DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
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L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT
France-Allemagne, un tandem secoué par la guerre
▶ L’invasion russe
de l’Ukraine a déclenché
une bataille de
leadership entre
Emmanuel Macron
et Olaf Scholz
▶ Le président français
et le chancelier alle-
mand partagent l’objec-
tif d’aider Kiev mais
s’opposent de plus en
plus ouvertement sur la
façon d’y parvenir
▶ Les débats sur l’envoi
de troupes ou sur la
livraison d’armes ont
donné lieu à des échan-
ges acerbes, suscitant
l’inquiétude de leurs
partenaires européens
▶ Ces divergences
révèlent en creux les
profondes différences
qui séparent les deux
pays en matière
de culture stratégique
P. 1 8 - 1 9 ET tribunes P. 2 9
Européennes La majorité présidentielle cible le RN
le camp présidentiel devait
donner le coup d’envoi de sa
campagne pour les élections
européennes samedi 9 mars, lors
d’un premier meeting à Lille.
Dans le sillage d’Emmanuel Ma-
cron et de Gabriel Attal, la tête de
liste Valérie Hayer cherche à fé-
Idées
Comment
repenser le travail
pour le rendre
plus attractif
PAGES 3 0 - 3 1
Justice
Procès de l’attentat
de Strasbourg : la
veuve et le miraculé
PAGE 1 4
Sécurité civile
Sur la piste
des brouilleurs
d’ondes
PAGE 1 7
Rencontre
Barbara Pravi :
« J’aime celle que
je suis devenue »
PAGE 2 7
Emmanuel Macron, avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, à l’Elysée, le 22 janvier 2023. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
dérer le camp européen contre
celui, eurosceptique, du Rassem-
blement national. L’eurodéputée
âgée de 37 ans, inconnue du
grand public, doit faire la dé-
monstration que tout n’est pas
perdu pour ce scrutin ancré dans
l’ADN de la Macronie. La liste du
Akira Toriyama L’adieu au créateur
du manga culte « Dragon Ball »
dans l’univers de Dragon
Ball, manga pilier de la culture
populaire mondiale des années
1980 à nos jours, le personnage
du dieu-dragon Shenron est ca-
pable d’exaucer presque tous
les vœux, y compris celui de
rendre la vie aux défunts. Mais
Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
CES FEMMES QUI FONT DE L’ANTIFÉMINISME UN ÉTENDARD
L’OTAN renoue
avec les exercices
militaires d’ampleur
Les manœuvres les plus
importantes de l’Alliance
en Europe depuis la fin
de la guerre froide mobili-
sent depuis fin janvier
quelque 90 000 hommes
venus de trente-deux pays
« Le grand froid est
le terrain de jeu
naturel des Russes,
il faut être à niveau »
Reportage avec les chas-
seurs alpins français dans
les conditions extrêmes
de l’Arctique norvégien
PAGE S 2 - 3
1 ÉDITORIAL
LE DEVOIR D’AGIR
À L’UNISSON
PAGE 3 2
Reportage Pharmacie Novo Nordisk, le labo
RN, emmenée par Jordan Bar-
della devance de plus de
Les Haïtiens danois qui bat tous les records
10 points dans les sondages le
camp présidentiel. La tactique en
fuient la violence Grâce à l’engouement
mondial pour son médi-
la valorisation boursière
record de 566 milliards de
défense de celui-ci, d’où les pro-
positions peinent à émerger, fait des gangs cament anti-obésité We- dollars, détrônant de peu
ciller une partie des troupes. govy, le laboratoire cente- l’américain Tesla
PAGE 9 Dans des conditions naire a atteint, le 7 mars, PAGE 1 5
éprouvantes, des milliers
d’Haïtiens tentent de fran-
chir la frontière vers la
République dominicaine
PAGE 5
Santé
Les IST
explosent
en Europe
Chlamydiose, syphilis… les
infections sexuellement
transmissibles se propa-
gent de façon inquiétante
PAGE 8
Société
Le programme
d’éducation à la
En mai 1982. JIJI PRESS / AFP
sexualité révisé
© 2024 - LES FILMS DU KIOSQUE • Photo : Jean-Claude LOTHER • Design : Benjamin Seznec / TROÏKA
il ne pourra ressusciter celui qui
l’a créé : le génial et discret Akira Le Conseil supérieur
Toriyama est mort le 1er mars, à des programmes
l’âge de 68 ans. Le mangaka ja- a publié un premier
ponais laisse derrière lui une
projet qui vise à « être
œuvre dessinée aussi inventive
que contrariée. acceptable par tous »
PAGE 2 4 PAGE 1 2
2|
INTERNATIONAL
E X E R C I C E S D E L’ O TA N
Dans l’Arctique,
les chasseurs alpins à
l’épreuve du grand froid
Depuis l’adhésion de la Finlande, l’OTAN doit sécuriser
1 300 kilomètres de frontière avec la Russie et réapprendre
à manœuvrer dans des conditions climatiques extrêmes
REPORTAGE
suolovuopmi (norvège) - envoyé spécial
A
genouillés dans un « trou de
combat » creusé dans la
neige et recouverts d’un filet
anti-chaleur pour dissimuler
leur empreinte thermique,
deux chasseurs alpins fran-
çais scrutent l’horizon grisâtre au-dessus de
Suolovuopmi, un hameau norvégien proche
du cercle polaire. Leur mission : freiner
l’avancée de blindés ennemis, pour permet-
tre aux Alpinis italiens qui les accompagnent
de préparer la défense de Masi, un village de
350 habitants situé un peu plus au sud.
« On dispose de missiles antichars Eryx mais
leur portée n’est que de 600 mètres. Il faut
qu’on reste invisibles jusqu’au dernier mo-
ment si on ne veut pas être pris nous-mêmes
sous le feu adverse », explique le caporal-chef
Guillaume, du 7e bataillon de chasseurs al-
pins (BCA) de Varces (Isère). La position, si-
tuée sur une colline enneigée battue par un
vent polaire, sera tenue toute la nuit par la
section française, à l’aide de lunettes de vi-
sion nocturne, dans une température avoisi-
nant les – 25 °C ressentis.
Si l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, inter-
venue en avril 2023 après soixante-dix ans
de neutralité, a été un coup dur pour Mos-
cou, elle pose aussi un certain nombre de dé-
fis à l’organisation atlantique, qui doit désor-
mais sécuriser 1 300 kilomètres supplémen-
taires de frontière avec la Russie. L’Alliance
doit notamment réapprendre à maîtriser ce
que les militaires appellent le « grand froid »,
celui qu’on trouve dans les régions arctiques,
où le vent et la température rendent les
manœuvres militaires hasardeuses si l’on ne
maîtrise pas les conditions climatiques ex-
trêmes. « Le grand froid est le terrain de jeu
naturel des Russes. Il faut être à niveau », af-
firme le colonel Vincent Lazerges, chef de
corps du 7e BCA, qui commande les 450 sol-
dats français envoyés début mars en Nor-
vège pour participer à l’exercice « Nordic
Response 24 », l’une des principales séquen-
ces de Steadfast Defender 24, le plus impor-
tant exercice de l’Alliance atlantique depuis
la fin de la guerre froide. « LE GRAND FROID EST
Préparée depuis dix-huit mois, cette
manœuvre de l’OTAN, prévue pour s’étaler
LE TERRAIN DE JEU
jusqu’au 14 mars dans le Grand Nord finlan- NATUREL DES RUSSES.
dais et norvégien, simule une attaque contre
un pays arctique membre de l’Alliance. Au to- IL FAUT ÊTRE
tal, plus de 20 000 soldats venus de treize na-
tions y sont impliqués, dont la moitié dans
À NIVEAU »
les opérations terrestres – un volet maritime COLONEL VINCENT LAZERGES
et aérien est également prévu. chef de corps du 7e BCA
ÉPROUVER L’ENDURANCE DES HOMMES
Pour la première fois, la Finlande y participe,
avec l’envoi de 4 100 militaires. Helsinki a
également prêté 68 véhicules articulés che-
nillés (VAC), réputés pour leur qualité de
franchissement dans la neige, et huit moto-
neiges aux chasseurs alpins français, qui les
ont convoyés sur 400 kilomètres jusqu’aux
étendues poudreuses de Suolovuopmi.
« C’est la première fois que des Finlandais
étaient intégrés à l’un de nos exercices et ils
ont été remarquables. On a réussi à déployer
tout notre groupement tactique avec leurs vé-
hicules en moins d’une semaine », se félicite le
colonel Lazerges.
Participer à un tel exercice est pour l’état-
major français un moyen d’éprouver les pra-
tiques et l’endurance des hommes dans des
conditions sans commune mesure avec cel-
les de leurs entraînements dans les Alpes.
« En France, on ne rencontre pas des condi-
tions de froid aussi intenses et sur une aussi
longue durée. C’est une opportunité de prépa-
ration opérationnelle très utile », assure le
lieutenant Marc-Antoine, chef des opéra-
tions françaises pour « Nordic Response 24 »,
croisé près d’un PC mobile caché sous des
bâches blanches.
Lors de leurs manœuvres, les soldats fran-
çais ont ainsi dû passer plusieurs jours sur
le terrain glacé, avec comme seuls points
chauds où se relayer l’habitacle de leurs VAC
ou de petites yourtes en toile également
prêtées par les Finlandais. Deux sections du
groupement de commandos de montagne
du 7e BCA se sont aussi infiltrées derrière les
lignes ennemies, en totale autonomie, pour
s’enterrer et renseigner les mouvements ad-
verses.
« Le paysage n’est pas le même que dans les
Alpes : c’est moins escarpé, la végétation est
rare, le ciel est en fond de tableau… Il y a peu
d’endroits où se dissimuler et il faut casser les
formes. Cela nous oblige à nous adapter »,
apprécie le capitaine Mayeul, dont l’unité a
été chargée de ralentir l’avancée des chars
allemands Leopard incorporés dans l’armée
adverse.
UN RÉVÉLATEUR DES FAIBLESSES
Un exercice comme « Nordic Response 24 »
est aussi l’occasion de tester en conditions
extrêmes de nouveaux matériels. Les Fran-
çais ont ainsi apporté des mortiers de
120 mm montés sur des skis, un dispositif in-
venté par l’un des hommes du 7e BCA.
« Comme ça, ils sont plus faciles à tracter par
les VAC et cela permet de les installer ou les re-
plier plus rapidement sur zone. C’est la pre-
mière fois que nous les déployons hors de
France et que nous les testons sur une telle
élongation [distance de manœuvre], expli-
que l’adjudant-chef Thomas, membre du
93e régiment d’artillerie de montagne, dont
l’unité de mortiers a été mise à rude épreuve
dans les premiers jours de l’exercice.
Avec le Groupe militaire de haute monta-
gne (GMHM), l’armée française dispose,
elle, d’un outil unique au monde pour pré-
parer ses troupes aux conditions climati-
ques extrêmes. Composé d’une dizaine
d’hommes, ce corps d’élite organise chaque
année des expéditions dans les lieux les
plus hostiles de la planète, pour y éprouver
les matériels et mettre au point de nouvel-
les techniques de combat. « Le grand froid
impose d’être plus méticuleux : un gant
perdu peut provoquer des engelures, l’ab-
sence de soif amener à la déshydratation, un
vêtement mouillé à l’hypothermie… Tout
cela s’apprend et cet exercice y contribue »,
assure le major Sébastien Bohin, un mem-
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
En haut à gauche,
des soldats
du 7e bataillon de
chasseurs alpins.
En haut à droite
et en bas à
gauche, au centre
opérationnel.
En bas à droite,
un mortier de
120 mm sur skis.
A Masi,
en Norvège,
le 6 mars.
LAURENT VAN DER STOCKT
POUR « LE MONDE »
bre du GMHM intégré pour « Nordic Res-
ponse 24 » dans une cellule de « sécurité
montagne » du 7e BCA.
Pour les troupes de l’OTAN, un déploie-
ment d’envergure est aussi l’occasion de dé-
couvrir et de tester les matériels et les prati-
ques des autres nations qui seront, le cas
échéant, adoptés une fois les militaires ren-
trés dans leurs bases. « La Finlande et la Nor-
vège ont des choses à nous apprendre : utiliser
des skis nordiques pour se déplacer, par exem-
ple. Ils n’ont pas de carres, pas de peau de pho-
que, cela permet d’aller plus vite que des ra-
quettes sur terrain plat », observe le major
Bohin. L’utilisation par les Norvégiens de
grosses chaussettes de laine dans les surbot-
tes, en lieu et place des chaussures de monta-
gne, pour tenir le pied plus au chaud, a aussi
intrigué les Français.
Même si les militaires n’aiment pas en
parler publiquement, ces exercices extrê-
mes agissent enfin comme un révélateur
des faiblesses du dispositif, qu’il faudra cor-
riger par la suite. Lors de la première jour-
née des opérations terrestres de « Nordic
Response 24 », mercredi 6 mars, les véhicu-
les français sont restés immobilisés une
douzaine d’heures faute d’approvisionne-
ment en carburant, en eau et en vivres.
« Normalement, l’armée norvégienne doit
nous ravitailler tous les trois jours sur des
plots logistiques définis à l’avance. Là, on les
attend depuis 11 heures du matin, il est
22 heures et ils ne sont toujours pas là », cons-
tatait ce soir-là le capitaine Vincent, respon-
sable de la logistique au 7e BCA, en éclairant
de sa lampe frontale une douzaine de VAC
éparpillés dans la neige, rendus vulnérables
à la détection et aux feux ennemis. Le ravi-
taillement se terminera finalement à 4 heu-
res du matin.
Même s’il se veut le plus proche des condi-
tions réelles d’un conflit, un exercice en
« zone ouverte » comme « Nordic Response
24 » doit aussi tenir compte des contraintes
liées aux régions traversées et aux injonc-
tions des autorités civiles, ce qui limite les
enseignements. Les Norvégiens ont par
exemple interdit aux troupes de passer sur
les lacs gelés avec leurs engins motorisés,
craignant que la couche de glace ne soit pas
suffisamment solide. « C’est dommage parce
que ces lacs, qu’on trouve partout ici, se prê-
tent au piégeage de l’ennemi, avec des explo-
sifs ou des tirs de barrage d’artillerie », re-
grette le lieutenant Marc-Antoine.
De même, les VAC devaient désinfecter
leurs chenilles avant de traverser un cours
d’eau, pour éviter de transmettre un para-
site nuisible aux saumons. Sans parler de
l’obligation de ramasser tous ses déchets
derrière soi. « Mais ça, je ne vous garantis
pas qu’on le respecterait en cas de conflit »,
sourit un officier. p
cédric pietralunga
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
L’OTAN renoue
avec les manœuvres
militaires d’ampleur
L’exercice Steadfast Defender 24 , le plus
important depuis la fin de la guerre froide,
mobilise quelque 90 000 hommes de 32 pays
korzeniewo (pologne) -
envoyé spécial
L’ Alliance atlantique ne se
cache plus. Après trois dé-
cennies passées à réduire
la voilure en matière militaire, à la
suite de la chute du mur de Berlin
en 1989 et après la dislocation de
l’Union soviétique deux ans plus
tard, l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN) s’est dé-
cidée à doper ses capacités, afin de
répondre à l’« opération militaire
spéciale » lancée par la Russie en
Ukraine et aux menaces profé-
rées par son président, Vladimir
Poutine, à l’égard des pays situés
sur le flanc oriental de l’Europe.
Le 24 janvier, l’OTAN a lancé
Steadfast Defender 24, sa plus
importante série d’exercices
militaires en Europe depuis la fin
de la guerre froide. Prévues pour
durer jusqu’au 31 mai, ces man-
œuvres XXL mobilisent quelque
90 000 hommes venus de 32 pays
et pas moins de 1 100 véhicules
blindés, dont 166 chars de combat.
Les exercices se déroulent princi-
palement dans les plaines de Polo-
gne et de Norvège, mais aussi en
Allemagne, dans les pays baltes, en
Roumanie, en Finlande, en Slova-
quie, en Grèce ou encore en Suède.
« C’est notre plus important
déploiement depuis l’exercice
Reforger en 1988, dans lequel
125 000 hommes avaient été enga-
gés », assure le général américain
Randolph Staudenraus, responsa-
ble des opérations du commande-
ment militaire de l’OTAN à Bruns-
sum (Pays-Bas), venu le 4 mars
près de Gdansk, en Pologne, pour
superviser l’un des deux princi-
paux exercices terrestres de la sé-
quence, appelé « Dragon 24 ».
Steadfast Defender 24 est aussi
la première mise en œuvre des
nouveaux plans de défense de
l’OTAN, décidés après l’annexion
de la Crimée par la Russie en 2014
et adoptés lors de son sommet qui
s’est tenu à Vilnius, en juillet 2023.
« Monter en gamme »
Jusqu’ici réticents à cibler explici-
tement la Russie, les responsables
militaires de l’OTAN n’hésitent
plus, dans leurs scénarios, à dési-
gner Moscou comme l’ennemi à
combattre. Pour Dragon 24, l’ob-
jectif assigné aux troupes était de
se déplacer le plus rapidement
possible de l’ouest de l’Europe à la
frontière entre la Pologne et la
Biélorussie, afin d’empêcher une
force ennemie de pénétrer sur le
territoire de l’Alliance. Un scéna-
rio auquel les forces de l’OTAN
pourraient être confrontées en
cas de tentative de Moscou de
prise du corridor de Suwalki, le
couloir qui relie l’enclave de Kali-
ningrad au territoire russe et sé-
pare les pays baltes de la Pologne.
« Le risque le plus élevé auquel
nous avons à faire face
aujourd’hui est celui d’un conflit
majeur en Europe, confirme le gé-
néral Pierre Schill, chef d’état-ma-
jor de l’armée de terre, venu ob-
server le 5 mars le déploiement
des sept cents soldats et douze
chars Leclerc français impliqués
dans l’exercice Dragon 24. La Rus-
sie a construit des forces puissan-
tes et a la volonté de les employer
pour faire plier ses adversaires (…).
Elle est aujourd’hui très concentrée
sur l’Ukraine et il est difficile d’éva-
luer son temps de régénération.
Cela peut être très rapide, deux à
trois ans, ou plus lent. Il nous faut
utiliser ce temps pour nous prépa-
rer et monter en gamme. »
Pour les spécialistes, ces
manœuvres n’ont rien d’un exer-
LES RESPONSABLES
MILITAIRES DE L’OTAN
N’HÉSITENT PLUS, DANS
LEURS SCÉNARIOS,
À DÉSIGNER MOSCOU
COMME L’ENNEMI
À COMBATTRE
cice factice, à la différence de ceux
qui sont effectués « sur table », et
s’avèrent souvent riches d’ensei-
gnements. Ces exercices « sont in-
dispensables pour voir réellement
les contraintes auxquelles les trou-
pes seront confrontées en cas de
déploiement d’envergure, ce que les
militaires appellent les “frictions”,
explique Camille Grand, ancien
secrétaire général adjoint de
l’OTAN et actuel directeur des étu-
des de défense au Conseil euro-
péen pour les relations internatio-
nales. Cela permet de voir si les
plans fonctionnent vraiment, de
révéler les faiblesses éventuelles. »
Lors de Dragon 24, les forces
françaises ont ainsi dû traverser
la Vistule, fleuve polonais large de
plus de 300 mètres animé de forts
courants, sur des barges motori-
sées. Un exercice qu’ils ne prati-
quent pas à une telle échelle en
France, où les franchissements se
font sur des « coupures humides »
plus modestes et dans des confi-
gurations d’exercice connues.
« L’armée française est polyva-
lente, mais cette polyvalence se
traduit par moins d’acuité sur
certains segments. Il nous faut re-
découvrir certains savoir-faire,
comme l’embarquement sur les
trains, l’organisation de la logisti-
que sur des lignes très étendues,
l’intégration avec des alliés dans
des dispositifs sur le terrain… »,
énumère le général Schill.
Outre une meilleure prépara-
tion opérationnelle, ces exercices
permettent également d’envoyer
un message à ses compétiteurs,
affirment les militaires. « Les exer-
cices d’ampleur ont une fonction
de signalement stratégique essen-
tielle, explique Camille Grand. On
montre à l’adversaire ce qu’on est
capable de faire. »
Jusqu’en 2021, des observateurs
russes étaient même invités à sui-
vre les exercices de l’OTAN pour
rapporter à Moscou ce dont les al-
liés étaient capables, et, inverse-
ment, des observateurs occiden-
taux suivaient les exercices rus-
ses d’ampleur équivalente, appe-
lés « Zapad ». Ces échanges ont
été interrompus quelques mois
avant l’invasion russe de
l’Ukraine mais chacun laisse les
avions espions de l’autre s’appro-
cher lors de ses exercices.
Décidée à occuper une place pré-
pondérante dans l’architecture de
défense de l’OTAN, à l’heure où les
Etats-Unis donnent des signes de
désengagement, la France entend
prendre toute sa part dans ce « si-
gnalement stratégique ». L’armée
de terre a prévu d’envoyer quatre
mille hommes et cinquante chars
de combat Leclerc en Roumanie
au printemps 2025, lors de l’exer-
cice Dacian Spring 25. Un déploie-
ment d’une ampleur inédite de-
puis la guerre froide, là aussi.
« Nous devons être capables de
projeter une brigade complète et
non plus seulement un bataillon si
jamais il y avait une dégradation
de la situation à l’est, estime le gé-
néral Schill. Cet exercice va nous
permettre de le démontrer. » p
cédric pietralunga
Le Danemark s’impose parmi les
plus gros donateurs à l’Ukraine
Depuis le début de l’invasion russe, le royaume scandinave a annoncé
des livraisons d’armes atteignant une valeur de 4,5 milliards d’euros
malmö (suède) -
correspondante régionale
A propos du soutien de son
pays à l’Ukraine, Troels
Lund Poulsen, ministre
danois de la défense, ne voit
qu’une ligne rouge : « Nous ne pla-
nifions pas et ne considérons pas
comme une option l’envoi de sol-
dats sur le terrain », affirme-t-il
dans un entretien au Monde. Pour
le reste, le Danemark ne lésine pas
sur son aide, comme il l’a déjà dé-
montré au printemps 2023, en cé-
dant la totalité de ses dix-neuf ca-
nons Caesar, fraîchement acquis
auprès du français Nexter – ce qui
a conduit récemment la première
ministre, Mette Frederiksen, à af-
firmer que son pays avait donné
« toute [son] artillerie » à Kiev. An-
noncée cet été, la livraison des
premiers avions de combat F16 à
l’Ukraine, sur les dix-neuf promis,
devrait avoir lieu « avant l’été », se-
lon le ministre.
En janvier, le pays nordique de
5,9 millions d’habitants figurait
ainsi parmi les plus gros dona-
teurs en Europe (le 4e en termes de
volumes financiers et le 2e pro-
portionnellement à son produit
intérieur brut, derrière l’Estonie,
selon l’Institut Kiel en Allema-
gne). Au total, Copenhague a déjà
annoncé un soutien militaire à
hauteur de 4,5 milliards d’euros.
Par ailleurs, le Danemark s’est
doté d’un fonds d’aide à l’Ukraine,
pourvu de 8,1 milliards d’euros,
qui doit lui permettre de conti-
nuer à financer son soutien jus-
qu’en 2028 au moins.
« Le plus important que nous
puissions faire actuellement est de
montrer aux Ukrainiens que nous
serons à leur côté sur le long
terme », assure M. Lund Poulsen.
L’accord bilatéral de sécurité d’une
durée de dix ans, signé le 23 février
à Lviv, par le président Volodymyr
Zelensky et Mme Frederiksen, qui
effectuait sa quatrième visite en
Ukraine depuis le début de la
guerre, est « un signal clair » en ce
sens, commente le ministre.
La veille, à Copenhague, le gou-
vernement avait dévoilé un quin-
zième paquet d’aide militaire à
Kiev. D’une valeur de 228 millions
d’euros, il inclut notamment l’en-
voi de 15 000 obus d’artillerie, « li-
vrés d’ici quelques mois », en coo-
pération avec la République tchè-
que, ainsi que des équipements et
des munitions destinés à la dé-
fense aérienne, au déminage et
des drones
Exigence de « solidarité »
Sur son site, le ministère de la dé-
fense détaille les dons effectués
ces deux dernières années. En
plus des F16 et des canons Caesar,
Copenhague a livré 407 lance-
missiles sol-air Stinger, des missi-
les antinavires Harpoon, plus
d’une centaine de chars Leopard
(en coopération avec les Pays-Bas
et l’Allemagne), mais aussi des vé-
hicules blindés, des munitions et
des drones. « Nous écoutons nos
amis en Ukraine et nous essayons
de leur fournir ce dont ils ont be-
soin », précise le ministre, qui se
réjouit de voir des pays, comme la
France, « être prêts à faire plus ».
L’engagement du Danemark
permet à sa première ministre,
Mme Frederiksen, de tancer les
Européens, comme lors de la con-
férence de Munich sur la sécurité,
le 17 février, quand elle a martelé :
« Je suis désolé de le dire, mes amis,
il reste des munitions en stock en
Europe. Ce n’est pas seulement une
question de production, car nous
avons des armes, nous avons des
munitions, nous avons une défense
aérienne que nous n’utilisons pas
actuellement que nous devrions
donner à l’Ukraine. »
M. Lund Poulsen explique la
mobilisation de son pays, qui re-
pose « sur un large consensus au
international | 3
Le pays, très
atlantiste, est en
train de découvrir
les vertus
d’une Europe
de la défense
Parlement », de deux façons.
D’une part, « le Danemark est un
petit pays. Nous ne sommes pas si
loin de l’Ukraine. Il est donc de no-
tre intérêt de soutenir les Ukrai-
niens, sachant l’enjeu que cela re-
présente pour la sécurité com-
mune de l’Europe ». D’autre part, il
évoque une exigence de « solida-
rité » avec les Ukrainiens, « qui se
battent pour la liberté ».
Très rapidement après le 24 fé-
vrier 2022, un consensus s’est
formé au Parlement danois sur la
nécessité d’envoyer des armes.
Certains, notamment d’anciens
responsables militaires, se sont in-
quiétés, cependant, de voir le Da-
nemark épuiser ses stocks. Il y a eu
« un processus de réflexion », note
Henrik Breitenbauch, doyen du
Collège royal de la défense da-
noise. Alors que « la position offi-
cielle était que nous avions tout
donné et que nous ne pouvions pas
faire plus », celle-ci a évolué, selon
lui : « Nous avons compris qu’en
tant que pays européen, nous de-
vions prendre nos responsabilités,
notamment parce que nous ne
pouvons pas être sûrs que le sou-
tien américain allait continuer. »
La stratégie danoise s’appuie
sur un calcul, note Jakob Linnet
Schmidt, analyste auprès de l’Ins-
titut danois des études interna-
tionales : « La crainte est que si
l’Ukraine tombe, cela produira un
effet domino, entraînant l’inva-
sion d’autres pays par la Russie. Or
le coût d’un tel scénario est bien
plus élevé que de soutenir
Jean-Pierre
FILIU
Une réfl
réflexion
exion ouverte
sur l’impératif d’une paix
enfin durable au Moyen-Orient.
enfin
l’Ukraine avec tous les moyens
dont nous disposons. » Un des ob-
jectifs de Copenhague est égale-
ment de « maintenir la garantie
de sécurité américaine pour l’Eu-
rope », ajoute-t-il, ce qui exige de
« montrer que les Européens sont
capables d’assumer leur sécurité ».
Traditionnellement très atlan-
tiste, le Danemark découvre les
vertus d’une Europe de la défense,
qu’il a rejoint le 1er juin 2022, à l’is-
sue d’un référendum, lors duquel
67 % des votants se sont pronon-
cés pour l’intégration. « Il y a désor-
mais un débat public sur le fait que
nous devrions participer davan-
tage à la coopération industrielle
européenne et la première ministre
fait référence à l’Union européenne
comme un outil important pour la
défense du Danemark, ce qui est to-
talement nouveau », constate
Lykke Friis, directrice du groupe de
réflexion Europa.
« La liberté a un prix »
Deux ans après le début de l’inva-
sion russe, le soutien des Danois
ne faiblit pas. « Nous ne voyons
aucun signe de fatigue », assure le
ministre de la défense. Un son-
dage, publié le 23 février, le con-
firme : 45 % des personnes interro-
gées (contre 32 % en août 2023)
souhaitent que le Danemark
donne plus d’armes et 51 % esti-
ment que leur pays doit montrer
l’exemple (contre un quart il y a un
an). De plus, l’accueil de 41 000 ré-
fugiés ukrainiens n’a provoqué
aucune polémique dans un pays
qui a pourtant une des politiques
migratoires les plus restrictives
d’Europe. Le 22 février, Mme Frede-
riksen a prévenu que le soutien,
sur le long terme, serait « coû-
teux ». Mais « la liberté a un prix », a-
t-elle ajouté : « Les mots ne créent
pas la paix et le temps n’aide pas
l’Ukraine. C’est l’action sur le
champ de bataille qui compte. » p
anne-françoise hivert
SEUIL
4 | international
Volodymyr Zelensky
s’assure à Istanbul
du soutien de la Turquie
Le président ukrainien a rencontré Erdogan,
qui se veut médiateur entre Kiev et Moscou
istanbul- correspondant
A ussi rapide qu’inattendu,
le déplacement à Istanbul,
vendredi 8 mars, du prési-
dent ukrainien, Volodymyr Ze-
lensky, s’est déroulé au pas de
charge, entre la visite des chantiers
navals de Tuzla, où sont construi-
tes des corvettes destinées à la ma-
rine ukrainienne, des rencontres
avec des chefs d’entreprise du sec-
teur militaro-industriel et un en-
tretien avec son homologue turc,
Recep Tayyip Erdogan. La rencon-
tre entre les deux présidents inter-
vient au moment où l’Ukraine
manque de munitions et de défen-
ses antiaériennes. Les alliés de
Kiev cherchent à acquérir auprès
de pays non européens quelque
800 000 munitions et obus pour
réapprovisionner l’armée ukrai-
nienne, qui perd du terrain.
Le temps presse, car la crainte est
grande de voir les troupes russes
parvenir à percer les défenses
ukrainiennes. L’aide « goutte à
goutte » à l’Ukraine ne fonctionne
plus, a déclaré vendredi, à Vilnius,
le ministre ukrainien des affaires
étrangères, Dmytro Kuleba. « Si les
choses continuent comme elles se
produisent actuellement, cela ne va
pas bien se terminer pour nous
tous », réclamant « un approvision-
nement sans restriction et en temps
opportun de tous types d’armes et
de munitions pour garantir que
l’Ukraine batte la Russie et que la
guerre ne déborde pas en Europe ».
Venu à Istanbul avec son minis-
tre de la défense, Rustem Umerov,
M. Zelensky compte sur le soutien
de la Turquie, à laquelle son pays
est lié par un partenariat mili-
taire. « Nous travaillons actuelle-
ment à la production commune
d’armes et de munitions pour ren-
forcer notre région », a-t-il expli-
qué lors de la conférence de
presse commune, reconnaissant
la présence en Ukraine de « repré-
sentants des entreprises turques ».
En janvier, des cadres de l’entre-
prise privée Baykar, qui fabrique
notamment le drone Bayrak-
tar TB2, très utilisé par les Ukrai-
niens contre les Russes au début
du conflit, ont inauguré une
usine de fabrication de ces aéro-
nefs dans les environs de Kiev.
Pour sa part, la Turquie est prête
à fournir à l’Ukraine des obus de
155 mm dans le cadre de la plate-
forme d’achat mise au point par
les alliés européens pour acheter
les munitions qui font défaut aux
forces ukrainiennes. Depuis le
début du conflit, Kiev a reçu de
son partenaire turc des drones
de combat et des véhicules de
transport de troupes. En décem-
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX - 1
Passerelle des Reflets - 92913 Paris La Défense
Cedex (RCS NANTERRE 842 689 556),
succursale de QBE EUROPE SA/NV, dont le
siège social est à 37, Boulevard du Régent, 1000
BRUXELLES - BELGIQUE, fait savoir que, la
garantie financière dont bénéficiait la :
AURORE IMMOBILIER SARL
2Avenue Dreo
83170 BRIGNOLES RCS: 442 155 792
depuis le 01/01/2004 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES
ET FONDS DE COMMERCE, depuis le
01/03/2004 pour ses activités de : GESTION
IMMOBILIERE, depuis le 01/10/2020 pour
ses activités de : SYNDIC DE COPROPRIETE
cessera de porter effet trois jours francs après
publication du présent avis. Les créances éven-
tuelles se rapportant à ces opérations devront
être produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant sis
Tour CBX - 1 Passerelle des Reflets - 92913
Paris La Défense Cedex. Il est précisé qu’il
s’agit de créances éventuelles et que le présent
avis ne préjuge en rien du paiement ou du non-
paiement des sommes dues et ne peut en aucune
façon mettre en cause la solvabilité ou l’hono-
rabilité de la SARL AURORE IMMOBILIER.
bre 2023, un nouveau drone, An-
ka-3, produit conjointement par la
société publique turque Turkish
Aerospace Industries et l’entre-
prise ukrainienne Ivtchenko-Pro-
gress, a effectué son premier vol.
Mais la coopération industrielle
a ses limites. Ainsi, les deux cor-
vettes de classe Ada, construites
par les chantiers navals turcs
RMK pour la marine ukrainienne,
selon un accord signé avant la
guerre, en 2021, ne devraient pas
quitter les eaux turques, pour évi-
ter d’irriter outre mesure la Rus-
sie, l’autre partenaire important
d’Ankara. Le président russe, Vla-
dimir Poutine, est d’ailleurs at-
tendu en Turquie, à une date qui
n’a pas encore été fixée.
Adhésion au plan de paix
Lors de la visite de M. Zelensky à
Istanbul, il a aussi été question de
paix. M. Erdogan s’est dit prêt à
fournir une nouvelle plate-forme
de négociations à Kiev et à Mos-
cou. Sa proposition, formulée au
Forum diplomatique d’Antalya,
une rencontre informelle entre
diplomates de plusieurs pays qui
s’est tenue du 1er au 3 mars, a été
rejetée par Sergueï Lavrov, le mi-
nistre russe des affaires étrangè-
res, qui était présent.
Surtout, le numéro un turc a réi-
téré vendredi son soutien à l’inté-
grité territoriale de l’Ukraine ainsi
que son adhésion au plan de paix
en dix points élaboré par Volody-
myr Zelensky. C’est précisément
le message que ce dernier voulait
entendre. En quête de soutiens
accrus pour son plan, qui prévoit
le retrait des forces russes de tous
les territoires occupés en Ukraine,
ce que Moscou refuse de faire,
Volodymyr Zelensky ambitionne
d’organiser en 2024 une vaste
conférence pour la paix.
Deux plans sont actuellement
en concurrence : celui du prési-
dent ukrainien, soutenu par les
Occidentaux, et celui que Li Hui, le
représentant spécial du gouverne-
ment chinois pour les affaires
eurasiennes, tente de négocier
pour le compte de la Russie. Le di-
plomate chinois s’est rendu à Kiev
jeudi pour s’entretenir avec An-
driy Yermak, le chef de cabinet du
président ukrainien. Quelques
jours plus tôt, le 2 mars, il se trou-
vait à Moscou, déclarant avec
Mikhaïl Galouzine, le vice-minis-
tre des affaires étrangères de la Fé-
dération de Russie, que les « ulti-
matums » posés à Moscou par
Kiev et ses alliés occidentaux
« nuisaient » aux perspectives de
règlement du conflit. p
nicolas bourcier
et marie jégo
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX - 1
Passerelle des Reflets - 92913 Paris La Défense
Cedex (RCS NANTERRE 842 689 556),
succursale de QBE EUROPE SA/NV, dont le
siège social est à 37, Boulevard du Régent, 1000
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COPROPRIETE cessera de porter effet trois
jours francs après publication du présent avis.
Les créances éventuelles se rapportant à ces
opérations devront être produites dans les trois
mois de cette insertion à l’adresse de l’Établis-
sement garant sis Tour CBX - 1 Passerelle des
Reflets - 92913 Paris La Défense Cedex. Il est
précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et
que le présent avis ne préjuge en rien du paie-
ment ou du non-paiement des sommes dues
et ne peut en aucune façon mettre en cause
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Cemil Tugay, candidat du CHP à la municipalité d’Izmir (Turquie), à l’aéroport de la ville, le 30 janvier. BERKCAN ZENGIN/MIDDLE EAST IMAGES/AFP
A Izmir, les désillusions des
électeurs de l’opposition turque
Le CHP, parti kémaliste, peine à mobiliser pour le scrutin municipal
du 31 mars dans son bastion, la troisième ville du pays
izmir (turquie) - envoyée spéciale
A
ux premiers rayons de
soleil, nul besoin de se
donner rendez-vous.
Sur les pelouses du
bord de mer de la baie d’Izmir,
ville portuaire de l’ouest de la Tur-
quie, des milliers de citadins se re-
trouvent pour siroter bières et
thés. La célèbre promenade, bap-
tisée « Cordon », et ses tavernes
animées sont fièrement présen-
tées comme emblématiques du
mode de vie local.
A trois semaines des élections
municipales prévues le 31 mars,
cet espace de convivialité consti-
tue une étape incontournable
pour les candidats en campagne
dans la troisième grande ville du
pays. Signalés par des dossards
rouges, les membres de l’équipe
de Nilüfer Çinarli Mutlu, candi-
date du CHP (Parti républicain du
peuple, kémaliste, principale for-
mation de l’opposition) à la mairie
de l’arrondissement central de Ko-
nak, distribuent des tracts quand
des éclats de voix retentissent. « Le
CHP n’a rien compris ! Qu’est-ce qui
vous prend de mettre un candidat
comme Cemil Tugay [candidat
CHP à la grande municipalité d’Iz-
mir] ? », s’indigne une quinquagé-
naire blonde. « J’ai voté pour lui à
Karsiyaka [arrondissement huppé
d’Izmir], où il n’a absolument rien
fait », poursuit-elle avec colère.
Ecarté à la dernière minute
Les bras ballants, l’un des jeunes
hommes de l’équipe tente, sans
conviction, d’avancer quelques
arguments. « Malheureusement,
nous sommes régulièrement con-
frontés à ce type de réactions », re-
connaît-il à voix basse. La circula-
tion, les inondations sur le bord de
mer, l’avancée laborieuse des tra-
vaux du métro sont systématique-
ment invoquées par les habitants
d’Izmir, mais les causes de la co-
lère dépassent les enjeux locaux.
Depuis la défaite cuisante de l’op-
position aux élections présiden-
tielle et législatives de mai 2023, le
principal parti d’opposition peine
à rassembler ses troupes.
« Comment voulez-vous con-
vaincre que vous êtes démocrate
quand vous n’appliquez pas vos
principes au sein de votre propre
parti », raille Arzu (les personnes
citées par leur prénom ont requis
l’anonymat), avocate quadragé-
naire, à la terrasse du café-librairie
Yakin, à quelques centaines de
mètres du Cordon. « Beaucoup
d’électeurs sociaux-démocrates de
mon entourage qui se présentent
comme des soutiens indéfectibles
du CHP affirment qu’ils n’iront pas
voter le 31 mars », assure-t-elle.
A Izmir, le choix du nouveau
président du CHP, Özgür Özel,
s’est porté sur un nom de son cer-
cle proche, Cemil Tugay, au détri-
ment du maire actuel, Tunç Soyer,
qui avait soutenu, lors des élec-
tions internes au parti, en novem-
bre 2023, Kemal Kiliçdaroglu, rival
défait de Recep Tayyip Erdogan.
La direction du parti a eu beau ar-
guer de résultats d’enquêtes d’opi-
nion pour justifier la décision, elle
n’a pas réussi à convaincre.
Dans l’arrondissement de Buca,
le candidat Suat Nezir, 47 ans, a
fait les frais des dérives népotistes
du parti. A deux reprises, il a été
pressenti par la direction d’Ankara
pour porter les couleurs du CHP
dans son arrondissement. Par
deux fois, il a été écarté à la der-
nière minute, sans explications.
Ecœuré, il a choisi de s’encarter
au Iyi Parti (Le Bon Parti, nationa-
liste), deuxième parti de l’Alliance
de la nation, une alliance qui s’était
opposée à Erdogan lors de la prési-
dentielle de mai 2023 : « Si les gens
continuent de mettre un bulletin
dans l’urne pour le CHP, c’est faute
d’alternative dans l’opposition »,
assure-t-il. La leader du Iyi Parti,
Meral Aksener, s’était opposée à la
candidature de Kemal Kiliçdaro-
glu, brisant l’image d’union que
tentait de donner la coalition d’op-
position. Imputant la responsabi-
lité de la défaite à la présidentielle
au CHP, Iyi Parti a quitté la coali-
tion pour présenter ses candidats
aux municipales.
Les résultats des dernières en-
quêtes d’opinion sont éloquents.
Dans un sondage réalisé par l’ins-
titut Integral publié en février,
toutes appartenances partisanes
confondues, 42,7 % des enquêtés
estiment qu’Hamza Dag, le candi-
dat de l’AKP (Parti de la justice et
du développement, parti au pou-
voir), présente le meilleur profil
pour administrer la grande muni-
« Comment
convaincre
que vous êtes
démocrate quand
vous n’appliquez
pas vos principes
dans votre
parti ? », note
Arzu, avocate
cipalité d’Izmir, contre 26,2 %
pour le candidat du CHP, Cemil
Tugay. « Le pouvoir n’a jamais été
aussi proche de la victoire », cons-
tate Ümit Yaldız, coordinateur de
l’institut de sondage.
Lors de la présidentielle de 2023,
les erreurs de pronostic des insti-
tuts de sondage, y compris les plus
renommés, ont certes échaudé la
population. Mais, dans ce bastion
du CHP, les habitants manifestent
une défiance grandissante face au
parti kémaliste et les écarts se ré-
duisent avec l’AKP. Erdogan Kulu
est grossiste dans le secteur du
prêt-à-porter, dans l’arrondisse-
ment de Konak. Chemise blanche
ouverte sur une chaîne en argent
et cheveux gominés, il attend avec
impatience la visite du candidat
de l’AKP. « Si Hamza Dag parvient à
rassurer les gens sur le fait qu’il n’y
aura pas de restrictions sur la vente
et la consommation d’alcool, alors
il a toutes ses chances », affirme-
t-il, en guise de résumé des enjeux
du scrutin à venir.
Déjouer l’anti-erdoganisme
Izmir « l’Infidèle » (« Gavur », sur-
nom attribué à la ville en référence
à l’importante présence de popu-
lations non musulmanes sous
l’Empire ottoman) serait-elle ten-
tée par l’alternance, après vingt-
cinq ans d’administration CHP ?
Habile, l’équipe d’Hamza Dag a
choisi un fond bleu-vert pour ses
affiches de campagne et a sup-
primé la petite ampoule orange,
emblème de l’AKP, pour déjouer
l’anti-erdoganisme atavique d’une
grande partie de l’électorat. Origi-
naire de la région égéenne et ac-
tuel député de la ville, il a construit
sa carrière politique sur les servi-
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
ces rendus à la municipalité de
près de 4,5 millions d’habitants.
Dans la parfumerie d’une rue
commerçante de l’arrondisse-
ment de Karsiyaka, Esra, 23 ans,
serre mollement la main du candi-
dat de l’AKP. Les élections n’ont
plus vraiment de sens pour elle,
qui, comme beaucoup de jeunes
de sa génération, n’attend plus
rien de la classe politique. « Je me
bats au quotidien pour rester de-
bout. Aujourd’hui, je devrais être
sur les bancs de l’université pour
étudier. Je veux devenir ingénieure
de chantiers navals, mais je n’ai ob-
tenu aucune bourse et ma famille
n’a pas les moyens de me soutenir »,
confie-t-elle, aux bords des larmes.
Infirmier à l’hôpital de Gazi,
Muhammet, 25 ans, partage la dé-
sillusion d’Esra. « Nous n’avons
aucune perspective pour nous ré-
jouir, aucune adresse, aucun parti
vers lequel nous tourner pour par-
ler de nos problèmes et envisager
des solutions. Nous, les jeunes,
avons le sentiment d’avoir été
abandonnés », résume-t-il. La
crise économique dans laquelle
est plongé le pays a poussé des
milliers de soignants à quitter la
Turquie pour tenter de trouver de
meilleures conditions de travail.
La société turque est en apnée, le
débat démocratique, un idéal en-
terré. Le pouvoir autoritaire d’Er-
dogan s’est employé à neutraliser
les voix contestataires, sur la
scène politique comme au sein de
la société civile. Les milliers d’as-
sociations qui, hier, insufflaient
une vitalité aux formations poli-
tiques d’opposition se sont re-
pliées sur elles-mêmes.
Jeune journaliste local, Yavuz (le
prénom a été modifié) porte un
regard désabusé sur la société :
« Après la colère, les électeurs de
l’opposition sont passés à une
phase de deuil. Nous avons essayé
la démocratie, ça n’a pas marché, il
nous faut désormais accepter l’évi-
dence. C’est comme si nous étions
revenus à un régime de parti uni-
que [comme au début de la Répu-
blique, avant le passage au multi-
partisme, en 1946] ». Après Özgür
Özel, vendredi, le président Erdo-
gan était également attendu, di-
manche 10 mars, pour un mee-
ting en soutien à son candidat. p
angèle pierre
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
Face à la crise, des Haïtiens tentent de fuir leur pays
Chassées par la violence, des milliers de personnes se pressent à la frontière avec la République dominicaine
REPORTAGE
ouanaminthe (haïti), dajabon
(république dominicaine) -
envoyé spécial
I
ls sont comme des animaux »,
dit avec dédain, en désignant
les Haïtiens, un agent chargé
de surveiller un des portails
de la frontière entre la République
dominicaine et Haïti, les deux
pays qui se partagent l’île cari-
béenne d’Hispaniola. En ce début
mars, des milliers d’Haïtiens se
pressent à Ouanaminthe (nord-
est), attendant l’occasion de se fau-
filer dans le pays voisin, vers la
ville de Dajabon. La plupart d’entre
eux ont renoncé à demander un
visa. Certains passent en sou-
doyant la police des frontières,
d’autres tentent leur chance en
profitant d’un moment d’inatten-
tion. S’ils sont pris, ils sont immé-
diatement frappés ou repoussés à
l’aide de pistolets électriques.
La frontière haïtiano-domini-
caine traverse l’une des crises les
plus graves des dernières décen-
nies. La violence des gangs dans le
sud d’Haïti, et plus particulière-
ment dans la capitale, Port-au-
Prince, a provoqué le déplace-
ment interne de près de
200 000 personnes en 2023 – et
de 15 000 autres pour la dernière
semaine de février.
Le 2 mars, lors d’une série d’atta-
ques sans précédent par des grou-
pes armés, plus de 3 000 détenus
de la prison de la capitale ont été li-
bérés. Les policiers qui gardaient
les lieux n’ont pu repousser l’as-
saut et, selon des sources à Port-
au-Prince, nombre d’entre eux ont
fui face à l’imminence d’une atta-
que de l’établissement. Cette si-
tuation, couplée à plusieurs jours
de violence intense, à l’attaque de
l’aéroport international et aux
manifestations de chefs de gangs,
a entraîné une augmentation
considérable des flux migratoires.
Ce lundi 4 mars, comme tous les
jours à Dajabon, des camions
chargés d’Haïtiens, que les autori-
tés migratoires dominicaines ont
capturés dans différentes parties
du pays, arrivent toutes les deux
heures. Les camions sont équipés
de cages métalliques dans les-
quelles sont entassées une cen-
taine de personnes. Selon le Cen-
tre Montalvo, un groupe de ré-
A Gaza, retour sur le « massacre de la farine »
Le 29 février, 118 Palestiniens ont été tués en attendant un convoi humanitaire. Des rescapés disent avoir été la cible de tirs israéliens
L a rumeur courait depuis
quelques jours dans la ville
de Gaza : des distributions
d’aide avaient repris, aux portes
sud de la cité. Certains avaient
rapporté des sacs de farine – une
première depuis des semaines.
Dans les faubourgs en ruine du
nord de l’enclave, la faim a sup-
planté la peur des bombes.
Le 28 février, Saleh – un nom
d’emprunt – a vent d’une de ces
distributions sur la côte. Il hésite à
y aller : « A chaque fois, les gens es-
suient des tirs » en attendant les
convois, explique le père de fa-
mille de 37 ans, joint par téléphone
à Gaza, toujours inaccessible aux
journalistes étrangers. Trois jours
plus tôt, au moins dix Palestiniens
avaient été tués au rond-point Al-
Nabulsi. Les Nations unies ont ré-
pertorié une quinzaine d’épisodes
où des Gazaouis ont été pris pour
cible lors d’une distribution – avec,
presque toujours, des morts.
« Je n’avais pas vu de la farine
blanche depuis deux mois. Le sac
[de 25 kilos] se négocie autour de
1 000 dollars. J’ai décidé d’y aller
avec des amis. Nous sommes par-
tis tôt, avant le crépuscule, on s’est
trouvé un endroit, vers la mer. On a
Dans le nord-ouest de la République dominicaine, à la frontière avec Haïti, le jeudi 7 mars. ERICKSON POLANCO/AFP
flexion lié à l’Eglise catholique, au
moins 1 000 personnes sont ex-
pulsées chaque jour. Un agent des
services des migrations qui a de-
mandé à ne pas être identifié
confirme ce chiffre et affirme que
les capacités de l’Etat dominicain
à les expulser sont débordées.
Sentiments xénophobes
Le mécanisme d’expulsion est
simple : les camions reculent jus-
qu’à ce qu’ils se trouvent à moins
de 3 mètres du portail frontalier,
où des agents de police rassem-
blent les migrants en les frappant
ou en leur administrant des dé-
charges électriques afin qu’ils re-
tournent en Haïti. De l’autre côté,
des dizaines de personnes atten-
dent l’occasion de se faufiler vers
la République dominicaine. Les
autorités sont en alerte depuis
l’évasion carcérale du 2 mars, ex-
plique l’officier Bueno, responsa-
ble de la sécurité au pont qui tra-
allumé un feu parce qu’il faisait
froid », se souvient Saleh. Ce
soir-là, ils étaient nombreux, arri-
vant par petits groupes à mesure
que la nuit avançait. « Des gens
étaient sur la plage, d’autres sur la
route goudronnée, certains
avaient pris refuge dans les im-
meubles détruits autour », décrit le
journaliste Mohammed Qreiqea,
qui s’est rendu sur place vers une
heure du matin, puis est reparti.
D’où venait cette aide ?
L’UNRWA, l’agence de l’ONU pour
les réfugiés palestiniens, princi-
pal pourvoyeur pour les Ga-
zaouis aujourd’hui, n’y partici-
pait pas. Le Cogat, bureau de
l’armée israélienne chargé des
Palestiniens dans les territoires
occupés, assure qu’elle émanait
d’Etats et d’organisations inter-
nationales. Les Israéliens « ont
aidé à coordonner des convois
avec des prestataires privés », a
expliqué au Monde Shimon
Freedman, le porte-parole du
Cogat pour les médias internatio-
naux. Selon M. Qreiqea, les ca-
mions appartiennent à plusieurs
grandes familles gazaouies qui
travaillaient déjà dans le trans-
port avant la guerre.
verse la rivière du Massacre (ap-
pelée rio Dajabon par les Domini-
cains), qui marque la frontière en-
tre les deux pays.
Dans la rue Capotillo, à Dajabon,
plus de dix trafiquants de sans-pa-
piers, connus sous le nom de car-
ga-haitianos (« porte-Haïtiens »),
se réunissent chaque jour pour
boire de la bière. Ces derniers
mois, expliquent-ils, le trafic a
augmenté et, ces dernières semai-
nes, l’afflux a été massif.
Selon eux, la construction par-
tielle d’un mur frontalier, projet
phare du président dominicain,
Luis Abinader, a fait augmenter les
coûts. « Aujourd’hui, chaque Haï-
tien doit payer entre 200 et 250 dol-
lars pour se rendre à Santiago [pro-
vince située à trois heures de la
frontière à l’est] parce que l’armée
et la police font payer le laissez-pas-
ser », explique « Chiquito », l’un
des trafiquants carga-haitianos les
plus expérimentés. Si la crise em-
« Quand l’aide est
arrivée, les chars
ont commencé
à tirer sur tout
le monde »
WISSAM SHAMALY
Gazaoui de 27 ans
Vers 4 heures du matin, le 29 fé-
vrier, le convoi arrive au check-
point placé sur la route côtière Al-
Rachid. Selon le Cogat, il était
composé de trente-trois camions.
Wissam Shamaly, lui, n’en a
compté que « onze ou douze ».
Une demi-heure plus tard, les ca-
mions sont autorisés à continuer
leur route, accompagnés par les
chars. « Quand l’aide est arrivée au
barrage, les gens ont couru afin de
s’en emparer. Les chars israéliens,
depuis le checkpoint, ont alors
commencé à tirer sur tout le
monde », affirme le Gazaoui de
27 ans, qui se terre alors sur la
plage attenante « pendant une
heure, une heure et demie ».
Selon le ministère de la santé ga-
zaoui, 118 personnes sont tuées et
pire, jugent-ils, ils devront recruter
de nouvelles équipes de passeurs.
A la frontière, la situation est ag-
gravée par la construction d’un
canal destiné à détourner vers les
communautés haïtiennes l’eau
de la rivière du Massacre. A deux
reprises au moins, les autorités
dominicaines ont réagi en fer-
mant la frontière et le marché
binational. Fréquenté par au
moins 40 000 Haïtiens par se-
maine, qui retournent le jour
même en Haïti, ce marché repré-
sente une source de revenus très
importante pour l’économie de la
région et sa fermeture affecte les
deux côtés de la frontière.
Lorsque cela se produit, des
groupes armés haïtiens réagissent
en bloquant violemment l’entrée
de la zone franche de
Ouanaminthe, ce qui influe de
manière catastrophique sur la pro-
duction de ce parc industriel qui
appartient à des familles de l’oli-
760 autres, blessées lors de ce que
les Palestiniens ont appelé le
« massacre de la farine ». L’armée
israélienne, qui estime que
12 000 Gazaouis étaient présents
à la distribution, affirme que la
plupart des victimes sont mortes
dans la bousculade ou écrasées
par les camions d’aide.
Plusieurs témoins affirment que
les tirs ont duré plus d’une heure.
Les soldats israéliens reconnais-
sent avoir ouvert le feu à 4 h 30 du
matin puis à 4 h 45, mais disent
s’être retirés à 5 heures. La pre-
mière fois, en plus des tirs de som-
mation, les militaires ciblent cer-
tains Palestiniens. « Nos troupes
n’ont pas tiré sur le convoi humani-
taire, mais elles ont tiré sur un cer-
tain nombre de suspects qui appro-
chaient des forces voisines et cons-
tituaient une menace », écrit l’ar-
mée dans un communiqué.
« Ils tiraient au hasard, sur tous
ceux qui étaient présents », af-
firme Saleh. Dès le début des tirs,
il se retrouve coincé. Sept person-
nes sont tuées juste à côté de lui et
il est blessé sous l’œil par un éclat.
Il décide alors de se protéger du
char à une centaine de mètres de
là, en cachant sa tête sous un esca-
international | 5
Un millier
de migrants
sont expulsés
chaque jour
dans des camions
équipés
de cages
métalliques
garchie dominicaine. Pour chaque
jour de fermeture, les entreprises
perdent des millions de dollars, se
plaint un homme d’affaires étran-
ger qui ne veut pas être identifié.
Cette situation porte préjudice
aux communautés les plus pau-
vres et a fini par alimenter les sen-
timents xénophobes des Domini-
cains à l’encontre de la popula-
tion haïtienne. Des groupes anti-
Haïtiens prolifèrent dans divers
lier. « Je n’avais pas d’autre choix, je
ne pouvais pas revenir du côté du
port [plus au nord], j’étais encerclé.
Si je descendais sur la plage, les
snipers tiraient sur ceux qui s’y
trouvaient. Sur la route principale,
il y avait aussi des chars qui ti-
raient. » Il reste prostré pendant
une demi-heure. Ceux qui tentent
de fuir tombent devant lui, bles-
sés par les tirs. Puis Saleh n’y tient
plus, il sort et se met à courir :
« Les coups de feu autour conti-
nuaient, c’était indescriptible. »
« Morts en martyrs »
Certains, malgré les tirs, tentent
de s’emparer des sacs de farine.
« Des gens sont morts en martyrs
sur les camions », témoigne
Wissam Shamaly, revenu bre-
douille. Saleh, lui, a fini par mettre
la main sur un sac, bien plus tard.
Vingt-cinq kilos de farine blanche
qu’il a partagés avec quatre amis.
Les blessés ont afflué à l’hôpital
Al-Shifa vers 5 h 30, rapporte
Mohammed Qreiqea. « Les trois
quarts avaient des blessures par
balle à la poitrine, au cœur, au cer-
veau, aux épaules… », décrit-il.
Le 1er mars, le bureau du haut-
commissaire aux droits humains
endroits le long de la frontière et
même à Saint-Domingue, la capi-
tale, où ils s’allient aux militaires
et aux politiques pour « stopper
l’invasion haïtienne ». Une nuit de
début mars, nous avons assisté à
l’enlèvement par des groupes ar-
més de dizaines de sans-papiers
haïtiens installés dans les villes
frontalières, une pratique cou-
rante depuis un an. Des hommes
cagoulés font le tour des maisons,
frappant, menaçant et capturant
de jeunes Haïtiens. Après les avoir
ligotés, ils les emmènent au quar-
tier général de la police, où ils
sont, là encore, brutalement frap-
pés par les agents puis expulsés
vers Haïti dans les camions équi-
pés de cages.
« Henry est illégitime »
Tout porte à croire que la crise
n’est pas terminée en Haïti. Le
premier ministre haïtien, Ariel
Henry, en déplacement à l’étran-
ger, n’a pas pu atterrir à Port-au-
Prince le 5 mars, faute de condi-
tions minimales de sécurité à
l’aéroport et dans son lieu de rési-
dence. La République domini-
caine ne l’a pas non plus autorisé
à atterrir et il a dû se réfugier à
Porto Rico, où il se trouvait tou-
jours vendredi. Jimmy Cherizier,
dit « Barbecue », principale figure
de la coalition de gangs G9 sévis-
sant à Port-au-Prince, a averti le
même jour que si M. Henry ne dé-
missionnait pas, la violence s’in-
tensifierait encore davantage.
C’est aussi l’avis d’un homme
d’affaires haïtien établi à Cap-Haï-
tien, d’au moins deux analystes
politiques de Port-au-Prince,
ainsi que de Guy Philippe, ex-pa-
ramilitaire ayant participé au
coup d’Etat contre le président
Jean-Bertrand Aristide en 2004.
Retourné au pays en décem-
bre 2023 après avoir purgé une
peine de six ans de prison aux
Etats-Unis pour trafic de drogue
et blanchiment d’argent, M. Phi-
lippe appelle au départ d’Ariel
Henry. « Henry est illégitime, il n’a
pas été élu par le peuple haïtien et
devrait démissionner. C’est la solu-
tion. Il ne peut pas rester au pou-
voir », a affirmé au Monde M. Phi-
lippe. Faute de quoi, assure-t-il lui
aussi, la violence ne fera
qu’augmenter. p
juan martinez d’aubuisson
des Nations unies a fait savoir que
les Palestiniens auraient été tués
« par des tirs des forces israéliennes,
mais aussi dans une bousculade et
écrasés par les véhicules en mouve-
ment ». Il a demandé une enquête
« rapide, indépendante, impar-
tiale ». L’armée affirme que « l’inci-
dent va continuer à être examiné ».
Bilal Esi faisait plus jeune que
ses 29 ans. Le 29 février, le Ga-
zaoui était venu avec ses deux frè-
res. Quand il a compris que la
foule se précipitait vers le convoi,
il a pris peur et a rebroussé che-
min. Puis, « d’un coup, Bilal est
tombé, il n’était pas vers les ca-
mions et pourtant il a été visé », ex-
plique son oncle, qui les attendait
un peu plus loin. Le tir a atteint Bi-
lal de dos, assure-t-il, et l’a tué.
« Pour blesser autant de gens, il
faut s’imaginer à quel point les tirs
étaient nourris ! C’était un vérita-
ble massacre. Ils n’ont pas tiré à
terre, des gens ont été blessés à la
tête. Comment un civil peut-il
constituer une menace pour un
soldat qui est à l’intérieur d’un
char ? », demande l’oncle, joint par
téléphone, et qui n’a pas donné
son nom. p
clothilde mraffko
❶ DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
© SFNDT / DR
• TRIBUNE
Pr François Vrtovsnik,
Président de la Société
Francophone de Néphrologie,
Dialyse et Transplantation
DÉPISTAGE :
LA CLÉ POUR
PRÉSERVER LE
CAPITAL RÉNAL
Lancé en 2019 et mis en place à la
sortie de la crise sanitaire, le paie-
ment au forfait de l’insuisance
rénale chronique a permis la mise
en place d’un parcours de soins
qui est une avancée majeure pour
les patients. Bien accueilli par les
équipes de soignants, il concerne
aujourd’hui 160 000 patients par-
tout en France, avec une montée
en charge qui se poursuit. Grâce à
ce dispositif, qui permet d’associer
aux consultations des néphro-
logues la prise en charge par des
inirmiers de coordination et des
inirmiers en pratique avancée, des
diététiciens, des psychologues et
même des spécialistes de l’activité
physique, les patients bénéicient
de parcours de soins plus eicaces,
ce qui devrait contribuer à amélio-
rer leur état de santé et à diminuer
la part des cas graves nécessitant
la dialyse ou la grefe de rein. Cette
nouvelle édition de la Journée
mondiale du Rein doit être l’occa-
sion, plus que jamais, d’appeler la
société à se mobiliser sur le plan
du dépistage. La pose du diagnos-
tic intervient le plus souvent à un
stade avancé de la maladie rénale,
alors que les examens à réaliser
sont simples et les résultats iables.
La SFNDT se mobilise, aux côtés de
l’ensemble des parties prenantes,
pour inciter les médecins généra-
listes à proposer plus systémati-
quement ce dépistage aux patients
à risque de développer une maladie
rénale chronique et notamment en
cas de diabète ou de HTA. Le RAC,
pour Rapport Albumine/Créatinine
urinaire, peut être facilement pres-
crit et interprété par un méde-
cin généraliste. Et il constitue un
marqueur pronostique relative-
ment précis du risque de déclin de
la fonction rénale. Des nouveaux
médicaments viennent renforcer
le traitement néphroprotecteur et
la capacité de retarder la progres-
sion de la maladie rénale chro-
nique. Des espoirs réels se proilent
pour les patients… à la condition
qu’ils puissent être diagnostiqués
précocement. •
Daté 10-11 mars 2024, Grand Angle est édité par CommÉdition • Directeur général Éric Lista • CommÉdition, agence de communication éditoriale • www.commedition.com • Rédaction Antoine Largier • Secrétariat
de rédaction Iris Mondrian • Maquette & réalisation Aline Joly (andie.j) • LA RÉDACTION DU QUOTIDIEN LE MONDE N’A PAS PARTICIPÉ À LA RÉDACTION DE CE COMMUNIQUÉ. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT.
COMMUNIQUÉ
www.grandanglesante.fr
Spécial Néphrologie
UN PATRIMOINE SANTÉ
À PRÉSERVER
La maladie rénale chronique, qui touche 10 % de la population et oblige près
de 100 000 personnes à suivre des traitements de suppléance, doit être prise en charge
plus tôt grâce à un dépistage plus systématique.
Près de 6 millions en soufriraient,
dont une bonne part sans le savoir,
à défaut de symptômes spéciiques
et favorisant un dépistage systéma-
tique. L’insuisance rénale chro-
nique est une maladie insidieuse,
caractérisée par un dysfonctionne-
ment des reins. Ces organes essen-
tiels ont pour fonction d’éliminer les
déchets de l’organisme en puriiant
le sang,de les évacuer grâce à l’urine
et de ne conserver que les subs-
tances utiles à son bon fonctionne-
ment.Ils servent également à main-
tenir la composition constante du
sang (quantité d’eau, de potassium,
de sel…) et la pression artérielle,
mais également à transformer la
vitamine D pour permettre l’absorp-
© Aliaksandr Marko - stock.adobe.com / DR
tion du calcium alimentaire par
l’intestin et sa ixation par les os.
Enin,les reins produisent l’érythro-
poïétine, une substance qui stimule
la production de globules rouges.
A l’origine de la maladie rénale,deux
pathologies sont le plus fréquem-
ment impliquées : le diabète de
type 2 et l’hypertension artérielle.
Mais d’autres afections peuvent en
être responsables, comme la glomé- Les spécialistes distinguent cinq mieux supportée par les patients. informer la population, en particu-
rulonéphrite, la polykystose rénale, stades de sévérité de l’insuisance Et la grefe de rein reste le traite- lier de l’intérêt d’un dépistage plus
les pyélonéphrites à répétition, le rénale chronique, en fonction du ment de référence, mais elle est systématique.
lupus ou la polyarthrite rhuma- taux de iltration du sang (appelé peu accessible, en raison des ten- Repérée tôt, la maladie rénale
toïde. Et certains facteurs de risque débit de iltration glomérulaire). Le sions persistantes dans l’activité de peut être fortement retardée dans
sont également à surveiller, comme stade 5 caractérise l’insuisance prélèvements d’organes. Les délais sa progression, grâce à quelques
l’obésité, les maladies cardio-vascu- rénale terminale, qui nécessite de sur liste d’attente s’allongent : ils règles hygiéno-diététiques de base,
laires, mais également l’âge (plus de mettre en place un traitement de atteignent de deux à trois ans en mais également en prenant mieux
60 ans) ou la prise de médicaments suppléance. La dialyse peut être moyenne, parfois beaucoup plus. en charge les maladies qui dété-
toxiques pour le rein (anti-inlam- même recommandée dès le stade 4 : Du 9 au 16 mars, la 19e Semaine riorent la fonction rénale.
matoires, notamment). initiée plus tôt, elle est en général nationale du Rein permet de mieux • Antoine Largier
Complications • À L’ÉCOUTE DE L’EXPÉRIENCE PATIENT
CSL Vifor, spécialisé en néphrologie et dans la prise en charge de la carence martiale, s’investit
dans plusieurs initiatives pour améliorer la qualité de vie des patients atteints de maladies rénales
chroniques, comme l’explique Karine Levesque, Directrice générale France de l’entreprise.
La maladie rénale chronique étape dans le développement de son Entends-Moi, qui vise à recueillir,
s’accompagne souvent de complica- expertise en néphrologie. grâce à l’IA, des verbatim de pa-
tions pour l’organisme, liées au dys- tients ain de mieux comprendre
fonctionnement du rein. Carences MESURER LA QUALITÉ DE VIE leurs diicultés au quotidien.
en fer, présence anormale de phos- « Notre ambition est de proposer de
phore (hyperphosphatémie) ou de nouvelles solutions thérapeutiques MIEUX INFORMER
potassium (hyperkaliémie), sécré- pour mieux prendre en charge ces « Ce recueil de l’expérience patient
tion anormale d’hormone parathy- complications, mais également est fondamental pour comprendre
roïdienne… ces afections peuvent de s’attaquer à certaines maladies comment les malades vivent avec
entraîner des efets graves, comme rares qui détériorent la fonction leurs traitements, précise Karine
des troubles minéraux et osseux, rénale, explique Karine Levesque, Levesque. Cela nous aide à mieux
des arythmies cardiaques ou des DG France. En France, nous sommes les informer, ainsi que les équipes
prurits qui, selon l’étude française aux côtés de la communauté des de soins qui les suivent. » Autre
Pruripreva, touchent près de 25 % soignants et des patients, avec une initiative, la iliale réalise avec
des patients dialysés. La prise en forte volonté d’améliorer leur quali- l’entreprise Observia, une étude
charge de ces complications est té de vie au quotidien.» Par exemple, anthropologique avec des patients
© davgeminin.com - CSL Vifor / DR
essentielle pour la qualité de vie l’entreprise a mis en place le pro- en hémodialyse. « Nous inançons
des patients. Et c’est l’une des mis- gramme OPTI’MRC, un groupe de également des actions de mécénat,
sions de CSL Vifor.L’histoire de Vifor rélexion réunissant des soignants, pour aider notamment des enfants
remonte à 1872, avec une spéciali- des associations comme France dialysés à partir en vacances. C’est
sation dès l’origine dans la néphro- Rein et des institutionnels, ain aussi notre devoir d’être aux côtés
logie et le traitement de la carence d’optimiser le parcours de soins des des familles touchées par la mala-
martiale. Son rachat en 2022 par le patients. Elle va également lancer die rénale », ajoute Karine Lesveque.
Karine Levesque
groupe CSL inaugure une nouvelle un projet innovant avec la start-up A. L. •
 DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024 ❷
Communiqué Spécial Néphrologie

AGIR ENSEMBLE POUR UN DÉPISTAGE PRÉCOCE

Engagement •
DE LA MALADIE RÉNALE CHRONIQUE (MRC) EN FRANCE
Pour Gabriel Thabut, Directeur médical d’AstraZeneca en France, la lutte contre la maladie rénale chronique
nécessite une démarche volontariste de l’ensemble des acteurs, y compris des patients.
Que peut-on dire de la prise fortement altérée,mais elle est aussi nous avons menée, a permis de dé- et à l’importance d’un dépistage
en charge de la maladie rénale insoutenable pour notre système de montrer l’intérêt économique de ces précoce.Le lancement de cette cam-
chronique aujourd’hui en France ? santé sachant que la prise en charge molécules : en dix ans, grâce à un pagne a été soutenu par la révélation
C’est un paradoxe de santé publique de l’insuisance rénale chronique dépistage précoce accru de la MRC des résultats d’une enquête réalisée
qui témoigne des faiblesses struc- terminale (dialyse ou transplan- et à l’introduction d’une glilozine avec Ipsos auprès de 4 000 individus,
turelles de notre système de santé tation) représente une dépense de en complément du traitement stan- qui a permis d’évaluer le niveau de
en matière de prévention. Il s’agit 4,2 milliards d’euros par an, en pro- dard de la MRC, plus de 12 milliards connaissances des Français sur le
en efet d’une pathologie fréquente, gression régulière de 3,6 % par an. d’euros pourraient être économisés. rein et la MRC. Les résultats sont
touchant environ 6 millions de préoccupants puisque,globalement,
personnes, grave puisqu’elle abou- Quelles sont les récentes avancées Comment AstraZeneca les personnes interrogées ne savent
tit à une détérioration irréver- dans la prise en charge de la MRC ? s’engage pour une meilleure pas déterminer où se trouvent et
sible de la fonction rénale à défaut Parallèlement aux règles hygiéno- prise en charge de la MRC ? à quoi servent les reins. Il y a une
d’une prise en charge précoce, et diététiques et au traitement des Si notre cœur de métier consiste méconnaissance très importante de
qui pourtant reste massivement facteurs de risque et d’aggravation d’abord à développer des solutions leur fonction et de leur rôle.
sous-dépistée : 60 % des personnes de la MRC, il existe aujourd’hui thérapeutiques, notre rôle est plus Enin, nous savons qu’un certain
diabétiques et 90 % des personnes une classe thérapeutique parti- globalement de contribuer à une nombre de besoins médicaux per-
hypertendues ne bénéicient pas culièrement innovante, appelée meilleure prise en charge des pa- sistent, malgré les récents progrès
© AstraZeneca / DR

du dépistage annuel systématique
recommandé par les autorités de
santé. Pourtant, les principaux fac-
teurs de risque de la maladie rénale
chronique – le diabète et l’hyper-
tension artérielle – sont parfaite-
ment connus et documentés. Et le
diagnostic repose sur des examens
de routine : il suit d’une prise de
sang et d’un prélèvement urinaire
pour évaluer l’existence et le degré
de sévérité de la maladie. Or, en
l’absence de symptômes spéci-
iques, le diagnostic est le plus sou-
vent posé tardivement,ce qui réduit
les chances de ralentir la progres-
sion de la maladie. Cette situation
est d’abord inacceptable pour les
patients dont la qualité de vie est
« glilozines ». Outre leur efet béné- tients. Je l’ai dit, les médicaments thérapeutiques. C’est pourquoi,
ique contre le diabète de type 2, les que nous proposons présentent AstraZeneca s’engage dans la re-
glilozines ont un efet protecteur d’autant plus d’intérêt qu’ils sont cherche et le développement de
sur les reins et ralentissent l’évolu- délivrés à un stade précoce de la nouvelles molécules pour des pro-
tion de la maladie rénale chronique. maladie. La question du dépistage ils spéciiques de patients, notam-
Les glilozines diminuent par « Pour faire face est donc clé, et il faut inlassable- ment ceux chez lesquels la MRC
ailleurs les complications cardio- à l’enjeu de santé ment sensibiliser les patients à est associée à une hypertension
vasculaires.Les résultats des études, risque et la communauté médicale artérielle sévère ou une protéinurie
portant sur plusieurs dizaines de publique que pour adopter les bons rélexes. C’est importante.
milliers de patients, sont désormais représente la MRC, pourquoi, nous avons déployé, avec Je conclurai avec un message capi-
suisamment robustes pour attes- une démarche le soutien des sociétés savantes – le tal : pour faire face à l’enjeu de san-
ter de l’intérêt des glilozines chez Club des jeunes néphrologues, la té publique que représente la MRC,
les patients atteints de MRC,y com- volontariste de SFNDT ou encore la SFHTA – et des une démarche volontariste de l’en-
pris lorsqu’il n’y a pas de diabète l’ensemble des acteurs, associations de patients – Alliance semble des acteurs, y compris des
associé. Outre l’intérêt médical des y compris des patients, du cœur, Collectif national des patients, est nécessaire. A. L. •
glilozines dans le traitement de la associations d’obèses (CNAO),France
MRC, une autre étude, basée sur un est nécessaire.» Rein – une campagne au plus près Information communiquée par
modèle médico-économique validé Gabriel Thabut des personnes à risque pour les sen- l’entreprise de santé AstraZeneca
FR-17780 03/2024
par la Haute Autorité de Santé, que sibiliser aux conséquences de la MRC

TOUT SAVOIR
Suppléance •
SUR LA (LES) DIALYSE (S)
La suppléance par dialyse impacte fortement
la vie quotidienne des patients.
Traitement de suppléance, la dialyse vise
à débarrasser le sang des déchets ou de l’eau
(appelés également toxines) accumulés en
excès dans le corps, en remplacement des
reins qui ne fonctionnent plus suisam-
ment pour assurer cette fonction de iltrage.
Elle s’adresse en général à des patients qui
ont atteint un stade sévère d’insuisance
rénale (débit de
filtration glomé-
rulaire inférieur à
15 ml/min/1,73 m2),
lorsque les taux
DES BÉNÉVOLES
Associations •
ENGAGÉS PARTOUT EN FRANCE
A l’occasion de la 19e Semaine nationale du Rein,
du 9 au 16 mars, l’association France Rein sera
aux avant-postes pour sensibiliser la population
un « abord vasculaire » (istule ou cathéter) :
le sang passe alors dans un dialyseur, qui le sur la maladie rénale et l’inciter au dépistage.
nettoie et corrige les anomalies biologiques.
L’hémodialyse s’efectue en centre spécialisé, « Plus de 200 sites d’information et de sont simples à réaliser et iables en termes
parfois à domicile quand c’est possible. La dia- dépistage seront accessibles, partout en de résultat. » Pour les associations, c’est un
lyse péritonéale est une technique d’épuration France, indique Anne Hiegel, Présidente de enjeu majeur de santé publique, mais égale-
extrarénale réalisée à domicile, ou dans un France ReinPays-de-la-Loire. C’est un moment ment d’eicience pour le système de santé :
substitut du domicile (maison de retraite) par important, alors qu’on estime que 6 millions en cas d’insuisance rénale terminale, les pa-
la personne elle- de Français ignorent qu’ils ont tients doivent s’engager dans
même ou par un une maladie rénale. » Parce le parcours diicile de la
tiers, après une for- qu’elle est longtemps silen- dialyse.« La dialyse,c’est l’équi-
mation à la tech- cieuse, la maladie rénale est valent de trois demi-journées
nique. le plus souvent diagnostiquée par semaine, en centre spé-
© Aliaksandr Marko - stock.adobe.com / DR

d’urée et de créa- Comme son nom à un stade avancé, entraînant cialisé ou à domicile, pour un
tinine présents l’indique,l’abord est une lourde prise en charge, coût moyen de 250 euros la
© Amelie Laurin- France Rein / DR

dans l’organisme
sont trop élevés. Il
est parfois recom-
mandé de com-
mencer la dialyse
de façon précoce,
avant notamment
d’éventuels signes de dénutrition par manque
d’appétit ou de surcharge en sel et en eau, car
elle est alors mieux supportée.
DEUX TECHNIQUES : L’HÉMODIALYSE
ET LA DIALYSE PÉRITONÉALE
Pour les patients,le passage à la dialyse repré-
sente de lourdes contraintes de vie au quoti-
dien, associées à des séances fréquentes (en
moyenne trois demi-journées par semaine)
et à un régime alimentaires strict (apports
limités en eau, en sel, en potassium et en
phosphore).
Deux types de dialyse sont possibles : l’hémo-
dialyse et la dialyse péritonéale. Dans le cas
de l’hémodialyse, le sang est iltré à travers
une membrane artiicielle. Pour permettre
la circulation du sang, il faut mettre en place
« péritonéal » : c’est associée à une dégradation séance », rappelle Anne Hiegel.
le péritoine (une de la qualité de vie pour les
membrane natu- patients. « C’est d’autant plus PAS ASSEZ DE GREFFES
relle située dans la dommage qu’il existe aujour- France Rein se mobilise éga-
zone abdominale) d’hui des solutions thérapeu- lement sur un autre sujet :
qui sert de filtre, tiques eicaces pour retarder, l’insuisance des dons pour
après pose d’un voire bloquer la dégrada- la grefe de rein. « La grefe de
cathéter.On y introduit un liquide,le dialysat, tion des fonctions rénales, « Chez France Rein, rein, c’est l’acte de référence
qui interagit avec le sang pour le puriier. lorsqu’elle est diagnostiquée à nous militons pour qui permet de sauver des vies.
temps », regrette Anne Hiegel. que la volonté de Or, malgré le Plan grefes, il
PRIVILÉGIER LE DOMICILE ? L’association déplore notam- donner soit mieux n’y a pas assez de donneurs,
Selon le Registre REIN, in 2021, on comptait ment l’absence de prévention respectée avec, en constate Anne Hiegel. 80 %
51 325 personnes en dialyse, dont seulement institutionnelle, qui pourrait particulier, la création des Français s’y déclarent
6 % en dialyse péritonéale. pourtant limiter l’arrivée en d’un registre du OUI. » pourtant favorables, mais le
L’essor de la dialyse à domicile est admis suppléance. Anne Hiegel taux de refus est aujourd’hui
comme une voie à suivre, ain de favoriser de 40 % pour les personnes
l’autonomie du patient. Cependant, comme le RETARDER LA SUPPLÉANCE décédées éligibles au don d’organes. Et le
note la Société Francophone de Néphrologie, « Il faut informer davantage les acteurs de temps d’attente pour les patients a doublé
Dialyse et Transplantation (SFNDT) à l’occa- soins primaires et, en premier lieu, les méde- en cinq ans. » Là encore, c’est la communica-
sion de travaux menés en 2022,des freins sub- cins généralistes, souligne Anne Hiegel. La tion au public qu’il faut renforcer, mais égale-
sistent à son déploiement, dont la mauvaise proposition de dépistage devrait être systéma- ment les conditions du consentement. « Chez
information du patient, les faibles ressources tique pour les personnes avec des facteurs de France Rein, nous militons pour que chaque
médicales et paramédicales et des risques risque comme le diabète et l’hypertension. Et personne soit considérée comme donneuse,
majorés de rupture du parcours de soins dans les examens biologiques, reposant sur la me- à défaut d’une opposition explicite sur une
le cas de l’hémodialyse à domicile. A. L. • sure du rapport albumine/créatinine urinaire, liste oicielle », précise la Présidente. A. L. •
8 | planète
Les IST en forte hausse en Europe
Le nombre d’infections sexuellement transmissibles a largement dépassé le niveau d’avant le Covid-19
A
vive allure, les infec-
tions sexuellement
transmissibles (IST) se
propagent en Europe.
Selon plusieurs rapports publiés
jeudi 7 mars par le Centre euro-
péen de prévention et de contrôle
des maladies (ECDC), les signale-
ments d’infections bactériennes
à chlamydia – ou chlamydioses –
ont augmenté de 16 % entre 2021
et 2022, tandis que la hausse a at-
teint 48 % pour la gonococcie et
34 % pour la syphilis. Ces trois IST
ont provoqué respectivement
plus de 216 000, 70 000 et
35 000 cas confirmés en 2022. Si le
Covid-19 avait marqué un coup
d’arrêt dans la détection, les ni-
veaux d’avant-pandémie sont dé-
sormais largement dépassés.
L’ECDC évoque une « vague in-
quiétante » et un « besoin urgent
d’accroître la prise de conscience ».
La directrice de l’agence, Andrea
Ammon, a appelé dans un com-
muniqué à « prioriser l’éducation
à la santé sexuelle, étendre l’accès
au dépistage et au traitement, et
combattre la stigmatisation » des
personnes contaminées. Selon
elle, « promouvoir l’usage systé-
matique du préservatif et favoriser
un dialogue ouvert à propos des
IST peut aider à réduire les taux de
transmission ».
« Effets indésirables graves »
L’ECDC rappelle qu’on sait traiter
la chlamydiose, la gonococcie et la
syphilis, et qu’à défaut de soins el-
les peuvent conduire à des « com-
plications sérieuses », comme des
inflammations pelviennes ou des
douleurs chroniques. Chlamy-
diose et gonococcie peuvent aussi
causer l’infertilité. La syphilis
peut provoquer des troubles neu-
rologiques et cardio-vasculaires,
ainsi que des « effets indésirables
graves » sur les enfants, en cas
d’infection de la femme enceinte.
Il s’avère malaisé de comparer
les pays, dans la mesure où l’ECDC
ne dispose pas de tous les chiffres
pour chacune des trente nations
de son périmètre (les vingt-sept de
l’Union européenne, plus le Liech-
tenstein, l’Islande et la Norvège).
UN HORS-SÉRIE
HORS-SÉRIE
le fabuleux voyage de
MARCO
POL
PO LO
sur la route de la soie
MARCO POLO, L’ENCHANTEUR
De la Perse à l’Asie centrale, de la Chine à la Malaisie, du Sri Lanka jusqu’en
Inde, voyagez durant un quart de siècle, avec Marco Polo. Emerveillez-vous,
le long de la Route de la soie, des diférentes cultures et des richesses
de l’Asie du Moyen Age. L’histoire d’un aventurier marchand, curieux de tout,
qui fera découvrir l’Orient à l’Occident.
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE - 124 PAGES - 10,99 €
Les infections sexuellement transmissibles (IST) progressent en Europe
Nombre de cas en 2022
Chlamydiose
41 634 10 000 1 000
Danemark
Données non communiquées
Evolution du nombre de cas en Europe
200 000
Chlamydiose
164 570
150 000
100 000
50 000
39 082
25 798
2018 2019
Infographie Le Monde
Source : European Centre for Disease Prevention and Control
Notamment, les données sont ab-
sentes pour l’Autriche et très par-
cellaires pour l’Allemagne.
Parmi les pays pour lesquels
un taux de prévalence a pu être
calculé, les deux nations les plus
touchées par la chlamydiose
sont le Danemark et la Norvège,
avec respectivement 709 et
539 cas pour 100 000 habitants.
La prévalence de la gonococcie
est élevée surtout en Irlande et
au Luxembourg (75 et 74 cas
pour 100 000 habitants). Con-
cernant la syphilis, sont concer-
nés au premier chef Malte (24 cas
pour 100 000) et le Luxembourg
(23 cas pour 100 000). En valeur
absolue, le plus grand nombre
de cas d’infections à chlamydia a
numéro
spécial
700 e
anniversaire
1254—1324

    
Syphilis
2 540 40
8 301
216 508
188 572
70 881
Gonococcie 49 987
35 391
Syphilis 27 074
2020 2021 2022
été enregistré au Danemark
(42 000). Le record se trouve en
Espagne pour la gonococcie
(23 000 cas) et en Allemagne
pour la syphilis (8 000).
Tous âges confondus, l’impact
de la chlamydia est comparable
entre les genres ; toutefois, parmi
les 15-24 ans, ce sont les femmes
qui sont le plus concernées. En re-
vanche, les hommes sont quatre
fois plus touchés par la gonococ-
cie et huit fois plus par la syphilis.
En 2022, les hommes ayant des re-
lations sexuelles avec des hom-
mes représentaient 60 % des cas
de gonococcie et 74 % des cas de
syphilis.
L’ECDC n’a pas calculé la préva-
lence en France au motif que
Au Japon, l’étape-clé du démantèlement
du site de Fukushima sans cesse repoussée
L’extraction de près de 880 tonnes de combustible nucléaire fondu a de nouveau été reportée
tokyo - correspondance
T reize ans après la fusion
provoquée par le séisme et
le tsunami du
11 mars 2011 de trois des six réac-
teurs de la centrale nucléaire de
Fukushima (nord-est du Japon),
l’opérateur du site, la Compagnie
d’électricité de Tokyo (Tepco),
reste confronté à la complexité
d’un démantèlement d’une am-
pleur inédite. Son plus grand défi
consiste à extraire les 880 tonnes
– selon les estimations – de com-
bustible nucléaire ayant fondu
avant de se mélanger à des élé-
ments de structure puis de percer
les cuves des réacteurs. Ce corium
s’est ensuite mélangé au béton
des enceintes de confinement. Il
est constamment refroidi mais
reste dangereusement radioactif
et difficile d’accès.
« C’est le donjon principal du châ-
teau, a expliqué, mercredi 6 mars,
Akira Ono, responsable du dé-
mantèlement. Nous avons accom-
pli certains progrès, mais il reste
encore beaucoup à faire pour nous
attaquer à l’énorme tâche de reti-
rer le combustible fondu. »
L’enlèvement du corium devait
commencer par le réacteur
n° 2 en 2021, avant de passer aux
Gonococcie
22 932 10 000 400
Allemagne
Espagne
Les hommes homosexuels particulièrement vulnérables
En pourcentage des cas totaux*, en Europe
Hommes ayant des Hommes ayant des
rapports homosexuels rapports hétérosexuels
Gonococcie 60 %
Syphilis 74 %
Chlamydiose 20 32
* Cas pour lesquels des informations sur le mode de transmission ont été signalés
l’Hexagone, comme d’autres pays,
surveille les IST au moyen d’un ré-
seau de médecins volontaires, dit
« Sentinelle », qui ne peut préten-
dre à une couverture exhaustive
du territoire. Néanmoins, Santé
publique France avait établi dans
une étude publiée en décem-
bre 2023 une hausse marquée des
IST bactériennes. Ainsi, le taux
d’incidence des chlamydioses a
augmenté en France de 16 % entre
2020 et 2022, atteignant 102 cas
pour 100 000 habitants. La hausse
atteint 91 % pour la gonococcie et
110 % pour la syphilis (respective-
ment à 44 et 21 cas pour
100 000 habitants).
Cécile Bébéar, cheffe du service
de bactériologie du CHU de Bor-
réacteurs 1 et 3. L’opération doit
être effectuée à l’aide d’un bras ro-
botisé mis au point au Royaume-
Uni par l’Institut international de
recherche sur le démantèlement
nucléaire (IRID) avec les entrepri-
ses Mitsubishi Heavy Industries et
Veolia Nuclear Solutions. Le gou-
vernement a dépensé 7,8 milliards
de yens (48,5 millions d’euros)
pour son développement.
Bras robotisé trop imprécis
La pandémie de Covid-19 a retardé
sa mise au point et le dispositif n’a
pu être livré au Japon qu’à l’été
2021. Les techniciens ont alors
commencé leur entraînement sur
une maquette construite par
l’Agence japonaise de l’énergie ato-
mique (JAEA) dans un centre spé-
cialisé de Naraha, ville du départe-
ment de Fukushima. Un test vi-
sant à retirer quelques grammes
de débris du réacteur n° 2 devait
alors être réalisé en 2022. Il a été
une nouvelle fois repoussé fin
2023 mais, en janvier, M. Ono a an-
noncé un nouveau report de l’opé-
ration, qui devrait avoir lieu « au
plus tard en octobre ».
Tepco juge le bras robotisé en-
core trop imprécis. « Le bras peut se
déployer sur 22 mètres, mais il n’y a
qu’une marge de 30 millimètres
Femmes ayant des
rapports hétérosexuels
20 19
16 10
47 %
autres
deaux et responsable du Centre
national de référence des IST bac-
tériennes, relève qu’au moins une
partie de la hausse des IST consta-
tée en Europe peut être imputée
aux progrès du dépistage, et non à
une hausse de l’incidence réelle.
Néanmoins, elle se dit frappée par
la surreprésentation des jeunes de
15 à 25 ans. « Avec la fin des confine-
ments et de la pandémie, beau-
coup parmi eux ont repris des con-
tacts souvent sans préservatif et
avec davantage de partenaires »,
estime-t-elle, soulignant l’impor-
tance d’une « éducation à la santé
sexuelle des plus jeunes » qui in-
siste sur l’intérêt du préservatif.
Parmi les causes pouvant expli-
quer ces hausses de contamina-
pour éviter qu’il ne touche les pa-
rois du réacteur. Il faut améliorer la
précision », expliqué l’IRID. « Il est
nécessaire d’améliorer la sûreté et
la maniabilité du bras robotisé », a
précisé M. Ono.
Dans le même temps, la compa-
gnie manque d’informations sur
la situation au fond des réacteurs.
Depuis 2015, elle a envoyé plu-
sieurs sondes – dont un robot
rampant et un véhicule sous-ma-
rin – à l’intérieur de chacun des
trois réacteurs, mais leurs évolu-
tions ont été compliquées par
l’amas de débris et le niveau élevé
de radiations. Le 28 février, Tepco a
pour la première fois utilisé un
drone dans le réacteur n° 1. Les
données obtenues doivent amé-
liorer les préparatifs du premier
prélèvement qui pourrait finale-
ment se faire à l’aide d’un « dispo-
sitif de type canne à pêche », avant
de tenter de commencer l’enlève-
ment à l’aide d’un bras robotisé.
La lenteur des progrès concer-
nant le corium s’ajoute aux diffi-
cultés récurrentes qui entourent le
démantèlement. Tepco a révélé le
7 février que 5,5 tonnes d’eau char-
gée de substances radioactives à
un niveau estimé à 22 milliards de
becquerels, s’étaient échappées
d’un bâtiment. Le gouvernement
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
« Avec la fin des
confinements,
beaucoup de
jeunes ont repris
des contacts
souvent sans
préservatif »
CÉCILE BÉBÉAR
CHU de Bordeaux
tion, Gilles Pialoux, chef du ser-
vice des maladies infectieuses et
tropicales à l’hôpital Tenon, à Pa-
ris, évoque aussi les lacunes de
l’éducation à la sexualité, ainsi
que la banalisation des rapports
oro-génitaux. « Beaucoup de jeu-
nes associent les IST aux rapports
avec pénétration, estime-t-il, alors
que les caresses intimes peuvent
également les provoquer. » L’infec-
tiologue appelle par ailleurs à ren-
forcer le dépistage, dans la mesure
où « beaucoup d’IST sont asympto-
matiques ».
Au chapitre des traitements, le
spécialiste juge que la PeP (pour
« prophylaxie post-exposition ») à
base de doxycycline est « très effi-
cace » et « une solution pour les po-
pulations à haut risque » comme
les hommes ayant des relations
sexuelles avec des hommes. Une
étude parue en avril 2023 dans le
New England Journal of Medicine a
estimé que ce traitement pouvait
faire baisser de deux tiers le taux
d’incidence de la chlamydiose, de
la gonococcie et de la syphilis chez
ce public.
L’Europe continentale n’est pas
la seule partie du monde occi-
dental frappée par une résur-
gence des IST. Au Royaume-Uni,
les diagnostics ont augmenté de
près de 24 % entre 2021 et 2022.
Quant aux Etats-Unis, s’ils ont
enregistré une baisse de 6 % des
infections à chlamydia entre 2018
et 2022, ils ont subi une hausse de
11 % pour la gonococcie et de 80 %
pour la syphilis. p
julien lemaignen
avait vivement réagi. « La plus pe-
tite erreur peut entraîner une perte
de confiance de la société », avait
alors déclaré le ministre de l’éco-
nomie, Ken Saito.
Tepco a amorcé le 27 février le
quatrième rejet dans l’océan de
l’eau contaminée issue du refroi-
dissement des réacteurs endom-
magés et qui était jusqu’à
août 2023 stockée dans des réser-
voirs installés sur le site de la cen-
trale. Tepco a décidé de traiter l’eau
pour en réduire les nucléides, à
l’exception du tritium, qu’elle ne
peut extraire. L’eau est ensuite di-
luée pour que le niveau de tritium
soit abaissé à un septième des nor-
mes fixées par l’Organisation
mondiale de la santé pour l’eau po-
table. Les rejets d’eau devraient se
poursuivre pendant une trentaine
d’années. Ce rejet continue de sus-
citer des critiques des voisins du
Japon comme la Chine, qui a inter-
dit les importations de produits de
la mer de Fukushima. Plus généra-
lement, les difficultés rencontrées
menacent de repousser la fin du
démantèlement du site, attendue
au plus tard en 2051 et de faire à
nouveau augmenter la facture
d’une opération estimée à
23 400 milliards de yens. p
philippe mesmer
 |9
FRANCE
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024

Européennes : la majorité lance sa campagne

La tête de liste Valérie Hayer, qui veut fédérer les pro-européens, devait tenir son premier meeting samedi à Lille

L
a voilà jetée dans le grand
bain. Samedi 9 mars, de-
puis le Grand Palais de
Lille, Valérie Hayer, 37 ans,
tête de liste du camp présidentiel
pour les élections européennes,
doit faire son entrée en scène. La
fille et petite-fille d’agriculteurs,
qui reconnaît avoir davantage
« l’habitude de coller des affiches
que de voir son visage dessus », a
répété maintes fois sa prestation
avant la grand-messe lilloise. De-
vant quelque 4 000 à 5 000 mili-
tants, élus, ministres et sympathi-
sants censés afficher l’union de
Renaissance, du MoDem et d’Ho-
rizons, l’eurodéputée, inconnue
du grand public, doit faire la dé-
monstration que tout n’est pas
perdu pour ce scrutin ancré dans
l’ADN de la Macronie.
Plus de dix points séparent dans
les sondages le camp présidentiel
de la liste du Rassemblement na-
tional (RN), emmenée par Jordan
Bardella. Mais nulle trace de défai-
tisme chez la trentenaire, qui a re-
fusé un poste ministériel à l’été
2023 pour, dit-on à Matignon, se
consacrer au combat européen.
Partir perdante ? « C’est mal me
connaître. C’est mal connaître le
président de la République », lance-
t-elle sur TF1, le 29 février. La coali-
tion présidentielle imagine re-
jouer le scénario de 2019, quand la
ministre chargée des affaires
européennes, Nathalie Loiseau,
avait rattrapé une grande partie de
son retard lors d’une campagne
éclair, à laquelle Emmanuel Ma-
cron avait grandement participé. Valérie Hayer, tête de la liste Renaissance pour les élections européennes, en visite dans une ferme à Chéméré-le-Roi (Mayenne), le 1er mars. SEBASTIEN SALOM-GOMIS/AFP
Cette fois encore, le chef de l’Etat
promet de jouer un rôle de pre-
mier plan. « Il faut vous battre, belle », écrivait le poète commu- par les troupes russes, principal fautes. « Bardella commence à être péens froissés par le virage droi-
pied à pied », a-t-il enjoint à ses mi- niste, appelant par cette méta- angle d’attaque contre le parti le- arrogant », observe l’eurodéputé
« C’est une tier du chef de l’Etat, qui a fait vo-
nistres, mercredi 6 mars selon les phore à l’union de la Résistance, péniste, accusé de complaisance Gilles Boyer, directeur de la cam- élection ter, en décembre 2023, une loi sur
propos rapportés par Le Parisien durant la seconde guerre mon- avec le régime du Kremlin. Plus le pagne pour Horizons, imaginant l’immigration applaudie par le RN.
et confirmés à l’Elysée. diale, au-delà des clivages politi- RN récoltera de sièges au Parle- le lieutenant de Marine Le Pen
identitaire pour Assumant le rôle de « challen-
ques. Une façon, pour le locataire ment européen, plus les valeurs grisé par son avance sondagière. que l’Europe ger » dans cette élection, l’entou-
Faire du RN le véritable ennemi de l’Elysée, d’installer un face-à- européennes seront menacées, rage d’Emmanuel Macron admet
« Les choses, dans cette élection, face entre le camp pro-européen, assène-t-on à l’Elysée. « C’est une Tactique en défense
reste l’Europe » ne chercher, dans un premier
sont simples : ceux qui croient dans qu’il veut fédérer, et celui, euros- élection identitaire pour que l’Eu- Jordan Bardella, pourtant si à l’aise LOÏC SIGNOR temps, qu’à « débusquer le RN » et
l’Europe et ceux qui n’y croient pas. ceptique, de l’extrême droite. rope reste l’Europe. Nous, nous avec les médias, a bafouillé sur porte-parole de Renaissance ses mensonges. Le temps des pro-
Nous y croyons pour continuer de Valérie Hayer doit épouser cette voulons la réformer, eux [le RN] BFM-TV, le 25 février, après avoir positions concrètes viendra plus
la changer », a-t-il poursuivi, fai- ligne, samedi, faisant de Jordan veulent la déformer », appuie Loïc été confronté à ses propres contra- tard. Une tactique en défense qui
sant référence au poème d’Ara- Bardella et du RN ses seuls vérita- Signor, porte-parole de Renais- dictions : il expliquait avoir refusé fait ciller une partie des troupes.
gon, La Rose et le Réséda. « Celui bles ennemis. L’élue européenne sance. « C’est l’Europe de Jacques de voter, en avril 2023, une résolu- d’un revers de la main l’idée de « Moi, je plaide pour qu’on parle
qui croyait au ciel, Celui qui n’y doit parler de la guerre en Delors contre celle de Viktor Orban tion contre la répression en Russie participer à un débat sur Public plus de nous », grogne Gilles Boyer.
croyait pas, Tous deux adoraient la Ukraine, envahie depuis deux ans [le premier ministre hongrois] », visant l’opposant Alexeï Navalny, Sénat, le 14 mars, au motif que la Surtout, certains redoutent que
insiste l’ancien journaliste, rebap- au prétexte que l’Europe ne doit chaîne n’était pas de son rang. l’engagement de M. Macron n’ait
tisant le RN en « Russie nationale ». pas « s’arroger des pouvoirs diplo- « Soyons sérieux… Et pourquoi pas plus l’effet de souffle de 2019. Un
Macron veut porter le combat de l’IVG Pour être payante, la stratégie matiques ». Mais il est resté bouche Coquelicot TV ? », a-t-il signifié à fiasco n’est pas écarté. Mais il
suppose d’effrayer l’électeur sur bée lorsque le journaliste lui a rap- La Tribune Dimanche, le 3 mars. n’aura pas, assure-t-on à l’Elysée,
en Europe les intentions de Vladimir Poutine pelé son vote, deux ans plus tôt, en Dans cette bataille à deux que de conséquences nationales. Dit
Lors de la cérémonie pendant laquelle le sceau de la République et sur la possibilité d’une guerre. faveur d’une résolution condam- s’efforce d’installer Emmanuel plus clairement, Gabriel Attal
a été apposé sur la loi inscrivant la liberté de recourir à l’interrup- Périlleux. « Les opinions occiden- nant la répression politique du Macron, les autres adversaires ap- pourrait rester en fonctions à Ma-
tion volontaire de grossesse dans la Constitution française, ven- tales sont promptes à fermer les gouvernement cubain. paraissent comme quantité négli- tignon. Mais le président, dont le
dredi 8 mars, le chef de l’Etat a annoncé vouloir aussi inscrire yeux », estime le sénateur (Union Le candidat d’extrême droite geable. Le candidat de la gauche, pouvoir s’effiloche au fur et à me-
l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union des démocrates et indépendants) s’est aussi moqué de Valérie Raphaël Glucksmann, à la tête de sure qu’approche 2027, sortirait
européenne. « Nous mènerons ce combat sur notre continent, dans des Hauts-de-Seine Hervé Mar- Hayer lorsqu’elle a trébuché sur la liste de Place publique et du abîmé du combat. « Un mauvais
notre Europe où les forces réactionnaires s’en prennent d’abord seille. Mais le camp présidentiel les mots pour sa première inter- Parti socialiste ? « Il n’existe pas », score peut être un accélérateur de
et toujours aux droits des femmes avant de s’attaquer ensuite aux croit en ses chances, imagine une view au « 20 heures » de TF1, de fa- résume-t-on au sommet de l’Etat, particules pour Macron », atteste
droits des minorités, de tous les opprimés, à toutes les libertés », dynamique s’installer et remar- çon inélégante, note Gilles Boyer. ignorant qu’il pourrait attraper le politologue Gérard Le Gall. p
a lancé le chef de l’Etat, à trois mois des élections européennes. que que le patron du RN fait des Enfin, Jordan Bardella a balayé quelques macronistes pro-euro- claire gatinois

La liste, sujet de crispation entre Renaissance, le MoDem et Horizons

Les places éligibles font l’objet d’une lutte tenace entre les différents partenaires du camp présidentiel, chacun ayant ses propres objectifs

F aire entrer l’édredon dans

la valise. Voilà le défi de la
majorité présidentielle
pour composer sa liste pour les
élections européennes de juin.
Avec des sondages en berne, et
donc certainement moins de siè-
ges à l’arrivée qu’en 2019, ainsi
que vingt députés sur les vingt-
trois de la délégation Renaissance
qui souhaitent être reconduits, il
n’y aura pas de place en position
éligible pour tous les candidats.
Les motifs de crispation se font
déjà jour entre partenaires de la
coalition, chacun refusant de ro-
gner sur ses positions. Réunis le
20 décembre 2023 au QG du Mo-
Dem, Stéphane Séjourné, le secré-
taire général de Renaissance,
François Bayrou, le président du
MoDem, et Edouard Philippe, le
président d’Horizons, ont rendu
une première ébauche en établis-
sant une clé de répartition au pro-
rata de leurs scores des élections
législatives de juin 2022.
« Mais le diable est dans les dé-
tails », commente l’eurodéputé
sortant Gilles Boyer, lieutenant
d’Edouard Philippe, nommé codi-
recteur de campagne. Le mode de
calcul ne permet pas pour l’ins-
tant de garantir aux partis com-
posant la coalition que leurs ob-
jectifs soient atteints. Horizons,
qui n’existait pas en 2019 et ne
compte que deux eurodéputés,
veut doubler son contingent, tan-
dis que le MoDem, forts de six
sortants, ne souhaite pas descen-
dre en dessous. Et cette année, il
faut aussi composer avec un allié
supplémentaire, l’Union des dé-
mocrates et indépendants. La mi-
croformation centriste doit offi-
ciellement acter sa participation à
la coalition lors de son congrès, le
23 mars. Sa candidate est déjà con-
nue en la personne de Valérie Lé-
tard, ancienne vice-présidente du
Sénat (2017-2023).
« Trouver les bons équilibres »
Un siège est également promis à
l’ex-maire de Nancy et président
du Parti Radical, Laurent Hénart,
en remplacement de l’eurodé-
puté sortant Dominique Riquet,
qui représentait la famille valoi-
sienne en 2019. Leur place sur la
liste est l’objet de toutes les atten-
tions, chaque parti craignant que
cela se fasse à son détriment.
L’eurodéputé sortant Bernard
Guetta vient ajouter son grain de
sel. L’ancien journaliste, spécia-
liste de questions internationales,
plaide depuis juillet 2023 pour que
le soutien à l’Ukraine soit au cœur
de la campagne de Renaissance, ce
qui devrait lui assurer une place de
choix sur la liste. Mais M. Guetta
met un point d’honneur à rappe-
ler qu’il n’est membre d’aucun
parti, pour la plus grande exaspé-
ration du MoDem et d’Horizons.
Ces derniers estiment que son
siège doit être décompté du quota
alloué à Renaissance. Le parti pré-
sidentiel s’y refuse et veut que les
candidats issus de « la société ci-
vile » soient portés par l’ensemble
de la coalition. La question crispe
d’autant plus les négociateurs que
deux nouveaux prétendants avec
un profil « société civile » pour-
raient être intégrés à la liste.
Enfin, le cas de Stéphane Sé-
journé n’est, lui, toujours pas ré-
glé. Homme fort de la délégation
Renew à Bruxelles jusqu’à sa no-
mination au gouvernement le
11 janvier, le ministre des affaires
étrangères n’a pas renoncé à être
en position éligible sur la liste, au
prétexte que « les ministres tien-
nent leur force de leur mandat », in-
dique-t-on dans l’écurie présiden-
tielle. Cette possibilité irrite leurs
partenaires qui rappellent que, si
M. Séjourné devait quitter le Quai
d’Orsay, il ne pourrait pas repren-
dre son siège à Bruxelles, même
s’il était élu. Pour pouvoir revenir
dans l’hémicycle après un inter-
mède ministériel, un député euro-
péen doit en effet avoir siégé lors
de la première séance plénière.
« Le calendrier n’est pas pressé,
temporise Olivier Dussopt, le tout
nouveau secrétaire général exé-
cutif de Renaissance. Nous devons
prendre le temps de trouver les
bons équilibres. » Les partenaires
du parti présidentiel ne l’enten-
dent pas de cette oreille et aime-
raient que la question des négo-
ciations soit réglée au plus vite. p
robin d’angelo
10 | france
Le désœuvrement forcé des parlementaires
L’absence de perspective sur les projets de loi du gouvernement d’ici à l’été crispe les députés et les sénateurs
S
oumise aux aléas de la
majorité relative, la vie
parlementaire oscille tou-
jours entre les hauts et les
bas. Lundi 4 mars, le Parlement
réuni en congrès votait l’inscrip-
tion de l’interruption volontaire
de grossesse (IVG) dans la Consti-
tution. Un compromis historique
et inespéré. Sur un tout autre re-
gistre, mercredi 6 mars, les dépu-
tés « insoumis », macronistes,
ceux de la droite et du Rassemble-
ment national (RN) s’affrontaient
lors de l’examen d’un texte contre
le racisme et l’antisémitisme. Les
accusations d’antisémitisme ont
fusé entre le RN et les « insou-
mis », quand le garde des sceaux,
Eric Dupond-Moretti, a, lui, mené
la charge contre les deux forces
politiques avant d’être accusé par
le député RN de l’Yonne Julien
Odoul d’avoir fait « une quenelle
antisémite » dans l’hémicycle du
Palais-Bourbon…
Entre ces deux extrêmes, c’est
bien le constat d’une atonie de la
vie parlementaire qui s’impose.
Depuis la fin des discussions sur
le projet de loi sur l’immigration,
adopté en décembre 2023, les par-
lementaires de tout bord expri-
ment leurs vives critiques à l’en-
droit de l’exécutif, et notamment
ses deux têtes, le président de la
République, Emmanuel Macron
et son premier ministre, Gabriel
Attal. L’absence de perspective sur
les projets de loi du gouverne-
ment qui seront débattus d’ici
aux Jeux olympiques et paralym-
piques de Paris de cet été crispe
jusqu’à la présidence de l’Assem-
blée nationale, et à celle du Sénat.
« On a besoin d’un calendrier »
La présidente de l’Assemblée na-
tionale, Yaël Braun-Pivet, a dû pu-
bliquement se faire l’écho de l’aga-
cement qui règne au sein de son
institution, mercredi 6 mars, sur
France Inter : « Je l’ai exprimé moi-
même au premier ministre, (…) on
a besoin d’un calendrier de travail
parce qu’on a besoin de pouvoir
anticiper les sujets pour pouvoir
justement consulter les Français,
rencontrer les associations, les en-
treprises, faire des auditions, tra-
vailler nos amendements… »
Plusieurs textes pourraient être
examinés par les députés avant
l’été : la loi d’orientation agricole,
un texte sur la fin de vie, un autre
sur le logement, une loi Macron II
« pour libérer » l’activité écono-
Un prêtre médiatique soupçonné d’agression sexuelle
Le parquet de Paris a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire contre Luc de Bellescize, vicaire dans la capitale
C’ est un coup dur pour la
jeune génération des
prêtres catholiques
parisiens. Selon les informations
du Monde, le père Luc de Belles-
cize, âgé de 43 ans, vicaire de la
paroisse Saint-Vincent-de-Paul,
dans le 10e arrondissement de la
capitale, est l’objet d’une enquête
préliminaire ordonnée par le
parquet de Paris : il est suspecté
d’agression sexuelle sur une
jeune femme tout juste majeure.
L’ecclésiastique avait été placé
en garde à vue de vingt-quatre
heures, mercredi 6 mars, dans le
cadre « d’une enquête diligentée
par le 2e district de police judiciaire,
pour le chef d’agression sexuelle »,
a indiqué le parquet au Monde.
Après une prolongation de la
mesure judiciaire, la garde à vue
du père Luc de Bellescize a finale-
ment été levée, jeudi 7 mars en fin
d’après-midi, afin de « poursuivre
les investigations » dans le cadre
d’une enquête préliminaire. Il
demeure présumé innocent.
Selon nos informations, le
diocèse de Paris a décidé
Sur les bancs de l’Assemblée nationale, le 13 février. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Gabriel Attal,
prône
une sollicitation
minimale
du Parlement
pour mener
à bien certaines
réformes
mique, une loi EGalim IV (qui vise
à équilibrer les relations commer-
ciales entre le monde agricole et
les différents acteurs de la chaîne
agroalimentaire), ou encore un
texte sur la simplification. Encore
faut-il que le calendrier parle-
mentaire, déjà très contraint,
puisse le permettre et que le gou-
vernement les mette à l’agenda.
Depuis son arrivée à Matignon,
début janvier, Gabriel Attal, ap-
puyé par le chef de l’Etat, prône
une sollicitation minimale du
aujourd’hui de mesures conser-
vatoires canoniques qui restrei-
gnent son ministère. Le religieux,
suspendu de ses fonctions de
vicaire à Saint-Vincent-de-Paul,
n’a plus le droit de confesser, ni
d’accompagner spirituellement
des fidèles. Il ne peut plus prépa-
rer les couples au mariage. Il est
également interdit de toute
expression publique dans les
médias : plus de publications, ni
de prises de parole possibles.
Relation toxique
Contacté, le diocèse de Paris
confirme l’existence de mesures
prises à l’encontre du prêtre, mais
refuse d’en préciser le détail.
« Dans l’attente de l’issue de ces
procédures, par égard pour les
personnes s’étant manifestées
auprès du diocèse, leur émotion et
la vive souffrance qu’elles portent,
et par respect pour la présomption
d’innocence dont bénéficie l’abbé
Luc de Bellescize, le diocèse de
Paris ne fera pas davantage de
commentaires », indique-t-on au
diocèse, où l’on souhaite rappeler
Parlement pour mener à bien cer-
taines réformes. La volonté affi-
chée de privilégier autant que
possible la voie réglementaire
coïncide avec la campagne pour
les élections européennes du
mois de juin, échéance redoutée
par le camp présidentiel. Dès lors,
le terrain parlementaire est en
partie neutralisé pour ne pas don-
ner trop d’espace aux oppositions
désireuses d’en découdre avec le
camp présidentiel.
Mercredi 6 mars, lors de l’audi-
tion du ministre de l’économie et
des finances, Bruno Le Maire, et
celui délégué aux comptes pu-
blics, Thomas Cazenave, devant
les commissaires aux finances de
l’Assemblée puis du Sénat, la ten-
sion était palpable entre les mem-
bres du gouvernement et les par-
lementaires. En cause notam-
ment, la décision inédite d’annu-
ler par décret 10 milliards d’euros
de crédits budgétaires pour l’an-
née 2024, moins de cinquante
jours après l’adoption du budget
par 49.3 au Parlement.
qu’il existe un e-mail et un
numéro de téléphone disponi-
bles pour toute victime d’abus.
Les faits se seraient produits
entre 2022 et l’été 2023. La jeune
femme, alors mineure, aurait
connu le prêtre à l’aumônerie de
la faculté d’Assas, à Paris, et aurait
évoqué une relation toxique et
des comportements inappro-
priés. L’agression sexuelle aurait
eu lieu après sa majorité.
Luc de Bellescize assurait actuel-
lement la promotion de son
dernier ouvrage, intitulé Lettres à
Alma qui n’a plus besoin de Dieu,
publié en février aux éditions du
Cerf (176 pages, 14 euros), et salué
par plusieurs titres de la presse
catholique. Le prêtre est aussi
l’auteur d’une chronique au sein
de l’hebdomadaire Famille chré-
tienne, connu pour ses prises de
position conservatrices. Dans son
dernier numéro, paru dans la
semaine du 9 au 15 mars, Antoine
Pasquier, le rédacteur en chef du
magazine, condamnait ainsi
fermement la récente inscription
de l’interruption volontaire de
« La somme qui a été prévue [par
décret] et qui est absolument ex-
ceptionnelle est légale, mais pour
moi elle n’est pas politiquement lé-
gitime », a tancé le président « in-
soumis » de la commission des fi-
nances, Eric Coquerel, regrettant
que le gouvernement se soit exo-
néré d’un débat au Parlement.
Même son de cloche au Sénat :
« Nous saurons prendre nos res-
ponsabilités mais il faut juste arrê-
ter de mépriser notre assemblée »,
s’est agacé le rapporteur général
du budget, Jean-François Husson
(Les Républicains, LR).
Alors que le premier ministre
multipliait les annonces sur l’édu-
cation, le travail ou la crise agri-
cole ces dernières semaines, les
parlementaires, eux, restaient du-
bitatifs, se demandant si toutes
les modalités de ces annonces
échapperaient ou non au champ
législatif. Dans un contexte de dé-
gradation de la situation écono-
mique et de crises internationales
aiguës, la tentation est grande
pour l’exécutif de centraliser da-
Le religieux
est suspendu
de ses fonctions
par le diocèse.
Il est également
interdit de toute
expression
publique
grossesse dans la Constitution,
craignant des « coups de boutoir »
du Planning familial, qui pour-
raient, à le lire, aller jusqu’à la
suppression de tout délai légal
pour pouvoir avorter.
« Talent de prédicateur »
Le père Luc de Bellescize, dont la
plume alerte réjouit ses lecteurs,
était aussi chroniqueur dans le
mensuel La Nef, proche des mi-
lieux conservateurs. « Il était l’une
des étoiles montantes des catholi-
ques traditionalistes, témoigne un
prêtre. C’est un coup dur pour eux. »
vantage ses décisions. « Nous ne
sommes pas dans un climat politi-
que propice à la construction, on
est dans la réaction, tout se fait au
doigt mouillé et à court terme,
donc le désarroi des députés nous
aussi on le ressent. A quoi on sert ?
Est-ce que ce climat peut encore
durer pendant deux ans et demi ?
Ça risque d’être long », développe
le président du groupe socialiste
au Sénat, Patrick Kanner. « Le pro-
blème central est un peu d’une
autre nature : il faut reposer la
question du rapport entre le prési-
dent de la République, le premier
ministre et le Parlement », estime
le président de la commission des
affaires étrangères à l’Assemblée,
Jean-Louis Bourlanges (MoDem).
« Aucune délibération »
Cette frustration exprimée par les
oppositions et par une partie de la
majorité relative n’est pas nou-
velle sous cette législature. Dès
septembre 2022, au lendemain
des élections législatives, le gou-
vernement était épinglé pour son
Luc de Bellescize est décrit par
un paroissien qui l’a fréquenté
dans son premier ministère
comme « très charismatique ». Un
prêtre « starifié », « à l’immense
talent de prédicateur », suscitant
l’engouement de nombre de
catholiques parisiens. « Quand il
est arrivé à Notre-Dame-de-Grâce
de Passy [dans le 16e arrondisse-
ment de Paris], tout jeune prêtre, il
y a eu un effet d’engouement de la
population du quartier, même
au-delà des rangs de la paroisse.
Comme il prêchait très bien, les
gens se sont mis à aller en masse
à sa messe du dimanche », indi-
que cet ancien paroissien, qui
souhaite rester anonyme.
Ses homélies, décrites comme
« stimulantes » et « intelligentes »
et truffées de références aux
grands auteurs, avaient, se
souvient ce témoin, le don d’atti-
rer les jeunes. Contacté par
Le Monde, Luc de Bellescize
n’avait pas répondu à nos sollici-
tations, vendredi après-midi.
marie-béatrice baudet
et sarah belouezzane
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
absence de stratégie parlemen-
taire, ne parvenant pas à consoli-
der une majorité parmi les quatre
blocs qui se dessinaient dans l’Hé-
micycle (gauche, centre, droite et
extrême droite). Après l’adoption
chaotique, en mars 2023, de la ré-
forme des retraites par un recours
à l’article 49.3 de la Constitution
(qui permet de faire passer un
texte sans vote), et une motion de
censure rejetée à seulement neuf
voix près, le gouvernement avait
cherché à temporiser, se refusant
à soumettre aux parlementaires
des textes trop denses ou clivants,
jugeant que la méthode du « texte
par texte » restait la moins mau-
vaise des solutions pour conti-
nuer à réformer.
« Aujourd’hui, le gouvernement
évite soigneusement le Parlement,
qui est devenu un studio de com-
munication pour le président de la
République. Mais, en attendant,
aucune délibération ne s’y dé-
roule », s’insurgeait le président
de LR, Eric Ciotti, dans Le Figaro, le
5 mars, en référence à la constitu-
tionnalisation de l’IVG ou à la te-
nue d’un débat à l’Assemblée sur
l’accord de sécurité franco-ukrai-
nien, le 12 mars. Des rendez-vous
qui visent, selon lui, à « piéger les
oppositions » dans le cadre de la
campagne des européennes.
Chez LR, cette volonté de l’exécu-
tif de s’affranchir des débats parle-
mentaires remet en cause son rôle
de groupe pivot. Sur la réforme
des retraites et la loi « immigra-
tion », la droite a été ce partenaire
incontournable et encombrant,
toujours prêt à vendre très cher
son soutien parfois bancal. « Pour
nous ça risque d’être plus compli-
qué d’exister », admet l’élu de la
Loire Antoine Vermorel-Marques.
Pour maintenir un certain rap-
port de force, la droite continue
de faire planer la menace d’une
motion de censure alors qu’elle
défend en parallèle un référen-
dum d’initiative partagée sur les
mesures du projet de loi sur l’im-
migration retoquées par le
Conseil constitutionnel en jan-
vier. « Nous prendrons nos respon-
sabilités en conscience, le moment
venu », a redit M. Ciotti. Placés
dans l’attente, les parlementaires
multiplient les propositions de
loi quand ils ne sont pas tentés de
déserter les bancs de l’Assemblée
pour privilégier leur travail en cir-
conscription. p
mariama darame
POLI T I QU E
Une proposition de loi
pour un « statut
du parent isolé »
Le député socialiste de l’Eure
Philippe Brun et la députée
La France insoumise de Paris
Sarah Legrain ont présenté,
vendredi, devant une assem-
blée de mères de familles
monoparentales, une propo-
sition de loi pour créer un
« statut du parent isolé ». Ce
texte, visant à « lutter contre
la précarité des familles mo-
noparentales », veut mettre
en place une série de droits
concernant les « gardes d’en-
fant », les « pensions alimen-
taires », l’accès aux services
publics, l’emploi et le loge-
ment. – (AFP.)
Un nouvel index
d’égalité professionnelle
annoncé pour 2025
Le premier ministre, Gabriel
Attal, a souhaité, vendredi,
que le nouvel index de l’éga-
lité professionnelle entre les
femmes et les hommes, que
le gouvernement a promis
d’améliorer, puisse voir le
jour en 2025. La « publication
d’une fourchette précise
de salaires dans les offres
d’emploi » a également
été annoncée. – (AFP.)
La cité d'origine de la culture saoudienne

At-Turaif,
UNESCO World Heritage Site
The birthplace of the Kingdom
A 300-year-old legacy *

* La cité d’origine de la culture saoudienne - Un héritage de 300 ans

12 | france
Le château du
XVIIe siècle, les réfugiés,
et les raccourcis
de l’extrême droite
Les candidats du Rassemblement national
et de Reconquête ! aux élections
européennes de juin dénoncent un
hébergement de migrants dans les Yvelines
D es migrants dans un châ-
teau du XVIIe siècle. Le
symbole était trop ten-
tant, dans les rangs de l’extrême
droite, pour ne pas s’en saisir.
Quitte à grimer largement la réa-
lité. Le 27 février, sur le réseau so-
cial X, Marion Maréchal, tête de
liste du parti Reconquête ! aux
élections européennes, a dénoncé
le détournement d’un « bijou de
notre patrimoine », niché « au pays
des rois de France et de la monar-
chie capétienne », transformé en
« camp de migrants africains » ar-
rivés de Mayotte.
Le 26 février, c’est Jordan Bar-
della, le président et candidat aux
européennes du Rassemblement
national (RN), qui avait cinglé, éga-
lement sur X : « Entrez clandestine-
ment à Mayotte, vous pourrez être
rapatriés en métropole et logés
dans un château du XVIIe siècle ! »
En réalité, à Thiverval-Grignon
(Yvelines), sur l’ancien site
d’AgroParisTech, ce n’est pas le
château, mais des résidences étu-
diantes désaffectées qui ont
servi, à partir du 26 février, de sas
d’accueil à 195 personnes, princi-
palement des familles du Bu-
rundi, du Soudan, de République
démocratique du Congo et du
Rwanda. Toutes avaient préala-
blement obtenu l’asile à Mayotte,
où elles vivotaient dans un camp,
une présence précaire qui a gé-
néré des tensions fortes au sein
de la population locale.
Chants racistes
Dimanche 3 mars, un groupe de
quelques dizaines de militants
d’extrême droite a aussi été éloi-
gné par des gendarmes après
s’être brièvement introduit la
journée sur le site. Ils y ont dé-
ployé une banderole, lancé des
fumigènes et entonné des chants
racistes, rappelant un premier
épisode survenu il y a un an, en
février 2023. Reconquête ! avait
manifesté devant le château
pour dénoncer, cette fois, l’ac-
cueil de migrants sans abri dans
le cadre du plan Grand Froid.
Au ministère de l’intérieur, l’ac-
cueil des réfugiés de Mayotte sur
le site aurait, selon certains, fait
grincer des dents. « Le symbole
est catastrophique. [Le ministre
de l’intérieur, Gérald] Darmanin
a demandé qu’ils partent beau-
coup plus vite », raconte un cadre
de la Place Beauvau, sous le cou-
vert de l’anonymat. Les familles
DE CAUSE
À EFFETS.
© Radio France/Ch. Abramowitz
Le magazine de
l’environnement
En partenariat
avec
« C’est une
opération
exemplaire, avec
des conditions
d’accueil dignes
et des solutions
pour chacun »
LOtFI OUANEZAR
directeur d’Emmaüs
Solidarité
ont été orientées sur différents
sites en province. Sollicitées, ni la
préfecture d’Ile-de-France ni la
direction générale des étrangers
en France, qui ont piloté l’opéra-
tion, n’ont donné suite à nos sol-
licitations.
De fait, l’association à laquelle a
été confiée la prise en charge des
réfugiés, Emmaüs Solidarité,
avait planifié un séjour des béné-
ficiaires pendant trois mois
avant que celui-ci ne soit réduit à
trois semaines par les pouvoirs
publics. « Il y a eu 80 départs le
29 février, puis 51 départs le
7 mars, et il reste 28 personnes
aujourd’hui », énumère Lotfi
Ouanezar, le directeur d’Em-
maüs Solidarité, sans faire le lien
avec les protestations de l’ex-
trême droite.
« Je pense que l’Etat n’était pas
sûr d’avoir des capacités d’héber-
gement en province, et les a finale-
ment trouvées. » Lotfi Ouanezar
insiste : « C’est une opération
exemplaire, avec des conditions
d’accueil dignes et des solutions
pour chacun. » Un avis que par-
tage Jean-Jacques Brot, qui vient
de quitter ses fonctions de préfet
des Yvelines.
« C’est le dernier acte important
de mon séjour de presque six ans
dans les Yvelines, dit celui qui a
aussi été préfet de Mayotte et
chargé de l’accueil des réfugiés
entre 2015 et 2017. Notre devoir de
Français est bien évidemment
d’accueillir ces personnes. »
Jean-Jacques Brot explique
avoir notamment pris attache
préalable avec tous les élus lo-
caux. « Cela montre une fois de
plus que quand les élus et la popu-
lation sont prévenus, en général, il
y a une réaction de fraternité et
une grande qualité de l’accueil »,
conclut-il. p
julia pascual
Le mardi
21h – 22h
Aurélie
Luneau
L’esprit
d’ouver-
ture
Education à la sexualité : le défi
d’un programme « acceptable »
Pour la première fois, le Conseil supérieur des programmes
s’est penché sur cette question, sensible dans les familles
A
ttendu pour jan-
vier 2024 et reporté
pour cause de valse
des ministres à la tête
de l’éducation nationale, le pre-
mier projet de programme d’édu-
cation à la sexualité a été publié,
mardi 5 mars, sur le site du Con-
seil supérieur des programmes
(CSP), au lendemain du vote du
congrès en faveur de l’inscription
de la « liberté garantie » d’accès à
l’interruption volontaire de gros-
sesse (IVG) dans la Constitution.
Ce hasard de calendrier a valeur
de symbole, alors que les trois
séances annuelles d’éducation à
la sexualité prévues tout au long
de la scolarité ont été introduites
par une loi de juillet 2001 relative
à l’IVG et à la contraception. De-
puis vingt-deux ans, pourtant,
une minorité d’élèves bénéficient
de l’ensemble de ces séances, en-
cadrées par une circulaire de 2018.
C’est pour en clarifier le contenu
et permettre à chaque élève d’y
avoir accès que Pap Ndiaye a saisi,
en juin 2023, juste avant son dé-
part de la Rue de Grenelle, l’ins-
tance indépendante chargée
d’élaborer les programmes au
sein du ministère de l’éducation
nationale.
Formulations choisies avec soin
Ce sujet hautement sensible
crispe des associations proches de
la droite conservatrice et de l’ex-
trême droite, opposées à ces en-
seignements qui doivent, selon
eux, rester dans la sphère fami-
liale. A l’inverse, le Planning fami-
lial, SOS Homophobie et Sidaction
ont, eux, saisi le tribunal adminis-
tratif de Paris, en mars 2023, pour
que les trois séances prévues par
la loi soient réellement effectives,
afin de lutter contre les discrimi-
nations et les violences sexistes et
sexuelles. Conscient du potentiel
éruptif d’un tel programme, le CSP
a choisi la prudence. L’instance a
mené une quarantaine d’audi-
tions afin d’appréhender toutes
les sensibilités, du Planning fami-
lial au Syndicat de la famille (ex-
Manif pour tous) en passant par
les associations de défense des
droits LGBT ou les représentants
des grandes familles spirituelles
(Conférence des évêques, grand
rabbin, recteur de la Mosquée de
Paris…). « Les auditions servent à
nous éclairer, à écouter, en aucun
cas à débattre », précise Mark
Sherringham, le président du CSP.
Soucieux d’« équilibre », l’ex-con-
seiller des ministres de l’éduca-
tion François Fillon et Xavier Dar-
cos dans les années 2000 a voulu
« trouver la juste voie », même s’il
« ne vise pas le consensus ». « Notre
objectif est que ce programme soit
acceptable par tous, et en particu-
lier par les familles. S’il n’est pas ac-
cepté, il ne pourra pas être appli-
qué », considère le président du
CSP. « Les questions qui nous ont
guidés en permanence : qu’est-ce
qui revient en propre à l’école ?
Qu’est-ce qui est spécifiquement
scolaire ? », abonde Frank Burbage,
inspecteur général et copilote du
groupe d’élaboration de ce pro-
gramme. « Une manière de ne pas
entrer en tension ou en opposition
avec ce que peuvent faire la société,
les associations, les familles », re-
marque-t-il. Les formulations de
ce document de 65 pages ont été
choisies avec soin. Le programme
s’intitule ainsi « Education à la vie
affective et relationnelle » de la pe-
tite section de maternelle au CE2,
puis « Education à la vie affective
et relationnelle et à la sexualité »
du CM1 à la classe de terminale.
Des termes qui rappellent ce que
propose l’enseignement catholi-
que. Mark Sherringham se défend
de toute inspiration : « Cette appel-
lation permet avant tout de repla-
cer l’éducation à la sexualité dans
un contexte plus large. »
Trois questions constituent le fil
rouge du texte : « comment vivre
et grandir, sereinement, avec son
corps ? », « comment construire
Le document fait
des ponts avec
les programmes
de français,
d’éducation
civique, d’arts
plastiques…
avec les autres des relations res-
pectueuses et s’y épanouir ? » ou
encore « comment trouver sa
place dans la société, y devenir une
personne libre et responsable ? ».
« La neutralité et la distance exi-
gées par le principe de laïcité » sont
requises. L’intervention d’asso-
ciations agréées, souvent sollici-
tées dans le cadre de ces séances,
doit ainsi être « systématique-
ment anticipée et coordonnée » et
ne pas être instrumentalisée « au
profit d’une cause militante ou
d’une idéologie ».
« Protéger les enseignants »
Le projet insiste sur la dimension
pluridisciplinaire de l’éducation à
la sexualité, afin de dépasser le ca-
dre sanitaire et les seules sciences
de la vie et de la Terre (SVT). Le do-
cument fait des ponts avec les pro-
grammes de français, d’éducation
morale et civique, d’arts plastiques
et même de mathématiques. Emi-
lie Bacro, enseignante de SVT et
membre du bureau national de
l’Association des professeurs de
biologie et de géologie, apprécie :
« Cela permettra aux professeurs de
notre discipline ou à l’infirmière
scolaire de ne pas se sentir isolés. »
Autre point saillant : la progressi-
vité des apprentissages. La sexua-
lité est évoquée à partir de la classe
de CM1 à travers les changements
du corps. « Nous tenons compte du
fait que la puberté intervient de
manière plus précoce qu’aupara-
vant », explique Mark Sherrin-
gham. La pornographie et les dan-
gers d’une exposition précoce
sont cités à partir de la classe de 4e.
Cette progressivité n’exclut pas
de parler des sujets sensibles dès
le plus jeune âge. L’étude de la no-
tion de consentement ou celle
des stéréotypes de genre sont pré-
conisées dès le CP. Apprendre à re-
pérer les violences sexistes et
sexuelles intervient aussi à partir
du début de l’école primaire,
même si le terme d’inceste, qui
touche 160 000 enfants par an,
n’apparaît pas explicitement. « La
formule “violences sexuelles” per-
met d’y faire référence de manière
générique », juge-t-on au CSP.
Ce projet doit désormais faire
l’objet d’une consultation pour
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
« Si le projet n’est
pas accepté, il ne
pourra pas être
appliqué »
MARK SHERRINGHAM
président du Conseil
supérieur des programmes
être éventuellement amendé
avant sa publication officielle. Les
réactions ne manquent pas. « Le
document va dans le bon sens. La
transphobie est clairement évo-
quée, par exemple », juge Joël Deu-
mier, coprésident de SOS Homo-
phobie, qui insiste néanmoins
sur la nécessité de former les en-
seignants à ces questions.
A l’inverse, les Associations fa-
miliales catholiques, elles, se
montrent virulentes et deman-
dent la suppression des « très
nombreuses références au genre ».
« La très forte résistance des pa-
rents, il y a dix ans, aux ABCD de
l’égalité aurait dû encourager le
Conseil supérieur des programmes
à la prudence », prévient cette con-
fédération. Face aux attaques ré-
currentes, Emilie Bacro voit ce
projet de programme comme une
« étape importante » qui « permet
de conforter ce qui est fait dans les
établissements scolaires » et de
« protéger les enseignants ». Le
texte pourra également « engager
des chefs d’établissement frileux à
mettre en place ces enseignements
pourtant obligatoires », espère la
professeure. Elle s’interroge néan-
moins sur la mise en œuvre effec-
tive du programme alors
qu’« aucun moyen, aucune heure
dédiée ou aucun temps de concer-
tation ne sont prévus ». Pour Frank
Burbage, « il y va désormais d’un
volontarisme institutionnel ».
Sur le texte lui-même, le dernier
mot reviendra à la ministre de
l’éducation nationale, Nicole Bel-
loubet, chargée de la publication
des programmes. Celui-ci doit en-
trer en vigueur à la rentrée 2024
dans l’enseignement public
comme dans l’enseignement
privé sous contrat. p
sylvie lecherbonnier
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024 france | 13

La pratique du ramadan parlent, selon elle, comme ils peu-

vent parler du manga One Piece,
qui fait un carton dans cette géné-
Si l’observance du ramadan chez
les jeunes a augmenté, elle a aussi
changé et évolué, explique Tarik
J UST I C E
Trente ans de prison
pour un homme qui a
brûlé vive sa compagne

s’est ancrée chez

ration. Un élément important de Yildiz, vers « davantage de spiri- Jonathan Boillet a été con-
leur culture parmi d’autres. tualité ». Cela va, analyse le cher- damné, vendredi, à trente ans
Le ramadan s’accompagne cheur, « avec le grand mouvement de prison, dont une peine de
souvent d’un intérêt accru pour de la société française d’une indivi- sûreté de vingt ans, pour le

les jeunes musulmans

les questions religieuses. « On lit
le Coran traduit en français, on a
des livres sur l’histoire de l’islam
qu’on lit plus à cette période. Des
livres que nos parents nous ont
Le mois de jeûne doit débuter ce lundi 11 mars. Pour achetés à un jeune âge », témoi-
gne Youcef, 16 ans, lycéen à
les moins de 25 ans, ce temps spirituel est une façon Colombes (Hauts-de-Seine). Il
raconte avoir commencé avant
d’afficher son appartenance à une communauté l’âge requis (entre 12 et 15 ans),
pour imiter ses parents.
« Les jeunes Français, à travers
une pratique plus visible, se reven-
dualisation de la croyance ». Pen-
dant longtemps, affirme M. Yil-
diz, le ramadan pouvait être appli-
qué comme une sorte de dogme,
par habitude et par culture, « car
on avait toujours fait ça comme
ça ». Mais l’individualisation
pousse chacun à « rechercher un
chemin spirituel très personnel ».
Une sorte de réappropriation de
la pratique. Laquelle passent par
plus de lectures, ou encore par le
visionnage de vidéos sur les
meurtre de sa compagne,
Sandy Cucheval, en 2020.
Ces peines prononcées par la
cour d’assises du Pas-de-
Calais sont conformes aux
réquisitions du parquet,
tout comme le suivi socio-
judiciaire auquel sera soumis
pendant dix ans M. Boillet
à l’issue de son incarcération,
et son obligation de soins
pour lutter contre ses addic-
tions à l’alcool et au cannabis.

A
ziz se souvient avec
émotion de ces
moments. Quand ce
jeune homme, qui
préfère rester anonyme, comme
les autres personnes citées par
leur prénom, était au collège
Gustave-Flaubert, à Paris, le rama-
dan a coïncidé plusieurs années
de suite avec l’été, obligeant à
rester de longues journées sans
boire ni manger. Aujourd’hui âgé
de 25 ans, étudiant à HEC, il en
parle comme d’« un moment
formidable ». De longs après-midi
vécus en commun avec d’autres
collégiens musulmans, comme
lui, à jouer au football le gosier sec
jusqu’à ce que le soleil se couche.
« Nous dépensions de l’énergie sans
boire ni manger, c’était un moment
collectif, où l’on vivait et ressentait
tous la même chose, une des
meilleures périodes de ma vie », as-
sure-t-il. Dix ans plus tard, le mois
du ramadan, qui doit débuter
cette année lundi 11 mars, reste un
moment spirituel crucial pour lui.
Chez les jeunes musulmans de
France, ils sont nombreux à
partager ce sentiment. Parfois
bien plus que leurs aînés. Les
données chiffrées robustes
manquent, mais les chercheurs
s’accordent à dire que c’est parmi
les jeunes de moins de 25 ans que
le ramadan est le plus observé.
C’est de moins en moins le cas
alors que l’on progresse en âge.
Tarik Yildiz, sociologue, auteur
notamment de De la fatigue d’être
soi au prêt-à-croire. Lutter contre
la délinquance pour combattre le
radicalisme islamiste (Editions du
Puits de Roulle, 2020), le constate
dans son travail sur le terrain : il y
a, selon lui, un engouement parti-
culier de la jeunesse musulmane
pour ce pilier de l’islam. « Il y a ce
lieu commun, cette impression
d’une pratique plus visible de la
religion. Ce lieu commun est juste
pour partie », indique-t-il. Le cher-
cheur voit clairement que les jeu-
nes n’hésitent plus à assumer et à
déclarer leur pratique religieuse.
« Pratique sereine »
Cette affirmation n’était pas
forcément aussi évidente pour
leurs aînés. « Le ramadan s’est
imposé comme un marqueur
d’appartenance fort à une religion,
à une communauté à laquelle on
est fier d’appartenir », fait ainsi
remarquer Tarik Yldiz. Et de pour-
suivre : « Ne pas le faire, c’est
comme si on reniait d’où on venait.
Ce qu’on était. » Notamment, dans
le cas des plus jeunes, dans
certains quartiers populaires, où
peuvent vivre beaucoup de mu-
sulmans issus de l’immigration.
A l’adolescence, remarque une
conseillère principale d’éducation
(CPE) dans un collège de banlieue
parisienne, tout est performance
au sein du groupe. Le ramadan s’y
prête. Les jeunes, raconte-t-elle, se
lancent des défis et se taquinent
entre eux, jaugeant leur résis-
tance face à une pratique qui peut
être difficile pour certains. Ils en
Aziz tente de lire
tout le Coran
en un mois, se
fixant un nombre
de chapitres
à parcourir
tous les jours
diquent comme membres à part
entière de la société. Avec une pra-
tique sereine et valorisante. Ils sont
français, se sentent chez eux, et ne
veulent pas entrer dans des débats
stériles. Ils se sentent français et
musulmans », analyse Jamel El
Hamri, historien et chercheur
associé à l’Institut de recherches
et d’études sur les mondes arabes
et musulmans du CNRS.
« Pas besoin de nous cacher »
Ibtissem, 22 ans, animatrice à
Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise),
partage cette analyse. « Je ne pense
pas que nous soyons plus prati-
quants que nos parents, commen-
te-t-elle. Seulement, eux avaient la
volonté de se fondre dans le décor
alors que nous, on s’affirme, on est
déjà là. Nous, on grandit dans un
environnement où il y a plus de
Français, on discute entre nous. »
« Nous sommes nés ici, nous
sommes français, donc nous
n’avons pas besoin de nous cacher,
nous sommes libres de faire ce que
nous voulons », renchérit Zakarie,
22 ans, étudiant en DUT de
gestion des entreprises et coach
de football pour les plus jeunes.
réseaux sociaux, devenus
centraux dans l’apprentissage du
fait religieux chez les jeunes.
Lamia, 22 ans, étudiante en
école de commerce, vit par exem-
ple ce moment « comme un mois
exemplaire », où elle tente de « re-
découvrir » sa « spiritualité » et sa
« religion ». Elle regarde beaucoup
de vidéos sur Tik Tok, en particu-
lier celle d’un prédicateur qu’elle
estime en phase avec ses valeurs.
Aziz, lui, tente de lire tout le Co-
ran en un mois, se fixant un nom-
bre de chapitres à parcourir tous
les jours. Zakarie s’astreint égale-
ment à lire des chapitres du Coran
tous les jours pendant un mois et
raconte faire une « introspection »,
modifier son comportement
pour être plus aimable avec les
autres. Dans sa voiture, pendant
quelques jours, il s’astreint aussi à
écouter des prêches et à réfléchir
sur son rapport à la religion. « C’est
avant tout fait pour se rapprocher
de Dieu », explique ainsi Youcef,
qui raconte rentrer « serein et
apaisé » des prières du soir. Une
sérénité à laquelle semble aspirer
toute une génération. p
sarah belouezzane
Aspergée d’essence et brûlée
vive dans une voiture le
10 novembre 2020, Sandy
Cucheval était morte une
semaine plus tard. L’accusé,
qui avait maintenu la thèse
de l’accident jusqu’au procès,
a fini par reconnaître que
les preuves l’accablaient, tout
en assurant n’avoir aucun
souvenir. – (AFP.)
Féminicide de Mérignac :
l’ex-mari renvoyé
devant les assises
L’ex-mari d’une femme brûlée
vive en 2021 près de Bordeaux
a été renvoyé pour « assassi-
nat » devant la cour d’assises
de Gironde, selon une source
proche de ce dossier. Le
4 mai 2021 à Mérignac, Chahi-
nez Daoud, 31 ans, mère de
trois enfants dont deux issus
d’une première union, avait
été blessée par balle aux jam-
bes puis brûlée vive dans la
rue, devant chez elle, deux
mois après avoir déposé une
plainte – mal enregistrée par
la police – contre son conjoint
dont elle était séparée. – (AFP.)

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14 | france
Attentat de Strasbourg: la veuve
afghane, le miraculé et son sauveur pour une charge
La cour d’assises spéciale de Paris a ouvert pour quatre jours, vendredi,
le douloureux chapitre des témoignages des parties civiles
A
près une première
semaine consacrée à
l’enquête, le procès de
l’attentat du marché
de Noël de Strasbourg, qui a fait
cinq morts et onze blessés physi-
ques, le 11 décembre 2018, a
ouvert, vendredi 8 mars, le
douloureux chapitre des témoi-
gnages des parties civiles. Durant
quatre jours, jusqu’au 13 mars,
près d’une soixantaine de victi-
mes, directes ou indirectes, se
succéderont à la barre de la cour
d’assises spéciale de Paris pour y
déposer leur souffrance.
Dès les premiers mots, dès les
premiers sanglots, on s’est
souvenu à quel point les suppli-
ces des victimes d’attentats –
qu’elles portent des blessures
physiques, psychiques ou le deuil
d’un disparu – se ressemblent et
ne sont à nulle autre pareilles.
Toutes ont été frappées aveuglé-
ment, au hasard des rues, par un
donneur de mort, Cherif Chekatt.
Toutes ont vu la mort en face,
absurde, et vivent depuis avec la
peur permanente qu’elle ne
frappe à nouveau.
Le secours de civils
Cette séquence s’est ouverte sur
un long sanglot étouffé. Celui de
Julien Ra, un Strasbourgeois de
29 ans, que le terroriste a éventré
de deux coups de couteau, de bas
en haut, comme on ouvre une
carcasse. « Je voudrais témoigner
aujourd’hui… », commence-t-il,
mais ses mots s’interrompent, il
respire, « pour arrêter… », il
réprime des pleurs, chuchote, « je
veux bien un verre d’eau… », avale
une gorgée et poursuit, « repren-
dre une vie normale… ».
« J’ai une
reconnaissance
infinie
envers toutes
les personnes
qui m’ont
sauvé la vie »
JULIEN RA
victime de l’attentat
Stéphane Courbit condamné
dans une affaire d’urbanisme à Courchevel
L’homme d’affaires et trois sociétés devront payer près de 5 millions d’euros d’amende
pour des travaux non autorisés, a décidé vendredi le tribunal correctionnel d’Albertville
lyon - correspondance
D’ abord classée sans
suite par le ministère
public, l’affaire d’ur-
banisme impliquant l’homme
d’affaires Stéphane Courbit,
54e plus grande fortune de France,
selon le magazine Challenges,
s’est terminée, vendredi 8 mars,
par une condamnation de tous
les prévenus par le tribunal cor-
rectionnel d’Albertville (Savoie) à
des peines d’amende. En atten-
dant un éventuel appel.
Habituée à être saisie pour des
dossiers d’urbanisme à Courche-
vel (Savoie), la juridiction l’avait
été cette fois sur citation directe
par un riverain et une association
citoyenne locale. Ils dénonçaient
des travaux non autorisés par un
permis de construire, une infrac-
tion aux dispositions du plan lo-
cal d’urbanisme et la poursuite
«Gilets jaunes»: un
commissaire condamné
« Je voudrais aussi remercier les
personnes qui m’ont aidé ce
soir-là, reprend-il. Les chirurgiens,
les infirmières, mais surtout les
civils, Françoise, Loïc et Gaétan,
qui ont senti le devoir de m’aider
alors qu’ils n’en avaient pas l’obli-
gation, et sans qui… sans qui, je ne
sais pas. » Dans les procès terro-
ristes, les héros anonymes restent
parfois des prénoms. On ne le sait
pas encore, mais Loïc Cadelle, un
des « civils » qui lui a porté
secours, est dans la salle. Il sera le
prochain à déposer à la barre.
Ce soir-là, peu avant 20 heures,
Julien Ra venait de garer son vélo
place du Marché-Neuf pour
rentrer chez lui, ses écouteurs
dans les oreilles, quand « un
homme » l’interpelle. Il lui
demande son prénom et s’il est
« chrétien ». Puis il lui porte deux
coups de couteau au ventre. Le
jeune homme parvient à rejoin-
dre la rue des Orfèvres, une rue
passante où le terroriste venait de
tuer ses deux premières victimes,
en espérant y trouver de l’aide,
puis s’écroule au sol.
« A ce moment, Françoise et Loïc
me font les premiers soins pour
éviter que je me vide de mon sang,
que je me vide de mon corps aussi,
car je sentais une pression, une
sensation irréelle sur mon abdo-
men, les boyaux qui commen-
çaient à sortir, raconte-t-il. J’avais
très froid, le sol était gelé. J’avais
peur qu’ils m’abandonnent, peur
de mourir dans le froid, seul… »
« Eviter un surattentat »
Malgré la peur que le terroriste
revienne, Françoise, infirmière, et
Loïc, ancien sapeur-pompier, ne
l’abandonnent pas. Ils lui parle-
ront pendant de longues minutes
pour le maintenir éveillé, les
mains sur ses entrailles, en atten-
dant les secours, qui n’arriveront
que bien plus tard, « trois quarts
d’heure » après l’attaque, dit-il.
« J’ai une reconnaissance infinie
envers toutes les personnes, et sur-
tout Françoise et Loïc, qui m’ont
sauvé la vie », conclut le miraculé.
Loïc Cadelle se présente à la
barre. Cet ancien pompier a
35 ans et de longues tresses afri-
caines qui lui descendent dans le
dos. Il se trouvait rue des Orfè-
des travaux malgré un arrêté en
ordonnant l’interruption.
La juridiction considère que,
jusqu’à la délivrance, a posteriori
des travaux, d’un permis de cons-
truire pour un « hébergement hô-
telier » de 6 198 mètres carrés de
surface de plancher, le 6 mai 2021,
Stéphane Courbit, par le biais de
sa société LOV Group Invest et de
la société Solières, n’avait que le
droit de construire un chalet d’ha-
bitation de 2 976 mètres carrés de
surface de plancher, comme le lui
permettaient deux précédents
permis de construire.
Permis de construire refusé
La société Solières avait, certes,
déposé, en novembre 2019, une
nouvelle demande adéquate.
Mais ce permis de construire
avait été refusé en octobre 2020
par la mairie, qui avait aussi pris
un arrêté portant interruption
Ce 11 décembre
2018, Ahmad
Naghchband
avait promis
à ses enfants de
les emmener au
marché de Noël
vres quand le terroriste y a tué
ses deux premières victimes
avant d’éventrer Julien Ra, quel-
ques dizaines de mètres plus
loin. « J’ai entendu des coups de
feu… De par mon expérience, j’ai
tout de suite fait un tri visuel, se
souvient-il, pris de sanglots. J’ai
vu une personne avec une balle
dans la tête, et un jeune homme,
Julien Ra, qui était allongé avec
ses viscères à terre… »
Avec Françoise, l’infirmière, il
décide de lui faire des points de
compression. « De mon expé-
rience aux pompiers de Paris, je
savais que les pompiers arrivent
très lentement dans ce genre de
situation, on attend que la police
sécurise le secteur pour éviter un
surattentat… » Après une inter-
minable attente, les secours fini-
ront par arriver pour prendre en
charge les blessés. « Après ça, j’ai
repris une vie normale, conclut-il.
Aujourd’hui, je suis policier à la
Ville de Paris. »
Cherif Chekatt n’a pas demandé
à Ahmad Naghchband s’il était
« chrétien ». Ce Franco-Afghan de
45 ans, né à Kaboul, lui aurait
peut-être raconté comment il
avait fui son pays avec toute sa
famille, à la fin des années 1990,
pour échapper à la guerre et au
régime des talibans. Comment il
était parvenu, à force de travail, à
ouvrir son propre garage, en
espérant offrir un meilleur
avenir à ses enfants. Il n’en a pas
eu le temps. Le terroriste l’a tué
d’une balle dans la tête en criant
« Allah akbar ! » devant sa femme
et ses trois enfants.
Son épouse, Saghar Nagh-
chband, va raconter son histoire à
sa place. « Je suis l’épouse
d’Ahmad, nous avons vécu huit
ans ensemble, nous étions
des travaux en novembre. Les tra-
vaux avaient pourtant continué
par la suite, selon des constata-
tions de gendarmes.
Le tribunal correctionnel repro-
che aussi aux prévenus de ne pas
avoir respecté des limites de pro-
priété, imposées par le plan local
d’urbanisme. La régularisation se
fera, là aussi, a posteriori des tra-
vaux, grâce au conseil départe-
mental de la Savoie, dirigé par
Hervé Gaymard (Les Républi-
cains), qui vendra à Solières,
en 2021, une bande de terrain de
4 mètres, et grâce au maire de
Courchevel, Jean-Yves Pachod
(sans étiquette), qui signera une
convention de servitude de cour
commune à son profit.
Le parquet d’Albertville, dirigé
par Anne Gaches, avait considéré
que ces régularisations a poste-
riori suffisaient pour classer cette
affaire sans suite. Le tribunal en a
heureux, nous faisions des projets
pour notre avenir et celui de nos
enfants, tous ces rêves sont main-
tenant partis… », commence-t-
elle avec l’aide d’une interprète en
langue russe. De nationalité
afghane, Saghar Naghchband est
la fille d’un diplomate afghan et a
grandi en Russie avant de s’instal-
ler en France avec son mari.
Ce 11 décembre 2018, Ahmad
Naghchband avait promis à ses
enfants de les emmener au mar-
ché de Noël. « Il tenait sa fille par la
main, elle avait 2 ans et demi. Nos
fils de 5 et 6 ans marchaient de-
vant nous. Nous étions heureux,
répète-t-elle. L’homme est arrivé
par-derrière et il a pris son pistolet.
Ahmad est tombé. Je croyais que
c’était une blague. Puis tout est
devenu sombre, la nuit s’est abat-
tue, tout le monde s’est mis à crier,
et j’ai vu le sang sur son front… »
« Noël, c’est un jour de peur »
Ahmad Naghchband décédera
deux jours plus tard à l’hôpital.
« C’est dans cet hôpital que j’avais
mis au monde mes trois enfants.
On y avait de très bons souvenirs,
avec mon mari. Pendant long-
temps, je ne pouvais plus passer
devant. Je ne veux pas montrer
mes angoisses à mes enfants,
mais ils ressentent tout, ils voient
tout… » Sa fille, assise sur un banc
dans un grand sweat-shirt rose,
se lève, très émue, et quitte alors
la salle accompagnée par la
psychologue d’une association
d’aide aux victimes.
La veuve reprend : « Ma fille me
demande souvent quand papa re-
viendra… Pour nous, Noël ce n’est
plus Noël, c’est un jour de peur…
Mon mari avait choisi la France, il
rêvait de voir ses enfants grandir
ici. Nous avons traversé beaucoup
de choses, mais je veux qu’ils aient
une bonne éducation, qu’ils
deviennent la fierté de leurs pa-
rents, de moi et de mon mari, mais
aussi de la France tout entière. »
A l’issue de son témoignage,
Saghar Naghchband reprend sa
place dans le public, à côté de ses
deux jeunes fils. Sa fille la rejoint
alors sur son banc, s’assoit sur ses
genoux et l’étreint entre ses
manches roses. p
soren seelow
décidé autrement. Stéphane Cour-
bit, la société LOV Group Invest re-
présentée par l’homme d’affaires,
et la société Solières, représentée
par la société LOV Group Invest,
ont été condamnés à 1,5 million
d’euros d’amende chacun, cette
peine étant assortie d’un sursis à
hauteur de 500 000 euros pour
Stéphane Courbit et la société LOV
Group Invest.
L’entreprise de construction
Spie Batignolles Sud-Est a, elle, été
condamnée à 200 000 euros
d’amende, le tribunal lui repro-
chant d’avoir « accepté la réalisa-
tion de travaux sur la base d’un
permis de construire non délivré »,
a précisé la présidente du tribu-
nal, Michelle Raffin. Qui a ajouté
que les montants des amendes
prononcées étaient « très en deçà
des montants maximums prévus
par la loi ». p
fanny hardy
L’ordre donné par Rabah Souchi avait
entraîné la blessure grave de la manifestante
Geneviève Legay, à Nice, en 2019
lyon - correspondant
A ncien chef de service de
la sécurité publique
des Alpes-Maritimes, le
commissaire Rabah Souchi,
54 ans, a été condamné, vendredi
8 mars, par le tribunal correction-
nel de Lyon à six mois de prison
avec sursis pour « complicité de
violences par personne déposi-
taire de l’autorité publique dans
l’exercice de ses fonctions », pour
avoir ordonné la charge policière
qui avait gravement blessé Gene-
viève Legay, lors d’un rassemble-
ment de « gilets jaunes », le
23 mars 2019, à Nice.
Brutalement projetée au sol, la
militante pacifiste de l’associa-
tion Attac, alors âgée de 73 ans,
avait subi plusieurs fractures
crâniennes et un coma. « Une
charge policière est un acte de
violence », a rappelé Brigitte Ver-
nay, présidente de la 17e chambre
correctionnelle de Lyon, en
rendant le jugement.
Une façon de dire que l’usage de
la force publique n’est jamais
anodin, et qu’il doit respecter
tous les critères légaux et régle-
mentaires pour légitimement
s’imposer. Le tribunal de Lyon a
estimé que ce n’était pas le cas
lors de l’opération de maintien de
l’ordre dirigée par le commissaire,
contre une foule qui ne présentait
aucun danger. « Cet acte de
violence n’est pas justifié, ni pro-
portionnel, ni nécessaire à cet ins-
tant-là », a jugé le tribunal correc-
tionnel, qui a toutefois accordé au
commissaire l’exclusion de la
condamnation dans son casier
judiciaire – ce qui lui permet de se
maintenir dans ses fonctions.
Détaché de la police nationale,
M. Souchi est aujourd’hui direc-
teur adjoint de la police munici-
pale de Nice. Présent à la barre
au prononcé du jugement, il a
précipitamment quitté la salle
d’audience, se refusant à tout
commentaire. « Une décision très
contestable et sans surprise », a
réagi à distance son avocat,
Laurent-Franck Liénard, faisant
part de son intention d’interjeter
appel du jugement.
Comportement nerveux
La décision du tribunal a suivi les
termes et le quantum réclamé par
les réquisitions du procureur
Alain Grellet, prises à l’audience
du 12 janvier 2024. L’ordre de char-
ger les manifestants avait été
donné « de manière ni nécessaire,
ni proportionnelle, ni conforme à
la réglementation », avait estimé
le magistrat. La minutieuse ins-
truction judiciaire, délocalisée à
Lyon, avait permis de retracer les
événements minute par minute.
Plusieurs témoins avaient re-
levé le comportement nerveux du
commissaire, hurlant des ordres
et demandant de « triquer » des
manifestants. A tel point qu’un
officier de gendarmerie avait
refusé de suivre ses ordres, ne
voulant pas utiliser des gaz lacry-
mogènes contre une foule qu’il
trouvait calme. L’officier avait
rapporté aux enquêteurs les pro-
pos du commissaire : « Quand je
vous dis “on disperse”, on disperse,
tant pis pour les manifestants. »
La militante
pacifiste
de l’association
Attac a subi
plusieurs
fractures
crâniennes
et un coma
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
Pour
le commissaire,
la décision
de charger était
au contraire
la « tactique
la plus efficace »
Selon plusieurs acteurs du
dispositif de maintien de l’ordre,
l’insistance du commissaire a
contribué à rendre la situation
dangereuse, ne laissant pas le
temps aux policiers de s’organi-
ser, ni aux manifestants de se dis-
perser, après ses rapides somma-
tions. Pour le commissaire, la
décision de charger était, au
contraire, « la tactique la plus effi-
cace » pour disperser les manifes-
tants, conformément aux consi-
gnes de la préfecture.
Selon lui, la présence de mani-
festants sur les voies du tram et
leur refus de partir, alors que la
manifestation était interdite,
justifiaient la charge d’une
colonne de policiers. « L’ordre
donné est totalement légal », avait
plaidé Me Laurent-Franck Liénard,
qui a demandé la relaxe. Pour
l’avocat, la responsabilité reve-
nait surtout au major qui avait
percuté la manifestante, parce
qu’il s’était « détaché de l’action
collective ». Il s’était même étonné
des poursuites engagées contre le
commissaire pour « complicité
de violences », alors que l’auteur
de ces violences alléguées n’avait
pas été inquiété.
« Une décision fondamentale »
Le tribunal a estimé que le fait
d’« ordonner un acte de violence »
relève bien d’une complicité de
violences. En plaçant cette infrac-
tion dans le cadre de l’exercice du
policier, le tribunal a toutefois
écarté la notion de « faute person-
nelle ». Ce qui a une conséquence
juridique majeure pour la victime.
En effet, le tribunal correction-
nel n’est pas compétent pour
juger de la faute professionnelle
du fonctionnaire : celle-ci relève
du tribunal administratif.
L’action civile ne peut donc pas
être engagée, ce qui coupe la voie
aux dédommagements. Gene-
viève Legay a subi quatre mois
d’incapacité totale de travail et
souffre de troubles de santé per-
sistants. Le recours au tribunal
administratif risque de se heurter
à un problème de prescription,
plus de trois ans après les faits.
Pour la partie civile, la condam-
nation du commissaire marque
« une décision fondamentale ».
« Désormais, plus aucun donneur
d’ordre ne sera protégé par une
immunité, une irresponsabilité en
matière d’usage de la force, ou des
armes par les forces de l’ordre », a
estimé l’avocat de la victime, Arié
Alimi. « Je suis très contente, j’ai
toujours voulu que justice soit
faite. Si j’ai voulu faire ce procès,
c’est aussi pour qu’il serve à toutes
les victimes de violences policiè-
res », a déclaré Geneviève Legay à
l’Agence France-Presse.
L’image de la militante inani-
mée au sol avait provoqué un
choc dans l’opinion publique, et
un débat sur les violences policiè-
res dans le contexte de manifesta-
tions à répétition. D’autant que
les autorités avaient tenté de
minimiser l’affaire. Le président
de la République avait nié tout
contact entre la militante et les
forces de l’ordre, mal renseigné
par le procureur de Nice, qui,
depuis, a été muté au parquet
général de Lyon. p
richard schittly
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 15
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024

L’ascension détonante du danois Novo Nordisk

Grâce au succès de ses traitements anti-obésité, la valorisation boursière du laboratoire a dépassé celle de Tesla

R
ares sont les laboratoi-
res à souffler leur cen-
tième bougie en affi-
chant une santé aussi
éclatante. Et encore moins dans
un contexte économique mon-
dial aussi tendu. Depuis deux ans,
l’envolée vertigineuse de Novo
Nordisk affole tous les compteurs.
Y compris ceux de l’économie du
Danemark, sa patrie, dont la crois-
sance en 2023 serait largement
due aux bonnes performances de
l’industriel pharmaceutique, se-
lon les analystes de la plus grande
banque du pays, Danske Bank.
Après avoir détrôné, fin septem-
bre 2023, le géant du luxe LVMH à
la première place au palmarès des
capitalisations boursières euro-
péennes, le Danois vient de battre
un nouveau record. Jeudi 7 mars,
sa valorisation s’est établie à
566 milliards de dollars (environ
517 milliards d’euros), coiffant au
poteau l’américain Tesla, dont le
patron, Elon Musk, a involontai-
rement contribué à faire connaî-
tre auprès du grand public le der-
nier médicament vedette du labo-
ratoire, en vantant ses mérites sur
le réseau social X en 2022.
C’est justement cet engouement
mondial pour le Wegovy, un trai-
tement pour la perte de poids à
destination des patients souffrant
d’obésité ou de surpoids, et dispo-
nible uniquement sur ordon-
nance, qui explique le regain de
vitalité de Novo Nordisk ces der-
nières années. Car jusqu’en 2021,
date à laquelle son médicament
injectable a obtenu l’aval de Le PDG de Novo Nordisk, Lars Fruergaard Jorgensen, au siège du groupe, à Bagsværd (Danemark), le 31 janvier. MADS CLAUS RASMUSSEN/EPA/MAXPPP
l’Agence américaine du médica-
ment pour sa commercialisation,
le laboratoire pharmaceutique En 2023, le laboratoire a en- rité – malgré des effets secondai- mark, il a ainsi injecté 5,6 mil- didat-médicament dans la perte
n’attirait guère les regards, malgré grangé 31,1 milliards d’euros de res immédiats fréquents (nau-
Premier arrivé liards d’euros, mi-novembre 2023, de poids, l’amycrétine, un traite-
son statut de premier fabricant ventes (+ 36 % à taux de change sées, vomissements, diarrhées, sur ce marché afin de construire un nouveau ment sous forme orale plutôt
mondial d’antidiabétiques. constant sur un an), dont 5,6 mil- vertiges…) et encore relativement bâtiment consacré à la fabrication qu’en injection, et qui pourrait,
Certes, ces derniers lui assu- liards d’euros grâce aux médica- méconnus à long terme, qui aler-
gigantesque, le de substance active. selon des résultats encore très
raient de confortables revenus et ments contre l’obésité (le We- tent les chercheurs –, c’est notam- groupe a déployé Dans la foulée, il a déboursé préliminaires, être deux fois plus
une croissance annuelle régulière, govy, mais aussi le Saxenda, plus ment grâce à la perte de poids ra- 2,1 milliards d’euros pour étendre efficace que le Wegovy.
mais il peinait à enthousiasmer ancien et à l’efficacité plus mo- pide et conséquente qu’il promet.
une véritable son usine à Chartres (Eure-et- En parallèle, le groupe s’affaire à
les investisseurs et à s’épanouir deste). Une performance, alors machine Loir), puis a signé, début février, maximiser les atouts de son pro-
hors de ce domaine. Le lancement que le Danois est encore aux pré- Pris de court par son succès un chèque de 10,2 milliards duit en démontrant, par le biais
en 2017 d’un nouveau traitement mices de la commercialisation de L’étude clinique STEP-1, menée
de guerre d’euros pour racheter trois usines de nouveaux essais cliniques, ses
pour lutter contre le diabète de sa nouvelle vedette, et que celle-ci pendant soixante-huit semaines du façonnier américain Catalent. nombreux apports en dehors de
type 2, l’Ozempic, un analogue du n’est disponible que dans une sur une cohorte de 1 961 adultes, Pour l’instant, les deux labora- la perte de poids, notamment
GLP-1 (il « imite » l’action de cette poignée de pays (Etats-Unis, Da- obèses ou en surpoids, montrait lancé, lui aussi, fin 2023, le Zep- toires sont seuls dans la bataille. dans la réduction des risques
hormone digestive), va cependant nemark, Norvège, Allemagne, ainsi que les patients sous We- bound, son analogue du GLP-1. Mais la concurrence pourrait bien d’insuffisance rénale chez les dia-
changer la donne. Car ce produit, Royaume-Uni, Islande, Suisse et govy, associé à un régime alimen- Premier arrivé sur ce marché gi- affluer ces prochaines années. Al- bétiques ou des risques cardio-
outre ses propriétés dans la régu- Emirats arabes unis). taire réduit en calories et à une gantesque – plus d’un milliard de léchés par les perspectives du vasculaires chez les personnes
lation de la glycémie, se révèle Il faut dire que l’industriel n’a augmentation de l’activité physi- personnes souffrent d’obésité marché, de nombreux laboratoi- obèses. Avec succès, semble-t-il.
également, à la surprise générale, guère eu de souci à faire connaître que, enregistraient en moyenne dans le monde –, Novo Nordisk a res, à l’instar d’Amgen, d’AstraZe- Ce vendredi 8 mars, l’agence de
prometteur dans la perte de poids. son produit, tant les réseaux so- une baisse de poids de 14,9 %. déployé une véritable machine de neca ou encore de Pfizer, s’attel- santé américaine a donné son feu
De quoi donner des idées au géant ciaux, photos virales d’utilisa- Le succès de son médicament a guerre pour occuper le terrain. lent déjà à développer leurs pro- vert, non sans rappeler les risques
danois, qui s’empresse alors de le teurs avant et après traitement à d’ailleurs pris de court le labora- Ces derniers mois, il a multiplié pres produits. Sous l’œil vigilant d’effets indésirables graves, pour
décliner dans le traitement de l’appui, se sont chargés d’en faire toire. Il peine aujourd’hui à faire les investissements pour étendre du géant danois, qui affûte, lui étendre son usage à cette der-
l’obésité sous le nom de Wegovy. indirectement la publicité. Si le face à la demande. Tout comme ses capacités de production. Sur aussi, ses armes. Jeudi 7 mars, il a nière indication. p
Un pari qui s’avère gagnant. Wegovy jouit d’une telle popula- son rival, l’américain Lilly, qui a son site de Kalundborg, au Dane- annoncé étudier un nouveau can- zeliha chaffin

BeiGene, la biotech venue de Chine qui veut casser les codes

La société, qui internalise les différentes étapes de mise au point d’un médicament, est souple dans les négociations avec les autorités de santé

B eiGene n’aime pas les éti-

quettes. Dans le paysage
pharmaceutique, la bio-
tech, qui vient de lancer en
France, en janvier, la commercia-
lisation de son premier traite-
ment approuvé par l’Union euro-
péenne, le Brukinsa, est pourtant
devenue, à son corps défendant,
un symbole. Celui d’une Chine
qui n’entend plus être reléguée
à un simple rôle de sous-traitant
de l’industrie du médicament, et
capable d’innover et de briller sur
la scène internationale au même
titre que ses pairs occidentaux.
En 2021, la biotech était en effet
la première société à décrocher
auprès de l’Agence européenne
du médicament une approbation
pour un anticancéreux innovant
mis au point en Chine. Une dis-
tinction sur laquelle le labora-
toire, fondé à Pékin, en 2010, par
un entrepreneur américain, John
Oyler, et un chercheur chinois,
Xiaodong Wang, mais qui reven-
dique trois sièges sociaux (Chine,
Etats-Unis et Suisse), reste discret.
« Nous ne sommes ni chinois ni
américains, mais une société inter-
nationale. Notre devise, c’est : “Le
cancer n’a pas de frontières, nous
non plus” », résume l’ancienne
chercheuse de l’Institut Gustave-
Roussy, Ezgi Tasdemir, directrice
générale de BeiGene France de-
puis deux ans.
Le laboratoire s’est spécialisé,
dès son lancement, dans le déve-
loppement de traitements contre
le cancer, un marché réputé lucra-
tif en cas de réussite, mais où la
compétition mondiale est féroce.
Pour s’imposer dans la bataille,
BeiGene a opté pour un modèle à
contre-courant de celui de la bio-
tech, en internalisant les différen-
tes étapes de mise au point d’un
médicament. Notamment le dé-
veloppement clinique, la phase
où l’efficacité d’un médicament
est testée sur des patients volon-
taires lors de vastes essais, et qui
représente, explique Ezgi Tas-
demir, « 90 % des coûts de mise au
point d’un nouveau médicament
dans l’oncologie ».
Cette tactique, qui a nécessité
le recrutement d’équipes spécifi-
ques (plus de trois mille salariés,
sur les dix mille que compte le
groupe, sont actuellement affec-
tés à cette tâche), lui permet non
seulement de réduire les coûts,
mais aussi d’aller plus vite. Car, à
l’inverse des sociétés spécialisées
dans ce domaine, qui concen-
trent souvent leurs efforts de re-
crutement de patients dans des
essais cliniques à une poignée
de centres hospitaliers dans le
monde, ce qui conduit à attendre
parfois jusqu’à deux ans pour
trouver un nombre de volontai-
res suffisants afin de commencer
les études cliniques, BeiGene
n’hésite pas à s’aventurer hors
des sentiers battus et à ratisser
plus large pour gagner du temps.
Par exemple, en allant en Chine,
au Brésil, ou dans des pays habi-
tuellement moins courtisés
comme l’Australie. Et ce modèle
intégré s’applique à toute la
chaîne : le laboratoire dispose
également de ses propres usines
(deux en Chine et très prochaine-
ment une aux Etats-Unis) pour
fabriquer ses produits.
Expansion rapide
Cette vision originale a trouvé un
écho auprès des industriels phar-
maceutiques. A son lancement,
la biotech, aujourd’hui cotée en
Bourse au Nasdaq, à Hongkong et
à Shanghaï, et qui vient, fin jan-
vier, d’accueillir à son conseil
d’administration l’ancien patron
de Sanofi Olivier Brandicourt,
profitait d’un investissement
du laboratoire américain MSD.
En 2017, Celgene (racheté depuis
par Bristol-Myers Squibb) y avait
investi 150 millions de dollars
(137,1 millions d’euros). Deux ans
plus tard, Amgen faisait l’acquisi-
tion de 20,5 % des parts pour
2,7 milliards de dollars.
L’autre pilier de la stratégie de
BeiGene, c’est son « approche
commerciale collaborative », dé-
taille Ezgi Tasdemir. Afin de ga-
rantir un accès aux marchés à ses
produits au plus tôt, la société se
veut volontairement souple dans
les négociations sur le rembour-
sement avec les autorités de santé
et ne s’attarde pas sur les prix.
Une stratégie payante. Le Bru-
kinsa, son anticancéreux ap-
prouvé actuellement dans trois
indications, dont la leucémie
lymphoïde chronique, l’une des
formes de leucémie les plus
courantes chez l’adulte, est
aujourd’hui disponible, trois ans
après sa première approbation,
dans soixante-cinq pays.
Alors qu’en Europe il s’écoule,
en moyenne, 526 jours pour
qu’un nouvel anticancéreux soit
effectivement disponible une fois
le feu vert de l’Agence européenne
du médicament obtenu, il n’aura
fallu que 270 jours au Brukinsa
pour arriver en Belgique. En Italie,
une étude de l’autorité de santé
italienne soulignait, en 2022, que
le traitement de BeiGene était le
troisième plus rapide à conclure
les négociations de prix sur l’an-
née. Au Danemark, une étude si-
milaire le plaçait sur la première
marche du podium sur un panel
de vingt-deux médicaments.
Cette expansion rapide s’est
naturellement traduite par une
forte augmentation des ventes
de la société. En 2023, son chiffre
d’affaires s’élevait à 2,5 milliards
de dollars (dont 52 % attribués au
Brukinsa), contre 1,4 milliard de
dollars un an plus tôt. p
z. ch.
16 | économie & entreprise
Altice : une enquête en cours
pour soupçons de corruption
L’associé de Patrick Drahi au Portugal avait été arrêté en juillet 2023
L’
affaire de corruption
présumée visant, au
Portugal, Armando Pe-
reira, l’associé histori-
que de Patrick Drahi, le proprié-
taire d’Altice (SFR, BFM-TV…),
s’étend en France. Selon une
source judiciaire, qui confirme
une information de l’agence
Bloomberg, le Parquet national fi-
nancier (PNF) « a ouvert, en sep-
tembre 2023, une enquête prélimi-
naire pour des chefs de corruption
de personnes n’exerçant pas de
fonction publique, blanchiment et
recel de ces délits ». « Cette ouver-
ture d’enquête fait notamment
suite aux révélations survenues à
l’été 2023, faisant état de l’interpel-
lation, le 13 juillet 2023, d’Armando
Pereira par les autorités portugai-
ses », poursuit cette source.
Altice ne fait pas de commen-
taire. Le groupe s’est toujours dit
victime de l’affaire de corruption,
rappelant que, dans ses premières
conclusions, le procureur portu-
gais avait estimé qu’il aurait été
lésé à hauteur de plus de 100 mil-
lions d’euros par ces pratiques. La
société de Patrick Drahi avait ob-
tenu, en octobre 2023, d’être pla-
cée sous le statut d’assistant, ce
qui lui permettait d’avoir accès à
certaines pièces du dossier. En re-
vanche, Altice n’a jamais porté
plainte contre Armando Pereira,
ni au Portugal ni en France. Pa-
trick Drahi avait rencontré son as-
socié en 1991, à Paris. Depuis, il
leschampslibres.fr/nosfuturs
l’avait impliqué dans tous ses in-
vestissements. « Armando Pereira
ne souhaite qu’une chose : que l’en-
quête avance rapidement et effica-
cement, a déclaré son avocat, Jean
Tamalet, à Bloomberg. Il espère
être entendu pour que son honneur
soit lavé. » Me Tamalet a déclaré
qu’il souhaitait que les contrats
d’Altice avec les fournisseurs en
France soient audités pour voir si
le groupe a été pénalisé, s’ils ont
donné lieu à des pots-de-vin et, le
cas échéant, qui en a bénéficié.
60 milliards d’euros de dette
Armando Pereira avait été arrêté à
l’occasion d’une vaste opération
policière qui a conduit à la perqui-
sition du siège d’Altice Portugal, à
Lisbonne. Il est soupçonné de
onze délits de corruption et fraude
fiscale. Ses avocats les contestent.
Selon le mécanisme présumé
frauduleux, des sociétés portugai-
ses travaillant avec différentes en-
tités du groupe Altice, dont SFR et
BFM-TV en France, auraient été fa-
vorisées, au bénéfice de leurs ac-
tionnaires, tous proches d’Ar-
mando Pereira. Les équipements
télécoms étaient également ache-
tés à des sociétés intermédiaires,
là aussi détenues par des associés
du Portugais. Organisé depuis le
Portugal, le montage présumé
avait des ramifications dans la
zone franche de Madère et dans
des paradis fiscaux, notamment
les Emirats arabes unis.
21 > 24 mars 2024
GRATUIT
#nosfuturs
Le groupe
s’est toujours
dit victime,
rappelant qu’il
aurait été lésé
à hauteur de plus
de 100 millions
d’euros
Assigné à résidence après son ar-
restation dans sa villa du nord du
Portugal, Armando Pereira avait
obtenu la levée de cette obligation
en octobre 2023, en échange du
versement d’une caution de
10 millions d’euros. Dans la foulée
de cette arrestation, Altice a li-
mogé ou suspendu une dizaine de
ses dirigeants proches de M. Pe-
reira, notamment son gendre,
Yossi Benchetrit, directeur des
achats de la filiale américaine Al-
tice USA. Les liens ont été coupés
avec toutes les entreprises sous-
traitantes dans lesquelles M. Pe-
reira pouvait avoir des intérêts di-
rects ou indirects. En France, l’opé-
rateur télécoms SFR a mis fin à sa
collaboration avec neuf fournis-
seurs incriminés dans l’affaire, car
ayant des relations avec M. Pereira
ou les autres inculpés.
Se disant « trahi et trompé » par
les agissements présumés de son
ancien associé, M. Drahi a or-
RENNES
u n
donné l’ouverture de plusieurs
audits internes, confiés aux cabi-
nets d’avocats Ropes & Gray et
DLA Piper. Les résultats de ce tra-
vail ont été transmis à la justice
portugaise mais pas rendus pu-
blics. S’il a toujours minimisé l’in-
cidence de cette affaire de corrup-
tion sur la bonne marche de ses
entreprises, M. Drahi, dont l’em-
pire est grevé par près de 60 mil-
liards d’euros de dette, a tout de
même été contraint d’envisager
plusieurs cessions d’actifs, y com-
pris celle de son opérateur télé-
coms français SFR, afin de rassu-
rer banquiers et investisseurs. En
novembre 2023, Altice a annoncé
la vente de 257 centres de don-
nées à un fonds d’infrastructures
de la banque américaine Morgan
Stanley, pour une valeur de
535 millions d’euros.
Face à l’ampleur de la dette,
d’autres cessions étaient néces-
saires pour desserrer l’étau. Des
discussions étaient notamment
en cours, avec plusieurs ache-
teurs potentiels, concernant Meo,
l’opérateur télécoms portugais
du groupe. Altice espérait rece-
voir des offres d’achat fermes
pour plusieurs de ses actifs, dans
le courant du deuxième trimes-
tre. Compte tenu des risques et de
l’incertitude qu’elle fait peser,
l’annonce de l’ouverture de l’en-
quête du PNF risque de refroidir
l’ardeur des intéressés. p
olivier pinaud
MUSIQU E
Warner s’intéresse
à Believe
Believe, groupe français spé-
cialisé dans la distribution
musicale, est désormais dans
les radars de Warner Music
Group (WMG), alors qu’un
consortium s’était déjà mani-
festé pour en prendre le
contrôle. WMG a évoqué une
« indication d’intérêt »,
et pense « pouvoir valoriser
Believe à un prix d’au moins
17 euros par action ». Soit
2 euros de plus que le consor-
tium qui « a pris note de cette
manifestation d’intérêt » ven-
dredi 8 mars. Ce dernier,
composé du patron de
Believe, Denis Ladegaillerie,
ainsi que des fonds d’inves-
tissement TCV et EQT,
entend retirer l’entreprise
de la Bourse. – (AFP.)
CON J ON CT U R E
La Chine sort de la
déflation pour la
première fois en six mois
Les prix à la consommation
en Chine ont augmenté en fé-
vrier de 0,7 % sur un an, mar-
quant la sortie de la déflation
du pays pour la première fois
en six mois, selon les chiffres
officiels publiés samedi
9 mars. Les prix ont été
dopés par les festivités du
Nouvel An lunaire, principale
réunion familiale de l’année
et période de grande
consommation. – (AFP.)
N U MÉR IQU E
Sam Altman réintègre le
conseil d’administration
d’OpenAI
Sam Altman, patron
d’OpenAI, a réintégré,
vendredi 8 mars, le conseil
d’administration de l’entre-
prise éditrice du programme
d’intelligence artificielle
ChatGPT, qu’il a cofondée.
Mi-novembre 2023, il avait
été licencié abruptement
par l’ancien conseil, pour
manque de « transparence »,
puis réembauché quelques
jours plus tard. – (AFP.)
Isabelle Saporta, la PDG
de Fayard, remerciée
Un conflit l’oppose à l’éditrice très marquée à
droite Lise Boëll, imposée par Vincent Bolloré
L a reprise en main de Fayard
(Hachette Livre) par son
nouvel actionnaire, le
groupe Vivendi de Vincent Bol-
loré, s’effectue de façon inexora-
ble. Isabelle Saporta, PDG de
Fayard depuis juin 2022, va être li-
cenciée pour avoir refusé de céder
un accord de licence permettant
l’utilisation de la marque de la
maison au profit de l’ancienne édi-
trice d’Eric Zemmour, Lise Boëll.
Marquée très à droite, cette der-
nière a également publié des
ouvrages de Philippe de Villiers et,
selon L’Obs, s’apprête à signer avec
le président du Rassemblement
national, Jordan Bardella. Lise
Boëll a été nommée directrice gé-
nérale des éditions Mazarine, une
filiale créée par Fayard en 1979, le
22 février. Mais elle souhaite que
ses auteurs puissent signer sous la
marque Mazarine/Fayard, profi-
tant de la renommée de la maison.
Le conflit s’envenime depuis des
semaines et la direction d’Ha-
chette Livre a tout tenté pour
qu’Isabelle Saporta appose sa si-
gnature au document souhaité
par Lise Boëll. La PDG de Fayard a
suggéré des solutions alternatives
et a refusé un triplement de son
salaire. Convoquée vendredi
8 mars par Stéphanie Ferran, di-
rectrice générale déléguée d’Ha-
chette Livre, et par le responsable
des relations humaines, Isabelle
Saporta est restée sur sa position.
Selon une source interne de
Fayard, on lui aurait dit sans am-
bages : « Voici deux documents :
Le gouvernement
simplifie le dispositif
MaPrimeRénov’
De nouvelles mesures ont été prises pour
faciliter l’accès aux aides à la rénovation
D ans l’idéal, mieux vaut
un logement rénové en
une fois plutôt qu’en plu-
sieurs « gestes », c’est-à-dire, dans
le jargon, une rénovation globale.
Le chantier est pensé dans son en-
semble, les déperditions d’éner-
gie sont toutes passées en revue,
le résultat est censé être plus effi-
cace. Mais lorsque les conditions
pour atteindre cet idéal sont trop
complexes, mieux vaut finale-
ment faire moins que rien du
tout. C’est la conclusion à laquelle
sont arrivés le ministre de la
transition écologique, Christophe
Béchu, et celui du logement,
Guillaume Kasbarian, ainsi que la
Fédération française du bâtiment
et la Confédération de l’artisanat
et des petites entreprises du bâti-
ment (Capeb), lors d’une réunion
qui s’est tenue vendredi 8 mars.
Cette rencontre avait été pro-
grammée après les promesses fai-
tes, mi-février, par le nouveau mi-
nistre du logement, de simplifier
l’accès aux aides à la rénovation.
Depuis que le gouvernement avait
modifié le mode d’emploi pour les
décrocher, tout en accordant des
montants plus généreux, les mé-
nages peinaient à s’y retrouver.
Dossiers dématérialisés
Les propriétaires de passoires
thermiques (étiquettes F et G) de-
vaient par exemple mettre à jour
leur diagnostic de performance
énergétique, puis faire réaliser un
audit énergétique. Mais aussi,
trouver un accompagnateur, les
fameux Mon accompagnateur Ré-
nov’ (MAR) – ils sont peu –, ce qui
était obligatoire pour les loge-
ments les plus énergivores depuis
le 1er janvier. Résultat, comme tout
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
“Là, tu signes et tu restes ; là, tu refu-
ses et tu dégages.” » C’est manifes-
tement la seconde solution qui a
été choisie. Mme Saporta est convo-
quée pour un entretien préalable à
son licenciement le 20 mars.
Au sein de la maison d’édition,
les 42 salariés redoutent que l’ar-
rivée de Lise Boëll et de sa kyrielle
d’auteurs d’extrême droite ne
nuise à l’image de Fayard. Fidèle à
Isabelle Saporta, la majorité du
personnel lui a apporté son sou-
tien dans un courrier adressé,
jeudi 7 mars, à la direction d’Ha-
chette Livre.
Guerre fratricide
L’arrivée de Lise Boëll reproduit
un schéma déjà instauré par Vi-
vendi quand il détenait Editis, le
numéro deux de l’édition, qu’il a
dû céder pour prendre le contrôle
d’Hachette Livre. L’éditrice avait
été placée à la direction de Plon,
où une autre directrice, Céline
Thoulouze, était déjà en place. La
guerre fratricide a fait des dégâts.
Pourtant, les proches de Vincent
Bolloré voyaient bien Lise Boëll,
qui avait quitté Plon fin décem-
bre 2023, à la tête de Fayard.
En désaccord stratégique avec
son actionnaire, qui veut manifes-
tement donner une nouvelle li-
gne politique à une autre maison
d’édition historique, Isabelle Sa-
porta est remerciée. Reste une in-
terrogation : quand, malgré l’hos-
tilité du personnel, Lise Boëll sera-
t-elle la nouvelle PDG de Fayard ? p
nicole vulser
était plus compliqué, le nombre de
dépôts de dossier était en chute li-
bre depuis janvier : – 40 % par rap-
port à la même période en 2023,
révélaient Les Echos le 6 mars.
Avec cette réforme, le gouverne-
ment avait voulu encourager les
rénovations globales. Au vu de ce
retard au démarrage, les ministres
décident donc de faire marche ar-
rière, en autorisant à nouveau les
rénovations énergétiques par
« geste », pour tous les logements,
pour certains postes. Notamment
pour l’isolation, jusqu’à la fin de
l’année. C’était encore autorisé
pour le système de chauffage jus-
qu’à l’été ; cette possibilité est éten-
due également à toute l’année.
Pour les propriétaires qui choisis-
sent le parcours complet, le gou-
vernement promet l’accélération
des certifications des MAR.
La Capeb, qui demandait la sim-
plification des démarches pour
obtenir le label RGE (pour « re-
connu garant de l’environne-
ment »), a été entendue. Ce label
est un des piliers du système,
puisque les particuliers qui veu-
lent toucher les aides doivent
faire appel à une entreprise certi-
fiée. Or, certaines qualifications
expiraient, et la complexité de la
démarche décourageait les arti-
sans de la demander. La durée des
qualifications va être allongée et
les dossiers seront dématérialisés.
Enfin, le label pourra être ob-
tenu sur validation des acquis
d’expérience. L’objectif de
700 000 rénovations par an est
maintenu. En 2023, 70 000 réno-
vations globales ont été réalisées.
Le gouvernement aimerait dou-
bler ce nombre. p
émeline cazi
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
D
ans le vent glacial
d’un petit matin
de janvier, trois
hommes partent
à la chasse au re-
nard dans les
rues de Nancy. L’intrus a été si-
gnalé, il y a trois jours, sur le cam-
pus universitaire Artem, tout près
du centre-ville et de la célèbre
place Stanislas. Avec le radar ins-
tallé sur le toit de leur van noir, re-
lié à un écran de contrôle dans l’ha-
bitacle, et à leurs antennes portati-
ves, nos trois « ghostbusters » lais-
sent peu de chances au nuisible.
D’ailleurs, il ne leur faut que quel-
ques minutes pour le débusquer.
En réalité, ce renard n’est pas un
canidé : c’est un boîtier électroni-
que d’accès à un immeuble du
campus. Les chasseurs ne sont
pas armés : ce sont des contrô-
leurs de l’Agence nationale des
fréquences (ANFR), un établisse-
ment public créé en 1997 pour or-
donner et surveiller les fréquen-
ces hertziennes de la France. En
revanche, leur traque, dont le
nom vient d’une pratique spor-
tive appréciée des radioamateurs
– un émetteur est caché dans une
forêt ou dans une ville et les
concurrents doivent le trouver le
plus vite possible –, est bien réelle.
La chasse au renard fait partie
des missions de service public de
l’agence, dès qu’un phénomène
radioélectrique perturbe la circu-
lation des ondes. Celles-ci, répar-
ties sur différentes fréquences,
sont essentielles aux opérateurs
télécoms, aux diffuseurs de la télé-
vision numérique terrestre, à l’ar-
mée, à l’aviation civile, à Météo-
France, aux GPS, aux radioama-
teurs, mais aussi, de façon moins
connue, aux particuliers : un por-
tail électrique télécommandé peut
être source ou victime de
brouillage ; les portiques antivols à
la sortie des magasins fonction-
nent aussi avec des ondes.
Dans le cas de notre chasse nan-
céenne, c’est un opérateur télé-
coms qui a signalé le renard. Mal
paramétré, le petit boîtier électro-
nique vissé sur la façade de l’im-
meuble universitaire gênait le
fonctionnement d’une antenne
mobile 4G-5G située à proximité,
provoquant des désagréments
pour les abonnés du quartier. In-
formé, le gérant de l’immeuble a
dû rapidement remettre le boîtier
en état de bon fonctionnement.
Les brouillages de fréquences
causés par l’utilisation non
conforme d’équipements radioé-
lectriques, électriques ou électro-
niques sont des délits soumis à
une sanction pénale pouvant al-
ler jusqu’à six mois de prison et
30 000 euros d’amende, selon le
code des postes et des communi-
cations électroniques.
Des chasses au renard comme
celle-ci, nos trois hommes en font
deux à trois par semaine, depuis
leur base nancéienne, sur un ter-
ritoire de quatorze départements,
allant des frontières du Nord jus-
qu’au Jura. « Nous avons été sollici-
tés pour 300 brouillages environ
en 2023, dont les deux tiers ont né-
cessité une intervention sur le ter-
rain », explique Fabrice Lombard,
l’un des trois chasseurs, directeur
adjoint du service interrégional
Est (SIR-Est), l’entité regroupant
les agences de Nancy et de Lyon.
Au total, l’ANFR compte cinq
agences interrégionales en mé-
tropole et des antennes dans les
territoires ultramarins afin de
Il arrive
aux agents de
faire appel aux
forces de l’ordre
pour des faits
de banditisme
ou de trafic
A Nancy, le 23 janvier, les agents auscultent l’environnement radioélectrique. A gauche, ils déploient un mât
télescopique afin d’affiner la traque du brouilleur d’ondes. A droite, un récepteur les guide jusqu’au brouilleur. ANFR
PLEIN CADRE
Sur la piste des
brouilleurs d’ondes
Peu connue, l’Agence nationale des fréquences mène pourtant
une mission critique : traquer les sources de perturbations
pour les opérateurs télécoms, la télévision ou l’aviation civile
pouvoir intervenir le plus rapide-
ment possible dès qu’un brouil-
lage est signalé. Y compris pour
un problème de réception de la té-
lévision ou de portail paralysé.
« Nous assurons un service public
gratuit, ce dont nous pouvons
nous enorgueillir », apprécie Si-
mon Melchior, technicien à la di-
rection du contrôle du spectre du
SIR-Est. Une perturbation sur un
portail peut parfois être un signe
avant-coureur d’une tentative de
cambriolage.
FACTURE DE 450 EUROS
« Les nouvelles technologies et les
usages font augmenter le nombre
de cas de brouillage potentiels,
mais comme l’agence n’est pas très
connue du grand public, il est pos-
sible que ne lui remonte que la par-
tie émergée de l’iceberg », estime
Catherine Gabay, directrice ad-
jointe à la direction du contrôle
du spectre de l’ANFR. Intarissable
sur ces enquêtes hertziennes, elle
a fait éditer par l’agence un livret
recensant les chasses au renard
les plus trépidantes. Comme cette
borne à selfies, installée sur le toit
de la tour Montparnasse, à Paris,
qui faisait croire au radar de Mé-
téo-France, situé à Trappes (Yveli-
nes), à 40 kilomètres de distance,
qu’il pleuvait sur la capitale alors
qu’aucun nuage n’encombrait le
ciel. Les enquêteurs de l’ANFR ont
mis plus de trois mois pour trou-
ver la source du problème.
En 2023, l’agence a traité
1 400 demandes d’instruction de
brouillage. C’est moins que les en-
viron 1 800 annuelles de 2021 et de
2022, mais cela reste encore très
élevé par rapport aux 1 200 requê-
tes moyennes d’avant la crise liée
au Covid-19. La faute, notamment,
à la multiplication des répéteurs
de réseau mobile 4G et 5G instal-
lés lors des confinements, afin
d’améliorer la réception dans les
zones mal couvertes, par exemple
dans les maisons de campagne.
Souvent mal réglées, ces petites
antennes brouillent toutes les fré-
quences hertziennes alentour.
La vente de ces répéteurs, faciles
à trouver sur Internet, n’est pas in-
terdite en France. Mais leur usage
est interdit. Ce qui n’est pas tou-
jours clairement indiqué sur les
sites des revendeurs. En cas d’in-
fraction, ce n’est donc pas le re-
économie & entreprise | 17
En 2020, un père
activait un
brouilleur la nuit,
agacé que ses
enfants passent
leur temps sur les
réseaux sociaux
vendeur qui est sanctionné mais
l’utilisateur. « Nous avons ten-
dance à nous montrer plus sévères
envers une entreprise qui utilise
sciemment du matériel contraire à
la réglementation qu’avec un par-
ticulier qui agit sans le savoir », re-
connaît Catherine Gabay. Dotés
de pouvoir d’enquête et de cons-
tat, les 120 agents de contrôle de
l’ANFR peuvent dresser des pro-
cès-verbaux. Ils en ont établi envi-
ron 150 en 2023. En revanche, à la
différence de leurs homologues
belges, ils ne sont pas officiers de
police judiciaire.
Généralement, les contreve-
nants n’ont pas conscience du
brouillage et des conséquences
qu’il peut avoir sur l’environne-
ment hertzien. Ils s’en sortent
dans la plupart des cas avec une
facture de 450 euros pour frais
d’intervention. Parfois, certains
brouilleurs d’ondes ne compren-
nent pas ce que l’ANFR leur repro-
che ou s’inquiètent à la vue des
équipements des agents. « Il faut
faire preuve de dialogue avec les
gens, il est normal qu’ils soient mé-
fiants en nous voyant arriver avec
notre matériel, en raison des histoi-
res de faux facteurs ou de faux poli-
ciers », raconte Fabrice Lombard.
Il arrive aussi aux agents de
l’ANFR de faire appel aux forces de
l’ordre, avec le feu vert du parquet,
pour des situations présumées
dangereuses, notamment lors de
l’usage de brouilleurs pour des
faits de banditisme ou de trafic.
Ces équipements, qui rendent
muettes les antennes mobiles
alentour, sont interdits à la vente
et à l’usage en France depuis 2012,
sauf, par dérogation, pour l’admi-
nistration pénitentiaire, qui s’en
sert pour gêner l’usage des télé-
phones mobiles dans les prisons,
ou pour des besoins liés à l’ordre
public et à la sécurité nationale.
Cadillac One, la voiture prési-
dentielle américaine, est équipée
d’un système de brouillage qui
bloque les communications
autour du cortège.
L’ANFR constate toutefois peu
de cas de brouillage intentionnel :
une quinzaine par an. Et souvent
pour des motifs anodins. Le livret
édité par l’agence rappelle l’his-
toire de ce père de famille de Mes-
sanges (Landes) qui, en 2020, acti-
vait un brouilleur, uniquement la
nuit, agacé que ses enfants pas-
sent leur temps sur les réseaux
sociaux une fois la lumière
éteinte. Ou celle de ce brouilleur
de GPS installé dans une voiture
garée à l’aéroport de Nantes-At-
lantique et qui avait bloqué pen-
dant plusieurs heures, en
avril 2017, le trafic des avions : le
propriétaire de ce véhicule de
fonction ne voulait pas être tracé
par son patron. L’ANFR se sou-
vient aussi de ces chauffeurs-li-
vreurs qui, dans la région de Mar-
seille, brouillaient le GPS de leur
camion pour masquer le trafic
d’essence auquel ils se livraient.
Ils n’avaient pas prévu que cela
gênerait la tour de contrôle de
l’aéroport de Marignane à chaque
fois qu’ils passaient à proximité.
FORMER POUR LES JO
L’agence a même vu des person-
nes électrosensibles vouloir se
protéger des ondes environnan-
tes en installant des brouilleurs
dans leur maison, sans penser
que ces équipements fonction-
nent justement en inondant
d’ondes la périphérie. Une façon
de soigner le mal par le mal. « Cer-
taines personnes pensent bien
faire ou veulent se protéger avec
un brouilleur, mais elles coupent
ainsi les accès au secours », souli-
gne Simon Melchior.
Depuis quelques jours, le limier
de Nancy est à Paris pour former
les équipes de l’ANFR aux contrô-
les des ondes à l’approche des Jeux
olympiques. Les 300 agents de
l’établissement, épaulés par des
collègues européens et des étu-
diants, seront pleinement mobili-
sés pour l’événement. Un
brouillage pourrait avoir des
conséquences graves pour l’orga-
nisation, la sécurité ou la diffusion
des épreuves. Pour limiter les pro-
blèmes, tous les équipements ra-
dioélectriques utilisés dans les en-
ceintes olympiques (caméra, mi-
cro sans fil…) devront être déclarés
à l’ANFR, étiquetés et contrôlés.
Des équipes de chasseurs se
tiendront prêtes à intervenir à
tout moment en cas d’alerte au re-
nard, comme lors du match
d’ouverture de la Coupe du
monde de rugby, France - Nouvel-
le-Zélande, le 8 septembre 2023,
au Stade de France. Dépêché pour
l’occasion, Simon Melchior est in-
tervenu, pendant la rencontre,
avec deux collègues : un micro
d’ambiance, non déclaré par un
journaliste, créait des interféren-
ces sur la ligne radio avec laquelle
l’arbitre communiquait avec l’ar-
bitrage vidéo. Le renard a été dé-
busqué en quelques minutes,
grâce à un travail de triangulation.
Les Jeux de Paris 2024 sont, pour
l’ANFR, agence peu connue du
grand public, l’occasion de faire
connaître son utilité dans un
monde toujours plus connecté et
soumis aux attaques. « A la diffé-
rence d’un réseau informatique, il
n’y a pas de redondance dans les
ondes. Si elles sont brouillées, toute
la zone est dans le noir, il n’y a pas
de chemin alternatif, insiste Cathe-
rine Gabay. La lutte contre les
brouillages est un pan important
de la cybersécurité. C’est essentiel,
car la sécurité numérique passe
aussi par la sécurité des liaisons
radio. » L’ANFR compte d’ailleurs
dans ses équipes quelques anciens
militaires, spécialistes de la guerre
électronique, reconvertis en chas-
seurs de renards. p
olivier pinaud
18 |
GÉOPOLITIQUE
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024

Le président Emmanuel
Macron et le chancelier
allemand, Olaf Scholz,
à l’issue d’un conseil des
ministres franco-allemand,
à l’Elysée, le 22 janvier 2023.
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

berlin - correspondant

C
e lundi 26 février au soir, il pleut
sur Paris. La cour de l’Elysée est
plongée dans la pénombre
quand Olaf Scholz prend discrè-
tement congé d’Emmanuel Ma-
cron. Contrairement à d’autres
dirigeants venus participer à la conférence in-
ternationale de soutien à l’Ukraine, organisée
par le président français deux ans après le dé-
but de l’invasion du pays par la Russie, le
chancelier allemand s’éclipse sans une décla-
ration à la presse. Un peu plus tôt, dans le huis
clos de la salle des fêtes de l’Elysée, il a fait
front commun avec l’Espagnol Pedro San-
chez, le Grec Kyriakos Mitsotakis et le Slova-
que Robert Fico pour étouffer dans l’œuf le
débat lancé par Emmanuel Macron sur l’envoi
de soldats occidentaux en Ukraine.
« Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour
envoyer de manière officielle, assumée et en-
dossée des troupes au sol. Mais en dynamique,
rien ne doit être exclu », affirme le président
français, à l’issue de la conférence. Avant
d’ajouter : « Beaucoup de gens qui disent “ja-
mais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes
qui disaient “jamais, jamais des tanks, jamais,
jamais des avions, jamais, jamais des missiles
de longue portée”. (…) Je vous rappelle qu’il y a
deux ans, beaucoup, autour de cette table, di-
saient que nous allions proposer des sacs de
couchage et des casques. » Une allusion trans-
parente à l’Allemagne qui, en janvier 2022,
s’était ridiculisée aux yeux de ses alliés en clai-
ronnant au sujet de l’expédition de 5 000 cas-
ques à l’Ukraine.
C’est surtout une pique sévère adressée à
Olaf Scholz, qui a regimbé chaque fois qu’il a
été question de franchir un nouveau palier
qualitatif en matière de soutien militaire à
Kiev. La réponse du leader social-démocrate
n’a pas tardé. « Ce qui a été décidé entre nous
dès le début continue d’être valide pour l’avenir :
il n’y aura aucune troupe au sol, aucun soldat
envoyé, ni par les Etats européens ni par les
Etats de l’OTAN », réplique-t-il, dès le lende-
main matin, en marge d’un déplacement à Fri-

bourg-en-Brisgau, dans le sud de l’Allemagne.
L’épisode donne une idée de l’incompré-
hension qui gangrène la coopération entre la
France et l’Allemagne face au conflit en
Ukraine, bien au-delà des évidentes différen-
ces de style qui opposent les dirigeants des
deux pays. Entre Emmanuel Macron, volon-
France-
que les deux pays ont longtemps eu, pour l’es-
sentiel, une politique analogue vis-à-vis de la
Russie et de l’Ukraine, ménageant la première
au risque de minimiser la menace qu’elle re-
présentait pour la seconde ? Ensemble, ils
avaient joué les médiateurs dans le conflit op-
posant Moscou et Kiev dans le Donbass à par-

tiers grandiloquent et disruptif, et Olaf
Scholz, résolument taiseux et prudent, le
fossé n’a cessé de se creuser au fil des mois,
chacun donnant le sentiment de jouer sa
propre partition, plutôt que de chercher à se
coordonner, sans hésiter désormais à criti-
quer l’autre publiquement.
Allemagne
tir de 2014, et ils ont poursuivi le dialogue avec
Vladimir Poutine dans les premiers mois sui-
vant l’invasion du 24 février 2022.
En réalité, cette relative unité a été mise à
rude épreuve dès les premiers jours de la
guerre. « Dans la semaine qui a suivi le 24 fé-
vrier, Scholz et Macron ont tous deux affirmé

La façon dont l’Elysée a lancé le débat sur la
présence militaire occidentale en Ukraine lais-
sera des traces. Olaf Scholz a été très désagréa-
blement surpris qu’Emmanuel Macron fasse
publiquement état des discussions menées à
huis clos, et passablement agacé par le compte
rendu qu’en a fait le président français. « [Em-
manuel Macron] a dit qu’il n’y avait pas con-
Un tandem
que cette guerre marquait un “changement
d’époque”, mais ils en ont tiré des conclusions
opposées, explique Claudia Major, spécialiste
des questions de défense à l’Institut allemand
des affaires internationale et de sécurité de
Berlin. Pour Scholz, cette guerre a confirmé que
l’Allemagne, en matière de défense, ne peut pas
se passer des Etats-Unis. Pour Macron, au con-

sensus sur le sujet, mais ce n’est pas exact : la vé-
rité est que la France était isolée, car la plupart
des intervenants ont exprimé leur refus clair et
net », assure-t-on côté allemand. A l’Elysée, on
affirme au contraire que les participants
étaient venus en connaissance de cause et que
nombre d’entre eux ne se sont exprimés ni
à l’épreuve
traire, elle a rendu encore plus urgent le renfor-
cement de la souveraineté stratégique de l’Eu-
rope. En cela, la guerre a eu tendance à confor-
ter l’Allemagne et la France dans les positions
qui étaient déjà traditionnellement les leurs. »
TROPISME TRANSATLANTIQUE

pour ni contre cette perspective.
Pour recoller les morceaux, la cheffe de la di-
plomatie allemande, Annalena Baerbock, a été
invitée, mardi 5 mars, à Paris, par son homolo-
gue français, Stéphane Séjourné. Les deux mi-
nistres se sont entretenus pendant une heure,
sans toutefois prendre le risque de tenir une
conférence de presse commune après leur
échange. Mais l’opération rabibochage a
tourné court le jour même quand Emmanuel
Macron, de Prague, a exhorté ses alliés à « être
à la hauteur de l’histoire et du courage qu’elle
implique », estimant que l’Europe entre dans
un moment « où il convient de ne pas être lâ-
ches ». Cette fois, c’est le ministre de la défense
allemand, Boris Pistorius, qui a réagi : « Nous
n’avons pas besoin (…) de discussions sur le fait
d’avoir plus ou moins de courage. Cela n’aide
pas à résoudre les problèmes de l’Ukraine. »
Jeudi 7 mars, ces deux poids lourds de la coali-
tion allemande se sont fait remplacer à la réu-
nion de suivi de la conférence de Paris, organi-
sée en visio par leurs homologues français.
Comment expliquer de telles passes d’ar-
mes ? Pourquoi de telles discordances, alors
de la guerre
Côté allemand, la primauté accordée à la rela-
tion transatlantique s’est traduite à plusieurs
niveaux. D’abord par le souci constant de
prendre toute décision importante en coor-
dination avec les Etats-Unis : ce fut le cas, en
janvier 2023, quand Olaf Scholz a attendu
que Joe Biden décide de fournir des chars
Abrams à l’Ukraine pour se résoudre à en-
voyer des chars Leopard 2. Sur le plan diplo-
matique, les atermoiements du chancelier à
propos des chars ont pourtant été coûteux
pour l’Allemagne, suscitant de vives tensions L’invasion russe de l’Ukraine a déclenché une bataille
avec Kiev, ainsi qu’avec plusieurs pays euro-
péens, dont la Pologne, qui avaient besoin du de leadership entre le chancelier allemand et le président
feu vert de Berlin pour envoyer en Ukraine
leurs propres chars Leopard 2 – ceux-ci étant français sur le terrain de la défense. Elle révèle aussi
de fabrication allemande.
Trois mois plus tôt, une autre initiative les profondes différences qui séparent leurs deux pays
d’Olaf Scholz, témoignant du même tropisme
transatlantique, avait ulcéré Emmanuel Ma- en matière de culture stratégique
cron : l’annonce de la mise en place, au sein de
l’OTAN, d’un bouclier antimissile (European
Sky Shield Initiative), réunissant dix-sept pays
européens, dont quinze membres de l’Al-
liance, soucieux de muscler leur protection aé-
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
rienne en acquérant du matériel américain et
israélien. La France – ainsi que la Pologne – a
refusé de se joindre au projet. Pour Paris, un tel
instrument risque en effet d’inciter les Russes
à relancer une forme de course aux arme-
ments, y compris stratégique. Vue de l’Elysée,
la priorité est aussi de développer des équipe-
ments européens, plutôt que de se fournir
auprès d’alliés non continentaux.
A l’inverse, Berlin met en avant l’urgence
de la situation pour justifier les achats sur
étagère de matériels existants, à l’instar des
trente-cinq avions de chasse F-35, de fabrica-
tion américaine, dont l’Allemagne a annoncé
l’acquisition en mars 2022. Quelques jours
après la déclaration d’Olaf Scholz sur la créa-
tion d’un « fonds spécial » de 100 milliards
d’euros pour moderniser la Bundeswehr en
réaction à l’invasion de l’Ukraine, cette com-
mande de matériel américain d’un montant
de plus de 10 milliards d’euros avait été inter-
prétée, à Paris, comme un signe du peu d’ap-
pétence de l’Allemagne pour construire une
Europe de la défense.
« L’outil militaire allemand est apparu très dé-
ficient à la lumière du conflit, après trente an-
nées de sous-financement. Depuis 2022, il con-
naît une réorganisation profonde, qui surprend
les analystes par sa rapidité et s’accompagne
d’une volonté de prise du pouvoir sur les ques-
tions de défense dans la prochaine Commission
qui sera mise en place à Bruxelles, après les élec-
tions européennes de juin », constate Thomas
Gomart, directeur de l’Institut français des re-
lations internationales.
La coloration très transatlantique et fort peu
européenne de la Zeitenwende (« changement
d’époque »), actée par Olaf Scholz trois jours
après le début de la guerre en Ukraine, ne suf-
fit pas à expliquer le malentendu creusé avec
la France. Avec la décision prise par le chance-
lier de réinvestir dans le domaine de la dé-
fense, c’est l’équilibre du tandem franco-alle-
mand qui est brisé. « Avant la guerre, il existait
une division implicite du travail entre la France
et l’Allemagne dans le monde : Berlin assurait le
leadership économique, Paris avait la préémi-
nence sur les questions internationales et sécu-
ritaires », analysent plusieurs sources françai-
ses. « Ce pacte implicite est remis en cause, car
Scholz a décidé d’investir les deux champs, ce
qui est, au fond, inacceptable pour les Français,
précise l’une. Sur le bouclier antimissile Sky
Shield, l’annonce publique de Scholz, sans
aucune consultation préalable, a illustré la vo-
lonté des Allemands de venir dans notre couloir
de nage. C’est un pied de nez total ; Scholz ne dit
rien et avance seul. »
En déclenchant une bataille de leadership
sur un terrain – la défense – où la France, de-
puis plus d’un demi-siècle, n’était plus habi-
tuée à voir l’Allemagne comme un partenaire
de son niveau, la guerre en Ukraine a aussi ré-
vélé les profondes différences qui existent en-
tre les deux pays en ce qui concerne la culture
stratégique. De ce point de vue, il n’est pas
étonnant que celles-ci aient éclaté au grand
jour à la faveur du débat ouvert par Emma-
nuel Macron sur la possibilité d’envoyer des
troupes au sol en Ukraine. A l’Elysée, on expli-
que qu’il s’agit là de restaurer l’« ambiguïté
stratégique » des Occidentaux. Après l’échec
de la contre-offensive ukrainienne de 2023, le
président français pense que promettre des
dizaines de milliards d’euros d’aide et livrer –
avec retard – du matériel militaire à Kiev ne
suffit plus. Surtout si Vladimir Poutine est
persuadé que les Occidentaux excluent à tout
jamais de mobiliser leurs forces. Dans la me-
sure où Moscou poursuit son offensive et s’en
prend chaque jour davantage aux alliés de
l’Ukraine, multipliant les cyberattaques et la
désinformation, M. Macron considère qu’il
est grand temps de durcir le ton.
ÉVITER L’ESCALADE AVEC LE KREMLIN
L’Allemagne, au contraire, n’entend pas bran-
dir la menace d’un engagement sur le sol
ukrainien, afin de ne pas enclencher une esca-
lade dangereuse avec le Kremlin. Telle est la
raison avancée par Olaf Scholz, le matin
même de la conférence de soutien à
l’Ukraine, pour justifier son refus de livrer des
missiles Taurus aux forces de Kiev. Leur ma-
niement, a-t-il expliqué, nécessiterait la pré-
sence de soldats de la Bundeswehr, risquant
alors de mettre l’Allemagne en position de
Kriegspartei, autrement dit de belligérante.
Elle tient au mantra répété depuis le premier
jour de l’invasion par les alliés de l’Ukraine –
les Etats-Unis au premier chef –, qui refusent
d’intervenir au sol pour ne pas précipiter une
guerre ouverte entre l’OTAN et la Russie, puis-
sance dotée de l’arme nucléaire.
« L’Allemagne monte en puissance en matière
stratégique, sans en avoir la culture et les
outils », veut croire un haut fonctionnaire
français, spécialiste des questions continenta-
géopolitique | 19
les : sous-entendu, au sein de l’Union euro-
péenne (UE), la France est la seule, depuis le
Brexit, à disposer d’un siège de membre per-
manent au Conseil de sécurité des Nations
unies. Elle est surtout la seule à posséder
l’arme nucléaire. A ce sujet, l’offre faite par Em-
manuel Macron de mettre en partage, au ni-
veau européen, la force de frappe française
suscite une grande indifférence de la part du
chancelier Scholz, très attaché à la dissuasion
américaine. « L’Allemagne reconnaît qu’elle a
peur d’une escalade, tandis que la France veut
donner le sentiment qu’elle n’a pas peur », ré-
sume un diplomate, selon lequel le président
Macron aurait d’ailleurs voulu signifier à
M. Scholz que leurs deux pays ne jouent pas
dans la même catégorie depuis les frictions ap-
parues, ces derniers mois, au sujet des livrai-
sons d’armes à l’Ukraine.
Dans ce domaine, c’est Berlin qui dame dé-
sormais le pion à Paris. L’Allemagne promet
cette année de fournir quelque 8 milliards
d’euros d’armement à l’Ukraine, et, ces derniè-
res semaines, M. Scholz n’a pas manqué de
faire la leçon à ses partenaires européens pour
qu’ils augmentent sensiblement le volume de
leurs aides. Selon Mme Major, ce changement
de discours est à mettre en rapport avec la
crainte de voir l’Ukraine perdre, et de voir se
refermer le parapluie américain, qui protège
l’Europe occidentale depuis la guerre froide,
en cas de victoire de Donald Trump à la prési-
dentielle américaine de novembre. « Scholz,
qui a beaucoup investi dans sa relation avec
Joe Biden, semble commencer à comprendre
que les Européens ont intérêt à se prendre en
main si Trump revient à la Maison Blanche,
note la spécialiste des questions de défense.
Très clairement, il cherche à partager la respon-
sabilité et à se positionner en leader vis-à-vis de
ses partenaires européens, ce qui est relative-
ment nouveau comme posture. »
Après les Etats-Unis, l’Allemagne est devenue
la deuxième source d’approvisionnement de
l’Ukraine. Elle a aussi poussé la France à accroî-
tre son effort ces derniers mois, en la som-
mant de faire preuve de transparence sur le
montant de son soutien. « Je suis content de
En haut : voir que la France se demande comment aider
le président davantage l’Ukraine, mais si je peux lui donner
ukrainien, un conseil, ce serait de faire tout le nécessaire
Volodymyr maintenant et de livrer le plus vite possible les
Zelensky, et Olaf munitions et les chars dont le pays a besoin », a
Scholz, à Berlin, d’ailleurs observé le ministre de l’économie al-
le 16 février. lemand, Robert Habeck. A Paris, on considère
MARKUS SCHREIBER/AP n’avoir jamais failli aux demandes ukrainien-
nes et avoir toujours livré à temps les équipe-
Volodymyr Zelensky ments agréés avec Volodymyr Zelensky. Sans
et Emmanuel hésiter à sous-entendre, ou à dire explicite-
Macron, lors de la ment, que ce n’est pas toujours le cas du
signature de l’accord Royaume-Uni et de l’Allemagne.
bilatéral entre la
France et l’Ukraine, à DIFFICILE CHANGEMENT DE MENTALITÉ
l’Elysée, le 16 février. « Le changement d’époque acté par Scholz ne
CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR s’est pas encore accompagné d’un véritable
« LE MONDE » changement de mentalité. L’Allemagne aide
beaucoup l’Ukraine, c’est incontestable, expli-
que Mme Major. Elle modernise son armée,
mais les Allemands ont beaucoup de mal à ad-
mettre que le monde a changé, que la guerre
est de retour et qu’il faut de nouveau l’envisager
comme une possibilité pour eux-mêmes. Au vu
de leur histoire, c’est très difficile à accepter. »
En particulier pour le cœur de l’électorat du
Parti social-démocrate (SPD) d’Olaf Scholz, de
sensibilité profondément pacifiste et qui reste
marqué par des décennies d’une politique de
la main tendue en direction de Moscou.
« SCHOLZ ET « Scholz est tellement fragilisé sur le plan politi-
MACRON ONT TOUS que qu’il ne peut pas se permettre de perdre les
20 % ou 30 % de ses électeurs qui, quoi qu’il ar-
DEUX AFFIRMÉ rive, diront toujours non à une politique de mi-
litarisation, explique le politologue Joseph de
QUE CETTE GUERRE Weck, chroniqueur à la revue allemande Inter-
MARQUAIT nationale Politik Quarterly. Il ne veut surtout
pas prendre le risque d’apparaître comme un
UN “CHANGEMENT Kriegstreiber, un “va-t-en-guerre”, car il sait
que cela le tuerait politiquement. »
D’ÉPOQUE”, MAIS Naturellement prudent, le chancelier alle-
mand ne peut qu’être incité à l’être davantage,
ILS EN ONT TIRÉ à trois mois des élections européennes, à six
DES CONCLUSIONS mois de scrutins régionaux dans trois Länder
de l’ex-Allemagne de l’Est – où une partie im-
TOTALEMENT portante de la population reste très opposée à
toute politique de confrontation avec la Russie
OPPOSÉES » – et à moins d’un an et demi des législatives.
CLAUDIA MAJOR « Scholz est complètement coincé politique-
spécialiste des questions ment, à cause de toutes ces élections, et s’il veut
de défense avoir une petite chance d’être réélu en 2025, ce
qui, pour l’instant, paraît très peu probable, il ne
va certainement pas se mettre à dos un SPD qui
n’est plus qu’à 15 % dans les sondages
[dix points de moins que son score aux légis-
latives de 2021], analyse M. de Weck. En France,
la présidentielle est en 2027, et Macron ne peut
pas se représenter, ce qui lui donne plus de li-
berté. En outre, le débat sur la politique étran-
gère et la défense est beaucoup moins fort en
France qu’en Allemagne. »
Plusieurs responsables politiques alle-
mands observent avec consternation les
crispations actuelles entre Paris et Berlin. « Je
ne me rappelle pas que leur relation ait été
aussi mauvaise depuis que je fais de la politi-
que, s’est ému le député chrétien-démocrate
Norbert Röttgen, ancien président de la
commission des affaires du Bundestag,
sur X, le 27 février. Est-elle encore réparable
avec le tandem Scholz et Macron ? Je ne sais
pas, mais ils doivent au moins essayer tous les
deux. Il y a une guerre en Europe. »
Pour le député Nils Schmid, porte-parole du
groupe SPD pour les questions de politique
étrangère, ce diagnostic est très exagéré. « De-
puis le début de la guerre [en Ukraine], la
France et l’Allemagne ne sont évidemment pas
d’accord sur tout, mais il y a un large consensus
sur l’essentiel, notamment sur la nécessité de se
coordonner pour accélérer la fabrication de
munitions ou sur l’aide de 50 milliards d’euros
de l’Union européenne à l’Ukraine, relativise le
député, également coprésident du bureau de
l’Assemblée parlementaire franco-allemande.
Il y a aussi des convergences nouvelles, par
exemple sur l’adhésion des Balkans occiden-
taux à l’UE, où la France s’est rapprochée de la
position allemande. »
« Après, il faut que chacun comprenne et res-
pecte l’autre, poursuit-il. D’un côté, il y a un pré-
sident toujours en mouvement, qui aime bous-
culer et lancer des idées, sans forcément que ça
débouche sur quelque chose. De l’autre, un
chancelier prudent qui vit avec les contraintes
d’un régime parlementaire où les décisions
sont plus lentes à prendre, et qui a le souci
d’avoir toujours avec lui la population, dont les
mentalités ne peuvent pas changer du jour au
lendemain. »
Spécialiste des questions de défense au
Conseil européen pour les relations interna-
tionales, Ulrike Franke n’est pas surprise des
désaccords qui s’étalent au grand jour ces
temps-ci : « Tout le monde sait qu’il y a d’énor-
mes différences de vision stratégique entre la
France et l’Allemagne, relève la chercheuse. Ce
qui change avec la guerre, c’est que les diver-
gences qui étaient jusque-là théoriques peu-
vent déboucher sur des choix politiques diffé-
rents. Mais il ne faut pas non plus surinterpré-
ter les désaccords. Dans le débat sur les troupes
au sol, Macron a bien précisé qu’il ne pensait
pas à des soldats combattants. Alors certes,
c’est déjà trop pour les Allemands, mais ça ne
doit pas faire oublier que, sur l’évaluation du
danger que constitue la Russie, les deux pays
sont globalement d’accord. »
De ce point de vue, les discours prononcés, à
vingt-quatre heures d’intervalle, par Emma-
nuel Macron, le 16 février, à Paris, et par Olaf
Scholz, le lendemain, à Munich, ont témoigné
d’une très nette évolution des deux hommes.
Le jour même de l’annonce du décès, en pri-
son, de l’opposant russe Alexeï Navalny, le pre-
mier a affirmé que « la Russie de Vladimir Pou-
tine est devenue un acteur méthodique de la
déstabilisation du monde », le second que « la
menace russe est réelle » et que « chaque kilo-
mètre carré de territoire d’un pays de l’OTAN se-
rait défendu par l’ensemble de l’Alliance » en cas
d’attaque lancée par Moscou.
Il n’empêche. La déclaration du chancelier,
le 26 février, révélant la présence de soldats
britanniques et français en Ukraine, pour y
déployer des missiles de longue portée Scalp
et Storm Shadow, a stupéfié ses proches al-
liés. A Londres, l’ancien ministre de la dé-
fense Ben Wallace a jugé qu’Olaf Scholz est le
« mauvais homme, au mauvais poste, au mau-
vais moment ». A Paris, personne n’a fait le
moindre commentaire officiel, mais les pro-
pos ont fortement agacé.
Les deux hommes peuvent chacun puiser
dans l’histoire tragique de leur pays pour
étayer leur position. « Olaf Scholz veut éviter
un enchaînement fatal, analogue à celui qui
mena à la guerre de 14-18 », observe un diplo-
mate, tandis qu’Emmanuel Macron met en
avant le sombre souvenir des accords de Mu-
nich, en septembre 1938, avec l’Allemagne
nazie – prélude au démantèlement de la
Tchécoslovaquie – pour justifier son soutien
« indéfectible » à Kiev. p
philippe ricard
et thomas wieder
20 | géopolitique
Gaza : cinq mois d’offensive militaire israélienne
La supériorité technologique de l’armée n’a pas permis de neutraliser le Hamas,
qui poursuit ses opérations de harcèlement depuis un vaste réseau souterrain
jérusalem - envoyé spécial
L e temps est-il venu pour Israël de
changer de stratégie ? Le modèle
du tout-militaire, visant à conqué-
rir l’ensemble du territoire par paliers, à
tuer ou à arrêter les éléments du Hamas,
avant d’y établir une structure de con-
trôle pour empêcher la résurgence du
mouvement palestinien, montre ses li-
mites. La supériorité de l’armée lui a per-
mis d’entamer fortement les capacités
du Hamas. Mais pas de le détruire, en rai-
son notamment du réseau de tunnels
utilisé par les combattants palestiniens
pour se déplacer et stocker des ressour-
ces logistiques. Les chefs du Hamas,
comme la majorité des 134 otages israé-
liens, sont ainsi restés hors de portée.
L’approche militaire ne garantit donc
pas, à court terme, une victoire claire et
nette. Et elle a provoqué la mort de tant
de civils et la destruction de tant d’infras-
tructures que le spectre du cataclysme
humanitaire inquiète jusqu’aux plus fi-
dèles alliés d’Israël, à commencer par les
Etats-Unis. Le bilan humain (plus de
trente mille morts, dont une majorité de
femmes et d’enfants) pourrait s’alourdir
dans l’éventualité d’une opération d’en-
vergure – annoncée par le gouvernement
israélien – à Rafah, près de la frontière
égyptienne, où se trouvent actuellement
1 million de déplacés.
L’infrastructure souterraine est en outre
plus difficile à détruire que les bâtiments
en surface. Des segments sont neutralisés
à coups d’explosifs, noyés avec de l’eau de
mer ou bouchés par du béton, sans que le
gigantesque « métro de Gaza » paraisse en
être véritablement affecté. Le Hamas évite
les combats frontaux d’ampleur (qu’il n’a
aucune chance de remporter) et privilégie
les actions de harcèlement. Des groupes
de deux ou trois hommes sortent des tun-
nels, opèrent un tir d’opportunité (sou-
vent à l’aide de lance-roquettes Yassine-
Bande de Gaza
Khan Younès
Al-Mawasi
É
Rafah
G
Y
Passage
de Rafah
P
Passage
2 de Kerem Shalom
T
E
I S
É G
R
A
Y P
Ë L
T E
2 km
Sources : ISW, Critical Threats ;
WarMapper ; OCHA ; D. Papin,
B. Tertrais, Atlas des frontières,
Les Arènes, 2024
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
105, fabriqués à Gaza) sur des fantassins ou vraient diminuer pour n’intervenir que
un blindé israéliens, avant de disparaître ponctuellement, dans une enclave dé-
dans les souterrains. Des unités spéciali-
sées israéliennes y opèrent ponctuelle-
ment, mais l’armée sait qu’elle ne fera pas
la différence dans cet espace qui ne se
prête pas aux combats d’ampleur.
sormais coupée en deux par une route
militarisée. Une zone tampon devrait
être créée le long de la frontière avec Is-
raël, et sans doute au sud de Rafah.
Les réservistes ont, pour la plupart,
Une guerre
multidimensionnelle
Tout en progressant dans le Sud, vers le quitté Gaza. Certains pourraient être dé-
bastion du Hamas de Khan Younès, l’ar- ployés à la frontière avec le Liban, où les 1 Dans les airs
mée mène des opérations dans le nord de tensions avec le Hezbollah risquent de l’aviation israélienne
l’enclave, où elle affirme avoir neutralisé dégénérer en un second conflit. Eviter appuie...
au moins dix-huit des vingt-quatre ba- cette escalade passe par un cessez-le-feu
taillons du Hamas. Les dernières forma- entre le Hamas et Israël, estiment les
2 ... l’infanterie
tions « intactes » seraient massées à Rafah, partenaires étrangers d’Israël, de plus en déployée au sol.
où des tunnels mènent au Sinaï égyptien. plus inquiets face aux conséquences
d’une guerre longue. La famine qui me- 3 Sous terre
Objectif inatteignable nace à Gaza a poussé Joe Biden à annon- le Hamas garde
Comment s’installer dans une guerre cer, le 7 mars, un plan américain pour son autonomie
longue sans aggraver le désastre huma- installer, avec une participation interna- de combat.
nitaire ? Inversement, est-il possible de tionale, un port temporaire sur la côte
mettre un terme au conflit en négociant gazaouie, afin d’établir un corridor hu-
avec le Hamas ? Depuis les attaques du manitaire depuis Chypre. p
7 octobre 2023, le premier ministre, jean-philippe rémy
Benyamin Nétanyahou, promet une
« victoire totale », c’est-à-dire la destruc-
tion totale des capacités militaires du
Hamas – objectif que certains experts ju-
gent désormais inatteignable. Le 7 mars,
M. Nétanyahou a balayé toute objection : 7 oc tobre 2 02 3
« Quiconque nous demande de ne pas Attaque du Hamas
agir à Rafah nous demande de ne pas ga- sur le sol israélien
gner la guerre. Cela n’arrivera pas. »
Faute d’un cessez-le-feu, l’armée pour- A l’aube du 7 octobre 2023, le Hamas
sature le Dôme de fer, le système
rait être encore active à Gaza en 2025,
de défense antiaérienne israélien, par un tir
même si elle s’y projette au sein d’un dis-
massif de roquettes . Le groupe palestinien rompt
positif différent. Ses effectifs au sol de- 1 en vingt-neuf points la barrière de sécurité qui enserre
la bande de Gaza, et attaque des communautés
1 Passage israéliennes situées jusqu’à 20 kilomètres de l’enclave
palestinienne . Arrivés par la mer, par la terre
d’Erez
Beit Lahya ou par les airs, 2 000 combattants prennent
en otage plus de 250 civils et tuent près de 1 200 personnes.
Jabaliya Beit Hanoun
Port Ville de Gaza
Sdérot
Hôpital
e
é
Al-Shifa 7 au 27 octobre 2023
n
Chadjaya Sécurisation
a
r et bombardements
r
e
t Israël repousse les assaillants
i
d et riposte aussitôt par des
é bombardements aériens
M Wa Nahal Oz
di et navals sur le nord de l’enclave.
G L’armée annonce l’opération « Glaives
3 1 de fer » et impose, le 9 octobre, un blocus naval
Nousseirat
az
r et un siège complet de Gaza . Le 13 octobre, elle ordonne
a
e
M l’évacuation des civils palestiniens au-delà de la rive
méridionale du wadi Gaza, pour frapper le centre stratégique du Hamas.
Al-Boureij
Deir
Al-Balah
3 À par tir du 2 7 oc tobre 2 02 3
Réim Offensive terrestre
dans le nord
Soutenue par des bombardements
aériens et navals, l’armée israélienne progresse
2 rapidement 1 . Entrées respectivement
par le nord et par l’est, des divisions encerclent
la ville de Gaza et établissent une jonction
près de l’hôpital Al-Shifa, au bout de deux semaines.
2 R A Ë L
I S 24 au 3 0 nove mbre 2 02 3
Trêve humanitaire
Des otages israéliens et étrangers sont libérés
en échange de prisonniers palestiniens
détenus en Israël.
2 décembre 2023 au 2 février
L’offensive s’étend
jusqu’à Khan Younès
Le 2 décembre 2023, l’armée ordonne aux civils de reculer plus au sud ,
vers le camp d’Al-Mawasi et vers Rafah. Dans le sud de l’enclave, l’infanterie entame une
offensive 2 en direction de Khan Younès. Dans le centre, les opérations terrestres
3 débutent le 26 décembre 2023. Dans le nord, l’offensive progresse plus lentement.
Le 31 décembre 2023, la plupart des divisions de réservistes sont retirées, mais les opérations de
sécurisation se poursuivent face à la réapparition de cellules ennemies. Le long de la frontière,
l’armée entreprend de neutraliser une zone d’environ 1 kilomètre de large : arasement du sol,
condamnation des tunnels, destruction de bâtiments…
De puis le 2 fé v r ie r
Menace d’une offensive sur Rafah
Dans la foulée de l’offensive sur Khan Younès,
l’armée menace, le 2 février, de poursuivre ses
opérations à Rafah, dernier bastion du Hamas.
Depuis, les bombardements s’intensifient dans cette région où survivent plus de un million de Palestiniens dans
64 kilomètres carrés. Le 26 février, certains détails d’un plan d’évacuation pour les déplacés dans le sud de Gaza
ont été révélés, prévoyant le retour des femmes et des enfants de moins de 14 ans dans le nord de l’enclave
et la construction de camps à la frontière égyptienne.
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024 géopolitique | 21

Occupat ion aér ienne

Avion F-15
LA SUPÉRIORITÉ TECHNOLOGIQUE Liaison entre le centre
DE L’ARMÉE ISRAÉLIENNE… de commandement
et les unités déployées
Objectif : éradiquer le Hamas au sol...
et ses infrastructures Deux types de bombe Drone
(combat et surveillance)
Bombe Bombe téléguidée
à gravité laser

Guer re technolog ique

Frappes aériennes et maritimes
Utilisées pour détruire les infrastruc- Ghost Unit Systèmes d’intelligence artificielle (IA)
tures du Hamas et en neutraliser Unité interarmées qui Ils permettent de générer des cibles
les chefs, pour empêcher les combat- expérimente des nouvelles militaires (Gospel), de présenter
tants de disposer de positions technologies de pointe aux officiers sur le terrain la situation
défensives avantageuses, pour (essaim de drones, IA, appui tactique sur tablette numérique (Alchemist),
neutraliser les éventuels accès Sniper feu aérien immédiat) de cartographier le terrain et le sous-sol
aux tunnels... (Depth of Wisdom)

F-16 Renseignement

Civils palestiniens

O pération terrestre
Bloc u s nava l Ouverture d’un passage Ecoute électro-
pour les colonnes de blindés magnétique par
Cellu les c om bat tan tes antenne sur le sol
menant une guérilla israélien
Corvette
urbaine
Saar-6

Bulldozer blindé Char Merkava Blindé de transport Mortier de précision

et unités du génie et infanterie de troupes Achzarit Iron Sting

Centre de
Repérage et comblement commandement
des puits d’accès et
d’aération des tunnels identifiés
Tirs d e roq uet te

Tunnel
transfrontalier
Puits d’accès aux tunnels pour la contrebande
situés sous des constructions et l’infiltration
majoritairement civiles

Tunnel de stockage
pour le carburant, les groupes
électrogènes, etc., avec
système de ventilation
Bo mbe an tib un ker GBU sophistiqué permettant
Capable de pénétrer jusqu’à le passage de véhicules
20 mètres dans le sol avant à moteur thermique
d’exploser, elle n’atteint pas Abri pour les combattants
les tunnels les plus profonds ou cellule pour les otages
(de 50 à 70 m)

Tunnel d’infrastructure Hôpital

pour couvrir les besoins opérationnels
Stock de du Hamas (production des armes,
munitions protection des combattants
au repos ou en déplacement
entre les zones de combat)

Echelle non respectée

Tun n els (le « m étro de G aza » )
Leur longueur totale, estimée à plus
de 400 kilomètres avant la guerre,
a été réévaluée à près de 800 km, soit
l’équivalent de la distance entre Paris
… ENTRAVÉE PAR LES POSITIONS et Marseille, sous un territoire de 40 km
SOUTERRAINES DU HAMAS de long et de 6 à 12 km de large.
Infographie : Le Monde, Francesca Fattori,
Objectif : tenir le terrain, Xemartin Laborde, Audrey Lagadec,
harceler continuellement l’armée Delphine Papin, réalisée avec l’aide
israélienne et survivre de Jean-Christophe Noël, rédacteur en chef
de la revue Vortex et chercheur associé à l’IFRI
Sources : dossier Raids n° 4, 2024 ; INSS ;
armée israélienne ; AFP, Haaretz, +972
Magazine, Le Monde
22 |
CULTURE
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024

A R T S E N C A M PA G N E

Le Printemps
de la ruralité
fait éclore
les propositions
Maires et professionnels de terrain
préparent leurs recommandations pour
la concertation voulue par Rachida Dati

ENQUÊTE au Laboratoire d’études rurales de l’univer-

sité de Lyon, saluant « la dynamique associa-

D
epuis des semaines, dans les
campagnes, élus locaux et
professionnels de la culture
sont invités à phosphorer
dans le cadre du Printemps
de la ruralité. Cette concer-
tation nationale sur l’offre culturelle en mi-
lieu rural, lancée fin janvier par Rachida Dati,
doit livrer ses résultats en avril. Depuis sa no-
mination, la ministre de la culture le répète
à l’envi : l’accès à la culture en milieu rural
sera la priorité de son action. « C’est l’impensé
des politiques culturelles, pour ne pas dire l’an-
gle mort depuis Paris », a-t-elle à nouveau fait
valoir, le 29 février, sur France Culture.
Le déséquilibre, il est vrai, est criant : seule-
ment 5 % des quelque 367 structures labelli-
sées se trouvent en zone rurale. « Mais ces ter-
ritoires ne sont pas des zones blanches, ils ont
tous des monuments historiques, des lieux de
lecture publique, de nombreuses associations,
des pratiques amateurs… », insiste Isabelle
Chardonnier, directrice régionale des affaires
culturelles en Bretagne, rappelant que, dans
sa région, 84 % des bibliothèques-médiathè-
ques sont installées dans les communes de
moins de 5 000 habitants. « L’absence de lieu
ne signifie pas une absence d’activité cultu-
relle », renchérit Claire Delfosse, professeure
tive forte, point d’appui important pour aller
beaucoup plus loin ».
Du côté des maires ruraux, on accueille
la concertation comme « une opportunité à
saisir », déjà en matière symbolique, « pour
faire valoir le dynamisme culturel de nos cam-
pagnes alors que la ruralité est encore souvent
associée à un désert culturel », selon Lionella
Gallard, maire de Cheverny (Loir-et-Cher). La
prudence est néanmoins de mise quant aux
débouchés effectifs. « Il ne s’agit pas d’agiter
les chiffons rouges de l’inégalité financière
pour faire une politique culturelle », avait
réagi l’Association des maires ruraux de lité au sein de chaque DRAC : un interlocu- ressources », préconise Yannick Guillo, maire
France (AMRF) dans un courrier adressé à SEULEMENT 5 % teur unique pour aiguiller et faciliter les liens de Saint-Ouen-en-Brie (Seine-et-Marne).
Mme Dati fin janvier, demandant entre autres
à ce « qu’un véritable diagnostic territorialisé
DES QUELQUE entre l’ensemble des acteurs. Faute de
conseillers spécifiques dans les DRAC, faute
S’appuyant sur des recommandations for-
mulées en 2023 par l’inspection générale des
de l’action ministérielle soit réalisé pour que 367 STRUCTURES de ressources humaines suffisantes dans les affaires culturelles, les élus ruraux appellent
chacun, DRAC [direction régionale des affai- petites communes, « des projets passent à la aussi à prendre en compte les questions de
res culturelles] par DRAC, puisse mesurer la CULTURELLES trappe ou perdent du temps », regrette Sébas- transport pour l’accès à la culture, à poursui-
manière dont la répartition des crédits est or-
ganisée », et se disant attentive « à ce que des
LABELLISÉES tien Gouttebel, maire de Murol (Puy-de-
Dôme), vice-président de l’AMRF, qui a trouvé
vre l’effort en faveur de l’itinérance et des ré-
sidences d’artistes et à mieux soutenir les
leviers opérationnels concrets, en articulation SE TROUVENT la ministre « à l’écoute » lors de sa visite. petites associations. « Fêtes de village, fanfa-
avec le plan France ruralités, soient mis sur la res, écoles de musique, de danse… Ce sont elles
table à l’issue de la concertation ». EN ZONE RURALE COLÈRE SOCIALE LATENTE qui font vivre nos territoires et notre culture
De l’Ariège au Puy-de-Dôme, tous les maires Autre demande récurrente : une simplifica- populaire », insiste François Descœur, maire
expriment les mêmes attentes. A commen- tion administrative face au « parcours du d’Anglards-de-Salers (Cantal), chargé de la
cer par le renforcement des capacités d’ingé- combattant ». « Qu’on n’ait pas à remplir les commission culture de l’AMRF. Le rythme au
nierie culturelle locale en rendant effective la mêmes dossiers de demandes de subvention pas de charge de cette consultation – qui a
nomination systématique d’un référent rura- que des gros festivals, alors qu’on n’a pas les déjà reçu 27 000 contributions par le biais

Quitter Paris pour prendre un nouvel envol artistique

Des créateurs choisissent de s’établir dans les campagnes, attirés par une vie plus proche de la nature et d’autres modes de collaboration

ARTS tion « Magicienne de la terre », qui

se tient jusqu’au 22 avril à la Gale-
prophétisait en 2020 avec
« Countryside, The Future ». Dans
ratifs, à Paris, qui constate que,
« politiquement, ce retour à la
tificielle est entraînée habituelle-
ment, avec des feux rouges et verts,
Joël Constant, maire de Lisle,
une commune de moins de mille

A 35 ans, Hélène Bertin co-

che toutes les cases : une
école réputée – les Beaux-
Arts de Cergy (Val-d’Oise) –, une
exposition au Palais de Tokyo, à
Paris. Et une résidence à la Villa
Médicis, la prestigieuse vitrine de
la France à Rome. Ce CV cinq étoi-
les aurait pu la conduire à Berlin,
New York ou Mexico ; Hélène Ber-
tin a préféré vivre et travailler
dans son village natal de Cucu-
ron, dans le Vaucluse. Tout com-
mence par une envie irrépressi-
ble de retrouver les senteurs entê-
tantes de la garrigue, la lumière
torride du Luberon et ses paysa-
ges arides. « A Paris, je devenais
aussi grise que la ville, j’avais
besoin d’espaces où mon corps
se sentirait bien », se souvient la
jeune femme, ragaillardie par sa
nouvelle vie.
A Cucuron, deux mille habi-
tants, Hélène Bertin se montre
attentive à tout, aux légumes
des maraîchers – « les plus belles
sculptures qui soient » –, à la fête
de l’arbre, un rituel qui lui a ins-
piré un conte pour enfants. Et
surtout aux habitants, dont la fré-
quentation imprègne désormais
son travail. Pour réaliser l’exposi-
rie des enfants du Centre Pompi-
dou, à Paris, l’artiste a ainsi em-
barqué dans l’aventure Ninon,
une fillette de 10 ans du village.
Quitter Paris n’était pourtant
pas sans risque : galeristes et cura-
teurs battent rarement la campa-
gne en quête de talents. « Le jour
où j’ai rendu les clés de mon atelier
parisien, en 2019, j’ai eu un rendez-
vous avec la commissaire Adé-
laïde Blanc, qui m’a exposée plus
tard au Palais de Tokyo », raconte
la jeune femme.
Un outil performant
Pas de temps mort non plus dans
la carrière de Marion Lévy, une
ancienne de la troupe de danse
d’Anne Teresa De Keersmaeker,
installée depuis 2021 à Pommerit-
le-Vicomte (Côtes-d’Armor). La
chorégraphe y a développé un
outil performant, à la fois studio
de danse, atelier de fabrication de
décors, salle de lecture et de
concerts, et résidence pour ac-
cueillir ses confrères. L’ensemble
porte un nom, Le Rebond, qui va
bien avec son nouvel envol.
Le bonheur de l’art est-il désor-
mais dans le pré ? L’architecte
néerlandais Rem Koolhaas le
cette exposition organisée au
Guggenheim de New York, le
théoricien des villes braquait le
projecteur sur les campagnes,
qui représentent 98 % de la sur-
face terrestre, et leurs transfor-
mations récentes.
La même année, les confine-
ments imposés par le Covid-19 in-
citent des citadins à migrer vers la
campagne. Dont des artistes qui,
depuis quelques années déjà, as-
piraient à un mode de vie loin des
pressions du marché et des loyers
prohibitifs dans les grandes capi-
tales de l’art. « A cela s’ajoute un
retour en grâce de l’artisanat et du
fait main », complète Emmanuel
Tibloux, directeur de l’Ecole na-
tionale supérieure des arts déco-
« LES ARTISTES
INTERVIENNENT AVEC
LES ENFANTS DES
ÉCOLES, ÇA DÉMYSTIFIE
PLEIN DE CHOSES »
ANDRÉ ROUX
maire de Chatte (Isère)
terre est une façon de couper
l’herbe sous le pied des pensées
identitaires ».
Pas de quête de pittoresque
chez Fabien Giraud, 44 ans, parti
sur les terres de son enfance, à
Saint-Léonard-de-Noblat, dans la
Haute-Vienne. « Je n’ai aucune
nostalgie », précise ce diplômé
des Arts déco et du Fresnoy (Tour-
coing), « inquiet du retour à la
terre dangereux, nauséabond de
l’extrême droite qui veut attiser
les clivages ». Après avoir acquis
en 2010 un premier terrain où il
a construit un atelier, le vidéaste
a acheté en 2023, avec son com-
plice Raphaël Siboni, 12 hectares
supplémentaires pour mener à
bien un projet collaboratif au
long cours. Chaque année, des ar-
tistes seront invités à venir nour-
rir une intelligence artificielle. Le
plasticien Pierre Huyghe donnera
le coup d’envoi en 2025.
Drôle de cadre pour un projet
high-tech ? « Ici, l’intelligence arti-
ficielle démarre comme Victor,
l’enfant sauvage, en intelligence
avec le milieu, explicite Fabien Gi-
raud. Il n’y a ici pas de ville, pas de
voitures, juste la forêt, la boue, les
champs, alors que l’intelligence ar-
à commander des pizzas. »
En se mettant durablement au
vert, les artistes ne fantasment
pas la nature mais y construisent
un écosystème main dans la
main avec les habitants, comme
s’y attelle Xavier Antin à Chatte
(Isère). Dans cette commune de
2 500 habitants, cet enfant de la
Drôme rénove depuis 2021 une
ancienne manufacture de tissus
de 1 800 mètres carrés, rebaptisée
La Fabrique des Luddites. Un lieu
de vie, de production, et de par-
tage, à la croisée des questions de
l’art, de l’artisanat et de l’écolo-
gie. Dans cette coopérative, ma-
raîcher bio et architecte hydrolo-
gue, graphiste, agriculteur et ar-
tistes en résidence échangent
sans hiérarchie.
Mutualiser les compétences
« Les artistes interviennent avec
les enfants des écoles, ça démysti-
fie plein de choses, les gosses se di-
sent que ça peut être pour eux », se
réjouit le maire de la commune,
André Roux, très impliqué lui-
même dans l’action culturelle,
rappelant que, pour ses adminis-
trés, « voir un ballet, un spectacle,
c’est trop loin, trop cher… »
habitants en Dordogne, est aussi
aux anges. En 2023, l’artiste Lola
Gonzalez et le réalisateur Malak
Maatoug ont ouvert La Maison
dans laquelle, une ancienne salle
de bal des années 1950 reconver-
tie en centre culturel. Program-
mation cinéma, karaoké festif, ré-
sidence d’artistes et table ouverte
ont conquis les villageois, même
les plus méfiants.
L’intégration est d’autant plus
réussie que ces artistes font as-
saut de modestie. « Personne ne
nous attendait, ce territoire vivait
très bien avant nous », insiste Xa-
vier Antin, de La Fabrique des
Luddites, faisant valoir la quaran-
taine d’associations actives à
Chatte. « L’idée, c’est plutôt de s’y
connecter et de s’y fondre. »
De la même manière, à Pomme-
rit-le-Vicomte, la chorégraphe Ma-
rion Lévy s’est d’emblée rappro-
chée d’une compagnie de théâtre
équestre du village, Volti subito,
pour mutualiser les compétences,
et a développé des programmes
d’innovation scolaire par la danse
à Guingamp. « Des ponts se créent,
on invente ensemble, je me sens
utile », se réjouit-elle. p
roxana azimi
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
d’une plate-forme en ligne – n’est toutefois
pas sans interroger des élus déjà échaudés
par des précédents similaires. « Va-t-on avoir
le même résultat que pour les cahiers de
doléances du grand débat, qui dorment dans
les archives départementales ?, s’inquiète
Lionella Gallard, à Cheverny. Est-ce que ce
sera vraiment suivi de mesures concrètes et de
moyens, ou s’agit-il encore de faire de la
concertation pour donner l’impression qu’on
agit ? » Le dernier plan Culture près de chez
vous, lancé en 2018 par l’ex-ministre de la
culture Françoise Nyssen pour irriguer les
territoires moins dotés, avait laissé un goût
d’inachevé, faute d’argent.
Cinq ans après le mouvement des « gilets
jaunes », les maires ruraux savent que la
colère sociale est latente. « Ce serait une erreur
de ne pas voir que les inégalités territoriales en
matière d’action culturelle expliquent pour
une large part ce sentiment d’abandon », aver-
tit, dans son courrier, l’AMRF. Et le maire de
Murol de pointer cette « incohérence des poli-
tiques publiques », quand tous se trouvent
confrontés à des fermetures de services
publics, qu’il s’agisse d’écoles, de gares ou,
sous Nicolas Sarkozy, de juridictions de
proximité par une certaine Rachida Dati,
alors garde des sceaux. « D’un côté, on nous
promet un lendemain meilleur de la culture et,
dans le même temps, on enlève du personnel
dans les DRAC et on détricote nos services
publics. Or le maintien de la culture en milieu
rural commence par le maintien d’une école. »
Ediles et professionnels de la culture voient
néanmoins dans cette concertation une
perche à saisir pour sortir des caricatures et
changer de logiciel. « Il ne faut pas tout envi-
sager sous le prisme de la diffusion du “rayon-
nement”, mais créer des dispositifs aptes à ré-
véler le potentiel créatif des territoires », in-
siste Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole
nationale supérieure des arts décoratifs de
Paris et instigateur du programme Design
des mondes ruraux, lancé à Nontron (Dordo-
gne), et voué à se dupliquer en Bretagne,
Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine
et à La Réunion.
Codirecteur de l’Observatoire des politi-
ques culturelles, Vincent Guillon exhorte à
« mener une politique culturelle différente
de celle aménagiste et uniformisante qui a
jusqu’ici privilégié les équipements et l’offre
institutionnalisée ». « Quand il n’y a pas d’exis-
tant à entretenir, ajoute-t-il, on peut inventer
d’autres formes de vie culturelle si on s’en
donne les moyens. » C’est là où le bât blesse : la
Rue de Valois doit déjà puiser dans ses crédits
de réserve pour compenser un coup de rabot
de 204,3 millions d’euros. Et Bercy laisse
entrevoir de nouvelles coupes en 2025. p
roxana azimi
et camille bordenet
culture | 23
A Madrid, la foire Arco met à
l’honneur l’imaginaire caribéen
La manifestation, référence de la création latino-américaine en Europe,
offre une tribune aux artistes de cette zone géographique
Juan et Patricia Vergez ou encore cious Okoyomon, qui a trans-
ARTS la femme d’affaires cubaine Ella
« C’est le lieu formé la Montaña Artificial, situé
madrid
Cisneros, qui vit entre Punta où des milliers dans le parc du Retiro, en un bois
O n peut commencer la vi-
site d’Arco en buvant la
tasse. Une glace faite à
partir d’eau de la Mer des Caraïbes
est distribuée à l’entrée de l’expo-
Cana, Miami, le Venezuela et Ma-
drid, où elle souhaiterait ouvrir
une fondation pour sa collection
de quelque 3 000 œuvres. « L’exci-
tation de ces dernières années doit
d’Espagnols ont
découvert l’art
moderne après
enchanté, empli de présences, par-
fums, chants, musique et lectures.
L’Italienne est aussi à l’initiative
d’un nouveau prix financé par la
Fondation CRT de Turin, qui s’est
sition « La côte, la marée, le cou- beaucoup à l’installation de riches le régime porté sur une œuvre arachnéenne
rant, une Caraïbe océanique », le familles latino-américaines pour de Franco » de l’Argentin Tomas Saraceno et
focus de l’année de la foire madri- lesquelles Madrid est un parfait re- sur un ensemble de dessins pleins
lène, qui offre un aperçu de la pli en Europe face à des situations PAtriCE COTENSIN d’humour sur l’identité mexi-
complexe scène caribéenne, sa d’instabilité politique et économi- directeur de la galerie Lelong caine du Mexicain Abraham Gon-
diaspora et ses imaginaires. Mal- que. Ce sont pour beaucoup des zalez Pacheco : un projet d’archéo-
gré sa couleur bleu lagon, paradi- gens très connectés au monde cul- logie du futur présenté par une ga-
siaque, il ne s’agit que d’eau salée turel, et très ouverts », commente galerie Lelong. Parmi les autres ga- lerie (Campeche, de Mexico) de la
pasteurisée et glacée, grimaces de Maribel Lopez. leries françaises présentes, une petite section consacrée à l’émer-
surprise à la clé. Un pied de nez autre historique, Chantal Crousel, gence en Amérique latine, qui est
imaginé par l’artiste cubaine ins- Stupéfiante installation mais aussi Air de Paris, Semiose, une autre particularité d’Arco.
tallée en République domini- « Les puissants collectionneurs Jocelyn Wolff et Perrotin, qui a C’est la section des jeunes gale-
caine Quisqueya Henriquez, qui latino-américains s’intéressent à bien vendu, notamment des ries, Opening, qui a cette année à
s’amuse dans ses œuvres à bous- tout, pas seulement à la scène espa- œuvres de Sophie Calle de la série nouveau bénéficié du prix Eme-
culer les clichés. gnole ou latina », confirme le Pari- « Picasso », présentée il y a peu au rige, lancé en 2023 à destination
De nombreux stands font écho sien Jérôme Poggi, qui fête ses Musée Picasso, à Paris. d’un artiste de la scène française,
à ce focus en mettant en avant dix ans de participation à la foire. La collectionneuse turinoise Pa- et doté de 7 000 euros. Il est allé au
des artistes caribéens, après, C’est d’ailleurs la première fois trizia Sandretto Re Rebaudengo a photographe et vidéaste colom-
en 2023, la scène méditerra- qu’il y présente un artiste espa- ouvert en 2017 une fondation à bien Felipe Romero Beltran − ins-
néenne. « Désormais, nous propo- gnol, Dario Villalba (1939-2018), fi- Madrid pour des projets nomades, tallé en France depuis un an, et
sons une exposition centrale gure majeure, passionnante et qu’elle imagine avec la complicité déjà remarqué à Paris Photo − et à
autour de mers ou d’océans, qui queer de l’art espagnol encore mé- du commissaire Hans Ulrich sa galerie, Hatch, qui présente une
connectent plutôt qu’ils séparent connue hors d’Espagne. Obrist chaque année à l’occasion série de vidéos sur les franchisse-
par des frontières les cultures et les « La particularité d’Arco est que d’Arco. Leurs choix portent sur des ments par les migrants du Rio
réalités », souligne la directrice de c’est le lieu où des centaines de mil- artistes encore jamais exposés en Bravo, frontière d’eau douce entre
la foire, Maribel Lopez. liers d’Espagnols ont découvert l’art Espagne et présentés dans des le Mexique et les Etats-Unis. p
On peut aussi commencer le ma- moderne après le régime de Franco. lieux inédits de la ville. Cette an- emmanuelle jardonnet
rathon de cette 43e édition en al- Le public espagnol était curieux de née, le duo a porté une stupéfiante
lant voir la curiosité de l’année. voir ce qui se faisait », commente installation de l’artiste, poète et Foire Arco, à Madrid, jusqu’au
Non que cette sculpture hyperréa- Patrice Cotensin, le directeur de la cheffe nigéro-américaine Pre- dimanche 10 mars.
Lancement de liste qui attire les foules sur le
la troisième stand de la galerie madrilène José
promotion de la Mano soit une nouveauté :
du programme elle avait fait polémique à Arco…
Design des en 1983. Signée Rodrigo Munoz
mondes ruraux Ballester et présentée comme la
dans la halle de la première œuvre d’art espagnole
mairie de Nontron ouvertement queer, on y voit l’ar-
(Dordogne), tiste (habillé) se fondre dans le
le 29 septembre corps (nu) de Manuel, l’homme
2023. VICTOR CORNEC qui lui donne son titre, en le ser-
rant dans ses bras et en lovant son
visage tout contre son cœur, visi-
bles en transparence.
Ventes et promesses
Décrite par les galeristes et les col-
lectionneurs comme l’une des
plus chaleureuses du circuit des
grandes foires, Arco, dont les da-
tes chevauchent désormais celles
de Tefaf Maastricht, rassemble
cette année 205 galeries de
36 pays. L’Espagne représente plus
d’un tiers du contingent, avec une
présence significative de galeries
argentines, brésiliennes et mexi-
caines, qui en fait la référence en
matière de visibilité de la scène
latino-américaine en Europe.
Grâce à des stands moins chers
que dans les foires estampillées
Basel ou Frieze, les galeries ont la
possibilité de louer des espaces
plus vastes, et en profitent pour
présenter de nombreux mini solo
shows. A Arco, la fourchette de
prix des œuvres est large, de
350 euros à 3,35 millions d’euros,
et les deux jours réservés aux pro-
fessionnels et VIP ont enregistré
de nombreuses ventes et promes-
ses d’achat. La galerie Lelong, pré-
sente depuis la création de la foire,
en 1982, a ainsi vendu une toile
d’Antoni Tapies 950 000 euros,
tandis que se tient au musée de la
Reina Sofia une rétrospective du
maître catalan pour le centenaire
de sa naissance.
Nul besoin de loger tous les col-
lectionneurs latino-américains,
puisque beaucoup sont installés à
Madrid, comme les Argentins
La fourchette
de prix des
œuvres est large,
de 350 euros
à 3,35 millions
d’euros
24 | culture
Akira Toriyama, l’adieu au dieu-dragon
Le mangaka, père de « Dr Slump » et de « Dragon Ball », phénomènes de l’édition, est mort à 68 ans
En mai 1982. STR/AFP
DISPARITION
D
ans l’univers de Dra-
gon Ball, manga pilier
de la culture populaire
mondiale des années
1980 à nos jours, le personnage du
dieu-dragon Shenron est capable
d’exaucer quasiment tous les
vœux, y compris de rendre la vie
aux défunts. Mais il ne peut res-
susciter ceux qui l’ont créé. Akira
Toriyama, l’inventif mangaka qui
lui a donné naissance, est mort le
1er mars, à l’âge de 68 ans, ont an-
noncé, vendredi 8 mars, sa mai-
son d’édition et son studio.
Le dragon-djinn à la silhouette
ondulée aura été, de 1984 à 1995,
dates de publication initiales de la
série phare, l’un des masques
d’un auteur qui fuyait les appari-
tions en public. Ce dieu omnipo-
tent, c’était la projection de son
propre plaisir de démiurge, lui
l’auteur qui ne prenait jamais
autant de plaisir qu’à improviser
de nouvelles tournures de scéna-
rio ou à prendre à contre-pied les
lecteurs, quitte à faire mourir
leurs personnages préférés.
Mais M. Toriyama les aimait
tous, ses héros, et glissait un peu
de lui à travers chacun d’entre
eux. Il était Son Goku, person-
nage naïf à l’obstination sans li-
mite. Il était Yamcha, jouisseur so-
litaire épris de motos et de liberté.
Et il était aussi Kamé Sennin (dit
« Tortue géniale »), ce libidineux
voyeuriste et reclus, au respect
des femmes discutable (dans son
univers très masculin, Toriyama
ira jusqu’à littéralement oublier
l’existence de l’une de ses rares
héroïnes en plein arc narratif).
Le mangaka star avait d’autres
combats : dénoncer les promo-
teurs immobiliers cannibalisa-
teurs de terres. En pleine bulle fi-
nancière du début des années
1990, ils lui avaient inspiré l’un
de ses plus cruels et iconiques an-
tagonistes, l’empereur extrater-
restre Freezer (« congélateur »
en anglais). Il aimait valoriser les
personnages terriens, ruraux,
comme lui.
Persévérance et minutie
Akira Toriyama est né le
5 avril 1955 à Kiyosu, dans la ban-
lieue de Nagoya, dans les monta-
gnes du centre du Japon, au sein
d’une famille conservatrice.
Grandissant entouré d’une cen-
taine d’animaux de compagnie –
chiens, chats, et surtout oiseaux
–, il tombe amoureux de l’anima-
tion américaine devant le film
des studios Disney Les 101 Dal-
matiens (1961), qui lui donne le
goût du dessin. Enfant au carac-
tère bien trempé, voire carré-
ment obstiné, il croque les ani-
maux et objets de ses rêves,
comme un cheval, des singes ou,
plus tard, une bicyclette, avec
persévérance et minutie.
C’est à l’adolescence que se
forme son imaginaire. Ce touche-
à-tout se prend de passion pour
l’architecture rondelette et l’uni-
vers futuriste optimiste d’Astro
Boy (Astro, le petit robot, dans sa
première traduction française, sé-
rie publiée entre 1952 et 1968), du
« dieu du manga » Osamu Tezuka.
Il se captive pour le nouveau ci-
néma hollywoodien et la force
de ses univers, ainsi que pour
le modélisme, la mécanique et
les armes. Et il trouve son petit
péché gourmand dans le kitsch
des tokusatsu, ces séries en cos-
tume Lycra mêlant arts martiaux
et extraterrestres hideux.
En 1974, lorsqu’il est embauché
comme illustrateur pour une pe-
tite boîte de publicité régionale, il
peine à cacher son ennui. Le voilà
« Ce qui est bien,
avec les mangas
comiques, c’est
que vous avez
le droit de faire
n’importe quoi »
AKIRA TORIYAMA
à dessiner des chaussettes en pro-
motion le jour, de sophistiqués
chars d’assaut pour son loisir la
nuit. Et s’il y a bien une chose que
Toriyama n’aime pas, c’est se for-
cer. En 1977, il démissionne, et se
lance au petit bonheur la chance
dans le manga. En 1979, après plu-
sieurs tentatives, il se fait remar-
quer par Weekly Shonen Jump, un
hebdomadaire de mangas alors
en plein essor. Son récit, une paro-
die de Star Wars, n’a guère impres-
sionné, mais Kazuhiko Torishima,
qui deviendra son éditeur et men-
tor, perçoit dans ses manières de
publicitaire refoulé un épatant
sens de la mise en scène.
Après plusieurs one shots ina-
boutis, Akira Toriyama connaît
le succès en 1980. C’est le début de
Dr Slump, série humoristique dé-
calée sur une androïde scolarisée
dans un village loufoque où coha-
bitent T-rex, personnages scato-
philes, super-héros kitsch, clins
d’œil à Hollywood et montagnes
parlantes. « C’est ce qui est bien,
avec les mangas comiques, vous
avez le droit de faire n’importe
quoi », se réjouit l’ancien illustra-
teur dans les colonnes du maga-
zine japonais Starlog, en 1980.
Surtout, le mangaka autodi-
dacte fait étalage de son inventi-
vité formelle, les personnages
jouant avec les cases et les phylac-
tères (bulles de dialogue), quand
lui-même n’apparaît pas en train
de se dessiner avec une tête
d’oiseau, jusqu’à devenir partie
prenante du récit. Et les lecteurs
en raffolent : en 1983, les ventes
des neuf premiers volumes dé-
passent les 22 millions et, à 25 ans,
Toriyama est devenu le nouveau
mangaka phare, star et million-
naire malgré lui.
Mais le natif de la banlieue
de Nagoya fuit cette célébrité.
Contrairement à d’autres, il re-
fuse catégoriquement de démé-
nager à la capitale, Tokyo. « Quand
j’y réfléchis, je n’aime pas vraiment
Affiche de « Dragon Ball », de 1995. AKG-IMAGES/ALBUM/FUNIMATION
les gens, et socialiser est vraiment
atroce », confiera-t-il, en 1995,
dans un recueil d’illustration en
japonais. Ses amitiés sont rares et
sélectives. Depuis qu’il a épousé
en 1982 la mangaka Nachi Mi-
kami, il vit de manière casanière.
Il a créé son petit studio de créa-
tion, Bird Studio, pour se faire
épauler sur l’encrage de sa série
hebdomadaire, qui l’épuise, et
loin de la rédaction de Weekly
Shonen Jump, il dessine seul dans
son atelier à Kiyosu, devant des
cassettes VHS de son acteur pré-
féré, Jackie Chan.
C’est lors d’une visite à son stu-
dio que son mentor, Kazuhiko
Torishima, réalise son obsession
pour le film hongkongais d’arts
martiaux décalé Le Maître chinois
(Yuen Woo-ping, 1978). Depuis
quelques mois, Akira Toriyama
cherche justement à se désenga-
ger de Dr Slump pour se lancer
dans une série au long cours, qui
lui offrirait plus de souplesse.
C’est ainsi que naît l’idée de Dra-
gon Ball, réinterprétation à la fois
comique et futuriste de l’un des
classiques de la littérature chi-
noise, La Pérégrination vers l’ouest
(1592), mâtinée de combats aussi
inventifs que dynamiques.
Un malentendu
La nouvelle série met du temps
à démarrer. M. Toriyama veut ra-
conter une aventure guillerette ;
M. Torishima, qui a le nez sur les
chiffres des ventes, veut des com-
bats dramatiques. L’histoire de
ses onze années de publication
sera celle d’un perpétuel bras de
fer, et l’évolution vers un space
opera (sous-genre de la science-
fiction) de plus en plus grave et
dantesque, le signe qu’Akira To-
riyama, à l’usure, a fini par céder
aux attentes. Le succès de Dragon
Ball devient un malentendu. Les
lecteurs du monde entier se fasci-
nent pour les transformations
musculeuses du héros Son Goku,
quand son créateur trouve son
plaisir à improviser au scénario,
à glisser des combattants kitsch
ou, dans une petite vengeance
personnelle, à prêter les traits de
ses éditeurs à ses méchants iconi-
ques, Piccolo et Cell.
Mais Dragon Ball, qui s’écoulera
à 260 millions d’exemplaires, est
une poule aux œufs d’or, et le
mangaka se retrouve prisonnier
de ce nouveau succès, au rythme
de publication hebdomadaire.
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
LES DATES
5 AVRIL 1955
Naissance à Kiyosu
(préfecture d’Aichi, Japon)
1980
Naissance du manga Dr Slump
1984
Naissance du manga Dragon
Ball, prépublié dans le magazine
japonais Weekly Shonen Jump
2013
Prix spécial du Festival
d’Angoulême
1ER MARS 2024
Mort
« Cela commence à être dur pour
moi, physiquement et psychologi-
quement », prévient-il en décem-
bre 1992, dans la présentation
du volume n° 33 de la série.
Ce n’est que trois ans plus tard
qu’il obtiendra, enfin, le droit d’y
mettre un point final, au début
d’un nouvel arc narratif, laissé
en suspens, comme on lâche un
crayon à bout de forces. Depuis,
Akira Toriyama profitait d’une
semi-retraite, supervisant d’un
œil affectueux cet univers qu’il a
vu évoluer autant grâce que mal-
gré lui, et qui n’a jamais cessé
de renaître, en série animée, en
jeu vidéo, tandis que lui papillon-
nait sur d’autres projets, comme
l’illustration de la série de jeux
de rôle Dragon Quest, créée
en 1986 par Yuji Horii.
Depuis 2015, Dragon Ball Super,
une suite de la série télévisée ini-
tiale, a commencé à voir le jour,
avec Toriyama de retour au scéna-
rio, mais Toyotarô, l’un de ses
fans, au dessin. « J’aimerais me
réincarner en moi, mais en plus
doué », expliquait Akira Toriyama
en 1987. Prix spécial d’Angoulême
en 2013, chevalier de l’ordre des
Arts et des Lettres en France
en 2019, le plus rural des manga-
kas restera comme un pilier de la
culture populaire planétaire. p
william audureau
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024 culture | 25

Une satire des stéréotypes raciaux

PHI LI PPE MOU RATOGLOU
A L B U M S

La Bellezza
Œuvres de Francesco da Milano, Giulio
Regondi, Mario Castelnuovo-Tedesco
et Nuccio d’Angelo par Philippe
Mouratoglou (guitare). « American Fiction », nommé aux Oscars, est sorti sur Prime Video
De la Renaissance à nos jours, les
couleurs de l’Italie sont perceptibles
dans ce programme. Si la grandeur michelangelesque de
Francesco da Milano, dont les pièces destinées au luth enca-
drent des cycles de vaste dimension écrits pour guitare, illustre
CINÉMA

N
S É L E C T I O N

bien la bellezza (« beauté ») que Philippe Mouratoglou a choisie ommé cinq fois aux
comme enseigne de son récital, la stravaganza (« extravagance ») Oscars (notamment
conviendrait mieux à l’enivrant diptyque (Introduction et Ca- comme meilleur
price) de Giulio Regondi, de même qu’à l’effervescente Sonate de film), le premier long-
Mario Castelnuovo-Tedesco (surtout connu pour son activité de métrage de Cord Jefferson a été
compositeur hollywoodien). Deux expressions en parfait con- mis en ligne discrètement par
traste avec la dolcezza (« douceur ») qui émane du langage sage- Prime Video, le 27 février. La filiale
ment contemporain de Nuccio d’Angelo. Quant au jeu, virtuose d’Amazon aurait pourtant des rai-
mais sensible, de Philippe Mouratoglou, il se déploie partout sons de se vanter de donner à voir
avec une suprême eleganza (« élégance »). p pierre gervasoni American Fiction, comédie acerbe
Vision fugitive/L’Autre Distribution. et dérangeante qui sait aussi,
quand il le faut, se glisser dans les
ÉR I C BAR R ET T R I O formes familières du drame fami-
Work in Progress lial, d’autant qu’elle a été produite
Eric Barret (saxophone ténor), Emil Spanyi par le studio que la multinatio-
(piano), Gautier Garrigue (batterie), nale de Jeff Bezos a acquis, MGM.
dans Work in Progress, qui est aussi le L’important est que le film soit
nom du trio. Sa modestie dût-elle en souf- à portée de télécommande, et que
frir, la carrière d’Eric Barret, né au Havre, l’on puisse tout de suite s’aventu-
en 1959, est considérable. Trois remar- rer dans le labyrinthe existentiel
ques : Work in Progress est un album remarquable en tout dans lequel s’est égaré Thelo-
point qui ne triche pas sur son titre ; pas de bassiste (chose aussi nious « Monk » Ellison (Jeffrey
rare que risquée) ; un pianiste, Emil Spanyi, à la main gauche sur- Wright). Ecrivain, universitaire,
prenante. Le trio de Barret, son acte, ne prend sa plénitude qu’en issu de la bourgeoisie afro-améri-
public et dans l’instant qui vient de passer. Ici, un soir au Jazz- caine de Boston, « Monk » dé-
Club de Dunkerque. Lyrisme délicat, combinatoires stylées tonne dans le répertoire des em-
(duos, solo, trio) et fraîcheur de l’amitié : génie de la conversation plois que le cinéma américain as- Thelonious « Monk »
sur tapis volant du batteur le plus demandé par les temps qui signe aux Noirs. C’est autour de Ellison (Jeffrey Wright).
courent. Pour tous publics et grands débutants en quête des cette singularité que Cord Jeffer- CLAIRE FOLGER/ORION PICTURES RELEASE
mystères d’une telle spontanéité. p francis marmande son, scénariste de séries (Watch-
Jazz Family/Socadisc. men, The Good Place), a construit
son scénario, adapté du roman
BLEAC HERS Effacement, de Percival Everett feu Romain Gary. Il met surtout Sur une musique d’une élé- pour un récit fondé sur d’insolu-
Bleachers (Actes Sud, 2004). en lumière les contradictions gance rare de Laura Karpman (en bles contradictions, le spectacle
Jack Antonoff est « le » producteur en vue Romancier publié mais peu lu, de l’intelligentsia américaine et course pour l’Oscar), Cord Jeffer- des frustrations de « Monk » se ré-
outre-Atlantique, fort de ses collabora- professeur de littérature dans une de ses institutions. Le versant dra- son joue sur des registres très dif- vèle pleinement satisfaisant. p
tions avec Lana Del Rey et Taylor Swift. université de la Côte ouest, matique du film – dans lequel férents au gré d’un scénario à la thomas sotinel
Il est aussi le leader de la formation indie « Monk » se heurte à des étu- Sterling K. Brown étincelle en bre- mécanique complexe, de la gram-
pop Bleachers, où il s’émancipe en auteur, diants sourcilleux en matière de bis galeuse – rappelle que ces que- maire immédiatement compré- Film américain de Cord
compositeur et interprète. Ce quatrième vocabulaire et de « traumavertis- relles blessent et entravent des hensible de la série grand public Jefferson. Avec Jeffrey Wright,
album du sextette se distingue par une approche plus expéri- sement » (message liminaire êtres humains refusant d’être ré- à la spéculation cinématographi- John Ortiz, Tracee Ellis Ross,
mentale, les textes par ailleurs étant inspirés par son épouse, pour signaler un contenu pou- duits à leur seule identité sociale. que. Logiquement, sans doute, Sterling K. Brown (1 h 57).
l’actrice Margaret Qualley. Antonoff érige là un mur du son vant choquer). Lorsque leur en-
sophistiqué et nostalgique des années 1980, comme sur Call Me seignant écrit au tableau le titre
After Midnight, new wave à la saveur californienne. L’ombre de d’une nouvelle de Flannery
Bruce Springsteen est prégnante sur l’entêtant Modern Girl et Me O’Connor traduite en français
Before You. Lana Del Rey pose sa voix sur Alma Mater. Sur Self sous le titre Le Nègre factice (1955),
Respect, Antonoff évoque les morts de sa sœur et du basketteur la direction de l’université con-
Kobe Bryant, et une publicité avec la mannequin Kendall Jenner. seille à « Monk » de profiter d’un GRAND PARTENAIRE
Tout cela est un peu trop peut-être, mais on ne saurait lui repro- colloque littéraire à Boston pour
cher de ne pas être investi dans son art. p franck colombani rendre une longue visite à sa fa-
Dirty Hits/Virgin. mille, qu’il affirme détester.

L AS LLOR ON AS Provocation sous pseudonyme

Out of the Blue Tournées vers la satire (Jeffrey
Soaked, premier album de ce trio de Wright extrait jusqu’au dernier

FESTIVAL INTERNATIONAL
chanteuses polyglottes et musiciennes atome de comique de chacune
installées en Belgique, avait suscité des des avanies que subit son person-
louanges en 2020. La séduction opère nage), les premières séquences LILLE | HAUTS-DE-FRANCE
15 > 22 MARS 2024
tout autant avec celui-ci. Fraîcheur et dessinent le cadre social et intel-
délicatesse des mélodies, entrelacs de lectuel dans lequel se meut le pro-
voix, musicalité des instruments (clarinette, accordéon, guitare,
ukulélé, piano) subtilité des arrangements. Sura Solomon,
tagoniste : en révolte contre les at-
tentes que les institutions et les
GRATUIT
Amber in’t Veld et Marieke Werner signent une ravissante parti- entreprises privées lui imposent
tion voyageuse. Empreinte de douceur et de légèreté, elle (il faut le voir transporter des
résonne de traditions populaires (espagnole, klezmer ou orien- brassées de ses livres pour les ôter
tale), ondule de ballade (Belly Blue) en petite valse joyeuse (El ca- du rayon « études afro-américai-
lentamiento). Elles y posent des mots chantés ou parfois parlés nes » d’une librairie), « Monk »
(en anglais, espagnol, français, allemand), qui racontent des ré- reste par ailleurs incapable de se
miniscences d’enfance, combinent ironie et questionnements, fixer un itinéraire, préférant s’en-
poésie et engagement. p patrick labesse gouffrer dans des culs-de-sac in-
Muziekpublique/L’Autre Distribution. tellectuels et professionnels.
La reprise de contact avec sa fa-
K Lire sur Lemonde.fr les critiques des albums de Florian mille fait glisser le film. C’est au
Noack, Rod Stewart (avec Jools Holland) et Oisin Leech. tour du scénario d’aller à l’encon-
tre des stéréotypes. La famille
Ellison, dynastie médicale, vit
dans une villa sous la garde d’une
bonne au grand cœur, dans
G A L E R I E

EMAN U EL PR OWELLER le souvenir du suicide du père et

Galerie Georges- la crainte de l’avenir – sa veuve
Philippe présente les symptômes d’une
& Nathalie Vallois démence sénile. Sa sœur (Tracee
Emanuel Proweller (1918- Ellis Ross) ayant été ruinée par
1981) a payé d’un oubli son divorce, son frère (Sterling K.
qui faillit être définitif la Brown) ayant récemment assumé
singularité de son œuvre. son homosexualité, peut-être
Né en Pologne, rescapé de grâce au pouvoir désinhibant des
AURÉLIEN MOLE la Shoah, il arrive à Paris quantités de cocaïne qu’il inhale,
en 1948 avec son épouse et « Monk », l’aîné, doit assumer la
leur fille, ne parlant pas français, n’ayant d’autre ressource que charge financière de la maladie
sa peinture, alors abstraite et géométrique. Mais déjà si particu- de sa mère.
lière qu’elle intéresse Gabriële Buffet-Picabia et Francis Picabia La manne tombe du ciel par la
ou Alberto Magnelli. Ce qui en est révélé ici se distingue par
des constructions instables, traversées par des obliques ou
grâce d’un canular. Exaspéré par le
succès d’une romancière, Sintara AVANT-PREMIÈRES MASTERCLASSES
des courbes, asymétriques, difficiles à décrire. Bien des artistes
s’en seraient tenus là. Mais Proweller, au milieu des années 1950,
Golden (Issa Rae), qui vient de
vendre des centaines de milliers
EXPOSITIONS CONFÉRENCES SÉRIES CULTES
introduit des figures humaines et des objets, schématisés
mais visibles. Les sectateurs de l’abstrait le lâchent. Il continue
de livres en racontant la violence
et la misère du ghetto, « Monk » SOIRÉES & DJ SETS ATELIERS
néanmoins. Le dessin est net et coupant, les couleurs intenses. envoie, en guise de provocation et
Il invente une forme de pop art. Vers 1960, il revient à la géomé- sous pseudonyme, une grossière
trie. Puis retourne à la réalité, traitée par aplats juxtaposés. Il parodie du genre aux éditeurs qui
ne garde que l’essentiel d’un geste ou d’une anatomie, avec un ont refusé son dernier roman.
sens de l’abréviation très aigu. Il est urgent de le réintégrer dans L’ouvrage est non seulement pu-
l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle. p philippe dagen blié mais adapté par Hollywood.
« Proweller, un souvenir de soleil ». Galerie Georges-Philippe Le quiproquo prend des propor-
& Nathalie Vallois, 36, rue de Seine, Paris 6e. Jusqu’au 13 avril. tions qui auraient impressionné
26 | télévision
Maryse Choisy, portrait d’une femme paradoxale
En 1928, la jeune journaliste publiait un reportage dans les maisons closes parisiennes, adapté ici en docu-fiction
FRANCE 5
DIMANCHE 10 MARS - 23H00
DOCUMENTAIRE
A
udrey Gordon a signé
des documentaires re-
marqués aux thémati-
ques toujours singu-
lières, Première campagne (2017),
Siblings (2018), Une histoire
d’amour sous l’occupation ita-
lienne (2021). Un mois chez les filles
(2023), qu’elle a écrit avec Emilie
Musset, ne déroge pas à la règle en
s’intéressant à Maryse Choisy
(1903-1979), figure littéraire quel-
que peu oubliée.
En 1928, cette jeune journaliste
élevée dans un milieu cultivé et
aisé convainc Fernand Aubier, le
patron des éditions Montaigne,
de publier un reportage en im-
mersion dans le monde des « cla-
ques » et des filles de joie. Maryse
Choisy se fait passer pour une
femme de chambre, fraie avec la
clientèle lesbienne des « temples
de Lesbos » (elle se travestira en
homme en d’autres occasions).
Son reportage, Un mois chez les
filles (Montaigne, 1928), qui fait
écho à celui qu’avait fait Albert
Londres en 1926 sur la traite des
Blanches, fait scandale et s’arra-
che à quelque 450 000 exemplai-
res. L’écriture est accrocheuse,
mais « ne frise pas naturelle-
ment », comme disait Cocteau de
celle de Giraudoux, et abuse de
Femmes kanak, l’autre indépendance en Nouvelle-Calédonie
Un documentaire raconte l’émergence de militantes qui ont quitté leur condition d’invisibles pour prendre leur place dans la société
FRANCE 3
LUNDI 11 MARS – 00H05
DOCUMENTAIRE
E lles sont apparues au grand
jour sur la scène militante
des années 1970 et 1980
portées par la révolte de l’époque,
mais surtout actrices du réveil
identitaire kanak. Epouses, sœurs
et filles ont alors quitté, non sans
mal, leur condition d’invisibles
des tribus de Nouvelle-Calédonie
pour prendre leur place dans la so-
ciété tout entière. « Les femmes
sont prêtes, peut-être que les hom-
GRILLE N° 24 - 060
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V 5
VI
VII
VIII
IX
X modération. 4. Suivit au plus près.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 059
HORIZONTALEMENT I. Rélexologie. II. Enraciné. Olt. III. Prada. CGT. Er.
IV. Reg. Lueurs. V. Egides. Mitan. VI. Cilié. OE. Erg. VII. Isée. Arsenal.
VIII. St. Saga. Tome. IX. Errement. Son. X. Ressentiment.
VERTICALEMENT 1. Repréciser. 2. Enregistré. 3. Fragile. Rs. 4. Lad. Dièses.
5. Ecalée. Ame. 6. Xi. Us. Agen. 7. Once. Orant. 8. Légumes. Ti. 9. Tri. Et.
10. Go. Sténose. 11. Ile. Aramon. 12. Etranglent.
Maryse Choisy (Nine d’Urso). LOBSTER FILMS/STEAMBOAT FILMS
formules un peu faciles (« l’éme-
raude de la crème de menthe » et
les « topazes du champagne »
reviennent beaucoup).
Plus gênant, Maryse Choisy, ré-
putée libre, fait preuve dans ce li-
vre d’un esprit étroit quand elle se
glisse dans une « maison d’hom-
mes pour hommes » (passage
ignoré par le documentaire car en
effet hors sujet) ou accuse les
clients « trop bêtes pour trouver
mes ne le sont pas, mais ça, c’est
leur problème », ironisait alors la
cheffe de file Déwé Gorodey (1949-
2022), diplômée de l’université et
indépendantiste.
Avec elle, d’autres ont inspiré
toute une génération, telle Su-
zanne Ouneï (1945-2016), qui
s’était enchaînée aux grilles du
Haut-Commissariat de la Répu-
blique à Nouméa, ou Françoise
Machoro, la militante respectée.
Depuis, l’émancipation a avancé
mais il faut encore du courage à
celles qui témoignent dans le do-
cumentaire de Dominique Rober-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
une femelle en dehors du bordel ».
Elle conclura d’ailleurs en recom-
mandant la fermeture des mai-
sons… closes.
Personnalité foisonnante
Autrice prolifique (reportages, es-
sais, romans, poésie), chiroman-
cienne, dompteuse de fauves,
amatrice d’occultisme, patiente de
Freud (trois sessions seulement,
en 1925), Maryse Choisy se fait con-
jot et Christine Della-Maggiora.
Ces figures doivent surmonter
une pudeur sincère. Elles affichent
aussi un respect intact pour leur
« clan », la « famille », la « tradi-
tion », qui représentent pour elles
tout à la fois l’enfermement possi-
ble et le socle de la liberté.
Lucia Xewe, première Kanak
docteure en économie,
aujourd’hui collaboratrice parle-
mentaire que l’on suit dans son
travail au Congrès de la Nouvelle-
Calédonie, ne peut ainsi retenir
ses larmes. « J’ai appris à ne pas
parler. A laisser la place. Cela a été
HORIZONTALEMENT
I. Toujours vague et lointaine quand
elle revient à l’esprit. II. Dégage l’hori-
zon. Jaune et mou. III. Espiègles
quand ils sont jeunes, égrillards et lu-
briques en vieillissant. Appréciation.
IV. Installe à l’Assemblée. Grande pro-
vince du Canada. V. Pas toujours
à l’heure et démodée. Sur la portée.
VI. Dirigeait en plein centre. Préposi-
tion. Tombée avec le mur de Berlin.
VII. Le titane. Chef de gang. Les asso-
ciés en réduction. Agent secret.
VIII. Ennemi de Renart. Mouvement
dans les cordes. IX. Dégagea.
D’un auxiliaire. Coup de main bien-
venu. X. Complètement bloquées.
VERTICALEMENT
1. Indispensable au théâtre, souvent
inutile ailleurs. 2. Responsable de
ce qu’il laissera. 3. Dangereuse police
supplétive. A consommer aussi avec
Point de départ. 5. Arrivés chez nous.
Couvrir froidement. 6. Pas très
malins. Manifesta brutalement.
7. Accompagne une « nice cup of
tea ». Dessus de lit. 8. Division
monétaire. La Lune en Mésopotamie.
9. Préparé pour être cultivé. Bonne
carte. 10. Négation. Facilite la trac-
tion. Cœur tendre. 11. Sa réaction est
attendue. Rapproche solidement.
12. Roulées dans la farine.
naître dans les cercles de la psycha-
nalyse française au sein desquels
elle agit en particulier au service
d’un rapprochement avec le ca-
tholicisme, au point de devenir bi-
gote. Elle réprouvera d’ailleurs ses
lestetés de jeunesse.
De cette personnalité foison-
nante, on eût aimé savoir davan-
tage. Mais, pour ce faire, il eût fallu
intégrer les codes du documen-
taire classique, avec interventions
un travail sur moi de m’exprimer. »
Monique Poma, ingénieure dans
l’usine de nickel du nord, KNS, re-
late le « choc de conscience entre
les hommes de la génération de
[ses] parents et celle de [ses] frères
et sœurs ». Elle a fait la fierté de
son frère le jour où elle est deve-
nue ingénieure, « la seule de la
tribu » ; mais elle admet encore :
« On vit dans l’entre-deux. »
Sur le territoire français du Paci-
fique, les années 2000 ont été cel-
les de la modernité pour les fem-
mes kanak. Les grands accords po-
litiques de Matignon, en 1988, et
SUDOKU
N°24-060
4 8
8 4
2 1
6 4 3 5
5 6
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de spécialistes et d’historiens, ce
que souhaitait éviter la réalisa-
trice. Elle a préféré se tenir à la
frontière entre documentaire et
film de fiction.
Cette mise en bouche et en ima-
ges d’extraits du livre Un mois chez
les filles est illustrée par de vraies-
fausses archives reconstituées, qui
complètent les clichés érotiques
anciens et les scènes issues de
films libertins rares. C’est un tra-
vail habile, mais qui semble faire
un portrait quelque peu partial et
partiel d’une femme paradoxale.
Et il faut, hélas !, passer par la
diction de l’actrice Jeanne Balibar,
toute en chatteries surannées, qui
incarne à la fois Maryse Choisy
dans un entretien télévisé recons-
titué et fait office de narratrice des
passages extraits du livre. Mais sa
ressemblance physique avec Nine
d’Urso, qui joue l’autrice jeune,
est en revanche convaincante.
Pour en savoir davantage sur
Maryse Choisy, on peut toujours,
il est vrai, se renseigner en ligne,
notamment sur le site très docu-
menté de Grégory Halleux, le con-
seiller historique du film, et ac-
quérir la réédition d’Un mois chez
les filles (Stock, 2015). p
renaud machart
Un mois chez les filles, écrit par
Audrey Gordon et Emilie Musset,
et réalisé par Audrey Gordon
(Fr., 2023, 52 min).
de Nouméa, en 1998, ont bâti la
paix dans l’ancienne colonie et
réorganisé la société calédo-
nienne. « Nos enfants ont tout à
leur portée, plus de chances de réus-
sir », convient la mère de Monique
Poma. Après le rééquilibrage eth-
nique entre Européens et Kanak, il
reste, ici peut-être plus qu’ailleurs,
à rééquilibrer la place des hom-
mes et celle des femmes, comme
le dit Lisa Kibangui, juge aux affai-
res familiales à Nancy.
Le gouvernement calédonien,
autonome, a pris sa part dans les
progrès réalisés : développement
1 5 4 9 2 6
7 2 8 3 1 5
6 3 9 7 8 4
7 2 4 8 6 1 7 3
3 1 2 6 5 9
9 4 8 5 9 7 2 4 8 1
2 4 3 8 6 1
9 7 1 5 3 2
6 5 4 9 7 3
2 1 Expert
9 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
7 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
NOUVEAU
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIM AN CHE 10 M ARS
Mezzo Live HD
Atys, de Lully
21.00 La mythique production
néobaroque de Jean-Marie Villégier
(1986-1987, reprise en 2011) a
longtemps empêché d’autres lectures
scéniques de la tragédie lyrique de
Jean-Baptiste Lully. Angelin Preljocaj
a imaginé une tout autre manière de
réenvisager cette œuvre sublime.
Canal+
96e cérémonie des Oscars
23.10 Diffusés avec les inévitables
tunnels et longues pauses
publicitaires, « meublées » par Didier
Allouch et Antoine de Caunes, les
Oscars 2024 se présentent ici en
une version bonsaï qui en conserve
l’essentiel pour la bonne bouche.
LU N DI 11 M ARS
Ciné+ Emotion
Intimité
20.50 Film le plus radical de son
auteur, Intimité, de Patrice Chéreau,
filme subtilement la crudité des
rapports sexuels de deux amants
ordinaires et leurs vies respectives.
France 2
Les vies d’Albert Camus
23.00 Dans la foulée de la série
La Peste, ce portrait intime de
l’écrivain français (1913-1960), réalisé
par Georges-Marc Benamou en 2020,
propose des images inédites de
ce surdoué solitaire, sur lesquelles
se pose la voix de Philippe Torreton.
de la formation pour tous et tou-
tes, parité dans les institutions,
promotion des cadres, législation
autorisant l’avortement. L’avenir
reste à écrire sur ces sujets aussi,
au moment où les responsables
politiques indépendantistes et
loyalistes tentent de s’entendre
sur un futur statut institutionnel
de la Nouvelle-Calédonie. p
nathalie guibert
Femmes kanak, les pionnières,
de Christine Della-Maggiora
et Dominique Roberjot
(Fr. 2024, 52 min).
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
8 7 3
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
4 6 9
(prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
5 1 2
Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
2 9 5
Par courrier électronique :
7 4 8 abojournalpapier@lemonde.fr.
3 6 Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
9 5 7
6 8 4
Courrier des lecteurs
2 1
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : UK, France.
Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
Barbara Pravi « J’ai toujours été féministe,
mais je n’en avais pas conscience »
ENTRETIEN
A 30 ans, la chanteuse a déjà trouvé
une place sur la scène française.
Elle a fini deuxième à l’Eurovision
en 2021 avec le titre Voilà et obtenu une Vic-
toire de la musique en 2022. Connue pour ses
textes féministes, Barbara Pravi a également
joué plusieurs rôles au cinéma. Comme cha-
que 8 mars depuis sept ans, elle a écrit une
chanson pour célébrer la Journée internatio-
nale des droits des femmes, Marianne, chan-
tée en duo avec l’actrice Golshifteh Farahani.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’avais pas vécu de traumatismes. Je
ne me sers que de ça quand j’écris. C’est ma
banque émotionnelle. J’ai été frappée pen-
dant des années par mon premier amoureux
et j’ai ensuite connu de nombreuses rela-
tions toxiques. Plus tard, j’ai subi un viol. Je
n’ai pas porté plainte, car j’avais gardé un très
mauvais souvenir d’une main courante dé-
posée dans un commissariat face à des poli-
ciers qui me posaient des questions cho-
quantes. Je ne voulais pas me replonger dans
des souvenirs aussi douloureux et voir ma
parole mise en doute. Le simple fait que ça
soit débattu me semblait insupportable. Ce
qui m’est arrivé m’a demandé un tel boulot
de reconstruction que j’ai voulu concentrer
mon énergie pour faire de belles choses.
Dans vos chansons, vous parlez
des agressions que vous avez subies.
Quel regard portez-vous aujourd’hui
sur ce qu’il s’est passé ?
Le fait que le premier homme avec lequel
j’ai fait l’amour était quelqu’un qui me frap-
pait a abîmé beaucoup de choses : mon rap-
port à mon corps, à moi-même, aux autres, à
la soumission. Je confondais tout, je pensais
que c’était ça l’amour. Ça a conditionné tou-
tes les relations que j’ai eues après, qu’elles
soient privées ou professionnelles. Accepter
d’être maltraitée a entamé ma confiance en
moi-même. Je me sentais nulle et totalement
dévalorisée. Il y a des gens que cela détruit
d’être maltraités, d’autres que ça renforce. Je
pense faire partie de la deuxième catégorie.
J’ai parfois l’impression d’être surhumaine.
Ma force, c’est ma capacité à surmonter. Mon
corps reste traumatisé, mais ça ne m’a pas
empêchée d’être joyeuse, de me lier, d’écou-
ter les autres. Je sais encore ouvrir mon cœur
et mes bras. Ça m’a également permis de me
sentir très proche des autres femmes. Même
si je considère le mot « sororité » comme gal-
vaudé, je ressens énormément de tendresse
pour les femmes.
Quelle enfance avez-vous eue ?
Nous habitions à Asnières-sur-Seine
[Hauts-de-Seine], mes parents appartenaient
à la classe moyenne. Ma mère est inspectrice
de l’éducation nationale après avoir été pro-
fesseure des écoles, mon père dirige une fon-
dation d’éthique et de solidarité humaine. Ce
sont des gens bien, avec de bonnes valeurs.
Mais j’ai été une enfant très difficile. J’étais
colérique, je me frappais la tête par terre, je
repeignais les murs de ma chambre, je chan-
geais les meubles de place tout le temps,
j’étais complètement zinzin. Je refusais tout,
un petit démon !
Je ne comprends toujours pas pourquoi
j’étais comme ça, en conflit avec tout le
monde, ma sœur, que j’adore maintenant,
mes parents, les adultes, les profs. J’avais
beaucoup d’amis, j’étais très populaire,
j’avais une capacité à créer du lien, mais
j’étais en conflit avec l’autorité. J’avais des ré-
sultats déplorables à l’école, je ne comprenais
rien et je m’en foutais complètement.
Mon cerveau va vite, j’ai toujours eu de la
gouaille, mes tests de QI étaient bons. Alors
mes parents étaient totalement désemparés,
ils ne savaient pas quoi faire. Au début, ils me
punissaient, puis, lassés, ils m’ont laissée
faire ce que je voulais. J’ai testé toutes les li-
mites très jeune. Je suis partie de chez moi à
16 ans, je suis tombée enceinte à 17 ans, j’ai
subi plusieurs avortements. Mes parents ont
eu l’intelligence de toujours garder le lien
avec moi. Et, surtout, je n’ai jamais douté de
leur amour inconditionnel.
Vous venez d’une famille aux multiples
origines. Etait-ce important pour vous ?
Mon grand-père était serbe, une autre partie
de la famille d’origine iranienne, mais on n’en
parlait jamais. J’ai pris conscience de mes raci-
nes au moment de l’Eurovision. Je me sens
aujourd’hui très proche de la culture ira-
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de son existence.
L’autrice, compositrice et interprète
revient sur les violences qu’elle
a subies dans sa jeunesse et dont
elle a fait la matrice de ses textes
nienne parce que j’adore les poètes persans,
mais c’est un chemin que j’ai fait seule, par
mes lectures. Mon héritage familial a surtout
été spirituel. Mes parents sont très croyants,
ils croient en une entité supérieure, même
s’ils ne se définissent pas d’une religion parti-
culière. J’ai été élevée dans l’éthique, le respect
de l’autre, l’idée d’être quelqu’un de bien. J’ai
une foi absolue, je crois en Dieu, mais je ne me
sens, comme eux, affiliée à aucun culte et en
même temps je suis proche de toutes les reli-
gions. Je peux aussi bien célébrer shabbat que
le Nouvel An iranien et lire le Coran.
Adolescente, aviez-vous une idée de
la femme que vous vouliez devenir ?
J’ai grandi, comme la plupart des jeunes
filles de ma génération, dans une véritable
absence de modèles féminins dans les pro-
grammes scolaires. L’histoire ou la littérature
ne nous étaient enseignées qu’au travers de
figures masculines. J’ai dû faire l’effort moi-
même d’aller lire des autrices, pour me trou-
ver mes propres références, des destins qui
m’inspiraient. Cette construction a été assez
compliquée à faire seule. J’ai changé six fois
de collège et de lycée, j’ai fini par avoir mon
bac au CNED [Centre national d’enseignement
à distance]. J’ai fait de la danse, on m’a ins-
crite au piano puis au violon, mais je n’étais
pas douée. En revanche, j’ai toujours chanté.
J’avais envie d’être Céline Dion ou chanteuse
Disney, mais on m’expliquait que ce n’était
pas un métier. Je ne connaissais personne
dans ce milieu, cela me paraissait inaccessi-
ble, irréalisable. Je n’avais aucune idée de ce
que je voulais faire, mais je n’ai jamais eu
peur pour moi. Je savais que j’allais trouver !
Après le bac, vous vous inscrivez en droit.
Pourquoi ?
Pour faire plaisir à mes parents ! Je me suis
dit : « Après toutes ces péripéties, je vais deve-
rencontre | 27
A Angoulême (Charente),
en août 2023. NIVIERE DAVID/ABACAPRESS.COM
nir adulte. » J’avais vraiment la volonté d’y ar-
river, j’ai tenu deux ans, mais je n’y arrivais
pas. Je faisais de la phobie scolaire. Un jour,
une amie me dit : « Tu adores chanter, pour-
quoi tu n’essayes pas ? » Elle avait raison, je
n’avais rien à perdre, autant essayer. Je vivais
déjà seule, je ne dépendais pas de mes pa-
rents, car je travaillais dans des bars depuis
l’âge de 18 ans. La façon dont je me suis lancée
était complètement téméraire. Je me suis ins-
crite dans une école de musique en faisant un
prêt à la consommation. J’y suis restée cinq
mois, mais j’ai écrit une chanson et réalisé un
clip avec un copain serveur. Et ça a marché :
j’ai signé chez Universal grâce à ce clip.
Et là, la désillusion…
J’avais 21 ans, j’étais le stéréotype de la petite
nana un peu mignonne qu’on prend et qu’on
modèle. J’ai joué dans la comédie musicale
Un été 44, en 2016. Je faisais ce qu’on me de-
mandait. Je souffrais car on me faisait faire de
la musique qui ne me correspondait pas, des
produits commerciaux fabriqués pour être
diffusés en radio. Si je voulais changer une
phrase d’un couplet, on me disait que la chan-
son ne sortirait pas, il fallait parler d’amour,
se coiffer d’une certaine façon, danser pour
les clips avec des garçons autour de moi, tout
était formaté. Je détestais être prise pour une
poupée alors que je savais que j’avais des cho-
ses à dire, à donner, mais j’étais trop jeune
pour contrôler et comprendre quoi que ce
soit. Je n’avais pas le choix. Je garde de très
mauvais souvenirs de ces années.
Quelles conséquences les violences
que vous avez subies ont-elles eues
sur votre vie professionnelle ?
J’écrivais des textes, mais je me sentais
complètement illégitime. La première
équipe avec laquelle j’ai débuté, je ne l’ai pas
choisie. Parce que je ne me connaissais pas,
parce que j’avais été brisée en plein d’en-
droits et que je recherchais la validation des
autres, je me suis très, très mal entourée. Je
peux dire que je ne serais pas arrivée là si je
n’avais pas rencontré Elodie Filleul, ma ma-
nageuse depuis six ans, qui est à la fois une
amie, une sœur, quelqu’un qui connaît ma
famille. Je dis souvent que c’est la femme de
ma vie, la relation de couple la plus longue
que j’aie vécue jusque-là !
Qu’est-ce qui en a été le déclic ?
Nous nous sommes rencontrées dans un
studio d’enregistrement et on a très vite
sympathisé. A cette époque, j’étais managée
par un homme qui me parlait très mal. Mais
comme je ne connaissais que ça depuis que
j’avais commencé dans le métier, ça ne me
choquait pas. Un jour, il m’a hurlé dessus en
Facetime en me traitant de « conne », de
« débile ». Elodie avait tout entendu. Quand
j’ai raccroché, je me suis mise à pleurer. Elle
m’a interpellée : « Il te parle souvent comme
ça ? » J’ai répondu que c’était notre façon de
communiquer. Elle m’a répondu : « Tu ac-
ceptes qu’on te parle comme ça ? Toi, tu
t’adresses comme ça aux autres ? » Cette dis-
cussion m’a fait beaucoup réfléchir. La fois
suivante, quand ce manageur m’a à nou-
veau insultée, je me suis dit : « En effet, ce
n’est pas possible. » Je suis allée voir Elodie
et je lui ai demandé de m’aider à casser mes
contrats et à partir.
En quoi vous a-t-elle aidée ?
Elle m’a dit : « La musique que tu fais ne te
ressemble pas, les gens avec lesquels tu tra-
vailles ne te font pas du bien. Donc on passe
un coup de balai, on repart à zéro et on va
trouver qui est Barbara Pravi. » Elle n’avait
pas de projet précis pour moi, mais elle m’a
proposé de me chercher et de me trouver.
D’avoir été regardée, aimée, portée par cette
femme plus âgée et expérimentée, qui a eu
une vision de ce que je pouvais faire sur le
long terme, m’a fait énormément de bien.
Elle a vu quelque chose de moi que je ne
connaissais pas, et j’ai décidé de lui faire
confiance. Quand elle me dit quelque chose,
je le prends en compte, même si je ne suis pas
toujours d’accord. Elle m’a ancrée dans ce
que je suis et dans ce que je suis en train de
devenir. Comme elle croit en moi, ma capa-
cité de création me semble illimitée.
La première chose que j’ai écrite a été une
chanson pour le droit des femmes qui disait
en gros : « Tu ne te laisseras plus maltraiter, tu
n’accepteras plus de violences ni physiques
ni morales. » C’est comme si je reprenais ma
place sur un échiquier, que je reprenais les rê-
nes de ce que j’avais à exprimer.
Il s’agit d’un véritable binôme ou à nou-
veau d’une relation de dépendance ?
Cela n’a rien à voir avec la dépendance. Elo-
die s’occupe d’autres artistes, pas unique-
ment de moi. Il y a beaucoup d’échanges
entre nous, c’est comme une danse.
En changeant d’entourage, vous avez
enfin trouvé votre voie. Par quoi est
passée cette transformation ?
Par l’écriture. J’ai eu un déclic : j’ai décidé
d’accepter d’être qui j’étais, que ça marche
ou pas. A partir de là, mon écriture a pris de
la densité, de la profondeur. Je n’écris que ce
que j’ai vécu, ce que je connais, je parle de
mes traumatismes, car j’en ai besoin, c’est
de l’autothérapie. Quand j’évoque mon
avortement, je le partage aussi avec les
autres. Je me suis rendu compte plus tard
qu’il y avait une dimension politique dans
mes textes même si je ne les ai pas écrits
avec cette idée. J’ai toujours été féministe,
mais je n’en avais pas conscience. J’ai beau-
coup lu, travaillé sur ces questions, pour
pouvoir réfléchir ou proposer des solutions
autres que dresser les femmes contre les
hommes, être dans la détestation.
Pourquoi l’Eurovision ?
J’étais arrivée à un moment où j’avais beau-
coup écrit pour les autres, j’avais fait quel-
ques titres qui avaient marché, mais ça res-
tait confidentiel. Je ne passais ni en radio ni
à la télé, ou on ne me demandait que de faire
des reprises, je ne me produisais pas en
concert. L’Eurovision, c’était la possibilité de
chanter une de mes chansons en prime time.
On m’a offert la chance d’être entendue.
Nous étions douze à concourir pour repré-
senter la France. L’Eurovision n’était pas un
but, mais une formidable opportunité pour
qu’on me découvre et qu’on me choisisse.
Aujourd’hui, avec le succès et vos
nombreux projets, vous sentez-vous
plus apaisée ?
Je m’assume enfin comme une artiste à
part entière. J’écris, je compose, je fais du ci-
néma. J’ai un grand désir de liberté. J’adore le
cinéma, ça m’amuse. Travailler avec Claude
Lelouch a été une expérience incroyable. Je
dessine aussi, tout ça s’est fait spontané-
ment. Je sais que tout cela est fragile, car ce
métier ne repose que sur le regard des autres,
on est toujours sur un fil. J’aime la femme
que je suis devenue et j’espère que cela du-
rera le plus longtemps possible. p
propos recueillis par
vanessa schneider
28 | carnet
Rimas Tuminas
Metteur en scène lituanien
En 2019. OLGA DUBOVA
L
a disparition du metteur
en scène Rimas Tuminas,
né le 20 janvier 1952 à
Kelmé, en Lituanie, et
mort en Italie le 6 mars, aura suivi
de peu sa venue à Paris, fin jan-
vier. Il présentait alors, au théâtre
Les Gémeaux, à Sceaux (Hauts-
de-Seine), son adaptation du ro-
man de Tolstoï Anna Karénine.
Un spectacle fiévreux qui précipi-
tait, sur une scène épurée, une hé-
roïne vivant sa passion jusqu’à la
consomption. Cette représenta-
tion crépusculaire, drapée de noir
et taraudée par l’urgence d’aimer,
était jouée en hébreu par la
troupe de comédiens du Théâtre
Gesher, situé à Tel-Aviv (Israël).
Rencontré au cours de son
passage dans la capitale, l’artiste
confiait au Monde : « J’essaie,
comme chacun d’entre nous,
d’éloigner la mort. Je veux faire en-
tendre la mélodie des relations hu-
maines. Je rappelle souvent aux ac-
teurs que leur tâche est la même
que celle des fossoyeurs. Ils doivent
déterrer les morts de leur tombe
pour les inviter à revenir vivre en-
core un peu, à travers eux. Après
quoi ces morts retournent dans
leur cercueil. » Cette mort qui han-
tait ses propos avait pris posses-
sion de son corps chancelant.
Rimas Tuminas luttait contre
un cancer. Il se soignait en Israël,
pays où il avait trouvé asile, en fé-
vrier 2022. Quatre jours après l’in-
vasion de l’Ukraine par les trou-
pes de Vladimir Poutine, il avait,
en guise de « protestation », décidé
de fuir la Russie, puis tenté, dans
la foulée, de regagner son pays na-
tal : la Lituanie. Plus précisément
Vilnius, où, en 1990, il avait fondé
un théâtre dont il était resté le res-
ponsable. Mais son retour dans ce
qu’il pensait être sa maison
n’avait pas fait l’unanimité : « J’ai
été victime de la haine du pays en-
vers les Russes. Les nationalistes
m’ont désigné comme collabo, car
j’avais dirigé un lieu moscovite
pendant quinze ans [le Théâtre
Vakhtangov, dès 2007]. Ceux qui
m’avaient félicité en 2007 me ca-
lomniaient en me soumettant au
chantage : si je ne quittais pas mon
théâtre à Vilnius, ils le fermeraient.
J’ai donc accepté de partir, pour
que l’équipe et mes élèves sur place
puissent continuer de travailler. »
Mélange entre les arts
Rimas Tuminas était devenu,
sur le tard, un nomade par con-
trainte. Une fin de parcours subie
avec amertume par celui qui
avait tout eu (« J’étais un metteur
en scène riche ») et ne possédait
plus rien. Sauf son talent, sa foi
dans le théâtre et le souvenir des
20 JANVIER 1952 Naissance
à Kelmé (République socia-
liste soviétique de Lituanie,
en URSS)
2007 Directeur du Théâtre
Vakhtangov de Moscou
6 MARS 2024 Mort en Italie
lieux qu’il avait habités. Depuis
2007, à Moscou, il dirigeait le
Théâtre Vakhtangov. Haut lieu du
théâtre d’art, Vakhtangov est le
siège d’une des grandes écoles de
Russie, l’école Boris-Chtchou-
kine, fondée en 1914 par Evgueni
Vakhtangov, un disciple dissi-
dent de Stanislavski. Héritier
d’une méthode de jeu axée sur le
mélange entre les arts (théâtre,
musique, danse et arts visuels) et
qui promeut l’engagement émo-
tionnel et physique des acteurs,
Rimas Tuminas était un pédago-
gue aguerri qui cheminait en
compagnie des grands textes du
répertoire.
Sa préférence allait aux auteurs
classiques. Que ces derniers
(Brecht ou Beckett) appartiennent
à l’histoire récente ou qu’ils arri-
vent des siècles anciens (Sophocle,
Molière ou Shakespeare). Mais,
pour le Lituanien, rien ne valait la
démesure des écrivains russes :
Tchekhov en premier lieu (« un
auteur que j’adore », affirmait-il)
dont, dès 1990, il mettait en scène
La Mouette. Et aussi Lermontov,
Gogol, Pouchkine ou Tolstoï.
Figure respectée en Russie, plu-
sieurs fois récompensé par des
prix (dont le prestigieux Masque
d’or), il était peu connu en France.
Bien moins que ses alter ego de
Russie Lev Dodine ou Anatoli Vas-
siliev. Ses trop rares incursions
sur des scènes hexagonales (qua-
tre spectacles en tout et pour tout
invités depuis 1997) ont permis de
découvrir l’incandescence de son
geste. Si Oncle Vania, de Tchekhov,
en 2019 n’avait pas convaincu,
Le Monde ne cachait pas son
enthousiasme face à la mise en
scène d’Eugène Onéguine, de Pou-
chkine. Un spectacle d’une « grâce
aérienne » présenté en 2014 à la
MC93 de Bobigny, dont le direc-
teur, à l’époque Patrick Sommier,
était un défricheur inlassable du
théâtre russe.
Fin janvier à Paris, sans que
l’on sache s’il parlait de l’invasion
de l’Ukraine ou de sa mort qu’il
savait imminente, Rimas Tumi-
nas avait déclaré, dans un soupir
et un sourire : « Lorsqu’on en aura
fini avec cette folie, je reviendrai,
en catimini, doucement, comme
si de rien n’était. » p
joëlle gayot
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Le 18 janvier 2024, à Paris,
Jacques BERNARD,
acteur et auteur,
a rejoint ceux qui l’ont aimé et qu’il a
aimés.
De la part de
Myriam Sinder-Bernard,
son épouse.
M. le professeur Henri Dabernat,
son époux,
Maître Hélène Dabernat, Aglaé et
Toscane,
M. Pierre-Etienne Dabernat et
Mme Florence Carles,
Les docteurs Emmanuel et Céline
Dabernat, Clément, Anaïs et Faustine,
ses enfants et petits-enfants,
ont la profonde tristesse d’annoncer
le décès de
Nicole DABERNAT,
survenu à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Cet avis tient lieu de faire-part.
« Tu n’es plus là où tu étais,
mais tu es partout là où je suis. »
Victor Hugo.
Yola Mouawad Fadlallah,
son épouse,
Stéphane-Youakim Ibrahim
Fadlallah,
son ils,
Joseph Fadlallah (†), Georges
Fadlallah, Lola Gharios, Antoine
Fadlallah, Jean Pierre Fadlallah (†) et
Lena Lascari,
ses frères et sœurs
et leurs familles,
ont la douleur de faire part du décès,
survenu à Paris, le 30 janvier 2024, de
Ibrahim Philippe FADLALLAH,
agrégé des Facultés de droit,
professeur émérite
de l’université Paris X,
chevalier dans l’ordre
des Palmes académiques,
oicier
de l’ordre national du Cèdre,
membre
de l’Institut de droit international,
arbitre international.
L’inhumation a eu lieu au Liban, le
8 février 2024.
Une cérémonie sera organisée
le jeudi 14 mars, à 19 heures, en
la cathédrale Notre-Dame-du-Liban,
17, rue d’Ulm, Paris 5e, à son intention.
Elle sera suivie d’une collation du
souvenir dans les salons attenants.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Claire, Jean-François, David et
Marianne Julliard,
ses enfants
et leurs conjoints,
Anne-Claire, Pierre, Lucie,
Emmanuelle, François-René, Camille,
Gabrielle, Béatrice, Héloïse et Juliette,
ses petits-enfants,
Albin,
son arrière-petit-ils,
ont la douleur de faire part du décès
de
Suzanne JULLIARD,
née AGIÉ,
professeur, auteur,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu le 5 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Elle a rejoint son époux,
Jacques JULLIARD,
décédé le 8 septembre 2023.
La cérémonie religieuse sera
célébrée en l’église Saint-Gilles de
Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), le
mercredi 13 mars, à 10 h 30.
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
M me Annick Moukhtar el
Demerdache, Remerciements Prix
sa mère,
Marc, Sophie, Théo Casciani, Prix de la Découverte poétique
son frère et sa sœur son ils, Simone de Carfort
et leurs conjoints,
Ses neveux et nièces
Ainsi que toute la famille,
Valérie Decaux,
son épouse,
Fondation
Frédéric et Simone de Carfort
sous l’égide
ont la douleur de faire part du décès tiennent à remercier chaleureusement de la Fondation de France.
de
toutes celles et tous ceux qui ont Ce prix adossé
Julien MOUKHTAR participé, par leur présence ou leurs à la Maison de Poésie
EL DEMERDACHE, pensées, à la cérémonie d’hommage a pour objet de découvrir
docteur en physique de l’ENS Lyon, un poète d’expression française
chercheur au CNRS, en la mémoire de
inconnu ou méconnu.
survenu à Paris, le 5 mars 2024, Michel CASCIANI, Il est doté de 5 000 €.
à l’âge de quarante-quatre ans. Règlement complet sur
Les obsèques auront lieu le jeudi au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, https ://www.lamaisondepoesie.
14 mars, au cimetière de Montmartre, où il repose désormais. fr/2297-2/
Paris 18e.
On se réunira à l’entrée principale, Comme il aurait aimé. Prix de thèse
à 15 h 30. Prix Pierre Bouvier
Anniversaire de décès pour la Socio-Anthropologie.
M Jean de La Blanchardière,
me
sa belle-sœur,
Mlle Isabelle de La Blanchardière, L’association Socio-Anthropologie
Roland CASTRO
M. Philippe de Raucourt, en perspective et la revue
Pierre Loup, Alexandra, Laetitia, Socio-Anthropologie décernent
Charles, Erwan, Olivia, est décédé le 9 mars 2023.
ses neveux et nièces, un prix destiné à distinguer
une thèse soutenue en 2023
Avec Solveig, nous chérissons
ont la grande tristesse d’annoncer la qui apporte une contribution
mort de l’amour que tu nous as donné, la
à cette approche en sciences sociales.
force que tu nous as insulée et les
Noëlle POINÇON Le montant du prix est ixé à 1500 €.
utopies que nous partagions.
de LA BLANCHARDIÈRE,
chevalier Les candidatures doivent être reçues
de l’ordre national du Mérite, « Tu n’es plus là où tu étais. »,
avant le 30 mars 2024.
mais tu es partout dans les paysages
le lundi 4 mars 2024,
urbains où tu as introduit de la Pour information concernant toutes
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
beauté, de la dignité et de l’urbanité. les modalités, consulter https://
La cérémonie religieuse sera
journals.openedition.org/socio-
célébrée le mercredi 13 mars, à Natasha Castro Pouget.
14 h 30, en l’église Notre-Dame- anthropologie/12929
des-Champs, Paris 6e.
Conférence
Communications diverses
Une messe sera également célébrée
Conférence publique
le jeudi 14 mars, à 10 h 30, en l’église Abraham
Notre-Dame-de-l’Assomption, à Livré- « Parole et Pouvoir », Seul en scène,
sur-Changeon (Ille-et-Vilaine), suivie M. Roger-Pol Droit,
Créé par Michel Jonasz,
de l’inhumation au cimetière.
philosophe et écrivain Interprété par Yves Azeroual,
et Mme Monique Atlan, journaliste,
Ses amis
Et sa famille, le mardi 19 mars 2024, à 19 h 30, Mercredi 13 et jeudi 14 mars 2024,
Hôtel de la Grande Loge de France, à 20 h 30,
ont la douleur de faire part du décès
8, rue Louis Puteaux, Paris 17e. Dimanche 17 mars, à 17 heures.
du
Entrée gratuite,
docteur Jacqueline REY, inscription obligatoire : Centre d’Art et de Culture
gynécologue médicale A.E.H.P.,
https://my.weezevent.com/ Espace Rachi, 39 rue Broca, Paris 5e.
membre de la Société
psychosomatique, parole-et-pouvoir www.culture-juive.fr
élève de la regrettée
Hélène Michel Wolfromm,
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
survenu le 6 mars 2024, à Honleur Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
(Calvados), dans sa quatre-vingt-dix- Directrice de la rédaction Caroline Monnot
septième année. Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
En 1968, pionnière de la Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
contraception en France, elle donna Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
à la demande de la direction de Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
l’école d’inirmières le premier cours Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
d’information sur la contraception
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
à l’hôpital Rothschild, A.P., Paris 12e. Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
En 1971, à la salle Pleyel, lors d’une Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
réunion concernant l’avortement, Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
elle fut le seul médecin à pouvoir
dialoguer avec le public et ce grâce à
l’intervention de Claudine Serre.
Quand le professeur Guy Le Lorier a
été nommé à l’hôpital Saint-Antoine,
Paris 12e, elle l’a suivi. En 1992, elle
cessa toute activité médicale à
l’hôpital et en ville.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée en l’église Notre-Dame-
d’Auteuil, le mercredi 13 mars, à
14 h 30, suivie de l’inhumation dans
le caveau familial maternel Girollet,
au cimetière des Batignolles, 8, rue
Saint-Just, Paris 17e.
Saint-Clar (Gers).
Micheline Tourisseau,
sa mère,
Cyrielle Tourisseau,
sa ille
et son compagnon, Erick,
Lénaëlle et Hadrien,
ses petits-enfants,
Frédéric et Isabelle Tourisseau,
son frère et sa belle-sœur,
Mathieu,
son neveu,
Les familles Kunzli, Monchaux,
Petit et Tourisseau,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Richard TOURISSEAU,
ancien directeur des EHPAD
du Val-de-Marne,
président du conseil
d’administration de la CNRACL,
maire adjoint de Saint-Clar,
survenu le 5 mars 2024, à Saint-Clar,
à l’âge de soixante-neuf ans.
Les obsèques civiles auront lieu
le 11 mars, à 15 heures, au cimetière
de Saint-Clar.
Pour toute information :
Cet avis tient lieu de faire-part.
La famille remercie toutes les personnes
qui s’associeront à sa peine.
carnet@mpublicite.fr
Prix à la ligne : 33,60 ¤ TTC.
Vos messages peuvent être envoyés
à c.tourisseau@gmail.com
 | 29
IDÉES
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024

Stefan Meister
Berlin et Paris tirent deux conclusions
différentes de la guerre en Ukraine
Les divergences entre l’Allemagne et la France de troupes allemandes ou occidentales
dans ce conflit. Cette prudence a des fon-
sont révélatrices de l’image que les deux pays ont dements historiques : l’Allemagne n’a
d’eux-mêmes et de leur relation avec les Etats-Unis, encore jamais gagné une guerre contre
la Russie, et la population allemande, de
estime l’expert allemand des relations internationales plus en plus lassée par ce conflit, a ten-
dance à privilégier une solution diplo-
matique. Il ne fait aucun doute que ces
divergences reflètent les faiblesses tant
est convaincu que, sans les Etats-Unis,
l’Europe ne sera pas en mesure de se dé-
fendre à moyen terme et que l’Ukraine
ne peut disposer d’un soutien suffisant.
Pour l’Allemagne, cette guerre a bien
CE N’EST UN SECRET montré, une fois de plus, qu’il ne peut
POUR PERSONNE y avoir de souveraineté européenne en
matière de défense à plus ou moins
QU’EMMANUEL brève échéance. L’Europe n’est tout sim-

L
e débat engendré par le refus de
l’Allemagne de livrer des missiles
Taurus et la phrase d’Emmanuel
Macron sur la possibilité que soient
envoyées des troupes terrestres occiden-
tales en Ukraine ont une fois de plus
porté un coup dur aux relations franco-
allemandes. Alors que l’Europe aurait be-
soin de présenter un front uni dans son
soutien à l’Ukraine et sa défense contre la
guerre hybride menée par la Russie, les
deux plus importants Etats européens se
trouvent plongés dans une profonde
crise de confiance et de leadership.
Ce n’est un secret pour personne
qu’Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont
des caractères très différents, qui ne favo-
risent guère la sympathie mutuelle. Mais
ils ont de plus en plus de mal à établir
une relation de travail professionnelle, et
ce qui les sépare prend chaque jour une
tournure plus personnelle. Du point de
vue allemand, M. Macron, qui multiplie
les déclarations, comme lors de la der-
nière conférence sur l’Ukraine, à Paris, le
26 février, agit de façon intempestive et
sans concertation avec ses partenaires.
Inversement, on comprend de moins en
moins à Paris les frilosités allemandes et,
sur des sujets aussi importants que l’ave-
nir de l’UE [Union européenne], l’énergie
et la défense, les positions accusent des
différences fondamentales.
Alors que l’Allemagne est devenue le
deuxième fournisseur d’armes à
l’Ukraine après les Etats-Unis, la France
reste loin derrière, à la quatorzième
place. Reprocher au chancelier allemand
de toujours faire trop peu et trop tard
dans ce conflit n’est donc en rien
conforme à la réalité. D’un autre côté, la
façon de communiquer d’Olaf Scholz,
notamment sur la question des missiles
Taurus, a une fois de plus mis en lumière
les hésitations et les atermoiements du
chancelier, sans parler des récentes fui-
tes d’informations dans l’armée alle-
mande qui ont conduit à une petite crise
au sommet de l’Etat. Néanmoins, le gou-
vernement allemand ne cache pas son ir-
ritation grandissante de voir M. Macron
vouloir se positionner en chef de l’Eu-
rope, de faire même les yeux doux aux
pays d’Europe de l’Est, comme ce fut
le cas lors de son discours, en juin 2023,
à Bratislava, tout en faisant cavalier seul.
On a l’impression que l’Allemagne ne
veut pas prendre les rênes et que la
France est incapable de les tenir.
La déclaration de M. Macron disant que
l’on ne pouvait exclure l’envoi de troupes
de l’OTAN en Ukraine a été, à Berlin, la
goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Elle a mis à mal l’approche du chancelier
allemand, qui consiste à ne pas provo-
quer la Russie et à ne pas laisser s’engager
du côté de Scholz que de Macron en ma-
tière de politique intérieure. Mais, in fine,
et comme sur beaucoup d’autres points,
l’enjeu reste l’image que les deux pays
ont d’eux-mêmes et leur relation avec les
Etats-Unis. On trouve là des différences
fondamentales qui n’ont rien à voir avec
la personnalité des deux dirigeants.
L’aile européenne de l’OTAN
Beaucoup de choses ont été dites sur le
discours qu’a tenu Olaf Scholz devant le
Parlement allemand, le 27 février 2022. Il
évoquait un tournant dans l’histoire. Il ne
s’adossait pas à un concept stratégique,
mais prenait surtout acte de la nouvelle
réalité induite par l’invasion russe. Un
point central de ce discours a souvent été
escamoté : pour un chancelier allemand,
c’est la première fois, depuis la fin de la
guerre froide, qu’il lui faut reconnaître
que cette guerre d’agression met en jeu la
sécurité de l’Allemagne, alors même que
la politique de défense est dans les basses
eaux. C’est la raison pour laquelle tous
les investissements, comme les 100 mil-
liards d’euros de fonds spéciaux alloués à
l’armée allemande ou le soutien à
l’Ukraine, servent aussi à maintenir la
présence des Etats-Unis en Europe. Le pi-
vot de la politique de sécurité et de dé-
fense allemande, ce sont les Etats-Unis et
non les partenaires européens. La guerre
MACRON ET OLAF
SCHOLZ ONT DES
CARACTÈRES TRÈS
DIFFÉRENTS, QUI NE
FAVORISENT GUÈRE LA
SYMPATHIE MUTUELLE
d’agression russe a rendu l’Allemagne en-
core plus transatlantique, alors que le
président français en tire la conclusion
que l’Europe doit acquérir plus de souve-
raineté en matière de défense.
A cela il faut ajouter que la position du
chancelier allemand, peu enclin à prendre
des risques, est plus proche de celle du
président américain, Joe Biden, que de
celle de nombreux partenaires euro-
péens. Le président Macron en particulier,
qui aime dire, dans certaines situations,
des choses qui ne correspondent finale-
ment pas à ce qu’il voulait dire au premier
chef, semble, vu de Berlin, peu fiable,
voire erratique. Fondamentalement, Olaf
Scholz considère que le principal allié
dans cette guerre, ce sont les Etats-Unis
et non la France ou d’autres partenaires
européens. Le gouvernement allemand
plement pas à la hauteur de cette exi-
gence. L’OTAN est donc l’acteur de sécu-
rité décisif pour la défense européenne
et le rôle des Etats-Unis est primordial.
Renforcer l’aile européenne de l’OTAN,
tel est donc l’objectif du gouvernement
fédéral, et ce n’est qu’en investissant da-
vantage et en renforçant la valeur que
peut avoir l’OTAN aux yeux de Washing-
ton qu’il serait possible d’enrayer le re-
trait des Etats-Unis hors d’Europe, sur-
tout si Donald Trump revient au pouvoir.
Tout semble montrer que l’Allemagne
et la France tirent deux conclusions
totalement différentes de la guerre en
Ukraine, ce qui est le révélateur d’une di-
vergence structurelle. Alors que la France
aimerait renforcer l’Europe sans les
Etats-Unis, du point de vue de l’Allema-
gne, il ne peut y avoir d’Europe forte
qu’avec les Etats-Unis. p
(Traduit de l’allemand par
Pierre Deshusses)
Stefan Meister est responsable
du Centre pour l’ordre et
la gouvernance en Europe de l’Est
et en Russie à l’Institut allemand
des relations internationales

Le rapprochement avec les pays d’Europe centrale

et orientale est primordial dans le cadre du soutien à Kiev
Si l’accélération de l’aide à l’Ukraine et les propos d’Emmanuel Macron sur l’envoi de troupes ont rassuré les pays du flanc est
de l’Europe, Paris doit intensifier sa relation avec eux, estiment trois analystes du cercle de réflexion Euro Créative

D
ans son discours de Bra-
tislava, en mai 2023, Em-
manuel Macron entamait
un processus de rappro-
chement avec les pays d’Europe
centrale d’une portée historique.
Ses mots lors de la conférence de
Paris sur le soutien à l’Ukraine,
puis lors de son déplacement à
Prague le 5 mars, confirment ce
tournant de la politique étran-
gère française et permettent au
président de prendre une nou-
velle stature en Europe centrale
et orientale. Une région dont cer-
tains pays, comme la Pologne ou
les Etats baltes, sont directement
menacés par la Russie.
Si le mea culpa d’Emmanuel Ma-
cron sur le fait que la France aurait
dû plus écouter ces pays plutôt
LE RENFORCEMENT que de leur demander de « se
taire », comme l’avait fait Jacques
DE LA POSTURE Chirac, a bien été entendu, des re-
DISSUASIVE ET proches quant aux positions am-
biguës de la France vis-à-vis de la
DÉFENSIVE DE Russie et son manque de soutien
militaire à l’Ukraine persistaient
L’OTAN SUR LE dans la région et empêchaient la
France de prétendre à l’incarna-
FLANC ORIENTAL tion d’un leadership européen.
DE L’UE EST L’accélération de l’aide militaire
française à Kiev et les discours ré-
PRIMORDIAL cents du président de la Républi-
que appelant les Européens à un
« sursaut stratégique », à ne pas
être « lâches » face à une puis-
sance russe devenue « inarrêta-
ble », à contrer l’« esprit de dé-
faite » et à ne pas exclure l’envoi
de troupes au sol en Ukraine, ont
depuis marqué les esprits dans
les pays du flanc est de l’Europe.
La clarté d’Emmanuel Macron,
qui affirme désormais qu’une
défaite de la Russie est « indispen-
sable », tranche avec l’ambiguïté
du début de la guerre, où il sou-
haitait « ne pas humilier la Rus-
sie », et rassure les pays d’Europe
centrale et orientale.
Les turpitudes et les hésita-
tions du chancelier allemand,
Olaf Scholz, dans l’aide militaire
à l’Ukraine (notamment pour la
livraison des Taurus), couplées à
la potentielle réélection de Do-
nald Trump et à de fortes turbu-
lences à venir pour l’alliance mi-
litaire euro-atlantique, font ap-
paraître la France comme un
acteur indispensable de la sécu-
rité européenne. Un rôle que Pa-
ris accepte naturellement. Le re-
tour, fin 2023, au pouvoir d’une
coalition pro-européenne en Po-
logne, véritable leader régional
et pays moteur dans l’aide à
l’Ukraine, marque le momem-
tum politique dont la France doit
se saisir pour ancrer son rappro-
chement avec les pays d’Europe
centrale et orientale dans la du-
rée et en profondeur.
Ce rapprochement avec les pays
de cette région, « entre mer Balti-
que et mer Noire », est primordial
pour le projet européen défendu
par le président de la République
et surtout dans le cadre du sou-
tien militaire à l’Ukraine. La
France ne peut assumer seule le
« sursaut stratégique » auquel elle
appelle, ni le passage à une éco-
nomie de guerre. Elle a besoin
d’embarquer d’autres pays euro-
péens avec elle.
Posture dissuasive
Cet alignement entre perspecti-
ves françaises et besoins straté-
giques centre et est-européens
semble aussi concerner l’auto-
nomie stratégique européenne,
promue par Emmanuel Macron.
L’un des sujets majeurs est la sé-
curité énergétique, notamment
le nucléaire civil. Les Tchèques
sont proches de signer un accord
avec la France pour la construc-
tion d’EPR, et la Pologne pourrait
lui emboîter le pas. Des pays
comme la Hongrie et la Bulgarie
se disent également intéressés
par la solution française. Il en va
de même pour l’industrie de dé-
fense, où la France peut convain-
cre les pays concernés de bâtir de
véritables capacités européen-
nes dans ce domaine si elle s’af-
firme comme un partenaire de
sécurité plus crédible.
Cette intensification des rela-
tions économiques et l’accroisse-
ment des coopérations indus-
trielles et militaires avec les pays
de cette région sont aussi néces-
saires pour « passer des paroles
aux actes » et renforcer la « com-
munauté de vues et d’ambitions »
défendue par la France. Si les der-
niers discours et mots du prési-
dent de la République ont été
bien reçus par les opinions publi-
ques de ces pays, il reste encore
du chemin pour augmenter la
crédibilité de la France en Europe
centrale et orientale et s’affirmer
en leader du renforcement des
capacités de défense européenne.
Le renforcement de la posture
dissuasive et défensive de l’OTAN
sur le flanc oriental de l’UE est
primordial. La France prend sa
part avec la mission de police du
ciel dans les Etats baltes et, en
Roumanie, avec la mission
« Aigle » déployée à l’été 2022,
mais pourrait désormais bien
plus s’investir dans l’espace sécu-
ritaire de la mer Noire.
Aussi la France doit-elle conti-
nuer d’accroître son aide mili-
taire à l’Ukraine et remonter dans
les classements, notamment ce-
lui établi par le Kiel Institute,
dont l’influence peut être redou-
table dans les représentations et
les réflexions des décideurs poli-
tiques et des observateurs euro-
péens. C’est ce passage des paro-
les aux actes, des déclarations
d’amour aux preuves d’amour,
qui rapprochera réellement la
France des pays d’Europe centrale
et orientale. p
Aurélien Duchêne est chargé
d’études chez Euro Créative,
cercle de réflexion sur les pays
d’Europe centrale et orientale ;
Arthur Kenigsberg est
président fondateur d’Euro
Créative ; Romain
Le Quiniou est directeur
général d’Euro Créative
30 | idées
Des empLois pLus aTTracTifs
Confrontés aux pénuries de main-d’œuvre et
à la crise des vocations, les employeurs, publics comme privés,
doivent penser à nouveaux frais l’organisation du travail
Danièle Linhart Les travailleurs
Le contexte
« Le rapport au travail a
changé, je mesure dans
ma génération comme dans
perdent confiance en eux-mêmes
La sociologue estime que les organisations
managériales prescriptives mais mouvantes privent
les autres les changements
de mentalité, les nouvelles les salariés de la notion de leur propre compétence
attentes sur les horaires,
sur la disponibilité,
sur l’équilibre entre vie
L
a modernisation managériale, la
professionnelle et familiale », tertiarisation et l’informatisation
a déclaré, le 30 janvier, des économies ont apporté cer-
taines améliorations des condi-
le premier ministre, Gabriel
tions de travail. Mais elles ont dis-
Attal, lors de son discours tillé une individualisation, une
de politique générale, psychologisation de la relation de chacun
à son travail, dans le cadre d’une organi-
demandant à ses adminis-
sation qui reste très prescriptive, ancrée
trations d’expérimenter de dans l’esprit taylorien et de plus soumise
ce fait la semaine « en quatre à la pratique du changement permanent.
jours ». La fonction publique Ce sont là les ingrédients d’une situation
délétère, car les aspirations personnelles
n’est pas la seule à devoir in- des salariés à se réaliser et à « grandir »
nover pour pallier le manque dans le travail viennent se heurter à une
d’attractivité d’un « travail réalité d’un travail pensé et organisé par
d’autres. Et ce dans une approche très
en crise », diagnostiqué
abstraite et désincarnée (Le Management
depuis longtemps par les désincarné. Enquête sur les nouveaux
sociologues et les psycholo- cadres du travail, de Marie-Anne Dujarier,
La Découverte, 2015).
gues du travail. Mais
Interrogés sur ce qui les met en situa-
comment revenir sur des tion de « mauvaise relation au travail »,
décennies de pratique 70 % des « travailleurs du savoir » (c’est-à-
managériale où domine dire les employés qui mobilisent princi-
palement leurs facultés cognitives, rela-
la subordination plutôt tionnelles, communicatives dans le cadre
que la coopération ? de leur travail) reconnaissent l’impor-
tance des compétences techniques, mais
seulement 31 % d’entre eux ont totale-
ment confiance en la maîtrise de ces com-
pétences (« Work Relationship Index »,
enquête menée par Edelman Data & Intel-
ligence pour HP entre le 9 juin et le
Johan Theuret
La semaine de 4 jours,
une fausse solution
pour les fonctionnaires
L’expert de la fonction publique s’interroge
sur les conditions de l’expérimentation proposée
par le gouvernement pour les fonctionnaires
L
es sondages indiquent qu’une ma-
jorité de Français sont favorables à
la semaine de quatre jours. Depuis
la crise due au Covid-19 et l’essor du
télétravail, cette tendance concerne aussi
la fonction publique. Selon une étude du
Sens du service public avec OpinionWay
de mars 2023, 79 % des agents publics
seraient enclins à proposer la semaine de
quatre jours à ceux qui ne peuvent pas
télétravailler.
Un leitmotiv émerge, selon lequel, pour
renforcer son attractivité, la fonction pu-
blique doit promouvoir la semaine de
quatre jours afin de permettre davantage
d’individualisation des organisations du
travail. Cette affirmation soulève toute-
fois des interrogations, parfois vite évin-
cées, mais entretient aussi la confusion
entre la semaine de quatre jours à trente-
10 juillet 2023 auprès de 15 624 personnes
dans 12 pays, dont la France).
Une des raisons qui peut expliquer cette
surprenante absence de confiance des sa-
lariés en leurs propres compétences pro-
vient en fait de la pratique du change-
ment permanent que mettent en œuvre
nombre de directions d’entreprise. Res-
tructurations fréquentes de départe-
ments et services, recomposition accélé-
rée des métiers, mobilités imposées,
changements à répétition de logiciels,
déménagements… Ces déflagrations
aboutissent à l’obsolescence des savoirs,
des connaissances, des expériences indi-
viduelles et collectives accumulées par les
professionnels, qui se retrouvent en quel-
LES SALARIÉS
SE SENTENT
DÉVALORISÉS PAR
UNE ORGANISATION
DU TRAVAIL QUI
LEUR REND LA TÂCHE
PLUS DIFFICILE
deux heures, donc avec réduction du
temps de travail hebdomadaire, et la
semaine de quatre jours à trente-cinq
heures, donc avec allongement de la
durée quotidienne de travail.
Dès lors que les effets bénéfiques de la se-
maine de quatre jours sont censés être
nombreux (diminution des temps de
transport, liberté accrue dans la gestion de
son emploi du temps, davantage de temps
pour soi), la fonction publique se doit de
l’expérimenter. Elle est d’ailleurs déjà tes-
tée, notamment dans certains hôpitaux
ou certaines collectivités locales. Il s’avère,
à travers ces expérimentations, qu’en libé-
rant une journée sans diminuer le temps
de travail hebdomadaire, l’amplitude ho-
raire de la journée de travail est augmentée
de quasiment deux heures. Or, allonger la
durée quotidienne de travail de certains
métiers peut être plus délicat qu’on ne le
suppose. L’intensification quotidienne de
la charge de travail peut avoir des effets sur
la fatigue et le nombre d’accidents. En
outre, la hausse du volume horaire quoti-
dien peut engendrer des difficultés à con-
cilier les contraintes de la vie privée (garde
d’enfants) avec la vie professionnelle.
Harmonie des collectifs
Pour les services publics qui doivent garan-
tir la continuité de leur fonctionnement,
les jours « off » communs à tous les salariés,
c’est-à-dire des jours de fermeture des ser-
vices, sont impossibles. Dès lors, la se-
maine de quatre jours peut avoir de lourdes
conséquences pour la cohésion des équi-
pes qui, mathématiquement, se côtoient
moins, surtout lorsqu’elle se cumule avec le
télétravail. Nous n’avons pas encore de re-
cul suffisant sur ces expériences pour ap-
précier les effets de la diminution des inte-
ractions entre collègues. Toutefois, on note
que sorte ravalés au rang d’« apprentis à
vie », comme le montre le cas de France
Télécom (Entre utopie et résignation, la ré-
forme permanente d’un service public,
Jean-Luc Metzger, L’Harmattan, 2000).
Les salariés perdent tous leurs repères,
sont déboussolés et ne peuvent se faire
confiance : tout ce qu’ils savent se trouve
disqualifié car tout a changé. Ils ont alors
à faire d’énormes efforts pour tenter de
reconquérir une maîtrise cognitive du
contenu et de l’environnement de leur
travail, tout en sachant que cela ne leur
servira que pour un petit nombre d’an-
nées, car de nouveaux changements arri-
veront nécessairement.
Bouées de sauvetage
Dans un contexte de recherche de perfor-
mance et de rentabilité maximale repo-
sant sur le lean management – méthode
d’organisation du travail qui vise à amélio-
rer les performances d’une entreprise, et
plus particulièrement la qualité et la renta-
bilité de sa production –, les salariés peu-
vent alors être contraints de s’en remettre
aux procédures, codifications, méthodolo-
gies (souvent pensées « en dehors d’eux »
et qui leur sont imposées) comme à de
véritables bouées de sauvetage.
On peut alors parler de précarité subjec-
tive et de dépréciation de soi. Les salariés
se sentent sur le fil de rasoir avec le senti-
ment de ne rien maîtriser et de ne plus
pouvoir se faire confiance. Cela s’accom-
pagne d’une perte de sens qui touche,
dans le cadre de l’enquête mondiale de HP,
72 % de ceux qui ont répondu en France.
Les salariés se sentent dévalorisés par une
organisation du travail qui leur rend la
tâche plus difficile et de moindre qualité.
NOUS N’AVONS
PAS ENCORE LE RECUL
SUFFISANT POUR
APPRÉCIER LES EFFETS
DE LA DIMINUTION
DES INTERACTIONS
ENTRE COLLÈGUES
que concentrer la charge de travail sur un
nombre de jours plus réduit nécessite de
revoirr les façons de travailler (durée rac-
courcie des réunions, processus de déci-
sion simplifiés…) et d’allonger la durée quo-
tidienne de travail, mais aussi de réviser et
d’enrichir les missions des agents.
Par ailleurs, la pertinence même de la
semaine de quatre jours est sujette à cau-
tion pour certains secteurs publics. Dans
des domaines comme ceux de l’éducation
et de la petite enfance, augmenter la durée
quotidienne pour compenser une journée
de travail en moins peut être inadapté. Cela
ne répond pas nécessairement aux besoins
des usagers. Et, dans les domaines d’acti-
vité nécessitant un contact constant avec
les usagers au travers de guichets, par
exemple, l’extension du temps de travail
quotidien avec moins de fonctionnaires
présents peut être inappropriée, sauf à dé-
grader la qualité du service, dans un con-
texte d’insatisfaction grandissante vis-à-vis
des services publics. C’est pourquoi l’appli-
cation universelle de la semaine de quatre
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
Au sein même du CNRS, seuls 49 % des
employés se sentent reconnus et valori-
sés dans leur travail (enquête réalisée à
l’automne 2023 par Ipsos auprès des
33 000 agents). Plus spécifiquement, 13 %
seulement adhèrent à l’idée que « l’on
réussit à simplifier les processus et les or-
ganisations et gagner en efficacité » et
28 % à celle que « l’organisation et les
modes de fonctionnement du CNRS sont
efficaces ». En effet, le CNRS ne cesse de
changer ses procédures et logiciels, dont
certains se révèlent très problématiques
à l’épreuve du terrain et compliquent
notablement le travail des administra-
teurs et des chercheurs.
Les résultats sont sévères : seul un
employé sur cinq en France déclare, tou-
jours selon le « Work Relationship Index »,
déclare avoir une « bonne » relation avec
son travail – autrement dit qu’il s’y sent
suffisamment bien et serein pour exercer
son métier. Mais l’étude révèle aussi, à tra-
vers les différents registres de la relation
au travail pris en compte dans les ques-
tions, de nombreuses pistes à suivre pour
l’améliorer, parmi lesquelles la régulation
du changement par la délibération collec-
tive, le respect de la professionnalité et de
la qualité de l’engagement au travail des
travailleurs du savoir. p
Danièle Linhart est directrice
de recherche émérite au CNRS
et membre du Centre de recherches
sociologiques et politiques de Paris
(Cresppa, université Paris-VIII/CNRS)
jours dans la fonction publique semble peu
probable, voire peu souhaitable.
Le vrai défi consiste à tester prioritaire-
ment la semaine de quatre jours auprès
des métiers de terrain ou de ceux exercés
en face-à-face avec le public, métiers pour
lesquels son déploiement s’avère plus
complexe. Ces postes sont d’ailleurs déjà
ceux pour lesquels le télétravail reste le
moins répandu. Rappelons que six agents
de la fonction publique sur dix n’ont pas
actuellement la possibilité de télétravailler,
notamment parce que les missions liées à
leur poste l’empêchent. La vigilance des
employeurs publics consiste donc à éviter
le cumul du télétravail et de la semaine de
quatre jours, car les conséquences sur
l’harmonie des collectifs de travail seraient
dommageables et les risques de ressenti-
ment importants.
En raison des effets bénéfiques à titre in-
dividuel de la semaine de quatre jours, les
obstacles organisationnels, tout en étant
nombreux, méritent d’être levés, d’abord
pour les métiers non télétravaillables. Me-
ner ces expérimentations au plus près du
terrain en étroite collaboration avec les
agents publics et les organisations syndi-
cales les rendrait acceptables, sans en faire
le pseudo-remède à la crise d’attractivité
de la fonction publique. La semaine de
quatre jours ne doit pas devenir le trom-
pe-l’œil qui détourne des enjeux primor-
diaux, comme le déroulement de carrière,
la rémunération ou l’accès au logement. p
Johan Theuret, haut fonctionnaire ter-
ritorial, est cofondateur du laboratoire
de réflexion Sens du service public
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024 idées | 31

LA CHRONIQUE
DE DOMINIQUE MÉDA
Ange Abalé, Ludivine Adla congé paternité ou maternité
voit son salaire baisser. Le mon-
tant maximum des IJSS, de
100,36 euros brut par jour, est dis-
Pour le retour
et Hélène Monier Les PME suasif pour les revenus de plus de
2 100 euros brut par mois à plein
temps, les salariés du privé ga-
gnant en moyenne 2 630 euros de l’Europe politique
doivent bouger pour séduire net par mois en équivalent temps
plein en 2022, selon l’Insee.

Les pratiques déployées par les
entreprises peuvent faciliter ou
entraver l’équilibre vie profession-
Les trois chercheurs en gestion des ressources humaines recensent nelle-vie personnelle, donc l’at-
les outils dont peuvent user les petites et moyennes entreprises tractivité et la fidélisation des sala-
riés. Or, c’est pendant la parenta-
pour faciliter l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle lité, exemple type de situation
impliquant une conciliation des
sphères de vie, que les parents-sa-
lariés vivent, dans les faits, les con-
L
e 7 mai 1948, 740 personnes se réu-
nissaient à La Haye à l’appel du Co-
mité international de coordination Dominique Méda
des mouvements pour l’unité euro- est professeure
péenne. Le but affiché était de construire de sociologie à
« les Etats-Unis d’Europe ». Depuis plu- l’Université Paris
sieurs années, les propositions dans ce Dauphine-PSL
sens se multipliaient. Durant leur capti- et présidente
vité dans les geôles de Mussolini, en 1941, de l’Institut Veblen
les militants antifascistes et fédéralistes

O
utre le fait d’être préoccu-
pés par la baisse de leur
activité et par l’inflation,
les dirigeants de PME
connaissent des difficultés pour
recruter et un turnover inédit, se-
lon l’enquête de conjoncture de la
Confédération des PME (« La santé
économique et l’accès au finance-
ment des TPE-PME au second se-
mestre 2023 », 12 décembre 2023,
CPME). Pour attirer et fidéliser les
salariés, l’instauration d’un équili-
bre entre vie professionnelle et vie
personnelle s’impose. Où en som-
mes-nous sur ce point ?
Certaines PME ont déjà déployé
des actions facilitant cet équili-
bre en passant à la semaine de
quatre jours. Dans un autre regis-
tre, des congés menstruels sont
proposés aux salariées par des
entreprises. Emmanuel Macron
a annoncé, le 16 janvier, vouloir
faciliter la prise de congé paren-
tal pour les salariés. Actuelle-
ment, une fois le congé paternité
ou maternité terminé, l’un ou les
deux parents peuvent décider de
prendre un congé parental, avant
les 3 ans de l’enfant.
Face aux difficultés pour trou-
ver des crèches ou des assistantes
maternelles, cette option est sou-
vent envisagée par les parents sa-
lariés. Mais, dans ce cas, le contrat
de travail est suspendu, le salarié
n’est pas rémunéré par l’entre-
prise (sauf en cas de congé à
temps partiel). Et l’aide sociale
minimale proposée par la Caisse
d’allocations familiales est de
428,71 euros par mois en 2024
(pour un congé parental à temps
plein pour un seul enfant), pour
un maximum de six mois. Les
entreprises peuvent bien sûr
améliorer ces dispositifs légaux.
Du côté du droit du travail,
l’utilisation de certains dispositifs
par l’employeur peut contribuer à
un équilibre des sphères de vie : ci-
tons l’autorisation d’absence pour
actes médicaux nécessaires à un
protocole d’assistance médicale à
la procréation comptant en temps
de travail effectif (le conjoint en
bénéficie aussi pour trois de ces
L’UTILISATION
DE CERTAINS
DISPOSITIFS
PAR L’EMPLOYEUR
PEUT CONTRIBUER
À UN ÉQUILIBRE
DES SPHÈRES DE VIE
examens) ; l’indemnisation dès le
premier jour d’arrêt de travail
dans le cas d’une fausse couche
(sans délai de carence depuis le
1er janvier) ; l’impossibilité de li-
cencier pendant les dix semaines
suivant une fausse couche, sauf
en cas de faute grave ; le droit pour
une femme enceinte d’être affec-
tée à un autre poste si son état de
santé le nécessite ; l’autorisation
d’absence afin de se rendre aux
rendez-vous médicaux obligatoi-
res pendant la grossesse et en pos-
tnatal ; les autorisations d’absence
pour allaitement pendant un an
(non rémunérées, sauf disposi-
tions conventionnelles) à raison
d’une heure par jour…
Confrontation à la réalité
En outre, des dispositions inté-
grées aux conventions collectives
ou aux accords de branche ou
d’entreprise peuvent être négo-
ciées avec les représentants du
personnel, comme le complé-
ment des indemnités journaliè-
res de la Sécurité sociale (IJSS)
afin que le salarié en congé ma-
ternité ou paternité ne voie pas
baisser son salaire. Notons que le
congé paternité, dont la durée est
passée de quatorze à vingt-huit
jours en 2021, est pris intégrale-
ment par 65 % des jeunes pères
(Drees, juillet 2023). En l’absence
d’une telle mesure, le parent en
séquences liées à ces pratiques ou
à leur absence. Cette confronta-
tion à la réalité varie aussi selon le
niveau des informations données
par le service RH. Elle peut même
constituer un motif de départ, ou,
inversement, un motif de recrute-
ment. Par exemple, dans le cas du
projet d’un deuxième enfant, le
salarié regardera à deux fois les
droits existants dans l’entreprise
avant de faire un choix.
Si les idées ne manquent pas en
matière d’équilibre entre vie per-
sonnelle et vie professionnelle,
leur réalisation nécessite du cou-
rage managérial et la connais-
sance éclairée de ces enjeux. p
Ange Abalé est doctorant en
gestion des ressources humai-
nes (GRH) au Centre d’études
et de recherches appliquées à
la gestion (Cerag, Université
Grenoble Alpes) ; Ludivine
Adla est enseignante-cher-
cheuse en GRH au Cerag ;
Hélène Monier est ensei-
gnante-chercheuse en GRH et
santé au travail au centre de
recherche sur l’entreprise de la
Burgundy School of Business
(Ceren, BSB-Université Bourgo-
gne Franche-Comté)
Altiero Spinelli et Ernesto Rossi avaient
rédigé le « Manifeste de Ventotene », dans lequel ils appelaient à la
création d’une Europe fédérale libre et unie à la sortie de la guerre.
Comme le texte de William Beveridge écrit en 1942, qui dessinait
les contours du futur « Welfare State », ce manifeste ouvrait des
perspectives radicalement nouvelles pour l’après-guerre. En 1944,
la Déclaration des résistances européennes réclamait à son tour la
création d’une union fédérale entre les peuples.
Deux éléments sont communs à l’ensemble de ces réflexions.
D’abord, l’idée qu’il faut rompre avec l’existence des Etats-na-
tions, considérée comme la cause profonde de la guerre. Le « Ma-
nifeste de Ventotene » l’indique clairement : « La souveraineté ab-
solue des Etats nationaux a conduit à la volonté de domination de
chacun d’eux vu que chacun se sent menacé par la puissance des
autres et considère comme son “espace vital” des territoires de plus
en plus vastes. » Le premier objectif est donc « l’abolition de la divi-
sion de l’Europe en Etats nationaux souverains ». Ensuite, la convic-
tion que l’Europe fédérale doit être démocratique : le « Manifeste
de Ventotene » prône l’établissement d’un gouvernement res-
ponsable envers les peuples des pays membres de la fédération, la
création d’une armée placée sous les ordres de ce gouvernement
fédéral et la mise en place d’un tribunal suprême, compétent
pour trancher les questions relatives à l’interprétation de la Cons-
titution fédérale et les différends entre Etats membres.
Le contexte a changé
Le congrès de La Haye était censé aboutir à une résolution finale
au terme de la mise en discussion de trois rapports débattus
dans trois commissions. Le premier rapport proposait une coor-
dination des politiques économiques, la suppression des obsta-
cles aux échanges commerciaux et la mobilité de la
main-d’œuvre. Le deuxième visait la mise en place d’une assem-
blée parlementaire européenne et la construction d’une Europe
unie ouverte à l’Allemagne. Le troisième proposait l’adoption
d’une charte des droits fondamentaux et d’une cour suprême.
Ces dernières propositions issues de la commission culture se-
ront rapidement mises en place : le Conseil de l’Europe est créé le
5 mai 1949, la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales en novembre 1950 et
la cour chargée de faire respecter ces dispositions peu après.
Mais il n’en ira pas de même des propositions de la commission
visant à établir une Europe politique. Dans Le Viol d’Europe (PUF,
2013), l’économiste Robert Salais voit dans le sabotage des Anglais
une des causes de l’échec. Le président du Mouvement européen-

Thomas Coutrot Redonner aux salariés EN 1948, LA PEUR

N’EST PAS POUR
France, Yves Bertoncini, l’interprète,
quant à lui, comme le résultat de l’op-
position entre les fédéralistes et les
unionistes. La proposition de Paul

le pouvoir d’agir sur leur travail RIEN DANS LA PRISE

L’économiste montre que la
délibération sur l’organisation
du travail est aussi un facteur
de démocratie politique
elles se rencontrer et tisser la coopération
nécessaire au travail bien fait ?
Ce n’est pas seulement la santé des salariés
qui est en jeu, c’est aussi celle de la démocra-
tie. Une longue lignée de chercheurs, initiée
par l’économiste et philosophe John Stuart
Mill et poursuivie par Carol Pateman, Georges
Friedmann, Yves Clot ou Christophe Dejours,
a montré pourquoi être soumis toute la jour-
du vote RN, mais c’en est une qu’on ne saurait
ignorer et qu’il est possible de traiter.
Alors que le délitement de la citoyenneté
trouve une de ses origines dans les dérives du
management par les chiffres, la priorité n’est
peut-être pas tant à la semaine de quatre jours
qu’à l’instauration d’un vrai droit à la délibéra-
tion sur le travail. Il est urgent d’instaurer des
temps collectifs de discussion sur le travail au
DE CONSCIENCE
Reynaud d’une assemblée euro-
péenne élue au suffrage universel,
permettant à chaque Etat d’envoyer
un représentant pour un million de
personnes, échouera en raison de
DU FAIT QUE l’opposition de ces derniers.
Mais les fédéralistes n’ont pas dit
L’EUROPE DOIT leur dernier mot. En 1952, les six pays
DEVENIR FORTE membres fondateurs de la Commu-
nauté européenne du charbon et de
ET AUTONOME l’acier (CECA) signent le traité insti-
tuant la Communauté européenne
de défense (CED). Une assemblée ad hoc rédige les statuts de la fu-
ture Communauté politique européenne et, en mars 1953, un

L
e travail est devenu insoutenable pour
une grande partie des salariés, cela ne
fait plus guère débat. L’ouvrage collectif
Que sait-on du travail (Seuil, 2023), ré-
digé par une soixantaine de spécialistes à l’ini-
tiative de Bruno Palier (et avec le soutien du
« Monde »), en a établi un état des lieux précis
et documenté. Pour autant, le déni patronal et
gouvernemental demeure. Contraindre les sa-
lariés à accepter les emplois tels qu’ils sont,
plutôt que de changer le travail : c’est le but
des durcissements successifs des règles de
l’assurance-chômage ou des pressions sur les
médecins, qui prescriraient « trop » d’arrêts de
travail, sans oublier la réforme du revenu de
solidarité active. La semaine de quatre jours,
dont Gabriel Attal a prôné l’expérimentation,
semble un levier plus positif pour rendre le
travail attractif. Mais faute de réduire sa durée,
elle risque (comme la journée de douze heu-
res à l’hôpital ou le télétravail pour les cadres)
de déplacer le problème sans le résoudre,
voire en l’exacerbant par une nouvelle inten-
sification du travail.
La recherche l’a établi : c’est bien au cœur de
l’activité, dans son organisation au quoti-
dien, que se logent les causes du mal-être et
des pathologies psychiques au travail. Modi-
fier les horaires ne change rien, et pourrait
même aggraver la perte de sens et l’éclate-
ment des collectifs. En télétravail pour les
uns, en horaires décalés ou en quatre jours
pour les autres, quand les équipes pourront-
née à un travail répétitif et dénué d’autono-
mie ne prédispose pas à l’engagement citoyen
hors du travail. Une étude confirme que, au-
delà du diplôme ou de la profession, le man-
que d’autonomie au travail est un détermi-
nant important de l’abstention à l’élection
présidentielle de 2017 comme aux élections
européennes de 2019 (« Le bras long du tra-
vail. Conditions de travail et comportements
électoraux », Thomas Coutrot, document de
travail n° 1-2024, IRES, 2024.)
Santé psychique et affects démocratiques
Plus encore : l’impossibilité de s’exprimer sur
son travail, sur les difficultés qu’on y rencon-
tre et les solutions qu’on pourrait proposer fa-
vorise clairement le vote pour l’extrême
droite. Ainsi, dans les communes ayant privi-
légié le vote pour la liste de Jordan Bardella
en 2019, la probabilité que les salariés dispo-
sent de temps collectifs organisés par leur
manageur pour aborder des questions d’orga-
nisation ou de fonctionnement de leur unité
de travail est de 20 % inférieure à la moyenne.
Le vote Rassemblement national (RN) est éga-
lement associé aux horaires atypiques (travail
la nuit ou tôt le matin), ainsi qu’à la pénibilité
physique, même à métier identique. La
France qui trime et souffre au travail sans
pouvoir le dire et sans espoir d’y changer
quelque chose tend à se venger par, ou à se ré-
fugier dans, le vote pour des candidats autori-
taires. Ce n’est pas la seule raison de la montée
sein des équipes, animés par des élus de proxi-
mité, et avec des conséquences tangibles sur
les décisions d’organisation, dans les entrepri-
ses privées comme dans les administrations.
Il ne faut pas attendre cette innovation de la
négociation collective : les employeurs ont
boycotté l’instauration d’espaces de discus-
sion sur le travail, pourtant prévue dans l’ac-
cord interprofessionnel de 2013 sur la qualité
de vie au travail. C’est au législateur d’agir,
aujourd’hui ou demain.
Les sciences du travail l’ont établi depuis
longtemps : le pouvoir d’agir sur son travail
pour en être fier est une source primordiale de
la santé psychique. Mais il contribue aussi à fa-
çonner les affects démocratiques, pour le
meilleur ou pour le pire. La réduction de la du-
rée du travail demeure un objectif majeur sur
les plans social et écologique, mais n’aura d’ef-
fets positifs sur la santé et la démocratie que si
les salariés et leurs représentants sont dotés
du pouvoir de participer véritablement aux
choix de réorganisation en s’appuyant sur leur
irremplaçable connaissance du travail réel. p
Thomas Coutrot est chercheur associé
à l’Institut de recherches économiques et
sociales (Ires) et membre des Ateliers Travail
et Démocratie
texte de 117 articles prévoit un système bicaméral, avec une as-
semblée élue au suffrage universel direct représentant les peu-
ples, et une seconde chambre composée de sénateurs élus par les
parlements. Mais ce projet échoue définitivement avec le vote de
l’Assemblée nationale française contre la Communauté euro-
péenne de défense, le 30 août 1954. Que s’est-il passé ?
Certes, les Français portent une lourde responsabilité. Mais sur-
tout le contexte a changé. En 1948, la peur n’est pas pour rien dans
la prise de conscience que l’Europe doit devenir forte et auto-
nome. Les Européens assistent au coup de Prague et au blocus de
Berlin. L’Europe est prise en tenaille entre les visées impérialistes
de l’URSS et le chantage américain, qui conditionne l’octroi des
aides – en particulier du plan Marshall – à l’entrée dans l’OTAN.
En 1950, c’est la guerre de Corée. Mais au cours des années suivan-
tes, cette conscience s’émousse. Comme l’écrit Jean-Pierre Gouzy,
« dans les cercles gouvernementaux, une démobilisation euro-
péenne sera perceptible dès les semaines qui suivirent le décès de
Staline, le 5 mars 1953. La fin de la guerre en Corée en juillet de la
même année ne fera que confirmer ce sentiment ». La peur s’estom-
pant, les Etats-nations se referment sur eux-mêmes, leurs égoïs-
mes, leurs tracasseries politiques. Certes, l’Union européenne va
peu à peu se construire, mais pas comme une Europe politique.
Aujourd’hui, la peur est de retour. Les visées impérialistes de la
Russie sont claires. Le risque que l’élection de Donald Trump
conduise à un abandon des Européens est majeur. Un mélange
de peur et d’espérance a failli permettre aux Européens de poser,
à La Haye, les bases d’une Europe politique. Plusieurs ouvrages
récents, dont celui de Timothy Snyder La Route pour la servitude
(Gallimard, 2023), rendent les raisons de la peur et de l’espérance
plus tangibles. Il est grand temps de remettre ces questions au
cœur de nos débats, comme le fait le dernier numéro de L’Econo-
mie politique. Il est grand temps de renouer avec les espoirs du
congrès de La Haye. p
32 | 0123
HUMANITÉS | CHRONIQUE
par p hil ip p e b e r nar d
Ecouter la voix
des « intégrés »
R LES RÉCITS D’ENFANTS
achida Brakni n’est pas
une « spécialiste de
l’immigration », juste
une comédienne talen-
tueuse, ancienne pensionnaire
de la Comédie-Française dont les
parents ont, comme des centai-
nes de milliers d’autres dans les
années 1960 et 1970, eu le cou-
rage de quitter leur vie de pau-
vreté dans une Algérie tout juste
indépendante, pour la région pa-
risienne. Lire son livre Kaddour
(Stock, 208 pages, 19,50 euros)
après la séquence de furie politi-
que suscitée par le projet de loi
Darmanin sur l’immigration,
c’est un peu comme sortir d’une
cellule de dégrisement et respi-
rer la vraie vie.
C’est se rappeler le caractère ir-
rationnel qu’a pris dans notre
pays un débat où l’on oublie les
êtres humains pour transformer
le mot « immigration » en em-
blème de tous les maux du mo-
ment : délitement du lien social,
affaiblissement des services pu-
blics, islamisme, violences urbai-
nes, ségrégation dans les villes,
inégalités à l’école. C’est repren-
dre ses esprits : si toutes ces ques-
tions essentielles supposent des
réponses rapides, elles ne sont
pas réductibles à quelques arti-
cles d’une énième loi sur les titres
de séjour, encore moins à la dési-
gnation des étrangers comme
boucs émissaires des dysfonc-
tionnements de la société. Tout
simplement parce qu’ils comp-
tent parmi leurs premières victi-
mes et bousculent souvent les cli-
chés qui les stigmatisent.
En apparence, Kaddour et son
épouse, les parents de Rachida
Brakni, sont des victimes silen-
cieuses de l’histoire et de l’écono-
mie : exil forcé d’un pays en plein
chaos postcolonial, emplois de
chauffeur-livreur et de femme de
ménage qui épuisent et brisent
les corps, logement en bloc HLM,
rage d’être illettré, éternel senti-
ment d’être à la merci du patron
et de l’administration, de « ne pas
être chez soi » en France, de ne
rien pouvoir transmettre à ses en-
fants. Pourtant, le récit émou-
vant, par l’actrice, de la béance
que provoque en elle la mort de
son père, révèle son incommen-
surable dette à leur égard.
« Plus français que les Français »
C’est sa mère qui, à coups de boîtes
de couscous et de chocolats Qua-
lity Street, convainc les directeurs
d’école de l’inscrire dans le bon
établissement d’une commune
voisine « qui n’avait pas de cités »,
c’est son père qui éconduit une
voisine inquiète de la voir « discu-
ter avec des garçons » et ancre,
sans le savoir, sa conviction d’être
l’égale des hommes. Ce père illet-
tré, résolu à être inhumé dans sa
terre natale au pied d’un figuier et
sûrement pas en France, mais qui
n’a « jamais entravé [s]on désir de
devenir comédienne », contredi-
sant les préjugés sur la « tyrannie »
des pères maghrébins. L’hymne de
l’actrice du Français à ses parents
illettrés est magnifique : « Pour
vous, j’ai dévoré les mots, insatiable
je les voulais tous (…). A travers
cette langue que j’aime tant, je se-
rais votre voix et elle (…) ne me fe-
rait pas défaut pour laver les af-
fronts et les humiliations. »
ON OUBLIE LES ÊTRES
HUMAINS POUR
TRANSFORMER LE
MOT « IMMIGRATION »
EN EMBLÈME
DE TOUS LES MAUX
DU MOMENT
0123
DIMANCHE 10 - LUNDI 11 MARS 2024
FRANCE-
ALLEMAGNE :
LE DEVOIR D’AGIR n’est pas la première fois que cela arrive français donne au président de la Républi-
À L’UNISSON
dans la relation franco-allemande.
Le blocage actuel tient d’abord à la situa-
tion créée en Europe par l’invasion à
que davantage de marge que n’en a le
chancelier. Assurer ensemble un lea-
dership de l’Europe dans ces conditions est
grande échelle de l’Ukraine par la Russie, le
24 février 2022. Le chancelier Scholz a aussi-
tôt compris que cet événement signifiait
donc difficile. Affronter l’épreuve d’une
guerre dévastatrice menée par la Russie
aux portes de l’Union européenne et de
un « changement d’époque », décrit dans un l’OTAN l’est encore plus.
discours historique qu’il a prononcé trois L’unité de vues de M. Scholz et de M. Ma-
jours plus tard devant le Bundestag. Il y a cron sur l’objectif, celui d’aider l’Ukraine à
annoncé un certain nombre de mesures ra- repousser l’agression de la Russie, n’est
D’IMMIGRÉS dicales. Mais il n’a peut-être pas anticipé pas en doute. C’est sur les moyens d’y par-
l’ampleur des défis que ce changement venir qu’ils s’opposent, de plus en plus
CONTREDISENT d’époque allait imposer à son pays. ouvertement. Les partenaires européens
LES LIEUX COMMUNS
DONT L’EXTRÊME
DROITE FAIT SON MIEL
P ilier du projet européen depuis sa
naissance dans les années 1950, la
relation franco-allemande a été
plus ou moins fructueuse et plus ou moins
chaleureuse au gré des leaders et des crises
La coalition gouvernementale de trois
partis (Parti social-démocrate, Verts, Parti
libéral) que dirige M. Scholz a été formée à
peine quelques mois avant la guerre, et le
contrat de coalition sur lequel elle repose
de Berlin et de Paris observent avec un ef-
farement croissant les échanges acerbes
entre les deux leaders, publics ou lors de
réunions, sur la comparaison des mon-
tants de livraisons d’armes à l’Ukraine, sur
que les deux pays ont affrontées, ensemble avait été élaboré dans un contexte tout à le débat sur l’envoi de soldats et sur la « lâ-
ou séparément. « Tandem », « moteur », fait différent. L’impact économique, no- cheté » des uns ou des autres.
Ces parents immigrés-là ne sont « couple », chaque dénomination corres- tamment, de la crise ukrainienne ébranle la La France et l’Allemagne ont une appro-
pas des exceptions. Si les médias, pond au degré de dynamisme ou de com- coalition. Le paysage politique s’est consi- che de la guerre et une culture stratégique
plus enclins à couvrir les drames plicité qui anime cette relation, unique dérablement fragmenté depuis deux ans, différentes. M. Scholz ne voit pas de salut de
de l’actualité quotidienne, en par- dans l’histoire contemporaine. marqué par la montée du parti d’extrême l’Europe hors de son ancrage avec les Etats-
lent rarement, des livres com- Aujourd’hui, le moteur est en panne à un droite AfD (Alternative für Deutschland), Unis, M. Macron prône la souveraineté
blent cette lacune. Dans Si j’avais moment crucial, et la relation présente l’émergence de petits partis radicaux et l’af- européenne. Le poids de l’histoire est inévi-
un franc (Anne Carrière, 2023), tous les symptômes d’un couple en crise. faiblissement des grands partis. table. Mais l’Europe ne pourra faire face aux
Abdelkrim Saifi, ancien journa- Le problème dépasse largement les diffi- L’assise politique intérieure du président défis d’un monde en plein bouleversement
liste, fait revivre de façon tou- cultés relationnelles entre le chancelier Macron, privé de majorité au Parlement et si le chancelier allemand et le chef de l’Etat
chante et savoureuse le couple Olaf Scholz et le président Emmanuel Ma- lui aussi confronté à une dynamique d’ex- français refusent de faire l’effort d’agir à
que formaient ses parents, Kori- cron ; les deux hommes ont certes des trême droite, n’est guère plus confortable, l’unisson sur un sujet aussi existentiel que
chi et Yamina, débarqués de leur tempéraments très différents, mais ce même si la nature du système politique la guerre sur leur continent. p
Algérie natale rue de la Provi-
dence à Hautmont (Nord). Il ra-
conte sa rage d’avoir dû faire sans
cesse « la danse du ventre » pour
être « plus français que les Fran-
çais ». Mais aussi les rêves de « Li-
berté, égalité, fraternité » qui l’ont
fait « avancer » jusqu’au jour où il
s’est « aperçu qu’[il] était d’ici ».
Dans un autre registre, roma-
nesque, l’islamologue et écrivain
Rachid Benzine, fils d’immigrés
marocains, vient de raconter, lui
aussi, la vie d’un père « qui a vécu
toute sa vie [en France] en rêvant
qu’il était toujours là-bas ». Dans
Les Silences des pères (Seuil, 2023),
il met à nu le secret de ces parents
taiseux dont l’itinéraire – l’émi-
gration et l’installation chez l’ex-
colonisateur – et le rêve jamais
réalisé d’un retour au pays ren-
dent difficile la transmission aux
enfants. C’est après la mort de son
père que le narrateur découvre sa
vie politique et ses amours, loin
de l’homme mutique et transpa-
rent qu’il croyait avoir connu. Il
n’avait jamais raconté ses souf-
frances à ses enfants « pour qu’ils
soient libres de réussir leur vie sans
rancœur, sans amertume ».
Tous ces livres s’apparentent à
des récits de « transfuges de
classe » et enrichissent la con-
naissance des douleurs endurées,
des succès vécus. Mais ils nourris-
sent aussi la connaissance de ce
qu’il est convenu d’appeler l’« in-
tégration » des immigrés en con-
tredisant certains lieux com-
muns dont l’extrême droite fait
son miel. Non, les étrangers ne rê-
vent pas de regroupement com-
munautaire ; ils sont, comme les
autres parents, soucieux des fré-
quentations de leurs enfants et
nombreux sont ceux qui se dé-
mènent pour échapper aux cités
et aux collèges ghettos.
« Le regroupement de ces
populations dont on dit qu’elles
ne sont pas naturellement inté-
grées dans le paysage national est
bien plus le résultat (…) d’un effet
d’assignation territoriale que
d’une envie irrépressible de vivre
entre soi », résume le sociologue
Smaïn Laacher dans L’Immigra-
tion à l’épreuve de la nation
(L’Aube, 200 pages, 20 euros).
Pour lui, avancer vers l’intégra-
tion suppose de résorber tout
ce qui entrave « la construction
d’un lien national avec la nation
française ».
Cela passe notamment par « la
réduction de la religion à la sphère
privée, la lutte contre toute prati-
que matrimoniale contraire (…) au
droit des personnes, l’égalité des
chances scolaires entre les enfants
d’immigrés et le reste de la popula-
tion » et la lutte contre l’assigna-
tion professionnelle sur une base
ethnique. Un programme ambi-
tieux, social et éducatif, que
défendent implicitement, mais
de façon convaincante, les récits
des rescapés du supposé échec de
l’intégration. p
 E N QUÊ TE

22

Du rab de stéréotypes
Valorisation de la
« bonne épouse »,
promotion de
la femme fatale…
A rebours
de l’évolution
des mœurs, des
« The House Wife », photo extraite de la série « The Ideal Woman » (2010), de la photographe canadienne Kourtney Roy. KOURTNEY ROY

influenceuses
offrent aux clichés
sur les femmes
un étonnant
retour de flamme

5 6 8

DI L EMME PL ÉB I S CI TE UN APÉRO AVEC …

Peut-on Une Miss Lou

s’imposer à un et sa France Trotignon
enterrement ? Aux yeux du public qui l’a choisie,
Eve Gilles, Miss France 2024,
Il a fait du récit de sa transition
le sujet de son seul-en-scène.
La famille peut vouloir est un peu plus qu’une reine L’humoriste, qui se définit
des obsèques dans la « plus stricte de beauté. Une sorte d’« élue » comme un « mec trans
intimité ». Mais, de fait, le mort de la France périphérique non binaire », s’amuse avec
n’appartient à personne les frontières du genre

DIMAN C H E 1 0 - LU N DI 1 1 MARS 2024 C AHI ER DU « M O N DE » N O 24 630 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T

2 0123
DIM A N C HE 1 0 - L UN DI 1 1 M A R S 2024

Par Morgane Tual comptes bien moins populaires. Mais la

tendance prend. Le mot-clé #tradwife

U
n chat surpris par un
grille-pain. L’évolution de
Brad Pitt au fil des ans.
Des conseils bouture. « Le
féminisme est un cancer,
voilà pourquoi ». Dans
l’incessant zapping que propose l’appli-
cation TikTok, la vidéo interpelle. A
l’image, rien que de très banal : une jeune
influenceuse à l’allure soignée, une mise
en scène impeccable. Mais le propos, lui,
détonne, à l’ère post-#metoo. Elle est
française, se fait appeler Thaïs d’Escufon
et cumule près de 100 000 abonnés sur
TikTok, deux fois plus sur YouTube.
Ses vidéos sont toutes du même
acabit : elle y déclare que les femmes mo-
dernes sont « irresponsables », que l’infi-
délité féminine est « plus grave » que
celle des hommes, incrimine la pilule et
estime, dans une vidéo vue plus d’un
million de fois, « que les hommes et les
femmes ne sont pas égaux, ne le seront
jamais, et qu’il n’est pas souhaitable qu’ils
« La question
antiféministe,
c’est provocateur
et cela permet
de se créer
une audience »
Cécile Simmons, chercheuse
le soient ». Des contenus principalement
destinés aux jeunes hommes, présentés
comme victimes du féminisme, à qui
elle fournit des conseils pour devenir de
« vrais hommes » et « attirer (et garder)
une femme de haute valeur ».
cumulait, par exemple, 309 millions de
vues sur TikTok début 2024.
Et le discours porte. « La question
antiféministe, c’est quelque chose qui
marche bien sur les réseaux sociaux, quel-
que chose de provocateur qui permet de
se créer une audience », décrypte Cécile
Simmons, chercheuse à l’Institute for
Strategic Dialogue et spécialiste des
questions de désinformation, de radica-
lisation et de genre. « Dans un contexte
de crise, se replier sur l’idée du féminin et
du masculin traditionnels est quelque
chose de très rassurant. L’antiféminisme
rassure les hommes car il offre une ré-
ponse simple à certaines souffrances :
“Tout est de la faute des féministes qui ont
détruit la virilité masculine, et vous pou-
vez reprendre le contrôle.” Quant aux
femmes, elles peuvent être séduites par
certains discours disant que la société leur
vend un mensonge. »
Ce « mensonge », c’est celui des
femmes qui parviendraient à concilier
avec succès carrière, maternité et vie
conjugale – une promesse qui, selon cer- « The Bride »,
taines de ces influenceuses, rendrait les « The Mother » et
femmes dépressives. En France, Cécile « The Call-Girl »
(« la mariée », « la
Simmons observe les tradwives émer-
ger : « Elles commencent à avoir du succès,
mère » et
« la prostituée »),
parce que c’est esthétique et que ça offre
une communauté à des femmes en quête
photos extraites
de la série
de sens, parfois épuisées. »
D’autant que leurs valeurs ne
d’autoportraits
« The Ideal
sont pas toujours visibles au premier Women » (2010),
coup d’œil. Les tradwives, notamment, dans laquelle
la photographe
« touchent des personnes qui ne sont pas
au courant de leurs idées, mais qui sont canadienne
Kourtney Roy
intéressées par la cuisine, la beauté, les
revisite les
soins du visage… Des sujets “lifestyle”, qui stéréotypes
ne semblent pas politiques mais qui, en féminins des
fait, promeuvent une idéologie », souli- années 1950
et 1960.
KOURTNEY ROY
ENQUÊTE

Thaïs d’Escufon n’est pas la seule

influenceuse à surfer sur l’antifémi-
nisme. La recette a déjà fait ses preuves
ailleurs, notamment aux Etats-Unis.
Hannah Pearl Davis, par exemple, avec
deux millions d’abonnés sur YouTube,
est l’un des visages féminins les plus

On ne naît pas femme

célèbres de la mouvance « red pill ». Ce
courant masculiniste, au nom inspiré de
la pilule rouge des films Matrix – qui per-
met de voir le monde réel –, considère
que le féminisme menace la société.

au foyer, on le devient
Dans une vidéo visionnée plus d’un mil-
lion de fois, elle affirme que les femmes
ne devraient pas avoir le droit de vote.
Mais l’antiféminisme prend dif-
férentes formes chez les influenceuses.
Il n’est pas toujours aussi explicite, et

De Thaïs d’Escufon aux

s’adresse aussi aux femmes. Une autre
mouvance fait ainsi beaucoup parler
d’elle : celle des « tradwives », qui reven-
diquent un mode de vie traditionnel.
Estee Williams en est l’une des plus em-

« tradwives » américaines,
blématiques. L’Américaine se met en
scène sur les réseaux sociaux avec un
style des années 1950, raconte sa vie de
femme au foyer et donne des conseils
cuisine et beauté à ses abonnées. Elle

des influenceuses ont

leur explique comment « attirer des
hommes masculins qui pourront subve-
nir aux besoins de leur famille », et
avance que « faire passer les besoins de
son mari avant les siens est le devoir

fait de l’antiféminisme
d’une bonne épouse ». D’autres tradwi-
ves usent d’une esthétique plus mo-
derne, comme Mrs Midwest qui, entre
deux vidéos sur sa vie de maman, ap-
pelle à « rejeter les messages féministes ».

leur combat, prônant un

Si la grande majorité des influen-
ceurs antiféministes sont des hommes,
l’existence d’influenceuses portant ces
valeurs n’est pas bien surprenante : les
femmes ont toujours participé aux

retour aux rôles traditionnels

mouvements antiféministes, rappelle
l’historienne Christine Bard, codirectrice
du livre collectif Antiféminismes et mas-
culinismes d’hier et d’aujourd’hui (PUF,
2019). « Ce qui est nouveau, c’est que ces

des hommes et des femmes.

influenceuses vont avoir en un clic, gra-
tuitement ou presque, un impact infini-
ment plus vaste qu’auparavant. Leurs
méthodes peuvent toucher à grande vi-
tesse, et avec une ampleur sans précé-

Au programme : tarte tatin

dent, beaucoup plus de personnes, sans le
filtre des organisations, des partis politi-
ques ou des médias traditionnels. »
Quelle ampleur, exactement ?
Difficile de le mesurer avec précision.

et lobbying d’extrême droite

Rares sont celles à dépasser le million
d’abonnés. Elles sont plus nombreuses à
en cumuler plusieurs centaines de mil-
liers, suivies d’une galaxie de petits

gne Eviane Leidig, autrice du livre The
Women of the Far Right : Social Media
Influencers and Online Radicalization
(« les femmes d’extrême droite, influen-
ceuses des réseaux sociaux et radicalisa-
tion en ligne », Columbia University
Press, 2023, non traduit).
Certaines se défendent d’être anti-
féministes, et de toute forme de politisa-
tion. « Aucune tradwife sur TikTok ne dit
que la place de toutes les femmes est à la
maison, nous avons juste choisi, en tant
qu’individus, d’être femmes au foyer »,
explique ainsi Estee Williams dans une
vidéo. D’autres adaptent leur discours
en fonction des plates-formes, constate
Cécile Simmons : « Si on regarde le
compte Instagram de Mrs Midwest, par
exemple, c’est presque impossible de voir
de l’antiféminisme. C’est un compte sem-
blable à celui de nombreuses autres tren-
tenaires. Mais sur son site ou sa chaîne
YouTube, elle tient un discours antifémi-
niste plus articulé. »
Et ce discours va parfois même
plus loin. « L’antiféminisme est une porte
d’entrée vers d’autres formes de radicali-
sation, vers l’extrême droite, affirme la
chercheuse. Mrs Midwest, qui recom-
mande ses crèmes préférées, recom-
mande aussi ses livres préférés. Comme,
par exemple, ceux de Stefan Molyneux, un
auteur suprémaciste [canadien]. »
Certaines le revendiquent,
comme la Française Thaïs d’Escufon. « Je
n’avance pas masquée. Je ne cache pas
mon côté militant, j’en suis fière », expli-
que-t-elle au Monde. Avant de se lancer
sur YouTube, la jeune femme était porte-
parole de l’association d’extrême droite
Génération identitaire, dissoute en 2021.
Dans ce cadre, elle avait contribué au
déploiement d’une banderole « Justice
pour les victimes du racisme anti-Blancs »
lors d’une marche pour Adama Traoré,
en juin 2020. Et participé à une opéra-
tion antimigrants dans les Pyrénées
en 2021, pour « traquer les profils sus-
pects » et « afro-maghrébins », avait-elle
dit à l’Agence France-Presse.
Lorsque, en juin 2021, elle an-
nonce partir « en croisade sur YouTube »,
ses premières vidéos, très politiques
(« Pourquoi je voterai pour Zemmour »,
« Pourquoi je ne crois pas en l’assimila-
tion »), fonctionnent moyennement.
« Quand j’ai commencé à traiter la théma-
tique des relations hommes-femmes, ça a
eu l’air d’intéresser beaucoup plus de
monde », se souvient-elle. Elle décide alors
de se concentrer sur ces thématiques.
Une manière de rallier de nou-
velles personnes à son idéologie :
« J’avais l’impression de n’être suivie que
par des gens qui étaient déjà d’accord
avec moi. Et moi, mon but, c’est d’in-
fluencer le plus de monde possible. »
Pour elle, le lien entre ces sujets est
clair : « Ce sont les deux faces d’une
même pièce : je défendais l’affirmation
de l’identité européenne ; aujourd’hui, je
défends l’affirmation de l’identité des
deux sexes. Je relie ça aussi à mon com-
bat pour la natalité. On ne va pas recon-
quérir la France avec des hommes qui
n’osent pas aborder une femme poliment
dans la rue. On a besoin d’hommes va-
leureux et on en manque cruellement. »
Tant que ses idées ne sont pas au
pouvoir, dit-elle, son levier d’action
consiste à encourager ses abonnés à
changer leur quotidien : « On a les rênes
de notre vie en main sur la question des
relations hommes-femmes, ce qui n’est
pas le cas sur les questions identitaires et
d’immigration. »
Certes, beaucoup d’influenceu-
ses porteuses de valeurs antiféministes
se disent apolitiques et n’évoquent
jamais ces sujets, notamment du côté
des tradwives. « Toutes ne sont pas d’ex-
trême droite, tient ainsi à préciser
Eviane Leidig. Mais il existe un chevau-
chement entre les deux, assez subtil et
codé, dans cette focalisation sur les rôles
de genre traditionnels. Et plusieurs trad-
wives sont clairement d’extrême droite. »
L’une d’entre elles, l’Américaine Ayla
Stewart, avait beaucoup fait parler d’elle
en 2017 en lançant le « White Baby Chal-
lenge », dans lequel elle encourageait les
femmes à donner naissance à de nom-
breux enfants blancs.
Mais les internautes qui suivent
ces influenceuses sont-ils pour autant
convaincus ? Quand Hannah Pearl Davis
critique le droit de vote des femmes, ses
abonnés sont-ils vraiment conquis, ou
sont-ils là par « hate following » – cette
pratique qui consiste à suivre sur les ré-
seaux sociaux quelqu’un que l’on n’ap-
précie pas ? « On pourrait se dire, en effet,
que personne ne va croire ça, que ce n’est
pas très sérieux, reconnaît Cécile Sim-
mons. Mais ces discours, quand ils se dif-
fusent très largement, finissent par nor-
maliser ces idées. »
DIM A N C HE 1 0 - L UN D I 1 1 M A R S 2024
Les ressorts obscurs
de la « dark feminine energy »
Sur les réseaux sociaux, des coachs en séduction, adeptes
de la pensée magique, réactivent le cliché de la femme fatale
O
n appelle cela la « technique du triangle ». Une
manière de montrer son désir lors d’un ren-
dez-vous amoureux sans le verbaliser. Face à
l’heureux élu, on regarde son œil, puis l’autre, puis
ses lèvres et on revient à ses yeux. Le tout, en entrou-
vrant légèrement la bouche. Voilà le type de conseils
en séduction qui prolifèrent sur TikTok, sous le hash-
tag #DarkFeminineEnergy (2 milliards de vues et une
centaine de milliers de posts). Des tutoriels qui théo-
risent une féminité plus « sombre » (dark) et préconi-
sent d’avoir l’air « dangereuse » et « inaccessible »,
« sensuelle » et « magnétique », sans être « vulgaire et
facile »… dans l’objectif de « devenir une femme fa-
tale » afin de « prendre le contrôle sur les hommes ».
Pour y parvenir, la recette, selon les adeptes
de cette méthode d’avant-garde qui regarde vers le
passé, est assez simple : toujours faire croire à un
homme qu’il a raison, ne jamais payer l’addition, se
refuser sexuellement à lui les trois premiers mois et
« éveiller son instinct de chasseur ». La plupart de ces
vidéos ne sont pas concoctées par Baptiste Marchais,
Papacito ou autres figures du masculinisme français,
mais par des influenceuses qui s’autoproclament ex-
pertes en relations hommes-femmes. Figures ambi-
valentes qui réactivent les pires stéréotypes pour ar-
river à leurs fins, elles incarnent un syncrétisme de
l’âge numérique qui marie les contraires. Les techni-
ques de drague manipulatoire y côtoient des reven-
dications féministes aux relents de sorcellerie 2.0.
« Je sortais d’une relation toxique, où mon par-
tenaire esquivait même les rapports sexuels. Je ne vou-
lais plus être une gentille fifille polie qui se fait marcher
dessus », confie au Monde Juliette Swann, papesse
française de l’« énergie féminine noire » depuis la
sortie, en mars 2023, de son e-book Bible de la femme
fatale. « Je voulais que mon homme me montre à ses
copains en disant : “Tu as vu, je suis un dresseur de fau-
ves” », explique la jeune femme, qui fait l’éloge de « la
femme égoïste, capricieuse, féroce » sur ses comptes
TikTok FemmeFataleObsession et LoveIsFrench.
Clinique, son ouvrage promet à sa lectrice
d’« avoir une horde d’hommes de qualité qui te courent
après ». Elle y égrène des techniques de manipulation
capables, selon elle, de pousser son partenaire « à des
obsessions extrêmes » : « Harcèlement, possessivité, ja-
lousie. » Les comportements de la masculinité toxi-
que, en somme, qui, comme le dénoncent les associa-
tions de lutte contre les violences faites aux femmes,
mènent généralement au pire. « Il faut se considérer
soi-même comme le Graal et savoir se vendre », insiste
0123
3
Juliette Swann. Pour travailler son estime de soi, la Bi-
ble de la femme fatale suggère de se créer un person-
nage à partir d’une actrice admirée, comme Blair dans
la série Gossip Girl ou Maddy dans Euphoria, deux
« bad girls » qui font de l’apparence un point crucial.
Les algorithmes raffolent de ces nouveaux
manuels de vie numériques, et les jeunes filles qui
ont une foule de questions sur le langage amoureux
sont très perméables à ces contenus. Après #metoo
et le Covid-19, la jeune génération est en recherche de
nouvelles pistes, même lorsque celles-ci ont des
allures de grand bond en arrière. Juliette Swann, elle,
s’est inspirée notamment de gourous américaines
comme The Wizard Liz (« Liz la magicienne », 4,8 mil-
lions d’abonnés), aussi surnommée la « Andrew Tate
féminine », en comparaison avec l’influenceur bri-
tannique masculiniste mis en cause dans une affaire
de traite d’êtres humains. « Le féminisme aurait dû
s’arrêter quand on était égales en droit avec les hom-
mes. A trop nous pousser à vouloir être meilleures que
les hommes, on a conduit à une crise de la masculinité,
explique la coach à ses abonnées. Depuis #metoo, si
les mâles bougent le moindre petit doigt, ils sont vus
comme des parias. Cette pression sociale les immobi-
lise. Pas étonnant qu’ils tombent en dépression, fu-
ment de la weed et jouent aux jeux vidéo. »
Le message est clair : le bonheur des femmes
passerait par une reconstruction à la truelle de la
binarité des genres. Les chantres de l’énergie noire
jouent aussi sur l’engouement pour le développe-
ment personnel. Elles préfèrent insister sur le yoga, la
méditation et l’épilation plutôt que sur la décons-
truction des rapports de domination. « Ces discours,
qui s’appuient sur une philosophie du bien-être, font
porter aux individus la responsabilité des violences de
genre qu’ils subissent, au lieu de mettre en cause les
structures du patriarcat », analyse Déborah Gay, maî-
tresse de conférences en sciences de l’information et
de la communication au Lerass (université Toulouse-
Jean-Jaurès). En résumé : si on est malheureuse, c’est
parce qu’on est faible.
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4 0123
DIM A N C HE 1 0 - L UN DI 1 1 M A R S 2024
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La tendance « énergie noire » s’accompagne
aussi d’un regain d’intérêt pour la pensée magique et
les philtres d’amour. Ses prêtresses glissent des liens
vers des livres et des podcasts pour « révéler son éner-
gie yin », « développer son pouvoir mystique », « recon-
necter avec sa déesse de l’ombre »… Certaines tirent les
cartes ou fabriquent des couronnes de fleurs, tandis
que d’autres peignent avec leur sang menstruel ou le
versent dans les plantes. De confession chrétienne,
Sylvie Malungu (16 900 abonnés sur TikTok) a, elle,
érigé la « manifestation » en art de vivre. Ce concept
anglais très en vogue repose sur la croyance qu’on
peut attirer l’objet de notre désir rien qu’en y pensant
très fort (amoureux, argent, emploi, beauté…).
« Ecrire le script de la vie dont on rêve, y réfléchir avant
de s’endormir, mettre un petit mot sous l’oreiller… c’est
comme une prière ! », compare la jeune femme.
« Les rituels permettent de canaliser notre at-
tention sur nos désirs et de se sentir comme si nous
avions déjà obtenu ce à quoi nous aspirons », expli-
que, de son côté, Charlotte. La créatrice du compte
« Etre magnétique » sur TikTok s’est intéressée à
l’énergie noire pendant une dépression liée à une
carrière dans la pub peu épanouissante et plusieurs
années de célibat. Néophyte de la lithothérapie, elle
propose plusieurs cérémonials pour gagner le cœur
de son prince charmant, comme se procurer trois
cristaux – le rubis fuschite, l’agate rose et la sodalite –
et télécharger sur son site « une méditation guidée
avec des messages audio subliminaux qui entrent
dans l’inconscient ». Autre méthode : lors de la pleine
lune, acheter une bougie blanche et neuve, fixer la
flamme, écrire sur un papier le nom de l’heureux élu,
le lire à voix haute, placer à côté une pierre d’amé-
thyste, regarder la flamme de nouveau et garder la
cire fondue dans une boîte jusqu’à la concrétisation
de l’objectif. Et si le procédé ne marche pas ? « C’est
que tu n’y crois pas vraiment », rétorque Charlotte.
La coach en séduction Chowkate Gadery
(360 000 abonnés sur TikTok) partage cette croyance
dans le pouvoir de l’esprit. Si elle est peu convaincue
de l’efficacité des sortilèges, l’étudiante en psycholo-
gie a trouvé des similitudes entre la science et la spiri-
tualité. « En thérapie, on apprend à poser ses limites
dans un couple, on parle de la dépendance affective.
La spiritualité, elle, parle d’être alignée à soi-même, de
s’ancrer dans le présent, affirme-t-elle. La manifesta-
tion est une façon aussi d’agir sur notre comporte-
ment pour faire advenir ce qu’on souhaite. » Pour
aborder les sujets de la rupture ou des disputes,
l’influenceuse se réfère à des notions de psychologie
telles que « l’attachement anxieux » ou la préserva-
tion de « l’espace personnel », tout en partageant des
techniques pour éveiller son « féminin sacré ».
Cet emballement pour l’ésotérisme et la fi-
gure de la sorcière « badass » s’associe à une réappro-
priation bancale des idées progressistes. « Un mouve-
ment conservateur qui se réclame du féminisme croit
Quand des internautes rhabillent les femmes
grâce à l’intelligence artificielle
n met des vêtements sur les femmes dépra-
O vées pour le fun, rejoignez-nous. » Depuis
janvier, des internautes prennent un
malin plaisir à modifier, grâce à l’intelligence arti-
ficielle (IA), des photos de femmes qu’ils jugent
inconvenantes, avec la mention « DignifAI »
(« rendre son honneur », en anglais). Elle porte un
décolleté plongeant ? On lui ajoute un pull. Elle
pose en minishort ? On la recouvre d’une robe
longue. Les modifications ne concernent pas que
les vêtements : les tatouages sont retirés, le verre
de bière troqué contre un bouquet de fleurs. Par-
fois, on ajoute à leur côté un enfant ou un homme.
DignifAI dérive aussi vers le racisme, quand une
photo de femme blanche posant avec son enfant
métis est modifiée pour qu’il devienne blanc.
Sur le réseau social X, le compte DignifAI, créé
fin janvier, rassemble plus de 62 000 abonnés. Il
publie des photos avant et après, et les internau-
tes lui font des requêtes : « Frère, peux-tu amincir
celle-là et transformer le N en blanc ? » (« N » pour
« nègre »). La photo semble être une capture
d’écran de l’application de rencontre Tinder. Des
femmes inconnues du grand public, tout comme
des stars internationales et d’innombrables in-
fluenceuses sont visées – des hommes aussi.
L’idée est née sur 4chan, un forum parmi les plus
populaires – et les moins modérés – du Web.
« Nous les forcerons à contempler l’image de la vraie
beauté. Nous ramènerons la décence dans ce
monde », peut-on lire dans un message anonyme.
DignifAI s’est ensuite répandu sur d’autres espa-
ces, comme X, et un site Internet créé spéciale-
ment fournit un mode d’emploi pour trafiquer
par IA les images de son choix.
L’initiative aurait pu, comme tant d’autres, rester
cantonnée aux tréfonds du Web. Mais en la parta-
geant plusieurs fois avec ses plus de 2,4 millions
d’abonnés sur X, le militant américain d’extrême
droite Jack Posobiec lui a donné de la visibilité.
Tout comme le masculiniste malaisien Ian Miles
Cheong, figure de l’alt-right américaine, suivi par
au “féminin sacré”, très essentialiste : en raison de son
sexe biologique, la femme serait plus à même d’entrer
en contact avec les esprits, ou davantage capable de
développer certaines qualités comme la douceur,
l’écoute, le maternage… », analyse Déborah Gay, maî-
tresse de conférences en sciences de l’information et
de la communication.
Pour beaucoup de ses adeptes, la croyance en
l’énergie noire découlerait d’une anxiété séculaire :
l’infidélité. « J’ai 31 ans, j’ai une bonne situation, je fais
du sport, mais l’amour est devenu un produit de
consommation, constate amèrement Mathilde, res-
ponsable communication d’une multinationale spé-
cialisée en électronique. Il y a beaucoup de tentations
sur les applications de rencontres. On met des années
à construire une relation et on perd tout d’un coup. Et
comme on peut vite passer à autre chose, on préfère
entamer une nouvelle histoire plutôt que régler ses
problèmes de couple. » Pour affronter cette peur gran-
dissante, Mathilde a suivi une session de coaching en
ligne de trois mois avec Healthyoceane, influenceuse
en séduction, et a lu le livre de Juliette Swann. Elle dit
s’être depuis recentrée sur elle-même : « Je n’annule
plus une soirée pour être avec mon compagnon. Et
quand je suis en insécurité, je ne lui cours plus après, je
me crée une bulle. J’écris, je dessine, j’allume des bou-
gies, pour me rassurer. »
L’angoisse du temps qui passe et la pression
sociale touchent aussi Charlotte. « L’énergie noire re-
présente la colère, la force, la résilience, affirme-t-elle.
Elle évite de devenir aigrie à force d’avoir trop donné.
Elle aide aussi ces femmes à ne plus perdre leur temps
avec des hommes qui ne répondent pas à leurs stan-
dards et à se libérer de la crainte d’être incomplète ou
bonne pour la casse après 35 ans. » La jeune femme vit
désormais de ses vidéos tutos sur TikTok. Elle y expli-
que comment être parvenue en quelques mois à sor-
tir de la dépression, non pas grâce à un psychologue,
mais en atteignant une harmonie intérieure. Com-
prendre : « Un équilibre entre l’énergie noire et l’éner-
gie blanche », qui, elle, valoriserait davantage « l’intui-
tion, la douceur, l’altruisme, l’amour, la vulnérabilité ».
La peur de l’abandon et du rejet chez les fem-
mes résiderait aussi dans la fragmentation du mo-
dèle familial. « Ma mère s’est occupée de huit enfants,
dont sept filles », se souvient Sylvie Malungu. La
coach est une enfant « papa où t’es », comme elle dit.
« Sans père pour apporter l’argent à la maison et
venir me chercher à l’école, j’ai dû compter sur la
débrouille, et d’autres valeurs comme le contrôle ou
la force. J’étais dans l’énergie masculine. Or, les hom-
mes ne veulent pas de femmes qui gèrent tout ou les
maternent, ils aiment nous aider. » Etre forte sans en
avoir trop l’air, tracer son chemin au milieu d’in-
jonctions contradictoires que l’on s’évertue parfois à
entretenir : pour être une femme aujourd’hui,
l’équilibre n’est pas facile à trouver.
Romane Lizée
plus de 930 000 personnes. « L’IA imagine ce qui
se serait passé si ces femmes avaient été élevées par
des pères forts », écrit-il sur le réseau social.
L’image qui accompagne son post montre Isla
David, une travailleuse du sexe basée au Canada,
rhabillée et flanquée de trois enfants. Dans une
interview au magazine Rolling Stone, elle confie
avoir l’habitude de voir des internautes manipu-
ler des photos d’elle, en général pour la désha-
biller, et estime que les deux démarches relèvent
de la même intention : « Ce qu’ils essaient de faire,
c’est de nous priver de notre consentement et du droit
à disposer de notre corps sur Internet. »
Jusqu’ici, la manipulation par IA d’images de per-
sonnes avait surtout servi, en effet, à déshabiller
les femmes. Des premiers deepfakes, qui rempla-
çaient le visage d’actrices X par celui d’autres
femmes, aux récentes images pornographiques
de la chanteuse Taylor Swift générées par IA. En
les rhabillant, les internautes produisant et re-
layant ces photos mènent une efficace campagne
de « trolling », cette pratique qui consiste à publier
des contenus provocateurs sur Internet dans
l’unique but de faire dégénérer la conversation.
« Noooon, vous ne pouvez pas utiliser l’IA pour rha-
biller les femmes obscènes, normalement vous êtes
censés fabriquer des images de tay tay [Taylor
Swift] nue pour que l’on puisse s’offusquer ! », fait
ainsi mine de protester un utilisateur de 4chan,
singeant les féministes. D’autres sont ravis de
souligner que ces dernières s’indignent toujours,
qu’on déshabille ou qu’on rhabille les femmes.
Sur 4chan, l’heure est au bilan de DignifAI. Alors
qu’un internaute, anonyme comme tous les
autres, s’interroge sur le succès de « l’opération »,
un autre lui répond qu’il s’agit d’une réussite « à
100 % » : « Le but, c’était de troller, et ça a trollé. Et
tous ceux qui pensent qu’il fallait aller chercher plus
loin passent pour des idiots. » L’objectif, abonde un
autre, « c’était d’énerver les féministes, les putes et
quelques branleurs ».
Morgane Tual
Aline Jalliet, coach vocale
« La voix des femmes agit
comme un filtre qui empêche
d’écouter ce qu’elles disent »
Dans son cabinet, Aline Jalliet reçoit
aussi bien des femmes politiques que des
cheffes d’entreprise, mais toutes viennent
la voir avec la même question : comment
se faire entendre lorsqu’elles prennent
la parole ? Dans son stimulant essai
Une voix à soi (Guy Trédaniel Editeur,
256 pages, 22,90 euros), cette coach
décortique la construction de l’identité
vocale des femmes, et explore ces biais
d’écoute qui entretiennent une forme
de domination vocale masculine. Avec,
entre autres, les témoignages de Sandrine
Rousseau, de Najat Vallaud-Belkacem,
d’Elsa Zylberstein, d’Alexandra Lamy,
mais aussi de femmes trans.
Vous parlez de la voix comme d’un
« angle mort du sexisme ». Que voulez-vous
dire par là ?
Contrairement aux hommes, les femmes
sont très souvent attaquées sur leur voix.
Trop aiguë, trop forte, trop fragile, la voix
des femmes est comme un filtre posé sur
leur parole qui empêche
d’écouter ce
qu’elles disent. Si une femme « L’écoute
a une voix trop aiguë, c’est
qu’elle est « hystérique » ;
est bien une
si elle a une voix trop forte, construction
c’est qu’elle est violente ;
si elle a une voix trop grave, sociale et
c’est qu’elle est masculine…
Lorsqu’un homme prend la
culturelle »
parole, sa voix signe dans no-
tre oreille la crédibilité, la légitimité,
la vérité. Une seule voix d’homme peut
anéantir et effacer la voix d’une femme – et
même de plusieurs femmes. Regardez
les affaires Harvey Weinstein, Depardieu,
Gérard Miller ou Patrick Poivre d’Arvor.
Combien faut-il de femmes qui parlent
pour détrôner une seule voix d’homme ?
Devant le risque que cela leur fait prendre,
beaucoup de femmes se taisent. Ou
bien elles cherchent à changer leur voix
pour enfin être écoutées, ou bien elles
la travestissent pour plaire à tout prix.
Existe-t-il une « voix de femme » ?
Dans la réalité, non, mais dans notre oreille,
oui ! On associe l’aigu au féminin. Avec les
aigus, nous identifions la femme traversée
par des émotions qu’elle ne contrôle pas.
Lorsqu’elles veulent gagner en crédibilité,
les femmes aggravent leur voix : c’est
d’ailleurs ce qu’ont fait les voix féminines
depuis les années 1950, en baissant leur
fondamental (la note de base) d’un ton à un
ton et demi. Certaines Américaines adop-
tent même le vocal fry, donnant à leur voix
un grain de friture un peu rauque, façon
Kim Kardashian. Les stéréotypes auditifs
obligent les femmes à s’identifier aux mar-
queurs vocaux de la « féminité », c’est-à-dire
que pour se reconnaître elles-mêmes
comme des femmes, elles amplifient
l’aspect mélodique de leur voix, atténuent
sa portée… Elles adoptent parfois ce qu’on
pourrait appeler « la voix du care » : douce,
aimable, gentille – inoffensive. Je pense aux
infirmières ou aux institutrices. Voyez aussi
les assistants vocaux comme Alexa ou les
GPS : bien souvent réglés par défaut sur des
voix féminines, ils renforcent l’idée que les
femmes sont au service des autres.
Les stéréotypes de genre, qui se mettent
en place dès l’enfance, s’immiscent aussi
très tôt dans la voix. Comment ?
On croit que la voix n’est que le résultat
de la biologie ou de la physiologie, mais
c’est avant tout une construction sociale
et culturelle – ce qu’on appelle une perfor-
mance de genre. Alors que leur appareil
phonatoire est au départ semblable,
les enfants adoptent des comportements
destinés à différencier leurs voix : les gar-
çons allongent leurs lèvres pour grossir leur
voix, et les filles sourient pour la faire mon-
ter dans l’aigu. A l’adolescence, la mue fait
descendre la voix des garçons d’une quinte
à une octave. On sait moins que les filles
muent aussi, parce que leur voix descend
moins (environ une tierce) ; ce changement
passe inaperçu derrière les transformations
de leur corps, désormais objet de tous
les regards. Les femmes passeront ensuite
beaucoup de temps à chercher leur identité
vocale, jusqu’à garder parfois une voix
de « petite fille ».
Celle de Marilyn m’a ainsi toujours
interpellée : une voix d’enfant à l’intérieur
d’un corps hypersexualisé. Elle m’a aidé
à comprendre combien, chez certaines
femmes, le regard de prédation qui est
porté sur elles à la puberté est une sorte
de « rapt » qui laisse leur voix en arrière,
comme un témoin de leur enfance volée.
Je pense à Judith Godrèche. A 21 ans, c’est
d’une voix transparente qu’elle
révèle avoir été transformée
en objet sexuel depuis ses
14 ans [dans l’émission
Le Cercle de Minuit, de Laure
Adler, en 1995]. Pourtant,
personne ne semble l’écouter.
A 51 ans, elle marque son
territoire avec sa voix en nous
obligeant à l’écouter…
et à l’entendre.
Pour entendre les femmes,
il faudrait donc changer d’écoute ?
Nous avons l’impression que l’écoute est
comme notre langue, naturelle et sponta-
née, mais il s’agit bien d’une construction
sociale et culturelle ! On écoute les voix à
partir des filtres que nous avons intériorisés.
Ainsi, des femmes valorisées dans leur
milieu pour leur voix forte et puissante vont
être considérées comme « masculines »
et « vulgaires » lorsqu’elles en sortent – « une
voix de poissonnière », dira-t-on. On se
permet très vite d’évaluer la voix des fem-
mes et d’en déduire leur niveau de compé-
tence sociale. La « féminité » passe par une
voix qui respecte les codes des classes
dominantes – contrôle, régulation, maîtrise.
Je vis en Belgique depuis plusieurs années
et j’y ai tout de suite été frappée par le
niveau sonore des voix des femmes. Ma
première réaction a été de penser qu’elles
manquaient de féminité. Quand j’ai
compris que j’étais moi-même traversée
par un stéréotype auditif, j’ai commencé à
écouter les voix des Françaises autrement…
et je me suis rendu compte que la voix
de la femme française était très différente :
moins forte, avec des intonations plus
lissées – un héritage d’une injonction à la
discrétion, venue tout droit de la modestie,
valorisée comme vertu pour les femmes
depuis la fin du XVIe siècle. Quand on
comprend que l’oreille et la voix sont en
grande partie des constructions culturelles,
on se libère d’un certain nombre de préju-
gés. C’est ce que j’ai voulu avec mon livre :
ouvrir les oreilles aux voix des femmes pour
qu’elles soient enfin entendues !
Propos recueillis par Séverine Pierron

L A FR AN CE B UI S S O N N I ÈR E
Grue de chantier
et « girl power »
Frédéric Potet
Marie-Pierre, ex-pâtissière à Toulouse, s’est reconvertie
dans le maniement des engins de levage.
Exercer un métier prétendument masculin ne fait pas
peur à celle qui a baptisé sa grue « Wonder Woman »
M
arie-Pierre Dauban, 43 ans, mère de deux
enfants, profession grutière. Son quotidien :
grimper dans une cabine située à plusieurs
dizaines de mètres de haut, conduire un engin de
levage à l’aide d’un joystick, déplacer des charges
lourdes, répartir les matériaux sur un chantier, cou-
ler des murs en béton entre des coffrages… Un métier
d’homme dans un milieu d’hommes, diront certains.
Pas Marie-Pierre Dauban, une ancienne pâtissière re-
convertie, sortie diplômée, il y a un an, de la section
toulousaine de l’Agence nationale pour la formation
professionnelle (AFPA).
A Paris, la même AFPA l’a récompensée, ven-
dredi 8 mars (Journée internationale des droits des
femmes), à l’occasion de la quatrième édition de ses
trophées « Métiers pour elles », un concours interne
consistant à mettre en avant des femmes ayant
trouvé leur voie dans des secteurs prétendument
masculins. L’événement a pour vocation de contre-
carrer une réalité statistique : sur 87 familles profes-
sionnelles recensées, 50 % des femmes s’inscrivent
dans seulement douze d’entre elles, d’après une
étude de l’Insee de 2020.
Grutier fait partie des métiers encore très
genrés. C’est en réalisant un bilan de compétences
que Marie-Pierre Dauban est tombée sur ce job inter-
dit non pas aux femmes, mais aux personnes souf-
frant de vertige. Son objectif était de trouver une for-
mation débouchant sur
un emploi qui lui laisse-
rait du temps pour s’oc-
cuper de ses enfants. « Je
voulais aussi ne plus tra-
vailler le samedi et le di-
manche, ce qui est beau-
coup le cas dans la res-
tauration, et ne pas
avoir la tête au travail en
rentrant à la maison »,
explique-t-elle.
Dans une autre
vie, elle a d’abord été pâ-
ALE GIORGINI tissière à Paris (restau-
rants étoilés, salons de
thé, traiteurs…), avant
« Beaucoup de de créer une agence
proposant des brigades
collègues me disent de serveurs et de cuisi-
niers dans l’événemen-
que l’ambiance est tiel, puis d’ouvrir une
boutique de bagels à
plus calme et plus Toulouse. Son commer-
ce revendu après la crise
agréable sur un sanitaire, la touche-à-
tout s’est mise en quête
chantier quand d’un nouveau métier.
Sans a priori ni préjugés.
il y a une femme » Ses débuts à
l’AFPA furent épiques.
« La première fois que je
suis montée en haut d’une grue, je me suis vraiment
demandé dans quoi je m’embarquais. La charge ba-
lançait de partout, la cabine bougeait de tous côtés…
Mon manque de confiance faisait de moi la plus nulle
d’un groupe où ne figuraient que des hommes, des
militaires et des chauffeurs de poids lourds ayant
l’habitude de conduire des engins », raconte-t-elle. Sa
formatrice, Séverine Guin Hannier – l’une des pre-
mières femmes grutières de France –, la confortera
dans son choix.
Son titre professionnel en poche (de
« conductrice de grue à tour »), Marie-Pierre Dauban
se lancera ensuite sur le marché de l’emploi en pas-
sant par l’intérim. « J’ai tout de suite trouvé du travail,
en partie grâce au fait qu’il y a essentiellement des
femmes dans les bureaux des agences d’intérim. Un
sentiment de “girl power” s’installait entre elles et moi.
Dix jours seulement après avoir fini ma formation,
j’étais au boulot », relate-t-elle.
Après plusieurs missions dans des entrepri-
ses de BTP, la néo-grutière est aujourd’hui en passe
de se faire embaucher chez Bessac, un constructeur
de tunneliers situé à Saint-Jory (Haute-Garonne).
Son poste consiste à déplacer des pièces en acier de
plusieurs tonnes. Les remarques sexistes, les blagues
graveleuses, les allusions mesquines à sa condition
de femme, Marie-Pierre Dauban jure n’en avoir ja-
mais entendu depuis qu’elle a amorcé son virage
professionnel. Au contraire.
« Beaucoup de collègues me disent que l’am-
biance est plus calme et plus agréable sur un chantier
quand il y a une femme. Un peu de mixité fait baisser le
taux d’hormones », confie celle pour qui rien n’est
plus important, aux commandes de sa grue baptisée
« Wonder Woman », que les consignes de sécurité :
« Je ne suis sans doute pas la plus rapide dans ma ca-
bine, mais je sais que je n’aurai pas d’accident. Une
femme sait garder son sang-froid. »
Grutière est « un beau métier », conclut-elle.
Pas celui dont elle rêvait cependant, plus jeune, et
que très peu d’hommes osent exercer : sage-femme.
LE DILEMME
Puis-je m’imposer à un enterrement ?
Lors des récents hommages nationaux à Badinter ou aux Manouchian, la polémique
autour de la présence de certaines personnalités politiques a fait surgir cette question
chez Valentine Faure : peut-on se rendre à des obsèques où l’on n’est pas désiré ?
L
a question s’est posée à trois reprises en
quelques semaines : peut-on s’imposer à des funérailles ?
Deux jours avant la cérémonie de panthéonisation du résis-
tant apatride Missak Manouchian et de son épouse Mélinée, le
21 février, Emmanuel Macron estimait dans un entretien à
L’Humanité que « les forces d’extrême droite seraient inspirées
de ne pas être présentes » à l’événement. « L’esprit de décence, le
rapport à l’histoire devraient les conduire à faire un choix. Mais
je ne vais pas, moi, par un geste arbitraire, en décider », avait
ajouté le président de la République, avant de conclure : « Mon
devoir est d’inviter tous les représentants élus par le peuple fran-
çais » sans avoir à « faire le tri entre eux ».
Quelques jours plus tôt, le tri s’était fait tout seul entre
les deux groupes d’élus désignés persona non grata à la céré-
monie en hommage à Robert Badinter, organisée le 14 février.
La famille de l’ancien garde des sceaux et avocat, décédé le
9 février, avait fait savoir qu’elle ne souhaitait la présence
d’élus ni du Rassemblement national (RN) ni de La France in-
soumise (LFI). A LFI, on a tranché le dilemme : « Un hommage
national dont sont exclus une partie des Français n’est plus un
hommage national. La République est une et indivisible », a
tweeté Jean-Luc Mélenchon, le chef de file des « insoumis », et
deux députés du parti se sont rendus à la cérémonie. Le RN a
pris la position inverse, se pliant aux volontés de la famille.
Le 7 février, c’est l’hommage aux victimes françaises du
Hamas, dans l’attaque du 7 octobre en Israël, qui soulevait déjà
la même question. Certaines familles avaient fait part de leur
refus d’y voir des représentants de LFI, en raison de leurs prises
de position « entre indécence, absence de respect, relativisme et
négationnisme ». Au micro de France Inter, le député « insou-
mis » de la Somme, François Ruffin, résumait le dilemme :
« Quand la nation pleure ses morts, la na-
tion devrait pouvoir se rassembler sans po-
lémique politique. Maintenant, j’entends
que des parents qui pleurent leurs enfants « Le mort
ont tous les droits. » Son confrère Aymeric
Caron, député de Paris apparenté LFI, lui, n’appartient
s’interrogeait : « Pourquoi n’irais-je pas ? »,
arguant que sa présence, au contraire, à personne, il
aurait la vertu de dissiper des malenten-
dus. Déjà là, des députés LFI s’étaient tout appartient à la
de même joints à la cérémonie, recueillant
quelques huées. La présence du RN, elle, communauté »
n’avait pas été mise en cause. Aurore Merchin,
Peut-on s’imposer à un enterre- conseillère funéraire
ment ? La question dépasse largement le
cas de ces commémorations médiatisées
et chargées politiquement. « Les questions
de pouvoir, de décence, d’héritage moral
sont aussi à l’œuvre dans des cérémonies
toutes simples », explique Marie-Frédérique Bacqué, psycholo-
gue et présidente de la Société de thanatologie.
Quand elle a accompagné un ami à l’enterrement d’un
comédien un peu célèbre qu’elle aimait bien mais n’avait pas
connu, raconte une lectrice, elle n’a pas eu le sentiment de
s’imposer. Quand, en s’engouffrant dans la chapelle du cime-
tière du Père-Lachaise, à Paris, elle a vu qu’elle gênait l’accès à
des proches aux yeux rougis par les pleurs, la sensation d’in-
décence a commencé à naître. Quand elle s’est retrouvée de-
vant une assiette bien garnie et un verre de vin à devoir expli-
quer qu’elle n’avait jamais rencontré le défunt, c’était trop
tard : elle s’était imposée à des funérailles.
Et pourtant, l’assiette garnie mise à part, elle y avait
toute sa place. « Les cérémonies ultimes sont destinées à la so-
ciété, rappelle Marie-Frédérique Bacqué. Elles ont lieu dans les
espaces publics ouverts à toutes et à tous. » « On considère que
le mort n’appartient à personne, il appartient à la commu-
nauté », dit encore Aurore Merchin, conseillère funéraire.
Cette philosophie préside aux lois qui encadrent nos prati-
ques funéraires : inhumer sur un terrain privé est quasi im-
possible ; la dispersion des cendres doit faire l’objet d’une dé-
claration ; on ne peut pas conserver une urne funéraire chez
soi ; l’inhumation d’une urne dans son jardin crée de fait une
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MAGOZ
« sépulture » et donc une « servitude perpétuelle » : un accès des
héritiers du défunt à la sépulture doit être garanti. Le 31 janvier,
le tribunal judiciaire de Paris a même condamné les Pompes fu-
nèbres générales, qui, attaquées par la Société des auteurs, com-
positeurs et éditeurs de musique (Sacem), défendaient l’idée
que des obsèques se déroulent « en cercle privé ». Sous ce pré-
texte, elles ne versaient plus de droits d’auteur à l’organisme
depuis 2019. La justice leur a donné tort : elles devront payer la
Sacem pour les morceaux diffusés pendant les cérémonies.
Puisque les funérailles sont ouvertes à tous, il revient à
chacun de juger si sa présence est légitime. « Quiconque sou-
haite se recueillir doit pouvoir le faire, résume Aurore Merchin.
On me l’a dit dès ma formation : “Vous reconnaîtrez très vite la
maîtresse [du défunt] : c’est celle qui est au fond de la salle et qui
pleure le plus.” » Tous les professionnels du secteur ont déjà eu à
séparer des gens qui en venaient aux mains. Car on ne peut pas
bannir les amants cachés, pas plus que les amis gênants ou le
frère qui ne s’est jamais occupé de son père mourant. Seul le
défunt peut exclure quelqu’un de ses funérailles, s’il a de son
vivant exprimé ses volontés par écrit. Mais, en pratique, « per-
sonne ne peut le garantir, souligne Aurore Merchin. Je ne vais pas
faire une clé de bras à quelqu’un et le dégager manu militari ».
Le Code pratique des opérations funéraires (Le Moniteur,
2017), qui recense les règles du droit funéraire, mentionne un ju-
gement de la cour d’appel d’Angers du 6 avril 2011 : le cas d’une
mère qui avait fait entrave au fait que son mari vienne aux obsè-
ques de leur fils, au motif qu’il avait manifesté un désintérêt
pour le sort de son enfant pendant la maladie qui avait entraîné
sa mort. La cour d’appel a considéré que cette entrave était illi-
cite et constituait même « une faute de nature à engager la res-
ponsabilité civile de la mère ». Autrement dit, quelle que soit la
raison qui pousse un « indésirable » à se rendre à un enterre-
ment, on ne peut pas l’en empêcher. La seule limite, c’est le ris-
que de troubles à l’ordre public – comme pour les frères Kouachi,
auteurs de la tuerie à Charlie Hebdo en janvier 2015, enterrés la
nuit, sans personne, dans des tombes anonymes.
La famille peut maintenir les éventuelles persona non
grata à distance en spécifiant dans le faire-part de décès qu’une
cérémonie se tiendra « dans la stricte intimité ». Mais est-elle
toujours la mieux à même de juger ce qui relève de la « stricte
intimité » du disparu ? Un ancien militant d’Act Up se souvient
d’obsèques où n’étaient pas conviés tous ceux – amis, amants –
qui pourtant avaient compté dans ces courtes vies fauchées
par le sida. La famille, un prêtre peuvent ba-
fouer la mémoire autant qu’un invité inop-
portun. Peut-on faire confiance à ses parents,
à ses enfants même, pour savoir qui a vrai-
ment compté, qui voudrait venir se recueillir ?
« L’idée de cette philosophie de publicité des
funérailles, dit Damien Le Guay, philosophe et
président du Comité national d’éthique du fu-
néraire, c’est aussi que nous ne connaissons
qu’une partie de la vie du défunt. »
Dans Vivre avec nos morts (Grasset,
2021), la rabbine Delphine Horvilleur rappelle
une idée devenue « difficilement audible » : le fait
que « les rites du deuil sont là pour accompagner
les disparus, mais plus encore pour accompagner
ceux qui restent. Le rituel doit leur permettre de
traverser une épreuve, celle de la survie, qui par
définition n’est pas entre les mains du mort ». Si
cette vérité anthropologique est de moins en
moins audible, c’est que « nos sociétés contemporaines font du res-
pect des volontés du disparu la priorité suprême », écrit-elle.
Le développement récent des contrats de prévoyance
funéraire, qui concernent presque la moitié des décès, pour-
rait transformer notre philosophie du deuil. « Il y a une forme
d’inversion complète du rituel funéraire, de ce qu’est un enterre-
ment, qui consiste, comme le dit si bien Louis-Vincent Thomas
[fondateur de la thanatologie (1922-1994)], à séparer les vivants
et les morts, juge Damien Le Guay. Si le mort invite les vivants,
paie pour sa cérémonie, comment faire une séparation ? » Pour
Marie-Frédérique Bacqué, concevoir sa propre cérémonie
confisque quelque chose aux vivants : « La mort doit être dans
l’espace public parce qu’elle nous permet de tirer des connaissan-
ces, des réflexions éthiques et philosophiques. La preuve, c’est que
nous-mêmes y réfléchissons grâce à ces polémiques. »
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Q
uelle est la per-
sonne qui peut
bien encore
boucher le pas-
sage, dans les
allées du Salon
de l’agriculture, cachée derrière
cette nuée de caméras ? « Il y a
plus de monde que pour Hol-
lande », constate une adoles-
cente, au milieu des badauds
venus goûter les produits régio-
naux des Hauts-de-France,
curieuse de savoir de qui il s’agit.
C’est peut-être Marine Le Pen,
lance-t-elle, alors que cette der-
nière, comme Laurent Wauquiez
ou Fabien Roussel, est attendue
ce mercredi matin 28 février au
Parc des expositions de la porte
de Versailles, à Paris. « C’est Miss
France ! », s’étonne-t-elle, en re-
connaissant de dos Eve Gilles,
grâce à sa coupe garçonne et sa
silhouette fluette.
Elle est accompagnée du
président de la région Hauts-de-
France, Xavier Bertrand, que
l’adolescente n’a, quant à lui, pas
aperçu. « Je sais que vous n’avez
d’yeux que pour moi et les élus »,
ironise un peu plus tard l’élu LR,
conscient de son déficit de noto-
riété face à cette personnalité po-
pulaire. Couronnée sous les cou-
leurs de Miss Nord-Pas-de-Calais,
lors du concours diffusé en di-
SON PASSAGE
AU SALON DE
L’AGRICULTURE
PREND DES AIRS
DE PLÉBISCITE
À RENDRE
JALOUX PLUS
D’UN POLITIQUE
rect sur TF1 le 16 décembre 2023,
Eve Gilles, 20 ans, endosse ce
jour-là son rôle d’ambassadrice
régionale. Le buste ceint de sa cé-
lèbre écharpe, vêtue d’un panta-
lon rouge, d’un col roulé et d’un
blazer noirs, de bottines chaus-
settes qui la rehaussent au-delà
de son mètre soixante-dix, la
jeune femme avance prompte-
ment de stand en stand, aux cô-
tés du président de la région.
Glace au maroilles, char-
cuterie, confiseries… Il est à
peine 11 heures, et la voilà déjà en
train de se prêter poliment au
jeu du « goûte à tout », comme
tous les politiques qui déambu-
lent ici. La native de Dunkerque
s’amuse d’ailleurs de son propre
« chauvinisme », répétant com-
bien elle aime par-dessus tout le
maroilles. A l’aise dans l’exercice,
bien que moins bavarde que
M. Bertrand, elle garde l’œil sur
les appareils photo, et affiche un
sourire affable permanent. Se-
rait-elle, finalement, une élue
comme les autres ?
Avec son écharpe à co-
carde, celle qui a été choisie, elle
aussi, par le vote des Français,
voit son passage au salon pren-
dre les airs d’un plébiscite qui en
rendrait plus d’un jaloux. Expo-
sants et visiteurs, souvent sur-
pris de la croiser ici, sont ravis
d’enchaîner les selfies avec « la
nouvelle Miss France ». Tout un
symbole. Il en va de même pour
les élus locaux présents à l’inau-
guration du stand de la région,
ou même de la ministre délé-
guée à l’agriculture, Agnès Pan-
nier-Runacher, venue la saluer.
Quelques indifférents passent
leur chemin.
« Eve suscite un véritable
engouement depuis son élection,
ce qui n’est pas le cas de toutes les
Miss en à peine quelques semai-
nes. Mais, cette année, l’émission
a battu un nouveau record
d’audience, avec un pic à 9 mil-
lions de téléspectateurs, et puis
elle a fait l’objet d’une exposition
particulièrement forte parce
qu’elle casse les codes » du con-
cours centenaire empreint de
conservatisme, admet Frédéric
Gilbert, également producteur
du show, alors qu’elle est la pre-
mière Miss France élue à avoir
les cheveux courts.
A contre-pied des élus de
la République, Miss France re-
met, elle, chaque année son
mandat en jeu, et est élue, en
plus d’un discours souvent con-
venu, avant tout sur des critères
physiques – et c’est bien là le pro-
blème pour de nombreuses or-
ganisations féministes qui dé-
noncent l’essence sexiste du
concours. Le contrat est donc
clair : pour incarner cette figure
populaire et consensuelle, qui
fait rayonner sa région et repré-
Miss France, « élue »
de la France
périphérique
Eve Gilles parcourt l’Hexagone, de salons
en foires-expos et centres commerciaux,
à la rencontre du public qui a voté pour elle.
Et croise, à l’occasion, des politiques
sente son pays, pas question de
se mêler de politique. A l’heure
où chanter les louanges d’une
France d’antan a le vent en
poupe, trop nombreux sont
ceux qui pourraient vouloir ré-
cupérer à leur profit l’image
d’Epinal de Miss France.
Pour éviter toute rencon-
tre inopportune dans les allées
du salon et autres incidents, Eve
Gilles est de toute façon épaulée
de près par son équipe. Ce
jour-là, sa chargée de relation
presse, Carole Claudit, le prési-
dent de la société Miss France,
Frédéric Gilbert, ou encore Es-
telle Sabathier, chargée de ses re-
lations extérieures, veillent au
grain, tout au long de ses échan-
ges et de ses séances photo. « En
un regard ou un geste discret, on
sait tout de suite quand elle a be-
soin d’une pause ou s’il faut inter-
venir », explique Carole Claudit.
Quelques secondes plus tard,
cette dernière lance justement
un stop à quatre membres d’une
fanfare aux allures carnavales-
ques. « Elle n’a pas le droit » aux
placements de produits, leur
dit-elle, alors que ces derniers
auraient bien voulu qu’Eve Gilles
attrape un de leur instrument de
musique pour prendre la pose.
Son staff est tout aussi
alerte pour assurer sa sécurité, à
la suite de la vague de cyberhar-
cèlement violente qu’a subie la
jeune femme dès le lendemain de
son élection. Les commentaires
haineux, relatifs à sa victoire puis
à son physique – dont sa coupe de
cheveux, jugée subversive –, sont
allés jusqu’aux menaces. Alors,
pour la première fois, la société
Miss France a décidé d’embau-
REINE
Marie Pouzadoux
cher deux gardes du corps qui
l’accompagnent sur tous ses dé-
placements publics, en plus du
personnel de sécurité mis à dis-
position à chaque événement.
« Cela a été dur psycholo-
giquement, mais j’ai eu la chance
d’être bien entourée. Cet épisode
m’a déterminée à m’engager con-
tre le harcèlement », raconte l’in-
téressée, qui se protège désor-
mais des réseaux sociaux. Au
milieu d’une foule de compli-
ments ce jour-là, il y a bien quel-
ques passants qui lâchent au loin
des commentaires misogynes et
désobligeants sur son physique
ténu. Quant aux comporte-
ments déplacés, qui surviennent
rarement, assure son équipe, Eve
Gilles a réussi à esquiver une de-
mande de bise lourdingue.
Après avoir passé quatre
heures à piétiner et à poser sans
rechigner, elle quitte le Salon de
l’agriculture peu après 13 heures.
Direction la gare du Nord, où elle
et son équipe resserrée, suivies
des caméras de M6 et de TF1 sur
plusieurs jours, attrapent un
train pour se rendre à Arras (Pas-
de-Calais), à une séance de dédi-
caces. Miss France effectue un
changement rapide de tenue
dans les toilettes exiguës du
TGV, pour enfiler une robe à
manches longues bleu électri-
que assortie d’une paire de san-
dales à talons dorées, qu’elle a
choisie – comme chacune de ses
tenues – avant que sa journée
marathon ne reprenne.
« C’est ce que j’aime le plus
dans cette aventure : rencontrer
des gens partout en France et ne
jamais vivre la même journée »,
livre, pleine d’allant, la Miss, qui
était jusque-là étudiante en li-
cence de mathématiques. « C’est
l’ADN de Miss France d’aller à la
rencontre des Français », résume
Estelle Sabathier. Elue par le pu-
blic sur la double promesse à la
fois de partager son expérience
de conte de fées moderne pour
faire rêver mais aussi de proxi-
mité, chaque Miss France passe
son année de « règne », d’un
côté, à assister à de nombreux
événements people (défilés de
mode, avant-premières, inaugu-
rations…) et, de l’autre, à sillon-
ner sa région et le reste de la
France dite « périphérique ».
Outre rencontrer ses fans
dans des foires, salons ou centres
commerciaux, elle assiste à des
élections départementales et ré-
gionales en vue de sa succession.
Une sorte de retour en circons-
cription et de phase de campagne,
à l’image d’un élu politique, qui
gravit les échelons locaux pour
obtenir son mandat national. En
ce jour de grisaille et de vacances
scolaires, l’accueil est triomphal
pour Miss France : près de
200 personnes, petits et grands,
sont venues l’attendre au centre
commercial Aushopping, situé en
zone périphérique de la ville.
Introduite par un spea-
ker, Eve Gilles grimpe sur la
petite scène qui a été installée
« ELLE EST
MÉTISSÉE COMME
MA FILLE. CELA
PROUVE QUE
TOUTES LES
FEMMES ONT
LEUR PLACE »
Fanny, à Arras
pour l’occasion dans un recoin
de la galerie marchande, devant
sa photo officielle imprimée en
grand fond. Avant d’adresser
quelques mots à son public, puis
d’entamer les signatures et les
selfies avec ses fans, avec seule-
ment deux heures et demie de-
vant elle. Amandine, 21 ans,
atteinte d’une neuropathie mus-
culaire, qui la rencontre pour la
troisième fois, s’enthousiasme :
« C’est une fierté régionale pour
nous ! » Elle a fait une heure et
demie de route pour la revoir et
se faire dédicacer sa sacoche
imprimée à son image. « Elle est
magnifique et métissée comme
ma fille [Eve Gilles a des origines
réunionnaises par sa mère]. Cela
prouve que toutes les femmes
ont leur place », témoigne de son
côté Fanny, qui accompagne sa
fille Lison, 8 ans, dans la longue
Eve Gilles, Miss file d’attente.
France 2024, réalise Angélique, la coupe de
un selfie avec une cheveux plus courte que celle de
de ses fans, dans la
la célébrité, est ravie que le
galerie commerciale
Aushopping,
concours se soit « modernisé »
à Arras, le 28 février. depuis l’assouplissement des
AIMÉE THIRION règles de participation en 2022
POUR « LE MONDE » – les candidates peuvent mainte-
nant être mariées, avoir des en-
fants, des tatouages, et être âgées
de plus de 25 ans –, et avec l’élec-
tion d’Eve Gilles, qui marque, se-
lon elle, « un tournant capil-
laire ». « La seule chose qui ne
bouge pas, c’est la taille minimum
[1,70 mètre]. Ça progresse douce-
ment mais sûrement », estime-t-
elle. Merveille, 14 ans, pense en
tout cas que l’élection d’Eve
Gilles apporte sa pierre à l’édi-
fice : « Elle porte un message d’af-
firmation de soi. »
Et puis, surtout, consi-
dère Anne, 70 ans, « en cette pé-
riode bien difficile, un peu de rêve
et de légèreté, ça ne fait pas de
mal ! ». Après une journée de re-
pos dans sa famille, Eve Gilles re-
partira dès le surlendemain pour
son tour de France. Pas question
de parler de la suite dès mainte-
nant, pour celle qui souhaitait
jusqu’ici devenir statisticienne.
Mais plutôt de savourer cette
« aventure » d’un an, faite de ren-
contres en tout genre, d’engoue-
ment populaire et de quelques
traits communs avec la vie d’une
élue, bien qu’elle soit une « élue »
pas tout à fait comme les autres.
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DIM A N C HE 1 0 - L UN D I 1 1 M A R S 2024 7

VOYAGE
Que la montagne est belle…

Pau, un balcon
Le roi de Navarre en son château
C’est lui le vrai roi de la ville, celui qui la rend uni-
sur les Pyrénées
que. On y monte depuis la gare, le long d’une pente
couverte de palmiers, de bananiers et de magno- Voisine du Pays basque, la capitale du Béarn
lias, par le funiculaire qui charrie gratuitement, et
depuis 1908, 500 000 passagers par an. Du parc
vit dans l’ombre, parfois écrasante,
Beaumont jusqu’au château natal d’Henri IV, du « bon roi Henri ». Mais, entre mer et montagne,
s’ouvre une façade sur la montagne : le boulevard
des Pyrénées. Les Palois l’envahissent tous les soirs c’est une ville douce au quotidien
au coucher du soleil et s’assoient aux terrasses Hubert Prolongeau
qui s’y multiplient. Le plus fascinant est sans doute
la façon dont, selon le temps, l’ensoleillement,
la présence ou non de brume, les Pyrénées
étincellent dans leur lumineuse blancheur ou
disparaissent, comme si un prestidigitateur jouait
avec nos sens. Pau n’aurait que cela pour elle que

Un parc aquatique en pleine ville

le déplacement serait déjà justifié.
A l’une de ses extrémités, on peut s’arrêter au châ-
teau natal d’Henri IV, forteresse médiévale réamé-
Halte gourmande

nagée et embellie au XIXe siècle. Toute la légende

de « nouste Henric » y est présente, de la carapace
de tortue qui lui servit de berceau à la poule au pot,
de « Paris vaut bien une messe » à sa bonhomie,
sa paillardise et son manque d’hygiène. Une très
belle collection de tapisseries des Gobelins orne
les murs. La cour Phébus, ornée d’un péristyle
construit sous Louis-Philippe, a un charme fou.
Un autre Béarnais hante ces lieux : Jean-Baptiste
Bernadotte, maréchal d’Empire devenu roi de
Suède, qui épousa un amour de jeunesse de Napo-
léon et le trahit en combattant avec les coalisés.
Un Musée Bernadotte a été ouvert en ville dans
la maison natale du maréchal, rue Tran.
Château de Pau. Tous les jours de 9 h 30 à 11 h 45
et de 14 heures à 17 heures. 7 € l’entrée.
Chateau-pau.fr
Musée Bernadotte, 8, rue Tran. Entrée gratuite.
Pau.fr/le-musee-bernadotte
Aux halles, « tétons » et « galipettes » Aquasports : les plaisirs de l’eau vive
C’est the place to be, le quartier où les Palois aiment Si vous avez un peu de chance, vous pourrez
à se retrouver. Sorties de terre en 2017, récompen- y croiser Tony Estanguet. C’est là que le célèbre
sées par les WAN Awards, un prix international triple champion du monde et olympique de canoë
d’architecture, divisées entre un marché permanent slalom, devenu depuis président du Comité
et un « carreau des paysans » qui accueille des pro- d’organisation des Jeux olympiques de Paris 2024,
ducteurs itinérants, les halles affichent de grands est venu s’entraîner enfant. Le Parc Aquasports
espaces et des façades vitrées qui laissent entrer est situé en pleine ville. Un double bassin, l’un
le soleil. Là s’étale la fine fleur de la gastronomie d’initiation, l’autre d’arrivée, entoure une descente
locale : andouillette, foie gras, jambon Henri IV à en eaux vives dans laquelle le niveau de l’eau peut
l’ail et au jurançon, boudin béarnais et, pour les becs être régulé. Plus loin, sur le gave de Pau, des parcours
plus sucrés, « coucougnettes », « tétons », « galipettes » sont destinés aux scolaires.
et autres bonbons chocolatés de la maison Miot. Parc Aquasports d’eaux vives, 39, avenue
L’office du tourisme propose un Pass Gourmand, de l’Izer. Une séance d’activité : 24 €.
carnet de tickets permettant d’acheter puis de
Paupyrenees-stadeeauxvives.fr
déguster dans des espaces aménagés ou sur une
grande terrasse. Les parts sont copieuses et le cadre
séduisant. L’estomac rempli, on peut solliciter
sa tête : autour des halles s’ouvrent la médiathèque
André-Labarrère, hommage au maire le plus em-
blématique de la ville, et la riche librairie Tonnet.
Halles de Pau, 8, rue Carnot. Tous les jours
sauf le lundi. Hallesdepau.fr
Pass Gourmand, 8 € les 5 tickets, 15 € les 10.
Une balade à vélo

Pau-pyrenees.com
Degas, Rubens, le Greco…

Y aller jumeaux, d’où son nom,

Depuis Paris, TGV direct.
Au Musée des beaux-arts, 4 h 13, le plus court.
les œuvres à leur aise A partir de 54 euros. Huit
trains par jour. Depuis
Le Musée des beaux-arts, sis dans un bâtiment Art Bordeaux, TGV direct.
2 h 15, le plus court.
déco construit en 1931, s’enorgueillit de quelques A partir de 18 euros.
ce restaurant situé 6, rue
Henri-IV (forcément…)
Dans les coteaux de Jurançon
affiche un rapport
qualité-prix exceptionnel. Ils s’allongent en face du boulevard des Pyrénées,
Le midi, pour 24 euros tassés devant les montagnes. Les coteaux de Juran-
(entrée, plat, dessert), çon, d’où sont issus de délectables vins blancs,
on peut y déguster une
s’offrent à la balade et à la dégustation. Des pistes
DOMINIQUE GUILHAMASSE ; PIERRE-ANTOINE LALAUDE/VILLE DE PAU ; ÉRIC TRAVERSIE ; JEAN-CHRISTOPHE CHARTRE ; S. TORRES

toiles connues : la plus célèbre, Le Bureau de coton Huit trains par jour.
à La Nouvelle-Orléans, d’Edgar Degas (1873), ren-
Se loger
tre d’ailleurs d’un voyage qui l’a menée au MoMA, Hôtel Beaumont. L’un des
à New York. Ailleurs, sur deux étages, on retrouve deux cinq-étoiles de la
un Greco, deux Rubens, et un bel ensemble ville, situé dans le très vert
impressionniste : Boudin, Berthe Morisot, Corot… parc Beaumont. Son spa
est très couru.
Des expositions temporaires (un dépôt de cinq ans 1, avenue Edouard-VII.
des œuvres de l’Espagnol Joaquin Sorolla, par Chambre double à partir
exemple) tournent, trois nouvelles tous les ans, de 175 euros. Hotel-parc-
beaumont.com.
dans ce lieu qui accueille 35 000 visiteurs par an. Villa Dampierre. Une
« Ce musée a été conçu pour être un musée », précise grande et belle maison
Dominique Vazquez, régisseur des collections. Les avec un joli jardin et une
vue sur les montagnes,
espaces ont été étudiés pour que les œuvres soient
à 3 kilomètres du centre-
vues dans de bonnes conditions, et pas casées au ville. Quatre chambres.
forceps dans un hôtel particulier réaménagé. Le 39, avenue Dufau.
site, restauré en 2019, a vu la réunion du musée et A partir de 43 euros la
nuit. Chambres-hotes.fr/
de la bibliothèque, qui accueille l’Ecole supérieure
chambres-hotes_villa-
d’art et de design des Pyrénées. Devant l’ancienne dampierre_pau.
entrée se dresse la célèbre Fontaine aux enfants,
Déjeuner, dîner
œuvre majeure du sculpteur palois Ernest Gabard. Jumo & Co. Tenu par des
Musée des beaux-arts, 1, rue Mathieu-Lalanne.
Du mardi au dimanche de 11 heures à 18 heures. Notre journaliste a organisé son voyage
Entrée gratuite. Mba-pau.opacweb.fr/fr avec l’aide de Pau Pyrénées Tourisme
cuisine inventive et
goûteuse : œufs mollets cyclables permettent de les atteindre en partant du
sur lit de chipirons, Parc Aquasports et en suivant le gave. Passé Gelos
maigre rôti… Réservation
conseillée. et Jurançon, on monte jusqu’à 350 mètres. Là-haut,
Jumoandco.com les vignes se devinent, rangées en amphithéâtre.
Le Poulet à 3 pattes. Cui- En une petite heure, les promeneurs se retrouvent
sine traditionnelle, dont
en haut des coteaux qui sur 650 hectares abritent
une délicieuse pintade
farcie aux morilles, pour soixante-cinq vignerons indépendants. Plusieurs
un restaurant qui est sur- organisent des visites dégustation, comme le Châ-
tout superbement placé, teau de Rousse. Face à la vallée d’Ossau, le proprié-
en terrasse. Menu du midi
en semaine 21 euros. taire, Olivier Labat, montre avec fierté la terre
26, boulevard des Pyré- argilo-calcaire sur laquelle prospèrent ses vignes,
nées. Lepouleta3pattes.fr baignées par un climat océanique. Chaque année,
Le Berry. C’est la brasserie
classique de Pau, 45 000 bouteilles, du moelleux, bien sûr, mais
au 6, place Clemenceau. de plus en plus aussi du blanc sec, sont ici produites
Presque une institution, et vendues jusqu’en Californie et en Chine. A une
surtout connue pour
montée tout à fait accessible aux vélos électriques
son steak tartare de
350 grammes (un rien succède une descente parmi des bois dans les
trop chargé en moutarde, trouées desquels se dessinent Pau et son château.
soyons francs).
Leberry-pau.com Chateauderousse@wanadoo.fr
Pyrène à vélo. Location de vélo électrique :
40 € la journée. Balade accompagnée :
35 € les trois heures. Pyreneavelo.fr
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DIM A N C HE 1 0 - L UN DI 1 1 M A R S 2024
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Dans son seul-en-scène, « Mérou », l’humoriste, qui se définit comme
« un mec trans non binaire », raconte son parcours de transition. Et nous fait réfléchir sur les frontières du genre
Au bar La Mutinerie,
Paris 3e, le 14 février.
EMMA BIRSKI POUR « LE MONDE »
« En vrai, ça me soûle quand
la boulangère m’appelle “madame” »
C
haque semaine, L’Epoque paie son coup. Ça, c’est la théo-
rie. En pratique, ça marche moins bien quand l’invité
passe derrière le zinc pour s’occuper des consos. Lou
Trotignon nous accueille un mercredi de février à La
Mutinerie, emblématique bar queer de Paris, à deux
pas du Centre Pompidou. Il nous dégotte une canette
de Coca-Cola et se sert une bière sans alcool. Le lieu,
sans chichis et à l’esthétique punk, se présente comme
« un espace festif, politique et culturel ». Un « safe
space » où l’humoriste, qui se définit comme « un mec
trans non binaire », se sent « comme à la maison ». La
preuve : « Pour ton truc avec Le Monde, tu fais comme
chez toi, hein ! », lui lance Samia, l’une des barmaids. On
a donc poussé la moitié des tables et des chaises au
fond de la salle pour faire la photo.
Pour Lou Trotignon, 26 ans, « c’est ici que tout a
commencé » : son entrée dans le milieu LGBT+, ses
débuts dans le stand-up. Il y a travaillé comme serveur
par intermittence, y a vécu ses premières amours
queer… Mais essayons de rendre ce portrait un peu
moins foutraque et foisonnant que « La Mut’ » (pour
PLAYLIST les habitués). On reprend dans l’ordre. Son seul-en-
scène, Mérou (tous les vendredis à La Nouvelle Seine),
> DERNIÈRE SÉRIE VUE cartonne, porté par le bouche-à-oreille et une chroni-
« Le Prince des dragons » que hilarante sur France Inter, en octobre 2023. Plu-
(Netflix) sieurs dates sont également prévues à Lyon, Marseille,
Lille ou encore Bruxelles.
> DERNIER LIVRE LU Un point « 30 millions d’amis » s’impose. Le
« En finir avec Eddy mérou est un gros poisson très moche qui affiche un
Bellegueule », d’Edouard air ahuri permanent. Jusque-là, absolument rien avoir
Louis (Seuil, 2014) avec Lou Trotignon, joli garçon à la silhouette andro-
gyne et au regard pétillant. Les mérous femelles ont
> DERNIÈRE CHANSON également la capacité de se transformer en mâles au
ÉCOUTÉE cours de leur existence. Déclaré femme à la naissance,
« Now I Don’t Need Your Lou Trotignon n’était pas « méga d’accord » avec ça.
Love », de Lucky Love « [Enfant], j’avais décidé que je vivrais jusqu’à 100 ans et
(2023) qu’à 50 ans je deviendrais un homme. (…) Quand j’ai [dé-
couvert le mérou], j’étais là : “C’est trop moi !” », s’en-
> DERNIER PODCAST thousiasme l’humoriste dans son spectacle.
ÉCOUTÉ Il y raconte son parcours de transition – des
« Les gens qui doutent », premières interrogations à la prise de testostérone en
de Fanny Ruwet passant par les remarques déplacées sur son physique
– et partage différents pans de son intimité – si vous
> DERNIÈRE APPLI n’êtes pas adepte de BDSM (bondage, domination,
CONSULTÉE sadomasochisme), vous ne verrez plus les enseignes
Instagram Leroy Merlin de la même façon. Seul stand-upeur trans
en France, Lou Trotignon précise d’emblée : « Il y a
> CRÉATEURS DE autant de récits de transition que de personnes trans. Je
CONTENU SUIVIS ne veux pas que ma parole devienne LA parole. »
Léon Salin et Lexie Son humour, à la fois doux et cinglant (un con-
seil : évitez de venir en pantalon chino beige), nous em-
UN APÉRO AVEC…
LOU TROTIGNON
Marie Slavicek
barque dans ce cheminement intérieur avec une faci-
lité déconcertante. « Parce que le genre, ça concerne
tout le monde. Il y a des tas de mecs et de meufs hétéros
cis [cisgenre, personne en accord avec le genre qui lui a
été assigné à la naissance] qui souffrent de l’injonction
à entrer dans une case », analyse-t-il en roulant une ci-
garette. Ce qui le passionne dans le stand-up, c’est de
trouver « le bon équilibre » pour qu’un sketch fasse rire
à la fois les queers et les hétéros. Un humour de niche,
mais avec une portée universelle.
Plus jeune, Lou Trotignon était « grave paumé ».
Adulte, il avance à tâtons, sans certitudes préétablies :
« Avant, c’était la norme féminine qui ne m’allait pas.
Maintenant, c’est la norme masculine… Je ne sais pas
exactement vers quoi je transitionne. Mais c’est OK de
douter, ça peut même être une identité. Quand je dis que
je suis une personne trans non binaire, je comprends la
confusion que ça peut susciter. Mon identité, elle est
floue, mais parce que les normes de genre, elles sont
complètement fucked up ! »
Il grandit à Rambouillet, ville cossue des Yveli-
nes où il y a « des wallabies dans la forêt et beaucoup de
gens de droite ». « J’étais un enfant agité et bruyant à qui
on n’arrêtait pas de répéter : “Tu es une fille, tu ne dois
pas te comporter comme ça.” » Incompréhension. Frus-
tration. Adolescence dans le dur. Les livres féministes
que lui prête sa belle-mère nourrissent une colère
sourde contre le patriarcat. Dans cette famille recom-
posée de cinq enfants, trois sont queers, ce qui lui fait
dire que « [s]a mère, c’est [l’icône LGBT+] Mylène Far-
mer ! » Sa grande sœur, une femme transgenre, « a es-
suyé les plâtres ». Au moment de ce premier coming
out familial, Lou Trotignon a 20 ans, et une pensée
commence à mûrir en lui : « Je ne suis pas obligé d’être
ce qu’on attend de moi. »
« IL Y A AUTANT
DE RÉCITS DE
TRANSITION QUE
DE PERSONNES
TRANS. JE NE
VEUX PAS QUE MA
PAROLE DEVIENNE
“LA” PAROLE »
Bon élève, il obtient son bac en 2015 et intègre
Sciences Po Paris sur dossier. Il tient un mois dans cet
« entre-soi élitiste et ultrasexiste ». Il bifurque vers des
études en esthétique et philosophie de l’art. « En
philo, plus tu vas loin, moins tu as de certitudes. Tu finis
par te demander si les mots en eux-mêmes existent. C’est
un peu déprimant… » Contrairement à beaucoup de
comiques, Lou Trotignon n’est pas un clown triste en
dehors de la scène – il est même franchement jovial. En
revanche, il est carrément anxieux. A plusieurs repri-
ses, il s’interrompt : « Tu me dis si c’est chiant ou trop
long ce que je raconte… »
Pendant sa dernière année de master, il s’iden-
tifie encore comme une femme hétéro, mais se sent de
plus en plus à l’étroit dans ce costume. Alors, le soir, il
performe dans un club de strip-tease. « J’avais besoin de
thune, mais aussi d’être validé dans ma féminité. J’avais
l’impression que l’objectif ultime, pour une femme,
c’était d’être désirable. Je voulais voir si j’en étais capa-
ble. » La réponse est « oui ». « Les mecs hétéros, il ne leur
en faut vraiment pas beaucoup », s’amuse-t-il. De cette
courte expérience, qui finira dans Mérou, il repart avec
une foule de questions et une certitude : si c’est à cette
image de la femme qu’il faut coller, non merci.
Lou Trotignon se cherche, part voyager en
Grèce entre 2018 et 2019, revient en France, devient
serveur, plonge un orteil, les pieds, et finalement tout
entier dans le milieu queer. En parallèle, il continue de
gamberger, sans trop savoir encore où se situer sur le
prisme du genre. Arrive le confinement, en mars 2020.
Alors que la moitié des Français s’essaient à la fabrica-
tion du pain, lui se découvre une tout autre ambition :
faire rire les gens. En septembre, il décide de prendre
des cours de stand-up, avant d’oser participer à des
« open mics » – son côté « scolaire ». Et ça marche. Le
public se marre. Mais il croit d’abord à un coup de
chance, parce qu’il trimballe « ce truc d’illégitimité ».
Blaguer sur ses tâtonnements intimes achève
de le révéler à lui-même : « La première fois que j’ai dit
que j’étais trans, c’était sur scène. » Il vit la suite de cette
renaissance avec « beaucoup d’euphorie et de joie ».
Aujourd’hui, Lou Trotignon assure que transitionner
est « le meilleur truc qu[’il ait] vécu ». Lorsqu’il évoque
dans son spectacle la transphobie qu’il subit au quoti-
dien – « Je suis passé du harcèlement de rue au question-
nement de rue : on ne me dit plus “Eh, t’es bonne !” mais
“Eh, t’es quoi ?” » –, il cherche avant tout à reprendre le
pouvoir sur son identité. « En vrai, ça me soûle quand
la boulangère m’appelle “madame”. L’humour, c’est
une manière de désamorcer tout ça. » Et d’affirmer que
rien n’est jamais figé.