­­Mardi 25­ juillet 2023

79e année – No 24433

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

L’Espagne sans majorité après les législatives

▶ La droite est arrivée en
tête du scrutin de diman-
▶ La victoire est amère
pour le chef de file du PP,
▶ Le premier ministre
s­ ortant, le socialiste Pedro
▶ La clé des élections se
trouve en Catalogne, où les 1 éditorial
che mais, même allié à Alberto Nuñez Feijoo, Sanchez, a résisté mieux députés indépendantistes
l’extrême droite de Vox, homme fort de la Galice, que prévu, mais ne semble pourraient monnayer
Impasse politique
le Parti populaire (PP) ne qui croyait dur comme fer pas non plus en mesure de leur soutien à la gauche à Madrid
peut espérer gouverner l’emporter largement former un gouvernement Pag es 2- 3 Pag e 2 5

Macron à Nouméa pour débloquer

Israël déchiré par la réforme de la justice un accord sur l’avenir du Caillou
▶ Le vote de la réforme de la justice
du gouvernement Nétanyahou, prévu Cinq ans après sa précédente l’autodétermination. En mai 2018,
­visite dans l’archipel, le chef de il s’agissait, pour Emmanuel Ma-
lundi, place le pays au bord du gouffre l’Etat revient en Nouvelle-Calédo- cron, de lancer la série des réfé-
▶ Des dizaines de milliers de manifestants nie, dans le cadre de son déplace- rendums sur l’indépendance.
ment en Océanie, pour une visite ­Depuis, rien n’a pu être éclairci.
ont déferlé sur Jérusalem, les défections placée sous les mots d’ordre du Après trois référendums, la scène
de réservistes fragilisent l’armée « rassemblement » et de la « con- politique demeure irrémédiable-
fiance », afin de faire avancer les ment clivée entre indépendantis-
Page 4 négociations sur le statut institu- tes et non-indépendantistes.
tionnel du territoire, promis à Pag e 7

Economie Transports
Banque centrale La concurrence
européenne : étrangère met
les faucons ont en péril l’équilibre
repris le pouvoir des TGV
Le contexte inflationniste Pour la SNCF, l’arrivée
a permis aux partisans des opérateurs étrangers
d’une politique monétaire menace les lignes renta-
plus stricte de prendre le bles, qui compensent
dessus, sous l’influence, les liaisons déficitaires.
entre autres, du président En réaction, le groupe
de la Bundesbank optimise le remplissage
allemande, Joachim Nagel, des trains et veut se déve-
Manifestation contre le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et la réforme judiciaire, à Jérusalem, le 24 juillet. Ronen Zvulun/REUTERS ­arrivé en janvier 2022 lopper à l’international
Page 11 Page 12

Reportage Terrorisme Théâtre Natation

Mayotte, impasse Le groupe A Avignon, Léon Marchand,
pour les migrants d’ultradroite AFO Rébecca Chaillon
africains en route ciblait les imams dans l’inconscient orpailleur en chef
vers l’Europe et les musulmans colonial à un an des JO
Page 8 Pag e 1 0 Page 1 4
Le Toulousain a décroché
l’or sur 400 mètres
4 nages, ­dimanche, lors
des Mondiaux, au Japon,
en battant le record de
la ­légende Michael Phelps
Pag e 1 3

Roman
Abramovitch
A la poursuite d’un
Santé
oligarque caméléon,
du Kremlin à l’Ukraine, La menace des
de Londres à Israël
Pages 1 8- 19
tiques s’étend EXPOSITION
en Europe
L’Île Intérieure
Parents,
quel métier !
« Time out » ou Borréliose de Lyme,
parentalité positive : encéphalites, fièvre de 29 AVRIL → 05 NOVEMBRE 2023 VILLA CARMIGNAC • ÎLE DE PORQUEROLLES

pourquoi tant de Crimée-Congo… les mala-

passions ? dies portées par ces aca- RÉSERVATION RECOMMANDÉE
Page 2 0 Roman Abramovitch à Roy Lichtenstein, Landscape, 1977
SUR VILLACARMIGNAC.COM
Istanbul, le 29 mars 2022.
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Karpukhin Sergei/Tass/ABC/Andia réchauffement du climat

Pag e 6
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
0123
2| ­
­Mardi 25­ juillet 2023

É l e c t i o n s e n E s pa g n e

Majorité introuvable
après les législatives
en Espagne
Ni le Parti populaire d’Alberto Nuñez Feijoo, qui est
arrivé en tête, ni le Parti socialiste du premier ministre
sortant, Pedro Sanchez, qui a mieux résisté que prévu,
ne semblent en mesure de former un gouvernement

Madrid - correspondante cutives président du gouvernement régional

de Galice (nord-ouest) entre 2009 et 2022 – à

L
es élections législatives antici-
pées espagnoles de dimanche
23 juillet ont offert une victoire
amère au Parti populaire (PP,
droite), représenté par le Galicien
Alberto Nuñez Feijoo, car elle
s’avère insuffisante pour qu’il ravisse le pou-
voir à la gauche. A l’inverse, la défaite du
Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE),
mené par Pedro Sanchez, est relative, et son
résultat, jubilatoire à en voir les scènes de
liesse devant le siège du parti à Madrid, pour-
rait suffire à ce qu’il obtienne plus de sou-
tiens que de rejets à un hypothétique vote
d’investiture. Le plus probable, cependant,
est que les résultats du scrutin, qui ont pris
tous les analystes à contre-pied, aboutissent
au blocage du Parlement et à un pays ingou-
vernable. Et donc à de nouvelles élections.
Avec 33 % des suffrages et 136 sièges au Par-
lement (sur 350), le PP, mené par Alberto
Nuñez Feijoo, est arrivé en tête. Il a gagné
trois millions d’électeurs par rapport à 2019,
absorbant à la fois les votants du parti libéral
Ciudadanos, qui ne présentait pas de candi-
dats aux élections, et une partie de ceux du
parti d’extrême droite Vox. Sans doute aussi,
quelques déçus du Parti socialiste. Cepen-
dant, à l’issue du scrutin, il semble improba-
ble, pour ne pas dire impossible, que M. Fei-
joo parvienne à articuler une majorité en fa-
veur de son investiture et donc de former un
gouvernement. Elu à quatre reprises consé-
Personne ne s’attendait
à ce que le parti socialiste
et ses alliés résistent
à la droite au point
de faire mentir les
sondages, qui accordaient
la majorité absolue
à la coalition PP-Vox
chaque fois à la majorité absolue –, ce haut
fonctionnaire de 61 ans visait les 150 sièges.
Vox, avec 12,5 % des voix (– 3 points) et tren-
te-trois députés, perd dix-neuf sièges au Par-
lement. Le parti d’extrême droite a sans
doute souffert à la fois du « vote utile », qui
s’est concentré sur le PP, et des gesticulations
stériles et inquiétantes de ses représentants
locaux, notamment en matière de censure de
films et pièces de théâtre, ou encore de son
refus de participer aux minutes de silence
pour les victimes de violences machistes. Son
programme ultranationaliste, critiquant le
« fanatisme climatique » et rejetant l’avorte-
ment, proposait notamment de revenir sur le
système de décentralisation espagnol et de
supprimer les régions autonomes ou encore
d’expulser tous les immigrants illégaux.
Les deux forces politiques PP et Vox – qui
gouvernent en coalition trois régions et plus
de 130 municipalités – ont perdu leur pari. Au
total, elles se situent à sept sièges de la majo-
rité absolue. Même en ajoutant les deux dé-
putés régionalistes de droite de Navarre et des
Canaries, le compte n’y est pas pour « les droi-
tes », qui plafonnent à 171 sièges.
« Le bloc de la réaction a échoué »
« Notre obligation est de faire en sorte qu’une
période d’incertitude ne s’ouvre pas en Espa-
gne. En tant que candidat du parti ayant re-
cueilli le plus de votes, je me chargerai d’essayer
de former un gouvernement, a défendu, sans
grande conviction et la mine défaite, M. Fei-
joo, au balcon du siège du PP. Et je demande
que personne n’ait de nouveau la tentation de
bloquer l’Espagne », a-t-il ajouté, en référence
à son rival socialiste, Pedro Sanchez. Celui-ci
l’a déjà prévenu qu’il ne céderait en aucun cas
les voix du PSOE pour favoriser la formation
d’un gouvernement par le parti arrivé en tête,
comme M. Feijoo le lui a demandé à de nom-
breuses reprises durant la campagne.
Personne, sauf peut-être Pedro Sanchez lui-
même, ne s’attendait à ce que le PSOE et ses
alliés résistent à l’essor de la droite au point de
faire mentir les sondages, qui accordaient
une majorité absolue à la coalition PP-Vox.
Avec 32 % des voix et 122 sièges, soit deux dé-
Résultats des élections législatives espagnoles
Projection du nombre de sièges par parti,
et évolution par rapport à l’assemblée sortante (2019-2023)
Autres
(dont indépendantistes
catalans et basques)
28
PSOE
Parti socialiste
ouvrier espagnol
122 (+ 2)
Sumar
(gauche radicale 350
et écologistes) sièges
31
Infographie : Le Monde
putés et 900 000 voix de plus qu’en 2019, c’est
euphorique que le président du gouverne-
ment espagnol a célébré les résultats. « Le bloc
de la réaction, du recul, qui voulait supprimer
les avancées obtenues ces quatre dernières an-
nées, a échoué », a-t-il lancé à une foule ras-
semblée dans la rue Ferraz, qui s’est mise à
scander le slogan antifasciste « No pasaran ».
Le PSOE a récupéré des voix sur sa gauche et
a déferlé sur la Catalogne comme première
force politique, avec 34,5 % des voix, signe que
sa politique de concessions aux indépendan-
tistes – des grâces aux leaders condamnés
pour sédition à la réforme ad hoc du code pé-
nal –, tant décriée à Madrid, a séduit en Cata-
logne, où les habitants ont vu baisser les ten-
sions politiques. Quant au mouvement de la
gauche alternative, régionaliste et écologiste
Sumar, créé par la ministre du travail, Yolanda
Diaz, il a tenu bon, avec un résultat similaire à
celui d’Unidas Podemos il y a quatre ans,
même s’il obtient quatre sièges de moins.
PP Le rôle décisif de Carles Puigdemont
Parti populaire Si l’on ajoute à leurs 153 sièges ceux des partis
136 (+ 47) qui ont soutenu la précédente législature, de
la Gauche républicaine de Catalogne (ERC)
aux séparatistes d’extrême gauche de Bildu,
qui ont promis de faire monter les enchères
Vox
(extrême droite)
s’ils sont indispensables au PSOE, en passant
par les nationalistes modérés basques du
33 (– 19) PNV et le Bloc nationaliste galicien (BNG), le
« bloc progressiste » représente 172 sièges. Un
de plus que l’addition des partis de droite.
Il ne manquerait plus, pour faire vivre cette
Source : ministère de l’intérieur espagnol nouvelle coalition, qu’une chose : le vote
pour, ou l’abstention, des indépendantistes
catalans de Junts, le parti créé par l’ancien
président catalan Carles Puigdemont, tou-
jours « exilé » en Belgique. Une gageure. Ce
parti a opté pour une politique de confronta-
tion avec l’exécutif lors de la dernière législa-
ture. Autant dire qu’un tel allié crisperait en-
core davantage le débat politique espagnol.
« Feijoo gagne les élections mais Puigdemont
pourrait faire Pedro Sanchez président », n’a
pas manqué de titrer le quotidien El Mundo
dans la nuit de dimanche à lundi.
Qu’il décide ou pas de négocier avec Junts
les conditions de son abstention et parvienne

La clé des élections dans les mains des indépendantistes catalans

Si les séparatistes du parti Junts s’abstenaient lors du vote d’investiture, la gauche pourrait rester au pouvoir. Un scénario a priori improbable

Madrid - correspondante fonctionne. Avec Sumar, le mou- position pour faire ce que j’ai dit la formation séparatiste de ciété catalane, cette formation n’a « Junts n’a de compte à rendre qu’à
vement de la gauche alternative, durant la campagne : fixer un prix. droite Junts, créé par l’ancien pas facilité la tâche de la précé- ses électeurs, a-t-il expliqué. C’est

A vec 34,4 % des voix

(14 points de plus
qu’en 2019) le Parti socia-
liste a remporté les élections lé-
gislatives avec une ample majo-
régionaliste et écologiste, le PSC
rassemble ainsi près de 49 % des
voix. Le cumul des voix des trois
partis indépendantistes catalans
ne dépasse pas 25 % des suffrages.
Il faut présenter aux soi-disant
progressistes le dilemme suivant :
la Catalogne ou Vox. »

Adepte de la politique du pire

rité dans les quatre circonscrip-
tions électorales catalanes. Avec
plus de 1,2 million d’électeurs en
Catalogne, le Parti socialiste cata-
lan (PSC) frôle un record histori-
que, qui explique en grande par-
tie comment les socialistes ont
réussi à faire mentir les sondages
qui leur promettaient une débâ-
cle. C’est le signe que la politique
d’« apaisement » en Catalogne,
prôné par le chef du gouverne-
ment espagnol Pedro Sanchez,
Et pourtant ce sont bien eux,
même affaiblis, qui détiennent la
clef d’une hypothétique recon-
duite au pouvoir de la gauche es-
pagnole. La question, cependant,
est : à quel prix ?
« Ce ne sont pas les résultats que
nous voulions (…) mais l’indépen-
dantisme peut faire pencher la ba-
lance, a souligné la tête de liste de
la Gauche républicaine de Catalo-
gne (ERC), Gabriel Rufian, diman-
che soir. Dès à présent je suis à dis-
Le soutien de ERC apparaît ce-
pendant comme relativement
aisé à obtenir pour Sanchez. ERC
est présidé par l’ancien vice-pré-
sident du gouvernement catalan
Oriol Junqueras, qui a passé près
de quatre ans en prison pour sé-
dition, pour la tentative de séces-
sion d’octobre 2017, avant de bé-
néficier des grâces accordées par
Pedro Sanchez en juin 2020. Il
s’agit d’un parti indépendantiste
de gauche plus pragmatique que
président catalan Carles Puigde-
mont après qu’il a fui la justice
espagnole à Waterloo, en Belgi-
que en 2017. Si les sept députés
de ce parti choisissaient de s’abs-
tenir lors du vote d’investiture,
ils permettraient à la coalition
progressiste de l’emporter sur le
bloc de droite et reconduiraient
ainsi Pedro Sanchez à la tête du
­gouvernement.
Cependant, il paraît improbable
que Junts se prête à une telle
manœuvre. Adepte de la politi-
que du pire, estimant que plus
les tensions avec Madrid sont éle-
vées, plus la cause de l’indépen-
dantisme restera forte dans la so-
dente législature. « Notre peuple a
coutume de profiter des opportu-
nités et celle-ci en est une », a dé-
claré la candidate de Junts, Mi-
riam Nogueras, avant de prévenir
que son parti « ne fera pas Pedro
Sanchez président [du gouverne-
ment] en échange de rien ».
« Avis aux experts »
Sur Twitter, Carles Puigdemont,
qui vient de perdre son immunité
parlementaire d’eurodéputé et
pourrait prochainement être ex-
tradé en Espagne pour être jugé
pour malversation de fonds pu-
blic et désordre public aggravé,
a lancé un « avis aux experts ».
pour cela que nous n’avons pas
voté l’investiture de Pedro San-
chez, ni ses lois de budget, ni négo-
cié les grâces… », a-t-il ajouté.
Au ton de son texte, il semble
clair que ce parti ne facilitera pas
la mise sur pied d’un gouverne-
ment de Pedro Sanchez. A moins
que ce dernier ne cède sur les
deux exigences récurrentes de
Junts : un référendum d’autodé-
termination et l’amnistie totale
des faits de 2017. Deux conces-
sions que le gouvernement
ne pourrait pas faire, sans provo-
quer une rébellion des nationalis-
tes espagnols. p
Sandrine Morel
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
à gouverner, M. Sanchez a d’ores et déjà réussi
le pari audacieux qu’il s’était fixé. Faisant une
nouvelle fois honneur au titre de l’autobio-
graphie qu’il avait rédigée en 2018, Manual de
resistancia (« manuel de résistance », non tra-
duit), sa décision de convoquer des élections
au plus vite après la déroute du PSOE aux élec-
tions locales du 28 mai a fonctionné, contre
tout pronostic. Non seulement la date esti-
vale n’a pas fait grimper l’abstention, mais
avec 70 % de taux de participation, presque
5 points de plus qu’en 2019, la gauche s’est
mobilisée en masse pour le scrutin.
Faisant coïncider la campagne avec la for-
mation de nombreux gouvernements locaux
de coalition entre PP et Vox, M. Sanchez a mis
les conservateurs dans l’embarras, les obli-
geant à justifier les accords de coalition signés
avec Vox à Valence ou en Estrémadure, que la
gauche a surnommés les « pactes de la
honte ». Ces accords ont sans doute détourné
du PP des électeurs du centre, alors que l’opé-
ration de diabolisation de Pedro Sanchez par
le PP et Vox autour de l’idée de « sanchisme »,
elle, a échoué.
Risque de blocage institutionnel
« Non seulement M. Sanchez peut bloquer le
Parlement, mais il peut aussi obtenir l’investi-
ture avec le soutien du séparatisme et du terro-
risme », s’est inquiété le président de Vox, San-
tiago Abascal, qui a voulu croire à un revire-
ment de dernière minute, mais en vain. Après
avoir alerté des dangers d’une coalition entre
PP et Vox, l’Espagne fera-t-elle barrage à la
montée de l’extrême droite en Europe ? Alors
que Vox avait reçu le soutien de dirigeants va-
riés, du Hongrois Viktor Orban à l’Italienne
Giorgia Meloni, son résultat décevant pour-
rait pousser d’autres partis de droite en Eu-
rope, à revoir leurs relations avec l’extrême
droite. « L’Espagne va résister », veut croire
M. Abascal, se disant préparé « à rester dans
l’opposition ou à la répétition des élections ».
Ce ne serait pas la première fois que les Espa-
gnols retournent aux urnes moins de six
mois après avoir voté. En décembre 2015, le
blocage institutionnel, faute de candidats
pouvant rassembler plus de voix pour que
contre lors du vote d’investiture, avait provo-
qué de nouvelles législatives six mois plus
tard, au printemps 2016. Seule l’abstention du
PSOE avait fini par débloquer la situation, en
permettant au conservateur Mariano Rajoy
de gouverner. En 2019, un nouveau blocage
avait pris fin quand Pedro Sanchez avait négo-
cié avec presque tous les partis de l’arc parle-
mentaire pour obtenir une majorité ample.
Mais, à chaque fois depuis 2015, l’addition des
voix des droites a plus ou moins égalé celle
des partis « progressistes ». Signe de la pro-
fonde division de la société espagnole.
Des observateurs ont demandé publique-
ment, dimanche, que le PSOE et le PP s’enten-
dent afin de donner une stabilité politique à
l’Espagne. Et d’abaisser le niveau de confron-
tation et de division partisane dans le pays. p
Sandrine Morel
La victoire amère
d’Alberto Nuñez Feijoo
Le rebond du PP par rapport au scrutin de
2019 ne suffit pas à lui redonner le pouvoir
Madrid - correspondante
A lberto Nuñez Feijoo veut
encore y croire. « Il me re-
vient d’essayer de gouver-
ner le pays », lance-t-il, lundi
24 juillet, peu après minuit, depuis
le balcon du siège du Parti popu-
laire (PP), à Madrid, appelant à ce
que « personne n’ait la tentation de
bloquer le gouvernement de l’Espa-
gne ». Le dirigeant conservateur se
dit décidé à engager des négocia-
tions avec les différents partis afin
de recueillir leur soutien à sa liste,
qui a obtenu le plus grand nombre
de suffrages aux législatives. « J’ai
remporté les élections », insiste-t-il.
Mais la musique et les confettis
ne trompent pas grand monde. Au
balcon, les sourires des dirigeants
conservateurs sont forcés et les
mines graves. Il faut bien apparaî-
Le candidat du tre devant les militants rassem-
Parti populaire, blés dans la rue et tenir le rôle, un
Alberto Nuñez peu forcé, du vainqueur des élec-
Feijoo, lors tions législatives. Mais si le candi-
d’un meeting, dat conservateur est bien arrivé en
à Logroño tête, avec près de 33 % des voix et
(Espagne), 136 députés (sur 350), son résultat
le 15 juillet. n’est pas à la hauteur des objectifs
Alvaro Barrientos/AP que lui-même s’était fixés.
Il pensait obtenir, à lui seul,
autant de voix que le Parti socia-
liste (PSOE) et son partenaire de la
gauche alternative, Sumar. Cela lui
aurait permis d’exiger de Vox, la
formation d’extrême droite, qu’il
le laisse gouverner en solitaire, en
s’abstenant lors du vote d’investi-
ture. Or, non seulement il est ta-
lonné par le PSOE, qui a obtenu
32 % des voix et 122 sièges, mais
aucune majorité de droite ne sem-
ble capable de se dessiner. Pis,
dans la foule venue devant le siège
du PP, ce n’est pas son nom que les
gens clament, mais celui de la ba-
ronne régionale, Isabel Diaz
Ayuso, figure de la droite dure du
PP qui a, elle, obtenu la majorité
absolue dans la région autonome
de Madrid aux élections locales du
28 mai. Comme si les militants
conservateurs exigeaient déjà de
changer de candidat, dans le cas
où le blocage conduirait à de nou-
velles élections.
Difficile de ne pas imaginer la
déception de M. Nuñez Feijoo, lui
qui a abandonné la présidence de
sa terre natale, la Galice (nord-
ouest), en avril 2022, pour répon-
dre à l’appel de ses pairs. Au PP, le
président du gouvernement gali-
cien depuis 2009 était perçu
comme le seul baron régional ca-
pable de recoudre les blessures du
parti, en proie à des tensions in-
ternes, affaibli par la montée de
Vox. A son actif, ce haut fonction-
naire de 61 ans, éduqué chez les
frères maristes, diplômé en droit
à Saint-Jacques-de-Compostelle,
comptait quatre majorités abso-
lues de suite à la tête de la région.
Il n’a pas renversé la table
C’est ainsi qu’il a été élu en
avril 2022, à 98 %, comme nou-
veau président du PP. Son discours
est plus posé, classique et prévisi-
ble que celui de son prédécesseur,
Pablo Casado, qui, pris au piège des
débats lancés par le parti d’ex-
trême droite Vox, semblait incapa-
ble de faire remonter le PP, malgré
la disparition du parti libéral Ciu-
dadanos. M. Nuñez Feijoo, lui, am-
bitionnait de reconstruire la
« grande maison » de la droite,
celle des majorités absolues.
Comme au temps de José Maria
Que M. NuÑez Feijoo
ait validé les récents
accords de coalition
avec Vox a sans
doute effrayé
certains votants et
remobilisé la gauche
Aznar ou du premier gouverne-
ment de Mariano Rajoy, il enten-
dait réunir de nouveau au sein du
PP les électeurs du centre comme
ceux de la droite dure.
Un an après en avoir pris les rê-
nes, le PP a obtenu plus de huit
millions de voix, trois millions de
plus qu’en 2019. Signe qu’il est par-
venu à débaucher des électeurs so-
cialistes et qu’il a fait rentrer au
bercail une partie des déçus du PP
qui avaient opté, ces dernières an-
nées, pour Vox. Mais il n’a pas ren-
versé la table, comme il l’espérait.
Le fait d’avoir validé et justifié les
accords de coalition scellés dans
les régions de Valence ou d’Estré-
madure, et dans plus de 130 villes,
avec Vox a sans doute effrayé cer-
tains votants modérés et surtout
remobilisé la gauche.
Pourtant, Alberto Nuñez Feijoo
croyait dur comme fer en une vic-
toire sans nuances. Au point de ne
participer qu’à un seul débat, un
face-à-face avec Pedro Sanchez, et
de bouder celui organisé trois
jours avant le vote par la radiotélé-
vision publique RTVE, au motif
qu’elle ne serait pas neutre, lais-
sant le dirigeant de Vox incarner
seul l’opposition à Pedro Sanchez.
Ou de refuser les interviews de
médias considérés comme hosti-
les à la droite, y compris El Pais.
Une tache dans son CV
C’est ce quotidien qui a révélé l’élé-
ment le plus trouble de la biogra-
phie de M. Nuñez Feijoo, en 2013,
en publiant d’anciennes photos de
sa relation avec le narcotrafiquant
Marcial Dorado, alors connu pour
des faits de contrebande et
­condamné plus tard pour trafic de
drogue. L’homme l’avait invité sur
son bateau en 1995. M. Nuñez Fei-
joo était alors secrétaire général
du ministère galicien de la santé
dans le gouvernement de l’ancien
ministre de Franco Manuel Fraga,
qui régnait à l’époque sur la Galice.
Cette amitié que l’actuel président
du PP a d’abord niée, avant de la
minimiser, est une tache sur son
curriculum vitae. L’autre reproche
le plus commun qui lui est fait est
de ne pas parler anglais.
Au journal El Mundo du
21 juillet, il a résumé son pro-
gramme en deux points : « Assai-
nir » l’économie et « restaurer la
concorde entre les Espagnols ». « Je
ne partage pas la vision qu’a Vox
des régions autonomes [qu’il veut
supprimer], ni du changement cli-
matique [qu’il nie], ni de la vio-
lence machiste [qu’il minimise] »,
a souligné M. Nuñez Feijoo. Il par-
tage en revanche « son idée de la
nation espagnole » de « faire front
aux indépendantistes » et d’« abo-
lir le sanchisme », comme il défi-
nit le modèle de gouvernement
de coalition de M. Sanchez. Sur ce
dernier point, il semble qu’il n’y
soit pas encore parvenu. p
S. M.
International | 3
Entre Ukraine et
Russie, feu nourri de
missiles et de drones
Le centre historique d’Odessa, classé par
l’Unesco, a été touché par une série de tirs
L e sud de l’Ukraine a vécu sa
cinquième nuit de bombar-
dement, entre diman-
che 23 et lundi 24 juillet, quand
une attaque de drones kamikazes
a détruit des silos à céréales et un
terminal de carburant à Reni, un
petit port du Danube, non loin de
la frontière avec la Roumanie. La
veille, Odessa et Mykolaïv, deux
villes portuaires, ont connu les pi-
res frappes russes depuis le retrait
de Moscou de l’accord céréalier en
mer Noire, le 17 juillet.
Lundi matin, la Russie a reconnu
avoir « neutralisé » deux drones
ukrainiens tombés sur la capitale
russe pendant la nuit, sans faire de
victimes. Un drone a été abattu sur
l’avenue Komsomolski, non loin
du ministère de la défense, l’autre
est tombé près d’un centre d’affai-
res de la rue Likhatchev.
A Odessa, au moins une per-
sonne a été tuée et 22 autres bles-
sées, dont quatre enfants. L’atta-
que a endommagé des infrastruc-
tures portuaires, des habitations,
et vingt-cinq monuments du cen-
tre historique de la ville, classé au
patrimoine mondial de l’Unesco.
Selon l’armée ukrainienne,
19 missiles russes ont été lancés
sur la ville portuaire, dont quatre
missiles de croisière de type Ka-
libr, cinq missiles Onyx, trois mis-
siles Kh-22 et sept missiles Iskan-
der. Neuf seulement ont été abat-
tus par la défense antiaérienne
ukrainienne. « Odessa et Mykolaïv
ne sont pas défendues comme Kiev
qui, en tant que capitale, jouit
d’une bonne défense antiaérienne.
C’est là que sont les missiles Patriot
donnés par les Américains », a ex-
pliqué, dimanche, sur Radio Svo-
boda l’expert militaire ukrainien
Oleksandr Kovalenko.
Les forces antiaériennes ont no-
tamment du mal à intercepter les
missiles russes ultrarapides Onyx
et Kh-22, conçus à l’origine pour
détruire les navires. « A Odessa,
nous n’avons pas de Patriot, nous
ne parvenons pas à abattre ces
missiles. Les Russes le savent », a
rappelé l’expert. En conséquence,
le président ukrainien Volodymyr
Zelensky a appelé dimanche à la
constitution d’un « bouclier du ciel
complet » au-dessus de l’Ukraine.
Dénégations russes
Parmi les monuments détruits
par cette attaque figure la cathé-
drale de la Transfiguration à
Odessa, la plus imposante église
de la ville. Edifié en 1795, l’édifice
religieux avait été dynamité par
les Bolcheviques en 1936. Recons-
truit à l’identique au début des an-
nées 2000, il avait été inauguré
par Kirill, aujourd’hui patriarche
de l’église orthodoxe russe et fer-
vent défenseur de la guerre me-
née par le Kremlin en Ukraine.
Moscou a nié avoir frappé la ca-
thédrale, attribuant les destruc-
tions à la « chute d’un missile guidé
antiaérien ukrainien ».
Dans la journée de dimanche, le
président russe Vladimir Poutine
s’est affiché dans la ville de Krons-
tadt, non loin de Saint-Péters-
bourg, au côté de son homologue
biélorusse, Alexandre Louka-
chenko. Dans leurs déclarations
publiques, les deux alliés ont fus-
tigé la Pologne qu’ils accusent de
vouloir envahir l’Ukraine et d’at-
taquer la Biélorussie.
C’était leur première rencontre
depuis que M. Loukachenko a
joué les intermédiaires entre le
Kremlin et Evgueni Prigojine, le
chef de la milice Wagner, instiga-
teur d’une rébellion avortée
­contre le haut commandement
russe, les 23 et 24 juin. M. Louka-
chenko a plaisanté sur les com-
battants de Wagner regroupés en
Volodymyr
Zelensky a
appelé dimanche
à la constitution
d’un « bouclier
du ciel complet »
au-dessus
de l’Ukraine
Biélorussie, affirmant qu’ils lui
avaient demandé « la permission »
de « partir en voyage à Varsovie ».
« Bien sûr, je les garde au centre du
pays, comme convenu », a-t-il
ajouté.
Poutine en appelle à Staline
La présence de ces hommes (envi-
ron 2 000 selon des observateurs)
en Biélorussie a ravivé l’inquié-
tude des Etats voisins, pays baltes
et Pologne. A raison, si l’on se rap-
pelle des exactions commises par
ce groupe en Ukraine et du fait
que, lors de sa folle équipée vers
Moscou, le 24 juin, il a abattu qua-
tre hélicoptères et un avion de
commandement russes au-dessus
de la région de Voronej, causant la
mort de 15 militaires russes, ce
dont Vladimir Poutine ne semble
pas lui avoir tenu rigueur.
En revanche, le fait que la Polo-
gne, membre de l’OTAN, ait récem-
ment renforcé sa frontière avec la
Biélorussie, a déclenché la fureur
de Vladimir Poutine. S’exprimant
vendredi par visioconférence lors
d’une réunion du Conseil de sécu-
rité russe, il a affirmé que Varsovie
projetait de s’emparer de l’ouest de
l’Ukraine. « Les dirigeants polonais
vont probablement former une
coalition sous l’égide de l’OTAN
pour intervenir directement dans le
conflit en Ukraine, afin de s’arra-
cher ensuite un plus gros morceau
(…). Il est bien connu qu’ils rêvent
aussi des terres biélorusses. » Atta-
quer la Biélorussie, associée à la
Russie au sein d’une union en
cours d’élaboration depuis 2001,
reviendrait à « agresser la Fédéra-
tion de Russie », a-t-il martelé.
Pour appuyer ses accusations, le
chef de l’Etat s’est référé à Staline.
« Je voudrais également vous rap-
peler comment une politique aussi
agressive s’est terminée pour la Po-
logne. Elle s’est terminée par la tra-
gédie nationale de 1939, lorsque la
Pologne a été abandonnée par les
Alliés occidentaux pour être dévo-
rée par la machine de guerre alle-
mande (…). Et c’est grâce à l’Union
soviétique que la Pologne a reçu des
terres importantes à l’Ouest, les ter-
res de l’Allemagne. C’est tout à fait
exact : les territoires occidentaux de
la Pologne actuelle sont le cadeau
de Staline aux Polonais. »
Un commentaire qui a valu à
l’ambassadeur russe en Pologne,
Sergueï Andreev, d’être convoqué
par la diplomatie polonaise. Ven-
dredi soir, le premier ministre po-
lonais, Mateusz Morawiecki, a ré-
pondu sur Twitter au maître du
Kremlin, lui rappelant que « Sta-
line était un criminel de guerre, res-
ponsable de la mort de centaines de
milliers de Polonais » pendant et
après la seconde guerre mondiale.
Selon le vice-ministre des affai-
res étrangères Pawel Jablonski, ce
commentaire est « une tentative
pour blanchir le criminel de guerre
qu’était Staline par un autre crimi-
nel de guerre qu’est Poutine
aujourd’hui ». Le chef de la diplo-
matie ukrainienne, Dmytro Kou-
leba, a rappelé, lui, sur Twitter que
« contrairement à la Russie, la Po-
logne et l’Ukraine ont tiré les ensei-
gnements de l’histoire ». p
Marie Jégo

4 | International
Israël : le vote de tous les dangers à la Knesset
Une marée humaine a envahi Jérusalem pour s’opposer à la possible adoption de la réforme de la justice, lundi
Jérusalem - correspondant
P
âle sous un épais ma-
quillage, Benyamin Né-
tanyahou se tient seul
face à la caméra, dans un
bureau de l’hôpital Sheba de Tel-
Aviv. Des médecins viennent de lui
poser un pacemaker, dimanche
23 juillet. Le premier ministre is-
raélien avait révélé la veille au soir
une faiblesse cardiaque, après une
première hospitalisation il y a une
semaine. Il sourit, se veut rassu-
rant et promet qu’il sera bien
parmi les siens, lundi au Parle-
ment, pour le vote final du pre-
mier volet de sa réforme de la jus-
tice, qui ambitionne de boulever-
ser l’équilibre des pouvoirs au pro-
fit de l’exécutif.
Ce vote est un gouffre, au bord
duquel l’Etat juif vacille comme ja-
mais depuis sa création. Peu avant,
le chef d’état-major, Herzi Halevi, a
affirmé dans une lettre aux soldats
qu’Israël « n’existera[it] plus en tant
que pays dans cette région » si l’ar-
mée continuait de se fracturer
dans les convulsions que suscite la
réforme. Au moins 12 000 réser-
vistes, dont quelque 500 pilotes et
plus de 1 000 membres du rensei-
gnement, ont annoncé durant le
week-end qu’ils allaient cesser de
se porter volontaires au sein d’une
« armée du peuple » qui dépend
d’eux pour son bon fonctionne-
ment, certains immédiatement et
les autres si la loi était votée lundi.
Un porte-parole de l’armée a re-
connu que si ce mouvement se
poursuivait, « la capacité d’inter-
vention de l’armée sera[it] endom-
magée avec le temps, et ce pourrait
être des dommages majeurs ».
Dans la nuit de dimanche à lundi,
le président américain, Joe Biden,
s’est autorisé à peser publique-
ment, avec une clarté inédite, sur
la vie politique israélienne, en af-
firmant au journaliste Barak Ravid
que « la proposition de réforme ju-
diciaire en l’état suscit[ait] plus de
divisions, pas moins. Compte tenu
de l’éventail des menaces et des dé-
fis auxquels Israël est confronté ac-
tuellement, il n’y a aucun sens à ce
que les dirigeants israéliens la pré-
cipitent – la priorité devrait être de
rassembler les gens et de chercher
un consensus ».
Quelques jours plus tôt, M. Bi-
den avait reçu le président israé-
lien, Isaac Herzog, à la Maison
Blanche. Ce dernier s’est précipité
dès son retour de Washington, di-
manche soir, à l’hôpital Sheba
pour s’entretenir avec M. Nétanya-
hou, puis en ville avec les princi-
paux élus d’opposition, après des
En Iran, la classe moyenne déstabilisée par la flambée des prix
L’inflation, qui a frôlé 50 % en mars, selon les chiffres officiels, oblige les ménages à tailler dans leurs dépenses de manière drastique
L a cherté hallucinante des
prix sur le marché de loca-
tion de logements », « la
hausse vertigineuse des loyers »,
« un marché immobilier en plein
chaos » : ces dernières semaines,
l’envolée des loyers a fait les gros
­titres de la presse et des sites d’in-
formation iraniens.
En mai, Mahmoud (les Iraniens
cités dans cet article ont souhaité
l’anonymat), un habitant de Téhé-
ran, a reçu l’appel de son proprié-
taire, lui annonçant que son loyer
serait subitement multiplié
par deux, passant à environ
300 euros mensuels. « Avec ma
femme, nous nous sommes dit que
ce n’était plus possible, sachant
qu’on ne gagne qu’un peu plus de
330 euros par mois », explique ce
comptable de 40 ans à Téhéran.
Mahmoud et sa femme, produc-
trice artisanale de fromage, ont
donc décidé de vider leur apparte-
ment et de retourner vivre chez
Des opposants à la réforme judiciaire voulue par le gouvernement marchent vers Jérusalem, dimanche 22 juillet. Ohad Zwigenberg/AP
mois passés à tenter de dessiner
un compromis entre les partis.
Samedi dans l’après-midi, une
marée humaine était entrée dans
Jérusalem, après quatre jours de
marche depuis Tel-Aviv et la plaine
côtière. Ces dizaines de milliers de
manifestants cherchent à con-
traindre M. Nétanyahou à enterrer
la réforme, contre laquelle nom-
bre d’entre eux protestent chaque
semaine depuis janvier. Les orga-
nisateurs n’avaient réuni que
quelques dizaines de personnes
pour le départ de la marche, mardi
18 juillet au soir.
Ils comparent leur initiative à la
« marche du sel » lancée en 1930
par le Mahatma Gandhi pour arra-
Ce vote est
un gouffre
au bord duquel
l’Etat hébreu
vacille comme
jamais depuis
sa création
les parents de cette dernière. « Ce
n’est vraiment pas évident avec un
enfant de 2 ans, mais nous n’avons
pas eu de choix », soutient-il.
Selon le Centre iranien des sta-
tistiques, en automne 2022, les
loyers ont connu une hausse de
46 % par rapport à la même pé-
riode de 2021. Une tendance qui
s’est accentuée depuis. En mars,
selon les données des autorités,
l’inflation du rythme annuel a at-
teint 49,7 % (contre 40,1 % un an
plus tôt) et le chômage 9,7 %, des
chiffres sous-évalués selon de
nombreux économistes.
D’après Bijan Khajehpour, direc-
teur associé chez Eurasian Nexus
Partners, une société internatio-
nale de conseil stratégique basée
à Vienne, « l’Iran n’est pas encore
entré en hyperinflation, c’est-à-
dire la situation où l’inflation est
supérieure à 50 % pendant quel-
ques années consécutives ». Mais
selon cet expert, le fait que l’infla-
cher l’indépendance de l’Inde à la
Couronne britannique. Ils évo-
quent aussi les marches de Martin
Luther King et du mouvement des
droits civiques américain.
D’autres les ont rejoints, beaucoup
de têtes grisonnantes mais aussi
des familles, par une chaleur qui
frôle ici et là les 40 °C. Certains ont
campé dans des villages. Des vo-
lontaires les attendaient sur
l’autoroute numéro 1 pour distri-
buer de l’eau, beaucoup d’eau, des
vivres et des drapeaux.
Une grève générale à l’étude
Ces joyeux randonneurs ne se font
aucune illusion : ce n’est pas un
rassemblement de plus qui fera
plier la coalition de Benyamin Né-
tanyahou. Quand bien même les
organisateurs ont proclamé sa-
medi soir un record de présence
dans les manifestations à travers
le pays : 220 000 personnes à Tel-
Aviv, plus de 500 000 à travers le
pays. Mais les symboles comptent
en démocratie, et il leur fallait faire
migrer les cortèges de la côte, lar-
gement acquise à leur cause, jus-
qu’à la Ville sainte, où les fractures
du pays s’étalent à ciel ouvert, où
tion officielle soit supérieure à
40 % pendant ces cinq dernières
années constitue un « phéno-
mène nouveau. Et si cela n’est pas
résolu, dans les deux, trois prochai-
nes années, nous entrerons dans
l’hyperinflation ». Un fléau qui
sera très difficile à vaincre.
Corruption endémique
La monnaie iranienne, le rial, ne
cesse de perdre de la valeur face
aux devises étrangères. Un euro
s’achète aujourd’hui, sur le mar-
ché noir, 574 000 rials, soit pres-
que cinq fois plus cher qu’il y a
cinq ans. Les prix des produits
­alimentaires connaissent égale-
ment une flambée vertigineuse,
supérieure à 40 %, obligeant les
familles iraniennes à changer
leurs habitudes.
Les Iraniens, contactés par Le
Monde, à Téhéran, mais aussi
dans d’autres villes du pays, mem-
bres de la classe moyenne, expli-
Israéliens religieux, laïques et Pa-
lestiniens vivent sans prétendre
nullement coexister. « Si cette loi
passe, le gouvernement israélien
découvrira qu’il a beau légiférer et
incarner le pouvoir, il n’a pas de
pays, pas de peuple, ils n’ont pas
d’armée, ils n’ont pas de police – ils
n’ont rien », a lancé l’une des initia-
trices de cette marche, Shikma
Bressler, physicienne à l’Institut
Weizmann des sciences.
Lundi matin, au lendemain de
nouvelles manifestations sous les
fenêtres du Parlement – et d’une
importante contre-manifestation
en faveur de la réforme à Tel-Aviv –,
des protestataires ont émergé
d’un village de tentes monté près
de la Knesset pour bloquer une en-
trée de l’institution, tandis que les
députés poursuivaient leur long
débat sur le projet de réforme. Des
entreprises du secteur technologi-
que et le Forum des affaires d’Is-
raël, qui représente les dirigeants
d’une centaine de sociétés privées
ont annoncé une grève ce lundi,
après que le Likoud de M. Nétanya-
hou a rejeté une proposition de
compromis avancée par le princi-
pal syndicat du pays, la Histadrout.
quent avoir été contraints de sup-
primer la viande et les fruits de
leurs achats journaliers. « D’abord,
j’ai commencé par me passer de
viande rouge, en la remplaçant
par de la dinde, moins chère, ra-
conte Soureh, libraire à Téhéran et
veuve, vivant avec sa fille de 17 ans.
Ensuite, je me suis contentée de
poulet, encore moins cher.
Aujourd’hui, je ne prépare que
des repas végétariens. Les fruits
ne font plus partie de mes achats et
je réfléchis deux fois avant d’ache-
ter un produit laitier. Ceci alors
que j’ai toujours eu les moyens de
mener une vie confortable. »
L’économie iranienne, en dé-
tresse à cause d’une corruption
endémique et des années de mau-
vaise gestion, souffre également
des sanctions américaines, visant
à dissuader l’Iran de poursuivre
son programme nucléaire. Les
­négociations avec les Etats-Unis
pour ranimer l’accord nucléaire
En mars, une grève générale
avait déjà contraint M. Nétanya-
hou à renoncer à une première
version de sa réforme, et à ren-
voyer son ministre de la défense,
Yoav Gallant, qui s’alarmait déjà
des promesses de défections de ré-
servistes, et avait pris parti contre
ce premier texte. Durant le week-
end, M. Gallant a fait savoir à la
presse qu’il s’activait lui aussi en
coulisses afin de faciliter des pour-
parlers avec les partis d’opposi-
tion. Selon les sondages, une nette
majorité d’Israéliens se disent hos-
tiles à cette réforme si elle est im-
posée sans compromis. En l’état, le
projet de loi priverait la Cour su-
prême de son principal levier pour
s’opposer aux décisions de l’exécu-
tif, à ses nominations comme à ses
renvois de hauts fonctionnaires,
en les jugeant « déraisonnables ».
« Je peux vivre avec cette petite
partie de la réforme, affirme un ré-
serviste, ex-haut gradé du rensei-
gnement, qui participe aux protes-
tations mais se refuse à cesser de
servir. Si faire voter ce texte suffit à
Nétanyahou pour faire valoir aux
siens qu’il a obtenu quelque chose,
et qu’il renonce au reste, la démo-
de 2015 n’ont pour le moment pas
donné de résultat tangible, pri-
vant l’économie iranienne d’une
bouffée d’oxygène. Pendant
l’automne 2022 et les premiers
mois de l’année 2023, l’Iran a été
traversé par une vague de contes-
tation inédite, déclenchée par la
mort en garde à vue de la jeune
Mahsa Amini, qui avait été arrêtée
pour sa tenue « inappropriée ». Un
mouvement qui a été graduelle-
ment étouffé par les autorités.
Dans ce contexte, l’Etat essaie de
remplir ses caisses, en laissant
s’envoler le prix de devises étran-
gères comme l’euro et le dollar.
Autre mesure prise par Téhéran :
augmenter les salaires des fonc-
tionnaires mais à un rythme plus
faible que l’inflation, ce qui ap-
pauvrit des pans entiers de la so-
ciété. « Le gouvernement a égale-
ment des dettes inédites envers
ses prestataires », explique un
homme d’affaires iranien, bon
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
Une nette
majorité
d’Israéliens se
disent hostiles
à la réforme
judiciaire si elle
est imposée sans
compromis
cratie israélienne survivra. » Mais
les opposants à la réforme n’ont
plus aucune confiance en l’exécu-
tif. Ils entendent les alliés d’ex-
trême droite de M. Nétanyahou,
qui promettent de remodeler le
comité chargé de nommer les ju-
ges de la Cour suprême à
l’automne. Ils s’alarment aussi de
projets de loi visant à accroître le
pouvoir du grand rabbinat sur la
justice et les affaires familiales.
Ne pas plier face aux militaires
Les opposants craignent de voir le
gouvernement le plus à droite de
l’histoire, où fondamentalistes re-
ligieux et colons de Cisjordanie se
sont taillé la part du lion après les
élections de novembre 2022, se li-
bérer de toute entrave et remode-
ler l’Etat à leur image. Durant le
week-end, de nouveaux officiers
supérieurs de réserve ont encore
apporté leur soutien aux réfractai-
res : trois ex-chefs d’état-major,
cinq ex-directeurs du Mossad (ren-
seignement extérieur) et trois
autres du Shin Bet (renseigne-
ment intérieur), ainsi que des
commissaires généraux de la po-
lice et des prisons.
Dans une lettre commune adres-
sée à M. Nétanyahou, ces « gar-
diens » des institutions sécuritai-
res affirment : « Nous plaçons sur
vous toute la responsabilité des
dommages [infligés] à l’armée et à
la sécurité d’Israël et nous atten-
dons que vous en assumiez la res-
ponsabilité en arrêtant ce projet de
loi. » Yossi Cohen, ex-dernier direc-
teur du Mossad qui fut très proche
de M. Nétanyahou, a exhorté lui
aussi la coalition à repousser sa ré-
forme. Face à ce déferlement, des
ministres se sont succédé ce week-
end sur les radios et à la télévision,
affirmant qu’ils ne pouvaient plier
face à la rue et aux militaires. « Le
gouvernement ne peut se soumet-
tre à des diktats militaires (…). C’est
une tentative de politiser l’armée
qui est en cours ici », a dénoncé le
ministre de l’éducation, Yoav Kish,
ancien pilote de chasse. p
Louis Imbert
connaisseur de ce milieu. Les
budgets alloués pour l’achat de
médicaments et l’aide aux plus
défavorisés ont également été
­radicalement revus à la baisse.
Alors que le pouvoir iranien ne
montre aucun signe d’infléchisse-
ment sur les questions des liber-
tés individuelles – ce dont atteste
le retour dans les rues de la police
des mœurs qui veille au bon res-
pect des codes vestimentaires, no-
tamment le port du voile par les
femmes –, il s’expose à une possi-
ble nouvelle vague de contesta-
tion, nourrie par des griefs écono-
miques et sociaux. « Nous som-
mes extrêmement en colère face à
l’incurie des dirigeants, explique
Moloud, une comédienne de Té-
héran. Notre niveau de vie s’effon-
dre alors que les fils à papa, proches
du régime, bénéficient de tous
les avantages et toutes les rentes.
Le feu couve sous la cendre. » p
Ghazal Golshiri
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
Hun Manet, commandant de l’armée royale et fils du premier ministre cambodgien, Hun Sen, vote à Phnom Penh, le 23 juillet. STR/AFP
Cambodge: le parti de Hun Sen
remporte des élections sur mesure
La victoire du premier ministre aux législatives du 23 juillet ouvre
la voie à une transmission du pouvoir à son fils aîné, Hun Manet
Phnom Penh - envoyé spécial
U
n « raz de marée » du
Parti du peuple cam-
bodgien (PPC), la for-
mation du premier
ministre Hun Sen, lors des législa-
tives du 23 juillet au Cambodge,
était annoncé. Il restait à savoir si
le parti remporterait la totalité
des 125 sièges du Parlement
comme en 2018. Alors que, cette
année-là, le principal parti d’op-
position avait été préalablement
dissous pour « tentative de renver-
sement du gouvernement », son
successeur politique, le Parti de la
bougie, n’a pas pu prendre part à
ce scrutin pour une raison techni-
que. Les résultats préliminaires
annoncés lundi matin donnaient
120 sièges au PPC et 5 au
Funcinpec, le parti royaliste res-
suscité après une longue absence
et mené par le prince Norodom
Chakravuth, fils de l’ancien pre-
mier ministre Norodom Rana-
riddh, décédé en 2021, et petit-fils
de l’ex-roi Norodom Sihanouk.
Pour le pouvoir, le pari semble
déjà gagné. Il s’agissait de valider
par le meilleur score possible la
transmission du pouvoir à un hé-
ritier présomptif : Hun Manet,
45 ans, le fils aîné de Hun Sen, tête
de liste du PPC à Phnom Penh, la
capitale. Diplômé de prestigieu-
ses universités américaines et bri-
tanniques, celui-ci dirige l’armée.
Après avoir longtemps entre-
tenu l’ambiguïté sur le calendrier
de la passation des pouvoirs, le
premier ministre sortant, 70 ans
et candidat officiel au poste de
premier ministre du PPC aux
élections – son fils n’est que « fu-
tur candidat » –, a révélé, le
20 juillet, à la chaîne de Hon-
gkong Phoenix TV que Hun Ma-
net pourrait lui succéder dans
quelques semaines – à l’annonce
d’un nouveau gouvernement, fin
août. Même si ce délai est res-
pecté, le vieux dirigeant, premier
ministre depuis trente-huit ans, a
annoncé qu’il resterait président
du PPC. Selon certaines sources, il
pourrait briguer la présidence du
Sénat après les sénatoriales de fé-
vrier 2024 – ce qui ferait de lui le
chef d’Etat par intérim, après le
roi Norodom Sihamoni.
« Qu’y a-t-il de mal à ce que le fils
de Hun Sen soit premier ministre ?
Nos élections sont libres, justes et
équitables, tous les critères sont
remplis. A Singapour, le fils de Lee
Kuan Yew [le père fondateur de la
cité-Etat] est premier ministre. Au
Japon, les députés sont des fils de
parlementaires », réagissait avant
le scrutin Dim Sovannarom, porte-
parole du Comité national des
élections du Cambodge, au sujet
de cette transition dynastique
sous couvert d’élections. Cet an-
cien journaliste défendait l’idée se-
lon laquelle « la démocratie au
Cambodge est arrivée à maturité ».
Cependant, le seul parti crédible
d’opposition, le Parti de la bougie
(The Candlelight Party), a été dis-
qualifié en mai faute d’avoir pu
fournir le récépissé originel de son
enregistrement au ministère de
l’intérieur. « Nous avons contacté
le ministère de l’intérieur pour trou-
ver une solution et obtenir un dupli-
cata. Nous avons tout essayé. Notre
élimination est politique, ce n’est
pas une question technique », as-
sure Kim Suor Phirith, le porte-pa-
role de la formation.
Virage autoritaire
Ce document a disparu lors d’une
perquisition en 2017, dans les lo-
caux que le parti, alors inactif, par-
tageait avec ceux du Parti du sau-
vetage national du Cambodge
(PSNC), la formation unie de l’op-
position prodémocratie dissoute
cette année-là. Les très bons scores
du PSNC aux législatives de 2013
(45 % des sièges) puis aux élections
communales de 2017 avaient été le
déclencheur du grand virage auto-
ritaire de Hun Sen.
De plus, le Parti de la bougie avait
remporté 22 % des voix aux élec-
tions communales de novem-
bre 2022, quasiment sans faire
campagne. « Le pouvoir a eu très
peur de la popularité du Parti de la
bougie. Ils n’ont tout simplement
voulu courir aucun risque », relate
une source diplomatique.
En janvier, Voice of Democracy
(VOD), le seul média crédible d’op-
position, a été fermé sur décision
de Hun Sen au retour d’un voyage
officiel en Chine, la grande puis-
sance dont les conseillers et les in-
vestisseurs sont désormais omni-
« Une opposition
a toujours
été bénéfique
pour les progrès
d’un pays »
prince Norodom
Chakravuth
chef du parti royaliste
Funcinpec
présents à Phnom Penh. En mars,
l’ex-coprésident du PSNC, Kem
Sokha, arrêté en 2017 pour trahi-
son, a été condamné à vingt-
sept ans de prison. L’autre figure
charismatique du parti, Sam
Rainsy, ­condamné par contu-
mace, vit en exil en France. Les
ONG locales ou internationales
sont, depuis 2017, régulièrement
accusées de fomenter des « révo-
lutions de couleurs », c’est-à-dire
de chercher à renverser Hun Sen.
Celles qui n’ont pas quitté le pays
refusent, dans les conditions ac-
tuelles, de fournir toute évaluation
des élections. « La pression est
maximale. Si le premier ministre dit
publiquement votre nom parce que
vous avez émis une critique dans
une interview, dans les jours qui sui-
vent, vous pouvez être suivi, inti-
midé, perdre votre travail ou pire »,
affirme un jeune chercheur mem-
bre d’un collectif de réflexion dont
le site Internet s’est autosabordé
après l’interdiction de VOD. « Ma-
nifester n’est plus du tout une op-
tion », poursuit-il.
Des dix-sept petits partis en lice,
le Funcinpec, qui incarnait l’oppo-
sition historique au PPC jusqu’à sa
marginalisation au profit des par-
tis issus de la lutte pour les droits
de l’homme de Sam Rainsy et Kem
Sokha, à la fin des années 2000, ef-
fectue son retour sur la scène poli-
tique. Il court de ce fait le risque de
devenir un alibi pour la dynastie
naissante du clan Hun Sen. Le
prince Chakravuth, longtemps di-
recteur informatique d’une multi-
nationale à l’étranger et peu
connu au Cambodge, disait, avant
les élections, considérer ce scrutin
comme un « coup d’essai », tant les
conditions politiques étaient délé-
tères, et en raison de son propre
manque d’expérience. « J’ai un an
et demi de politique au Cambodge,
je pars presque de zéro », expli-
quait-il dans la grande demeure fa-
miliale du centre de Phnom Penh,
qui fut le siège du Funcinpec lors
des élections de 1993. Son père, le
prince Ranariddh, remporta le
scrutin, mais avait été contraint de
partager le pouvoir avec un « se-
cond premier ministre », Hun Sen,
le premier ministre sortant, qui
contestait les résultats. Quatre ans
plus tard, ce dernier menait un
coup de force contre les royalistes,
qui ne s’en remirent jamais. « Une
opposition a toujours été bénéfique
pour les progrès d’un pays. Le “on
est les meilleurs !” fait rater l’essen-
tiel », estime-t-il.
Pour préempter un risque de
boycott des élections, une loi pas-
sée juste avant le scrutin sanc-
tionne toute incitation à voter
blanc – c’est-à-dire, au Cambodge,
à tracer une croix sur son bulletin
de vote. Quatre militants du Parti
de la bougie ont déjà été arrêtés
pour ce délit présumé ces derniè-
res semaines. Dimanche, pendant
le scrutin, la presse a communiqué
en boucle sur l’arrestation de
37 supposés « rebelles » d’un
groupe de discussion Telegram
qui auraient « conspiré » pour ap-
peler à voter blanc et « détruire la
démocratie ».
Les efforts déployés par Hun Sen
pour garantir la passation de son
pouvoir à son fils révèlent en
creux qu’elle est assortie de ris-
ques : « Ce qui inquiète le plus au
Cambodge est ce qui pourrait se
passer à l’intérieur du PPC : c’est un
parti de seigneurs de guerre qui
veulent réserver leur pré carré pour
leurs enfants. Hun Sen veut être sûr
que son fils reste au pouvoir et que
personne n’osera mener un coup de
force contre lui », explique un ob-
servateur de longue date de la po-
litique cambodgienne. Depuis des
mois, des tractations politiques
sont menées en coulisses pour at-
tribuer les ministères aux fils ou
aux proches des ministres actuels.
« Tant que Hun Sen est opération-
nel, il ne se passera rien de grave.
S’il est malade ou s’il meurt, toutes
sortes de possibilités s’ouvrent »,
poursuit l’observateur. p
Brice Pedroletti
International | 5
Crise climatique :
« Personne ne sera sauvé
sans les autres »
Le président chilien, Gabriel Boric, veut
diversifier les partenariats de son pays,
de la Chine à l’Europe
Entretien
L e président chilien, Gabriel
Boric (gauche), a achevé à
Paris, vendredi 21 juillet, sa
première tournée européenne,
qui l’a également mené à Madrid
et à ­Bruxelles.
Quel est le bilan de votre visite
en Europe ?
Il est très positif. Je suis fier de
constater le fort intérêt suscité
par le Chili à l’étranger. Notre pays
fait entendre sa voix dans le débat
géopolitique mondial et, face à la
transition énergétique et dans la
lutte contre la crise climatique, il
joue un rôle important. Concer-
nant mon entretien avec Emma-
nuel Macron, nous avons discuté,
notamment, des valeurs que
nous partageons et de la manière
dont nous pouvons lutter pour
faire triompher la démocratie et
les droits humains.
A Bruxelles, vous avez signé
un accord de coopération avec
l’Union européenne autour
du lithium et d’autres matières
premières…
Il s’agit d’un accord concernant
la production de minéraux criti-
ques, pas seulement en vue de
leur exploitation, mais dans le ca-
dre de la création de chaînes de
valeur et le transfert de technolo-
gies. Nous ne sommes pas venus
en Europe juste pour vendre des
cailloux. Le Chili a la chance de
posséder certains minéraux ou
certaines énergies importantes
pour le monde d’aujourd’hui : le
vent, le soleil, le lithium, le cuivre.
Mais nous avons aussi des con-
naissances, de la technologie, des
professionnels, et nous voulons
leur donner de la valeur. L’accord
que nous avons signé reconnaît le
Chili comme un partenaire à part
entière. L’idée est de sortir du mo-
dèle purement « extractif » des
matières premières.
Pensez-vous, comme votre ho-
mologue colombien, Gustavo
Petro, que les pays du Nord ont
une responsabilité envers les
pays du Sud du fait des émis-
sions de gaz à effet de serre ?
Il ne devrait même pas y avoir
de discussion à ce sujet. Les pays
du Nord sont ceux qui ont le plus
pollué, et ont donc une grande
responsabilité. Mais aujourd’hui,
nous devons tous faire partie de la
solution. Personne ne sera sauvé
sans les autres. Donc la réponse
des pays du Sud ne peut pas être :
à présent nous allons faire la
même chose que vous. Nous de-
vons également nous fixer des
normes élevées en matière de
transition. C’est pourquoi nous
avons adopté une loi visant la
neutralité carbone d’ici à 2050 et
espérons y parvenir avant cela.
L’influence croissante
de la Chine en Amérique latine
­représente-t-elle un risque
pour le Chili ?
Elle offre des opportunités à par-
tir du moment où nous n’en deve-
nons pas dépendants. La Chine est
le principal partenaire commer-
cial de presque toute l’Amérique
latine. Il est de notre intérêt de di-
versifier notre économie et de ne
pas dépendre d’un seul pays. A cet
égard, je pense que l’Europe est un
partenaire-clé, précisément en
« Nous ne
sommes pas
venus en Europe
juste pour vendre
des cailloux »
« Les pays
du Nord sont
ceux qui ont
le plus pollué.
Mais, aujourd’hui,
nous devons tous
faire partie
de la solution »
raison des valeurs que nous parta-
geons. Cependant, les Chinois
n’essaient pas de nous acheter et
ne cherchent pas à exercer une
hégémonie absolue. Ils progres-
sent dans la mesure où ils voient
de l’espace pour avancer.
Le 11 septembre marquera le
50e anniversaire du coup d’Etat
au Chili. Après le rejet, en sep-
tembre 2022, du premier projet
de réécriture de la Constitution
héritée d’Augusto Pinochet, le
Conseil chargé d’élaborer un
nouveau texte est dominé par
l’extrême droite. Dans ce
­contexte, comment abordez-
vous cette commémoration ?
Comme une chance. Au Chili, il
y a une plaie ouverte qui ne peut
être ignorée. En parler contribue
d’une manière ou d’une autre à la
guérir. Il peut y avoir différentes
interprétations sur la raison pour
laquelle le premier projet a
échoué. Mais il faut parvenir à un
consensus pour dire que ce qui
s’est passé en 1973 ne peut pas se
reproduire, que rien ne justifie de
violer les droits de ceux qui pen-
sent différemment. Je crois que
cette commémoration est l’occa-
sion de réfléchir à la manière de
renforcer la démocratie alors
qu’aujourd’hui, pour des raisons
autres que celles d’il y a cin-
quante ans, elle est également
menacée.
Comment expliquez-
vous l’échec de la première
tentative de réécriture
de la Constitution ?
Je parlerais de défaite plutôt que
d’échec. Nous avons vécu une ex-
périence civique importante. Le
rejet s’est produit parce que les
secteurs que nous représentons
se sont éloignés du bon sens de la
majorité de la population, ce qui a
été une erreur.
Comment vivez-vous la mon-
tée de l’extrême droite au
Chili ?
La politique évolue en cycles
longs. Je ne pense pas que nous de-
vons vivre dans l’angoisse du pré-
sent. Nous devons nous interro-
ger non seulement sur la montée
de l’extrême droite, mais aussi sur
les raisons pour lesquelles certai-
nes idées issues de l’extrême
droite ont du sens pour des frac-
tions importantes de la popula-
tion. Quelles sont ces peurs que
nous n’avons pas été en mesure de
canaliser, de résoudre ? ­Comment
pouvons-nous faire de la démo-
cratie un outil utile pour ces per-
sonnes également, et pas seule-
ment une discussion d’élite ?
Quelle définition donneriez-
vous de la nouvelle gauche
latino-américaine que vous
­incarnez avec Gustavo Petro ?
C’est un projet politique qui,
tout en œuvrant pour une
meilleure répartition de la ri-
chesse et du pouvoir, en appro-
fondissant la démocratie, intègre
des questions qui, au XXe siècle,
n’étaient pas fondamentales, tel-
les que l’égalité des sexes ou la
lutte contre la crise climatique. p
Propos recueillis par
Angeline Montoya
6 | Planète
Les maladies
dues aux tiques
s’étendent
Borréliose de Lyme, encéphalite
à tiques et fièvre de Crimée-Congo
inquiètent les autorités sanitaires
D
u nord au sud de la
France, la tique est
partout. Quatre espè-
ces se partagent le ter-
ritoire métropolitain depuis quel-
ques années, capables de trans-
mettre diverses bactéries, virus et
autres parasites néfastes pour les
humains. Si la borréliose de Lyme,
causée par la bactérie Borrelia bur-
gdorferi, est la plus connue de ces
maladies véhiculées par les tiques,
de nouvelles menaces sont obser-
vées à la loupe par les autorités sa-
nitaires ces dernières années, no-
tamment les encéphalites à tiques
et la fièvre de Crimée-Congo.
Dans l’hémisphère Nord, les ti-
ques sont les premiers vecteurs
de maladies, aussi bien en santé
humaine qu’en santé vétérinaire.
Le nombre de cas de borréliose de
Lyme augmente sensiblement
­selon Santé publique France (SPF) :
le taux d’incidence est passé d’en-
viron 40 cas pour 100 000 habi-
tants en 2009 à 90 cas pour
100 000 habitants en 2020, avec
des fluctuations suivant les an-
nées. Depuis 2016, on observe
une oscillation variant de 47 000
à 70 000 nouveaux cas par an.
La contamination bactérienne
peut être rapidement enrayée par
un traitement par antibiotique,
lorsque le diagnostic est établi ra-
pidement après la piqûre, après
avoir repéré et retiré la tique, ou
à l’apparition d’un érythème mi-
grant – une plaque rouge inflam-
matoire autour de la piqûre. Mais
en cas de retard au diagnostic,
la maladie peut évoluer, avec
d’abord des symptômes tels que
maux de tête, fatigue et douleurs
musculaires ou articulaires, puis
des disséminations dans de mul-
tiples organes. « La maladie de
Lyme, tout le monde peut l’attra-
per et il n’y a pas d’immunité pro-
tectrice, ça veut dire qu’on peut
la contracter plusieurs fois dans
sa vie », explique Nathalie Bou-
langer, entomologiste médicale
qui dirige une équipe de recher-
che sur les maladies vectorielles
Le code minier sur l’exploitation des abysses renvoyé à 2025
L’Autorité internationale des fonds marins ouvre une période de grande incertitude juridique sur l’extraction sous-marine des métaux
L’ avenir des grands fonds
marins ne fait décidé-
ment pas consensus au
sein de la communauté interna-
tionale. Réuni depuis deux semai-
nes à Kingston, en Jamaïque, le
conseil de l’Autorité internatio-
nale des fonds marins (AIFM), qui
rassemble à tour de rôle 36 de ses
167 Etats membres, n’a pas été en
mesure d’aboutir, vendredi
21 juillet, à l’élaboration d’un code
minier destiné à encadrer l’extrac-
tion sous-marine des métaux. Au
terme de pénibles négociations à
huis clos, l’adoption d’un tel texte,
en rédaction depuis dix ans, a été
reportée à « la trentième session
de l’Autorité », en 2025.
Initialement, le code minier
aurait dû être prêt cet été, afin
d’imposer enfin des règles juridi-
ques, techniques et environne-
mentales aux sociétés ambition-
nant de remonter des matériaux
convoités par de nombreux sec-
teurs industriels, notamment ce-
lui des batteries. Lithium, nickel,
manganèse, cuivre, plomb, cobalt
transmises par les tiques à l’uni-
versité de Strasbourg.
L’espèce responsable de la trans-
mission de cette maladie est l’Ixo-
des ricinus, présente partout en
Europe jusque dans le cercle po-
laire, comme le montrent les car-
tes établies par le Centre euro-
péen de prévention et de contrôle
des maladies. Cette même espèce
transmet une vingtaine d’autres
agents pathogènes, dont l’un in-
quiète particulièrement les auto-
rités : le virus de l’encéphalite à ti-
ques. Encore rare, il a provoqué
71 cas notifiés en France depuis
2021, selon un bilan récent de SPF.
« En pleine évolution »
Cette maladie, à la mortalité faible
mais aux séquelles importantes,
se traduit d’abord par de la fièvre
et des douleurs, mais peut dans
un second temps entraîner des
infections graves du système ner-
veux, comme des encéphalites ou
des méningites. En France, pays
moins touché que l’Autriche ou
l’Allemagne, les deux foyers les
plus connus se situent en Alsace
et en Haute-Savoie.
Mais en 2020, un foyer a été
identifié dans l’Ain, en lien avec
la consommation de fromages au
lait cru, des chèvres infectées
ayant sécrété le virus dans leur
lait. « La circulation du virus est
plus large que ce que l’on atten-
dait », alerte Alexandra Mailles,
épidémiologiste à la direction des
maladies infectieuses de SPF, ci-
tant des cas dans certains dépar-
tements jusque-là non identifiés
à risque, comme l’Ardèche et le
Cantal. « Et la majorité des cas
n’étaient pas considérés comme
guéris après leur hospitalisation »,
ajoute-t-elle. Suivie de près, la ma-
ladie est à déclaration obligatoire
depuis deux ans.
Autochtone, l’Ixodes ricinus re-
monte depuis quelques années
vers le nord de l’Europe et dans
les zones montagneuses, jusqu’à
1 800 mètres d’altitude, alors que
jusque-là on estimait qu’au-delà
ou mercure, ces trésors reposent à
des profondeurs comprises entre
200 m et 6 km, sous forme de no-
dules semblables à de grosses
boules de pétanque. Les ONG sont
d’autant plus déçues par ce report
que l’horizon de 2025 n’est qu’un
« objectif indicatif », ainsi qu’a tenu
à le préciser le mexicain Juan José
González Mijares, qui préside ac-
tuellement le conseil de l’AIFM.
Deux camps opposés
Ce nouveau renvoi entérine la sé-
paration des membres de l’orga-
nisation sous tutelle de l’ONU en
deux camps : d’une part, celui des
pays partisans de l’exploitation
des abysses, comme la Chine,
l’Inde, la Russie, la Belgique, la
Norvège et des micro-Etats insu-
laires comme la République de
Nauru, en Micronésie ; d’autre
part, celui des pays s’y opposant
fermement, comme la France, ou
qui préfèrent temporiser, une
vingtaine à ce stade, au nom du
principe de précaution. Parmi
eux, le Chili, le Panama, la Nouvel-
Vue au microscope d’une tique femelle. Alexandre MARCHI/ « L’EST RéPUBLICAIN »/MAXPPP
de 1 000 mètres la végétation ne
lui était plus propice. « La distribu-
tion globale des différentes espè-
ces de tiques est en pleine évolu-
tion », souligne Sarah Bonnet, en-
tomologiste vétérinaire et médi-
cale poursuivant ses recherches
dans le cadre d’un partenariat
­Institut Pasteur-Inrae.
Cette évolution est due à de
nombreux facteurs, comme les
modifications dans les pratiques
de sylviculture, qui entraînent
l’accumulation de bois morts
dans les forêts, ou encore la végé-
talisation des villes, qui a ten-
dance à rapprocher des centres
urbains les ongulés sauvages,
­hôtes préférentiels des tiques
adultes. Certaines pratiques de
chasse, comme l’agrainage fixe,
qui consiste à nourrir le gibier à
des endroits déterminés, peu-
vent aussi favoriser la présence
de ces arthropodes.
Tous ces phénomènes sont en-
core accélérés par le réchauffe-
ment climatique. Ce dernier bou-
leverse notamment la période
d’activité des tiques, qui court
normalement de mars à octobre,
avec un pic d’avril à juin et un
autre à l’automne avant sa mise
en hibernation. « On observe que
les tiques se réactivent de plus en
plus tôt, dès février. Si l’hiver se ra-
doucit, le risque est qu’elles soient
le-Zélande, l’Espagne, l’Allemagne
et des Etats du Pacifique comme
les Fidji, les Samoa, les Palaos, le
Vanuatu, rejoints ces dernières
semaines par le Canada, l’Irlande,
la Suède, la Suisse et le Brésil.
La question est désormais de sa-
voir si, en l’absence de code mi-
nier, un pays peut soumettre à
l’AIFM une demande d’exploita-
tion à grande profondeur, alors
que celle-ci ne délivre, depuis sa
création en 1994, que des permis
d’exploration. La République de
Nauru, dont la population est esti-
mée à 10 000 habitants, juge que
oui. « Nous ne sommes plus dans
un scénario de “qu’est-ce qui se pas-
serait si”, mais de “et maintenant,
qu’est-ce qui se passe” », a souligné
cette semaine l’ambassadrice de
Nauru, Margo Deiye. Celle-ci a
d’ailleurs assuré que son gouver-
nement solliciterait « bientôt » un
contrat d’extraction pour la firme
Nauru Ocean Resources Inc.
(NORI), constituée par la société
canadienne The Metals Company
(TMC), basée à Vancouver.
actives toute l’année, notamment
en climat continental », souligne
Nathalie Boulanger.
Concernant l’Ixodes ricinus, la
multiplication et l’allongement
des périodes de sécheresse pro-
voquées par le réchauffement cli-
matique pourraient desservir cet
acarien amateur des sous-bois
humides, le poussant vers le
nord. Mais les étés plus longs,
plus chauds et plus secs favori-
sent au contraire la Hyalomma
marginatum, surtout présente
jusque-là dans les pays du Sud,
mais qui gagne du terrain, no-
tamment dans le sud de la France
depuis 2015. « On a toujours eu
des importations de tiques exoti-
ques en Europe, mais le climat
ne permettait pas jusque-là leur
installation », explique Sarah
Bonnet. Piètres marcheuses, elles
franchissent mers et frontières
en s’accrochant à des oiseaux
­migrateurs, petits mammifères
ou ongulés sauvages.
« Une lutte intégrée préconisée »
Problème, on sait que les Hya-
lomma marginatum peuvent
porter le virus de la fièvre hémor-
ragique de Crimée-Congo. Si
aucun cas n’a encore été détecté
sur le sol français, cette maladie
a été observée en Grèce et en
­Espagne. Elle peut se limiter à un
Le code, qui
aurait être dû
prêt cet été,
doit imposer
des règles aux
sociétés voulant
remonter des
matériaux
comme le lithium
Contactée par Le Monde, la direc-
tion de TMC se montre plus pru-
dente. « NORI s’est engagé à ne sou-
mettre une demande d’exploita-
tion qu’après avoir réalisé une éva-
luation environnementale et
sociale de haute qualité, afin de ré-
pondre aux questions en suspens
concernant les impacts et les consé-
quences », affirme un porte-parole.
La République de Nauru parraine
ce projet parce qu’elle pense pou-
voir en retirer des subsides impor-
Le réchauffement
climatique
bouleverse la
période d’activité
des tiques qui
se réactivent de
plus en plus tôt
syndrome grippal avec troubles
digestifs, mais certains cas se tra-
duisent par un syndrome hé-
morragique qui peut s’avérer
mortel, jusqu’à 30 % de taux de
létalité dans certains pays, selon
l’Agence nationale de sécurité sa-
nitaire de l’alimentation (Anses),
qui a récemment rendu un rap-
port sur le sujet.
Comment lutter contre ces
arthropodes ? « L’épandage de
pesticides dans l’environnement
est inenvisageable, insiste Elsa
Quillery, chargée de projet scien-
tifique à l’Anses. Nous préconi-
sons une lutte intégrée, qui passe
par une meilleure gestion de l’en-
vironnement, notamment l’entre-
tien des jardins pour les particu-
liers, mais aussi l’adaptation
des comportements individuels,
notamment la prévention quand
on part en randonnée. » L’Anses
tants. Il y a deux ans, elle avait posé
un ultimatum à l’AIFM, en lui don-
nant jusqu’au 9 juillet 2023 pour
adopter le code minier. NORI, qui a
mené une campagne d’essais pilo-
tes à l’automne 2022, nourrit des
visées dans une région de l’océan
Pacifique de 75 000 kilomètres
carrés, entre le Mexique et Hawaï.
Vendredi soir, le conseil de
l’AIFM a souhaité refroidir ses ar-
deurs, en déclarant qu’aucune ex-
ploitation commerciale « ne de-
vrait avoir lieu » tant que le code
minier n’était pas en place. Un
avis que ne partagent pas les orga-
nisations de défenses de l’envi-
ronnement. « Une demande d’ex-
ploitation peut être faite à tout
moment. Un moratoire est urgent
et nécessaire », a déclaré la mili-
tante Sofia Tsenikli, au nom d’un
groupement d’ONG rassemblant
notamment Deep Sea Conserva-
tion Coalition, Greenpeace et le
Fonds mondial pour la nature
(WWF). D’après elle, la feuille de
route consistant à se donner l’ho-
rizon de 2025 pour établir des rè-
­
0123
­Mardi 25­ juillet 2023
r­ ecommande également de met-
tre en place une meilleure sur-
veillance de la population de ti-
ques, via un maillage d’observa-
toires comparables à ce qui
existe pour les moustiques. Elsa
Quillery insiste aussi sur la né-
cessité de renforcer la recherche
sur les moyens de lutte contre
ces acariens.
Plusieurs équipes de cher-
cheurs travaillent actuellement
sur des vaccins visant directe-
ment les tiques, à inoculer aux
animaux de rente ou domesti-
ques. « C’est une stratégie très
prometteuse. Il est pertinent de
­cibler directement le vecteur »,
­s’enthousiasme Sarah Bonnet.
La chercheuse s’intéresse aux
­protéines présentes dans la sa-
live de tique ; en les visant, l’en-
jeu serait de bloquer le gorge-
ment avant que la transmission
puisse se faire.
En raison de leur temps de déve-
loppement (entre deux et six
ans), les tiques sont associées à
des maladies d’émergence lente,
au contraire des moustiques, ca-
pables de produire une nouvelle
génération en trois semaines. Ce
qui explique sans doute, en par-
tie, pourquoi la recherche s’inté-
resse plus à l’insecte piqueur qu’à
son cousin acarien. p
Delphine Roucaute
gles « ne reflète pas les inquiétudes
et l’opposition grandissantes à l’ex-
traction minière sous-marine ».
A Paris, le secrétariat d’Etat à la
mer a estimé qu’il fallait « s’abste-
nir d’autoriser toute exploitation »
en attendant. Et que si un Etat ve-
nait à solliciter l’AIFM pour ce faire,
la procédure prendrait de toutes
les façons beaucoup de temps : « Il
faudrait passer par des commis-
sions juridiques et techniques, puis
discuter avec l’Etat qui parraine la
demande, et enfin obtenir le feu
vert du conseil de l’AIFM, ainsi que
de son assemblée générale. »
L’assemblée générale, juste-
ment, se réunit du lundi 24 au
vendredi 28 juillet à Kingston. En
présence de tous les Etats mem-
bres, la rencontre s’annonce ten-
due. « Désormais, les barrières qui
séparent l’incroyable richesse de la
biodiversité des abysses et les bull-
dozers en quête de métaux ne tien-
nent plus qu’à un fil », dénonce
François Chartier, chargé de cam-
pagne « océan » à Greenpeace. p
Guillaume Delacroix
 France
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023 |7

Macron de retour en Nouvelle-Calédonie

Le chef de l’Etat, déjà venu sur le Caillou en 2018, veut débloquer un accord sur l’avenir du territoire

Nouméa - envoyée spéciale

R
etour en Nouvelle-Calé-
donie pour Emmanuel
Macron. Dans le cadre
de son déplacement en
Océanie, le président de la
­République doit arriver à Nouméa
lundi 24 juillet – d’où il a prévu de
donner un entretien, qui sera dif-
fusé lors du journal de 13 heures,
sur TF1 et France 2. Le chef de l’Etat
restera deux jours pour une visite
placée sous les mots d’ordre du
« rassemblement » et de la ­« con-
fiance ». Entouré d’une délégation
calédonienne, avec le chef du gou-
vernement, Louis Mapou, et des
chefs d’entreprise, il poursuivra
ensuite sa route jeudi 27 juillet
vers le Vanuatu, avant de
­rejoindre, vendredi 28 juillet, la
Papouasie-Nouvelle-Guinée pour
marquer l’engagement de la
France dans le ­Pacifique.
En mai 2018, il s’agissait pour le
chef de l’Etat de lancer la série des
référendums sur l’indépendance
prévus dans l’accord de Nouméa
de 1998, qui a transféré de larges
compétences à de nouvelles insti-
tutions territoriales. « La France
serait moins belle sans la Nouvelle-
Calédonie », encourageait-il alors.
Cinq ans plus tard, à Paris, l’exé-
cutif maintient que l’avenir du
Caillou s’accomplira « dans la
France », mais rien n’a pu être
éclairci quant au statut définitif
du territoire, toujours promis à
l’autodétermination. Après trois
référendums, dont le dernier, fin
2021, boycotté par le Front de libé-
ration nationale kanak et socia- Emmanuel Macron et des membres de la famille des dix-neuf Kanak tués, en 1988, à Ouvéa (Nouvelle-Calédonie), le 5 mai 2018. ELIOT BlONDET/SIPA
liste (FLNKS), la scène politique de-
meure irrémédiablement clivée
entre les deux blocs politiques, in- 25 juillet. Avant, le lendemain, de pas connu une fin consensuelle ». ­ umbéa, la deuxième ville calé-
D vite, dans un tempo national, sans
dépendantiste et non indépen- réunir les forces politiques, « en-
Après trois Côté indépendantiste, c’est la donienne, candidat surprise du l’organisation coutumière qui
dantiste. La Nouvelle-Calédonie a semble », selon l’Elysée. Il pronon- référendums, bataille pour la présidence de la Rassemblement (droite) car « in- aurait permis de l’accueillir », ré-
connu dix-sept gouvernements cera un discours sur la place de la province du Nord qui accapare les quiet de cette surenchère à sume aujourd’hui le préfet
depuis 1999, et la population re- Paix à Nouméa, devant la sculp-
la scène politique grands responsables kanak, dans droite ». Dans ce contexte, Em- ­Lataste. Le Sénat vient de faire
jette massivement l’inertie de ses ture représentant Jacques Lafleur demeure de subtiles luttes intestines. Côté manuel ­Macron pourrait pous- siennes les remarques des indé-
responsables politiques. et Jean-Marie Tjibaou, les artisans loyaliste, les prochaines élections ser son alliée, la maire (Renais- pendantistes à ce sujet : le geste
de la paix civile en 1988. Les Calé-
clivée entre sénatoriales, prévues le 24 sep- sance) de Nouméa, Sonia La- « n’a pas été conforme aux tradi-
Réviser le corps électoral doniens ont été invités à y assister. indépendantistes tembre, divisent un peu plus un garde, à se lancer dans la bataille tions et coutumes du peuple ka-
Fallait-il revenir à Nouméa alors La partie est loin d’être gagnée, camp en partie radicalisé. Affir- pour sauver deux sièges au profit nak », écrit-il, notant « la nécessité
que les discussions se poursui- car avant même d’écrire le futur
et non mant vouloir consolider une ma- de la majorité. d’accomplir un véritable geste
vent ? Les deux camps sont invités statut du « pays », il faut réviser le indépendantistes jorité pour la prochaine réforme symbolique de décolonisation par
à Paris fin août, par et avec le gou- corps électoral calédonien, gelé constitutionnelle, Sonia Backès, Geste tombé à plat le président de la République ».
vernement d’Elisabeth Borne, depuis 2009 dans un rapport de présidente de la province du Sud En 2018, le chef de l’Etat avait Ce dernier est toujours « at-
pour une première réunion « trila- force favorable aux Kanak, afin de de l’intérieur, Gérald Darmanin, et par ailleurs secrétaire d’Etat à la joué des symboles, et prononcé tendu sur ces questions essentiel-
térale » sur le statut de l’archipel tenir les élections provinciales de en juin. Mais le processus exige citoyenneté du gouvernement un grand discours, salué par les », a rappelé Gilbert Tyuienon,
depuis… octobre 2019. Un comité mai 2024. Ce scrutin est, ici, la une réforme constitutionnelle, Borne, se présente avec pour sup- tous. Il avait, d’abord, pris un ris- porte-parole de l’Union calédo-
directeur du FLNKS donnera ou mère de toutes les batailles. Des début 2024. Il manquerait, en pléant Gil Brial, un ancien du que politique en se rendant à nienne, la principale composante
non son mandat le 29 juillet pour trois provinces (la plus riche et l’état des rapports de force au ­Rassemblement-UMP, le parti de Ouvéa, le 5 mai, en mémoire de du FLNKS, en juin. Mais un nou-
s’y rendre. Emmanuel Macron va peuplée, celle du Sud, est dirigée ­Parlement, cinq voix de majorité Jacques Lafleur, mais qui a appelé l’assaut de la grotte de Gossanah vel acte mémoriel n’est pas à l’or-
donc encourager, fermement sans par les loyalistes) dépend la for- au chef de l’Etat. La commission à voter pour Marine Le Pen lors de qui avait coûté la vie à dix-neuf dre du jour : « En matière mémo-
doute, les uns et les autres à dépas- mation du congrès, et, partant, du des lois du Sénat a ainsi exprimé la présidentielle de 2017. Mme Bac- Kanak et deux gendarmes, trente rielle, il faut savoir prendre le
ser leurs blocages. « Venir mainte- gouvernement local, aujourd’hui le 12 juillet sa « vigilance » sur le ca- kès s’est rapprochée du sénateur ans plus tôt. Un documentaire temps. Et poser les conditions des
nant, c’est une manière de dire : “Ce mené d’une courte tête par les lendrier. Les sénateurs s’inquiè- Les Républicains Pierre Frogier, inédit, réalisé en 2018 par Eva Se- futurs gestes symboliques », indi-
n’est pas moi qui fais le deal” », ­indépendantistes. tent de voir que, plus de trente ans défenseur d’une partition du ter- het et Maxime Caperan, Les En- que un conseiller de l’Elysée.
avance un conseiller de Mme Borne. Un accord de principe pour élar- après la guerre civile, « le processus ritoire, qui se représente. fants de la patrie, montre que, D’abord, « il est important qu’in-
Le chef de l’Etat commencera par gir progressivement le corps élec- enclenché par les accords de Mati- Tous deux affronteront donc dans les coulisses, de vives ten- dépendantistes et non indépen-
parler jeunesse et climat mardi toral a été arraché par le ministre gnon et de Nouméa n’a toujours Georges Naturel, maire de sions ont émaillé la visite, quand dantistes puissent avancer ».
le « collectif de Gossanah » s’est Cela ne préjuge en rien des
opposé à la venue du locataire de mots d’un président de la Répu-
La société se rassemble en souvenir du naufrage de la « Monique » l’Elysée sur les tombes. « Le col-
lectif a changé de position trois
blique, qui pèsent toujours sur le
Caillou. Emmanuel Macron a re-
jours plus tôt », relate Thierry La- cueilli près de 40 % des suffrages
Le 22 juillet 1953, le caboteur la Monique société divisée. A l’avant-veille d’une vi- préside l’association La Monique. L’auteur taste, haut commissaire de la Ré- des Calédoniens lors du premier
quitte Nouméa, sur la Grande Terre, pour site du président Emmanuel Macron en du Pays du non-dit (1992) avait indiqué le publique en poste à l’époque. tour de l’élection présidentielle
les îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie : Nouvelle-Calédonie, du lundi 24 au mer- 11 juillet sur la chaîne La 1ère : « Dans la sé- « Cela ne s’est terminé en douceur de 2022, avant de voir deux dépu-
Maré, Lifou, Ouvéa. Ce sera sa dernière credi 26 juillet, au moment où la scène po- quence que le pays traverse, tout est politi- que grâce au commissaire kanak tés de l’archipel renforcer sa ma-
course. Le 31 juillet, lors de son trajet re- litique locale apparaît toujours clivée et que. La Monique (…) c’est un projet fédéra- du renseignement territorial, jorité lors des législatives.
tour, le navire de 32 mètres disparaît avec incapable de s’entendre sur l’avenir du teur, se retrouver sur un événement tragique Henri Drowa, qui a discuté avec Les Calédoniens ont en tête que
tous ses passagers « indigènes » et 200 ton- territoire, cette façon de se rassembler en- est aussi l’histoire de ce pays. Puisque nous les gens de Gossanah. » la visite intervient quarante ans
nes de fret. Le naufrage, resté inexpliqué, courage les optimistes. « Le devoir de mé- avons une histoire commune, différente de Emmanuel Macron avait aussi après la réunion de Nainvilles-
coûte la vie à 126 personnes, en majorité moire, c’est aussi nouer des liens entre les celle de la France, nous pouvons faire un remis au gouvernement calédo- les-Roches (Essonne) qui avait,
des Kanak, mais aussi d’autres venues communautés, (…) ne faire qu’un sur le che- pays commun. » Le secrétaire de l’associa- nien l’acte de possession du terri- pour la première fois, reconnu un
d’Europe, du Vanuatu, du Vietnam. On tait min de l’avenir », a souligné Mme Lagarde tion, Samuel Ukeiwë, à qui la grand-mère toire de 1853. Un geste fort, mais droit à l’indépendance aux Kanak
vite la tragédie. Deux mois plus tard, les lors de la cérémonie, où 126 chaises blan- kanak racontait la perte de plusieurs mem- tombé à plat. « C’est venu trop et ouvert une discussion sur
autorités ont davantage à cœur de célébrer ches vides, portant les prénoms des dispa- bres de la famille, a lui aussi insisté au cours l’autodétermination.
les cent ans de la prise de possession du rus, côtoyaient les vivants. des jours précédents sur les « ponts » entre Le chef de l’Etat devait initiale-
Caillou par la France, le 24 septembre 1853. les différentes ethnies de la population. ment se rendre aussi sur le terri-
Samedi 22 juillet, sur la place du marché « Un projet fédérateur » Le séjour du président de la République La visite toire français de Wallis-et-Futuna,
de Nouméa, l’émotion est toujours vive Plusieurs mois de célébrations d’une am- coïncidera donc avec le 40e anniversaire où beaucoup l’attendaient.
quand la maire (Renaissance), Sonia La- pleur inégalée commencent en effet, à de la réunion de Nainville-les-Roches ­ (Es-
intervient L’étape a été supprimée au dernier
garde, inaugure une stèle à la mémoire des l’initiative du gouvernement Mapou. « La sonne), qui a ouvert la discussion sur quarante ans moment. « Raisons techniques »,
disparus dont toutes les familles, de près ou Monique, c’est le début du destin com- l’autodétermination en 1983, et le 70e anni- avance l’Elysée. Le sénateur de
de loin ici, conservent le souvenir. Ce jour mun », souligne Mickaël Forrest, responsa- versaire de la disparition du caboteur.
après la réunion Wallis, Mikaele Kulimoetoke,
d’hiver austral, soixante-dix ans plus tard, ble de la culture. Sont mobilisés toutes les « Pour évoquer l’histoire et convoquer les qui avait, pour ­souligne qu’une grève des institu-
marque « le début de la levée de [ce] deuil » aires coutumières kanak, le corps éducatif, mémoires, on ne pouvait rêver d’un meilleur teurs, pour un alignement du
d’un drame calédonien qui pesait depuis les chercheurs ou les artistes. encadrement temporel », souligne Olivier
la première fois, ­statut sur leurs collègues de
trop longtemps, a déclaré le président du « Nouméa se met en règle avec son his- Houdan, historien lui aussi, qui travaille au reconnu aux l’Hexagone, dure depuis deux
gouvernement calédonien, Louis Mapou. toire », a affirmé Louis-José Barbançon, une rassemblement des communautés dans sa mois et que des manifestations
Un épisode douloureux, qui fait partie figure calédonienne, historien du bagne, commune de Bourail. p
Kanak un droit étaient à craindre. p
des événements capables de souder une qui a perdu son père dans le naufrage et N. G. à l’indépendance Nathalie Guibert

8 | France
A Mayotte, des
migrants africains
dans l’impasse
Pour les habitants de la région
des Grands Lacs, l’archipel est devenu
une porte d’entrée vers l’Europe
Reportage
Mamoudzou (Mayotte) -
envoyé spécial
C’
est mon village. »
­Attablé à l’un des
snacks bordant la
gare maritime de
Mamoudzou, d’où partent les bar-
ges pour relier l’île de Petite-Terre,
Martin Kalembu tend son télé-
phone portable. Comme une ex-
plication évidente à sa vie suspen-
due : « Je suis à Mayotte depuis
quatre ans, à attendre, sans pou-
voir travailler. » A 37 ans, ce père de
deux enfants a fui son pays, la Ré-
publique démocratique du Congo
(RDC), fin 2018, avec son épouse
enceinte et sa fille âgée de 1 an.
Après deux traversées périlleu-
ses dans l’océan Indien, ce cadre
d’une société de microfinance-
ment s’est réfugié dans ce départe-
ment français. Sur l’écran de son
portable s’affiche un article de
­Radio France internationale rela-
tant un procès à Mbobero, une lo-
calité située dans le Sud-Kivu. En
janvier 2016, des militaires sous
les ordres du président congolais
de l’époque, Joseph Kabila, ont
rasé en partie les maisons de cette
petite commune. Le dictateur
avait affirmé avoir acheté plus de
300 hectares de terres de Mbobero
avec l’intention de s’y installer. De
nombreuses personnes y ont été
tuées lors d’exactions commises
par les militaires du président
ayant quitté le pouvoir en 2019.
« Activiste dans une association
de défense des droits de l’homme »,
Martin Kalembu était recherché.
« Je n’avais pas les moyens de me
­cacher », relate-t-il. Le couple et
leur enfant ont rejoint en voiture
le ­Burundi, où ils sont restés deux
mois. Martin Kalembu a ensuite
travaillé six mois en Tanzanie afin
de réunir des économies pour fi-
nancer un exil en deux temps
vers Mayotte. D’abord entre
Dar es-Salaam et les Comores.
Puis, dans la nuit du 23 au
24 juillet 2019, en kwassa-kwassa,
ces barques à fond plat utilisées
par les passeurs pour effectuer de
nuit les 70 kilomètres qui sépa-
rent l’île d’Anjouan du départe-
ment français. La première étape
a coûté 150 euros par personne,
la seconde 600 euros. « A bord du
kwassa-kwassa, nous étions dix,
venus du Congo, du ­Burundi et du
Rwanda, raconte Martin Ka-
lembu. Il existe une corporation de
passeurs en Tanzanie qui ont des
contacts aux Comores. »
Depuis 2015, Mayotte est deve-
nue une route migratoire pour les
habitants de l’Afrique des Grands
Lacs permettant de rejoindre la
France et l’Europe. Une porte
d’entrée avec un parcours moins
risqué que « la traversée de zones
désertiques en Libye et de la Médi-
terranée », relève Gilles Foucaud,
directeur adjoint de Solidarité
Mayotte, une association manda-
tée par la préfecture pour accom-
pagner les demandeurs d’asile ou
ceux qui ont obtenu la protection
internationale liée au statut de ré-
fugié politique. L’association gère
un total de 535 places d’héberge-
ment continuellement occupées.
Faute de solutions, près de deux
cents migrants sont installés dans
la rue et dorment sur des matelas
autour des locaux de l’associa-
tion, qui constitue un « repère ».
En 2022, 860 premières deman-
des d’asile ont été déposées par
des ressortissants congolais, bu-
rundais et rwandais avec un taux
de protection moyen de 47,7 %,
« Ceux qui ont
le statut de
réfugié à Mayotte
mais pas de
titre de séjour
ne peuvent pas
ouvrir de compte
bancaire »
Gilles Foucaud
directeur adjoint
de Solidarité Mayotte
précise l’Office français de protec-
tion des réfugiés et apatrides, qui
a enregistré un accroissement des
demandes au premier semestre
de cette année avec 444 dossiers
déposés par des Congolais, qui
restent proportionnellement les
plus nombreux. « Beaucoup de
ressortissants congolais arrivent
en ce moment, confirme M. Fou-
caud. La situation dans ce pays
s’est considérablement dégradée. »
Des migrants proviennent égale-
ment de la Somalie depuis les cô-
tes tanzaniennes. D’autres, moins
nombreux, sont arrivés d’Afrique
de l’Ouest en traversant le conti-
nent en diagonale.
A 29 ans, Jean (il souhaite rester
anonyme) a lui aussi fui le Congo
parce que menacé de mort en rai-
son de son homosexualité. Il se
souvient parfaitement de la date :
le 7 novembre 2021. Dans son vil-
lage du Nord-Kivu, Jean avait une
liaison cachée avec un autre
homme, un Européen, rencontré
dans leur chorale catholique.
« Des villageois nous ont trouvés
ensemble et nous ont frappés, ra-
conte-t-il simplement. Je me suis
caché chez une tante. Je n’ai plus eu
de nouvelles de mon ami. » Le vil-
lage où il s’était réfugié a été atta-
qué par les soldats rebelles du
M23, poursuit le jeune homme.
Evénement qui l’a convaincu de
quitter le pays à pied pour rejoin-
dre la frontière avec l’Ouganda.
« J’ai été pris en charge dans un
camp du HCR [Haut-Commissa-
riat pour les réfugiés de l’ONU] »,
continue Jean. Il s’est ensuite ins-
tallé à Kampala, où il a trouvé un
emploi de coiffeur. « La dame à la-
quelle je louais un petit apparte-
ment me posait beaucoup de ques-
tions pour savoir pourquoi je ne
­recevais pas de femmes chez moi,
se désole Jean. Elle m’a dénoncé à
la police alors qu’un ami était venu
me voir. » L’association LGBT+
dans laquelle il milite lui est ve-
nue en aide. Dans un pays qui a
voté, en mai, une loi très répres-
sive « antihomosexualité », son
employeur lui a financé un pas-
sage vers la Tanzanie puis vers
Mayotte, via les Comores. Une tra-
versée dans laquelle ont déjà péri
des milliers de migrants.
En raison de la houle australe
de ce mois de juillet 2019, Martin
­Kalembu se souvient, lui, avoir eu
« très peur », car son embarcation
a « failli chavirer ». « Nous sommes
arrivés sur la plage de Bandrélé, re-
late-t-il. Nous sommes allés directe-
ment à la gendarmerie. Les militai-
res nous ont demandé comment
on avait réussi la traversée en rai-
son du mauvais temps. » « Pour
équilibrer le kwassa » ballotté par
les vagues, les passeurs ont jeté
plusieurs sacs à la mer. L’un d’eux
appartenait à Martin Kalembu et
contenait des documents officiels,
dont son extrait d’acte de nais-
sance et ses diplômes. De cette tra-
Lors d’une opération des forces de l’ordre, à Koungou (Mayotte), le 29 mai. MORGAN FACHE POUR « LE MONDE »
Des migrants en provenance des Comores voisines, interceptés par la police
aux frontières, au large de Mayotte, le 24 mai. PHILIPPE LOPEZ/AFP
versée, il a conservé des liens forts
avec d’autres passagers, dont cer-
tains ont rejoint l’Europe. « Nous
restons solidaires, car nous avons
affronté la mort ensemble », ap-
puie le réfugié. Peu après avoir dé-
barqué du kwassa-kwassa, son
épouse a été rapidement conduite
vers un centre médical pour don-
ner naissance à leur fils, Jean-Marc.
Aujourd’hui, sa vie s’est figée.
­Diplômé d’un bac + 3 au Congo,
Martin Kalembu se désespère de
ne pas pouvoir travailler. Après
avoir obtenu le statut de réfugié, il
attend son titre de séjour. Son ex-
trait d’acte de naissance ayant été
perdu en mer, la démarche s’étire
depuis des mois. « Vous pourriez
intervenir ? », demande-t-il, gêné.
« La spécificité de Mayotte, déplore
Gilles Foucaud, de Solidarité
Mayotte, est que ceux ou celles qui
ont le statut de réfugié mais qui
n’ont pas de titre de séjour ne peu-
vent pas ouvrir de compte bancaire
et bénéficier d’allocations familia-
les ou autres. C’est une pratique
bancaire, ici. Ces personnes sont
donc condamnées à bricoler et ne
peuvent pas avoir d’emploi légal. »
Martin Kalembu rêve de se por-
ter candidat à un poste dans une
entreprise ou une association
dans le secteur des ressources hu-
maines. « Mais, pour le moment,
je n’ai rien, dit-il, résigné. Je peux
travailler dans n’importe quel do-
maine. Manœuvre, agent d’entre-
tien ou faire du gardiennage. Je
n’ai pas le choix et pas de revenus. »
Jean se dit lui aussi prêt à accep-
ter n’importe quel emploi. Sa de-
mande d’asile a été refusée mais
il a fait appel. Il reste protégé en
attendant que la décision tombe.
Comme tous les demandeurs
d’asile, le jeune homme a droit,
tout au long de la procédure, à
une aide en bons alimentaires de
30 euros par mois. Plus 10 euros
en cas d’enfant à charge. Une as-
sistance très limitée. En métro-
pole, l’allocation pour deman-
deur d’asile est fixée à
780,42 euros pour une personne
isolée. « A Mayotte, il s’agit d’un ré-
gime dérogatoire sans commune
mesure avec ce qui existe en mé-
tropole », se navre M. Foucaud.
Autre différence : les dispositifs
d’hébergement d’urgence font
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
­ égradé. Ils en font les frais et leurs
d
droits ne sont pas respectés. Il est
mal perçu qu’ils obtiennent plus
d’avantages que les Mahorais. »
Martin Kalembu ne craint pas
de dire qu’« il existe à Mayotte une
xénophobie contre les Africains ».
« Nous ne sommes pas les bienve-
nus », complète-t-il. Lui-même a
vu son ancien logement sans eau
courante attaqué et incendié par
« des jeunes délinquants » en no-
vembre 2022. Avec son épouse et
leurs deux enfants, il a juste eu le
temps de rassembler quelques af-
faires et d’échapper aux flammes.
Un acte survenu quelques jours
après la diffusion d’un documen-
taire dans lequel il témoignait sur
sa vie de réfugié à Mayotte.
Depuis, tous les quatre résident
dans le village relais de l’associa-
tion Coallia. Il y occupe provisoi-
rement un petit logement de
deux grandes pièces et partage
avec une autre famille la cuisine
et les sanitaires. Début juin, les ré-
fugiés installés autour des locaux
de Solidarité Mayotte ont été at-
taqués la nuit. Impossible de sa-
voir si cette agression est directe-
ment en lien avec l’exaspération
des autres habitants du quartier,
un discours xénophobe décom-
plexé dans une partie de l’opi-
nion depuis le lancement de
l’opération « Wuambushu » ou la
suite d’une banale altercation
­entre un jeune et un réfugié.
Lors de son déplacement à
Mayotte, les 24 et 25 juin, Gérald
Darmanin, le ministre de l’inté-
rieur et des outre-mer, a annoncé
son déplacement prochain dans
les capitales du Burundi, du
Rwanda et de la Tanzanie pour
« négocier les accords de réadmis-
sion » et des aides au retour. « Cela
ne va pas générer des flux massifs,
car les personnes demandeuses
ne sont pas aussi nombreuses que
ça », estime Gilles Foucaud.
Sur l’île, Martin Kalembu, lui, espère ob-
les demandeurs tenir rapidement son titre de sé-
jour pour rejoindre la métropole,
d’asile ont droit à où il a la conviction d’avoir « plus
une aide, en bons de solutions ». « Quand nous som-
mes partis, nous pensions tous que
alimentaires, nous allions arriver en Europe, se li-
de 30 euros vre le réfugié congolais. J’étais loin
d’imaginer que j’allais passer qua-
par mois. Plus tre ans à Mayotte. Oui, j’aurais pré-
10 euros, en cas féré rester au Congo, mais c’était
impossible. » Pour Gilles Foucaud,
d’enfant à charge beaucoup des demandeurs d’asile
et des réfugiés se retrouvent, en
plus des traumatismes liés à leur
défaut dans le 101e département départ, dans « des situations psy-
français, et l’offre de logement so- chiques très dures ». « Ils connais-
cial reste très limitée alors que les sent une situation de précarité
demandes sont immenses. « Un avec impossibilité de se projeter,
parallèle est possible avec la observe le responsable de Solida-
­scolarisation des enfants, ajoute rité Mayotte. Sans rien pouvoir
M. Foucaud. En métropole, les en- faire pendant des mois alors qu’ils
fants des demandeurs d’asile sont avaient une activité dans leur pays.
quasiment automatiquement Beaucoup semblent se retrouver
­scolarisés, alors qu’à Mayotte c’est dans un cul-de-sac. Dernièrement,
impossible. Même les petits nous avons aidé un médecin qui
­Mahorais n’ont pas tous une place se trouvait à la rue. Il ne peut tra-
à l’école. Les demandeurs d’asile se vailler, alors que Mayotte manque
confrontent ici à un environne- de médecins. » p
ment social déjà extrêmement Jérôme Talpin
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023 France | 9

Bernard Cazeneuve
sur la défensive
Depuis la mort de Nahel M., l’ex-premier
ministre socialiste est fragilisé par sa loi de
2017 sur l’usage des armes à feu par la police

L
a mort de Nahel M., le Une réponse aux critiques de la
27 juin, à Nanterre, n’a pas gauche, en particulier de
seulement embrasé le La France insoumise (LFI), qui
pays, provoquant plu- considère cette loi comme un
sieurs nuits consécutives d’émeu- « permis de tuer ». Comme les
tes urbaines. Le fait qu’il ait été tué écologistes et les communistes,
par le tir d’un policier, lors d’un Jean-Luc Mélenchon et ses pro- Bernard
contrôle routier, après un refus ches exigent l’abrogation Cazeneuve,
d’obtempérer, a également eu du texte. Sur la défensive, Ber- à Thionville
pour effet de fragiliser Bernard Ca- nard Cazeneuve s’est insurgé (Moselle),
zeneuve, dans l’optique de sa pos- contre ce procès jugé « abject », et le 20 mars.
sible candidature à l’élection prési- n’a cessé de rappeler le « climat HUGO AZMANI/Hans
dentielle de 2027. La loi votée en fé- difficile » qui a entouré cette loi, Lucas via AFP
vrier 2017, lorsque le socialiste rédigée un an après les attentats
était premier ministre de François du 13 novembre 2015, notam-
Hollande, et qui avait modifié le ment au Bataclan.
cadre de la légitime défense des
policiers en leur permettant de ti- « Pays éprouvé »
rer sur les véhicules en mouve- Traversé par le doute à l’égard
ment est, depuis ce drame, la cible d’un dispositif adopté lorsqu’il Selon nos informations, une par les attentats ». Une référence moins son amélioration », rappelle
de critiques. Symptôme d’une cer- était au pouvoir, le Parti socialiste mission prévue en octobre et au virage sécuritaire pris à l’épo-
« La campagne son ancien secrétaire national,
taine fébrilité, M. Cazeneuve a fait (PS) a entamé son examen de conduite par les députés Thomas que par François Hollande, et son électorale avait Jean-Claude Delage. Sans cela, « le
le tour des médias, s’appliquant à conscience. Son premier secré- Rudigoz (Renaissance, Rhône) et premier ministre Manuel Valls, policier, plutôt que de risquer des
convaincre que son texte n’est pas taire, Olivier Faure, a acté la multi- Roger Vicot (PS, Nord), devra faire entre 2015 et 2017, après les atten-
déjà commencé. risques judiciaires, préfère prendre
à l’origine du tir du brigadier. plication « par cinq des tirs mor- le point sur le sujet. Ce dernier, tats du 13 novembre. [Dans l’Hémicycle], la balle », justifie-t-il. Alliance to-
Le 19 juillet, Gérald Darmanin est tels » depuis qu’ont été assouplies chargé des sujets liés aux ques- « On a besoin de la gauche de que à nouveau à la porte du minis-
venu à sa rescousse. « La loi de 2017 les conditions d’utilisation des ar- tions de sécurité au PS, souhaite gouvernement, celle qui assume le
plus personne tre en juin 2016. A Magnanville
n’a pas encouragé les policiers et les mes à feu par les forces de l’ordre, que « la lumière » soit faite. « Il quinquennat de François Hol- ne voulait faire (Yvelines), deux policiers vien-
gendarmes à tirer davantage », a invitant à « sortir de toute forme faut savoir comment les syndicats lande, celle qui a voté les textes », nent d’être assassinés par un dji-
affirmé le ministre de l’intérieur, de déni ». Une évaluation de la loi [de police] ont reçu l’information, fait valoir Patrick Mennucci, sou-
de vagues » hadiste à leur domicile, devant
lors d’une audition par la commis- a été demandée par le chef de file comment elle a été interprétée », tien d’Hélène Geoffroy. L’ancien Olivier Faure leur enfant de 3 ans et demi. Dans
sion des lois de l’Assemblée. Avant des députés PS, Boris Vallaud, au explique-t-il. député PS des Bouches-du-Rhône premier secrétaire du PS un premier temps, M. Cazeneuve
de demander : « Quand quelqu’un président de la commission des Bernard Cazeneuve se montre reproche à Olivier Faure sa trop refuse. « J’avais dit que je n’étais pas
ne respecte pas la loi, quel est l’inté- lois de l’Assemblée, Sacha Houlié visiblement prêt à une révision. grande discrétion pour contrer les d’accord, car la jurisprudence avait
rêt de la changer ? » (Renaissance, Vienne). « Ce n’est pas parce que cette loi a critiques contre la loi de 2017. « Le Plus personne ne voulait faire de déjà aligné les régimes des gendar-
été votée qu’il ne faut rien chan- parti n’est pas dans une défense, ni vagues », rembobine le député de mes et des policiers », relate-t-il.
ger », reconnaît-il. En attendant, dans une explication du texte », af- Seine-et-Marne, qui a voté le chan- Quelques mois plus tard, des
Polémique après le soutien du patron ses soutiens, soucieux de préser-
ver un candidat potentiel pour
firme celui qui voit dans ce man-
que de soutien « le rapport compli-
gement de doctrine, à l’époque. A
la tribune, seul le député PS Pouria
centaines de policiers en colère
défilent en pleine nuit sur les
de la police à un agent incarcéré 2027, sont venus le défendre. Le qué [de Faure] avec Mélenchon » Amirshahi avait mis en garde con- Champs-Elysées, gyrophares allu-
« Le savoir en prison m’empêche de dormir », a affirmé, lundi 21 juillet, une tribune parue dans au sein de la Nouvelle Union po- tre le risque de renforcement « de més et sirènes hurlantes. Ils expri-
24 juillet, dans Le Parisien, le directeur général de la police natio- L’Obs et signée par une soixan- pulaire écologique et sociale (Nu- tirs à vue » et de « morts supplé- ment leur ras-le-bol après l’atta-
nale (DGPN) Frédéric Veaux, à propos d’un policier de la BAC de taine de socialistes, parmi lesquels pes). « Il essaie de ménager la chè- mentaires ». A la commission que de plusieurs policiers à Viry-
Marseille incarcéré dans le cadre d’une enquête sur des violences la maire de Vaulx-en-Velin (métro- vre et le chou », soupçonne-t-il. des lois, la mesure ne faisait pas Châtillon (Essonne) à coups de
policières commises en marge des émeutes, début juillet. « De fa- pole de Lyon), Hélène Geoffroy, à consensus. « On avait peur de don- cocktail Molotov. Cette manifes-
çon générale, je considère qu’avant un éventuel procès un policier la tête d’un courant proche de Centaines de policiers en colère ner trop de liberté à la police et à la tation pousse finalement M. Ca-
n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes François Hollande, et le maire de De son côté, Olivier Faure rappelle gendarmerie », se souvient la dé- zeneuve, pressé de calmer la
ou des erreurs graves dans le cadre de son travail », ajoute-t-il. « Je Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, le contexte particulier du début de putée socialiste de Saône-et-Loire, fronde, à changer de braquet.
partage les propos du DGPN », a tweeté le préfet de police de Paris, opposant interne d’Olivier Faure, l’année 2017, quand le texte est Cécile Untermaier, qui n’avait fi- Aujourd’hui, il souligne que cela
Laurent Nuñez. « Gravissime, toute la hiérarchie policière se place a fustigé « les accusateurs publics ». adopté. François Hollande a re- nalement pas pris part au vote. n’a pas empêché la mise en exa-
au-dessus de la justice et des règles de la détention provisoire », a Dans leur viseur : les « insou- noncé à briguer un second man- Cette revendication faisait partie men pour homicide volontaire
jugé le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, déplorant l’absence mis », accusés de vouloir « atta- dat, et la primaire socialiste vient des vieilles antiennes de certains du brigadier qui a tiré sur Na-
de réaction du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. « Ils les en- quer la gauche en responsabilité de s’achever. « On était vingt-cinq syndicats de police. De longue hel M. Encore une tentative de dé-
couragent à “faire la guerre” aux “nuisibles” ? Ecœurant. L’Etat ridi- jusqu’en 2017 », alors qu’elle a dans l’hémicycle. La campagne date, Alliance souhaitait « une pré- douaner son texte si critiqué. p
culisé », a tweeté le leader des « insoumis », Jean-Luc Mélenchon. « tenu la cohésion du pays éprouvé électorale avait déjà commencé. somption de légitime défense, du Sandrine Cassini

L’enquête judiciaire sur la mort de Zineb Redouane patine

Cette habitante de Marseille est morte en décembre 2018, après avoir été touchée par une grenade lacrymogène tirée par les forces de l’ordre

I l y a près de cinq ans, le 2 dé-

cembre 2018, une dame de
80 ans mourait sur une table
d’opération de l’hôpital de la Con-
ception, à Marseille. La veille au
soir, Zineb Redouane avait reçu
une grenade lacrymogène en
plein visage, tirée par un CRS lors
de l’acte III des « gilets jaunes »,
une manifestation qui s’était ter-
minée en violents affrontements,
près du Vieux-Port, alors qu’elle
était en train de fermer les fenê-
tres de son appartement, situé au
quatrième étage de la rue des
Feuillants, dans le centre-ville.
Depuis les faits, aucun policier
n’a été mis en cause. Pourtant,
dans son rapport d’avril 2021 que
Le Monde a pu consulter, l’inspec-
tion générale de la police natio-
nale (IGPN) avait « mis en lumière
un manquement professionnel et
un comportement contraire à la
déontologie policière » concernant
le CRS qui a tiré et son superviseur.
Et l’IGPN de conclure que tous
deux avaient « manqué à l’obliga-
tion de discernement » – le premier
« par une action manifestement
inadaptée », le second « par une dé-
cision manifestement inadaptée »
– demandant « le renvoi en conseil
de discipline de ces deux policiers ».
Dans ce rapport, « la police des
polices » avait reconstitué la soi-
rée du 1er décembre 2018 et décrit
un climat « insurrectionnel »
autour du domicile de Zineb Re-
douane, dans une atmosphère sa-
turée de gaz lacrymogènes. Et
avait noté, concernant le tir mis
en cause, que la « fatigue, [le] man-
que de visibilité, [la] tension et [la]
nécessité légalement établie à ri-
poster ont probablement pesé
dans la décision du superviseur de
l’autoriser, et celle du tireur, de l’ef-
fectuer ». Pour autant, l’Inspection
avait pointé qu’« en effectuant un
tir au Cougar d’une munition
ayant une portée de 100 mètres,
alors qu’il se trouvait à 33 mètres
de la façade d’un immeuble d’ha-
bitation (…), et qu’avec ou sans visi-
Deux experts ont
été désignés, afin
de déterminer la
« responsabilité
médicale »
des pompiers
et des soignants
bilité, il ne pouvait imaginer dispo-
ser d’un espace suffisant pour tirer
une telle munition sans prendre le
risque d’un dommage non sou-
haité et/ou que ce tir soit ineffi-
cace ». D’autant que le tireur « dis-
posait d’un temps de réflexion »
avant de lancer sa grenade.
« Thèse ridicule »
Malgré ces conclusions, Frédéric
Veaux, le directeur général de la
police nationale, avait décidé, en
octobre 2021, de ne pas suivre l’avis
de l’IGPN. Sollicité pour expliciter
son choix, M. Veaux n’a pas ré-
pondu à la demande du Monde.
Depuis près de cinq ans, l’en-
quête semble tourner en rond
pour revenir au point de départ.
En effet, les investigations pren-
nent désormais un chemin éloi-
gné de toute faute policière. Dans
une ordonnance datée du
1er mars 2023 que Le Monde a pu
consulter, la magistrate chargée
de l’instruction au tribunal judi-
ciaire de Lyon, depuis que l’affaire
y a été dépaysée, a désigné deux
experts – un médecin légiste et
un chirurgien maxillo-facial –
afin de déterminer la « responsa-
bilité médicale » des pompiers et
du personnel de l’hôpital dans
leur prise en charge de la victime.
Ce projectile lui avait causé, selon
le rapport d’autopsie, « un trau-
matisme facial sévère, avec fractu-
res de l’ensemble de l’hémiface
droite, et des fractures costales ».
A l’époque, le procureur de la Ré-
publique de Marseille d’alors, Xa-
vier Tarabeux, avait, au lendemain
du décès, estimé que la mort de
Mme Redouane résultait « d’un
choc opératoire et non d’un choc
­facial », ajoutant qu’« à ce stade, on
ne [pouvait] pas établir de lien de
cause à effet entre la blessure et le
décès ». Juste après le décès de
Mme Redouane, la justice avait mis
en avant sa santé fragile : « diabète,
prothèse valvulaire, insuffisance ré-
nale chronique », pouvait-on lire,
entre autres, dans le rapport
d’autopsie du 3 décembre 2018,
qui soulignait, également, que son
« décès [était] survenu au cours de
l’induction d’anesthésie pour [une]
intervention chirurgicale en ur-
gence sur une patiente “à haut ris-
que anesthésique” ».
Le 25 décembre, peu avant son
inhumation à Alger – Mme Re-
douane était de nationalité algé-
rienne –, les autorités de ce pays
avaient effectué, à leur tour, une
autopsie et le rapport était sans
équivoque : « L’important trau-
matisme facial » causé par la
bombe lacrymogène était « direc-
tement responsable de la mort par
aggravation de l’état antérieur de
la défunte, malgré les soins inten-
sifs prodigués en urgence ».
Les deux experts désignés par la
justice ont pour mission de dire si
« la prise en charge médicale de
Mme Redouane (…) a été conforme
aux données acquises par la
science ». Ils doivent d’abord dé-
terminer si, le 1er décembre 2018,
les marins-pompiers sont « inter-
venu[s] tardivement » ou non chez
la victime. Selon le déroulé noté
dans l’ordonnance, l’appel au
18 avait eu lieu à 19 h 18, pour un
départ à 19 h 23 et une arrivée à
19 h 36 rue des Feuillants. « En cas
de réponse positive », les experts
vont devoir expliquer si « le retard
a privé Zineb Redouane de toute
chance de survie ».
Les deux médecins ont aussi la
tâche de déterminer si « des man-
quements aux bonnes pratiques
médicales ont été commis » dans
les « diagnostic[s] » par le person-
nel de l’hôpital de la Conception.
A savoir : les blessures au visage et
le choix d’hospitaliser Mme Re-
douane ont-ils été correctement
établis par l’interne en chirurgie
maxillo-faciale de garde ; tout
comme la décision de l’opérer
prise par le médecin senior as-
sisté par un autre interne. En
outre, la justice cherche à savoir
s’il n’y a pas eu de faute « lors de la
phase de l’anesthésie », et si cette
opération « sous anesthésie géné-
rale a privé la patiente de toute
chance de survie ». Enfin, « si les
médecins étaient suffisamment
renseignés ou se sont suffisam-
ment renseignés sur l’état patholo-
gique et les antécédents médicaux
de Zineb Redouane ». Le rapport
des deux experts doit être remis
avant le 31 août.
Pour Yassine Bouzrou, l’avocat
des enfants de Zineb Redouane,
« les juges d’instruction semblent
malheureusement écarter totale-
ment cette évidente responsabilité
du policier et préfèrent explorer la
thèse ridicule d’une faute du méde-
cin et des pompiers, lesquels ont
pourtant tout fait pour tenter de
sauver Zineb Redouane. » Il an-
nonce au Monde qu’il « envisage
de demander la récusation des
magistrats instructeurs afin que
d’autres juges puissent instruire ce
dossier en respectant la loi ». p
Mustapha Kessous

10 | France
Le groupe d’ultradroite AFO ciblait des musulmans
Le Parquet national antiterroriste a demandé le renvoi de seize membres de la cellule devant le tribunal
I
ls avaient peur du « grand
remplacement » et de la
« guerre civile » à venir en cas
de nouvel attentat djihadiste,
alors ils ont décidé de prendre les
devants en projetant de tuer des
imams salafistes, d’empoisonner
de la nourriture halal ou encore de
jeter des explosifs au hasard dans
les véhicules de familles musul-
manes. Dans son réquisitoire défi-
nitif, révélé par l’Agence France-
Presse et auquel Le Monde a eu
­accès, le Parquet national antiter-
roriste a demandé, le 30 mai, la
­requalification et le renvoi devant
le tribunal correctionnel – et non
pas les assises, comme envisagé
dans un premier temps – de
quinze personnes (douze hom-
mes et trois femmes) membres
présumés du groupe d’ultradroite
Action des forces opérationnelles
(AFO) pour « association de mal-
faiteurs terroriste ». Un seizième
individu est poursuivi unique-
ment pour des infractions à la lé-
gislation sur les armes. En nom-
bre de personnes incriminées,
c’est le dossier d’ultradroite le plus
important présenté devant la jus-
tice jusqu’aujourd’hui.
A l’origine d’AFO, il y a Volontai-
res pour la France (VPF), une asso-
ciation tout ce qu’il y a de plus
­officielle, fondée sous l’égide du
général Antoine Martinez et de
l’homme politique Yvan Blot, an-
cien eurodéputé du Front natio-
nal, pour « combattre l’islamisa-
tion du pays et la confiscation du
pouvoir populaire » à la suite des
attentats de 2015. Lassés par le lé-
galisme prôné par VPF et par le
manque d’action concrète, quel-
ques membres de VPF fondaient
AFO, conçu initialement comme
la branche armée de VPF, à l’été
2017, puis faisaient sécession à
l’automne de la même année.
­Plusieurs sections de VPF, notam-
ment celles du Nord et de l’Ouest,
suivaient Guy S. et Dominique C.,
les deux fondateurs d’AFO, dont
les services spécialisés ont évalué
les effectifs à une cinquantaine
de personnes.
AFO est structuré en trois cer-
cles, chacun se voyant attribuer
une couleur. Les « blancs » ne sont
pas destinés à passer à l’action
mais à fournir une aide logistique.
Les « gris » sont des formateurs et
peuvent appuyer des actions. Les
« noirs », une dizaine de person-
nes, sont destinés à passer à l’ac-
Conflit d’intérêts : le cas Aurélien Rousseau à l’étude
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique dira, mardi, si le poste occupé par l’épouse du ministre de la santé pose problème
L a question monte depuis
la nomination d’Aurélien
Rousseau comme ministre
de la santé, jeudi 20 juillet. Son ar-
rivée Avenue de Ségur peut-elle
poser problème, alors que son
épouse, Marguerite Cazeneuve,
occupe depuis deux ans un autre
poste-clé dans le secteur, celui de
numéro deux de l’Assurance-ma-
ladie ? Conflit d’intérêts, incom-
patibilité, hiérarchie inadaptée au
traitement de certains dossiers
communs… Le débat ne retombe
pas parmi les acteurs de la santé et
dans les cercles ministériels.
Au Monde, le couple assure avoir
pris les devants et en être arrivé à la
conclusion qu’il n’y avait « pas de
sujet juridique », après un échange
avec le secrétariat général du gou-
vernement. A condition toutefois
que le nouveau ministre « se dé-
porte de toute décision qui concer-
nerait la situation personnelle de
sa conjointe au sein de la Caisse
­nationale de l’Assurance-maladie
[CNAM] », comme l’a souligné,
dans une note juridique, le SGG.
« Le seul fait d’avoir un proche
exerçant ses fonctions dans un
tion, ils sont clandestins et incon-
nus des autres. C’est dans cet ob-
jectif, d’ailleurs, qu’AFO a privilé-
gié le recrutement de personnels
issus de l’armée, des forces de l’or-
dre ou du monde de la sécurité.
Ainsi, on compte parmi les mis en
examen un ancien militaire, un
réserviste, un ex-sous-officier. Le
groupuscule compte également
plusieurs tireurs sportifs inscrits
dans des clubs de tir.
« Citoyen soldat »
L’un des moyens de recruter ce
type de profils a consisté à mettre
en ligne un site, Guerredefrance.fr,
sur lequel un onglet proposait aux
« citoyens soldats » de participer
militairement à « la guerre qui se
profile sur le territoire métropoli-
tain ». Sont désignés comme en-
nemis les « tenants du système is-
lamique », les « Africains subsaha-
riens même d’origine et de culture
catholique », les « gauchistes », les
« droits-de-l’hommistes », etc.
Un autre site Internet, Réveil pa-
triote, reprenant la même rhétori-
autre organisme public n’implique
pas, pour un ministre, l’existence
d’un conflit d’intérêts entre l’inté-
rêt public représenté par le minis-
tère et celui porté par l’organisme
en cause », peut-on lire dans ce
courrier du 20 juillet. Celui-ci con-
clut que « les exigences d’impar-
tialité qui s’appliquent aux mem-
bres du gouvernement ne s’oppo-
sent nullement à ce que le conjoint
de la directrice déléguée de la
CNAM soit ministre de la santé ».
Prudence au gouvernement
Affaire classée ? Pas encore. Cette
situation justifie l’organisation de
« mécanismes de déports ponc-
tuels » que la Haute Autorité pour
la transparence de la vie publique
(HATVP) doit venir préciser. Déjà
consultée par M. Rousseau, l’ins-
tance administrative indépen-
dante devrait se prononcer plus
officiellement dans un avis at-
tendu mardi 25 juillet. Du côté de
l’Assurance-maladie, le déontolo-
gue de l’institution a été saisi.
Au gouvernement, on reste pru-
dent. Olivier Véran, maintenu au
porte-parolat, a renvoyé lui aussi
On compte
parmi les mis
en examen un
ancien militaire,
un réserviste
et un ancien
sous-officier
que, tient lieu de porte d’entrée
plus ou moins officielle vers AFO.
Nombre de membres du groupus-
cule se disent attirés par la théma-
tique survivaliste. Tous les res-
ponsables et membres d’AFO
étaient incités à prendre un pseu-
donyme (Richelieu pour Guy S., le
chef du groupe, Attila pour l’une
des femmes les plus radicales, etc.)
et à créer un compte mail sur Pro-
tonmail, une messagerie cryptée.
Mis sous surveillance, le grou-
puscule a fait l’objet d’une infil-
tration en bonne et due forme de
la direction générale de la sécurité
l’affaire à l’avis attendu de la
­HATVP, récusant néanmoins tout
« conflit d’intérêts », en soulignant
que la numéro deux de la CNAM
« travaille au service du public, pas
dans une entreprise privée ».
En attendant que le dernier mot
juridique tombe, Marguerite Ca-
zeneuve, directrice déléguée de
l’Assurance-maladie chargée de
l’offre de soins – son titre officiel –,
s’est faite discrète, vendredi. Un
jour important pour l’Assurance-
maladie, qui est parvenue à un
­accord conventionnel avec les
dentistes. Au point que certains
observateurs du monde de la
santé s’inquiètent de son main-
tien à ce poste.
Ironie de l’histoire, selon nos in-
formations, un autre scénario de
remaniement aurait donné une
tout autre exposition à Mme Caze-
neuve : la fonction de « ministre
déléguée à l’organisation des
soins » lui a été proposée en tan-
dem avec le député Horizons de
Seine-et-Marne Frédéric Valle-
toux, un moment pressenti pour
le portefeuille de la santé, avant
qu’il revienne à M. Rousseau.
intérieure (DGSI). Un agent sous
couverture a pris contact avec le
groupe sur le site Guerrede-
france.fr en juin 2018. Convié à un
premier rendez-vous, il rencon-
trait deux membres sous pseudo-
nyme de la section Ile-de-France
pour une rencontre au cours de
laquelle il lui était exposé la stra-
tégie du groupe : prendre le pré-
texte d’un attentat islamiste pour
« tuer deux cents imams radicali-
sés » ou, à défaut, des personnali-
tés comme l’islamologue suisse
Tariq Ramadan, dans le but de
susciter une réaction de la com-
munauté musulmane et de « for-
cer l’Etat à choisir son camp ».
Le 16 juin 2018, deux jours après
l’ouverture d’une information
­judiciaire, l’agent infiltré était
­convié à une réunion à Amble-
ville (Val-d’Oise). Onze personnes
au total y participaient. Le projet
de tuer des imams était à nou-
veau évoqué, mais, faute de pré-
paration, de repérage et d’armes,
il était ajourné, malgré la forte dé-
termination de deux membres,
Aurélien Rousseau comme Mar-
guerite Cazeneuve sont loin d’être
des inconnus : avant d’être
nommé ministre, le premier,
47 ans, a été directeur de cabinet
d’Elisabeth Borne à Matignon. Il a
auparavant, en pleine crise du
­Covid-19, dirigé l’agence régionale
de santé d’Ile-de-France. Au
même moment, Marguerite Caze-
neuve était conseillère à Mati-
gnon sur la crise sanitaire et,
avant cela, à l’Elysée, elle a travaillé
sur la réforme des retraites lors du
premier quinquennat Macron.
Agée de 35 ans, la diplômée de
HEC appartient à une famille en-
gagée en politique : proche d’Em-
Le couple assure
avoir pris les
devants et en
être arrivé à la
conclusion qu’il
n’y avait « pas de
sujet juridique »
Philippe C. et Daniel R., à tuer. Un
projet plus réalisable à court
terme y était exposé : l’empoison-
nement par injection de broma-
diolone – un pesticide et raticide –
de produits halal mis en vente
dans des supermarchés. Un repé-
rage était convenu en juillet et un
test sur un animal en août afin
d’être prêt dès septembre en cas
d’attaque djihadiste.
Piéger un couscoussier
A la même réunion, un inventaire
de l’arsenal à la disposition du
groupe était présenté : trois pisto-
lets, un pistolet semi-automati-
que et une dizaine de grenades ar-
tisanales confectionnées à partir
de tuyaux de plomberie et de TATP
(forme dérivée du peroxyde d’acé-
tone permettant de fabriquer faci-
lement un explosif, fréquemment
utilisé par les djihadistes). Un des
membres, Bernard S., alias Souvi-
gny, responsable d’AFO pour l’Ile-
de-France, avait même effectué un
voyage en Corse afin d’explorer la
possibilité d’acheter des armes.
manuel Macron, son père, Jean-
René Cazeneuve, député Renais-
sance du Gers, est rapporteur gé-
néral du budget à l’Assemblée ;
son frère, Pierre Cazeneuve, a, lui,
été élu député Renaissance dans
les Hauts-de-Seine, en juin 2022,
après être passé par le cabinet
d’Emmanuel Macron.
Dossiers cruciaux
La polémique intervient dans un
contexte tendu pour le monde de
la santé. Dossier crucial sur le bu-
reau du nouveau ministre dans sa
lutte contre les déserts médicaux,
les négociations conventionnelles
entre l’Assurance-maladie et les
médecins libéraux, qui ont tourné
court cet hiver, doivent reprendre
en septembre. Marguerite Caze-
neuve était jusqu’ici en première
ligne dans ces discussions.
Chez les détracteurs de cette
configuration particulière, on met
en avant une autre réserve, en op-
posant les intérêts des assurés et
des partenaires sociaux défendus
par l’Assurance-maladie à ceux de
l’Etat, portés par le gouvernement.
Au contraire, les médecins et leurs
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
Un stage de confection d’explo-
sifs artisanaux était proposé aux
participants par Daniel R. ancien
militaire, et un test des explosifs
grandeur nature organisé près de
Chablis (Yonne). Certains mem-
bres du groupe avaient pour pro-
jet de piéger un couscoussier. A
l’occasion d’une nouvelle rencon-
tre, un autre projet était exposé :
remonter à scooter une file de voi-
tures bloquées dans un embou-
teillage en jetant des grenades ar-
tisanales « dans les voitures des
Arabes ». Le 23 juin au soir, Phi-
lippe C. et Daniel R., passablement
alcoolisés, étaient interpellés lors
d’un dîner avec l’agent infiltré. Les
autres membres d’AFO l’étaient
dans les heures et jours suivants,
dont une femme en possession
d’une liste de mosquées en Ile-de-
France susceptibles d’être visées.
Lors des interrogatoires par le
juge d’instruction, la plupart des
membres interpellés et mis en
examen ont cherché à minimiser
leur rôle et expliqué ne pas être
prêts à passer à l’action, rejetant
sur d’autres, le plus souvent Ber-
nard S. et Philippe C., les velléités
d’actions violentes avec Olivier L.
(alias Olies). La cellule Ile-de-
France, dirigée par ces deux der-
niers membres, apparaît en effet
comme la plus active et la plus
agressive. Tous les membres d’AFO
mis en examen, ou presque, sont
insérés socialement. Après une pé-
riode de détention, ils ont tous été
remis en liberté conditionnelle.
Parmi les originalités du dossier,
on trouve un individu vivant avec
une femme d’origine tunisienne
et un diplomate du ministère des
affaires étrangères, Franck G., dont
l’alias était Cortes, passé par la di-
rection du renseignement mili-
taire, en poste en Amérique latine.
Ce dernier était le véritable chef de
la cellule Ile-de-France, mais en
son absence l’intérim était assuré
par Bernard S. Interpellé à son re-
tour en France, à l’aéroport pari-
sien de Roissy - Charles-de-Gaulle,
le 2 août 2019, il était placé en
garde à vue. Il a joué un rôle actif
en répercutant les ordres de la di-
rection nationale quant à l’identi-
fication de cibles. Même si l’éche-
lon national est moins impliqué
dans les actes préparatoires, le par-
quet note qu’il a joué un rôle de
« catalyseur idéologique » et de
« facilitateur opérationnel ». p
Christophe Ayad
porte-parole font, eux, plutôt va-
loir un « alignement » des objectifs
entre l’Assurance-maladie et l’Etat.
Ils ont peu de précédents en tête
– et aucun de tout à fait compara-
ble –, mais citent néanmoins les
questions de conflits d’intérêts
déjà posées lorsqu’en 2017, Agnès
Buzyn avait pris les rênes du mi-
nistère de la santé, alors que son
mari, le professeur Yves Lévy, diri-
geait l’Institut national de la santé
et de la recherche médicale (In-
serm). Plus récemment, début
2023, Marlène Schiappa, alors se-
crétaire d’Etat à l’économie sociale
et solidaire, s’était déportée de cer-
tains dossiers en raison du poste
de son conjoint à la Mutuelle gé-
nérale de l’éducation nationale.
Dans le cas du couple Rousseau-
Cazeneuve, s’il est déjà acté que le
ministre de la santé ne traitera
pas de la carrière de sa femme, il
est difficile de voir de quelles at-
tributions il pourrait encore s’ex-
traire sur le fond. Sauf à transfé-
rer à Matignon des pans entiers
de son portefeuille. p
Mattea Battaglia
et Camille Stromboni
 Économie & Entreprise
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023 | 11

A la BCE, les faucons ont repris le pouvoir

Le contexte inflationniste a permis aux partisans d’une politique monétaire plus stricte de prendre le dessus

Londres - correspondance

L’
équipe qui écrit les dis-
cours de Joachim Nagel
n’arrête pas. Depuis
qu’il a pris ses fonctions
en janvier 2022, le président de la
Bundesbank multiplie interven-
tions et interviews, nettement
plus que son prédécesseur, Jens
Weidmann. Le plus faucon de tous
les membres du Conseil des gou-
verneurs de la Banque centrale
européenne (BCE) entend faire en-
tendre sa voix pour prôner une
lutte implacable contre l’inflation,
martelant son message. « Il est
trop tôt pour déclarer la victoire
contre l’inflation » (17 juillet). « Si
vous laissez l’inflation durer trop
longtemps, il est très dur de s’en dé-
barrasser » (10 juillet). « Les taux
d’intérêt vont probablement devoir
rester à un niveau plus élevé pen-
dant plus longtemps » (6 juillet).
Jeudi 27 juillet, la BCE devrait an-
noncer une nouvelle hausse de
son taux d’intérêt, en principe de
0,25 point, à 3,75 %. Ce sera la neu-
vième augmentation en neuf réu-
nions, portant le taux d’intérêt à
son plus haut niveau depuis l’an
2000. Il s’agit du resserrement
monétaire le plus rapide de son
histoire. Il s’agit aussi, partielle-
ment, d’une surprise : depuis un
an, la BCE, qui avait agi en soutien
de l’économie de 2012 à 2021, a
étonné par son approche plus
dure. Initialement, les marchés
­anticipaient un taux d’intérêt qui
monterait jusqu’à 3 % ; désormais,
ils parient plutôt sur 4 %.
Bien sûr, les circonstances expli- Le président de la Deutsche Bundesbank, Joachim Nagel, lors de la réunion hebdomadaire du cabinet à la chancellerie, à Berlin, le 5 juillet. Michele Tantussi/AP
quent une large partie de cette ac-
tion sans précédent. L’inflation a
atteint un pic de 10,6 % en octo- l­ igne, demandant d’arrêter les ges pas toujours clairs. « Il est très qu’il en coûte ») pour sauver la même la force des conflits actuels :
bre 2022. Pour la BCE, dont le achats de dette et d’augmenter les
« La BCE a introverti et évite les contacts, se monnaie unique. Elle s’est ensuite « Il y a des désaccords au sein du
mandat est de conserver la hausse taux. Alors que Philip Lane, chef toujours été repliant sur ses équipes » , dit Syl- lancée dans les achats d’actifs, puis Conseil des gouverneurs, mais qui
des prix à 2 %, il était impossible économiste de la BCE et membre vain Broyer, chef économiste a passé les taux d’intérêt en terri- n’ont rien à voir avec les tensions
de rester les bras ballants. Mais du directoire, rangé dans le camp
une sorte de bras pour l’Europe de l’agence de nota- toire négatif, jusqu’à – 0,5 %. Cette d’autrefois. Christine Lagarde est
pour Nicolas Goetzmann, respon- des colombes, minimise encore de fer entre tion S&P Global Ratings. « C’est un transformation s’est opérée dans très bonne pour favoriser les débats
sable de la recherche économique les risques de l’inflation, qu’il ne très bon technicien, mais il lui la douleur. M. Draghi ne recher- et trouver un consensus. »
à la société de gestion Financière considère pas durable, l’Allemand
les Allemands manque une dimension politique, chait pas le consensus, se conten- De plus, M. Broyer estime que la
de la Cité, l’arrivée de M. Nagel à la évoque déjà le « danger » d’une et les Italiens » poursuit M. Goetzmann. Il a tant de mettre en minorité les fau- transformation de la BCE opérée
Bundesbank a marqué un tour- spirale prix-salaires. beaucoup perdu en influence. » La cons. Cela a provoqué des psycho- sous M. Draghi n’est pas remise
Nicolas Goetzmann
nant : « Il a modifié le rapport de Il n’est pas le seul Allemand à voie était libre pour les faucons, drames au sein de l’institution, y en cause. « La stratégie actuelle est
responsable de la recherche
force au sein de la BCE. » prendre du poids au sein de la d’autant que Mme Lagarde adopte compris la démission de quatre beaucoup moins allemande et ri-
à la Financière de la Cité
BCE. Nommée depuis 2020 au di- une approche tout en diplomatie. des gouverneurs allemands. gide qu’à ses débuts. » L’institution
Bataille d’influence rectoire, Isabel Schnabel a pris ses « Elle a choisi de ne pas orienter le a notamment créé des outils qui
Le Conseil des gouverneurs, l’ins- fonctions en adoptant un ton ex- onseil des gouverneurs, mais d’en Une sorte de neutralité française lui permettent d’intervenir en cas
tance décisionnaire, est composé trêmement conciliant. Là où ses entrons en récession, nous n’avons refléter le consensus », selon « La BCE a toujours été une sorte de de crise dans un pays de la zone
de vingt-six membres : le gouver- prédécesseurs avaient été en con- pas d’autre choix que de continuer M. Goetzmann. bras de fer entre les Allemands et les euro. M. Ducrozet ajoute que les
neur de chacune des vingt ban- frontation directe avec Mario la normalisation [des taux d’inté- Cette domination allemande, Italiens », résume M. Goetzmann : colombes ont vécu « un trauma-
ques centrales des pays de la zone Draghi, président de la BCE de rêt]. » « Isabel Schnabel est une appuyée par le groupe habituel l’orthodoxie d’un côté, les appels tisme » en 2022. Alors que les équi-
euro et six membres du direc- 2011 à 2019, elle a choisi au con- bonne communicante, pas dog- des Pays-Bas, de l’Autriche, de la au soutien de l’économie de pes de la BCE prévoyaient mois
toire, installés à Francfort. Entre traire de défendre auprès de l’opi- matique, qui a su s’imposer intel- Finlande, des pays baltes…, a l’autre, et entre les deux, une sorte après mois que l’inflation allait
eux se joue en permanence une nion allemande le travail de sou- lectuellement », estime Frederik comme un goût de revanche. A sa de neutralité française. ralentir, l’opposé s’est produit.
bataille d’influence. tien à l’économie réalisé par la Ducrozet, directeur de la recher- création, en 1998, la BCE était fon- « Les faucons ont actuellement le Cette erreur fondamentale – cer-
Lors de l’arrivée de M. Nagel à la Banque centrale européenne. che à Pictet Wealth Management, dée sur leur modèle, celui de la pouvoir, c’est une évidence, mais tes partagée par les banques cen-
Bundesbank, la guerre en Mais quand l’inflation fait son une société de gestion. Bundesbank, avec l’inflation est-ce que c’est vraiment une af- trales du monde entier – les
Ukraine n’a pas encore com- grand retour, elle hausse le ton. Face à elle, le chef économiste de comme seule ligne de mire. Mais faire de personnes, ou est-ce que pousse à la prudence aujourd’hui.
mencé. Christine Lagarde, la pré- En août 2022, à Jackson Hole, le la BCE, un rôle traditionnelle- sous la présidence de M. Draghi, c’est simplement le contexte écono- « Il est caricatural de dire que la
sidente de la BCE, a déclaré en dé- traditionnel grand rendez-vous ment très influent, peine à se faire les colombes ont pris le pouvoir et mique ? », relativise M. Broyer. L’in- BCE est redevenue allemande, con-
cembre 2021 qu’il était « très im- des banquiers centraux aux Etats- entendre. M. Lane est un universi- l’institution a été chamboulée. La flation est en reflux, mais elle de- clut M. Ducrozet. Disons qu’elle est
probable » que les taux d’intérêt Unis, c’est elle qui représente la taire irlandais de haut vol, mais BCE a enrayé la crise de la zone meurait à 5,5 % en juin en zone maintenant plus française, plus
augmentent en 2022. Immédiate- BCE, plutôt que Mme Lagarde. Le qui pèche par des discours sou- euro, avec la fameuse promesse de euro, presque trois fois l’objectif de pragmatique. » p
ment, M. Nagel s’oppose à cette message est dur : « Même si nous vent trop théoriques, aux messa- faire « whatever it takes » (« quoi la BCE. M. Ducrozet tempère de Éric Albert

En France, des hausses de salaires proches du rythme de l’inflation

La Banque de France table sur une progression de 5,5 % des rémunérations en 2023, soit quasi autant que l’augmentation des prix

L es salaires s’enflamment-
ils ? Selon le cabinet LHH,
spécialiste des ressources
humaines, qui se fonde sur son
observatoire annuel de la perfor-
mance sociale et des rémunéra-
tions, les budgets des négocia-
tions annuelles obligatoires
(NAO) pour 2023 sont en hausse
de 4,7 %. « Un record sur les dix an-
nées écoulées et plus », et 1,7 point
de plus qu’en 2022. Mais ce chiffre
doit être relativisé, puisque l’in-
flation devrait atteindre, en
moyenne, 5,6 % sur l’année, se-
lon les prévisions de la Banque
de France.
Les augmentations générales
restent donc inférieures au
rythme de hausse des prix. « Les
entreprises complètent ces aug-
mentations par des dispositifs di-
vers », souligne toutefois le cabi-
net LHH, avec des primes, des bo-
nus, des indemnités de transport
ou des repas… Environ 60 % des
entreprises sont concernées, se-
lon les chiffres de LHH. La prime
de partage de la valeur, qui
­remplace, depuis juillet 2022, la
prime exceptionnelle de pouvoir
d’achat, aussi appelée « prime
Macron », a remporté un certain
succès, puisque 45 % des entrepri-
ses l’utilisent, pour un montant
moyen de 800 euros. A comparer
avec la prime Macron, versée
en 2022 dans 53 % des entreprises,
pour un montant moyen de
675 euros.
Au total, la hausse globale des
salaires atteindrait donc sur l’an-
née 5,5 %, estime la Banque de
France, soit quasiment autant que
l’inflation. « On n’assiste pas pour
le moment à un emballement des
salaires », souligne Olivier Gar-
nier, chef économiste de la Ban-
que de France, qui rappelle que,
lors des périodes d’inflation, les
salaires suivent avec un temps de
retard. En 2022, alors que l’infla-
tion a été en moyenne de 5,9 %, les
rémunérations n’ont augmenté
que de 3,8 %, selon le chiffre re-
tenu par la Banque de France, se
traduisant par une perte de pou-
voir d’achat (avant prélèvements
obligatoires ou transferts so-
ciaux) pour les ménages.
Vers une stabilisation
En toute logique, le ralentisse-
ment attendu de l’inflation de-
vrait conduire à un coup de frein
sur les augmentations salariales
en 2024. Et c’est bien ce que pré-
voient les experts. « Les premières
intentions pour 2024 marquent un
recul du taux d’augmentation des
salaires », note LHH, qui cite un
taux médian de 3,5 %, pour une in-
flation de 4,2 %, selon la Banque
de France. « On s’attend à une sta-
bilisation du rythme de hausse »,
renchérit M. Garnier. La dernière
enquête de conjoncture trimes-
trielle de l’Insee sur le climat dans
l’industrie, publiée jeudi 20 juillet,
confirme cette tendance. Après
le rattrapage de 2023, les chefs
d’entreprise du secteur sont dé-
sormais plus nombreux à antici-
per un freinage des salaires plutôt
qu’une accélération pour 2024.
Dans la zone euro, les progres-
sions de salaire sont de 4,3 %, au
premier trimestre, en glissement
annuel, selon les indicateurs de la
Banque centrale européenne.
Guillaume Derrien, économiste
Organisation de coopération et
de développement économiques
au Crédit agricole, observe : « Avec
un taux de chômage à son plus bas
niveau historique en mai, à 6,5 %,
des hausses plus importantes des
salaires sont envisageables » dans
certains de ces pays. Au risque, si
elles étaient trop importantes,
d’alimenter l’inflation. p
Béatrice Madeline

12 | Économie & Entreprise
TGV : la SNCF s’inquiète de la concurrence étrangère
Pour faire face, le groupe ferroviaire optimise le remplissage de ses trains et va se développer à l’international
V
endredi 28 juillet, la
compagnie ferroviaire
espagnole Renfe ouvri­-
ra une nouvelle ligne
à grande vitesse Madrid-Marseille.
Presque huit heures de trajet et un
seul aller-retour par semaine pour
l’instant, mais des billets com-
mençant à 29 euros. « Des prix ab-
solument concurrentiels par rap-
port au secteur aérien », promet
Susana Lozano, patronne des li-
gnes à grande vitesse de la société,
qui concurrence désormais la
SNCF sur son territoire avec deux
liaisons (Marseille-Madrid et
Lyon-Barcelone). Déjà bousculé
sur Paris-Lyon-Milan par l’italien
Trenitalia depuis décembre 2021,
Jean-Pierre Farandou, le PDG de la
compagnie française, fait mine
d’être serein, mais il ne prend pas
la menace à la légère, surveillant
de près l’équilibre économique
du TGV, principale source de ren-
tabilité de l’entreprise.
Si les bénéfices de cette branche
sont au rendez-vous, c’est en effet
grâce à quelques lignes très renta-
bles. En tête, il y a les liaisons inter-
nationales, qui partent de Paris
vers Bruxelles, Cologne, Londres,
Amsterdam, Barcelone, Francfort.
Il y a aussi des liaisons domesti-
ques : de Paris vers Lyon, Marseille,
Colmar ou Strasbourg. D’autres
sont moins profitables mais tout
de même bénéficiaires, comme
Paris-Lille, Calais ou Dunkerque.
Beaucoup d’autres, en revanche,
coûtent de l’argent à la SNCF.
Jean-Pierre Farandou le dit sou-
vent : six TGV sur dix ne sont pas
rentables en France. Les « vaches
à lait » compensent les « foyers de
perte », mais combien de temps
encore ? Car lorsqu’on ouvre un
marché à la concurrence, les nou-
veaux acteurs ne se précipitent
pas pour faire rouler leurs trains
sur les destinations déficitaires.
Tous veulent leur part du gâteau
profitable, qui, de ce fait, le de-
vient un peu moins.
Attaquée sur ces marchés
Dans ses prévisions, la SNCF s’at-
tend donc à être fortement atta-
quée sur ces marchés : la concur-
rence pourrait prendre un petit
tiers du trafic Paris-Lyon ou du Pa-
ris-Bruxelles d’ici à 2032 ou un
quart du Paris-Londres. Elle ne
voit en revanche personne s’inté-
resser au Paris-Bordeaux, même
En Chine, la « pet mania », nouvelle lubie de la jeunesse dorée
Nourriture, accessoires, services… l’engouement des Chinois pour les animaux domestiques tire la croissance de toute une filière
Wenzhou (Chine) - envoyé spécial
D ans le centre de Pékin, à
quelques centaines de
mètres du ministère des
affaires étrangères, une galerie
commerciale d’un genre nouveau
vient d’ouvrir ses portes. The Box,
c’est son nom, n’accueille que des
marques destinées à la jeunesse
urbaine chinoise branchée. On
peut y acheter des casquettes fluo,
des shorts ultracourts ou au con-
traire des tee-shirts ultralongs,
mais aussi s’initier au skate et
jouer au basket, le tout sur fond
de musique techno.
L’un des plus grands magasins
de cette galerie n’est autre que
Marsmart, un supermarché qui
ne vend que des produits pour
animaux domestiques. Colliers,
laisses, litières, mais aussi gilets,
chaussons, chaussures de ville,
casquettes, pare-soleil, couches-
culottes, nourriture bio, boissons
adaptées… On y trouve des cen-
taines de références. « Après
Shanghaï, la “pet culture” [cul-
ture des animaux domestiques]
débarque à Pékin », observe la re-
présentante de Sputnik, une
La concurrence
pourrait prendre
un petit tiers
du trafic Paris-
Lyon ou du Paris-
Bruxelles, d’ici à
2032, ou un quart
du Paris-Londres
si les trains sont pleins, car le coût
du péage pour emprunter le tron-
çon Tours et Bordeaux est tel que
l’exploitation n’est pas rentable. Il
a été construit en concession par
Vinci, la Caisse des dépôts et les
fonds d’investissement Meridiam
et Ardian. Pas de concurrent an-
noncé non plus sur le Paris-La Ro-
chelle, le Paris-Dijon ou le Paris-
Arras, lignes déficitaires.
A la différence des TER ou des
trains intercités, le train à grande
vitesse en France n’est pas subven-
tionné par l’Etat. C’est une activité
ouverte à la concurrence. SNCF Ré-
seau, la filiale qui gère les rails et
les sillons ferroviaires, doit mettre
l’infrastructure à disposition de
tous les opérateurs. Les premières
années d’arrivée sur le marché, ils
peuvent même demander une ris-
tourne, ce que n’a pas manqué de
faire Trenitalia (qui a obtenu un
rabais de 37 % la première année).
Selon nos informations, Renfe né-
gocie à son tour durement avec
SNCF Réseau, qui a tenté de résis-
ter mais a dû se résoudre, sous la
pression des avocats de l’espagnol,
à ouvrir les discussions.
La compagnie pourrait obtenir
un rabais entre 25 % et 33 %. C’est
significatif, sachant que les péages
français (ils rémunèrent l’usage
de l’infrastructure) sont parmi les
plus chers d’Europe et les moins
subventionnés par l’Etat. Et la con-
currence va s’amplifier. La SNCF
estime que Trenitalia fera rouler
dix-neuf TGV en France en 2026,
contre huit en 2024. Renfe passe-
rait de sept à dix-huit trains en
2024 à onze en 2026 et dix-sept
en 2032 en comptant le Paris-Lon-
dres, tronçon sur lequel on pour-
rait voir la Deutsche Bahn.
Une règle tacite veut que la SNCF
fasse rouler des TGV partout en
France, y compris lorsque la
liaison n’est pas rentable, dans un
marque taïwanaise spécialisée
dans les tee-shirts, frisbees, bols
et couvre-chefs pour chiens.
A environ 1 600 kilomètres de la
capitale, à Wenzhou (est), cette
évolution n’est pas passée inaper-
çue. Depuis une vingtaine d’an-
nées, Shuitou, 120 000 habitants,
l’une des communes qui compo-
sent cette énorme agglomération
réputée pour le sens des affaires
de ses habitants, se spécialise dans
ce créneau. « Au début, mon père
travaillait le cuir. Mais dans les an-
nées 1990, des clients ont com-
mencé à nous demander des col-
liers et des laisses. Désormais, nous
fabriquons aussi des gilets pour
chien, et nous allons nous lancer
dans le coussin pour voiture », ex-
plique Nick Wang, le patron de
UnitePet, une entreprise qui em-
ploie jusqu’à 110 personnes.
« Jusqu’à présent, nous tra-
vaillions surtout pour les Améri-
cains ou les Européens. Nous four-
nissons des marques comme Au-
chan. Non seulement [l’ex-prési-
dent des Etats-Unis, Donald]
Trump a augmenté les taxes de
25 %, mais le marché chinois croît
de manière exponentielle. Il faut
Une rame de la compagnie espagnole Renfe, en gare de Perpignan, le 13 juillet. Jc Milhet
esprit de service public. Mais si la
concurrence empêche la péréqua-
tion entre les lignes qui rappor-
tent de l’argent et celles qui en
coûtent, ce modèle peut-il tenir ?
Les dirigeants de la SNCF s’in-
quiètent surtout pour les lignes
dites « intersecteur », celles qui re-
lient deux villes sans passer par
Paris et qui sont souvent déficitai-
res, comme celle allant du Nord
vers la Bretagne ou Lille-Mul-
house, qui n’a pas repris après le
Covid. Le maire de Dijon, François
Rebsamen, se bat pour qu’elle re-
parte et relie sa ville directement
à Roissy - Charles-de-Gaulle. Fau-
dra-t-il à l’avenir que les collectivi-
tés paient une partie de la facture
pour financer ces trajets ? Pour la
SNCF, en discussion avec M. Reb-
samen, c’est une piste évidente.
Pour Michel Neugnot, vice-pré-
sident chargé des transports à
la région Bourgogne-Franche-
que je m’y intéresse davantage »,
reconnaît cet ancien médecin de
43 ans en jetant un coup d’œil sur
l’écran qui lui permet de surveiller
en permanence les ateliers se
trouvant au-dessus de son bureau.
Un « membre de la famille »
A quelques rues de là, Pan Chun-
bin tient le même raisonnement.
Longtemps, le vice-directeur gé-
néral de PetPal, une société spé-
cialisée dans l’alimentation des
animaux domestiques, ne visait
que le marché étranger. Une stra-
tégie gagnante : PetPal s’est intro-
duit à la Bourse de Shenzhen
en 2017 et, grâce à ses usines au
Vietnam et au Cambodge, qui em-
ploient quelque 3 000 personnes,
ce groupe contourne les sanctions
commerciales américaines.
Pan Chunbin n’est pas très opti-
miste pour 2023 : « la situation
n’est bonne ni en Chine ni dans le
reste du monde ». Mais il juge le
marché chinois très prometteur,
« entre les adultes qui achètent un
chien ou un chat quand leur enfant
quitte le foyer et les jeunes urbains
qui choisissent d’avoir un animal
avant d’avoir un enfant.
Comté, il n’est pas question que sa
collectivité contribue : la région a
déjà suffisamment à faire avec le
financement du TER. Les syndi-
cats, eux, dénoncent un poids que
seule la SNCF porte et que ses con-
currents n’ont pas : l’obligation de
consacrer 60 % des bénéfices à ra-
jeunir et moderniser une infras-
tructure en fort déficit d’investis-
sement, à travers un fonds de
concours instauré par la réforme
de 2018. Un poids qui, à leurs
yeux, fausse la concurrence.
Opération « Botox »
Pour l’instant, la SNCF oppose une
triple réponse stratégique à ces ris-
ques. La première, c’est celle dite
de la tenaille, avec d’un côté son of-
fre classique, les TGV Inoui, dont
les prix moyens augmentent, de
l’autre une offre low cost Ouigo,
qui ne doit pas laisser ­d’espace à
la concurrence. La deuxième, c’est
« Il y a, à Shuitou et aux alen-
tours, une centaine d’entreprises
qui travaillent dans ce secteur et
qui emploient environ 10 000 sala-
riés », explique Bai Hongfan, res-
ponsable de l’économie de la
commune. Plutôt que d’attirer de
nouveaux industriels, celui-ci en-
tend faire de Shuitou une ville
pet-friendly (accueillante pour les
animaux domestiques). Dans
cette commune entourée de colli-
nes verdoyantes, chiens et chats
sont omniprésents sur les peintu-
res murales. « Nous incitons les
habitants à adopter des animaux.
Nous ouvrons un parc spéciale-
ment pour ces derniers et nous or-
ganisons des compétitions entre
animaux », détaille-t-il.
C’est l’un
des rares
secteurs
économiques
à conserver une
forte croissance
Les péages
français sont
parmi les plus
chers d’Europe
et les moins
subventionnés
par l’Etat
le remplissage maximal des
trains, pour mieux amortir le
prix des péages.
La troisième, c’est de partir à
­l’assaut des lignes TGV étrangères
deux fois plus rentables, puisque
leurs péages sont beaucoup
moins élevés qu’en France. Pour
mettre toutes les chances de son
côté, la SNCF mobilise du matériel
neuf. C’est ainsi qu’une partie des
nouvelles rames TGV M qu’elle a
Selon une étude publiée par le
cabinet PwC, en novembre 2022,
l’industrie des animaux domesti-
ques en Chine s’élevait à 131 mil-
liards de yuans (16,3 milliards
d’euros) en 2021, soit environ cinq
fois plus qu’en 2011. C’est l’un des
rares secteurs à conserver une
forte croissance.
Cet engouement a d’autant
moins échappé aux géants de la
vente en ligne que les propriétai-
res d’animaux – les jeunes urbains
plus diplômés et plus riches que la
moyenne de leurs compatriotes –
constituent leur cœur de cible.
Ainsi, l’un des leaders, JD.com, a
créé, en novembre 2022, un nou-
veau service, « JD santé animale »,
qui fournit médicaments et con-
seils médicaux aux propriétaires
de chiens et de chats inquiets de la
santé de ce « membre de la fa-
mille ». Plus de 5 000 vétérinaires
participent à ce que JD.com décrit
comme le « premier hôpital virtuel
pour animaux domestiques ».
Au fil des ans, JD.com constate
que les chiens et les chats ont dé-
sormais droit, eux aussi, à des
produits naturels et traçables, à
des gâteaux d’anniversaire, et
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
commandées à Alstom seront
équipées pour rouler en Italie.
C’est l’un des points qui inquiè-
tent particulièrement la Fédéra-
tion nationale des associations
d’usagers des transports. Dans les
dix ans qui viennent, faute de ma-
tériel suffisant, plus d’un million
de voyageurs par an pourraient ne
pas trouver de place dans les TGV
partant de Montparnasse vers l’At-
lantique, par manque de disponi-
bilité en période de pointe. Le
­conseil d’administration a validé
l’opération « Botox », qui consiste
à prolonger de dix ans la vie des
TGV, tandis que la livraison des
nouvelles rames 115 TGV M, com-
mandées en 2017, va s’accélérer
en 2027. N’empêche, il y a 364 ra-
mes TGV hors Eurostar en circula-
tion en France, certes plus capaci-
taires, mais c’est une centaine de
moins qu’en 2013. p
Sophie Fay
même à des gâteaux de lune que
les Chinois s’offrent pour la fête
de la mi-automne.
A une échelle plus modeste, Xu
Hongbo constate le même phéno-
mène : chiens et chats deviennent
des membres de la famille à part
entière. Originaire du Shanxi, ce
médecin note, à son arrivée à Pé-
kin en 2007, que ses voisins ne
sont pas satisfaits de la qualité des
soins prodigués à leurs animaux
domestiques. « Comme je pou-
vais faire mieux, j’ai créé mon pro-
pre salon de soins et de beauté »,
explique-t-elle.
Aujourd’hui, Mme Xu est direc-
trice générale de Noble Pet, un ré-
seau qui compte plus de 200 fran-
chisés dans le pays. Elle est à la re-
cherche d’investisseurs pour por-
ter ce nombre à 10 000 dans les
trois ans à venir. A Shanghaï,
Mme Xu entend proposer dès sep-
tembre deux nouvelles activités à
ses clients : des cocktails et des
projections de films. A force de
s’occuper des animaux, elle a com-
pris qu’elle devait aussi répondre à
la solitude de leurs maîtres. Par-
don, de leurs parents. p
Frédéric Lemaître
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023 Sports | 13

Léon Marchand, l’orpailleur de la natation française

Le Toulousain a décroché l’or sur 400 mètres 4 nages aux Mondiaux de Fukuoka, record du monde à la clé

Portrait « Il a un rapport
Fukuoka (Japon) - envoyée spéciale
poids-puissance

A
vec des si, on mettrait
les Jeux de Paris en
exceptionnel.
bouteille et on range- Au quotidien,
rait Léon Marchand
parmi les grands crus. La route est
c’est son mental
encore longue avant de voir sur le qui fait la
toit de l’Olympe le Toulousain,
dont le dossard porte l’étiquette
différence »
« futur champion olympique », Nicolas Castel
dans l’une des disciplines reines son entraîneur à Toulouse
de la grand-messe planétaire. Mais
à un an du rendez-vous dont il
pourrait être l’un des héros, le na- et on en fait aussi entre nous à
geur français a décroché, à 21 ans, l’entraînement, où il y a beaucoup
l’or sur le 400 mètres 4 nages, di- de concurrence… Du coup, niveau
manche 23 juillet, aux Mondiaux pression, c’est plus facile de gérer
de Fukuoka (Japon), en pulvérisant avant les compétitions », pour-
le record de la légende américaine suivait-il au sortir des finales
Michael Phelps, qui remontait aux universitaires, où il a battu re-
Jeux de Pékin, en 2008 (4 min 02 s cord sur record.
50, contre 4 min 03 s 84 pour l’ex- Le phénomène « Léonne Meur-
nageur de Baltimore). chand » est en train de conquérir
La belle histoire a commencé l’Amérique. « Le prochain Michael
sur les bords de la Garonne, mais Phelps pourrait être un Français
c’est sur les rives du Danube de 20 ans », a même titré le très
qu’elle s’étale aux yeux du monde sérieux Wall Street Journal. Si Bob
entier. En juin 2022, une brindille Bowman reconnaît que les deux
de 20 ans en maillot de bain écla- hommes partagent des qualités
bousse de son talent la Duna aquatiques et une endurance
Arena de Budapest. Regard bleu ­exceptionnelles, la comparaison
piscine, sourire contagieux sous s’arrête là pour le moment, selon
des pommettes juvéniles, Léon lui. « Léon [Marchand] est encore
Marchand repart des Mondiaux très loin [de Michael Phelps], je di-
hongrois avec trois médailles rais qu’il se situe au palier juste en
autour du cou : l’or sur 400 mè- dessous. Quand il y parviendra, on
tres 4 nages et 200 mètres 4 na- verra combien de temps il pourra
ges, l’argent sur 200 mètres pa- Lors de la finale du 400 mètres 4 nages des championnats du monde de natation, à Fukuoka (Japon), le 23 juillet. FRANCOIS-XAVIER MARIT/AFP s’y maintenir, ce qui est encore
pillon. Depuis, les épaules se sont plus difficile », explique au Monde
épaissies, la stature aussi. l’entraîneur aux allures de chef
A 3 ans, l’héritier fait ses pre- blement aligné sous l’eau, il passe nale du 400 mètres 4 nages. Il est or – aucun autre sportif n’a fait de commando marine.
Prédispositions aquatiques mières brasses dans le club aux du temps à peaufiner ses coulées, le plus jeune (19 ans alors) et le mieux dans l’histoire des Jeux.
Léon Marchand n’a pas toujours couleurs vert et blanc. « Là, ça n’a ce geste invisible à l’œil du specta- plus petit ? Qu’importe, le bizut Sur le campus ensoleillé de Les sponsors affluent
été le plus fort ni celui qui pas été très concluant », euphé- teur, qui peut faire gagner de pré- n’a rien à perdre et termine à une Tempe, dans la banlieue de Phoe- Au quotidien, le trio Marchand-
aimante tous les regards. Au con- mise Xavier Marchand. Le petit cieux dixièmes. « Il a un rapport 6e place chargée de promesses. nix, Marchand, 1,87 mètre (pour Bowman-Castel forme un atte-
traire, « jusqu’à 13-14 ans, il était Léon a froid et, surtout, il s’en- poids-puissance exceptionnel », Léon Marchand a dès lors Paris 77 kilos), se noie dans la masse lage peu banal. A Bowman l’as-
un peu plus petit et plus fin par nuie. Il troque le bonnet de bain insiste Nicolas Castel, pour qui sa 2024 dans le viseur et décide de des étudiants. Parallèlement aux pect technique et tactique, au
rapport aux garçons de son âge, contre un judogi puis un ballon plus grande force réside pourtant partir à la conquête de l’Ouest entraînements, le jeune homme coach toulousain d’aider son an-
et plutôt discret et réservé », se de rugby, sans grande conviction, hors de l’eau. « Au quotidien, c’est pour intégrer le championnat passionné de jeux vidéo et d’avia- cien protégé à gérer au mieux son
souvient Nicolas Castel, qui a avant de reprendre le chemin de son mental qui fait la différence. universitaire américain, qui a tion (il a passé ses brevets de pilo- environnement, tout en faisant le
d’abord été son éducateur spor- la piscine, à 7 ans. Pendant long- Sur des courses, il se retrouvait des l’avantage d’allier études et sport tage) poursuit un cursus de qua- lien avec la France. « Bowman
tif, puis son entraîneur aux Dau- temps, il nage sans combinaison, fois avec des garçons qui faisaient de haut niveau. Mais pas seule- tre ans en programmation infor- m’inclut dans le projet de la même
phins du TOEC, institution sécu- faute d’en trouver une à sa taille, deux têtes de plus que lui et il ne ment, admet Xavier Marchand. matique, commencé en 2021. Pas façon que Léon souhaitait m’y in-
laire de la Ville Rose. mais le deuxième essai ne va pas se démontait pas. Il est dans le « On voyait bien que c’était en train le temps pour le farniente : lever clure. Et, de mon côté, je respecte le
A l’entrée de la piscine Alfred- tarder à être transformé. challenge, il s’amuse. Il n’a jamais de monter, on parlait du “petit pro- 5 heures, entraînement à 6 heu- travail que fait Bob avec Léon.
Nakache, sur l’île du Ramier, où A 15 ans, l’adolescent sage et stu- eu peur en compétition », loue en- dige”, de “la future star”, etc. L’exi- res, cours de 10 heures à midi, Aujourd’hui, c’est lui son coach au
trône le Stadium, l’antre du Tou- dieux intègre le pôle espoir de core le coach. ler a été une des solutions » pour puis retour dans les bassins à quotidien », insiste Castel, qui, à
louse FC, une photo immortalise Toulouse. D’un simple loisir, la La preuve lors de son baptême fuir la pression médiatique. 14 heures, devoirs, et enfin, ex- Fukuoka, prend le relais de l’Amé-
un autre membre de la famille natation devient un projet pro- olympique, à Tokyo, à l’été 2021, tinction des feux à 21 heures. ricain, entraîneur en chef de
Marchand, déployant ses ailes en fessionnel. « Avec sa mère, on a es- où son poulain se qualifie en fi- Campus ensoleillé d’Arizona Rien n’est laissé au hasard – jus- l’équipe nationale.
papillon. Xavier, le père, a été vi- sayé de le dissuader. Bon, ça n’a Le fiston a mûri sa décision au qu’au test ADN pour savoir quels Même s’il n’a pas la personna-
ce-champion d’Europe (1997) et pas marché !, ironise le paternel. printemps 2020, pendant le con- ingrédients le Toulousain ab- lité d’une superstar comme le
vice-champion du monde (1998), La natation, j’en sortais, j’ai tou- finement. Après avoir rêvé de Ber- sorbe le mieux. footballeur Kylian Mbappé ou le
finaliste aux JO d’Atlanta (1996) jours considéré ce sport comme A 21 ans, keley ou de Stanford, son choix « Tous les matins, je me réveille, potentiel marketing du basket-
et de Sydney (2000) sur 200 mè- assez difficile. Je trouvais dom- s’est finalement porté sur Arizona je me sens au bon endroit, c’est as- teur Victor Wembanyama, Léon
tres 4 nages. Léon est tombé dans mage que mon fils y perde son
il pulvérise State University (ASU), où officie sez cool », racontait au Monde, Marchand attire la lumière… et les
la marmite chlorée dès le ber- temps. Et puis on sentait que le record de un certain Bob Bowman. Réputé début avril, ce timide repenti, qui sponsors. Pas question pour
ceau, ou presque. Sa mère, Céline c’était “le petit Marchand”, je pour laisser à quai les pantou- côtoie dans sa ligne d’eau des autant de céder au chant des sirè-
Bonnet, spécialiste du 4 nages et n’avais pas envie qu’il subisse ça.
Michael Phelps, flards, l’entraîneur a façonné le médaillés olympiques. « Quand nes. Une avocate spécialisée en
du dos, a participé aux JO de 1992 C’était plus pour le protéger. » qui remontait plus grand nageur de tous les j’étais en France, j’avais une “com- droit de la propriété intellectuelle,
à Barcelone. L’oncle Christophe, Techniquement, la future pépite temps, Michael Phelps : vingt- pète” tous les deux mois. Ici [aux amie de longue date de la famille,
frère de Xavier, a lui aussi écumé montre quelques prédispositions
aux Jeux de huit médailles olympiques entre Etats-Unis], toutes les semaines, joue les vigies protectrices. « On
les bassins. aquatiques. Souple et remarqua- Pékin, en 2008 2000 et 2016, dont vingt-trois en on met la combi pour des courses, reçoit tout et n’importe quoi, on fil-
tre. On essaie de le protéger et de
gérer au fur et à mesure, mais sans
trop se prendre la tête non plus »,
« Je crois que Léon est lui-même en train de découvrir ses limites » explique son père.
Aux championnats de France, à
Rennes, mi-juin, le clan a pu pren-
À 59 ans, Robert Bowman a tout ga- rents. Certes, ils ont tous les deux des Qu’en est-il de leurs qualités préparer au mieux. Se tenir à l’écart dre le pouls de l’emballement et
gné avec Michael Phelps, légende de la qualités physiques hors norme et ils ont ­aquatiques pures ? de la pression, je crois que c’est im- en a tiré des enseignements pour
natation auréolée de 28 médailles olym- réalisé de grosses performances sur des Tous les deux ont une excellente tech- possible. En revanche, on peut ap- la suite. Malgré un emploi du
piques, dont 23 titres, entre 2000 et 2016. meetings de haut niveau, mais Léon n’a nique. Ce sont également des spécialis- prendre à s’en accommoder. Il faut temps minuté, le fils prodigue de
Depuis la fin de l’été 2021, le coach améri- encore participé qu’une seule fois aux tes des coulées, c’est une de leurs gran- être certain que la natation soit « la » la natation française a fait le diffi-
cain veille sur la pépite de la natation JO ; Michael Phelps, lui, les a disputés des forces. Ils ont une vitesse en quel- priorité. Tout le reste n’est que du cile apprentissage de sa nouvelle
française Léon Marchand, 21 ans. Il a dé- cinq fois. Michael est parvenu à nager que sorte « naturelle », et aussi des qua- bruit… Il travaille avec un excellent notoriété. « Ce qui est dur, c’est que
taillé au Monde lors des championnats au plus haut niveau pendant de très lon- lités d’endurance. préparateur mental, qui l’aide à gar- je ne suis plus jamais seul, il y a
de France à Rennes, mi-juin, soit avant le gues années ; Léon en est encore très A l’entraînement, sur une échelle de 1 der tous ces aspects en perspective. toujours quelqu’un qui me prend
titre et le record du monde de son pro- loin. Je dirais qu’il se situe pour l’instant à 10, Michael et Léon sont à 7 ou 8 tous C’est une bonne chose qu’il soit loin en photo ou qui me filme, disait-il
tégé, dimanche 23 juillet, aux Mondiaux au palier juste en dessous. Quand il y les jours et, de temps en temps, ils attei- de la France la plupart du temps au terme de sa virée bretonne,
de Fukuoka (Japon), cette collaboration parviendra, on verra combien de temps gnent 10. Alors que la plupart des na- [Léon Marchand s’entraîne à Tempe, d’où il est reparti avec cinq titres
qui doit mener le Toulousain à la consé- il pourra s’y maintenir… Je ne pense pas geurs, eux, sont à 4 ou 5 tous les jours et, en Arizona], même si c’était bien qu’il nationaux sur cinq épreuves. Il
cration lors des Jeux de Paris 2024. que Léon deviendra un jour le prochain parfois, ils atteignent 8. revienne ici à l’occasion des cham- faut que je m’[y] habitue, car, à Pa-
Michael ou qu’il lui faille le devenir, il pionnats nationaux, avec tout ce bat- ris, ce sera encore pire. »
Quelles sont les qualités qui font de doit rester Léon. Savez-vous où se situent les limites tage autour de lui. C’est la première Depuis 2020, Marchand travaille
Léon Marchand un nageur différent ? de Léon Marchand ? fois qu’il y était à ce point confronté, avec le préparateur mental Tho-
C’est un nageur qui a une vitesse consi- Ce sont aussi deux personnalités Non, je n’en ai aucune idée. Je crois qu’il ça lui permet de s’y habituer. mas Sammut – qui s’occupe égale-
dérable et une excellente technique. Il très dissemblables… est lui-même en train de les découvrir. Il ment de Florent Manaudou –,
est doté d’une énorme capacité à hausser Tout à fait. Léon Marchand est très dé- y a certaines épreuves où il me tarde de Quel est le meilleur conseil pour ne pas négliger l’aspect
son niveau quand la pression est forte. A contracté. Michael Phelps était intimi- voir jusqu’où il est capable ­d’aller, no- que vous lui ayez donné jusqu’ici ? ­psychologique. Tout doit se dé-
côté de ça, c’est un garçon sympa et dé- dant, je ne crois pas que ce soit le cas de tamment sur le 200 mètres brasse. Je crois qu’il est meilleur quand il rouler parfaitement selon les
contracté, avec une approche réfléchie. Léon humainement, même si sa nage, fait les choses naturellement, sans plans pour que, le 28 juillet 2024,
elle, peut intimider. En 2024, tout le pays s’attendra à essayer de ressembler à Michael date de la finale olympique du
Il ne peut éviter la comparaison avec Michael pouvait supporter un coa- ce qu’il soit champion olympique. Phelps ou à quelqu’un d’autre, donc 400 mètres 4 nages, le navire
Phelps. A force, cela vous ennuie-t-il ? ching très strict. Cette fermeté, c’est ce Cette pression vous inquiète-t-elle ? « sois toi-même, nage, et tout se pas- ­Marchand arrive à bon port sur les
Cela ne me dérange pas mais, simple- dont il avait besoin. Je ne me comporte- Ça ne me fait pas peur, je comprends sera bien ». p rives de la Seine. p
ment, ce sont des nageurs très diffé- rai jamais comme ça avec Léon. toute cette attente et je veux l’aider à s’y Propos recueillis par É. Pi. Élisabeth Pineau
 Culture
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14 | ­
­Mardi 25­ juillet 2023

« Carte noire
nommée désir »,
de Rébecca
Chaillon,
au Festival
d’Avignon,
le 19 juillet.
Christophe Raynaud de
Lage/Festival d’Avignon

Rébecca Chaillon dans l’inconscient colonial

A Avignon, la metteuse en scène déconstruit la représentation de la femme noire dans un spectacle magistral

Théâtre tant à la représentation sont invi- instrumentalisé, va être réparé et En tissant cette Avec une furie lacanienne et ex- Chaillon sort de son chapeau
tées à se regrouper. Elles seront bichonné. Les longs cheveux de plosive, elles font éclater l’absur- avec une puissance créatrice qui
Avignon - envoyée spéciale
une vingtaine, installées sur des Rébecca Chaillon, cachés sous la dialectique du dité de ces associations, de ces in- semble inépuisable. Il y a un côté

N noir et du blanc,
ouveau triomphe à canapés de l’autre côté du plateau, charlotte, sont libérés et dépliés, conscients structurés comme un Alice au pays des merveilles gro-
Avignon : après Bintou et nous faisant face. mèches noires et blondes mélan- langage où du caca on glisse au tesque, queer et surréaliste dans
Dembélé et Milo Rau, En séparant ainsi les spectateurs gées. Ils vont être nattés avec des Rébecca Chaillon café et au cacao, qui ont été des cette Carte noire qui adresse un
c’est la metteuse en en fonction de leur couleur de cordes pour finir par former une renvoie un miroir matières premières au cœur de vrai bras d’honneur à ce monde
scène et performeuse Rébecca peau et de leur genre, en assi- énorme tresse, si lourde à porter l’exploitation coloniale, mais sont où les femmes n’ont jamais la
Chaillon qui a mis toute la salle de- gnant à sa place le public « blanc », qu’elle devra être posée sur un aussi drôle aussi des mots employés pour dé- couleur, le poids ou la taille impo-
bout, jeudi 20 juillet au soir. Le pu- bien obligé de constater sa trou- portant métallique. Les cheveux qu’impitoyable finir des couleurs de peau. La sés par le modèle dominant – un
blic a semblé ne plus jamais vou- blante homogénéité, en inversant des femmes, et singulièrement chanson Couleur café, de Gains- monde qui a érigé ses fantasmes
loir s’arrêter d’applaudir, à l’issue les termes de la discrimination, des femmes noires, sont un sujet bourg, en prend pour son grade. de blancheur, de pureté et de lé-
de la première avignonnaise de Rébecca Chaillon n’en est qu’à éminemment politique, et cette les demandes des femmes, en re- gèreté comme un absolu permet-
Carte noire nommée désir. Cet ac- son premier coup d’éclat. tresse est le motif central de Carte cherche d’un homme blanc âgé et Puissance créatrice inépuisable tant d’asservir une bonne partie
cueil est venu saluer un spectacle noire nommée désir. Elle finira par protecteur, feraient sourire, s’ils Une autre des scènes cultes de ce de l’humanité.
impressionnant, et qui fera date, Tresse politique être reliée à de nombreuses autres ne recouvraient la réalité affli- Carte noire est une parodie du jeu En tissant cette dialectique du
dans sa manière d’inscrire la pen- Et c’est elle que l’on découvre qui formeront un nid, mais qui, se- geante d’un racisme qui s’infiltre télévisé « Questions pour un noir et du blanc de toutes les ma-
sée décoloniale dans une histoire d’abord, en train d’astiquer le sol lon l’éclairage, peuvent aussi pren- au cœur le plus intime de l’amour champion », où il va s’agir, à partir nières possibles, Rébecca
du théâtre et de la performance, blanc du plateau, dans une pre- dre l’apparence de chaînes. et du désir. de quelques mots, d’identifier un Chaillon renvoie un miroir aussi
avec une intelligence magistrale, mière performance stupéfiante, La scène se passe dans un salon Ainsi va ce spectacle, qui subver- certain nombre de situations ou drôle qu’impitoyable à ce mon-
un humour dévastateur et un en- qui la voit mener cette tâche de coiffure où, comme il se doit, tit tous les stéréotypes attachés à de personnages encapsulés dans de-là, tel qu’il s’est construit sur
gagement du corps phénoménal. comme si sa vie en dépendait, en- on lit des magazines féminins : la femme noire – outre la femme cette construction du Noir. Ré- cette binarité. Performeuse ex-
Car le moins que l’on puisse dire, lever ton tee-shirt, son pantalon en l’occurrence Amina, dédié aux de ménage, la nounou, la dan- becca Chaillon fait monter la folie ceptionnelle, qui semble capable
c’est que Rébecca Chaillon jette puis sa culotte pour frotter en- femmes antillaises et africaines, seuse animalisée et sexualisée, la théâtrale jusqu’à une forme de de tout oser, elle ne mange pour-
son corps dans la bataille, de core et encore, et finir par dédier avec ses petites annonces senti- chanteuse, la racaille de ban- chaos (très maîtrisé) où certains tant pas toute la lumière. Elle est
même que celui de ses performeu- tout son corps ample, superbe et mentales. Un vrai régal pour lieue… – et déploie les scènes les spectateurs – dont nous fûmes – accompagnée par sept artistes à la
ses, dans ce spectacle qui décons- noir à la mission de rendre tou- ­Rébecca Chaillon et ses partenai- plus insensées, à l’image de ce ban- se voient dépouiller de leur sac à présence éclatante, qui toutes
truit, en trois heures, les représen- jours plus pure cette surface déjà res, qui s’en donnent à cœur joie quet scatologique en forme de ri- main (restitués à la fin de la repré- sont des personnalités fortes, aux
tations de la femme noire, et ce immaculée. Avant qu’une de ses avec ces textes qui alignent tuel libératoire. Les huit femmes sentation), alors que les partici- parcours de vie peu ordinaires :
qu’elles révèlent de l’inconscient compagnes ne l’arrête, au bout de comme à la parade tous les cli- s’y livrent à un dynamitage de tou- pants au jeu sont en train de devi- Estelle Borel, Aurore Déon, Maëva
colonial français. Un spectacle qui longues minutes où s’éprouvent chés qui collent à la peau de la tes les représentations associant le ner le mot colonisation. Husband, Ophélie Mac, Makeda
commence avant de commencer, en direct la dépense et le combat. femme noire. Cette chasse à la noir et le marron aux excréments Encore n’est-ce là qu’une partie Monnet, Davide-Christelle San-
par l’annonce faite par des haut- S’ouvre alors une autre scène, « perle noire », ces fantasmes de ti- ou plus exactement – le mot est des mille et une actions, images, vee et Fatou Siby.
parleurs : les femmes noires assis- magnifique, où ce corps malmené, gresses ou de gazelles, mais aussi important – au caca. idées, idées-images, que Rébecca Le plus beau est sans doute la
manière dont, après cette traver-
sée ravageuse, elle ramène de la
Une performeuse afroféministe qui rebat les cartes du théâtre beauté, de la douceur et une soro-
rité qui forme l’étoffe même du
spectacle. Alors que se tisse le fa-
Il n’est pas rare que Rébecca Chaillon études en arts du spectacle à Paris, où elle En 2012, elle signe un premier seule-en- Carte noire nommée désir, qui va muter et meux nid protecteur, l’action, la
apparaisse avec les lèvres peintes en bleu est notamment passée par le conserva- scène, L’Estomac dans la peau, et grandir jusqu’à aboutir à la version pré- provocation et la performance
cobalt, ou les paupières en rose fuchsia. toire du 20e arrondissement. Elle a fait d’autres créations de format court, sentée à Avignon. laissent la place au texte, sorte de
En ce Festival d’Avignon qui s’achemine son chemin dans le théâtre-forum, avec qu’elle écrit et performe. Sa création sui- Dans une époque où il est mal vu pour long poème-essai qui s’inscrit
vers sa fin, son nom est sur toutes les lè- la compagnie Entrées de jeu animée par vante, Monstres d’amour (Je vais te don- les femmes d’afficher leur gourmandise, dans la filiation d’Aimé Césaire et
vres. Carte noire nommée désir, sa der- Bernard Grosjean, et les milieux de l’édu- ner une bonne raison de crier), en duo et où l’injonction à la minceur pèse de la poétesse américaine Audre
nière création, avait déjà tourné de-ci cation populaire incarnés par les centres avec Elisa Monteil, tourne autour du autant, sinon plus, dans des milieux in- Lorde, et où la Chaillon revendi-
de-là, suscitant un bouche-à-oreille flat- d’entraînement aux méthodes d’éduca- cannibalisme amoureux. En 2016, elle tellectuels et artistiques supposément que sa « pensée blanche et noire,
teur. Mais la présentation à Avignon a tion active, tout en créant sa compagnie, participe à My Body My Rules, un docu- plus audacieux que le reste de la société, tressée ». Elle apparaît alors, irra-
considérablement accéléré le mouve- Dans le ventre, en 2006. mentaire d’Emilie Jouvet qui s’intéresse Rébecca Chaillon assume ses courbes diant de force tranquille sous son
ment, et installé la metteuse en scène aux corps libres et sauvages et à la nu- plantureuses avec un aplomb tranquille. énorme tresse dressée comme
comme une figure majeure d’un renou- Nudité politique dité politique. Ainsi qu’à Ouvrir la voix, Elle en fait même un formidable accélé- un tronc d’arbre vers le ciel, nue
veau théâtral qui passe par la perfor- Il lui faudra la rencontre avec l’univers de d’Amandine Gay, qui donne la parole rateur de particules. Le corps des femmes ­toujours – elle n’a pas cessé de
mance et les approches intersectionnel- l’auteur-metteur en scène punk hispano- aux femmes afrodescendantes. Cette ex- est au cœur de la révolution sociétale et l’être, ou presque, tout au long du
les, en mêlant l’afroféminisme et les argentin Rodrigo Garcia, pour la confir- périence comptera pour beaucoup dans artistique en cours, et elle le sait. S’inscri- spectacle. Souveraine comme
questions queer et décoloniales. mer dans ce qu’elle veut faire : un théâtre la création de Carte noire nommée désir. vant dans la grande tradition de la per- une idole. p
L’impétrante est née en 1985 à Mon- de performance, où le corps serait en jeu, En 2018, elle crée Où la chèvre est atta- formance au féminin, glissant même au Fabienne Darge
treuil (Seine-Saint-Denis). D’origine mar- de même que la pratique de l’automa- chée, il faut qu’elle broute, pièce sur le passage dans son spectacle le nom de
tiniquaise, fille d’un technicien de la quillage artistique, sur laquelle elle s’est football féminin et les discriminations Marina Abramovic, la papesse du genre, Carte noire nommée désir, de et
SNCF et d’une conseillère à la Sécurité so- également formée. Un théâtre où s’ex- subies par les joueuses face à leurs ho- la Chaillon est dans son être même un par Rébecca Chaillon. Gymnase
ciale, elle a découvert le théâtre en Picar- primerait, aussi, sa fascination pour la mologues masculins. En 2020, elle com- des épicentres de cette révolution. p du lycée Aubanel, à Avignon,
die, où elle a grandi. Puis elle a suivi des nourriture, qui traverse tout son travail. mence la création en plusieurs étapes de F. Da. jusqu’au 25 juillet (complet).
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­Mardi 25­ juillet 2023 Culture | 15

Le festival Lollapalooza Paris fait briller le hip-hop

L’événement itinérant américain a réuni 170 000 personnes, en invitant Kendrick Lamar et Rosalia

Musique mation d’artistes urbains qui ve-

nait compléter l’orientation tradi-
à l’aise avec son public qui con-
naît tout des paroles de ses tubes,
En ouverture, ne décevra pas son public, ce qui
n’est pas le cas, dimanche, du Bri-
son dernier album. Dès qu’il dai-
gne monter sur scène, le MC origi-

P
our sa cinquième édi-
tion et pour la première
organisée sur trois jours,
le festival itinérant Lolla-
palooza a fait carton plein à Paris.
Selon la filiale française du pro-
ducteur américain, Live Nation,
170 000 spectateurs ont foulé le
sol des abords de l’hippodrome
de Longchamp du 21 au 23 juillet.
Un succès pour l’étape française
de ce festival, créé aux Etats-Unis
en 1991 par le chanteur du groupe
rock Jane’s Addiction, Perry Far-
rell. Depuis 2003, il se déroule
tous les ans dans sept pays diffé-
rents dont le Chili et le Brésil et
aura lieu en août à Chicago et en
septembre à Berlin.
L’édition française avait la parti-
cularité cette année d’avoir mis
l’accent sur les artistes rap, célé-
brant ainsi le cinquantième
­anniversaire de l’apparition de la
culture hip-hop dans le paysage
musical mondial. Une program-
tionnellement plus pop et rock du
Lollapalooza, et a fait ainsi se croi-
ser le groupe sud-coréen de K-pop
Stray Kids, avec les rockers améri-
cains OneRepublic, l’icône du fla-
menco hip-hop Rosalia avec les
esthètes de la rime Damso ou
Kendrick Lamar.
Beaucoup de ces artistes
avaient d’ailleurs rempli aupara-
vant la salle parisienne de l’Accor
Arena, mais proposent des shows
différents en festival : avec moins
de scénographie à l’instar de
l’Américain Kendrick Lamar en
clôture, mais avec une énergie re-
nouvelée, comme par exemple
pour le Français Niska en ouver-
ture, la très bonne surprise du
Lollapalooza. Le rappeur origi-
naire d’Evry, dans l’Essonne, a
donné le ton du festival, soutenu
par son dynamique et sympathi-
que DJ, Myst la Légende, qui am-
biance tel un animateur de stade :
« Paris, on joue à domicile ». Il est
Réseaux, Charo, Le Monde est mé-
chant, mais qui sait l’écouter
quand celui-ci se confie en intro-
duction de son titre Bâtiment :
« C’est un morceau qui me touche
particulièrement, qui retrace mon
parcours et raconte cette chance
d’être là aujourd’hui devant vous,
Paname. » Comme d’autres dans
le festival, il mélange l’énergie des
couplets « traps » à des refrains
chantés, épaulé sur scène par les
chorégraphies de ses danseuses.
La proximité de Rosalia
Le lendemain, son collègue amé-
ricain, Lil Nas X, icône de la com-
munauté LGBTQ+ était, lui, ac-
compagné uniquement de dan-
seurs, affichant une tête de
taureau bleu comme cache-sexe,
et insistant pour que les festiva-
liers se remuent aussi : « Je me
moque de qui est à côté de vous,
secouez vos fesses ! » Vachard, il
n’hésite pas non plus à se moquer
le rappeur
français Niska,
originaire d’Evry,
a été la très
bonne surprise
du week-end
du public qui marmonne péni-
blement les paroles de ses mor-
ceaux : « Vous êtes lamentables ! »
Bienveillante, l’Espagnole ­Rosa­-
lia joue, elle, la proximité avec les
festivaliers grâce aux images sur
les écrans. Filmée au plus près car
elle se sait loin, elle se montre en
coulisses entre chaque chorégra-
phie réglée comme du papier à
musique, chantant à pleine voix
ses titres terriblement sensuels.
Habillée de cuir noir, elle en-
chaîne les tableaux avec une
­dextérité impressionnante. Elle
tannique Central Cee.
C’est le seul artiste de cette édi-
tion du Lollapalooza qui se per-
met de monter sur scène avec
plus d’un quart d’heure de retard
et ne joue que trente minutes. Le
Londonien le rappe dans son
morceau Commitment Issues : il a
un problème avec l’engagement.
Et si, dans ce titre, il est amoureux
et essaie de tout faire pour se ra-
cheter, il n’a pas l’air de s’y être
engagé professionnellement. Son
DJ est obligé de faire patienter les
spectateurs en jouant des tubes
de rap français comme ceux des
Marseillais de Bande Organisée,
du Parisien Freeze Corleone, avec
qui il a enregistré le duo Polemi-
que, ou Gazo, son collègue franco-
phone de la musique drill, un
sous-genre de hip-hop.
Central Cee est l’artiste anglais
préféré des rappeurs français.
Ninho vient d’enregistrer un nou-
veau titre avec lui, Eurostar, pour
naire de l’ouest de Londres le re-
connaît : « La France est le pays
qui m’écoute le plus après l’Angle-
terre. » Casquette des Chicago
Bulls customisée avec des dra-
peaux de tous les pays sur la tête,
les bras tatoués, le métis de mère
irlandaise et de père chinois joue
au mauvais garçon, rappelle son
passé d’adolescent déscolarisé
­devenu dealer par mimétisme,
mais aligne ses morceaux.
Trente minutes efficaces,
mais trop courtes pour qu’on
lui pardonne. Aya Nakamura et
­Kendrick Lamar seront plus gé-
néreux, comme tous les artistes
de la scène hip-hop qui, de Bekar
à So La Lune en passant par SDM,
ont su saisir l’occasion. Même
les très jeunes Inoxtag, en clô-
ture, s’en donnent à cœur joie,
et ­remercient le festival d’un
­blagueur « Merci Lollapizza,
c’était super ! » p
Stéphanie Binet

Pierre Yves Bohm,

artiste de l’effacement
Le Musée des beaux-arts de Lyon expose

LES INDISPENSABLES
dix-huit œuvres, qui mêlent récupération,
collages, peinture et couture

DE VOTRE ÉTÉ
Arts On pourrait
Lyon
multiplier

L e Musée des beaux-arts de

Lyon a pour habitude de va-
rier chaque année ses accro-
chages d’art contemporain et d’y
rendre des hommages person-
nels. En bénéficient cette saison
deux artistes récemment dispa-
rus, Miklos Bokor (1927-2019) et
Pierre Soulages (1919-2022), et sur-
tout un vivant, Pierre Yves Bohm,
artiste aussi remarquable que mé-
connu. Dix-huit de ses œuvres
sont réunies pour une esquisse de
rétrospective.
Né à Roncq (Nord) en 1951, passé
par les Beaux-Arts de Tourcoing,
Bohm vit et travaille à Roubaix.
Une exposition à Tourcoing,
en 2009, et une autre à Arras,
en 2015, c’est vraiment bien peu
pour un artiste aussi singulier.
Mais justement : on ne sait où ran-
ger son œuvre, car elle ne relève ni
du monde de l’art dit « brut » ni
d’aucune autre catégorie habi-
tuelle. Dans des assemblages sou-
vent de grande taille, Bohm asso-
cie la récupération, le montage, le
collage, la peinture, le dessin, la
couture et d’autres techniques.
Entre gravité et burlesque
Parmi les éléments qu’il ait à ma-
nipuler figurent les miroirs cassés,
les tissus déchirés, les boules de
terre, les ficelles de toutes épais-
seurs et des vestiges pris sans
doute à des machines démante-
lées. Il en fait des reliquaires char-
gés d’amulettes suspendues, les
cartes des pays en guerre, des allé-
gories ou, plus simplement, des
effigies humaines spectrales. L’ob-
session de l’effacement et de la dis-
parition domine. Mais Bohm se
garde de tomber dans le tragique :
la variété extrême des matériaux
associés et la polychromie d’in-
nombrables touches ou rehauts
de couleur font que les œuvres os-
cillent avec une parfaite élégance
entre la gravité et le burlesque.
Particulièrement remarquable
de ces jeux de contradictions sty-
listiques et symboliques est Mise à
nu (2010). Bohm a très minutieu-
sement dessiné d’abord au trait
des objets de toutes sortes, mais
les descriptions
sur « Le Baiser »,
elles seraient
toutes aussi
surprenantes
lignes écarlates en forme d’écor-
ché et d’autres, blanches et épais-
ses, qui suggèrent une énorme
boîte crânienne. Ainsi renouvelle-
t-il le genre de l’allégorie de la dou-
leur et de la mort. Autre
chef-d’œuvre, le Territoire d’un
parcours de vie (2015). Ce titre sé-
rieux s’explique par son histoire.
Sollicité pour restaurer une de ses
pièces très abîmée, Bohm a pré-
féré achever de la démanteler en
menus morceaux et en a fait un
champ hérissé de lances et de pals
entre lesquels se glissent d’autres
débris venus d’autres créations
anciennes. La destruction finit
bien, mais on n’en a pas moins le
sentiment d’admirer un champ de
bataille encore parsemé d’armes
et d’uniformes déchirés.
De ce jeu entre destruction et ré-
cupération, entre drame et séduc-
tion, on relève aussi Le Baiser
(2003) qui, malgré son titre, ne
doit rien à Brancusi. Deux fantô-
mes fuligineux s’étreignent et,
en avant de ces ombres, Bohm a
disposé des dizaines de frag-
ments de couche picturale pi-
quées sur de très fines tiges mé-
talliques. On pourrait multiplier
les descriptions : elles seraient
toutes aussi surprenantes.
Cet accrochage est aussi, pour
l’institution, le moyen de célébrer
ses donateurs : trois œuvres acqui-
ses grâce au cercle des mécènes du
musée en 2021, sept données cette
année par le collectionneur An-
toine de Galbert et une – le Terri-
toire d’un parcours de vie – par le
galeriste Bruno Mory. La conclu-
sion s’impose : il faudrait une plus
grande exposition qui donne la
pleine mesure de cet artiste à pro-
prement parler extraordinaire. p
Philippe Dagen

EN VENTE SUR BOUTIQUE.LEMONDE.FR

uniformément désagréables : cou-
teaux, seringues, scies, fusil, poin- Musée des beaux-arts, à Lyon.
çons, tenailles. Puis, sur ces des- Jusqu’au 22 janvier, du mercredi
sins, il a tracé sommairement des au lundi de 10 à 18 heures.

16 | Culture
Les interactions tout en volutes de Mal Pelo
Le superbe spectacle du collectif espagnol, présenté à Avignon, mêle danseurs, musiciens et chanteurs
spectacle
Avignon - envoyée spéciale
Q
uelque chose de rare a
circulé à Avignon,
jeudi 20 juillet, dans
la cour du lycée Saint-
Joseph. Une sensa-
tion fugace, quasi insaisissable,
s’est lentement emparée des spec-
tateurs, dont certains étaient visi-
blement remués à la fin du specta-
cle Inventions, du collectif espa-
gnol Mal Pelo. Un recueillement
s’est propagé. Pour se briser dans
une standing ovation. Evidem-
ment, la séquence finale, avec son
cercle rassemblant les 16 dan-
seurs, chanteurs et musiciens
dans une même voix grimpant à
la verticale du ciel, a tout pour sus-
citer une poussée émotionnelle
mais c’est l’ensemble de cette
pièce superbe qui culmine dans
cette chaîne humaine.
Pour sa première fois au Festival
d’Avignon, Mal Pelo, trop peu pro-
grammé en France, alors même
que compagnie majeure de la
scène contemporaine depuis les
années 1980, fait mouche. Créé
en 2020, cet opus, troisième volet
de Bach Project, une tétralogie sur
la musique du compositeur alle-
mand, a été présenté en novem-
bre 2021, à la Villette, dans le cadre
de la programmation hors les
murs du Théâtre de la Ville, à Pa-
ris. Il confirme l’écriture délicate-
ment virtuose des chorégraphes
Maria Munoz et Pep Ramis sur
des fragments de Cantates, Par-
tita numéro II et L’Art de la fugue.
Gestuelle en volutes, ample occu-
pation de l’espace, plasticité des
mouvements conjugués de tous,
les paramètres de cette produc-
tion s’harmonisent comme natu-
rellement. Lorsque la sophistica-
tion d’un travail atteint l’évidence
d’une simplicité qui semble jaillir
à l’instant, l’embarquement est
immédiat.
Partage de la scène
Les multiples stratégies de ren-
contres et de croisements entre
les 8 danseurs, les 4 musiciens et
les 4 chanteurs, tous en noir, se
nouent et se dénouent magique-
ment. Parfois juché sur un petit
A Montpellier, les belles promesses du Quatuor Mona
Le Festival Radio France Occitanie met à l’honneur de jeunes artistes aux côtés de musiciens confirmés
Musique
Montpellier - envoyée spéciale
L a 38e édition du Festival Ra-
dio France Montpellier Oc-
citanie, qui se tient jusqu’au
28 juillet, affiche cette année un re-
nouveau bienvenu avec quelque
90 manifestations dans une qua-
rantaine de lieux, soit plus de
70 000 billets disponibles, sans
compter les événements gratuits
sur des places publiques de Mont-
pellier. La part réservée aux jeunes
artistes se joue quant à elle sur les
coups de midi. Jeudi 20 juillet,
dans la petite salle Pasteur du Co-
rum, les quatre jeunes femmes du
Quatuor Mona. Trois nationalités,
quatre archets : au premier violon,
la Lettone Elina Buksha, au second,
la Française Charlotte Chahuneau,
les Américaines Arianna Smith et
Annie Jacobs-Perkins se parta-
geant l’alto et le violoncelle. Le pro-
gramme leur ressemble, qui asso-
cie au grand répertoire la redécou-
verte de compositeurs méconnus
et la création contemporaine.
Le concert a commencé avec le
Quartettsatz d’Eric Montalbetti
(né en 1968), premier mouvement
d’une partition intitulée Harmo-
nieuses dissonances (2019). Une
musique dense, joueuse et corus-
cante, dont les modes de jeux
disruptifs s’efforceront de trouver
« Inventions », par le collectif Mal Pelo, au Festival d’Avignon, le 19 juillet. Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon
Pour sa première
fois au Festival
d’Avignon, Mal
Pelo, trop peu
programmé
en France,
fait mouche
plateau à roulettes facile à dépla-
cer, le quartette à cordes déam-
bule, dessine des huit, avance et
recule telle une marée douce. Le
partage de la scène s’opère organi-
quement. Le violoniste rayonne
soudain seul avant d’être rejoint
par un complice ; une chanteuse
trace frontalement en dialogue
avec une danseuse. Les uns glis-
un terrain d’entente. Avec son saut
d’octave descendant, en ré mi-
neur, le Quatuor à cordes n° 15
KV 421 de Mozart offre d’emblée
une tonalité sombre. Les Mona
l’abordent avec une expressivité,
une clarté et une maîtrise du
phrasé qui servent l’homogénéité
polyphonique. La souplesse ter-
naire d’un « Andante » modulé
avec nostalgie, un « Menuetto »
manquant certes un peu de véhé-
mence (quoique illuminé par le
contrastant solo très viennois du
premier violon accompagné en
pizzicatos) et le pré-schubertien
« Allegro ma non troppo », avec
son rythme de sicilienne et ses va-
riations, sont délivrés avec sensi-
bilité et élégance.
La compositrice à redécouvrir
s’appelle Johanna Müller-Her-
mann (1868-1941). Elève de
Zemlinsky, influencée par Mahler
et Max Reger, l’Autrichienne fait
partie des figures musicales de la
fin du XXe siècle, mais son nom
sera d’autant plus facilement ef-
facé que « la contribution des fem-
mes à la vie créatrice de Vienne à
cette époque a été en grande partie
oubliée du fait de l’idéologie nazie,
ainsi que de la destruction générale
de la seconde guerre mondiale »,
explique la musicologue britanni-
que Carola Darwin. Les Mona in-
terprètent son unique Quatuor à
sent, les autres coulissent. La co-
habitation tient bon et respire
dans un long souffle commun.
L’esthétique Mal Pelo se savoure
dans sa globalité et par touches.
Au centre et dans la marge d’un
tapis blanc, les interactions sou-
ples de la troupe se modulent
avec les minuscules activités aux-
quelles certains interprètes se li-
vrent autour du tableau principal.
Car le geste scénographique de
Pep Ramis se réfugie aussi dans
l’installation de grosses pierres
pendulaires, de billots de bois
peints en blanc. Mouvant telle la
vidéo de forêt projetée au début
de la représentation, vivant par la
présence discrète de l’un assis, de
l’autre allongé, Inventions four-
mille de détails sans que sa
beauté s’émiette.
cordes, op. 6, dont le premier mou-
vement, sensuel, fluide et on-
doyant, mêle à l’expressionnisme
germanique des tournures har-
moniques très fauréennes. Après
un bondissant et faunesque « Alle-
gro vivace », aux ruptures de ton
affirmées, le mouvement lent
« Adagio con espressione », d’un ly-
risme d’abord contenu, va s’extra-
vertir jusqu’aux poignantes dou-
bles cordes du premier violon. Un
finale léger et dansant, d’une
grande liberté d’inspiration, rece-
vra les acclamations du public.
Le grand concert du soir à
l’Opéra Comédie a convoqué le
mage Piotr Anderszewski. Veste
noire à col Mao, le pianiste polo-
nais, dont le concert, diffusé en di-
rect sur France Musique, restera
disponible durant cinq ans, a im-
posé d’emblée la fantasque Toc-
Les Mona
abordent
le « Quatuor
à cordes n° 15 »
KV 421 de Mozart
avec clarté
et maîtrise
du phrasé
Il suffit qu’une femme soit pro-
jetée comme un boulet de canon
au milieu de ce dispositif pour
que la danse de Mal Pelo impose
sa nervosité intime lissée par une
technique si inscrite dans la chair
qu’elle se laisse totalement
oublier. La course quasi perma-
nente génère des enchaînements
de pas bondissants légers et vifs.
Des envolées se figent, des spira-
les tire-bouchonnent pour mieux
rouler au sol tandis que des sauts
de chat atterrissent dans des pié-
tinés moelleux. Le vent de l’élan
s’engouffre dans les vestes en ve-
lours et les manteaux de cuir. En
solo, en groupe, les flux des huit
danseurs, qui cosignent la choré-
graphie, s’entremêlent dans des
écheveaux magiques. Serrée, lâ-
chée, tressée, l’écharpe gestuelle
cata qui ouvre la Partita n° 6 BWV
830 de Bach. Amoureux de cette
musique, avec laquelle il entre-
tient un rapport organique depuis
l’enfance, Anderszewski est chez
lui, spatialisant plans, couleurs et
tempos comme un réalisateur
derrière sa caméra.
Métaphysique
Après une Allemande dont la pul-
sation est ligne de vie, le déhanché
équilibriste des contretemps de la
Courante, puis l’Air, qui s’éva-
nouira dans l’accueil d’une rê-
veuse Sarabande tandis que le
Tempo di gavotta, avec son chant à
pleins poumons, annonce la Gigue
fougueuse et sa fugue en forme de
réquisitoire, presque menaçante,
avec ses larges basses de métal.
Anderszewski a choisi les Mazur-
kas, op. 50 de son compatriote Ka-
rol Szymanowski, qui, un siècle
après Chopin, a renouvelé le
genre. Là encore, affinités électi-
ves, dont témoigne le nouvel enre-
gistrement à paraître au premier
trimestre 2024, après le magnifi-
que album de 2005 (Warner Clas-
sics). Inspiration populaire et mo-
dernité nappée de dissonances : la
musique des pièces nos 3, 7, 8, 5 et 4
est riche et foisonnante, pliant aux
trois temps de la danse polonaise
le folklore montagnard binaire
des Tatras. Les Variations, op. 27 de
file. Au passage, elle prend soin de
chacun et s’abandonne. Une
main effleure une épaule, un bras
s’enroule autour d’un cou, des re-
gards s’accrochent, des étrein-
tes se prolongent.
Fulgurances sonores
Mal Pelo (« mauvais poil » ou
« broussaille » en espagnol) ne se-
rait pas Mal Pelo s’il n’em-
brouillait pas la trame limpide de
ce « concert dansé ». Non seule-
ment les chapeaux de paille, cha-
peaux pointus turlututu, rappel-
lent le contexte paysan dans le-
quel la compagnie vit depuis 1997,
mais des évènements secouent
régulièrement l’ambiance. Une
interprète fonce à répétition dans
Pep Ramis, qui chute et rechute.
Une branche tombe du ciel ; des
Webern leur répondront après
l’entracte. Mélodies raréfiées. At-
mosphère incandescente. Forme
tendue à se rompre. C’est de cette
quintessence que naîtra, enchaî-
née comme si elle lui était con-
substantielle, la Sonate n° 31,
op. 110 de Beethoven.
« Moderato cantabile molto es-
pressivo » : le Polonais déroule un
premier mouvement de consola-
tion, vision quasi immatérielle
rendue avec une simplicité toute
mozartienne. Contraste saisissant
avec l’« Allegro molto » rugueux et
cathartique, joué comme si des
pierres lui roulaient sous les
doigts. Cette douleur affamera le
mouvement lent, chant de soli-
tude extrême mené aux confins
du silence, avant la fugue (« Allegro
ma non troppo ») que le pianiste
transformera en un voyage méta-
physique. Après un thème demi-
ensommeillé, le contrepoint se pa-
rera de visions plus ou moins
monstrueuses, jusqu’à cet accord
martelé jusqu’à l’explosion, puis le
vide. Le musicien se rattrapera
d’une note, rallumant peu à peu
une machine infernale poussée au
paroxysme : « The Anderszewski
Experience ». p
Marie-Aude Roux
Festival Radio France Occitanie
Montpellier. Jusqu’au 28 juillet.
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
En solo, en
groupe, les flux
des huit danseurs
s’entremêlent
dans des
écheveaux
magiques
troncs d’arbre surgissent et le bû-
cheron qui sommeille sous la
peau des artistes se réveille. Un
fracas cisaille Bach, qui s’en relève
néanmoins quelques minutes
plus tard pour se retrouver téta-
nisé dans des stridences folles.
Surprises et accidents, ces fulgu-
rances, notamment sonores si-
gnées par le violoniste Joel Bardo-
let, font effraction dans le déroulé
du spectacle. La sérénité momen-
tanée brille d’autant plus au re-
gard du bazar de la vie.
Depuis leurs débuts, Maria
­Munoz et Pep Ramis, qui ont
conçu ensemble une trentaine de
pièces, déploient une langue
commune qui cimente amoureu-
sement leur art. On croit voir et
entendre une conversation qui se
poursuit de la maison à la scène
sans dénivelé. Si elle se passe très
bien de mots, elle s’appuie néan-
moins sur les œuvres d’écrivains,
dont celles de John Berger et
d’Erri de Luca, qui ont souvent sé-
journé dans la ferme de la compa-
gnie, près de Gérone (Espagne).
Trois textes poétiques dits par
Pep Ramis soulignent l’inquié-
tude existentielle profonde qui
met toujours le poil des artistes
en bataille. La silhouette irradiée
d’un cheval galope en fond de
scène. Les mots de Nick Cave s’im-
priment : « Prends ma main, al-
lons de l’autre côté. » p
Rosita Boisseau
Inventions, de Mal Pelo. Jusqu’au
25 juillet. Cour du lycée Saint-
Joseph à Avignon.
En tournée : 17 octobre, La Ramp-
La Ponatière, à Echirolles (Isère) ;
19 et 20 octobre, La Rose des
vents Scène nationale Lille
Métropole, Villeneuve-d’Ascq
(Nord).
C inéma
« Barbie » en tête du
box-office américain
Le blockbuster estival Barbie,
de Greta Gerwig, a réalisé
le meilleur lancement de
l’année au box-office nord-
américain, avec 155 millions
de dollars (139 millions
d’euros) de recettes durant un
week-end faste, marqué aussi
par la sortie ­d’Oppenheimer.
Le biopic de Christopher
­Nolan sur le physicien améri-
cain qui a mis au point la
bombe atomique fait aussi
de très bons débuts pour
un film de trois heures,
avec 80,5 millions de dollars
de recettes. – (AFP.)
Mus iqu e
The 1975 annule
ses concerts en
Indonésie et à Taïwan
Le groupe de rock britannique
The 1975 a annulé ses concerts
en Indonésie et à Taïwan,
dimanche 23 juillet, après
avoir créé une polémique en
Malaisie. Vendredi 21 juillet,
le groupe avait dû écourter
son concert au festival de
­musique Good Vibes, à
­Sepang, après un baiser sur
scène entre le chanteur, Matty
Healy, et le bassiste, Ross
MacDonald. Le chanteur avait
dénoncé avec véhémence les
lois anti-LGBT en Malaisie, où
l’homosexualité est illégale.
Le ministère de la communi-
cation a par la suite annulé
le reste du festival. – (AFP.)
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
Le bricolage postapocalyptique de Steven Soderbergh
Sur son propre site, le cinéaste propose une brève série se déroulant en 2053, entre tract politique et comédie noire
Commandzseries.com
À la demande
Série
V
oilà cinq ans que les
salles de cinéma fran-
çaises n’ont pas affiché
le nom de Steven
­Soderbergh. Depuis la sortie – et
l’échec – de Paranoïa (2018). Le
réalisateur d’Ocean’s Eleven (2001)
n’est pourtant pas guéri de son
addiction au travail. Ses longs-
métrages (High Flying Bird et
The Laundromat, en 2019,
La Grande Traversée, en 2020,
No Sudden Move, en 2021, Kimi,
en 2022, Magic Mike. Dernière
danse, en 2023) ont été proposés
par des plates-formes ou sont dis-
ponibles à l’achat en ligne.
Le lancement en mai de la ver-
sion française de Max, la plate-
forme de Warner, peut permettre
d’espérer découvrir Full Circle, mi-
nisérie noire avec Jharrel Jerome,
Zazie Beetz et Timothy Olyphant,
qui vient d’être mise en ligne
aux Etats-Unis.
Etrange objet
La conversion de Steven Soder-
bergh à la nouvelle économie des
images est donc totale. Ce qui ne
veut pas dire qu’il est plein d’illu-
sions sur l’avenir et ceux qui le fa-
çonnent. En témoigne l’étrange
objet apparu sur la Toile sous le ti-
tre de Command Z (combinaison
Blum et Pétain, deux visions de la France qui s’affrontent encore
Un passionnant documentaire raconte le duel qui a opposé le leader du Front populaire à l’homme du régime de Vichy
LCP
À la demande
Documentaire
C e sont deux figures que
tout oppose, deux hom-
mes qui ont exercé le pou-
voir et dont le duel se cristallisera
au cours de deux procès. Julia Bra-
cher et Hugo Hayat retracent,
dans le documentaire Blum-Pé-
tain, duel sous l’Occupation, les
temps forts d’un affrontement
parallèle à l’accession au pouvoir
du nazisme en Allemagne, à la se-
conde guerre mondiale et à la
GRILLE N° 23 - 170
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I vent invisibles. V. Un peu de sport.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 169
HORIZONTALEMENT I. Echauffourée. II. Nourries. Arc. III. Dures. Sac. Go.
IV. ORL. URSS. Son. V. MBA. Leu. Eatd (date). VI. Mairie. Un. Au.
VII. Attendes. Agi. VIII. Gu. Neigeuses. IX. Erit (tire). Terni.
X. Relèveraient.
VERTICALEMENT 1. Endommager. 2. Courbature. 3. Hurlait. Il.
4. Are. Rente. 5. Ursuline. 6. Fi. Réédité. 7. Fessu. Eger. 8. Osas. Usera.
9. En. Uni. 10. Râ. Sa. Asie. 11. Ergotage. 12. Econduisit.
Image extraite de la série « Command Z », réalisée par Steven Soderbergh. YOUTUBE
de touches, sur les claviers Apple,
permettant d’annuler les derniè-
res actions de l’utilisateur).
Les abonnés au mailing
d’Extension765, site où le réalisa-
teur propose des tee-shirts ciné-
philes, des tirages de photos
de plateau, etc., ont été avertis de
l’apparition de ce que l’auteur dé-
finit comme « une série ou un film
coupé en morceaux ». Disponibles
pour 8,99 dollars, ces quatre-
Shoah. Deux visions de la France,
qui s’affrontent encore.
« L’esprit de jouissance l’a em-
porté sur l’esprit de sacrifice. On
a revendiqué plus qu’on a servi »,
énonce Philippe Pétain (1856-
1951), dans une allocution
du 20 juin 1940, deux jours avant
de signer l’armistice. Il vise les me-
sures prises par le gouvernement
de Léon Blum (1872-1950) entre
1936 et 1938, dans un climat d’atta-
ques antisémites très violentes de
l’extrême droite. ­Réduction du
temps de travail, congés payés,
création d’un ministère des sports
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
vingt-dix minutes condensent
deux pulsions du cinéma de So-
derbergh : sa lucidité sans merci
et son refus de baisser les bras.
Dans un futur proche (2053),
trois jeunes travailleurs précaires
(Chloe Radcliffe, Roy Wood Jr.,
JJ Malley) se retrouvent dans un
local sinistre dans lequel ils pénè-
trent revêtus de combinaisons
protectrices qui laissent penser
que l’extérieur est encore pire que
et des loisirs… Arrivé au pouvoir à
la faveur de la défaite, Pétain con-
traint les parlementaires à lui vo-
ter les pleins pouvoirs. « Pétain ré-
pète encore et toujours qu’il ne fait
pas de politique. Il n’est ni de droite
ni de gauche, c’est un militaire.
Sa conception du pouvoir : la hié-
rarchie », souligne l’historien Marc
Ferro. Seuls 80 députés, dont Léon
Blum, votent contre.
La collaboration avec l’Allema-
gne nazie, la promulgation des lois
antisémites, la persécution des ad-
versaires politiques commencent.
« On répétait à Radio Paris, que les
HORIZONTALEMENT
I. Manifestation à l’écurie. II. Choisie
devant les autorités civiles et
religieuses. Se prend pour un loup.
III. Moment de liberté. Tout à fait
imaginaire. IV. Rayonnements, sou-
Pourra être échangé. Tombe dans
un grand silence. VI. Lâchèrent leurs
coups. Dégage un parfum de résine.
VII. Esclave des Spartiates. Désa-
gréables en bouche. VIII. Le chlore.
Touchent toutes les images.
IX. Interjection. Quand plus rien ne
tient debout. Arrivée parmi nous.
X. Comme une âme en pleine
divagation. Dégagés.
VERTICALEMENT
1. Respiration poétique. 2. Semer un
peu partout. 3. Le petit se prend bien
serré. En rouge. 4. Sans effets, il peut
en faire. Crétinisera. 5. Saint savant
de l’Eglise d’Espagne. Ouvre nos
comptes. 6. Elle aussi chante en cage.
Existe. 7. Existera. Au-dessous de
la moyenne. 8. Pris en charge par la
collectivité. 9. Au cœur de la miche
en remontant. Morceau de guitare.
10. En mirent plein les yeux.
11. Jeune propos. Mise à plat.
12. Celles de la Lune ont inspiré
Baudelaire.
l’intérieur. Une fois réunis,
ils voient apparaître, chaque jour,
le visage de Kerning Fealty (Mi-
chael Cera), qui fut, jusqu’à ce
qu’une collision avec un asté-
roïde interrompe son voyage vers
Mars, l’un des grands capitaines
de la tech. Promis à l’éternité
grâce à la numérisation des âmes,
Kerning a décidé d’expier ses pé-
chés et ceux de ses semblables,
Mark Zuckerberg ou Elon Musk.
juifs étaient les rats de l’huma-
nité », se souvient l’ancien minis-
tre Robert Badinter, qui voyait des
inscriptions antisémites sur le
chemin de l’école.
Parodie de procès
Au cœur du film se trouve la paro-
die de procès, de février à
avril 1942, que Pétain ordonna
contre le leader socialiste et contre
le Front populaire, à Riom (Puy-de-
Dôme). Ridiculisé par la défense
argumentée, Pétain est contraint,
sous la pression d’Hitler, de sus-
pendre sine die la procédure. Les
sudoku
n°23-170
2 1
7 Par courrier électronique :
3 9
2 5
8 2 7 6 Chaque chiffre ne doit
7 5 6 1 seule fois par ligne,
1 6 8 4
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
HORS -SÉRIE HANS HARTUNG
ANNA-EVA BERG
JOSÉPHINE BAK
SARAH BERNHAR
GUSTAVE MOREAU
80
MAISONS
D’ARTISTTES
É
P O U R L’ É
Télévision | 17
Pour ce faire, il a foré l’espace-
temps afin que ses employés puis-
sent rejoindre le 17 juillet 2023,
date ultime à laquelle l’humanité
peut infléchir sa course vers
l’abîme. Il suffit de se placer face
à un sèche-linge modifié, d’avaler
une substance psychotrope et
d’écouter le thème du film Maho-
gany (Berry Gordy, 1975). On peut
alors tenter de persuader un diri-
geant de compagnie pétrolière de
se tourner vers les énergies vertes,
un spéculateur immobilier de lut-
ter contre le bétonnage, etc.
Inspiré d’un ouvrage du journa-
liste (et coscénariste de la série)
Kurt Andersen, Evil Geniuses (« les
génies du mal », non traduit ; Pen-
guin Random House, 2020), Com-
mand Z tient à la fois du fanzine
de science-fiction et du manifeste
politique. Mais c’est aussi un film
et une série. La brièveté des épiso-
des imprime un rythme soutenu.
On peut voir aussi dans ce brico-
lage furieux une préfiguration
de ce que pourront être les diver-
tissements, après l’apocalypse. p
Thomas Sotinel
Command Z, série de Kurt
Andersen, Sam Lowry
et Larry Doyle, réalisée par
Steven Soderbergh (EU, 2023,
8 × 8 à 21 min). Avec Michael Cera,
Chloe Radcliffe, Roy Wood Jr.
Sur Commandzseries.com
pour 8 euros.
deux hommes vont enfin se faire
face lorsque les rôles s’inversent.
Reconnu coupable de haute trahi-
son et d’intelligence avec l’ennemi
à l’été 1945, Pétain finira sa vie
en prison. Léon Blum, affaibli par
sa déportation, deux ans durant,
à Buchenwald (Allemagne), sera
rappelé aux plus hautes fonctions.
Des obsèques nationales seront
organisées à sa mort, en 1950.
Passionnants sont les récits des
historiens Serge Berstein et Marc
Ferro, ou de Robert Badinter, par-
fois témoins directs des faits rap-
portés. L’historienne Dominique
1 7 3 8 4 6
4 4 5 8 7 9 2 6
2 9 6 1 5 3
7 9 6 5 2 7 1 3
8 2 7 3 6 4
3 1 4 5 8 9
5 8 1 6 3 7
6 4 2 9 1 5
7 3 9 4 2 8
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Sous le soleil de Platon
9.00 Dans son émission d’été,
Charles Pépin reçoit des artistes.
Ce jour : Marjane Satrapi, autrice de
Persepolis, connue pour ne pas avoir
sa langue dans sa poche. Précieux,
au vu de l’actualité iranienne.
Canal+
Avatar. La voie de l’eau
13.30 James Cameron a fait de
la suite d’Avatar (2009) un nouveau
triomphe en salle : sur la planète
Pandora, l’ex-soldat américain
Jake Sully a fondé une famille
avec la belle amazone Neytiri.
France TV
Sur les traces de Flaubert
A la demande On se doutait que
François Busnel n’abandonnerait
ni la télévision ni la littérature – qu’il
a chevillée au cœur. Après un
documentaire magistral sur Balzac,
il est parti sur les traces de l’auteur
de Madame Bovary.
Arte Radio
Vivons heureux
avant la fin du monde
A la demande Dans son podcast,
Delphine Saltel pose des colles.
Cette fois, elle interroge nos liens
avec les objets : du parapluie au
smartphone, peut-on continuer à les
jeter dès qu’ils ont la batterie qui
flanche ou une baleine à l’agonie ?
Missika apporte un éclairage sur le
rôle qu’a joué Jeanne Blum (1899-
1982), la troisième épouse de Léon.
Le documentaire est illustré de
précieuses images d’archives – cel-
les où Hitler se promène dans
­Paris occupée font toujours froid
dans le dos – et de dessins, à la ma-
nière des dessinateurs judiciaires,
quand les images n’existent pas. p
Mouna El Mokhtari
Blum-Pétain, duel sous
l’Occupation, de Julia Bracher
et Hugo Hayat (Fr., 2014, 52 min).
A la demande jusqu’au 27 juillet.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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8 4 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
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Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier

18 |
A la poursuite de Roman
Abramovitch, le « caméléon »
Roman Abramovitch, le plus secret des oligarques — 1/6 — Du business du pétrole aux coulisses du Kremlin, de Londres
à l’Ukraine, cet homme d’affaires incarne la Russie postsoviétique et les années Poutine. « Le Monde » retrace son parcours
Londres, New York, Rome, Tel-Aviv (Israël) -
envoyés spéciaux
R
endez-vous nous a été donné
dans la suite 1208 de l’hôtel
Ritz-Carlton, à Herzliya, en Is-
raël, une banlieue chic au nord
de Tel-Aviv. Problème : cette
chambre n’existe pas. « Excusez
mon indiscrétion, s’enquiert une employée
de l’établissement de luxe, près de la piscine.
Vous cherchez le monsieur russe, avec des
gardes du corps ? » Oui, Roman Abramo-
vitch, 56 ans, le puissant oligarque réputé
proche du président Vladimir Poutine. Une
porte s’ouvre alors, au bout du couloir,
comme par enchantement. A l’intérieur,
nulle trace du milliardaire, venu sur la côte
israélienne passer la saison estivale, avec
son entourage. Il ne parle plus à la presse de-
puis belle lurette, et cet après-midi orageux
de juin ne fera pas exception.
A sa place, Henry (le prénom a été modifié
à sa demande), l’un de ses associés histori-
ques, et Rola Brentlin, porte-parole de
l’homme d’affaires depuis huit ans, reçoi-
vent dans un décor blanc et froid, avec une
terrasse privée donnant sur la mer. Une
­canette de Coca Light et un paquet de ciga-
rettes posés sur la table, la quadragénaire
déroule le récit de ses origines russo-libano-
suédoises, de son père violent, de sa fille
qu’elle a élevée seule, soutenue par son
­patron. « Sa naissance a coïncidé avec la
­pandémie, on logeait dans un appartement
collé à Stamford Bridge, le stade déserté de
Chelsea, affirme la communicante, en
­référence au club de football londonien
dont Abramovitch a été le propriétaire, de
2003 à 2022. Roman a insisté pour que je con-
tinue à travailler pour lui, quitte à emmener
mon bébé en réunion… Il aime s’entourer de
collaborateurs qui ont traversé, comme lui,
un tas d’épreuves. »
Ce clan d’une douzaine de personnes a
suivi l’homme d’affaires à chaque étape, ou
presque, de la constitution de son empire, à
partir du milieu des années 1990. Dans ses
entreprises pétrolières, en Russie ; dans sa
carrière politique en Tchoukotka, une région
de l’Extrême-Orient russe ; à Londres, donc ;
ou dans les nombreuses start-up israélien-
nes et le vaste parc immobilier où il a investi.
Aucun de ces fidèles n’a jamais trahi l’oligar-
que dont la fortune est estimée à un peu plus
de 9 milliards de dollars (environ 8 milliards
d’euros), contre 14,5 milliards de dollars
en 2021. « Je ne travaillerai pour personne
d’autre », souligne Henry, son collaborateur
de toujours. Cet ancien d’une banque d’affai-
res américaine vante le « sixième sens » de Ro-
man Abramovitch, son obsession du résul-
tat. D’après lui, l’oligarque chercherait cons-
tamment à « réparer des choses », sans jamais
chercher « la moindre publicité ».
Attentionné, mais fuyant l’attention, tel se-
rait le paradoxe du milliardaire. Personnage
incontournable de la Russie moderne, préfé-
rant la discrétion des coulisses au-devant de
la scène, il s’est imposé comme le plus célè-
bre et le plus secret des « oligarques » – ces
entrepreneurs qui ont profité des privatisa-
tions en frayant avec le Kremlin au moment
de l’effondrement du bloc de l’Est. Célèbre,
Abramovitch l’est devenu par son parcours
hors du commun, qui épouse les soubre-
sauts russes, de la perestroïka à la dérive
autoritaire de Vladimir Poutine. Orphelin à
3 ans d’une famille juive soviétique, mécène
des avant-gardes culturelles ou de la com-
munauté juive et même, depuis le déclen-
chement de la guerre en Ukraine, diplomate
de l’ombre, il sait se rendre indispensable.
Conciliateur insaisissable et influent
Secret, l’homme le serait de nature, assurent
ceux qui l’ont fréquenté. Décrit à la fois
comme réservé, calculateur, efficace ou dé-
nué d’émotions et de valeurs, son caractère
tranche avec celui de la plupart des oligar-
ques, autrement arrogants et présomp-
tueux. Souvent habillé d’un simple jean,
avec une barbe de trois jours, le timide quin-
quagénaire regarde rarement ses interlocu-
teurs dans les yeux. « Son génie a été de se
comporter comme un gentil chien : pendant
que les autres hommes d’affaires aboyaient, il
est resté la tête basse, loyal », décrit Bill lywood, au milieu des années 2010. Plus ré-
Browder, l’ancien gérant du plus grand cemment, Peter Morgan, le créateur de la sé-
fonds d’investissement étranger en Russie, rie Netflix The Crown, sur la reine Elizabeth
Hermitage Capital Management, qui l’a ren- II et la famille royale, a monté Patriots, une
contré pour la première fois autour d’un pièce de théâtre revenant sur le conflit entre
café, au milieu des années 1990. Vladimir Poutine et Boris Berezovski, men-
Une attitude qui ferait de Roman Abramo- tor et ancien associé d’Abramovitch. Alexan-
vitch l’archétype du « honest broker ». Dans dre Rodnianski, le producteur ukrainien et
les relations internationales, ce terme dési- ami de ce même Abramovitch, aimerait voir
gne la personne acceptée par tous les partis le texte adapté au cinéma.
en présence comme impartiale, mais S’il fuit les projecteurs, l’oligarque aime
n’oubliant jamais son intérêt personnel. Dès s’entourer des grands noms du divertisse-
les années 1990, il se forge la réputation ment. A l’inauguration des nouveaux lo-
d’être « celui qui permet de régler les conflits », caux du Garage, le centre culturel qu’il a
à en croire Bill Browder. Serait-ce à ces talents ouvert en 2015 à Moscou, se pressent le créa-
de conciliateur insaisissable et influent que teur de La Guerre des étoiles, George Lucas,
tiendrait le mystère dont il est enveloppé ? l’artiste Jeff Koons ou le cinéaste Woody Al-
Car Abramovitch fascine, comme le font len. Les mêmes se sont croisés au cours des
certains personnages de fiction. En 2004, réceptions qu’Abramovitch a longtemps of-
son destin romanesque inspire un projet de fertes en marge du Festival de Cannes, au
comédie musicale, finalement abandonné, château de la Croë, sa propriété du cap d’An-
pour lequel Elton John devait composer cer- tibes. L’homme d’affaires se serait-il re-
tains morceaux intitulés « The Show Mos- connu en Zelig, le personnage qui a donné
cow On » ou « Putin on the Ritz ». Un film re- son titre à l’un des films les plus fameux de
traçant sa vie, soutenu par l’oligarque lui- Woody Allen, en 1983 ? Comme « l’homme
même, est envisagé par la Warner, à Hol- caméléon » imaginé par le cinéaste améri-
cain, il semble traverser les vicissitudes de
l’histoire en se fondant, sans cesse, dans les
décors que le destin place sur sa route.
Cette image élastique et énigmatique, Abra-
« Son génie a été de se movitch la cultive en faisant un usage mini-
comporter comme un gentil mal de sa parole. Il n’a accordé qu’une poi-
gnée d’interviews aux médias russes et occi-
chien : pendant que les autres dentaux, principalement au début des an-
nées 2000, quand il a été élu gouverneur de
aboyaient, il est resté Tchoukotka. A l’époque, l’homme politique
résume la maîtrise de sa communication face
la tête basse, loyal » à la correspondante du Monde, Natalie Nou-
Bill Browder gayrède, d’une blague russe : « Quelle est la
ancien gérant du fonds Hermitage Capital différence entre un rat et un hamster ? Aucune,
Roman Abramovitch lors d’une session de négociations entre la Russie et l’Ukraine,
à Istanbul, le 29 mars 2022. Sergei Karpukhin/TASS/ABC/Andia.fr
Poutine et Abramovitch, alors gouverneur de Tchoukotka, le 27 mai 2005, à Moscou.
VLADIMIR RODIONOV/ITAR-TASS/PRESIDENTIAL PRESS SERVICE via AFP
0123
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­Mardi 25­ juillet 2023
c’est juste une affaire de relations publiques. »
Lui sait les manier à merveille. Ses employés
ont tous signé des accords de confidentialité
d’une durée de vingt-cinq ans au minimum,
les empêchant de parler aux médias sans ris-
quer une coûteuse procédure judiciaire.
La menace légale plane aussi sur les jour-
naux qui s’intéressent à lui. Cet hiver, quel-
ques jours seulement après le début de notre
enquête, Le Monde a reçu un mail non solli-
cité exigeant des détails sur le projet, signé
par Rola Brentlin, la porte-parole, prévenue
par plusieurs sources contactées. Quand les
informations publiées à son sujet lui déplai-
sent, le businessman multiplie les menaces
de procès en diffamation. En Angleterre, où
la loi facilite les procédures-bâillons, ses avo-
cats envoient régulièrement des lettres pour
freiner, ou empêcher, la sortie de certains ar-
ticles ou films. Après la publication des Hom-
mes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé
de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest (Ta-
lent Editions, 2022), le best-seller de Cathe-
rine Belton, l’oligarque a porté plainte pour
vingt-six passages de l’ouvrage.
« Messager de Poutine »
Aujourd’hui, en Israël, où il possède la villa la
plus chère du pays (achetée 65 millions de
dollars en 2020) et un passeport lui permet-
tant d’aller et venir à sa guise, le capitaine
d’industrie fuit la lumière. Le reste de son
temps, il le passe généralement à Dubaï, aux
Emirats arabes unis, qui accueille le monde
des affaires russes depuis début 2022. C’est
ainsi : l’horizon de l’un des hommes les plus
riches de la planète s’est tassé sous le poids de
la guerre en Ukraine.
Dès que le conflit éclate, le 24 février 2022,
le capital de Roman Abramovitch est dans le
viseur des puissances occidentales. En quel-
ques mois, il est contraint de vendre le Chel-
sea FC et doit renoncer à une partie de ses
biens et de ses comptes bancaires, gelés par
la justice britannique. Des fonds sont sauvés
in extremis. Selon des documents confiden-
tiels consultés par Le Monde, environ 4 mil-
liards de dollars sont transférés via son
trust Zeus à ses sept enfants (Anna, Arkadiy,
Sofia, Arina, Ilya, Aaron et Leah Lou), nés de
deux de ses trois mariages. Interrogés, les
avocats de l’homme d’affaires n’ont pas sou-
haité répondre.
Comme la majorité de l’élite dont la ri-
chesse dépend du Kremlin, l’oligarque est
sanctionné par le Royaume-Uni, l’Union
européenne et le Canada. Par l’Ukraine aussi,
selon un document publié sur le site officiel
du président Volodymyr Zelensky, où figu-
rent des dizaines de noms, dont le sien. Dans
son cas, contrairement aux autres, un asté-
risque renvoie à son statut d’intermédiaire
entre la Russie et l’Ukraine pour la paix :
« Sanctions suspendues, jusqu’à ce que sa tâ-
che soit terminée ». Une mention qui résume
toute l’ambiguïté du personnage et qui lui
aurait inspiré ce commentaire, selon un di-
plomate : « Ma tâche est éternelle… »
Car, sans le dire publiquement, Roman
Abramovitch s’est imposé comme un média-
teur fiable entre les deux pays. Hors des ca-
naux diplomatiques, rompus par l’invasion
du territoire ukrainien, Volodymyr Zelensky
a cherché la meilleure façon de s’adresser au
pouvoir russe pour stopper le conflit. Au dé-
but de la guerre, il charge l’un de ses con-
seillers économiques, Alexandre Rodnianski
Jr, de trouver une personnalité crédible, capa-
ble d’échanger des informations avec le
Kremlin, sans les déformer. Abramovitch,
dont la famille maternelle vient d’Ukraine,
est contacté dans la foulée par le biais du père
du fonctionnaire, Alexandre Rodnianski, cé-
lèbre producteur (ukrainien) des premières
émissions de télévision (russes) du comé-
dien Zelensky, dans les années 1990.
Rodnianski père et Abramovitch se sont
liés, de leur côté, en coproduisant des dizai-
nes de films – russes pour la plupart. « Roman
est allé demander l’autorisation au Kremlin »,
indique Pavel (le prénom a été modifié), l’un
des participants russes à certains échanges
entre les deux pays. D’après lui, le business-
man est le seul homme d’affaires de premier
plan à avoir accepté de s’impliquer dans les
efforts de paix. L’oligarque, « un homme de
compromis », à en croire ce même Pavel, tra-
vaille hors de la délégation officielle nom-
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023 | 19

sans le dire publiquement,

Roman Abramovitch
s’est imposé comme un
médiateur fiable entre
l’Ukraine et la Russie

mée par le Kremlin. « C’est un messager per-

sonnel de Vladimir Poutine. »
Sa contribution aux premières négocia-
tions, organisées en Biélorussie, est révélée le
28 février dans un article, non signé, du quo-
tidien israélien Jerusalem Post, l’un des relais
privilégiés du milliardaire. « Il essaie d’aider »,
confirme son équipe, à l’époque, sans s’éten-
dre sur les détails de ses activités. Plusieurs
émissaires rappellent ses efforts à certains
moments-clés de cette tentative de média-
tion : dans un palace moscovite, à la mi-
mars 2022, où il rencontre l’ancien chancelier
allemand Gerhard Schröder, lui aussi dési-
reux « d’aider », avant de se raviser ; ou, un
peu plus tard, à Istanbul, quand le médiateur
Abramovitch est photographié, téléphone à
l’oreille, à la fin d’une session de négociations
en compagnie d’Ibrahim Kalin, le porte-pa-
role du président turc Recep Tayyip Erdogan.
« Il a travaillé très dur, pour donner des gages
de confiance, décrit Pavel. Ça lui a permis
d’être considéré comme une personne fiable
par le pouvoir ukrainien. »
Ces échanges ne sont pas sans risque. Dé-
but mars 2022, après une énième journée de
discussions aux Emirats arabes unis, deux
négociateurs ukrainiens, dont le député tatar
Rustem Umerov, et Roman Abramovitch ont
soudainement les yeux qui brûlent et la peau
abîmée. Les officiels ukrainiens suspectent
un empoisonnement « potentiellement mor-
tel », a raconté M. Umerov au Monde, en
juillet 2022. Effrayé, Abramovitch refuse
d’être ausculté sur place et s’envole pour la
Turquie. « Il n’a plus donné de nouvelles pen-
dant plusieurs jours », précise le diplomate.
Selon l’enquête menée par Christo Grozev,
l’ancien directeur exécutif de Bellingcat, une
ONG spécialisée dans les enquêtes en sour-
ces ouvertes en ligne, les médiateurs ont bien
été visés par un « agent chimique ou biologi-
que ». Mais les toxines n’ont jamais pu être
identifiées formellement, en raison de la
complexité des analyses à entreprendre.
La tentative d’empoisonnement avec une
dose non létale aurait surtout servi d’aver-
tissement de certains membres de l’élite
russe. Les cadres du Service fédéral de sécu-
rité de la fédération de Russie (FSB), les puis-
sants services de renseignement, ne lui
« pardonneraient pas » d’avoir joué un rôle
dans l’effort de paix. « Ils s’en donneraient à
cœur joie s’il était possible de s’en prendre à
lui, résume le producteur ukrainien Alexan-
dre Rodnianski. Mais Poutine le protège. »
L’émissaire ne s’est jamais exprimé sur cet
épisode. Il aurait seulement assuré que
« tout allait bien », par texto, à un collègue
russe. Au quotidien, il compte avant tout sur
les gardes du corps qui l’accompagnent dans Roman Abramovitch en visite en Alaska (Etats-Unis), en 2001. Yuri Feklistov
tous ses déplacements.
Le jeu géopolitique en vaut la chandelle :
grâce à sa casquette de diplomate, Roman
Abramovitch protège sa fortune. Contraire- net de Volodymyr Zelensky et numéro deux que « certains contacts du côté américain » se- Abramovitch est « beaucoup moins intense »
ment à l’Europe et au Canada, les Etats-Unis du pouvoir ukrainien. En septembre 2022, raient « toujours en cours », sans confirmer le qu’au début de la guerre. « Il permet non seu-
ne le sanctionnent pas. Mieux : il bénéficie de aux côtés d’une délégation d’Arabie saou- rôle de l’homme d’affaires. « Ce genre d’affaire lement de transmettre les positions de cha-
solides soutiens. Celui, par exemple, de Dani dite, l’oligarque arrange la libération du célè- devrait être conclu dans le silence le plus total. » cun, mais aussi de les adoucir », reconnaît
Dayan, le président de Yad Vashem, le mémo- bre bataillon ukrainien Azov, capturé quel- tout de même l’officiel ukrainien.
rial de la Shoah à Jérusalem, auquel l’homme ques mois plus tôt, pendant la bataille de Ces sujets « n’existent pas » Pour y parvenir, l’oligarque multiplie les al-
d’affaires a fait don d’une somme à huit chif- Marioupol. Au même moment, plusieurs lers-retours à Kiev, souvent dans le plus
fres. Début 2022, l’Israélien adresse, avec plu- combattants étrangers, dont cinq Britanni- La mission d’Abramovitch serait loin d’être grand secret. Son dernier voyage dans la
sieurs ONG de son pays, une lettre à l’ambas- ques, emprisonnés par la Russie, sont ren- terminée : les pourparlers se poursuivent ­capitale ukrainienne remonte, semble-t-il, au
sadeur américain, le priant de ne pas s’en dus à leurs pays grâce au soutien du milliar- sur l’exportation du blé depuis les ports printemps. Sa présence à Moscou est ­encore
prendre aux finances du milliardaire. Plu- daire. Dans l’avion saoudien qui ramène ukrainiens, comme sur l’établissement de plus récente. En juin 2023, pendant la muti-
sieurs participants aux échanges entre la tout le monde en lieu sûr, les Britanniques nouveaux couloirs humanitaires servant à nerie d’Evgueni Prigojine, le chef des merce-
Russie et l’Ukraine affirment que Volodymyr reconnaissent l’ancien propriétaire du Chel- évacuer des civils. Un domaine obnubile le naires de Wagner, Roman Abramovitch se
Zelensky en personne aurait suggéré au pré- sea FC. Son implication, sans poste officiel Russe : la libération des enfants ukrainiens trouve dans la capitale russe et ­plusieurs ob-
sident Joe Biden de ne pas sanctionner Abra- dans une structure étatique, est « extrême- emmenés contre leur gré en Russie. Soutenu servateurs imaginent déjà qu’il joue un rôle
movitch, contrairement au choix de l’admi- ment rare », commente Dominik Byrne, à la par l’Organisation des Nations unies, le Vati- dans les intrigues qui mènent au départ an-
nistration ukrainienne. tête du Presidium Network, une ONG proche can, Roman Abramovitch doit expliquer à noncé du chef de guerre pour la Biélorussie.
des autorités britanniques qui a participé à Vladimir Poutine pourquoi les enfants Son équipe infirme et prétend que ces sujets
Bataillon Azov toute l’intervention. Selon Alexandre Rod- ukrainiens, que le Kremlin assure avoir « n’existent pas », sans donner plus de détails.
nianski, le producteur ukrainien, « Abramo- sauvé des bombes et de la violence, doivent Combien de poupées renferme la matrio-
Autre étrangeté : dans un courrier officiel, vitch s’est fixé pour règle de se battre pour les être réunis avec leur famille. « Sans lui, chka Abramovitch ? Sous le self-made-man se
l’Ukrainien David Arakhamia, chef du parti étrangers en difficulté avec le pouvoir russe ». aucun d’entre eux n’aurait pu revenir », af- cache un homme lige, loyal au Kremlin. Sous
présidentiel Serviteur du peuple, a vanté C’est pour cette raison qu’en décembre 2022, firme Pavel. Rencontré à Rome, un membre l’homme lige s’active un homme-orchestre,
« l’impact positif » de l’oligarque dans les selon nos informations, il a permis la libéra- de la délégation du Saint-Siège confirme omniprésent dans la culture, les affaires, le
échanges entre son pays et la Russie. « Nous tion de l’Américaine Brittney Griner, arrêtée l’engagement de l’oligarque sur ce dossier sport ou la diplomatie. Sous l’homme-orches-
n’influons pas sur les sanctions », répond en Russie et condamnée à neuf ans de prison sensible. « Abramovitch fait partie des per- tre s’agitent tant d’autres identités, réelles ou
Mykhaïlo Podolyak, le conseiller de M. Ze- pour trafic de drogue après la découverte de sonnes de bonne volonté, avec qui l’on peut fantasmées : un « mensch », ainsi que les juifs
lensky. Officiellement, il semble délicat pour traces d’huile de cannabis dans ses affaires. La discuter sans arrière-pensée, au même titre désignent leurs plus généreux donateurs, un
le camp ukrainien de reconnaître le rôle cen- basketteuse professionnelle du Texas a été que les Brésiliens ou les Chinois », précise le mauvais garçon repenti, désireux d’être perçu
tral de Roman Abramovitch dans la diploma- échangée contre Viktor Bout, un marchand médiateur du Vatican, de retour d’un voyage comme un gentleman par les élites mondiali-
tie parallèle de la guerre. Même si se passer de d’armes russe emprisonné aux Etats-Unis. à Moscou, début juillet. Chaque cas « isolé » sées… Et ensuite ? Dans le palace du nord de
sa participation serait contre-productif. Contactés, les avocats britanniques de nécessite plusieurs semaines de discussions Tel-Aviv, téléphone à la main, Rola Brentlin in-
Quand les espoirs de paix disparaissent M. Abramovitch affirment dans une lettre et « environ 2 000 » jeunes seraient déjà ren- terrompt la discussion avec une phrase qui
net, avec la révélation des crimes de guerre qu’il n’a eu « aucun rôle » dans cette opération. trés chez eux grâce à ces discussions, depuis ressemble à un avertissement : « Ceux qui sa-
commis par l’armée russe à Boutcha, dans la De la même manière, plusieurs de ses con- le mois de janvier. Le nombre réel d’enfants vent vraiment des choses sur M. Abramovitch
banlieue de Kiev, « l’homme caméléon » re- naissances suggèrent que le discret émissaire ramenés sur le territoire ukrainien tourne- resteront toujours silencieux. » p
dessine les contours de sa mission. Pour les participe aux efforts pour libérer un journa- rait plutôt autour de 500, à en croire Lucas Minisini
échanges réguliers de prisonniers qui ont liste américain du Wall Street Journal, Evan Mykhaïlo Podolyak, conseiller du président et Aureliano Tonet
lieu entre la Russie et l’Ukraine, il joue les fa- Gershkovich, accusé d’espionnage par Mos- Volodymyr Zelensky. Contacté par Skype, le
cilitateurs, avec la petite équipe organisée cou. Par le biais de Telegram, Dmitri Peskov, négociateur en chef de l’Ukraine tient à pré- Prochain article Main basse sur les joyaux
autour d’Andriy Yermak, directeur de cabi- porte-parole du Kremlin, indique au Monde ciser que le rôle « humanitaire » de Roman pétroliers de l’Union soviétique

20 |
La polémique du time out,
ou la bataille de l’éducation positive
Parents, quel métier ! — 1/6 — Faut-il punir ? Le récent et houleux débat sur la manière d’élever ses enfants est le reflet
d’une époque où les parents, considérés comme profanes, ne peuvent s’en sortir sans des conseils d’experts
U
ne jeune femme aux yeux
écarquillés, avec un sourire
glaçant, apparaît par la ma-
gie des algorithmes, un soir,
sur l’écran du smartphone.
D’une voix mielleuse, elle
prodigue des conseils sous le hashtag #édu-
cationpositive : « L’hiver venu, la tentation est
grande de parler du Père Noël. Souviens-toi
que forcer ton enfant à adopter un comporte-
ment dans le but unique d’avoir des cadeaux,
c’est ce que l’on appelle du chantage. Tu n’as
pas envie de faire du chantage à ton enfant.
Ce n’est pas bon pour votre relation. D’ailleurs,
le Père Noël est un mensonge ! Et tu n’as pas
envie de mentir à ton enfant. »
Sous la vidéo Instagram, publiée le 1er mars,
figurent 1 300 commentaires d’internautes
qui s’écharpent dans tous les sens : « On di-
rait le leader d’une secte ! » ; ou encore :
« Franchement j’en ai marre de voir tous les ef-
forts qu’il faudrait faire pour que l’enfant soit
parfait et n’ait aucun trauma. » En réalité,
Maman Nad, la coach flippante, est une co-
médienne, ­Nadia Richard, qui croque les ob-
sessions des parents dans des « stories » hu-
moristiques sur Instagram. Sa vidéo a été
mise en ligne en plein ouragan médiatique
autour de ce que l’on appelle le « time out »,
autrement dit la mise à l’écart de l’enfant en
guise de punition.
Tout a commencé, en février, par l’entre-
tien publié sur Lemonde.fr de la psycholo-
gue ­Caroline Goldman, partisane de cette
méthode éducative et autrice du livre File
dans ta chambre (Intereditions, 2020) :
2,3 millions de visites sur notre site, soit de
loin l’article le plus lu de 2023 jusqu’à pré-
sent. Il faut dire que la psychologue bous-
cule sans ménagement la parentalité posi-
tive, omniprésente en France depuis une
quinzaine d’années. Egalement appelé édu-
cation positive, ce courant puise son inspi-
ration dans divers travaux de psychologues
et pédiatres, souvent américains. Il s’agit
d’un concept aux contours flous, défini par
le Conseil de l’Europe, en 2006, comme un
« comportement parental fondé sur l’intérêt
supérieur de l’enfant, qui vise à l’élever et à le
responsabiliser, qui est non violent ». Et, en
moins de deux décennies, l’éducation posi-
tive a tapissé l’univers des parents de con-
seils en tout genre.
Les mots de Caroline Goldman ont suscité
des réactions indignées sur le « dressage » des
enfants et les violences éducatives ordinaires.
Ont suivi, dans la même veine et toujours
dans Le Monde, l’interview de la pédiatre Ca-
therine Gueguen et un portrait de la psycho-
thérapeute Isabelle Filliozat, les deux voix do-
minantes de la parentalité positive en France,
le tout parachevé par une batterie de « tribu-
nes et contre-tribunes », comme l’a commenté
un humoriste de France Inter… Dans les bis-
trots, les cours d’école, sur WhatsApp, les
­parents comptent leurs rangs, s’invectivent,
se traitent de tortionnaire ou d’illuminé.
Faites-vous confiance, mais…
Pourquoi cette guerre entre deux clans se ca-
ricaturant l’un l’autre : éducation permissive
d’un côté, autoritaire de l’autre ? Pourquoi
une telle hargne en 2023, alors que les con-
cepts n’ont rien de nouveau ? Sandrine Gar-
cia, sociologue à l’université de Bourgogne,
spécialiste des questions d’éducation, ren-
voie dos à dos les deux camps : « Les experts
des deux méthodes s’opposent, mais ils ap-
partiennent au même espace, au sens où ils
dénient aux parents la compétence. » Un es-
pace où ils érigent leur savoir en vérité abso-
lue, afin de transformer les parents en profa-
nes, tout en voulant les responsabiliser.
Cette ambiguïté existe dès 1946 chez l’Amé-
ricain Benjamin Spock dans son livre culte
The Common Sense Book of Baby and Child
Care, vendu à 50 millions d’exemplaires dans
le monde (traduit en français sous le titre
Comment soigner et éduquer son enfant). Le
médecin lance en effet un appel aux parents :
« Faites-vous confiance. » Avant de leur assé-
ner six cents pages d’avis divers et (très) va-
riés, de la nourriture à la masturbation.
­Faites-vous confiance, mais…
Les parents ont été confisqués de leur pro-
verbial instinct paternel et maternel, et cela
ne date pas d’hier, insiste Sandrine Garcia.
En France, il faut remonter à 1945, quand la
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­Mardi 25­ juillet 2023
pédiatre Jenny Aubry découvre de nom-
breux enfants, orphelins ou abandonnés,
placés dans des pouponnières. Révoltée par
l’approche purement hygiéniste et les caren-
ces affectives dont souffrent les petits, elle
se tourne vers les travaux anglo-saxons, no-
tamment ceux du psychiatre britannique
John Bowlby, qui invente la « théorie de l’at-
tachement », selon laquelle la sécurité affec-
tive apportée au tout-petit par la mère déter-
mine son évolution future. Jenny Aubry ap-
porte ainsi des améliorations spectaculaires
à l’état des enfants dans ce type d’établisse-
ment d’accueil.
En pathologisant les actes parentaux, la pé-
diatre et psychanalyste Françoise Dolto va
plus loin à partir des années 1960, affirme
Sandrine Garcia : « On ne parle plus d’enfants
traumatisés par la guerre, mais en situation
ordinaire, à la maison, qui risqueraient de
“graves névroses” si l’on s’y prend mal dans
toutes sortes de situations, par exemple dans
l’apprentissage de la propreté. »
A une époque où la société devient plus
permissive et transforme la fonction paren-
tale, ce discours trouve un écho retentis-
sant : l’enfant et son bien-être deviennent le
cœur ­battant de la cellule familiale. « Dolto
franchit la ligne rouge qui sépare la clinique
de l’expertise, affirme Sandrine Garcia. Elle
autorise un discours prescriptif. » Le conseil
en parentalité est né. Et, avec lui, les confron-
tations sur les méthodes éducatives : entre
fermeté et laisser-faire. Ces débats, parfois
rudes, existent aux Etats-Unis depuis le tour-
nant des XIXe et XXe siècles, explique Ann
Hulbert, dans Raising America (« élever
l’Amérique », Alfred A. Knopf, 2003, non tra-
duit). A une époque où les châtiments corpo-
rels sont encore communément admis, cer-
tains tenants d’une parentalité non violente
radicalisent leur propos pour convaincre.
Dans Psychological Care of Infant and Child
(« le soin psychologique du nourrisson et de
l’enfant », 1928, non traduit), le fondateur du
béhaviorisme, John B. Watson, y va de la mé-
taphore physique : dire « ne fais pas ça » est
« l’équivalent d’une claque ».
Watson est provocateur – controversé
aussi pour avoir réalisé une expérience en
terrorisant un bébé de 9 mois avec des rats –,
et il finira par se recycler dans la publicité,
après avoir été écarté de la prestigieuse
­université Johns-Hopkins, à Baltimore
(Etats-Unis). Mais le très raisonnable psy-
chologue viennois Alfred Adler, omnipré-
sent aux Etats-Unis à partir de la fin des an-
nées 1920 (et considéré comme le père du
mouvement de la parentalité positive), le re-
dit clairement lors d’une conférence à Aber- Giulia d’Anna Lupo
deen, au Royaume-Uni, en 1937 : « Je crois
qu’aucune forme de punition n’est appro-
priée pour les enfants. » Aux Etats-Unis, le
vent va si fort dans cette direction rosciences pour appuyer leurs thèses. Avec vraiment positive (Larousse, 2019) : acheter
qu’en 1966 Benjamin Spock se sent obligé – une menace en creux : refuser quelque chose des livres de conseils, assister à des conféren-
dans la troisième ­édition de son best-seller – à son enfant crée des dommages sur son ces payantes, lire des blogs, dialoguer avec
de tempérer ses propos et de rappeler que, ­cerveau ; froncer les sourcils engendre sur lui son enfant… sont autant d’actes ­socialement
parfois, une punition est nécessaire : « De une décharge de stress nuisible… Des affir- conditionnés. Le sociologue Claude Martin,
nos jours, il semble y avoir plus de chances mations contestées par des neuroscientifi- directeur de recherche émérite au CNRS,
qu’un parent consciencieux ait des problè- ques eux-mêmes, qui dénoncent des surin- abonde en affirmant que le débat obsession-
mes liés au laxisme qu’à la rigueur. » terprétations et des erreurs. nel sur le time out est une question assez se-
A partir des années 1980, nombre de pa- condaire par rapport aux inquiétudes des pa-
rents sont désorientés, perdus, voire écœurés Un « idéal de parents privilégiés » rents. Mais alors, quelle est la bonne ques-
par l’avalanche d’injonctions contradictoires. tion ? « Une lutte sur des parts de marché ! »,
En France, le pédiatre Aldo Naouri leur rabâ- Survient ici un dommage collatéral pour les s’exclame-t-il. L’éducation positive fait ven-
che qu’il faut remettre de l’ordre dans ce ba- parents : l’impression que tout repose sur dre des centaines de milliers de livres, sans
zar, alors que le sociologue François de Singly eux, qu’il suffit de faire le mauvais choix compter tout un écosystème de formations
leur explique comment accompagner leurs pour « gâcher » son enfant. Avec de tels en- ou conférences. Caroline Goldman, elle, a
enfants sur la voie de l’autonomie. A la télévi- jeux, on comprend mieux la crispation ses livres et son podcast. Dans son « Mani-
sion, une « Super Nanny » les tance depuis des derniers mois autour du time out… « Ce feste contre le “parenting” », paru dans le
2005 sur leur manque d’autorité, tandis que, débat n’est pas une resucée des précédents, Wall Street Journal en 2016, la psychologue
sur les réseaux sociaux, des centaines de ­décrypte la psychanalyste Sylviane Giam- Alison Gopnik affirme que l’on fait croire
coachs leur assènent que le mot « non » peut pino, également vice-présidente du Haut aux parents qu’il existerait des techniques,
traumatiser leur bambin. Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge. comme autant de recettes, pour élever ses
Sans compter que les figures récentes de Aujourd’hui, nous vivons dans l’illusion que enfants. « Une industrie importante a émergé,
l’éducation positive – dont Isabelle Filliozat nous sommes décideurs, voire entrepreneurs qui promet de fournir cette expertise. La sec-
et Catherine Gueguen – convoquent les neu- de nous-mêmes. L’exercice de l’autorité ne se- tion parentalité d’Amazon compte soixante
rait qu’une question de comportement bon mille livres », conclut-elle.
ou moins bon des parents. » Voilà. Au terme de cette lecture, les parents
Tout est pris comme si le monde autour (ni- ne savent pas davantage s’il faut envoyer
veau de vie et profession des parents, loge- le petit dans sa chambre ou lui faire un gros
Nombre de parents ment, loisirs…) n’existait pas. Comme si l’on câlin, mais, au moins, ils connaissent la cause
pouvait rentrer éreinté d’une journée de tra- de leur désarroi : en ayant un enfant, ils sont
sont perdus, vail, tracassé par la fin de mois, inquiet d’un devenus monnayables. p
divorce, sans que tout cela influe sur notre Laurent Borredon
voire écœurés par l’avalanche manière d’être parent. Or, les conseils de et Clara Georges
d’injonctions l’éducation positive restent majoritairement
un « idéal de parents privilégiés », écrit la jour- Prochain article L’allaitement
contradictoires naliste Béatrice Kammerer dans L’Education et le mythe de la mère totale
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­Mardi 25­ juillet 2023
Une histoire
souterraine
de la France
LoïC LUSNIA
Les statuettes
de Pistillus,
à Autun
C
e n’est pas insulter Autun que
de qualifier cette commune de
Saône-et-Loire de ville modeste,
avec ses quelque 13 000 habitants.
Ceux-ci, en revanche, nous en voudront
si nous ne précisons pas que le nom
d’Autun est une contraction de l’impé-
riale Augustodunum. Comme le rappelle
Stéphane Alix, responsable d’opération à
l’Institut national de recherches archéo-
logiques préventives (Inrap), c’est le pre-
mier empereur romain, Auguste, qui en
ordonne la construction : « Augustodu-
num, c’est une ville phare de la Gaule du
Nord, capitale du peuple des Eduens, qui
est un vieil allié de Rome. Elle est mieux
située que l’ancienne capitale, Bibracte,
et cela devient un peu la ville témoin de
ce que doit être une cité gallo-romaine :
un quadrillage orthonormé, une muraille,
un forum, des thermes, des temples… »
Et une grande vitalité économique.
Parmi les « entrepreneurs » d’Augus-
todunum, on trouve un certain Pistillus,
coroplathe de son état, nom qui désigne
cet artisan qui fabrique des figurines
en terre cuite. L’historien Camille Jullian
(1859-1933) disait de Pistillus qu’il était
passé « maître dans le genre familial,
remplissant toute la Gaule de mères
­pouponnières, d’enfants au berceau,
de lits domestiques, de chiens gardiens
du foyer ». Ces statuettes blanches pou-
vaient également avoir une vocation
religieuse. Mais l’artisan crée aussi,
dans un style assez fin et élégant, plutôt
classique, des scènes érotiques.
Une production populaire
Pistillus était connu pour ses figurines,
mais, en 2010, une fouille menée par
­l’Inrap à Autun, en préalable à la cons-
truction de logements sociaux, met au
jour son atelier. « C’était une maison avec
une cour intérieure que Pistillus va réamé-
nager autour d’un four de potier » à la fin
du IIe siècle, explique Stéphane Alix, qui
a conduit la fouille. En plus de ce four,
les archéologues exhument des moules,
des statuettes, des ratés de cuisson.
Même si l’on n’a aucune idée du prix
d’une figurine, il ne fait guère de doute
pour Stéphane Alix que les clients de
Pistillus « étaient des gens du peuple. Sa
production n’était pas destinée à alimen-
ter les hautes classes sociales, qui s’ache-
taient des statues en marbre ou en
bronze ». Dans ce monde romain très
cloisonné, Pistillus fait figure d’entrepre-
neur qui a réussi : ses productions sont
largement diffusées, puisqu’on les re-
trouve en Allemagne, en Suisse, en Aqui-
taine, en Angleterre. Et il se développe :
en 2017, de nouvelles fouilles au nord
d’Autun ont révélé un second atelier.
L’entreprise Pistillus a vécu plus de
cent ans. Mais, « dès la fin du IIIe siècle,
un changement au niveau de la religio-
sité devient patent », dit Stéphane Alix.
Les grands sanctuaires tombent en
­déshérence, on assiste à une recherche
de spiritualité plus axée sur l’individu.
Un terreau favorable à l’implantation
d’autres cultes comme le christianisme,
qui montera en puissance pendant tout
le IVe siècle. Exeunt les Vénus se pinçant
le sein signées Pistillus. p
Pierre Barthélémy
Prochain article Les bijoux d’Arégonde,
dans la basilique Saint-Denis
Lucie Branco, un combat
gravé dans la pierre
Les pionnières—1/6—Nommée « Flamande » par ses pairs, la tailleuse de pierre est la
première femme à avoir intégré les Compagnons du devoir, après une longue bataille
L’atelier de taille de pierre dans la maison des Compagnons du devoir et Lucie Branco, à Paris, le 23 mai. REBECCA TOPAKIAN POUR « LE MONDE »
L’
affiche trône en majesté
dans le hall de la maison
des Compagnons du de-
voir et du tour de France
de Paris, derrière l’Hôtel
de ville. Depuis 2021, elle
accueille les centaines d’apprentis ve-
nus apprendre le geste juste. Ici, la mé-
moire compte. En une vingtaine de da-
tes et dix photos, la frise ­raconte les
quatre-vingts ans d’histoire de cette as-
sociation, créée en 1941, mais héritière
de la tradition millénaire du compa-
gnonnage. « Et là, c’est moi, la grande au
milieu », indique Lucie Branco.
Sur l’image, elles sont trois. « Première
adoption de femmes en 2004 à Troyes »,
dit sobrement la légende. Ce jour-là,
une charpentière, une menuisière et
elle, tailleuse de pierre de son état, font
tomber la Bastille en mettant fin au
monopole masculin sur cette confré-
rie. Trois ans plus tard, celle que tout le
monde nomme « Flamande » (les com-
pagnons prennent le nom de leur terre
d’origine) sera la première femme offi-
ciellement « reçue », ultime étape du
long chemin d’initiation. « Plutôt un
chemin de croix », corrige-t-elle.
Il n’est jamais facile d’être une pion-
nière. Pour tenir contre les quolibets,
répliquer aux insultes, contourner les
obstacles, résister aux agressions,
audace et confiance semblent des
­conditions nécessaires. « Or, j’étais tout
le contraire, une enfant effacée, une ado
paumée, une jeune fille incapable d’as-
sumer sa féminité », résume-t-elle.
Dans la famille Branco, c’est sa jumelle,
Karine, qui capte la lumière. Plus casse-
cou, plus extravertie, meilleure élève.
« Moi, je restais dans l’ombre », dit-elle.
Elle s’est rêvée médecin ou sage-
femme. A déchanté en découvrant que
la filière sciences médico-sociales dans
laquelle elle s’est laissé orienter lui
­interdit ces carrières. Alors elle se
Remerciée par les compagnons
parisiens malgré son succès au
CAP, elle poursuit son tour de
France « en renard », sans soutien
c­ herche, plus épanouie dans les bars
du Vieux-Lille que devant ses cahiers.
C’est dans l’un d’eux, La Pirogue, que
sa vie bascule. « Le bar était blindé. Et
quatre jeunes sont entrés. On a com-
mencé à parler. Et ça a pris, comme la
chaux dans le ciment. Ils dégageaient
un bien-être incroyable. Moi j’avais
l’impression d’éveiller enfin l’intérêt. La
léthargie que je ressentais a disparu. »
« Elle a eu un coup de foudre », résume
sa sœur, décoratrice de films.
La découverte, quelques semaines
plus tard, de la maison des Compa-
gnons de Villeneuve-d’Ascq (Nord)
achève de la convertir. Chaudronne-
rie, charpente, tapisserie, des mondes
inconnus s’étalent sous ses yeux. La
« renardière » où s’active Jean – alias
Arthésien –, les moulures gothiques
de son « chef-d’œuvre », la poussière
blanche de la pierre de Lens l’orientent
vers la taille. « Tous vos sens sont mobi-
lisés. La vue et le toucher, bien sûr, l’ouïe
quand vous tapez à la masselotte, mais
aussi l’odorat. “J’ai goûté le jus de la
pierre”, dit même une de nos chan-
sons. J’ai tout aimé dans la taille. Mais
en vérité, j’aurais pu faire n’importe
quel autre métier, c’est le compagnon-
nage qui m’a séduite. »
Les valeurs de solidarité, de bien-
veillance et d’entraide prônées par la
charte de déontologie résonnent en
elle. « Semer du beau avec les mains
mais aussi avec le cœur et l’esprit » offre
à la jeune fille un horizon enfin cohé-
rent. Et que dire de ce merveilleux pré-
cepte, inscrit dans la règle des compa-
gnons : « S’efforcer en toutes circonstan-
ces de rechercher d’abord l’harmonie
entre les Hommes. »
Entre les hommes – sans majuscule –
serait plus juste. La seule femme ad-
mise chez les compagnons est alors la
« maîtresse de maison », autrement dit
l’intendante. Mais Lucie l’inconstante
a « trouvé un sens à [sa] vie ». L’idée
germe : faire un apprentissage. Sans lo-
ger sur place, juste en externe. Elle s’en
ouvre au prévôt, le responsable de la
maison. La réponse fuse, narquoise :
« Pas tailleur de pierre mais plombier, si
tu veux. » « J’ai été révoltée par l’injus-
tice », se souvient-elle. L’arrivée quel-
ques mois plus tard d’un nouveau
­prévôt va assouplir la règle. D’abord
admise à venir tailler le samedi, elle fi-
nit par être acceptée en CAP.
Elle a 19 ans et découvre la vie de
chantier, les réflexions grossières, les
mains aux fesses. « Je m’efforçais d’être
plus graveleuse qu’eux, ça les calmait. »
Elle frôle le viol quand un patron la
­séquestre. « Heureusement, il était trop
ivre. » Elle bataille aussi contre une sale
rumeur qui fait d’elle une « fille com-
pagnonnique ». « Une fille facile, tra-
duit-elle. Moi qui faisais tout pour res-
ter irréprochable. J’ai dû confronter
l’instigateur pour que ça s’arrête. »
Un modèle pour beaucoup
Pour elle, il y a pire : malgré son succès
au CAP, les compagnons parisiens la
remercient. C’est donc sans soutien ni
accueil officiel, « en renard », comme
on dit, qu’elle poursuit son tour de
France. En choisissant ses étapes. A
l’Institut de la pierre, à Rodez, on lui
ouvre les portes. « Elle avait une grande
soif d’apprendre et un vrai besoin de
­reconnaissance, se souvient Richard
Simonnet, alors formateur. Certains
freinaient mais le mouvement d’accueil
des filles était enclenché. »
Le siège parisien lance enfin un
groupe de travail sur la mixité. A l’ana-
chronisme de la situation s’ajoute la
difficulté à recruter dans certains mé-
tiers, comme la tapisserie ou la maro-
quinerie. Lucie est conviée. « On était
sept en première ligne, très solidaires,
raconte Aurore Vuattoux, tailleuse de
pierre, elle aussi. On avait toutes telle-
ment bataillé. » Les lignes bougent.
En 2003, lors de leur congrès, les
tailleurs de pierre votent l’ouverture
aux femmes, « après un discours de
­Lucie qui nous a tous transportés », se
souvient Richard Simonnet. Aux assi-
ses de 2004, l’association adopte la
mixité, suivie quelques mois plus tard
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des fameuses premières adoptions.
Puis, en 2007, c’est la réception de « Fla-
mande », lors d’une cérémonie à la
bougie dans les carrières de Saumur.
Quinze ans après, ses yeux s’em-
buent encore quand elle raconte l’évé-
nement. Il y a le souvenir des mots
bouleversants de certains vieux com-
pagnons aujourd’hui disparus. Mais
aussi les souffrances endurées. Jus-
qu’au denier moment, les tailleurs
lyonnais, dont elle dépendait, ont
tenté de s’opposer à sa réception.
Quant à son dos, il a clairement lâché
prise. « Déchirure ligamentaire à la
­colonne vertébrale, semble-t-elle pres-
que s’excuser. Je voulais montrer que je
pouvais tout faire. Je l’ai payé. »
Après plusieurs années loin des
Compagnons, à exercer de multiples
petits métiers, l’association l’a rappe-
lée. La voilà une fois encore pionnière,
comme cadre cette fois. Formatrice,
responsable pédagogique, directrice
régionale adjointe en Occitanie, elle
­pilote dorénavant sur le plan national
les initiatives environnementales de
l’association. « Gaspillage alimentaire,
habillement, mobilité, bilan carbone…
Avec 10 000 jeunes en formation cha-
que année, l’enjeu est fort », défend-elle.
Et puis « Flamande » reste pour beau-
coup un modèle. Si 16 % des compa-
gnons sont désormais des femmes, les
a priori ont la vie dure, assure-t-elle.
Alors, régulièrement, les prévôts (dont
onze femmes) des soixante-quatre
maisons locales l’invitent à témoigner.
Un exercice qu’elle a poursuivi dans un
livre, publié en 2019, en pleine vague
#metoo. « Lucie n’est pas politique, jus-
que-là son combat était personnel, mais
ce livre l’a transformée », confie sa sœur
jumelle. Pas au point de s’affirmer fé-
ministe – elle rejette le terme. « Je dé-
teste l’injustice, c’est tout. » Elle aimerait
voir une femme occuper un des cinq
postes de direction des Compagnons.
Mais elle n’a aucune intention d’y pos-
tuler. Quant à la taille de la pierre, elle
en a fait son deuil. « Je construis ma
maison, elle est en bois », sourit-elle.
Son compagnon est charpentier. p
Nathaniel Herzberg
Prochain article Scarlette Le Corre,
marin-pêcheur
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­Mardi 25­ juillet 2023

Dans la cave de Gary Gygax,

inventeur de D&D
Donjons & Dragons, la saga d’un jeu —1/6— Le premier jeu de rôle a été créé au début des années 1970, dans un coin
perdu du Winsconsin, par un passionné de « wargames », féru de science-fiction et d’heroic fantasy

Lake Geneva (Wisconsin)- envoyé spécial

L
a scène se déroule dans un sous-
sol étrangement décoré. Joe Man-
ganiello, barbe grise et tee-shirt
jaune, fait visiter sa villa de Beverly
Hills (Californie) à deux vidéastes
de la chaîne « D&D Beyond », la vi-
trine sur YouTube de l’éditeur du jeu de rôle
Donjons & Dragons (D&D). L’acteur de la sé-
rie télévisée True Blood (2008) et du film
­Spider-Man (2002) donne à voir un cellier
transformé en salle de jeu consacrée à sa pas-
sion, Donjons & Dragons. Cette cave que son
épouse, la comédienne Sofia Vergara, voulait
transformer en une bête salle de bal, plaisan-
te-t-il, abrite à présent les saintes reliques de
sa collection : une édition originale du pre-
mier jeu de rôle datant de janvier 1974, c’est
attendu, mais aussi, plus incongru, une san-
dale ayant appartenu au créateur du jeu, Gary
Gygax (1938-2008).
Fin mars, on retrouve l’heureux possesseur
de ce soulier au Gary Con, la convention des
amis de Gary Gygax organisée par son fils,
Luke, à Lake Geneva, dans le Wisconsin.
Parmi plusieurs milliers de joueurs, il se
trouve là en compagnie de deux autres célé-
brités, l’acteur Vince Vaughn et le guitariste
Tom Morello, conviés comme lui dans cette
bourgade du fin fond du Midwest, grande
comme Guingamp et aux antipodes d’Hol-
lywood. Les trois stars sacrifient là à leur pas-
sion ludique, mais pas seulement, ils sont en
déplacement professionnel : l’éditeur Wi-
zards of the Coast, soit WOTC, à prononcer
« Wotzii », a commandé à Manganiello un do-
cumentaire sur l’histoire du jeu D&D, à l’oc-
casion de son demi-siècle d’existence.
Gary Gygax a vécu presque toute sa vie dans Vincent Roché
le Wisconsin, à l’exception de sa prime en-
fance et de quelques années passées à Los An-
geles, au début des années 1980. Si ses fans se
réunissent ici, c’est pour célébrer son souve- mais les monstres Vecna et le Demogorgon. pondre avec précision à cette question dans C’est dans ce cadre qu’on retrouve Gary
nir – un autel lui est dédié à une table d’hon- En avril, le film Donjons & Dragons. L’honneur l’effervescence des multiples tables de jeu du Gygax, à la fin des années 1960. Père de cinq
neur –, tout en s’adonnant à son invention : le des voleurs est sorti sur les écrans avec un Gary Con que les choses se compliquent. enfants, il peut alors passer des heures sans
jeu de rôle sur table (tabletop roleplaying, en budget de blockbuster, un projet que Gygax Jon Peterson est un homme heureux quand sa femme, mètre en main, à calculer la vi-
anglais). Cinquante ans après sa création, ce lui-même n’avait pas réussi à mener à bien au on l’aborde près de la grande cheminée du bar tesse de déplacement de petits soldats sur
hobby résiste quelque peu à une définition début des années 1980, à l’âge d’or du jeu. central du Spa resort et pas seulement parce des reliefs modelés avec du sable. Les résul-
universelle et univoque. Et, surtout, concise. Victime de cet engouement, le rassemble- qu’il s’est promis, lui, de répondre à cette épi- tats de jets de dés comparés à des tableaux de
Disons que, dans une partie de jeu de rôle, un ment de ses fans, le Gary Con, s’est trouvé à neuse question. Il participe au Gary Con en probabilités n’ont pas de secret pour lui
ou plusieurs joueurs, parfois déguisés, incar- l’étroit dans le centre-ville de Lake Geneva, où tant que conseiller technique de Joe Manga- quand il s’agit de déterminer les dégâts infli-
nent des personnages qui vivent ensemble la veuve de Gary Gygax réside encore. C’est le niello. Mais sa présence détonne moins en ces gés par une volée d’artillerie. Il s’impose
une aventure racontée par un autre joueur, le Grand Spa Hotel, à sa périphérie, qui accueille lieux. Quinquagénaire, Jon Peterson est l’une, comme une figure parmi les wargamers,
meneur ou la meneuse de jeu. désormais des sexagénaires et plus, vêtus de si ce n’est la sommité en matière d’histoire du dans le Midwest du moins, au point d’organi-
tee-shirts ou de chemises bariolés, les bras en- jeu de rôle. Sa vocation lui vient de sa collec- ser, en 1968, une première convention dans
Trésors et monstres combrés de jeux, figurines et dés. Dans sa tion de jeux et de fanzines assemblée au fil le cadre bucolique du hall horticole de Lake
communication, l’événement fait assaut d’in- des ans – sans sandale, semble-t-il. La décou- Geneva, à deux pas de son domicile – il ne
A l’origine, ce que les joueurs explorent dans clusivité et de diversité, mais on y croise sur- verte, dans les collections du British Museum conduit pas, ceci explique cela. C’est la Gen-
Donjons & Dragons, ce sont des… donjons où tout des « grognards », selon le jargon du lieu : de Londres, d’un dé polyédrique à vingt faces, con, donc. On parle alors d’une petite cen-
ils affrontent parfois des dragons. CQFD. Elise un public blanc, vieillissant et très masculin. daté de l’époque romaine, l’a incité à éclaircir taine de fans présents parmi quelques mil-
Gygax, âgée de 9 ans, aurait choisi ce titre Pour découvrir une foule plus diverse et juvé- la genèse des jeux de rôle. Le dé à vingt fa- liers, voire une dizaine de milliers, à l’échelle
parmi une liste dressée par son père, amateur nile, il faudrait se rendre au Gencon pour Lake ces est le dé iconique de Donjons & Dragons. du pays. La sophistication des jeux et leur ca-
d’esperluettes comme nombre de joueurs à Geneva Convention. Cette assemblée créée en Rarissime sur le marché lors de la création du ractère militariste, très peu Flower Power,
cette époque – il fréquente, par exemple, le son temps par Gary Gygax ne se tient plus jeu, Gary Gygax le chérit, car il équilibre les leur barrent l’accès au grand public.
groupe Castles & Crusades. Le scénario de dans le Wisconsin, mais dans l’Indiana, pour y probabilités d’obtenir une valeur. Comme nombre de ses pairs, Gygax est un
base de D&D, appelé « dungeon crawling » par bénéficier d’une logistique dimensionnée à passionné de littérature médiévale-fantasti-
les fans, consiste à piller les trésors cachés son ampleur. Groupusculaire à ses débuts, Gettysburg que et de science-fiction, avec une prédilec-
d’un labyrinthe en massacrant les monstres chaque édition réunit aujourd’hui plus de tion pour Conan, le viril barbare créé par Ro-
qui le peuplent – et inversement. Comme au 60 000 visiteurs. L’histoire que Jon Peterson raconte tandis bert Howard dans les années 1930. C’est pour
théâtre d’impro, l’action évolue en fonction Il faut un génie pour rendre palpitante l’his- qu’on déguste un « Gary burger » a quelque concilier ses deux passions qu’il a l’idée de
des choix des participants et le dénouement, toire d’une invention et celle de D&D ne dé- chose de fascinant. Elle commence par la jouer à un wargame dans un univers où s’af-
réussite ou échec, est parfois déterminé par roge pas à la règle. Dans la très disputée saga transformation des échecs en kriegspiel (« jeu frontent des orcs et des nains. Avec cette ver-
des lancers de dés. Créé par Gary Gygax dans du jeu, c’est Gary Gygax qu’on a le plus sou- de guerre ») par les militaires prussiens, qui sion, il espère recruter de nouveaux adeptes
le très modeste sous-sol de sa petite maison vent qualifié de démiurge. Peu connu du en ont fait un jeu opposant plusieurs armées parmi la masse, plus pacifiste, des amateurs
de Lake Geneva, D&D est le premier des jeux grand public, il a été crédité d’une influence sur un terrain topographique, segmenté en de littérature. Un vivier existe. En Californie,
de rôle, premier historiquement mais égale- équivalente à celles d’un George Lucas, pro- cases ou pas. Après les triomphes de ces mê- des milliers d’originaux se réunissent, chaque
ment en parts de marché. Selon son éditeur ducteur de la saga Star Wars, ou d’un Stan Lee, mes Prussiens à Sadowa (1866) et à Sedan année, depuis 1966, pour vivre dans un
actuel, c’est un phénomène culturel qui a ravi un des fondateurs des comics Marvel. A sa (1870), l’Europe militaire, puis les civils se Moyen Age idéalisé, avec guéguerre en costu-
50 millions de fans en cinquante ans d’exis- mort, le magazine américain Wired l’a intro- passionnent pour ces jeux de simulation mi- mes d’époque et fausses armes.
tence. Le compte est bon. nisé « grand-père des geeks ». D’origine hel- litaire. Les écrivains britanniques Robert- Le jeu que crée Gygax pour allier univers
Donné pour mort au début des années vète par son père, d’où ce patronyme en « ax », Louis Stevenson et H.G. Wells comptent fantastique et rigueur militaire s’intitule
2000, D&D (à prononcer « Dihandi » en VO, orphelin de ce dernier au sortir de l’adoles- parmi les premiers adeptes. L’auteur de La Chainmail (« cotte de mailles »). Il est écrit
ou « Donje » en VF) connaît un retour de cence, élève très moyen, un temps cordon- Guerre des mondes a l’idée de détourner des avec un autre wargamer, Jeff Perren. Publié
flamme inattendu depuis une dizaine d’an- nier, Gygax a achevé sa vie dans des condi- jouets d’enfants et publie le premier war- pour la première fois en 1971, il s’en vend des
nées. Cette résurgence doit beaucoup à l’in- tions plutôt modestes. Mais qu’a-t-il donc in- game destiné au grand public en 1913. centaines d’exemplaires, soit l’équivalent
fluence des retransmissions de parties sur venté pour mériter tant de révérence – et ne Le genre connaît un relatif essor dans les an- d’un prix Goncourt à l’échelle de ce hobby.
Twitch, ce qu’on appelle les « actual plays », pas finir riche ? C’est quand on essaie de ré- nées 1950 avec l’émergence d’un éditeur amé- Certains puristes tordent le nez devant l’arri-
dont le plus célèbre est Critical Role. Chacun ricain spécialisé, Avalon Hill. Les jeux les plus vée de dragons à leur table. Mais d’autres,
peut assister là aux campagnes de D&D appréciés célèbrent le centenaire de la guerre plus nombreux, sont conquis et ils vont s’en
jouées avec brio par des acteurs certes moins de Sécession (1861-1865). Gygax, lui-même, est servir pour aller plus loin. Cinquante ans plus
célèbres que Joe Manganiello, mais tout aussi conquis par Gettysburg, qui permet à chacun tard, les adorateurs de Gygax, eux, considè-
doués en affaires. Amazon Prime vient de Dans la très disputée saga de se prendre pour les généraux George rent Chainmail comme l’origine de Donjons
leur offrir un pont d’or. Surtout, ce regain bé- Meade ou Robert Lee. Des clubs de joueurs se & Dragons et vouent à son coauteur un culte
néficie de l’incroyable publicité gratuite faite du jeu, c’est Gary Gygax développent dans les universités américaines fervent. Jusqu’à vénérer parfois sa sandale. p
au jeu par la série Stranger Things, visible sur qu’on a le plus souvent et les associations de passionnés d’histoire Julien Laroche-Joubert
Netflix depuis 2016. Tous les abonnés de la militaire du pays. Des cercles 100 % mascu-
plate-forme, ou presque, connaissent désor- qualifié de démiurge lins, où les joueuses sont rarissimes. Prochain article Dave Arneson, le héraut oublié
0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
Alexandre Adler
Journaliste
I
l était gourmand de tout, des
êtres, des livres, des mets.
Un boulimique de la con-
naissance avec une im-
mense érudition, servie par une
mémoire prodigieuse. Norma-
lien et agrégé d’histoire, spécia-
liste des relations internationales
et géopoliticien, Alexandre Adler,
mort le 18 juillet à l’hôpital Geor-
ges-Pompidou, à Paris, savait
faire vivre ses passions aussi bien
dans ses chroniques à Libération,
puis à Courrier international et
ensuite au Monde, où il fut pen-
dant cinq ans conseiller de Jean-
Marie Colombani, que dans ses
émissions télévisées ou à la radio,
avec ses éditoriaux de politi-
que étrangère pour la matinale
de France Culture. « C’était un
­conteur hors pair », reconnaît Ber-
nard Guetta, député européen de
Renew, qui était son alter ego, et
son concurrent sur France Inter.
Le grand talent d’Alexandre
Adler était de donner du sens aux
fracas du monde, ceux des deux
dernières décennies du XXe siè-
cle, où s’amorçait l’effondrement
de l’URSS, qu’il fut l’un des pre-
miers à pressentir, l’essor de la
Chine postmaoïste de Deng Xiao-
ping, puis l’envolée d’une hyper-
puissance américaine qui, sur
les décombres du communisme,
semblait sans limites.
Avec tout autant de sagacité, il
scruta le nouveau siècle et les
changements d’un monde de-
venu toujours plus chaotique et
multipolaire. « Ce qu’il racontait
n’était pas toujours démontré,
mais il le disait tellement bien… »,
confie son ami Alberto Toscano,
journaliste et historien italien.
Auteur prolifique, avec trente li-
vres à son actif, dont le plus
connu, J’ai vu finir le monde an-
cien (Grasset, 2002), fut salué par
le Prix du livre politique, Alexan-
dre Adler avait une impression-
Tony Bennett
Crooner américain
S
on adoration des classi-
ques américains et son ta-
lent pour créer de nou-
veaux standards tels que
I Left My Heart In San Francisco lui
ont valu l’admiration de Frank Si-
natra ou de Lady Gaga. Le chan-
teur Tony Bennett est mort, ven-
dredi 21 juillet, dans sa ville natale
de New York. Il avait 96 ans.
La cause de sa mort n’a pas été
précisée, mais il était atteint par la
maladie d’Alzheimer depuis 2016.
« Tellement triste d’apprendre la
mort de Tony. Sans aucun doute le
chanteur, l’homme et l’interprète
le plus classe que vous n’aurez ja-
mais vu », a réagi le chanteur Elton
John sur son compte Instagram.
Dans un communiqué, Martin
Scorsese a confié que, « à un cer-
tain moment, nous avons com-
mencé à imaginer que Tony vivrait
éternellement. Bien sûr que non,
personne ne le fait. Mais la musi-
que ? C’est une autre histoire ». Pour
le réalisateur et acteur, « Tony Ben-
nett était un artiste accompli. Tout
ce que vous avez à faire est d’écou-
ter l’un de ses enregistrements pour
le reconnaître. Très tôt, sa musique
s’est tranquillement glissée dans le
tissu de nos vies. Sa voix était aussi
familière et aussi proche que celles
de nos proches. Je sais que c’était
vrai pour des millions de personnes
à travers le monde ».
Dernier des grands chanteurs
ayant mêlé jazz et variété au mi-
lieu du XXe siècle, Tony Bennett a
souvent dit que son ambition de
nante puissance de travail. A Libé-
ration, il écrivait ses chroniques
au stylo à plume sur un coin de ta-
ble, d’un seul jet, en moins d’une
demi-heure, sans même une ra-
ture. Dans l’urgence, il était aussi
capable d’improviser son texte en
le dictant sans notes.
Hypermnésique et fin connais-
seur des arcanes du commu-
nisme soviétique, il donnait
nombre de détails et d’anecdotes
sur chacun des personnages dont
il parlait. Son érudition lui per-
mettait d’inscrire ces brillants
exercices de soviétologie dans
une histoire longue. Les histo-
riens et les kremlinologues fai-
saient volontiers la fine bouche
sur ses analyses et ses prévisions.
« Alexandre ne fait pas toujours
la différence entre le vrai et le vrai-
semblable », ironisait avec affec-
tion Annie Kriegel, elle-même
spécialiste reconnue du mouve-
ment communiste – et qui était
la tante de l’épouse d’Alexandre
Adler, la philosophe Blandine
Kriegel. Reste que très souvent,
il visait juste.
Un pessimisme croissant
La politique, au sens large, et la
géopolitique furent toujours ses
passions. Sa famille, des juifs de
Bohême imprégnés de culture al-
lemande et installés dans l’Em-
pire ottoman, émigra en France
dans les années 1930. S’il naquit
après la guerre, en 1950, « l’his-
toire avec sa grande hache », pour
reprendre le mot de l’écrivain, et
sa mémoire baignèrent son en-
fance. Rien d’étonnant s’il fut très
tôt tenté par l’engagement… aux
Jeunesses socialistes.
« Un ovni », se souvient l’écri-
vain Guy Konopnicki, son vieil
ami et condisciple du lycée Paul-
Valéry, dans le 12e arrondissement
de Paris, qui, lui, y animait les Jeu-
nes communistes. Mais, trois ans
toujours était de créer « un catalo-
gue à succès plutôt que des disques
à succès ». Il a ainsi publié plus de
soixante-dix albums, qui lui ont
permis de remporter dix-neuf
Grammy Awards – tous sauf deux
obtenus après 60 ans –­, et conquis
un large public. « Pendant plus de
soixante-dix ans, Tony Bennett n’a
pas juste chanté des classiques, il
était lui-même un “classique” », a
souligné le président américain,
Joe Biden, dans son hommage.
Contrairement à son ami et
mentor Frank Sinatra, il interpré-
plus tard, le 22 août 1968, au len-
demain de l’écrasement du « prin-
temps de Prague », il adhère au
Parti communiste français (PCF),
qui avait réprouvé l’intervention
des chars soviétiques. Après sa
khâgne, il intègre Normale-Sup,
où il a pour condisciple notam-
ment Bernard-Henri Lévy.
Au PCF, Alexandre Adler tra-
vaille sur les questions internatio-
nales sous la direction de Jean Ka-
napa, dirigeant très critique vis-à-
vis des Soviétiques. « Il nous con-
fiait à leur propos : “Ne croyez rien
de ce qu’ils vous disent, et même de
ce qu’ils vous montrent” », se re-
mémore Guy Konopnicki. Un li-
vre collectif, L’URSS et nous, est
publié en 1978 aux Editions socia-
les, où, avec une grande prudence
sémantique, les auteurs, à com-
mencer par Alexandre Adler,
amorcent une critique du grand
parti frère. « Son communisme de
cœur, c’était le communisme à
l’italienne et l’eurocommunisme
avec son réformisme assumé »,
­témoigne Alberto Toscano, l’an-
cien du PC italien. En 1980, après
la rupture – qui se révéla provi-
soire – de l’union de la gauche,
Alexandre Adler quitte le parti,
mais pas la gauche.
Alexandre Adler avait l’oreille de
François Mitterrand, comme il
aurait, plus tard, celle de Jacques
Chirac. Brillant analyste, il a tou-
jours su parler aussi bien aux diri-
geants politiques qu’aux citoyens
ordinaires, afin de leur faire saisir
l’importance des enjeux d’une
histoire en train de se faire. Sur-
tout, il n’hésitait pas à formuler
des prévisions, un exercice pour le
moins risqué pour un chercheur.
S’il s’est parfois trompé, il a sou-
vent vu juste. Ainsi à propos de
l’effondrement de l’Union sovié-
tique, qui ne fut pour lui qu’une
demi-surprise, puisqu’il en voyait
les blocages et les impasses. Mais
3 août 1926 Naissance à
Astoria (New York, Etats-Unis)
1951 « Because of You »,
premier enregistrement
pour Columbia
1955 « Cloud 7 » (Columbia)
1962 Sortie du titre « I Left
My Heart in San Francisco »
2014 « Cheek to Cheek »,
avec Lady Gaga
21 juillet 2023 Mort
à New York
Le 24 juin 2019, à Paris. Edouard Caupeil pour « le Monde »
il était inquiet quant aux consé-
quences de cette dislocation, ne
croyant pas en l’émergence d’une
Russie démocratique. La corrup-
tion généralisée de l’ère Eltsine
puis le recentrage autoritaire
mené par Vladimir Poutine lui
ont plutôt donné raison.
Au fil des ans, et notamment
après les attentats du 11-Septem-
bre, Alexandre Adler a droitisé
ses positions, soutenant par
exemple les interventions améri-
caines en Afghanistan comme en
Irak, tout en continuant à soute-
Vers 1970. Michael
Ochs Archives/Getty Images
tait les chansons plus qu’il ne les
incarnait et laissait parler la musi-
que – George et Ira Gershwin, Cole
Porter, Irving Berlin, Jerome Kern.
Si ses performances et sa vie pu-
blique n’ont pas eu l’intensité dra-
matique de celles de Sinatra, Tony
Bennett a séduit par son aisance,
ses manières courtoises et une
voix inhabituellement riche et
puissante, un grain qui le rendait
immédiatement reconnaissable
– « un ténor qui chante comme un
baryton », disait-il lui-même.
« J’aime divertir le public, lui faire
Disparitions | 23
nir toujours le camp démocrate.
Il avait aussi une conscience juive
très forte, acquise à l’âge adulte
car il avait grandi dans un milieu
non religieux. Ses derniers livres,
dont Le Temps des apocalypses
(Grasset, 2018), sont marqués par
un pessimisme croissant. Guy
Konopnicki relève : « Il était très
inquiet de voir le monde se défaire
et cette immense culture qu’il por-
tait être toujours plus en porte-à-
faux à l’heure des “fake news”, des
tweets et des selfies. » p
Marc Semo
oublier ses problèmes, avait-il dé-
claré à l’Associated Press en 2006.
Je pense que les gens sont touchés
s’ils entendent quelque chose de
sincère et d’honnête, avec peut-
être un peu d’humour. J’aime sim-
plement faire en sorte que les gens
se sentent bien quand je joue. »
Artiste engagé
Bennett a souvent été loué par
ses pairs, mais jamais de manière
aussi significative que par Sina-
tra, notamment dans une inter-
view accordée au magazine Life
en 1965 : « Tony Bennett est le
meilleur chanteur du milieu. Il
m’enthousiasme quand je le re-
garde. Il m’émeut. C’est le chan-
teur qui fait passer ce que le com-
positeur a en tête, et probable-
ment un peu plus. » Vendredi,
Nancy Sinatra, la fille de Frank,
écrivait sur Twitter : « Tony était
l’une des personnes les plus splen-
dides qui ait jamais vécu. Gentil,
aimant, talentueux et généreux, il
ne nous a jamais laissés tomber.
J’envoie mon amour à Susan,
Danny, leur famille et leurs amis. »
Le crooner a survécu à l’essor de
la musique rock, si longtemps et si
bien qu’il a su conquérir un nou-
veau public et collaborer avec de
jeunes artistes. En 2014, à l’âge de
88 ans, Tony Bennett a battu, avec
Cheek to Cheek, son album de
duos avec Lady Gaga, le record du
plus vieil interprète vivant au
sommet du classement des
meilleures ventes de disques.
23 septembre 1950
Naissance à Paris
1978 Contribue à « L’URSS
et nous » (Editions sociales)
2002 « J’ai vu finir le monde
ancien » (Grasset)
2018 « Le Temps des
apocalypses » (Grasset)
18 juillet 2023
Mort à Paris
Trois ans plus tôt, il s’était déjà
hissé au sommet avec Duets II, qui
réunissait, outre déjà Lady Gaga,
des stars contemporaines comme
Carrie Underwood et Amy Wine-
house, dont c’était le dernier enre-
gistrement en studio. Sa relation
avec la jeune artiste a d’ailleurs
été immortalisée dans le docu-
mentaire Amy, nommé aux Os-
cars en 2016, qui montre Tony
Bennett encourageant patiem-
ment la chanteuse, peu sûre
d’elle, lors d’une interprétation de
Body and Soul.
Il fut aussi de ces artistes blancs
engagés dans le mouvement des
droits civiques aux Etats-Unis, en
participant notamment, en 1965,
aux marches dans l’Alabama,
mais aussi en refusant d’aller
chanter en Afrique du Sud au
temps de l’apartheid.
La France l’a longtemps boudé,
au point qu’il a fallu attendre le
milieu des années 1990 pour qu’il
se produise dans l’Hexagone – où
Frank Sinatra était pourtant vé-
néré. Des critiques de jazz distin-
gués (il en est) l’ont qualifié de
« chanteur pour mariage italo-
américain » ou de « bonne grosse
variétoche latino-yankee ». Tant
pis pour eux si nombre de grands
du jazz n’ont pas eu la même
­perception. Assurément, le jazz
n’était pas le seul périmètre dans
lequel il évoluait, mais il y était
à son aise. p
Paul Benkimoun
(Avec Associated Press)
24 | Carnet ­
0123
­Mardi 25­ juillet 2023

Jean-François et Christiane, Douarnenez, Edern (Gulvain), Josiane Winding-Morand,

Annick, (Finistère). sa femme, Communication diverse
Corine et Serge, Claire et Arthur,
ses enfants et leurs conjoints,
L’artiste, la ses enfants,
en vente Nicolas, Aurélien, Arno, Raphaël,
Anna, Sophia, Alexandre,
Mirabelle, Salomé, Guillaume, Adrien,
actuellement Le Carnet ses petits-enfants, professeure ses petits-enfants,
Ludovic, Abigaëlle, Marius, Victor, Annick LECUYER LE BIHAN, Jérémie,
K En kiosque Adrien,
ses arrière-petits-enfants,
son beau-fils,
Vous pouvez nous faire s’est éteinte le dimanche 16 juillet Christophe,
ont la tristesse d’annoncer le décès 2023, après un combat inégal face à son frère,
parvenir vos textes de un cancer du pancréas. Ses proches et amis,

soit par e-mail : Claude HERNANDEZ, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !

HORS-SÉRIE
HANS HARTUNG ET ont la tristesse d’annoncer le décès
ANNA-EVA BERGMAN
Née à Ermont, elle nous a quittés
JOSÉPHINE BAKER
de
SARAH BERNHARDT
ROSA BONHEUR carnet@mpublicite.fr survenu le 16 juillet 2023, à Quimper, à l’aube de ses soixante-
PIERRE CARDIN
à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. trois.
CEZANNE
DALI
MIRO
(en précisant impérativement Romain WINDING, Les bénévoles de SOS Amitié
MONET
votre numéro de téléphone La cérémonie a eu lieu au Temple PF Le Comte, écoutent
80
GUSTAVE MOREAU
CAROL RAMA protestant de Saint-Raphaël (Var). survenu dans la nuit du 20 juillet
LA VILLA SEURAT
VAN GOGH et votre éventuel numéro 29000 Quimper. 2023, en Ardèche. par téléphone et/ou par internet
MAISONS d’abonné ou de membre famille.hernandez.saintraphael@ pfclecomte@orange.fr
D’ARTISTES gmail.com Directeur de la photographie AFC, ceux qui souffrent de solitude,
P O U R L’ É T É
La maison
de Claude Monet à Giverny.
de la SDL) Nantes. Romain savait regarder et filmer de mal-être et peuvent avoir
Hors-série Fabien Darbon, avec une rare élégance les émotions.
soit sur le site : son fils,
Valérie et Alexis, Ses images auront contribué à tant des pensées suicidaires.
Jacques Laurent, de beaux films...
https://carnet.lemonde.fr son frère de cœur, ses enfants,
Gaspard Arthur et Max,
ont la douleur d’annoncer le décès Nous nous réunirons autour de Nous recherchons des écoutants
L’équipe du Carnet
HORS-SÉRIE

ses petits-enfants, Romain pour un adieu le vendredi

de
Catherine Kevin et Véronique, bénévoles
reviendra vers vous 28 juillet, à 14 heures, au cimetière
Elisabeth ses nièces et neveu les plus proches, de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine),
dans les meilleurs délais HULTEN DARBON, sur toute la France.
INCLUS
114, avenue du Maréchal-Foch.
productrice, chargée
des dessins

pour vous confirmer L’écoute peut sauver des vies

rares et inédits

de programmes à ARTE, vous informent du décès, survenu

fidèle, engagée et talentueuse le 20 juillet 2023, à l’âge de quatre- jwmorand@gmail.com
la parution. compagne de route vingt-quatorze ans, lors de vacances
et enrichir la vôtre !

BLUEBERRY
UNE LÉGENDE DE LA BANDE DESSINÉE
de nombreux films et cinéastes, dans la Drôme, de Anniversaire de décès Choix des heures d’écoute,
NUMÉRO SPÉCIAL 60 ANS En partenariat avec

carnet@mpublicite.fr survenu le 13 juillet 2023, suite à un formation assurée.

https://carnet.lemonde.fr cancer fulgurant. Edith SALZMAN,
Hors-série Sophie,
née STURSA,
Selon sa volonté, la crémation a eu 3 février 1970 - 24 juillet 2005.
lieu dans la plus stricte intimité. femme créative, indépendante En IdF RDV sur
AU CARNET DU «MONDE» et de caractère. Nous n’avons pas su te garder www.sosamitieidf.asso.fr
HORS-SÉRIE
Cet avis tient lieu de faire-part.
auprès de nous.
Décès 33, montée de l’Oratoire, La cérémonie aura lieu au En région RDV sur

L’ATLAS Pascale et Cécile,

sa fille et sa compagne,
13006 Marseille.
Fabiendarbon@icloud.com
crématorium de Montélimar, ce
mardi 25 juillet, à 14 heures.
Familles Soumaré, Galavielle, Legall,
pour tous les proches.
www.sos-amitie.com
6000 ANS
D’HISTOIRE DES 200
CARTES
Rémi et Laurent,
AFRIQUES ses petits-fils,
Christian,
son gendre,

ÉDITION 2023
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Hors-série
Janine BABILLOT,
née ROUSSEL,
ancienne enseignante
aux universités d’Alger et de Tlemcen Quotidien + numérique
UNE VIE, UNE ŒUVRE
et à l’IUT du Havre,
présidente de l’Association african
solidarité de France (AASF),
chevalier de l’ordre national
du Burkina Faso, Le journal et ses suppléments
Orwell
dérange
toujours
survenu le 21 juillet 2023, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. livrés chez vous
La cérémonie d’adieu sera célébrée
le samedi 29 juillet, à 10 heures, en la
Tous les contenus numériques
Vu par Jean-Jacques Rosat, Simon Leys, Rushdie, Kundera…

Hors-série salle de la Coupole au crématorium du

cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.

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Sophie et Pierre-Michel Grimoux,
Bertrand Bréhier et Marina Teller,
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Maxime, Mathilde, Pierre, Charlotte,
Gaultier, Louis, Aubin, Victor,
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PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 6 ont la tristesse de faire part du décès BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAPA
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La cérémonie religieuse a été E-mail : @ Tél. :

Magazine n°6 célébrée ce lundi 24 juillet, à 14 h 30,
en l’église de Coulouvray-Boisbenâtre, Important : merci de préciser votre adresse e-mail afin de recevoir J’accepte de recevoir des offres du Monde OUI NON
suivie de l’inhumation au cimetière. la confirmation de votre abonnement ou de ses partenaires OUI NON

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0123
­
­Mardi 25­ juillet 2023
André Loesekrug-Pietri
Pour un leadership
technologique et
numérique européen
Après le projet avorté de nommer Fiona Scott
Morton économiste en chef de la direction
générale de la concurrence de la Commission
européenne, le président de Joint European
Disruptive Initiative souhaite réformer l’instance
L
e projet de nommer Fiona
Scott Morton comme éco-
nomiste en chef de la direc-
tion générale de la concur-
rence (DG COMP) – elle a renoncé
à cette prise de poste, mer-
credi 19 juillet – a suscité une
­intense controverse, du fait de sa
nationalité américaine et du ris-
que de ­conflits d’intérêts de par
ses ­précédentes fonctions : elle a
­travaillé au département anti-
trust du ministère de la justice
américain sous l’administration
Obama et en tant que consul-
tante pour Apple et Microsoft. Au-
delà de la polémique, cette affaire
révèle un problème plus grave qui
touche la DG COMP : l’absence de
résultat depuis plus de vingt ans
dans le domaine du numérique
et des technologies au sein de la
Commission européenne.
Son échec est à trois niveaux :
d’abord, l’absence d’impact de
ses décisions sur l’émergence de
monopoles numériques. Sur
25 milliards d’euros d’amendes en
quinze ans, seuls environ 3,5 mil-
liards ont été payés, c’est-à-dire
moins de 1,5 % du résultat net des
Gafam pour 2022. Jamais leur
puissance n’a été aussi impor-
tante depuis que la Commission
agite ses moulinets : la capitalisa-
tion boursière des sept plus
grands de la tech atteint plus de
11 700 milliards de dollars
[10 491 euros], dont 4 000 mil-
liards de plus en 2022. De quoi
s’interroger sur l’effectivité de la
DG COMP pour le ­marché et les ci-
toyens européens. Une autre rai-
son de cet échec pourrait être la
composition de l’instance. La ma-
jorité de ses fonctionnaire sont
une formation de juriste, sans ex-
périence réelle des secteurs qu’ils
sont censés réguler. Or, une com-
préhension des ­ressorts scientifi-
ques ou technologiques est essen-
tielle pour évaluer la pertinence
des enquêtes et anticiper ce qui va
nuire à la saine concurrence.
Aucune remise en question
Deux exemples où Bruxelles n’a
presque rien vu : l’accord au
­rachat pour 19 milliards de dollars
de WhatsApp par Facebook, pour
lequel la DG COMP a considéré,
en 2014, que « WhatsApp et Face-
book Messenger n’étaient pas
­concurrents ». Depuis, Meta (ex-
Facebook) reste leader dans les
messageries instantanées. Autre
exemple : l’accord donné au ra-
chat par Google de la start-up
DeepMind, en 2014, pépite an-
glaise au chiffre d’affaires de quel-
ques dizaines de millions de livres
et qui n’a pas fait l’objet d’une en-
quête poussée – mais on estime
qu’elle concentrait près d’un tiers
des meilleurs talents européens
en matière d’intelligence artifi-
cielle. Son rachat a beaucoup plus
ruiné la concurrence en Europe
dans ce domaine que toute autre
transaction. La puissance ainsi ga-
André Loesekrug-Pietri
est président et directeur
scientifique de la Joint
European Disruptive Initiative,
agence visant à promouvoir
les technologies de rupture
L’Espagne
dans une
impasse
politique
Il est essentiel
de changer
en profondeur
des institutions
ne garantissant
plus un avenir
meilleur
aux citoyens
gnée par Facebook et Google n’a
conduit à aucune remise en cause
de la DG COMP. L’Europe doit
mettre à jour ses politiques in-
dustrielle et de la concurrence.
Le recrutement de Fiona Scott
Morton met en lumière le fait que
nous avons peu renouvelé nos
doctrines. Pour preuve, l’absence
de résultats tangibles à ce jour des
projets importants d’intérêt euro-
péen commun (mécanisme
­visant à promouvoir l’innovation
dans le domaine industriel) ou
notre incapacité à trouver une ré-
ponse percutante à l’Inflation
­Reduction Act, un texte de loi
américain fortement protection-
niste. Plus que d’une économiste,
c’est d’une stratège ou d’une
scientifique en chef dont l’Union
européenne (UE) a besoin.
En quinze ans, le PIB par habi-
tant des Etats-Unis a crû 60 %
plus vite que celui des habitants
de l’UE. Et le Mississippi, Etat le
plus pauvre des Etats-Unis, a un
PIB par habitant plus élevé que
celui de la France. Il est essentiel,
pour l’avenir de nos démocraties,
d’avoir la lucidité de changer en
profondeur des institutions qui
ne garantissent plus un avenir
meilleur à leurs citoyens.
La DG COMP porte une respon-
sabilité dans le déclassement
européen de plusieurs domaines
technologiques : numérique, in-
telligence artificielle, semi-con-
ducteurs, cloud, spatial, cyber,
sans compter sur le fait qu’aucune
société européenne (excepté
LVMH) n’est dans le top 20 des ca-
pitalisations mondiales. Les règles
de la concurrence s’abreuvent
de concepts économiques du
XXe siècle (parts de marché, no-
tion de marché de référence), sans
prendre en compte les facteurs de
distorsion du XXIe siècle, comme
les effets de réseau, le captage des
talents ou l’échelle continentale.
Si nous ne voulons pas que les
Européens cèdent au populisme,
il faut que nous ayons une vision
stratégique du leadership techno-
logique européen. Nous devons
renforcer la compétence scienti-
fique de nos institutions, dépas-
ser les effets d’annonce en mesu-
rant l’effectivité des réglementa-
tions, retrouver le goût du défi et
du progrès, donner un cadre ré-
glementaire lisible et pertinent et
faire confiance aux citoyens, aux
entrepreneurs et à la société
­civile. La réforme en profondeur
de la DG COMP est un chantier
majeur d’une stratégie indus-
trielle et technologique euro-
péenne adaptée au XXIe siècle. p
L orsque le premier ministre espa-
gnol, Pedro Sanchez, a dissous l’As-
semblée et convoqué des élections
législatives, après la lourde défaite du bloc
de gauche, lors des scrutins municipaux et
régionaux du 28 mai, l’objectif était de cla-
rifier la situation politique dans un pays
plus que jamais polarisé. L’Espagne est fi-
nalement loin du compte. Le vote, diman-
che 23 juillet, a abouti à une situation de
blocage encore plus importante que celle
qui prévalait. Aucune majorité claire ne se
dégage, et la perspective de nouvelles élec-
tions n’est pas exclue.
La seule satisfaction pour le pouvoir en
place est d’avoir évité la débâcle que les
sondages d’opinion promettaient à la coa-
lition progressiste. Finalement, le Parti so-
cialiste ouvrier espagnol (PSOE) de M. San-
Jamais la surpopulation carcérale
n’a atteint le niveau d’aujourd’hui
Malgré l’indignité des conditions de détention dans les prisons, rien ne bouge, dénoncent
l’ancien sénateur Jean-René Lecerf et l’ancien ministre et sénateur Jean-Pierre Sueur
A
u 1er juin, selon les statistiques
mensuelles publiées par le mi-
nistère de la justice, il y avait,
dans les maisons d’arrêt françai-
ses, 2 336 détenus dormant sur des
­matelas à même le sol, dans des cellules
de 9 mètres carrés, où trois détenus
sont enfermés dans des conditions
d’hygiène, de promiscuité et d’absence
d’intimité intolérables. Des conditions
que vient de décrire avec force détails
Dominique Simonnot, contrôleuse
­générale des prisons, dans son dernier
rapport d’activité pour l’année 2022.
On est très loin de la lettre et de l’esprit
de la loi pénitentiaire de 2009 qui
­préconisait l’« encellulement indivi-
duel », disposition qu’il est désormais
prévu d’abolir purement et simple-
ment. Les chiffres sont connus : jamais
la sur­population carcérale n’a atteint
dans l’histoire de notre pays le niveau
d’aujourd’hui. Le garde des sceaux, Eric
Dupond-Moretti, a d’ailleurs estimé
­devant les sénateurs, en décembre 2022,
que cette surpopulation carcérale était
la « démonstration » que ni sa politique
pénale ni la justice n’étaient « laxistes »,
« contrairement à ce que disent certains
en permanence ». Une affirmation qu’il
a répétée depuis, notamment le 4 mai,
sur BFM-TV. Il y a là, certes, une manière
de flatter l’opinion, mais cette déclara-
tion et d’autres témoignent d’un refus
d’agir, au moment même où la France
est sanctionnée par les instances euro-
péennes et même épinglée par le
­Conseil des droits de l’homme des Na-
tions unies en raison de cette situation.
Alors qu’une loi dite « d’orientation
et de programmation du ministère de
Il faut fixer
pour chaque
établissement
un seuil au-delà
duquel aucun
nouveau détenu
ne peut être admis
chez et les conservateurs du Parti popu-
laire (PP) d’Alberto Nuñez Feijoo font jeu
égal en progressant l’un et l’autre au détri-
ment des extrêmes. Mais ce retour en grâce
du bipartisme est un trompe-l’œil, car les
deux grandes formations restent les obli-
gées de leurs alliés respectifs, sans que ces
derniers puissent pour autant leur appor-
ter une majorité absolue.
Le gain, pour le PP, d’une cinquantaine de
sièges et de 3 millions de voix de plus
qu’en 2019, lors des dernières législatives,
laisse à penser qu’il a bénéficié d’un réflexe
de vote utile à droite. Une satisfaction bien
maigre pour M. Feijoo, dans la mesure où
cette dynamique ne permet aux conserva-
teurs de gouverner ni seuls ni même avec
le parti d’extrême droite Vox.
Les deux forces politiques ont déjà formé
depuis les dernières élections locales des
alliances pour gouverner dans des dizaines
de villes et régions. Mais la perspective
d’une telle coalition au niveau national,
inédite depuis la mort de Franco, en 1975,
a servi de repoussoir pour une partie de
l’électorat. Vox recule. C’est un soulage-
ment pour une bonne partie des Espagnols
et des Européens.
Si le PSOE fait mieux qu’attendu, il s’agit
là encore d’une victoire à la Pyrrhus, car la
seule chance pour M. Sanchez de briguer
une investiture serait de s’allier aux ultra-
indépendantistes catalans de Junts. Le prix
la justice », qui apporte des effectifs et
des moyens aux tribunaux – et c’est
heureux ! –, est en discussion au Parle-
ment, comment comprendre que le
garde des sceaux s’oppose à toute pro-
grammation afin de réduire cette
surpopulation carcérale dont les effets
sont délétères ? Comment peut-il igno-
rer les appels à créer des mécanismes
de régulation en lien, bien sûr, avec les
magistrats et le personnel pénitenti-
aire, venant de toutes parts et, en parti-
culier, du rapport des Etats généraux de
la justice, présidés par Jean-Marc Sauvé,
réunis par le garde des sceaux lui-
même, afin qu’ils inspirent le projet de
loi de programmation ? Comment
peut-il méconnaître les exemples de
l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Espa-
gne, qui montrent qu’une telle régula-
tion est possible et fructueuse ?
Impitoyable diagnostic
Soyons clairs : dans les conditions d’en-
tassement des êtres humains que nous
connaissons dans nombre d’établisse-
ments, il est vain de prétendre « réinsé-
rer » les détenus et les préparer à leur
sortie de prison. Ils sont entrés abîmés.
Ils sortiront plus abîmés encore, malgré
les efforts du personnel pénitentiaire.
Robert Badinter a maintes fois désigné
la condition pénitentiaire comme
la principale cause de la récidive. C’est
encore vrai aujourd’hui.
Nicolas Sarkozy déclarait, le 28 juin
2009, dans un climat de total consen-
sus :« Comment accepter que la situa-
tion dans nos prisons soit aussi contraire
à nos valeurs de respect de la personne
humaine ? La détention est une épreuve
dure, elle ne doit pas être dégradante.
Comment espérer réinsérer dans la so-
ciété ceux qu’on aura privés pendant des
années de toute dignité ? L’état de nos
prisons, nous le savons tous, est une
honte pour notre République, quel que
soit par ailleurs le dévouement du per-
sonnel pénitentiaire. » Ces mots pronon-
cés devant le Congrès réuni à Versailles,
dressent un impitoyable diagnostic,
mais nous en sommes toujours à atten-
dre désespérément les remèdes.
Et les progrès réalisés dans le dévelop-
pement des travaux d’intérêt général,
le travail pénitentiaire, la réglementa-
tion des fouilles, les aménagements
de peine, la volonté de faire de la qualité
de la réinsertion le meilleur rempart
contre la récidive… pèseront de peu de
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à payer pour le premier ministre pourrait
être exorbitant s’il devait s’engager à con-
voquer un référendum sur l’indépendance
de la région comme ce parti ne manquerait
pas de l’exiger. Cette solution semble peu
crédible sur le plan constitutionnel comme
sur le plan politique. Pendant la campagne
électorale, le premier ministre sortant a été
vivement attaqué pour les concessions ac-
cordées lors son mandat aux indépendan-
tistes. Former un gouvernement sur de tel-
les bases ne ferait qu’aggraver les fractures
qui traversent le pays.
La reconfiguration du paysage politique,
qui remet en selle les deux grands partis, ne
permet donc pas d’aboutir à davantage de
stabilité. Bien au contraire, la période à ve-
nir risque de donner lieu à d’interminables
marchandages qui vont contribuer à accen-
tuer la polarisation. L’Espagne avait déjà
connu deux situations de blocage politique
en 2015 et en 2019, conduisant à convoquer
de nouvelles élections pour faire émerger
une majorité. La nouvelle impasse issue
des urnes, dimanche, ne fait que confirmer
que le pays devient de plus en plus ingou-
vernable. Rien ne garantit que de nouvelles
élections puissent faire émerger une majo-
rité stable. Seule une grande coalition pour-
rait ouvrir de nouvelles perspectives. Mais
qui peut croire à ce scénario, alors que les
antagonismes entre le PP et le PSOE n’ont
jamais été aussi profonds ? p
poids aussi longtemps que l’inflation
carcérale n’aura pas été ­maîtrisée.
Or, les mécanismes d’une telle régula-
tion sont connus. Ils ont été exposés
en détail par Dominique Raimbourg,
ancien président de la commission des
lois de l’Assemblée nationale. Il faut
d’abord multiplier les peines autres que
la détention, et en finir avec l’idée
­absurde selon laquelle celle-ci est la
seule vraie peine. Il faut ensuite fixer
pour chaque établissement un seuil au-
delà duquel aucun nouveau détenu
ne peut être admis. Ce seuil est de 90 %
de la capacité d’accueil en Allemagne.
Pour que cela puisse être réaliste,
il faut abréger un certain nombre
de peines par décision des juges d’appli-
cation des peines – et donc de magis-
trats. Qui croira que la sortie, quelques
semaines plus tôt, d’une personne déte-
nue durant de longues années créera
un vrai problème – elle pourrait même
en résoudre – alors que l’essentiel est
l’accompagnement de la personne
au moment crucial de la sortie ?
Il faut encore refuser les solutions trop
faciles comme le transfert dans un autre
établissement, qui pourrait déplacer le
problème au lieu de le régler. Bien en-
tendu, cette régulation doit être mise
en place dans la concertation avec les
professionnels concernés et doit aller de
pair avec la réfection des locaux insalu-
bres. Mais la refuser a priori, ce serait
continuer de pratiquer la politique de
l’autruche. Il nous faudra ensuite s’atta-
quer à un problème aussi crucial qu’in-
justifiable en démocratie, l’envahisse-
ment des prisons par la maladie men-
tale, et développer les autres moyens
de mieux protéger la société de l’irres-
ponsabilité de certaines personnes.
« Prisons : une humiliation pour la Ré-
publique », ce titre d’un rapport sénato-
rial ­datant de 2000 fait écho de manière
­accablante à la conviction d’Albert
­Camus selon laquelle une société se juge
à l’état de ses prisons. Ne perdons pas
l’occasion de sortir enfin de l’indignité. p
Jean-René Lecerf est un ancien
­sénateur et rapporteur de la loi
­pénitentiaire de 2009 ;
Jean-Pierre Sueur est sénateur
­et ancien ministre