­­Mercredi 17­ mai 2023
79e année – No 24374
3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio
Science & médecine – Supplément
Lecture : les écoliers français toujours à la peine
▶ La France est parvenue
à stopper la chute des per-
formances en lecture de
ses élèves, mais reste mal
classée au niveau mondial,
selon l’étude Pirls 2021
Gobemouche gris
capturant un papillon.
jean-louis le moigne/biosphoto
Justice
La rhétorique
victimaire
de Tariq Ramadan,
jugé pour viols
Page 12
Vu par Chappatte (Suisse)
Intelligence artificielle : sept outils imaginés par des médecins
▶ Tous les cinq ans, cette ▶ La stratégie française ▶ Cependant, la France est ▶ Dans une tribune,
enquête internationale d’ouverture des écoles classée 23e sur les 37 pays le sociologue François
mesure la compréhension pendant l’épidémie qui ont passé le test. En Dubet dénonce la ségréga-
de l’écrit après quatre de Covid-19 semble avoir cause, notamment, une fo- tion scolaire et son impact
années de scolarité, soit permis de stabiliser calisation sur le CP, au dé- sur la réussite des enfants
à l’issue du CM1 en France les résultats des élèves triment des autres classes Page s 11 et 26
Emmanuel Macron tente de
reconquérir les classes moyennes
L’agriculture Après trois prises de parole
dans la presse économique – Chal-
née de la réforme des retraites, il a
récusé le procès en « mépris » ins-
intensive lenges, le Financial Times et L’Opi-
nion – en cinq jours, Emmanuel
Macron s’est adressé aux Français,
lundi 15 mai, au journal télévisé de
truit par ses opposants et a cher-
ché à convaincre ceux qu’il avait
su séduire en 2017 et en 2022. Il a
ainsi défendu la « constance » de sa
décime
TF1. Sur un ton de conquête électo- politique économique, destinée, a-
rale, il a promis une baisse d’im- t-il expliqué, à créer des emplois et
pôts de 2 milliards d’euros concen- à mieux rémunérer le travail. Plus
trée sur « les classes moyennes », tôt dans la journée, le chef de l’Etat
sans en préciser ni les modalités ni recevait à Versailles quelque
les oiseaux le calendrier. L’inflation devrait
être absorbée « d’ici à l’automne »,
a-t-il également assuré. Impuis-
sant, jusqu’ici, à éteindre la colère
200 grands patrons et investis-
seurs.
p. 4 et 9, Éditorial
et chronique p. 28
Immobilier Proche-Orient
Le secteur du La population
▶ En quarante ans, bâtiment craint de Gaza fataliste
60 % des oiseaux des champs
ont disparu en Europe
des destructions après les
▶ Les pesticides et les d’emplois frappes d’Israël
engrais figurent en tête des
causes de ce déclin massif, La crise de la construction Trois commandants
devant le réchauffement pourrait entraîner la perte du Jihad islamique ont
de milliers d’emplois, alerte été tués dans des frappes
page 8
la Fédération française extrajudiciaires, depuis
du bâtiment le début du mois de mai
Page 14 Pag e 3
Santé Voyage
Plus de la moitié Les étangs
des nouveaux de la Brenne,
dentistes se sont calme et nature HORS-SÉRIE
formés à l’étranger à perte de vue Entretien
SES RÉGIONS
SON PAYSAGE POLITIQUE
SES INÉGALITÉS
Pag e 1 3 Page 24
Catherine Corsini
Cartooning for Peace répond aux
accusations
40
CARTES
POUR COMPRENDRE
Le Festival de Cannes pro- COMMENT
jettera bien son film Le Re-
tour, mercredi 17 mai, en VALA
compétition officielle. La FRANCE
réalisatrice se défend pour
la première fois face aux
rumeurs de violence qui
ont émaillé le tournage
Rencontre
Arthur Harari 40 CARTES POUR COMPRENDRE
COMMENT VA LA FRANCE
dans l’habit de Un hors-série du « Monde »
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page s 20 - 21
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Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
2|
Affiches de campagne de Recep Tayyip Erdogan, à Istanbul (Turquie), le 15 mai. Emrah Gurel/AP
Turquie : les ressorts du vote Erdogan
En dépit de la crise économique et de l’usure du pouvoir, le président sortant domine le paysage politique
Ankara - envoyée spéciale
L
endemain d’élections
morose dans le quartier
central de Çankaya, à
­Ankara, lundi 15 mai.
L’abattement pouvait se lire sur
le visage des partisans de l’oppo-
sition. Bouillonnant de vie il y a
encore quelques jours, le bureau
de campagne du Parti républi-
cain du peuple (CHP, opposition),
installé sur la longue avenue
­Tunali-Hilmi, est désormais bien
vide. Au-delà de la déception,
une question revient en boucle
dans les discussions : alors
qu’une douzaine d’enquêtes
d’opinion le donnaient perdant
contre son principal adversaire,
Kemal Kiliçdaroglu, comment le
président Recep Tayyip Erdogan
a-t-il pu arriver en tête de l’élec-
tion présidentielle ?
Environ 89 % des inscrits ont
participé au double scrutin, pré-
sidentiel et législatif, qui s’est
tenu dimanche. Lundi, le prési-
dent du Haut Conseil électoral
(YSK), Ahmet Yener, a annoncé
les résultats officiels du premier
tour de la présidentielle. Le dé-
pouillement des 60,7 millions de
voix dans le pays était achevé, la
saisie des derniers résultats des
urnes arrivées de l’étranger
(1,4 million de votes exprimés)
ayant permis d’arrêter les chiffres
de façon définitive. Il y a donc eu
49,51 % des voix pour ­Recep
Tayyip Erdogan, 44,88 % pour
­Kemal Kiliçdaroglu et 5,1 % en fa-
veur de l’outsider Sinan Ogan.
Ce résultat n’est pas une franche
victoire, mais pas non plus une
défaite pour M. Erdogan, auto-
crate islamo-conservateur aux
manettes du pays depuis vingt
ans. S’il n’a pas été élu dès le pre-
mier tour, contrairement aux
­ récédents scrutins présidentiels
p censé les distribuer gratuitement
– en 2014 et en 2018 –, le chef de
l’Etat sortant peut aborder en
toute confiance le second tour,
prévu le 28 mai. Non seulement il
a plus de deux millions de voix
d’avance sur son rival mais, à l’is-
sue des législatives de dimanche,
son parti de la Justice et du déve-
loppement (AKP), que les sonda-
ges disaient à la peine, conserve
son emprise sur le Parlement.
La coalition formée par l’AKP et
ses alliés, notamment le Parti de
l’action nationaliste (MHP, ex-
trême droite), ont obtenu 322 siè-
ges sur 600, contre 213 pour
­l’opposition unie et 63 sièges
pour la coalition de la gauche pro-
kurde. Fait surprenant, la coali-
tion au pouvoir caracole en tête
dans les régions du Sud-Est, tou-
chées par le double séisme du
6 février, qui a fait officiellement
50 000 morts, en dépit des criti-
ques proférées à l’endroit du gou-
vernement, accusé d’avoir man-
qué de réactivité et de coordina-
tion dans la gestion des secours.
Ces autorités ont également été
critiquées pour leurs négligences
envers les normes antisismiques,
la corruption, sans parler des
scandales comme celui de la
vente à la sauvette de tentes par le
Croissant-Rouge turc (Kizilay),
Le jour du vote,
on a vu le chef de
l’Etat distribuer
en personne
des billets
de 200 livres
turques
à des enfants
aux sinistrés qui en manquaient.
Malgré ces griefs, l’AKP affiche
de beaux scores dans les zones si-
nistrées. Dans la région de Kahra-
manmaras, largement détruite, le
président l’emporte largement
avec 71,88 % des voix, tandis que
l’AKP a obtenu 5 sièges sur 8 au
Parlement. Dans la région du
­Hatay, elle aussi dévastée, il a reçu
50 % des votes et son parti n’a en-
registré qu’une toute petite
baisse, recueillant 45 000 votes de
moins qu’aux législatives de 2018.
Succès des ultranationalistes
La piètre situation économique
(inflation à 44 % en avril en
moyenne annuelle) n’a pas non
plus pénalisé M. Erdogan. « Les
électeurs estiment que sa politique
économique est un échec, mais ils
ne voient pas non plus Kemal Kili-
çdaroglu comme un homme poli-
tique capable de la résoudre », ana-
lyse Ozer Sencar, directeur de
l’institut de sondage MetroPOLL,
le seul à avoir donné, entre le 4 et
le 7 mai, des scores identiques aux
résultats annoncés mardi.
Selon lui, l’endurance du nu-
méro un s’explique surtout par la
faiblesse de son rival. « Voici
deux ans que je répète que Kemal
Kiliçdaroglu est le candidat le plus
fragile face à lui », rappelle le
­sondeur. Le président sortant,
de confession sunnite, majori-
taire en Turquie, s’est plus d’une
fois gaussé de M. Kiliçdaroglu,
soulignant son identité alévie,
un ­courant minoritaire de l’is-
lam. Et comme M. Kiliçdaroglu
est aussi d’origine kurde, sou-
tenu de ­surcroît par le parti HDP
prokurde, M. Erdogan n’a eu de
cesse de suggérer qu’il était de
mèche avec les « déviants » LGBT,
ou qu’il était à la botte du Parti
« Voici deux ans
que je répète
que Kemal
Kiliçdaroglu
est le candidat
le plus fragile »
özer Sencar
directeur de l’institut
de sondage MetroPOLL
des travailleurs du Kurdistan
(PKK), un mensonge grossier,
pris néanmoins pour argent
comptant par de nombreux
Turcs ­nationalistes.
Le nationalisme a le vent en
poupe, à en juger par le bon score
à la présidentielle de Sinan Ogan,
un responsable politique jus-
qu’ici inconnu du grand public,
qui a recueilli 5,1 % des voix. Cet
ancien du MHP a un programme
qui tient en deux lignes : ren-
voyer les réfugiés syriens
(3,6 millions) chez eux et empê-
cher les Kurdes de Turquie (entre
15 et 18 millions de personnes)
d’avoir la moindre représenta-
tion politique. Bien qu’il n’ait pas
donné de consigne de vote pour
le 28 mai, un report de ses voix
en faveur du candidat de l’oppo-
sition semble peu probable.
Succès aussi pour les ultrana-
tionalistes du MHP, le partenaire
de coalition de l’AKP, qui, aux lé-
gislatives, améliore son score
précédent, avec 11 % des suffra-
ges. Grâce aux sièges obtenus
par le MHP et les autres partenai-
res de la coalition présidentielle,
les islamistes de Yeniden Refah
et ceux du Hüda-Par, l’AKP ob-
tient la majorité au Parlement.
Sans cet apport, le parti dirigé
par M. Erdogan est en léger recul,
avec 267 sièges seulement.
La synthèse islamo-nationa-
liste semble avoir de beaux jours
devant elle. Le système de
­coalition lui offre une certaine
élasticité. « Il existe une forte
­porosité entre le vote AKP et le
vote MHP, précise Ozer Sencar.
Les voix qui avaient été transfé-
rées à l’AKP lors du scrutin précé-
dent [en 2018] sont tout simple-
ment revenues au MHP. »
Le bon résultat du MHP est
d’autant plus inattendu que le
parti était décrit par les analys-
tes comme affaibli et divisé, sur-
tout après l’assassinat, en dé-
cembre 2022, de l’un de ses
­anciens cadres, Sinan Ates, tué
par balles pour avoir dénoncé la
collusion du parti avec des
­trafiquants de drogue.
Un jeu risqué
L’autre clé susceptible d’expli-
quer le succès persistant de
M. Erdogan dans les urnes tient
au système clientéliste qu’il a mis
en place, abreuvant son électorat
de subventions, d’augmenta-
tions, de cadeaux en échange de
sa loyauté lors du vote. On a ainsi
vu le chef de l’Etat sortant distri-
buer en personne, dimanche, des
billets de 200 livres turques
(10 euros) à des enfants aux
abords du bureau de vote d’Us-
küdar, où il a l’habitude de met-
tre son bulletin dans l’urne.
Pour séduire les ménages ap-
pauvris par l’inflation, il a aug-
menté les salaires, abaissé l’âge de
la retraite, subventionné les fac-
tures de gaz et d’électricité. Enfin,
comme à chaque élection, il a pris
soin de courtiser les confréries re-
ligieuses, qui sont de grands ré-
servoirs de votes. Habilement, il a
fait campagne, non pas sur l’éco-
0123
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­Mercredi 17­ mai 2023
nomie en berne, mais sur l’exalta-
tion de la fierté nationale.
Tout était axé sur les récentes
réalisations militaires et techno-
logiques, le nouveau porte-aéro-
nefs Anadolu (construit selon des
plans espagnols), le char Altay
(doté d’un moteur sud-coréen),
la nouvelle voiture électrique
Togg (dessinée par le designer
automobile turc Murat Günak et
la firme italienne Pininfarina). Le
palais présidentiel a d’ailleurs
reçu livraison d’une Togg que la
première dame, Emine Erdogan,
a été invitée à tester sous
­l’objectif des caméras. « Tout le
monde devrait l’acheter ! », s’est-
elle exclamée, oubliant que
son prix, 953 000 livres turques
(soit plus de 46 000 euros), n’est
pas à la portée de toutes les
­bourses en Turquie.
En réalité, l’économie s’annonce
comme la rivale la plus sérieuse
de M. Erdogan à l’avenir. « La Tur-
quie est confrontée à un énorme
déficit de la balance des paiements,
avec des besoins bruts de finance-
ment extérieur de près de 220 mil-
liards de dollars [202 milliards
d’euros], un déficit du compte cou-
rant de 50 milliards de dollars et
une dette à court terme de 180 mil-
liards de dollars. Les réserves de la
banque centrale avoisinent les
100 milliards de dollars, insuffisan-
tes pour combler le vide », estime
l’économiste Timothy Ash, spé-
cialiste des marchés émergents,
dans une note publiée par le Cen-
tre d’analyse des politiques euro-
péennes. Jusqu’ici, écrit-il, « M. Er-
dogan a joué avec le feu sans se
brûler », mais sa politique moné-
taire non orthodoxe, qui renforce
l’inflation, est un jeu risqué pour
lui et pour la Turquie. p
Marie Jégo (à Paris)
et Angèle Pierre
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­
­Mercredi 17­ mai 2023 International | 3

A Gaza, « les nistre Benyamin Nétanyahou a fé-

licité l’armée pour une opération
qu’il juge « parfaite », sans pronon-
puis au fil de quatre guerres à
Gaza. Depuis 2007, Israël y a aussi
mené de multiples opérations de
Benyamin
Nétanyahou
Khader Habib, un responsable po-
litique, chargé des relations avec
les autres factions palestiniennes.

Israéliens visent
cer un mot pour les morts civils. La
hiérarchie militaire comme le
gouvernement ont assumé
comme rarement auparavant ces
moindre ampleur, de plus en plus C’est aussi l’avis de Raji Sourani, le
rapprochées : on en dénombre
a félicité l’armée président à Gaza du Centre palesti-
quatre depuis 2019. pour une nien pour les droits de l’homme,
Indignés par ces assassinats, les pour qui ces assassinats « envoient
opération qu’il

où ils veulent »
La population du territoire
assiste, fataliste, aux exécutions
extrajudiciaires menées par Israël
Reportage
bande de Gaza - envoyé spécial
cette pièce, et deux autres dans
celle où Hajar et son père dor-
maient. Tous trois sont tués sur le
pertes. Ils ont détaillé le choix des
cibles de ces exécutions extra-ju-
diciaires validées par le premier
ministre, par celui de la défense et
par la conseillère légale du gouver-
nement, hors du cadre d’une
guerre ouverte.
Sans prétendre avoir ignoré la
présence de civils près des com-
mandants, Israël juge ces pertes
« proportionnelles » au danger
qu’ils posaient. Deux de ces hom-
mes dirigeaient les tirs de roquet-
tes du Jihad islamique, qui ont
frappé Israël par deux fois depuis
un mois, sans faire de victimes. Ils
deux millions d’habitants de cette
bande de terre qu’Israël maintient
coupés du monde, sous blocus de-
puis 2007, ont largement ap-
prouvé la riposte du Jihad islami-
que, comme le Hamas au pouvoir,
qui n’y a pas pris part. Cependant
dès la fin des bombardements, le
14 mai, les Gazaouis cherchent à
oublier les combats à une vitesse
ahurissante. Ici aussi, les opéra-
tions israéliennes se banalisent.
« Les gens passent dans la rue en se
disant que des gens sont morts ici,
que c’est triste mais ils veulent re-
prendre leur routine. Moi aussi, je
juge « parfaite »,
sans un mot pour
les morts civils
l’importance de ce commandant
pour Israël : « On pensait que
c’était plutôt un politique », dit Ab-
delkarim Khaswan. Ils avaient de
la pitié pour ce voisin malade d’un
cancer, soigné en 2020 en Egypte.
« On le voyait mourir », précise Ab-
delkarim. Les deux familles
avaient emménagé en même
un message aux factions : ils leur di-
sent qu’ils peuvent les atteindre où
ils le veulent.
Trois missiles
Les familles des militants assu-
ment souvent ce danger. A Rafah,
dans le sud de l’enclave, Moham-
mad Ghanam s’étonne lorsqu’on
lui demande pourquoi une grande
partie de sa famille demeurait,
malgré les risques, chez son père,
Jihad, le secrétaire du conseil mili-
taire du Jihad islamique, et le troi-
sième commandant tué le 9 mai.
« Il nous a élevés depuis l’enfance

L
e 9 mai, Hajar Al-Bahtini
est heureuse de revoir
son père, rentré chez lui la
veille après deux semai-
nes d’absence. La fillette de 4 ans
ne veut pas dormir dans son pro-
pre lit, au pied de celui de ses pa-
rents, dans leur maison du quar-
tier populaire de la Pomme, à
Gaza. Elle se glisse dans leurs
draps et s’endort avec eux peu
après minuit.
Deux minces parois de blocs de
ciment et une étroite coursive sé-
parent cette chambre de celle de
leurs voisines, Dania Adas et sa ca-
dette, Eman. A la même heure, les
deux sœurs bavardent avec le
fiancé de Dania, 19 ans comme
elle, qu’elle doit épouser en juillet.
Dania veut louer un « chalet », un
espace clos en bord de mer, pour
célébrer l’évènement avec 300 in-
vités. Peu avant 2 heures du matin,
le fiancé rentre chez lui.
La mère de la petite Hajar quitte
alors sa chambre, pour prier dans
une pièce voisine. Vers 2 heures,
un missile israélien explose dans
coup, ainsi que leur voisine, Dania
Adas. Sa petite sœur Eman meurt
quelques heures plus tard à l’hôpi-
tal. La fille aînée des Al-Bahtini a
les deux jambes brisées.
Israël visait le chef de famille,
Khalil Al-Bahtini. A quelques se-
condes d’écart, selon l’armée is-
raélienne, plusieurs frappes ont
tué deux autres commandants du
Jihad islamique, la deuxième force
armée palestinienne, et dix civils :
un bilan d’une rare sévérité. Ces
assassinats ciblés ont poussé le Ji-
had islamique, mouvement isla-
mo-nationaliste, qui se veut une
avant-garde incitant toutes les fac-
tions à la résistance armée, sans
distinguer civils et militaires israé-
liens, à tirer près de 1 500 roquet-
tes, principalement autour de l’en-
clave. Une femme de 80 ans et un
travailleur palestinien ont été tués
en Israël. Les combats ont fait 33
morts à Gaza en cinq jours, dont
13 civils.
Dimanche 14 mai, après la con-
clusion d’un cessez-le-feu sous
l’égide de l’Egypte, le premier mi-
réagissaient à des opérations de
police à la mosquée d’Al-Aqsa à Jé-
rusalem.
Indignation
L’armée se félicite d’avoir re-
poussé par deux fois une opéra-
tion initialement prévue les 5 et
7 mai, craignant de plus nombreu-
ses morts civiles. Elle juge positif le
fait qu’une partie des familles en
soient sorties indemnes. « En réa-
lité, Israël se donne licence pour
perpétrer un crime de guerre », dé-
nonce le directeur de l’organisa-
tion de défense des droits hu-
mains israélienne B’Tselem, Hagaï
El-Ad. « En aucune manière effacer
des familles entières ne peut obéir
au principe de distinction entre ci-
vils et combattants, et à celui de
proportionnalité [des pertes civi-
les] au regard de l’intérêt militaire
[des cibles]. »
Ces accusations émeuvent peu
en Israël. L’opinion s’est habituée à
de telles exécutions extrajudiciai-
res, devenues courantes à partir de
la seconde Intifada (2000-2005),
faisais pareil auparavant, après
chaque guerre », raconte Abdelka-
rim Khaswan, dont la famille a été
frappée dans le quartier moderne
du centre-ville, Rimal.
Le 9 mai, des missiles israéliens
ont traversé l’appartement de ses
cousins, au sixième et dernier
étage d’un gros immeuble jaune et
propre. Son oncle et sa tante, Jamal
et Mervat Khaswan, ont été tués
dans leur sommeil. Dentiste édu-
qué en Russie, Jamal présidait l’hô-
pital Wafa. Son fils aîné, Youssef,
est mort dans la chambre voisine.
Camarade d’études d’Abdelkarim,
ils préparaient leurs examens à la
faculté de médecine dentaire. Les
Khaswan sont des bourgeois tradi-
tionnels, apolitiques. Ils ont les
moyens de voyager hors de Gaza,
en Egypte et en Europe. Les quatre
enfants survivants, âgés de 8 à
16 ans, iront vivre chez leur oncle.
Les missiles visaient Tarek Az Al-
din, un officier du Jihad islamique,
tué avec deux de ses cinq enfants,
Ali et Mayar, âgés de 9 et 7 ans. Les
Khaswan n’avaient pas mesuré
temps dans cet immeuble, bâti
par les Khaswan, peu après la libé-
ration de Tarek Az Aldin d’une pri-
son israélienne, en 2011. Il impor-
tait de la céramique à Gaza et plai-
dait la cause de ses anciens codé-
tenus sur la radio Les Prisonniers.
Selon Israël, il facilitait aussi l’im-
plantation d’une fabrique de ro-
quettes en Cisjordanie.
Les officiels du Jihad islamique
se savent des cibles privilégiées
d’Israël, qui assassine leurs com-
mandants avec régularité. A
45 ans, Khalil Al-Bahtini, officier
chargé du nord de la bande de
Gaza, avait échappé à trois précé-
dentes frappes avant de succom-
ber le 9 mai, selon son fils, Abde-
laziz.
Les exécutions ont cependant
suscité un choc au sein du mouve-
ment. « Les Israéliens peuvent nous
viser quand ils le veulent. Nous
nous savons surveillés constam-
ment. Ils pourraient les abattre
seuls, dans la rue, en voiture, mais
ils ont attendu que ces comman-
dants soient chez eux », déplore
dans ce but : nous étions là pour le
protéger », résume comme une
évidence cet infirmier de 37 ans. La
fratrie avait passé la soirée auprès
de Jihad, revenu la veille après
trois semaines d’absence.
Trois missiles ont projeté dans la
cour et par-delà un mur d’enceinte
les corps de son père et de sa mère,
Wafaa, une Libanaise que Jihad
avait rencontrée à Beyrouth dans
les années 1980, avant de passer
dix-sept ans à acheminer des ar-
mes en Palestine depuis le Sou-
dan. Il avait regagné Gaza en 1997,
après les accords de paix d’Oslo, ja-
mais reconnus par le Jihad islami-
que. Il avait perdu ses jambes, une
main et ses testicules dans une
tentative d’assassinat israélienne,
en 2001. Cardiaque, souffrant de
diabète, « il avait peur de mourir de
maladie dans son lit », dit Moham-
mad. Lundi 16 mai au matin, son
petit-fils, Fadi, dix ans, sonné,
avale une glace devant les décom-
bres, à l’écart de la tente où la fa-
mille reçoit les condoléances. p
Louis Imbert

En Belgique, un réfugié soupçonné

d’être lié à des attentats commis en Irak
Les autorités de Bagdad ont demandé l’extradition d’Osama Turki, qui
aurait servi d’artificier à des groupes djihadistes, en 2009 et en 2010

Bruxelles - correspondant res étrangères alors que d’autres pressionné » par son arrestation et
bombes explosaient dans la entend s’expliquer rapidement. A

L a chambre du conseil de
Malines, en Belgique, a pro-
longé, vendredi 12 mai, la
détention d’Osama Turki, 43 ans,
un réfugié irakien appréhendé
une semaine plus tôt à Hasselt,
dans la province du Limbourg. Le
parquet fédéral soupçonne cet
homme, marié et père de quatre
enfants, d’être lié à des attentats
qui ont tué au moins 376 person-
nes et blessé près de 2 300 autres à
Bagdad, en 2009 et en 2010.
Arrivé en Belgique en 2015 dans
le flot des demandeurs d’asile en-
gendré par la guerre en Syrie,
Osama Turki a obtenu du Com-
missariat général aux réfugiés et
apatrides (CGRA) le droit de béné-
ficier d’une protection internatio-
nale. Il affirmait être menacé
­d’actes de vengeance parce qu’il
avait servi le régime de Saddam
Hussein, le dictateur irakien
chassé du pouvoir en 2003. Son
dossier est frappé du sceau du se-
cret, mais un porte-parole du
CGRA a déclaré que « rien n’indi-
quait qu’une autre décision pou-
vait être prise » à l’époque.
Installé dans un discret apparte-
ment d’Hasselt, apparemment
bien intégré et devenu maître-na-
geur à la piscine de Tongres, une
autre ville du Limbourg belge,
Osama Turki a échappé à l’atten-
tion jusqu’en 2020. Cette an-
née-là, les autorités de Bagdad
adressent à la Belgique une de-
mande d’extradition en évoquant
les liens que l’intéressé aurait en-
tretenus avec des groupes salafis-
tes djihadistes, pour lesquels il
aurait servi d’artificier.
En août 2009, deux attaques
terroristes visaient les ministères
irakiens des finances et des affai-
« zone verte » de la ville, où se
trouvent les bâtiments politiques
et diplomatiques, faisant une
centaine de victimes.
En octobre de la même année,
des kamikazes faisaient sauter un
minibus dans la même zone, cau-
sant le mort de 155 personnes,
dont 24 enfants qui se trouvaient
dans un autobus garé à proxi-
mité. Cette action allait être rapi-
dement revendiquée par l’Etat is-
lamique d’Irak qu’allait, un peu
plus tard, diriger Abou Bakr Al-Ba-
ghdadi, par ailleurs futur chef,
puis « calife » de l’Etat islamique.
D’autres attentats meurtriers ont
été commis en Irak en 2010 et
auraient, selon la justice ira-
kienne, impliqué Osama Turki.
« Rodomontades »
Joint lundi 15 mai, Me Fouad Mar-
chouh, son avocat, refuse actuel-
lement tout commentaire et ren-
voie à sa brève réaction publiée le
13 mai dans le quotidien De Stan-
daard. Il y déclarait : « Je ne peux
rien dire quant au contenu de cette
affaire, c’est un dossier très déli-
cat. » Le premier défenseur du
prévenu, Me Frederik Lamiroy,
précise que son ancien client nie
toute implication, est « très im-
« Il n’y a pas
de place pour
des terroristes
dans notre
société »
Nicole De Moor
secrétaire d’Etat
à la migration
ce stade, il est mis en examen
pour participation à une organi-
sation terroriste, crimes de guerre
et crimes contre l’humanité.
Il n’est pas question, pour la Bel-
gique, d’extrader l’intéressé vers
son pays d’origine, où il risque la
peine de mort. Pas question, non
plus, d’envoyer une équipe d’en-
quête à Bagdad. Les autorités doi-
vent toutefois étayer un dossier
fondé essentiellement à l’heure
actuelle sur les aveux livrés aux
services irakiens par des djihadis-
tes incarcérés et probablement
torturés. Osama Turki, lui-même
emprisonné à deux reprises en
Irak, affirme qu’il a été torturé
pour avouer deux prétendus
meurtres et être ensuite libéré.
L’enquête lancée par la police
belge en 2020 peut, en revanche,
s’appuyer sur des renseignements
que lui ont fournis les Etats-Unis
et sur les écoutes auxquelles elle a
procédé. Dans certaines conversa-
tions captées, le suspect aurait
évoqué sa participation à des at-
tentats. Des propos qu’il qualifie
désormais de « rodomontades ».
Nicole De Moor, la secrétaire
d’Etat à la migration, semble, elle,
déjà convaincue de sa culpabilité :
« Il n’y a pas de place pour des ter-
roristes dans notre société », a-t-
elle observé vendredi, annonçant
son intention de réclamer le re-
trait du statut de réfugié pour
l’Irakien. En août 2021, le parquet
fédéral belge a lancé une enquête
sur une dizaine de personnes
soupçonnées d’avoir commis des
crimes de guerre en Syrie et en
Irak. Une tâche ardue, rendue plus
complexe encore par un manque
chronique de personnel. p
Jean-Pierre Stroobants

4 | International
Au Royaume-Uni, Rishi Sunak,
sous la pression de son aile droite
Le premier ministre est accusé de se contenter de « gérer le déclin »
Londres - correspondante
A
près une longue sé-
quence festive mar-
quée par le couronne-
ment du roi Charles III,
puis la tenue de l’Eurovision à Li-
verpool, la politique revient sur le
devant de la scène au Royaume-
Uni et, avec elle, la nervosité au
sein du Parti conservateur.
Les élus ont pris la mesure des
résultats catastrophiques du
scrutin local du 4 mai, lors du-
quel les tories ont perdu plus de
mille conseillers municipaux au
profit du Labour, des démocrates
libéraux et des Verts. La pression
monte sur le premier ministre,
Rishi Sunak, pour qu’il évite une
cuisante défaite aux prochaines
élections générales, en 2024.
Depuis quelques jours, le chef
du gouvernement subit une of-
fensive de l’aile droite du parti,
frustrée par un dirigeant jugé pas
assez conservateur ou pas assez
brexiter, bien qu’il ait voté pour la
sortie de l’Union européenne (UE)
en 2016. Samedi 13 mai, quelques
centaines de militants tories se
sont retrouvées à Bournemouth,
une station balnéaire du sud de
l’Angleterre, à l’appel de la Conser-
vative Democratic Organisation,
un club de fans de Boris Johnson.
L’ex-premier ministre n’était pas
présent, mais ses soutiens n’ont
cessé de l’évoquer, regrettant son
départ à l’été 2022, lorsqu’il avait
été poussé vers la sortie par l’accu-
mulation des scandales.
Ils ont aussi réclamé des politi-
ques « vraiment » conservatrices
et des baisses d’impôts, alors que
Rishi Sunak a refusé de renoncer
à la hausse de l’impôt sur les so-
ciétés, au début de l’année, pour
stabiliser les finances publiques,
secouées par le mandat calami-
teux de Liz Truss, qui avait suc-
cédé brièvement à M. Johnson, à
l’automne 2022.
Emmanuel Macron « ouvre la porte » à
la formation de pilotes de chasse ukrainiens
Les entraînements seraient dispensés en concertation avec d’autres pays européens
C e n’est pas encore l’envoi
d’avions de combat es-
péré par l’Ukraine, mais
c’est une première étape. Lundi
15 mai, quelques heures après une
visite à Paris du président ukrai-
nien, Volodymyr Zelensky, dans
le cadre d’une tournée des princi-
pales capitales européennes, Em-
manuel Macron a annoncé son
intention de former des militai-
res ukrainiens au pilotage de
chasseurs occidentaux. « Nous
avons ouvert la porte pour former
des pilotes », a assuré le chef de
l’Etat, dans un entretien au jour-
nal de 20 heures de TF1, ajoutant
que ces formations pouvaient
commencer « dès maintenant ».
Selon M. Macron, ces formations
seront dispensées en concerta-
tion avec d’autres pays européens
« qui y sont prêts ». « On a besoin
aujourd’hui de commencer à for-
mer, c’est l’accord qu’ont pris plu-
sieurs pays européens », a-t-il expli-
qué, donnant le sentiment de vou-
loir prendre la tête de ce groupe.
Aucun détail n’a été donné, mais
plusieurs capitales ont fait part ces
dernières semaines de leur dispo-
nibilité pour former des pilotes
ukrainiens, comme Bruxelles ou
Amsterdam. Interrogé, le minis-
tère des armées français n’était
pas en mesure de préciser, lundi
soir, la nature de cet accord.
L’attaque la plus frontale est ve-
nue de Priti Patel, ancienne minis-
tre de l’intérieur de Boris Johnson,
qui a accusé Rishi Sunak de se con-
tenter de « gérer le déclin » du Parti
conservateur et lui a suggéré de
passer plus de temps avec les mili-
tants tories « pour être plus en con-
tact avec les gens » et avec les va-
leurs conservatrices des tories.
Boris Johnson ne représente pas
une menace immédiate pour
Rishi Sunak : sa carrière politique
est à la merci des conclusions de la
commission d’enquête parlemen-
taire sur le « partygate » – les fêtes
à Downing Street durant l’épidé-
mie de Covid-19 –, qui pourraient
être rendues en juin. La commis-
sion doit établir si l’ancien pre-
mier ministre a menti aux dépu-
tés sur l’existence de ces fêtes.
Pour autant, le fait que son cercle
de fidèles s’agite est une source de
préoccupation pour Downing
Street, qui veut définitivement
clore la longue parenthèse chaoti-
que des ères Johnson et Truss.
« Paganisme » et « marxisme »
Le mécontentement des tories se
concentre autour de la Retained
EU Law, un projet de loi visant à
purger le droit britannique des
lois issues de l’UE. Rishi Sunak
avait promis, en 2022, que la plu-
part cesseraient d’exister fin
2023. Mais il a été rattrapé par le
principe de réalité : son gou­-
vernement a annoncé, ces der-
niers jours, qu’il n’en sacrifierait
« que » quelques centaines. Héri-
tage de plus de cinquante ans
d’intégration européenne, ces
textes sous-tendent des pans en-
tiers du droit national – droit du
travail, protection de l’environ-
nement… S’en débarrasser cons-
titue une tâche colossale.
Depuis Bournemouth, Jacob
Rees-Mogg, l’ancien ministre des
« opportunités du Brexit » de
M. Johnson, a fustigé une « viola-
Seule certitude, l’idée a fait son
chemin parmi les Occidentaux.
Quelques heures avant l’annonce
de M. Macron, le premier minis-
tre britannique, Rishi Sunak, avait
officialisé lui aussi le lancement, à
partir de « cet été », d’une « forma-
tion de base » pour les pilotes
ukrainiens. « Le programme d’en-
traînement des pilotes anglais
sera adapté pour fournir aux
Ukrainiens des compétences de pi-
lotage qu’ils pourront utiliser sur
un autre type d’avion », a fait sa-
voir le chef du gouvernement bri-
tannique, dans un communiqué
publié, lundi, à l’occasion de la
dernière étape de la tournée euro-
péenne de M. Zelensky, à Londres.
Plus surprenant, Emmanuel
Macron a déclaré, lors de l’entre-
tien sur TF1, que « des discussions
sont [également] en cours avec
les Américains ». Jusqu’ici, les
Etats-Unis se sont pourtant tou-
Nouvelle attaque aérienne contre Kiev
Les défenses antiaériennes ukrainiennes sont entrées en action
mardi 16 mai, avant l’aube, pour repousser une nouvelle
­attaque « complexe » de drones et de missiles sur Kiev, au
­lendemain du retour annoncé dans la capitale du président
­Volodymyr ­Zelensky après sa tournée en Europe.
Selon un communiqué de l’autorité militaire de la capitale,
cette attaque « était exceptionnelle par sa densité, un nombre
maximal de missiles dans un laps de temps très resserré ».
Les médias
prêtent à Suella
Braverman,
ministre de
l’intérieur,
l’ambition de
détrôner Sunak
tion » des promesses de M. Sunak.
Il a réitéré ses reproches, lundi, de-
puis Londres, lors d’une confé-
rence organisée par Edmund
Burke Foundation, un groupe de
réflexion basé à Washington prô-
nant un « conservatisme natio-
nal ». Des centaines de militants
se sont réunis à l’Emmanuel Cen-
tre, à deux pas de l’abbaye de
Westminster, un lieu de rassem-
blement prisé des réactionnaires.
Nigel Farage, ancien président du
parti d’extrême droite UKIP, y
avait lancé sa campagne pour les
élections générales, en 2019.
M. Rees-Mogg, qui a estimé que
le budget du gouvernement Su-
nak « aurait pu être présenté par
les travaillistes », a mêlé sa voix à
d’autres, aux accents climatos-
ceptiques, voire complotistes. La
députée tory Miriam Cates a dé-
noncé les « écoles qui apprennent
à [leurs] enfants que l’humanité
détruit la Terre », au lieu de leur
apprendre « à aimer [leur] pays ».
Un autre élu conservateur,
Danny Kruger, a assuré que la ci-
vilisation occidentale était « me-
nacée par le paganisme, le
marxisme et le narcissisme ».
Plus inquiétant pour Rishi Su-
nak : Suella Braverman, la minis-
tre de l’intérieur, a elle aussi lancé
sa diatribe, lundi, à l’Emmanuel
Centre, contre « les experts et les
élites » et réclamé que les « chiffres
de la migration baissent », égrati-
gnant la politique gouvernemen-
jours montrés réticents à l’idée
de fournir des avions de combat
modernes à l’Ukraine, estimant
que ce serait courir le risque
d’une escalade avec la Russie.
Deux pilotes ukrainiens se sont
bien rendus, en mars, sur une
base aérienne de l’Arizona, mais
ils se sont uniquement exercés
sur des simulateurs de vol, a as-
suré le Pentagone, expliquant
qu’il s’agissait d’évaluer la qua-
lité de leur formation initiale.
« Une coalition pour les avions »
Ces formations préfigurent-elles
la fourniture à l’Ukraine d’avions
de combat occidentaux ? C’est en
tout cas le vœu et l’espoir de
M. Zelensky, dont les troupes pré-
parent actuellement une contre-
offensive destinée à reprendre les
territoires occupés par les Russes.
« Nous voulons créer une coali-
tion pour les avions, et je suis très
tale de délivrance de visas. « Il n’y a
aucune raison pour que nous ne
puissions pas former davantage de
chauffeurs ou de bouchers [au lieu
de les faire venir de l’étranger] »,
­a-t-elle insisté.
Nouvelle égérie des tories « ul-
tras », Suella Bravernam est con-
nue pour son manque total d’em-
pathie à l’égard des demandeurs
d’asile – elle défend un projet de
loi refusant le droit d’asile à ceux
qui arrivent au Royaume-Uni en
canot pneumatique. Les propos
que cette fille d’immigrés a tenus
lundi sonnaient comme un dis-
cours de campagne : les médias
britanniques lui prêtent l’ambi-
tion de détrôner M. Sunak, en cas
de défaite aux élections générales.
Le premier ministre n’a rien
d’un centriste : il soutient la politi-
que d’expulsion vers le Rwanda
des demandeurs d’asile. Mais c’est
un pragmatique, un ex-banquier
qui semble entendre les appels à
l’aide du secteur privé, pénalisé
par les incertitudes introduites
par le Brexit, et des Britanniques,
préoccupés par l’état de leur sys-
tème de santé, le NHS, et par le
coût de la vie. Pour l’instant, il s’en
tient aux cinq priorités qu’il s’est
fixées début 2023 : diviser par
deux l’inflation, réduire la dette
publique, les listes d’attente
auprès du NHS, relancer la crois-
sance, stopper les arrivées de ca-
nots pneumatiques de migrants.
M. Sunak espère que l’agitation
sur sa droite restera contenue. En
mars, seuls vingt-deux tories ont
osé voter à Westminster contre le
« cadre de Windsor », le nouvel ar-
rangement pour l’Irlande du Nord
qu’il a conclu avec l’UE. L’échec des
mandats Johnson et Truss ont
quand même sapé les arguments
des ultras, tout comme il a joué
sur l’opinion publique britanni-
que, qui s’est majoritairement re-
tournée contre le Brexit. p
Cécile Ducourtieux
optimiste à ce sujet (…), je pense
que cela va arriver très prochaine-
ment. Vous allez apprendre des dé-
cisions que je crois très importan-
tes », a déclaré le président ukrai-
nien devant la presse, lors de sa vi-
site au Royaume-Uni. Selon les
analystes, l’Ukraine aimerait rece-
voir des chasseurs F-16, un appa-
reil américain polyvalent et pré-
sent en grand nombre dans les ar-
mées de l’air occidentales. Pour
l’instant, Kiev ne dispose que
d’anciens appareils d’origine so-
viétique, principalement des
Mig-29 et des Soukhoï Su-27.
Ces annonces interviennent
alors que les alliés occidentaux
amplifient leur soutien militaire
à l’Ukraine. Ces derniers jours, le
Royaume-Uni a annoncé la four-
niture aux troupes de Kiev de
missiles à longue portée Storm
Shadow, une première depuis le
début du conflit, ainsi que de
« centaines de drones » d’attaque.
De son côté, la France s’est enga-
gée à équiper « plusieurs ba-
taillons » ukrainiens, dans les se-
maines à venir, « avec des dizai-
nes de véhicules blindés et de
chars légers, dont des AMX-10RC ».
« Maintenant se joue beaucoup.
Le succès de la contre-offensive
sera déterminant », a justifié Em-
manuel Macron. p
Cédric Pietralunga
Espagne : la candidature
d’anciens militants de
l’ETA fait polémique
Le président du gouvernement, Pedro
Sanchez, est accusé de pactiser avec les
indépendantistes basques du parti EH Bildu
Madrid - correspondante
L a campagne pour les élec-
tions régionales et muni­-
cipales espagnoles du
28 mai promettait de mettre l’ac-
cent sur la crise du logement, les
listes d’attente pour l’accès aux
soins, l’inflation galopante ou les
conséquences agricoles de la sé-
cheresse… C’était sans compter
sur la décision de la coalition in-
dépendantiste basque EH Bildu
d’intégrer dans ses listes électo-
rales 44 candidats condamnés,
dans le passé, pour leur apparte-
nance au groupe séparatiste
armé basque ETA. Pis, parmi eux,
le Collectif des victimes du terro-
risme (Covite) en a dénombré
sept qui l’ont été pour leur parti-
cipation directe à des attentats
mortels ou à des assassinats.
« Voir comment la gauche abert-
zale [“patriote”, dans la mouvance
politique proche de l’ETA] récom-
pense des assassins est une nou-
velle provocation pour les victi-
mes, a souligné la présidente du
Covite et sœur d’un élu conserva-
teur victime de l’ETA, Consuelo
Ordoñez, le 9 mai, lorsqu’elle a
rendu publique l’analyse des lis-
tes électorales basques. Qu’ils
puissent occuper des fonctions pu-
bliques, comme s’ils n’avaient pas
représenté une très grave menace
pour la démocratie dans le passé,
est très préoccupant et décevant. »
Une autre association de victi-
mes, Dignité et justice, a aussitôt
porté plainte devant le parquet de
l’Audience nationale, le tribunal
chargé des affaires de terrorisme,
afin qu’il vérifie que les candidats
n’ont plus de comptes à rendre
avec la justice. Elle a souligné que
leur présence sur les listes « dans
les municipalités mêmes où ils ont
commis leurs assassinats et où vi-
vent leurs victimes » provoque
« humiliation et mépris ».
Certains candidats ont même
ajouté à leur nom le surnom qu’ils
portaient lorsqu’ils militaient au
sein de l’ETA, comme Agustin
Muiños Dias, dit « Tinin », sixième
sur les listes du village de Legu-
tiano, qui fut condamné à vingt-
neuf ans de prison pour l’assassi-
nat, en 1983, d’un gérant de boîte
de nuit, José Antonio Julian
Bayano. Ou José Antonio Torre Al-
tonaga dit « Medius », ex-électri-
cien qui avait aidé un commando
de l’ETA à installer une bombe
dans une centrale nucléaire en
construction en 1978. L’explosion
avait tué deux employés.
Depuis une semaine, la contro-
verse ne désenfle pas et met le
Parti socialiste (PSOE) dans l’em-
barras. Le chef du gouvernement
de gauche, le socialiste Pedro San-
chez, s’est en effet appuyé tout au
long de la législature sur les cinq
députés de EH Bildu comme force
d’appoint de sa majorité relative,
pour faire adopter les lois de fi-
États -U n is
Un tireur tue
trois personnes au
Nouveau-Mexique
Un jeune homme de 18 ans,
armé, a tué au moins trois
personnes et fait neuf
­blessés, dont deux policiers,
lundi 15 mai, à Farmington,
une ville de 50 000 habi-
tants au Nouveau-Mexique,
a ­annoncé la police de la
ville. « Le suspect est décédé »
après une confrontation
avec quatre agents de police,
dans un quartier résidentiel
de la ville, ont précisé
les services de sécurité. Les
motivations du tireur sont
encore inconnues. – (AFP.)
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
nances et ses principales réfor-
mes. Le Parti populaire (PP,
droite) a saisi la perche qui lui
était tendue pour lui reprocher
des « pactes honteux » et « indé-
cents » avec EH Bildu, présidé par
l’ancien etarra Arnaldo Otegi.
Le parti d’extrême droite Vox a,
quant à lui, demandé qu’EH Bildu
soit déclaré illégal, comme l’avait
été l’ancienne vitrine politique de
l’ETA, Batasuna. Après avoir gardé
le silence durant trois jours,
Pedro Sanchez n’a eu d’autre
choix que de répondre aux ques-
tions des journalistes, vendredi
12 mai. « C’est légal, mais ce n’est
pas décent et cela mérite le plus
grand des reproches », a-t-il dé-
claré à Washington, où il était
reçu par le président Joe Biden.
Listes « répugnantes »
Alors que se joueront, le 28 mai,
des élections cruciales dans
douze des dix-sept régions auto-
nomes, perçues comme une sorte
de premier tour avant les législati-
ves de décembre, le malaise s’est
installé au sein du PSOE. Le prési-
dent socialiste du gouvernement
régional d’Aragon, Javier Lamban,
a estimé que le gouvernement
doit « rompre toute relation avec
un parti qui fait figurer des assas-
sins dans ses listes ». D’autres can-
didats socialistes à la réélection
ont tenté de marquer leur dis-
tance avec la politique de rappro-
chement de Pedro Sanchez, afin
d’éviter d’être punis dans les ur-
nes. En Castille-La Manche, Emi-
liano Garcia Page a souligné que
lui ne voudrait rien avoir à faire
« avec les assassins de l’ETA ». En
Estrémadure, dans les Asturies et
la Rioja, les barons socialistes ont
qualifié les listes de « répugnan-
tes ». Sous la pression, mardi
16 mai, les sept des quarante-qua-
tre candidats les plus controver-
sés ont annoncé qu’ils renon-
çaient à siéger.
En quarante ans, l’ETA a tué plus
de 830 personnes et fait des mil-
liers d’amputés et de blessés gra-
ves. Ce passé reste un trauma-
tisme dans la mémoire collective
espagnole. Le rapprochement du
gouvernement de gauche avec EH
Bildu, d’abord discret, puis don-
nant lieu à des négociations
ouvertes, a soulevé de nombreux
débats ces trois dernières années.
Le fait que EH Bildu ait rejeté la
violence et reconnu en 2021 que
la souffrance des victimes
« n’aurait jamais dû avoir lieu »,
avait cependant simplifié la tâche
du gouvernement. Tout comme
la décision d’EH Bildu de troquer
la politique de la « chaise vide »
habituelle du temps de Batasuna
– dont il est l’héritier – pour parti-
ciper à la vie des institutions es-
pagnoles. Mais la composition
des listes électorales a réveillé les
vieux démons de l’Espagne. p
Sandrine Morel
C ambo dge
Un parti d’opposition
exclu des législatives
La commission électorale
cambodgienne a refusé,
lundi 15 mai, d’enregistrer la
principale formation de l’op-
position, le Candlelight Party,
pour les élections législatives
du 23 juillet. Selon la com-
mission, ce parti aurait omis
de présenter certains docu-
ments et ne pourra donc pas
participer au scrutin. Selon
les responsables du parti,
les documents manquants
ont simplement été perdus.
Ils vont faire appel de cette
décision auprès du Conseil
constitutionnel. – (AFP.)
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6 | International
Le Japon redoute les attaques de « loups solitaires »
Avant le G7 organisé à Hiroshima, la police prend des mesures importantes pour assurer la sécurité
Tokyo - correspondant
U
ne certaine fébrilité rè-
gne à Hiroshima et à
Tokyo. Un nombre ac-
cru de policiers pa-
trouille dans les aéroports et les
gares, dont des unités de la brigade
antiterroriste. Le G7, qui doit
s’ouvrir vendredi 19 mai, aura lieu
dans une atmosphère particulière.
En l’espace de quelques mois,
deux responsables politiques de
premier plan ont été victimes
d’agression par des « loups solitai-
res » : en juillet 2022, l’ancien pre-
mier ministre Shinzo Abe fut as-
sassiné en pleine rue et, en avril, le
chef du gouvernement en exer-
cice, Fumio Kishida, échappa de
justesse à une agression.
La police surveille les personnes
jugées suspectes d’extrémisme,
mais elle est confrontée à une
réalité : les auteurs de ces deux at-
taques sont des hommes ordinai-
res, sans appartenance à un quel-
conque groupe radical et dont les
motifs ne sont pas idéologiques.
Elle redoute que ces agressions,
qui ont parfois suscité des ex-
pressions de solidarité sur Inter-
net, incitent d’autres « mécon-
tents » solitaires à passer à l’acte.
Les attaques dont ont été victi-
mes Shinzo Abe et Fumio Kishida
sont en effet le symptôme d’une
pathologie sociale qui pourrait
devenir inquiétante dans un pays
à la réputation – justifiée – d’être
l’un des plus sûrs du monde.
Avant-guerre, le Japon a certes
connu des attentats politiques,
mais, depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, ceux-ci se sont
faits rares : en 1960, le président
du Parti socialiste, Inejiro Asa-
numa, a été poignardé devant les
caméras de télévision par un ex-
trémiste de droite. Trente ans plus
tard, le maire de Nagasaki, Hitoshi
Motoshima, a échappé de jus-
tesse à un attentat, commis égale-
ment par un extrémiste de droite.
Comme d’autres pays, le Japon
connaît des meurtres indiscrimi-
nés commis par des individus
saisis d’une rage de tuer :
en 2008, dans Akihabara, quar-
BANDE DESSINÉE
avec Lisa Mandel
Explorez les techniques narratives de la bande dessinée « du réel ».
Avec la créatrice de Se rétablir (sélection officielle Angoulême 2023), Les Nouvelles
de la jungle (de Calais) (Casterman, 2017), et Esthétique et filatures (Prix Artémisia
de la BD féminine 2009).
— Du 22 au 26 mai - 15 heures de formation sur une semaine
Invisibles
et inaudibles, de
nombreux jeunes
se suicident.
Quelques-uns
se « vengent »
aveuglément
tier de Tokyo célèbre pour ses
magasins d’électronique et ses li-
brairies de mangas, un homme
de 25 ans a tué sept personnes et
en a blessé dix autres à coups de
couteau pour se venger des
« gens heureux » ; en 2016, un an-
cien employé de 26 ans d’un cen-
tre pour handicapés mentaux
à Sagamihara (préfecture de Ka-
nagawa) tuait dix-neuf person-
nes et en blessait vingt-cinq
autres. « La société se porte mieux
sans les handicapés mentaux »,
avait-il déclaré à son procès.
Les auteurs des agressions con-
tre M. Abe et M. Kishida étaient
tous deux animés par le ressenti-
ment. Tetsuya Yamagami, 42 ans,
voulait se venger de M. Abe, qu’il
jugeait proche de la secte Moon,
qui avait ruiné sa famille et sa vie.
L’agresseur de M. Kishida, Ryuji Ki-
mura, 24 ans, était insatisfait du
système électoral, de l’âge d’éligi-
bilité et des successions « dynasti-
ques » dans des circonscriptions
devenues des fiefs familiaux.
En 2022, il avait porté plainte
­contre le gouvernement, deman-
dant l’abaissement de l’âge de l’éli-
gibilité et il avait été débouté.
Dans les deux cas, les auteurs se
sont servis d’armes bricolées – le
premier, d’un pistolet, et le se-
cond, d’un cylindre chargé d’ex-
plosif de fabrication artisanale.
En raison d’une stricte législation
sur les armes à feu, les attaques
avec celles-ci sont au Japon parmi
les moins nombreuses au monde.
Comme la tuerie en 1968 par un
mineur, analysée par le sociolo-
gue Munesuke Mita (1937-2022)
dans L’Enfer du regard, une socio-
logie du vivre jusqu’à consuma-
©Lisa Mandel
ateliers.lemonde.fr
Des policiers se préparent pour le G7, à Niigata (Japon), le 11 mai. YUKI KUROSE/« The Yomiuri Shimbun » via AFP
tion (CNRS, 160 pages, 22 euros),
ces deux attentats sont les symp-
tômes du mal-être social caracté-
risé par « la lassitude et la désillu-
sion de catégories sociales qui se
sentent dépourvues de prise sur le
réel en dépit de leurs efforts », es-
time aujourd’hui le sociologue
Masahiro Yamada.
Jusqu’à la fin des années 1980,
les Japonais avaient vu leur ni-
veau de vie progresser – certes, à
des rythmes différents selon les
classes sociales. Mais c’est désor-
mais loin d’être le cas. A la suite
de l’éclatement de la bulle finan-
cière en 1991 et des autres crises
financières mondiales, les réfor-
mes néolibérales ont accentué la
précarité et les inégalités.
Le credo néolibéral sur l’effica-
cité et la responsabilité indivi-
duelle ont, en outre, fait perdre
à beaucoup tout espoir de se dé-
gager de l’ornière. « Et, quand on
n’a plus de choix, on est pris de
rage », écrivait déjà le sociologue
Mita dans son analyse des mobi-
Un Américain de 78 ans condamné en Chine
Accusé d’« espionnage », un résident de Hongkong est emprisonné à perpétuité
Pékin - correspondant
L a Chine a annoncé, lundi
15 mai, avoir condamné à la
prison à vie un Américain
de 78 ans, résident permanent à
Hongkong, accusé d’« espion-
nage ». Si l’on connaît son nom,
John Shing-wan Leung, on ignore
les faits qui lui sont reprochés. Son
arrestation remonte à avril 2021,
mais elle n’avait pas été rendue pu-
blique et le jugement n’a été pro-
noncé que lundi par le tribunal de
Suzhou, dans le sud-est du pays.
Ce septuagénaire a été con-
damné à payer une amende de
500 000 yuans (environ
66 000 euros) ce qui, selon le quo-
tidien Global Times, correspond
au montant de son patrimoine. Le
South China Morning Post a re-
trouvé un article du Quotidien du
peuple de 2004 évoquant un
Américain portant le même nom
et né à Hongkong à la même date
que celle indiquée sur le juge-
ment. Cet Américain aurait créé
en 1985 une association pour faci-
liter les échanges économiques et
culturels entre Oklahoma City et
Canton. Ce même homme prési-
les de l’auteur de meurtres en sé-
rie de 1968. Ce dernier faisait par-
tie de cette masse de jeunes mi-
grants intérieurs originaires des
campagnes et devenus sou-
tiers de la croissance. Il n’avait
d’autre mobile que la colère sus-
citée par le sort d’être devenu un
individu « transparent », comme
il se définissait lui-même.
« Génération perdue »
Dans les années 1960-1970, les
mouvements ouvrier et étudiant
ont cherché à changer la société
par des manifestations de masse.
Mais, par la suite, l’érosion des
polarités idéologiques s’est tra-
duite par une démobilisation de
la jeunesse. Le premier roman de
Haruki Murakami, Ecoute le
chant du vent (Belfond, 1979), met
en exergue ce phénomène, pré-
sentant des personnages qui, tels
des feux follets, se sentent em-
portés par un mouvement sur le-
quel ils n’ont pas prise. C’est en-
core le cas de beaucoup de jeunes.
dait depuis 2013 une association
d’amitié sino-américaine qui,
en 2020, avait soutenu la loi sur la
sécurité nationale imposée à
Hongkong par Pékin.
Ni l’ambassade américaine à Pé-
kin, ni le consulat à Hongkong
n’ont publié de communiqué. Un
porte-parole a simplement indi-
qué que les Etats-Unis attachaient
la plus grande importance à la sé-
curité des Américains à l’étranger,
mais qu’il ne pouvait pas en dire
davantage « pour des considéra-
tions privées ».
« Diplomatie des otages »
Le Global Times, qui fait souvent
office de porte-parole officieux
des autorités chinoises, explique
qu’« il y a de nombreux cas similai-
res, et qu’il n’y a aucune raison
d’interpréter ce cas comme une
campagne visant un quelconque
pays ». Mais, pour accréditer sa
thèse, ce journal prend comme
exemple Michael Spavor, un Ca-
nadien condamné à onze ans de
prison pour espionnage. Or cet
homme est l’un des deux Cana-
diens arrêtés en décem-
bre 2018 au lendemain de l’arres-
D’autres sont, en revanche, les
forces vives d’une société civile
peu visible, sinon lors de sur-
sauts de protestation : ce fut le
cas en 2015 du mouvement non
violent Students Emergency Ac-
tion for Liberal Democracy (« ac-
tion d’urgence des étudiants
pour une démocratie libérale »),
qui protestait contre les lois li-
berticides sur les secrets d’Etat
instituées par Shinzo Abe. En
rupture avec l’apolitisme des an-
nées 1980-1990, ce mouvement
ouvrait un espace de questionne-
ment critique pour une jeunesse
qui accusait les responsables po-
litiques de ne pas les entendre.
A leur manière, les agresseurs
de Shinzo Abe et de Fumio
Kishida étaient mus par un
même ressentiment. L’un comme
l’autre sont révélateurs du ma-
laise d’une partie des générations
nées au tournant du siècle.
Tetsuya Yamagumi, assassin de
Shinzo Abe, fait partie de la « gé-
nération perdue », qui a atteint
tation par le Canada de Meng
Wanzhou, la fille du dirigeant de
Huawei, puis libérés au lende-
main de la libération de celle-ci.
Michael Spavor incarne donc au
contraire la « diplomatie des ota-
ges » mise en place par Pékin.
Si les condamnations d’étran-
gers à de lourdes peines de prison
sont rares en Chine, depuis avril,
une nouvelle loi sur le contre-es-
pionnage étend significative-
ment le champ des « secrets »
dont la divulgation menacerait la
« sécurité nationale ». Début mars,
c’est un Japonais travaillant pour
la filiale chinoise du laboratoire
Astellas qui a été arrêté pour es-
pionnage, sans que les diploma-
tes japonais en poste à Pékin
n’aient accès à la moindre infor-
mation le concernant.
Toujours au nom de la « sécurité
nationale », la police a effectué ces
dernières semaines plusieurs per-
quisitions dans des sociétés
étrangères spécialisées dans
l’audit et le conseil aux entrepri-
ses. Cheng Lei, une journaliste
australienne travaillant pour la
chaîne d’Etat CGTN, est détenue
depuis plus de mille jours, parce
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
l’âge adulte au cours de la réces-
sion économique de la décennie
1990. Ryuji Kimura, agresseur de
M. Kishida, appartient, lui, à la gé-
nération suivante : « Nous vivons
à une époque où il est difficile
d’avoir de l’espoir », relève le socio-
logue Takayoshi Doi dans l’un des
messages postés par Ryuji Ki-
mura sur les réseaux sociaux.
Ces deux agresseurs ne sont pas
les seuls, jeunes ou moins jeunes,
pris dans la nasse d’un mal-être
diffus. Invisibles et inaudibles, cer-
tains se suicident – selon un récent
sondage, la moitié des jeunes de 18
à 29 ans a pensé au suicide.
D’autres se cloîtrent chez eux.
Quelques-uns se « vengent » aveu-
glément, entraînant dans la mort
des passants. Leur méfait commis,
ils se laissent arrêter sans résis-
tance. Las d’être « transparents »,
ils ont tragiquement attiré l’atten-
tion sur eux. Les autorités redou-
tent que d’autres solitaires « dé-
connectés » sortent de l’ombre. p
Philippe Pons
qu’elle est « soupçonnée d’avoir
fourni illégalement des secrets
d’Etat à l’étranger ». Son arresta-
tion n’a fait que renforcer la crise
diplomatique entre l’Australie et
la Chine survenue au lendemain
de la demande par Canberra
d’une enquête internationale sur
l’origine du Covid-19.
Depuis l’affaire du « ballon es-
pion » chinois abattu par les Etats-
Unis début février, les relations en-
tre les deux pays sont au plus bas.
La Chine a refusé plusieurs ren-
contres proposées par Washing-
ton. Néanmoins Jack Sullivan, con-
seiller à la sécurité nationale, et
Wang Yi, le responsable des affai-
res internationales à la direction
du Parti communiste, se sont ren-
contrés à Vienne les 10 et 11 mai.
Les Etats-Unis ont de leur côté ar-
rêté ces derniers mois plusieurs
Chinois ou Américains soupçon-
nés d’espionner pour le compte de
Pékin. Au nom, là aussi, de la « sé-
curité nationale », la Virginie, le
Texas et la Floride envisagent d’in-
terdire notamment aux Chinois
l’acquisition de biens fonciers. Des
initiatives que dénonce Pékin. p
Frédéric Lemaître

0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Elevage : la réalité
des fermes-usines
Une cartographie réalisée par l’ONG Greenpeace
montre que 60 % des animaux en France sont
concentrés dans 3 % des exploitations d’élevage
L
e chiffre est vertigineux :
60 % des animaux d’éle-
vage en France sont con-
centrés dans… 3 % des fer-
mes d’élevage. Si l’élevage exten-
sif, en plein air, à petite échelle, est
celui mis en avant dans les dis-
cours politiques ou à travers la pu-
blicité, les chiffres montrent bel et
bien que la concentration au sein
de grosses exploitations est une
réalité. Avec une répartition très
inégale sur le territoire : 70 % de
ces exploitations sont situées
dans le Grand Ouest, dans les ré-
gions Bretagne et Pays de la Loire.
Dans un rapport publié mardi
16 mai, l’association Greenpeace
analyse la présence et la réparti-
tion des exploitations comptant
le plus grand nombre d’animaux
sur le territoire français et dé-
nonce « l’industrialisation de la
production animale ». Le travail de
l’organisation s’appuie sur une
base de données datée de janvier
transmise par le ministère de la
transition écologique, recensant
les quelque 3 000 « installations
classées pour protection de l’envi-
ronnement » (ICPE) soumises à
autorisation, c’est-à-dire soumi-
ses à enquête publique.
L’ONU appelle à « fermer le
robinet » de la pollution plastique LE MEILLEUR DU MONDE
Une feuille de route propose de la réduire de 80 %, à l’horizon 2040
F ace à la menace qu’elle re-
présente pour les écosystè-
mes, la santé humaine ou le
climat, les Nations unies appellent
les gouvernements et les indus-
triels à « fermer le robinet » de la
pollution plastique. Dans un rap-
port publié mardi 16 mai, le Pro-
gramme des Nations unies pour
l’environnement (PNUE) propose
une feuille de route pour la réduire
de 80 % d’ici à 2040. Elle intervient
en amont d’une importante réu-
nion de négociation organisée à
Paris du 29 mai au 2 juin autour du
futur traité international sur la
pollution plastique et qui doit dé-
boucher sur un texte juridique-
ment contraignant en 2024.
Selon les estimations de l’Orga-
nisation de coopération et de dé-
veloppement économiques, envi-
ron 460 millions de tonnes de
plastique sont produites chaque
année à l’échelle de la planète,
dont 353 millions de tonnes finis-
sent en déchets. Une quantité qui
pourrait tripler d’ici à 2030 si rien
n’est fait. C’est pourquoi le PNUE
propose un « changement de sys-
tème ». Pour l’ONU, il passe par la
promotion de l’« économie circu-
laire », une voie contestée par les
organisations environnementa-
les et les scientifiques, qui plaident
d’abord pour une réduction dras-
tique du recours aux plastiques.
Outre une réduction des usages
problématiques (en interdisant les
additifs chimiques les plus dange-
reux pour la santé et l’environne-
ment) et inutiles (objets à usage
unique) du plastique, le rapport
préconise trois axes de change-
ment : réutiliser, recycler, réorien-
ter et diversifier. Premier bascule-
ment : passer du jetable au réutili-
sable avec la mise en place de sys-
tèmes de consigne, de reprise des
emballages ou de distributeurs de
Ces ICPE répondent à des seuils
précis selon les espèces : il s’agit,
par exemple, d’exploitations de
plus de 40 000 poules pondeuses
ou de volailles de chair, de plus de
2 000 porcs ou encore de plus de
400 vaches laitières. Pour
Greenpeace, il s’agit de « fermes-
usines ». « A partir d’une certaine
dimension, on n’est plus sur une lo-
gique de ferme, mais sur une logi-
que industrielle, avec une gestion
de risque ad hoc », justifie Suzanne
Dalle, chargée de campagne agri-
culture au sein de l’association.
Malgré les obligations de con-
trôle et de suivi sur ces ICPE, la base
de données ministérielle compor-
tait des erreurs (numéros Siret er-
ronés, mauvaises adresses, nom-
bre d’emplacements incohérents)
que Greenpeace a dû corriger pour
pouvoir exploiter les données. Des
approximations qui illustrent la
difficulté à suivre l’évolution dans
le temps de ces exploitations.
En 2019, l’association avait réa-
lisé un recensement similaire des
fermes-usines, mais sans connaî-
tre les volumes d’animaux con-
cernés, ce qui ne permet pas de
­conclure sur une possible ten-
dance. Par ailleurs, l’association a
produits en vrac. Le PNUE juge que
son développement à large échelle
permettrait de réduire de l’ordre
de 30 % la pollution plastique.
Le PNUE prend en exemple la loi
française antigaspillage, qui vient
notamment d’interdire la vais-
selle jetable dans la restauration
rapide. Il ne mentionne pas, en re-
vanche, les difficultés rencon-
trées par l’exécutif avec sa propo-
sition d’introduire une consigne
sur les bouteilles plastiques pour
tenir l’objectif européen de collec-
ter 90 % des bouteilles à l’horizon
2029. Le gouvernement se heurte
à une fronde des élus locaux, qui
craignent de perdre une rentrée
fiscale (sur la gestion des ordures
ménagères) et dénoncent une
« arnaque » (les bouteilles ne se-
ront pas réemployées, mais dé-
truites pour être recyclées).
En rendant le secteur du recy-
clage plus stable et plus rentable, il
est possible de réduire la pollution
plastique de 20 % supplémentai-
res, toujours d’ici à 2040, estime le
PNUE. Réorienter les subventions
aux énergies fossiles vers la
­conception de plastiques recycla-
bles tout en éliminant les additifs
qui y sont rajoutés permettrait de
faire croître la production de plas-
tiques recyclables de 21 % à 50 %.
Aujourd’hui, moins de 10 % de ces
déchets sont recyclés à l’échelle
mondiale. Pourtant « la technolo-
gie est là », martèle le PNUE. Et des
Trois axes
sont préconisés :
réutiliser,
recycler,
réorienter
et diversifier
en partie revu sa méthode :
en 2019, la carte présentée per-
mettait de zoomer jusqu’à la loca-
lisation des exploitations, ce qui
avait été mal perçu par la profes-
sion agricole, et nourri par la suite
les accusations d’« agribashing ».
Pour cette étude, elle s’est concen-
trée sur les données par région :
« Notre précédente carte donnait
trop à voir où se situaient les fer-
mes, précise Sandy Olivar, de
Greenpeace, qui a également par-
ticipé à l’étude. Or, notre but n’est
pas de jeter des noms en pâture,
mais de dénoncer un système. »
Périmètre restreint
L’organisation précise d’emblée
que « l’élevage est primordial pour
l’équilibre de l’agriculture et de la
société en général » et dit défendre
« un modèle d’élevage local, indé-
pendant et écologique ». Mais les
élevages comptant le plus grand
nombre d’animaux posent de
nombreux problèmes : pollution
à l’ammoniac, aux nitrates, émis-
sions de méthane pour les bo-
vins… « Toutes les fermes d’élevage
en France ne sont pas équivalentes,
note Suzanne Dalle. Certaines sont
dans une logique écologique et
pays ont montré la voie : le taux de
recyclage a bondi de 9 % en 2002 à
56 % en 2018 au Mexique.
Enfin, le remplacement d’arti-
cles à usage unique tels ceux déli-
vrés dans la restauration à em-
porter par des produits alternatifs
comme le papier ou les maté-
riaux compostables ajouterait
une diminution supplémentaire
de 17 % de la pollution plastique.
Gisement d’emploi
Le passage à une économie circu-
laire permettrait aussi de réduire
les externalités négatives liées au
plastique (dégradation des éco-
systèmes marins, pollution de
l’air, émission de gaz à effet de
serre) de 3,25 milliards de dollars
et en économisant 1,27 milliard
grâce aux revenus du recyclage.
Ce basculement serait enfin un gi-
sement d’emploi, estimé à
700 000 d’ici à 2040, principale-
ment dans les pays à faible re-
venu. Environ 9 millions de per-
sonnes travaillent dans le secteur
du plastique, de la production à
l’élimination des déchets.
« Si nous suivons cette feuille de
route, (…) nous pouvons obtenir des
gains économiques, sociaux et en-
vironnementaux majeurs », pro-
met Inger Andersen, la directrice
générale du PNUE. Mais l’ONU le
reconnaît, la mise en place de ces
mesures n’empêchera pas l’huma-
nité de continuer à générer cha-
que année quelque 100 millions
de tonnes de plastique à usage
unique ou à courte durée de vie,
l’équivalent de 5 millions de conte-
neurs maritimes mis bout à bout.
Le Fonds mondial pour la nature
demande que le futur traité inter-
national intègre une « interdiction
immédiate » de la plupart des plas-
tiques à usage unique. p
Stéphane Mandard
économe et apportent de réels bé-
néfices. Et d’autres n’ont aucun in-
térêt environnemental, avec juste
les inconvénients de l’élevage. »
Les filières avicole et porcine
sont les plus concernées par le
phénomène des méga-exploita-
tions, qui concernent aux trois
quarts les volailles de chair et pou-
les pondeuses – allant jusqu’à un
million de poules pondeuses pour
une installation dans l’Oise –, et à
23 % les porcs et truies. La filière
bovine (2 % des ICPE soumises à
autorisation) reste relativement
épargnée, mais pour combien de
temps ? « On est à la croisée des che-
mins sur cette filière : le nombre de
paysans est en déclin, on observe
une baisse du nombre de bovins,
mais il n’y a aucune planification et
les éleveurs subissent ces évolu-
tions », observe Sandy Olivar. Sans
garde-fou pour cette filière, alerte
Greenpeace, le risque est que la dé-
prise agricole se fasse au profit
d’un faible nombre de fermes.
Autre problème : ces plus grosses
exploitations se concentrent sur
un périmètre restreint. Près de la
moitié des ICPE soumises à autori-
sation se trouvent dans trois dé-
partements : les Côtes-d’Armor
(16 %), le Finistère (15 %) et le Mor-
bihan (14 %). Or, « plus les fermes-
usines sont nombreuses à l’échelle
d’un territoire, plus la pression envi-
ronnementale y est importante »,
écrit Greenpeace, avec des consé-
quences lourdes comme le phéno-
mène des algues vertes liées à la
pollution aux nitrates.
Au sein des filières, on explique
ces disparités régionales par une
implantation « historique ». « La
concentration de la production de
volailles dans le Grand Ouest, c’est
dû à l’histoire de ces régions, ex-
plique Yann Nédélec, directrice
de l’Interprofession des volailles
de chair : des zones très rurales,
avec des éleveurs qui cherchaient
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IM067100025. Photo non contractuelle. © Alexandre Sattler - CreaStudio 2305036.
Planète
|7
Les méga-
exploitations
concernent
prochaine loi d’orientation agri-
cole, qui doit être présentée à
l’automne par le gouvernement,
un moratoire sur la construction
ou l’extension de ces ICPE comp-
aux trois quarts tant les plus grands cheptels, ainsi
que des moratoires régionaux
les volailles dans les zones critiques.
de chair et poules Pour Greenpeace, la réduction
de la production animale doit
pondeuses aussi s’accompagner d’une politi-
que volontariste visant à réduire
la consommation de viande. Sans
des compléments de revenus. »
« C’est aussi dans le Grand Ouest
quoi cette dernière se reporterait
sur des produits animaux impor-
qu’on a la technicité : la technicité
de l’élevage, mais aussi celle du bâ-
tés. Une tendance déjà en cours, et
que ne manquent pas de rappeler
timent, de la maintenance, et le sa- les représentants de filières. « Près
voir-faire de l’abattage et de la dé- d’un poulet sur deux consommé en
coupe », avance François Valy, pré- France est importé, constate ainsi
sident de la Fédération nationale Yann Nédélec. Notre enjeu est de
porcine et éleveur de porcs dans gagner des parts de marché sur les
le Morbihan. viandes importées. »
M. Nédélec assure par ailleurs
que, du fait de contrôles plus Un front européen
poussés sur les ICPE soumises à Pour les interprofessions, intro-
autorisation, les impacts environ- duire des objectifs de réduction
nementaux sont limités. Mais, de la consommation reste un
dans un rapport de mai 2022 sur ­sujet tabou. François Valy, qui se
les contrôles effectués dans ces dit « attentif » à la densité des
installations classées, la Cour des ­élevages dans l’Ouest, estime que,
comptes constatait des failles « si on veut garder un minimum
dans leur surveillance, avec des d’autonomie en protéines porci-
moyens de contrôle qui « ne sont nes françaises, on gardera une
pas à la mesure du nombre des concentration des élevages dans
­installations et des enjeux environ- le Grand Ouest ».
nementaux » et des sanctions « ra- Mais les filières animales inten-
res et peu dissuasives ». sives font face à un autre front, au
Au-delà des chiffres, l’enjeu de niveau européen, où est discutée
cette nouvelle cartographie de la révision de la directive sur les
Greenpeace est de « lancer un dé- émissions industrielles, qui
bat sur l’avenir de l’élevage en ­pourrait imposer de nouvelles
France, dans un contexte char- ­contraintes. « Le secteur de l’éle-
nière, parce que l’agriculture est vage est celui pour lequel les négo-
confrontée à un défi démographi- ciations sur la révision de cette di-
que comme jamais [lié au renou- rective sont les plus tendues », ra-
vellement des générations], fait conte Suzanne Dalle. Le vote de la
valoir Suzanne Dalle. On a l’oppor- commission environnement du
tunité de changer l’élevage de de- Parlement européen interviendra
main, sans sacrifier les éleveurs le 24 mai, avant un examen en ses-
d’aujourd’hui. » Greenpeace de- sion plénière le 13 juillet. p
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 0123
8 | Planète ­
­Mercredi 17­ mai 2023

Pesticides et engrais déciment les oiseaux d’Europe

Selon une étude, 60 % des populations aviaires des zones agricoles ont disparu en près de quarante ans

L Le déclin des populations d’oiseaux des champs en Europe

es éoliennes, l’urbanisa-
tion, la perte d’habitat,
Evolution de l’abondance des populations Les résultats
Variation annuelle moyenne de l’abondance des populations d’oiseaux des zones agricoles
l’éclairage nocturne, le soulignent le lien
changement climatique, d’oiseaux des zones agricoles entre 1996 et 2016, en % En Europe*, entre 1980 et 2016 (indice 100 = 1980)
la chasse ou même la prédation
entre la forte
100
par les chats. La multitude de cau- – 3,2 –3 –2 –1 0 +1 + 1,8 diminution
ses potentielles de l’écroulement 80
des populations d’oiseaux euro-
d’insectes et
60
péennes est, de longue date, l’un
40
d’invertébrés, et
des prétextes de l’inaction politi-
que. Publiés lundi 15 mai dans 20
celle des oiseaux
Proceedings of the National Aca- Finlande 0 insectivores
demy of Sciences, la revue éditée 1980 2016
par l’Académie des sciences amé-
ricaine, des travaux européens Norvège Suède L’intensification de l’agriculture en Europe auteurs de l’étude. Ces travaux di-
d’ampleur inédite dissipent large- Estonie Variation annuelle de l’indice d’intensification sent de manière claire et catégori-
ment le brouillard bien commode agricole entre 2007 et 2016, en % que que nous devons transformer
de la « multifactorialité ». Ils par- Lettonie profondément la façon dont nous
viennent à établir, pour la pre- Danemark + 0,4 + 0,2 0 – 0,2 – 0,4 produisons notre alimentation et
mière fois, une hiérarchie géné- Lituanie gérons la Terre. Nous ne pouvons
rale des causes du déclin des po-
Royaume- pas continuer comme ça. »
pulations aviaires sur le Vieux Irlande Uni Pays-Bas Pologne Lors de la COP15 sur la biodiver-
Continent et pointent les usages Allemagne sité au Canada, en décem-
de pesticides et d’engrais de syn- Belgique bre 2022, 195 Etats et l’Union
Luxembourg Rép. tchèque
thèse comme le facteur majeur, Slovaquie européenne (UE) se sont engagés
devant le réchauffement. France Suisse Autriche Hongrie à réduire de moitié les risques
« L’impact négatif considérable Slovénie Roumanie liés aux pesticides d’ici à 2030,
de l’intensification de l’agriculture un objectif également affirmé
sur les oiseaux a été signalé depuis Italie Bulgarie
dans la stratégie européenne
longtemps, en particulier pour les « De la ferme à la fourchette ». Au
oiseaux des terres agricoles et les Portugal cours de la dernière décennie, la
oiseaux insectivores, mais notre Espagne Grèce quantité de pesticides rapportée
étude fournit cette fois des preuves aux surfaces agricoles a aug-
solides d’un effet direct et prédo- menté au sein de l’UE.
minant des pratiques agricoles à Infographie : Le Monde Le changement climatique – re-
l’échelle du continent », écrivent * Pour les pays participant au programme Chypre Source : Stanislas Rigal, Vincent Devictor et al., levé par le biais de l’élévation des
les auteurs. En clair : l’intensifica- paneuropéen de surveillance des oiseaux communs. « Farmland practices are driving bird population decline across Europe », PNAS, 2023 températures – produit égale-
tion de l’agriculture, indexée par ment un effet mesurable. Par
l’intensité des usages des intrants exemple, comme le notent les
de synthèse (pesticides et en- en tenant compte des augmenta- suivi paneuropéen des oiseaux biodiversité », explique le biolo- vertébrés, et celle des oiseaux in- chercheurs, les populations
grais), est la cause majeure du tions d’effectifs d’espèces qui communs : plus de 20 000 sites giste Vincent Devictor, chercheur sectivores qui en dépendent. d’oiseaux préférant les tempéra-
­déclin de nombreuses espèces prolifèrent au contact des activi- dispersés dans 28 pays d’Europe au Centre national de la recherche « L’effet est systémique, affirme tures élevées ne déclinent « que »
aviaires présentes ou non dans les tés humaines. Au total, ce sont ont été surveillés suivant un scientifique à l’Institut des scien- Stanislas Rigal (doctorant à l’uni- de 18 % quand celles des oiseaux
zones agricoles. donc environ 800 millions ­protocole standardisé et la pré- ces de l’évolution de Montpellier versité de Montpellier, Ecole nor- mieux adaptés aux températu-
Les Pays-Bas, la République d’oiseaux en moins par rapport à sence de 170 espèces différentes (ISEM) et coauteur de ces travaux. male supérieure de Lyon), coau- res basses chutent plus de deux
tchèque, l’Irlande et la France il y a quarante ans. Pour les espè- y a été régulièrement évaluée. Les chercheurs sont ainsi parve- teur de l’étude. Par exemple, un fois plus vite. Elles ont perdu
sont les pays européens où l’in- ces inféodées aux plaines agrico- nus à finement analyser les effets oiseau strictement insectivore 40 % sur la période d’analyse.
tensification des pratiques agri- les, la chute, spectaculaire, atteint Différentes pressions des fluctuations des différentes comme le gobe-mouches gris « Je ne suis pas surpris par les
coles a le plus fortement pro- 60 %. Les effectifs d’oiseaux des Pour déterminer les causes pressions, dans l’espace et le [Muscicapa striata] a vu ses popu- conclusions globales de cette
gressé ces ­dernières années, se- milieux urbains déclinent en ­majeures de cette érosion ra- temps, sur la variabilité des popu- lations se réduire de 63 % sur la pé- étude, l’impact déjà mesurable du
lon l’indice construit par les cher- moyenne de 28 %, ceux des mi- pide, une cinquantaine de cher- lations d’oiseaux. Les évolutions riode d’étude. » D’autres espèces réchauffement étant selon moi la
cheurs. La chute d’abondance des lieux boisés de 18 %. cheurs européens, conduits par de telle ou telle espèce ont été strictement ou partiellement in- principale nouveauté, dit Vincent
oiseaux d’Europe est vertigi- Pour mener leur analyse, les Vincent Devictor, Stanislas Rigal analysées en fonction de leur sen- sectivores s’effondrent à une vi- Bretagnolle, directeur de la Zone
neuse. Elle atteint 25 % pour l’en- chercheurs ont utilisé les don- et Vasilis Dakos, ont rassemblé sibilité aux différentes pressions : tesse vertigineuse. C’est notam- Atelier Plaine et Val-de-Sèvre
semble des espèces suivies sur les nées disponibles les plus exhaus- ces données et les ont mises oiseaux insectivores ou non, pré- ment le cas pour des espèces ja- (CNRS, Inrae, université de La
trente-sept années d’étude, tout tives, issues du programme de en regard des indicateurs d’évo- férant les températures plutôt dis très communes comme ­Rochelle), spécialiste des impacts
lution des quatre grandes pres- élevées ou plutôt basses, nichant l’alouette des champs (Alauda ar- de l’agriculture sur la biodiver-
sions ­anthropiques sur les dans les milieux forestiers, ur- vensis) ou le bruant ortolan (Em- sité, qui n’a pas participé à ces
Glyphosate : des autorisations annulées ­écosystèmes : le changement
­climatique, l’urbanisation, le
bains, ou les plaines agricoles.
La méthode mise en œuvre, ex-
beriza hortulana) – qui a perdu
près de 93 % de ses effectifs de-
travaux. Il faut noter qu’habituel-
lement, l’estimation des parts re-
Le tribunal administratif de Montpellier a annulé, vendredi 12 mai, couvert forestier et les usages plique Vasilis Dakos, chercheur à puis les années 1980. latives des causes du déclin des
les autorisations de mise sur le marché de deux herbicides à base d’engrais et de pesticides. l’ISEM, « permet de révéler des oiseaux et de la biodiversité en
de glyphosate commercialisés par la firme Syngenta : le Touch­- « Nous ne nous sommes pas con- liens de causalité, presque comme Effet du changement climatique ­général repose sur des comparai-
down Système 4 et le Touchdown Forêt. Saisi par l’association Gé- tentés de mesurer des corrélations dans un cadre expérimental, où « Jusqu’à présent, beaucoup de sons d’études réalisées dans des
nérations futures, le tribunal a estimé que ces autorisations, déli- entre ces indicateurs et les varia- les chercheurs peuvent modifier personnes minimisaient l’impact cadres et avec des protocoles
vrées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, tions d’évolution des populations eux-mêmes les variables de des pesticides sur la perte de biodi- ­différents. C’est la première fois
de l’environnement et du travail (Anses) n’étaient pas conformes d’oiseaux : nous avons pu évaluer l’étude ». Les résultats soulignent versité, insiste Richard Gregory, que cette hiérarchisation des cau-
au principe de précaution. Il a considéré que les risques pour les des liens de causalité grâce à des de manière frappante le lien, déjà spécialiste du suivi et des indica- ses se fait dans le cadre d’une
abeilles, pollinisateurs et autres arthropodes non ciblés n’ont pas techniques d’analyse mathémati- exploré dans de nombreux tra- teurs de la biodiversité à la So- même analyse. » p
été pris en compte par l’Anses dans son évaluation, aucune don- que récentes et rarement utilisées vaux, entre la forte réduction des ciété royale britannique pour la Stéphane Foucart
née ne lui ayant été transmise par la firme pétitionnaire. dans le domaine de l’étude de la populations d’insectes et d’in- protection des oiseaux et l’un des et Perrine Mouterde

La Commission monte au créneau pour défendre le Pacte vert

Si une grande partie des législations du paquet climat ont été adoptées, des voix s’élèvent contre certains projets touchant à la biodiversité

Bruxelles - bureau européen
I l n’y aura pas de nouvelle pro-
position, car il n’y a plus assez
de temps, assure d’emblée
Virginijus Sinkevicius, le commis-
saire européen à l’environne-
ment, dans un entretien accordé
lundi 15 mai à quelques journalis-
tes européens à Bruxelles. Mais je
suis prêt à répondre à toutes les
­interrogations, car jusqu’à pré-
sent, je ne vois pas beaucoup de
critiques qui concernent directe-
ment le projet de règlement de res-
tauration de la nature. »
Cette prise de position publique
du commissaire n’est pas fortuite.
Elle intervient moins d’une se-
maine après la demande, par le
groupe conservateur (PPE) au
­Parlement européen, d’un mora-
toire sur les projets en matière de
biodiversité de la Commission,
notamment le règlement sur la
­conservation de la nature, qui
vise à restaurer, d’ici à 2030, un
cinquième des écosystèmes en-
dommagés sur le continent,
mais également celui sur l’usage
des pesticides.
Le tout au nom du soutien des
agriculteurs, qui sont, selon le
PPE, victimes de ces réglementa-
tions. « Ces deux textes provoque-
ront un trou important dans leurs
très maigres budgets, mettront en
danger la disponibilité de denrées
alimentaires européennes et aug-
menteront l’inflation », critiquait,
début mai dans un communiqué,
l’eurodéputé allemand conserva-
teur Herbert Dorfmann.
Après ces prises de position,
Emmanuel Macron avait surpris,
le 11 mai, lors d’un discours sur
l’« industrie verte », en appelant à
une « pause » sur la réglementa-
tion environnementale euro-
péenne. « Entre-temps, l’Elysée a
clarifié la prise de parole du prési-
dent, se rassure-t-on à Bruxelles.
Ces propos ne concernaient pas les
textes en cours de négociations. »
« M. Macron est un très fort sou-
tien du Pacte vert », a rappelé,
lundi, devant la presse, Ursula von
der Leyen, la présidente de la
Commission. De même, a-t-elle
ajouté, si l’Europe est extrême-
ment ambitieuse avec son Pacte
vert, le groupe du PPE, dont elle
est issue, s’est engagé à le soutenir.
« Modèle plus soutenable »
« Les élections européennes de
2024 se rapprochent, juge Eric
Maurice, de la Fondation Robert
Schuman. De nombreuses voix
commencent à se faire entendre
sur l’impact des mesures ambi-
tieuses de l’Europe en matière en-
vironnementale et les craintes, no-
tamment au niveau de la compéti-
tivité industrielle et de la question
agricole. » Les partis européens
sont également marqués par les
événements intervenus en mars
aux Pays-Bas. Le Mouvement ci-
toyen-paysan (BBB), un parti tout
juste formé autour des agricul-
Le groupe
conservateur
a demandé
un moratoire
sur le règlement
concernant
la conservation
de la nature
teurs, a gagné les élections séna-
toriales en faisant campagne no-
tamment contre la réglementa-
tion qui visait à réduire d’ici à
2030 les rejets d’azote.
« La clé de l’avenir du texte sur la
restauration de la nature sera le
positionnement des Pays-Bas, tant
au Conseil qu’au Parlement », juge
Pascal Canfin, le président de la
commission environnement (Re-
new). Pour l’instant, seuls deux
Etats membres ont ouvertement
évoqué leur opposition à la pro-
position de la Commission : la
­Pologne et l’Italie. Le premier es-
time que cette régulation va
alourdir la charge des agricul-
teurs et leur compliquer le travail,
tandis que le second s’inquiète de
sa sécurité alimentaire.
« Rien dans la proposition de la
Commission ne vise à limiter la
production agricole, assure M. Sin-
kevicius. L’ambition, comme
l’Union européenne s’y est enga-
gée à Montréal, à la COP 15 biodi-
versité en décembre 2022, est de
restaurer les écosystèmes, qui ne se
limitent pas aux seules parcelles
agricoles. Les Etats membres
auront deux années pour définir
les écosystèmes à restaurer, qu’il
s’agisse de zones humides, de tour-
bières, de zones maritimes, de fo-
rêts ou d’écosystèmes urbains. »
L’exécutif européen souhaite
« permettre une augmentation des
pollinisateurs, ajoute le commis-
saire à l’environnement, qui sont
nécessaires aujourd’hui à l’agri-
culture et sont en train de disparaî-
tre ». « Je sais que le PPE veut faire
croire qu’ils soutiennent les agri-
culteurs, mais ces deux textes vont
bel et bien les aider, estime l’euro-
député socialiste Eric Andrieux,
car le modèle agricole actuel n’est
plus soutenable. »
Alors que certains pays, notam-
ment dans le nord de l’Europe, ou
parlementaires, estiment que ces
mesures risquent de ralentir le
déploiement d’éoliennes ou de
centrales solaires, M. Sinkevicius
l’assure : « Nous avons prévu ce
cas de figure. La priorité va à ces
équipements pour mener la tran-
sition énergétique. » Le commis-
saire espère obtenir un compro-
mis courant juin lors du prochain
conseil environnement, ainsi
qu’une position au Parlement,
même s’il est encore trop tôt pour
évaluer si le texte peut y trouver
une majorité. p
Philippe Jacqué
 France
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023 |9

Macron se raccroche à ses fondamentaux

Sur TF1, le chef de l’Etat a défendu la « constance » de sa ligne économique, destinée, selon lui, à créer des emplois

L
undi 15 mai, Emmanuel
Macron dîne à Versailles,
où se tient le sommet
Choose France, avec le
deuxième homme le plus riche du
monde, Elon Musk, médiatique
patron de Tesla, de Space-X et pro-
priétaire de Twitter. A leurs côtés,
quelque 200 autres grands pa-
trons et investisseurs. « Nous
avons une stratégie, nous avons un
plan, nous le déroulons », haran-
gue le président français devant
les businessmen réunis dans
l’écrin de l’Orangerie. Puis il lance
quatre mots : « Skills, speed, ambi-
tion, intelligence » (« compétences,
vitesse, ambition, savoir-faire »),
avant d’ouvrir le repas dans une
ambiance « studieuse et déli-
cieuse », selon l’un des convives as-
sis devant une assiette de veau et
de légumes de printemps.
A l’heure du souper, les Français
voient, eux, au journal télévisé de
20 heures de TF1, un président ins-
tallé à l’Elysée. Cet entretien au ton
de conquête électorale, enregistré
un peu plus tôt dans la journée,
s’ouvre sur le soutien militaire de
la France à l’Ukraine et prétend li-
vrer deux bonnes nouvelles : l’an-
nonce d’une baisse d’impôts de
2 milliards d’euros concentrée sur
« les classes moyennes » d’ici à 2027,
et l’horizon d’une inflation absor-
bée « d’ici à l’automne ».
Après trois prises de parole dans
la presse économique – Chal­-
lenges, le Financial Times et L’Opi-
nion – en cinq jours, M. Macron
s’adresse sur TF1 à ces Français
« qui travaillent dur et veulent bien
élever leurs enfants ». A « ceux qui
n’y arrivent plus », « qui ont baissé
la taille du Caddie » et « se privent
de petits plaisirs », selon ses mots,
en citant les catégories ciblées :
« Commerçants, artisans, salariés
du privé, entrepreneurs »…
Dans les rayons des supermar-
chés, la hausse des prix a atteint
près de 15 % sur un an en avril, mal-
gré le « panier anti-inflation » en
place depuis deux mois. Emma-
nuel Macron dit vouloir « remettre
un peu tout le monde autour de la
table pour essayer de baisser cer-
tains prix », avec en ligne de mire
les industriels de l’agroalimen-
taire, suspectés de gonfler leurs
marges, que le ministre de l’éco-
nomie, Bruno Le Maire, doit ren-
contrer mercredi à Bercy.
« Pas de tête-à-queue »
En vingt minutes, le chef de l’Etat
défend la « constance » d’une poli-
tique économique qui ne varie pas
depuis six ans. « Même quand il y a
des contestations, les investisseurs
voient qu’on ne change pas. On ne
fait pas de tête-à-queue », plaide le
chef de l’Etat, qui revendique une
action d’un seul bloc, où la ré-
forme des retraites ne constitue-
rait pas une rupture. « C’est un
tout », insiste-t-il. « Comme elle est
impopulaire, tout le monde s’est dé-
biné », accuse celui qui se dit prêt à
se mouiller et jugeait, fin avril
dans Le Parisien, que son erreur
avait été « de ne pas être assez pré-
sent pour donner une constance ».
« On doit mieux
gagner sa vie
lorsqu’on
travaille »
Emmanuel Macron
Le président réélu se décrit,
lundi, en train de « [se] battre de-
puis six ans », rappelant les
600 usines rayées de la carte
après la crise financière de 2008 et
les 300 sites réinstallés depuis
2017. D’ici 2027, tous les stigmates
de cette crise des subprimes se-
ront effacés, espère-t-il. Ces « bons
emplois » sont pour les Français,
martèle encore celui qui est sou-
vent accusé d’être l’ami des pa-
trons et des multinationales.
Et face aux géants du CAC 40 qui
affichent des profits mirobolants,
Emmanuel Macron oppose sa vo-
lonté de mieux répartir la richesse,
à travers le futur projet de loi sur le
partage de la valeur, en jouant sur
la participation et l’intéressement.
« On doit mieux gagner sa vie lors-
qu’on travaille », résume-t-il.
Après avoir voulu se montrer à
« portée d’engueulade », selon
­l’Elysée, de Français ulcérés par sa
méthode jugée trop brutale,
­Emmanuel Macron a constaté que
se démultiplier sur tous les sujets
(école, santé, handicap), comme il
l’a fait au fil des déplacements, ne
lui permettait pas de sortir de la
crise. « Il défend donc l’entièreté de
sa politique, plutôt que de compar-
timenter le récit », résume l’Elysée.
Sans jamais formuler de mea
culpa, le chef de l’Etat dessine un
mandat orchestré autour de l’effi-
cacité d’une politique économi-
que visant à éviter le déclassement
du pays. « L’objectif est de parler
d’une France qui gagne, c’est le
­continuum de l’ADN macronien »,
décrypte son ancien conseiller
spécial Clément Leonarduzzi.
Les mots doux d’Elon Musk
Lundi, Elon Musk voulait voir ce
que les Français avaient « dans le
ventre », selon l’un des artisans de
Choose France : à l’Elysée, le mil-
liardaire arrivé en Tesla grise à por-
tières en ailes de papillon s’est dit
« très impressionné par le président
Macron et le gouvernement fran-
çais, à quel point ils sont ac-
cueillants pour l’industrie ».
Des mots doux aux oreilles
d’Emmanuel Macron, qui dépeint
une France toujours attractive
pour les investissements étran-
gers – ainsi, 13 milliards d’euros
ont été promis lors du sommet
Choose France, qui créeront « plus
de 8 000 emplois », dont « les
trois quarts hors de Paris », se féli-
cite le président de la République.
« C’est la France entière qui est ainsi
changée », ajoute-t-il en brandis-
sant une petite batterie du groupe
ProLogium pour illustrer les pro-
jets de Dunkerque (Nord) ou de
Sarreguemines (Moselle), alors
que la crise des retraites a pris ra-
cine dans les villes moyennes.
Le chef de l’Etat réagit à cette
fracture qui s’est creusée entre lui
et les Français, impuissant, jus-
qu’ici, à faire taire le bruit de casse-
roles qui ponctuent ses déplace-
ments. Et si sa popularité reste à
son plus bas étiage, il récuse le pro-
cès en « mépris » qui lui est fait par
ses opposants et par les syndicats.
« Les méprisants, c’est les gens qui
leur mentent, et ceux-là sont en
train de paver le chemin des extrê-
mes, renvoie-t-il. Si je méprisais
vraiment les Françaises et les Fran-
çais, ou notre pays, je n’essaierais
pas de parler à l’intelligence collec-
tive et de faire ce qui est bon pour le
pays, je penserais à ma pomme. »
Plutôt que de s’épuiser à tenter
de convaincre cette France qui lui
tourne le dos, il s’adresse à ceux
qu’il avait su séduire en 2017 et
en 2022. Il a « la maladie de con-
vaincre », soupire François Patriat,
le chef de file des sénateurs macro-
nistes. A ses yeux, le chef de l’Etat a
davantage intérêt à s’adresser aux
« bosseurs » qu’aux « Mozart de la
gamelle ». Comprendre : les oppo-
« Le président
s’adresse d’abord
à ceux qui
croient encore
en lui »
Frédéric Dabi
directeur de l’institut
de sondage IFOP
sants à la réforme des retraites,
adeptes des « casserolades ».
Cette stratégie visant à se recen-
trer sur les fondamentaux écono-
miques du macronisme a été
théorisée dans la matinée à l’Ely-
sée, lors de la traditionnelle réu-
nion entre les responsables de la
majorité, par le secrétaire général,
Alexis Kohler. Il ne faut « plus être
sur la défensive », a plaidé celui que
l’on décrit comme le « jumeau »
d’Emmanuel Macron. « On a ga-
gné le combat idéologique en Eu-
rope sur la réindustrialisation », a
poursuivi le plus haut fonction-
naire de France. Un argumentaire
destiné à contrer le discours décli-
niste prompt à faire sombrer les
classes moyennes dans les bras de
l’extrême droite.
« Le président est dans la
­conquête, voire dans la reconquête
– sans mauvais jeu de mots –, du
cœur de son électorat, analyse
­Frédéric Dabi, directeur de l’insti-
tut de sondage IFOP. Il s’adresse
d’abord à ceux qui croient encore
en lui. Il est en campagne, comme
s’il voulait compenser le fait de
n’avoir pas fait de campagne entre
la présidentielle et les législatives. »
Les cent jours théorisés lors de
son allocution du 17 avril appa-
raissent, davantage qu’un sursis
pour sa première ministre, Elisa-
beth Borne, comme les cent jours
d’une campagne de rattrapage,
menée par Emmanuel Macron
tambour battant. p
Ivanne Trippenbach
et Claire Gatinois

Une promesse de baisse d’impôt

pour la classe moyenne UN HORS-SÉRIE
Emmanuel Macron a annoncé 2 milliards d’euros de rabais d’ici à 2027

L a première ministre, Elisa-

beth Borne, avait parlé de
« baisse d’impôt pour les
classes moyennes d’ici à la fin du
quinquennat », le 27 avril. A cette
S’il a privilégié une « baisse d’im-
pôt », Emmanuel Macron ne veut
pas « fermer des portes ». « Est-ce
qu’il peut y avoir des choses intelli-
gentes à faire sur une partie des
chée, en inquiète certains, à Bercy
et dans la majorité, alors que la
Cour des comptes et la Banque de
France alertent sur les risques de
nouvelles mesures non finan-
HORS-SÉRIE

promesse, Emmanuel Macron
a ajouté un chiffre : 2 milliards
d’euros. « J’ai demandé au gouver-
nement de me faire des proposi-
tions pour que [ces 2 milliards
d’euros de baisse] se concentrent
sur ces classes moyennes, a précisé
le chef de l’Etat dans un entretien
sur TF1, lundi 15 mai. C’est-à-dire les
Français et les Françaises qui tra-
vaillent dur, qui veulent bien élever
leurs enfants et qui aujourd’hui,
parce que le coût de la vie a monté,
parce que la dynamique des salai-
res n’est pas toujours là, ont du mal
à boucler la fin du mois. »
En avril, l’inflation a en effet re-
bondi, à près de 6 % sur un an, se-
charges que vous payez, des cotisa-
tions payées quand vous êtes s­-
alarié ? », a-t-il suggéré. Des baisses
de cotisations salariales auraient
le mérite de doper quasiment
­immédiatement les fins de mois,
et d’offrir aux travailleurs « un
reste à vivre plus important pour
eux ». Ceux dont les revenus sont
­compris entre 1 500 euros et
2 500 euros sont particulièrement
ciblés, car ils sont pénalisés par le
système « sociofiscal », avait jugé,
quelques heures avant son inter-
vention, Emmanuel Macron dans
son entretien à L’Opinion.
cées, et que les agences de nota-
tion ont lancé un premier avertis-
sement, le 28 avril, avec la dégra-
dation de la note de l’Hexagone
par l’agence Fitch.
« Est-ce qu’on peut continuer les
baisses d’impôt, même celles pro-
mises avant la décision de Fitch ?,
s’interrogeait il y a quelques jours
le député (Renaissance) du Bas-
LES
HDE
Rhin Charles Sitzenstuhl. Il faut
avoir un débat, on ne peut pas faire
comme si rien n’avait changé. » ÉROS
« On a des marges de manœuvre
LA

lon l’Insee, avec près de 15 % de
hausse pour les seuls prix de l’ali-
mentation, et 7 % pour ceux de
l’énergie. En face, l’indice du sa-
Sentiment d’injustice
La fiscalisation « écrase les gains
de pouvoir d’achat entre 1 500 et
2 500 euros », expliquait-il, ajou-
tant que pour cette catégorie de
budgétaires réduites », abonde son
collègue macroniste Jean-René Ca-
zeneuve, le rapporteur général du
budget à l’Assemblée nationale,
MYTHOLOGIE
qui plaide pour que cette baisse ne
GRECQUE & ROMAINE
s’additionne pas à celle portant
sur les droits de succession.
Le bénéfice politique d’un nou- En partenariat avec

laire mensuel de base dans le sec-
teur privé a augmenté de 4,6 %
sur un an, selon des données pro-
visoires publiées par le ministère
du travail.
revenus, « il faut qu’on travaille
pour voir comment réduire ce
qu’on appelle le coin fiscalo-so-
cial ». Cet indicateur mesure le
rapport entre ce que perçoit un sa-
veau geste fiscal pose aussi ques-
tion. Les baisses d’impôt coûtent
cher et ont tendance à être vite
oubliées dans l’opinion, souli-
gnent certains élus, comme la sup-

TOUS LES SECRETS

Pas grand-chose n’a filtré à ce larié à la fin du mois après impôt pression de la taxe d’habitation,
stade des projets du gouverne- et ce qu’il coûte à son employeur, qui a coûté près de 20 milliards

DES HÉROS GRECS ET ROMAINS

ment, ni sur le format de cette
nouvelle baisse d’impôt ni sur son
calendrier. Ce sera « dans cette
mandature », a simplement indi-
qué Emmanuel Macron, ren-
voyant à la « trajectoire budgé-
taire ». Autrement dit aux prévi-
sions de finances publiques trans-
mises à Bruxelles par Bercy
fin avril, qui détaillent la marche à
suivre pour ramener le déficit pu-
blic sous les 3 % du produit inté-
rieur brut en 2027. Même s’il sem-
ble difficilement imaginable de
renvoyer en fin de quinquennat
une mesure annoncée deux fois
en moins de trois semaines.
cotisations sociales comprises.
Dans cette tranche de revenus, les
hausses de salaire tendent à être
rapidement absorbées par les pré-
lèvements obligatoires, et sont
donc peu incitatives. S’y ajoute en
outre parfois la perte d’aides sou-
mises à conditions de revenu,
comme la prime d’activité.
Cette nouvelle baisse d’impôt
s’ajoutera-t-elle à celle promise
pendant la campagne sur les
droits de succession, qui se vou-
lait également orientée vers les
classes moyennes, et dont le coût
a été évalué à 3 milliards d’euros ?
La question, qui n’est pas tran-
d’euros, ou celle de la redevance à
l’été 2022, chiffrée à plus de 3 mil-
liards d’euros et aussitôt oubliée.
« C’est tout neuf, et pourtant, sur
le terrain, personne ne nous en Dans ce hors-série superbement illustré, redécouvrez les mythes des héros
parle ! », soupire un poids lourd de
la majorité. Il constate en revan- tels que Hercule, Ulysse, Médée, Athéna. Source d’inspiration des plus grands
che que les divers chèques ciblés artistes et écrivains, les récits de leurs vies sont la métaphore et la clé pour mieux
distribués aux plus modestes ces
derniers mois – chèque énergie,
comprendre le sens profond de l’existence. Un héritage qui traverse le temps.
chèque rentrée, chèque fioul, chè-
que pour le chauffage au bois… – CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
ont alimenté un sentiment
­d’injustice chez ceux qui, dans 124 PAGES - 10,99 €
les classes moyennes, ne les ont
pas touchés. p
Elsa Conesa

10 | France
Borne tente
de renouer avec
les syndicats
Reçues à Matignon, les organisations
de salariés n’ont pas renoncé à lutter
contre la réforme des retraites
M
ême s’ils sont tou-
jours en conflit, les
belligérants ont dé-
cidé de renouer le
dialogue. Mardi 16 et mercredi
17 mai, Elisabeth Borne devait re-
cevoir, à tour de rôle, les responsa-
bles des cinq principales organi-
sations de salariés. Ces rencontres
bilatérales constituent une pre-
mière depuis le début de la
­contestation de la réforme des re-
traites – abstraction faite d’un
rendez-vous, le 5 avril à Matignon,
avec l’intersyndicale, qui avait ra-
pidement viré au fiasco.
Si la cheffe du gouvernement
souhaite tourner la page après les
tensions liées au recul à 64 ans de
l’âge légal de départ, ses interlo-
cuteurs, eux, ont l’intention de
lui rappeler qu’ils n’ont pas abdi-
qué, une quatorzième journée de
mobilisation contre cette me-
sure d’âge étant programmée le
6 juin. Se sentant en position de
force, les représentants des tra-
vailleurs veulent aussi se mon-
trer exigeants dans les demandes
qu’ils adresseront à la première
ministre. « Tout sera plus cher, dé-
sormais », comme l’a déclaré
­Laurent Berger, le secrétaire gé-
néral de la CFDT.
Aux échanges prévus mardi et
mercredi s’en ajouteront
d’autres, d’ici à quelques jours,
avec les mouvements d’em-
ployeurs – dont le Medef. Il n’y a
pas d’ordre du jour détaillé.
Mme Borne a voulu prouver à ses
invités qu’elle est à « l’écoute [de
leurs] priorités », comme elle l’ex-
plique dans un entretien au Jour-
nal du dimanche du 14 mai. Elle
J UST IC E
Le ministère de la justice
reconnaît l’existence d’un
fichier de manifestants
Des représentants du
ministère de la justice ont
reconnu, lundi 15 mai, de-
vant le tribunal administratif
l’existence d’un fichier no-
minatif à Lille de personnes
placées en garde à vue lors
de la mobilisation contre la
réforme des retraites. Assu-
rant ne pas agir sur consigne
du ministère, ils ont évoqué
un « outil de gestion locale »
autorisé par un décret. Le
tribunal, qui examinait deux
requêtes en référé après
un article de ­Mediapart
dénonçant ce fichage, doit
rendre sa décision jeudi
sur sa légalité. ­– (AFP.)
G ue r re d ’A lg é r ie
Un plus grand nombre
de harkis pourront
être indemnisés
Le gouvernement a élargi,
lundi, les critères d’indemni-
sation pour les harkis, ces
Français musulmans
qui avaient combattu dans
l’armée française lors de la
guerre d’Algérie (1954-1962),
avant d’être parqués à leur
arrivée en France dans des
conditions souvent indignes.
Cent trente-quatre structu-
res d’accueil sont désormais
concernées (au lieu de 89),
et « jusqu’à 14 000 personnes
(supplémentaires) pourraient
être indemnisées à la suite
de leur passage dans l’une
de ces structures », selon
le gouvernement. – (AFP.)
mentionne tout de même quel-
ques thématiques : prévention
de l’usure professionnelle, em-
ploi des seniors, reconversions,
compte épargne-temps univer-
sel – une promesse de campagne
d’Emmanuel Macron dont le but
est de permettre à l’ensemble des
salariés de thésauriser des jours
de congé afin d’en disposer libre-
ment durant leur carrière, etc.
« Plan de communication »
La démarche s’inscrit dans le
« pacte de la vie au travail », que le
président de la République a pro-
posé, le 17 avril, aux syndicats et
au patronat. A charge pour eux
de conclure des accords natio-
naux ou au plus près du terrain
sur des « sujets essentiels » – ceux
évoqués par Mme Borne et quel-
ques autres (rémunération,
« partage de la richesse », par-
cours professionnels…).
Derrière cette main tendue vers
les partenaires sociaux, il y a un
« plan de communication » or-
chestré par l’Elysée et les soutiens
les plus zélés du chef de l’Etat, per-
sifle François Hommeril. Mais le
leader de la CFE-CGC croit aussi
dans la « volonté sincère » de la
cheffe du gouvernement et de
son équipe « d’essayer d’avancer ».
Il faut s’en saisir, selon lui, pour
« ne pas laisser en jachère les dos-
siers » qui intéressent les salariés.
La réunion avec Mme Borne « ris-
que d’être un peu musclée », confie
Frédéric Souillot, secrétaire géné-
ral de FO. Tout comme ses homo-
logues, il y participe « pour redire
non, de façon résolue, aux 64 ans ».
Si cette mesure n’est pas retirée,
Bardella peu pressé de rompre avec les anciens du GUD
Le président du Rassemblement national minimise les relations entre le parti et le duo Frédéric Chatillon-Axel Loustau
V endredi 12 mai, interrogée
par Le Monde, Marine Le
Pen ouvrait la porte à une
rupture totale des relations entre
le Rassemblement national (RN)
et ses anciens amis, Frédéric Cha-
tillon et Axel Loustau. Loin de s’y
engouffrer, Jordan Bardella a plu-
tôt semblé la refermer, lundi
15 mai. Interrogé sur France Inter,
le président du RN a largement es-
quivé les questions à ce sujet et mi-
nimisé l’ampleur de ses relations
avec e-Politic, la société aux deux
actionnaires sulfureux, anciens
leaders du Groupe Union Défense
(GUD, une organisation étudiante
d’extrême droite connue pour son
radicalisme et sa violence).
« Axel Loustau n’a plus de rela-
tions commerciales, à travers sa
société, avec notre mouvement de-
puis 2017. Frédéric Chatillon, vous
le savez, a quitté la France : il vit et
travaille à Rome. Qu’est-ce que
vous nous reprochez dans cette af-
faire ? », s’est offusqué Jordan Bar-
della. Cette première réaction du
président du RN n’augure pas
d’un changement de ligne, en
­dépit de la sortie médiatique de
Marine Le Pen, qui a réjoui une
partie de ses proches.
MM. Chatillon et Loustau res-
tent proches de la mouvance na-
tionaliste révolutionnaire – un
courant néofasciste voulant com-
battre notamment l’impérialisme
« américano-sioniste » – et sont,
Les responsables syndicaux, en tête du cortège, lors de la Fête internationale des travailleurs, à Paris, le 1er mai. ALAIN JOCARD/AFP
« Nous ne nous
déplaçons pas
pour discuter,
mais pour
négocier »
Sophie Binet
secrétaire générale de la CGT
« il n’y aura pas de retour à la nor-
male », met en garde Sophie Bi-
net, la numéro un de la CGT.
A ce stade, les syndicats ont ré-
digé leurs cahiers de doléances
séparément, mais ils continuent
de réfléchir ensemble et de-
vraient présenter des idées com-
munes à la fin du mois. D’ores et
déjà, des convergences se dessi-
nent : conditionner les aides pu-
bliques accordées aux entrepri-
ses à une série d’engagements (en
matière de politique salariale, no-
tamment), généraliser les dispo-
sitifs de prévoyance – qui amélio-
rent la couverture sociale, par
exemple en cas d’accident du tra-
dès lors, bien loin de la façade pré-
sentable que veut afficher le RN.
Surtout pour Marine Le Pen en
vue de l’élection présidentielle de
2027. Dans l’entourage de cette
dernière, on pointe du doigt,
comme une explication de son
agacement à l’encontre de Frédé-
ric Chatillon, le soutien appuyé de
ce dernier à… Jordan Bardella.
« Aucune responsabilité »
Acteurs essentiels de la campagne
présidentielle en 2017 – avant
l’émergence de Jordan Bardella –,
Axel Loustau et Frédéric Chatillon
ont disparu officiellement des ra-
dars du RN. Et ce, notamment, en
raison des accusations d’escro-
querie et d’abus de biens sociaux
dont ils ont eu à répondre
en 2019, pour un montage finan-
cier complexe impliquant le mi-
croparti de Marine Le Pen, Jeanne,
et l’entreprise de Frédéric Cha-
tillon. Dans cette affaire, la cour
d’appel de Paris a confirmé, en
mars, la condamnation de
M. Chatillon et relaxé M. Loustau.
En dépit de cette condamna-
tion, le RN continue d’enrichir les
deux hommes : son principal
prestataire de communication,
­e-Politic, est détenu à hauteur de
30 % par M. Chatillon et 15 % par
M. Loustau. L’actionnaire majori-
taire et gérant de cette agence,
Paul-Alexandre Martin, est un
protégé des deux hommes et
vail ou de maladie, etc. L’ensem-
ble des confédérations plaident
également pour une révision des
ordonnances de septembre 2017
relatives à la refonte du code du
travail, car elles ont compliqué la
tâche des élus du personnel dans
les entreprises tout en réduisant
leur nombre. « Une catastrophe
pour la démocratie sociale », ré-
sume Mme Binet.
« Partie de billard »
Dans leurs pourparlers avec l’exé-
cutif, les syndicats attachent
beaucoup d’importance à la mé-
thode. « De réelles marges de
manœuvre doivent être laissées
aux acteurs sociaux », martèle
M. Souillot. « Nous ne nous dépla-
çons pas pour discuter mais pour
négocier », insiste Mme Binet. En
d’autres termes, pas question de
se laisser duper : la responsable
cégétiste réclame des garanties
pour que ses « propositions soient
réellement examinées ».
Avec « le rapport de force créé de-
puis quatre mois », les organisa-
tions de salariés s’estiment en po-
­ ntretient avec eux d’autres liens
e
financiers.
Depuis l’apparition ostensible
d’Axel Loustau à une manifesta-
tion néofasciste dans les rues de
Paris, le 6 mai, une partie de l’en-
tourage de Marine Le Pen la
presse de couper court à cette re-
lation. Une hypothèse qu’elle
n’écarte désormais plus publi-
quement, tout en laissant la res-
ponsabilité au président du parti.
« Vous nous reprochez d’avoir un
de nos prestataires – qui est un
prestataire de communication,
j’en ai beaucoup au sein du mouve-
ment – dont l’un des actionnaires
minoritaires (…) était présent à une
manifestation », a déclaré Jordan
Bardella. Avant de relativiser la
symbolique de la présence d’Axel
Loustau à ce défilé de 500 person-
nes, cagoulées pour la plupart,
évoquant sa présence « en marge
d’une manifestation qui est autori-
sée par le ministère de l’intérieur et
qui a lieu depuis trente ans ». « Je
suis désolé, mais on est en démo-
La société des
deux hommes,
e-Politic,
assure toute la
communication
numérique du RN
sition favorable « pour obtenir des
choses positives », indique Cyril
Chabanier, le président de la
CFTC. Mais les tractations s’an-
noncent ardues. Notamment sur
les « ordonnances travail » prises
il y a six ans : M. Macron a laissé
entendre, le 11 mai dans son dis-
cours sur la « reconquête indus-
trielle », qu’il ne reviendrait pas
dessus. Et le Medef est sur une li-
gne identique.
En dépit de ces écueils, les ren-
contres de mardi et mercredi
« peuvent correspondre au début
d’un processus synonyme de nor-
malisation de la situation »,
­considère Raymond Soubie, pré-
sident de la société de conseil
Alixio et spécialiste des ques-
tions sociales. « C’est une partie de
billard à plusieurs bandes qui s’en-
gage », aux yeux de Dominique
Andolfatto, professeur de scien-
ces politiques à l’université de
Bourgogne-Franche-Comté. Pour
la première ministre, décrypte-
t-il, « le chapitre des retraites doit
être refermé et un nouveau cycle
de transformations doit s’ouvrir »,
cratie encore. Donc moi je n’ai
aucune responsabilité là-dedans. »
Par cette habile présentation, le
président du RN minimise large-
ment les faits. D’abord, parce
qu’Axel Loustau n’était pas « en
marge » de cette manifestation
mais plutôt à une place centrale,
présent parmi une vingtaine de
personnes lors de l’hommage,
dans une petite cour carrée du
6e arrondissement, au militant
d’extrême droite disparu en 1994,
Sébastien Deyzieu.
Ensuite parce qu’e-Politic n’est
pas un prestataire de communi-
cation parmi d’autres : ses équi-
pes – dont le travail est salué en in-
terne pour sa qualité et sa réacti-
vité – assurent toute la communi-
cation numérique du RN : réseaux
sociaux, e-mailing, sites Internet,
vidéos… Elle met aussi la main à la
pâte pour des kits de campagne et
la communication personnelle de
députés européens et de quel-
ques-uns des 89 élus à l’Assem-
blée nationale en juin 2022.
Sur la seule campagne présiden-
tielle de 2022, e-Politic a touché
plus de 770 000 euros de la candi-
date Marine Le Pen. M. Chatillon a,
par ailleurs, bénéficié de la campa-
gne à travers son agence de voya-
ges Dreamwell, grâce à qui voya-
geaient les équipes de e-Politic.
Quant aux vidéos, elles étaient
réalisées par Vistavisio, société gé-
rée par Claude Perrault, le prési-
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
l’objectif étant de « réaffirmer sa
légitimité sur le terrain du social
mais aussi vis-à-vis du président
de la République et, plus large-
ment, de construire cette légiti-
mité à l’égard des Français ».
Quant aux syndicats, enchaîne
M. Andolfatto, leur but « reste of-
ficiellement de faire échec » aux
64 ans, mais ils cherchent aussi à
passer à autre chose, « sans le dire
explicitement car ce serait admet-
tre leur échec » face à une loi qui a
été promulguée. D’où leur posi-
tionnement sur deux niveaux :
poursuivre la lutte contre la ré-
forme et critiquer le pouvoir en
place, « tout en se disant prêts à
discuter librement avec celui-ci
sur d’autres dossiers pour prépa-
rer l’avenir ». Dans ce contexte,
M. Soubie trouve que, « imper-
ceptiblement », le recul de l’âge lé-
gal est de plus en plus perçu
« comme inéluctable dans l’opi-
nion », les « tensions dans l’espace
public » ayant tendance à décroî-
tre petit à petit. p
Bertrand Bissuel
et Thibaud Métais
dent de la holding de M. Chatillon.
Ce n’est rien à côté de ce que tou-
che e-Politic pour la communica-
tion du RN au Parlement euro-
péen depuis 2019 : près de 1,5 mil-
lion d’euros en deux ans et demi,
en attendant les chiffres de 2022 et
2023. Pour finir, M. Chatillon n’est
pas seulement l’actionnaire mino-
ritaire de e-Politic. Il est aussi son
logeur : comme beaucoup d’autres
sociétés de sa galaxie, l’entreprise
est sise rue des Vignes, dans le
16e arrondissement de Paris. Les
bureaux sont détenus par une so-
ciété civile immobilière dont il est
le bénéficiaire à 99,97 %. Les 0,3 %
restants appartiennent à Axel
Loustau. L’adresse est bien connue
de Marine Le Pen : elle s’y rendait
parfois durant la campagne prési-
dentielle de 2017, pilotée par les an-
ciens « rats noirs », comme se sur-
nomment les membres du GUD.
A six mois du début de la cam-
pagne des élections européennes,
dont M. Bardella devrait être la
tête de liste pour le RN, le prési-
dent et candidat semble n’avoir
aucune envie de couper les ponts
avec ces anciennes figures du
GUD. Mais la question ne dispa-
raîtra pas. Elle pourrait même
s’inviter, une deuxième semaine
d’affilée, à la réunion de groupe
du RN à l’Assemblée nationale,
mardi 16 mai, en présence des
deux têtes du mouvement. p
Clément Guillou
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Lecture : le niveau des élèves français se stabilise
Selon l’étude internationale Pirls, la France reste mal classée, même si elle a bien géré la crise due au Covid-19
L
a France réussit à stopper
la chute des performan-
ces en lecture de ses élè-
ves, mais demeure loin de
la moyenne européenne, selon
les résultats de l’enquête Pirls
2021 (pour Progress in Internatio-
nal Reading Literacy Study), le
programme international de re-
cherche en lecture scolaire. Cette
étude conduite tous les cinq ans
et dévoilée ce mardi 16 mai com-
pare le niveau en lecture et com-
préhension de l’écrit des élèves à
travers le monde après quatre an-
nées de scolarité obligatoire – soit
au niveau CM1 en France.
Côté « verre à moitié plein », la
France se stabilise après quinze
années de baisse. Son score s’éta-
blit à 514 points contre 511 en 2016.
Dans le même temps, les autres
pays de l’Union européenne (UE)
ont vu leurs résultats baisser en
moyenne de 11 points. La France
réduit l’écart avec la moyenne de
l’UE de manière significative, pas-
sant de 28 points de différence
en 2016 à 15 points de différence
en 2021. Elle arrive au-dessus de la
moyenne symbolique internatio-
nale de 500 points fixés par Pirls.
Côté « verre à moitié vide », la
France est classée 23e sur les
37 pays qui ont passé le test en
temps voulu, avec un score simi-
laire à Malte et à la Serbie, loin
derrière Singapour (587 points),
Hongkong (573) ou la Finlande
(549). La France se retrouve 16e sur
les 19 pays de l’UE qui participent
à l’étude et ne parvient pas à reve-
nir à son niveau de 2001 (525) ni à
celui de 2011 (520).
L’étude Pirls, dont les tests sont
passés par 400 000 élèves à
­travers le monde en 2021 ou 2022
(5 300 en France), est l’une des pre-
mières qui permet de mesurer les
conséquences de la pandémie de
Covid-19 et des confinements sur
la réussite des élèves. Ainsi, deux
tiers des élèves ont vu leurs ap-
prentissages affectés. Les au­teurs
de l’enquête sont en train de me-
ner des recherches complémen-
taires pour évaluer la corrélation
entre le nombre de semaines sans
école et le niveau scolaire. La stra-
tégie française de laisser les écoles
ouvertes, portée par l’ex-ministre
Les raisons de la faible performance de l’Hexagone
Pour améliorer le niveau de lecture des écoliers français, l’attention pourrait davantage se porter sur la maternelle et les classes post-CP
Analyse
E t si les difficultés en lecture
s’avéraient être la source
de toutes les inégalités
­scolaires ? L’étude internationale
Pirls sur la lecture et la compré-
hension de l’écrit le montre dans
sa dernière édition dévoilée
mardi 16 mai : la catégorie sociale
de la famille joue un rôle majeur
dans les résultats des élèves, de
même que toutes les activités
liées à la lecture et au langage que
les parents peuvent entreprendre
dès le plus jeune âge. Ces inégali-
tés sont résumées par un chiffre
éloquent tiré d’une étude améri-
caine de 2004 : un enfant de 3 ans
issu d’un milieu très défavorisé a
entendu trente millions de mots
de moins qu’un enfant élevé dans
une famille favorisée. Revient aux
systèmes éducatifs la gageure de
pallier ces inégalités de naissance.
Or, si l’étude Pirls révèle une sta-
bilisation des résultats des élèves
français, voire une légère progres-
sion sur les compétences les plus
complexes, ils restent bien en
deçà de la moyenne européenne.
Les évaluations menées par le
­ministère de l’éducation natio-
nale, et systématisées sous l’ère
Blanquer (2017-2022), complètent
l’auscultation des fragilités du
système éducatif français.
Score moyen obtenu par pays aux évaluations en lecture
(Pirls) à la fin de la quatrième année d’enseignement
obligatoire, en 2021
Singapour
Hongkong
Finlande
Suède
Norvège
Italie
Union européenne
Allemagne
Nouvelle-Zélande
Espagne
Portugal
France
Belgique (flamand)
Belgique (français)
Egypte
Source : enquête PIRLS, 2021
de l’éducation, Jean-Michel Blan-
quer, semble avoir porté ses fruits
puisque la France fait partie des
huit pays (sur les 32 comparables
entre 2016 et 2021) qui stabilisent
leurs résultats, alors que 21 con-
naissent une baisse et seuls trois
voient leurs résultats progresser.
Sur les compétences en lecture,
Pirls évalue bien au-delà du simple
déchiffrage et s’intéresse à la com-
préhension de l’écrit. Pourquoi en
Le score de la
France s’établit à
514 points, contre
511 en 2016, et
la classe 23e sur
les 37 pays testés
En CE1, près d’un élève sur trois
ne possède pas une maîtrise satis-
faisante de la lecture de mots et
17 % de la compréhension de tex-
tes. A l’entrée en 6e, un peu plus de
la moitié des élèves peuvent lire
cent vingt mots par minute, soit
le niveau attendu, et un élève sur
deux maîtrise la compréhension
de l’écrit. En fin de 3e, enfin, un
tiers des élèves se trouvent décou-
ragés ou démunis de stratégie de
lecture quand on leur demande
de lire une page de texte.
Exercices liés au décodage
Dès 2016, la conférence de consen-
sus autour de la lecture orchestrée
par le Centre national d’étude des
systèmes scolaires aboutissait à
cette conclusion : « Le système sco-
laire français a appris à former des
élèves déchiffreurs, mais qui ne de-
viennent pas pour autant des lec-
teurs experts. » Face à ces enquêtes
nationales et internationales, les
ministres de l’éducation ont an-
noncé les uns après les autres de-
puis vingt ans des plans axés sur
les savoirs fondamentaux. L’ap-
prentissage de la lecture s’est foca-
lisé sur la classe de CP et les com-
pétences cruciales en décodage à
acquérir dès l’entrée en primaire.
Le dédoublement des classes de
CP et CE1 en éducation prioritaire,
mis en place par Jean-Michel Blan-
Evolution du score moyen obtenu aux évaluations en lecture (Pirls)
600
587 580
573 560
549
540
544
520
539
537 500
2001
527
Evolution du score moyen des élèves français portant...
524
... sur la compréhension de textes
521
540
521
532
530
520
514
520
511
519
510 Textes narratifs
494
378
500
2001
CM1 ? Cet âge est considéré
comme crucial car les élèves pas-
sent du stade « apprendre à lire » à
celui de « lire pour apprendre »,
note Matthias von Davier, l’un des
coordonnateurs de l’étude.
Progression portée par les filles
La répartition des scores des élè-
ves français reste stable entre 2016
et 2021 : 6 % des élèves ont un ni-
veau médiocre, 22 % un niveau
bas, 40 % un niveau intermédiaire,
27 % un niveau élevé et 5 % un ni-
veau avancé. Si l’écart se réduit
avec la moyenne de l’UE, la France
compte toujours moins d’élèves
atteignant les scores les plus éle-
vés et davantage d’élèves en diffi-
culté. Et 91 points séparent les élè-
ves français au niveau le plus fai-
ble de ceux au niveau le plus élevé,
« l’équivalent de deux années d’ap-
quer, en est l’illustration. Cette po-
larisation sur les « petites classes »,
que certains jugent encore insuffi-
samment efficace au vu de l’hété-
rogénéité des pratiques, a pu
­conduire à délaisser la poursuite
de l’apprentissage de la lecture
dans les autres niveaux, a fortiori
sur la compréhension de l’écrit. Se-
lon l’enquête Pirls, les enseignants
des classes de CM1 sont à la fois
moins nombreux que leurs ho-
mologues européens à poursuivre
les exercices liés au décodage et
moins nombreux à proposer des
activités liées à la compréhension
des textes. « Pirls évalue des com-
pétences que l’on n’enseigne pas »,
affirme sans ambages Roland Goi-
goux, professeur émérite à l’uni-
versité de Clermont-Auvergne.
« Nous devons aussi porter notre
attention sur les classes de CM1,
CM2 et 6e », assure désormais l’en-
tourage du ministre de l’éducation
nationale, Pap Ndiaye. Une circu-
laire a été édictée en ce sens en jan-
vier 2023, avec des consignes très
précises. « Chaque semaine, au
moins deux textes longs (au moins
1 000 mots) doivent être lus par les
élèves », fait savoir ce texte. Une
heure de soutien en mathémati-
ques ou en français est créée en 6e.
L’apprentissage de la lecture doit
s’apparenter à « un continuum qui
commence à l’école maternelle
Singapour
Italie
France Allemagne
2005 2011
... sur les processus de compréhension
540
530 529
Textes informatifs
521
520
519 516
513
510
510 511
500
2005 2011 2016 2021 2001
prentissage », jauge Thierry Ro-
cher, président de l’Association in-
ternationale pour l’évaluation du
rendement scolaire (IEA), l’orga-
nisme qui conduit l’enquête.
Cette relative progression des ré-
sultats est portée par les filles. Elles
obtiennent 521 points en 2021 con-
tre 515 en 2016, alors que la
­performance des garçons reste
stable autour de 507 points. Ces
écarts relèvent d’une constante
mondiale qui interroge. Les filles
obtiennent des résultats supé-
rieurs dans 51 des 57 pays qui ont
répondu à Pirls, avec une diffé-
rence de 19 points. Dans le détail,
toujours sous la moyenne euro-
péenne, la France se stabilise sur
les compétences les plus simples –
comme « prélever » de l’informa-
tion –, mais augmente de 9 points
sur les performances les plus com-
avec le langage oral et se poursuit
au collège avec les études de texte »,
analyse Roland Goigoux. « Y a-
t-il un enseignant chargé d’appren-
dre à traiter les textes explicatifs ?,
s’interroge le chercheur. Les pro-
fesseurs d’histoire-géographie ou
de sciences sont de formidables en-
seignants de lecture de textes infor-
matifs qui s’ignorent. »
« Pratiques très hétérogènes »
Dans cette idée de continuum,
l’école maternelle occupe une
place centrale. De l’avis des scien-
tifiques, et dans un rare consen-
sus sur le sujet – les méthodes de
lecture étant l’objet de controver-
ses régulières –, la compréhen-
sion de l’écrit résulte de la maî-
trise du déchiffrage, mais aussi du
langage oral. Or, les inégalités
sont criantes à ces premiers sta-
des de la scolarité. En début de CP,
les trois quarts des élèves hors
éducation prioritaire compren-
nent de manière satisfaisante les
mots énoncés à l’oral, contre 42 %
en réseau d’éducation prioritaire
renforcée. L’étude Pirls le révèle :
les élèves français sont moins
nombreux que la moyenne à ef-
fectuer des « tâches d’alphabétisa-
tion précoce » avant l’entrée à
l’école primaire (22 % contre 33 %).
« Il n’y a pas un accord évident
sur ce qui doit être su à l’entrée au
Période
Covid
587
Finlande 549
537
524
514
2016 2021
Les plus simples
(prélever une information...)
523 528
521
519
512
Les plus 510
complexes
(interpréter...) 501
2005 2011 2016 2021
plexes – comme « interpréter » –
sur lesquelles elle avait chuté de-
puis le début des années 2000. Les
élèves sont plus à l’aise avec des
textes narratifs que des textes in-
formatifs. Si ce n’est pas directe-
ment corrélé à leurs résultats, les
écoliers français ont moins le goût
de la lecture que la moyenne inter-
nationale – 36 % contre 42 %, avec
là encore de nettes différences en-
tre garçons et filles.
Pour comprendre ces résultats,
l’IEA a interrogé un panel d’ensei-
gnants et de directeurs d’école. Si
les professeurs des écoles français
consacrent plus de temps que la
moyenne européenne à « l’ensei-
gnement explicite de la lecture »,
quatre heures parmi les huit heu-
res hebdomadaires consacrées au
français, ils proposent moins d’ac-
tivités sur la compréhension et
CP. Les pratiques sont de fait très
hétérogènes, constate Jérôme
Deauvieau, professeur de sociolo-
gie à l’Ecole normale supérieure
et membre du Conseil scientifi-
que de l’éducation nationale
(CSEN). Certains ne maîtrisent pas
encore les lettres de l’alphabet
quand d’autres sont quasiment
déjà entrés dans la lecture. » Sta-
nislas Dehaene, le président du
CSEN, insiste sur le vocabulaire :
« Il faut mettre les enfants dans un
bain de langage le plus tôt possi-
ble », assure le spécialiste des
sciences cognitives, estimant que
les écoliers de maternelle « peu-
vent apprendre entre dix à vingt
nouveaux mots par jour ».
Autre frein pour les enseignants :
la difficulté à gérer l’hétérogénéité
des élèves et à proposer des activi-
tés différenciées, a fortiori dans
des classes plus bondées que la
moyenne européenne. Selon
l’étude Pirls 2021, les enseignants
français sont 16 % à déclarer avoir
recours à l’enseignement indivi-
dualisé pour la lecture de façon ré-
gulière, contre 36 % pour leurs col-
lègues européens. Or, selon Bruno
Suchaut, professeur à l’université
de Lausanne, les élèves les plus en
difficulté en lecture ont besoin de
« trois à quatre fois plus de temps
d’apprentissage » que les autres.
« Ces activités différenciées deman-
France | 11
Le contexte
400 000 élèves testés
dans 57 pays
L’Association internationale
pour l’évaluation du rendement
­scolaire (IEA) conduit le pro-
gramme international de recher-
che en lecture scolaire tous les
cinq ans depuis vingt ans, avec
le Boston College. Quelque
400 000 élèves, dont 5 300 Fran-
çais, ont passé ces tests qui se
penchent sur la compréhension
de l’écrit, après quatre années
de scolarité obligatoire – au
­niveau du CM1 en France.
Sur les 57 pays participants, seuls
37 pays ont réussi à faire passer
l’évaluation au moment prévu
– au printemps 2021 –,
en raison de la pandémie de
Covid-19. Dans 14 pays, dont
l’Irlande et les Etats-Unis, les élè-
ves l’ont finalement passée en
début de l’équivalent du CM2, et
six pays, dont le Royaume-Uni,
l’ont menée avec un an de retard.
Pour comprendre les résultats,
l’IEA a aussi interrogé 380 000 pa-
rents, 20 000 enseignants et
13 000 directeurs d’école.
sur les tâches les plus complexes,
comme « comparer ce qu’ils ont lu
à des faits qu’ils ont vécu » ou à des
textes antérieurs, ou encore « dé-
crire la structure et le style d’un
texte ». Ces compétences et straté-
gies de lecture sont aussi ensei-
gnées plus tôt dans d’autres pays.
Les enseignants mettent moins
l’accent sur des activités favori-
sant l’autonomie des élèves ou sur
une différenciation des exercices
selon le niveau. Des difficultés à
mettre en regard du nombre d’élè-
ves par classe. Même si le taux
d’encadrement s’améliore dans le
primaire, la France arrive en tête
des pays européens où le nombre
d’élèves par classe est le plus élevé.
C’est d’ailleurs sur cette différen-
ciation que les enseignants sont le
plus en demande de formation. p
Sylvie Lecherbonnier
dent des organisations pédagogi-
ques qui permettent de les mettre
en place », tempère le chercheur.
« En France, on n’apprend pas
forcément les gestes profession-
nels efficaces », remarque encore
Bruno Suchaut. Un point de vue
partagé par tous les spécialistes
de la lecture, quelle que soit leur
chapelle par ailleurs. Les prati-
ques des enseignants diffèrent
fortement d’un établissement à
un autre et même d’une classe à
une autre. « La formation initiale,
si elle prend sa part, ne peut pas
tout, surtout au vu de la charge de
travail de nos étudiants en master
métiers de l’enseignement », pré-
vient Nathalie Catellani. Pour la
directrice de l’Institut national
supérieur du professorat et de
l’éducation d’Amiens, « il doit y
avoir une continuité entre les for-
mations proposées aux étudiants,
aux nouveaux enseignants et aux
plus chevronnés ». Depuis trois
ans, un plan de formation en fran-
çais prévoit des actions à destina-
tion des professeurs des écoles.
« Environ 40 000 enseignants sont
formés chaque année », assure-
t-on au ministère de l’éducation
nationale. D’autres formations
centrées sur l’école maternelle
commencent à se déployer. Res-
tera à en mesurer les effets. p
S. Lr

12 | France
Face aux juges, Tariq Ramadan se pose en victime
L’islamologue est jugé devant le tribunal correctionnel de Genève pour « viols » et « contrainte sexuelle »
Genève (Suisse) - envoyée spéciale
A
l’ouverture des débats,
lundi 15 mai, devant le
tribunal correctionnel
de Genève qui le juge
pour « viols » et « contrainte
sexuelle », Tariq Ramadan s’est
présenté comme un professeur
de l’université d’Oxford « en re-
traite anticipée pour raisons de
santé », un homme « intellectuel-
lement et physiquement dimi-
nué » par une sclérose en plaques,
souffrant de « problèmes de mé-
moire » et de « dépression ».
Sept heures d’interrogatoire ont
révélé le prévenu le plus vif, le
plus affûté, le plus redoutable-
ment coriace qu’il nous a été
donné de voir dans un prétoire.
« Je suis né à Genève. Je suis un
enfant de ce pays. Je demande à la
Suisse de me traiter comme n’im-
porte quel citoyen. Je suis là parce
que je vais me battre. Parce que je
ne vais pas me laisser faire par le
mensonge et la manipulation. J’at-
tends de mon pays que justice soit
faite. Le droit, rien que le droit. Les
faits, rien que les faits. »
Et c’est parti. Cette plainte, dépo-
sée en 2018, dans laquelle une
femme convertie à l’islam, R. A. D.,
l’accuse de l’avoir violée, frappée
et insultée dix ans plus tôt, dans
la chambre 511 de l’hôtel Mon Re-
pos, à Genève, la nuit du 27 au
28 octobre 2008, Tariq Ramadan
est déterminé à la pulvériser. Et,
au-delà d’elle, à faire vaciller l’en-
semble de l’édifice judiciaire qui
le menace de l’autre côté de la
frontière, où il est mis en examen
dans cinq autres affaires de viol.
Emu, narquois, cruel
La voix est grave, le visage dou-
loureux. « L’expérience de la pri-
son m’a renvoyé à une vraie intros-
pection entre moi et moi. Entre
Dieu et moi. Entre ma femme, mes
enfants et moi. Je sais que j’ai déçu
des gens. Personne n’est parfait au
plan moral. » Oui, reconnaît-il, en
présence de ses quatre enfants as-
sis sur les bancs du public, il a eu
de nombreuses relations extra-
conjugales. Oui, dit-il encore, il a
lui-même menti en niant d’abord
l’existence de ces relations. « Je ne
justifie pas la contradiction mo-
rale, je l’assume. Mais je n’ai ja-
mais violé personne. Je n’ai jamais
violenté personne. »
– Vous contestez les faits qui
vous sont reprochés ?, lui de-
mande le président Yves Maurer-
Cecchini.
A Paris, 400 jeunes migrants occupent une école désaffectée du 16e
Originaires d’Afrique de l’Ouest pour la plupart et arrivés récemment, ils n’ont pas été reconnus mineurs par l’aide sociale à l’enfance
A madou Diallo est arrivé à
Paris il y a près de
deux mois. Il a quitté la
Guinée, après avoir longtemps
« rêvé de venir en France ». Il n’a
presque pas été à l’école et vou-
drait être « footballeur ». Mais il se
contenterait aussi d’un boulot de
« chauffeur routier » ou de « plom-
bier ». On le rencontre – à quelques
centaines de mètres du Parc des
Princes, où son équipe favorite, le
PSG, s’entraîne – dans la cour
d’une école du 16e arrondisse-
ment, rue Erlanger, abandonnée
depuis plusieurs années. C’est ici
que, depuis le 4 avril, des centaines
de jeunes migrants s’abritent pour
la nuit, faisant du lieu l’un des plus
gros squats du moment.
Principalement originaires
d’Afrique de l’Ouest, et notam-
ment de Côte d’Ivoire, de Guinée
ou encore du Mali, les jeunes
hommes qui occupent l’établisse-
ment ont tous essayé d’être re-
connus mineurs isolés et ont tous
été considérés comme majeurs
Tariq Ramadan quitte le palais de justice de Genève (Suisse), le 15 mai. FABRICE COFFRINI/AFP
« Sa souffrance,
c’est que je l’ai
éconduite.
Sa vengeance,
c’est de me faire
tomber »
Tariq Ramadan
islamologue
– Evidemment. C’est inaccepta-
ble. Je suis innocent. »
Pendant ces longues heures du-
rant lesquelles Tariq Ramadan
conduit l’audience à sa guise,
tour à tour ému, indigné, en co-
lère, narquois, cruel, patelin, le
paravent installé à la demande de
la plaignante entre son banc et
celui du prévenu, pour empêcher
leurs regards de se croiser, dresse
un fragile rempart contre la fou-
dre des mots qui s’abat sur elle.
« Elle ment !, tonne-t-il. Il n’y a pas
eu de relation sexuelle. Si j’avais eu
une relation avec la plaignante,
avec ce que l’on connaît de ma vie
par l’aide sociale à l’enfance, du
département de Paris le plus sou-
vent, ou de celui du Val-de-Marne
ou encore de la Seine-Saint-Denis.
La plupart ont introduit des re-
cours devant le juge des enfants.
La journée, Amadou Diallo, qui
déclare avoir près de 16 ans, tue le
temps : « Je marche, je vais dans le
métro, parfois je vais charger mon
téléphone ou me connecter à une
borne Wi-Fi. » En fin de journée, lui
et quelque 400 jeunes se rabattent
vers la rue Erlanger, où un repas
leur est distribué, fourni par la
Ville de Paris. Les bénévoles de l’as-
sociation Utopia 56, qui a investi
les lieux, s’agitent pour répondre
aux besoins, comme celui d’une
couverture pour les nouveaux ve-
nus (environ une dizaine par jour).
Dans la cour de l’école abandon-
née, une quarantaine de tentes
ont été installées et recouvertes
de bâches, faute de place dans les
bâtiments en dur, qui ne dispo-
sent par ailleurs ni de l’eau cou-
rante ni de l’électricité. La Ville de
aujourd’hui, pour quelles raisons
est-ce que je la nierais ? »
Tariq Ramadan poursuit : « Ma
vie publique a fait que j’ai été beau-
coup sollicité par les femmes… » Le
président l’interrompt, répète la
phrase pour la dicter à la greffière.
« Ma vie publique fait que je
suis… », dicte-t-il. « C’était conju-
gué au passé, monsieur le Prési-
dent. “A fait que j’ai été” », corrige
Tariq Ramadan. Il rit. Reprend
aussitôt son sérieux pour racon-
ter sa rencontre avec la plai-
gnante. « Elle prend contact avec
moi au prétexte d’une séance de
dédicaces. Elle me surveille sur les
réseaux sociaux, m’écrit plus de
quarante messages quand elle ap-
prend que je suis à Genève. C’est
elle qui me harcèle. Et ce serait moi,
le prédateur ? » Il accepte de la voir,
lui propose un café « l’après-midi
ou le soir. Elle choisit le soir ».
« Pourquoi la recevez-vous ?
– C’est la curiosité d’un homme
face à une femme qui insiste pour
me voir. Elle me fait du rentre-de-
dans. C’est l’homme qu’elle
aborde. Pas le théologien. Elle me
dit que je suis beau, sexy. Elle vient
Paris a toutefois installé à l’exté-
rieur un point d’eau, trois urinoirs
et quatre toilettes.
« Des jeunes comme ça, il y en a
des milliers en France, jauge Yann
Manzi, d’Utopia 56. D’ordinaire, on
les chasse et on les empêche d’ins-
taller leurs tentes. Au moins, ici, ils
peuvent dormir. Notre objectif, c’est
d’obtenir une mise à l’abri mais,
pour l’instant, l’Etat nous laisse
nous enliser. »
« L’Etat nous laisse nous enliser »
A la Mairie de Paris, on pointe
aussi du doigt l’inertie des pou-
voirs publics. « Le bâtiment est su-
roccupé et dans un état précaire, il y
a urgence, souligne Ian Brossat, ad-
joint chargé du logement. La Ville
de Paris a fait il y a plus de six mois
une proposition de site pour ac-
cueillir une partie de ces jeunes en
recours, qui relèvent de l’Etat. Il faut
des lieux d’hébergement dédiés. On
a du foncier, faisons-le ensemble, si-
non on revivra ces situations iné-
luctablement. »
dans une tenue suggestive. » Il ré-
pète en s’adressant à ses trois ju-
ges : « Ce qu’il faut que vous com-
preniez, c’est le caractère très, très
entreprenant de la plaignante. »
Alors qu’il aurait pris congé d’elle
à la réception de l’hôtel, R. A. D. se-
rait venue frapper à la porte de sa
chambre. Tariq Ramadan re­-
connaît quelques échanges de ca-
resses, vite interrompus par
« l’odeur de renfermé de son fou-
lard » et la vue d’une tache de sang
sur son pantalon et sur ses draps.
« Je l’ai insultée. Je ne suis pas un vio-
lent, mais là, oui. Et j’ai vu sa réac-
tion. Elle était humiliée. Moi, j’ai été
inhibé. Tout être humain peut com-
prendre cela. Il peut arriver qu’une
femme ne vous plaise pas. »
Blessées de son infidélité
Il n’explique pas la raison pour la-
quelle R. A. D. a passé le reste de la
nuit dans sa chambre, et en-
chaîne aussitôt avec une autre
salve d’accusations de « menson-
ges » de la part de la plaignante.
« Le lendemain et les jours sui-
vants, elle m’envoie des messages.
“Tu es un homme merveilleux”, “je
« On pensait qu’ici, c’était le para-
dis. Je n’imaginais pas que je dor-
mirais même une nuit dehors en
France », confie Youssouf Oue-
draogo, un jeune originaire de San
Pedro, une ville du sud-ouest de la
Côte d’Ivoire. Dans son pays, Yous-
souf vivait chez un oncle, « dans la
souffrance ». Sa grande sœur s’est
mariée et son beau-frère, installé
en Algérie, lui a promis de lui per-
mettre de faire des études s’il le re-
joignait. Au bout de quelques
« Il y a une baisse
des places
d’hébergement
en hôtel liée
à l’approche
des JO »
Ian Brossat
adjoint à la Mairie de Paris
chargé du logement
t’aime”, “Je rêve de t’embrasser”. Le
19 novembre, elle m’écrit encore :
“On a vu souvent rejaillir le feu
d’un ancien volcan qu’on croyait
trop vieux…” La chanson de Jac-
ques Brel, monsieur le Président,
Ne me quitte pas. “Ne me quitte
pas”, ce n’est pas ce que l’on écrit à
son violeur ! », s’exclame-t-il.
Tariq Ramadan feint alors de
s’interroger : « Pourquoi ment-
elle ? » Il suggère évidemment
une réponse : « C’est une femme
qui a vécu deux humiliations. Une
fois, dans la chambre. Et après,
parce que j’ai refusé de la re-
voir. Sa souffrance, c’est que je l’ai
éconduite. Sa vengeance, c’est de
me faire tomber. »
Le prévenu égrène les multiples
contacts que son accusatrice
aurait eus avec d’autres femmes
« pour se venger » et le faire tom-
ber « dans un traquenard » en por-
tant plainte, dix ans plus tard,
contre lui. Il accuse, évoque les
messages échangés par la plai-
gnante avec Caroline Fourest, qui
était notoirement son adversaire,
et avec un paparazzi auquel elle
propose son témoignage, moyen-
mois dans le pays, tous trois ont fi-
nalement pris la route de la Tuni-
sie et se sont lancés dans une tra-
versée de la Méditerranée.
Depuis le début de l’année, quel-
que 45 000 personnes sont ainsi
arrivées en Italie par la mer, de-
puis la Tunisie et la Libye, princi-
palement originaires de Côte
d’Ivoire et de Guinée. Dans le
même temps, près d’un millier
sont mortes en mer.
Mamadou Saliou Diallo, un
jeune Guinéen qui dit avoir 16 ans,
a arrêté l’école à l’âge de 12 ans. Lui
aussi rêve de football en Europe. Sa
traversée de la Méditerranée, il l’a
payée en travaillant pendant plu-
sieurs mois à Sousse, en Tunisie,
comme plongeur et serveur.
En 2022, rien que sur le départe-
ment de Paris, plus de 7 700 jeu-
nes se sont présentés comme mi-
neurs devant l’aide sociale à l’en-
fance. L’année 2023 s’inscrit dans
une tendance à la hausse. « Il n’y a
pas une explosion des arrivées,
mais une baisse des places d’hé-
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
nant rétribution. « Elle cherche à
rallier des personnes dont elle sait
qu’elles sont idéologiquement en
désaccord avec moi. Elle veut ma
chute. Pourquoi aller voir mes en-
nemis idéologiques et pas la po-
lice, si c’est pour dénoncer des faits
de viol ? », demande-t-il. Tariq Ra-
madan distille sa principale ligne
de défense, selon laquelle toutes
les procédures intentées contre
lui seraient le fruit d’une action
concertée de femmes déçues ou
blessées de son infidélité.
L’un des avocats de R. A. D.,
Me François Zimeray, se lève pour
tenter de contrer le procureur Ta-
riq Ramadan. Il revient sur ses dé-
négations initiales à propos de
ses relations extraconjugales. « Je
vous renvoie, maître, non pas à vo-
tre condition d’avocat, mais à vo-
tre condition d’homme, cingle le
prévenu. Chacun d’entre nous
peut avoir des contradictions mo-
rales. J’ai fait quelque chose qui est
extrêmement humain. Mais en-
tendez-le bien : c’est le seul men-
songe que j’ai prononcé ! »
Il se tend et gronde : « Ne mettez
pas tous les mensonges sur le
même plan ! L’un est une protec-
tion de la vie privée, l’autre est la
destruction de la vie d’un homme !
Je n’ai pas violé votre cliente. Je le
répète une fois pour toutes. Et elle
est la personne qui dessert plus que
tout la cause de toutes les femmes
sur Terre. Une femme ne peut rien
commettre de pire que de mentir
sur un viol ! » L’avocat encaisse le
coup, ironise sur sa théorie de la
« conspiration ». « Je n’ai pas dit
“conspiration”, j’ai dit “traque-
nard”. Et ne mettez pas à l’indicatif
présent ce que j’ai mis moi-même
au conditionnel présent. J’aimerais
que vous ayez le souci de la préci-
sion et des faits, maître. »
Le casuiste Tariq Ramadan ré-
serve aux questions de ses pro-
pres avocats, Mes Yaël Hayat et
Guerric Canonica, son ultime pi-
rouette dialectique. La voix se
voile, le visage s’assombrit : « Je ne
vivais pas une vie normale. Je pre-
nais l’avion plusieurs fois par se-
maine. Je voyais peu ma famille, je
me retrouvais seul à l’hôtel. J’étais
accessible. J’étais vulnérable. J’ai
baissé la garde. [Avec les femmes]
je suis entré dans le jeu. La sagesse
aurait voulu que je m’éloigne mais
ça n’a pas été le cas. » Air contrit.
La victime, c’est lui.
L’audience se poursuit mardi
16 mai avec la déposition de la
plaignante. p
Pascale Robert-Diard
bergement en hôtel liée à l’appro-
che des Jeux olympiques », fait re-
marquer M. Brossat.
« Il faut les mettre en CRA [centre
de rétention administrative] et les
renvoyer dans leur pays ! », a lancé
sur Twitter, le 6 mai, l’eurodépu-
tée Les Républicains (LR) Nadine
Morano, qui vient d’être promue
au « cabinet fantôme » de LR char-
gée de l’immigration. Depuis plu-
sieurs semaines, le squat du
16e arrondissement a été la cible
de la droite et de l’extrême droite.
Le collectif identitaire Némésis a
organisé un rassemblement de-
vant l’établissement, de même
que des militants de Reconquête !
ont plusieurs fois manifesté à ses
abords, en présence notamment
de Philippe Vardon, conseiller
municipal et régional Recon-
quête ! de Nice, ou de Stanislas Ri-
gault, président de Génération
Zemmour. Ils brandissaient des
pancartes « Non aux clandestins
dans notre quartier ». p
Julia Pascual
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Le détour européen des étudiants dentistes
Plus de la moitié des nouveaux praticiens se sont formés à l’étranger, faute de places dans les facultés françaises
L
e plus dur dans le métier
de chirurgien-dentiste,
« c’est de concilier la vo-
lonté de soigner et de gar-
der une vie personnelle », estime
la docteure Oana Charmetant,
35 ans, praticienne dans le dépar-
tement de la Sarthe, un désert mé-
dical. « Les patients souffrent. Ils
appellent plusieurs fois par jour
pour être traités en urgence alors
que mon planning est plein pour
les six prochains mois. Je pourrais
travailler chaque jour et chaque
nuit jusqu’à 3 heures du matin. »
Les journées à rallonge, les pa-
tients exaspérés et en souffrance
sont également le quotidien
du jeune docteur Gautier Lam-
bour, chirurgien-dentiste dans
l’Essonne. A l’exception du cœur
de quelques métropoles, le man-
que de praticiens en dentaire af-
fecte l’ensemble du territoire
français. C’est ainsi que Lilas (le
prénom a été changé), 25 ans, en
cinquième et dernière année
d’études d’odontologie, croule
déjà sous les offres de collabora-
tion, plusieurs mois avant l’ob-
tention de son diplôme.
La densité de chirurgiens-den-
tistes en France est inférieure à la
moyenne européenne, selon
Eurostat. En 2015, un tiers des
nouveaux chirurgiens-dentis-
tes s’installant en France avaient
obtenu leur diplôme à l’étranger,
selon la direction de la recherche,
des études, de l’évaluation et des
statistiques. En 2022, c’est le cas
de plus de la moitié (1 313) des
nouveaux praticiens, selon l’or-
dre des chirurgiens-dentistes.
Parmi eux, 687 sont des Français
qui avaient quitté l’Hexagone
pour se former à l’étranger.
Faute d’avoir été sélectionnée
par les universités françaises pour
suivre un cursus d’odontologie, la
docteure Charmetant a étudié à
l’université Carol-Davila, à Buca-
rest. Le docteur Lambour est di-
plômé de l’université européenne
de Madrid, et Lilas le sera prochai-
nement par l’université Cespu de
Porto (Portugal). En 2022, l’Espa-
gne a formé 502 praticiens venus
s’installer en France, le Portugal
399 et la Roumanie 283. Pour se
soigner, les Français comptent
chaque année un peu plus sur la
force de formation de leurs voi-
sins européens.
Fin du numerus clausus
Comment la France est-elle arrivée
à un tel niveau de dépendance ?
Par la mise en place d’un numerus
clausus qui fixe chaque année le
nombre d’étudiants autorisés à
suivre des études d’odontologie.
Instauré en 1971, ce système de li-
mitation a eu pour conséquence
de réduire de moitié les offres de
formation pendant près d’une
vingtaine d’années. « Les gouver-
nements successifs des années 1970
et 1980 ont pensé que, pour réduire
les coûts de la santé, il fallait réduire
l’offre de soins et donc le nombre de
praticiens susceptibles de les prodi-
guer », expose le docteur Philippe
Pommarède, président du Conseil
national de l’ordre des chirur-
giens-dentistes. « C’est bien une vo-
lonté politique, corrobore la doc-
teure Marie Biserte, vice-prési-
dente de la Fédération des syndi-
cats dentaires libéraux, soutenue
par la profession qui voyait d’un
bon œil le fait de limiter la concur-
rence entre soignants. »
Le numerus clausus est une ma-
chine à broyer les vocations. An-
cienne étudiante en première an-
née commune aux études de
santé (Paces) à l’université de
Lille, Lilas, bachelière scientifique
mention bien, n’a qu’un objectif :
la faculté dentaire. « Je me suis
donnée à 100 % pendant deux an-
nées dans une ambiance terrible,
sous pression, avec des profes-
seurs qui nous parlent comme si
nous étions de simples numéros. »
Elle n’est pas admise. De son in-
vestissement personnel, il ne
reste qu’une sensation de
Campus | 13
Un diplômé de
n’importe quelle
université
reconnue de l’UE
est libre d’exercer
dans chacun des
Etats membres
sabilité à la Commission euro-
péenne, « qui nous oblige à ins-
crire tout diplômé européen. Nous
n’avons pas à discuter ». Interrogé,
le ministère de la santé n’a pas
souhaité répondre.
Le recours à des praticiens for-
més à l’étranger « contribue pour
une bonne part au maintien de la
densité actuelle », souligne un rap-
port de l’Observatoire national de
la démographie des professions
de santé. Néanmoins, il ne suffit
pas à combler les « déserts dentai-
res ». En effet, libres de s’installer là
où ils le souhaitent, les nouveaux
diplômés optent massivement
pour les départements où l’offre
de soin est suffisante, comme à Pa-
ris, où plus de 200 primo-inscrits,
sur 2 609, se sont installés en 2022.
Aucun jeune diplômé n’a choisi la
Corrèze et seulement deux ont
anna wanda gogusey commencé leur pratique dans
l’Orne, deux départements qui
comptent moins de 40 praticiens
vide. L’échec, c’est aussi ce que re- l’UE est libre d’exercer dans cha- de 90 000 euros pour payer ses pour 100 000 habitants, alors que
tient Gautier Lambour, 28 ans, de
« Je n’ai pas cun des Etats membres. La dispo- études. Quant à la qualité péda- la capitale en dénombre 156.
ses deux années de Paces à l’uni- de souci à payer sition ouvre un marché européen gogique, elle peut dépasser les
versité de Tours : « Mon souci a été de la formation en odontologie, et standards universitaires français. Répartition territoriale
de tenir sur la longueur, la sélec-
pour un les facultés françaises se retrou- Après cinq années à la faculté de Pour convaincre les futurs diplô-
tion se fait sur la mémoire, il y a enseignement vent depuis en concurrence avec Porto, Lilas s’étonne encore de la més de s’installer là où les be-
tant de choses à apprendre et si des établissements privés des disponibilité de ses enseignants soins sont les plus forts, le minis-
peu à comprendre que j’ai décro-
dès lors qu’il est pays voisins. « Certaines universi- portugais après l’expérience tère de la santé a annoncé, en dé-
ché. Je suis entré en dépression. » à la pointe » tés européennes sont des entrepri- qu’elle a vécue à Lille. cembre 2021, la création de huit
Le numerus clausus a été sup- ses, rappelle Marco Mazevet, délé- Ces milliers de jeunes praticiens nouveaux sites universitaires de
Gautier Lambour
primé pour la rentrée universi- gué général du syndicat des Chi- qui exercent en France mais ont formation en odontologie à
chirurgien-dentiste
taire 2021, comme s’y était engagé rurgiens-Dentistes de France, et étudié à l’étranger ont-ils les mê- Amiens, Caen, Rouen, Dijon, Be-
diplômé de l’université
Emmanuel Macron en 2017. « Il y a dès qu’il existe une clientèle, elles mes compétences que leurs ho- sançon, Grenoble, Poitiers et
européenne de Madrid
eu une prise de conscience, tardive, créent une offre. » Des établisse- mologues formés dans l’Hexa- Tours. Avec un objectif d’aug-
de la projection démographique de ments portugais, espagnols, rou- gone ? C’est la question qu’a posée mentation de 14 % des capacités
la profession et du vieillissement mains ont ainsi mis en place des Marco Mazevet dans une thèse d’accueil en formation. Deux an-
de la population. Le nombre limité cursus spécialement conçus pour publiée en 2016. Le jeune chirur- nées plus tard, cinq sites ont bien
de places en odontologie n’est pas les étudiants français. gien-dentiste révélait alors l’im- été ouverts. Selon l’association
corrélé aux besoins de santé de portante hétérogénéité des for- étudiante, 35 % des étudiants sou-
la population », observe Marie Bi- Combler les « déserts dentaires » mations : un tiers des étudiants haitent rester dans la région où ils
serte. Mais la fin du numerus Alors qu’en France les étudiants n’avait jamais posé une couronne, ont été formés. Cette réintégra-
clausus n’a pas démultiplié le doivent passer une sélection dras- encore un tiers n’avait jamais tion de la formation sur les terri-
nombre de places d’enseignants tique, une année après l’obten- prescrit de traitement médica- toires les plus déficitaires pour-
dans les facultés. « Nos établisse- tion du baccalauréat, pour inté- menteux, 10 % n’avaient reçu rait améliorer la répartition géo-
ments continuent à avoir un nom- grer une faculté dentaire, les uni- aucune formation pratique ; bien graphique des soignants.
bre fixe de postes de formation. versités concurrentes étrangères que diplômés, ils n’avaient exercé Mais la formation d’un dentiste
Les simulateurs sur lesquels tra- recrutent postbac et souvent sur aucun soin. Il existe, dans un est un temps long. « Il faudra une
vaillent nos étudiants sont des dossier. Le coût annuel de la scola- même pays exportateur de diplô- vingtaine d’années pour augmen-
outils extrêmement précis qui coû- rité varie de 6 000 à 19 000 euros més en chirurgie dentaire, « de très ter le nombre de praticiens formés
tent 30 000 euros l’unité, souligne selon les établissements. Cinq an- bonnes et de mauvaises universi- en France », calcule Philippe Pom-
Vianney Descroix, doyen de l’UFR nées d’études sont nécessaires tés », évalue le docteur Mazevet. marède. En attendant, « heureuse-
d’odontologie de l’université Paris avant l’obtention du diplôme, Toujours en 2016, l’Ordre natio- ment qu’il y a des étudiants qui par-
Cité et président de la Conférence contre six en France. « Faire le nal des chirurgiens-dentistes ré- tent se former hors de France… »,
des doyens d’odontologie. L’Etat choix entre le système français clamait la mise en place d’heures observe Marie Biserte.
peut dire qu’il veut former plus, avec une année de préparation à de pratique pour les diplômés Lilas commencera à exercer à
mais je n’ai pas de places pour ac- un concours et la perspective d’un étrangers. Quant au ministère de l’automne 2023, à Paris. « Pour sui-
cueillir davantage d’étudiants. » résultat incertain, et une entrée la santé, il assurait réfléchir à « un vre ma vocation, j’ai dû quitter ma
S’il y a peu de places pour se for- postbac dans un établissement renforcement des contrôles des famille pendant cinq années et
mer en France, d’autres voies sont étranger, c’est une alternative pour formations au niveau européen ». mes parents se sont endettés, té-
possibles. Une directive euro- ceux qui en ont les moyens », cons- Sept ans plus tard, la promesse moigne-t-elle. Je retournerai près
péenne de 2005 met en pratique tate Marco Mazevet. d’un contrôle des compétences a de mes proches, même si c’est loin
la « reconnaissance automatique » « Je n’ai pas de souci à payer pour fait long feu. « Il n’y a pas de possi- des déserts dentaires. » Car concer-
des diplômes. Chaque diplômé en un enseignement dès lors qu’il est bilité de contrôler la qualité des en- nant ses études supérieures, elle
chirurgie dentaire de n’importe à la pointe », affirme Gautier Lam- seignements », reconnaît Philippe ne doit rien à son pays. p
quelle université reconnue de bour, qui a dû souscrire un prêt Pommarède. Il renvoie la respon- Éric Nunès
« J’exercerai plusieurs années en Belgique, le pays qui m’a ouvert ses portes »
Lorsque, à la rentrée de septembre 2016, Adil propre santé en danger pour devenir professionnel de les » pour rejoindre un cursus d’odontologie. Alors
Messaadi franchit la porte de l’université de Lille pour santé. » A l’issue des deux premiers semestres, alors pourquoi ne pas revenir par la fenêtre quand la porte
une première année commune aux études de santé (Pa- qu’il pouvait poursuivre en redoublant sa première an- d’entrée est restée fermée ? Il envoie son dossier, la ré-
ces), il n’imagine pas d’autre avenir professionnel que née, le jeune homme jette l’éponge. ponse des examinateurs est lapidaire : « Parcours pro-
celui de soignant. Fils et frère de médecins généralistes, Mais il faut rebondir, trouver une nouvelle voie. Celui fessionnel non étayé. » « Encore une fois, le système fran-
bachelier scientifique gratifié d’une mention très bien, qui se voyait soignant emprunte un grand virage. « Je çais m’a bloqué », s’exaspère le jeune homme.
il pense cocher toutes les cases d’une réussite pro- choisis la comptabilité », explique-t-il. Le jeune homme Mais sa vocation a des ressorts. En 2022, à 24 ans, Adil
chaine. « Je n’ai alors que cette voie en tête », se sou- y trouve des points communs avec l’odontologie et la tente le concours de l’Université libre de Bruxelles, où
vient-il. La sélection drastique du numerus clausus, médecine : une profession qui exige « beaucoup de 15 % des places peuvent être prises par des étudiants
qui fixait chaque année, jusqu’en 2021, le nombre contacts humains », et une profession libérale, indé- « non résidents ». Le Français est enfin reçu, en Belgi-
­d’étudiants autorisés à suivre des études d’odontologie, pendante. Celui qui était un brillant lycéen reprend des que. Actuellement en fin de première année, il a encore
va mettre à mal son rêve. études comme sur des rails. Après cinq années d’école, devant lui quatre ans d’études avant de décrocher son
La déconvenue est à la mesure de son aspiration à de- il valide, en 2021, un master de comptabilité et gestion diplôme d’odontologie. « Diplômé, je ne reviendrai pas
venir un professionnel de santé. « Dès les premières se- au sein de l’école Gaston-Berger, à Lille, puis il entame tout de suite en France, avertit l’étudiant. J’exercerai plu-
maines, je sens que cela ne va pas marcher, témoigne sa carrière dans un cabinet d’audit. « Mais, quelque sieurs années dans le pays qui m’a ouvert ses portes et
Adil. Nous sommes 3 500 bons étudiants, pour 450 pla- part, dans ma tête, j’avais toujours cette envie d’être un qui a financé mes études : la Belgique. Je pense que je le
ces, les amphithéâtres sont bondés, la concurrence rè- acteur de la santé », confie-t-il. dois. » En 2017, ils étaient 379 jeunes praticiens français
gne, la pression est énorme, l’anxiété est presque palpa- Il existe en France, pour les titulaires d’un master, formés à l’étranger, de retour en France pour exercer. Ils
ble, au point que certains sont pris de nausées lorsqu’on d’un doctorat, d’un diplôme d’auxiliaire médical ou sont 687 en 2022. p
évoque le concours. Cela n’a pas de sens de mettre sa d’un titre d’ingénieur, des procédures dites « passerel- É. N.
 Économie & Entreprise
0123
14 | ­
­Mercredi 17­ mai 2023

Le lobby de l’immobilier alerte sur l’emploi

La Fédération française du bâtiment demande des mesures d’urgence pour relancer la construction

P
our rédiger la lettre
ouverte qu’ils ont adres-
sée au président de la Ré-
publique, lundi 15 mai, et
le communiqué qui l’accompa-
gne, les professionnels de la cons-
truction et de l’immobilier n’ont
pas lésiné sur l’emploi des adjec-
tifs et des adverbes. C’est qu’ils ont
déjà mal pris le report des conclu-
sions du Conseil national de la re-
fondation logement, dont ils at-
tendent, après des mois de con-
certation, de « puissantes mesures
d’urgence » pour faire « face à la
crise du logement qui s’installe du-
rablement dans notre pays ».
La présentation des arbitrages
programmée le 9 mai a été repor-
tée au 5 juin. Alors, quand, dans
un entretien donné à Challenges,
Emmanuel Macron a appelé, le
10 mai, à une nouvelle « confé-
rence des parties » pour répondre
à cette « crise multifactorielle »,
tous ont bondi. « L’heure n’est plus
aux constats, aux atermoiements
ni aux hésitations. Quand l’Etat
prendra-t-il la véritable mesure du
risque de bombe économique, so-
ciale et sociétale ? », tempêtent-ils.
La Fédération française du bâti-
ment (FFB), les promoteurs, les
syndicats de l’immobilier se di-
sent découragés, exaspérés, et
brandissent désormais la menace
de l’emploi pour être entendus.
Mi-avril, lors d’une conférence de
presse, Olivier Salleron, le prési-
dent de la FFB, prédisait déjà un
avenir sombre : « Dans le loge-
ment neuf, la crise est amorcée. »
Depuis 2020, le nombre de per-
mis a chuté. « Or l’avantage, dans Sur un chantier dans le nouveau quartier de La Cartoucherie, à Toulouse, le 13 octobre 2022. ARNAUD PAILLARD/Hans Lucas via AFP
le bâtiment, c’est qu’on sait trois ou
quatre ans à l’avance ce qui va se
passer. » Ces derniers mois, tout lience de 2021, préviennent-ils. puisque l’apport personnel des can- pas rénover votre habitat sans hy- Saint-Cyr-l’Ecole (Yvelines), et ses
s’est accéléré. Dans ce contexte, Lundi 15 mai, dans son interview
La production didats à l’acquisition est réduit. » pothèque et des devis certifiés. » collègues, lorsqu’ils se croisent
sans aides supplémentaires, avec au journal de 20 heures de TF1, pourrait baisser Pour autant, la menace d’une Ces discours aux apparences chez les fournisseurs. Combien
des conditions de crédit aussi ten- Emmanuel Macron n’a, à aucun vague massive de perte d’emplois, contradictoires sont loin d’être ir- sont-ils à chercher un, deux sala-
dues, la FFB prévoit une produc- moment, explicitement abordé la
de 4 % entre comme l’augurent les profession- réconciliables, note Denis Ferrand. riés ? « Il y a bien la solution de l’ap-
tion en recul de 4 % entre 2022 et question du logement. 2022 et 2025, nels, et comme cela s’est produit Ils sont en réalité le reflet de la prentissage, mais il va falloir adap-
2025, et la destruction de « près de Les chiffres de la baisse de la dans le passé – entre la crise de transformation du secteur. La ter nos horaires et nos conditions
100 000 postes ». Voire « 150 000 » construction sont réels. La crise
et « près de 2008 et fin 2015, la filière a perdu maison individuelle souffre, mais de travail au changement sociétal.
« dans les prochains mois », est-il due au Covid-19 a donné un sé- 100 000 postes » 200 000 salariés avant de retrou- l’artisanat, dopé par la rénovation, On parle beaucoup de la semaine
écrit dans la lettre au président. rieux coup de frein au secteur. Au ver son niveau fin 2022 –, n’est pas a le vent en poupe. « Avant le Covid, de quatre jours. Des collègues com-
cœur de la pandémie et en pleine
être détruits partagée par tous. La Capeb, la la maison neuve représentait 60 % mencent à y penser sérieusement. »
« Retournement très fort » période des élections municipa- confédération de l’artisanat, qui de l’activité, la rénovation 40 %. En Eure-et-Loir, Cécile Melaine
Le gouvernement tarde à rendre les, au premier semestre 2020, le n’est pas associée à cette lettre, ne Aujourd’hui, une bascule s’opère. » et son mari, à la tête d’une société
ses arbitrages ? Les professionnels nombre de permis a chuté de nementale, « qui renchérit les prix tient pas les mêmes propos. La dernière note de conjoncture de de maçonnerie – « pas de neuf, des
redisent les « mesures applicables 30 %. A cela s’est ajoutée la hausse de 7 % », assure-t-il, et le zéro artifi- la Banque de France, qui rapporte extensions et des garages pour les
immédiatement et puissantes », des coûts de construction provo- cialisation nette, « que les maires Du neuf vers la rénovation un moral des chefs d’entreprise au particuliers » –, ont franchi le cap il
qui, selon eux, devraient être mi- quée par la crise des matériaux utilisent pour ne pas construire ». « Nous, dans la rénovation, d’ici à plus bas dans le gros œuvre et plu- y a cinq ans. Les 35 heures sont
ses en œuvre. Et de citer l’allége- quand les conteneurs étaient blo- Après avoir décortiqué les der- 2030, on peut créer 200 000, voire tôt bon dans le second œuvre, ne concentrées sur le début de la se-
ment des contraintes bancaires, le qués dans les ports et que les usi- nières données des transactions 300 000 emplois, assure son pré- dit pas autre chose. maine, les heures supplémentai-
rétablissement du prêt à taux zéro nes tardaient à redémarrer. immobilières, Denis Ferrand, le sident, Jean-Christophe Repon. Si cette dernière activité mobi- res, le vendredi matin, « mais de
dans sa version antérieure, celle Puis la guerre en Ukraine, à par- directeur général de l’institut Car il faut de la compétence pour lise beaucoup de bras, le jeu des va- manière exceptionnelle », et le
du dispositif Pinel, « avant son ver- tir de février 2022, a entraîné une Rexecode, confirme « le retourne- rénover les 5 à 10 millions de pas- ses communicants de l’une vers vendredi après-midi, personne
dissement », complète M. Salleron. nouvelle crise des matériaux, fait ment très fort depuis six mois ». soires thermiques. » Toutefois, lui l’autre n’est pas une évidence. Un ne travaille, dit-elle. Depuis qu’ils
En matière de rénovation éner- bondir les coûts de l’énergie. Le « Cela correspond à l’ombre portée aussi appelle à « simplifier les pro- maçon ne devient pas plaquiste ont adopté ce rythme, elle assure
gétique, les moyens doivent être troisième assaut est plus récent. La de la hausse des taux et de celle des cédures » et à trouver des finance- en deux mois. Les artisans ont que tout le monde arrive plus re-
« à la hauteur des enjeux et des res- hausse des taux a entraîné un gel coûts. Beaucoup d’investissements ments adéquats. « Aujourd’hui, d’ailleurs toutes les peines du posé le lundi matin. Et « qu’en ter-
sources des ménages », sinon, il des crédits. Le président de la FFB y dans le neuf sont précédés d’une vous pouvez acheter une voiture à monde à recruter. C’est le sujet de mes de rentabilité », le calcul n’est
faudra « assouplir le calendrier » ajouterait bien « la RE2020 », la vente dans l’ancien. Si l’ancien se 50 000 euros en trois clics avec la discussion récurrent entre Thierry pas si mauvais que cela. p
imposé par la loi climat et rési- nouvelle réglementation environ- grippe, cela se répercute sur le neuf, location avec option d’achat, mais Laureau, plombier-chauffagiste à Émeline Cazi

En Allemagne, la crise du secteur de la construction s’aggrave

Les annulations de projets immobiliers se multiplient, alors que le besoin de logements, tiré par l’immigration, est à un niveau historique

Berlin - correspondance nettement en dessous. « La crise tion de logements s’est effondrée (84,3 millions de personnes vi- la télévision allemande. Les hauts cencier, au moment même où les
dans la construction s’aggrave », de 20 % en janvier et février par vaient en Allemagne en 2022, un revenus apportent davantage de besoins sont urgents. Le secteur,

C’ était l’une des grandes

promesses du candidat
Olaf Scholz lors de sa
campagne en 2021. Celui qui vou-
lait devenir le « chancelier du lo-
gement abordable » s’engageait à
construire 400 000 logements
neufs par an, dont 100 000 so-
ciaux, afin de freiner la hausse
des prix de l’immobilier en Alle-
magne ces dernières années.
Deux ans plus tard, force est de
constater que le volet central de la
politique sociale du chancelier
social-démocrate est un échec
cuisant. Seuls 290 000 logements
ont été construits en 2021, et le
chiffre pour 2022, attendu dans
quelques jours, devrait se situer
avertit Felix Leiss, analyste du sec-
teur à l’institut économique Ifo.
Celui-ci a relevé fin avril que les
annulations de projets se situent à
un niveau historiquement élevé :
16 % des entreprises du secteur
font état de projets avortés.
« L’augmentation spectaculaire des
coûts de construction et la hausse
des taux de financement ont pour
conséquence que de nombreux
programmes de logements ne sont
plus rentables. Ils sont reportés ou
tout simplement annulés. L’activité
est littéralement en train de s’effon-
drer », estime l’expert.
Selon les chiffres publiés le
18 avril par l’office national des
statistiques, Destatis, la construc-
rapport à la même période
en 2022. Pis : le nombre de permis
de construire accordés s’est
­contracté chaque mois depuis
mai 2022. La fédération allemande
du logement, GdW, estime qu’un
tiers des logements qui devaient
être livrés en 2023 et 2024 ne se-
ront finalement pas construits.
Demande de soutien à l’Etat
Or, selon les estimations du Pes-
tel Institut, il manque actuelle-
ment 700 000 logements en Al-
lemagne. La situation est
d’autant plus critique que le pays
a accueilli plus d’un million de
réfugiés en un an, participant à
l’augmentation de la population
record historique). Mais la con-
currence pour les appartements
en location à prix abordable est
devenue telle que la qualité de
l’accueil est de plus en plus com-
promise, ce qui pourrait aiguiser
les tensions sociales autour de
l’immigration. Le résultat est
déjà visible dans les grandes vil-
les, où il arrive que des queues de
plusieurs dizaines de mètres se
forment devant un appartement
mis en location.
Selon Dirk Salewski, président
de la fédération des entreprises
d’immobilier et de logement,
seuls les biens de luxe et les loge-
ments sociaux sont actuellement
en construction, a-t-il témoigné à
capital, les logements sociaux
sont subventionnés par l’Etat.
Ce sont les projets de construc-
tion ou de rénovation destinés
aux classes moyennes qui ne
sont plus menés à bien. Un insti-
tut de recherche sur l’immobilier
de Kiel a récemment calculé
qu’en dessous d’un loyer de 17,50
à 20 euros du mètre carré, les
nouvelles constructions ne sont
financièrement plus rentables
en Allemagne. Un tarif inaborda-
ble pour une grande partie de la
population.
La baisse des commandes pèse
sur les entreprises, ce qui pour-
rait conduire à la situation para-
doxale où elles sont amenées à li-
après dix années de forte crois-
sance, réclame désormais l’aide
de l’Etat. Dans ce contexte, un dé-
bat sur les normes de construc-
tion et de rénovation des bâti-
ments a surgi.
La ministre du logement elle-
même, Klara Geywitz, a ainsi ex-
posé ses doutes quant à la géné-
ralisation des travaux d’isolation
des bâtiments, alors que le gou-
vernement a déjà lancé un plan
de décarbonation du chauffage.
La ministre plaide aussi en fa-
veur d’une simplification des rè-
gles de construction, afin de pou-
voir bâtir plus vite, et surtout
moins cher. p
Cécile Boutelet
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­Mercredi 17­ mai 2023 Économie & Entreprise | 15

Europe : l’économie résiste, l’inflation aussi

Télépho nie
Vodafone annonce
la suppression
de 11 000 emplois
Le groupe britannique Voda-
La Commission européenne observe des taux record d’activité et d’emploi fone a dévoilé, mardi 16 mai,
un vaste plan de restructura-
tion. La suppression
de 11 000 postes doit lui per-
Bruxelles - bureau européen Bruxelles attend une croissance la zone euro, et près de 20 % dans plus-bas historique en mars, à 6 %. doivent avancer au sein du conseil mettre de « simplifier l’organi-
française autour de 0,7 % en 2023, certains pays comme l’Estonie. De même, « les taux d’activité et des ministres de l’économie et des sation pour retrouver [sa]

D
ans ses prévisions se-
mestrielles, publiées
lundi 15 mai, la Com-
mission européenne a
dévoilé des perspectives légère-
ment meilleures qu’attendues à la
fin de 2022, avec une croissance de
1 % attendue en 2023 et de 1,7 %
en 2024. « L’économie européenne
se porte mieux que nous ne l’avions
prévu l’automne », dit Paolo Genti-
loni, le commissaire à l’économie.
En novembre 2022, les économis-
tes de l’exécutif communautaire
anticipaient une progression du
produit intérieur brut (PIB) de
0,8 % en 2023 et de 1,6 % en 2024.
Parmi les grandes économies du
continent, l’Allemagne devrait af-
ficher un des taux de croissance
parmi les plus faibles en 2023, à
0,2 %, et un millésime 2024 autour
de 1,3 %. Les investissements des
entreprises, liés à la hausse des
taux de la Banque centrale euro-
péenne, devraient reculer de 0,7 %.
et de 1,4 % en 2024, grâce à une
bonne tenue des investissements,
tandis que la troisième économie
de la zone euro, l’Italie, devrait
connaître cette année 1,2 % de pro-
gression du PIB grâce, notam-
ment, au plan de relance euro-
péen, et de 1,1 % en 2024. Parmi les
économies les plus dynamiques,
les pays méditerranéens se distin-
guent. L’Espagne et la Grèce dépas-
sent 2 % de croissance, aussi portés
par le plan de relance européen.
Ces prévisions s’expliquent, se-
lon le commissaire italien, par
« des efforts déterminés pour ren-
forcer notre sécurité énergétique,
un marché du travail remarquable-
ment résilient et l’assouplissement
des contraintes d’approvisionne-
ment ». A l’été 2022, du fait de la
guerre en Ukraine et de l’arrêt de
l’importation de gaz russe, les prix
du gaz avaient été multipliés par
dix durant l’été, entraînant l’infla-
tion proche du seuil de 10 % dans
Bruxelles anticipe une décrue de
l’inflation, moins rapide qu’atten-
due à la fin de 2022. En 2023, après
un pic à 7,6 % en mars, elle devrait
progressivement baisser autour
de 5,8 % en moyenne dans la zone
euro (à 5,5 % en France), et de 2,8 %
en 2024. La Pologne, la Tchéquie, la
Slovaquie et la Hongrie devraient
encore connaître une hausse des
prix à deux chiffres cette année.
Discussions sur la dette
Cette inflation devrait être alimen-
tée notamment par les hausses de
salaires, qui vont se poursuivre,
même si elles sont insuffisantes
pour éviter une perte de pouvoir
d’achat. L’exécutif s’attend donc à
des mouvements de revendi­-
cation à travers le continent.
D’autant plus que le marché du
travail reste extrêmement tendu.
En 2023, le taux de chômage de-
vrait s’établir en Europe à 6,2 %
(6,8 % dans la zone euro), après un
d’emploi sont à des niveaux record,
note la Commission dans son
communiqué. Le marché du tra-
vail de l’UE [Union européenne]
ne devrait réagir que modérément
au ralentissement ». En 2023, la
croissance de l’emploi est atten-
due à 0,5 %, et 0,4 % en 2024.
Dans ce contexte, « les gouverne-
ments devraient être en mesure de
supprimer progressivement les me-
sures d’aide et de réduire le fardeau
de leur dette », juge Valdis Dombro-
vskis, le vice-président de la Com-
mission. L’exécutif communau-
taire anticipe à la fois une baisse
des déficits annuels des Etats, ra-
menés de − 3,4 % en 2022 à − 3,1 %
en 2023 et − 2,4 % en 2024, et de
l’endettement en Europe, qui de-
vrait passer de l’équivalent de
83,4 % du PIB à 82,6 % en 2024.
C’est dans ce cadre que les dis-
cussions sur le nouveau pacte de
croissance et de stabilité, proposé
à la fin d’avril par la Commission,
finances. Depuis 2020, et la sus- compétitivité », selon la
pension des règles après la crise du ­nouvelle directrice générale,
Covid puis le début du conflit en Margherita Della Valle.
Ukraine, les Etats se sont éloignés Le projet de suppressions de
des critères de Maastricht, qui postes est le plus important
obligeaient les Etats à respecter un jamais entrepris par Voda-
déficit public maximal de 3 % du fone, qui emploie environ
PIB, ainsi qu’une dette inférieure à 100 000 personnes à travers
60 % de la richesse nationale. 22 pays dans le monde.
Si ces règles ne devraient pas dis-
paraître (seule une dizaine de pays Rectif ic atif
respectent les deux), la Commis- Dans l’article « Au Théâtre
sion estime que c’est à chacun des Dejazet, “Le Canard en-
Etats de fixer une trajectoire de ré- chaîné” en ligne de mire »,
férence sur quatre ans, afin de le paru dans Le Monde du
mettre sur le chemin d’une dimi- 16 mai, un intertitre indiquait
nution « crédible de sa dette ». Le que Christophe Nobili, jour-
ministre des finances allemand, naliste de l’hebdomadaire sa-
Christian Lindner, doit faire con- tirique, avait été licencié pour
naître sa position sur ce texte. Son avoir révélé des soupçons
pays, comme de nombreux pays d’emploi fictif. Il fait en réa-
frugaux (Pays-Bas, Danemark, lité l’objet d’une procédure de
Suède…), reste réservé sur cette licenciement pour faute, liée
approche, qui nuirait à une disci- à la parution, en mars, de son
pline budgétaire commune. p livre Cher Canard (JC Lattès,
Philippe Jacqué 250 pages, 20 euros).

Bruxelles donne son aval Publicité

au rachat d’Activision
par Microsoft La sobriété,
Cette décision est contraire à celle de
un frein salutaire à nos impulsions ?
l’Autorité de la concurrence britannique LES ENQUÊTES D’OPINION LE CONFIRMENT : LES FRANÇAIS SOUHAITENT CONSOMMER PLUS SOBREMENT.
CETTE RÉALITÉ NOUVELLE POSE UN REDOUTABLE DÉFI AUX ENTREPRISES, QUI DOIVENT DÉVELOPPER
DE NOUVEAUX IMAGINAIRES DE CONSOMMATION.

C’ est une victoire impor-

tante que vient de rem-
porter Microsoft dans
son projet de mettre la main sur
Activision-Blizzard. La Commis-
sion européenne a donné son
aval, lundi 15 mai, pour que le
géant de Redmond (Etats-Unis),
qui commercialise les consoles
XBox, puisse acquérir l’éditeur de
titres à succès tels que Call of
Duty, World of Warcraft ou Candy-
Crush. Si elle devait arriver à
terme, l’opération constituerait la
plus grosse fusion-acquisition ja-
mais réalisée dans le secteur vi-
déoludique, pour un montant
d’environ 70 milliards d’euros.
La décision de Bruxelles est
d’autant plus la bienvenue pour
Microsoft que l’Autorité de la
compétition et des marchés bri-
tannique (CMA) avait mis son
veto à cet accord, le 26 avril. Cel-
le-ci a d’ailleurs immédiatement
réagi, lundi : « Même si nous re-
connaissons que la Commission
européenne est habilitée à émettre
un avis contraire [au nôtre], la
CMA s’en tient à sa position. »
« Technologie dynamique »
arrangement, on compte Nin-
tendo, mais aussi Nvidia qui ne
dispose que d’un service de jeu en
ligne (GeForce NOW). A l’inverse,
Sony, producteur des PlayStation,
deuxième acteur mondial du sec-
teur derrière Tencent, n’a eu de
cesse de s’opposer à l’opération.
L’analyse de la Commission est
radicalement différente de celle
de Londres. Les deux conviennent
que Microsoft n’aurait aucun inté-
rêt à réserver les jeux d’Activision
Blizzard à ses seules consoles,
moins nombreuses que celles de
Sony. Mais à l’inverse de la CMA,
l’autorité européenne considère
que les garanties apportées par la
compagnie américaine « repré-
sentent une nette amélioration par
rapport à la situation actuelle en ce
qui concerne les jeux en nuage ».
Au contraire, cet accord « stimu-
lera le développement de cette
technologie dynamique », esti­-
me-t-elle. « Les engagements [de
Microsoft] remédient pleine-
ment aux problèmes de concur-
rence soulevés par la Commis-
sion », souligne même celle-ci
dans son communiqué, après
avoir mené une analyse économi-
Logement, alimentation, mobilité, loisirs… Les Français aspirent à une
forme de sobriété dans leur façon de consommer, qui n’épargne aucun
aspect de leur vie. 56 % d’entre eux jugent même que la sobriété est
un objectif prioritaire à mettre en œuvre : c’est ce que montre une
enquête réalisée par Ipsos pour les Entretiens de Royaumont, auprès
des consommateurs de dix pays en décembre 20221. C’est donc un
véritable changement de paradigme, qui oblige les entreprises à se
transformer en profondeur.
L’aspiration à la sobriété n’est pas nouvelle. Au IVe siècle de notre
ère, déjà, des communautés de moines prônaient la frugalité.
C e t t e no t io n a h a nt é l ’ h i s t o i r e d e l ’O c c id e nt , r ap p el le
Dominique Desjeux, anthropologue observateur de la consommation :
« La sobriété contemporaine est un écho de croyances religieuses
anciennes qui ont constitué l’Europe chrétienne. Ces croyances
considéraient la consommation comme négative, impure, elles l’asso-
ciaient à une tentation qui détournait les croyants de leurs devoirs. »
Si la sobriété réapparaît aujourd’hui de façon positive et avec plus
de force, c’est essentiellement g râce à la prise de conscience
croissante de l’impact de la consommation sur l’environnement : deux
Français sur trois estiment qu’ils devront bouleverser complètement
leur mode de vie pour lutter contre le réchauffement climatique, selon
la même enquête Ipsos.
Les entreprises aussi ont un rôle à jouer
Enfin, les Français pensent que c’est d’abord aux entreprises et à l’État
de faire des efforts de sobriété. Ils identifient même les gestes les plus
efficaces pour aller vers une « société plus sobre » : consommer des
biens et des produits locaux, privilégier les produits réutilisables,
acheter des produits d’occasion… Une vision portée par Spoticar qui
propose une offre élargie de véhicules de seconde main : « Le label
automobile numéro un en Europe, qui compte environ 5 000 sites sur le
Xavier Duchemin, directeur Business Unit Véhicules
d’occasion de Stellantis France.
Les entreprises ont donc un rôle à jouer pour
répondre aux exhortations de « sobriété désirable » et
développer de nouveaux imaginaires de consom-
mation : « Nous étions des constructeurs auto et nous
sommes en train de basculer dans une société de
services qui proposera des offres de mobilité », constate
Serge Habrant, vice-président Véhicules d’occasion de
Stellantis France.
Pour accompagner les entreprises, l’Agence de la
transition écolog ique (Ademe) a publié en 2022
un « Guide de la communication responsable »2 .
Son objectif : les aider à mettre en place une com-
munication « qui s’interroge autant sur les contenus
que sur la manière de les délivrer » et à diffuser
des « récits alternatifs inspirants », selon Valérie
Martin, directrice de la communication de l’Agence
et co-auteure du guide.
« L’imaginaire ne va pas déclencher l’action, mais il a
pour fonction de nous aider à résoudre cette dissonance
cognitive entre notre désir de consommation et la né-
cessité de faire preuve de sobriété, analyse Dominique
Desjeux. Toute la difficulté va être de concilier deux
temps parallèles : celui des contraintes et celui des ima-
ginaires. »
1
La sobriété énergétique et environnementale, étude Ipsos
pour les Entretiens de Royaumont, décembre 2022
ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2022-12/Ipsos-sobriete-energe-
tique-et-environnementale-diff.pdf

Bruxelles s’est laissé convaincre que du marché et procédé à des Vieux Continent dont 1 500 en France, permet au constructeur d’écouler 2
Guide de la communication responsable, Ademe, 2022
par les gages de bonne volonté auditions des acteurs du secteur. à lui seul presque 400 000 voitures d’occasion par an. Chaque jour, multimedia.ademe.fr/librairie/Guide-com-responsable-011190_Extrait.pdf

fournis par la firme américaine.
Pour parvenir à persuader les
autorités que son projet n’avait
pas de vision monopolistique, Mi-
crosoft a proposé à ses concur-
rents de leur garantir l’accès aux
titres d’Activision pendant dix
ans, avec un niveau de qualité égal,
y compris dans le champ du cloud
gaming (une technologie qui per-
met de jouer en ligne depuis un
­téléphone, une console, un PC,
une tablette ou une télévision).
Une activité dont certains ana-
lystes pensent qu’il va constituer
l’avenir, même s’il est seulement
embryonnaire. Parmi les acteurs
qui se sont dits favorables à un tel
Cela constituerait
la plus grosse
fusion-acquisition
jamais réalisée
dans le secteur
vidéoludique
En attendant, Microsoft doit 50 000 voitures sont présentées sur notre site internet, dont le trafic
déjà affronter deux autres obsta- se monte à plus d’un million de sessions par mois en France », indique
cles : obtenir l’accord de l’autorité
chinoise, la State Administration
for Market Regulation, dans un
contexte de rivalités sino-améri-
caines qui pourraient lui être dé-
favorables, et celui de la Federal
Trade Commission américaine,
dont la présidente Lina Khan est
réputée pour vouloir contrer des
concentrations excessives dans le
domaine des technologies.
Au Royaume-Uni, Microsoft
s’est adjoint les services d’un des
meilleurs juristes pour défendre
ses intérêts en appel. Pour Julien
Pillot, chercheur à l’Institut des
hautes études économiques et
commerciales, la décision de
Bruxelles « pèse lourd ». Selon lui,
le marché du cloud gaming « sem-
ble plus prometteur qu’il ne le sera
peut-être jamais ». Et si les trois
grandes autorités de la concur-
rence (Europe, Etats-Unis, Chine)
© Margaux Maurel
devaient donner leur accord, la
partie serait pliée. p
Vincent Fagot

16 | Économie & Entreprise
Les touristes de retour en Jordanie Les futurs EPR sous l’œil
du «M.Nucléaire» de l’Etat
Le premier trimestre confirme la reprise de 2022. De quoi soulager
une économie éprouvée par la pandémie de Covid-19
Beyrouth - correspondance
E
ntre janvier et début mai,
plus de 500 000 person-
nes sont venues admirer
les tombeaux et les tem-
ples taillés dans les falaises de grès
rose de Pétra. Située dans le sud de
la Jordanie, la cité nabatéenne est
à la fois le baromètre et la locomo-
tive du tourisme dans le pays.
Autant dire que la hausse de sa
fréquentation, en majorité de la
part de visiteurs étrangers, réjouit
hôteliers, guides et restaurateurs
de la capitale, Amman, jusqu’à la
ville portuaire d’Aqaba, sur la mer
Rouge. A l’échelle nationale, du-
rant le premier trimestre, plus de
1,4 million de touristes internatio-
naux ont été enregistrés, confir-
mant l’élan amorcé en 2022.
Le retour des voyageurs est pro-
videntiel pour une économie qui
a subi de plein fouet, depuis plus
d’une décennie, l’effet de crises
successives, de la guerre en Syrie
aux contrecoups du conflit en
Ukraine en passant par la pandé-
mie de Covid-19. Le pays, qui bé-
néficie d’un programme d’aide
du Fonds monétaire internatio-
nale, a certes connu un rebond de
2,2 % de son produit intérieur brut
(PIB) en 2021. Mais la détériora-
tion des indicateurs, avec une
dette qui atteint environ 114 % du
PIB et un chômage qui touche
près d’un jeune sur deux, a provo-
qué des convulsions sociales à ré-
pétition. Dernière en date, la
grève de chauffeurs routiers qui
avait brièvement ralenti l’activité
dans le pays, fin 2022.
« La Jordanie souffre d’un double
déficit, du compte courant et du
budget. Ce dernier a conduit à un
endettement accru. Plus de dette
Envieux de Volkswagen, Stellantis stoppe
son projet d’usine de batteries au Canada
Le constructeur automobile demandait à la puissance publique canadienne d’accroître
son aide en l’alignant sur celle qu’elle a récemment consentie au groupe allemand
Montréal - correspondante
C oup de sang de Stellantis.
Le constructeur automo-
bile dirigé par Carlos Tava-
rès a annoncé, lundi 15 mai, met-
tre fin immédiatement à la cons-
truction, bien avancée, de son
usine de batteries pour véhicules
électriques à Windsor, en Ontario
(Canada). « A ce jour, le gouverne-
ment canadien n’a pas respecté ce
qui avait été convenu. Par consé-
quent, Stellantis et LG Energy Solu-
tion commenceront à mettre en
œuvre leurs plans d’urgence. A
compter de maintenant, toutes les
constructions liées à la production
de modules de batterie sur le site
de Windsor ont cessé. » Un com-
muniqué au ton cinglant, qui ren-
voie la responsabilité de l’arrêt
des travaux sur le gouvernement
libéral de Justin Trudeau.
En mars 2022, Stellantis – qui
abrite notamment les marques
Chrysler et Fiat – et le fabricant de
batteries sud-coréen LG Energy
Solution avaient annoncé un in-
vestissement de 5 milliards de
dollars canadiens (3,4 milliards
d’euros) pour construire cette
usine sous le nom de Next Star
Energy. A la clé, la promesse de
créer 2 500 emplois dans le « cor-
ridor » de l’industrie automobile
nord-américaine, la ville de Wind-
sor étant située à 4 kilomètres de
Detroit (Michighan) aux Etats-
Unis. Tous les niveaux de gouver-
nements canadiens – provincial
et fédéral – devaient fournir un
signifie moins de stabilité, note
l’économiste jordanien Ahmad
Awad, qui dirige le Phenix Center
for Economic and Informatics
Studies à Amman. La reprise du
tourisme va avoir un impact posi-
tif sur l’économie, avec notam-
ment l’injection de devises. »
Le secteur représente entre 10 et
13 % du PIB du pays. En 2022, il a
rapporté 5,3 milliards de dollars
(4,8 milliards d’euros), et les auto-
rités tablent sur une hausse de ces
revenus cette année. Vu l’enjeu,
elles n’ont pas ménagé les efforts
pour attirer les visiteurs : 71 mil-
lions de dinars jordaniens (91 mil-
lions d’euros) ont été alloués à la
promotion du tourisme dans le
budget de 2023. A l’étranger, les
campagnes mettent surtout en
avant Pétra. Des permis ont été
octroyés pour augmenter les ca-
pacités hôtelières dans la « ville
rose », et des attractions ponc-
tuelles y sont organisées. Les res-
ponsables touristiques locaux
ambitionnent de repasser la barre
du million de touristes, qui avait
été franchie en 2019.
Accalmie régionale
La Jordanie cherche à diversifier
son offre : tourisme médical, bien-
être, aventure dans le désert, par-
cours religieux… Le patrimoine
reste le principal attrait aux yeux
des visiteurs, y compris des vacan-
ciers européens (presque 200 000
au premier trimestre), qui consti-
tuent le deuxième contingent
après les touristes arabes (plus de
500 000 sur la même période).
Pour développer le marché sur le
Vieux Continent, la Jordanie a aug-
menté les liaisons low cost à desti-
nation d’Amman ou d’Aqaba. L’es-
pagnol Vueling a notamment créé
« Nous
continuons
à négocier
de bonne foi »
Laurie Bouchard
porte-parole du ministre
canadien de l’innovation,
des sciences et de l’industrie
soutien financier. A l’époque, le
montant global des aides promi-
ses par la puissance publique
n’avait pas été dévoilé. Mais en
tout état de cause, il s’agissait de
subventions à la construction de
l’usine, de l’ordre de 500 millions
de dollars canadien pour chaque
palier gouvernemental.
A l’inverse, le premier ministre
fédéral, Justin Trudeau, et les diri-
geants de Volskwagen ont rendu
public, le 21 avril, le détail de l’ac-
cord qui a permis au Canada de
remporter, à la barbe des Etats-
Unis, un contrat qui prévoit la
construction d’une « méga-
usine » de batteries pour véhicu-
les électriques dans la même pro-
vince de l’Ontario.
Généreux plan américain
Ottawa s’est en effet engagé à ver-
ser, outre les 700 millions de dol-
lars canadiens destinés à la cons-
truction proprement dite, des
subventions à la production qui
pourraient atteindre 13,2 mil-
liards de dollars canadiens sur dix
Le pays diversifie
son offre :
bien-être,
aventure
dans le désert,
parcours
religieux…
une ligne Barcelone-Amman fin
2022 et des vols charters au départ
de l’Italie ou de la Roumanie ont
été ouverts au printemps. « Les
billets d’avion à bas prix ont amé-
lioré la connectivité de la Jorda-
nie », se félicite Emad Hijazeen, se-
crétaire général au ministère du
tourisme et des antiquités. « Nous
voulons accroître l’accessibilité du
pays. Mais nous ne cherchons pas
du tout à promouvoir un modèle
de tourisme de masse, insiste-t-il.
Nous ne faisons pas face à des pro-
blèmes de surfréquentation des si-
tes. » Si la Jordanie veut augmenter
sa compétitivité, elle ne joue pas
dans la même cour que l’Egypte,
gros acteur régional (13 millions de
touristes en 2019, contre 5,3 mil-
lions dans le royaume hachémite).
L’accalmie qui se profile dans la
région, avec le rapprochement en
cours entre l’Arabie saoudite et
l’Iran, devrait profiter à la Jorda-
nie. L’éclatement du conflit dans
la Syrie voisine, en 2011, avait asso-
cié la destination au risque d’ins-
tabilité, et le tourisme avait chuté
à partir de cette année-là.
La progression enregistrée de
nouveau entre 2016 et 2019 a été
stoppée net par la pandémie de
Covid-19 en 2020. Les autorités
d’Amman avaient adopté une ré-
ans. Un financement record iné-
dit, destiné à concurrencer direc-
tement les mesures incitatives
permises par la loi américaine sur
la réduction de l’inflation – l’Infla-
tion Reduction Act (IRA) – du pré-
sident Joe Biden, en accordant
à Volkswagen, au dollar près, les
mêmes crédits que le construc-
teur aurait pu recevoir en s’instal-
lant de l’autre côté de la frontière.
Depuis septembre 2022, soit
quelques jours après l’adoption
de l’IRA à Washington, Stellantis
était d’ailleurs revenu vers Ottawa
afin de lui demander d’accroître
son aide. Avec la publicité donnée
aux investissements record ac-
cordés à Volkswagen, « la pression
n’a fait qu’augmenter », confirme
une source gouvernementale ca-
nadienne. « Stellantis faisait peser
la menace de mettre sur pause la
construction de l’usine depuis plu-
sieurs semaines. C’est chose faite,
mais les discussions ne sont pas
rompues entre nous. »
Le ministre canadien de l’inno-
vation, des sciences et de l’indus-
trie, François-Philippe Champa-
gne, qui s’était personnellement
investi dans la conclusion de l’ac-
cord passé avec Volkswagen, s’est
refusé jusqu’à présent à commen-
ter les raisons du revirement de
Stellantis. « Le ministre travaille
sans relâche pour assurer l’avenir
de l’industrie automobile cana-
dienne. Nous continuons à négo-
cier de bonne foi avec nos partenai-
res », s’est contentée de déclarer sa
porte-parole, Laurie Bouchard.
ponse drastique pour contenir la
propagation du virus, y compris
un couvre-feu pendant des mois.
Pétra avait alors été désertée par
les touristes, à la désolation des
habitants vivant de cette manne.
« Nous avons été parmi les pre-
miers pays à fermer leurs frontiè-
res, et parmi les derniers à les rou-
vrir, rappelle Emad Hijazeen. Hô-
tels et restaurants se sont toute-
fois montrés résilients. Le
gouvernement a pris des mesures,
y compris fiscales, pour aider le
secteur à survivre. » Ces dernières
années, le tourisme domestique
(200 000 personnes en 2020,
contre 83 000 en 2019) a aussi
joué un rôle d’amortisseur.
Dans le cadre de cette nouvelle
stratégie, qui court jusqu’en 2025,
les professionnels misent sur un
recrutement plus inclusif, en em-
ployant notamment davantage
de femmes. Mais, pour l’écono-
miste Ahmad Awad, l’embellie va
plutôt bénéficier aux employeurs
qu’aux employés : « La hausse du
recrutement dans le secteur touris-
tique ne suit pas la courbe ascen-
dante du nombre de visiteurs. »
De plus, le montant du salaire
mensuel minimum, fixé à 260 di-
nars jordaniens, ne sera pas aug-
menté avant 2025. « Des amende-
ments, censés favoriser l’embau-
che dans un contexte dégradé,
vont se traduire par une précarité
accrue : réduction de la protection
sociale et expansion du recours à
l’externalisation, ce qui signifie de
piètres conditions de travail, ajou-
te-t-il. Ces mesures doivent être ré-
visées pour que le tourisme, qui
dispose d’un fort potentiel, contri-
bue à une réelle amélioration so-
ciale. » p
Laure Stephan
Le groupe entendrait obtenir de
la part d’Ottawa, les mêmes aides
à la production que celles consen-
ties à son concurrent, en propor-
tion des batteries fabriquées et
vendues. « Nous sommes détermi-
nés à assurer notre compétitivité,
explique-t-on du côté du gouver-
nement canadien, mais nous ne
disposons pas des crédits illimités
de nos voisins américains. A nous
de choisir nos entreprises, et de
trouver le meilleur contrat gré à
gré avec chacune d’entre elles. »
Coût caché
Le gouvernement fédéral, ­con­-
traint de revoir sa participation à
la hausse pour que la construc-
tion de l’usine de Stellantis re-
prenne, entend par ailleurs inci-
ter la province de l’Ontario à pren-
dre sa part des efforts à faire, en
augmentant à son tour, les crédits
d’impôts consentis.
Il y a à peine un mois, le premier
ministre fédéral, Justin Trudeau, se
réjouissait d’avoir convaincu Volk-
swagen d’implanter sur son terri-
toire sa plus grande usine de batte-
ries pour véhicules électriques
d’Amérique du Nord. Mais ce suc-
cès avait un coût caché : celui que
pourraient générer les demandes
de toutes les entreprises du sec-
teur, désormais déterminées à ob-
tenir les mêmes conditions avan-
tageuses que celles obtenues par le
constructeur automobile euro-
péen, pour accepter de préférer le
Canada à son voisin du Sud. p
Hélène Jouan
Joël Barre, délégué interministériel, nommé
fin 2022, doit superviser la relance du secteur
S on année de promotion à
l’Ecole polytechnique (1974)
coïncide avec le lancement
du « plan Messmer ». Joël Barre,
certes, n’a pas pris part au premier
grand plan de développement du
nucléaire civil en France, annoncé
par le premier ministre d’alors,
Pierre Messmer. Mais près d’un
demi-siècle plus tard, après des
années dans l’armement et l’aé-
rospatial, le voilà délégué intermi-
nistériel au nouveau nucléaire.
« La création de cette délégation,
à mon sens, a pour but de renforcer
le rôle de l’Etat dans la préparation
et la conduite de ce programme du
nouveau nucléaire », souligne
M. Barre, 68 ans, dans un bureau
du premier étage du ministère de
la transition énergétique, dans le
7e arrondissement parisien.
L’exécutif veut au moins six nou-
veaux réacteurs pour produire de
l’électricité bas carbone. Voire huit
autres par la suite. Au délégué in-
terministériel d’assurer la « super-
vision » de la relance, pour re­-
prendre le décret de novem-
bre 2022 instituant sa tâche. Placée
auprès de la première ministre, sa
délégation fonctionne en lien avec
le ministère de l’économie.
« Ecouter les experts »
Ce lundi 15 mai, M. Barre espérait
l’adoption par le Parlement, le len-
demain, d’un projet de loi sur l’ac-
célération des procédures admi-
nistratives, en vue de nouveaux
réacteurs. Le défi, au-delà, concer-
nera surtout la construction de
bâtiments nucléaires – sous ré-
serve de la future loi de program-
mation sur l’énergie et le climat.
« En termes d’enjeux technico-pro-
grammatiques, ce sont des choses
que la France sait faire », dit l’ex-
délégué général pour l’armement.
La filière a pourtant cessé de
« faire » pendant des années, faute
de commandes. Au risque de per-
dre en compétences. Le délégué
compte se rendre, fin mai, sur le
chantier de l’EPR de Flamanville
Pertes & profits | Automobile
par Ph ilippe E sc ande
Voiture électrique :
la retraite de Chine
C’est ce que l’on appelle une
victoire en rase campagne. Ou
presque. Un à un, les construc-
teurs automobiles occidentaux
reconnaissent leur impuissance
à concurrencer les constructeurs
chinois dans le domaine de la
voiture électrique. Ils sonnent
la retraite de Chine. Dernier en
date, Ford. Son patron, Jim Farley,
le reconnaît ce mardi 16 mai
dans un entretien au Financial
Times. Pour lui, les gagnants ne
sont pas les constructeurs auto-
mobiles traditionnels mais les
nouveaux venus BYD, Changan
ou Li Auto. Le seul occidental à
survivre à la nouvelle donne est
l’américain Tesla. Les champions
de la voiture à l’ancienne en ti-
rent les conséquences.
Ordinateurs sur roues
Ford va donc réduire ses investis-
sements et se concentrer sur les
véhicules commerciaux. Il reste
pourtant un irréductible euro-
péen à croire encore à ses chan-
ces, c’est Volkswagen. En 2022,
il a encore investi près de quatre
milliards d’euros. Il va ouvrir un
nouveau centre de recherche et
a dépensé 2,4 milliards dans une
société chinoise d’électronique.
Pour le groupe, présent depuis
1978 en Chine, qui a littérale-
ment créé cette industrie locale,
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
(Manche), en cours depuis fin
2007. « Quand la réalisation débute
avant la fin des études, cela fait ris-
quer d’avoir à effectuer des modifi-
cations en cours de réalisation »,
dit-il, rappelant les conséquences
d’un « mauvais jalonnement ».
Depuis mars, une « revue de pro-
gramme » analyse le projet de con-
ception des futurs réacteurs, de
type EPR 2. Le délégué a tenu à la
mettre en œuvre sur le modèle de
ce qui peut exister « dans les pro-
grammes d’armement ou les pro-
grammes spatiaux ». La coordina-
tion a été confiée à Hervé Guillou,
ancien patron de Naval Group.
Les résultats, attendus pour le
mois d’octobre, permettront d’af-
finer les projections. Jusqu’à pré-
sent, l’exécutif espère toujours
une première mise en service à
l’horizon 2035. Construire six uni-
tés coûterait près de 52 milliards
d’euros, selon son hypothèse cen-
trale, en 2022. « La filière électronu-
cléaire n’a pas encore été suffisam-
ment consolidée, avertit M. Barre.
Il va falloir attirer et former de nou-
velles personnes. » Immense défi,
« d’autant que le nucléaire n’est pas
le seul à vouloir recruter ».
« Pour la conduite d’un pro-
gramme de haute technologie,
vous n’avez pas besoin d’être un ex-
pert. Vous avez besoin de savoir
écouter les experts et les challen-
ger, fait valoir le diplômé de l’Ins-
titut supérieur de l’aéronautique
et de l’espace. Toute prétention
mise à part, en m’entourant de
bonnes personnes, je sais discuter
avec un industriel sans connaître
tous les détails techniques. »
L’ex-directeur général délégué du
Centre national d’études spatiales,
passé aussi par une société de Sa-
fran, a retrouvé des visages con-
nus. Comme celui de Luc Rémont,
ancien ingénieur de l’armement,
qui dirige désormais EDF, maître
d’ouvrage du nouveau nucléaire.
Un groupe dont l’Etat s’apprête à
reprendre 100 % des parts. p
Adrien Pécout
il est impensable de battre en
retraite. Sa part de marché dans
l’électrique s’est effondrée à 2 %,
contre 40 % pour le leader BYD.
Il pointe à la neuvième place du
classement alors que sa stratégie
mondiale est désormais tournée
vers la transition électrique.
Le constructeur allemand incri-
mine des retards dans les logi-
ciels. C’est son point faible majeur
alors que les voitures deviennent
des ordinateurs sur roues. Le
8 mai, il a annoncé le limogeage
de toute la direction de sa filiale
logiciel Cariad, qui emploie plus
de 5 000 personnes et rassemble
tous les cerveaux de Volkswagen
dans le domaine. Le constructeur
est même distancé dans le sec-
teur de la voiture autonome.
Pour Volkswagen, le défi est
existentiel puisqu’il tire plus de la
moitié de ses bénéfices mon-
diaux de ses activités en Chine.
Comme Ford ou Stellantis, il peut
encore compter sur les marchés
européens et américains et mul-
tiplie les implantations d’usines
sur ces deux continents notam-
ment dans les batteries. Mais
dans ce secteur aussi, comme
l’admet le patron de Ford, les
Chinois sont indispensables. C’est
même la principale raison désor-
mais de sa présence en Chine.
Contenir l’essor du dragon. p
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
U
n tournant à
180 degrés. Après
trois années de
rivalité avec les
exploitants de ci-
néma, les gran-
des plates-formes de streaming
ont enterré la hache de guerre et
déclaré leur nouvelle flamme aux
salles obscures.
Produit par Apple et attendu en
avant-première samedi 20 mai
au 76e Festival de Cannes, le der-
nier film de Martin Scorsese,
Killers of the Flower Moon,avec
Leonardo DiCaprio et Robert De
Niro, sera ensuite largement dis-
tribué en salle par Paramount.
Dans la même veine, Napoléon,
de Ridley Scott, lui aussi produit
par Apple, sortira massivement
sur grand écran aux Etats-Unis le
22 novembre.
Ce n’est qu’après une exploita-
tion mondiale en salle que ces
deux films seront proposés sur la
plate-forme de streaming Apple
TV+. De même, Amazon a sorti en
salle Air, de Ben Affleck, qu’il a
produit, lui permettant d’engran-
ger 86 millions de dollars (envi-
ron 79 millions d’euros) de recet-
tes au niveau mondial, selon Box
Office Mojo, depuis sa sortie le
5 avril. Et le diffuse depuis le
12 mai sur Prime Video.
En France, la chronologie des
médias (l’ordre dans lequel les
films sont exploités sur différents
supports après leur sortie en
salle) obligera à patienter entre
quinze et dix-sept mois pour voir
ces trois longs-métrages sur Ap-
ple TV + ou sur Prime Video.
Deux mastodontes
L’évolution des « streamers »
dans la production cinémato­-
graphique constitue déjà un vi-
rage majeur. Apple comme Ama-
zon ont l’intention d’investir
1 milliard d’euros par an dans la
production de films destinés
d’abord au grand écran, selon la
presse américaine. Il s’agit
d’« une entrée massive qui va faire
bouger de grands équilibres », ex-
plique Eric Marti, directeur géné-
ral de la société d’analyses Coms-
core Movies. La volonté de ces
deux mastodontes de peser for-
tement dans le cinéma et de faire
concurrence aux studios
s’amorce donc de plus en plus
clairement.
Au cours des trois dernières an-
nées, marquées par la pandémie,
la stratégie d’Apple et d’Amazon
PLEIN CADRE
Apple et Amazon découvrent
le charme des salles de cinéma
Profitant du redressement de la fréquentation, les géants du numérique exploitent
désormais leurs films sur grand écran avant de les proposer en streaming
consistait à sortir les films qu’ils
produisaient, directement en
streaming, afin de gagner tou-
jours plus d’abonnés en service
de vidéo à la demande. Parfois,
certains longs-métrages étaient
présentés dans quelques salles
américaines, comme Coda, de
Sian Heder, produit par Apple,
mais sur un laps de temps très
court, uniquement pour être ha-
bilité à concourir aux Oscars.
Comment expliquer ce revire-
ment ? Cela permet d’« obtenir des
revenus plus importants qu’en dif-
fusant seulement le film en strea-
ming », rappelle Eric Wold, ana-
lyste chez B. Riley Securities. Le
­rebond mondial de la fréquenta-
tion justifie largement cette stra-
tégie. « La reprise s’accélère par-
tout sur la planète, sauf en Corée
du Sud, assure M. Marti. Les recet-
tes au box-office aux Etats-Unis
entre le 1er janvier et le 24 avril ne
sont plus qu’à – 13,8 % par rapport
à la même période de 2019. »
Grâce, entre autres, au raz de ma-
rée Super Mario Bros. En Chine,
grand rival du marché américain,
le retard par rapport à 2019 n’est
plus que de 16 %.
D’ailleurs, au cours de Cinema-
Con, la grande convention an-
nuelle de l’Association nationale
des propriétaires de salles de
Le seul acteur
mondial
qui poursuive
sa stratégie
100 % streaming
reste Netflix
spectacle (NATO), à Las Vegas (Ne-
vada), qui s’est achevée le 27 avril,
l’institut Gower Street Analytics a
revu à la hausse ses prévi-
sions mondiales de recettes au
box-office en 2023, à 32 milliards
de ­dollars (contre 42,3 milliards
en 2019).
Nouveau tropisme
Même si les deux très gros cir-
cuits AMC Entertainment Hol-
dings et Cineworld ne sont pas
encore sortis de leurs turpitudes
financières. AMC, le plus gros cir-
cuit mondial de salles, a d’ailleurs
fait l’objet de rumeurs de rachats
par Amazon, sans que cette hypo-
thèse n’ait, pour l’heure, été sui-
vie d’effet.
Les Cassandre, qui prédisaient
la mort du cinéma en salle et pen-
saient que personne ne quitterait
plus son canapé pour aller regar-
der un film, voient donc leurs si-
nistres prévisions tomber à plat.
Profitant du retour mondial du
public en salle, opérateurs de pla-
tes-formes de streaming et ex-
ploitants pourraient finalement
devenir amis. Mais, sans sur-
prise, ce soudain attrait s’expli-
que surtout par de triviales ques-
tions financières.
Selon Michael O’Leary, nouveau
président de NATO, les géants de
la tech reconnaissent enfin que
les films d’abord diffusés en salle
auront ensuite davantage de suc-
cès en streaming. Cet argument
défendu depuis des années par
les exploitants ne pouvait pas
porter pendant la pandémie,
puisque les salles étaient partiel-
lement ou totalement fermées.
« Le marché mais aussi Wall
Street » demandent aux GAFA
Économie & Entreprise | 17
« Il n’y a qu’avec
la salle que l’on
peut bénéficier
d’un bouche-à-
oreille aussi
important »
Kevin Wilson
directeur d’Amazon Studios
« de réaliser des bénéfices », ajoute
Michael O’Leary. « Et la salle est
l’un des endroits qui permettent
d’en générer », complète-t-il.
« Reléguer des films réalisés avec
des budgets énormes directement
sur une plate-forme de streaming
ne constitue pas un business mo-
del durable. Le retour sur investis-
sement est inexistant », a ren-
chéri, toujours lors de Cinema-
Con, John Fithian, le prédéces-
seur de Michael O’Leary.
Ce nouveau tropisme pour la
salle semble d’autant plus logi-
que pour Amazon qu’il a déjà ra-
cheté, pour 8,5 milliards de dol-
lars, le studio de la MGM en
mars 2022. « Il n’y a qu’avec la
salle que l’on peut, pour un film,
bénéficier d’un bouche-à-oreille
aussi important », a d’ailleurs
constaté Kevin Wilson, qui dirige
Amazon Studios et la distribu-
tion cinématographique de la
MGM. « Peu importe combien
vous dépensez, ce qu’apporte la
salle est une chose difficile à rem-
placer », a-t-il confié à l’agence
AP. Un désirable effet de « halo »,
comme le qualifie Ben Affleck.
Ou encore un supplément d’âme
et de symbole, soit la bonne
vieille définition du soft power
hollywoodien.
D’ailleurs, David Zaslav, le di-
recteur général de Warner Bros
Discovery, en était convenu, plus
tôt cette année : « Mettre en ligne
directement nos films ne nous a
réellement apporté aucune va-
leur. » Et le grand retour de Bob
Iger à la tête de Disney a aussi été
accueilli comme une excellente
nouvelle pour les exploitants.
Son prédécesseur, Bob Chapek,
avait fait du streaming l’alpha et
l’oméga de sa stratégie et n’hési-
tait pas à passer outre la case
« salles de cinéma » pour diffuser
directement ses films sur
Disney+, comme Soul, Mulan,
Raya et le Dernier Dragon… Cette
stratégie semble définitivement
abandonnée. Chez Disney, mais
aussi chez Paramount et Disco-
very, qui détiennent également
leur propre plate-forme de vidéo
à la demande.
Indices encourageants
Dans ce paysage où désormais
les GAFA comme les grands stu-
dios redécouvrent les bienfaits
du grand écran, le seul acteur
mondial qui poursuive sa straté-
gie 100 % streaming reste Net-
flix. Le groupe dirigé par Ted Sa-
randos investit chaque année
dans la création quelque 17 mil-
liards de dollars, sans préciser
quelle part de cette manne est
consacrée aux films.
Avec ses 232,5 millions d’abon-
nés sur toute la planète, Netflix
investit depuis cinq ans de façon
très variée dans la production ci-
nématographique, entre sagas
populaires comme Murder Mys-
tery 2, Extraction 2, mondes épi-
Robert
De Niro et
Leonardo
DiCaprio
dans
« Killers of
the Flower
Moon »,
produit
par Apple
et qui sera
présenté
au Festival
de Cannes
le 20 mai.
APPLE TV+
ques comme Rebel Moon, de Zack
Snyder, films d’action ou encore
de cinéastes de renom comme
David Yates, qui signe Pain Hust-
lers, ou David Fincher, qui a réa-
lisé The Killer, interprété par
­Michael Fassbender et Tilda Swin-
ton. Il n’y a guère qu’en France où
l’on connaisse le montant consa-
cré par Netflix aux préachats de
films indépendants : 50 millions
d’euros prévus en 2023, puisque
cette obligation est indexée sur le
chiffre d’affaires du groupe réa-
lisé dans l’Hexagone.
Mais là comme ailleurs, la salle
n’est pas la priorité. Et la sortie
dans 600 salles aux Etats-Unis de
Glass Onion. Une histoire à cou-
teaux tirés pendant une semaine,
du 23 au 29 novembre 2022, soit
un mois avant sa sortie sur la pla-
te-forme, restera bel et bien une
exception. « Amener des gens au
cinéma n’est tout simplement pas
notre affaire, a tranché Ted Saran-
dos dans un entretien à AP le
20 avril. L’échelle et le but de Netflix
[le] rendent différent des autres
services de streaming. »
Les exploitants le savent bien et
en ont pris leur parti. Ils misent
sur d’autres indices encoura-
geants, comme le nombre de
films programmés par les studios
hollywoodiens en 2023 sur plus
de 2 000 écrans aux Etats-Unis.
On en compte déjà plus d’une
centaine, presque autant que les
112 atteints en 2019. La paren-
thèse de la pandémie semble
n’être plus qu’un souvenir pour
les superproductions hollywoo-
diennes, qui constituent encore
le cœur du réacteur des salles de
cinéma de la planète. p
Nicole Vulser
18 | Carnet ­
0123
­Mercredi 17­ mai 2023

Paris. Berlin. Genève. Laurent, Mme Mary-Renée Toribio-Panerai, Patricia Vallet, Armelle Vallet-
son fils, son épouse, Jeanneret, Béatrice Vallet et Ariane
Lara Marx et Serge Pierrard, Constance, Vallet,
Michael et Hélène Davies, Raphaël, Laure, Damien, ses filles,
sa fille
en vente Le Carnet
Christoph Davies,
et son époux, Fabien,
ses enfants, Alain Bouillet, François Jeanneret
ses enfants et leurs conjoints, et Andréas Muller,
actuellement Alex, Anjuna, Apollonia, Chloé et Joséphine, Rafaël, René, Laeticia,
ses gendres,
Nous informons nos lecteurs Tadju, sa petite-fille, ses beaux-enfants, Julie, Charlotte, Lara, Manon, Anton,
ses petits-enfants, Christophe, Céline, Amma et Aymone,
K En kiosque et nos annonceurs de la
ont la tristesse de faire part du décès
Mona, Garance, Ruben, Gisèle,
ses petits-enfants,
non parution de notre journal ont la tristesse de faire part du rappel Hannah, Rosa, Clara, Charlotte, Naia, leurs conjoints
le jeudi 18 mai 2023. à Dieu de de ses petits-enfants, Et Lia,
HORS-SÉRIE
son arrière-petite-fille
Le Monde à paraître Mme Ilse « Elisa » BUDING Me Bernard LAGARDE, Ainsi que toute la famille,
artiste peintre, avocat à la cour, ont la tristesse d’annoncer le décès
le mercredi 17 mai sera ancienne championne de tennis, chevalier de font part du décès de
daté 18-19 mai 2023. gagnante de Roland Garros
de la Légion d’honneur,
LES (junior) en 1957, André VALLET.
chevalier
HDE
ÉROS Une permanence sera assurée finaliste à Wimbledon
(junior) en 1958, de l’ordre national du Mérite,
Philippe PANERAI,
Il a choisi de faire don de son
LA le jeudi 18 mai, architecte urbaniste
MYTHOLOGIE de 9 heures à 13 heures,
chevalier
et professeur,
corps à la science.
GRECQUE & ROMAINE le 5 mai 2023, à l’âge de quatre-vingt- de l’ordre des Arts et des Lettres,
En partenariat avec
pour notre édition du Monde trois ans, à Paris. Il a rejoint son épouse,
datée du samedi 20 mai 2023. survenu le samedi 6 mai 2023, survenu le jeudi 11 mai 2023, à Paris,
La cérémonie religieuse sera Laurence VALLET.
Dès mardi 16 mai ————— célébrée en la Christuskirche, Paris 9e, à l’âge de soixante-quinze ans. dans sa quatre-vingt-deuxième année.
Vous pouvez nous faire parvenir ce mercredi 17 mai, à 10 heures. La cérémonie aura lieu le 9 juin,
vos textes Les obsèques ont eu lieu à Grimaud Une cérémonie civile aura lieu à 15 heures, en l’église Saint-Lambert
Cet avis tient lieu de faire-part. (Var), le vendredi 12 mai. de Vaugirard, rue Gerbert, Paris 15e.
HORS-SÉRIE
SES RÉGIONS
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr le lundi 22 mai, à 13 h 30, au
SON PAYSAGE POLITIQUE
SES INÉGALITÉS
(en précisant impérativement votre numéro Brigitte Hovsepian-Condominas, Une messe sera célébrée à sa columbarium du cimetière du Père- Ni fleurs ni couronnes. Dons

40 de téléphone et votre éventuel numéro son épouse, bienvenus à l’Association France

mémoire, ce mercredi 17 mai, à 10 h 30, Lachaise, Paris 20e.
Laurent, Christine, Macha, Marie- Alzheimer.
d’abonné ou de membre de la SDL) en l’église Notre-Dame-de-Grâce de
CARTES José, Fabrice et Baptiste Condominas,
POUR COMPRENDRE

COMMENT soit sur le site : ses frères et sœurs Passy, Paris 16e. La famille remercie Mme Stéphanie La famille tient à remercier le
VALA et leurs familles, personnel de la Villa Jean-Dominique,
FRANCE https://carnet.lemonde.fr Nguyen Qoc et le personnel soignant
Ses amis très fidèles, Paris 17e.
Nantes (Loire-Atlantique). du service d’hématologie de l’hôpital
L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs délais font part du décès de de la Pitié-Salpêtrière pour leur Famille Vallet,
Yannick Le Marec, 18bis, rue Brunel,
pour vous confirmer la parution. son conjoint, accompagnement et leur gentillesse. 75017 Paris.
Bernard CONDOMINAS,
Hors-série carnet@mpublicite.fr longtemps directeur éditorial Jean-François et Manuel,
des Éditions du Félin, ses enfants, Jean Claude Pondevie, Communication diverse
https://carnet.lemonde.fr chevalier son mari,
dans l’ordre des Arts et des Lettres, ont la tristesse d’annoncer le décès
UNE VIE, UNE ŒUVRE
AU CARNET DU «MONDE» Sandra et Rostan,
survenu le 12 mai 2023, de
ses enfants
à Antony (Hauts-de-Seine),
Naissance à l’âge de soixante-quinze ans. Mme Marie-France LE MAREC, et leurs conjoints, Patricia et Jean-Marc,
née RENAUD,
La cérémonie aura lieu au professeure agrégée,
crématorium du Parc, 104, avenue ont le regret de faire part de la
Étienne et Odile MALLET de la Porte de Trivaux, à Clamart, le formatrice à l’IUFM,
militante syndicale de la FSU disparition de
Annie Ernaux
La passion d’écrire (née WARIN), jeudi 18 mai, à 14 heures.
Vue par Laure Adler, Camille Laurens, Denis Podalydès…
Laurent SOLLAT, et de l’École émancipée.
Les cendres seront inhumées au Malika PONDEVIE,
Hors-série en union avec Catherine, cimetière ancien d’Antony, 102, avenue survenu le 11 mai 2023, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Maxime MALLET et Julie SOLLAT, de Châtenay, le vendredi 19 mai, à à l’âge de soixante-neuf ans.
ont la joie d’annoncer la naissance 11 h 15. survenue le 11 mai 2023.
de leur petite-fille et fille, Un dernier au revoir lui sera Les bénévoles de SOS Amitié
1, avenue du Parc de Sceaux,
HORS-SÉRIE

92160 Antony. rendu le lundi 22 mai, à 16 h 30, au Paris. Neuilly-sur-Seine. écoutent

Lio,
Nous avons le regret de faire part
le mercredi 10 mai 2023, à Paris. du décès de notre frère,
Dominique Vincent DEGOVE,
RAMSÈS Anniversaire
& L’OR DES PHARAONS
survenu le 5 mai 2023,
Mon amour, mon miracle, mon
ÉDITION SPÉCIALE POUR L’EXPOSITION ÉVÈNEMENT
à l’âge de soixante-trois ans,
après une pénible maladie.
épouse,
Hors-série Mmes Joëlle, Bernadette et Cécile
Claude Isabelle,
Degove,
ses sœurs.
née un 17 mai.
100 GRILLES
bdegove@free.fr
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 5
« L’amour fait songer, vivre et croire.
Paimpol. Paris.
Il a pour réchauffer le cœur,
Un rayon de plus que la gloire,
Paule Grundman,
Et ce rayon c’est le bonheur ! » son épouse,
Sonia et Juliette,
ses filles
« Aimons toujours ! Aimons encore ! »
et leurs conjoints, Vincent et Camille,
Victor Hugo. Ses petits-enfants,
Son arrière-petit-fils,
Magazine N°5 Nora et Bruno Schlemmer
Décès
Et toute la famille,
Jacques-Christian, ont la tristesse d’annoncer le décès,
son fils, survenu le 15 mai 2023, à l’âge de
quatre-vingt-douze ans, de
a le regret de faire part du décès de
Guy GRUNDMAN,
professeur de philosophie,
Sylvie Guy se passionnait pour les échecs,
l’alpinisme et le théâtre.
BAJEUX WADESTRANDT, Sa carrière dans l’enseignement
et l’action culturelle s’est déployée
en France et en Asie, Russie,
survenu le 7 mai 2023, à Porto Rico.
Afrique et Amérique latine.
Elle a consacré toute sa vie à la Une pensée en souvenir de son fils,
Musée idéal la revue n° 5 défense des droits humains et à la
Norbert.
lutte contre l’impunité en Haïti. Elle
crématorium du cimetière du Parc
de Nantes.
yannick.lemarec@gmail.com
La rédaction,
Le comité éditorial,
Le comité scientifique
de la revue médecine/sciences,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Suzy MOUCHET-PADBERG,
cofondatrice et conseillère
de la revue,
ancienne directrice du département
de l’information scientifique
et de la communication à l’Inserm
(1991-2000),
ancienne responsable
du site histoire de l’Inserm
et membre du comité
pour l’histoire de l’Inserm,
survenu le 8 mai 2023.
Suzy était une femme de passion
et de conviction, une grande
professionnelle de la communication
scientifique et médicale, et armée
d’une grande culture. Elle a participé
à toute l’aventure de médecine/
sciences depuis sa fondation en 1985.
Cofondatrice, animatrice, conseillère
et relectrice attentive et critique, elle
s’est battue aux côtés des chercheuses,
chercheurs, cliniciennes et cliniciens
pour que vive et se développe une
par téléphone et/ou par internet
Mme Josette Serres,
ceux qui souffrent de solitude,
sa sœur,
de mal-être et peuvent avoir
Mme Aurore Limosin,
sa nièce, des pensées suicidaires.
ont la profonde tristesse d’annoncer Nous recherchons des écoutants
le décès de
bénévoles
sur toute la France.
Patrice SERRES,
L’écoute peut sauver des vies
survenu le 10 mai 2023, à Courbevoie, et enrichir la vôtre !
à l’âge de soixante-seize ans. Choix des heures d’écoute,
formation assurée.
La crémation aura lieu le 23 mai, à
15 heures, à Clamart (Hauts-de-Seine).
En IdF RDV sur
www.sosamitieidf.asso.fr
Jérôme et Laurence Thoenig,
En région RDV sur
Mathias et Julie Thoenig,
ses fils et belles-filles, www.sos-amitie.com
Alice, Antonin, Jacob, Marius, Oscar,
ses petits-enfants,
Société éditrice du « Monde » SA
ont la tristesse de faire part du décès Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
de Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Monique THOENIG, Direction adjointe de la rédaction
née CLÉMENT, Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
psychothérapeute, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
fondatrice Directrice déléguée au développement des services
abonnés Françoise Tovo
de l’Université holistique, Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
survenu le 10 mai 2023, à Bordeaux. Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)

Collection a été promue pour cela au grade de

chevalier de la Légion d’honneur en
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
revue francophone biomédicale
de haut niveau, ouverte et accessible
à toutes et tous. Une femme
Les obsèques auront lieu le vendredi
19 mai, 10 h 30, au cimetière de Quinsac
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
2013. exceptionnelle dont la parole sans (Gironde). Emilie Conte
P R É S E N T E
Famille Grundman, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Chemin de Villeneuve, fard et la lucidité vont beaucoup Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
jwadestrandt@gmail.com 22500 Paimpol. nous manquer. « Seul le chemin connaît le voyageur ». présidente, Gilles Paris, vice-président

Actuellement en vente,
le volume n° 10
LA GRANDE GUERRE

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 Culture
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Varnish La Piscine, le rap made in Suisse
L’artiste sort un mini-album, « This Lake is Successful », avant un concert, le 2 juin, au festival We Love Green
Musique
Genève (Suisse)
L
e lac de Genève devait,
­jusque-là, son succès aux
activités financières et
­diplomatiques de la
deuxième ville la plus peuplée de
Suisse plus qu’à la réussite de sa
scène hip-hop. This Lake is Success-
ful, le nouveau mini-album de
­Varnish La Piscine, changera-t-il la
donne ? Il confirme, en tout cas, la
créative excentricité de ce rappeur,
producteur et cinéaste genevois
d’origine congolaise, dont l’uni-
vers rétrofuturiste, magnifié sur
scène par son groupe, L’Eclair, sera,
vendredi 2 juin, à Paris, à l’affiche
du festival We Love Green.
Après le triomphe du rap du plat
pays belge, celui des Alpes roman-
des, fréquenté par Jephté Mbisi,
alias Varnish La Piscine, peut
­côtoyer les sommets. « L’heure a
sonné pour la Suisse », parie Pedro
Winter, patron du label discogra-
phique Ed Banger, qui publie le
disque du Genevois. « Même si
leurs audaces empruntent plus les
chemins de montagne que l’auto-
route », ajoute l’ancien manageur
des Daft Punk.
Dans les locaux de The Spot, QG
historique de l’inventive scène
­locale, le chanteur, avec la bonho-
mie d’un imposant nounours, re-
vendique son épanouissement
dans ce décor lacustre. « Genève
est une métropole apaisante, à
l’ouverture multiculturelle », assu-
re-t-il. Il a grandi à Meyrin, en pé-
« Hedda », un Ibsen
qui se perd à l’Odéon
Aurore Fattier met en scène différents
portraits de femmes autour de l’héroïne
Théâtre
I l faut peu de choses pour tuer
le désir. Une paire de pantou-
fles enfilée par un homme
sous le regard de sa jeune épouse
et le tour est joué. Hedda Gabler,
héroïne de la pièce éponyme du
Norvégien Henrik Ibsen (1828-
1906), se suicide au bout de quatre
actes : coincée entre un mari grisâ-
tre et un vieux juge concupiscent,
Hedda cherche de l’air auprès d’un
ancien amant. Cet espoir est
­douché par la réalité : les hommes
sont au-dessous de tout, le ­présent
est une morne plaine et l’avenir
n’a pas de raison d’être. Même
l’enfant qu’attend Hedda ne rivali-
sera pas avec ce désir de mort.
En 1890, Ibsen soumet au
XXe siècle le procès d’une société
bourgeoise et patriarcale. En 1911,
Aurélien Lugné-Poe crée la pièce,
puis, après lui, une longue liste
d’hommes, cet art ayant été long-
temps leur seul apanage. Pour-
tant, le texte signe l’irruption dans
leur monde d’une conscience fé-
minine. Hedda se cherche, s’af-
firme et s’émancipe en se tirant
une balle de revolver. D’où l’inté-
rêt de voir son destin enfin pris en
charge par une metteuse en scène.
C’est ici que l’affaire se compli-
que. Aurore Fattier ne crée pas
Hedda Gabler, mais Hedda, soit
des bribes du drame originel
­embrigadées dans les mots de
­Sébastien Monfè et Mira
­Goldwicht. Leur procédé est un
classique du spectacle contempo-
rain : nous assistons à la répétition
de la pièce d’Ibsen par des jeunes
gens d’aujourd’hui. Les histoires
des personnages rebondissent sur
celles des comédiens, dont les
états d’âme ricochent, en retour,
avec les rôles qu’ils interprètent.
| 19
riphérie de la ville, sans avoir à
souffrir du racisme.
« Pharrell Début 2010, le Californien Tyler
Okonma, dit Tyler, The Creator,
que, accords biscornus et myriade
d’influences (brésilienne, jazz,
ladresse suspense hitchcockien,
énigmes à la David Lynch, esthé-
Au début des années 2000, le Williams bouscule le hip-hop américain en soul…) se révèlent au fil d’albums tisme cher à Wes Anderson…
­gamin, né à Genève en 1994, se imposant l’originalité radicale de et d’EP (Le Regard qui tue, Metro- On ne sait pas si Pharrell
plonge dans l’éclectisme de la dis-
est quasiment sa musique et de ses visuels. « Sa nome Pole Dance Twist Amazone, Williams a vu les films, mais il a
cothèque familiale. Pop, rock, devenu pour moi façon de se libérer des codes du rap Escape…) tout autant marqués par entendu la musique. « Il devait
chanson, soul, funk… Sans oublier m’a encouragé à tracer mon che- ses passions cinéphiles. « J’envi- passer jeter une oreille, il est finale-
les héros de la rumba congolaise.
une figure min », note celui qui aime s’imagi- sage d’abord mes disques comme ment resté deux heures en studio
« J’étais un grand fan de Papa paternelle » ner en petite pousse d’un grand ar- les bandes-son de films imaginai- pour écouter le disque », raconte
Wemba, se rappelle-t-il. J’admirais bre généalogique. « Herbie res », insiste le chanteur, qui, à Pedro Winter. Photographié plus
Varnish la Piscine
sa carrière internationale, sa façon ­Hancock en serait le tronc, Stevie force d’imaginer les films de ces tard sortant de son van noir avec
de collaborer avec des stars étran- Wonder, la plus grosse branche, sur BO, a fini par les réaliser. un vinyle de This Lake is Success-
gères, comme Peter Gabriel. » laquelle auraient poussé celles de Ovni au charme surréaliste, un ful sous le bras, le nouveau direc-
passion qui ira d’autant plus loin Pharrell, puis de Tyler, avant que premier moyen-métrage, Les teur artistique de Louis Vuitton
Grand arbre généalogique qu’il est élevé par sa mère. « Phar- mes petites feuilles apparaissent. » Contes de Cockatoo (disponible ­pourrait prochainement collabo-
C’est Pharrell Williams, un Améri- rell [Williams] est quasiment de- sur YouTube), présentait, en 2020, rer avec le Suisse. Sans que
cain, qui fera décoller sa fusée venu pour moi une figure pater- Passions cinéphiles les aventures de gangsters à la ­Varnish accepte pour l’instant de
musicale. « D’abord en écoutant nelle », insiste le Suisse. Après Après s’être imposé, sous diffé- ­ramasse. Une nouvelle minisérie confirmer ce rêve éveillé. p
Tape You, un des premiers avoir étudié toutes ces musiques rents pseudos (Pink Flamingo, pour le Web, Ce lac a du succès, co- Stéphane Davet
­morceaux de son groupe N.E.R.D, en auditeur compulsif, le jeune Fred Koriban, Sidney Franco…), réalisée par Rhony Sutriesno, met
ce mélange déstabilisant de rap- homme bricole ses ­premiers sons. comme le beatmaker le plus in- cette fois en scène une improba- This Lake is Successful,
rock-funk et une voix dont je ne Très vite, il s’amuse à jouer hors ventif de la scène suisse, Jephté ble intrigue criminelle au sein 1 CD Ed Banger/Because.
comprenais pas si c’était celle des clous des tendances rap, tout Mbisi assume ses désirs de perfor- d’une secte de pêcheurs spéciali- Concerts : le 2 juin, We Love
d’une fille ou d’un garçon », se sou- en doutant de la légitimité de ses mances solos sous le nom gla- sés dans des poissons aux vertus Green, Paris ; le 30 juin,
vient Mbisi. A l’époque, celui qui expériences. « Jusqu’à ce que je dé- mour-kitsch de Varnish La Piscine. psychédéliques. Ses réalisations Europavox, Clermont-Ferrand ;
deviendra la voix des Daft Punk couvre Tyler ! » Flow rebondi, nostalgie analogi- brassent avec une attachante ma- le 26 août, Woodstower, Lyon.
pour le single Get Lucky (2013),
avant de triompher en solo avec le
tube Happy (2014), s’était fait
­connaître par ses productions au
sein du duo de réalisateurs The
Neptunes, formé avec Chad Hugo.
A leur palmarès, une collection de
hits à l’épure avant-gardiste.
Deuxième déclic quand sa sœur
lui fait écouter un morceau du trio
féminin 702, I Still Love You (2003),
produit par les Neptunes. « Cette
capacité à faire danser tout en
imaginant de nouvelles structures
musicales… Je me suis dit, je veux
ressembler à cet homme. » Une
Ces allers-retours se traduisent
par une scénographie en deux
plans, l’un proche, l’autre
­lointain. L’entrée en matière est
saisissante : installées dans une
boîte à jeu, les coulisses du
­théâtre (loge, cuisine, couloir)
glissent jusqu’aux pieds du
­public. Relégué au fond, le
­plateau où se tiennent les répéti-
tions est projeté sur écran. Un
dispositif finement pensé.
Multiples possibles
D’où vient alors que ce spectacle
sans faute de style et bien incarné
se dérobe ? Aurore Fattier écrit
vouloir « diffracter le personnage
d’Hedda Gabler dans différents
portraits de femmes, avec leurs
problématiques intimes
d’aujourd’hui ». Successivement
épouse et amante, mère et tante,
metteuse en scène et actrice,
sœur d’une femme noyée au fond
d’un lac et fantôme de celle-ci,
pianiste en devenir et fille d’un
pianiste qui ne compose plus,
Hedda se dilue jusqu’à se dissou-
dre dans ses multiples possibles.
Une désagrégation d’autant
plus flagrante qu’elle trouve son
exacte contradiction dans la den-
sité du père pianiste (formidable Abonnement Apple Music individuel, étudiant ou familial requis.
Carlo Brandt). Le personnage, in-
carnation exacerbée d’une figure
artistique et masculine, semble
surgir des pages de Thomas
­Bernhard. L’esprit du dramaturge
autrichien dame le pion à l’écri-
vain norvégien. Après avoir perdu
Découvrez le plus grand Télécharger l’app
Hedda, voici qu’on perd Ibsen. p
Joëlle Gayot catalogue de musique
Hedda, d’après Hedda Gabler,
d’Henrik Ibsen. Mise en scène :
Aurore Fattier. Odéon-Théâtre de
classique du monde.
l’Europe, Ateliers Berthier, Paris
17e. Jusqu’au 9 juin. De 7 € à 36 €.

20 |
« Dans ce qu’on me reproche,
il y a un fond de misogynie »
Catherine Corsini et Elisabeth
Perez, la réalisatrice et la
productrice du « Retour », présenté
le 17 mai en compétition officielle,
répondent aux attaques dont
elles font l’objet depuis le tournage
Entretien
U
n mail anonyme, en-
voyé le 4 avril aux
grandes institutions
du cinéma et aux fes-
tivals, avait jeté l’opprobre sur
Le Retour, le nouveau film de Ca-
therine Corsini, accusée, pêle-
mêle, de « harcèlement, violences
verbales et physiques, humiliation
et autres comportements au
moins inadaptés ». Le conseil
« Je ne vois pas d’administration du Festival
de Cannes, qui avait sélectionné
en quoi le fait le film, a un temps suspendu
qu’il y ait deux sa décision pour enquêter sur
« l’affaire » : un certain nombre de
signalements petits événements – une bouteille
doit jeter d’eau lancée dans un mouvement
d’humeur, un accident de voiture
l’opprobre heureusement sans gravité… – as-
sur un film » sociés à deux signalements pour
des faits de harcèlement sexuel.
Elisabeth Perez
Faute d’éléments moralement
et judiciairement condamnables,
le Festival a confirmé la projec-
tion du film, ce mercredi 17 mai,
en compétition officielle. Alors
que la réalisatrice, Catherine Cor-
sini, et sa productrice, Elisabeth
Perez, qui est également sa com-
pagne, s’étaient jusqu’ici refusées
à parler, elles réagissent, ici, pour
la première fois aux accusations.
Que pensez-vous de la
CGT-Spectacle qui juge que
­votre film ne devrait pas être
programmé à Cannes ?
Catherine Corsini : L’actrice Es-
ther Gohourou m’a dit : « J’en ai
marre qu’on parle à ma place »,
et c’est vrai que ces gens sont d’un
paternalisme incroyable. Ils pren-
nent fait et cause pour cette ado-
lescente, mais jamais ils ne vont
lui demander ce qu’elle vit ou res-
sent. C’est de nouveau une forme
de patriarcat. On ne sort pas de ça.
J’ai toujours milité pour le droit
des femmes. On a créé 50/50 [col-
lectif qui défend les droits des fem-
mes dans le milieu du cinéma].
Que tout ce qu’on a contribué à
mettre en place se retourne con-
tre nous, c’est délirant. Par mo-
ments, quand je lis ce qu’on dit de
moi, j’ai l’impression qu’il s’agit
d’une autre. Il y a une espèce de ju-
bilation, un entraînement des uns
et des autres qui empêche de ré-
fléchir. A force de réagir, de com-
menter, il n’y a plus de pensée.
Pourquoi avoir quitté,
il y a dix jours, la Société
des réalisatrices et réalisateurs
de films (SRF), dont vous étiez
l’un des piliers ?
C. C. : Lorsque des rumeurs ont
commencé à circuler, je suis allée
expliquer à mes camarades ce que
j’avais vécu. J’avais envie qu’on ré-
fléchisse sur nos pratiques, nos
comportements. L’intensité ou
la nervosité qu’on a, comment
est-ce qu’on doit la gérer ? Entre les
La productrice Elisabeth Perez et la réalisatrice
Catherine Corsini, à Paris, le 12 mai. CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »
réalisateurs qui s’emportent façon
Pialat et ceux, côté Resnais, qui ne
crient jamais, comment ça se dé-
partage ? J’avais envie qu’on porte
ce débat. Parce que je n’ai à me ca-
cher de rien. En me disant que
j’avais aussi été victime de gens né-
gatifs dont la violence se manifes-
tait non par des cris, mais par des
grimaces, des soupirs… Si j’ai ces
moments éruptifs, c’est que je suis
aussi sensible aux gens avec qui je
travaille. J’ai besoin qu’on soit en-
semble pour faire le film, dans une
même énergie et une harmonie.
Et donc, à la SRF ?
C. C. : J’ai senti qu’il y avait des
clivages, que ça créait de la tension
par rapport à des gens – certains
jeunes, mais pas que – qui défen-
dent d’autres méthodes. Je préfère
m’en aller, ne pas créer plus de
problèmes dans une association
que je trouve déjà fragilisée.
On vous prête, en effet,
un caractère tempétueux…
C. C. : Je suis intense et sans doute
éruptive par moments, par trop
d’inquiétude et de pression que je
me mets pour réussir une scène. Je
ne crie jamais contre les acteurs…
Je leur dis toujours : « Si vous dites
non, quoi qu’il arrive, on arrête la
prise. Si vous dites non, ça veut
dire que vous êtes mal ou psycho-
logiquement ou physiquement. »
En revanche, une perche dans
le champ me met hors de moi.
Le film était très compliqué parce
qu’on a travaillé avec la lumière na-
turelle. Quand on fait des films,
on met notre humanité au cœur
de ce qu’on fait. Donc, évidem-
ment qu’on n’est pas des saints,
on est humains. Mais je suis stu-
péfaite que personne ne vienne
me parler en premier lieu, avant
de parler à l’extérieur ou faire de
la délation contre la production.
Je trouve ça incroyable cette es-
pèce de lâcheté qui s’installe.
Elisabeth Perez : En tant que
productrice, pendant le tournage,
personne n’est venu me parler de
souffrance au travail, ni de vio-
lence verbale de la part de Cathe-
rine. A la toute fin, certains ont
pris la parole pour nous parler
de deux personnes qui l’auraient
mal vécu, et un technicien est
venu me parler de ses difficultés.
Mais la grande majorité de
l’équipe nous a soutenues spon-
tanément après l’annonce de la
suspension de Cannes. Ils sont si-
dérés par tout ce qui se raconte.
Maïwenn est attaquée parce
qu’elle fait jouer Johnny Depp
dans « Jeanne du Barry », Vale-
ria Bruni-Tedeschi, avec « Les
Amandiers », se voit reprocher
d’avoir tu les accusations con-
tre son acteur et compagnon
Sofiane Bennacer, vous-même
aujourd’hui… Les réalisatrices
sont la cible des critiques…
C. C. : Dans les choses qui m’ont
été reprochées, je ne peux pas
m’empêcher de penser qu’il y a
un fond de misogynie. J’ai été
l’une des premières à travailler
avec des équipes féminines – sur
Le Retour, un seul chef de poste
était un homme. Des reproches
sur le travail que j’ai pu faire ont
été pris parfois par des hommes
avec un orgueil mal placé, parce
qu’ils venaient d’une femme.
Revenons sur les accusations
les plus graves, celles des deux
signalements pour gestes
présumés à caractère sexuel…
E. P. : Le premier a été fait un
mois avant le tournage, au début
des répétitions. La jeune femme
n’est pas actrice, elle a fait quel-
ques séances de travail qui ne se
sont pas avérées concluantes. Elle
a invoqué le fait qu’on ne l’aurait
pas gardée parce qu’elle aurait dé-
noncé l’agression sexuelle d’un
coach pendant une répétition.
Elle dit qu’il s’est frotté à elle alors
qu’il lui montrait une danse en
prenant la place de l’autre actrice.
C. C. : Ne pas garder cette jeune
fille était une décision difficile
à prendre. Elle était trop cérébrale
et le rôle trop difficile pour elle, je
me suis trompée. La question du
coach n’est pas rentrée en ligne de
compte dans ma décision. Jamais
je n’aurais écarté une actrice à la-
quelle je tenais pour conserver un
coach, contrairement à ce qu’elle
prétend. Cela n’a pas de sens.
La jeune femme a déposé une
plainte le 7 octobre. Il y a une
procédure contre le coach…
E. P. : Oui, nous l’avons appris,
comme vous, dans la presse. La
justice suit son cours. Moi, j’ai fait
une enquête interne avec la réfé-
rente harcèlement. Nous avons
suivi la procédure. De fait, la jeune
fille et le coach n’ont plus été en
contact, nous les avons interrogé
ainsi que la seule témoin, et conclu
qu’il y avait peut-être eu un geste
de travail insuffisamment expli-
qué et mal interprété, mais que
le caractère intentionnel d’une
agression sexuelle n’était pas
avéré. Nous nous sommes mis
d’accord avec son agent sur
un protocole transactionnel pour
le préjudice de ne pas l’avoir enga-
gée, comme cela se pratique. Elle
n’a pas voulu le signer.
Ensuite, il y a eu un deuxième si-
gnalement de la part d’Esther
­Gohourou – mineure de 15 ans et
demi – vers la fin du tournage. Elle
vient me dire, une semaine après
les faits, qu’un cascadeur lui a
« mis une main sur la fesse pen-
dant une scène », tout en me di-
sant de laisser tomber. Mais, à par-
tir de là, je lance une enquête in-
terne avec la référente harcèle-
ment. Le représentant du comité
central d’hygiène, de sécurité et
des conditions de travail [CCHSCT]
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
de la production cinématographi-
que a vérifié la bonne forme de la
procédure. Et nous avons conclu
qu’il n’y avait pas d’intentionna-
lité d’agresser sexuellement.
Aucun témoin de la scène n’a vu
de geste inapproprié. Je n’ai pas
plus d’éléments, je ne suis pas
juge. On a juste découvert depuis
que la première jeune femme qui
a porté plainte était restée en
­contact avec Esther, qu’elle avait
contacté Mediapart et leur a fait
rencontrer Esther, laquelle nous
a dit leur avoir déclaré qu’il n’y
avait pas de problème, qu’elle ne
« Quand je lis ce
qu’on dit de moi,
j’ai l’impression
qu’il s’agit
d’une autre »
Catherine Corsini
porterait pas plainte contre le cas-
cadeur. L’enquête du site d’infor-
mation en serait restée là.
Au passage, le représentant
du CCHSCT découvre qu’il y a
une scène de masturbation qui
n’est pas indiquée dans le scé-
nario, comme c’est légalement
requis lorsqu’il s’agit d’un
mineur de moins de 16 ans.
Qu’en dites-vous ?
E. P. : Une scène tout à fait chaste
et simulée, tournée avec deux jeu-
nes gens qui ne se touchent pas,
qui sont habillés et dont on ne voit
que les visages… Cette scène a été
ajoutée pendant le tournage. On a
fait l’erreur malheureuse de ne pas
écrire ces quatre lignes pour les en-
voyer à la commission des enfants
du spectacle en expliquant com-
ment serait tournée la scène…
Cette erreur est sanctionnée très
lourdement par le Centre national
du cinéma et de l’image animée.
Je ne sais pas si, financièrement,
ma société va y survivre.
Penseriez-vous que ce système
de contrôle est excessif ?
E. P. : Pas du tout. Nous avons mis
en place des cellules d’écoute,
quelque chose de vraiment ver-
tueux, pour que des victimes ou
de présumées victimes puissent
s’exprimer. Mais je ne vois pas en
quoi le fait qu’il y ait deux signale-
ments doit jeter l’opprobre sur un
film. La procédure a été respectée.
Il y a eu un signalement au procu-
reur, comme l’implique la loi. Le
procureur a mandaté l’assistante
sociale du lycée d’Esther Gohou-
rou pour la questionner. Pour la
scène que je viens de mentionner,
celle-ci a vérifié et conclu qu’il n’y
avait pas eu d’atteinte à l’intégrité
morale et physique de la jeune
fille, qu’elle avait tourné cette
scène sans contrainte et en pleine
conscience. Et sur l’histoire du cas-
cadeur, l’actrice a répété ce qu’elle
m’avait dit. La jeune fille et sa mère
ont dit qu’elles ne souhaitaient pas
porter plainte contre lui. C’était il
y a cinq mois. A ma connaissance,
le procureur n’a pas donné suite,
il n’y a pas de plainte contre le cas-
cadeur. Par ailleurs, il n’y a pas
de plainte contre la production
et aucune contre Catherine pour
fait de harcèlement ou violence.
C. C. : Alors qu’Esther avait de-
mandé la confidentialité, les gens
sur le tournage ont commencé
à fantasmer. Jusqu’au moment
où on a entendu dire qu’il y avait
eu un viol sur le plateau… La ma-
chine à rumeurs a démarré. J’ai
même entendu que j’avais fait
dix-sept prises d’une scène de fel-
lation non simulée avec des ados.
Une chose est claire : je suis une
femme engagée et je le resterai.
Le mouvement #metoo a été
­révolutionnaire et formidable
pour qu’enfin la parole des fem-
mes soit écoutée, entendue, pour
qu’on essaie d’appréhender,
de changer et de déconstruire les
relations de domination. p
Propos recueillis par
Laurent Carpentier
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023 | 21

A Paris, le 13 mai.
CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »

Georges Kiejman, bien que ce der- vraie mordue de justice, elle en

nier fut diminué par la maladie.
« Ses expressions me sont restées,
se souvient-il. L’importance, par
exemple, d’être élégant, posé – “un
juif classe”, comme il disait. Je
pense avoir campé un Kiejman
bien plus nerveux qu’il ne l’était
réellement. »
La mort de l’avocat, à 90 ans, a
été annoncée pendant la toute
première projection du Procès
Goldman, destinée aux journalis-
tes. Comme si ce film, qui voit
« J’ai besoin
de m’approprier
un texte, de le
dire avec mes
mots, pour avoir
l’impression
d’être sincère »
Arthur Harari
converger les luttes et les destins
dans une même salle d’audience,
aimantait les coïncidences. Quel-
ques jours après la fin du tour-
nage, celui d’Anatomie d’une
chute commençait. « Deux films
de procès, une vérité qui fluctue en
bouffe matin et soir, des
chefs-d’œuvre de Frederick Wise-
man ou d’Otto Preminger, jus-
qu’aux émissions les plus trash…
Elle m’avait déjà fait jouer le rôle
d’un avocat foireux dans La Ba-
taille de Solférino [2013]. Son nou-
veau film, le plus beau selon moi,
ressasse toutes ses obsessions.
L’intime percuté par le public, le
couple en question… » Le scénario
a été coécrit dans l’isolement des
confinements, en un écho caus­-
tique et catastrophique à ce que
tant de familles ont alors tra-
versé. Harari y a injecté quelques
marottes, dont un vers du Phèdre
de Racine – « Mon mal vient de
plus loin » –, servant à caractériser
le personnage féminin, dont il se
dit proche.
Ces temps-ci, il peaufine le scé-
nario de son troisième long-mé-
trage, le premier centré, juste-
ment, sur une femme. Dans le
sillage de cette protagoniste exer-
çant la périlleuse profession de
photographe, il sera question de
« métamorphoses urbaines », de
« fantastique », de la « difficulté
d’échapper à sa judéité », énumère
le cinéaste, en veillant à entrete-
nir le mystère. Parmi ses bousso-
les, il cite la série The Leftovers, ar-
ticulée autour de la disparition

Faites entrer dans Sibyl [2019], de Justine Triet,

je ne savais rien d’autre de lui… Son
éloquence, sa vivacité me sem-
blaient coller au rôle de Kiejman.
prier un texte, de le dire avec mes
mots, pour avoir l’impression
d’être sincère », lâche-t-il, comme
on s’excuse. Il est pourtant admi-
fonction des points de vue… Le
concours de circonstances est as-
sez vertigineux », admet Arthur
Harari. Anatomie d’une chute
soudaine et inexplicable de 0,2 %
de la population mondiale. L’om-
bre de son auteur de chevet, Franz
Kafka, devrait planer, de même.

Arthur Harari Puis, quand nous nous sommes

rencontrés, j’ai compris combien
cette histoire le hantait. »
Et pour cause. Les parents d’Ar-
rablement crédible en juriste vé-
tilleux, rétif aux effets de man-
ches, camouflant son physique
affilé derrière une moustache de
sonde d’autres « souvenirs obs-
curs » – ceux d’une autrice, jouée
par l’Allemande Sandra Hüller,
soupçonnée d’avoir assassiné
« On ne peut pas briser de chaînes
quand il n’y en a pas de visibles »,
écrivait le Pragois dans Le Procès.
Une contradiction qu’Arthur
thur Harari, architectes, ont mi- dandy et un costume à quatre son conjoint, lui aussi écrivain, ­Harari porte, de prétoires en pla-
L’auteur et acteur présente lité aux côtés de Pierre Goldman,
au sein d’organisations trotskis-
épingles. Par deux fois, avant et
après le tournage, il a rencontré
dans un chalet reculé. « L’idée
­première vient de Justine. C’est une
teaux, avec éclat. p
Aureliano Tonet
deux films judiciaires, « Le Procès tes, dans la ferveur soixante-hui-
tarde. « Quand un producteur m’a
Goldman », où il incarne l’avocat suggéré de réaliser un film de bra-
quage, il y a une dizaine d’années,
Georges Kiejman, et « Anatomie j’étais en train de lire Souvenirs
obscurs d’un juif polonais né en
d’une chute », qu’il a coécrit France [1975], le livre que Pierre
Goldman a écrit en prison, se re-
avec Justine Triet mémore Arthur Harari. Ce téles-
copage a donné naissance à mon
premier film, Diamant noir. La ré-
volte de Goldman nourrit celle du
Rencontre personnage principal, jusqu’à ins-
pirer son nom, Pier Ulmann. »

D
e son propre aveu,
­Arthur Harari n’a ja-
mais mis les pieds
dans une « vraie » salle
d’au­dience. Le voilà pourtant qui
donne un « la » très judiciaire à la
76e édition du Festival de Cannes,
qui débute mardi 16 mai. Dans Le
Procès Goldman, de Cédric Kahn,
le film d’ouverture de la Quinzaine
des cinéastes, il incarne Georges
Kiejman (mort le 9 mai), le célèbre
avocat du non moins célèbre
gangster et intellectuel Pierre
Goldman, lors de son second pas-
sage devant les juges, en mai 1976.
En compétition officielle, le même
Harari cosigne le scénario d’Ana-
tomie d’une chute, de sa compa-
gne, Justine Triet, dont les deux
tiers de l’action se déroulent, pa-
reillement, dans un prétoire.
Il se trouve qu’Arthur Harari, s’il
lui arrive de réciter des répliques
« Son éloquence, ou d’en écrire, est d’abord cinéaste
– on lui doit la réalisation de deux
sa vivacité longs-métrages remarqués, Dia-
me semblaient mant noir (2016) et Onoda (2021).
« Pour que j’accepte de jouer dans
coller au rôle un film, il faut qu’il me traverse
de Kiejman » ­intimement », confie le jeune
­quadra dans un PMU du 10e arron-
Cédric Kahn
dissement de Paris, quartier où il
acteur et réalisateur
vit avec femme et enfants, quel-
ques jours avant son passage sur
la Croisette.
De fait, lorsque Cédric Kahn lui
donne rendez-vous dans un
square désert, durant le premier
confinement, pour lui proposer le
rôle de l’illustre pénaliste, le pari
semble osé. Méconnu du grand
public, Harari n’a pas encore déco-
ché sa tirade contre le « manque de
courage » du cinéma français, qui
marquera la cérémonie des Césars,
en février 2022. Je voulais réaliser
un film resserré, sans tête d’affiche,
raconte l’auteur de L’Ennui (1998).
J’avais remarqué Arthur dans les
deux ou trois scènes qu’il interprète
Pour écrire Diamant noir, situé
dans le milieu des tailleurs de
pierres précieuses, à Anvers, Ha-
rari s’était rapproché d’un acteur
débutant, Arieh Worthalter, issu
d’une des familles de diamantai-
res les plus importantes du port
belge. Il l’avait même auditionné
pour le rôle principal, avant que le
comédien ne s’exile au pôle Nord.
« Je lui avais écrit une longue lettre
pour lui expliquer pourquoi je ne
l’avais pas retenu. Entre lui et moi,
c’est une longue histoire : il m’a
confié un sac de vêtements, dont il
a eu besoin après que son bateau a
fait naufrage… On a ce qu’on ap-
pelle un passif, plaisante Harari.
Autant dire que quand Cédric m’a
annoncé qu’Arieh tiendrait le rôle
de Goldman, je n’en ai pas cru
mes oreilles… »
Tourbillon sémantique
Toute d’estime et d’inimitié mê-
lées, la relation entre l’avocat et
l’accusé est l’un des nœuds dra-
maturgiques du Procès Goldman.
Fils inconsolables de la diaspora
juive polonaise, irrémédiable-
ment marqués par la Shoah, ils
s’en remettent, l’un et l’autre, à la
parole – le premier pour l’arrimer
aux faits, le second, au contraire,
pour les déborder, dans un infer-
nal tourbillon sémantique et
idéologique. Sans parvenir à lever
les doutes quant au cœur de l’af-
faire : Pierre Goldman a-t-il assas-
siné les deux pharmaciennes du
boulevard Richard-Lenoir, le
19 décembre 1969 ? « C’est un film
sur ce qui reste, quand la vérité
échappe : le langage, analyse Cé-
dric Kahn. J’ai demandé aux ac-
teurs de respecter le scénario, au
mot près. Ils m’ont tous bluffé. »
Aussi habile rhéteur soit-il, Ar-
thur Harari confesse avoir ren-
contré quelques difficultés dans
l’exercice. « J’ai besoin de m’appro-
 0123
22 | Culture ­Mercredi 17­ mai 2023
­

Depardieu, chef étoilé et acteur sur le déclin pvvv pourquoi pas

E
Jeanne du Barry

N
Film français de et avec Maïwenn (1 h 56).
Projeté mardi 16 mai en ouverture du Festival de Cannes et en

I
La star française a été écartée de la promotion du conte de fées culinaire, réalisé par Slony même temps dans les salles de cinéma – avec un jour d’avance

A
sur les sorties hebdomadaires –, Jeanne du Barry, consacré
Sow, à la suite de nouvelles accusations d’agressions sexuelles, révélées par « Mediapart » au destin de la célèbre courtisane d’extraction populaire

M
et à l’hostilité que lui vaudra à la cour son commerce avec

E
le roi Louis XV, se confronte au délicat défi du film d’époque,
clencher chez Gabriel cette subite teur âgé de 74 ans, déjà mis en veuse de porcs qui joue de la gui- et à ce que l’on pourrait nommer le « film de cour », celui dont
Umami

S
escapade extrême-orientale. examen ­depuis décembre 2020 tare à ses animaux, la tête de l’un la pompe intrinsèque ripoline la plupart des productions
pvvv Issu du monde du spectacle pour viols et agressions sexuelles, d’eux cuisant à la broche. Dom- ­dévolues au genre. Maïwenn reste fidèle à son inspiration, qui

L
e deuxième long-mé- (hip-hop, chanson, théâtre), Slony à la suite de la plainte de la comé- mage, en revanche, que soit dé- ­consiste à ne pouvoir créer qu’à partir d’elle-même. Jetant son

A
trage de Slony Sow est un Sow avait déjà fait tourner Depar- dienne Charlotte Arnould, a dé- volu à Sandrine Bonnaire un rôle dévolu sur la favorite de Louis XV, elle ne va donc pas tant vers

L
conte de fées culinaire dieu dans son court-métrage Gre- menti « formellement » ces nou- aussi étriqué (une femme délais- la du Barry qu’elle ne la tire à elle, donnant, semblablement,
dans l’air du temps, culti- nouille d’hiver (2011) – présenté à velles accusations. Dans un com- sée), l’actrice y apparaissant sé- de la cour du roi une image qui lui est familière, et qui ­pourrait
vant la recherche du sens de la Cannes, au Cinéma de la plage. muniqué, fin avril, la production vère jusqu’à la caricature. évoquer le milieu du cinéma tel qu’elle le perçut quand,

E
vie. Gérard Depardieu y tient le Cette fois, le réalisateur a dû se du film (Zinc.) a tenu à préciser Pierre Richard vient réactiver ex-épouse du roi du cinéma français Luc Besson, elle chercha à

D
rôle d’un chef étoilé un peu usé, passer de la star pour la promo- qu’il n’y a eu aucun incident lors l’album souvenir « depardieu- en pénétrer les arcanes. La part belle réservée à cette héroïne
Gabriel Carvin, qui retrouve du tion d’Umami : le 11 avril, Media- du tournage d’Umami : « Nous sien », les dialogues prenant un de l’entre-deux mondes opère un peu au détriment des autres
souffle en partant à la découverte part publiait les témoignages de avons interrogé l’ensemble des autre sens, avec l’accumulation protagonistes, quand bien même le roi falot et taiseux

S
de nouvelles saveurs au Japon treize femmes assurant avoir été équipes. Personne n’a signalé de des affaires : « J’suis foutu », lâche que campe Johnny Depp n’est pas dénué de drôlerie. p J. Ma.
(l’umami, soit la cinquième sa- victimes d’agressions sexuelles comportement inapproprié de la le grand chef, sentant son heure

M
veur, subtile et difficilement iden- de la part de Gérard Depardieu, part de Gérard Depardieu. » de gloire passée. « Ben, prends ta vvvv on peut éviter

L
tifiable, venant s’ajouter au sucré, sur le tournage de onze films ou retraite ! », suggère Rufus, avant L’Homme debout
à l’acide, à l’amer et au salé). séries sortis entre 2004 et 2022, Tandems burlesques de rejouer la tirade culte de Film français de Florence Vignon (1 h 26).

I
Gabriel disparaît à l’autre bout ou dans des lieux extérieurs – l’ac- Dans ce feel-good movie, l’acteur ­Depardieu à Patrick Dewaere dans Pour décrocher un CDI dans une entreprise de papier peint,

F
du monde sans prévenir per- joue un rôle attendu, celui d’un Les Valseuses (1974), de Bertrand Clémence Alpharo (Zita Hanrot), jeune diplômée d’une école
sonne, ni sa femme (Sandrine ogre qui sait aussi être bonne pâte Blier : « On est pas bien là ? Paisi- de commerce, doit pousser Henri Giffard (Jacques Gamblin),
Bonnaire) ni ses deux fils, l’un – coups de gueule, truculence, re- bles, à la fraîche… » C’était le bon VRP qui a fondé l’entreprise, vers la sortie. Sauf qu’à 70 ans,

S
d’eux étant cuisinier (Bastien Le comédien joue pentir. L’occasion de ­tandems vieux temps, diront certains. p celui-ci s’accroche à un métier qui remplit son vide existentiel

E
Bouillon) et profitant de cette pa- burlesques avec les deux acteurs Clarisse Fabre et qu’il pratique comme un orfèvre. Florence Vignon tente
renthèse pour faire ses preuves
un rôle attendu, japonais Akira Emoto et Kyozo d’ausculter un monde de l’entreprise défiguré par le cynisme

R
aux fourneaux. Ajoutons le vieux celui d’un ogre Nagatsuka. C’est lorsque le film Film français de Slony Sow. managérial et la verticalité. Mais le conflit supposément

T
copain, pêcheur d’huîtres et ma- sort de ses rails (trop peu) qu’il Avec Gérard Depardieu, Pierre ­sanglant se dissout dans une succession de champs-contre-
gnétiseur, Rufus (Pierre Richard,
qui sait être aussi réussit à surprendre, notamment Richard, Bastien Bouillon, champs atones et de dialogues démonstratifs qui engoncent

U
surjouant l’illuminé), qui va dé- bonne pâte lors d’une scène chez une éle- Sandrine Bonnaire (1 h 31). Zita Hanrot, l’une des actrices les plus douées de sa généra-

A
tion, dans une fausseté inhabituelle. Croyant dénoncer le
­travail sous l’ère néolibérale, Vignon vide son film de toute
substance politique, préférant s’épancher avec mélancolie

S
sur cette vieille France des PME qui aime prendre son temps

E
à la pause déjeuner. p M. Jo.

L
Monsieur Constant

ET SI RÉUSSIR
Film français d’Alan Simon (1 h 48).
Ancien photographe de guerre, Constant Lucas (Jean-Claude
Drouot) vit reclus dans sa maison de l’île aux Moines en
­Bretagne, depuis la mort, cinquante ans auparavant, de sa
femme, une danseuse étoile russe au renom international.

C’ÉTAIT SE
L’ours mal léché n’a pas vu son fils, Sergio (Cali), depuis
cinq ans, lorsque celui-ci débarque afin de confier sa petite
fille à son grand-père durant une quinzaine de jours. Au con-
tact de la gamine, le vieux Constant s’adoucit et se répare du

PROJETER
deuil de sa femme. Pendant qu’à Paris, Sergio compose un
opéra, en hommage à sa mère, qui, peut-être, le réconciliera
avec son père. L’histoire cousue de fil blanc de ce premier
long-métrage du réalisateur accumule les invraisemblances,
progresse en une somme de saynètes éculées et pédale dans

AUTREMENT ?
le vide. Un vide qu’Alan Simon et ses acteurs tentent de com-
bler. Le ­premier en multipliant les effets esthétisants ; les se-
conds, en surjouant les émotions (grosso modo, la colère et
les larmes). La bande-son emballant le tout dans un mouve-
ment mélo, ­redondant à souhait. p V. Cau.

À l’affiche également
L’Arbre à vœux
Film d’animation australien de Ricard Cusso (1 h 30).
Depuis de nombreuses années, Fast & Furious X
la Banque Neuflize OBC accompagne Film américain de Louis Leterrier (2 h 21).
Ramona fait son cinéma
ses clients à toutes les étapes de la création, Film espagnol d’Andrea Bagney (1 h 20).
Souffle bleu
en s’appuyant sur un réseau d’experts dédiés. Documentaire portugais de Rodrigo Areias (1 h 18).
Sublime
Film argentin de Mariano Biasin (1 h 40).
Imaginons l’avenir
Les meilleures entrées en France
Evolution
Nombre par rapport Total
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis
d’exploitation d’entrées* d’écrans précédente la sortie

Les Gardiens de la galaxie 3 2 615 476 621 ↓ – 40 % 1 938 600

Super Mario Bros. Le film 6 209 052 856 ↓ – 50 % 6 628 418
L’Exorciste du Vatican 1 140 248 319 140 248
Les Trois Mousquetaires… 6 100 881 691 ↓ – 45 % 3 075 068
Hawaii 1 61 907 450 61 907
Le Principal 1 49 748 273 49 748
Evil Dead Rise 4 41 910 338 ↓ – 48 % 544 813
Donjons & dragons… 5 39 646 479 ↓ – 51 % 1 129 809
Notre tout petit... mariage 3 37 837 541 ↓ – 43 % 304 758
La Vie pour de vrai 4 37 436 792 ↓ – 52 % 763 180

AP : avant-première * Estimation
Source : « Ecran total » Période du 10 au 14 mai inclus

Les super-héros font honneur à leur réputation, en cette semaine

d’ouverture du Festival de Cannes. Le troisième opus des aventures
des Gardiens de la galaxie poursuit ainsi son règne sur le box-office
national pour culminer à près de 2 millions de spectateurs, malgré
une baisse sensible de 40 % des entrées. Derrière, Mario, Peach et
Bowser, les personnages de jeux vidéo de l’univers Nintendo volent
vers les 7 millions d’entrées, six semaines après la sortie de Super
Mario Bros. Le film. Parmi les entrées, L’Exorciste du Vatican, de Julius
Avery, avec Russell Crowe en prêtre luttant contre les démons, attire
140 000 curieux sur une combinaison de 319 écrans. Le Principal,
de Chad Chenouga, avec Roschdy Zem et Philippe Duquesne,
démarre doucement avec 49 748 spectateurs. En bas de classement,
la déception se confirme pour la nouvelle comédie de Dany Boon,
La Vie pour de vrai, qui n’attire plus que 37 436 curieux en quatrième
semaine. Avec seulement 763 180 entrées cumulées, le film aura
du mal à atteindre la barre symbolique du million de spectateurs.
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
En 2030, ressusciter le général de Gaulle à tout prix
François Pérache signe, pour « Affaires sensibles », une fiction podcast férocement drôle, réalisée par Cédric Aussir
France INter
À la demande
Série podcast
F
rançois Pérache et Cédric
Aussir sont de retour et
pour le meilleur, dans
l’émission « Affaires sen-
sibles ». Après 57, rue de Varenne
(l’excellente série politique sur
France Culture), après La Veste
(en 2018 et autour de la défaite de
François Fillon), puis, l’année sui-
vante, Jeanne revient (sur la fa-
mille Le Pen, les deux sur France
Inter), le tandem radiophonique
signe une fiction au caractère
hautement sensible.
Imaginez : nous sommes au dé-
but des années 2030, une période
chaotique sur tous les plans (éco-
nomique, social, environnemen-
tal, sanitaire entre autres), avec un
président qui, réélu sans véritable
soutien populaire, ne doit son
maintien « qu’à la menace perma-
nente du chaos, à un contrôle poli-
cier sévère et à un texte antédilu-
vien devenu anachronique ». Soit
donc le président Jourdain – toute
ressemblance avec Emmanuel
Macron n’est pas fortuite même si
François Hollande et Nicolas
Sarkozy ne sont pas loin. Soit donc
son adversaire le plus dangereux :
le professeur Latour (belle ana-
gramme de Raoult) devenu richis-
sime grâce à la vente d’un faux
vaccin, argent investi dans le
Benoît Magimel plongé dans un univers postcolonial trouble
Albert Serra signe avec « Pacifiction » un film insolent et majestueux où l’acteur campe un haut-commissaire de Tahiti flaubertien
Ciné+ Club
Mercredi 17 – 20 h 50
Film
L e 5 décembre 1766, Louis An-
toine de Bougainville part à
bord de la frégate La Bou-
deuse pour un premier tour du
monde français. Dans l’ouvrage
tiré de ce périple, Voyage autour du
monde, l’auteur consacre deux pa-
ges à Tahiti, dont les mœurs tolé-
rantes et aphrodisiaques des habi-
tants lui inspirent une peinture
qui renchérit le mythe du « bon
sauvage ». Diderot et Rousseau en
GRILLE N° 23 - 114
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V X. Commencent par irriter, finissent
VI
VII
VIII
IX
X mains douées pour la culture.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 113
HORIZONTALEMENT I. Tripatouille. II. Radiner. Sain. III. Adéquates. Qe.
IV. Ci. Ub. Hiatus. V. Tomaison. Bec. VI. Alonso. SF. Tu. VII. Tort. Latent.
VIII. IGN. Odieuses. IX. Oies. Exilé. X. Nestor. Néons.
VERTICALEMENT 1. Tractation. 2. Radiologie. 3. Ide. Mornes. 4. Piquant.
St. 5. Anubis. 6. Tea. Solder. 7. Ortho. Aix. 8. Einstein. 9. Issa. Feule.
10. La. TB. NSEO. 11. Liquette. 12. Enescu. Sas.
Le général Charles de Gaulle, le 18 juin 1940, à Londres. UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE/UIG/PHOTONONSTOP
s­ ecteur de l’intelligence artificielle
et des réseaux sociaux, et prêt à
tout pour prendre le pouvoir – y
compris profaner la tombe du
­général de Gaulle.
Scène désopilante
A partir de là, tout est permis. Le
pire ? Certainement, mais surtout
le meilleur. Parce que François Pé-
rache travaille, et plutôt trois fois
feront bon usage pour mieux dé-
noncer la puissance corruptrice
de notre civilisation.
Près de trois siècles plus tard,
c’est au tour d’Albert Serra, le plus
résolument baroque des cinéastes
espagnols, d’accoster sur ce terri-
toire, devenu Polynésie française.
Le paysage, entre-temps, s’est obs-
curci. Violence de l’emprise colo-
niale, voluptueuse détresse du pa-
radis perdu, cynisme criminel des
essais nucléaires… C’est sous ces
auspices que Serra – fin amateur
des empires finissants (Honor de
cavalleria, La Mort de Louis XIV…) –
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
qu’une : d’abord en se constituant
une solide documentation (« C’est
la base, explique-t-il. On a une res-
ponsabilité en ce qui concerne la
notion de vérité, et ce, d’autant
qu’on baigne dans les “fake
news”. »), ensuite en remettant – et
plutôt dix fois qu’une – ses fic-
tions sur le métier. Enfin, plaisir
suprême pour l’auditeur, en les
truffant de références, autant poli-
signe son film le plus insolent et le
plus majestueux.
Imaginez Joseph Conrad repre-
nant le scénario d’OSS 117. En son
centre, le haut-commissaire de la
République française De Roller,
costume blanc assorti à la Merce-
des diplomatique dernier mo-
dèle, lunettes bleues, espadrilles
orange, chemises à motifs, désin-
volture de propriétaire, moue
boudeuse. Benoît Magimel,
perdu, jamais meilleur, l’incarne.
La méthode Serra produit, au con-
tact de cet acteur venu de tout
autres sphères, des étincelles. En-
HORIZONTALEMENT
I. Stimule et apporte de la vitalité.
II. Tenu au secret. Manœuvre et ma-
chination. III. Auxiliaire. Ancienne
contrée d’Asie Mineure. IV. Fait mon-
ter le rouge. Chaudement couvert.
Titre chez Charles. V. Facilite le soulè-
vement. Souvent critiqué. Article.
VI. Volubile dans les champs de blé.
Pointes d’étoiles. VII. Supprimeras.
Pointent aux sommets. VIII. Patron.
Explose bruyamment. IX. Droit pour
tracer. Distribue dans le temps.
par excéder.
VERTICALEMENT
1. Désuète et un peu ridicule.
2. Chanté pendant l’entrée du célé-
brant. Celui d’avant. 3. Protègent les
pêcheurs des intempéries. 4. Répand
un parfum de résine. Comme des
5. Structure syndicale. Honorée à
Clermont- Ferrand. Premiers pas chez
les grands. 6. Chaton sur les branches.
Travaille à l’usine. Interjection. 7. De-
venu Sri-lanka. Donne dix points à la
belote. 8. Ne lâchera pas facilement.
Démonstratif. 9. Choix écologique.
Divinité marine. 10. Piégées. Du côté
de la source. 11. Dans nos habitudes.
D’Houat ou d’Arz. 12. Remises
d’aplomb.
tiques (magie des archives à en-
tendre) que littéraires.
Parce qu’il sait qu’« il faut être sé-
rieux quand on écrit des bêtises et
qu’on en revient toujours aux clas-
siques », François Pérache a donc
révisé la Constitution et choisi Le
Bourgeois gentilhomme et son
président Jourdain, entouré d’une
cour de conseillers à faire pâlir les
maîtres de philosophie et d’armes
tre le flamboiement des cieux et
le miroitement turquoise de la
mer, le Monsieur Homais préfec-
toral exsude dans l’enchaînement
flaubertien des vues pittoresques
et d’une puissance qui se délite.
Propos farcesque
Une rumeur insistante fait état de
la possible reprise des essais ato-
miques. Farcesque, le propos re-
prend une soudaine vigueur à
l’horizon poutinien. Il trouble le
séjour tout en douceur de De Rol-
ler, qui doit entrer en négociation
avec des autonomistes nerveux,
sudoku
n°23-114
5 7 4 3 8
4 1 2 CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
5 7 8 2 seule fois par ligne,
8 2 4 9
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
UNE VIE,
rnaux
AnnieioE
n d’écrire
La pass
Cami
re Adler,
Vue par Lau
Télévision | 23
imaginés par Molière. Portant la
plume dans la plaie des vanités,
François Pérache va jusqu’à trans-
former son maître tailleur en une
impayable influenceuse (incarnée
par Lison Daniel) – ce qui donne à
l’épisode 2 une scène désopilante.
D’ailleurs, le jour du tournage, il a
fallu refaire quelques prises tant
les fous rires fusaient aux sons des
répliques, et il faut saluer le travail
des comédiens et notamment,
dans le rôle de Jourdain, de Gilles
Privat, récemment sublime Vladi-
mir dans En attendant Godot mis
en scène par Alain Françon.
Au reste, tout est remarquable
dans Le grand Charles attend et la
réalisation est bien ajustée au cos-
tume taillé par François Pérache.
Mais puisque au commencement
était le Verbe, rappelons ici quel-
ques faits d’armes de ce quadra
surdoué qui a préféré délaisser
Centrale et l’Elysée pour jouer les
saltimbanques (dans la série Hip-
pocrate et auprès d’Isabelle Hup-
pert dans La Syndicaliste) et aussi
pour écrire, en ce moment, plu-
sieurs pièces de théâtre dont on
reparlera, c’est certain. En atten-
dant, n’hésitez pas à faire tourner
en boucle cette fiction féroce-
ment drôle. p
Émilie Grangeray
Le grand Charles attend,
de François Pérache, réalisé par
Cédric Aussir (Fr., 2023, 4 × 30 min).
voire carrément agressifs, qui
semblent dirigés en sous-main
par un Américain dont le visage
d’oiseau et la mutité anguleuse ne
disent rien de bon à personne. Par
ailleurs, le haut-commissaire est
confronté aux menées obscures
d’un amiral (Marc Susini), fantas-
que pantin, amateur de magnums
et de chair fraîche, que l’on croirait
sorti du bunker de Docteur Fola-
mour, de Stanley Kubrick.
De Roller fait figure de Roi-Soleil
d’un royaume crépusculaire dont
la discothèque, Le Paradise, est le
centre névralgique. La charge
8 9 7 4 6 2 1 5
4 2 1 3 9 5 7 8
3 5 6 7 8 1 2 4
6 9 6 4 2 5 3 8 7 1
5 1 2 6 7 8 3 9
6 1 8 9 7 3 8 9 1 4 5 6
1 8 9 5 2 6 4 3
6 4 5 1 3 7 9 2
5 2 7 3 8 4 9 6 1 5
8 1 7 Moyen
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Me rc r ed i 17 mai
France 4
Rosetta
21.00 Le film des frères
Dardenne remporta une Palme d’or
(à l’unanimité mais controversée) au
Festival de Cannes 1999 et révéla,
dans ce rôle extrême d’une
chômeuse rebelle, la jeune Emilie
Dequenne, saluée par le prix
d’interprétation féminine.
LCP - Public Sénat
Cannes 1968, révolution
au palais
20.31 Dans ce documentaire de
2018, Jérôme Wybon revient sur
l’édition mouvementée du Festival de
Cannes 1968 : les cinéastes (Jean-Luc
Godard, Roman Polanski, François
Truffaut, Louis Malle, etc.) débattent
pour savoir si la manifestation doit
s’arrêter ou continuer.
Mezzo Live HD
Grands maîtres de l’Inde.
Nuit du raga
21.02 En 2015, la Philharmonie de
Paris invitait Hariprasad Chaurasia.
Accompagné de cinq musiciens,
le flûtiste indien donne trois ragas.
OCS Max
Café Society
23.35 Dans cet hommage doux-amer
au Hollywood de 1930, réinventé
comme dans une bande dessinée,
Woody Allen donne de jolis rôles à
Kristen Stewart et Jesse Eisenberg.
postcoloniale tient sans doute
moins à cœur à Serra que la projec-
tion d’une certaine philosophie
du monde : un somptueux édifice
bâti sur le vide, une immémoriale
fin de partie qui se prolonge. Au
point que l’on ne peut trancher en-
tre la désinvolture et la concerta-
tion, l’obscénité et la pureté, l’hu-
mour et la gravité de son propos. p
Jacques Mandelbaum
Pacifiction. Tourment sur les îles,
d’Albert Serra. Avec Benoît
Magimel, Pahoa Mahagafanau
(Fr.-Esp., 2022, 2 h 45).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
3
6 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
9 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
4 Par courrier électronique :
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2
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7
8 Courrier des lecteurs
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
24 | Styles
Les étangs de la Brenne,
rendez-vous en terre méconnue
Envie de calme, de nature et d’eau à perte de vue ? Cap sur le parc naturel
régional de la Brenne, à sillonner à VTC ou à cheval, pour, qui sait,
apercevoir cistudes d’Europe, butors étoilés ou autres grèbes à cou noir
Voyage
Rosnay (Indre)
D
es tortues rares, des
oiseaux par milliers
dans des paysages à
couper le souffle,
personne ou presque sur les
routes et les chemins et, pour la
touche de mystère, un pylône
plus haut que la tour Eiffel : les
étangs de la Brenne seraient-ils
la destination la plus sous-cotée
de l’Hexagone ?
Ce paradis humide occupe la
partie nord du parc naturel ré-
gional de la Brenne, dans l’Indre,
au sud-ouest de Châteauroux.
Créé en 1989, il s’étend, c’est le
cas de le dire, sur plus de 183 000
hectares. Pour la poésie et peut-
être aussi parce qu’on y passe les
nuits les plus calmes qui soient,
il est surnommé le « pays des
1 001 étangs ».
Ce qui frappe d’abord, quand
on approche le village de Rosnay
par la route, c’est le contraste en-
tre les longues lignes droites tra-
cées à la règle sous le Second
Empire et les courbes des éten-
dues d’eau, ici un étang plus
haut au-dessus de la digue, là un
autre plus bas, qui tend au ciel
un miroir sans ride.
Dominée par le château du
Bouchet, la Maison du parc – à
la fois office de tourisme, bouti-
que et restaurant – est la porte
d’entrée pour découvrir les
étangs. On y trouve toutes les
cartes des itinéraires de balade,
à pied, à vélo ou à cheval. Un
peu à l’écart, le château est
construit au sommet d’un but-
ton, une butte de grès rouge, la
pierre que l’on retrouve dans les
murs de la plupart des belles
maisons de la région. Sa visite
vaut surtout pour la vue qu’of-
fre sa terrasse supérieure, d’où
on distingue au premier plan
l’étang de la Mer rouge, le plus
grand de la Brenne, et au loin, à
I ND R E
IND
Châteauroux
Château
du Bouchet
Rosnay
Parc naturel régional
de la Brenne
VIENNE
HAUT E-
H AUTE-
C R EU SE
E US
VI EN NE
VIENNE
10 km
60 km à vol d’oiseau, le panache
de vapeur de la centrale nu-
cléaire de Civaux.
A tout seigneur tout honneur,
c’est à la Shéhérazade des 1 001
étangs que nous réservons no-
tre première exploration. La cis-
tude d’Europe est la seule espèce
de tortue d’eau douce française.
Pour tenter de l’apercevoir, di-
rection la Maison de la nature de
la réserve naturelle nationale de
Chérine, à Saint-Michel-en-
Brenne. Nous y rencontrons Al-
bert Millot, le directeur.
« Quand nous serons sur la
passerelle qui conduit à l’obser-
vatoire, nous dit-il, si nous som-
mes silencieux et attentifs, nous
aurons peut-être la chance d’en
voir. » Miracle, deux tortues
sont au rendez-vous, installées
comme à la parade juste au-des-
sus de la surface, face au soleil.
Sans doute un mâle, qu’on re-
connaît à ses yeux rouges et à sa
petite taille, et une femelle, sur
les branches d’un arbre effon-
dré dans l’étang.
Mais les cistudes vont bien.
C’est un échassier en péril qui
fait depuis quelque temps l’ob-
jet de toute l’attention de la ré-
serve : le butor étoilé. « Une ré-
serve naturelle a trois vocations,
explique Albert Millot. La pre-
mière : conserver la nature ; la
deuxième : améliorer les con-
naissances sur le milieu que l’on
protège par des études scientifi-
ques ; la troisième : accueillir le
public. D’où la présence de ces
­observatoires. »
Conserver, ce serait en l’occur-
rence enrayer la chute du nom-
bre de butors étoilés en Brenne.
« Le mâle chante comme s’il souf-
flait dans un goulot de bouteille
en verre, poursuit le directeur,
par à-coups successifs, très gra-
ves, ce qui lui vaut son surnom de
“bœuf des marais”. L’espèce est
très menacée en France, en rai-
son de l’assèchement des zones
humides, mais aussi en Brenne,
sans doute à cause de la surpopu-
lation de sangliers, qui sont capa-
bles de vider les nids. Son impor-
tance est pourtant capitale, car
c’est ce que nous appelons une es-
pèce parapluie. Cet oiseau a de
telles exigences écologiques que
si on arrive à le protéger, lui, on
protège tout l’écosystème qui
l’accompagne. »
La réserve rassemble une mul-
titude d’habitats qui représen-
tent bien la Brenne des étangs
et leurs milieux connexes : ro-
selières, zones de marais, avec
des carex ou des joncs, ou sau-
laies tourbeuses. On y trouve
aussi des bois et de nombreuses
prairies humides. Pour pondre,
les cistudes affectionnent les
zones les plus sèches, où elles
enfouissent leurs œufs entre
mai et juin.
A vélo, le parc naturel propose
vingt-trois circuits, dont dix-
sept sont balisés. Le numéro 2,
« Etangs et buttons de Brenne »,
passe par la réserve de Chérine,
puis par les étangs de l’Ar-
douine, de la Gabrielle et de
Planche Maillet. Cyril Chapelon,
animateur nature au parc, nous
entraîne sur des VTC au lieu-dit
de la Berjaterie. « Nous sommes
à l’emplacement de l’ancienne li-
gne de chemin de fer qui reliait
Le Blanc, la grosse commune de
la réserve, à Argent-sur-Sauldre,
dans le Cher. Les rails ont dis-
paru depuis les années 1930, et
c’est le sentier de Beauregard qui
les remplace aujourd’hui. »
Autant dire une des balades les
plus enchanteresses qu’on
puisse imaginer, entre voûtes
de chênes centenaires et héron-
nières des fonds d’étangs, où
l’on distingue ici un cygne qui
fait son nid, là le cri rauque
d’une guifette moustac et, sur
l’eau, un grèbe à cou noir qui
file, indifférent.
Chèvres bagarreuses
Le roi de la mobilité douce, en
Brenne, pour peu qu’on soit un
peu cavalier, c’est le cheval. A la
ferme du Bois Retrait, Alexandra
Audoin élève des grands poneys
connemara. Pour une heure ou
pour trois jours, toujours ac-
compagné, on peut monter ses
chevaux pour parcourir la ré-
serve. Les paysages sont les mê-
mes, mais tout change : fran-
chissements, hauteur de vue,
rythme, le cheval apporte un
vrai plus. Du coup, la plupart des
chambres d’hôte sont capables
d’héberger cavaliers et montu-
res pour la nuit, dans un réseau
bien maillé. Au fil des balades,
on découvre des paysages habi-
tés. Le Bois Retrait est aussi un
Sur le sentier
de Beauregard,
la balade est
enchanteresse,
entre voûtes
de chênes
et héronnières
de fonds d’étangs
Mouettes rieuses
survolant un des
nombreux étangs.
G. MARTIN/CRT CENTRE-VAL DE LOIRE
d e
élevage en plein air de vaches
aubracs et de porcs.
A Martizay, la ferme de Bray
produit un excellent pouligny-
saint-pierre AOP fermier, le fro-
mage local. Vanessa Boisdet et
Wilfried Falcotet, les jeunes éle-
veurs, accueillent les visiteurs
juste avant la traite. Joyeuses, cu-
rieuses et parfois bagarreuses
dans leur parc, les chèvres sont
disciplinées quand il s’agit de
s’installer chacune à sa place
pour donner leur lait. Enfin,
parmi les nombreuses décou-
vertes accompagnées proposées
par le parc, la promenade avec la
guide naturaliste Emilie Mit-
chell à la recherche des plantes
sauvages comestibles est une
merveilleuse expérience. Sur-
tout quand elle s’achève par la
préparation d’une tarte à la
berce spondyle fraîchement ra-
massée. Un délice !
Pour ajouter à la nature une
touche d’étrangeté se dressent
sur ce territoire les pylônes du
centre de transmissions de la
marine nationale de Rosnay.
Cette station d’émission de ra-
dio « parle » aux sous-ma-
rins nucléaires français depuis
la campagne. Ultrasécurisée et
impénétrable, elle saute pour-
tant aux yeux. S’y dressent
treize pylônes : six font 210 mè-
tres, six autres montent à
270 mètres, et ceux-là forment
un cercle au centre duquel
s’élève, jusqu’à 357 mètres du
sol, un pylône central qui est
tout simplement la plus haute
structure construite par
l’homme en France.
Ce drôle de totem ne trouble ni
les chevaux, ni les hérons, ni les
cistudes. Pour les promeneurs
égarés, il sert de point de repère.
En se dirigeant vers lui, ils re-
trouveront toujours le joli vil-
lage de Rosnay, en plein cœur de
la Brenne des étangs. p
Thomas Doustaly
­
0123
­Mercredi 17­ mai 2023
C a r n e t
r o u t e
Notre journaliste a organisé
son voyage avec l’aide du
CRT Centre-Val de Loire.
Y all er
En train, de Paris, aller sim-
ple pour Châteauroux à par-
tir de 25 €. Location de vélo
ou de voiture en gare, ou
navette Rémi Indre jusqu’à
Méobecq, Vendœuvres ou
Rosnay.
Se lo ger
Le domaine du Coudreau, à
Vendœuvres, est un havre
de paix dans la forêt. Ac-
cueil chaleureux et excel-
lente table d’hôte (dîner
30 €). Chambre double et
petit déjeuner 90 €. Gîte
(5 personnes) 500 € la se-
maine. Tél. : 06-31-04-93-76.
Le domaine de la Crapau-
dine propose 3 chambres
d’hôte et 2 gîtes. Ambiance
cossue, jardin. Chambre
double et petit déjeuner
100 €. Gîte (6 personnes)
580 € la semaine.
Tél. : 07-86-87-18-50.
Déje u ner, dîn er
Le Sanglier hirsute, à
­Mézières-en-Brenne, est
une excellente table végéta-
rienne. Valérie Boisson y
tient une école de cuisine
végétale et des chambres
d’hôte. Déjeuner à partir
de 18 €, séjour culinaire
3 jours et 2 nuits pour deux
à partir de 340 €.
Tél. : 06-13-38-57-81.
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lent pouligny-saint-pierre
AOP fermier (4,50 €) des
chèvres de la ferme de Bray.
Visite possible.
Tél. : 09-82-57-04-69.
Avant un pique-nique, pas-
ser à la ferme du Bois Re-
trait, à Rosnay, un élevage
de bovins aubracs et de
porcs en plein air. Transfor-
mation à la ferme : pâté,
boudin, saucisson. Panier
dégustation 12 €.
Tél. : 06-84-15-46-42.
A vo ir, à faire
La Maison du parc, dans
le hameau du Bouchet, à
­Rosnay, est la porte d’entrée
pour découvrir les étangs
de la Brenne.
Tél. : 02-54-28-12-13.
La ferme du Bois Retrait
­organise des sorties à che-
val pour tous les niveaux.
Balade accompagnée
(1 heure) à partir de 21 €.
Randonnée 3 jours : 300 €.
Tél. : 06-13-83-43-18.
La Réserve naturelle natio-
nale de Chérine protège les
tortues cistudes. Départ de
la Maison de la nature, à
Saint-Michel-en-Brenne.
Tél. : 02-54-28-11-02.
Très belle expérience à
la découverte des plantes
sauvages comestibles avec
la guide naturaliste
Emilie Mitchell.
Tél. : 06-38-02-39-72.
 Idées
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023 | 25

Les politiques publiques

ont perdu le sens de leur utilité
Six responsables
économiques,
politiques et
sociaux, parmi
lesquels Laurent
longement des files d’attente aux distri- trouver que, bien souvent, elle conduit construction de logements en passant
Berger, secrétaire butions alimentaires, en particulier des davantage à invisibiliser plutôt qu’à par la santé mentale.
général de la CFDT, étudiants. C’est l’extension des campe- réintégrer les personnes qui vivent aux On ne peut améliorer l’état sanitaire de
ments en marge des métropoles, la mul- marges de la société. la population sans repenser la santé pu-
appellent les tiplication des cas de prostitution de mi- Car le fond du sujet est là : les politiques
Face à une société blique, depuis la prévention jusqu’aux
gouvernants à neures, la persistance de « scènes de publiques ont perdu le sens de leur mis- moyens de l’hôpital. Tous ces exemples
­consommation » de drogue au cœur des sion et de leur utilité. En se focalisant sur qui se fracture, appellent un changement de paradigme
reconstruire une villes, avec leur lot de violences… les enjeux budgétaires, elles manquent fondé sur la concertation, la participa-
vision commune Ce malaise, c’est encore l’augmentation de vision à long terme et négligent les Les seules réponses tion des personnes, l’observation et l’éva-
de phénomènes de rejet, parfois vio- impératifs de prévention et d’investisse- luation, en s’appuyant sur des profes-
de l’intérêt général lents, des plus précaires ou de ceux qui ment social. En cherchant d’abord à neu-
budgétaires, sionnels responsabilisés et des objectifs
les accompagnent. Qu’ils soient mi- traliser les désordres et à cantonner les technocratiques de long terme contractualisés.
grants, sans-abri marginalisés, chô- populations en difficulté, en prétendant Face à une société qui se fracture et se
ou sécuritaires

D
e 2009 à 2019, la France a été l’un
des rares pays européens à aug-
menter ses dépenses de protec-
tion sociale en faveur de la
grande exclusion (de 0,9 % à 1,2 % du
PIB). En proportion, notre pays dépense
environ le double de la moyenne de ses
voisins dans ce domaine. Pour quel ré-
sultat ? Le taux de pauvreté à 60 % du ni-
veau de vie médian a augmenté sur la
même période, de 13,5 % à 14,6 %, selon
l’Institut national de la statistique et des
études économiques.
Ainsi, alors que le nombre de places en
hébergement n’a jamais été aussi élevé
(200 000), que les initiatives en faveur
de l’insertion professionnelle des plus
précaires se multiplient, que la crise
ukrainienne a montré un élan formida-
ble de solidarité en faveur des familles
fuyant la guerre (plus de 110 000 Ukrai-
niens ont été accueillis), il flotte un
­sentiment de malaise.
Ce malaise, ce sont d’abord les diffi­-
cultés vécues par les personnes précaires
au quotidien, renforcées par le retour de
l’inflation. Ce sont les femmes et les
hommes qui, chaque soir, n’obtiennent
aucune réponse du 115 et restent de plus
en plus nombreux à la rue, en dépit des
places d’hébergement créées. C’est l’al-
meurs de longue durée ou encore jeunes
désocialisés, ils sont considérés comme
des « autres », qu’il faut soit cacher, soit
éloigner, soit contraindre à intégrer de
force un « programme ». Bien sûr, un
consommateur de drogue appelle des
soins ; faut-il pour autant n’y voir qu’un
usager irresponsable, là où l’addiction
vient souvent mettre un couvercle sur
l’insupportable quotidien de la grande
précarité, fait de violences, de vexations
et de problèmes de santé ? Bien sûr, l’im-
migration doit être régulée ; faut-il pour
autant laisser attendre de nombreuses
personnes sans aucune perspective d’in-
tégration, sans permis de travailler, au
risque de voir leur santé mentale se dé-
grader (si les réfugiés ukrainiens se sont
intégrés, c’est aussi parce qu’ils avaient,
eux, le droit de travailler…) ?
Adopter une vision d’ensemble
Ce malaise, c’est enfin la crise de sens du
travail médical et social, et plus généra-
lement des métiers de l’humain et du
contact. Non seulement ces métiers ont
été progressivement déclassés, alors que
jamais il n’a autant été nécessaire de re-
coudre les maux de la société et que la
crise due au Covid-19 a montré que leur
action est vitale. Mais surtout, le sens de
leur mission est d’autant plus difficile à
garantir la tranquillité du plus grand
nombre, elles alimentent une peur qui
conduit au repli sur soi.
En segmentant les problèmes d’un mi-
nistère à l’autre, elles manquent d’une
approche globale alors que tout est lié
(un impayé de loyer traduit souvent un
problème d’emploi, de santé, de parenta-
lité…). En faisant porter la responsabilité
de leur situation aux plus précaires, elles
oublient que la société fabrique des iné-
galités et condamne les plus pauvres au
jugement d’une opinion saturée de faits
divers. En multipliant les guichets, en
transformant les accueils en portails nu-
mériques impersonnels, en créant
autant d’obstacles administratifs, elles
entraînent des renoncements aux droits.
Retrouver le sens de l’action sociale et
médico-sociale suppose de sortir des
seules considérations budgétaires et
d’ordre public pour assumer des politi-
ques inclusives et de long terme dont le
sens est guidé par un seul horizon,
­l’humain, et une seule ambition, vivre
ensemble.
C’est possible ! Il faut pour cela re­-
construire les bases d’un contrat social
où les politiques publiques s’efforcent
avant tout de réintégrer dans la vie so-
ciale les personnes en échec ou en souf-
france et, en tout cas, refusent d’y re-
dévitalisent
le débat
noncer a priori. Il convient également
de sortir des logiques de « programme »
où ­chaque problème est traité à travers
un seul prisme, pour adopter une vision
d’ensemble du parcours des personnes.
Il faut enfin adopter une méthode
­d’élaboration et de contrôle des poli­-
tiques publiques qui associe les pou-
voirs publics, les élus locaux, la société
civile, les associations et les personnes
précaires elles-mêmes.
On ne peut construire une politique
migratoire qui n’assume pas une dignité
et une efficacité de l’accueil, quelle que
soit la décision administrative qui sera
rendue in fine. On ne peut construire
une politique de prise en charge des toxi-
comanes si l’on ne met pas la personne
au centre, en s’appuyant sur sa volonté et
en tenant compte de l’ensemble de ses
difficultés. On ne peut construire une
prise en charge efficace des sans-abri
sans tenir compte de l’impact de toutes
les autres politiques publiques sur leur
situation, de l’aide sociale à l’enfance à la
radicalise, les seules réponses budgétai-
res, technocratiques ou sécuritaires dévi-
talisent le débat démocratique. Il est ur-
gent de renouer avec la fraternité républi-
caine qui donne à chacun sa place dans la
cité et n’assigne pas aux politiques publi-
ques la seule mission d’invisibiliser la
pauvreté, l’immigration, la folie, la mala-
die ou toute autre expression d’une hu-
manité jugée dérangeante. Il est urgent
de reconstruire une vision commune des
politiques sociales qui n’attise pas les
peurs des uns pour mieux contraindre
les autres. Pour cela, il est urgent de réhu-
maniser les politiques sociales. p
Laurent Berger, secrétaire général
de la CFDT ; Pierre Coppey, ­
président de l’association Aurore, qui
­accompagne les personnes en situa-
tion de précarité ou d’exclusion ;
­Florian Guyot, directeur général de
l’association Aurore ; Thierry Pech,
directeur général du think tank Terra
Nova ; Nicolas Théry, président du
Crédit mutuel ; Stéphane Troussel,
président du conseil départemental
de la Seine-Saint-Denis

Sarah Coupechoux L’énergie est un service essentiel à une vie digne

La membre de la Fondation Abbé Pierre, ainsi que douze autres organisations, associations et personnalités appellent
à une interdiction européenne des coupures d’énergie pour les ménages modestes qui ne parviennent pas à payer leurs factures

A
lors que la Commission
européenne a présenté sa
proposition sur la révi-
sion du marché de l’élec-
tricité, et que le Parlement euro-
péen entame les discussions à ce
sujet, douze organisations natio-
nales et européennes appellent à
une interdiction européenne des
coupures d’énergie dans un ma-
nifeste destiné aux Etats et aux
institutions européennes.
En juin 2022 déjà, la Fédération
européenne des associations na-
tionales travaillant avec les sans-
abri (Feantsa) et la Fondation
Abbé Pierre alertaient sur les con-
séquences dramatiques de la
crise sanitaire puis des hausses
des prix de l’énergie sur le budget
des ménages européens, en parti-
culier les plus vulnérables d’entre
eux. En Europe, de nombreux
pays ne comptabilisent pas le
nombre de coupures d’énergie,
mais certains, comme la France
ou l’Allemagne, affichent plu-
sieurs centaines de milliers de
coupures par an.
Les chiffres existants ne tien-
nent par ailleurs pas compte de
milliers de ménages utilisant des
compteurs prépayés entraînant
parfois des autocoupures non
comptabilisées. D’autres chiffres
ont de quoi nous alarmer :
en 2021, plus de 31 millions de per-
sonnes vivaient en Europe dans la
précarité énergétique, autant
avaient du mal à joindre les deux
bouts et 75 millions de personnes
vivaient sous le seuil de pauvreté.
Combien ne parviendront pas à
payer leurs factures d’énergie
dans les mois et années à venir et
finiront privées d’énergie ?
Conséquences désastreuses
Car aujourd’hui, dans toute l’Eu-
rope, des familles organisent leur
vie dans des conditions d’un
autre temps, autour de chandel-
les et de feux de bois. Il ne s’agit
plus de choisir entre manger et se
chauffer. Il s’agit de vivre jour et
nuit sans énergie : dans l’obscu-
rité, pour les repas, pour les de-
voirs des enfants, sans réfrigéra-
teur, sans appareil de communi-
cation à l’heure de la transition
numérique.
Les coupures d’énergie, ultime
expression de la précarité énergé-
tique, ont des conséquences dé-
sastreuses, y compris à long
terme, sur ces ménages. Les étu-
des montrent que les personnes
concernées sont plus exposées
aux pathologies hivernales. Elles
développent plus fréquemment
des problèmes de santé chroni-
ques respiratoires, ostéoarticulai-
res, neurologiques, toutes choses
égales par ailleurs. La santé psy-
chique n’est pas épargnée, puis-
qu’elles sont également plus tou-
chées par la dépression. L’ab-
sence de chauffage et de lumière
engendre des risques d’incendie
par l’utilisation de bougies, de
lampes ou de chauffage à pétrole.
Enfin, la privation énergétique
est un facteur d’exclusion sociale
des familles
organisent
leur vie dans
des conditions
d’un autre temps,
autour de
chandelles et
de feux de bois
qui a des effets dramatiques sur
le bien-être, l’estime de soi, la vie
professionnelle, familiale et
l’éducation.
La révision du marché de l’élec-
tricité est une formidable occa-
sion de montrer que l’Union
européenne a à cœur d’opérer
une transition socialement juste
en relevant sensiblement le ni-
veau de protection des consom-
mateurs. Cette mesure forte, en
conformité avec la demande de
nombreuses organisations, per-
mettrait de reconnaître que
l’énergie est devenue un service
essentiel à une vie digne. Elle
viendrait par ailleurs rééquilibrer
des rapports particulièrement
déséquilibrés dans les relations
contractuelles entre les ménages
et les fournisseurs.
En effet, la décision de procéder
à une coupure est aujourd’hui
une sanction unilatérale, parfois
brutale, des fournisseurs d’éner-
gie sur des ménages dont la seule
faute est de ne pas pouvoir faire
face à une crise de l’énergie qui
les dépasse !
En France, depuis 2013, tous les
fournisseurs ont l’impossibilité
de procéder à des coupures et peu-
vent uniquement recourir à des
diminutions de puissance durant
la période hivernale, entre les
mois de novembre et mars.
En 2021, EDF, qui fournit 70 % des
ménages français, s’est engagé à
ne plus procéder à des coupures
d’électricité tout au long de l’an-
née pour l’ensemble de ses clients,
qu’ils soient ou non considérés
comme vulnérables. Mais, d’un
bout à l’autre de l’Europe, tous les
ménages ne disposent pas des
mêmes protections alors qu’ils
sont soumis au même marché.
Impact positif des moratoires
Si le droit européen offre la possi-
bilité aux Etats de limiter les cou-
pures pour les ménages vulnéra-
bles, c’est encore insuffisant.
Aucune évaluation n’a encore été
menée sur la transposition des
mesures de protection prévues
par l’actuelle directive dans les
Etats membres. Certains ména-
ges peuvent se voir privés d’éner-
gie été comme hiver en quelques
semaines dans certains pays.
Pourtant, les mesures prises
pendant la période de la crise liée
au Covid-19 ont montré l’impact
social positif sur les ménages des
moratoires et aucun pays n’a dé-
ploré de hausse manifeste des
impayés car, il faut le dire, les
Européens veulent payer leurs
factures ! L’interdiction des cou-
pures n’entraînera pas d’aug-
mentation des impayés mais per-
mettra à des centaines de milliers
de familles de vivre dignement.
Des organisations de lutte con-
tre la pauvreté, des organisations
pour le climat, de défense des
consommateurs, mais aussi des
syndicats et des partis politiques,
tous ont demandé dans leurs pays
ou au niveau européen de faire
­interdire les coupures d’énergie.
L’énergie est un bien de première
nécessité. Il n’est plus acceptable
en Europe que des ménages en
soient privés, y compris lorsqu’ils
rencontrent des difficultés à
payer leur facture. Nous devons
en finir avec les coupures. p
Sarah Coupechoux est
responsable mission Europe
à la Fondation Abbé Pierre .­
­Retrouvez sur Lemonde.fr
la liste des autres
organisations et personnalités
associées à cette tribune
 0123
26 | Idées ­
­Mercredi 17­ mai 2023

François Dubet La défense du statu quo

scolaire est une défense de caste
P
ersonne ne peut plus ignorer que
l’école française est plus inégali-
taire que ce que supposerait le
seul impact des inégalités socia-
les sur les performances scolaires.
­Contre nos convictions les plus affir-
mées, et malgré l’engagement des ensei-
gnants, l’école française en rajoute aux
inégalités sociales. De la même manière,
notre école est parmi les plus reproduc-
trices : la position sociale des parents y
détermine plus qu’ailleurs les parcours
scolaires des élèves.
L’explication de cette singularité n’est
pas simple, mais une chose est sûre : les
collèges et les lycées français sont parti-
culièrement ségrégués. Cela signifie que
les établissements les plus favorisés,
d’une part, et les moins favorisés, d’autre
part, participent d’un séparatisme sco-
laire accentuant fortement le seul jeu des
inégalités sociales. A terme, derrière le
décor de l’école républicaine, les élèves
les plus favorisés se regroupent pendant
que les moins favorisés d’entre eux sont
contraints de rester ensemble.
Les mécanismes de ces ségrégations
sont parfaitement documentés et per-
sonne ne les conteste vraiment. D’abord,
la carte scolaire reproduit très largement
la répartition spatiale des inégalités. En-
suite, par les jeux des dérogations et, plus
encore, par la présence des écoles pri-
vées, les familles les plus informées et les
plus riches choisissent les meilleurs éta-
blissements et fuient ceux qui leur sem-
blent trop populaires. Les seules inégali-
tés spatiales sont ainsi redoublées par les
choix des familles les plus favorisées.
Grâce à l’Indice de position sociale des
établissements, auquel chacun peut ac-
Alors que le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye,
propose un projet pour lutter contre la ségrégation scolaire,
le sociologue dénonce le retour d’une « vraie droite » qui
cherche à maintenir les privilèges des familles les plus « riches »
céder, on voit bien que le séparatisme
scolaire est d’abord une affaire de « ri-
ches », financièrement et culturelle-
ment, pendant que les plus « pauvres »
sont contraints d’aller dans des établis-
sements de moins en moins favorisés.
Les quelques établissements privés rela-
tivement populaires ne donnent pas le
change : dans les grandes villes notam-
ment, ils regroupent massivement les
élèves venus de familles très favorisées.
Ils participent activement d’un sépara-
tisme qu’il est de bon ton de présenter
comme une menace, sauf quand il s’agit
du séparatisme des plus riches.
« Ghettos » scolaires
Cette ségrégation scolaire pose deux
grands types de problèmes. D’abord, elle
creuse les inégalités scolaires dans la me-
sure où le mode de regroupement des
élèves accentue ces inégalités : ensemble,
les meilleurs élèves sont un peu
meilleurs ; ensemble, les moins bons
sont très sensiblement moins bons. En-
suite, aux extrêmes du spectre des inéga-
lités, les « riches » vivent entre eux, pen-
dant que les plus « pauvres » ont le senti-
ment d’être enfermés dans des
« ghettos » scolaires homogènes du
point de vue de la fortune et des origines
culturelles. L’école de la République n’est
pas le creuset d’une culture commune et
d’un civisme partagé et ces deux jeunes-
ses n’ont aucune chance de se croiser sur
les bancs des écoles.
Tout ceci est bien connu et, depuis
longtemps, les ministres de l’éducation
nationale ont essayé d’établir un peu
d’équité avec la création des ZEP (zone
d’éducation prioritaire), des REP (réseau
d’éducation prioritaire), puis des REP+
accordant davantage de moyens aux
établissements les plus défavorisés,
sans que ces moyens compensent véri-
tablement les inégalités. Les évaluations
concluent généralement que ce serait
pire sans ces dispositifs.
On accordera au ministre de l’éduca-
tion nationale, Pap Ndiaye, d’avoir eu le
L’école de
la République
n’est pas le creuset
d’une culture
commune et d’un
civisme partagé
courage de poser la question de la place
du privé dans ces mécanismes et de sur-
monter le traumatisme de l’échec de la
réforme Savary de 1984. Pap Ndiaye n’en-
visageait pas de créer un « grand service
public unifié », mais il souhaitait que
l’école privée participe à l’effort collectif
en accueillant des élèves socialement
moins favorisés et scolairement un peu
moins triés que ceux qu’elle se réserve,
tout en étant largement financée par des
fonds publics. Projet modéré mais projet
courageux dans la mesure où toute
transformation du jeu scolaire mobilise
beaucoup de passions et, plus encore,
beaucoup d’intérêts, et dans la mesure
où les anciens élèves des grands établis-
sements privés ne sont pas une denrée
rare dans le personnel politique.
La droite, qui prétend défendre farou-
chement l’égalité des chances méritocra-
tique et la laïcité, s’est réveillée pour dé-
noncer un projet si dangereux à ses
yeux : Pap Ndiaye incarne l’idéologie
« woke », on organisera un busing [orga-
nisation du transport scolaire visant à
promouvoir la mixité sociale ou raciale]
pour conduire les élèves de banlieues
dans les collèges chics de Paris, pendant
que les bons élèves « blancs » iront dans
les établissements les moins favorisés.
On établira des quotas. Le niveau s’effon-
drera, la sécurité sera menacée…
On imaginait mal que se révèlent les
peurs sociales aussi archaïques, que les
défenseurs si rigoureux de la laïcité s’ac-
commodent si bien de ce qui ressemble à
un apartheid. Reviennent dans le débat
les thèmes vaguement nauséabonds de
la défense des classes moyennes mena-
cées par les classes dangereuses assistées
et venues de l’étranger. Les plus imagina-
tifs et les plus généreux des adversaires
de tout changement suggèrent de créer
des filières d’excellence dans les établis-
sements défavorisés, afin que les
meilleurs élèves ne les fuient pas. Ainsi,
au sein même du collège unique, ils pro-
posent de renforcer la ségrégation sco-
laire afin d’atténuer la ségrégation so-
ciale. Dans tous les cas, il faut maintenir
ou créer des barrières et l’idée de scolari-
ser ensemble toute une classe d’âge jus-
qu’à 16 ans apparaît comme une chimère.
Malgré quelques ruses rhétoriques, la
défense du statu quo scolaire est une
­défense de caste. Personne n’y parle de
projets éducatifs et, si j’étais catholique,
comme le sont la plupart des établisse-
ments privés, j’éprouverais quelque
gêne à voir ma religion réduite à la
­défense des privilèges. Privilèges
d’ailleurs largement financés par le
­budget de la nation. p
François Dubet est professeur
émérite de sociologie à l’université
de Bordeaux et l’auteur de « Tous
inégaux, tous singuliers. Repenser
la solidarité » (Seuil, 288 p., 20 €)

Alain Policar Universaliste, multiculturalisme, voire au

­communautarisme, et à la laïcité
dite de coopération, telle qu’elle
comme je crois l’avoir montré
dans de nombreux ouvrages ou
articles, dans la mesure où elle
nier que pour certains doit pri-
mer le principe ­juridique de sépa-
ration, alors que pour d’autres, la

je le suis depuis les débuts

se pratique dans les pays anglo- est subordonnée à un idéal politi- laïcité est avant tout une valeur
saxons. Or, à moins d’imaginer que de justice. Elle participe donc identitaire. Alors que la loi de
que mes travaux n’expriment pas de la volonté d’intégration ci- 1905 est une loi de pacification,
mes réelles intentions, je ne cor- toyenne des groupes minoritai- j’ai le sentiment que sa fréquente

de ma vie intellectuelle
responds sur aucun point à ce
portrait malveillant.
Universaliste, je le suis depuis
les débuts de ma vie intellec-
tuelle. Je ne saurais d’ailleurs
m’orienter dans la pensée sans
Nommé le 13 avril au Conseil des sages de la laïcité, cette boussole. Dès mes premiers
le politiste se défend des accusations portées contre travaux, avant même d’enseigner
à l’université, j’ai entrepris de re-
lui par certains intellectuels le présentant chercher ce qui pourrait consti-
comme proche de réseaux communautaristes tuer les concepts universels ap-
plicables à tous les individus
d’une même espèce, autrement
dit les universaux. Un universa-
res dans des institutions commu-
nes et doit alors être comprise
comme un renouvellement du
concept de citoyenneté : chacun
possède des droits liés à son ap-
partenance au monde.
Or, malgré mon engagement en
faveur du cosmopolitisme, et la
critique corrélative de l’essentiali-
sation des cultures, il m’est repro-
ché d’alimenter les obsessions
identitaires, autrement dit de ne
pas combattre le communauta-
risme (que je définis comme le
invocation est parfois accompa-
gnée d’un ­discours qui en dé-
ment l’esprit, c’est-à-dire qui
n’évite pas d’assigner à la laïcité
une fonction de substrat moral à
la communauté politique.
On court alors le risque de subs-
tituer au républicanisme libéral,
attaché à la primauté de la liberté
de conscience, un républica-
nisme sacralisant l’identité natio-
nale, autrement dit distinguant,
sans parfois nécessairement y
prêter attention, ceux qui rem-

L
e ministre de l’éducation
nationale, Pap Ndiaye, a
nommé le 13 avril cinq nou-
veaux membres au Conseil
des sages de la laïcité et des va-
leurs de la République (plus un
sixième, peu de temps après).
L’intention, de toute évidence,
était de diversifier les points de
vue sur une question se prêtant à
une forte pluralité interprétative.
Qui, d’un point de vue démo-
cratique, pourrait le regretter ? Il
À moins était, dès lors, difficile d’imagi-
ner les remous que, pour l’essen-
que mes travaux tiel, ma nomination a provo-
qués. Au-delà de ma personne,
n’expriment pas l’acharnement à transformer
mes intentions, je mes positions pour mieux les
condamner inquiète sur l’état du
ne corresponds débat public.
On ne peut, bien évidemment,
sur aucun point nier que ma conception de la laï-
à ce portrait cité soit sensiblement différente
de celle de la majorité des mem-
malveillant bres du conseil, installé en 2018
par Jean-Michel Blanquer, alors
ministre de l’éducation ­nationale.
Néanmoins, dans mon esprit,
cette différence relève de ce que
l’on a coutume de nommer des
« désaccords raisonnables », ceux
qui portent non sur les principes,
mais sur la hiérarchie, révisable
selon les circonstances, de
ceux-ci.
« Vérités » alternatives
Ce n’est nullement ainsi qu’une
certaine presse, peu attentive au
souci de la complexité, ainsi que
quelques intellectuels ont pré-
senté mes engagements théori-
ques. Il faut vraiment ne pas lire
les textes (ou ne pas les compren-
dre : je ne sais quel est le vice in-
tellectuel le plus grave) pour affir-
mer que le ministre Pap Ndiaye,
qui est la véritable cible de cette
offensive réactionnaire, a voulu
que siège dans ladite instance un
anti-universaliste, favorable au
lisme substantiel doit à mon sens
se fonder sur le fait qu’existent
des structures de pensée trans-
cendantes et communes à toutes
les cultures.
Difficile alors d’instruire un
procès en anti-universalisme !
C’est pourtant, sans doute sur la
base du titre d’un livre, L’Univer-
salisme en procès (Le Bord de
l’eau, 2021), qui n’a pas été lu, que
mes contempteurs n’hésitent pas
à énoncer une telle contre-vérité,
allant parfois jusqu’à faire de
quatre des nouveaux membres
des coaccusés. Ces « lecteurs »
pressés s’autorisent donc à expo-
ser des « vérités » alternatives.
Quant à l’idée de mon supposé
engagement en faveur du multi-
culturalisme, elle se fonde hâtive-
ment sur ma défense de l’action
compensatoire comme instru-
ment de rétablissement des con-
ditions de l’égalité. Or cette dé-
fense est parfaitement compati-
ble avec le libéralisme politique,
choix en faveur de communautés
fermées fondées sur des cultures
de reconnaissance strictement
définies). Misère de la paresse in-
tellectuelle !
Désaccords raisonnables
Enfin, loin d’adhérer à une con-
ception de la laïcité en termes de
coopération entre les Eglises et
l’Etat, je suis sans ambiguïté favo-
rable à sa définition en tant que
doctrine d’abstention : l’Etat n’in-
tervient pas dans les affaires des
Eglises, mais c’est lui qui fixe les
règles dans une relation claire-
ment dissymétrique. Cette con-
ception ne fait pas l’unanimité
parmi ceux qui font de la laïcité
l’instrument de l’autonomie.
Mais le fait qu’existent des désac-
cords n’implique pas nécessaire-
ment une guerre idéologique. Les
ressources de notre culture poli-
tique permettent qu’ils demeu-
rent raisonnables. Il convient de
les affronter sans fard. On ne peut
plissent pleinement les condi-
tions d’appartenance de ceux que
l’on soupçonnerait de ne pas réel-
lement consentir à les remplir.
L’attention à ce risque est-elle
une entorse à ce qu’exige l’éthi-
que citoyenne ? Je ne le pense évi-
demment pas.
Contrairement à mes détrac-
teurs (non ceux de bonne foi
mais les autres), je crois fonda-
mentalement aux vertus de l’ar-
gumentation. Et aussi au fait que
les dissensions prennent une
autre dimension lorsque l’on
passe de la confrontation des
­textes à la rencontre du visage
d’autrui. p
Alain Policar est politiste
et membre du Conseil
des sages de la laïcité et
des valeurs de la République
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023 Idées | 27

Aux Etats-Unis, crispation autour du partage des eaux du Colorado

Analyse bassin-versant a droit (7,5 millions d’acres-
pieds, soit environ 9,251 milliards de mètres
miers : c’est l’argument massue du Wild West
de l’eau, » résume le polémiste Joe Mathews.
qué l’idée de pomper l’eau du Mississippi.
« Tout plutôt que de conserver l’eau », note la

S
oulagement dans l’Ouest américain.
L’enneigement est au plus haut de-
puis plus d’un demi-siècle. Le niveau
des réservoirs est en hausse. Après
un hiver brutal, fait d’événements climati-
ques aux noms effrayants, emblématiques
du nouveau climat (« rivière atmosphéri-
que », « bombe cyclonique »), les habitants
profitent d’un phénomène printanier qui
L’enjeu est avait disparu depuis des années : le desert
la révision bloom, la floraison des plantes du désert.
Les spécialistes n’en multiplient pas
de la « Loi de moins les mises en garde. Le répit dans la
méga-sécheresse qui accable le bassin du
la rivière » : Colorado depuis l’an 2000 n’est probable-
ment que de courte durée. Le fleuve, qui
un ensemble de prend sa source dans les montagnes Ro-
textes adoptés cheuses pour se jeter dans la mer de Cortez,
au Mexique, 2 340 kilomètres plus loin, a
depuis la ruée perdu 20 % de son débit en un siècle. La po-
pulation de la région a explosé. Il n’y a plus
vers l’Ouest assez d’eau pour tout le monde. Qui va
pour éviter les payer ? L’Arizona, la Californie ? A eux seuls,
les deux Etats consomment plus de la moi-
guerres de l’eau tié de l’eau. Les agriculteurs (70 % de l’eau) ?
Les amateurs de golf ? Les accros du gazon ?
Nul fleuve n’est autant régulé que le Colo-
rado. Depuis le Colorado River Compact de
1922, le traité qui a réparti les eaux de la ri-
vière entre les sept Etats riverains (Colorado,
Wyoming, Utah, Nouveau-Mexique, Ari-
zona, Nevada et Californie), tout est gravé
dans le marbre. Le volume auquel chaque
cubes), l’endroit où le flot de la rivière est me-
suré (Lee’s Ferry, entre Arizona et Utah), le
seuil à partir duquel le processus de ration-
nement commence (quand le niveau du lac
Mead descend sous les 1 075 pieds, soit
328 mètres, par rapport au niveau de la mer ;
il est aujourd’hui à 1 049 pieds, à 72 % vide). Le
gouvernement fédéral a un levier : c’est lui
qui possède les plus grands barrages. Si les
Etats en aval ne se restreignent pas, il les ra-
tionnera pour sauver le niveau du lac Mead –
et l’énorme centrale hydroélectrique du bar-
rage Hoover, qui alimente notamment Las
Vegas (42 millions de visiteurs par an).
Pour les 40 millions d’habitants du bassin
du Colorado, les décisions douloureuses ne
peuvent plus attendre. C’est du moins l’avis
de l’administration Biden, qui a donné un
nouveau délai – le troisième – aux sept Etats
pour s’accorder sur un plan de réduction de la
consommation d’environ 25 %. Au-delà des
chiffres, l’enjeu est la révision de la « loi de la
rivière », dont fait partie le Colorado River
Compact : un ensemble de textes adoptés de-
puis la ruée vers l’Ouest pour essayer de main-
tenir un semblant d’ordre dans les water wars
– les guerres de l’eau, que l’on voit ressurgir
aujourd’hui. Ce corpus consacre le principe
d’antériorité. La loi du plus fort, en matière
d’eau, est celle du premier arrivé. Exception
faite, comme on s’en doute, des tribus indien-
nes, qui réclament aujourd’hui leur dû dans le
partage de l’eau. « Nous l’avons volée les pre-
A l’épreuve du changement climatique, le
Colorado River Compact paraît dépassé,
d’autant qu’il était basé sur une estimation
erronée du débit moyen du fleuve. Mais le re-
négocier aboutirait à revenir sur la logique
qui a présidé au développement de l’Ouest, la
foi en la technologie. A l’époque, la théorie en
vogue voulait que planter des arbres, cultiver
le sol et déployer des rails de chemin de fer,
amenait une plus grande pluviosité.
Lobbys agricoles
L’administration Biden avait donné aux Etats
jusqu’au 31 janvier pour soumettre leurs
idées. L’Arizona et cinq autres Etats ont pro-
posé une baisse uniforme de 25 % de leur allo-
cation en eau. La Californie a présenté un
plan séparé qui a fait l’effet d’une déclaration
de guerre : pas question d’abandonner ses
privilèges. Selon ce projet, l’Arizona perdrait
50 % de son allocation, mais le Golden State,
17 % seulement. Les gigantesques exploita-
tions agricoles de l’Imperial Valley califor-
nienne, établies avant même la signature du
Colorado River Compact, continueraient à re-
cevoir plus d’eau que l’Arizona tout entier.
Plutôt que d’affronter les lobbys agricoles,
les élus locaux ont avancé des propositions
plus créatives les unes que les autres. Dans
l’Arizona, ils ont recruté une entreprise israé-
lienne pour étudier le dessalement de la mer
de Cortés, sans s’inquiéter de l’avis du princi-
pal intéressé : le Mexique. D’autres ont évo-
géographe-hydrologiste Anne-Lise Boyer, de
l’université d’Arizona. Bon élève : le Nevada,
qui recycle toute l’eau domestique. Les pelou-
ses y ont été interdites et les fontaines du Bel-
lagio, à Las Vegas, ne fonctionnent qu’en cir-
cuit fermé. L’économiste Gabriel Lozada, de
l’université de l’Utah, ne voit pas d’autre solu-
tion que de mettre un prix sur l’eau. Déjà, plu-
sieurs collectivités indemnisent (grâce à des
subventions fédérales) des agriculteurs pour
qu’ils laissent leurs terres en jachères.
A l’image de Bruce Babbitt, ex-gouverneur
de l’Arizona et secrétaire à l’intérieur de Bill
Clinton, beaucoup appellent l’administration
Biden à imposer des mesures. Le 11 avril, cel-
le-ci a publié un document de travail qui se
borne à recenser les propositions mais le sim-
ple fait qu’y soit évoquée la possibilité d’aban-
donner la sacro-sainte loi de la rivière a fait
l’effet d’un événement. Une décision est at-
tendue en août, au moment de l’évaluation
annuelle du niveau du lac Mead. Joe Biden es-
père que le répit dans la sécheresse renforcera
l’esprit de consensus mais le calendrier élec-
toral risque de lui compliquer la tâche. Cinq
des sept Etats du Colorado River Compact
sont démocrates. Alors que sa candidature a
besoin de tous les soutiens, le président amé-
ricain préférerait sans doute ne pas avoir à
choisir entre la Californie amie et l’Arizona,
Etat crucial pour la présidentielle de 2024. p
Corine Lesnes
(san francisco, correspondante)

Chronique | par Julien Bouissou

Un journaliste au pays des eurodéputés
Les grands perdants de Livre Bernard Guetta, malgré son fé-
déralisme qu’il pensait chevillé au
adeptes des « emballages en verre
consignés » et « des gourdes de
la nouvelle mondialisation
C e récit est celui d’une pro-
fonde et double mue, d’un
homme et de l’Europe. »
Ainsi Bernard Guetta, le journa-
corps, s’en félicite : « Le dernier
mot sur les choix stratégiques doit
être laissé » aux chefs d’Etat et de
gouvernement, dont la légitimité
couleur », les hommes et femmes
du Parlement européen cèdent à
toutes « les convenances de
l’heure », qui sont « aussi fortes » à

M algré la paralysie de l’Orga-

nisation mondiale du
commerce (OMC), la mon-
tée des tensions géopolitiques, les ap-
pels aux relocalisations, la mondiali-
sation se poursuit mais sous une
forme différente. « C’est le début d’une
nouvelle ère », écrivent Pinelopi K.
Goldberg, ancienne cheffe écono-
miste à la Banque mondiale, et Tris-
tan Reed (« Is the Global Economy De-
globalizing ? And If So, Why ? And
What Is Next ? », NBER, avril 2023).
Premier constat : la démondialisa-
tion n’a pas eu lieu, si l’on en juge par
le dynamisme des échanges commer-
ciaux, des circulations de capitaux ou
de personnes. Le mouvement a tout
juste ralenti. Les deux économistes
américains notent que « le contexte
politique et l’opinion publique à l’égard
de la mondialisation ont changé, par-
ticulièrement dans les grandes écono-
mies ». La méfiance prend de l’am-
pleur en 2015, lorsque la concurrence
des pays à bas coût comme la Chine
alimente une inquiétude qui conduit
au Brexit et à la guerre tarifaire entre
la Chine et les Etats-Unis.
Lorsque survient la pandémie de
Covid-19, la vulnérabilité des chaînes
d’approvisionnement est mise en
cause dans la pénurie de médica-
ments et de masques. Les responsa-
bles politiques plaident alors pour
des relocalisations et une réduction
de la dépendance aux pays fournis-
seurs, comme la Chine. La troisième
remise en question arrive avec l’inva-
sion russe de l’Ukraine. Les chaînes
d’approvisionnement sont menacées
par les turbulences géopolitiques et
les Etats-Unis prônent le friend­-
shoring, à savoir la relocalisation dans
les pays amis. Dans le même temps, la
mondialisation est accusée de contri-
buer au réchauffement climatique en
favorisant les transports de marchan-
dises et la délocalisation d’industries
polluantes dans des pays aux normes
environnementales moins sévères.
Ces profonds changements pour-
raient être « les signes avant-coureurs
sinon d’une démondialisation, au
moins d’une nouvelle forme de mon-
Les consommateurs
devront, par exemple,
payer plus cher leurs
voitures électriques
dialisation », avancent les économis-
tes américains, qui suggèrent que
« nous entrons peut-être dans une ère
où l’avenir du commerce et de la mon-
dialisation sera façonné d’en haut par
liste devenu eurodéputé macro-
niste à la faveur des élections
européennes de 2019, présente-
t-il son nouveau livre – La Nation
européenne. La lecture de
politique est bien plus forte que
celle des eurodéputés. Ces der-
niers, juge-t-il, sont « des objets po-
litiques mal identifiés, des OPMI »,
et « ce serait pain bénit pour les ex-
Strasbourg « que le puritanisme le
fut dans la Grande-Bretagne du
XIXe siècle », écrit Bernard Guetta.
Il se désole également du nombre
« impressionnant » de « réunions
les orientations politiques des Etats l’ouvrage vient néanmoins nuan- trêmes droites » qu’ils « imposent à inutiles » et du « temps perdu en
plutôt que par les forces du marché ». cer ce propos. des gouvernements élus des politi- discussions byzantines ».
Sébastien Jean, professeur au L’élection de Donald Trump aux ques dont ils ne voudraient pas ». Mais, admet-il, « je dois recon-
­Conservatoire national des arts et mé- La Nation Etats-Unis, la pandémie de Co- S’il a donc fait sa « mue » intel- naître à mes collègues une habi-
tiers, observe deux tendances de fond. européenne vid-19 puis la guerre en Ukraine lectuelle, Bernard Guetta n’a en leté politique à laquelle je n’aurais
La première est l’« interventionnisme de Bernard Guetta, ont fait entrer l’Union euro- revanche pas su se transformer pas même songé recourir » et qui
unilatéral », qui se manifeste par la Flammarion, péenne dans le « troisième mo- en eurodéputé convaincu de son leur a permis d’obtenir des avan-
multiplication des aides publiques 192 p., 20 €. ment de son histoire : la construc- rôle. « Plus que jamais », il reste cées « essentielles », comme la
aux entreprises, bien souvent au mé- tion d’une Union politique, après la un journaliste, et ne peut que mise en place d’un mécanisme de
pris des règles de l’OMC, comme c’est formation du Marché commun et constater son « inaptitude à [se] conditionnalité du versement
le cas du programme américain Infla- l’introduction de la monnaie uni- couler dans sa nouvelle fonction » des fonds européens au respect
tion Reduction Act, qui prévoit que », analyse l’ex-correspondant d’élu. « En analyste politique, je de l’Etat de droit. « Le Parlement
370 milliards de dollars (soit 340 mil- du Monde et chroniqueur de n’avais pas à rougir de moi. européen reste un semblant de
liards d’euros) de subvention aux tech- France Inter, qui se réjouit de « la Comme homme politique, j’avais Parlement », insiste-t-il néan-
nologies propres. L’Union européenne fin des tabous » sur la défense com- 10 ans », juge-t-il. moins. Dans ce contexte, on peut
(UE) lui a emboîté le pas sans aller mune, la possibilité d’emprunter à Le Parlement européen « est un se demander si Bernard Guetta
aussi loin, avec son plan industriel du vingt-sept ou de financer ensem- long reportage permanent », ex- souhaitera se représenter aux
Pacte vert. Dans une récente note de ble des investissements stratégi- plique le « député-journaliste », élections européennes de 2024.
blog, Alfred Kammer, responsable du ques. Mais ces révolutions, consta- qui s’est régalé à observer les us et Dans son livre, il n’en dit rien. p
département Europe au Fonds moné- te-t-il, sont venues des capitales, coutumes de ses nouveaux collè- Virginie Malingre
taire international, s’inquiète d’« une sans que Strasbourg y soit associé. gues. « Scrupuleusement Metoo », (Bruxelles, bureau européen)
course aux subventions néfaste entre
les plus grandes économies du monde
pour attirer les investissements verts ».
Pour que les subventions permettent
de lutter contre le changement clima-
tique, elles doivent être coordonnées,
Tournée européenne | Par Serguei
sinon elles protègent les industries
domestiques plutôt que la planète.
Outils de coercition
La seconde tendance est l’utilisation
de plus en plus fréquente des échan-
ges commerciaux comme outils de
coercition au service de la diplomatie.
Les Etats-Unis et l’UE brandissent
l’arme des sanctions économiques
pour faire plier la Russie, la Chine a
pris des mesures de rétorsion
­commerciale contre le Japon, la Corée
du Sud, l’Australie, la Lituanie…
Les grands perdants sont les
­consommateurs et les pays en déve-
loppement. Les premiers devront, par
exemple, payer plus cher leurs voitu-
res électriques si, comme l’a proposé
Emmanuel Macron, le bonus automo-
bile ne s’applique pas aux véhi­cules
produits en Chine. Le « protection-
nisme vert » va faire croître le nombre
de barrières à l’entrée pour les expor-
tateurs des pays en développement.
« Une part croissante du commerce ris-
que de se faire à l’intérieur d’un groupe
des pays riches plutôt qu’entre les pays
à revenu élevé et ceux à faible revenu »,
mettent en garde Pinelopi K. Gold-
berg et Tristan Reed, au risque d’aug-
menter la fracture entre nations déve-
loppées et en développement. p

28 | 0123
France | chronique
par Sole nn de Roye r
Emmanuel
Macron, ministre de tout
I
l court, il court, le furet, il est
passé par ici, il repassera par
là… » Désireux de faire
oublier la séquence des re-
traites, Emmanuel Macon – qui
s’était mis en retrait – est omni-
présent (quatre médias en six
jours !), sillonnant le pays pour
tenter de réparer son lien avec les
Français, et multipliant les an-
nonces pour montrer que le pays
n’est pas bloqué. Ce faisant, le pré-
sident de la République emporte
tout sur son passage.
Déjà transparents, ses ministres
se voient dépouillés de leurs dos-
siers et des communications affé-
rentes : hausse de la rémunéra-
tion des enseignants, délégation
d’actes médicaux, sans compter
le plan eau, qu’Elisabeth Borne
avait prévu de dévoiler.
« Est-ce du niveau d’un président
de la République ? », s’interro-
geait-on déjà dans la majorité
quand, le 8 décembre 2022, ce der-
nier annonçait la gratuité des pré-
servatifs pour les 18-25 ans. L’inté-
ressé assume. Dans l’entretien
fleuve à L’Opinion mis en ligne di-
manche 14 mai, il multiplie
l’usage du « je », citant Elisabeth
Borne du bout des lèvres.
« J’aurais dû me mouiller davan-
tage », avait-il même regretté, le
23 avril. M. Macron sait qu’il a
trouvé, seul, la parade aux « gilets
jaunes », avec le grand débat. Il n’a
pas oublié non plus la crise sani-
taire et ses grands-messes télévi-
sées – regardées par des millions
de Français confinés –, à l’issue
desquelles ses décisions étaient
immédiatement suivies d’effets.
Sa parole est performative, sem-
ble-t-il penser.
A court terme, cette surexposi-
tion pourrait payer, infléchissant
sa cote de popularité. Mais ce
mode de gouvernance, pratiquée
en son temps par Nicolas Sarkozy,
a un coût qui semble de plus en
plus élevé, alors que le pays – sou-
mis à la pression des extrêmes et
des radicalités, qui dévorent le dé-
bat public – aurait tant besoin
d’une autorité de régulation, in-
dispensable à l’équilibre des insti-
tutions. En choisissant la potestas
(« pouvoir ») plutôt que l’auctori-
tas (« autorité ») – selon la distinc-
tion établie par le droit romain –,
le président devient un agent de
la politique gouvernementale
comme un autre. Et en devenant
le ministre de tout, il renonce de
facto à son magistère, son auto-
rité morale. « L’hypertrophie de la
fonction présidentielle rabaisse en
réalité celle-ci », se désole l’ancien
ministre de Jacques Chirac Jean-
Jacques Aillagon.
Depuis six ans, ce chiraquien,
passé par le MoDem, observe, stu-
péfait, la pratique solitaire du
pouvoir de ce jeune président
qu’il a pourtant soutenu avec en-
thousiasme en 2017. La réforme
des retraites, imposée aux syndi-
cats, au Parlement (par le biais du
49.3 notamment) et à l’écrasante
majorité des Français, serait, se-
lon lui, emblématique de ce dérè-
glement des institutions. Les lé-
gistes de la monarchie avaient in-
venté l’adage « ce qui plaît au
prince a force de loi », rappelle-t-il.
Un principe aboli avec la Révolu-
tion française et l’affirmation de
la souveraineté du peuple, venue
se substituer à celle du monar-
que. « Or, on a presque l’impres-
sion ici que les préceptes juridiques
de l’Ancien Régime sont rétablis »,
Ses soutiens sont
nombreux, en
public ou en privé,
à lui enjoindre
de prendre
de la hauteur
0123
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Baisser les
impôts ? Encore
de protection sociale, mais pas assez « pour Truss au Royaume-Uni, qui s’est fracassé à
faut-il en avoir
les moyens
bien vivre », avec des revenus mensuels al-
lant de 1 500 à 2 500 euros, indique M. Ma-
cron, tout en laissant le gouvernement éla-
l’automne 2022 sous la pression des mar-
chés financiers, doit être gardé en mémoire.
L’essentiel de la dépense publique
borer les mécanismes de cet allègement fis-
cal qui devrait atteindre 2 milliards d’euros
sur l’ensemble de la mandature.
aujourd’hui est constitué par des transferts
sociaux. Il n’est pas imaginable de s’y atta-
quer. Le chef de l’Etat mise donc sur la
Il est légitime de se préoccuper du pou- baisse des « dépenses curatives » grâce à des
voir d’achat des classes moyennes, qui ren- politiques de « prévention ». En matière
En choisissant contrent de réels problèmes de fin de mois d’emploi, par exemple, favoriser dans un
le pouvoir plutôt et qui peuvent finir par exprimer leur mé- premier temps l’apprentissage permet de
contentement en votant pour le Rassem- faire baisser, dans un second temps, le coût
que l’autorité, blement national. Encore faut-il que l’Etat des prestations chômage ou du RSA.
ait les moyens de continuer de pratiquer L’argument peut s’entendre, mais il s’agit
le président
devient un agent
de la politique
A près la pilule amère de la réforme
des retraites, le président de la Ré-
publique entend envoyer un mes-
sage positif à l’adresse des classes moyen-
nes. Dans un entretien publié par L’Opinion
des baisses d’impôts. Les finances publi-
ques françaises sont parmi les plus dégra-
dées de la zone euro et les rentrées fiscales
risquent de connaître un freinage brutal
en 2023 du fait du ralentissement de l’acti-
d’une mécanique de long cours. Quand le
manque à gagner des baisses d’impôts est
immédiat, il faudra attendre plusieurs an-
nées pour que les politiques de prévention
donnent leurs résultats. Dans l’intervalle, la
gouvernementale dans son édition du lundi 15 mai, Emma- vité. Aux 52 milliards d’euros d’allègements France devra financer un mur d’investisse-
nuel Macron a affirmé vouloir « poursuivre fiscaux décidés au cours du premier quin- ments dans l’environnement, l’éducation
comme un autre une trajectoire de baisse de la fiscalité » en quennat s’ajoutent déjà une nouvelle ou la santé. Dans ce contexte tendu, l’allège-
leur faveur, avant de réitérer la promesse, le baisse des impôts de production pour les ment fiscal envisagé devra répondre à deux
poursuit M. Aillagon, selon qui soir même, au cours du journal de 20 heu- entreprises et la suppression de la taxe préalables : être très ciblé et permettre de gé-
« on ne peut pas s’arc-bouter indé- res de TF1. Si le cap est clair, les modalités d’habitation sur la résidence principale des nérer des rentrées fiscales supplémentaires
finiment contre l’expression de la restent à préciser et le principe est loin d’al- 20 % des ménages les plus aisés. par accroissement de la consommation et/
volonté populaire ». ler de soi dans une France surendettée, qui En s’affranchissant des avertissements ou de l’emploi. Le gouvernement n’en sera
Une analyse que semblait parta- doit surmonter des défis inédits pour les- lancés par la Cour des comptes et le gouver- pas quitte pour autant. Il devra convaincre
ger M. Macron avant d’arriver à quels chaque recette fiscale sera précieuse. neur de la Banque de France, qui appellent à que ce nouveau geste s’intègre dans la tra-
l’Elysée. Dans un article intitulé Transition écologique, éducation, santé : les la prudence sur des baisses d’impôts non fi- jectoire budgétaire qu’il a élaborée jusqu’à la
« Les labyrinthes du politique », besoins de financement sont immenses. nancées par une réduction des dépenses, fin du quinquennat pour réduire les déficits
publié par la revue Esprit en 2011, Seraient concernés les Français qui ga- M. Macron emprunte une ligne de crête pé- et la dette. Ce sera le plus difficile, car déjà en
il prenait ses distances avec le gnent un peu trop pour être aidés par le filet rilleuse. L’exemple du gouvernement de Liz l’état actuel sa copie est sujette à caution. p
« pouvoir charismatique » d’un
président « démiurge » et regret-
tait la « crispation césariste » liée à
l’élection présidentielle. Prémo-
nitoire, il mettait en garde contre
la tentation de réduire l’action
À PA R T I R D U 7 AV R I L 2 0 2 3
politique au seul programme
électoral, qu’on mettrait en
œuvre ensuite pendant cinq ans,
GRANDE HALLE DE LA VILLETTE
« l’application stricte des promes-
ses » pouvant conduire « à l’échec
ou à des aberrations ».
L’avertissement des Français
« La présidentialisation pousse à
ce modus operandi qui n’est plus
adapté aux contraintes de l’action
publique », ajoutait-il, appelant à
s’adapter à « la réalité », une fois
l’élection passée. « Le théâtre de la
décision ne peut être l’énoncé d’un
programme qui sera ensuite dé-
battu – de manière accessoire et
préécrite – pour être appliqué ver-
ticalement », poursuivait-il. Avant
de préciser – et c’est a posteriori
délicieux – que la décision politi-
que ne pouvait « plus avoir un lo-
cuteur unique ».
Depuis sa lente traversée soli-
taire de la cour du Louvre, chacun
a compris que M. Macron ferait
autrement, loin des diagnostics
lucides et empreints de modéra-
tion qu’il posait avant son élec-
tion. L’hypertrophie de la fonction
présidentielle, liée au quinquen-
nat et à l’inversion du calendrier
(deux révisions constitutionnel-
les que l’on pourrait amèrement
regretter), ainsi qu’à l’accélération
du temps politico-médiatique,
n’est certes pas nouvelle. Mais elle
RAMSÈS
s’est vue renforcée à l’aune de la
verticalité macronienne, condui-
sant à une forme d’asphyxie. Il y a
un an, les Français avaient pour-
tant mis en garde M. Macron en
refusant de lui donner une majo-
rité à l’Assemblée. Un avertisse-
ment qu’il semble avoir oublié, se
comportant comme si rien
n’avait changé.
Design : TBD - Photo : Sandro Vannini
& L’ O R D E S P H A R A O N S
Ses soutiens sont nombreux à
lui enjoindre de prendre de la
hauteur et de redonner de l’auto-
nomie à son gouvernement,
meilleur moyen de rétablir sa expo-ramses.com
propre autorité. « Laisse ton pre-
mier ministre gouverner, lui a ré-
cemment glissé un ami. Si tu ne le HORS-SÉRIE
fais pas, vous serez tous empor-
tés. » Même le Financial Times,
qui l’avait porté aux nues en 2017,
estime que « la France ne peut pas À l’occasion de l’exposition événement,
découvrez le Hors-Série Le Monde
continuer ainsi », appelant à une
VIe République « moins autocrati-
que ». « Il est temps d’en finir avec
la Ve République, avec sa prési- RAMSÈS & L’OR DES PHARAONS
R AMSÈS
dence toute-puissante, la plus pro-
che dans le monde développé d’un
dictateur élu », écrit le quotidien Chez votre marchand de journaux & L’OR DES PHARAONS
britannique. Il revient à M. Ma- ITION ÉVÈNEM ENT
ÉDITION SPÉCIAL E POUR L’EXPOS
cron, qui ne pourra pas se repré-
senter en 2027, de « restaurer une
pratique plus équilibrée et apaisée
des institutions, après les avoir
conduites dans l’impasse », insiste
M. Aillagon. En d’autres termes,
il faudrait que Macron rede-
vienne Macron. p
 Des dinosaures
autopsiés
au synchrotron
de Grenoble
L’analyse de fossiles
issus du site d’Angeac-
Charente permettra
d’en savoir plus sur
le régime alimentaire
et le comportement de
ces animaux vivant il y a
140 millions d’années
Pag e 3

L. CAZES/MNHN
Explosion du
Starship : quelles
conséquences
pour la NASA ?
Le calendrier du retour
des Américains
sur la Lune pourrait
être perturbé
par les problèmes
techniques révélés lors
du décollage du lanceur
de SpaceX, le 20 avril
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Célia Callois

Les algorithmes prometteurs

de médecins start-upeurs Portrait
Tadashi Tokieda
Des praticiens se tournent vers Laure Belot comme le disent les Anglo-Saxons, et, de fait, « à
l’opposé de certaines démarches opportunistes pen- a plus d’un tour

I
l’intelligence artificielle et créent leur
entreprise pour répondre aux besoins
de leurs malades. Du diagnostic
des cellules cancéreuses à la prédiction
des complications postopératoires,
tour d’horizon de sept innovations
ls sont anesthésiste, chirurgien, obstétri-
cien… Certains ont terminé leurs dix ans
d’études supérieures depuis peu, d’autres
ont des années de pratique. Mais tous ont
plongé sans l’avoir anticipé dans le monde
des start-up pour une même finalité : répondre à
un besoin médical dans leur spécialité à l’aide d’un
outil d’intelligence artificielle (IA).
Qu’il s’agisse d’une application conçue par une
chirurgienne afin d’utiliser une photo prise par un
smartphone pour analyser la compatibilité d’un
greffon de foie ou d’un examen de sang pour
mieux évaluer les risques postopératoires d’un pa-
tient mis au point par un anesthésiste, ces innova-
tions viennent du terrain. Elles sont bottom-up,
sées par des ingénieurs à partir des données de
santé, sans savoir s’il existe un besoin médical pré-
cis ou si celui-ci est une priorité. De nombreux pro-
dans ses maths
jets d’IA sont encore rendus possibles uniquement
par l’écosystème financier », constate le radiologue Invité pour trois mois
spécialisé en oncologie Antoine Iannessi, cofonda-
à Paris, où il donne
teur, en 2013, de la start-up Therapixel.
Les projets de ces médecins entrepreneurs utili- un séminaire hebdo­-
sent différents types d’IA, de l’apprentissage ma- madaire, le Japonais,
chine (dit aussi « machine learning ») aux réseaux
de neurones (dits « deep learning ») en passant par professeur à Stanford,
la plus récente, l’IA dite « générative » (comme le défend une approche
très médiatique agent conversationnel ChatGPT,
lancé en novembre 2022).
ludique de sa discipline
→ L i r e l a s u i t e pag e s 4- 5 Page 8

Cahier du « Monde » No 24374 daté ­­Mercredi 17­ mai 2023 - Ne peut être vendu séparément
 Actualité
2| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 17­ mai 2023

Les ratés du Starship menacent la mission lunaire de la NASA

Espace - L’explosion du lanceur de SpaceX au décollage, le 20 avril, révèle des failles qui pourraient retarder le programme américain Artemis

D
ans le spatial, dit-on, il y a deux
­types d’essais : les essais réussis et
les essais riches d’enseignements.
A en croire la communication de
SpaceX, le premier vol du Starship,
le 20 avril, qui s’est terminé par l’explosion du
lanceur géant moins de quatre minutes après le
décollage, est à ranger dans la première catégo-
rie. Pourtant, ce premier vol est loin d’être une
réussite totale. Si certains problèmes techniques
sont déjà en passe d’être résolus et si la société
d’Elon Musk s’active sur sa base de Boca Chica
(Texas) pour préparer la suite, l’analyse de cet es-
sai a mis en lumière des faiblesses qui risquent
d’avoir de profondes répercussions sur le pro-
gramme lunaire de la NASA.
Revenons à ce 20 avril. Quand le compte à re-
bours se termine, alors qu’une myriade de para-
mètres sont vérifiés pour chacun des trente-
trois moteurs Raptor qui équipent le Super Heavy
(le premier étage du Starship), trois d’entre eux ne
sont pas autorisés à s’allumer. Ce qui en laisse
trente, soit le minimum nécessaire pour le décol-
lage. Celui-ci a donc lieu, un peu poussivement,
décrit Christophe Bonnal, expert ès lanceurs au
Centre national d’études spatiales (CNES) : « La
poussée globale était plus faible qu’espéré. Le
Starship a décollé un peu en crabe et SpaceX a eu de
la chance, car il aurait pu raser la tour de lance-
ment. » Malgré cela, la fusée s’élève dans le ciel
texan, passe le mur du son et aussi le moment où
le stress maximal s’exerce sur elle, mais elle a du
mal à atteindre la barre des 2 000 km/h.

Explosion d’une centrale hydraulique

D’autres anomalies se produisent. Trois moteurs
supplémentaires tombent en panne « pour des
raisons que nous ignorons, précise Christophe
Bonnal. De plus, une des centrales hydrauliques
servant à bouger les treize moteurs centraux, qui
sont orientables, a explosé ». Continuons. Au bout
de trois minutes de vol, on aurait dû assister à la
séparation entre le premier et le second étage.
« C’est une manœuvre délicate, ajoute l’expert du
CNES, car il ne faut pas que le premier étage rat-
trape l’autre une fois la séparation effectuée,
comme c’est arrivé une fois à SpaceX sur un vol de
son lanceur Falcon-1. Ils ont donc imaginé de met-
tre le lanceur en mouvement de basculement pour
que les étages ne se percutent pas une fois sépa-
rés. Quand on a vu le Starship commencer à tour-
ner sur lui-même, le premier demi-looping était
donc prévu. Mais pas le looping complet… »
SpaceX n’a pas expliqué pourquoi la sépara-
tion n’avait pas eu lieu. Lorsque le lanceur s’est
mis à tourbillonner à 39 kilomètres d’altitude,
le système d’autodestruction (flight termination
system, FTS) a été activé, mais il a fallu entre
vingt et quarante secondes pour que la fusée
­explose. Une anomalie significative pour la-
quelle SpaceX pourrait avoir à s’expliquer auprès
de l’Agence fédérale de l’aviation (FAA).
L’autre incident important ne s’est pas produit
dans les airs, mais au sol : l’allumage des moteurs
– testé en février, mais à seulement 50 % de la
puissance – a dévasté le pas de tir, qui n’était pas
équipé de carneaux (des tunnels en béton par les-
Le décollage du vaisseau Starship de SpaceX depuis Boca Chica, au Texas, le 20 avril. Éric Gay/AP
quels les gaz sont canalisés et évacués) ni d’un
« déluge ». Ce nom désigne un dispositif qui dé-
verse d’énormes quantités d’eau sur le lieu du lan-
cement, à la fois pour capter la chaleur émise et
réduire l’onde de choc. A Boca Chica, le béton du
pas de tir a été en partie pulvérisé et des blocs de
toute taille ont été projetés un peu partout.
Résultat : une collection de débris sur la plage
que fréquentent nombre d’espèces animales
vulnérables, pour l’essentiel des oiseaux et des
tortues marines, mais aussi des poussières qui
se sont retrouvées sur des zones habitées à une
dizaine de kilomètres de là. « Tout cela était
­probablement différent de ce qui était prévu dans
le dossier soumis à la FAA, qui, normalement,
doit envisager ce qui peut arriver de pire au pire
moment », explique Christophe Bonnal. Plu-
sieurs associations de défense de l’environne-
ment ont donc déposé un recours en justice, non
pas contre SpaceX, mais contre la FAA, qui a ac-
cordé l’autorisation de décollage !
SpaceX compte bien retenter sa chance dès cet
été. Les travaux sur le pas de tir ont déjà com-
mencé et va être ajoutée une grande dalle de pro-
tection en acier. Par ailleurs, les centrales hydrau-
liques qui orientent les moteurs centraux seront
remplacées par un système électrique. Selon
Christophe Bonnal, les problèmes qu’ont rencon-
trés les moteurs « sont peut-être déjà corrigés. Il
est clair que les ingénieurs de SpaceX ont eu énor-
mément de données grâce à ce vol ». Et l’expert du
CNES de rappeler la méthode itérative qu’affec-
tionne Elon Musk et qui a toujours fonctionné
jusqu’ici : « Je plante, je plante, je plante, mais j’ap-
prends jusqu’à ce que ça marche. »
Une nouvelle autorisation de tir ?
Deux questions cruciales se posent toutefois. A
court terme, d’abord : la FAA autorisera-t-elle rapi-
dement un nouveau tir du Starship au vu des inci-
dents assez graves de ce vol d’essai ? En cas de
­réponse négative, cela aurait des retombées sur le
programme Artemis de la NASA, qui prévoit le
­retour des Américains sur la Lune. Car la NASA a
passé un contrat avec SpaceX pour la fourniture
de l’atterrisseur lunaire, le Human Landing Sys-
tem (HLS), présenté comme un dérivé du
deuxième étage du Starship. Or, la mission Arte-
mis-3, au cours de laquelle deux Américains (dont
une femme) doivent marcher sur notre satellite,
est programmée pour décembre 2025. D’où la se-
conde question : les ennuis du Starship ne vont-
ils pas entraîner des retards considérables pour ce
retour symbolique, avec le risque de voir les Chi-
nois arriver sur la Lune les premiers ?
Peut-on raisonnablement envisager que SpaceX
parvienne, en trente mois seulement, à mettre au
point un vaisseau lunaire fiable, dont, pour ainsi
dire, rien n’a été testé à ce jour ? Un vaisseau qui
sera ravitaillé dans l’espace en méthane et en oxy-
gène liquide – ce qui n’a jamais été fait –, qui récu-
pérera autour de la Lune un équipage venu là avec
la capsule Orion de la NASA, le déposera sur notre
satellite – où l’on n’a jamais fait atterrir d’engin
haut de 50 mètres –, en redécollera et effectuera
un nouveau rendez-vous en orbite…
« Il y a beaucoup de zones d’ombre autour du
HLS », juge Xavier Pasco. Ce spécialiste du spatial
américain et directeur de la Fondation pour la
­recherche stratégique rappelle qu’en choisissant
de ne sélectionner que le projet de SpaceX, « parce
qu’il était nettement moins cher que ses concur-
rents, la NASA était soucieuse de faire bon usage
des dollars des contribuables américains, tout en
montrant qu’elle s’était modernisée dans la ma-
nière de gérer les programmes. Et puis SpaceX était
le candidat idéal pour dire qu’elle était en phase
avec ce qui se faisait de plus moderne ». Mais, en
agissant ainsi, la NASA s’est aussi mise dans les
mains d’Elon Musk. Interrogé, le 27 avril, par une
commission de la Chambre des représentants sur
le risque de voir le calendrier d’Artemis déraper
après le vol du 20 avril, l’administrateur de la
NASA, Bill Nelson, a répondu d’un magnifique
euphémisme : « Je suis assez confiant, mais il reste
encore beaucoup de choses à faire. » p
Pierre Barthélémy

Le béton, une seconde vie pour les couches-culottes usagées

Technologies - Ces déchets pourraient remplacer une partie des agrégats fins, tel le sable, du matériau de construction

C ouler des encombrants

dans le béton armé est un
vieux fantasme. Au ci-
néma, on se souvient de Jo, comé-
die de 1971 signée Jean Girault,
dans laquelle Louis de Funès se
débarrassait du cadavre de son
maître chanteur supposé en le
noyant dans les fondations d’un
kiosque de jardin.
Dans une étude publiée par la re-
vue britannique Scientific Reports
le 11 mai, une équipe basée à l’uni-
versité de Kitakyushu, au Japon,
formée de trois chercheurs, deux
Indonésiens et un Belge, analyse
le bien-fondé qu’il y aurait à inté-
grer dans le béton… des éléments
de couches-culottes jetables usa-
gées. Un déchet qui représente
en moyenne, dans le monde, 2 %
à 7 % du volume total des ordures
ménagères domestiques (« Solid
and Hazardous Waste Manage-
ment », Science and Engineering,
2017) et qui finit d’ordinaire dans
des incinérateurs ou, bien plus
souvent, dans des décharges à
ciel ouvert.
Ce n’est pas la première fois que
le recyclage des couches-culottes
en une pièce de vie, deux cham-
bres et une salle de bains. Sur le
­volume total de béton requis,
dans le béton fait l’objet de re-
cherches. En 2017 déjà, l’Indian
Journal of Science and Technology
avait fait état de résultats intéres-
sants obtenus en Malaisie, par va-
lorisation du pouvoir absorbant
des couches-culottes « transfor-
mées en substance gélatineuse »
améliorant la viscosité du béton.
L’élément nouveau apporté par
l’article de Scientific Reports tient
au chiffrage de la proportion de
couches-culottes pouvant amé-
liorer la qualité du béton, y com-
pris dans les éléments porteurs
des bâtiments.
L’expérimentation a été menée
en Indonésie sur un habitat low
cost : des maisons de 36 mètres
carrés au sol, composées unique-
ment d’un rez-de-chaussée divisé
22,79 mètres cubes, les trois cher-
cheurs montrent que la part des
couches-culottes, préalablement
lavées, séchées et déchiquetées
avant incorporation au ciment,
aux granulats, au sable et à l’eau,
peut atteindre 1,73 mètre cube,
sans que la portance du béton ne
soit modifiée. « Cela indique qu’un
maximum de 7,6 % de couches je­-
tables peut remplacer les agrégats
fins dans la construction », affir-
ment-ils, en l’occurrence le sable.
La proportion varie selon les
­éléments de l’édifice. Dans les po-
teaux et les poutres, où la résis-
tance en compression est fixée à
10 mégapascals, les composants
de couches-culottes peuvent rem-
placer au maximum 27 % du poids
de sable. Dans les murs, suscepti-
bles de ne résister qu’à 2 méga­-
pascals, la proportion peut aller
jusqu’à 40 %. A l’inverse, dans la
dalle constituant le sol du loge-
ment, où 8,5 mégapascals sont né-
cessaires, elle est limitée à 9 %. Les
couches-culottes ne sont en réa-
lité qu’une source parmi d’autres
des polymères superabsorbants
(superabsorbent polymers, ou SAP)
qui intéressent la recherche.
Pouvoir autocicatrisant
« Les SAP peuvent absorber et
­conserver de très grandes quanti-
tés d’un liquide, jusqu’à cent ou
plusieurs milliers de fois leur pro-
pre masse », rappelait, en 2021, la
Réunion internationale des labo-
ratoires et experts des matériaux
(Rilem), organisation qui travaille
actuellement à la normalisation
de ces SAP, afin d’en permettre
l’usage et la reconnaissance par
les compagnies d’assurances. Ils
ont commencé à être commer-
cialisés vers 1970, dans les ser-
viettes hygiéniques et les couches
d’incontinence pour adultes aux
Etats-Unis. C’est en 1982 qu’ils
sont apparus en Europe, dans des
couches-culottes. « Aujourd’hui,
on les trouve dans des domaines
allant du biomédical à l’igni­-
fugation des câbles électriques »,
indique la Rilem.
Dans le béton, les SAP peuvent
améliorer la prise, en optimisant
la redistribution de l’eau au mo-
ment de l’hydratation du ciment,
réaction chimique déterminante
et fortement exothermique. « Ils
gonflent et stockent l’eau, pour en-
suite la réguler et réduire le retrait
du béton au jeune âge », indique
Jean-Michel Torrenti, chercheur à
l’université Gustave-Eiffel de Mar-
ne-la-Vallée. Les SAP ont égale-
ment un pouvoir autocicatrisant.
Quand une fissure apparaît dans
un bâtiment, l’eau s’infiltre, peut
faire éclater le béton, voire corro-
der les aciers noyés à l’intérieur, et
provoque la précipitation de la cal-
cite, le calcaire ayant servi initiale-
ment à la fabrication du ciment.
« En général, la calcite coule à
l’extérieur, en laissant des traînées
blanches. Or, si le béton contient
des SAP, ceux-ci se gorgent de l’eau
qui pénètre et la piègent. La calcite,
au lieu de s’écouler, reste alors
dans la fissure et la colmate », ex-
plique Jean-Marc Potier, chargé de
mission technique au Syndicat
national du béton prêt à l’emploi.
Si les SAP proviennent de cou-
ches-culottes usagées, les résidus
d’urine ne posent pas de problè­-
me. Leur acidité est compensée
par le pH élevé du béton. L’urine
peut même améliorer la qualité du
matériau, ainsi que l’a avancé une
étude présentée, en 2020, dans le
Journal of Cleaner Production, à
propos d’un béton qui pourrait
être mis en œuvre sur la Lune, en
absence d’eau, grâce à l’urine des
astronautes. Un autre fantasme. p
Guillaume Delacroix
 Actualité
·
Le Monde Science & Médecine
­Mercredi 17­ mai 2023
­
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A Grenoble, le synchrotron fait parler des fossiles de dinosaures

paléontologie - L’installation européenne permet de visualiser les structures internes et chimiques de fragments osseux et dentaires. Reportage
Grenoble - envoyé spécial Fernandez, le responsable de la
paléontologie à l’ESRF, en profite

R onan Allain s’accordait

une pause dans le canapé
de la cabine de pilotage
de la ligne de lumière BM18 du
synchrotron européen (ESRF), à
Grenoble, quand la forme est
­apparue sur l’écran ce matin du
14 avril. « Ce que vous voyez à cet
endroit, c’est l’endocaste, la partie
interne de la boîte crânienne du
­dinosaure », intervient aussitôt le
paléontologue au Muséum natio-
nal d’histoire naturelle (MNHN),
à Paris, désignant, dans la partie
centrale de la coupe, une zone à la
texture différente de celle de l’os
fossilisé environnant. « C’est cette
ancienne cavité qui était, voilà
140 millions d’années, occupée
par le cerveau de cet individu. »
Découvert sur le site d’Angeac-
Charente, près d’Angoulême, ce
turiasaure, un sauropode au long
cou et à la longue queue, compte
parmi les plus gros animaux à
avoir jamais foulé la surface ter-
restre : ce spécimen devait peser
plus de 30 tonnes et dépasser les
20 mètres. De son crâne, il ne sub-
siste que la partie arrière, posée
sur une table. « Notre objectif est
de sonder le fossile par une techni-
que de tomographie aux rayons X
en vue de récolter des images per-
mettant de produire un modèle
3D de son endocaste, explique le
chercheur. En comparant cette
reconstitution à celles disponibles
pour d’autres espèces, nous espé-
rons accéder à des informations
sur les capacités, la physiologie et
le comportement de cet herbivore.
Par exemple, savoir si l’inclinai-
son de sa tête le rendait plus apte
à manger des feuillages placés en
hauteur que des fougères situées
près du sol. C’est-à-dire apprendre
s’il était spécialisé. »
Efficacité et précision
Ronan Allain est venu avec deux
de ses collègues effectuer une ­série
d’examens au synchrotron de
­Grenoble. Un déplacement d’une
semaine qu’il dit « nécessaire » car,
parmi toutes les infrastructures
de recherche existantes, cette ins-
tallation s’est avérée la seule à pro-
duire des faisceaux de rayons X
de haute énergie suffisamment
Etude par fluorescence X d’une dent de théropode issue du gisement d’Angeac-Charente (Charente), au synchrotron de Grenoble, en avril. Olivier Mathon/ESRF
i­ ntenses, brillants et larges pour
pouvoir explorer son matériel
avec l’efficacité et la ­précision
voulues. En l’occurrence, une
­petite collection de fossiles faite
de dents, de tibias, de ­fémurs, de
maxillaires et de boîtes crânien-
nes que son équipe est parvenue à
arracher aux terrains argileux de
l’étage géologique du ­berriasien
(crétacé inférieur) de l’incroyable
site d’Angeac-Charente. Repéré
en 2010, cet abondant gisement
a produit, outre des débris de vé-
gétaux, 10 000 fossiles et des di-
zaines de milliers d’autres restes
d’animaux, ainsi qu’une grande
quantité d’empreintes et de co-
prolithes, tous déposés dans un
même laps de temps de quelques
centaines d’années.
Lézards, oiseaux, amphibiens,
mammifères, poissons, reptiles
vo­lants, tortues, crocodiles ou
­dinosaures… Ils témoignent de la
richesse de l’écosystème qui pros-
pérait, dans la région, voilà 139 à
146 millions d’années. Ils ont éga-
lement livré quelques surprises.
­Notamment, trois à quatre spéci-
mens de turiasaures, en bon état
de conservation. Et un troupeau
de 69 ornithomimosaures. Ces
petits théropodes de 5 mètres de
long, à la démarche d’autruche et
au bec édenté, intriguent les pa-
léontologues qui s’interrogent
sur leur évolution. En effet, dans
la lignée voisine des oiseaux, la
disparition des dents et la modifi-
cation de la forme du bec reflètent
des changements de régime ali-
mentaire. Est-ce la même chose
chez les ornithomimosaures ? De
quoi se nourrissaient-ils ?
C’est à la résolution de ce pro-
blème et de bien d’autres que s’est
attaqué Jean Goedert sur la ligne
expérimentale BM23. Ce post­-
doctorant géochimiste au MNHN,
­ ssisté par Jean-Alexis Hernandez
a quantité plus ou moins impor-
et Olivier Mathon, les scientifi-
ques de l’ESRF, vient de commen-
cer à scanner l’échantillon, coupé
et poli, qui a été inséré dans le
­dispositif de fluorescence X dont
l’image est diffusée sur l’écran. En
balayant, sur un peu plus de 2 cen-
timètres carrés, un os d’ornitho-
mimosaure à l’aide du faisceau
­ultrastable du synchrotron puis
en détectant la lumière émise,
l’instrument produira, en quatre
à six heures, une carte détaillant
la composition chimique de près
de 500 000 points de la surface.
Une performance ultime que le
chercheur souhaite mettre à pro-
fit pour ses études sur le stron-
tium. « Cet élément chimique, na-
turellement présent dans l’envi-
ronnement, s’incorpore dans les
ossements ainsi que dans l’émail et
la dentine des dents des animaux,
tout au long de leur existence et en
tante selon leurs régimes alimen-
taires », explique Jean Goedert, en
précisant que les carnivores en
fixent moins que les herbivores
pour un site donné.
En mesurant ce composé dans
les squelettes d’Angeac-Charente
puis en procédant à des compa-
raisons entre dinosaures, il serait
par conséquent possible d’établir
par des méthodes géochimiques
si les ornithomimosaures préfé-
raient la viande aux végétaux,
voire s’ils étaient omnivores. A
condition que le strontium em-
magasiné par ces théropodes à
l’intérieur de leurs ossements
n’ait pas été déplacé, retiré ou
­enrichi au cours du processus de
fossilisation. Ce que s’emploie à
vérifier Jean Goedert.
Pendant que ce dernier parlait,
un cycle de prise de données a
pris fin sur la ligne BM18. Vincent
pour faire visiter le hall où se dé-
roulent les expériences. Long de
35 mètres, ce dernier est occupé,
d’un côté, par les optiques char-
gées d’élargir et d’injecter le fais-
ceau de rayons X du synchrotron
dans la pièce et, de l’autre, par un
énorme chariot mobile de 8 ton-
nes sur lequel sont fixés des ob-
jectifs photographiques. Entre les
deux : un plateau tournant, régla-
ble en hauteur, supporte un tube
transparent rempli d’une mousse
de rembourrage d’où le scientifi-
que extrait un morceau de voûte
crânienne de turiasaure.
Installation unique au monde
Ouverte aux utilisateurs exté-
rieurs, depuis septembre 2022
seulement, cette installation uni-
que au monde de « microtomogra-
phie en contraste de phase par pro-
pagation » sert, explique Vincent
Fernandez, à « radiographier, par
tranche de 1 centimètre, des pièces
de grandes tailles en vue de pro-
duire des modèles 3D d’une résolu-
tion pouvant atteindre les quel-
ques millièmes de millimètres ».
Avec ses 32 cen­timètres, la boîte
crânienne ­d’Angeac – dont la re-
constitution au MNHN, par la spé-
cialiste ­Nathalie Poulet-Crovisier,
pourra s’appuyer sur un ensemble
de 14 000 images – figure parmi
les plus gros objets analysés.
Ronan Allain exhibe à présent
le prochain fossile dont il entend
­révéler les secrets. Un fragment
de maxillaire de turiasaure de
30 centimètres de long. En son-
dant cet os, le paléontologue en-
tend accéder à la forme de la ra-
cine des quatre dents qui y sont
encore attachées. Avec un es-
poir : déterminer la composition
de la mâchoire de ces herbivores
quadrupèdes qui arrachaient les
­végétaux, sans les broyer ni les
couper, avant de les avaler d’un
seul coup. Il compte bien aussi
­jeter un coup d’œil sur la mandi-
bule ­d’ornithomimosaure qu’il a
apportée. Histoire d’être bien sûr
qu’elle ne cache pas quelque part
des traces de bourgeons dentai-
res. Et de régler définitivement la
question, sans prise de bec. p
Vahé Ter Minassian

Pourquoi le Système solaire ne part pas en vrille Télescope

b
Astrophysique - En calculant l’évolution à très long terme des trajectoires des planètes, un trio d’astronomes ASTRO N O MIE
Les anneaux de Saturne
de l’Observatoire de Paris-PSL a compris comment notre système est protégé du chaos seraient assez récents
Les spectaculaires anneaux de Saturne ont-
ils été formés peu après la naissance de la

E t, pourtant, elles tournent !

­S’inspirant de la phrase légen-
daire de Galilée pour qui c’est
bien la Terre qui tourne autour du
­Soleil et non le contraire, cette tirade
modifiée pourrait résumer la nou-
velle découverte d’un trio d’astro­-
nomes de l’Observatoire de Paris-PSL
publiée dans Physical Review X, le
3 mai. ­Federico Mogavero, Nam H.
Hoang et ­Jacques Laskar ont enfin
compris la raison pour laquelle nos
huit planètes et notre Soleil ne se
sont pas transformés en gigantesque
billard, avec des corps entrant en
­collision les uns avec les autres.
Autrement dit, pourquoi ce bel agen-
cement paraît si stable depuis au
moins 3 milliards d’années, malgré
les interactions gravitationnelles
­entre toutes ces « boules ».
Cette question se pose, en fait, ­depuis
Newton, qui, le premier, décrit les
­forces qui s’exercent entre ces corps et
prédit les trajectoires ellip­tiques des
planètes autour du Soleil. Il pense
que les perturbations entre planètes
existent, mais que Dieu, de temps en
temps, remet un peu d’ordre pour
éviter le grand chamboule-tout.
Au début du XXe siècle, le mathéma-
ticien Henri Poincaré démontre que,
dès que plus de trois corps sont impli-
qués, le Système est, en fait, chaotique,
c’est-à-dire que les prévisions de tra-
jectoires deviennent impossibles ; cer-
taines divergeant dramatiquement
des orbites elliptiques. Mais, pendant
longtemps, les astronomes se sont
rassurés, en estimant que les temps au
bout desquels ce chaos apparaîtrait
­seraient très longs. Erreur ! En 1989,
Jacques Laskar démontre que les di-
vergences se manifestent au bout de…
5 millions d’années seulement. Il pré-
cise même que toute prédiction de tra-
jectoire au-delà de 60 millions d’an-
nées est impossible. Inversement, re-
tracer les positions des planètes plus
de 60 millions d’années en arrière est
également illusoire…
En 2009, l’astronome calcule que la
plus petite « boule » de ce billard,
­Mercure, aurait 1 % de risque d’entrer
en collision avec Vénus dans les
5 milliards d’années à venir, durée de
vie ­estimée de notre étoile. La faute à
une entrée en synchronisation ou en
résonance de Mercure avec le mou-
vement de la planète géante Jupiter,
qui conduit à transférer de l’énergie
de la grosse vers la petite, jusqu’à la
dévier de son orbite.
« La question qui restait en suspens
était de savoir pourquoi cette pro­-
babilité de collision était si faible,
compte tenu de la durée de 5 millions
d’années calculée précédemment »,
rappelle ­Jacques Laskar, qui vient
donc de proposer avec ses collègues
une explication. Dans ce but, un mil-
lion d’heures de calcul et des horizons
de temps poussés jusqu’à 100 mil-
liards d’années, sur des milliers de
trajectoires, ont été nécessaires.
Objets au bord d’une falaise
En fait, l’évolution du Système solaire
avec tous ses paramètres de taille
d’orbite, d’inclinaison, de positions
des planètes, est rythmée par plu-
sieurs temps de divergence exponen-
tielle traduisant leur mouvement
chaotique : des temps courts, comme
celui estimé à 5 millions d’années,
mais d’autres aussi dix à cent fois
plus longs. Ces planètes peuvent être
décrites, comme l’a fait la dessina-
trice Laura Canil dans une bande
­dessinée accompagnant la parution
de l’article, comme des objets titu-
bant au bord d’une falaise et risquant
de tomber. Mais il existe des combi­-
naisons de variables qui créent des
sortes d’obstacles gênant la progres-
sion vers la chute et la repoussant à
bien plus tard.
« Le chaos rapide se manifeste sur cer-
tains degrés de liberté du Système, mais
pas sur tous, et les orbites ne sont pas
trop touchées. C’est une belle descrip-
tion mathématique qui clarifie la situa-
tion », résume Alessandro Morbidelli,
spécialiste de la dynamique des pla-
nètes à l’Observatoire de la Côte
d’Azur. On peut donc « perdre » la
­position précise d’une planète sur
son orbite sans que celle-ci parte to­-
talement n’importe où. « Mais après
100 milliards d’années, un temps fictif,
toutes les orbites entrent en collision »,
précise Jacques Laskar. Le chaos finit
par l’emporter.
L’équipe de l’Observatoire de Paris
aimerait maintenant revenir à des
échelles de temps plus courtes et cal-
culer les risques de collision pour la
Terre à la suite d’une déstabilisation
qui rendrait folle Mercure. p
David Larousserie
planète, il y a 4,5 milliards d’années, ou sont-
ils plus récents ? Une nouvelle étude veut
trancher ce vieux débat en apportant une
preuve favorable à la seconde option. Ses
auteurs ont évalué la quantité de micromé-
téorites se déposant sur les particules de
glace, composants principaux des anneaux.
Tout comme on évalue depuis combien de
temps le ménage n’a pas été fait en mesurant
la poussière, ils estiment que les anneaux
ont entre 100 et 400 millions d’années.
> Kempf S. et al., « Science Advances », 12 mai
MÉDEC IN E
Un patch pour tout-petits
contre l’allergie à l’arachide
L’allergie à l’arachide n’a jusqu’ici aucun
traitement approuvé pour les moins de
4 ans. Un essai clinique de phase III, évaluant
de façon randomisée un patch nommé
Viaskin Peanut, a été mené chez 362 patients
de 1 à 3 ans. Avec un an de recul, ce patch,
qui vise à rééduquer le système immunitaire
pour augmenter la tolérance aux allergènes,
a entraîné un taux de réponse à 67 % (contre
33,5 % pour le placebo). Des effets indésira-
bles ­qualifiés de sérieux ont été observés
dans, respectivement, 7,8 % et 3,4 % des cas.
> Greenhawt M. et al., « New England Journal
of Medicine », 11 mai
 Événement
4| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Intelligence artificielle
Sept solutions de
médecins entrepreneurs
▶ suite de la première page
Tandis que Geoffrey Hinton, un des pionniers
de l’IA moderne, vient de démissionner de son
poste chez Google pour pouvoir s’exprimer li-
brement sur le développement fulgurant de
cette technologie dont « les futures versions
pourraient être un risque pour l’humanité »,
dit-il, et que certains acteurs de la société et des
sciences plaident pour une pause dans les re-
cherches, ces médecins entrepreneurs mettent
simplement en avant leur objectif de mieux soi-
gner. Le neuroradiologue Arnaud Attyé, cofon-
dateur de GeodAIsics, ajoute même que son sta-
tut de start-upeur est une façon d’amener « la
déontologie médicale et le serment d’Hippocrate
dans le milieu de l’entreprise ».
En se lançant, ces spécialistes peuvent être
conduits à quitter partiellement leur pratique
et s’entourent de compétences complémentai-
res, notamment d’ingénieurs. Un brassage de
cultures « rendu désormais plus facile en
France », constate Antoine Iannessi. « Ce peut
être lié à un changement générationnel, mais
cela vient également de la place du monde des
données, devenu central dans la santé, estime-
t-il. La médecine est de plus en plus biotechnolo-
gique et voit arriver des formations mixtes pour
répondre à ces besoins. Les ingénieurs vont vers
la santé, et vice versa. »
Les premières applications concrètes de l’IA
utilisées en routine dans des lieux de soins
étant ­apparues en radiologie, quelques spécia-
listes français ont déjà créé des start-up en 2018,
tels Nor-eddine Regnard (fondateur de Glea-
mer) ou Alexandre Parpaleix (fondateur de Mil-
vue). « Je les ai vus passer à l’hôpital Cochin en
formation clinique », explique le professeur de
radiologie ostéoarticulaire Antoine Feydy, di-
recteur pédagogique du diplôme d’études spé-
cialisées de radiologie d’Ile-de-France de 2017 à
2022. Désormais, d’autres spécialités médicales
rejoignent cette aventure, avec des projets en-
core en phase d’évaluation et souvent en re-
cherche de financement.
« Même si la tendance correspond à une propor-
tion infime de médecins, cette envie entrepreneu-
riale est un phénomène positif », estime le mathé-
maticien Cédric Villani. « Face à un système uni-
versitaire qui a toujours son rythme, cela reflète
une volonté de saisir de nouvelles occasions pour
se développer avec agilité. Et même si elles n’exis-
tent qu’en petit nombre, ces structures peuvent
­générer un effet d’entraînement et d’inspiration. »
Une impulsion que confirme le médecin Clé-
ment Goehrs, fondateur de Synapse Medicine à
Bordeaux (92 salariés), qui accueille depuis 2022
des internes en stage de six mois pour s’accultu-
rer à l’IA, ou plus si affinité. Phénomène similaire
chez Owkin, start-up emblématique franco-amé-
ricaine cofondée en 2016 par l’hématologue Tho-
mas Clozel, et employant désormais 300 salariés.
De Marseille, Paris, Grenoble, Palo Alto ou en-
core New York, voici sept histoires de médecins
devenus entrepreneurs pour répondre, avec l’IA, à
des besoins concrets de leur spécialité médicale.
Prédire si un foie peut être greffé
à l’aide d’une photo
Avion Paris-Colmar, le 13 juillet 2013, à minuit.
Manuela Cesaretti, 29 ans, interne en chirurgie,
s’endort « de stress » sur son siège, se rappelle-t-
elle. Une heure auparavant, le chirurgien de
garde de l’hôpital Beaujon (Saint-Ouen, AP-HP)
lui a demandé en urgence de se rendre seule en
Alsace pour analyser un greffon de foie. Habi-
tuellement, ces déplacements se font à deux, un
interne et un jeune chirurgien. Sur place, il lui
faut estimer le taux de stéatose hépatique (pour-
centage graisseux), car, si celui-ci est trop impor-
tant, la greffe est proscrite.
Arrivée à Colmar, comme le veut la procédure,
Manuela presse le foie du donneur avec son
doigt afin de chronométrer la rémanence de la
trace blanche laissée. C’est l’indicateur le plus uti-
lisé et l’organe lui semble compatible. Pour une
double lecture, elle décide cependant d’envoyer
des photos au chirurgien qui, à distance, regarde
les bordures du foie, ses couleurs, ses marbrures,
puis lui envoie un SMS de confirmation. Le
­retour de l’organe s’organise comme prévu. A
partir de ce jour, Manuela Cesaretti ne cessera de
repenser à ce simple smartphone qui a aidé à
­valider sa décision.
Dix ans plus tard, désormais chirurgienne se-
nior à l’hôpital Beaujon, elle a cocréé e-Stella, une
application utilisant une intelligence artificielle
pour mesurer le taux de stéatose hépatique à
partir de photos. Une démarche pour laquelle
elle a dû elle-même se former au code informati-
que. « J’ai passé une thèse de bio-ingénierie et ro-
botique à distance, en Italie, tout en continuant
ma pratique chirurgicale à Paris », explique-t-elle.
« Je partais de tellement loin que cela m’a pris
six ans ! » Malgré les trois articles scientifiques
publiés durant cette période, « je me suis rendu
compte que j’avais besoin d’aide. J’avais eu une
idée, j’avais désormais un projet, mais toujours
pas de produit ». Par un ami d’ami, elle rencontre
alors Clément Labiche, datascientist et ancien
start-upeur, avec qui elle fonde, en juin 2019,
Stella Surgical. Un prix obtenu par l’Agence de la
biomédecine plus tard, la start-up est désormais
en pleine étude clinique, « avec les trois établisse-
ments de l’AP-HP proposant des greffes hépati-
ques, l’hôpital Beaujon, la Pitié-Salpêtrière et l’hô-
pital Paul-Brousse », dit-elle. L’algorithme d’ap-
prentissage machine, entraîné par une méthode
statistique sur des centaines de photos de foie
annotées, « a pour l’instant une précision de 88 %
pour donner le taux de stéatose », précise la chi-
rurgienne. Stella Surgical, qui emploie douze sa-
lariés, l’occupe la moitié de son temps. Le reste
est consacré à sa passion, la chirurgie.
Identifier les risques d’anomalies
« La médecine est huit mois de ma vie, les nuits et les week-ends pa-
cardiaques d’un fœtus rallèlement à ma pratique », se souvient-il.
Plus de 2 500 bébés mis au monde ! L’obstétricien de plus en plus Autant de données qui nourrissent l’algo-
Edwin Quarello, chef de service de gynécologie à biotechnologique rithme d’IA conçu par Ivan pour « objectiver de
l’hôpital Saint-Joseph de Marseille, est spécialisé façon quantitative la qualité de l’examen écho-
depuis trente ans dans les grossesses à risque. et voit arriver des graphique ». Leur premier résultat, la coupe C
Très tôt, dit-il, il a préféré « [sa] liberté et la mise en formations mixtes pour lue par IA, présenté en octobre 2021 au Congrès
pratique de [ses] idées » à une carrière stricte- de médecine fœtale de Montpellier, « fait sensa-
ment académique. Après quatre-vingt-treize pu- répondre à ces besoins » tion », se souvient Edwin Quarello. « Ce pro-
blications scientifiques et une thèse de biologie Antoine Iannessi gramme est une ceinture de sécurité pour nos
sur l’élastographie du fœtus de babouin (étude Radiologue, pratiques », car la qualité de l’échographie est
cofondateur de Therapixel
des propriétés viscoélastiques des tissus mous), très liée à l’opérateur. Depuis, l’algorithme fonc-
ce scientifique va explorer l’IA fortuitement, tionne sur les cinq coupes, avec une précision
en 2018, à l’aide d’un jeune papa, le mathémati- de 93 % à 96 % pour la reconnaissance des diffé-
cien ukrainien Ivan Voznyuk. « Ivan m’a de- rents critères. La start-up Diagnoly, qu’ils ont
mandé quels étaient les besoins non résolus dans cofondée, salarie désormais sept personnes, et
ma pratique, se souvient Edwin Quarello. Je lui ai Edwin Quarello continue à exercer.
d’emblée parlé des malformations cardiaques, qui
touchent 8 bébés sur 1 000 et sont associées, dans Diagnostiquer plus efficacement
30 % des cas, à des maladies plus ou moins com-
plexes. » Un problème sur lequel ils décident de les cellules cancéreuses
travailler ensemble. En avril 2017, lors d’un banal déjeuner familial,
Le défi est de taille. « Lors d’une échographie, le la vie professionnelle de Marie Sockeel prend
fœtus et le ventre de la maman bougent », expli- un virage inattendu. Cette trentenaire, médecin
que l’obstétricien. « La procédure veut que nous anatomopathologiste qui analyse quotidienne-
réalisions cinq images, des coupes du cœur très ment au microscope des lames constituées de
formalisées, A pour situs abdominal, B pour qua- cellules pour repérer des pathologies, explique
tre cavités, C pour voie d’éjection gauche, D, E… », se trouver souvent « très seule » pour poser des
énumère-t-il. « J’ai expliqué à Ivan que la machine diagnostics de cancer. D’autres décisions peu-
de mes rêves serait celle qui m’indiquerait en di- vent être compliquées à prendre, relate-t-elle :
rect par un code couleur simple, vert, orange ou sur de mêmes polypes digestifs, deux médecins
rouge, les risques d’anomalies cardiaques décelés ont des diagnostics dont la précision diffère
dans chacune de ces coupes. » dans 40 % des cas. Elle raconte aussi ses longues
Pour ce faire, Edwin Quarello va annoter plus heures à compter, avec une calculette posée
de 5 000 images de coupes A, B, C, D, E. Il définit près du microscope, le nombre de mitoses – di-
47 repères anatomiques à regarder pour les cinq vision d’une cellule mère en deux cellules filles
coupes et leur attribue un caractère binaire génétiquement identiques – pour estimer la vi-
« présent » ou « absent ». « Cela m’a pris rulence d’une pathologie, un exercice répétitif

sans grande valeur ajoutée. « Appliquer une IA à
ma discipline serait génial », lance-t-elle, au
cours de ce déjeuner.
« Je ne pensais pas que cette discussion irait
plus loin », reconnaît-elle aujourd’hui. Mais
Fanny, sa sœur aînée consultante, et Stéphane,
son cousin mathématicien, embrayent sur le
sujet. A tel point qu’en quelques mois Primaa,
start-up familiale, se crée avec pour ambition de
diagnostiquer plus efficacement les cancers. Le
premier défi va être d’obtenir des lames numé-
risées pour entraîner un algorithme d’IA. « Une
lame numérisée, sur laquelle on doit pouvoir
zoomer jusqu’au contour du noyau d’une cellule,
prend 1 gigaoctet de capacité de stockage, 10 fois
plus qu’un cliché d’IRM. Et un prélèvement d’un
patient peut générer jusqu’à 50 lames », expli-
que-t-elle. « C’est ce coût de stockage qui explique
que peu de start-up soient sur le créneau. » Par
son réseau médical, Primaa réussit à se consti-
tuer une base de 20 000 lames.
Second défi de taille, annoter ce matériau pour
apprendre à l’algorithme à faire le lien entre cri-
tères annotés et diagnostic. « Une centaine de pa-
thologistes rémunérés nous ont aidés », précise-t-
elle. Six ans plus tard, Cleo Breast, leur logiciel
qui diagnostique un cancer du sein infiltrant
(potentiellement le plus grave) « avec une préci-
sion de 99,3 % », est utilisé en routine à l’hôpital
du Kremlin-Bicêtre et est testé dans d’autres
­centres spécialisés tels l’Institut Curie, l’Institut
Gustave-Roussy, l’Institut Bergonié, l’ICM de
Montpellier, l’hôpital Saint-Joseph… « Les cas que
l’algorithme rate sont habituellement décelés par
le pathologiste, ce qui le rend très complémen-
taire », explique-t-elle. Leur nouveau logiciel,
Cleo Skin, qui diagnostique 80 % des cancers de
la peau (mélanome, carcinome basocellulaire,
célia callois
carcinome épidermoïde), est actuellement testé
chez Medipath, un réseau privé de médecins
­pathologistes avec lequel il a été développé.
Mieux préparer les patients
à la chirurgie
Fils et frère d’anesthésiste, Yassine Moussali n’a
pas vraiment hésité pour choisir sa voie. Après
un externat de médecine à Lyon, il enchaîne
ses stages d’internat en anesthésie à l’Institut
Curie, à Gustave-Roussy, à l’hôpital Guy & Saint-
Thomas à Londres… Des services de chirurgie
pédiatrique, cancérologique, cardiaque où il
constate une similarité : « Les médecins n’étaient
en rien responsables, mais un volume bien trop
important d’informations était transmis sur
­papier sans un minimum d’automatisation. Cela
entraînait des problèmes d’efficacité et de sécu-
rité », se rappelle-t-il.
Geek dans l’âme, Yassine Moussali choisit
comme sujet de thèse « L’Amélioration de la pré-
paration des patients à la chirurgie ». Il souligne
dans ce travail que, par manque de tri, les anes-
thésistes perdent du temps avec les « ASA1 » (per-
sonne sans problème de santé), au détriment des
autres. Il y suggère aussi que l’IA pourrait aug-
menter, à effectif d’anesthésistes constant, la sé-
curité des actes chirurgicaux. Présent dans le
jury de thèse, un professeur de l’hôpital Foch dis-
cute avec lui, intéressé. Sans que Yassine Mous-
sali en soit réellement conscient, l’aventure de
Hoopcare est lancée.
Quatre ans plus tard, la start-up compte une
­dizaine de salariés entre New York et Paris, dont
la moitié d’ingénieurs. Le premier produit de
l’entreprise, un algorithme d’IA symbolique uti-
lisant un arbre décisionnel basé sur 70 questions
posées aux futurs opérés, est utilisé en routine à
l’hôpital Foch. Leur seconde proposition est un
algorithme d’apprentissage machine, dont la tâ-
che est d’identifier les problèmes biologiques
des futurs opérés. Ce programme prédit un
« score » de préparation d’un patient et envoie
aux médecins des préconisations (traiter les ca-
rences en fer, sevrage tabagique…) à optimiser
avant l’intervention. Entraîné sur les données
biologiques de 25 000 personnes, cet algorithme
est en étude clinique à l’hôpital Foch et au
­Delaware Christiana Care, aux Etats-Unis.
Prédire le risque de complication
postopératoire par prise de sang
A 10 ans, Brice Gaudillière se souvient recopier
avec fascination la phrase « le corps est composé
de milliards de cellules » d’un livre de science
qu’on lui avait offert. Trente-cinq ans plus tard le
voici médecin chercheur, responsable d’un labo-
ratoire de 15 personnes à l’université califor-
nienne Stanford et cofondateur de Surge. Cette
start-up veut répondre, en étudiant ces milliards
de cellules, à une préoccupation mondiale : pré-
dire le risque de complications postopératoires.
Ces problèmes « concernent environ 20 % des
opérations aux Etats-Unis et en Europe », expli-
que-t-il. La start-up franco-américaine qu’il a
fondée avec l’ingénieur Julien Hédou, son PDG,
propose d’évaluer ce risque avec une précision de
85 %, à l’aide d’une IA et à partir d’une prise de
sang. Ce chiffre atteint même « 90 % si on rajoute
des informations cliniques (âge, sexe…) du pa-
tient », précise-t-il. « Jusqu’à présent les protocoles
de prédiction avaient des scores de 65 % à 70 % et
n’étaient donc pas utilisés. »
Pour arriver à ce résultat, Brice Gaudillière
s’est nourri de son parcours scientifique trans-
disciplinaire. Après l’Ecole polytechnique, il bi-
furque pour faire sur la Côte est américaine une
thèse de biologie moléculaire couplée à des étu-
des de médecine à Harvard-MIT, suivies d’une
spécialisation en anesthésie. Son travail se foca-
lise sur les réponses du système immunitaire à
des stress, notamment chirurgicaux. Puis, lors
de son postdoctorat en 2011 à l’université Stan-
ford dans le laboratoire de Garry Nolan, il vit,
dit-il, « un moment historique : la découverte de
la cytométrie de masse ». Cette approche, qui
permet d’analyser « l’information protéomique
[la fonction des protéines] » à l’échelle d’une
seule cellule, « est une révolution équivalant à
celle de l’IRM dans le domaine de la radiogra-
phie, explique-t-il. A partir de cette date, on a pu
prendre l’empreinte digitale du système immuni-
taire d’un patient ».
Une fois à la tête de son propre laboratoire,
Brice Gaudillière va rassembler ces deux axes
de recherche, le stress immunitaire et cette
nouvelle mesure à l’échelle cellulaire. « A partir
du sang, nous avons réalisé une stimulation bio-
logique qui reproduit le stress chirurgical et
avons pu voir quels patients développaient une
complication. » Pour arriver informatiquement
à ce résultat, l’algorithme d’IA a été entraîné sur
« plus de 2 500 caractéristiques mesurées sur
des millions de cellules pour les réduire à une di-
zaine de biomarqueurs caractérisant le risque
postopératoire », explique-t-il. Parmi ces bio-
marqueurs, par exemple, « la concentration de
la cytokine IL-1β et le signal p-STAT3 dans les neu-
trophiles », illustre-t-il.
Deux études cliniques ont été réalisées à Stan-
ford, respectivement sur 45 et 96 patients. Une
troisième, menée par Surge sur 250 patients, est
en cours à l’hôpital Foch et dans des établisse-
ments de l’AP-HP. Pour créer cette start-up qui
compte une dizaine de salariés, « j’ai eu un réflexe
de médecin. Je me suis dit qu’il fallait apporter
cette technologie au lit du patient », explique-t-il.
Créer un « jumeau numérique »
des patients pour mieux soigner
Passionné d’informatique et de médecine, le
jeune trentenaire Arnaud Attyé trouve en Gre-
noble la ville multidisciplinaire idéale pour se
spécialiser en neuroradiologie. Son projet,
en 2011, est alors de poursuivre au CHU une acti-
vité mixte de recherche et de pratique hospita-
lière. C’est de ce poste que cet ardent défenseur
du service public découvre, quelque peu dépité,
une nouvelle réalité. « Alors que pendant
vingt ans les grandes publications scientifiques
dans ma discipline étaient issues d’équipes aca-
démiques, les suivantes sont venues de collabora-
tions avec des start-up, les académiques ame-
nant au mieux leur savoir-faire scientifique et
technique, au pire juste leurs patients ! »
Un doctorat en biotechnologie et un postdoc-
torat d’intelligence artificielle en Australie plus
Événement
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Le Monde Science & Médecine
­Mercredi 17­ mai 2023
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tard, le neuroradiologue devient pragmatique.
« Je suis revenu d’Australie avec des idées non réali-
sables au CHU, reconnaît-il. Impossible de retenir
les meilleurs codeurs formés à l’hôpital. Le sys-
tème actuel d’innovation favorise un écosystème
de start-up. Nous sommes perdants en y restant
extérieurs. » A 42 ans, le voici donc devenu fonda-
teur de GeodAIsics, avec Félix Renard, Pierre
Heudel et Arnaud Jean, respectivement ingé-
nieur, oncologue et biologiste.
Leur projet médical ? « Entraîner une IA afin
qu’elle puisse identifier des anomalies non décela-
bles par des médecins experts, explique-t-il. Par
exemple, si deux patients présentent cliniquement
la même maladie d’Alzheimer, il s’agit d’identifier
leurs différents profils d’atteintes cérébrales issus
des données d’IRM mais non perceptibles par le
radiologue. Ceci, afin de pouvoir appliquer des
traitements plus personnalisés. »
Dans leur approche, les données de santé du
patient (prises de sang, IRM cérébrale… ) sont
comparées à celles d’un jumeau numérique,
créé lui-même par une intelligence générative à
l’aide d’une base d’apprentissage de milliers de
ces mêmes types d’informations non annotées.
La comparaison fine de cet « être synthétique »
et du patient « sera un moyen de détecter plus
précocement et de mieux soigner les maladies »,
dit-il. « Puisque ce n’est pas une boîte noire, car
nous n’utilisons pas de réseaux de neurones pour
identifier les maladies, cette démarche permettra
aussi de rester compréhensible et de crédibiliser
les soins thérapeutiques proposés. » Première
application, l’algorithme Bio d’AIsics, entraîné
sur des centaines de milliers de prises de sang et
à destination des biologistes, doit être commer-
cialisé d’ici à fin 2023.
Mieux lire les pathologies
avec le « GPT4 » de la radiographie
En 2015, l’étudiant Paul Hérent est une excep-
tion dans sa promotion de médecine. Alors in-
terne en radiologie, il prend deux années de cé-
sure, la première pour suivre un master de
sciences cognitives à l’Ecole normale supé-
rieure afin d’apprendre les bases théoriques de
l’intelligence artificielle, la deuxième pour ap-
pliquer celle-ci dans la start-up Owkin, tout
juste créée. « C’est là que j’ai passé ma thèse, ex-
plique-t-il. Elle s’intitulait “Prédire l’âge cérébral
à partir de données d’IRM”, et était la première en
France utilisant des réseaux de neurones. »
De retour à l’hôpital pour terminer ses stages
d’internat, Paul Hérent constate la forte inertie
du système de santé. « Je voulais innover, mais
l’IA évoluait bien plus vite que les hôpitaux, re-
grette-t-il. De plus, le temps clinique était trop
important par rapport à celui réservé à la recher-
che. » Ce constat lui fait refuser un clinicat de
neuroradiologie pour un CDI chez Owkin.
Trois ans plus tard, Paul Hérent a créé la
start-up Raidium, avec l’ingénieur Pierre Man-
ceron, rencontré chez Owkin. Leur objectif est
de construire « un assistant radiologue qui aura
appris la connaissance associée à l’anatomie
normale et pathologique d’un humain ». Dans
l’idéal, cet outil, qui puisera sa connaissance de
clichés radiologiques, mais aussi de comptes
rendus médicaux, de publication et littérature
scientifique… pourra désigner, pour un patient
donné, « des biomarqueurs de diagnostic, de pro-
nostic, de réponse au traitement pour la recher-
che ou même la pratique clinique ».
Pour y parvenir, les scientifiques veulent
« créer le premier modèle de fondation (ou le
“GPT4”) de la radiologie, explique Paul Hérent.
Jusqu’à présent, les images radiographiques
étaient annotées pour apprendre à un algorithme
à reconnaître les détails importants d’une patho-
logie ». Désormais, poursuit-il, « les algorithmes
peuvent apprendre d’eux-mêmes, de façon auto-
nome ». Pour l’instant, « cela prend beaucoup
plus de volume d’informations, on ne comprend
pas totalement comment cela fonctionne [cette
IA utilise des réseaux de neurones], mais ces
­algorithmes ont un apprentissage qui se rappro-
che de celui d’un petit enfant qui observe et se
construit un modèle du monde sans la supervi-
sion continuelle des parents. »
Pour la réalisation du premier prototype de ce
programme, les deux scientifiques et leurs dé-
sormais quatre collègues ingénieurs ont consti-
tué une cohorte rétrospective de « plusieurs cen-
taines de milliers de clichés radiographiques de
toutes les parties du corps », avec comme parte-
naire le centre d’imagerie du Nord à Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis). La première version, qui va
tourner, taille oblige, sur le supercalculateur
Jean-Zay (le plus puissant de France), est annon-
cée « pour la fin d’année 2023 ». p
Laure Belot
 Rendez-vous
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Le Monde Science & Médecine
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­Mercredi 17­ mai 2023
le livre
Un « Martien »
au firmament
des sciences
Une biographie retrace
la trajectoire du scientifique
juif John von Neumann,
un des génies du XXe siècle
U ne des ironies les plus marquantes
du XXe siècle est sans doute la fa-
çon dont l’Allemagne nazie a
poussé à l’exil, dès le début des années 1930,
nombre de scientifiques juifs européens
dont la contribution contre les forces de
l’Axe allait s’avérer décisive. John von Neu-
mann, né Janos Lajos Neumann, le 28 dé-
cembre 1903, à Budapest, dans une famille
juive anoblie, fut de ceux-là, qui pressenti-
rent très tôt la tragédie à venir.
Pendant la seconde guerre mondiale, en-
gagé dans le projet secret de bombe atomi-
que à Los Alamos (Nouveau-Mexique), il fit
partie des « Martiens », un groupe de juifs
hongrois aux capacités intellectuelles hors
norme. Il y avait là, entre autres, Theodor von
Karman, Leo Szilard, Edward Teller, ou encore
Eugene Wigner, futur Nobel de physique
(1963). Mais, pour ce dernier, l’unique « phé-
nomène hongrois » était son ami d’enfance
« Jancsi », futur « Johnny » von Neumann.
La biographie que lui consacre Ananyo
Bhattacharya, sous-titrée L’homme qui venait
du futur, illustre la trajectoire météoritique
d’un génie dont les contributions façonnent
nos vies – informatique, économie, automa-
tes, intelligence artificielle… Le livre remet ses
découvertes dans leur contexte historique,
scientifique et géopolitique, et ressuscite une
galerie de savants avec lesquels von Neu-
mann a interagi dès son jeune âge.
Qu’on en juge : premier article scientifique
publié, en allemand, à 17 ans. Il n’en a que
19 quand il propose un premier pas vers une
solution à un paradoxe, énoncé en 1901 par le
logicien britannique Bertrand Russel, suscep-
tible de saper les fondements des mathéma-
tiques. A Göttingen, il devient le disciple du
pape de la discipline, David Hilbert, poursui-
vant en parallèle une formation de chimiste.
C’est là qu’il croise un autre prodige, Wer-
ner Heisenberg, pionnier d’une nouvelle
science déconcertante, la mécanique quanti-
que, faite, elle aussi, de paradoxes. Le jeune
homme se jette alors dans la mêlée, dévelop-
pant de nouveaux outils pour aborder cet
­inframonde toujours déroutant.
En 1930, il arrive aux Etats-Unis, où Prin-
ceton et son vivier de cerveaux lui permet-
tent de s’épanouir. Mais sa conviction
qu’un nouveau conflit va déchirer la vieille
Europe l’aiguillonne, ses travaux fonda-
mentaux nourrissant bientôt des applica-
tions militaires : explosifs, balistique, capa-
cités de calcul, bombe atomique… L’armis-
tice n’est pas pour lui une libération : la
guerre froide et ses périls existentiels font
turbuler sa théorie des jeux. Von Neumann,
collaborant à son insu avec un espion com-
muniste, le physicien allemand Klaus
Fuchs, mettra « sans le vouloir en route l’éla-
boration d’une bombe H soviétique ».
Foudroyé par un cancer des os à 53 ans, von
Neumann n’a pas vécu pour voir fleurir
d’autres développements plus pacifiques de
ses intuitions. Le visionnaire, qui estimait
qu’« il n’y a pas de remède au progrès »,
aurait-il été surpris des pas de géants de l’in-
telligence artificielle, lui qui s’interrogeait,
dès les années 1950, sur l’avènement d’une
« singularité », un emballement technologi-
que affectant le destin de l’humanité ? p
Hervé Morin
John von Neumann. L’homme qui
venait du futur, d’Ananyo Bhattacharya
(Quanto, 394 p., 24,50 €).
L’AGENDA
Act i vi té
Week-end ingénieurs créatifs
Les 20 et 21 mai, la Cité des sciences, à Paris,
offre une carte blanche à des projets d’ingé-
nieurs artistes. Des rencontres autour d’une
« machine-climat », d’un tissu animé et de
photos de bulles qui éclatent, entre autres.
> Dès 12 ans. Accès avec le billet Expositions.
Cite-sciences.fr
Au néolithique,
le cuivre, métal
au long cours
Les longues distances ne rebu-
taient pas les premiers voyageurs
de commerce d’Europe, selon
une étude (PLOS One, 10 mai).
L’équipe d’Henry Skorna (univer-
sité de Kiel, Allemagne) y met en
évidence la circulation du cuivre
au néolithique, en déterminant
l’origine du métal dont sont faits
45 objets, datant pour certains de
plus de six mille ans, découverts
en Allemagne, en Suède et au
­Danemark. Pour ce faire, elle a
analysé les proportions d’isotopes
du plomb qui constituent des si-
gnatures des mines dont le métal
était extrait. Ainsi, la matière pre-
mière des haches et bracelets du
trésor de Neuenkirchen (photo),
découvert en 1998 dans le nord de
­l’Allemagne et datant de – 3800,
serait originaire de la région serbe
de Maj­danpek. L’étude a distingué
d’autres sources, qui ont varié
­selon les époques, en Bulgarie,
en Slovaquie, en Autriche, en
Italie du Nord et même jusqu’au
Pays de Galles. (Photo : A. Heitmann,
H. Skorna/University of Kiel)
Dix mille pas et plus
Maladie de Parkinson : Le sport pourrait
avoir un effet neuroprotecteur
Par Pascale Santi H. Oosterhof (centre médical de l’université Radboud, pendant huit semaines, comparée à l’absence d’acti-
Nimègue, Pays-Bas). Pour mémoire, une intensité vité physique, améliore l’équilibre lors de la marche
L es études sur le sujet se multiplient : l’activité
physique a un effet bénéfique sur la maladie de
Parkinson. « Le sport semble aider, peut-être
même améliorer les symptômes et avoir un effet neuro-
protecteur, ce dernier n’étant pas montré avec les médi-
­modérée se situe entre 60 % et 80 % de la fréquence
cardiaque maximale ; élevée, entre 80 % et 85 %.
Un essai clinique randomisé, mené par une équipe
de médecins néerlandais, publié, en septembre 2019,
dans The Lancet Neurology, a mis en évidence que
et diminue le « freezing » – arrêt involontaire du
mou­vement, qui ressemble à une sorte de bégaie-
ment de la marche. De même, la marche nordique est
aussi ­conseillée, tout comme la danse.
A long terme, le maintien d’un niveau élevé d’acti-
caments », indique Mathieu Anheim, professeur de l’exercice d’aérobie atténue la progression des vité physique régulière et d’habitudes d’exercice a
neurologie au CHU de Strasbourg. Cette ­pathologie ­symptômes moteurs dans la maladie de Parkinson, été solidement associé à une meilleure évolution cli-
neurodégénérative, qui touche les neurones dopami- notamment les troubles de la posture et de la marche. nique de la maladie de Parkinson, selon une étude
nergiques – impliqués dans le contrôle des mouve- Dans des recommandations à ce sujet publiées fin d’une équipe japonaise parue dans Neurology,
ments – touche près de 200 000 personnes en France. 2022, la Haute Autorité de santé (HAS) indique que les en 2022. « Le fait de bouger a également des effets
Ses effets varient d’un ­malade à l’autre : raideur, len- programmes d’activité physique améliorent particu- ­positifs sur le cerveau, le cœur, les os », poursuit le pro-
teur des mouvements, tremblements au repos, pro- lièrement la marche, l’équilibre, les activités de la vie fesseur Anheim qui explique à chacun de ses pa-
blèmes d’équilibre, et souvent une grande fatigue. quotidienne. Ceux d’endurance jouent sur la vitesse tients les raisons pour lesquelles l’activité physique
D’autres symptômes comme la dépression, l’anxiété, de marche, la longueur du pas et, pour certains, sur la agit dans la maladie de Parkinson. Sans compter les
des troubles du sommeil peuvent toucher les pa- distance parcourue, ainsi que sur les troubles cogni- effets favorables sur les relations sociales, ce qui est
tients, avec des répercussions sur les activités de la vie tifs et thymiques. Sans surprise, plus l’intensité est bon pour le moral.
quotidienne. Si la maladie ne guérit pas, elle peut être élevée, plus les bénéfices moteurs sont élevés. La HAS En pratique, pas si simple d’orienter les personnes
soulagée avec des médicaments et avec une meilleure liste quelques exemples. Ainsi, le tai-chi-chuan amé- vers un dispositif ad hoc. Même si toutes les prati-
hygiène de vie, notamment de l’activité physique. liore de manière durable (trois mois) l’équilibre et la ques sont bénéfiques, il importe de choisir une acti-
Vélo, course à pied, natation… « L’exercice d’aérobie marche après soixante minutes de pratique, à raison vité adaptée à l’état clinique, éventuellement enca-
d’intensité modérée à élevée a des effets positifs sur les de deux fois par semaine pendant vingt-quatre se- drée par un professionnel, et qui fasse plaisir. « Le
symptômes moteurs et sur l’évolution de la maladie », maines (comparé à un programme d’exercices d’éti- maître mot dans la maladie de Parkinson, c’est bouger,
selon une étude publiée, le 9 mai, dans le Journal of rement ou à un programme de renforcement mus- bouger le plus possible », résume Amandine ­Lagarde,
Parkinson’s Disease, conduite par l’équipe de Thomas culaire). La pratique du yoga, deux fois par semaine de l’association France Parkinson. p
Affaire de logique – N° 1246
L’ABC des couleurs
N° 1246
Solution du problème 1245
1. En colonne 100, Bob a écrit 112.
Alice a fabriqué un jeu de 27 cartes, sur chacune desquelles elle a écrit les 27 mots possibles de trois lettres contenant On commence par compléter les premières colonnes
uniquement les lettres A, B ou C. Chaque mot est écrit dans l’une des trois couleurs bleu, vert ou rouge, en respectant jusqu’à dépasser 100 dans la ligne d’Alice.
la règle suivante : deux mots n’ayant aucune lettre identique à la même place sont de couleurs différentes.
Colonne N° 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 …
Après lui avoir expliqué la règle, elle montre à Bob une carte où est écrit en bleu le mot BAC et une carte où est écrit
Alice 1 3 7 12 18 26 35 45 56 69 83 98 114 …
en vert le mot BBC, puis elle lui demande :
1. « Peux-tu deviner la couleur du mot ABC ? » Bob 2 4 5 6 8 9 10 11 13 14 15 16 17 …
Bob trouve la réponse et ajoute : « Je peux même te donner en une phrase la couleur de tous les mots. » Il est clair que, dans la mesure où, pour parvenir à 114,
2. Sauriez-vous faire de même ? Alice a écrit 13 nombres, les 101 premiers nombres de Bob
compléteront ceux d’Alice pour remplir tous les entiers
de 1 à 114. On en déduit que Bob écrira 113 (non écrit par
L’ÉCOULEMENT DES GRAINS EXPOSITION SUR EMMY NOETHER EN LIGNE : LES VIDÉOS DU CYCLE
Alice) en colonne 101. En revenant en arrière d’une case,
À NANCY LE 01/06 À 19 H À PARIS JUSQU’AU 30/09 « UN TEXTE, UN MATHÉMATICIEN »
Dans le cadre du cycle de conférences A la bibliothèque de l’Institut Henri-Poincaré Les vidéos des récentes conférences de ce cycle, comme Alice n’a pas non plus écrit 112, c’est que 112 est en
Sciences et société, Renaud Delannay (uni- (IHP, 11, rue Pierre-et-Marie Curie, Paris 5e), organisé par la Société mathématique de colonne 100 dans la ligne de Bob.
versité Rennes-I) montrera dans son exposé l’exposition « Emmy Noether, mathémati- France, sont désormais disponibles en ligne : 2. En colonne 100, Alice a écrit 5764.
(à Polytech Nancy) que les mécanismes phy- cienne d’exception » permettra de découvrir - « Décrire les gaz mathématiquement, le défi De même, le nombre écrit par Bob en colonne 99 est 111,
siques fondamentaux qui contrôlent les phé-
nomènes naturels et les écoulements en
laboratoire sont essentiellement les mêmes.
la vie de cette femme remarquable dont les
théorèmes ont marqué la physique mathé-
matique et à qui l’on doit les fondations de
de Boltzmann », par Laure Saint-Raymond,
évoque un modèle mathématique de l’évolu-
tion des gaz à partir du mouvement des
puisque Alice ne l’a pas écrit. Désignons par ai et bi les
nombres respectivement écrits par Alice et Bob en
Il évoquera les progrès de ces dernières années l’algèbre moderne. A une époque où les atomes, selon des considérations probabilistes ; colonne i. Le nombre cherché, a100, peut s’écrire :
dans la connaissance des écoulements granu- femmes n’avaient guère accès à l’université, - « Blaise Pascal, géomètre du hasard », par a100 = a99 + b99 = (a98 + b98) + b99 = (a97 + b97) + b98+ b99 = …
laires, qui relèvent tant de l’expérience que de Emmy Noether (1882-1935) a influencé toute Gregory Miermont, décrit le problème de En continuant, il vient : a100 = a1 + (b1 + b2 + b3 + … + b99).
la simulation numérique. Il évoquera aussi sa génération. Au-delà de la présentation de la partie interrompue, acte de naissance de
Or, (a1 + a2 + … + a12) + (b1 + b2 + b3 + … + b99) est égal à la
les importantes avancées dans la modéli- sa vie et de son œuvre, un certain nombre la théorie des probabilités ;
sation mathématique de ces événements, de panneaux de l’exposition retracent - « Legendre : à la recherche de solutions somme des entiers de 1 à 111, soit 111 × 112 / 2 = 6 216.
On calcule : a1 + a2 + … + a12 = 453.
essentielle par exemple pour prévoir la dis- aussi l’histoire d’autres pionnières des entières », par David Harari, détaille les tré-
tance parcourue par les glissements de ter- mathématiques comme Sophie Germain sors du Traité d’arithmétique (1830) du On en déduit que a100 = 1 + 6 216 – 453 = 5 764.
rain ou les avalanches. ou Sofia Kovalevskaïa. mathématicien Adrien-Marie Legendre.
Conferences-sciences-et-societe.univ-lorraine.fr Infos sur Ihp.fr A voir sur Smf.emath.fr
E. BUSSER, G. COHEN ET J.-L. LEGRAND © POLE 2023 affairedelogique@poleditions.com

carte
blanche
Décoloniser
les jardins
botaniques
Par Stéphane Van Damme
A lors que beaucoup de musées
­d’histoire naturelle européens s’at-
tellent à « décoloniser » les histoires
naturelles, deux livres importants viennent
éclairer les enjeux de ce débat. Dans L’Empire
de la nature. Une histoire des jardins botani-
ques coloniaux ( fin XVIIIe siècle-années 1930)
(Champ Vallon, 380 pages, 26 euros), Hélène
Blais rappelle avec force combien ces insti-
tutions coloniales relèvent de deux logiques
pas toujours compatibles.
D’abord conçus comme des jardins pota-
gers utiles à l’approvisionnement des colo-
nies, comme au Cap en 1652, les jardins
­botaniques se placent peu à peu au centre
d’une entreprise de collecte et d’acclimata-
tion des espèces, puis deviennent des « outils
pratiques de gouvernance coloniale, dans
une perspective d’occupation territoriale per-
manente ». A peine arrivés en Algérie, les
Français créent en 1831 un jardin à Alger, à la
fois ferme et jardin d’essai, constituant une
véritable « pépinière du gouvernement ».
Visant l’amélioration des environnements,
le jardin botanique renvoie à une ingénierie
coloniale et, par sa dimension récréative
comme parc urbain, doit manifester la supé-
riorité de la présence européenne. Les jardins
s’intègrent à une mise en valeur économi-
que des ressources coloniales. Mais cette pro-
blématique économique n’est pas la seule :
elle se double d’une dimension savante.
Les Britanniques vont encourager une vi-
sion d’ensembles hiérarchisés et structu-
rés, avec des départements botaniques qui
se ramifient en plusieurs jardins et multi-
plient les expérimentations. L’autrice rela-
tivise le rôle centralisateur des jardins mé-
tropolitains, représentation fondée sur le
modèle britannique.
A Paris, en effet, le Muséum national d’his-
toire naturelle est longtemps resté à distance
des milieux coloniaux, voire méfiant à leur
égard, et ne représente pas « un organe dédié
à la botanique coloniale », ce qui précipitera la
création, en 1899, du ­Jardin colonial. Les acti-
vités scientifiques de chaque jardin, qui tour-
nent autour de l’identification de nouvelles
espèces, de classification, s’organisent à par-
tir de différents équipements : l’herbarium
(lieu de conservation des plantes séchées), la
bibliothèque, le laboratoire ou le musée.
Captation des savoirs vernaculaires
Définis comme des « zones de biocontact »,
les jardins s’appuient sur une captation des
savoirs vernaculaires à travers la mobilisa-
tion d’experts locaux (paysans, médecins,
esclaves, jardiniers) qui restent le plus sou-
vent anonymes et réduits au statut d’infor-
mateurs dans les articles, établissant un
partage entre science européenne et sa-
voirs locaux. De plus en plus dépendant
d’une rentabilité économique, ce rôle scien-
tifique se marginalise lorsque la science
­botanique analytique perd de son prestige
dans la première moitié du XXe siècle.
De son côté, Enraciner l’empire. Une autre
histoire du jardin botanique de Calcutta
(1860-1910), de Marine Bellégo (Publications
scientifiques du Muséum, 2022), souligne les
ambiguïtés, la défiance à l’égard des réseaux
globaux, l’attachement à des relations locali-
sées à l’apogée de l’Empire britannique, mal-
gré le discours d’une administration perfor-
mante. Nature artificialisée, le jardin botani-
que n’existait que par la vertu d’un travail
routinisé réalisé par des jardiniers locaux,
dont les administrateurs britanniques se
méfiaient et sur lesquels ils projetaient les
préjugés raciaux de leur époque, faisant du
jardin un lieu de travail marqué par la disci-
pline et l’exploitation, et une stricte sépara-
tion d’avec les Européens, qui renvoyait à
l’image d’un lieu insulaire, séparé de la ville
comme du quartier industriel.
Ayant survécu à la grande inondation de
1867, le jardin de Calcutta perd de son prestige
lorsque la capitale de l’empire est transférée à
Delhi, en 1911. Dans ces deux enquêtes magis-
trales, la prise en compte de ces acteurs invisi-
bles, loin de compromettre l’universalité des
collections, donne une vision plus juste des
sciences naturelles en situation impériale. p
Stéphane Van Damme
Professeur d’histoire des sciences
à l’Ecole normale supérieure (Paris)
Trop d’incertitudes pèsent sur les nouveaux
médicaments anticancéreux
Tribune - Des médecins et des chercheurs s’inquiètent de la dynamique d’évaluation des traitements,
qui délaisse les essais randomisés pour permettre une mise à disposition plus rapide des molécules
N ous, médecins, pharmaciens,
statisticiens, chercheurs,
scientifiques, impliqués dans
le soin et les essais cliniques évaluant
de nouveaux médicaments pour les
personnes atteintes de cancer, sommes
inquiets de l’émergence d’un discours
remettant en question les connaissan-
ces scientifiques sur lesquelles repose
l’évaluation médicale. L’essai rando-
misé est progressivement écarté pour
faciliter l’accès de plus en plus précoce
à de nouveaux traitements. Cette dy-
namique présente des inconvénients :
elle comporte des risques médicaux,
peut engendrer d’excessifs espoirs
pour les malades, comme pour les pro-
fessionnels de santé, et constitue un
recul scientifique.
L’évaluation de l’efficacité des soins
en médecine est récente. Les essais
randomisés, consistant à attribuer
aléatoirement des traitements à des
groupes de patients comparables de
façon à éviter les biais, ont été mis en
place après la seconde guerre mon-
diale, puis généralisés pour évaluer
un nouveau traitement. Dès 1970,
la Food and Drug Administration
américaine a ainsi exigé, pour leur
autorisation, les résultats de tels es-
sais, marquant le début de la méde-
cine « scientifique », « fondée sur les
preuves » (EBM pour evidence based
medicine). Introduite dans les années
1990, elle définit les niveaux d’incerti-
tude associés aux différentes études.
A l’opposé des essais randomisés, les
avis d’experts et les résultats portant
sur des malades recevant un nouveau
traitement ont un risque important
de conclusions erronées.
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
un masque générateur d’odeurs pour la réalité virtuelle
1 Un masque olfactif
Le dispositif conçu par une équipe chinoise vise à émettre
à volonté des odeurs à travers un masque souple qui vient compléter
un casque de réalité virtuelle. Le prototype comprend
une cartouche de neuf générateurs d’odeur.
Trous
d’aération
Masque en
plastique
Elastiques
Coussinet
Source : Liu et al., Nature Communications du 9 mai 2023 • Infographie : Victoria Denys
L’odorama, cette technique consistant à
diffuser des odeurs en lien avec un film
ou un documentaire, proposée dès les
années 1950, est jusqu’alors restée un
marché de niche, expérimental. Un
nouvel avatar, proposé par une équipe
En réponse à la crise du sida, des pro-
cédures d’autorisation rapide de nou-
veaux médicaments ont été mises en
place aux Etats-Unis, puis en Europe au
début des années 1990, pour les mala-
dies potentiellement mortelles et sans
solution thérapeutique efficace. De
nouveaux médicaments sont ainsi ac-
ceptés par les agences d’autorisation
sans essai randomisé, notamment en
cancérologie. Le bénéfice de ces traite-
ments, évalué à court terme, est donc
incertain, voire non retrouvé à long
terme, tandis que leur prix est élevé.
La mise en place des procédures accé-
lérées s’intègre dans une critique de
l’EBM, écartant l’essai randomisé au
profit d’une médecine « personnali-
sée », « de précision » ou « individuali-
sée » proposant à chacun un traitement
adapté aux caractéristiques de sa tu-
meur. Elle répond à la demande de cer-
tains cancérologues en faveur d’un ac-
cès rapide aux thérapies nouvelles sur
la seule base d’un mécanisme d’action,
sans que leur efficacité ait été établie.
Les malades aussi, dont l’implication
dans l’évaluation des médicaments
s’est accrue depuis le sida, participent à
ces demandes. Enfin, les récits d’expé-
riences individuelles souvent tragiques
dans les médias sont instrumentalisés.
La présomption d’efficacité, comme
la présomption d’innocence, signifie
que le médicament ne peut être consi-
déré comme inefficace avant d’avoir
été jugé comme tel par l’évaluation. Re-
fuser la confirmation de l’efficacité par
une comparaison revient à exposer les
patients à des médicaments non seule-
ment inefficaces, mais possiblement
toxiques. C’est les priver d’une prise en
Cartouches de
génération d’odeur
Batteries et
circuit imprimé
chinoise, rencontrera-t-il plus de suc-
cès ? Xinge Yu (université de Hon-
gkong) et ses collègues présentent dans
Nature Communications du 9 mai plu-
sieurs prototypes d’une « interface ol-
factive souple, miniaturisée et sans fil
Rendez-vous
· Le Monde
les avis d’experts
et les résultats
portant sur des
malades recevant
un nouveau
traitement ont un
risque important
de conclusions
erronées
charge bienveillante et respectueuse de
leur autonomie, sans les informer des
incertitudes relatives à ces proposi-
tions thérapeutiques. A l’heure d’un dé-
bat national sur le sujet, on peut s’inter-
roger sur les conditions et la qualité de
vie offertes à ces patients, rarement
rapportées dans ces études. Le Comité
consultatif national d’éthique, dans
son avis de novembre 2020, a souligné
l’importance de cette exigence. Que
l’individu malade en situation avancée
soit incité à s’exposer à de tels risques
peut se comprendre. Que la société dé-
cide de prendre en charge ces risques
par la solidarité nationale est en revan-
che discutable.
La mise sur le marché et le rembour-
sement de médicaments sont soumis à
des expertises indépendantes. En effet,
les firmes pharmaceutiques financent
en partie la formation médicale conti-
nue, la recherche médicale et les socié-
tés médicales professionnelles, pou-
vant ainsi influer sur les attentes des
médecins et du public. Une étude an-
Bobine de cuivre
Cire parfumée
à la fraise
Régulateur
de température
Polymère résistant
à la chaleur
Electrode
Support
Aimant
permanent
Support
Fraise virtuelle
3 Des applications « 4D »
à inventer
Le dispositif ajoute la dimension
olfactive à la 3D du masque de réalité
virtuelle. L’équipe chinoise imagine
que cela pourrait améliorer l’expérience
et évoque aussi des applications
pédagogiques.
pour la réalité virtuelle ». Leurs petits
« générateurs d’odeurs », brevetés, en-
capsulent des molécules odorantes
dans une cire qu’il suffit de chauffer
grâce à un système électrique miniatu-
risé pour faire éclore le parfum en
Science & Médecine
­Mercredi 17­ mai 2023
­
|7
glaise a établi que les associations de
malades impliquées dans l’évaluation
ont pu aussi recevoir de tels finance-
ments. Une plus grande transparence
des associations professionnelles, des
groupes de recherche, des organisa-
tions de malades et des industriels du
médicament est nécessaire pour s’as-
surer de l’indépendance des décisions
en matière de santé.
Il existe une évolution profonde du
rapport de l’individu à sa santé depuis
les années 1960, avec une demande de
solution médicamenteuse quasi systé-
matique. La quête des personnes mala-
des d’accéder aux nouveaux médica-
ments tout comme la recherche par les
médecins d’un « arsenal » de plus en
plus large appellent une réflexion plus
vaste sur les rapports entre société et
médecine. La confusion actuelle entre
les notions d’innovation et de nou-
veauté renvoie aux interrogations con-
temporaines relatives aux limites des
progrès scientifiques et médicaux. p
¶
Professeure Brigitte Autran, immuno-
logiste, présidente du Comité de veille
et d’anticipation des risques sanitaires ;
professeure Sylvie Chevret, biostatis-
ticienne ; professeure Dominique
Costagliola, biostatisticienne, épidé-
miologiste ; professeur Jean-Luc
Cracowski, pharmacologue ; docteur
Etienne Lengline, hématologue ; pro-
fesseur Vincent Levy, pharmacologue
Certains signataires, experts pour la Haute
Autorité de santé, précisent qu’ils s’expri-
ment ici en leur nom propre. Liste com-
plète des 180 signataires sur Lemonde.fr
2 Un générateur d’odeur
électromécanique
L’odeur est produite par
renfermant le parfum.
Selon le sens du courant
traversant la bobine
de cuivre, l’ensemble peut
(ou non) venir au contact
d’un aimant permanent pour
accélérer le refroidissement
de la cire et ainsi stopper
1,4 seconde. Ils évaluent le coût de re-
vient du masque à 70 euros environ.
Concernant les débouchés, l’article dé-
crit plusieurs pistes : jeux vidéo, films
en 4D ou applications éducatives. p
H. M.
 Rendez-vous
8| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 17­ mai 2023
Tadashi Tokieda, inclassable
prestidigitateur des mathématiques
portrait - Le chercheur japonais, professeur à Stanford et conférencier hors pair,
a fait de jouets sommaires le cœur de son approche unique de la discipline
L
es mathématiciens ont coutume de
scinder leur profession en deux
groupes : ceux qui travaillent à la
craie, sur tableau noir, les théori-
ciens ; et ceux qui œuvrent au feutre,
sur des supports plastifiés, plutôt adeptes des
maths appliquées. Le Japonais Tadashi Tokieda
appartient à une troisième catégorie, dans la-
quelle il n’est pas impossible qu’il figure seul.
Ses instruments de travail, il les sort d’une
boîte de biscuits de riz japonais – « toujours la
même marque », précise-t-il. Une drôle de struc-
ture en plastique, à l’apparence tantôt ronde,
tantôt pointue, selon le regard que l’on porte
sur lui. Des lacets, des élastiques ou des trom-
bones qu’il manipule comme un prestidigita-
teur. Des feuilles de papier, coupées, pliées,
nouées, rejetons fantasques des origamis de
son enfance. Ou encore une pièce géante, qu’il
fait tourner devant vous sur une table de l’Insti-
tut Henri-Poincaré, temple parisien de la re-
cherche en maths, afin d’approcher à sa ma-
nière la « singularité en temps fini », un thème
classique de la discipline.
Tadashi Tokieda est à Paris. Invité pour trois
mois par le laboratoire de mathématiques de
l’Ecole normale supérieure, le professeur de
l’université Stanford, en Californie, y donne
un séminaire hebdomadaire. « Une tasse
chante », « Pierre, papier, ciseaux, en probabi-
lité », « Enigme de l’évolution » : les titres de ses
interventions ont de quoi surprendre, en ces
lieux plutôt habitués aux énoncés abscons,
­insaisissables pour le commun des mortels.
Des conférences uniques au monde
Ici, pourtant, personne ne peut s’en étonner,
tant Tadashi Tokieda fait figure de star de la
discipline. Pas à la manière de Terence Tao, mé-
daillé Fields, éblouissant perceur de coffres-
forts mathématiques, lui aussi passé à Paris
ces dernières semaines. « Mais, s’il y avait une
médaille Fields de la popularisation des mathé-
matiques, il l’aurait depuis longtemps », s’en-
thousiasme Martin Andler, professeur émé-
rite à l’université Versailles-Saint-Quentin et
infatigable défenseur d’une approche élargie
et joyeuse de la discipline. « La façon dont il
part d’objets tout simples pour révéler des ma-
thématiques profondes est unique au monde,
salue de son côté Etienne Ghys, secrétaire
­perpétuel de l’Académie des sciences, autre
maître de la vulgarisation et collaborateur du
cahier Science & médecine. Comme sont uni-
ques ses conférences, qui tiennent plus du spec-
tacle de magie que de l’exposé didactique. Sauf
que lui explique ses tours et qu’il le fait par les
maths et la physique. C’est fascinant. »
La trajectoire de l’intéressé sort, elle aussi, de
l’ordinaire. Né au Japon il y a cinquante-
cinq ans, il se révèle un enfant prodige de la
peinture. A 6 ans, il expose dans des galeries.
Destiné à une carrière de peintre et saisi par « la
folie du loin », il prend à 14 ans le chemin de la
France. Seul en internat dans un lycée de Bor-
deaux, il y découvre les langues vivantes. « J’ai
réalisé qu’en Europe les êtres humains vivaient,
mouraient, tombaient amoureux dans une
­diversité de langues. Une véritable épiphanie. »
Pour approcher la poésie de Garcia Lorca, dont
il récite encore les vers au débotté, il apprend
l’espagnol. Il se plonge dans le latin, le grec. Sa
décision est prise : il sera philologue.
Bac en poche, et de retour au Japon, c’est dans
cette discipline qu’il entreprend des études
universitaires, puis décroche un premier poste
« en papyrologie » à l’université de Tokyo. Une
flopée de langues européennes mais aussi l’hé-
breu ancien, le mandarin ou encore le braille
ont enrichi son répertoire personnel. Com-
bien ? « C’est un secret que je ne partage qu’avec
ma femme, répond-il. A vrai dire, je ne sais pas
bien. C’est comme tenter de dire combien j’ai
d’amis. Vous me poseriez la question ? »
Ce chapitre de la vie de Tadashi Tokieda se
clôt par hasard. « Je cherchais un livre à la bi-
bliothèque, il n’était pas là et, comme je suis
­curieux, j’ai pris celui d’à côté. » Traduite en
­japonais, la biographie du mathématicien et
physicien Lev Landau (1908-1968) agit sur lui
comme un direct au foie. Surtout une scène
où, sortant du coma, le savant russe pose à son
fils un problème de maths. Devant la per-
plexité du jeune homme, il s’emporte : « Tu te
dis cultivé et tu ne peux résoudre une tâche
aussi simple ! » « Moi aussi, je me considérais
comme cultivé, et j’en étais incapable, reprend
Tokieda. Je l’ai pris comme une attaque person-
nelle et j’ai décidé de m’instruire jusqu’à y arri-
ver. » Il lui faudra une année et demie pour y
A l’université Stanford (Etats-Unis), en novembre 2018. Constanza Hevia H.
parvenir, au terme de laquelle il prend un
congé de deux ans pour partir à Oxford passer
une licence de mathématiques. Enfin, il dé-
missionne et s’envole pour Princeton (New
Jersey), et entreprend une thèse en topologie
symplectique, formalisme qui, s’il trouve des
applications en mécanique classique, de-
meure assez obscur. « Elle ne valait pas grand-
chose, assure-t-il aujourd’hui. Je posais de bon-
nes questions, mais j’étais trop faible techni-
quement pour y répondre. Et je ne dis pas ça par
modestie, ce n’est pas mon genre. »
Le mathématicien sait ce qu’il vaut, et ce qu’il
veut. Plus encore, ce qu’il ne veut pas : « Résou-
dre un problème déjà bien posé par d’autres ne
m’intéresse pas. Et me trouver dans l’impossibi-
lité de partager mon travail avec mes proches ou
qui que ce soit m’a très vite
« s’il y avait une été insupportable. » Il com-
mence par concevoir de pe-
médaille Fields de tites expériences physiques
la popularisation pour illustrer ses thèmes de
recherche. Puis va piocher
des mathématiques, dans les matériaux du quoti-
il l’aurait depuis dien de nouvelles questions
mathématiques.
longtemps » De ce va-et-vient perma-
Martin Andler nent il a tiré ces fameux
professeur émérite, « jouets », signature de la
université Versailles- méthode Tokieda. A ne sur-
Saint-Quentin
tout pas confondre avec les
jeux mathématiques, énig-
mes dont il n’a que faire, inventées par les
hommes. « Mes jouets viennent de la nature,
on peut les fabriquer en dix ­minutes, mais ils ré-
vèlent des phénomènes si ­importants que tout
le monde se gratte la tête, les chercheurs che-
vronnés comme les enfants. » Dans l’un de ses
grands classiques, il fait ainsi tourner des
billes dans un bol à soupe. Lorsqu’il en met
trois, elles tournent dans le sens du mouve-
ment ; lorsqu’il en met huit, elles empruntent
le sens inverse. Si le phénomène s’explique as-
sez aisément par ce que les physiciens nom-
ment les transitions de phase – les trois billes
se comportent comme des molécules d’un
gaz, les huit, comme celles d’un liquide –, la
surprise initiale est garantie.
Surprendre. Prendre à rebours l’intuition des
érudits comme des innocents. Croire, aussi, en
notre appétit intrinsèque pour la découverte,
l’inconnu. Le mathématicien affiche ces princi-
pes comme d’autres étalent les théorèmes.
« N’avez-vous jamais fait l’expérience de donner
un cadeau à un enfant et de le voir s’amuser avec
le papier ou avec l’emballage ? Voilà ce qui
m’anime, ce que je veux solliciter chez les gens. »
Une ligne claire qui n’a pourtant rien d’une li-
gne droite, pour peu que l’on veuille faire car-
rière dans la recherche. Après sa thèse, il lui a
ainsi fallu douze ans pour décrocher enfin un
premier poste de maître de conférences à
­Cambridge (Royaume-Uni). Et il n’a obtenu son
grade de professeur à Stanford que sur le tard.
« En France, il n’aurait eu aucune chance, soupire
Etienne Ghys. J’ai essayé de le faire recruter à
l’Ecole normale supérieure de Lyon. Sans succès. »
Son ami Henri Berestycki, mathématicien et
directeur d’études à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales (EHESS), peut bien vanter
« l’originalité absolue » de ses articles, qui of-
frent des démonstrations aussi concises que
surprenantes de vieux théorèmes (l’inégalité
arithmico-géométrique, l’inégalité de Cauchy-
Schwarz…) ou tentent de caractériser les plis
d’une feuille de papier froissée, on reste bien
loin des critères académiques classiques. « Le
CNRS ne voudrait pas de moi comme simple
chargé de recherche », sourit Tadashi Tokieda.
Lui non plus, du reste. Car, s’il aime passion-
nément la France, s’il adore sa littérature, sa
musique, ses savants, il moque son approche
« hyperélitiste » des mathématiques. « Ici, une
feuille de papier devient un “espace euclidien de
dimension 2 muni d’un repère orthonormé”…
Vous trouvez ça séduisant ? » Pourtant, il n’en
démord pas, les mathématiques restent « le
plus universel des langages ». A suivre une de
ses conférences, à entendre les murmures
d’étonnement et les rires qui l’accompagnent,
il est difficile d’en douter. p
Nathaniel Herzberg
Zoologie
Les perroquets
socialisent en visio
L’ intelligence des perroquets n’est plus
à démontrer. Ni, du reste, la finesse
de leurs comportements sociaux. Ils
échangent, jouent, s’entraident, apprennent
les uns des autres. Mais à capacité élevée,
­besoin élevé. « Or, si dans la nature ils vivent
toujours en groupe, en captivité ils sont sou-
vent seuls, affirme Rebecca Kleinberger, maî-
tresse de conférences à l’université North­-
eastern, de Boston. Même avec des maîtres at-
tentifs, qui les sollicitent, ils n’ont aucun moyen
de développer leur identité d’espèce. On cons-
tate souvent des troubles hormonaux ou du
­comportement, comme s’arracher les plumes. »
La chercheuse française, spécialiste de com-
munication visuelle, s’est donc posé une
question, ou plutôt deux : « Si on leur propo-
sait d’interagir à distance, le feraient-ils ? Et en
tireraient-ils un bénéfice ? » Les réponses vien-
nent d’être publiées dans Proceedings of the
CHI 23 Conference on Human Factors in
­Computing Systems. Elles apparaissent clai-
rement positives. Ce qui ouvre des perspecti-
ves aux dizaines de millions de perroquets
de compagnie recensés à travers le monde.
Les chercheuses ont d’abord voulu voir si ce
qui se passait à l’écran « faisait sens » pour les
oiseaux. Moins évident qu’il n’y paraît, car les
standards vidéo sont adaptés à notre vision,
tout à la fois privée des ultraviolets et plus
lente que celle des volatiles. Or, confrontés à
leurs congénères, les perroquets les obser-
vaient, les suivaient du regard, touchaient
l’écran, et même passaient derrière lorsque
leur correspondant disparaissait de l’image.
S’en est donc suivie une phase de deux se-
maines d’apprentissage. Dix-huit perroquets
représentant treize espèces ont été invités,
sous le regard de leur maître et récompenses
à l’appui, à sonner une clochette puis à tou-
cher l’écran afin de lancer un appel. Quinze
s’y sont livrés avec succès. C’est avec eux que
la dernière phase a commencé. Pendant six
semaines, les psittacidés pouvaient, à leur
guise mais sans récompenses cette fois, re-
nouveler l’expérience. « Les résultats ont dé-
passé nos espérances, assure Rebecca Klein-
berger. On a enregistré 147 appels spontanés,
de quoi disposer de suffisamment de données
pour tirer des conclusions. »
D’abord, les oiseaux semblent apprécier la
compagnie virtuelle d’un camarade. Suffi-
samment pour tous s’engager dans l’aven-
ture et pour souvent profiter à plein des
cinq minutes d’échange permises lors de
chaque appel. Des personnalités sont appa-
rues. Ainsi ceux qui appellent le plus sont
aussi ceux qui reçoivent, en retour, le plus
de sollicitations. Au-delà de ces VIP (very im-
portant parrot), des amitiés sont également
nées pendant l’expérience, notamment en-
tre deux vieux aras d’une trentaine d’an-
nées, visiblement soulagés de trouver avec
qui parler. Enfin, façon de parler.
Un cacatoès de Goffin. M. Modoono/Northeastern Univ.
Si l’usage de mots a été noté de façon anec-
dotique, les échanges observés relèvent plu-
tôt de la danse, du chant, de l’imitation. « Cer-
tains vont chercher leurs jouets pour se les
montrer, cite encore Rebecca Kleinberger. Le
registre est très étendu. Un propriétaire nous a
indiqué que son oiseau avait appris à voler en
observant un congénère. » A écouter les hu-
mains, aucun comportement agressif ou ré-
vélant la peur de la nouveauté, très répandue
chez les perroquets, n’a été relevé. A plus long
terme, certains oiseaux passifs ont retrouvé
de l’animation, d’autres, particulièrement
excités, un peu de calme.
La solution aux maux subis par les oiseaux
de compagnie ? « Sûrement pas, insiste la
chercheuse, et il ne faut pas que les gens se
mettent à faire n’importe quoi avec leurs ta-
blettes. Les perroquets créent des liens qu’il
faut savoir maîtriser. On ignore également les
effets d’une exposition trop importante. Dans
notre recherche, nous nous limitions à deux
appels de cinq minutes par jour. » Contrôler
l’usage des réseaux sociaux : le prochain défi,
à la mesure de l’intelligence des perroquets. p
N. H.