MERCREDI 26 JANVIER 2022

78E ANNÉE – NO 23966

CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

SCIENCE & MÉDECINE – 4 PAGES LE GRAND GÂCHIS DES DONNÉES DU SÉQUENÇAGE EN FRANCE

Présidentielle : la réforme de l’héritage en débat 
▶ Les candidats multiplient ▶ A droite, la candidate LR, ▶ Redoutant l’image ▶ Le président sortant ▶Le système actuel est ac­
les propositions sur la ré­ Valérie Pécresse, propose de « président des riches », cultive l’ambiguïté, mais cusé de perpétuer les iné­
forme de la fiscalité de l’héri­ un « choc des transmis­ Macron se montre dit avoir identifié un sujet galités au lieu de les corri­
tage alors que la concentra­ sions » : supprimer les prudent, alors qu’il avait sur la « transmission popu­ ger, mais sa réforme est
tion des patrimoines n’a droits de succession pour dit en 2017 préférer laire », pour accompagner politiquement sensible
cessé de s’accélérer « 95 % des Français » le « risque » à la « rente » les patrimoines modestes PAGE 8

AU BURKINA FASO, UN COUP D’ÉTAT SUR FOND D’INSÉCURITÉ PAGE 2 Ukraine Les Occidentaux tiraillés 

▶ Des soldats ont annoncé lundi leur putsch après deux jours de tensions et de mutineries
▶ La montée de la violence djihadiste a alimenté la colère dans les casernes et dans les rues
entre surenchère et apaisement
le président américain, Joe Bi­ de dissuader le Kremlin d’interve­
den, s’est entretenu lundi 24 jan­ nir militairement. Les Etats­Unis
vier avec les dirigeants européens, ont placé 8 500 hommes en état
dans un format qui en disait long d’alerte et fait évacuer, comme le
sur l’urgence de tenter de parler Royaume­Uni, les familles de per­
d’une seule voix après plusieurs sonnels diplomatiques d’Ukraine.
jours de flottement. Européens et Paris et Berlin, s’ils brandissent la
Américains convergent pour reje­ menace de sanctions, estiment
ter l’essentiel des demandes for­ que la négociation doit encore
mulées par la Russie. Mais les ca­ être privilégiée.
pitales divergent sur les moyens PAG ES 4- 5

Travail Bourses
Aux Etats­Unis, La nervosité 
la « grande  gagne les 
démission » marchés
Par désamour du monde La remontée imminente
de l’entreprise, pour des taux d’intérêt aux
Sidsoré Kader Ouedraogo, porte­parole de la junte, annonce la prise du pouvoir rechercher un salaire Etats­Unis, la flambée de
à la Radio Télévision du Burkina, à Ouagadougou, le 24 janvier. AFP plus élevé, ou en quête l’inflation, le ralentisse­
d’un meilleur équilibre, ment de la reprise écono­
plus de 38 millions mique et les tensions
d’Américains ont quitté géopolitiques actuelles
Fonction publique Covid­19 « Jamais une pandémie  Campus leur travail en 2021. Une
évolution qui bouleverse
autour de l’Ukraine
suscitent la fébrilité sur
Les doctorants
Supprimer  n’a eu des réponses aussi rapides » face à la menace
le marché de l’emploi les marchés mondiaux

150 00O postes, d’usurpation
PAGE 12 PAG ES 17 ET 36

est­ce tenable ? profusion de données, diffu­ notamment du fait qu’elle s’est de leur travail
sion ultrarapide du virus, pays ri­ développée à l’heure de la mon­ PAGE 20
ches plus affectés… L’historien de dialisation des échanges, avec LES PLUS GRANDES MARQUES DE CANAPÉS

Après la crise des « gilets
jaunes » et le Covid, seule
Valérie Pécresse veut
encore réduire le nombre
de fonctionnaires
PAGE 12
RÉDUCTIONS
la médecine Frédéric Vagneron une vitesse inédite de proliféra­
analyse, dans un entretien, les tion mais aussi de partage des so­
singularités de la crise sanitaire lutions. Il voit cependant des pa­ Débats
qui affecte la planète, mais aussi rallèles avec le passé, sur le plan
ce qui la rapproche des épidémies de la gestion ou celui du ressenti Les propositions EXCEPTIONNELLES DU 06/01 AU 08/02
passées. Selon lui, la pandémie de
Covid­19 marque un tournant,
des populations.
PAGE S 14 -15
de Martin Hirsch Bretz, Duvivier, Fama, Leolux, Neology, Ralph M, Steiner,
pour la démocratie Stressless®...

participative
VU PAR CHAPPATTE (SUISSE)    CARTOONING FOR PEACE PAGE 34

Cinéma
La caméra
plonge dans
l’exercice
du pouvoir local
PAGES 2 5-26

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 INTERNATIONAL
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2| MERCREDI 26 JANVIER 2022

Rassemblement de soutien
à l’armée sur la place
de la Nation, à Ouagadougou,
le 24 janvier. OLYMPIA DE MAISMONT/AFP

Au Burkina Faso, un putsch salué par la rue
La population, excédée par la hausse des violences djihadistes, approuve la prise de pouvoir des militaires

ouagadougou ­ correspondance partisans rassemblés sur la place nommer de jeunes officiers à des chaussée du siège du MPP, le parti
de la Nation, au cœur de la capi­
Selon commandements­clés. présidentiel, à Ouagadougou. LE CONTEXTE

P
rès de dix heures se
sont écoulées entre la
prise de la télévision
nationale à Ouagadou­
gou par des soldats cagoulés et
l’officialisation du putsch au Bur­
kina Faso, lundi 24 janvier. Le vi­
sage du nouvel homme fort du
pays, le lieutenant­colonel Paul­
Henri Sandaogo Damiba, est ap­
paru sur les écrans en fin de jour­
née, après un week­end de ten­
sions et de mutineries dans plu­
sieurs casernes du pays, où les
attaques terroristes ont fait plus
de 2 000 morts en six ans.
Le Mouvement patriotique
pour la sauvegarde et la restaura­
tion (MPSR), « qui regroupe toutes
les composantes des forces de dé­
fense et de sécurité, a ainsi décidé
de mettre fin au pouvoir de
M. Roch Marc Christian Kaboré »,
a fait savoir à la télévision le capi­
taine Kader Ouedraogo, entouré
d’une quinzaine de militaires, en
treillis et bérets rouges.
« Le pays est libéré ! »
Les putschistes ont annoncé la fer­
meture des frontières terrestres et
aériennes à partir de minuit,
dissous le gouvernement ainsi
que l’Assemblée nationale et « sus­
pendu » la Constitution. Un cou­
vre­feu a également été décrété de
21 heures à 5 heures sur toute
l’étendue du territoire, « jusqu’à
nouvel ordre ». Lundi, le secrétaire
général des Nations unies, Anto­
nio Guterres, qui a dit suivre « avec
une profonde inquiétude » la situa­
tion, a appelé les militaires « à dé­
poser les armes » et à « assurer la
protection » du président Kaboré,
qui a été, selon son entourage,
placé dans une « villa surveillée ».
Après la déclaration télévisée de
la junte, quelques centaines de
tale, ont crié leur joie et entonné
l’hymne national. « La patrie ou la
mort, nous vaincrons ! », ont
chanté ces derniers, en brandis­
sant des petits drapeaux du Bur­
kina Faso. « Avec le président Roch,
on vivait chaque jour des tueries, la
misère, maintenant avec les mili­
taires au pouvoir on espère retrou­
ver la paix », veut croire Ousseni
Bamogo, un soudeur au chômage.
Dans le centre­ville, des groupes
de jeunes paradaient sur leur
moto, klaxonnant et criant « le
pays est libéré ! », « Vive l’armée ! ».
La confirmation du putsch a
mis fin à une longue journée d’in­
certitude au Burkina Faso, mais
n’a pas levé le voile sur le sort du
président déchu. Dans la nuit de
dimanche à lundi, des tirs ont été
entendus près du domicile du
chef de l’Etat, dans le quartier de
la Patte­d’Oie, et trois véhicules
criblés de balles ont été retrouvés
aux abords de la demeure, aban­
donnés en pleine rue. Des traces
de sang recouvraient les sièges de
l’un des véhicules.
D’après plusieurs sources sécu­
ritaires, Roch Marc Christian
Kaboré a été arrêté et il est retenu
par les mutins. « Il va bien et n’a
pas été blessé, il est en lieu sûr »,
assurait, lundi en début de soirée,
un de ses proches au Monde. A la
télévision, la junte a indiqué que
« les opérations se sont déroulées
sans effusion de sang et sans
aucune violence physique sur les
personnes arrêtées qui sont déte­
nues dans un lieu sûr dans le
respect de leur dignité », sans
donner plus de précisions.
Dans un communiqué publié
lundi, le parti présidentiel, le
Mouvement du peuple pour le
progrès (MPP), a dénoncé pour sa
part « une tentative avortée
des sources
sécuritaires, le
président Kaboré
a été arrêté
et il est retenu
par les mutins
d’assassinat du président », ainsi
que « le saccage » de son domicile
privé. Un message posté en début
d’après­midi sur le compte Twit­
ter de M. Kaboré a également con­
tribué à alimenter la confusion,
alors que les rumeurs d’une arres­
tation du chef de l’Etat se multi­
pliaient dans le pays. La publica­
tion invitait « ceux qui ont pris les
armes à les déposer dans l’intérêt
supérieur de la nation » et appelait
au « dialogue et à l’écoute ».
« Où est Roch Kaboré ? » Lundi
soir, dans les rues vite désertées,
avant l’heure du couvre­feu, de
nombreux habitants se posaient
la même question. Le président
élu en 2015, à la suite d’une insur­
rection populaire, avait suscité de
grands espoirs de changement
après vingt­sept ans de règne de
Blaise Compaoré. Mais M. Kaboré,
réélu en 2020, était désormais
contesté pour sa difficulté à
contenir des violences djihadis­
tes de plus en plus meurtrières.
Sur le terrain, les soldats se plai­
gnaient régulièrement d’un man­
que de matériel, de vivres et de
problèmes de coordination. Mi­
novembre 2021, 53 gendarmes
sont morts à Inata, dans le Nord.
Cette attaque – la plus sanglante à
ce jour contre les militaires – avait
profondément ébranlé l’armée,
obligeant le président Kaboré à
limoger certains gradés et à
D’après l’un des conseillers d’un
président de la région, ces déci­
sions ont aggravé les divisions,
déjà profondes au sein des trou­
pes depuis la chute du RSP, le
régiment de sécurité présiden­
tielle, l’ancienne garde rappro­
chée de Blaise Compaoré. M. Ka­
boré « a affiché sa méfiance en se
constituant une unité d’élite au
sein de la gendarmerie et a essayé
d’écarter les anciens du RSP en les
envoyant en première ligne au
front. Cela les a rendus plus opéra­
tionnels et plus proches du reste de
la troupe », observe cette source.
Appel aux « patriotes »
Le chef des putschistes, Paul­
Henri Sandaogo Damiba, 41 ans,
diplômé de l’Ecole de guerre de
Paris, venait d’être nommé com­
mandant de la troisième région
militaire du pays en décembre
2021. En 2015, cet ancien membre
du RSP s’était opposé à une tenta­
tive de putsch avorté. Auteur d’un
essai sur la lutte antiterroriste, le
lieutenant­colonel était proche
d’Emmanuel Zoungrana, un jeune
officier arrêté le 11 janvier avec une
dizaine de militaires soupçonnés
de fomenter un coup d’Etat.
Dans les casernes et dans les
rues, la colère ne cessait de mon­
ter ces derniers mois contre les
autorités, impuissantes à endi­
guer les violences qui ont forcé
plus de 1,5 million de déplacés à
fuir leur foyer dans le pays. Sa­
medi 22 janvier, des centaines de
personnes sont descendues dans
les rues de la capitale et dans plu­
sieurs villes pour dénoncer « l’in­
capacité » du président à gérer la
crise sécuritaire, avant d’être dis­
persés à coup de gaz lacrymogè­
nes. Dimanche, des partisans des
mutins ont incendié le rez­de­
Face à l’insécurité grandissante,
la junte a promis de « rassembler
toutes ses forces » pour le pays et
« de lutter pour son intégrité terri­
toriale, son redressement et sa sou­
veraineté ». Le leader du MPSR
s’engage aussi « à proposer dans
un délai raisonnable (…) un calen­
drier de retour à un ordre constitu­
tionnel accepté de tous » et appelle
« les patriotes, les Africains intègres
et tous les amis du Burkina Faso à
le soutenir et à l’accompagner
dans ce tournant décisif de l’his­
toire » du pays. Reste à connaître la
réaction de la Communauté
économique des Etats d’Afrique de
l’Ouest (Cedeao), qui a récemment
imposé de lourdes sanctions
contre la junte au pouvoir au Mali.
« Nous l’avons démontré en 2014
en chassant le président Compa­
oré, le peuple a décidé et
aujourd’hui le peuple souhaite la
sécurité, l’amélioration de ses con­
ditions de vie et la bonne gouver­
nance », clame l’activiste Roland
Bayala, de la Coalition des patrio­
tes du Burkina Faso, qui soutient
le putsch et s’était opposé au pas­
sage d’un convoi de l’armée fran­
çaise, bloqué près d’une semaine
dans le pays en novembre, par des
manifestants opposés à la pré­
sence française au Sahel. Le Bur­
kina n’a pas de base militaire fran­
çaise sur son sol mais accueille les
forces spéciales de l’opération
« Sabre », près de la capitale. Lundi,
parmi les partisans des putschis­
tes, beaucoup demandaient « le
départ de la France ». De nouveaux
rassemblements de soutien à la
junte sont prévus ce mardi. 
sophie douce
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COUPS D’ÉTAT EN 
AFRIQUE DE L’OUEST
Mali
Le 20 août 2020, arès des semai-
nes de mobilisation populaire à
Bamako à la suite des élections
contestées, un groupe de colo-
nels de l’armée malienne pousse
le président élu, Ibrahim Bouba-
car Keïta, à la démission.
Le 24 mai 2021, la junte ma-
lienne fait arrêter le président et
le premier ministre de transition
qu’elle avait fait nommer neuf
mois plus tôt. Le colonel Assimi
Goïta est proclamé président de
la transition jusqu’à la tenue
d’élections, prévues fin février
2022, mais repoussées depuis.
Guinée
Le 5 septembre 2021, le colonel
Mamadi Doumbouya, comman-
dant des forces spéciales gui-
néennes, dépose le chef de
l’Etat, Alpha Condé, réélu pour
un troisième mandat contesté
moins d’un an plus tôt. Douze
jours plus tard, il est désigné
président de la République.
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4 | international MERCREDI 26 JANVIER 2022

CRISE  UKRAINIENNE

Ukraine :
les alliés appelés
à serrer les rangs
Le président américain, Joe Biden, s’est
entretenu avec les principaux dirigeants
européens, tiraillés entre surenchère
et volonté d’apaisement face à la Russie

londres ­ correspondante en tête, les Européens espèrent peser sur la ré­

bruxelles ­ bureau européen, ponse américaine pour faire valoir leurs
points de vue, non seulement sur l’Ukraine,

A
près quelques jours de
flottement sur ses inten­
tions, Joe Biden a tenté de
frapper fort, lundi 24 janvier,
afin de resserrer les rangs du
camp occidental face à la
Russie. Tandis que la menace d’une invasion
de l’Ukraine rend ses alliés fébriles, le prési­
dent américain s’est entretenu dans la soirée
avec les principaux dirigeants européens,
peu après que le Pentagone a annoncé sa dé­
cision de placer 8 500 hommes en état
d’alerte, prêts à être déployés sur le territoire
européen dans le cadre de la force de réac­
tion rapide de l’OTAN.
De la « Situation Room » (salle de crise) de la
Maison Blanche, le président américain a
joint la présidente de la Commission euro­
péenne, Ursula von der Leyen, le président du
Conseil, Charles Michel, le président français,
Emmanuel Macron, le chancelier allemand,
Olaf Scholz, le secrétaire général de l’OTAN,
Jens Stoltenberg, le président polonais, Andr­
zej Duda, et le premier ministre britannique,
Boris Johnson. Un format inédit depuis le dé­
but de la crise, qui en dit long sur l’urgence de
parler d’une seule voix, tandis que le front oc­
cidental se fissurait, ces derniers jours. A l’is­
sue de la réunion, les uns et les autres ont cé­
lébré leur unité face à Vladimir Poutine. Selon
un communiqué de la Maison Blanche, ils ont
« souligné leur désir commun d’une résolution
diplomatique », mais aussi évoqué leurs « pré­
paratifs en vue d’imposer des conséquences
massives et des coûts économiques sévères à la
Russie » en cas d’invasion.
La ligne de crête est cependant étroite pour
les Occidentaux, alors que les Etats­Unis sont
convenus de répondre cette semaine par écrit
à la Russie, afin de tenter de prolonger les dis­
cussions ouvertes voic1i deux semaines, sans
aucune percée à ce stade. Emmanuel Macron
mais aussi sur la sécurité continentale. Tous
convergent pour rejeter l’essentiel des de­
mandes formulées par la Russie, en particu­
lier au sujet du gel de l’élargissement de
l’OTAN. Mais les capitales européennes sem­
blent parfois diverger sur la meilleure façon
de procéder dans l’espoir de dissuader le
Kremlin, dont les intentions demeurent
floues, d’attaquer une nouvelle fois l’Ukraine.
Dans la matinée de lundi, l’annonce de
l’évacuation d’une partie du personnel di­
plomatique américain de Kiev avait échauffé
les esprits, relançant la perspective d’une at­
taque imminente de l’Ukraine par les trou­
pes russes massées à ses frontières. Le
Royaume­Uni a fait de même. A Kiev, la
décision d’évacuer les familles des diploma­
tes américains et britanniques a été jugée
« prématurée » et « excessive ». Il n’y a eu
« aucun changement significatif dans la si­
tuation sécuritaire récemment », a argué,
lundi, Oleg Nikolenko, porte­parole du mi­
nistère des affaires étrangères ukrainien.
LES ÉTATS BALTES ET LA POLOGNE À CRAN
En réalité, la nervosité semble avoir gagné
une partie du continent, les Etats baltes et le
Royaume­Uni se livrant à une sorte de su­
renchère. Englué dans le scandale des fêtes
tenues à Downing Street en plein confine­
ment, le premier ministre, Boris Johnson,
s’était montré plutôt discret sur la crise
ukrainienne, ces dernières semaines. Lundi,
il a semblé vouloir rattraper son retard, en
des termes alarmistes : « Une invasion russe
de l’Ukraine serait douloureuse, violente et
sanglante, a prévenu le premier ministre, en
marge d’une visite dans un hôpital. Les ci­
toyens de Russie doivent comprendre que cela
pourrait être une nouvelle Tchétchénie [un
bourbier pour Moscou]. » Il a aussi mis en
garde contre la possibilité d’une « guerre
Le président américain, Joe Biden, en conversation
avec les dirigeants européens depuis la Maison
Blanche, à Washington, le 24 janvier. REUTERS
éclair » russe en Ukraine : « Nous devons être
très clairs avec le Kremlin : une telle action se­
rait désastreuse. »
Les pays en première ligne face à la Russie,
comme les Etats baltes ou la Pologne, sont
LE PLAN DE  également à cran. Pour eux, il s’agit de se
préparer à une attaque en musclant autant
SANCTIONS SERAIT  que possible la présence de l’OTAN sur son
flanc est, voire en livrant des armes aux
« BIEN AVANCÉ »,  autorités ukrainiennes, comme le fait le
Royaume­Uni. Ils se veulent d’autant plus
SELON LES VINGT­ vigilants qu’ils se méfient de la posture de
SEPT. CETTE  Joe Biden. Si elle a été vite rectifiée, la ré­
cente « gaffe » de ce dernier, semblant modé­
AFFIRMATION FLOUE  rer l’éventuelle riposte occidentale en cas
d’incursion limitée de la Russie en Ukraine,
PERMET DE MASQUER  a fait l’effet d’une bombe à Kiev, comme
LES ÉVIDENTES  dans les capitales de l’est du continent. Il
leur est difficile d’imaginer poursuivre le
DIVERGENCES dialogue sans un premier geste de désesca­
lade de la part de Vladimir Poutine. Afin de
les rassurer, l’OTAN et certains Etats, comme
la France et l’Espagne, ont promis d’accroî­
tre leur engagement dans la région.
Le chancelier allemand, Olaf Scholz, et
Emmanuel Macron devaient aborder la
question, mardi soir, lors d’une rencontre à
Berlin. S’ils brandissent la menace de sanc­
tions pour dissuader Moscou de toute nou­
velle atteinte au territoire ukrainien, les
deux hommes estiment, au fond, que la né­
gociation doit encore être privilégiée à ce
stade. Lors de la conversation avec M. Biden,
le président français a ainsi souligné la
« nécessité d’œuvrer collectivement à une dé­
sescalade rapide ». Pour lui, cela doit passer
par « des mises en garde crédibles à l’égard
de la Russie », mais aussi par un « dialogue
renforcé » avec elle. Le diplomate Pierre
Vimont, qui conseille l’Elysée sur la Russie,
a été envoyé à Moscou pour préparer les
échanges et un prochain appel entre
M. Macron et M. Poutine.
D’ici là, une réunion des conseillers diplo­
matiques du « format Normandie » (Russie,
Ukraine, Allemagne et France) est prévue
mercredi à l’Elysée. En prélude, Kiev doit
annuler le projet de loi dit « de transition »,

La communication de crise américaine, arme à double tranchant

Depuis des mois, Washington privilégie la dramatisation censée illustrer sa vigilance mais trahissant surtout les limites de son engagement

washington ­ correspondant Depuis deux mois, la Maison promotion de sanctions économi­ Depuis début novembre 2021, connaissait que les services de que plus long et sait comment l’em­
Blanche et le département d’Etat ques, en cas d’opération russe. Cet les Etats­Unis et le Royaume­Uni, renseignement ne considéraient porter dans la cohue tactique. Il a

L es citoyens américains rési­

dant ou voyageant en
Ukraine ont reçu un mes­
sage de la Maison Blanche, lundi
24 janvier. « Il est temps de partir »,
a dit la porte­parole, Jen Psaki. Re­
fusant tout parallèle avec l’Afgha­
nistan et le retrait désastreux
d’août 2021, l’administration Bi­
den évoque des mesures classi­
ques de précaution. Pourtant, la
décision d’évacuer les familles des
employés de l’ambassade améri­
caine à Kiev a été accueillie avec
incrédulité, surtout par les autori­
tés locales. A quel moment la réac­
tivité devient­elle fébrilité ? De­
puis le début du mois de novem­
bre 2021, les Etats­Unis ont parfois
paru flotter face à la menace mili­
taire russe contre l’Ukraine. En re­
vanche, du point de vue de la com­
munication de crise, Washington
n’a pas dévié de sa ligne : une dra­
matisation censée illustrer sa vi­
gilance, mais trahissant surtout
les limites de son engagement.
ont multiplié les contacts avec la
presse. Les plus hauts diplomates
et conseillers ont expliqué les
positions officielles, alerté sur les
manœuvres russes, vanté la coor­
dination avec les alliés. Lorsque la
chaîne NBC a annoncé, le 8 janvier,
que Washington envisageait une
réduction de la présence militaire
en Europe, la réaction a été fulgu­
rante pour démentir. La volonté de
ne pas subir les initiatives de Mos­
cou constitue une rupture avec
2014, une période que beaucoup
de hauts responsables américains
ont connue dans l’administration
Obama. L’OTAN avait alors été dé­
bordée par les opérations russes
en Crimée, puis dans le Donbass.
Cette fois, Washington semble
réécrire l’adage : « Si tu veux la
paix, annonce la guerre ».
En plaçant en alerte 8 500 sol­
dats, prêts à être déployés si la
Force de réaction de l’OTAN était
activée, l’administration Biden
évite de réduire sa position à une
affichage alimente pourtant les
interrogations sur un effet pervers
possible : la prophétie autoréalisa­
trice. A force de crier au loup, n’en­
courage­t­on pas son appétit et sa
venue ? « Il ne s’agit pas de prophé­
tie, a rétorqué, lundi 24 janvier,
l’ambassadrice américaine auprès
de l’ONU, Linda Thomas­Green­
field, devant la presse étrangère.
Nous voyons une accumulation de
127 000 soldats le long de la fron­
tière. Nous avons vu que les Russes
ont déployé des troupes en Biélo­
russie. Ce n’est pas une prophétie,
mais des faits. Et ces faits nous ont
conduits à répondre. »
UNE LECTURE ALARMISTE  sécurité en Europe. Pourtant, à sa
S’EST IMPOSÉE,
LES EUROPÉENS NE  sujet des sanctions économiques
VOULANT PAS EXPRIMER  sévères qui la frapperaient. Le
LEUR SCEPTICISME
en duo, n’ont cessé d’alerter les al­
liés sur la gravité de la menace mi­
litaire russe, son imminence, et la
nécessité d’y répondre collective­
ment. Des éléments confidentiels
des services de renseignement
ont été partagés avec la presse. Au
fil des semaines, cette lecture
alarmiste s’est imposée, les Euro­
péens ne voulant pas exprimer
leur scepticisme à découvert.
« Supériorité écrasante »
« Nous n’avons pas l’intention de
négocier en public », expliquait
une source officielle américaine
le 23 décembre 2021, en référence
à la publication, par la Russie, de
ses deux projets de traités sur la
façon, Washington aussi s’est
engagé dans une négociation pu­
blique, en avertissant la Russie au
13 janvier, le conseiller à la sécu­
rité nationale, Jake Sullivan, re­
pas comme acquise l’option mili­
taire en Ukraine. « Notre but, au
bout du compte, n’est pas de s’en­
gager dans une spirale de l’esca­
lade », disait­il. Le conseiller ad­
mettait que les sanctions écono­
miques ne constituaient pas « la
panacée ». Le lendemain, la Mai­
son Blanche évoquait des « infor­
mations » selon lesquelles le
Kremlin disposait d’agents infil­
trés dans l’est de l’Ukraine, prêts à
organiser un écran de fumée, une
opération de sabotage utilisée
comme prétexte pour une inter­
vention militaire russe.
Spécialiste de la Russie et
ex­conseillère de Donald Trump,
Fiona Hill a publié lundi une tri­
bune dans le New York Times dans
laquelle elle appelle de ses vœux
une stratégie active, et non réac­
tive, face à Moscou. Selon elle, le
Kremlin a intégré dans ses calculs
les sanctions économiques, et
mise sur les divisions entre alliés :
« M. Poutine joue un jeu stratégi­
placé les Etats­Unis là où il voulait.
Ses postures et ses menaces ont im­
posé son agenda dans les débats
sur la sécurité européenne, et ont
suscité notre attention entière. »
L’une des faiblesses des Etats­
Unis tient à un non­dit : pas un sol­
dat ne sera sacrifié pour l’Ukraine.
Le 19 janvier, Joe Biden a reconnu
une évidence, au sujet de la me­
nace russe : « Militairement, ils ont
une supériorité écrasante. » Le pré­
sident a aussi souligné qu’il n’exis­
tait pas d’« obligation » de défen­
dre l’Ukraine, non­membre de
l’OTAN. La stratégie américaine
repose donc sur les sanctions éco­
nomiques, qui ne font pas l’unani­
mité. L’aide militaire à l’Ukraine
est conséquente – 650 millions de
dollars (575 millions d’euros)
en 2021, soit 2,7 milliards de dollars
depuis 2014 et l’annexion de la
Crimée. Mais elle ne pèserait
guère, si Moscou utilisait toute la
puissance de son armée. 
piotr smolar
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
considéré comme non conforme aux accords
de Minsk. Ce texte, préparé à l’été 2021, porte
sur la « période de transition » au Donbass, ter­
ritoire séparatiste dans l’est de l’Ukraine, et en
Crimée, annexée par la Russie en 2014, jus­
qu’à leur « réintégration » à l’Ukraine. Il recon­
naît la Russie comme « Etat agresseur et Etat
occupant », ce que Moscou rejette catégori­
quement. Après des mois de blocage, rien ne
dit, à ce stade, que Moscou acceptera la re­
lance de ces tractations. Mais, vue de Paris, la
relance du « format Normandie » enverrait
un premier signal encourageant.
« Nous connaissons les menaces, mais cer­
tains veulent jouer avec nos nerfs. Evitons les
réactions alarmistes », a souligné le haut re­
présentant de l’Union pour la politique
étrangère, Josep Borrell, à l’issue d’une réu­
nion des ministres des affaires étrangères de
l’Union européenne (UE) à Bruxelles. A ce
stade, les Européens s’en tiennent donc,
après un échange en visioconférence avec le
secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken,
à l’idée que les efforts diplomatiques doivent
être poursuivis à tous les niveaux, qu’il con­
vient d’œuvrer à la résilience de l’Ukraine et
de mettre au point un plan de sanctions
« massif » en cas d’agression militaire russe.
Kiev se voit promettre une aide d’urgence de
1,2 milliard d’euros, 35 millions d’euros d’aide
logistique pour son armée, et la perspective
d’une mission de formation de ses troupes.
« DES ACTIONS OFFENSIVES »
Quant au plan de sanctions, objet de multi­
ples tractations avec Washington, il serait
« bien avancé », ont fait valoir les ministres
des Vingt­Sept. Cette affirmation floue
permet de masquer les évidentes divergen­
ces entre des Etats membres qui ne parta­
gent pas les mêmes intérêts politiques,
économiques ou énergétiques vis­à­vis de
la Russie. Et qui se divisent aussi sur les li­
vraisons d’armes à l’Ukraine ou la nécessité
de maintenir un « canal de dialogue » direct
avec le Kremlin.
Le risque de divisions croissantes en Eu­
rope inquiète en Ukraine. Le chef de l’Etat,
Volodymyr Zelensky, a appelé, lundi, l’UE à
« préserver [son] unité » face à la Russie.
« L’Ukraine ne cédera pas aux provocations,
mais, au contraire, gardera son calme avec
ses partenaires », a assuré le chef de l’Etat.
Quelques heures plus tard, M. Zelensky s’est
néanmoins montré plus inquiet : « Nous
avons appris à contenir les menaces exté­
rieures. Il est temps que nous commencions
des actions offensives visant à garantir nos
intérêts nationaux. » 
cécile ducourtieux,
philippe ricard (à paris),
jean­pierre stroobants
et faustine vincent (à paris)
Intervention militaire, escalade diplomatique,
cyberattaque : les options de Vladimir Poutine
Le statu quo sur l’Ukraine n’est pas une éventualité envisagée par le président russe
moscou ­ correspondant
L’ espace public russe, volon­
tiers hystérique dès qu’il
s’agit des relations avec
l’Occident, se crispe à mesure que
s’intensifie la crise avec l’Ouest. Ces
derniers jours, on a pu entendre à
la télévision un animateur se de­
mander en quoi une confrontation
nucléaire avec les Etats­Unis serait
un mal, et un député lui répondre
en se vantant que son « neveu »
était prêt à prendre les armes. Du
côté des officiels, le ministre des af­
faires étrangères « n’exclut pas »
l’ouverture de bases militaires à
Cuba et au Venezuela, et son ho­
mologue de la défense prévient de
l’imminence d’une « provocation
massive » de l’Ukraine pour déclen­
cher les hostilités..
Le flou fait partie des outils de
Moscou dans la négociation, mais
cette incertitude quant à la suite
tient aussi à un autre élément : tout
est entre les mains d’un seul
homme. Dans l’étude de la politi­
que russe, la personnalisation ex­
trême de Vladimir Poutine, l’impor­
tance extrême accordée à ses sou­
haits, réels ou supposés, est sou­
vent un biais. Dans ce cas précis,
non. « On ne parle même pas de l’en­
tourage proche, précise Fiodor Lou­
kianov, directeur d’un think tank
proche du pouvoir, Russia in Global
Affairs. C’est Poutine seul. »
Or, nul ne sait le prix qu’est prêt à
payer le président russe pour at­
teindre ses objectifs, ni les compro­
mis qui sont acceptables pour lui.
M. Poutine s’est contenté à ce sujet
de formules vagues, et son évoca­
tion la plus précise d’un éventuel
échec des négociations a été de
prévenir que la Russie apporterait
« une réponse militaro­technique »,
définie après consultation des « ex­
perts militaires ».
Seule certitude : le statu quo n’est
pas une option, contrairement à la
précédente démonstration de
force, au printemps 2021, quand la
Russie entendait seulement réaf­
Berlin critiqué pour manque de « solidarité »
Kiev et Washington accusent le gouvernement d’Olaf Scholz de complaisance envers Moscou
berlin ­ correspondant
L’ Allemagne se montre­t­elle
trop complaisante avec la
Russie dans la crise ukrai­
nienne ? Répétée à Kiev, l’accusation
circule aussi dans plusieurs capita­
les occidentales, y compris à Berlin,
où une partie de l’opposition au gou­
vernement d’Olaf Scholz en profite
pour souligner certaines contradic­
tions de sa politique étrangère.
Plusieurs reproches sont faits à
l’Allemagne. Le premier concerne
son refus de livrer des armes à
l’Ukraine, à la différence des Etats­
Unis, du Royaume­Uni et des pays
baltes. Sur la chaîne Sky News, l’am­
bassadeur ukrainien à Londres, Va­
dym Prystaiko, a convoqué le souve­
nir de la seconde guerre mondiale,
affirmant que les Ukrainiens « se
souviennent encore » de ce que l’Alle­
magne « a fait subir à notre terri­
toire » pendant cette période.
En Allemagne, la colère des Ukrai­
niens a été activement relayée par
les deux quotidiens du groupe de
presse conservateur Axel Springer :
Die Welt, qui a réalisé un entretien
avec le ministre des affaires étrangè­
res, Dmytro Kuleba, où celui­ci se dit
« déçu » que Berlin refuse de livrer
des armes défensives à son pays ; et
Bild, qui a publié une tribune du
maire de Kiev, l’ancien boxeur Vitali
Klitschko, accusant l’Allemagne de
« non­assistance à personne en dan­
firmer son statut vis­à­vis de
Washington. La partie russe a dit
assez clairement, depuis décem­
bre 2021, qu’elle attendait des ré­
ponses précises à des revendica­
tions elles aussi précises.
Moscou a par ailleurs toutes les
raisons de penser que le temps ne
joue pas en sa faveur. Pour Vladimir
Poutine, il s’agit de régler « définiti­
vement » un dossier qu’il voit
comme essentiel pour l’héritage
qu’il laissera. Surtout, concernant
l’Ukraine, sujet qui cristallise les
tensions, le coût de l’inaction appa­
raît plus élevé qu’une escalade.
L’analyste du Foreign Policy Re­
search Institute, Rob Lee, résume
bien les données du problème. Le
Kremlin a toutes les raisons de
penser que « l’Ukraine va rester hos­
tile dans la durée, tout en accrois­
sant sa puissance militaire », notam­
ment s’agissant des capacités de
frappe à longue distance. Dès lors,
note l’analyste, « une escalade mili­
taire serait plus coûteuse dans le fu­
tur qu’elle ne l’est maintenant ».
L’OTAN, un « cancer »
La tribune d’un expert très proche
des milieux conservateurs, Sergueï
Karaganov, a aussi été très remar­
quée, mi­janvier. M. Karaganov y
assure que la Russie aurait avantage
à prendre l’initiative selon ses pro­
pres termes plutôt que de permet­
tre un « nouveau 22 juin 1941 » – date
de début de l’offensive nazie sur
l’Union soviétique. Objectif : limiter
la diffusion du « cancer » qu’est
l’OTAN. La Russie est, selon lui, plus
puissante et mieux préparée à se
battre que ne l’était l’URSS.
Depuis plusieurs semaines, les
capitales occidentales utilisent le
vocable un peu fourre­tout d’« in­
vasion de l’Ukraine ». En réalité, les
possibilités d’intervention russe
sont plus diverses. Le renforce­
ment militaire aux frontières de
l’Ukraine a été progressif, à comp­
ter du printemps 2021. A
l’automne, l’arrivée de matériel
lourd – artillerie, systèmes de dé­
ger » et de « trahison à l’égard d’amis
dans une situation dramatique ».
Désormais dans l’opposition, les
chrétiens­démocrates (CDU) alle­
mands se sont emparés de ce
thème. Appelant Olaf Scholz à « se
comporter comme un dirigeant »
vis­à­vis d’un pays allié menacé
d’invasion, ils se sont également
dits favorables à des livraisons d’ar­
mes à l’Ukraine, position qu’ils
combattaient pourtant quand ils
étaient au gouvernement, il y a seu­
lement quelques mois.
C’est dans ce contexte qu’une sor­
tie du chef de la marine allemande,
le vice­amiral Kay­Achim Schön­
bach, a apporté de l’eau au moulin
de ceux qui jugent le gouvernement
d’Olaf Scholz trop faible vis­à­vis du
Kremlin. Lors d’une réunion d’un
groupe de réflexion qui s’est tenue
vendredi 21 janvier à New Delhi, et
dont le contenu a circulé sur les
réseaux sociaux, M. Schönbach a
non seulement qualifié d’« inep­
tie » l’idée que la Russie pourrait
envahir l’Ukraine, mais aussi es­
timé que la péninsule de Crimée,
annexée par la Russie en 2014, était
« partie et ne reviendrait pas » dans
le giron de l’Ukraine.
Même si M. Schönbach a rapide­
ment fait son mea culpa, qualifiant
ses déclarations de « fautes » avant
de présenter sa démission le lende­
main, l’incident a tout de même pro­
voqué une minicrise diplomatique
international | 5
UN DÉPLOIEMENT EST  est plutôt rejeté par les observa­
ANNONCÉ EN BIÉLORUSSIE, 
À LA FAVEUR D’EXERCICES 
IMPORTANTS, QUI OFFRENT 
L’OCCASION DE CRÉER UN  sont clairement dirigés vers Kiev »,
FRONT SUR LE FLANC NORD  la capitale ukrainienne.
DE L’UKRAINE
fense antiaérienne – a permis le dé­
clenchement de la phase diploma­
tique actuelle. Dans la foulée, des
forces plus mobiles ont été transfé­
rées – environ un tiers des groupes
tactiques de l’armée russe se trou­
vent dans les régions frontalières
de l’Ukraine, selon le renseigne­
ment américain, capacité qui peut
être portée rapidement à 60 %.
Début janvier, le matériel plus
léger a suivi, acheminé y compris
de l’Extrême­Orient et de Sibérie,
ainsi que des convois de muni­
tions, sans discrétion particulière.
Parallèlement, un déploiement est
annoncé en Biélorussie, à la faveur
d’exercices importants, qui offrent
l’opportunité de créer un front sur
le flanc nord de l’Ukraine.
Pour l’expert militaire du journal
Novaïa Gazeta, « ce ne sont pas en­
core les forces d’invasion, mais le
soutien de nos militaires à nos diplo­
mates ». En clair, le gros des hom­
mes manque encore pour déclen­
cher une offensive massive, mais
cette carte a été progressivement
placée entre les mains du président.
Reste un autre facteur, le coût
d’une telle opération – en termes
d’isolement, de nouvelles sanc­
tions, mais aussi sur le terrain :
s’emparer de territoires vastes,
puis les tenir, face à une armée
ukrainienne largement moder­
nisée et une population hostile, se­
rait coûteux en hommes. Les
images de villes ukrainiennes
bombardées seraient par ailleurs
difficiles à assumer.
avec l’Ukraine, qui a sans tarder con­
voqué l’ambassadrice allemande,
Anka Feldhusen, après ces propos ju­
gés « absolument inacceptables ».
Autre reproche fait à l’Allemagne :
son approche du dossier Nord
Stream 2. En décembre 2021, Olaf
Scholz avait été très critiqué en évo­
quant un « projet du secteur privé ».
Dans la droite ligne d’Angela Merkel,
le nouveau chancelier avait été
contredit par son propre ministre de
l’économie, l’écologiste Robert Ha­
beck, qui avait qualifié le gazoduc
d’« erreur sur le plan géopolitique ».
« Plus un allié crédible »
Depuis, M. Scholz a rectifié le tir en
déclarant, le 18 janvier, que l’Allema­
gne était prête à ne pas mettre Nord
Stream 2 en service si la Russie atta­
quait l’Ukraine. Aux Etats­Unis, où
l’indécision allemande commen­
çait à agacer, l’engagement a été ac­
cueilli avec soulagement.
La brève mise au point du chance­
lier allemand n’a toutefois pas tota­
lement rassuré les contempteurs de
sa politique à l’égard de la Russie.
D’abord parce que plusieurs respon­
sables de son parti, le SPD, défendent
clairement la carte de l’apaisement
vis­à­vis de Moscou. C’est notam­
ment le cas du président du groupe
social­démocrate du Bundestag,
Rolf Mützenich, qui a déclaré « com­
prendre le sentiment de menace »
éprouvé par la Russie face à l’OTAN.
Le scénario de l’invasion massive
teurs russes, mais l’ancien diplo­
mate et commentateur Vladimir
Frolov note tout de même que « les
négociations diplomatiques ont été
conçues dès l’origine pour échouer
et, depuis, les moyens militaires
D’autres scénarios militaires,
moins maximalistes, existent, qu’il
s’agisse de frappes ciblées, d’une
incursion brève destinée à réduire
les capacités ukrainiennes, ou
encore l’appui à une offensive
d’ampleur des séparatistes du
Donbass… Dans le domaine du
cyber, l’attaque récente contre des
sites institutionnels a été considé­
rée à Kiev comme un avertisse­
ment. Reste à savoir si ces actions
plus limitées permettraient d’in­
fluer à long terme sur les orienta­
tions stratégiques de l’Ukraine.
Accentuer la pression
La réponse russe pourrait aussi être
d’ordre diplomatique. Le groupe
communiste au Parlement a déposé,
le 19 janvier, un « appel » à reconnaî­
tre l’indépendance des républiques
autoproclamées de Donetsk et Lou­
hansk. Sergueï Lavrov, le ministre
des affaires étrangères, a refusé de
l’exclure, tout comme l’hypothèse
d’une ouverture de bases militaires
dans des pays d’Amérique latine.
Fiodor Loukianov prévient, lui
aussi, qu’il ne faut pas se focaliser sur
l’Ukraine. Cet expert proche du
pouvoir estime, par ailleurs, que le
prochain mouvement du Kremlin
ne sera pas destiné à être décisif,
mais plutôt une « démonstration de
force massive », avec comme objectif
d’accentuer la pression lors de négo­
ciations futures. Options envisagées
par l’analyste : le déploiement d’ar­
mes nucléaires dans des régions
nouvelles ou bien un déploiement
massif de troupes en Biélorussie,
sous le couvert des exercices annon­
cés pour février. 
benoît vitkine
Ou encore de plusieurs dirigeants
du SPD dans les Länder de l’est de
l’Allemagne, farouchement opposés
à toute politique de sanctions contre
Moscou, à l’instar de la ministre­pré­
sidente du Land de Mecklembourg­
Poméranie­Occidentale, au bord de
la Baltique, où se trouvent les termi­
naux de Nord Stream 1 et 2.
Ces différents reproches adressés à
l’Allemagne ont été rassemblés, di­
manche, dans un article au vitriol
publié dans le Wall Street Journal.
Sous le titre « L’Allemagne est­elle
un allié fiable des Etats­Unis ? Nein »,
le quotidien américain conserva­
teur élargit toutefois la focale, affir­
mant que la complaisance de Berlin
vis­à­vis de Moscou a son pendant,
plus à l’Est, à l’égard de Pékin. « En
face des deux menaces les plus sérieu­
ses pour la sécurité de l’Amérique et
de l’ordre démocratique de l’après­se­
conde guerre mondiale – la Chine et
la Russie –, l’Allemagne n’est plus un
allié crédible. Pour l’Allemagne, avoir
du gaz pas cher, exporter ses voitures
en Chine et laisser M. Poutine tran­
quille semble être plus important que
la solidarité entre alliés démocrati­
ques », accuse le Wall Street Journal
dans cet article qui souligne le fossé
existant aujourd’hui entre une
partie des élites américaines et un
pays longtemps considéré comme
l’allié principal de Washington sur
le continent européen. 
thomas wieder

6 | international
Au Liban, reprise des discussions
avec le FMI sur l’octroi d’un prêt
Les négociations avec l’institution financière, interrompues à l’été
2020, sont la seule issue possible à la crise qui ravage le pays du Cèdre
beyrouth ­ correspondante
I I
l aura fallu la descente aux
abîmes du Liban pour rame­
ner ses responsables politi­
ques à la table des négocia­
tions. Après que les divisions de
l’oligarchie politico­financière sur
le montant des pertes du secteur
financier ont fait capoter les dis­
cussions avec le Fonds monétaire
international (FMI) à l’été 2020,
celles­ci ont pu enfin reprendre.
Lundi 24 janvier, la délégation liba­
naise a débuté des pourparlers
avec l’institution financière, en
mode virtuel, Covid­19 oblige, sur
un plan de sauvetage économique
et financier du pays du Cèdre, con­
dition à l’obtention d’un prêt.
« C’est une route obligatoire pour
résoudre la crise. Tout le monde est
convaincu qu’il n’y a pas d’alterna­
tive », assure le vice­premier mi­
nistre, Saadé Chami, un techno­
crate venu du FMI et placé à la tête
de la délégation libanaise en sep­
tembre 2021. Le gouvernement de
Najib Mikati espère parvenir à un
accord avec le FMI avant les législa­
tives, prévues en mai, pour obte­
nir un prêt d’au moins 4 milliards
de dollars (soit 3,5 milliards
d’euros), ainsi que le déblocage des
11 milliards de dollars d’aide pro­
mis à la conférence Cedre organi­
sée à Paris, en avril 2018.
Plan de sauvetage
« Le retour de la confiance et un ap­
port frais en devises de 12 milliards
à 15 milliards de dollars peuvent
permettre à l’économie de renouer
avec la croissance », estime Riad
Salamé, le gouverneur de la Ban­
que du Liban (BDL), qui malgré les
enquêtes ouvertes contre lui au Li­
ban et en Europe, pour détourne­
ment de fonds et blanchiment, est
partie prenante aux négociations.
Après s’être opposé – avec l’Asso­
ciation des banques et des chefs de
parti – au plan qu’avait élaboré, en
avril 2020, le gouvernement
d’Hassan Diab, et que le FMI avait
endossé, il assure être aujourd’hui
sur la même longueur d’ondes que
le gouvernement. « Nous n’étions
pas contre un accord avec le FMI,
c’était notre droit de négocier les
chiffres », justifie­t­il.
L’imperturbable et intouchable Riad Salamé
balaie les accusations de corruption le visant
Le patron de la banque centrale libanaise fait l’objet d’enquêtes pour détournement de fonds
beyrouth ­ correspondante
U ne odeur de cigare imprè­
gne le bureau qu’occupe
Riad Salamé au dernier
étage de la Banque du Liban (BDL),
au centre de Beyrouth. A 71 ans, et
après trois décennies ou presque à
la tête de l’institution financière,
l’ancien banquier d’affaires de
Merrill Lynch paraît insensible
aux critiques qui le visent.
Jadis célébré en sauveur, le gou­
verneur de la BDL est accusé par
de nombreux Libanais d’avoir
précipité la faillite de l’Etat et l’ef­
fondrement de la monnaie natio­
nale, de concert avec une classe
politique corrompue. M. Salamé
fait l’objet d’une série d’enquêtes
judiciaires au Liban et à l’étranger,
dont en France et en Suisse, no­
tamment pour soupçons de
fraude, de blanchiment d’argent
et d’enrichissement illicite.
Les organisations de la société ci­
vile, et une partie de la classe poli­
tique, réclament sa mise à l’écart.
C’est pourtant bien l’estimation
du plan Diab de 68 milliards de
dollars de pertes, cumulées entre
la BDL et les banques, qu’ont fina­
lement actée, en décembre, le gou­
vernement Mikati et la BDL, per­
mettant la reprise des négocia­
tions. « Ils ont gagné du temps pour
que chacun arrange ses affaires sur
le dos de la population, déplore
Alain Bifani, ancien directeur gé­
néral du ministère des finances
qui a participé au plan Diab. Ce
sont les gens qui assument ces per­
tes et souffrent aujourd’hui de la
perte de leur pouvoir d’achat et de
leurs dépôts bancaires. »
Deux ans après le début de la
crise, le PIB du Liban est passé de
55 milliards de dollars à 20 mil­
liards de dollars en 2021. La livre li­
banaise (LL), monnaie nationale, a
perdu 90 % de sa valeur et les prix
ont été multipliés par sept. Les
subventions sur les biens de pre­
mière nécessité ont été partielle­
ment levées à l’automne ; la BDL, à
court de devises, n’étant plus en
mesure de financer leur importa­
tion. Plus de 78 % de la population
est tombée dans la pauvreté, selon
les Nations unies.
Le détail du plan de sauvetage
élaboré par le gouvernement Mi­
kati n’a pas été dévoilé. Redresse­
ment des finances publiques et de
la dette, qui frôle les 100 milliards
de dollars, restructuration du sec­
teur financier et réformes structu­
relles : les discussions peuvent en­
core achopper sur de nombreux
points, dans un contexte politique
envenimé par l’approche des élec­
tions. Le projet de loi de finances
2022, devait être débattu mardi en
Saad Hariri se retire de la vie politique
L’ancien premier ministre libanais et chef de file du camp
sunnite, Saad Hariri, 51 ans, a déclaré lundi 24 janvier, la voix
brisée par l’émotion, qu’il se retirait de la vie politique et qu’il
ne se présenterait pas aux élections législatives, prévues en mai.
Cette annonce a fait l’effet d’une bombe dans un pays toujours
confronté à une grave crise économique. Saad Hariri, fils
l’ex-premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, a dirigé
à trois reprises le gouvernement libanais. Il a demandé à son
parti de ne pas présenter de candidats en mai, évoquant plu-
sieurs facteurs à l’origine de sa décision, notamment « l’influence
iranienne » – une référence au très puissant mouvement chiite
Hezbollah –, « le sectarisme », et « l’effondrement de l’Etat ».
« Les artisans de la faillite, notam­
ment les responsables qui sont sous
le coup de procédures judiciaires,
ne peuvent pas être les artisans de
la réforme », estime Albert Kosta­
nian, le président de l’ONG proré­
formes Kulluna Irada.
« Malheureusement non, je ne me
sens pas responsable [du naufrage
libanais], rétorque M. Salamé.
Ceux qui veulent simplifier les cho­
ses, ça les arrange de dire que c’est
la faute de la BDL, mais les budgets
sont votés par l’Etat. Quand le pays
importe pour 65 milliards de dol­
lars [57,5 milliards d’euros] de 2017
à 2019, en quoi la BDL est­elle res­
ponsable ? La BDL a trouvé les
moyens de maintenir la stabilité de
la livre car c’est ce qui était exigé par
les différents gouvernements. »
Le gouverneur de la Banque du
Liban réfute tout autant les accu­
sations selon lesquelles il entra­
verait l’audit juriscomptable sur
les comptes et les transactions de
la BDL, confié au cabinet Alvarez
et Marsal, pour déterminer les
« On devrait
parler de pouvoir
d’achat, de
relance et de filets
sociaux, or, rien
n’est fait dans
ces domaines »
ALAIN BIFANI
ex-directeur du ministère
des finances libanais
conseil des ministres, réuni après
trois mois de blocage par le tan­
dem chiite Hezbollah­Amal.
Le texte, qui prévoit un déficit de
30 % et peu de réformes substan­
tielles, est sous le feu des critiques.
« On aura un budget qui ne sera
pas très déficitaire, assure Saadé
Chami. On va essayer de le financer
d’une manière non inflationniste.
On compte sur la Banque mondiale
et les bailleurs de fonds. » Le négo­
ciateur promet des mesures pour
hausser les salaires de la fonction
publique, rognés par la crise, et
éviter « autant que possible l’intro­
duction de nouveaux impôts ».
« Ce projet de loi n’offre aucune
ébauche de solution. Soyons sé­
rieux ! Face à une telle situation, on
devrait parler de pouvoir d’achat,
de relance et de filets sociaux, or,
rien n’est fait dans ces trois domai­
nes », déplore M. Bifani, qui stig­
matise un plan minimaliste qui
consoliderait le système en place.
Le pays ne pourra pas faire l’écono­
mie d’un rééquilibrage budgétaire
drastique et de réformes structu­
bénéficiaires des 68 milliards de
dollars de pertes du secteur finan­
cier. « Ce n’est pas vrai que la BDL
veut faire obstruction à cet audit.
On a donné les comptes de la BDL.
On a demandé qu’il y ait la levée du
secret bancaire pour pouvoir don­
ner ceux de nos clients, ce que le
Parlement a fait. On a tout mis à
disposition du ministère des finan­
ces », assure­t­il.
« Personnification du pouvoir »
Quant aux poursuites judiciaires
dont il fait l’objet, il invoque la pré­
somption d’innocence. « Il y a des
enquêtes, mais pas de procès. Je suis
seulement jugé et condamné par
les médias à l’étranger », accuse­t­il,
brandissant pour sa défense un
audit qu’il a commandé au cabinet
BDO, qui le blanchit de toute accu­
sation, mais est sans valeur aux
yeux de la justice.
Riad Salamé met un point
d’honneur à aller au terme de son
mandat à la tête de la BDL, en
juillet 2023. Il peut compter sur de
relles, notamment dans le secteur
de l’électricité. « Le FMI préconise
une amélioration de la collecte fis­
cale, l’augmentation des impôts di­
rects plutôt qu’indirects et le déve­
loppement du filet de protection so­
ciale », selon un expert étranger.
« Le minimum serait d’avoir un
taux de change cohérent, là encore
on botte en touche », ajoute M. Bi­
fani. Le gouverneur de la BDL, Riad
Salamé, assure que l’unification
des taux de change n’est pas envi­
sageable avant un accord. Le projet
de budget est basé sur un taux de
change oscillant entre 15 000 et
20 000 LL. Depuis décembre, la
BDL alimente les banques en dol­
lars pour renforcer la livre et l’ap­
procher de cette fourchette.
« Les actionnaires paieront »
Concernant la restructuration du
secteur financier, le FMI pourrait
ne pas faire de l’audit juriscomp­
table de la BDL un préalable. « La
BDL n’en veut pas et il n’est pas for­
cément nécessaire à un accord.
Mais il faut savoir qui a profité du
crime après un désastre financier
aussi énorme », estime l’expert
étranger. Le gouvernement as­
sure qu’il protégera les déposants
les plus vulnérables. Cela suppose
un ordre de priorité clair, estime
Albert Kostanian, le président de
l’ONG proréformes Kulluna Irada,
dans l’imputation des pertes :
« D’abord les actionnaires des ban­
ques, les dividendes payés avec
l’argent public par le fait des ingé­
nieries financières de la BDL, les in­
térêts des déposants qui étaient
excessifs et, enfin, la lirafication
des dépôts au­delà d’un seuil. »
« Les actionnaires des banques
paieront, pas l’Etat », assure Riad
Salamé, en écho à une exigence du
FMI. Le gouverneur de la BDL pré­
conise « un peu de tout : une partie
en bail­in (renflouement interne),
une partie en remboursements
échelonnés aux déposants et une
partie en lirafication » des dépôts
en dollars. « L’objectif est que de
chaque banque existante naisse
une banque qui fasse du crédit »,
poursuit M. Salamé, admettant
qu’« il y aura de la casse sûrement »
parmi les banques. 
hélène sallon
solides appuis politiques. « La ten­
tative de [l’ancien premier minis­
tre] Hassan Diab de le mettre de­
hors a été fatale à ce dernier. Riad
Salamé est très proche [du pre­
mier ministre] Najib Mikati, il a
beaucoup de soutiens et sait beau­
coup de choses », indique un ob­
servateur étranger. M. Mikati est
soupçonné d’avoir interféré en sa
faveur pour empêcher des perqui­
sitions dans des banques libanai­
ses, le 11 janvier, dans le cadre de la
demande d’entraide judiciaire
adressée au Liban par la justice
suisse. « Je n’ai rien à voir avec
cela », affirme M. Salamé.
A ceux qui réclamaient la dé­
mission du gouverneur, notam­
ment dans le camp du président
Michel Aoun, le premier ministre
avait déjà opposé : « On ne change
pas d’officiers en cours de guerre. »
« Il y a là une personnification du
pouvoir qui est la recette même qui
a conduit à la faillite du Liban »,
conclut Albert Kostanian. 
hé. s.
Négociations
à Oslo entre talibans
et Occidentaux
La crise humanitaire afghane et le respect des
droits humains ont été au cœur des débats
malmö (suède) ­
correspondante régionale
l s’agit de la première visite of­
ficielle des talibans en Europe,
depuis leur prise de contrôle
de l’Afghanistan, en août 2021. Ar­
rivée samedi 22 janvier à Oslo, la
délégation, composée de quinze
responsables du régime fonda­
mentaliste, menés par le ministre
des affaires étrangères, Amir Khan
Muttaqi, a rencontré lundi des
représentants de plusieurs pays
occidentaux, dont la France, pour
des discussions portant notam­
ment sur la crise humanitaire qui
sévit en Afghanistan et le respect
des droits humains.
Les talibans ont atterri samedi
soir à Oslo, à bord d’un jet privé
affrété par la Norvège. Ils ont pris
leur quartier dans l’hôtel Soria
Moria, sur les hauteurs de la capi­
tale, où les pourparlers se sont
déroulés à huis clos. Impossible
d’en connaître la teneur ni le résul­
tat : les Occidentaux n’ont fait
aucune déclaration. Selon Abdul
Qahar Balkhi, porte­parole du mi­
nistère des affaires étrangères, les
discussions ont porté sur « l’éco­
nomie, l’aide humanitaire, la sécu­
rité, l’opération de la banque cen­
trale, la santé et d’autres questions
importantes ». Lors d’un point de
presse, lundi, Amir Khan Muttaqi
a estimé que le fait d’être là était
« une réussite en soi ».
En amont de la visite, critiquée
par une partie de la diaspora,
ainsi que par des militants des
droits de l’homme en Afghanis­
tan, la ministre des affaires étran­
gères norvégienne, Anniken
Huitfeldt, a assuré que l’invita­
tion n’était « pas une légitimation
ni une reconnaissance » du ré­
gime islamiste. « Mais nous de­
vons parler avec ceux qui dirigent
de facto le pays », a­t­elle expliqué.
De New York, où il devait partici­
per à une réunion du Conseil de
sécurité de l’ONU, présidé ce
mois­ci par la Norvège, le premier
ministre travailliste, Jonas Gahr
Store, a confié qu’il comprenait
que « beaucoup réagissent en
voyant les talibans en Norvège. Ils
ont des valeurs aussi éloignées que
possible des nôtres », a­t­il ob­
servé. Mais ce sont eux, a­t­il rap­
pelé, « qui dirigent réellement
l’Afghanistan (…), que cela [nous]
plaise ou pas ».
Sur son compte Twitter, le re­
présentant spécial américain
Thomas West a expliqué pour sa
part : « Alors que nous cherchons à
résoudre la crise humanitaire (…),
LES DATES
15 AOÛT 2021
L’arrivée au pouvoir des talibans
entraîne le gel par les Etats-Unis
de près de 9,5 milliards
de dollars (8,4 milliards d’euros)
de la banque centrale afghane.
10 DÉCEMBRE 2021
La Banque mondiale annonce le
versement, avant la fin décem-
bre, d’une aide humanitaire de
280 millions de dollars à l’Unicef
et au Programme alimentaire
mondial, pour l’Afghanistan.
22 DÉCEMBRE 2021
Le Conseil de sécurité de l’ONU
adopte, à l’unanimité, une
résolution facilitant pendant
un an l’aide humanitaire
à l’Afghanistan. La résolution
stipule qu’une telle assistance
« ne constitue pas une violation »
des sanctions imposées
aux entités liées aux talibans.
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
Pour la ministre
des affaires
étrangères
norvégienne,
l’invitation
n’est « pas une
légitimation » du
régime islamiste
nous poursuivrons une diplomatie
lucide avec les talibans, en accord
avec notre préoccupation et notre
intérêt constant pour un Afghanis­
tan stable, respectueux des droits
et inclusifs. » M. West est venu
accompagné de l’émissaire des
Etats­Unis pour les droits des
Afghanes, Rina Amiri, ainsi que
de représentants du ministère
des finances et de l’Usaid,
l’agence de développement amé­
ricaine. Des diplomates français,
anglais, allemands, italiens, nor­
végiens et européens ont égale­
ment participé aux discussions.
En face, en plus du ministre des
affaires étrangères, le ministre
adjoint de l’économie, Abdul Na­
tif Lazari, a fait le voyage à Oslo.
Parmi les priorités des talibans :
obtenir le dégel des réserves de la
banque centrale afghane, soit
près de 10 milliards de dollars
(plus de 8,5 milliards d’euros),
bloquées par la communauté in­
ternationale depuis cet été, ainsi
que le retour de l’aide humani­
taire, qui représentait 80 % du
budget du pays, avant la prise de
pouvoir par les talibans. Selon
l’ONU, 23 millions d’Afghans, soit
la moitié de la population, souf­
frent actuellement de famine.
Vives critiques
A la veille des discussions avec les
diplomates, les talibans ont ren­
contré, dimanche, des membres
de la société civile afghane. Il a no­
tamment été question de l’arresta­
tion des deux militantes féminis­
tes Tamana Zaryab Paryani et
Parwana Ibrahimkhel, disparues
depuis le 19 janvier. Venue de Ka­
boul, la jeune poétesse Hoda Kha­
mosh, invitée par le gouverne­
ment norvégien, a brandi leur
photo, lors des discussions avec les
talibans, et exigé leur libération
immédiate. Pour Mahbouba Seraj,
célèbre défenseuse des droits des
femmes, les discussions étaient
« importantes ». Elle espère qu’elles
pourront aboutir à « une forme de
compréhension réciproque ». Mais
Hoda Khamosh s’inquiète déjà de
la réaction des talibans, une fois
qu’elle rentrera en Afghanistan :
« Ici, à Olso, ils sont polis et nous
traitent avec respect, mais ce n’est
pas le cas à Kaboul », a­t­elle confié
au journal norvégien Aftenposten.
En Norvège, cette visite suscite
de vives critiques. Notamment en
raison de la présence, dans la délé­
gation, d’Anas Haqqani, 28 ans,
vue comme une provocation. Il est
le frère du ministre de l’intérieur,
Sirajuddin Haqqani, le chef du « ré­
seau Haqqani », recherché par le
FBI et responsable de nombreux
attentats meurtriers en Afghanis­
tan, dont celui du 14 janvier 2008,
contre l’hôtel Serena, où se trou­
vait Jonas Gahr Store, alors minis­
tre des affaires étrangères. Il en
était sorti indemne mais sept per­
sonnes avaient péri, dont un jour­
naliste norvégien.
Lundi, la procureure générale
Marit Formo a confirmé qu’une
plainte avait été déposée contre
Anas Haqqani à Oslo, la veille,
pour crime de guerre. Mardi,
les talibans devaient rencontrer
le secrétaire d’Etat norvégien,
Henrik Thune, avant de repartir
à Kaboul. 
anne­françoise hivert
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 international | 7

DROIT DE RÉPONSE
En Italie, un premier tour pour Une lettre de Bertrand Bernheim
A la suite de l’article intitulé « En terres d’adoptions, le temps

rien dans la bataille présidentielle des explications » (Le Monde du 11 décembre 2021), nous avons
reçu, au titre du droit de réponse, le courrier suivant de M. Ber­
trand Bernheim :

Faute d’accord entre partis, la plupart des grands électeurs ont voté blanc « Je réagis à votre article intitulé “En terres d’adoptions, le
temps des explications”. Il y est question d’adoptions illégales,
d’enfants volés, de procédures d’adoption irrégulières,
d’entrées en France d’enfants sans visa d’adoption, notam­
rome ­ correspondant le parking où avait été installé un Tandis que la dirigeante de Fra­ ment au Guatemala.
espace de vote en « drive­in »
C’est le président telli d’Italia (postfasciste), Giorgia Dans ce contexte pour le moins dramatique, cité par mon

I
l fallait donc que le vote dé­ pour la vingtaine de grands élec­ du conseil, Mario Meloni, cherchait à mettre en nom, je suis décrit comme ayant manqué de vigilance en tant
marre pour que les discus­ teurs positifs au SARS­CoV­2. avant le nom d’un magistrat, Carlo que parent adoptant. Il est ajouté que je le suis devenu “en
sions commencent vrai­ Chacun sait qu’il ne s’agit que
Draghi, qui est Nordio, son rival et partenaire de plein boom du trafic”, sans passer par un organisme autorisé
ment. Lundi 24 janvier, d’un tour de chauffe : faute d’ac­ l’objet de toutes coalition Matteo Salvini (Ligue, ex­ pour l’adoption. Enfin, il est indiqué que la procédure d’adop­
dans un hémicycle de Monteci­ cord entre les grands partis, la trême droite) jouait une partition tion n’aurait duré que quatre mois, et que ce délai, bien que
torio (siège de la Chambre des dé­ barre des deux tiers des voix est
les attentions différente, multipliant les rencon­ “très court”, ne m’aurait pas “fait craindre une irrégularité”. En
putés italienne) aux trois quarts hors d’atteinte, en conséquence tres avec les dirigeants des autres aucun cas nous n’avons participé à ce qui est décrit comme
vide et à un rythme assommant de quoi, pour ne « brûler » aucune partis pour essayer de dégager une un “trafic”. De même nous n’avons pas bénéficié d’une adop­
de lenteur, pour cause de proto­ des candidatures les plus sérieu­ ce maigre capital ne sera pas plus candidature acceptable – sans tion à la va­vite, irrégulière, qui n’aurait duré en tout et pour
cole sanitaire, 1 008 grands élec­ ses, les états­majors ont­ils préco­ intéressant, pour la suite, que les qu’aucun profil nouveau n’appa­ tout que quatre mois. Nous avons suivi le parcours et respecté
teurs se sont succédé pour glis­ nisé le vote blanc. quatre voix obtenues par le jour­ raisse pour l’instant. la procédure, pas à pas. Il nous a d’abord fallu obtenir l’agré­
ser dans l’urne leur bulletin ma­ naliste de télévision Bruno Vespa Dès lors, c’est encore et toujours ment de l’Etat en vue d’une adoption, lequel nous a été délivré
nuscrit, lançant la compétition L’heure des consultations ou le suffrage obtenu par l’ancien le président du conseil, Mario par l’Aide sociale à l’enfance. Puis nous nous sommes en tout
pour l’élection du successeur de Dans les grandes lignes, la consi­ gardien de but de la Squadra Draghi, qui est l’objet de toutes les point conformés aux prescriptions de la convention de
Sergio Mattarella à la présidence gne a été suivie : avec 672 bulletins Azzurra, Dino Zoff. attentions. Lundi, celui­ci s’est La Haye, ratifiée par la France en 1998, qui insiste sur la néces­
de la République. blancs et 51 nuls sur 976 votants, le Les affaires sérieuses commen­ montré très actif, s’entretenant sité de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant. Un visa
Le premier à s’avancer, en résultat de ce premier tour de con­ ceront donc plus tard, lorsque se successivement avec Matteo Sal­ d’adoption nous a été délivré. Au bout du processus, le tribu­
chaise roulante, est le sénateur et sultation est à oublier. Peut­être la préciseront les positions des prin­ vini, Enrico Letta (Parti démo­ nal de grande instance de Paris, examinant l’intégralité du
ancien chef charismatique de la petite histoire retiendra­t­elle cipaux acteurs. Ceux­ci en sont, crate, gauche) et avec le dirigeant dossier, a rendu un jugement d’adoption plénière.
Ligue du Nord, Umberto Bossi, di­ que, lors de ce premier tout pour pour l’heure, à se consulter. Ils du Mouvement 5 étoiles, son pré­ Si ce parcours fut long, il n’encourt aucune critique, croyez­le
minué par plusieurs attaques. rien, la personne ayant obtenu le n’ont d’autre choix que de s’en­ décesseur Giuseppe Conte. Les bien. Dois­je ajouter que nous avons certes fait preuve de
Puis les sénateurs à vie se sont plus de voix (36) a été l’ancien ma­ tendre, car même si, à compter du partis de gauche n’ont pas exclu la patience mais que jamais notre attente n’a été “désespérée” ? »
avancés, dans une lente chorégra­ gistrat Paolo Maddalena, 85 ans, quatrième tour, le nombre de possibilité de son élection, tandis
phie, tandis qu’à l’extérieur du bâ­ qui a été mis en avant par des dis­ voix nécessaires pour être élu que la Ligue et les berlusconiens
timent le député sarde Ugo Cap­ sidents antivax issus du Mouve­ passe des deux tiers (672 voix) à la de Forza Italia ont fait part de pré­
pellacci arrivait en ambulance sur ment 5 étoiles (antisystème). Mais majorité absolue (505), aucune férence pour le statu quo à la tête
coalition n’est en mesure de réu­ du gouvernement, sans sembler ALLE MAGNE MALI
nir à elle seule la majorité. fermer totalement la porte à l’an­ Tirs dans une université Ultimatum au Danemark
Silvio Berlusconi hors course Les forces de droite, qui avaient
affiché jusqu’à samedi 22 janvier
cien président de la Banque cen­
trale européenne.
Un Allemand de 18 ans a tué,
lundi 24 janvier, une étudiante
La junte au pouvoir au Mali
a demandé au Danemark,
L’ancien président du conseil italien, Silvio Berlusconi, qui une unité de façade derrière l’im­ Pour l’heure, M. Draghi avance de son université et blessé lundi 24 janvier, de retirer
rêvait, à 85 ans, d’entrer au palais du Quirinial, a jeté l’éponge, probable candidature de Silvio à pas comptés, sans s’engager trois de ses condisciples lors­ « immédiatement » la cen­
samedi 22 janvier, avant d’être hospitalisé, le lendemain, Berlusconi, ont assuré qu’elles ouvertement. Mais il s’approche qu’il a pénétré dans un amphi­ taine de soldats arrivés ré­
pour des « examens périodiques », selon son médecin Alberto désigneraient rapidement un chaque jour un peu plus du mo­ théâtre de l’établissement à cemment dans le pays depuis
Zangrillo. La candidature du milliardaire, qui a mené candidat de substitution. Il n’en a ment où sa candidature devra Heidelberg (sud­ouest). Après Copenhague pour participer
une campagne vigoureuse en coulisses pour le scrutin prési- rien été, et elles semblent désor­ être examinée, puis acceptée. Ou avoir ouvert le feu en plein au groupement européen
dentiel, avait peu de chances d’aboutir, notamment à cause de mais revenues à leurs divisions réfutée.  cours, il a retourné l’arme de la « Task Force Takuba »,
ses ennuis judiciaires. Il a néanmoins recueilli sept voix. coutumières. jérôme gautheret contre lui. – (AFP.) lancé par la France – (AFP.)
 FRANCE
0123
8| MERCREDI 26 JANVIER 2022

Succession de propositions sur l’héritage
Valérie Pécresse promet de faciliter les transmissions de patrimoine en espérant se différencier du chef de l’Etat

A
chaque campagne son LE PATRIMOINE HÉRITÉ A DE NOUVEAU SIX FRANÇAIS SUR DIX REÇOIVENT MOINS DE 30 000 EUROS LES PLUS RICHES, GAGNANTS DE L’HÉRITAGE
impôt. En 2012, ce fut la
UNE PLACE PRÉPONDÉRANTE
taxe à 75 %. En 2017, la
suppression de la taxe Part des patrimoines hérités Répartition des héritages selon leur montant, en %... Héritage du patrimoine pour...
d’habitation. L’impôt sur les suc­ dans le patrimoine total en France les 50 % les plus pauvres les 10 % les plus riches
cessions sera­t­il le marqueur de la Moins De 8 000 De 30 000 Plus de
85 % 89 % de 8 000 € à 30 000 € à 100 000 € 100 000 €
campagne 2022 ? Il y a quelques
semaines, Emmanuel Macron 64 % 67 % plus de
70 000 euros
voyait en tout cas dans la question 38,7 27,1 21,2 12,9 500 000 euros
ultrasensible de l’héritage rien
moins qu’une composante de 44 % Six Français sur dix reçoivent
l’« ADN » de « notre nation de pay­ moins de 30 000 €
sans », face aux lecteurs du Pari­ Part des ménages donataires
sien. Valérie Pécresse y loge, elle, le 1850 1910 1940 1970 2010 selon le patrimoine net en 2018
cœur de la « culture française », un ... et le lien de parenté, en %

28 %
sujet qu’elle entend « inscrire dans 10 % 43 %
des ménages ont déclaré De la part des grands-parents les plus
De la part des parents
un récit national ». avoir déja bénéficié aisés
Mais là où le chef de l’Etat se plaît d’un héritage, en 2015
à entretenir une certaine ambi­ 34,7 26,5 24,2 14,6 En 2018, 43 % des ménages
guïté sur le sujet, la candidate du 30 % les plus riches
Entre Entre Entre Entre les plus ont reçu une donation.
parti Les Républicains (LR) a pro­ 55 et 58 % 23 et 25 % 10 et 13 % 7 et 8 % modestes 4%
posé, dimanche 23 janvier, sur TF1, 0% 10 % 20 % 30 % 40 %
Part des différents types d’héritages, en %
et le lendemain dans un entretien
au Figaro, de supprimer les droits Bien immobilier
de succession pour « 95 % des Fran­ LA MAJORITÉ DES TRANSMISSIONS SE FAIT ENTRE PARENTS ET ENFANTS
Bien financier (argent, assurance-vie, etc.)

50 ans 83 % 55 % 24 %
çais », promettant un « choc des
transmissions ». « J’assume qu’on 66,4
77,9
puisse transmettre son patrimoine 54,1
à ses enfants, c’est le fruit d’une vie 39,7 Age moyen des héritiers du total des héritages des ménages ayant reçu des ménages donataires font
31,6 en ligne direct, en 2020
de travail qui a été taxé, hypertaxé 49,2 se fait entre parents une donation au cours de leur vie même partie des 10 %
et retaxé », a­t­elle expliqué, repre­ 7,9 et enfants (hors héritage font partie des 30% les mieux les mieux dotés en 2018
11,3 Autres 7
nant en partie l’idée d’un « impôt entre conjoints) dotés en patrimoine net
sur la mort » formulée par son Avant 1990 2000 A partir
ancien rival, le député des Alpes­ 1980 de 2010
Maritimes Eric Ciotti, lequel pro­ DE GRANDS ÉCARTS D’HÉRITAGES SELON LES CATÉGORIES SOCIO-PROFESSIONNELLES (CSP)
posait de supprimer complète­
Répartition des héritages selon leur montant et la CSP des héritiers, en %
ment les droits de succession
pendant les primaires de la droite Part des impôts de succession sur le PIB, en %
Ouvrier qualifié Employé Cadre Agriculteur, artisan, Profession libérale
à l’automne 2021. France Belgique Royaume-Uni commerçant
Valérie Pécresse suggère, elle, de Moyenne OCDE Etats-Unis ou chef d’entreprise
doubler le plafond d’exonération Moins
1 de 8 000 € 47,4 49,7 31,5 22,8 21
en le portant de 100 000 à
200 000 euros par enfant (sachant 0,8 De 8 000
à 30 000 € 24,9 24,8 28,2 26,8 23
que 50 % des héritages sont infé­
rieurs à 70 000 euros), et à 0,6 De 30 000
22,2 18,8 23,1 24,9 28,7
100 000 euros pour les transmis­ à 100 000 €
sions « indirectes », c’est­à­dire ne 0,4
Plus de
bénéficiant pas aux descendants 100 000 € pas significatif 6,7 17,2 25,5 27,3
0,2
directs. Elle veut aussi faciliter les
donations entre vivants, en per­ 0 Infographie : Le Monde Sources : Insee, enquête Histoire de vie et patrimoine 2017-2018 ; France Stratégie ;
mettant de donner 100 000 euros 1965 1975 1985 1995 2005 2015 Conseil des prélèvements obligatoires ; Conseil d’analyse économique ; Service-public.fr ; Le Monde
tous les six ans (tous les quinze ans
aujourd’hui), y compris entre
grands­parents et petits­enfants. plus grande méfiance vis­à­vis de régulièrement les dons et exoné­ d’euros. Le candidat des Verts, montants exorbitants », et vouloir
Le tout étant financé par plusieurs l’Etat, « cette France qui a peur du rer de droits de succession les Yannick Jadot, entend quant à lui « accompagner les gens pour les
Les économistes,
réformes (assurance­chômage, re­ déclassement, qui n’a que sa mai­ biens immobiliers jusqu’à « prévenir l’extrême concentration aider à transmettre les patrimoines libéraux comme
traites, prestations sociales et ré­ son pour patrimoine et pour qui 300 000 euros « pour favoriser des patrimoines chez les plus ri­ modestes ». Sans en dire plus, si ce
forme de l’Etat). Une proposition l’héritage est une angoisse existen­ l’enracinement et la transmission ». ches » en renforçant « la progressi­ n’est la promesse, réitérée, de ne
keynésiens,
susceptible de séduire au­delà de tielle, même si elle ignore qu’elle est Le candidat de Reconquête !, Eric vité des droits de succession », sans pas augmenter les impôts. considèrent que
son électorat traditionnel à droite. probablement exonérée d’impôts Zemmour, veut exonérer les trans­ plus de détails à ce stade.
« La fiscalité de l’héritage est un dans le système actuel », estime missions d’entreprises familiales Redoutant sans doute l’accusa­ « Usine à gaz »
le système actuel
bon moyen de réunir la grande M. Rivière. Lui voit dans la propo­ entre générations, tandis qu’à gau­ tion de « président des riches », Entre « ceux qui proposent de tout perpétue les
famille de la droite et de l’extrême sition de Valérie Pécresse un « trait che, le candidat de La France in­ Emmanuel Macron s’est jusqu’ici prendre, comme Jean­Luc Mélen­
droite », estime Emmanuel Ri­ d’union » entre la droite libérale et soumise, Jean­Luc Mélenchon, montré prudent sur la question, chon », et « ceux qui veulent tout
inégalités au lieu
vière, directeur international des la droite populaire, semblable à propose de plafonner les sommes alors même qu’il avait fait de sa laisser, ou presque, comme Valérie de les corriger
études politiques de Kantar Pu­ « l’alliance réussie par Nicolas héritées à 12 millions d’euros. préférence pour le « risque » sur la Pécresse, on doit pouvoir faire
blic. Il y a là ceux qui connaissent Sarkozy en 2007 ». Au Parti socialiste, Anne Hidalgo « rente » un axe de campagne mieux », estime le député La Répu­
bien le système fiscal et qui sont Valérie Pécresse n’est pas la seule promet elle aussi de réduire la en 2017. Début janvier, il confiait blique en marche (LRM) des Fran­ qui bénéficient surtout aux plus
favorables à une baisse de l’impôt à vouloir alléger la fiscalité sur les fiscalité des successions « pour néanmoins aux lecteurs du Pari­ çais de l’étranger Roland Lescure, gros patrimoines et dont l’effica­
sur les successions parce que cela héritages. La candidate du Ras­ 95 % des Français », mais en aug­ sien avoir identifié « un sujet » sur qui voit dans le système actuel cité économique est discutable.
les concerne, mais aussi un électo­ semblement national, Marine mentant celle portant sur les pa­ la « “transmission populaire”, c’est­ « une usine à gaz bourrée de niches, L’incidence sur les classes
rat plus populaire, qui montre une Le Pen, entend défiscaliser plus trimoines de plus de 2 millions à­dire lorsqu’on n’est pas sur des tout en donnant l’impression, très moyennes supérieures, moins
éloignée de la réalité, d’être confis­ consommatrices de ces dispositifs
catoire ». Certains proches du chef d’exemption, s’en trouve alourdie,
Ancien pourfendeur de la rente, Macron temporise de l’Etat militent actuellement
pour coupler un relèvement de
d’où « l’idée que ces droits taxent
l’épargne d’une vie de travail », dit
l’exonération de 100 000 à la note. Un constat qu’ont aussi
c’est l’un des rares sujets de politique tés. En décembre 2018, l’institut Terra Nova propositions du rapport Blanchard­Tirole, 200 000 euros, avec une taxation dressé plusieurs organisations in­
économique sur lequel Emmanuel Macron revient à la charge, proposant d’augmenter remis en juin 2021 au chef de l’Etat. Les éco­ des plus­values sur la cession de la ternationales, comme le Fonds
tergiverse. Faut­il augmenter la taxation de 25 % le rendement de la fiscalité des suc­ nomistes Jean Tirole et Olivier Blanchard résidence principale, actuelle­ monétaire international et l’Orga­
sur l’héritage, au motif que le dispositif cessions en en réformant le barème. A la plaident pour une taxe à taux croissants ment exonérées d’impôts. Façon nisation de coopération et de dé­
actuel perpétue les inégalités de naissance, clé, un gain de 3 milliards d’euros, soit le sur tous les montants cumulés reçus au de corriger un facteur très puis­ veloppement économiques, et
ou se tenir éloigné du sujet, ligne rouge manque à gagner de la suppression de l’ISF. cours de la vie, avec un abattement élevé, sant d’enrichissement à l’œuvre qu’on retrouve dans les conclu­
pour la plupart des Français, y compris les afin de permettre à la classe moyenne de ces dernières années – et n’ayant sions du rapport Blanchard­Tirole,
plus modestes ? Rouvert à plusieurs repri­ Brouiller les pistes transmettre un patrimoine à ses enfants rien à voir avec le travail, dont le commandé par l’Elysée en 2020.
ses par la majorité ou les économistes, le En mars 2019, Stanislas Guerini, patron de en franchise d’impôt. Le rapport du chef de l’Etat a fait le cœur de sa « Les droits de succession, c’est un
débat a émaillé le quinquennat. LRM, veut en faire une contribution au Conseil d’analyse économique, en décem­ politique économique : l’explo­ peu comme la taxation du CO2, la
Tout commence en 2016. « Si on a une pré­ grand débat national ouvert après la crise bre 2021, remet une pièce dans la machine. sion des prix de l’immobilier. quasi­totalité des économistes y
férence pour le risque face à la rente, ce qui des « gilets jaunes ». L’idée : alourdir la Mais, début janvier, Emmanuel Macron a L’impôt sur l’héritage est l’un sont favorables, résume l’écono­
est mon cas, il faut préférer la taxation sur la taxation des successions sur les gros patri­ semblé, une fois de plus, brouiller les pistes. des rares sujets sur lesquels les miste Philippe Martin, président
succession aux impôts de type ISF [impôt moines, tout en facilitant les donations « Je ne fais pas partie de ceux qui pensent économistes, libéraux comme du CAE. Mais quand vous posez la
sur la fortune] », déclare celui qui est minis­ entre vivants. Là encore, l’initiative tourne qu’il faut augmenter les droits de succession keynésiens, s’accordent en France, question aux Français, ils y sont
tre de l’économie de François Hollande. court : après tout, c’est la question fiscale à tout­va, au contraire », a­t­il affirmé aux considérant que le système actuel très majoritairement opposés. Ils
Mais, en 2017, le candidat d’En marche ! qui a suscité la colère. lecteurs du Parisien. perpétue les inégalités au lieu de voient la taxation de l’héritage
écarte le sujet. Trop sensible, il ne figure pas Début 2021, Bruno Le Maire propose, lui, Au sein de LRM, on se garde bien, cette les corriger, alors que la concentra­ comme confiscatoire, alors même
parmi les promesses de campagne. une baisse des droits de succession. Dési­ fois, de donner une ligne plus précise que tion des patrimoines s’est accélé­ que 85 % à 90 % des successions en
En septembre 2018, Christophe Castaner, reux de débloquer l’épargne accumulée par le chef de l’Etat. « C’est un sujet au moins rée au cours des trente dernières ligne directe ne sont pas impo­
délégué général de La République en les ménages pendant la crise sanitaire, le autant sociétal que fiscal, qui demande un années. Une note publiée en dé­ sées. » Si bien que ce sujet est pres­
marche (LRM), déclare vouloir mener « une ministre de l’économie souhaite favoriser vrai débat, juge Laurent Saint­Martin, cembre 2021 par le Conseil d’ana­ que toujours refermé avant
réflexion sans tabou » pour « lutter contre les les transmissions intergénérationnelles député LRM du Val­de­Marne et rappor­ lyse économique (CAE), orga­ d’avoir été ouvert. A un écono­
inégalités de naissance » et soutient l’idée (donations entre parents et enfants ou en­ teur du budget. Ce qui ne veut pas dire qu’il nisme rattaché à Matignon, souli­ miste qui lui suggérait de réformer
d’augmenter les droits de succession. Fin tre grands­parents et petits­enfants). « Ça n’y a rien à faire, par exemple, pour favori­ gne ainsi que le taux effectif payé les droits de succession il y a quel­
de non­recevoir de l’Elysée où il n’est pas me paraîtrait juste. Les jeunes sont ceux qui ser les nouvelles solidarités, c’est­à­dire les par les 0,1 % les plus fortunés sur ques années, Emmanuel Macron
question d’alimenter le « ras­le­bol fiscal » : ont le plus trinqué dans cette crise », affirme­ donations qui ne se font pas en ligne di­ l’ensemble de leur patrimoine hé­ aurait ainsi répondu : « Vous avez
le chef de l’Etat sort à peine d’une polémi­ t­il. Il n’obtiendra pas gain de cause. recte. » Et d’appeler à davantage de « péda­ rité tombe à 10 %, malgré un taux économiquement raison mais poli­
que sur la hausse de la CSG, lors de laquelle La réforme des droits de successions et gogie » sur le sujet.  marginal affiché de 45 % dans le tiquement tort. » 
il s’est déjà mis à dos une partie des retrai­ donations est aussi l’une des principales audrey tonnelier barème, du fait de niches fiscales elsa conesa
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 france | 9

Face à une gauche éparpillée, Le Medef fait

ses propositions
Hollande se place en embuscade pour la présidentielle
L’ancien chef de l’Etat ne ferme pas la porte à une candidature. Mais Roux de Bézieux a plaidé pour une nouvelle
baisse des impôts de production
l’équation est complexe, d’autant qu’il n’en maîtrise pas tous les facteurs

D
epuis quelques semai­
nes, François Hol­
lande préside des réu­
nos informations, l’ancien chef
d’Etat, très hésitant à prendre son
risque, n’a encore arrêté aucune
François
Hollande
nes disent stop à cette division.
Quoi qu’on pense du processus
Primaire populaire, on ne peut pas
G eoffroy Roux de Bézieux
n’a pas pu s’en empêcher :
face aux journalistes, il a
cédé à la tentation de la petite
lors, une « seule solution » existe, à
ses yeux : « Les gains de producti­
vité, c’est­à­dire baisse des prélève­
ments et politique de l’offre. »
nions stratégiques. En décision. A ce jour, il estime ne se déclarera, l’ignorer. » Anne Hidalgo, soute­ phrase. « Si j’osais, je dirais [que] Partant de cette affirmation,
présence d’une dizaine de con­ même qu’une candidature nue par les opposants d’Olivier l’écologie est un sujet trop sérieux M. Roux de Bézieux a rappelé
seillers, parmi lesquels de jeunes n’aurait aucun sens. Il n’aura, en éventuellement, Faure, a apprécié… Elle rejette en pour le laisser aux écologistes », a quelques­unes de ses revendica­
hauts fonctionnaires et des com­ tout cas, pas la volonté d’accabler que si Anne bloc cette désignation, qui la fra­ déclaré, lundi 24 janvier, le nu­ tions, notamment la diminution
municants. L’ordre du jour est in­ la candidate socialiste officielle, gilise davantage. Le PS est en méro un du Medef, alors qu’il pré­ des impôts de production. Ceux­ci
variable. D’abord, l’examen de la Anne Hidalgo, en difficulté dans
Hidalgo pleine crise de nerfs. sentait, durant une conférence de ont déjà subi une cure d’amaigris­
situation à gauche, qui aboutit les intentions de vote. Il ne se dé­ cède sa place Le non­succès de cette Primaire presse, les propositions de son sement depuis le début du quin­
toujours à la même conclusion : clarera, éventuellement, que si populaire, c’est l’autre condition mouvement dans la perspective quennat, mais il convient d’aller
l’heure est grave. Puis l’évocation elle cède la place. qui sursoit, pour l’instant, à un de la présidentielle. Au cours de plus loin, selon lui, en les rédui­
de plusieurs hypothèses, dont la candidate a répondu : « Dans passage à l’acte de François Hol­ son intervention, il a beaucoup in­ sant de 35 milliards d’euros en
celle qui inciterait François Hol­ « Dans vos rêves ! » vos rêves ! » lande. Une chose est sûre : il va sisté sur la « transition » imposée cinq ans, afin de ramener la
lande à se présenter. Avant de Le lendemain, lundi 24 janvier, Malgré tout, pourra­t­elle te­ « prendre la parole bientôt ». Mi­ par la lutte contre le réchauffe­ France dans la moyenne euro­
trancher, il a été décidé que le sur RTL, Anne Hidalgo a dû réa­ nir ? Car, en plus de l’indirecte février, selon les précisions de son ment climatique : c’est, d’après lui, péenne. Le mouvement d’em­
temps était venu de lancer un gir : « François Hollande, que je pression hollandaise, la direc­ entourage. Pour soutenir, finale­ un enjeu qui requiert une « atti­ ployeurs milite également pour
subtil teasing pour introniser vois régulièrement, (…) a fait tion du Parti socialiste (PS) dissi­ ment, Anne Hidalgo ? Pour se tude rationnelle et scientifique ». un allégement du coût du travail,
l’ancien chef d’Etat dans le jeu preuve d’humour devant ces élè­ mule de moins en moins son présenter ? « François Hollande a « Ne nous laissons pas guider par l’idée étant de remplacer des con­
déjà complexe de la campagne, ves de seconde. » La maire de Paris, désir de torpiller la candidature trop de considération pour la fonc­ les émotions », a ajouté M. Roux de tributions patronales par des
mais sans que cela ne l’engage elle, a ri jaune. Elle a effective­ de la maire de Paris. Pour se ral­ tion présidentielle pour s’imposer Bézieux, en soulignant que, sur « prélèvements fiscaux » (CSG ou
tout à fait. ment rencontré François Hol­ lier, pourquoi pas, à Christiane comme le énième candidat à gau­ une telle thématique, l’avis des TVA). Autre demande destinée à
Ainsi, dimanche 23 janvier, in­ lande, lundi 17 janvier, pour réité­ Taubira, la favorite de la Primaire che. Le pays doute de lui­même, et employeurs doit être écouté. atténuer la ponction pratiquée
terrogé par des lycéens dans un rer devant lui sa volonté immar­ populaire, l’initiative citoyenne François Hollande le sait. Il ne fera Par une formule délibérément sur les détenteurs du capital : le
reportage diffusé sur France 3, il a cescible d’aller au bout. dont les 467 000 inscrits vote­ donc rien en ce sens », analyse provocatrice, le leader patronal a renforcement des exonérations
eu cette phrase à double détente Cinq jours plus tard, samedi ront, du 27 au 30 janvier, pour Jean­Christophe Cambadélis, an­ voulu attirer l’attention sur le de droits de mutation, qui sont ac­
dont il a le secret : « Pour l’instant, 22 janvier, elle donnait un mee­ désigner un candidat de gauche. cien premier secrétaire du PS. La « défi » auquel sont confrontées les cordées à l’occasion d’une trans­
je ne suis pas candidat. » Les deux ting à Aubervilliers (Seine­Saint­ Lundi 24 janvier, Corinne Naras­ date limite de dépôt des parraina­ entreprises. « On nous demande mission d’entreprise familiale.
mots placés avant la virgule sont Denis), au cours duquel on n’a siguin, la numéro deux du PS, ges est fixée au 4 mars. D’ici là, tout simplement de changer com­ Reprenant une antienne de l’or­
évidemment essentiels. Il a pas ressenti exactement le grand proche d’Olivier Faure, son pre­ François Hollande, celui qui plètement la manière dont on pro­ ganisation qu’il préside, M. Roux
ajouté, pour insuffler juste ce qu’il vent de l’espoir bouleverser une mier secrétaire, a tweeté : « Anne aimerait être « le comte de duit aujourd’hui », a­t­il dit en fai­ de Bézieux a plaidé en faveur
faut de doute : « Comme ça ne va salle aux trois quarts remplie Hidalgo avait eu le courage d’ap­ Monte­Cristo de la gauche », aura sant référence aux « objectifs de d’une contraction des dépenses
pas bien, c’est vrai qu’on pourrait d’un tout petit millier de person­ peler à une primaire de la gauche le temps de relire les derniers neutralité carbone en 2050 » fixés publiques, mais sans donner de
se dire : “Est­ce qu’une candidature nes. Aux « prophètes de et des écologistes. Elle n’a pas été mots du roman d’Alexandre Du­ par l’Union européenne, qui im­ chiffre précis. Pour lui, l’efficacité
de plus serait utile ?” Je ne sais pas, malheur », qui voudraient qu’elle suivie par les autres candidats. mas : « Attendre et espérer. »  pliquent de réduire l’émission de des réformes gouvernementales
je ne pense pas d’ailleurs. » Selon « se résigne devant la difficulté », Près d’un demi­million de person­ laurent telo gaz à effet de serre. mériterait d’être appréciée par un
« comité de contrôle », dans lequel
« Baisse des prélèvements » siégeraient des dirigeants de so­
Les réflexions de Cazeneuve sur un « paysage politique dévasté » Cette ambition va entraîner des
chambardements dans plusieurs
ciété. La refonte du système de
protection sociale figure aussi
secteurs d’activité (industrie, dans la liste de courses du Medef,
un temps pressenti pour incarner la can­ Quant à la multiplication des candidats : donc déblayer un paysage politique dévasté énergie, bâtiment, agriculture…) avec, là encore, des requêtes pré­
didature socialiste, Bernard Cazeneuve l’as­ « Ceux qui se projettent ainsi, sur le devant et reconstruire pas à pas ce qui doit l’être », et obliger des milliers de tra­ visibles (recul de l’âge légal de la
sure : il s’est mis en retrait de la vie publique d’une scène déjà surpeuplée, n’ont pas cons­ écrit­il. Une gauche qui n’est pas décrois­ vailleurs à se reconvertir. La retraite à 65 ans, suppression des
« sans nostalgie » ni amertume. Dans l’épi­ cience qu’ils sont comme ces statues anti­ sante. Ni engagée dans des combats vus « quantité d’investissements » né­ régimes spéciaux).
logue du troisième volet de ses mémoires ques et amputées, peinant à demeurer de­ comme minoritaires. Car nul « ne peut ad­ cessaires « est considérablement Enfin, le « patron des patrons » a
de gouvernement, Le Sens de notre nation bout au milieu d’un champ de ruines. » Les mettre que les grandes causes qui firent les sous­estimée », a­t­il alerté : les mis la focale sur la « montée en
(Stock, 200 pages, 19,90 euros), paru en jan­ socialistes sont dans cette critique. Inter­ plus ardents combats pour l’égalité, la jus­ sommes à injecter s’élèveraient à compétences » de la population,
vier, l’ancien ministre pense à l’avenir de la rogé, samedi dans Ouest­France, sur le ris­ tice, le rejet du racisme, de l’antisémitisme, « plusieurs centaines de milliards qui s’avère « indispensable » dans
social­démocratie, à l’heure où la candida­ que d’implosion du PS après l’élection, il ré­ de la violence d’Etat à l’encontre de tous les d’euros », s’agissant de la France. une économie allant « de plus en
ture d’Anne Hidalgo menace de s’abîmer. pond : « Il faudrait pour cela qu’existe encore damnés de la terre, deviennent le monopole Pour financer cet effort colossal, plus vers la connaissance ». Se di­
Presque un manifeste. Il commence par un un appareil à ce moment­là. » des damnés eux­mêmes ». M. Cazeneuve le dirigeant du Medef considère sant préoccupé par l’affaiblisse­
constat sévère : « Je vois les jeux de rôle et les Loin des partis, soutien discret d’Anne Hi­ pose comme réponse l’idée de « nation ». – sans surprise – qu’il ne faut pas ment du niveau des élèves en ma­
ambitions personnelles remplir les colonnes dalgo, M. Cazeneuve vit au milieu des li­ Ce qui amène une conclusion en forme de accroître la pression fiscale ni re­ thématiques et par le recul du
d’une presse gourmande d’épisodes à l’âge vres, cultive son jardin, et théorise l’après. promesse : « C’est cette quête du sens pro­ courir à de la « dette supplémen­ nombre d’heures de cours dans
des séries, et ce qui m’apparaissait ordinaire, Celui d’une gauche de gouvernement per­ fond de la nation qui me semble seule valoir taire », surtout dans la période ac­ cette discipline, il a appelé à des
lorsque j’étais en fonctions, se révèle désor­ due, laminée par son échec à assumer l’hé­ la peine. Aujourd’hui et toujours. »  tuelle où les taux d’intérêt ont mesures correctives. 
mais dérisoire à mes yeux », écrit­il. ritage de François Hollande. « Il nous faut julie carriat « commencé à remonter ». Dès bertrand bissuel

ÉLYSÉE 2022
PLACE AUX JEUNES !
8 JEUNES PORTE-PAROLES DÉBATTENT POUR LEUR CANDIDAT
RUTH ELKRIEF ET CHRISTOPHE BEAUGRAND
PHOTOS : CHRISTOPHE CHEVALIN -TF1

CE MERCREDI À 20H

CANAL 26

10 | france
RURALITÉ
Macron, « quasi­candidat » à la campagne
Le président de la République effectue un déplacement de deux jours consacré aux problèmes de la ruralité
ahun (creuse) ­ envoyé spécial
L
a question est directe, la
réponse un peu plus floue.
« Est­ce que vous vous re­
présentez aux élections ? »,
demande un jeune du lycée agri­
cole d’Ahun, une commune de
1 400 habitants de la Creuse. « J’an­
noncerai ma décision en temps
voulu », répond Emmanuel Ma­
cron. Alors que son intention de
briguer sa succession ne fait aucun
doute, celui qui fait de plus en plus
office de « président candidat » a
une nouvelle fois pris le soin de
temporiser, lundi 24 janvier, lors
de la première étape de son dépla­
cement dans ce département, con­
sacré aux problématiques de la ru­
ralité, qui se poursuivra dans la
Haute­Vienne jusqu’à mardi.
« Je vais continuer à me battre jus­
qu’au bout, car on a encore beau­
coup de choses à faire. Si tout avait
été réglé… Ce n’est pas le cas ! », a­t­il
ensuite éludé, manifestement
soucieux de profiter le plus long­
temps possible de sa position de
chef de l’Etat face à ses adversaires.
Avant de résumer, tout sourire :
« Réponse au prochain épisode. »
« Fossé »
Comme s’il souhaitait évacuer dès
le départ le sujet de sa candidature
à l’élection présidentielle, prévue
les 10 et 24 avril, pour se pencher
sur les sujets spécifiques de ce
« territoire ». A moins de trois mois
du premier tour, M. Macron a dé­
cidé d’effectuer une plongée sur
ces terres enclavées du centre de la
France, afin d’envoyer un message
à l’ensemble des électeurs vivant à
la campagne. Une manière de cas­
ser l’image de « président des vil­
les », qui lui colle à la peau depuis le
début du quinquennat. Cette éti­
quette, qui lui a été vivement re­
prochée lors du mouvement des
« gilets jaunes », découle d’une réa­
lité électorale : lors de la présiden­
tielle de 2017, il avait réalisé ses
meilleurs scores dans les métro­
poles. Elle lui vaut d’être régulière­
ment accusé par l’opposition
d’être « déconnecté des territoires »,
« hors sol », et de ne pas connaître
« la France profonde ».
Pour tordre le cou à ce que l’Ely­
sée considère comme une carica­
ture infondée, Emmanuel Macron
a donc commencé par manier les
France services, un dispositif salué qui soulève encore des questions
Promis en 2019 après la crise des « gilets jaunes », 2 500 guichets de proximité doivent être opérationnels d’ici la fin du quinquennat
J e veux qu’on mette en place
cette maison qui s’appellerait
“France services”, où, dans
chaque canton, on pourrait
avoir un lieu où serait regroupé
l’accueil pour le public de services
de l’Etat. Mais on propose aux col­
lectivités locales d’y être aussi pré­
sentes et à tous les opérateurs. »
Ainsi Emmanuel Macron formu­
lait­il, en avril 2019, sa réponse
aux critiques sur le recul des servi­
ces publics dans les territoires ru­
raux exprimées au cours du grand
débat national qui a suivi les ma­
nifestations des « gilets jaunes ».
Le gouvernement lançait en­
suite l’Agenda rural, un plan d’ac­
tion de 181 mesures, parmi les­
quelles l’engagement de déployer
de 2 000 à 2 500 espaces France
services d’ici à la fin du quin­
quennat, accessible à chacun en
moins de trente minutes. Des
guichets de proximité donnant
symboles. On le dépeint comme
un urbain ? Dès son arrivée, il est
allé admirer une imposante vache
limousine, qui fera le voyage au Sa­
lon de l’agriculture, en février. Une
sorte de passage obligé dans ce
type de déplacement, depuis que
Jacques Chirac a popularisé
l’image du président « tâtant le cul
des vaches ». Puis, le chef de l’Etat a
surtout longuement vanté son bi­
lan pour la ruralité.
D’abord, en cherchant à convain­
cre de sa détermination à amélio­
rer le sort des agriculteurs. « On
doit complètement revaloriser vos
métiers », a­t­il lancé à certains
d’entre eux lors d’un échange dans
l’étable du lycée agricole, en pro­
mettant que la mise en œuvre de la
loi Egalim 2 allait produire ses ef­
fets rapidement, après un premier
volet décevant. « Le revenu, c’est la
mère des batailles », a appuyé le mi­
nistre de l’agriculture, Julien De­
normandie, présent aux côtés de
M. Macron – en compagnie du mi­
nistre de la santé, Olivier Véran, et
du secrétaire d’Etat chargé de la ru­
ralité, Joël Giraud. Des propos vo­
lontaristes, loin de rassurer les ex­
ploitants locaux. Sur le trajet du
président de la République, une
immense affiche avait été dressée
dans un champ par des paysans
mécontents, avec l’inscription :
« L’agriculture meurt à petit feu,
vous en avez rien a foutre ».
Lundi midi, l’échange à bâtons
rompus avec des lycéens, dans un
gymnase, s’est révélé comme le
principal temps fort de la journée.
Tour à tour, une quinzaine de jeu­
nes ont pris le micro pour exposer
de manière très franche les diffi­
cultés concrètes auxquelles ils
sont confrontés dans leur vie quo­
tidienne, dans des zones reculées
de la Creuse. Manque de trans­
ports en commun, prix de l’es­
sence et du permis de conduire,
difficulté de se connecter à Inter­
net… « On s’est retrouvés complète­
ment bloqués pour suivre des cours
en distanciel », a témoigné un ly­
céen. Sans oublier les effets du
confinement sur la santé mentale,
avec des addictions (jeux vidéo,
drogues…) en hausse, accentuées
par l’isolement. Les doléances se
sont révélées nombreuses. « Il y a
un fossé entre la Creuse et les autres
territoires », a déploré une ly­
céenne en terminale.
accès, dans un lieu unique, à neuf
partenaires nationaux : ministè­
res de l’intérieur et de la justice,
direction générale des finances
publiques, Pôle emploi, assuran­
ce­retraite, Assurance­maladie,
allocations familiales, Mutualité
sociale agricole, La Poste. Aux­
quels peuvent s’ajouter d’autres
partenaires locaux. Ces espaces
sont surtout portées par des col­
lectivités, mais aussi par La Poste
ou par des associations.
Si le président disait s’inspirer
d’un concept canadien et prônait
un retour des services publics, il
ne partait pas toutefois d’une
feuille blanche. Bien que souf­
frant d’une visibilité modeste –
due à des changements d’appella­
tion depuis vingt ans –, d’une
qualité de service et d’une fré­
quentation inégales, il existait
déjà 1 676 Maisons de services au
public (MSAP), ouvertes ou en
Sans nier leurs problèmes,
M. Macron s’est efforcé de défen­
dre son action, en rappelant avoir
consacré plus de 8,5 milliards
d’euros au monde rural. Ce qui a
permis, selon lui, de « mettre le
paquet » pour améliorer la cou­
verture Internet dans les zones
blanches ou développer des peti­
tes lignes de train. Comme il
l’avait reconnu lors du grand dé­
bat national post­« gilets jau­
nes », il a de nouveau jugé néces­
saire de « remettre beaucoup plus
de services publics et de fonction­
naires sur le terrain, au plus pro­
che de la population ».
« Je n’ai jamais dit cela »
Un diagnostic en forme d’aveu
d’échec après cinq ans au pouvoir,
que le chef de l’Etat a tenté de com­
penser par un ton résolument op­
timiste. Une foi en l’avenir qu’il a
tenté d’insuffler aux lycéens, en
proie au doute, lorsqu’il leur a
cours. Lesquelles proposaient
déjà, en un lieu unique, un ac­
compagnement aux démarches,
avec moins d’agents et de parte­
naires néanmoins.
L’objectif de France services
n’est pas seulement quantitatif :
« Des services plus accessibles et
renforcés, des démarches simpli­
fiées, une meilleure identifica­
tion », fait valoir la ministre de la
cohésion des territoires, Jacque­
line Gourault. En augmentant le
nombre de structures, d’une part,
et en faisant « monter en gamme »
les MSAP existantes, d’autre part,
avec la présence d’au moins deux
agents formés, une ouverture au
public plus large et des partenai­
res plus nombreux – conditions
pour obtenir la labellisation et la
subvention de l’Etat et des opéra­
teurs de 30 000 euros.
Bilan, en janvier 2022 : « 2 055
France services ont été labellisés et
EMMANUEL MACRON  Macron, afin de souligner la
VEUT CASSER L’IMAGE  difficulté de trouver un emploi
DE « PRÉSIDENT  que sa formule était « plus adap­
DES VILLES »,  Quelques heures plus tard, le ton
QUI LUI COLLE  ment alarmiste lorsque le chef de
À LA PEAU DEPUIS LE  l’Etat a évoqué le sujet sensible des
DÉBUT DU QUINQUENNAT
lancé : « Vous êtes la génération de
la reconquête dans la ruralité. »
Sans convaincre Florian, 20 ans,
qui a reproché au président de la
République l’une de ses « petites
phrases » polémiques. « Vous
dites : “Traversez la rue pour trou­
ver du travail”, mais vous avez en
face de vous un panneau Stop, qui
vous dit que vous n’avez pas assez
de temps de travail, pas d’expé­
rience professionnelle… », a­t­il
le cap des 2 500 sera tenu », assure
la ministre. Parmi elles, 1 024 sont
d’anciennes MSAP, 1 031 sont des
créations ex nihilo. Les deux tiers
de ces France services sont si­
tuées en zone rurale, le tiers res­
tant en zone urbaine, dont 15 % en
quartiers prioritaires de la politi­
que de la ville (QPV).
Craintes d’élus
Quant à la couverture territoriale,
en pratique, il ne s’agira pas d’une
structure par canton, mais de 1 501
cantons couverts (sur 2 089) d’ici à
la fin 2022 : « On a priorisé les zo­
nes sous­équipées et écarté celles
déjà bien dotées, comme ce peut
être le cas de cantons urbains », ex­
plique le ministère.
Toujours en cours, le déploie­
ment dépend aussi de l’investis­
sement des territoires et des por­
teurs de projet, inégal d’un terri­
toire à l’autre. Fin 2020, une en­
Emmanuel Macron, au lycée agricole d’Ahun,
dans la Creuse, lundi 24 janvier.
lancé en direction d’Emmanuel
dans la Creuse. Lequel a admis
tée à Paris ».
se voulait en revanche franche­
déserts médicaux, lors d’un
échange avec des professionnels
de santé, à Bourganeuf. Vu le man­
que de médecins disponibles, la si­
tuation est « très critique », voire
« profondément inquiétante » pour
les quinze prochaines années dans
des départements comme la
Creuse, a averti M. Macron. Si la
candidate Les Républicains (LR),
Valérie Pécresse, a suggéré de créer
une quatrième année obligatoire
dans les déserts médicaux pour les
étudiants en médecine, le locataire
de l’Elysée prône plutôt « un cock­
tail de mesures ».
quête de Terra Nova indiquait que
les territoires les plus en besoin
n’étaient pas forcément les
mieux couverts, les acteurs lo­
caux s’étant « inégalement saisis
de cette opportunité ».
Saluant ces implantations et
cette politique d’aménagement
du territoire, l’Association des mai­
res ruraux de France (AMRF), en­
gagée dans le dispositif, fait re­
monter des craintes d’élus. Entre
autres, le reste à charge financier
important pour les collectivités,
tandis qu’il s’agit en grande partie
de services publics d’Etat, la péren­
nité des financements mais aussi
celle de l’implication des opéra­
teurs. En 2019, la Cour des comptes
notait le risque pour les MSAP de
devenir « des structures de déles­
tage de l’Etat et des opérateurs ».
En matière de proximité, l’éche­
lon retenu, celui du canton, jugé
encore trop loin des maires, inter­
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
AGNÈS DHERBEYS/MYOP POUR « LE MONDE »
Au passage, il en a profité pour
tenter d’éteindre une polémique
naissante. Alors que ses adversai­
res pour la présidentielle l’ont ac­
cusé de vouloir « privatiser » l’uni­
versité, M. Macron a démenti avoir
prôné récemment une hausse des
frais d’inscription. « Je n’ai jamais
dit cela », a­t­il affirmé, assurant
que ses propos avaient été défor­
més. « Il paraît qu’on est en campa­
gne et donc apparemment, il y a
beaucoup de gens qui sortent des
choses et qui vous font dire le con­
traire. » Même s’il laisse encore
planer un faux suspense, ses inter­
locuteurs ne doutent pas de ses in­
tentions. Lors d’une table ronde,
lundi après­midi, un médecin lui a
lancé au détour d’une phrase : « On
sait que vous allez être candidat,
c’est un secret de Polichinelle ! » Sur­
pris, le chef de l’Etat a esquissé un
sourire… Sans même prendre le
soin de réagir, cette fois. 
alexandre lemarié
roge aussi, de même que la coordi­
nation locale entre les agents
France services, les secrétaires de
mairie et les opérateurs, disparate.
« Le succès des France services tient
à leur capacité à travailler en ré­
seau avec les mairies, qui restent le
point d’accès central aux services
publics, or ce n’est pas toujours le
cas », selon le directeur de l’AMRF,
Cédric Szabo. Se pose aussi la ques­
tion du niveau de formation et de
la professionnalisation des agents,
notamment ceux n’ayant pas
d’expérience en la matière.
Autant de points sur lesquels le
ministère fait valoir des ajuste­
ments en cours. Le cabinet met
aussi en avant l’existence de plus
d’une centaine de France services
itinérantes (bus ou agents mobi­
les, et une pirogue en Guyane)
pour aller au­devant des territoires
les plus enclavés. 
camille bordenet
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MERCREDI 26 JANVIER 2022 france | 11

« Une vraie personne plutôt qu’un robot »

En milieu rural, les guichets France services regroupent en un même lieu plusieurs services publics

REPORTAGE Même les plus dégourdis du cla­

vier préfèrent être épaulés par
mayenne ­ envoyée spéciale
« une vraie personne plutôt qu’un
connaître les raisons de fond de
cette rationalisation – réduire le
nombre de bâtiments, mais aug­
Se tiennent aussi des permanen­
ces du service pénitentiaire d’in­
sertion et de probation, du conci­
pour assurer une palette de servi­
ces très polyvalents, avec la frus­
tration de ne plus pouvoir prendre
RSP – relais de services publics.
Sans compter les expériences de
bornes interactives pour dématé­

J
our de marché à Lassay­les­
Châteaux, 2 200 habitants
dans le nord­est de la
Mayenne, ce mercredi
19 janvier. Le long de la
grand­rue, on se presse aux étals,
à la boucherie, au Bar des
Sports… et à l’espace France servi­
ces de Mayenne communauté.
Ici, pas de zinc mais un guichet
où Laure Le Roux et Anne­Sophie
Bibron proposent leur aide pour
y voir plus clair dans les méan­
dres des formulaires Cerfa et de
l’administration numérisée.
C’est la façade fraîchement re­
peinte, en septembre, avec la si­
gnalétique ostensible « France
services, proche de chez vous » et
la liste d’organismes accessibles
– caisse d’allocations familiales
(CAF), finances publiques,
Agence nationale des titres sécu­
risés (ANTS)… –, qui a imprimé la
rétine de Tiphaine Picot, 22 ans,
animatrice­soignante à l’établis­
sement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes
(Ehpad). Elle n’avait pas remar­
qué le lieu auparavant, lorsqu’il
s’appelait encore maison de ser­
vice au public (MSAP).
C’était avant que le chef de l’Etat
ne décide d’un ravalement de fa­
robot qui oppose une fin de non­ menter les « points de contact ». liateur de justice… le temps. Et la formation initiale rialiser. En vain. En 2022 comme
recevoir ». C’est le cas de Murielle En contrepartie, des employés apparaît maigre à ceux qui en 2002, les usagers de la commu­
Girard, documentaliste en col­ mobiles de la direction générale Manque de moyens n’avaient pas d’expérience, bien nauté de communes du Mont des
lège, exaspérée après huit tentati­ des finances publiques viennent S’ils saluent la pertinence de que complétée par du continu. Avaloirs sont là pour la même rai­
ves vaines pour sa prédemande assurer des permanences men­ l’outil, plusieurs agents et collecti­ Quant à apporter aux usagers une son, « voir Gwenola », comme
de carte d’identité sur le site de suelles dans les points France vités soulignent toutefois la ten­ réponse « de premier niveau » et sa­ ceux de Gorron étaient là « pour
l’ANTS. Il y a aussi la crainte de services. Les agents sont censés dance de l’Etat à leur transférer da­ voir les orienter vers les opéra­ Sabrina » et ceux d’Ernée « pour
« cliquer n’importe où » et de se re­ fournir, eux, un accueil dit de vantage de ses missions, sans pour teurs, la limite n’est, en pratique, Antoine ». Amenée à gérer davan­
trouver privé d’une aide indis­ « premier niveau ». « Parce que le autant investir de moyens suffi­ pas toujours évidente, surtout face tage de ruptures de droits, la fonc­
pensable. Cuisinier en Ehpad, guichet ferme, on pense que le ser­ sants. Les structures sont certes à des urgences et à des textes ad­ tionnaire y voit la nécessité « de ne
Pierrick Fouchet, 57 ans, est venu vice disparaît, explique Sabrina subventionnées par l’Etat et les ministratifs fluctuants. pas anonymiser l’administration,
avec une lourde boîte d’archives Garnier. Pour les impôts, c’est au opérateurs, et la formation des En vingt ans de métier, Gwenola qui doit garder un visage hu­
cartonnée. Dedans, une vie de be­ contraire plus qualitatif : les agents prise en charge, mais, selon Nizan, agente à Villaines­la­Juhel, main ». Car si le tout­numérique
sogne résumée en trimestres sur agents viennent désormais pour la gestion qu’en ont les collectivi­ aura connu, pour une même facilite les démarches d’une majo­
des fiches de paie jaunies, depuis traiter des dossiers de fond, ce que tés, il arrive que des agents se re­ structure et les mêmes missions, rité, il en écarte d’autres. 
ses 16 ans. Il a des doutes sur son ne faisaient pas les trésoreries. » trouvent seuls au lieu de deux tous les sigles d’Etat depuis les camille bordenet
relevé de carrière, ne voudrait pas
être privé d’une retraite antici­
pée. « Mon ordi, je peux lui parler,
il ne répond pas », constate­t­il.
Un CAP de vitrailliste et des che­
veux lilas, Jeanne Simonneau,
19 ans, n’a aucun mal à gérer ses
démarches. Mais si une con­
seillère de la mission locale
n’était pas venue jusqu’à elle, en
tenant une permanence délocali­
sée dans l’antenne France servi­
ces de la communauté de com­
munes de l’Ernée, la jeune fille,
pourtant du genre « qui en veut »,
se serait « découragée » dans sa
recherche d’un emploi­jeune.
« J’ai beau avoir une voiture,

çade général sur tout le territoire,
à l’issue du grand débat national
et de la crise des « gilets jaunes »,
s’engageant à remettre des servi­
ces publics au plus près des habi­
tants, notamment des territoires
ruraux. Avec un objectif « d’aller
vers » tambouriné : que tout ci­
toyen compte à moins de trente
Adieu
ç’aurait coûté trop d’essence d’al­
ler jusqu’à Mayenne ou Laval »,
explique­t­elle. Elle vit chez sa
mère à Landivy, un village à la
pointe nord du département.
Quinzaine de structures
Lui aussi vient d’être doté d’un bu­
reau France services, avec une em­

minutes de chez lui un guichet
unique regroupant a minima
neuf services publics nationaux,
avec deux agents spécifiques et
des horaires d’ouverture élargis.
Le tout rebaptisé France services,
pour une meilleure visibilité
– même s’il s’agit pour partie
d’anciennes MSAP reconverties.
En Haute­Vienne, mardi 25 jan­
vier, pour présenter son bilan ru­
ral, le quasi­candidat Emmanuel
Macron entend mettre en avant
ce dispositif.
« Je vous dois combien pour tout
ça ? », demande Nicolas Morzel,
colosse de 36 ans, en quittant le
bureau comme s’il sortait de
chez le médecin, avec douze bul­
letins de salaire photocopiés, et
un rendez­vous sans attendre
pour renouveler son permis re­
morque et éclaircir des retards
d’indemnités journalières – il
s’est blessé sur un chantier.
« Rien du tout, monsieur, c’est un
service public ! », répond Laure Le
Roux en tendant sa carte.
L’homme n’en revient pas. On lui
a soufflé de venir ici, il reviendra.
Avant, il aurait poussé jusqu’à La­
val, à 50 km. Comme cet artisan,
ils sont nombreux à se dire « de
la vieille école, dépassés par les
papiers », plus encore mainte­
nant que « tout se fait sur Inter­
net » et « pas le temps d’appren­
dre ». « C’est ce qui va tuer la
France, s’il n’y a plus de contact »,
estime­t­il.
OUTRE LA PROXIMITÉ,  elle « n’y comprend plus rien » dans
C’EST LA SIMPLIFICATION  en institut médico­éducatif. André
DES DÉMARCHES ET LA  Henock questionne cette idée de
POSSIBILITÉ D’ÊTRE AIDÉ  même que ce mouvement de réor­
POUR TOUT DANS UN LIEU  ries : comme bien d’autres depuis
UNIQUE QUI SOULAGE  2019, celle de Gorron a fermé. « On
LES HABITANTS
Diesel.
ployée de la Mutualité sociale agri­
cole pour répondre aux besoins
des exploitants, nombreux. Rurale
et peu dense, la Mayenne compte
en tout une quinzaine de structu­
res. « Notre atout est qu’on partait
déjà d’un réseau partenarial de
proximité bien structuré », expli­
que Sabrina Garnier, agente à Gor­
ron et chargée d’assurer la coordi­
nation départementale.
Outre la proximité, c’est la sim­
plification des démarches et la
possibilité d’être aidée pour tout
dans un lieu unique, plutôt que
renvoyée d’un guichet à l’autre,
qui soulage Catherine Ruelle,
45 ans, qui se rend à l’antenne de
l’Ernée au volant de sa voiture sans
Depuis le 1er janvier nous n’acceptons plus
permis. Licenciée pour inaptitude
– causée par des douleurs au bras –
de nouveaux véhicules Diesel sur l’application.
de l’abattoir de volailles où elle tra­
vaillait, cette mère de famille ne sa­
vait plus « vers qui se tourner ». Une étape nécessaire vers notre objectif Zéro Diesel en 2024.
« Trop de freins », dit­elle. Ici, elle
est suivie par l’organisme Cap em­
ploi, qui tient des permanences
pour accompagner les personnes Retrouvez nos engagements sur uber.com/durable.
handicapées, et par Antoine Bayet,
l’agent de France services. Dans la
salle, il y a aussi ceux, plus autono­
mes, venus utiliser les ordinateurs
faute d’en avoir un chez eux.
Partageant une voiture pour
deux, André et Yolande Henock, la
soixantaine, sont soulagés qu’il
reste « un endroit pour les servir »
dans leur village de Gorron. Lui
prend le véhicule pour aller tra­
vailler à l’abattoir, elle fait des mé­
nages dans le bourg, payés en chè­
ques emploi service, et se rend
chez France services à pied quand
la paperasse concernant son fils,
« tout réunir au même guichet », de
ganisation nationale des trésore­
ne va pas à la poissonnerie deman­
der du bœuf », lâche­t­il, sans trop

12 | france
La fonction publique, sujet électoralement sensible
Après la crise des « gilets jaunes » et celle liée au Covid, seule Pécresse veut réduire le nombre de fonctionnaires
L
es campagnes présiden­
tielles ne sont pas des
moments agréables à
passer pour les fonction­
naires. Il se trouve immanqua­
blement des candidats pour
considérer qu’ils sont trop nom­
breux et qu’il convient de tailler
dans les effectifs.
L’élection de 2022 ne déroge pas
à la règle. C’est la campagne pour
désigner le candidat Les Républi­
cains (LR), à l’automne 2021, qui a
lancé le débat, et il n’est pas re­
tombé depuis. De fait, Valérie Pé­
cresse, désignée par les adhérents
LR le 4 décembre, promet de sup­
primer 150 000 postes de fonc­
tionnaires. Et ses concurrents ac­
tuels y voient un angle d’attaque
efficace après deux années d’une
crise sanitaire au cours de la­
quelle les agents publics sont en
première ligne, pour le combat et
pour les compliments.
Dans l’entretien­fleuve qu’il a
accordé à TF1, le 15 décembre, le
président de la République a re­
proché à Valérie Pécresse d’être
imprécise. « Quelles divisions ?
Quels bataillons ? Lesquels ? Où ? Il
faut du sérieux, s’est agacé Emma­
nuel Macron. Oui, il faut un Etat
plus efficace, mais c’est pas vrai
que le cœur des économies à
l’échelle de cinq ou dix ans, ce sera
dans la réduction du nombre de
fonctionnaires. »
« Clivage gauche-droite »
Mais, pour la candidate de droite,
« il y a un aspect tactique, explique
le politiste Bruno Cautrès, cher­
cheur au CNRS et au Centre de
recherches politiques de Sciences
Po, consistant à se démarquer
d’Emmanuel Macron sur les sujets
économiques ». Cela en souli­
gnant un angle mort du bilan du
macronisme. Car le chef de l’Etat
est revenu sur sa promesse de
2017 de supprimer 120 000 postes
sur le mandat. Celui­ci devrait, au
contraire, être marqué par une
augmentation du nombre de
fonctionnaires.
Mais, au­delà de la tactique, si le
sujet revient à chaque présiden­
tielle, c’est qu’il est étroitement
lié à celui de la dette publique de
la France, laquelle a atteint 60 %
du produit intérieur brut (PIB), la
cote d’alerte imposée par l’Union
européenne, au tout début du
XXIe siècle et culmine à 116,3 % au
troisième trimestre de 2021. Dès
lors, la question de savoir com­
ment on réduit la dette, et donc le
déficit, et donc les dépenses pu­
La promesse de supprimer 150 000 postes est­elle tenable ?
Dans une note publiée mi­janvier, le think tank Terra Nova estime « douteux que Valérie Pécresse parvienne à mener à bien son projet »
S upprimer 150 000 postes
de fonctionnaire sur un
quinquennat, est­ce possi­
ble ? La promesse de Valérie Pé­
cresse, candidate Les Républi­
cains (LR) à la présidentielle, sus­
cite de nombreuses questions.
Dans une note publiée le 14 jan­
vier, le cercle de réflexion de gau­
che Terra Nova estime qu’« il est
douteux que Valérie Pécresse par­
vienne à mener à bien son projet. Il
est même douteux qu’il faille le
mener à bien ».
Une étude de l’association Fi­
nances publiques et économie
(Fipeco) publiée par Le Figaro le
19 janvier, montre que, depuis
1997, aucun président de la Répu­
blique n’a réussi à tailler dans les
effectifs. Nicolas Sarkozy (2007­
2012) est dans une situation ce­
pendant particulière : il a fait bais­
ser le nombre d’agents de l’Etat
(144 000 selon la Cour des comp­
tes), mais Fipeco, qui donne un
chiffre différent, assure que les
créations de postes dans les col­
bliques, n’a cessé de hanter le dé­
bat politique. Et ce, dans un
contexte où les grandes idéolo­
gies avaient perdu de leur viva­
cité. « A partir des années 1990,
note Emilien Ruiz, historien à
Sciences Po et auteur de Trop de
fonctionnaires ? (Fayard, 2021), les
responsables politiques ne pen­
sent plus l’Etat avec une vision
idéologique, libérale ou socialiste,
mais par le prisme de la dépense. »
Selon la Cour
des comptes,
la masse salariale
des 5,7 millions
de fonctionnaires
représente
300 milliards
d’euros par an
lectivités locales et l’hôpital ont
abouti à un solde net de
17 000 postes en plus.
Les effectifs ont augmenté de
1 million de personnes depuis
1997, pour atteindre aujourd’hui
5,7 millions d’agents publics, écrit
François Ecalle, président de Fi­
peco. La hausse est de 22 %, contre
15 % pour l’emploi total (public et
privé). Ce qui situerait la France
dans le peloton de tête européen.
Pour Terra Nova, cependant,
« l’emploi public n’est pas dans une
croissance incontrôlée » : la pro­
gression dans les administrations
publiques n’est que de 0,4 % entre
2009 et 2019.
« Pas de sureffectifs »
L’objectif de Valérie Pécresse est
« une suppression de 200 000 pos­
tes dans l’administration adminis­
trante de l’Etat et des collectivités
locales », et la création de
« 50 000 postes » sur les missions
prioritaires de l’administration :
« Protéger, éduquer et soigner. »
En 1996, le premier ministre,
Alain Juppé, dénonçait par exem­
ple la « fonction publique qui fait
de la mauvaise graisse ».
Pour la droite de gouverne­
ment, la réduction du nombre de
fonctionnaires est en effet un
marqueur. « Il y a de vraies convic­
tions, constate Bruno Cautrès.
C’est un fondamental de la droite :
moins d’impôts, moins de dépen­
ses, moins de fonctionnaires. Et la
question des déficits, malgré le
“quoi qu’il en coûte”, c’est un sujet
sur lequel la droite et le centre se
rejoignent. » Interrogé sur la
promesse de Valérie Pécresse,
mardi 11 janvier sur LCI, le prési­
dent du groupe Les Républicains
au Sénat, Bruno Retailleau, a mar­
telé : « La France ne peut pas vivre
au­dessus de ses moyens. » Selon
la Cour des comptes, la masse
salariale des 5,7 millions de fonc­
tionnaires représente 300 mil­
liards d’euros par an, « soit près du
« Brandir des
objectifs chiffrés
de suppression
de postes n’est
sans doute pas la
bonne méthode »,
analyse une note
de Terra Nova
Elle en attend 15 milliards d’éco­
nomie sur les 45 promis en tout.
« L’administration adminis­
trante », c’est 33 % des effectifs en
France, contre 25 % en Allemagne,
assure David Lisnard, président
LR de l’Association des maires de
France. Cet écart de 8 points re­
présente 450 000 agents, affirme­
t­il. « Cela repose sur l’hypothèse
qu’on a une administration admi­
nistrante inefficace et pléthorique,
nuance François­Xavier Devetter,
économiste à l’université de Lille.
quart de la dépense publique et
13 % de la richesse nationale ».
« La question de la réduction du
nombre de fonctionnaires dans
notre pays est celle qui marque le
plus un clivage gauche­droite dans
l’opinion », notait l’Institut fran­
çais d’opinion publique en octo­
bre 2021. Pour fidéliser son socle,
Valérie Pécresse a de bonnes rai­
sons électorales de défendre cette
idée, sauf qu’on ne le fait plus
aujourd’hui de la même manière
qu’en 2017. Ainsi, note Emilien
Ruiz, « la droite a tiré les leçons de
l’échec de François Fillon, qui avait
une position extrême en la ma­
tière » et proposait de supprimer
500 000 postes. « Valérie Pécresse
prend le sujet avec des pincettes,
constate l’historien. Elle prend
soin d’insister sur le fait qu’elle
veut supprimer les “inutiles” et
qu’elle créera aussi 50 000 postes.
Les suppressions sèches passent
moins bien auprès de la popula­
Ces fonctionnaires passeraient
leur temps à jouer à Candy Crush
toute la journée au bureau… Mais
ce n’est pas le cas. Les comparai­
sons internationales ne montrent
pas de sureffectifs dans la fonction
publique de notre pays par rap­
port à ses voisins. »
« Un comité de la hache »
Terra Nova rappelle que les admi­
nistrations centrales et les direc­
tions d’établissements publics re­
présentent 7,3 % de l’effectif, soit
161 000 personnes. Avec les recto­
rats, les préfectures et l’adminis­
tration territoriale de l’Etat, on ar­
rive à 310 000 emplois environ. La
promesse de Mme Pécresse revien­
drait donc à en « amputer les deux
tiers et d’escompter un choc de
productivité de 200 % en cinq
ans ». Or, indique Romain Beau­
cher, coauteur de L’Etat qu’il nous
faut (Berger­Levrault, 2021), « les
directions centrales sont déjà à l’os
et la qualité s’en ressent. Alors
qu’avec le changement climatique
tion. » La candidate n’en demeure
pas moins la seule parmi les can­
didats à l’élection présidentielle à
tenir cette position. L’éruption
des « gilets jaunes » (en 2018­
2019) puis la crise sanitaire (de­
puis 2020) sont passées par là.
La majorité a, elle, subtilement
glissé de la réduction d’emplois
au souci de rendre l’Etat plus effi­
cace, « un thème éminemment
macronien, sur lequel le président
de la République est très attendu »,
rappelle Bruno Cautrès. « L’admi­
nistration administrante n’existe
que dans les interviews de Valérie
Pécresse », a écrit Amélie de Mont­
chalin, ministre de la transforma­
tion et de la fonction publiques,
sur Twitter. « Cette expression
bien floue traduit le manque de vi­
sion de l’Etat à droite. C’est le re­
tour de la méthode RGPP : les cou­
pes sombres sans l’efficacité », a­t­
elle estimé, dans une allusion à la
révision générale des politiques
on aura besoin de davantage de
planification ».
Mais Valérie Pécresse estime
que, grâce à « un comité de la ha­
che », il est possible de fermer
« 500 des 1 500 structures para­
étatiques ». Elle promet égale­
ment de supprimer les doublons
entre l’Etat et les collectivités lo­
cales. Elle mise en outre sur la dé­
matérialisation des démarches
administratives et la mise en
œuvre effective des 35 heures
dans les collectivités, comme la
loi sur la fonction publique de
2019 l’impose dorénavant.
L’équipe de Mme Pécresse pro­
met qu’il n’y aura pas de licencie­
ments, mais le non­remplace­
ment d’un départ à la retraite sur
trois. Cela sera­t­il suffisant ?
Terra Nova note que, pour réaliser
200 000 suppressions de poste
sur un quinquennat, il faut
40 000 départs par an. Dans la
seule fonction publique d’Etat, on
y est, mais cela englobe des
agents de terrain comme les
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
A gauche,
la tendance
est plutôt
à la création
de postes de
fonctionnaires
publiques menée durant le quin­
quennat de Nicolas Sarkozy, de
2007 à 2012.
« Je ne vais pas jouer au candidat
LR, a déclaré Eric Zemmour sur
BFM­TV, le 12 janvier. 150 000 em­
plois publics en moins, 200 000 en
moins, 300 000 en moins, c’est ri­
dicule ! Ils ne le feront jamais. »
Quant au Rassemblement natio­
nal, il n’est pas non plus sur cette
ligne. En 2018, déjà, Marine Le Pen
critiquait l’objectif macroniste de
supprimer 120 000 postes, lequel
revenait, disait­elle alors, à « accé­
lérer l’avènement d’une société
totalement dérégulée, où l’intérêt
général et le principe de solidarité
nationale seraient bannis et dans
laquelle l’Etat abandonnerait tou­
tes ses missions au marché, à la
privatisation à outrance, à la loi du
tout­argent ».
Message paradoxal
A gauche, la tendance est plutôt à
la création de postes. Jean­Luc
Mélenchon promet de renforcer
les effectifs sans avoir pour
l’heure annoncé d’objectif chiffré,
si ce n’est dans l’éducation natio­
nale, où il évalue les besoins à
170 000 postes. Yannick Jadot en
promet au moins 120 000, pour la
plupart à l’hôpital. Comme Anne
Hidalgo, qui envisage quelque
30 000 emplois hospitaliers.
Lors du grand débat organisé
par l’exécutif début 2019 pour
répondre à la colère des « gilets
jaunes », les Français ont envoyé
un message paradoxal : davan­
tage de service public, moins
d’impôts. Chacun y répond donc
selon son prisme politique, ce qui
n’exclut pas un brin de malice.
« Emmanuel Macron a développé
une manière déguisée passant par
le développement du contrat au
sein de la fonction publique. Cela
peut préparer une réduction dras­
tique des effectifs », considère Ro­
main Beaucher, cofondateur de
l’agence de design des politiques
publiques Vraiment Vraiment et
coauteur de L’Etat qu’il nous faut
(Berger­Levrault, 2021). 
benoît floc'h
enseignants, et pas seulement
des postes de bureau.
Bref, conclut le laboratoire
d’idées, « brandir des objectifs chif­
frés de suppression de postes n’est
sans doute pas la bonne méthode ».
Et « on ferait mieux de se demander
ce qui est attendu de la fonction pu­
blique, et comment la rendre plus
efficace et alignée avec les défis qui
s’ouvrent à nous ». Il faudrait réflé­
chir aux missions avant de s’inté­
resser aux effectifs. « Les suppres­
sions décidées par les présidents
précédents montrent que l’on n’ob­
tient pas d’économies car on rai­
sonne à missions constantes, rap­
pelle Emilien Ruiz, historien à
Sciences Po et auteur de Trop de
fonctionnaires ? (Fayard, 2021). La
question à se poser, c’est : qu’at­
tend­on de l’Etat ? Et, si on veut faire
des économies, sur quelles mis­
sions on revient ? Bref, ce n’est pas
une question comptable. C’est une
question politique, car cela relève
de la répartition de l’impôt. » 
b. f.
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
La majorité veut simplifier le
changement de nom de famille
Une proposition de loi soutenue par le gouvernement doit être
examinée en première lecture à l’Assemblée nationale mercredi
I
l sera à la fois question d’in­
time et d’égalité entre les
femmes et les hommes à
l’Assemblée nationale, mer­
credi 26 janvier. Les députés se
pencheront en première lecture
sur une proposition de loi (PPL),
défendue par le député La Répu­
blique en marche de l’Hérault, Pa­
trick Vignal, visant à faciliter les
procédures de changement d’état
civil. Soutenue par le gouverne­
ment, qui a engagé pour ce texte
la procédure accélérée, cette PPL
prévoit plusieurs changements à
large portée symbolique sur un
sujet sensible : le nom de famille.
Le principal consiste à autoriser
tout adulte qui le souhaite, une
fois dans sa vie, à prendre le nom
de son deuxième parent, en l’ajou­
tant ou le substituant à son nom
actuel. Alors que plusieurs milliers
de personnes s’adressent chaque
année au ministère de la justice
pour changer leur nom (3 567
en 2021), une procédure longue et
qui a un coût, il suffira de remplir
en mairie un simple formulaire
Cerfa pour faire valoir ce nouveau
droit. A l’heure actuelle, environ
35 % des demandes sont rejetées,
selon une estimation transmise
au Monde par la chancellerie.
La PPL répondra ainsi à la souf­
france exprimée par de nombreux
adultes « qui ont du mal à porter le
nom de leur géniteur », telles que
les victimes de violence ou
d’abandon pendant leur enfance,
a expliqué Patrick Vignal lors de
l’examen du texte en commission
des lois, où il a été adopté le 19 jan­
vier. C’est le cas de Véronique,
50 ans (elle a souhaité taire son
nom, comme les autres personnes
citées par leur seul prénom).
Cette Rouennaise porte depuis
la petite enfance le nom de son
ex­beau­père. « Cet homme m’a re­
Covid­19 : la Cour de justice de la République
rejette des plaintes contre le gouvernement
Une information judiciaire reste en cours sur la gestion de l’épidémie par plusieurs ministres
C’ était une pluie organi­
sée de plaintes contre
le premier ministre,
Jean Castex, et trois membres du
gouvernement. La commission
des requêtes de la Cour de justice
de la république (CJR) en a reçu
19 685, entre le 28 juillet et le
31 décembre 2021. Elles dénon­
çaient la gestion de la crise sani­
taire par le gouvernement, et
surtout le passe sanitaire, de
même que la vaccination obliga­
toire contre le Covid­19. La CJR,
unique juridiction habilitée à
poursuivre et à juger des minis­
tres en fonctions, les a toutes
classées sans suite. C’est ce qu’a
fait savoir le procureur général
près la Cour de cassation, Fran­
çois Molins, dans un communi­
qué diffusé lundi 24 janvier.
Ces plaintes ont été examinées
entre novembre 2021 et janvier.
Elles avaient toutes été prérédi­
gées par l’avocat et militant anti­
vaccin Fabrice Di Vizio. Celui qui
défend également le professeur
Didier Raoult et intervenait régu­
lièrement sur les plateaux de Cy­
ril Hanouna sur C8 avait fait com­
merce sur Internet de ces plaintes
prérédigées, qui ont inondé la
CJR. Outre le chef du gouverne­
ment, elles visaient le ministre de
la santé, Olivier Veran, le ministre
de l’éducation nationale, Jean­Mi­
chel Blanquer, et le ministre délé­
Tout adulte
serait autorisé
à prendre le nom
de son deuxième
parent,
en l’ajoutant ou
en le substituant
à son nom actuel
connue quand j’avais 5 ans, après
avoir épousé ma mère », explique
la chargée de mission en ressour­
ces humaines. Pendant de nom­
breuses années, ce dernier lui in­
flige « des violences psychologi­
ques et sexuelles ». « Ça s’est arrêté
quand j’ai dit stop, à 16 ans, mais je
porte encore aujourd’hui son
nom, ce qui me fait revivre sans
cesse ce que j’ai vécu sous sa domi­
nation », témoigne Véronique.
En février 2017, elle a tenté d’en­
gager les démarches nécessaires
pour changer d’état civil : publica­
tion de sa demande au Journal offi­
ciel et courrier adressé au garde
des sceaux, accompagné d’une let­
tre de son médecin traitant. « J’y ai
mis mes tripes, mon cœur, en écri­
vant que j’avais été violée par celui
dont je porte le nom et en mention­
nant que j’étais sous traitement an­
tidépresseur, avec un suivi psycho­
logique et psychiatrique », détaille­
t­elle. Mais un an et demi plus tard,
elle reçoit une réponse négative,
au motif que les éléments présen­
tés « sont insuffisants à démontrer
un préjudice réel » et ne consti­
tuent donc pas un « motif légi­
time ». Alors, si la loi entre en
vigueur le 1er juillet, comme le pré­
voit son dernier article, elle sera
« la première à la mairie pour faire
la démarche », dit­elle.
gué chargé des transports, Jean­
Baptiste Djebbari.
Ces plaintes visaient M. Castex
et M. Véran pour « délit d’absten­
tion de combattre un sinistre »,
« délit d’extorsion », « délit de publi­
cité mensongère », « délit de non­
respect des obligations », en s’ap­
puyant sur des articles du code pé­
nal, de la santé publique, de la con­
sommation. Elles reprochaient les
mesures d’instauration du passe
sanitaire et défendaient l’idée que
le premier ministre « exerce en
conscience une contrainte morale
pour contraindre les Français à se
faire vacciner ».
« Actes positifs »
Concernant M. Blanquer, il lui
était reproché d’avoir « inten­
tionnellement exercé une con­
trainte morale » pour obliger les
enfants à se faire vacciner et à
« traiter défavorablement » ceux
qui ne l’étaient pas. M. Djebbari,
lui, était accusé de n’avoir « pris
aucune mesure pour protéger les
citoyens français du risque de
contamination » dans les trans­
ports, en s’appuyant sur des pro­
pos déformés.
La commission des requêtes de
la CJR estime que le passe sani­
taire et l’obligation vaccinale
constituent des « actes positifs et
non des abstentions ». Elle cons­
tate aussi que les paroles de
A quelques centaines de kilomè­
tres de là, David Lucchini, 39 ans,
témoigne de la même détermina­
tion à effacer le nom paternel (De­
planque) qui figure sur ses papiers
d’identité, mais qu’il a, dans sa vie
quotidienne, déjà rayé au bénéfice
de son nom d’usage, celui de sa
mère. « Mes parents ont divorcé
quand j’avais 8 ans, et, à partir de
cet âge­là, je n’ai pratiquement pas
revu mon géniteur », confie cet ha­
bitant de Marseille, qui travaille
dans le milieu de l’audiovisuel.
« Humiliations du quotidien »
Lui aussi a essuyé un refus du
ministère de la justice, en 2009.
« Au départ, je voulais le faire pour
ma mère et mes grands­parents,
qui m’ont élevé. Maintenant, c’est
devenu un projet de vie, je me dis
que si j’arrive à enlever ce nom,
j’aurai fait ce qu’il fallait », consi­
dère­t­il. D’autant plus depuis la
naissance de son enfant, il y a sept
ans. « C’est devenu une vraie moti­
vation, que mon fils puisse porter
le nom Lucchini. » En attendant, ils
ont choisi, avec son épouse, de
faire porter à leur fils le nom de
famille maternel.
Des récits comme ceux­là font
écho à « des milliers de témoigna­
ges », reçus depuis deux ans par le
collectif Portemonnom, fondé en
janvier 2020 par Marine Gatineau
Dupré, qui a largement œuvré
pour que la PPL voie le jour. « Au
départ, j’avais lancé une pétition et
un questionnaire après avoir été
confrontée à une énième difficulté,
parce que je ne porte pas le même
nom que mes enfants, résume
cette mère séparée de deux en­
fants, conseillère municipale à
Palavas­les­Flots (Hérault). Je me
suis rendu compte qu’il y avait un
vrai problème de société concer­
nant le nom de famille. »
M. Djebbari ont été « sorties de
leur contexte » et ne démontrent
aucunement l’absence de mesu­
res avancée dans les plaintes. La
« contrainte morale » ne peut pas
non plus être retenue, précise le
communiqué, car « le passe sani­
taire n’[est] pas obligatoire et il
existe des alternatives pour mener
une vie quotidienne normale ».
Quant à ce que l’auteur des
plaintes, Me Di Vizio, qualifie de
« vidéos publicitaires », il s’agit en
réalité d’une « communication
institutionnelle en période de
crise sanitaire ». Toutes les pré­
tendues infractions dénoncées
dans les plaintes commerciali­
sées par cet avocat ont été jugées
irrecevables. Le conseil de l’ordre
du barreau de Paris a ouvert, le
8 novembre 2021, une procédure
La CJR poursuit
une enquête
ouverte depuis
juillet 2020 sur
la responsabilité
des décideurs
politiques dans
la gestion de
la crise sanitaire
Parmi celles qui ont fait part au
collectif de leurs « petites humilia­
tions du quotidien » figure Ma­
rion, une mère de 31 ans. Sa der­
nière mésaventure remonte à
quelques mois. « Je me suis présen­
tée à l’école pour venir chercher ma
fille, comme d’habitude, mais il y
avait une personne remplaçante,
qui ne me connaissait pas. J’ai dû
argumenter pour justifier que
j’étais bien sa mère », relate la Fi­
nistérienne. Séparée de leur père
depuis novembre 2020, elle se
heurte à son refus d’ajouter son
propre nom de famille à celui de
ses enfants, dont elle a la garde.
« Quand on a été devant le juge, je
n’ai pas pensé à ça. Sur le coup, ça
ne semble pas très important, mais
sur le long terme, ça fait mal de de­
voir sans cesse se justifier d’être
bien la maman », ajoute­t­elle.
Face à ces complications rappor­
tées par de nombreuses mères
séparées qui sont contraintes de
se munir de leur livret de famille
pour attester de leur filiation, le
collectif Portemonnom milite
pour une automatisation du dou­
ble nom de famille à la naissance,
dans la continuité de la loi de 2002,
qui autorise les parents à trans­
mettre le nom du père, de la mère,
ou des deux, à leur descendance.
Sans aller aussi loin, la PPL pré­
voit d’inscrire dans le code civil la
possibilité, pour les parents d’en­
fants mineurs, d’ajouter le nom du
deuxième parent comme nom
d’usage. Dans la version adoptée
en commission, la démarche est
cependant suspendue à l’accord
conjoint des deux parents, avec un
recours possible devant le juge en
cas de mésentente. Une condition
que le collectif Portemonnom es­
père bien voir disparaître lors des
débats, par voie d’amendement. 
solène cordier
disciplinaire contre Me Di Vizio
pour ses prises de positions pu­
bliques et ses pratiques profes­
sionnelles.
La CJR poursuit toutefois une
enquête ouverte depuis
juillet 2020 sur le sujet de la res­
ponsabilité des décideurs politi­
ques dans la gestion de la crise
sanitaire. L’information judi­
ciaire vise l’ancien premier mi­
nistre, Edouard Philippe, M. Vé­
ran et sa prédécesseure, Agnès
Buzyn. Cette dernière a été mise
en examen, le 10 septembre 2021,
pour « mise en danger de la vie
d’autrui ». Elle avait notamment
déclaré, le 24 janvier 2020, que
les « risques de propagation du
coronavirus dans la population
sont très faibles ».
Deux mois plus tard, dans Le
Monde, après sa défaite électo­
rale à la mairie de Paris, elle avait
livré une autre version des faits :
« Quand j’ai quitté le ministère, je
pleurais parce que je savais que la
vague du tsunami était devant
nous. » Selon elle, la tenue des
élections était une « mascarade ».
Elle a précisé devant la commis­
sion d’enquête de l’Assemblée na­
tionale sur la gestion de la crise
sanitaire, en juin 2020, avoir
alerté cinq mois plus tôt la prési­
dence de la République et Mati­
gnon du « danger » du Covid­19. 
joan tilouine
Le Conseil d’Etat
redonne de l’air
à la filière du CBD
L’arrêté interdisant la vente de fleurs
de cannabidiol a été suspendu, lundi
L es propriétaires et gérants
des boutiques commercia­
lisant des produits à base
de cannabidiol (CBD), la molé­
cule non psychotrope du canna­
bis, vont retrouver le sourire. Le
Conseil d’Etat a suspendu, lundi
24 janvier, l’arrêté ministériel du
30 décembre 2021 qui interdisait
la commercialisation et la con­
sommation des fleurs et des
feuilles de variétés de cannabis
dépourvues de propriétés stupé­
fiantes. Derrière cette bataille ju­
ridique se cachent de véritables
enjeux économiques.
Mesurant l’importance de cette
décision prise en référé, la plus
haute juridiction administrative,
qui avait réuni un collège de trois
juges, a accompagné la publica­
tion de son ordonnance d’un
communiqué de presse et même
d’un tweet. Un déploiement de
moyens de communication ré­
servé aux décisions majeures.
Depuis plusieurs années, la ba­
taille s’est portée sur l’apprécia­
tion des risques que représente­
rait le CBD pour la santé. Sa te­
neur en THC (delta­9­tétrahydro­
cannabinol), la molécule à
l’origine des effets psychotropes
du cannabis, est de 0,2 %, soit
cent fois moins que la résine de
cannabis. C’est d’ailleurs en ap­
plication d’une décision de la
Cour de justice de l’Union euro­
péenne que la Cour de cassation
avait autorisé, le 23 juin 2021, la
commercialisation de CBD léga­
lement produit dans un autre
Etat de l’Union. La Cour de
Luxembourg avait invité la
France à « apprécier les données
scientifiques disponibles afin de
s’assurer que le risque réel allégué
pour la santé publique n’apparaît
pas comme étant fondé sur des
considérations purement hypo­
thétiques ».
Caractère disproportionné
Dans ce contexte, l’arrêté pris le
30 décembre 2021 par le minis­
tère des solidarités et de la santé a
fait l’effet d’une douche froide.
Selon les syndicats profession­
nels, cette filière commerciale du
CBD, en plein essor, comptait déjà
quelque 1 800 boutiques en
France. Or la vente de fleurs ou de
feuilles brutes représenterait de
50 % à 90 % de leur chiffre d’affai­
res, les produits transformés de
type cosmétiques ou alimen­
taires étant marginaux. Plusieurs
commerçants, qui affirmaient
risquer de devoir mettre rapide­
ment la clé sous la porte après
l’arrêté ministériel, ont donc saisi
le Conseil d’Etat au moyen de
cette procédure d’urgence.
« Au vu des pièces versées à la
procédure par les parties et des
échanges tenus au cours de
l’audience, il ne résulte pas de
l’instruction (…) que les fleurs et
feuilles de chanvre dont la teneur
JUSTICE
Mort de Cédric Chouviat :
une expertise confirme
la responsabilité
des policiers
Une nouvelle expertise médi­
cale sur la mort du livreur
Cédric Chouviat, après
un contrôle en 2020, à Paris
confirme la responsabilité
des trois policiers. Dans ce
document daté du 8 janvier,
les cinq experts médicaux
mandatés par le juge retien­
nent comme cause du décès
une « association simultanée
de plusieurs facteurs » décou­
lant des gestes d’interpella­
tion ayant « abouti à une pri­
vation très rapide d’oxygène
au cerveau ». – (AFP.)
france | 13
La suspension
de l’arrêté est
provisoire, mais
le raisonnement
retenu laisse
augurer une
décision au fond
similaire
en THC n’est pas supérieure à
0,30 % revêtiraient un degré de
nocivité pour la santé justifiant
une mesure d’interdiction géné­
rale et absolue de leur vente aux
consommateurs et de leur con­
sommation », lit­on dans la déci­
sion de lundi.
Le juge des référés en profite
pour souligner une contradiction
dans l’arrêté ministériel qui, quel­
ques alinéas plus haut, se réfère à
ce même seuil de 0,30 % de te­
neur en THC pour caractériser
« les plantes autorisées à la cul­
ture, l’importation ou l’exporta­
tion et l’utilisation industrielle et
commerciale ». Il n’en fallait pas
plus au Conseil d’Etat pour consi­
dérer que l’interdiction générale
et absolue du CBD présente un ca­
ractère disproportionné, ce qui
est « de nature à créer un doute sé­
rieux quant à sa légalité ».
La suspension de l’arrêté est
provisoire puisque prise en ré­
féré, mais le raisonnement re­
tenu sans la moindre ambiguïté
dans cette ordonnance laisse
augurer une décision au fond,
dans plusieurs mois, avec une
orientation similaire.
Selon Yann Bisiou, enseignant­
chercheur à l’université Paul­Va­
léry­Montpellier­III, spécialiste
du droit de la drogue et président
de l’association L630 en faveur
d’une réforme de la législation
sur les drogues, cette décision
« ouvre la voie à la création d’une
filière française ». Pour l’heure,
l’essentiel des fleurs et feuilles de
cannabis Sativa sans propriétés
stupéfiantes commercialisées en
France sont produites à l’étranger.
Alors que la Mission intermi­
nistérielle de lutte contre les dro­
gues et les conduites addictives
(Mildeca) était restée jusqu’ici in­
flexible sur la question du CBD,
c’est par des batailles juridiques
que les choses évoluent. Le Con­
seil constitutionnel a pour sa
part précisé, dans une décision
du 7 janvier, la définition des stu­
péfiants comme étant « des subs­
tances psychotropes qui se carac­
térisent par un risque de dépen­
dance et des effets nocifs pour la
santé ». Il est saisi d’une nouvelle
question prioritaire de constitu­
tionnalité sur le sujet, qui sera
examinée en audience publique
le 1er février. 
jean­baptiste jacquin
S ANTÉ
Fugues d’un hôpital
psychiatrique : l’ARS
ordonne une inspection
Deux hommes internés
à la suite de meurtres se sont
échappés ces derniers jours
de l’hôpital psychiatrique
Gérard­Marchant, à Toulouse,
conduisant au déclenche­
ment d’une enquête au sein
de l’établissement, a annoncé
l’autorité régionale de santé,
lundi 24 janvier. Le premier,
surnommé le « Cannibale
des Pyrénées », s’est échappé
mercredi de l’hôpital, situé
en périphérie de Toulouse.
Quelques heures plus tard,
il agressait une dame de
72 ans. – (AFP.)
 PLANÈTE
14 |
« Les épidémies ne 
se réduisent jamais 
à des causes 
biologiques »
L’historien de la médecine Frédéric Vagneron
analyse les singularités de la pandémie
actuelle, mais aussi ce qui la rapproche
des épidémies passées
ENTRETIEN
M
aître de conférences en histoire
de la médecine et de la santé à
l’université de Strasbourg, Fré­
déric Vagneron s’est notam­
ment intéressé à l’histoire de la grippe et à
celle des relations entre santé humaine et
santé animale. Ses travaux actuels portent
sur l’histoire de l’Europe de la santé, la gestion
des morts en temps de pandémie et le rôle
des régulations internationales face au ralen­
tissement de l’innovation sur les antibioti­
ques. Selon lui, la pandémie de Covid­19 mar­
que un tournant par rapport aux précédentes
épidémies, même si des parallèles existent
avec le passé, sur le plan de la gestion ou du
ressenti des populations.
Comment cette pandémie se distingue­t­
elle des grandes épidémies passées ?
Elle est unique, d’abord, par l’abondance des
données sur la maladie. Nous avons accès à
une connaissance presque instantanée de
son évolution planétaire, par exemple avec le
suivi des variants. En cela, cette pandémie se
distingue de la grippe espagnole de 1918­1919,
dont on a beaucoup convoqué la mémoire de­
puis deux ans, pour laquelle la connaissance
restait lacunaire sur des pans entiers de terri­
toires. A ce savoir scientifique s’ajoute désor­
mais l’information – ou la désinformation –,
qui circule avec une ampleur inédite sur les
réseaux sociaux et dans les médias.
Autre singularité : cette pandémie se déve­
loppe dans une mondialisation sans précé­
dent des échanges, qui offre au virus un es­
pace et une vitesse de prolifération uniques.
En écho à cette diffusion ultrarapide, des so­
lutions, notamment vaccinales, ont été mises
en place avec une rapidité sans précédent,
alors même qu’on ignorait tout de cette mala­
die en décembre 2019.
L’apparition d’une maladie nouvelle est­
elle un phénomène rare ?
Ce qui me semble « rare », c’est que les sa­
voirs sur cette nouvelle maladie se sont
construits dans un temps extrêmement
court. D’abord à partir de connaissances sur
le virus, sur sa carte d’identité génétique et
sur sa propagation. Ensuite seulement, sans
expérience préalable auprès de patients, les
médecins ont dressé le tableau clinique de
cette maladie, observée à travers les attein­
tes très variées dans les corps. C’est une chro­
nologie inédite. Souvent, au cours de l’his­
toire, on faisait face à des épidémies de ma­
ladies connues de longue date (peste, rage,
variole…), mais le germe en cause était iden­
tifié bien plus tard. Ici, le processus a été in­
versé. Au point que la maladie a été nommée
après l’identification du virus. Même pour le
VIH­sida, pandémie pas si ancienne, cela n’a
pas été le cas : il a fallu plusieurs années
avant de déterminer la cause virale de la ma­
ladie, en 1983, après les premiers cas épars
constatés dès juin 1981. Imaginons l’histoire
de cette pandémie si les scientifiques
n’avaient pas identifié le virus avant 2022 !
Elle aurait été tout autre.
Autre spécificité : cette pandémie frappe
davantage les pays riches que les pauvres…
C’est là une exception notable. Depuis deux
siècles, les pays dits « du Sud » sont les plus
vulnérables aux maladies infectieuses. De
plus en plus épargnés, les pays du Nord ont pu
avoir le sentiment que les pandémies – hor­
mis le VIH – étaient devenues des expérien­
ces assez lointaines. Mais la pandémie ac­
tuelle rebat les cartes. Différents facteurs peu­
vent l’expliquer. La structure par âge des po­
pulations et les comorbidités associées,
d’abord : le Covid­19 touche avant tout les per­
sonnes âgées et celles atteintes de diabète ou
de surpoids, notamment – plus nombreuses
dans les pays riches. Ensuite, certains pays
d’Asie ont aussi tiré les leçons des épidémies
de SARS­CoV­1 qui les ont atteints en 2002­
2003. Enfin, parce que les pays pauvres n’ont
jamais été débarrassés du fardeau des pandé­
mies, ils ont mis en place des politiques très
strictes de fermeture de leurs frontières, no­
tamment au début de la pandémie, qui ont
sans doute joué un rôle important.
Une autre constante des épidémies tient
à l’extrême morcellement des expérien­
ces concrètes, dites­vous…
Derrière une dénomination commune de
« pandémie de sida » ou de « pandémie de
Covid », le vécu des individus, des popula­
tions ou des territoires diffère notablement.
Vivre le Covid­19 à Paris, à Bordeaux, à Ma­
naus ou à Singapour a évidemment été très
différent, surtout si l’on ajoute le facteur
temporalité. Cette diversité d’expériences
peut, en partie, expliquer les réactions des
populations, parfois décrites comme irra­
tionnelles, autour de la gravité de la pandé­
mie. Tout comme l’éventail de leur adhésion
aux mesures politiques et sanitaires.
Prenons la grippe de 1918, responsable
d’une formidable mortalité sur un temps as­
sez bref. Ce que l’on ignore souvent, c’est
qu’une énorme majorité de la population, à
l’époque, a attrapé une « simple » grippe de
trois à dix jours. Dans le contexte des boule­
versements de la première guerre mondiale,
cette épidémie n’a donc pas eu une impor­
tance politique aussi dramatique qu’on le
pense : l’urgence était ailleurs, dans la re­
construction, par exemple.
Lors des épidémies passées,
les polémiques sur les causes
de l’infection ont­elles été fréquentes ?
Le Covid­19 a illustré les divergences scien­
tifiques qui peuvent éclater en période de
pandémie. Cela a pu surprendre, mais,
même en temps « normal », ces controverses
sont récurrentes. Une raison est que le
monde scientifique est peuplé de spécialis­
tes de différentes disciplines. Or, sous le
même chapeau de « sciences médicales », un « Jamais une
épidémiologiste, un infectiologue, un viro­
logue… n’ont pas la même manière d’admi­
pandémie
nistrer la preuve, de chercher et d’agir. comme celle
Dès l’époque moderne, les causes présu­
mées des pandémies sont de moins en
que nous
moins divines. Au cours du XIXe siècle, on connaissons
entre de plus en plus dans une quête scienti­
fique des épidémies, surtout à partir de la ré­
n’a eu des
volution bactériologique des années 1880, réponses
associée à Louis Pasteur, à Robert Koch et
leurs collègues. Une impressionnante série
thérapeutiques
de découvertes s’enchaîne alors : les bacté­ et vaccinales
ries responsables de la fièvre typhoïde, de la
tuberculose, du choléra, de la diphtérie et de
aussi rapides »
la syphilis sont tour à tour identifiées.
Malgré tout, même alors et après cette flam­
bée de découvertes, les causes des maladies
infectieuses ont souvent donné lieu à des
controverses scientifiques. Car les épidémies
ne se réduisent jamais à des causes biologi­
ques : des facteurs environnementaux, so­
ciaux ou politiques interviennent toujours.
Fut­ce le cas pour la grippe de 1918 ?
A l’époque, la virologie est une science
inexistante. Jusque dans les années 1920,
l’idée largement répandue était que la grippe
était due à une bactérie, le « bacille de Pfeif­
fer ». Il a fallu attendre 1931 pour que l’origine
virale de la grippe porcine soit établie, puis
1933 pour que le virus de la grippe humaine
soit découvert, par trois Anglais.
En 1918, les polémiques sur les réponses à
apporter à la grippe sont intenses. En France,
des scientifiques cherchent à lutter contre la
propagation de la grippe elle­même. D’autres
plaident pour combattre ses complications
bactériennes (pneumonies et bronchopneu­
monies), survenant secondairement. Cer­
tains savants comme Auguste Trillat [1861­
1944], un ingénieur chimiste exerçant à l’Ins­
titut Pasteur, mettent en avant la propagation
environnementale de l’épidémie. Un débat
surgit, très similaire à celui que nous avons
vécu avec le Covid­19 : la grippe se transmet­
elle par des aérosols ou des gouttelettes ?
Trillat parle de « nuages microbiens » et milite
pour l’assainissement de l’air infecté. Spécia­
liste de la désinfection chimique, il s’impli­
quera plus tard dans le premier programme
de « défense passive contre les armes bacté­
riologiques », dans les années 1920 et 1930.
La grippe de 1918 provoque aussi des con­
troverses politiques. En France, à l’automne
1918, les autorités civiles et militaires s’inter­
rogent sur l’intérêt d’une campagne de vac­
cination contre les bactéries responsables
des complications de la grippe. Mais cette
idée est refusée au plus haut niveau par
crainte de voir resurgir les débats de 1917, lors
de la vaccination des troupes africaines
contre les pneumocoques. Soumises à l’« ex­
périmentation vaccinale », elles avaient été
considérées comme des « cobayes ».
Que nous enseignent les sept grandes
pandémies de choléra ?
Jusqu’au XIXe siècle, le choléra était can­
tonné à l’Asie. Mais, à partir des années 1830,
il se diffuse au Moyen­Orient, en Europe et
dans les Amériques, donnant lieu à sept
grandes pandémies. La première est apparue
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
en 1832 à Londres et à Paris, et la dernière a
sévi en 1910­1911 à Naples et Palerme. Entre­
temps, il y a eu notamment l’épidémie de
1884, à Toulon, se diffusant à Marseille et
Arles. Ou encore l’épidémie de 1892 à Ham­
bourg, une ville pourtant très développée
par le commerce, où le choléra a fait figure
d’anachronisme. De grands débats ont alors
lieu sur l’immobilisme des pouvoirs publics.
Parties du Bengale, les six premières pan­
démies se sont diffusées grâce aux trans­
ports modernes de l’époque : en particulier
la marine à la vapeur, démultipliant l’impact
de ce fléau. En atteignant l’Europe, la mala­
die – jusqu’alors inconnue – a énormément
perturbé les sociétés des pays riches, notam­
ment en Angleterre, en France et en Allema­
gne. C’est là qu’elle a fait le plus de ravages.
Autrement dit, le choléra a d’abord frappé les
Etats­nations les plus impliqués dans la colo­
nisation et le commerce, avec leurs politi­
ques impérialistes de conquête de territoi­
res. Il y a évidemment un parallèle avec la
mondialisation dans laquelle s’est déployée
la pandémie actuelle. Et un autre sur le fait
que, malgré tous les savoirs produits sur la
maladie, et les mesures politiques mises en
œuvre, ces pandémies ont perduré.
Face au choléra, quelle a été la réponse
politique ?
Il n’y a pas eu de solutions immédiates,
mais une réponse forte, sur le long terme,
très novatrice pour l’époque. Une politique
d’hygiène publique a été instaurée, notam­
ment en Angleterre : les efforts ont davan­
tage porté sur l’assainissement de l’espace
public que sur la lutte contre la contamina­
tion proprement dite. Avec le Public Health
Act [loi sur la santé publique], voté en 1848
par le gouvernement libéral au pouvoir, la
Grande­Bretagne fait figure de pays pion­
nier. L’objectif était d’améliorer l’hygiène
des villes, d’où le développement d’une série
de dispositifs : réserves d’eau, systèmes
d’égouts et de drainage, de nettoiement et de
dallage, réglementation sanitaire, premières
déclarations obligatoires des maladies. On a
assaini l’environnement urbain pour
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
A Strasbourg,
le 30 décembre
2020.
PASCAL BASTIEN/
DIVERGENCE POUR
« LE MONDE »
contrecarrer les effets de l’industrialisation
et de l’urbanisation galopantes, et enrayer la
propagation des maladies infectieuses. En
parallèle, il y a eu une prise de conscience de
la vulnérabilité des populations ouvrières.
En revanche, on a généralement refusé les
fermetures des frontières, notamment pour
des raisons économiques. Les élites écono­
miques et libérales de l’époque voyaient dans
ce repli un arrêt du commerce, préjudiciable
à leurs intérêts et à ceux des Etats­nations.
La récurrence des pandémies de choléra
doit­elle nous inciter au pessimisme
quant au Covid­19 ?
Jamais une pandémie comme celle que
nous connaissons n’a eu des réponses théra­
peutiques et vaccinales aussi rapides. Jus­
qu’au début du XXe siècle, le pouvoir de gué­
rir efficacement une maladie infectieuse est
resté limité, d’où l’importance des mesures
de prévention. La situation a radicalement
changé à partir des années 1930 avec l’appari­
tion des sulfamides puis des antibiotiques.
Certes, ces médicaments sont impuissants
contre les virus. Mais, pour le Covid­19, la mé­
decine des pays riches a bénéficié d’une série
de dispositifs et de médicaments essentiels
pour maintenir les patients en réanimation,
les plonger dans un coma artificiel, leur pro­
diguer une assistance respiratoire et traiter
l’inflammation (grâce aux corticoïdes, no­
tamment). Sans cette profusion de solutions
thérapeutiques et vaccinales, le nombre de
décès aurait été bien supérieur. Sans oublier
le rôle essentiel des personnels soignants
pour inventer une prise en charge adéquate.
Au début de la pandémie, on a pu espérer
éradiquer le Covid­19 comme on l’a fait
pour la variole. Pourquoi ce modèle
reste­t­il une exception ?
La variole est le seul exemple d’élimination
d’un germe infectieux humain. Plusieurs
raisons à cela. D’abord, ses symptômes – les
effrayantes pustules et les séquelles visuelles
– étaient redoutés des populations, et la ma­
ladie était décrite depuis des siècles, notam­
ment en Europe et en Chine. C’est aussi la
maladie qui a donné lieu, à la fin du
XVIIIe siècle, aux premières tentatives de vac­
cination : le médecin britannique Edward Jen­
ner [1749­1823] a eu l’idée d’inoculer aux gens
la variole des vaches, prélevée sur le pis de ce
ruminant (« variolisation »). De plus, le virus
de la variole n’a pas de réservoir animal, une
différence majeure avec la pandémie actuelle.
En 1958, la variole tuait encore deux mil­
lions de personnes par an dans le monde. Une
politique de vaccination a été entreprise à
l’échelle mondiale, sous l’égide de l’Organisa­
tion mondiale de la santé [OMS], avec le dou­
ble soutien des Soviétiques et des Américains.
Et elle a connu une forte accélération dix ans
plus tard, la campagne étant facilitée par
l’existence d’un vaccin lyophilisé et, à partir
des années 1970, par l’invention d’une aiguille
spéciale pour l’administrer. Résultat, le der­
nier cas de variole a été diagnostiqué en So­
malie en 1977, et la maladie a été déclarée éra­
diquée en 1980. En France, la vaccination anti­
variolique n’est plus obligatoire depuis 1979.
En quoi la pandémie de Covid­19
se rapproche­t­elle d’une série d’infec­
tions émergentes ?
Toutes ces maladies sont liées aux interrela­
tions entre santé humaine, santé animale et
environnement. La notion de « maladies
émergentes » apparaît en 1989 lors d’une con­
férence mondiale à Washington. L’une d’elles
est la grippe, un motif récurrent d’inquiétude
avec les mutations incessantes du virus et le
risque d’apparition d’un variant radicalement
nouveau, qui échapperait à l’immunité. De
fait, en 1997, une nouvelle grippe est apparue
à Hongkong : elle était due à un sous­type du
virus, H5N1, qui décimait les volailles et
frappait l’homme pour la première fois (à ne
pas confondre avec une précédente grippe de
Hongkong, en 1968­1969, liée à un autre sous­
type du virus). A Hongkong, dix­huit person­
nes ont été infectées par cette grippe aviaire,
six sont mortes. L’abattage de 3 millions de
poulets a permis de limiter l’épidémie.
En 2003­2004, ce même virus a refait sur­
face à Hongkong, au Vietnam, en Chine, sus­
citant des craintes de dissémination par
avion ou par un oiseau migrateur. Nous ne
sommes pas sortis de cette menace, comme
le montrent l’actualité et les abattages en
cours. Autre exemple, la grippe de 2009. Il
faut se rappeler qu’elle est née dans un éle­
vage porcin à la frontière mexicaine, dans
une filière d’une entreprise agroalimentaire
américaine : une conséquence directe, donc,
de nos modes de vie contemporains.
Quel a été l’impact de ces maladies
émergentes ?
Jusque dans les années 1980, un sentiment
de confiance dans le progrès scientifique et
médical s’est maintenu dans les pays riches.
Grâce aux vaccins et aux antibiotiques, l’ex­
périence des épidémies a été considérable­
ment réduite. Mais avec l’apparition du sida
puis la récurrence des maladies émergentes
– Ebola dans les années 1990 et 2010, Nipah
en 1999, SARS­CoV­1 en 2002­2004, Zika
en 2007 et 2013­2014, chikungunya en 2004­
2006… –, aucun pays du monde, et certaine­
ment pas les plus connectés aux échanges in­
ternationaux, ne peut se prétendre protégé
contre une maladie qui n’apparaît pas sur
son sol, mais qui peut très rapidement se dé­
velopper dans sa population.
D’où la mobilisation autour de ces maladies,
dans les années 1990­2000. Un autre élément
a joué : la menace d’une guerre bactériologi­
que. Même les pays qui s’étaient progressive­
ment isolés des interventions internationa­
les, comme les Etats­Unis des années 1980,
sous l’ère Reagan, se sont remis à investir
massivement dans la « santé globale ».
En matière d’évolutions sociétales,
quelles ont été les conséquences
des épidémies passées ?
Elles ont renforcé la légitimité des Etats à
gouverner les questions de santé. C’est
d’ailleurs un de leurs talons d’Achille, en rai­
son de la fréquente défiance des populations
à cet égard. Les épidémies, au XIXe siècle, ont
aussi justifié l’impérialisme des Etats­na­
tions. Il s’agissait de « donner les lumières de
la science » aux populations autochtones, de
les « sauver de leur ignorance » et des épidé­
mies récurrentes liées à leur climat. De justi­
fier l’exploitation des ressources et des popu­
lations au profit des métropoles, en somme.
Les épidémies ont aussi modifié l’architec­
ture des villes : il s’agissait de les assainir en
créant des espaces plus aérés, en gérant les
eaux souterraines… Les travaux haussman­
niens à Paris, dans les années 1850­1870, en
sont un héritage. Dans les pays riches, entre
1850 et 1950, les épidémies ont aussi eu un
rôle moteur dans différentes réformes politi­
ques et sociales, comme le montre l’exemple
du Public Health Act, en 1848.
Dans cette pandémie, la défiance d’une
partie de la société vis­à­vis des autorités
a été manifeste. Quelle analyse l’histo­
rien en fait­il ?
Cette défiance se mesure à l’aune de la
responsabilité croissante des autorités sani­
taires et politiques dans la gestion des po­
pulations, à partir du XIXe siècle, et à leur
faillite éventuelle. Dans les années 1990, la
multiplication des scandales sanitaires (af­
faire du sang contaminé, vache folle, Media­
tor, chlordécone…) n’a pas encouragé la
confiance aveugle des populations. Il est
apparu qu’un certain nombre d’intérêts,
notamment économiques, avaient prévalu
sur leur protection.
Dans le cas du Covid­19, la défiance est ac­
centuée par la durée de la pandémie. En si­
tuation d’incertitude radicale vis­à­vis de
cette nouvelle maladie, les autorités ont
peiné à tenir sur la durée un discours cohé­
rent. L’exemple des masques est frappant,
avec des recommandations contradictoires.
La stigmatisation des populations « irration­
nelles » qui ne suivraient pas les recomman­
dations est fréquente, dans la gestion des
épidémies. Mais les discours scientifiques
eux­mêmes évoluent, parce que les connais­
sances évoluent. Dans ce contexte, les doutes
sur la légitimité des recommandations n’ap­
paraissent pas aberrants.
La répétition des « vagues » n’a­t­elle pas
renforcé cette défiance ?
En effet. Objets scientifiques associés à la
modélisation épidémiologique largement
utilisés par le pouvoir pour justifier son ac­
tion, les vagues sont devenues un symbole,
visuel et viral, d’un événement qui échappe à
notre contrôle et qui fait douter de l’efficacité
des mesures sanitaires prises. Au fond, ces
vagues rappellent que les épidémies ont sou­
vent pris fin avec l’acceptation d’un nouvel
état endémique. C’est le cas du VIH­sida, par
exemple. La pandémie de sida n’a jamais pris
fin, le virus continue de tuer à l’échelle mon­
diale, mais le sida est devenu une maladie
chronique avec laquelle on vit… du moins
dans les pays du Nord, quand on a accès aux
médicaments adéquats. Avec le SARS­CoV­2
et la menace d’émergence de nouveaux
variants, cependant, nous ne sommes pas
encore en situation endémique.
Nous sommes « en guerre » contre le
virus du Covid­19, a déclaré le président
de la République, en mars 2020. Dans le
passé, la diabolisation des micro­organis­
mes a­t­elle été fréquente ?
Dès la fin du XIXe siècle, cet univers invisi­
ble est désigné comme la cause de nom­
breux maux des sociétés humaines. Se dé­
veloppe l’idée que nous devrions contrôler
la nature pour éviter ses attaques. Cette vi­
sion, pourtant, est d’emblée contestée par
une communauté de chercheurs : virus,
bactéries, champignons sont utiles pour
notre santé et de nombreux secteurs indus­
triels. La part des microbes pathogènes
pour notre espèce n’en est qu’une infime
minorité. Nous pouvons et nous devrions
donc penser autrement nos relations avec
les micro­organismes.
D’où ce renversement des responsabilités :
les microbes sont loin d’être seulement des
intrus qui nous apportent des maladies et
perturbent nos modes de vie. Bien au
contraire : c’est parce que nous avons dé­
gradé les écosystèmes et perturbé les rela­
tions entre espèces que certains pathogè­
nes ont fini par nous atteindre et provoquer
de nouvelles pandémies.
A la lumière du passé, quelles perspecti­
ves de sortie de crise imaginez­vous ?
Je suis historien, pas prophète ! Mais on
peut espérer que la force de la décélération
provoquée par cette crise, au niveau global,
aura un effet d’aiguillon sur les responsables
politiques et économiques et sur les popula­
tions. Quelle que soit l’origine exacte de cette
pandémie, elle s’inscrit dans une série
d’émergence de maladies provoquée par nos
modes de vie, au détriment des équilibres du
monde vivant. Une forme d’anxiété est
apparue : est­ce que, dans trois ans, un autre
virus ne va pas surgir et causer une nouvelle
crise ? D’où ces questions en forme d’espoir :
cette prise de conscience brutale déclenche­
ra­t­elle une montée des mobilisations en
faveur de changements plus systémiques ?
Allons­nous cesser de nous accommoder
d’une série de risques liés à nos sociétés
technologiques ?
Avec les vaccins anti­Covid­19, l’efficacité et
la rapidité des solutions scientifiques appor­
tées à cette crise ont été impressionnantes.
Mais, dans la durée, ce ne sont pas des vaccins
adaptés à chaque nouveau virus émergent
qui permettront d’éviter la récurrence de tel­
les épidémies. Il faudrait, pour cela, agir sur
les inégalités criantes des systèmes de santé à
travers le monde et sur les effets dévastateurs
de nos modes de vie sur les écosystèmes. 
propos recueillis par
florence rosier
Les multiples sphères
d’influence
de la filière viande
Un rapport de Greenpeace analyse
les actions de communication des quatre
principales organisations en France
A imez la viande, man­
gez­en mieux. » Ce slogan,
de très nombreux Fran­
çais l’ont croisé depuis 2019. Selon
Interbev, l’organisation interpro­
fessionnelle du bétail et des vian­
des, qui en est la promotrice, 90 %
des 25­49 ans ont été exposés en
moyenne dix­sept fois à l’une de
ses publicités en 2019. Sur les ré­
seaux sociaux, la campagne 2020
a atteint 10 millions de personnes
sur Facebook et Instagram, et
4,5 millions de personnes sur
Snapchat. Une influence notable
pour une opération dont le but
principal est de proposer une nou­
velle définition du terme « flexita­
rien ». Exit toute référence à
l’enjeu de réduire la consomma­
tion de viande ; selon Interbev, ce
terme désigne un « omnivore du
XXIe siècle, un consommateur
éclairé, qui mange de tout ».
Cette campagne, ainsi que, plus
largement, les stratégies des « lob­
bys de la viande », sont analysées
dans un rapport publié par l’asso­
ciation Greenpeace, mardi 25 jan­
vier. L’enquête repose sur un tra­
vail d’analyse des actions d’in­
fluence et de communication
menées par ces organisations (In­
terbev, l’interprofession porcine
Inaporc, celle des volailles de chair
Anvol, et la Fédération française
des industriels charcutiers­trai­
teurs, la FICT). Par une large recen­
sion, Greenpeace montre com­
ment, de la petite enfance au
grand âge, les filières s’efforcent
d’être présentes à chaque étape de
la vie et dans différentes sphères
– éducatives, médicales, scientifi­
ques, institutionnelles, etc. – pour
porter un message de défense de
la viande, en particulier française.
Alors que les études scientifi­
ques s’accordent sur l’impact ma­
jeur de la consommation de
viande sur les émissions de gaz à
effet de serre d’origine humaine,
dont près d’un cinquième sont
dues à l’élevage, Greenpeace dé­
taille comment les interprofes­
sions ont adopté les codes de com­
munication des milléniaux sur les
réseaux sociaux pour rendre la
viande attractive – comme Ina­
porc, avec sa campagne « Let’s talk
about pork », financée par l’Union
européenne.
Si le rapport détaille les activités
de quatre principales instances,
l’ONG a identifié vingt­cinq orga­
nisations qui défendent les inté­
rêts des filières viande et forment
« une véritable toile ». La FICT, par
exemple, occupe la vice­prési­
dence d’Inaporc et la présidence
de la commission « aliments d’ori­
gine animale » de l’Association
nationale des industries alimen­
taires. « Le réseau de ces interpro­
fessions est non seulement tenta­
culaire mais extrêmement puis­
sant, note Laure Ducos, chargée de
l’enquête pour Greenpeace. Leur
influence se fait de façon très fine et
à grande échelle. »
Pour Anne Richard, directrice
d’Inaporc, « notre rôle est de faire
de la pédagogie à travers des cam­
pagnes de communication grand
public. Pour nous, ce rapport est un
« Notre rôle
est de faire de
la pédagogie
à travers des
campagnes de
communication
grand public »
ANNE RICHARD
directrice d’Inaporc
planète | 15
non­événement ». Si les principaux
intéressés jurent agir en toute
transparence, des chercheurs ont
montré que ces acteurs mobilisent
des moyens que les pouvoirs pu­
blics et les associations ne peuvent
égaler. A l’été 2019, Daniel Bena­
mouzig, directeur de recherche au
CNRS et titulaire de la chaire Santé
de Sciences Po, avait remis un rap­
port au ministère de la santé sur
« Les activités politiques des ac­
teurs du secteur de l’agroalimen­
taire ». « Les modalités d’action de
la filière viande, décrites par
Greenpeace, convergent avec ce
que nous avons observé à l’échelle
d’autres filières – le sucre, le lait, les
compléments alimentaires…, expli­
que le sociologue. Plus que de pro­
duire des connaissances, ces ac­
teurs les biaisent et participent
d’une production d’ignorance. »
Greenpeace reproche aux filières
de défendre une consommation
de viande en général, sans distin­
guer les types d’élevage, et de gom­
mer toute critique de leur commu­
nication. Dans ses supports à des­
tination des enfants, Interbev a dé­
cliné un univers idyllique, celui de
la « famille Jolipré », dans une série
de dessins animés, diffusés depuis
2014 sur plusieurs chaînes et de
BD, dont des planches ont été pu­
bliées en 2017 dans le magazine
J’aime lire. Depuis, l’éditeur Bayard
Presse a mis fin, en 2021, aux publi­
cités alimentaires dans ses maga­
zines jeunesse. En outre, l’inter­
profession a mis au point une my­
riade d’outils pédagogiques ras­
semblés sur son site Mon assiette,
ma planète, et propose plusieurs
formats d’interventions à destina­
tion des enseignants.
L’enjeu des cantines scolaires
« Qu’Interbev organise des visites
de fermes, ça nous paraît très bien.
De nombreuses études montrent
que les enfants sont déconnectés de
ce qu’ils mangent, nuance Laure
Ducos. Mais s’il y a des visites, il
faut que les enseignants aient des
outils qui expliquent les bénéfices
de l’élevage, mais aussi qu’il peut
présenter des risques. » Interbev as­
sure de son côté que « quel que soit
le public visé, l’interprofession est
légitime pour parler de sujets rela­
tifs à l’élevage, l’alimentation dura­
ble et l’environnement car, dans le
cadre de sa mission d’information,
elle a pour objectif d’expliquer, en­
tre autres, ce qu’est le modèle d’éle­
vage herbivore en France ».
Autre intervention analysée par
Greenpeace : l’investissement
d’Interbev dans la sphère médi­
cale. En 2016, sa brochure « Santé :
n’oubliez pas la viande ! » a été en­
voyée à près de 8 000 salles d’at­
tente de cabinets médicaux. Trois
ans plus tard, un fascicule sur les
« conséquences des régimes sans
viande » était envoyé à 6 000 dié­
téticiens. L’interprofession était
par ailleurs partenaire des Jour­
nées francophones de la nutrition,
en 2020 et en 2021, et du congrès
Dietecom en 2020.
Les institutions publiques sont
également un terrain d’influence.
Interbev est présente dans le
Conseil national de la restauration
collective (CNRC), chargé de con­
seiller les gestionnaires de canti­
nes scolaires. « Interbev a fait par­
tie de tous les groupes de travail sur
la mise en place des menus végéta­
riens », raconte Laure Ducos. Le
CNRC a aussi participé aux tra­
vaux consultatifs sur les futures
règles qui régiront les tailles des
portions servies dans les cantines
scolaires et les fréquences des
groupes d’aliments. Un enjeu ma­
jeur de santé publique. 
mathilde gérard
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
16 | MERCREDI 26 JANVIER 2022

Les Etats­Unis face à la « grande démission »
Plus de 38 millions d’Américains ont quitté leur emploi en 2021 pour un job mieux payé ou pour changer de vie

ENQUÊTE
new york ­ correspondant

L
orsque Tiffany Knighten
a quitté son emploi en
septembre 2021, ce fut
une fête, et elle l’a an­
noncé sur TikTok. « I did it ! » (« J’ai
réussi à le faire »), jubile la jeune
femme, casquette blanche et pier­
cing dans la narine, qui ajoute, sur
fond de musique et d’applaudis­
sements : « Je retrouve ma santé
mentale après avoir quitté le
monde de l’entreprise américain. »
Cette Afro­Américaine de 29 ans
qui vit à Brooklyn fait partie de la
génération qui a tout plaqué pen­
dant la crise liée au Covid­19, celle
de la « grande démission ».
Il y avait le climat en entreprise,
qui ne plaisait plus à cette respon­
sable de la communication et des
événements. « Mon travail n’était
plus cohérent avec mes objectifs,
j’avais besoin de me recréer un es­
pace. J’étais en burn­out, écrasée
de travail, sous­estimée, sous­
payée », explique­t­elle. L’un des
déclencheurs fut de découvrir
qu’un de ses collègues gagnait
« presque 20 000 dollars [environ
17 600 euros] de plus que moi par
an » − « un homme blanc », précise
la jeune femme, qui gagnait un
peu plus de 50 000 dollars (le sa­
laire annuel moyen à New York
est proche de 90 000 dollars).
Et puis, il y a eu d’autres fac­
teurs, notamment la mort de
George Floyd, Afro­Américain
étouffé par un policier blanc de
Minneapolis, en mai 2020. Elle
éprouve alors le besoin de se lan­
cer dans le conseil aux entrepre­
neurs noirs, qui souffrent sou­
vent de discrimination. « Je vou­
lais vraiment aider ces entrepre­
neurs », confie Tiffany Knighten.
Pas de congé sabbatique – « hé­
las » –, la jeune femme lance im­
médiatement son entreprise avec
ses économies, de l’ordre de
10 000 dollars. Elle a cinq collabo­
rateurs et cinq clients. « Je gagne
désormais plus qu’avant. »
« Je croyais être heureuse »
Manifestement, la pandémie de
Covid­19 a changé le rapport des
Américains au monde du travail
et à la vie. « Avant, je croyais être
heureuse, car j’avais coché toutes
les cases que les gens considèrent
devoir cocher : j’avais remboursé
ma dette étudiante, j’avais un sa­
laire supérieur à 100 000 dollars,
j’avais un appartement dans une
maison new­yorkaise. Je bossais
comme une folle en mettant le tra­
vail avant ma santé physique et
mentale », explique Gabby Ian­
niello, New­Yorkaise de 28 ans,
qui se levait avant l’aube pour
exercer son métier dans le marke­
ting à Manhattan.
La jeune femme avait été pro­
mue à un nouveau poste au dé­
but de la pandémie, lorsque fut
imposé le travail à distance : la
transition se passe mal. Gabby
Ianniello s’accroche, passe les fê­
tes de Noël 2020 en Floride, et, de
retour en janvier 2021, estime que
son calvaire ne peut plus durer.
Elle démissionne, retourne chez
ses parents, où elle s’occupe de sa
grand­mère malade, et lance son
activité de conseil. Elle espère re­
trouver, d’ici à la fin de l’année,
un salaire annuel de 100 000 dol­
lars. La jeune femme envisage de
déménager en Floride, dans la ré­
gion de Tampa, où elle a de la fa­
mille, « à cause du temps et des
impôts ». « Je peux être une no­
made numérique désormais », se
réjouit­elle.
Comme Tiffany Knighten,
Gabby Ianniello a annoncé sa dé­
mission sur TikTok et multiplie
les podcasts sur ce réseau social,
où elle a 28 000 abonnés. « Je ne
me sens pas seule. J’ai touché des
milliers de personnes. Notre géné­
ration doit écrire une nouvelle
page de l’histoire du salariat. On
Gabrielle Ianniello, qui travaillait dans le marketing à New York (ici le 2 décembre 2021), se voit désormais comme une « nomade numérique ». AMY LOMBARD
Les entreprises
ont mauvaise
cote et subissent
un phénomène
qui rappelle
Occupy Wall
Street, avec
des mouvements
« antitravail »
doit forcer les entreprises à être
meilleures, à nous traiter en êtres
humains, à tenir leur parole, à être
humaines », explique­t­elle. Les
entreprises ont mauvaise cote et
subissent un phénomène qui
rappelle Occupy Wall Street, avec
des mouvements « antitravail »
sur le réseau social Reddit. Il ras­
semble gauchistes, anarchistes,
libertariens, jeunes protestatai­
res, tel le jeune étudiant Sean
Wiggs, 21 ans, qui a « spammé » la
firme Kellogg’s qui voulait em­
baucher des salariés pour rem­
placer ses grévistes.
Un « risque à long terme »
Dans une note de recherche,
Goldman Sachs a averti que le
mouvement antitravail consti­
tuait un « risque à long terme »
pour la participation au marché
du travail. En effet, le taux de par­
ticipation à l’emploi est de 61,9 %,
contre 63,4 % avant la crise sani­
taire, et le pays a depuis perdu
3,6 millions d’emplois. Ce reflux
s’explique par les départs à la re­
traite, les femmes qui ne repren­
nent pas le chemin de l’emploi
tant que la garde de leurs enfants
à l’école n’est pas assurée alors
que la pandémie perdure, et un
phénomène appelé la « grande
démission ». Cette bascule mar­
que un renversement inédit du
rapport de force en faveur des tra­
vailleurs. « Ce marché est parfait
pour les salariés », estime Gabby
Ianniello, qui classe les démis­
sionnaires en trois catégories :
« Ceux qui étaient en burn­out,
ceux qui voulaient se lancer à leur
compte et ceux qui veulent tirer
avantage de la “grande démis­
sion” pour avoir un job qu’ils
n’auraient jamais eu. »
On trouve de tout dans les dé­
missionnaires. Des employées
en bas de l’échelle, comme Tif­
fany Knighten, mais aussi un ma­
thématicien, cadre chez Morgan
Stanley à Manhattan, réembau­
ché à l’été 2021 à prix d’or par son
ancien employeur, une banque
suisse. Ou ce start­upeur slova­
que résidant à New York, Juraj Pal.
Lorsque son entreprise a été ra­
chetée par Cisco, il a perdu son
visa américain. Cisco l’a alors dé­
placé à Vancouver, au Canada,
mais le jeune homme s’est
aperçu que les grandes entrepri­
ses n’étaient pas faites pour lui. Il
a pris un congé sabbatique et
changé de travail. Les grandes
stars sont aussi concernées,
comme le chef d’orchestre de la
Philharmonie de New York, le
Néerlandais Jaap van Zweden, ou
celui de Seattle, le Danois Tho­
mas Dausgaard, qui étaient re­
tournés en Europe pendant la
pandémie et ne se sont pas remis
de la séparation avec leur orches­
tre : ils vont quitter leur poste
prématurément.
Au total, plus de 38 millions
d’Américains ont quitté leur tra­
vail en 2021 – sur 162 millions
d’emplois. Des chiffres proches
avaient été enregistrés avant la
crise, lorsque le chômage était au
plus bas. Mais à la différence des
périodes précédentes, ces nou­
veaux départs ont lieu alors que
les démissionnaires n’ont pas en­
core d’emploi. Du moins pour
40 % d’entre eux, selon une en­
quête de McKinsey parue en sep­
tembre 2021, qui relève les ma­
lentendus entre entreprises et sa­
lariés. « Les dirigeants doivent
comprendre pourquoi les em­
ployés partent. Beaucoup ont du
mal à le faire », encourage le rap­
port, selon lequel les employeurs
expliquent ce phénomène en rai­
son de la « rémunération, de
l’équilibre travail­vie personnelle
et d’une mauvaise santé physique
et émotionnelle ».
« Ces questions sont importantes
pour les employés, mais pas
autant que les employeurs le pen­
sent. Les trois principaux facteurs
de démission cités par les intéres­
sés étaient qu’ils ne se sentent pas
valorisés par leur organisation
(54 %) ou leurs manageurs (52 %),
ou parce qu’ils ne ressentaient pas
un sentiment d’appartenance
au travail (51 %). » Un manque
d’appartenance particulièrement
élevé chez les non­Blancs.
Rattrapage
Les départs sont recensés avant
tout dans le secteur des servi­
ces mal payés et exposés au Co­
vid­19. Sur les 4,5 millions d’Amé­
ricains ayant démissionné en
novembre 2021, 20 % étaient dans
l’hôtellerie­restauration, 18 %
dans le commerce, 13 % dans la
santé et l’aide sociale et 17 %
dans les entreprises de services.
Résultat, face à la pénurie de
main­d’œuvre, les entreprises
sont obligées de s’ajuster et les sa­
lariés habituellement peu avanta­
gés s’en sortent le mieux. Les jeu­
nes (16­24 ans) sont les grands ga­
gnants, avec une hausse des salai­
res supérieure à 10 %, qui bat les
records de 2006. Et il n’est plus be­
soin de haute qualification quand
on manque de livreurs ou de
chauffeurs. Les salaires les plus
bas (premier quartile) ont pro­
gressé de 5,4 %, tandis que les plus
élevés n’ont augmenté que de
2,8 %, selon la Fed d’Atlanta.
Les minorités, qui avaient da­
vantage souffert de la crise après
avoir connu un rattrapage dans
les années Trump, n’accusaient
pas, fin 2021, de retard significa­
tif. La chance bénéficie aux auda­
cieux : selon la Fed d’Atlanta, le
salaire de ceux qui changent
d’emploi a augmenté en 2021 de
5,3 %, tandis que celui de ceux
Les départs
sont recensés
avant tout dans
le secteur
des services mal
payés et exposés
au Covid-19
restés dans leur job n’a progressé
que de 4,1 %. Et l’administration
Biden fait mine de s’en réjouir.
« Les travailleurs démissionnent
pour aller chercher de nouveaux
emplois mieux rémunérés. Ce
n’est pas la “grande démission”,
c’est le grand surclassement. Et
c’est exactement le genre d’écono­
mie que le président des Etats­
Unis dit qu’il voulait aider à cons­
truire », a tweeté, le 10 janvier,
Bharat Ramamurti, conseiller
économique de Joe Biden.
Le mouvement à la hausse des
salaires – désormais laminés par
l’inflation – s’était engagé avant la
pandémie, en raison du plein­em­
ploi. Amazon, second employeur
privé du pays, avait eu un rôle im­
portant, en fixant à 15 dollars,
en 2018, son salaire horaire mini­
mal. L’entreprise de Jeff Bezos, qui
a embauché des centaines de mil­
liers d’Américains depuis la pan­
démie, sert désormais de « réfé­
rence » dans les campagnes amé­
ricaines, selon Lynn Reaser, pro­
fesseure à l’université Point Loma
Nazarene, interrogée par le Wall
Street Journal : « Tout le monde
compare les offres d’emploi et ils
ont toujours Amazon comme réfé­
rence. » Et, au plus haut de
l’échelle, pour conserver ses ta­
lents, Goldman Sachs a aug­
menté, en 2021, ses salaires, qui at­
teignent désormais 400 000 dol­
lars par an, ce qui a pesé sur ses
profits. Son PDG, David Salomon,
s’est inquiété d’« une inflation sa­
lariale généralisée ».
Bas de laine
La « grande démission » accroît les
goulets d’étranglement dans
l’économie, qui compte 10,5 mil­
lions d’emplois non pourvus pour
6,3 millions de chômeurs. Les
aides fédérales furent accusées de
retarder le retour à l’emploi des
Américains, mais ce phénomène
est révolu depuis septembre 2021.
Surtout, le bas de laine des Améri­
cains n’augmente plus et pourrait
même fondre si la Bourse s’effon­
dre. « Il n’y a plus d’épargne excep­
tionnelle », met en garde Joseph
Lavorgna, économiste en chef de
Natixis à New York. Selon la Fed de
Saint Louis, le taux d’épargne des
LES CHIFFRES
4,5
C’est, en millions, le nombre
d’Américains ayant démissionné
en novembre 2021.
20 % travaillaient dans
l’hôtellerie-restauration,
18 % dans le commerce.
40 %
C’est la part de démissionnaires
qui ont quitté leur entreprise
sans avoir encore d’emploi.
61,9 %
C’est le taux de participation
à l’emploi aux Etats-Unis, contre
63,4 % avant la crise sanitaire.
ménages est retombé à 6,9 %, en
dessous du niveau de janvier
2020, après s’être envolé à un tiers
en avril 2020 (en raison du plan
Trump et de l’impossibilité maté­
rielle de consommer) et à 27 % en
mars 2021 (avec le plan Biden). Le
retour au travail rémunéré est
donc indispensable, à l’exception
de quelques bohèmes.
Parmi eux, Chance Landesman,
qui avait quitté ses études de phi­
losophie au début de la pandé­
mie, lorsque les cours sont passés
en distanciel. A l’époque, il avait
parié son épargne sur la chute des
marchés et avait plus que décuplé
sa mise. Son magot lui a permis
de s’installer dans un apparte­
ment à Brooklyn, de subvenir à
ses besoins en dépit d’un impôt
sur les plus­values de plusieurs
centaines de milliers de dollars à
payer et de commencer une car­
rière d’artiste. « Je travaille beau­
coup sur le monde numérique, j’es­
saye d’entrer dans le monde des
NFT [œuvres d’art numérisées
comme des bitcoins]. J’ai pris
conscience de l’importance d’éco­
nomiser et d’investir. Je m’inquiète
pour les jeunes qui jouent le jeu
normal avec un travail tradition­
nel de salarié. » 
arnaud leparmentier
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 économie & entreprise | 17

Hausse des taux, inflation… Orpéa chute en Bourse après la

publication d’un livre­enquête
La nervosité gagne les marchés
Les Bourses européennes ont dévissé lundi, avant un rebond américain L e secteur des maisons de retraite est de nouveau sous le
feu des critiques. A la suite de la publication dans Le
Monde (du 25 janvier) des bonnes feuilles du livre­en­
quête Les Fossoyeurs (Fayard, 388 pages, 22,90 euros), écrit par le
journaliste Victor Castanet, les actions de plusieurs groupes ont
brutalement chuté en Bourse, lundi 24 janvier. Orpéa, sévère­

L
e lundi 24 janvier aura été Cours du CAC 40, en point ment épinglé, a demandé et obtenu la suspension de la cota­
particulièrement chaoti­ 8 000 tion du titre, qui a chuté de 16 %. La tempête n’a pas épargné Ko­
que sur les Bourses mon­ rian (– 14 %), le numéro un européen, ni LNA Santé (– 5,2 %),
8 000
diales, les indices améri­
cains chutant violemment avant
– 5 % sur cinq jours dans un marché en forte baisse (– 4 %). Orpéa est accusé, témoi­
gnages et documents à l’appui, de privilégier la rentabilité sur le
de rebondir brutalement, signe 7 000 7 134 bien­être des résidents : nourritures et produits d’hygiène « ra­
d’une grande nervosité, entre la re­ 7 000 tionnés », vieillards parfois abandonnés dans leurs excréments
montée imminente des taux d’in­ 6 788 ou laissés sans soins pendant des jours. Ses dirigeants, qui ont
térêt aux Etats­Unis, la flambée de 6 000 refusé de répondre au journaliste, « contestent formellement
l’inflation, le ralentissement de la l’ensemble de ces accusations », les qualifiant de « mensongères,
reprise économique mondiale et outrageantes et préjudiciables » et ajoutant qu’elles traduisent
les tensions géopolitiques en 5 000 une « volonté manifeste de nuire ». Ils disent avoir saisi leurs
Ukraine. En Europe, la journée 6 000 avocats pour donner « toutes les suites,
s’est achevée sur une très forte cor­ 4 000 18 janv. 2022 24 janv. 2022 y compris sur le plan judiciaire ».
rection : – 4 % sur le CAC 40, por­ Orpéa, également présent dans les cli­
tant le recul depuis début janvier à ORPÉA EST ACCUSÉ niques privées, gère 1 156 établisse­
8 %. Même chose en Allemagne 3 000 ments dans 23 pays d’Europe et d’Amé­
(–3,8 % sur le DAX) et au Royaume­ DE PRIVILÉGIER  rique latine (Mexique, Colombie, Brésil,
2 janv. 2019 24 janv. 2022
Uni (– 2,6 % sur le FTSE 100).
A l’ouverture, les marchés amé­ Infographie : Le Monde Source : Boursorama
LA RENTABILITÉ  Chili, Uruguay). Il prévoyait, en novem­
bre 2021, un chiffre d’affaires de 4,3 mil­
ricains, qui donnent générale­ SUR LE BIEN­ÊTRE  liards d’euros sur l’année 2021 (+ 9 %)
ment la tendance mondiale, ont d’ère économique se multiplient, soutien exceptionnelles ne sont le prix des porte­conteneurs s’en­ dans un secteur qui croît avec le vieillis­
semblé continuer la chute. A la questionnant l’équilibre actuel plus nécessaires pour maintenir vole… Par ailleurs, la Chine, avec la DES RÉSIDENTS DE  sement de la population. Notamment
mi­journée, le Nasdaq perdait des marchés. Le plus évident est l’économie en vie. Mais il s’agit violente chute de son secteur im­
presque 5 %. Puis, à la surprise gé­ l’action de la Réserve fédérale, la d’un profond tournant, qui va mobilier, semble aussi fragile.
SES ÉTABLISSEMENTS en France, où les pouvoirs publics esti­
ment les besoins à 108 000 places sup­
nérale, le mouvement s’est en­ banque centrale américaine. avoir de lourdes répercussions Enfin, les bruits de bottes russes plémentaires en Ehpad d’ici à 2030.
rayé. L’indice américain a terminé Après avoir été reconduit à son mondiales. Techniquement, les à la frontière ukrainienne vien­ Faute de mise en place d’un « cinquième risque » de la Sécu­
en légère hausse de 0,6 %. Il faut poste pour un deuxième mandat, valorisations boursières de­ nent ajouter à ces nombreuses rité sociale financé par des cotisations obligatoires, promis par
remonter à 2008 pour trouver Jerome Powell, son président, a vraient baisser (plus le taux d’in­ tensions. Outre les retombées hu­ plusieurs gouvernements et repoussé par manque de finance­
une telle remontée en cours de les mains libres. Il constate avec térêt est haut, moins les bénéfices maines et géopolitiques, ils ris­ ments, le reste à charge est très élevé pour les personnes héber­
séance. Le S&P 500, autre indice inquiétude que l’inflation est de futurs d’une entreprise valent quent de provoquer l’envolée des gées – obligées de puiser dans leur patrimoine et de demander
américain moins centré sur les retour aux Etats­Unis, à 7 % en dé­ d’argent aujourd’hui). prix de l’énergie. Le baril de brent l’aide de leurs enfants. La moitié d’entre elles dépensaient au
entreprises des nouvelles techno­ cembre 2021 (sur un an), son plus a déjà triplé depuis le début de la moins 1 850 euros par mois pour financer leur prise en charge,
logies, a lui aussi fait le yo­yo : haut niveau depuis 1982. Désor­ Redressement monétaire pandémie, et le prix du gaz a dou­ après le versement des allocations (APA…) et la contribution
– 4 % en cours de journée, + 0,3 % mais, les salaires ne suivent pas et En zone euro, où l’inflation at­ blé (après avoir quadruplé en oc­ des familles, selon une enquête publiée fin 2018 par la direction
à la clôture. le pouvoir d’achat diminue. teint 5 %, le même mouvement – tobre et novembre 2021). Autant des études du ministère des solidarités. Le reste à charge attei­
Bienvenue dans un monde où M. Powell, qui ne parle plus certes très atténué – est en train de bonnes raisons pour les mar­ gnait même 2 420 euros pour la moitié des personnes âgées en
les arbres ne poussent plus jus­ d’une inflation « provisoire », va de s’amorcer. La Banque centrale chés financiers de continuer à établissement privé à but lucratif comme ceux d’Orpéa (contre
qu’au ciel. Pendant la pandémie, devoir augmenter les taux, actuel­ européenne n’envisage pas d’aug­ être nerveux.  1 800 euros pour les autres établissements). 
après la panique des premières lement de 0,25 %, peut­être dès menter son taux d’intérêt (actuel­ éric albert jean­michel bezat
semaines, les marchés financiers mars. Il doit préparer les esprits lement de – 0,5 %) avant 2023,
ont connu une période d’eupho­ lors de la réunion très attendue de voire, plus probablement, 2024.
rie exceptionnelle. Depuis leur la Fed ce mercredi, où il doit don­ En revanche, elle a annoncé
point le plus bas en mars 2020, ner une indication de la vitesse et qu’elle allait réduire son pro­
leur valorisation a doublé (pour le du nombre de hausses. Les obser­ gramme de soutien à l’économie.
Nasdaq) ou presque (+ 82 % pour vateurs parient sur deux, trois, Au lieu de 70 milliards d’euros
le CAC 40). Les marchés se sont voire quatre augmentations injectés dans l’économie chaque
enivrés des liquidités injectées
par les banques centrales, un
en 2022. Chaque mot de M. Powell
devra être pesé, pour éviter un ef­
mois (en achetant des dettes des
Etats), la BCE va progressivement EUROPE MATIN 6H30-9H
geste qui a permis de maintenir le
système économique à flot pen­
fet de panique sur les marchés.
Mais quel que soit le contenu de
passer à 20 milliards d’euros par
mois d’ici à la fin de l’année. L’ef­
DIMITRI PAVLENKO
dant les confinements, mais qui a cette conférence de presse, l’ère de fet est le même : progressive­
gonflé la bulle financière. l’argent gratuit aux Etats­Unis ment, l’argent devient un peu
touche à sa fin. Déjà, les obliga­ plus cher. Ce resserrement moné­
Fin de l’ère de l’argent gratuit tions à dix ans du gouvernement taire s’accompagne d’un certain
Pas besoin d’être un grand expert américain sont à 1,8 %, contre tangage dans l’économie mon­
en crises financières pour imagi­ 0,6 % au début de la pandémie. diale. Le produit intérieur brut
ner que le mouvement à la hausse Ce changement monétaire est mondial, après un rebond de
ne pouvait pas durer éternelle­ d’une certaine manière une 5,6 % en 2021, devrait progresser
ment. La Banque de France a bonne nouvelle : des mesures de de « seulement » 4,2 % en 2022, se­
averti le 10 janvier : les valorisa­ lon l’institut IHS Markit (et de
tions boursières des entreprises 3,7 % en zone euro). Ce niveau,
ont dépassé le niveau d’avant la élevé en temps normal, est déce­
crise de 2008 et frôlent celles de
Pendant vant en fin de pandémie, alors
2000, avant l’éclatement de la la pandémie, que le rattrapage économique
bulle Internet. Les voyants sont n’est pas tout à fait terminé.
tous passés à l’orange, voire au
les marchés Sara Johnson, économiste en
rouge. Toute la question est de sa­ se sont enivrés chef d’IHS Markit, s’inquiète en
voir quand le retournement aura particulier des goulets d’étrangle­
lieu. La baisse de ces trois derniè­
des liquidités ment dans les chaînes logistiques
res semaines est­elle une simple injectées mondiales : les usines automobi­
correction passagère ou le début les tournent au ralenti faute de
d’un vrai mouvement de recul ?
par les banques puces électroniques, les livrai­
Les signes d’un changement centrales sons sont plus lentes qu’autrefois, L’INTERNATIONAL,
LA SOCIÉTÉ, LA CULTURE,
Nouveau plongeon du bitcoin L’ÉCONOMIE, LA POLITIQUE,
LES ENJEUX D’AUJOURD’HUI
ceux qui voyaient dans le bitcoin une va­ siers et les valeurs technologiques américaines.
leur refuge contre l’inflation découvrent Or nombre d’entre elles sont orientées à la ET DE DEMAIN.
aujourd’hui qu’il n’en est rien. La vague de baisse depuis le mois de novembre 2021, expli­
hausse des prix à travers le monde et la pers­ que Vincent Boy, analyste marchés chez IG
pective d’un relèvement des taux, à la veille France. Loin d’être une valeur refuge, cet actif
d’une réunion de la Réserve fédérale (Fed, ban­ chute dès que les marchés chutent. »
que centrale américaine), détournent les inves­ La cryptomonnaie souffre par ailleurs de l’in­
tisseurs des actifs les plus risqués, et en pre­ quiétude croissante que nourrissent à son
mier lieu des cryptomonnaies. Le bitcoin s’est égard les autorités financières. La banque cen­
ainsi effondré à près de 33 000 dollars trale russe a publié, jeudi 20 janvier, un rapport
(29 153 euros) dans la journée du lundi 24 jan­ choc proposant l’interdiction du « minage »,
vier, soit une chute de plus de 50 % par rapport concourant à la création des crypto­actifs, ainsi
à son pic historique atteint en novembre 2021, que des investissements et paiements en cryp­
à 68 992 dollars. tomonnaies dans le pays. Le régulateur du mar­
ché espagnol a fortement encadré les publici­
Inquiétude croissante tés pour les plates­formes d’échanges, et des
Valeur ultraspéculative, la première des crypto­ mesures équivalentes sont à l’étude au Royau­ LE POUVOIR DE L’ÉCOUTE
monnaies avait déjà traversé un trou d’air, en me­Uni ou en Italie. Le président d’une grande
juillet 2021. Elle a toutefois largement profité, banque française s’étonne d’ailleurs que le su­
CapaPictures / Europe 1

tout au long de la crise sanitaire, du flot de liqui­
dités qui a abreuvé les marchés, en raison de la
politique monétaire très accommodante de la
Fed. Avant le mois de décembre 2020, le bitcoin
n’avait jamais franchi le seuil des 20 000 dol­
lars. « La principale raison de la dégringolade du
bitcoin est sa corrélation avec les indices bour­
perviseur tricolore, « fasciné par la technologie
et terrifié à l’idée de rater une révolution », ne
FLASHEZ POUR ÉCOUTER
sonne pas l’alerte. « Le bitcoin est une bulle par­ EN PODCAST
faite, dit­il. C’est une accumulation d’argent
sans création de valeur, qui n’a prospéré que
parce que l’argent n’était pas cher. » 
véronique chocron

18 | économie & entreprise
Comment Jacques Aschenbroich
a transformé Valeo depuis 2009
Le directeur général de l’équipementier automobile quitte son poste,
mais conserve la présidence d’un groupe qu’il a remanié en profondeur
RENCONTRE
U
ne page se tourne
pour Valeo. Jacques
Aschenbroich, le PDG
emblématique du
deuxième équipementier auto­
mobile français (et dixième mon­
dial) passera la main mercredi
26 janvier. Il présentera aux admi­
nistrateurs du groupe sa démis­
sion en tant que directeur général,
pour ne rester que président du
conseil d’administration. Christo­
phe Périllat, son dauphin désigné
depuis octobre 2020, de onze ans
son cadet, le remplacera aussitôt à
la direction opérationnelle d’un
groupe qui approche des 20 mil­
liards d’euros de chiffre d’affaires.
Durant les douze ans et dix mois
passés à la tête de l’entreprise, le
patron de 66 ans a profondément
transformé celle­ci. « J’ai l’impres­
sion que tout ce que j’ai fait avant
Valeo, c’était pour préparer ces
LES CHIFFRES
110 000
C’est le nombre de salariés
de Valeo dans le monde,
dont 14 000 en France.
13 MILLIARDS
C’est, en euros, le chiffre d’affai-
res de la société sur les neuf pre-
miers mois de 2021, en hausse
de 15 % par rapport à 2020.
819
C’est le nombre de demandes
de brevet déposées par Valeo
en France en 2020, au troisième
rang derrière Stellantis et Safran.
Livraison rapide : l’allemand Gorillas
rachète le français Frichti
Cette opération est un nouveau signe de la consolidation en cours sur ce marché
berlin ­ correspondance
G orillas veut engloutir les
ventres de Paris. La
start­up allemande, spé­
cialiste du « quick commerce », la
livraison ultra­rapide de produits
de consommation courante, a an­
noncé, lundi 24 janvier, son inten­
tion de racheter son concurrent
français Frichti. Les deux entre­
prises se trouvent « en phase ex­
clusive » de discussions, précise
un communiqué commun. Cette
opération est un nouveau signe
de la consolidation d’un marché
où les acteurs, soutenus par des
fonds de capital­risque, se livrent
une bataille sans merci, au prix de
pertes énormes.
Gorillas a fait de l’ultra­rapidité
sa marque de fabrique : livrer en
dix minutes, grandir à un rythme
haletant. Fondée en mai 2020 par
Kagan Sümer, un entrepreneur
né en Turquie, l’entreprise berli­
noise est la première start­up à
avoir acquis en neuf mois le statut
de « licorne » – nom donné à ces
entreprises non cotées en Bourse
qui atteignent une valorisation de
1 milliard de dollars (884 millions
d’euros). Au point de stimuler une
concurrence féroce sur ce sec­
teur… et de susciter le méconten­
tement parmi les livreurs, qui ont
lancé plusieurs mouvements de
treize années », confie­t­il au
Monde. A la fin des années 1980, il
est passé par le cabinet du premier
ministre Jacques Chirac, puis dans
le Saint­Gobain de Jean­Louis
Beffa durant les décennies 1990­
2000. « Mercredi, cela sera pour
moi un vrai changement de vie,
avec beaucoup plus de temps libre.
Je vais commencer par partir dix
jours au ski en Autriche, histoire de
bien marquer le fait que le nouveau
patron, c’est Christophe Périllat. »
Cette disponibilité n’a pas
échappé à ceux qui, dans les bu­
reaux de la République, « chas­
sent » les futurs dirigeants des
groupes publics. Ces dernières
quarante­huit heures, des indis­
crétions de presse ont donné
M. Aschenbroich comme possible
successeur de Stéphane Richard
en tant que président du conseil
d’administration d’Orange. Mais
la nouvelle était peut­être préma­
turée pour celui qui est aussi ad­
ministrateur de Total et de
BNP Paribas. « Je n’ai pas été con­
tacté », a­t­il déclaré au Monde.
Choix drastiques
Si le patron de Valeo a tapé dans
l’œil de l’Etat actionnaire, c’est que
son bilan plaide en sa faveur.
« Nous avons fait les bons choix
stratégiques dès 2009, dit­il, l’air
modeste. J’ai découvert en arrivant
une organisation obsolète. Valeo
était fragmenté jusqu’à l’absurde,
avec 132 divisions qui étaient
autant d’usines ayant leur propre
direction générale, leur propre or­
ganisation des achats ou de la lo­
gistique. » Jacques Aschenbroich
débarque alors en pleine crise
automobile. Il fait des choix dras­
tiques. « On a commencé, six ans
avant le “dieselgate” [scandale de
trucages de moteurs, par des cons­
tructeurs, pour tromper les con­
trôles sur les émissions d’oxydes
grève inédits pour protester con­
tre leurs conditions de travail, ce
qui avait écorné l’image de l’en­
treprise. La reprise de Frichti per­
met à Gorillas de se renforcer en
France, l’un des neuf pays dans
lesquels l’entreprise allemande
est présente. Jusqu’ici, les deux
groupes étaient en concurrence
pour livrer repas et courses en
temps record dans les rues des vil­
les en région parisienne, à Lyon, à
Lille et à Bordeaux. Selon une
étude Nielsen, avec Frichti, Go­
rillas détiendra 17,1 % du marché
des livraisons d’épicerie le jour
même à Paris, devenant ainsi le
deuxième acteur de ce secteur.
Lundi, les fondateurs des deux
groupes, Quentin Vacher et Julia
Bijaoui côté Frichti, et Kagan Sü­
mer côté Gorillas, ont diffusé une
photo où ils posent ensemble sur
des escaliers jaunes, entourés de
La concurrence
est telle dans le
secteur que des
doutes émergent
sur la capacité
des entreprises à
devenir rentables
« On a commencé
par arrêter nos
développements
diesel pour parier
sur la technologie
48 volts »
JACQUES ASCHENBROICH
dirigeant de Valeo
d’azote, qui a éclaté en 2015], par
arrêter tous nos développements
diesel pour parier sur la technolo­
gie 48 volts, raconte­t­il. L’ancien
Valeo était trop diversifié. Nous
nous sommes concentrés sur quel­
ques axes stratégiques : l’électrifica­
tion, la sécurité (aides à la con­
duite…), les nouveaux objets de mo­
bilité et la connectivité. L’ancien Va­
leo était trop franco­français. Nous
avons quadruplé nos ventes en Asie
et augmenté de 60 % la part de nos
clients allemands. »
Résultat : le chiffre d’affaires a
été multiplié par 2,5, et les effectifs
sont passés de 52 000 à 110 000. Le
nombre de salariés français a, en
revanche, diminué de 15 000 à
14 000. Cela reste néanmoins sans
commune mesure avec les baisses
de plus de 30 %, sur la même pé­
riode, des effectifs tricolores de Re­
nault et Stellantis. Le patron par­
tant résume ainsi les points forts
de son groupe : « Nous sommes dé­
sormais leader sur les segments de
marché à plus forte croissance et à
plus forte intensité technologique
de l’industrie automobile. Notre
image et notre réputation ont pro­
fondément changé. Et puis Valeo
est devenu une vraie machine de
guerre. En 2021, nous n’avons ja­
mais arrêté de livrer nos clients
malgré la crise des semi­conduc­
teurs, et alors que nous sommes
sacs aux couleurs de leurs deux
marques. Frichti, fondé en 2015 et
à ce titre un des pionniers de la
foodtech en France, assure avoir
atteint la rentabilité. L’entreprise
offre à Gorillas l’avantage de l’« ex­
périence dans le développement de
marque propre et de plats cuisi­
nés », a souligné M. Sümer. « Avec
Gorillas, nous avons trouvé le par­
tenaire idéal pour franchir la pro­
chaine étape de notre expansion
mondiale », a déclaré Julia Bijaoui.
Coût faramineux
La priorité est évidemment d’at­
teindre une taille critique sur un
marché âprement disputé. Si, sur
la livraison de repas, le néerlan­
dais Just Eat Takeaway a réussi à
conserver sa position de leader en
Allemagne, sur l’épicerie, Gorillas
et Flink dominent. Du moins pour
le moment, car le géant turc Getir,
valorisé 7,5 milliards de dollars,
vient d’arriver sur un secteur où
les Flink, Cajoo, Wolt, Bam Cour­
ses, Picnic, Knuspr, Bringmeister
ou Uber Eats rivalisent. La concur­
rence est telle que, depuis quel­
ques mois, des doutes croissants
émergent sur la capacité des en­
treprises à devenir rentables.
Illustration du coût faramineux
de cette bataille pour la domina­
tion du marché du « quick com­
merce », Delivery Hero, groupe
dans le top 5 mondial des acheteurs
automobiles de puces. Nous som­
mes un des très rares équipemen­
tiers à n’avoir pas failli. Et c’est en
particulier grâce à l’investissement
de Christophe Périllat. »
M. Aschenbroich confie regret­
ter de n’avoir pas réussi à rassem­
bler plus de 23 % de femmes parmi
ses cadres et ingénieurs. Ou de ne
réaliser que 32 % de son chiffre
d’affaires en Asie, alors que ce con­
tinent pèse 55 % des ventes mon­
diales. La face sombre de son bi­
lan, c’est aussi son divorce avec les
marchés financiers. Les investis­
seurs l’ont d’abord porté au pina­
cle (le cours a bondi de 1 700 % en­
tre 2009 et 2017) avant de brûler ce
qu’ils avaient adoré (− 62 % entre
2017 et aujourd’hui).
« De nouveaux acteurs »
« Nous avions fait le choix d’aug­
menter nos investissements en re­
cherche et développement entre
2016 et 2019 pour soutenir nos
orientations stratégiques, explique­
t­il. Or, en 2018, la conjoncture auto­
mobile s’est retournée. Même si on a
connu un tassement de notre chiffre
d’affaires et de nos résultats, on a
toujours généré le cash qui permet
de financer notre croissance, nos in­
vestissements et nos dividendes. »
M. Périllat ne débarque pas dans
un contexte plus simple que celui
qu’a découvert Jacques Aschen­
broich en 2009. « L’automobile va
encore changer ces dix prochaines
années, prédit ce dernier. Elle voit
arriver de nouveaux acteurs, Ama­
zon, Foxconn, Huawei, Nvidia, qui
sont pour Valeo à la fois des parte­
naires, des clients et des concur­
rents potentiels. Et une certitude
s’impose : il n’y a pas d’alternative
à la baisse des émissions de CO2. Si
notre industrie veut survivre, elle
doit le faire pour de vrai. » 
éric béziat
coté au DAX (le principal indice
boursier allemand), poids lourd al­
lemand de la livraison de repas, a
jeté l’éponge. Après avoir annoncé
en fanfare, en mai 2021, l’introduc­
tion en Allemagne de FoodPanda,
qui devait relancer son activité de
livraison rapide en Allemagne, il a
mis fin à l’aventure, fin décembre.
« Nous n’avons pas de l’argent à l’in­
fini », avait reconnu Niklas Öst­
berg, PDG de Delivery Hero, dans
le quotidien FAZ. Il réagissait à l’in­
quiétude des investisseurs.
Depuis novembre, Delivery
Hero a vu son cours perdre près de
la moitié de sa valeur. La société a
préféré investir plutôt que con­
courir : le groupe a acquis 8 % de
Gorillas, pour 200 millions
d’euros, fin octobre, au cours
d’une troisième levée de fonds,
qui lui a permis d’accumuler près
de 1 milliard de dollars, pour une
valorisation de 3 milliards. De
quoi continuer à croître… à condi­
tion de trouver suffisamment de
livreurs. Le manque de recrues, ces
derniers mois, a été une des gran­
des difficultés pour le développe­
ment de ces services. Gorillas a an­
noncé un salaire de 12 euros de
l’heure, anticipant la hausse du sa­
laire minimal prévue à l’automne
en Allemagne, et un meilleur équi­
pement pour les livreurs. 
cécile boutelet
PERTES & PROFITS | TRANSPORT
par phi lippe esc ande
Alitalia : un zombie
atterrit en Allemagne
Le 25 août 1960, le miracle italien
s’expose au monde en organi­
sant les Jeux olympiques pour la
première fois de son histoire. Et
ce miracle a des ailes. Alitalia,
fondé en 1947, est en train de de­
venir l’une des plus grandes
compagnies aériennes d’Europe.
Dix ans plus tard elle est la pre­
mière entièrement équipée
d’avions à réaction et transporte
l’Italie sur tous les continents.
Mais le miracle s’est progressive­
ment évaporé dans les nuages
des crises à répétition de la fin
du XXe siècle. Structurellement
en perte depuis la fin des années
1990, la société n’a plus gagné un
centime depuis 2000 et à fini par
disparaître le 15 octobre 2021,
rongée par les erreurs de gestion,
les surinvestissements et les grè­
ves à répétition.
Case faillite
Mais on ne disparaît jamais tout
à fait dans le monde magique de
l’aérien. Rebaptisée « Italia Trans­
porto Aereo » (ITA), la société,
sous contrôle de l’Etat italien, est
en passe d’être vendue à l’alle­
mand Lufthansa et à l’armateur
italo­suisse MSC. Enfin, ce qu’il
en reste, c’est­à­dire une start­up
de 50 avions et 2 800 employés
contre 11 000 personnes en 2017
quand les pilotes ont rejeté le
énième plan de restructuration
qui prévoyait 1 700 départs. Le
président du conseil, Mario Dra­
ghi, va­t­il réussir dans ce do­
maine aussi, là où ses prédéces­
seurs se sont cassé les dents de­
puis plus de vingt ans. Ils ont
pourtant dépensé au total plus
de 13 milliards d’euros, ont tenté
des mariages avec la terre en­
tière, sans se débarrasser du pro­
blème qui leur collait au doigt
comme le sparadrap du capitaine
Haddock assis sur son siège
d’avion. Pour y parvenir, il a fait
passer l’entreprise par la case
ÉDITIO N
Anna Pavlowitch
rejoint Albin Michel
Ancienne présidente de J’ai
lu, puis de Flammarion de­
puis 2018, Anna Pavlowitch
rejoindra Albin Michel le
1er février, a annoncé, le
24 janvier, cette maison
d’édition indépendante. Elle
est nommée directrice des
éditions Albin Michel et sera
rattachée au président du di­
rectoire, Gilles Haéri.
GRAND PARIS
Les règles d’urbanisme
de la métropole
adoptées
Le schéma de cohérence ter­
ritoriale de la Métropole du
Grand Paris a été approuvé,
lundi, à une très large majo­
rité (94,2 %), par les con­
seillers métropolitains. Ce
document d’urbanisme, qui
doit être soumis à enquête
publique, puis adopté d’ici à
2024, donne les grandes
orientations d’aménage­
ment, pour les quinze années
à venir, de ce territoire qui
réunit Paris et 130 commu­
nes de la zone dense.
MUS IQ U E
Bob Dylan vend à Sony
tout son catalogue
Dernier épisode d’une série
de rachats de répertoires,
devenus des actifs précieux
à l’heure du streaming, le
légendaire chanteur améri­
cain Bob Dylan a revendu
les droits de tout son catalo­
gue de musique enregistrée
à Sony, a annoncé lundi la
major. Selon les magazines
Billboard et Variety, l’accord
porterait sur plus de
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
faillite et fait émerger une
start­up en allant chercher un
lieutenant de Sergio Mar­
chionne, le défunt patron emblé­
matique de Fiat. Alfredo Altavilla
a passé commande de nouveaux
avions, grâce à une nouvelle aide
de 700 millions d’euros de l’Etat
et est parti à la recherche de
« partenaires ». Lufthansa, à
peine remis de la crise Covid (il a
remboursé ses aides d’Etat), de­
vrait ajouter ITA à sa collection
de compagnies européennes aux
côtés des pavillons autrichien,
suisse ou belge.
De son côté, le transporteur
MSC, riche comme Cresus avec
l’envolée des tarifs du fret mari­
time, se diversifie à peu de frais,
pour l’instant, dans le fret aérien.
Il est également en négociation
avec le groupe Bolloré pour lui
reprendre ses activités portuai­
res et logistiques en Afrique.
Audacieux mais prudents, les
deux repreneurs se sont empres­
sés de demander à l’Etat italien
de rester, même minoritaire, au
capital de l’entreprise. Ils savent
qu’il est préférable de ne pas
couper les ponts avec la « mère »
nourricière. Celle­ci a soutenu à
bout de bras sa « fille » durant si
longtemps, contre toute logique
économique pour un Etat déjà
surendetté et alors que les com­
pagnies étrangères, comme Rya­
nair, easyJet ou Wizz saturent
déjà ses aéroports. Mais, comme
le reconnaît Mario Draghi, que
l’on avait connu moins senti­
mental : « J’ai toujours considéré
Alitalia comme un membre de
ma famille. » Un sentiment que
partagent beaucoup d’Italiens
mais qui n’empêche pas de re­
garder la réalité en face. Il est
plus que temps de tourner la
page et de reconnaître que le pa­
villon italien n’est plus capable
depuis longtemps de voler de ses
propres ailes. 
200 millions de dollars
(176 millions d’euros).
CO NJO N CTU RE
La croissance
sud-coréenne
a atteint 4 % en 2021
L’économie sud­coréenne a
crû de 4 % en 2021, sa plus
forte croissance depuis onze
ans, a annoncé, mardi 25 jan­
vier, la Banque de Corée
(BOK), la banque centrale du
pays. Cela grâce à des expor­
tations solides et une activité
soutenue dans les services,
malgré la pandémie de Co­
vid­19. Ces bons chiffres de­
vraient inciter la BOK à pour­
suivre le resserrement de ses
taux d’intérêt pour lutter
contre l’inflation, au plus
haut en dix ans. – (AFP)
EMPLO I
L’APEC prévoit
une année record
pour l’emploi cadre
L’Association pour l’emploi
des cadres (APEC) a indiqué,
lundi, s’attendre à une « an­
née record » en 2022 pour les
embauches de cadres, « signi­
ficativement au­dessus » du
record de 280 000 recrute­
ments en 2019. En 2021, le ni­
veau d’offres d’emploi sur
Apec.fr, qui diffuse environ
45 % du total des offres pour
les cadres, a retrouvé son ni­
veau de 2019, avec un effet de
rattrapage au dernier trimes­
tre. Selon une enquête télé­
phonique menée en décem­
bre, 67 % des entreprises de
plus de 250 salariés prévoient
de recruter, au premier tri­
mestre 2022, au moins un ca­
dre, soit 12 points de plus
qu’un an plus tôt. – (AFP)
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 économie & entreprise | 19

T
out au long des der­
niers mois de 2021,
le suspense relatif
à l’existence d’une
foule de médias in­
dépendants a pré­
valu. Pour survivre et poursuivre
leur tâche d’informer en 2022,
tous faisaient appel à la générosité
et à la fidélité des lecteurs et des
sympathisants. A l’évidence, les
comptes à rebours fébriles n’ont
pas été vains : les résultats ont gé­
néralement dépassé les espéran­
ces. Le média en ligne consacré à
l’investigation locale Médiacités a
arrêté son compteur à 2 195 nou­
veaux fidèles, quand l’hebdo d’ac­
tualité politique et sociale Politis a
vu le nombre de ses abonnés pro­
gresser de 12 % (à moins de 10 000),
et a reçu 660 000 euros de dons.
Cinq mille nouveaux abonnés
payants (pour un total de 20 600)
ont rejoint Blast, la webtélé d’in­
vestigation dirigée par Denis Ro­
bert. Ses soutiens ont déboursé
380 000 euros en deux mois.
Le « média d’enquête et de culture
urbaine » StreetPress, pionnier
dans la dénonciation des violen­
ces policières, a reçu 74 261 euros
de dons, alors qu’il en espérait
70 000. Le site d’actualité sociale
Le Média, lancé par des proches
de La France insoumise en 2018,
visait les 100 000 euros de dons : il
en a récolté 113 000.
« Ces succès sont le signe que les A la rédaction de « Politis », à Paris, le 17 janvier, avec, au centre, Antonin Amado, rédacteur en chef, et, à droite et de dos, Agnès Rousseaux, directrice.
gens veulent des médias indépen­ IVAN GUILBERT POUR « LE MONDE »
dants qui contribuent au débat
public », se réjouit Agnès Rous­
seaux, coordinatrice, depuis une
dizaine d’années, du média en li­
gne consacré à l’actualité écolo­
PLEIN CADRE
gique et sociale Basta ! (environ
300 000 euros de dons annuels)
et directrice de Politis depuis
mai 2020. Soit deux rédactions,
respectivement d’une dizaine et
d’environ 25 personnes.
Des médias indépendants
Dans les messages d’encourage­
ment qu’ils joignent à leur obole,
partiellement déductible des im­
pôts, les défenseurs de la diversité
de la presse manifestent souvent
précaires, mais populaires
leur inquiétude face à la « bollo­
réisation » des médias, souligne­t­
Militantes du pluralisme de l’information, ces rédactions souvent classées à gauche
elle. Dans une étude qualitative
menée en décembre 2021 par Mé­
vivent, pour la plupart d’entre elles, dans une fragilité financière permanente.
diacités, les lecteurs revendiquent
tout autant leur envie d’enquêtes
En cas de coup dur, certaines peuvent compter sur la générosité de leur public
inédites que de pistes de ré­
flexions, de solutions ou d’initia­
tives heureuses. « Nous sommes
tous menacé⋅es par l’infobésité : de la tutelle du CAC 40 et du pou­ pel au financement participatif tagram, Facebook, TikTok, son site chaque fois que je l’ai fait, je ne suis
avalanche d’infos (plutôt mau­ voir politique ». Un genre de subti­ pour payer leurs enquêtes, c’est Internet et sa newsletter. Il s’en est
« Je nous appelle pas certain que j’en aurais fait le
vaises), mais peu de pouvoir d’agir, lité qui fait sourire Charlotte Cla­ pour les proposer en libre accès, fallu de peu (190 000 euros de “les médias même usage », déclare, magna­
regrette ainsi un abonné. Surin­ vreul : « Le FPL est apolitique. parce que « l’information est un dons en deux ans) pour que la nime, ce retraité de l’industrie de­
formé⋅es, mais sous­actif⋅ve⋅s. » Pourtant, à ce jour, nous n’avons bien public ». pandémie de Covid­19 n’ait raison
mendiants” » venu mécène de la presse indé­
reçu aucune candidature d’un D’autres se font un point d’hon­ du site qu’il a créé en 2009, grâce à JEAN-BAPTISTE RIVOIRE pendante (Les Jours, Reporterre,
PUBLICITÉS, PODCASTS, VIDÉOS média indépendant de droite. » neur de n’exister que par la qualité un prêt à la consommation de fondateur du site d’enquêtes La Déferlante…). Le septuagénaire,
Souscrire à une offre éditoriale « Je nous appelle “les médias de leur travail, seule à même, esti­ 5 000 euros. « Ceux qui sont prêts à vidéo « Off Investigation » aujourd’hui psychothérapeute,
différente de celle des médias mendiants” », dit en souriant ment­ils, de susciter les soutiens nous financer se comptent sur les caresse depuis plusieurs années
classiques relève ainsi d’une Jean­Baptiste Rivoire, ancien de et abonnements payants. « Je suis doigts de la main, et certains, l’idée de rassembler les titres qui
forme de militantisme d’autant Canal+ et fondateur du tout nou­ très gênée par tous ces médias qui parmi eux, ont mauvaise presse », lement partie du modèle écono­ le souhaiteraient dans une
plus gratifiante que les donateurs veau site d’enquêtes vidéo Off In­ fonctionnent sur le crowdfunding déclare le quadragénaire, dans mique du Media, le pure player « maison des médias libres » pari­
peuvent en constater l’utilité à vestigation, auquel 3 400 dona­ à tire­larigot, avoue d’ailleurs une allusion à Hervé Vinciguerra, lancé en 2018 par des proches de sienne, afin qu’ils mutualisent
chaque connexion ou parution. teurs ont apporté 250 000 euros à Aude Lancelin, fervente défen­ fondateur du fonds Héliée, qui a La France insoumise (Sophia Chi­ certaines dépenses et imaginent,
Le choix ne manque pas. Fin oc­ la fin de 2021 (le premier docu­ seure de l’abonnement (sans tou­ pris, à l’automne 2021, 9,9 % du ca­ kirou, le psychanalyste Gérard le cas échéant, des projets com­
tobre 2021, le Fonds pour une mentaire, consacré au secrétaire tefois révéler leur nombre). Cela pital du site. Quelques mois plus Miller et le producteur Henri Pou­ muns autour de la machine à café.
presse libre (FPL), cette structure général de l’Elysée, Alexis Kohler, instaure l’idée que les lecteurs doi­ tôt, au printemps, le souhait de ce lain). A la rentrée, 113 000 euros Après l’échec, début 2019, de
lancée il y a un an et demi à l’initia­ cumule près de 1,5 million de vues vent les financer par militantisme, généreux industriel, financeur de ont ainsi été levés pour finan­ l’achat d’un bâtiment boulevard
tive de Mediapart pour aider des sur YouTube depuis sa mise en li­ ou par pitié. » D’autres, enfin, di­ l’association anticorruption Anti­ cer l’émission quotidienne « La de Charonne, un immeuble du
projets à se lancer ou à rebondir gne, début novembre). Une défi­ versifient leurs ressources par la cor, de participer au lancement de Matinale » – quand l’appel au se­ boulevard Barbès de 5 500 mètres
(163 000 euros levés en décem­ nition générique teintée d’auto­ publicité, la fabrication de pod­ Blast avait provoqué une tem­ cours de fin d’année, arrêté à carrés, qui pourrait accueillir
bre 2021), lançait un appel au dérision, que tous ne revendique­ casts ou de vidéos pour des tiers, pête : sa pratique de l’optimisa­ 103 000 euros, visait, lui, à effacer 350 postes de travail, fait office
« soutien à la presse indépen­ raient pas forcément, tant les mo­ ou des formations d’éducation tion fiscale, légale mais peu mo­ les ardoises. « On a un petit défi­ d’éventuel futur point de chute
dante ». Il a été revendiqué par dèles économiques comportent aux médias. Quand ils ne font pas rale, cadrait mal avec l’éthique cit structurel [entre 30 000 et (les négociations avec la Mairie
45 sites et journaux, vite rejoints des nuances revendiquées appel à de nouveaux actionnaires. dont se réclame le média d’inves­ 50 000 euros mensuels] qu’on de Paris sont en cours pour une
par 48 autres. « Quatre­vingt­treize comme des valeurs. Ainsi, par « La pérennité économique est tigation… L’opération ne s’est pas compense par des levées de fonds acquisition). En attendant de réu­
signataires, ce n’est que le sommet exemple, si les ONG d’investiga­ une question de fond sur laquelle faite. La polémique n’a toutefois régulières, reconnaît Théophile nir sous un même toit ces entre­
de l’iceberg », assure Charlotte Cla­ tion Disclose ou Splann ! font ap­ achoppent tous les médias in­ pas empêché la webtélé de réunir Kouamouo, le présentateur ve­ prises de presse aux pieds d’ar­
vreul, la directrice générale du FPL. dépendants », reconnaît Jacques près de 1 million d’euros. dette du média aux 7 200 abonnés gile (si tant est qu’elles souhai­
Peu d’entre eux se revendiquent Trentesaux, cofondateur de Mé­ payants. C’est une économie très tent vraiment cohabiter…), quel­
ouvertement « de gauche », préfé­ diacités. Cet ancien de L’Express « PETIT DÉFICIT STRUCTUREL » fragile, mais nous ne voulons pas ques coopérations s’esquissent.
rant se définir comme antilibé­
« Je suis très s’apprête à lancer une nouvelle « Média indépendant, cela ne veut nous astreindre à une sorte d’or­ Politis, Basta ! et Radio Parleur ont
raux, féministes, écologistes, an­ gênée par tous campagne d’adhésion pour, après pas dire média fauché, revendique thodoxie budgétaire qui rabou­ emménagé ensemble. Blast a dif­
tiracistes, ou contre les inégali­ avoir évité le dépôt de bilan, pas­ Denis Robert, figure tutélaire grirait notre offre. » fusé le premier documentaire
tés et les injustices sociales. « Le
ces médias qui ser de 6 000 à 8 000 abonnés et d’une équipe d’une quinzaine de « Les gens ne peuvent pas tout d’Off Investigation, qui pourrait
terme “de gauche” a été tellement fonctionnent sur atteindre l’équilibre financier. personnes, dont sept journalistes lire ni tout regarder. Regardez bientôt mettre en images une
sali sous le quinquennat Hollande « Ce ne sont pas des secteurs pro­ en CDI. D’ailleurs, ça y est, nous combien ils sont ! », défend le mil­ enquête de Reporterre. Mais, dans
qu’on évite de l’utiliser. Cela crée
le financement fitables, tout le monde se satisfait sommes à l’équilibre, Blast est pé­ lionnaire Olivier Legrain, quand un écosystème où la réussite de
trop de malentendus, avec les clas­ participatif d’économies un peu précaires », renne. » Pas de quoi, toutefois, lan­ on lui fait remarquer l’instabilité Mediapart fait office de symbole,
ses populaires notamment », re­ ajoute Johan Weisz­Myara, fonda­ cer de nouvelles émissions sans financière permanente des mé­ chacun espère avant tout réussir
connaît Aude Lancelin, fondatrice
à tire-larigot » teur de StreetPress, qui revendi­ recourir à de nouveaux appels à fi­ dias qu’il a, pour beaucoup d’en­ à tirer son épingle du jeu. Aussi
de QG, le média libre, qu’elle pré­ AUDE LANCELIN que toucher entre 3 millions et nancements spéciaux. Une prati­ tre eux, déjà aidés. « Je ne cherche longtemps que sa communauté
sente sur Internet comme le « lieu fondatrice de 6 millions de personnes chaque que de sollicitations du public, pas à savoir comment ils utilisent de lecteurs le décidera. 
de reconquête d’une parole libérée « QG, le média libre » mois par le biais de YouTube, Ins­ ponctuelles et ciblées, qui fait éga­ l’argent que je donne, parce que, aude dassonville
20 | campus 0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022

Les jeunes chercheurs face au vol de leurs travaux

Un thésard sur cinq s’est déjà fait usurper son travail par un supérieur, révèle une récente enquête

Q
uand Pauline (le pré­
nom a été changé) a
dénoncé le vol de son
travail de doctorante,
beaucoup dans son
laboratoire lui ont fait compren­
dre que cela faisait partie du jeu.
« Les plus gros mangent les petits,
c’est comme ça », lui a même ré­
pondu un professeur. Elle mène à
l’époque un projet de recherche
sur le fonctionnement démocrati­
que, selon une méthodologie pré­
cise : mesurer les conséquences
d’une grosse révélation médiati­
que sur une population. « C’était
notre idée­phare, avec le collègue
doctorant avec qui je travaillais, et
elle marchait bien. » Ils exposent à
plusieurs reprises cet angle en in­
terne. Après une présentation, le
directeur du laboratoire lui de­
mande d’envoyer ses « slides » et
ses données, et la recontacte pour
obtenir des précisions.
« Naïvement, je me disais qu’il fai­
sait ça pour nous aider », raconte­t­
elle. Mais, plus tard, la thésarde
découvre, estomaquée, que ce­
lui­ci prépare un article reprenant
une partie de leur travail. « Toute
la méthodologie avait été reprise,
ainsi que des copier­coller d’élé­
ments envoyés par e­mail, pas en­
core publiés. » Leurs directeurs de
thèse montent au créneau, pru­
demment, et parviennent à faire
ajouter le nom des deux docto­
rants dans une mention en bas de
page de l’article. « Mais celui­ci a
été publié dans une revue faisant
partie du top 5, donc il nous est
maintenant impossible de publier
le nôtre. Nous ne sommes plus in­
novants sur notre sujet », regrette
Pauline, qui a quitté la recherche
après sa thèse, éprouvée par ces
agissements.
S’approprier le travail des jeunes
chercheurs : la pratique est répan­
due dans le milieu universitaire.
Selon une enquête parue en jan­
vier dans l’ouvrage Comment
l’université broie les jeunes cher­
cheurs (Autrement, 336 pages,
19,90 euros) et menée en ligne
auprès de 1 800 doctorants et jeu­
nes docteurs, 21 % des répondants
disent avoir vu une tierce per­
FORMATIONS AUX MÉTIERS
DU CINÉMA, DU SON
ET DU FILM D’ANIMATION
DIPLÔME VISÉ PAR L’ÉTAT À BAC +3 ET BAC +5
sonne s’attribuer le fruit de leurs
travaux. Souvent un encadrant,
comme le note Colin Lemée, pré­
sident de l’association Doctopus.
« Quand la relation est problémati­
que avec le directeur de thèse, le vol
de travaux revient souvent dans les
témoignages : des brouillons qui
sont récupérés et publiés sans leur
nom, une partie de la thèse qui est
reprise… », observe ce docteur en
psychologie, qui n’y a pas échappé
durant son doctorat.
Ces abus découlent en partie, se­
lon Khouloud, jeune docteure en
chimie, de l’« hyperconcurrence »
due au manque de postes chroni­
que à l’université. Et de la néces­
sité pour les encadrants de s’assu­
rer que chacun de leurs docto­
rants ait des résultats à présenter,
« Quand la quitte à piller ceux d’autres jeunes
relation est chercheurs. Durant sa thèse, son
directeur et deux de ses docto­
problématique rants ont ainsi pris dans ses dos­
avec le directeur siers une partie de ses données,
un jour où elle était en formation.
de thèse, le vol de « Ils en ont fait un poster, une affi­
travaux revient che présentant des résultats pour
une conférence, sans me citer ni me
souvent dans les prévenir », raconte l’ex­doctorante
témoignages » étrangère, qui, dans les mois qui
ont suivi, s’est vu subtiliser plu­
COLIN LEMÉE
sieurs échantillons qu’elle avait
docteur en psychologie,
préparés pour une analyse. Un an
président de l’association
après le début de son doctorat, elle
Doctopus
a demandé à changer de direction
de thèse et a dû commencer un
nouveau projet.
« On est vulnérables »
A la rentrée 2021, le Réseau natio­
nal des collèges doctoraux (RNCD)
s’est penché sur la question, cons­
tatant que ce sujet revenait régu­
lièrement lors de conflits portés à
sa connaissance. Dans une en­
quête sur l’expérience doctorale
effectuée auprès de plus de
11 500 doctorants, 15 % des person­
nes interrogées se disent insatis­
faites ou très insatisfaites de la
manière dont leur directeur veille
à ce que leurs travaux soient bien
crédités. « Mais s’il y a parfois vol, il
y a aussi des incompréhensions sur
ANNA WANDA GOGUSEY
ce qui est normal et ce qui ne l’est
pas dans cette relation de collabo­
ration. Par exemple, quand un di­
recteur communique sur les tra­
vaux de son équipe, ce n’est pas
problématique dès lors qu’il cite
chaque membre », tempère Sylvie
Pommier, présidente du RNCD et
vice­présidente chargée du docto­
rat à l’université Paris­Saclay.
Dans le cadre du travail de thèse,
où le sujet est parfois choisi avec
l’encadrant, Colin Lemée évoque
une « zone grise », qui fait le lit
d’abus. « Il n’est pas toujours évi­
dent d’objectiver ce qui relève de la
coconstruction et ce qui dépend du
seul travail du doctorant, expli­
que­t­il. Il est très dur de prouver
qu’il y a eu appropriation, surtout
face à un titulaire installé. »
D’autant que le thésard transmet
à son encadrant un grand nombre
d’éléments (notes, brouillons…)
de manière officieuse, par e­mail
ou à l’oral, en réunion.
Quand le directeur de Salomé,
alors doctorante en géosciences, a
apposé son nom à la place du sien
dans un article sur lequel elle avait
travaillé, « il [lui] a dit que, comme
il avait monté le projet général, les
données lui appartenaient, alors
qu’il n’avait ni travaillé sur celles­ci
ni même relu l’article », raconte la
chercheuse, qui a aussi retrouvé
les tableaux récapitulatifs de sa
thèse dans la présentation de son
directeur pour un congrès, sans
qu’elle soit citée. « Quand je me
suis plainte, il a menacé de ne pas
me donner les financements pour
ma prolongation de trois mois. En
fin de thèse, on est très vulnérable,
je n’ai pas cherché à argumenter. »
Peu de sanctions
Pour Adélaïde (le prénom a été
changé), plagiée par sa directrice
de postdoctorat, ces pratiques ré­
vèlent un « mépris » pour le travail
des jeunes chercheurs. « Cela en­
tre dans un système où il y a une
pression pour publier et des plan­
nings surchargés pour les cher­
cheurs en poste, qui n’ont plus le
temps de faire de la recherche. Ils
vont donc piocher dans le travail
de ceux qui peuvent encore le
faire : les doctorants et les “post­
doc” [les docteurs en contrats
courts après leur thèse]. » En 2018,
cette jeune maîtresse de confé­
rences en géographie a appris, par
le biais d’une lettre de mise en de­
meure écrite par l’avocat d’une
autre jeune chercheuse, que ses
écrits avaient été volés par son ex­
encadrante de post­doc, direc­
trice de recherche au CNRS.
De larges paragraphes avaient
été repris pour rédiger le chapitre
d’un manuel. « J’étais très choquée
de voir qu’elle s’était servie de do­
cuments obtenus dans une posi­
tion de pouvoir », raconte Adé­
laïde, qui n’a pas voulu se lancer
dans une procédure judiciaire
« longue, compliquée et coû­
teuse ». Elle a toutefois alerté le di­
recteur de la section du CNRS. La
directrice de recherche est restée
à son poste, mais les exemplaires
du manuel qui n’avaient pas en­
core été distribués ont été mis au
pilon. Interrogé sur ce cas, le CNRS
ne se prononce pas. La directrice
de recherche plaide une « erreur
de jugement » pour un travail fait
dans l’urgence.
Inquiets des répercussions sur
leur future carrière, beaucoup de
doctorants choisissent de taire ces
dérives. « Il y a trop peu de garde­
fous, y compris dans les revues
scientifiques. Quand on fait remon­
ter des questions de plagiat, on ob­
serve peu de suspensions de publi­
cation, et il est rare que des sanc­
tions disciplinaires s’ensuivent »,
estime Colin Lemée. Pour repérer
ces abus, le RNCD planche sur le
renforcement du comité de thèse,
principal acteur de vérification du
déroulé du doctorat. Il demande
qu’il se réunisse annuellement et
que le doctorant ait un droit de re­
gard sur ses membres, encore sou­
vent choisis par le directeur de
thèse lui­même. 
alice raybaud

« Une culture de la souffrance favorise les abus de pouvoir »

dans Comment l’université broie les jeunes
chercheurs (Autrement), paru en jan­
vier 2022, Adèle B. Combes dépeint les dys­
fonctionnements du monde de la recher­
che qui font le lit de multiples dérives.
Vous documentez les abus de pouvoir
subis par des doctorants. Quelles sont
ces dérives ?
Divers types de violences existent dans
nombre de laboratoires. A commencer par
les situations à connotations sexistes ou
sexuelles : des blagues graveleuses, des
hommes qui classent les étudiantes en
doctorat selon leur beauté, des gestes dé­
placés… Les violences psychologiques sont
répandues, avec des doctorants qui se font
injurier, dénigrer ou retirer le droit de pa­
role lors de réunions d’équipes. Parmi les
répondants à mon enquête, 20 % disent
PORTES
5 MARS
avoir subi du harcèlement moral, le plus
OUVERTES souvent perpétré par l’encadrant de thèse :
c’est alarmant. Il est aussi normalisé d’im­
PARIS 15ÈME Plus d’infos en scannant le QR Code
poser au jeune chercheur de dépasser les
I N S C R I P T I O N S U R P A R C O U R S U P horaires ou encore de lui refuser ses con­
gés. Dans la culture du « publie ou périt », il
135, AVENUE FÉLIX FAURE WWW.ESRA.EDU y a l’idée que chaque pause prise est un mo­
PARIS 15ÈME 01 44 25 25 25 ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR TECHNIQUE PRIVÉ
ment volé de productivité, poussant à faire
des universités des espaces de non­droit.
Qu’est­ce qui, dans le fonctionnement
du système universitaire, entretient
ces abus ?
Les enjeux du réseau et de la hiérarchie
sont pour beaucoup dans la perpétuation
de ces comportements nocifs. A l’heure où
la recherche se fait de plus en plus en ré­
seau, on y réfléchit à deux fois avant de se
mettre à dos un collaborateur ou un direc­
teur. Le contexte de sous­financement de
la recherche entretient clairement les déri­
ves. Il ne faut pas faire de vague et on dit
qu’on « lave son linge sale en famille ».
D’autant qu’une culture de la souffrance
favorise aussi les abus de pouvoir. Avec
cette phrase qu’on m’a dite : « Si tu ne souf­
fres pas, ce n’est pas une bonne thèse. »
Quelles spécificités dans la relation
entre directeur de thèse et doctorant
permettent à ces dérives de prospérer ?
Il y a une relation unique et presque
fusionnelle entre l’encadrant de thèse et
le ou la doctorante, qui est très peu sur­
veillée. Le directeur de thèse a beaucoup
de pouvoir sur son doctorant, puisque
c’est généralement lui qui choisit l’ordre
des noms d’auteurs dans les publications,
lui à qui il revient de faire les lettres de
recommandation pour partir en post­doc
et lui qui influe sur la réputation du jeune
chercheur. Ce qui rend toute remontée de
problème dans la relation très compli­
quée, surtout dans la situation précaire
du doctorant.
Les mécanismes de surveillance
sont­ils défaillants ?
Très clairement. Cela est en particulier
dû à des attitudes de copinage, liées au
réseau et aux enjeux d’élection ou d’em­
bauche, qui font que des situations sont
passées sous le tapis. Les comités de suivi
de thèse [instance de conseil chargée de
faire le point sur l’avancée des travaux du
doctorant et de repérer d’éventuelles diffi­
cultés], garde­fous principaux, sont eux
aussi imparfaits : il arrive que leurs mem­
bres soient choisis par le directeur de
thèse lui­même, et ils ne sont pas formés à
détecter une souffrance au travail. Il
existe peu de dispositifs qui permettent
de signaler de manière anonyme des
abus. Lorsqu’il s’agit de confronter un
chercheur déjà installé, c’est intimidant
pour le doctorant. 
propos recueillis par
a. ra.
 SCIENCE & MÉDECINE
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 | 21

COVID-19

Le grand gâchis des données du séquençage
La France est au quatrième rang européen en matière de décryptage génétique des variants du SARS-CoV-2,
mais 40 % de ces informations ne sont pas transmises aux bases de données internationales

L
e 11 janvier, la ministre de l’ensei­
gnement supérieur, de la recher­
che et de l’innovation, Frédérique
Vidal, pavoise sur Twitter : « De­
puis un an, l’activité [de séquençage fran­
çaise] bat des records, avec 317 521 séquen­
ces produites au total… » Notre pays, parti
en retard dans cette technique permet­
tant de lire une à une les « lettres » des gé­
nomes et seule capable d’identifier les
variants, s’est rattrapé depuis la fin 2020,
devenant le quatrième « séquenceur » en
Europe, derrière le Royaume­Uni, l’Alle­
magne et le Danemark. Mais la seconde
partie du tweet de la ministre se révèle
trompeuse et escamote des ratés du dis­
positif français : «… et versées dans les
banques de données ouvertes aux scientifi­
ques ». La réalité est moins glorieuse. Le
19 janvier, l’une des bases de données de
l’European Nucleotide Archive (ENA)
recensait… 1 681 séquences du SARS­CoV­2
d’origine française. L’autre base, EpiCov,
hébergée par l’organisation Gisaid, plus
de deux fois plus fournie, avec plus de
7,2 millions de séquences du monde
entier, en avait 187 000 venant de France.
Où sont donc passées plus de 40 % des
séquences françaises, non « versées »
dans les banques de données ? Les ré­
ponses sont un mélange de soucis tech­
niques, de désorganisation et de ba­
tailles entre bases de données. Elles révè­
lent aussi une faible motivation à utiliser
ces connaissances.
« On est à la limite d’un scandale sani­
taire ! Ces données ne sont pas accessibles.
Or plus les gens pourront y avoir accès,
plus nous pourrons produire des résul­
tats », déclare, agacé, un spécialiste, qui
tient à rester anonyme pour préserver
ses chances d’accéder à cette ressource.
Parmi ces « résultats », il pourrait y avoir
l’identification de nouveaux variants,
l’anticipation de leur évolution par la me­
sure des fréquences des mutations, mais
aussi la mesure des taux de reproduction
(à partir des séquences et non des don­
nées épidémiologiques), la datation de
l’entrée des variants, l’effet des combinai­
sons de mutations, la reconstruction de
chaînes de contamination…
Des « lettres » manquantes
Pour comprendre le problème, replan­
tons le décor. En France, le séquençage est
réalisé par plusieurs acteurs. Quatre cen­
tres font le gros du travail, deux centres
nationaux de référence (ou CNR, Pasteur,
à Paris, et les Hospices civils de Lyon),
l’AP­HP Henri­Mondor et l’IHU Méditer­
ranée infection. En janvier 2021, un
consortium est constitué, Emergen, sous
la houlette de Santé publique France
(SPF) et de l’ANRS maladies infectieuses
émergentes, notamment pour constituer
Séquençage génétique du SARS-CoV-2 dans un laboratoire de l’Institut Pasteur, à Paris, en janvier 2021. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
une base de données nationale de sé­
quences, Emergen­DB, dans laquelle SPF
puise pour publier chaque semaine des
bilans. Le consortium a aussi autorisé
des CHU à séquencer, puis, en juin 2021,
des laboratoires d’analyses privés (soit
une bonne cinquantaine de « sources »
de séquençage supplémentaires).
La première raison pour expliquer le
peu de dépôts français est technique :
toutes les séquences d’Emergen­DB ne
peuvent rejoindre la base de Gisaid car
leur qualité est variable, c’est­à­dire que
des « lettres » peuvent manquer, faussant
les analyses phylogénétiques (mais pas
au point de rater un variant surveillé).
Cela peut concerner jusqu’à 10 % des sé­
quences, mais pas expliquer l’ensemble
des manques constatés.
La deuxième raison est organisation­
nelle, liée à la manière dont ces séquen­
ces sont envoyées ou non à EpiCov. Gi­
said, organisation à but non lucratif, est
née en 2008 pour accélérer le partage de
séquences des virus grippaux et antici­
per leurs évolutions. Les CNR français ou
les gros laboratoires avaient donc déjà
CES RATÉS
TRADUISENT LE FAIBLE
INTÉRÊT TRICOLORE
POUR LE SÉQUENÇAGE
COMME OUTIL
DE RECHERCHE
ET DE SURVEILLANCE
l’habitude d’y déposer leurs séquences et
ont, comme tous les acteurs dans le
monde, poursuivi avec le SARS­CoV­2
cette habitude. Celle­ci n’était pas forcé­
ment dans les mœurs de tous les CHU, ni
des laboratoires d’analyses privés.
Le 30 juin 2021, lors d’un point presse,
SPF note un écart d’environ 30 000 sé­
quences entre Emergen­DB et EpiCov,
expliqué par « des laboratoires pas
connectés » et qui « va être rattrapé ». Six
mois plus tard, mi­décembre, dans un
courrier au Monde, SPF constate que
l’écart est désormais quatre fois plus
grand, 120 000 séquences, imputable « à
des difficultés rencontrées par certains
laboratoires séquenceurs pour assurer la
soumission de leurs séquences aux dé­
pôts internationaux ». Sauf qu’en fait
cela ne leur est pas demandé. C’est à
Emergen­DB qu’ils doivent les envoyer,
comme le précisent leurs conventions.
Ajoutons à ce volet organisationnel
que, depuis plus d’un an, une charte des
utilisateurs d’Emergen­DB est en cours
de « finalisation », de sorte que les contri­
buteurs à cette base n’y ont même pas ac­
cès, pas plus d’ailleurs que de nombreux
chercheurs…
De la friture sur les transmissions
Ce n’est pas tout. Une guéguerre entre
bases de données ralentirait le processus.
Puisque les séquences sont destinées à
Emergen­DB, c’est à elle de les transmet­
tre à EpiCov. Oui, mais, comment ? Selon
ses règles, Gisaid ne permet que des sou­
missions par des individus et non des col­
lectifs, afin d’avoir un interlocuteur uni­
que pour corriger des données ou inter­
agir avec son équipe d’une cinquantaine
de « vérificateurs » ; ce qui est très fré­
quent. Emergen, en tant que tel, ne peut
donc pas envoyer un paquet de séquences
venues de sources différentes. Pourtant,
au sein de son équivalent britannique,
COG­UK, les équipes qui séquencent le
font très bien depuis le printemps… 2020.
La solution trouvée paraît simple : un
groupe peut soumettre des données d’un
autre, en ajoutant au paquet de données
envoyées à Gisaid le nom de la personne
responsable de chaque séquence.
La balle est donc dans le camp
français. Pourtant, une rumeur circule,
selon laquelle Gisaid serait responsable
de cet échec, en refusant les accès. Un
porte­parole de Gisaid explique cepen­
dant au Monde qu’aucun accès à sa base
n’a été coupé pour des chercheurs fran­
çais, y compris venant de l’Institut
français de bio­informatique responsa­
ble d’Emergen­DB, et que personne
n’est empêché de soumettre (plus de
70 laboratoires en France le font). Ce
n’est que très récemment que la procé­
dure utilisée au sein de COG­UK a été
demandée par des Français…
Pour Gisaid, lui faire porter le chapeau
serait une tentative pour l’affaiblir. Sa
base de données obéit en effet à des règles
différentes de celles de l’ENA par exemple.
Les déposants ne sont pas anonymes et
toute réutilisation de séquences doit
mentionner cette source. Cette particula­
rité remonte à la grippe. Les pays en voie
de développement participaient à la
veille, mais n’en tiraient aucune recon­
naissance. « Gisaid marche très bien et
protège les droits de ceux qui ont séquencé.
Si la paternité d’une séquence disparaît, les
gens ne vont plus séquencer », rappelle
Marie­Paule Kieny, directrice de recher­
che à l’Inserm. A l’inverse, les critiques
font valoir que l’ENA permet une réutili­
sation libre des séquences ou le croise­
ment avec d’autres sources, ou encore la
réanalyse à partir des données brutes plu­
tôt que « moyennées ». En coulisse, les ac­
teurs défendent chacun leurs solutions,
ce qui contribue au retard français.
Au fond, ces dysfonctionnements tra­
duisent aussi le faible intérêt tricolore
pour le séquençage comme outil de re­
cherche et de surveillance, contrairement
à la culture britannique. Là où SPF compte
les variants sous forme d’histogrammes,
chaque semaine COG­UK publie des ana­
lyses de plusieurs pages reposant sur le
séquençage. Celle du 14 janvier dissèque,
par exemple, les évolutions de deux li­
gnages d’Omicron, montre l’apparition
de mutations au sein du variant, calcule
les fréquences de ces mutations… Sé­
quencer, c’est bien, partager et exploiter
les données, c’est encore mieux. 
david larousserie

Mars pourrait avoir abrité un océan circumpolaire
ASTRONOMIE - Selon une équipe franco-américaine, une grande étendue liquide recouvrait le pôle Nord martien il y a trois milliards d’années

M ême si certains médias

et organismes de re­
cherche font, à inter­
valles réguliers, semblant de le dé­
couvrir pour attiser la curiosité du
public, l’affaire est entendue de­
puis longtemps : de l’eau a coulé
jadis sur Mars en abondance. Elle
a imprimé sa marque dans la géo­
logie où les experts voient des
vallées creusées par des rivières,
des deltas ou les traces d’anciens
lacs. Restait à savoir si la Planète
rouge, aujourd’hui froide et sèche,
avait pu accueillir, il y a trois mil­
liards d’années, tout un océan.
Publiée mardi 18 janvier par la re­
vue Proceedings of the National
Academy of Sciences (PNAS), la
modélisation réalisée par une
équipe franco­américaine répond
par l’affirmative.
La dispute scientifique autour
de cette question n’est pas neuve,
indique le premier auteur de cet
article, Frédéric Schmidt, profes­
seur à l’université Paris­Saclay :
« La controverse a commencé
dans les années 1980, quand on a
découvert des lignes de rivages, et
elle est encore vive. » Un des argu­
ments majeurs contre la thèse
océanique consistait à dire
qu’une grande mer ne pouvait se
maintenir dans le temps. Située
loin du Soleil – lequel distribuait
moins d’énergie dans sa jeu­
nesse −, la planète Mars ne perce­
vait, à cette époque, que 30 % du
flux solaire reçu par la Terre
aujourd’hui et il devait déjà y
faire bien froid. Si froid qu’un
éventuel océan n’aurait pas
subsisté : ce qui n’aurait pas gelé
se serait évaporé et aurait été
transféré sous forme de neige sur
les hauts plateaux de l’hémi­
sphère Sud martien.
Courants chauds vers le pôle
Le défi des chercheurs consistait
donc à trouver un mécanisme
permettant de maintenir à un
niveau décent la température de
l’ancienne Mars et de son paléo­
océan, situé tout autour du pôle
Nord. « Pour cela, explique Frédé­
ric Schmidt, il faut commencer
par une chose assez évidente,
ajouter du CO2 afin de gonfler et
de réchauffer l’atmosphère. Mais
cela ne suffit pas. Il faut aussi
injecter 10 % de dihydrogène, qui
est un gaz à effet de serre bien plus
puissant. On peut ainsi obtenir
des températures suffisamment
clémentes pour avoir de l’eau
liquide sur Mars. »
Mais ce n’est pas tout. Remplir
un océan, c’est bien ; l’empêcher
de geler et se débrouiller pour le
garder plein, avec un cycle de l’eau,
c’est mieux. Les auteurs de l’étude
des PNAS ont modélisé la circula­
tion océanique pour s’apercevoir
que « cela apportait des courants
chauds des moyennes latitudes
vers le pôle », ajoute l’enseignant.
Cette machine thermique s’avère
étonnamment efficace : elle main­
tient l’eau entre 1 0C et 4,5 0C,
même si la température moyenne
sur Mars est inférieure à 0 0C. Les
chercheurs ont aussi montré que
les grands glaciers des hauts pla­
teaux s’écoulaient vers l’océan et
lui apportaient de quoi compen­
ser l’évaporation.
Même s’il ne s’agit que d’une
simulation, effectuée grâce à un
modèle de climat terrestre de la
NASA, adapté à Mars et aux
exoplanètes, ce résultat corro­
bore des éléments de terrain que
l’étude recense. En plus des
anciennes lignes de rivages, « on
a des traces de glaciers à cette
époque­là, qui correspondent à ce
scénario, souligne ainsi Frédéric
Schmidt. Autre argument, on a vu
sur la ligne de paléorivage des
coulées qui remontent les pentes.
Un tsunami engendré par la chute
d’un astéroïde dans l’océan pour­
rait avoir créé ces dépôts ».
L’eau de Mars a fini par disparaî­
tre et deux hypothèses, qui ne
s’excluent pas l’une l’autre, sont
avancées pour l’expliquer. Les
molécules d’H20 auraient pu se
briser dans l’atmosphère sous l’ef­
fet des rayons du Soleil et le léger
hydrogène, ainsi libéré, s’échap­
per dans l’espace, ou bien cette eau
se serait enfoncée dans le sol sous
forme de glace. Pour l’instant, les
preuves de ce pergélisol man­
quent, mais elles seront peut­être
apportées par Mars Ice Mapper,
une future mission développée
par la NASA en collaboration avec
les agences spatiales japonaise,
canadienne et italienne. Comme
l’explique Frédéric Schmidt, cette
mission censée décoller en 2026
« aura un radar pénétrateur qui
sondera le sol sur quelques dizaines
de mètres pour cartographier la
très proche surface de Mars ». Et
peut­être résoudre le mystère de
l’eau évanouie. 
pierre barthélémy
 0123
22 | science & médecine MERCREDI 26 JANVIER 2022

TÉLESCOPE
b De petits coléoptères, vrais bolides volants
G É O P H YSI Q U E
Un refroidissement de la Terre
plus rapide que prévu
Volcanisme et mouvements tectoniques
sont liés aux flux de chaleur en provenance
du cœur chaud de la Terre, à 3 000 kilo­
mètres sous la surface. Ces échanges ther­
miques passent par le plus abondant des
minéraux du manteau, la bridgmanite. Une
équipe suisse en a mesuré une conductivité
thermique 1,5 fois plus grande qu’estimé
jusqu’alors. Pour atteindre en laboratoire
les pressions 800 000 fois plus fortes
qu’en surface et des températures de plus
de 2 000 °C, les chercheurs ont enserré de la
bridgmanite dans des enclumes en diamant
et l’ont éclairée de faisceaux lasers intenses.
Cette plus forte conductivité plaide en
faveur d’un refroidissement plus rapide du
cœur de la planète et d’une baisse des acti­
vités volcaniques, sans que les chercheurs
puissent préciser un calendrier.
> Murakami et al., « Earth and Planetary
Science Letters », 15 janvier
ZO O LO G IE
Les hippopotames se reconnaissent
au grognement
On connaissait la longue portée du cri de
l’hippopotame, on en mesure mieux l’inté­
rêt. L’équipe de Nicolas Mathevon (université
de Saint­Etienne) a démontré que les pachy­
dermes s’identifiaient entre eux à l’oreille.
En passant à des individus d’une réserve du
Mozambique des grognements enregistrés,
les chercheurs ont prouvé qu’ils réagissaient
différemment suivant la source : un animal
du groupe, d’un groupe voisin ou étranger.
La réponse varie tant en intensité qu’en na­
ture. Ainsi, quand la provenance paraît étran­
gère, les animaux sont très réactifs et défen­
dent leur territoire en déposant des crottes.
Ces résultats pourraient influer les politiques
de conservation, plaidant pour une attention
particulière à la composition des groupes
sociaux lors des opérations de relocalisation
de cette espèce menacée. (PHOTO : NICOLAS MATHEVON)
> Thévenet et al., « Current Biology », 24 janvier
I NFO R M AT IQ UE
Meta s’offre un superordinateur
L’entreprise Meta, ex­Facebook, a annoncé,
le 24 janvier, la mise en route d’un
superordinateur spécialisé dans l’intelli­
gence artificielle, présenté comme le plus
rapide au monde. Les ingénieurs ont
totalement changé l’infrastructure de leur
machine dotée de 6 000 cartes graphiques,
175 000 téraoctets de stockage et 46 000 téra­
octets de mémoire en cache. Selon Meta, elle
est 20 fois plus efficace que la précédente. Le
but est d’entraîner et utiliser des algorithmes
d’intelligence artificielle de très grande taille
contenant plus de 100 milliards de para­
mètres pour des applications en compréhen­
sion du langage, en traduction, ou mêlant
plusieurs sources, voix, images, textes…
ZOOLOGIE - Une équipe russe vient de découvrir que ces insectes de moins d’un demi-millimètre
bougent leurs ailes selon un mouvement en huit, comme s’ils ramaient. Avec une rare efficacité
L e monde des insectes nous
est largement inconnu. Avec
quelque 1,3 million d’espèces
répertoriées par leurs soins, et
10 000 nouvelles décrites chaque
année, les entomologistes peuvent,
à juste titre, affirmer qu’ils ne
chôment pas. Pourtant, selon les
évaluations retenues, la réalité se­
rait dix fois, voire cent fois, plus im­
portante. Quant à la biomasse des
insectes, elle serait quatre fois supé­
rieure à celle de l’ensemble des ver­
tébrés, trois cents fois à celle des hu­
mains. Autant dire que, sur le sujet,
les découvertes ne manquent pas.
Il n’empêche : celle qu’une équipe
internationale, pilotée depuis l’uni­
versité Lomonossov de Moscou, a
publiée dans la revue Nature, le
19 janvier, apparaît tout à fait excep­
tionnelle. Elle vient en effet de
découvrir que les plus petits insec­
tes du monde, des coléoptères de
moins d’un demi­millimètre réunis
dans le groupe des Ptiliidae, prati­
quent un vol tout à fait unique, que
l’équipe résume simplement : « Ils
rament dans l’air. » Plus étonnant Le coléoptère « Paratuposa placentis » (à gauche) représenté à la même échelle que le protiste unicellulaire
encore, « ce vol leur permet d’attein­ « Amoeba proteus » (à droite). FARISENKOV ET AL.
dre une vitesse exceptionnelle », af­
firme Alexey Polilov, directeur du
laboratoire d’entomologie de l’uni­ l’écoulement de l’air autour de leurs cheurs ont fini par en comprendre encore tout à fait inhabituelle.
versité Lomonossov. « Si l’on rap­ ailes. « Cette fois, on a toute l’his­ la raison. « En dessous du millimètre, Grâce à une modélisation particu­
porte celle­ci à la taille de leur corps, toire, et elle est vraiment belle », ils se déplacent dans l’air comme lièrement fine, ils ont pu établir le
ils surpassent tous les animaux pour salue Jérôme Casas, professeur dans un fluide visqueux », résume rôle des forces de portance mais
lequel ce paramètre a été mesuré », d’écologie à l’université de Tours et Jérôme Casas. L’air « colle » ainsi aussi de traînée dans l’aérodynami­
affirme­t­il. spécialiste des insectes. aux poils. Comme les mains d’un que particulière de P. placentis. Ils
L’équipe avait déjà publié, ces nageur ne fermant pas ses doigts, les ont aussi mis en évidence le rôle
dernières années, plusieurs articles Des ailes couvertes de poils ailes en forme de peigne conservent des élytres, ces étuis dans lesquels
détaillant la biologie, l’anatomie et Le premier chapitre a, en réalité, été donc une efficacité certaine, tout en les insectes rangent leurs ailes : ici,
les performances de Paratuposa écrit au XIXe siècle, lorsque des profitant d’un poids largement ils servent en outre à stabiliser un
placentis, un bolide volant de moins entomologistes ont découvert que inférieur à celui qu’imposerait une vol qui, autrement, souffrirait de
de 0,4 millimètre, l’espèce modèle certains insectes, semblant tout membrane. turbulences continuelles.
du groupe. Mais ils n’avaient pas droit sortis du monde des Lilli­ Et, comme un insecte aquatique, Là, du reste, réside peut­être la
encore filmé en détail ni analysé le putiens, présentent la particularité leur propriétaire rame. C’est en effet seule limite de l’article, selon Jérôme
vol de ces minuscules coléoptères, de disposer d’ailes couvertes non le premier résultat de l’article Casas. « Découvrir à quel point ces
grands comme une amibe. Ni pas d’une membrane mais de poils. qu’Alexey Polilov et ses collègues espèces minuscules ont un vol actif,
modélisé leurs mouvements et Les décennies passant, les cher­ viennent de publier. Les images en peuvent s’orienter et prennent donc
haute définition des coléoptères de véritables décisions est très im­
collectés au Vietnam et placés en pressionnant, dit­il. Elles sont très
Des larves de scarabée adeptes du saut chambre transparente dévoilent
que les ailes postérieures font un
évoluées, bien loin des micro­orga­
nismes ailés que certains imagi­
Les coléoptères offrant un terrain de découvertes sans limites, mouvement en forme de huit cou­ naient. Mais, face aux turbulences,
une équipe américaine a décrit, de son côté, dans la revue Plos One ché, au cours duquel les deux lorsqu’il y a du vent, que font­elles ? »
datée du 19 janvier, des larves sauteuses au comportement inconnu. organes pivotent à la manière Sans doute l’équipe d’Alexey Polilov,
Car oui, certaines larves sautent. La raison en reste assez mystérieuse, d’avirons. « Faire cette découverte a qui se consacre depuis vingt ans à la
surtout pour Laemophloeus biguttatus, un scarabée commun qui vit sous été notre plus grande surprise », miniaturisation, tentera­t­elle de ré­
l’écorce des arbres. Matthew Bertone et ses collègues de l’université admet Sergey Farisenkov, premier pondre à cette question. De même
d’Etat de Caroline du Nord ont fait cette découverte par hasard, alors auteur de l’étude. qu’elle devrait continuer d’explorer
qu’ils tentaient de photographier les larves. Surtout, ils ont mis en Les chercheurs ne se sont pas les différentes solutions élaborées
évidence une technique de saut jamais décrite chez les larves de coléop- arrêtés là. Ils ont constaté que les par l’évolution pour répondre au
tères : les pattes s’accrochent au sol, le corps se tend, forme un arc… ailes se touchent au­dessus et en défi de la miniaturisation. 
puis les griffes relâchent brutalement leur prise. Simple et ingénieux. dessous du corps, une technique là nathaniel herzberg
La recette des bulles qui n’éclatent pas
PHYSIQUE - Des chercheurs ont réussi à fabriquer une structure sphérique qui a tenu plus d’un an
I l est bien rare d’arriver à
contempler une bulle de savon
plus de quelques minutes, avant
qu’elle n’éclate. Alors, en avoir gardé
une sous les yeux pendant plus d’un
phénomène est la diminution de
cette épaisseur par évaporation du
liquide de la paroi – une manière de
prolonger la durée de vie d’une bulle
est d’ailleurs de vaporiser un peu
Duchesne, enseignant­chercheur à
l’université de Lille, autre coauteur
de la recette. Mais ces bulles, joli­
ment qualifiées de « marbrées »
en 2017, sont toutefois éphémères,
ainsi à l’évaporation naturelle, jus­
qu’à ce que la structure trouve son
équilibre quasi éternel.
C’est le troisième larron de
l’équipe, Aymeric Roux, toujours en

1,27
C’est en million le nombre de personnes décé-
dées, en 2019 dans le monde, de suites directes
d’infections bactériennes résistantes aux anti-
biotiques. Cela représente davantage de décès
que ceux dus au sida ou au paludisme, souligne
une étude du Lancet du 20 janvier. En raison de
la forte exposition à ces médicaments, les bac-
téries développent des résistances et les traite-
ments ne fonctionnent plus. Des chercheurs
américains, qui ont élaboré un modèle de calcul
des contaminations, ont analysé les dossiers
médicaux de 471 millions de personnes dans
204 pays sur l’année 2019. Résultat : la charge
mondiale associée aux infections résistantes
aux médicaments, évaluées pour 88 combinai-
sons agent pathogène-médicament, était esti-
mée à 4,95 millions de morts, dont 1,27 million
directement attribuables à l’antibiorésistance.
an mérite quelques explications.
« Elle a même changé de couleur,
probablement à cause du dévelop­
pement d’une flore bactérienne en
surface ! », s’amuse le physicien
Michael Baudoin, professeur à l’Insti­
tut d’électronique, de microélectro­
nique et de nanotechnologie de l’uni­
versité de Lille, et coauteur de ce re­
cord de durée de vie paru le 18 janvier
dans Physical Review Fluids.
En général, une bulle éclate pour
trois raisons. La première est la plus
facile à contrôler : le percement par
une pointe ou même une poussière.
Les deux suivantes sont plus subti­
les. La paroi d’une bulle d’air est for­
mée d’un liquide soumis à la gravité
et qui va « couler » le long de la sur­
face vers le bas, amincissant l’épais­
seur du haut de la sphère. Cette fragi­
lité finira par lui être fatale. L’autre
d’eau dans l’air ambiant pour limiter
les pertes d’eau de l’enveloppe.
Les recordmen de Lille ont donc
réussi à contrer ces deux effets pour
fabriquer des bulles d’air de huit
millimètres de diamètre, dont l’une
a tenu 465 jours. Le premier ingré­
dient du succès avait déjà été
proposé en 2017 par une équipe de
l’université Paris­Est. Il s’agit d’ajou­
ter au liquide de minuscules parti­
cules de plastique (moins de 100 mi­
cromètres de diamètre) « mouillan­
tes » mais pas trop, de sorte que
posées sur l’eau elles restent en
surface, sans s’y enfoncer. « Cela
crée une paroi réticulée : les grains de
plastique sont tenus entre eux par
des ponts liquides, comme dans un
château d’eau. Le résultat est que
l’eau s’écoule moins et que le drai­
nage est réduit », résume Alexis
même si elles tiennent déjà plusieurs
dizaines de minutes.
Le glycérol, ingrédient-clé
Les chercheurs ont donc pensé
réduire encore le drainage en ajou­
tant un second ingrédient, du glycé­
rol, un liquide visqueux, au goût
sucré, qui explique sans doute le
développement de bactéries. Et ça a
marché… mais pas pour la raison
attendue ! En effet, l’équipe s’est
rendu compte que la cause princi­
pale de l’éclatement des bulles enri­
chies en particules de plastique est
l’évaporation et non le drainage. Et
que le glycérol, s’il est en assez
grande quantité, réduit ce phéno­
mène, car il est hygroscopique,
autrement dit, il aime l’eau et ab­
sorbe celle de l’atmosphère autour
de la paroi de la bulle. Il s’oppose
thèse, qui a su modéliser ces diffé­
rents effets pour expliquer les mesu­
res expérimentales. Les chercheurs
n’ont pas déposé de brevet et n’ont
pas d’applications en vue, si ce n’est
que la recette permet non seulement
d’améliorer la longévité des bulles,
mais aussi des films minces. Ils ont
ainsi fabriqué une pyramide avec
des parois liquides.
Les physiciens lillois veulent
maintenant éclaircir pourquoi leurs
structures résistent au phénomène
de surpression qui se produit à
l’intérieur, connu pour causer ulti­
mement un éclatement. Pour cela,
ils doivent mesurer la pression au
sein de la petite sphère fragile, sans
l’endommager. Quant à la bulle re­
cord, elle serait morte à cause de la
moisissure apparue à sa surface. 
d. l.
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 science & médecine | 23

LE LIVRE
DÉCOUVERTE
D’UN RÉCIF CORALLIEN
Les superpouvoirs 
PROFOND PRÈS DE TAHITI des protéines
Le site a été localisé en Polynésie
française, non loin de Tahiti, dans Deux biologistes explorent
le cadre de la mission 1 Ocean
pilotée par l’Unesco. Mesurant l’étendue des fonctions
3 kilomètres de long et quelques
dizaines de mètres de large, le récif
de ces molécules-clés
corallien se trouve à des profon-
deurs comprises entre 30 mètres et

E
65 mètres – une découverte rare, ntre autres effets, la pandémie de
car la plupart des récifs connus Covid­19 aura mis sur le devant de la
ne dépassent pas les 25 mètres. scène des molécules souvent mé­
Composé de grands coraux en forme
connues, les protéines. Les coronavirus doi­
de rose, certains atteignant 2 mètres
de diamètre, ce site pourrait être vent ainsi leur nom à la couronne hérissée
l’un des plus grands récifs profonds de spicules (des protéines !) constituant leur
au monde, dans un état de conser- membrane et qui protège leur génome. Ce
vation inégalé. Biologiste au Centre dernier code d’ailleurs chez le SARS­CoV­2
de recherches insulaires et obser- pour 29 protéines remplissant diverses
vatoire de l’environnement (Criobe), fonctions permettant au virus de pénétrer
Laetitia Hédouin faisait partie de la les cellules, puis d’en détourner le système
mission et souligne que, si les coraux de fabrication des… protéines. Avant de libé­
polynésiens ont subi un important
épisode de blanchiment en 2019,
rer un nouveau virus.
celui-ci ne semble pas avoir touché C’est ce monde fascinant et plus divers
ce récif. « Les récifs plus profonds qu’il n’y paraît que nous font découvrir deux
sont peut-être mieux protégés biologistes, épaulés par les dessins très hu­
du réchauffement climatique », moristiques d’Anmryn, dans ce livre inspiré
commente-t-elle. (PHOTO : ALEXIS du blog « Top of the Prots » qu’ils tiennent
ROSENFELD/UNESCO/1 OCEAN) depuis janvier 2019. Pour résumer l’intérêt
de leurs passions, Sophie Sacquin­Mora et
Antoine Taly vont droit au but, donnant le
ton léger de leur exposé : « Qui est­ce qui se
tape tout le sale boulot dans la cellule ? », de­
mandent­ils en introduction. La réponse est
évidente, les protéines, dont ils comparent
l’omniprésence et le nombre à l’affluence
dans une rame de métro à l’heure de pointe.
Le savoir­faire de ces molécules allant de
DIX MILLE PAS ET PLUS quelques dizaines à des milliers d’atomes
est impressionnant. Certaines sont capa­
bles de découper, transporter, transmettre,
QUAND LE SPORT AIDE LES FEMMES ouvrir des « portes », les fermer, stocker du
matériel, faciliter des réactions chimiques…

VICTIMES DE VIOLENCES À SE RECONSTRUIRE Bref, ces dizaines de milliers de molécules

chez l’humain sont indispensables au fonc­
tionnement des cellules.

Boules, bâtons et spaghettis

Par PASCALE SANTI semaine avant le début. Elle dit « revivre, ou vivre », Dans cette optique, le Quadrathlon des femmes Avant de brosser en quatre chapitres le por­
depuis le 21 octobre 2021. C’est à cette date que la est né d’une alliance entre l’association Solidarité trait d’une trentaine de ces merveilles, les

L e sport m’a sauvée. » Aujourd’hui âgée de

42 ans, Carole Robert a été victime de viols et
d’agressions sexuelles, de 6 à 18 ans, par le voi­
sin de ses parents, dans un petit village de la Creuse.
Celui qu’elle appelle « le gourou », alors âgé d’une
justice la reconnaît victime de viols et d’agressions
sexuelles. « Le sport a toujours été un objectif qui m’a
tenue », confie Carole Robert, qui œuvre pour la
lutte contre les violences sexuelles. « Sans le sport, je
ne serais plus là, je serais morte. »
Femmes 13 – qui fait partie du réseau de la fédération
nationale Solidarité Femmes –, l’association Marseille
Solutions et l’UCPA. Il est soutenu par la Fondation de
France et la délégation départementale aux droits des
femmes et à l’égalité des Bouches­du­Rhône.
auteurs ouvrent par d’indispensables passa­
ges permettant de se familiariser avec le lexi­
que de la chimie, d’apprendre comment se
représenter ces objets (en boules et bâtons,
en spaghettis…) et de comprendre comment
cinquantaine d’années, la viole plusieurs fois par Ce programme, qui a démarré en septembre 2021, les chercheurs en percent les secrets.
semaine, sans que personne ne s’en aperçoive, ni sa Effets positifs indéniables prévu pour un an, s’adresse à des femmes victimes de Place ensuite au défilé. Pour « tenir la bara­
famille ni ses enseignants – alors qu’elle a redoublé le La triple championne du monde de karaté Laurence violences, suivies par Solidarité Femmes 13 ou des as­ que », il y a les tubulines, qui servent aux cel­
CP et la 6e. Elle se passionne pour le tennis de table à Fischer œuvre elle aussi pour « permettre aux sociations partenaires. Quatre sports sont proposés : lules pour fabriquer des routes et leur sque­
l’école primaire et trouve là la seule échappatoire à femmes victimes de violences de se reconstruire », à la voile, les arts martiaux, le fitness et l’équitation, lette. Ou les chaperons qui aident à modeler
son calvaire durant ces années de silence. travers son association Fight for Dignity, créée en avec douze séances pour chaque cycle. Une bonne leurs consœurs pour qu’elles aient la bonne
Elle devient sportive de haut niveau, jusqu’à en­ mars 2017. Elle organise, depuis mars 2018, des séan­ dizaine de femmes ont participé de septembre à dé­ structure dans l’espace. Pour faire fonction­
dosser le rôle d’entraîneuse de l’équipe de France ces de karaté à la Maison des femmes de Saint­Denis cembre 2021 à huit séances de voile, et suivent ensuite ner nos cinq sens, il faut de la rhodopsine
handisport de tennis de table lors des Jeux paralym­ (Seine­Saint­Denis) pour ces publics. On sait que les quatre ateliers qui ont pour but « d’ouvrir le champ des dans les yeux, ou de la brazzéine pour sti­
piques d’Athènes et de Pékin. Elle est, depuis peu, violences ont de lourdes conséquences sur la santé possibles, de créer des vocations, notamment dans les muler la langue. Des protéines peuvent
conseillère en haute performance paralympique en physique et psychique des victimes. Et si le sport pou­ métiers du sport », dit Solidarité Femmes 13. « Ce projet aussi avoir des applications hors des cellu­
Occitanie, c’est­à­dire qu’elle accompagne les athlè­ vait panser certains de ces maux ? Certes, l’isolement est né de plusieurs constats : la sous­représentation des les, tels les ciseaux moléculaires Crispr­Cas9,
tes et leurs coachs pour les Jeux de Paris en 2024, l’un et les violences subies représentent des freins à l’accès femmes dans le monde sportif, que ce soit sur les ter­ qui aident les biologistes à tailler les géno­
des nouveaux postes de l’Agence nationale du sport. à une activité sportive, mais les effets positifs sont in­ rains ou dans les instances de décision, les bienfaits du mes à leur guise. Un dernier chapitre mon­
Rongée par son passé, Carole Robert avait décidé déniables : se réapproprier un corps abîmé, restaurer sport sur la santé physique et mentale, enfin la néces­ tre aussi la face sombre du tableau. Des dys­
de porter plainte contre son agresseur, en 2015, l’estime de soi, retisser des liens… – des études sont en sité que ces femmes vulnérables bénéficient de soins fonctionnements dans la machine peuvent
deux jours avant la fin de la prescription des faits. cours notamment au sein de l’unité de recherche physiques et psychiques », explique Margaux Barou, conduire à de graves pathologies, comme la
Mais le procès n’aura pas lieu, l’accusé décédant une sport et sciences sociales de l’université de Strasbourg. chargée de projet à Solidarité Femmes 13.  maladie de Creutzfeldt­Jakob.
Nul doute que, si l’ouvrage était sorti plus
tard, il aurait comporté un chapitre sur la
découverte qui est en train de bouleverser ce
AFFAIRE DE LOGIQUE – N° 1185 domaine : AlphaFold, un algorithme capable
de prédire, à partir d’une formule chimique
de protéine, la forme qu’elle aura dans l’es­
pace et donc d’informer sur sa fonction.
De quoi vous rendre maboul N° 1185 Solution du problème 1184 Mais le livre se conclut sur un autre mystère :
1. Le nombre d’Alice est 777 000. la matière noire du monde protéique, une
Alice dispose d’une balance à deux plateaux et de douze boules dont le numéro va de 1 à 12. Les boules de 1 à 3 sont
En insérant 5, 6, 7 ou 8 entre les deux premiers chiffres famille polymorphe qui change de fonction
bleues, celles de 4 à 6 sont jaunes, celles de 7 à 9 sont rouges, celles de 10 à 12 sont blanches. Toutes les boules sauf
du nombre d’Alice N, on montre aisément que le N est un au fil des besoins. Un tome II s’imposera. 
une ont le même poids. Alice veut trouver la boule intruse et savoir si elle est plus légère ou plus lourde que les
multiple de 3, de 5, de 7 et de 8. Ainsi, son dernier chiffre d. l.
autres. Elle commence par mettre les boules bleues et la boule 10 sur un plateau, les boules jaunes et la 11 sur l’autre.
1. En combien de pesées Alice résoudrait-elle le problème si les deux groupes avaient le même poids ? est 0. Pour tout chiffre b à l’intérieur de N, on pose :
N = A × 10a+1 + b × 10a + C Protéines. Un voyage au centre de la
Mais voilà, elle constate que le plateau contenant les boules bleues est plus léger que l’autre. Elle effectue alors une
En insérant 7 entre A et b, puis entre b et C, on trouve : cellule, de Sophie Sacquin­Mora et Antoine
deuxième pesée en mettant sur un plateau la boule 10 avec les boules jaunes et sur l’autre la 11 et les rouges.
N’ = A × 10a+2 + 7 × 10a+1 + b × 10a + C Taly (EDP Sciences, 103 p., 19 €).
2. En combien de pesées au total Alice saura-t-elle quelle est la boule intruse et si elle est plus légère ou plus lourde ?
N’’ = A × 10a+2 + b × 10a+1 + 7 × 10a + C
Passionnée par ce problème, Alice prépare pour Bob 38 boules de même poids et une boule de poids différent.
N’ et N’’ étant multiples de 7, leur différence R l’est aussi.
3. En combien de pesées au minimum Bob sera-t-il certain de trouver quelle est la boule intruse et si elle est plus
R = (7 × 10a+1 + b × 10a) – (b × 10a+1 + 7 × 10a) = 9 × 10a (7 – b)
légère ou plus lourde que les autres ? Cela impose b = 0 ou b = 7. Ainsi, les chiffres à l’intérieur de
« MODÉLISATION DES ÉPIDÉMIES »
À ROUEN LE 27/01 ET EN LIGNE
DEUX LIVRES RÉCENTS SUR
LES MATHS DES ÉPIDÉMIES
« LES VAGUES SCÉLÉRATES »
À PARIS LE 3/02 ET EN LIGNE
N ne peuvent être que 7 ou 0. En s’appuyant sur la divisibilité
par 7 de N, on montre aussi que son premier chiffre est 7.
L’AGENDA
Les Forums régionaux du savoir ont lieu un • Qu’est-ce que le pic d’une épidémie et com- La prochaine conférence « Une question, un Mais, N étant divisible par 8, les trois derniers chiffres doi-
jeudi par mois à l’hôtel de région ment le contrôler ? est un ouvrage de 240 chercheur », orientée vers les étudiants, sera vent former un multiple de 8. La seule façon d’obtenir un
(25, place de la Cathédrale, Rouen). Il y sera pages signé Claude Lobry coédité par Cassini aussi accessible en ligne. Elle aura lieu le P HYS IQ U E
question le 27 janvier à 20 h de la place des et Spartacus. Il ne nécessite pas de connais- 3 février à 19 h 30 à l’Institut d’astrophysique multiple de 8 avec trois chiffres pris parmi 7 ou 0 est d’ali- Les systèmes complexes sur Twitch
mathématiques dans la gestion des épidé- sance avancée des mathématiques et traite de de Paris (98, boulevard Arago, Paris 14e). gner trois 0. Et la somme des chiffres devant être un mul- Une nouvelle émission mensuelle,
mies. A partir de l’exemple du Covid-19, modèles comme SIR, de la dynamique de Guillaume Michel posera la question que tiple de 3, cela impose que N possède trois chiffres 7.
Jean-Stéphane Dhersin introduira les bases l’évolution, et des moyens de cette modélisa- l’astronome et physicien du XIXe siècle Fran- « Décomplexés », est lancée sur la plate­
On en déduit que le nombre cherché s’écrit 777 000.
de la modélisation d’une épidémie, mais tion en France, en soulignant ses manques. çois Arago posait déjà aux marins : « Quelle forme Twitch de diffusion vidéo en direct par
2. Le nombre de Bob est 35 853.
aussi ses limites et son rôle dans la crise • Mathématiques et épidémies, de Nicolas est la plus grande hauteur des vagues pen- l’Institut des systèmes complexes de Paris
actuelle. L’examen des décisions des divers Bacaër (Cassini, 320 pages), compile des articles dant les tempêtes ? » Le sujet, toujours d’ac- Soit B le nombre de Bob et D = 777 000 – B.
On commence par exclure le cas où B a moins de 5 Ile­de­France et le collectif Conscience
gouvernements du monde et la place des parus durant quinze ans. Il offre un panorama tualité, est lié aux « vagues scélérates », dont
chercheurs dans cet emballement à la fois complet – destiné plutôt aux étudiants – de la on examinera les approches qui les caracté- chiffres, qui conduit rapidement à une impossibilité. (Iscpif.fr/decomplexes). En deux heures de
médiatique et sociétal seront étudiés. La modélisation des épidémies, basée sur des risent : mesures en mer, expériences de labo- Donc B s'écrit abcba. D commence par 7 (6 mène à une présentations, quiz, jeux et défis, les interve­
conférence sera également accessible en ligne. analyses mathématiques, comme celle du ratoire, modèles théoriques et numériques. retenue impossible), et donc a = 3. On en déduit que D nants veulent faire découvrir ce que sont les
Inscription sur www.scienceaction.asso.fr confinement pour la pandémie actuelle. Inscription et visio sur Smf.emath.fr systèmes complexes et les méthodes pour
commence par 74 et finit donc par 47. On en déduit b = 5,
E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2022 affairedelogique@poleditions.com et donc D = 741 147 et B = 35 853. les comprendre. Premier direct le 25 janvier,
à 18 heures, sur Twitch.tv/collectifconscience.

24 | science & médecine
PORTRAIT
David Bessis, mathématicien  CARTE
adepte du yoga mental
Ancien chercheur au CNRS, le quinquagénaire, devenu entrepreneur, livre sa méthode
pour apprivoiser les maths dans un ouvrage, fruit de ses réflexions depuis vingt ans
D epuis le 21 janvier, les
libraires sont dans l’em­
barras. Où ranger ce
nouveau livre, Mathematica
(Seuil, 368 pages, 19,90 euros) ? En
sciences, vu son titre et son
auteur mathématicien ? Mais
pourquoi pas en développement
personnel, sur la foi de son sous­
titre : Une aventure au cœur de
nous­mêmes ? Ou alors en sport,
puisqu’il est souvent question de
kung­fu, d’art martial ou de yoga,
audacieusement comparés aux
maths ? A moins qu’ils ne pren­
nent la décision, sans doute pas si
folle, après l’avoir lu, de le mettre
en tête de gondole, avec les best­
sellers ou futurs succès ?
Ce dilemme résume l’originalité
et la pertinence du propos déve­
loppé par David Bessis dans cet
ouvrage, qui promet de raconter
autrement les maths et, incidem­
ment, de révéler les secrets d’une
méthode pour que chacun de­
vienne fort dans cette matière.
Voire de dévoiler les mystères de
la pensée. Rien que ça. « Etre bon
en maths, ce n’est pas une histoire
exceptionnelle, mais universelle.
On a tous cette capacité en nous.
Et c’est agaçant de constater qu’on
ne nous l’explique pas », tranche
David Bessis, tout juste 50 ans,
heureux d’avoir accouché, après
une vingtaine d’années de « ges­
tation », de ses réflexions.
Comme sa méthode tient en
trois points, il serait tentant de la
livrer abruptement. Mais on
peut aussi la raconter en décri­
vant les quatre déclics qui ont
permis son élaboration au cours
de la vie même de son auteur.
Bien que n’étant pas issu d’un
milieu scientifique, David Bessis
concède volontiers des facilités
en maths. Mais la première révé­
lation n’arrive qu’à 18 ans, sur les
bancs de sa prépa à Louis­le­
Grand, à Paris. Il se rend compte
que son cerveau crée des images
mentales des objets géométri­
ques qu’il étudie. Et qu’elles sont
fausses ! Comme lorsqu’un en­
fant oublie les bras sur son pre­
mier dessin de bonhomme.
Il a alors le choix. Renoncer à ces
images et apprendre ce qu’on lui
enseigne en chassant ces fausses
intuitions. Ou, au contraire, les
accepter, les déformer, jusqu’à
comprendre pourquoi elles sont
fausses. Il appelle ça « être à
l’écoute de la dissonance entre
l’intuition et la logique », et c’est
dans ce ping­pong qu’il a pro­
gressé et surtout pris du plaisir.
Plasticité cérébrale
Si cela lui a permis de réussir sa
scolarité, d’entrer à l’Ecole nor­
male supérieure à 19 ans et de
commencer une thèse, ce n’était
pas assez pour devenir un bon
mathématicien, qui doit imagi­
ner et créer. Alors, deuxième dé­
clic, il prend conscience qu’il peut
« pirater son cerveau » en faisant
confiance à la plasticité cérébrale,
c’est­à­dire la possibilité d’y créer
de nouvelles connexions. C’est
pour lui une nouvelle leçon : faire
le pari d’une plasticité infinie et
que « des modes cachés du cer­
veau » sont atteignables. « On est
tous synesthètes ou on peut le de­
venir », appuie celui qui, attablé
dans son café habituel, explique
« associer », en faisant un geste
vers l’extérieur, le jour du lundi à
un coin du square, le mardi à un
autre derrière, le mercredi à un
espace encore un peu plus loin.
Sa carrière s’accélère : dans son
domaine, la géométrie et la topo­
David Bessis, en novembre 2021. ASTRID DI CROLLALANZA
logie, il produit d’excellents résul­ travaux d’un autre géant des
tats. L’un est accepté par un jour­ maths, le Belge Pierre Deligne.
nal spécialisé juste avant son Ce travail le laisse épuisé. Il s’in­
audition pour entrer au CNRS, terroge sur son avenir, fait une
en 2001, et « ça a dû compter pour pause en maths et… change radi­
ce concours », pense le chercheur. calement de direction à la suite
Un autre, le plus cité, en 2003, le d’un quatrième déclic, qui lui
rend particulièrement heureux confirmera que « sa » méthode
car il a abouti à baptiser un nouvel est la bonne. Nous sommes entre
objet mathématique, le dual braid 2007 et 2008. Un ami l’initie à
monoid, terminologie acceptée et des techniques d’intelligence ar­
reprise par ses pairs. tificielle alors peu connues, le
Un troisième déblocage arrive à deep learning ou apprentissage
32 ans : soudain, il n’a plus peur. profond. Il complète aussi son sa­
« On ne mesure pas à quel point les laire du CNRS par des activités de
principaux obstacles, en maths, conseil en lien avec ces techni­
sont psychologiques. » Selon lui, ques, pour finalement rompre
pour supprimer cette peur, il ne avec le monde académique et
faut pas craindre de passer pour lancer sa propre entreprise,
un idiot et avouer qu’on ne Tinyclues, en 2010. Il promet à des
comprend pas. Que cette leçon lui entreprises de faire parler leurs
ait été donnée, indirectement, par données sur leurs clients, pour
l’un des plus grands mathémati­ améliorer leur marketing direct
ciens français, Jean­Pierre Serre et aller au­delà de la segmen­
(qui était dans son jury de thèse), tation pratiquée jusqu’alors.
lui donne du poids. Depuis, il a Aujourd’hui, l’entreprise, qui ne
développé des astuces pour oser communique pas de chiffre d’af­
faires, a des bureaux à New York et
Paris, compte soixante­dix em­
« ON NE MESURE PAS ployés et des clients comme la
À QUEL POINT Fnac, Accor ou Air France.
Surtout, ce qu’il découvre avec
LES PRINCIPAUX le deep learning renforce sa
OBSTACLES, conviction que le mystère de la
pensée peut être percé. D’où vient
EN MATHS, SONT le concept d’éléphant ? Comment
PSYCHOLOGIQUES » reconnaît­on l’animal sans avoir
à cocher toutes les cases de sa
DAVID BESSIS
définition pour en être sûr ?
« Grâce aux réseaux de neurones
poser des questions, dire son in­ du deep learning, nous avons une
compréhension et ainsi conti­ description explicite qui fait émer­
nuer d’élaborer les bonnes ima­ ger des concepts. Le réseau recon­
ges mentales qui assurent qu’on a naît l’éléphant, sans avoir sa défi­
bien compris. « Les choses claires nition », souligne l’entrepreneur.
et distinctes sont les choses vraies, Et peu importe que tous les spé­
ainsi que le disait Descartes », cialistes de neurosciences ne
insiste le mathématicien. pensent pas que le cerveau mar­
che vraiment comme ces arte­
Changement radical facts numériques. « Au moins, on
Armé de ce nouvel état d’esprit, il a une métaphore opérante pour
réalise son fait d’armes, un comprendre cette émergence. Il
manuscrit publié en 2015, ne faut pas bouder son plaisir »,
huit ans après avoir été envoyé à estime David Bessis.
la revue. « Les trois premiers rap­ Résumons. Ainsi, pour être bon
porteurs ont abandonné, sourit en maths, il faut faire dialoguer
David Bessis. C’était trop dur, avec son intuition avec la logique. Il
plein de parties différentes que faut travailler à améliorer son
j’aurais dû expliquer séparément. cerveau. Il faut oser passer pour
Aujourd’hui, je pourrais réduire un idiot pour forcer un interlo­
ces cent pages de moitié. » Il venait cuteur à mieux expliquer. Bref,
de résoudre une énigme vieille de les maths tiennent plus de la mé­
cinquante ans en lien avec des ditation, voire d’une expérience
spirituelle, que du formalisme ou
de la logique. Comprendre le
mystère de la pensée serait même
leur but, plutôt que la découverte
de nouveaux théorèmes. Ce n’est
pas la moindre des propositions
déconcertantes du livre de David
Bessis, dans lequel on apprendra
aussi que lire des ouvrages (de
maths) ne sert à rien. Ou qu’il est
possible de se construire des
certitudes fausses.
Force, confiance et plaisir
Abruptement posées, ces pro­
positions pourront sembler tri­
viales. L’intérêt est de les décou­
vrir et de les voir s’emboîter dans
ce récit. Ce dernier ne s’appuie
d’ailleurs pas seulement sur les
progrès de l’intelligence arti­
ficielle ou sur l’expérience de son
auteur. Il « tient » car il repose
aussi sur des réflexions de mathé­
maticiens brillants tels René
Descartes (1596­1650), Alexandre
Grothendieck (1928­2014) – dont
le recueil Récoltes et Semailles
vient d’être publié (Gallimard,
deux volumes, 29,50 euros) – et
l’Américain William Thurston
(1946­2012), qui ont mis des mots
sur ce qu’il y avait dans la tête.
« Je me retrouve dans ce livre qui
démystifie les maths », estime
Raphaël Rouquier, professeur de
mathématiques à l’université de
Californie à Los Angeles et ami de
longue date de l’auteur. « J’étais
content aussi de lire que, dans
mes cours, j’étais assez proche des
techniques décrites. Mais il ne
faut pas cacher que tout cela
demande du travail pour y arri­
ver ! », juge Farouk Boucekkine,
enseignant en classes prépa au
lycée Fénelon, à Paris, également
proche de David Bessis.
Forcément, avec de pareilles
leçons, transpire l’idée que ce
yoga mental peut avoir d’autres
intérêts que de résoudre des
théorèmes. « Priver les gens des
maths, c’est les priver de quelque
chose d’important. Les maths, ça
peut nous rendre plus fort, donner
de la confiance, apporter du plai­
sir. C’est comme la diffusion des
livres à la fin du Moyen Age. Cela
pourrait déboucher sur de profon­
des révolutions dans la société. »
Tout un programme. 
david larousserie
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
BLANCHE
En plein dilemme
Par SYLVIE CHOKRON
R estreindre les libertés des plus jeu­
nes pour protéger les moins jeunes,
autoriser la gestation pour autrui,
préserver le droit à l’avortement, faciliter
l’euthanasie. Autant de sujets qui soulèvent
des questions publiques et privées, qui dé­
chaînent les passions et sur lesquels, pour­
tant, chaque société doit s’accorder.
Qu’est­ce qui est moral, qu’est­ce qui ne
l’est pas ? Pour aborder scientifiquement ce
sujet, en décembre 2021, Anita Keshmirian
et ses collègues de l’université de Munich
nous mettent face à ce dilemme : « Après un
meurtre violent en Allemagne, le journaliste
travaillant sur l’affaire découvre qu’un gou­
vernement étranger a commandité ce crime.
Ce pays est un partenaire historique de l’Alle­
magne avec lequel un accord commercial
d’une ampleur très importante est en passe
d’être signé. Cet accord permettra la création
de 10 000 emplois. Si le journaliste dénonce
ce qu’il s’est passé, le marché sera perdu. Fi­
nalement, ce dernier ne révèle rien, le deal est
un succès et aide des milliers de personnes.
La décision du journaliste était­elle morale­
ment acceptable ? »
Qu’auriez­vous fait à sa place ? Même si ce
scénario est fictionnel, il est très réaliste.
Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie,
a proposé l’existence de deux systèmes de
pensée : un système 1, associé à un raison­
nement rapide voire automatique lié à nos
émotions, et un système 2, qui serait plus
lent, plus conscient, plus délibéré et corres­
pondrait à un raisonnement plus contrôlé.
D’après Keith Stanovich, de l’université de
Toronto, ces deux systèmes s’affrontent
lorsque nous devons gérer un dilemme.
A l’origine des décisions « utilitaires »
Des actes exigent souvent d’enfreindre la
norme ou de violer un principe moral pour
le bien du plus grand nombre. On appelle
cela des décisions « utilitaires » car elles
auront pour conséquence de sacrifier quel­
ques personnes pour en aider beaucoup,
comparées aux décisions « déontologi­
ques » qui vont dans le sens de nos propres
jugements moraux quitte à n’aider qu’une
personne plutôt que plusieurs. Les déci­
sions déontologiques font plutôt intervenir
le système 1, alors que les décisions utilitai­
res sollicitent plutôt le système 2.
Trevor Kvaran, de l’université de l’Arizona,
a tenté de comprendre comment on pou­
vait favoriser les secondes. Avant de pren­
dre une décision face à un dilemme, des
participants ont été priés soit de résoudre
un problème mathématique – « Si un objet
se déplace à la vitesse de 5 centimètres par
minute, quelle distance aura­t­il parcourue
en 360 secondes ? » –, soit de décrire leur res­
senti émotionnel – « Quand vous entendez
le mot “pleurer”, que ressentez­vous ? » –, soit
encore, pour le groupe contrôle, de fixer
une croix sur un écran, c’est­à­dire ne rien
faire de particulier. Les décisions des parti­
cipants, confrontés à 30 dilemmes, sont
clairement liées à ce qu’on leur a fait faire
avant : plus utilitaires après avoir résolu un
problème de mathématiques qu’après avoir
exprimé leurs sentiments.
Anita Keshmirian a aussi testé comment
une discussion collégiale pouvait amener
des personnes à changer d’avis face à un di­
lemme. Le protocole comportait un juge­
ment individuel, une discussion de groupe
sur le sujet puis un second jugement indivi­
duel. Ces travaux de recherche se montrent
rassurants car, loin d’être définitives, nos
décisions sont influencées par les discus­
sions de groupe, qui favorisent les décisions
utilitaires et réduisent la charge émotion­
nelle des jugements individuels.
En pleine campagne présidentielle, reste à
espérer que les grands sujets de société puis­
sent être débattus et que, loin de camper sur
nos propres positions ou de n’être influen­
cés que par nos émotions, nous puissions,
collectivement, arriver à des consensus qui
puissent servir le plus grand nombre. 
Sylvie Chokron, directrice de recherches
au CNRS, Laboratoire de psychologie
de la perception, université Paris-Descartes
et Fondation ophtalmologique Rothschild
 CULTURE
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MERCREDI 26 JANVIER 2022
 CHEF­D'ŒUVRE           À  NE  PAS  MANQUER           À  VOIR           POURQUOI  PAS           ON  PEUT  ÉVITER
Plongée dans l’exercice du pouvoir local
Thomas Kruithof éclaire l’action politique en suivant le combat d’une maire et son chef de cabinet
LES PROMESSES

L’
une des premières sé­
quences des Promesses
nous plante en plein
naufrage. Coursives et
paliers inondés, plafonds ruisse­
lants, hommes et femmes s’escri­
mant à maîtriser le désastre avec
les moyens du bord (balais, seaux,
serpillières). La tuyauterie a lâché,
le paquebot prend l’eau, prêt à
sombrer. Le paquebot : en réalité,
une barre d’immeuble de la cité
des Bernardins, située dans la
banlieue parisienne, qui consti­
tue à la fois le point d’ancrage et
l’enjeu du deuxième long­mé­
trage de Thomas Kruithof. Le
nœud de la guerre qui occupe cha­
cun des personnages, détermine
leurs agissements, et à partir du­
quel se définit leur personnalité.
En premier lieu, la maire de la
banlieue en question, Clémence
(Isabelle Huppert), qui, après
deux mandats, s’apprête à céder
la place à sa première adjointe
(Naidra Ayadi) et, sans doute, à
quitter définitivement la politi­
que. Décision prise sans remords
ni regrets, à condition de gagner
son dernier combat : obtenir,
pour les Bernardins et ses trois
mille logements, la subvention de
soixante­trois millions que pro­
jette d’allouer l’Etat à l’une des ci­
tés insalubres du Grand Paris. Clé­
mence a fait cette promesse à ses
administrés, elle tient à tenir pa­
role. Elle bénéficie d’une aide pré­
cieuse en la personne de Yazid
(Reda Kateb), son ambitieux chef
de cabinet, qui, issu de la cité, en
connaît tous les résidents.
Elus en prise avec le réel
Côte à côte, liés par une compli­
cité de longue date et une estime
mutuelle, la maire et son bras
droit mènent la bataille sur le ter­
rain et dans les bureaux de l’Ely­
sée. Celle­ci fournit au film une
matière complexe, mordante et
purement politique à laquelle le
cinéaste et son scénariste Jean­
Baptiste Delafon (coauteur avec
Eric Benzekri de la série de Canal+
Baron noir, 2016) n’ont rien con­
cédé. Pas même quelques scènes
susceptibles de nous renseigner
sur le passé des personnages. Les
Promesses demeure fidèle à la li­
gne narrative qui commande son
propos : montrer la façon dont
s’exerce le pouvoir local. Sujet qui
met en scène des élus en prise
Un poème cambodgien sur la bombe atomique
Dans un film expérimental, aussi captivant qu’éprouvant, Rithy Panh met en scène une histoire des guerres au XXe siècle
IRRADIÉS

L e fond de l’air est cendré :
gris et pâle comme une ar­
chive d’une guerre loin­
taine, hagard et enfumé comme
un lendemain de bombarde­
ment. On ne peut pas découvrir
Irradiés, le dernier film de Rithy
Panh, prix du meilleur documen­
taire au Festival de Berlin,
en 2020, sans penser au magnifi­
que essai de Chris Marker (1921­
2012), Le fond de l’air est rouge
(1977), œuvre de montage incan­
descente sur l’histoire des luttes
et des contestations – dont quel­
ques extraits apparaissent dans le
film de Rithy Panh. Le cinéaste
franco­cambodgien, né en 1964 à
Phnom Penh, nous parle d’un
autre embrasement, celui des
guerres à répétition qui auront
imprimé tragiquement le
XXe siècle, éprouvante « compres­
sion » d’histoire qui donne le sen­
timent – à juste titre – qu’aucun
Clémence,
maire d’une
ville de
banlieue,
interprétée
par Isabelle
Huppert.
WILD BUNCH
DISTRIBUTION
avec le réel, proches des habitants
et de leurs préoccupations, con­
traints de composer avec le
meilleur (le tissu associatif)
comme le pire (les marchands de
sommeil), et de rétablir la con­
fiance quand tout fout le camp.
C’est ce matériau humain
auquel se frotte le film et qu’il res­
titue par le concret. L’action des
élus mais aussi celle d’hommes et
de femmes luttant, au jour le jour,
pour sauver leur logement et ob­
tenir des conditions de vie plus
décentes. Qu’ils soient des pro­
priétaires ayant économisé toute
leur existence pour s’acheter un
appartement qui, aujourd’hui, ne
vaut plus rien, ou de simples loca­
taires. Certains, regroupés en as­
sociation, décident de ne plus
payer leurs charges tant que les
locaux ne sont pas rénovés. Tan­
dis que, de leur côté, des mar­
chands de sommeil s’enrichis­
sent en louant aux plus démunis
enseignement n’a été tiré des
conflits successifs.
Chris Marker avait choisi le
bouillonnement d’images aux
teintes cuivrées, Rithy Panh opte
pour un film­installation en noir
et blanc, au rythme fluide et or­
donnancé : voici un écran divisé
en trois panneaux, étiré comme
un plan large, la même image se
retrouvant (souvent) trois fois à
l’écran, produisant un effet de sé­
rie, quelques­unes d’entre elles
étant difficilement soutenables.
Certaines sont issues d’archives,
d’autres de grands films de l’his­
toire du cinéma – outre Le fond de
l’air est rouge, Hiroshima mon
amour (1959), d’Alain Resnais,
Chronique d’un été (1961), d’Edgar
Morin et Jean Rouch… – sans
oublier la série documentaire de
Blanche Finger et William Karel,
Jusqu’au dernier. La destruction
des juifs d’Europe (2014), etc.
Depuis Site 2 (1989), son premier
film sur un camp de réfugiés cam­
bodgiens, l’œuvre de Rithy Panh
(notamment les demandeurs
d’asile) des espaces insalubres.
Témoins de ces actions, interlo­
cuteurs et passeurs de la parole
qui s’exprime, la maire et son chef
de cabinet, tour à tour, apaisent,
négocient, proposent des solu­
tions, jouent l’esbroufe. Il leur
faut mettre toutes les chances de
leur côté pour convaincre le haut­
commissaire chargé du projet de
réhabilitation des villes de ban­
lieue, Jérôme Narvaux (Laurent
Poitrenaux), d’appuyer le dossier
des Bernardins auprès du pre­
mier ministre.
Course contre la montre
Plutôt enclin à les satisfaire, Nar­
vaux finit par se rétracter, refroidi
par le boycott des charges décidé
par les habitants. Les promesses
vont et viennent, changent de
camp et d’objet. Voilà que l’on fait
miroiter à Clémence un poste de
ministre. Les cartes sont rebat­
est habitée par la mémoire du gé­
nocide perpétré par les Khmers
rouges, entre 1975 et 1979, lequel
emporta toute sa famille. Rithy
Panh le dit souvent, la guerre a fait
de lui un cinéaste : interné à l’âge
de 11 ans dans les camps khmers
de réhabilitation par le travail, il
parvint à s’en échapper quatre ans
plus tard, en 1979, et arriva au
camp de réfugiés de Mai Rut, en
Thaïlande. Un an plus tard, il s’ins­
talla en France puis entra en 1985 à
l’Idhec, l’ancien nom de la Fémis,
la prestigieuse école de cinéma pa­
risienne. Le réalisateur ne s’est ja­
mais vu comme un survivant
mais comme un « vivant », dit­il,
capable de créer, certains docu­
mentaires visant à restituer une
mémoire au peuple cambodgien,
ainsi qu’à ses proches – Les Gens de
la rizière (1994) et plus récemment
Les Tombeaux sans nom (2018),
d’autres affrontant les bourreaux
qui vivent encore au sein de la po­
pulation – S21. La machine de mort
khmère rouge (2003).
Cette approche
locale de
la politique
éloigne le film des
thèmes rebattus
au profit d’un
horizon plus large
tues. Les convictions vacillent. Et,
ce faisant, éclairent les personna­
ges d’un jour nouveau.
Bien qu’entièrement dévouée à
la cause de ses administrés, Clé­
mence n’en demeure pas moins
sensible aux attraits du palais.
Certes, respectueuse à l’égard de
ses proches collaborateurs mais
aussi capable de balayer d’un re­
vers de la main sa première ad­
jointe. De la même manière,
Yazid, dont l’engagement et la
Irradiés s’ouvre sur une ma­
quette de maison, fragile assem­
blage de papier et de bois que des
doigts patients et experts s’atta­
chent à coller et réparer. Une habi­
tation cambodgienne, suppose­
t­on d’emblée, mais Rithy Panh est
peut­être habité par un autre sou­
venir entêtant : sa rencontre avec
un Japonais qui avait 8 ans lors­
qu’il fut irradié à Hiroshima,
en 1945. Méconnaissable à cause
de ses brûlures, il revint plus tard
sur le lieu de son enfance, décidé à
reconstruire la maison familiale,
mais ses voisins le regardèrent de
travers, ne le reconnaissant pas.
Questionner l’identité
Dès les premières images, tout est
dit de la volonté de Rithy Panh de
questionner l’identité au sens
large, et pas seulement cambod­
gienne. Irradiés entremêle les
atrocités du siècle passé – seconde
guerre mondiale, masques à gaz,
bombe atomique, Vietnam, Na­
palm, Cambodge et d’autres en­
loyauté ne font aucun doute,
n’hésite pas à abuser de son pou­
voir, avec la morgue qui sied aux
ambitieux. Voilà pas mal de
temps qu’il attend son heure :
poursuivre sa carrière à Paris et
quitter enfin cette banlieue où il
n’en peut plus de bouffer les
kebabs. La proposition d’un mi­
nistère faite à Clémence présage
un basculement auquel le film
demeure suspendu, construisant
ainsi un suspense dont la lente
progression aboutit au final : ce
point de rupture où tout ce qui
avait prévalu (maîtrise et retenue
des corps et de la parole) cède
soudain à la fébrilité
désordonnée d’une course con­
tre la montre.
Cette approche locale de la poli­
tique éloigne le film des thèmes
rebattus (course au pouvoir,
manœuvres d’élus corrompus) au
profit d’un horizon plus large, où
le collectif prévaut sur l’entre­soi,
core… – enchaînant les plans
comme une pluie d’acide dissol­
vant l’humanité.
Car très vite arrivent les corps
inanimés, amputés, incendiés, les
peaux brûlées, les chairs à vif,
dans un montage et une dynami­
que implacables. Comme une fe­
nêtre de respiration, les voix off
d’André Wilms et de Rebecca Mar­
der, de la Comédie­Française,
nous donnent à entendre de la lit­
térature et de la poésie, tels ces
Poèmes de la bombe atomique, de
Toge Sankichi (éd. de Corlevour).
Parfois, la mise en scène en forme
de triptyque diffuse non plus des
plans fixes mais des travellings,
l’image défilant de gauche à
droite, la première semblant vou­
loir « avaler » ou effacer les sui­
vantes, dans une course sans fin.
La profusion et le défilement
questionnent l’amnésie collec­
tive. Qu’est­ce qui pousse des
gens à devenir des tueurs ? Com­
ment parvient­on à déshumani­
ser le sujet à exécuter ?
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l’action sur les petits arrange­
ments. Les Promesses multiplie
ainsi les points de vue, les change­
ments de lieu, les allers et retours
entre la banlieue et Paris.
Chaque élément vient construire
un puzzle aux contours incer­
tains que la précision du scénario
et du montage, l’intelligence du
cadre et la chorégraphie des per­
sonnages qui l’anime se chargent
de rendre plus nets, à mesure que
la pièce s’édifie. Presque cinq ans
après son premier long­métrage,
La Mécanique de l’ombre (plongée
dans les bas­fonds de l’espion­
nage, sur fond d’élection prési­
dentielle), Thomas Kruithof rend
à la politique sa belle lumière. Et,
sur le terrain, redonne du souffle
aux promesses. 
véronique cauhapé
Film français de Thomas
Kruithof. Avec Isabelle Huppert,
Reda Kateb, Naidra Ayadi (1 h 38).
Ne jamais être hors­sol, mais
faire éprouver l’expérience, tel est
le choix du réalisateur qui juxta­
pose le lâcher d’une bombe et un
cortège d’habitants fuyant leurs
habitations. Les échappées les
plus douces, mais non moins
douloureuses, nous sont offertes
par des extraits de Chronique d’un
été, avec cette question posée in­
lassablement aux passants pari­
siens, par Marceline Loridan
(1928­2018) : « Etes­vous heu­
reux ? », la jeune femme (qui de­
viendra cinéaste) ne se consolant
pas d’avoir perdu son père dans
un camp d’Auschwitz, alors qu’el­
le­même en fut rescapée. Il y a
aussi ce danseur de buto qui se
glisse peu à peu dans le triptyque,
se livrant bientôt à un trip hypno­
tique, la peau couverte de poudre
blanche, comme il se doit. Pareille
à de la cendre. 
clarisse fabre
Documentaire français,
cambodgien de Rithy Panh (1 h 28).
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26 | culture MERCREDI 26 JANVIER 2022

Un saltimbanque à l’assaut de la mairie

Avec sa fiction documentaire, Thomas Paulot tente une expérience de démocratie à Revin, dans les Ardennes

– en ce qu’il est payé pour jouer ce

MUNICIPALE rôle dans le film –, il n’en est pas
 moins vrai que la dynamique

E
n ces temps de crise épi­ de sa candidature – en ce qu’elle
démique et sociale, bien le crédibilise, tout comédien qu’il
à l’abri des plates­formes soit par ailleurs, comme acteur
et de leurs robots à part entière de ces élections –
qui nous disent quoi regarder, autorise à le définir comme un vé­
la sortie culturelle, naguère aven­ ritable candidat. Feu Raymond
tureuse, ne s’envisage plus désor­ Devos eut drôlement apprécié ce
mais qu’à coup sûr. Qui, aujour­ film, dont l’imbroglio ouvre l’es­
d’hui, a le temps, l’envie, le goût de prit aux quatre vents de la liberté.
tenter un mouvement qui n’aille
pas vers la reconnaissance de ce Honnêteté et humilité
que l’on est, de ce que l’on aime ? Donc Laurent – un grand brun
Qui en a, d’ailleurs, ne serait­ce dans les 40 ans, l’air franc et sym­
que les moyens financiers ? Cer­ pathique – sort un beau matin
tains films, non identifiés, invi­ d’un train bleu acier SNCF dans
tent pourtant à casser cette rou­ le brouillard d’une commune
tine. Leur part d’incertitude et française du Grand­Est. Le titre du
d’improbabilité nous appelle. film s’inscrit en grosses lettres jau­
Tel serait, en tout cas, le pari à nes pétantes sur cette carte pos­
tenter avec Municipale, fiction do­ tale grisâtre, tel l’équivalent gra­
cumentaire d’une fraîcheur bien­ phique de la mixture alchimique
venue, expérience de laboratoire que nous mijote Thomas Paulot.
à ciel ouvert, premier long­mé­ Papot, avec l’aide de deux compar­
trage d’un jeune homme dont on ses, s’installe au bar Le Celtic, dé­
n’a jamais entendu parler, réalisé saffecté, pour en faire son QG de
avec le concours d’un acteur qu’on campagne. Il met la main à la pâte.
ne connaît pas beaucoup mieux. Coupe de cheveux. Photo. Recher­
Thomas Paulot a imaginé, à la fa­ che d’un slogan pour son affiche.
veur des élections municipales de C’est après que les choses
Revin, dans les Ardennes, en 2020, se compliquent, au point qu’on a Laurent Papot, comédien et candidat en campagne. REZO FILMS
d’y envoyer un « faux » candidat, un peu peur quand même pour
en la personne de l’acteur Laurent le film. Quelle politique ? Quel
Papot, lequel ne cherchera nulle­ programme ? Quelle croyance ? citoyen dont on n’est pas, fonda­ question qui tue – et dont tout spectateur. Ainsi va le film, de
ment à dissimuler la singularité de A quelles idées, selon quel critère, mentalement, partie prenante ? le monde sait, ceux qui la lui po­ toute façon – entre force et fai­
Le film documente
l’expérience à laquelle il se prête. en vertu de quel parcours, de En fait, la question n’est pas là. sent les premiers, qu’elle n’est que blesse, croyance et doute, tirant la France,
Et, déjà, ne serait­ce que dans quelle compétence et de quel in­ Papot, chaud bouillant dans son rhétorique –, le candidat répond d’ailleurs sa force et sa croyance
la formulation que nous nous térêt pour la chose publique l’ac­ rôle, a l’intelligence de la jouer que l’expérience s’arrêtera là et de l’aveu même de sa faiblesse et
en un mot. Des
voyons contraints d’employer teur propulsé du jour au lende­ à l’honnêteté et à l’humilité. Il ren­ qu’il remettra son pouvoir aux ci­ de ses doutes. petits notables
pour le présenter, le dispositif main candidat entend­il convain­ contre tout le monde. S’informe. toyens aussitôt élu. C’est dire que, à bien des égards,
nous piège et nous désarçonne. cre ? N’y a­t­il pas, dans ce projet S’attache à comprendre les enjeux Et là, soudain, devant la belle pi­ Municipale est emballant. Par son
et des grands
Car s’il n’est pas faux de le pré­ bizarre, de la désinvolture, voire sociaux, politiques et humains de rouette autogestionnaire du sal­ côté documentaire d’une part, abandonnés,
senter comme un faux candidat un certain mépris pour un enjeu cette ville. Et s’il gagnait ? A cette timbanque, le doute ressaisit le puisque à travers le candidat Pa­
pot, qui croise à peu près tous ses
de la peur
adversaires, s’esquisse une chro­ et de la colère
nique de cette élection, jouée sur
« Se servir de l’outil de la fiction pour générer du documentaire » un terrain et un air connus : sidé­
rurgie laminée à la fin des « trente seignante d’histoire à la retraite,
glorieuses », Electrolux, dernier pas mal de prolos, un ex­encarté
que des jeunes gens nés dans les années de la Meuse : un endroit particulièrement personnage relais, réceptacle de la réalité géant, qui délocalise, rupture avec du PS au jeu trouble, le leader de la
1990 – le réalisateur Thomas Paulot et ses actif en termes de luttes syndicales mais alentour. L’envie était de se servir de l’outil la tradition socialiste qui régnait liste « gilets jaunes » qui s’est épris
auteurs, Ferdinand Flame et Milan Alfonsi – aussi de politiques culturelles liées à la vie de la fiction pour générer du documen­ depuis toujours, vote Front natio­ de Papot, une jeune chômeuse à la
aient, pour leur premier long­métrage, en usine. Ce sont ensuite des rencontres taire, que l’une soit le miroir de l’autre. Lau­ nal à 45 % lors de la dernière élec­ langue tranchante et aux yeux de
l’ambition d’ouvrir le capot de la politique qui nous ont décidés à rester à Revin. rent va même plus loin : il s’émancipe tion présidentielle, liste « gilets jade, et toute la bande de la com­
française telle qu’elle se pratique à l’échelon de son rôle, il devient une voix, un capteur. jaunes » en embuscade. Et, aux munauté d’origine maghrébine
local est une bonne nouvelle. Mais quand Comment avez­vous choisi le comédien manettes, le maire divers droite, du café Le Terminus, qui l’ont
ils décident de propulser un acteur, Laurent pour incarner ce candidat ? Comment les autres candidats Daniel Durbecq, qui sera large­ adopté comme l’un des leurs.
Papot, dans le jeu des élections municipa­ On a vu une quinzaine de comédiens. et le maire en place ont­ils accueilli ment réélu à l’issue de cette élec­ On laissera au spectateur le soin
les, à Revin (Ardennes), cela donne une ex­ Laurent [Papot] s’est détaché dans un se­ votre démarche ? tion. La France, en un mot. Des pe­ de découvrir la suite de cette fable
périence de cinéma inédite et l’un des cond temps, celui de mises en situation On a été très bien accueillis, personne tits notables et des grands aban­ politique, sous le signe du sus­
beaux portraits de la France oubliée. dans un bar, en banlieue parisienne : on al­ ne nous a mis de bâtons dans les roues. donnés, de la peur et de la colère. pense : Papot réussira­t­il à mon­
lait dans un bistrot et lui devait proposer Le maire, Daniel Durbecq [divers droite], Par ailleurs, c’est aussi ce que dé­ ter sa liste ? Sera­t­il suivi par tous
Comment le projet est­il né ? un projet, entrer en contact avec les gens. entretenait un dialogue constant avec clenche la fiction du film qui ceux qui avaient vu en lui l’occa­
Il est le fruit d’un travail collectif avec Il avait une capacité d’improvisation extra­ nous et apparaît à plusieurs reprises dans le rend formidable. Ces gens ren­ sion de faire un pas de côté et de ré­
mes coauteurs. On a commencé l’écriture ordinaire. Ce qui nous a surtout plu, c’est le film. On a essayé de négocier pour que contrés, de tous milieux, de toutes fléchir à la possibilité d’une action
en 2018, quand je suis sorti de l’école [mas­ sa faculté à embarquer les gens autour de toutes les listes soient représentées, mais natures, de toutes générations, qui collective d’une autre nature ? Fi­
ter en cinéma de l’Ecole cantonale d’art de lui, à faire jouer les autres, les non­profes­ certaines ont refusé de participer, comme s’estiment sans doute si peu con­ nira­t­il par s’impliquer dans
Lausanne et de la Haute Ecole d’art et de de­ sionnels, tout en parlant d’un sujet aussi d’êtres filmées lors des réunions publi­ cernés par les partis et la bataille l’aventure, au point d’en perdre
sign Genève]. L’idée était d’engager un co­ sérieux que l’élection. ques. Finalement, la plus grande proximité en cours qu’ils se mettent à suivre l’envie de jouer ? Qu’est­ce qui,
médien pour se présenter à une élection s’est établie avec la liste des « gilets jau­ cet amateur de Papot. Qui y croit de l’imagination au pouvoir ou du
municipale. J’ai d’abord pensé organiser La dramaturgie de l’élection se double nes » : il y avait des envies communes, no­ de plus en plus. pouvoir sans imagination, aura
la chose dans le village de mon grand­père, du portrait bouleversant d’une petite tamment ces idées de participation ci­ Tractage, entretien à la « une » raison de l’autre ? Avec, au bout du
dans les Ardennes, mais il ne comptait que ville industrialisée aux espoirs déçus. toyenne et d’autogestion, sur lesquelles de L’Ardennais, refus d’un pro­ chemin, l’amertume et l’espoir
60 habitants. Pour toucher à des probléma­ Comment fiction et documentaire on se retrouvait. Le film est parti d’un pos­ gramme et défense des possibles marchant main dans la main. 
tiques plus larges que les enjeux souvent se sont­ils mélangés ? tulat partagé : l’insuffisance du système re­ amènent au néocandidat un pu­ jacques mandelbaum
familiaux qui animent ce genre de com­ C’est le point fondamental du projet, qui présentatif aujourd’hui.  blic bigarré, dont l’intelligence
mune, on a fait un « casting de villes » dans trouve son modèle dans le film Route One/ propos recueillis par fine et collective du projet émeut Film français de Thomas Paulot.
les parages. On s’est arrêtés dans la vallée USA (1989), de Robert Kramer : l’idée d’un mathieu macheret incroyablement. Il y a là une en­ Avec Laurent Papot (1 h 49).

Portrait d’une jeune juive dans l’ignorance de son destin tragique

Inspiré des journaux d’Anne Frank et d’Hélène Berr, le premier film de Sandrine Kiberlain dérange par son désancrage historique excessif

On sent, forcément, des éclats
UNE JEUNE FILLE autobiographiques dans le por­
QUI VA BIEN trait d’Irène, 19 ans, passionnée de
théâtre, qui virevolte entre ses ré­
 pétitions, les cafés avec les copains
carton d’ouverture pour nous
guider, ni de coiffure rétro, mal­
gré les tenues d’un autre temps,
aucune affiche ni aucune voiture
dans les rues pour nous repérer.
Irène vaque à ses rêves, rencontre
un garçon, répète pour intégrer
le Conservatoire, et ne pense qu’à
ça, même lorsqu’elle arbore une
étoile jaune sur sa veste.
elle vraiment possible ? En ce sens,
la réalisatrice dit s’être inspirée
des journaux intimes d’Hélène
Berr et d’Anne Frank, décrivant la
vie d’une jeune fille sous l’Occu­
l’huile : le portrait de jeune fille,
immuable dans ses coordonnées,
et le film historique, à ce point dé­
réalisé (aucun drapeau nazi ni SS
dans les rues) qu’il finit par perdre

C’ est l’éternelle histoire

d’une adolescente com­
me une autre, et le ci­
néma français ne se lassera jamais
de filmer l’éclosion des jeunes
filles, la longue procession des
premières fois, de l’insouciance
qui se fissure au contact du réel.
C’est ce genre qu’a choisi l’actrice
Sandrine Kiberlain pour son pre­
mier long­métrage, Une jeune fille
qui va bien, présenté à Cannes
en 2021, à la Semaine de la critique.
et l’heure du dîner avec son père,
sa grand­mère et son frère. Une
certaine manière de s’attendrir
et de se rappeler à travers le corps
d’une autre – celui de Rebecca
Marder, de la Comédie­Française,
dont on a dernièrement croisé
la présence électrisée dans Trom­
perie, d’Arnaud Desplechin.
On décèlera rapidement une in­
quiétante étrangeté, une boiterie
qui grippe le « film de jeune fille » :
impossible de dater le récit, aucun
Kiberlain filme dans des coins de
rue déserts, en plans resserrés,
beaucoup en intérieur – prise
dans le regard d’une adolescente
obstinée, la réalité devient vague.
Ce pourrait être aujourd’hui
comme il y a cinquante ans. Jus­
qu’à une première réplique dite
en passant : « Il faut mettre le tam­
pon “Juif” sur les papiers. »
Le jeu de piste s’interrompt,
nous sommes à Paris, sous l’Occu­
pation, mais le déni se poursuit :
Posture de cinéaste
Il y a une belle idée qui préside au
film, qui consiste à tenir le cap fixé
par son titre : Kiberlain reste à la
réalité telle qu’elle se donne à une
juive de 19 ans en 1942, évoluant
dans l’ignorance de ce qui l’at­
tend, ne percevant pas dans les re­
gards louches et les restrictions
imposées aux juifs l’horizon tragi­
que qui la guette – mais autant
d’insouciance, à l’époque, était­
pation jusqu’à l’interruption bru­
tale de la recension quotidienne.
A force de précautions pour évi­
ter la reconstitution sépia et la
lourdeur historique, le film finit
par créer un autre artifice, celui
d’un désancrage excessif, d’une lé­
gèreté qui relève plus d’une pos­
ture de cinéaste que d’une attitude
de l’héroïne – et l’invraisemblance
finit par tout envahir.
Le film entremêle deux récits
qui dialoguent comme l’eau et
de sa consistance. L’invocation de
l’Occupation devient étrange­
ment accessoire et agit davantage
comme un exhausteur narratif
(l’imminente tragédie que chaque
spectateur attend et qu’il n’y a plus
besoin d’expliquer) pour scénario
en mal de tension dramatique. 
murielle joudet
Film français de Sandrine
Kiberlain. Avec Rebecca Marder,
André Marcon (1 h 38).
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MERCREDI 26 JANVIER 2022 culture | 27

Le harcèlement scolaire Un road trip en fourgon

vu à hauteur d’enfant
Laura Wendel suit au plus près le combat
d’une fillette pour protéger son frère violenté
funéraire qui roule droit au cœur
Bernard Campan et Alexandre Jollien, réalisateurs et acteurs, signent
UN MONDE tile. En classe, dans la cour, au
gymnase : partout le bruit, la vio­
une comédie philosophique sur l’alliance magnifiée de deux faiblesses
 lence des mots, des gestes, des or­

Q ue nous l’ayons vu ou
vécu, nous connaissons
la scène. Un classique de
la rentrée des classes.
dres. Le réconfort interdit, comme
cette scène où Nora est arrachée à
la grille de l’école, à travers laquelle
elle parlait à son père. Jamais
PRESQUE

Un film de
tandem comique
ans entre Campan et Jollien, mais
surtout parce qu’il prend la forme
d’un film de tandem comique qui
chables, d’Olivier Nakache et Eric
Toledano, il y a dix ans), le « pres­
que » du titre s’incarne dans une

Une gamine, en larmes, passe des
bras de son grand frère Abel (Gün­
ter Duret) à ceux de son père (Ka­
rim Leklou). S’accroche comme à
une bouée de sauvetage. « Ça va al­
ler, t’inquiète », rassure le premier.
« Allez, vas­y maintenant », encou­
rage le second, s’agenouillant
pour convaincre sa fille, les yeux
dans les yeux. Nous y sommes.
Tout près des visages dont le grain
et la pâleur bouleversent ; à cette
hauteur d’enfant dont nous ne dé­
collerons plus désormais.
Dès le départ, et durant soixan­
te­seize minutes, la caméra de­
meurera arrimée à la nuque, aux
joues, au regard de Nora (Maya
Vanderbeque), faisant de nous un
camarade silencieux, accroché à
ses basques. Contraint de la suivre
dans le huis clos de l’école où, cha­
que jour, se sentant abandonnée,
elle cherche son frère, aspire à sa
compagnie sans oser le rejoindre.
Il est avec les grands, ses copains
soi­disant, qui semblent pourtant
bien mal le traiter. En réalité, Abel
est victime de harcèlement. Il fau­
dra du temps à Nora, 7 ans, pour
comprendre. Et savoir si elle doit
intervenir (dénoncer) ou pas.
Difficile, à cet âge, d’appréhen­
der ce qui se joue autour de soi. Et
plus encore quand tout paraît hos­
l’école ne nous était à ce point ap­
parue comme une prison. Pour
cause : nous sommes au niveau de
l’enfant et cela change tout.
Procédé efficace
Le procédé est à ce point efficace
qu’il nous met à la même épreuve
que sa jeune héroïne. Laquelle,
haute comme trois pommes, pe­
tit corps compact, visage renfro­
gné, nous donne à voir le monde,
à sa manière. Réveillant du même
coup nos souvenirs d’enfance, et
surtout les sensations qui les ont
accompagnés.
L’angoisse qui tétanise au ta­
bleau, la solitude qui serre la
gorge quand les autres nous rejet­
tent, mais aussi la joie quasi eni­
vrante quand, soudain, ils dai­
gnent nous accepter. C’est à cette
expérience sensorielle que nous
confronte le premier long­mé­
trage de la réalisatrice belge Laura
Wendel (sélectionné dans la caté­
gorie Un certain regard, lors du
Festival de Cannes 2021). Une ex­
périence dont on ressort l’esprit
chamboulé et le corps rompu. 
véronique cauhapé
Film belge de Laura Wendel. Avec
Maya Vanderbeque, Günter Duret,
Karim Leklou (1 h 15).
S
on tricycle fait de lui un
homme heureux. Casque
vissé sur les oreilles, Igor,
un livreur de légumes
d’une quarantaine d’années, va
dans le vent, emplit ses poumons
d’un goût de liberté, ne pense
plus à rien, sinon à garder l’équili­
bre. Le garçon est handicapé, in­
firme moteur cérébral, dit le jar­
gon médical. Il a du mal à coor­
donner ses mouvements, sa dé­
marche est sinueuse, il parle
lentement et manie mal la four­
chette et le couteau, leur préfé­
rant la cuillère à soupe, tout cela à
cause d’un étranglement à la
naissance par cordon ombilical.
Et badaboum ! il tombe de son
tricycle. « Je viens d’envoyer un
handicapé dans le fossé », résume
au téléphone le coupable, Louis,
directeur de pompes funèbres ap­
prochant la soixantaine, particu­
lièrement embarrassé par la si­
tuation. Vite rétabli, Igor voit en
lui une sorte d’alter ego qui trim­
balle comme lui un fardeau : pas
commode d’être croque­mort, ça
jette un froid, non ? Sans doute y
voit­il déjà l’alliance magnifiée de
deux faiblesses qu’ils pourront
retourner à leur avantage.
Soyons honnêtes, on craignait le
pire : une bluette prônant à
qui n’essaye pas
de nous duper
en matière
de philosophie
aristotélicienne
tout­va l’ouverture à la différence,
un produit pensé pour cartonner
dans les salles, bâti sur un canevas
à peine croyable – un croque­mort
et un handicapé traversent la
Suisse et la France pour livrer un
cercueil, à Montpellier.
A la réalisation et au casting, un
duo mercatique avec le retour de
Bernard Campan, l’ex­membre du
trio comique des années 1990 Les
Inconnus, devenu un des héros de
la série de films sentimentaux Le
Cœur des hommes? et pour la pre­
mière fois à l’écran, Alexandre
Jollien, handicapé et philosophe
suisse, comme son personnage,
auteur de dix ouvrages, toujours
prêt à vanter sur les plateaux télé­
visés les mérites de la sagesse, du
bonheur et de la liberté.
Eh bien ! On s’était trompé, car le
road trip en fourgon funéraire
roule droit au cœur. Peut­être
parce qu’il se nourrit d’une his­
toire d’amitié née il y a dix­huit
n’essaye pas de nous duper en ma­
tière de philosophie aristotéli­
cienne : l’homme est l’ami de
l’homme, aimez­vous les uns les
autres, au­delà des différences.
A ce titre, Presque ne perd pas
son temps à décliner la liste des
écarts abyssaux qui séparent les
deux personnages avant de les
réunir, ni ne surjoue le rejet. Louis
est juste un type ordinaire, peu
enclin à l’expression de ses senti­
ments, qui n’a pas tellement envie
de s’impliquer dans une relation
amicale à plusieurs inconnues :
Igor sera­t­il toujours aussi collant
et n’est­il pas un peu simplet ?
Le pari de la gémellité
Cette tendre comédie fait le pari
plus subtil de la gémellité, assu­
mant dès les premières minutes
un terrain d’entente possible.
Même taille, même calvitie,
même regard, même froncement
de sourcils… Ces Dupond et
Dupont sont à ce point ressem­
blants que ceux qu’ils croisent po­
sent la question de leur parenté
– « C’est ton frère ? » Si, sur la lon­
gueur, le film surexploite ce mi­
métisme troublant et n’échappe
pas à quelques passages obligés
(jouer de son handicap pour atten­
drir la police, comme dans Intou­
approche purement comporte­
mentaliste des deux charlots.
De William Faulkner (Tandis
que j’agonise, 1930) à Joel Egloff
(Edmond Ganglion et fils, 1999), ce
n’est pas la première fois que
l’acheminement d’une dépouille
permet à ses convoyeurs de re­
créer des liens. Au chevet d’un
cercueil qui, de toute évidence,
permet de relativiser les tour­
ments, Presque se lance sur la
piste du dialogue socratique en­
treprise par Jollien dans Eloge de
la faiblesse, en 1999.
Au­delà du goût actuel pour la
vulgarisation en la matière, le film
invente des gags philosophiques
(contrôler ses pulsions par la pen­
sée stoïcienne, en décomposant
mentalement le corps de l’autre,
des poils aux viscères) et se double
d’une métaphore sociale bienve­
nue à la suite des propos tenus par
Eric Zemmour, candidat à la prési­
dentielle, sur la scolarisation non
inclusive des élèves handicapés
dans des écoles spécialisées.
« Mais quelle salope ! », sourit Igor,
ancien élève, envoyé dans ce genre
d’établissement par sa mère. 
maroussia dubreuil
Film français de et avec Bernard
Campan et Alexandre Jollien (1h32).

Jeux et enjeux de l’art

autour de Léonard de Vinci
Un documentaire décrypte l’emballement dû au « Salvator Mundi » HORS-SÉRIE

vre a envisagé d’inclure le Salvator

THE LOST LEONARDO Le film centre Mundi dans son exposition consa­ LES

PEUPLES
 sa narration sur crée à Vinci, il a écrit au président

L e record mondial, aux en­

ce personnage de la République pour dénoncer

chères, 450 millions de dol­
lars (397,5 millions d’euros),
frais compris, a­t­il été obtenu
pour un tableau de Dianne Mo­
destini ? C’est du moins la ques­
tion que pose le documentariste
danois Andreas Koefoed à la res­
tauratrice new­yorkaise, fameuse
dans le milieu, mais devenue célè­
bre au­delà depuis qu’un panneau
ancien, passé par ses mains exper­
tes, représentant le Christ sauveur
du monde (Salvator Mundi) a été
attribué à Leonard de Vinci.
Modestement, Modestini ré­
pond n’avoir rien du génie du maî­
tre. Cependant, sans elle, ce ta­
bleau serait resté l’une des innom­
brables épaves qui traînent dans
les salles des ventes. Il a été acquis
en 2005, aux enchères en Loui­
siane, pour 1 175 dollars par Robert
Simon, qui se présente comme un
« sleeper hunter », un « chasseur
d’œuvres dormantes », c’est­à­dire
mal attribuées par les experts.
Nombreux sceptiques
Le tableau est encroûté par des
repeints tardifs, le panneau est
abîmé, fissuré par un nœud
du bois présent dans l’une des
planches qui le constituent. Ce dé­
tail a son importance, il sert d’ar­
gument à ceux qui doutent de son
authenticité : jamais Léonard, sou­
cieux de perfection, n’aurait tra­
vaillé sur un support si médiocre.
Dianne Modestini le décape et re­
peint à la manière de Vinci pour
combler les manques : « Ce n’est
pas un Léonard de Vinci, affirme
Frank Zöllner, ancien directeur
du Musée de Leipzig et spécialiste
du peintre, c’est un chef­d’œuvre de
Dianne Modestini ! »
persuadé d’avoir
aidé à révéler
ce qu’il croit être
un chef-d’œuvre
L’un des intérêts du film est de
centrer sa narration sur ce person­
nage de femme passionnée, talen­
tueuse, si persuadée d’avoir aidé à
révéler ce qu’elle croit être un
chef­d’œuvre qu’elle en est tou­
chante, désarmante même.
Certes, elle est soutenue par
beaucoup, les marchands en pre­
mier. Vu le prix, on comprend
pourquoi. Par un ou deux histo­
riens d’art aussi : Martin Kemp, re­
traité de l’université d’Oxford, y
« sent une présence », comme
quand on fait tourner les tables.
Luke Syson, alors à la National
Gallery de Londres (il a été remer­
cié depuis), n’hésite pas à le faire fi­
gurer comme authentique dans
une exposition consacrée au maî­
tre : de mémoire de conservateur,
valider ainsi une œuvre douteuse
proposée sur le marché ne s’était
jamais vu. Au point que le réalisa­
teur, à demi­mot, n’hésite pas à lui
demander s’il a touché quelque
chose… Question sans réponse.
Or, les sceptiques sont nom­
breux. Outre M. Zöllner, l’une des
analyses les plus pertinentes est
celle de Jacques Franck. C’est l’un
des rares historiens de l’art à prati­
quer la peinture, dans une facture
des plus classiques, s’inspirant des
techniques de la Renaissance. Ses
avis sont écoutés. Mieux, ils sont
souvent entendus : quand le Lou­
CARTES
l’atteinte que cela porterait à la ré­ EN
putation du musée, mais a surtout
convaincu les conservateurs d’y
regarder de plus près.
Il souligne notamment dans
le film une erreur anatomique
dans les doigts du Christ, que
Vinci, pionnier de la dissection,
n’aurait jamais pu commettre,
et s’est expliqué en détail dans
un article publié par le site Art­
Watch. Son analyse est primor­
diale. C’est le point qui manquait
à un autre documentaire sur le su­
jet, Salvator Mundi. La stupéfiante
affaire du dernier Vinci (2021), d’An­
toine Vitkine, plus percutant à dire
vrai que celui d’Andreas Koefoed.
On laissera cependant à son film
quelque crédit : le découpage,
en trois parties, a pour fil rouge
le mot « jeu », car c’est bien de cela
qu’il s’agit. « The Art Game » pour
la découverte du sleeper hunter
et de Dianne Modestini. « The Mo­
ney Game » quand interviennent
marchands, experts, conserva­ La notion de peuple ne cesse d’être convoquée par l’actualité. Les
teurs, maisons de ventes aux stra­ peuples autochtones défendent leurs droits, le populisme progresse
tégies éprouvées quand il s’agit dans une Europe qui se barricade face aux migrations, les tensions
de promouvoir la chose. «ethniques» perdurent dans de nombreux pays du monde…
Et « The Global Game », le jeu de
la mondialisation, quand on cons­ À l’heure des revendications identitaires, ce hors-série revient sur la
tate que le panneau, originaire façon dont se sont construits les peuples et les États-nations au fil du
d’Italie (cela, au moins, est attesté), temps, et sur ce qui les définit : une langue, un territoire, une culture,
passé par la Louisiane, repeint un récit fondateur…
à New York, vendu par un courtier
suisse à un oligarque russe, est dé­ Pas aussi simple qu’il n’y paraît.
sormais propriété de Mohammed
Ben Salman, dirigeant de l’Arabie
saoudite. Montrer comment on
LES PEUPLES EN CARTES
a vendu un mirage à un prince Un hors-série
arabe, c’est déjà beaucoup.  124 pages - 14 €
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Documentaire danois, français,
suédois d’Andreas Koefoed (1 h 40).

28 | culture
De Bernardi, cinéaste et poète
Le Centre
Pompidou,
à Paris,
programme
cinq films
du réalisateur
italien, jusqu’au
29 janvier
RÉTROSPECTIVE
I
l est là, tout sourire, Tonino
De Bernardi, du haut de ses
84 ans, si l’on peut dire, car
il est de toute petite taille,
avec son chandail qui lui tombe
sur les cuisses. A son côté, Isabelle
Huppert fait aussi figure de brin­
dille dans son minipull jaune.
Dimanche 23 janvier, au Centre
Pompidou, à Paris, on remontait
le temps, avec la projection de
Médée Miracle (2007), organisée
dans le cadre du festival Hors Pis­
tes, interrogeant l’âge des images,
la question de l’archive et celle des
corps vieillissants – installations
vidéo, projections et rencontres­
débats jusqu’au 6 février.
Cinq films de ce cinéaste mé­
connu en France, réalisés entre
1969 et 2019 (soit un long­métrage
prélevé sur chaque décennie), sont
montrés jusqu’au 29 janvier : un
espace­temps qui permet d’appré­
cier l’évolution de l’œuvre, forte
d’une quarantaine de films, tour­
nés au plus près de personnages à
la marge, souvent féminins (ser­
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20 000 lieues sous les mers, Les Trois Mousquetaires, Le Tour du monde en 80 jours,
Les Misérables, Voyage au centre de la Terre, Germinal...
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l’auteur avec une mise en perspective historique.
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Tonino De Bernardi, à Turin (Italie), en 2022. COLLECTION PARTICULIÈRE
vante, prostituée, réfugiée…). La nardi, fille du cinéaste. Tonino
longue durée rend compte aussi De Bernardi, qui vit à Turin, pro­
du jeu et des corps changeants des jette d’ailleurs de réaliser un nou­
acteurs, dont certains reviennent veau film avec Isabelle Huppert,
d’un film à l’autre – Tommaso Ra­ dont le tournage a été empêché
gno, ou encore Giulietta Deber­ par l’irruption de la pandémie.
présente la collection de prestige
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Médée Miracle, qui connut une
discrète sortie en salle, revisite
le mythe de Médée dans une ver­
sion contemporaine et inatten­
due : Isabelle Huppert tient le rôle
d’une réfugiée, Irène alias Médée,
vivant en périphérie de Paris,
à Pantin (Seine­Saint­Denis). Elle,
la star française, incarne l’étran­
gère regardée avec méfiance, les
autres acteurs (italiens) représen­
tant les gens du cru. Une inversion
des rôles que le cinéaste traite avec
poésie et rigueur, alternant la
couleur et le noir et blanc comme
symbole d’un paradis perdu.
L’ex­mari d’Irène, Jason (Tom­
maso Ragno), s’apprête à prendre
une autre femme, et Irène se voit
menacée de quitter le territoire.
Sa vie dissolue serait incompati­
ble avec les lois du pays, lui dit­on.
Que faire des enfants, les aban­
donner, mourir avec eux ?
Trouvailles du scénario
Le miracle de l’histoire réside dans
les trouvailles du scénario, avec
ses éclats de documentaire (dans
un foyer de femmes), mais aussi
dans le mélange de maîtrise et de
fragilité d’Huppert, si éloignée de
ses rôles habituels. Allure de reine
dans les rues désertes, elle semble
échappée d’un film de la Nouvelle
Vague (de Godard ou Rivette). Elle
veut vivre sa vie, mais Paris ne lui
appartient pas, et encore moins la
France. Irène chante dans un caba­
ret, et sa version de Crazy Love, de
Marianne Faithfull, est juste en­
voûtante, Huppert l’interprétant
de sa voix rauque, un peu disso­
nante, chaque soir dans une robe
différente. Une actrice magi­
cienne dans un « crazy » film.
De Bernardi explore Sophocle
dans Elettra (1987), tourné en
banlieue de Turin (à voir le jeudi
27 janvier), illumine les quartiers
de Naples dans Appassionate
(1999), le vendredi 28 janvier.
D’autres comédiennes viennent
encore peupler cette aventureuse
filmographie, telle Joana Preiss
et Giovanna Giuliani dans Resur­
rezione (2019), d’après le dernier
roman de Tolstoï (1899) : au
plus près de ses interprètes, le ci­
néaste capte le mystère d’un
sourire ou d’un regard, à la recher­
che des possibles visages
(contemporains) des protagonis­
tes de l’auteur russe – à découvrir
le samedi 29 janvier. Tonino De
Bernardi, un cinéaste et poète en­
fin retrouvé. 
clarisse fabre
Tonino De Bernardi. L’homme
cinéma, Centrepompidou.fr
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
 Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
L E S   A U T R E S   F I L M S   D E   L A   S E M A I N E
  À VO IR
Jusqu’à la mer
Film documentaire grec de Marco Gastine (1 h 48).
Pour filmer le quotidien du K.A.T. (Centre de rétablissement
des accidentés), à Athènes, Marco Gastine choisit de ne pas
évoquer de front ni de biais le passé des pensionnaires, pour
aller droit au corps, dans les plis et petits pas de la rééducation.
Les mains des soignants verrouillent les genoux, positionnent
les bassins en avant, rattrapent les chutes dans ce grand bâti­
ment en demi­cercle dont la rondeur contraste avec les trau­
mas qui cisaillent les mouvements. Au fil des séances, alors
qu’on observe les accidentés dans leurs métamorphoses, la
beauté du film est de s’en tenir à ce vœu de sobriété : ne pas
donner l’illusion au patient gravement atteint qu’il pourra re­
marcher et inventer avec lui son corps de demain.  m. dl
  P O U RQ U O I PA S
L’Ennemi
Film belge, luxembourgeois et français de Stephan Streker
(1 h 45).
Un homme politique est accusé du meurtre de sa femme, re­
trouvée sans vie dans la chambre d’hôtel que partageait le
couple. Est­il coupable ou non ? Le film de Stephan Streker
s’amuse avec les certitudes du spectateur, sans cesse pertur­
bées par les choix (ellipses, retours en arrière) du scénariste et
cinéaste. Car la question de la culpabilité réelle du personnage
principal s’efface progressivement derrière celle de sa culpabi­
lité morale, virtuelle, derrière, aussi, l’hypothèse d’un maso­
chisme expiatoire dont il semble se nourrir. L’Ennemi, inspiré
semble­t­il d’un fait divers, apparaît ainsi comme un jeu artifi­
ciel mais habile sur la culpabilité et l’innocence, la vérité et
l’apparence, la réalité et la morale. Le personnage principal du
film, homme faible victime, contradictoirement, de ses
pulsions et de sa morale, semble parfois sorti d’un roman de
Simenon.  jfr
Souterrain
Film québécois de Sophie Dupuis (1 h 37).
Comme beaucoup de ses voisins et amis, Maxime (Joakim
Robillard) travaille à la mine d’or de la ville qui l’a vu naître et
grandir. Autour de lui, des mineurs, un monde d’hommes et
des amitiés viriles. Ici, on partage les mêmes valeurs (entraide,
solidarité, attachement à la famille), on parle des femmes avec
vulgarité et on tait ses souffrances. Celle de Maxime, responsa­
ble de l’accident qui a rendu son ami d’enfance handicapé,
hante ses nuits, occupe le plus clair de son temps et la majeure
partie du film. Le thème de la culpabilité, traité de façon très
démonstrative, finit par reléguer au second plan l’esprit qui
semblait au départ animer ce deuxième long­métrage de la
réalisatrice québécoise. L’univers de la mine s’estompe, hélas,
au profit d’une étude de caractère sans grand enjeu.  v. ca
  O N PE U T ÉVITER
Nos âmes d’enfants
Film américain de Mike Mills. Avec Joaquin Phoenix, Gaby Hoff­
mann, Woody Norman (1 h 48).
Conversations déprimantes entre Johnny, journaliste radio, et
des enfants, filmées en noir et blanc tendance grise sur le
thème : comment voyez­vous l’avenir ? Malgré la relation nais­
sante et privilégiée entre cet homme, pas si bavard, et son ne­
veu, moulin à paroles, qui le suit à New York et à La Nouvelle­
Orléans, les personnages, le plus souvent assis ou couchés, ont
du mal à s’incarner autrement que comme les représentants
d’une génération fatiguée et d’une autre, à l’avenir compro­
mis. Nos âmes d’enfants ressemble à ces dimanches après­midi
qui n’en finissent pas, sinon dans une crise de nerfs, ici entre
deux arbres, lors d’une balade en forêt.  m. dl
À L’AF FIC H E ÉGALEME NT
Graines d’espoir
Documentaire français de Pierre Beccu (1 h 31).
Sunless Shadows
Documentaire iranien et norvégien de Mehrdad Oskouei (1 h 14).
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
Evolution
Nombre par rapport Total
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis
d’exploitation d’entrées (*) d’écrans précédente la sortie
Spider-Man… 6 186 349 770 ↓ – 33 % 6 630 704
Adieu Monsieur Haffmann 2 137 721 675 ↓ – 34 % 399 651
Nightmare Alley 1 119 146 264 119 146
Scream 2 105 935 439 ↓ – 43 % 318 490
Tous en scène 2 5 100 881 814 ↓ – 27 % 2 248 345
L’Amour c’est mieux… 1 87 790 529 87 790
The King’s Man… 4 75 709 571 ↓ – 33 % 745 823
En attendant Bojangles 3 68 953 548 ↓ – 32 % 422 551
Ouistreham 2 66 532 312 ↓ – 34 % 193 507
Tendre et saignant 1 60 242 361 60 242
AP : Avant­première * Estimation
Source : « Ecran total » Période du 19 au 23 janvier inclus
Semaine très frileuse pour le cinéma, qui n’a guère fait se déplacer les
foules. Dans ce climat morose, où aucun blockbuster n’est venu jouer
les locomotives, seul Nightmare Alley – et son casting prestigieux –
est parvenu à tirer son épingle du jeu. En rassemblant 119 146 specta­
teurs en cinq jours et dans 264 salles, le nouveau long­métrage de
Guillermo del Toro a en effet largement coiffé au poteau L’Amour c’est
mieux que la vie, de Claude Lelouch, qui disposait du double d’écrans
pour accueillir les fidèles. Or, ils furent seulement 87 790 à répondre
présents. En troisième position des sorties, cette semaine, la comédie
réalisée par Christopher Thompson, Tendre et saignant, totalise
60 242 entrées. Un score honorable quand on le compare à celui effec­
tué par The Chef, le film pourtant passionnant de Philip Barantini, qui
n’a attiré que 19 172 personnes. Et au­dessus de la mêlée vole toujours
Spider­Man dont le dynamisme ne faiblit pas (6 630 704 entrées en six
semaines), malgré l’arrivée des nouveautés dans le classement.
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 télévision | 29
Lettre à Marie, sa fille absente, par Nadine Trintignant NOTRE
SÉLECTION
Dix­huit ans après sa mort sous les coups de Bertrand Cantat, la cinéaste retrace la carrière météorique de l’actrice
ME RC R EDI 26 J ANVIE R

ARTE l’acteur Jean­Louis Trintignant,

MERCREDI 26 - 22 H 45 son beau­père, le cinéaste Alain RMC Story
DOCUMENTAIRE Corneau (qui éleva puis adopta 2001-2011 : la traque
Marie et son frère, Vincent). de Ben Laden

A
u creux de l’été 2003,
la terrible nouvelle
tombe : l’actrice Marie
Trintignant, qui tour­
nait à Vilnius, en Lituanie, Co­
lette, une femme libre, un téléfilm
coécrit avec Nadine Trintignant,
sa mère, et réalisé par cette der­
nière, se trouvait dans le coma à
la suite des coups portés par son
compagnon, le chanteur Ber­
trand Cantat, dans la nuit du 26
au 27 juillet. En dépit de trois opé­
rations, l’actrice devait succom­
ber à ses blessures, le 1er août.
Le 1er octobre de cette même
année, Nadine Trintignant publie
Ma fille, Marie (Fayard, 2003), une
longue lettre adressée à celle
qu’elle surnommait sa « fifille »,
où une mère brisée renoue avec
les quelque quarante années de
vie partagées avec celle à laquelle
la liait une forte tendresse.
Monologue déchirant
Ce monologue déchirant, qui
semble improvisé mais dont
l’écriture est pourtant contrôlée,
met à vif la haine de son autrice
envers celui qu’elle ne nomme
jamais autrement que par le voca­
ble « meurtrier ». Les avocats de
Bertrand Cantat tenteront de
faire interdire l’ouvrage au motif
Marie Trintignant dans
« Les Ailes de la renommée »
(1990), d’Otakar Votocek.
MARTINE PECCOUX/BRIDGEMAN
que Nadine Trintignant jugeait
l’affaire avant les tribunaux.
La 14e chambre de la cour d’appel
de Paris n’interdit pas Ma fille,
Marie, ni ne fait enlever le terme
« meurtrier ». Mais elle affirme
que l’emploi de ce mot constituait
« l’affirmation non équivoque
d’une conviction de culpabilité ». Le
livre sera assorti d’un encart rap­
pelant au lecteur que « toute per­
sonne est présumée innocente jus­
Nadine, cinéaste engagée, la fait
tourner très tôt. Bientôt, d’autres
remarquent cette aura particu­
lière, ce regard magnétique de la
petite fille, puis jeune femme.
En 1978, elle a 16 ans et tourne face
à Patrick Dewaere dans Série noire
(1979), d’Alain Corneau. Elle pas­
sera devant la caméra de Claude
Chabrol (pour Une affaire de
femmes, en 1988, qu’Arte diffuse
en première partie de soirée) et
celles de tant d’autres.
Nadine Trintignant retrace cette
carrière fournie mais météorique
– Marie n’avait que 41 ans au mo­
ment fatidique, à Vilnius – avec
des extraits d’entretiens télévisés
où sa fille, vive, fine, parle « cash »
et se moque de tout avec sérieux,
et de films, dont les siens. Et elle
finit, comme elle l’avait fait au tri­
bunal de Vilnius et dans le livre
qu’à ce que sa culpabilité ait été lé­ en 2007 après avoir obtenu sa li­ Ma fille, Marie, par convoquer la
galement établie par un tribunal ». bération conditionnelle. mémoire de ces autres « femmes
Le 29 mars 2004, Bertrand Dans Marie Trintignant. Tes rêves battues, humiliées, souillées et si
Cantat est condamné à huit brisés, un documentaire qu’elle souvent mortes sous les coups
années de prison par la justice li­ signe près de vingt ans après les d’un amour illusoire ». 
tuanienne pour « meurtre com­ faits, Nadine adresse à nouveau renaud machart
mis en cas d’intention indirecte une lettre à Marie, qu’elle lit d’une
indéterminée », l’équivalent des voix navrée. Une part du film, Marie Trintignant. Tes rêves
« violences ayant entraîné la constituée de documents d’archi­ brisés, de Nadine Trintignant
mort sans intention de la ves personnelles, retrace l’enfance (Fr., 2021, 52 min).
donner » du code pénal français. de la disparue, née dans une Précédé d’Une affaire de femmes
Le chanteur sortira de prison famille de cinéma : son père est (1988), de Claude Chabrol.
21.05 Thibaut Martin retrace
la poursuite impitoyable par les
Américains du fondateur d’Al-Qaida,
et son élimination au Pakistan, dix
ans après le 11-Septembre, par un
commando d’élite des Navy Seals.
Canal+
The Father
21.10 Deux Oscars (meilleur acteur
et meilleur scénario adapté) pour le
premier film de Florian Zeller, d’après
sa pièce Le Père. Avec Anthony
Hopkins, 84 ans, en vieil homme
atteint de la maladie d’Alzheimer,
face à sa fille (Olivia Colman).
Planète+ Crime Investigation
Féminicides, l’affaire de tous
22.40 Cinq cas emblématiques
décryptés par la cellule d’enquête
créée au Monde en mars 2019, pour
alerter sur l’aveuglement collectif
concernant la mécanique infernale,
de la rencontre jusqu’au meurtre.
TMC
Obésité, XXL, enquête sur
les nouvelles façons de maigrir
23.10 15 % des Français sont
obèses, sept femmes sur dix
et un homme sur deux aimeraient
perdre du poids. « 90’ Enquêtes »
décrypte les promesses et
mensonges des nouvelles méthodes.

Gérard Miller donne la parole aux « enfants du siècle » sur la pandémie

Le psychanalyste et documentariste, omniprésent dans le commentaire, a recueilli les témoignages de jeunes de 18 à 25 ans sur le Covid­19

FRANCE 2 jeunes âgés de 18 à 25 ans et d’en bourg, le plus déstabilisant a été Etrange, ce jeune couple qui, au responsables par les journalistes, tage Bérénice, 25 ans, du Blanc­
MERCREDI 26 - 23 H 05 faire un film, coécrit avec sa d’être « tracé » en permanence par fil des mois, se retrouve à vivre avant que ces derniers s’intéres­ Mesnil (Seine­Saint­Denis), qui
DOCUMENTAIRE compagne, Anaïs Feuillette, et co­ ses parents avec une application comme ses « darons »… « Le verbe sent enfin à eux, pour constater la s’inquiète pour sa mère, à la santé
réalisé avec sa fille Coralie Miller. de géolocalisation : l’horreur. aimer n’est pas simple, comme le précarité de beaucoup. fragile, mais pas pour elle. La mort,

L’ impact de la pandémie de
Covid­19 sur le psychisme
humain ne peut que pas­
sionner le psychanalyste Gérard
Miller ; le traitement médiatique
contestable réservé, depuis le
début de la crise sanitaire, aux
jeunes ne peut que faire réagir le
chroniqueur Gérard Miller. Le do­
cumentariste (toujours Gérard
Miller) a décidé de recueillir les té­
moignages d’une douzaine de
Le panel se veut représentatif.
Paul, 24 ans, vit à Paris ; Titouan,
22 ans, à Bordeaux ; Inès, 18 ans, à
Bagnolet ; Rayhan, 21 ans, à Saint­
Denis ; Hanna, 18 ans, à Bagnolet…
Tous se souviennent du premier
confinement comme d’un événe­
ment extraordinaire. Presque des
vacances pour Inès, « en plus il fai­
sait beau ». Mais Chloé, 23 ans (Le
Bouchot), a paniqué. Pour Floren­
tin, confiné avec sa copine à Stras­
Quant à Agathe, 21 ans, sportive de
haut niveau, elle s’est entraînée
dans la rue devant chez elle.
L’insouciance revient à l’été
2020, quand la pandémie semble
disait Cocteau. » Gérard Miller, au
commentaire, distille quelques ci­
tations et accorde un long temps
de parole à Martin, 25 ans. Seul
dans un studio, il mange des pâtes,
Aujourd’hui, les premières sé­
quelles apparaissent : difficulté à
retrouver un rythme jour­nuit
équilibré, à faire une bise, décro­
chage scolaire… Alors, par nature,
elle connaît. Dans son pays d’ori­
gine, le Cameroun, on peut mou­
rir, par manque de médicaments,
de maladies qui se soignent « en
quelques jours » en France. 
finie. Le deuxième confinement, à fait ses yaourts et consulte un psy. l’être humain cherche un respon­ catherine pacary
l’automne 2020, n’en est que plus sable. « On a volé plus d’une année
dur. La privation de liberté pèse, Stigmatisation et précarité à ma génération », dit Florentin. Les enfants du siècle, ils ne
comme la difficulté de lier des re­ En fil rouge, la stigmatisation des Mais « on ne pourra jamais tra­ seront plus jamais les mêmes,
lations affectives. Les écrans pren­ jeunes au cours des vingt derniers duire quelqu’un en justice » pour de Gérard et Coralie Miller,
nent le relais, quand une minorité mois, accusés de mettre en danger avoir réparation, selon son frère. coécrit avec Anaïs Feuillette
opte pour la transgression. leurs grands­parents ou d’être ir­ On aurait aimé entendre davan­ (Fr., 2021, 58 min).

0123 est édité par la Société éditrice

HORIZONTALEMENT du « Monde » SA. Durée de la société :

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PAR PHILIPPE DUPUIS
II. Brillamment recouverte. Cours N°22­021 Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
de Bretagne. III. Habille la monture et Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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t si la statue de Jeanne d’Arc, ce

geux. 8. Attaque les mangeurs de riz l’épopée

personnage de l’histoire de France
objet de toutes les passions et
maintes fois récupéré, méritait, une nouvelle
fois, un dépoussiérage ?
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Jeune femme morte à 19 ans, brûlée vive à

IV. GR. Normalien. V. Oïdium. Ism (mis). VI. Se. Céans. INA. VII. Anti.
Rouen en 1431 après une chevauchée

décortiqué. 9. Cœur de bâtard. Fît des UN HORS-SÉRIE

fantastique qui secoue son siècle, la Pucelle
n’appartient pas au passé : elle regarde au
JEANNE D’ARC L A FANTASTIQUE CHEVAUCHÉE

contraire vers notre monde et ses

interrogations. Prophétesse, guerrière
audacieuse, souvent vêtue en homme, vraie-

L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,

DE 244 PAGES - 14,50 E
fausse bergère surgie des marches du

Lutât. VIII. Rem. Révèle. IX. Rio. Eum (ému). Ee. X. Entortillées. longueurs. 10. Sa vengeance a inspiré
royaume, villageoise qui parle d’égal à égal
avec les grands, elle se joue des frontières de

jeanne
93290 Tremblay-en-France
genre comme elle brouille les frontières
sociales. À l’époque, elle finit par gêner les
puissants, comme elle gêne encore

Euripide et Giraudoux. Doublé

aujourd’hui. Pour la comprendre, il faut

Montpellier (« Midi Libre »)

pourtant s’immerger dans un Moyen Âge

VERTICALEMENT 1. Stégosaure. 2. Cyprien. In. 3. Api. Trot. 4. Phénicie.

profond et son dédale de représentations

d’arc
symboliques ; un Moyen Âge qui a peu de
rapport avec les images d’Épinal. Malgré cet
éloignement, Jeanne reste étrangement

romain 11. Sur une plaque batave.

familière.

CHEZ VOTRE MARCHAND Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Jean-Marc Bastière

5. Ho. Oue. Mer. 6. Anormal. Ut. 7. Rm. Nurmi. 8. Dadaïste. 9. Rials.

Rédacteur en chef

LA FANTASTIQUE CHEVAUCHÉE
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
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12. Poisson vertébré. Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
30 | styles
PARIS | HOMME AUTOMNE-HIVER 2022-2023
Paris souffle
le show
Une maison surréaliste
pour Vuitton, un faux pont
Alexandre­III pour Dior,
une fausse station de métro
pour Ami… Les grandes
maisons de mode ont misé
sur des scénographies
à gros budget avec
des centaines d’invités
MODE
L
a pandémie serait­elle en train de
dessiner une fashion week à deux
vitesses ? C’est l’impression que
peut donner cette nouvelle saison
homme automne­hiver 2022­2023, qui s’est
déroulée à Paris du 18 au 24 janvier : 59 des
76 maisons inscrites au calendrier officiel
ont joué la prudence avec une vidéo ou des
présentations (des rendez­vous en tête­à­
tête entre le designer et les professionnels).
Seules 17 marques ont organisé des défilés
physiques avec des invités. Et parmi elles,
certaines n’ont pas renoncé à la dimension
spectaculaire de la mode pré­Covid­19, réu­
nissant les ingrédients attestés de la vira­
lité : une scénographie gros budget, plu­
sieurs centaines d’invités, des stars comme
s’il en pleuvait.
C’est le cas d’Ami, qui se développe à la vi­
tesse grand V depuis que le fonds Sequoia
Capital China a pris une participation majo­
ritaire en janvier 2021. La perfusion finan­
cière se constate dans le métro parisien, ta­
pissé de publicités de la marque, et dans le
palais Brongniart transformé en station de
métro, puisque telle était la thématique.
Parmi les invités, Isabelle Huppert, Cathe­
rine Deneuve ou Pierre Niney ; sur le po­
dium, Ben Attal, Isabelle Adjani ou Laetitia
Casta (le défilé était mixte).
« Ce défilé, c’est presque un acte de résis­
tance, explique le créateur Alexandre Mat­
tiussi. Bien sûr, on s’est demandé si on devait
annuler. Mais on va encore au resto, au théâ­
tre, il n’y a pas de couvre­feu. » C’est aussi un
hommage à Paris, « une carte postale un peu
naïve qu’on envoie à nos amis étrangers »,
une vue du métro où se croisent « la grand­
mère du 16e, le gamin qui sort de boîte, la
femme de ménage, le banquier, l’étudiant… ».
D’où un vestiaire hétéroclite, avec des
grands manteaux de laine, des pulls ir­
landais surdimensionnés, des chemises à
carreaux. « De la couleur, de la bonne hu­
meur », résume Mattiussi qui se sent investi
d’une ambitieuse mission : « Contredire
ceux qui disent que les Parisiens sont des
cons, sales et méchants. »
Vuitton, l’émotion Virgil Abloh
Ambiance radicalement différente chez
Louis Vuitton, qui a présenté la dernière col­
lection posthume de Virgil Abloh. Le direc­
teur artistique, emporté par un cancer en
novembre 2021, avait eu le temps de la conce­
voir dans sa quasi­intégralité. Le 20 janvier,
le Carreau du Temple a accueilli environ
800 invités lors de deux défilés identiques,
l’un pour les professionnels, l’autre pour « les
amis de Virgil ». A l’intérieur se trouve ce qu’il
a baptisé « maison de rêve de Louis », un envi­
ronnement bleu ciel délavé qui évoque un ta­
bleau de Chirico. Un toit doté d’une chemi­
née fumante occupe le centre de l’espace,
près d’escaliers ne menant nulle part, non
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
Kenzo. MONICA FEUDI
loin d’une table autour de laquelle sont ras­
semblés des musiciens du Chineke ! Orches­
tra, premier orchestre professionnel de mu­
sique classique célébrant la diversité. Quand
ils entonnent les premières notes de la ban­
de­son composée pour l’occasion par le rap­
peur Tyler, The Creator, démarre un foison­
nant spectacle. Les danseurs dégringolent
du toit, se mêlent aux mannequins ; des per­
formeurs surgissent dans les airs, propulsés
par des trampolines invisibles.
La collection, en adéquation avec cette at­
mosphère fabuleuse, propose des costumes
plus que des vêtements du quotidien : une
redingote reproduisant L’Atelier du peintre de
Courbet, une chasuble de prêtre en velours
violet et vert enchevêtrée dans un blouson
de motard, un voile de mariée posé sur une
casquette écarlate, des ailes d’ange en den­
telle déployées comme des cerfs­volants sur
une chemise blanche. Que faire d’un héri­
tage aussi singulier ? La réponse n’est pas évi­
dente. En attendant que la direction de
LVMH tranche, les membres du studio se
sont réunis sur la scène à la fin du défilé, vi­
brant d’émotion dans le monde perdu de Vir­
gil Abloh.
Dior fidèle à l’ultraluxe
Parmi les témoins de ce moment particu­
lier, il y avait Kim Jones, proche de Virgil
Abloh à qui il avait laissé sa place chez Vuit­
ton pour rejoindre la direction de Dior Men. Louis Vuitton. LOUIS VUITTON Hermès. DHAM SRIFUENGFUNG
Le designer anglais a présenté sa collection
Dior le 20 janvier, soit soixante­quinze ans
après le premier défilé de la marque, dans
une immense tente dressée place de la
Concorde capable d’accueillir 500 invités.
Devant une réplique monumentale du pont wear – il est le fondateur de la marque A Ba­ confond ou se confronte habilement avec les
Alexandre­III, les mannequins ont arboré thing Ape –, le designer de 52 ans a choisi la pixels, comme l’ont voulu la créatrice Véro­
une garde­robe élégante, dans une palette galerie Vivienne, à deux pas de la Bourse, nique Nichanian et le metteur en scène Cyril
de gris aussi nuancée que le ciel parisien. pour son défilé. C’est là que Kenzo Takada Teste, qui collaborent ensemble depuis le dé­
Les références au père fondateur sont multi­ avait inauguré sa première boutique pari­ but de la pandémie. Le paysage végétal sert
ples : « la veste Bar [emblématique de la « J’AVAIS ENVIE  sienne baptisée « Jungle Jap ». Cinquante et de cadre à une collection dans la tradition
marque, lancée en 1947], les broderies, le
léopard, les carreaux prince­de­galles, et
D’OPTIMISME  un ans plus tard, la marque rachetée en 1993
par LVMH a bien grandi et on le constate no­
Hermès, où le grandiose se loge dans la sou­
plesse des cuirs, le mouvement d’un col,
aussi des broderies florales et un pantalon de MALGRÉ  tamment dans le casting des invités. Kanye la fluidité d’une silhouette que le vêtement
jardinage car Christian Dior adorait jardi­ West et sa nouvelle conquête, l’actrice Julia enveloppe sans contrainte.
ner », égrène Kim Jones. LE CONTEXTE,  Fox, ou encore Pharrell Williams ont pu ob­ On trouve des couleurs toniques (bleu gi­
Au­delà de l’hommage, sa vision de Dior est server la collection sage et fonctionnelle de vré, vert laitue), de la brillance (une toile oxy­
celle d’une marque ultraluxe, toute dévouée
NE PAS ME LAISSER  Nigo. Celui­ci convoque l’esprit de la maison dée métallisée, des bottines mordorées, un
à ses clients fortunés à la recherche de pièces DÉBORDER  à travers les imprimés floraux issus des ar­ bob en croco laqué), des tissus « pas raides »,
uniques, haute couture. C’est le cas, par chives que l’on retrouve sur des parkas cour­ comme cette parka en popeline technique
exemple, de ce pull envahi de fleurs et de per­ PAR L’ANGOISSE  tes et enveloppantes, des sacs à dos ou des « crispé », c’est­à­dire dans une toile élégam­
les, dont la broderie a nécessité quatre­ vestes et pantalons en toile, inspirés des ha­ ment chiffonnée. « J’avais envie d’optimisme
vingts heures de travail. Ou de souliers en
ET LA TRISTESSE » bits de travail traditionnels. Certaines vestes malgré le contexte, ne pas me laisser déborder
cuir sertis de cristaux, comme une parure VÉRONIQUE NICHANIAN sont recouvertes de croquis originaux de par l’angoisse et la tristesse », explique Véro­
joaillière. « Dior a les moyens de produire des directrice collections Kenzo Takada tandis que le denim japonais nique Nichanian qui a imaginé « des hom­
pièces très particulières. Je travaille pour homme Hermès s’invite sur des pantalons et des salopettes. mes qui veulent séduire, se faire beaux, adop­
les clients, mais je réfléchis aussi à l’héritage De son côté, Hermès a repris ses habitudes ter une attitude un peu dandy ».
de la marque, estime Kim Jones. Mon travail au Mobilier national. Le sellier investit pour En pleine croissance malgré la pandémie,
porte sur le passé, le présent et le futur. » cette saison la réserve Perret dont les murs le luxe a les moyens d’inventer des mondes
Ressusciter l’héritage et le propulser dans sont habillés de tapisseries des XVIIe et parallèles qui échappent au Covid, où tout
l’avenir, c’est également la mission que s’est XVIIIe siècles, qui alternent avec des écrans n’est qu’ordre et beauté. Et confirme la posi­
donnée le créateur japonais Nigo, pour sa reproduisant de manière plus ou moins tion de Paris comme leader du secteur. 
première collection sous pavillon Kenzo. floue les verdures et scènes de la vie royale maud gabrielson et
Personnage culte dans le monde du street­ qu’elles représentent. Le travail de la main se elvire von bardeleben
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
Des podiums aux couleurs de l’arc-en-ciel
terrain d’expression pour les créateurs qui
affirment leur homosexualité, prise de parole poli­
tique, mais aussi assurance d’exciter la curiosité
des réseaux sociaux : l’imagerie homoérotique
inspire plusieurs collections masculines automne­
hiver 2022­2023.
Chez Loewe, Jonathan Anderson s’est adjoint les
services des artistes Edgar Mosa et Joe McShea pour
construire un décor inspiré de Fire Island, île
au large de New York, épicentre depuis les années
1950 d’étés sexuels entre garçons. Sable fin et
drapeaux arc­en­ciel déconstruits en 4 000 rubans
flottants accueillent les invités. Les mannequins ar­
borent de surréalistes bondes de lavabos apposées
sur les manteaux ou les sacs, des jeans portés
avec des marinières rehaussées d’un cœur mate­
lassé, et tout un attirail hédoniste.
Micro­shorts et vestes en fourrure enfilées à
même la peau, combinaison reproduisant le corps
nu – ou presque – du modèle en trompe­l’œil, long
manteau gris sévère mais surligné d’or pile au ni­
veau des fesses, pull ajouré qui laisse surgir un té­
ton… La collection dévoile beaucoup de peau :
« Montrer la chair est moderne en ce moment », in­
siste Anderson. Il n’est pas le seul à le penser. Ainsi,
Louis Gabriel Nouchi laisse apparaître les pecto­
Dior Men. YANNIS VLAMOS
Loewe. LOEWE
raux musclés de ses héros, souvent finement
moustachus. Dans son défilé, inspiré par Les Para­
dis artificiels de Baudelaire (1860), ils paraissent sor­
tir d’un club après une soirée enfiévrée, le débar­
deur déchiré, la veste remise à la hâte par­dessus un
slip, encore défoncés d’amour et de substances.
Donner aux hommes une garde­robe pour s’af­
firmer sexy est depuis 2017 l’ambition du duo sué­
dois Lazoschmidl. Ils la poursuivent dans des tein­
tes sucrées : chemise transparente qui laisse voir
le torse, leggings menthe ou bubble­gum et slip
moulant lavande.
Variations sur la cagoule
S’il y a des designers qui maîtrisent l’emploi du
sous­texte érotique, ce sont bien Rick Owens et Wal­
ter Van Beirendonck. Quand le premier dégaine
une parade pensée comme une tribune contre l’in­
tolérance, composée de couronnes égyptiennes en
néons, doudounes sculpturales et chaînes SM, le se­
cond y va de ses variations sur la cagoule, épaissie
ou en trompe­l’œil. Le Belge multiplie les clins d’œil
gay, comme sur un hoodie noir où explosent un
arc­en­ciel et ces émojis équivoques que les hom­
mes utilisent pour s’affrioler sur les applis : une
flamme, une langue, un groin, un biceps…
Ce petit truc en plus
Si d’Isabel Marant à Paul Smith, en passant
par Officine générale et Lemaire,
les stylistes sont nombreux à affirmer
leur attachement à la simplicité et
aux basiques, le choix d’un détail ou
d’une touche subtile peut tout changer
A près deux ans de pan­
démie rythmés par les
confinements et le télé­
travail, les costumes formels et les
tenues expérimentales semblent
perdre du terrain sur les podiums.
Cette saison, beaucoup de mar­
ques proposent un vestiaire sim­
ple, égayé de petits détails distinc­
tifs. « Personne n’a envie de se
prendre la tête en ce moment. Les
gens cherchent des vêtements du
quotidien avec du chien ! », affirme
Isabel Marant. Comment y par­
venir ? Chez elle, les jeans sont
baggy, très souples, délavés puis
reteints… dans un rouge orangé.
Son blouson de cuir en mouton
retourné fusionne avec le pull à
capuche. Le tout forme une col­
lection confortable et gaie, dopée
par les mélanges d’imprimés
(rayures, carreaux, camouflage).
Dans ce domaine, Pierre Ma­
héo, d’Officine générale, n’a plus
rien à prouver : chaque saison, il
fait varier son vestiaire pragmati­
que d’une touche, pour en entre­
tenir le désir. « Je sais bien que
d’autres mettraient tout sens des­
sus dessous, mais je m’en tiens à
du bien coupé, bien fabriqué,
qu’on a envie de toucher », dé­
fend­il. C’est toujours en effleu­
rant ses vêtements, en effet, que
l’on saisit leur valeur. Pour
l’automne 2022, il a ajouté du ca­
chemire aux mailles, essayé un
indigo électrisant sur un ensem­
ble en velours, passé des semai­
nes à choisir ses matières pour
qu’une teinte olive soit exacte­
ment la même sur la laine d’un
manteau et l’écharpe portée avec,
fait gonfler le volume de certains
manteaux ou pantalons.
Jil Sander, discrète et singulière
De fait, le total look streetwear est
souvent mis en veilleuse, au pro­
fit d’une silhouette classique
(tailleur, vêtements de travail)
avec un zeste d’audace. Le duo
américano­portugais Ernest W.
Plus explicites, les tee­shirts d’Archie Alled­Mar­
tinez indiquent carrément le rôle sexuel de ceux qui
les enfilent : « top » (actif), « bottom » (passif), « vers »
(versatile)… Ils s’accompagnent de shorts fluides, de
blousons teddys ou de baggys très années 2000.
« J’étais justement au lycée à cette époque­là, et être
gay n’était pas simple », raconte le trentenaire barce­
lonais, qui présente une vidéo mise en scène dans un
stade d’athlétisme et ses vestiaires enfumés. « J’ai
voulu imaginer une collection qui reprenne des pièces
nostalgiques et qui célèbre l’amour LGBT qu’il est
aujourd’hui plus facile de vivre. »
Enfin, les créateurs de GmbH, basés à Berlin, osent
une réflexion sur leur identité, entre islam et homo­
sexualité, dogme et plaisirs. Inspirés par un sous­vê­
tement ottoman du XVIe siècle, ils font porter à leurs
modèles des caftans qui mutent en minijupes, une
veste croisée avec des cuissardes, des pantalons im­
primés de calligraphies arabes, des kufis et des man­
teaux parcourus de fourrure. « Il y a tant de gays et
queers musulmans à travers le monde, observent­ils.
On a vécu nous aussi cette adolescence difficile, ti­
raillée, à lire le Coran tout en ayant les hormones en
feu, et nous voulions ici leur montrer qu’on peut allier
les deux. Cette collection est pour eux. » 
maud gabrielson et valentin pérez
styles | 31
Baker, qui continue à proposer
des petites vestes impeccables et
des pantalons seventies, relevés
cette saison de costumes matelas­
sés, de pulls à bouclettes et man­
teau ceinturé en faux renard, le
constate : « Il y a quelques saisons,
les acheteurs louvoyaient : “oui,
peut­être, à voir, reparlons­en”.
Aujourd’hui, notre propos est da­
vantage dans l’air du temps, on
vend plus facilement. »
Chez Jil Sander, le duo de créa­
teurs Luke et Lucie Meier tend
également vers cette idée du ves­
tiaire simple mais sublimé. Les
costumes sont souples et sans
boutons, le pantalon est rentré
dans des bottines en cuir, un
tour de cou en maille crochetée
habille l’ensemble. Les grands
manteaux en laine chevrons sont
largement ceinturés et ornés
d’une plaque de métal doré qui
attire l’œil. L’allure est facile et
pourtant singulière.
Paul Smith se fait des films
« On a envie de silhouettes où on
ne sent pas l’effort », expliquent
les designers Sarah­Linh Tran et
Christophe Lemaire. Tout semble
en effet fluide et naturel chez ces
hommes Lemaire enveloppés
dans des pulls et des vestes struc­
turés, aux pantalons un peu
courts, tout en beige, noir ou ocre.
« Avoir une allure intrigante sans
que les vêtements attirent particu­
lièrement l’attention : c’est ça, le
style », résument les créateurs.
Pour singulariser une garde­
robe trop classique, s’amuser à
l’agrandir reste une recette
éprouvée. Les cols roulés et les
longs manteaux de Rémi Bats et
Hugues Fauchard, le duo d’Uni­
forme, qui produit en France à
base de surplus de textiles (à
95 %) et travaille cette saison
autour de la figure du vulcano­
logue, enveloppent les corps,
avalent les têtes. De même, l’Is­
raélien Hed Mayner gonfle ses
vestes et manteaux comme ja­
mais, au point qu’ils ressemblent
à des couettes qui ensevelissent.
« J’avais envie de recomposer
des silhouettes ordinaires mais
en leur donnant un effet drama­
tique d’un geste quasi architec­
tural », explique­t­il.
« Nous ne sommes pas comme
les grands groupes : nous ne ven­
dons pas essentiellement des sacs,
dit tout de go un Paul Smith en
pleine forme. Les gens vivent vrai­
ment dans nos vêtements. » Lui re­
garde vers la Nouvelle Vague, ci­
néma découvert « à l’âge de 20 ans
dans une petite salle de Nottin­
gham », et des films années 1980.
Imprimés acidulés façon posters
d’A bout de souffle ou de Jules et
Jim, effet zigzag emprunté à la
« chambre rouge » de Twin Peaks
sur des bottes ou des mailles, bleu
à la David Lynch, veste à poches
« de réalisateur » pour y glisser ses
lunettes et son scénario… On re­
marque ici les pantalons légère­
ment évasés qui n’ont plus de
boucle de ceinture, là un tailleur
mais coupé pour la première fois
dans un Nylon délavé. « Du prati­
que, du portable. Et puis, avez­vous
remarqué ? Aucun logo ! » 
m. g., v. p. et
elvire von bardeleben
32 | disparitions
Thierry Mugler
Couturier français
T
hierry Mugler, mort le
dimanche 23 janvier à
l’âge de 73 ans, a connu
un destin comme seul
l’univers de la mode peut en créer.
Une trajectoire de vie sans équi­
valent, qui a vu un homme se
dessiner une nouvelle identité,
de la même manière qu’il ima­
ginait des formes nouvelles avec
les vêtements.
Depuis ses débuts dans le Paris
des années 1970, jusqu’à son dé­
cès, Thierry Mugler aura intrigué
un milieu qui l’a regardé tour à
tour comme un enfant terrible,
un prodige au regard d’acier, un
Midas transformant ses croquis
en parfums aux chiffres d’affaires
astronomiques. Puis un nom
quelque peu daté, voire dépassé.
La réinvention, donc. L’envie
d’ailleurs d’un timide, né le 21 dé­
cembre 1948 à Strasbourg dans
un milieu bourgeois. Thierry
Mugler s’évade devant les revues
illustrées, et ce qu’on appelle
alors les « variétés ». Adolescent, il
rejoint les ballets de l’Opéra du
Rhin, et découvre ce que la disci­
pline et le travail acharné peuvent
faire au corps et à l’esprit. A
20 ans, il arrive à Paris. L’homo­
sexualité ne peut se vivre que
dans le secret, sinon dans les bars
de la rue Sainte­Anne, dont il de­
vient un habitué. Il y croise des
personnalités de la mode.
« Le personnage d’un film »
A l’aube des années 1970, ce
monde est sur le seuil d’un bou­
leversement. Cristobal Balen­
ciaga s’est retiré, Christian Dior
est mort, Coco Chanel, qui
mourra en 1971, se répète, le génie
Saint Laurent est rongé par ses
démons. Une bourrasque est at­
tendue, et il en sera l’un des ac­
teurs, aux côtés de créateurs de
prêt­à­porter comme Kenzo ou
Jean Paul Gaultier…
En 1973, il fonde une griffe, Café
de Paris, et, l’année suivante, la
maison à son nom. S’il est in­
connu, il est déjà un personnage
hors norme. Jean­Jacques Picart,
qui deviendra son attaché de
presse avant d’être l’un des plus
fins connaisseurs du milieu, se
souvient qu’« il était le person­
nage d’un film qu’il jouait dans
Elza Soares
Chanteuse brésilienne
D
ans le hall d’entrée du
Théâtre municipal de
Rio de Janeiro, deux
drapeaux ont été dé­
posés sur le cercueil d’Elza Soares :
ceux de l’équipe de football de Fla­
mengo et de l’école de samba Mo­
cidade Independente de Padre
Miguel ; deux institutions de Rio
qu’elle a accompagnées toute sa
vie. Le football et la samba repo­
sant sur le corps d’une femme
noire et en une image, la vie d’Elza
Soares se confond avec celle de
tout un Brésil.
La majorité de ceux qui s’incli­
nent devant son cercueil sont
aussi noirs et ce n’est pas seule­
ment à l’artiste morte le 20 jan­
vier, à l’âge de 91 ans, qu’ils ren­
dent hommage, mais aussi à cette
« grande dame de petite taille,
cette voix, grave, presque cassée, et
qui nous a tellement aidés », ra­
conte Baaba de Oliveira, musicien
et compositeur. A ses côtés, Len­
nom Lense, qui a scénarisé plu­
sieurs de ses concerts, approuve
de la tête et complète :
« Elza était une référence. Elle a
lutté contre le racisme, contre la
sa tête, dans son cœur, et qu’il in­
terprétait ». Thierry Mugler pro­
mène sa silhouette de lutin dans
les rues de Paris, habillé de capes
de héros et de combinaisons si­
mili­spatiales. Il se nourrit de tar­
telettes dans les brasseries en vue
et vit, lui, le personnage fantas­
que, dans un appartement com­
plètement dépouillé, comme ce­
lui d’un moine zen.
Mais c’est dans son travail qu’il
fait sensation. Il convoque les
films noirs des années 1940, les
uniformes de la conquête spatiale
et une esthétique glacée. A la fin
des années 1970, il impose des
tailleurs aux épaules démesu­
rées, comme sculptées au laser.
Grâce à cette féminité exacerbée,
et à ses mises en scène aux allu­
res de spectacle qui ringardisent
les salons ronronnants de la
couture, il devient une sensation.
Sa boutique, place des Victoires,
est dessinée par la designer
Andrée Putman.
L’un de ses faits d’armes se fera
par l’entremise de son ami Jack
Lang. S’inspirant du costume tra­
ditionnel des hommes indiens (et
non des cols Mao comme le re­
tiendront les médias), il dessine
un costume qu’il lui offre. Le mi­
nistre de la culture le porte à l’As­
semblée nationale et au conseil
des ministres. Jack Lang se sou­
vient encore des réactions éton­
nées de l’assistance et de « la
bienveillance amusée » du prési­
dent Mitterrand au cours de cet
épisode resté célèbre dans la cul­
ture populaire française.
Le jeune homme timide s’est
musclé, s’enveloppe dans des te­
nues de cuir et s’entoure des
mannequins les plus sensation­
nelles de l’époque. Les turbulents
créateurs parisiens s’apprêtent
alors à devenir des golden boys
en sortant des parfums au succès
mondial. En somme, à passer du
petit univers des boutiques de
luxe aux shopping malls du
monde entier. En 1992, Thierry
Mugler lance Angel, un par­
fum qui détonne avec ses sa­
veurs sucrées de praline et cho­
colat associées au patchouli, et
son flacon bleu en forme d’étoile.
Cet immense succès commercial
permet à Mugler de lancer une
violence domestique. Sa voix était
écoutée, car elle parlait des diffi­
cultés qu’elle avait vraiment con­
nues, mais elle était aussi l’exem­
ple de la réussite même dans un
pays raciste comme le Brésil. »
Un disque inédit en août
La carrière d’Elza force d’autant
plus l’admiration qu’elle a été ja­
lonnée de tragédies. Née dans la
misère, le 23 juin 1930, à Rio de Ja­
neiro, elle a été mariée à 12 ans,
mère à 13 ans et veuve à 21 ans.
Lorsqu’elle se présente à un radio­
crochet en 1953 pour tenter d’ob­
tenir un prix, elle a déjà perdu
deux enfants de malnutrition et
le troisième est malade. Et alors
que le présentateur se moque de
sa tenue en lui demandant : « De
quelle planète viens­tu, ma fille ? »,
elle n’a pas hésité à dire la vérité ;
une réponse qui restera gravée
dans la mémoire du public : « Je
viens de la planète faim. »
Elza chantait aux côtés de sa
mère lavandière et aimait dire
que sa façon de chanter était née
en se donnant du courage pour
porter des seaux d’eau. Quant à
ligne haute couture – en plus du
prêt­à­porter. Se met alors
en place un système encore en
vigueur : celui où la couture,
éminemment luxueuse, sert
de vitrine au monde accessible
du parfum.
Les années 1990 sont donc cel­
les de la réussite, mais annoncent
aussi un tournant dans la carrière
de Mugler : il se retire progressive­
ment du monde. En 1997, sa mai­
son est rachetée par le groupe de
cosmétiques Clarins.
Conseiller artistique de Beyoncé
Cinq ans plus tard, alors qu’elle
accuse plusieurs millions d’euros
de pertes, il annonce qu’il ne des­
sinera plus de collection. Les an­
nées 2000, où la mode devient
un business structuré par de
grands groupes de luxe concur­
rents, ne sont plus un terrain fer­
tile pour Thierry Mugler, qui se
tourne alors vers son premier
amour, le spectacle. Si Mugler
disparaît physiquement, son in­
fluence continue pourtant de se
faire sentir dans la mode : c’est
l’ère du porno chic, avec Tom
Ford chez Gucci et des silhouet­
tes ultrasophistiquées de John
Galliano chez Dior.
Loin des podiums, Mugler colla­
bore de son côté avec le Cirque du
Soleil, notamment sur Zumanity,
création érotique présentée à
Las Vegas, dont il élabore les cos­
tumes. En 2003, il est conseiller
artistique de Beyoncé pour sa
tournée « I Am… World Tour ». A
partir de 2013, il produit sous le
nom de « Manfred Thierry
Mugler » des spectacles revisitant
le genre de la revue de music­hall :
Mugler Follies à Paris et The Wyld
à Berlin. Cette reconversion s’ac­
compagne d’une transfiguration
physique saisissante.
Alors qu’il a disparu des radars,
une photo de lui (nu) fuite
en 2010 : on le découvre body­
buildé et tatoué, le visage mécon­
naissable avec son nez écrasé et
ses lèvres gonflées. Dans la
presse, il déclare avoir eu recours
à la chirurgie esthétique afin
de ne plus être reconnu. Il ra­
conte aussi son nouveau mode
de vie de sportif particu­
lièrement strict, sans alcool, ni
Le 10 février 2021, à Rio de Janeiro (Brésil). REUTERS/RICARDO MORAES
son timbre de voix si particulier,
elle l’avait évoqué en 2002 dans
l’émission « Roda Viva » et l’attri­
buait à « [s]es cordes vocales, peut­
être un peu tordues car [s]a vie a
commencé de travers ».
Après son passage à la radio, elle
chante encore pendant six ans
En juillet 1991. FREDERIC HUIJBREGTS
sel, ni sucre, à grand renfort
de yoga et de stretching.
Aujourd’hui encore, le destin de
Mugler n’en finit pas de fasciner.
L’exposition « Thierry Mugler,
Couturissime », au Musée des
arts décoratifs à Paris, a déjà attiré
plus de 220 000 visiteurs depuis
son inauguration le 30 septem­
bre 2021. Un public de tous les
âges, et de toutes les origines, cer­
tains retrouvant l’esprit d’une
époque passée, d’autres, plus jeu­
nes, s’étonnant de ce que des
silhouettes de plusieurs décen­
nies « marchent » aussi bien sur
les réseaux sociaux.
Olivier Gabet, directeur du
musée, explique ce succès par le
fait que Thierry Mugler, « créateur
de parfums, photographe remar­
quable, incroyable chorégraphe et
performeur lui­même (…), a fait de
la mode un art total en explorant
toutes les possibilités qu’offrait ce
dans les bars avant d’être repérée
par la maison de disques Odéon.
Son succès est alors fulgurant
dans les années 1960, mais il sera
de courte durée. Dans un Brésil
très conservateur, Elza choque le
pays en épousant la star du foot­
ball Garrincha, qui quitte alors sa
domaine ». L’homme d’affaires
Didier Grumbach, ancien prési­
dent de la Fédération française de
la couture et président de la so­
ciété Mugler de 1978 à 1998, es­
time que ce qui « restera de lui,
c’est le fait de n’avoir jamais trahi
la silhouette de ses rêves ».
Selon son agent Jean­Baptiste
Rougeot, la mort « naturelle » de
Thierry Mugler est survenue de
façon inattendue. Le grand coutu­
rier avait encore des projets et
devait annoncer de nouvelles col­
laborations en début de semaine.
« Il avait peut­être le cœur fati­
gué après tout ce qu’il a fait subir à
son corps », suppose Jean­Jacques
Picart, qui est toujours resté
proche de lui. Pour Jean Paul
Gaultier, « il est parti relooker les
anges et les démons là­haut !
Le ciel était sa couleur. » 
elvire von bardeleben
et clément ghys
23 JUIN 1930 Naissance
à Rio de Janeiro
1984 Enregistre « Lin-
gua »
avec Caetano Veloso
2015 Sortie de l’album
« A Mulher do Fim do
Mundo »
20 JANVIER 2022 Mort
à Rio de Janeiro
famille. C’est elle qui porte le stig­
mate de la « briseuse de couple »,
puis de la « briseuse de carrière »,
alors que le double champion du
monde sombre dans l’alcool.
« Garrincha a toujours bu, et sans
Elza, il serait mort encore plus tôt.
Elle, alors en pleine ascension, a
beaucoup perdu avec cette rela­
tion, alors que Garrincha était déjà
en déclin », a rappelé dans les co­
lonnes de la Folha de Sao Paulo
Ruy Castro, journaliste et biogra­
phe du joueur. Le couple doit s’exi­
ler en Europe, peu apprécié de la
dictature militaire, en particulier
Elza, qui avait donné sa voix pour
la campagne du président Joao
Goulart, renversé en 1964. Les an­
nées 1980 ont été cruelles pour
elle, avec le décès de Garrincha,
en 1983, qu’elle avait fini par quit­
ter, et de leur fils de 9 ans, en 1986,
dans un accident de voiture.
Elza met sa carrière entre pa­
renthèses et vit un temps aux
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
21 DÉCEMBRE 1948 Nais-
sance à Strasbourg
1973 Première collection
Café de Paris
1992 Lancement
de la haute couture et
du parfum Angel
2002 Se retire de sa marque
et se consacre au spectacle
23 JANVIER 2022 Mort
à Vincennes (Val-de-Marne)
Etats­Unis. Elle rentre pourtant
au Brésil, remonte sur scène,
poussée d’abord par Caetano Ve­
loso, puis par une nouvelle géné­
ration de musiciens, avec les­
quels elle s’essaye à d’autres ryth­
mes comme le rock, la soul, le
hip­hop et même le funk. Dans
les années 2000, elle enregistre
six albums, remporte de nom­
breuses distinctions et dénonce
plus franchement les injustices.
Son couplet – « La viande la moins
chère du marché est la viande
noire » – devient un des hymnes
des Noirs brésiliens contre les
violences de la police.
Elza Soares a exaucé un de ses
vœux, « celui de chanter jusqu’à la
fin » et enregistrait encore deux
jours avant sa mort. En août, un
disque inédit devrait sortir sur
« les fléaux politiques auxquels
nous sommes confrontés en ce
moment », selon les termes de
son manageur, qui a promis :
« Elza voulait sortir cet album
avant l’élection présidentielle [en
octobre 2022], et ses souhaits se­
ront exaucés. » 
anne vigna
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 carnet | 33
Mme Carine Rolland, Le Syndicat national des chercheurs Après des années de lutte contre
adjointe à la maire de Paris en charge scientifiques (SNCS-FSU) son cerveau récalcitrant et contre Anniversaires de décès
de la culture, présidente de Paris son crabe,
Musées, a la profonde tristesse de faire part
en vente Irène Basilis,
du décès de Bernard PRINZ, Danielle.
actuellement Le Carnet directrice des affaires culturelles de
ancien élève de la rue d’Ulm
Rose KATZ, et de la rue Saint-Guillaume, Le 26 janvier 2021, une belle âme
la Ville de Paris, directrice de recherche émérite s’en est allée, nous laissant mutilés,
Anne-Sophie de Gasquet, à l’Inserm, s’est éteint le 23 décembre 2021. avec des crampes au cœur…
K En kiosque Vous pouvez nous faire directrice générale de Paris Musées, médecin attachée
Cécilie Champy-Vinas, des Hôpitaux de Paris, Marie-Anne pleure. « O Dieu, prends soin d’elle...
parvenir vos textes présidente du conseil scientifique Zah’or... ».
directrice du musée Zadkine
de l’Inserm de 1995 à 1998,
HORS-SÉRIE
Et les équipes de Paris Musées, Didier-Roland,
soit par e-mail : secrétaire générale
son fils, André.
LES du SNCS-FSU en 1990-1991,
PEUPLES carnet@mpublicite.fr ont appris avec une profonde tristesse Julien,

CARTES
son petit-fils,
EN

le décès de passionnée par son métier En souvenir de

(en précisant impérativement Adrien et Marine,
et ardente défenseure
votre numéro de téléphone de la recherche publique, son petit-fils et sa compagne Michel VITTOZ,
militante et camarade de lutte, Ainsi que Sienna, écrivain,
et votre éventuel numéro Noëlle CHABERT, son arrière-petite-fille,
d’abonné ou de membre conservatrice générale
survenu à l’âge de soixante-quatorze décédé le 26 janvier 2021.
du patrimoine ans. ont l’immense tristesse de faire part
de la SDL) et directrice honoraire du décès de
Sa femme
du musée Zadkine, Un hommage lui sera rendu le Et ses enfants.
Hors-série soit sur le site : mercredi 26 janvier 2022, à partir de Roland TABUTEAU,
https://carnet.lemonde.fr midi, en la chambre mortuaire de
survenu le 13 janvier 2022. l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris 13e. survenu le 21 janvier 2022. Communication diverse
L’équipe du Carnet Après avoir créé le département Elie Beauroy et Amélie Blanckaert,
21, rue des Augustins, Appel à candidature pour l’élection
86500 Montmorillon. 2022 des délégués bénévoles
reviendra vers vous des arts plastiques à la direction des Simon Beauroy et Florence Pétard, à l’Assemblée générale
affaires culturelles de la Ville de Paris ses enfants,
dans les meilleurs délais Serge et Christyne Ulliel, de la mutuelle.
Jacob, Rose, Nina,
en 1991, Noëlle Chabert a, par deux Ethel, Ariel, ses parents,
pour vous confirmer fois, dirigé avec ferveur et ses petits-enfants Orso, Les membres participants
et honoraires de la mutuelle
la parution. enthousiasme le musée Zadkine, de Ainsi que toute la famille, son fils,
seront appelés à élire parmi eux
1995 à 2008, puis de 2016 à 2020, Et Gaëlle Pietri
ont la tristesse de faire part du décès Ainsi que toute la famille, 80 délégués afin de les représenter
l’imposant comme un lieu reconnu
de pour l’Assemblée générale
carnet@mpublicite.fr de l’art moderne et contemporain.
ont l’immense douleur de faire part pour six ans.
Hors-série https://carnet.lemonde.fr Liliane KLOTZ-BEAUROY, du décès de
Nos pensées vont à sa famille psychiatre, psychanalyste, Conformément aux statuts
et à ses proches. Gaspard ULLIEL, de Solimut Mutuelle de France,
AU CARNET DU «MONDE» survenu le 22 janvier 2022, les candidats sont regroupés au sein
dans sa quatre-vingt-huitième année. survenu le 19 janvier 2022, d’un collège unique national.
La Fédération des ateliers de
Ce dernier regroupe les membres
UNE VIE, UNE ŒUVRE

Décès psychanalyse, La cérémonie aura lieu le jeudi

à l’âge de trente-sept ans.
participants et membres honoraires
Ses membres, 27 janvier, à 15 heures, au cimetière ayant adhéré à une opération
Mme Odette Benzaquen, Une bénédiction aura lieu le jeudi
Ses amis, du Montparnasse, Paris 14e. individuelle ou à une opération
son épouse, 27 janvier, à 11 heures, en l’église Saint-
Eustache, rue du Jour, Paris 1er. collective définie à l’article L.221-2
Annie Benzaquen, ont la tristesse de faire part du décès Alexandre, Bertrand, Charlotte du Code de la Mutualité.
Hélène Benzaquen Forner, de et Benjamin, Cet avis tient lieu de faire-part.
Gustave Flaubert ses filles, ses enfants, Les conditions d’éligibilité
Le romantique enragé
Ludovic, Erwan, Micha, Nathan, (Le Monde du 21 janvier.) des candidats sont les suivantes :
« Tant que la langue vivra », par Marie-Hélène Lafon Samuel, Alex, Sarah, Claude GUY.
Christiana, Elsa, Lucie, Colin, Maya, être membre participant ou
ses petits-enfants, Rolland, Augustin, Yanis, Slava,
Hors-série Marcelle Vincent,
honoraire de la mutuelle, figurer
Laurent Forner, Depuis un an, il occupait la ses petits-enfants, sur les états de la mutuelle
son gendre, fonction de président et avait son épouse, au 1er janvier 2022, être à jour de
Anne,
Collections Sacha Benz, auparavant pris une part très active ont la profonde tristesse de faire part cotisations, être rattaché au collège
dans la vie de l’association, tant dans du décès de sa fille, unique national, avoir fait acte
Sa famille, Philippe, Jérôme,
les réunions institutionnelles que de candidature selon les modalités
Ses ami(e)s, Claude MAURY, ses fils et leurs épouses, Delphine
comme répondant d’un atelier. ci-dessous :
présente la collection de prestige ingénieur, polytechnicien, et Marie,
LES GRANDS CLASSIQUES DE LA ont la tristesse de faire part du décès fondateur et délégué général Lucas, Felix, Ben, Les candidatures aux postes
LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE Nous partageons le chagrin de sa du CEFI (1976- 2012), ses petits-enfants,
du de délégués doivent être adressées
famille et de ses proches. médaille des ingénieurs
et scientifiques de France, à la Mutuelle, par courrier simple,
ont la tristesse de faire part du décès à l’adresse suivante :
docteur Les obsèques auront lieu le mardi
officier dans sa quatre-vingt douzième année
Ivan, Isaac BENZAQUEN, de l’ordre national du Mérite, de
T
1 er février 2022, à 14 h 30, au Solimut Mutuelle de France
PRIX DE LANCEMEN
crématorium du cimetière du Père- Élections des délégués

2,99
survenu le 5 janvier 2022, Georges VINCENT,
€ survenu le 23 janvier 2022, à Paris, Lachaise, Paris 20e. dans sa soixante-dix-neuvième année. docteur vétérinaire,
à l’attention du président
à l’âge de quatre-vingt-onze ans. de la Commission électorale,
grand lecteur du Monde. 7, quai de la Joliette
seulement Célébrons sa mémoire, sa gentillesse,
Michel, Laurent, François et son attachement à la Bretagne qui 13002 Marseille
156, rue Legendre, Vincent (†), continuera à nous réunir, sa dévotion Les obsèques auront lieu dans ou par courrier électronique
75017 Paris. à ses petits-enfants. l’intimité, au cimetière du Père- à l’adresse suivante :
ses enfants,
Lachaise, Paris 20e. elections.agsolimut2022@solimut.fr
Adeline, Chantal et Agnès,
Dès jeudi 27 janvier, Le Mans. ses belles-filles, Il reposera dans la commune de la
Chapelle-Blanche (Côtes d’Armor). La famille remercie le personnel En faisant acte de candidature,
le volume n° 1 Julien, Jérémie, Clémence, Margaux, de l’hôpital de Saint-Cloud pour son les candidats acceptent que leurs
20 000 LIEUES SOUS LES MERS Gérard Boëldieu, Lou, Juliette, Laure, Marion, Aurélien attention. nom et prénom soient diffusés
et Raphael, Catherine,
son époux, son épouse, en cas d’élection.
Cécile, Julien, Damien, ses petits-enfants Sébastien, L’association parisienne du Planning
ses enfants Et ses arrière-petits-enfants, Constance et Alexis, familial La date limite de dépôt des listes
ainsi que leurs conjoints, ses enfants et son gendre, de candidatures est fixée
ont l’émotion de faire part du décès Léonard, Adèle et Hippolyte, pleure son collègue et ami, au 28 février 2022 à 23 h 59, le cachet
Ses petits-enfants, ses petits-enfants de la poste ou les date et heure
Nicole, de
Et toute sa famille, Ying Yang WANG. indiquées sur le courrier
sa sœur électronique faisant foi.
Doris JACOB, ont la tristesse de faire part du décès Médecin orthogéniste, militant
Et toute la famille,
née HYNDMAN, de pour le libre accès à l’avortement, Le protocole électoral est disponible
il aura marqué l’histoire de notre sur la page suivante :
ont la tristesse de faire part du décès Jean-Luc PARODI,
survenu le 20 janvier 2022, association par sa générosité et son https://www.solimut-mutuelle.fr/
de à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. officier de la Légion d’honneur, engagement indéfectible. solimag/election-delegue-solimut
directeur de recherche émérite
à la Fondation nationale
Mme Jeannine BOËLDIEU, Claude-Sarah et André Katz, des sciences politiques,
née TREVET, ses sœur et frère, ancien directeur
Aude, Florence et Cédric Gilain, de la Revue française
Actuellement en vente, survenu le 20 janvier 2022, ses nièces et neveu,
de science politique,
le volume n° 3 ancien directeur
à l’âge de soixante-dix-neuf ans. leurs conjoints et enfants, de l’Association française
LE SIGNE DES QUATRE Ses amis et camarades, de science politique,
Un dernier hommage lui sera
rendu le jeudi 27 janvier, à 9 h 30, en ont la douleur de faire part de la survenu le 21 janvier 2022, à Paris,
la salle de cérémonie de Coulaines, disparition du dans sa quatre-vingt-cinquième année.
PRÉSENTE
suivi de l’inhumation au cimetière L’inhumation aura lieu le jeudi
LES ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES de Courcelles-la-Forêt, dans l’intimité docteur Rose KATZ, 27 janvier, au cimetière du Père-
familiale. chercheuse, médecin, militante, Lachaise, Paris 20e, à 15 heures, entrée
principale boulevard de Ménilmontant,
ÉMILE ZOLA
survenue le 18 janvier 2022, d’où partira le convoi.
CONTES à ninon Jeannine repose au funérarium
de Coulaines. à la date de son soixante-quatorzième
En raison des circonstances
anniversaire. sanitaires, un hommage plus large
Fleurs naturelles seulement. lui sera ultérieurement rendu.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 26 janvier. 61, rue de Varenne,
Condoléances sur registre et sur 75007 Paris.
www.pompes-funebres-duluard.com Un hommage lui sera rendu à
13 heures, en la chambre mortuaire Laurence Bertrand Dorléac,
Dès mercredi 26 janvier, Cet avis tient lieu de faire-part de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, présidente de la Fondation nationale
et de remerciements. 22, rue Bruant, Paris 13e, suivi de des sciences politiques,
le volume n° 14 Mathias Vicherat,
CONTES À NINON l’inhumation, à 15 h 30, au cimetière
P.F. Duluard-Le Choix Funéraire, directeur de Sciences Po,
parisien d’Ivry, à Ivry-sur-Seine.
Guillaume Plantin,
72190 Coulaines.
Nos services Tél. : 02 43 74 07 00. obsequesrosekatz@gmail.com
directeur scientifique,
Martial Foucault,
directeur du CEVIPOF,

Lecteurs
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Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président (Le Monde du 24 janvier.)
 IDÉES
34 |
Martin Hirsch Sept propositions
pour une démocratie plus différenciée,
plus personnalisée, plus participative
A l’heure où des questions d’intérêt général
devraient rassembler les citoyens, ils sont de plus
en plus tentés par l’individualisme et ne
se reconnaissent plus dans leurs représentants.
Pour lutter contre ce phénomène, le président de
l’Institut de l’engagement propose plusieurs pistes
N
os sociétés, nos démocraties,
sont mises à rude épreuve par
une contradiction fondamen­
tale. D’un côté, la montée de
l’individualisme, la fragmen­
tation des groupes sociaux, la
perte de légitimité des représentations.
De l’autre, l’impératif de réponses col­
lectives face aux principaux défis
d’aujourd’hui : le réchauffement clima­
tique, la lutte contre les pandémies, la
préservation de la paix et de la protec­
tion sociale, la lutte contre les déficits, la
compétition internationale.
Cette contradiction, nous la voyons à
l’œuvre, exacerbée en temps de Co­
vid­19, avec la question suivante : pour
sauver des vies, des restrictions tempo­
raires de liberté peuvent­elles s’appli­
quer à tous, à une minorité ou à per­
sonne ? Et cette liberté peut­elle être
conditionnelle, soumise à un passe sa­
nitaire ou vaccinal ? Cette contradic­
tion entre individualisme et enjeux
collectifs en révèle une autre : la difficile
conciliation dans une démocratie du
fait majoritaire et de la reconnaissance
des minorités. La démocratie se doit de
protéger les minorités – ethniques,
culturelles, cultuelles et d’opinion – et
l’expression minoritaire, sans pour
autant que le fait majoritaire soit mis à
mal par un blocage minoritaire.
La montée de l’individualisme et le
sentiment de non­reconnaissance des
individus par ceux qui les représentent
ont plusieurs traductions : la faible par­
ticipation aux scrutins professionnels
et, de plus en plus, la montée de l’abs­
tention dans les scrutins politiques ; le
rejet des réformes qui répondent à un
intérêt général, dans lequel une partie
de la population ne se reconnaît pas ; la
rhétorique antisystème, le « système »
étant considéré comme incapable de
reconnaître les individus et perçu
comme la confiscation de l’intérêt géné­
ral par un sous­groupe occulte.
La solidarité liée à l’appartenance à
une catégorie déterminée est amoin­
drie, parce que ces catégories sont
moins homogènes, se différencient
moins nettement, ont moins de référen­
LES RÉSEAUX SOCIAUX
VIRTUELS, AU LIEU
DE CULTIVER UN DESSEIN
PARTAGÉ, RENFORCENT
L’INDIVIDU DANS
SA SINGULARITÉ OU
DANS DES APPARTENANCES
SUPERFICIELLES OU FICTIVES
ces idéologiques communes. Les ré­
seaux sociaux, au sens traditionnel du
terme (appartenance à une association,
à une communauté, à un quartier, à une
entreprise), sont beaucoup moins puis­
sants, et remplacés par les réseaux so­
ciaux virtuels qui, au lieu de cultiver un
dessein partagé, renforcent l’individu
dans sa singularité ou dans des apparte­
nances superficielles ou fictives.
Outre l’abstention et le rejet des repré­
sentations traditionnelles, la montée de
l’individualisme trouve son débouché
dans les réponses populistes. Les popu­
listes savent mieux répondre à cette
« pulsion individualiste », en écartant
l’autre, en facilitant l’identification des
individus à ceux qui briguent leur suf­
frage, en récupérant les thèmes de dé­
fense de l’individu (la sécurité, le rejet
des impôts et des taxes, la dénonciation
du « système »). Ils rejettent aussi les
thèmes collectifs dont ils nient la réa­
lité : le « système » aurait inventé (ou
exagéré) la pandémie et le réchauffe­
ment climatique. La montée de l’indivi­
dualisme nourrit l’opposition aux
réformes vécues comme une mise en
cause des droits et de la situation des
individus au nom d’un impératif collec­
tif. Le mouvement des « gilets jaunes »
est l’exemple d’un « collectif individua­
liste », ce qui explique son incapacité à
se doter de représentants et même à
faire émerger de réelles figures charis­
matiques, contrairement à d’autres
mouvements de protestation au cours
des dernières décennies.
Peut­on concevoir une réponse politi­
que qui ne repose pas sur une approche
populiste, mais qui oppose moins des­
tin collectif et prise en compte de l’indi­
vidu ? Cela peut paraître au premier
abord paradoxal : on pourrait penser,
a priori, qu’il vaut mieux lutter
contre cette dérive individualiste, la
transcender, pour retrouver le sens du
collectif. Mais, s’il est indispensable
d’affirmer ce sens du collectif (avec des
ambitions, des projets, un récit), il est
probablement dangereux de faire
l’impasse sur cette dimension indivi­
dualiste, comme si elle allait s’effacer
d’elle­même. Cela conduit à concevoir
une démocratie plus différenciée, plus
personnalisée, plus participative.
Plusieurs pistes pour adapter notre
système démocratique à ces évolutions
peuvent être envisagées et livrées au
débat :
Faire participer davantage les indivi­
dus aux choix qui les concer­
nent En 1995, après une campagne pré­
sidentielle gagnée par Jacques Chirac
sur le thème de la « fracture sociale », il a
été décidé de réformer la Constitution
pour élargir le champ du référendum à
des questions de société, au­delà des
mesures institutionnelles. Curieuse­
ment, en plus d’un quart de siècle, cette
faculté n’a jamais été utilisée, probable­
ment parce que chacun connaît et craint
les risques du référendum : répondre à
côté de la question posée, transformer
un scrutin en un vote de défiance, ou
clore pour longtemps une question par
un rejet populaire. Pour autant, il serait
possible de limiter ces risques en per­
mettant de choisir entre différentes
réformes, entre différents modes de ré­
solution d’un même problème, avec la
possibilité de se prononcer sur
deux projets alternatifs. Par exemple,
un rapport publié le 14 janvier par
le Haut Conseil pour l’avenir de l’assu­
rance­maladie vient de montrer les
points faibles de ce pilier de notre pro­
tection sociale et d’interroger sa soute­
nabilité, en proposant quatre scénarios.
Pourquoi ne pas faire choisir entre deux
d’entre eux les assurés sociaux ?
Différencier les revenus selon les terri­
toires Dans notre pays, les salaires des
fonctionnaires sont les mêmes, indépen­
damment des différences du coût de la
vie. Une infirmière perçoit la même ré­
munération quand elle exerce dans un
hôpital parisien ou dans une ville
moyenne de province, alors que les coûts
du logement, notamment, n’ont rien à
voir. La plupart des pays ajustent les ré­
munérations des agents publics au coût
de la vie. Le montant du revenu de soli­
darité active est, lui aussi, fixé uniformé­
ment au niveau national alors que les
conditions de pauvreté sont très diffé­
rentes d’un territoire à l’autre. Décentra­
liser, ce n’est pas seulement un sujet
institutionnel, c’est aussi une question
de vie quotidienne et d’égalité réelle.
Permettre aux contribuables d’affec­
ter directement une fraction de leurs
impôts à des causes On pourrait imagi­
ner qu’avec sa déclaration d’impôt on
choisisse une ou plusieurs « grandes
causes » et que l’on puisse y affecter un
pourcentage, même très faible, de son
impôt. Cela redonnerait une dimension
de choix et réconcilierait un projet
national (la grande cause) avec un
choix individuel. C’est ce que commen­
cent à faire, à petite échelle, certai­
nes collectivités territoriales avec les
budgets participatifs.
Instituer un système d’amendes pro­
portionnelles au revenu Les amendes
forfaitaires affaiblissent la légitimité des
amendes et la portée de la règle – pen­
dant le confinement, la sanction était la
même pour une personne aisée qui pre­
nait le risque de se rendre dans sa rési­
dence secondaire que pour le travailleur
précaire qui faisait une entorse aux rè­
gles. Certains pays (Royaume­Uni, Scan­
dinavie) ont adopté un système d’amen­
des proportionnelles au revenu pour les
infractions routières.
Promouvoir une réelle égalité des
chances Depuis quinze ans, l’écart de
taux d’obtention d’un diplôme de l’en­
seignement supérieur entre catégories
sociales ne s’est pas réduit. Une chance
sur cinq quand ses parents ne sont pas
diplômés de l’enseignement supérieur,
trois chances sur quatre sinon ! Cela a un
impact majeur sur la négation de l’indi­
vidu comme maître de son destin, le
renvoyant à la condition dont il est issu,
plus qu’à son propre potentiel. Diversi­
fication des modes de sélection, finan­
cement des établissements d’enseigne­
ment supérieur sur des critères te­
nant compte de la diversité sociale,
prêts contingents dont les rembourse­
ments sont plafonnés en fonction des
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
LES INDIVIDUS SUPPORTENT
DE MOINS EN MOINS
DE DEVOIR ASSUMER
CE QU’ILS ESTIMENT ÊTRE
L’IRRESPONSABILITÉ
DES AUTRES
revenus peuvent contribuer à accélérer
la réduction de cet écart insupportable
qui contredit l’égalité républicaine ;
Associer la responsabilité à la solida­
rité dans les systèmes de protection
sociale Les individus supportent moins
de devoir assumer ce qu’ils estiment être
l’irresponsabilité des autres. Et un sys­
tème solidaire ne peut trouver son équi­
libre si une fraction trop importante de
la population peut avoir un comporte­
ment de « passager clandestin ». Le Co­
vid­19 a redonné une actualité brûlante à
cette problématique classique mais trop
souvent esquivée. On peut poser la ques­
tion en des termes crus : est­il logique de
bénéficier des soins gratuits quand on a
refusé pour soi la vaccination gratuite et
qu’on met doublement en danger les
autres, en pouvant les contaminer et en
pouvant prendre une place en soins in­
tensifs nécessaire pour un autre patient ?
Il y a peut­être une manière de donner
enfin un vrai sens à la prévention en liant
protection et respect de la prévention.
C’est une question éminemment com­
plexe et sensible, mais qui doit être abor­
dée si on ne veut pas voir les systèmes de
solidarité affaiblis par manque d’adhé­
sion ou par leur non­soutenabilité.
Donner plus de contenu à la notion de
« citoyenneté » On pourrait par exemple
établir des « brevets », sur le modèle des
brevets de premiers secours, en commen­
çant par l’environnement. Comment res­
pecter l’environnement si l’on n’a pas les
connaissances sur les enjeux et la possibi­
lité de mesurer et d’adapter ses comporte­
ments ? Des outils en ligne peuvent facile­
ment permettre de se former, de se tester,
d’évaluer ses connaissances, de progresser
dans le respect de l’environnement. Une
logique de brevets contribuerait à ce que
des citoyens mieux informés et mieux
formés, davantage conscients des enjeux,
puissent jouer un rôle actif face à des en­
jeux collectifs perçus comme abstraits.
Notre cadre démocratique et notre
Etat­providence reposent sur des fonde­
ments établis dans l’après­guerre à par­
tir d’un précieux legs, celui du Conseil
national de la Résistance. La société était
alors fortement structurée. Si l’on ne
veut pas que certains profitent des mu­
tations de la société pour dilapider cet
héritage, il est nécessaire de s’atteler,
avec tous ceux qui partagent ces valeurs,
à faire respirer notre démocratie. 
Martin Hirsch est président de l’Insti-
tut de l’engagement et par ailleurs
directeur général de l’Assistance publi-
que-Hôpitaux de Paris (AP-HP) depuis
novembre 2013
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022 idées | 35

Xavier Magnon
Donnons au peuple des instruments pour décider
de la production de la loi
La crise de notre système représentatif savoir si le peuple a confiance en ses re­
nécessite une révision constitutionnelle présentants : il faut renverser la perspec­
tive. Ce sont les représentants qui doi­
radicale qui doit viser à améliorer les espaces vent faire confiance au peuple ; et,
de discussion démocratique, compte tenu de la situation, seules
des propositions de révision constitu­
estime le professeur de droit public tionnelle radicales, parce que ambitieu­
ses, doivent être entreprises pour con­
crétiser, d’un point de vue institution­
la voie du référendum. Ces deux méca­
nismes peuvent être mobilisés, de ma­
nière différenciée, dans les trois temps
qui marquent la production de la loi dans
l’Etat : l’initiative, la délibération et l’en­
trée en vigueur de la loi.
Au stade de l’initiative pourrait être
mis en place un droit d’initiative popu­
laire, permettant à un nombre raison­
ports avec les deux autres Chambres, soit
de faire en sorte que la moitié des mem­
bres du Sénat soit désignée selon les pro­
cédures propres à la constitution de
tels mini­publics. Il peut être tout à fait
pertinent de mêler, dans une même
Chambre, l’expérience de professionnels
aguerris de la politique à la spontanéité
de novices. Le peuple, tiré au sort à partir

F
aut­il que l’élection du président de
la République au suffrage universel
direct constitue le seul moment de
la vie démocratique de la Ve Répu­
blique ? Formulée de cette manière, la
question invite assez peu à une réflexion
sur le principe même de cette élection.
Elle n’en invite pas moins à penser une
Ve République plus démocratique.
Notre régime souffre, en effet, à la
fois d’une crise du régime représentatif –
à l’instar de nombreux autres régimes
politiques aujourd’hui dans le monde
– que le renouvellement de la représen­
tation nationale à travers l’élection de
certains députés de La République en
marche issus de la société civile n’aura
pas permis de réduire, et d’un manque
de confiance généralisé envers le peuple
en tant que pouvoir détenteur de la sou­
veraineté nationale.
A cet égard, il faut rappeler, à titre d’il­
lustration, que, sur les 24 lois de révision
constitutionnelle intervenues depuis
1958, seules deux ont été adoptées par ré­
férendum (les deux, en 1962 et en 2000, à
propos du mandat du chef de l’Etat), con­
trairement à ce que suggère la rédaction
de l’article 89 de la Constitution, qui en
fait la procédure de principe. Il faut égale­
ment rappeler que le référendum d’initia­
tive partagée (le fameux « RIP »), intro­
duit en 2008 dans la Constitution, n’a
rien de très démocratique, d’autant que
ses conditions de mise en œuvre en inter­
disent toute application concrète.
Face à cette situation, il nous semble
important de faire confiance au peuple.
La question n’est plus aujourd’hui de
nel, cette confiance.
Démocratisation de la Ve République
Nous devons à cet égard nous nourrir des
concepts de démocratie participative et de
démocratie délibérative pour améliorer
les espaces de discussion démocratique et
mieux associer le peuple à la prise de déci­
sion dans le régime représentatif qui est le
nôtre. Prendre le peuple au sérieux, c’est
assurer une meilleure participation des ci­
toyens à la prise de décision publique et,
plus précisément, à la production des lois
de la République, en offrant une portée
décisionnelle à cette participation.
Cette participation nouvelle des ci­
toyens à la production de la loi dans l’Etat,
cette démocratisation de la Ve Républi­
que, doit emprunter la voie de la constitu­
tion de mini­publics, à savoir des assem­
blées de citoyens désignés par tirage au
sort pour être le reflet fidèle de la société
civile dans toute sa diversité, tout en reva­
lorisant l’intervention du peuple par
NOUS DEVONS
NOUS NOURRIR
DES CONCEPTS
DE DÉMOCRATIES
PARTICIPATIVE
ET DÉLIBÉRATIVE
nable de citoyens, un million par exem­
ple (le « RIP » sur le statut d’Aéroports de
Paris avait réuni en l’occurrence plus
d’un million de signatures), de déposer
devant l’une des deux Chambres du
Parlement une proposition de loi rédi­
gée sous la forme d’articles. L’exercice de
ce droit d’initiative doit être contrai­
gnant pour le Parlement. Aussi fau­
drait­il que la proposition de loi, non
seulement fasse l’objet d’une délibéra­
tion obligatoire, mais, surtout, qu’elle
impose au Parlement d’adopter la pro­
position de loi, tout en laissant ce der­
nier libre d’y apporter les modifications
qu’il jugera utile.
Créer une troisième Chambre
Il y aurait ainsi une obligation pour l’As­
semblée nationale et pour le Sénat
d’adopter une loi sur le thème proposé
par le peuple, mais une liberté d’en déter­
miner le contenu. La délibération du
Parlement serait ici sous le regard du peu­
ple, celui­ci étant à même de juger de
l’étendue des modifications apportées à
la proposition originale. La radicalité de
cette disposition imposerait une limita­
tion des domaines d’intervention de ce
droit d’initiative et une intervention
éventuelle du juge constitutionnel pour
en sanctionner le respect et veiller au
respect des droits et libertés constitu­
tionnels, comme c’est le cas en Italie avec
le référendum abrogatif.
Concernant la délibération, il serait en­
visageable, soit de créer une troisième
Chambre, constituée comme un mini­
public, par tirage au sort, dont les compé­
tences resteraient à préciser dans ses rap­
d’échantillons représentatifs pour être
l’exact reflet de la société civile dans son
ensemble, doit être associé au processus
de délibération démocratique.
Avant l’entrée en vigueur de la loi, le
peuple pourrait disposer d’un droit de
veto susceptible, précisément, de faire
échec à l’entrée en vigueur d’une loi.
Ce droit de veto pourrait exiger la
signature d’un nombre minimal de ci­
toyens, un million encore, par exemple,
pour soulever le veto, l’ensemble des ci­
toyens se prononçant, ensuite, par la
voie du référendum, sur le veto. La li­
mitation des domaines d’intervention
et l’intervention du juge constitutionnel
seraient, ici aussi, justifiées afin d’éviter
les usages démagogiques ou antili­
béraux du mécanisme.
Grâce à ces trois moments, le peuple
pourrait disposer des instruments lui
permettant de décider de la production
de la loi. Faire confiance au peuple,
existe­t­il encore un autre choix ? Le
temps de l’élection présidentielle est un
temps pour le courage, le courage d’ima­
giner des solutions ambitieuses pour
améliorer le fonctionnement démo­
cratique de notre régime. Souhaitons
qu’un candidat s’en saisisse pour éten­
dre la démocratie au­delà du moment
de son élection. 
Xavier Magnon est professeur de
droit public à Aix-Marseille Université,
directeur de l’Institut Louis-Favoreu

Agnès Pannier-Runacher Pour une Europe qui croit en son destin

Il est urgent que l’Europe restaure concrètement des conditions équitables de concurrence face à des pratiques qui dérogent aux exigences
commerciales, sociales et environnementales qu’elle respecte pour elle­même, plaide la ministre déléguée chargée de l’industrie

L’
Europe est née d’une né­
cessité politique et hu­
maine, celle d’installer une
paix durable entre des na­
tions qui s’étaient longuement
affrontées. Cette paix, six pays
précurseurs ont décidé de la ma­
térialiser dès 1950 avec la cons­
truction d’un projet industriel
commun, autour des matériaux
essentiels à la reconstruction
européenne, le charbon et l’acier.
L’histoire de l’Europe s’écrit
dans ce dialogue entre des idéaux
politiques partagés et des projets
économiques communs qui ma­
térialisent cette union politique.
En politique, comme en écono­
mie, l’Union européenne (UE) dé­
cline ses valeurs d’ouverture, de
pluralité, de progrès et de coopé­
ration. En politique comme en
économie, l’UE a vocation à dé­
fendre, face à ses partenaires, une
relation équitable fondée sur des
règles du jeu partagées pour le
bénéfice des populations.
Et pourtant, les peuples euro­
péens doutent des atouts de la
construction européenne. Déloca­
lisations industrielles, destruction
d’emplois, pertes de savoir­faire,
dépendance accrue aux importa­
tions extra­européennes… La réa­
lité économique d’une concur­
rence mondiale exacerbée a en­
tamé la confiance que les
Européens avaient dans leur tra­
vail et leur place dans la société,
dans la capacité de l’UE à défendre
la place de l’Europe dans le monde,
et laissé des cicatrices sur les
idéaux politiques qui nous réunis­
sent. Il faut dire que, depuis plu­
sieurs décennies, et malgré l’en­
semble du chemin parcouru pour
construire l’Europe de l’intérieur,
notamment au travers du marché
unique, nous avons fait preuve de
naïveté à l’égard de l’extérieur.
Ouverture et exigence
Nous ne sommes ni sourds ni
aveugles face à des pratiques qui
dérogent largement aux exigen­
ces commerciales, sociales et en­
vironnementales que nous nous
fixons pour nous­mêmes. Il est
urgent de restaurer concrète­
ment des conditions équitables
de concurrence en Europe. Les
pratiques de dumping, les sub­
ventions des Etats étrangers aux
acteurs privés nationaux, la non­
prise en compte des externalités
négatives environnementales
dans les prix faussent la concur­
rence. Nous ne pouvons pas lais­
ser des acteurs qui ne jouent pas
le jeu abîmer la planète et dé­
truire des emplois en fragilisant
des acteurs européens qui, eux,
respectent les règles du jeu dont
l’Europe peut être fière. Nous
voulons un marché ouvert, mais
un marché exigeant, avec les mê­
mes règles du jeu pour tous.
L’UE A VOCATION
À DÉFENDRE,
FACE À
SES PARTENAIRES,
UNE RELATION
ÉQUITABLE FONDÉE
SUR DES RÈGLES
DU JEU PARTAGÉES
Plusieurs décisions doivent
nous permettre de rétablir rapide­
ment l’équité pour les entreprises
européennes et de lutter contre
cette concurrence déloyale. Pren­
dre en compte les externalités né­
gatives, et en particulier l’impact
climatique de nos modes de pro­
duction, constitue l’un des enjeux
premiers du mécanisme d’ajuste­
ment carbone aux frontières, qui
permettra de faire payer aux en­
treprises, pour des produits venus
des pays extérieurs à l’Europe, le
véritable prix du carbone.
Ce dispositif, que nous promou­
vons de longue date, figure en
bonne place dans la proposition
de la Commission européenne
« Fit for 55 » [pour atteindre une
baisse d’au moins 55 % des émis­
sions de gaz à effet de serre d’ici à
2030] et dans nos priorités pour
les travaux communs à venir. Il
nous appartient de l’adopter au
plus vite en Europe, en veillant à
ce qu’il réponde à ses objectifs
pour tout notre tissu industriel,
notamment d’aval et exportateur,
au­delà des secteurs pilotes.
Soyons également résolus à exi­
ger la réciprocité. Inscrivons dans
nos marchés publics la nécessité
pour nos partenaires d’ouvrir en
retour leurs marchés publics, et
utilisons pleinement la logique de
réciprocité que permettent le ca­
dre européen et celui de l’Organi­
sation mondiale du commerce en
matière de commande publique.
Autre proposition : lorsqu’une
situation abusive est avérée, uti­
lisons les instruments de dé­
fense commerciale, comme
nous l’avons fait dans l’acier,
dans l’aluminium, et dans le sili­
ciure de calcium. C’est ce que
font, sans se poser de questions,
nos partenaires et concurrents
chinois ou américains.
Servir nos idéaux
Enfin, nous devons renforcer no­
tre capacité d’action contre les
pratiques déloyales. La Commis­
sion européenne a proposé un rè­
glement contre les distorsions
causées par les subventions
étrangères. Ce texte est une clé
pour la compétitivité de notre
économie européenne. Il nous
permet d’imposer des mesures
réparatrices aux entreprises bé­
néficiant d’aides qui faussent la
concurrence en créant des distor­
sions : prêts à taux d’intérêt nul,
financements à perte, garanties
illimitées, financements d’expor­
tations non conformes… Ce règle­
ment mettrait fin à la possibilité
pour des pays tiers d’utiliser nos
règles à leur avantage et à notre
détriment. Mettons ce point au
cœur de l’agenda du Conseil sur
la compétitivité et incitons le Par­
lement européen à s’en saisir
sans attendre, pendant l’actuelle
présidence française de l’UE !
A nous de recréer ensemble les
conditions d’une Europe qui
croit en son destin ! La philoso­
phie économique de l’Europe
n’est pas une doxa figée, elle doit
évoluer pour servir nos idéaux :
une Europe capable de protéger
les Européens et de faire rayon­
ner ses valeurs. Moins de naï­
veté, c’est plus d’Europe ! 
Agnès Pannier-Runacher
est ministre déléguée chargée
de l’industrie
 0123
36 | idées MERCREDI 26 JANVIER 2022

Parti socialiste : chronique d’une si longue agonie

ANALYSE communiste français (PCF). Celui­ci est signé
en juin 1972. « Notre objectif fondamental, ex­
conduire la campagne. Grâce au scrutin pro­
portionnel, le PS, avec 31 %, sauve les meubles
secrétaire, fait voter les militants pour le oui,
mais Fabius combat pour le non, qui triom­

A
nne Hidalgo n’est pas totalement
responsable de sa contre­perfor­
mance dans les sondages pour
l’élection présidentielle, qui la pla­
cent en deçà des 5 % requis pour le rembour­
sement des frais de campagne. La maire de
Paris paie la lente déliquescence du Parti so­
cialiste (PS). Cinquante ans après le congrès
refondateur d’Epinay, en 1971, le PS n’est plus
ANNE HIDALGO  que l’ombre de lui­même. Les courants qui
EST LA CANDIDATE  ont structuré les confrontations d’idées sont
devenus fictifs ou ont disparu.
À L’ÉLECTION  Dans cet astre mort, on ne débat plus,
même pour désigner une candidate à l’Elysée.
PRÉSIDENTIELLE  Les personnalités qui ont marqué son histoire
se sont évanouies : fini, le temps des Jospin,
D’UN PARTI QUI,  Fabius, Joxe, Mermaz, Rocard, Chevènement,
AVEC 22 000  Hollande. A l’ère des « éléphants » a succédé
celle des « éléphanteaux », qui n’impriment
ADHÉRENTS, N’EST  plus. Le PS, qui a engrangé des succès de 1971 à
1989, a vécu, à partir du congrès de Rennes de
PLUS QUE L’OMBRE  1990, où il s’est déchiré sur la succession de
DE LUI­MÊME François Mitterrand, une série de tempêtes et
de naufrages. Son agonie n’en finit pas.
Au congrès d’Epinay, François Mitterrand
réussit son OPA sur le PS, un parti qui se veut
« révolutionnaire » et entend « transformer la
société capitaliste en une société collecti­
viste ». « Il ne s’agit pas d’aménager un sys­
tème, mais de lui en substituer un autre », pro­
clame la déclaration de principes. Mitterrand
se fait adouber sur la quête d’un programme
commun de gouvernement avec le Parti
plique le premier secrétaire du PS, c’est de re­
faire un grand Parti socialiste sur le terrain oc­
cupé par le PCF lui­même, afin de faire la dé­
monstration que, sur les 5 millions d’électeurs
communistes, 3 millions peuvent voter socia­
liste. » Mitterrand gagne son pari et, aux légis­
latives de 1978, le PS, avec 22,8 %, ravit, au prix
d’une rupture avec lui, la première place au
PCF (20,6 %), qui amorce alors son déclin.
L’entrée dans les « trente ravageuses »
En 1974, lors des Assises du socialisme, la
« deuxième gauche », portée par Michel Ro­
card et la CFDT, rejoint le PS. Deux grands
courants, qui sont aussi des écuries présiden­
tielles, vont s’affronter : les mitterrandistes,
étatistes, et les rocardiens, décentralisateurs.
Au congrès de Metz, en 1979, Mitterrand im­
pose sa ligne radicale de « rupture avec le ca­
pitalisme ». En 1981, il entre à l’Elysée. En 1982,
le PS compte 213 584 adhérents, contre
80 300 en 1971. Mais les flamboyantes réfor­
mes du début du septennat sont interrom­
pues par le tournant de la rigueur.
En 1985, au congrès de Toulouse, Jacques
Delors juge que le PS a acquis une culture de
gouvernement et a fait un « petit Bad Godes­
berg », en référence au congrès du Parti so­
cial­démocrate (SPD) allemand qui, en 1959, a
abandonné le marxisme et accepté l’écono­
mie de marché. Pour les législatives de 1986,
Lionel Jospin, premier secrétaire, l’emporte
sur Laurent Fabius, premier ministre, pour
mais se voit imposer une cohabitation avec la
droite. En 1988, François Mitterrand est réélu
et le PS compte encore 202 083 adhérents.
Le congrès des déchirements, à Rennes,
en 1990, marque l’entrée dans une période
que l’on peut appeler les « trente ravageuses ».
Aux législatives de 1993, c’est la Bérézina pour
un PS englué dans les affaires. Il divise son
score de 1988 (34,8 %) par deux (17,6 %) et doit
subir une nouvelle cohabitation. Jean­Pierre
Chevènement quitte le PS, observant que « le
parti d’Epinay est mort », une formule qui sera
reprise en 2017 par Jean­Christophe Cambadé­
lis, alors premier secrétaire. Entre 1993 et 1995,
à la suite de putschs et de jeux d’appareil, trois
premiers secrétaires se succèdent : Fabius, Ro­
card et Henri Emmanuelli. En 1995, le PS ne
compte plus que 93 603 adhérents. C’est un
canard sans tête qui ne sait plus qu’elle est son
identité. En 1994, au congrès de Liévin, Em­
manuelli met la barre à gauche, tout en de­
mandant à Delors d’être candidat à l’Elysée.
Candidat malheureux à l’Elysée, en 1995,
après une « primaire » gagnée contre Emma­
nuelli, Jospin reprend la tête du parti et le
mène à la victoire avec la « gauche plurielle »
aux législatives de 1997. Il gouverne cinq ans
avec un bon bilan. Mais l’éclatement de la
gauche à la présidentielle de 2002 provoque
son élimination au premier tour.
Le Parti socialiste ne tirera pas les leçons
de ce séisme. Lors du référendum de 2005
sur l’Europe, François Hollande, le premier
phe. En 2008, Jean­Luc Mélenchon quitte à
son tour le PS, dans lequel il voit un Parti dé­
mocrate à l’américaine. En 2012, Hollande en­
tre à l’Elysée, porté davantage par le rejet de
Nicolas Sarkozy que par une adhésion des
électeurs. Durant son quinquennat, sa ligne
réformiste est combattue par les « fron­
deurs » de l’aile gauche, ce qui l’empêche de
se représenter. A la présidentielle de 2017,
avec 6,36 %, Benoît Hamon réalise le pire
score depuis Gaston Defferre en 1969 (5,01 %).
La descente aux enfers se confirme aux légis­
latives avec 7,4 %, contre 29,4 % en 2012.
Voilà pourquoi Mme Hidalgo est la candi­
date d’un parti mortifère qui ne compte plus
que 22 000 adhérents, contre 111 450 en 2016.
Son premier secrétaire, Olivier Faure, n’a pas
hésité à dénoncer, en 2019, la « trahison » de
Hollande, dont il a été proche, incriminant la
déchéance de nationalité et la loi travail.
Deux anciens députés « frondeurs », battus
aux législatives de 2017, seconds couteaux du
PS, jouent des premiers rôles dans la campa­
gne : Jean­Marc Germain, ancien directeur de
cabinet de Martine Aubry, conseille son
épouse, la maire de Paris. L’ancien secrétaire
d’Etat de Jospin Christian Paul est dans
l’équipe de Christiane Taubira. Et François
Lamy, ancien ministre de Hollande, long­
temps proche de Mme Aubry, roule pour Yan­
nick Jadot. Symboles d’un parti en déshé­
rence qui jouera, le 10 avril, sa survie. 
michel noblecourt

CHRONIQUE  | PAR ARNAUD LEPARMENTIER 
UN REGARD D’HISTORIEN SUR LA MONNAIE
Aux Etats-Unis, LIVRE ficulté serait de « revenir à la nor­ toyens contre le risque économi­

le krach est déjà là male » en dégonflant lentement que et financier. La politique mo­

C’ est l’avantage qu’a l’his­

torien sur l’économiste :
on peut difficilement
lui faire croire que « c’était mieux
avant », ou bien que « ça ne s’est
son bilan et en remontant pro­
gressivement les taux.
Eric Monnet, lui, rappelle que la
mission historique des banques
centrales est de préserver les trois
nétaire est une politique publique
de l’Etat­providence, et non l’ap­
plication d’une technique qui ga­
rantirait que les « lois de l’écono­
mie » puissent s’exprimer en toute

L es Français ne le savent pas en­

core, protégés des soubresauts
des marchés financiers par la
planche à billets de la Banque cen­
trale européenne (BCE) et par les défi­
cits budgétaires français, mais le
krach est là. Wall Street connaît une
sérieuse dégelée et a vécu du 18 au
21 janvier sa pire semaine depuis le
début de la pandémie. Le recul n’épar­
gne plus les stars technologiques
(Apple, Amazon, Netflix…), et le
Nasdaq a perdu plus de 15 % depuis
son plus haut, en novembre 2021.
L’indice général S&P 500 est en
retrait de près de 8 %, avec aucune
bonne nouvelle en perspective.
Ah si : le phénomène devrait ravir
les pourfendeurs des milliardaires.
Selon l’agence Bloomberg, Elon Musk
(Tesla) a perdu près de 100 milliards
de dollars, sa fortune étant passée de
338 milliards en novembre à 243 mil­
liards le 21 janvier. Jeff Bezos, patron
d’Amazon, a « fondu » de 45 milliards
et ne détient plus que 177 milliards.
Pour Bill Gates, la baisse est de 25 mil­
liards de dollars (avec une fortune
estimée à 129 milliards). Depuis le
1er janvier 2022, les dix premiers mil­
liardaires de la planète ont perdu
125 milliards de dollars, soit 9 % de
leur fortune, sans que rien change sur
la planète. Ils avaient gagné 402 mil­
liards en 2021.
Dans tout krach, on finit par trouver
un gagnant. Warren Buffett, proprié­
taire de Berkshire Hathaway, s’en
sort : le sage d’Omaha, investisseur
dans des actions traditionnelles (plus
Apple), avait réalisé une mauvaise
performance pendant la pandémie.
Mais celles­ci résistent mieux en
période de hausse des taux. Lente­
ment, la « tortue » Buffett rattrape les
« lièvres » de Wall Street, en particu­
lier Cathie Wood, star des dernières
années pour avoir investi dans les
valeurs d’hypercroissance, dopées
par l’argent gratuit et la pandémie.
Son fonds ARKK a été divisé par deux
en un an, avec la fin de la spéculation
effrénée, le recul de la pandémie et la
WALL STREET CONNAÎT UNE  actions du pétrole et du gaz – peu
SÉRIEUSE DÉGELÉE ET A VÉCU  climat ; et même les actions euro­
DU 18 AU 21 JANVIER SA PIRE  la politique de taux négatifs de la BCE
SEMAINE DEPUIS LE DÉBUT  ne fait que retarder l’arrivée de la
DE LA PANDÉMIE
perspective de hausse des taux (les
dividendes de demain et donc les
actions valent moins si le taux
d’actualisation augmente).
L’appauvrissement des milliardaires
encore jamais fait ». Le regard
d’Eric Monnet, historien de la
monnaie et de la finance, di­
recteur d’études à l’Ecole des hau­
tes études en sciences sociales
fonctionnalités de la monnaie
souveraine qu’elles émettent :
moyen de paiement, moyen de
crédit, moyen d’épargne. La mon­
naie, c’est­à­dire la valeur de l’ar­
liberté sur les marchés.
En utilisant des outils non
conventionnels, la BCE a en fait re­
noué avec des pratiques déjà utili­
sées par les banques centrales par
ne rend personne plus riche. L’affaire et professeur à l’Ecole d’économie gent que chacun a dans sa poche, le passé, par exemple pour recons­
menace plutôt de rincer les boursi­ LA BANQUE­PROVIDENCE.  de Paris, sur le rôle de la Ban­ est un bien public commun, parce truire l’Europe après 1945. Pour
coteurs, qui avaient découvert le che­ DÉMOCRATISER LES  que centrale européenne (BCE) de­ que c’est elle qui permet d’acheter l’auteur, elle doit persévérer dans
min de Wall Street grâce à l’épargne BANQUES CENTRALES  puis 2008 permet ainsi de décen­ de quoi vivre, d’emprunter de cette voie, en finançant la transi­
forcée de la pandémie, et de grignoter ET LA MONNAIE trer la polémique qui partage quoi investir, de financer par l’im­ tion énergétique pour protéger
les fonds de retraite des Américains. Eric Monnet aujourd’hui les économistes en pôt les institutions qui protègent, l’économie du risque climatique,
Voilà qui risque d’aggraver la morosité Seuil, 128 p., 11,80 € deux camps. Pour les uns, la politi­ soignent et éduquent le citoyen. en émettant sa propre monnaie
des ménages, déjà déprimés par l’in­ que de taux zéro et de rachat mas­ numérique pour protéger les ci­
flation (7 % en décembre) qui réduit sif de titres de dettes d’Etat et d’en­ Des choix en débat toyens du risque des cryptomon­
les salaires réels (en recul annuel de treprises « quoi qu’il en coûte » La politique monétaire a pour ob­ naies privées. Mais elle doit égale­
2,3 %). Le maintien de la consom­ poursuivie par la BCE pour « sau­ jectif de protéger la confiance ment, pour protéger son indépen­
mation n’est donc pas garanti. ver » successivement les banques qu’on accorde à cette monnaie, dance non seulement vis­à­vis des
(2008), les Etats européens (2011) menacée par deux dangers : la gouvernements mais aussi des
La Bourse ouvre les yeux et finalement l’économie frappée hausse des prix, qui paralyse les marchés, accepter que ses choix,
Les mauvaises nouvelles s’accumu­ par la pandémie (2020), aurait ré­ échanges – c’est l’inflation ; la crise décisifs pour le bien public com­
lent aux Etats­Unis : la Réserve fédé­ veillé les démons de l’inflation et financière, qui paralyse le crédit et mun, puissent être démocratique­
rale va remonter ses taux à court trahit sa mission originelle de pré­ l’activité et fait baisser les prix ment débattus par un « Conseil
terme au moins à quatre reprises cette servation de l’équilibre « naturel » – c’est la déflation. En cela, les européen du crédit » placé auprès
année, et laisser filer les taux longs en des prix. Pour les autres, la BCE a banques centrales remplissent du Parlement européen. 
cessant d’acheter des bons du Trésor, fait ce qu’il fallait, mais toute la dif­ une mission de protection des ci­ antoine reverchon
ce qui va ralentir l’économie et faire
baisser les actions. Les profits ne sont
pas assurés en raison des goulets
d’étranglement persistants sur le mar­
ché du travail et les matières premiè­
res. L’économie sera moins stimulée
Urgence | par serguei
avec la baisse du déficit budgétaire, le
plan de relance de Joe Biden arrivant à
échéance et son programme social et
environnemental étant bloqué au
Sénat. Ajoutons­y les risques géopoli­
tiques avec une Amérique faible,
malmenée sur les fronts russe, chi­
nois, nord­coréen, iranien : l’année
2022 ressemble à une « course d’obsta­
cles », comme l’a observé la directrice
générale du Fonds monétaire interna­
tional, Kristalina Georgieva, au Forum
virtuel de Davos, le 21 janvier.
La course d’obstacles avait com­
mencé au printemps 2021, avec l’ef­
fondrement des Special Purpose
Acquisition Companies (SPAC), qui
achetaient tout à n’importe quel prix
grâce à l’argent gratuit fourni par les
banques centrales. Début janvier, la
Bourse a enfin ouvert les yeux sur les
mauvaises nouvelles. Les investis­
seurs américains ont cherché à se
réfugier vers les valeurs sûres, à crois­
sance et dividendes garantis : les
importent les engagements sur le
péennes jugées sous­évaluées. Mais
correction en Europe. Le krach ne fait
sans doute que commencer. 
0123
MERCREDI 26 JANVIER 2022
FRANCE | CHRONIQUE
par fr ançoi se f re ssoz
Castex à Matignon:
mission accomplie
A
u moment où tout ce
qui compte en Macro­
nie cherche à briller
dans la campagne
présidentielle dans l’espoir d’ar­
racher une promotion en cas de
victoire, un homme se prépare à
repasser de la lumière à l’ombre
sans manifester une once de frus­
tration : Jean Castex sent la fin du
bail approcher.
Le premier ministre sait que la
mission qu’il remplit à Matignon
depuis le début du mois de
juillet 2020 a toutes les chances
de s’interrompre en avril 2022,
même si Emmanuel Macron est
réélu. Il ne tire pas pour autant de
plans sur la comète, ne compte
pas briguer un mandat de député,
contrairement à beaucoup d’au­
tres membres de son gouverne­
ment qui font des pieds et des
mains en ce moment pour tenter
de se faire investir.
Si on lui propose d’autres mis­
sions, il les examinera. Sinon, le
Gersois, âgé de 56 ans, se repliera à
la Cour des comptes, sa maison
d’origine, avec le sentiment du de­
voir accompli : certes, le pays n’est
pas complètement calmé mais il
est beaucoup moins volcanique
qu’il y a dix­huit mois, lorsqu’il
s’est installé Rue de Varenne. Cer­
tes, la crise sanitaire n’est pas jugu­
lée, mais le pays a tenu. Certes, la
cote de popularité de l’exécutif
s’effrite, mais elle reste à un niveau
enviable comparé aux autres fins
de mandat avec, qui plus est, un
strict respect de la hiérarchie.
Dans le dernier baromètre IFOP­
JDD, Jean Castex engrange 34 %
d’opinions favorables, 3 points
derrière Emmanuel Macron (37 %).
L’histoire de ce fils d’instituteur
au look très IIIe République et à
l’accent rocailleux ressemble à
une leçon de morale : un homme
passe pour remettre d’équerre à
mi­mandat ce qui ne l’était plus,
puis s’efface. Trop beau pour être
vrai. Et, pourtant, on a beau grat­
ter, chercher le témoignage qui
viendrait infléchir la thèse, il faut
se rendre à l’évidence ; « Jean » est
heureux ainsi. « Jean », comme
l’appellent les élus de droite et de
gauche qui sortent de son bureau,
en général ravis de ce brin de cau­
sette. L’élu de Prades (Pyrénées­
Orientales) n’a pas son pareil
pour leur marquer de la considé­
ration et débrouiller les situa­
tions complexes, aidé par le car­
net de chèques de la politique du
« quoi qu’il en coûte », qui, par les
temps qui courent, permet d’ar­
rondir bien des angles.
Avec lui, le monde d’avant a
l’impression de ne pas être tout à
fait mort. Les syndicats aussi.
Ceux de l’éducation nationale ont
apprécié que le premier ministre
se déplace, le 13 janvier au soir,
Rue de Grenelle, pour discuter
une poignée d’heures avec eux au
terme d’une journée de grève
anti­Blanquer particulièrement
suivie. Les Français aussi ont ap­
pris à connaître ce haut fonction­
naire devenu macroniste après
avoir servi la droite. Jean Castex a
surgi dans leur vie sous l’éti­
quette de « l’homme du déconfi­
nement », mais semble ne jamais
devoir en finir avec la crise sani­
taire. Il s’en excuse auprès d’eux,
mais ne lâche rien sur le fond. En
mission jusqu’au bout.
CERTAINS ONT GUETTÉ 
LE MOMENT OÙ LES  tains ont guetté le moment où,
PUISSANTS DU RÉGIME  les puissants du régime vien­
VIENDRAIENT  dent de la République comme
DEMANDER SA TÊTE.  l’avaient fait les barons socialistes
MAIS CE JOUR­LÀ  n’est jamais venu. Jean Castex a
N’EST JAMAIS VENU
0123 | 37
ITALIE : MARIO 
DRAGHI AU 
européenne (2011­2019), il jouit d’une aura fait savoir que, pour eux, la solution idéale
CENTRE DU JEU
internationale dont aucun de ses concur­
rents à la fonction suprême ne peut se tar­
guer. De plus, en un an de présidence du
serait que Mario Draghi reste à son poste
jusqu’au terme de la législature, début
2023, voire au­delà.
conseil, il a démontré qu’il était tout sauf
un simple technicien de l’économie, fai­
sant montre en politique de qualités
Le président du conseil doit­il écouter les
inquiétudes de ses soutiens, et sacrifier ses
ambitions personnelles sur l’autel de l’inté­
manœuvrières insoupçonnées. rêt supérieur de l’Italie ? Pour l’heure, Ma­
Désigné à la tête du gouvernement pour rio Draghi ne semble pas s’y résoudre.
JEAN CASTEX A SAUVÉ  orchestrer la mise en œuvre du plan de re­ Plusieurs facteurs expliquent son calcul.
lance européen, qui attribue à l’Italie plus Dans tous les cas, le pays entrera dans
LE JOB DE PREMIER  de 200 milliards d’euros pour combattre le quelques mois en campagne électorale, et
choc économique de la pandémie, Mario nul n’ignore qu’une telle période est d’or­
MINISTRE, À UN MOMENT  Draghi s’est montré à la hauteur de l’enjeu, dinaire fatale aux gouvernements d’union
en même temps que l’Italie retrouvait, nationale. De plus, le président du conseil
TRÈS PARTICULIER DU 
QUINQUENNAT OÙ LE 
POUVOIR AVAIT VACILLÉ
A Rome, la fin du mandat de Sergio
Mattarella approche, et les démé­
nageurs sont déjà au travail. Dans
quelques jours, il abandonnera le palais du
Quirinal à son successeur, sauf surprise de
grâce à lui, une place de premier plan dans
l’équilibre des pouvoirs bruxellois. Mieux
encore, à la faveur de l’arrivée des fonds
européens, il semble à même de mettre en
route les fameuses réformes structurelles
est trop fin politique pour ignorer qu’il est
quasiment impossible de mener des réfor­
mes dans un tel contexte. Si Mario Draghi
venait à trébucher dans sa quête de l’élec­
tion présidentielle, rien n’assure qu’il
dernière minute, laissant la place au trei­ que l’Italie peine tant à conduire depuis un pourrait continuer à avoir les coudées
Mine de rien, il n’est pas donné zième président de l’histoire de la Républi­ quart de siècle. Le tout en conservant un ni­ franches pour gouverner. Et même s’il est
à tout le monde de jouer la parti­ que italienne. S’agira­t­il de Mario Draghi ? veau de popularité très élevé (plus de 60 % aujourd’hui au faîte de sa puissance, il
tion du premier ministre idéal Arrivé aux affaires en février 2021, après d’opinions favorables). n’ignore pas qu’il peut tout à fait, dans
par les temps qui courent. Depuis une nouvelle crise gouvernementale qui Est­il raisonnable, dès lors, de mettre un quelques mois, quelques semaines ou
l’instauration du quinquennat, la avait été fatale au gouvernement de Giu­ terme à cette expérience de gouverne­ quelques jours, être éconduit par des par­
dyarchie ressemble à un violon seppe Conte, l’actuel président du conseil ment au risque de provoquer des élections tis qui n’auront plus besoin de lui…
désaccordé. Tantôt le premier mi­ dispose de tous les états de service possi­ anticipées, alors même que la pandémie Là se situe sans doute le péril majeur : au
nistre ressemble trop au prési­ bles pour y prétendre. n’est pas terminée et que les tensions en Quirinal ou au palais Chigi, l’Italie et l’Eu­
dent de la République au point de Directeur du Trésor italien pendant une Ukraine font craindre une nouvelle pé­ rope ont besoin de Mario Draghi. Ainsi, la
ne rien lui apporter. C’est ce qui a dizaine d’années (1991­2001) puis gou­ riode de turbulences en Europe ? Rien bataille feutrée qui se joue actuellement en
été reproché à Jean­Marc Ayrault verneur de la banque centrale italienne et n’est moins sûr. C’est le raisonnement que coulisses à Rome est tout aussi importante
au début du mandat de François enfin président de la Banque centrale tiennent nombre de chefs de parti, qui ont pour l’avenir de l’Europe. 
Hollande. Tantôt il lui apporte
tant qu’il finit par sérieusement
l’indisposer. François Fillon, Ma­
nuel Valls, Edouard Philippe ont
été, durant trois quinquennats
différents, des chefs de gouverne­
ment forts, qui s’appuyaient sur
tous les moyens qu’offre la ma­
chine Matignon – les réunions
interministérielles et la produc­
tion des projets de loi – pour
pousser leur avantage. Tous les
trois sont devenus plus populai­
res que le président de la Républi­
que, ce qui a fini par créer un cli­
mat de suspicion préjudiciable au
fonctionnement du couple.
A la dégradation des relations
personnelles s’est ajouté un désé­
quilibre de moyens : l’Elysée im­
pulse, mais n’a pas les moyens ad­
ministratifs de faire. Très vite, le
chef de l’Etat peut éprouver la dé­
sagréable impression de perdre le
contrôle, alors même que, devant
les Français, il est jugé responsable
de tout. C’est après avoir éprouvé
ce risque que François Hollande,
au terme d’un « mandat horribi­
lis », était parvenu à la conclusion
qu’il fallait d’urgence supprimer le
poste de premier ministre.
Un élu local proche du terroir
Jean Castex a sauvé le job. Il l’a fait
à un moment très particulier du
quinquennat où le pays venait de
s’embraser, où le pouvoir avait
vacillé et où le chef de l’Etat,
ébranlé par la crise des « gilets
jaunes », avait parfaitement iden­
tifié ses besoins : il ne lui fallait
pas « un collaborateur », comme
l’avait maladroitement dit Nico­
las Sarkozy à propos de François
Fillon. Il lui fallait un homme de
mission capable, en un temps
court, de compenser ses propres
faiblesses tout en concrétisant les
avancées du quinquennat.
A la demande du président de la
République, Jean Castex, auto­
proclamé « gaulliste social », a
incarné tout ce que n’est pas le
RÉUSSIR
président de la République : un
élu local proche du terroir, adepte
du dialogue et de la poignée de
main. A la demande du président
de la République, il a été aussi
LE BAC
l’homme du faire, celui qui met
les mains dans le cambouis pour
veiller à ce que ce qui est édicté en
haut se réalise en bas. Dans la dis­
tribution, on appelle cela la logis­
tique du « dernier kilomètre ». En
politique, cela signifie : tenter de AVEC
réduire la fracture démocratique.
On a beaucoup ri dans le dos de
Jean Castex quand il a été nommé
parce que son expression était
lente et parfois pontifiante. Cer­
Les sujets corrigés, les cartes mentales pour mémoriser les notions essentielles.
Nouveau : les podcasts des cours à télécharger et à écouter.
prétextant de mauvais sondages,
En vente chez vos marchands de journaux, en librairie ou sur lemonde.fr/boutique
draient demander sa tête au prési­
En coédition avec
avec Edith Cresson. Mais ce jour­là
En partenariat avec
trouvé sa place. Il est resté à sa
place. Le contrat est rempli. 