LES CHEFS-D’ŒUVRE

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Remaniement : comment Attal va devoir s’imposer

▶ Tandis que Gabriel Attal ▶ Dès la nomination du ▶ Emmanuel Moulin, ▶ Le nouveau premier ▶ La loi sur l’immigration
travaille avec l’Elysée sur premier ministre, Gérald nommé directeur du ministre hérite de nom- et son risque de censure,
l’architecture de son gou- Darmanin et Bruno cabinet à Matignon, breux dossiers épineux l’équilibre des finances
vernement, son autorité Le Maire se sont targués est un proche du secré- et de projets inachevés publiques et la fin de vie
est mise à l’épreuve par d’entretenir un lien direct taire général de l’Elysée, de sa prédécesseure, figurent au premier rang
les ténors de la majorité avec le chef de l’Etat Alexis Kohler Elisabeth Borne PAGE S 9 E T 1 0

Japon L’Equateur,
Retour à Noto, À TAÏWAN, LA CHINE POLARISE un Etat défié par
péninsule meurtrie LES ÉLECTIONS scrutins
Le pays organise ses
présidentiel et légis-
▶ les « narcos »
par le séisme latif samedi 13 janvier le président équatorien, Da-

du Nouvel An ▶ Le Parti démocrate pro-

gressiste s’érige en rempart
niel Noboa, 36 ans, arrivé au pou-
voir il y a à peine cinquante jours, a
déclaré mercredi 10 janvier que le
Dix jours après le tremble- face à l’autoritarisme de pays était « en guerre ». La veille, il
ment de terre qui a frappé avait décrété l’existence d’un
Pékin, tandis que le Kouo- « conflit armé interne » et identifié
la côte ouest du Japon,
les secours travaillent tou-
mintang se dit seul capable vingt-deux gangs comme « terro-
ristes », qui seront désormais trai-
jours à retrouver des dis- de maintenir la paix tés comme un « objectif militaire ».
parus dans les décombres Depuis l’annonce, dimanche, de
PAGE S 2 E T 2 1
l’évasion d’un des plus dangereux
PAGE 7
criminels du pays, de graves vio-
lences ont explosé dans le pays,

Economie
faisant au moins quatorze morts.
La position géographique de
l’Equateur en a fait une plate-
Les télécoms forme logistique des principales
organisations du narcotrafic. Son

européennes instabilité politique a contrarié

jusqu’à présent l’élaboration d’une

se recomposent
riposte solide face aux cartels.
PAGE 6

Depuis deux ans, les prin-

cipaux acteurs du secteur Des soutiens aux candidats
du Parti démocrate
1 ÉDITORIAL
se réorganisent en pro-
fondeur pour s’adapter progressiste, à Kaohsiung UN PAYS SEUL FACE
à l’explosion des usages
(Taïwan), le 7 janvier. YASUYOSHI
CHIBA/AFP AU CRIME ORGANISÉ
PAGE 1 3 PAGE 2 6

Violences sexuelles Justice Allemagne Série

L’emprise au cœur Nouvelle enquête Des cadres de
Israël-Palestine : LE GOÛT
de la plainte contre sur de possibles l’AfD ont discuté
DU BEAU...
le comédien infractions du d’un plan secret l’espoir déçu des ET DES
Philippe Caubère
PAGE 1 2
président du PSG
PAGE 1 1
de « remigration »
PAGE 5 accords d’Oslo SOLDES !
La conclusion des accords
VU PAR HERRMANN (SUISSE) CARTOONING FOR PEACE d’Oslo, en 1993, a donné Tables fixes ou extensibles,
corps à une solution à plateaux bois, laque, verre ou
céramique anti-rayures,
deux Etats. Mais les obsta- designées par les plus grandes
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2|
INTERNATIONAL
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

La Chine au cœur de la campagne taïwanaise

A deux jours de la présidentielle, les partis restent divisés sur la conduite à tenir face aux menaces de Pékin

REPORTAGE
keelung (taïwan) - envoyé spécial

D
es publicités pour les
partis à la télévision et
sur les bus, d’immen-
ses affiches des candi-
dats aux murs des immeubles,
des camionnettes sillonnant les
villes pour scander leurs noms
par haut-parleurs : la campagne
bat son plein à Taïwan, à l’appro-
che des élections présidentielle et
législatives du samedi 13 janvier.
Lors d’un meeting, à quelques
jours du vote, sur la place centrale
face au port de Keelung, dans le
nord de l’île, des milliers de per-
sonnes agitent les drapeaux
verts de la formation au pouvoir,
le Parti démocrate progressiste
(DPP). Les applaudissements et
cris redoublent lorsque sur la
scène apparaît la présidente,
Tsai Ing-wen, qui achève son
deuxième et dernier mandat, puis
le candidat à sa succession, l’ac-
tuel vice-président, Lai Ching-te.
Ce fils d’un mineur décédé alors
qu’il était encore bébé, devenu
médecin après des études dans la
plus prestigieuse université de
Taïwan et à Harvard, aux Etats-
Unis, s’est converti à la politique
lorsque les missiles chinois vo-
laient au-dessus de l’île durant la
première élection présidentielle
démocratique, en 1996. Successi-
vement député, maire de la grande
ville méridionale de Tainan, pre-
mier ministre, candidat malheu-
reux à la primaire du Parti démo-
crate progressiste contre Mme Tsai,
en 2020, avant de se ranger à la vi-
ce-présidence, le responsable poli-
tique chevronné attend son heure.
Il a fait sept fois le tour de l’île du-
rant la campagne, pour n’oublier
aucun endroit, parfaitement pei-
gné à chacune de ses apparitions.
S’en tenir au statu quo
De meeting en meeting, ont été
évoqués les sujets économiques
et sociaux, le prix des logements
et les salaires qui n’ont pas suffi-
samment suivi, sauf dans le sec-
teur des semi-conducteurs, qui
fait la fierté nationale, ou encore
les aides pour convaincre les cou-
ples de faire des enfants alors que
la natalité ne cesse de baisser.
Mais le thème qui divise profon-
dément la classe politique est l’at-
titude à adopter vis-à-vis de la
Chine. « Il faut continuer sur la
route de la démocratie, et pour
cela, choisir la bonne personne »,
lance sur la scène le candidat Lai,
64 ans, sa veste de base-ball
« Team Taiwan » sur le dos.
A quelques dizaines de mètres
de là, sur les quais, Fan Li-ti écoute
d’une oreille curieuse. Cette
femme de 37 ans en jeans et bas-
kets Vans à damier n’a rien d’une
militante, elle sort juste du train
qui chaque soir la ramène de Tai-
pei, où elle travaille dans la tech.
« Si on peut faire du commerce
avec la Chine O.K., mais il ne faut
pas y laisser nos droits », pense
Mme Fan, confiant qu’elle votera
DPP, mais sans conviction débor-
dante. Comme elle, beaucoup
s’inquiètent qu’une trop forte
proximité avec la Chine ne con-
duise à être happés politique-
ment et économiquement, tout
en craignant les représailles mili-
taires en cas de défi frontal.
« Taïwan est
déjà un pays
souverain, pas
besoin de
le déclarer », a
répété le favori,
Lai Ching-te,
pendant
la campagne
Le candidat du Kouomintang, Hou Yu-ih, à Kaohsiung, le 10 janvier. YASUYOSHI CHIBA/AFP
Mer de Chine
orientale
Ligne
Matsu
médiane
(Taïwan)
CHINE Keelung
Détroit
Taipei
de Taïwan
Taichung
Khinmen
(Taïwan)
TAÏWAN Océan
Pacifique
Tainan
Mer de Chine
méridionale 100 km
Les partis se déchirent sur les
moyens de gérer cette relation
difficile avec Pékin, qui considère
l’île comme une province à part
entière. Dans la population s’af-
firme de plus en plus fortement
une identité taïwanaise, avec la
fierté d’une transition vers la dé-
mocratie réussie depuis les an-
nées 1980, un regard sans conces-
sion sur les décennies de répres-
sion politique qui suivirent le
repli du parti nationaliste Kouo-
mintang (KMT) de Tchang Kaï-
chek sur l’île après sa défaite face
aux troupes maoïstes en Chine
continentale en 1949. Des centai-
nes de ses statues ont été remi-
sées ces deux dernières décen-
nies dans un parc près de son
mausolée, comme un débarras
d’une histoire soldée.
L’identité « Made in Taiwan » est
revendiquée par la nouvelle géné-
ration – son système politique
ouvert, sa culture pop, son bubble
tea qui lui vaut une reconnais-
sance internationale. Des élé-
ments qui éloignent les deux ri-
ves du détroit. Le durcissement
politique chinois au cours de la
dernière décennie a glacé la vision
de la Chine dans l’opinion taïwa-
naise tandis que l’île se démar-
quait par ses avancées progressis-
tes, devenant en 2019 le premier
pays d’Asie à autoriser le mariage
entre personnes du même sexe.
A mesure qu’elles tendent les re-
lations avec Pékin, ces évolutions
contraignent chacun des deux
principaux partis taïwanais à
adapter leur discours. Malgré
la charte du DPP qui donne no-
tamment pour mission au parti
la quête d’indépendance, Lai
Ching-te a passé sa campagne à
expliquer qu’il s’en tiendrait s’il
est élu au statu quo et à la politi-
que menée par Tsai Ing-wen jus-
qu’alors, avec toujours la même
justification : « Taïwan est déjà un
pays souverain, donc pas besoin
de le déclarer. »
Le choix, avec lui, d’une candi-
date à la vice-présidence, Hsiao
Bi-khim, qui après quatre man-
dats de députée au Yuan législatif
– le Parlement – a été représen-
tante de Taïwan aux Etats-Unis de
2021 à 2023, est présenté comme
un gage de sérieux diplomatique
de nature à rassurer, à Washing-
ton notamment, sur le maintien
de positions mesurées vis-à-vis
de la Chine. Mais l’attelage entre
celle qui, née d’une mère améri-
caine, fut citoyenne des Etats-
Unis jusqu’à renoncer à sa double
nationalité en 2002 et a été frap-
pée à deux reprises de sanctions
chinoises et celui qui ne fait pas
mystère de ses opinions profon-
des – il se présente comme un
« travailleur pragmatique pour
l’indépendance » – temporisées
publiquement uniquement par le
souci d’éviter la guerre, fait enra-
ger les autorités chinoises.
« C’est le combo séparatiste », a
estimé en novembre 2023 la por-
te-parole du bureau des affaires
de Taïwan de la République popu-
laire de Chine, Zhu Fenglian, pré-
venant les Taïwanais qu’ils devai-
ent avoir « bien conscience » de ce
que ce ticket « signifie pour la si-
tuation dans le détroit de Taïwan,
les vies et l’avenir des Taïwanais et
le futur et le destin de Taïwan ».
Jeudi 11 janvier, Pékin a d’ailleurs
appelé jeudi les électeurs à faire
« le bon choix », présentant le fa-
vori comme « un grave danger ».
« S’il arrive au pouvoir, il conti-
nuera à promouvoir les activités
séparatistes liées à l’indépendance
de Taïwan », « une voie néfaste », a
ainsi estimé un porte-parole du
bureau chinois responsable des
relations avec l’île, Chen Binhua,
cité par l’Agence France-Presse.
Face à lui, le candidat du Kouo-
mintang, Hou Yu-ih, un ancien
policier devenu maire de New Tai-
pei, présente l’élection comme un
choix entre la paix que seul lui se-
rait capable de maintenir ou la
guerre. En retour, Lai Ching-te
voit le scrutin comme un choix
entre la démocratie qu’il serait
seul à pouvoir défendre et l’auto-
ritarisme chinois vers lequel le
KMT mènerait. Il accuse le Kouo-
mintang d’avoir adopté le dis-
cours chinois en pointant du
doigt l’actuel pouvoir taïwanais
sans dénoncer davantage les
multiples incursions d’avions de
l’Armée populaire de libération
au-delà de la ligne médiane, déli-
mitation théorique entre les
deux rives du détroit.
« Fossé philosophique »
Tandis que la menace chinoise
impose au DPP de surveiller de
plus en plus son langage, l’exem-
ple de la reprise en main par Pékin
de Hongkong où, après la révolte
de la jeunesse une drastique loi
de sécurité nationale a été impo-
sée en 2020, contraint de l’autre
côté du spectre le Kouomintang à
un recalibrage.
« Le discours du KMT soutenant,
comme Pékin, qu’il n’existe qu’une
seule Chine, lui offre un terrain de
dialogue avec le continent, mais
il devient difficile à tenir sur la
scène intérieure où le sentiment a
évolué », constate Huang Kwei-bo,
professeur de diplomatie à l’uni-
versité nationale Chengchi et ex-
secrétaire adjoint du KMT. Le parti
se dit conscient de la nécessité de
renforcer l’armée pour dissuader
la Chine d’une intervention.
« Les ambitions chinoises vis-à-
vis de Taïwan ne font aucun doute,
surtout sous un président très puis-
sant comme Xi Jinping qui veut
“réunifier” en ses propres termes,
mais nous pensons que l’Armée
populaire de libération n’est pas
encore prête et qu’il reste une
place pour un apaisement via des
échanges », affirme Alfred Lin,
33 ans, candidat du KMT aux
législatives à Taichung. Il explique
que le parti a fortement travaillé à
pousser des jeunes comme lui
Le candidat
du Kouomintang,
Hou Yu-ih,
présente
l’élection comme
un choix entre la
paix et la guerre
pour dépoussiérer son image.
Dans la deuxième ville du pays,
où il fait campagne, il constate
aussi que les jeunes sont surtout
fatigués de ces débats éloignés de
leur quotidien.
Mais les partis continuent de
s’écharper sur ce thème. « La
grande division, c’est la politique à
tenir vis-à-vis de Pékin, le fossé est
immense, il est philosophique, c’est
à partir de ça que s’est définie la po-
litique taïwanaise », relève Chao
Yi-hsiang, le porte-parole du DPP.
Entre le Parti démocrate pro-
gressiste, qui doit à tout prix éviter
le mot tabou d’« indépendance »
alors que la tension avec la Chine
ne cesse de grimper, et le KMT,
suspecté par une partie de l’opi-
nion d’être acquis à Pékin et qui
ménage son discours, le champ
des débats s’est restreint. « La faille
idéologique est immense, mais le
spectre de ce qui peut être dit des
deux côtés se réduit », constate
Sung Wen-ti, professeur à l’univer-
sité nationale australienne. « Tout
le monde doit promettre de tenir
le statu quo. Il y a un consensus
dans l’essentiel de la population
sur le fait que c’est la meilleure
voie pour maintenir la paix », re-
lève Ivy Kwek, chercheuse à Inter-
national Crisis Group.
Entre ces deux forces politiques,
une troisième évite au maximum
de s’engager sur la question chi-
noise, sur laquelle il y a, à ses
yeux, beaucoup de critiques et
peu de votes à prendre : le Parti
populaire taïwanais, qu’a formé
un ancien maire de Taipei, le po-
puliste Ko Wen-je. Il parie avant
tout sur un ras-le-bol des élec-
teurs vis-à-vis des deux grandes
formations, et est omniprésent
sur les réseaux sociaux. Il péna-
lise les deux camps. En novem-
bre 2023, sa tentative d’accord
avec Hou Yu-ih, du Kouomintang,
a échoué ; ils ont été incapables de
s’entendre sur qui devrait se con-
tenter de la vice-présidence, ce
qui réduit les chances de faire
tomber le DPP. Mais M. Ko retire
aussi à Lai Ching-te une partie du
vote de la jeunesse, parfois plus
mobilisée par les questions du
quotidien que par le combat pour
défendre une démocratie que Lai
ne cesse d’évoquer.
Risque de blocage
Les sondages sont interdits dans
les dix jours précédant les scru-
tins, mais les derniers publiés dé-
but janvier prédisaient une vic-
toire par un faible écart de l’actuel
vice-président Lai, et pointaient le
danger pour son parti de ne pas
dégager de majorité absolue au
Parlement, voire d’y être dépassé
par le KMT, qui jouit toujours de
nombreux bastions électoraux.
Avec un risque de blocage : sous
la présidence du démocrate pro-
gressiste Chen Shui-bian (2000-
2008), le KMT majoritaire avait
systématiquement bloqué le vote
des dépenses de défense.
Un tel scénario, s’il devait se ré-
péter, serait lourd de conséquen-
ces pour Taïwan, qui a engagé une
modernisation accélérée de son
armée, tandis que Xi Jinping,
dans son discours du Nouvel An, a
de nouveau affirmé que l’île serait
« avec certitude réunifiée » au con-
tinent après avoir déjà estimé par
le passé que le problème « ne doit
pas se transmettre de génération
en génération ».
Le rejet que suscitent les person-
nalités de Lai Ching-te et Hsiao Bi-
khim auprès de Pékin pourrait,
s’ils étaient élus, se traduire très
rapidement et concrètement. « La
Chine risque d’envoyer vite un
avertissement sévère pour leur
montrer que la situation est très
sérieuse, peut-être dès avant leur
investiture en mai, pour qu’ils sa-
chent à quoi s’en tenir, et donner le
ton », s’inquiète Ivy Kwek, de l’In-
ternational Crisis Group. p
harold thibault
4 | international
« La guerre va
inévitablement
arriver
en Crimée »
Des habitants de la péninsule
ukrainienne annexée par la Russie
en 2014 racontent leur quotidien
bousculé et leurs craintes
D
epuis quelques mois,
la guerre se rapproche
dangereusement en
Crimée. « C’est le pro-
chain champ de bataille », assure
Bohdan, 22 ans. Le jeune homme
a grandi dans la péninsule ukrai-
nienne, annexée par la Russie
en 2014 et dont les infrastructures
militaires sont aujourd’hui la ci-
ble des attaques de Kiev. Lorsque
Moscou a envahi l’Ukraine, le
24 février 2022, il a couru réveiller
ses parents, des prorusses con-
vaincus : « Vous voyez ce qui se
passe ? Où ça mène, le pouti-
nisme ? » « Ils ne voulaient pas y
croire, confie cet Ukrainien
aujourd’hui exilé en Géorgie. Jus-
qu’ici, ils pensaient que la Russie
était bienveillante. Ils se sont ré-
veillés dans une nouvelle réalité. »
La parole des Criméens est rare.
La plupart refusent de s’exprimer
de crainte d’être victimes de re-
NE
A I
S EM R
UE LLEU SSE
A Q
CH MEI PRE E
LE DE LA ANGÈR
ÉTR
MOYEN-ORIENT — TOUTE UNE RÉGION AU BORD DU GOUFFRE
TAIWAN
L’AUTRE CHINE
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
présailles. Le Monde a toutefois
pu recueillir le témoignage de
plusieurs d’entre eux, par messa-
gerie sécurisée ou appel vidéo.
Certains sont toujours sur place,
d’autres, comme Bohdan, ont fui
ces derniers mois. Tous ont requis
l’anonymat pour assurer leur sé- En Crimée, en 2023. « LE MONDE »
curité ou celle de leurs proches
encore dans la péninsule. « Sinon,
dès demain, le FSB [les services Dans la rue, les cinémas, des affi- spéciale » du président russe, Vla-
russes de sécurité] viendra toquer ches arborant le sigle « Z », em- dimir Poutine, est particulière-
à la porte de mon père », s’inquiète blème du soutien à la guerre, et ment risqué. « Si tu es pris, tu dois
l’un d’eux. d’autres appelant à rejoindre l’ar- t’excuser publiquement face ca-
Ils racontent comment la guerre mée russe ont fait leur apparition. méra, ou répondre devant un tribu-
a modifié leur environnement, La population s’est faite plus rare nal », raconte Olga, 20 ans, qui ha-
leur vie quotidienne et leurs aspi- dans l’espace public, en particu- bite dans la région de Sébastopol.
rations, même si la situation est lier les hommes. « Tout le monde Tamila Tacheva, représentante
bien plus calme que dans le reste faisait comme s’il ne se passait du président ukrainien, Volody-
de l’Ukraine, soumise depuis rien, alors qu’en ville chaque pan- myr Zelensky, pour la Crimée,
deux ans aux bombardements carte était un appel à s’engager et confirme : « Après l’offensive à
russes. « Entre février et septem- rappelait la guerre. » grande échelle de février 2022, et
bre 2022, quand j’ai fui la Crimée, La répression, déjà à l’œuvre de- surtout en 2023, l’oppression a at-
c’était l’horreur, la société s’est puis 2014, s’est encore accrue. teint des sommets. Il y a des
transformée », reprend Bohdan. S’opposer à l’« opération militaire fouilles dans la rue, les passeports
peuvent être confisqués et les télé-
phones sont scrutés. »
Malgré les menaces, les actes de
résistance se multiplient. « Les
Ukrainiens du continent ne savent
pas que cet activisme existe, souli-
gne Mme Tacheva. Même pour moi
c’est surprenant ! Avant l’invasion,
les Criméens ne protestaient que
pour la défense des droits humains.
Aujourd’hui, ils affichent leur sou-
tien à l’Ukraine. » Cette résistance
ne prend pas la forme de manifes-
tations organisées, mais celle, plus
discrète, d’une manucure bleue et
jaune, d’un drapeau ukrainien
posé sur la façade d’un immeuble,
d’un tatouage ou encore d’une
chanson ukrainienne entonnée
lors d’un mariage. Depuis 2022,
près de 600 condamnations pour
« discréditation des forces armées
Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,
No 1732 du 11 au 17 janvier 2024
Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,
Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
courrierinternational.com russes » ont été prononcées dans
France : 4,90 €
la péninsule, avec des peines al-
NUMÉRO lant d’une amende de 300 euros à
de la détention administrative
SPÉCIAL pendant deux semaines.
Départ de milliers d’habitants
« C’est interdit de parler de la
guerre, mais entre nous tout le
monde en discute », remarque Bo-
hdan. Parmi les plus âgés, qui ont
connu l’Union soviétique, beau-
coup se sont réjouis au début de
l’invasion. « Je les entendais crier
des hourras, se souvient le jeune
homme. Ils se définissent comme
patriotes et croient encore en la
Grande Russie. » Les plus jeunes,
stupéfaits, ont observé un si-
lence prudent.
Bohdan a passé son diplôme
d’économie en juillet 2022. Dans
le centre d’examen, deux affiches
accueillaient les élèves, dont
Géopolitique, culture, l’une avec un « Z ». Le jeune
histoire… À l’occasion homme l’a saisie et déchirée.
de l’élection « Ma prof, qui vient de Sibérie, s’est
présidentielle mise en colère et a crié que je de-
du 13 janvier, vais respecter ma patrie », en réfé-
la presse étrangère rence à… la Russie. A partir de ce
raconte une île à part.
moment, Bohdan s’est senti en
24 pages pour mieux permanence en danger. « Com-
comprendre ce qui fait ment pouvez-vous faire confiance
l’identité taïwanaise. aux autorités, aux services d’ordre
ou à la police qui a prêté serment à
Moscou après 2014 ?, interroge-
t-il. Ce sont des traîtres. »
Les premières attaques menées
par les forces ukrainiennes sur la
péninsule, en août 2022, ont pro-
voqué le départ de milliers d’habi-
tants, effrayés de voir la guerre
frapper à leur porte. « Beaucoup
« Après l’offensive
de février 2022, et
surtout en 2023,
l’oppression
a atteint
des sommets »
TAMILA TACHEVA
représentante de Volodymyr
Zelensky pour la Crimée
ont vendu leur maison et sont par-
tis en Russie, y compris parmi mes
amis », poursuit le jeune homme.
L’attaque, le 8 octobre 2022, du
pont de Kertch, symbole de l’an-
nexion de la péninsule et artère
vitale pour l’armée russe, a ren-
forcé cette inquiétude.
A l’inverse, les « opérations de
démilitarisation » que mène l’ar-
mée ukrainienne, déterminée
à continuer « jusqu’à la reconquête
totale des territoires occupés », ont
nourri l’espoir des pro-ukrainiens
de la péninsule. « C’est un message
très important pour eux, souligne
Mme Tacheva, ils voient que
l’Ukraine est prête à libérer la Cri-
mée. Ce n’est pas juste un morceau
de terre, mais le territoire légitime
de l’Ukraine, et une immense base
militaire pour la Russie, donc ils
nous soutiennent. Nous ne pou-
vons pas les abandonner. »
Depuis la région de Sébastopol,
Olga confie que, « bien sûr, ça fait
peur, parce qu’on comprend que la
guerre va inévitablement arriver
[chez eux]. Mais maintenant, [ils]
attend[ent] la libération ». La jeune
femme imagine toutefois encore
mal la péninsule, sa terre natale,
au cœur des combats. « C’est un
concept difficile à comprendre
pour nous qui avons vécu en paix
toute notre vie et vu la guerre seule-
ment à la télévision ou dans les
films, explique-t-elle. C’est comme
en Ukraine avant février 2022 :
beaucoup savaient qu’une attaque
russe arriverait, mais ils ont été pris
au dépourvu, parce qu’on n’est ja-
mais prêt pour la guerre. »
Les parents de Bohdan, eux, re-
doutent l’arrivée des troupes
ukrainiennes. « Ils ont peur que les
soldats de Kiev se vengent parce
qu’ils ne sont pas partis après l’an-
nexion », raconte le jeune homme.
Sa mère, qui travaille dans une
école, stocke des boîtes de con-
serve au sous-sol, où elle dit vou-
loir se cacher le moment venu.
Avant l’annexion, la Crimée
comptait 2,3 millions d’habitants.
Une première vague de départs a
eu lieu après l’annexion :
55 000 personnes ont fui après
2014, selon les chiffres officiels,
mais elles étaient près du double
– soit 100 000 – selon Kiev.
L’invasion russe de 2022 puis la
mobilisation, annoncée par Vla-
dimir Poutine, ont déclenché une
nouvelle vague d’émigration.
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
« Nous n’avons pas les chiffres
exacts, mais cela représente plu-
sieurs dizaines de milliers de per-
sonnes, affirme Mme Tacheva. Cer-
tains sont partis sur le continent
ukrainien, mais la plupart ont fui
dans des pays tiers. Beaucoup
sont partis pour échapper à la mo-
bilisation. »
Sofia, Criméenne de 40 ans, prie
chaque jour pour que son fils,
bientôt âgé de 18 ans, ne soit pas
recruté dans l’armée. Comme tous
les habitants de la péninsule après
l’annexion, il a reçu un passeport
russe et pourrait être appelé sous
les drapeaux pour combattre son
propre pays, l’Ukraine. « On ne sait
pas sur quels critères ils recrutent,
c’est très opaque, souligne Sofia,
qui habite dans la région de Sébas-
topol. Mais beaucoup l’ont été, sou-
vent des très jeunes gens, qui ne
comprennent rien. J’en connais
beaucoup qui sont déjà morts. » Les
Tatars, minorité persécutée, sont
« particulièrement ciblés dans les
campagnes de mobilisation », pré-
cise Mme Tacheva.
Propagande de Moscou
Oleksandra, interprète de 43 ans
originaire de la région de Simfero-
pol, redoute elle aussi de voir une
partie de sa famille mobilisée
dans l’armée russe. « Je viens d’ap-
prendre que mon cousin [en Cri-
mée] a voulu aller au front, pour
combattre les Ukrainiens et ga-
gner de l’argent, confie cette Cri-
méenne déplacée à Kiev. Je suis
sous le choc. Il voulait tuer qui ?
Moi ? Mon frère qui a fui la Crimée
pour Kiev en 2014 ? Leur idéologie
est malade », soupire-t-elle.
Tous dénoncent l’effet ravageur
de la propagande de Moscou,
massive. « Ici, comme partout en
Russie, les gens sont nourris à ça en
permanence, à la télévision et aux
informations. Alors ils sont per-
suadés que c’est l’Ukraine qui est
coupable, explique Olga. Quand je
montre aux Russes [venus en Cri-
mée après 2014] une vidéo de mis-
sile russe tombé en Ukraine, ils ré-
pondent “bien fait”. Cette désinfor-
mation leur fait croire qu’ils sont
du bon côté de l’histoire. »
La propagande a aussi effacé les
premières interrogations des pa-
rents de Bohdan. Rassurés, ils
sont restés fidèles à la Russie. Sou-
cieuse de préserver autant que
possible ses enfants, Sofia a quant
à elle opté pour l’enseignement à
distance, autorisé. « Ça reste
l’école russe, mais c’est moins poli-
tisé. Et au moins ils ne sont pas
obligés de chanter l’hymne russe
chaque matin. »
Volodymyr Zelensky le répète à
chaque occasion : « La guerre a
commencé par la Crimée et doit se
terminer avec sa libération. »
Après l’échec de la dernière con-
tre-offensive ukrainienne, cette
perspective semble toutefois en-
core loin. p
faustine vincent
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Allemagne : des cadres de l’AfD
favorables à la « remigration »
Des responsables du parti d’extrême droite ont discuté en novembre
d’un plan d’expulsion à grande échelle d’Allemands d’origine étrangère
berlin - correspondant
D
epuis sa création
en 2013, le parti d’ex-
trême droite Alterna-
tive pour l’Allemagne
(AfD) n’a cessé de se radicaliser,
alors qu’il n’a jamais atteint de tels
niveaux dans les intentions de
vote : de 21 % à 23 % à l’échelle na-
tionale, autour de 30 % dans les six
Länder d’ex-Allemagne de l’Est, et
même 35 % dans deux d’entre eux,
la Saxe et la Thuringe, où auront
lieu des élections régionales le
1er septembre. Mais que ferait l’AfD
en cas d’arrivée au pouvoir ? Selon
une enquête publiée mercredi
10 janvier par le site d’investiga-
tion Correctiv, plusieurs de ses res-
ponsables se sont retrouvés, en
présence de donateurs du parti et
de membres de la mouvance néo-
nazie, dans un hôtel de Potsdam,
le 25 novembre 2023, pour discu-
ter d’un projet d’expulsion à
grande échelle visant des Alle-
mands d’origine étrangère.
Présenté par Martin Sellner, fon-
dateur du Mouvement des iden-
titaires d’Autriche et figure in-
fluente des droites radicales ger-
manophones, ce plan de « remi-
gration » nécessiterait des « lois sur
mesure » afin de « mettre sous forte
pression » les « citoyens allemands
non assimilés ». Pour être mis en
œuvre, il aurait besoin d’un « Etat
modèle » en Afrique du Nord, où
seraient « déplacées » jusqu’à deux
millions de personnes, parmi les-
quelles « des individus qui aident
les réfugiés en Allemagne ».
Selon Correctiv, les responsables
de l’AfD qui ont assisté à cette ren-
contre tenue secrète n’ont pas ex-
primé la moindre réserve. Parmi
eux figuraient Roland Hartwig,
En Pologne, l’arrestation de l’ex-ministre
de l’intérieur provoque des remous
Les nationaux-conservateurs du PiS, au pouvoir jusqu’en 2023, crient à la répression politique
varsovie - correspondance
L a politique polonaise, sous
les auspices du nouveau
gouvernement pro-euro-
péen de Donald Tusk, a connu un
nouveau retournement. Mardi
9 janvier, Mariusz Kaminski, mi-
nistre de l’intérieur sous le précé-
dent gouvernement nationaliste
conservateur du parti Droit et jus-
tice (PiS), ainsi que son bras droit,
Maciej Wasik, vice-ministre de l’in-
térieur jusqu’en 2023, ont été pla-
cés en détention provisoire à Var-
sovie. Les deux hommes avaient
été arrêtés dans la soirée au palais
présidentiel, où ils avaient passé la
journée, sur invitation du prési-
dent Andrzej Duda, affilié au PiS.
La police a profité de l’absence du
chef d’Etat polonais, qui se rendait
à une réception, pour appréhen-
der les deux hommes, à l’encontre
desquels le tribunal avait émis un
mandat d’arrêt la veille. Ils avaient
été condamnés le 20 décembre à
deux ans de prison ferme, en der-
nière instance pour abus de pou-
voir dans une affaire remontant à
2007. Dirigeant au moment des
faits le bureau central anticorrup-
tion, ils avaient été réélus députés
lors des élections législatives de
l’automne 2023.
En novembre 2015, Andrzej
Duda les avait graciés, souhaitant
leur éviter les trois ans de prison
décidés par le tribunal de première
instance quelques mois plus tôt.
ancien député et proche conseiller
d’Alice Weidel, la présidente du
parti d’extrême droite ; Ulrich
Siegmund, chef de file des députés
AfD au Parlement de Saxe-Anhalt,
un Land de l’est du pays, où les ser-
vices de renseignement ont ré-
cemment publié un rapport alar-
miste sur la menace que constitue
le parti pour « l’ordre démocrati-
que et constitutionnel » ; et la dé-
putée fédérale Gerrit Huy, qui s’est
vantée, lors de la réunion, d’avoir
déjà « mis sur la table le concept de
remigration au moment de [son]
entrée à l’AfD il y a sept ans ».
« Théories conspirationnistes »
Officiellement, l’AfD ne prône pas
la « remigration », notion chère à la
droite identitaire. Sur son site, le
parti assure qu’il considère « le
peuple allemand comme la somme
de toutes les personnes ayant la
nationalité allemande, et s’inscrit
en faux contre l’idée qu’il y aurait
“des citoyens de première et de
deuxième classe” ». Il n’empêche. A
son dernier congrès, qui s’est tenu
à Magdebourg (Saxe-Anhalt) en
juillet 2023, le mot a été prononcé
à la tribune par Irmhild Bossdorf,
qui figure en neuvième place sur
la liste de l’AfD pour les européen-
nes du 9 juin. Cette dernière a ré-
clamé une « remigration se chif-
frant en millions [de personnes] »,
estimant que les Allemands de-
vraient se préoccuper du « change-
ment démographique » plutôt que
du « changement climatique ».
Après le congrès, Thomas Hal-
denwang, président de l’Office
fédéral de protection de la Consti-
tution (BfV), le renseignement in-
térieur allemand, s’était inquiété
des « théories conspirationnistes
d’extrême droite » entendues à
Leur affaire avait été classée dans
la foulée, permettant à Mariusz
Kaminski et à Maciej Wasik d’occu-
per respectivement le poste de
coordinateur des services spé-
ciaux et de secrétaire d’Etat dans le
nouveau gouvernement du PiS.
Droit de grâce
Sauf que le président a usé de son
droit de grâce sans attendre la fin
de la procédure d’appel lancée par
les prévenus. « La grande majorité
des juristes sont d’avis que le droit
de grâce ne peut être exercé qu’en
cas de jugement définitif, souligne
le juge Piotr Gaciarek, interrogé
par Le Monde. C’est comme un
divorce : il ne peut être prononcé
que si la personne a été mariée.
Ainsi, la grâce accordée par Andr-
zej Duda en 2015 était non seule-
ment sans effet mais elle était
aussi contraire à la Constitution. »
Et le magistrat d’ajouter que « le
droit de grâce consiste à atténuer
les effets d’un jugement sur la per-
sonne condamnée. Le président ne
peut pas remettre en cause le juge-
ment en lui-même et ne saurait ac-
quitter quelqu’un ».
La Cour suprême polonaise
avait également statué en ce sens
en 2017, adoptant une résolution
affirmant que le droit de grâce ne
peut être appliqué qu’après le ju-
gement définitif. Le Tribunal
constitutionnel, sous l’influence
du PiS depuis 2015, a, lui, estimé
en juin que la grâce relevait exclu-
Alternative pour
l’Allemagne n’a
jamais atteint de
tels niveaux dans
les intentions
de vote : de 21 %
à 23 % à l’échelle
nationale
Magdebourg. « Il est clair que des
personnes qui se sont fait remar-
quer dans le passé par des positions
incompatibles avec notre ordre
fondamental libéral et démocrati-
que feront partie de la délégation
de l’AfD au prochain Parlement
européen », avait-il déclaré.
« Nous voyons combien il est né-
cessaire que le BfV observe très at-
tentivement les contacts qui se
nouent à l’extrême droite, com-
ment les ennemis de la Constitu-
tion tissent des liens avec les repré-
sentants de l’AfD et quelles idéees
abjectes sont propagées », a déclaré
au magazine Stern la ministre fé-
dérale de l’intérieur, Nancy Faeser,
en réaction à l’article de Correctiv.
En Autriche, le parti d’extrême
droite FPÖ, qui est en tête dans les
intentions de vote (autour de
30 %) et a des liens étroits avec le
mouvement identitaire de
M. Sellner, s’est étonné de l’indi-
gnation suscitée par les révéla-
tions du site d’investigation alle-
mand. « Que des responsables poli-
tiques patriotes tentent de réparer
les dégâts causés pendant des dé-
cennies par la gauche en matière
migratoire n’est pas un secret mais
un devoir dans l’intérêt de notre
population », a réagi le secrétaire
sivement du chef de l’Etat, soute-
nant que la Cour suprême « n’a
pas compétence » en la matière.
Cela n’a pas empêché cette insti-
tution de rouvrir le dossier
quelques jours plus tard, permet-
tant d’aboutir à la condamnation
de décembre 2023.
Lors d’une allocution, le 10 jan-
vier, le président Duda a de nou-
veau plaidé en faveur de Mariusz
Kaminski et de Maciej Wasik. « Les
ministres ont été graciés (…) en
2015, conformément à la Constitu-
tion. Cette grâce est valable et effec-
tive. Ces ministres, aujourd’hui dé-
putés, disposent de leur mandat, et
toute tentative visant à les en priver
est en soi illégale. » Un argument
répété à l’envi par le camp du PiS
qui, depuis la prise de fonctions du
gouvernement Tusk en décembre,
ne cesse d’accuser le nouveau pou-
voir de violer la Constitution,
quitte à en appeler aux institu-
tions internationales.
« En Pologne, pour la première
fois depuis Jaruzelski [qui avait im-
posé la loi martiale entre 1981 et
1983], (…) les autorités malhonnê-
tes mettent les opposants politi-
ques en prison comme elles le fai-
saient à l’époque communiste », a
ainsi réagi le premier ministre
sortant, Mateusz Morawiecki, sur
le réseau social X. « Pour la pre-
mière fois depuis 1989, nous avons
des prisonniers politiques, c’est
scandaleux », a renchéri le chef du
PiS, Jaroslaw Kaczynski, qui mani-
général du FPÖ, Christian Hafe-
necker, pour qui « la remigration
est le mot d’ordre du moment ».
Les révélations de Correctiv
pourraient donner des argu-
ments à ceux qui estiment que
l’AfD devrait être interdit. C’est le
cas du député chrétien-démo-
crate Marco Wanderwitz, élu de
Saxe et ex-délégué du gouverne-
ment fédéral pour les Länder de
l’Est (2020-2021). « L’AfD devient ce
qu’était le [parti néonazi] NPD. On
ne peut pas faire plus radicale-
ment d’extrême droite », a-t-il dé-
claré, dimanche, à la DPA.
Si une pétition, lancée en
août 2023 par des personnalités
de la culture et des médias pour
réclamer une interdiction, a déjà
recueilli plus 400 000 signatures,
l’idée – à laquelle l’hebdomadaire
Der Spiegel a récemment consacré
sa « une » – est loin de faire l’una-
nimité dans les grands partis de
gouvernement.
Membre du Parti social-démo-
crate du chancelier Olaf Scholz,
l’actuel délégué du gouverne-
ment fédéral pour les Länder de
l’Est, Carsten Schneider, est ainsi
en désaccord avec son prédéces-
seur, pour des raisons juridiques
et politiques. « Interdire un parti
est très compliqué. Sur le plan du
droit, les chances sont minces, a-t-il
affirmé à la Süddeutsche Zeitung,
le 3 janvier. Vouloir interdire un
parti qui ne nous convient pas,
mais est durablement installé à un
niveau élevé dans les sondages, ne
peut que créer un réflexe de solida-
rité à son égard, et ce, même de per-
sonnes qui ne sont ni des électeurs
ni des sympathisants de l’AfD. A ce
titre, les dommages collatéraux
pourraient être considérables. » p
thomas wieder
festait au sein d’une foule com-
pacte devant le commissariat de
police puis la maison d’arrêt où
les hommes politiques ont été
transférés dans la nuit. Les deux
condamnés ont rapidement dé-
marré une grève de la faim, dé-
nonçant un « acte de vengeance
politique » et le PiS a appelé à re-
joindre la « marche des Polonais li-
bres » du 11 janvier à Varsovie, un
rassemblement antigouverne-
mental annoncé fin décembre.
« La période qui s’ouvre en politi-
que polonaise risque d’être encore
plus chaotique qu’elle ne l’était
jusqu’à présent », argumente la po-
litologue Renata Mienkowska-
Norkiene. « Andrzej Duda, qui a
violé à plusieurs reprises la Consti-
tution, n’a plus rien à perdre, et il ne
fait aucun doute que le PiS mettra
autant de bâtons que possible dans
les roues au nouveau pouvoir. »
Les enjeux sont de taille : le bud-
get doit être soumis au président
d’ici au 29 janvier pour signature.
En cas de retard, la Chambre basse
pourrait être dissoute. Une course
contre la montre est enclenchée.
Compte tenu des remous suscités
par l’arrestation des deux dépu-
tés, les séances parlementaires du
10 au 12 janvier ont été reportées à
la semaine suivante. Le PiS, qui
avait mis la main sur une partie de
l’appareil judiciaire durant ses
huit ans au pouvoir, récolte le fruit
du chaos juridique qu’il a semé. p
hélène bienvenu
international | 5
Chris Christie, figure
anti-Trump des
primaires républicaines,
abandonne la course
L’ex-président est le grand favori de la bataille
qui commence le 15 janvier dans l’Iowa
washington - correspondant
A cinq jours de l’ouverture
des primaires républicai-
nes dans l’Iowa, le champ
des prétendants se rétrécit. L’an-
cien gouverneur du New Jersey
Chris Christie a annoncé son re-
trait, mercredi 10 janvier. Lors
d’une ultime réunion publique à
Windham (New Hampshire), le ré-
publicain a reconnu qu’aucun
« chemin » ne se dessinait devant
lui pour obtenir l’investiture. Cette
annonce est intervenue à quel-
ques heures d’un ultime débat té-
lévisé, sur la chaîne CNN, qui se te-
nait à Des Moines (Iowa) entre l’ex-
ambassadrice Nikki Haley et Ron
DeSantis, le gouverneur de Flo-
ride. Un débat une nouvelle fois
ignoré par Donald Trump, grand
favori des primaires, interrogé
pendant ce temps sur Fox News.
Pour Chris Christie, le constat
d’échec était clair depuis des
mois. « Mon objectif n’a jamais été
d’être simplement une voix contre
la haine, la division et l’égoïsme »
régnant dans le Parti républicain
sous l’égide de Donald Trump, a-
t-il expliqué, en dépit de l’évi-
dence contraire. Il s’était engagé
dans la course précisément
contre Donald Trump, et non
pour une improbable victoire.
Il n’a cessé d’interpeller les ré-
publicains sur la dérive identi-
taire du parti et le culte de la per-
sonnalité entretenu autour de
l’ancien président. Mais le Grand
Old Party a changé de visage sous
l’ère Trump. Sa base est à présent
dominée par les partisans du slo-
gan MAGA (« Make America Great
Again »), insensibles aux remon-
trances éthiques, enlisé dans la
désinformation de masse.
En 2016, après s’être retiré des
primaires républicaines, Chris
Christie avait soutenu l’entrepre-
neur, avant de le conseiller pen-
dant sa campagne présidentielle
de 2020. Les mensonges de
M. Trump sur les fraudes électora-
les imaginaires, puis l’assaut de
ses partisans, le 6 janvier 2021,
contre le Capitole à Washington,
l’ont convaincu de sa nocivité.
Mardi, l’ancien gouverneur a uti-
lisé une expression prisée par Joe
Biden, en parlant d’une « bataille
pour l’âme » de l’Amérique, au-delà
de celle du Parti républicain.
Agressivité déplacée
Un micro a capté par inadver-
tance, avant sa montée en scène,
quelques phrases lâchées par
Chris Christie dans un aparté. Elles
étaient moins solennelles que son
discours à suivre. Evoquant de
toute évidence Nikki Haley, il lui
promettait une défaite cinglante
face à Donald Trump. « Elle va se
faire fumer », disait-il. L’amertume
de Chris Christie est aussi nourrie
par son analyse de la situation :
aucun des deux principaux
concurrents de Donald Trump ne
semble en mesure de le battre.
Mais l’ancien gouverneur ne vou-
lait pas être tenu pour responsable
d’une dispersion des voix en
maintenant sa candidature.
Dans un communiqué succinct,
Nikki Haley a félicité Chris Christie
pour sa campagne. Ce dernier, qui
disposait de moyens financiers
bien inférieurs à ceux de ses adver-
BAN D E D E GAZA
Quatre secouristes tués
par une frappe sur Gaza
Une frappe israélienne ayant
visé, mercredi 10 janvier, une
ambulance, à l’entrée de Deir
Al-Balah, dans le centre de la
saires, avait concentré ses efforts
sur le New Hampshire, deuxième
étape des primaires après l’Iowa.
C’est également dans cet Etat que
l’ancienne gouverneure de Caro-
line du Sud a réalisé sa percée la
plus forte dans les sondages de-
puis plusieurs semaines. Une
étude publiée par la chaîne CNN, le
8 janvier, ne donnait que 7 points
d’écart entre Donald Trump et
Nikki Haley (39 % contre 32 %). Le
retrait de Chris Christie – il est
donné à 12 % – pourrait accroître la
réserve de voix de la candidate
dans le New Hampshire, où la pri-
maire aura lieu le 23 janvier.
Mais il faudrait un extraordi-
naire concours de circonstances
pour que la surprise ait lieu. Les
derniers rivaux de Donald Trump
y croient-ils eux-mêmes ? Le débat
télévisé du soir a été une démons-
tration de mépris mutuel et
d’agressivité déplacée. Ron De-
Santis, mal en point dans les
sondages, et Nikki Haley se sont
rendu coup pour coup, à en perdre
haleine et à en épuiser le public.
Pendant ce temps, Donald
Trump, sur Fox News, répondait
aimablement aux questions du
public. L’ancien président a assuré
qu’avec lui à la Maison Blanche, la
Russie n’aurait jamais envahi
l’Ukraine et le Hamas n’aurait pas
attaqué Israël. La recette ? « La paix
par la force. » L’engagement amé-
ricain au sein de l’OTAN ? « Seule-
ment s’ils nous traitent correcte-
ment. » M. Trump s’est contenté
d’adoucir certains éléments abra-
sifs de sa campagne, notamment
ses promesses de vendetta contre
les magistrats et les démocrates
tenus pour responsables de ses
tourments. « Je n’aurai pas le
temps pour une vengeance. »
De leur côté, à de très rares mo-
ments, Nikki Haley et Ron DeSan-
tis se sont souvenus que le favori
était l’ancien président, négli-
geant pourtant, par pur calcul, de
mentionner les 91 chefs d’inculpa-
tion retenus contre lui dans qua-
tre dossiers instruits en justice.
« Sa voie n’est pas la mienne, s’est
contentée de dire au début l’an-
cienne gouverneure de Caroline
du Sud. Je n’ai pas de vengeance, je
n’ai pas de vendetta. Pour moi, il
s’agit de ne pas avoir de drames, de
pleurnicheries, et d’obtenir des ré-
sultats. Je ne pense pas que le prési-
dent Trump soit le bon président
pour aller de l’avant. Je pense que le
temps est venu d’avoir un nouveau
leader générationnel qui va à nou-
veau rendre l’Amérique fière. » En-
fin, au bout d’une heure et demie,
Nikki Haley s’est faite plus tran-
chante, au sujet de la présiden-
tielle de 2020 et de l’assaut contre
le Capitole. « Cette élection, Trump
l’a perdue. Biden l’a gagnée. (…) Je
pense que ce qui s’est passé le 6 jan-
vier fut un jour terrible et que le pré-
sident Trump devra en répondre. »
De son côté, Ron DeSantis s’est
contenté d’avertir les républicains
qu’une investiture de l’ancien diri-
geant placerait son sort judiciaire
au cœur de la campagne présiden-
tielle, au lieu d’imposer un réfé-
rendum sur le bilan de Joe Biden.
Au terme de la soirée, Donald
Trump pouvait s’endormir en
toute quiétude. Sa stratégie politi-
que d’évitement était confortée. p
piotr smolar
bande de Gaza, a tué quatre
secouristes selon le Crois-
sant-Rouge palestinien.
Les bombardements
israéliens sur l’enclave
ont fait plus de 23 000 morts
en trois mois. – (AFP.)
6 | international
Equateur : le président déclare la guerre aux gangs
Daniel Noboa a déployé l’armée après les violences des groupes criminels qui ont fait 14 morts depuis lundi
L
a décision de fermer les
écoles a été prise douze
heures trop tard. Mardi
9 janvier, au milieu du
chaos qui a submergé l’Equateur
pendant deux jours, le musicien
Diego Gallardo est mort d’une
balle perdue à Guayaquil, le prin-
cipal port du pays, alors qu’il allait
chercher son fils à l’école. Au
moins treize autres personnes
sont mortes, entre lundi et mardi,
sous les tirs de groupes criminels.
Le président Daniel Noboa, 36 ans,
arrivé au pouvoir il y a à peine cin-
quante jours, a déclaré, mercredi,
que le pays était « en guerre ».
La veille, il avait décrété l’exis-
tence d’un « conflit armé interne »
et identifié 22 gangs comme des
« terroristes » qui seront désor-
mais traités comme « un objectif
militaire » – une décision validée
mercredi par l’ensemble du Parle-
ment, où M. Noboa est pourtant
minoritaire. Depuis la Belgique,
l’ex-président de gauche Rafael
Correa (2007-2017), qui avait sou-
tenu à la présidentielle l’adver-
saire de M. Noboa, Luisa Gonza-
lez, a assuré le président de son
« soutien total » : « L’heure est
aujourd’hui à l’unité nationale. Le
crime organisé a déclaré la guerre
à l’Etat, et l’Etat doit l’emporter. »
Les images des violences ont fait
le tour du monde : passants cou-
rant se mettre à l’abri sous des
échanges de tirs, étudiants retran-
chés dans des salles de classe ou
fuyant l’établissement, voitures
incendiées, et même irruption en
direct, sur un plateau de la télévi-
sion publique, d’hommes cagou-
lés et armés de bâtons de dyna-
mite, qui ont pris en otage journa-
listes et techniciens jusqu’à l’in-
tervention des forces de l’ordre.
« Jamais vécu un tel chaos »
« Nous n’avions jamais vécu un tel
chaos, de telles attaques coordon-
nées dans différentes villes », té-
moigne Carla Alvarez, experte en
sécurité, professeure et cher-
cheuse à l’Institut des hautes étu-
des nationales de Quito. Mer-
credi, une centaine de fonction-
naires des services pénitentiaires
étaient toujours tenus en otage
dans cinq prisons. Le chef de
l’état-major, Jaime Vela, a assuré
que cinq assaillants avaient été
tués et 329 personnes arrêtées.
Les pays limitrophes – Colombie
et Pérou – ont annoncé la mise en
alerte de leurs forces de sécurité
aux frontières.
Crise diplomatique entre l’Inde et les Maldives autour d’un atoll
Une visite du premier ministre indien dans les Laquedives intervient sur fond de rivalité entre New Delhi et Pékin dans l’océan Indien
new delhi - correspondante
P eu de gens savent sans
doute le situer sur une
carte. L’archipel des La-
quedives, un chapelet d’îles du
sud de l’Inde situé dans la mer
d’Arabie, au large du Kerala, se
trouve au cœur d’une crise entre
l’Inde et les Maldives, après la dif-
fusion d’images du premier mi-
nistre indien, Narendra Modi,
dans cet atoll, destinées à y pro-
mouvoir le tourisme.
Les deux pays étaient déjà à cou-
teaux tirés depuis l’avènement du
nouveau président maldivien,
Mohamed Muizzu, un prochinois
élu en octobre 2023 avec pour slo-
gan « India out ». L’une de ses pre-
mières décisions a été de deman-
der le départ de troupes indiennes
de son sol, 70 militaires déployés
pour assurer la maintenance de
trois avions de surveillance et de
sauvetage maritimes donnés aux
Maldives. Il avait déjà mis fin à un
accord bilatéral permettant à
Delhi de collaborer à la cartogra-
Déploiement de l’armée dans le centre historique de Quito, le 9 janvier. KAREN TORO/REUTERS
La position
géographique
de l’Equateur,
entre la Colombie
et le Pérou,
en a fait la plate-
forme logistique
des barons
du narcotrafic
A l’origine de l’explosion de vio-
lence, il y a l’évasion, dimanche,
d’un des plus dangereux crimi-
nels du pays, José Adolfo Macias
Villamar, alias « Fito », chef du
gang Los Choneros. L’homme est
accusé d’avoir commandité l’as-
sassinat, en août 2023, du candi-
dat à l’élection présidentielle Fer-
nando Villavicencio, héraut de la
lutte contre la corruption. Lundi,
en réponse, le président Noboa a
décrété l’état d’urgence.
Une telle décision n’a rien d’ex-
traordinaire en Equateur. Son pré-
phie des fonds marins dans les
eaux territoriales maldiviennes.
Voilà quelques années que les
autorités indiennes souhaitent
promouvoir les Laquedives, con-
currencées par les Maldives. A cet
effet, Narendra Modi y a nommé,
en décembre 2020, un ancien dé-
puté et ministre du Parti du peu-
ple indien (BJP, nationaliste hin-
dou, au pouvoir) du Gujarat, Praful
Patel, qui, dès son arrivée, a lancé
un plan de développement per-
mettant à l’administration d’ac-
quérir autoritairement des terres,
malgré l’hostilité des habitants et
des écologistes, conscients de la
fragilité de ces atolls. Pour l’heure,
l’accès à l’archipel est conditionné
à un permis d’entrée et ses capaci-
tés hôtelières sont limitées. Beau-
coup d’îles sont encore vierges de
toute habitation. Les Indiens pré-
fèrent de loin les plages paradisia-
ques des Maldives, où ils représen-
tent le nombre de visiteurs le plus
important avec les Russes.
Le 4 janvier, Narendra Modi a
posté sur les réseaux sociaux des
décesseur, Guillermo Lasso, en à
peine vingt-huit mois de mandat
− élu en 2021, il a dissous en mai le
Parlement, qui menaçait de le
destituer, provoquant les élec-
tions anticipées du 20 août −,
avait décrété une vingtaine de fois
l’état d’urgence. Mais la décision
d’envoyer l’armée dans les pri-
sons et les images de détenus en
sous-vêtements, mains sur la tête
et allongés au sol, rappelant celles
provenant du Salvador du prési-
dent Nayib Bukele et de sa
« guerre contre les gangs », avec
son lot de détentions arbitraires
et de mauvais traitements, ont
déclenché mutineries, prises
d’otages et fusillades.
Depuis 2021, plus de 400 déte-
nus ont été tués dans les prisons,
où les groupes criminels font la
loi. Les gangs n’agissent pas seuls :
ils sont alliés aux cartels mexi-
cains de Sinaloa et de Jalisco
Nueva Generacion. La position
géographique de l’Equateur – en-
tre les deux plus gros producteurs
de coca d’Amérique du Sud, la Co-
lombie et le Pérou – en a fait la pla-
te-forme logistique des barons du
images et vidéos le montrant
dans l’archipel des Laquedives, li-
sant sur un fauteuil en osier face à
une mer turquoise, marchant au
ralenti sur le sable blanc et s’ini-
tiant à la plongée avec masque et
tuba, accoutré d’un gilet de sauve-
tage – un usage peu commun
pour cette activité.
La médiatisation de cette étape
avait fait rire sous cape en Inde, où
les opposants du nationaliste hin-
dou ont raillé son goût pour la
mise en scène, se souvenant d’une
scène similaire avant les élections
de 2019, où le candidat premier
ministre s’était fait photogra-
phier, seul, méditant dans une
grotte de l’Himalaya, drapé dans
une couverture safran.
L’affaire a dégénéré quand trois
ministres maldiviens ont moqué
en termes fort peu diplomatiques
le déplacement de Narendra Modi,
qualifiant le premier ministre in-
dien de « clown » et de « terroriste »
sur les réseaux sociaux. Mariyam
Shiuna, la ministre de la jeunesse,
après avoir moqué « la marion-
narcotrafic : « Par l’Equateur tran-
sitent 830 tonnes de drogue par an,
soit près de la moitié de ce que pro-
duit la Colombie », assure l’ana-
lyste politique Fernando Carrion,
de la Faculté latino-américaine de
sciences sociales. Le pays est aussi
au carrefour des principales filiè-
res d’exportation de stupéfiants :
vers les Etats-Unis en passant par
l’Amérique centrale et vers l’Eu-
rope en passant par le Brésil.
Pauvreté en forte hausse
La violence dans les prisons s’est
déplacée dans les rues : le taux
d’homicides est passé de cinq à
46 assassinats pour 100 000 habi-
tants entre 2017 et 2023. « C’est le
pays qui a eu l’augmentation de
violence la plus rapide en Amérique
latine », souligne M. Carrion. De-
puis l’arrivée au pouvoir en 2017
de Lenin Moreno, à l’origine dau-
phin de Rafael Correa, mais qui a
appliqué finalement une politi-
que libérale de droite, « l’appareil
de sécurité a été démantelé, avec la
fusion de plusieurs ministères en
un seul, au budget réduit », expli-
que M. Carrion. Les dépenses liées
nette d’Israël, M. Narendra Diver
[plongeur], avec son gilet de sauve-
tage », a comparé l’Inde à une
« bouse de vache ». Ses collègues
ont déclaré que la visite du pre-
mier ministre indien dans les La-
quedives visait à remettre en
question le tourisme maldivien.
Les trois ministres ont été sus-
pendus de leurs fonctions et ont
supprimé leurs messages, tandis
que le ministère maldivien des af-
faires étrangères publiait une dé-
claration regrettant « les remar-
ques désobligeantes », des « opi-
nions (…) personnelles [qui] ne re-
Trois ministres
maldiviens
ont moqué
Narendra Modi,
le qualifiant
de « clown » et
de « terroriste »
à la sécurité pénitentiaire ont par
ailleurs été divisées par trois entre
2017 et 2021, pour une population
carcérale en hausse.
« A cela, il faut ajouter la détério-
ration des indicateurs sociaux »,
souligne Carla Alvarez. Si Rafael
Correa avait fait passer le taux de
pauvreté de 35 % à 21 % en dix ans,
les effets combinés d’une réduc-
tion des dépenses publiques sous
les présidences Lenin et Lasso et
de la pandémie liée au Covid-19
ont fait remonter ce chiffre à 27 %
en 2023. « Le manque d’emploi et
de bourses fait qu’un tiers des jeu-
nes de 15 à 25 ans n’étudient pas et
ne travaillent pas non plus. Ils sont
donc très vulnérables au recrute-
ment par les groupes criminels »,
observe Mme Alvarez.
L’utilisation de l’armée contre
les gangs semble inévitable : les
22 organisations criminelles
que compte l’Equateur ont
50 000 membres contre
38 000 soldats et 60 000 policiers,
selon Fernando Carrion. Même
Luisa Gonzalez, candidate du
mouvement de Rafael Correa, Ré-
volution citoyenne, considère le
présentent pas le point de vue du
gouvernement des Maldives ». Le
coût de la polémique pourrait être
désastreux pour ce pays très dé-
pendant du tourisme.
Appels au boycott
En Inde, ces contritions n’ont pas
suffi à calmer les pro-Modi. Le mi-
nistère indien des affaires étrangè-
res a convoqué le représentant
maldivien, Ibrahim Shaheeb. Les
appels au boycott des plages des
Maldives ont déferlé sur les mé-
dias sociaux, avec des messages
d’influenceurs et de célébrités in-
diens. Prashant Pitti, le patron
d’une importante plate-forme de
réservation en ligne, EaseMyTrip,
a suspendu pour une durée indé-
terminée les réservations de vols
pour les Maldives. Des acteurs de
Bollywood sont venus en renfort,
ainsi que le vice-capitaine de
l’équipe de cricket, Hardik Pandya.
La compagnie aérienne indienne à
bas prix SpiceJet a annoncé qu’elle
effectuerait deux vols à destina-
tion des Laquedives.
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Le taux
d’homicides
est passé de cinq
à 46 assassinats
pour 100 000
habitants entre
2017 et 2023
déploiement de l’armée indispen-
sable pour « rétablir la paix ».
« Mais la militarisation seule ne
suffit pas », précise-t-elle, ajoutant
que le président Noboa aurait dû
prendre des mesures dès son arri-
vée au pouvoir en novembre pour
épurer les forces armées et la po-
lice, gangrenées par la corruption
et le narcotrafic, et reprendre le
contrôle des prisons. « Il faut aussi
doter les forces de police des outils
de protection les plus basiques,
comme des munitions, des cas-
ques et des gilets pare-balles »,
ajoute l’ancienne candidate.
Surtout, la politique sécuritaire
aurait dû, insiste Mme Gonzalez,
être assortie d’une politique so-
ciale pour lutter contre les causes
profondes de la violence. Et envi-
sager également un renforce-
ment de l’unité chargée de la lutte
contre le blanchiment d’argent.
« Or, argumente Carla Alvarez, les
derniers gouvernements ont dé-
mantelé les capacités de contrôle
de l’Etat et 3,5 milliards de dollars
ont été blanchis en 2021. On peut
emprisonner et tuer tous les chefs
de gangs, mais si le narcotrafic
continue d’être lucratif, il y aura
toujours quelqu’un d’autre pour
occuper leur place. »
Pour l’heure, la réponse de Da-
niel Noboa à la violence n’a été
que sécuritaire. « La rapide milita-
risation du conflit par les autorités
n’est pas assortie d’une stratégie de
sortie de crise », constate le média
en ligne InSight Crime, tandis que
la directrice pour les Amériques
de l’organisation Human Rights
Watch, Juanita Goebertus Estrada,
a exprimé son « immense préoc-
cupation ». Si Carla Alvarez recon-
naît que le président « a répondu
aux attentes de mesures urgentes
et drastiques de la population »,
elle craint que « des erreurs ne
soient commises, lors de l’utilisa-
tion de la force létale, qui portent
atteinte aux droits humains des ci-
toyens ». Comme au Salvador. p
angeline montoya
La polémique intervient dans un
contexte de très forte rivalité de la
Chine et de l’Inde dans l’océan In-
dien, où les Maldives occupent
une place stratégique. La politique
de Modi de « voisinage d’abord »
se heurte aux appétits de la Chine,
la grande rivale de l’Inde en Asie
du Sud. New Delhi est concurrencé
par Pékin au Sri Lanka, aux Maldi-
ves, au Népal, au Bangladesh, au
Bhoutan et bien sûr au Pakistan,
où les Chinois construisent rou-
tes, ports, ponts et chemins de fer.
Signe de plus de sa mésentente
avec l’Inde, le président des Maldi-
ves a rompu la tradition voulant
qu’un chef d’Etat effectue sa pre-
mière visite d’Etat à New Delhi. Il a
choisi la Turquie en décem-
bre 2023, puis, en pleine polémi-
que sur la visite de Modi dans les
îles Laquedives, s’est envolé pour
la Chine. De là, il a décrit Pékin
comme son allié « le plus proche »,
l’a exhorté à accroître ses investis-
sements et a appelé les Chinois à
venir en nombre aux Maldives. p
sophie landrin

PLANÈTE
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Séisme au Japon : Noto, la péninsule meurtrie
Les secouristes cherchent toujours une cinquantaine de disparus après le tremblement de terre du Nouvel An
REPORTAGE
noto, suzu, hakui, nanao et
anamizu (japon) - envoyé spécial
D
ix jours après le trem-
blement de terre de
magnitude 7,6 dans la
péninsule de Noto
(département d’Ishikawa, côte
ouest du Japon), les secours tra-
vaillent toujours à retrouver les
derniers disparus – soit 52 à la
date du mercredi 10 janvier – dans
les décombres des maisons effon-
drées. Pompiers, policiers, mili-
taires et volontaires, ignorant les
critiques adressées à un gouver-
nement jugé lent à réagir, évo-
luent dans une masse informe de
gravats trempés de pluie, cou-
verts de neige et balayés par un
vent glacial, sous la menace des
répliques – on en compte 1 219 de-
puis le séisme principal.
Le bilan provisoire est de
206 morts, dont un enfant de
5 ans. La douleur est d’autant plus
vive que le séisme, survenu le
1er janvier, a bouleversé le moment
le plus précieux des Japonais. Le
shogatsu est ce début d’année qui
les voit s’accorder une pause, se re-
trouver en famille en savourant la
cuisine osechi, spécialement con-
fectionnée pour le Nouvel An, et
prier au temple pour une bonne
année. Dans Noto, où près de 40 %
des habitants ont plus de 65 ans, ce
moment signifiait des retrou-
vailles avec des proches venus de
tout l’Archipel. Ces réjouissances
ont viré à la tragédie. Comme pour
apaiser les divinités en ce début
d’année du dragon, le Musée du
théâtre nô de Kanazawa, au sud de
la péninsule, a maintenu, le 7 jan-
vier, la représentation d’Okina, la
pièce la plus ancienne et s’appa-
rentant le plus à un rite religieux.
« Cette année, la représentation
prend un sens particulier. A Noto,
les gens manquent de tout. Il n’y a
pas de communication, les routes
sont coupées. C’est comme si la pé-
ninsule était devenue une île », sou-
ligne Maiko Yamauchi, conserva-
trice du musée.
Une impression sensible sur
cette langue de terre réputée pour
ses produits de la mer, son saké et
son artisanat de la laque. L’accès à
Noto se fait par un nombre limité
de routes crevassées traversant
des paysages de montagne placés
par l’Agence météorologique du
Japon (JMA) en alerte rouge aux
glissements de terrain. Les
28 301 évacués et les survivants
souffrent de la destruction du ré-
seau d’eau – 35 000 foyers en sont
privés –, de conditions d’hygiène
précaires et d’une aide délivrée
au compte-gouttes. La situation
va en s’aggravant à mesure de la
progression vers le nord et l’hypo-
centre du séisme, à l’extrême
pointe de la péninsule.
Suzu en est la ville la plus pro-
che. Elle est, avec le village de
Noto, la seule localité victime du
tsunami qui a suivi le tremble-
ment de terre. Là, des quartiers
entiers ont été dévastés par le
séisme et le raz de marée. Dans ce-
lui d’Ukai, pas une maison n’a été
épargnée. Pas un poteau ne tient
Mer
du Japon
(mer de l’Est) JAPON
Péninsule
de Noto Tokyo
OCÉAN
ISHIKAWA
PACIFIQUE
Hakui
Concentration des séismes
du 1er au 10 janvier
Limite des plaques
tectoniques
Source : USGS
A Anamizu, à une trentaine de kilomètres au nord de Nanao, au Japon, le 8 janvier. PHOTOS NORIKO TAKASUGI/JAPAN PLATFORM POUR « LE MONDE »
debout. Les câbles traînent par
terre. La neige masque les dan-
gers. Les recherches se poursui-
vent avec prudence pour retrou-
ver les quinze disparus d’une ville
qui compte 91 morts, 145 blessés
et 90 % des bâtiments endomma-
gés ou détruits. Les policiers indi-
quent à la bombe rouge sur les
murs le jour de leur passage et le
nom de leur unité.
Une fois le rivage atteint, on
aperçoit le célèbre rocher de Mit-
suke-jima, à la forme de coque de
navire, coiffé de pins. Le séisme l’a
défiguré. A la mairie, des fonc-
tionnaires envoyés en renfort du
département de Chiba, à l’est de
Tokyo, aident des victimes à rem-
plir les documents permettant de
recevoir une aide dans le cadre de
l’état de catastrophe naturelle, dé-
claré le 8 janvier par le gouverne-
ment. Une noria d’hélicoptères
brave le mauvais temps pour ac-
célérer l’aide ou évacuer les bles-
sés les plus graves.
Comme ailleurs, la population
vieillissante a besoin de soins. « A
cause de la promiscuité dans les
centres d’évacuation, la grippe et le
Covid-19 augmentent beaucoup.
Nous insistons sur le port du mas-
que. Il y a aussi des gens qui se bles-
sent quand ils fouillent les décom-
bres de leur maison et d’autres qui
doivent suivre des traitements spé-
ciaux », explique Taihei Yamada,
médecin urgentiste envoyé par
l’ONG Peace Winds, qui travaille
en coordination avec le réseau Ja-
pan Platform mis en place par le
gouvernement. L’hôpital public
de la Suzu vient à peine de rouvrir.
Les pharmacies sont détruites.
La ville souffre d’une aide limi-
tée, soumise à l’état de la longue
route crevassée partant d’Ana-
mizu, à 50 kilomètres au sud. Par-
Epicentre du séisme
du 1er janvier, d’une
magnitude de 7,6
Péninsule
de Noto
Wajima Suzu
Noto
20 km
Anamizu
Nanao
Toyama
Kanazawa
NAGANO
TOYAMA
JAPON
Infographie Le Monde
Distribution de bâches, à la mairie de Hakui, sur la péninsule de Noto, le 7 janvier.
fois réduite à une voie, la progres-
sion se fait au ralenti au cœur
d’une enfilade de camions des
forces japonaises d’autodéfense
(FAD, l’armée japonaise) ou de la
police, d’engins de chantier et
autres véhicules de secours. La
route serpente au cœur des mon-
tagnes enneigées, à travers des
villages aux grandes maisons de
forme traditionnelle, aujourd’hui
abandonnées.
« Nous allons reconstruire »
Ailleurs dans la péninsule, la si-
tuation est moins dramatique,
mais éprouvante. Hakui, une ville
de la côte ouest de 20 000 âmes,
connue pour son Musée de l’his-
toire de la conquête spatiale et
son taux le plus élevé d’observa-
tions d’ovnis au Japon, déplore un
mort, sept blessés et des centai-
nes d’évacués. Les habitants em-
mitouflés ont dû se préparer à
l’arrivée de la neige en récupérant
à la mairie des bâches bleues pour
obstruer les toitures endomma-
gées ou boucher des fissures dans
les murs. Dehors, il ne fait pas
plus de 2 °C. Dans les écoles ou les
centres communautaires, des vo-
lontaires donnent des bouteilles
d’eau arrivées du département
voisin de Nagano.
Au centre de Tsuruta-machi, à
l’entrée encombrée de cartons de
nourriture et de futon, le rez-de-
chaussée est réservé aux person-
nes à mobilité réduite. Les deux
étages sont ouverts aux autres
évacués. Livrées dans l’urgence,
des tentes donnent une certaine
intimité. « On se sent mieux », ad-
met Yukari Sano, installée ici avec
son mari depuis qu’elle a dû quit-
ter sa maison « trop fissurée ».
Venu au centre avec sa mère et sa
grand-mère, Yasuhiro Hikariya,
géomètre de 33 ans, s’interroge sur
son avenir, mais ne se plaint pas.
« Le siège de mon entreprise est à
Anamizu. Là-bas, comme à Nanao,
à Wajima, où tout a brûlé [dans des
incendies déclenchés par le
séisme] ou à Suzu, c’est pire qu’ici,
où nous pouvons même acheter
des plats chauds dans les supéret-
tes. » Un luxe après les onigiri et
sandwichs des premiers jours.
Nanao, 48 000 habitants, est re-
couverte par la neige tombée en
abondance durant la nuit. « Nous
sommes habitués à la neige mais,
cette fois, c’est dur, car cela s’ajoute
aux problèmes d’eau. Les gens se
lassent. Ils veulent pouvoir aller
aux toilettes normalement, faire
une lessive, prendre un bain et pou-
voir se changer », détaille Yoshi-
taka Chatani, le maire de la ville.
L’édile ne quitte plus l’uniforme
de protection, obligatoire pour
tout élu, y compris le premier mi-
nistre, en période de catastrophe.
Les camions déchargent les
fournitures devant la mairie, qui a
conservé ses ornements de pins
du shogatsu. « Nous les gardons
jusqu’au 15 janvier, conformément
à la tradition. C’est important pour
les gens », note M. Chatani. Une
queue se forme. Un haut-parleur
vient d’annoncer une distribu-
tion de sachets de préparation
instantanée de riz.
A deux pas de là, dans la rue Ip-
pon Sugi, principale artère com-
merçante, où se tient chaque an-
née le festival Dekayaman, avec
ses chars géants surmontés de
scènes de théâtre kabuki, les faça-
des des bâtiments encore debout
arborent presque tous l’affichette
rouge mentionnant « danger ».
Elle signale les bâtiments promis
à la destruction. « Nous allons re-
construire », assène avec détermi-
nation Hisashi Takazawa, élégant
patron de la célèbre maison épo-
nyme qui fabrique des bougies
traditionnelles depuis cinq géné-
rations. La boutique centenaire
est un amas de terre, de bois et de
tuiles noires typiques de Noto.
« Heureusement que le séisme a eu
lieu un jour férié. Il n’y avait per-
sonne », observe M. Takazawa.
Comme à Hakui, la vie des cen-
tres d’évacuation de Nanao s’or-
ganise. Le chef Kyohei Kurokawa,
formé au restaurant La Truffière,
à Paris, et aujourd’hui à la tête du
Blossom, a vu son établissement
dévasté. « Je ne peux plus travailler
et je ne sais pas par où commen-
cer. » Avec d’autres cuisiniers, il a
organisé une distribution de ra-
men au centre Tatsuruhama, sur
les hauteurs de Nanao.
Anamizu, à une trentaine de ki-
lomètres au nord de Nanao, offre
un tableau plus sombre. La seule
route pour y accéder longe la baie
de Toyama. La moindre alerte au
tremblement de terre ravive la
|7
« Les gens
manquent de
tout. Les routes
sont coupées.
C’est comme si
la péninsule était
devenue une île »
MAiko YAMAuchi
conservatrice du musée
crainte d’un tsunami. Dominant
la ville, la mairie, transformée en
centre d’évacuation, a échappé à
une coulée de boue qui s’est arrê-
tée à une dizaine de mètres de ses
murs. Débordé, le maire adjoint,
Takahiro Miyazaki, prend malgré
tout le temps d’expliquer la situa-
tion. « Sur 7 500 habitants,
2 600 sont dans des centres d’éva-
cuation. Au début, il n’y avait ni
nourriture ni électricité. Ça s’amé-
liore. Les FAD ont installé
aujourd’hui un bain public. Pour
la suite, nous avons demandé
quarante préfabriqués d’urgence
et Kanazawa aménage un centre
pour accueillir une partie de nos
évacués. »
Le gouvernement critiqué
Yoshimitsu Matsumura, ancien
gérant du restaurant Free Style, la
trentaine sportive, organise avec
son frère et d’autres cuisiniers de
la ville un takidashi, une distribu-
tion de nourriture, dans ce qui fut
une pizzeria près de la gare, où
aucun train ne passe depuis le
séisme. L’eau utilisée vient d’un
gros réservoir. « Je ne sais pas
quand le réseau d’eau sera réparé…
En réalité, nous en avons marre.
Nous dormons dans les voitures,
car nous ne voulons pas aller au
centre d’évacuation. Il y a trop de
monde, c’est épuisant. » A deux
pas de là, sa maison de crépi beige
s’est effondrée. Dans la pizzeria, le
silence règne. Une odeur de saké
plane. Les gens sont fatigués.
A la tombée du jour, il faut des
heures pour quitter la péninsule
de Noto. A hauteur de Nanao, une
alerte au séisme retentit sur les té-
léphones et le système de naviga-
tion de la voiture. Magnitude 6,
épicentre entre Noto et l’île de
Sado, plus au nord. La proximité
de l’océan incite certains à s’éloi-
gner du rivage. « Pas de risque de
tsunami », rassure toutefois la
JMA. La route reprend, lente et mo-
notone, l’appréhension demeure.
De même que persistent les ques-
tions sur la reconstruction de ce
territoire vieillissant.
Le civisme des Japonais fait que
la grande machine de la solidarité
fonctionne sans grand désordre
ni plainte, en dehors de quelques
vols déplorés dans les quartiers si-
nistrés de Wajima, ou de messages
envoyés aux victimes en leur pro-
mettant des dédommagements
par des escrocs se faisant passer
pour des officiels, qui récupèrent
ainsi des coordonnées bancaires.
Le gouvernement est en revan-
che critiqué pour sa lenteur de
réaction et son refus des aides
étrangères, notamment de
Taïwan. Sur YouTube, le sénateur
Shigeharu Aoyama, du Parti libé-
ral-démocrate (PLD au pouvoir),
s’en est pris au premier ministre,
Fumio Kishida, accusé ne pas
avoir déployé suffisamment de
FAD dans les premiers jours de la
catastrophe. Takehiko Yama-
mura, directeur de l’Institut des
systèmes de prévention des catas-
trophes, estime que les autorités
« n’ont pas fait grand-chose pour
réparer les routes ». Si les élus sa-
luent la solidarité entre autorités
locales, le maire de Nanao
s’étonne qu’aucun ministre, à
commencer par le premier d’en-
tre eux, Fumio Kishida, n’ait fait
le déplacement. p
philippe mesmer
8 | planète
Flambée de rougeole dans plusieurs pays en 2023
La recrudescence de la maladie en Asie centrale et en Europe est imputée aux lacunes de la couverture vaccinale
A
elles deux, l’Europe et
l’Asie centrale ont en-
registré au moins
trente fois plus de cas
de rougeole en 2023 qu’en 2022,
avec près de 31 000 cas contre 900
l’année précédente, selon des an-
nonces conjointes de l’Unicef et
de l’Organisation mondiale de la
santé (OMS) faites en décembre.
Le Kazakhstan compte pour près
de la moitié de cette recrudes-
cence, avec 69 cas pour
100 000 habitants, soit 13 200 cas
au total. Le Kirghizistan arrive en
deuxième position avec 58 cas
pour 100 000 habitants, soit
3 800 cas en tout.
Dans l’Union européenne (UE),
la Roumanie est durement tou-
chée avec 9,6 cas pour
100 000 habitants, soit 1 800 cas.
Pendant les neuf premiers mois
de 2023, d’après le Centre euro-
péen de prévention et de contrôle
des maladies (ECDC), 1 400 cas de
rougeole ont été enregistrés dans
vingt-deux pays membres. C’est
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quatorze fois plus qu’en 2022,
quand 100 cas avaient été recen-
sés dans quatorze pays sur la
même période.
« Une augmentation aussi spec-
taculaire nécessite une attention
urgente et des mesures de santé
publique pour protéger les enfants
contre cette maladie dangereuse
et mortelle », a déclaré Regina De
Dominicis, directrice régionale de
l’Unicef pour l’Europe et l’Asie
centrale. Hans Henri P. Kluge, le
directeur régional de l’OMS pour
l’Europe, a souligné que ces épidé-
mies avaient causé près de
21 000 hospitalisations. Concer-
nant l’Asie centrale, l’Unicef dit
avoir connaissance de quatre si-
gnalements de décès au Kirghizis-
tan et d’un en Arménie en 2023.
Pour l’UE, le dernier bilan de
l’ECDC mentionne un décès – un
enfant roumain de moins de 1 an.
Les trois régions du monde les
plus touchées par la maladie res-
tent l’Afrique, le Proche-Orient et
le Moyen-Orient, ainsi que l’Asie
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70 000 cas chacune, un ordre de
grandeur comparable à 2022.
L’OMS estime que la rougeole a
fait 121 000 morts dans le monde
en 2021, dont une écrasante majo-
rité dans des pays à faible revenu.
Un foyer important en Ardèche
La France elle-même a connu un
important foyer en 2023. L’ECDC
mentionne 64 cas en Ardèche,
survenus entre septembre et no-
vembre, pour la plupart dans le
même collège. Alors que la vacci-
nation antirougeole est obliga-
toire en France pour tous les en-
fants nés après le 1er janvier 2018,
l’agence européenne souligne
que le taux de vaccination dans ce
département n’est que de 85 %
pour la première dose, et plus fai-
ble pour la seconde.
Les premiers symptômes, une
dizaine de jours après l’infection,
sont une forte fièvre, des écoule-
ments du nez, des yeux rouges et
des points blanchâtres dans la
présente
Dessins
originaux avec des
symboles uniques
inspirés du contenu
de chaque
ouvrage.
ETIT FORMAT
La Métamorphose
   de bouteilles plastiques mises sur
Le Portrait
Thérèse Raquin
de Dorian Gray

 
   

ElRrEetrato
D Y
de
GR A
AR
bouche. Apparaît ensuite une
éruption cutanée sur le visage et
sur le cou qui s’étend vers le bas
du corps. Des complications telles
que la cécité, l’encéphalite, la diar-
rhée importante avec déshydrata-
tion ou encore la pneumonie
sont susceptibles de frapper les
enfants malnutris ou dont le sys-
tème immunitaire est affaibli. La
maladie virale, qui touche sur-
tout les moins de 5 ans, se trans-
met par des gouttelettes de sécré-
tions nasales ou pharyngées.
L’Unicef et l’OMS imputent la re-
prise épidémique notamment
aux carences de la vaccination.
D’après eux, le taux de couver-
ture moyen pour la première des
deux doses recommandées est
passé, en Europe et en Asie cen-
trale, de 96 % en 2019 à 93 %
en 2021. Selon l’ECDC, qui cite le
ministère de la santé roumain, la
couverture dans ce pays a dimi-
nué ces dix dernières années, et
plafonne à 78 % pour la première
dose et à 62 % pour la seconde.
Couvertures
cartonnées
au design
soigné.
Trois contes
  laire : réduire de 50 % le nombre
 
LE
NUMÉRO 2
DEUX VOLUMES
6,99
€ bre 2023 sur l’ensemble du terri-
      
]VbaZi
La protection
collective contre
cette maladie
requiert un
niveau très élevé
de vaccination,
car elle est
très contagieuse
Or, la protection collective con-
tre la rougeole requiert un niveau
très élevé de vaccination, car la
maladie est extrêmement conta-
gieuse. « Un malade peut conta-
miner de quinze à vingt person-
nes », selon François Vié Le Sage,
pédiatre à Aix-les-Bains (Savoie)
et responsable du groupe de vac-
cinologie au sein de l’Association
française de pédiatrie ambula-
toire. Ainsi, « dès que vous passez
sous les 90 % de couverture, l’épi-
démie peut repartir ».
L’Unicef explique la baisse de la
couverture vaccinale par des in-
terruptions de soins et la fragili-
sation des systèmes de santé pro-
voquées par le SARS-CoV-2 mais
aussi par « la désinformation et la
méfiance qui se sont aggravées
pendant et après la pandémie de
Covid-19 ». M. Vié Le Sage appelle à
renforcer la communication sur
Malgré la loi, les points
d’eau potable font défaut
dans les lieux publics
L’objectif est de réduire de 50 % le nombre
de bouteilles plastiques mises sur le marché
D es distributeurs de café
ont fait leur apparition
sur les quais du métro
parisien à côté de ceux proposant
des petites bouteilles d’eau, des
sodas ou des friandises. Les fon-
taines à eau potable, en revanche,
se font toujours rares, même dans
les stations les plus fréquentées.
Stations, gares, aéroports, centres
commerciaux, musées, salles de
concert, cinémas, stades, parcs de
loisirs, universités… les établisse-
ments recevant du public (ERP)
doivent être équipés d’au moins
une fontaine d’eau potable en ac-
cès libre depuis le 1er janvier…
2022. L’obligation concerne les
quelque 68 500 ERP accueillant
plus de 300 personnes simultané-
ment. Elle vise à atteindre l’objec-
tif fixé en 2020 par la loi antigas-
pillage pour une économie circu-
le marché à l’horizon 2030.
Selon les résultats d’une enquête
de terrain menée par l’association
No plastic in my sea, 75 % des ERP
ne respectent pas la loi. Publié
jeudi 11 janvier, le rapport consti-
tue un premier état des lieux en
l’absence d’évaluation par les pou-
voirs publics. L’ONG a inspecté
218 établissements en décem-
toire. Et 163 (75 %) ne disposent pas
de point d’eau potable accessible
au public. Le taux d’équipement
est très faible dans les transports :
88 % des grandes stations de mé-
tro et 84 % des gares SNCF en sont
dépourvues. Il n’est guère meil-
leur dans les mairies visitées : 8 sur
11 n’avaient pas de fontaines d’eau
potable accessibles au public. Elles
sont plus présentes dans les éta-
blissements sportifs et les écoles,
où malgré tout 35 % des lieux visi-
tés ne sont toujours pas équipés
comme le prévoit la loi.
Deuxième enseignement de
l’enquête : même parmi les 55 ERP
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
le vaccin, afin de convaincre « la
frange des hésitants », et à s’inté-
resser davantage aux adolescents
qui sont souvent porteurs sains
de nombreux agents pathogènes.
Alors que les très jeunes bébés
sont les plus susceptibles de souf-
frir de formes graves de la rou-
geole, la première dose de vaccin
n’est aujourd’hui administrée
qu’à 12 mois en France. S’il est in-
jecté plus tôt, le vaccin est en effet
moins efficace : comme il est
construit autour d’un virus vi-
vant atténué, il se trouve alors in-
hibé par les anticorps transmis
au bébé par sa mère pendant la
grossesse, et n’est pas aussi per-
formant pour éduquer le sys-
tème immunitaire du receveur.
Les enfants plus grands ou les
adultes non vaccinés peuvent
donc les contaminer.
Cependant, en cas de grosse épi-
démie, la question pourrait se po-
ser d’avancer la vaccination à
9 mois après la naissance pour
freiner les contaminations, selon
M. Vié Le Sage, bien que, dans
cette configuration, l’efficacité de
l’injection passe de 95 % à 90 %.
« Certains pays vaccinent [même]
à 6 mois et ont intérêt à le faire, car
ils ont beaucoup de rougeole »,
souligne le pédiatre, même si,
dans ce cas, l’efficacité du vaccin
descend à 75 %. p
julien lemaignen
(25 %) disposant d’un point d’eau,
la majorité ne respecte pas pleine-
ment la loi, faute de signalétique
(75 % des cas) indiquant où se trou-
vent ces points d’eau. Enfin, si la ré-
glementation inclut les points
d’eau dans les toilettes (à condi-
tion de pouvoir y remplir une
gourde), ces derniers sont rare-
ment adaptés, parce que l’accès
aux toilettes est payant, que le ro-
binet ne permet pas de placer une
gourde, pour des raisons de pro-
preté ou de débit insuffisant.
« Absence de mobilisation »
L’enquête de terrain a été complé-
tée par un questionnaire, envoyé à
129 ERP et organisations profes-
sionnelles réunissant des établis-
sements accueillant du public.
Seuls 12 ont répondu. Des résultats
jugés « très décevants » par No
plastic in my sea. Ils révèlent, selon
l’ONG, « une absence de mobilisa-
tion, six mois avant l’arrivée mas-
sive de touristes et le début des Jeux
olympiques », dont les organisa-
teurs affichent l’ambition de ré-
duire de moitié les plastiques à
usage unique. Contacté, le minis-
tère de la transition écologique a
« pris connaissance du rapport » et
est « conscient de la situation ».
L’objectif de sortie du plastique
à usage unique paraît d’autant
plus inatteignable que selon les
dernières données de l’Agence de
la transition écologique, le nom-
bre de bouteilles en plastique mi-
ses sur le marché a augmenté de
4 % entre 2021 et 2022. Avec envi-
ron 15 milliards de bouteilles
écoulées par an, la France est le
cinquième plus gros consomma-
teur au monde d’eau en bouteille
plastique. Et de plastique : une
étude publiée le 8 janvier dans la
revue scientifique PNAS révèle
que l’eau en bouteille contient en
moyenne 240 000 nanoparticu-
les de plastique par litre. p
stéphane mandard

0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
NOUVEAU GOUVERNEMENT
Gabriel Attal, en déplacement avec Gérald Darmanin, à Ermont-Eaubonne (Val-d’Oise), le 10 janvier. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Gabriel Attal défié d’entrée par
les poids lourds de la majorité
Sans attendre que le premier ministre forme son gouvernement, Gérald Darmanin
et Bruno Le Maire mettent en scène leur relation directe à Emmanuel Macron
C
e mercredi 10 janvier, le tout
nouveau premier ministre,
Gabriel Attal, est attendu
au commissariat d’Ermont-
Eaubonne, dans le Val-d’Oise.
Gérald Darmanin patiente
dans le froid, aux côtés des maires et députés
du département pour l’accueillir. Celui qui
occupe le ministère de l’intérieur depuis
2020, familier des lieux, ouvre ses bras et af-
fiche un large sourire lorsque l’ex-ministre
de l’éducation, de près de dix ans son cadet,
sort de sa berline.
Le gouvernement d’Elisabeth Borne,
auquel Gérald Darmanin appartenait, a été
contraint à la démission la veille et la nou-
velle équipe exécutive n’est pas encore cons-
tituée. Avant d’avoir formé son gouverne-
ment, Gabriel Attal orchestre, sous l’œil des
caméras, son deuxième déplacement de-
puis sa nomination à Matignon vingt-qua-
tre heures plus tôt, cette fois aux côtés de
Gérald Darmanin.
Cette sortie médiatique doit illustrer l’im-
portance accordée à l’« ordre républicain » et
à ce « droit à la vie paisible » que défendait
Emmanuel Macron dans un entretien au
Figaro en avril 2021. Dans ce commissariat
modèle, Gabriel Attal écoute les policiers
vanter les « belles opérations » menées pour
démanteler les points de deal ou poursuivre
les émeutiers qui ont fracassé des bâtiments
publics durant la crise de violences urbaines
qu’a traversée le pays à l’été 2023. « On n’a
rien lâché », assure un policier, décrivant une
collaboration idyllique entre la police et la
justice qui a permis de mettre sous les ver-
rous les fauteurs de troubles. Gérald Darma-
nin, en retrait, reste silencieux mais ne peut
réprimer un air goguenard. C’est aussi son
travail qui est encensé.
Gabriel Attal l’admet et salue, lors d’un
point presse, l’« investissement majeur » con-
duit par Gérald Darmanin avec la loi d’orien-
tation et de programmation du ministère de
l’intérieur. « Evidemment, nous allons pour-
suivre cet investissement parce que c’est ce que
nous devons aux Français qui aspirent à pou-
voir vivre sereinement dans notre pays », con-
clut le premier ministre, avant de tourner les
talons sans répondre aux médias, désireux
de l’interroger sur son choix de s’afficher, si
vite, avec Gérald Darmanin. Un signe que le
sort de ce dernier ne fait plus de mystère.
Mardi soir, lors d’un dîner élyséen qui s’est
étiré bien après minuit, le premier ministre
a travaillé avec son nouveau directeur du ca-
binet, Emmanuel Moulin, le chef de l’Etat et
le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler,
à l’architecture de son futur gouvernement.
« IL FAUT QUE TOUT LE MONDE L’AIDE »
Au même moment, le résident de la Place
Beauvau fait directement savoir à la presse
qu’il a obtenu toutes les garanties de la part
d’Emmanuel Macron de conserver son
poste. Avant même le dîner de travail avec
Gabriel Attal, un entretien téléphonique
avec le président de la République a suffi à
« exaucer son souhait », rapporte-t-on au ca-
binet du ministre de l’intérieur. Responsable
du fiasco de la loi « immigration », qui a dé-
chiré le camp présidentiel et provoqué la
démission du ministre de la santé, Aurélien
Rousseau, Gérald Darmanin voulait rester
à l’intérieur. Il s’est, en somme, « autore-
nommé » à ses fonctions.
L’entourage d’Emmanuel Macron ron-
chonne et rappelle qu’« un gouvernement
s’annonce dans sa globalité sur le perron de
l’Elysée ». Les équipes de Gabriel Attal, elles,
rugissent. Le ministre de l’intérieur autopro-
clamé défie ouvertement le premier minis-
tre qui, à 34 ans, doit asseoir son autorité.
Narquois, Gérald Darmanin décoche une
flèche à peine déguisée à l’adresse du patron
du futur gouvernement. « Moi, je suis un
homme d’honneur, un homme de devoir. Et
vous savez, de là d’où je viens, de province,
d’une famille populaire, on aime bien termi-
ner ce qu’on fait », lance-t-il mardi, en marge
de la cérémonie d’installation de la nouvelle
patronne de la direction générale de la sécu-
rité intérieure, Céline Berthon. Une allusion
au papillonnage gouvernemental dont est
accusé Gabriel Attal, resté moins de six mois
à la tête du ministère de l’éducation natio-
nale. Une référence, aussi, à la jeunesse pari-
FRANCE
sienne dorée du premier ministre, à mille
lieues de celle de l’ancien militant au RPR,
enfant de Valenciennes (Nord), issu des clas-
ses populaires.
Gérald Darmanin doit comprendre qu’il
est dans « un lien de subordination » avec le
premier ministre, rétorque-t-on Rue de Va-
renne. Mais à l’Elysée, où le transfuge du
parti Les Républicains (LR) est parfois com-
paré à Sonny Corleone, le fils turbulent
du Parrain, le film de Francis Ford Coppola,
l’incident est décrit comme une « anecdote ».
LORSQUE GABRIEL Pour calmer les esprits, l’idée d’un déplace-
ATTAL EST CONFIRMÉ ment est cependant évoquée lors du souper
élyséen. Dès le lendemain, au petit déjeuner,
POUR MATIGNON, Gabriel Attal convoque Gérald Darmanin
pour concrétiser le projet et rappeler que
LE 9 JANVIER, c’est bien lui qui détient la clé du 57, rue de
BRUNO LE MAIRE Varenne. Incident clos. « Il faut que tout le
monde l’aide », soupire-t-on au ministère de
CONFIE À UN l’intérieur, sur un ton presque paternaliste
envers Gabriel Attal.
SÉNATEUR DU CAMP
PRÉSIDENTIEL : « ÇA MANŒUVRES « CLASSIQUES »
La jeunesse du premier ministre est un atout
VA ÊTRE COMPLIQUÉ à même de ringardiser une partie du monde
politique. Mais elle est aussi un handicap
POUR LUI » face aux routards madrés de la majorité. Les
poids lourds au gouvernement depuis 2017,
Gérald Darmanin comme Bruno Le Maire, à
la tête du ministère de l’économie, ont tous
deux convoité Matignon. Et promettent de
court-circuiter le jeune premier ministre en
se targuant du lien direct qu’ils entretien-
nent avec le chef de l’Etat.
« C’est classique », observe une ancienne
collaboratrice de l’ex-premier ministre Jean
Castex, qui avait lui aussi fait face au com-
portement des deux ministres lorsque l’élu
de Prades (Pyrénées-Orientales) était à
Matignon. En juillet 2022, Elisabeth Borne
avait eu à son tour à composer avec la con-
currence de ces poids lourds, de même
qu’avec François Bayrou et Edouard Phi-
lippe, alors surnommés les quatre « croco-
diles » de la majorité.
Comme pour signifier que son pouvoir l’a
rendu indéboulonnable de la forteresse de
Bercy, et que les règles qui s’appliquent aux
|9
▶▶▶
autres ministres ne le concernent pas vrai-
ment, Bruno Le Maire a joué les rockstars
lors de sa cérémonie des vœux aux acteurs
économiques, le 8 janvier. Le Tout-Paris spé-
cule sur le remaniement attendu, les minis-
tres redoutent de ne pas en être, mais le lo-
cataire de Bercy fait mine de ne pas s’y inté-
resser. « On a fait un travail exceptionnel
avec le président », s’enorgueillit-il ce jour-là
devant une poignée de journalistes, rappe-
lant qu’il a « une certaine expérience de la po-
litique ». En privé, l’ancien député de l’Eure
assure aux parlementaires qui le soutien-
nent : « Je reste à Bercy », présageant de ra-
fler un « périmètre consolidé » qui ne le ren-
drait que plus imposant.
Lorsque le nom du ministre de l’éducation
est confirmé pour Matignon, le 9 janvier,
Bruno Le Maire confie à un sénateur du
camp présidentiel : « Ça va être compliqué
pour lui. » Le cliché qu’il poste sur le réseau
social X pour féliciter le nouveau premier
ministre – visage hâlé, la main sur l’épaule
de Gabriel Attal, qu’il tutoie – illustre la diffi-
culté qu’aura le chef de gouvernement à
faire respecter le lien hiérarchique entre lui
et le locataire de Bercy, dont il était le minis-
tre délégué il y a à peine deux ans. Bruno
Le Maire ne cesse de rappeler à ses interlo-
cuteurs l’importance de vouvoyer, en pu-
blic, le président de la République et le pre-
mier ministre, précaution qu’il associe au
respect de la fonction.
« MACRON NE VA PAS LE SACRIFIER »
Laurent Fabius, à qui Gabriel Attal est parfois
comparé, avait 37 ans quand il a pris Mati-
gnon, lors du premier septennat de François
Mitterrand. « Et je ne me souviens pas qu’il ait
eu des difficultés à faire valoir son auto-
rité face à des cadors comme Pierre Joxe », op-
pose Jean-Pierre Jouyet, qui fut directeur de
cabinet de Roger Fauroux, ministre de l’in-
dustrie sous Mitterrand. Ajoutant : « Ce qui
est important, c’est que le président soit en
soutien du premier ministre. »
Las. Vingt-quatre heures à peine après sa
nomination, Gabriel Attal apparaît comme
téléguidé par l’Elysée. Le nom de son direc-
teur de cabinet, Emmanuel Moulin, lui est
suggéré par le palais, en partie du fait de sa
proximité avec Alexis Kohler. Quelles seront
ses marges de manœuvre ? Comment pré-
tendre diriger un gouvernement sans avoir
la main sur son équipe ? « Gabriel Attal a tra-
vaillé avec Emmanuel Moulin lorsqu’il était à
Bercy. Et il n’y a pas [l’épaisseur d’]une feuille
de papier à cigarette entre Alexis Kohler et Ga-
briel Attal », répond-on à Matignon pour ex-
pliquer que le choix des collaborateurs est
un exercice collégial. Alexis Kohler se dit, lui,
« fatigué du nombre de bêtises qu[’il] li[t] » sur
une supposée mésentente entre lui et le
nouveau premier ministre, dont il aurait
freiné la promotion.
Décrit par l’opposition comme la « créa-
ture » d’Emmanuel Macron, Gabriel Attal sait
qu’il doit façonner sa stature. Etre capable de
dire, comme Fabius, jeune premier ministre
soucieux d’affirmer son autonomie à l’égard
de Mitterrand, en 1984 : « Lui, c’est lui et moi,
c’est moi. » Exercice difficile tant le sort du
premier ministre et celui du chef de l’Etat
semblent liés ; Emmanuel Macron attend de
Gabriel Attal qu’il « régénère » un second
quinquennat sans souffle.
Le jeune premier ministre, habile commu-
nicant, est l’élixir de jouvence et peut-être la
dernière chance du chef de l’Etat pour l’aider
à porter le fer contre Jordan Bardella, le pa-
tron du Rassemblement national (RN) de
28 ans, tête de liste du parti d’extrême droite
pour les élections européennes du 9 juin. Si
le RN, qui a pris une longueur d’avance dans
les sondages, remporte ce scrutin, cela sera
la bérézina pour Emmanuel Macron qui per-
dra une grande partie de son capital politi-
que. La course à sa succession pourra
s’ouvrir avec des candidats avides de se dis-
tinguer du macronisme.
« Gabriel Attal a cent jours pour réussir »,
constate François Patriat, chef de file des sé-
nateurs macronistes au Palais du Luxem-
bourg, confiant dans les chances du trente-
naire. « A chaque fois qu’on a dit qu’il allait se
cramer, il ne s’est pas cramé. Emmanuel
Macron ne va pas le sacrifier », présage l’élu
de la Côte-d’Or, appelant « Gabriel Attal à
faire du Gabriel Attal, et pas seulement du
Emmanuel Macron ». p
claire gatinois
10 | france
NOUVEAU GOUVERNEMENT
Le parcours
d’obstacles
qui attend Attal
Le premier ministre hérite de
nombreux dossiers épineux et de
projets inachevés d’Elisabeth Borne
A
près la griserie de sa
nomination à Mati-
gnon, le plus dur est à
venir pour Gabriel At-
tal. Le nouveau premier ministre
est attendu au tournant sur un
certain nombre de dossiers sensi-
bles, hérités du gouvernement
Borne : la loi sur l’immigration,
avec le risque de censure partielle
du texte par le Conseil constitu-
tionnel ; l’équilibre des finances
publiques, dont Bruno Le Maire,
ministre de l’économie depuis
2017, a fait un enjeu majeur du
quinquennat ; l’objectif du plein-
emploi fixé par Emmanuel Ma-
cron, qui nécessiterait une nou-
velle réforme du marché du tra-
vail ; et l’ouverture au Parlement
du débat sur la fin de vie, réforme
sociétale d’envergure et arlé-
sienne du quinquennat.
Autant de chantiers sur lesquels
l’ancien porte-parole du gouver-
nement Philippe sera défié par les
oppositions. Et que la communi-
cation autour d’un symbolique
« réarmement civique » du pays ne
suffira sans doute pas à éclipser.
Loi sur l’immigration et aide
médicale d’Etat Le Conseil cons-
titutionnel se prononcera le
25 janvier à propos de la loi sur
l’immigration, adoptée le 19 dé-
cembre 2023 à l’Assemblée natio-
nale, qui a profondément fracturé
la majorité. Alors que le président
de la République, la première mi-
nistre d’alors, Elisabeth Borne, et
son ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, avaient estimé que
certaines mesures de la loi, intro-
duites par la droite, sont inconsti-
tutionnelles, le nouveau gouver-
nement peut s’attendre à ce que
les neuf juges constitutionnels en
censurent tout ou partie.
Dans ce cas, Les Républicains
(LR) et le Rassemblement natio-
nal (RN), qui ont mêlé leurs voix
à celle de la majorité, réclame-
ront une révision de la Constitu-
tion, « pour retrouver des marges
Emmanuel Moulin, un directeur du cabinet au diapason de l’Elysée
Ce très proche d’Alexis Kohler va diriger les équipes de Gabriel Attal à Matignon, après avoir conseillé Sarkozy et dirigé le cabinet de Le Maire
PROFIL
E xtraverti, jovial, mais san-
guin si contrarié ; tra-
vailleur acharné, pro-entre-
prise, très proche d’Alexis Kohler,
secrétaire général de l’Elysée ; ami
de Bruno Le Maire, ministre de
l’économie jusqu’à nouvel ordre ;
adepte de l’ombre plutôt que d’un
exercice surexposé du pouvoir ;
guère proche de Gabriel Attal…
Voici quelques traits de caractère
d’Emmanuel Moulin, 55 ans,
nommé directeur du cabinet du
premier ministre le 10 janvier.
Pas de liens notoires de proxi-
mité avec son chef, Gabriel Attal
donc. Même si Matignon précise
dans un communiqué qu’il « dis-
pose d’une parfaite connaissance
du fonctionnement de l’Etat que le
premier ministre a pu constater
lorsqu’il a travaillé avec lui comme
ministre des comptes publics ».
Emmanuel Moulin était, depuis
2020, directeur général du Trésor,
poste stratégique de la haute ad-
de souveraineté dans nos poli-
tiques migratoires », selon les
mots du président (LR) du Sénat,
Gérard Larcher.
Que fera le nouveau premier mi-
nistre ? Depuis le ministère de
l’éducation, Gabriel Attal a pru-
demment gardé le silence durant
les semaines de débat parlemen-
taire sur le projet de loi. Nul ne
peut prédire, dans la majorité, la
position qu’il défendra : réintro-
duire des mesures législatives cen-
surées et assumer le tournant
droitier qu’a semblé prendre l’exé-
cutif, ou bien en rester là, au risque
de devoir affronter les oppositions
de droite et d’extrême droite.
Une chose est sûre, Gabriel Attal
aura à composer avec la mobilisa-
tion de la société civile dans la rue.
Plusieurs organisations, parmi
lesquelles La France insoumise
ou Europe Ecologie-Les Verts,
ainsi que plusieurs collectifs de
sans-papiers, ont appelé à mani-
fester le 14 janvier. Une semaine
plus tard, le 21 janvier, ce sont plus
de 200 personnalités, dont les
dirigeantes des deux premiers
syndicats, Marylise Léon (CFDT)
et Sophie Binet (CGT), qui ont
prévu de défiler contre le texte.
Le premier ministre devra aussi
donner une suite aux engage-
ments d’Elisabeth Borne sur
l’aide médicale d’Etat (AME). Pour
décrocher un « deal » avec la
droite sur la loi « immigration »,
l’ex-cheffe du gouvernement s’est
engagée par écrit auprès des par-
lementaires LR à réformer cette
aide. Dans une lettre à Gérard
Larcher, elle écrivait le 18 décem-
bre avoir « demandé aux ministres
concernés de préparer les évolu-
tions réglementaires ou législati-
ves qui permettront d’engager une
réforme de l’AME (…). Les évolu-
tions nécessaires devront être en-
gagées en début d’année 2024 ».
Si la signature d’Elisabeth Borne
devrait logiquement engager son
successeur, l’exécutif a laissé en-
tendre, depuis, qu’il pourrait ne
ministration. « Ma nomination
s’est faite naturellement, en ac-
cord avec le président et le premier
ministre qui avaient envie que ce
soit moi », précise-t-il au Monde.
En réalité, Gabriel Attal n’a pu
déroger à la règle tacite qu’Emma-
nuel Macron applique depuis le
départ d’Edouard Philippe, en
juillet 2020 : l’Elysée a la main sur
le choix du directeur du cabinet
de Matignon. Nicolas Revel pour
Jean Castex ; Aurélien Rousseau,
puis Jean-Denis Combrexelle
pour Elisabeth Borne. Un impri-
matur tout sauf anodin : le direc-
teur du cabinet de Matignon, ho-
mologue d’Alexis Kohler à l’Ely-
sée, est réputé avoir plus de pou-
voir que n’importe quel ministre.
Tolérance accordée : M. Moulin
formera un binôme avec Fanny
Anor, qui était la directrice du cabi-
net d’Attal à l’éducation. Mais ils ne
sont que quatre hommes à assis-
ter aux repas qui se succèdent à
l’Elysée, depuis mardi, pour cons-
tituer le futur gouvernement,
Gabriel Attal à Matignon, le 9 janvier, lors de la passation des pouvoirs. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
pas honorer sa promesse. Ce qui
serait un casus belli pour la droite.
« J’attends que le gouvernement
respecte l’engagement qu’il a pris
auprès de moi de réformer l’aide
médicale d’Etat », prévenait Gé-
rard Larcher, jeudi, dans Le Figaro.
Dette publique et promesse de
baisse d’impôts Bruno Le Maire
avait placé la barre très haut pour
2024 en matière de finances publi-
ques. Afin de « parachever la trans-
formation du modèle économique
et social français » engagée par le
chef de l’Etat, « nous devons trou-
ver au minimum 12 milliards d’eu-
ros d’économies en 2025, a-t-il rap-
pelé lors de ses vœux aux acteurs
économiques, lundi 8 janvier. Ap-
pelons donc un chat un chat : en
matière de finances publiques, le
plus dur est devant nous ».
Si Bruno Le Maire cherche à faire
de la rigueur budgétaire un mar-
queur, le gouvernement est tenu
de transmettre avant la fin avril à
la Commission européenne un
programme de stabilité, qui doit
détailler les mesures qu’il entend
prendre pour réduire son endet-
tement. Gabriel Attal n’échappera
donc pas à un débat sur ce point.
Le président délégué du groupe
RN à l’Assemblée nationale, Jean-
Philippe Tanguy, rappelait cruel-
lement, mercredi, que les 2 mil-
liards d’euros de baisses d’impôts
MM. Macron, Attal, Kohler et Mou-
lin, lequel indique : « Je n’ai pas
mon mot à dire. Je réponds surtout
aux questions qu’on me pose. »
« Il est rare qu’un directeur du Tré-
sor, le sommet à Bercy, devienne di-
recteur du cabinet de Matignon,
analyse Jean-Pierre Jouyet, ex-se-
crétaire général de l’Elysée. Avoir
quelqu’un d’une telle expérience
dans le domaine économique, fi-
nancier et européen à ce poste est
important car les relations entre
Matignon et Bercy doivent être flui-
des quand les enjeux économiques
sont forts. » Mais c’est surtout la
proximité d’Emmanuel Moulin
avec le puissant Alexis Kohler qui
pourrait garantir une entente effi-
cace entre Elysée et Matignon…
Voire d’une mise sous tutelle du
premier ministre ? Les deux
hommes se connaissent depuis la
fin des années 1980 quand ils
côtoyaient les cercles rocardiens
(en compagnie… d’Edouard Phi-
lippe) et sont très amis depuis les
années 2000, quand ils se rejoi-
promises aux classes moyennes
par Gabriel Attal lorsqu’il était en-
core ministre délégué aux comp-
tes publics, début 2023, ont été
« enterrés avant Noël par le rap-
porteur général du budget ». Lors
de la passation des pouvoirs à Ma-
tignon, mardi, le nouveau pre-
mier ministre a eu un mot pour
les « classes moyennes ». Mais se-
ra-t-il en mesure de réaliser sa
promesse de baisse d’impôts ?
Plein-emploi et fonction publi-
que Le chef de l’Etat le serine
depuis la campagne présiden-
tielle de 2022, l’objectif du quin-
quennat est d’atteindre le plein-
emploi – autour de 5 % de chô-
mage – d’ici à 2027. Mais la con-
joncture économique, marquée
par l’inflation et un contexte géo-
politique difficile, va compliquer
la tâche de son nouveau premier
ministre. Après une baisse quasi
continue depuis 2016, le taux de
chômage a rebondi, fin 2023, à
7,4 % de la population active.
Pour inverser la tendance et
obtenir la baisse de 2 points espé-
rée, le gouvernement d’Elisabeth
Borne avait esquissé plusieurs
pistes – réduction du délai de
contestation d’un licenciement,
réforme des ruptures convention-
nelles – que pourrait reprendre
Gabriel Attal. Une loi « Macron 2 »
serait dans les cartons, alors que le
gnent au Trésor. « On dînait tous
les trois à Washington quand nous
venions au FMI, se souvient
M. Jouyet, alors directeur du Tré-
sor. Ils se sont tout de suite enten-
dus à merveille. Alexis a un humour
pince-sans-rire, Emmanuel [Mou-
lin], un humour expansif, mais ils
sont complémentaires. Cette nomi-
nation d’Emmanuel qui revient
dans la proximité d’Alexis, c’est une
reconstitution de ligue dissoute. »
« Opinions rocardiennes »
Titulaire de diplômes prestigieux
(Sciences Po, Essec, ENA), M. Mou-
lin appartient, comme M. Kohler,
à la catégorie des « supertechno-
crates » qui s’autorisent des allers-
retours public-privé. La trajectoire
du premier épouse les contours
méandreux du macronisme « ori-
ginel » : étudiant, Michel Rocard
était son mentor idéologique. « A
l’ENA, il était une des figures de no-
tre promo, assez “vocale”, raconte
Laurent Solly, son condisciple, ex-
directeur adjoint de la campagne
LE PREMIER MINISTRE
DEVRA DONNER UNE SUITE
AUX ENGAGEMENTS
DE SA PRÉDÉCESSEURE
SUR L’AIDE MÉDICALE
D’ÉTAT AUPRÈS
DES RÉPUBLICAINS
ministre du travail, Olivier Dus-
sopt, avait annoncé dans Les
Echos, le 15 décembre, vouloir lan-
cer un « acte II de la réforme du
marché du travail ». Après la ré-
forme de l’assurance-chômage
en 2022, celle des retraites début
2023 et celle du revenu de solida-
rité active à l’automne, un tel
texte promet de nouveaux débats
tendus avec l’opposition de gau-
che au Parlement.
D’autant que Bruno Le Maire se
montre offensif sur le sujet depuis
des mois. Lors de ses vœux, lundi,
le ministre de l’économie a répété
que le plein-emploi « ne pourra
être atteint à modèle social cons-
tant ». S’il était reconduit à Bercy, il
pourrait ainsi mettre la pression
sur Gabriel Attal pour durcir les
règles d’indemnisation des chô-
meurs seniors, plus favorables que
pour les autres. Le premier minis-
présidentielle de Sarkozy en 2007,
vice-président de Meta pour l’Eu-
rope du Sud. Il exprimait sans se
cacher ses opinions rocardiennes. »
Pierre Moscovici ancien minis-
tre socialiste – actuel président de
la Cour des comptes –, le corna-
que durant leurs vertes années,
au siège du Parti socialiste (PS) où
Emmanuel Moulin possède un
bureau de conseiller politique.
Un temps banquier chez Citi-
group, il atterrit en Sarkozie
en 2007, quand le leader de la
droite est élu président de la Ré-
publique. Il est membre des cabi-
nets des ministres de l’économie,
Jean-Louis Borloo et Christine La-
garde, puis rejoint l’Elysée
comme conseiller économique
de Nicolas Sarkozy. Ils s’adorent.
M. Moulin est subjugué par
l’énergie que ce dernier déploie
durant la crise financière de 2008,
tandis que « le président Sarkozy a
beaucoup apprécié le calme d’Em-
manuel pendant la crise de la zone
euro en 2009, explique Xavier
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
tre a d’ores et déjà mis l’accent sur
« la priorité donnée au travail »
dans sa volonté de « continuer à
transformer l’économie ». « Tra-
vailler doit toujours être mieux
valorisé que ne pas travailler », a-t-il
poursuivi, mardi.
Pour atteindre son objectif, le
futur gouvernement pourrait mi-
ser sur la négociation que les par-
tenaires sociaux ont commencée
sur l’emploi des seniors. Il faudra
voir si Gabriel Attal confirme l’en-
gagement de sa prédécesseure de
retranscrire dans la loi l’éventuel
accord qui en sortirait. Au risque
de braquer patronat et syndicats
si ce n’était pas le cas.
Fin de vie Parmi les autres dos-
siers chauds figure la fin de vie.
Cette promesse de campagne
d’Emmanuel Macron, dont la mise
en œuvre est sans cesse repoussée,
pourrait faire l’objet de deux pro-
jets de loi distincts, l’un sur les
soins palliatifs, l’autre sur la fin de
vie, à en croire les propos d’Emma-
nuel Macron, lundi, devant les res-
ponsables des cultes. Une infor-
mation démentie mardi par l’Ely-
sée. Sur ce sujet très sensible, le
premier ministre devra en tout cas
composer avec un Sénat dominé
par la droite, hostile à une évolu-
tion de la législation en vigueur. p
thibaud métais
et nathalie segaunes
Musca, alors secrétaire général
adjoint de l’Elysée. Il a aussi ap-
précié son humour. Et sa fidélité,
car il est resté jusqu’à la fin. »
En 2012, quand François Hol-
lande est élu, on ne lui propose
rien. Un détour par le privé – Euro-
tunnel et Mediobanca, une ban-
que italienne –, puis il rallie Ma-
cron en 2017. Il devient directeur
du cabinet de Bruno Le Maire à
Bercy, qui ne tarit pas d’éloges :
« Emmanuel Moulin a été un colla-
borateur exceptionnel et un ami fi-
dèle. Il a un grand sens de l’Etat, une
maîtrise totale des sujets techni-
ques. Il sait simplifier les problèmes
les plus complexes. Et il a une
bonne dose de recul et d’humour ! »
Un humour confirmé par
Guillaume Erner, producteur des
Matins de France-Culture, son
ami : « Avec Emmanuel, on ne s’en-
nuie jamais. On peut même faire
du sport avec lui. » Sport et hu-
mour, il en faudra vu la lourde tâ-
che qui l’attend à Matignon. p
laurent telo
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Une étude dénonce
les conditions de vie
dégradées des étudiants
Selon la Fédération des associations
générales étudiantes, un jeune sur cinq
ne mange pas toujours à sa faim
M ise en lumière pendant
la crise sanitaire, lors-
que les confinements
ont entraîné la fermeture des res-
taurants universitaires et la perte
de petits boulots, la précarité étu-
diante reste une réalité. En 2023
encore, en raison d’une forte infla-
tion, les frais de vie courante ont
bondi, obligeant les jeunes à ro-
gner sur leurs dépenses, notam-
ment en matière de nourriture.
Une nouvelle étude, réalisée par
la Fédération des associations gé-
nérales étudiantes (FAGE), intitu-
lée « Bouge ton Crous » et présen-
tée mercredi 10 janvier, dresse ce
constat. D’après le syndicat, qui a
interrogé 7 531 étudiants en France
métropolitaine par le biais d’un
questionnaire en ligne diffusé en-
tre septembre et décembre 2023,
ils sont 19 % à déclarer ne pas
manger à leur faim et sauter plus
de trois repas par semaine. Et 49 %
d’entre eux affirment ne pas avoir
les moyens d’acheter des fruits et
légumes frais chaque semaine.
Dans le détail, 28 % des étu-
diants boursiers estiment ne pas
être en mesure de remplir leur as-
siette, contre 16 % des non-bour-
siers. Pour ces derniers, le repas à
3,30 euros proposé par les restau-
rants universitaires reste souvent
trop onéreux, puisqu’un étudiant
sur cinq indique ne pas y manger
pour cette raison. En septem-
bre 2023, une enquête menée par
l’IFOP, en partenariat avec l’asso-
ciation d’entraide Cop1, avait
montré que 36 % des étudiants
se privaient régulièrement d’un
repas par manque d’argent.
Vétusté des logements
« On plaide pour l’accès automati-
que au repas à 1 euro, ce qui per-
mettrait à tous les étudiants de
manger des repas complets et de
manière régulière », détaille
Maëlle Nizan, présidente de la
FAGE, premier syndicat étudiant,
qui estime qu’il faudrait renforcer
l’accessibilité des restaurants uni-
versitaires en les développant sur
l’ensemble des sites d’études. Le
syndicat souhaite aussi leur
ouverture le soir et les week-ends,
ce qui est aujourd’hui largement
minoritaire.
Preuve que la précarité alimen-
taire touche durement les étu-
diants, « chaque jour plus de
8 000 jeunes viennent se fournir
dans nos Agoraé [des épiceries so-
lidaires] », assure Sarah Biche, vi-
ce-présidente chargée des affaires
sociales de la FAGE. Ces difficultés
s’observent également avec la
forte propension d’étudiants con-
traints de se salarier à côté de leurs
études. D’après le syndicat, ce sont
41 % des étudiants qui sont con-
cernés et 35 % qui travaillent plus
de douze heures par semaine.
Autre inquiétude : les conditions
de logement. « Elles sont extrême-
ment alarmantes, notamment en
Ile-de-France, où le marché locatif
est cher et saturé », déclare la prési-
dente de la FAGE. Les étudiants
J UST I C E
Cadeaux d’Urgo : Agnès
Firmin Le Bodo entendue
La ministre de la santé dans
le gouvernement Borne,
Agnès Firmin Le Bodo, a été
entendue, mardi 9 janvier,
dans le cadre d’une affaire
de cadeaux illicites, a déclaré,
mercredi, le procureur
du Havre (Seine-Maritime)
à l’Agence France-Presse, con-
firmant une information de
BFM-TV. Mme Firmin Le Bodo
fait l’objet d’une enquête judi-
ciaire pour avoir reçu, en tant
franciliens sont 57,7 % à vouloir re-
joindre un logement au sein des
centres régionaux des œuvres
universitaires et scolaires (Crous),
contre 37 % sur le reste du terri-
toire. « Pour autant, alors que le lo-
gement est le principal poste de dé-
pense pour les jeunes, un tiers des
étudiants qui n’ont pas accès à un
logement Crous ne souhaitent pas
y habiter en raison de leur état »,
souligne Maëlle Nizan. En cause,
l’insalubrité mais aussi la vétusté
de logements souvent mal isolés
et peu chauffés, selon l’étude. « Des
conditions de vie qui impactent for-
cément la réussite des étudiants »,
note la responsable syndicale.
La réforme des bourses tarde
Pour faire face à cette situation,
l’ancienne première ministre Eli-
sabeth Borne avait promis à la mi-
novembre 2023 la construction
de 35 000 nouveaux logements
étudiants d’ici à la fin du quin-
quennat. Une annonce qui peine
à convaincre le syndicat, qui rap-
pelle que le plan « 60 000 » (loge-
ments étudiants) lancé en 2017 et
dont l’échéance était fixée à 2022
n’a jamais atteint ses objectifs. Le
comité de pilotage, réuni en octo-
bre 2021, faisait état de 35 926 pla-
ces « mises en service », dont
9 800 logements Crous.
Pour les responsables de la
FAGE, il est urgent de s’attaquer à
la question du logement, mais
aussi de « transformer en profon-
deur le système d’aides sociales
étudiantes, afin que la précarité ne
devienne pas la norme ». Maintes
fois repoussée, la réforme structu-
relle des bourses tarde à arriver,
malgré les demandes des organi-
sations étudiantes. En juin 2023,
pourtant, un rapport conduit par
le professeur Jean-Michel Jolion et
remis au ministère de l’enseigne-
ment supérieur alertait au sujet
des 70 000 boursiers évincés des
aides depuis 2020. Il préconisait
d’allouer 500 euros aux nou-
veaux entrants. Une mesure qui
n’avait pas été retenue par la mi-
nistre Sylvie Retailleau.
M. Jolion rappelait aussi que
60 000 étudiants auraient pu ne
pas percevoir d’aides à la rentrée
2023-2024 si des mesures
n’avaient pas été prises en ur-
gence. En mars 2023, Sylvie Re-
tailleau avait annoncé une révi-
sion du barème d’éligibilité per-
mettant d’intégrer 35 000 bénéfi-
ciaires, portant leur nombre à
675 420 (le nombre d’inscrits dans
l’enseignement supérieur étant
de 2,3 millions), tandis que
140 000 boursiers avaient pu pas-
ser à l’échelon supérieur. Pour la
FAGE, il faudrait être encore plus
ambitieux : élargir à 1 million le
nombre de boursiers, indexer le
montant des bourses sur l’infla-
tion, ouvrir les bourses sur critè-
res sociaux aux étudiants extra-
communautaires… Des chantiers
dont le syndicat aimerait voir le
gouvernement se saisir. p
minh dréan
que pharmacienne au Havre,
des cadeaux des laboratoires
Urgo de 2015 à 2020. – (AFP.)
FAMI LLE
Un rapport propose
d’indexer les prestations
sociales sur l’inflation
Le Haut Conseil de la famille,
de l’enfance et de l’âge pro-
pose, dans un rapport pré-
senté jeudi 11 janvier, d’in-
dexer « automatiquement »
les prestations sociales et
familiales lorsque l’inflation
dépasse 2 %. – (AFP.)
france | 11
Une nouvelle enquête vise
Nasser Al-Khelaïfi, à la tête du PSG
Son ex-majordome, en conflit avec le Qatari, avait porté plainte,
notamment pour d’« éventuelles infractions de travail dissimulé »
I
l fut pendant plus de dix ans la part M. Al-Khelaïfi, qui auraient gné M. Karmoussi, en juin 2023,
L’entourage
l’homme lige, l’ombre du
président qatari du Paris
Saint-Germain, Nasser Al-
Khelaïfi, dit « NAK ». Gardien de
tous ses secrets, l’ancien major-
« perduré jusqu’en 2020 ».
Par ailleurs, l’ex-intendant ac-
cuse l’entourage de son ancien pa-
tron d’avoir tenté de l’enlever, dé-
but 2020, pour l’emmener de force
de « NAK »
dénonce une
« manipulation
devant les enquêteurs de l’Office
central de lutte contre le crime or-
ganisé (OCLCO), chargés de l’in-
formation judiciaire concernant
la tentative d’enlèvement présu-
dome marocain du dirigeant du au Qatar. Ces accusations sont dé- mée dont aurait été victime l’ex-
club de foot, Hicham Karmoussi, sormais au cœur de l’information
médiatique » majordome. J’avais vraiment
est aujourd’hui l’un des protago- judiciaire ouverte en 2023 par le et des peur, tout allait dans le sens pour
nistes centraux des procédures parquet de Paris pour, notam- que je vienne au Qatar, même You-
judiciaires qui, comme des pou- ment, des soupçons d’« arresta-
« mensonges » sef Al-Obaidly, le directeur de BeIN
pées russes, s’empilent en France tion », « enlèvement », « séquestra- Sports, venait pour me prévenir
autour de « NAK ». Selon les infor- tion avec torture ou acte de barba- que l’augmentation que j’avais de-
mations du Monde, confirmées rie commis en bande organisée », laboration contractuelle entre mandée, il y a plusieurs années, ve-
par le parquet de Paris, une en- « extorsion », « association de mal- M. Karmoussi et le groupe télévi- nait d’être acceptée et que je devais
quête préliminaire susceptible faiteurs » en lien avec la détention, suel BeIN Sports, dirigé par venir à Doha pour signer un nou-
d’inquiéter M. Al-Khelaïfi a été en 2020 au Qatar, du lobbyiste et « NAK ». Messages vocaux et veau contrat. D’où mon départ au
ouverte, en septembre 2023, pour affairiste franco-algérien Tayeb échanges écrits à l’appui, un cons- Maroc pour me mettre à l’abri. »
d’« éventuelles infractions de tra- Benabderrahmane. tat d’huissier effectué à la de- « Hicham [Karmoussi] avait
vail dissimulé et exploitation de mande de M. Karmoussi en peur pour sa vie, a confirmé de-
personne vulnérable ». Les inves- Protocole d’accord controversé mars 2020, consulté par Le Monde, vant les enquêteurs de l’OCLCO
tigations ont été confiées au com- Comme M. Benabderrahmane, atteste de la dégradation des rela- l’ex-policier antiterroriste devenu
missariat du 16e arrondissement. M. Karmoussi a paraphé, en tions entre « NAK » et son major- salarié du PSG Malik Nait-Liman,
Cette enquête découle d’une juillet 2020, un protocole d’accord dome et le ton véhément du pa- en juin 2023. Il sentait que l’insis-
plainte contre X déposée, en controversé, remettant aux avo- tron du PSG. « Je ne vois pas de la tance de “NAK” pour qu’il le re-
mars 2023, par M. Karmoussi cats de M. Al-Khelaïfi un disque part de Nasser de la maltraitance trouve à Doha ne sentait pas bon
pour « des faits de travail dissi- dur et des clés USB contenant des envers Hicham [Karmoussi], a con- (… ). Il pensait qu’il allait être enlevé
mulé, d’emploi d’étranger non données potentiellement com- testé, lors de sa garde à vue, l’ex-di- en France puis conduit de force à
muni d’une autorisation de tra- promettantes sur « NAK » et sur recteur de la communication du Doha. Il avait peur de “NAK”. » Con-
vail, de harcèlement moral, de vio- l’attribution de la Coupe du club, Jean-Martial Ribes, mis en tacté, l’entourage de Nasser Al-
lences psychologiques, de mena- monde 2022 au Qatar. Des élé- examen en décembre 2023 dans le Khelaïfi dénonce une « manipula-
ces et de conditions de travail con- ments sensibles que M. Kar- dossier des barbouzeries autour tion médiatique » et des « menson-
traires à la dignité humaine ». moussi avait transmis, en du PSG. Il avait plutôt une bonne ges ». « La justice suivra son cours ;
Cette plainte avait été transmise août 2018, au lobbyiste après que qualité de vie, il voyageait avec le je n’ai pas le temps de parler de pe-
au parquet de Nanterre – dont la le patron du PSG eut confié son té- président dans le monde entier tits criminels professionnels », dé-
division économique et finan- léphone à son assistant personnel. dans de bonnes conditions. » clarait-il, en mars 2023, au sujet de
cière avait mené des investiga- Ledit accord transactionnel a, « “NAK” cherchait absolument à son ancien majordome. p
tions à ce sujet – avant d’être ren- par ailleurs, mis un terme à la col- me faire venir au Qatar, a témoi- rémi dupré
voyée à celui de Paris pour des rai-
sons de compétence.
Dans les prochains mois, l’en-
quête du parquet de Paris pour-
rait être confiée à un juge d’ins-
truction, dans le cadre d’une in-
formation judiciaire. Antoine
Ory, l’avocat de M. Karmoussi, af-
firme en effet au Monde que son
client s’est constitué partie civile
pour ces mêmes faits présumés.
Une information que ne con-
firme pas, à ce stade, le parquet.
« Contrat totalement factice »
Ancien joueur de tennis profes-
sionnel, une passion partagée
avec « NAK », également joueur de
bon niveau, M. Karmoussi repro-
che notamment à son ex-em-
ployeur de ne lui avoir fait signer
aucun contrat de travail de
2011 à décembre 2018, « ou plus
exactement (…) un contrat totale-
ment factice avec un organisme
intitulé “Smash Academy”, qui se-
rait censé rémunérer un emploi,
qu’il n’occupait plus depuis 2008,
d’entraîneur de tennis ».
Condamné à mort en
mai 2023 par le tribunal pénal du
Qatar par contumace pour des dé-
lits présumés d’espionnage au dé-
triment de l’émirat – il est accusé
par les autorités de Doha d’avoir
tenté de monnayer aux Emirats
arabes unis des données apparte-
nant à « NAK » –, M. Karmoussi ac-
cuse son ancien patron de l’avoir
sommé, à deux reprises, de dissi-
muler et détruire « d’éventuelles
preuves d’infractions » (télépho-
nes, ordinateurs, clés USB, iPad,
documents) pour les soustraire à
la justice française.
Pêle-mêle, M. Karmoussi a dé-
noncé les « comportements inti-
midants de son employeur », « vio-
lences psychologiques » présu-
mées « entre 2017 et 2020 », et
« menaces de mort » supposées de
M. Karmoussi
reproche à son PODCASTS INSTAGRAM
ex-employeur de Le goût de M @M_magazine
ne lui avoir fait
signer aucun
EN VENTE DÈS DEMAIN
contrat de
travail de 2011
à décembre 2018
12 | france
Un mécanisme
d’emprise au
cœur de la plainte
contre Caubère
Le comédien est visé par une
enquête pour « atteinte sexuelle »,
après les accusations d’une femme,
mineure au moment des faits
ENQUÊTE
D
es cinquante signatai-
res de la tribune de
soutien à Gérard De-
pardieu, diffusée sur
le site du Figaro le soir de Noël,
Philippe Caubère n’a pas été le
moins actif. Dans les jours qui
précèdent la parution du texte, le
comédien a décroché son télé-
phone et tenté – avec succès – de
convaincre d’autres personnalités
d’apporter leur soutien au texte.
Un travail de récolement qui ne
surprend guère dans le milieu de
la culture. L’acteur avait été visé
en 2018 par une plainte pour viol,
classée un an plus tard, faute d’élé-
ments. L’accusatrice, Solveig Hal-
loin, dramaturge et metteuse en
scène, qui l’avait qualifié de « se-
rial violeur » et de « prostitueur »,
avait été condamnée en retour
pour diffamation, en 2021. « Cette
affaire, c’est l’illustration d’une ins-
trumentalisation du mouvement
de libération de la parole de la
femme et une instrumentalisation
du judiciaire », avait tranché son
avocate, Marie Dosé, à la fin de la
procédure. Le message était clair :
Philippe Caubère est victime des
excès du mouvement #metoo.
En réalité, au moment où il fait
du lobbying en faveur de la
tribune de défense de Gérard
Depardieu, attaqué après l’émis-
sion « Complément d’enquête »,
sur France 2, où on le voit, notam-
ment, faire des commentaires
sexualisant une petite fille de
10 ans et par ailleurs mis en exa-
men pour viols et visé par trois
plaintes pour agression sexuelle
ou viol qu’il réfute, Philippe Cau-
bère sait qu’il fait l’objet d’une
nouvelle procédure judiciaire.
Comme l’a révélé Franceinfo,
mardi 9 janvier, une plainte a été
déposée pour « atteinte sexuelle
sans violences sur mineure » par
une jeune femme, qui avait 16 ans
au moment des faits – le comé-
dien en avait 61. Toute une corres-
pondance et des notes prises à
l’époque par l’adolescente docu-
mentent les faits.
P. (le nom de la jeune fille a été
anonymisé) rencontre Philippe
Caubère le 25 novembre 2011, lors
de la lecture d’un scénario chez
une cinéaste. Il est un acteur et
metteur en scène reconnu, elle se
destine à être comédienne. Au
cours de la soirée, ils discutent de
-SÉRIE
H O RS
O NDE F
UN M
théâtre. Ils échangent leurs nu-
méros et Philippe Caubère l’invite
à venir le voir jouer. Elle est vite en
admiration devant le personnage.
Une relation de maître à élève se
dessine au fil des mois, encoura-
gée par la mère de P., admiratrice
du comédien. Les conseils de
l’homme pourraient être très
précieux pour la carrière de sa fille.
« Pour moi, Philippe Caubère, (…)
c’est Molière [dans le film d’Ariane
Mnouchkine, en 1978] que ma fille
va rencontrer. P. est sur les planches
depuis ses 10 ans, elle travaille de-
puis si longtemps son théâtre. Il y a
une fascination par rapport au
personnage », reconnaît sa mère
dans son attestation de témoin.
« Inexpérience de la vie »
La jeune fille le revoit plusieurs
fois, à la sortie du théâtre ou direc-
tement dans son studio, à Saint-
Mandé (Val-de-Marne), où il
travaille. Philippe Caubère lui of-
fre ses seuls-en-scène en DVD ou
son livre Les Carnets d’un jeune
homme 1976-1981 (Denoël, 1999),
où il décrit notamment sa vie
sexuelle. « Ce sont tout de même
les écrits d’un garçon de 26 à 30 ans
et tu n’en as que 16. J’espère que ce
n’est pas trop tôt pour toi de lire ça.
Mais tu me parais tellement mûre
pour ton âge, presque adulte, que je
l’oublie », écrit-il dans un échange
par SMS du 29 février 2012.
C’est à ce moment que la relation
bascule dans une intimité
sexuelle construite par le metteur
en scène. Philippe Caubère lui
parle de sa femme et de ses
maîtresses. Il appelle la lycéenne
« ma petite chérie » et continue de
la flatter sur sa maturité, affirmant
qu’il aurait « adoré avoir une fille
de [son] âge ». Dans le même
temps, le sexagénaire répète de-
voir « se méfier de [lui] », de la « ten-
dresse » que lui inspire P., « sans
doute un peu trop », et de son « ab-
sence de convictions “morales” sur
ces questions-là ». « Je ne place pas
obligatoirement la morale là où les
Une relation
de maître à élève
se dessine
au fil des mois,
encouragée
par la mère de P.
40
CART
ES
OUR
COM
PREN
DRE
URÉ
P
RACT
Philippe Caubère, à La Fare-les-Oliviers (Bouches-du-Rhône), en septembre 2017. VINCENT PEREIRA/PHOTOPQR/LE MIDI LIBRE/MAXPPP
gens la placent généralement »,
précise-t-il. Dans le même temps,
Philippe Caubère installe un jeu de
séduction avec la mère de P.
Flattée d’être ainsi considérée
par celui qu’elle voit comme « un
père spirituel du théâtre », P. se
laisse prendre au jeu. « Bien que
cela semble un peu étrange, l’exci-
tation de cette incroyable séduc-
tion prend le dessus. Un homme,
acteur, talentueux, qui s’intéresse à
P., 16 ans, d’un lycée de banlieue ?, se
souvient une amie à qui l’adoles-
cente se confie à l’époque. A 16 ans,
nous n’avions pas de défense face à
un adulte, figure d’admiration
pour nous, qui a ainsi profité de son
statut en toute impunité. »
P. reconnaît que c’est la première
fois qu’elle a ce genre de conversa-
tion avec un homme et se
demande « si [elle] ne ferai[t] pas
mieux de dire stop », mais se dit
« curieuse » et incapable de connaî-
tre ses limites. Elle a eu vent de la
réputation du comédien dans le
milieu. Un ami d’un cours de théâ-
tre l’a prévenue de faire attention
avec lui. « Je tiens à préciser que je
n’ai jamais violé personne !, rebon-
dit le metteur en scène sur la ques-
tion que P. lui pose. J’aurais bien
aimé… mais non. Violer, je sais pas.
Sauf pour de semblant. Et s’amuser.
Avec celles qui aiment ça. Et Dieu ou
plutôt le diable savent qu’il y en a ! »
A la suite de cette conversation,
P. s’interroge, consciente des
différences entre eux, du fait de
son « innocence et inexpérience de
la vie », et de « l’irresponsabilité »
du metteur en scène sur ces ques-
tions, se demandant s’il la « mani-
pule ». Philippe Caubère ne lui ca-
che pas, sa relation avec une autre
jeune fille, âgée de 17 ans, instal-
lant un climat de jalousie entre les
deux adolescentes. P. se dit qu’elle
« ne peu[t] que craquer à l’usure »
face aux stratégies du comédien.
En avril 2012, à l’occasion d’une
nouvelle visite de P. dans son
studio, Philippe Caubère l’em-
brasse. Au fil des semaines, des
actes sexuels ont lieu, souvent vé-
cus comme brutaux par la jeune
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fille. Selon la plainte de la victime,
plusieurs actes s’apparentent à
des viols. Quelques années plus
tard, elle évoquera, auprès d’une
amie, « une fellation forcée, dont le
souvenir est particulièrement vio-
lent ». « J’ai le souvenir précis de ce
que tu me reprochais ce soir-là. Par
exemple que je t’avais baisée (…)
trop brutalement, que ce n’était pas
ton truc, etc. Or, moi, j’avais eu le
sentiment et même la sensation du
contraire », écrit Philippe Caubère
dans un courriel, le 17 avril 2013,
sans préciser quels faits étaient
exactement reprochés.
« Erotisme enfantin »
Pendant toute la relation,
l’homme de 61 ans maintient une
ambiguïté sur son rapport à l’âge
de la victime. « Tu m’embrassais,
m’étreignais, me suçais comme une
grande, comme une femme, plus
du tout comme une enfant »,
écrit-il dans ce même courriel du
17 avril 2013, que le metteur en
scène envoie sous un faux nom.
Quand P. lui envoyait, un an aupa-
ravant, une photo d’elle en train de
manger une glace, il répondait
pourtant : « Tu me l’envoies en effet
parce que tu penses qu’elle va “m’al-
lumer”, le côté petite fille, et tout ça.
Elle m’allume, oui. » Lors d’un autre
échange, il dit aussi « ne pas oublier
[ses] 17 ans et la fragilité qui les ac-
compagne forcément », soulignant
un « érotisme enfantin », tout en
mettant en avant « cette incroyable
maturité » de la jeune fille, à nou-
veau. Cette ambivalence conduit à
un rapport quasi incestueux : elle
l’appelle « mon petit père » quand
lui signe « ton papa imaginaire »
ou conclut ses messages par « je
t’aime, ma gamine ».
Les courriels échangés retrans-
crivent les hésitations d’une ado-
lescente face à une situation qui
lui échappe. P. se dit « troublée »
après une nuit passée avec Phi-
lippe Caubère mais aussi « con-
tente d’avoir partagé ça » avec lui.
« Parfois, je me dis que c’est une
énorme connerie. Parfois, je me dis
que c’est une expérience inoublia-
Philippe Caubère
ne lui cache pas
sa relation avec
une autre jeune
fille de 17 ans,
installant un
climat de jalousie
ble », écrit-elle, le 26 mai 2012. Elle
aussi a conscience de son âge :
« Dans un an, ce sera une autre
affaire, puisque, clairement, nous
pourrons faire ce qu’il nous plaira
sans que la loi n’intervienne. »
Dans ce même courriel, P. lui
parle de sa culpabilité de mentir à
son entourage et à sa famille.
L’adolescente se confie très peu à
ses amis sur sa relation avec le
metteur en scène, et encore moins
à sa mère. « Je pense que tu devrais
être économe de mots avec [ta
mère] en ce qui concerne cette rela-
tion qu’elle ne supporte visiblement
pas. (…) Il ne s’agit pas de lui mentir,
mais de s’abstenir de l’inquiéter
inutilement », lui recommande
Philippe Caubère. A partir de sep-
tembre 2012, P. commence à avoir
des troubles alimentaires, jusqu’à
l’apparition d’une aménorrhée
(absence de règles) de près d’un an.
Elle développe aussi des troubles
obsessionnels compulsifs de
propreté excessive. Elle mettra un
terme à sa relation avec Philippe
Caubère à la rentrée de 2012,
même s’ils continueront à échan-
ger des messages par la suite.
A partir de 2017, P. se livre à ses
proches. « Elle prenait conscience
que cette relation qu’elle avait idéa-
lisée en tant que jeune fille était
loin d’être saine, qu’elle était loin, à
l’époque, d’être maîtresse de la si-
tuation et capable de comprendre
l’impact que cette relation pourrait
avoir sur elle », témoigne son an-
cienne compagne.
En 2018, lorsque Solveig Halloin
dépose plainte pour viol contre
Philippe Caubère, elle parle de P.
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
aux policiers qui la contactent, le
28 novembre 2018. La jeune fille
prend peur et affirme aux poli-
ciers n’avoir jamais été victime de
violences de la part du comédien.
En octobre 2022, elle porte plainte.
Le choix de ne pas retenir le motif
du viol est assumé par son avo-
cate, Negar Haeri, préférant « l’at-
teinte sexuelle sur mineur de plus
de 15 ans », qui désigne tout com-
portement en lien avec l’activité
sexuelle, sans qu’il y ait forcément
contrainte, violence ou menace.
Contactée par Le Monde, l’avo-
cate de Philippe Caubère, Marie
Dosé, renvoie au communiqué
publié par l’acteur, dans lequel
celui-ci « confirme avoir entretenu
une relation intime avec P., alors
qu’elle était mineure (entre 16 et
17 ans) », précisant : « La différence
d’âge significative entre elle et moi
aurait dû me conduire à ne pas en-
tamer une telle relation. » Il cite
longuement les propos que la
jeune femme a tenus devant la po-
lice en 2018, un entretien au cours
duquel « elle a réaffirmé n’avoir ja-
mais été victime ni de viols, ni de
violences sexuelles, ni de violences
physiques de ma part », écrit-il.
Une enquête a été ouverte et le
dossier a été confié à la brigade de
protection de la famille du Val-de-
Marne. La jeune femme a été
entendue par les enquêteurs. Une
confrontation devait être organi-
sée en juin 2023, mais celle-ci a été
reportée, à la demande de l’avo-
cate du comédien, « pour des rai-
sons médicales et professionnel-
les », alors que se profilait la saison
estivale des spectacles. A la fin de
son communiqué, Philippe Cau-
bère donne une lecture politique
de cette affaire : « J’ai conscience
que la médiatisation soudaine de
cette procédure, qui dure depuis un
an et pour laquelle je n’ai jamais
été entendu, est liée à ma décision
d’apporter mon soutien à l’acteur
Gérard Depardieu, dans le cadre
d’une tribune controversée publiée
récemment dans Le Figaro. » p
nicolas chapuis
et robin richardot

0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Sept acteurs de la tectonique européenne des télécoms
Principales opérations depuis janvier 2022
Opérateurs
européens de Emirates
dimension mondiale Telecom.
(la taille est (EAU)
proportionnelle au
nombre d'abonnés)
Vodafone
Le géant malade du Vieux Continent
Constitué à coups d’acquisitions, au point
de devenir à la fin des années 2000 le numéro
deux mondial après China Mobile, l’empire vole
en éclats. La filiale espagnole est en cours
de cession. Sa cousine italienne est convoitée.
Et, pour consolider ses positions sur son marché
historique, Vodafone veut se rapprocher de son
concurrent 3 au Royaume-Uni. L’opérateur
émirati a profité de ce moment de faiblesse
pour acheter 15 % du capital et devenir
le premier actionnaire.
Orange
(France)
287 millions d’abonnés
Négocie
l’acquisition
MasMovil
(Espagne)
Orange
Numéro un sur son marché
Leader dans l'Hexagone, et toujours détenu à 23 %
par l’Etat français, l'opérateur historique tricolore a passé
ces derniers mois à renforcer ses positions dans les pays
où il souffrait le plus de la concurrence, principalement en Espagne.
Mais le projet d’acquisition de MasMovil, annoncé en mars 2022,
n’a toujours pas été approuvé par la Commission européenne.
Les télécoms européennes en recomposition
Sous pression, les opérateurs sont engagés dans un jeu de position, ce dont profitent des acteurs étrangers
E
n 2023, pour la troisième
année d’affilée, le mon-
tant des fusions-acquisi-
tions dans le secteur des
télécoms européen a baissé, avec
un montant légèrement supé-
rieur à 60 milliards d’euros. Ce-
pendant, ces chiffres, qui s’expli-
quent notamment par l’essouffle-
ment de la grande vague des ven-
tes d’infrastructures mobiles ou
de fibre optique de la fin des an-
nées 2010, sont trompeurs.
En effet, l’univers des télécoms
connaît depuis vingt-quatre mois
un profond mouvement de re-
composition. « Confrontées à une
transformation sans précédent du
secteur et à de nouvelles menaces
concurrentielles, de nombreuses
entreprises de télécommunica-
tions se tournent vers les fusions et
les acquisitions pour se doter de
nouvelles capacités et faire évoluer
leurs activités en vue de la pro-
chaine ère », explique une étude
du cabinet Bain & Company pu-
bliée fin novembre 2023.
Cette transformation tient à
l’explosion du trafic de données
sur les réseaux télécoms, fixe (fi-
bre optique) et mobile (4G-5G).
Celui-ci ne cesse d’augmenter, en
particulier sous l’effet de l’usage
massif des plates-formes de vidéo
comme TikTok, Instagram, You-
Tube ou Netflix. Au cours de la dé-
cennie écoulée, le trafic mobile
mondial a doublé tous les deux
ans, selon le dernier rapport du fa-
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
Hutchison
(Royaume-Uni)
Vodafone
Achat En cours
de 15 % (Royaume-Uni) de rapprochement
du capital 373 millions d’abonnés
Vodafone
Vodafone
Italy Zegona
España
(Italie) (Espagne)
(Espagne) Vente
en négociation
A vendre
Achat de 2,5 % du capital
via Atlas Investissement
Iliad/X. Niel
(France)
48 millions
Achat d’abonnés
Achat
de 6 % du capital
de 24 % du capital
Proximus Millicom
Achat
(Belgique) (Luxembourg) via Iliad
Play
Iliad (Pologne)
Le monde hispanophone en vue
Achat
Parti de France, l’opérateur s’est développé en Pologne et en Italie,
tandis que son actionnaire mène des acquisitions en solitaire, en Irlande,
Voo en Suisse, en Belgique, à Monaco et en Amérique du Sud : l’acquisition,
(Belgique) en février 2023, de 24 % du capital de Millicom lui a ouvert les portes
de neuf pays hispanophones.
Une activité capitalistique
élevée depuis le Covid-19
Opérations financières, en milliards d’euros
87,4
69,4
46,7 42,1
2010 2011 2012 2013
bricant suédois d’équipements té-
lécoms Ericsson, rendu public en
Au cours
novembre 2023. Et il pourrait en- de la décennie
core tripler d’ici à 2029. A cet hori-
zon, rien qu’en Europe de l’Ouest,
écoulée, le trafic
le trafic moyen par smartphone mobile mondial
devrait croître de 16 % par an.
Une aubaine pour les opéra-
a doublé tous
teurs, assurés de vendre des les deux ans,
abonnements fixes ou mobiles
pour accéder à Internet. Pourtant,
selon Ericsson
rares sont ceux à avoir su correc-
tement monétiser et valoriser
cette explosion des usages. Al- mois, qui renchérit le coût de la
phabet, la maison mère de Goo- dette nécessaire pour ces investis-
gle, vaut près de 1 800 milliards de sements, complique un peu plus
dollars en Bourse (1 645 milliards leur équation.
d’euros), dix fois plus que la capi- C’est pourquoi, mis à part Bou-
talisation cumulée des quatre ygues Telecom, qui suit une straté-
plus grands groupes de télécoms gie franco-française, et l’allemand
européens en nombre d’abonnés Deutsche Telekom, dont le poids
(Vodafone, Telefonica, Deutsche de sa filiale américaine T-Mobile
Telekom et Orange). US a fait basculer son centre de gra-
vité de l’autre côté de l’Atlantique –
Remontée des taux d’intérêt là où les forfaits sont deux à trois
Depuis des années, les opérateurs plus chers qu’en Europe –, tous les
se plaignent de devoir surinvestir grands opérateurs européens ont
dans leurs réseaux pour achemi- bougé pour adapter leur modèle.
ner dans de bonnes conditions le Le français Orange a ainsi choisi
trafic généré par les plates-formes de racheter des rivaux en Espagne
de vidéo, sans que ces dernières (MasMovil) et en Belgique (Voo)
prennent à leur charge une partie pour réduire la compétition sur
de ces investissements. En Eu- ces marchés, mais aussi pour étof-
rope, où il est fréquent de voir fer son nombre de clients et
plus de trois grands opérateurs amortir plus facilement ses inves-
par pays, la concurrence ne leur tissements. Dans une étude parue
permet pas, appuient-ils, de prati- le 9 janvier, les analystes de la ban-
quer des tarifs en adéquation avec que suisse UBS rappellent, à la lu-
les usages. La remontée des taux mière des fusions-acquisitions
d’intérêt ces dix-huit derniers passées, que le rapprochement
Telefonica
En difficulté en Europe
L’opérateur a longtemps profité
de ses positions fortes
en Amérique latine, avant d’être
rattrapé par des difficultés
en Europe et un endettement trop
lourd. L’entrée à son capital
de Saudi Telecom, en septembre
2023, a fait l’effet d’un électrochoc,
au point de pousser l’Etat espagnol
à envisager de revenir au capital
du groupe, totalement privatisé
en 1997.
STC
Saudi
Telecom
(Arabie s.) Achat de 9,9 % du capital
Achat via Iliad
UPC
(Pologne)
106,1
73,8
24,4
2014 2015 2016
entre deux opérateurs permet de
diminuer les coûts de 5 % à 10 %.
Iliad et son fondateur, Xavier
Niel (actionnaire du Monde à titre
personnel), jouent eux aussi sur
l’effet taille. En Pologne, Iliad a
acheté deux opérateurs coup sur
coup : Play, fin 2020, puis UPC, en
avril 2022. Son fondateur, qui dé-
tient, depuis septembre 2022,
2,5 % du capital de Vodafone, a en-
suite progressivement acquis, au
cours du premier semestre 2023,
24 % du groupe luxembourgeois
Millicom, présent dans neuf pays
d’Amérique latine. De surcroît, il
est entré, en novembre 2023, au
capital du belge Proximus.
En mai 2023, Patrick Drahi est
devenu le premier actionnaire du
britannique BT, à hauteur de
24,5 %. Mais l’arrestation, en
juillet, de son ancien associé, Ar-
mando Pereira, et la remontée des
taux d’intérêt ne lui ont pas per-
mis de valoriser cet investisse-
ment comme il l’aurait voulu.
D’acheteur, son groupe, Altice,
lesté par 60 milliards d’euros de
dette, est devenu vendeur : les
prédateurs rôdent autour de Meo,
son opérateur portugais. Deux
noms d’acheteurs potentiels re-
viennent avec insistance : le fon-
dateur d’Iliad et Saudi Telecom.
M. Drahi est également prêt à
ouvrir le capital du français SFR,
principal opérateur d’Altice.
Quand d’autres s’étendent, Vo-
dafone a choisi de se replier sur ses
Telecom Italia
En souffrance et surendetté
Telefonica Rachète
(Espagne) sa filiale
343 millions d’abonnés
Achat
de 10 % du capital
Deutsche
Telekom
(Allemagne)
291 millions d’abonnés
P. Drahi (Fra.)
49 millions
d’abonnés
Deutsche Telekom
Plus américain qu’européen Altice
Sous le poids de la dette
Sa filiale T-Mobile US assure à elle
seule quasiment les deux tiers de British Telecom en juin 2023 donnait à Patrick Drahi une
ses bénéfices annuels et lui donne
une assise unique par rapport à Mais l’arrestation, mi-juillet, de son associé, Armando
ses concurrents européens.
a chamboulé un édifice fragilisé par 60 milliards d’euros
124,6
53,7
21,9
2017 2018 2019
Source : Dealogic
bases. L’opérateur britannique,
dont les résultats se sont forte-
ment dégradés ces trois dernières
années, est en passe de vendre sa
filiale espagnole ; il pourrait aussi
céder sa branche italienne à Iliad
ou au suisse Swisscom, tous deux
très intéressés ; tout cela pour se
concentrer sur le Royaume-Uni,
où il projette de fusionner avec
son concurrent 3 UK (Hutchison),
en espérant que l’autorité britan-
nique de la concurrence lui donne
le feu vert en 2024.
Agitation
Quant à Telecom Italia, sclérosé
par son endettement et des dis-
sensions actionnariales, il s’est ré-
solu à vendre son réseau fixe au
fonds d’investissement améri-
cain KKR, avec le soutien de l’Etat
italien, inquiet du retard du pays
dans le déploiement de la fibre op-
tique. Une séparation qu’aucun
autre grand opérateur télécoms
historique européen n’avait en-
core osé prononcer, preuve de
l’impasse dans laquelle se trou-
vait le groupe italien, toujours dé-
tenu à 24 % par le français Vivendi.
D’autres acteurs ont profité de
cette agitation pour s’inviter dans
le jeu. C’est le cas des opérateurs du
Golfe, assis sur d’importants
moyens financiers et soutenus par
leurs actionnaires étatiques. L’émi-
rati e& (Emirates Telecom) est de-
venu, en 2022, le premier action-
naire de Vodafone avec 15 % de son
| 13
Malgré sa présence au Brésil, l’opérateur
souffre de son exposition au marché italien,
soumis à une forte concurrence. Surendetté,
et peu aidé ces dernières années par des
guerres entre actionnaires, l’opérateur s’est
résolu à vendre son réseau fixe au fonds
d’investissement américain KKR, avec
l’assentiment de l’Etat italien.
Telefonica KKR
Deutschland
(Etats-Unis)
(Allemagne)
Acquisition
du réseau fixe
en négociation
Etat espagnol
Telecom
Italia (Italie)
118 millions
d’abonnés
Altice/
British
Telecom
Group
Achat de
24,5 % (Royaume-Uni)
du capital
La montée au capital
de l’opérateur historique
position de force sur l’échiquier européen.
Pereira, pour des faits présumés de corruption,
de dette. Des cessions partielles ou totales
sont envisagées pour alléger l’endettement.
99,9
73,3
69,2
60,6
2020 2021 2022 2023
Infographie Le Monde
capital et il aimerait monter en-
core plus haut. Saudi Telecom l’a
imité en septembre 2023 chez Tele-
fonica, en prenant 9,9 % du capital.
Inquiet de voir un acteur étranger
entrer en force chez son ancien
opérateur public, l’Etat espagnol a
depuis annoncé qu’il allait acheter
10 % de Telefonica pour faire
contrepoids au saoudien.
Sauf à ce que la Commission
européenne bloque le projet d’ac-
quisition d’Orange en Espagne
afin de maintenir le niveau de
concurrence dans le pays, ce qui
refroidirait les ardeurs d’opéra-
teurs tentés par le même type de
fusion (la décision finale de
Bruxelles est attendue dans les
prochaines semaines), cette agita-
tion est appelée à se poursuivre.
Le commissaire européen au
marché intérieur, Thierry Breton,
pousse en faveur d’une consolida-
tion transfrontalière du marché
européen. Selon lui, des rappro-
chements entre grands acteurs
donneraient aux opérateurs du
Vieux Continent les moyens de
construire des réseaux de pointe,
indispensables aux usages du fu-
tur (voiture autonome, téléméde-
cine…). Un chantier qui nécessite,
selon la Commission européenne,
200 milliards d’euros d’investisse-
ments. Le gouvernement français,
toujours détenteur de 23 % du ca-
pital d’Orange, y est également fa-
vorable. Les jeux sont ouverts. p
olivier pinaud
14 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

La bonne tenue
du tourisme
avant les Jeux
olympiques
Le secteur a retrouvé les niveaux
observés avant la pandémie, mais
il souffre de certaines faiblesses

U
n « speed dating »
pour des investisseurs,
des dirigeants et des
élus aux manettes du
tourisme en France : voilà en quoi
devait se transformer le château
de Chantilly (Oise), jeudi 11 janvier,
à l’occasion du Sommet Destina-
tion France, organisé par l’Elysée.
Environ deux cents dirigeants
français ou étrangers étaient at-
tendus, représentant les poids
lourds du secteur : la Compagnie
des Alpes, Airbnb, Marriott, Expe-
dia, Pierre & Vacances, groupe Bar-
rière, Club Med, Europa-Park, Lou-
vre Hotels, Accor… Une manière
de promouvoir un secteur qui re-
présente près de 8 % du produit in-
térieur brut, emploie 1,7 million de
personnes, mais souffre d’un
manque de considération.
Emmanuel Macron devait y
fixer quelques grands caps. En-
courager les investissements qui
contribuent à décarboner la fi-
lière, faire en sorte que les touris-
tes aient des expériences de
meilleure qualité, dépensent da-
vantage et restent plus long-
temps… Le tout à l’orée d’une an-
née 2024 riche en événements :
les Jeux olympiques et paralym-
piques, avec leurs 15 millions de
visiteurs attendus, la réouverture
de Notre-Dame, les commémora-
tions des 80 ans du Débarque-
ment et le Sommet de la franco-
phonie à Villers-Cotterêts (Aisne).
Autant de temps forts dont se
réjouit la profession, qui a re-
trouvé, en 2023, les niveaux de
fréquentation d’avant la pandé-
mie de Covid-19, d’après le bilan
présenté par le cabinet spécialisé
MKG et l’Alliance France Tou-
risme, mercredi 10 janvier. La
France reste la première destina-
tion touristique du monde et le
revenu par chambre du secteur
hôtelier enregistre un bond de
15 % par rapport à 2023. Cette
croissance est tirée par les prix (+
10 % en un an, et même + 26 % par
rapport à 2019) et par des clients
toujours au rendez-vous.
« Besoin d’investissements »
Le bilan révèle néanmoins des dis-
parités : les établissements haut de
gamme (quatre et cinq étoiles) sur-
classent les autres catégories. Cer-
taines régions ont davantage pro-
fité de la reprise post-Covid (Paris,
la Provence-Côte-d’Azur), d’autres
moins (le littoral de la Manche, le
Nord-Est, le Sud-Ouest). Les grands
acteurs nationaux tirent leur épin-
gle du jeu. Ainsi, la Compagnie des
Alpes affiche un excédent brut
d’exploitation en hausse de 3 %,
porté par ses activités d’héberge-
Devant le cabaret parisien du Moulin-Rouge, le 10 octobre 2023. DIMITAR DILKOFF/AFP
ment et une fréquentation accrue
dans ses parcs d’attractions. Les re-
venus issus de ses domaines skia-
bles se maintiennent, dans un
marché national du ski en recul. Le
groupe Pierre & Vacances, lui, voit
son chiffre d’affaires progresser de
13 %, notamment grâce à l’attracti-
vité des Center Parcs.
« Le secteur affiche des résultats
satisfaisants pour 2023, mais on a
besoin d’investissements. Le tou-
risme n’est pas une rente. Si on ne
fait rien, on va se faire doubler »,
estime Dominique Marcel, le pré-
sident de l’Alliance France Tou-
risme. Dans l’hébergement et la
restauration, de nombreux éta-
blissements pâtissent de l’infla-
tion, peinent à rembourser leurs
prêts garantis par l’Etat et à recru-
ter du personnel. « L’hôtellerie qui
souffre, c’est celle des gros bourgs
de province, ce milieu de gamme
de qualité qui fait le charme de la
France », note M. Marcel.
« Depuis le dernier trimestre
2023, je vois de plus en plus d’éta-
blissements qui arrêtent, car ils ne
s’en sortent plus financièrement,
ou qui sont obligés de fermer
certains jours de la semaine faute
de personnel », remarque Karim
Soleilhavoup, le patron du réseau
d’hôtels-restaurants Logis Hôtels.
Les lignes de fracture se font de
plus en plus nettes. Dans les sta-
tions de ski, si le nombre de réser-
vations croît (+ 9 % pendant les
vacances de Noël), les prix très
élevés pratiqués dans les stations
les plus enneigées excluent de
plus en plus la clientèle nationale,
remplacée par des skieurs étran-
gers au pouvoir d’achat supérieur.
Les stations ont des besoins
grandissants sur le plan de la réno-
vation de leur parc de logements
Dans
l’hébergement
et la restauration,
de nombreux
établissements
pâtissent
de l’inflation
touristiques, du fait d’apparte-
ments trop petits et mal isolés qui
ne correspondent plus aux atten-
tes des vacanciers et sont vides la
plupart de l’année, alors que la po-
pulation locale peine à se loger.
A Paris, le bilan est marqué par
une progression du nombre de
touristes (36,9 millions en 2023).
La capitale retrouve presque son
niveau d’avant-Covid, avec moins
de touristes nationaux, moins
d’Asiatiques, mais une part plus
importante d’Européens et d’Amé-
ricains. En outre, le tourisme d’af-
faires a baissé dans la capitale.
En ce début 2024, la plupart des
acteurs ont les yeux rivés sur les
Jeux olympiques. Les tarifs pro-
posés par les hôteliers battent des
records, avec des hausses de
200 % ou 300 % pendant les com-
pétitions. Mais les retombées se-
ront peut-être moins importan-
tes qu’espéré, selon Jean-François
Rial, patron de l’agence Voyageurs
du monde. « Cet été, je pense qu’il y
aura moins de touristes à Paris. Les
tarifs pratiqués ont un effet re-
poussoir. La destination sera per-
çue comme trop compliquée, trop
chère. Et cette image risque de se
répercuter sur tout l’été : les gens
vont préférer aller ailleurs. » p
jessica gourdon

La SNCF confrontée à des tensions Bisphénol A : l’agroalimentaire

lourdement mis à l’amende
sur les effectifs et le pouvoir d’achat
L’insatisfaction, liée à la dégradation des conditions de travail au sein du groupe ferroviaire,
nourrit des conflits locaux. Les départs des vacances de février pourraient être perturbés C’ est une alliance à grande échelle de l’ensemble de la
chaîne agroalimentaire qu’a sanctionnée, jeudi
11 janvier, l’Autorité de la concurrence. Plus de
19,5 millions d’euros d’amendes ont été infligés à quatre orga-
nismes professionnels et onze entreprises qui en sont mem-
bres (dont Andros, Bonduelle, Charles et Alice, D’Aucy, General

A lors que la grève des

conducteurs de train en
Allemagne paralyse le
trafic ferroviaire outre-Rhin pour
trois jours, du 10 au 13 janvier, les
syndicats de la SNCF se sont réu-
nis mercredi 10 janvier. Les quatre
organisations s’étaient promis de
se retrouver pour évoquer la suite
à donner aux négociations an-
nuelles obligatoires sur les salai-
res de novembre 2023.
Elles ont débouché sur une
hausse moyenne de rémunéra-
tion de 4,6 % pour l’année 2024.
Insuffisant pour la CGT et SUD-
Rail, qui n’ont pas signé l’accord.
Acceptable pour l’UNSA et la
CFDT, qui l’ont paraphé, mais at-
tendent maintenant des avances
de la direction sur la refonte de la
grille salariale, l’amélioration des
conditions de travail et d’exercice
des métiers ou l’aménagement
des fins de carrière.
A l’issue de cette réunion « po-
sée, intéressante sur le fond », se-
lon Thomas Cavel, secrétaire gé-
néral de la CFDT-Cheminots,
aucune action commune sur le
pouvoir d’achat n’a finalement
été décidée. Pas même sur un
courrier au PDG, Jean-Pierre Fa-
randou. Entre la CGT et SUD-Rail,
qui demandent une augmenta-
tion générale, l’UNSA, qui veut
travailler sur les conditions de
travail et la formation des cadres,
ou la CFDT, qui défend la négocia-
tion d’un accord d’entreprise sur
le partage de la valeur, il n’y a
pour l’instant pas de convergence
de méthode.
Chacun va toutefois faire enten-
dre ses revendications. Pour
Thomas Cavel, la hausse de fré-
quentation des trains, avec des
billets partis au prix fort à Noël,
sans grève, et les bons résultats
du groupe SNCF qui s’ensuivent
doivent davantage profiter aux
salariés. Ceux-ci ont touché en
décembre 2023 une prime de
partage de la valeur, nouvelle
forme de la « prime Macron », de
400 euros.
Il n’y a pas non plus pour l’ins-
tant de revendication commune
sur les négociations des primes
pour les Jeux olympiques et pa-
ralympiques. Les discussions se
poursuivent. La direction a
d’ores et déjà mis sur la table une
proposition d’indemnisation de
SNCF Voyageurs
reconnaît
le manque
d’attractivité
des métiers
de technicien
dans les centres
de maintenance
50 euros par jour, plus élevée
que ce que propose la RATP
(15 euros), des moyens supplé-
mentaires pour l’aide à la garde
d’enfants, les vacances en colo-
nie ainsi que des facilités pour
placer des congés sur un compte
épargne-temps ou se faire rému-
nérer des jours épargnés.
Débrayages
Les cheminots qui déplacent
leurs congés pourront bénéficier
de primes comprises entre 300 et
500 euros. Mais la direction a
choisi de laisser à chaque établis-
sement le soin de négocier avec
ses organisations syndicales
quels agents pourront bénéficier
de ces avantages et à quelles con-
ditions. Les discussions, suivies
de près au niveau national, sont
ainsi très décentralisées, limitant,
pour l’instant, le risque d’un
mouvement général.
Les départs des vacances de fé-
vrier pourraient tout de même
être perturbés. Car dans l’entre-
prise, l’insatisfaction liée au man-
que d’effectifs et à la dégradation
des conditions de travail (maté-
riel insuffisant ou trop vieux,
ouverture à la concurrence) nour-
rit des conflits locaux.
A Nice, de 90 % à 95 % des con-
ducteurs de TER ont fait une grève
de deux jours, qui se transforme
en mouvement reconductible.
Ces cheminots doivent basculer
chez l’opérateur concurrent
Transdev, qui a remporté l’appel
d’offres ouvert par la région Sud
sur la ligne de train Marseille-
Nice. Les conditions de transferts
dans les opérations d’ouverture à
la concurrence étant calculées sur
la rémunération des douze der-
niers mois, ils demandent une
nette revalorisation de leur prime
de traction.
Des débrayages ont aussi eu lieu
le 9 janvier dans les cinq centres
de maintenance des TGV. Face
aux difficultés de recrutement,
SNCF Voyageurs, contrainte de
faire appel à des intérimaires, re-
connaît le manque d’attractivité
des métiers de techniciens dans
ces centres. Une rencontre est
prévue avec la direction, ven-
dredi, pour désamorcer la me-
nace de grève annoncée avant les
grands départs de février.
Enfin, une grève catégorielle,
soutenue par tous les syndicats,
se prépare chez les aiguilleurs, là
aussi en février. « A défaut de mo-
bilisation au niveau national, les
conflits locaux se multiplient »,
constate une source syndicale.
Certains y voient une action poli-
tique de SUD-Rail, qui n’accepte
ni l’ouverture à la concurrence, ni
la fin du statut, ni la réforme des
retraites ; d’autres, un révélateur
des tensions sur les effectifs, le
matériel et le pouvoir d’achat. p
sophie fay
Mills, Unilever…), pour avoir restreint l’information des con-
sommateurs sur la présence de bisphénol A (BPA), l’un des prin-
cipaux perturbateurs endocriniens, dans les emballages.
La Fédération des industries d’aliments conservés, l’Associa-
tion nationale des industries alimentaires, l’Association des en-
treprises de produits alimentaires élaborés et le Syndicat natio-
nal des fabricants de boîtes, emballages et bouchages métalli-
ques « se sont entendus pour inciter les industriels à ne pas se
faire concurrence sur la présence ou l’absence de bisphénol A
dans leurs conserves », précise l’Autorité de la concurrence. En
outre, onze sociétés ont été condam-
nées pour avoir participé « à des réu-
L’INFORMATION nions organisées par leurs associations
ou syndicat » sur le sujet.
DES CONSOMMATEURS L’affaire remonte à 2015. A cette épo-
SUR LA PRÉSENCE que, une loi datant du 24 décem-
bre 2012 avait suspendu la fabrication,
DU PERTURBATEUR l’importation, l’exportation et la mise
sur le marché de tout contenant ou us-
ENDOCRINIEN DANS tensile comportant du BPA à compter
LES EMBALLAGES du 1er janvier 2015. Une substance chi-
mique présente dans la fabrication des
ÉTAIT RESTREINTE plastiques durs et transparents type
polycarbonate ainsi que dans les rési-
nes recouvrant l’intérieur des boîtes
métalliques, et donc susceptible de passer dans les aliments.
Avant l’entrée en vigueur de cette législation, les participants à
cette alliance ont multiplié les échanges entre 2010 et 2015 afin
de coordonner les informations aux consommateurs. Résultat :
un pacte de non-agression destiné à ne pas mettre en avant, sur
emballages, les produits sans bisphénol A pendant les premiers
mois de la bascule. Et ce, afin d’éviter de pénaliser les ventes des
entreprises les moins réactives. Car pour ne pas déstabiliser les
filières de production, le législateur avait autorisé les fabricants
à écouler jusqu’à épuisement des stocks les produits qui avaient
été mis sur le marché français avant le 1er janvier 2015. Pour faire
tourner plus rapidement leurs produits, les acteurs du secteur
agroalimentaire avaient même imaginé raccourcir les dates li-
mites d’utilisation optimale présentes sur les emballages. p
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
Grâce à une série, le Royaume-Uni Les audiences d’Europe 1
progressent, RTL dévisse
redécouvre le scandale Horizon
800 chefs de bureau de la poste avaient été accusés à tort de fraude
londres - correspondance
L
e scandale est à peine
croyable : entre 1999 et
2015, au moins 800 res-
ponsables de bureaux de
poste au Royaume-Uni ont été in-
justement accusés de fraude par
leur contractant, la poste britanni-
que (The Post Office, une entre-
prise publique). Ils ont été
condamnés pour vol et même,
pour 236 d’entre eux, emprison-
nés à cause d’un logiciel de caisse
défectueux baptisé « Horizon »,
édité par l’entreprise japonaise Fu-
jitsu, déployé à partir de la fin des
années 1990 dans les 11 500 bu-
reaux de poste du Royaume-Uni.
Nouvellement équipés d’Hori-
zon, des responsables de bureau
constataient que le logiciel faisait
apparaître des soldes négatifs
dans leurs comptes. Beaucoup se
sont retrouvés sans comprendre
avec des milliers de livres sterling
de découvert, laissant penser
qu’ils n’avaient pas déclaré tous
leurs gains. Or, leur contrat de
franchise les oblige à combler
eux-mêmes ces déficits. Au lieu
de collecter leurs plaintes contre
Horizon, la poste britannique a
poursuivi ces commerçants en
justice, sans rien vouloir enten-
dre de leur désarroi ni des éven-
tuels bugs, assurant que le logiciel
était « solide ».
Jusqu’alors, les souffrances de
ces pauvres gens et de leurs fa-
milles, déshonorés et ruinés,
n’avaient suscité que la relative
indifférence des médias et des po-
litiques, tous bords confondus, à
l’exception de quelques députés
et journaux spécialisés, dont Pri-
vate Eye ou Computer Weekly. En
mars 2022, Le Monde avait inter-
rogé plusieurs de ces victimes dé-
sespérées d’être un jour réhabili-
tées. Et personne, ni chez Fujitsu
ni dans la hiérarchie du Post Of-
Le tarif bleu d’EDF risque encore d’augmenter,
mais cette fois pour des raisons fiscales
Alors que la Commission de régulation de l’énergie estime que le prix du prochain tarif
réglementé devrait rester stable, le gouvernement pourrait le rehausser de 10 %
L es factures d’électricité des
ménages comme des peti-
tes entreprises, en France,
risquent de s’alourdir encore au
1er février. Mais si cela se confirme,
cette fois, ce ne sera plus la consé-
quence directe de l’explosion des
prix constatée en 2022 sur le mar-
ché de gros européen, où s’appro-
visionnent les fournisseurs
auprès de producteurs.
En cas de nouvelle augmenta-
tion des factures, celle-ci s’expli-
quera plutôt par le retour à une
fiscalité d’avant la crise des prix
de l’énergie. C’est-à-dire par la le-
vée progressive du « bouclier tari-
faire », dispositif présenté par le
gouvernement au second semes-
tre de 2021. Deux fois l’an, les pou-
voirs publics fixent le tarif régle-
menté de vente de l’électricité.
Soit, plus communément, le « ta-
rif bleu » d’EDF, auquel sont en-
core abonnés, malgré l’ouverture
du marché à la concurrence, près
de deux tiers des ménages.
Comme à chaque fois, le gouver-
nement aura le choix. Il pourra
suivre ou non la proposition d’une
autorité administrative indépen-
dante, la Commission de régula-
tion de l’énergie (CRE). A l’issue de
ses calculs, celle-ci aboutit tou-
jours à un prix théorique, tenant
compte des coûts d’approvision-
nement pour les fournisseurs.
fice, une véritable institution, jus-
qu’alors très respectée dans le
pays, n’avait été poursuivi.
Il a fallu la diffusion, tout début
janvier, d’une minisérie sur la
chaîne ITV, Mr Bates versus The
Post Office, retraçant le combat
acharné pour la vérité d’une poi-
gnée de « postmasters » (gérants
de bureau de poste), dont Alan Ba-
tes, un des meneurs des associa-
tions de victimes (interprété avec
humanité par l’acteur Toby Jo-
nes), pour que l’opinion publique
se réveille. Le premier des quatre
épisodes a été visionné par
9,2 millions de personnes en seu-
lement sept jours, un énorme
succès d’audience.
« Réputation détruite »
Depuis, le gouvernement conser-
vateur multiplie les initiatives
pour rattraper le temps perdu et
tenter de réparer ce que les ta-
bloïds découvrent soudainement
comme la « pire injustice de l’his-
toire britannique ». Tout contrit, le
premier ministre, Rishi Sunak, a
assuré, mercredi 10 janvier, que
« les victimes doivent obtenir rapi-
dement justice et être indemnisées.
Elles ont travaillé durement pour
leur communauté, mais leurs vies
et leur réputation ont été détruites
alors qu’elles n’avaient aucun tort ».
Le dirigeant a annoncé un pro-
jet de loi d’urgence pour blanchir
en masse toutes les victimes et
leur permettre un accès rapide
aux indemnisations. Au lieu de se
lancer dans des procédures d’ap-
pel coûteuses et longues, tous de-
vraient voir leur nom et leur ré-
putation réparés par cette loi
« d’ici à la fin de l’année », « et tant
pis si, au passage, les quelques per-
sonnes qui ont vraiment fraudé
bénéficient aussi de cette disposi-
tion », a déclaré Kevin Hollinrake,
le secrétaire d’Etat chargé de la
poste britannique, mercredi.
Mercredi 10 janvier en fin de
journée, la CRE a annoncé une re-
lativement bonne nouvelle. Selon
ses calculs, le prix théorique du
prochain tarif réglementé, à par-
tir du 1er février, sera quasi stable
en moyenne pour les ménages
français : + 0,01 % hors taxe par
rapport à celui appliqué, toutes
taxes comprises, en août 2023. Et
il sera même en baisse pour les
petites entreprises qui y sont
aussi éligibles : – 3,67 %, hors taxe.
Après des problèmes de corro-
sion sur certaines tuyauteries, la
remontée en puissance des cen-
trales nucléaires françaises a
contribué à ce que la CRE appelle
une « détente des prix sur le mar-
ché de gros de l’électricité en 2023 ».
La production nucléaire d’EDF
dans le pays s’est établie à 320 té-
rawattheures (TWh) cette an-
née-là, selon des chiffres publiés
Près de deux
tiers des
ménages sont
encore abonnés
à ce contrat
de fourniture
d’électricité
Le premier
ministre, Rishi
Sunak, a annoncé
un projet de loi
d’urgence pour
blanchir toutes
les victimes
Jusqu’à présent, seuls 93 chefs
de bureau de poste étaient parve-
nus à renverser leur jugement en
appel. De manière très inhabi-
tuelle, Downing Street est passé
outre les inquiétudes de certains
députés et juristes, qui redoutent
qu’une telle législation, en enjam-
bant le travail des tribunaux, ne
crée un précédent dangereux.
Le gouvernement a par ailleurs
questionné l’ordre de comman-
deur de l’Empire britannique que
l’ex-dirigeante de Post Office,
Paula Vennells, s’était vue décer-
ner en 2019. Elle a renoncé à cette
prestigieuse décoration mardi
9 janvier. Les médias s’intéressent
aussi à l’inaction de plusieurs mi-
nistres de la poste successifs, dont
Ed Davey, le chef de file des libé-
raux-démocrates, chargé de ce
portefeuille au début des années
2010, dans le gouvernement de
coalition de David Cameron.
Et, désormais, c’est le rôle de Fu-
jitsu et les dizaines d’autres con-
trats de fourniture de services in-
formatiques (pour un total de plu-
sieurs milliards de livres sterling)
que l’éditeur a signés avec l’Etat
britannique qui sont interrogés,
tout comme le droit historique de
la poste à saisir la justice, sans en-
quête préalable de la police.
Les faits sont pourtant établis
depuis des années, à la suite des
premières démarches d’appels
des victimes, puis à un jugement
le 9 janvier. C’est encore loin de
ses meilleurs standards, mais
c’est déjà mieux que ses 279 TWh
de 2022. Même tendance pour la
production hydraulique de l’élec-
tricien, passant de 32,4 TWh
en 2022 à 38,7 TWh en 2023, du fait
d’une moindre sécheresse.
Article de loi
Pour autant, les ménages comme
les petites entreprises risquent
bien une augmentation des fac-
tures, début février. Car le gouver-
nement se réserve tout de même
la possibilité de rehausser, dans
les jours à venir, au moyen de la
fiscalité, le prochain « tarif bleu »
à payer par les consommateurs.
Jusqu’à 10 % au maximum,
comme un article de la loi de fi-
nances pour 2024 le mentionne
explicitement. Ce qui serait une
manière de compenser, en partie,
les recettes fiscales en moins de
2022 et 2023. Celles-ci seraient de
l’ordre de 18 milliards d’euros.
En pleine crise sur le marché de
gros, pour appliquer son « bou-
clier tarifaire » et ainsi accompa-
gner les ménages, l’exécutif avait
abaissé la fraction perçue sur
l’électricité. Il avait réduit cette ex-
taxe intérieure sur la consomma-
tion finale d’électricité à 1 euro du
mégawattheure (MWh) pour les
particuliers, le minimum auto-
économie & entreprise | 15
de la Cour royale de justice
en 2019, qui avait conclu que le lo-
giciel Horizon était « défectueux ».
Une enquête publique a aussi été
lancée en 2020, elle est toujours
en cours (ses auditions repren-
nent jeudi 11 janvier). Comment
expliquer cette soudaine célérité
de Downing Street après des an-
nées d’apathie si ce n’est la crainte,
pour le Parti conservateur, au pou-
voir depuis 2010, d’une détériora-
tion supplémentaire de son
image, alors que des élections gé-
nérales se profilent cet automne ?
« Il est malheureux qu’il ait fallu
attendre une bonne série télévisée
pour que les autorités s’intéressent
enfin à nous. Mais la priorité doit
maintenant être de blanchir et de
rembourser les gens le plus vite
possible », explique Christopher
Head. Cet ex-gérant d’un bureau
de poste, désormais débordé par
les sollicitations médiatiques,
avait raconté son expérience cau-
chemardesque au Monde en mars
2022. Il avait repris un bureau de
poste en 2006 près de Sunder-
land, dans le nord-est de l’Angle-
terre, à seulement 18 ans. A partir
de 2014, son terminal Horizon, qui
ne faisait jusqu’alors apparaître
que des différences comptables
mineures, affiche soudainement
un déficit béant : 88 500 livres
sterling (103 000 euros)… Post Of-
fice suspend son contrat de li-
cence, exige le remboursement
des sommes, mais ne le poursuit
pas en justice – probablement,
pense-t-il, parce qu’à l’époque, les
associations de victimes com-
mencent à se structurer.
« Cette affaire dit beaucoup des
intérêts sélectifs des politiques et
des médias grand public, face à des
sujets considérés comme comple-
xes et peu vendeurs », juge Steven
Barnett, spécialiste des médias à
l’université de Westminster. p
cécile ducourtieux
risé par l’Union européenne.
En 2022, la mesure avait permis
de limiter à 4 % en moyenne, tou-
tes taxes comprises, la hausse du
« tarif bleu ». Puis à 15 % (au lieu de
99 % sans bouclier, en théorie) en
février 2023 et à 10 % en août 2023
(au lieu de 74,5 %).
Si, au 1er février, l’accise repasse
désormais de 1 euro à 22,54 euros
du MWh, alors la facture augmen-
tera bien une fois de plus. Selon les
calculs de la CRE, elle bondira,
dans ce cas, précisément de 10 %
pour les particuliers et de 6,2 %
pour les petites entreprises, toutes
taxes comprises. Contacté par Le
Monde le 10 janvier en fin d’après-
midi, le ministère de l’économie
s’abstient de commentaire.
Le niveau de la taxe, qui est des-
tinée au budget général de l’Etat,
n’est « pas [de] la responsabilité de
la Commission de régulation de
l’énergie », a insisté la présidente
de cette autorité, Emmanuelle
Wargon, ex-ministre du loge-
ment (2020-2022), le 10 janvier
sur Franceinfo. Comme pour bien
signifier que le dernier mot re-
viendra au gouvernement du
nouveau premier ministre, Ga-
briel Attal, en poste depuis le
9 janvier. Sujet toujours politi-
quement sensible, en cette pé-
riode d’inflation généralisée. p
adrien pécout
38,7 millions de personnes ont écouté au
quotidien la radio en novembre et décembre
U ne nouvelle fois, les
audiences de la radio ré-
vélées par Médiamétrie,
jeudi 11 janvier, attestent d’une
baisse de l’écoute du média : en
novembre et décembre 2023, la ra-
dio a enregistré 69,6 % d’audience
cumulée (AC), soit 38,7 millions
d’auditeurs quotidiens, contre
71,1 % un an plus tôt (mais 68,6 %
en septembre-octobre 2023). Mais
toutes les stations n’ont pas le mo-
ral en berne. Les radios musicales
(NRJ, Nostalgie ou encore Skyrock)
ont bénéficié d’un regain d’atten-
tion sur la période (31,9 %
d’audience cumulée, + 0,5 point),
et, du côté des généralistes, Eu-
rope 1 voit, pour la deuxième fois
d’affilée, ses résultats s’améliorer.
« On est l’une des plus fortes pro-
gressions du marché », s’étonne
presque Constance Benqué, prési-
dente de Lagardère News.
Après des années de chute libre,
la station désormais partie inté-
grante de Vivendi (Canal+,
CNews, etc.) enregistre une hausse
de 0,4 point de son audience cu-
mulée. A 4 %, elle atteint un ni-
veau qu’elle n’avait pas dépassé
depuis deux ans (4,2 % en novem-
bre-décembre 2021). « Toute la
grille progresse ou reste stable »,
souligne la dirigeante, constatant
que les auditeurs sont restés à
l’écoute des vedettes de son an-
tenne (Sonia Mabrouk, Pascal
Praud, Sophie Davant, etc.) onze
minutes de plus par jour qu’il y a
un an (quatre-vingt-dix-neuf mi-
nutes en tout).
Seule RMC voit sa durée
d’écoute progresser davantage
(+ 15 minutes en un an, pour une
durée totale de 125 minutes), alors
que son audience cumulée, elle,
baisse de 0,1 point (– 23 000 audi-
teurs), pour s’établir à 5,7 %, un ni-
veau proche de son plancher his-
torique. « Outre la matinale
d’Apolline de Malherbe, notre
émission “L’After Foot” progresse
par rapport à l’année précédente,
PERTES & PROFITS | ÉNERGIE
p a r p h il ip p e e s c a nde
2023, année
solaire… et chinoise
Anecdotiques au début des an-
nées 2000, les énergies renouve-
lables entrent enfin dans l’his-
toire. Un peu agacée que certains
politiques n’aient pas compris
cette transformation majeure du
monde, la patronne d’Engie, Ca-
therine MacGregor, rappelle une
réalité indéniable : en 2023, la
moitié de l’électricité produite en
Allemagne provenait des éner-
gies renouvelables. C’est le cas de
plus de 60 % de l’électricité au
Portugal et plus de 40 % au
Royaume-Uni. Le monde entier
se convertit massivement à l’éo-
lien et surtout au solaire.
Le dernier rapport de l’Agence
internationale de l’énergie (AIE),
publié ce jeudi 11 janvier, raconte
cette accélération formidable. Les
capacités de renouvelables ont
progressé de 50 % sur la seule an-
née 2023 à 510 gigawatts. Les trois
quarts de cette augmentation
proviennent du solaire. A ce
train-là, d’ici un an la production
d’électricité d’origine renouvela-
ble dépassera celle produite par le
charbon. Les capacités devraient
doubler en Europe, aux Etats-
Unis, au Brésil et en Inde dans les
cinq ans qui viennent.
Les politiques publiques jouent
un rôle essentiel. La dernière
conférence des Etats, la COP28, a
fixé, en novembre 2023, un ob-
jectif de triplement des capacités
qui était celle de la Coupe du
monde de football », se console
Karim Nedjari, le directeur géné-
ral de la station du groupe Altice.
Parmi les radios généralistes pri-
vées, RTL est celle qui doit le plus
s’inquiéter : elle continue, à 9,6 %
d’AC (– 0,7 point sur un an), d’être
aspirée dans un engrenage néga-
tif. Celle qui lui a ravi le titre de ra-
dio la plus écoutée de France
en 2019, France Inter, s’installe à
12,5 % d’AC. En progressant de
0,1 point sur un an (84 000 audi-
teurs supplémentaires), la station
« reste du côté de la puissance et de
la stabilité », se réjouit sa direc-
trice, Adèle Van Reeth.
Record de France Culture
France Inter va devoir se passer de
son directeur des programmes et
de la stratégie éditoriale, Yann
Chouquet, attendu au printemps
à un poste similaire à France Bleu,
dirigée par Céline Pigalle depuis
avril 2023. Un renfort bienvenu
pour la chaîne aux 44 locales en
souffrance, à nouveau en baisse, à
4,8 %, de 0,1 point sur un an.
Alors que Franceinfo observe
aussi une baisse légère (– 0,2
point), la station « conserve, à 9 %,
un excellent standard » et ajoute à
« l’offre qualitative et respec-
tueuse » des antennes du groupe,
se félicite Laurence Bloch, la direc-
trice des antennes et de la straté-
gie de Radio France. Outre France
Musique (1,9 %) et FIP (1,3 %), qui
« se portent bien », France Culture
enregistre un record historique à
3,4 % (+ 0,3 point, soit 166 000
nouveaux auditeurs sur un an). Sa
directrice depuis juin 2023, Eme-
lie de Jong, y voit le succès de son
travail sur « le temps juste » ac-
cordé aux sujets, c’est-à-dire pro-
posés « au bon moment et avec le
temps qu’il faut ». La programma-
tion consacrée à l’Europe dès
cette semaine s’apprête à en four-
nir une nouvelle illustration. p
aude dassonville
mondiales à l’horizon 2030. Mais
l’explication est aussi économi-
que. Le prix des panneaux solai-
res a chuté de 50 % en 2023 par
rapport à 2022, selon l’AIE. L’éo-
lien terrestre et le solaire photo-
voltaïque sont aujourd’hui
moins chers que les nouvelles
centrales à combustibles fossiles
dans la plupart des pays. Et bien
souvent, moins chers que les
centrales existantes.
Dépendance du reste du monde
Mais il y a deux éléphants dans la
pièce. Le premier est la Chine. Ce
pays est de loin celui qui installe
le plus de renouvelables sur son
territoire. Mais il est aussi le four-
nisseur du monde. Il contrôle
80 % de la filière photovoltaïque.
C’est grâce à lui et ses usines
géantes que les prix s’effondrent.
La dépendance du reste du
monde est totale. Il est devenu
indispensable à la réalisation des
objectifs 2030. Fermer ses fron-
tières à la Chine, c’est renoncer à
ses ambitions climatiques.
L’autre éléphant est l’engage-
ment du Sud global, de l’Afrique à
l’Asie, dans cette transition.
Aucune chance de remplir les ob-
jectifs sans eux. Il faudra les fi-
nancer à un moment ou les
bourses se serrent et les frontiè-
res se ferment. Ce sujet-là, non
plus, n’est pas anecdotique. p
16 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

nairobi - correspondance

C’
est un long
tuyau qui ser-
pente à travers
le Sahara, jus-
qu’à atteindre
l’océan Atlan-
tique. L’oléoduc qui relie sur près
de 2 000 kilomètres les champs de
l’Agadem au port de Sèmè-Podji,
au Bénin, est la pièce maîtresse du
projet pétrolier du Niger. Jusqu’ici,
cet Etat sahélien, l’un des plus pau-
vres au monde, était un très mo-
deste producteur d’or noir, utilisé
localement ou vendu à ses voisins.
Avec ce pipeline, Niamey s’apprê-
tait à rejoindre le club des exporta-
teurs africains de brut. Après cinq
ans de travaux et 2,3 milliards de
dollars d’investissements (2,1 mil-
liards d’euros), l’ouvrage était
presque terminé, son inaugura-
tion prévue pour octobre. Et puis Des travailleurs nigériens et chinois sur le chantier de construction de l’oléoduc, dans la région de Gaya, au Niger, le 10 octobre 2022. BOUREIMA HAMA/AFP
patatras, c’est le coup d’Etat.
Au soir du 26 juillet, une poi-
gnée de militaires, mines graves

et tenues camouflage de rigueur,
s’invite sur les écrans de télévi-
sion pour annoncer le renverse-
ment du président Mohamed
Bazoum, séquestré dans sa rési-
dence. Suspension des institu-
tions, couvre-feu, fermeture des
frontières… Rapidement, la
Communauté économique des
Etats de l’Afrique de l’Ouest
(Cedeao) impose de lourdes sanc-
tions, financières et commercia-
les, et menace, avec une verve iné-
dite, d’une intervention militaire.
En réponse, la junte se barricade.
A la frontière avec le Bénin, perçu
comme particulièrement hostile,
les militaires placent de lourds
conteneurs pour bloquer le pont
qui enjambe les eaux jaunâtres
du fleuve Niger, seul point de pas-
sage routier entre les deux pays.
Pour l’oléoduc, tout s’arrête.
Quelques dernières tonnes de
matériel sont bloquées côté
béninois. Le constructeur chinois
CNPC (également opérateur des
champs de l’Agadem) retient son
souffle – et ses nerfs – tandis que la
junte étudie la possibilité de cons-
truire un nouveau pipeline, pas-
sant par un pays « ami », comme le
Tchad ou l’Algérie, raconte en août
le site Africa Intelligence. Le Niger
va-t-il produire du pétrole et
quand ? Nombre d’observateurs
sont dubitatifs à court terme.
« LES VANNES SONT OUVERTES »
Nouveau coup de théâtre début
novembre, seulement trois mois
plus tard. En grande pompe, la
junte organise une inauguration
au point de départ de l’oléoduc,
dans ce sud-est désertique de
l’Agadem aux réserves pétrolières
estimées à 2 milliards de barils.
Devant un parterre d’officiels abri-
tés du soleil brûlant, un lourd tapis
rouge a été déroulé à même le sol
sableux. Les drapeaux nigériens et
chinois flottent au vent. Longue
gandoura bleue, lunettes de soleil
et chèche blanc, le premier minis-
tre Ali Mahamane Lamine Zeine
est « chaleureusement accueilli »
par le patron local de CNPC, Zhou
Zuo Kung, avant de coucher quel-
ques mots sur le livre d’or – choisi
d’un rouge vif pour l’occasion.
Une cérémonie « d’une très grande
portée pour le Niger » qui marque
« le coup d’envoi de la mise en pro-
duction », commente avec em-
phase la télévision publique.
Les observateurs sont divisés
quant à la réalité de cette mise en
service. Certes, s’accorde-t-on plu-
tôt, la construction elle-même est
terminée et l’oléoduc est en phase
PLEIN CADRE
Au Niger, l’or noir coule
malgré le coup d’Etat
AFRIQUE : LES NOUVEAUX PRODUCTEURS DE PÉTROLE 3|4 Un putsch a frappé le pays avant
la mise en service de son oléoduc. Après une paralysie, le projet
pétrolier a repris, le secteur s’adaptant aux crises sécuritaires
de démarrage, mais difficile de sa- ments dans le secteur. De plus, le
voir combien de temps prendra nouveau régime, financièrement
cet exercice délicat et minutieux asphyxié par les sanctions, a dé-
de test des équipements et d’ac- sespérément besoin de cet argent :
tionnement des nombreuses sta- il doit payer les salaires de ses
tions de pompage. Quid aussi du fonctionnaires, mais aussi la coû-
matériel bloqué au Bénin – des teuse lutte contre le djihadisme. La
pièces de rechange censées être même source proche de Bazoum
cruciales ? Un diplomate estime évoque environ 400 millions de
que le « dossier avance à toute vi- dollars (366 millions d’euros) par
tesse » tandis qu’un proche de an de revenus étatiques totaux
Bazoum parle de « mensonge (profits, royalties, etc.) au prix ac-
éhonté ». Quoi qu’il en soit, les Ni- tuel du baril. Au total, l’or noir doit
gériens en remettent une couche représenter chaque année envi-
mi-décembre. « Les vannes sont ron 50 % des recettes fiscales et
ouvertes », réaffirme alors le chef jusqu’au quart du PIB.
de la junte, Abdourahamane En face, ses partenaires parais-
Tiani, lors d’une interview télévi- sent tout aussi déterminés, malgré
sée où il apparaît peu à l’aise, tassé la tournure géopolitique prise par
sur une chaise de bureau qu’il ne le dossier. Le ministre béninois de
cesse de faire pivoter, promettant l’énergie, Samou Adambi, affirme
des « premiers bateaux de brut au Monde que « le Bénin jouera sa
nigérien » pour janvier. partition » en laissant fonctionner
Après la paralysie initiale, la ce pipeline, qui doit rapporter en-
junte semble en tout cas résolue à viron 18 millions dollars annuels
jouer la carte du « business as en seuls droits de transit. « Pour
usual ». Cela n’a rien d’un hasard. nous, c’est un projet d’une dimen-
Le contrôle de la manne pétrolière sion très importante (…) que nous
tout d’abord, est considéré, no- allons continuer à accompagner
tamment dans le camp Bazoum, pour pouvoir en tirer le maximum
comme l’une des raisons ayant de profit possible pour notre pays »,
mené au renversement du prési- dit-il, confirmant le calendrier
dent, qui procédait à des remanie- donné par M. Tiani. Le Bénin res-
pectera les sanctions de la Cedeao,
dans lesquelles « personne n’a
évoqué le cas de l’oléoduc », insiste-
Le nouveau t-il pour justifier cette position,
régime, admettant par ailleurs que des né-
gociations sont en cours concer-
financièrement nant le matériel bloqué.
asphyxié par Pour Benjamin Augé, chercheur
au centre Afrique de l’Institut
les sanctions, français des relations internatio-
a besoin nales (IFRI), cette stratégie du « fait
accompli » du Bénin s’appuie sur
de l’argent le fait que la menace d’une inter-
du pétrole vention militaire de la Cedeao
s’est considérablement amoin-
drie. « La désunion de ses membres
et la relative apathie du Nigeria
(qui occupe sa présidence tour-
nante), trop occupé par de multi-
ples problématiques intérieures,
pourraient permettre au président
du Bénin, Patrice Talon, d’imposer
la mise en fonctionnement du
pipeline, particulièrement néces-
saire à son économie », dit-il, souli-
gnant également les pressions
exercées par la Chine. Recevant
M. Talon à Pekin en septembre, le
président chinois, Xi Jinping, lui a,
indique-t-il, fortement enjoint de
laisser l’or noir couler.
« GISEMENTS OFFSHORE »
Rapidement, tout semble donc
rentrer dans l’ordre, illustrant un
schéma fréquent : la forte résis-
tance du pétrole aux soubresauts
politiques en Afrique. Au Gabon
par exemple, où le président Ali
Bongo Ondimba a été renversé
fin août, la production d’or noir
n’a nullement été affectée, note
M. Augé, d’autant moins que,
dans ce cas précis, « c’est le même
régime qui continue avec d’autres
représentants ». Interrogé, un
conseiller dans les domaines pé-
troliers et miniers en Afrique ne
se souvient d’aucun cas de rup-
ture. Au-delà de l’aspect financier,
les nouveaux gouvernants ont la
plupart du temps affaire à de
puissantes majors pétrolières,
aux juristes chevronnés. « Alors,
ils font les gros yeux, ils parlent
très fort, mais ils se font rapide-
ment expliquer que les contrats
sont très bien verrouillés et que ce
serait des médiations à n’en plus fi-
nir de les remettre en cause, et
donc on en reste là », énumère-t-il.
Oléoduc
Oléoduc en construction
ALGÉRIE
NIGER
MALI Oléoduc
Agadem
Niger-Bénin
TCHAD
Niamey
Ni
ge NIGERIA
r
BÉNIN
Sèmè-
Podji
Cotonou
500 km
Par ailleurs, les sociétés pétroliè-
res se prémunissent scrupuleuse-
ment contre les risques sécuritai-
res, bien plus fréquents. Au Mo-
zambique, TotalEnergies a mis en
suspens son projet gazier de Cabo
Delgado et retiré tout son person-
nel après l’attaque en 2021 d’un
groupe islamiste lié aux Chabab
somaliens. Contacté à ce sujet, un
porte-parole de Total souligne
que le meilleur moyen de se pro-
téger est de « répartir les risques »,
en limitant l’exposition des capi-
taux dans un même pays. La
société indique qu’elle reprendra
le projet « si de bonnes conditions
de sécurité » sont assurées.
« Ce sont d’importants coûts ad-
ditionnels pour les pétroliers. Les
majors les additionnent en perma-
nence et évaluent ensuite l’oppor-
tunité de continuer à faire du busi-
ness sur tel projet ou dans tel
pays », confirme Joachim Mac-
Ebong de la société d’intelligence
économique Stears, basée à La-
gos, au Nigeria. Le problème est
omniprésent au Nigeria, où la
zone pétrolière du sud-est du
pays est gangrenée par le bandi-
tisme et l’insécurité. Il faut payer
pour la sécurisation des sites de
production, mais aussi pour celle
des bases de vie et des oléoducs
eux-mêmes, cibles régulières de
pillages. « Sans compter qu’en rai-
son de ce vandalisme vous allez
perdre des jours entiers, voire des
semaines, de production », ajoute
l’analyste. Pour cette raison, les
grands pétroliers abandonnent
de plus en plus la terre ferme,
abonde Benjamin Augé de l’IFRI :
« On délaisse l’onshore, là où il y a
le plus de problèmes sécuritaires,
et on se focalise sur les gros gise-
ments offshore, y compris à 100,
150 kilomètres des côtes. »
L’enjeu sécuritaire est bien
moindre dans le grand est du
Niger. Certes, ce pays est touché
par le djihadisme, et l’enlèvement
de sept otages occidentaux par
Al-Qaida au Maghreb islamique
(Aqmi) sur le site d’uranium d’Ar-
lit (Orano, ex-Areva), au nord, y
avait fait grand bruit en 2010.
Mais l’Agadem est une tout autre
région. Peu accueillante il est vrai,
avec ses plaines arides où ne
poussent que quelques grami-
nées, rapidement avalées par les
chameaux de passage. On y tra-
vaille sur de petites bases de vie
sommaires, réparties sur un im-
mense territoire, isolées les unes
des autres. Le risque terroriste est
limité : trop au sud pour Aqmi,
trop au nord pour Boko Haram,
s’accordent nos sources.
Mais, pour CNPC ou pour la ju-
nior britannique Savannah, qui y
développe d’autres blocs, il est
quand même impératif de faire
garder leurs sites par des ba-
taillons entiers de l’armée – payés
à leurs frais – et de recourir à des
conseils en sécurité privée, pour
doucher toute velléité. Des dizai-
nes de véhicules tout-terrain et
des tonnes de carburant, sans
même parler d’eau et de nourri-
ture, sont toujours d’une grande
valeur en plein désert. p
marion douet
Prochain article Entretien avec le
milliardaire anglo-soudanais Mo
Ibrahim sur l’argent du pétrole
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0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024 carnet | 17
Saint-Brice-sous-Forêt (Val-d’Oise). Eric et Isabelle,
Hélène et Yannick, Conférences Concert
Françoise Deberdt, Marc et Nathalie,
son épouse,
en vente Adrien Deberdt, ses enfants et leurs conjoints,

actuellement Le Carnet son ils, Le colonel Nils-Philippe Bernard,

Geneviève Muglioni, son frère
sa belle-mère, et son épouse, Chantal,
K En kiosque Les familles Clavel, Brosse, Avezou
Yan, Maïlys, Thibaud et Laura,
Vous pouvez nous faire Et amis,
ses petits-enfants,
HORS-SÉRIE
parvenir vos textes ont la tristesse de faire part du décès Ses six arrière-petits-enfants, La Chaire Grands enjeux
de stratégiques contemporains, L’Association A4
soit par e-mail : ont l’immense douleur de faire part dirigée par Louis Gautier, organise un concert caritatif,
M. Jean-Patrick DEBERDT,
L’HISTOIRE DU
carnet@mpublicite.fr diplômé
de l’Institut d’études politiques
du décès du professeur à Paris 1
Panthéon-Sorbonne
pour recueillir des fonds
ain de permettre la détection
précoce chez les bébés
(en précisant impérativement
PROROCHE
CHE ORIENT
10 000 ans de civilisation
votre numéro de téléphone
de Paris, docteur Kari SCHWANN,
née BERNARD,
vous invite à son cycle
de conférences 2024
présentant des troubles du spectre
de l’autisme, dès la crèche.
et votre éventuel numéro survenu à Saint-Brice-sous-Forêt, le sur le thème :
7 janvier 2024, à l’âge de soixante-dix Inscrivez-vous vite !
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d’abonné ou de membre survenu le 30 décembre 2023, « Confrontations
20 23 ans.
Comprendre le présent à la lumière du passé
dans sa quatre-vingt-sixième année. et recompositions stratégiques » Le 12 janvier 2024, à 20 h 30,
de la SDL) Ses obsèques civiles seront célébrées salle Cortot, 78, rue Cardinet, Paris 17e,
Hors-série le mardi 16 janvier, à 11 heures, au et à la Leçon inaugurale prononcée avec Clémence Guerrand,
Une cérémonie religieuse sera
soit sur le site : crématorium de Cormeilles-en-Parisis,
célébrée en l’église Sainte-Germaine, par le général d’armée pianiste internationale.
27, rue Georges-Méliès, suivies de la Pour réserver sa place (42 €)
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reviendra vers vous d’architecture de Paris-la-Villette Téhéran. Paris.
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Et le Laboratoire espaces travail
dans les meilleurs délais (LET), Mme Elahé Seyednia,
pour vous confirmer ont la tristesse de faire part du décès sa ille,
Centre Sorbonne,
17, rue de la Sorbonne,
la parution. de Samuel Sharifzadeh,
à Paris 5e,
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Isabelle GRUDET, amphithéâtre Richelieu.
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ingénieur de recherche Accueil du public à 17 heures.
Magazine n° 8 carnet@mpublicite.fr et directrice du LET-ENSAPLV.
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L’Assemblée nationale
https://carnet.lemonde.fr et leurs conjoints, Lenny et Guillaume,
Programme consultable décerne
La cérémonie d’hommage organisée Anahita, Darius, Gaya et Darya, un prix de thèse
par sa famille aura lieu le vendredi et inscription obligatoire
ses arrière-petits-enfants, en droit parlementaire
HORS-SÉRIE
AU CARNET DU «MONDE» 12 janvier 2024, à 16 h 15, à la maison sur le site de la Chaire : et un prix de thèse
funéraire de Carpiquet, 1, route de https://chairestrategique. en histoire de l’institution
Bayeux (Calvados). ont l’immense tristesse de faire part parlementaire
Décès pantheonsorbonne.fr
du décès du
Les conférences seront aussi
Mickaël Bonneau Lambert, L’ENSAPLV et le LET présentent Ain d’encourager et de promouvoir
difusées en direct
40
CARTES
son ils,
Romain et Marion Bonneau,
leurs plus sincères condoléances à sa
famille et à ses proches.
docteur Fatola SEYEDNIA,
ancien professeur
via le site de la Chaire.
Inscription obligatoire
la recherche dans des domaines
intéressant directement
le Parlement français,
ses beaux-enfants, à l’université d’agronomie
POUR COMPRENDRE

UN MONDE FRACTURÉ pour recevoir l’Assemblée nationale

Sa famille Le président, de Téhéran, décerne deux prix de thèse,
La vice-présidente, le courriel de connexion. destinés à distinguer :
Et ses amis,
Les secrétaires perpétuels • d’une part, une thèse
Hors-série Et les membres survenu le 4 janvier 2024, en droit parlementaire français,
ont l’immense tristesse de faire part
de l’Académie des sciences, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. • d’autre part, une thèse
du décès, survenu le 26 décembre
en histoire parlementaire
HORS-SÉRIE

2023, de ont la tristesse de faire part de la depuis la Révolution française.

L’inhumation aura lieu le vendredi
disparition de leur confrère
L’ATLAS
DES
6 000 ANS 150 CARTES
Véronique
BONNEAU LAMBERT.
12 janvier, à 14 h 30, au cimetière
du Montparnasse, Paris 14e, entrée Les Mardis de la Philo
Dès le 9 janvier 2024,
Peuvent être présentées les thèses
de doctorat rédigées
D’HISTOIRE & INFOGRAPHIES Bernard MALGRANGE, principale, 14e division. en langue française
L’inhumation a eu lieu en présence professeur émérite à 9 h 30, chaque mardi, et soutenues entre
de ses proches, à Villers-le-Tilleul à l’université Grenoble-Alpes, 9 nouveaux sujets : le 1er janvier 2023
oicier Cet avis tient lieu de faire-part. et le 31 décembre 2023.
(Ardennes). • Le temps et ses avatars,
de l’ordre des Palmes académiques,
Etienne Klein Chacun de ces prix de thèse ouvre
Un hommage civil lui sera rendu Olivier, Gilles et Anne Silberzahn
• La valeur des personnes, droit à une aide à la publication
en la mairie du 6e arrondissement survenue le 5 janvier 2024, Nathalie Heinich versée directement à l’éditeur.
de Paris, au salon François Collet, le ont la douleur de faire part du décès
Hors-série à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. • Pourquoi se raconte-t-on
samedi 13 janvier 2024, à 10 heures. de leur mère, Il appartient aux étudiants
des histoires ? intéressés de :
Ils adressent à sa famille leurs plus Michel Eltchaninof
bonneaumickael3@gmail.com sincères condoléances. télécharger le dossier de candidature
HORS-SÉRIE Jacqueline SILBERZAHN, • L’art de la dispute, sur le site Internet de l’Assemblée
née LUSSIAÀ-BERDOU, Pierre-Henri Tavoillot nationale, à la page suivante :
Perrine, Dominique, http://www2.assemblee-nationale.fr/
• Stoïcisme et épicurisme,
sa ille, son épouse, Catherine, survenu le 6 janvier 2024. informations-pratiques/bibliotheque-
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI Thomas et Léonard, ses enfants et beaux-enfants, Capucine, Pierre Descotes et-archives#node_8065
ses petits-ils, Charlotte, Bertrand, Andrea • La psychologie de l’individu ou bien d’envoyer
et petits-enfants, Jeanne et Théodore, L’incinération aura lieu à Clamart, contemporain, Marcel Gauchet un courrier électronique à :
ont la tristesse de faire part de la le 22 janvier, à 16 heures. • Spinoza, philosophie du désir prixdethese@assemblee-nationale.fr
disparition de ont l’immense tristesse de faire part ou bien de s’adresser
en liberté, Chantal Jaquet à la division des Archives
du décès de Une cérémonie en sa mémoire se • Le lien social, et de l’Histoire parlementaire
Elise CHERCHÈVE, tiendra à Simorre (Gers), le 7 avril,
Gérard NETTER, Jean-Michel Le Lannou de l’Assemblée nationale :
née BARDA,
Hors-série à partir de 11 heures. • La Chine contemporaine, Direction de la Communication
survenu le 5 janvier 2024, dans la et de la valorisation patrimoniale,
survenue à l’âge de quatre-vingt-seize Marie Holzman, Alain Wang.
paix et dans l’espérance. Assemblée nationale,
Musée d'Histoire de Nantes ans. Anniversaires de décès Les conférences ont lieu 126, rue de l’Université,
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24
HORS-SÉRIE
au Centre Sèvres, 75355 Paris Cedex 07 SP.
Les obsèques auront lieu le samedi Il a rejoint son épouse
Déjà deux ans, le 12 janvier 2022 que 35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e. Les candidats devront
Comment 13 janvier 2024, à 14 h 45, au cimetière
les Mongols Pour en savoir plus : faire parvenir leur thèse,
ont changé parisien de Pantin. Lettou. au format PDF,
le monde Jean BRIERE 06 77 66 09 55 à l’adresse électronique
La cérémonie religieuse sera www.lesmardisdelaphilo.com indiquée ci-dessus.
GENGIS Paris. célébrée le 12 janvier, à 14 h 30, en
l’église Saint-Sulpice, à Paris 6 e,
nous as quittés. Podcasts L’impression sera assurée

KHAN www.mercisocrate.com par l’Assemblée nationale.

Jean-Michel Crandal et Sylvaine suivie d’un moment de convivialité
Ribadeau Dumas, Marie-Françoise à l’Hôtel de l’industrie. Jean, notre douleur est toujours la La date limite de dépôt
En partenariat

Crandal, Etienne et Myriam, Géry même. Colloque des candidatures est ixée
avec

et Amélie, Marceau, Calliopé, Ulysse, Ni leurs ni couronnes, des dons au vendredi 26 janvier 2024,
Hors-série Loïs, Sophia, Roméo, au fonds de dotation Jonas Netter : Société de psychanalyse à 17 heures.
https://gofund.me/95cfd83 Nous pensons tout le temps à toi.
ses enfants, petits-enfants et arrière- freudienne
petits-enfants,
Collection ont la douleur de faire part de la
Mme Anne-Marie Perthuisot,
son épouse,
Nous t’aimons.
Colloque
20 janvier 2024,
Communication diverse

disparition de François et Célia Perthuisot, Rémi et Famille Brière.

CHEFS -D’OEUVRE Elodie Perthuisot, Hélène Perthuisot, 9 h 30 - 17 h 30,
EN M I N I AT U R E ses enfants,
Marceau-Henri CRANDAL, Le président,
Marie Bonaparte et Sigmund Freud
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
Florian, Alix, Sixtine, Adrien,
né 14 décembre 1924, Les membres
Raphaël, Augustin, Mathilde et Elise, une rencontre destinale,
ingénieur principal honoraire ses petits-enfants, du conseil d’administration,
de la SNCF, Benoit et Isabelle Perthuisot, Olivier Les membres à partir de
Perthuisot, Michèle Perthuisot, Sabine de la direction générale, Marie Bonaparte/Sigmund Freud.
survenue le 4 janvier 2024, à Paris, Perthuisot, Nicole et Jean-Pol Capitiane, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Les collaborateurs, Correspondance intégrale.
à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. ses frères, belles-sœurs et beau-frère,
de SUNU Participations Holding SA, Édition et préface par
Ses neveux et nièces
Une cérémonie religieuse sera et leurs enfants, Rémy Amouroux. Les bénévoles de SOS Amitié
célébrée le 12 janvier, à 10 h 30, en Les familles Perthuisot, Vallotton, Sa famille, Traduction par Olivier Mannoni. écoutent
l’église Notre-Dame-de-Clignancourt, Taton, Battesti, Stefanaggi, Davidson Ses amis,
Paris 18e. Et ses amis, par téléphone et/ou par internet
Dès mercredi 10 janvier, Avec la participation de :
le numéro 2 se souviennent du décès, il y a un an, ceux qui soufrent de solitude,
ont la profonde tristesse de faire part
Deux volumes HAMLET le 12 janvier 2023, de Rémy Amouroux, de mal-être et peuvent avoir
Société éditrice du « Monde » SA
du décès de
& NOTRE-DAME DE PARIS VOL.1 Martine Bacherich,
Président du directoire, directeur de la publication des pensées suicidaires.
Louis Dreyfus Vincent PERTHUISOT, M. Pathé DIONE, Monique David-Ménard,
Directeur du « Monde », directeur délégué de la Laura Dethiville,
Nos services
ancien élève fondateur
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot de l’École normale supérieure (64), et président du Groupe SUNU. Patrick Guyomard, Nous recherchons des écoutants
Direction adjointe de la rédaction professeur honoraire Olivier Mannoni,
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, de géologie bénévoles
Lecteurs Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
à l’université d’Orléans,
ancien directeur
Sa mémoire reste également
très vive parmi l’ensemble des
Cécile Marcoux,
Catherine Muller. sur toute la France.
Harold Thibault L’écoute peut sauver des vies
K Abonnements Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann de l’École supérieure de l’énergie collaborateurs des dix-sept pays de
À l’Association du quartier
Sur abo.lemonde.fr Directrice déléguée au développement des services et de matériaux, présence du Groupe en Afrique. et enrichir la vôtre !
abonnés Françoise Tovo à Orléans, Notre-Dame-des-Champs,
Par tél. au 03 28 25 71 71 Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Choix des heures d’écoute,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Gilles van Kote 92 bis, boulevard du Montparnasse,
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel survenu le 6 janvier 2024, Pour tout contact : Paris 14e. formation assurée.
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel à l’âge de soixante-dix-huit ans. sunu.participations@sunu-group.com
K Le Carnet du Monde Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
carnet@mpublicite.fr (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées) Renseignements et inscriptions : En IdF RDV sur
Direction artistique Emmanuel Laparra La cérémonie religieuse sera
Infographie Delphine Papin célébrée le 12 janvier, à 15 h 30, en la
Mémoire 23, rue Campagne-Première, Paris 14e.
www.sosamitieidf.asso.fr
Directrice des ressources humaines du groupe chapelle Notre-Dame-de-la-Sagesse, Tél. : 01 43 22 12 13.
Emilie Conte www.spf.asso.fr En région RDV sur
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico Paris 13e.
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
Mehryl FERRI LEVISSE et sur : www.sos-amitie.com
présidente, Gilles Paris, vice-président Cet avis tient lieu de faire-part. (1985-2023). spf.asso.fr/journees2024
18 | horizons 0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

Un émeutier
palestinien
abattu par
des soldats
israéliens,
le 9 avril 1997,
dans la rue
Al-Chouhada
(« rue des
Martyrs »)
qui sépare
Israël de la ville
palestinienne
d’Hébron.
WENDY SUE LAMM/AFP

U De l’espoir d’Oslo
n matin pluvieux de jan-
vier 1997, une petite équipe
de diplomates américains
s’avance dans la rue Al-
Chouhada (« rue des Mar-
tyrs ») d’Hébron, dans le sud
de la Cisjordanie. Elle est conduite par Aaron

aux réalités d’Hébron

David Miller, inamovible adjoint du coordina-
teur spécial des Etats-Unis pour le Moyen-
Orient, Dennis Ross, qui soudain s’arrête et
s’accroupit. « J’étais là, à quatre pattes, avec un
mètre-ruban, en train de calculer les différences
de largeur d’une petite rue qui était devenue un
point de friction central dans les négociations
israélo-palestiniennes », raconte le diplomate
dans ses Mémoires. Ainsi l’équipe américaine
s’efforçait-elle de trouver un compromis per-
mettant de lever un obstacle en apparence mi-
nuscule, mais sur lequel butait l’ensemble du
processus de paix ouvert par les accords
d’Oslo, un peu plus de trois ans plus tôt.
Historien de formation, Aaron David Miller
connaît mieux que quiconque le poids dou-
loureux d’Hébron dans l’histoire israélo-pa-
lestinienne. La grande ville de Cisjordanie qui
porte le nom d’Al-Khalil, « l’Ami » en arabe, a
été le théâtre en 1929 de massacres antijuifs
qui ont mis fin à une présence multiséculaire
autour du caveau des Patriarches de la Bible,
Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. Ce lieu saint, à
la fois juif, chrétien et musulman, abrite leurs
cénotaphes ainsi que ceux de leurs épouses.
Les émeutes avaient été déclenchées par des
rumeurs d’attaques juives sur les lieux saints
musulmans de Jérusalem.
En mars 1968, un groupe de sionistes reli-
gieux conduit par un rabbin messianique,
Moshe Levinger, profite de la conquête de la
Cisjordanie lors de la guerre des Six-Jours pour
amorcer un retour juif à Hébron. « La renais-
sance nationale juive est plus importante que
la démocratie… Aucun gouvernement n’a
l’autorité ou le droit de dire à un juif qu’il ne
peut pas s’installer sur n’importe quel morceau
de la terre d’Israël », clame l’élève de la yeshiva
du Mercaz Harav, creuset d’un sionisme reli-
gieux intégral. Il établit une tête de pont dans
une base militaire désaffectée, aux portes
d’Hébron, qui devient la colonie de Kiryat
Arba, et multiplie les prises de possession de
maisons au cœur de la vieille ville, sources de
tensions permanentes et souvent sanglantes.
Le 25 février 1994, cinq mois seulement
après la signature des accords d’Oslo dans la
roseraie de la Maison Blanche, un colon extré-
miste de Kiryat Arba, Baruch Goldstein, abat
au fusil-mitrailleur 29 Palestiniens en prière
dans la partie du caveau des Patriarches
réservée aux musulmans et en blesse
125 autres. Ce drame constitue la première
épreuve d’ampleur pour le processus de paix
négocié dans le secret en Norvège, qui a sus-
pendu le temps de la guerre après des décen-
nies de fureur. L’enjeu est donc de taille.
Après la déroute arabe de 1967, les Palesti-
niens ont repris en main leur destin. Leur
ISRAËL-PALESTINE, LA GUERRE SANS FIN 4|5 L’espérance d’une solution à deux Etats a pris
corps avec les accords d’Oslo conclus en 1993 sous le patronage américain.
Mais les obstacles sur le terrain réduiront à néant les efforts des diplomates
mouvement national, forgé par ceux qui ont
été contraints à l’exil par la Nakba (la « catas-
trophe ») en 1948, a imposé son autonomie et
son représentant, Yasser Arafat, chef du
Fatah – fondé au Koweït en 1959 – et devenu
celui de l’Organisation de libération de la
Palestine, une décennie plus tard. Celui-ci a
pu plaider sa cause à la tribune des Nations
unies, le 13 novembre 1974. Mais il n’a cessé
d’essuyer des revers sur le terrain, et son
image a pâti du recours aux attentats comme
aux détournements d’avions, devenus la si-
gnature des groupes armés que compte
l’OLP, au sein de laquelle cohabitent des fac-
tions idéologiquement distinctes.
Jugés trop envahissants, ses combattants,
les fedayins, ont été chassés de Jordanie en
septembre 1970. Dix ans plus tard, sous la
pression militaire israélienne de l’opération
« Paix en Galilée » qui remonte jusqu’à
Beyrouth, l’histoire se répète au Liban, ravagé
par une guerre civile que les Palestiniens sont
accusés d’avoir attisée.
TOURNANT PRAGMATIQUE
La guerre de 1973, pourtant remportée par
l’armée israélienne, a permis aux vaincus de
1967 de laver en partie l’affront. Mais le front
arabe vole en éclats en 1978, lorsque l’Egypte
signe, à Camp David, après des années de
patient travail du secrétaire d’Etat américain
Henry Kissinger, une paix séparée avec la
droite nationaliste israélienne du premier mi-
nistre Menahem Begin.
La décennie qui suit n’est pas non plus à
l’avantage de Yasser Arafat. L’homme, qui
s’est présenté devant l’ONU comme un « ré-
volutionnaire » en lutte contre l’impéria-
lisme et le colonialisme sioniste – en dépit du
soutien financier des monarchies conserva-
trices du Golfe –, campe au sein d’un bloc so-
viétique en déclin.
Au sein même de l’OLP, les dissensions sont
CINQ MOIS APRÈS fortes. La Charte maximaliste de l’organisa-
LA SIGNATURE DES tion, adoptée en 1964, ne conçoit un Etat pa-
lestinien que sur la totalité du territoire dont
ACCORDS D’OSLO, le Royaume-Uni avait obtenu le mandat
en 1920. Mais un objectif « intermédiaire »
UN COLON, BARUCH s’esquisse lentement : l’instauration d’un
GOLDSTEIN, ABAT AU pouvoir indépendant sur toute partie de
cette terre dont Israël se serait retiré. Les
FUSIL-MITRAILLEUR communistes palestiniens défendent de
longue date cette perspective, conformé-
29 PALESTINIENS EN ment au vote de l’URSS en faveur du plan de
partage de l’ONU, en 1947.
PRIÈRE AU CAVEAU Ce tournant pragmatique est formalisé à Al-
DES PATRIARCHES, ger lors du Conseil national palestinien (CNP)
de novembre 1988, où le mouvement national
À HÉBRON palestinien se résigne à accepter les résolu-
tions 242 et 338 des Nations unies. Ces résolu-
tions n’appellent qu’au retrait israélien des
territoires conquis par la guerre en 1967, soit,
dans le cas palestinien, de Gaza et de la Cisjor-
danie. Le CNP reconnaît ainsi implicitement
un partage de la terre, et donc la légitimité d’Is-
raël sur la partie qui était alors la sienne.
Un mois plus tard, à Genève, Yasser Arafat
annonce que l’OLP renonce au terrorisme,
dernière condition fixée par les Etats-Unis
pour ouvrir un dialogue avec la direction
palestinienne. Le 2 mai, lors d’un entretien à
l’Elysée avec François Mitterrand, Yasser Ara-
fat assure que la Charte de 1964 est désormais
« caduque ». La trouvaille linguistique maté-
rialise cette rupture.
Un événement a précipité cette mue. En dé-
cembre 1987, l’éclatement de la première Inti-
fada à Gaza, qui se propage très vite à la Cisjor-
danie, a pris de court l’OLP. Pour la première
fois, les Palestiniens « de l’intérieur » sont en
première ligne, et gagnent la bataille des ima-
ges face à une puissante armée d’occupation,
renversant à leur profit la parabole biblique du
combat entre David et Goliath. Ils contrai-
gnent l’Etat hébreu à reconnaître la vanité du
statu quo. La « révolte des pierres » balaie en
effet l’illusion d’une occupation normalisée,
après les tentatives infructueuses pour briser
le mouvement national palestinien en s’ap-
puyant sur des notables ou des mouvements
islamistes encore principalement quiétistes,
comme celui dont naîtra le Hamas, quelques
jours après le début du soulèvement.
Washington suit ces évolutions avec atten-
tion. Son intervention dans le Golfe
en 1991 pour libérer le Koweït de l’invasion ira-
kienne, sous mandat de l’ONU et après la cons-
titution d’une vaste coalition étendue à des
pays arabes, a pour effet de couper l’OLP, sou-
tien de Saddam Hussein, de ses bailleurs de
fonds du Golfe, qui prennent fait et cause pour
l’émirat agressé. Le président George H.
W. Bush saisit l’occasion et met sur pied une
conférence internationale pour « mettre fin au
conflit israélo-arabe », qui se tient à Madrid, du
30 octobre au 1er novembre 1991.
La conférence ne débouche sur aucune
percée diplomatique entre Israël et le Liban, la
Syrie, la Jordanie et les Palestiniens, mais la
victoire en Israël du Parti travailliste, conduit
par Yitzhak Rabin aux législatives de 1992, rou-
vre le jeu. La nouvelle majorité se décide à en-
gager secrètement des négociations directes
avec la direction palestinienne.
DEUX MALENTENDUS PROFONDS
Le 13 septembre 1993, le diplomate Aaron
David Miller compte parmi les témoins de la
poignée de main historique échangée par
Yitzhak Rabin et Yasser Arafat sous les yeux
du président américain démocrate Bill Clin-
ton. Un premier ministre israélien encore
auréolé d’une brillante carrière militaire, un
chef incontesté du mouvement national
palestinien, un président d’une « hyperpuis-
sance » sans rivale bien décidé à entrer dans
20 |
CULTURE
Solal Mariotte,
breakeur
déconstruit
PROMESSES DE 2024 4|12 Douze artistes
à suivre cette année. Aujourd’hui,
le danseur hip-hop qui se produit
dans son premier solo
RENCONTRE
A
la renverse, les cheveux
blonds fouettant le sol
pendant que les pieds
grimpent à l’assaut du
ciel, le danseur Solal Mariotte fuse
comme un soleil. Dans un coin du
Théâtre Jean-Vilar, à Suresnes
(Hauts-de-Seine), juste avant la
présentation d’une performance,
samedi 16 décembre 2023, il en-
chaîne, l’air de rien, des acrobaties
fulgurantes. Impossible d’élucider
le mystère de ces vrilles et rota-
tions électriques qui font le tour
du cadran sans qu’on ait le temps
de dire ouf. « J’ai toujours aimé les
sensations fortes, résume-t-il. Aller
plus loin, plus haut. »
Solal Mariotte, 22 ans, ouvre,
jeudi 11 janvier, Suresnes Cités
Danse, manifestation historique
créée en 1993, avec son premier
solo intitulé Collages/Ravages.
FESTIVAL
CINEMA
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LA PLACE
AVEC LE PASS
TÉLÉRAMA
LES
MEILLEURS
FILMS
DE 2023
DES
AVANT-
PREMIÈRES
ET LE COUP
DE CŒUR
DES
− 26 ANS
PLUS
D’INFOS
Remarqué dans le spectacle Exit
Above, de l’artiste belge Anne Te-
resa De Keersmaeker, au Festival
d’Avignon 2023, et actuellement
en tournée, il irradie, entre verti-
gineuse virtuosité et paradoxale
délicatesse. « C’est la première fois
qu’Anne Teresa travaillait avec un
interprète hip-hop », glisse le
jeune homme, aussi fonceur et
déterminé sur scène que tendu et
anxieux en coulisses. Il confie :
« Lorsqu’on est breakeur, c’est un
défi d’être doux, de se débattre
avec la virilité et les stéréotypes du
genre. Je veux montrer la fragilité
du danseur. »
Au milieu du cercle, comme le
veut la tradition hip-hop, il prend
son temps pour s’élancer. Débar-
deur blanc échancré dans le dos,
pantalon et bonnet noirs, il rend
palpable le conflit intime qui
freine volontairement sa techni-
que musclée. « On retrouve ce qui
Avec
l’AFCAE
Solal Mariotte, rue
Grotius, dans la cité-
jardin de Suresnes fonde Collages/Ravages, ce besoin
(Hauts-de-Seine), d’abolir les genres, souligne Caro-
en juillet 2023. lyn Occelli, directrice du Théâtre
ARNAUD KEHON de Suresnes, qui produit la pièce.
Il possède à la fois une technique
incroyable et une sorte de grâce,
notamment dans les extrémités,
que l’on voit peu sur les plateaux. Je
crois qu’il a souffert de la virilité
attendue dans le break et affirme
avec fougue ne pas se conformer à
Et ce que l’on attend de lui. » Un défi
en accord avec son costume dans
BNPParibas
le solo. D’abord en veston et
short, il se débarrasse peu à peu
de ses vêtements. « C’est une mue,
explique-t-il, je laisse derrière moi
une vieille peau machiste. »
« Véhicule du son »
La revendication contenue dans
Collages/Ravages, Solal Mariotte,
dont le prénom signifie « guide »,
la hisse haut entre ses mains déjà
bien aguerries. Il est né dans une
famille de trois enfants et a
grandi dans le petit village de
Charvonnex (Haute-Savoie), près
d’Annecy. Son père est commer-
cial et sa mère, coach de vie.
« Tous les deux étaient bien-
veillants avec ce que je désirais
réaliser », insiste-t-il.
17–23
Une actrice au bord de la crise de nerfs
JANVIER Dans « Curtain Call ! », Judith Rosmair tente l’incarnation diffractée
DANS LES
SALLES
ART ET ESSAI THÉÂTRE
V eille de première théâ-
trale factice au Théâtre de
la Colline, à Paris : l’ac-
trice qui doit interpréter Anna Ka-
rénine ne dort plus depuis des se-
maines, sous le vent mauvais du
doute, de la colère, et des souve-
nirs qui obsèdent. Il faut pourtant
être, le lendemain, une Anna cré-
dible. L’actrice se relève. Fulmine
contre son metteur en scène. Elle
enfile des bottes fourrées pour ac-
corder son pas à celui passionné
de l’héroïne du roman de Tolstoï.
La « Karénina » a tout quitté
pour suivre son amant, Vronski.
L’actrice rejoint son personnage,
dit quelques-unes de ses phrases,
et passe à autre chose. La revoici,
désertant la littérature russe pour
entrer dans les lignes du journal
intime de sa mère. Une mère ab-
sente qu’elle croyait enfuie avec
un homme, mais qui, en vérité, est
morte d’une tumeur au cerveau.
Entre 6 et 12 ans, il se décrit en
« gamin très actif qui aimait racon-
ter des histoires mais ne savait les
finir qu’en se levant de table pour
danser ». Il expérimente nombre
de sports : le karaté, l’escalade, le
rugby, le ski, le VTT, le hip-hop ver-
sus le break… Il en aime « le côté
stylé, “cool kids”, comme on dit ». Il
a 13 ans lorsqu’il participe à ses
premières battles. « J’avais peur,
c’était la guerre. » Puis il rencontre
Imad Nefti, professeur de hip-hop
à Annecy. « C’est le déclic. »
L’écouter parler de ses apprentis-
sages avec cet homme « généreux
et inclusif », qui lui enseigne
autant la culture et l’esprit hip-
hop que la technique et l’improvi-
sation, donne une idée de la tem-
pérature de Solal Mariotte. « Dan-
ser était un exutoire pour moi, af-
firme-t-il. Je pratiquais tous les
styles sur toutes les musiques.
J’aime devenir le véhicule du son,
être une éponge pour ne plus pen-
ser à moi et devenir pur groove. »
Son exercice préféré s’intitule
« mon petit pays ». « Imad nous de-
mandait de proposer une danse
sans influence esthétique, en étant
absolument convaincus par ce que
nous faisions. » Durant cinq ans, il
Cette trame se présente à nous
par éclats. Au spectateur de la re-
constituer, comme il le peut, et
plutôt mal que bien, à l’instar de
l’actrice en scène, qui s’éparpille
dans de multiples personnalités
pour essayer de s’unifier.
Artiste très capée
Avec Curtain Call ! (« appel de ri-
deau », en anglais), la comédienne
allemande Judith Rosmair est
l’autrice d’un texte qui tente d’ar-
ticuler des identités et des tempo-
ralités différentes. Allongée sur
plusieurs tables étagées, elle fait
de chaque plan horizontal une
aire de jeux, où elle troque un rôle
pour un autre : elle est elle-même,
sa mère, l’interprète d’Anna Karé-
nine, Anna Karénine.
Accompagnée par un musicien,
elle se prête à l’exercice exigeant
d’une incarnation diffractée : il lui
faut faire exister les femmes
qu’héberge une fiction dépliée
dans les caprices de l’onirisme.
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
« Lorsqu’on
danse dans ce
milieu, c’est un
défi d’être doux,
de se débattre
avec la virilité »
SOLAL MARIOTTE
danseur
engrange, apprend et déconstruit,
s’ouvre au contemporain. « Mon
corps n’était pas encore organisé, il
était dans le jaillissement avec une
forte expressivité, se souvient-il. Il y
avait aussi une forme d’insou-
ciance, de nécessité folle de danser
au quotidien. Penser à cette époque
et au travail avec Imad m’émeut,
tant il était dans le partage. »
Les années lycée au conserva-
toire d’Annecy lui ouvrent les por-
tes de la prestigieuse école
P.A.R.T.S., dirigée par Anne Teresa
De Keersmaeker à Bruxelles.
En 2019, il rejoint les quarante
élus, sur 1 200 interprètes en lice.
« J’y ai appris à écrire le mouve-
ment, à l’organiser, à faire de la re-
cherche. J’ai aussi découvert le ré-
pertoire de l’Américaine Trisha
Brown et d’Anne Teresa De Keers-
maeker. » Il ne lâche pas le break
pour autant et file dans les lieux
hip-hop bruxellois dédiés, tel le
Pianofabriek. Il fonde un collectif
avec six potes, baptisé Above the
Blood. « C’est une famille choisie,
résume-t-il. Le break est mon
ADN. » En 2022, il décroche un
contrat chez Jan Martens et danse
Any Attempt Will End in Crushed
Bodies and Shattered Bones.
Ses études de haut niveau opè-
rent aussi à un endroit plus se-
cret. En se confrontant aux vingt-
trois nationalités des élèves pen-
dant trois ans, Solal Mariotte
prend conscience de son identité.
« J’ai mesuré combien ma position
de Blanc cisgenre hétéronormé
était privilégiée par rapport à
d’autres amis venus du Brésil no-
tamment, indique-t-il. Les ques-
tions de genre et de sexualité
étaient évoquées en permanence
à l’école et entre nous. » Ces ti-
raillements, il les projette depuis
2022 dans des collages d’images
et de phrases. « C’est un temps un
peu flou durant lequel je super-
pose des choses et associe des
idées qui ne vont pas forcément
ensemble. Mais cette pratique a,
curieusement, des effets thérapeu-
tiques. » Dissonance du collage
pour une esthétique du ravage. p
rosita boisseau
« Collages/Ravages »,
de Solal Mariotte. Le 11 janvier
à 20 h 30, Suresnes Cités Danse.
Théâtre Jean-Vilar, Suresnes
(Hauts-de-Seine).
Prochain article L’architecte
Camille Salomon
Une métamorphose pas simple
à exécuter. D’autant qu’il a man-
qué à cette artiste très capée un re-
gard extérieur qui la canalise.
A n’en pas douter, cette grande
professionnelle gagnera, à force
de représentations, l’aisance et la
densité qui lui font défaut pour
rendre évidents ses hétéronymes
sans les amalgamer ou, à l’in-
verse, sans forcer leurs traits par
peur de les voir s’échapper. Alors
elle dépassera, on l’espère, les pro-
cédés trop apparents qui l’empê-
chent d’accéder à plus de naturel.
Au soir de la première, elle n’avait
pas encore atteint cet équilibre où
corps, texte, décor, musique, ryth-
mes s’harmonisent au point de
faire oublier l’artifice. p
joëlle gayot
Curtain Call !, de et avec Judith
Rosmair, mise en scène de
Johannes von Matuschka et Judith
Rosmair. Théâtre de la Colline,
Paris 20e. Jusqu’au 21 janvier.
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024 culture | 21

La Biennale de Taipei exorcise les traumas du Covid

Intitulée « Small World », la 13e édition confirme la liberté politique et intellectuelle qui règne à Taïwan

REPORTAGE « La participation
taipei - envoyée spéciale
d’artistes

L
e concept de « petit
monde » sous la bannière
duquel s’est organisée
la 13e Biennale de Taipei,
ouverte depuis la mi-novem-
bre 2023, avait comme mission ini-
tiale de nous emmener explorer
les effets qu’ont eus, sur tout un
chacun, les années de pandémie,
notamment les périodes de confi-
nement, qui nous ont soudain em-
murés et ont fait de nos écrans nos
seules fenêtres sur le monde. Si le
thème n’était pas original, son trai-
tement l’a été, par une sélection
très éclectique et par un point de
vue taïwanais qui reste exception-
nellement libre dans son expres-
sion. En particulier dans un con-
texte d’élection présidentielle pla-
cée sous l’égide de la relation com-
pliquée entre Taïwan et la Chine.
« Il s’agit de la treizième édition,
et chacune est très spéciale, af-
firme le directeur du Musée des
beaux-arts de Taipei, Wang Jun-
jieh, lui-même artiste vidéaste
et spécialiste de l’art multimédia.
Dès le début, les biennales ont posé
des questions sur la manière dont
le capitalisme affectait la commu-
nauté, sur notre rapport à l’envi-
ronnement. Celle de Taipei fait par-
tie des précurseurs en Asie. La der-
nière [en 2021, codirigée par le phi-
losophe français Bruno Latour]
portait sur la mondialisation et
l’avenir de notre humanité. Mais
cette édition-ci a été conçue dans la
période post-Covid… »
Période sombre
L’installation, dont le cycle musi-
cal dure cinq minutes, intitulée
Not Exactly (Whatever the New Key
Is) (« Pas exactement (quel que soit
le nouvel accord) »), de l’América-
Vue de
l’installation
« Small
World »,
de Hsu
Tsun-hsu
et Nesrine
Khodr, à la
13e Biennale
de Taipei.
COURTESY OF TAIPEI
FINE ARTS MUSEUM
trice du Centre d’art de Beyrouth,
au Liban. « Les trois commissaires
viennent d’horizons différents,
souligne Wang Jun-jieh. Leurs dif-
férences ont diversifié le choix des
artistes et enrichi les perspectives. »
Le résultat est un ensemble
fluide, d’une grande variété dans
la forme et dans le fond, avec une
participation bien mise en valeur
de la musique et du son, comme
partie intégrante de nombreuses
œuvres. Une sélection d’archives
datant des années 1950 à
1980 complète les travaux
contemporains, comme les pho-
tos de bunkers décrépits du théo-
présente sept grandes jarres chi-
noises de style traditionnel qin-
ghua (bleu et blanc), qui se remar-
quent de loin. Mais ce n’est qu’en
s’approchant de ces potiches que
l’on a la surprise d’y découvrir des
épisodes précisément documen-
tés de la guerre civile du Liban
dans un style naïf inspiré par des
miniatures perses.
La biennale a aussi été l’occasion
d’une rencontre exceptionnelle
entre l’artiste musicien au large
registre, l’Indonésien Julian Abra-
ham Togar, 36 ans, et la peintre pa-
lestinienne, pionnière des vidéos
abstraites, Samia Halaby, 87 ans,
tion était taboue ni que certaines
conversations étaient à éviter. » Sa-
mia Halaby se félicite à son tour :
« Où, de nos jours, trouve-t-on une
telle liberté de penser mais aussi
une telle disponibilité d’écoute ? »
« En arrivant à Taïwan, au début,
je me suis sentie très loin de tout ce
qui se passe dans le monde. Main-
tenant, je sens au contraire une
grande générosité dans l’accueil
des œuvres et une ouverture à tous
les points de vue. Je ne suis pas sûre
qu’ailleurs il n’y aurait pas eu tou-
tes sortes de polémiques, de cen-
sure, de manifestations… », remar-
que, pour sa part, l’artiste améri-
cano-japonaise Jacqueline Kiyomi
Gork, qui précise que « dans [s]on
entourage, tous [s]es amis artistes
ont été visés par une polémique
d’une forme ou d’une autre ».
ne venant pas
de pays
industrialisés
a enrichi
les perspectives »
WANG JUN-JIEH
directeur du Musée
des beaux-arts de Taipei
La Biennale de Taipei s’est, de
fait, vite imposée comme un ren-
dez-vous unique en son genre, li-
bre de toute censure et affirmant
une vision pleine de curiosité, qui
n’a jamais eu peur d’aller dans des
zones dérangeantes de la création
artistique. C’est aussi pour cela
que l’événement occupe une
place unique sur la scène cultu-
relle internationale. La douzième
édition, dirigée par le philosophe
français Bruno Latour (1947-2022),
entouré de Martin Guinard-Terrin
et d’Eva Lin, s’était intitulée « Toi
et moi, on ne vit pas sur la même
planète » et tentait de répondre
à la question existentielle de la re-
lation entre l’homme et la Terre.
« C’est ce que j’ai fait de plus beau »,
avait déclaré Bruno Latour au
Monde, en 2021, au sujet de l’expo-
sition, un an avant sa mort. p
florence de changy
Biennale de Taipei, jusqu’au
24 mars. Taipeibiennial.org

L’École
no-Japonaise Jacqueline Kiyomi ricien français Paul Virilio (1932- établie à New York, mais venue
Gork, fait revivre de manière sym- 2018), qui répondent au Pèleri- à Taipei assister à l’ouverture de la

des Arts Joailliers

bolique cette période sombre dans
laquelle une partie de l’humanité
est entrée, sans savoir ce qui l’at-
tendait. Comme le visiteur quand
il pénètre dans la salle plongée
dans l’obscurité, où de hautes pa-
rois en boudins gonflables noirs,
nage dans le micromonde de l’ar-
tiste hongkongais Nadim Abbas,
43 ans, une reproduction gigan-
tesque d’un circuit intégré qui
prend soudain de vagues allures
de ville futuriste ou de jardin à la
française, selon le point de vue.
biennale. Ces deux artistes enga-
gés ont offert au public, attiré
dans la salle de musique du mu-
sée par la promesse d’une séance
de « jamming », un inoubliable ouvre grand
les portes du
spectacle au cours duquel, assis
côte à côte derrière une table con-

que l’on devine plus qu’on ne les
voit, séparent l’espace, un peu
comme un labyrinthe, avec un son
ambiant non identifié. « Quand
les murs sont dressés, c’est le bruit
des souffleurs qui crissent comme
un aérateur de salle de bains mal
réglé, et puis, quand les murs tom-
bent, c’est de la musique pop qui
se déplace dans la salle, fruit d’une
collaboration avec des artistes de
Los Angeles », commente l’artiste,
dont c’est la première participa-
tion à une biennale.
Au total, cent-vingt œuvres de
cinquante-huit artistes, dont dix-
neuf commandes, sont réparties
à travers trois étages du Musée
des beaux-arts de Taipei. Les tra-
vaux ont été sélectionnés par un
trio de quadragénaires, cocom-
missaires de l’exposition : la
Taïwanaise Freya Chou, déjà très
active dans les biennales de
2008 et 2010, Brian Kuan Wood,
cofondateur aux Etats-Unis de la
revue en ligne d’art contempo-
rain e-flux, et Reem Shadid, direc-
Si les critiques locaux se sont fé-
licités de trouver à cette biennale
un accent un peu plus asiatique
qu’à l’habitude, avec au moins dix-
neuf artistes venant de Taïwan, de
Hongkong, du Japon, de Chine
continentale et d’Asie du Sud-Est,
le Moyen-Orient et le monde mu-
sulman étaient également pré-
sents. Clin d’œil en forme de trom-
pe-l’œil, la série China, de l’artiste
libanais polyvalent Raed Yassin,
« Taipei est une
scène généreuse,
qui permet
encore aux gens
de se réunir sans
polarisation des
points de vue »
REEM SHADID
cocommissaire de la biennale
monde du bijou
sole, ils ont joué, l’un des mor-
ceaux variés de sons divers, l’autre
des palettes de formes et de cou-
leurs mouvantes et envoûtantes
sur un grand écran. à Paris !
Rendez-vous unique
« Ce serait un crime de silence de ne
pas rendre hommage au magnifi-
que peuple de Palestine. Avec la per-
mission de Togar, nous allons in-
clure dans le registre musical du
jamming d’aujourd’hui le chant
Du fleuve à la mer [chant devenu
le cri de ralliement du camp pro-
palestinien] », a déclaré en intro-
duction Samia Halaby, qui fut lar-
gement applaudie après avoir ex-
primé sa condamnation d’Israël.
« Taipei est une scène généreuse,
qui permet encore aux gens de se
réunir sans polarisation des points
de vue. Peut-être est-ce grâce à son
isolement…, observe la conserva-
trice Reem Shadid, née à Jérusa-
lem, et actuellement “en exil forcé
au Liban”. Je n’ai jamais eu l’im-
pression, ici, que la moindre ques-

C I N ÉMA
Mel Brooks reçoit
un Oscar d’honneur
A 97 ans, le réalisateur et
acteur américain Mel Brooks,
a reçu, mardi 9 janvier, un
Oscar d’honneur pour l’en-
semble de son œuvre, lors
des Governors Awards, orga-
nisés par l’Académie des arts
et des sciences du cinéma,
plus d’un demi-siècle après
avoir remporté son unique
Oscar pour le film Les Produc-
teurs (1968), dans lequel
il tournait Hitler en ridicule.
Nommée deux fois aux
Oscars, Angela Bassett, 65 ans,
connue notamment pour
son incarnation de Tina Tur-
ner dans le biopic Tina (1993)
et de la reine Ramonda dans
Black Panther. Wakanda Fore-
ver (2022), a également reçu
un Oscar d’honneur. – (AFP.)
ARTS
Les objets d’art abîmés
lors des insurrections
de Brasilia restaurés
Les objets d’art et meubles
anciens du patrimoine brési-
lien qui avaient été arrachés,
cassés ou volés durant les
attaques contre le siège de
la présidence, du Parlement
et de la Cour suprême, le
8 janvier 2023, ont été restau-
NOUVEAU LIEU
rés. Ils sont exposés pour
trois mois dans l’emblémati- Hôtel de
Mercy-Argenteau
que salon vert de la Chambre
des députés, comme
« témoins » de cette journée
historique : ce jour-là, les
partisans de Jair Bolsonaro, 16 bis boulevard Montmartre
le président d’extrême droite
sortant, avaient envahi
Paris 9e
les trois édifices du pouvoir à
Brasilia, bâtiments classés de
l’architecture moderne d’Os-
car Niemeyer, et assouvi leur
fureur sur les tableaux, les Cours — Conférences — Expositions — Livres
tables, les chaises, les tapis
et autres ornements. – (AFP.)
22 | télévision
Serial killer, un intérêt malaisant bien vivant
Un documentaire interroge les œuvres de fiction pour savoir à quel point elles peuvent s’inspirer d’un criminel
FRANCE 5
VENDREDI 12 – 21 HEURES
DOCUMENTAIRE
L
es tueurs en série n’ont
pas attendu l’apparition
du terme « serial killer »
(dans Time, en octo-
bre 1983) pour commettre leurs
crimes, ni pour captiver le public.
Tous les publics : « Je cherche sous
les traits réguliers de cet homme le
monstre et ne le trouve pas », écrit
ainsi la romancière Colette, chro-
niqueuse judiciaire le temps du
procès Landru, en 1921. Pour dé-
crypter ce ressenti ambigu, les
réalisateurs Céline Chassé et Paul
Sanfourche convoquent des jour-
nalistes spécialisés, auteurs, écri-
vains, historiens… Sans souci de
chronologie – ce qui peut paraître
fouillis –, mais avec quelques re-
bondissements efficaces.
Premier « cas d’école », Charles
Sobhraj, dit « le Serpent », auteur
d’une vingtaine de crimes dans
les années 1970, condamné,
évadé, puis de nouveau con-
damné, avant de sortir de prison
en septembre 2022, à l’âge de
78 ans, et de faire la tournée des
plateaux télévisés.
Au cinéma, Psychose, d’Alfred
Hitchcock (1960), est remarqua-
ble parce que, pour la première
fois, le réalisateur essaie de com-
prendre le psychisme du crimi-
nel, inspiré du tueur en série amé-
Une douce romance de quinquagénaires sur une île d’Ecosse
Dans « L’Ombre d’un mensonge », l’acteur et réalisateur Bouli Lanners incarne un solitaire qui redécouvre la vie après un accident cérébral
CINÉ+ CLUB
VENDREDI 12 - 22 H 10
FILM
A 56 ans, Bouli Lanners
s’abandonnait enfin aux
sentiments. Laissant de
côté l’humour pince-sans-rire qui
marquait ses précédents films (El-
dorado, en 2008 ; Les Géants,
en 2011 ; Les Premiers, les Derniers,
en 2016), l’acteur et réalisateur
s’autorisait sa première grande
histoire d’amour. Une histoire
douce et urgente – de celles que
l’on n’attend plus et pour lesquel-
GRILLE N° 24 - 010
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V 6
VI
VII
VIII
IX
X raient les gaz. 5. Ouvre des possibili-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 009
H ORIZONTALEMENT I. Désobligeant. II. Epanouie. RER. III. Tub. US. Latta.
IV. Rillettes. Tc. V. Isée. Râ. Prêt. VI. Ce. Une. Néo. VII. Ombreuse. UHT.
VIII. Té. Songeai. IX. Encaserné. SO. X. Statisticien.
VERTICALEMENT 1. Détricotés. 2. Epuisement. 3. Sablé. CA. 4. On.
Leurrât. 5. Boue. Ne. Si. 6. Lustreuses. 7. Ii. Ta. Sort. 8. Gelé. Nenni.
9. Aspe. Gec. 10. Art. Roue. 11. Nette. Hase. 12. Tractation.
Patricia Tourancheau, dans le documentaire « Serial killer : autopsie d’une fascination ». BANGUMI
ricain Ed Gein (1906-1984). In-
carné par Anthony Perkins (1932-
1992), son personnage Norman
Bates attire même la sympathie.
Médiatisation
Le film est ainsi à l’origine du
« psycho killer » vite rebaptisé
« slasher », sous-genre du film
d’horreur, qui va connaître son
âge d’or dans les années 1980 et
1990, notamment avec Le Silence
des agneaux, de Jonathan
Demme (1991), avec Anthony
les il reste peu de temps. Il est allé
pour cela en Ecosse, sur l’île de
Lewis, un lieu gorgé d’eau, crépus-
culaire, qui a inspiré au réalisateur
son plus beau film.
Les personnages tiennent en
une poignée d’hommes et de
femmes, qui tous se connaissent,
se croisent à la messe et dans les
pubs. La messe, Phil (Bouli Lan-
ners) n’y met jamais les pieds. Les
pubs, il s’y rend, mais avec modé-
ration. Pépins de santé obligent.
Ici, Phil est en terre d’adoption.
Venu de Belgique, il s’est installé
dans ce coin perdu qui lui va bien,
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
Hopkins, fascinant en psychopa-
the cannibale, et Jodie Foster.
Aussi, après ces chefs-d’œuvre,
C’est arrivé près de chez vous
(1992), de Rémy Belvaux, André
Bonzel et Benoît Poelvoorde, dé-
tonne. Même s’il dénonce, par
l’humour, l’utilisation des faits di-
vers par les médias. « C’est bien vu,
car les médias ne reculent devant
rien à partir de la fin des années
1970 », souligne Patricia Touran-
cheau, journaliste et réalisatrice.
Ce sera d’abord un entretien de
y a trouvé un emploi à la ferme du
vieil Angus (Julian Glover), et n’a
plus bougé. On lui fout la paix,
c’est tout ce qu’il demande.
Mais voilà qu’un beau jour
l’homme à la silhouette pourtant
robuste, au corps tatoué de par-
tout, s’effondre, victime d’un acci-
dent vasculaire cérébral. Ce n’est
pas le premier, ni le dernier, le pré-
vient-on à l’hôpital. Cette fois en-
core, il s’en est sorti sans séquelles,
excepté une amnésie temporaire
qui devrait, prédisent les méde-
cins, s’estomper en quelques se-
maines. Il suffit d’être patient. Et
HORIZONTALEMENT
I. Un moyen pour sauver l’environne-
ment. II. Un tube en espérant des suc-
cès. III. Absorbe. Ailes protectrices des
hannetons. IV. Au départ dans les
descentes des vaches. Américain du
Sud. V. Quitte les Alpes pour le Rhône.
Dans les poches des Moldaves. Bout
de icelle. VI. Préposition. Ont déjà
vécu un bon bout de temps.
VII. Douces et gracieuses, comme des
chattes. Un certain Monsieur Hulot.
VIII. Dans le titre. Garnit les plus
chaudes doudounes. Gardien des
troupeaux et des bergers. IX. Gaz en
tube. Devra repartir de zéro. X. Essaie-
raient d’économiser sur tout.
VERTICALEMENT
1. Le rapport de chacun après l’action.
2. Faire petit ménage en surface.
3. Ne laisse pas de trace dans sa per-
fection. Chez les Croates. 4. Evacue-
tés. Refus ancien. 6. Dégagent
un parfum de résine. Dégage aussi
un parfum de résine. 7. Indispensable
en cuisine. Dévoreur d’ouvrages.
8. A grande et belle allure. Ouverture
sur le large. 9. Touché par le mal.
Négation. 10. Arbre nourricier en
Afrique. Nymphe des prairies et
des forêts. 11. Accueillit chaleureuse-
ment. 12. Reconnût un nouveau
tenancier.
Ted Bundy, qui a reconnu une
trentaine d’homicides entre 1974
et 1978, avant son exécution, en
janvier 1989. Ensuite Charles
Manson, le « gourou maléfique »,
qui va devenir une quasi-pop star
après avoir commandité, entre
autres, le meurtre de Sharon Tate,
en 1969, l’épouse du réalisateur
Roman Polanski.
Involontairement, Stéphane
Bourgoin va marquer un coup
d’arrêt. Ses interviews avec plu-
sieurs serials killers, dont Ottis
surtout prudent, ce à quoi est
chargée de veiller sa référente, fille
d’Angus, Millie (Michelle Fairley).
Passé la cinquantaine, vêtue et
chapeautée de gris, peu causante,
Millie a toujours vécu seule, et nul
ne sait si cette femme est seule-
ment capable d’aimer. Sa froideur
lui vaut d’être surnommée par les
gens du coin « la reine des glaces ».
C’est dire la retenue, l’empêche-
ment, la gêne qui accompagnent
les premiers pas l’un vers l’autre
de ces deux-là, à quel point la ren-
contre, suspendue à l’embarras
des personnages, est émouvante.
SUDOKU
N°24-010
7 1
5 9 8 3 Complétez
3 7 8 4 Chaque chiffre ne doit
8 4 9 3 6 seule fois par ligne,
9 3 4 5
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Cahier numéro un de l’édition n° 3093 du 11 au 17 janvier 2024
TRUMP UNEPOURMENACE
LE MONDE JO 2024 DES ATHLÈTES IDÉES PAUL MAGNETTE
LE COUP DE COM’
PERMANENT
Les secrets d’une
GABRIELLE CEZARD/SIPA
nomination surprise
Toole (1947-1996), cannibale et né-
crophile, lui ont en effet valu le sta-
tut d’« expert » depuis les années
1980, jusqu’à ce qu’on découvre,
en 2020, qu’il n’a rencontré « que »
treize tueurs en série. Ce soir, de-
vant la caméra, il admet : « Je suis
con. J’ai un peu extrapolé. »
En France, la médiatisation est
montée encore d’un cran lors de
la traque, durant sept années, de
Guy Georges, suivie à la télévi-
sion en quasi direct par le public
jusqu’en 1998. Dans la presse, Pa-
ris Match acquiert pour « un bon
prix » les clichés exclusifs du pho-
tographe Yan Morvan, qui témoi-
gne ici. Le crime fait vendre. En
atteste le succès de « Faites entrer
l’accusé », notamment présenté
par Christophe Hondelatte entre
2000 et 2012.
Aujourd’hui, l’intérêt pour le
« true crime » (documentaire
d’« histoires criminelles vraies »),
perdure. Sans état d’âme. « A cha-
cun de choisir, dans son envie de
regarder donc de contribuer au
succès », suggère Maxime
Chattam, l’un des maîtres du
thriller français. A chacun de
décider de regarder, ou non, ce
documentaire. p
catherine pacary
Serial killer : autopsie d’une
fascination, de Céline Chassé
et Paul Sanfourche
(Fr., 2023, 87 min),.
Phil et Millie, plus tout jeunes,
soudain retournés à l’état adoles-
cent, se connaissent, certes, mais
ne se sont jamais vraiment parlé.
Du moins le pense-t-on, avant que
Millie crache le morceau et pré-
tende que, avant l’accident, ils
étaient amants.
Phil ne s’en souvient pas, pas
plus que du reste. La révélation le
trouble, apporte son consente-
ment à une première étreinte.
Dans cette parenthèse amnési-
que advient une histoire d’amour
que Bouli Lanners filme avec une
délicatesse et une grâce infinies.
3 4 6 1 2 5
2 8 1 6 9 7
5 7 9 4 8 3
5 7 6 2 5 3 4 1
9 1 4 5 7 8
9 8 7 3 8 9 6 2
1 9 7 2 3 6
8 6 3 7 5 4
3 4 5 2 8 1 9 7
2 Difficile
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
par colonne et par
carré de neuf cases.
DANS LA TÊTE LA GAUCHE DE
EN VENTE
CHEZ VOTRE
MACRON – ATTAL
MARCHAND
DE JOURNAUX
La “démocratie abîmée”
par Pierre Rosanvallon
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
NOTRE
SÉLECTION
V EN DR EDI 12 JAN V IER
Ciné+ Club
Gens de Dublin
20.50 Dernier film de John Huston,
Gens de Dublin (1987), d’après James
Joyce, que le réalisateur considérait
comme l’écrivain qui l’avait le plus
marqué, est un magnifique testament
empreint de nostalgie.
OCS Géants
Une étoile est née
22.30 Ce classique de George Cukor,
sorti en 1954, dans sa version de
2 h 40, met en scène Judy Garland,
rescapée de l’alcool et de la
dépression nerveuse, faisant, grâce à
son deuxième mari, le producteur
Sidney Luft, une rentrée au cinéma
quasi inespérée.
France 2
Bertrand n’a pas sommeil
22.46 Relancée par le magazine
« C à vous », sur France 2, la carrière
du charmant et piquant Bertrand
Chameroy s’exerce désormais en
seconde partie de soirée.
Amazon Prime
Saltburn
A la demande Ce film étonnant,
détonnant, inventif, sophistiqué, très
british – mais aussi sexuellement
débridé – est signé par Emerald
Fennell, actrice, réalisatrice et
scénariste : c’est elle qui avait pris la
tête de l’écriture de la brillante série
télévisée Killing Eve (2018-2022).
Dans une économie de mots,
une rigueur baignée de douce
mélancolie, l’histoire s’émancipe
des déchirements de la passion et
de l’angoisse de la solitude. Tenu
à ce point d’équilibre, auquel
Bouli Lanners et Michelle Fairley
prêtent une élégante pudeur,
L’Ombre d’un mensonge fait scin-
tiller la lumière, quelque chose
qui ressemble à la joie de vivre. p
véronique cauhapé
L’Ombre d’un mensonge, film de et
avec Bouli Lanners. Avec Michelle
Fairley (Bel./Fr., 2021, 99 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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6 2 1 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
9 8 7 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
2 6 3
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4 1 5
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
 IDÉES | 23
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

Sebastian Roché Chanter « La Marseillaise » devant

le drapeau ne modifie en rien l’adhésion à la nation
S’appuyer sur l’armée ou sur l’école pour développer espace sacré de conversion des croyants
dans la foi républicaine. Telle est effecti-
la cohésion nationale, comme entend le faire le chef vement l’approche que l’on retrouve
de l’Etat, est illusoire, considère le politiste. Il invite à chez Emmanuel Macron : « C’est dans les
salles de classe que se murmure la France
se concentrer plutôt sur l’inégalité des chances et les et que s’apprennent nos valeurs. »
discriminations L’instruction civique doit, en outre,
« devenir une matière essentielle » :
« Chaque semaine, un grand texte fonda-
mental sur nos valeurs sera lu dans cha-
cluent à un rôle négligeable des cours
magistraux d’éducation civique à l’école.
Quant à l’uniforme, il peut même cons-
tituer une barrière à l’apprentissage, se-
lon une synthèse récente des connais-
sances réalisée par la revue scientifique
internationale et indépendante Public
Health Reviews.
J’ai étudié l’attachement national et ci-
vique en France tout au long de la décen-
place dans le peuple d’Etat. « La nation
est le projet de l’Etat », écrivait encore
Max Weber dans une formule fulgu-
rante. Mais l’idée que le « vrai » récit de
la nation – comprendre sa figure idéali-
sée – sera apporté au peuple d’Etat par
les militaires et les enseignants afin de
provoquer l’adhésion de la jeunesse est
une illusion.
Gabriel Attal, désormais premier mi-

E
mmanuel Macron imagine pou-
voir rencontrer la nation, et il lui a
fixé rendez-vous au début de l’an-
née. C’est évidemment chiméri-
que, car la nation est une identité, une
collectivité imaginée. Le président sou-
haite en réalité forger son « peuple
d’Etat », une notion introduite par le so-
ciologue Max Weber au début du XXe siè-
cle, c’est-à-dire la nation telle que lui, le
chef de l’Etat, la veut. Nuance.
Il ne cache pas ses intentions : « Fabri-
quer les républicains de demain ». La for-
mation et la reproduction d’une nation
ne sont pas des faux sujets, il convient
de les prendre au sérieux. Mais quelles
sont et que valent les propositions du
président de la République ?
L’objectif du service national universel
(SNU) est de « renforcer la résilience de la
nation » et de « développer la cohésion
sociale ». En 2017 déjà, le chef de l’Etat
promettait « un service national obliga-
toire ». Et, pour le 14 juillet 2022, il avait
ordonné aux armées de s’investir « plus
et mieux dans le grand projet de service
national universel [qu’il] porte ». La se-
crétaire d’Etat chargée du SNU est ratta-
chée au ministère des armées, le prési-
dent jugeant efficace, pour sculpter le
peuple d’Etat, d’exposer la jeunesse à
« la présence parfois rugueuse » des ca-
dres militaires. Dans cet esprit, le plan
pour le SNU prévoit un lever à 6 h 30 et
un coucher à 22 h 30, et le port d’une te-
nue « commune » à tous les participants,
plus une levée du drapeau et une Mar-
seillaise chaque jour. La mémoire du
pays sera mise au programme du SNU,
car « il faut raconter une histoire pour
contrer l’impression que tout se délite »,
selon le ministère des armées. Le SNU va
peut-être évoluer, mais pas sa matrice :
la foi nationale se tient dans l’uniforme
et l’exposition aux symboles du culte.
Foi républicaine
L’armée donc, ainsi que l’école : « C’est à
partir de là [l’école] que nous rebâtirons la
France », avait martelé le chef de l’Etat
après les émeutes de l’été. Et de préciser,
le 31 décembre 2023 : « La France, c’est une
culture, une histoire, une langue, des va-
leurs universelles qui s’apprennent dès le
plus jeune âge. »
La crise nationale serait donc celle de
la transmission. Il est vrai que, dans la
mythologie républicaine française,
l’école est au centre de la formation de
la nation. Le sociologue François Dubet
a analysé comment la IIIe République l’a
pensée sur le modèle de la religion : un
que classe puis débattu. » Sans oublier le
retour de l’uniforme, encore lui. Ecole
ou armée, le projet d’Emmanuel Ma-
cron semble être hiérarchique : il va
s’imposer du haut en bas.
L’intégration des jeunes à la nation a
fait l’objet de nombreux travaux. Ils
nous apprennent que les pistes prési-
dentielles sont erronées. L’historienne
militaire Bénédicte Chéron parle de
« pensée magique » à propos des vertus
intégratives supposées du SNU (Le
Monde, 18 juin 2019). Les meilleurs spé-
cialistes de l’engagement citoyen con-
L’UNIFORME PEUT
CONSTITUER
UNE BARRIÈRE
À L’APPRENTISSAGE,
SELON UNE SYNTHÈSE
RÉCENTE DES
CONNAISSANCES
nie écoulée dans plusieurs villes et dé-
partements. Il en ressort que l’identifi-
cation subjective à la collectivité
française se fabrique dans l’accumula-
tion d’expériences sensibles, tout au
long de l’adolescence. Et que l’évalua-
tion par les jeunes de l’égalité de traite-
ment lors de contacts ordinaires avec les
administrations qui encadrent leur vie
joue un rôle-clé.
Double tranchant
En particulier, j’ai pu montrer dans La
Nation inachevée. La jeunesse face à
l’école et la police (Grasset, 2022) que
l’école a des effets bien réels, mais à
double tranchant : être scolarisé dans
une « école ghetto » ou se trouver en
échec scolaire – phénomène concentré
sur les enfants des familles les plus mo-
destes – réduit terriblement leur identi-
fication à la collectivité politique. Et
aussi leur croyance dans l’utilité du
vote, c’est-à-dire la citoyenneté électo-
rale. Lorsque, de surcroît, les jeunes
sont exposés à de mauvaises pratiques
de police faites de brutalité et de contrô-
les au faciès, les croyances dans l’idée
d’égalité et de vivre ensemble sont sa-
pées. Ils ont appris par leurs expérien-
ces concrètes qu’ils n’avaient pas leur
nistre, a eu beau insister, lors de sa prise
de fonctions, sur « l’école comme mère
des batailles », les faits seront têtus : se
lever tôt, chanter La Marseillaise devant
le drapeau, suivre un cours d’éducation
civique ou mettre un uniforme ne vont
en rien modifier l’adhésion à la nation.
Le problème n’est pas le récit national et
sa transmission ou l’apparence vesti-
mentaire, mais ce que les jeunes vivent
– particulièrement la ségrégation et
l’inégalité des chances de réussite. Les
effets sur la cohésion nationale du fonc-
tionnement discriminatoire des admi-
nistrations sont autrement puissants
que ceux de l’exposition aux symboles
de la foi, fût-ce dans le cadre du SNU ou
de l’école. La formation de la nation, et
l’exercice des droits politiques qui va
avec, est un vrai sujet, mais, mal pensée,
la politique choisie risque d’affaiblir en-
core l’identification nationale qu’elle
promet de revigorer. p
Sebastian Roché est politiste,
directeur de recherche au Centre
national de la recherche scientifique

L’Etat n’a rien à gagner au non-respect par le ministre

de l’intérieur des décisions de justice
Un collectif d’une centaine d’universitaires juristes dénonce la récente décision de Gérald Darmanin d’ordonner l’expulsion d’un
ressortissant ouzbek, alors que ce dernier faisait l’objet d’une mesure provisoire adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme

E
n 2017, premier chef d’Etat
français à se rendre à la
Cour européenne des
droits de l’homme pour y
prononcer un discours, Emma-
nuel Macron affirmait que le ter-
rorisme était le premier des défis
rencontrés dans l’espace euro-
péen. Il entendait cependant lut-
ter contre « dans le cadre de l’Etat
de droit, et notamment sous le
contrôle du juge ». En mai 2023,
lors du quatrième sommet du
Conseil de l’Europe, il défendait
une « conception européenne de
l’humanisme, fondée sur le droit
et la liberté ».
Comment, dès lors, expliquer
l’assourdissant silence qui règne
au sommet de l’Etat, à peine quel-
ques mois plus tard, face à un mi-
nistre de l’intérieur qui s’affran-
chit du respect des règles républi-
caines les plus fondamentales ?
Rappelons quelques faits. Un
ressortissant ouzbek, considéré
par Gérald Darmanin comme
étant radicalisé, a été inscrit au fi-
chier des signalements pour la
prévention de la radicalisation à
caractère terroriste. Le 13 novem-
bre 2023, le ministre a pris la déci-
sion de l’expulser. Cet homme ne
se trouve donc plus en France. Il
n’aurait toutefois pas dû être éloi-
gné : depuis mars 2022, il fait l’ob-
jet d’une mesure provisoire adop-
tée par la Cour européenne des
droits de l’homme. Très rarement
accordée, une telle mesure vise
généralement à prévenir des trai-
tements inhumains et dégradants
en cas de renvoi d’une personne
vers un Etat tiers, pendant la du-
rée de la procédure devant la Cour.
Le Conseil d’Etat a ordonné, le
7 décembre, son retour en France,
estimant que la décision de
renvoi violait son droit à un re-
cours juridictionnel effectif, ga-
ranti aussi bien par la Constitu-
tion que par la Convention euro-
péenne des droits de l’homme.
Une fin de non-recevoir inédite
du ministre de l’intérieur conclut
provisoirement l’affaire : « J’ai dé-
cidé de le renvoyer dans son pays
(…), qu’importent les décisions des
uns et des autres. »
Stratégie déstabilisatrice
Ce faisant, il viole la Constitution,
parce qu’elle repose sur le principe
de séparation des pouvoirs et
qu’elle confère au droit internatio-
nal une autorité supérieure à la
loi. Face aux limites posées par le
droit dont il tente de s’affranchir,
il semble espérer des gains politi-
ques supérieurs à l’indignation
causée par son mépris de déci-
sions juridictionnelles obligatoi-
res. La stratégie affichée, dont rien
n’interdit de penser qu’elle pour-
rait être déployée dans d’autres
champs que la lutte contre le ter-
rorisme, ne peut que s’avérer pro-
fondément déstabilisatrice pour
l’ordre et la paix sociale, que le mi-
nistre doit veiller à préserver.
L’affaiblissement de l’Etat de
droit ne peut en effet que nuire à
la France, sur les plans national et
international. L’indifférence d’un
ministre aux décisions de justice,
sans que celle-ci ne donne lieu à
une réaction de l’Elysée ou de Ma-
tignon, ébranle la nécessaire con-
fiance du peuple dans la force et la
permanence du droit. Comment
espérer l’adhésion à la règle de
chacun, du simple citoyen au pré-
fet, lorsque le sommet de l’Etat
s’en détache ? Le mépris gouver-
nemental pour les décisions de
justice risque d’avoir de profonds
effets déstabilisateurs. Le ministre
de l’intérieur crée en ce sens un
précédent qui pourra être utilisé à
l’avenir par les formations politi-
ques qui lui succéderont aux res-
ponsabilités. La majorité politique
d’aujourd’hui, dans l’opposition
demain, sera-t-elle crédible à faire
des appels au respect de l’Etat de
L’AFFAIBLISSEMENT
DE L’ÉTAT DE DROIT
NUIT À LA FRANCE,
SUR LES PLANS
NATIONAL
ET INTERNATIONAL
droit lorsque ses opposants appe-
lés au pouvoir, y compris les plus
extrêmes, se prévaudront d’une
« doctrine Darmanin » ?
Par ailleurs, la conception de la
diplomatie fondée sur le droit ré-
cemment défendue par le prési-
dent de la République devant les
quarante-cinq autres Etats mem-
bres du Conseil de l’Europe est
compromise. Dès lors que l’un
d’entre eux décide de s’abstraire
seul des règles qui les lient, le droit
perd de sa capacité d’influence au
sein des instances internationa-
les. Pareille manière de conduire
une politique nationale ne peut
fonder une diplomatie euro-
péenne, alors même que la France
entend déployer une « stratégie
d’influence par le droit » pour les
années à venir. C’est une contra-
diction qui brouille la lisibilité de
la conception française du droit
européen et international. On
s’éloigne ici du respect de l’ordre
et de l’humanisme.
Dans le marbre des traités
Le contexte de la présente af-
faire, lié au terrorisme islamiste,
ne change rien à ces constats.
Certes, les rédacteurs de la Con-
vention européenne des droits
de l’homme, adoptée en 1950,
n’ont pas connu ce dernier. Ils ne
peuvent toutefois être taxés de
naïveté : tous étaient profondé-
ment marqués par le nazisme et
la guerre et connaissaient inti-
mement les horreurs dont les
êtres humains sont capables. Ils
n’ont pas hésité au moment
d’écrire dans le marbre des trai-
tés que la torture et les peines et
traitements inhumains et dégra-
dants ne peuvent jamais être
une méthode de gouvernement
– y compris par simple indiffé-
rence de l’Etat à ce qui se passe
hors de ses frontières lorsqu’il
procède à une expulsion.
En tout état de cause, dans le né-
cessaire combat contre le terro-
risme, le mépris du droit produit
toujours des effets contraires à
ceux espérés. Face aux méthodes
employées par les Etats-Unis
après 2001, qui peut encore soute-
nir qu’ignorer la prohibition de
l’usage de pareils traitements
rend un Etat plus fort face à cette
menace ? Dans la lutte sans merci
que le terrorisme islamiste mène
contre tout ce qu’incarnent les dé-
mocraties libérales, nos dirigeants
devraient être particulièrement
soucieux de ne pas nourrir le pro-
cès en hypocrisie que les con-
tempteurs de l’Etat de droit font
en permanence à l’Occident.
Si une volonté politique s’estime
entravée par le droit, c’est par le
droit et non par le coup de force
qu’il faut y répondre. En l’occur-
rence, rien n’empêchait la France
de tenter de convaincre la Cour
européenne des droits de
l’homme de l’absence de risque de
torture, par exemple en cherchant
à obtenir des garanties allant dans
ce sens auprès de l’Ouzbékistan.
C’est ce qu’elle fait habituellement
lorsqu’elle est mise en cause de-
vant cette juridiction internatio-
nale, le plus souvent avec succès.
Dans l’attente de la décision inter-
nationale, le droit français offre
un vaste arsenal de mesures de
contrôle et de surveillance d’un
individu suspecté de liens avec la
sphère djihadiste.
Dans le contexte actuel de résur-
gence de conflits intenses, la ro-
bustesse des liens sociaux est en
jeu. Le respect aléatoire de la règle
de droit au sommet de l’Etat ne
peut que les fragiliser. Le ministre
de l’intérieur, qui se trompe tout à
la fois de cible – l’Etat de droit – et
d’arme – le mépris des décisions
de justice –, doit urgemment se
voir rappeler cette réalité. Sauf,
bien sûr, à cautionner une adhé-
sion à géométrie variable aux va-
leurs fondamentales qui fondent
notre République. p
Premiers signataires :
Mustapha Afroukh, maître
de conférences en droit public
à l’université de Montpellier ;
Mihaela Anca Ailincai,
professeure de droit public
à l’université Grenoble-Alpes.
Liste complète sur Lemonde.fr
24 | idées 0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024

François Blot Sur la fin de vie, l’enjeu est d’éviter

une législation qui laisserait un goût d’inachevé
Le médecin réanimateur, spécialiste d’éthique médicale, associatifs ou, pire, d’une simple pres-
cription sans présence soignante par la
s’inquiète des lenteurs du projet de loi qui doit être suite serait un aveu d’abandon.
présenté en février et avance dix propositions pour
Une loi durable Le texte, dans son volet
un texte de progrès et de courage sur l’aide à mourir, ne pourra – s’il ambi-
tionne de prévenir de futures dérives –
faire l’économie de réfléchir à certaines
aux soins palliatifs et l’attention portée
au grand âge. En plus de moyens humains
et financiers, des innovations organisa-
tionnelles fortes seront nécessaires.
Une loi volontariste Les législateurs
s’attaqueront aux causes sociologiques
de l’obstination médicale déraison-
Une loi soigneuse de chacun Il sera
tenu compte du vécu des professionnels
de santé dans ce qui, pour nombre d’en-
tre eux, en cas de légalisation d’une aide
médicale à mourir, sera une révolution
culturelle, éthique et déontologique. Ce
respect de tous dépassera la simple
clause de conscience : l’introduction

L
e projet de loi « sur le modèle fran-
çais de la fin de vie », qui doit être
présenté en février, est sur la table
du président de la République.
L’exécutif est confronté à la nécessité de
répondre à des angles morts et à des
questions à ce jour non résolues par la
législation actuelle, et de marquer le
quinquennat par un acte sociétal fort
sans inquiéter les soignants – pas tant
en termes d’électorat potentiel que de
mise en péril d’un système de santé au
bord de la rupture.
L’enjeu, pour l’exécutif et le législateur,
est d’éviter une cote mal taillée, une de-
mi-mesure qui laisserait à tous un goût
d’inachevé et déboucherait sur des an-
nées de révisions successives, alimen-
tant de fait la « peur des dérives ».
Le mot d’ordre est-il devenu pour
autant d’aller « le moins loin et le moins
vite possible » ?
Annoncée par le gouvernement en dé-
cembre 2023, la « stratégie décennale
soins palliatifs, prise en charge de la
avec l’enjeu de ne laisser personne de
côté, nul patient sans réponse à sa de-
mande ni accompagnement solidaire, nul
soignant dans la crainte d’un recul éthi-
que et déontologique. Dix prescriptions
permettront de relever cette gageure.
Une loi globale Un texte global sur la fin
de vie ne saurait dissocier prise en
charge palliative et aide médicale à mou-
rir. Si cette dernière vient à être légalisée,
elle ne pourra être isolée, dans un texte
séparé, de la question générale de la fin
de vie dont elle constituera un des volets.
Une loi équitable La fin de vie ne laissera
personne sur le côté et proposera des mo-
dalités et des critères n’excluant aucune
situation. Ceux-ci prendront donc en
compte les cas de personnes qui ne peu-
vent accéder au suicide assisté, pour des
raisons physiques ou psychiques,
ouvrant de fait à une possibilité, excep-
tionnelle, d’euthanasie.
problématiques actuellement laissées en
dehors du périmètre envisagé : rôle des
directives anticipées, prise en compte des
atteintes cognitives ou psychiatriques, du
très grand âge, des malades mineurs. Le
très contestable critère du pronostic à
« moyen terme » devra être questionné et,
s’il est conservé, être défini clairement
par la loi au risque d’être laissé à l’arbi-
trage des seules sociétés savantes.
Une loi pertinente Une loi adaptée aux
enjeux de santé publique renforcera dras-
tiquement dans son premier volet l’accès
LA LOI NE DOIT
LAISSER PERSONNE
SUR LE CÔTÉ
nable, ainsi qu’à l’hypertechnicisa-
tion et à l’hypermédicalisation de l’exis-
tence par le développement d’indi-
cateurs pour les maladies les plus à
risque, dont le cancer, et les niveaux
d’engagement des soignants en situa-
tion de très grand âge.
Une loi visionnaire Le texte replacera
les défis liés à la mort au cœur du débat
citoyen, assurant les conditions d’un re-
gard sur elle large et précoce par des
campagnes de sensibilisation et une ac-
tion, notamment, dans les écoles.
Une loi pédagogique La nécessaire péda-
gogie sur la fin de vie lèvera l’ambiguïté
sémantique des termes « aide active »,
« suicide assisté » et « euthanasie ». Sera
privilégiée, par exemple, la notion
d’« aide à mourir, autoadministrée ou
médicalement administrée », plus fac-
tuelle. La médecine palliative évitera les
termes « soins », « accompagnement » (et
plus encore leur association) et « soins
d’une telle pratique s’accompagnera par
un soutien psychologique et une forma-
tion. Chaque acteur, en particulier les
médecins généralistes, les soignants à
domicile, ceux des soins palliatifs, sera
concerné, en évitant le transfert d’une
responsabilité collective sur quelques-
uns seulement.
Une loi française La loi rétablira le lien
entre citoyens et soignants. La France,
pays de Voltaire, d’Hugo, des droits de
l’homme, porte dans ses gènes une
puissante tradition de solidarité, une
éthique de déontologie que n’ont
peut-être pas les pays anglo-saxons, de
culture plus utilitariste, et dont les sys-
tèmes de santé sont organisés de ma-
nière très différente. Agiter les chiffons
rouges de prétendues dérives étrangè-
res est vain. Ayons plutôt confiance
dans la sagesse des hommes et des fem-
mes, du législateur et des soignants
français. p

douleur, accompagnement de la fin de
vie », un plan décennal rutilant mais
plutôt désincarné inquiète déjà, lui,
pour la suite du texte.
En tant que citoyen, à la fois soignant,
patient et aidant, j’aimerais dégager quel-
ques impératifs moraux et politiques
pour une loi de progrès et de courage,
Une loi solidaire L’exigence de solidarité
ne laissera personne seul face à l’agonie
et à la mort, en particulier sans un ac-
compagnement soignant adapté à la de-
mande et aux besoins de la personne,
donc y compris en cas de demande de
mort médicalement assistée. La perspec-
tive d’une décharge sur des bénévoles
ET PROPOSER palliatifs précoces », qui pourront faire
place à « médecine de support » – « pallia-
DES MODALITÉS tif » étant, dans l’inconscient collectif, as-
socié au stade terminal du patient. Au-
ET DES CRITÈRES delà des stricts termes de la législation François Blot est médecin
N’EXCLUANT les mots « dignité », « vulnérabilité » et réanimateur à l’institut Gustave-
« autonomie » seront utilisés à leur Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne), et
AUCUNE SITUATION meilleur escient. spécialiste d’éthique médicale

La France doit s’engager pour un traité international

sur les systèmes d’armes autonomes
Les discussions internationales sur l’encadrement de ces systèmes, placées sous les auspices de la Convention sur certaines armes classiques,
font face au blocage de plusieurs pays. Pour sortir de l’impasse, les représentants de quatre ONG estiment qu’il faut déplacer ces pourparlers à l’ONU

U
ne écrasante majorité de
pays [152], dont la France,
a voté, le 22 décembre, en
faveur de la première
résolution de l’Assemblée géné-
rale des Nations unies sur les
armes autonomes.
La résolution reconnaît « les en-
jeux de taille et les vives inquiétu-
des » soulevés par les « nouvelles
applications technologiques dans
le domaine militaire, y compris
celles liées à l’intelligence arti-
ficielle et à l’autonomie des sys-
tèmes d’armes ». Elle pourrait
ouvrir la voie à un traité d’inter-
diction et de régulation des systè-
mes d’armes autonomes que de
nombreux pays appellent de
leurs vœux. La France devrait sai-
sir cette occasion et jouer un rôle
moteur dans ce processus.
Il est urgent que la communauté
internationale s’attaque aux dan-
gers que pose la suppression du
contrôle humain sur l’utilisation
de la force. Les armes autonomes
menacent notre humanité et les
principes fondamentaux du droit
international. Les armes autono-
mes sont des systèmes qui, une
fois activés, ont la capacité de sé-
lectionner une cible à partir du
traitement de capteurs, et non
d’une intervention humaine.
Laisser le choix de tuer à des ma-
chines c’est franchir une ligne
rouge morale et éthique, les algo-
rithmes étant imparfaits et inca-
pables d’appréhender la valeur de
la vie humaine. Il n’est pas du tout
évident qu’une intelligence artifi-
cielle permette le respect du droit
international, notamment le prin-
cipe de distinction entre combat-
tants et non-combattants.
Les civils en paieraient le prix.
Les graves violations des règles
de la guerre commises dans les
conflits actuels en Ukraine, en Is-
raël-Palestine et au Soudan en-
traînent un coût exorbitant en
vies civiles. Les systèmes d’armes
autonomes rendraient la guerre
encore plus déshumanisante et
meurtrière pour les civils.
Automatisation croissante
Les armes autonomes représen-
tent également une menace sécu-
ritaire terrifiante. Elles peuvent
être déployées à grande échelle,
sans engager de soldats – à faible
coût, mais avec des conséquences
massives. Les laisser proliférer en-
traîne aussi le risque que des grou-
pes armés qui, déjà, ne respectent
aucune règle de la guerre se les
procurent. Et elles pourraient être
piratées et retournées contre les
pays qui les ont développées.
Depuis mai 2014, les discus-
sions sur les armes autonomes
dans le cadre de la Convention
sur certaines armes classiques
(CCAC) ont permis de faire pro-
gresser la compréhension com-
mune des dangers, des caractéris-
tiques et des limites nécessaires
pour ces armes. Mais une poi-
gnée de pays, notamment la Rus-
sie et l’Inde, ont maintes fois em-
pêché d’entamer des négocia-
tions, souhaitées par une
majorité d’Etats. Le processus de
décision par consensus au sein
de la CCAC rend possible ce blo-
cage par une minorité. Il est donc
évident que l’élaboration d’un
traité doit se faire dans un autre
forum. L’Assemblée générale des
Nations unies nous offre une so-
lution pour sortir de l’impasse.
Il y a urgence : l’automatisation
croissante des technologies
militaires nous rapproche dan-
gereusement de leur déploie-
LAISSER LE CHOIX
DE TUER À
DES MACHINES,
C’EST FRANCHIR
UNE LIGNE ROUGE
MORALE
ET ÉTHIQUE
ment massif. La menace est
connue et imminente.
Plus de cent pays demandent
l’ouverture de négociations pour
un traité sur les armes autonomes
mais aussi des responsables reli-
gieux, vingt-six lauréats du prix
Nobel et des milliers d’experts et
de scientifiques, plus de 250 orga-
nisations de la société civile, dont
les nôtres. Le Parlement européen
a voté deux résolutions en ce sens
et, le 5 octobre dernier, le secré-
taire général des Nations unies et
la présidente du Comité interna-
tional de la Croix-Rouge ont ap-
pelé les décideurs politiques à
adopter de manière urgente de
nouvelles règles de droit interna-
tional sur les armes autonomes.
Antonio Guterres recommande la
conclusion d’un traité d’ici à 2026.
L’année à venir sera cruciale. Les
Etats devraient présenter leurs
positions et ouvrir la voie à un
processus de négociation dès la
prochaine Assemblée générale de
l’ONU, en 2024.
Par le passé, d’autres traités ont
interdit le développement, la
production ou l’usage de certai-
nes armes, à l’image du traité
d’Ottawa sur les mines antiper-
sonnel, en 1997, ou de celui d’Oslo
sur les armes à sous-munitions,
en 2008. Sur la base de ces traités,
plus de cent Etats ont mis fin à la
prolifération de ces armes. Un si-
gnal clair a été envoyé aux indus-
triels et aux financeurs de ces ar-
mes, les rendant plus difficiles à
exporter, et indiquant clairement
que les Etats les utilisant seraient
stigmatisés. Bien que ni la Russie
ni l’Ukraine ne fassent partie de
la Convention sur les armes à
sous-munitions, l’utilisation de
ces armes dans ce conflit a suscité
une vague d’inquiétude.
Perspectives éthiques
La France a été à l’origine des pre-
mières discussions multilatérales
sur les armes autonomes il y a dix
ans au sein de la CCAC et a été l’un
des Etats les plus actifs et les plus
engagés sur ce problème, mais
elle pourrait faire beaucoup plus.
La France devrait prendre en
compte les aspects qui ont été
négligés dans les discussions jus-
qu’à présent, notamment les
perspectives éthiques, les impli-
cations en matière de droits
humains, la prolifération et les
impacts sur la sécurité mondiale
et la stabilité régionale et interna-
tionale, sans négliger le risque de
l’abaissement du seuil d’enga-
gement des conflits.
Il est essentiel que le gouverne-
ment français poursuive ses ef-
forts pour avancer de manière
constructive sur le sujet et sou-
tienne l’ouverture de négocia-
tions pour un traité en dehors de
la CCAC. C’est l’unique moyen réa-
liste d’aboutir à l’adoption de nor-
mes juridiques solides dans un
avenir proche. La France devrait
montrer qu’elle se place aux côtés
de la centaine de pays qui défen-
dent le renforcement du droit
international humanitaire et le
respect de la dignité humaine,
même en temps de conflit.
Plus que jamais, le monde a
besoin que les dirigeants mon-
diaux se fixent des règles, en con-
trôlent le respect et sanctionnent
les abus. Le développement et la
prolifération de ces armes qui
défient la morale et menacent la
sécurité mondiale ne sont pas
une fatalité. Le droit internatio-
nal est un choix politique. Nous
appelons la France à faire le bon
choix et à agir pour un nouveau
traité sur les armes autonomes. p
Signataires : Tony Fortin,
chargé d’études, Observatoire
des armements ; Bénédicte
Jeannerod, directrice France,
Human Rights Watch ; Manuel
Patrouillard, directeur
général, Handicap
International ; Jean-Claude
Samouiller, président,
Amnesty International France
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024 idées | 25

Chez Boeing, la finance contre les ingénieurs

ANALYSE De fait, le logiciel de M. Calhoun et des équi-
pes de Boeing est en cause. Le patron est un
déménager son siège à Chicago (Illinois), loin
de ses centres de production.
pilotes aient à suivre de coûteuses forma-
tions et souhaitent qu’ils puissent passer,

A
près la catastrophe évitée à bord
d’un Boeing 737 MAX 9 d’Alaska
Airlines, dont une partie du fuse-
lage a été arrachée, vendredi 5 jan-
vier, le PDG de l’avionneur américain, David
Calhoun, a fait amende honorable devant les
cadres de Boeing, mardi 9 janvier : « Nous al-
lons aborder cela d’abord en reconnaissant no-
tre erreur », a-t-il expliqué, ajoutant que les
BOEING compagnies aériennes étaient « profondé-
S’INTÉRESSE-T-IL ment ébranlées », mais qu’elles allaient con-
server leur « confiance en [eux] tous ».
ENCORE À Vraiment ? Après que les inspections
d’autres appareils ont montré que les vis de
L’AÉRONAUTIQUE la pièce qui bouche l’espace réservé à une
CIVILE ? ON PEUT possible porte de secours supplémentaire
n’étaient pas bien serrées ? Après la catastro-
EN DOUTER, TANT phe de deux 737 MAX en 2018 (Lion Air, Indo-
nésie, 189 morts) et 2019 (Ethiopian Airlines,
IL EST BIBERONNÉ À 157 morts), qui ont révélé des défauts de con-
ception et une volonté de dissimulation aux
LA COMMANDE autorités de régulation américaines ?
MILITAIRE On peut prétendre, comme certains analys-
tes financiers, qu’il s’agit d’un problème de
contrôle qualité qui sera vite surmonté. En
réalité, la confiance en Boeing est brisée. « Ils
sont revenus cinq ans en arrière. Calhoun doit
faire quelque chose de radical pour sortir de
cela. C’est une entreprise qui semble se soucier
des profits plus que de la sécurité », a accusé, le
9 janvier sur CNBC, Paul Argenti, professeur
de communication d’entreprise à l’univer-
sité Dartmouth (New Hampshire).
disciple de Jack Welch (1935-2020), qui, diri-
geant de General Electric de 1981 à 2001, en
avait fait l’entreprise la plus puissante du
monde, privilégiant la rentabilité. Le conglo-
mérat s’est effondré et a fini démantelé, tan-
dis que Jack Welch est accusé d’avoir tué le ca-
pitalisme industriel américain. Ses héritiers,
parmi lesquels M. Calhoun, sont aujourd’hui
accusés de tuer Boeing, géant de l’aéronauti-
que civile et militaire. Trop gros pour tomber,
il aurait peut-être sombré s’il n’était pas stra-
tégique et n’avait pas été sauvé par le refinan-
cement avantageux des « années Covid ».
Multiples défaillances de production
Tout remonte à la bascule de la culture d’en-
treprise intervenue au tournant du siècle,
avec la montée d’Airbus, que la firme n’avait
jamais pris au sérieux, et la course aux éco-
nomies. Comme l’explique le journaliste Pe-
ter Robison dans son ouvrage Flying Blind
(« voler à l’aveugle », Anchor Books, 2022,
non traduit), le slogan de l’entreprise, « tra-
vailler ensemble », est devenu « davantage
pour moins cher ». Boeing est passé d’une cul-
ture d’ingénieurs à une culture de financiers
et de commerciaux. En dépit de ses déboires,
il vaut plus qu’Airbus en Bourse.
Le drame se noue en 2000, lors d’une
grande grève des 23 000 ingénieurs de
Seattle (Etat de Washington), qui conduit à
un divorce entre les ingénieurs syndiqués et
la direction. Cette dernière décide alors de
Il faut aussi faire des économies sur les
nouveaux projets. Le lancement du
Boeing 777 avait fait la fierté des équipes
dans les années 1990. Pour son projet de
787 Dreamliner, la direction fixe un budget
plus faible de 60 % que celui du 777. Boeing
décide d’en délocaliser la production dans
l’Etat non syndiqué de Caroline du Sud, avec
des salaires deux fois moindres, mais peine à
former ses techniciens. En Europe, le droit du
travail, qui complique les licenciements et
renchérit la main-d’œuvre, force Airbus à
monter en gamme et en automatisation.
La demande de moyen-courriers s’envole.
L’avionneur de Seattle subit alors plusieurs
humiliations : en 2010, le patron de Ryanair,
Michael O’Leary, propose d’acheter
300 Boeing 737 à un prix 20 % au-dessous du
coût de revient de Boeing. Un an plus tard,
American Airlines menace de préférer l’A320
d’Airbus. La direction de Boeing décide alors
non pas de concevoir un nouvel appareil, ce
qui aurait coûté 25 milliards de dollars (près
de 23 milliards d’euros), mais de moderniser
ses 737, moyennant 2,5 milliards de dollars. Le
projet est mal conçu : les moteurs, plus gros et
fixés plus en avant sous les ailes, déséquili-
brent l’appareil. Plutôt qu’une correction très
coûteuse de la conception de l’avion, on lui
adjoint un logiciel pour le rééquilibrer.
Boeing se heurte alors à une nouvelle exi-
gence des compagnies aériennes low cost
américaines : elles ne veulent pas que leurs
comme chez Airbus, d’un modèle à l’autre.
Boeing prétend, contre l’évidence, que les pi-
lotes n’ont pas besoin d’une formation pour
piloter les 737 MAX, ce qui sera fatal aux pilo-
tes de Lion Air et d’Ethiopian Airlines.
Pendant ce temps, l’entreprise rachète ses
actions pour soutenir son cours de Bourse,
paye royalement ses dirigeants et externalise
tout ce qu’elle peut. Dès 2005, elle filialise
sous le nom de Spirit AeroSystems son usine
de Wichita (Kansas) afin de ne pas octroyer
aux ouvriers de cet Etat rural les mêmes aug-
mentations qu’à Seattle. Elle transforme aussi
des coûts fixes en coûts variables, en externa-
lisant la fourniture du fuselage. Cette filiale,
aujourd’hui en quasi-perdition économique,
multiplie les défaillances de production.
Boeing s’intéresse-t-il encore à l’aéronauti-
que civile ? On peut en douter, tant il est bibe-
ronné à la commande militaire, surtout de-
puis qu’il a fusionné, en 1997, avec le canard
boiteux McDonnell Douglas. Dès 2003, une
étude avait révélé que, sur la valeur de l’ac-
tion de 35 dollars, la partie civile ne valait que
3 dollars. Les contrats militaires, avec leurs
avances, sont tellement plus confortables !
Le nouveau déménagement de son siège,
en 2022, de Chicago à Washington, confirme
que la direction a pour priorité les contacts
avec le Pentagone et le lobbying politique.
Loin, trop loin des ingénieurs. p
arnaud leparmentier
(new york, correspondant)

CHRONIQUE | PAR ALEXANDRE PIQUARD

DANS LA CHAIR DU VIEUX CONTINENT
L’IA devient un enjeu LIVRE (Rhode Island). Ce monde, dont la
Galicie, le limes oriental de
raël, en 1995, pendant laquelle il
comprit que l’univers de ses ori-

de souveraineté D ans ces terres des con-

fins orientaux de l’Eu-
rope, sans cesse dispu-
tées durant des siècles entre la
Russie, l’Empire ottoman et
l’Autriche-Hongrie, était l’un des
cœurs battants, a été presque to-
talement effacé. Nul aujourd’hui
ne se souvient vraiment de ce que
fut ce foisonnant mélange. Nul
gines lui était totalement in-
connu. « L’histoire de ma mère
conduit ce livre », explique Omer
Bartov dans le chapitre final, qui
aurait pu – dû ? – être celui de son

D isposer de modèles d’intelli-

gence artificielle (IA) français
et européens est « un enjeu de
souveraineté technologique », a af-
firmé Emmanuel Macron mi-novem-
bre 2023, à l’occasion de la création de
Kyutai, un laboratoire de recherche en
IA lancé par Xavier Niel, fondateur du
groupe de télécoms Iliad (et action-
naire à titre personnel du Monde), Ro-
dolphe Saadé, PDG de l’armateur
CMA CGM, et Eric Schmidt, l’ex-DG de
Google. Le but est d’aider à créer des
logiciels capables de générer des con-
tenus texte, audio et vidéo compara-
bles à ceux de Google, Meta ou
OpenAI, le créateur de ChatGPT.
C’est aussi la mission de start-up
françaises comme LightOn, Hugging
Face ou Mistral AI. L’exécutif français
juge important de ne pas laisser à
quelques géants américains le mono-
pole d’une technologie d’usage assez
général, comme ce fut le cas pour les
réseaux sociaux, les moteurs de re-
cherche ou les écosystèmes mobiles.
La France est loin d’être la seule à
penser que l’IA devient un enjeu de
souveraineté. L’Allemagne promeut sa
start-up Aleph Alpha. Les Emirats ara-
bes unis ont lancé AI71 et l’Inde
Krutrim et Sarvam AI, elles aussi desti-
nées à faire émerger des modèles d’IA
locaux, relève The Economist. L’hebdo-
madaire britannique libéral décèle
même une « ère du nationalisme de
l’IA », dans laquelle « les Etats souve-
rains se lancent dans une course pour
contrôler leur destin numérique ».
Cette volonté laisse émerger toute-
fois certains défis. Que les modèles de
langue « ne soient pas seulement nour-
ris de contenus en anglais » est un « défi
civilisationnel », a déclaré M. Macron.
Cédric O, lobbyiste de Mistral AI et ex-
secrétaire d’Etat, répète qu’un robot
conversationnel attribuera, selon son
pays d’origine, l’invention de l’avion
au Français Clément Ader, aux frères
américains Orville et Wilbur Wright
ou au Brésilien Alberto Santos-Du-
mont. L’Etat a promis de mettre à dis-
position des textes et des images fran-
L’EXÉCUTIF FRANÇAIS JUGE
IMPORTANT DE NE PAS
LAISSER LE MONOPOLE
À QUELQUES GÉANTS
AMÉRICAINS
cophones d’entités publiques comme
la Bibliothèque nationale de France ou
l’Institut national de l’audiovisuel. En
Inde ou en Afrique, l’enjeu du multi-
linguisme et des langues et dialectes
l’Autriche-Hongrie, on pouvait
changer quatre ou cinq fois de
pays dans sa vie sans jamais avoir
même quitté son village.
C’étaient les frontières qui bou-
aujourd’hui ne se souvient de la
brutalité avec laquelle cette « sim-
plification » démographique fut
mise en œuvre, notamment pen-
dant la seconde guerre mondiale.
commencement.
L’histoire de sa famille, avec un
grand-père sioniste et un autre,
communiste, se confond avec
celle de la ville d’origine, qui eut
peu représentés en ligne est immense. geaient dans cet immense espace un bref moment de gloire interna-
Les géants américains, eux, se veulent qui s’étirait de la Baltique aux Bal- Héros et salauds tionale quand y fut signé, en 1672,
à l’avant-garde de la traduction par IA, CONTES DES kans, « là où les grands empires de Dans ses livres précédents, no- un éphémère traité de paix entre
avec des modèles gérant des dizaines FRONTIÈRES la période moderne s’étendirent, tamment dans Anatomie d’un gé- le roi de Pologne et le sultan otto-
ou des centaines de langues. d’Omer Bartov, se chevauchèrent, s’affrontèrent nocide (Plein Jour, 2021), Omer man. Avec force détails, citations
traduit de l’anglais puis s’écroulèrent », rappelle l’his- Bartov avait raconté cette longue et références historiques et litté-
Course aux supercalculateurs (Etats-unis) par torien Omer Bartov dans Contes suite de tragédies en prenant raires, il raconte, en mêlant les
En outre, les gouvernants, à Paris ou à Marc-Olivier Bherer, des frontières. Il a voulu faire res- comme point central la ville de époques, la terre galicienne, ses
Bruxelles, veulent mettre des capaci- Plein Jour, surgir un monde disparu qui était Buczacz, celle de ses parents, aux moments de splendeur et ses in-
tés de calcul publiques à disposition 460 p., 26 €. un mélange de cultures, de lan- confins de la Pologne et de nombrables drames, avec ses hé-
de leurs start-up et encouragent les gues, de peuples, de religions et, l’Ukraine occidentale. Plongé dans ros et ses salauds, nobles polonais,
supercalculateurs comme celui de pour finir, de nations qui, à leur les archives de l’horreur, il eut l’en- cosaques ukrainiens massacreurs,
Scaleway (filiale d’Iliad), même si leur tour, se sont combattues jusqu’à vie de raconter ce qu’avait été, prêtres exaltés et rabbin faiseurs
puissance n’atteint pas celle des lea- devenir peu ou prou ethnique- dans cette ville, le monde d’avant, de miracles. Le tilleul pluricente-
ders du cloud Google, Amazon ou Mi- ment homogènes sous l’effet des depuis les XVIe et XVIIe siècles, de naire, en partie détruit par la fou-
crosoft (partenaire d’OpenAI). tueries et des exodes. lui restituer sa chair, de raconter dre à la fin du XIXe siècle, qui se
Disposer de modèles développés lo- « J’avais été frappé par l’amnésie ses mythes et ses représentations, dresse toujours sur une place de la
calement – et éventuellement modi- collective que j’y rencontrais », ses identités multiples et ses mé- ville, résiste comme un ultime
fiables, comme les logiciels open écrit l’historien américain, pro- moires opposées. Le déclic fut une vestige de ce monde englouti. p
source de Mistral AI, LightOn ou fesseur à l’université Brown conversation avec sa mère, en Is- marc semo
Kyutai – intéresse certaines entrepri-
ses, soucieuses d’éviter de dépendre
du logiciel opaque d’un géant améri-
cain. Les Etats voudront-ils aller plus
loin et imposer des règles d’achat aux Transfert | par sergueï
entités publiques, comme la France
tente de le faire dans le domaine des
services et des données hébergées
dans le cloud ? Certains espèrent tou-
jours favoriser la tech européenne
dans les appels d’offres publics, avec le
vote d’un « Buy European Act ».
Autre défi : le financement des
start-up d’IA. Mistral AI est contrôlée
par ses fondateurs, mais les premiers
investisseurs de ses tours de table
sont des fonds américains. La start-up
française de défense Preligens se tar-
gue, elle, d’un capital 100 % français.
Demain, l’IA, vue comme une techno-
logie sensible, pourrait faire l’objet de
restrictions d’exportation : Washing-
ton a déjà interdit aux acteurs chinois
l’usage des meilleures puces informa-
tiques allouées à l’IA et décrété en no-
vembre 2023 l’obligation pour les ac-
teurs du secteur de déclarer leurs mo-
dèles les plus puissants et leurs tran-
sactions avec des acheteurs étrangers.
Enfin, la tentation d’un dumping ré-
glementaire entre nations émerge.
Londres ne veut pas réguler quand
Paris ou Berlin s’opposent à des dis-
positions du règlement européen AI
Act, jugées trop restrictives. « La régle-
mentation n’est pas l’ennemie de l’in-
novation », leur a rétorqué Margrethe
Vestager, la commissaire européenne
à la concurrence. p
26 | 0123
INTERNATIONAL |
par al ain fr achon
En 2024, tenir
face à Moscou
I EN CAS DE VICTOIRE
l faut écouter Vladimir Pou-
tine. C’est une précaution
élémentaire au moment où
Américains et Européens
chicanent sur le niveau de leur
assistance à l’Ukraine. Et il faut
prendre au mot le président
russe. 2024 sera une année test
des intentions de Moscou
comme de celles des Occidentaux
et, plus particulièrement, des
Européens. Poutine veut-il négo-
cier ? En ce début 2024, il s’avance
en position de force, bras grands
ouverts. « Nous voulons terminer
ce conflit le plus vite possible mais
à nos conditions », déclare-t-il le
1er janvier. Ces « conditions », il les
a énumérées dans sa conférence
de presse du 14 décembre 2023 :
« dénazification », « démilitarisa-
tion » et démantèlement. Le maî-
tre du Kremlin travaille en 3D.
« Dénazification », cela suppose
de disposer à Kiev d’un gouver-
nement soumis à la Russie.
L’Ukraine doit rester sous tutelle
russe – pas question d’un rappro-
chement trop avancé avec l’Occi-
dent. Poutine parle d’imposer
aux Ukrainiens un statut de
« neutralité ». « Démilitarisation »
parce que ladite « neutralité »
doit être désarmée, et le pays
privé d’une capacité de résistance
à la Russie.
Quant au démantèlement, il est
acquis, et le président ne suggère
pas d’y revenir. Après s’être em-
parée de la Crimée en 2014, la
Russie a annexé, en septem-
bre 2022, les régions du sud et de
l’est de l’Ukraine (Donetsk, Kher-
son, Louhansk, Zaporijia). Tout
est dorénavant « russe » en ces
lieux : la langue, la loi, la mon-
naie, les livres d’histoire, les pas-
seports et les timbres.
Si l’on résume l’ensemble de ces
« conditions », le tableau est clair.
Poutine détaille les éléments
d’une capitulation. Moscou ne
tolère ni une Ukraine indépen-
dante ni une Ukraine souveraine
dans ses frontières internationa-
lement reconnues. Idéalement,
l’autocrate des bords de la
Moskova espère casser le moral
de la population ukrainienne –
à coups d’attaques aériennes sur
les villes du pays.
Saper le crédit de Zelensky
Il entend saper le capital de crédit
dont dispose le président Volody-
myr Zelensky. L’ambition est tou-
jours la même : installer à Kiev
une direction politique à la botte
des Russes. Position de départ
maximaliste avant d’éventuelles
conversations ? Peut-être. Ou pos-
ture intransigeante dictée par la
situation plutôt favorable des
Russes sur le terrain militaire ?
L’un des meilleurs interprètes
de la pensée poutinienne, le poli-
tologue bulgare Ivan Krastev,
s’interroge : à un an d’une élec-
tion pouvant ramener son allié
américain Donald Trump au pou-
voir, « qui peut sérieusement ima-
giner que le président Vladimir
Poutine est ouvert à l’idée même
d’une négociation sérieuse ? ».
« Au minimum », écrivait Krastev
dans le Financial Times du 16 no-
vembre 2023, Poutine se conten-
tera d’une Ukraine amputée,
comme elle l’est aujourd’hui, de
20 % de son territoire : « L’objectif
ne serait plus alors d’établir une
Ukraine prorusse, mais de démon-
trer qu’une Ukraine pro-occiden-
L’AIDE CIVILE
ET MILITAIRE
À L’UKRAINE
EST À LA BAISSE,
ET LES ÉTATS-UNIS
HÉSITENT
0123
VENDREDI 12 JANVIER 2024
CHRONIQUE L’ÉQUATEUR
AU DÉFI DU
CRIME ORGANISÉ blique et aux meurtres et aux enlève- tiques réduisant fortement les dépenses
ments de membres de forces de sécurité, le
président Daniel Noboa a estimé le 9 jan-
vier que le pays faisait face à un « conflit
sociales, sur fond de dette abyssale.
L’instabilité politique qui s’est installée
dans le pays a contrarié jusqu’à présent
armé interne ». Il a ordonné la « neutralisa-
tion » des groupes criminels, mais en a-t-il
les moyens ?
l’élaboration d’une riposte qui ne pourrait
produire de résultats que dans la durée. Le
successeur de Lenin Moreno, Guillermo
L’Equateur, qui a longtemps fait figure de Lasso, a ainsi été absorbé par un conflit
havre de paix dans une région tourmentée, avec le Parlement qui avait engagé contre
est devenu une proie pour le crime orga- lui une procédure de destitution pour
nisé, à la faveur de la réorientation du trafic corruption. Cette tension a débouché sur
RUSSE, POUTINE de la cocaïne produite chez ses voisins vers les élections anticipées de 2023.
ses ports donnant sur le Pacifique. Mais Plus jeune président de l’histoire de
N’EN SERAIT l’essor de gangs locaux, l’irruption des car- l’Equateur, Daniel Noboa, issu d’une fa-
QUE PLUS ENCLIN tels mexicains, qui y ont transposé leurs mille richissime, dispose de très peu de
À D’AUTRES
AVENTURES
L’ Equateur est-il en passe de devenir
un Etat failli ? La question se pose
plus que jamais, depuis la défer-
lante de violences qui a suivi l’évasion d’un
baron du crime, Adolfo Macias, alias
guerres meurtrières pour le contrôle de ce
marché, comme l’arrivée de la mafia alba-
naise ont aussi été facilitées par une série
d’initiatives funestes dont les Equatoriens
paient aujourd’hui le prix.
temps pour faire ses preuves. Après avoir
passé seulement deux ans sur les bancs de
l’Assemblée nationale, il n’a été élu que
pour terminer le mandat de quatre ans de
son prédécesseur, qui s’achève en 2025, et
MILITAIRES « Fito », révélée le 7 janvier, du centre de dé- De la décision du président Rafael Correa ne dispose pas de la majorité au Parlement.
tention de haute sécurité où il purgeait (2007-2017) de mettre en concession les Les fragilités de l’Equateur soulignent
une peine de trente-quatre ans de prison. ports équatoriens à celle de son successeur, combien sont illusoires les ébauches de
tale, un jour ou l’autre privée du Adolfo Macias était soupçonné d’avoir or- Lenin Moreno (2017-2021), de supprimer réponses étroitement nationales à un mal
soutien de l’Occident, serait vite donné l’assassinat, le 9 août 2023, d’un can- le ministère de la justice et de confier à une qui ignore les frontières. Une déstabilisa-
un Etat failli. » Aux Européens, didat à l’élection présidentielle, Fernando agence qui en a rapidement perdu le con- tion prolongée du pays serait catastrophi-
qui ont annoncé l’ouverture des Villavicencio, qui dénonçait la corruption trôle un système carcéral théâtre de plus de que pour ses voisins immédiats, comme
discussions pour l’adhésion de et le poids grandissant des cartels de la dro- 400 assassinats au cours des trois dernières pour une bonne partie de l’Amérique la-
Kiev à l’Union européenne (UE), gue. Cette exécution constituait déjà un si- années, tout semble avoir été involontaire- tine. L’Equateur a besoin d’une aide sécuri-
de prouver le contraire. Cette gnal alarmant de la dérive équatorienne. ment fait pour faciliter l’ancrage du crime. taire à l’échelle du continent pour répon-
adhésion commande, en partie, Face à une vague de mutineries dans les Ce dernier a bénéficié en outre de difficul- dre à ce qui constitue, et de loin, la princi-
ce qu’on qualifiera de défaite ou prisons, à une spectaculaire prise d’otages tés économiques lancinantes, accentuées pale préoccupation de ses concitoyens. Il
de victoire pour l’un ou l’autre en direct sur un plateau de la télévision pu- par la pandémie de Covid-19 et par des poli- y a urgence. p
camp.
La défaite de l’Ukraine serait un
précédent, elle marquerait la fin
de l’inviolabilité des frontières en
Europe, elle serait une victoire du
camp autocratique sur la scène
internationale. A Moscou, le pou-
voir de Poutine serait plus assuré
encore. Confirmé dans sa foi en
la force, le président russe n’en se-
rait que plus enclin à d’autres
aventures militaires. Il en a été présentent
ainsi à chaque étape de sa carrière
– en Tchétchénie, puis en Géorgie,
puis en Syrie, puis en Ukraine,
à partir de 2014. C’est une loi de la
dictature : gagnant en confiance,
elle se croit inarrêtable.
Humeur isolationniste
Commentant la pression soviéti-
que sur Berlin au tout début des
années 1960, le président Charles
de Gaulle expliquait la nécessité
de « s’opposer aux actes hostiles
des Soviets ». « A un certain point
de menace de la part d’un impé-
rialisme ambitieux, déclarait le
chef de l’Etat français, devant la
presse, le 5 septembre 1961, tout
recul a pour effet de surexciter
l’agresseur, de le pousser à redou-
SPÉCIALISATIONS
bler sa pression et finalement faci-
lite et hâte son assaut. »
Dans les colonnes du Monde,
APRÈS UN
Nicolas Werth, le grand historien
de l’URSS, dit sa crainte : « Une
victoire russe est possible, non pas
BAC +3/+4
au sens où la Russie prendrait
Kiev, mais à travers un statu quo
incluant ses conquêtes actuelles. »
Les Ukrainiens ne peuvent avan-
cer d’autre ambition que celle de
recouvrer l’ensemble de leur ter-
ritoire. Ils ne reprendront sans
doute pas tout. Ils définiront
27 JANVIER 2024
quelle situation sur le terrain
les placerait en bonne position
pour négocier avec la Russie. Et
conclure la paix – à tout le moins,
une paix.
Pour Kiev, en manque de muni- Paris Montreuil Expo
tions, cette stratégie est affaire
de moyens : la paix dépend de la
poursuite de l’assistance occi-
dentale à l’Ukraine. Or, par rap-
port à 2023, l’aide, civile et mili-
taire, est à la baisse. Les chiffres
varient, mais 2024 s’annonce
mal. Les Etats-Unis hésitent. Une
moitié des Américains sont d’hu-
meur isolationniste – après tout,
en politique étrangère, c’est his-
toriquement la tendance domi-
nante aux Etats-Unis.
S’il n’en tenait qu’à Donald
Trump, le plus probable des
candidats républicains pour la
présidentielle du 5 novembre, les
Russes seraient déjà à Kiev, et les
Européens, qui, militairement,
vivent sur le dos de l’Amérique,
n’auraient qu’à s’en prendre à
eux-mêmes. Pour favoriser une
négociation entre Moscou et
INSCRIPTION GRATUITE
Kiev, l’Europe (UE et Royaume-
Uni ensemble) doit prendre en
SAMS.GROUPELEMONDE.FR
charge une part beaucoup plus
grande du soutien à l’Ukraine.
2024 dira si les Européens sont
au rendez-vous. p
 2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v Les 100 ans
de Labor et Fides

3
MOTS DE PASSE
v Matériaux
et outils de Marie
Darrieussecq

Isabelle Monnin
Archéologie
d’une
4 |5
silencieuse LITTÉRATURE
v Joy Sorman,
Sébastien Berlendis,

grand-mère Francisco Goldman,

Jabbour Douaihy

« Odette Froyard en trois

façons » raccommode,
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
à l’aide de souvenirs, v « Qui après nous
vivrez », d’Hervé
d’archives et de fiction, Le Corre

la vie d’une femme

secrète. Inoubliable
juliette einhorn

S
i la grâce des livres
d’Isabelle Monnin re-
lève trop de la magie
pour être tout à fait
tangible, elle se me-
sure aussi à la plus
éclatante, et la plus concrète, de
ses inventions : celle d’une mé-
thode pour lire les vies – de ses
proches aussi bien que d’incon-
nus. Les Gens dans l’enveloppe
(avec Alex Beaupain, JC Lattès,
2015) en fut, jusqu’ici, l’acmé.
L’originalité de sa démarche, sa
portée et sa beauté, tenait au dia-
logue inédit dans lequel l’autrice
faisait entrer la fiction et la re-
cherche biographique pour faire
collaborer littérature et enquête,
donnant vie à des photos de fa-
mille achetées sur eBay ; recou-
sant l’existence enfouie de per-
sonnages qui, sous nos yeux, de-
venaient des personnes. On lisait
d’abord le roman de ces êtres
reconstitués, pour ne découvrir
que dans une deuxième partie
leur vécu réel, qui semblait éma-
ner du romanesque, le prolonger,
en laissait éclater la puissance
de révélation. C’est dans la même
ivresse d’élucidation que se
creuse Odette Froyard en trois
façons, à ceci près qu’Isabelle
Monnin procède dans l’autre
sens : c’est ici le roman qui vient ter le front). Epousant plus tard
compléter, étoffer la vie.
Pour « prendre rendez-vous »
avec Odette Froyard, sa grand-
C’est en voyant, dans la
rue, un collage féministe croisé
– le nom d’une femme
tuée par son mari – que
l’écrivaine a été visitée
par sa grand-mère
Odette Froyard, date inconnue. Collection particulière
appel, pour venir à la rescousse
des souvenirs, à la vérité docu-
mentaire (témoins, actes admi-
nistratifs), en une investigation
qui raffine toujours plus sa mé-
thodologie. A travers ces recher-
ches archéologiques, le livre
sonde déshonneurs familiaux et
deuils précoces, aïeules « saison-
nières de la maternité ». En quoi
la normalité d’Odette était-elle
inquiétante ? De strate en strate,
chaque étape sert à réinterpréter
les précédentes : Odette fut une
enfant de la guerre (sa naissance,
en 1917, permit à son père de quit-
un instituteur de gauche, rejoua-
t-elle l’engagement de ses père et
grand-père francs-maçons ? Pré-
nommant un de ses fils
Daniel, voulut-elle faire
revivre ce camarade
à l’orphelinat,
Egyptien juif qui sera
assassiné à Auschwitz ?
Chaque hypothèse ne
fait qu’étendre un peu
plus le mystère d’une
femme qui a paru orga-
transforme en enquête sur ce qui
s’esquisse comme une généalo-
gie du silence : les registres ne
sont plus utilisés dans la froideur
de leur déroulé, mais font parler
des gouffres à la fois « tacites et
tabous ». Petit à petit, le silence
d’Odette Froyard se dépare de
l’ennui dont sa petite-fille le pen-
sait recouvert pour se vêtir d’un
autre catafalque, celui du secret.
C’est alors une hypothèse roma-
nesque (une histoire d’amour
manquée avec Daniel ; le silence
comme habit de noces et de deuil
conjugués) qui, en dernier lieu,
viendra combler les lacunes
du réel.
La mémoire se transvase à tra-
vers les paroles, mais aussi les
images, qui constituent égale-
ment le socle de l’enquête, son ca-
talyseur, et font office de balises.
C’est en voyant, dans la rue, un
collage féministe – le nom d’une
femme tuée par son mari – que
l’écrivaine a été visitée par sa
grand-mère, trente ans après sa
mort, comme si cette dernière
venait lui demander de faire par-
7
ENTRETIEN
v Boualem Sansal :
« Il n’y a plus
rien à attendre
des religions »
9
ESSAIS
v Le philosophe Vivien
Garcia fait face à l’IA
tos deviennent les indices d’une littérature qui écrit la vie, l’aug-
10
RENCONTRE
virtualité qui aurait pu infléchir mente ou l’exauce. Une lecture v Laird Hunt :
sa vie. D’une vérité tapie derrière médiumnique des archives. Une « La littérature
les apparences, source vive, invi- maison des possibles, fiction française enflamme
sible, de ce qu’Odette fut peut- inoubliable du réel qui nous ap- mon imagination »
être en dehors du regard des prend à le lire autrement, dans
siens, dans une autre dimension l’angle mort de ce qui est parfois
qui n’a appartenu qu’à elle. Une trop vrai, trop précieux ou trop
hypothèse amoureuse qu’Isa- grave pour ne pas être tu. p
belle Monnin tricote pour la ten-
dre à sa grand-mère en offrande. odette froyard
Elle fait ainsi d’Odette non plus en trois façons,
un attribut, mais un sujet. Contre d’Isabelle Monnin,
le silence et les secrets, ou peut- Gallimard, 272 p., 20 €,
être avec eux, elle crée une numérique 15 €.
© B. Roscot

niser autour d’elle une ler son nom. La vie d’Odette Froy-
clandestinité du quoti- ard, son flux obscurci et réveillé,
mère paternelle, l’écrivaine trans- dien. Tentant de pallier l’incom-
forme sa mémoire en champ de plétude des traces, l’écrivaine
se déploie d’une image à l’autre,
entre ces piliers figeant tel ou tel
ROMAIN
fouilles, mais ne parvient d’abord envoie la petite fille qu’elle était
à glaner que quelques scènes, « en reportage » dans le passé,
point du passé pour lui donner
une valeur de porte d’entrée.
SLOCOMBE
une « litanie de gestes routiniers » afin de se remémorer, mais sur- Certaines (le sourire d’Odette,
qui brossent le portrait d’une tout de comprendre. Qu’est-ce en 1933, nommée reine de son
Dans la France de l’Occupation,
femme discrète, effacée derrière qu’Odette, dont l’expression féti- village, ou à l’orphelinat) offrent un roman à couper le soule.
des verbes (« rincer », « laver », che était « Allez allez on n’en parle une correction à l’existence, à son Par l’auteur de la saga Sadorski.
« coudre »). D’une « vie lisse qui pas », ne voulait pas dire, ou vou- vernis. En prenant le contre-pied
sembl[e] n’intéresser personne, lait ne pas dire ? Dans le but d’ex- du scénario premier d’Odette Seuil
même pas elle ». Elle fait alors caver les souvenirs, la quête se Froyard – sa discrétion –, les pho-

Cahier du « Monde » No 24580 daté Vendredi 12 janvier 2024 - Ne peut être vendu séparément
2 | C’est d’actualité
Prudente rentrée d’hiver
Avec 5 % de publications de moins que l’année
précédente, la rentrée d’automne 2023 avait amorcé
une ­décrue que la rentrée d’hiver amplifie encore.
Le magazine professionnel Livres Hebdo annonce
une baisse de 6,7 % des livres publiés en janvier
et février par ­rapport à 2023. Une prudence
­particulièrement marquée du côté des premiers
­romans (61 titres, – 15,3 %) comme, en général, des
­livres d’auteurs francophones (348 titres, – 8,2 %).
La littérature étrangère, avec 134 titres (– 2,9 %), s’en
sort sensiblement mieux.
Labor et Fides fête son centenaire cette année. Entretien avec sa directrice, Marion Muller-Colard
« L’intelligence de la foi est un enjeu crucial »
ÉDITION
propos recueillis par
florent georgesco
P
rincipal éditeur protestant en
langue française, Labor et Fides
a 100 ans cette année. Installée à
Genève, cette maison indépen-
dante de taille moyenne, avec quatre em-
ployés et différents comités éditoriaux
composés d’universitaires, publie une
trentaine de titres par an, aussi bien sur
les sujets religieux – figurent à son catalo-
gue Luther et Calvin comme les grands
théologiens ou philosophes Karl Barth,
Lytta Basset, Dietrich Bonhoeffer, Jac-
ques Ellul, Paul Ricœur ou Paul Tillich,
des commentaires de la Bible ou encore
la monumentale Encyclopédie du protes-
tantisme, dirigée par Pierre Gisel (1995) –
que sur les enjeux contemporains – de la
crise climatique aux défis migratoires, en
passant par les débats sur le genre. Sa di-
rectrice, l’écrivaine et théologienne Ma-
rion Muller-Colard, qui lance une nou-
velle collection de courts textes,
« Qu’est-ce que ça change ? », revient sur
la voie singulière tracée par ses prédéces-
seurs et les perspectives qui s’ouvrent
pour le siècle suivant.
En 2022, vous avez succédé à Matthieu
Mégevand à la tête de cette maison
que vous connaissiez bien, puisque
vous y avez publié la plupart de vos
livres de théologie, en particulier
« L’Autre Dieu » (2014), un de ses suc-
cès historiques. Que représentait-elle
pour vous ?
C’était une maison envers laquelle
j’avais une dette intellectuelle depuis
mes études de théologie, et même avant,
Aller
de l’avant
La difficulté de
vivre dans un
monde incertain
nous pousse à
chercher bien des
parades, parfois à
l’extérieur de soi,
parfois en soi, dans sa propre
capacité à créer du sens avec
de l’absurde. C’est à cette lu-
mière que la promesse, dans la
belle méditation que Carole
Widmaier lui consacre, appa-
raît comme une manière de
redonner au temps une direc-
tion, par l’« inscription (…) dans
le tissu du monde » qu’elle crée
entre ceux qui se promettent
quelque chose, ou qui, comme
les enfants dans les yeux de
leurs parents, incarnent une
promesse, comme entre soi et
soi, lorsqu’on se promet
d’avancer vers un horizon,
quel qu’il soit, quand bien
même il ne sera jamais atteint.
Les « écarts » propres aux
vivants, « souvent creusés de
malheurs, individuels et collec-
tifs », écrit la philosophe,
« appellent au lien ». p fl. go
a La Promesse,
de Carole Widmaier, Labor et Fides,
« Qu’est-ce que ça change ? », 96 p.,
10 €, numérique 7 €.
Il me semble sain
et pertinent de renouveler
la direction pour apporter
un nouveau regard,
une autre sensibilité”
jean-baptiste passé
Le directeur général du Festival du livre de Paris,
dont la prochaine édition se déroulera du 12 au
14 avril, au Grand Palais éphémère (Paris 7e), a dé-
cidé de passer le flambeau à l’issue de la manifesta-
tion, comme il l’a expliqué à Livres Hebdo. Le nom
de son successeur n’est pas encore connu.
Dans les locaux de Labor et Fides, à Genève. Labor et Fides
depuis mon enfance, en fait. Mon grand-
père était pasteur et il y avait bien sûr
beaucoup de livres de Labor et Fides dans
sa bibliothèque. Ma grand-mère et lui,
qui ont été reconnus Justes parmi les na-
tions, ont même reçu pour leurs fian-
çailles un livre de Labor et Fides sur une
histoire de pasteur résistant.
Surtout, cette maison m’a toujours
paru avoir une vocation politiquement
essentielle, qui est de penser le religieux
de manière critique. Avec la sécularisa-
tion, on a pu croire que le religieux allait
disparaître, alors que c’est resté une ques-
tion latente, qui s’exprime aujourd’hui
dans sa pire version, à travers les diffé-
rents fondamentalismes. Or l’esprit criti-
que est consubstantiel au protestan-
tisme. Et, avec ce retour en quelque sorte
sauvage du religieux, y compris chez des
gens qui se revendiquent de la tradition
protestante, comme les évangéliques qui
soutiennent Trump ou Bolsonaro, l’intel-
ligence de la foi est devenue un enjeu cru-
cial du XXIe siècle. Qui prendrait cet enjeu
en charge, si une maison comme la nôtre
ne le faisait pas ?
Lors de leur création, les éditions
Labor – elles prendront le nom Labor
et Fides en 1943 – sont placées sous
l’égide du Département social ro-
mand, une œuvre qui gérait notam-
ment des foyers pour soldats ou
travailleurs. Il s’agissait de servir, en
édifiant les protestants suisses, en
faisant connaître la pensée protes-
tante… Que reste-t-il aujourd’hui de
cette dimension ?
L’esprit de service demeure notre rai-
son d’être. Mais, en traversant le siècle, la
maison n’a cessé de le porter à des en-
droits différents. Nous avons la chance,
en tant que centenaires, de n’avoir pas
besoin de nous soucier de la mode. Nous
sommes ancrés dans des valeurs qui
n’ont pas bougé, alors que tout bouge
autour de nous. En même temps, notre
tradition s’inscrit dans la théologie libé-
rale, qui fait de l’ouverture au monde une
exigence absolue. Nous ne sommes pas
Le « Manifeste
du surréalisme »
a 100 ans
L’année 2024 marque le centenaire de la parution
du Manifeste du surréalisme, d’André Breton.
A cette occasion, les Musées royaux des beaux-
arts de Belgique organisent, en collaboration
avec le Centre Pompidou, l’exposition « Ima-
gine ! », qui se tiendra à Bruxelles de janvier à
juillet. Les thèmes chers au mouvement, tels que
le rêve, l’exploration de l’inconscient ou la
­métamorphose, seront à l’honneur.
dans une politique de défense de nos va-
leurs, mais de réflexion sur elles et à par-
tir d’elles. Et donc, même si cela peut être
inconfortable, nous nous efforçons de
rester en prise directe avec les évolutions
du monde, son actualité, ses enjeux, la
mutation des pensées et des langages. Il
n’y a pas de service s’il n’y a pas cette vigi-
lance, cette attention portée au monde.
Cela se traduit, dans votre catalogue,
par un double mouvement, de la
théologie aux questions sociales ou
politiques. Comptez-vous préserver
cette dualité ?
Oui, et pas seulement par fidélité à no-
tre histoire, mais parce qu’il y a une de-
mande de plus en plus forte sur ces deux
plans. Une libraire me disait récemment
qu’elle vendait de plus en plus de bibles,
et qu’elle avait besoin d’une maison
« Notre tradition fait de
l’ouverture au monde
une exigence absolue »
comme la nôtre : « Je ne peux pas vendre
la Bible sans rien d’autre. Il faut que je
donne des outils de lecture. » La tentation
de la simplification est un des drames de
notre modernité. Une modernité épui-
sée de penser, alors qu’il faut maintenir
l’effort de la complexité, en particulier
autour de la religion. En même temps, il
faut continuer à s’ouvrir à toutes les
questions qui agitent l’époque. Je suis
fortement attachée, comme mes prédé-
cesseurs, à ce désir de donner du grain
à moudre en créant des outils de média-
tion. Là encore, l’esprit du protestan-
tisme a partie liée avec le livre, pensé
comme unique médiateur entre le sujet
et la parole, que ce soit la parole de Dieu
ou celle d’un autre humain.
Quel sens donnez-vous à la création
de « Qu’est-ce que ça change ? », votre
nouvelle collection ?
0123
Vendredi 12 janvier 2024
L’agresseur de Rushdie
ne perd rien pour attendre
Le procès d’Hadi Matar, l’homme qui avait tenté d’assassi-
ner Salman Rushdie le 12 août 2022, le blessant griève-
ment, devait se tenir à partir du 8 janvier. Ses avocats ont
obtenu un délai pour permettre à leur client de prendre
connaissance du livre que l’écrivain doit publier en avril,
sous le titre Knife. Meditations After an Attempted Murder
(« Couteau. Méditations après une tentative de meurtre »).
Ce report « ne changera pas le résultat final », a déclaré le
procureur, Jason Schmidt, à l’agence Associated Press.
Tempête
sous un
crâne
Puisqu’il existe
des couvertures
antidérapantes, le
contraire doit être
vrai, se dit Alexis
Jenni ce matin-là,
avant d’être « recraché par
[s]on lit dérapant » et de se
retrouver dans un monde à la
« géométrie molle » où tout se
dérobe. Soignée à temps, l’at-
taque cérébrale que l’écrivain
vient de subir n’aura d’autre
conséquence que de lui ouvrir
un champ de réflexion nou-
veau, dont ce petit livre subtil
et drolatique dessine les
contours. Un cerveau endom-
magé prend soudain la place
du réel, ou nous confronte à
sa nature exacte, à l’impos-
sibilité d’y accéder sans le
construire à travers les méan-
dres de cet « objet matériel
intérieur (…), avec sa fragile
consistance de flan », qui, lors-
qu’il se rappelle à nous, fait vo-
ler en éclats l’évidence fami-
lière, l’illusoire « innocence de
l’être-au-monde ». p fl. go
a Le Cerveau, d’Alexis Jenni, Labor
et Fides, « Qu’est-ce que ça change ? »,
96 p., 10 €, numérique 7 €.
Il s’agit dans mon esprit de créer un
échelon nouveau dans nos publications,
avec des livres, si l’on veut, apéritifs, of-
frant des repères solides et accessibles, et
qui peuvent donner envie d’en savoir
plus en se confrontant à des œuvres plus
exigeantes. Il y a quelque temps, j’ai eu
l’occasion d’enseigner la philosophie à
des jeunes gens de 18 ans, et cela m’ef-
frayait un peu. Un jour que j’en parlais à
Frédéric Worms, il m’a donné ce conseil :
« N’oublie jamais de leur demander :
“Qu’est-ce que ça change ?” »
C’est ce que j’essaie de traduire en ligne
Un
éditoriale depuis que je suis arrivée à la mouvement
direction de Labor et Fides. La crise ac-
tuelle du monde intellectuel me paraît
perpétuel
tenir, entre autres, à une formation uni- « L’origine, ça
versitaire qui pousse à l’abstraction, au change tout », écrit
point d’imaginer que ce qu’on élabore le psychanalyste
conceptuellement peut être transposé François Anser-
tel quel par le lecteur dans sa réalité met, qui ajoute
concrète. C’est une totale illusion, qui fait immédiatement :
qu’on perd la majeure partie des gens en « L’origine n’est pas tout. » Son
chemin. Si on cherche en effet à servir, on précis du bon usage des origi-
doit veiller à s’adresser au plus grand nes se tient entre ces deux
nombre. Mettre des auteurs au défi de propositions. D’un côté, ce que
répondre à la question « qu’est-ce que ça nous pouvons le moins choi-
change ? », c’est éviter la fuite dans l’abs- sir, nous qui aurions pu naître
traction et un jargon d’initiés. Pour pren- quelques siècles plus tôt, ou
dre les thèmes des trois premiers livres : sur un autre continent, ou
qu’est-ce que changent la promesse ou chat, ou plante ; de l’autre, la
l’origine dans une vie humaine, ou le fait conquête d’une liberté tou-
de mieux se repérer dans le fonctionne- jours arrachée à ce mélange
ment du cerveau ? de hasard et de nécessité qui
On confond trop souvent, dans le nous a jetés là où nous som-
monde intellectuel, l’intelligence et l’éru- mes. Soit le mouvement de
dition. On a tendance à croire que quel- toute vie, lequel, note Anser-
qu’un qui n’a pas la même culture que met, peut se résumer dans
soi n’a pas la même capacité à penser. ce « maniement du temps »
L’origine même du protestantisme est consistant à faire de chaque
une révolte contre ce genre de préten- instant un « temps zéro », selon
tion. Il affirme la souveraineté du sujet, la formule d’Italo Calvino,
sa capacité à penser par lui-même les recommencement perpétuel
grandes questions de la vie, avec d’autres qui n’efface rien, qui ne nous
mais sans que ces autres prennent le rend pas moins contingents,
pouvoir et que la discussion affaiblisse mais qui nous projette
l’esprit critique. C’est pour cela, aussi, que ailleurs, au loin. p fl. go
nous avons décidé de marquer notre cen- a L’Origine, de François Ansermet,
tenaire en lançant cette collection : elle Labor et Fides, « Qu’est-ce que ça
est au cœur de notre vocation. p change ? », 96 p., 10 €, numérique 7 €.
0123
Vendredi 12 janvier 2024
Matériaux
et outils
de Marie
Darrieussecq
raphaëlle leyris
C
ombien faut-il de livres pour
amener un écrivain, une écri-
vaine, au faîte de sa maîtrise ? Il y
a les milliers de textes lus, bien
sûr, et ceux qui constituent sa propre bi-
bliographie. Fabriquer une femme est le
vingtième que Marie Darrieussecq pu-
blie chez P.O.L depuis Truismes (1996). Un
chiffre rond pour un roman dont l’écri-
vaine reconnaît qu’il n’est « pas loin du
bilan ». On y retrouve Rose et Solange,
amies depuis l’enfance, héroïnes de La
Mer à l’envers (2019) pour l’une, de Clèves
(2011) et Il faut beaucoup aimer les hom-
mes (2013) pour l’autre. A partir de leurs
15 ans, l’histoire est racontée du point de
vue de la première puis de la seconde,
chacune incarnant la construction d’un
certain type de destin féminin, « avec un
petit côté Jane Austen », explique en sou-
riant Marie Darrieussecq au « Monde des
livres ». L’autrice confie avoir équitable-
ment distribué des éléments de son auto-
biographie entre Rose, « la bonne élève »
(née dans un milieu plus bourgeois que
sa copine, elle poursuit des études, se ma-
rie et fait des enfants à l’âge attendu avec
son amour de jeunesse), et Solange, « plus
punk » (le roman s’ouvre avec la décou-
verte de sa grossesse, en classe de se-
conde). Tout au long du livre, on retrouve
thématiques, obsessions et interroga-
tions qui courent à travers son œuvre,
dont de nombreuses études universitai-
res se font l’écho, renseignant Marie Dar-
rieussecq sur son propre travail. L’autrice
du Pays (2006) nous escorte obligeam-
ment dans une promenade en ses
contrées littéraires avec quatre arrêts
pour admirer la vue.
Alors que paraît
« Fabriquer
une femme »,
titre qui semble
récapituler
à lui seul le travail
de l’écrivaine,
parcours dans
une œuvre
remarquable
inaugurée voilà
bientôt trente ans
Femmes
Fabriquer une femme aurait déjà pu ser-
vir de titre à Truismes. Ce premier roman,
dont la narratrice oscillait entre le corps
d’une humaine et celui d’une truie, ra-
contait comment s’effectue le dressage
à la féminité par l’administration
constante de violences, dont son héroïne
n’avait pas conscience. Marie Darrieus-
secq se souvient qu’il est né de sa colère
de jeune femme, et était à ses yeux un
texte assurément féministe, même si elle
s’est toujours méfiée des pièges du ro-
man à message – « Je n’ai surtout pas de
leçons à donner à mes personnages. »
Avec le recul, Marie Darrieussecq es-
time avoir eu « énormément de chance
d’écrire en tant que femme », et de surgir
sur la scène littéraire en même temps
qu’« une bande de très bonnes autrices,
avec Christine Angot, Virginie Despentes,
Lorette Nobécourt… ». D’autant plus que
le succès de Truismes lui a offert d’emblée
« un statut hyperprivilégié dans un monde
de domination masculine ». Elle n’oublie
pas les glorieuses sherpas, « Nathalie Sar-
raute, Marguerite Duras, Simone de Beau-
voir », mais souligne : « Il restait tellement
de choses à dire, de récits à produire sur
l’envers du monde auquel on avait accès…
C’était très excitant. »
C’est au début des années 2000, cepen-
dant, qu’elle se penche plus précisément
sur la théorie féministe et y trouve
des concepts qui l’« aident à vivre ». A la
même époque, elle écrit Le Bébé (2002),
qui s’attache à l’expérience concrète de la
maternité si souvent laissée hors champ
– il lui vaut des volées de bois vert, qui la
font rire aujourd’hui, « comme ce journa-
liste pour qui [elle aurait] mieux fait de je-
ter le manuscrit avec les couches de [son]
fils ». Clèves, pour sa part, est un extraor-
dinaire roman du corps adolescent, qui
se collette sans rougir aux règles et flui-
des en tout genre – tout en explorant la
question du « consentement » et des « zo-
nes grises » quelque six ans avant #me-
too. En renouant avec Solange et Rose
pour Fabriquer une femme, elle explique
avoir voulu mettre au jour « la somme
d’injonctions qui pèsent sur les jeunes
filles, et comment elles doivent se confor-
mer au programme imposé ».
Au fait, croit-elle en une « écriture fémi-
nine » ? Après avoir longtemps résisté à
cette idée et « à ce qu’elle peut avoir d’es-
sentialisant », Marie Darrieussecq dit : « Il
existe une écriture qui a dû réfléchir des
deux côtés du patriarcat, et inventer une
langue à elle. Même si je ne serais pas
capable de la définir précisément. »
Langage
Le rapport entre les mots et l’expérience,
ce qu’ils en disent et ce qu’ils en cachent,
la manière dont la réalité est à la fois dési-
gnée et façonnée en retour par le langage,
en particulier les clichés… Voilà la matière
que travaille Marie Darrieussecq depuis
Truismes. L’emploi de « fabriquer » dans le
titre de son nouveau roman est assez
exemplaire, avec ce verbe qui « dit bien la
part d’artifice mais aussi de bric et de broc,
à partir desquels il faut faire ». L’âge auquel
elle saisit Rose et Solange, dans le prolon-
gement de Clèves, la passionne aussi en ce
qu’il est un temps d’apprentissage lin-
guistique, avec le maniement balbutiant
des « grands mots » – « je me revois essayer
“narcissisme” ou “charismatique” un peu
n’importe comment ».
Indissociable du langage est la question
du malentendu, dont se nourrit l’œuvre
de Marie Darrieussecq. Dans Il faut beau-
coup aimer les hommes, il semblait être
le socle même de la passion amoureuse,
en l’occurrence celle de Solange et du réa-
lisateur Kouhouesso. Il n’est pas moins
central dans Fabriquer une femme, qu’il
ait trait à la sexualité (presque toujours
affaire de méprise, arythmie, ratage) où à
l’amitié entre Rose et Solange. Elles ne
sont jamais si proches que quand elles ne
sont pas ensemble. Marie Darrieussecq
note : « C’est un lien très solide entre les
gens, le malentendu, même si on passe sa
vie à vouloir l’aplanir ou le défaire. »
Un double roman d’apprentissage
DANS LE DERNIER CHAPITRE de
Fabriquer une femme, Solange,
devenue actrice à Hollywood, in-
vite Rose et sa famille à Los Ange-
les pour assister à la première d’un
film dans lequel elle a tourné (voir
Il faut beaucoup aimer les hommes,
P.O.L, 2013). Elle découvre en pleine
projection qu’elle a été coupée au
montage. Mais la littérature est
meilleure fille que le cinéma :
avant cette scène, pendant trois
cents pages, Rose et Solange, qui
se sont rencontrées, enfants, dans
Clèves (P.O.L, 2011), auront succes-
sivement occupé le premier plan
du roman.
Mots de passe | 3
Fantômes
L’œuvre de Marie Darrieussecq est han-
tée. Les spectres y sont chez eux, à leur
aise, admis officiellement depuis son
deuxième roman, Naissance des fantô-
mes (1998), où une femme confrontée à la
disparition de son mari voyait surgir les
susnommés esprits. Dans Le Pays, il était
question de l’hologramme d’une grand-
mère morte et d’une « maison des morts »
faisant office d’attraction touristique.
Une présence invisible mais bien réelle
planait autour du berceau du Bébé ; la
narratrice de Tom est mort (2007), après
avoir perdu son enfant, guettait ses ma-
nifestations depuis l’au-delà ; on croisait
un appartement parisien hanté dans La
Mer à l’envers. Dans Fabriquer une femme,
les parents de Solange ont perdu un gar-
çon avant elle, auquel fait peut-être signe
Thierry, le fils qu’elle a adolescente, gar-
çon à la présence spectrale, vaguement
effrayante.
Si Marie Darrieussecq estime que l’écri-
ture est une « disponibilité aux fantô-
mes », elle n’interdit pas de relier, en par-
tie, cette conception à une donnée de son
histoire, la mort d’un frère né avant elle,
ainsi qu’au silence ayant entouré cette
perte vécue par ses parents. Il n’était pas
question pour elle d’écrire directement à
ce sujet du vivant de son père. Celui-ci est
mort au printemps 2023.
Celui-ci relate les constructions
respectives des deux « meilleures
amies » à partir de leurs 15 ans, et la
découverte, pour Solange, d’une
grossesse non désirée. Au moment
où elle accouche, Rose, de son côté,
s’interroge sur l’opportunité de pro-
fiter d’un voyage scolaire en Espa-
gne pour « le faire » ou pas avec
Christian, son amoureux depuis le
collège, qui deviendra plus tard son
mari et le père de ses enfants.
Trois décennies plus tard, le lec-
teur referme le livre, éberlué par
l’intelligence et l’inventivité narra-
tive de Marie Darrieussecq. Et par
tout ce qu’elle a réussi à glisser dans
Marie Darrieussecq, à Paris, en 2021.
DAMIEN GRENON/Photo12 via AFP
Personnages
Fabriquer une femme fait donc revenir
les personnages de trois livres précé-
dents. Rose et Solange (qui portent les
prénoms que l’autrice aurait voulu
donner à ses filles, si son mari ne s’y était
pas opposé) tiennent le haut du pavé,
mais il y a aussi leurs parents, copains,
ceux qui viennent du village de Clèves et
ceux que Solange rencontre à Bordeaux
puis à Paris, à Londres et à Los Angeles,
où elle fait carrière comme actrice…
Marie Darrieussecq assure qu’elle a,
« vers 40 ans » – au tournant des années
2010, donc –, estimé qu’il lui fallait se
créer « une réserve de personnages ». Elle
prétexte (sans qu’on la croie vraiment) la
« flemme d’en créer des nouveaux » : « Je
manque un peu d’imagination », jure-t-
elle. Surtout, elle a beaucoup de plaisir à
faire avec « la boîte de Playmobil » ainsi à
sa disposition, et s’amuse à les « ressortir
en fonction des besoins ». Elle projette déjà
de faire revenir Kouhouesso à Clèves, « en
tant qu’homme noir dans un village tout
blanc », songe aussi à rappeler Thierry, le
fils de Solange, ainsi qu’Emma et Gabriel,
les enfants de Rose. Elle se prépare sur-
tout à « régler son compte » à Arnaud, qui
fut jeune homme une sorte de tombeur
du village, « le salaud, le gagnant du sys-
tème hétérosexuel ». Toutes ces perspecti-
ves semblent la mettre en joie. p
ce double roman d’apprentissage
qui adapte remarquablement son
rythme à la trajectoire de chacune,
inscrit leurs histoires dans les
mouvements collectifs (sociétaux,
politiques, musicaux…) qu’elles
traversent, interroge la fabrication
du masculin autant que celle du
féminin, le rôle des déterminismes
autant que celui du hasard. C’est
brillant, juste, d’une finesse capable
de mélanger précision, douceur
et ironie. p r. l.
fabriquer une femme,
de Marie Darrieussecq,
P.O.L, 336 p., 21 €, numérique 15 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 12 janvier 2024

Bart hante le tribunal de Paris, assiste à toutes les audiences

– et désespère du système. « Le Témoin », doucement subversif

Joy Sorman a mal à la justice

florence bouchy

O
n croit d’abord, en li-
sant Le Témoin, à un
prolongement du livre
précédent de Joy Sor-
man, A la folie (Flammarion,
2021). Mettant l’écriture littéraire
au service du reportage, l’écri-
vaine y dressait un état des lieux
édifiant de la psychiatrie fran-
çaise. Aujourd’hui, c’est à l’insti-
tution judiciaire qu’elle se
confronte. Comme à l’hôpital,
« on y entre le plus souvent contre
son gré, faible et inquiet. Accusé,
victime ou patient, écrit-elle, c’est
le même statut, friable, diminué, le
même destin incertain ». Pour les
deux ouvrages, Joy Sorman a
enquêté, arpentant les lieux, ob-
servant les codes et les usages,
cherchant où affleure encore
l’humain sous les montagnes de
protocoles et de procédures. Pour
écrire Le Témoin, c’est au cœur du
nouveau tribunal de Paris, dans
le 17e arrondissement, qu’elle s’est
immergée. Elle en a non seule-
ment exploré les coins et recoins,
mais elle a surtout assisté aux
audiences de nombreuses cham-
bres, pour inventorier la variété
des manières dont la justice
est rendue.
La force d’A la folie tenait en
grande partie à l’emploi du « je » :
attestant la véracité des scènes
rapportées par l’autrice, il tradui-
sait un choix éthique, transmet-
tait la sensibilité et les valeurs pré-
sidant à la lecture que faisait Joy
Sorman du réel effarant contre le-
quel elle se cognait. On est donc
d’abord un peu surpris, pour un
projet du même ordre, par son
choix, cette fois-ci, de la fiction et
d’une narration à la troisième per-
sonne. Imaginant un personnage,
Bart, qui décide de passer ses jours
et ses nuits à l’intérieur du tribu-
nal pour « vérifier que la justice est
juste », l’écrivaine détaille les
audiences auxquelles il assiste et
les stratagèmes qu’il met en
œuvre pour échapper à la sur-
veillance des gardiens et des
caméras. Faut-il voir, ici, un
artifice romanesque qui exonére-
rait la narratrice des propos que
tient son personnage sur le fonc-
tionnement de la justice, ou un
choix esthétique et idéologique
portant haut l’engagement de
l’autrice ?
Au fil des condamnations
Le lecteur oscille longtemps
entre ces deux hypothèses,
d’ailleurs pas entièrement
contradictoires. D’autant que,
par-delà toute vraisemblance, les
affaires, de quelque nature et gra-
vité qu’elles soient, se concluent
toutes de la même manière :
l’accusé est jugé coupable. Mais
c’est précisément parce que Le Té-
Dans le tribunal de Paris. Romain BEURRIER/REA
moin maintient longtemps cette
hésitation qu’il a tant de force. La
profondeur de son propos se ré-
vèle peu à peu, comme s’il mûris-
sait longuement dans la cons-
cience du personnage, et s’im-
pose en douceur au lecteur. Face
à des juges dont le métier est
d’« appliquer la loi plutôt que ren-
dre la justice », rien ne sert de
manifester bruyamment sa dé-
EXTRAIT
« Bart doute qu’il serait un bon juré de cour d’assises,
un juré fiable aux yeux de la justice, il lui semble qu’il
manquerait précisément de faculté de jugement, ce qu’il
nommerait “goût” plutôt que “faculté”. Un goût pour le
jugement, la sentence, cette drôle de prétention à juger
les autres, leurs vies, la vie même quand elle se dégonde,
au nom de valeurs, célestes et incontestables, au nom
de certitudes incrustées dans la pierre des frontons et
des crânes, d’idées officielles et notoires.
Bart considère que si nous jugeons ce qui nous heurte,
nous disconvient, il serait juste de requalifier le juge-
ment en aversion, en colère. »
le témoin, pages 40-41
sapprobation. « S’indigner, se dit
Bart, serait illusoire et feint. » Et
ne ferait que dédouaner à bon
compte l’observateur de la part
qu’il prend dans le système qu’il
prétend dénoncer.
Tout au fond des salles
d’audience, au fil des condamna-
tions auxquelles il assiste, l’évi-
dence s’impose à Bart : la justice
manque son objet en s’acharnant
à désigner un coupable unique. Et
« c’est parce qu’il ne croit plus à la
responsabilité individuelle, parce
que je est un leurre et que moi est
incertain – il lui préfère le nous,
plus honnête, plus précis – , que
Bart a le sentiment que la culpa-
bilité [des uns] dédouane tous
les autres ». Ce que traduit le parti
pris romanesque de Joy Sorman,
son choix de la fiction et son refus
de la première personne du sin-
gulier, c’est sans doute l’im-
possibilité qu’éprouve l’autrice
d’attester – de cautionner, pour-
rait-on dire – la barrière morale
qui semble séparer les condam-
nés et les disculpés. Puisque « la
société existe et que nous y som-
mes jusqu’au cou, et qu’elle est en
nous, incrustée, martelée – victi-
mes et complices, [nous sommes]
tous coupables », fait-elle dire à
son personnage.
Reste à en tirer toutes les consé-
quences. La fiction n’est-elle pas,
là encore, le meilleur laboratoire
de l’utopie ? Le personnage que
suit Joy Sorman décide de « pren-
dre enfin sa part dans la responsa-
bilité collective de tous les délits »
et de se laisser condamner à son
tour sans se défendre. Nouvel ava-
tar de Bartleby, le héros éponyme
de la nouvelle d’Herman Melville
(1819-1891), il oppose alors un
même « je préférerais ne pas » à
toutes les demandes et questions
qui lui sont faites. Façon de résis-
ter par la fuite, plutôt que par la
lutte directe. Une subversion
douce dont la fiction permet
d’imaginer les effets révolution-
naires. p
le témoin,
de Joy Sorman,
Flammarion, 288 p., 21 €,
numérique 15 €.
L’adolescent rejeté
« Sous la menace », c’est la position
presque existentielle dans laquelle se
trouvent les personnages de Vincent
Almendros, de Ma chère Lise à Faire
mouche, en passant par Un été
(Minuit, 2011, 2018 et 2015). Tous les
romans de l’écrivain, né en 1978, han-
tés par des secrets de famille, baignent
dans une ambiance lourde, dont les
tenants et les aboutissants ne sont
révélés qu’au compte-gouttes,
entretenant un suspense presque
suffocant, même si les ressorts de
l’intrigue ont peu à voir avec ceux
d’un authentique polar.
Dans Sous la menace, cette tension
s’impose dès les premières lignes du
récit fait par Quentin du week-end
qu’il passe avec sa mère et sa cousine
chez ses grands-parents. L’adolescent
est en passe de se faire renvoyer de son
collège après une bagarre, dont on
découvrira petit à petit la cause. Sa
mère n’a pas attendu cet événement
pour le rejeter, mais pour quelle rai-
son ? Et pourquoi la visite annoncée
au père n’a-t-elle pas eu lieu ?
Le malaise grandit à mesure que l’écri-
vain joue des pronoms personnels qui
peuvent induire la confusion, s’amuse
avec la polysémie des mots, le mon-
tage et les coupes. Il ouvre ses chapi-
tres par des plans ultra-rapprochés qui
promettent des scènes bien plus gore
qu’elles ne le sont. Cette malicieuse
élaboration de la forme, très en phase
avec le catalogue des Editions de Mi-
nuit, qui accueille Vincent Almendros,
ne se fait pas au détriment du récit ou
des émotions : elle nourrit au contraire
ce roman de l’adolescence, du silence
et du deuil. p raphaëlle leyris
a Sous la menace, de Vincent Almendros,
Minuit, 144 p., 17 €, numérique 12 €.
Adikou sur le chemin
Tantôt « elle », dans la voix d’un narra-
teur omniscient mais indifférent, tan-
tôt « tu », dans celle d’une amie que
personne ne voit à part elle, l’héroïne
d’Adikou se méfie de sa propre exis-
tence. Métisse, exotique, femme noire,
fille des îles, black, bourgeoise, Franco-
Togolaise, citoyenne du monde… Les
étiquettes qu’on lui colle glissent sur
elle comme autant de mensonges.

Souvenirs vibrants et brume de chaleur sur la côte ligure
« Lungomare », de Sébastien Berlendis, beau récit d’une promenade italienne estivale
porte bien son nom : le récit nous
conduit à cet endroit du passé qui se
confond pour le narrateur avec un songe
d’avant la naissance, les voyages amou-
reux de ses parents, « jeunes adultes » d’à
fabrice gabriel peine 20 ans, dont il lui reste quelques
photographies Kodachrome prises dans
bord au large de la baie, « maillot deux-piè-
ces attaché dans le cou, mauve, délavé,
large chaîne en or (…), la tête penchée,
les hôtels de la côte au loin dans un flou lé-
ger »… En vacances dans ces mêmes lieux,
son fils répétera les ges-
lungomare, tes de l’été, décrivant la
percer : les points de suspension de toute
vie, peut-être.
Conformément à son titre, annoncia-
teur d’une promenade italienne en bord
de mer, le livre serpente ainsi le long
d’images à demi rêvées, présentes ou
passées, dans une vapeur d’été qui peut
La jeune femme voyage alors dans le
pays de son père fugitif qui n’a pas dai-
gné lui transmettre sa langue, l’éwé, et
partout où elle croit voir son reflet. De
Paris à New York ; en train à travers le
Mississippi et les routes d’esclaves en
Louisiane ; dans les rues de Lomé sur
un zemidjan (« taxi-moto ») ; au village,
près de l’océan, au Togo, où les enfants
l’appellent « yovo » comme si elle était
une touriste blanche. Là-bas, une pas-
sante lui rit au nez : son prénom,
Adikou – prononcé « Adikui » en éwé –
n’existe pas.

I
l arrive que l’on écrive dans le mou-
vement de l’oubli, le même, au fond,
que celui de la mémoire : en faisant
de ses souvenirs un livre, on s’en
allège, les abandonnant à la page comme
une trace qui pourtant les efface… Drôle
de paradoxe, que l’on éprouve en lisant le
bref et beau récit de Sébastien Berlendis,
Lungomare : un livre léger de notations
heureuses, qui ont l’espèce d’ébriété
volatile des routes de vacances, ici en
Italie, le long de la côte ligure, entre San
Remo et Portovenere, vers la petite sta-
tion balnéaire de Roccabianca, au centre
de l’été.
Discrète mais formidablement élé-
gante, la collection « Un endroit où aller »
qui accueille l’écrivain chez Actes Sud
un temps prénumérique, d’une poésie
demeurée pour cela assez mystérieuse.
Le procédé est familier à Sébastien Ber-
lendis, lui-même photographe, qui aime
se servir d’images anciennes pour
aiguiller le présent de sa prose, la faire
glisser vers l’ailleurs : c’était le cas par
exemple dans son livre précédent, Seize
lacs et une seule mer (Actes Sud, 2021),
où il divaguait joliment autour de Berlin,
guidé par les bobines d’un vieux film
en noir et blanc trouvées chez un
brocanteur.
Cette fois, la cartographie est d’abord fa-
miliale : ses parents ont passé le mois
d’août 1971 sur la côte ligure, à San Remo,
et une image étonnante montre la mère
poser « telle une starlette » sur un hors-
de Sébastien chaleur des dimanches
Berlendis, à la plage, les infinis ri-
Actes Sud, tuels de l’Italie au soleil,
« Un endroit toute une chorégraphie
où aller », du flirt et des lieux de
80 p., 14,50 €. mer, le corps aussi de
son amie, la belle
et blanche Annabella, avec laquelle « le
présent accourt à toute vitesse ». Le passé
cependant ne reste jamais loin, rappelé
par d’autres photographies encore, que
le narrateur conserve un peu comme
un passeport sentimental, témoignages
d’instants vécus par ses parents, ailleurs,
sur la côte varoise ou au départ de la Costa
Brava… Dans ces clichés sans cesse repris,
si souvent contemplés, quelque chose
d’irrésolu mais de profond finira par
faire penser aussi à l’imaginaire du pho-
tographe Claude Nori, par exemple, avec
sa sensualité solaire, la vibration préser-
vée d’une jeunesse immédiate, presque
adolescente encore… Y aurait-il pour cela
quelque nostalgie, dans les tableaux bal-
néaires de Sébastien Berlendis ? « Pen-
dant les mois d’été, confesse-t-il, il est fré-
quent que je revisite les lieux de mon
passé, ceux où un bonheur s’est un jour
accompli ; cette fois, je m’abandonne, je
laisse de côté les revenants égarés… » Lun-
gomare raconte avec grâce cet oubli des
fantômes, que le livre convoque d’abord
dans le mouvement délicat de son écri-
ture, puis laisse filer vers notre imagina-
tion heureuse, éblouie comme par un
soleil d’août. p
La quête des origines, le racisme ordi-
naire, la déchirure et le flottement
créés par la condition de métisse sont
les sujets de ce texte flamboyant. Mais
le saisissement vient d’ailleurs. De la
voix de son héroïne, lucide et désabu-
sée, et de la structure de ce premier ro-
man. Née en 1997 à Paris, installée à
Berlin, Raphaëlle Red invente ici une
forme pour dire l’impossibilité d’être
soi : un road trip poétique, hanté par
les fantômes intimes et collectifs, qui
empêchent et permettent – en même
temps – de trouver sa place. Des débuts
on ne peut plus prometteurs. p
gladys marivat
a Adikou, de Raphaëlle Red,
Grasset, 224 p., 19,50 €, numérique 14 €.
0123
Vendredi 12 janvier 2024
Critiques | Littérature | 5
Avec « Monkey Boy », l’écrivain américain Francisco Goldman assume
sa filiation proustienne dans un saisissant jeu sur la mémoire

Retour à Boston, retour à l’enfance

Philosophie chatte
Qui aurait cru que Valerio Romao, à
qui l’on doit les bouleversants Autisme
et De la famille (Chandeigne, 2016 et
2018), verserait un jour dans la lucra-
tive littérature féline ? Dès la première nils ahl
nouvelle de son recueil, Dix raisons de

vouloir être chat, l’auteur portugais,
surnommé « le Médecin des hôpi-
taux », démontre qu’il n’a rien perdu
de sa radicalité.
Foin de « ronronthérapie » ! L’intime,
quand il flirte avec la folie, ou l’indici-
ble honte, est toujours ce qui l’occupe
tandis qu’il se penche sur sa galerie
claudicante de personnages. Un enfant
« ontologiquement pauvre », ultra-
lucide quant à sa condition sociale ;
un fonctionnaire psychotique qui n’en
peut plus de rater sa vie à faire des
photocopies en regardant les pigeons ;
un bègue, moqué à l’école comme à la
maison ; un vieux couple tiraillé par le
désamour ; et cet étudiant en philoso-
phie débordant d’hormones, mortifié
par son absence de popularité auprès
des filles.
L’envie d’en finir plane au-dessus de
chacun. Mais voilà qu’un chat passe,
gracieux et indifférent. « Il serait si bon
de n’avoir rien à faire d’autre que se lé-
cher le poil en une soigneuse hygiène
personnelle sans shampooing ni savon
ni corps parfaits/ il serait si bon/ de
n’être qu’un chat rigoureusement félin
dans le parfait accomplissement de son
identité », songe l’un des narrateurs.
Déprimé et ironique, Romao séduit
avec ces histoires courtes, qui sem-
blent suggérer que l’être humain est
un chat raté. p gladys marivat
a Dix raisons de vouloir être chat (Dez
razoes para aspirar a ser gato), de Valerio
Romao, traduit du portugais par Joao Vieigas,
Chandeigne, 96 p., 16 €.
Une bataille
des sexes
Connue en France pour Les Amants
polyglottes et Bret Easton Ellis et les
autres chiens (Gallimard, 2018 et 2019),
la Suédoise Lina Wolff (née en 1973)
choisit volontiers pour cadre de ses
romans l’Italie ou l’Espagne, où elle a
vécu. Dans La Prise du diable, elle ne
déroge pas à la règle : l’action se passe à
Florence, où l’héroïne, une jeune Scan-
dinave, arrive pour vivre un « grand
amour », ou ce qu’elle croit tel, avec un
partenaire italien.
Au-delà des différences de modes de
vie et de points de vue que l’on ima-
gine facilement et que l’on devine iné-
vitables, une autre difficulté, bien plus
fondamentale, sera fatale au couple :
l’incompatibilité entre le féminin et le
masculin. Cette dernière débouchant
sur la « guerre des sexes » dont le célè-
J
uste avant l’aube, traversant un
monde froid qui peine à se réveiller,
un homme se presse pour prendre
le train. Dans les premiers instants
d’un voyage qui l’emmène de New
York à Boston pour rendre visite à sa
mère âgée, Frankie Goldberg se surprend
à penser à son enfance : « Je ne me sou-
viens de rien autant que de ma peur de
mon père. » D’un revers de main, exas-
péré, il voudrait chasser ce sentiment qui
remonte du passé. Mais Monkey Boy, le
cinquième roman de Francisco Gold-
man, est l’histoire de l’une de ces pensées
opiniâtres qu’on tente de congédier, qui
résistent, puis qui en entraînent d’autres
et mettent en marche toute une mécani-
que mentale le temps d’un week-end, du
jeudi au dimanche, pour reformuler en-
tièrement le récit familial auquel on s’est
longtemps habitué comme à une évi-
dence. Fausse piste… Cette image du père
violent ouvre sur d’autres mensonges,
ombres trompeuses ou secrets d’alcôve
qui tombent tels des dominos au fil des Francisco Goldman, à Vincennes (Val-de-Marne), en 2012. JP Baltel/Bureau 233
conversations que le narrateur entre-
tient avec différents protagonistes de son
enfance – et avec lui-même. narrateur au nom plus éloigné de celui tité derrière le nom de famille Goldberg. »
De Frankie Goldberg à Francisco Gold- de l’écrivain, Roger Graetz. Cultivant ses références et ses em-
man, il n’y a qu’un pas qu’un lecteur On ne sait si cela tient au fait de roman- prunts à la littérature juive états-unienne
averti franchira allègrement. L’auteur et cer davantage, d’effacer le maquillage de et latino-américaine, Monkey Boy dit
son personnage sont tous deux écri- fiction ou de brouiller plus, encore, un également, de manière explicite, sa filia-
vains, nés d’un père juif américain et pacte autobiographique incertain. L’effet tion proustienne (et on pourrait voir un
d’une mère guatémaltèque, ils ont tous est en tout cas saisissant. C’est ici, cepen- Jean Santeuil – l’ébauche de la Recherche –
les deux passé la plus grande partie de dant, que l’on comprend l’ambition du dans The Long Night of White Chicken). Le
leur vie adulte en Amérique centrale en texte – qui ne se contente pas des allu- jeu sur la mémoire recapturée par le ro-
tant que journalistes après avoir grandi sions et du jeu de pistes de l’autofiction man se fait cependant ici au fil des confi-
aux Etats-Unis. Aux jeux autofictionnels, pure. Monkey Boy est également un dences fragilisées par la maladie d’Alzhei-
Francisco Goldman a accoutumé son roman sur l’identité. D’ascendance juive mer d’une mère déclinante. Frankie assi-
et guatémaltèque, surnommé Frankie mile petit à petit les vérités incertaines,
pendant son enfance, mais prénommé les aveux indirects, ses propres enquêtes
Ce roman est l’histoire de l’une Francisco, vivant en espagnol et écrivant sur l’histoire tourmentée du Guatemala
de ces pensées opiniâtres qu’on en anglais, le personnage principal est – qui finissent par se fondre dans un récit
une somme contradictoire, insaisissable, négligeant délibérément la ponctuation
tente de congédier, qui résistent, s’incarnant dans la solitude (notamment et les guillemets. La violence politique et
puis qui en entraînent d’autres amoureuse) qui le poursuit pendant une historique de l’Amérique centrale se su-
partie de sa vie. Et qui lui vaut également perpose, elle, à celle du père défaillant,
la plaisanterie assassine de l’un de ses tandis que les échecs sentimentaux du
lecteur, il y a plus de dix ans, dans le très amis écrivains : « Gero a dit en plaisan- personnage répondent à ses ruptures fa-
émouvant Dire son nom (Christian Bour- tant que, quel que soit le pays où je me miliales. Roman des temps retrouvés,
gois, prix Femina 2011). Mais Monkey Boy rendais, les habitants de ce pays me consi- Monkey Boy est donc un texte de libéra-
va encore plus loin. Il ajoute les charmes déraient toujours comme appartenant au tion et d’émancipation. Il se clôt comme
de la réécriture aux arabesques auto- groupe ethnique à la peau sombre le plus il commence – dans le demi-éveil d’une
biographiques : The Long Night of White méprisé là-bas. » De multiple, l’identité nuit qui s’ouvre sur le jour, et d’un espoir
Chicken (« la longue nuit du poulet de Frankie devient illisible. Voire problé- quotidien ininterrompu. p
blanc », 1992, non traduit), le premier ro- matique (et absurde), quand un journa-
man de l’auteur, racontait en partie cette liste l’accuse d’avoir caché son identité monkey boy,
enfance, soulevant des questions similai- juive pour écrire un premier roman qui de Francisco Goldman,
res – mais dans une forme plus classique- se déroule en Amérique centrale : « J’ai ré- traduit de l’anglais (Etats-Unis)
ment romanesque, introduite par un pondu, oui (…). Je suis juif, et pendant tou- par Marie Hermet,
mystérieux assassinat et portée par un tes ces années j’ai caché ma véritable iden- Bouquins, 448 p., 23 €, numérique 17 €.
Pour le Liban, un chant funèbre de Jabbour Douaihy
« Il y avait du poison dans l’air » est le magnifique mais pessimiste dernier roman de l’écrivain, mort en 2021
avec un père absent, une mère dépres- Quels que soient les événements qui semble arrêter sur le chemin de l’auto-
sive et une tante revenue d’Amérique qui l’affectent, cet antihéros les rapporte destruction. Le pessimisme du roman-
lui léguera sa fortune. avec une distance vaguement ironique, cier va plus loin : son héros finit par brû-
La métaphore du « poison dans l’air » voire indifférente, un détachement de ler un à un, après les avoir relus, les vingt
parcourt tout le livre, depuis les vendet- dandy qui se regarde vivre plutôt qu’il ne livres qu’il a conservés de sa bibliothè-
richard jacquemond tas sanglantes dont le héros est témoin vit. L’histoire du pays est, elle aussi, évo- que idéale, comme pour signer l’inanité
dans son village natal jusqu’à la « co- quée avec la même distance, comme en du mythe de l’humanisme moderne. Ce

bre compatriote de Lina Wolff August
Strindberg (1849-1912) parlait déjà au
XIXe siècle. Et dont l’enjeu est simple :
tuer ou se faire tuer.
Le combat se déroule et s’amplifie au
fil des pages. Avec l’impassibilité d’une
entomologiste observant la lutte à
mort de deux araignées dans un bocal,
Lina Wolff relate les phases d’une rela-
tion de plus en plus malsaine et sans
issue. De sorte que même un lecteur
qui douterait du caractère inévitable
de ladite « guerre des sexes » se laisse
entraîner, comme ensorcelé, dans ce
labyrinthe relationnel diaboliquement
construit. p elena balzamo
a La Prise du diable (Djävulsgreppet),
de Lina Wolff, traduit du suédois par Anna
Gibson, Les Argonautes, 272 p., 22,90 €,
numérique 15 €.
P
aru à Beyrouth quelques semai-
nes avant la disparition de son
auteur, Il y avait du poison dans
l’air, le dernier roman de Jab-
bour Douaihy (1949-2021), a tout d’un
testament. L’écrivain libanais y met en
scène un héros et narrateur qui lui res-
semble par plus d’un trait : amoureux
des livres, de la langue arabe et de la
littérature française qu’il enseigne, il
traverse l’histoire du Liban, des années
1950 à l’explosion au port de Beyrouth
(août 2020), qui précède de peu la fin du
roman et la mort du narrateur. Entre les
deux, nous l’aurons suivi dans ses erran-
ces entre la bourgade de son enfance et
ses domiciles successifs à Beyrouth, ses
engagements militants aussi extrêmes
qu’éphémères, les hauts et les bas de ses
relations amoureuses, et ses rapports
lonne de fumée de substances toxiques »
qu’il voit monter dans le ciel après l’ex-
plosion au port. Fatalement, ce poison l’a
aussi envahi, nourrissant chez lui un
penchant morbide. Seul le spectacle de la
mort le soulage de ses accès de cafard :
« Je me détournais de mes propres peines
en côtoyant les morts, les blessés, les souf-
frants. Mon chagrin revenait quand le
calme s’installait trop longtemps. » Toute
sa vie, il va au-devant du danger, « mû par
ce désir de confrontation » qui ne le quitte
pas, mais toutes les guerres où il s’engage
tournent court. Personnage excentrique,
il rompt successivement avec les êtres
qui l’entourent, mène une existence de
plus en plus ascétique et solitaire, tantôt
distribuant sa fortune aux nécessiteux,
tantôt en proie à des envies de meurtre
qu’il manque de peu mettre à exécution.
pointillé. Au lecteur de lire entre les
lignes les échos de la violence domesti-
que et clanique, de la guerre civile et des
conflits régionaux qui déterminent la
vie des personnages. Tout dans l’écriture
de Douaihy est suggéré plutôt que dé-
montré, ou alors évoqué brièvement,
comme une évidence, dans une écriture
limpide, tout en économie et en retenue,
magnifiquement rendue dans la traduc-
tion de Stéphanie Dujols.
Chant du cygne
Paradoxalement, plus le protagoniste
de Douaihy se retire du monde, faute de
pouvoir non seulement le changer, mais
simplement lui trouver un sens, plus il
apparaît comme l’expression métapho-
rique de la déchéance du Liban, pays
rongé par ses démons et que rien ne
roman testament, à la fois chant funèbre
pour le Liban et chant du cygne de
l’auteur, amoureux des lettres tard venu
à l’écriture et qui nous a quittés trop tôt,
est aussi une invitation à lire ou à relire
ses romans précédents, auxquels Il y
avait du poison dans l’air fait de multi-
ples références. Pas moins de six autres
titres de Jabbour Douaihy sont disponi-
bles chez Actes Sud : un hommage mé-
rité à la place qui est la sienne dans le
paysage littéraire arabe contemporain. p
il y avait du poison dans l’air
(Summ fi al-hawâ),
de Jabbour Douaihy,
traduit de l’arabe (Liban)
par Stéphanie Dujols,
Actes Sud, « Sindbad », 186 p., 21,80 €,
numérique 16 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 12 janvier 2024

Une épopée texane

Pour avoir couché avec la femme
d’Hap, son grand frère, March, l’en-
fant terrible, a fui Olympus, sa ville
natale du Texas et le bastion de sa
famille. Il y revient deux ans plus
tard, bien décidé à prendre un nou-
veau départ. Mais il se heurte à l’hos-
tilité persistante de son aîné, tout
comme à celle de sa mère, June. Ses
actes, en effet, n’ont fait que rouvrir
les cicatrices laissées par Peter, le père
et époux : un irrépressible infidèle
ayant conçu trois de ses six enfants
hors mariage. Ecrite en référence
(lointaine) aux Métamorphoses
d’Ovide (Ier siècle), cette saga améri-
caine explore en profondeur les tour-
ments psychologiques des nombreux
membres de ce clan, à l’épreuve des
trahisons, des drames et de la vio-
« Le Survivant », de Boris Sagal,
lence. S’il pèche par un excès de cari-
avec Charlton Heston (1971).
cature, ce premier roman aux allures
Warner Bros/Walter Seltzer Pr/
de huis clos bouillonnant décrypte
Collection Prod DB
bien les conséquences délétères des
liens trop fusion-
nels, ainsi que
celles, non moins

Cette vieille envie d’écrire

pernicieuses, du
qu’en-dira-t-on. p
ariane singer
a Olympus, Texas,
de Stacey Swann,

sur la fin du monde traduit de l’anglais

(Etats-Unis) par Jean
Esch, Seuil, 422 p., 24 €,
numérique 17 €.

L’effroi face au Covid-19 lèvres de saphir et Dans l’ombre du

brasier (Rivages, 2004 et 2019) ; la
un film beaucoup moins connu :
« Adolescent, j’ai vu Le Survivant, Les hauts et les bas
EXTRAIT
et aux rues désertes Libération et la guerre d’Algérie
dans Après la guerre (Rivages,
avec Charlton Heston [adaptation
du roman Je suis une légende, de Quand il était cloué dans le lit d’hôpi-

du printemps 2020 ont 2014). Mais, pour raconter le futur,

Le Corre ressent la nécessité de se
réinventer. « C’était un boulot fou,
poussé Hervé Le Corre je sortais des sentiers que j’avais
balisés jusqu’ici. J’y mettais aussi
à livrer sa vision de un certain nombre d’inquiétudes
personnelles. Ma génération a cru
l’avenir dans le sombre pouvoir changer le monde, mais le
monde a changé à l’inverse de ce
«Qui après nous vivrez» que l’on pouvait espérer. » Il conti-
nue : « J’avais envie d’une projec-
tion vers l’avenir, d’une mise en
perspective »
Chez Le Corre, ce fameux
« monde d’après » n’a rien de re-
luisant : inégalités, violence, sau-
vagerie sont le quotidien des
survivants. Au fil des pages, on de-
abel mestre vine les influences qui ont pu ins-
pirer l’écrivain. On pense à Ra-
Richard Matheson (Denoël, 1955),
réalisée par Boris Sagal en 1971, où
l’on voit l’acteur sillonner les rues
abandonnées de Los Angeles en
décapotable pour tuer des mu-
tants]. C’est un très mauvais film,
mais cela m’a troublé, ces scènes
dans une ville désertique », expli-
que Hervé Le Corre.
Point de zombies ni de mutants
dans Qui après nous vivrez, mais
un monde dystopique terrible-
ment réaliste, structuré en trois
temporalités : avant, pendant et
après l’effondrement de la société
telle qu’on la connaît. Les chapi-
tres alternent entre ces périodes,
déroutant d’abord le lecteur.
L’auteur brouille les pistes, y com-
pris dans la représentation des
« Elle avait lu qu’au début du siècle
dernier les humains avaient com-
mencé à apercevoir le danger mortel
qui les menaçait, mais les puissants
et les riches avaient choisi d’ignorer
les alarmes et continué à jouir de
leur domination comme un soudard
cannibale se serait exaspéré dans un
corps éreinté tout en le dévorant vi-
vant. Dans un lointain passé, dans ce
que certains vieux qu’elle avait con-
nus appelaient l’Histoire, les rescapés
des exterminations, des génocides,
des guerres totales, sortis des camps,
des forêts, des caves, avaient re-
trouvé assez de force pour se relever
et se remettre à vivre et à espérer
malgré les abîmes de désespoir où
on les avait jetés mais ils avaient pu
le faire dans un monde en recons-
tal où l’avait mené une chute qui
aurait pu le tuer, Solal lisait des écri-
vains voyageurs, de Nicolas Bouvier
(1929-1998) à Sylvain Tesson. Manière
pour lui de rester en mouvement,
même immobilisé. Solal est un jeune
homme tout en élans et en efferves-
cence, ce qu’accentue la bipolarité
« de type 2 » qui lui a été diagnosti-
quée au tout début de la vingtaine.
Il se refuse à juguler les phases « hau-
tes » et « basses » typiques de cette
maladie, estimant que les traite-
ments arasent toutes ses sensations
et rendent la vie « terne ». Après son
accident, il a décidé de se lancer dans
un tour du monde à pied. Dans la
foulée, son ami Louis Vendel lui a
proposé de raconter son histoire dans
un livre, ce Solal ou la chute des corps.

C
ertains y ont cru. Il y a
bientôt quatre ans, une
pandémie confinait la
planète, et un « monde
d’après » meilleur que le précé-
dent semblait possible. Si le coro-
navirus n’a pas eu raison du capi-
talisme, il aura au moins permis
de redynamiser le genre postapo-
calyptique, qui avait du mal à se
renouveler. C’est à ce moment-là,
au printemps 2020 exactement,
qu’Hervé Le Corre, auteur re-
connu de polars et de romans
noirs, a décidé de se lancer dans
l’écriture de Qui après nous vivrez.
« Le confinement, les rues vides, les
camions frigorifiques à New York
pour conserver les corps, l’effroi
des premières semaines m’ont
causé un choc, se remémore le
romancier de 68 ans, assis dans
un café bordelais, un soir plu-
vieux de décembre, sirotant un
jus de pomme. Je me demandais
ce qui nous arrivait. »
Enfermé chez lui, l’ancien prof
de lettres se met alors à noircir ses
carnets. Il sent très vite qu’il va
devoir innover, sortir de ses
habitudes. Certes, le roman noir
convient à l’éclairage du présent,
et parfois de l’histoire : Le Corre le
sait bien – nombre de ses romans
se situent dans le passé : la Com-
mune de Paris dans L’Homme aux
ENVIE D’ÊTRE PUBLIÉ ?
LES
RECHERCHENT DE
NOUVEAUX AUTEURS
COLLECTIONS SPÉCIALISÉES
HISTOIRE-ESSAIS-POÉSIE
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vage, de René Barjavel (Denoël, lieux, avant de distiller des indices truction, flanqués d’enfants heureux Un portrait rempli d’admiration
1943), Malevil, de Robert Merle temporels, des repères généraux et de fantômes effarés. Aujourd’hui, inquiète et d’affec-
(Gallimard, 1972), mais aussi qui aident à reconstituer le puzzle les enfants étaient effarés et les tion, qui suscite des
aux plus récents Station Eleven, des événements. « Je voulais que le fantômes pleuraient sans fin. » interrogations sur
d’Emily St. John Mandel (Rivages, livre s’inscrive dans une échelle l’intensité à laquelle
2016) et L’Année du lion, de Deon plus large que celle d’une ville de qui après nous vivrez, il est bon de traverser
Meyer (Seuil, 2017). Quand on lui province face à l’effondrement », pages 248-249 l’existence. p
suggère aussi La Route, de Cormac précise encore le romancier. raphaëlle leyris
McCarthy (L’Olivier, 2008, prix Le fil conducteur entre ces diffé- a Solal ou la chute des
Pulitzer de la fiction 2007), Le rentes époques est une famille. christianisme. Les femmes y sont corps, de Louis Vendel,
Corre, modeste, balaie la compa- Au début du livre, en 2051, Re- des esclaves soumises au bon Seuil, 304 p., 20 €,
raison avec ce « chef-d’œuvre ». becca vient d’accoucher d’Alice. vouloir d’hommes barbares. numérique 15 €.
Son mari, Martin, est un fonction- Dans un troisième temps, Nour a
Point de zombies naire dévoué au service d’un ré- grandi et à son tour a eu une fille,
ni de mutants gime politique autoritaire qui Clara, désormais adolescente. Elle
Le lecteur cinéphile pourrait place la population sous sur- a pris la route avec un certain Mar- Autofiction avec « XDDL »
également y déceler des traces de veillance, notamment les plus ceau et son fils Léo pour fuir des
la série de films de George Miller, pauvres. La suite se déroule quel- bandes de pillards et de violeurs. Il La police l’a cherché partout, en vain.
Mad Max. Une référence que ques années plus tard. Mainte- n’y a plus d’Etat. Tous trois espè- C’était pourtant simple : Xavier Du-
l’auteur réfute pour une raison nant adulte, Alice vient d’avoir rent trouver un havre de paix pont de Ligonnès (« XDDL ») vivait
simple : il ne les a jamais vus. Pour une fille, Nour. La société où elle où s’installer et reconstruire leurs depuis des années en Espagne, en
expliquer sa vieille envie d’écrire vit est désormais un Etat religieux vies. L’« embryon d’un nouveau voisin de Romain Puértolas. Quand
sur la fin du monde, il évoque fanatique qui mêle islam et monde », comme le définit Mar- l’auteur de L’Extraordinaire Voyage
ceau, où ils pourraient « faire quel- du fakir qui était resté coincé dans
ques racines ». une armoire Ikea (Le Dilettante, 2013)
Roman postapocalyptique, oui, a reconnu l’homme soupçonné
L’effondrement en trois temps mais Qui après nous vivrez est
avant tout une œuvre féministe.
d’avoir assassiné sa femme et leurs
quatre enfants, en 2011, la rencontre
LA FIN DU MONDE l’auteur suit l’histoire d’une lignée de « Ce sont les femmes, surtout, qui a mal tourné. Et voici Puértolas ac-
sera d’une terrible femmes. Chacune d’elles – Rebecca, transmettent les valeurs d’huma- cusé d’avoir tué le fugitif de 94 coups
banalité. C’est en tout Alice, Nour et Clara – incarne une forme nisme, de lutte pour la survie et de de couteau à beurre… Dans cette
cas ce que pense Hervé de résistance et de courage. Ce sont les reconstruction, énumère Le Corre. autofiction légère sur fond tragique,
Le Corre. Dans Qui véritables héroïnes du livre. Dans un Je ne voulais pas en faire des victi- l’écrivain, ancien policier, alterne la
après nous vivrez, su- monde sans règles, où la violence règne, mes. » En effet, Rebecca, Alice, recension du délirant procès pour
perbe roman dystopi- elles portent l’espoir du renouveau. Nour et Clara se battent armes à la meurtre intenté à son double de pa-
que qui débute en 2051, C’est à elles, aussi, qu’incombe la tâche main, tuent leurs ennemis, font pier et des investigations décalées
le Bordelais raconte comment une de raconter l’histoire des épidémies, ca- preuve de courage physique. sur la cavale de « XDDL ». L’ensemble
société s’effondre. D’abord, l’Etat tastrophes naturelles et autres guerres Ce roman imprégné de violence est assez drôle, et le retournement fi-
essaie de conserver coûte que coûte qui ont émaillé leurs existences. se révèle également, contre toute nal bien trouvé. Dans cette affaire, la
l’ancien modèle. Cette idée de transmission de la mé- attente, empreint de sagesse, et réalité a tellement dépassé la fiction
Incapable de combattre les épidémies moire est présente jusque dans le titre, même d’optimisme. Chez Hervé que le texte le plus fort reste cepen-
et les catastrophes naturelles, il détournement d’un vers de François Le Corre, l’utopie n’est jamais loin. dant la magistrale en-
devient autoritaire et place les « clas- Villon que l’auteur a voulu conjuguer au Ici, elle prend les traits de la quête du magazine So-
ses dangereuses » sous surveillance. futur. Il sonne comme un avertisse- communauté libertaire, égali- ciety, devenue un livre
Quiconque se rebelle est châtié. Puis, ment, mais, aussi, comme un début taire, sans hiérarchie et sans rè- en 2020 (So Lonely). p
quand l’effondrement arrive, la d’excuse adressée aux prochaines gles sur laquelle se clôt le livre. Un denis cosnard
sauvagerie des humains emporte tout générations. p a. me. endroit qui peut nous faire croire, a Comment j’ai
sur son passage. Enfin, plusieurs encore, que l’humanisme n’est retrouvé Xavier Dupont
années plus tard, tout a disparu. qui après nous vivrez, pas mort. Au fond, et malgré tout, de Ligonnès, de Romain
Quelques grappes d’hommes et de d’Hervé Le Corre, Hervé Le Corre en est persuadé : Puértolas, Albin Michel,
femmes errent sur les routes. Rivages, « Noir », 394 p., 21,90 €, un autre « monde d’après » est 284 p., 19,90 €,
Pour raconter ces trois moments, numérique 16 €. toujours possible. p numérique 14 €.
0123
Vendredi 12 janvier 2024
propos recueillis par nicolas weill
D
ans le nouveau roman
de l’écrivain algérien
Boualem Sansal, né
en 1949, Vivre. Le compte
à rebours, la Terre est
vouée à disparaître dans
un trou noir. Les religions, à rebours de
la science, se montrent impuissantes à
saisir la réalité de la catastrophe et les
échappatoires possibles. Le romancier
s’explique sur les liens entre cette dysto-
pie désespérée et ironique et certains
phénomènes de l’actualité.
Les promesses de la science, de la
physique quantique en particulier,
sont-elles à même de consoler des
malheurs du présent ?
Oui, l’avenir appartient à la science, et
l’on voit bien qu’il n’y a plus rien à atten-
dre des religions, de la Bible, du Coran ou
des Veda. On ne peut par ailleurs ôter à
l’homme le désir de trouver « la » solu-
tion qui le mettrait à l’abri de la souf-
france et de la mort. Certains ont placé
leur confiance dans des Olympe, des
dieux, et dans le Dieu unique. Mais cela
ne vaut plus rien face aux perspectives
ouvertes par les ordinateurs quantiques
et l’intelligence artificielle, qui multi-
plient à l’infini les capacités humaines
de concevoir l’univers. Ainsi l’idée d’un
temps linéaire où se succèdent passé,
présent, futur se montre-t-elle fausse. En
réalité, passé, présent et futur sont intri-
qués. C’est cela que j’ai voulu mettre en
scène dans mon roman.
Les héros doivent choisir les « élus »
qui seront admis dans le vaisseau de
sauvetage interstellaire. Leur diffi-
culté à s’accorder sur un critère
n’illustre-t-elle pas, a contrario, la
compassion que nous devons éprou-
ver à l’égard de ceux qui ne nous res-
semblent pas, celle que l’on trouve à
divers endroits de votre œuvre, en
particulier dans « Le Village de
l’Allemand » (Gallimard, 2008) ?
La compassion nous sort effectivement
de notre tête-à-tête avec nous-mêmes.
Au début, Jason et Paolo, les protagonis-
tes de Vivre, sont isolés. Ils ont le choix de
conserver la vérité comme instrument
de puissance ou de la partager avec les
autres. Qui doivent-ils sélectionner pour
échapper à l’apocalypse qui menace la
planète ? Doit-on abandonner ceux qui
sont différents de nous ? Les religions se
posent ce genre de problèmes, mais le
prophète y demeure un homme seul.
D’où la méfiance qu’il suscite depuis
Moïse jusqu’au dernier, Mahomet. Des
candidats à la prophétie sont d’ailleurs
rejetés depuis longtemps, de Sabbataï
Zevi [1626-1676, « faux messie » juif] à Raël
[gourou].
La symbolique de l’arche de Noé a été
très importante pour moi. Noé ne se
contente pas d’annoncer la catastrophe
− qu’elle soit naturelle ou qu’elle vienne
des dieux − en attendant le salut. Il
construit la machine qui va sauver l’hu-
manité. En ce sens, il devient le plus im-
portant des prophètes à mes yeux, et
un révolutionnaire. Il met l’homme
face à ses responsabilités en lui disant :
« Sauve-toi toi-même. »
Pour quelle raison, après l’anticipa-
tion dans « 2084. La fin du monde »
(Gallimard, 2015), avez-vous opté pour
le style de la science-fiction, en y ren-
dant hommage au « grand Asimov »
(Isaac Asimov, 1920-1992) ?
Parce que la littérature de science-
fiction, même si son âge d’or est passé,
permet de sortir des sentiers battus. Elle
facilite la description d’une temporalité
circulaire et non plus linéaire, de vies
parallèles qui s’agencent comme une
Boualem Sansal: «Il n’y a plus
rien à attendre des religions»
Boualem Sansal,
à Paris, en 2015.
Ulf Andersen/Aurimages
L’écrivain algérien
livre un roman
de science-fiction,
« Vivre », qui lui
permet d’évoquer
plus librement
le temps présent.
Conversation
à bâtons rompus
sur la littérature,
la science
et l’islamisme
L’apocalypse, une version satirique
AVEC UNE IRONIE tantôt amère, tan-
tôt amusée, le romancier et intellec-
tuel Boualem Sansal propose dans
Vivre une parodie de littérature apo-
calyptique qui prend toutefois au sé-
rieux les menaces géopolitiques ou
environnementales obérant l’avenir
de l’humanité. Dans le Paris le plus ac-
tuel, quelques individus plutôt banals
– les « appelés » – sont soudain habités
par une vision qui les convainc de la
disparition prochaine de notre pla-
nète et de ses habitants. Tout en sup-
putant les modalités de cette catastro-
phe, ils se préparent à sélectionner
ceux de leurs frères humains qui
galerie de miroirs. Elle constitue le genre
le mieux adapté pour illustrer les déve-
loppements scientifiques ouverts par les
nouvelles découvertes qui bouleversent
totalement nos perspectives humaines,
puisque depuis le lancement, en 2021, du
télescope spatial James-Webb, on peut
envisager l’observation de l’Univers au
plus près du Big Bang. Cela dit, mes per-
sonnages restent très humains et partent
d’une réalité très quotidienne et actuelle.
Votre inspiration apocalyptique
s’appuie sur une vision critique de
l’islamisme en Algérie, mais aussi
en Europe et en France. Pourquoi ?
Cela résulte de la simple observation.
On voit bien qu’il existe autour de nous
un état de menace universel. Mais il y a
trois endroits en Occident qui consti-
tuent des maillons faibles : le Canada, la
France et la Belgique, où l’on a mal géré le
phénomène. Ces pays ont été endormis
par des discours enthousiastes sur la di-
versité, qui sont formidables en théorie
mais qui posent des problèmes dans
la vie quotidienne. Un individu peut
seront admis dans le vaisseau de sauve-
tage venu de l’espace.
Cette trame permet au narrateur
d’adopter le point de vue de Sirius sur
les problèmes qui assaillent le présent,
tout en mêlant habilement le pamphlet
à la fiction. Par exemple, si l’on fustige
au passage l’écologie purement punitive
que le narrateur affirme voir se prati-
quer particulièrement en France, Sa-
muel, un des « appelés » américains,
rappelle la figure éminemment positive
du philosophe écologiste, avant la lettre,
Henry David Thoreau (1817-1862),
auquel Boualem Sansal voue une vive
admiration depuis sa jeunesse.
voyager sans son bagage culturel, mais
jamais des groupes entiers de popula-
tion : ils emportent leur culture avec eux.
Or, l’Etat moderne, qui accapare tous les
domaines, la sexualité des gens, leur vie
privée, n’a pas les ressources pédago-
giques ou coercitives pour imposer un
modèle unique à tout le monde. En
somme, ces trois nations occidentales
ont tenu des discours très généreux sans
en avoir les moyens matériels, en ma-
tière de logements et autres.
Cette situation me rappelle l’expé-
rience des mille « villages socialistes »
dans l’Algérie de Houari Boumediene
[président algérien de 1965 à 1978]. Je me
rappelle à quel point, à l’époque, on trou-
vait merveilleux que des paysans soient
dotés d’un habitat dans lequel il y avait
un salon, une cuisine, du gaz, de l’électri-
cité. Il y avait une place centrale avec une
mosquée et une école. Aucun de ces vil-
lages n’a été habité. Les gens y sont ve-
nus un peu forcés, et ne sont restés
qu’une semaine. Imaginons un débar-
quement d’extraterrestres qui les décou-
vrent et se demandent quel cataclysme a
Même s’il s’agit d’un récit dans la
veine de la science-fiction, au phrasé
parfois exagérément prolixe, l’intrigue
de ce roman à thèses multiples, qui vise
aussi bien l’islamisme que l’impuis-
sance et l’arrogance des Etats modernes,
est suffisamment solide pour que le lec-
teur attende avec passion le dénoue-
ment de cette description d’un crépus-
cule où l’au-delà est remplacé par les
confins de l’espace. p n. w.
vivre.
le compte à rebours,
de Boualem Sansal,
Gallimard, 238 p., 19 €, numérique 14 €.
Entretien | 7
bien pu provoquer ces ruines… Ce n’est
pas un cataclysme, mais de magnifiques
idées humanistes de rapprochement,
d’entraide, de distribution à égalité des
progrès de la modernité − bref, d’excel-
lentes intentions – qui produisent des
catastrophes, notamment sur le plan
économique. Le bonheur pour chacun
est possible, mais le bonheur pour tous,
c’est très dangereux !
Ne craignez-vous pas que votre
discours sur l’islamisme ou sur
d’autres sujets puisse être récupéré
par ce qu’il y a de plus à droite sur
l’échiquier politique français ? Par
exemple, vous avez signé récemment
une tribune en faveur de Gérard
Depardieu publiée par « Le Figaro »
(« N’effacez pas Gérard Depardieu »),
dont l’initiateur était proche des
thèses identitaires (« Le Monde » du
28 décembre 2023). Cela ne vous
pose-t-il pas un problème ?
Cette question, je me la pose à chaque
fois qu’on m’invite à parler. Je repousse
aussi beaucoup de propositions, comme,
récemment, celle d’animer des sémi-
naires pour tel ou tel parti politique.
On m’a beaucoup reproché, en Algérie,
d’avoir discuté avec les islamistes. Si je
ne leur parle pas, comment puis-je savoir
comment ils pensent, comment ils
fonctionnent ?
Mais, s’agissant de cette tribune, le cas
était pour moi très simple. Nous souf-
frons beaucoup en Algérie de ce que l’on
a appelé la « rue arabe ». Nous sommes à
la merci de cette « rue arabe » où tout se
décide de façon spontanée et où des gens
sortent pour nous imposer un mode de
vie, peser sur les choix des gouverne-
ments, etc. Or, je constate depuis quel-
ques années qu’une « rue française » est
en train de naître. Je désigne par là des in-
dividus qui ne croient plus aux institu-
tions ou qui n’en ont cure, et entendent
faire justice eux-mêmes. Sur quelle base ?
Depardieu est accusé de violences
sexuelles, l’affaire est entre les mains de
la justice. Attendons patiemment, en
bons démocrates, sa décision.
Or, on sent poindre une sorte d’impa-
tience, copiant la « rue arabe », dont la
force se mesure en ce qu’elle renverse
l’opinion mondiale en deux ou trois se-
maines, comme on l’a vu lors de l’affaire
des caricatures de Mahomet parues
dans le journal danois Jyllands-Posten
en 2005. Un lynchage public ne touche
pas que le lynché, il blesse aussi profon-
dément sa famille et toute la société. Le
lynchage est définitif ; la condamnation,
elle, est momentanée.
Pensez-vous que les massacres du
7 octobre 2023 ont mis un terme à la
normalisation entre les adversaires,
peut-être préfigurée par votre
« Abraham » (Gallimard, 2020) ?
Non, je crois plutôt qu’elle est en pause.
Mais l’islamisme est à coup sûr le ga-
gnant de ce moment-là. Il était surpris et
affolé par les accords d’Abraham [la nor-
malisation des relations diplomatiques
entre Emirats arabes unis, Bahreïn et
Israël]. Les islamistes ont manipulé Israël
parce qu’ils avaient besoin d’une onde de
choc pour relancer la haine de l’Occident
et rebâtir l’internationale islamiste. Le
Hamas, qui était un mouvement de ré-
sistance par certains côtés et terroriste à
l’occasion, est devenu à 100 % terroriste
le 7 octobre, en se montrant prêt à sacri-
fier la moitié de la population de Gaza
afin de provoquer une condamnation
unanime d’Israël, dont la légitime dé-
fense devient un crime absolu. En Algé-
rie, plus le pouvoir a fait des concessions
aux islamistes, plus ceux-ci réclamaient
davantage, jusqu’à la ligne de rupture où
l’armée s’est substituée à la justice. C’est
ce qui se passe à Gaza. Il est vrai qu’en
Israël l’équivalent des gens du FIS [Front
islamique du salut, parti islamiste algé-
rien, dissous en 1992] est aussi au pou-
voir, et pousse à la roue sur des bases
religieuses. p
8 | Chroniques 0123
Vendredi 12 janvier 2024

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT français ils ne tiennent qu’à un fil. En néer-
landais ils appartiennent au jour. Het zijn LES YEUX
mensen van de dag. » « En français ils per- DANS LES POCHES
dent la tête. En néerlandais ils perdent le

Un drôle de métier chemin. Ze zijn de weg kwijt. »

Elle assiste à cet effondrement, mais
elle ne se sent pas impuissante. comme
les femmes de sa famille, Oma, sa grand-
FRANÇOIS ANGELIER

LES DIEUx ONT FAIT LEUR TEMPS, dit-on.

c’EST L’HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE
PASTEURS dans laquelle tous les hom-
mes perdent la mémoire. Dans la famille
« pasteur », je demande le grand-père : il
est atteint d’Alzheimer. Il ne reconnaît
ses proches qu’une fois sur deux et ne
sait plus remonter l’horloge comtoise
qui marquait les heures depuis cin-
quante ans. Je demande le père : il est en
burn-out, ne se souvient plus de rien et
accroche des étiquettes autocollantes
partout – vertes pour les événements de
la semaine à venir, jaune fluo pour celles
de la semaine passée, orange pour ne pas
oublier les dates importantes (« Le fran-
çais dit un pense-bête. Le néerlandais dit
un appui mémoire. Een geheugensteun-
tje »). Je demande le fils : il souffre d’un
autre mal de la mémoire. Il s’apprête à
devenir pasteur, comme son grand-père
et son père avant lui, mais il doute, il
n’est plus sûr de rien. « J’ai
ceux qui l’impression d’avoir envie de
appartiennent faire un métier qui n’existe
au jour, plus », dit-il.
d’Emma Doude Emma Doude van Troost-
van Troostwijk, wijk est une très jeune écri-
Minuit, 176 p., 17 €, vaine, qui n’a pas encore
numérique 12 €. 25 ans, mais l’histoire qu’elle
raconte semble appartenir à
une très vieille époque, à un temps qui
n’est pas le sien : celle d’une famille de
pasteurs néerlandais – arrivés des Pays-
Bas en Alsace pour y exercer leur
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Élodie Bouédec
ministère – au sein de laquelle trois gé-
nérations vivent sous le même toit, celui
du presbytère et de sa salle paroissiale,
au rythme des offices, de la sonnerie des
cloches et des objets rituels, la « cruche
500 ans de la Réforme », la croix hugue-
note conservée pour l’ordination de
Nicolaas.
cette histoire se déroule pourtant de
nos jours. La narratrice, qui a l’âge de
l’autrice, est retournée aux Pays-Bas
Emma Doude van
Troostwijk est une très
jeune écrivaine, mais
l’histoire qu’elle raconte
semble appartenir à
une très vieille époque,
à un temps qui n’est
pas le sien
pour y faire des études de théâtre. Après
un an d’absence, elle revient dans sa fa-
mille en France le temps d’une saison
pour préparer l’ordination de son frère et
assiste à cet effondrement des généra-
tions, de la tradition. L’évocation minu-
tieuse de ce drame est ponctuée de for-
mules qui, d’une langue à l’autre, expri-
ment différemment leur différence. « En
émérite à l’Ecole pratique des
hautes études, Nalini Balbir, qui
fut longtemps professeure d’étu-
des indiennes à l’université Sor-
bonne-Nouvelle, est sans doute
l’une des personnes au monde
qui connaît le mieux les jaïns. On
mère, et Mama, sa mère, elle fait en sorte En tout cas, ils en sont les heureux concep-
que le quotidien reste vivant et drôle. Elle teurs, et les seuls vrais usagers. Les hom-
organise des séances express de rattra- mes, quant à eux, soumis, s’usent avec le
page des souvenirs en mettant dans le temps, tentent de ruser avec lui et, surtout,
magnétoscope les petits films de famille en ont fait le principal moyen pour vivre
tournés pendant l’enfance du frère et de avec les dieux, les évoquer et les célébrer.
la sœur. On joue ensemble au Memory. c’est l’histoire de ce lien communautaire et
On met de la musique très fort et on or- intime qu’analyse l’équipe internationale et
ganise des soirées cabaret. On chante des pluridisciplinaire regroupée par Philippe
hymnes (« Allume le feu qui ne s’éteint ja- Martin, historien de la messe et du pèle-
mais ») qu’on mêle aux chansons d’Elvis rinage. cent soixante-dix entrées, de la fête
Presley ou de Ben E. King (« Whenever musulmane « Achoura » à « Zoroastrisme »,
you’re in trouble won’t you stand by me »). en passant par « Halloween » et « Ha-
On chante en français et en néerlandais. noukka », le « Jeûne » et le « Millénarisme »,
On mange surtout des aliments enfan- les multiples fêtes et calendriers, saints et
tins, des céréales, sur lesquelles le grand- célébrations, des grands continents reli-
père verse son thé chaud à la place du gieux, aux mondes plus
lait, des beignets, des coquillettes au restreints (Tahiti, la société
jambon avec du ketchup. L’ambiance est iroquoise).
désordonnée, cacophonique et intensé- Trois catégories d’articles
ment joyeuse. La mère découvre à la ra- structurent l’ensemble : les
dio que le burn-out, c’est la maladie des entrées concernant les
êtres qui prennent soin des autres. Les conceptions générales du
femmes de cette famille pourraient donc temps religieux (cycliques
être elles aussi menacées de sombrer. ou linéaires, notamment),
comment se relever ? comment conti- celles qui touchent aux
nuer à assurer la relève ? comment, dans rythmes (le découpage tem-
un temps où les croyances immémoria- porel, les fêtes, rites et célébrations), celles
les se sont effondrées, poursuivre son qui scandent la vie sociale sans être religieu-
chemin ? « Nous ne croyons plus en Dieu, ses (11-Novembre). comme l’écrit le direc-
mais tu penses qu’avec tout ce qu’il se teur d’ouvrage, « nous considérons à la fois
passe, Dieu il croit toujours en nous ? », de- les formes institutionnalisées du temps, ce
mande Nicolaas à sa sœur. Le livre pose qui relève par définition du “religieux”, et le
des questions, mais ne cherche surtout rapport à l’invisible et au transcendantal, ce
pas à y répondre. Dans une écriture cer- qui est sacré ». A signaler, au sein de cet en-
tes inscrite dans les codes de son époque semble passionnant, certains articles percu-
– phrases courtes, plans rapprochés, ex- tants : celui sur la « Ponctualité » en milieu
trême précision descriptive, en particu- calviniste (Dieu est le maître de l’instant,
lier pour les gestes et les mouvements être à l’heure est une forme de prière), la
des corps –, Emma Doude van Troostwijk « Fête des fous » et son salubre anarchisme
écrit un premier roman éminemment théophanique, l’« Horloge de la Passion »
original. Son originalité est à la fois nar- – ou comment revivre en une journée la
rative et formelle. L’histoire est sombre, Passion du christ –, et les articles sur la « Fin
pourtant ceux qui la vivent restent libres. des temps », où l’homme en sera enfin
Si de la religion ne subsistent que des pe- débarrassé.
tites flammes, et des histoires, ces flam-
mes-là éclairent et les histoires sont vi- AUTRE MANIèRE D’ENvISAGER LE TEMPS
vantes. c’est la fonction de ce « drôle de SAcRé et le rapport à Dieu, sans doute plus
métier » – pasteur – que le frère est sans partiale et intempérante, la façon voltai-
doute bien assez fou pour exercer quand rienne. Optant à partir des années 1740
même, comme du métier d’écrire. La pour la pratique de l’histoire, voltaire (1694-
fantaisie de la petite différence s’intro- 1778) se voue plus particulièrement, autour
duit ainsi partout : par l’étrangeté du de 1760, affaire calas faisant, à l’histoire
néerlandais dans le français, sensible religieuse. Il porte sur elle
même pour qui le comprend, par les un regard polémique et dé-
changements de rythme, les blancs, les vastateur dont Dieu et les
différentes échelles de brièveté qui bâtis- hommes (1769) incarne l’ex-
sent les chapitres, par les paroles des pression populaire et incen-
chansons qui, bien souvent, remplacent diaire. car voltaire, antici-
efficacement les discours. pant Renan, Loisy et les
La maladie de la mémoire n’est pas ré- acteurs de la crise moder-
versible – pas plus à l’échelle de la famille niste qui remettront en
qu’à celle de la culture dans son ensem- cause le miraculaire chré-
ble. Au lieu de le regretter ou de nous en tien et les reliques de tout
lamenter, profitons du grain de folie que poil, assène une vision reli-
cela instille dans nos vies et dans nos gieuse où le monothéisme s’impose, où le
échanges ; profitons des changements de déisme reste la voie tolérable, mais où, sur-
place que cela autorise ; croyons toujours tout, le cléricalisme et le théocratisme sont
à la puissance des histoires, mais écri- voués à l’enfer.
vons-les autrement, semble nous dire Passant les religions en revue, le philoso-
ce livre étonnant. p phe consacre un tiers de l’ouvrage à une
analyse du catholicisme, qu’il entend dé-
crasser de ses mômeries et fariboles. Au der-
nier chapitre, voltaire y chiffre le nombre
oublier les sites Web de la dias- des victimes de l’intolérance et des bisbilles
pora et les références des études théologiques. Bilan : 9 468 800. Solution :
savantes. « Oui, nous voulons une religion ; mais sim-
De ce périple encyclopédique ple, sage, auguste, moins indigne de Dieu et
(au sens propre : il « fait le tour » plus faite pour nous ; en un mot nous vou-
des approches possibles), on re- lons servir Dieu et les hommes. »
tiendra d’abord, dans les écrits

Qui sont les jaïns ? saura donc, en suivant ce guide,

ILS SONT PEU NOMBREUx, à
l’échelle de la population mon-
diale. Dix millions quand même,
dispersés dans le monde, la majo-
rité en Inde. Les jaïns, depuis plus
de vingt-cinq siècles, qu’ils soient
Parce que « l’atteinte aux êtres
vivants est terrible » et qu’il
convient de l’éviter. Reste à com-
prendre ce qui motive ces convic-
tions, en explorant les multiples
facettes de cet univers, à la fois
comment ils professent que
vingt-quatre vainqueurs (Jina)
leur ont ouvert le chemin de
l’omniscience et de la délivrance.
Le dernier d’entre eux, Mahâvirâ
(« grand héros »), est supposé
avoir été contemporain du
Bouddha, mais rien n’est prouvé.
On apprendra aussi que le mou-
vement se divise, de longue date,
théoriques des jaïns, une concep-
tion perspectiviste de la vérité qui
rompt avec la logique binaire :
PAR-DELà L’ESPAcE-TEMPS,
imaginons voltaire annotant
Philip K. Dick (1928-1982). Le
une proposition peut être vraie retient avant tout son der-
« sous un certain rapport » mais nier roman, l’extraordinaire
fausse sous un autre. Les prolon- Transmigration de Timothy
gements de cette vision « multi- Archer (Denoël, 1983), dans
factorielle » de la vérité seraient laquelle un évêque épisco-
à rapprocher des recherches palien hérétique remet en
contemporaines sur les logiques cause les sacrements, inter-
polyvalentes. roge la transmigration des
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

moines ou laïques, vivent selon
les mêmes règles. Le public fran-
cophone, quel que soit son degré
de culture, ne sait presque rien de
leur histoire et de leurs doctrines.
Au mieux, une singularité de
leur comportement est retenue :
par respect de toutes les formes
de vie, les jaïns balaient devant
leurs pas, portent un voile devant
la bouche et le nez et n’allument
aucune lumière la nuit, de
peur de tuer un moucheron.
Aujourd’hui, ils luttent contre
l’emploi d’insecticides.
complexe et diversifié – celui
d’une tradition religieuse fondée
sur des corpus de textes
à la découverte considérables, où voisi-
du jaïnisme, nent des conceptions so-
de Nalini Balbir, phistiquées du temps, du
Cerf, 450 p., 36 €. devenir de l’Univers, de la
structure du monde. Le
livre très complet de Nalini Balbir
permet aux néophytes de partir
« à la découverte du jaïnisme ». ce
titre tient sa promesse : pas à
pas, on y apprend pratiquement
tout ce qu’il faut savoir.
Aujourd’hui directrice d’études
en deux ordres monastiques,
avec des corpus de textes et des
modes de vie distincts : les « vêtus
de blanc » (svetâmbara) et les « vê-
tus d’espace » (digambara), des
ascètes entièrement nus dont
l’existence perdure, bien qu’ils ne
soient que quelques centaines.
Les vœux, les fêtes, les pèlerina-
ges sont également passés au cri-
ble, de même que les conceptions
cosmologiques et ontologiques,
qui s’inscrivent dans le fond com-
mun des spiritualités indiennes
mais aussi s’en démarquent, sans
Surtout, il faut souligner les âmes et, surtout, envisage
consonances et résonances entre Jésus, « Socrate rustique » (voltaire), comme
les pratiques des jaïns et certaines consommateur possible de champignons
préoccupations de notre temps. hallucinogènes. cultivez-les, Dieu reconnaî-
Elles concernent principalement tra les siens. p
la place des femmes (qui à leurs
yeux ne sont jamais inférieures a Dictionnaire des temps sacrés, sous la
aux hommes), la non-violence direction de Philippe Martin, Biblis, 526 p., 16 €.
envers les animaux (des hôpitaux a Dieu et les hommes, de Voltaire, édité par
animaliers figurent parmi leurs Nicolas Cronk, Folio, « Classique », 352 p., 7,80 €.
singularités) et le droit de mettre a La Transmigration de Timothy Archer. La
fin à son existence (ils ont inventé Trilogie divine, III (The Transmigration of
le « jeûne à mort »). Finalement, Timothy Archer), de Philip K. Dick, traduit de
ces gens peu nombreux pour- l’anglais (Etats-Unis) par Alain Dorémieux, révisé
raient avoir beaucoup à dire. p par Gilles Goullet, Folio, « SF », 336 p., 9,90 €.
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Vendredi 12 janvier 2024
Critiques | Essais | 9
Dans un ouvrage plein de vivacité, le philosophe Vivien Garcia retrace
l’histoire technique et théorique de l’IA pour éclairer les mutations à venir

Intelligence
artificielle, La force d’Emma Goldman
Ce livre sur Emma Goldman (1869-

du connu
1940) est né de la commande d’une
maison d’édition américaine à Vivian
Gornick. Figure américaine du journa-
lisme, de la critique littéraire et du
féminisme, l’autrice de deux extraor-

à l’inconnu dinaires livres de mémoires, Attache-

ment féroce et La Femme à part (Riva-
ges, 2017 et 2018), tardivement décou-
verte en France, s’est attelée avec
sérieux à ce qui est présenté comme
« le premier portrait psychologique » de
la philosophe anarchiste. Emma
Goldman. La Révolution comme mode
des travaux de Rosenblatt de vie offre une introduction claire,
une origine absolue de l’IA enlevée, à la vie de cette femme née
contemporaine. dans l’Empire russe, arrivée aux Etats-
Il y en a trop, qu’il retrace avec Unis à 16 ans (elle en fut expulsée à
minutie, attentif aux surprises et 50 ans), qui concilia l’aspiration à
florent georgesco aux détours du destin, des aven- l’émancipation du peuple et celle pour
tures de la cybernétique dans les la libération de l’individu (à commen-

L
e Mark-I Perceptron était
une machine d’une puis-
sance rare, mais il lui
arrivait de se tromper,
comme vous et moi. Inventée
en 1957 par le psychologue améri-
cain Frank Rosenblatt (1928-1971),
elle est la première intelligence
artificielle (IA) ayant démontré
une aptitude à l’apprentissage.
Vous tracez un « C » sur une
feuille. Le perceptron active ses
cellules photosensibles, ren-
voyant un signal à une couche de
« neurones » artificiels capables
d’identifier les lettres de l’alpha-
bet, lesquels affichent un « C » sur
un tableau lumineux, à moins
que vous n’ayez une notion trop
personnelle de la manière d’écrire
un « C » et que la machine ne de-
meure perplexe.
Peu importe : en en montrant
d’autres, écrits par d’autres
mains, le plus possible et les plus
différents possible, tout en conti-
nuant de régler les connexions de
ses neurones, vous lui apprendrez
que le « C » reste un « C » dans tous
ses avatars. Ainsi formée et refor-
mée, elle se trompera moins. Plus
du tout, potentiellement.
C’est alors, montre Vivien Gar-
cia dans Que faire de l’intelligence
artificielle ?, que s’esquisse le
monde qui est en train de devenir
le nôtre, celui qui, pour l’instant,
nous amuse et nous fascine, avec
son pape en doudoune et ses dis-
sertations rédigées par ChatGPT,
mais dont on sait qu’il ne tardera
pas à nous entraîner plus loin.
Non que le philosophe, spécia-
liste de la pensée anarchiste et des
nouvelles technologies – un ma-
riage heureux, comme le prouve
la vivacité de ce convaincant exer-
cice d’esprit critique –, fasse
années 1940-1950 à la conférence
de Dartmouth College, qui,
en 1956, posa les bases de l’IA, en
passant par le conflit entre les
deux voies de développement de
ces premières intuitions, symbo-
lique – inspirée de la logique – et
connexionniste – fondée sur les
réseaux de neurones –, ou la vic-
toire du connexionnisme, dont
le perceptron est un parangon.
Celui-ci apparaît comme un des
rouages de cette histoire, pris
dans une mécanique vertigi-
neuse dont le livre raconte l’accé-
lération, qui ne l’est pas moins.
Mais il a justement permis les ac-
célérations les plus décisives, cel-
les-là mêmes dont nous consta-
tons les effets aujourd’hui.
Qu’advient-il en effet quand on
est projeté du « C » à la démultipli-
cation étourdissante de textes et
d’images générée par Internet,
ouvrant des possibilités quasi
infinies d’apprentissage ? Quand,
Révolution ou
perfectionnement technique ?
Le philosophe ne tranche pas.
Il est trop tôt, répète-t-il
en parallèle, d’autres couches de
neurones s’ajoutent à la couche
de Rosenblatt, composant une
structure d’une complexité telle
que leurs connexions échappent
à la capacité d’observation hu-
maine ? On passe du learning au
deep learning, ou apprentissage
profond, par lequel la machine
finit par s’enseigner elle-même à
partir de la masse de données
qu’elle se retrouve capable
d’ingurgiter.
Les entrailles du Mark-I Perceptron, appareil capable d’apprentissage, vers 1960. Frederic Lewis/Getty Images
Et tout explose. Doudoune vati-
cane et antisèches de luxe, monde
nouveau aussi, imprévisible, où
l’intelligence et le savoir humains
sont progressivement confrontés
à une altérité inédite, les prolon-
geant, s’émancipant, les dépas-
sant peut-être. Pourtant, il s’agit
toujours de la même histoire, de-
puis le Mark-I Perceptron. Un ré-
seau d’influx électriques agencé
par des humains. Un « perroquet »,
disent certains, qui jugent l’IA
plus artificielle qu’intelligente.
L’échelle seule a changé, ajoutent-
ils, quand d’autres voient dans ces
progrès exponentiels un « point
de rupture irréversible qui remet-
trait en question les civilisations
humaines », résume Vivien Garcia.
La force de son livre est d’enten-
dre les arguments des uns et des
autres, et leurs limites, de ques-
tionner là où tant répondent. Ré-
volution ou perfectionnement
technique ? Le philosophe ne
tranche pas. Il est trop tôt, répète-
t-il. Il faudrait déjà s’entendre sur
ce qu’est l’intelligence humaine –
les représentations mobilisées
par les concepteurs de l’IA comme
celles qu’on oppose à leurs ambi-
tions –, débat depuis toujours in-
certain, dont les prochains bonds
en avant technologiques de-
vraient encore rebattre les cartes.
Il ne s’agit pour l’instant que
d’en poser les jalons. De voir où on
en est en voyant d’où l’on vient,
et de soupeser à mesure. C’est
ce qu’accomplit impeccablement
Vivien Garcia. Il n’annonce rien. Il
montre ce qui a été, ce qui est, ce
qui devient possible. Il nous pré-
pare aux prochaines mutations,
à cet inconnu qui, quelle qu’en
soit la nature, ne va pas manquer
de survenir. p
que faire de l’intelligence
artificielle ?
petite histoire critique
de la raison artificielle,
de Vivien Garcia,
Rivages, « Bibliothèque »,
158 p., 17 €, numérique 13 €.
cer par la sienne propre). Le livre
propose aussi un très intéressant com-
plément à l’autobiographie de Gold-
man (Vivre ma vie, L’Echappée, 2018),
dans la mesure où Gornick met au jour
les contradictions d’« Emma la
Rouge », en prenant garde à ne pas se
laisser fasciner. Pour finir, note-t-elle,
« ce ne furent pas ses compétences théo-
riques, analytiques ou même stratégi-
ques qui la firent entrer dans l’histoire,
mais l’extraordinaire force de vie qui
l’animait – sans le moindre repos ou ré-
pit – au nom de l’intégrité humaine ». p
raphaëlle leyris
a Emma Goldman. La Révolution comme
mode de vie (Emma Goldman. Revolution as
a Way of Life), de Vivian Gornick, traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux,
Payot, 224 p., 20 €, numérique 15 €.
Signalons aussi, d’Emma Goldman, « Lettres à
l’amant et autres textes sur la difficulté d’aimer,
de faire l’amour, et d’être libre », traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Léa Gauthier, Payot,
176 p., 9,50 €, numérique 7,50 €.
L’au-delà,
QG de la révolution
« Un spectre hante l’Europe, le spectre
du communisme. » L’historien Eric
Fournier a pris au sérieux les célèbres
premiers mots du Manifeste du Parti
communiste, de Marx et Engels (1848),

Le plaisir coupable d’achopper à la langue
Claro signe un essai malicieux sur ce qu’il ne connaît que trop bien, comme traducteur et auteur : l’échec
sophie benard
sens que l’acte de traduction, qui revient
toujours, selon Claro, à « écrire par dé-
faut », constitue peut-être la vérité de
la littérature.
S’il peut l’affirmer, c’est qu’il n’est pas
seulement traducteur : il est aussi écri-
vain (La Maison indigène, Actes Sud,
forme définitive, le texte reste toujours
« non pas perfectible, mais changeant ».
Ecrire revient à détourner, à contourner
sans cesse, et l’échec reste alors la seule
véritable « condition de création ».
Auprès de la vie et des œuvres
faillite. En réponse à ces échecs protéi-
formes, une loi universelle, une unique
prescription : ce n’est jamais contre
l’échec qu’on écrit, mais avec lui. C’est
seulement ainsi qu’on peut espérer
échouer « mieux », comme le suggère
Samuel Beckett (1906-1989) dans Cap au
et s’est mis en quête des revenants ré-
volutionnaires et zombies d’insurgés
qui peuplent avec insistance l’imagi-
naire social du XIXe siècle. Sa moisson
est plus que fructueuse : poèmes et
gravures, romans et discours, articles
et témoignages mobilisent à l’envi de
tels fantômes, à l’image des Souvenirs
d’une morte-vivante, de la commu-
narde Victorine Brocher (1909). Le mo-
tif du spectre rouge répare et sublime,
sur le plan symbolique, les échecs san-
glants sur les barricades, en juin 1848
ou en mai 1871 : les révolutionnaires ne

P
ersuadé que l’échec est une
chance plutôt qu’une impasse,
Claro choisit de le penser au
prisme de ce qu’il connaît le
mieux : la littérature – cette littérature
« qui est la vraie vie » –, en commençant
par son expérience de la traduction, qu’il
définit comme une « grande école de
l’échec » au début de L’Echec. Comment
échouer mieux, essai très personnel, écrit
dans une langue malicieuse qui s’amuse
d’elle-même comme pour préserver sa
sensibilité. Parce que traduire convoque
sans cesse la question de l’intraduisible,
parce qu’il existe entre les langues une
faille infranchissable contre laquelle
nul ne peut rien, faillir devient, pour
le traducteur, inévitable. Et c’est en ce
2020 ; Animal errant, retour d’abattoir :::,
Flammarion, 2023 ; Tout autre chose,
Nous, 2023…). Ou plutôt « récrivain » :
comme ses confrères et consœurs, il
écrit finalement moins qu’il ne gomme,
rature, recommence. Puis il camoufle et
rafistole, dans une dernière tentative de
dissimulation de ses faillites. Un « em-
brouilleur doublé d’un brouillonneur »,
voilà ce qu’est l’écrivain, lui qui ne cesse
d’achopper à la langue, et qui en tire
même un délicieux « guilty pleasure »
(« plaisir coupable »). Même sans un
texte intraduisible contre lequel
s’échouer, non seulement « écrire n’est
pas réussir », mais « écrire n’est même pas
tenter de réussir » : la langue résiste, inlas-
sable, et, bien qu’il faille le figer dans une
Claro contourne, justement, la forme
de son essai, en y suspendant quelques
interludes poétiques qui définissent
l’échec, pastichent les premiers mots des
plus grands textes ou dressent la liste de
ses échecs personnels. Mais c’est aussi
auprès de la vie et des œuvres d’autres
auteurs qu’il affine sa pensée. Grâce à
Fernando Pessoa (1888-1935), à Jean Coc-
teau (1889-1963) ou encore à Franz Kafka
(1883-1924) – qu’il couronne du titre de
« prince noir du faillir » –, il envisage la
multiplicité des visages de l’échec des
écrivains. La plume de Claro, animée
d’une profonde « passion de la défaite »,
entraîne ainsi celles de ses écrivains de
prédilection, et même le cinéma d’Alfred
Hitchcock (1899-1980), dans sa propre
pire (Minuit, 1991).
L’échec se révèle, au terme de ce par-
cours littéraire, un dernier recours
contre les « obscènes injonctions à la
réussite qui saturent l’air social que nous
respirons ». En l’explorant sous l’angle
de ses défaites et de ses insuccès, Claro
rend donc ici à la littérature son impla-
cable capacité de résistance, la célébrant
comme le lieu où il vaudra toujours
mieux « échouer superbement » que
« réussir médiocrement ». p
l’échec.
comment échouer mieux,
de Claro,
Autrement, « Les grands mots »,
204 p., 20 €, numérique 15 €.
sont jamais réellement vaincus, si leurs
fantômes promettent de revenir et de
recommencer la lutte. Accompagnée
d’un suggestif cahier iconographique,
cette enquête passionnante pose en
creux la question du lien entre moder-
nité et rapport à l’au-delà, car la « poli-
tisation du fantastique » prend surtout
son essor dans la seconde moitié du
XIXe siècle, alors que le spiritisme sug-
gère de nouveaux modes de communi-
cation entre vivants et morts, et que
l’évidence des pratiques funéraires
chrétiennes se délite. p andré loez
a Nous reviendrons ! Une histoire des
spectres révolutionnaires. France,
XIXe siècle, d’Eric Fournier, Champ Vallon,
« La chose publique », 228 p., 23 €, numérique 16 €.
10 | Rencontre
Laird Hunt
«La littérature
française
enflamme mon
imagination»
Adolescent, l’écrivain a été confié à sa grand-mère,
au fin fond de l’Indiana. Cette femme solitaire
lui a inspiré le personnage de Zorrie, au centre de
son nouveau roman. « Zorrie », ou « Un cœur
simple » dans le Midwest
florence noiville
U
ne table, un homme et,
derrière l’homme, des
livres. C’est une image
très graphique, comme
un crayonné de Gia-
cometti, qui apparaît à
l’écran. Où sommes-nous ? « A Provi-
dence, Rhode Island », répond Laird Hunt.
A l’université Brown, où il enseigne les
« arts littéraires » ? « Non, non… A la mai-
son, dans le bureau. La bibliothèque que
vous voyez dans mon dos est divisée en
deux, moitié romans pour moi, moitié
poésie pour Eleni… »
Dans certains couples, chacun a son
côté du lit. Chez les Hunt, chacun a
son côté de bibliothèque. Eleni, avec la-
quelle Laird Hunt partage sa vie (en plus
de ses étagères), c’est Eleni Sikelianos,
écrivaine elle aussi. On ne résiste pas à
l’envie de lui poser la question : est-elle
une descendante d’Angelos Sikelianos
(1884-1951), ce grand poète grec qui tenta
de faire revivre les fêtes delphiques dans
les années 1920 ? Elle l’est. Et Hunt sem-
ble heureux qu’on le connaisse. « C’est un
poète immense en Grèce. Sa photo est sur
le mur de notre cuisine. »
On revient à la bibliothèque. Côté Hunt,
on trouve toutes les grandes influences
de l’écrivain – Kafka, Perec, Sebald,
Beckett, Blanchot, Genet, ou encore Flau-
bert, qu’il a placé en exergue de Zorrie,
son huitième roman. Serait-il l’écrivain
américain le plus européen de sa géné-
ration, lui qui a peaufiné ses études de
EXTRAIT
« Harold fut tué en décem-
bre 1943 au large des côtes
hollandaises (…). L’armée de
l’air des Etats-Unis renvoya
ses affaires, son uniforme de
défilé, une médaille et le cer-
tificat attenant, et le début
d’une lettre écrite deux jours
avant sa mort. (…) Des hom-
mages funéraires furent or-
ganisés à Hillisburg ainsi
qu’à Forest. (…) La nuit
d’après le second service,
Zorrie rêva qu’elle était de
retour dans la maison de sa
tante, assise à coudre dans la
pièce de devant enténébrée,
et ne parvenait pas à réussir
le point. Elle essayait sans
relâche, tandis que sa tante,
debout, penchée sur elle, se-
couait la tête. Après ce qui lui
parut des heures de cette
scène, Zorrie s’éveilla, tendit
la main vers la place de Ha-
rold, et émit un cri étranglé.
Puis les années filèrent. »
zorrie, pages 76-77
lettres à la Sorbonne ? « Ah ! j’adorerais,
dit-il. La littérature française en particulier
et européenne en général ont, depuis tou-
jours, enflammé mon imagination. »
Dans sa jeunesse, l’homme a beaucoup
voyagé. Pas seulement dans les livres.
Singapour, où il est né, Londres, Hong-
kong, Taïwan. Son père était banquier, la
famille suivait. Jusqu’à ce que ses parents
divorcent. Laird a alors 13 ans. Il est
confié à sa grand-mère, qui vit seule dans
une ferme non loin de Frankfort – et non
Francfort –, au milieu de l’Indiana.
Un sacré bout de bonne femme
Un adolescent nourri au bruit et à la fu-
reur des métropoles, soudain parachuté
dans un trou paumé du Midwest ? Contre
toute attente, le jeune Laird est envoûté.
Par la vie agricole, mais surtout par la
personnalité de sa grand-mère. Un sacré
bout de bonne femme que cette petite
dame de « même pas 5 pieds de haut » !
Ancienne professeure de latin et d’an-
glais, elle a la tête pleine d’Ovide et de
Joyce, et les pieds bien plantés dans la
terre de son exploitation. « La figure de
Zorrie est directement inspirée d’elle »,
confirme Hunt. Zorrie n’est pas une
lettrée, mais il faut voir avec quelle
conscience, quelle vaillance elle fait tour-
ner sa ferme !
L’écrivain s’arrête un moment sur l’im-
portance du personnage. Pas seulement
dans le livre qu’il lui consacre aujour-
d’hui, mais, plus largement, dans son
œuvre tout entière. Zorrie – il a trouvé ce
prénom en se promenant dans un cime-
tière ; c’est souvent ce qu’il fait lorsqu’il
cherche un nom pour un personnage, il
zigzague au hasard parmi les pierres
tombales… –, Zorrie, donc, n’est pas exac-
tement le portrait de sa grand-mère. Plu-
tôt un « condensé » de personnages tirés
de cette communauté de femmes seules
et fortes qui l’entouraient à l’époque. Il a
vécu cinq ans parmi elles, pas étonnant
qu’elles l’aient marqué. Lorsqu’il est en-
tré à l’université de l’Indiana – où il a étu-
dié l’histoire et la littérature françaises
avant de poursuivre dans le Colorado, où
le poète Allen Ginsberg (1926-1997) fut
l’un de ses maîtres –, Hunt a dû passer un
« test d’écriture ». « J’ai rendu une compo-
sition intitulée Old Woman, raconte-t-il.
C’était, comme le titre l’indique, l’histoire
d’une vieille femme qui préparait un re-
pas pour une famille qui ne viendrait pas.
Dans mon texte, elle n’avait pas de nom,
mais il est clair qu’elle était déjà une
esquisse de Zorrie. »
Le plus amusant, c’est qu’une fois créé,
et comme pour profiter à plein de sa vie
de papier, ce personnage n’a plus cessé
de se manifester, surgissant çà et là dans
les pages, parfois de manière inopinée.
Zorrie est ainsi présente dans Indiana, In-
diana (Actes Sud, 2007), dans Les Bonnes
Gens (Actes Sud, 2014), mais on la re-
trouve aussi dans Float Up, Sing Down
(« flotter, chanter »), le recueil de nouvel-
les que Laird Hunt publiera en février
chez Bloomsbury, aux Etats-Unis. « A
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Vendredi 12 janvier 2024
Laird Hunt, à Paris, en 2016. Ulf Andersen/Aurimages
chaque fois, je crois en avoir fini avec elle, affaire”… J’adore cette expression », se dé-
mais à chaque fois elle revient, dit-il avec Parcours lecte Hunt dans un français parfait.
un sourire. Cela fait trente ans que je la Il ne faudrait pas croire que Zorrie soit
transporte avec moi ! » un livre « à la manière de ». C’est, pour
Qu’y a-t-il de si extraordinaire chez 1968 Laird Hunt Laird Hunt, un ouvrage très personnel.
cette femme ? Rien, justement. En tout naît à Singapour. Peut-être même « le plus cher à [s]on
cas aussi peu de choses que chez cœur ». Il ne faudrait pas croire non plus
Flaubert dans Un cœur simple (1877 ; c’est 1986-1989 Il étudie l’histoire que la figure de Zorrie soit sa seule
de ce conte qu’est tirée l’épigraphe). et la littérature françaises source d’inspiration, puisqu’on lui doit
D’une certaine façon, Zorrie pourrait à l’université de l’Indiana. des ouvrages écrits dans d’autres veines
être une cousine américaine de Félicité : – comme La Route de nuit, sur le racisme
l’antihéroïne d’une non-histoire. Et Hunt 2001 Il publie son premier (Actes Sud, 2019), ou le très beau Never-
pourrait reprendre à son compte les pro- roman, Une impossibilité home, sur la guerre de Sécession (Actes
pos de Flaubert, qui expliquait avoir fait (Actes Sud, 2004). Sud, Grand Prix de littérature américaine
« le récit d’une vie obscure, celle d’une 2015). Mais il existe une constante dans
pauvre fille de campagne (…) dévouée 2003 Indiana, Indiana presque tous ses romans : l’omnipré-
sans exaltation et tendre comme du pain (Actes Sud, 2007). sence de personnages centraux fémi-
frais ». nins. Hunt, l’écrivain qui aimait les fem-
2014 Neverhome (Actes Sud, mes ? Sur ce thème, il marche sur des
Fausse simplicité Grand Prix de littérature œufs. « L’idée qu’on ne devrait pas écrire
Quand on fait sa connaissance, Zorrie américaine 2015). sur des personnes différentes de soi est dé-
est assise à son pupitre d’écolière et sormais si ancrée dans le domaine de l’art
s’applique à tracer des lettres sur son ar- 2018 Dans la maison au cœur aux Etats-Unis qu’elle écrase tout sur son
doise tandis que ses camarades jouent de la forêt profonde (Actes Sud, passage », explique-t-il.
tout autour. « Elle aimait l’odeur de moisi 2022). Il raconte qu’il n’est pas un festival litté-
des livres, la sensation du résidu de craie raire où il ne doive répéter qu’il ne parle
sur ses doigts et elle ne pouvait se résou- ni « pour » ni « à la place de ». Qu’il a cons-
dre à penser que l’école fût dédiée à autre cience d’être un « outsider ». Qu’il n’a pas
chose qu’à l’étude. » Deux cents pages fausse simplicité du fond comme de la décidé un jour de faire des « women-cen-
plus loin, lorsqu’on s’apprête à la quitter, forme. Nul doute qu’il « faut de l’effort », tered novels », des romans centrés sur les
ses mains de nouveau nous apparais- comme dit Hunt, pour créer cette im- femmes, mais que c’est venu « graduelle-
sent en gros plan. Plissées, tachées, des- pression de fluidité limpide et mer- ment ». Parce que « les personnages qui
séchées par le grand air : le monde a veilleusement intemporelle. Il brandit à [l]’émouvaient et [lui] donnaient envie
« glissé » entre « ses doigts tordus », écrit l’écran les lettres de Flaubert à Louise d’écrire étaient des femmes ». Et que
Laird Hunt. L’intrigue est aussi bête, Colet. Dans l’une d’elles, l’écrivain ré- c’était « aussi simple que ça ». Simple ? A
aussi mystérieuse que cela. sume : « Ce n’est pas une petite affaire que l’évidence, pourtant, cette simplicité-là
Nous nous attardons sur cette vraie- d’être simple. » « Ha ! ha ! “Pas une petite non plus n’est pas « une petite affaire ». p
Grandes Plaines et paysages intérieurs
C’EST UNE DES LIGNES en Europe, pendant la seconde bout d’étoffe mentale et frottait. »
DIRECTRICES de son œuvre : guerre mondiale. Frotter. Voilà ce que fait Laird
l’écrivain américain Laird Hunt C’est dans une ferme de la Corn Hunt avec ses phrases qu’il polit
aime explorer des destins de Belt (la « ceinture de maïs »), dans au chiffon doux, amoureusement,
femmes à des moments-clés de l’Indiana, que se passe l’essentiel jusqu’à ce qu’elles luisent. Préci-
l’histoire des Etats-Unis. Zorrie, de l’histoire, une mince intrigue sion, concision, simplicité, c’est
son huitième roman, ne fait pas où l’action compte moins que les toute la beauté de ce récit dont la
exception. Finaliste du National impressions. Les notations sur le construction est ouvertement
Book Award à sa parution temps, la nature, les corps font calquée sur celle d’Un cœur simple,
en 2021, ce texte bref, ciselé, très écho aux variations des paysages le conte de Flaubert . Et qui, lui
élégamment traduit par Anne- intérieurs. « Les soins apportés aux aussi, parvient à dire beaucoup
Laure Tissut, relate la vie d’une jeunes pousses succédaient aux avec « un livre sur rien ». p fl. n.
femme ordinaire, Zorrie Under- semences, puis venait la récolte.
wood. Une orpheline élevée par La terre se reposait à la saison zorrie,
une tante « abreuvée d’amer- appropriée, et Zorrie avec elle. Si la de Laird Hunt,
tume », marquée par la grande douleur de l’absence d’Harold traduit de l’anglais (Etats-Unis)
crise des années 1930 puis par descendait sur elle durant les mois par Anne-Laure Tissut,
la mort de son mari, Harold, de calme, elle y apposait un Globe, 204 p., 21 €, numérique 15 €.