­­Vendredi 16­ juin 2023

79e année – No 24400

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

Mikhaïl Chichkine
Supplément

Warsan Shire Le Monde

Contre la russie de Poutine Des blessures et des poèmes des livres

Naufrage au large de la Grèce : Economie

La question
des subventions
le drame et la polémique divise l’UE
▶ Au moins 79 person- Ces trois dernières années,
le Covid-19, la guerre en Ukraine
nes sont mortes, puis le protectionnisme de la
mercredi 14 juin, Chine et des Etats-Unis ont con-
vaincu les Vingt-Sept, à commen-
en mer Ionienne cer par la France et l’Allemagne,
▶ Selon les survivants, de multiplier les aides d’Etat pour
soutenir l’économie. L’Union
plusieurs centaines européenne, imprégnée de l’or-
de migrants, dont des dolibéralisme allemand – qui
femmes et des enfants tient l’Etat loin des affaires –, a
ainsi entamé une mue majeure.
coincés dans la cale, Mais certains de ses membres af-
étaient à bord de ce fichent leur scepticisme : les pe-
tits pays de tradition libérale, ou
bateau, parti de Libye encore, à l’Est, ceux qui redoutent
six jours plus tôt de se voir marginalisés sur la
carte de l’industrie continentale
▶ La Grèce, qui a recueilli par des voisins aux poches plus
une centaine de resca- profondes.
PAGE S 14- 15
pés, redoute un bilan
bien plus lourd
▶ Les ONG reprochent
aux autorités et à 1
é d ito ri a l
l’agence européenne
Frontex de surveillance
des frontières de ne pas Une occasion
avoir secouru ce bateau, manquée face aux
pourtant repéré dans déserts médicaux
les eaux internationales
P age 2 6 et Fr a n ce P age 10
Pages 2-3 Des migrants, à bord du bateau de pêche, au large de la côte du Péloponnèse, en Grèce, pris en photo d’un hélicoptère,
le 13 juin. HELLENIC COAST GUARD/AFP

Pollution Politique LFI : autopsie Gouvernement Pesticides

Enquête sur une
Culture
Le Musée d’Orsay,
Crispations sur le
calendrier de mise
d’une crise L’avenir incertain expertise minée à Paris, sur le point
Comment Mélenchon et sa garde rapprochée
en place des zones veillent au verrouillage absolu du mouvement de Marlène par la discorde d’entreprendre
à faibles émissions et les démissions de grands travaux
Page 8 La France insoumise est en meure central, d’évincer sèche- Schiappa Page 6 Page 21
crise. En décembre 2022, certains ment les frondeurs et de laisser
« historiques » du mouvement s’installer des sympathisants du La secrétaire d’Etat
avaient eu la surprise de décou- Parti ouvrier indépendant, héri-
à l’économie sociale
Pêche vrir que la nouvelle direction
s’était faite sans eux. Jean-Luc Mé-
tier de l’Organisation commu-
niste internationaliste, la struc- et solidaire et à la vie
Le silure déchaîne lenchon avait alors été accusé de ture trotskiste au sein de laquelle associative, qui a peiné
« verrouillage ». Un temps éclip- il est entré en politique. « C’est le à s’expliquer, devant
les passions sées par la bataille des retraites, syndrome de l’éléphant, résume la commission d’enquête
en envahissant les critiques ont repris, nourris- un élu communiste. A l’approche
du Sénat, sur l’affaire du
sant un malaise profond, du som- de la fin, il revient là où il est né : il
les rivières met à la base. Il est reproché à redevient lambertiste. » fonds Marianne, mercredi
Page 19 M. Mélenchon, dont le rôle de- PAGE 1 1 14 juin, semble de plus en
plus en difficulté et isolée

N°1
pag e 9
Vu par Urbs (France) Cartooning for Peace

Débats MONDIAL
Que retenir du Classement Financial Times
Masters in Finance 2023

berlusconisme ?
Après la mort de Silvio
Berlusconi, « Le Monde » Elise Barbereau
& Myriam Azzouz
publie quatre tribunes Étudiantes MSc
d’historiens et d’écrivains. Finance 2023
Le romancier italien Anto-
nio Scurati raconte ainsi
comment cet homme
de médias a fait basculer
son pays dans une autre
époque, celle où le langage
publicitaire et ce qu’il
appelle « l’immoralisme
*
effronté » écrasent toute
*Tout commence ici
logique politique
pag es 2 3 -24
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
L’Italien Sergio Scandura,
vigie en Méditerranée
Basé à Catane, le journaliste documente sans relâche
les activités des navires transportant des migrants,
regrettant l’« omerta » croissante des autorités
Portrait
Catane (Sicile) - envoyé spécial
S
ur l’écran de Sergio Scan-
dura, la carte mouvante de
la Méditerranée centrale
évoque, entre l’Italie, la Li-
bye et la Tunisie, un étrange ciel
nocturne empli de signaux lumi-
neux. De petites figures aux cou-
leurs vives représentent chacune
un navire. Le plus souvent, c’est un
cargo de marchandises, dont la
plate-forme de suivi indique la
destination, la taille, le tonnage, le
pavillon… De port en port, leurs
trajectoires agrégées tiennent en-
semble les deux rives. Mais ce que
Sergio cherche est ailleurs, dans la
faille, dans le gouffre qui les sé-
pare. Il cherche la forme d’une
frontière et les traces de ceux, invi-
sibles, qui tentent de la traverser.
Depuis Catane, port sicilien
planté aux confins de l’Europe et
de l’Afrique, ce correspondant mé-
diterranéen d’un média unique en
son genre, Radio Radicale, est de-
venu l’archiviste d’une zone géo-
graphique qui hante le discours
politique européen. Le journaliste
de 57 ans s’est voué à en documen-
ter chaque opération de secours,
chaque refoulement vers les côtes
africaines, chaque naufrage.
« Depuis 2018, les autorités ont
cessé de communiquer sur les sau-
vetages et les interceptions. Elles ne
publient plus de données précises
sur les arrivées, rien sur les prove-
nances exactes, il y a très peu d’ima-
ges, les journalistes ne peuvent pas
les suivre et sont même souvent
écartés des endroits où les débar-
quements ont lieu », explique-t-il.
C’est seulement en croisant ses re-
cherches laborieuses en sources
ouvertes avec les indications par-
cellaires de ceux qu’il appelle ses
« gorges profondes » qu’il peut tout
juste parvenir à reconstituer des
informations que ses anciens in-
terlocuteurs, naguère diserts, de la
marine, des gardes-côtes, de la po-
lice douanière, ne donnent désor-
mais plus à personne.
Jusqu’aux limites du sacrifice
C’est ainsi que, la veille, il a appris
d’un informateur que trois ba-
teaux de pêche bons pour la casse
faisaient route depuis la Cyrénaï-
que (en Libye) vers les eaux italien-
nes avec, en moyenne, cinq cents
personnes à leurs bords. Une pla-
te-forme de traçage du trafic aé-
rien lui a permis de détecter le vol
de nuit d’un appareil de l’Agence
européenne des gardes-frontières
et des gardes-côtes, Frontex, vers
la zone d’intervention.
Il a pu, ensuite, confirmer, grâce
à deux informateurs anonymes,
le sauvetage de 1 600 personnes,
débarquées en toute discrétion
des bateaux des garde-côtes ita-
liens, de la marine, de la police
douanière et de Frontex. Ces ve-
dettes sont indétectables et leurs
missions de sauvetage en mer
menées à la limite de la confiden-
tialité. « Faire débarquer des gens
en Italie, ça ne cadre pas avec un
discours sur le contrôle des flux de
migrants, avance le journaliste. Ils
font donc le plus beau travail du
monde en cachette car, dans ce
contexte, sauver des vies ouverte-
ment aurait un coût politique. »
Les auditeurs de son bulletin ma-
tinal ont la primeur de récits de
sauvetages dont les preuves vi-
suelles sont publiées sur Twitter.
En gardant les yeux fixés sur une
mer toujours plus opaque, il est
ainsi devenu une vigie irremplaça-
ble pour tous ceux qui, humanitai-
res, journalistes, activistes ou cher-
cheurs, gravitent autour de la Mé-
diterranée centrale. Ses informa-
tions, ses cartes siglées « Radio
Radicale » font référence.
A travers les yeux de Sergio Scan-
dura, la frontière n’est plus une li-
gne imaginaire mais un système
dont il s’est donné pour mission
de décortiquer toutes les pièces. Il
en connaît chacun des acteurs. Il a
étudié chacun des appareils de la
flotte privée à qui Frontex a confié
la surveillance aérienne, chacun
des navires des diverses autorités
en présence et des ONG de secours
en mer. Il a appris le tracé du litto-
ral libyen avec ses criques de pas-
seurs et celui des méandres des
circuits financiers maltais.
Pour lui, la documentation ex-
haustive des zones grises relève
d’une mission de service public à
laquelle, célibataire et sans en-
fants, il semble se livrer jusqu’aux
limites du sacrifice, mais toujours
dans l’esprit de son antenne, à la
fois contestataire et institution-
nelle, impertinente et très écoutée
dans les milieux politiques ro-
mains. Apparue en 1976, Radio Ra-
dicale a suivi les engagements li-
bertaires, libéraux, laïcs et interna-
tionalistes du chef charismatique
du parti des radicaux italiens,
Marco Pannella (1930-2016).
Les radicaux italiens, ultrami-
noritaires mais extrêmement in-
fluents, ont été de toutes les lut-
tes, pour le divorce, l’avortement,
les droits des homosexuels et
l’aspiration à la transparence.
« Au début des “printemps ara-
bes”, Panella avait dit qu’il fau-
drait mettre des caméras sur des
bouées en Méditerranée, raconte
Sergio Scandura. Plus qu’un lea-
der politique, il a été pour moi un
maître en journalisme. » Il l’a ren-
contré en 1988, quand le chef du
Parti radical a débarqué dans une
Catane gangrenée par la crimina-
lité mafieuse afin d’y faire élire
un maire qui ne soit pas issu de la
Démocratie chrétienne.
Le contexte
Tensions européennes
Depuis l’arrêt de l’opération
italienne de secours en mer Mare
Nostrum, fin 2014, la Méditerra-
née centrale est devenue plus
dangereuse pour les candidats à
la traversée. Les tensions entre
les Etats européens sont récur-
rentes, autour des débarque-
ments et de la répartition des
migrants, tandis que le soutien
aux Etats côtiers (Turquie, Libye,
Tunisie) s’est développé pour
empêcher les départs. En 2023,
un « groupe de contact » s’est
constitué au sein de la Commis-
sion européenne pour réfléchir
au « cadre » d’une « coopération
opérationnelle en matière de re-
cherche et de sauvetage en Médi-
terranée ». Il devait se réunir
le 16 juin. Un document, dévoilé
par l’ONG Statewatch le 25 mai,
montre que les principales pistes
de travail portent sur la régula-
tion du fonctionnement des or-
ganisations intervenant en mer.
Un plan en forme de tour de vis
à l’intention des ONG.
« Un tournant a été
pris avec le choix
de faire de
la Méditerranée
un trou noir »
Sergio scandura
journaliste
Sergio Scandura, fils d’un fabri-
cant de parasols aux sympathies
néofascistes, vétéran de l’armée
d’occupation italienne dans les
Balkans, et d’une mère de gauche,
adhère à la campagne électorale.
Engagé ensuite par Radio Radicale,
il couvre les conflits entre les clans
siciliens, puis le terrorisme ma-
fieux du début des années 1990,
marqué par les attentats commis
contre les juges Falcone et Borsel-
lino. Dans ce moment apocalypti-
que, il est devenu un reporter de
guerre à domicile et il l’est resté.
« Au fond, travailler sur la Mafia
m’a préparé à ce que je fais
aujourd’hui : chez les milices li-
byennes, je retrouve des fonction-
nements de la Mafia sicilienne »,
assure le journaliste en référence
aux groupes de gardes-côtes li-
byens avec qui les Européens coo-
pèrent et que ces derniers sou-
tiennent matériellement malgré
leurs violations des droits hu-
mains. « C’est à eux qu’on a sous-
traité le contrôle de notre frontière.
On leur donne des vedettes rapides
un peu comme si, à l’époque, le juge
Falcone avait offert des voitures de
police aux mafieux, ajoute-t-il. Et
dans cette opacité sur ce qui se
passe en Méditerranée, il y a quel-
que chose qui relève de l’omerta. »
Il n’en a pas toujours été ainsi.
Installé à la terrasse clairsemée de
La Bitta, bar-restaurant avec vue
sur les eaux claires du port, le
quinquagénaire se souvient d’une
époque à laquelle, jusqu’en 2017,
Catane était une base importante
du secours en mer. Militaires ita-
liens, gardes-côtes et employés des
ONG internationales aujourd’hui
visés par le gouvernement de
Rome ­travaillaient ensemble, for-
mant une « communauté du sau-
vetage en mer ». « A la fin de la jour-
née, tout le monde se retrouvait ici,
dans ce bar, on buvait des verres, on
échangeait, se souvient Sergio
Scandura. J’avais des rapports di-
rects avec tout le monde. » « C’était
simple à l’époque, ils sauvaient des
vies et ils étaient contents de le
montrer », résume-t-il.
Fin 2014, la mission « Mare nos-
trum » de la marine italienne,
alors déployée au large pour pré-
venir les naufrages de migrants
est considérée comme un « fac-
teur d’attraction ». Elle prend fin et
celle qui lui succède n’aura plus
pour vocation première d’empê-
cher les morts en mer. A partir de
cette période, la zone frontalière
n’a cessé de se complexifier avec
toujours plus d’acteurs et tou-
jours moins de transparence tan-
dis que les naufrages n’ont jamais
cessé. Au premier trimestre 2023,
l’Organisation internationale
pour les migrations a ainsi dé-
nombré 441 morts en Méditerra-
née, la période la plus meurtrière
depuis 2017. Parmi eux, se trou-
vent les 94 victimes dont 35 mi-
neurs du naufrage de Cutro, en
Calabre. La justice italienne a
ouvert une enquête et des élé-
Le journaliste Sergio Scandura, à Catane (Italie), le 31 mai. ALFREDO D’AMATO/PANOS POUR « LE MONDE »
ments déjà réunis, y compris par
Sergio Scandura, indiquent une
défaillance du dispositif de sur-
veillance et de sauvetage.
Depuis son poste d’observation
de Catane, le correspondant de Ra-
dio Radicale a vu le monde chan-
ger. « A partir de 2016, les ONG ont
été accusées de collusion avec les
trafiquants d’êtres humains », se
souvient-il, au moment même où
il voit monter sur les réseaux un
discours complotiste au sujet
d’une « invasion migratoire » dont
elles seraient complices. Le thème
intéresse les populistes, alors en
pleine ascension, en Italie comme
ailleurs, et les partis classiques
leur emboîtent le pas.
Débarquées sans témoins
« L’Europe vivait ce phénomène mi-
gratoire de manière pacifique, elle
a progressivement commencé à le
vivre de manière hystérique », ré-
sume Sergio Scandura. En 2017, il
fait partie des journalistes placés
sur écoute dans le cadre d’une en-
quête sur les liens présumés entre
les ONG et les passeurs libyens, dé-
clenchée avec l’appui d’anciens
policiers suspendus, reconvertis
dans le privé et partisans de la
droite populiste. L’année suivante,
Matteo Salvini, le chef de la Ligue
qui a misé sur un discours radica-
lement hostile aux migrants, de-
vient ministre de l’intérieur.
« A un moment, un tournant a
été pris avec le choix de faire de la
Méditerranée un trou noir », es-
time le journaliste. « Depuis, on re-
vit sans fin le même jour. On conti-
nue, gouvernement après gouver-
nement, à vouloir parler d’une
crise à traiter dans l’urgence (…).
Comme on ne peut plus voir la mi-
gration dans sa totalité, on oublie
qu’elle se poursuit quoi qu’on
fasse. » Arrivé au pouvoir en octo-
bre 2022, le gouvernement de
Giorgia Meloni a encore restreint
les activités des ONG de sauvetage
et déclaré l’état d’urgence migra-
toire pour répondre à l’accéléra-
International | 3
tion des arrivées, auxquelles elle a
promis de mettre fin par le biais
d’accords avec les pays de transit.
Six ans après le « tournant du
trou noir », à la terrasse du Bitta, il
n’y a plus que lui pour s’intéresser
encore à la frontière et à ceux qui
la traversent. Vers l’horizon bleu,
quelque chose éveille soudain son
regard, la silhouette d’un bateau
qu’il reconnaît immédiatement.
« C’est la vedette roumaine de Fron-
tex qui a participé au sauvetage de
ce matin ! »
Sergio abandonne sa bière sici-
lienne pour filmer l’entrée de la
vedette dans la rade. Un coup de
scooter plus tard vers un quai isolé
du port, il tente sans attirer l’atten-
tion des agents de sécurité de re-
couper ses informations auprès
de l’équipage en relâche. Les ma-
rins roumains et leur agent de
CULTURES
MONDE.
© Radio France/Ch. Abramowitz
En partenariat avec
liaison italien déclinent poliment,
mais parlent volontiers mécani-
que avec le journaliste.
Sur le pont flambant neuf de
leur patrouilleur rapide Damen
4008, on ne voit aucune trace des
240 personnes que le navire vient
de secourir. Sergio apprendra
qu’elles ont été débarquées sans
témoins dans le port voisin
d’Augusta avant de disparaître
dans les méandres du système
d’accueil italien. Avec les moyens
qui lui appartiennent, le corres-
pondant de Radio Radicale avait
pu documenter rigoureusement
leur entrée en Europe. Leurs visa-
ges et leurs histoires, pourtant, lui
seront à jamais inconnus car en
traversant la frontière, ces hom-
mes et ces femmes sont devenus
comme elle, invisibles. p
Allan Kaval
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
et Mélanie
Chalandon
L'esprit
d'ouver-
ture.

4 | International
UE : Giorgia Meloni rebat les cartes au Parlement
La majorité actuelle, qui a élu Ursula von der Leyen, pourrait sortir fragilisée des élections de juin 2024
Strasbourg - envoyée spéciale
L
a campagne pour les élec-
tions européennes est
lancée. A un an du scru-
tin, prévu entre le 6 et le
9 juin 2024, les partis politiques
sont à la manœuvre. Réunis à
Strasbourg, les eurodéputés sup-
putent la future composition de
l’hémicycle et la nature des al-
liances qui pourraient s’y nouer
entre ses 705 élus. Certains scéna-
rios laissent entrevoir une pro-
fonde reconfiguration du Parle-
ment européen.
En 2019, les conservateurs du
Parti populaire européen (PPE,
177 sièges) et les sociaux-démocra-
tes (S&D, 143) ont perdu la majo-
rité qui leur permettait, jusque-là,
de cogérer l’Assemblée législative.
Ils se sont alliés aux libéraux (Re-
new, 101) pour soutenir la politi-
que d’Ursula von der Leyen, la pré-
sidente de la Commission issue
des rangs du PPE. En 2024, à en
croire les sondages, ces trois partis
devraient garder la main mais,
avec moins de sièges chacun, la
majorité serait plus faible et
moins soudée. Les Verts (72 élus),
proches de cette coalition, chute-
raient. A l’inverse, l’extrême droite
Identité et démocratie (ID) et la
droite nationaliste et euroscepti-
que Conservateurs et réformistes
européens (ECR), respectivement
62 et 66 élus, se renforceraient.
« Zones de contact »
Dans ce contexte, juge Stéphane
Séjourné, président du groupe Re-
new au Parlement européen, « il y
aura un moment de recomposition
politique du paysage européen
en 2024 ». Pour l’heure, dans la ma-
jorité von der Leyen, seul le PPE dé-
voile ses cartes, en partie du
moins, les autres laissent faire et
préparent la suite, discrètement.
« Manfred Weber croit au retour du
conservatisme et du religieux. Il
croit que la doctrine chrétienne-dé-
mocrate, capable de s’élargir à la
gauche, a vécu », confie l’un des in-
terlocuteurs réguliers du prési-
dent du groupe PPE au Parlement
européen. Ce dernier mène une of-
fensive de charme sans précédent
auprès d’ECR, cette droite très con-
servatrice jugée plus fréquentable
qu’ID (à laquelle est affilié le Ras-
semblement national).
« Les zones de contact entre le PPE
et ECR existent, comme le montre le
voyage en Tunisie [le 11 juin] de
En Allemagne, première stratégie de sécurité nationale depuis 1949
Le gouvernement d’Olaf Scholz a adopté un document présentant la Russie comme « la plus grande menace dans l’espace euroatlantique »
P our la première fois depuis
la fondation de la Républi-
que fédérale, en 1949, le
gouvernement allemand a défini,
mercredi 14 juin, une « stratégie de
sécurité nationale ». Adoptée en
conseil des ministres, celle-ci a en-
suite été présentée à la presse par
le chancelier, Olaf Scholz, flanqué
de quatre des principaux mem-
bres de son gouvernement : Anna-
lena Baerbock (affaires étrangè-
res), Christian Lindner (finances),
Boris Pistorius (défense) et Nancy
Faeser (intérieur). Depuis 1978, ja-
mais autant de ministres ne
s’étaient retrouvés à la tribune de
la Bundespressekonferenz, l’asso-
ciation des journalistes couvrant
l’actualité politique allemande.
A l’origine, le gouvernement
souhaitait rendre publique cette
« stratégie » à l’occasion de la
­conférence annuelle de Munich
sur la sécurité, mi-février. Mais des
divergences au sein de la coalition
tripartite dirigée par M. Scholz ont
retardé le processus. Parmi
les points litigieux : la création
d’un conseil de sécurité nationale,
Mme von der Leyen, accompagnée
de Giorgia Meloni », la cheffe du
gouvernement italien, présidente
du parti d’extrême droite Fratelli
d’Italia et d’ECR, analyse Sébastien
Maillard, directeur général de
l’institut Jacques Delors ; ou en-
core les récents accords passés en-
tre la droite classique et l’extrême
droite en Italie, en Suède et en
passe de l’être en Finlande.
Très concrètement, ces derniers
mois, le PPE, allié à ECR (et souvent
à ID), a, à plusieurs reprises, bloqué
ou tenté de bloquer des textes –
sur la réduction de l’usage des pes-
ticides ou la restauration de la na-
ture – quand ils n’ont pas bataillé
pour en réduire la portée, comme
dans le cas du projet de loi sur le
devoir de vigilance des entrepri-
ses. Sur la migration, ils ont aussi
ferraillé pour imprimer leur mar-
que et tenter de rendre le texte ac-
ceptable pour Rome. Sur tous ces
sujets – migration, transition cli-
matique, pouvoir d’achat – qui se-
ront au cœur de la campagne, avec
sans doute l’élargissement, le PPE
flirte avec ECR. « C’est officiel, We-
ber veut construire une alliance
avec l’extrême droite », lance l’euro-
député macroniste Pascal Canfin.
Il veut en tout cas reconquérir un
électorat qui ne se reconnaît plus
forcément dans les choix qu’il a
faits sous les années von der
Leyen, et être à même d’accueillir
certains partis d’ECR, comme la
N-VA flamande ou l’ODS tchèque.
Et pourquoi pas Fratelli d’Italia ?
« Weber est allé cinq fois à Rome, il
“drague” Meloni », constate Jean-
Dominique Giuliani, président
de la Fondation Robert Schuman.
« La CDU-CSU, aujourd’hui le pre-
mier parti du PPE, qui devrait,
comme Fratelli d’Italia, avoir une
trentaine d’élus après le scrutin de
2024, ne laissera jamais le pouvoir
à Meloni », tranche un proche du
PPE. De fait, outre-Rhin, la CDU
ne voit pas d’un bon œil ces
manœuvres.
Le président du
groupe PPE au
Parlement mène
une offensive de
charme auprès
de la droite
conservatrice
sur le modèle de ce qui existe aux
Etats-Unis et au Royaume-Uni
sous le nom de « National Security
Council », ou en France avec le
­conseil de défense et de sécurité
nationale. Faute d’accord entre le
chancelier et la ministre des affai-
res étrangères sur le pilotage et la
composition d’une telle instance,
celle-ci ne verra pas le jour.
Le document de soixante-seize
pages, publié mercredi sous le ti-
tre « Robustesse. Résilience. Dura-
bilité. Une sécurité intégrée pour
l’Allemagne », ne contient pas de
surprise majeure. Mais son inté-
rêt réside dans la formulation de
certains passages. « La Russie ac-
tuelle représente pour l’heure la
plus grande menace pour la paix
et la sécurité dans l’espace euroat-
lantique », est-il ainsi écrit dès l’in-
troduction : de la part d’une Alle-
magne dont les hésitations sur les
livraisons d’armes à l’Ukraine ont
beaucoup inquiété certains de ses
alliés ces derniers mois – Pologne
et pays baltes au premier chef –, la
précision n’est pas anodine. Autre
exemple : l’attachement à la rela-
La cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier
ministre néerlandais, Mark Rutte, avec le président tunisien, Kaïs Saïed (de dos, à droite), à Tunis, le 11 juin. Italian Premier Office/AP
Quel intérêt aurait Mme Meloni à
quitter la présidence d’ECR, auquel
appartiennent aussi le Parti droit
et justice (PiS) polonais et le parti
espagnol Vox ? Elle pourrait préfé-
rer rassembler la droite italienne –
la Ligue (ID) et Forza Italia (PPE)
gouvernent avec elle – et élargir
son domaine autant que possible.
En 2019, une alliance entre ECR et
ID était envisageable, mais la
guerre en Ukraine l’a rendue im-
possible tant la Russie les divise.
Personne n’imagine non plus
Mme Meloni s’allier au Fidesz de
Viktor Orban, qui a quitté le PPE
en 2021 pour rejoindre les non-ins-
crits. Aujourd’hui, ECR a les
moyens, tout seul, de faire mieux
que les Verts et peut-être même
« que Renew, si ECR se restructure »,
ajoute Christine Verger, vice-prési-
dente de l’institut Jacques Delors.
Pour M. Weber, Fratelli d’Italia a
sa place au PPE. « Depuis le décès de
Berlusconi, Weber est certain que
Meloni va rejoindre ECR. Il voit un
tion avec la France, mentionnée à
cinq reprises et même avant la
coopération transatlantique :
« Avec la France, notre voisine,
nous sommes liés par une amitié
profonde, marquée par le dépasse-
ment des représentations hostiles
que nous avons eues les uns des
autres au cours de l’histoire. C’est
cette amitié qui nous a permis de
franchir des étapes essentielles de
la construction européenne, pour
nous indispensable. » Alors que les
relations entre Paris et Berlin tra-
versent une phase compliquée,
marquée de lourds désaccords en
matière de défense et de politique
énergétique, c’est important.
Catalogue de généralités
Compte tenu du nombre des en-
jeux évoqués – de la cybersécurité
à la souveraineté technologique et
numérique, en passant par la pro-
tection des infrastructures criti-
ques, la garantie de l’approvision-
nement en matières premièresou
l’adaptation à la crise climatique –,
le document s’apparente bien sou-
vent à un catalogue de généralités,
véritable alignement des planètes
pour sa stratégie », confie un pro-
che du député bavarois de la CSU.
Le parti du Cavaliere, Forza Italia,
qui est membre du PPE et parti-
cipe à la coalition de Mme Meloni,
se confond avec l’ancien chef d’en-
treprise. « Que va devenir Forza Ita-
lia maintenant que Berlusconi est
décédé ? Une chose est sûre : le PPE
ne restera pas sans parti en Italie »,
analyse un élu du PPE. « La situa-
tion politique en Italie peut entraî-
ner des évolutions importantes
dans le paysage européen », con-
firme l’eurodéputé Les Républi-
cains François-Xavier Bellamy.
« Où sont les lignes rouges ? »
« La question, c’est : quelle sera la
majorité parlementaire de la fu-
ture Commission ? », insiste
M. Maillard. Une coalition de
droite entre le PPE, qui aurait ab-
sorbé une partie d’ECR, et Renew ?
« A ce stade, c’est non », confie
M. Séjourné. Une coalition entre
soulevant plus d’interrogations
qu’il n’apporte de réponses sur des
sujets pourtant fondamentaux.
Sur la défense, par exemple.
« Nous consacrerons 2 % de notre
PIB [produit intérieur brut] à la dé-
fense, en moyenne pluriannuelle,
en vue de réaliser les objectifs capa-
citaires de l’OTAN », est-il écrit.
Alors que l’Allemagne n’en est qu’à
1,6 %, le ministre des finances a af-
firmé que ce seuil serait atteint
« l’année prochaine », grâce au
fonds spécial de 100 milliards
d’euros, adopté après l’invasion de
l’Ukraine. Mais il a aussi insisté sur
l’attachement au « frein à la dette »,
ce dispositif constitutionnel qui
interdit à l’Etat fédéral de s’endet-
ter à plus de 0,35 % du PIB. Mais le
gouvernement n’a pas expliqué
comment concilier orthodoxie
budgétaire et ambitions militaires
sans rogner sur d’autres dépenses.
S’agissant de la Chine, premier
partenaire commercial de l’Alle-
magne, le document se contente
de formules assez vagues. Si un
diagnostic est posé – « Nous
­constatons que les éléments de ri-
ECR, PPE et Renew ? « Si on s’allie
avec ECR, pourquoi ne pas s’aligner
avec ID ? Où sont les lignes rouges
entre ECR et ID ? Je ne les vois pas »,
ajoute le macroniste. « Seule la ma-
jorité “VDL” a du sens », juge Phi-
lippe Lamberts, le président du
groupe des Verts. Avant d’ajouter :
« La coalition, c’est important pour
installer la Commission. Meloni va
vouloir monnayer son soutien à
von der Leyen. » Et celle-ci n’y sera
pas forcément indifférente :
en 2019, elle a été élue présidente
de la Commission avec seulement
neuf voix d’avance et le soutien
d’une partie d’ECR. « Cette posture
de Weber est choquante et j’ima-
gine qu’elle choque von der Leyen »,
veut croire Pedro Marques, vice-
président des S&D, qui espère que
la majorité actuelle pourra survi-
vre au désordre du moment.
En attendant d’y voir plus clair,
les élus de tout bord attendent les
élections de juillet en Espagne, où
le socialiste Pedro Sanchez est fra-
valité et de concurrence ont aug-
menté ces dernières années » –,
rien n’est dit sur les conséquences
à en tirer ; de même, le nom de
Taïwan n’est pas mentionné. Invi-
tés à donner des précisions, le
chancelier et ses ministres ont
botté en touche, rappelant que la
politique de l’Allemagne vis-à-vis
de la Chine – objet de vives dissen-
sions au sein de la coalition – sera
définie dans un document à part.
Quand celui-ci sera-t-il dévoilé ?
Début juillet, d’après certains mé-
dias ; à l’automne, pour d’autres ;
en tout cas après la venue du pre-
mier ministre chinois, Li Qiang,
attendu le 20 juin à Berlin.
Sans attendre le débat prévu au
Bundestag jeudi, le chef de file de
l’opposition conservatrice, Frie-
drich Merz (Union chrétienne-
démocrate - CDU), a brocardé un
catalogue « exsangue de contenu,
stratégiquement non pertinent et
sans conséquence quant à la poli-
tique étrangère ». Mais le docu-
ment a déjà le mérite d’exister.
« Jusqu’à présent, l’Allemagne
s’était contentée de Livres blancs
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
gilisé, et à l’automne, en Pologne,
où l’opposition pourrait se ras-
sembler contre le PiS. Et attendent
que Mme von der Leyen, qui semble
vouloir briguer un nouveau man-
dat, clarifie ses intentions.
En coulisse, chacun espère rallier
les jeunes partis encore non repré-
sentés à Strasbourg. Renew a ob-
tenu des assurances de plusieurs
formations (Action en Italie,
Polska 2050 en Pologne…). Le PPE
et ID ont des vues sur le mouve-
ment agriculteur citoyen néerlan-
dais. Le Groupe de la gauche et les
Verts s’intéressent à l’espagnol Su-
mar, à gauche des socialistes.
Les libéraux imaginent égale-
ment pouvoir ramener dans leur
giron certains partis du groupe
chrétien-démocrate, qui seraient
gênés par le rapprochement entre
PPE et ECR, ainsi que certains
membres des S&D. La bataille ne
fait que commencer, mais elle pro-
met d’être vive ! p
Virginie Malingre
sur les questions de défense, mais,
pour des raisons liées à son his-
toire, elle s’était refusée à formuler
clairement ses intérêts stratégi-
ques sous forme d’une analyse
globale intégrant aussi bien la po-
litique étrangère que la sécurité in-
térieure. Il était plus que temps,
car d’autres pays européens,
comme la Pologne, la France, le
Royaume-Uni ou l’Espagne, se
sont déjà livrés à un exercice de ce
type il y a plus d’une dizaine d’an-
nées », explique Ursula Schröder,
directrice de l’Institut pour la re-
cherche sur la paix et la sécurité à
l’université d’Hambourg.
Pour exécuter ce projet, l’enjeu
ne sera pas juste budgétaire. « Vu le
nombre de chantiers évoqués, la
grande question sera de définir des
priorités, dit la chercheuse. Quelles
sont les urgences ? Qu’est-ce qui
peut attendre ? Comment les objec-
tifs définis au niveau fédéral seront-
ils mis en œuvre par les Länder et
les communes ? Là-dessus, des
choix clairs devront être faits pour
passer des intentions aux actes. » p
Thomas Wieder
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
Condamnation
d’un juge en Ukraine, sur
fond de rivalité politique
Le magistrat, accusé de corruption, avait été
enlevé en Moldavie par les services de Kiev
L a justice ukrainienne a con-
damné, mercredi 14 juin, à
dix ans de prison l’un de
ses juges les plus controversés. De
l’estrade au box des accusés, la
trajectoire de Mykola Tchaouss,
56 ans, aurait pu illustrer un sain
effort de lutte anticorruption en-
trepris par le pays si seulement
elle n’avait pas été émaillée d’inci-
dents rocambolesques incompa-
tibles avec une instruction impar-
tiale. L’affaire est suivie avec une
attention particulière en Mol­-
davie voisine, où l’ex-juge a été
­kidnappé en 2021 par le SBU, la
­sécurité d’Etat ukrainienne, alors
même que le processus de son ex-
tradition légale vers l’Ukraine
était sur le point d’aboutir.
L’ancien juge au tribunal du dis-
trict Dniprovsky de Kiev a été re-
connu coupable par la Haute Cour
anticorruption d’Ukraine, mer-
credi, d’« acceptation d’une offre,
d’une promesse ou de prise d’inté-
rêt illégale combinée à une extor-
sion ». En plus de se voir infliger
une peine d’emprisonnement, le
condamné a été privé du droit
d’occuper des fonctions dans la
magistrature pendant trois ans,
avec confiscation de ses biens.
Ce jugement est l’aboutisse-
ment d’un processus judiciaire
commencé à 2016, lorsque les en-
quêteurs du NABU (le Bureau na-
tional de lutte anticorruption)
trouvent chez le juge 150 000 dol-
lars (138 000 euros) en billets de
banque glissés dans des bocaux
enterrés dans son jardin. Le fruit
de « pots-de-vin », selon le NABU.
Une « machination », selon l’inté-
ressé, qui affirme que l’argent
vient d’un prêt immobilier et pro-
met de faire appel.
Preuves fabriquées
Surnommé le « juge de poche de
l’administration présidentielle »
par le député du peuple libéral
Sergueï Leschenko, l’homme au
visage rond et glabre traîne une
réputation déplorable depuis
2012. Sa fonction de magistrat
consiste alors à bloquer toute
poursuite judiciaire contre les oli-
garques proches du président
ukrainien Viktor Ianoukovitch.
En 2014, Mykola Tchaouss fait
condamner à de la prison des mi-
litants d’Avtomaïdan (une organi-
sation luttant contre le régime de
Ianoukovitch) sur la base de preu-
ves fabriquées de toutes pièces.
Curieusement, la révolution de
Maïdan, cette même année, n’em-
porte pas le « juge de poche », dont
s’accommode très bien la nou-
velle administration du président
Petro Porochenko, élu en 2015.
Toutefois, des organismes publics
comme le NABU, soutenus par la
société civile, multiplient les en-
quêtes pour mettre un terme à sa
carrière judiciaire et briser les
protections dont il bénéficie au
plus haut niveau. Son immunité
de juge est finalement levée le
11 septembre 2016 par le Parle-
ment. En novembre, il figure sur
la liste des personnes recherchées
par Interpol.
Mais l’ex-juge a pris les devants.
Grâce à des complicités au sein
des services de sécurité ukrai-
niens, il traverse illégalement la
A si e - Pac if i q u e
Accès de Washington
aux bases de Papouasie-
Nouvelle-Guinée
Washington disposera d’« un
accès sans entrave » aux ba-
ses militaires de Papouasie-
Nouvelle-Guinée et aura
« l’usage exclusif » de certai-
nes zones du pays, selon le
pacte de sécurité historique
signé fin mai dans cet Etat
Surnommé le
« juge
de poche de
l’administration
présidentielle »,
l’homme traîne
une réputation
déplorable
depuis 2012
frontière et se met à l’abri en Mol-
davie voisine, alors dirigée par le
président prorusse Igor Dodon.
Lequel entretien d’excellentes re-
lations avec l’oligarque Vladimir
Plahotniuc, lui-même en affaire
avec Petro Porochenko. Les en-
nuis recommencent fin 2020
lorsque la protection d’Igor Do-
don disparaît avec sa défaite élec-
torale face à Maia Sandu, proeuro-
péenne et anticorruption. La de-
mande d’asile politique déposée
par l’ancien juge est définitive-
ment rejetée, tandis que la de-
mande d’extradition venant
d’Ukraine avance rapidement.
C’est dans ce contexte que
Mykola Tchaouss est enlevé le
3 avril 2021 dans le centre de Chisi-
nau par trois inconnus armés. Les
enquêteurs moldaves établissent
rapidement que les suspects ap-
partiennent aux services de sécu-
rité ukrainiens, ce qui provoque
des tensions entre Chisinau et
Kiev. L’ancien juge refait surface
quatre mois plus tard, le 30 juillet,
se présentant au maire d’un petit
village de la région de Tchernivtsi
vêtu uniquement d’un short et se
disant affamé. Averti par la police
locale, le NABU tente immédiate-
ment de lui remettre le grappin
dessus, mais le SBU est plus rapide.
Sans respecter la moindre pro-
cédure administrative, la sécu-
rité d’Etat embarque Mykola
Tchaouss dans un hélicoptère, di-
rection la capitale. S’ensuit une
passe d’armes dans laquelle les
forces spéciales du NABU blo-
quent les locaux du SBU à Kiev,
exigeant que le fugitif leur soit
remis. La dispute entre les deux
services d’Etat dure cinq jours,
pendant lesquels le SBU va inter-
roger Mykola Tchaouss, tout en
évitant la plainte pour abus de
pouvoir déposée par le NABU.
L’ex-juge est finalement livré au
NABU le 3 août 2021, date à partir
de laquelle le processus judiciaire
peut enfin démarrer.
Reste une question : pourquoi le
SBU a-t-il soustrait aussi long-
temps l’ancien juge à la justice ? En
toile de fond de cet imbroglio se
dessine l’hostilité entre les deux
derniers présidents ukrainiens.
Suggérant que le SBU agit sur or-
dre de Volodymyr Zelensky, le di-
recteur de l’ONG Centre Anti-cor-
ruption, Vitali Chabounine, af-
firme, désabusé : « Il est clair que
|le SBU] a négocié avec Tchaouss
pour réduire sa peine en échange
d’un témoignage à charge contre
Porochenko. » Car, pour le pou-
voir, « Tchaouss n’est pas un juge
corrompu sur le point d’aller en pri-
son, mais le témoin d’un crime ». p
Emmanuel Grynszpan
du Pacifique où les Etats-
Unis cherchent à contrer
l’influence de Pékin. Le texte
a été présenté au Parlement
de Papouasie-Nouvelle-Gui-
née, mercredi 14 juin. L’ac-
cord permet aux Etats-Unis
de stationner des troupes
et des navires dans des
aéroports clés et dans des
sites comme la base navale
de Lombrum. – (AFP.)
Israël : Nétanyahou débordé
par ses alliés extrémistes
Le premier ministre est défié à la Knesset jusque sur les bancs du Likoud
Jérusalem - correspondant
B
enyamin Nétanyahou a
laissé sa coalition étaler
ses divisions, mercredi
14 juin, au Parlement.
Durant une journée chaotique, ses
alliés de la droite messianique
l’ont défié. Son propre parti a re-
fusé la discipline de vote qu’il tâ-
chait de lui imposer. C’est une hu-
miliation pour le premier minis-
tre israélien, qui paraît naviguer à
vue depuis son retour au pouvoir
en décembre 2022, tandis que ses
partenaires radicaux cherchent à
le contraindre à appliquer la révo-
lution conservatrice qu’il leur a
promise, quel qu’en soit le coût.
Les parlementaires se réunis-
saient mercredi midi pour élire
deux des leurs, à bulletin secret, au
comité chargé de désigner les ju-
ges du pays. Cet organe, formé de
neuf juges, avocats, ministres et
parlementaires, est censé s’élever
au-dessus des mêlées partisanes.
Mais ce vote a entraîné des déchi-
rements au sein de la coalition,
alors que l’incertitude demeure
sur la viabilité de son projet de ré-
forme de la justice, censé brider les
pouvoirs de la Cour suprême et li-
bérer le Parlement de toute super-
vision juridique indépendante.
Les opposants à ce plan craignent
que le gouvernement le plus radi-
cal de l’histoire de l’Etat hébreu ait
ainsi les mains libres pour remo-
deler le pays à son image.
Les partisans de la réforme
n’avaient jamais digéré que M. Né-
tanyahou annonce une « pause »
dans ce projet, fin mars, pliant de-
vant la pression de manifestations
d’une ampleur inédite, des mi-
lieux d’affaires, de Washington, et
Le blocage des institutions se durcit
au Liban, privé de président depuis huit mois
La polarisation de la scène politique entre le camp pro-Hezbollah et ses opposants s’accentue
Beyrouth - correspondante
L e blocage politique reste
entier au Liban entre le
mouvement Hezbollah
chiite et ses opposants. Mercredi
14 juin, les 128 députés du pays
du Cèdre ont de nouveau échoué
à élire un président. Cette séance
électorale – la douzième organi-
sée depuis le départ du président
sortant, le général Michel Aoun,
fin octobre 2022 – aura néan-
moins eu le mérite de permettre
à chaque camp de compter ses
forces.
Face au candidat soutenu par
le Hezbollah et le parti, chiite lui
aussi, Amal, l’ancien ministre et
chef du parti Marada, Sleiman
Frangié, l’opposition était, pour la
première fois, unie autour d’un
candidat unique : Jihad Azour, un
ancien ministre des finances de-
venu haut fonctionnaire au Fonds
monétaire international.
Au premier tour de scrutin,
aucun des deux candidats n’a
­obtenu la majorité qualifiée de
86 votes qui permet de décrocher
ce poste, traditionnellement dé-
volu à un chrétien maronite. Avec
59 votes, M. Azour est arrivé en
tête face à M. Frangié, qui a ob-
tenu 51 voix. Bien qu’aucun candi-
dat n’était assuré de l’emporter au
second tour, où une majorité sim-
ple de 65 votes est requise, les sou-
tiens de M. Frangié ont quitté l’As-
semblée pour provoquer un dé-
faut de quorum. « Ce qui s’est pro-
duit aujourd’hui est un véritable
soulèvement des députés libanais
face à des sondages catastrophi-
ques. Ils obéissaient pourtant en-
core aux consignes du chef du
gouvernement, en menant des
négociations avec l’opposition en
quête d’un improbable consen-
sus. Ils soupçonnaient M. Néta-
nyahou de laisser traîner ces pour-
parlers pour enterrer, sans le dire,
cette réforme explosive.
Manque de direction manifeste
Ces dernières semaines, le pre-
mier ministre avait fait entendre
qu’il recommanderait d’élire au
comité un membre de sa coali-
tion, et un second issu de l’opposi-
tion, comme le veut l’usage. Il ne
souhaitait pas raviver les manifes-
tations de rue, qui ont encore lieu
chaque samedi soir, bien qu’à plus
basse intensité, et qui se cherchent
de nouveaux mots d’ordre. Benya-
min Nétanyahou souhaitait dé-
tourner ses alliés de cette unique
obsession, qui l’accapare.
Les esprits au Likoud se sont
échauffés au fil des multiples pas-
ses d’armes entre le premier mi-
nistre et son ministre de la justice,
Yariv Levin. Par sa raideur idéolo-
gique, son incapacité à l’empathie
et à l’écoute, M. Levin s’est fait de
nombreux ennemis au sein du
parti. Des fuites dans la presse le
disaient prêt à démissionner. Puis
il a fait savoir que le vote de mer-
credi ne le concernait pas, puis-
qu’il souhaite remodeler de fond
en comble le comité de sélection
des juges. Il laissait comprendre
qu’il ne le convoquerait pas, quel
que soit le résultat du scrutin.
Ce ministre dispose encore du
soutien d’une part radicalisée de
son parti, et de ses partenaires de
l’extrême droite religieuse. Ce
(…) qui ont dit non aux diktats et
aux menaces », a salué le député
chrétien Samy Gemayel, chef
du parti des Kataëb, estimant
que l’entente réalisée autour de
M. Azour était un message clair
envoyé au Hezbollah.
C’est effectivement un revers
pour le puissant mouvement
armé et pour le parti Amal qui
voient leur hégémonie sur la vie
politique libanaise contestée par
cette alliance. Depuis plusieurs
mois, le tandem chiite tente
d’imposer Sleiman Frangié, un
allié de longue date et un ami
proche du président syrien, Ba-
char Al-Assad. La partie pouvait
leur sembler acquise face à l’inca-
pacité de leurs détracteurs à pro-
poser une alternative.
La candidature de M. Frangié
était même promue en coulisses
par Paris qui, au nom du pragma-
tisme, pensait convaincre les
autres partis libanais d’accepter
un ticket associant cette figure
de l’establishment à un premier
ministre réformateur.
Depuis plusieurs
mois, le tandem
chiite tente
d’imposer
Sleiman Frangié,
un allié du
président syrien,
Bachar Al-Assad
International | 5
Le ministre de la
justice souhaite
remodeler de
fond en comble
le comité
de sélection
des juges
camp a avancé de multiples candi-
datures au comité, dont des supré-
macistes juifs, fièrement racistes,
et une nouvelle députée du
Likoud, Tally Gotliv, qui s’est dis-
tinguée ces derniers mois en pré-
tendant que l’ex-président améri-
cain Barack Obama finançait un
média israélien jugé hostile, et en
accusant la présidente de la cour
suprême, Esther Hayut, de « dé-
truire la démocratie israélienne et
l’Etat de droit ».
Mme Gotliv a refusé publique-
ment d’obéir aux consignes de
M. Nétanyahou, qui lui deman-
dait de retirer sa candidature. De-
vant la levée de boucliers de cette
puissante minorité, M. Nétanya-
hou a finalement demandé à ses
partisans de ne pas voter mer-
credi. Cela aurait mécaniquement
reporté l’élection de trente jours.
Il choisissait ainsi de ne pas tran-
cher. Fait rare dans l’histoire du
Likoud, formation tout entière
vouée à son chef, une part des
troupes a refusé de le suivre.
Ces contradictions ont acculé les
parlementaires à un vote abscons,
incompréhensible, qui laisse tou-
tes les parties amères. La coalition
a échoué à nommer au comité l’un
de ses membres. Mme Gotliv ob-
Ces pressions ont eu pour effet
de souder l’opposition, ralliée par
le Courant patriotique libre (CPL),
le parti chrétien fondé par Michel
Aoun. La volte-face de Gebran
Bassil, le chef du CPL, a privé le
tandem chiite de la couverture
chrétienne dont il disposait de-
puis l’alliance scellée entre ces
deux camps, en 2006, pour porter
le général Aoun au pouvoir.
M. Azour ne fait toutefois pas
l’unanimité parmi les députés
chrétiens, druzes et sunnites ral-
liés à l’opposition, du fait de son
passage aux finances sous le gou-
vernement de Fouad Siniora
(2005-2009). Certains l’ont sou-
tenu au nom du compromis,
d’autres ont préféré glisser
d’autres noms, dont celui de l’an-
cien ministre Ziyad Baroud.
Paris veut reprendre l’initiative
Bien qu’il s’en défende, M. Azour
est aux yeux du Hezbollah un
candidat de « confrontation » et
de « défi », choisi pour « barrer la
route » à son candidat. Le Parti de
Dieu a été accusé d’user d’intimi-
dations et de menaces contre cet
économiste chevronné. Une polé-
mique a éclaté, début juin, lors-
que le quotidien Al-Akhbar, pro-
che du Hezbollah, a illustré un ar-
ticle sur Jihad Azour avec une
photographie de lui, floue, aux
côtés de l’ancien ministre Mo-
hammad Chatah, tué dans un at-
tentat à la voiture piégée, en 2013.
Mercredi, le député du Hezbol-
lah Hussein Hajj Hassan a appelé
au « dialogue », tout en réaffir-
tient à peine quinze voix. Pire, plu-
sieurs députés du pouvoir, visible-
ment lassés par ces jusqu’au-bou-
tistes, ont voté à bulletin secret en
faveur de l’unique candidate de
l’opposition, Karine Elharrar (cen-
tre). Avec un siège laissé vide, le co-
mité demeure incomplet. Il ne
peut être réuni. L’opposition y de-
vine une tentative de le détruire
purement et simplement.
Le chef de l’opposition, Yaïr La-
pid, et son allié Benny Gantz (tous
deux classés au centre) ont signifié
mercredi qu’ils quittaient les né-
gociations sur la réforme de la jus-
tice, tant que le comité chargé de
nommer les juges ne serait pas
formé. M. Gantz devance depuis
mars le premier ministre dans les
sondages. Il l’accuse de capituler
devant son ministre de la justice,
M. Levin, « avec ceux qui cherchent
à démanteler la société israé-
lienne ». M. Nétanyahou les a accu-
sés en retour, au soir, de « chercher
par tous les moyens » à torpiller
eux-mêmes ces pourparlers.
Cette crise révèle un manque de
direction de la part de M. Nétanya-
hou, manifeste depuis des mois. Il
ne cesse de s’affaiblir depuis 2019,
lorsqu’il a perdu sa majorité de
gouvernement, puis échoué à la
retrouver au fil de trois élections
législatives, assumant les affaires
courantes et de multiples ministè-
res à lui seul. Chassé brièvement
du pouvoir en 2021, il l’a retrouvé
au prix de promesses démesurées
à ses alliés les plus extrêmes. En
procès pour corruption depuis
2021, M. Nétanyahou échoue en-
core à se faire inviter à Washington
par l’administration de Joe Biden,
qui le tient à grande distance. p
Louis Imbert
mant le soutien du parti à M.
Frangié. Le score que ce dernier a
réalisé est bien meilleur qu’at-
tendu ; le tandem chiite ayant
réussi à rallier des voix au-delà de
son camp pour réduire l’écart.
L’épreuve de force qui se profile
entre le Parti de Dieu et ses oppo-
sants promet une vacance pro-
longée au sommet de l’Etat liba-
nais, et risque d’enfoncer un peu
plus le pays du Cèdre dans la
crise. En 2016, le Hezbollah était
parvenu à imposer Michel Aoun
à la présidence, après avoir para-
lysé l’action du Parlement pen-
dant plus de deux ans. Sans at-
tendre un scrutin dont l’issue
était connue d’avance, le prési-
dent français, Emmanuel Ma-
cron, a nommé, le 7 juin, Jean-
Yves Le Drian, « envoyé person-
nel pour le Liban », un dossier
dans lequel il s’était impliqué en
tant que ministre des affaires
étrangères, jusqu’en 2022.
Critiqué pour sa gestion du dos-
sier présidentiel, en particulier
pour son soutien à M. Frangié, Pa-
ris veut reprendre l’initiative en
envoyant M. Le Drian à Beyrouth
rapidement, avec la tâche de cal-
mer le jeu et d’identifier une solu-
tion « consensuelle et efficace »
pour sortir de l’impasse. Ce dos-
sier devrait également être évo-
qué, vendredi, lors d’un déjeuner
de travail, à l’Elysée, entre Emma-
nuel Macron et le prince héritier
saoudien, Mohammed Ben Sal-
man, de retour à Paris, onze mois
après sa précédente venue. p
Hélène Sallon
6 | Planète
Pesticides SDHI : l’expertise minée par la discorde
Avis divergents et démissions se multiplient au sein du groupe d’experts chargé d’évaluer les risques
P
lus de dix-huit mois de
retard, trois démissions
d’experts, neuf avis di-
vergents, un signale-
ment aux déontologues de l’insti-
tution : à l’Agence nationale de sé-
curité sanitaire de l’alimentation,
de l’environnement et du travail
(Anses), rarement expertise aura
pris un tour aussi chaotique.
L’agence s’était autosaisie, à
l’automne 2019, d’une analyse ap-
profondie des données disponi-
bles sur les pesticides SDHI (inhi-
biteurs de la succinate déshydro-
génase), après une longue contro-
verse publique – plusieurs cher­-
cheurs jugeant inacceptables les
risques sanitaires et environne-
mentaux présentés par cette fa-
mille de fongicides.
La première étape de cette exper-
tise a été finalisée fin mai à la hâte,
mais l’Anses ne prévoit pas de pu-
blication de l’expertise, assortie de
ses recommandations, avant
l’automne. « Le rapport de ce
groupe de travail est finalisé, ce qui
est une étape importante, mais le
processus d’expertise n’est pas pour
autant terminé, et nous sommes
attachés à ce qu’il soit finalisé dans
les bonnes conditions », explique
Matthieu Schuler, directeur géné-
ral délégué de l’agence. La probabi-
lité est faible que ces nouveaux
travaux parviennent à éteindre la
dispute sur les SDHI.
Celle-ci est née en avril 2018,
après publication d’une tribune
dans Libération, signée notam-
ment par le biologiste Pierre Rus-
tin (CNRS), spécialiste mondiale-
ment reconnu de la respiration
cellulaire, ainsi que par une di-
zaine de chercheurs. Ceux-ci poin-
taient le fait que les pesticides de
cette famille ciblent un méca-
nisme de respiration cellulaire
commun à l’ensemble du monde
vivant : les champignons contre
lesquels ils sont censés lutter, mais
aussi les pollinisateurs, les vers de
terre, etc. Chez les humains, l’alté-
ration de ce mécanisme est liée à
une diversité de pathologies (neu-
ropathies, cancers, etc.).
« Conflits d’intérêts »
La controverse s’est déployée plu-
sieurs mois durant : auditions à
l’Assemblée nationale, publication
par l’Anses d’un rapport d’exper-
tise d’urgence plutôt rassurant,
parution dans Le Monde d’une tri-
bune de 450 scientifiques – parmi
lesquels une dizaine de spécialis-
tes de la respiration cellulaire – de-
mandant le retrait des SDHI, pu-
blication d’un livre-enquête du
journaliste Fabrice Nicolino (Le
Crime est presque parfait, Les Liens
qui libèrent, 2019), etc.
Fin 2019, l’agence a donc décidé
de faire plancher quinze scientifi-
ques sur le sujet. Parmi eux, des
Au Laos, des ossements d’« Homo sapiens » vieux de 80 000 ans
Cette découverte renforce l’hypothèse selon laquelle notre espèce aurait fait plusieurs sorties hors de son berceau africain
L a présence d’Homo sapiens
dans le Sud-Est asiatique
­recule à nouveau dans le
temps, avec la découverte au Laos
d’un fragment d’os frontal daté
d’au moins 68 000 ans et d’un
­tibia âgé d’environ 77 000 ans,
et potentiellement de plus de
86 000 ans, si l’on considère des
datations de dents de bovins réali-
sées dans les mêmes strates géolo-
giques. Ils ont été présentés le
13 juin dans la revue Nature Com-
munications par une équipe inter-
nationale dirigée par Fabrice De-
meter (université de Copenhague,
Musée de l’homme, Paris).
Ces fossiles, trouvés à Tam Pa
Ling, la « grotte des singes »,
s’ajoutent à une série d’ossements
et de dents d’Homo sapiens trou-
toxicologues, des épidémiologis-
tes, des pharmacologues et des
spécialistes du mécanisme cellu-
laire ciblé par les SDHI. Deux
membres du collectif ayant lancé
l’alerte font partie du groupe de
travail : l’idée était de rassembler
un groupe d’experts de disciplines
et de sensibilités diverses, afin de
parvenir à un consensus. Celui-ci
n’a pas été trouvé. Le Monde a pu
consulter de nombreux docu-
ments confidentiels relatifs à l’ex-
pertise en cours (avis divergents,
signalements, correspondances
internes, etc.) qui témoignent de
profonds désaccords.
En particulier, l’une des toxico­-
logues du groupe de travail, direc-
trice de recherche à l’Institut na-
tional de recherche pour l’agri­-
culture, l’alimentation et l’en­-
vironnement (Inrae), a rassemblé
l’essentiel de ses griefs dans un
­signalement transmis en avril au
comité de déontologie de l’Anses.
L’intéressée, qui n’a pas souhaité
répondre aux questions du
Monde, y rapporte que les ex-
perts, par petits groupes, ont pro-
cédé à un passage en revue des
études animales menées sur les
vés sur des sites chinois et datés de
plus de 100 000 ans – même si cer-
taines datations sont discutées. Ils
indiquent que notre espèce a pu
s’aventurer plusieurs fois très loin
vers l’est, hors de son berceau afri-
cain, bien avant la sortie d’Afrique
qui allait lui permettre de conqué-
rir pour de bon la planète.
« L’ensemble de ces découvertes
suggère un schéma de dispersion
plus complexe, difficile à réconci-
lier avec les données génétiques,
à moins que ces sorties précoces
ne représentent des colonisations
infructueuses », écrivent Fabrice
Demeter et ses collègues. En effet,
les analyses génétiques laissent à
penser que l’ensemble de la popu-
lation humaine actuelle hors
d’Afrique descend d’un groupe
1­ 4 pesticides de cette famille,
pour en identifier les effets toxi-
ques communs.
Cette analyse, écrit-elle, « a révélé
des atteintes nombreuses et parta-
gées entre les SDHI pour le rein, la
perturbation endocrinienne, la
neurotoxicité, les maladies oculai-
res, les atteintes des surrénales, car-
diaques, du foie, de la thyroïde ».
Or, ajoute la chercheuse dans son
signalement, certaines de ces con-
tributions, bien que « revues collé-
gialement », ont été « passées en
annexes, présentées comme des
contributions ­personnelles ». Une
décision qui a eu, selon elle, pour
effet d’invisi­biliser certains effets
délétères de ces substances.
La section relevant les atteintes
sur le foie focalise aussi ses criti-
ques. Selon l’experte, qui a été
parmi les lanceurs d’alerte, cette
section s’appuie en partie sur des
travaux issus « d’auteurs ou de
­financeurs ayant des conflits d’in-
térêts sur le sujet ( firmes agro­-
chimiques, think tanks financés
par les industriels) et visant à con-
sidérer les atteintes hépatiques
[sur les rongeurs] comme non per-
tinentes pour les humains ». La
humain qui ne serait sorti d’Afri-
que qu’il y a environ 60 000 ans –
et qui a pu s’hybrider avec diffé-
rents cousins chemin faisant.
Un « piège à fossiles idéal »
Fabrice Demeter participe à des
expéditions au Laos depuis une
vingtaine d’années. La grotte de
Tam Pa Ling, difficilement acces-
sible, a été identifiée en 2009 par
le géologue de son équipe. Elle
présente une vaste entrée et un
sol en pente, ce qui, dans cette ré-
gion inondée par les moussons,
constitue un « piège à fossiles
idéal », décrit le chercheur : pas
moins de 7 mètres de sédiments
s’y sont accumulés au cours des
90 000 dernières années. En 2010,
un premier fragment de crâne y a
Selon une
chercheuse,
la supervision du
groupe de travail
par des experts
de l’Anses aurait
abouti à ignorer
des pathologies
rares
chercheuse ajoute que « les de-
mandes d’auditions d’experts ex-
ternes au groupe de travail ont
toutes été rejetées [par l’Anses] se-
lon des règles peu compréhensi-
bles, à l’exception d’un expert spé-
cialisé en maladies rénales ».
La supervision du groupe de tra-
vail, par deux comités d’experts
de l’Anses, est aussi mise en cause.
Elle aurait abouti, selon le signale-
ment de la chercheuse, non seule-
ment à alourdir la charge de tra-
vail mais aussi à ignorer des pa-
thologies rares (tumeurs des
glandes surrénales, réduction de
la taille du globe oculaire) surve-
été découvert, et, au fil des an-
nées, les paléontologues, en creu-
sant toujours plus profond, ont
continué à remonter le temps.
Les fouilles ont désormais at-
teint le plancher de la grotte, mais
les paléontologues prévoient
d’étendre la fouille sur le plan ho-
rizontal. « Nous en avons encore
pour quinze à vingt ans », estime
Fabrice Demeter, qui décrit com-
ment certains villageois hmong
ont été formés et sont désormais
des « fouilleurs experts ». L’argile,
très humide, ne peut être tamisée,
il faut la malaxer à la main pour
en extraire fossiles et artefacts.
La colline sur laquelle se trouve
la grotte faisait l’objet d’un interdit
chez les Hmong, qui savaient que
des morts y avaient été enterrés
nues chez certains groupes de
rongeurs exposés.
Un choix qui aurait conduit,
pour certaines substances, à calcu-
ler des seuils de sécurité pour les
humains jugés trop élevés. Ces dé-
saccords ont été détaillés dans six
avis divergents cosignés par la
chercheuse en question et par un
autre expert du groupe, chercheur
au Centre de recherches en cancé-
rologie de Toulouse. Huit avis di-
vergents ont été reçus par l’Anses,
et quatre experts en ont cosigné
au moins un. M. Schuler confirme
l’existence de ces désaccords mais
assure que cela n’est pas inhabi-
tuel. « Le document final rendra
compte, en accord avec les princi-
pes fondamentaux de l’expertise à
l’Anses, des positions scientifiques
minoritaires qui se sont exprimées
lors des échanges entre experts »,
précise-t-il.
De plus : entre novembre et dé-
cembre 2022, trois experts ont dé-
missionné du groupe. L’un d’eux,
chercheur à l’Institut Cochin à Pa-
ris, a adressé un neuvième avis di-
vergent à l’Anses. L’intéressé es-
time que l’expertise a trop insisté
sur la réanalyse de données régle-
par le passé. « Nous avons en effet
retrouvé une sépulture de l’âge de
bronze », confirme Fabrice Deme-
ter. Si les analyses génétiques di-
rectes des fossiles n’ont rien
donné, l’équipe table sur les com-
pétences de spécialistes de l’uni-
versité de Copenhague pour faire
parler l’ADN environnemental
présent dans les sédiments. Cette
technique permet en effet de révé-
ler les génomes de tous les êtres vi-
vants qui ont fréquenté les lieux.
La découverte d’Homo sapiens
profondément dans les terres, et
non pas seulement sur les côtes,
dans son avancée vers l’est, contri-
bue à redessiner aussi les con-
tours des migrations humaines.
Qui plus est, sapiens n’arrivait pas
dans un paysage exempt de toute
­
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
mentaires – des résultats de tests
menés par les industriels sur des
animaux – plutôt que sur les don-
nées produites par la science aca-
démique. Cet avis divergent
n’aurait pas été officiellement en-
registré, l’auteur ayant déjà quitté
le processus d’expertise.
Selon l’Anses, les deux autres dé-
missionnaires – chercheuses à
l’Inserm et à l’Inrae – n’auraient
pas démissionné pour des désac-
cords, mais pour des questions de
disponibilité. L’une d’elles – la
seule experte à avoir répondu aux
sollicitations du Monde – dit au
contraire partager les réserves
émises par son collègue dans son
avis minoritaire. « Je l’endosse to-
talement, écrit-elle au Monde. En
tant qu’experte en physiologie hu-
maine et en métabolisme mito-
chondrial, mon interaction avec le
monde réglementaire était très in-
confortable. »
Faille dans la méthode
Le premier chercheur démission-
naire ne s’est en outre pas con-
tenté d’un avis minoritaire
adressé à l’Anses. En février, quatre
mois après avoir quitté le groupe
de travail, l’intéressé a publié dans
la revue International Journal of
Molecular Sciences une longue
synthèse sur les pesticides SDHI.
L’article contient une considéra-
tion potentiellement explosive :
les SDHI étant solubles dans les li-
pides, mais très peu dans l’eau,
leur absorption dépend de la dose
administrée mais aussi de la te-
neur en graisses du régime ali-
mentaire. Or, souligne l’auteur,
l’alimentation des rats de labora-
toire n’étant pas de ce point de vue
identique à celle des humains,
tous les calculs visant à définir les
seuils de sécurité pour les hu-
mains, à partir des études sur les
animaux, pourraient s’en trouver
remis en cause… Une faille qui
pourrait affecter toute l’expertise.
Début février, s’inquiétant du re-
port de celle-ci, M. Rustin avait in-
terpellé par courriel la direction de
l’Anses sur « cet interminable dé-
lai » qui « représent[ait] une lourde
responsabilité pour l’avenir », et af-
firmant sa « volonté d’agir ».
L’échange témoigne de la lourde
ambiance autour du dossier. « L’ac-
cès que vous avez eu à la liste des ex-
perts du groupe de travail ne vous
autorise pas à les contacter indivi-
duellement ou collectivement, ceci
pouvant constituer une atteinte à
l’indépendance de l’expertise, lui
est-il répondu. De même, et sans
porter de jugement sur vos motiva-
tions et vos modes d’action, je sou-
haite indiquer qu’une pression di-
recte ou indirecte sur les experts
peut atteindre à la sérénité néces-
saire pour finaliser les travaux. » p
Stéphane Foucart
présence du genre Homo.
Homo erectus, disparu il y a envi-
ron 140 000 ans, avait déjà con-
quis l’Asie. Et à 100 mètres à vol
d’oiseau de la grotte de Tam Pa
Ling, celle dite du Cobra, décou-
verte en 2018, a livré une molaire
datée de plus de 130 000 ans, attri-
buée par Fabrice Demeter et ses
collègues à une enfant déniso-
vienne, une espèce avec laquelle
sapiens s’est hybridé, et qui a dis-
paru il y a environ 50 000 ans.
A la même époque, Homo
­luzonensis, aux Philippines, et
l’homme de Flores, sur l’île indo-
nésienne du même nom, occu-
paient aussi ct endroit de la
­planète. Sapiens est le seul, in fine,
à y avoir survécu… p
Hervé Morin
 France
8|
Pollution : le Sénat veut retarder les ZFE
Un rapport préconise de reporter à 2030 le déploiement des zones interdisant les voitures les plus polluantes
C
omment améliorer la
qualité de l’air en France
sans laisser de nom-
breux Français « sur le
bord de la route » ? C’est tout l’en-
jeu des zones à faibles émissions
(ZFE), dont la mise en œuvre par
les élus locaux promet d’être pé-
rilleuse. Dans un rapport présenté
mercredi 14 juin, le sénateur Les
Républicains des Alpes-Mariti-
mes Philippe Tabarot dénonce
« un accompagnement défaillant
de l’Etat », constate « des obstacles
majeurs », et plaide pour repous-
ser de cinq ans, de 2025 à 2030, les
mesures contraignantes de la loi.
Les quarante-trois plus grandes
agglomérations de France (comp-
tant plus de 150 000 habitants)
doivent créer leur ZFE d’ici à 2025,
et en exclure progressivement
les véhicules les plus polluants. Si
la qualité de l’air ne s’améliore pas
assez vite, la loi prévoit que les vé-
hicules avec une vignette Crit’Air 5
(qui polluent le plus) seront pros-
crits en 2023 ; les Crit’Air 4 en 2024
et les Crit’Air 3 en 2025.
A ce jour, onze métropoles ont
déjà mis en place leur ZFE, dont
Paris, Lyon, Toulouse ou Grenoble
et quatre à cinq d’entre elles pour-
raient être concernées par les res-
trictions légales. Mais, d’ores et
déjà, cela provoque de nombreu-
ses crispations. Une consultation
en ligne lancée dans le cadre de la
mission, recueillant 51 000 témoi-
gnages – un record –, a montré
que huit répondants sur dix s’op-
posent au déploiement des ZFE.
« Triple peine »
Ce calendrier est « très précipité »,
déplore M. Tabarot. « Les exemples
étrangers démontrent que la pro-
gressivité est la clé de la réussite
des ZFE et un gage d’acceptabilité
essentiel », estime-t-il. La mise en
place de celle de Bruxelles, par
exemple, s’étalera sur dix-
huit ans, entre 2018 et 2036. Il pro-
pose que la date butoir de créa-
tion d’une ZFE soit reportée
en 2030, « et en laissant [aux col-
lectivités] la possibilité de recourir
à des solutions alternatives plus ef-
ficaces et plus rapides, le cas
échéant ». Le sénateur souhaite
aussi que les mesures applicables
aux Crit’Air 3 soient reportées à
2030. En 2021, les Crit’Air 3 repré-
sentaient 24 % du parc automo-
bile, contre 6 % pour les Crit’Air 5
et 8 % pour les Crit’Air 4.
Borne veut « un nouveau contrat politique avec le monde rural »
La première ministre devait présenter, jeudi, dans la Vienne, son plan destiné à améliorer le quotidien des Français vivant à la campagne
V isite de petits commerces
sur la place centrale de Li-
glet, présentation par les
élus de La Trimouille de ce qu’ils
font en matière de mobilité so-
ciale, halte à l’Ecomusée du Mont-
morillonnais… Jeudi 15 juin, Elisa-
beth Borne devait se rendre dans
la Vienne pour proposer « un nou-
veau contrat politique avec le
monde rural ». Il prendra la forme
d’un plan (France ruralités) que la
première ministre devait présen-
ter lors de son déplacement. Les
campagnes sont « une chance »
pour la France, insiste son entou-
rage. « Arrêtons d’opposer urbains
et ruraux », il faut « qu’ils s’épau-
lent ». Dans les 31 000 communes
qui composent les territoires
agrestes du pays (soit 90 % de sa
superficie), 22 millions d’habi-
tants vivent avec le sentiment
d’être abandonnés. Deux sonda-
ges de l’IFOP réalisés en ligne pour
Familles rurales, entre le 27 avril et
le 11 mai, auprès de deux échan-
tillons de 1 002 et 1 505 personnes,
montrent que de nombreux pro-
blèmes demeurent.
Philippe Tabarot, sénateur (Les Républicains) des Alpes-Maritimes, au Palais du Luxembourg, à Paris, le 10 mai. Xose Bouzas/hans lucas
Plusieurs agglomérations inter-
rogées ont estimé que le calen-
drier actuel était « impossible à te-
nir », affirme M. Tabarot. Notam-
ment parce que l’accompagne-
ment de l’Etat « n’est pas au rendez-
vous ». Ce dernier tarde à informer
les citoyens, comme à déployer la
lecture automatisée des plaques
d’immatriculation. Son soutien fi-
nancier est également insuffisant.
La lutte contre la pollution de l’air
relève pourtant de sa responsabi-
lité. Il a d’ailleurs déjà été con-
damné par la justice à payer
30 millions d’euros d’astreinte
pour n’avoir pas assez agi, rappelle
le sénateur. La pollution de l’air tue
quelque 47 000 personnes par an.
Tout l’enjeu consiste à faire en
sorte que les restrictions aillent
au même rythme que la possibi-
Six habitants ruraux sur dix in-
terrogés constatent « une dégra-
dation de l’accès aux services pu-
blics ces dernières années » et par-
ticulièrement aux services de
santé. C’est le « principal frein » à
l’installation de nouvelles popu-
lations dans les campagnes, selon
cette étude publiée le 14 juin. Pour
autant, une large majorité des
personnes sondées (59 % du
grand public et 75 % des ruraux)
considère que le monde rural con-
naît un renouveau. Aujourd’hui,
80 % des 31 000 communes rura-
les gagnent des habitants, selon le
gouvernement. C’est sur cette va-
gue que l’exécutif souhaite surfer.
« Il faut saisir cette opportunité,
dit-on à Matignon, et réunir les
moyens. » Le désarroi de cette
France populaire a toujours été
un sujet sensible pour Emmanuel
Macron, parce qu’elle touche à
l’égalité des chances autant qu’au
risque de révolte sporadique.
Le plan France ruralités n’est
« pas guidé » par le vote pour le
Rassemblement national (RN),
précise Matignon, tout en recon-
« Les exemples
étrangers
démontrent que
la progressivité
est la clé de la
réussite des ZFE »
Philippe Tabarot
sénateur des Alpes-Maritimes
lité de se déplacer autrement
qu’avec sa voiture polluante. Si-
non, l’effet de ciseau pourrait
être dévastateur. La contrainte
portera en effet « prioritairement
sur les ménages les plus modes-
tes », note M. Tabarot. Ceux-là
mêmes qui se sont installé loin
naissant que « c’est un élément à
prendre en compte ». Dans Le Fi-
garo jeudi 15 juin, la première mi-
nistre rappelle que « plus de 50 %
des habitants de ces territoires ont
voté pour Marine Le Pen à la prési-
dentielle. Ils ont le sentiment que
tout est plus compliqué pour eux ».
D’où l’ambition de leur proposer
« des réponses concrètes » qui se-
raient, selon Matignon, « de na-
ture à faire reculer le vote RN et le
sentiment d’abandon ».
Cent « médicobus »
France ruralités contient un im-
portant volet de mesures desti-
nées à améliorer le quotidien des
Français vivant à la campagne.
En 2019, le gouvernement avait
déjà lancé « un agenda rural ».
Mais ce catalogue de 181 mesures
avait laissé un goût d’inachevé
aux acteurs locaux. Le plan n’en
contiendra cette fois qu’une qua-
rantaine, dans tous les domaines.
Une enveloppe de 90 millions
d’euros financera des projets
« écologiques et solidaires », qui
pourraient aider les citoyens habi-
des centres-villes à cause du prix
de l’immobilier, et qui n’ont pas
nécessairement accès aux trans-
ports en commun. Qu’on leur in-
terdise de facto de venir en ville
et ce serait la « triple peine ». Les
interdictions de circuler de-
vraient concerner 13 millions de
voitures en moins de deux ans. Il
faudrait donc que, dans le même
temps, il y ait plus de véhicules
verts, abordables, sur le marché,
du neuf comme de l’occasion.
Une gageure.
Simplifier le système d’aides
Le desserrement du calendrier
devrait donc s’accompagner d’un
renforcement des aides, de-
mande le sénateur des Alpes-Ma-
ritimes : celles qui permettent
d’acquérir des véhicules propres
tant à la campagne à se passer de
leur voiture, qu’il s’agisse de se
rendre à la gare ou à la pharmacie.
D’ailleurs, 36 millions d’euros sur
trois ans seront également alloués
aux commerces de proximité.
Autre sujet sensible : la santé.
Alors que l’Assemblée nationale
discute d’une proposition de loi
sur les déserts médicaux, la pre-
mière ministre devait annoncer
jeudi le déploiement de cent
« médicobus ». Leur rôle sera de
permettre à des médecins, et no-
tamment à des spécialistes, de se
rendre au contact des populations
les plus isolées. « Nous doublons
aussi le nombre de maisons pluri-
disciplinaires de santé, qui passe-
ront de 700 à 1 400 en zone ru-
rale », complète Elisabeth Borne.
Le plan abordera également la
question des logements vacants.
Le dossier préoccupe beau-
coup les maires dans certaines
communes. Non seulement parce
que cela contribue à faire mourir
les centres bourgs, mais aussi
parce que leur utilisation peut
être un bon moyen de respecter le
neufs (bonus écologique et prime
à la conversion) ; mais aussi le
prêt à taux zéro (pour acheter une
voiture propre) qui serait généra-
lisé. Le système d’aides, si com-
plexe que beaucoup de citoyens
n’y recourent pas, doit d’ailleurs
être simplifié, prévient M. Taba-
rot, avec la mise en place d’un gui-
chet unique. Le sénateur propose
également plusieurs mesures de
soutien au « rétrofit » (consistant
à retirer le moteur thermique et
le réservoir du véhicule pour les
remplacer par un moteur électri-
que et une batterie). Et, bien sûr,
« un choc d’offre » de transports
alternatifs à la voiture.
Enfin, constate l’élu, la mise en
œuvre des ZFE se fait aujourd’hui
« en ordre dispersé ». Le gouverne-
ment a confié la conduite des opé-
zéro artificialisation net. Cet ob-
jectif gouvernemental prévoit
que le moindre mètre carré pris
sur les terres devra être compensé
par son équivalent rendu à la na-
ture à partir de 2050. Une prime
de « sortie de vacance » (12,5 mil-
lions d’euros) incitera les proprié-
taires à rénover leur bien pour le
remettre sur le marché.
Le plan fait une large place à la
transition écologique. Il entend
consacrer les « aménités rura-
les » : les richesses naturelles (fo-
rêts, champs, eau…) des territoi-
res agrestes constituant un patri-
moine précieux qui profite au
pays entier, particulièrement uti-
les pour lutter contre les consé-
quences du bouleversement
­climatique. La dotation pour la
­biodiversité, actuellement de
42 millions d’euros, passera à
100 millions d’euros afin d’aider
les collectivités à préserver et
­valoriser ces atouts.
Dans un domaine plus techni-
que, le gouvernement consacrera
15 millions d’euros par an à l’ingé-
nierie. Au niveau local, c’est là
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
rations aux élus locaux, les mieux
à même de connaître les spécifici-
tés du terrain. Mais cela brouille
l’ensemble et pourrait rendre
« difficilement supportables les dé-
placements quotidiens de certains
particuliers ou professionnels ». Il
faudrait donc envisager, à tout le
moins, que les collectivités se
coordonnent au niveau des ré-
gions. « Certaines régions, comme
les Hauts-de-France ou encore
Auvergne-Rhône-Alpes, observe
M. Tabarot, devraient compter
six ZFE d’ici à 2025. Comment
­expliquer à un artisan travaillant
à la fois à Lyon, Grenoble, Saint-
Etienne et Annecy que son véhicule
peut rentrer dans telle aggloméra-
tion sur certains horaires mais pas
dans une autre ? » p
Benoît Floc’h
aussi une préoccupation. Il s’agit,
en effet, de pouvoir disposer des
compétences techniques d’un
­expert capable d’aider à monter
un projet ou demander un finan-
cement. L’Etat déploiera des
agents pour accompagner les élus
ruraux : 100 chefs de projets se-
ront recrutés, un « Monsieur ou
Madame Ruralité » installé dans
les sous-préfectures pour offrir ce
service « cousu main » à quelques
centaines de communes.
Enfin, la première ministre
­devait confirmer ce qu’elle avait
déjà annoncé en novembre 2022
devant le congrès des maires de
France, à Paris : les zones de revi-
talisation rurale seront recon-
duites et pérennisées. Ce disposi-
tif consiste à accorder des exoné-
rations sociales et fiscales aux
entreprises pour les inciter à
s’installer dans les campagnes.
Il sera cependant entièrement
revu afin de cibler tout particu-
lièrement les communes qui en
ont le plus besoin, sans toutefois
oublier les autres. p
B. F.
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023 France | 9

Fonds Marianne : Schiappa en difficulté face au Sénat

Auditionnée par la commission d’enquête, la secrétaire d’Etat s’est défaussée sur son cabinet et l’administration

V
ous n’oubliez pas tout
de votre vie, tout
de même, madame ? »
Derrière l’ironie, l’aga-
cement du sénateur Claude Ray-
nal (Parti socialiste, Haute-Ga-
ronne) est palpable. Depuis
deux heures, le rapporteur de la
commission des finances, qui co-
préside la commission d’enquête
sénatoriale sur le fonds Marianne,
bataille face à une Marlène
Schiappa bien décidée à esquiver
toute mise en cause personnelle
dans cette polémique, née de l’at-
tribution discrétionnaire, en 2021,
de centaines de milliers d’euros
à deux associations douteuses,
dans le cadre d’une opération
vantée, par celle qui était alors mi-
nistre déléguée à la citoyenneté,
comme une réponse à l’assassinat
terroriste du professeur d’histoi-
re-géographie Samuel Paty.
Plutôt que d’assumer une res-
ponsabilité dans la chaîne de dé-
cisions qui ont conduit à finan-
cer, à hauteur de 355 000 euros,
l’Union fédérative des sociétés
d’éducation physique et de prépa-
ration militaire (USEPPM), de Mo-
hamed Sifaoui, dont plus de 70 %
sont partis dans le salaire de l’es-
sayiste et de son associé, et à don-
ner 325 000 euros à Reconstruire
le commun, une structure qui
n’avait que quelques mois d’exis-
tence et a multiplié les contenus
politiques en pleine période élec-
torale, Marlène Schiappa a choisi
d’endosser « [sa] responsabilité,
toute [sa] responsabilité, mais rien
que [sa] responsabilité ».
Subvention « énorme »
Une ligne de défense qui consiste
à renvoyer la faute tant sur
­l’administration que sur son pro-
pre c­ abinet ministériel. Tout au
long de l’audition, Mme Schiappa,
aujourd’hui secrétaire d’Etat
chargée de l’économie sociale et
solidaire, martèle : « Je ne sais
pas », « Je ne suis pas omnis-
ciente », « Je n’ai pas été informée »,
« Rien ne m’est remonté ».
Le fait que Mohamed Sifaoui ait
été reçu à six reprises par son ca-
binet préalablement à l’annonce
du fonds Marianne ? « Je ne suis
pas une amie personnelle de M. Si-
faoui », se borne à répondre
Mme Schiappa, « je ne l’ai pas reçu
en tête-à-tête ». Elle ne sait pas
non plus « ce qui se dit entre [son]
cabinet et M. Sifaoui ». Peut-être
« Chacun est
dans son rôle,
le ministre
impulse (…),
l’administration
met en œuvre »
Marlène Schiappa
secrétaire d’Etat chargée de
l’économie sociale et solidaire
­ emandeuse des conclusions de
d
votre commission d’enquête »,
convient Mme Schiappa.
Elle est tout aussi évasive s’agis-
sant des déclarations de son ex-di-
recteur de cabinet, qui a admis
qu’à la demande de la ministre,
une subvention de 100 000 euros
accordée à SOS-Racisme par le co-
mité de sélection du fonds avait fi-
nalement été supprimée. « Je n’ai
pas supprimé de subvention, on est
sur un appel à projets, je ne leur en-
lève pas de l’argent », tente-t-elle.
« C’est subtil, comme réponse », iro-
nise M. Raynal. « Je ne m’immisce
pas, on vient requérir mon avis »,
s’entête la ministre. Et si son an-
Marlène Schiappa, avant son audition devant la commission d’enquête du Sénat, à Paris, le 14 juin. BERTRAND GUAY/AFP cien directeur de cabinet a donné
une version différente, c’est sans
doute car elle a « dû être mala-
est-elle venue le saluer, mais elle rianne, qu’il sort du cabinet de la dossiers, je le fais tout le temps. » net. Elle a d’ailleurs appris « par le droite dans [son] expression ».
n’a « pas souvenir » des propos, ministre et qu’on lui a demandé Lorsque, dans un mail de rapport de l’inspection générale de Pour Mme Schiappa, « chacun est
ni encore moins d’une promesse de postuler pour le fonds. mars 2021, soit deux mois avant le l’administration », publié le 6 juin, dans son rôle, le ministre impulse
de subvention. « M. Gravel a dû mal comprendre lancement du fonds Marianne, les difficultés rencontrées par la (…), l’administration met en
M. Sifaoui annoncera pourtant (…). Je n’ai à aucun moment de- Mme Schiappa estime auprès de chargée de mission du CIPDR, qui œuvre ». En résumé, une fois an-
au téléphone à Christian Gravel, mandé ou passé commande à ce son cabinet que la demande de devait instruire seule les 71 dos- noncée – à grand renfort d’inter-
le préfet chargé du comité inter- que M. Sifaoui soit priorisé », se M. Sifaoui de 300 000 euros de siers reçus dans le cadre de l’appel views télévisées, lui fait remar-
ministériel de prévention de la dé- ­défend Marlène Schiappa, avant subvention lui semble « énorme », à projets. « C’est extraordinaire », quer Claude Raynal – la naissance
linquance et de la radicalisation de convenir : « Il est possible que il ne faut pas y voir le signe qu’elle s’étonne le sénateur Husson du fonds Marianne, elle n’avait
(CIPDR), qui pilote le fonds Ma- j’encourage des gens à déposer des suit le dossier, ni que le projet de (Les Républicains, Meurthe-et- pas à suivre le dossier. Elle n’a
l’essayiste a été sélectionné en Moselle), rapporteur et coprési- d’ailleurs eu là encore, contraire-
amont du lancement du fonds, dent de la commission. ment à nombre d’autres déclara-
Backès : « Des erreurs ont été commises » insiste la ministre, mais que « les
membres du cabinet ont un en- « Chacun est dans son rôle »
tions faites devant la commis-
sion, « aucune remontée d’aucune
Auditionnée à son tour par la commission d’enquête sur le fonds thousiasme » pour son projet. Il Contrairement aux déclarations difficulté de mise en œuvre », jus-
Marianne, mercredi, Sonia Backès, qui a succédé à Marlène touchera finalement plus que la de son ancien directeur de cabi- qu’aux révélations dans la presse.
Schiappa au poste de ministre déléguée à la citoyenneté, a re- somme jugée « énorme ». net Sébastien Jallet, Mme Schiappa « Ce n’est pas une opération
connu « des erreurs qui ont été commises, des fautes, des manque- Quant au choix de l’USEPPM n’a d’ailleurs « pas souvenir » qu’il comme les autres, tente le prési-
ments », tout en assurant n’avoir jamais été mise au courant, à et de Reconstruire le commun, ait été prévu qu’elle siège dans ce dent de la commission des finan-
son arrivée au ministère, de ce dossier et d’éventuels problèmes. deux associations qui n’ont comité. Elle devait pourtant ani- ces. Vous faites le lien [avec Sa-
« Il y a des conclusions à en tirer et des adaptations à faire », a es- aucun historique en la matière, mer un point presse à l’issue de la muel Paty], vous connotez votre
timé la ministre, qui promet de mettre en œuvre les recomman- il s’agissait de « faire émerger de sélection, lui rappellent les séna- action, ne vous étonnez pas que
dations de l’Inspection générale de l’administration (IGA), en de- nouveaux projets ». Mais, une fois teurs. « Dont acte », note Claude tout le monde se demande ce
mandant notamment le remboursement des subventions versées encore, la ministre n’a « pas reçu Raynal, qui, malgré sa bonhomie, qu’elle est devenue. » Et de con-
aux associations polémiques. Tout en défendant la politique pu- d’alerte sur le montant des subven- laisse percer son agacement de- clure : « Tout cela manque un peu
blique du « contre-discours », qui « doit être continuée », la ministre tions ». Pas plus qu’elle n’a, à l’en vant l’absence de tout document de cœur. » « Je communique beau-
souhaite « un certain nombre d’évolutions », notamment sur le croire, suivi l’avancée du comité ou de tout rapport sur ce comité coup sur toutes les politiques que
contrôle des associations. Enfin, elle a évoqué une réforme du de sélection des associations du et ses choix : « Il n’y a rien, rien de je porte », se défend Marlène
comité interministériel de prévention de la délinquance et de la fonds Marianne, où siègent pour- rien de rien. » « Il y a des règles qu’il Schiappa. p
radicalisation, pour laquelle elle a demandé une réflexion à l’IGA. tant trois membres de son cabi- serait utile de clarifier, je suis Samuel Laurent

La secrétaire d’Etat plus que jamais fragilisée au gouvernement

Marlène Schiappa avait déjà manqué d’être évincée en avril. Elle s’était projetée au consulat de New York, en 2020

P eu avant son audition de-

vant la commission d’en-
quête du Sénat, mercredi
14 juin, Marlène Schiappa, in-
quiète, s’enquiert de l’attitude à
s­ ociétés d’éducation physique
tenir auprès de deux fidèles du
chef de l’Etat : Richard Ferrand, an-
cien président de l’Assemblée na-
tionale, et François Patriat, chef de
file des sénateurs macronistes au
Palais du Luxembourg. Le pre-
mier lui recommande la sobriété :
il s’agit d’un « exercice formel, pré-
cis et factuel ». « Sois sincère et fais
profil bas, si tu ne sais pas, dis que
tu ne sais pas », lui conseille le se-
cond. La secrétaire d’Etat chargée
de l’économie sociale et solidaire,
prise dans le scandale de la ges-
tion douteuse du fonds Marianne,
créé en 2021 comme une réponse
à l’assassinat terroriste de Samuel
Paty, applique la recommanda-
tion à la lettre en répétant, à main-
tes reprises, ignorer les agisse-
ments de sa propre équipe, elle
qui n’est pas « omnisciente ».
Dans cette affaire, l’inspection
générale de l’administration a re-
levé de nombreux dysfonction-
nements liés, en partie, à l’octroi
de 355 000 euros à l’Union des
et de préparation militaire
(USEPPM) de Mohamed Sifaoui,
et au refus d’une subvention de
100 000 euros à SOS-Racisme.
Plaider l’ignorance ou la négli-
gence n’est pas pour arranger la
position de Mme Schiappa, l’ex-mi-
nistre déléguée à la citoyenneté.
« Un ministre a pour charge de faire
tourner les affaires de son ministère
en lien avec les administrations
qu’il pilote », observe sobrement
Olivier Véran, porte-parole du gou-
vernement, à la sortie du conseil
des ministres, mercredi. L’intéres-
sée se dit, elle, « complètement »
rassurée – « J’ai avant tout voulu
être honnête, et on voit bien que les
accusations font pschitt », confie-t-
elle après trois heures d’audition.
Mais, à l’heure où Emmanuel Ma-
cron envisage un remaniement,
la secrétaire d’Etat attend encore,
fébrile, de rencontrer le secrétaire
général de l’Elysée, Alexis Kohler,
en tournée auprès des ministres
pour leur exposer l’avenir politi-
que qui leur est réservé.
« Si je n’en suis pas, ce n’est pas si
grave », relativisait-elle quelques
jours avant de s’expliquer devant
la commission sénatoriale. « Je ne
suis pas une politicienne de car-
rière, je ferai autre chose un jour
avec joie. » En 2020, elle avait pos-
tulé pour prendre les rênes
du consulat général de France à
New York, l’un des plus beaux
­postes de la diplomatie française,
avant d’y renoncer à la demande
de l’Elysée – ce qu’elle confirme au
Monde. Celle qui officialisait, le
2 mars, dans un article titré Coup
de foudre à Manhattan dans Paris
Match, sa relation avec Matthias
Savignac, président des Mutuelles
générales de l’éducation natio-
nale (MGEN), pourrait tenter de
nouveau sa chance.
La quadragénaire a, jusqu’ici,
toujours réussi à se tirer des mau-
vais pas, se maintenant au gouver-
nement quand tous l’imaginaient
débarquée. Aux yeux du prési-
dent défié par les « gilets jaunes »,
l’ancienne blogueuse a longtemps
représenté un lien avec une partie
du pays qui échappe aux radars
élyséens. Une France populaire
dont elle se revendique et qu’elle
dépeint dans ses livres, à travers
le personnage de Cynthia, fan de
Cyril Hanouna et des Enfoirés,
dans Si souvent éloignée de vous
(Stock, 2018). Coutumière de la
­polémique et de la mise en scène
du spectacle, elle arbore, dans son
bureau, début 2023, sa propre ré-
plique encadrée par son équipe
après un passage sur France 5
(« Mais merde quoi ! !! »).
Soutiens politiques émoussés
Cette fois, avant que n’enfle le
scandale du fonds Marianne,
l’autrice de Marianne est déchaî-
née (Stock, 2016) avait estomaqué
l’exécutif en accordant une inter-
view au magazine Playboy, dé-
but avril, au plus fort de la crise des
retraites. Posant en « une » devant
un drapeau français, elle y défen-
dait l’égalité entre les femmes et
les hommes, sans avoir averti qui-
conque à l’Elysée ou à Matignon.
L’onde avait suivi Emmanuel
Macron jusqu’en Chine, où le con-
seiller en communication levait
les yeux au ciel : « Il n’y a qu’elle qui
peut faire ça ! » Pour la défendre,
l’ex-mari de l’intéressée, Cédric
Bruguière, dit en soupirant : « On
ne pardonne rien aux femmes…
Collard était aussi dans Playboy,
on ne lui a rien reproché » – l’avo-
cat trublion du Rassemblement
national (RN), passé chez Eric
Zemmour, racontait dans le
même numéro comment Pier-
rette Le Pen avait posé nue pour
la revue, en 1987.
A l’Elysée, on juge indigne cette
initiative personnelle. « Ecoute
Marlène, la majorité tique », la pré-
vient Elisabeth Borne, dans une
colère froide. Après une passe
d’armes publique entre elle et
l’actuelle secrétaire d’Etat à l’éga-
lité femmes-hommes, Isabelle
Rome, les deux têtes de l’exécutif
tombent d’accord, en avril : il
est temps de « sortir » Marlène
Schiappa du gouvernement, sans
même attendre un éventuel re-
maniement. L’Elysée jauge alors
la possibilité d’évincer, dans le
même temps, deux autres minis-
tres… avant d’attendre le moment
d’opérer un mouvement plus
large, incluant la revue des péri-
mètres ministériels.
Le temps n’est plus à la bien-
veillance inconditionnelle du Pa-
lais, même si la secrétaire d’Etat,
parmi les apôtres « marcheurs »
de 2016, est considérée comme
proche du couple Macron. « Bri-
gitte Macron était aussi proche de
Blanquer, et il n’est plus là », rétor-
que-t-on dans l’aile est de l’Elysée.
Fragilisée par le délitement des
réseaux de l’ancien ministre de
l’éducation nationale et du Prin-
temps républicain, sur lesquels
elle s’appuyait, Mme Schiappa bé-
néficie de soutiens émoussés.
Son originalité et sa puissance
médiatique seraient devenues
une faiblesse jugent plusieurs de
ses collègues.
Dans un entretien au Figaro,
jeudi 15 juin, Elisabeth Borne énu-
mère les qualités « plus indispen-
sables que jamais » qu’elle ré-
clame aux membres du gouver-
nement. Parmi celles-ci, « avoir
la vision, la capacité à diriger leur
administration ». La ministre en
difficulté dit avoir reçu des mes-
sages d’encouragement de l’Ely-
sée et de Matignon pour traverser
cette période, mais les mots ami-
caux ont émané d’ailleurs. Jean-
Christophe Florentin, directeur
de Playboy, lui a témoigné : « Un
soutien du fond du cœur : il n’y a
pas de raison que je la lâche. » p
Claire Gatinois
et Ivanne Trippenbach

10 | France
Désert médical :
à la recherche
de médecins
traitants
La CPAM du Val-de-Marne contacte
praticiens et malades chroniques
sans généraliste pour trouver
des solutions de suivi
I
l est l’un des « 700 000 », ces
patients en affection lon-
gue durée, sans médecin
traitant, dont le gouverne-
ment a érigé la prise en charge en
priorité. Ou plutôt, il était l’un
d’entre eux : mi-mai, Ramdane
Sali, 54 ans, a été contacté par la
Caisse primaire d’assurance-ma-
ladie (CPAM) du Val-de-Marne,
le département où il réside, pour
se voir proposer un généraliste
référent.
« Je suis plus tranquille, mainte-
nant », concède-t-il simplement,
lui qui vit à Villejuif de sa pen-
sion d’invalidité, après trois opé-
rations du cœur. Pendant dix-
huit mois, malgré ses problèmes
cardiaques, l’épilepsie dont il
souffre et la nécessité, dit-il, d’un
« suivi psy », il a dû s’en passer.
« Un jour, on m’a dit que mon mé-
decin était parti, j’ai d’abord vu
son remplaçant, et puis, de moins
en moins… » Ses consultations de
spécialistes à l’hôpital, ses visites
chez son cardiologue, en libéral,
se sont poursuivies. « Eux aussi
étaient inquiets que je n’aie plus
“mon” médecin. Et leur inquié-
tude, ça m’inquiétait… »
Le parcours d’Aïcha (elle a re-
quis l’anonymat), 76 ans, n’est
pas très différent : un médecin
traitant parti à la retraite il y a
un an et demi, un médecin rem-
plaçant (« mais jamais le même »,
dit-elle) lui renouvelant tous les
mois l’ordonnance pour traiter
son diabète, son asthme, son hy-
pertension… Mais pas d’interlo-
cuteur unique, mis à part une se-
crétaire médicale. « A chaque fois
que j’appelais, elle me répétait “on
ne peut pas faire mieux”. » Pour
cette habitante de Créteil, aussi,
l’« appariement » avec un méde-
cin traitant, orchestré par la
CPAM, s’est soldé favorablement.
Et ils ne sont pas les seuls.
Les députés rejettent la régulation de l’installation des praticiens
La majorité, la droite et le RN se sont opposés, mercredi, à une série d’amendements contraignants portée par un groupe transpartisan
L a régulation de l’installa-
tion des médecins ne sera
pas. Mercredi 14 juin, tous
les regards se sont tournés vers
l’Assemblée nationale, en pre-
mier lieu ceux des médecins libé-
raux, vent debout contre toutes
mesures coercitives pesant sur
leur répartition territoriale.
Un sujet récurrent, qui a rejailli
sur les bancs parlementaires
alors que les déserts médicaux
s’aggravent. L’examen de la pro-
position de loi sur le système de
santé portée par le député (Hori-
zons) de Seine-et-Marne Frédéric
Valletoux, en est arrivé, mercredi
soir, à un point-clé : le débat
autour d’amendements visant à
conditionner le lieu d’installa-
tion des médecins à une autori-
sation des agences régionales de
santé. Amendements tous reje-
tés, les uns après les autres, au
grand soulagement du gouver-
nement, qui y reste opposé.
Il y avait pourtant une fenêtre
de tir inédite, à écouter les élus
défenseurs de cette régulation.
Depuis le lancement de la dé-
marche, mi-mars, dans les lo-
caux cristoliens de l’Assurance-
maladie, par le ministre de la
santé, François Braun, quelque
680 « cas » individuels ont ainsi
trouvé une issue dans le Val-de-
Marne. En Seine-Saint-Denis, dé-
partement voisin, ils sont déjà
plusieurs milliers – 5 800,
en avril. « Toutes les CPAM sont
engagées dans cette action », sou-
ligne-t-on à l’Assurance-maladie,
sans livrer encore de bilan global.
Un « travail de dentelle »
La mise en place de ce processus
se fait en plusieurs étapes. Les
caisses ont écrit aux patients
d’abord, aux généralistes en-
suite, en ciblant en premier lieu
ceux qui, dans l’année, avaient
pu voir trois fois le même malade
chronique sans déclaration de
médecin traitant. Avenue de Sé-
gur, on en fait la plus importante
opération « d’aller-vers » qui ait
eu lieu, en dehors des campagnes
de vaccination contre le Covid-19.
Sur le terrain, on évoque, plus
modestement, un « travail de
dentelle », dans la mise en rela-
tion patient-médecin.
Il y a urgence : dans le Val-de-
Marne, 12 750 malades chroni-
ques sans médecin traitant, dont
près de un sur cinq en situation
de précarité, ont été répertoriés.
Pour 879 généralistes à y exercer.
Les premiers, avec le vieillisse-
ment de la population, sont de
plus en plus nombreux. Les se-
conds le sont de moins en moins,
et leur démographie devrait dé-
cliner encore, quatre de ces mé-
decins sur dix ayant plus
de 60 ans.
Un « effet ciseaux » que résume,
en quelques ratios, Sébastien Ar-
naud, directeur adjoint de la
CPAM du Val-de-Marne : avec
Face à la montée des difficultés
des Français dans l’accès aux
soins, de plus en plus de parle-
mentaires n’en font plus un ta-
bou. Quelque 200 d’entre eux, is-
sus de neuf groupes de l’Assem-
blée nationale, ont signé une
autre proposition de loi – re-
transcrite sous la forme d’amen-
dements – portée par le député
socialiste de Mayenne Guillaume
Garot, en faveur d’un encadre-
ment des installations en zone
surdense de tout nouveau méde-
cin. Sur le principe d’un « dé-
part » autorisé pour une « arri-
vée ». Dans les territoires sous-
dotés, en revanche, l’autorisa-
tion aurait été donnée de droit.
Un modèle unanimement re-
jeté par les syndicats de méde-
cins libéraux, qui ces derniers
jours, ont menacé de faire grève.
La fenêtre de tir s’est refermée :
l’amendement polémique a été
rejeté peu après 18 heures, et
après de vifs échanges, par
168 voix contre – notamment la
majeure partie du camp prési-
L’entrée du village de Cornas (Ardèche), le 28 août 2022. NICOLAS GUYONNET/Hans Lucas via AFP
« Une mise
en relation
téléphonique,
ça peut sembler
simple, mais
on progresse
pas à pas »
Esther Pierrelas
conseillère à la CPAM
du Val-de-Marne
6,6 médecins généralistes pour
10 000 habitants, la densité mé-
dicale du département est « dans
la moyenne de l’Ile-de-France »,
territoire considéré comme le
premier désert médical de
l’Hexagone, dit-il, mais les dispa-
rités d’une ville à l’autre sont « ex-
trêmement fortes ». On dénom-
bre 13 généralistes pour
10 000 habitants à Saint-Maur-
des-Fossés, mais 3,4 pour 10 000
à Ablon-sur-Seine.
A pied d’œuvre, la « mission ac-
compagnement santé », forte de
sept membres qui se relayent par
équipe de deux, est habituée à
« jongler » entre les patients isolés
et les médecins débordés. Des di-
zaines d’appels téléphoniques y
sont passés, chaque jour, aux uns
comme aux autres. Pour une poi-
gnée d’appariements réussis,
toujours sur la base du volonta-
dentiel, la droite et le Rassemble-
ment national (RN) –, et 127 pour
– dont la gauche, le groupe
­Libertés, indépendants, outre-
mer et territoires, quelques dé-
putés de la majorité et du parti
Les Républicains.
Une petite victoire pour Braun
Une « déception », forcément,
réagit Guillaume Garot, qui
­relève deux votes d’ampleur,
« Renaissance et le RN », contre la
mesure. « Nous avions ciselé ce
texte visant à stopper l’aggrava-
tion des inégalités dans une dé-
marche transpartisane inédite,
dit-il. Mais je veux aussi voir du
positif : l’idée de régulation fait
son chemin, elle s’est imposée
dans le débat public. »
L’heure de discussion a donné à
entendre des élus de différents
bords décliner des arguments
prorégulation. Ainsi du député
(MoDem) d’Eure-et-Loir Philippe
Vigié : « Depuis trente ans, on
constate une dégradation de l’ac-
cès aux soins. Et pourtant. J’ai en-
riat. « On est encore dans une
phase de rodage », défend le res-
ponsable de la mission, Jean-Ma-
rie Guellab. L’étape de la « montée
en puissance » doit se faire à l’été
2023, assure-t-on au ministère de
la santé. On y défend une « course
contre la montre » engagée pour
éviter le renoncement aux soins :
le nombre de malades chroni-
ques sans médecin référent pour-
rait passer à 800 000 fin 2023, si
rien n’est fait.
Les syndicats de praticiens
prennent cette alerte au sérieux
tout en la tempérant un peu : l’ab-
sence de médecin traitant n’em-
pêche pas des patients de consul-
ter un praticien, souffle-t-on dans
leurs rangs. Sauf que ce n’est le
cas que pour un quart d’entre eux
– 180 000 –, avance l’Assurance-
maladie. Une bataille de chiffres
qui dit quelque chose du dialogue
difficile, sur le sujet, entre les par-
ties impliquées, sur fond de re-
lance du débat politique autour
de la « régulation » de l’installa-
tion des médecins libéraux.
Esther Pierrelas et Daisy Tour-
nière, les deux conseillères à
l’avant-poste, ce mercredi de mai,
dans les locaux de la CPAM, dé-
fendent la « dimension sociale »
de leur action. « Une mise en rela-
tion téléphonique, ça peut sem-
bler simple, mais on progresse pas
à pas, cas après cas », défend la
première. « La crise sanitaire est
passée par là, renchérit la se-
tendu des ministres, des rappor-
teurs, des parlementaires, sur tous
les bancs, essayer d’ouvrir des pis-
tes (…) qui à l’heure actuelle
­s’avèrent insuffisantes. »
Ainsi aussi d’Hadrien Clouet (La
France insoumise, Haute-Ga-
ronne), qui a brandi des exem-
ples internationaux, en Belgique
et en Allemagne, arguant d’une
« couverture plus juste et plus éga-
litaire », et l’exemple d’autres pro-
fessions régulées en France,
comme les pharmaciens. « Ça
marche ! », s’est-il exclamé.
« L’idée
de régulation
fait son chemin,
elle s’est imposée
dans le débat
public »
Guillaume Garot
député socialiste de Mayenne
conde. Certains patients n’ont
plus de travail, ont peu de contacts
avec l’extérieur… S’ils ne viennent
plus vers le système de soins, à
nous d’aller vers eux. »
Avec plus ou moins de bonheur.
Certains patients, ce jour-là, ne
décrochent pas. Quelques-uns,
aussi, déclinent la proposition
qui leur est faite. Parce que le ca-
binet ciblé est trop loin, qu’ils pei-
nent à se déplacer… C’est le cas de
Mélina, trentenaire résidant à
Choisy-le-Roi. « J’ai un handicap
physique, explique-t-elle. Impos-
sible d’envisager, seule, un trajet
de plus de dix minutes. » Le centre
médico-social disposé à la suivre
se situait « en dehors de son péri-
mètre ». Une autre proposition lui
sera faite dans la semaine.
« Je suis déjà épuisé »
Le verrou peut venir des prati-
ciens, quand bien même un mé-
decin traitant reçoit – en plus du
prix des consultations – 70 euros
par an pour chaque patient chro-
nique de plus de 80 ans déclaré, et
42 euros pour les moins de 80 ans
– 46 euros à compter de jan-
vier 2024. La consultation d’ins-
cription en tant que médecin trai-
tant est, elle, désormais facturée
60 euros. Mais « beaucoup de mé-
decins sont déjà en suractivité,
noyés de demandes multiples, ver-
ticales, descendantes », explique le
docteur Frédéric Thibault, prési-
dent d’un des huit réseaux de
Ainsi encore de l’écologiste
­ elphine Batho (Deux-Sèvres),
D
qui a assuré qu’une « partie du
corps médical » était favorable à
une régulation. Ou même du
­député (Renaissance, Loir-et-
Cher) Christophe Marion, qui a
rappelé qu’il avait distribué, du-
rant la campagne d’Emmanuel
Macron, des tracts promettant
une régulation pour lutter contre
les déserts médicaux.
Autant d’arguments qui n’ont
pas convaincu. Et c’est une petite
victoire pour le ministre de la
santé et de la prévention, ­Fran­-
çois Braun, positionné résolu-
ment du côté des médecins pour
écarter une coercition jugée inef-
ficace. Ces mesures vont même
« dégrader encore plus l’offre de
soins », a-t-il fait valoir, ­évoquant
des départs en retraite, des dé-
conventionnements, des refus
d’installation…
Le diagnostic alarmant est, en
revanche, partagé. Six millions
de Français sont aujourd’hui sans
médecin traitant ; une quaran-
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
santé locaux – des communautés
professionnelles territoriales de
santé (CPTS), selon l’appellation
officielle – couvrant une partie du
Val-de-Marne. De quoi « coordon-
ner », explique-t-il, la « réponse »
de 250 soignants et 80 médecins,
et « absorber plus facilement » les
demandes nouvelles : cinq ou
six patients « en plus » ont été dé-
clarés pour chaque praticien, à
l’échelle de son réseau. Le gouver-
nement a d’ailleurs fait de la gé-
néralisation des CPTS, un levier
d’accès aux soins.
« Les nouveaux patients, je ne les
prends qu’au compte-gouttes,
plutôt par le bouche-à-oreille, ré-
pond ce généraliste contacté par
Daisy Tornière. C’est plutôt aux
collègues nouvellement installés
de faire un effort. » Avec une « file
active » de plus de 1 700 patients,
le quadragénaire assume de dire
non : « Je n’ai pas envie de mettre
le pied dans un système qui me
contraindrait… alors que je suis
déjà épuisé. »
A 69 ans, le docteur Didier Ba-
roni, retraité actif, a, lui, dit oui à
trois patients supplémentaires. Il
en suit déjà 2 500. « Trois de plus,
ça ne va pas fondamentalement
changer la donne pour moi, dit-il.
La vocation d’un généraliste, c’est
de garder sa porte ouverte. Mais je
les ai prévenus : il va leur falloir
chercher un médecin plus jeune…
pour l’avenir. » p
Mattea Battaglia
taine de départements sont sous
le seuil critique de quarante mé-
decins pour 100 000 habitants ;
1,6 million de Français renoncent
chaque année à des soins…
Le vrai sujet, c’est « un système
profondément fragile menacé par
la pénurie de soignants », a abondé
le rapporteur, Frédéric Valletoux,
en défendant la nécessité d’adres-
ser un « message de confiance »
aux soignants, ­notamment aux
plus jeunes.
Le rejet des amendements
« coercition », tous inscrits à l’ar-
ticle 2 – sur les onze du texte – ne
clôt pas totalement le débat. Les
discussions, lancées depuis lundi
12 juin, doivent se poursuivre
­jusqu’à vendredi 16 juin. Avec
d’autres mesures sensibles au
menu, telle l’inscription automa-
tique des médecins dans les
« communautés professionnelles
territoriales de santé » ou
­l’extension de la participation
obligatoire à la permanence des
soins aux cliniques privées. p
Camille Stromboni
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
A La France insoumise, verrouillage à tous les étages
Mélenchon invite certains cadres à partir, alors que, sur le terrain, les lambertistes alimentent les soupçons
Enquête
S
amedi 17 juin, ils seront
une centaine de militants
« insoumis » à se retrouver
à Paris, à La Bellevilloise,
pour l’assemblée représentative
de La France insoumise (LFI). Un
rendez-vous entre des représen-
tants de la base, tirés au sort, et la
direction. Pas une « grand-messe »
mais un moment pour « tra-
vailler », assure la députée euro-
péenne Manon Aubry. Manuel
Bompard, numéro un du mouve-
ment, promet « une discussion tac-
tique et stratégique sur la séquence,
les perspectives, la Nupes [Nouvelle
Union populaire écologique et so-
ciale] et les européennes », et se féli-
cite : il y a, selon lui, dans toute la
France 70 000 participants à des
groupes d’action.
Derrière ce tableau optimiste, la
crise est loin d’être terminée pour
le premier mouvement de gauche,
qui refuse le nom de parti. En dé-
cembre, les historiques de LFI dé-
couvraient que la nouvelle direc-
tion s’était faite sans eux. Jean-Luc
Mélenchon était alors accusé de
verrouillage généralisé.
Au sommet d’abord. A voix
basse, des députés se demandent
où et comment se décide la ligne
politique. Officiellement en re-
trait, M. Mélenchon assure à ceux
qui viennent lui demander des
places aux européennes qu’il n’est
plus à la manœuvre. Dans les faits,
le fondateur de LFI reste central.
« LFI, c’est la propriété privée de
Jean-Luc. Il a l’argent, et choisit la
couleur des volets. Le concierge,
c’est Manu », résume un élu, sous
le couvert de l’anonymat. Chaque
semaine, l’ancien sénateur socia-
liste continue de recevoir sa garde
rapprochée en dehors des instan-
ces. « Ça m’arrive de faire un point le
lundi, le dimanche… à trois, quatre,
sept avec Jean-Luc », reconnaît Ma-
nuel Bompard. Cette rencontre in-
formelle précède la réunion heb-
domadaire de la direction, le lundi
après-midi, à laquelle l’ex-candidat
à la présidentielle participe la plu-
part du temps. Aucun compte
rendu n’est rédigé, mais en qua-
rante-huit heures, des éléments de
langage descendent aux députés.
Après avoir étalé publiquement
leurs désaccords, certains de ceux
qui animaient les critiques en jan-
vier – Clémentine Autain, Alexis
Corbière – ont fini par quitter le
bureau du groupe à l’Assemblée.
Par souci d’« apaisement », se bor-
nent-ils à dire. Seule Raquel Gar-
rido continue de se risquer,
comme le 6 juin dans Libération, à
formuler des demandes de ré-
forme du fonctionnement de LFI.
« Je souhaites que tu t’en ailles »
L’appareil dément vouloir écarter
quiconque. Mais, dans l’Hémicy-
cle, Sophia Chikirou a confié à cer-
tains qu’un départ des 15 à 20 dé-
putés jugés trop critiques de la di-
rection ne la dérangerait pas. « Je
suis pour gagner, donc pour être le
plus nombreux possible », dé-
ment-elle auprès du Monde, tout
en rappelant que les « insoumis »
sont « engagés par un programme
commun ». Dans la boucle de
communication du groupe, Jean-
Luc Mélenchon a fait part, plu-
sieurs fois, de sa volonté de voir
Raquel Garrido partir. « Oui, je
souhaite que tu t’en ailles »,écri-
vait-il récemment. « Ras-le-bol de
ses attaques fielleuses permanen-
tes. Mieux vaut se séparer, pour-
quoi reste-t-elle ? »,interrogeait-il
dans un autre message, le 17 mai.
Rares ont été les réponses.
Certains proches de l’ancien can-
didat ont abondé dans son sens.
Une élue s’est risquée à évoquer le
besoin de se former à la « commu-
nication non violente ». En réunion
de groupe, le 30 mai, s’inquiétant
de cette drôle d’ambiance, le dé-
puté Aymeric Caron (président de
Révolution écologique pour le vi-
vant, REV) a déploré les prises de
parole demandant des exclusions.
« Le temps
est passé où
les trotskistes
étaient mis
de côté ! »
Jean-Luc Mélenchon
fondateur de LFI
A la base aussi, les interrogations
sur la démocratie interne, mêlées
à l’affaire Adrien Quatennens – du
nom de ce député du Nord con-
damné en décembre 2022 à quatre
mois de prison avec sursis pour
des violences sur son ex-compa-
gne –, continuent de créer des re-
mous. Manuel Bompard n’a, à ce
jour, pas répondu à l’appel rendu
public, mi-mai, par 370 militants,
se plaignant du « manque de dé-
mocratie », et demandant une
« VIe République » interne. « Un épi-
phénomène », juge le coordinateur
de LFI. « Nous sommes quelques-
uns à trouver que ça fait plusieurs
années qu’on ne nous consulte pas
sur des décisions assez importan-
tes », témoigne Camille, militant
de Seine-Saint-Denis, qui a préféré
un nom d’emprunt.
Sur le terrain, une affaire en par-
ticulier, révélée par Mediapart le
5 mai, a créé un malaise. Dans la
Vienne, des « insoumis » deman-
dant l’exclusion d’Adrien Quaten-
nens ont découvert leur nom sur
une liste, dont la création est attri-
buée à des camarades sympathi-
sants du Parti ouvrier indépen-
dant (POI), héritier de l’Organisa-
tion communiste internationa-
liste (OCI), qui a vu Jean-Luc
Mélenchon entrer en politique.
L’ancien candidat à la présiden-
tielle se félicite d’avoir fait entrer
son ancienne famille dans les
murs de LFI, un partenariat dont la
preuve la plus éclatante est l’élec-
tion du député LFI et militant du
POI Jérôme Legavre, en Seine-
Saint-Denis. M. Mélenchon est un
habitué du 87, rue du Faubourg-
Saint-Denis à Paris, où siège le POI.
Il y intervient régulièrement, tout
récemment encore dans le cadre
des conférences de l’observatoire
politique de son think tank, l’Insti-
tut La Boétie. « Le temps est passé
où les trotskistes étaient mis de
côté ! », assumait-il en compagnie
de Mme Chikirou, à l’assemblée du
POI, le 26 mars.
Depuis que le POI a soutenu l’an-
cien socialiste à la présidentielle,
ses soutiens ont conforté leur pré-
sence parmi les militants. Après
les législatives, Camille, en Seine-
Saint-Denis depuis vingt ans, a vu
débarquer avec surprise une sym-
pathisante du POI, le journal du
parti, Informations ouvrières, sous
le bras. « Elle essayait de placer sa
came », rembobine-t-il. Au départ,
il ne porte pas grande attention à
la nouvelle venue. Depuis, il soup-
çonne le groupuscule d’être là
« pour faire remonter des infos » et
ne souhaite plus que « la cama-
rade » participe aux réunions.
Dans les Pyrénées-Atlantiques,
plusieurs lambertistes siègent dé-
sormais dans les boucles départe-
mentales, tout comme dans le
Maine-et-Loire. Leur présence est
source de frictions sur « l’orienta-
tion des décisions politiques, des
actions… », relate un animateur
d’un groupe d’action autour de
Pau, qui ne connaissait pas il y a un
an la discrète formation politique.
Parfois, l’entrisme est assumé.
Dans l’Ouest, une « insoumise »
s’est vu dire par un camarade du
POI : « La France insoumise n’est
pas structurée, nous, on va appor-
ter la structure qui vous manque. »
Jérôme Legavre, député LFI mili-
tant au POI, l’admettait volontiers
au Monde en mars : « Depuis 2017,
on est totalement et de plain-pied
Jean-Luc Mélenchon, lors
d’une manifestation contre
la réforme des retraites,
à Paris, le 6 juin.
AGNèS DHERBEYS/MYOP POUR « LE MONDE »
au côté des militants de LFI, on par-
ticipe aux groupes d’action et en
même temps on a nos instances. »
A Poitiers, épicentre des crispa-
tions, plusieurs militants vus
comme proches du POI ont candi-
daté aux postes ouverts au niveau
départemental, relève Aladin Lé-
vêque, coanimateur d’un groupe
local. Dans la Vienne toujours,
Axel Maignan a été tiré au sort
pour représenter LFI à Paris, pour
l’assemblée du 17 juin. Le 26 mars,
il était assis au premier rang lors
de l’assemblée du POI. « J’étais ef-
fectivement à cette assemblée
parce qu’on m’y a invité, en particu-
Pendant l’affaire
Quatennens,
les lambertistes
ont été
les premiers
à défendre le
député du Nord
lier pour y voir le discours de Mélen-
chon », explique-t-il. Et d’ajouter :
« Je ne suis pas militant du POI, je
n’y ai pas ma carte. Les camarades
du POI sont actifs, c’est normal
qu’on travaille avec eux. »
Pendant l’affaire Quatennens,
les lambertistes ont été les pre-
miers à défendre le député, en pre-
mier lieu dans Informations
ouvrières. « Un des nôtres est vili-
pendé », était titré le numéro du
22 septembre. De quoi alimenter
un schisme, des départs et une
analyse : le POI est un « très bon
outil pour serrer la vis » quand la li-
gne de la direction est contestée,
comme le relève une élue locale.
Des militants en ont fait l’expé-
rience, au point de quitter LFI. A
Poitiers, Christelle Roy faisait par-
tie des « fichés du POI », comme
s’appellent entre eux ces « insou-
mis » qui ont découvert dans cette
liste des photos d’eux, parfois avec
leurs enfants.
Cheffe de file pour la première
circonscription de la Vienne, elle
animait un groupe d’action
nommé Militer dans la joie. « Ce
nom, c’était un tacle, ils sont telle-
ment mortifères dans leur militan-
tisme… », se souvient-elle, en évo-
quant ses anciens camarades lam-
bertistes, qui n’ont cessé, dit-elle,
de lui mettre « des bâtons dans les
roues ». En décembre 2022, elle
avait été tirée au sort pour repré-
senter son département à Paris à
l’assemblée du mouvement.
« Pour moi, c’était l’occasion de par-
ler de Quatennens, c’est complète-
ment passé à travers… », dit-elle.
Elle comprend alors que du député
du Nord il ne sera pas question,
quitte le mouvement et dissout
son groupe sans que personne au
siège ne cherche à la retenir.
Dans le Nord, M. Quatennens,
mis à l’écart du mouvement pen-
dant quatre mois, est accusé
d’avoir verrouillé le mouvement.
Le 27 mai, à Lille, s’est tenue une
réunion pour désigner les mem-
bres des boucles départementales.
Divisés en petits groupes de tra-
vail, les 70 militants sur place de-
vaient désigner les nouveaux bi-
nômes de ces boucles. « Quand je
suis arrivé, les gens qui me soute-
naient n’étaient pas là. Et le mes-
France | 11
sage avait été passé que je n’étais
pas fiable », relate l’un d’eux qui
souhaite rester anonyme. En fin de
journée, ce sont plutôt les proches
du député du Nord qui avaient été
choisis. Elu à Lille, Ugo Bernalicis
ne nie pas cet état de fait. Il con-
teste, en revanche, la « fable » de la
« reprise en main ». « Les gens qui
militent à Lille ont toujours été ex-
trêmement actifs. Ils se retrouvent
donc à être présents dans les bou-
cles départementales », explique
l’élu, qui avait « défriché les candi-
datures avec Adrien Quatennens et
David Guiraud [député du Nord] ».
« Le syndrome de l’éléphant »
A Paris, plusieurs élus analysent la
montée en puissance du POI, iné-
gale selon les départements,
comme une sorte de remplissage
du vide laissé par le Parti de gau-
che (PG), conçu par Jean-Luc Mé-
lenchon comme un « microparti
bolchevique », qui avait un rôle
structurant sur la base mais qui a
été déserté par les historiques et a
adopté une ligne opposée à celle
de la direction en prononçant l’ex-
clusion d’Adrien Quatennens, en
janvier. Pour un communiste, l’ex-
candidat à la présidentielle, qui a
débuté en politique à l’OCI, a en-
tamé un retour aux sources :
« C’est le syndrome de l’éléphant, à
l’approche de la fin, il revient là où il
né : il redevient lambertiste. »
Au-delà du symbole, avoir un
parti implanté localement peut
être utile pour un mouvement ga-
zeux comme LFI. Manuel Bom-
pard assure ne pas voir l’intérêt
d’un parti « à côté » : « LFI a déjà ac-
quis les fonctions traditionnelles
importantes des partis, formation,
bataille culturelle… » Quant à l’af-
faire de Poitiers, « si c’est avéré, ces
personnes doivent être sanction-
nées », dit-il. Prenant soin de ne
pas pointer la responsabilité du
POI national, il ajoute : « La direc-
tion m’a assuré qu’elle ignorait évi-
demment tout de ces méthodes. »
Ces méthodes ont en tout cas
beaucoup fait parler au congrès
fondateur de la Gauche écosocia-
liste, le 14 mai. Dans ce courant
« insoumis » proche de Clémen-
tine Autain, l’émergence du POI
inquiète, et l’on craint que la
structuration de LFI dans les dé-
partements ne soit accaparée par
des lambertistes rompus à l’en-
trisme. Les militants trotskistes se
repèrent d’abord entre eux. Ironie
de l’histoire, les courants qui
s’étaient divisés en 1952 au sein de
la IVe Internationale entre lam-
bertistes et pablistes se retrou-
vent désormais face à face, à l’inté-
rieur de La France insoumise. p
Julie Carriat
et Sandrine Cassini

12 | France
Projet de loi sur la fin de vie,
les limites de la méthode
Invités par la ministre Agnès Firmin Le Bodo,
à participer, jeudi, à la « coconstruction » du texte,
des parlementaires de l’opposition ont boycotté
L
a lettre est datée du mer-
credi 14 juin. « La longue
séquence sur la réforme
des retraites laisse des tra-
ces durables, et malheureusement,
la confiance nécessaire pour avan-
cer sur des sujets aussi complexes et
délicats que la fin de vie, est très lar-
gement abîmée », écrivent ses
auteurs. Dans ce courrier consulté
par Le Monde, Eliane Assassi, prési-
dente du groupe communiste au
Sénat, et André Chassaigne, pa-
tron des députés du même parti,
s’adressent à Agnès Firmin Le
Bodo pour lui signifier une fin de
non-recevoir.
La ministre déléguée chargée de
l’organisation territoriale et des
professions de santé a invité, il y a
quelques jours par un mail, les
groupes politiques des deux
chambres à désigner chacun en
son sein deux élus pour participer
à « la coconstruction » du projet de
loi « relatif à la fin de vie ». Ce texte
promis par Emmanuel Macron
pour « la fin de l’été » créera, selon
la ministre, un « nouveau droit »,
celui d’une aide active à mourir
sous la forme du suicide assisté et/
ou de l’euthanasie.
Jeudi 15 juin, Mme Firmin Le Bodo
a réuni pour la première fois le cé-
nacle des élus ainsi mandatés. Les
chaises des parlementaires com-
munistes sont restées vides, celles
des sénateurs Les Républicains
(LR) et du groupe sénatorial socia-
liste aussi. La ministre, chargée par
M. Macron d’élaborer le projet de
loi, savait qu’elle s’exposait à des
défections dans le climat de ten-
sions exacerbées entre l’exécutif et
les oppositions. Mais ce boycott
est la première manifestation des
limites de la méthode du gouver-
nement. Alors qu’il se prévaut
d’associer les élus, il est accusé par
des groupes de l’opposition de
vouloir « enjamber » et « préemp-
ter » les débats au Parlement.
Depuis septembre 2022, Agnès
Firmin Le Bodo balise la route qui
En dix ans, des immigrés mieux intégrés, mais plus pauvres
Un rapport de l’OCDE, publié jeudi 15 juin, a compilé plus de 80 indicateurs sur une quarantaine de pays, dont la France
L a situation des immigrés
s’améliore mais beaucoup
reste à faire. C’est le constat
que dresse l’Organisation de coo-
pération et de développement
économiques (OCDE) dans un
rapport réalisé conjointement
avec l’Union européenne (UE) sur
l’intégration des immigrés et de
leurs enfants, un sujet qui a gagné
« une place centrale dans l’agenda
politique de nombreux pays »,
soulignent ses auteurs. L’organi-
sation internationale a compilé
plus de 80 indicateurs sur une
quarantaine de pays et comparé
ces données avec celles connues
dix ans auparavant.
On apprend par exemple, dans
ce texte rendu public jeudi 15 juin,
que l’accès au travail des immigrés
s’est amélioré dans quasiment
tous les pays, « malgré la récession
provoquée par le Covid-19 », remar-
que l’OCDE. Ainsi, au sein de l’UE,
le taux d’emploi des immigrés est
passé de 61 % à 65 % entre 2011 et
2021. En France, l’amélioration est
moins nette, même si la part des
immigrés en emploi est passée de
59 % à 61 %, une progression à
mettre en regard avec « le poids
croissant des migrations estudian-
tines dans l’immigration de travail
et l’augmentation des niveaux
doit conduire au respect de « la vo-
lonté d’apaisement » et de « con-
corde » voulu par M. Macron sur le
sujet. Jeudi, elle a pu réunir des
membres du groupe écologistes,
solidarités et territoires au Sénat.
Aussi des députés écologistes, so-
cialistes, du groupe Liberté, indé-
pendants, outre-mer et terri-
toire et du Rassemblement natio-
nal. Le groupe LR à l’Assemblée sié-
gera aux prochaines réunions. « Ce
sera une participation sans sou-
tien, précise toutefois son prési-
dent, Olivier Marleix. On n’est pas
dupe de la méthode du gouverne-
ment qui dit vouloir co-construire
alors que c’est lui qui tient la
plume. » « Mais on entend peser,
poursuit le député d’Eure-et-Loir,
dans l’écriture notamment du volet
soins palliatifs de la future loi. »
« Trouver un équilibre »
La partie n’en reste pas moins déli-
cate pour le gouvernement. Le
5 juin, Mme Firmin Le Bodo a réuni
au ministère le groupe de repré-
sentants des professionnels de
santé qu’elle souhaite également
associer à « la coconstruction » de
la loi. Elle espère sinon désamor-
cer, ou du moins atténuer, l’oppo-
sition d’une grande majorité d’en-
tre eux à une évolution du cadre
juridique actuel de la fin de vie.
Mercredi 14 juin, en ouverture du
congrès de la Société française
d’accompagnement et de soins
palliatifs (SFAP), à Nantes, elle a
multiplié les gages de sa volonté
d’« écouter » les soignants : « Il est
nécessaire de trouver un équilibre,
a-t-elle insisté, entre l’ouverture
d’un nouveau droit pour les Fran-
çais et les préoccupations légitimes
des professionnels. »
Fer de lance de l’opposition à une
évolution du droit, la SFAP a fédéré
une douzaine d’organisations re-
présentatives du monde médical
et des sociétés savantes qui, toutes,
militent contre l’aide active à
mourir : « donner la mort n’est pas
Les Chiffres
48 %
des immigrés arrivés depuis
moins de cinq ans travaillent
Ils étaient 43 % dans ce cas
il y a dix ans.
16 %
des immigrés sont dans
un logement surpeuplé
Ils étaient 13 % il y a dix ans.
d’instruction dans les pays d’ori-
gine, en particulier du Maghreb »,
souligne Jean-Christophe Du-
mont, expert des migrations in-
ternationales à l’OCDE.
Le niveau de diplôme des immi-
grés s’est nettement amélioré :
35 % de la population immigrée
en France a un diplôme du supé-
rieur, contre 24 % dix ans aupara-
vant. Toutefois, la part de ceux
ayant un très faible niveau d’étu-
des reste significative, avec 17 %
des immigrés en France n’ayant
pas atteint le niveau d’éducation
« Ce sera une
participation
sans soutien »
Olivier Marleix
président du groupe LR
à l’Assemblée
un soin », proclament-elles. Face à
ce front de refus des soignants, la
ministre a multiplié les preuves, à
Nantes, de la volonté du gouverne-
ment de développer les soins pal-
liatifs en France : une ambition qui
débouche sur une nouvelle ins-
truction du ministère de la santé
aux agences régionales de santé,
en passe d’être publiée et sur l’éla-
boration d’une « stratégie décen-
nale » pour la filière palliative qui
se bouclera en décembre.
« Jamais la reconnaissance et le
développement des soins palliatifs
n’ont semblé si probables », s’est fé-
licitée, jeudi, la présidente de la
SFAP, Claire Fourcade à la tribune
du congrès. « Nous irons à la table
de l’écriture de la loi à venir. Nous
dirons ce qui est pour nous essen-
tiel », s’est-elle engagée. Mais en
contrepartie, elle a formulé une
exigence : « Nous demandons au
gouvernement et au Parlement de
poursuivre cette voie française de
l’accompagnement, en ne faisant
pas peser la décision et la réalisa-
tion de la mort provoquée sur les
équipes soignantes du patient. »
Pour illustrer son propos,
Mme Fourcade cite l’exemple de la
procédure de mise sous tutelle.
« Lorsqu’il est question qu’un juge
décide d’un placement sous tutelle,
l’expertise de la situation de la per-
sonne n’est pas confiée à son méde-
cin traitant. De même, les équipes
qui accompagnent un malade en
soins palliatifs ne devront pas être
impliquées dans le processus », qui
aboutirait à autoriser une aide ac-
tive à mourir, confie-t-elle au
Monde. C’est à cette seule condi-
secondaire (contre seulement 4 %
pour les natifs).
Ce qui est vrai pour le niveau
d’éducation des immigrés l’est
aussi pour leurs enfants, dont les
résultats scolaires s’améliorent,
« de sorte que l’écart a diminué
avec les enfants nés de parents
non immigrés dont le niveau, lui, a
stagné », souligne Yves Breem,
analyste des politiques d’intégra-
tion à l’OCDE.
Inégalités persistantes
Ces données sont d’autant plus
intéressantes qu’elles ne corres-
pondent pas aux idées reçues, ré-
vélées par une enquête Eurobaro-
mètre de 2021 (une étude d’opi-
nion commanditée par la Com-
mission européenne et menée
auprès de plus de 25 000 citoyens
de l’UE). « Une personne sur quatre
[en Europe] pense que les résultats
scolaires des enfants d’immigrés
ont diminué au cours de la der-
nière décennie », souligne l’OCDE,
alors que, dans la plupart des
pays, les résultats sont « nette-
ment meilleurs ». De même, « près
de 80 % des Français pensent que
le taux d’emploi des immigrés ex-
tracommunautaires n’a pas aug-
menté, alors qu’il s’est amélioré »,
souligne Yves Breem.
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
tion, à ses yeux, que la relation de un projet de loi dont deux sujets Falorni, député MoDem de Cha-
confiance entre ces soignants et le suscitent l’unanimité – les soins rente-Maritime a crée un groupe
patient sera préservée. palliatifs et les droits des patients – d’études sur la fin de vie à l’Assem-
Malgré ces rapprochements, le et un seul est clivant – l’aide active à blée. Mercredi, il inaugurait un cy-
gouvernement est encore loin mourir – est une manière de confis- cle de débats entre partisans et op-
d’avoir neutralisé tous les angles quer le débat parlementaire », s’in- posants de l’aide active à mourir.
d’attaque des opposants. Mme Fir- surge-t-elle. « Qu’est-ce qu’une loi Favorable à l’ouverture d’un
min Le Bodo a expliqué, dans Le va apporter de plus pour les soins « droit » à pouvoir formuler une
Journal du dimanche, le 20 mai, palliatifs alors qu’une instruction demande de suicide assisté ou
que le texte comprendra trois est en passe d’être publiée et qu’une d’euthanasie, sous conditions, il
blocs : « aide active à mourir, soins stratégie décennale est lancée », entend fournir aux 129 députés
palliatifs et droits des patients ». poursuit l’ancienne ministre de la membres de ce groupe d’études
Elisabeth Hubert, présidente de santé d’Alain Juppé. des arguments pour débattre d’un
la Fédération nationale des éta- Impatient de participer aux pre- sujet qui a déjoué, jusqu’ici, toutes
blissements d’hospitalisation à mières ébauches du texte, au sein les tentatives des politiques de dé-
domicile, n’a pas tardé à réagir : du groupe des parlementaires gager un consensus. p
« Embarquer les parlementaires sur réuni jeudi au ministère, Olivier Béatrice Jérôme
Le tableau plutôt optimiste
ainsi dressé est à nuancer par la
persistance d’écarts importants
avec la population non immigrée
et sa descendance. Aujourd’hui,
M. Dumont. L’écart peut être plus
important ailleurs. En Italie, par
exemple, un immigré diplômé du
supérieur sur deux est déclassé,
contre un Italien sur cinq. »
est moindre mais il s’est dété-
rioré, passant de 24 % à 28 % en
dix ans, alors qu’il est resté stable
à 11 % pour les Français.
En matière de logement, le rap-
par exemple, le niveau de lecture Le rapport de l’OCDE s’inquiète port constate aussi une dégrada-
à 15 ans des enfants d’immigrés qu’en dépit d’indicateurs encou- tion de la situation, générale à
est toujours inférieur d’un an par rageants, d’importantes inégali- l’UE. En France, les immigrés occu-
rapport aux enfants de natifs. tés persistent. « Les immigrés sont pent quatre fois plus que les natifs
De même, si l’accès au travail beaucoup plus exposés au risque un logement surpeuplé. « Les pro-
des immigrés est meilleur qu’il y de pauvreté et d’exclusion sociale grès en matière de niveau d’éduca-
a dix ans, le phénomène de dé- que les personnes nées dans le tion et d’emploi ne se traduisent
classement demeure. « En France, pays quasiment partout en Eu- pas par une élévation sociale »,
un peu plus d’un quart des immi- rope », indique le rapport. Dans souligne M. Dumont. De nom-
grés diplômés du supérieur en em- certains pays comme la Grèce ou breux facteurs peuvent jouer, en
ploi travaillent dans un métier en l’Espagne, la pauvreté touche un lien avec les compositions fami-
dessous de leur niveau de diplôme, immigré sur deux. En France, le liales, la part des personnes âgées,
contre un Français sur cinq, note taux de pauvreté des immigrés les discriminations ou encore l’ac-
cès aux prestations sociales…
Mais le rapport n’explique pas les
Titre de séjour pour métiers en tension : raisons de ce paradoxe.
Il souligne en revanche que,
Mme Borne prête à discuter des « modalités » dans l’OCDE, « si le niveau de pau-
La première ministre, Elisabeth Borne, redit sa détermination à faire vreté des immigrés était le même
voter une loi sur l’immigration dans Le Figaro du jeudi 15 juin, alors que celui des personnes nées dans
qu’elle a confié au ministre de l’intérieur, Gérald ­Darmanin, le soin le pays, près de 10 millions de per-
de mener une concertation d’ici au 14 juillet, en vue de soumettre un sonnes sortiraient de la pauvreté ».
texte au vote à l’automne. Un projet de loi a déjà été déposé au Sénat Et ses auteurs d’insister : « Dans
en février, puis suspendu, à défaut d’une majorité parlementaire. un contexte de diminution de la
Mme Borne redit son souhait de « se ­retrouver » avec Les Républicains population active et de pénurie
et, à cette fin, se dit prête à ­discuter des « modalités » de la disposition croissante de main-d’œuvre dans
visant à faciliter la ­régularisation des travailleurs sans papiers, dont de nombreux pays, il convient de
la droite a fait une ligne rouge. La première ministre n’exclut pas par redoubler d’efforts pour intégrer
ailleurs de se « questionne[r] » sur l’aide médicale d’Etat, destinée les immigrés et leurs familles. » p
aux personnes en situation irrégulière et que la droite veut rogner. Julia Pascual
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­Vendredi 16­ juin 2023 France | 13

Florian Grill, élu à la tête de la Fédération de rugby

Les soutiens de cet opposant à Bernard Laporte restent minoritaires au sein du comité directeur

E
st-ce la fin de l’ère Ber-
nard Laporte au sommet
de la Fédération française
de rugby (FFR) ? Mercredi
14 juin, une page s’est en tout cas
tournée : Florian Grill, son oppo-
sant numéro un depuis plusieurs
années, a été élu président de
l’instance au détriment de Patrick
Buisson, un proche de l’ancien
président, démissionnaire en jan-
vier, avec 58,14 % des voix. Un
score sans appel, dans un scrutin
où se sont exprimés 92,65 % des
plus de 1 900 clubs de l’Hexagone.
C’est mieux aussi que le nombre
de suffrages recueillis par M. La-
porte lors de sa réélection à la tête
de l’instance, en 2020, face au
même Florian Grill (51,47 %).
Ce scrutin est l’aboutissement
d’un processus entamé fin
2022 avec la condamnation de
Bernard Laporte par le tribunal
correctionnel de Paris. En décem-
bre 2022, l’ancien ministre des
sports et sélectionneur du XV de
France a été reconnu coupable de
plusieurs chefs d’accusation,
dont « corruption passive » et
« prise illégale d’intérêts ». En
cause : des décisions prises, lors
de ses mandats à la présidence de
la FFR (2016-2023), en faveur de
Mohed Altrad, le richissime
­propriétaire du club de Mont­-
pellier, avec lequel il avait des
liens d’affaires secrets. Pour ces
faits, il a reçu une peine de
deux années de prison avec sur-
sis, 75 000 euros d’amende et
deux ans d’interdiction d’exercer
toute fonction en lien avec le
rugby. M. Laporte a fait appel, il
reste donc présumé innocent.
Sa condamnation avait ouvert
une période de crise à la FFR, à
quelques mois de la Coupe du
monde en France (du 8 septem-
bre au 28 octobre). Après avoir
exclu de démissionner et à l’is-
sue d’un bras de fer avec la mi-
nistre des sports, l’Aveyronnais
avait consenti à une mise en
­retrait, conservant le titre de pré-
sident de la FFR, mais abandon-
nant ses prérogatives. Il avait
alors proposé que Patrick Buis-
son, vice-président chargé des
relations avec le rugby amateur,
endosse le rôle de président délé-
gué. La proposition avait été sou-
mise à un référendum auprès
des clubs, qui l’avaient retoquée.
Bernard Laporte n’avait eu
d’autre choix que de démission-
ner, le 27 janvier.
« Ne toucher à rien »
Patrick Buisson avait axé sa cam-
pagne sur la stabilité, brandissant
le spectre d’une fragilisation du
XV de France, à trois mois du
Mondial. Cette stratégie n’a pas
payé. Au contraire, le scrutin con-
firme la tendance des deux précé-
dentes élections, nettement favo-
rable à Ovale Ensemble, le mou-
vement d’opposition emmené
par Florian Grill. A la fin du mois
de mai, elle avait obtenu onze des
douze sièges – sur quarante – re-
mis en jeu au sein du comité di-
recteur, notamment à la suite de
plusieurs démissions consécuti-
ves à l’affaire Laporte.
Malgré l’élection de son chef de
file à la présidence de la FFR,
Ovale Ensemble reste minoritaire
au sein du comité directeur et Flo-
rian Grill devra composer avec
une cohabitation inédite au sein
de l’instance. La question de sa-
voir si le nouveau dirigeant aura
les mains libres, malgré sa posi-
tion, sera l’un des principaux en-
jeux des semaines qui viennent.
« J’ose espérer que si nous venions
à l’emporter, l’équipe en place res-
pectera le choix des clubs et la dé-
mocratie des clubs en acceptant de
saisir la main que je leur tends pour
qu’on unisse le rugby français »,
­expliquait Florian Grill au Monde,
quelques jours avant le scrutin.
« Les clubs ont voté massive-
ment et ont fait un choix : ils ont
choisi un président en cohabita-
tion », a déclaré Patrick Buisson à
l’Agence France-Presse après l’an-
nonce des résultats. « On ne va
pas bloquer le système. Tout ce qui
« [Les clubs]
ont choisi
un président
en cohabitation »
Patrick Buisson
candidat battu
à la tête de la FFR
ira dans l’intérêt général du rugby,
on le validera. Si ses propositions
sont faites pour détricoter ce qui a
été mis en place, ce sera plus
­compliqué », a-t-il poursuivi.
A court terme et à la veille de la
Coupe du monde sur ses terres,
l’équipe de France de Fabien Gal-
thié – lui aussi proche de Bernard
Laporte – ne devrait pas pâtir de
cette situation. Le président élu a
récemment assuré vouloir laisser
la majorité « laportiste » aux ma-
nettes sur ce sujet jusqu’à la fin
de la compétition. « Il faut surtout
ne toucher à rien. Il y a suffisam-
ment de chantiers fondamentaux
pour ne pas créer le moindre grain
de sable » vis-à-vis du XV de
France, assurait-il au Monde.
Au-delà de cette échéance, le
programme au menu du nouveau
président est copieux. « On est la
deuxième fédération en termes de
médiatisation, mais on n’est que la
dixième en termes de licenciés.
C’est un constat redoutable ! On a
besoin de mieux mailler l’ensemble
du territoire, de relancer le rugby
dans le milieu scolaire, de retrouver
de la proximité dans les grandes li-
gues », a-t-il énuméré. La question
du manque à gagner lié à l’indis-
ponibilité du Stade de France pour
cause de travaux pour les Jeux
olympiques, la problématique de
la gestion de l’eau pour l’arrosage
des terrains ou de la place du
fonds d’investissement CVC, qui a
récemment pris une partie du ca-
pital du Tournoi des six nations,
sont également au menu. p
Clément Martel
et Martin Untersinger

Procès Fortin : le récit

de quinze ans de chute
Les anciens amis de l’ingénieur ont raconté
à la barre sa personnalité, mercredi 14 juin

Valence - envoyée spéciale Il lui propose un déjeuner. Au res-

taurant, celle-ci est frappée par

I l faut donc imaginer Gabriel

Fortin heureux. Ou presque.
Le mot n’a pas été prononcé
par les témoins entendus, mer-
credi 14 juin, devant la cour d’assi-
ses de la Drôme, où il est jugé pour
le triple assassinat et la tentative
d’assassinat de responsables des
ressources humaines et d’une sa-
lariée de Pôle emploi, en 2021.
Mais l’un d’eux a dit qu’il l’avait
connu « convivial », « sympa »,
­« jovial ». C’était il y a plus de
quinze ans. Michel T. était instruc-
teur dans un club aéronautique
de Nancy. Parmi ses élèves, un in-
génieur trentenaire, qu’il appelait
« Gaby », passionné de planeurs. Il
venait presque tous les week-ends,
les jours fériés, aux stages, ne
manquait pas les soirées crêpes.
En cette aube des années 2000,
« Gaby » a signé son premier
­contrat d’embauche en Allema-
gne, au bureau d’études d’un
équipementier automobile. Son
salaire lui permet de réaliser son
rêve, voler. Il avait espéré en faire
son métier, en passant les
­concours de l’aviation civile, mais
avait été recalé. Il se lie d’amitié
avec un autre ingénieur, Fran-
çois H. « On parlait informatique,
voitures, filles, et surtout vol à
voile », se souvient le témoin.
L’insouciance ne dure pas.
En 2003, deux ans après son em-
bauche, le bureau d’études est dé-
localisé. Gabriel Fortin quitte l’Al-
lemagne, retrouve du travail dans
le Loiret, en CDD, mais l’entreprise
ne le garde pas. Il déménage un an
plus tard, en Eure-et-Loir, pour
un CDI ; il est licencié en 2006.
Nouveau départ, direction Com-
piègne (Oise), où il est recruté
comme directeur de bureau d’étu-
des. Là encore, ça se passe mal, le
contrat est rompu, Gabriel Fortin
intente une action aux prud’hom-
mes, il la gagne. A cette époque,
il voit toujours son binôme de
l’école d’ingénieurs de Metz, Jac-
ques F., qui garde le souvenir d’un
homme « naturel et spontané ». Et
puis Jacques se marie, leurs rela-
tions se raréfient. A l’aéroclub de
Nancy, « Gaby » voit moins sou-
vent François, marié lui aussi.
En 2008, sur le site Copains
d’avant, l’ingénieur retrouve la
trace de Maud, devenue architecte,
avec laquelle il avait vaguement
flirté au lycée, quinze ans plus tôt.
« l’énorme décalage » entre l’im-
portance qu’il accorde à leur éphé-
mère relation et le peu de souve-
nirs qu’elle en a gardé. « J’étais mal
à l’aise, témoigne-t-elle, j’ai écourté 100 GRILLES
le rendez-vous. » Il insiste pour la
revoir, elle décline d’abord poli-
ment, il continue de la suivre sur
les réseaux sociaux. Le jour où elle
publie sur Facebook la photo de PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 1
son amoureux, il lui laisse un
commentaire désobligeant. « Tu
es un grand malade, lui écrit-elle.
Tu devrais arrêter de ressasser ! » Il
devient injurieux, elle le bloque.
En cette même année 2008,
­Gabriel Fortin part s’installer dans
la Drôme. Il vient d’être recruté
chez Faun Environnement. Il en
est licencié au bout de deux ans.
C’est son dernier emploi connu.
Une nouvelle passion, le tir
Gabriel Fortin a 35 ans, les portes
du monde du travail ne s’ouvrent
plus devant lui. « Il m’avait dit :
“Pôle emploi, c’est n’importe quoi”,
raconte à la cour Michel T., son
ancien instructeur. Ils lui avaient
proposé un poste de manutention-
naire, il l’avait très mal pris. » ­
Désormais chômeur en fin de
droits, bénéficiaire de l’allocation
de solidarité spécifique, Gabriel
Fortin revient vivre à Nancy, dans
le studio HLM qu’avait occupé sa
mère. Lorsqu’ils le croisent dans
la rue, Michel T., comme Jacques
F., sont frappés par son amer-
tume. « Il avait un sentiment de
déchéance sociale », dit l’un d’eux.
A aucun de ses anciens amis,
­Gabriel Fortin ne confie sa nou-
velle passion. Fini le planeur, il
est inscrit au club de tir. Il s’y rend
le mercredi, le samedi, parfois
même le dimanche, s’acharne
au tir à 10 mètres, « le plus dur,
c’est là qu’on apprend tout », dit
Hervé H., l’ex-président du club.
En 2014, « Gaby » achète légale-
ment sa première arme, un Glock.
Un an plus tard, il acquiert le Tau-
rus qu’il utilisera en janvier 2021.
Dans les repérages de son périple
meurtrier, de Nancy à Valence, il
avait fait un détour par la région
parisienne, où vivait Maud. Il
avait trouvé son adresse, dessiné
le plan de son immeuble, identifié
ses fenêtres au rez-de-chaussée.
Par chance, au printemps 2020,
elle avait déménagé. p
Pascale Robert-Diard
 Économie & Entreprise
14 |
Industrie
La bataille des
subventions menace
l’unité de l’Europe
Berlin, Bruxelles, Madrid, Malmö,
Rome, Varsovie - correspondants
C
ela fait longtemps que la Chine,
les Etats-Unis et l’Union euro-
péenne (UE) s’affrontent à
coups de subventions. Souve-
nez-vous du conflit Boeing­-
Airbus devant l’Organisation
mondiale du commerce au sujet des aides
­publiques illégales versées aux deux avion-
neurs, entre 2004 et 2020 ! Mais l’enchaîne-
ment de la pandémie de Covid-19, des pénu-
ries de médicaments ou de semi-conducteurs
puis de la guerre en Ukraine, dans un monde
où la double transition verte et numérique
change radicalement la donne, a accentué le
phénomène dans des proportions inédites.
Bien avant cela, dès le printemps 2015, Pékin
avait franchi une étape avec son plan massif
d’aides Made in China 2025. Outre-Atlanti-
que, où l’on ne s’est jamais interdit une cer-
taine dose d’interventionnisme et de protec-
tionnisme, le libéralisme économique et le li-
bre-échange ont de moins en moins la cote.
Joe Biden, depuis qu’il est à la Maison Blan-
che, a fait voter trois lois successives desti-
nées à soutenir l’industrie verte, les semi-
conducteurs et les infrastructures. Le seul
­Inflation Reduction Act (IRA), adopté en
août 2022, prévoit 369 milliards de dollars
(342 milliards d’euros) d’aides sur dix ans
pour les entreprises qui développent les
technologies participant à la transition éco-
logique, et fait craindre aux Vingt-Sept des
délocalisations d’entreprises en masse. « En
réalité, les analystes pensent que le montant
d’aides pourrait être le double, car la loi ne
prévoit pas de plafond », confie un haut fonc-
tionnaire de la Commission européenne.
« Les subventions prévues dans l’IRA sont as-
sociées à des clauses de contenu local, ce qui
amplifie leur impact », ajoute Elvire Fabry,
chercheuse à l’Institut Jacques Delors.
Sur le Vieux Continent, l’offensive de
Washington a eu l’effet d’un électrochoc.
Elle a achevé de convaincre les plus libéraux
des Vingt-Sept qu’il fallait bouger. L’UE, im-
prégnée de l’ordolibéralisme allemand – qui
tient l’Etat loin des affaires –, a entamé une
mue inimaginable il y a encore trois ans.
Tout a commencé avec le plan de relance
européen de 750 milliards d’euros conclu ­
entre les Vingt-Sept en juillet 2020, au cœur
de la pandémie. L’invasion de l’Ukraine et la
fin de la manne du gaz russe bon marché
les ont amenés à compléter ce dispositif en
mai 2022, avec le RePowerEU, qui aiguille
une partie de ces fonds vers la transition
énergétique et les augmente à la marge. Il y a
ensuite eu le Chips Act, le plan pour rattraper
le retard des Européens dans l’industrie des
semi-conducteurs, en avril 2023.
« La fin d’un tabou absolu »
Même la sacro-sainte politique de la concur-
rence n’a pas résisté à cette vague. « C’est la
fin d’un tabou absolu qui durait depuis 1957 »,
se félicite Bruno Le Maire, le ministre fran-
çais de l’économie. Il y avait bien eu des en-
torses avec le lancement de quelques projets
importants d’intérêt européen commun, ces
alliances industrielles qui associent plu-
sieurs Etats membres et leur permettent,
dans la limite d’une enveloppe prédéfinie,
d’aider des projets financièrement en allant
au-delà des aides d’Etat habituelles. Mais el-
les restaient ponctuelles.
Depuis 2020, la Commission n’a cessé
d’amender, toujours de manière temporaire,
ses règles en matière d’aides d’Etat. En mars,
l’exécutif communautaire a franchi un pas
supplémentaire pour les aides liées à la tran-
sition climatique et numérique. Les gouver-
nements européens peuvent désormais ali-
gner leur soutien sur celui de leurs concur-
rents, si jamais une entreprise s’avérait prête
à céder à leurs sirènes. Qui plus est, les aides
à la production dans les secteurs stratégi-
ques (technologies propres, numériques,
Le Covid-19, la guerre en Ukraine
puis le protectionnisme de Pékin
et de Washington ont convaincu
les Vingt-Sept de mettre en place
de nombreuses aides d’Etat,
encore inimaginables jusqu’alors
etc.) sont maintenant légales, et les crédits
d’impôts autorisés. Du jamais-vu !
Sur ce socle, l’exécutif communautaire a
ajouté deux briques législatives, encore en
cours de discussion entre les Vingt-Sept et le
Parlement européen : le Net Zero Industry
Act, qui dessine une politique industrielle
européenne pour les technologies propres,
et le Critical Raw Materials Act, qui doit ren-
dre le continent moins dépendant des
­puissances étrangères, à commencer par la
Chine, pour son approvisionnement en ma-
tières premières stratégiques (lithium, terres
rares, graphite…). De même que l’UE prévoit
de produire 20 % des semi-conducteurs sur
son territoire d’ici à 2030, elle veut mainte-
nant assurer 40 % de ses besoins en techno-
logies favorisant la transition écologique
(panneaux solaires, éoliennes, batteries
électriques, pompes à chaleur…) avec ses
propres usines à cette même échéance.
« L’erreur que nous avons faite, je pense, ça a
été de ne pas avoir de politique industrielle.
Pendant trop longtemps en Europe, nous
avons pensé que le marché réglerait tout »,
déclarait, le 16 mars, Frans Timmermans, le
vice-président néerlandais de la Commis-
sion, rappelant le traumatisme des Vingt-
Sept quand ils ont vu l’intégralité de l’indus-
trie des panneaux solaires partir en Chine.
« De la musique pour mes oreilles », lui avait
répondu Thierry Breton, le commissaire au
marché intérieur, qui milite depuis long-
temps pour cette évolution.
Conséquence, sur le Vieux Continent, les
annonces de subventions se multiplient.
En avril, le gouvernement espagnol du socia-
liste Pedro Sanchez annonçait une subven-
tion de 450 millions d’euros à ArcelorMittal
pour produire de l’acier avec de l’hydrogène
à Gijon, dans le nord-ouest du pays. Le
12 mai, Berlin s’engageait à donner plusieurs
centaines de millions d’euros au fabricant de
batteries suédois Northvolt, qui hésitait à
s’installer en Allemagne en raison des coûts
élevés de l’énergie. Aux Pays-Bas, l’Etat négo-
cie avec des géants comme Tata Steel, Dow
Chemical et Nobian, leader européen dans
les produits chimiques pour l’industrie.
En France, Bruno Le Maire a inauguré, le
30 mai, la première ligne de la gigafactory
ACC, qui produit des batteries pour l’auto-
mobile, avec 850 millions d’euros de soutien
des autorités françaises. Deux semaines
plus tôt, Paris promettait plus de 1 milliard
d’euros de subvention au fabricant de batte-
ries taïwanais ProLogium pour qu’il s’ins-
talle à Dunkerque (Nord). Et Bercy a alloué
2,9 milliards d’euros d’aides pour l’usine de
production de puces de STMicroelectronics
et Global Foundries à Crolles (Isère).
Cette évolution, Emmanuel Macron l’appe-
lait de ses vœux depuis 2017. Mais, pendant
longtemps, Berlin n’a rien voulu entendre.
En 2019, le ministre allemand de l’économie
de l’époque, Peter Altmaier, avait certes si-
gné avec Bruno Le Maire un « Manifeste fran-
co-allemand pour une politique industrielle
européenne adaptée au XXIe siècle » et lancé
l’« Airbus des batteries », faisant tomber le
tabou allemand sur la politique industrielle
et les aides d’Etat, mais le pays, lui, n’était pas
encore mûr pour cette révolution.
La pandémie et la guerre en Ukraine ont
changé la donne. L’arrivée au pouvoir des
écologistes au sein de la coalition tripartite,
en septembre 2021, convaincus que le mar-
ché n’est pas en mesure, seul, d’accélérer la
transition énergétique et la décarbonation
de l’économie, a fait le reste. « Nous vivons un
changement de paradigme, pas seulement à
cause des subventions. Nous constatons qu’il
y a de moins en moins de confiance dans les
mécanismes du marché et davantage d’inter-
vention étatique », regrette Oliver Falck, éco-
nomiste à l’institut Ifo, de tendance libérale.
Moteur franco-allemand
Dès lors que le couple franco-allemand s’est
retrouvé relativement aligné, l’UE a suivi.
Bien sûr, certains Etats membres restent plus
sceptiques que d’autres : les petits pays à tra-
dition libérale, les atlantistes de l’Est et du
« Pendant Nord qui ne veulent pas irriter Washington,
trop longtemps les Etats surendettés qui n’ont pas les
moyens de leurs ambitions. Mais ils n’ont
en Europe, pas pu empêcher le mouvement et, parfois,
ils y ont trouvé leur compte. La Suède, la Fin-
nous avons pensé lande et le Danemark restent les plus hostiles
à cette évolution. « Nous devons entamer une
que le marché véritable discussion sur la manière d’amélio-
réglerait tout » rer la productivité, de renforcer la compétiti-
vité et d’attirer davantage d’entreprises sur
Frans Timmermans la base de nos propres capacités, et non sur
vice-président de la la base de règles d’aides d’Etat à long terme »,
Commission européenne estimait ainsi, le 13 janvier, le premier minis-
tre conservateur suédois, Ulf Kristersson.
A l’Est, on redoute également de se voir
marginaliser sur la carte de l’industrie euro-
péenne par des pays aux poches plus profon-
des. Dans une lettre à la Commission, début
février, le ministre tchèque de l’industrie, Jo-
zef Sikela, disait ses craintes « qu’un autre as-
souplissement significatif des règles relatives
aux aides d’Etat aux entreprises ne provoque
une course aux subventions entre les Etats
membres de l’UE ». Mais ils savent que leur
économie dépend de l’industrie allemande,
qui sous-traite une partie de leur activité.
A Rome et à Madrid, on n’a pas non plus
les moyens de rivaliser avec Paris ou Berlin,
mais la manne des fonds du plan de relance
européen compense partiellement ce désé-
quilibre. Pragmatique, Madrid s’est résolu à
défendre l’assouplissement des aides d’Etat
au printemps, tout en demandant que cela
soit temporaire et limité à certains secteurs.
Aujourd’hui, l’Espagne arrose copieusement
les entreprises nationales ou étrangères qui
0123
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­Vendredi 16­ juin 2023
investissent dans le pays. Depuis qu’elle a
commencé à recevoir des aides, au deuxième
trimestre 2021, plus de 16 milliards d’euros de
subventions ont été accordés à des entrepri-
ses et des centres de recherche, selon le mi-
nistère de l’économie. Chaque investisse-
ment étranger y est accueilli avec des cris de
victoire. En 2022, le pays a reçu 34 milliards
d’euros d’investissements productifs étran-
gers, soit 13,9 % de plus qu’en 2021. Un record
battu seulement en 2018.
L’Italie aussi en a profité. D’après le cabinet
d’audit EY et associés, les investissements di-
rects étrangers y ont bondi de 17 % en 2022
par rapport à 2021 avec 243 projets, dont un
centre de recherche et développement du
chinois Guangzhou Automobile Group à
­Milan. Mais Rome continue à militer pour
que l’assouplissement des règles en matière
d’aides d’Etat s’accompagne de la mise en
place d’un nouveau fonds européen qui
­permettrait de corriger partiellement les
­déséquilibres communautaires.
Car, c’est un fait, les assouplissements du
régime des aides d’Etat profitent d’abord
aux pays riches. En mars 2022, au titre des
aménagements consentis pour aider les
Vingt-Sept face aux conséquences de la
guerre en Ukraine, la Commission a autorisé
672 milliards d’euros d’aides d’Etat, dont
53 % pour l’Allemagne (plus de 9 % de son
PIB) et 24 % pour Paris. Même constat lors
de la crise liée au Covid-19 : entre mars 2020
et décembre 2021, Bruxelles a autorisé
3 000 milliards d’euros d’aides, dont 52,8 %
pour l’Allemagne, 16,9 % pour l’Italie et
10,6 % pour la France.
Il est trop tôt pour avoir des chiffres con-
cernant les effets du nouveau cadre tempo-
raire d’aides d’Etat adopté en mars – et en
place jusqu’à la fin 2025 –, mais il ne fait
aucun doute que la France et, plus encore,
l’Allemagne, qui est entrée en récession, en
seront les principaux utilisateurs. Berlin
a déjà décidé de mettre un prix plafond de
6 centimes du kilowattheure, contre 15 ac-
tuellement, afin d’empêcher les délocalisa-
tions des industries lourdes comme la chi-
mie et la sidérurgie. Soit une subvention de
30 milliards d’euros jusqu’en 2030.
Dans ce contexte, les entreprises cherchent
à profiter au maximum de la situation. Le
géant américain des puces Intel fait ainsi
pression sur le gouvernement d’Olaf Scholz
pour qu’il allonge la subvention de 6,8 mil-
liards d’euros pour la construction de deux
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­Vendredi 16­ juin 2023
usines de semi-conducteurs dans l’est de l’Al-
lemagne, en raison de l’augmentation des
coûts du projet. Il exige désormais un chè-
que de 10 milliards d’euros pour s’installer
dans la région désindustrialisée de Saxe-An-
halt. La construction, qui devait débuter au
premier semestre 2023, a été reportée à 2024.
« C’est une course à celui qui aura les poches
les plus profondes. Mais, à un moment donné,
même les poches les plus profondes ont leurs
limites », avait déclaré, le 6 octobre 2022, le
premier ministre belge Alexander De Croo.
A Davos, le 17 janvier, Ursula von der Leyen
avait estimé qu’il fallait « augmenter le finan-
cement de l’UE » afin d’aider les pays qui
n’ont pas les moyens de subventionner mas-
sivement leur industrie et d’éviter « une frag-
mentation du marché unique » et une bataille
des subventions entre Européens. La prési-
dente de la Commission avait, à cette occa-
sion, évoqué la nécessité de créer un fonds
de souveraineté européen à cet effet.
Préférence communautaire
Mais l’UE n’a pas suffisamment d’argent
pour cela, et Berlin, Vienne, La Haye, Copen-
hague, Stockholm, Prague, Talinn, Dublin ou
encore Bratislava ne sont pas prêts à renou-
veler l’expérience d’un endettement com-
mun. Ces pays préfèrent mettre l’accent sur
la nécessité de décaisser plus vite les aides
et de réduire la bureaucratie. Mardi 20 juin,
l’exécutif communautaire présentera sa pro-
position de fonds de souveraineté, mais per-
sonne ne s’attend à ce qu’il change la donne.
« Si l’on regarde les subventions aux achats
de véhicules électriques, aux Etats-Unis, c’est
7 500 dollars [6 967 euros] ; en Europe, en
moyenne, 6 000 euros. On n’est pas très loin »,
ajoute Elvire Fabry, de l’Institut Jacques De-
lors. « Entre les sommes engagées au niveau
communautaire – environ 400 milliards
d’euros – et les plans nationaux des Etats
membres – 54 milliards pour la France –, les
aides européennes à l’industrie verte et numé-
rique sont à des niveaux comparables à celles
des Etats-Unis », affirme Bruno Le Maire. Tout
l’argent du plan de relance ou des fonds de
cohésion n’a, en effet, pas encore été décaissé.
Dans l’immédiat, « nous avons apporté une
réponse réglementaire au risque de fragmen-
tation du marché intérieur », affirme un haut
fonctionnaire européen. En effet, plus les
projets industriels associent de pays au sein
de l’UE, plus ils peuvent prétendre à des
aides importantes. Qui plus est, la Commis-
C’est un fait, les
assouplissements
du régime
des aides d’État
profitent d’abord
aux pays riches
sion souhaite mettre en place une plate-
forme associant les Etats membres qui dis-
cutera des différentes initiatives afin d’éviter
une concurrence contre-productive.
Dans ce contexte, Paris, qui militait il y a
encore quelques mois, comme Rome, pour
une enveloppe destinée à aider les pays les
moins riches, a changé son fusil d’épaule.
Plutôt que de se battre pour limiter la course
aux subventions entre Européens, la France
défend des mesures pour limiter la concur-
rence des pays tiers, Chine et Etats-Unis en
tête. Elle concentre désormais son énergie à
faire tomber un « dernier tabou », explique-
t-on à Bercy : la mise en place d’une préfé-
rence européenne, sur le modèle de ce que
font les Etats-Unis. C’est ce qu’Emmanuel
Macron a appelé le « Buy European Act », fin
octobre 2022. Paris prépare déjà la première
mesure : un bonus écologique profitant
d’abord aux voitures dont l’empreinte car-
bone réduite démontre qu’elles sont fabri-
quées en Europe. « Aujourd’hui, il y a un con-
sensus européen sur la nécessité d’une Europe
indépendante, mais il reste un blocage sur la
préférence communautaire. C’est un sujet sur
lequel nous voulons avancer », constate
Bruno Le Maire. Avant d’expliquer : « Les con-
tribuables européens ne comprendraient pas
que les bonus accordés aux voitures bénéfi-
cient essentiellement aux usines en Chine. »
En clair, rien ne sert de soutenir une filière
industrielle à coups de subventions si cela
profite à des entreprises ou à des fournis-
seurs extracommunautaires. « Il faut aussi
protéger les entreprises européennes que l’on
aide, en réformant par exemple la politique
d’accès aux marchés publics. Sinon, on sera
envahis par les Chinois », juge l’eurodéputée
macroniste Marie-Pierre Vedrenne. L’UE
commence à le faire. Le mécanisme d’ajuste-
ment carbone aux frontières, qui taxera à
compter du 1er janvier 2026 les importations
Économie & Entreprise | 15
Frans Timmermans,
vice-président
de la Commission
européenne,
et Thierry Breton,
commissaire
européen,
le 16 mars,
à Bruxelles.
Thierry Monasse/Getty Images
en provenance des pays tiers des biens les
plus polluants, est un premier pas. Le règle-
ment relatif aux subventions étrangères
faussant le marché intérieur, qui permet aux
Européens de limiter l’accès des entreprises
des pays tiers dopées aux subventions à
leurs marchés publics ou de leur interdire
des rachats sur le Vieux Continent, en est
un autre. Mais il n’a encore jamais été utilisé.
Le nouvel instrument anticoercition, qui
vise à punir tout pays utilisant des sanctions
économiques pour faire pression sur un de
ses membres, comme le fait actuellement la
Chine sur la Lituanie, répond à cette logique.
Le 20 juin, la Commission doit présenter
une stratégie pour la sécurité économique
qui pourrait compléter cet arsenal. Elle
pourrait notamment, comme l’a annoncé
Ursula von der Leyen, mettre sur la table un
instrument de contrôle des investissements
hors de l’Union des entreprises européen-
nes, une option qui divise les Vingt-Sept.
« Quand on entre dans une nouvelle ère éco-
nomique, avec un basculement vers une
mondialisation plus régionalisée, il faut en
­tirer les conséquences », martèle Bruno
Le Maire, soucieux que les entreprises euro-
péennes, qui ont développé une technolo-
gie sensible avec des aides publiques, ne cè-
dent pas aux sirènes américaines ou chinoi-
ses. Il veut aller plus loin et s’interroge sur
les droits de douane qui s’appliquent aux
importations à l’intérieur de l’UE. « Quand
on compare les droits de douane sur les voi-
tures européennes qui vont en Chine et ceux
sur les voitures chinoises qui entrent en Eu-
rope, on peut s’interroger », poursuit le mi-
nistre de l’économie. Carlos Tavares, direc-
teur général de Stellantis, a plusieurs fois
évoqué un différentiel de 15 points.
A Washington comme à Pékin, on observe
avec attention ces mouvements. « Une chose
est claire : cela ne doit pas entraîner un conflit
commercial entre les Etats-Unis, l’Europe et la
Chine. Il y a de la place pour tout le monde »,
conclut Bruno Le Maire, qui plaide pour
la mise en place d’un dispositif d’échange
d’informations avec Washington. Prudence
aussi avec la Chine, dont l’UE a un besoin
crucial pour produire quantité de biens stra-
tégiques. Un subtil équilibre… p
Hélène Bienvenu, Cécile Boutelet,
Sophie Fay, Anne-Françoise Hivert,
Allan Kaval, Béatrice Madeline,
Virginie Malingre, Sandrine Morel
et Jean-Pierre Stroobants
Coincé entre UE,
Etats-Unis et Chine,
le Royaume-Uni isolé
Après le Brexit et avec un budget contraint,
le pays peine, face aux trois grands blocs
commerciaux, à attirer les industries vertes
Londres - correspondance
S i l’Union européenne (UE)
se sent prise en étau entre
les Etats-Unis et la Chine,
que dire du Royaume-Uni après
le Brexit ? Désormais éloigné des
trois grands blocs commerciaux
mondiaux, le pays peine à trouver
sa voie dans la grande bataille
mondiale des subventions, sou-
dain accélérée par l’Inflation
­Reduction Act (IRA) du président
américain, Joe Biden.
« La course mondiale pour les in-
dustries du futur a été décuplée
par Biden, expliquait en mars au
Financial Times Ed Miliband, dé-
puté travailliste, chargé de la stra-
tégie industrielle du parti d’op-
position. L’Union européenne a
une réplique, la Chine en fait
beaucoup depuis quinze ans. Et le
Royaume-Uni ? Les coureurs cou-
rent autour de la piste et le Royau-
me-Uni n’arrive pas à attacher ses
lacets, tout en criant sur le côté
qu’il n’aime pas les règles. »
Rishi Sunak l’a appris à ses dé-
pens jeudi 8 juin, quand il a ren-
contré M. Biden à la Maison Blan-
che. Le premier ministre britan-
nique a été reçu avec diplomatie,
et a réussi à sauver la face en si-
gnant un accord commercial de
principe sur quelques domaines-
clés, mais il s’agissait d’un strict
minimum. Les espoirs d’un
grand accord de libre-échange,
rêvé par les partisans du Brexit,
sont enterrés. A la place, le Royau-
me-Uni devrait obtenir – les dé-
tails restent à finaliser – que les
« matières premières critiques »
produites ou raffinées dans le
pays puissent bénéficier des sub-
ventions américaines.
L’IRA, qui s’élève à 370 milliards
de dollars (340 milliards d’euros)
sur dix ans, prévoit de ne verser
les aides qu’aux entreprises ins-
tallées aux Etats-Unis, notam-
ment pour la construction des
voitures électriques. Mais si cer-
tains composants viennent de
l’étranger – par exemple des « ma-
tières premières critiques » utili-
sées dans les batteries – des
exemptions sont envisageables.
Le Japon a été le premier à en ob-
tenir. Le Royaume-Uni fait suite,
tandis que les négociations sont
en cours avec l’UE pour la même
chose. Le problème est qu’il n’y
a presque aucune matière pre-
mière critique raffinée au
­Royaume-Uni et que la portée de
l’accord est faible.
Dépenses sur des décennies
« C’était ce que le Royaume-Uni
pouvait espérer de mieux, souli-
gne Sam Lowe, spécialiste des
questions commerciales au cabi-
net de conseils Flint Global.
Non pas que les Etats-Unis lui
en veuillent particulièrement,
mais ils ne veulent pas passer
d’accords de libre-échange
aujourd’hui et préfèrent se con-
centrer sur le développement de
leur propre industrie. »
Outre 369 milliards de dollars
de subvention de l’IRA, les Etats-
Unis ont passé une loi sur les
­infrastructures et une autre sur
les microprocesseurs. Au total,
2 000 milliards de dollars de dé-
penses gouvernementales sup-
Les Britanniques
n’ont, jusqu’ici,
pas changé
de politique
commerciale,
ni annoncé
de nouvelles
subventions
plémentaires sont prévus sur
une décennie, selon les calculs du
cabinet McKinsey.
En face, l’UE, tout en critiquant
fortement cette décision améri-
caine, prépare sa réponse. La
Commission européenne a pré-
senté un plan en trois étapes : un
desserrement des critères pour
autoriser les aides d’Etat, un pro-
gramme pour fabriquer des mi-
croprocesseurs sur son sol, et un
projet de loi pour « une industrie à
zéro émission ». Entre ces deux
mastodontes, le Royaume-Uni
n’a pour l’instant pas changé de
politique commerciale ni an-
noncé de nouvelles subventions.
Ces différentes approches de
politique industrielle n’ont rien
de théorique, avertit le construc-
teur de camions électriques Te-
vva. L’entreprise, installée dans
une zone industrielle située sur
l’estuaire de la Tamise, a déve-
loppé un camion de 7,5 tonnes
dont la batterie permet 225 kilo-
mètres d’autonomie.
Marge de manœuvre limitée
A chaque vente, les subventions
du gouvernement britannique
s’élèvent à 16 000 livres sterling
(18 600 euros) par camion, dans
un maximum de 20 % du prix de
vente. « Mais en Allemagne, le
gouvernement fournit 80 % de la
différence de prix entre les ca-
mions diesel et électriques ; aux
Pays-Bas, c’est 45 %. Potentielle-
ment, c’est 50 000 à 90 000 livres
sterling de plus par camion que ce
qu’offre le Royaume-Uni », expli-
que l’entreprise.
Le Brexit était pourtant censé li-
bérer le Royaume-Uni des strictes
règles européennes limitant les
aides d’Etat. Après plusieurs an-
nées de tergiversations, Londres a
introduit un nouveau régime, en
vigueur depuis le 1er janvier. Mais
les changements sont mineurs et
concernent essentiellement les
subventions de moins de 10 mil-
lions de livres sterling.
Le gouvernement de Rishi Su-
nak, instinctivement favorable
au libre-échange, n’est pas natu-
rellement porté sur les subven-
tions. Par ailleurs, sa marge de
manœuvre budgétaire est limi-
tée. En septembre 2022, les fortes
baisses d’impôts annoncées par
Liz Truss, alors première minis-
tre, avaient provoqué un début
de panique financière, forçant à
sa démission puis à l’annulation
de l’essentiel des mesures. « En-
tre les énormes subventions amé-
ricaines et le plan européen, le
Royaume-Uni se trouve écrasé des
deux côtés », conclut M. Lowe. p
Éric Albert

16 | Économie & Entreprise
La France veut
rivaliser dans
le secteur de l’IA
A VivaTech, Emmanuel Macron
a annoncé 500 millions d’euros
pour développer la filière
S
ur l’intelligence artificielle,
la priorité, c’est de faire du
en même temps : réguler et
innover », a lancé Emma-
nuel Macron, en référence à son
slogan de campagne de 2017, mer-
credi 14 juin à VivaTech. Devant
le public acquis de ce salon des
technologies parisien, le prési-
dent de la République a surtout
insisté sur la nécessité de pro-
duire des « champions » français
pouvant rivaliser dans les IA gé-
nératives, capable de créer des
textes, comme ChatGPT. Sur la
­régulation, il a suggéré que les
projets en cours en Europe pour-
raient freiner l’innovation.
« Comment consolider nos
champions de l’IA ? On va conti-
nuer d’investir, beaucoup plus », a
expliqué M. Macron, souhaitant
une « deuxième génération du
plan IA », lancé en 2017 et doté de
1,5 milliard d’euros. Le président a
annoncé mercredi des finance-
ments de 500 millions d’euros
pour « faire émerger sur le terri-
toire français cinq à dix clusters
[des pôles régionaux associant
des universités et des entreprises]
et avoir deux ou trois pôles d’excel-
lence de niveau mondial ».
Plus précisément, M. Macron a
affirmé vouloir faire apparaître
des « grands modèles » de traite-
ment du langage concurrent de
GPT-4 ou PaLM, d’OpenAI ou Goo-
gle, les logiciels sur lesquels s’ap-
puient les robots conversation-
nels comme ChatGPT ou Bard.
« On va accélérer pour qu’il y ait
d’autres Mistral. AI et LightOn », a-
t-il déclaré en référence à deux
start-up françaises développant
des grands modèles de traitement
La RATP confrontée à une multiplication
des incidents dans le métro parisien
A un an des Jeux olympiques, les réseaux de transport apparaissent très vulnérables
L e matériel de la RATP a célé-
bré à sa manière l’arrivée
des premières chaleurs en
région parisienne. Ainsi, mer-
credi 14 juin, plusieurs centaines
de voyageurs du métro ont été
bloqués, parfois plus de deux
heures, dans des conditions
étouffantes, sans air frais ni eau,
ni toilettes, ni électricité, sur plu-
sieurs points du réseau.
L’incident le plus sérieux, quali-
fié d’« exceptionnel » par la RATP,
s’est déroulé sur la portion sud de
la ligne 4, qui a été de ce fait par-
tiellement fermée. Vers 19 h 25, en
pleine heure de pointe, une avarie
sur un train a perturbé le trafic
entre les stations Porte-d’Orléans
et Montparnasse et entraîné le
blocage en cascade, dans le tun-
nel, de cinq rames « très pleines »,
selon la RATP. La régie n’a pas chif-
fré le nombre d’usagers concer-
nés, mais chaque métro a une ca-
pacité d’emport de plus de
600 passagers.
Les voyageurs ont dû attendre
d’être évacués à pied sur les rails
dans les tunnels, certains de leur
propre initiative, a indiqué le
transporteur parisien. Des vidéos
et photos circulant sur les ré-
seaux sociaux montrent des usa-
gers souffrant de la chaleur dans
des rames bondées.
du langage. Alors que Mistral. IA,
fondée très récemment par des
ingénieurs de Google-Deepmind
et Meta, vient déjà de lever
105 millions d’euros, M. Macron a
annoncé « un grand challenge d’IA
générative » doté de 40 millions
d’euros de financements publics,
censés attirer davantage de capi-
taux privés. « Pour cela, il faut
aussi créer des bases de données
en français. Sinon nous utiliserons
des modèles qui auront des biais
hérités des Anglo-Saxons », a souli-
gné le président, voyant dans
l’utilisation de la langue française
dans l’IA un enjeu de souverai-
neté et de soft power culturel.
Evaluer les risques
Pour permettre l’entraînement
des IA, l’Etat devra donc « ouvrir »
ses bases de données, a-t-il dit.
« Nous croyons à l’open source », a-
t-il ajouté. Il rejoint ici les acteurs,
comme les entreprises Linagora,
Mistral. AI ou Meta (Facebook,
­Instagram), pour lesquels rendre
accessible les logiciels est meilleur
pour l’innovation et la sécurité
que d’en garder le contrôle,
comme le fait désormais OpenAI.
Une rencontre entre Macron et Musk
Emmanuel Macron a annoncé qu’il devait rencontrer le patron
de Twitter et Tesla, Elon Musk, vendredi 16 juin. « Je vais lui par-
ler d’automobile, de batteries (…), pour vanter l’attractivité fran-
çaise et européenne », a déclaré le président français au salon
VivaTech, où M. Musk devrait s’exprimer vendredi. L’intelligence
artificielle et Twitter seront évoqués, mais le gouvernement es-
père surtout convaincre que « la France est le meilleur endroit
possible en Europe pour implanter la prochaine usine Tesla »,
a précisé le ministre délégué chargé de la transition numérique,
Jean-Noël Barrot, mercredi, sur la chaîne américaine CNBC.
« C’était vraiment difficile à vivre,
plus de deux heures sans savoir ce
qu’il y avait, a expliqué à l’Agence
France-Presse Françoise Rouvey-
rolles, 67 ans, qui se rendait au
théâtre avec son mari quand elle
s’est retrouvée prise au piège.
Dans la rame, il y avait des gens
qui commençaient à se sentir mal,
à s’énerver. Ils actionnaient sans
cesse le signe d’alarme. » L’évacua-
tion s’est achevée à 21 h 30.
« Ce sont des conditions hors
norme qui n’arrivent quasiment
jamais », a déclaré Agnès Ogier, di-
rectrice des services ferrés de la
RATP. Le PDG de l’entreprise,
­l’ancien premier ministre Jean
Castex, a demandé une enquête
interne « pour déterminer les cau-
ses exactes de cet incident rare »,
a précisé la RATP.
« Stress test » involontaire
A cette perturbation majeure sur
la ligne 4 s’est ajoutée, à peu près
au même moment, et sans que
cela ait le moindre rapport, un ar-
rêt de l’ensemble de la ligne 13.
Entre 20 h 30 et 22 heures, une
panne informatique d’ampleur a
­contraint la RATP à stopper tous
les trains afin de résoudre le pro-
blème. « On a préféré conduire
les rames en station pour évacuer
les passagers sans difficulté, ce
Emmanuel Macron, au salon VivaTech, à Paris, le 14 juin. YOAN VALAT/AFP
Enfin, le chef de l’Etat a annoncé
des investissements pour com-
bler le « retard » français dans les
capacités de calcul informatique
nécessaires pour entraîner les
modèles d’IA : 50 millions d’euros
pour quadrupler les capacités du
supercalculateur Jean-Zay, puis
500 millions pour créer Exascale,
au niveau européen, d’ici à 2025.
Au-delà de ces mesures de sou-
tien, le président est allé dans le
sens des acteurs qui veulent une
régulation moins ambitieuse. « Je
qui est préférable et moins éprou-
vant pour nos clients que l’éva-
cuation dans les tunnels », a pré-
cisé Mme Ogier.
Pour couronner le tout, une
rame en panne à Drancy (Seine-
Saint-Denis), au nord de Paris, a
fortement perturbé la circulation
sur les lignes B et D du RER. Une
sorte de loi des séries qui a trans-
formé la sortie du travail de ce
14 juin en soirée de galère pour les
usagers franciliens.
A un an des Jeux olympiques de
Paris (26 juillet-11 août 2024), cet
empilement fortuit d’incidents
rappelle la grande vulnérabilité
des réseaux de transport en com-
mun de la capitale (qui plus est
dans des conditions estivales de
chaleur élevée). La robustesse des
RER, métros, trams et bus est
pourtant censée être l’un des élé-
ments-clés de la réussite de l’évé-
nement à portée planétaire.
« Si la fiabilité des axes est-ouest
est désormais acquise avec la ligne
1 automatisée, le RER A qui fonc-
tionne bien et qui sera bientôt dou-
blé par Eole, en revanche les axes
nord-sud sont encore très fragiles,
relève Arnaud Bertrand, prési-
dent de l’association Plus de
trains, un collectif d’usagers fran-
ciliens. Sur les RER B et D, un soir
sur trois c’est compliqué, mais
partage votre inquiétude », a-t-il
répondu sur la scène de VivaTech
à Arthur Mensch. Le fondateur de
Mistral. AI venait de juger « qu’en
l’état, la régulation a un risque fort
de gêner l’innovation ».
Cette critique vise la version du
règlement européen AI Act amen-
dée par le Parlement européen
mercredi. Celle-ci crée, pour les
grands modèles de traitement du
langage, l’obligation d’évaluer les
risques pour la santé, les droits
fondamentaux ou la démocra-
tie… Certaines conditions sont
­jugées difficiles à mettre en
œuvre par Mistral. AI ou LightOn,
plus favorable à l’idée initiale de
l’AI Act de réguler les logiciels en
fonction de leurs usages.
« L’approche des Britanniques
est bonne : il faut travailler avec les
grandes entreprises du secteur
tech, comme nous l’avions fait
pour les réseaux sociaux », a jugé
M. Macron. Une référence au futur
sommet mondial de l’IA annoncé
par Londres, en association avec
aussi sur la ligne 7, la 12, la 13. Le fait
que l’incident se soit produit sur
la ligne 4, récemment automati-
sée et donc censée être plus fiable,
n’est pas très rassurant non plus. »
Ce « stress test » involontaire du
14 juin aura peut-être une vertu :
rappeler aux décideurs, finan-
ceurs, organisateurs et régula-
teurs des transports en région
­parisienne que, selon le mot de
M. Bertrand, « dans quatorze
mois, ce seront des centaines de
milliers de visiteurs du monde
­entier qui, aux heures de pointe
des épreuves olympiques, vivront
ce que vivent tous les jours les
­usagers franciliens. »
Du côté du gouvernement, on
est relativement sensible à l’argu-
ment. « A un peu plus d’un an des
JO, les plans de transport pour des-
servir les sites sont quasiment tous
stabilisés », déclare un conseiller
de l’exécutif, qui se veut rassu-
rant. Mais face à l’incident du
14 juin, il rappelle que « l’année
nous séparant de l’événement doit
servir à vérifier et à améliorer la
fiabilité des installations et à tester
les situations de crise. » Et prier
pour qu’un aléa comme celui qui
vient de se produire sur la ligne 4
ne fasse pas la « une » de tous les
médias de la planète. p
Éric Béziat
Le chef de l’Etat
est allé dans le
sens des acteurs
qui veulent
une régulation
moins ambitieuse
OpenAI ou GoogleDeepmind. « Le
bon cadre ne doit pas être limité
à l’Europe continentale », a ajouté
M. Macron, imaginant une négo-
ciation internationale comme
celle menée par l’OCDE sur la fisca-
lité. Ces déclarations semblent
marquer une prise de distance
avec l’AI Act européen, même s’il
en a repris l’idée de rendre obliga-
toire le fait de signaler qu’un con-
tenu a été généré par une IA.
Pour soutenir la French Tech,
M. Macron, a évoqué une
deuxième phase du plan Tibi,
lancé en 2019 pour mobiliser des
financements d’institutionnels
Pertes & profits | Shell
par Ph ilippe E sc ande
Les pétroliers pris
dans un piège temporel
Comme en musique, l’investisse-
ment est affaire de rythme. Il faut
choisir le bon tempo. Si je ne dé-
pense pas assez, je suis dépassé ;
si je dépense trop, je suis ruiné.
Mais c’est aussi un pari sur le fu-
tur. Dois-je sacrifier le présent sûr
au bénéfice d’un futur incertain ?
Ce double dilemme s’impose dès
que l’on parle de la transition cli-
matique. L’ancien gouverneur de
la Banque d’Angleterre, Mark Car-
ney, avait résumé ce paradoxe
par le terme « tragédie des hori-
zons ». Les pétroliers sont pris
dans ce piège temporel.
Témoin, la compagnie Shell qui,
mercredi 14 juin, présentait ses
perspectives devant les analystes
réunis à New York. Pour séduire
Wall Street qui valorise bien
mieux les pétrolières américaines
que les européennes, le patron de
la compagnie néerlandaise, Wael
Sawan, a promis des dividendes
augmentés de 15 % et plus de ra-
chats d’actions pour faire remon-
ter la valeur de l’entreprise. As-
sorti d’un plan d’économie de
2,7 milliards d’euros et d’une ré-
duction des investissements,
voilà une bonne manière de pri-
vilégier le présent à l’avenir.
Wael Sawan le justifie par la né-
cessité de gagner en rentabilité
pour justement être plus fort de-
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
(banques, assurances…). Le chef de
l’Etat a annoncé mercredi que
7 milliards d’euros avaient été sé-
curisés − et 10 milliards visés −
pour TIBI 2, soit de 35 à 40 milliards
espérés par effet de levier. Ceux-ci
seront fléchés vers les start-up de
l’énergie et de la deep tech (innova-
tion issue de la recherche fonda-
mentale, souvent industrielle).
Enfin, le président a jugé « très
bonne » la proposition du rapport
remis mercredi par le député Paul
Midy (Essonne, Renaissance) afin
d’encourager les Français à pla-
cer leur épargne dans des jeunes
entreprises innovantes. Ce sou-
tien est très apprécié dans une pé-
riode où les levées de fonds dans la
tech en France ont, selon le fonds
britannique Atomico, reculé de
55 % au premier semestre, par rap-
port à la même période en 2022.
« C’est dans ces moments-là qu’il
faut tenir », a-t-il lancé aux entre-
preneurs du secteur. p
Vincent Fagot
et Alexandre Piquard
main. Grâce à mes bénéfices
d’aujourd’hui, gagnés sur le pé-
trole, je pourrai demain m’en af-
franchir plus facilement. « La
seule façon d’attirer les 4 000 à
5 000 milliards de dollars dont
vous avez besoin chaque année
dans les infrastructures qui vont
permettre la transition est de
créer des rendements qui attirent
le capital », a affirmé M. Sawan.
Ce discours ne passe pas auprès
des écologistes qui relèvent que
l’entreprise n’est pas dans les rails
pour limiter le réchauffement cli-
matique. C’est cela la tragédie des
horizons. La catastrophe est trop
lointaine pour qu’elle pousse à
prendre des risques. Shell assure
augmenter ses investissements
dans les énergies alternatives, les
portant à plus de dix milliards
d’euros sur la période 2023-2025.
Mais elle investira quatre fois
plus dans le pétrole pour mainte-
nir sa rentabilité.
Le raisonnement se tient. Une
trop grande débauche de dépen-
ses maintenant peut, à terme,
déstabiliser l’entreprise et donc
ses moyens d’agir pour sortir du
pétrole. Mais, entre le trop et le
pas assez, qui dessine le chemin
d’une transition climatique réus-
sie, Shell a choisi de ne pas trop
regarder l’horizon. p
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023 Économie & Entreprise | 17

Le groupe familial Rocher Mégafusion dans la

téléphonie britannique
change de gouvernance Vodafone prend le contrôle de Three,
formant ainsi le premier opérateur du pays
Bris Rocher, 44 ans, cède la direction générale du groupe propriétaire
d’Yves Rocher, mais conserve la présidence du conseil d’administration Londres - correspondance En face, Vodafone, présent dans
21 pays, est beaucoup plus gros,

L e grand mouvement de res-

tructuration de la télépho-
mais connaît également des pro-
blèmes de rentabilité. Sa nouvelle

B
arbe broussailleuse et vi-
sage fermé, Bris Rocher
s’installe dans cette salle
de réunion du siège, à Is-
sy-les-Moulineaux (Hauts-de-
Seine), du groupe Rocher, proprié-
taire notamment de Yves Rocher,
Petit Bateau, Arbonne, Sabon
(2,4 milliards de chiffre d’affaires,
16 300 collaborateurs dans
114 pays en 2021). Le dirigeant de
44 ans se méfie de la presse et, à
l’image de sa société, cultive la dis-
crétion. Mais lundi 12 juin, pour Le
Monde, il se fait violence.
Président et directeur général
de l’entreprise depuis 2009, Bris
Rocher veut « dissocier » les fonc-
tions pour « professionnaliser da-
vantage la gouvernance ». Au
1er juillet, il n’assumera plus que la
présidence du conseil d’adminis-
tration afin d’« avoir le recul né-
cessaire pour mieux répondre aux
défis environnementaux, écono-
miques et sociaux de long terme ».
La direction générale sera, elle,
gérée par Jean-David Schwartz.
Bris Rocher se presse d’adouber
son « binôme », un « collabora-
teur de vingt ans » qui a débuté au
sein du groupe, aux Etats-Unis
en 2002, avant de le quitter en 2011
pour y revenir quatre ans plus
tard à la tête de l’entité américaine
Arbonne, puis d’Yves Rocher.
Ce passage de témoin n’a rien
d’anodin pour cette entreprise fa-
miliale, détenue à 97 % par les des-
cendants du fondateur, Yves Ro-
cher. Son petit-fils, Bris, veut ras-
surer les « équipes » notamment
en Bretagne, berceau de la société
créée en 1959, où 3 000 salariés
produisent la majorité des pro-
duits de cosmétiques. D’autant
que l’entreprise éprouve des diffi-
cultés depuis la crise due au
­Covid-19. En janvier, le groupe a
annoncé la suppression de
300 postes et la fermeture d’une
usine, à Ploërmel (Morbihan).
Bris Rocher relativise : « Nous
avons subi une perte de chiffre
d’affaires conséquente, mais le
groupe reste rentable et conserve
la confiance de ses partenaires
bancaires. L’usine de Ploërmel tra-
vaillait sur les parfums. Désor-
mais, nous nous focalisons sur le
soin et développons la cosmétique
anhydre [sans eau]. J’anticipe donc
les évolutions majeures nécessai-
res pour devenir leader de la cos-
métique végétale et responsable. »
Possible restructuration
Le changement de gouvernance
interroge sur une possible res-
tructuration. L’hypothèse d’une
ouverture du capital arrache un
rire nerveux à Bris Rocher. Il a fer-
raillé quinze ans pour reconsti-
tuer l’empire Rocher en rapatriant
les parts détenues par Sanofi au
sein de la famille. « Aujourd’hui,
nous sommes en capacité de nous
développer par nous-mêmes. Ma
mission consiste à transmettre le
groupe à la génération suivante
pour préserver ses valeurs et son
identité », insiste-t-il.
Le mot « transmission » revient
tant dans la bouche de ce père de
trois enfants qu’on croirait qu’il y
songe. Lui qui œuvre au sein de
l’entreprise depuis presque trois
décennies. En 1994, à 16 ans, Bris
Rocher a abandonné son rêve de
devenir jazzman lorsque son
père, alors dirigeant du groupe,
est décédé dans un stand de tir.
Yves Rocher a repris les manettes
de l’empire avec pour objectif de
La direction
générale
sera gérée
par Jean-David
Schwartz
préparer Bris à sa succession plu-
tôt qu’un autre de ses fils ou de
ses petits-enfants.
« Le lendemain du décès de mon
père, j’ai annoncé à mon grand-
père mon intention d’intégrer l’en-
treprise. J’en avais besoin par filia-
tion, mais aussi par curiosité. En-
suite, j’ai été “picousé”. Cette so-
ciété, c’est ma vie. Elle n’a jamais
été un fardeau », assène Bris Ro-
cher. Après des années au contact
de la garde rapprochée du fonda-
teur, il a accepté « la solitude » du
dirigeant et assumé l’héritage que
beaucoup pensaient trop lourd.
Le quadragénaire a fait taire les
critiques en « déringardisant » la
marque phare et en internationa-
lisant le groupe. Désormais, la
stratégie consiste à camper les
marques en exemples de vertuo-
sité. Pour « rappeler l’ADN » du
groupe, le dirigeant breton
­convoque la légende de son grand-
père qui, adolescent, se réfugiait
dans la forêt morbihannaise pour
« se reconnecter à la terre »,
­convaincu « de ses bienfaits ». Puis,
Bris Rocher communique sur son
dernier produit : un shampoing
solide, sans emballage plastique
ni eau, au degré de « naturalité »
inégalé dans sa gamme de prix.
Le groupe veut aussi s’imposer
comme le modèle d’entreprise à
mission, ce statut que Bris Rocher
a défendu dans un rapport remis
en 2021 à Bruno Le Maire, minis-
tre de l’économie, et qui vise à
« réconcilier la performance éco-
nomique et la contribution socié-
tale d’une société ». Chez Rocher,
on se vante d’avoir planté plus de
100 millions d’arbres depuis
2007. Ce plaidoyer environne-
mentaliste permet de polir
l’image écornée du groupe.
Depuis 2012, son nom est lié à
l’affaire Navalny. Cette année-là,
la filiale russe de Yves Rocher
avait porté plainte « contre X pour
accéder au dossier » constitué par
les autorités russes persuadées de
la fraude de la compagnie de
transport avec laquelle l’entre-
prise française travaillait et dont
le co-actionnaire était Alexeï
­Navalny. Cette affaire avait per-
mis l’incarcération de l’opposant
à Vladimir Poutine qui avait porté
plainte, en France, contre le
groupe Rocher pour « dénoncia-
tion calomnieuse ». Le 19 mai, la
cour d’appel de Rennes a con-
firmé un non-lieu. Bien que le
conflit se prolonge en cassation,
Bris Rocher considère cette « af-
faire ancienne » comme « soldée ».
Le groupe doit aussi se défaire de
la mauvaise publicité provoquée
par sa décision de maintenir son
activité en Russie. La société a été
accusée de financer le conflit en
Ukraine. « Je condamne avec la
plus grande fermeté la guerre et les
violences sur les populations. Je de-
vais protéger mes salariés en Russie
qui n’ont aucune responsabilité sur
les décisions politiques et militaires
de leur pays », défend Bris Rocher.
Il s’agace contre l’« hypocrisie » de
certains : « Si on s’était retiré, le con-
sommateur russe aurait continué à
acheter des gels douche. La TVA
perçue par l’Etat russe aurait donc
toujours existé. Elle est sans com-
mune mesure avec celles générées
par la vente de gaz et de pétrole. »
Le marché russe qui pèse, désor-
mais, 3 % du chiffre d’affaires de
l’entreprise, ne figure plus parmi
les priorités de développement.
Elle lorgne l’Amérique du Nord et
l’Asie où « tous les groupes qui sur-
performent sont exposés ». D’ici à
2030, le géant de la cosmétique
française se veut « plus résilient »,
notamment grâce à ses nouvelles
marques « premium » capables
d’accentuer sa rentabilité. En 2019,
elle était de 5 %. Un chiffre que Bris
Rocher compte dépasser. p
Benjamin Keltz
nie britannique, attendue
de longue date, semble enfin se
concrétiser. Vodafone, le troi-
sième opérateur, avec 24 % de
part de marché, et Three, le qua-
trième avec 15 %, ont annoncé
mercredi 14 juin leur fusion.
Ensemble, si l’autorité de la
­concurrence donne son feu vert −
ce qui est très incertain −, ils vont
devenir le leader du marché, res-
pectivement devant EE (33 % de
part de marché) et O2 (28 %). Le
Royaume-Uni devient ainsi un
pays avec seulement trois grands
opérateurs mobiles, contraire-
ment à la France, qui en a quatre
(Orange, SFR, Bouygues Telecom,
Free), mais similaire à de nom-
breux autres pays européens.
Voilà des années que Three, qui
appartient au conglomérat hong­-
kongais CK Hutchison, est à la
peine. Lancé en 2003, au moment
où la 3G se développait, le petit
Poucet de la téléphonie mobile a
longtemps perdu beaucoup d’ar-
gent, avant de trouver un créneau
jouant sur des prix bas pour de
gros paquets de données. Mais
l’arrivée de la 5G, qui nécessite de
très lourds investissements, lui
pose de nouveau un sérieux pro-
blème de rentabilité.
« Dans une industrie caractérisée
par des coûts fixes très importants,
le plus petit acteur [Three], s’est re-
trouvé dans une spirale négative
de petite taille, menant à des re-
tours sur investissements faibles, à
de faibles investissements, à une
mauvaise réputation et à une taille
encore plus petite », écrit Karen
Egan, analyste à Enders Analysis,
une société de recherche spéciali-
sée dans les médias et les télé-
coms. Depuis trois ans, le réseau
enregistre même une trésorerie
négative, ajoute-t-elle.
directrice générale, Margherita
Della Valle, en poste depuis le
1er janvier, vient d’annoncer
11 000 suppressions de poste.
L’annonce se déroule dans un
contexte de consolidation entre
réseaux mobiles et fixes. BT,
l’opérateur téléphonique histori-
que, a acheté EE en 2016, tandis
que Virgin Media, qui fait du câ-
ble, et O2 ont fusionné en 2021.
Grand plan d’investissement
Plus qu’une « fusion », l’annonce
de ce 14 juin ressemble plutôt à
une acquisition de Three par Vo-
dafone. Le second possédera 51 %
du nouvel ensemble, et il dispose
d’une option d’achat des parts de
CK Hutchison (tandis que CK Hut-
chison dispose d’une option de
vente). Le directeur général de la
nouvelle entité sera Ahmed Es-
sam, qui dirige actuellement Vo-
dafone UK, tandis que le directeur
financier viendra de Three.
La grande question concerne
l’attitude des autorités de la
­concurrence. En 2015, O2 avait
tenté d’acheter Three, mais l’auto-
rité de la concurrence européenne
s’y était opposée. Après le Brexit, la
décision revient à l’autorité britan-
nique, dont l’approche est mal
connue. Elle vient cependant de
provoquer un choc en s’opposant
à l’achat d’Activision, géant des
jeux vidéo, par Microsoft.
Pour convaincre les autorités,
Three et Vodafone promettent un
grand plan d’investissement de
11 milliards de livres (12,9 mil-
liards d’euros) dans la 5G sur dix
ans, ce qui va dans le sens des ob-
jectifs du gouvernement britan-
nique, qui souhaite avoir une cou-
verture complète du territoire par
cette nouvelle technologie. p
Éric Albert

Jérôme Chapuis rejoint

La Réserve fédérale américaine marque la matinale de Franceinfo
La chaîne a choisi comme présentateur
une pause dans la hausse des taux le directeur de la rédaction de « La Croix »

La banque centrale envisage cependant deux relèvements d’ici à la fin de 2023

A près avoir augmenté ses

taux directeurs au cours
de dix réunions consécu-
5,3 %, un niveau beaucoup trop
élevé pour la Fed, qui vise un
rythme annuel de 2 %. Résultat,
ralentissement économique. Ils
ont déjà anticipé ce « pivot » mo-
nétaire et une baisse des taux.
de mars. Elle table sur un marché
de l’emploi très résistant, avec un
chômage limité à 4,1 % (contre
I l avait quitté la radio pour la
presse écrite en 2019, afin
d’étancher « une soif de la
presse écrite » qui le travaillait
« depuis toujours », nous avait-il
douloureusement par une partie
de l’équipe. Une réduction de pagi-
nation avait été actée, en janvier,
pour des raisons économiques, et
alors que la stratégie de dévelop-
tives, la Réserve fédérale améri- ses membres estiment que, d’ici à Depuis les plus bas niveaux at- 4,5 % prévus en mars) et une infla- confié en janvier. Jérôme Chapuis, pement du quotidien catholique
caine (Fed, banque centrale) a dé- la fin de 2023, la banque relèvera teints en octobre 2022, l’indice tion hors énergie et alimentation directeur de la rédaction du quo- sur le numérique peine à porter
cidé, mercredi 14 juin, de laisser de nouveau ses taux à deux repri- S&P 500, qui représente les gran- de 3,9 % (contre 3,6 % en mars). tidien La Croix depuis 2021 (après ses fruits. Un nouveau back-office
ses taux inchangés, dans une ses, pour atteindre la fourchette des entreprises, a gagné 25 %, tan- Cela est positif, et le signe qu’un deux années à la rédaction en doit être mis en place en septem-
fourchette comprise entre 5 % et 5,5 %-5,75 %. En définitive, il s’agit dis que le Nasdaq, riche en techno- atterrissage en douceur de l’éco- chef), reviendra à ses premières bre, avant qu’un nouveau site ne
5,25 %. Cette pause était large- davantage d’un cessez-le-feu pro- logies, a bondi de 35 %. Confirmer nomie est possible. C’est d’ailleurs amours à la rentrée pour présen- voie le jour en janvier 2024.
ment attendue par les marchés fi- visoire que d’une victoire contre que la hausse était révolue, c’eût ce qu’a remarqué M. Powell : « Il ter la matinale de Franceinfo. Troublée par les rumeurs du
nanciers. Toutefois, l’institution la hausse généralisée des prix. été faire baisser encore les taux à existe un chemin pour ramener Pressenti depuis plusieurs jours, transfert du journaliste de 46 ans
de Washington s’est gardée de dé- Le sens de ces annonces a été long terme (ceux à dix ans sont de l’inflation à 2 % sans avoir des per- ainsi que l’a écrit La Lettre A, le à la radio, la rédaction de La Croix
clarer « mission accomplie » dans beaucoup débattu. D’aucuns y 3,8 % contre 4,25 % en octo- tes massives d’emplois et une forte journaliste prendra la succession avait demandé une réunion extra-
son combat contre l’inflation. voient une manière d’apaiser les bre 2022) et alimenter la flambée réduction de l’activité. » L’écono- de Marc Fauvelle, appelé à diriger ordinaire, mardi 13 juin, qui s’était
Au mois de mai, celle-ci est cer- marchés financiers, qui ne de Wall Street, autrement dit do- miste Jason Furman se réjouit, sur la rédaction de France Inter. Son tenue dans l’après-midi. Devant
tes tombée à 4 % sur un an, alors croient pas la Fed et son prési- per l’économie au lieu de la freiner. le réseau social Twitter : « On di- nom faisait partie d’une short list les salariés, Jérôme Chapuis avait
qu’elle avait atteint en dent, Jerome Powell. Ils sont per- rait que la Fed ne prévoit plus im- redevenue d’actualité après que reconnu avoir été contacté par
juillet 2022 un record de 9,1 %. Ce- suadés qu’elle sera obligée de ré- Marché de l’emploi très résistant plicitement de récession. » l’arrivée de Patrick Cohen au Jean-Philippe Baille le 8 juin. Assu-
pendant, hors énergie et alimen- duire ses taux beaucoup plus ra- L’autre thèse est que ladite écono- D’autres événements macroé- poste avait été actée par le direc- rant ne pas avoir de velléités de dé-
tation, ce taux annuel reste de pidement que prévu, en raison du mie est encore beaucoup trop dy- conomiques poussent dans cette teur de la station, Jean-Philippe part, il avait dit avoir besoin de ré-
namique et que la Fed, soucieuse direction : la guerre avec la Russie Baille, et la présidente de Radio fléchir à la proposition, à laquelle
de ne pas réitérer les erreurs des n’a pas dégénéré sur le plan mon- France, Sibyle Veil, puis refusée. il n’avait pas encore donné de ré-
Logement : l’inflation sous surveillance années 1970, quand elle avait crié
victoire trop rapidement dans son
dial, des discussions existent en-
tre Washington et Pékin, la tech a Un ancien de RTL
ponse. Il l’avait promise à ses trou-
pes « avant la fin de la semaine ».
Le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Jerome combat contre l’inflation, sou- pour nouvel horizon l’intelli- L’annonce a été faite par mail mer- Jérôme Chapuis connaît bien le
Powell, qui répète que les décisions de l’institution dépendront haite vraiment ralentir le moteur. gence artificielle tandis que les ré- credi 14 juin à 15 heures aux sala- directeur de Franceinfo pour
des données macroéconomiques, compte surveiller l’inflation Il y a eu, à l’hiver 2022, un premier publicains du Congrès et la Mai- riés de Franceinfo et de La Croix. avoir travaillé sous sa direction à
dans le logement, laquelle pèse pour près d’un tiers de l’indice. incident grave avec la faillite de son Blanche se sont accordés Les noms de Maxime Switek RTL, où il est entré en 2011 après
Ce secteur est particulièrement dépendant des salaires et le banques régionales, mais cet évé- pour relever le plafond de la dette (BFM-TV) et de Matthieu Belliard avoir travaillé à RMC et à Europe 1.
marché du travail donne quelques signes d’accalmie. Certes, nement, s’il pèse sur les condi- jusqu’à la prochaine présiden- (France 5), et, en interne, de Lorrain Trois saisons durant (2012-2015), il
l’économie nationale a de nouveau créé 339 000 emplois en mai, tions de crédit, n’a pas eu d’effet tielle, en novembre 2024. Néan- Sénéchal et de Jean-Rémi Baudot, a présenté l’émission politique du
plus qu’attendu, mais le taux de chômage est remonté à 3,7 % systémique majeur, contraire- moins, ces nouvelles rassurantes étaient aussi fréquemment évo- dimanche, « Le Grand Jury ». De-
en raison de la baisse du nombre d’autoentrepreneurs. Comme ment aux craintes exprimées. impliquent qu’un travail supplé- qués. A La Croix, Jérôme Chapuis puis 2018, il anime « Un monde en
toujours, Wall Street a fait du yoyo entre l’annonce de la Fed et Ainsi, la Fed prévoit désormais mentaire contre l’inflation peut vient de travailler au lancement doc » sur Public Sénat. p
la conférence de presse de Jerome Powell pour finir dans le vert une croissance de 1 % en 2023, être nécessaire. p d’une nouvelle formule, accompa- Aude Dassonville
(+ 0,08 % pour le S&P 500 et + 0,39 % pour le Nasdaq). contre 0,4 % dans ses prévisions Arnaud Leparmentier gnée d’une réorganisation vécue et Brice Laemle
18 | Carnet
Hans-Peter
Feldmann
Artiste allemand
A Hambourg, en Allemagne,
en février 2013.
Malte Christians/dpa
B
ien avant l’invention
d’Internet, Hans-Peter
Feldmann avait compris
que les images de la cul-
ture populaire, des plus kitsch
aux plus triviales, disent beau-
coup des obsessions du monde
contemporain. Il s’est mis à les
collectionner et à les exposer
dans des musées dès la fin des an-
nées 1960, comme l’équivalent
européen des artistes américains
regroupés sous le terme « Pictu-
res Generation », spécialistes du
détournement d’images. L’artiste
conceptuel allemand, icono-
claste, est mort le 26 mai, à 82 ans.
Des tranches de pain en format
géant, des jambes de femme, des
fleurs aux couleurs criardes, des
sourires, des tours Eiffel, des pho-
tos prises de sa chambre d’hôtel,
le tout sous forme d’images de
mauvaise qualité, tramées, pho-
tocopiées, récupérées dans des ca-
talogues publicitaires : rien n’était
indigne pour l’Allemand Hans-Pe-
ter Feldmann, qui s’est approprié
les images sans valeur pour en
faire des typologies qui offrent un
reflet peu flatteur du monde, ou
pour les détourner de façon
cruelle et cocasse.
De quoi renverser les hiérarchies
de l’art – il ne s’est d’ailleurs jamais
considéré comme photographe –
et mettre au même niveau les
images artistiques, commerciales
ou utilitaires. « Je pourrais les ex-
poser dans un restaurant, mais
c’est pour moi plus facile de trouver
un musée », soulignait-il, avec son
humour bien trempé, dans un en-
tretien au Monde en 2002.
L’artiste a toujours volontaire-
ment cultivé le flou sur sa biogra-
phie. Mais il dit avoir découpé des
images, fasciné par elles, dès son
enfance, passée dans la ville de Hil-
den (Rhénanie-du-Nord-Westpha-
lie), près de Düsseldorf. Après des
études d’art à Linz, en Autriche, il
débute comme peintre, mais, mar-
qué par Mai 68, il rompt avec cet
« art bourgeois » et commence à
amasser des images, à l’instinct.
Côté ludique et humoristique
Alors qu’il est à Düsseldorf, où les
élèves de l’école allemande sui-
vent les pas de Bernd et Hilla Be-
cher pour créer des images docu-
mentaires à la rigueur implaca-
ble, lui préfère explorer la société
de consommation à travers ses
symptômes. Mais ses œuvres, pu-
bliées dans des dizaines de livres,
souvent artisanaux et autoédités,
sont aussi marquées par la politi-
que et la société allemande de
l’après-guerre, comme lorsqu’il
réunit des photos de presse de
toutes les victimes des années
noires du terrorisme dans le livre
Die Toten (Les Morts) en 1998
17 janvier 1941 Naissance
à Düsseldorf (Allemagne)
1998 Publication de
« Die Toten » (« Les Morts »,
Feldmann Verlag)
2010 Remporte le prix
Hugo-Boss
26 mai 2023 Mort
à ­Düsseldorf
(Feldmann Verlag). Au-delà des
images, l’artiste fait aussi des sé-
ries à partir d’objets du quotidien
qu’il accumule, modifie ou dé-
tourne : chaussures, chapeaux,
fleurs en plastique…
La marchandisation qui em-
porte le marché de l’art le fait un
temps renoncer à son œuvre :
dans les années 1980, il préfère
vendre des objets et des bibelots
de toutes sortes avec sa femme
dans une boutique – elle est
aujourd’hui reconstituée, avec
ses boules à neige et ses instru-
ments de navigation, au Musée
Lenbachhaus de Munich. Il finira
par renouer avec l’art, mais à ses
propres conditions : il ne date pas
ses œuvres, refuse de les signer,
de les numéroter et, encore plus,
de les limiter. En 2010, lorsqu’il
remporte le prix Hugo-Boss, doté
de 100 000 euros, il va l’utiliser
pour tapisser tout un étage avec
la somme, billet après billet – de
vraies coupures de 1 dollar, frois-
sées et tachées. Mais il refusera
de vendre cette œuvre.
Il y a toujours, chez Feldmann,
un côté ludique et humoristique :
il n’hésite pas à ajouter un nez
rouge à ses personnages pour en
faire des clowns, comme le George
Washington qui orne les billets de
1 dollar, ou les sujets des tableaux
classiques. Cet iconoclaste icono-
phile ferme les yeux des person-
nages, les fait sourire, leur met du
rouge à lèvres qui déborde ou leur
découpe la tête, soucieux de désa-
craliser les œuvres d’art et d’inter-
roger les conventions attachées
aux photographies.
Une image, pour lui, « n’est pas la
réalité, mais du papier que l’on peut
déchirer ou conserver comme un
trésor. Une photo de chat ne va pas
vous mordre. Trop de gens se pas-
sionnent pour les belles photos. Ça
ne [l]’intéresse pas ». Ce qui ne l’em-
pêchera pas de signer des séries
aux accents plus lyriques, comme
l’œuvre 100 Jahre (« Cent ans »,
2001), dans laquelle il aligne sur le
mur des photos de sa famille et de
ses amis, qui ont de quelques mois
à 100 ans, rangées dans l’ordre
croissant de leur âge, renvoyant le
spectateur et à sa propre finitude
(série exposée jusqu’au 2 juillet à la
Fondation A, à Bruxelles). p
Claire Guillot
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
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carnet@mpublicite.fr
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votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Emmanuelle et Éléonore,
ses filles,
Richard et Thierry,
ses gendres,
Camille et Rosalie,
Elsa, Lancelot et Lilian,
ses petits-enfants,
Pia,
son arrière-petite-fille,
ont la douleur d’annoncer le décès
du
professeur Michel ALTER,
agrégé des Facultés de droit,
professeur émérite de l’Université,
chevalier
de l’ordre national du Mérite.
Les obsèques auront lieu le samedi
17 juin 2023, à 9 heures, en l’église de
Biviers (Isère).
e.j.alter@massey.ac.nz
alter.eleonore@neuf.fr
Boulogne-Billancourt.
Marie-Cécile Bénassy-Berling,
son épouse,
Odile, Marc et Agnès,
ses enfants,
Jean-François, Isabelle (†) et David,
ses beaux-enfants,
Raphaëlle, Victor, Blanche, Clément,
Marin, Cécile, Antoine et Félix,
ses petits-enfants,
Les familles Bénassy et Berling,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean BÉNASSY,
X 1942,
ingénieur général
de l’armement,
survenu le 12 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Les obsèques seront célébrées le
16 juin, à 10 h 30, jour de ses cent ans,
en l’église Notre-Dame de Boulogne.
La famille tient à remercier l’Unité
de vie protégée du Centre de
gérontologie des Abondances, pour
un accompagnement exceptionnel.
deces.jeanbenassy@yahoo.com
Guy Paul BERGER,
professeur émérite
en sciences de l’éducation à Paris 8,
Vincennois de la première heure,
s’en est allé le 12 juin 2023.
Né sans patrie le 7 août 1932, à
Etterbeck, en Belgique, de parents
juifs et communistes hongrois,
français par l’éducation et la culture,
intellectuel que toutes les choses de
la pensée et de la vie passionnaient,
il a sondé le monde avec une
insatiable curiosité.
Anne, Pierre-François, Lorka, Sophie,
Mathias,
ses enfants,
Christine,
sa compagne,
Ses petits-enfants,
Andrée,
sa sœur,
Ses nièces et neveux,
Les familles Berger, Jacobsohn et
Zsesler,
Tous ses amis,
l’aiment et le pleurent.
Rendez-vous avec lui le 23 juin, à
11 h 30, au crématorium du Mont-
Valérien, 104, rue du Calvaire, à
Nanterre (Hauts-de-Seine).
Pierre Bernard,
son époux,
Christine, Stéphane (†), Vincent
et Aude,
ses enfants et sa belle-fille,
Thibault, Chloé, Tess, Faustine,
Juliette et Maxence,
ses petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès
de
Pascale BERNARD,
née ASSELIN DE WILLIENCOURT,
ingénieur,
diplômée de l’EPF,
survenu le 9 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le 20 juin, à 14 h 30, en
l’église Saint-Jacques-le-Majeur de
Montrouge (Hauts-de-Seine).
Cet avis tient lieu de faire-part.
Clamart (Hauts-de-Seine).
Sophie et Tatsuo, Valérie et Terence,
Anne et Christophe, Philippe et Jean-
Bernard,
ses enfants et leurs conjoints,
Léonard et Ying, Thomas et Camille,
Lily, Austin, Lucie et Alice,
ses petits-enfants et leurs conjoints,
Joséphine et Geneviève,
ses arrière-petites-filles,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Pascal BOURGUIGNON,
entrepreneur et cultivateur,
promotion HEC 1955,
survenu le 9 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 16 juin, à 14 h 30,
en l’église Saint Pierre-Saint-Paul de
Clamart (Hauts-de-Seine).
Ni fleurs ni couronnes. Plantez un
arbre en sa mémoire
38, rue Taboise,
92140 Clamart.
En union avec Mme Robert Drapé (†),
Philippe et Odile Drapé-Frisch,
Olivier et Virginie Drapé,
François et Cécile Drapé,
ses enfants,
Ses seize petits-enfants,
Ses neuf arrière-petits-enfants
Et toute sa famille,
font part du rappel à Dieu de
M. Robert DRAPÉ,
receveur général
des finances honoraire,
commandeur
de la Légion d’honneur,
commandeur
de l’ordre national du Mérite,
croix de la Valeur militaire,
chevalier
de l’ordre des Palmes académiques,
le 11 juin 2023, à l’âge de quatre-vingt-
dix ans, à Paris, muni des sacrements
de l’Église.
La cérémonie religieuse sera
célébrée en la cathédrale Saint-Louis-
des-Invalides, le vendredi 16 juin,
à 16 heures.
Cet avis tient lieu de faire-part.
13, boulevard des Invalides,
75007 Paris.
Ses enfants,
Ses petits-enfants
Et toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Danièle DUCAS-POUPARDIN,
survenu le 11 juin 2023,
dans sa quatre-vingt-septième année.
Les obsèques se dérouleront
au cimetière du Montparnasse,
3, boulevard Edgar-Quinet, Paris 14e,
le vendredi 16 juin, à 16 heures.
Ni fleurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part.
famille.de.daniele.poupardin@
gmail.com
­
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Rosny-sous-Bois. Françoise,
Nathalie, Marine, Nicolas, François,
Charles et Marie,
ses enfants, leurs conjoints,
son épouse,
Carole et Amaury,
sa fille et son gendre,
Lionel,
Nathan, Dorian, Louis, Gabriel, son fils,
Raphaël, Roxane, Lilian, Chloé, Jules,
Marcus et Octave,
ses petits-enfants,
Noham et Leyna, ses petits-enfants
ses arrière-petits-enfants, Et toute sa famille,
Nannie,
sa sœur,
ont la tristesse d’annoncer le décès
ont la tristesse de faire part du décès
de
de Alain NICAUD,
ingénieur ponts et chaussées,
M. François DUMEIGE, retraité du CEA,
docteur,
ancien interne survenu le 13 juin 2023, à Prayssac
des Hôpitaux de Bordeaux,
(Lot), à l’âge de soixante-seize ans.
professeur agrégé
du Val-de-Grâce,
membre Il laissera le souvenir d’une
de l’Académie nationale curiosité et d’une mémoire sans
de chirurgie, limites pour le monde qui nous
entoure.
survenu le 8 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingts ans, « Homme de l’Univers
il a rejoint la Camarde.
la tristesse a jeté l’ancre dans mes yeux
soirée des soirées, dans la soirée
La crémation aura lieu le 16 juin,
à Champigny-sur-Marne.
de l’Amérique. »
« Hombre del mundo
« J’ai fait un peu de bien
C’est mon meilleur ouvrage. » ancló en mis ojos la tristeza, tarde de
Voltaire. las tardes, en la tarde de América. ».
Alberto Rojas Jiménez.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Alain Rouquié,
nathalie.dumeige@yahoo.fr président
de la Maison de l’Amérique latine
Paris.
a la tristesse d’annoncer le décès,
Denise, survenu le 9 juin 2023, de
son épouse,
Michèle, Pascale et Julien,
Alain TOURAINE,
ses enfants, membre fondateur,
Maud et Lucas,
administrateur et ami
ses petits-enfants,
de la Maison de l’Amérique latine.
éminent penseur de son siècle.
ont l’immense tristesse d’annoncer
le décès de
(Le Monde du 10 juin.)
M. Aldo FARI,
docteur ès sciences, Sa famille
docteur en pharmacie, Et ses amis,
biologiste,
spécialisé en microbiologie,
ancien chercheur ont la profonde tristesse de faire part
à l’Institut Pasteur, du décès de
survenu le samedi 10 juin 2023, à son Gabriel VILLADA,
domicile, à l’âge de quatre-vingt-
treize ans.
survenu le 12 juin 2023,
à Bradenton (Floride),
La cérémonie a lieu dans l’intimité,
au cimetière du Montparnasse, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Paris 14e.
villada@icloud.com
Sa famille,
Ses amis,
Condoléances
ont la profonde tristesse d’annoncer Jean-Paul Agon,
le décès de président du conseil d’administration
d’HEC Paris,
Jean-Paul GEDIGIER, Olivier Sevillia,
président de la Fondation HEC,
survenu le 12 juin 2023, à Paris, Adrien Couret,
à l’âge de soixante-neuf ans. président de l’Association des diplômés
HEC
Et toute la communauté HEC,
La cérémonie aura lieu le vendredi
16 juin, à 14 heures, au crématorium
du Mont-Valérien de Nanterre, rendent hommage à
104, rue du Calvaire, Nanterre
(Hauts-de-Seine). Denis KESSLER
(H 76),
« Cette douce ivresse en moi, un seul
décédé le 9 juin 2023,
de tes regards a suffi à la créer ».
et le remercient pour son engagement
Le conseil d’administration
constant en faveur des actions d’intérêt
de l’Association Le Siècle
général de la Fondation HEC.
exprime sa profonde émotion devant
Ils s’associent à la peine de sa
la disparition de
famille à laquelle ils présentent leurs
sincères condoléances.
Denis KESSLER,
administrateur,
ancien président
Souvenir
(2008-2010)
Il y a vingt ans, le 15 juin 2003,
et adresse à sa famille, ses plus sincères disparaissait brutalement
condoléances.
Georg R. GARNER.
(Le Monde du 12 juin.)
Corinne Alexandre-Garner,
Grenoble.
Katia et Yaëlle,
Dominique Cartellier, ses filles
son épouse, et leurs conjoints,
Sophie, Manon, Camille, Suzanne, Joseph et Stanislas,
ses filles, ses petits-enfants dont il aurait aimé
Sylvain, Quentin, Gitanjali, partager la vie.
ses gendres et belle-fille,
Basile et Gabriel,
ses petits-fils, Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Ses frères et sœurs, beaux-frères Louis Dreyfus
et belles-sœurs, Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Ses neveux et nièces,
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Ses ami.e.s, Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
ont l’immense tristesse de faire part Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
du décès de Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
Étienne MULLIEZ, abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote
survenu le vendredi 9 juin 2023, après Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
six années d’un combat intense contre Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
la maladie.
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Une cérémonie a eu lieu ce jeudi Infographie Delphine Papin
15 juin, à 14 h 30, au centre funéraire Directrice des ressources humaines du groupe
de la Tronche (Isère). Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
famillemulliezcartellier@laposte.net présidente, Gilles Paris, vice-président
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
Fougères (Indre) - envoyé spécial
M
enace majeure pour le
monde animal, le dérè-
glement climatique
n’est pas préjudiciable à
toutes les espèces. Ainsi
le silure. Ce géant d’eau
douce, dont la taille peut dépasser 2,80 mè-
tres, a besoin de températures élevées, au
moins égales à 20 °C, pour se reproduire. Le ré-
chauffement ne pourra que favoriser son ex-
pansion, notamment en France, où il est
abondamment présent. A l’heure où les popu-
lations de poissons s’amenuisent, faut-il pour
autant se réjouir de voir prospérer une espèce
aquatique aussi singulière ? Corps visqueux
sans écailles, titan aux barbillons saillants,
l’omnivore déchaîne les passions. Violences
entre pêcheurs, débats sans fin sur sa régula-
tion, inquiétude sur les espèces migratrices
qu’il dévore… Le silure fait controverse,
comme aucun autre poisson avant lui.
En France, un tiers des poissons d’eau
douce sont des espèces non natives, intro-
duites pour la pêche de loisir ou échappées
de bassins de pisciculture. Originaire du
­Danube, le silure était inconnu du réseau
­hydrographique avant 1968 et le lâchage
dans la Sâne (un sous-affluent du Rhône) de
la descendance de 29 spécimens, élevés dans
un étang de Lescheroux (Ain). C’est pour sa
chair blanche et sans arêtes que l’espèce avait
été importée, dans l’espoir de conquérir
­l’industrie du surgelé – sans succès. Apparu
dans la Loire en 1975, dans le Tarn en 1983,
dans la Garonne en 1989, le silure n’a depuis
cessé de coloniser le territoire.
L’animal ne défraierait pas la chronique si
ses dimensions hors norme et sa capacité à
manger de très grandes proies n’exacerbaient
pas des tensions sous-jacentes. Comme tout
poisson, le silure est res nullius, principe tiré
du code rural selon lequel l’eau et son
­contenu ne sont la « chose de personne ». Tout
le problème est là. Pêcheurs de loisir et pro-
fessionnels se disputent sa capture dans un
climat d’animosité réciproque, les uns pour
jouer avec, les autres pour gagner de l’argent.
Les premiers, appelés « siluristes », sont des
adeptes du no-kill, une pratique consistant à
relâcher les poissons attrapés. L’adrénaline
est leur carburant : rien n’égale, pour eux, le
« combat » contre un gros silure se débattant
au bout de l’hameçon. Ramenée sur le rivage,
la proie est mesurée et photographiée comme
un trophée, avant d’être remise à l’eau. Captu-
rer à nouveau le fugitif plusieurs années plus
tard − engraissé de quelques kilos − s’avère le
summum en matière halieutique. Certains
spécimens ont d’ailleurs acquis une petite no-
toriété, comme ce silure albinos d’au moins
2,45 mètres, surnommé « Rackham », que les
pêcheurs du Rhône attrapent régulièrement.
Equipés de cannes et de fils hyperrésistants,
les spécialistes ont développé une technique
mixte, associant la technologie d’un écho-
sondeur (appareil qui visualise le fond des ri-
vières) et l’archaïsme d’un clonk, une pièce
de bois avec laquelle on frappe la surface de
l’eau pour attirer le silure. La ruse est quasi in-
Le silure,
comme un poison
dans l’eau
Semant la terreur dans les rivières françaises,
ce mastodonte déchaîne les passions parmi les pêcheurs,
qu’ils soient amateurs ou professionnels
faillible. N’étaient deux « fléaux », dixit Lionel
Guirado, un siluriste de la première heure
croisé sur le lac d’Eguzon, aussi appelé lac de
Chambon, à cheval entre l’Indre et la Creuse :
« Les cormorans [grands consommateurs de
poissons] et les pêcheurs professionnels. »
Le procès n’est pas nouveau. Assermentés
par l’Etat depuis une ordonnance de Colbert,
les pêcheurs professionnels en eau douce ont
toujours été accusés de « vider les rivières »
par les pratiquants du dimanche, cela à l’aide
d’un matériel (filets, nasses) bien plus perfor-
mant que des lancers garnis d’appâts. Sept
mille dans les années 1950, les « pros » ne
sont plus que 350 aujourd’hui. A leur image, « Nous faisons
les ressources ont fondu, en particulier les es-
pèces migratrices qui montent ou descen- face à une
dent les cours d’eau pour se reproduire : alo-
ses, lamproies, mulets, saumons, anguilles… guérilla
Actes de vandalisme
asymétrique.
Plusieurs facteurs expliquent leur déclin : la Les pêcheurs
surpêche, la pollution, les barrages qui font
obstacle à leur parcours. Mais aussi le silure, de silure
accusé de dévorer des poissons fragilisés qui
ne se connaissaient aucun prédateur en ri- ont le sentiment
vière jusque-là. Conséquence : faute de gri- qu’on vole
ves, les pêcheurs professionnels se retrou-
vent à chasser le colosse à l’aspect reptilien. “leurs” poissons
« Quand j’ai commencé mon activité, en 1984,
80 % de mon chiffre d’affaires était composé trophées »
de la vente de migrateurs. Aujourd’hui, la Philippe Boisneau
vente de silure [restaurateurs, vente directe, patron du Comité
associations pour le maintien de l’agriculture national de la pêche
paysanne] représente 75 % de mes revenus », professionnelle
témoigne Philippe Boisneau, qui exploite dix en eau douce
« lots » de pêche sur la Loire et le Cher, aux
alentours d’Amboise (Indre-et-Loire).
Une cohabitation houleuse s’est installée
entre deux camps aux pratiques et visions
antagonistes. Imputées au milieu du no-kill,
des dégradations de matériel ont été recen-
sées chez les pêcheurs professionnels dans
les années 2010. Barques détachées de leurs
amarres, embarcations fracassées à coups de
masse, impacts de balles, moteurs coulés,
pneus crevés… Les enquêtes de gendarmerie
Horizons | 19
Le guide de pêche
Lionel Guirado
pêche le silure
sur le lac d’Eguzon
(Indre et Creuse),
le 23 mai. Cyril Chigot
pour « Le Monde »
n’ont rien donné. Sa casquette de patron du
Comité national de la pêche professionnelle
en eau douce a valu à Philippe Boisneau d’être
particulièrement visé. « Nous faisons face à
une guérilla asymétrique, déplore-t-il. Les pê-
cheurs de silure ont le sentiment qu’on vole
“leurs” poissons-trophées. » Le calme semblait
revenu. Las : de nouveaux actes de vanda-
lisme ont été enregistrés, en 2023, sur la Loire
et le Rhône (bateau brûlé, filets découpés).
Ces intimidations surviennent alors
qu’une nouvelle étude scientifique sur l’im-
pact du silure sur les migrateurs vient d’être
publiée. Réalisée par la station marine de Di-
nard (Musée national d’histoire naturelle), en
Ille-et-Vilaine, l’enquête a suivi un échan-
tillon de lamproies dans la Vienne jusqu’au
barrage de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-
Cher), situé sur la Loire. Des chiffres alar-
mants en ressortent : 82 % des spécimens ob-
servés ont été « prédatés » par le silure en che-
min. Des travaux plus anciens, notamment
menés sur la Garonne par le biologiste tou-
lousain Frédéric Santoul, grand spécialiste de
l’espèce, font état de taux de prédation tout
aussi inquiétants sur la même lamproie, con-
firmant la voracité du Goliath.
L’analyse de ses prélèvements stomacaux
atteste, en effet, que le silure mange de
« tout ». Des poissons de 1 mètre de long, des
coquillages, des crustacés, des végétaux,
mais aussi des restes alimentaires et des dé-
tritus qu’il ingurgite en parfait charognard.
Attrapés vivants, des rats, des ragondins, des
grèbes font aussi partie de son régime.
En 2011, Frédéric Santoul a filmé la technique
de chasse de silures sautant à la gorge de pi-
geons qui s’abreuvaient dans le Tarn. N’en dé-
plaise aux fans des Dents de la mer, le super-
prédateur n’a toutefois jamais avalé d’enfant,
ni de chien. Il n’a aucune attache, non plus,
au loch Ness ou à Tchernobyl, comme le col-
portent d’autres racontars.
Pareil dévoreur a-t-il encore sa place dans les
rivières ? Son tempérament opportuniste, ses
milliers de récepteurs olfactifs et ses
1 500 dents minuscules en forme de râpe lais-
sent peu de chance à ceux qu’il croise en che-
min, en particulier au pied des barrages. Gou-
lets d’étranglement censés aider les migra-
teurs à escalader les ouvrages, les « passes à
poissons » deviennent alors de vrais coupe-
gorge. Au printemps, une frénésie alimentaire
s’empare du silure. L’alose est aspirée comme
un spaghetti. Le saumon n’échappe pas tou-
jours à ses mâchoires malgré son accéléra-
tion. « La situation pour les migrateurs est très
préoccupante », admet Frédéric Santoul.
Un classement du silure en « nuisible » ­(« es-
pèce susceptible de provoquer des déséquilibres
biologiques », selon la terminologie adéquate)
suffirait-il à restaurer une chaîne alimentaire
potentiellement ébranlée ? Rien de sûr. Une
telle mesure serait suivie d’un plan de régula-
tion consistant à abattre des silures de grande
taille près des sites sensibles que sont les bar-
rages. Source de zizanie supplémentaire, les
pêcheurs de loisir, eux, n’auraient pas le droit
de remettre leurs prises à l’eau.
Ranger le silure à leurs côtés ne convainc
pas complètement la communauté scientifi-
que. D’abord parce qu’il n’est pas « l’unique
responsable de la diminution accrue de popu-
lations de migrateurs très perturbées par l’ac-
tivité humaine [barrages, pollution…] », rap-
pelle Frédéric Santoul. Ensuite parce qu’« il
manque encore des éléments solides, comme
les proportions de lamproies ou d’aloses qui
circulent dans les rivières, et cela personne ne
les connaît », argumente Catherine Boisneau,
enseignante en écologie des cours d’eau à
l’université de Tours et épouse de Philippe
Boisneau, avec qui elle est en désaccord.
En quête de « sensations fortes »
Pour l’heure, le statu quo en faveur d’un non-
classement demeure, tant du côté du minis-
tère de la transition écologique que de la Fé-
dération française de la pêche en France. « Si
l’on attend trop, des espèces de migrateurs
auront disparu. Il n’y a pas que le tigre et le
panda qui sont menacés d’extinction », s’em-
porte Philippe Boisneau. Fin avril, celui-ci a
coordonné une « action d’urgence de translo-
cation » visant à transporter en camion
500 lamproies de l’estuaire de la Loire jusqu’à
Brioude (traversée par l’Allier), site historique
de nidification de l’espèce, en Haute-Loire. Le
but : éviter les silures en chemin. « Ceux qui les
remettent à l’eau sont irresponsables, ne déco-
lère pas Philippe Boisneau, biologiste de for-
mation. Pratiquer une activité de loisir dans un
environnement aussi fragilisé n’est pas compa-
tible avec une vision écosystémique. »
L’argument pèse aussi peu qu’une ablette
aux yeux des prosélytes du no-kill, pour qui le
silure est un « bouc émissaire », victime du
« délit de sale gueule ». Leur protégé, à les en
croire, ne serait pas si glouton que cela et se ré-
gulerait de lui-même en pratiquant le canni-
balisme (comme moult espèces) – affirmation
difficile à prouver. « Les pêcheurs profession-
nels ont beau jeu de donner des leçons en ma-
tière environnementale, rétorque Lionel Gui-
rado, à bord de son bateau. Ne prélèvent-ils pas
la civelle, qui n’est autre que l’alevin de l’an-
guille, une espèce particulièrement menacée ? »
Devenu guide de pêche en 2009, cet ancien
chauffeur routier gagne aujourd’hui sa vie en
partie grâce au silure. Moyennant 200 euros
par jour, il accompagne sur l’eau des clients en
quête de « sensations fortes ». Un business
touristique s’est créé autour du mastodonte,
bien moins onéreux à pêcher que l’espadon
aux Caraïbes. En Espagne, le barrage de Me-
quinenza (province de Saragosse), surnommé
« La Mecque du silure », héberge de nombreu-
ses agences promettant d’attraper à tous les
coups « des poissons de plus de 2,30 mètres ».
Mais un autre débouché fait florès : la gas-
tronomie. Longtemps considéré comme un
mets insipide, le silure s’invite désormais au
menu des meilleures tables. Le paria est de-
venu tendance. On le cuisine mijoté, poché,
en terrine, façon gravlax, rosé à l’arrête, grillé
au verjus, comme à La Cabane à matelot, un
établissement de Bréhémont (Indre-et-Loire),
créé en 2016 par un pêcheur professionnel de
Loire, Romain Gadais, et un cuisinier, Am-
broise Voreux (ex-candidat à « Top Chef »).
« Il y a dix ans, quand je proposais de goûter
du silure fumé, on partait en courant. Mainte-
nant, tout le monde m’en réclame », raconte
Romain Gadais. Son restaurant ne désemplit
pas de curieux, intrigués par la chair épaisse
du chasseur crépusculaire. Immanquable-
ment, les mêmes discussions reviennent,
sous l’œil amusé du chef Ambroise Voreux :
« Il y a toujours quelqu’un pour raconter qu’un
cousin éloigné a pêché un silure d’au moins
3 mètres. » L’histoire ne dit pas s’il a bouché
l’estuaire de la Loire. p
Frédéric Potet
 Culture
20 |
Marie-Laure Garnier interprète le chœur féminin du « Viol de Lucrèce », de Benjamin Britten, au Théâtre du Capitole, à Toulouse, en mai. MIRCO MAGLIOCCA
Marie-Laure Garnier, voix puissante et subtile
La soprano sera en récital, le 25 juin, au Festival de Saint-Denis, dans un programme de mélodies françaises
Portrait
C
hignon serré haut,
épaule dénudée, ample
tunique noire de déesse
antique, Marie-Laure
Garnier est le chœur féminin du
Viol de Lucrèce, de Benjamin
­Britten, que vient de monter le
Théâtre du Capitole, à Toulouse,
du 23 au 30 mai. Personnage col-
lectif, narratif et omniscient, sym-
bolique de la tragédie. « Je viens du
fond des âges et je sais déjà tout de
ce qui va arriver, explique l’artiste
lyrique au lendemain de la pre-
mière représentation. C’est
­pourquoi j’évolue sur scène avec
un rythme très lent, qui réclame
beaucoup d’énergie : un corps im-
mobile n’est expressif que s’il est
alimenté mentalement. »
La concentration et la rigueur
nourrissent l’art de la chanteuse
française de 33 ans, née à Kourou,
en Guyane, dont le talent et la
voix forcent intérêt et admira-
tion. En témoigne la soprano
­Véronique Gens, dont Marie-
Laure Garnier a suivi les conseils
dès la première session de master
class organisée en 2017 par l’Aca-
démie Orsay-Royaumont autour
de la mélodie française : « C’est
une chanteuse qui m’impres-
sionne, tant par son rayonnement,
sa grande humilité, que pour la ri-
chesse et l’ampleur de sa voix, as-
sure-t-elle. Elle pourrait en mettre
plein la vue mais préfère travailler
en finesse et en subtilité. »
Marie-Laure Garnier a quitté sa
famille à 14 ans pour s’envoler
vers Paris, à plus de 7 000 kilo-
mètres. Flûtiste, elle intègre un
lycée en classe à horaires aména-
gés ainsi que le Conservatoire à
rayonnement régional au 14, rue
de Madrid, dans le 8e arrondisse-
ment. Son destin de chanteuse
­affleure peu à peu : l’adolescente
entre à la Maîtrise de Paris sous la
direction de Patrick Marco. Une
expérience formidable, entre
­répertoire romantique et musi-
que contemporaine, et, surtout,
avec une production lyrique
­chaque année.
La soprano se souvient avec
bonheur de la création mondiale,
le 2 juin 2007, du Verfügbar aux
enfers, de Germaine Tillion, au
Théâtre du Châtelet. « Ce jour-là, je
me suis dit que c’était cette vie que
je voulais », affirme celle qui
­concourt, deux ans plus tard, pour
entrer dans la classe de chant de
Malcolm Walker au Conservatoire
national supérieur de musique de
Paris, dont elle sort triplement di-
plômée sept ans plus tard.
Révélation artiste lyrique 2021
C’est dans ce contexte parisien
que Marie-Laure Garnier et la pia-
niste Célia Oneto Bensaid se sont
rencontrées. D’abord en 2004,
puis en 2011. « Je voulais absolu-
ment entrer dans la classe de musi-
que de chambre de Jeff Cohen, et il
me fallait un duo, se souvient ­Célia
Oneto Bensaid. J’ai pensé à Marie-
Laure. On ne s’était plus vues de-
puis quelques années, mais je lui ai
écrit sur Facebook, et on ne s’est
plus quittées depuis. » En 2018, les
premiers concerts arrivent, les
premiers succès aussi. Puis la pan-
démie, et un nouvel album.
Après Le Promenoir des amants,
paru en 2018 chez B-Records, les
deux femmes publient un
­nouveau disque, Songs of Hope,
édité en mars 2022 chez NoMad-
Music. Un magnifique pro-
gramme (donné notamment en
récital au Théâtre de l’Athénée, à
Paris, en février 2022) de mélodies
françaises et de negro spirituals,
genre musical que Marie-Laure
Garnier pratique depuis l’enfance.
C’est d’ailleurs avec Wade in the
Water qu’elle s’était présentée au
concert des lauréats des Victoires
de la musique classique, le 25
­janvier 2021, dont elle a remporté,
un mois plus tard, le titre de Révé-
lation artiste lyrique de l’année.
Célia Oneto Bensaid est intaris-
sable sur la voix de sa comparse.
Elle aime aussi la femme « qui a
besoin de solitude et peut parfois
paraître sauvage » (Marie-Laure
Garnier vit dans un petit village
de 500 habitants, dans le Loiret),
dont la sensibilité peut s’alarmer
à la simple lecture d’un poème.
Depuis plus de dix ans, elles
­forment toutes les deux le duo
­Nitescence, un terme rare et sou-
tenu, minutieusement pensé, qui
évoque l’éclat et la lumière.
Marie-Laure Garnier
­conscience que sa voix a
­beaucoup évolué ces dernières
années, qu’elle s’est peu à peu
élargie et densifiée. Mais la musi-
cienne a choisi son camp : « Je me
définis avant tout par la musica-
lité », affirme-t-elle. Ce qui ne
l’empêche pas de protéger ses
­cordes vocales, ce timbre chaud et
doré, cette projection puissante,
avec une pointe de couleur dra-
matique qu’on appelle « spinto »,
dont il faut à tout prix maintenir
la souplesse et la clarté. « Je fais
très attention à ce que je chante. Il
y a eu une époque où j’ai beaucoup
abordé Wagner, mais c’était trop
tôt, assure-t-elle. Le fait de faire de
« Le fait de faire
de l’opéra
et de la musique
de chambre
m’équilibre »
Marie-Laure Garnier
soprano
l’opéra et de la musique de cham-
bre m’équilibre. Et puis il y a une
telle variété de répertoire que je
peux me faire plaisir. »
La chanteuse ne se sent, en effet,
pas condamnée aux seuls rôles
dramatiques. Elle en a fait
d’ailleurs l’expérience en
mars 2022, au Théâtre du Capi-
tole, dans la comédie lyrique de
Rameau, Platée, dont elle campait
la jalouse et irascible Junon dans
la mise en scène déjantée de
­Corinne et Gilles Benizio (alias
Shirley et Dino). « La scène est une
école formidable, s’enthousias-
me-t-elle. J’avais déjà expérimenté
ce volet comique avec des mélo-
dies comme les Histoires naturel-
les, de Ravel, mais je n’arrivais pas
a à jouer le drame de façon comi-
que. C’est en travaillant avec les
autres sur le plateau que j’ai
trouvé peu à peu cette Junon hila-
rante qui a manifestement
­beaucoup plu au public. »
« Aller au contact des jeunes »
En 2019, Marie-Laure Garnier a
remporté la première édition du
concours Voix des Outre-mer,
fondé à l’initiative du contre-té-
nor martiniquais Fabrice di Falco.
Une façon de mettre en lumière
des talents lyriques ultramarins,
mais aussi de mettre en relief les
inégalités, dont la jeune femme se
fait l’écho. « Tous ces territoires ont
un point commun : le manque
criant d’infrastructures en ce qui
concerne l’apprentissage et la dif-
fusion de l’art lyrique, assène-t-
elle. Il y a en Guyane un réel public
pour la musique vocale, et Kourou
compte vingt-cinq chorales pour
25 000 habitants. Mais, alors que
l’opéra est présent partout dans le
monde, nous n’avons toujours pas
de représentations d’art lyrique. »
La Guyanaise revient chaque
­année dans son département, où
La chanteuse
guyanaise s’est
investie dans
des activités
de transmission
et de médiation
culturelle
elle donne des tournées de
­concerts, des master class, qu’or-
ganise la scène des Trois Fleuves, à
Cayenne. Très tôt, elle s’est inves-
tie dans des activités de transmis-
sion et de médiation culturelle.
C’est ainsi que, deux jours avant
son récital du dimanche 25 juin au
Festival de Saint-Denis, elle assu-
rera la restitution d’ateliers de
chant choral menés depuis
­novembre 2022, à raison d’une
heure tous les quinze jours, avec
les élèves des collèges Elsa-Triolet
à Saint-Denis et Lucie-Aubrac à
Villetaneuse, en Seine-Saint-De-
nis. Soit entre trois et six classes
par établissement – auxquelles
ont été intégrés quelques élèves
du conservatoire de Villeta-
neuse –, réunies en concert, ven-
dredi 23 juin, dans la basilique
Saint-Denis. « C’est important d’al-
ler au contact des jeunes. Pas seule-
ment pour les amener au concert,
mais pour qu’à travers la musique
ils découvrent des choses profon-
des et intimes, des sensations posi-
tives, qui leur permettent d’aller
plus loin dans la vie », affirme celle
qui, précisément, a découvert la
musique grâce aux musiciens ve-
nus présenter leurs instruments
dans son école de Kourou.
Avoir dirigé pendant plus de
dix ans des chœurs de gospel a
naturellement incliné la chan-
teuse à les proposer aux élèves.
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
« J’avais envie de partager avec
eux cette histoire patrimoniale de
la musique afro-américaine, en
dehors de tout regard moral ou
­affectif », argue-t-elle. En plus
d’avoir eu à déjouer les pièges
­posés par la mue des garçons, qui
« se jaugent, s’observent, ont peur
d’être moqués », il a fallu expli-
quer la différence entre religieux
et culturel, convaincre que
­chanter des negro spirituals n’a
rien de prosélyte et, surtout, dis-
cerner l’enjeu : le concert pour les
parents, les amis. Marie-Laure
Garnier se réjouit : « J’ai hâte de
voir leur joie et la fierté dans les
yeux de leurs parents. »
La cantatrice prépare déjà le
­rôle-titre du Porgy and Bess, de
Gershwin, qu’elle incarnera, du 6
au 8 juillet, à l’Opéra de Bordeaux.
Elle rêve aussi d’aborder Armide,
de Gluck, d’interpréter la Concep-
cion de L’Heure espagnole ravé-
lienne, certains rôles d’Offenbach
(La Grande-Duchesse de Gérols-
tein). Mais aussi de revenir bientôt
à Wagner : Elisabeth dans Tann-
häuser, et plus tard, qui sait, Isolde
dans Tristan. Mais, avant, la Tosca
de Puccini. « La scène où elle tue le
chef de la police pour sauver son
amant, rien que d’en parler, j’en ai
la chair de poule ! », s’exalte-t-elle,
avant de conclure : « Rien n’est in-
terdit… si la voix le permet ! » p
Marie-Aude Roux
Récital de Marie-Laure Garnier
et Célia Oneto Bensaid.
Festival de Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis). Le 25 juin,
à 17 heures. De 15 € à 25 €.
Porgy and Bess, de Gershwin.
Opéra de Bordeaux.
Du 6 au 8 juillet.
Disque : Chants nostalgiques,
avec Marie-Laure Garnier,
le Quatuor Hanson, Célia Oneto
Bensaid, 1 CD B-Records.
0123
­
­Vendredi 16­ juin 2023
« On doit rendre
nos collections
plus intelligibles »
Le président du Musée d’Orsay, Christophe
Leribault, détaille ses futurs grands travaux
Entretien
N
ommé en 2021 à la pré-
sidence du Musée
d’Orsay, Christophe
Leribault compte réor-
ganiser de fond en comble le par-
cours de visite et engager de
grands travaux à musée ouvert,
entre 2025 et 2027.
Le Musée d’Orsay avait déjà
réalisé, en 2011, d’importants
travaux et modifié la présenta-
tion de ses collections. Pour-
quoi tout refaire aujourd’hui ?
On refait pour rendre la collec-
tion beaucoup plus intelligible.
Un tiers de nos visiteurs a moins
de 25 ans. Il faut leur réexpliquer
de manière convaincante la pé-
riode que couvre le Musée d’Or-
say, cette seconde moitié du
XIXe siècle jusqu’à la guerre de
1914. Nous sommes dans une
gare : il faut imaginer un vrai
voyage permettant de mieux
s’immerger dans cette période.
Pour que ce siècle qui s’éloigne
continue de nous parler, on doit
introduire plus de contexte. Il
faut rappeler les personnalités
qui ont fait cette époque, poser
les cadres de cette société née
d’un développement scientifi-
que, culturel et économique qui a
changé l’échelle du monde.
Il est important que les visi-
teurs comprennent que cette
­période est à la racine de beau-
coup de questions contemporai-
nes. Le XIXe siècle a connu des
pandémies, des défis technologi-
ques aussi importants qu’Inter-
net et ChatGPT aujourd’hui : c’est
le moment de la presse de masse,
des grands magasins, des
­migrations de travail, du ­
peuplement de l’Amérique avec
l’arrivée des Irlandais et des Ita-
liens. Mais aussi de l’épuisement
des ressources naturelles, de la
Travaux en vue au Palais de Tokyo
et aux Beaux-Arts de Paris
Plusieurs lieux d’art contemporain installés dans des bâtiments
historiques doivent être rénovés dans les prochaines années
F in 2025, le Centre Pompi-
dou devra baisser le rideau
pour un chantier de cinq
ans au moins. Au même moment,
un autre haut lieu de l’art contem-
porain parisien, public lui aussi,
fermera ses portes, mais pour un
laps de temps plus court : le Palais
de Tokyo doit connaître une
­réfection chiffrée à 20 millions
d’euros au bas mot.
Dans cet édifice datant de l’Ex-
position universelle de 1937, il
faut tout revoir, des couvertures
en zinc d’origine sur la toiture de
8 000 mètres carrés jusqu’à la
verrière et aux baies vitrées.
L’hygrométrie y est instable,
l’étanchéité, défaillante.
Un rapport de la Cour des
comptes, publié en mars, faisait
ainsi état de fuites dans la salle
qui devait accueillir en 2018 une
œuvre de l’artiste suisse Ugo
Rondinone, dont la valeur d’as-
surance était évaluée à 2,3 mil-
lions d’euros. Le centre d’art avait
dû alors déployer des bâches et
souscrire une police d’assurance
spéciale. Depuis, la direction n’a
cessé d’alerter le ministère de la
culture – pas moins de sept cour-
f­ ortification des frontières et de
la colonisation.
La Tate Britain, à Londres, et le
Rijksmuseum, à Amsterdam,
abordent de front et sans tabou
cette question coloniale. Quelle
est votre approche ?
Dans un musée, à la différence
des réseaux sociaux, on peut ex-
pliquer les choses calmement,
montrer des cartes, évoquer les
enjeux cachés sans les éluder ni
mettre en réserve des tableaux re-
présentant des personnalités cri-
tiquées aujourd’hui. L’idée est de
donner les clés de compréhen-
sion, d’amener de la nuance. Jules
Ferry n’est pas uniquement l’arti-
san de l’école laïque, il fut aussi ce-
lui de l’expansion coloniale. No-
tre rôle est de faire comprendre
comment un fait historique
comme la colonisation a in-
fluencé les artistes.
Comment rendre le contexte
intelligible sans ­assommer
les visiteurs ?
On ne va pas perdre le goût des
œuvres. Nos cartels donnaient
jusqu’à présent peu d’explica-
tions. L’idée est, comme dans une
exposition temporaire, d’aller à
l’essentiel. Pour évoquer la pay-
sannerie, on a la chance d’avoir
L’Angélus, de Millet. Il faut expli-
quer que ce tableau avait réalisé
un prix record, qu’il fut acquis par
Alfred Chauchard, le cofondateur
des Grands Magasins du Louvre.
Cet homme d’affaires s’offre
l’image d’une France qui se dé-
robe, alors que lui-même pro-
meut, vu ses activités, une vision
aux antipodes.
A l’entrée du musée, des écrans
rappelleront que nous sommes
dans une gare de l’Exposition
universelle de 1900. Dans les sal-
les qui se trouvent de part et
d’autre de la nef, on montrera ce
riers comptabilisés par la Cour
des comptes.
En février 2020, la situation se
complique : des plaques de mar-
bre se détachent d’un mur à l’inté-
rieur du bâtiment, dans des espa-
ces accessibles au public. Le Palais
de Tokyo prévient de nouveau la
Rue de Valois sur le risque de nou-
velles chutes. Malgré l’urgence si-
gnalée dès 2018, l’opérateur du
patrimoine et des projets immo-
biliers de la culture ne diligente
des audits qu’en 2021 et 2022.
« Fermeture courte »
Le programme détaillé des tra-
vaux à mener doit être rendu
pendant l’été, pour une « ferme-
ture courte qui ne devrait pas excé-
der un an », assure Marianne Ber-
ger, directrice générale déléguée
du Palais de Tokyo. En attendant
les travaux d’isolation thermique
également prévus, les exposi-
tions de l’été ne se dérouleront
qu’aux niveaux inférieurs du cen-
tre d’art, pour éviter l’effet de
serre sous la verrière.
Dans le dédale des édifices clas-
sés de l’Ecole des beaux-arts de
Paris, les échafaudages font de-
Culture | 21
Christophe
Leribault, au
Musée d’Orsay,
à Paris,
le 21 juin 2022.
ED ALCOCK/MYOP
qu’étaient ces Expositions uni- quise de l’entrée, réhabiliter le hall Grâce au mécénat et à notre ca-
verselles, ces moments de com- des colonnes et le haut de la nef,
« Notre rôle est de pacité d’autofinancement. L’Etat
pétition entre les nations euro- pour réduire les files d’attente. Jus- faire comprendre nous subventionne à hauteur de
péennes, l’arrivée dans la course qu’à présent, les espaces d’entrée 1,5 million d’euros pour les autres
de l’Amérique, l’ouverture du Ja- et de sortie se confondaient.
comment un restaurations indispensables à
pon au monde qui aura un im- C’était possible tant que le musée fait historique l’entretien du monument histori-
pact esthétique décisif, les nou- accueillait un million de visiteurs. que, soit une subvention de 15 mil-
veaux horizons liés aux chemins Or on en reçoit plus de trois mil-
comme la lions sur dix ans. Je me bats pour
de fer. On y exposera des œuvres lions aujourd’hui. Pour fluidifier colonisation trouver des mécènes français et
très spectaculaires, de très la visite, nous allons relocaliser la internationaux. Nous avons sécu-
grands lustres, des meubles « too sortie sur le quai de Seine.
a influencé risé 25 millions d’euros pour la réa-
much », tout ce qui restitue l’es- les artistes » lisation du Centre de ressources et
prit de l’époque. Pour ouvrir des Pourquoi ne fermez-vous pas de recherches Daniel-Marches-
fenêtres sur le monde, on inter- le musée pendant les travaux ? seau, qui sera aménagé dans l’an-
calera aussi dans la nef, au milieu C’est toujours dangereux et les équipes, et nous avons décidé, cienne Documentation française.
des sculptures existantes, une triste de fermer un musée, pour ensemble, de rester ouverts. Le On doit trouver 25 millions pour
statue africaine empruntée au les visiteurs comme pour les équi- chantier doit s’achever pour le les travaux liés au grand hall d’ac-
Musée du quai Branly, une tenue pes, et je le dis sans malice vis-à- quarantième anniversaire du mu- cueil, au dallage du parvis, à la sor-
de scaphandrier prêtée par le Mu- vis de mes collègues qui n’ont sée, en 2027. tie aménagée côté quai et à l’en-
sée de la marine, une œuvre japo- d’autre choix que de le faire. Nos semble de nos projets éducatifs. p
naise de l’ère Meiji provenant du architectes ont élaboré beaucoup Comment financez-vous Propos recueillis par
Musée Guimet. de scénarios, nous avons écouté ces travaux ? Roxana Azimi
De quelle manière comptez-
vous gérer le flux croissant
de visiteurs ?
Je ne suis pas favorable aux quo-
tas, le bâtiment est très vaste. La
visite d’Orsay doit être une vraie
expérience. Il faut que, dès l’en-
trée, il y ait une vue sur la nef avec
un effet « waouh », que le visiteur
soit happé par le bâtiment et qu’il
ait envie d’embarquer dans notre
récit. Les gens doivent d’emblée
se sentir bienvenus, qu’ils ne met-
tent pas trois heures avant d’accé-
der à la première œuvre.
Entre 2025 et 2027, nous allons
rénover le parvis, restaurer la mar-
puis longtemps partie du
­paysage. Un jour, c’est une cour
qu’il faut retaper, un autre, une
fresque à restaurer. « Dès qu’on
tire un fil, c’est infini », reconnaît
À LA VEILLE DU PROJET
Alexia Fabre, directrice de l’éta- DE LOI IMMIGRATION
blissement. La démolition ré-
cente du bâtiment préfabriqué
dit « Lenoir », dont l’emplace-
ment sera reconverti à l’automne
en jardin partagé avec l’école d’ar-
chitecture Paris-Malaquais, a fait DE LA CLANDESTINITÉ
À LA RÉGULARISATION
LES SANS-PAPIERS
trembler les sols.
Plus grave, le mouvement des
sols dans les cours affecte le Palais DANS LES CANTINES
des études, le splendide bâtiment
dont les murs rouges et ocre s’ins- DES POLITIQUES
pirent de la Renaissance ita-
lienne. Identifié de longue date, ce D O S S I E R : L E S F E S T I VA L S D E L’ É T É
problème chronique a pris un
tour plus urgent au printemps. En
mars, il a fallu rapidement éva-
cuer une partie du service des col- PODCASTS INSTAGRAM
lections, situé au premier étage, Le goût de M @M_magazine
dont il a fallu étayer les planchers.
Les sols des deux ateliers de gra-
vure et sérigraphie ont aussi dû
EN VENTE DÈS DEMAIN
être renforcés. Un diagnostic
complet devrait être rendu en
septembre pour déterminer
l’étendue des travaux. p
R. A.
22 | Télévision
James Thierrée, l’homme-cirque épris d’un théâtre total
Gabriel Laurent a suivi le metteur en scène, clown, comédien, violoniste… lors de la fabrication du spectacle « Room »
France 5
Vendredi 16 - 22 H 55
Documentaire
I
l le résume en éclatant de rire.
Ce que réalise depuis des an-
nées James Thierrée, l’hom-
me-cirque multi-outillé épris
d’un théâtre total, « c’est l’histoire
d’un type qui rêve de faire un spec-
tacle sur un rêve de faire un specta-
cle sur un rêve… ». Cette drôle de
synthèse qui rebondit dans un cy-
cle infini donne la clé de la créa-
tion selon cet artiste progressant à
l’instinct en ouvrant larges les
vannes de l’irrationnel. « Cap sur
l’inconscient », déclare-t-il dans ce
documentaire réalisé par Gabriel
Laurent autour de la fabrication de
Room, sa nouvelle production.
Rien n’est impossible pour Ja-
mes Thierrée et ses compagnons
acrobates, danseurs, musiciens,
décorateurs et costumiers de la
compagnie du Hanneton, fondée
à la fin des années 1990 et basée
dans le Morvan.
Ils sont tous là, filmés au plus
près et confiant leurs plaisirs et
leurs difficultés dans le processus
d’élaboration longue durée – trois
ans au total – joyeusement libre,
mais rigoureusement cadré par le
metteur en scène, chorégraphe,
clown, comédien, violoniste, com-
positeur qu’est Thierrée. « Tout est
très précis, commente un musi-
cien. Et il attend de nous qu’on se
Ecrasée par la chaleur, la France convulse et s’embrase
Simon Kessler revient sur la canicule de 2003, à partir de témoignages de pompiers, de médecins, de climatologues et de paysans
MyCanal
À LA DEMANDE
Documentaire
V ingt ans après, l’été
2003 reste « la canicule de
référence en France », con-
firme Matthieu Sorel, climatolo-
gue à Météo-France. Même si les
épisodes de fortes chaleurs se
multiplient, aucune pour l’instant
n’a atteint l’intensité, la durée et la
mortalité de celle survenue en
France et dans toute l’Europe cette
année-là. La différence, c’est
qu’aujourd’hui, la question n’est
GRILLE N° 23 - 138
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V IX. Petit début théâtral. Marque
VI
VII
VIII
IX
X Vilaine manie. 4. Pose des problèmes.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 137
HORIZONTALEMENT I. Pénalisation. II. Epicène. Acné. III. Lobe. Drupe.
IV. Lue. Autre. Ct. V. Eslav (valse). Ignora. VI. Tau. Ob. Etier. VII. Nouées.
Saï. VIII. Unguéal. Dé. IX. Suer. Torsade. X. Einstein. Uns.
VERTICALEMENT 1. Pelleteuse. 2. Epousa. Nui (uni). 3. Nibelungen.
4. Ace. Ours. 5. Le. Avoue. 6. Indu. Béate. 7. Serti. Eloi. 8. Urges. RN.
9. Tapent. Ds. 10. Ice. Oiseau. 11. On. Créa. Dn. 12. Nectarines.
sente libres à l’intérieur de cette
précision. » Cette liberté cultivée
par l’artiste de 49 ans – dont qua-
rante-quatre passés sur scène – en-
veloppe la troupe comme un
fluide électrique.
« Secrète promesse »
Les propositions fusent, les échap-
pées dansées et sonores se télesco-
pent, tandis que Thierrée s’en-
flamme, enclenche une improvi-
plus comment éviter les canicules
mais comment s’y adapter.
Pour y parvenir, le citoyen peut
légitimement penser que les pou-
voirs publics ont tiré les leçons du
passé. Le cinéaste, lui, est allé à la
rencontre des professionnels
alors en première ligne : pom-
piers, hospitaliers, climatologues
et paysans. Comme il l’avait fait
pour AZF. Au cœur du chaos, docu-
mentaire diffusé en 2021 sur l’ex-
plosion de l’usine chimique près
de Toulouse le 21 septembre 2001.
Aux premières loges, Evelyne
Dhéliat, présentatrice populaire
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
sation et fait feu du moindre ac-
cessoire qui lui passe entre les
mains. « Etre en répétition, c’est
quelque chose d’éprouvant. On
aura beau essayer d’en faire un en-
droit calme et serein, il y a toujours
des moments de crise », affirme-t-il.
« On cherche tout le temps et c’est
fatigant, rétorque une interprète.
Mais il y a aussi ce truc, c’est qu’on
peut partir quand on veut, c’est ça le
deal. Et c’est important, car c’est tel-
de la météo, incarne l’impuis-
sance de l’époque, dans l’impossi-
bilité de prévoir le retour de la fraî-
cheur. « Il faut imaginer l’Europe
sous une cloche, invisible, à l’inté-
rieur de laquelle les vents ne circu-
lent plus », explique Matthieu So-
rel, posé et passionnant à la fois. Y
compris pour reconnaître, plus
tard, que l’impact sur la biodiver-
sité a été totalement sous-estimé.
Dans les services du SAMU de Pa-
ris, « on n’était ni habitués ni prépa-
rés », se souvient le docteur Pierre
Carli. Lorsque le 4 août, par 43 °C à
l’ombre, il se trouve devant des cas
HORIZONTALEMENT
I. Espère bien ne pas porter le cha-
peau l’année prochaine. II. Arrondi
mais pas rond. Du côté du ponant.
III. Affreux en Afrique, condottiere
en Italie. IV. Dérange tout le monde.
Turque aux deux conciles. Personnel.
V. Monstre de notre enfance. Interjec-
tion. Sein familier. VI. Déclamerait
sa poésie. Le thulium. VII. Possessif.
Accompagne fort bien la manière.
Temps passé. VIII. Travailles sur l’œil.
Sa gravité est tombée d’une pomme.
d’approbation. X. Comptent et
recomptent pour être sûr de n’oublier
personne.
VERTICALEMENT
1. Equipement des jardins écolos.
2. Comme une vérité qui ne peut
nous échapper. 3. Reine dans l’arène.
Qu’il faudra débrouiller. 5. Jardin ex-
traordinaire. Dieu Lune en Mésopota-
mie. 6. Désavouera en bloc. Dans
tous. 7. Opiniâtre dans ses combats.
8. Essaie de faire disparaître. Sorties
de la boîte. 9. D’un auxiliaire. Trois
points sur une rose anglaise. 10. Base
de départ. Prépare la crème anglaise.
11. Deux de trois. Accueille le célé-
brant à l’office. 12. Evitent les tas et
les engorgements.
Image extraite de « James
Thierrée, la machine à rêves ».
RICHARD HAUGHTON/PRODUCTION IMAGES
lement bouleversant comme aven-
ture, qu’ici il faut fleurir. »
La complexité et la richesse pro-
liférante de la quête spectaculaire
de James Thierrée se lit à corps
ouvert dans cette immersion fil-
mée. En studio, dont les murs sont
tapissés de dessins, de pense-bête
multicolores, de photos, l’effer-
vescence semble ne jamais chu-
ter. « Comme secrète promesse, il y
a le fait de les emmener le plus haut
de convulsions inexpliquées, il
comprend qu’il ne s’agit pas de
coups de chaleur : « A 43 °C, vous
êtes en train de cuire. » Le système
de santé est pris de court. Les hôpi-
taux ne sont majoritairement pas
climatisés, ils manquent de lit et
de soignants – déjà !
Lutte contre les incendies
Déjà, encore, l’urgentiste Patrick
Pelloux alerte au JT : « En qua-
tre jours, il y a eu une cinquan-
taine de morts dues à la chaleur et
les pouvoirs publics ne se rendent
pas compte de l’ampleur du phé-
sudoku
n°23-138
1 9
9 3
4 9 6 Difficile
5 2 4
7 5
9 1 8 seule fois par ligne,
6 4 8 3 1
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
possible, confie-t-il. Ma première
passion est d’être sur scène avec les
gens et d’aller haut. Mais j’ai aussi
cette responsabilité de les emme-
ner à bon port. »
Ce désir d’intensité aiguisée ex-
plose jusqu’au bout du film. A
quelques minutes de la première,
en janvier 2022, au Théâtre de Ca-
rouge, en Suisse, Thierrée est en-
core en train de pianoter. Le petit-
fils de Charlie Chaplin – dont il re-
fuse de parler, évoquant l’idée
qu’il faudrait réaliser un autre do-
cumentaire rien que sur le sujet –
n’est pas pour rien non plus le fils
de Victoria Chaplin et Jean-Bap-
tiste Thierrée, du Cirque invisible.
Enfant, il démarre par l’acroba-
tie et le trapèze, mais fait parallè-
lement des échauffements avec
sa mère de formation classique. Il
participe dès l’âge de 5 ans à leurs
spectacles, illustrés ici par des
images d’archives. « Le reproche
que je peux faire à mes parents,
c’est que, tout petit, ils m’ont mis
dans la tête et dans le cœur des
images tellement fortes, du
voyage, de la scène, du public… que
j’ai envie de renouveler ce senti-
ment d’aventure », explique-t-il. Et
cela donne un panache unique
qui s’appelle James Thierrée. p
Rosita Boisseau
James Thierrée, la machine
à rêves, de Gabriel Laurent
(Fr., 2022, 55 min)
nomène. » Une large partie du
film est consacrée à la lutte con-
tre les incendies, dont celui, plu-
sieurs jours incontrôlable, de La
Motte, dans le Var, retracé à l’aide
d’archives et des récits du colo-
nel Pierre Schaller, d’Eric Grohin,
chef des sapeurs-pompiers, et de
Grégory Allione, directeur de
l’Ecole nationale supérieure des
officiers de sapeurs-pompiers.
La canicule prend fin le 16 août.
Le film se poursuit. Il faudra du
temps pour réaliser l’ampleur,
notamment en nombre de morts,
de la canicule : « 70 000 décès sup-
5 6 7 9
9 3 1 8
2 4 8 7
3 7 5 6 1 4
4 2 3 5
8 1 8 9 3 7
8 7 2 4
6 9 5 2
1 4 6 8
Complétez toute la
7 grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
2 Chaque chiffre ne doit
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va-t-elle tout changer ? Décryptage.
2 4 3 8
5 6 7 2
1 3 9 6
9 8 3 2
6 8 1 7
2 5 4 6
9 1 6 5
3 7 4 1
5 2 9 7
Sénégal 3400 F CFA, Suisse 7,20 CHF,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 F CFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
­
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Notre
sélection
Ven dr ed i 16 j uin
LCP
Le Grand Jour : de la prison
à l’Odéon
20.30 En 2020, Guy Beauché filmait
à la prison de Fresnes l’actrice et
autrice Sylvie Nordheim faisant
répéter des prisonniers sans
expérience théâtrale. Objectif : les
faire monter sur scène en public,
au Théâtre de l’Odéon, à Paris.
TF1 Séries Films
Inspecteur la Bavure
21.00 Hilarant duo-duel de Coluche
et de Depardieu dans ce film de
Claude Zidi. Le premier, apprenti
policier gaffeur et incompétent, est
chargé de rechercher le second,
ennemi public numéro 1.
France 3
Le Grand Echiquier
21.10 Claire Chazal et Alex Vizorek
reçoivent Etienne Daho, Véronique
Sanson, Abd al Malik, Sophie
Marceau, Benjamin Millepied pour
une soirée consacrée
à la francophonie.
Disney+
Stan Lee
A la demande Un documentaire
inédit sur la vie et l’œuvre du père de
Spider-Man, d’Iron Man, de Daredevil
et d’Hulk célèbre le 100e anniversaire
de la naissance du fondateur
de Marvel Comics, disparu
en novembre 2018.
plémentaires en Europe, dont
15 000 en France. » Quant aux le-
çons à en tirer… L’adjoint au maire
de Lucéram (Alpes-Maritimes),
Jean-Louis Dalloni, revient avec
émotion sur le délicat sauvetage
de la ferme isolée d’Emile Tihy,
réussi grâce à l’exceptionnelle
mobilisation de tous les habi-
tants, qui ont combattu le feu du-
rant trois jours, équipés de sim-
ples seaux mais unis. p
Catherine Pacary
Inferno. Au cœur de la canicule,
de Simon Kessler (Fr., 2023, 52 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
1
4 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
5 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
9 Par courrier électronique :
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Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
3
8 Courrier des lecteurs
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 Idées
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­Vendredi 16­ juin 2023 | 23

Marc Lazar Le berlusconisme

laisse un héritage : l’accentuation
D de la défiance historique
epuis son décès, beaucoup a été de simples objets sexuels pour le plaisir
dit sur la personnalité de Silvio masculin. Ses victoires soulevèrent de
Berlusconi, ses saillies, ses déboi- multiples problèmes liés à son conflit
res judiciaires ou ses scandales di- d’intérêts entre ses affaires privées et

de nombreux Italiens envers l’Etat

vers et variés, au risque d’occulter la di-
mension proprement politique du per-
sonnage qui a engendré le
berlusconisme. Ce néologisme marque
une rupture majeure dans l’histoire ita-
lienne de l’après-1945, amorcée par la vi-
déo du 26 janvier 1994 dans laquelle Ber-
lusconi annonça son entrée en politique.
A l’époque, le système politique était en
voie de décomposition ou en mutation,
sous l’effet de la chute du mur de Berlin,
qui se répercuta directement dans la pé-
ninsule comptant le plus important
parti communiste de l’Europe occiden-
tale, et de l’opération « Mains propres »
des juges milanais. Laquelle dévoila au
grand jour l’ampleur de la corruption des
partis de gouvernement, ce qui aggrava
leur divorce avec l’opinion, commencé
depuis près d’une décennie. Ce véritable
tremblement de terre provoqua la fin de
la partitocratie, caractérisée par le pou-
voir démesuré des partis qui avaient co-
lonisé les institutions.
Les Italiens recherchaient de la nou-
veauté, d’autant que se dégradait leur si-
tuation économique et sociale. Divers
acteurs proposaient leurs services : le
Parti communiste italien avait renoncé
à son identité communiste en 1991 et de-
venait un parti de la gauche réformiste ;
la Ligue du Nord, populiste et régiona-
liste, demandait l’autonomie et même
l’indépendance de la riche « Padanie »
[la région du Pô] ; le Mouvement social
italien (MSI), parti néofasciste, briguait
un pouvoir qu’il n’avait jamais exercé.
Enfin, justement, surgissait Silvio Ber-
lusconi, l’outsider.
Celui-ci révolutionna la communica-
tion en utilisant à plein régime ses chaî-
nes de télévision, en s’adressant directe-
ment aux Italiens, en recourant à un lan-
gage simple, simplificateur, souvent
Spécialiste de l’Italie, l’historien et sociologue revient sur le legs idéologique
laissé par Silvio Berlusconi. Une rupture majeure dans l’histoire italienne
de l’après-guerre a été introduite par l’ancien président du conseil
outrancier, en remodelant son propre
corps afin de symboliser le dynamisme
et cultiver le mythe de la jeunesse éter-
nelle. Comme leader, il se voulait un
anti­politique de style populiste désireux
de montrer sa différence avec les politi-
ciens classiques, qu’il fustigeait, d’où ses
foucades, ses pitreries, ses provocations,
ses plaisanteries graveleuses. Mais il pré-
tendait aussi être un politique hors pair,
le plus grand homme d’Etat de l’Italie de-
puis son unité. Silvio Berlusconi a fondé
Forza Italia, un parti personnel, au dé-
part lié à sa propre entreprise, qui n’exis-
tait que par lui et se différenciait des for-
mations traditionnelles.
Fascisme édulcoré
Il sut utiliser sa personnalité, ses ressour-
ces financières de milliardaire et son em-
pire médiatique pour exploiter les po-
tentialités d’un nouveau mode de scru-
tin et construire une coalition qui, sous
sa houlette, associait la Ligue du Nord et
les néofascistes à Forza Italia.
Ce regroupement gagna trois fois,
en 1994, en 2001 et en 2008, suscitant de
vives polémiques : entraient au gouver-
nement la Ligue du Nord, qui menaçait
l’unité italienne, et les néofascistes,
alors que la Constitution est fondée sur
l’antifascisme. Silvio Berlusconi leur
donnait une légitimité démocratique et
les banalisait, par exemple en édulco-
rant l’expérience historique du fascisme
et en s’érigeant en hérault de l’anti-anti-
fascisme, ce qui rompait donc avec l’une
des valeurs cardinales de la République.
Dans le même temps, il contribua à les
amadouer. Ainsi, le MSI se transformait
en Alliance nationale, Gianfranco Fini,
son chef, engageant un long processus
de défascisation que suivit, en partie
La gauche était
présentée comme
triste, sinistre,
tandis que lui, aidé
par ses télévisions,
prétendait
incarner la joie
de vivre, l’optimisme
seulement, une militante du nom de
Giorgia Meloni.
Le berlusconisme associait au départ le
libéralisme – jamais véritablement mis
en pratique une fois Berlusconi arrivé à la
présidence du conseil –, l’éloge de la li-
berté individuelle entendue comme la
possibilité d’agir en s’affranchissant des
règles et des lois, la volonté de réaliser la
modernisation de l’Italie, la défense des
traditions – la famille et la religion –, la ré-
férence à l’Europe, la fierté nationale, les
promesses de bien-être et d’accès de tous
et de toutes à la consommation.
Pour exister, le berlusconisme se défi-
nissait par la dénonciation incessante
de multiples ennemis. Les communis-
tes n’existaient plus, mais il réactiva la
mémoire anticommuniste encore toute
fraîche. Selon lui, la gauche demeurait
éternellement communiste et était sy-
nonyme d’Etat envahissant, d’impôts
massifs et de juges « rouges » et partiaux
qui le persécutaient et qui, expliquait-il,
s’en prendraient ensuite à tous les Ita-
liens. La gauche était présentée comme
triste, pessimiste, sinistre, tandis que
lui, aidé par ses télévisions, prétendait
incarner la joie de vivre, l’optimisme, la
réussite matérielle, la jouissance au dé-
triment du corps des femmes, réduites à
son rôle institutionnel de chef de gou-
vernement qui l’amena à faire adopter
des lois ad personam.
Un avenir incertain
Forza Italia, oscillant entre 21 % et 29 %
des suffrages aux élections législatives,
attira des artisans, des commerçants, des
chefs de petites entreprises, des femmes
au foyer, des catégories populaires du
sud de la Péninsule, des catholiques et
les téléspectateurs fascinés par ses chaî-
nes. Mais un déclin s’amorça à partir de
2011 et lors du scrutin du mois de sep-
tembre dernier, Forza Italia ne recueillit
que 8 % des voix.
Qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposi-
tion, Berlusconi a obsédé l’Italie durant
près de trente ans. Sa disparition entraî-
nera sans doute une recomposition po-
litique à droite, avec un avenir plus
qu’incertain pour Forza Italia. En revan-
che, le berlusconisme laisse un héri-
tage : en particulier, l’accentuation de la
défiance historique de nombreux Ita-
liens envers l’Etat, l’individualisme dé-
bridé, le rejet viscéral des impôts, la per-
sonnalisation politique à outrance. La
trajectoire de Silvio Berlusconi ne repré-
sente pas une simple histoire italienne,
« Una storia italiana », titre de sa revue
éditée à sa gloire pour sa campagne vic-
torieuse de 2001. Elle est le symptôme
des mutations de la démocratie ita-
lienne. Et, plus généralement, de nos dé-
mocraties contemporaines. p
Marc Lazar est professeur émérite
en histoire et sociologie politique
à Sciences Po

Marie-Anne Matard-Bonucci Un legs entre affaiblissement

de la démocratie, personnalisation du pouvoir et populisme
L’hommage solennel rendu par l’Etat italien à l’ancien président du conseil est son ultime victoire,
et le dernier coup de boutoir porté à la culture démocratique en Italie, estime la professeure d’histoire contemporaine

S
ilvio Berlusconi était donc
mortel. Jusqu’au 12 juin
2023, on aurait pu en dou-
ter, tant il apparaissait
comme son propre artefact, mi-
roir et reflet d’une vie politique
transformée durablement à son
image. Artefact par le style qu’il a
imprimé à la vie politique, inau-
gurant la figure du leader popu-
liste, représentant autoproclamé
d’un peuple imaginaire essentia-
lisé, un peuple de consomma-
teurs et de téléspectateurs avide
de rires et de chansons. Artefact,
tant il avait expérimenté sur son
propre corps la recherche d’une
éternelle jeunesse, entre implants
capillaires et chirurgie esthétique,
jusqu’à se confondre avec son
propre masque, rompant avec les
règles traditionnelles de l’incar-
nation en politique. Artefact, car il
sut aussi inventer une nouvelle
façon de faire de la politique, fon-
dée sur l’antipolitique.
L’hommage qui lui est rendu
aujourd’hui par l’Etat italien, avec
la proclamation d’un deuil natio-
nal et la fermeture du Parlement
pendant sept jours, décision sans
précédent, est son ultime victoire
et le dernier coup de boutoir
porté à la culture démocratique
en Italie. D’aucuns diront que la
déférence dont le défunt est l’ob-
jet est proportionnelle à l’in-
fluence qui fut la sienne sur la vie
politique italienne. D’autres ob-
jecteront que Giulio Andreotti
(1919-2013), sept fois président du
conseil, dont l’empreinte sur le
destin de l’Italie fut tout aussi
considérable – pour le meilleur,
mais aussi pour le pire –, ne re-
cueillit pas de tels honneurs.
Au-delà du triomphe post mor-
tem de la politique spectacle, le
chœur des hommages rendus
aujourd’hui à Silvio Berlusconi a
de quoi susciter bien des interro-
gations sur l’état de la démocratie
en Italie. On pourra y voir l’ex-
pression d’une solidité des insti-
tutions : les critiques d’hier tom-
bant d’elles-mêmes lors de la dis-
parition d’un serviteur de l’Etat,
et l’union, derrière les institu-
tions, finissant par l’emporter.
Situation de conflit d’intérêts
Mais Berlusconi fut-il un servi-
teur de l’Etat et de la démocratie ?
Doit-on rappeler qu’il commença
son ascension dans le monde des
médias en violant délibérément
la jurisprudence de la Cour cons-
titutionnelle ? A-t-on oublié que
l’essentiel de l’œuvre législative
des gouvernements Berlusconi
visait à protéger les intérêts du ty-
coon, placé à de multiples repri-
ses en situation de conflit d’inté-
rêts et mis en cause par la justice
pour la gestion peu orthodoxe de
ses affaires ? Faut-il rappeler qu’il
y a deux décennies l’Italie connut
des mobilisations citoyennes de
très grande ampleur, en défense
de la démocratie qui semblait
alors menacée ? Les girotondi, ou
« rondes citoyennes », visaient à
protéger les institutions dont l’in-
dépendance était remise en ques-
tion par l’exercice du pouvoir ber-
lusconien : justice, RAI (radio-télé-
vision d’Etat), école, Sénat, etc.
En 2002, plusieurs intellectuels,
parmi lesquels Paolo Sylos Labini,
grand économiste et défenseur
d’une culture de la chose publi-
que en Italie, dans la grande
­tradition du Parti d’action [parti
d’inspiration radicale-socialiste
et républicain], lançaient, avec
d’autres intellectuels, cet appel :
« La démocratie et la liberté dans
notre pays sont exposées à des ris-
ques concrets dérivant d’une con-
centration de pouvoirs économi-
ques et médiatiques ; l’actuel
groupe dirigeant, marqué par un
passé qu’il ne parvient pas à effa-
cer, cherche sa propre impunité en
attaquant la magistrature, son
autonomie et en déclenchant de
Silvio Berlusconi
sut aussi
inventer une
façon de faire
de la politique,
fondée sur
l’antipolitique
dangereux conflits au sein même
de l’Etat. » A-t-on oublié que,
en 2013, Berlusconi fut con-
damné, dans le procès Mediaset,
à quatre années de prison, dont
trois furent finalement amnis-
tiées (indulto) et qu’il se rendit
tous les jeudis auprès de person-
nes âgées hospitalisées pour pur-
ger sa peine ? Faut-il rappeler les
relations de proximité que Mar-
cello Dell’Utri, proche du Cava-
liere, entretenait avec la Mafia ?
Anticommunisme
Certains diront que l’hommage
rendu est l’expression d’une
­nostalgie des Italiens à l’égard
d’une société de consommation
aujourd’hui en crise ; et aussi
d’une certaine idée de la moder-
nité construite sur les plateaux
télévisés, par des animateurs au
sourire impeccable et des jeunes
femmes dénudées dans des
­nuages de paillettes. D’autres y
verront l’expression ultime
d’une culture footballistique im-
portée par Berlusconi dans la vie
politique. Plus probablement,
l’unanimisme qui prévaut
aujourd’hui doit être interprété
comme un hommage que se
rend à elle-même l’actuelle
classe politique au pouvoir. Et
comme une énième manifesta-
tion de l’antipolitique.
Cheffe du chœur des pleureu-
ses, Giorgia Meloni, présidente du
conseil, fut appelée pour la pre-
mière fois au gouvernement,
comme ministre pour la jeu-
nesse, entre 2008 et 2011, par Sil-
vio Berlusconi. Plus important, la
famille politique dont elle est is-
sue, le MSI [Mouvement social ita-
lien, droite nationaliste], doit sa
normalisation ultime à Silvio Ber-
lusconi, qui ouvrit les portes du
pouvoir, en 1994, aux néofascis-
tes, à une époque où la formation
dirigée par Gianfranco Fini
n’avait pas encore « relégué le
passé fasciste à l’histoire », selon
ses paroles, répétées depuis par
Giorgia Meloni. Plus largement, la
normalisation de l’extrême droite
issue du néofascisme intervenait
dans un contexte de remise en
question des valeurs de l’antifas-
cisme sur lesquelles s’était édifiée
la République italienne. A coups
de plaisanteries, de déclarations
falsifiant l’histoire et de lois mé-
morielles prétendument réconci-
liatrices – comme celle adoptée
en 2004 sur les foibe [cavités natu-
relles où des milliers d’Italiens fu-
rent jetés entre 1943 et 1947 par les
autorités yougoslaves dans les ré-
gions du nord de l’Adriatique] –,
Berlusconi fut bien l’un des prota-
gonistes majeurs de la « défascisa-
tion » du fascisme.
La déconstruction des valeurs
de l’antifascisme s’est-elle réali-
sée au profit de valeurs alternati-
ves ? Il y a lieu d’en douter, tant le
legs, sur un plan idéologique, de
la famille politique qu’il a incar-
née semble minimaliste et réduit
à une portion congrue, entre an-
ticommunisme et libéralisme.
Proposer son propre modèle de
réussite à la nation et l’efficacité
entrepreneuriale en modèle de
gestion des affaires publiques n’a
d’ailleurs pas permis à l’Italie
d’améliorer sa situation écono-
mique. Lorsque Berlusconi a
quitté le pouvoir, en 2011, le pays
risquait la tutelle du Fonds mo-
nétaire international.
Le legs de Berlusconi à la nation
et à la classe politique est à la fois
un affaiblissement de la démo-
cratie et un style, entre person-
nalisation du pouvoir et popu-
lisme, qui a été perfectionné de-
puis lors par d’autres leaders
aujourd’hui au pouvoir. Un an
avant son départ du gouverne-
ment, le dirigeant avait déclaré, à
Paris : « En qualité de président du
conseil, je n’ai jamais eu l’impres-
sion d’être au pouvoir. » Ajou-
tant : « Comme homme d’affaires,
avec 56 000 employés, j’ai parfois
eu l’impression d’être en mesure
de décider et de contrôler les cho-
ses. » Pour le leader, la politique
se limitait bien à son expression
la plus minimaliste – la déten-
tion du pouvoir. p
Marie-Anne Matard-
Bonucci est professeure
d’histoire contemporaine
à Paris-VIII
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24 | Idées ­
­Vendredi 16­ juin 2023

Antonio Scurati

La révolution
ment la fin des années de plomb de la
­décennie précédente. Finis, la politique,
les idéologies, les projets révolutionnaires
qui firent couler trop de sang. Le temps
est venu du désengagement, du retour au
passé, d’un présent immuable, d’un ave-
ans de conflit ouvert entre Berlusconi et
la magistrature sont là pour le prouver.
L’immoralisme effronté est aussi l’autre
visage de l’illégalisme systématique.
Le berlusconisme Aucune instance morale ne doit venir en-
traver ce sombre hédonisme, cet opti-
garantit le luxe

Berlusconi
nir qui ne promet rien et qui, en cela, tien-
dra ses promesses.
La grand-messe diffusée dans le monde
par les chaînes télé de Fininvest [nom de
la holding fondée par Silvio Berlusconi] ne
mène pas à Pâques, mais à un carnaval
sans fin. Un déchaînement des pulsions
absolu, une consommation hédoniste ef-
frénée alimentée par une profusion de
misme désespéré. Et la réalité doit encore
moins rivaliser avec le rêve. Seule la mort,
pour tous et la peut-être, un jour. Mais, d’ici là…
multiplication Ce rêve nous a coûté très cher. Durant
les trente années qu’a dominé la vision
exponentielle kaléidoscopique berlusconienne, la dette
publique a explosé, la planète s’est horri-
de désirs assouvis blement réchauffée et l’Europe est rede-
venue un champ de bataille. En cours de

érige la publicité
marchandises. Le communisme avait
promis la satisfaction des besoins essen-
tiels pour tous. Le berlusconisme, lui, ga-
rantit le luxe pour tous et la multiplica-
route, nous avons perdu la possibilité
Les animateurs des talk-shows berlusco- d’éduquer nos enfants (remplacés
niens ne cessent de nous répéter qu’ils d’abord par la télé, puis par Internet),
sont « l’un de nous », qu’ils sont au même d’instruire nos élèves (à quoi sert la

en langage universel
tion exponentielle de désirs assouvis.
Et où prendra-t-on l’argent pour y par-
venir ? Aucun problème, il se générera
tout seul grâce au délire du marketing
multiniveau, ou marketing de réseau.
L’idée est simple : si tu deviens à la fois
acquéreur et vendeur d’un produit, que
Le romancier italien décrit Silvio Berlusconi comme tu persuades dix amis d’en faire autant
le prophète d’une nouvelle ère cathodique, et que ceux-ci en persuadent dix autres,
et ainsi de suite, c’est mathématique, tu
où le langage publicitaire écrase toute logique seras riche. Nous le serons tous. La
politique pour faire du citoyen un client hédoniste ­consommation est extensible à l’infini,
la vie est merveilleuse. Il suffit d’y croire,
d’avoir confiance, d’être optimiste. Opti-
misme égale consumérisme. C’est la clé
niveau que nous, qu’ils parlent en toute
simplicité et en toute franchise. Ils n’ont
rien à nous enseigner et nous répètent
sans fin que nous n’avons pas à étudier, à
grandir, à évoluer, que nous sommes bien
tels que nous sommes, que nous pouvons
enfin être nous-mêmes. Ils ne sont là que
pour nous apporter un peu de distraction,
de divertissement, pour nous amuser.
Désormais, la télé est toujours allumée.
Elle retransmet vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Elle est gratuite, n’a pas de
couleur, pas d’odeur, comme l’argent.
Nous amuser dans l’attente de quoi ? De
rien, de rien du tout. Par pitié, ne nous
­connaissance, après tout ?), de lutter col-
lectivement pour des lendemains
meilleurs (le récit berlusconien n’admet
que des enrichissements personnels).
Nous avons perdu le respect de la classe
politique (dont les représentants ne sont
rien de plus que de simples exécutants
de l’oint du Seigneur), des institutions
démocratiques (entraves sur sa voie
triomphale), des femmes (réduites à
l’état de marchandise) et, donc, de nous-
mêmes. En nous réveillant du rêve, nous
nous sommes découverts tout à la fois
cyniques, bêtes, naïfs et sceptiques. On
ne croit plus à rien, mais on gobe tout.

U
ne histoire italienne (« Una storia
italiana »). C’est ainsi que s’intitu-
lait le livret envoyé par Silvio Ber-
lusconi à des millions de foyers à
la veille des élections de 2001. Il n’avait
pas tort. Son histoire est indubitable-
ment une histoire italienne, mais pas
seulement. Le formidable parcours per-
sonnel, professionnel et politique de Sil-
vio Berlusconi, si on l’observe avec luci-
dité et détachement, préfigure l’avenir
des démocraties occidentales en ces
nouveaux siècle et millénaire.
Berlusconi a été sans nul doute l’Italien
le plus influent de la seconde moitié du
XXe siècle (Mussolini le fut durant la
­première moitié), c’est-à-dire l’homme
qui, plus qu’aucun autre, a exercé son
­influence sur les mœurs, les valeurs et
les représentations collectives d’un peu-
ple. Laissons donc à d’autres la reconsti-
tution des faits, et concentrons-nous sur
le récit. Commençons par les années
1980, une décennie qui a duré trente ans,
les trente ans qui ont marqué le règne de
Silvio Berlusconi.
Les années 1980 de Berlusconi débu-
tent dans l’obscurité des années 1970,
dans cette part d’ombre inquiétante et si-
nistre qui plane encore sur l’origine de la
fortune économique du constructeur
immobilier. Avec la nouvelle décennie,
cependant, la lumière jaillit. Une lumière
bleutée, artificielle, familière, qui brille
dans les foyers italiens et porte en elle la
promesse d’une nouvelle vie, une vie
plus légère, aisée, insouciante, une vie de
bon vivant. La lumière d’un tube catho-
dique qui signifie que le temps du
­carême est fini.
L’avènement des chaînes de télévision
commerciales à diffusion nationale inau-
gurées en 1980 – à l’occasion d’un cham-
pionnat de foot – marque symbolique-
du succès, la pierre philosophale de la
croissance infinie, le mantra de la démo-
cratie de masse.
Un homme du peuple pour le peuple
Oui, parce que, cette fois, le pays de coca-
gne doit l’être vraiment pour tous. Le ber-
lusconisme naît en réaction contre tout
élitisme, celui de la vieille classe politique,
des vieilles forces économiques et de la
vieille élite intellectuelle. Silvio Berlus-
coni se présente comme un homme du
peuple pour le peuple, à condition que le
peuple renonce à lui-même. Sa révolution
soft érige la publicité commerciale en lan-
gage universel. Elle remplace le citoyen
par le client. Ses télévisions inventent un
nouveau genre de communication qui,
abdiquant toute intention pédagogique,
triomphe grâce à la convivialité, la proxi-
mité, l’horizontalité, le flot dans lequel le
téléspectateur est constamment plongé
sans jamais se mouiller.
compliquons pas la vie. Ce sont les
­années 1980, on est samedi soir et on va
en soirée. C’est toujours samedi soir et on
va toujours en soirée.
La descente de Silvio Berlusconi sur le
terrain politique dans les années 1990
étend ce type de récit à tous les aspects
de la vie personnelle et sociale et cède
toute la place à ce rêve miraculeux. Son
slogan électoral le proclame explicite-
ment, annonçant « un nouveau miracle
italien ». Oui, parce qu’une chose est
sûre : la vision berlusconienne, pour
pouvoir fonctionner et réussir à séduire,
doit être effrénée, globale, cannibale.
La réduction du monde à une image du
monde, de la vie à la consommation de
soi et de la réalité à une marchandise
n’admet pas de limites. Tout doit pouvoir
être acheté : les footballeurs, les votes, les
parlementaires, les hommes de la Guar-
dia di finanza [la police douanière et finan-
cière], les adversaires, les femmes. Trente
Mais, après tout, peut-être n’y a-t-il eu
aucun réveil. Trente années d’irréalité
berlusconienne ont constitué un long
apprentissage de l’assujettissement d’un
peuple réduit à l’état de masse. A pré-
sent, cette masse est prête à céder de
nouveaux pans de ses prérogatives dé-
mocratiques aux promesses consolatri-
ces de nouveaux hommes et femmes
« forts », héritiers du règne populiste de
Silvio Berlusconi. p
Traduit de l’italien par Régine Cavallaro
Antonio Scurati est un écrivain ita-
lien. Il notamment l’auteur de « M. L’en-
fant du siècle » (Les Arènes, 2020),
premier volet d’une trilogie sur Benito
Mussolini, pour lequel il a reçu, en 2019,
le prix Strega, le « Goncourt italien »

F Sandro Veronesi
aire ses comptes avec la Je me suis souvenu d’une page puis il me sourit en me disant : “Je
mort de Silvio Berlusconi : que j’ai écrite il y a des années, vous en prie, Madame, prenez ma
en privé, oui, mais pas en peut-être susceptible de m’offrir place” et se leva. Madame. Alors

Au plus profond de mon cœur,

public. A 10 h 30, le 12 juin, une réponse, alors j’ai fait quel- qu’il s’adressait à moi. Il s’appro-
quand j’ai été informé de son dé- que chose que je ne fais quasi- cha, prit mes deux mains dans les
cès, à ma grande surprise j’ai été ment jamais : j’ai relu cette page siennes et me déclara avec dou-
ému et atteint. Un élancement de d’un de mes romans [Terres rares, ceur, dans des effluves de cosméti-

j’ai eu mal, à l’annonce

douleur. Profond. Long. Ce n’était Grasset, 2016]. En effet, la réponse ques : “Veuillez m’excuser, Ma-
pas de la compassion, ni de la pitié s’y trouve, raison pour laquelle je dame, je ne vous avais pas vue.
chrétienne, ni des condoléances : vais maintenant faire une chose Prenez ma place, asseyez-vous”, et
de la douleur. Ma douleur. Per- totalement inédite, un « berlus- tout en parlant, il surveillait du

sonnelle. Comment est-ce possi-
ble ?, me suis-je demandé. Com-
ment est-il possible que je souffre
de la mort de Berlusconi ?
En attendant de poser la ques-
tion chez ma psychanalyste le len-
demain, j’ai réfléchi. Entre-temps,
mon fils et ma femme m’ont en-
voyé plus ou moins le même mes-
sage : « Tu ne vas pas aller danser
sur sa tombe, n’est-ce pas ? Dis-
moi que tu ne vas pas le faire. »
Parce que c’est ce que j’avais pro-
mis à mes proches, en privé, pen-
dant les années difficiles et frus-
trantes où il était au pouvoir : si
je suis encore vivant quand il
meurt, j’irai danser sur sa tombe.
J’ai quitté les éditions Mondadori
en 1994 pour ne plus avoir aucun
lien avec lui [Berlusconi avait pris
le contrôle en 1990 de ce qui était
alors le premier groupe de presse
et d’édition en Italie]. Et quand,
en 2016, Mondadori a racheté la
maison d’édition où je m’étais ré-
fugié avec Umberto Eco, Elisa-
betta Sgarbi et d’autres irréducti-
bles, j’en ai fondé une autre.
Voilà ce qu’était Berlusconi, pour
moi. J’ai toujours combattu ses
idées, ses manières de faire, son
toupet, sa vision du monde, de
toutes mes forces. Rien n’a changé
dans mes opinions, pourtant, au
plus profond de mon cœur, j’ai eu
mal à sa mort. Pourquoi ?
conisme » − me citer moi-même.
Voici le passage : « Un jour, j’ai fait
un rêve. J’étais dans le train, il n’y
avait plus de places assises et je de-
vais voyager debout. Dans le com-
partiment de seconde devant moi
était assis Berlusconi : un Berlus-
coni déchu, ruiné, fini, que la ri-
chesse et le pouvoir avaient dé-
serté et dont on n’entendait plus
parler depuis assez longtemps.
Sans que je puisse dire comment,
j’avais la certitude au moment où
je l’apercevais qu’il voyageait en
fraude. Il racontait des histoires
drôles, les gens dans le comparti-
ment l’écoutaient en riant. Puis de
la tête de la voiture arriva la voix
du contrôleur demandant leurs
billets aux passagers. Alors Berlus-
coni s’interrompit et me regarda,
J’ai toujours
combattu
ses idées et
ses manières de
faire, de toutes
mes forces
coin de l’œil le ­contrôleur en tête
de voiture. Les autres occupants
du compartiment replièrent leurs
jambes et m’invitèrent à entrer.
Une jeune femme me sou-
tint par un bras, comme si j’étais
une vieille impotente. J’avais percé
la manœuvre, je savais que c’était
une astuce pour qu’on ne le chope
pas sans billet, mais je n’arrivais
pas à l’exprimer et je me compor-
tais comme si j’étais vrai-
ment une petite mamie : je me
laissais aider et m’asseyais. Avant
de s’éclipser Berlusconi me re-
garda d’un air triomphant, plein
d’orgueil et de vigueur, l’air
d’un homme qui sait qu’il ne
mourra jamais, parce qu’il conti-
nuera à vivre en chacun de nous. »
Un morceau de moi
L’inconscient est le lieu intime
par excellence, et ce rêve dit qui
était Berlusconi pour moi. Rien à
voir avec ce que j’entends et lis
depuis des heures. Les médias of-
frent une kyrielle de réactions pu-
bliques, mais qui ne comptent
pas : les qualificatifs sont définis
d’avance selon qui les prononce ;
un homme d’Etat, un innovateur,
un génie, un adversaire fier, un
visionnaire, un martyr, un com-
battant, un pionnier, un père, un
grand frère, une figure controver-
sée, un grand entrepreneur ; pour
de sa mort
L’un des auteurs les plus importants de la littérature italienne
contemporaine fait part du trouble qu’il a ressenti en apprenant la
disparition de Berlusconi, reconnaissant en lui un homme sans vergogne
moi, Berlusconi n’était rien de tous les hommes d’Occident – tou- Napoléon, c’est nous, nous qui re-
tout cela. Pour moi, comme le dit tes les femmes d’Occident, aussi ; gardons le tableau. Et dans ce si-
mon rêve, Berlusconi était un et même hors de l’Occident, toute lence (c’est un des tableaux les
morceau de moi. Dans l’Evangile l’humanité. Oui, ce que Berlusconi plus silencieux qui ont été peints),
selon saint Matthieu (15:11), Jésus a incarné sans vergogne existe nous ressentons tous une douleur
affirme : « Ce n’est pas ce qui entre sans doute dans chaque être hu- difficile à éprouver. Quelques heu-
dans la bouche qui souille main : personne ne naît sans les res après Berlusconi est mort l’ac-
l’homme ; mais ce qui sort de la pulsions qu’il a effrontément lutté teur et réalisateur Francesco Nuti.
bouche, voilà ce qui souille pour satisfaire. Et maintenant Mais là, j’ai reconnu sans hésiter la
l’homme. » Et Dieu seul sait à quel qu’il n’est plus, ces pulsions res- souffrance profonde, celle d’avoir
point je l’ai gardé à l’intérieur de tent, et il nous faudra continuer à perdu un grand ami. p
moi, enfermé, emprisonné, le lutter, chaque jour : certains pour Traduit de l’italien par
Berlusconi qui est en moi. Malgré suivre son exemple et les satis- Anaïs Bouteille-Bokobza
tout, il était présent, et il l’est tou- faire du mieux possible, d’autres
jours : ce lundi matin, il a souffert pour les garder en eux sans jamais
de sa propre mort, il a été ému. les laisser sortir. C’est pour cela
S’il ne s’agissait que d’une affaire que j’ai parlé de moi, parce que je
privée entre lui et moi, la rendre pense être comme les autres, et
publique n’aurait aucun sens. Le surtout je crois que les autres sont Sandro Veronesi est roman-
fait est qu’à mon avis ceci vaut comme moi. Un tableau du pein- cier, essayiste et scénariste.
pour tout le monde. Et quand je tre anglais Charles Robert Leslie Il est l’auteur notamment du
dis tout le monde, je veux dire [1794-1859] représente le duc de « Colibri » (Grasset, 2021), pour
vraiment tout le monde : pas seu- Wellington fixant le buste de Na- lequel il a reçu le prix Strega,
lement les hommes italiens, mais poléon : en réalité, ceux qui fixent le « Goncourt italien »
0123
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­Vendredi 16­ juin 2023 Idées | 25

Reconstruire la Syrie, le nouveau chantage de Bachar Al-Assad

Analyse les « projets de relèvement précoce » (« early
recovery »). A Djedda, le 19 mai, le chef de la di-
C’est dans ce cadre que les Emirats arabes
unis, qui ont rétabli leurs relations diplomati-
des projets humanitaires et de « relèvement
précoce ». Leur marge d’action restant limitée

S
orti de son isolement régional à la fa-
veur de la réintégration de la Syrie au
sein de la Ligue arabe, en mai, le prési-
dent Bachar Al-Assad cherche désor-
mais à tirer les dividendes de sa réhabilita-
tion. Le dictateur syrien dispose de deux
atouts maîtres : le trafic de captagon, une am-
phétamine dont la Syrie inonde la région, et le
retour des réfugiés, qui pèsent sur l’économie
Damas parie de ses voisins. M. Assad promet des gestes sur
sur l’intérêt ces dossiers, prioritaires pour ses pairs arabes,
en échange du soutien des pétromonarchies
porté par du Golfe pour la reconstruction de la Syrie.
Sans reconstruction, justifiait ainsi son chef
l’Arabie saoudite de la diplomatie, Fayçal Al-Meqdad, à la veille
du sommet de Djedda, le 18 mai, le retour des
à la stabilisation réfugiés n’est pas possible.
du pays De la part d’un régime qui est le principal ar-
tisan de la dévastation laissée par douze an-
nées de guerre – près d’une habitation sur
cinq détruite, les transports, l’industrie, l’élec-
tricité et la santé ébranlés, plus de 90 % de la
population est plongée dans la pauvreté, se-
lon l’ONU –, cet échange a des airs de chan-
tage. Damas parie sur l’intérêt porté par l’Ara-
bie saoudite à la stabilisation de la Syrie dans
son projet de redessiner un équilibre régional.
Le parrain saoudien a toutefois les mains
liées par les sanctions occidentales, notam-
ment celles appliquées par les Etats-Unis de-
puis 2020 selon la loi « Cesar », qui bloque le fi-
nancement de la reconstruction. Ce texte
autorise uniquement l’aide humanitaire et
plomatie saoudienne, le prince Fayçal Ben Fa-
rhan, a indiqué que Riyad voulait engager un
dialogue avec ses partenaires occidentaux sur
un allègement, voire une levée des sanctions.
A Washington comme à Bruxelles, la posi-
tion reste inchangée : il n’y aura ni normali-
sation avec Damas, ni levée des sanctions, ni
reconstruction sans une solution politique
au conflit, conformément à la résolution
2254 du Conseil de sécurité des Nations
unies. Le Congrès américain semble acquis à
une reconduction de la loi « Cesar » en 2024.
Une proposition de loi bipartisane a été dé-
posée en mai pour renforcer ce régime de
sanctions. Ses signataires veulent s’assurer
que l’administration Biden, qui semble se sa-
tisfaire des conditions posées par la Ligue
arabe à Damas en échange de la normalisa-
tion, ne fasse aucune concession sur ce point
à ses alliés du Golfe, en échange de garanties
sur d’autres dossiers régionaux.
« Dans l’immédiat, sans levée des sanctions,
les Saoudiens vont devoir faire comme les Emi-
rats arabes unis : apporter des valises de cash.
On va aussi voir affluer de l’aide humanitaire et
des “projets de relèvement précoce”. Ils vont
vouloir tirer le concept le plus loin possible », es-
time un diplomate européen. Le chef de la di-
plomatie saoudienne a confirmé l’intention
de Riyad d’appuyer ce type de projets. Ces pro-
grammes ont été autorisés par une résolution
onusienne en juillet 2021 après un intense
lobbying de la Russie, alliée du régime syrien.
ques avec Damas en 2018, ont financé la re-
construction d’hôpitaux dans les zones con-
trôlées par le régime syrien et projettent de
construire une centrale photovoltaïque près
de la capitale.
L’inquiétude d’une instrumentalisation
Ces projets, s’ils sortent du domaine de l’ur-
gence, sont loin de répondre aux besoins en
reconstruction de la Syrie, qui pourraient se
chiffrer à plus de 400 milliards de dollars
(370 milliards d’euros), selon l’économiste
syrien basé en Turquie, Samir Seifan, cité par
l’agence de presse américaine Associated
Press. La crainte existe cependant que le « re-
lèvement précoce » ne devienne une formule
pour faire de la reconstruction, sous une
forme déguisée, au bénéfice de Damas.
« Toute forme de relèvement précoce qui ne se-
rait pas basée sur le respect des droits de
l’homme est un crime contre l’humanité. Il ne
doit pas y avoir de reconstruction sans transi-
tion politique », interpelle Assaad Al Achi, le
directeur de l’ONG syrienne Baytna.
L’engouement des bailleurs de fonds occi-
dentaux pour ces projets va croissant, atti-
sant l’inquiétude d’une instrumentalisation
par le régime syrien. Ils occupent une bonne
place dans les débats qui ont lieu en marge de
la conférence des donateurs à Bruxelles, jeudi
15 juin. Depuis le séisme du 6 février, les pays
membres de l’Union européenne montrent
une plus grande disposition à intervenir sur
par les sanctions qui empêchent toute coopé-
ration avec des ministères syriens.
Depuis le printemps 2022, un programme
élaboré par l’ONU à Damas, sous le nom
d’Area Based Return Support, alimente la po-
lémique. Il promet de financer ce type de pro-
jets en échange de mesures incitant au retour
des réfugiés. Hormis un programme financé
par l’Italie, il a rencontré peu de succès. Sa
mise en œuvre a été freinée par certaines réti-
cences de l’ONU, ainsi que celles de bailleurs
de fonds occidentaux inquiets de la répres-
sion contre les personnes rentrées en Syrie et
du diktat que le régime impose dans le choix
des zones pilotes. Les pressions exercées par
les pays arabes pour un retour des réfugiés
pourraient lever peu à peu ces réticences.
Entre « relèvement précoce » et reconstruc-
tion massive, il y a cependant un fossé que
même Riyad pourrait ne pas être prêt à fran-
chir. « Les Saoudiens sont prudents et cher-
chent un retour sur investissement. Même
dans des pays alliés comme l’Egypte, ils n’inves-
tissent pas massivement, pourquoi le feraient-
ils en Syrie ? », questionne Jihad Yazigi, direc-
teur de la lettre d’information économique
Syria Report. Sanctions, présence iranienne,
bureaucratie, corruption, prédation, manque
d’infrastructures et de main-d’œuvre quali-
fiée : les freins à l’investissement demeurent
nombreux dans la Syrie d’Assad. p
Hélène Sallon
(Beyrouth, correspondante)

Chronique | par Marie de Vergès

La face cachée de MICHEL ROCARD
L’homosexualité, un Livre cendres reposeront. Un an plus
tard, l’éphémère premier secré-
qu’il prépare un roman sur Fran-
çois Hollande. Il juge alors, avant

mal colonial vu d’Ouganda A vant de mourir, le

2 juillet 2016, il eut un der-
nier sourire quand Sylvie,
sa troisième épouse, lui glissa
cette nouvelle : les partisans du
taire du PS (1993-1994) démarre la
rédaction inachevée d’un Diction-
naire amoureux de Matignon, en
quarante-quatre chapitres. On y
apprend au passage qu’il n’était
de déchanter, que le futur prési-
dent est « le seul (…) qui peut faire
avancer la social-démocratie ».
L’auteur évoque sa « relation a
priori contre-nature » avec Nicolas

L e fils de l’indéboulonnable
­président ougandais, Yoweri
Museveni, n’est jamais à court
d’une saillie tonitruante sur Twitter.
En mars, évoquant les potentielles
Pour les responsables politiques
ougandais, l’affaire est entendue. En
brandissant la menace d’un gel de
l’aide et des investissements, les pays
occidentaux utilisent leur influence
Brexit l’avaient emporté lors du
référendum du 23 juin. Une ultime
satisfaction pour Michel Rocard,
convaincu que les « Anglais fe-
raient mieux de quitter l’Europe
pas favorable au mariage entre
personnes du même sexe.

Un roman sur François Hollande

velléités de départ de certaines entre-
prises étrangères, liées au projet de
loi anti-LGBT discuté par le Parle-
ment, Muhoozi Kainerugaba s’excla-
mait : « Nous sommes prêts à les aider
à faire leurs valises et à quitter notre
pays béni pour toujours ! »
Fin mai, le chef de l’Etat a finalement
promulgué cette loi d’une sévérité ex-
ceptionnelle, prévoyant de lourdes
peines pour les relations homo-
sexuelles et la « promotion » de l’ho-
mosexualité en Ouganda. Un crime
d’« homosexualité aggravée » est
même désormais susceptible d’en-
traîner une condamnation à mort. La
réprobation aussitôt exprimée par les
pays occidentaux va-t-elle se traduire
en mesures de rétorsion ?
Alors que les Etats-Unis accordent
près de 1 milliard de dollars (930 mil-
lions d’euros) par an à l’Ouganda au
titre de l’aide au développement, Joe
Biden a demandé à son administra-
tion d’étudier les conséquences de
cette loi « honteuse » sur « tous les as-
pects de la coopération » entre les
deux pays. D’ores et déjà, le site de
conseil aux voyageurs du départe-
ment d’Etat a été mis à jour pour re-
commander aux touristes améri-
cains désireux de visiter la « perle de
l’Afrique » d’y réfléchir à deux fois.
Le monde des affaires risque aussi
de souffrir. A une époque où les entre-
prises occidentales sont sommées de
prendre position sur les sujets socié-
taux, le climat antigay de l’Ouganda
pourrait les dissuader d’y pousser
leurs pions. La coalition Open for Bu-
siness, qui rassemble des multinatio-
nales comme Google, HSBC ou Micro-
soft, a averti qu’une telle loi « nuirait à
l’attractivité » de ce pays de l’Afrique
des Grands Lacs. Et tant pis pour les
6 % de croissance annuelle que le
Fonds monétaire international lui
prédit lors des cinq ans à venir.
La réprobation aussitôt
exprimée par les pays
occidentaux va-t-elle se
traduire en mesures de
rétorsion commerciales ?
Parmi les secrets dévoilés, il y a
Sarkozy. Au grand dam de ses
amis, il avait pactisé avec l’adver-
saire numéro un de la gauche,
comme ambassadeur des pôles.
En 2010, lorsqu’il fête ses 80 ans,
afin de saper une loi soutenue par plutôt que de l’emmerder ». Grâce à aussi l’incroyable courrier ma- Rocard ne reprend pas sa formule
la majorité de la population. Rien un accès inédit à ses archives per- nuscrit, sans réponse, que Rocard très rocardienne, impossible à dé-
d’étonnant, l’homosexualité étant, Rocard, l’enchanteur sonnelles, le journaliste Jean-Mi- adresse à ses amis, qui sont parve- coder, sur le « système protocolo-
selon leur terminologie, l’infiltration désenchanté chel Djian nous fait découvrir un nus au pouvoir, et qu’il ne se prive politiciennement pourri ». Mais
d’une culture étrangère, incompati- de Jean-Michel Djian, politique méconnu. Rocard, l’en- pas de tancer. « Nous étions moi et l’éternel minoritaire qui n’a pas
ble avec les valeurs traditionnelles Le Cherche Midi, chanteur désenchanté est un livre mes amis, écrit-il à François Hol- réussi à changer le PS admet que
africaines. « Le monde occidental ne 160 p., 17,95 € très bien écrit, avec beaucoup de fi- lande en 2014, de bons gestionnai- « [la] greffe rénovatrice n’a pas
viendra pas gouverner l’Ouganda », a nesse et une tendresse pour son res et de mauvais candidats. Dans pris ». En juillet 2015, alors qu’il est
prévenu la présidente du Parlement, sujet, qui fourmille d’anecdotes. ta famille à toi, celle de François très affaibli par son cancer des
Anita Among. Il y a les textes de l’ancien pre- Mitterrand, ça confine à l’inverse. » poumons, François Hollande lui
Un argumentaire bien commode, mier ministre : ses carnets de A Lionel Jospin, auprès duquel il remet les insignes de grand-croix
estimait le journaliste nigérian Caleb scout, sous son totem de « hams- postula pour le poste de ministre de la Légion d’honneur. Vous
Okereke dans une tribune publiée ter érudit », où il multiplie des cita- des affaires étrangères en 1997, il avancez toujours, intrépide, infati-
par Foreign Affairs : prétendre que tions et glisse des « objets lunai- conseille pour le second tour de la gable malgré les épreuves physi-
l’homosexualité est purement occi- res » qui sont autant de « petits présidentielle de 2002, persuadé ques », lui dit le président. Rocard
dentale donne « aux homophobes cailloux lumineux ». J’irai dormir de « surprendre ». A Emmanuel avait confié à l’auteur : « Je me dé-
ougandais et africains un genre d’ab- en Corse, un testament d’une bou- Macron, alors ministre de l’écono- couvre Sisyphe plus encore
solution – un vernis anticolonial, qui leversante sincérité sur ses leçons mie, il adresse une « supplique » aujourd’hui qu’hier. Son rocher,
leur permet de dire : “Cela a été ap- de vie, qu’il compose en 2014 à en octobre 2014, où l’on apprend, c’est mon drame. » p
porté ici de l’étranger, et nous devons Monticello (Haute-Corse), où ses entre deux leçons d’économie, Michel Noblecourt
l’éradiquer” ». Le rédacteur en chef de
la publication en ligne Minority
Africa rappelle que les mouvements
anti-LGBT en Ouganda comme au Ke-
nya ou au Ghana – deux autres pays L’intelligence artificielle ressuscite la voix de John Lennon | par Serguei
où sont débattus des projets de loi
très répressifs – entretiennent pour-
tant des liens étroits avec les Eglises
évangéliques américaines.
Pression des pays du Nord
Les « valeurs traditionnelles » sont
aussi un sujet âprement discuté. La
militante ghanéenne Akosua Han-
son, diplômée en études africaines,
affirme ainsi que l’approche vis-à-vis
de l’homosexualité était plus nuan-
cée avant la colonisation britanni-
que. « Nos pays se sont approprié les
codes rigides de l’ère victorienne »,
­déplore-t-elle.
Reste à voir si la pression des pays
du Nord pourrait avoir raison de la
loi. En 2014, une première législation
anti-LGBT avait déjà conduit les Etats-
Unis et plusieurs bailleurs européens
à réduire leur aide. Mais c’est un vice
de procédure qui poussa la cour cons-
titutionnelle à invalider le texte. Une
poignée de militants, de rares dépu-
tés et des défenseurs des droits hu-
mains en appellent de nouveau à
cette juridiction dans l’espoir d’un
changement dont ils seraient, idéale-
ment, les principaux instigateurs. p
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26 | 0123
International | chronique
par Alai n F r ac hon
Le mystère Donald Trump
L’
acte d’inculpation fédé-
ral notifié le 13 juin à
Donald Trump par un
juge de Floride justi­-
fierait l’emploi d’un des adjec-
tifs préférés de l’accusé : ÉNORME
– avec les majuscules dont il
abuse sur son fil Twitter. Mais ce
qui n’est pas moins sidérant, pour
ne pas dire tout aussi « énorme »,
est la confiance dont il continue
de bénéficier auprès des électeurs
républicains. Pourquoi cette im-
munité politique ?
Dans quelques mois, voire dans
un an ou plus, Trump devra ré-
pondre devant la justice du crime
fédéral dont il est aujourd’hui ac-
cusé : « Détention volontaire de
documents relevant de la sécurité
nationale ». L’accusation relève
potentiellement de la violation
de la législation sur l’espionnage.
Elle est accompagnée de quelques
au­tres, qui vont de l’obstruction à
la justice aux fausses déclarations
sous serment. Autant de crimes
liés au transfert illégal dans son
manoir hispano-mauresque de
Floride de nombre de documents
officiels, qui, datant de sa prési-
dence (2016-2020), n’auraient ja-
mais dû quitter la Maison Blan-
che. De quoi parle-t-on ? De docu-
ments du Pentagone sur l’état de
l’arsenal nucléaire américain ; de
la réponse des Etats-Unis à une
frappe nucléaire sur leur sol ; des
faiblesses de la défense du pays, à
en croire l’enquête du procureur
Jack Smith. Pour prendre la me-
sure politique de l’affaire, il faut
rappeler que le Parti républicain
se veut le meilleur garant de la
« loi » et de l’« ordre », tout
comme il porte haut l’impérieuse
nécessité de la défense du pays.
Cumulé, l’ensemble des peines
prononçables représenterait plus
de quatre cents ans de prison. Et
c’est compter sans les autres in-
culpations qui menacent le répu-
blicain : pour tentative de trucage
de l’élection présidentielle de no-
vembre 2020 dans l’Etat de Géor-
gie et pour son rôle dans l’insur-
rection menée le 6 janvier 2021
contre le Capitole.
Eternelle virginité politique
Pour autant, le paysage politique
ne paraît pas bouger. Trump nie,
insulte les juges et le FBI, dénigre
les institutions de la République
américaine et aligne des litanies
de mensonges sur les uns et les
autres. Procès ou pas, le golfeur
de Mar-a-Lago est plus que jamais
en tête des candidats qui sollici-
tent l’investiture républicaine. Il
est à son meilleur, bras en croix et
mine affligée, plus bronzé et pe-
roxydé que jamais, dans l’image
du martyr harcelé par les « com-
munistes » (les démocrates). Le
vrai mystère Trump est là, dans
l’inébranlable popularité qui, au
sein de l’électorat républicain, le
protège de tout.
Peu importent ses motivations
dans le vol des documents : vanité
d’un professionnel de l’« épate »,
incapacité psychologique à ne
plus être président, instrument
de chantage ou d’escroquerie à ve-
nir. Aucun scandale, aucune con-
damnation judiciaire n’entament
son crédit auprès de dizaines de
millions d’Américains. « Le Don,
dit un commentateur, est Teflon »,
comme la poêle sur laquelle rien
n’attache. Récidiviste des cours de
justice, il bénéficie d’une éternelle
virginité politique. Les chefs répu-
blicains au Congrès font bloc der-
rière lui : « justice politisée », « pro-
cureur dérangé », « acharnement
judiciaire », arguent-ils. A une ou
deux exceptions près, les autres
candidats républicains à l’investi-
ture 2024 s’alignent. Ils tremblent
à l’idée d’offenser l’armée des
électeurs maraboutés par Trump.
Comment comprendre la séduc-
tion qu’exerce cet homme criblé
de procès en escroquerie, men-
teur pathologique au narcissisme
de diva et à l’ego himalayesque ?
Le souvenir laissé par ce mandat
Aucun scandale
ni aucune
condamnation
judiciaire n’entament
le crédit de
l’ancien président
des États-Unis
2016-2020, moment de croissance
et de stabilité des prix, largement
préparé par Barack Obama ? Sans
doute. Trump a du charme, de
l’humour, du charisme, du ba-
gout, une présence cathodique
d’animateur de télé-réalité, pro-
fession qu’il a longtemps exercée.
A une classe moyenne blanche
traumatisée par les évolutions dé-
mographiques du pays, exaspérée
par le wokisme de Los Angeles ou
de New York et aux revenus sou-
vent stagnants, il a promis : « Je
suis votre vengeance. » C’est une
histoire d’amour, dit The Econo-
mist. « En 2016 et en 2020, la vague
trumpiste a réussi une OPA hostile
sur le Parti républicain, écrit l’heb-
domadaire. Ce n’est plus le cas
aujourd’hui », l’OPA est amicale et
accueillie avec enthousiasme,
pour une raison simple : « Les élec-
teurs républicains dans leur
­majorité aiment Donald Trump. »
­Riches ou pauvres, ils se recon-
naissent dans sa personne, ses
propos, sa philosophie du « y a
qu’à » et son mépris des élites, du
savoir et des faibles.
Au fond, peu importe le pro-
gramme, Trump apporte quelque
chose de plus précieux, dit Janan
Ganesh dans le Financial Times :
l’appartenance à une tribu, en
l’espèce la tribu MAGA, du nom
de son cri de ralliement (« Make
America great again »), cette
« vaste réunion d’Américains qui
communient dans le même es-
prit » et dans le culte du même
homme, écrit M. Ganesh. Ils ont
le sentiment d’être protégés par
« une figure paternelle dans un
monde confus » ; enfin, « pour des
hommes blancs d’âge moyen et
qui n’ont pas souvent dans la vie
l’occasion de jouer les rebelles », le
vote MAGA, c’est « le frisson de la
transgression ». Qui dit mieux,
dans l’offre politique des autres
candidats républicains ?
Les grands sachems du parti sa-
vent que Trump est une machine
à perdre les élections. Vainqueur
en 2016 au collège des grands
électeurs, il n’a jamais réuni une
majorité d’Américains sur son
nom. Mais le scrutin de 2024 ne
s’annonce pas bien pour le méri-
tant Joe Biden. Une écrasante ma-
jorité de démocrates le trouvent
trop âgé pour un deuxième man-
dat. La popularité du président
est médiocre. Enfin, le calendrier
des aventures judiciaires de
Trump va télescoper celui de la
campagne électorale. Avec quel
impact ? Trump transforme la vie
politique en rodéo permanent. p
Une occasion
manquée face
aux déserts
médicaux
C onscients du trésor natio-
nal que constitue leur sys-
tème de santé, les Fran-
çais sont inquiets pour son ave-
nir. La difficulté d’avoir accès en
temps utile à un médecin généra-
liste, a fortiori à un spécialiste, les
exaspère. Elle est devenue un
marqueur insupportable des iné-
galités entre les territoires et les
populations. Alors que six mil-
lions de Français n’ont pas de
­médecin traitant, que 57 départe-
ments (contre 48 voici cinq ans)
ne sont dotés que d’un généra-
liste pour 1 000 à 2 000 patients,
la réponse à la désertification
médicale du pays suppose des so-
0123
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­Vendredi 16­ juin 2023
lutions nouvelles. D’autant que
cette situation est grossièrement
instrumentalisée par l’extrême
droite comme une preuve de
l’abandon de certains Français
par les élites.
Il est heureux que la représen-
tation nationale se saisisse, de-
puis le lundi 12 juin, de cette
question socialement et politi-
quement cruciale. L’Assemblée
nationale, trop souvent théâtre
de jeux politiciens qui nuisent
à sa crédibilité, trouve, avec le
­débat sur la proposition de loi
contre les déserts médicaux
du député Frédéric Valletoux
(Horizons), l’occasion de mon-
trer sa capacité à répondre aux
préoccupations fondamentales
des citoyens. Le texte, soutenu
par le gouvernement, vise à inci-
ter les acteurs de santé publics
et privés à prendre la responsabi-
lité de l’accès aux soins dans cha-
que territoire.
A ce simple aménagement
du système libéral actuel,
l’amendement porté par le socia-
liste Guillaume Garot entendait
conditionner au départ d’un
confrère l’installation de méde-
cins généralistes dans les zones
déjà bien pourvues. Mais ce sys-
tème minimum de régulation,
combattu par les syndicats de
médecins, n’a pas trouvé, mer-
credi 14 juin, un nombre suffi-
sant de partisans, face au vote
hostile de la majorité du camp
présidentiel, de la droite, et de
tous les députés du Rassemble-
ment national présents.
Sans être la panacée, l’adoption
de ce mécanisme, comparable à
celui appliqué aux pharmaciens,
aurait marqué une volonté de
s’attaquer enfin à une injustice
dont les Français les plus isolés
et les plus démunis sont les pre-
mières victimes. L’hostilité mar-
quée du gouvernement à ce le-
vier de bon sens met en doute
cette volonté. N’est-ce pas Em-
manuel Macron qui, en avril,
rappelait qu’en France « il n’y
a pas de vrai libéralisme médi-
cal » et que notre modèle, repo-
sant sur la « solidarité », suppose
des « mécanismes de responsabi-
lité de chacun » ?
De fait, depuis la Libération, le
système sanitaire se caractérise
par sa mixité : tandis que les dé-
penses sont prises en charge par
la collectivité, le médecin de ville
est maître de son lieu d’activité et
de son organisation. Ce finance-
ment public des consultations,
tout comme celui des études mé-
dicales, induit l’idée d’un équili-
bre entre droits et devoirs.
Pourtant, alors que les problè-
mes de pénurie de médecins et
d’inégale répartition sur le
­territoire sont posés depuis plus
de vingt ans, seules des mesures
incitatives ont été prises,
dont on perçoit aujourd’hui
les limites. Tétanisés par le
poids politique du corps médi-
cal, les gouvernements de
droite comme de gauche ont re-
culé. Ce scénario affligeant, qui a
eu pour conséquence l’aggrava-
tion de la situation, se reproduit
aujourd’hui.
Certes, le gouvernement ne
peut ignorer ni la fatigue et les
inquiétudes des médecins libé-
raux, ni le rapport de force favo-
rable à ces derniers dans un
­contexte de pénurie, dont les
­responsabilités sont partagées.
Mais, alors qu’il s’agit de mettre
enfin en œuvre des solutions
­efficaces, le vote de mercredi
sonne comme une nouvelle oc-
casion manquée. p

Mikhaïl Chichkine fait voler
en éclats le mensonge russe
Un ruban vert, signe du mouvement antiguerre, sur un pont de Moscou, le 19 juin 2022. Pavel Mirny
Florent Georgesco
R
ien ne paraît joyeux
comme la couverture de ce
livre sombre, le plus déses-
péré sans doute du grand
écrivain russe Mikhaïl Chi-
chkine. Un petit garçon,
sourire radieux aux lèvres, joue de l’ac-
cordéon déguisé en soldat de l’Armée
rouge. A sa boutonnière, le ruban de
Saint-Georges, devenu l’emblème de la
victoire soviétique sur l’Allemagne na-
zie. On peut imaginer autour de lui une
rue pavoisée, la liesse qui accompagne
partout le retour de la paix et la liberté
retrouvée, sauf que tout est faux, d’une
fausseté multiple, en cascade.
Ce n’est pas un enfant de l’après-guerre :
la photographie a été prise de nos jours, à
l’heure des mensonges mémoriels de Vla-
dimir Poutine. Et que s’est-il passé à la fin
de la Grande Guerre patriotique, comme
on dit en Russie ? Où était la joie, où était
la liberté, pour un peuple emprisonné et
massacré par ses maîtres avant de l’être
par l’ennemi, et qui allait de nouveau su-
bir l’oppression, malgré le courage, mal-
gré la victoire ? Rarement une couverture
aura exprimé à ce point la réalité d’un li-
vre. La Paix ou la guerre, recueil d’essais
sur le présent, le passé et l’avenir, ou l’ab-
sence d’avenir, de la Russie, paraît naître
tout entier de la mélancolie qui, au bout
du compte, emporte ce visage d’enfant. Il
l’intensifie. Il la rend explosive.
Cahier du « Monde » No 24400 daté ­­Vendredi 16­ juin 2023 - Ne peut être vendu séparément
2
La « une », suite
v Entretien
Mikhaïl Chichkine :
« Ma langue est
devenue la langue
des assassins »
3
Biographies
v Talaat Pacha,
génocidaire turc
4|5
Littérature
v Jean-Pierre Montal,
Jean-Michel Maulpoix,
Bettina Wohlfarth,
Sylvia Aguilar Zéleny
6
Histoire
d’un livre
v « Toutes
les personnes »,
de Raphaël Meltz
7
Essais
v « Les Princes et
les juifs dans l’Italie
de la Renaissance »,
de Pierre Savy
périence démocratique qui a suivi la révo-
Dans un recueil d’essais à la fois intime et lution de février 1917, avant la reprise en
main bolchevique, lorsqu’il raconte la
historique, l’écrivain rêve de voir une autre « révolution blanche » de l’hiver 2011, où il
criait, dans les manifestations monstres
Russie renaître de ses cendres. « La Paix ou contre Poutine : « Nous sommes le pou-
la guerre », un grand livre de colère
voir. » Il commente : « Les citoyens avaient
8
pris conscience d’eux-mêmes » – comme
les décembristes, comme les révolution- Chroniques
naires de février. En vain, là encore. Mais v Le feuilleton
« Les meilleurs des termes, les plus beaux,l’espoir que c’en soit fini pour jamais de la où trouver de la force, sinon dans le sou- Tiphaine Samoyault
écrit Mikhaïl Chichkine, perdent leur sens terreur devient tout-puissant. « Nous venir de la dignité et du courage ? a lu « s&lfies », d’Anne
devant un décor russe. » Il faut que le décorétions convaincus, écrit-il, que c’était le der- La plupart de ces textes, à l’exception Portugal
vole en éclats. Il faut que la Russie brûle, nier sang qui coulerait dans notre pays. d’une préface et d’une postface, ont été
martèle-t-il, et avec elle des siècles de Malheureusement, ce n’était que le premier écrits avant l’invasion de l’Ukraine,
mensonge et d’acceptation du mensonge, sang de la nouvelle Russie. » en 2019. La guerre qui, rappelle Mikhaïl
d’abaissement face au mensonge. Dans
les ruines, peut-être, une autre Russie, en-
fouie, un vieil élan brisé par l’empire, par
Car, si la démocratie l’emporte bientôt,
elle s’effondre aussi vite, ou plutôt
s’abîme dans la corruption, et un sauveur,
Chichkine, a commencé en 2014, avec l’an-
nexion de la Crimée et l’intervention
russe dans le Donbass, est pourtant déjà
9
Mélange
le communisme, par leur double héritier comme toujours, arrive et l’abat. Il n’y a au cœur du livre. La guerre, et la honte des genres
Poutine, se réveillera, et c’est toute la force
pas eu de Nuremberg du totalitarisme so- qu’elle entraîne. L’autre Russie, celle qui v BD, policier, photo,
de ce grand livre de colère, de maintenir viétique, pas d’épuration parmi les bour- subsiste dans l’ombre, « est pleine de dou- jeunesse, humour…
ouverte la possibilité, ou le rêve, d’une re-reaux, rappelle Mikhaïl Chichkine. Pou- leur et d’affliction », écrit-il dans la préface
naissance. tine et les siens, qui prennent le pouvoir à de 2022. Il ajoute : « Je voudrais demander
la fin de cette décennie perdue, ne pardon aux Ukrainiens. Mais je sais que
Il n’y a pas eu de Nuremberg sont que l’ancien personnel soviéti-
que, dans des habits approximative-
du totalitarisme soviétique, ment neufs. Ils appliquent leurs re-
tout ce qui [se passe] là-bas est impardon-
nable. » Au-delà du pardon se tient la sim-
ple lucidité, et un écrivain n’a rien d’autre
10
Rencontre
pas d’épuration parmi les cettes. L’oppression impérialiste et le à opposer à la barbarie. La capacité de dire v Warsan Shire,
transformer l’horreur
bourreaux, rappelle l’auteur mensonge reprennent leur place au
centre de la vie russe.
ce qui est, ce qui apparaît quand le décor
tombe. De montrer le sourire factice d’un en beauté
Ainsi vont les espoirs : ils passent. enfant et de dire : vous mentez. Cet enfant
D’un texte à l’autre, l’écrivain noue sa est triste. p
Cette autre Russie, Mikhaïl Chichkine l’a vie et l’histoire, installe un récit commun
connue. En août 1991, alors que des puts- traversant les âges, qui fait résonner le La Paix ou la Guerre.
chistes tentent de rétablir l’ordre soviéti- passé dans ses sentiments les plus inti- Réflexions sur le « monde russe »
que dans l’URSS finissante – elle disparaî- mes. Il y a quelque chose de la révolte dé- (Frieden oder Krieg),
tra en décembre –, il est dans la foule ras- cembriste, qui, au XIXe siècle, voulut bri- de Mikhaïl Chichkine,
semblée à Moscou pour défendre la ser l’autocratie tsariste, dans la joie qu’il traduit de l’allemand par Odile Demange,
perestroïka. Trois jeunes gens meurent connut en 1991, et dans son effondre- Noir sur blanc,
sous les balles. Mais le putsch échoue et ment. Il n’oublie pas non plus la brève ex- 208 p., 21,50 €, numérique 16 €.
2 | .. à la « une »
Mikhaïl Chichkine: «Ma langue
est devenue la langue des assassins»
L’écrivain russe en
exil analyse l’échec
des mouvements
de contestation du
régime de Vladimir
Poutine et appelle
à une repentance
nationale
pour l’invasion
de l’Ukraine
Entretien
Propos recueillis par
Florent Georgesco
N
é en URSS en 1961, le
­romancier et essayiste
Mikhaïl Chichkine,
auteur, entre autres, de
La Prise d’Izmail (Fayard,
2003), de Deux heures
moins dix et du Manteau à martingale
(Noir sur blanc, 2012 et 2020), est une
des principales figures de la dissidence
intellectuelle russe. Installé en Suisse
depuis 1995, il n’est pas retourné en
­Russie depuis 2014.
En mars 2013, votre refus de participer
au salon du livre de New York comme
membre de la délégation russe a eu
un grand retentissement. Qu’est-ce
qui vous avait poussé à cette rupture ?
Dans les années 1990 et au début des
années 2000, on a eu l’impression que la
Russie se rapprochait de l’Europe. En réa-
lité, le régime se renforçait et faisait seu-
lement semblant de soutenir les « valeurs
européennes ». C’est dans ce contexte
que l’Etat a commencé à soutenir la litté-
rature russe, comme ce qui se fait dans
les démocraties développées. J’ai donc été
invité, parmi d’autres, à participer à des
salons. Mais je me suis vite rendu compte
que mon nom était instrumentalisé. Je
me souviens qu’on nous avait dit : « Criti-
quez la Russie autant que vous le voulez !
Cela prouvera que nous sommes en dé-
mocratie. » Je ne voulais pas servir de « vi-
sage humain » au régime criminel. D’où
mon refus. Pour les « patriotes », je suis
immédiatement devenu un agent de
l’étranger et un traître.
Dans la lettre ouverte que vous avez
publiée à cette occasion, vous écri-
viez : « J’ai honte de ce qui se passe
dans mon pays. » Où en êtes-vous
Décrypter la propagande poutinienne
« Mensonge, men-
songe ! » Ainsi pour-
rait-on résumer le
credo de l’actuelle
propagande russe.
Vladimir Poutine, qui
en donne le « la », ap-
plique sans vergogne
ce principe pour justifier l’invasion
de l’Ukraine. Son fondement est
l’identification de cette dernière
avec l’Allemagne nazie et de ce que
l’on nomme pudiquement « opéra-
tion spéciale » avec ce que l’on ap-
pelle « Grande Guerre patriotique »,
alias la deuxième guerre mondiale.
C’est à cette tromperie que
les historiens Pierre Rigoulot et
Florence Grandsenne consacrent
Quand Poutine se prend pour
Staline, que l’on pourrait décrire
comme une phénoménologie
du mensonge poutinien. En dix-
sept chapitres concis, complétés
« Non à la guerre, à Poutine et à la répression », affiche une manifestante lors d’un rassemblement à Moscou, le 28 février 2022. Daniil Danchenko/NurPhoto via AFP
Mikhaïl Chichkine, le 21 mai 2022.
Isabella de Maddalena/OPALE
aujourd’hui avec cette honte ?
Toute ma vie, j’ai senti un sol solide
sous mes pieds : la culture russe. Depuis
l’invasion de l’Ukraine, il n’y a plus rien
sous mes pieds. La Russie est devenue un
pays d’assassins, ma langue est devenue
la langue des assassins. Une Russie qui
mène cette guerre infâme peut-elle être
mon pays ? Je veux rendre sa dignité à
ma langue et à ma culture. Cela ne peut
par d’amples références bibliogra-
phiques, ils dressent un catalogue
des procédés utilisés pour intoxiquer
la population en falsifiant l’histoire.
Parmi eux, on peut citer le men-
songe par omission, tels les proto­-
coles secrets du pacte germano-
soviétique – qui établissaient les
sphères d’influence au sein de l’Eu-
rope de l’Est –, passés sous silence,
comme l’énorme aide anglo-saxonne
à l’URSS. Ou encore le mensonge
par travestissement, quand, par
exemple, Poutine feint de confondre
Katyn avec un autre lieu, quasi
homonyme, pour esquiver la ques-
tion de la responsabilité russe dans
le massacre de 1940.
Parmi les sujets évoqués, il y a
également la collaboration entre
l’Allemagne nazie et l’URSS dans les
domaines économique et militaire,
le partage de la Pologne, les viols
et pillages de l’armée soviétique en
passer que par la défaite totale du régime
de Poutine et la victoire totale de
l’Ukraine. Et nous devons faire tout ce
qui est en notre pouvoir pour cela.
Vous revenez, dans « La Paix ou la
guerre », sur la « révolution blanche »
– les manifestations massives qui ont
suivi les élections législatives russes
de décembre 2011 – et sa violente
répression, dont vous faites un mo-
ment-clé de l’évolution du régime…
Cette année-là, j’ai passé du temps à
Moscou. L’espoir revenait en Russie. Il
semblait que le moment était venu pour
faire enfin le dernier pas vers une société
démocratique. Pour construire une dé-
mocratie, il faut une masse critique de ci-
toyens qui comprennent pourquoi un
Etat de droit est nécessaire. Lors de la « ré-
volution blanche », il a semblé, à un mo-
ment donné, que ces centaines de milliers
de jeunes gens, qui étaient sortis avec des
rubans blancs pour manifester pacifique-
ment à Moscou, étaient les citoyens de
cette nouvelle Russie démocratique. Mais,
une fois de plus, cela s’est soldé par une
défaite pour nous. Une protestation non
violente n’a aucune chance face à la puis-
sance d’un régime dictatorial.
Allemagne, les déportations de peu-
ples jugés « collectivement coupa-
bles » de collaboration avec l’ennemi,
le sort des prisonniers…
En édulcorant la tragédie de la se-
conde guerre mondiale, en établis-
sant implicitement le parallèle entre
sa propre action et celle de Staline,
Vladimir Poutine falsifie à la fois le
passé et le présent. Par sa manière de
dévoiler les mécanismes de cette pro-
pagande, ce livre est un précieux outil
pour comprendre la guerre hybride
qui se déroule sous nos yeux. p
Elena Balzamo
Quand Poutine se prend pour
Staline. L’ombre de la Grande
Guerre patriotique sur l’Ukraine,
de Pierre Rigoulot
et Florence Grandsenne,
Buchet-Chastel,
256 p., 22,90 €, numérique 17 €.
Comment expliquez-vous ces défaites
constantes de ceux que vous appelez
les « Russes européens » et de leur
désir de démocratie ?
Le problème est que la plupart des
Russes vivent mentalement dans le
passé. La Russie n’a jamais pu sortir
du passé pour entrer dans le présent.
Chaque nation a des vestiges mentaux,
comme l’antisémitisme. Mais l’Etat a le
choix de lutter contre eux ou de les en-
courager. Il fut un temps où l’antisémi-
tisme était une norme sociale en Alle-
magne, ce qui a conduit à Auschwitz.
Après la guerre, la norme a radicale-
ment changé : l’antisémitisme a été
poursuivi en Allemagne. C’est ainsi que
fonctionne le rôle éducatif de l’Etat.
Ce faisant, l’Allemagne nous a montré
comment une nation peut surmonter
son passé, se libérer de la dictature et
construire une société démocratique.
Pourquoi les Russes, eux, n’ont-ils pas
réussi à rompre avec leur passé après
l’effondrement de l’URSS, en 1991 ? Ima-
ginez que la dénazification de l’Allema-
gne ait été menée non pas par les Alliés,
mais par d’anciens nazis ! C’est exacte-
ment ce qui s’est passé en Russie : la
construction de la nouvelle Russie dé-
mocratique a été dirigée par d’anciens
fonctionnaires du Parti communiste et
des officiers du KGB, qui n’ont évidem-
ment construit que ce qu’ils savaient
construire.
Il faut bien voir aussi que les démocra-
ties occidentales ont alors joué un rôle
important dans la mise en place d’une
nouvelle dictature criminelle en Russie.
Elles auraient pu aider la démocratie
russe naissante en lui montrant com-
ment fonctionne l’Etat de droit : il y a
des lois, et quiconque les enfreint va en
prison. Le peuple russe n’avait aucune
idée de ce qu’est l’Etat de droit. En
même temps, il était ouvert aux idées
démocratiques occidentales. Cela aurait
pu marcher. Mais cela ne s’est pas passé
ainsi. J’ai travaillé comme interprète en
Suisse dans ces années-là, et j’ai vu les
avocats et les banquiers se réjouir de
l’énorme argent sale en provenance de
Russie. L’Occident a montré que, lors-
qu’il s’agit de gros sous, l’Etat de droit
disparaît. La mise en place d’un régime
criminel en Russie n’a été possible
que grâce à ce soutien des démocraties
occidentales, qui n’ont pas respecté
leurs propres lois.
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Extrait
« Souhaite-t-on la victoire
ou la défaite de sa patrie ?
Curieuse question pour qui
aime son pays. Il n’est pas
rare pourtant que cette
question se pose, s’agissant
d’un Etat qui, durant des siè-
cles, n’a laissé vivre ni son
peuple ni les autres.
Patrie. Le pays où tu es né.
Le pays de tes pères. Andreï
Tchikatilo, un sinistre tueur
en série, était père, lui aussi.
Peut-être même pas un
mauvais père. Chez lui, à la
maison, c’était un homme
parfaitement ordinaire.
Tchikatilo a tué plusieurs
dizaines de personnes.
Qu’est-ce que son fils peut
bien penser de lui ? Ma patrie
a tué des millions et des mil-
lions de personnes, des en-
fants étrangers et ses propres
enfants, en plus grand nom-
bre même. Et elle continue.
Que faut-il penser d’elle ? »
La Paix ou la guerre,
page 158
Comment l’invasion de l’Ukraine
s’inscrit-elle dans cette évolution
du régime ?
La guerre était inévitable, car elle est
l’essence même du pouvoir russe. La vic-
toire sur l’ennemi est la seule légitimité
du pouvoir en Russie. Poutine a acquis sa
légitimité en vainquant la Tchétchénie
[entre 1999 et 2009] et en annexant la
Crimée [2014]. Il avait besoin d’autres
victoires. Mais il est en train de perdre la
guerre contre l’Ukraine et l’« opposition
patriotique », représentée par des gens
comme [le dirigeant de la milice Wagner]
Evgueni Prigojine ou [le militaire ultra-
nationaliste] Igor Strelkov, crie déjà à une
trahison au sommet de l’Etat. Une nou-
velle tourmente s’annonce en Russie. La
guerre se terminera par une victoire des
Ukrainiens et Poutine partira tôt ou tard.
Le monde entier aidera l’Ukraine à re-
construire ce que les soldats russes ont
détruit. Un immense mur sera construit
à la frontière avec la Russie.
C’est ce qui se passera derrière ce mur
qui ne me rend pas optimiste. Il y aura
une lutte de pouvoir en Russie, et le
chaos engendrera une nouvelle vague de
violence. L’effondrement de l’empire se
poursuivra. La Fédération de Russie est
désormais « enceinte » de nouveaux
Etats indépendants, comme ce fut le cas
pour l’URSS. La Tchétchénie et d’autres
républiques se détacheront d’elle. Ces
nouveaux Etats, et la Russie elle-même,
ont-ils une chance de devenir des démo-
craties ? Oui. Seulement, il y a une condi-
tion : la culpabilité collective de cette
agression doit être reconnue. Il faut une
repentance nationale. Il faut punir les
criminels de guerre.
Mais qui mènera ce processus, qui em-
prisonnera ceux qui ont tué des Ukrai-
niens et ont soutenu cette guerre igno-
ble ? Les criminels de guerre eux-mêmes ?
Qui organisera des élections libres ? Les
mêmes centaines de milliers de citoyens
intimidés qui ont aidé à truquer les élec-
tions de Poutine ? Comment remplacer
les centaines de milliers de policiers, de
juges et de fonctionnaires à tous les ni-
veaux ? Comment remplacer la popula-
tion d’un pays gigantesque ? Il est fort
probable qu’un nouveau Poutine arri-
vera au pouvoir et que l’Occident lui
donnera un coup de main, parce qu’il
promettra de contrôler les armes
­nucléaires. Et l’histoire de la Russie se
mordra à nouveau la queue. p
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Singulier
et fantasque
Kracauer
Longtemps connu pour ses
écrits sur le cinéma de la Répu-
blique de Weimar, le sociologue
et philosophe mais également ro-
mancier et journaliste Siegfried
Kracauer (1889-1966) bénéficie
depuis une vingtaine d’années
d’une réception française à la me-
sure de son importance, laquelle
ne le cède en rien à celle de ses
contemporains et amis Theodor
Adorno, Leo Löwenthal ou Walter
Benjamin. Ses livres les plus im-
portants sont désormais traduits
et cette biographie vient à point
pour qui désire acquérir une vue
d’ensemble sur une œuvre au
style élégant et elliptique, dont il
est parfois difficile de dégager
les lignes de force tant elle est
­foisonnante.
Kracauer était plus âgé que les
membres du groupe formant la
célèbre « école de Francfort »,
dont on le considérera, à tort,
comme un épigone. L’historien
allemand Jorg Später montre
qu’il en fut plutôt l’un des inspi-
rateurs, notamment par l’atten-
tion qu’il porta à la culture popu-
laire. C’est ainsi, écrit-il, qu’on lui
doit d’avoir fait « entrer la critique
cinématographique dans le sérail
intellectuel ».
Rédigée dans un style alerte,
parfois étonnamment familier
avec son sujet, cette biographie
tente de dégager, sinon l’unité
d’un travail jamais systématique
et d’une existence que Kracauer
aimait dissimuler derrière des
métaphores (il se comparait à
Sancho Pança mais aussi à
Erasme), au moins la tension
d’une vie marquée par ses exils
français puis américain. « Le mes-
sage (…) qu’il transmit à la posté-
rité, conclut Später, était le sui-
vant : demeure fidèle à ta singula-
rité ; persévère, sois bizarre,
bougon, fantasque, peu importe
ce que le monde exige de toi. »
Pour Kracauer le réaliste, jamais
le monde ne pouvait être saisi
d’une seule prise. p
Nicolas Weill
Kracauer. Une biographie
(Siegfried Kracauer. Eine Biografie),
de Jorg Später,
traduit de l’allemand par Régis
Gaspaillard, préface de Johann
Chapoutot,
Ithaque, 564 p., 36 €.
Illustrations Caroline Andrieu
Biographies | 3
Un responsable du génocide des Arméniens, une pionnière de la psychiatrie française,
les nièces de Mazarin, un philosophe… Et quatre ouvrages pour les (re)découvrir
en 1909. C’est alors que s’élabore le
noyau idéologique de son « nationalisme
ethnoreligieux », rejetant la tolérance en-
vers les minorités chrétiennes. Bâtir un
nouvel Etat, c’est désormais le rendre ho-
mogène. Sur ce point, Talaat et le CUP se
rallient à la conception de la « turcité »
promue par l’idéologue Ziya Gökalp
(1876-1924). Celui-ci, montre l’auteur, est
le double et le complément de Talaat : le
doctrinaire de l’ombre et le dirigeant po-
litique travaillent de concert à élaborer
une nation turque et musulmane purgée
de toute hétérogénéité.
Un projet que le « cataclysme ottoman »
de 1912-1922 permet de réaliser. Ce troi-
sième acte est celui de la décennie de vio-
lences (guerres balkaniques, Grande
Guerre, guerre gréco-turque) où se radi-
calisent à la fois cette idéologie et la prati-
que du pouvoir. Au printemps 1915, l’éli-
mination des « ennemis intérieurs » n’est
plus seulement un trope rhétorique mais
une politique assumée. La guerre en
fournit le prétexte – prévenir une préten-
due trahison arménienne. Talaat, tout-
puissant ministre de l’intérieur, pro- Sept
gramme et supervise la déportation et
l’assassinat de plus d’un million de per- « Mazarinettes »
dès les années 1910, un nouveau modèle sonnes, Arméniens mais aussi chrétiens
Talaat Pacha, politique, appelé à dominer la période assyriens. Fin août 1915, il déclare à l’am- De la Fronde, qui, pendant la mi-
la modernité turque bien au-delà des frontières turques.
L’ascension de Talaat peut se résumer
bassadeur allemand que « la question ar-
ménienne n’existe plus ».
norité de Louis XIV, opposa les
princes et le Parlement au cardi-
par le sang par un drame en trois actes. Le premier
prend place, à la fin du XIXe siècle, dans
Ce rôle capital dans le processus géno-
cidaire est magistralement décrit dans
nal Mazarin, on se souvient des
mazarinades, ces pamphlets cons-
les milieux contestataires d’un Empire les chapitres centraux du livre. Lequel, en puant le ministre principal d’Anne
Parmi les dictateurs et les bourreaux ottoman affaibli. Ce jeune homme peu dépit d’un propos parfois touffu et psy- d’Autriche. On connaît moins les
contemporains, il fait presque figure éduqué rejoint les militants révolution- chologisant, contient des leçons d’une « Mazarinettes », comme les fron-
d’inconnu. Alors qu’on ne compte plus naires décidés à rejeter le pouvoir du sul- portée très actuelle. La synthèse politi- deurs les surnommèrent, à l’ex-
les biographies d’Hitler, de Staline et de tan Abdulhamid II et à construire un Etat que élaborée par Talaat Pacha survit en ception sans doute de Marie Man-
Mussolini, la figure de Mehmet Talaat Pa- moderne. Il connaît la conspiration, la effet à son assassinat, par un vengeur ar- cini (1639-1715), dont les amours
cha (1874-1921) n’émerge qu’indistincte- prison, l’exil, avant le succès de la révolu- ménien, en 1921 à Berlin. Un Etat fort, avec le jeune roi mirent en péril la
ment du groupe de dirigeants turcs ayant tion jeune-turque de 1908, qui le pro- soudé par la religion, intransigeant avec paix en Europe.
décidé d’exterminer les Arméniens de pulse au premier plan. Député dans la ceux qu’il désigne comme des menaces : Ce ne sont pourtant pas moins
l’Empire ottoman, en 1915. Il fut pourtant nouvelle Assemblée, il est une figure à sa façon, Recep Tayyip Erdogan vient de sept nièces que le cardinal fit
le maître d’œuvre incontesté de cette po- montante du Comité Union et progrès encore d’en recueillir l’héritage. p venir de Rome et installa à la cour,
litique criminelle et, plus largement, une (CUP), qui dirige désormais. André Loez pour partie quelques mois avant
figure matricielle du XXe siècle. la Fronde, pour partie à son issue,
Ainsi, le livre de grande ampleur que lui Ministre tout-puissant cinq ans plus tard, signe éclatant
consacre Hans-Lukas Kieser ne contribue C’est le deuxième acte : l’épreuve du Talaat Pacha. L’autre fondateur de son intimité avec la famille
pas seulement à le faire sortir de l’om- pouvoir. Devenu ministre, Talaat com- de la Turquie moderne, architecte royale, de sa « gloire », résume
bre : il montre son importance à la char- prend que la consolidation du nouveau du génocide des Arméniens Evelyne Lever, qui consacre aux
nière de deux époques. En réalisant une régime passe par des compromis avec les (Talât Pascha), aventures des jeunes Italiennes
fusion très originale entre rhétorique ré- fractions les plus traditionnelles de la so- de Hans-Lukas Kieser, un de ces livres pleins d’allant et
volutionnaire, parti unique, nationa- ciété ottomane, soudées par l’islam sun- traduit de l’allemand par Gari Ulubeyan, de plaisir de raconter qui ont fait
lisme obsessionnel et violence d’Etat, il nite, y compris en fermant les yeux sur préface d’Antoine Garapon, son succès.
fut le premier à concrétiser et à incarner, les massacres d’Arméniens perpétrés CNRS Editions, 616 p., 28 €, numérique 20 €. Il est vrai qu’il y a, dans ces
sept histoires entrecroisées, un
potentiel romanesque auquel
l’autrice sacrifie parfois à l’excès,
mais dont elle tire tout le parti
Constance Pascal, possible, embarquant le lecteur
à l’avant-garde dans leurs cavalcades de Rome à
Paris, et retour, du couvent où
de la psychiatrie Marie est finalement enfermée et
où elle écrit de scandaleux Mé-
moires à Londres, où sa sœur
Professeure émérite au Wolfson Hortense multiplie les amants et
College de Cambridge, Felicia devient un temps la favorite du
Gordon est déjà l’autrice d’un li- roi Charles II. Elle laisse surtout
vre (non traduit) sur Madeleine émerger du tourbillon quelques
Pelletier (1874-1939), féministe beaux portraits de femmes, dont
anarchiste, première femme di- la liberté éclate à chaque page. p
plômée en psychiatrie en France Florent Georgesco
(1906). Selon la même perspec-
tive, elle s’est penchée sur le des-
tin de Constance Pascal (1877- Les Princesses Mazarines.
1937), première femme française La gloire du cardinal,
à obtenir le titre de médecin des d’Evelyne Lever,
hôpitaux psychiatriques, Tallandier, 352 p., 23,50 €,
en 1908. Née en Roumanie, Cons- numérique 17 €.
tance Pascal poursuivit une
brillante carrière de « grand pa-
tron » – jusque-là réservée aux
hommes –, tout en multipliant
les publications originales sur les Parutions
psychoses et leurs traitements.
Marquée, comme toute sa géné-
ration, par l’enseignement d’Emil Albin Chalandon. Le
Kraepelin (1856-1926) et les réno- time lorsqu’elle eut une relation époque révolue. p dernier baron du gaul-
vations imposées à l’institution amoureuse avec le général Justin Élisabeth Roudinesco lisme, de Pierre Manenti, pré-
asilaire, elle s’occupa autant des Mengin (1855-1932), dont la face de Catherine Nay, Perrin,
démences classiques que des femme avait été internée, ce qui 400 p., 24 €, numérique 17 €.
traumatismes nés de la Grande lui interdisait le divorce. Les deux Constance Pascal. Une
Guerre. Elle mit en œuvre l’inter- amants dissimulèrent leur pionnière de la psychiatrie Alexandre Dumas,
diction des châtiments corporels liaison. En 1916, Constance accou- française (1877-1937) d’Isabelle Safa,
et des camisoles de force et af- cha clandestinement d’une petite (Feminity and Feminism PUF, 280 p., 14 €, numérique 11 €.
fronta les préjugés de son temps fille, Jeanne, qu’elle adopta en la in French Psychiatry),
sur les « anormaux », contribuant faisant passer pour une orphe- de Felicia Gordon, Joséphine d’Yquem.
à diffuser les approches dynami- line de guerre. C’est en 2006 que traduit de l’anglais par Danièle A l’origine d’un vin
ques de l’entre-deux-guerres. celle-ci révéla la vérité à Felicia Faugeras, préface de Chantal Potart, de légende, de Christel
Mais cette réussite profession- Gordon, qui décida alors d’écrire Des femmes-Antoinette Fouque, de Lassus, Flammarion,
nelle l’obligea à sacrifier sa vie in- cette biographie révélatrice d’une 340 p., 22 €, numérique 17 €. 340 p., 23,90 €, numérique 16 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
­Vendredi 16­ juin 2023

Métamorphose 2.0
En se réveillant un matin, Léo Gré-
goire découvre une curieuse ombre
en bas de son dos. Un léger renfle-
Fabrice Gabriel ment, une « tubérosité au-dessus du
sillon interfessier », confirme le doc-

J
ean-Pierre Montal est né
en 1971, si l’on en croit la no-
tice biographique fournie
par son éditeur : trois ans
après le tournage du film
d’Alain Cavalier La Chamade, qui
lui a inspiré le titre de son nou-
veau roman, et au seuil d’une dé-
cennie dont il semble aujourd’hui
goûter, avec une sorte de mélan-
colie nonchalante, les saveurs
postpompidoliennes. Leur cha-
made est un drôle de livre de mé-
moire, en tout cas, qui s’ouvre sur
un deuil… et une robe. Edwige,
50 ans, architecte, est venue en-
terrer sa mère en province : elle
arpente la maison désormais vide
de ses parents, ouvre les placards
à souvenirs et tombe sur la robe
Yves Saint Laurent qui a décidé,
d’une certaine façon, de son des-
tin. C’est cette robe en effet que
portait sa mère le soir où elle dîna
pour la première fois avec celui
qui allait devenir son mari, Fran-
çois, tandis qu’elle travaillait
comme assistante scripte sur le
tournage de La Chamade…
Les détails et conséquences de ce
rendez-vous, Edwige les connaît
bien, pour avoir souvent consulté
un autre trésor caché dans les ar-
moires de la défunte : son journal.
On y découvre comment, le temps
teur Mélyes, appelé à la rescousse.
En quelques semaines, la protubé-
rance se mue en une vraie queue,
impossible à cacher. Dans cette pi-
quante réécriture de La Métamor-
phose (1915), Gregor Samsa, devenu
Léo Grégoire, est aussi désarçonné
que le personnage de Kafka. Un lé-
ger changement, et tout craque :
son couple, sa famille, sa vie profes-
sionnelle. Adam Meje décrit avec
habileté le désarroi grandissant, les
obstacles qui s’accumulent, le rejet
provoqué par quelques centimètres
mal placés. Autrement dit, la méta-
morphose du regard des autres. Les
enchaînements très travaillés entre
paragraphes rendent la lecture
drôle et fluide, et les évidentes réso-
nances sexuelles restent maîtrisées.
La seconde partie de ce premier
roman, quand les réseaux sociaux
Catherine Deneuve et Roger Van Hool dans « La Chamade » (1968), d’Alain Cavalier. Nana productions/Sipa s’emparent de l’af-
faire et font de Léo
une icône du mas-
culinisme, laisse un
Jean-Pierre Montal retrouve le ton d’une jeune femme peu plus dubitatif. p
Denis Cosnard
de 1968, assistante sur le tournage du film «La Chamade» a La Queue de Léo
Grégoire, d’Adam
Meje, Buchet-Chastel,
Françoise Sagan 288 p., 21 €,
numérique 15 €.

d’un tournage dont elle consigne
anecdotes et à-côtés, la mère d’Ed-
wige a choisi en toute conscience
ce que serait sa vie, étrangement
rangée, singulièrement bour-
geoise, loin des tentations révolu-
tionnaires du mois de mai : les jeu-
nes gens de son âge l’ennuient un
peu, et l’on ne devine guère de
sympathies de gauche, disons-le,
chez le romancier qui les évoque.
Extrait
« Plusieurs aspects des années 1970 et 1980
lui avaient déplu, mais il aurait jugé encore
plus grotesque de s’en plaindre, de brailler
des vade retro d’opérette. Il se contentait
de diffuser un antidote invisible, distillé en
remarques ironiques ou en préférences es-
thétiques exemptes de toute provocation.
Ses cravates de soie, ses ­chemises bleu ciel,
ses costumes couleur tabac, ou encore le
choix de ce prénom, Edwige. Rare en 1969,
sans doute déjà désuet à l’époque, mais
pas revendicatif comme une Apolline ou
une Aliénor, tout en évitant le classicisme
terne d’une Agathe. D’ailleurs, “Edwige”
n’était jamais revenu à la mode. (…) C’était
un angle mort de l’Etat civil et une parfaite
illustration de la devise qui devait régir
toute vie, selon François Sallandres, mora-
liste bourgeois et architecte du dimanche :
écarte-toi du troupeau dès que tu le peux,
mais n’en fais pas une raison pour bêler
plus fort que les autres. »
Leur chamade, page 26
en filigrane
C’est avec un naturel assez re-
marquable que celui-ci retrouve
le ton d’une fille de 18 ans, émer-
veillée par la fiction qui se tourne
sous ses yeux, en miroir de sa pro-
pre existence, soudain comme
amplifiée par la présence quoti-
dienne de Catherine Deneuve. Il
n’était pas évident de réussir ce
pari : faire d’un film-culte, ou
presque, le noyau un peu mysté-
rieux d’un livre faussement lisse,
dont les profondeurs sensibles ne
s’aperçoivent d’abord qu’en
transparence, filigrane élégant, à
la Sagan – car c’est bien elle, icône
d’un certain style à la française,
dont Alain Cavalier a adapté le ro-
man La Chamade.
Décadence végétalisée
Cela suffirait sans doute à faire
un livre d’une belle mélancolie
souple, si Montal ne venait y gref-
fer une autre intrigue, où un ar-
chitecte naguère glorieux et
amant d’Edwige, Daniel Gies-
bach, se trouve accusé de harcèle-
ment sexuel. Le récit semble alors
afficher des visées plus explicites,
qui étonnamment ne l’étouffent
pas : détestation tous azimuts du
contemporain à travers les envo-
lées de vieux mâle de Giesbach,
considérations sur l’architecture
comme indice d’une certaine dé-
cadence végétalisée, constat
d’une inéluctable agonie des pas-
sions… Miracle : le récit continue
de fonctionner, même s’il arrive
que l’on tique un peu. Sur le pen-
chant de Montal, par exemple,
pour une onomastique parfois
sursignifiante : on aime le pré-
nom Edwige de son héroïne, mer-
veilleuse trouvaille sans âge,
mais fallait-il vraiment lui asso-
cier le patronyme tellement
vieille France de Sallandres ? Et ce
prêtre débordé par ses trois pa-
roisses, que le romancier baptise
M’Daye : est-ce pour railler si faci-
lement la faillite des vocations sa-
cerdotales, hors l’Afrique ? Ou en-
core cet ami furtif de la mère dis-
parue, marieur subtil de cou-
leurs, au volant de sa vieille Saab
bleue fatiguée : n’est-il pas trop
simplement dandy de l’avoir
­appelé Alain de Freysse ?
Montal s’amuse, bien sûr, mais
on préfère quand s’oublient ses
influences lointaines – l’hyper-
réalisme réactionnaire et farceur
Précis d’inadaptation
Quand Un chat à trois pattes
s’ouvre, on découvre Eva, 30 ans,
­occupée à « enchaîn[er] les activités
dérisoires », tandis que sa mère,
d’un Houellebecq, les songeries Marianne, agonise à l’hôpital, et
parisiennes d’un Modiano –, que son frère l’attend pour dire
quand sa ville et son livre adieu à celle-ci au cours d’une
s’ouvrent à la découverte absolu- « veillée funèbre par anticipation ».
ment singulière de lieux d’élec- De rituels plus ou moins absurdes,
tion, pour dessiner l’espace, confi- bricolés pour supporter le réel, il va
guré comme un cerveau, de ce être largement question tout au
qu’on appellera un goût. Ce goût, long du premier roman de Camille
sensible dans l’amour Islert. Son cadre : la nuit après la
pour le béton et les belles Leur chamade, cérémonie d’adieu à Marianne. Eva
phrases d’un monde de Jean-Pierre la passe au chevet de l’agonisante,
d’avant, est à la fois fragile Montal, qui s’est toujours montrée si
et brutal, pas forcément Séguier, froide… La jeune femme traque
évident à partager, dé- « L’indéfinie », dans un album photo les signes que
cliné aussi à travers de 256 p., 20 €, sa mère n’était pas seulement
subtiles références musi- numérique 14 €. « cette statue insensible qui ne pleu-
cales. Mais il est l’affirma- rait jamais », et ne riait guère plus,
tion d’une identité si superbe- tandis qu’affluent les souvenirs. Ce
ment littéraire qu’on lui cède sans qui fait le prix de ce précis d’inadap-
peine. Surtout, on comprend tation au monde est sa drôlerie, sa
dans les derniers chapitres, après rapidité d’écriture et le sens du bur-
qu’ont été révélés d’autres dra- lesque dont il té-
mes et failles dans la vie d’Edwige, moigne, qui s’ac-
que c’est vers le Flaubert de L’Edu- compagne discrète-
cation sentimentale que tend fina- ment d’une pro­-
lement Montal, chez qui les barri- fonde conscience
cades de Mai 68 se substituent du tragique. p
d’une certaine manière aux jour- Raphaëlle Leyris
nées révolutionnaires de 1848, a Un chat à trois
mais où demeure, tout au bout de pattes, de Camille
la fresque, la même désillusion Islert, Grasset, 230 p.,
émue. p 20,90 €, numérique 15 €.

Après la tristesse noire de la saison froide Tout ce qui flotte

Jean-Michel Maulpoix achève sa trilogie du deuil avec « Le Jardin sous la neige »
nombreux textes critiques – d’Henri
­Michaux, passager clandestin (Champ
Vallon, 1984) à Anatomie du poète (Corti,
2020). Et, depuis 1978, plus de trente re-
cueils personnels, oscillant entre poésie
Monique Petillon et prose poétique.
Une rupture s’est produite pour Jean-
Michel Maulpoix (né en 1952) avec la
mort de ses parents. Une césure, vio-
lente comme un coup d’aile, est à l’ori-
gine de L’Hirondelle rouge (2017), très
émouvant livre de deuil, au titre et aux
couleurs intenses inspirées par un ta-
r­ eprise de souffle soudaine dans la lu-
mière du soleil. (…) La couleur de l’encre
pourtant ne change pas ; il y reste
­toujours autant de nuit. Mais la douleur
s’est allégée, à force de se dire et de se dire
encore. »
Tout cela dans une « langue d’hiver »
Tout coule dans ce premier roman.
L’eau noire du lac, le mauvais vin, le
sang entre les jambes des femmes,
la lave des catastrophes imminen-
tes. Tout coule, sauf la narratrice.
Son monde prend l’eau : son clown
de père est mort dans un accident,
sa mère disparaît. La jeune fille s’en-
fonce, mais ne sombre pas, résis-
tant au déluge en se cramponnant à
une branche : le langage. Il lui per-

L
a Voix d’Orphée était, en 1989, le
titre d’un essai critique de Jean-
Michel Maulpoix, réédité sous le
titre Du lyrisme (Corti, 2000).
Elle est à nouveau convoquée dans son
dernier recueil : « Pour y voir plus clair
dans la nuit, il faudrait descendre,
comme l’autre, le premier poète, le chan-
teur armé de sa lyre, descendre une fois,
une seule, avec les mots, jusque chez les
morts », écrit-il dans Le Jardin sous la
neige, dernier volume d’une trilogie
hantée par l’angoisse de la disparition,
que même la voix d’Orphée ne saurait
conjurer. Récompensée par le Goncourt
de la poésie à la parution du recueil Rue
des fleurs (Mercure de France, 2022),
l’œuvre de Maulpoix, tout entière
aimantée par la poésie, comporte de
Le désir de l’ailleurs
Des livres, d’Une histoire de bleu (1992)
à L’Instinct de ciel (Mercure de France,
2000), souvent lumineux. « A huit ans de
distance, notait le poète Antoine Emaz,
les deux titres se font écho dans leur ques-
tionnement du bleu, du blues, face à l’im-
mense de la mer ou du ciel. » Une œuvre
pleine d’allant, portée par le désir de
l’ailleurs, où la mélancolie a pourtant sa
part. Ainsi, dans Adieux au poème (Corti,
2005), on trouvait déjà ce portrait :
« Poète : celui que rien ni personne ne peut
consoler de mourir et que la connaissance
de la disparition conduit à s’emparer fié-
vreusement du langage pour y garder mé-
moire de ce qui s’efface, aussi bien que
pour y filer à tombeau ouvert sur les rou-
tes du temps. »
bleau de Miro, Hirondelle Amour (1934).
Ce splendide tombeau poétique présen-
tait en miroir neuf sections, composées
chacune de neuf courtes proses. En leur
centre, Cœur noir, une citation de
­Rainer Maria Rilke.
L’attente de la « reverdie »
Précédé par Le Jour venu (2020), Le Jar-
din sous la neige clôt aujourd’hui cette
trilogie endeuillée. Sa structure est
identique à celle de L’Hirondelle rouge :
quatre-vingt-une courtes proses retra-
cent un « cheminement ». Après la noire
tristesse de la saison froide s’esquisse
l’attente du renouveau que, dans la poé-
sie lyrique du Moyen Age, l’on appelait
une« reverdie ». Ce n’est plus « l’empor-
tement » d’antan : « Inespérée, cette
faite pour la tristesse, résignée à parler met de mettre des mots sur tout ce
bas. Car, selon Jean-Michel Maulpoix, la qui flotte. Et d’allumer quelques in-
langue aussi a ses « saisons ». Cepen- cendies. « De rage et de honte aussi
dant, la neige consolatrice ranime l’en- souvent je brûle », écrit Sara Bourre,
fance lointaine, se mêle à l’écoute d’un dont le récit est né dans le cadre du
prélude de Debussy, Des pas sur la neige master de création littéraire de Pa-
(1910), et à la contemplation des toiles ris-VIII. Sa prose liquide, parfois ré-
de peintres impressionnistes – Sisley, pétitive comme la succession des
Monet, qui aimaient représenter des vagues avant la tem-
jardins enneigés. Le poète y voit, pour pête, manque encore
l’écriture aussi, « la promesse d’un prin- un peu de relief, et
temps que la blancheur protège ». l’histoire, de tempo.
Comme une germination secrète de Mais une nouvelle
graines, et l’espoir de plantes vivaces. p voix, indiscutable-
ment, est née. p De. C.
Le Jardin sous la neige, a Maman, la nuit,
de Jean-Michel Maulpoix, de Sara Bourre,
Mercure de France, Notabilia, 200 p., 19,50 €,
128 p., 16 €, numérique 12 €. numérique 14 €.
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Critiques | Littérature | 5
Grâce à sa double vie, le protagoniste du « Temps Bettina Wohlfarth est elle aussi un peu
artiste. Pour faire alterner ses fils narra-
tifs – les cahiers du faussaire d’une part,
des faussaires » observe de près le trafic d’œuvres l’enquête de sa fille d’autre part –, elle
joue de la brosse et du pinceau. Esquis-
d’art opéré par le pouvoir nazi. Un premier roman sant ici, à gros traits, le Paris bohème du
Bateau-Lavoir et de Montparnasse. Sou-
saisissant de virtuosité lignant là, avec une finesse hors pair, la
psychologie complexe de son protago-
niste. A son tour, elle entrelarde le vrai

Bettina Wohlfarth
joue sur les faux tableaux
royal, ni les attentes que sa famille bour-
geoise fait peser sur lui. Pour échapper à
ce fardeau et se glisser dans la peau d’un
autre – la duplicité, déjà ! –, l’enfant s’in-
vente un avatar, Isidor, auquel il « délè-
gue » notamment sa passion de tou-
Florence Noiville jours : la peinture. Car, sous ses dehors
rangés, Viktor-Isidor ne vit en effet que
de faux, incrustant dans la toile de sa fic-
tion quelques personnages réels qui
viennent la pimenter. Ainsi de mar-
chands corrompus comme Hans Wen-
dland ou Gustav Rochlitz. Ou de Rose
Valland, une attachée de conservation
qui travaillait au Musée du Jeu de
paume, transformé alors en centre de tri
des œuvres volées. Consignant secrète-
ment des informations-clés, Rose Val-
land permettra de retrouver nombre de
tableaux après la guerre.
Jouer sur deux tableaux. Jamais
­expression courante ne se sera mieux
appliquée à un livre. Chez Bettina
­Wohlfarth, tout marche en double. Tout
se ­répond. Pas seulement le cou-
ple Viktor-Isidor ou le couple Le Temps des
Une amitié à l’ombre
du verger
Ne pas se fier au titre de ce roman qui
évoque une atmosphère vieillotte et
régionaliste. Ce récit plein de tensions
met en scène deux femmes d’âges diffé-
rents que le hasard conduit à se rencon-
trer. Sally est une adolescente en colère
qui a fugué et qui tombe sur Liss, une
agri­cultrice d’une quarantaine d’années
menant seule son exploitation. Liss pro-
pose à Sally de s’installer chez elle, dans
une ferme à l’écart du village qui pos-
sède un vieux verger – d’où le titre. Len-
tement, une amitié se développe entre

B
ienvenue dans la fabrique du
faux. Sa confection, ses secrets,
son négoce… Ce sont en effet la
naissance et le destin d’un
grand peintre faussaire que met ici en
scène la journaliste allemande Bettina
Wohlfarth, installée en France et spécia-
liste du marché de l’art. A la racine de ce
saisissant récit – paru en Allemagne
en 2019 et sacré meilleur premier ro-
man au festival de Chambéry l’année
De copiste talentueux,
Isidor devient peu à peu
un authentique faussaire.
Quant à Viktor, il mène
sous l’Occupation l’existence
d’un officier allemand à Paris
suivante –, une idée simple : l’escroc est
souvent lui-même un artiste talen-
tueux, un véritable passionné, mais
Dieu sait où peut le conduire ce feu inté-
rieur si les circonstances et l’histoire
s’en mêlent…
C’est ce que le protagoniste, un certain
Viktor Wagfall, apprend à ses dépens.
Pauvre garçon que ce Viktor, dont le
­véritable prénom est en réalité Viktor
pour l’art. « Les parfums de papier, d’ar-
doise, de craie, de fusain » l’enivrent. Les
pigments le transportent vers « les pro-
fondeurs de son moi ». Dès qu’il tombe
sur une nouvelle image, il l’étudie, l’ana-
lyse, la recopie avec ivresse. Et la signe :
Isidor Schweig.
Deux générations face à face
Avance rapide… A Paris, peu avant la
seconde guerre mondiale, Isidor fré-
quente Pablo Picasso et Pierre Bonnard.
Il perfectionne son art au point de
­contrefaire les maîtres français du
XIXe siècle. Livrées à un galeriste et pré-
sentées, au besoin, comme des origi-
naux, ses toiles s’écoulent sans diffi-
culté. De copiste talentueux, Isidor
­devient peu à peu un authentique
­faussaire. Quant à Viktor, il mène sous
l’Occupation l’existence d’un officier
­allemand à Paris. Et c’est cette double
vie qui permet à Viktor-Isidor d’obser-
ver de l’intérieur le trafic d’œuvres d’art
(vraies et fausses) orchestré par le pou-
voir nazi, de même que la spoliation
systématique des collections apparte-
nant aux juifs.
Avance rapide encore… Lorsque, des
­années plus tard, la fille de Viktor, Karo-
lin, découvre le pot aux roses dans les
carnets de son père, elle se lance sur les
authentique-falsifié. Mais aussi faussaires
celui qui lie le faussaire et le mar- (Wagfalls Erbe),
chand – le premier ne pouvant de Bettina Wohlfarth,
exister si le second ne tire pas de traduit de l’allemand
ses « talents » au moins autant par Elisabeth Landes,
de profit que lui. Bettina Wohl- Liana Levi,
farth s’amuse aussi à mettre 384 p., 23 €,
deux générations face à face, numérique 18 €.
de part et d’autre d’un fossé
­d’incompréhension.
On lit avec avidité et plaisir ce récit
fluide, astucieusement construit. En le
refermant, on ne peut que s’interroger
sur sa portée symbolique. Et si Viktor-
Isidor était plus qu’un escroc dans le do-
maine de l’art ? Si son personnage était
emblématique de toute une génération
d’Allemands ? Celle qui, après la guerre,
afin de minimiser son rôle dans le fonc-
tionnement du régime nazi, a patiem-
ment retouché, enjolivé ou falsifié le ta-
bleau de l’histoire. Bienvenue dans la fa-
brique du faux, nous dit Bettina
Wohlfarth. Bienvenue, aussi, chez tous
les faussaires de leur propre existence. p
ces deux femmes solitaires et blessées.
Mais une amitié si fragile qu’elle me-
nace toujours de se briser sur la cara-
pace dont chacune s’entoure.
Ewald Arenz est né en 1965 à Nurem-
berg. Le Parfum des poires anciennes
est son neuvième roman, mais le pre-
mier traduit en français. Souvent, chez
Arenz, les récits soulignent la difficulté
de communication entre les êtres. C’est
aussi le cas dans celui-ci. Si la facture
est classique, le style a de quoi séduire
par sa précision, sa retenue et la jus-
tesse des dialogues. Roman d’éduca-
tion cher à la tradition allemande de-
puis Goethe – et que l’on appelle main-
tenant coming of age –, le texte sait
adapter le genre à la modernité. Un lu-
mineux éloge de la différence doublé
d’une ode à la nature. p
Pierre Deshusses
a Le Parfum des poires anciennes
(Alte Sorten), d’Ewald Arenz,
traduit de l’allemand par Dominique Autrand,
Albin Michel, 320 p., 21,90 €, numérique 15 €.

Vous n’avez pas envie que

Emanuel et qui, dans les années 1920- traces de Viktor-Isidor avec des senti-
1930, ne supporte ni ce patronyme ments plus qu’ambivalents.

Au Mexique, la solidarité la réalité rattrape cette fiction.

féminine à bras-le-corps
Sylvia Aguilar Zéleny entretisse les destins de trois femmes
frappées par les épreuves de part et d’autre du Rio Grande

Aguilar Zéleny explore avec tact Mais le livre convainc surtout

les inégalités entre ces femmes,
toutes natives du Mexique, selon
qu’elles vivent d’un côté ou de
l’autre de la frontière. Par manque
Ariane Singer de soutien financier, Alicia a dû
quitter l’école et s’est enfoncée
par sa peinture des liens de soli-
darité qui se tissent entre les indi-
vidus frappés par les épreuves.
Reyna, rejetée par les siens car
homosexuelle, est devenue, bien
plus qu’une maquerelle, une

L
a poubelle : un concentré
parfait des splendeurs et
des misères du monde
contemporain, pour la
Mexicaine Sylvia Aguilar Zéleny.
Situé à Ciudad Juarez, ville fron-
tière entre le Mexique et les
Etats-Unis, son premier roman
plonge dans l’immense dé-
charge à ciel ouvert qui fait
sa « réputation ». Une poignée
de protagonistes y vivent ou la
côtoient. Alicia, une toute jeune
fille, s’y est installée, seule, de-
puis que sa mère adoptive et son
nouveau compagnon l’ont aban-
donnée. Elle y survit en récupé-
rant et en vendant ce qu’elle
peut. Griselda, une femme mé-
decin d’El Paso, de l’autre côté du
Rio Grande, au Texas, y mène un
travail de recherche visant à
mieux comprendre les « enjeux
de santé publique et environne-
mentaux ». Enfin Reyna, née
homme sous le nom de Ray-
mundo, dirige et loge, non loin
de là, une petite bande de prosti-
tuées transsexuelles. Trois des-
tins féminins, donc, qui se croi-
sent et interagissent, sans savoir
ce qui les unit – et que le lecteur,
lui, finira par découvrir.
dans le dénuement, tandis que
Griselda, adoptée par sa tante à la
mort de ses parents, a pu bénéfi-
cier, à tout juste quelques kilo­-
mètres de là, au Texas, d’une for-
mation universitaire solide et du
confort d’un foyer. Quant à Reyna,
si elle a trouvé un emploi bien
payé aux Etats-Unis, où elle avait
émigré, elle a dû se prostituer, de
retour au Mexique, pour pouvoir
subsister en tant que femme.
Rage de survivre
En faisant alterner ces trois
­témoignages sous la forme de
monologues ou de dialogues, le
roman donne une voix vibrante
à leurs histoires. Tristes, dures,
mais traitées sans catastro-
phisme, elles font jaillir toutes
sortes de sentiments : culpabilité
pour Griselda, la plus chan-
ceuse ; rage de survivre pour
­Alicia, la plus jeune ; humour du
désespoir et autodérision pour
Reyna, la prostituée. Variant
­également les formes d’écriture
– tantôt introspective, tantôt
nerveuse ou truculente –, Sylvia
Aguilar Zéleny donne joliment
corps à ces femmes, à travers
leurs failles et leurs espoirs.
mère protectrice pour les filles
qui travaillent sous son autorité.
Une qualité qu’elle mettra à profit
lorsque la jeune Alicia, expulsée
de la décharge, ne saura plus vers
qui se tourner. Quant à Griselda, la
doctoresse, c’est en allant vivre
chez sa tante, Meyla, frappée
d’une maladie neurodégénéra-
tive, qu’elle lui rendra le soutien
que celle-ci lui avait apporté après
la mort de ses parents. Si le terme
n’était pas si galvaudé, on serait
tenté de parler de sororité à pro-
pos de ces femmes fragilisées par
tous les dangers qui les entourent
– violence des narcos, féminici-
des, précarité, maladie –, et qui
s’appuient les unes sur les autres.
Mais c’est d’autre chose qu’il
s’agit : un sens aigu de la respon-
sabilité et de la probité. Autant de
qualités que ce roman, attachant « Une grande « Passionnant. » « Une dystopie
sans excès de bons sentiments, re- réussite. » Antoine Leiris, vraisemblable
met délicatement à l’honneur. p France Culture
Olivia de Lamberterie, et caustique. »
Poubelle Télématin Denis Cosnard,
(Basura), Le Monde des livres
de Sylvia Aguilar Zéleny,
traduit de l’espagnol (Mexique)
par Julia Chardavoine,
Le Bruit du monde,
250 p., 22 €, numérique 15 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
­Vendredi 16­ juin 2023

En quête d’humour Les amours dévorantes

« Je t’aime un peu, beaucoup, passion-
nément, à la folie… » Que veut dire
« aimer à la folie » ? Jusqu’à en perdre
Passionné par le rire, Raphaël Meltz réfléchit à un roman sur le sujet depuis 2018. la raison, répond Google. Parfois
même la vie, ajoute Hoai Huong
Plus sombre que prévu, « Toutes les personnes » n’en est pas moins réussi Nguyen. Tirant sur le roman gothi-
que, Tendres ténèbres en est une belle
illustration. Dans les méandres d’une
prose poétique se déploie « la mécani-
que infernale » des passions destruc-
trices, où tendresse et cruauté valsent
sur des airs de piano. A 18 ans, Michel
s’éprend d’Annabel, de cette fascina-
tion exaltée que l’on voue aux idoles.
Raphaëlle Leyris Mais le conte de fées ne dure. Surgis-
sant des falaises, les créatures mythi-

A
la fin de Toutes les per- ques de la lande peupleront les cau-
sonnes, Raphaël Meltz a chemars du héros avant de s’inviter
indiqué quatre dates dans la réalité. Dans ce livre d’une
correspondant aux grande délicatesse, les références mu-
trois périodes de travail sur le ma- sicales, poétiques et fantastiques
nuscrit : « Décembre 2020/octo- créent un univers onirique, où Eros et
bre 2021-février 2022/octo- Thanatos se heurtent avec fracas pour
bre 2022. » Les auteurs achevant esquisser l’histoire de ces amours dé-
ainsi leur livre sont rarement si vorantes et incompré-
précis. C’est cette manière dé- hensibles, qui vous
taillée et peu commune de procé- prennent le cœur
der qui nous a donné envie de l’in- sans vous le rendre
terroger sur le cheminement de – ou alors en pièces
son sixième roman, très réussi, détachées. p
centré sur trois personnages Manon Thouvard
ayant mis l’humour au cœur de a Tendres ténèbres,
leur vie. d’Hoai Huong Nguyen,
A Marseille, où il vit et où Viviane Hamy, 192 p., 19 €,
« Le Monde des livres » le joint par numérique 14 €.
téléphone, l’écrivain se replonge
dans le cahier qu’il tient sur ses
« enjeux d’écriture et commentai-
res des projets en cours ». Cela Gorki, une leçon de vie
l’amène à remonter deux ans
avant les dates qui figurent Dernier volet de la trilogie autobio-
aujourd’hui dans son livre. « A graphique de Maxime Gorki – de son
l’été 2018, après avoir fini Jeu nou- vrai nom Alexeï Pechkov (1868-
veau [Le Tripode, 2018], je note Roberto Schmidt/AFP Creative/Photononstop 1936) –, Mes universités (1923) est
une série d’idées. L’une évoque avant tout un roman d’apprentissage,
la question des générations et du mais c’est aussi une remarquable
cinéma, ça deviendra 24 fois la vé- peinture de la Russie des années
rité [Le Tripode, 2021]. Une autre En avançant de quelques pages deux ». Il stabilise son idée d’une 1880-1890. Une peinture unique, car
indique simplement “humour”. » A
ce moment-là, se souvient-il, il n’a
dans son carnet, Raphaël Meltz ar-
rive à l’automne 2018 et à une poi-
structure au « je, tu, il », note que
le projet l’« excite énormé-
Extrait faite « d’en bas » par un écrivain auto-
didacte issu des bas-fonds. Un
aucune vision précise de ce dont il gnée de phrases dans lesquelles ment »… Mais, quand arrive homme qui a grandi dans l’ignorance
pourrait s’agir, mais il sait que, surgit l’idée d’un personnage le confinement du printemps, « Tu es une sociologue spécialisée et la misère, et qui est devenu le por-
sans qu’il nourrisse de goût parti- d’humoriste à succès « qui, enta- il se « bloque » et passe à tout dans le rire. Sociologue n’est pas te-voix d’un peuple « composé de
culier pour les comiques, la ques- mant une histoire d’amour, s’inter- autre chose – en l’occurrence, vraiment le bon terme, mais tu l’as chiens attachés à la chaîne ». Ce ta-
tion du rire l’a « toujours pas- roge sur son besoin de faire rire ». A l’homme aux sujets d’intérêt choisi comme pis-aller. Historienne bleau empathique n’a pourtant rien
sionné », plus encore, peut-être, quoi s’ajoute la possibilité d’écrire ­assurément variés tourne son at- du rire ? Spécialiste du rire ? Tout est de misérabiliste. Rien d’idéologique
depuis qu’un de ses amis a eu en trois parties, « l’une au je, tention vers l’astrophysique. oxymore pour qui fait de la recher- non plus. C’est une « tranche de vie »,
pour métier d’inventer les bla- l’autre au tu, la troisième au il », Ce n’est qu’en décembre 2020, la che sur l’humour. au sens le plus exact du terme. Et
gues du magazine Astrapi, destiné mais toutes centrées sur le même première date indiquée dans Tou- Combien de colloques d’un ennui quelle vie ! Pour subvenir à ses be-
aux 7-11 ans. « Selon lui, les enfants homme. tes les personnes, qu’il rouvre son confondant as-tu fréquentés sur ce soins, le héros travaille tour à tour
n’ont pas de mal à rire seuls, c’est Pendant des mois, Raphaël fichier et passe quelques semai- thème ; combien de neurobiologistes comme débardeur, veilleur de nuit,
pour cela que les livres jeunesse Meltz n’y revient pas, tout oc- nes à prendre des notes, détailler sinistres ont pris la parole sur ce su- charpentier – ce sont là ses véritables
sont souvent drôles, alors que les cupé par 24 fois la vérité. Une fois les caractéristiques de ses person- jet ; combien d’analyses étrangement « universités ». Loin du réalisme socia-
adultes ont besoin de se réunir celui-ci terminé, début 2020, il nages… Il lit sur le sujet, furète « du rigides as-tu lues sur cette notion. liste auquel on associe souvent le
pour rire, et la solitude associée à ouvre un fichier, dans lequel côté de l’histoire, de la neurobiolo- Combien de milliers de fois as-tu nom de Gorki, ce livre
la lecture n’y est pas tellement pro- il précise qu’en plus de son hu- gie et de la psychiatrie ». Puis s’ar- écrit le mot rire, le mot humour, est une leçon de cou-
pice. » Outre les conversations moriste contemporain il y en rête de nouveau. sans, évidemment, ni rire ni faire rire. rage et d’endurance. p
avec son ami, il mentionne la lec- aura un vivant dans le passé, et Après la parution de 24 fois la Tu as écrit quatre-vingt-neuf arti- Elena Balzamo
ture d’un « gros ouvrage sérieux », qu’une femme universitaire, vérité, sorti en août 2021, il s’y re- cles dans des revues universitaires a Mes universités
La Civilisation du rire, d’Alain souvenir de la lecture d’Alain met. « A ce moment-là, je me dis à comité de lecture, et cinq livres, (Moï ouniversitety),
Vaillant (CNRS Editions, 2016). Vaillant, « fera le lien entre les que cette histoire de comiques va sans compter un “Que sais-je ?”, de Maxime Gorki, traduit
être mon prochain roman, et qu’il celui qui fait autorité depuis du russe par Dumesnil
faut y travailler pour de bon. » S’il quinze ans sur le sujet. » de Gramont, préface
continue de nourrir sa réflexion de Dominique Fernandez,
Se dresser contre le monde de lectures diverses, notamment Toutes les personnes, page 40 Bartillat, 320 p., 22 €.
d’articles et d’archives au sujet
Les romans Ainsi, Maxence est un comique d’humoristes, il n’en interroge
de Raphaël reconnu (qui proclame : « Je dois pas directement : « En tant
Meltz se accepter de me dresser contre qu’écrivain, je trouve la matéria- porte en quelque sorte la trace. Avant la réunification
­confrontent le monde pour l’aider »), comme lité des gens envahissante, j’ai Est-ce pour que son « désir de maî-
à une même le fut autrefois Michel, qu’il ré- peur de me faire absorber et de ne trise » garde une forme de prise Gloire soit rendue aux maisons d’édi-
question : vère. Et Marcia, la femme qui est plus me sentir libre. » malgré les rebuffades ­du roman ? tion dites petites mais grandes par
comment faire aujourd’hui l’amoureuse de l’un Pendant quatre mois, l’écriture Raphaël Meltz soumet celui-ci à leur hardiesse et la confiance qu’elles
face au réel ? après avoir été celle de l’autre, l’occupe entièrement, qui le des contraintes formelles : il ne font aux lecteurs. C’est le cas des édi-
Chacun explore une voie pour est une spécialiste universitaire plonge dans « un état d’énergie très l’écrit pas seulement au « je, tu, il », tions L’Extrême contemporain, qui
le supporter : les personnages du rire, qui a rencontré les trouble » : ses héros sortent du ca- mais à « toutes les personnes », publient le premier recueil de poè-
d’Urbs (Le Tripode, 2013) deux hommes dans le cadre dre qu’il leur avait fixé, se dévelop- comme l’indique le titre, soit six mes de Barbara Köhler, Roulette alle-
fomentaient une sédition. de son travail. (« j’ai eu du mal avec le chapitre du mande, dans l’excellente traduction
Jeu nouveau (Le Tripode, 2018) Ces six chapitres, écrits, Le romancier n’interroge “vous” »), et il s’essaye à diversifier de Laurent Cassagnau, après avoir pu-
proposait une manière ludi- chacun, à un pronom personnel les temps (présent, passé com- blié Blue Box, son deuxième recueil,
que de commémorer un passé (je, tu, il, nous, vous, ils), racon- pas d’humoriste posé, passé simple, futur). en 2022. Née à Karl-Marx-Stadt (deve-
tragique. Dans 24 fois la vérité tent leur parcours, les raisons directement : « En tant En février 2022, il achève le ma- nue Chemnitz après la réunification),
(Le Tripode, 2021), il s’agissait qui les ont menés où ils sont, nuscrit, et l’envoie à Stock, qui l’ac- Barbara Köhler (1959-2021) a écrit ces
de métaboliser les faits en raniment l’histoire de Marcia
qu’écrivain, je trouve cepte. C’est à Mélie Chen qu’il re- textes dans les cinq années précédant
les fixant par des images. et Michel tandis que se noue la matérialité des gens vient de travailler avec Raphaël la chute du Mur. On y ressent l’ambi-
Les protagonistes de Toutes celle avec Maxence. A n’en pas envahissante, j’ai peur Meltz sur ce roman qui l’a « boule- valence de son attachement à un
les personnes en passent par douter, Toutes les personnes, versée ». Ils s’y attellent à pays divisé – « Je persévère dans le
l’humour. ­traversé par des fantômes, a
de me faire absorber » l’automne. L’éditrice se souvient pays et je lui suis infidèle » – tout
quelque chose de douloureux et notamment d’avoir suggéré à comme l’entière douleur du passé
de noir. Mais ce roman des voix, l’auteur de reprendre la première – « le sol sanglant de l’Histoire alle-
ENVIE D’ÊTRE PUBLIÉ ? qui happe par son oralité très pent comme malgré l’auteur ; lui partie pour faciliter l’accès au « je » mande ». Mais il est aussi question,
travaillée, vivace, fait le pari de qui aime tant « saturer » ses ro- qui s’exprime. Raphaël Meltz sou- dans ces poèmes en vers et en prose,
LES
tendre vers la lumière, avec son mans d’informations assiste au ligne qu’elle l’a amené, « à raison », de rencontres aux angles miroitants
dernier chapitre écrit au futur, « refus » par le texte de ce « substrat à mettre de la chair entre « le cer- portées par une syn-
qui imagine la possibilité, pour théorique, analytique et techni- veau des personnages et le lecteur ». taxe qui ne connaît
ses personnages, de faire la paix que » à propos de l’humour qu’il Avant de raccrocher, on lui de- pas de frontière. p
RECHERCHENT DE avec leurs spectres, et de pensait dispenser à travers le per- mande pourquoi il a indiqué si pré- Pierre Deshusses
NOUVEAUX AUTEURS se trouver une place dans sonnage de Marcia – « ça donnait cisément les ­périodes d’écriture de a Roulette allemande
le monde. p R. L. des passages trop artificiels ». Toutes les personnes. Goût de l’ar- (Deutsches Roulette),
COLLECTIONS SPÉCIALISÉES Il vit « une sorte de conflit » avec chive ? « Il y a sans doute de ça. Et de Barbara Köhler,
HISTOIRE-ESSAIS-POÉSIE Toutes les personnes, ce livre, qu’il avait imaginé drôle et puis l’envie d’adresser une sorte de traduit de l’allemand
JEUNESSE- TÉMOIGNAGES
de Raphaël Meltz, qui s’avère sombre, traitant moins salut final. » Sans compter, peut- par Laurent Cassagnau,
WWW.EDITIONS-AMALTHEE.COM
TÉL. 02 40 75 60 78
Stock, 162 p., 18,50 €, du rire que de la dépression. De être, celle d’avoir le dernier mot sur L’Extrême contemporain,
numérique 13 €. cette lutte, la brièveté du texte un texte qui l’a malmené. p 98 p., 14 €.
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­Vendredi 16­ juin 2023
Critiques | Essais | 7
L’historien Pierre Savy livre une fine analyse des différents régimes Faire sentinelle avec Lévy-Bruhl
Le philosophe, sociologue et ethnologue Lucien Lévy-Bruhl
italiens de la Renaissance au prisme de leur « politique juive » (1857-1939) est une figure intellectuelle majeure de la France
sous la IIIe République. Frédéric Keck retrace ici son parcours,

Etre juif dans l’Italie des princes

en suivant la ligne d’une biographie intellectuelle problémati-
sée de façon singulière. Comment l’auteur de L’Ame primitive
(1927) peut-il nous aider à nous « préparer à des événements
imprévisibles dans un monde perturbé par un siècle d’exploita-
tion et de destruction » ?
Soutien de Dreyfus dans l’affaire qui annonçait les ravages
de l’antisémitisme au XXe siècle, ami intime de Jaurès, avec
qui il partageait l’espoir du progrès social, témoin du cata-
clysme de la première guerre mondiale et de la violence colo-
niale, Lévy-Bruhl rendrait en effet pensable, selon l’auteur,
une forme de « vigilance » dont notre époque a besoin.
Dans ses travaux sur la « mentalité primitive », l’ethnologue
soulignait le principe de « participation » qui règle les relations
entre les êtres et les choses dans les sociétés sans écriture.
Marie Dejoux Associé au rationalisme scientifique et à un cer-
tain idéal social, ce principe aurait un rôle à jouer

L
es Etats princiers furent-ils plus
favorables aux minorités que les
républiques ? Telle est la question
qu’explore le nouveau livre de
l’historien Pierre Savy, Les Princes et les
juifs dans l’Italie de la Renaissance. Au
XIVe siècle, alors que les républiques de
Venise, Gênes ou Florence refusaient de
tendre la main aux juifs expulsés par les
monarchies occidentales (Angleterre,
France, Saint-Empire romain germani-
que…), les princes d’Italie du Nord,
comme les ducs de Milan ou les Este de
Ferrare, établirent en effet avec eux
des condotte (des contrats d’installation)
largement favorables.
Encore faut-il comprendre quelle était
alors la situation politique italienne. Pro-
fitant de la lutte entre le pape et l’empe-
reur, les villes s’étaient émancipées, don-
nant naissance à des communes qui joui-
rent d’une autonomie politique incon-
nue ailleurs. Puis de plus grosses entités
territoriales, républiques d’une part,
principautés de l’autre, en prirent le con-
trôle, sans les faire disparaître.
Les princes qui accueillaient les juifs
n’étaient pas des rois, mais de grands sei-
gneurs entretenant, comme eux, de
somptueuses cours. Quant aux républi-
ques, elles n’avaient que peu de chose à
voir avec nos équivalents démocratiques,
étant oligarchiques, dominées par une
Une femme tend le pain à un juif. « Le Miracle de l’hostie » (1467-1469), de Paolo Uccello. Palazzo Ducale Urbino/Aurimages
sence de sacre le dispense d’être christia-
nissimus (« très chrétien »), c’est-à-dire le
défenseur naturel de l’Eglise. Les juifs ne
sont pas, pour lui, un corps religieux
étranger qu’il convient d’expulser,
comme c’était le cas pour les royautés oc-
cidentales du temps. A l’instar des rois,
cependant, les princes ont des sujets, qui
ont des statuts très divers.
souvent les juifs, mais moins par philosé-
mitisme que par souci de défendre l’ordre
public, dont il est le garant – par souci de sa
propre puissance, en somme.
La « politique juive » des princes, précisé-
ment parce qu’elle est une politique, est au
demeurant changeante. Si le prince re-
naissant a pu compter des juifs parmi ses
familiers, cette faveur pouvait
pour équiper intellectuellement les « sentinelles »
de notre temps. Il reste à décrire concrètement, par
exemple face aux risques liés à la crise écologique,
les formes théoriques et politiques contemporai-
nes de cette vigilance lévy-bruhlienne. p
David Zerbib
a Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences
de la vigilance, de Frédéric Keck, PUF, « Sciences dans la
cité », 286 p., 17 €, numérique 14 €.
Du sensible à l’intelligible en islam
Présentation, édition et traduction annotée de l’Epître sur
l’imaginal, du philosophe iranien chiite du XVIIe siècle Qutb
Al-Din Ashkevari, resté inédit jusqu’à ce jour, Le Guide du
monde imaginal offre les éléments pour comprendre la pen-
sée complexe de cet auteur, qui chercha à élaborer une syn-
thèse de trois courants majeurs en islam : le chiisme imamite,
le soufisme spéculatif et la philosophie hellénistique. Comme
l’explique Mathieu Terrier dans sa longue introduction, la re-
connaissance d’un « monde imaginal », intermédiaire entre le
monde sensible et le monde intelligible, caractérise la pensée
de nombreux philosophes et mystiques islamiques. Il s’agit
d’un monde fait d’images qui ne sont pas l’équivalent des Idées
dont Platon peuple le monde intelligible. L’Occident aban-
donne définitivement cette doctrine et lui substitue, à partir
du XVIIe siècle, une conception des images
fondée sur la subjectivité. Un traité important,
qui permet de mieux comprendre une doctrine
centrale de la philosophie de la connaissance en
terre d’islam. p Meryem Sebti
a Le Guide du monde imaginal. Présentation,

Les princes n’étaient pas
des rois, mais de grands
seigneurs entretenant
de somptueuses cours
élite urbaine, financière et marchande. Il
en allait de même des communes, diri-
gées par de riches citoyens, qui du reste
purent craindre la concurrence des ban-
ques de prêt juives installées en leur sein
par le prince. « Pour aller vite, qui dit ré-
gime oligarchique dit milieu d’affaires, qui
dit seigneur dit cour et, donc, dit grand be-
soin d’argent », d’où l’attitude défiante ou
bienveillante des uns et des autres, ré-
sume Pierre Savy.
Mais l’originalité de son livre est d’aller
plus loin que cette lecture économique et
de livrer une analyse interne très fine des
différents régimes médiévaux. Le prince
italien n’est pas un roi, on l’a vu, et l’ab-
Or ce sont précisément ces singulari-
tés qui placent le prince en position de
supériorité, puisque c’est lui qui dis-
pense les privilèges obtenus par chacun.
Les juifs bénéficient ainsi d’une « margi-
nalité intégratrice », quand les particula-
rismes contrarient au contraire l’égalité
(théorique) du corps social promue par
les républiques et les communes. Pire,
dans ces dernières, les juifs, parfois instal-
lés par le prince contre le gré des édiles, en
viennent à être perçus comme ses repré-
sentants. Faute de pouvoir s’en prendre à
lui, on s’en prend à eux, plus fragiles.
Pour Pierre Savy, être juif dans l’Italie de
la Renaissance, c’est vivre dans l’« incerti-
tude ». Si l’utilité économique des juifs est
reconnue par la population, celle-ci, par-
fois chauffée à blanc par les prédicateurs
dominicains ou franciscains, caillasse
couramment leurs maisons le Vendredi
saint, voire massacre des familles entières
quand circulent des rumeurs de meurtres
rituels. Le prince, dans ces cas, protège
tourner. L’équilibre interne de Les Princes et les
la principauté put exiger, aussi, juifs dans l’Italie
de spectaculaires revirements, de la Renaissance,
comme l’expérimenta le juif de Pierre Savy,
Daniele da Norsa, qui obtint du PUF, « Le nœud
marquis de Mantoue d’effacer gordien »,
une image de la Vierge de la fa- 300 p., 28 €,
çade de sa maison, que ce der- numérique 22 €.
nier, à la suite de la protestation
de la commune, finit par raser et par rem-
placer par une église.
Le ciel s’obscurcit enfin durablement
pour les juifs d’Italie quand l’expulsion de
leurs coreligionnaires espagnols et portu-
gais fit affluer à la fin du XVe siècle des mil-
liers de réfugiés. Républiques et princes
optèrent cette fois pour une solution com-
mune : le ghetto, qui mit fin à la liberté des
juifs italiens. Il est vrai qu’il assura égale-
ment leur présence continue, exception-
nelle en Europe, jusqu’à la seconde guerre
mondiale. L’Italie y gagna une étymologie
hébraïque fantaisiste, mais parlante : « l’I-
tal-Yah » ou « l’île de la rosée de Dieu ». p
édition et traduction de la « Risala mithaliyya »
(« Epître sur l’imaginal ») de Qutb Al-Din Ashkevari,
de Mathieu Terrier,
Brepols, « Bibliothèque de l’Ecole des hautes études »,
546 p., 90 €.
Connais l’IA toi-même
Invité par Alexandre Gefen à conclure le livre qu’il lui consacre,
ChatGPT répond, avec son optimisme habituel : « La collabora-
tion entre les humains et les machines (…) est une aventure pas-
sionnante et pleine de promesses. » Boniment d’une intelligence
artificielle (IA) programmée pour la bienveillance ? L’humain
du livre, spécialiste de la culture contemporaine, ne pense pas
autre chose. Tout l’intérêt de son enquête tient cependant au
contenu qu’il donne à cette « aventure ». Son point de départ
est pragmatique : de fait, nous recourons de plus en plus aux
machines parlantes. Lui-même ne s’en prive pas, comme en té-
moignent les inserts qui émaillent le texte – points d’érudition
ou jeux générés par l’IA –, et c’est un retour d’expérience mêlé
de conseils qu’il commence par livrer. Mais il n’est pas possible,
montre-t-il aussi, d’apprendre à se servir des IA
sans se poser la question du partage de l’intelli-
gence. Plus, et mieux, nous nous servirons

L’écriture féministe, pour espérer du neuf
La chercheuse Azélie Fayolle rapproche des autrices portant une autre vision du monde
C’est en faisant se répondre
Christine de Pizan (vers 1364-1430)
et Virginie Despentes, les saint-si-
moniennes et Annie Ernaux
qu’elle discerne ce « style féministe
Sophie Benard qui innerve la littérature », à tra-
vers la façon dont la conscience
trouver une troisième voie, entre
l’objectification désirante et
l’aversion misogyne, pour écrire
le corps des femmes, refuser
l’érotisation des violences, impo-
ser des réalités quotidiennes ou
sordides habituellement passées
sont des styles et des esthétiques
élaborés contre la domination
masculine, représentant l’expé-
rience sociale de l’appartenance à
la classe des femmes, qui font le fe-
minist gaze – et le style féministe ».
Puisque « l’histoire des féminis-
d’elles, plus nous découvrirons ce qu’elles sont
incapables d’accomplir, et dès lors ce qui nous
revient en propre. Promesse ancienne, soudain
renouvelée : apprendre à se connaître. p
Florent Georgesco
a Vivre avec ChatGPT. L’intelligence artificielle
aura-t-elle réponse à tout ?, d’Alexandre Gefen,
L’Observatoire, 192 p., 18 €, numérique 13 €.
Derrière l’arbre
Ecosystème global, la forêt n’est pas qu’« une population d’ar-

B
ien que l’histoire litté-
raire et les programmes
scolaires peinent encore
à leur donner toute leur
place, non seulement « des fem-
mes écrivent, et sont (parfois)
lues », mais les lecteurs sont aussi
« en majorité des lectrices ». Ce
n’est pourtant pas à une quelcon-
que écriture féminine que s’inté-
resse Azélie Fayolle, chercheuse
en littérature à l’Université libre
de Bruxelles, dans Des femmes et
du style. Refusant cet essentia-
lisme, l’autrice cherche plutôt à re-
pérer les caractéristiques d’une
« écriture féministe », c’est-à-dire
d’une écriture qui, parfois sans
être directement politique, reste
engagée dans un mouvement
d’émancipation des femmes.
« de l’arbitraire de la domination »
des hommes sur les femmes fa-
çonne leurs textes. Et, des romans
de Monique Wittig (1935-2003) ou
de Marcia Burnier aux textes
théoriques de Christine Delphy ou
d’Audre Lorde (1934-1992), en pas-
sant par la poésie de Miel Pagès, se
dévoile alors ce que l’autrice
nomme le « feminist gaze », ce « re-
gard » ou « point de vue » fémi-
niste qui approfondit le « female
gaze » – ou « regard féminin » –,
théorisé par Iris Brey dans Le Re-
gard féminin. Une révolution à
l’écran (L’Olivier, 2020).
Bien sûr, écrire en féministe,
c’est représenter, désigner, voire
dénoncer, l’oppression patriar-
cale. Mais c’est aussi et surtout
porter une vision du monde,
sous silence, inventer une nou-
velle grammaire de l’érotisme.
Un modèle alternatif
Pour parcourir ces ambitions
dans toute leur ampleur et la
­diversité de leurs mises en œuvre
– du réalisme au fantastique et à
l’horrifique –, Azélie Fayolle prend
notamment appui sur la « théorie
de la fiction-panier » pensée par
Ursula K. Le Guin (1929-2018), qui
se propose de décrire un modèle
alternatif à la fiction sempiternel-
lement organisée autour d’un hé-
ros et du conflit qu’il lui revient de
résoudre. Ou encore sur le travail
historique et linguistique entre-
pris par Eliane Viennot pour pen-
ser une langue française au-delà
de l’« ordre masculin ». Car « ce
mes est une histoire de l’impuis-
sance des femmes », se plonger
dans cette littérature revient à se
confronter à des « cris de femmes
que personne n’écoute ». A la fin
de son parcours, pourtant, Azélie
Fayolle affirme, en écho à l’iné-
puisable inventivité des autrices
qu’elle étudie et aux avancées,
tentatives et expérimentations
qui parcourent leurs textes, l’es-
poir porté par le feminist gaze. Un
espoir grâce auquel, souligne-t-
elle, « les lignes de l’acceptable et
de l’indécence bougent, et notre
regard sur le canon avec lui ». p
Des femmes et du style.
Pour un « feminist gaze »,
d’Azélie Fayolle,
Divergences, 216 p., 16 €.
bres », écrit Stéphanie Thiébault, et le moins qu’on puisse dire
en la lisant est que cette profusion saute aux yeux, comme une
évidence sensible, mais aussi comme un défi. Mousses, bacté-
ries, champignons, fougères, insectes, cervidés, rongeurs,
oiseaux de tout plumage, loups à l’occasion font vivre la « fragile
harmonie » dont la forêt est tout autant le fruit que le vecteur,
tant elle contribue, de manière vitale, à l’harmonie du monde.
Mais nos imaginaires aussi la peuplent, et avec eux nos vies,
mêlées à elle depuis des millénaires, jusqu’aux dévastations qui
aujourd’hui mettent en cause son existence, et la nôtre. C’est
tout cela que rassemble cette somme magnifi-
quement illustrée, qui, en accumulant les savoirs
scientifique, économique, géographique, histori-
que, littéraire, artistique, synthétisés avec clarté
et un grand sens pédagogique, accomplit à mer-
veille son programme : susciter le désir de mieux
« aimer, connaître et reconnaître » les forêts et,
par là, celui de les préserver. p Fl. Go
a La Forêt. Histoire, usages, représentations
et enjeux, de Stéphanie Thiébault,
CNRS Editions, 384 p., 27 €, numérique 19 €.
8 | Chroniques 0123
­Vendredi 16­ juin 2023

Le feuilleton
Tiphaine Samoyault versaire –, censé donner une forme et
une mémoire au moment. Cette tradi- Les yeux
tion a donné naissance à de très nom- dans les poches

Affinités sélectives
La rencontre entre la poésie
­lettrée et le selfie peut paraître aussi
incongrue que celle d’un parapluie et
d’une machine à coudre sur une table de
dissection. Les 5 millions de selfies pos-
tés chaque jour dans le monde sur les
médias sociaux forment un corpus
d’images inépuisable qui ne fait que
s’autoalimenter : à l’opposé, donc, des
modes de diffusion de la poésie contem-
poraine. Pourtant, ce que cherche à cap-
ter le selfie – au-delà du moi qu’il met en
scène –, une circonstance, un moment
minimal de vie, une apparition, une pré-
sence-absence, est aussi ce dont s’oc-
cupe la poésie. Anne Portugal
s&lfies, propose de faire du selfie une
d’Anne Portugal, forme de poème, avec son
P.O.L, 128 p., 17 €, rythme et ses règles typogra-
numérique 12 €. phiques propres : entouré
d’une bordure, sans majus-
cule ni ponctuation, le selfie est un
poème à la fois libre et cadré.
Pour se démarquer de la pratique mé-
diatique et visuelle, Anne Portugal inti-
tule son recueil s&lfies, remplaçant la
voyelle par ce logogramme que l’on ap-
pelle joliment une esperluette, utilisée
par l’écriture médiévale et qui signifie en
occitan « c’est pour le et » – aujourd’hui
plus répandue en anglais (où elle a pour
nom ampersand) qu’en français. Plus
qu’un signe de distinction, l’esperluette
renvoie ici à la compagnie : le sujet se
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Élodie Bouédec
met en scène avec d’autres et célèbre un
moment d’amitié. Plusieurs « selfie[s] de
groupe », dont un à Belle-Ile, font se rap-
procher les corps au risque de les faire
déborder, de ne pas tous les contenir
(« le réel est étroit »). Un « selfie devant
l’étang » laisse apparaître des intrus
dans le cadre, un « selfie de train » inter-
pose une vitre dans le poème et rassem-
ble, en un cliché, la tristesse des sépara-
tions (« si tu pars »). Nombre des cin-
quante-quatre selfies présentés ici
convoquent le prénom de l’ami ou de
l’amie inclus dans l’autoportrait : « mon
selfie avec lili », « série pierre », « avec mi-
chael dans un jardin anglais », « mon sel-
fie avec rosmarie », « aux niagara falls
avec olivier ». L’absence de lettres capita-
les place les êtres, les choses, les qualités
sensibles et les lieux sur un continuum
graphique et affectif, les égalise. Cha-
cune de ces vignettes est la captation
d’un instant qui relie deux ou plusieurs
personnes et un lieu particulier. Il est la
fixation banale d’un moment amical,
un petit souvenir.
Anne Portugal rattache la forme poéti-
que des selfies à la longue tradition des
poèmes de circonstance, où la poésie est
inscrite dans tous les cercles de la socia-
bilité, ceux de la vie publique comme
ceux de la vie privée. Le poème est lié à
une commande, suscité par un événe-
ment – mariage, célébration, deuil, anni-
en effet, en les réorganisant, quel-
ques configurations historiques
majeures des relations entre
temps et monde, vie et action.
En commençant par l’antique
conception gnostique. Celle-ci
juge le cosmos radicalement
breux genres – l’épithalame célébrant le
mariage, la consolation, l’éloge, le tom- François Angelier
beau –, qui, bien que frappés de suspi-
cion par le lyrisme impersonnel du ro-
mantisme, ne demandent toujours qu’à Le chroniqueur, son nom le dit assez, n’a
être renouvelés : qu’on pense au magni- affaire qu’au temps, au secret de sa durée in-
fique Poème lu au mariage d’André time, aux fracas des intensités historiques
­Salmon, d’Apollinaire, auquel font signe ou au petit flux des jours. Un univers tempo-
les quelques selfies d’Anne Portugal pré- rel qu’il tamise pour en isoler les pépites évé-
cisément intitulés « épithalame ». Mais nementielles ou délimiter les tourbillons in-
la poésie de circonstance n’est pas seu- térieurs. Placés sous l’invocation du Besoin
lement mondaine. Elle s’adosse à la réa- des choses, les trente textes qu’entre 1907 et
lité au point qu’elle a pu devenir, sous la 1943 publie Charles-Ferdinand Ramuz (1878-
plume d’Eluard, synonyme de poésie 1947) dans la presse helvétique (Journal de
engagée avant et pendant la seconde Genève, Gazette de Lausanne, ou l’hebdoma-
guerre mondiale. Attachée au réel daire Aujourd’hui, pour l’essentiel) en font
comme la ventouse de la perche à selfie une exceptionnelle vigie historique.
sur le téléphone portable, la poésie de Retranché dans son nid-de-pie suisse, une
circonstance est aussi le témoignage hune préservée, encoconné dans sa neutra-
d’un temps marqué par l’événement, lité, qu’il juge avec sévérité (« le pays au milieu
petit ou grand. de tout, mais en même temps en dehors de
L’attachement est ainsi le vrai thème de tout »), il est amené, par sa scrutation de l’ac-
s&lfies. La façon dont le sujet vient se tualité, à une vision que son
glisser dans le cadre, dont les yeux des calme méthodique rend en-
unes se glissent tout près des yeux des core plus implacable. Au fil
autres, exprime le bonheur d’un rappro- des chroniques parues du-
chement fugace, d’une complicité légère, rant le premier conflit mon-
égale, qu’aucune dépendance ne vient dial comparaît l’homme
alourdir. Les poèmes-selfies sont accom- moderne, à la vie « faite de
pagnés, sur la page de gauche du livre, trous cousus à des trous »,
d’un dizain en italique qui précise de fa- créature issue de la guerre,
çon presque abstraite les positions, la « homme collectif innombra-
prise de vue, les bougés et les tremblés ble », irresponsable et auto-
des photographies, « et l’empressement/ suffisant, otage d’une so-
et le déroulé/de leurs circonstances ». Ils ciété où prévaut la « mêlée universelle
commentent parfois la difficulté de faire d’abstractions » d’une langue devenue artifi-
des selfies, de s’imposer dans le champ, cielle. Le Ramuz des années 1930 cible en-
par volonté ou par effraction. Ces poè- suite la science comme agent pathogène,
mes sont eux aussi suspendus et libres, une science bien incapable, à l’instar de la
on y entre comme on veut par un mot, machine, d’assouvir son besoin de vérité.
par une suggestion (« dire encore l’air », ­Ramuz, parfois, serre le cadre sur un unique
« à quoi penses-tu », « en autant de parcel- objet qui emblématise sa vision, telle la ville
les », « le sens de la devinette »), par un lien de Lausanne et son urbanisation aberrante,
ponctuel, qui n’oblige à rien. De l’air de ou l’or, « matière-signe » dont il livre une ana-
dire : ceci est à peine un poème, c’est un lyse puissante. Le déclenchement de la se-
conde guerre mondiale le conduit à réaffir-
Anne Portugal rattache mer sa foi dans les échanges fructueux et
respectueux entre l’homme et la richesse
la forme poétique des ­immanente du monde. Aux parages d’un
« selfies » à la longue Jünger ou d’un Bernanos, le credo d’un
­humaniste intransigeant.
tradition des poèmes
de circonstance, où Durant l’entre-deux-guerres, c’est à
la poésie est inscrite une tout autre discipline et une tout autre
scénographie intellectuelle que se soumet
dans tous les cercles Fernando Pessoa (1888-1935). Le second vo-
de la sociabilité lume des textes (chroniques, commentaires)
qu’il publia sous son patronyme (et non sous
celui de l’un de ses multiples hétéronymes,
poème minimal, qui entre de façon im- figures fictives qui ont
promptue dans vos vies en réseau, qui leurs œuvres et leurs esthé-
forme, par multiplication et nombre, le tiques propres) nous le
réseau de nos vies. montre, fort d’un dan-
s&lfies est un livre sur l’amitié en poé- dysme intellectuel à la
sie, qui cherche à dire non pas toute morgue cinglante, d’une
l’amitié, ce qu’il y aurait en elle de solide mélancolie redoutable et
et de durable, mais ce qui reste de léger et d’un humour acéré, zigza-
de passant dans ses moments et dans guant d’un sujet l’autre. On
son mouvement. Il fait penser à tout ce passe d’une profession de
qui ne se fixe pas dans ce qui est fait pour foi messianique dans la vo-
fixer : l’écrit, la photographie. Les selfies cation universelle du Por-
sont si intensément présents qu’ils sont tugal (et d’une satire du provincialisme) à un
voués à disparaître. Que la poésie, qui a manuel de correspondance commerciale,
beaucoup traité d’impermanence, d’une méditation spleenétique à une évoca-
prenne en charge la sienne propre est tion du fado, de l’écrivain et occultiste britan-
particulièrement émouvant. p nique Aleister Crowley à la crise politique na-
tionale. Minutieusement annoté par ses
éditeurs, cet ensemble d’apparence disparate
dans le Timée. Celle des juifs, qui livre en réalité une vision du monde d’une
organisent la vie ritualisée du sou- totale cohérence, où l’angoisse de la vacuité
venir, sa réitération, son ouverture universelle s’affronte à un nécessaire aristo-
à un avenir imprévisible, qui se cratisme intérieur.
construit avec le temps.
Riche et dense, la méditation Expression du sacré pour Ramuz, « vé-
d’Avishag Zafrani conduit à repen- rité vivante » pour Pessoa, la poésie est une

Quand le souvenir mauvais, hideux, irrémédiable-

ment en crise. Pareil pessimisme
ne laisse aucune vraie place au
ser les caractéristiques du temps.
L’éternité ne serait plus hors du
temps, comme une neutralisation
chose trop sérieuse pour
être laissée aux spécialistes.
Laissons donc les poètes, et

grandit avec le temps souvenir, ni même au temps.

Parce que la ruine complète du
monde, en fait, a déjà eu lieu.
Comme il est impossible de dis-
de la durée, plutôt un « dédouble-
ment de la réalité qui mûrit et at-
tend d’être saisie ». Le présent ne
serait plus finitude et achève-
eux seuls, en parler, lisons la
brève anthologie conçue par
Jean-Pierre Siméon. Tout est
là, de Rimbaud à Bobin, no-
Il se pourrait que notre venir finit par être bien plus riche cerner ce qu’il y avait avant cette ment, mais possibilité de recom- tamment trente préceptes
­conception du souvenir soit que l’instant autrefois présent. chute, la mémoire n’a rien de po- mencement. L’image elle-même poétiques signés Jack
incomplète, donc insuffisante. Pour rendre compte de cette sitif à quoi s’accrocher. L’immer- ne serait plus immobile, mais, ­Kerouac, qui conseille : « Ecris
Le plus souvent nous croyons qu’il étrange possibilité, il faut revisiter sion dans le malheur est sans es- comme l’a révélé le cinéma, habi- ce que tu veux depuis le fond
doit s’étioler, inéluctablement, à l’inépuisable question du temps et poir ni lendemain. Le monde tée par le rythme et la temporalité. sans fond de l’esprit. » p
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

mesure que passe le temps.
L’image d’un moment ancien de-
viendrait de plus en plus pâle, de
moins en moins vive. Elle serait
bientôt corrodée par l’incertitude,
avant de s’évanouir dans l’oubli.
La philosophe Avishag Zafrani
attire l’attention sur l’existence,
trop négligée, du processus in-
verse : le souvenir cultivé, remé-
moré, revisité, s’enrichit sur la du-
rée. Il mature, s’approfondit, par-
fois s’enjolive. Au lieu de dépérir,
il se révèle, au fil du temps, de plus
en plus vivant. Paradoxe : ce sou-
les conceptions divergentes
Philosophie qu’elle a suscitées dans l’his-
du souvenir. toire de la pensée philoso-
Le temps phique. C’est à cette tâche de
et son double, fond que s’attache la philoso-
d’Avishag Zafrani, phe, spécialiste d’Ernst Bloch
PUF, 244 p., 17 €, et de Hans Jonas, à qui l’on
numérique 14 €. doit déjà un remarquable es-
sai inspiré par ces deux pen-
seurs, Le Défi du nihilisme (Her-
mann, 2014). Cette fois, Avishag
Zafrani propose une méditation
plus personnelle, dont le parcours
mérite d’être suivi avec attention.
Autour du souvenir, elle examine
n’est pas à contempler ou à trans-
former, mais seulement à fuir.
Cette vision profondément nihi-
liste n’est pas une vieille lune des
siècles lointains. Revenue en force
dans la modernité, sous des habits
neufs, elle imprègne notre épo-
que. C’est pourquoi il convient de
lui opposer d’autres façons d’envi-
sager et le monde et le temps. Celle
des Grecs, que fascine au contraire
la beauté du cosmos, et qui conçoi-
vent l’écoulement des instants
comme « l’image mobile de l’éter-
nité », pour parler comme Platon
La réflexion est originale et bien
charpentée, mais le texte beau- a Le Besoin des choses et autres chroniques,
coup trop référencé. De Lévi- de Charles-Ferdinand Ramuz, introduction
Strauss à Benjamin, de Schopen- de Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann,
hauer à Monet ou à Matisse, de Zoé, « Poche », 288 p., 11,50 €.
Bergson à Kafka, de Camus à a Comment les autres nous voient. Proses
Tarkovski, de Buber à Proust, le publiées du vivant de l’auteur II. 1923-1935,
tourbillon des auteurs cités – phi- de Fernando Pessoa, traduites du portugais par
losophes, romanciers, artistes… – Simone Biberfeld, Parcidio Gonçalves, Dominique
peut donner le tournis. On aime- Touati et Joaquim Vital, réunies et annotées
rait voir cette théoricienne par José Blanco, Les Belles Lettres, 400 p., 15,90 €.
authentique et sensible se défaire a La Poésie à vivre. Paroles de poètes,
carrément des contraintes acadé- édition et préface de Jean-Pierre Siméon, choix
miques. Et en estomper le souve- des textes par Jean-Pierre Siméon et Marie Gargne,
nir, pour grandir, avec le temps. p Folio, 144 p., 3 €.
0123
­Vendredi 16­ juin 2023
Mélange des genres | 9
Jeunesse
Dans « Mes quatorze ans », Lucie Mikaelian relit le journal intime
de l’adolescente qu’elle fut, et dont la complexité lui résiste en partie

Mémoires d’une jeune fille troublée Au pays

des malices
Bande dessinée Quel bonheur de passer de nouveau
« de l’autre côté du miroir », d’y retrouver des
pâquerettes qui jacassent, la Reine blanche
assise sur le tranchant de sa pelle à charbon
et le sentencieux œuf Humpty-Dumpty !
Jean Birnbaum Depuis sa parution, en 1871, la suite des Aventures d’Alice au pays des
merveilles ne cesse d’envoûter ses lecteurs… et de poser de redouta-

E
n 1989, Charles Juliet publiait un
livre appelé à devenir célèbre et à
être adapté au cinéma, L’Année de
l’éveil (P.O.L). Sous forme de jour-
nal, le poète y faisait le récit de ses 14 ans,
âge auquel cet enfant adopté avait dé-
couvert non seulement la solitude et la
violence, mais aussi l’amitié et l’amour.
Une période tour à tour exaltante et dou-
loureuse, sur laquelle il revenait avec une
« nostalgie ardente ». La formule est
idéale pour décrire l’émotion qui met en
mouvement la bande dessinée cosignée
aujourd’hui par Lucie Mikaelian, Jeanne
Boëzec et Lisa Chetteau sous le titre Mes
quatorze ans. Enquête sur ma découverte
de la sexualité. Ici encore, tout part d’un
journal, tenu cette fois par une adoles-
cente née en 1989 (pile L’Année de l’éveil).
Là aussi, il s’agit de se réapproprier de
l’intérieur, et des années plus tard, le
trouble de sa propre jeunesse.
Lucie Mikaelian a 30 ans quand elle re-
tombe sur ce vieil agenda à spirales où
était écrit : « Journal intime – laisse par- Extrait de « Mes quatorze ans »,
ler les gens. » Tout au long de l’année de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec
2003, elle y avait noté ses angoisses, ses et Lisa Chetteau. IGS-CP
espoirs, ses désirs surtout, ceux d’une
jeune femme très décidée à « perdre sa
virginité ». Page après page, elle avait
consigné la métamorphose de son
corps et l’attente du sexe à venir, la ter-
reur de mal s’y prendre et la quête éper-
due de réponses (« ils ont dit quoi sur
Skyrock, déjà ? »), ses fantasmes nu-
méro un (un cunni menottée au lit) et
numéro deux (que ses parents se sépa-
rent), les gestes solidaires et les regards
qui avilissent, le bonheur des déclara-
tions enflammées (génération MSN,
passion Nokia 3310) et l’abîme du pre-
mier chagrin amoureux…
Une culpabilité rétrospective
Redécouvrant cette archive d’elle-
même, devinant que ce journal pourrait
aujourd’hui toucher d’autres adoles-
cents , Lucie Mikaelian a commencé
Policier
par en poster des extraits sur Insta-
gram. Puis elle en a fait un podcast avec
la productrice Jeanne Boëzec, laquelle
est donc aussi devenue la
Mes quatorze ans. coscénariste du roman gra-
Enquête sur phique qui paraît. Mis en
ma découverte images par Lisa Chetteau, ce
de la sexualité, livre tire sa force du regard à
de Lucie Mikaelian, la fois ironique et ému
Jeanne Boëzec qu’une femme peut jeter sur
et Lisa Chetteau, son « année de l’éveil » au
Gallimard, tournant du siècle.
« Bande dessinée », Entre-temps, insiste-t-elle,
192 p., 24 €, il y a eu la libération d’une
numérique 17 €. nouvelle parole féministe,
avec laquelle son matériau
autobiographique ne cadre pas totale-
ment. Dans la BD, du reste, toute une sé-
rie de notations viennent frapper l’ado-
lescente de naguère d’une culpabilité
rétrospective. A 14 ans, elle avait un pos-
ter du Lolita de Stanley Kubrick dans sa
chambre ? Un astérisque précise qu’il y
a là une « icône qui se révélera probléma-
tique ».A 14 ans, elle recopiait une cita-
tion de Woody Allen sur la masturba-
tion ? Un autre astérisque s’empresse de
corriger : « Evidemment je ne savais pas
ce qu’on pouvait reprocher à Woody Al-
len à ce moment-là… » Page après page,
la Lucie de 2023, qui adhère au discours
féministe de notre temps, peine à y ac-
cueillir la Lucie de 2003, dont la com-
plexité lui résiste en partie. Cette discor-
dance à soi n’est pas le moindre intérêt
d’un livre dont l’humour permet de
concilier deux sincérités, celle d’hier et
celle d’aujourd’hui. p
Photographie
bles défis à ses traducteurs. Plus de dix versions existent en français.
Dans celle-ci, fort élégante, Françoise Armengaud et Marie-Claire
Pasquier ont voulu moderniser la langue et, pour les poèmes,
respecter à peu près les règles de la prosodie. Le célèbre poème
Jabberwocky, renommé ici « Jasemoquerie », en est tout chaloupé.
Traduits par Henri Parisot en 1946, les premiers vers donnaient :
« Il était grilheure ; les slictueux toves/Sur l’alloinde gyraient et
vriblaient. » La nouvelle traduction : « Il fournillait, et les lissactagiles
toves/Gyrondaient et scravrillaient la pelousentoure. » Comme le dit
Alice juste après : « Cela semble joli, mais c’est drôlement difficile à in-
terpréter ! » Tout le plaisir réside bien là. Avant d’être un récit initiati-
que, le voyage d’Alice dans ce monde à l’envers constitue un excep-
tionnel roman d’apprentissage de la langue. p Denis Cosnard
a De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva, de Lewis Carroll,
traduit de l’anglais par Françoise Armengaud et Marie-Claire Pasquier, dessins
de Lucile Germanangue, La Bibliothèque, 248 p., 24 €.
Nature Writing
Eduqués à la dure
Roman policier retors ? Plongée dans
la nature la plus sauvage ? Manuel d’éduca-
tion franchement décalé ? Deuxième fic-
tion de James A. McLaughlin, Les Aigles
de Panther Gap est tout cela à la fois, ce qui
lui donne son charme vénéneux. Le livre
s’ouvre sur une scène spectaculaire,
comme il y en aura bien d’autres : dans
un ranch isolé, un garçon de 11 ans s’enve-
loppe dans une peau de loup à laquelle
sont accrochés deux cous de poulet. Son
père va chercher un des aigles qu’il élève.
L’oiseau fond sur le gamin. « Tu vas bien ? »,
demande le père. L’enfant hoche la tête.
Se transformer en loup, servir d’appât et
survivre à l’attaque d’un aigle, voilà le type de leçons que prodigue
Leo Girard, ancien agent de la CIA, à sa fille et à son fils. Sur son lit
de mort, son propre père l’a averti : il a trente-cinq ans pour endur-
cir ses deux enfants, les préparer à ce qui se produira fatalement
lorsque s’ouvrira le dossier de sa succession. Un héritage lourd,
convoité par d’épouvantables mafieux. Bien sûr, la violence pro-
mise n’attend pas le délai prévu pour se déchaîner.
Comme dans son premier roman, Dans la gueule de l’ours (Rue
de l’Echiquier, Grand Prix de littérature policière en 2020), James
A. McLaughlin juxtapose avec succès des couleurs contrastées. D’un
côté, la neige fondue, les « ruisseaux effervescents », les grands espa-
ces américains. De l’autre, la noirceur radicale de certains primates
humains. Malgré une construction complexe, avec d’incessants
allers-retours entre diverses époques, ce western moderne se lit avec
plaisir et frisson. Il pourrait donner un film magnifique. p De. C.
a Les Aigles de Panther Gap (Panther Gap), de James A. McLaughlin,

Au cœur du 1964 dans l’œil de Paul traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Garcin,
Rue de l’Echiquier, 400 p., 24,50 €, numérique 13 €.

chaos nigérian Sur la façade de l’Olympia, trois noms se détachent en lettres

Une plongée dans ce que le capita-
lisme colonial peut produire
de pire… Avec son nouveau roman noir,
Marin Ledun montre quel degré de vio-
lence une multinationale peut atteindre
pour conquérir des marchés. Déjà auteur d’une vingtaine de titres,
l’écrivain français entraîne ici le lecteur au cœur d’un Nigeria
en plein chaos, miné par le terrorisme du groupe djihadiste
Boko Haram et par la pauvreté.
Les corps nus et mutilés de deux prostituées sont retrouvés sur
un tas d’ordures, en bord d’autoroute, par un agent de la sécurité
routière. Ancien enquêteur, il découvre que les deux escort girls
­travaillaient pour First, une célèbre marque de bière. Pourquoi ont-
elles été assassinées ? Au fil de ses recherches clandestines, il met
au jour un réseau de maisons de passe où sont cloîtrées des filles.
Au même moment, une journaliste française reçoit l’appel à l’aide
d’une adolescente nigériane qui tente d’échapper à ses proxénètes.
Les deux enquêtes vont se croiser, révéler un redoutable système
de corruption et déclencher une violence sans retour.
Comme souvent, Marin Ledun a nourri son récit de faits réels et de
témoignages qui le rendent très juste. C’est donc avec la force d’un
documentaire que ce thriller foisonnant décrit l’abjection d’affairistes
et de dirigeants politiques prêts à tout, la violence subie par des fem-
mes sans avenir, mais aussi le courage de quelques militantes fémi-
nistes, ces « free queens » qui tentent l’impossible pour sauver les vic-
times. Le roman est sombre, sans appel, et la plume acérée de Ledun
ne lâche pas le lecteur. « Le sexe, le fric et une First. On n’avait rien in-
venté de mieux pour réconcilier un imam, un prêtre, un sorcier et un
militaire nigérians, tous quatre la main dans la culotte et le nez vissé
dans le soutien-gorge balconnet d’une très belle et très jeune hôtesse. »
On sort éprouvé de ce polar, et convaincu que les hommes sont déci-
dément très inventifs pour s’approprier le corps des femmes. p
Sylvia Zappi
a Free Queens, de Marin Ledun,
Gallimard, 416 p., 21 €, numérique 15 €.
lumineuses : « Sylvie Vartan » occupe la place centrale, « Trini Lopez »
et « Les Beatles », l’espace au-dessus. En ce début 1964, la Beatlema-
nia qui vient d’incendier le Royaume-Uni se propage en France, et Paul
McCartney en frissonne. Il saisit son Pentax et photographie tout,
comme un gamin émerveillé : ces noms immenses sur l’Olympia,
les journalistes et les groupies qui suivent désormais le groupe, John,
Ringo et George marchant dans les rues, Sylvie vue des coulisses…
Pendant près de soixante ans, McCartney avait laissé dormir les quel-
que mille clichés pris durant cette année extraordinaire où la planète
entière s’est enflammée pour les Beatles. Les 275 photos reproduites
dans ce magnifique album racontent ce moment de bascule à travers
l’œil d’un amateur extrêmement doué, placé au cœur même de cette
folie. « Un photographe occasionnel ayant eu la chance de se trouver au
bon endroit au bon moment », comme se définit McCartney. p De. C.
a 1964, dans le tourbillon de la Beatlemania.
Photographies et souvenirs de Paul McCartney, de Paul McCartney,
traduit de l’anglais par Nathalie Peronny et Morgane Saysana,
préface d’Antoine de Caunes, Buchet-Chastel, 350 p., 59 €, numérique 42 €.
John Lennon, en 1964,
à Paris. 1964 Paul McCartney
Humour noir
La mort et
la manière
Sur son lit de mort, après avoir
reçu l’extrême-onction, l’éditeur et pro-
ducteur italien Angelo Rizzoli (1889-
1970) eut, dit-on, ce cri effarouché :
« Mais je ne peux pas mourir ! Je suis
l’homme le plus riche d’Europe ! » Hélas, trois fois hélas ! Expert en
snobisme, Antonius Moonen le reconnaît d’emblée : la mort n’est
pas snob du tout. « Scandaleusement républicaine, excessivement ré-
pandue », elle s’invite sans se faire annoncer, « sans aboyeur, sans en-
voyer ni pneumatique ni bristol ». Aussi les mortels rivalisent-ils de
créativité pour corriger cette éprouvante grossièreté. Moonen, le
plus snob des Hollandais de Paris, détaille dans ce délicieux manuel
de savoir-vivre post mortem les mille et une formes inventées pour
rendre un peu chic le moment fatal. Quelques suggestions ? Parfu-
mer le défunt avec Serge noire, de Serge Lutens. Choisir un linceul
en cachemire. Recruter quelques pleureuses pour accentuer le tragi-
que de la cérémonie. Disperser les cendres dans un récif artificiel
déjà construit à cette fin au large de Miami. Organiser, après l’enter-
rement, un dîner composé uniquement de mets noirs, caviar, coulis
de truffe, pain de seigle, comme dans A rebours, de Joris-Karl Huys-
mans. Détaillant les coutumes funéraires avec une précision d’eth-
nologue, Moonen évoque aussi la vogue, au XVIe siècle, des transis,
ces sculptures qui montrent le trépassé en putréfaction, voire en
squelette. Qui osera se distinguer en relançant la mode ? p De. C.
a Snob éternel, d’Antonius Moonen, Le Chat rouge, 296 p., 21 €.
10 | Rencontre 0123
­Vendredi 16­ juin 2023

Warsan Shire

Transformer
l’horreur
en beauté
Portée au pinacle par Beyoncé, la poète d’origine
somalienne raconte la genèse de son premier
recueil, fruit de la maturation de ses traumatismes

Gladys Marivat

Envoyée spéciale à Londres

Parcours

W
arsan Shire (pro-
noncer « chiré ») 1988 Warsan Shire naît au Kenya,
scande ses réponses de parents somaliens.
de son timbre déli-
catement éraillé. La 1989 Arrivée au Royaume-Uni.
poète britannico-so-
malienne use de l’anaphore et de l’épi- 2011 Où j’apprends
phore, si bien que, retranscrivant l’entre- à ma mère à donner naissance
tien, on se demande si elle ne nous a pas (Ed. Isabelle Sauvage, 2017).
offert un poème. Comme un supplé-
ment au recueil qui paraît aujourd’hui en 2013 Première Young Poet
France. Bénie soit cette enfant qu’une Laureate de Londres.
voix dans sa tête a fait grandir est son
premier livre de poésie. Fruit de plus 2016 Elle collabore à l’album
d’une décennie d’écriture, parcours dans Lemonade, de Beyoncé.
ses blessures créatrices.
Nous l’avons rencontrée il y a un mois, 2022 Bénie soit cette enfant
sous un ciel londonien changeant. Depuis qu’une voix dans sa tête a fait
2015, elle vit à Los Angeles, mais elle était grandir (Globe). Warsan Shire, aux Pays-Bas, en 2022. Sur son sweat-shirt, l’écrivain américain James Baldwin. Roger Cremers/Lumen/Opale
de passage en Europe. A Wembley, dans le
nord-ouest de son enfance, elle dit au re-
voir à une amie tout juste retrouvée. Puis
elle embrasse d’un geste ample le nou- vraiment ce qu’était un traumatisme. croyaient être des malédictions. C’est très du recueil. « Le “nous”, c’est le féminisme.
veau stade où se sont tenus les Jeux olym- Aujourd’hui, j’ai bientôt 35 ans. J’ai écrit cathartique de sonder cela par l’écriture, et Les travaux d’Alice Walker, Toni Morrison,
piques de 2012. Warsan Shire s’assied en mon premier recueil de poésie, j’ai été en de m’assurer de faire un livre de bénédic- Edwidge Danticat, Audre Lorde, Octavia Extrait
tailleur, se drapant dans une grande thérapie, j’ai compris ce qui n’allait pas tion. » Warsan Shire espère qu’il donnera Butler, Sonia Sanchez m’ont nourrie. Le
écharpe. Elle plisse les yeux. C’est la chez ma mère, j’ai compris ce qui n’allait de l’espoir à ceux qui s’y reconnaîtront, “nous”, c’est aussi les musulmans noirs. Le « Sofia la nuit de ses noces
même vibration qu’autrefois. pas chez mon père, j’ai de l’empathie pour ainsi qu’aux trois sœurs qu’elle a élevées. “nous”, c’est ceux qui, comme moi, souf- a pris du sang de pigeon./
Tout a changé, rien n’a changé. Il en va eux. Je suis devenue une mère à mon tour. Ce livre leur est dédié. frent de maladies mentales. Le “nous”, Le jour d’après, au téléphone,
du quartier comme de l’écrivaine, propul- J’ai déménagé dans un autre pays, je suis Etre bénie, pour l’écrivaine, ne signifie c’est aussi ceux qui, comme moi, ont elle m’a raconté/
sée sur le devant de la scène poétique de- tombée amoureuse, je me suis mariée. J’ai pas avoir été choisie par Dieu. C’est une grandi à Londres, élevés par une mère céli- comme son mari a souri
puis sa collaboration avec Beyoncé. été malade, j’ai mis un nom sur mes trou- « manière de vivre et de voir la beauté », bataire. Le “nous” pourrait être celui des à la vue de ces draps,//
bles, ce sont des TOC, ma meilleure qu’elle veut transmettre à ceux qui croient enfants maltraités », ponctue-t-elle. comme il les a rassemblés
« J’ai vu comment les gens amie est morte », prononce-t-elle sans
reprendre son souffle.
être maudits. Elle pense souvent à « une
autre version d’elle-même restée en Soma-
On pense à Victoria Climbié, fillette
ivoirienne élevée à Londres loin des
pour les porter à son nez,/
fermant les yeux et passant
pouvaient être cruels De cette maturation est né Bénie lie ». Elle est « peut-être vivante, peut-être siens, puis torturée et assassinée par sa sa langue sur la tache./
quand vous étiez soit cette enfant qu’une voix dans sa morte aujourd’hui ». Shire précise : « C’est grand-tante et son amant. Elle avait 8 ans. Et elle a imité sa voix de bary-
tête a fait grandir. Pour bâtir ce re- comme si j’étais coupée en deux. » Restons Warsan lui consacre un poème, Victoria ton, et comme il susurrait//
vulnérable, dépendant, cueil, Warsan Shire a posé trois cents avec la Warsan partie en Angleterre. en Illiyin (« Illiyin » étant le Paradis dans le son nom – Sofia,/
et sans vos parents. J’ai poèmes sur la table, et n’en a gardé Enfant, à Londres, elle écoute son père. Coran). « J’ai été ce genre d’enfant, ballot- pure, chaste, intouchée./
vu la vraie cruauté » qu’une cinquantaine. Ce faisant, elle Ecrivain, il était sur le point de réaliser ses tée d’un foyer à l’autre, explique-t-elle. J’ai Nos rires couvraient
entendait les questions de Jacob rêves quand des violences tribales dé- vu comment les gens peuvent être cruels les parasites.//
Sam-La Rose, poète et éditeur britan- clenchées contre le président Siad Barré quand vous êtes vulnérable, dépendant, et Passé le flot d’éloges,
En 2016, la chanteuse américaine a fait ap- nique qui fut son mentor : « Pourquoi (1919-1995) ont précipité le pays dans le sans vos parents. J’ai vu clair dans l’huma- elle a souri, lui a frictionné
pel à Warsan Shire pour son album Lemo- écris-tu ? Pour qui écris-tu ? Quel est le sens chaos. Il se réfugie au Kenya avec sa nité. J’ai vu la vraie cruauté. » Dans son la tête,/
nade. Beyoncé y lit des extraits du pre- de tout ça ? » A présent, elle sait : son femme. Leur premier enfant, Warsan, poème, Victoria renaît, « entourée par imaginant sa mère à lui
mier « pamphlet poétique » de sa cadette, œuvre sera « une cartographie » de sa vie, naît en 1988. Un an plus tard, les voilà en 72 mères aimantes ». Shire confie avoir de retour, pavoisant/
publié en 2011, à l’âge de 23 ans. Où j’ap- « reliée à d’autres vécus ». Notamment Angleterre. Le père parle à Warsan et à toujours voulu transformer l’horreur en dans ces draps ensanglantés
prends à ma mère à donner naissance (édi- ceux de sa mère et de sa grand-mère. son frère de panafricanisme et de Marcus beauté. « L’écriture est un espace de positi- par toute la ville,//
tions isabelle sauvage) paraît en France « Est-ce le récit d’une longue souffrance ? Garvey. Le petit frère décroche. Pas War- vité », juge celle dont la naissance a été saluant les balcons, bouffie
en 2017, dans une traduction de Sika Fa- D’une grande résilience ? Est-ce une his- san. Grâce à ses « leçons », son père lui ap- une déception pour ses parents. Ils vou- d’orgueil,/
kambi. Il y est question de mères, des toire de patience et de pardon ? Oui, dit- prend à penser librement, et lui donne la laient que leur premier enfant soit un les bras comme des ailes
traumatismes passant d’une génération à elle, mais mon œuvre reflète aussi le pro- capacité de se sentir liée à plusieurs êtres garçon. Sa grand-mère lui a composé une de chair ligotées au corps,/
l’autre, d’enfants contraints d’être des pa- fond traumatisme de femmes qui se bat- dans le monde, en même temps. De là chanson pour lui dire que cette fille aînée ignorante de tout envol. »
rents pour leur fratrie. « Je ne savais pas tent contre des maladies mentales qu’elles provient sans doute ce « nous » au cœur en valait bien mille.
Sa jeunesse, toujours. A la maison, pa- Bénie soit cette enfant
rents et enfants se réunissent autour de qu’une voix dans sa
joutes poétiques en somali. La petite fille tête a fait grandir,
Mille images frappantes découvre à l’école que la poésie existe page 63
aussi en anglais. Mauvaise élève en maths
Longuement mûri, le pre- est encore « humaine » ; May- Chaque poème de Bénie soit (elle souffre de dyscalculie), Warsan brille
mier recueil de Warsan Shire, muun, avalant ses cachets contre cette enfant qu’une voix dans sa à un concours de poésie organisé au col-
35 ans, bruisse de mille voix. la dépression ; Hooyo, endormie tête a fait grandir contient un lège. Elle gagne. Une enseignante lui fait Cendrillon. » D’autres musiques la ramè-
Celle de Warsan d’abord, pendant que ses fils font des ro- coup de griffe et un baume pour lire Vultures, du poète nigérian Chinua nent en Somalie. Des témoignages, aussi.
« Rêveuse inadaptée,/névroti- déos urbains ; Yosra, « illuminée l’apaiser. Tous ses personnages Achebe (1930-2013). Le poème décrit un « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai tou-
que,/dissociée », déclare-t-elle de l’intérieur » malgré le cancer de sont sauvés par l’écriture ; ou officier nazi dans un camp de concentra- jours interviewé des membres de la famille
dans Extrême fille. Dans ce texte l’utérus qui la tue ; et Victoria, plutôt « bénis », selon son expres- tion. Le soir, il rentre chez lui pour offrir dans notre cuisine », relate l’écrivaine.
inaugural, la poétesse britan- morte sous les coups des proches sion. A l’instar de Kadija, qui se du chocolat à son bébé. « Ce poème se Warsan Shire se souvient d’une fois où
nico-somalienne annonce un qui avaient sa garde, aujourd’hui jette dans le vide, vêtue d’une ­demande où loge le mal dans le cœur elle a tant souri qu’elle en a eu mal aux
programme en peu de mots et ressuscitée en poisson nageant longue robe blanche, et se sent ­humain, affirme-t-elle. Il a tracé ma vie. » joues. C’était en 2013. Invitée à un festi-
mille images frappantes. Par- au paradis. Puisant dans son en- pousser des ailes. p Gl. M. L’écriture devient une fidèle compagne val à Nairobi, elle doit en repartir après
lant de sa venue au monde et de tourage, dans la culture populaire pour l’adolescente. Tout comme le ci- une attaque terroriste dans un centre
sa survie « au lait de la cruauté », comme dans les faits divers, en Bénie soit cette enfant néma français et les séries télé américai- commercial. Une amie, qui vient de dé-
elle affirme que son « je » sera Somalie comme en Angleterre et qu’une voix dans sa tête nes, les chansons de Britney Spears ou ménager à Mogadiscio, l’appelle. Il suffi-
indissociable du « nous ». « Ma- en Amérique, l’écrivaine donne a fait grandir celles du groupe TLC. « Je ne fais pas de dis- rait d’un vol d’une heure et demie pour
man, je suis sortie/de ta maison/ voix à des enfants maltraités, à (Bless the Daughter Raised tinction entre “haute culture” et “basse cul- voir enfin ce pays qui habite ses rêves.
vivante, grandie/par les voix/ des adolescentes en plein éveil by a Voice in Her Head), ture”, proclame-t-elle. Et puis, je veux être Cinq jours durant, Warsan Shire n’a fait
dans ma tête », écrit-elle. sexuel, à des femmes esseulées de Warsan Shire, honnête avec cette fille qui a grandi à Lon- que sourire et aller sur la plage splen-
Le cercle s’agrandit au poème rêvant au pays quitté, et à des traduit de l’anglais dres. Je me revois dans ce refuge pour sans- dide où ses parents se sont mariés. Puis,
suivant. Voici venir l’éternelle hommes nostalgiques chanton- par Sika Fakambi, abri écouter la chanson No Scrubs en net- elle a pris une poignée de sable, empor-
réfugiée qui ne sait plus si elle nant les tubes de leur jeunesse. Globe, 178 p., 19 €, numérique 14 €. toyant le sol, m’imaginant dans la peau de tant cette autre part d’elle-même. p