 CAD,

3’3’::HHIKLPE=ZVZUU\:
IKLPE=ZVZUU\:??c@c@ee@@aa@@ll@@pp";"; couronnes.
Espagne 17,50 €, Grèce 17,50 €, Italie 17,50 €, Japon 4100 JPY, Luxembourg 17,50 €, Maroc 175 DH, Pays-Bas 20 €,
Portugal cont. 17,50 €, Royaume-Uni 16 £, Suisse 22 CHF, TOM 2 500 XPF, Tunisie 40 DT

Hors-série Masson a fait partie de la Commission Une messe a été célébrée dans
Ni fleurs ni couronnes.
soit sur le site : exécutive confédérale de la CFDT Ses cendres seront dispersées à l’intimité familiale, en l’église Notre-
de 1988 à 1998. Il y a d’abord été la belle saison dans l’Atlantique, au Dame-de-Grâce de Passy, Paris 16e.
HORS-SÉRIE
https://carnet.lemonde.fr Mlle Christine Hazard, large de La Baule.
responsable du développement et de
sa fille, Une cérémonie en sa mémoire se
la syndicalisation, avant de devenir
L’équipe du Carnet Mme François Bouteloup,
tiendra en l’église de Sarralbe (Moselle),
L’HISTOIRE DU reviendra vers vous
Mme Rémy Bouteloup,
ses belles-sœurs,
Ses nombreux neveux et nièces,
responsable de l’action revendicative. Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements. le samedi 3 février, à 11 heures.

PROCHE ORIENT 10 000 ans de civilisation

dans les meilleurs délais
ont la tristesse de faire part du décès
Auparavant, il avait été le premier
permanent interprofessionnel de Brigitte, Anniversaire de décès
pour vous confirmer de son épouse,
l’Union locale de la CFDT à Morlaix. Une fois de plus je t’épelle
la parution. Mme Dominique HAZARD, Il sera ensuite secrétaire national puis
Loïs, Kilian, Evan, Irvin, Carl-Loris,
ÉDIT ION
20 23 Clenn, Alvin, Till et Ottilie,
Comprendre le présent à la lumière du passé née Odile BOUTELOUP, secrétaire général de la fédération ses enfants, Yves S I N T U R E L
Santé-Sociaux. Stéphanie, Gaëlle, Alice, Fanny, en toutes lettres.
Hors-série carnet@mpublicite.fr survenu le 17 janvier 2024, dans sa
quatre-vingt-douzième année. Marie, Camille,
https://carnet.lemonde.fr ses belles-filles,
Mort le 22 janvier 2014
Ses obsèques ont eu lieu à Quimper, tu restes présent
La cérémonie religieuse aura lieu ce samedi 20 janvier. Paul, Emmanuel, Anton, Leopold,
puisque je t’aime
AU CARNET DU «MONDE» le mercredi 24 janvier, à 10 h 30, en Alma, Octavie, Célestin et Suzanne,
HORS-SÉRIE

l’église Saint-Pierre de Neuilly-sur- que je t’écris chaque soir.

ses petits-enfants, Odeur du temps brin de bruyère
Seine. La famille ne souhaite pas de fleurs.
Décès Mimosa buis de La Bussière.
L’inhumation aura lieu le vendredi ont la tristesse de faire part du décès
26 janvier, à 10 h 30, dans le caveau (Le Monde du 18 janvier.) de Nicole,
M Marie-Claire Bruyeron,
me

40CARTES
née Rivet,
son épouse,
familial de Lacoste (Hérault).
Robert Ouzilou, Heinz RASCHEL,
doyen honoraire
ta bien-aimée.

Anne et Olivier Ferry, Montpellier. Nîmes. Anduze. Paris. son frère, Conférences
POUR COMPRENDRE

UN MONDE FRACTURÉ Olivier et Solange Bruyeron, de la faculté de lettres et langues

Hélène Darche,
ses enfants, Mme Amina Jaffiol, de Tours,
Laure, Julien, Aurelien et Maxime son épouse, sa fille, commandeur
Hors-série Fitia, Mme Catherine Duckert, Théo et Sandra Besançon, dans l’ordre des Palmes académiques,
ses petits-enfants, sa fille ses petits-enfants,
et son conjoint, Jean-Luc,
Mme Françoise Jasniewicz, survenu le 17 janvier 2024, à l’âge de
ont la douleur d’annoncer la
quatre-vingts ans, entouré de l’amour
HORS-SÉRIE

disparition soudaine de sa fille ont la tristesse d’annoncer la mort de

et son conjoint, Gérard, des siens.
M. Roger BRUYERON, Magali, Héléna, Aurélie et Claudine,
professeur agrégé de philosophie, ses petites-filles Colette OUZILOU, Ses obsèques seront célébrées à La Chaire Grands enjeux
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
membre et leurs conjoints, orthophoniste, stratégiques contemporains,
Vallères (Indre-et-Loire), 19, rue du
de la Société française de philosophie, Les familles Cherkaoui et dirigée par Louis Gautier,
Benouargha, Moulin Mocrat, le mercredi 24 janvier,
ancien directeur professeur à Paris 1
Parents et alliés, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. à 14 h 30.
de la collection Philosophie Panthéon-Sorbonne
des éditions Hermann, vous invite à son cycle
ont la profonde douleur de faire part Paris.
du départ brutal du Les obsèques auront lieu le mardi de conférences 2024
survenue le 11 janvier 2024, 23 janvier 2024, à 11 h 30, au cimetière sur le thème :
à l’âge de quatre-vingt-un ans. professeur Claude JAFFIOL, Herbert, « Confrontations
Hors-série des Longs Réages de Meudon.
son mari, et recompositions stratégiques »
Il repose désormais au cimetière survenu le mercredi 17 janvier 2024, Carla, Joaquim, Normann, Lester,
de Gagny. à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Cet avis tient lieu de faire-part. et à la Leçon inaugurale prononcée
HORS-SÉRIE
Musée d'Histoire de Nantes
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24 Samuel et Niklas,
bruyeronfamille@gmail.com ses enfants et beaux-enfants, par le général d’armée
Les obsèques religieuses seront
Comment célébrées le mercredi 24 janvier, Thierry Burkhard,
les Mongols
Oran. Paris. Tahiti. Marseille.
à 15 h 30, au complexe funéraire Nous, chef d’état-major des Armées
ont changé Saint-Germain-en-Laye. Macinaggio.
le monde Grammont de Montpellier. Sa famille,
Ses amis, le lundi 22 janvier 2024
GENGIS Limdara, Kimrani et Limvirak Chéa,
ses enfants,
Un dernier hommage peut lui être
rendu à la chambre funéraire de
Suzel, Marielle, Marina, Benjamin,
Alexandre et Paul,
qui avons partagé sa vie, son amour de 18 heures à 20 heures,

KHAN Aurélien, Jeanne, Timothy et

Madeleine,
ses petits-enfants,
Grammont du mardi 23 janvier
à 8 heures, au mercredi 24 janvier, ses enfants,
Fleur-Lise, Jean-Baptiste, Lucas,
et son amitié,

avons l’immense douleur de faire

Centre Sorbonne,
17, rue de la Sorbonne,
En partenariat
avec
à 14 heures.
Marie-Eva, part du décès de à Paris 5e,
ont la tristesse de faire part du décès La famille remercie par avance amphithéâtre Richelieu.
ses petits-enfants,
Hors-série de toutes les personnes qui par leur Carine ROBERT, Accueil du public à 17 heures.
présence ou leurs marques de Toute la famille Pietri, Programme consultable
M. Limsoan CHÉA, sympathie s’associeront à sa peine. et inscription obligatoire
ont la douleur de faire part du décès survenu le 16 janvier 2024, à Paris,
sur le site de la Chaire :
100 GRILLES survenu le 14 janvier 2024, à l’âge de cinquante et un ans. https://chairestrategique.
Nicolas, Véronique, Bertrand, de
à l’âge de quatre-vingt-trois ans. pantheonsorbonne.fr
François (†) et Vincent,
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8

ses enfants Femme libre, elle était passionnée Les conférences seront aussi
Les obsèques auront lieu le lundi et leurs conjoints,
Robert PIETRI, par la fabrique de la Ville.
29 janvier, à 10 h 30, au crématorium diffusées en direct
Ses quinze petits-enfants grand-reporter,
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. via le site de la Chaire.
et leurs conjoints, homme de Télévision, Urbaniste, géographe, aménageur, Inscription obligatoire
Ses vingt-et-un arrière-petits-enfants, chevalier de la Légion d’honneur professeur, mère et épouse, sa
Bernard Jasson, pour recevoir
Paris. et de l’ordre national du Mérite, disparition laisse un vide le courriel de connexion.
son frère
et sa famille incommensurable.
Annie,
Et toute sa famille, survenu à Toulouse, le 14 janvier 2024.
son épouse,
La crémation aura lieu le 31 janvier,
Festival
Magazine n° 8 Aurélie et Clément, ont la tristesse de faire part du décès à 15 h 30, en la salle de la Coupole
ses enfants, de La cérémonie religieuse sera Festival Dia(s)porama,
Marius, Lila, Élise, Antoine, du crématorium du cimetière du Père- regards
Collection
célébrée le 23 janvier, à 11 heures, Lachaise, Paris 20e.
ses chers petits-enfants, Philippe JASSON, sur le cinéma juif international,
en l’église du Sacré-Cœur de la Patte
Toute sa grande famille, du 22 janvier au 5 février 2024,
Ses amis, survenu le 13 janvier 2024, d’Oie, à Toulouse et sera suivie d’une « Ce qui compte, 17 fictions et documentaires inédits
CHEFS -D’OEUVRE à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. crémation, à 12 h 15, au crématorium ce ne sont pas les années à voir à Paris et en régions,
EN M I N I AT U R E ont la douleur de faire part du décès de Cornebarrieu. qu’il y a eu dans la vie. en salles ou en ligne.
de La famille rappelle le souvenir de
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
C’est la vie Tél. : 01 42 17 10 36.
son épouse,
Cet avis tient lieu de faire-part. qu’il y a eu dans les années ». www.diasporama.net
Bruno DUCOL,
compositeur, Andrée,

décédée le 22 mai 2012.

survenu à son domicile, paisiblement
et musicalement, le 11 janvier 2024,
dans sa soixante-quinzième année.
Ses obsèques seront célébrées en
la salle de la Coupole du cimetière
du Père-Lachaise, Paris 20e, ce lundi
Actuellement en vente, 22 janvier, à 10 h 30.
le numéro 2
Deux volumes HAMLET
& NOTRE-DAME DE PARIS VOL.1
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
La cérémonie religieuse sera célébrée
le mercredi 24 janvier, à 14 h 30, en
l’église Notre-Dame-de-l’Assomption,
88, rue de l’Assomption, Paris 16e,
suivie de l’inhumation au cimetière du
Montparnasse, Paris 14e, dans le caveau
de famille.
njasson@free.fr
Italie et en Pologne,
Tous les collaborateurs de Free - Groupe iliad en France, en
Stéphane, Annick, Eric,

ont l’immense tristesse de faire part de la disparition de

Directeur du « Monde », directeur délégué de la ses enfants,
Nos services publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
leurs conjoints, Christine et Jean-Pierre,
Alicia et Anna,
Nicolas JAEGER.
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, ses petites-filles
Lecteurs Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Et Dorian,
son arrière-petit-fils,
s du développement
Entré chez Free en 2007, Nicolas était l’un des grands artisan
Harold Thibault
K Abonnements Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
du Groupe iliad, notamment à l’international.
Directrice déléguée au développement des services
ont la tristesse de faire part du décès
Sur abo.lemonde.fr de
ution unique à
abonnés Françoise Tovo
Par tél. au 03 28 25 71 71
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote Ginette MARTY, Nous lui exprimons toute notre reconnaissance pour sa contrib
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel née GREGORI, l’histoire du Groupe.
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
leur ami, leur
K Le Carnet du Monde Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées) survenu le 15 janvier 2024, Tous les membres de la famille Free pleurent aujourd’hui
carnet@mpublicite.fr
Direction artistique Emmanuel Laparra à l’âge de cent ans. collaborateur, leur leader.
s, Emma, Basile et
Nos pensées vont à Anne, son épouse, à ses trois enfant
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Une cérémonie aura lieu le
Alice, ainsi qu’à sa famille.
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico 29 janvier, à 10 heures, au
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, crématorium du cimetière du Père-
présidente, Gilles Paris, vice-président Lachaise, Paris 20e.
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
Jacqueline Laffont « Dans le pire des crimes,
il faut tenter de déceler une lueur d’humanité »
ENTRETIEN
J acqueline Laffont, âgée de 63 ans, a
commencé à exercer au début des années
1980 comme collaboratrice de Pierre Haïk,
qu’elle a fini par épouser. Avec lui, elle a
fondé l’un des cabinets d’avocats les plus puis-
sants de Paris, spécialisé dans les affaires poli-
tico-financières (emplois fictifs de la Mairie de
Paris, Bettencourt, Elf…). En 2019, elle a repris
seule la gestion du cabinet, son mari – mort le
19 février 2023 – étant atteint de la maladie
d’Alzheimer. Elle a défendu Alexandre Benalla,
Eric Dupond-Moretti, Carlos Ghosn ou encore
Nicolas Sarkozy.
Je ne serais pas arrivée là si…
… si je n’avais pas évolué dans une famille tra-
ditionnelle, gaulliste et catholique, et en même
temps d’une grande ouverture, profondément
humaniste. J’ai grandi avec une sensibilité exa-
cerbée à l’injustice. Mon père, officier de ma-
rine, a été affecté à l’état-major de Georges Pom-
pidou, qu’il admirait. Il nous a souvent dit à
quel point il avait été bouleversé par la réaction
de ce dernier au suicide de Gabrielle Russier
[une professeure qui a mis fin à ses jours, en 1969,
après avoir été condamnée et emprisonnée en
raison de sa relation amoureuse avec l’un de ses
élèves, mineur]. Alors qu’il était interrogé sur le
sujet, Pompidou avait cité Eluard : « Moi, mon
remords, ce fut la victime raisonnable au regard
d’enfant perdue, celle qui ressemble aux morts
qui sont morts pour être aimés. » C’est quelque
chose qui ne m’a jamais quittée. Ces vers illus-
trent ce qu’on aimait chez nous plus que tout.
D’où viennent vos parents ?
Le père de mon père était officier et sa mère,
institutrice. Jusqu’à la fin, elle me récitait des
poèmes de Victor Hugo. C’était un milieu à la
fois simple et cultivé, dans lequel la culture et
le fait d’apprendre étaient essentiels. Ma mère
était issue de la bourgeoisie de province, son
père était directeur d’une usine Pechiney.
Quelle éducation avez-vous reçue ?
Ma mère était très attachée aux principes,
aux règles et aux bonnes manières. Elle était
très stricte sur les sorties, les garçons… Elle a in-
sisté pour que nous jouions d’un instrument :
violon pour ma sœur aînée, alto pour la
deuxième, violoncelle pour moi. J’étais la plus
réfractaire. Nous avons aussi été scoutes,
avec l’obligation de suivre nos parents à la
messe. Ma mère pensait ainsi nous protéger. En
même temps, elle était assez fantasque, singu-
lière. Le soir de Noël, elle invitait toujours une
personne sans abri à notre table. Quand nous
descendions dans le Sud en voiture pour les va-
cances, nous chantions avec elle à tue-tête.
Où avez-vous grandi ?
Je suis née à Brest [Finistère], entre deux af-
fectations de mon père à l’étranger. J’ai grandi
au Cambodge. Ma mère enseignait le français
aux enfants dans le jardin de notre maison de
Phnom Penh. Ce fut ma première école. Nous
sommes rentrés en France quand j’avais 5 ans.
Quelle enfant étiez-vous ?
J’étais plutôt rêveuse, assez timide. Très idéa-
liste, surtout. Je rêvais de me mettre au service
des autres ou d’une cause. Au Cambodge, mes
parents avaient noué de vraies amitiés. Après
l’arrivée des Khmers rouges, ils ont accueilli en
France des enfants dont les parents avaient
disparu dans les camps. L’une est restée chez
nous pendant un an. Nous avions le même âge
et partagions une chambre. C’est ma sœur de
cœur. J’ai grandi dans une maison où l’on était
habité du malheur des autres. Peut-être un
peu trop, parfois.
Vous perdez votre mère quand vous avez
19 ans…
Elle nous a transmis l’idée qu’il fallait vivre
vite, intensément. Elle avait souffert de ne pas
avoir pu faire d’études. Après son bac, alors
qu’elle adorait la littérature, son père l’avait en-
voyée dans une école de secrétariat, tandis que
ses frères ont fait des études d’ingénieur et
d’architecte. Pour ma mère, ce fut une grande
blessure. Plus tard, elle n’a cessé d’encourager
ses trois filles à travailler. Elle voulait que nous
ayons des métiers épanouissants, une belle vie.
Pourquoi avez-vous choisi le droit ?
Après mon bac, je me suis inscrite en hypo-
khâgne, à Paris. J’adorais la philo et le français.
Mais j’étais aussi un peu rebelle. Je sortais beau-
coup, j’avais envie de m’amuser. Je ne voulais
pas enseigner. J’ai donc bifurqué vers le droit,
par défaut, mais j’ai décidé très tôt de devenir
« JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… »
La pénaliste de renom revient
sur sa relation fusionnelle
de près de quarante ans
avec son mari, l’avocat Pierre
Haïk, qui lui a « tout appris »
avocate pénaliste. Mon père a cherché à m’en
dissuader. Il pensait que ce n’était pas un mé-
tier pour les femmes. J’avais lu L’Affaire [Julliard,
1983], de Jean-Denis Bredin, qui avait été mon
professeur. Ce livre, consacré à l’affaire Dreyfus,
raconte qu’il a fallu un concours de circonstan-
ces extraordinaire, un bout de papier trouvé
dans une poubelle, pour que l’innocence de
Dreyfus soit prouvée. Il s’en est fallu de si peu…
C’est cet espace, même infime, qu’il faut explo-
rer. Cette idée m’habite toujours.
Comment avez-vous débuté dans ce métier ?
L’école m’a envoyée en stage dans un cabinet
d’affaires. L’un des associés avait pris une af-
faire de viol. Je me suis accrochée à ce dossier,
qui m’a permis d’entrer pour la première fois
dans une prison. A l’époque, la maison d’arrêt
de Bois-d’Arcy [Yvelines] était entourée de mi-
radors, au milieu des champs. Il y avait des cor-
beaux noirs partout. J’ai vu la solitude, l’at-
tente, et compris l’importance que ces visites
de l’extérieur revêtaient pour les détenus. J’ai
été bouleversée.
En 1984, à 23 ans, vous entrez au cabinet
du pénaliste Pierre Haïk, qui exerçait seul
et cherchait un collaborateur…
J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une
rencontre décisive. Je retrouvais chez lui ces
ressorts qui m’avaient toujours animée. Pierre
mettait une énergie, une force incroyable au
service de la défense. Il portait les gens qui ve-
naient le voir, je dirais même qu’il les « déchar-
geait ». Il avait aussi une vision intuitive du
bon axe de défense. Avant de l’aimer, j’ai adoré
sa façon d’être avocat. Il m’a tout appris.
Vous l’épousez huit ans plus tard. Au dé-
part, vos familles respectives n’y sont pas
très favorables…
Pierre avait dix ans de plus que moi, il était
marié et père de deux filles. De mon côté,
rencontre | 29
Jacqueline Laffont,
avocate pénaliste,
à Paris, dans
son bureau, le
9 novembre 2020.
MATHIEU ZAZZO/PASCO
j’étais fiancée. Ce n’était pas simple. Et puis,
nous venions d’horizons tellement différents !
Ses parents, juifs pieds-noirs, ont quitté l’Algé-
rie quand il avait 12 ans. Son père n’a pas sup-
porté ce déracinement, il est mort peu après.
Sa mère, fille d’un diamantaire de Tlemcen, a
dû trouver du travail, comme vendeuse. Chez
Pierre, il y a toujours eu cette nostalgie d’un pa-
radis perdu. Moi, j’aimais ces différences, cette
mixité. J’ai vécu cela comme une ouverture.
Pour mon père et sa mère, tous deux veufs, ce
fut plus difficile à accepter.
Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts
dans le métier ?
Ce sont mes plus belles années profession-
nelles. J’y ai plongé, avec le sentiment d’être à
ma place. Je travaillais comme une folle, dès
7 heures du matin. Je sillonnais les routes avec
ma petite Autobianchi, pour aller visiter les dé-
tenus en prison. Je plaidais trois affaires par
jour : « stups », viols, agressions, braquages, cri-
mes… Ces années constituent le socle de mon
expérience d’avocate, elles me portent encore.
Et puis c’était une chance de travailler ensem-
ble. Pierre et moi étions fusionnels.
Quand il est tombé malade, vous avez dû
gérer seule le cabinet…
Ce fut très progressif. Il a été le premier à pen-
ser à la maladie d’Alzheimer, mais les méde-
cins n’y croyaient pas. Je me raccrochais à ce
qu’ils disaient. Et puis les manifestations de la
maladie ont été plus nombreuses, il a fallu
prendre des décisions douloureuses. Se profi-
lait le procès de Nicolas Sarkozy dans l’affaire
des écoutes. J’ai fait porter une lettre au prési-
dent pour lui expliquer que Pierre ne pourrait
plus jamais le défendre, et lui rendre sa liberté.
Il m’a appelée aussitôt pour me dire qu’on
avait commencé ensemble et que l’on conti-
nuerait ensemble. Je n’oublierai pas.
Comment conciliez-vous vos idéaux et la
défense des puissants, qui est désormais
l’essentiel de votre activité ?
Cette activité correspond aussi à une évolu-
tion du pénal. Quand je prête serment,
en 1983, il n’y a pas d’affaires politico-financiè-
res. Le tournant s’opère dans les années 1990,
avec les affaires Urba ou Cogedim. Mais, quel
que soit le profil des clients, on défend les mê-
mes principes fondamentaux. Que vous soyez
un ministre en exercice, un ancien président
de la République ou un patron du CAC 40,
vous vous trouvez en état de faiblesse devant
le procès judiciaire. Nous sommes là pour ten-
ter de compenser ce déséquilibre, même si ce
n’est pas simple de défendre certaines person-
nes qui sont la cible de tous, car on vous assi-
mile à elles. Souvent, on me le reproche : « Tu
es sûre de vouloir défendre tel ou tel ? Ne pen-
ses-tu pas que tu es en train de t’abîmer ? » Je
pense, au contraire, qu’il ne faut pas transiger :
plus les gens sont traînés dans la boue, plus
notre présence est nécessaire, pour remettre
un peu d’équilibre.
Le fait d’être une femme a-t-il été une
difficulté dans un métier longtemps
très masculin ?
Pas du tout. Excepté quelques moments désa-
gréables, comme cette fois, il y a longtemps, où
j’avais marqué des points dans une affaire de
diffamation. Un prestigieux confrère avait
plaidé juste après moi en singeant ma voix,
montant dans les aigus. Puis, il a dit : « On vient
de vous faire du Mireille Dumas ! » J’étais sidé-
rée. Mais je me souviens aussi du jour où nous
cherchions un avocat pour Charles Pasqua, que
mon mari ne pouvait plus défendre car il s’occu-
pait d’un autre client dans la même affaire. Pas-
qua nous a arrêtés tout de suite : « Moi, je veux
que ce soit Jacqueline ! » On s’est tous regardés.
Personne n’y avait pensé. Même pas moi.
Que vous inspirent les évolutions induites
par #metoo ?
Une grande inquiétude. Sous couvert de
combats justes et nécessaires, on renonce à
des principes fondamentaux, comme la pré-
somption d’innocence, le droit à l’oubli, l’exi-
gence de la preuve. Aujourd’hui, parce qu’on
accuse, on est du bon côté de la barre. Or une
accusation ne se suffit jamais à elle-même. Je
déplore aussi qu’on veuille rétablir des peines
de bannissement : après avoir effectué votre
peine, vous n’auriez plus le droit de vivre… On
mesure aussi l’état d’une démocratie à celui
des droits de la défense.
L’éloquence est-elle indispensable,
ou est-ce un mythe ?
C’est un outil comme un autre. Mais on dé-
fend quelqu’un, on n’est pas là pour se faire
plaisir. Il y a de toute façon des choses que je
ne saurai jamais faire. Je ne peux pas plaider
comme un homme. Et il y a un registre d’élo-
quence, trop sophistiqué ou préparé, qui n’est
pas le mien. J’essaie simplement d’être moi-
même, sincère dans ce que je défends. Je ne
peux pas plaider quelque chose auquel je ne
crois pas, que je ne démontre pas. Je me sou-
viens de mes premières assises, de l’angoisse
qui m’a saisie quand j’ai plaidé. Celle-ci ne m’a
pas quittée. Avant un procès, je ne dors pas, je
suis dans une bulle. Ce sont des moments
durs. Les enjeux sont fondamentaux : il y va
de la liberté, de l’honneur, de la vie qui va con-
tinuer ou pas. C’est une énorme responsabi-
lité, et on est seul.
Cela fait quarante ans que vous exercez.
Qu’avez-vous compris ?
Les résultats ne sont pas toujours ceux que
l’on espère. Il faut rester humble. Apprendre à
penser contre soi-même. Essayer de ne jamais
hurler avec les loups. Dans le pire des crimes, il
faut toujours tenter de déceler une lueur d’hu-
manité, même infime.
Un autre grand pénaliste, Hervé Temime,
ami intime de votre mari, est mort deux
mois après lui. C’est toute une génération
d’avocats qui disparaît…
Et aussi une magnifique histoire d’amitié.
Pierre Haïk, Hervé Temime et Thierry Herzog
ont commencé ensemble, ils ne se sont plus
quittés. Quand j’ai débarqué au palais, ils
m’ont accompagnée, j’ai beaucoup appris
d’eux. Ce sont les premiers à qui j’ai parlé de la
maladie de Pierre. Nous avons perdu récem-
ment d’autres grands noms de la profession,
comme Georges Kiejman, Jean-Louis Pelletier
ou Jean-Yves Liénard, qui incarnent eux aussi
cette époque que j’aimais tant, où l’on ne com-
posait pas avec la défense. Il y a un avant et un
après. Je me sens orpheline.
Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
Je veux faire vivre ce que j’ai reçu. C’est ce que
je dois à Pierre, à Hervé, à cette génération
d’avocats : porter modestement ce flambeau.
Quand j’ai commencé, j’étais un peu plus jeune
qu’eux. Aujourd’hui, à 63 ans, je fais partie des
anciens. Je veux être un relais, essayer de trans-
mettre cette force, cette énergie que nous avons
partagée. Je crains qu’elle ne s’amenuise. p
propos recueillis par
solenn de royer
30 |
IDÉES
Le contexte
Emmanuel Macron a fixé
le « plein-emploi »
comme objectif d’ici à la fin
du quinquennat, fort
de la hausse du taux d’emploi
observée après la fin
du Covid-19, mais que
le gouvernement attribue
volontiers aux réformes
menées jusque-là : retraites,
assurance-chômage,
RSA, justice prud’homale.
Mais les perspectives
incertaines de l’économie
mondiale incitent l’Insee
à prévoir une remontée
du taux de chômage,
aujourd’hui de 7,4 %, pour
approcher les 8 % en 2025
avant de redescendre
en 2026. C’est lorsque
le marché du travail va mal
que l’on mesure les effets
réels de sa « flexibilisation »
sur la situation des salariés,
des chômeurs et des retraités.
De la simplification
au déni de droit
Se plaçant sur le terrain juridique, les dirigeantes de la
CGT, Sophie Binet, et des syndicats des avocats, Judith
Krivine, et de la magistrature, Kim Reuflet, déplorent
que des travailleurs renoncent à exercer leurs droits
QU’UN SALARIÉ
DISPOSE DE DROITS
ET SE DÉFENDE
LORSQUE CEUX-CI
SONT BAFOUÉS
EST TRAITÉ COMME
UN FACTEUR
DE « COMPLEXITÉ »
L’ENVERS DU PLEIN-EMPLOI
Régression sociale ou progression du taux d’emploi ?
Le bilan des réformes du marché du travail menées
jusqu’ici sous la présidence d’Emmanuel Macron divise
François Desriaux
Trois morts sur ordonnances
Pénibilité, prévention santé, indemnités
prud’homales : les ordonnances de 2017
ont provoqué une triple régression sociale,
accuse l’expert de la santé au travail
N
e cherchez pas le terme « pénibi-
lité » dans le document d’orien-
tation transmis fin novembre
par le ministère du travail aux
partenaires sociaux, en vue de la
négociation sur l’amélioration
de l’emploi des seniors et la prévention de
l’usure professionnelle. Depuis 2017, le
président de la République a souhaité ban-
nir ce mot du vocabulaire macroniste, esti-
mant, lors d’un déplacement, le 3 octo-
bre 2019, à Rodez, qu’il « donne le senti-
ment que le travail serait pénible ».
Au-delà des considérations sémanti-
ques, Emmanuel Macron a joint le geste à
la parole et a fait une première victime
avec les ordonnances travail, au tout dé-
but du premier quinquennat. Celles-ci
ont largement amoindri la portée du
compte personnel de prévention de la
pénibilité (C3P) mis en place par le gou-
vernement de Jean-Marc Ayrault en 2015.
Le compte professionnel de prévention
(C2P) qui l’a supplanté a éliminé quatre
des six critères d’exposition qui ouvraient
droit précédemment à un départ anticipé
en retraite ou à un travail à temps partiel
en fin de carrière, ou encore à une recon-
version professionnelle. Et pas des moin-
dres : port de charges lourdes, postures
pénibles, produits chimiques dangereux
et vibrations mécaniques.
De plus, comme l’a constaté un rapport
de la Cour des comptes, la logique du C3P
était aussi d’« inciter les employeurs à ré-
duire l’exposition de leurs salariés à la péni-
bilité en faisant peser sur eux une cotisation
spécifique. Or cette ambition a été aban-
donnée dès 2017 : le dispositif n’a donc plus
D
epuis 2008, les différents gouver-
nements, unanimement, se sont
appliqués à mener des réformes
du droit du travail qui, au motif de
le « simplifier », le font disparaître. Encore
en décembre 2023, le ministre de l’écono-
mie annonçait qu’il fallait raccourcir à
deux mois le délai de contestation d’un li-
cenciement, car « il faut des mesures dras-
tiques de simplification pour les entrepri-
ses ». Qu’un salarié dispose de droits et se
défende lorsque ceux-ci sont bafoués est
traité comme un facteur de « com-
plexité », comme s’il s’agissait d’une for-
malité administrative !
La vie des entreprises s’est déjà forte-
ment « simplifiée » depuis 2008, ainsi
qu’en témoigne la diminution continue
du contentieux prud’homal. Différents
rapports (notamment « Les affaires
prud’homales dans la chaîne judiciaire de
aucune vertu de prévention. (…) Le compte
professionnel de prévention (C2P) dans ses
modalités actuelles n’est pas à la hauteur
des objectifs qui lui étaient assignés, dans
un contexte où l’âge de départ en retraite re-
cule par ailleurs ». (« Les politiques publi-
ques de prévention en santé au travail
dans les entreprises », décembre 2022).
Le résultat est catastrophique du point
de vue des médecins du travail, qui s’ar-
rachent les cheveux pour gérer les inapti-
tudes médicales des salariés usés et les
tentatives d’aménagement de poste pour
éviter leur licenciement. Malheureuse-
ment souvent sans succès. Même s’il
n’existe pas de statistique officielle quant
au nombre de licenciements pour inapti-
tude médicale, un rapport aux ministres
du travail et des affaires sociales avance
le chiffre de 95 % de salariés licenciés
chez les inaptes (rapport du groupe de
travail « Aptitude et médecine du tra-
LE PATRONAT VOULAIT
LA TÊTE DU COMITÉ
D’HYGIÈNE, DE SÉCURITÉ
ET DES CONDITIONS
DE TRAVAIL,
ET IL L’A OBTENUE
D’EMMANUEL MACRON
2004 à 2018 », Evelyne Serverin, 2019) dé-
montrent que les réformes successives
ont déjà eu pour effet de décourager et
d’entraver l’action des salariés devant la
juridiction prud’homale.
Le délai dont dispose un salarié pour
contester son licenciement est passé en
quelques années de trente à cinq ans
(2008), à deux ans (2013), puis à douze
mois (2017). Avec cette réduction des pres-
criptions, associée à la mise en place de la
rupture conventionnelle, en 2008, du ba-
rème plafonnant drastiquement l’indem-
nisation des salariés licenciés abusive-
ment, depuis 2017, et de la complexifica-
tion de la procédure de saisine, en 2016, le
nombre de saisines est passé de 176 687
en 2009 à 99 147 en 2018, puis à 88 958
en 2021. De 2009 à 2018, le contentieux a
donc diminué de 44 % et a continué de di-
minuer de 10 % de 2018 à 2021. Et les fem-
mes restent toujours minoritaires à faire
respecter leurs droits vis-à-vis de leurs
employeurs (40,3 % des saisines en 2018).
Conforter les intérêts des employeurs
La baisse du contentieux affecte plus
lourdement les salariés non cadres. Entre
2017 et 2021, le contentieux devant la sec-
tion encadrement a diminué de 4 %, con-
tre – 22 % et – 21 % devant les sections
commerce et industrie (salariés non ca-
dres). Le contentieux s’est également con-
centré devant les conseils de prud’hom-
mes des gros bassins d’emploi, marquant
un recul de l’accès au juge dans les zones
rurales. L’accès au juge est donc devenu
un privilège. A l’égard des plus pauvres,
vail », mai 2015). La situation aurait mé-
rité que cette question de la pénibilité du
travail et de ses conséquences sur la
santé, l’employabilité et l’espérance de
vie sans incapacité des travailleurs
vieillissants soit correctement traitée
avant même la dernière réforme des re-
traites. Il n’en a rien été.
Les ordonnances travail ont fait une
deuxième victime. La fusion des instan-
ces représentatives du personnel en un
comité social et économique, le CSE, a
supprimé le comité d’hygiène, de sécu-
rité et des conditions de travail (CHSCT),
qui avait été créé par les lois Auroux,
en 1982. Le CHSCT, s’il était loin d’être
parfait, était souvent animé dans les en-
treprises par des élus engagés, formés
(pas tous) et passionnés par les ques-
tions du travail.
Résistance de la doctrine
Et, surtout, le CHSCT avait conquis un
pouvoir d’influence et pouvait faire pe-
ser une menace judiciaire sur les entre-
prises. Le patronat voulait donc sa tête,
et il l’a obtenue d’Emmanuel Macron. Le
résultat quant à la capacité des représen-
tants du personnel à prendre en charge
les questions de santé et de conditions
de travail est assez affligeant. Tous les ob-
servateurs le soulignent, à commencer
par le comité d’évaluation des ordonnan-
ces mis en place par les pouvoirs publics.
Sa note conclusive du 6 janvier 2023 rend
compte de manière très étayée et con-
crète de cette difficulté, mais aussi de la
« lassitude des élus devant une mission de
plus en plus difficile », des risques pour la
« démocratie de représentation ».
Les auteurs, Marcel Grignard, ancien
numéro deux de la CFDT, et Jean-Fran-
çois Pilliard, ancien négociateur social du
Medef, expriment aussi leur inquiétude
de « voir les logiques d’affrontement l’em-
porter ». Ils regrettent enfin que « la prise
en compte de ces enseignements (…) sem-
ble bien modeste ». Une analyse par trop
l’employeur peut en revanche affirmer sa
toute-puissance de manière discrétion-
naire, sans contrôle ni sanction. Cette di-
minution du contentieux n’est pas un in-
dicateur de bonne santé de la société,
mais plutôt de la création de zones de
non-droit au bénéfice de l’employeur.
C’est ce que le gouvernement appelle
« simplifier le droit du travail ».
Le contentieux, en droit du travail, a tou-
jours essentiellement été un contentieux
autour de la rupture du contrat. Compte
tenu du coût d’une procédure pour le justi-
ciable, le salarié ne peut se permettre de
saisir le juge uniquement pour faire res-
pecter les conditions d’exécution de son
contrat, d’autant qu’une telle saisine re-
vient, dans la très grande majorité des cas,
à provoquer son futur licenciement ou
l’arrêt définitif de la relation de travail s’il
est en emploi précaire. Pour toutes ces rai-
sons, le salarié ne formule généralement
les demandes au titre de l’exécution de son
contrat que lorsqu’il conteste également la
rupture de celui-ci.
C’est donc le contentieux de la rupture
du contrat de travail qui porte le peu de
contentieux restant, et c’est celui que vi-
sent la réduction des prescriptions et la
mise en place des barèmes. La sécurité ju-
ridique invoquée pour justifier leur ins-
tauration ne concerne que l’employeur :
le salarié injustement licencié se voit
plongé dans l’insécurité du chômage, son
indemnisation à ce titre faisant elle-
même l’objet de réductions continues
dans le cadre de réformes successives.
L’évocation d’une prescription à deux
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
insupportable pour le pouvoir, qui, au vu
des rapports successifs de cette instance,
avait décidé de mettre fin à son existence
dès novembre 2022. La troisième victime
est la plus symbolique des cibles sociales
du président de la République, au point
d’ailleurs de porter son nom. Dans les
conseils des prud’hommes ou devant les
chambres sociales de cours d’appel, on
parle désormais du « barème Macron »,
qui, dès 2017, est venu plafonner les in-
demnités prud’homales en cas de licen-
ciement sans cause réelle et sérieuse.
L’unanimité syndicale et la résistance de
la doctrine judiciaire comme de celle des
magistrats n’ont pas eu raison de cette
mesure, qui, finalement, a été adoubée
par la Cour de cassation.
Au-delà de l’injustice qu’elle est venue
créer pour les salariés abusivement dé-
barqués de leur emploi, elle porte at-
teinte au pouvoir des juges d’évaluer
concrètement les préjudices subis. Pour
autant, la messe n’est pas complètement
dite. A deux reprises, en mars et en no-
vembre 2022, le Comité européen des
droits sociaux (CEDS) a estimé que le ba-
rème violait la Charte sociale euro-
péenne, en ce sens qu’il n’est pas suffi-
samment dissuasif pour les employeurs
et qu’il ne permet pas toujours d’indem-
niser l’entier préjudice. Même si cette dé-
cision du CEDS n’est pas contraignante
en droit français, plusieurs cours d’appel
se sont engouffrées dans la brèche et ont
rendu des décisions en s’affranchissant
du barème. Macron, l’Européen, n’en a
donc pas terminé avec son barème du
même nom. p
François Desriaux est rédacteur
en chef du magazine d’information
en ligne « Santé & travail ».
Cette tribune n’engage que son auteur
mois est symptomatique des réformes
menées. Elle ferait passer le salarié d’es-
pèce en voie de disparition devant les tri-
bunaux à spécimen de la galerie des espè-
ces disparues.
Des délais réduits pour saisir, alors que
les délais de jugement n’ont fait qu’aug-
menter et constituent un déni de justice.
Alors que le salarié a vu ses délais pour agir
se raccourcir et que le contentieux a dimi-
nué, il doit attendre toujours plus long-
temps que son litige soit jugé. En 2021, la
durée moyenne d’une affaire au fond de-
vant la juridiction prud’homale était de
18,1 mois, durée portée à 35 mois en cas de
départage. La durée moyenne en appel est
passée de 13,7 mois en 2009 à 20,4 mois
en 2018. Ces délais constituent déjà des dé-
nis de justice, et l’Etat français est réguliè-
rement condamné à ce titre par les juridic-
tions européennes sans qu’il améliore les
moyens donnés à la justice sociale.
« Simplifier » le droit du travail revient, de-
puis 2008, à conforter les intérêts des em-
ployeurs. La justice est le troisième pilier
de notre démocratie, et l’exécutif s’acharne
à le fragiliser par des réformes renforçant
toujours l’impunité patronale. p
Sophie Binet est secrétaire générale
de la CGT ; Judith Krivine est
présidente du Syndicat des avocats
de France ; Kim Reuflet est présidente
du Syndicat de la magistrature
 idées | 31
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

LA CHRONIQUE
DE PATRICK ARTUS
Jacques Barthélémy et Gilbert telles situations, le CSE pourrait lé-
gitimement devenir le représen-
tant du collectif de travail dans la
négociation collective. Cela sup-
Démondialisation
Cette Poursuivre les réformes poserait que l’employeur ne le
préside plus, voire qu’il n’en soit
plus membre, ce qui est à notre
connaissance le cas dans les
autres pays avancés pour les équi-
ou désinisation ?
Pour le juriste et l’économiste, les réformes entreprises depuis 2017 ont valents du CSE (les works councils).

Une deuxième piste serait de
permis d’augmenter le taux d’emploi et de favoriser la négociation sociale permettre à une convention d’en-
treprise de déroger, au moins
transitoirement, à des disposi-
tions de conventions de branche,
L
es économistes s’interrogent
beaucoup sur la « démondialisa-
tion » d’une économie segmen- Patrick Artus
tée en deux camps idéologique- est conseiller
ment opposés (pour le dire rapide- économique de la

D
e nombreuses réformes
ont été engagées sur le
marché du travail ces der-
nières années. Plusieurs
visent à augmenter le taux d’em-
ploi, relativement bas en France
comparé à d’autres pays. Une
telle augmentation peut être
une source d’élévation du niveau
de vie moyen et de rentrées fis-
cales et sociales qui permettront
le financement de la transition
climatique, du désendettement
public et d’autres réformes
structurelles, par exemple dans
l’éducation ou la santé.
Ces réformes ont pour objet
d’augmenter le taux d’emploi
des seniors pour celle des retrai-
tes, des jeunes pour celle de l’ap-
prentissage, des peu qualifiés
pour celle du RSA, et de l’ensem-
ble des personnes d’âge actif
pour celle de France Travail. Par
ailleurs, la barémisation des in-
demnités de licenciement per-
met de lever des incertitudes,
sources de freins à l’embauche,
en particulier pour les PME.
Une grande cohérence d’objec-
tifs caractérise donc ce train de
réformes, qui, pour certaines, ont
déjà contribué au dynamisme de
l’emploi en France sur les derniè-
res années. Ces réformes pour-
ront être ajustées en fonction des
éclairages qui seront apportés
par leurs évaluations. Certaines
demandent d’ailleurs à être da-
vantage précisées. Par exemple,
la gouvernance à terme de France
Travail demeure assez floue.
D’autres ajustements paraissent
souhaitables, par exemple un
rapprochement des délais de
contestation d’un licenciement,
particulièrement longs en
France, de ceux observés dans les
autres pays avancés, ou bien la
mise en cohérence de l’indemni-
sation chômage des seniors avec
la réforme des retraites.
Une réforme d’une autre nature
a été portée par les ordonnances
travail de septembre 2017 et la loi
Pénicaud de mars 2018. Elles vi-
sent à élargir l’espace du droit
conventionnel résultant de la né-
gociation collective de branche et
d’entreprise au détriment du
droit du travail réglementaire,
par nature homogène sur l’en-
semble du tissu économique et
social. Le droit conventionnel
permet d’adapter les normes à
chaque contexte, à chaque objec-
tif, ce qui permet une meilleure
conciliation que le droit régle-
mentaire entre efficacité écono-
mique, garantie par la signature
de l’accord collectif par le chef
d’entreprise, et protection des
LA SÉPARATION
ENTRE
INDÉPENDANTS
ET SALARIÉS A DE
MOINS EN MOINS
DE PERTINENCE
travailleurs, garantie par la signa-
ture des représentants des tra-
vailleurs légitimés par les élec-
tions professionnelles. Par cette
réforme de la hiérarchie des nor-
mes, l’autonomie du tissu con-
ventionnel est devenue effective
dans les limites de ce qui relève
de l’ordre public.
Equilibre contractuel
Pour autant, ce changement ne
s’est pas encore concrétisé dans
les faits en raison d’une défiance,
parfois même d’une hostilité, à
son égard, qui résultent souvent
d’une approche technocratique
du droit, la norme étant vécue
pour elle-même et non pour ce
pour quoi elle a été créée. La sup-
pression des délégués du person-
nel est parfois vécue comme une
régression sociale, alors que l’ins-
titution unique qu’est le comité
social et économique est un pro-
grès, car elle donne plus de con-
sistance à la collectivité de travail.
De nouveaux changements sont
souhaitables pour renforcer en-
core le rôle décisionnel de la né-
gociation collective et donc des
partenaires sociaux. Quatre pis-
tes peuvent être évoquées.
Une première piste consisterait
à renforcer la légitimité des repré-
sentants des travailleurs dans la
négociation collective. Lorsque le
quorum de 50 % des inscrits n’est
pas atteint au premier tour des
élections professionnelles (où les
syndicats ont le monopole des
candidatures), un second tour est
organisé sans ce monopole pour
désigner les élus du CSE. Dans de
en particulier concernant les mi-
nima salariaux, bien sûr dans le
respect de dispositions d’ordre pu-
blic comme le smic. Cela permet-
trait d’éviter que les ajustements à
la baisse de la masse salariale des
entreprises en difficulté se fassent
prioritairement sur l’emploi.
Une troisième piste, suggérée
par le groupe d’experts sur le smic,
consisterait à baser la revalorisa-
tion automatique du smic non
plus sur l’inflation et un index sa-
larial mais sur le résultat des né-
gociations d’un panel de branches
concernant les minima salariaux.
La quatrième piste viserait à
étendre davantage aux indépen-
dants l’aile protectrice d’un droit
du travail essentiellement conçu
pour les salariés, d’autant que la
seule subordination économi-
que affecte l’équilibre contrac-
tuel. La séparation entre indé-
pendants et salariés, fondée sur
le seul critère de subordination
juridique, a de moins en moins
de pertinence et le droit du tra-
vail devrait être dépassé par celui
de l’activité professionnelle. p
Jacques Barthélémy est
avocat conseil (honoraire)
en droit social ; Gilbert
Cette est professeur à Neoma
Business School. Ils ont publié
« Travail et changements
technologiques. De la civilisa-
tion de l’usine à celle du numé-
rique » (Odile Jacob, 2021)
ment) : le « camp des démocraties » banque Natixis
contre le « camp des pays autoritaires ».
Mais observe-t-on réellement une ré-
duction des échanges entre ces deux groupes de pays ?
Les conséquences d’une déglobalisation économique effec-
tive seraient très importantes. Les pays renonceraient à ex-
ploiter leurs avantages comparatifs (disponibilité des matiè-
res premières, compétences de la population active, niveau
technologique) pour ne pas commercer avec des pays « enne-
mis », et accepteraient ainsi une perte d’efficacité économi-
que, puisqu’ils devraient produire des biens pour lesquels ils
n’ont pas d’avantages comparatifs et importer de pays
« amis » des biens aux coûts de production élevés, afin d’ac-
croître leur souveraineté économique et la sécurité de leurs
approvisionnements. Le tout au prix d’une perte de pouvoir
d’achat pour les consommateurs.
L’évolution du commerce mondial de biens semble confir-
mer l’hypothèse d’une « démondialisation ». Alors que la crois-
sance du volume des exportations de biens a été deux fois plus
élevée que la croissance du PIB mondial des années 1990 à la
crise des subprimes en 2008, elles deviennent équivalentes de
2010 à 2019 ; et, depuis le milieu de 2022, le volume des exporta-
tions de biens est en baisse de 2 % sur un an, alors que le PIB
mondial croît de 3 % par an.
Cet écart doit être rapproché de la très forte augmentation du
nombre d’obstacles au commerce mondial recensés par le
Fonds monétaire international, passé de 250 au début des an-
nées 2010 à 2 600 en 2022 : droits de douane, interdiction d’im-
porter ou d’exporter certains biens, par exemple l’importation
de relais de téléphone chinois dans les pays de l’OCDE, ou l’ex-
portation de semi-conducteurs vers la Chine, etc. Mais est-ce
véritablement le signe d’une déglobalisation de l’économie
mondiale, ou bien d’une défiance, en particulier des pays occi-
dentaux, vis-à-vis de la Chine ?
Rôle central du dollar
Si l’on regarde le commerce de biens en volume, les exporta-
tions ont bien baissé de 2 % sur un an au troisième trimestre
2023, et il apparaît que les exportations de biens de la Chine
stagnent, et que les exportations du reste du monde vers la
Chine ont nettement reculé en 2023. Il y a donc bien un recul
du commerce mondial des biens, quelle que soit la prove-
nance de ces exportations.
Mais il n’en est pas de même pour le commerce des services.
Le volume des exportations mondiales de services est
aujourd’hui en augmentation de 7 % en rythme annuel, plus
rapide que celui du commerce mondial dans son ensemble. Il
n’y a donc pas de démondialisation des échanges de services.

Johanna Dagorn et Corinne Luxembourg La part des exportations de services dans le produit intérieur

IL Y A UNE DÉFIANCE
brut (PIB) est très élevée à Singa-
pour, en Inde, en Suède, au Dane-
mark ; elle est élevée au Portugal, au

Les invisibles devenus bouc émissaires CROISSANTE VIS-

Les deux chercheuses
dénoncent la contradiction
entre la mise en avant
des « travailleurs de première
ligne » après la crise liée au
Covid-19 et leur stigmatisation
par la loi sur l’immigration
pour tenter de maintenir leurs revenus. Dans
ce contexte, le faible coût de livraison imposé
par les plates-formes place les personnes
consommatrices dans la position d’employer
de fait une domesticité systématiquement
« invisibilisée ». Quant aux femmes, elles oc-
cupent une part significative des emplois liés
au secteur des soins à la personne, le « care » :
d’après une étude de la Dares, en 2021, 13 %
des femmes immigrées en emploi travaillent
comme agentes d’entretien. Ce chiffre est plus
élevé que celui des femmes non immigrées
en emploi, qui est de 6 %. Les femmes immi-
COMME PARTENAIRE
« mauvais » immigrés, c’est-à-dire ceux qui
s’adapteront ou non à cette logique adéqua-
tionniste. Cette approche, outre qu’elle pose
des questions de justice sociale et économi-
que, néglige une réflexion sur la véritable va-
leur de ces métiers pour nos sociétés.
L’ambivalence de cette loi réside dans sa ca-
pacité à escamoter le besoin économique dans
un tour de passe-passe idéologique tout en
rendant visibles, mais sous un autre angle, ces
personnes invisibles. Voilà les anciens « pre-
miers de corvée » du Covid-19 à nouveau dési-
gnés comme la source principale des problè-
À-VIS DE LA CHINE
Maroc, au Royaume-Uni, en Fin-
lande. En fait, les échanges de biens
sont progressivement remplacés
par des échanges de services.
L’évolution des investissements di-
COMMERCIAL rects étrangers (IDE) est aussi un in-
dicateur pertinent de l’ampleur de la
OU COMME démondialisation. On observe effec-
tivement un effondrement des IDE
LOCALISATION DES en Chine, passés de 400 milliards de
dollars (368 milliards d’euros)
INVESTISSEMENTS en 2021 à 15 milliards en 2023. Mais
DIRECTS ce recul ne concerne que la Chine.
Les IDE vers l’Amérique latine, l’Afri-
que, l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Ma-
laisie, Vietnam, Philippines, Indonésie) et enfin vers l’Inde sont
tous en forte progression entre 2020 et 2023.
Enfin, il n’y a pas de signe de déglobalisation financière, en dé-

M
ars 2020, 20 heures, les applaudisse-
ments aux balcons saluent l’engage-
ment professionnel de femmes et
d’hommes qui œuvrent pour que per-
dure la vie : soin, ravitaillement, hygiène, par-
fois même éducation… Le pays découvrait ces
personnes indispensables à la solidité et au
fonctionnement de notre société, à nos com-
muns. Mais l’applaudimètre n’a pas signifié
une reconnaissance sociale, et encore moins
financière. Une fois cette parenthèse passée, le
monde n’a pas changé : les invisibles ont été
ramenés à leur ancienne invisibilité.
Ces femmes et ces hommes nettoient les
rues, les bureaux ou livrent des repas. Leur réa-
lité est marquée par des horaires de travail
fragmentés, rendant leur temps libre pratique-
ment inutilisable. Pour la plupart, ils appar-
tiennent à ces minorités visibles, indépendam-
ment de leur nationalité. En 2021, selon l’Insee,
14 % des immigrés en emploi ont le statut d’in-
dépendant. Les jeunes hommes qui livrent des
repas à domicile sont dans des conditions de
travail extrêmement précaires.
Les dangers de la circulation, les conditions
météorologiques difficiles et la baisse de reve-
nus de 10 % à 30 % actuellement constatée par
les livreurs des plates-formes accentuent en-
core leur vulnérabilité. Les livreurs doivent
couvrir des distances de plus en plus grandes
grées représentent par ailleurs 6 % des aides à
domicile et aides ménagères et 9 % des aides-
soignantes et assistantes maternelles.
Tour de passe-passe idéologique
En utilisant comme base de l’octroi aux sans-
papiers du titre de séjour « métiers en tension »
la liste de ces métiers par région publiée au
Journal officiel, la loi « asile et immigration »
votée le 20 décembre 2023 réduit les personnes
étrangères au statut d’une force de travail.
Anonymes et réinvisibilisés, déchus de cette
fugace reconnaissance nationale, ces femmes
et ces hommes ne sont considérés que comme
des bras et des corps dévolus à l’économie. Ils
vivent de plus en plus souvent l’injonction à re-
joindre un auto-entrepreneuriat aux allures de
salariat déguisé pour les hommes, ou les mé-
tiers de service à la personne mal considérés et
mal rémunérés pour les femmes immigrées.
La loi « asile et immigration », si elle est pro-
mulguée, renforcera les inégalités sociales et
discriminatoires entre les hommes, les fem-
mes et les personnes désignées comme « éloi-
gnées de l’emploi » ou réduites à leur em-
ployabilité. Au lieu de poser les bonnes ques-
tions, comme celle de la reconnaissance
sociale et économique des métiers qui sou-
tiennent nos sociétés, le « marché », soutenu
par le législateur, va trier les « bons » et les
mes nationaux. En pratique, cette loi interdira
durant cinq ans l’obtention de prestations so-
ciales, telles les allocations logement ou fami-
liales. Elle établira des quotas annuels pour les
entrées sur le territoire, durcira les conditions
d’obtention du titre de séjour, exigera une cau-
tion pour les étudiants étrangers, donnant de
fait la priorité aux étudiants ayant des ressour-
ces financières. De plus, elle vise à instaurer la
primauté au droit du sang sur le droit du sol.
Les législateurs ayant voté cette loi ont donc
décidé de rendre ces personnes définitive-
ment visibles d’un point de vue pénal. De plus,
ils ont entaillé la lutte institutionnelle contre
les discriminations en s’attaquant à l’un des
critères de la loi de 2001. Cette approche sou-
lève des préoccupations quant à l’équité et à la
justice, remettant en question la protection
des droits fondamentaux. Le vote de ce texte
va au-delà d’un simple renforcement des fron-
tières ethniques. Il représente une fissure dans
le pacte républicain d’égalité. p
Johanna Dagorn est sociologue (université
de Bordeaux) ; Corinne Luxembourg est
géographe (université Sorbonne-Paris-Nord)
pit de la vente des réserves de change en dollars de la Russie et
pour partie de la Chine, ou encore de la volonté affichée par un
certain nombre de pays (Russie, Chine, Brésil…) de moins dé-
pendre du dollar pour leurs transactions commerciales ou fi-
nancières en le remplaçant par d’autres monnaies. Le poids du
dollar dans les réserves de change mondiales est stable (59 %)
depuis plusieurs années ; son poids dans les émissions obliga-
taires internationales (48,5 %) progresse continûment depuis
2020 ; il atteint dans les transactions du marché des changes
88,5 % (sur un total de 200 %, puisque chaque transaction du
marché des changes fait intervenir une devise achetée et une
devise vendue), où il est en hausse depuis les années 2000 ; sa
part dans la facturation du commerce mondial (48 %) se re-
dresse nettement depuis 2019.
Au total, l’hypothèse d’une démondialisation de l’économie
est douteuse. Il y a plutôt un recul des échanges de biens, pro-
gressivement remplacés par des échanges de services, et une
défiance croissante vis-à-vis de la Chine comme partenaire
commercial ou comme localisation des investissements di-
rects, tandis que le rôle central du dollar reste incontesté.
Cette défiance envers la Chine provient, d’une part, des diffi-
cultés économiques de ce pays liées aux sanctions occidenta-
les, mais surtout à son vieillissement démographique, avec
un recul des gains de productivité et de la construction de lo-
gements, la faiblesse de la demande intérieure et des investis-
sements ; d’autre part, du risque politique que représentent le
durcissement idéologique et juridique du régime et la hausse
de la probabilité d’un conflit entre la Chine et ses voisins asia-
tiques (Taïwan, Vietnam, Philippines…), soutenus par les
Etats-Unis et le Japon. p
32 | idées 0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024

Camille Froidevaux-Metterie Affirmer la nécessité

d’une politique nataliste,
c’est relancer un programme d’un autre âge
En annonçant un « réarmement démographique » de la France, lors de sa conférence de presse du 16 janvier, le président Emmanuel Macron
ramène les femmes à leur ancienne condition de corps « à disposition », estime la philosophe spécialiste de la pensée féministe

P
armi les annonces faites par Em-
manuel Macron lors de sa confé-
rence de presse du 16 janvier, celle
qui regarde l’objectif d’un « réar-
mement démographique » de la France
me paraît non seulement choquante au
regard des termes martiaux utilisés,
mais aussi scandaleuse dans une pers-
pective démocratique. Affirmer la néces-
sité d’une politique nataliste, même en
l’accompagnant d’un plan de lutte con-
tre l’infertilité, c’est relancer un pro-
gramme d’un autre âge et prendre à re-
bours des décennies de conquête fémi-
niste en faveur de l’autonomie
des femmes.
Il existe un lien étroit entre le contrôle
du ventre maternel et la logique patriar-
cale d’objectivation du corps des fem-
mes. Depuis qu’Aristote a défini l’exis-
tence féminine à travers le seul prisme
des fonctions sexuelle et reproductive, il
est considéré comme une ressource pos-
sédée en commun par la société et par
chaque homme en particulier – et ce, jus-
que dans nos sociétés modernes, ainsi
qu’en témoignent les gestes et les paroles
que le moindre quidam s’autorise à la
vue d’un corps enceint.
Cette idée d’une propriété de la capacité
procréatrice a été théorisée dans les an-
nées 1970. Pour les militantes radicales
américaines, la maternité imposée cons-
tituait le prix à payer, par les femmes,
pour la protection de ceux qui devenaient
leurs « propriétaires » et les mettaient à
l’abri de la violence des autres hommes.
Chez les matérialistes françaises, l’anthro-
pologue Colette Guillaumin mobilisait la
notion de « sexage » pour désigner l’ap-
propriation des femmes dans leur indivi-
dualité physique par la classe des hom-
mes qui s’accaparait le contrôle de leur
temps (tâches domestiques), des produits
de leurs corps (enfants) et de leur sexua-
lité (mariage, prostitution).
Logiques de dépossession
Cinquante ans plus tard, ces analyses
sont loin d’être dépassées, comme en té-
moignent les mobilisations contempo-
raines contre les violences sexistes, con-
jugales et sexuelles. Le corps des femmes
est et demeure le lieu d’un service
sexuel/maternel dû à la société et aux
hommes. Quiconque tente de s’y sous-
traire court le risque d’une sanction sou-
vent symbolique − la non-maternité stig-
matise grandement celles qui en font le
choix − mais aussi, parfois, fatale – faut-il
rappeler que les féminicides sont majori-
tairement le fait d’hommes ne suppor-
tant pas le départ ou la volonté de partir
de leur conjointe ?
Lorsque le président de la République
déplore que les femmes ne fassent pas
davantage d’enfants, il occulte les raisons
pour lesquelles le projet parental fait
IL EXISTE UN LIEN
ÉTROIT ENTRE
LE CONTRÔLE
DU VENTRE MATERNEL
ET LA LOGIQUE
PATRIARCALE
D’OBJECTIVATION
DU CORPS DES FEMMES
aujourd’hui réfléchir. Le cadre d’ensem-
ble de la fondation des familles a de quoi
décourager. Crise environnementale, in-
flation, insécurité internationale : les
motifs de renoncer à devenir parents ne
manquent pas. Mais ce sont surtout les
conditions dans lesquelles les femmes
deviennent mères qu’il faut interroger.
L’enquête que j’ai menée auprès d’une
trentaine d’entre elles (Un si gros ventre.
Expériences vécues du corps enceint,
Stock, 2023) révèle l’intensité des logi-
ques de dépossession par lesquelles les
femmes se trouvent réduites à leur si
gros ventre et, littéralement, désubjecti-
vées, c’est-à-dire privées de toute réflexi-
vité et de toute agentivité durant leur
grossesse et au-delà.
Les enquêtes montrent par ailleurs que
les nouvelles mères sont discriminées
dans le monde du travail. Dans le baro-
mètre 2022 sur la perception des discri-
minations dans l’emploi, la Défenseure
des droits, Claire Hédon, écrit ainsi :
« Nous rendons encore un nombre trop
important de décisions où des femmes ne
sont pas embauchées en raison de leur
état de grossesse ; ne retrouvent pas leur
poste au retour de leur congé maternité ;
ou dont la période d’essai est rompue, car
elles sont enceintes. C’est sidérant et illé-
gal. Les discriminations sont considéra-
bles. » La création d’un « congé de nais-
sance » partagé entre les deux parents et
mieux rémunéré ne suffira pas à remé-
dier à ce fait massif : les femmes perdent
dans la maternité certains des attributs
de leur autonomie.
Droits fondamentaux
Alors que l’Assemblée nationale se pré-
pare à discuter le projet de loi visant à ins-
crire le droit à l’avortement dans la Cons-
titution, il est bon de rappeler que pro-
créer est un choix et que les droits
reproductifs sont des droits fondamen-
taux. N’en déplaise aux nostalgiques des
familles nombreuses, le non-désir d’en-
fant constitue une option procréative
aussi légitime que les autres. Aucune in-
jonction, aussi officielle soit-elle, ne doit
nous priver de cette liberté démocratique
que constitue la maîtrise de nos corps.
C’est en conquérant la maîtrise de leur
fonction procréatrice que les femmes
ont pu devenir aussi libres et égales que
les hommes pour enfin entrer pleine-
ment en démocratie. A rebours de cette
dynamique, les déclarations présiden-
tielles réactivent la logique de contrôle
du ventre maternel, ramenant d’une
formule les femmes à leur ancienne
condition de corps « à disposition ». Au
nom des luttes féministes menées par
celles qui ont révélé que le privé était
politique, et fortes des combats qui
montrent aujourd’hui que l’intime est
lui aussi politique, nous ne nous laisse-
rons pas faire, nous garderons le con-
trôle de nos utérus. p
Camille Froidevaux-Metterie est
philosophe, spécialiste de la pensée
féministe. Elle a écrit, notamment, les
essais intitulés « Un corps à soi » (Seuil,
2021) et « Un si gros ventre. Expériences
vécues du corps enceint » (Stock, 2023),
ainsi que « Pleine et douce » (Sabine
Wespieser, 2023), son premier roman

Michel Tondellier Le calendrier de l’expérimentation de l’uniforme

à l’école condamne son évaluation à la superficialité
La durée du test voulu par le président de la République d’instaurer une « tenue unique » à l’école
est trop courte pour apporter un avis fiable sur d’éventuels bienfaits éducatifs, estime le sociologue

L
a question du port de l’uni-
forme scolaire dans l’école
de la République est l’objet
de croyances fondées sur
un très solide « bon sens » : sim-
plicité de la mesure, lutte contre
les inégalités, renforcement du
sentiment d’appartenance et
amélioration du climat scolaire.
Les annonces de Gabriel Attal
semblent en outre plutôt ration-
nelles du point de vue de la mé-
thode : celui qui était encore mi-
nistre de l’éducation avait an-
noncé une « expérimentation »
qui serait évaluée « par des cher-
cheurs en sciences sociales (…) au
niveau national ».
Cette affirmation qui semble
logique pose cependant un re-
doutable problème d’ordre mé-
thodologique : comment identi-
fier et mesurer les effets propres
d’une telle mesure sur un établis-
sement ou sur une cohorte d’élè-
ves indépendamment de toutes
les autres influences contextuel-
les possibles ? D’autant que, dans
sa conférence de presse, Emma-
nuel Macron a annoncé que, si
les résultats de l’expérimenta-
tion s’avéraient « concluants »,
cette mesure serait « générali-
sée » dès 2026.
La rapidité de ce calendrier con-
damne l’évaluation à la superfi-
cialité. Quiconque connaît le
fonctionnement d’un établisse-
ment scolaire et, a fortiori, du sys-
tème éducatif, sait en effet
qu’une mesure a besoin de temps
pour engendrer des effets objecti-
vables. L’intervalle entre septem-
bre 2024 et la rentrée 2026 est dé-
risoire au regard des contraintes
de mise en œuvre de la mesure,
du temps de la recherche, sans
même parler de l’organisation de
la rentrée 2026. La précipitation
du calendrier politique a donc
fracassé l’espoir suscité par la mé-
thode annoncée par M. Attal.
La référence aux Antilles
Le caractère rationnel et mesuré
affiché par l’ancien ministre de
l’éducation – fonder l’action sur
des expérimentations, sortir des
« avis » sur la question – trouve
d’autres limites. Des évaluations,
il y en a eu : au-delà de nos fron-
tières, les recherches ont été
nombreuses et, pour certaines,
très consistantes. Aux Etats-Unis
– où les statistiques nationales
rendent possible l’étude des cor-
rélations entre cette politique et
les différentes variables –, l’uni-
forme scolaire, promesse de cam-
pagne de Bill Clinton en 1996, a
été évalué par le sociologue David
Brunsma.
Dans un article publié en 1998,
le chercheur a démontré que,
toutes choses égales par ailleurs –
notamment l’origine sociale et
ethnique des élèves, l’environne-
ment urbain ou rural –, l’uni-
forme scolaire n’avait pas d’effet
positif sur les apprentissages.
Une controverse méthodologi-
que l’a opposé en 2003 à une
autre chercheuse, Ann Bodine,
qui critiquait une faille dans l’ap-
pareillage statistique, mais une
fois les calculs refaits et les nuan-
ces apportées, David Brunsma
s’est montré catégorique : l’uni-
forme ne permet pas d’améliorer
les apprentissages chez les en-
fants. Les décideurs intéressés
par cet objectif, conclut-il, « ne
doivent pas compter sur les uni-
formes scolaires pour provoquer
un miracle éducatif ».
Dans un ouvrage publié l’année
suivante (The School Uniform Mo-
vement and What It Tells Us About
American Education,« le mouve-
ment pour l’uniforme à l’école et
ce qu’il nous dit de l’éducation
américaine », Scarecrow Educa-
tion, 2004, non traduit), il assi-
mile cette mesure à une « croi-
sade symbolique ».
En France, quand il s’agit de lan-
cer des ballons d’essai pour tester
la réception publique d’une pro-
position politique sur l’uni-
forme, les locataires de la Rue de
Grenelle usent souvent de réfé-
rences aux Antilles françaises, où
les élèves portent une tenue sco-
laire. En 2003, Xavier Darcos ra-
contait ainsi ce qu’il avait « vu
L’INTERVALLE ENTRE
SEPTEMBRE 2024
ET LA RENTRÉE 2026
EST DÉRISOIRE
AU REGARD
DES CONTRAINTES
DE MISE EN ŒUVRE
ET DU TEMPS
DE LA RECHERCHE
aux Antilles » tandis que Jean-Mi-
chel Blanquer affirmait, en 2017,
que les élèves antillais étaient
« très beaux comme ça, très heu-
reux de porter [l’uniforme ]». Rien
de tel ne s’est produit lors du pas-
sage de Gabriel Attal au ministère
de l’éducation.
S’étendre à la coiffure ?
L’existence même d’une politi-
que éducative au sein de l’éduca-
tion nationale qui ne s’est dé-
ployée que dans certaines an-
ciennes colonies pose question
et l’apparent consensus sur
l’uniforme aux Antilles est fondé
sur des opinions qu’aucun fait
ne vient jamais étayer. Mais cette
expérience – qui s’est dévelop-
pée sans incitation ni cadrage du
ministère et des rectorats – per-
met d’ores et déjà de poser cer-
taines questions.
Faut-il que l’uniforme soit
« classique », de type établisse-
ment privé, ou « très modeste »,
comme majoritairement aux An-
tilles ? Les coûts doivent-ils être
pris en charge par les collectivités
et l’Etat, comme dans l’expéri-
mentation hexagonale, ou sup-
portés par les familles, comme
aux Antilles, qui figurent pour-
tant parmi les départements les
plus pauvres de France ? Le con-
trôle exercé sur l’expression cor-
porelle des enfants doit-il être
porté sur les seuls vêtements ou
doit-il s’étendre à la coiffure, aux
bijoux, voire à la pilosité faciale,
comme c’est quelquefois le cas
aux Antilles ? Les infractions doi-
vent-elles conduire à un refus
d’accès aux salles de classe, voire
à l’ensemble de l’établissement,
comme le veulent certaines prati-
ques outre-mer ?
Cette réalité antillaise montre
qu’il existe, en France, une expé-
rimentation grandeur nature du
port de l’uniforme depuis au
moins une vingtaine d’années
mais que, à l’instar des recher-
ches menées dans d’autres pays,
nos dirigeants semblent, soit la
méconnaître, soit choisir de
l’ignorer. p
Michel Tondellier est socio-
logue. Il est l’auteur de « L’Uni-
forme scolaire à la Martinique.
Interroger l’évidence »
(L’Harmattan, 256 p., 26 €)
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JANVIER 2024
PLANÈTE |
par sté phane f o u cart
Etat de nécessité
et désobéissance civile
L’
information est passée
inaperçue, mais elle fait
partie de ces signaux
faibles qui en disent
long sur l’importance du droit et
de son interprétation dans les dé-
mocraties libérales, confrontées à
l’aggravation du réchauffement
et de la crise écologique. Le 15 jan-
vier, deux juridictions alleman-
des – à Munich et à Berlin – ont
condamné ou confirmé les con-
damnations de trois scientifiques
ayant participé à des actions de
désobéissance civile au prin-
temps et à l’automne 2022.
L’un d’eux, Niko Froitzheim,
professeur de géologie à l’univer-
sité de Bonn, avait bloqué un
pont pour alerter contre la dérive
climatique en cours et l’absence
d’action politique à la hauteur de
la catastrophe. Les autres avaient
occupé le siège munichois du
fonds d’investissement Black-
Rock et y avaient déversé de la
mélasse pour protester contre
les investissements de la société
dans l’exploitation des ressour-
ces fossiles. Ils avaient aussi,
quelques jours plus tard, occupé
le stand de BMW au Salon mon-
dial de l’automobile, et y avaient
repeint les véhicules exposés
afin de protester contre le
greenwashing de la marque.
Il y a bien sûr, dans ces procès,
une part symbolique : les préve-
nus comparaissent parce qu’ils
refusent de s’acquitter des
amendes dressées à leur encon-
tre. Le prétoire devient ainsi une
arène politique comme une
autre, une chambre d’écho où les
intéressés poursuivent leur com-
bat. Et si, en l’occurrence, ils se fé-
licitent de voir leurs amendes
parfois réduites, bien qu’elles de-
meurent in fine très élevées,
force est de constater que les ju-
ges n’ont tenu aucun compte de
la réalité et de la gravité de la si-
tuation dénoncée par les cher-
cheurs.
« Réduits au silence »
« Lors de ce procès, plus que lors
des précédents, j’ai eu l’impres-
sion de parler à un mur, a déclaré
M. Froitzheim après l’audience.
Le tribunal n’était pas prêt à faire
face à mes motivations et à mon
désespoir, comme si la crise cli-
matique allait se résoudre d’elle-
même si ceux qui attirent l’atten-
tion sur elle sont réduits au si-
lence. » Jusqu’à présent, en Eu-
rope et ailleurs, la justice ne
reconnaît pas l’« état de néces-
sité » dans lequel se trouvent les
auteurs de ces actions de déso-
béissance civile, d’occupation de
locaux, de blocage momentané
d’infrastructures, ou encore de
dégradations matérielles mineu-
res destinées à alerter d’une si-
tuation dont la gravité échappe
encore à la plus grande part de
l’opinion, des médias, des res-
ponsables politiques – et aussi
des juges.
En droit français, l’état de néces-
sité peut être invoqué pour dis-
penser de responsabilité pénale
toute personne qui, « face à un
danger actuel ou imminent qui
menace elle-même, autrui ou un
bien, accomplit un acte nécessaire
à la sauvegarde de la personne ou
du bien, sauf s’il y a disproportion
entre les moyens employés et la
« L’ÉTAT DE NÉCESSITÉ
N’A ÉTÉ RECONNU
PAR LA JUSTICE QU’UNE
SEULE FOIS DANS
LE CADRE D’UNE ACTION
ENVIRONNEMENTALE »
DOMINIQUE BOURG
philosophe
0123 | 33
CHRONIQUE PROCHE-ORIENT :
LE PÉRILLEUX
DÉFI HOUTHISTE caine des organisations terroristes les a portionnée. Les meilleurs connaisseurs du
laissés de marbre. Proches de l’Iran par leur
ancrage dans une forme particulière de
chiisme comme par un discours violem-
Yémen soulignent combien cette tension
fait ses affaires, à l’intérieur comme à l’ex-
térieur des frontières du pays.
ment anti-occidental, les houthistes tien-
nent d’une main de fer, depuis près d’une
décennie, la capitale du pays, Sanaa.
L’escalade en mer Rouge met en fait en
évidence la divergence croissante d’inté-
rêts entre Washington et son allié israélien
L’administration de Joe Biden met en alors que s’esquisse timidement un début
avant le souci d’assurer la liberté de naviga- d’initiative visant à ramener le calme dans
DEUX JURIDICTIONS
tion qui a conduit par le passé Washington, une région dangereusement déstabilisée
sans avoir à remonter aux guerres barba- par les massacres du Hamas autant que par
ALLEMANDES resques livrées en Méditerranée par la toute la destruction de Gaza.
jeune nation américaine, à intervenir dans Cette initiative passe par la rectification
ONT CONDAMNÉ les eaux entourant la péninsule Arabique. d’une erreur qui s’est avérée tragique : l’oc-
TROIS SCIENTIFIQUES Ce fut notamment le cas lors de la « guerre cultation de la question palestinienne dans
AYANT PARTICIPÉ
À DES ACTIONS DE
A quel instant une escalade calculée
échappe-t-elle à tout contrôle ? La
question doit commencer à faire
son chemin à Washington, une semaine
après le début des frappes visant les mili-
des tankers », un épisode du conflit oppo-
sant l’Iran et l’Irak de 1980 à 1988. Washing-
ton prend soin d’assurer que ses frappes
cesseront dès que les houthistes mettront
fin à leurs attaques et que leur retour sur sa
la vague de normalisations survenues entre
l’Etat hébreu et des pays de la péninsule Ara-
bique, jusqu’au Maroc. Le parachèvement
de ce tournant historique, avec l’établisse-
ment de relations officielles entre Israël et le
DÉSOBÉISSANCE CIVILE ciens houthistes au Yémen. Ces derniers liste noire n’est lié qu’à ces dernières. royaume saoudien, gardien des lieux saints
multiplient les attaques en mer Rouge, un Il n’empêche. Le peu d’entrain des pays ri- de l’islam, doit passer par la création d’un
gravité de la menace » (arti- axe commercial stratégique, officiellement verains pourtant concernés au premier Etat palestinien, l’un des rares points de con-
cle 122-7 du code pénal). en signe de solidarité avec les Palestiniens chef par le rétablissement d’un trafic mari- vergence entre Occident et Sud global, et la
« A ma connaissance, l’état de soumis à Gaza aux bombardements israé- time normal en mer Rouge, à commencer garantie à long terme de la sécurité d’Israël.
nécessité n’a été reconnu par la liens consécutifs aux massacres perpétrés par l’Egypte, qui dépend cruellement des Le premier ministre israélien, Benyamin
justice qu’une seule fois dans le ca- par le Hamas, le 7 octobre. revenus du canal de Suez, témoigne de leur Nétanyahou, dont le long passage au pou-
dre d’une action environnemen- Face à ces atteintes indiscutables au droit embarras. Pour s’être usé en vain militaire- voir sera à jamais entaché par les massa-
tale, dit le philosophe Dominique international, la première riposte des Etats- ment pendant des années contre les hou- cres du 7 octobre, y est viscéralement op-
Bourg, qui a codirigé un ouvrage Unis, appuyés par le Royaume-Uni, dans la thistes, au prix de dizaines de milliers de posé. C’est son intransigeance qui entraîne
collectif sur le sujet (Désobéir nuit du 11 au 12 janvier, n’a pas eu les effets morts parmi les civils yéménites et d’une indirectement, en mer Rouge, les Etats-
pour la Terre, dir. Clémence De- dissuasifs escomptés. De même, la réins- lancinante crise humanitaire, Riyad sait la Unis dans des conflits dont ils ne peuvent
may, Brian Favre, PUF, 2021). Il cription des miliciens sur la liste améri- vanité de l’usage de la force, même dispro- sortir vainqueurs. p
s’agit d’un jugement de première
instance rendu par le tribunal de
police de l’arrondissement de Lau-
sanne, en Suisse, le 13 janvier 2020,
dans une affaire opposant les acti-
vistes de Lausanne Action Climat
à la banque Credit Suisse. » Un ju-
gement unique en son genre,
mais invalidé quelques mois plus
tard en appel.
Par le hasard des calendriers, au
moment où les tribunaux régio-
naux de Munich et de Berlin ren-
daient leurs jugements, le tribu-
nal judiciaire de Paris relaxait
huit chercheurs qui avaient oc-
cupé, de manière illicite, la
Grande Galerie de l’évolution du
Muséum national d’histoire na-
turelle (MNHN), dans le cadre
d’une « conférence-occupation »
sur l’effondrement du vivant.
Aucune surprise : le 30 novem-
bre 2023, à l’audience, l’avocat gé-
néral avait requis la relaxe, mais
sans tenir aucun compte de la lé-
gitimité morale de l’action.
Comme l’a rapporté le site d’in-
formation Reporterre, le minis-
tère public a pris au contraire
grand soin de contourner la ques-
tion, menant cette prudente opé-
ration d’évitement avec une dis-
crétion discutable. La relaxe, a-t-il
plaidé, se justifiait parce que nul
n’était en mesure de démontrer
que les prévenus étaient cons-
cients d’occuper illégalement le
Muséum : personne n’était, sem-
ble-t-il, venu leur intimer, la nuit
venue, de replier leurs bandero-
les et de quitter les lieux. Le doute
devait donc leur profiter.
L’avocat général aurait pu s’ap-
puyer sur les témoignages appor-
tés à la barre par des scientifiques
tiers. Comme, par exemple, celui
de Pierre-Henri Gouyon, profes-
seur émérite au MNHN, qui a ex-
pliqué aux juges que « le monde
vivant s’effondre à une vitesse fa-
ramineuse » et que les scientifi-
ques ont « pour devoir d’envoyer
des signaux d’alerte pour arrêter
cette folie ». « Les personnes que
vous jugez aujourd’hui rendent un
grand service à notre société »,
avait-il conclu. Le problème est ici
que les prévenus – c’est-à-dire les
scientifiques – sont bien plus à
même d’évaluer la réalité de l’état
de nécessité dans lequel ils se
trouvent que ne le sont les magis-
trats qui les jugent.
Le risque n’est pas seulement
environnemental. « Si nos démo-
craties libérales et leurs systèmes
AU BORD
juridiques ne parviennent pas à Guerres en Europe et au Proche-Orient, crises permanentes en France, catastrophes
ménager des espaces légitimes de écologiques à répétition sur la planète, l’inquiétude générale monte en 2023 au sein
des populations, témoins d’un monde de plus en plus au bord du précipice.
DU PRÉCIPICE ?
prise en considération de la portée
politique de la désobéissance (…),
le risque est grand de voir les frus- Pour mieux mesurer l’état de cette peur collective, le Bilan du Monde dresse l’état des lieux
des 198 pays du globe après une année d’épreuves et d’événements locaux et globaux.
trations accumulées éclater au
grand jour : le temps de la déso- Une publication indispensable pour comprendre le monde d’aujourd’hui et revisiter
béissance civile non violente sera l’année 2023.
alors révolu, écrivent Dominique
Bourg, Clémence Demay et Brian Vient de paraître chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
Favre. La victime collatérale du lé-
galisme obtus d’une part et de la
désobéissance apolitique d’autre
part sera alors la démocratie. » p
 Pour échapper aux effets de la sécheresse
2 ou boire une eau moins polluée,
de nombreux Français s’équipent
d’un système de récupération
E N QU Ê T E de la pluie. Une bonne idée dont la mise
en œuvre ne coule pas de source

Eautonomistes
4 COMME N T
JE ME S U I S DI S P U T É E
Maison autonome grâce à la récupération des eaux de pluie, à Brassac, en Ariège. MORGAN FACHE POUR « LE MONDE »

« Tu ne vas
pas nous faire
un procès ? »
Entre 7 et 14 ans, Marie
a été violée par son frère.
Quarante ans après les faits,
elle tente d’en parler à ses parents,
qui se murent dans le silence

6
P SYCHOT ROP E S

Cure
psychédélique
Aux Pays-Bas, notre reporter
a expérimenté la prise de
champignons hallucinogènes

8 U N A P É RO AVE C …

Olivier
Rousteing
Directeur artistique de la maison
Balmain depuis 2011, l’ex-« petit
prince de la mode », ami des
stars de la pop, veut « apporter
de la joie » avec ses créations

DIMAN CHE 2 1 - LU N DI 2 2 JAN VIER 2024 C A HI E R D U « M ON D E » N O 2458 8 - N E PE U T Ê TRE VE N D U S É PARÉ M E N T

2 0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024
ENQUÊTE
Eau de pluie : ruée vers l’or bleu
Les sécheresses à répétition,
avec leur cortège d’interdictions,
et les alertes sur la pollution des
nappes phréatiques persuadent
de plus en plus de Français
d’équiper leur maison pour
récupérer l’eau de pluie, voire la
rendre potable. Une installation
vertueuse, mais coûteuse
et techniquement délicate
Par Pascale Krémer
L
es petits qui se font discrets,
adossés au mur, les bien ven-
trus étalés au sol, les géants
ancrés dans la terre : tout s’ar-
rache ! Cuves, citernes et récu-
pérateurs, en plastique, rigi-
des, souples ou en béton, de 300 litres
comme de 20 000 litres… Stocker l’eau
de pluie est devenu une évidence ces
deux dernières années. Une manne cé-
leste descendant des gouttières, par gros
temps de sécheresses et d’inflation.
Chez Leroy-Merlin, on observe,
« depuis l’été 2022, une accélération des
ventes assez folle, allant jusqu’au triple-
ment, autant sur les récupérateurs aériens
que sur les cuves enterrées, de taille de plus
en plus grande ». Stockao, le spécialiste de
la cuve en béton, écoule celle de 10 000 li-
tres à tire-larigot, surtout depuis le prin-
temps 2023. Les clients dont le terrain le
permet reviennent volontiers pour une
deuxième, une troisième, dans une
euphorie d’accumulation liquide.
Après des études de commerce,
Cédric Fontaine a lancé, en 2005, Fon-
taine Ingénierie, un bureau d’études sur
la récupération d’eau de pluie. « Peut-être
qu’il y avait un lien inconscient avec mon
nom, admet-il. Surtout, j’avais le senti-
ment que l’eau serait la prochaine res-
source en difficulté. » Bien vu, voilà deux
années qu’il assiste à « l’explosion de ce
marché de la récupération d’eau pour les
particuliers, mus par la peur de manquer.
Et par la volonté de faire l’appoint en eau
de leur piscine, aussi ». Son petit simula-
teur gratuit (La-banquise.com), mis en li-
gne fin 2022 pour aider à dimensionner
le récupérateur (en fonction de la con-
sommation d’eau, du potentiel de ré-
colte, de la pluviométrie locale), draine
400 utilisateurs par mois.
Autant de marqueurs d’une ère
nouvelle, où l’eau ne coule plus de source
et où le niveau d’anxiété monte. Dans
une enquête du Centre d’information sur
l’eau (C.I.eau) et du spécialiste des études
de marché Ipsos, en octobre 2022, 72 %
des Français se sont dits affectés par la sé-
cheresse. Et 86 % redoutent que cela se re-
produise régulièrement. Au début de
l’automne, avant les fortes pluies tom-
bées dans de nombreux coins de France,
83 départements étaient frappés par des
mesures de restriction… « Préparez-vous
dès à présent aux futures sécheresses »,
conseille opportunément le site Web Ma
citerne écolo, en proposant des citernes
souples qui se glissent sous une terrasse
ou dans le vide sanitaire de la maison.
« Malgré la baisse de la construction de
maisons individuelles », le patron de cette
entreprise gardoise, Florian Fortes, fait
face à « énormément de demandes, car le
manque d’eau est bien présent. Et l’eau de
pluie apparaît comme une solution ».
Un cadeau du ciel, quand le prix
du mètre cube d’eau potable gonfle à vue
d’œil. Sa récupération est à portée de
gouttière, sans autorisation de travaux
ni permis de construire. D’autant que
certains plans locaux d’urbanisme im-
posent déjà une cuve pour retenir les
eaux pluviales, histoire d’éviter les inon-
dations. Surtout, l’éveil à l’écologie mène
invariablement à ce déclic, un beau jour,
face aux W-C ou tuyau d’arrosage en
main : ai-je vraiment besoin d’utiliser de
l’eau potable pour noyer le pipi ou réhy-
drater la pelouse ?
Chaque Français consomme en
moyenne 148 litres d’eau potable par
personne et par jour, renseigne le
C.I.eau, contre 106 litres en 1975. Des
flots et des flots consacrés à l’hygiène,
au nettoyage (pour 93 %), bien peu à la
boisson ou à la cuisine (7 %). « Les
besoins en eau des ménages peuvent
être couverts quasiment à moitié par
l’eau de pluie », jauge Bertrand Gonthiez,
expert en gestion des eaux pluviales,
auteur de Récupérer et utiliser l’eau de
pluie (Eyrolles, 2007, 4e édition). « Ces
dernières années, note-t-il, suite aux sé-
cheresses sévères, des particuliers en
nombre grandissant ont souhaité réuti-
liser l’eau de pluie, au jardin d’abord,
puis dans leur maison. Ils anticipent
l’avenir. L’eau de pluie est disponible,
pourquoi ne pas l’utiliser ? »
Contrairement à l’eau des puits
ou des forages domestiques (qui font
aussi une percée, actuellement), celle
que versent les nuages est propriété du
détenteur du terrain. « Les forages ne
sont pas une solution durable, on épuise
les sols, alors que l’eau de pluie récupérée,
on peut la consommer quand on veut,
arroser en pleine canicule, à l’abri de
toute interdiction, précise Rémi Richart,
conseiller en autonomie, qui réside dans
le Cantal. Dire qu’on ponctionne l’eau qui
devait pénétrer dans les sols est un argu-
ment fallacieux. On ne prélève que la
petite quantité tombée sur le toit, soit
moins de 20 % de la surface du terrain, en
général. Et cela retourne au sol via l’arro-
sage, plus tard. »
Aiguillonnés par le plan Eau du
gouvernement, présenté en mars, une
cinquantaine de villes, communautés
d’agglomérations, départements (Sar-
the, Dordogne, Oise, Saône-et-Loire,
Alpes-Maritimes…) et région (Ile-de-
France) subventionnent l’achat de cuves
en tous genres. La communauté de com-
munes de Beaume-Drobie, en Ardèche, a
franchi l’étape suivante : la citerne obli-
gatoire pour toute nouvelle construc-
tion (1 000 litres pour 10 mètres car-
rés bâtis), suivant l’exemple de la Flandre
belge, où les nouvelles chasses d’eau
s’abreuvent de pluie.

Sans le moindre oukase munici-
pal, la récupération d’eau s’est imposée
dans la maison tout juste bâtie de Yan-
nick Coulet, à Saint-Julien-les-Rosiers
(Gard), qu’il dépeint en « zone de séche-
resse et de restrictions ». Cet employé
d’une Caisse d’épargne – « soucieux d’éco-
nomies pour la famille et la planète » – a
inséré dans son vide sanitaire trois citer-
nes souples reliées entre elles, soit une
capacité de 45 mètres cubes (45 000 li-
tres) au total. De quoi alimenter sanitai-
res, lave-linge, tomates du potager. « C’est
de l’eau gratuite que je fais en sorte de gar-
der plutôt que de la voir se perdre dans le
sol. Ces réserves me rassurent », glisse le
quinquagénaire. Il envisage désormais
de potabiliser son eau.
Et il n’est pas le seul à se laisser
emporter par le courant pluvial. Une
fois les précipitations récoltées, puis
propulsées (par pompe) dans la maison,
pour les W-C et le lave-linge, la tentation
est grande de viser l’autonomie. De se
doucher, de faire sa vaisselle, de cuisiner
avec cette eau, de la boire, même. La
qualité de celle qui coule au robinet
n’est-elle pas sérieusement mise en
cause ? La recherche de polluants jus-
que-là ignorés des plans de surveillance
vient de révéler que 11,5 millions de per-
sonnes ont ingéré en 2021, en même
temps que leur eau en carafe, des rési-
dus de pesticides et autres substances
chimiques éternelles (PFAS). Le 18 octo-
bre, Le Canard enchaîné dévoilait un
mail du directeur de l’agence régionale
de santé d’Occitanie s’alarmant de la
présence massive de polluants dans
l’eau du robinet de sa région.
Timothée, lui, ne s’est pas remis
de la lecture d’une enquête de l’UFC-
Que choisir : « Dans l’article, on était en
“zone noire”, je ne comprenais pas trop
pourquoi, se remémore ce cadre de
l’industrie installé avec compagne et
enfants dans un village des Pyrénées-
Atlantiques. Je suis allé consulter les rele-
vés sanitaires sur un site officiel, en ta-
pant mon code postal. J’ai trouvé un ni-
veau de pesticides trois fois supérieur à la
norme, mais déclaré “conforme” par le
préfet. Ça m’a choqué ! » Alors, dans le
« LES BESOINS EN EAU
DES MÉNAGES PEUVENT
ÊTRE COUVERTS
QUASIMENT À MOITIÉ
PAR L’EAU DE PLUIE.
ELLE EST DISPONIBLE,
POURQUOI NE PAS
L’UTILISER ? »
Bertrand Gonthiez, expert
terrain de la maison familiale, Timothée
a fait enterrer deux cuves en béton de
10 mètres cubes. Pompes et filtres de
potabilisation ajoutés, le quinquagé-
naire a déboursé 11 000 euros pour « au
moins deux à trois mois d’autonomie
complète, s’il ne pleut pas ».
« Nous avons diminué notre con-
sommation, en commençant par des toi-
lettes sèches, détaille-t-il. Si nous man-
quions d’eau, je préférerais arroser à
l’eau du robinet plutôt que gaspiller mon
eau de pluie traitée. Elle est sans métaux
lourds, sans pesticides, sans résidus
médicamenteux. Zéro polluant ! » A
15 000 euros, en moyenne, l’installation
de récupération et de potabilisation
d’eau de pluie offrant l’autonomie com-
plète (stockage enterré en béton de 10 à
40 mètres cubes, pompes, mur techni-
que, filtrations multiples) ne peut pas
avoir une motivation financière. Seule la
David Prault et sa compagne
ont rendu leur maison autonome
grâce à la récupération des
eaux de pluie par les gouttières
sur le toit et à de nombreux
travaux. A Brassac, en Ariège,
le 3 décembre 2023.
MORGAN FACHE POUR « LE MONDE »
peur de manquer, ou de s’empoisonner
à petit feu, justifie un tel investissement.
Peur répandue, si l’on en juge
par le succès des vidéos sur YouTube
surfant sur le pluvial : 631 000 vues
pour « Je bois mon eau de pluie », par
Barnabé Chaillot – « Après analyses, l’eau
de ville est dix fois plus polluée en nitra-
tes que mon eau », l’entend-on se flatter.
Près de 800 000 vues pour « Comment
collecter et traiter l’eau de pluie » et
« Comment consommer l’eau de pluie
légalement », sur la chaîne de Brian Ejar-
que, L’Archipelle. Fournisseur de systè-
mes de potabilisation, le PDG d’Aqua-
Techniques, Laurent Trouvé, en vend
« dix fois plus qu’avant le Covid ».
« Saturé de demandes », lui aussi,
Pierre Guillaume tente de sortir la tête
de l’eau en formant des spécialistes dans
toutes les régions. Ce technicien belge
d’origine, installé dans le Gers, a fondé
en 2021 l’entreprise Perperuna, qui ac-
compagne les projets d’autonomie en
eau. Ses clients ? « M. et Mme Tout-le-
Monde. Ils ne sont pas survivalistes, pas
très aisés non plus, ils sacrifient d’autres
dépenses dans leur nouvelle construction
parce qu’ailleurs ils ont perdu des grands
arbres, ils ont été empêchés d’arroser leur
potager, parce qu’ils se posent des ques-
tions sur l’avenir. Ils savent devoir tendre
vers l’économie des eaux terrestres, dont
la qualité se dégrade, en trouvant des res-
sources alternatives. » A l’usage, plaide le
militant passionné, « avec cette eau de
pluie non calcaire, non chlorée, traitée
non chimiquement, ils sentent la diffé-
rence au niveau de la peau, des cheveux,
de la durabilité de l’électroménager, du
chauffe-eau, des tuyauteries… ».
« Et du goût ! », témoigne David
Prault, depuis son hameau d’altitude en
Ariège. Comme sa femme enseignante
et ses trois enfants, ce menuisier-char-
pentier-couvreur « utilise pour tout, y
compris pour boire, depuis un an », l’eau
de sa cuve en béton enterrée de
20 000 litres, qui transite par sept fil-
tres, pas un de moins. Un filtre de sortie
de gouttière, un autre d’entrée de ci-
terne, suivis de trois filtres dans le local
technique (tamis en Inox, filtre chaus-
sette, filtre à charbon actif et limaille
zinc-cuivre), d’un passage sous lampe
UV stérilisatrice, avant un ultime tami-
sage hyper fin sous l’évier de cuisine.
« L’eau de la commune a un goût
de chlore, la nôtre a de la robe, commen-
te-t-il en fier œnologue pluvial. Elle est
neutre, c’est bluffant, et nous sommes en
pleine santé, vraiment ! » Quatre voisins
faisant construire sont déjà venus visiter
ses installations, réalisées par l’entre-
prise Perperuna. « Consommer l’eau que
nous produisons, c’est aussi une façon de
nous éduquer, d’être plus écoresponsa-
bles, ajoute l’artisan. Cela pousse à ne pas
s’attarder sous la douche… »
L’absence de loi et le flou de la ré-
glementation, encore accentué par un
décret du 29 août 2023 (mélangeant la
réutilisation des eaux usées et les eaux
de pluie), laissent à ce jour chacun faire
ce qu’il veut chez lui, à trois conditions :
bannir tout raccordement du réseau
d’eau pluviale à celui d’eau potable, ap-
poser une plaque « eau non potable » sur
chaque sortie d’eau de pluie et avertir la
mairie si ces eaux pluviales sont rejetées
dans l’assainissement collectif. David
Prault reconnaît qu’il n’a « pas connais-
sance de tous les décrets ». De son propre
chef, il explique agir avec « bon sens, un
peu en “mode indien” ». « L’eau tombée du
ciel, qu’est-ce qui devrait m’empêcher de
la consommer à titre individuel ? Ce serait
une atteinte à la liberté ! »
Le « mode indien », ou pirate d’eau
douce, est volontiers adopté, ces temps-ci.
Les plombiers rechignant à réaliser des
travaux dont ils ne savent pas trop s’ils
sont légaux, « un paquet de gens mettent
des filtres eux-mêmes pour la salle de
bains, la vaisselle, ils se débrouillent une
fois qu’ils ont la citerne », glisse le patron
de Ma citerne écolo, Florian Fortes. « Dans
le domaine de l’autonomie, il y a beaucoup
d’autoconstructions, de toute façon, pour
éviter les surcoûts, observe Benjamin Via-
lan, ingénieur et maître d’œuvre, à la tête
du bureau d’études J’autonomise, déjà
sollicité à cinq cents reprises depuis son
ouverture, en 2022. Une fois partis les ter-
rassiers qui posent la cuve, les particuliers
installent les systèmes de potabilisation. Ils
en ont le droit, du moment qu’ils ne réinjec-
tent pas dans le réseau. Ils prennent pour
leur famille la responsabilité de la qualité
de leur eau, comme de celle de leur alimen-
tation en mangeant bio. »
Lourde responsabilité que de po-
tabiliser. « Chacun fait ce qu’il veut chez
lui, mais votre maison n’est pas un site
isolé, rappelle Cédric Fontaine. Si les amis
de vos enfants viennent jouer à la mai-
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024
L ÉG I S L ATI ON
A-t-on le droit de faire la
cuisine avec l’eau de sa citerne ?
Q
ui tape « Eau de pluie +
boire ? » sur Google obtient
cette réponse : « Non, il est
strictement interdit de con-
sommer l’eau de pluie. En effet, l’eau
de pluie peut présenter une conta-
mination chimique, notamment
après ruissellement sur une surface
contaminée. Elle peut également
présenter une contamination bacté-
rienne ou parasitaire si elle est stoc-
kée dans une cuve (ministère de la
transition écologique). » Dissuasif…
Aucune loi n’interdit de
consommer l’eau de pluie. Mais
l’arrêté du 21 août 2008, qui régle-
mente sa récupération (en aval de
toitures inaccessibles) et son usage,
n’autorise explicitement que l’arro-
sage, les nettoyages extérieurs,
le remplissage de la chasse d’eau,
le lavage des sols et du linge – à
condition de recourir à un disposi-
tif de traitement de l’eau adapté.
Toute utilisation alimentaire (bois-
son, cuisine) ou sanitaire (douche,
lavabo, vaisselle) est proscrite.
Les militants de l’autono-
mie en eau interprètent l’arrêté de
2008 à leur avantage, estimant que
l’eau potabilisée par leurs soins
n’est plus de l’eau de pluie, et donc
sort de son champ d’application.
« Nous ne sommes pas hors la loi,
en consommant l’eau de pluie que
nous potabilisons. Nous sommes
dans un trou réglementaire. En fait,
nous relevons du code de la santé
publique. Or, dans le cadre familial,
nous ne sommes pas soumis à des
contrôles sanitaires », insiste Pierre
Guillaume, fondateur de l’entre-
prise Perperuna, qui fournit exper-
tise et matériels permettant l’auto-
nomie en eau.
Le 29 août 2023, un décret
est venu ajouter à la confusion.
Traitant à la fois des eaux pluviales
et de la réutilisation des eaux
usées, il semble interdire l’arrosage
du potager à l’eau du récupérateur
ou de la citerne, et plus encore,
l’ensemble des usages domesti-
ques. Devant l’émoi provoqué par
son, si un artisan boit un verre d’eau dans
votre cuisine, et que l’eau est contaminée
par une bactérie, vous pouvez être atta-
qué en justice. » Car l’or bleu tombé du
ciel n’est pas de toute pureté. « Dans les
zones agricoles ou industrielles, l’eau peut
être contaminée par des pesticides,
hydrocarbures, métaux lourds, oxyde
d’azote, dioxyde de soufre, nitrates », le
passage sur les toits peut « la charger de
bactéries et micro-organismes pathogè-
nes », alertent les grandes entreprises
fournisseuses d’eau potable, sur le site
du C.I.eau. Un autre avertissement est
venu, en août 2022, d’une étude de l’uni-
versité de Stockholm, en Suède, publiée
dans la revue Environmental Science
& Technology : désormais polluée par
des substances chimiques persistantes
toxiques (les PFAS), l’eau de pluie est
bien impropre à la consommation par-
tout sur terre, si elle n’est pas potabilisée.
0123
3
le texte, les ministères de la santé
et de la transition écologique
ont dû préciser en octobre que
l’arrêté de 2008 restait en vigueur,
que d’autres textes réglementaires
devraient sortir début 2024,
qu’il ne fallait y voir nulle
volonté de saborder l’utilisation
de l’eau de pluie, dans le respect
des règles sanitaires.
Trop tard. Un vent de fronde
s’est levé. Sur le site Change.org,
une pétition (« Touchez pas à notre
eau de pluie ») a recueilli plus
de 16 600 signatures. Un recours
contentieux a été déposé devant le
Conseil d’Etat, le 26 octobre, par le
Syndicat des industriels français de
l’eau de pluie. Un autre se prépare,
sous la houlette de Pierre
Guillaume. L’eau de pluie, sujet
inflammable ! Les mégabassines
des agriculteurs l’ont déjà prouvé :
« La question de l’eau devient un
sujet politique en France. Sa raréfac-
tion en fait un enjeu, et l’on assiste à
une petite hystérisation du débat »,
observe Bertrand Gonthiez, auteur
de Récupérer et utiliser l’eau de pluie
(Eyrolles, 2009).
L’influence du lobby des
industriels de l’eau, voilà ce dont
témoigne la réglementation, à
croire Pierre Guillaume : « Il y a des
intérêts en jeu dans la consomma-
tion d’eau de ville… Les distributeurs
d’eau potable font pression sur les
collectivités locales qui ont financé
les réseaux et récupèrent des rede-
vances. Et au ministère de la santé,
c’est la vieille école de l’hygiénisme
extrême, de la seule chimie pour
garantir la potabilité. Ils ne peuvent
pas concevoir que des particuliers
produisent eux-mêmes une eau
de consommation quotidienne
de meilleure qualité. »
P. Kr.
Bref, résume l’ingénieur Ber-
trand Gonthiez, « l’autonomie peut faire
rêver, mais elle n’est pas à la portée de
tout le monde ». Charge aux détenteurs
d’installations autonomes, selon lui,
d’exercer « une surveillance régulière, ex-
trêmement rigoureuse, avec des analyses
périodiques de l’eau par un laboratoire
agréé », de changer régulièrement les fil-
tres – ce qui coûte –, d’investir dans une
citerne enterrée, de ne surtout pas se
contenter des cuves en plastique expo-
sées à la lumière et à la chaleur, com-
plète Rémi Richart, et de « bien différen-
cier l’eau récupérée de l’eau du réseau ».
« Ce qui est simple dans une maison
neuve, mais compliqué dans une vieille
maison. Le danger, c’est que souvent les
gens lancés dans l’autonomie n’ont pas
beaucoup d’argent. » Pour trinquer à
l’eau de récupération, il faut pouvoir se
payer le champagne…
4 0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024
LUCAS BURTIN
WOR K I N PR OG R ES S
Ils pensent
donc je suis
Auparavant apanage des start-up, les aphorismes
signés Gandhi, Churchill ou Steve Jobs fleurissent
sur les murs de beaucoup d’entreprises. Censés motiver
les troupes, ils peuvent aussi avoir l’effet inverse
Nicolas Santolaria
U
ne des plaies collatérales de la diffusion
massive de la culture start-up et de ses
gimmicks faussement originaux dans le
monde du travail est l’omniprésence des citations
inspirantes sur les murs des entreprises. Débar-
quer dans une boîte quelconque aujourd’hui,
c’est être accueilli par un décor que l’on a déjà vu
mille fois, fait de plantes vertes, de canapés multi-
colores et de mantras s’affichant au-dessus du bar
à smoothies : « C’est dur d’échouer. Mais c’est pire
de ne pas avoir essayé de réussir » (Theodore Roo-
sevelt), « Ceux et celles qui sont assez fous pour
croire qu’ils peuvent changer le monde sont en réa-
lité ceux qui le font » (Steve Jobs), « La vie, ce n’est
pas d’attendre que les orages passent, c’est d’ap-
prendre à danser sous la pluie » (Sénèque).
C’est un peu comme si l’esprit de Marc
Aurèle s’était mis à suinter à même le BA13 de la
cafétéria. Parfois, ces outils de motivation murale,
qui placent sur un pied d’égalité les aphorismes
de grandes figures historiques (Ghandi, Platon) et
d’entrepreneurs du numérique (Mark Zucker-
berg), essaiment dans l’ascenseur ou sur un
paperboard. On les trouve même, aujourd’hui,
sur les gourdes personnalisées, sur les mugs.
Le présupposé à la base de cette pratique
managériale est assez curieux : un peu comme
dans Matrix où le personnage de Neo télécharge à
une vitesse folle dans son cerveau la science du
kung-fu, là, une simple phrase d’Einstein, s’impri-
mant sur la rétine lors de votre transhumance
bureau-machine à café, serait susceptible de
transformer le rouage gris que vous êtes en génie
créatif, par son seul pouvoir de contamination sé-
mantique. Soyons sincères, tout ça ne marche pas
vraiment : généralement, vous retournez à votre
place avec votre café, mais sans idée surnumé-
raire pour réenchanter le brief marketing sur le-
quel vous transpiriez avant de
quitter votre assise.
C’est là tout le para-
doxe de la citation inspirante. Par effet
A l’origine, elle est censée
vous inviter à la fréquentation de contraste,
des grands esprits, un peu
comme s’ils étaient vos nou- la citation
veaux collègues de bureau.
« Qui n’a jamais rêvé de parler inspirante peut
à des personnes telles que
Gandhi, Einstein, Socrate, vous renvoyer
Mohamed Ali ou Michael
Jordan ? », interroge d’ailleurs à la banalité
Charles Dussol, auteur de
l’ouvrage Les Citations inspi- répétitive de
rantes qui vont changer votre
vie (publication indépen- votre quotidien
dante, 2023).
Mais en réalité, ce que
fait la citation inspirante, c’est, par effet de con-
traste, vous renvoyer à la banalité répétitive de
votre quotidien (non, vous n’êtes pas Churchill af-
frontant les grands soubresauts de l’histoire, juste
un type qui essaie de faire des photocopies recto
verso sans y parvenir). Parfois, à force de lire la
même phrase qui vous invite avec insistance à
« imposer [votre] chance, serrer [votre] bonheur et
aller vers [votre] risque » (René Char), vous com-
mencez à sentir monter en vous des bouffées
d’angoisse orwellienne.
De toute façon, l’époque a changé. L’esprit
start-up ne brille plus de mille feux et, comme le
laissait entendre il y a quelques mois un article
paru sur le site de recherche d’emploi Indeed, la
citation inspirante aurait désormais pour ambi-
tion principale non de planter en vous une graine
de génie créatif, mais de vous maintenir simple-
ment à flot et de vous aider à « réaliser que vos
problèmes ne sont pas insurmontables » si vous
vous donnez de la peine. Car, comme le rappelle
une belle maxime de l’inventeur et industriel
Thomas Edison : « Le génie est fait de 1 % d’inspira-
tion et de 99 % de transpiration. »
COMMENT JE ME SUIS DISPUTÉE
« Je dis à ma mère
que mon frère m’a violée
dans l’enfance, et elle s’énerve »
Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou
une engueulade professionnelle ont marqué leur vie… Ils le racontent à Clara Georges.
Cette semaine, Marie, 52 ans, qui exerce une profession indépendante
En avril 2019, j’ai eu des ennuis au travail.
Ma prise de poste se passait mal. Mon entreprise m’a pro-
posé de consulter une coach. Pendant notre unique séance,
elle m’a dit cette phrase : « Marie [le prénom a été changé
afin de préserver l’anonymat], vous êtes maltraitée dans vo-
tre fonction, pourquoi est-ce que vous laissez les gens vous
parler de cette manière ? Vous avez le curseur de la résilience
anormalement haut… Savez-vous d’où ça vient ? »
Cette remarque a opéré comme un déclic. Je savais
pourquoi j’étais résiliente. Parce que j’ai subi des viols répé-
tés de mon frère dans mon enfance. Je ne les ai jamais
oubliés, je n’ai pas fait d’amnésie traumatique, mais jusqu’à
ce moment-là, je n’en avais jamais parlé à personne. En sor-
tant de cette séance je me suis dit : il faut que je m’en occupe.
Une fois rentrée à la maison, j’en ai parlé à mon
mari. Nous avons trois enfants, nous avons fait notre vie
ensemble et nous sommes très proches, mais en dix-neuf
années de vie commune, je ne lui avais rien dit. Il m’a écou-
tée. Il m’a prise dans ses bras et nous avons pleuré ensem-
ble. Il m’a dit : « Je ne sais pas quoi faire, mais je suis là. »
Ensuite, j’en ai parlé à une de mes meilleures amies,
qui est psychiatre à l’hôpital, et elle m’a orientée vers un
spécialiste. Je suis allée le voir, et j’ai commencé à déterrer
tout ça. A 47 ans, j’ai commencé à me soigner. Dès ma pre-
mière visite, j’ai compris que j’étais prête à en parler à mes
parents, et que c’était nécessaire. J’étais mûre.
J’ai donc décidé de leur écrire un mail en leur expli-
quant ce qu’il s’était passé, et pourquoi je n’en avais jamais
parlé jusque-là. J’ai été violée de manière régulière par mon
frère entre mes 7 et mes 14 ans. Il a cinq ans de plus que moi,
il avait donc 12 ans lorsque cela a commencé. Quand je leur
ai écrit ce message, ils habitaient toujours dans le dernier
appartement où les viols s’étaient produits, et où il y avait
toujours cet œilleton, caché par un tableau, que mon frère
avait mis entre sa chambre et la mienne. Il avait percé le
mur. Je leur en ai parlé. Je leur ai précisé aussi que je n’envisa-
geais pas d’engager des poursuites.
Ma mère m’a appelée. Au téléphone, elle m’a dit : « Il
faut qu’on se voie tous les trois, il faut que tu reviennes à la
raison, ce n’est pas possible. » Elle voulait absolument que
j’aille chez eux, dans cet appartement, et qu’on parle. Pour
moi, c’était impossible, il me fallait un endroit neutre.
En juillet 2019, je la retrouve donc dans un restau-
rant du centre de la métropole où elle habite. Elle est venue
sans mon père, parce qu’elle a cru comprendre que je ne
voulais pas qu’il soit là – alors que je n’avais pas exprimé
cela. Quand j’arrive, elle est déjà installée. Je m’assois à ta-
ble, et la première chose qu’elle me dit, c’est : « Mais tu ne
vas quand même pas nous faire un procès ? » Là, une évi-
dence me tombe dessus. Soudain, je me dis qu’en fait, elle
savait très bien ce qu’il se passait. Je revois certains événe-
ments de notre vie d’un autre œil. Par exemple, ils ont en-
voyé mon frère en pension pendant son adolescence. Il ne
revenait que le week-end et pendant les vacances – pério-
des pendant lesquelles les viols continuaient.
Je me rappelle aussi que, dans notre ancienne mai-
son, ma chambre communiquait avec celle de mon frère ;
un jour, mes parents ont bloqué la porte entre nos deux
chambres, et seulement celle-ci. Rétrospectivement, je me
dis qu’ils ont essayé de mettre en place des mesures de pro-
tection qui n’ont jamais marché.
« Une évidence
me tombe
dessus. Soudain,
je me dis qu’en
fait, ma mère
savait très
bien ce qu’il
se passait »
XAVIER LISSILLOUR
Au restaurant, ma mère me parle avec véhé-
mence. Elle me dit que j’ai imaginé les choses, que je me
suis fait des histoires. Elle me dit que ce n’est pas possible.
Puis que j’aurais dû le lui dire à l’époque, qu’elle était en ca-
pacité de m’écouter. Bref, à l’entendre, c’est de ma faute. Je
suis sidérée que la discussion prenne cette tournure-là. Je
ne m’attendais pas à ce qu’on me fasse culpabiliser. Je suis
la mauvaise fille, j’aurais dû le dire depuis bien longtemps.
« Et pourquoi ça sort maintenant ? », me demande-t-elle.
« Pourquoi est-ce que tu choisis de détruire cette cellule fa-
miliale ? » C’est le comble ! Moi qui ai passé ma vie à me
taire pour tenter de préserver cette famille. Je me sens
comme un lapin pris dans les phares. J’essaie d’expliquer,
mais je ne suis pas entendue.
Le déjeuner se termine. Je rentre chez moi. Silence
radio de mes parents.
En septembre, j’écris un mail à mon frère. Il me ré-
pond presque aussitôt. Son message me fait énormément
de bien parce qu’il reconnaît les faits. « Ce qui s’est passé ne
peut être pardonné et j’en suis mortifié. Une partie de moi
est morte lorsque ma conscience s’est révélée », me dit-il. Il
m’explique qu’il a été suivi par un psy, qu’il ne cherche
aucune excuse et n’attend aucun pardon. Il ajoute que si je
veux en parler avec lui, il est à ma disposition.
Je continue d’aller voir mon psy et, à
chaque fois, j’ai l’impression de ressortir avec une to-do
list ! L’une des premières choses que je souhaite faire, c’est
d’en parler à mes enfants. Auparavant, j’ai vu avec le psy ce
que je pouvais dire à chacun, en fonction de leur âge. Je
parle à mon fils de 16 ans, puis à chacune de mes filles, de
12 et 7 ans. Ils m’écoutent sans dire grand-chose. Je ne veux
pas qu’ils aient une relation dégradée avec leurs grands-
parents à cause de cela ; c’est mon histoire, pas la leur.
Mes parents ne m’ont plus jamais téléphoné après
ce déjeuner au restaurant. Un an après, j’ai décidé de leur
envoyer la réponse de mon frère, parce que je me suis dit
que je n’étais pas crue. Je n’ai pas eu de nouvelles.
Les années ont passé, avec seulement des SMS
pour les anniversaires, et un paquet à Noël tous les ans. A
l’intérieur, un cadeau pour mon mari, un cadeau pour cha-
cun de mes enfants, et rien pour moi.
Cette année, en septembre, je décide de partir deux
semaines faire une retraite méditative. Peu avant mon dé-
part, je reçois un colis de mes parents. A l’intérieur, des
dragées, et l’invitation qu’ils avaient faite pour leurs cin-
quante ans de mariage cet été. Leur discours est joint au co-
lis. « Nous n’avons pas invité notre fille Marie, qui a depuis
quelque temps pris ses distances avec nous, écrivent-ils. Nous
regrettons l’absence à cette fête de nos trois petits-enfants. »
Je suis présentée comme celle qui abandonne ses vieux
parents ! Mais mes enfants n’ont jamais été invités…
Cela a pas mal tourné dans ma tête, et j’ai quand
même fini par leur écrire depuis ma retraite. « Cela me laisse
un goût un peu amer, car je me demande si j’ai vraiment eu le
choix de prendre mes distances ou si ce n’était pas plus simple
pour tout le monde que mon éloignement soit la solution. »
Plus loin, j’ajoute : « Je vous aime l’un et l’autre dans votre
entièreté pour ce que vous êtes. » Je n’ai pas eu de réponse.
J’ai eu les meilleurs parents que je pouvais avoir. Ils
ont fait tout ce qu’ils pouvaient avec les outils qu’ils avaient.
Ma mère a été élevée dans des conditions difficiles, mon
père n’a certainement pas eu une enfance facile non plus.
Je suis convaincue qu’elle a toujours su ce qu’il m’arrivait,
mais qu’elle n’avait pas les clés pour sortir de cette situation.
A Noël, j’ai décidé de faire un pas vers eux. Je leur ai
envoyé un SMS pour leur proposer de dîner avec nous en fin
d’année. Nous nous sommes retrouvés dans un bistrot.
J’étais tendue, mais tout s’est bien déroulé. Ils ont été très
heureux de revoir les enfants. Nous avons discuté de banali-
tés. Je respecte le fait qu’ils ne sont pas encore, et ne seront
peut-être jamais, prêts pour discuter de ce qui s’est passé.
Aujourd’hui, je suis apaisée. On peut vivre ce que
j’ai vécu et mener une vie normale. J’ai fait du chemin et je
n’ai pas fini. Je continue de me réparer.
 0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024 5

VIN
Cocktails chauds
pour coups de froid
Le pouvoir réchauffant de l’alcool est illusoire,
mais il existe des breuvages qui vous aideront à passer l’hiver.
Cinq conseils et recettes
Ophélie Neiman

4
La bouillie aux champignons et riz de Manon Fleury, du restaurant Datil,
à Paris 3e. TERENCE BIKOUMOU POUR « LE MONDE »

L E PL AT FÉTI C HE

Un hot toddy
plutôt qu’un spritz chaud
Internet s’échine à me présenter le
spritz, en version chaude, comme
le cocktail tendance de l’hiver. Je
suis déçue. De nombreux sites
Web le vantent, mais avec une re-
cette aux proportions identiques,
parfois nommée (avec honnêteté)
« hot Aperol ». Il ne s’agit donc pas
d’un authentique engouement
mais d’une campagne de commu-
nication de la marque, dans l’es-
poir de le rendre tendance par tout
temps. A mi-chemin entre le spritz
classique et le vin chaud à base de
blanc, je n’ai pas le cœur à vous re-
transcrire la recette.
Un autre cocktail ne mé-
rite pas non plus que l’on en dé-
taille la préparation, mais pour des
raisons opposées. Le hot toddy est
si ancien et légendaire qu’il existe
plusieurs histoires sur son origine.
La première naît en Inde, dans les
années 1600. Les Britanniques en
reviennent avec ce thé chaud
DAVID ADRIEN épicé, fortifié à l’alcool (du whisky,
le plus souvent), dont le nom dé-
rive du mot taddy, une boisson à
La bouillie
de Manon Fleury
Elvire von Bardeleben
En septembre 2023,
Manon Fleury a ouvert son
premier restaurant, Datil, à
Paris, après avoir enchaîné
les résidences. Formée
auprès de Pascal Barbot,
cette trentenaire revendi-
que une cuisine sensible, où
l’exigence gastronomique
ne se fait pas au détriment
de l’environnement.
« Avant que le pain
ne s’impose, on mangeait
de la bouillie dans toutes les
régions de France. Et dans
des formes très différentes,
même si la base était la
même : une céréale cuite
dans l’eau, qui gonfle grâce
à l’amidon, avec une texture
un peu gluante. Moi j’adore
ça, la bouillie m’évoque le
réconfort, la satiété. Pas un
souvenir d’enfance, plutôt
un plat qui accompagne
ma vie adulte. Sous forme
En ce moment, on la
propose avec un con-
sommé de céleri-rave, des
shiitakés marinés dans un
bouillon de champignons
séchés, des girolles en pic-
kles, de la chapelure
d’échalote. On fait aussi une
sauce avec du céleri et du
citron. En dessous, on dis-
pose une crème d’amande
au persil. On travaille beau-
coup en couches, j’ai gardé
ça de Pascal Barbot, qui
condimentait les plats avec
des éléments cachés, pour
créer des surprises.
Je trouve chouette
d’avoir cette bouillie qui
structure, rassasie et récon-
forte au sein d’un menu
tourné vers le végétal. On
réfléchit à l’impact environ-
nemental des produits
qu’on utilise, et il arrive
qu’on ne serve pas du tout

3
base de sève de palme fermentée. de bol de porridge d’avoine de viande, juste un peu de
La seconde histoire pose le doc- avec des fruits quand j’ha- poisson. Tous nos produits

1
teur Robert Bentley Todd, méde- bitais seule aux Etats-Unis. sont français et on a cons-
cin irlandais du XIXe siècle, De risotto aux légumes truit une relation très forte

Une fausse bonne idée
Vous avez froid et vous pensez
que boire un petit coup pourrait
vous réchauffer ? Vous avez à la
2
comme l’inventeur d’un mélange quand j’ai commencé à avec deux maraîchers en
d’eau-de-vie chaude, d’eau, de can- faire la cuisine pour mes Ile-de-France, qui nous en-
nelle et de sucre, qu’il prescrivait à amis. Dans mon livre Céréa- voient chaque semaine une
ses patients. Vous l’aurez compris, les [Flammarion, 2022], je liste des denrées disponi-
cette boisson très populaire dans présente une version con- bles, et on se base là-dessus
le monde anglo-saxon est simple- gee [un porridge asiatique], pour construire les menus. Il
Un grog pour Du vin chaud, mais du bon ment un grog à base de whisky. avec du riz cuit au bouillon. faut parfois faire un peu de
les petites formes Boisson phare des marchés de J’ai évidemment eu pédagogie auprès des
Il n’existe pas de recette stricte du Noël, il peut être absolument dé- envie d’en proposer au res- clients qui trouvent que “ça
grog : les ingrédients de base sont licieux aussi bien que rigoureu- taurant, mais je me suis fait cher pour des légumes”.

fois raison et tort. L’ingestion
d’alcool provoque un afflux de
sang à la périphérie du corps, ce
qui procure effectivement une
sensation de chaleur et de bien-
être. Avec plaid sur les jambes et
grosse veste sur les épaules, un
bon verre pourra participer à l’es-
prit hygge, un mot danois dont la
signification est proche de co-
cooning, qui désigne un senti-
ment de détente dans une at-
mosphère intime et chaleureuse.
Mais consommer de l’al-
cool peut en vérité conduire à une
déperdition de chaleur. Certes, il
augmente légèrement la tempé-
rature de la peau, mais pas celle
des organes internes. Exposé aux
frimas, le stock de chaleur con-
centré en surface va se disperser
très rapidement au contact du
froid, et la température du corps
va chuter. Moralité : si vous lisez
ce papier au fond d’une avalanche
ou d’un vieux refuge de monta-
gne, ne consommez pas d’alcool,
car il favorise l’hypothermie.
Chauffé, le breuvage alcoolisé
aura toutefois le mérite de revigo-
rer tout ce qu’il effleurera, bou-
che, gorge, estomac et même les
mains. Voire les pieds, si c’est
ainsi que vous tenez votre tasse
(testé avec succès sur un canapé).
le rhum et l’eau chaude. Il tire son
nom d’un amiral anglais, Edward
Vernon (1684-1757), surnommé
« Old Grog », en référence à ses
habits confectionnés en grogram,
un tissu rugueux de laine et de
soie, lui-même issu du français
gros-grain. Il avait pour habitude
de couper le rhum de ses marins
avec de l’eau afin de réduire leur
consommation. Il fut ensuite de
coutume d’y ajouter du jus de
citron pour lutter contre le scor-
but. De nos jours, plus particuliè-
rement en cas de rhume, on y
adjoint également du miel, qui
adoucit les maux de gorge.
Exemple de préparation classi-
que : chauffer 12 cl d’eau, ajouter
3 cl de rhum blanc, le jus d’un de-
mi-citron et une ou deux cuille-
rées à café de miel.
Vous pouvez également
compléter l’infusion avec de la
cannelle et du clou de girofle. Nous
pourrions débattre longuement
des prétendues vertus anti-infec-
tieuses du citron, anti-inflamma-
toires du clou de girofle et antibac-
tériennes de la cannelle, des pré-
tendus bienfaits de la transpira-
tion provoquée par la boisson, qui
permettrait d’éliminer les toxines,
ou même de la vapeur du breu-
vage, qui dégagerait les muqueu-
ses… Il n’en reste pas moins que le
grog n’a jamais prouvé son effica-
cité en tant que médicament.
Buvez-le donc, d’abord et avant
tout, pour le plaisir.
sement imbuvable, selon les pré-
parations et le choix du vin. Le
meilleur que j’aie bu cet hiver (en
tout cas jusqu’à présent) m’a été
servi au comptoir de ma salle d’es-
calade, Arkose, à Pantin (Seine-
Saint-Denis). Il était vigoureuse-
ment dosé en cannelle, avait
juste ce qu’il faut de sucre et
d’orange. Mais sa réussite tenait
d’abord à son vin de base, très
fruité, sans acidité ni tanins – ils
auraient pu crisper la bouche –,
léger et gourmand.
Pour élaborer un vin
chaud savoureux, il est donc pré-
férable de choisir une cuvée
jeune et axée sur le fruit, avec
une texture souple. On peut pio-
cher dans les côtes-du-rhône, les
languedocs, les bordeaux non
boisés à dominante de merlot.
Pour une version plus légère, un
beaujolais est une excellente op-
tion. Quoi qu’il en soit, il n’est pas
utile de dépenser plus de 12 euros
pour la bouteille, il faut qu’il soit
simplement bon.
La recette : chauffer le vin
dans une casserole (sans le faire
bouillir), ajouter une orange et un
citron en rondelles, 150 grammes
de cassonade, deux bâtons de can-
nelle (ou une cuillère à café si elle
est moulue), une pincée de noix
de muscade, un anis étoilé et un
clou de girofle. Laisser infuser
20 minutes.
5
Le Tom and Jerry,
des calories en bonus
Le plus sympathique des cock-
tails chauds. Grand classique aux
Etats-Unis à la période de Noël,
on peut le voir comme une va-
riante relevée du lait de poule.
Son origine est floue.
Prenez un œuf, séparez le
jaune et le blanc, et battez ce der-
nier en neige. Fouettez le jaune
avec 10 grammes de sucre fin,
une demi-cuillerée à café d’un
mélange de clou de girofle, de
poivre et de cannelle, puis incor-
porez le blanc d’œuf battu. Ajou-
tez une dose de rhum brun et une
dose de cognac, complétez avec
du lait chaud et mélangez douce-
ment. Terminez avec une pincée
de noix de muscade en poudre
sur le dessus.
Certes, il est plus calori-
que que le grog. Mais aussi plus
gourmand. Tandis que le premier
a des accents de rhume qui traîne,
le Tom and Jerry se donne des airs
de vacances sous la neige, avec
lecture de vieilles BD en grosses
chaussettes. Une sorte de rêve.
rendu compte que c’était Je les invite à venir voir tout
difficile avec des convives le travail en cuisine. Quand
qui ne mangent pas en on dit “bouillie”, on pense
même temps : une bouillie “cuisine du pauvre”, mais
ne peut pas s’anticiper, il elle demande beaucoup
faut la servir minute pour plus de main-d’œuvre que si
que ce soit bon. J’ai fini par on posait un morceau de
trouver la solution en mixant poisson dans l’assiette.
du riz trop cuit avec de l’eau On la mange avec
de cuisson : ça donne une une cuillère en bois qu’on
crème lisse et liante, que je dispose sur la table avant
mélange ensuite avec du riz les amuse-bouches. Dans
et un bouillon. C’est la base les restaurants gastronomi-
neutre à laquelle je rajoute ques, en général, c’est plu-
différents ingrédients en tôt un couteau de chef qui
fonction des saisons. accompagne le repas, mais
J’ai servi ma pre- ça a un côté un peu frime,
mière bouillie lors de ma ré- un peu brutal. J’aime mieux
sidence au Perchoir Ménil- la cuillère, qui m’évoque
montant [à Paris en 2022], l’acte de nourrir, presque
au printemps, avec des pe- maternel. Ce qui ne veut pas
tits pois. Alors qu’on la pro- dire que la cuisine sera fade.
posait dans un menu gas- Cette bouillie, elle est puis-
tronomique au côté de mets sante. C’est la puissance de
plus raffinés, les clients nous la douceur. »
ont dit : “C’est notre plat pré- Datil, 13, rue des Gravilliers,
féré, il est magique !” Chez Paris 3e. Menu unique
Datil, on l’a fait goûter à à 65 euros au déjeuner
l’équipe de salle. Au lieu de et 120 euros au dîner.
“oui, c’est bon”, ils nous ont Datil-restaurant.fr
dit : “Ça fait longtemps
qu’on n’avait pas eu d’émo-
tion comme ça.”
LA DÉ G U STAT I ON
La plus jolie des bouillies, avec ses fleurs jaune soleil, ses
champignons moelleux, son bouillon perlé… L’assaisonnement,
acidulé, croquant, herbacé, se mélange avec le riz dans sa
crème élastique. Surprenant, gourmand, on frise la perfection.
6 0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024

Une semaine plus tard, c’est avec personnes passer dans ses retraites, se
un « cercle de présentation » que les par- montre rassurant : « Les bad trips ne
ticipants font connaissance dans le con- surviennent que lors des prises récréati-
fort douillet de la maison d’hôte néer- ves. Dans notre environnement sécurisé,
landaise. On vient de France mais aussi nous n’avons jamais eu d’incident. » Il
du Royaume-Uni, de Suède, de Suisse ou préfère insister sur la beauté de certai-
du Brésil. Six hommes et trois femmes, nes expériences : « On a des gens qui se
entre 30 et 60 ans. On trouve pêle-mêle transforment en arbre. » Un processus
une photographe, un informaticien, une de dissolution de l’ego, fréquemment

PSYCHOTROPES
agente immobilière, un glacier, un édu- documenté, que la psychiatre Lucie
cateur spécialisé ou encore un ancien Berkovitch explique par « une hypo-acti-
marin. Pas d’hurluberlus, de marginaux vation de la focalisation sur soi-même,
ou de fêtards visant un moment récréa- avec une diminution des pensées en
tif. Tous ont mûri leur projet, nourri par boucle et des ruminations. La molécule
des lectures ou le visionnage de docu- diminue la réactivité de l’amygdale aux
mentaires. Certains comptent soulager émotions négatives, favorisant les sen-
une souffrance spécifique : dépression sations euphorisantes ».
longue, migraines chroniques, insom- Le deuxième jour commence
nies, troubles alimentaires ou burn-out. par un petit déjeuner copieux (mais
Ceux-ci ont bien souvent épuisé les solu- sans caféine), car nous ne mangerons
tions proposées par la médecine et les pas à midi afin d’optimiser les effets des

Ma cure de
psychothérapies classiques. D’autres champignons. Costanza anime l’atelier
sont poussés par des motivations plus « breath work ». Les techniques de respi-
diffuses, quête de soi ou recherche spiri- ration reposant sur l’hyperventilation
tuelle. Tous viennent chargés d’espoir et pourraient, selon elle, produire des ef-
de son corollaire, la crainte d’être déçus. fets plus puissants que les psychotro-

champignons
Arnaud Beauregard précise que pes. Nous ahanons de concert pendant
la retraite ne constitue pas un soin, mais de longues minutes, les membres pico-
qu’elle peut conduire à des « prises de tent et les têtes tournent, avant de prati-
conscience permettant une meilleure ges- quer le toning : allongés sur le dos, on
tion des blocages ou des traumatismes tape des pieds et des poings sur le sol en

hallucinogènes
vécus. Ça peut faire l’effet d’une psycha- émettant un cri primal, comme des bé-
nalyse, sauf que ça ne prend pas quinze bés. Le chant de Costanza nous incite à
ans, mais quelques heures ». Pour ce po- « lâcher prise pour trouver [n]otre soi-
lytechnicien dont l’approche se veut ra- gnant intérieur ». Moment de libération
tionnelle, les champignons magiques émotionnelle : on pleure à ma gauche,
n’ont « rien de magique ». on pleure à ma droite. Nicolas, 49 ans,

En France, sa consommation Lucie Berkovitch, psychiatre et

chercheuse en neurosciences à l’hôpital
affirme à l’issue de la séance avoir eu
des hallucinations (le chien de son en-

est prohibée. Aux Pays-Bas, on peut parisien Sainte-Anne, signataire de la

tribune susmentionnée, nous détaille le
fonctionnement de la molécule : « La
fance surgi d’un kaléidoscope, en l’oc-
currence). Lui n’est pas un novice en
matière de psilocybine. Il l’a déjà testée
expérimenter la prise de psilocybine lors psilocybine vient activer les récepteurs de
la sérotonine 5-HT2A. Elle favorise la con-
en microdose, ce qui l’a aidé, dit-il, à sor-
tir de son burn-out.
d’une retraite « psychédélique ». Horizon nectivité et la plasticité cérébrale, elle
augmente le flux d’informations entre les
Le microdosage consiste à s’ad-
ministrer régulièrement de petites
thérapeutique ou nouveau commerce ? différentes régions du cerveau. On ob-
serve une reconfiguration des schémas
quantités, ce qui améliorerait l’humeur,
la concentration et la créativité, sans
Julien Blanc-Gras neuronaux. Il y a des effets thérapeuti- avoir à subir d’effets secondaires. Si les
ques, notamment antidépresseurs, dès la études ne confirment pas les bénéfices
première administration. Et il n’y a pas de cette pratique, elle est en plein essor,
d’addiction à déplorer. » notamment grâce à la facilité d’accéder
Il existe toujours une part de ris- aux produits sur Internet. Un site de li-

P
que lors de la prise de psychotropes. vraison établi aux Pays-Bas peut fournir
aul McCartney est en train de m’expliquer la structure de « Du point de vue médical, une évalua- un pack « microdosage original » à 11,24 euros, estampillé « meilleure
l’Univers : « Il y a sept niveaux », affirme-t-il avec un œil pé- tion préalable par un professionnel est la vente » avec 1 041 avis positifs.
tillant. Nous rions de bon cœur devant cette révélation de meilleure garantie contre la survenue Après un nouveau cercle de discussion, nous nous retrouvons
pacotille, puis je m’approche pour lui chuchoter à l’oreille, d’effets secondaires graves », poursuit la autour d’une grande table pour la « cérémonie ». Fébrilité. Des pla-
le plus sérieusement du monde : « Mec, tu t’es trompé. En psychiatre. Un contexte rassurant, un teaux ornés de nos prénoms accueillent une théière, un pilon et une
vérité, il y en a neuf. » Cette scène a bel et bien lieu… dans accompagnement adapté et une posolo- coupe contenant 40 grammes de truffes de psilocybes. Ceci n’est pas
mon cerveau. Mon corps, lui, est allongé sur un matelas posé au sol, le gie adéquate sont essentiels. (Evitez une microdose. La cérémonie, solennelle, se déroule en silence.
visage recouvert d’un masque occultant, dans une grande pièce éclai- d’avaler de la psilocybine lors d’un con- Nous écrasons les truffes avec du citron jusqu’à obtenir une mixture
rée de bougies, où une dizaine de personnes se trouvent, comme moi, cours de cul sec dans un bouge mal ressemblant à une tapenade aux olives vertes, sur laquelle on verse
plongées dans un lointain voyage intérieur. Nous avons bu une infu- famé de Bogota, l’expérience pourrait une eau à 70 degrés, le tout agrémenté de deux lamelles de gingem-
sion de truffes de psilocybe, un champignon connu pour ses proprié- ne pas être optimale.) A la Tangerine bre. Nous sommes appelés à sortir de la pièce, l’un après l’autre,
tés hallucinogènes, dans le cadre d’une « retraite psychédélique ». La Retreat, des facilitateurs, qui ne sont pas pour recevoir le smudging, rituel de fumigation à visée purificatrice.
première du genre « 100 % légale et en français ». Légale, car nous médecins, sont chargés de veiller sur les Costanza agite un éventail à grelot et nous enfume littéralement
sommes aux Pays-Bas, dans une maison d’hôte à la campagne, au sud participants et d’assurer leur sécurité. avec du palo santo, un bois aromatique péruvien utilisé comme
d’Amsterdam. En France, nous tomberions sous le coup de la loi, la Ainsi de Kamel, 40 ans, formé en hyp- encens, tout en psalmodiant des prières en castillan. Pour Arnaud
consommation de Psilocybe semilanceata y étant prohibée. nothérapie et en communication non Beauregard, « la vertu de ce rituel, c’est de préparer à l’expérience et de
Pourtant, les organisateurs français de cette retraite l’assu- violente, qui dit avoir « accouché de lui donner de l’importance ».
rent : la psilocybine, le principe actif du champignon, peut avoir des [lui]-même » lors de sa première prise. Et Passé la fumigation, chacun s’installe sur son matelas. Nous
effets positifs sur le bien-être en général et la santé mentale en parti- voici Costanza, trentenaire argentine, sommes tous vêtus de blanc – c’était la recommandation. Au centre
culier. Ils ne sont pas les seuls à le penser. Outre les Pays-Bas, dont la de la pièce, un bouquet de fleurs, des bougies et quelques obsidiennes
tradition libérale en matière de stupéfiants est bien établie, l’Austra- forment un petit autel zen. Arnaud enclenche la playlist méditative
lie a légalisé la psilocybine en 2023 pour les usages médicaux. La qu’il a concoctée pour l’occasion. La pièce, à cet instant, peut faire pen-
Suisse, le Canada, Israël, l’Etat de l’Oregon (Etats-Unis) l’autorisent à ser à la fumerie d’opium du Lotus bleu des aventures de Tintin ou à
titre exceptionnel. A l’ère post-Covid-19, des réseaux sociaux et du « IL Y A DES EFFETS une soirée pyjama pour adultes. La psilocybine a infusé pendant
repli sur soi, où la santé mentale est un enjeu de société majeur, les THÉRAPEUTIQUES, vingt minutes, nous buvons un premier verre. Installation des mas-
retraites psychédéliques constitueraient-elles un nouvel horizon ANTIDÉPRESSEURS, ques sur nos yeux. La privation sensorielle favorisera l’intériorité du
thérapeutique ? Ou une simple tendance sur le marché du développe- trip. Neuf personnes s’allongent et partent sans savoir vers quoi elles
ment personnel ? Voire un phénomène propice aux dérives, surfant DÈS LA PREMIÈRE se dirigent, dans un Magical Mystery Tour.
sur le mal-être contemporain ? ADMINISTRATION. Je me concentre sur ma respiration et les pensées commen-
En juillet 2023, Le Monde publiait une tribune intitulée « Mé- cent à se délier, se déplier, se diluer sous l’effet montant de la subs-
decine psychédélique : faisons l’éloge d’une (r)évolution thérapeuti- ET PAS D’ADDICTION tance qui envahit mes veines et irrigue mon cerveau de nouvelles
que éclairée par la science », signée par un collectif de psychiatres et À DÉPLORER » connexions. Le son guide mon humeur. Ou bien est-ce moi qui guide
de chercheurs. Le texte soulignait les perspectives prometteuses dans le son ? Des associations d’idées saugrenues se forment. Comment
Lucie Berkovitch, psychiatre
le traitement de la dépression, du stress post-traumatique, de l’an- en suis-je arrivé à cette vision d’un vieux président équatorien hémi-
xiété et des addictions, tout en invitant à la prudence. La science man- plégique, à l’uniforme galonné, expliquant à son peuple que tout va
que encore de recul, car elle a pris du retard. Des études encouragean- bien se passer ? (Psychanalystes du dimanche, faites-vous plaisir.)
tes sur le LSD et la psilocybine avaient été engagées aux Etats-Unis dès Au bout d’une heure, les facilitateurs invitent ceux qui le souhaitent
les années 1950, avant que l’administration Nixon ne bannisse ces professeure de yoga et musicienne, une à boire un deuxième verre. « N’hésitez
drogues consubstantielles à la contre-culture et à la contestation de la douzaine d’années d’expériences psy- pas à avaler le résidu au fond de la
guerre au Vietnam. Suspension des travaux académiques, pendant de chédéliques au compteur, qui a « tout théière », suggère Kamel. Une fois ce
longues décennies. La recherche a repris depuis une quinzaine d’an- appris dans la jungle amazonienne au booster avalé, les effets décuplent.
nées et les publications se multiplient dans les grandes revues médi- contact des tribus indigènes ». Une cha- Je m’assieds devant une fenêtre
cales, principalement anglo-saxonnes. Les substances psychédéli- mane d’aujourd’hui, qui médite avec ses pour observer, masque relevé, le jardin et
ques, longtemps associées au seul folklore hippie et à un usage festif AirPods dans les oreilles. les nervures des feuilles mues par le vent.
dans les rassemblements électro, sont en voie de dédiabolisation. La majorité des personnes pré- Kamel pose sa main sur mon épaule
Arnaud Beauregard est entrepreneur, il roule en Porsche sentes n’ayant jamais consommé de pour s’enquérir de mon état. « Oublie ton
Cayenne et porte un pull noué autour de ses épaules : il n’a rien d’un champignons hallucinogènes, l’impa- mental, laisse-toi aller à l’intelligence du
hippie, ni d’un teufeur de teknival. Il est l’initiateur de cette Tange- tience le dispute à l’appréhension. corps », murmure-t-il. Facile à dire. Un
rine Retreat aux Pays-Bas. Ingénieur de 57 ans, il ne fume pas, ne boit « Chaque voyage est unique. On ne peut ego, ça ne se dissout pas en un claque-
pas et n’avait jamais consommé de psychotropes jusqu’à l’année pas anticiper la direction que vous allez ment de doigts. Je me trouve dans un état
dernière. Versé dans les médecines douces, Arnaud Beauregard a tra- prendre, explique Arnaud Beauregard. de conscience modifié, c’est certain, mais
versé deux dépressions et a vécu « l’expérience la plus marquante de En cas de stress, pensez à respirer, bouger le conscient ne me quitte pas pour
sa vie » en essayant la psilocybine, qui lui a permis de percer des et vocaliser. Si vous avez besoin de hurler, autant. Je sais très bien où je suis et avec
amnésies traumatiques remontant à l’enfance. Aujourd’hui, il veut faites-le dans l’oreiller. » qui. Je garde un œil observateur – et ironi-
partager sa découverte. L’équipe recueille nos consente- que – sur ma situation. Ma conversation
Pour participer à la retraite, il faut passer une évaluation mé- ments pour nous toucher si l’on a be- intérieure avec Paul McCartney m’amuse
dicale – qui est seulement déclarative. Les antécédents de schizophré- soin d’être réconforté, ou nous « conte- beaucoup. Un fou rire spontané s’empare
nie sont incompatibles avec la consommation de psilocybine : trop nir » en cas de comportement dange- de moi. Ma voisine, elle, effectue un péri-
risqué. La prise d’antidépresseurs n’est pas recommandée non plus. reux. Je jette un œil à mes camarades. ple secoué de larmes. Sa tristesse circule à
Suit une première réunion avec l’équipe qui commence par l’écoute Sauront-ils maîtriser le solide gaillard travers la pièce. J’entends Costanza lui
de cinq minutes de musique planante, en visioconférence. On doit suédois insomniaque s’il réagit mal aux susurrer des paroles apaisantes. Le be-
ensuite remplir un questionnaire poussé sur ses habitudes sociales, champis et décompense en se jetant sur soin de consolation est immense.
sa situation amoureuse ou sexuelle, son orientation politique et reli- moi pour m’étrangler parce qu’il m’aura Stanislav Grof, un psychiatre
gieuse. On peut trouver cela intrusif. « L’idée est de commencer le tra- pris pour sa mère maltraitante ? L’orga- tchéco-américain pionnier des recher-
vail introspectif en amont », justifie Arnaud Beauregard. nisateur, qui a vu une quarantaine de ches sur les drogues psychédéliques, dé-

crit la psilocybine comme « un amplificateur non spécifique des char-
ges émotionnelles inconscientes », qui assouplit les mécanismes de
défense. Ici, les vannes s’ouvrent dans le calme. Pas de panique. Per-
sonne ne hurle dans son oreiller. La musique m’emmène loin. Des
chants soufis me soufflent que chaque chose est à sa place. De toute
façon, au point où j’en suis, vous pouvez m’envoyer Céline Dion chan-
tant Macarena en allemand, je chialerai de gratitude. Je touche mon
visage : de vraies larmes de joie coulent sous mon masque.
Je me lève, poussé par un impérieux besoin de respirer au
grand air. Le contact avec les éléments s’avère extrêmement satisfai-
sant. Je m’adonne à cette quintessence de l’expérience humaine qui
consiste à pisser dans les bois alors que de fines gouttes de pluie
zébrées de lumière peignent le ciel néerlandais pour nous rappeler
que le cosmos sait ce qu’il fait. Je caresse l’écorce d’un arbre et, bien
que je sois parfaitement aware de l’incongruité de ma démarche, je
ne peux pas m’empêcher de le remercier. Arnaud m’a accompagné
pour s’assurer que, dans ma communion perchée avec la nature, je
ne sois pas tenté de me dénuder pour aller piquer une tête dans les
eaux glacées du canal voisin.
Retour au chaud, à la position allongée et à l’introspection. Je
voyage dans mon existence. Je vais voir les gens que j’aime pour le
leur dire, pardonne à ceux qui m’ont offensé, m’excuse auprès de
ceux que j’ai pu blesser, emporté par un puissant élan de réconcilia-
tion avec l’humanité. Je rends visite aux disparus, aussi. Et je songe à
ces troublants témoignages de patients atteints de maladies incura-
bles qui, après avoir testé la psilocybine, accueillent l’idée de leur
mort avec sérénité. En un mot : je suis porté par une vague d’amour à
laquelle même ma part ironique ne trouve rien à redire.
Costanza, la chamane fumigatrice, fredonne quelques mélo-
dies pour la troupe qui sort de sa torpeur psychédélique. Nous avons
bu l’infusion il y a près de six heures, les effets s’estompent progres-
sivement. Premier tour de parole. Certains ont vécu comme moi
une balade de Bisounours, à l’instar de Hans (les prénoms ont été
changés) qui a passé « un beau moment face à [lui]-même ». D’autres
ont traversé des zones ténébreuses. Gaëlle expliquera s’être transfor-
mée en meuble (peut-être le stade suivant la transformation en
arbre), ce qu’on ne souhaite à personne. La plupart ont alterné les
« JE CARESSE UN ARBRE
ET, BIEN QUE JE SOIS
PARFAITEMENT “AWARE”
DE L’INCONGRUITÉ DE
MA DÉMARCHE, JE NE
PEUX PAS M’EMPÊCHER
DE LE REMERCIER »
hauts et les bas. Cécile a « ressenti des
choses pour la première fois », errant
dans des visions apocalyptiques avant
de revenir à la félicité. Nicolas a été re-
plongé dans le souvenir du trauma de sa
naissance (« j’ai été réanimé ») et s’est vu
« très âgé, dans les bras de [s]on fils ».
Certains ne parviennent pas encore à
verbaliser leur expérience.
« Gare à la descente », chantait le
groupe Billy Ze Kick dans Mangez-moi !
Mangez-moi !, son tube de 1994 évo-
quant le chant du psilo « qui joue avec
les âmes et ouvre les volets de la percep-
tion ». Mon corps se rappelle donc à
mon bon souvenir. J’éprouve à nouveau
l’impérieux besoin de sortir au grand
air, non pas pour m’adonner à la quin-
tessence de l’expérience humaine, cette
fois-ci, mais pour rendre mes tripes.
Suivent deux heures de nausées bruta-
les qui tempèrent mon élan de grati-
tude envers l’Univers.
Mes camarades de retraite ont
regagné leurs quartiers et partagent un
dîner végétarien. Je reste collé à mon
matelas, vide et livide, incapable de me
CRUCIVERBISTES, À VOS CRAYONS !
Le Monde a sélectionné pour vous 100 grilles de Philippe Dupuis.
Vous vous amuserez de ses définitions malicieuses et de ses astuces lexicales.
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique − 7,50 € − 124 pages
0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024 7
MAXIME ROY
lever ou d’avaler quoi que ce soit de ce que l’on me présente. Cos-
tanza, merveilleuse sorcière, se penche sur moi et marmonne quel-
ques formules que j’imagine magiques.
« Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ? me demande-t-elle.
– Une intoxication consécutive à la consommation de stupé-
fiants, peut-être ?
– Non, tu purges tes émotions refoulées. »
Kamel approuve : « Tu as de la chance, c’est une très bonne
chose de vomir. »
Je m’éclipse dans un sommeil profond. Et me réveille régé-
néré, une douzaine d’heures plus tard.
La dernière journée de la retraite s’ouvre sur une séance de
yoga très douce, suivie d’une cérémonie de clôture où les facilitateurs
dispensent leurs conseils pour « capitaliser sur le bien-être ressenti ».
Puis chacun repart chez soi, pas forcément guéri, mais porteur d’un
vécu potentiellement transformateur.
Une semaine plus tard se tient une « réunion d’intégration » en
ligne, qui sera suivie par un rendez-vous mensuel, groupe de parole
post-psychédélique permettant d’échanger sur l’impact de la retraite.
Avec le recul, l’éventail des ressentis s’étend de la « frustration » à la
« révélation ». Jenny a toujours ses migraines. Ingmar dort toujours
mal, mais il a retrouvé de l’énergie. Nicolas se sent « beaucoup plus
tourné vers les autres ». Inflexion ou révolution, il y a, pour tous, un
avant et un après. Ils sont plusieurs à vouloir réitérer l’expérience,
dont le coût s’élève à 1 790 euros pour les trois jours, ou à la recom-
mander à des proches. Arnaud Beauregard incite à ne pas se précipi-
ter, rappelant qu’il s’agit d’un processus dont « les effets peuvent
s’étaler sur des jours, des mois, des années », et qui peut s’articuler avec
une psychothérapie classique.
Ce type de retraite, qui relève aujourd’hui du domaine du dé-
veloppement personnel et reste illégal dans l’Hexagone, pourrait-il
un jour s’intégrer à un cadre médical dûment contrôlé ? Pas tout de
suite. « En France, les études sur la psilocybine n’ont pas commencé,
mais plusieurs équipes travaillent sur le sujet, confie la chercheuse
Lucie Berkovitch. Des essais académiques et industriels devraient dé-
marrer en 2024. » Rien n’interdit d’imaginer que des retraites psyché-
déliques soient, à l’avenir, remboursées par la Sécurité sociale.
8 0123
D IMAN C HE 2 1 - LU N D I 2 2 JAN V IER 2024
OLIVIER ROUSTEING
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. En pleine fashion week de Paris, le directeur artistique de Balmain,
à la longévité exceptionnelle, reste accessible. Le Français, ami des stars de la pop, aime raconter sa vie de roman
Au restaurant Anahi,
à Paris 3e, le
15 décembre 2023. AUDOIN
DESFORGES POUR « LE MONDE »
« Au début, je voulais plaire,
être “le petit prince de la mode” »
L
es trentenaires dont la vie a déjà fait l’objet d’un biopic, qui se déplacent
en Bentley conduite par un chauffeur, possèdent le « 06 »
de Rihanna et de Beyoncé sont rares. On pourrait aussi
supposer qu’ils ne sont pas très accessibles. Pour en arri-
ver là si tôt dans la vie, ne faut-il pas être impitoyable, un
monstre glacé d’efficacité du genre Anna Wintour (qui
elle, n’a eu sa biographie qu’à 73 ans) ?
« Je suis trop content d’être là ! », s’enthousiasme
Olivier Rousteing lorsqu’il arrive au restaurant parisien
Anahi, vide en ce vendredi après-midi de décembre. Il
embrasse comme du bon pain Carmen, la patronne, dit
oui au bloody mary, instagramme le cocktail photogéni-
que aussitôt servi. Quand Beyoncé résonne dans les en-
ceintes du restaurant, Olivier Rousteing quitte sa pose de
beau garçon incandescent, ses bras se lèvent dans les airs,
son corps se laisse porter par le beat de Summer Renais-
sance. « Non mais, sérieux, on adore ! »
Olivier Rousteing, 38 ans, est sympathique et ave-
nant – deux qualités rares pour un directeur artistique
d’une grande maison de mode. Depuis 2011, il pilote
Balmain, griffe parisienne fondée par Pierre Balmain
PLAYLIST en 1945, rachetée en 2016 par le groupe qatari Mayhoola.
Une telle longévité à ce poste est exceptionnelle, la plu-
> DERNIER LIVRE LU part des designers ayant l’habitude de valser après quel-
« La Femme en moi », ques années. « On ne leur laisse pas le temps de s’exprimer,
de Britney Spears et c’est dommage », déplore Olivier Rousteing, mainte-
(JC Lattès, 2023) nant sagement attablé, qui a demandé à ce que l’on étei-
gne Beyoncé pour le confort de l’interview et a rangé son
> DERNIER CONCERT VU portable. « On est encensé un jour, oublié le lendemain. Il
« Renaissance », n’y a plus la bienveillance pour les couturiers d’autrefois
de Beyoncé que je vois dans les livres d’histoire de la mode. »
Il s’exprime en touchant régulièrement ses che-
> DERNIÈRE SÉRIE veux longs et nattés qui lui tombent devant les yeux mais
REGARDÉE qu’il se refuse à caler derrière les oreilles. Des anglicismes
« Invasion » (Apple TV) ponctuent ses phrases, il s’en excuse, tente d’y remédier.
Il répond aux questions de manière structurée, en divi-
> DERNIÈRE APPLI sant sa pensée en deux ou trois points qu’il annonce
TÉLÉCHARGÉE avant de les détailler. Il est concentré au point de ne pas
Raya (rencontre) remarquer quand une rondelle de citron s’échappe de
son bloody mary pour atterrir sur son bras.
> DERNIER RÉSEAU D’après lui, sa stabilité professionnelle vient de ce
SOCIAL CONSULTÉ que Balmain le laisse libre, donc heureux. « J’ai de la
AVANT DE SE COUCHER chance, car c’est devenu rare aujourd’hui. Les designers ont
Instagram peur de prendre des risques. C’est dommage, car ce sont les
risques qui font l’histoire de la mode. » Sa proposition sty-
listique maximaliste, pop, colorée, tranche avec le bio-
tope où elle se déploie, le « bon goût parisien » qui préfère
le conceptuel au baroque, la fausse désinvolture d’un
cachemire grège à la préciosité d’une veste brodée à épau-
lettes. « Les gens disent parfois que ma mode est légère,
mais moi, j’ai envie d’apporter de la joie. Je ne veux pas être
le porte-parole du tourment. »
UN APÉRO AVEC…
Elvire von Bardeleben
Une des forces d’Olivier Rousteing réside sans
doute dans sa clairvoyance. Il a conscience de l’image
qu’il renvoie, de la manière dont son travail est jugé, et
possède du recul sur son parcours. « Au début, je voulais
plaire, être le petit prince de la mode, et j’ai suivi les codes
d’une mode franco-française », analyse-t-il. Puis il a viré de
bord, s’est tourné vers la pop culture, les célébrités, Los
Angeles. « Aujourd’hui, je ne suis pas convaincu que je sois
vraiment apprécié par l’élite mode française, dit-il d’une
voix qui surjoue un peu la gaieté. Je serais un peu trop
bling, trop glam. Les gens disent : qu’est-ce qu’il fait, tou-
jours là-bas [aux Etats-Unis], avec Kim [Kardashian] ? » Un
soupir. « It’s OK, I’m never gonna be the perfect Frenchy
boy [« ça va, je ne serai jamais le Français parfait »] », lâche-
t-il en anglais, comme si cette idée le reléguait automati-
quement du côté américain.
Chez Olivier Rousteing, la contrariété est éphé-
mère. Une gorgée de bloody mary plus tard, il a retrouvé
son sourire, et théorise à nouveau : « Le problème des
Français, c’est qu’ils adorent critiquer et n’aiment pas les
success stories. Ils nous aiment quand on est mort », dit-il
en rigolant. Il faut dire que l’ascension professionnelle
d’Olivier Rousteing a de quoi faire des envieux.
Né sous X, adopté à l’âge de 1 an par un couple
bordelais (lui employé du port, elle opticienne), il a
grandi dans un environnement tranquille et modeste en
Gironde. Comme il aime à le rappeler, au début des an-
nées 2000, il faisait partie de ces innombrables ados qui
écoutaient en boucle dans leur chambre Crazy in Love, de
Beyoncé. Vingt ans plus tard, la reine de la pop l’inspire
toujours autant, mais il est devenu un designer de mode
assez puissant pour l’appeler en visio et lui proposer de
dessiner les tenues de sa tournée « Renaissance ».
« LE PROBLÈME
DES FRANÇAIS,
C’EST QU’ILS
ADORENT
CRITIQUER ET
N’AIMENT PAS
LES “SUCCESS
STORIES”. ILS NOUS
AIMENT QUAND
ON EST MORT »
« On a travaillé six mois en back and forth [avec
des allers-retours] à échanger des idées, c’était un rêve », se
souvient-il, encore ému. Evoluer dans les hautes sphères
ne l’empêche pas de se faire rattraper par la patrouille
bordelaise : l’an dernier, il s’est fait enguirlander par sa
grand-mère parce qu’il n’avait pas appelé son grand-père
pour son anniversaire. « Je lui ai dit : “Mamie, j’assiste aux
répétitions de la tournée de Beyoncé”… »
Olivier Rousteing a aussi collaboré avec Rihanna,
qui « a spontanément poussé la porte du studio à Paris »,
jure-t-il sur la tête de son arrière-grand-mère. Kim Kar-
dashian a raconté dans la presse que la conception de sa
fille North avec Kanye West a eu lieu après qu’elle a porté
une robe d’Olivier Rousteing… Plus récemment, en
mai 2023, lors d’un dîner de gala à New York, Michelle
Obama l’a félicité pour ses « collections extraordinaires »,
sa place unique « d’homme noir à la tête d’une maison de
mode parisienne », sa capacité à promouvoir la diversité.
« J’étais tellement touché, j’ai pleuré. Même Tristan, mon
assistant personnel, mon meilleur ami, a pleuré », confie le
designer. Tristan, qui attend dans un coin du restaurant
la fin de l’interview, approuve.
Quand on lui demande les raisons de son suc-
cès auprès du gratin américain, Olivier Rousteing ré-
pond, comme souvent, en plusieurs points. « D’abord,
ils ont vu que je voulais ouvrir la maison à la pop et au
hip-hop, qui n’étaient alors pas des univers compatibles
avec le luxe. Et puis, je crois qu’ils ont voulu m’aider. A
l’époque, j’étais le premier designer black. Ils ne voulaient
pas que je sois le dernier. » Même quand il aborde des
sujets aussi déprimants que le racisme ou les inégali-
tés, le designer ne se départ pas de sa bonne humeur, et
c’est presque en rigolant qu’il se remémore le trouble
qui l’a envahi les premières fois où il a salué son public
après un défilé Balmain et qu’il s’est rendu compte qu’il
était « le seul Noir dans la salle ».
On pourrait l’écouter longtemps raconter sa vie
de roman – las ! plus de place pour détailler l’incendie
qui a failli lui coûter la vie en 2020 ou le braquage de sa
collection en septembre 2023 –, émaillée de réflexions
candides et de remarques pertinentes sur la mode, la
société française, les réseaux sociaux. Mais l’heure
tourne, la Bentley l’attend au coin de la rue pour le ra-
mener au pot du vendredi soir avec ses équipes au
bureau. Puis, il doit dîner avec l’actionnaire qatari de
Balmain (« on parle du futur, il veut savoir comment je
vais, ça va être un dîner sympa »). Ce week-end, entre une
séance de boxe et une virée shopping chez Chanel, il
bossera sur le défilé homme du 20 janvier, réfléchira au
lancement de la ligne Balmain Beauté, prévu pour cette
année. « Pour moi, le travail, c’est le bonheur ! », résume-
t-il. En souriant, évidemment.