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Vu d’Argentine Sarkozy ou l’érection permanente

AFRIQUE Les Bochimans sans terre
CINÉMA “Lust, Caution” : la polémique
VOYAGE Voir Kaboul, avec prudence
N° 898 du 17 au 23 janvier 2008 - 3 € www.courrierinternational.com

Guérilla
ou terrorisme ?
L’industrie
du kidnapping
La médiation
d’Hugo Chávez

Dans la jungle
des FARC
M 03183 - 898 - F: 3,00 E
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALGÉRIE : 400 DA - ALLEMAGNE : 3,20 €

3:HIKNLI=XUXUU[:?k@i@t@i@a;
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 €
ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,95 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 €
IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ - LUXEMBOURG : 3,20 €
MAROC : 25 DH - NORVÈGE : 39 NOK - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

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898_p03:Mise en page 1 15/01/08
s o m m a i re
Matt Shonfeld, distribué par Digital Railroad
RUBRIQUES
4 ■ Les sources de cette semaine
5 ■ l’éditorial Le mystère Tirofijo, celui qui met
dans le mille, par Philippe Thureau-Dangin
5 ■ l’invité Richard Youngs, El País, Madrid
5 ■ le dessin de la semaine
6 ■ à l’affiche
6 ■ ils et elles ont dit
46 ■ voyage Surprenante Kaboul
50 ■ le livre
Moustiques et tigres, de Maja Lundgren
50 ■ saveurs En hiver, du halva aux carottes
51 ■ insolites
En Allemagne, les morts ont la vie dure
D ’ U N C O N T I N E N T À L’ A U T R E
7 ■ france P O U V O I R Sarkozy ou la politique de
l’érection permanente P I P O L I T I Q U E De l’élégance, que
diable ! HÉRITAGE C’est Berlusconi au carré ! COMPORTEMENT
Quelque chose en lui de Britney Spears
9 ■ monde D É M O C R A T I E Comment prévenir les
violences postélectorales GÉORGIE Les observateurs n’ont
rien vu
10 ■ europe dossier Serbie : entre Bruxelles et
Moscou ROYAUME - UNI Le nucléaire revient faute d’alternative
ESPAGNE Des élections cruciales et paradoxales POLOGNE Une
frontière qui ne passe pas UNION EUROPÉENNE Référendum :
le mot qui fait peur NORVÈGE Kirkenes, si loin d’Oslo, si
proche des Russes RUSSIE Les sectes “authentiquement
orthodoxes” ont le vent en poupe
15 ■ amériques É TAT S - U N I S Le spectre de la
récession hante les primaires C A N D I DAT U R E Bloomberg
va-t-il enfin se décider ? É TAT S - U N I S Enquête sur l’autre
Guantanamo POLÉMIQUE Qui prendra la décision ?
17 ■ asie PAKISTAN Pour Washington, les militaires sont
la meilleure carte SRI LANKA L’Etat reprend la chasse TAÏWAN
Retour gagnant du Kouomintang THAÏLANDE Dans le Sud,
rien n’arrête les insurgés INDE L’encombrant ministre en
chef du Gujarat JAPON Une société menacée par l’esprit
moutonnier ■ le mot de la semaine “kûki”, l’atmosphère
21 ■ moyen-orient MOYEN - ORIENT
Seule la paix en
Palestine intéresse les Arabes VU D ’ ISRAËL Bush est plus
préoccupé par Bagdad que par Téhéran LIBAN Salwa, le
ciné porno de Beyrouth M O N D E A R A B E Les Arabes, une
19:52 Page 3
●
e n c o u ve r t u re
Dans la jungle des FARC
Les Forces armées révolutionnaires de Colombie contrô-
lent toujours d’importantes régions du pays. Les offen-
sives militaires lancées par les gouvernements successifs
n’ont jamais eu raison d’un mouvement marxiste qui
s’est peu à peu dévoyé. Les guérilleros se financent grâce
aux prises d’otages et à divers trafics. Depuis 2001, ils
multiplient les enlèvements politiques, ce qui leur a per-
mis de se faire entendre sur la scène internationale. Pour
négocier enfin la paix ? pp. 26 à 31
◀ Alonzo Lópes, l’un des commandants du bloc Magdalena Medio.
Sa tête est mise à prix par le gouvernement colombien.
Serbie : entre Bruxelles et Moscou p. 10
Etats-Unis : récession et primaires p. 15
LA SEMAINE PROCHAINE
Les Balkans sont-ils
géopolitique
solubles dans l’UE ?
littérature Le phénomène Arnon Grunberg
argentine Barreal, le désert blanc
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 3 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
nation européenne T U R Q U I E Notre culture fabrique des
criminels ÉGYPTE SOS harcèlement sexuel
● 24 ■ afrique ALGÉRIE Une capitale en état de siège
A F R I Q U E D U S U D Les temps sont durs pour le roi des
Zoulous B OT S WA N A Les Bochimans toujours interdits de
séjour sur leurs terres
Sur RFI Retrouvez Courrier international tous les jeudis dans
l’émission Les Visiteurs du jour animée par Hervé Guillemot. Cette
semaine, “La trahison des Bochimans”, avec Pierre Cherruau. Cette
émission sera diffusée en direct sur 89 FM le jeudi 17 janvier à
10 h 10, puis disponible sur le site <www.rfi.fr.>
ENQUÊTE ET REPORTAGES
26 ■ en couverture Dans la jungle des FARC
32 ■ portrait En croisade contre les croisés
Ancien militaire, père et fils de soldat, Mikey
Weinstein lutte contre l’influence croissante des
fondamentalistes chrétiens dans l’armée américaine.
34 ■ culture Passions chinoises Le nouveau
film d’Ang Lee, Lust, Caution, qui sort cette semaine
en France, suscite des réactions enflammées en
Chine comme à Taïwan.
36 ■ enquête Quand Davos était un nid nazi
Connue pour son forum économique annuel, la
très huppée station suisse a un passé mouvementé.
Récit de quelques épisodes oubliés.
INTELLIGENCES
40 ■ économie ÉNERGIE 100 dollars le baril, rien de
plus normal PRODUCTION Les secrets du pic pétrolier ■ la
vie en boîte Attention au syndrome de Hamilton !
BUREAUCRATIE En Chine, l’entreprise individuelle menacée
de disparition
43 ■ multimédia JEUX VIDÉO Le vrai héros des jeux,
c’est vous désormais
44 ■ écologie POLLUTION Hollywood, un mauvais
plan pour l’environnement
45 ■ sciences BA C T É R I O L O G I E Huit millions d’années
et pas une ride ■ la santé vue d’ailleurs L’argile, le
meilleur rempart contre les bactéries
▶ W W W. ◀
Toute l’actualité internationale au jour le jour sur
courrierinternational.com
897p04:Mise en page 1 15/01/08
l e s s o u rc e s
PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE
ABC 267 000 ex., Espagne,
quotidien. Journal monarchiste
et conservateur depuis sa création
en 1903, ABC a un aspect un peu
désuet unique en son genre :
une centaine de pages agrafées,
avec une grande photo à la une.
AFTONBLADET 450 000 ex.,Suède,
quotidien. “Le Courrier du soir”
est le plus lu des quotidiens suédois.
Créé en 1830, il a été racheté par
la LO – le syndicat des ouvriers –
en 1956. ll est resté social-démo-
crate depuis cette date.
AL-AKHBAR Liban, quotidien. Né en
2006, en pleine guerre entre Israël
et le Hezbollah, “Les Nouvelles”
se veut l’expression du refus de la
politique américaine. Ses sources
de financement sont mystérieuses
et certains parlent de capitaux pri-
vés proches du Hezbollah. Son
directeur, Joseph Samaha, ancien
rédacteur en chef du quotidien
“islamo-progressiste” libanais
As-Safir, est l’un des journalistes
les plus influents du Liban et
défend une ligne politique proche
de l’axe irano-syrien.
ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éd. du
matin) et 4 400 000 ex. (éd. du soir),
Japon, quotidien. Fondé en 1879,
chantre du pacifisme nippon depuis la
Seconde Guerre mondiale, le “Journal
du Soleil-Levant” est une institution.
Trois mille journalistes, répartis
dans 300 bureaux nationaux et 30
à l’étranger, veillent à la récolte
de l’information.
ASIA TIMES ONLINE
<http://www.atimes.com>, Chine.
Lancée fin 1995, l’édition papier
de ce journal anglophone s’est
arrêtée en juillet 1997 et a donné
naissance en 1999 à un journal en
ligne régional. Alors que la presse
d’actualité régionale a perdu ses
principaux représentants, ce web-
zine étend son champ d’action au
Moyen-Orient.
BANGKOK POST 55 000 ex., Thaïlande,
quotidien. Fondé en 1946, ce
journal indépendant en anglais,
réalisé par une équipe internatio-
nale, s’adresse à l’élite urbaine et
aux expatriés.
CAMBIO 90 000 ex., Colombie, heb-
domadaire. Ce magazine généra-
liste est réputé en Colombie pour
la qualité de ses éditoriaux et le
sérieux de ses enquêtes. Fondé en
1994 par le journal espagnol Cam-
bio 16, le titre est racheté en 1998
par un groupe de journalistes
dirigé par Gabriel García Már-
quez. Il couvre l’actualité natio-
nale et latino-américaine.
19:59 Page 4
CHUNGKUO SHIHPAO – CHINA TIMES
1 000 000 ex., Taïwan, quotidien.
Fondé le 2 octobre 1950, le China
Times, tout en étant proche du
Kouomintang, a suivi de près le
processus de démocratisation de la
société taïwanaise au cours des
dernières décennies.
EL COMERCIO 120 000 ex, Pérou, quo-
tidien. Appartenant aux quoti-
diens influents dans le paysage
médiatique péruvien, depuis 1839,
il se veut novateur tout en étant
d’obédience conservatrice et tente
de défendre un esprit “indépen-
dant et vrai”. Généraliste, il offre
aussi une rubrique économique
substantielle ainsi qu’une section
“défense du consommateur”.
THE DAILY TELEGRAPH 410 000 ex., Aus-
tralie, quotidien. Fondé en 1879 à
Sydney, “Le Télégraphe quoti-
dien” n’a aucun lien avec son aîné
londonien. Ce journal populaire,
plutôt classé à droite, consacre
beaucoup de place au sport et au
people, ce qui ne l’empêche pas de
traiter aussi sérieusement de l’ac-
tualité nationale et internationale.
THE DAILY TELEGRAPH 901 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Atlan-
tiste et antieuropéen sur le fond,
pugnace et engagé sur la forme,
c’est le grand journal conservateur
de référence. Fondé en 1855, il est
le dernier des quotidiens de qua-
lité à ne pas avoir abandonné le
grand format.
DANAS 35 000 ex., Serbie, quotidien.
“Aujourd’hui” a été fondé en
1997 en réaction à la mise au pas
de la presse par le régime de Slo-
bodan Milosevic. C’est le quoti-
dien indépendant de référence.
Son édition du week-end apporte
un riche complément au quotidien.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portu-
gal, quotidien. Fondé en 1864, le
“Quotidien des nouvelles” fut l’or-
gane officieux du salazarisme.
Aujourd’hui, le DN est devenu un
journal que l’on peut qualifier de
centriste. Grâce au renouvelle-
ment de sa maquette et à ses
efforts pour divulguer une infor-
mation complète, le titre voit son
public rajeunir.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG
377 000 ex., Allemagne, quoti-
dien. Fondée en 1949 et menée
par une équipe de 5 directeurs, la
FAZ, grand quotidien conserva-
teur et libéral, est un outil de réfé-
rence dans les milieux d’affaires et
intellectuels allemands.
FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Le plus
ancien des quotidiens nationaux
allemands a un public un peu plus
jeune que ses concurrents. Engagé
à gauche, dans la défense des droits
de l’homme et de l’environnement.
GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en
semaine et 1 000 000 ex. le week-
end, Pologne, quotidien. “La
Gazette électorale”, fondé par
Adam Michnik en mai 1989, est
devenu un grand journal malgré
de faibles moyens. Et avec une
immense ambition journalistique :
celle d’être laïque, informative,
concise. Son supplément culturel
du vendredi, Magazyn-Gazeta
Wyborcza, est devenu un rendez-
vous incontournable.
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
●
THE FRIDAY TIMES 60 000 ex., Pakistan,
hebdomadaire. Se définissant
comme “audacieux, indépendant
et sérieux”, le magazine dirigé par
Najam Sethi, journaliste de
renom, a souvent subi des pres-
sions de la part des autorités
pakistanaises. Malgré ces difficul-
tés, il continue à mener son com-
bat pour la liberté d’expression.
THE GUARDIAN 364 600 ex., Royaume-
Uni, quotidien. Depuis le 12 sep-
tembre 2005, il est le seul quoti-
dien national britannique imprimé
au format berlinois (celui du
Monde) et tout en couleurs.
Depuis 1821, l’indépendance, la
qualité et l’engagement à gauche
caractérisent ce titre qui abrite
certains des chroniqueurs les plus
respectés du pays.
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saou-
dite (siège à Londres), quotidien.
“La Vie” est sans doute le journal
de référence de la diaspora arabe
et la tribune préférée des intellec-
tuels de gauche ou des libéraux
arabes qui veulent s’adresser à un
large public.
THE INDEPENDENT 240 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Créé en
1986, c’est l’un des grands titres
de la presse britannique de qua-
lité. Il se distingue de ses concur-
rents par son indépendance d’es-
prit, son engagement proeuropéen
et ses positions libérales sur les
questions de société.
THE INDIAN EXPRESS 550 000 ex., Inde,
quotidien. S’autoproclamant
“India’s only national newspaper”,
l’Indian Express est le grand rival
du Times of India. Il est connu
pour son ton combatif et son
“journalisme du courage”, ainsi
que pour ses enquêtes sur des
scandales politico-financiers. Son
supplément Sunday Magazine
comporte d’intéressants articles
culturels.
IZVESTIA 263 600 ex., Russie, quoti-
dien. L’un des quotidiens russes
de référence, qui traite tous les
domaines de l’actualité, les articles
étant souvent accompagnés de
bons dessins humoristiques ; un
supplément “business” sur pages
saumon le mardi et le jeudi.
MOTHER JONES 180 000 ex., Etats-
Unis, bimestriel. Lancé en 1976
par quelques passionnés de jour-
nalisme d’investigation, Mother
Jones revendique fortement son
identité progressiste et contesta-
taire. Ce magazine de gauche,
d’envergure nationale, traite de
l’actualité ainsi que des grands
enjeux de notre temps : environne-
ment, justice sociale, etc.
NEW STATESMAN 26 000 ex., Royaume-
Uni, hebdomadaire. Depuis sa
création, en 1913, cette revue poli-
tique, aussi réputée pour le sérieux
de ses analyses que pour la féro-
cité de ses commentaires, est le
forum de la gauche indépendante.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche), Etats-
Unis, quotidien. Avec 1 000 jour-
nalistes, 29 bureaux à l’étranger et
plus de 80 prix Pulitzer, c’est de
loin le premier quotidien du pays,
dans lequel on peut lire “all the
news that’s fit to print” (toute l’in-
formation digne d’être publiée).
PÁGINA 12 75 000 ex., Argentine,
quotidien. Lancé en 1987,
Página 12 est aujourd’hui le quoti-
dien indépendant de gauche le
plus important de Buenos Aires.
Percutant et bien informé, il prend
position pour les droits de
l’homme, s’attaque à la corruption
et dénonce l’impunité en faisant
ressortir les affaires de l’époque
des dictatures.
POLITIKA 100 000 ex., Serbie, quoti-
dien. Doyen des journaux serbes,
“La Politique” était l’organe du
pouvoir de Slobodan Milosevic
jusqu’à l’évincement de ce dernier
en l’an 2000. Racheté par le groupe
allemand WAZ en 2002, il reprend
sa place de quotidien de référence.
LA PRENSA 20 000 ex., Panamá, quo-
tidien. Troisième grand titre de la
presse nationale, La Prensa reven-
dique son engagement conserva-
teur. Il est actuellement le porte-
parole de l’opposition.
AL-RAYA 10 000 ex., Qatar, quotidien.
Créé en 1979, “L’Etendard” est le
premier quotidien du Qatar. Sa
ligne éditoriale ressemble quelque
peu à celle de la chaîne satellitaire
Al-Jazira : silencieuse sur ce qui se
passe au Qatar, déchaînée contre
certains régimes arabes.
SCIENCE NEWS 200 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Fondé en 1922
sous le nom de Science News-Letter,
le magazine se présente aujour-
d’hui comme l’unique newsmaga-
zine consacré à la science aux
Etats-Unis. L’information est
condensée, complétée par de très
nombreuses références à des tra-
vaux universitaires.
SEMANA 187 000 ex., Colombie, heb-
domadaire. Propriété d’une riche
famille libérale, “La Semaine”
apparaît comme un des meilleurs
hebdomadaires d’Amérique latine,
par son indépendance, sa moder-
nité et son excellente information.
SLATE <http://www.slate.com>
Etats-Unis. L’invention du journa-
lisme en ligne doit beaucoup à ce
webzine, qui a été créé en 1996 à
Seattle. Financé pendant les huit
premières années par Microsoft, il
a été vendu en décembre 2004 au
groupe Washington Post.
DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Alle-
magne, hebdomadaire. Un grand,
très grand magazine d’enquêtes,
lancé en 1947, agressivement
indépendant et à l’origine de plu-
sieurs scandales politiques.
SUNDAY TIMES 504 000 ex., Afrique du
Sud, hebdomadaire. Fondé en
4 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
1906, le Sunday Times est le jour-
nal dominical le plus populaire
d’Afrique du Sud. Jadis conserva-
teur, il est devenu, ces dernières
années, de plus en plus libéral.
Son succès repose sur ses enquêtes
rigoureuses, ses nombreuses
analyses et ses pages sportives.
TERRA MAGAZINE
<www.ar.terra.com/terramaga-
zine>, Argentine. Ce webzine est
édité par Terra, un des plus grands
portails d’information d’Amérique
latine, qui publie aussi un Terra
Magazine brésilien.
VATAN 250 000 ex., Turquie, quoti-
dien. Créé en 2003, ce journal
orienté vers la gauche libérale et
qui se distingue par sa grande
indépendance a néanmoins réussi
à figurer parmi les quatre plus
grands titres de la presse turque.
VECERNJE NOVOSTI 300 000 ex., Serbie,
hebdomadaire. “Les Nouvelles du
soir” exprime les points de vue
serbes en essayant, autant que faire
se peut dans les circonstances actuelles,
d’éviter les positions extrémistes.
THE WASHINGTON POST 700 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. Recherche
de la vérité, indépendance : la
publication des rapports secrets
du Pentagone sur la guerre du
Vietnam ou les révélations sur
l’affaire du Watergate ont démontré
que le Post vit selon certains
principes. Un grand quotidien
de centre droit.
EL-WATAN 50 000 ex., Algérie, quoti-
dien. Fondé en 1990 par une
équipe de journalistes venant
d’El Moudjahid, quotidien officiel
du régime, “Le Pays” est très rapi-
dement devenu le journal de réfé-
rence avant d’être concurrencé
plus tard par d’autres quotidiens.
Son directeur, Omar Belhouchet,
est une figure de la presse algé-
rienne. Condamné à plusieurs fois
à la prison et victime d’un attentat,
il a reçu de nombreux prix
à l’étranger.
YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine
(Hong Kong), hebdomadaire.
Newsmagazine du groupe Ming
Pao, “Semaine d’Asie” se dit le
“journal des Chinois du monde
entier”. Il se focalise intensément
sur l’Asie-Pacifique, avec un fort
penchant pour la Chine.
YEDIOT AHARONOT 400 000 ex., Israël,
quotidien. Créé en 1939,
“Les Dernières Informations”
appartient aux familles Moses
et Fishman. Ce quotidien marie
un sensationnalisme volontiers
populiste à un journalisme
d’investigation et de débats
passionnés.
DIE ZEIT 464 400 ex., Allemagne,
hebdomadaire. Le magazine de
l’intelligentsia allemande. Tolérant
et libéral, c’est un grand journal
d’information et d’analyse politique.
ZHONGGUO XINWEN ZHOUKAN 100 000 ex.,
Chine, hebdomadaire. Magazine
d’information créé à Pékin le
1er janvier 2000. Papier glacé,
photos en couleurs, style direct,
sujets variés. Son éditeur, l’agence
Nouvelles de Chine, fait des
efforts évidents pour fournir un
magazine “ouvert sur le monde,
dans un esprit créatif et original”.
Courrier international n° 898
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Pierre Jeantet, président ;
Eric Fottorino, vice-président
Dépôt légal : janvier 2008 - Commission paritaire n° 0712C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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Assistante Dalila Bounekta (16 16)
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Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki
(chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour,
Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du
Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie centrale), Marion Girault-Rime (Australie,
Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko
Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam
Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Nur Dolay (Turquie), Pascal
Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe),
Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29),
Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68),
Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot
(Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle
Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multilatéral
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Ecologie, sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites
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Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
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Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77),
Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee
(anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot
(anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama
(japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais,
espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne
Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21)
Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet
Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66),
Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Kyoko Mori Informatique Denis
Scudeller (16 84)
Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi
de 15 heures à 18 heures
Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice
adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes.
Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Chloé Baker, Marie Bélœil, Marc-Olivier Bherer,
Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Régine Cavallaro, Lucy Conticello,
Geneviève Deschamps, Mouna El-Mokhtari, Alexandre Errichiello, Marion Gronier,
Caroline Lelong, Françoise Liffran, Valentine Morizot, Marina Niggli, Josiane
Petricca, Marcus Rothe, Charlotte Thomas, Emmanuel Tronquart
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes :
Sophie Jan et Natacha Scheubel (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie
Davoust (16 05). Comptabilité : 01 48 88 45 02
Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Victor
Dekyvere (16 73) Ventes au numéro Directeur commercial : Jean-Claude
Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au
numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax :
01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22).
Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement : Pascale Latour
(directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91),
Mathilde Melot (16 87) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40
39 13 13. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la
publicité : Lionel Bennegent <lbennegent@publicat.fr> (14 01). Directrice
adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrice de clientèle : Hedwige Thaler (14
07). Chefs de publicité : Kenza Merzoug (13 46), Claire Schmidt (13 47).
Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet :
i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de
la publicité : Arthur Millet, <amillet@i-regie.com>
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898p05 SA:Mise en page 1 15/01/08 18:52 Page 5

l’invité ●
É D I TO R I A L

Richard Youngs Le mystère Tirofijo, celui

L
El País, Madrid
qui met dans le mille
es puissances occidentales, qui sont en ditionnel aux autocrates – théoriquement pro-occi- Contrairement à une idée répan-
concurrence commerciale entre elles, multi- dentaux – du Moyen-Orient pour se consacrer à la pro- due, il est possible pour un jour-
plient les contrats concernant la fourniture motion de réformes sociales, économiques et politiques. naliste de se rendre dans un camp
de technologie nucléaire à divers pays de la On ne parle presque plus aujourd’hui de faire pres- des FARC pour y faire des inter-

Benjamin Kanarek
péninsule Arabique. Il s’agit là d’initiatives sion sur l’Arabie Saoudite afin d’encourager l’ou- views ou des photos – et nous en
inquiétantes qui, outre le fait qu’elles ne per- verture politique du pays, car la politique occidentale publions plusieurs dans notre dos-
mettront pas de résoudre les problèmes de est tombée dans les mêmes pièges qu’avant les évé- sier cette semaine. En revanche, il
fond des pays arabes concernés, auront for- nements du 11 septembre, et ces erreurs ont contri- est quasi impossible d’approcher le “secrétariat”
cément des conséquences négatives sur le règlement bué à la turbulence actuelle. Dans ses relations avec de cette organisation politico-militaire. Sur le com-
du problème iranien. la péninsule Arabique, l’Union européenne n’a pas mandement, on n’a donc que des informations de
Si l’Iran a cherché à se doter d’une capacité réussi à élaborer une politique multiforme et réfor- seconde main, données par des déserteurs, notam-
nucléaire, c’est en effet pour faire face à l’insécurité matrice telle que celle mise en œuvre (du moins offi- ment. Pendant des années, on a grossi la force de
grandissante qu’il percevait au sein de sa propre région ciellement) au Maghreb au travers du processus de cette armée, ces derniers temps on la sous-estime
– un sentiment notamment Barcelone. Il s’agit d’une peut-être. L’hebdomadaire colombien Cambio livre
dû à l’occupation de l’Irak grave négligence : cette son analyse des “victoires” de l’armée colombienne
par les troupes américaines, région concentre en effet et de la perte de puissance des FARC, qui ne comp-
à l’état de déliquescence de
l’Afghanistan et à l’acces-
sion de l’Inde et du Pakis-
Grossières erreurs un grand nombre de pro-
blèmes alarmants. On peut
notamment penser à la
teraient plus que 8 900 soldats, mais il souligne
aussitôt la capacité de rebond de cette guérilla qui
fêtera bientôt son demi-siècle d’existence.
tan au statut de puissances
nucléaires. Faire en sorte
que l’Iran se sente encore
au Moyen-Orient sécurité énergétique, à la
lutte contre le terrorisme,
aux inégalités sociales et, au
Le fondateur des FARC est le légendaire Manuel
Marulanda, dit “Tirofijo” (“Dans le mille”), qui,
à près de 78 ans, est sans doute le plus vieux gué-
plus menacé ne semble Moyen-Orient, à la sécurité rillero en activité. Mais est-il encore de ce monde ?
■ Enseignant à l’université de Warwick,
donc pas être la meilleure au Royaume-Uni, Richard Youngs dirige régionale. L’absence totale Depuis 2002, il n’a pas donné signe de vie, et à
solution pour se donner des par ailleurs la section “démocratisation” d’acteurs européens impor- Bogotá la rumeur de sa disparition se fait plus insis-
délais et faciliter l’inter- de la Fondation pour les relations inter- tants dans la région facilite tante depuis fin 2005. De même, différents bruits
vention des diplomates et nationales et le dialogue extérieur la poursuite de politiques font état de dissensions entre ses principaux lieu-
des modérateurs auprès des (FRIDE), un think tank dont le siège est nationales qui favorisent la tenants. Dans ce contexte, la libération unilatérale
à Madrid.
DR

acteurs impliqués. méthode forte (hard power) de deux otages “politiques” la semaine dernière (il
Plutôt que d’aider la des Américains plutôt que en resterait 45 entre les mains des FARC) grâce
région à se réarmer contre l’Iran, les gouvernements la méthode douce (soft power) de l’Union européenne. à la pression amicale d’Hugo Chávez doit-elle être
européens devraient faire beaucoup plus d’efforts pour C’est ainsi que Sarkozy a fait connaître sa stratégie peu vue comme le début d’un processus ? Rien n’est
encourager Téhéran à reprendre le dialogue avec la après la vente, à la fin de l’année dernière, pour près moins sûr. L’élargissement d’Ingrid Betancourt
communauté internationale, sur une base de respect de 20 milliards de dollars d’armes à l’Arabie Saoudite devrait prendre du temps. La guérilla continue de
mutuel mais aussi d’exigences élevées en matière de par le Royaume-Uni. contrôler une partie du trafic de drogue dans la
droits de l’homme. Les jeunes Iraniens aspirent à de Plutôt que de soutenir les politiques de Bush dans région et elle semble ne pas avoir de mal à recru-
meilleures perspectives d’emploi, à une plus grande les pays du Golfe, l’Union européenne devrait s’ef- ter parmi les paysans pauvres. De plus, le gou-
mobilité sociale et au respect de leurs droits fonda- forcer d’en corriger les déséquilibres. En dix-huit vernement Uribe applique une politique unique-
mentaux par l’Etat théocratique. Or les pays occiden- ans, l’Europe n’a jamais réussi à conclure un accord ment tournée vers l’action militaire. Comme le
taux ignorent ces problèmes. En exerçant des pressions commercial avec les Etats du Conseil de coopéra- propose Chávez, il faudrait, pour enfin terminer
de caractère purement militaire sur le pays, ils risquent tion du Golfe et elle évite d’apporter son soutien aux cette guerre, y joindre un volet politique et éco-
seulement de donner plus de force aux courants les divers groupes de la société civile dans la région. nomique. Philippe Thureau-Dangin
plus extrémistes de la République islamique. Dans le même temps, les pays européens ne cessent
De façon plus générale, les plans de Bush et de d’augmenter leurs ventes d’armement dans une P.-S. : Un mot pour saluer la sortie d’un nouveau confrère,
qui s’intéresse de près à l’international. Son nom : XXI. Ses
Sarkozy confirment l’abandon des engagements que région qui dispose déjà d’arsenaux considérables. Ce animateurs : Laurent Beccaria et Patrick de Saint Exupéry.
les Occidentaux avaient pris à la suite des attaques n’est pas comme ça que l’Europe montrera qu’elle Sa spécificité : le grand récit, qu’il soit enquête ou reportage.
Son premier numéro est largement tourné vers la Russie
du 11 septembre [2001] et qui prévoyaient de mettre a adopté une attitude progressiste et éclairée face (trimestriel, 15 euros, uniquement en librairie).
fin à leur politique traditionnelle de soutien incon- aux défis du Moyen-Orient.

L E D E S S I N D E L A S E M A I N E

■ ▶ L’ex-sprinteuse américaine Marion Jones a été condamnée par la justice américaine

à six mois de prison pour parjure. Elle est la première athlète de niveau mondial à se retrouver
derrière les barreaux pour une affaire liée au dopage – il lui est reproché d’avoir menti à
trois reprises à des enquêteurs fédéraux. Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne.

Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour

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COURRIER INTERNATIONAL N° 898 5 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p06:Mise en page 1 15/01/08 20:15 Page 6
à l ’ a ff i c h e
Royaume-Uni L’art de trancher dans le vif
L
ord Darzi, chirurgien et sous-secré-
taire d’Etat à la Santé, jaillit de sa
salle d’opération du St Mary’s
Hospital de Londres en pyjama
b l e u , l e visage couver t d’un
masque, les sabots blancs tachés de
sang. Le “gouvernement de tous les
talents” de Gordon Brown a beau
connaître des temps difficiles, Ara Darzi en
est une publicité idéale. Toute son attitude
semble dire : voilà un médecin-homme
politique qui connaît vraiment le service
de santé qu’il est chargé de remanier. Un
observateur moins cynique pourrait répon-
dre en rappelant le jour où lord Brennan,
du Parti travailliste, s’est effondré pendant
un débat à la Chambre des lords et où
Darzi lui a fait un massage cardiaque en
attendant l’arrivée des premiers secours.
Pour être juste vis-à-vis de ses collègues
du gouvernement moins admirés, ce spé-
cialiste du cancer n’a pas encore eu à pren-
dre de décision politique impopulaire. Il a
été recruté en juin dernier pour conduire
une étude d’un an – de celles qu’on ne fait
qu’une fois par génération – sur le Natio-
nal Health Service (NHS), le système de
santé public. Pour le moment, lord Darzi
a pu annoncer une série d’innovations –
davantage de fonds pour le développement
des nouvelles technologies, davantage d’é-
tudes sur les germes résistant aux antibio-
tiques, 150 nouveaux centres de santé, un
audit du douteux renouvellement du sys-
tème informatique du NHS, qui a coûté
12 milliards de livres [16 milliards d’eu-
ros] – sans avoir à mentionner les ferme-
tures d’hôpitaux qui seront le revers inévi-
table de cette réorganisation.
Darzi a ses détracteurs, mais ils se limi-
tent pour le moment aux rangs des pro-
fessionnels du NHS. Les médecins ont
réagi au mieux tièdement à son projet de
mettre en place un réseau de polycliniques
pour effectuer les soins de routine sur place
ILS ET ELLES ONT DIT
VALERIA PARRELLA, romancière napolitaine
■ Excédée
“Sommes-nous à Calcutta ? Non, c’est pire !”
La jeune écrivaine s’exprimait sur la “crise des
déchets” qui sévit à Naples. Pour cause de cor-
ruption et de Mafia, la capitale de la Campa-
nie croupit dans les ordures.
YASUO FUKUDA, Premier ministre du Japon
■ Partagé
“Augmenter le chauffage ? Je ne sais pas, il faut
tenir compte du réchauffement climatique… Mais
il fait froid ici”, a-t-il reconnu en s’installant – qua-
tre mois après son élection ! – dans la résidence
officielle du Premier ministre.
(Nihon Keizai Shimbun, Tokyo)
OSKAR LAFONTAINE,
coprésident du parti
allemand La Gauche
■ Excessif
“Nous n’avons pas
besoin d’envoyer des
forces de sécurité en
Hindu Kush [en Afgha-
nistan], mais dans les ▲ Dessin d’Oliver
métros et tramways Schopf, Vienne.
●
Touhig Sion/Corbis Sygma
LORD ARA DARZI, 47 ans, sous-secrétaire d’Etat
à la Santé, chirurgien. Nommé en juin dernier
par Gordon Brown, ce clinicien expérimenté et
apprécié n’a pas encore rendu publique la liste
des mesures qu’il envisage de prendre pour
réformer le système de santé public.
et une poignée de superhôpitaux spécia-
lisés. Mais il y a une grande différence entre
être en désaccord avec les professionnels
du NHS et annoncer au grand public qu’il
est absurde de garder tel hôpital ouvert. Le
temps pour cela n’est pas encore venu.
Darzi déclare n’avoir pas prévu de se
colleter un jour avec le NHS. “J’ai plani-
fié plusieurs choses au cours de ma carrière –
je voulais devenir universitaire, je voulais
diriger un grand service. Mais pas ça,
explique-t-il. J’ai eu un coup de téléphone
et j’en suis resté sidéré.” Il était tout de même
un candidat idéal pour le poste grâce à son
ascension rapide, et à un âge relativement
allemands.” L’ancien président du SPD était invité
à s’exprimer sur la question de la délinquance
juvénile en Allemagne
(Bayerischer Rundfunk, radio bavaroise)
ABDUL QADIR, ministre de la Défense irakien
■ Décourageant
“D’après nos calculs, il semble que nous ne serons
pas en mesure de répondre à une menace exté-
rieure, quelle qu’elle soit, avant 2018 ou 2020.”
Le ministre, qui s’exprimait le 14 janvier aux
Etats-Unis, a par ailleurs cité la date de 2012
en ce qui concerne la capacité de l’armée ira-
kienne à assurer la sécurité intérieure du pays.
(The New York Times, Etats-Unis)
AUGUSTO CRISTIÁN PINOCHET MOLINA,
petit-fils du général Pinochet
■ Réjouissant…
“Je ne crois pas que mon grand-père soit en enfer,
d’abord parce que l’enfer n’existe pas. En
revanche, la réincarnation existe bel et bien, et
mon grand-père – ou plutôt son énergie – va se
réincarner. En quoi ? Personne ne peut le dire”,
a-t-il déclaré à propos du dictateur décédé en
2006, dans une interview accordée au journal
satirique. (The Clinic, Santiago)
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
SORIN ROSEN
Un rabbin atypique
jeune, aux trois fonctions qu’il occupe tonnant, le nou-
actuellement : professeur de chirurgie à
l’Imperial College de Londres, chirurgien
E veau grand rab-
bin de Roumanie !
en chef à St Mary’s et titulaire de la chaire Agé de 28 ans à
de chirurgie au Royal Marsden Hospital peine, Sorin Rosen
Vadim Ghirda/AP/Sipa
[endommagé début janvier par un incen- est décrit par Coti -
die]. Il combine aujourd’hui ses fonctions dianul comme “un
gouvernementales avec son activité pro- jeune homme in -
fessionnelle – il opère deux jours par quiet”, ce qui ne l’a
semaine. pas empêché d’ap-
Ara Darzi, 47 ans, est né en Irak de paraître sur YouTube, le jour de sa nomina-
parents arméniens rescapés du génocide tion, en train de jouer au bowling. Diplômé
de 1915. Il insiste sur le mot “génocide”, d’une grande école rabbinique de New York,
l’une de ses rares divergences avec Dow- il a surpris son monde en abandonnant le
ning Street, qui rechigne à appliquer ce prometteur avenir qui s’ouvrait à lui outre-
terme aux massacres de 1915. La famille Atlantique pour rentrer dans son pays natal.
a ensuite émigré en Irlande – il en a gardé “Je pense que ce choix a dû peser en ma
l’accent. “En Irlande, à l’époque, les gens n’ar- faveur”, dit-il pour expliquer sa fulgurante
rivaient pas à prononcer mon nom, alors on ascension et cette nomination, d’autant plus
m’appelait ‘Dara Darcy the dark Paddy’ inattendues que Sorin Chlomo Rosen est né,
[Dara Darcy l’Irlandais foncé]”, raconte- à Bucarest, dans une famille mixte, d’une
t-il. Est-ce que ça le dérangeait ? “Non, c’é- mère chrétienne (orthodoxe) et d’un père juif.
tait rigolo.” Venu en Grande-Bretagne pour “Enfant, je n’ai bénéficié d’aucune éduca-
suivre une formation d’un an, il n’en est tion religieuse”, explique-t-il, avant d’évo-
jamais reparti ; il est aujourd’hui marié et quer ce voyage en Israël où, à l’âge de
père de deux enfants. 15 ans, le “déclic se produit”. Sorin se pas-
Darzi en est à ses premiers jours sionne alors pour tout ce qui est juif, apprend
d’homme politique. Sur les questions l’hébreu et planche sur la religion. Trois ans
controversées, concrètes, de la politique de plus tard, un tribunal rabbinique reconnaît
santé au quotidien – le salaire des méde- sa conversion : il est juif ! [Dans la tradition
cins, la lutte contre les infections noso- hébraïque, c’est la mère qui transmet la
comiales –, il se montre prudent. Cette atti- judaïté.] La suite n’est qu’une série de suc-
tude lui vaut pour le moment un respect cès – polytechnique à Bucarest, école tal-
qui va au-delà des clivages partisans : mudique à New York et aujourd’hui grand
Andrew Lansley, qui s’occupe de la Santé rabbinat à Bucarest… – accueillis avec
au sein du cabinet fantôme [de l’opposi- modestie. “Je crois qu’on met beaucoup trop
tion conservatrice], l’a qualifié d’“honnête d’espoirs en moi, plus en tout cas que je n’en
homme entouré de voleurs”. Le risque évi- peux satisfaire.”
dent qui pèse sur Darzi, c’est d’être entraîné
si profondément dans les projets de Brown TOM DALEY
que ses décisions finissent par être influen-
cées plus par des considérations politiques La tête la première
que par son point de vue de clinicien.
iscret en dehors
Oliver Burkeman,
The Guardian (extraits), Londres
D des bassins – il
ne tient pas à faire
de vagues auprès
de ses camarades
du collège de Ply-
mouth –, il est, à
bientôt 14 ans, le
Andy Hooper
MANMOHAN SINGH, plus bel espoir des
Premier ministre plongeoirs britan-
de l’Union indienne niques. Sa notoriété,
■ Admiratif il l’a acquise auprès des grands en se mesu-
“J’aimerais que l’Inde prenne rant avec les meilleurs de sa discipline, dont
exemple sur la Chine en ter- certains sont deux fois plus âgés que lui. Son
mes de développement des talent et sa précocité lui ont valu le titre de
infrastructures, de création jeune personnalité sportive de l’année 2007,
CWS
d’emplois et de réduction de attribué par la BBC, rapporte The Times de
la pauvreté”, a-t-il déclaré le Londres. Et ce n’est qu’un jalon d’un parcours
15 janvier à Pékin, au cours déjà marqué de nombreuses performances,
de sa visite d’Etat en Chine. ▲ Dessin de Phore, dont celle d’avoir battu son héros, le Britan-
Malgré un différend fronta- New Delhi. nique Leon Taylor, vice-champion olympique
lier persistant – qui les a conduits à la guerre de plongeon synchronisé à 10 mètres, à Athè-
en 1962 –, les deux géants asiatiques sont réso- nes, en 2004. Daley est destiné aux plus hau-
lument sur la voie de la coopération. tes marches du podium, et sa maturité en tant
(Pendjabnewsline, Inde) que sportif de haut niveau ne fait que le gran-
dir. “Plonger m’a permis d’aller plus loin que
DONNA QUINTANA, habitante de Meadow Lake, là où mes amis arriveront quand ils seront
dans l’Etat du Nouveau-Mexique plus grands. Je dois faire beaucoup de
■ Malentendante sacrifices, mais cela en vaut la peine”, confie-
“On dirait que ça essaie de nous dire quelque t-il avec gravité. Son père, Rob, émerveillé
chose”, assure cette ménagère américaine per- par la jeune carrière de son fils, le voit
suadée de l’apparition de la Vierge dans son parfaitement participer aux cinq prochaines
salon après que son mari eut aspergé l’un des olympiades. S’il ne commence pas par Pékin,
murs avec un produit pour traiter les fissures. en août 2008, ce sera sans doute à Londres
(Portland News, Etats-Unis) en 2012, pour ses 18 ans.
6 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898p07-08:Mise en page 1 15/01/08
f ra n c e
POUVOIR
Sarkozy ou la politique de l’érection permanente
Pour l’éditorialiste colombien qui signe cet article, le pouvoir selon Nicolas Sarkozy est synonyme de jouissance
“infinie, profonde, franche et massive”. Sans aucun sens du ridicule.
TERRA MAGAZINE
Buenos Aires
DE PARIS
u milieu du siècle dernier,
A un éternel candidat frustré
à la présidence colombienne,
Darío Echandía, se deman-
dait encore et toujours : “Le pouvoir,
mais pour quoi faire ?” Apparemment,
il n’a jamais eu de réponse à cette ques-
tion et il est mort sans jamais avoir
résolu son énigme. Aujourd’hui, le pré-
sident français semble ne pas avoir le
moindre doute : le pouvoir, ça sert à
jouir, y compris au lit, avec des draps
en désordre comme témoins des ébats
amoureux. Sur l’échiquier politique
mondial, il ne semble pas y avoir de
chef d’Etat plus satisfait de l’être,
d’homme qui tire un meilleur parti de
l’exposition médiatique qu’implique
sa charge, de mâle plus exultant sur le
trône de ses conquêtes. Nicolas Sar-
kozy s’amuse beaucoup et veut mon-
trer à quel point le pouvoir le remplit
d’énergie pour mieux désirer et être
désiré, pour faire de son mandat une
fête permanente, une ivresse de lui-
même, une érection.
En France et aux quatre coins du
monde, le dernier épisode du bonheur
sarkozien a déjà éclipsé ses précédentes
19:57 Page 7
jouissances. Son plaisir actuel est infini,
profond, franc et massif. Grâce au pou-
voir, précisément, le président est de
nouveau amoureux : il a réussi à
▲ Dessin de Ventura séduire Carla Bruni, une ex-top-
& Coromina
paru dans
La Vanguardia,
Barcelone.
modèle et chanteuse passable, très belle
icône de la jet-set parisienne, au bras
de laquelle il se promène depuis
quelques semaines, au grand jour, dans
la lumière des projecteurs, poursuivi
par les caméras et les journalistes.
Le monde a changé et Sarkozy le
sait. Autrefois, les histoires d’amour
ressemblaient à des contes de fées.
Aujourd’hui, les fées n’existent plus :
elles ont été remplacées, même dans
l’inconscient collectif des Français, par
des icônes de supermarché qui racon-
tent leurs histoires d’amour avec force
détails. Et, à cet égard, les bandes des-
sinées d’aujourd’hui valent tous les
■ Feuilleton contes de fées d’antan.
Pas de jour sans
Sachant cela, Sarkozy a choisi le
décor parfait pour révéler sa nouvelle
photo de Nicolas
idylle : au bras de sa rayonnante com-
et Carla à la une.
pagne, il s’est laissé filmer dans un
Ici, celle du
monde de fantaisie plein d’optimisme,
quotidien berlinois
de bons et de méchants, où la réalité
Der Tagesspiegel.
est si facile, si infantile, si propice à la
sensiblerie : Disneyland. C’est donc
dans un environnement sinon faux,
du moins falsifié, un monde virtuel,
que Mickey Sarkozy a voulu vivre son
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 7 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
idylle. Là, dans un univers bariolé et
efficace où tout fonctionne à merveille,
où la justice est vraiment juste et
l’amour sirupeux, où l’on peut oublier
que les adultes, eux, sont envoyés tuer
des bad guys en Irak.
Mais, évidemment, en homme de
droite qui se respecte, Sarkozy refuse
le concept de lutte des classes hérité
du XIXe siècle. Son affaire à lui, c’est
plutôt le concept préhistorique de
“lutte des sexes”, en vertu duquel les
mâles qui s’emparent d’un territoire
florissant (en l’occurrence, la France)
ont droit à toutes les femmes qu’ils
peuvent entretenir. Et, comme Sarkozy
est à la fois un ploutocrate et un démo-
crate, pour lui, qui dit plus de pouvoir
dit plus de femmes. Avec ou sans Carla,
Sarkozy aura toujours sous la main
quelques belles journalistes de la presse
parisienne qui n’hésiteront pas à pro-
fiter de sa grotte richement garnie.
Le deuxième chapitre du soap
opera entre Nicolas et Carla s’est
déroulé fin 2007 sous d’autres cieux.
Le président a choisi le décor fastueux
(et donc hollywoodien) de Louxor en
Egypte. Le plus beau temple de l’an-
tiquité, Karnak, et les tombes des pha-
raons ont servi de décor à une nouvelle
ronde de sourires, de promenades
main dans la main, le tout, évidem-
ment, en présence de cameramen et
de photographes. Un décor digne de
quelqu’un qui s’aime autant que Nico-
las Sarkozy, et, au-delà même de la
grande histoire des pharaons, un lieu
tout bêtement divertissant. En somme,
après avoir appris que Sarkozy appré-
cie comme personne le bonheur et le
plaisir que procure le pouvoir, nous
venons de découvrir qu’il n’a aucun
sens du ridicule.
Les Français se demandent à bon
droit ce que va leur coûter le voyage
de Sarko en Egypte, avec ses vingt
chambres louées dans un hôtel de luxe
et ses avions de chasse escortant le jet
présidentiel. Parce qu’à l’aller Sarkozy
et Carla ont voyagé à bord d’un jet
privé appartenant à Vincent Bolloré,
l’homme d’affaires à la tête d’un ins-
titut de sondages [il détient 40 % de
CSA] qui continue de placer Sarkozy
au premier rang des personnalités
préférées des Français. La première
place : la seule qui vaille pour un
homme qui s’ag ite comme une
marionnette, avance comme un char
d’assaut et aime certainement comme
une machine à sous. Car, enfin, seuls
les chanceux gagnent le gros lot. Les
autres regardent Nicolas Sarkozy
triompher à la télévision.
Antonio Morales Riveira
898p07-08:Mise en page 1 15/01/08 19:57 Page 8

f ra n c e
P I P O L I T I QU E C O M P O RT E M E N T

De l’élégance, que diable ! Quelque chose

Si le président français plonge dans les sondages, explique The Times, c’est à sa vie amoureuse en lui de
qu’il le doit. Les Français détestent son style plus “Bidochon que flaubertien”.
Britney Spears
lune dans le jardin parisien des Tui- l n’y a pire imbécile qu’un vieil

I
THE TIMES
Londres leries, Sarko l’emmène à Disneyland. imbécile mais rien ne surpasse un
Là où un autre Français conterait fleu- vieil imbécile français, surtout
epuis sa conférence de rette en récitant un poème d’amour quand il dirige le pays. Regardez Nico-

D presse du 8 janvier dernier

(au cours de laquelle il a
déclaré “avec Carla, c’est
du sérieux”), Nicolas Sarkozy est
devenu le lauréat incontesté du prix
Silvio Berlusconi de l’homme politique
européen le plus embarrassant du
moment. Au moment où sa cote de
popularité plonge en piqué, sa vie
amoureuse, elle, déploie ses ailes. Ceci
n’étant d’ailleurs pas étranger à cela.
Car cette désaffection n’a rien à voir
avec l’attitude des Français face au
sexe. Les électeurs français s’attendent
à ce que leurs dirigeants aient une vie
amoureuse compliquée. Les amours
présidentielles sont une sorte d’article
tacite de la Constitution : elles sont un
privilège inhérent à la fonction. L’im-
popularité naissante de Sarko n’a rien
à voir non plus avec ses deux divorces,
ni même avec les liaisons amoureuses*
de Carla avec des pop stars britan-
niques sur le retour [Mick Jagger].
Non, la faute de Sarko aux yeux
des Français, c’est une sorte de crime
contre l’élégance à la française, un
manquement aux préceptes d’un cer-
tain savoir-vivre* présidentiel. Vu de
Paris, il est tout à fait acceptable que
le président français tombe amoureux,
mais d’une façon si peu raffinée et si
américaine, ça non ! Pour son plus
grand malheur, Sarkozy semble tou-
jours frôler la “cool attitude” sans
jamais l’atteindre. Il lui manque au
moins 5 centimètres pour pouvoir por-
ter des lunettes de soleil aviateur à
verres réfléchissants ; grassouillet, il
a tout juste 5 kilos de trop pour faire
comme Poutine et tomber la chemise
en public ; à 52 ans, il est trop vieux
de cinq ans pour être pris en photo
enlaçant la taille dénudée d’une
femme de 39 ans. Ce sont des petits
riens, certes, mais qui comptent beau-
coup pour des Français.
L e p r o b l è m e d e s o n histoire
d’amour*, c’est qu’on la juge en France
assez minable, plus Bidochon que flau-
bertienne. Plutôt que de faire la cour
à son ancien mannequin au clair de
d’un goût exquis, le président offre une
bague de fiançailles sertie d’un gros
diamant rose en forme de cœur, créée
pour Dior par Victoire de Castellane
– le genre de babiole qui ferait rêver
l’ex-Spice girl Victoria Beckham.
De ce côté-ci de la Manche, les
maladresses du chef de l’Etat français,
son côté nouveau riche* et ses faux-pas
nous paraissent tout bonnement
comiques, voire rafraîchissants après
la pompe empesée des années Chirac.
Mais pour beaucoup de Françaises et
de Français, et pas forcément les plus
traditionalistes ou les plus âgés, le
“Sarko show” a des allures de soap
▲ Dessin opera mortifiant, une énième preuve
de Mix & Remix du fait que la pipolisation à l’anglo-
paru dans saxonne est en train de phagocyter les
L’Hebdo, valeurs de la France éternelle.
Lausanne. Nicolas Sarkozy est arrivé au pou-
voir il y a six mois en promettant une
“rupture” avec les méthodes du passé.
Sans façon, énergique, plein d’assu-
rance et direct, son style offre un
contraste saisissant avec la présidence
distante, bienséante et quasi monar-
chique voulue par Charles de Gaulle.
Essayez donc d’imaginer le vieux géné-
ral en short, et vous aurez une idée de
l’ampleur du changement culturel
qu’incarne Sarko.
Mais s’il est une qualité dont
débordait l’antique présidence et que
Sarkozy défie ouvertement, c’est bien
la discrétion, en particulier dans les
las Sarkozy qui, transi d’amour, rêvasse
dans Paris en faisant les yeux doux à
Carla Bruni pendant que le reste du
pays brûle des voitures ou se met en
grève. Il suffit de voir Sarkozy sortir
des eaux avec son top-modèle-devenu-
chanteuse de treize ans sa cadette
pour en avoir le rouge* aux joues. Cela
me rappelle le jour où mon père m’a
annoncé que sa nouvelle copine avait
à peu près mon âge. Ou encore la fois
où une fille de ma classe m’a assuré
que Peter, un gros plouc aux cheveux
gras, était l’amour de sa vie. Comme
preuve de cet amour éternel, il lui avait
offert une bague de fiançailles passa-
blement kitsch qu’elle balança au fond
de la salle de classe deux semaines plus
tard quand elle comprit qu’en fait,
c’était James l’amour de sa vie. En
d’autres termes, la France a réussi à
élire un ado attardé à la présidence.
Très bien*, les gars, très bien*.
Les draps de l’Elysée étaient encore
imprégnés du parfum délicat de Céci-
lia quand Nicolas a rencontré Carla
à un dîner et l’a emmenée à Disney-
land Paris (le genre d’endroit qu’un
ado trouverait romantique). Et deux
mois plus tard, on parle suavement de
mariage. Une information que l’on
tient, il faut le dire, de la bouche même
du président qui a cette semaine donné
les indications politiques suivantes
pour l’année 2008 : “Fin des trente-cinq
heures, création d’une BBC à la française,

C’est Berlusconi au carré !

HÉRITAGE
Les Français se sont beaucoup moqués des
Italiens du temps de Berlusconi. Chacun son tour.
A Paris, on se paie la tête de Sarko et on fait
la queue pour voir le film de la sœur de Carla,
Actrices, de et avec Valeria Bruni-Tedeschi, dans
lequel leur mère, dans son propre rôle, se lamente
parce que sa fille aînée “aurait pu épouser un
prince”*. Dans la salle, tout le monde songe que
la cadette a vengé la famille. A Paris, on s’est
beaucoup gaussé des Italiens mais, à vrai dire,
le cœur n’y est plus ; quand un Parisien rencontre
un Italien, le nom de Carla Bruni ne tarde pas à
être lâché, puis on repense à Berlusconi, enfin
on commente les dernières pantalonnades de
Sarkozy pour conclure fraternellement : “Chacun
son tour !”* A eux maintenant de se dépatouiller
avec un leader embarrassant. A Paris et en France,
la cote du “président people” est en chute libre ;
et, depuis l’annonce des noces prochaines, les
blagues vont bon train.
De quoi faire vaciller un peu plus les quelques
certitudes et l’image d’un pays où le sens de
l’Etat signifit encore quelque chose grâce à une
caste de notables* souvent bourgeoisement hypo-
crites mais si sobres. Et voilà maintenant que ce
fameux sens de l’Etat s’évanouit entre le papier
glacé des magazines, les insultes des blogueurs
et l’agacement contre ce président qui se fiance
et part en vacances alors que les prix grimpent,
en France aussi. Quelle rupture !*. Certains disent
que les Français s’habitueront. Un sarkologue
insiste : tout cela n’est que la continuation et
même l’apothéose d’un style, tellement moderne,
tellement rapide. Au mois d’octobre, Cécilia le
quitte. Au mois de novembre, il rencontre Carla.
Au mois de décembre, le nouveau couple se fait
photographier à Disneyland. Mais voici que dans
les magazines on spécule sur le vrai père de
Carla Bruni : un homme d’affaires italien installé
au Brésil ? Il suffit pourtant de revoir les films
de sa sœur. Dans le premier, Valeria dit à Chiara
Mastroianni-Carla que le père à l’agonie n’est
pas son père. Dans le second, la mère dénombre
ses amants devant un professeur de conver-
sation anglaise sidéré. Voici que dans les quo-
tidiens français on commence à parler de
mariage, peut-être pour le mois prochain. Voici
que l’on dit qu’ils veulent tous les deux un enfant
tout de suite. Il y a de quoi déconcerter l’Union
européenne tout entière, et pas seulement la
France, déjà accablée, et l’Italie, larguée malgré
des années de berlusconisme effréné. Et dire
que, au début du mois de janvier, on murmu-
rait à Paris qu’elle aurait vite fait de le quitter,
que c’est une femme sensible mais infidèle et
que le rôle de first lady ne l’intéressait pas. Peut-
être le spectacle total qu’il lui offrait l’a-t-il
emporté sur toute autre considération. Peut-être
même s’aiment-ils, allez savoir ?
Maria Laura Rodotá, Corriere della Sera, Milan
* En français dans le texte
affaires de cœur. Le président français
revendique, en mettant sa vie amou-
reuse sur la place publique, “une rup-
ture avec une tradition déplorable d’hy-
pocrisie” ; en réalité, par le passé, les
amours présidentielles étaient connues
de tous, mais pas affichées. Moi-même,
j’ai habité à une époque dans la même
rue que la maîtresse de Chirac : des
CRS fermaient la rue quelques heures
chaque fois qu’il se rendait chez elle.
Les commerçants du coin se conten-
taient de hocher la tête avec une cer-
taine admiration : “Ah, le Président*
est là pour son cinq à sept*.”
Là où Sarkozy commet une faute,
c’est en affichant son histoire d’amour
devant les caméras au moment même
où la plupart des Français sont pro-
fondément inquiets. L’économie fran-
çaise est dans une situation alarmante,
et alors que le président part en
vacances au soleil avec un cortège de
26 véhicules et une belle héritière ita-
lienne, les Français ne se sont jamais
sentis aussi pauvres depuis le début des
années 1990. Alors que son histoire
d’amour avec l’opinion française com-
mence à tourner au vinaigre, Sarko
devrait revoir son scénario et, cessant
de porter son cœur en sautoir, comme
il le fait, le passer au poignet, avec sa
montre au luxe clinquant.
Ben Macintyre
* En français dans le texte.
bla-bla-bla, et plus important, est-ce que
j’ai dit que je l’aimais ? Si, si, je l’aime !
Je pense même que c’est la bonne !”
Je suis même étonnée qu’il ne se
soit pas mis à chanter Hopelessly Devo-
ted toYou, comme Olivia Newton John
dans Grease. Et tout ça quelques jours
après avoir rencontré Sa Sainteté le
pape Benoît XVI, une rencontre au
cours de laquelle Sarko a passé l’es-
sentiel de son temps à loucher sur son
portable pour voir s’il avait reçu des
SMS, de la Bruni sans doute. C’est
tout à fait le genre de chose que Paris
Hilton ou Britney Spears, par exemple,
pourraient faire, sauf que, pour leur
rendre justice, aucune d’entre elles ne
dirige la sixième économie du monde.
Les hommes politiques sont censés
être des gens honnêtes, des membres
respectables de la communauté n’ayant
jamais rien fait de répréhensible. Le
problème est que personne de vrai-
ment honnête ou respectable ne vou-
drait faire de la politique. C’est pour
cette raison que pullulent les conseillers
en communication. Peut-être faudrait-
il reconnaître au nouveau président
français le mérite de se montrer tel qu’il
est vraiment… même si, au fond de lui,
Nicolas Sarkozy ressemble à une
gamine de 13 ans.
Bryony Gordon, The Daily Telegraph
(extraits), Londres
* En français dans le texte.

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 8 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p9:Mise en page 1 15/01/08
monde
D É M O C R AT I E
Comment prévenir les violences postélectorales
La situation explosive qui règne au Kenya et en Géorgie montre combien il est urgent de réformer la surveillance
des scrutins exercée par la communauté internationale. Celle-ci doit se faire plus en amont, préconise un expert.
THE NEW YORK TIMES
New York
e Kenya a sombré dans le
L chaos après que le camp du
chef de l’Etat sortant a été
accusé d’avoir truqué le
résultat de l’élection présidentielle
du 27 décembre dernier. Au Pakis-
tan, le report des élections législa-
tives, décidé à la suite de l’assassinat
de Benazir Bhutto, fait planer le
spectre d’une ag itation sociale
durable. Et, il y a deux ans, des
affrontements avec la police ont eu lieu
en Haïti dans les rues de Port-au-
Prince après un décompte des voix
bâclé qui avait rendu furieux les par-
tisans du candidat en tête de l’élec-
tion présidentielle.
Ces incidents témoignent d’un
terrible manque de confiance envers
les commissions électorales nationales
qui surveillent le déroulement des
scrutins. Si fraudes il y a, comme il y
en a certainement eu au Kenya, c’est
avec la complicité ou, du moins, du
fait de la docilité de ces commissions.
Mon expérience en tant que res-
ponsable de la mission d’observation
des élections de 2006 en Haïti, finan-
cée par les Etats-Unis, et ma contri-
bution à l’organisation et à l’obser-
vation de scrutins dans une demi-
GÉORGIE Les observateurs n’ont rien vu
En concluant hâtivement
au bon déroulement de l’élection
présidentielle du 5 janvier,
la mission de l’OSCE
chargée de surveiller
le scrutin s’est discréditée.
L e résultat de l’élection prési-
dentielle en Géorgie n’était
pas encore connu que les obser-
vateurs occidentaux se précipi-
taient déjà pour féliciter le pré-
sident Mikheïl Saakachvili d’avoir
organisé un scrutin démocratique.
Le lendemain, le 6 janvier, dans
un avis commun, l’Organisation
pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE), le Parlement
européen et le Conseil de l’Eu-
rope déclaraient que ces élec-
tions “satisfaisaient pour l’essen-
tiel à la plupart des normes
démocratiques”. Alcee Hasting,
membre du Congrès américain
et responsable du groupe d’ob-
servation, est même allé plus
loin, parlant de triomphe de la
démocratie en Géorgie.
Les observateurs se sont totale-
ment discrédités. En réalité, la
démocratie a perdu une bataille
18:20 Page 9
●
▶ Dessin de Kapusta
paru dans
Rzeczpospolita,
Varsovie.
douzaine d’autres pays m’ont fait
comprendre que l’assistance électo-
rale classique (assistance technique
et observation extérieure) fournie par
la communauté internationale ne per-
mettait pas de prévenir les violences
postélectorales.
Notre stratégie de non-interven-
tion est généralement motivée par la
peur de déposséder la population
locale de ses élections – une question
particulièrement sensible dans les
dans ce pays qui avait fait naître reprises l’OSCE dans son rapport,
il y a quatre ans, avec la “révo- se contentaient de valider les
lution des roses”, des espoirs résultats de ce scrutin frauduleux.
de démocratisation dans l’an- Déjà, en l’an 2000, l’OSCE avait
cien bloc de l’Est. Dès la cam- fait l’éloge de l’élection prési-
pagne électorale, le camp du pré- dentielle russe, la qualifiant de
sident sortant s’est livré à de “nouveau progrès dans la cons-
truction de la démocratie”. En réa-
telles manipulations – allant jus-
qu’à intimider des électeurs
et enlever des opposants poli-
lité, le scrutin avait été truqué, et
les résultats falsifiés, avec au
tiques – que, même sans les moins 5 % de voix frauduleuses
fraudes massives constatées en faveur de Vladimir Poutine.
lors des résultats, les conclu- C’est ce qu’a montré à l’époque
sions positives des observateurs une enquête exemplaire réalisée
auraient déjà eu l’air d’une farce. par The Moscow Times [quotidien
Même avant que Dieter Boden, anglophone].
chef de la mission de l’OSCE, ne Les irrégularités ne se déroulent
se montre critique envers ces pas uniquement le jour du
élections dans un entretien dépouillement, dans les bureaux
accordé à la Frankfurter Rund- de vote ; elles commencent dès la
schau, plusieurs détails de l’avis campagne et se poursuivent lors
commun de dix pages rédigé du décompte et du traitement du
par les observateurs auraient nombre de voix – selon le bon mot
dû mettre la puce à l’oreille, et de Staline, en effet, l’important
ce dès le dimanche 6 janvier. n’est pas qui vote, mais qui compte
Pourtant, ce sont les premières les voix. Or, pour percer à jour ce
grandes déclarations télévisées genre de choses, il faut des obser-
qui ont influencé l’opinion et vateurs expérimentés qui suivent
donné le ton parmi les commen- la campagne, les élections et le
tateurs. Par négligence, ces décla- décompte des voix pendant plu-
rations, y compris celles qu’a sieurs mois et qui, dans l’idéal, maî-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 9 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
pays ayant un passé colonial. Mais
même des observateurs électoraux
sérieux et honnêtes peuvent se trou-
ver dépassés, du fait de moyens limi-
tés, de pressions extérieures et de dis-
sensions politiques.
La solution : créer au sein des
Nations unies une unité de surveil-
lance non pas des élections elles-
mêmes mais du travail des commis-
sions électorales. Elle aurait pour
mission d’établir et de faire appliquer
trisent la langue du pays. En Géor-
gie, vingt-huit observateurs sont
venus en mission de longue
durée. Les trois cents observa-
teurs supplémentaires envoyés
pour une courte période
n’avaient aucune connaissance
du contexte, et la plupart ne par-
laient ni géorgien ni russe. Leurs
conclusions se sont limitées le
plus souvent à des déclarations
vides de sens. Qui plus est,
l’OSCE a rendu son avis – déci-
sif pour l’opinion publique – dès
le lendemain du scrutin, ce qui
est trop tôt pour évaluer préci-
sément et consciencieusement
la situation et pour étudier les
cas supposés de fraude, sou-
vent très sophistiqués. L’OSCE
devrait donc réorganiser ses
groupes d’observateurs envoyés
en mission longue et tout bon-
nement supprimer ses missions
de courte durée. Mais, avant
toute chose, elle devrait prendre
le temps nécessaire pour rendre
un avis, même provisoire, sur
des élections.
Florian Hassel,
Frankfurter Rundschau, Francfort
des normes en matière de transpa-
rence, de représentation des diffé-
rentes sensibilités politiques, de
procédures électorales (notamment
la question cruciale du décompte
des voix) et d’acceptation d’une
assistance technique et de missions
d’observation. La plupart du temps,
c’est dans les pratiques liées à l’un
de ces quatre domaines que l’agita-
tion sociale trouve sa source. Les
commissions ayant mis en place et
respecté ces normes recevraient une
certification des Nations unies : l’ab-
sence de certification ou la perte de
celle-ci permettraient de signaler à
l’avance des élections potentiellement
explosives.
Les pays ayant un bon bilan en
matière électorale pourraient sollici-
ter une certification permanente et
– à moins de faire l’objet d’accusa-
tions crédibles formulées par des par-
tis d’opposition ou des observateurs –
n’être soumis qu’à des examens ponc-
tuels. Une surveillance internationale
serait tout de même mise en place le
jour des élections afin d’assurer un
contrôle complémentaire.
DOTER LE PROCESSUS
ÉLECTORAL DE LÉGITIMITÉ
Il est primordial que cette unité de
surveillance des commissions électo-
rales soit indépendante de l’actuelle
Division de l’assistance électorale
des Nations unies, qui prodigue ses
propres conseils aux autorités élec-
torales. Placée sous la direction d’un
haut fonctionnaire des Nations unies,
cette unité pourrait ainsi fournir des
évaluations sincères de la situation,
même quand l’ONU aide à l’organi-
sation du scrutin.
On ne pourra jamais garantir des
élections entièrement libres, justes et
non violentes, en particulier dans les
pays où le mécontentement de la
population est fort et où la respon-
sabilité des institutions réduite. Mais
les observateurs – qui arrivent pour
la plupart dans le pays très peu de
temps avant la date du scrutin – ne
peuvent pas se contenter de consta-
ter que les élections sont truquées ou
mal organisées et ensuite crier au
scandale quand la violence devient
incontrôlable.
Ce n’est qu’en faisant en sorte
que les commissions électorales
se conforment à des normes mini-
males et qu’elles fassent l’objet d’un
contrôle rigoureux et continu des
Nations unies que nous pourrons
doter le processus électoral de la légi-
timité et de la stabilité qui lui font
cruellement défaut.
Edward P. Joseph*
* Professeur invité à l’Ecole des hautes études
internationales de l’université Johns Hopkins,
aux Etats-Unis. Il a travaillé entre autres
pour l’ONU et l’OSCE.
898p10-11 EUROPE/SERBIE:Mise en page 1 15/01/08 19:11 Page 10

e u ro p e ● DOSSIER

SERBIE
■ Lors de la présidentielle, dont le premier tour aura
lieu le 20 janvier, s’opposeront le proeuropéen Tadic
et le nationaliste Nikolic. L’avenir du Kosovo mais
aussi le rapprochement entre Belgrade et l’UE sont
suspendus au résultat de ce scrutin.

Entre Bruxelles et Moscou, il faut choisir

Rejoindre l’Union européenne, se lier à la Russie ou choisir l’autarcie ? A la veille de l’élection présidentielle,
un philosophe examine les différentes options qui s’offrent aux Serbes.

POLITIKA tions euroatlantiques. En outre, la Ser-

Belgrade bie sera contrainte de trouver d’autres
partenaires économiques, alors que

Q
uel chemin prendra la Ser-
bie si l’indépendance du
Kosovo est reconnue par la
majorité des pays de
l’Union européenne ? Cette éventua-
lité a provoqué tout d’abord une réac-
tion émotive chez les Serbes : “Si l’UE
reconnaît le Kosovo, la Serbie doit renon-
cer à adhérer l’Union.” Plutôt qu’une
argumentation raisonnée, cette réac-
tion reflète le traditionnel inat – ou
esprit de contradiction balkanique –
qui est un trait constitutif de notre
peuple. Plus sérieusement, en cette
veille d’élection présidentielle, la Ser-
bie a le choix entre trois options quant
à son avenir : 1) l’adhésion à l’UE ;
2) l’autarcie ; 3) le rapprochement avec
la Russie.
Jusqu’à aujourd’hui, à en croire les
sondages, plus de deux tiers des Serbes
souhaitent une adhésion rapide à l’UE.
Les avantages de cette première option
sont évidents : l’accès aux fonds euro-
péens de développement, une ouver-
ture vers un grand marché du travail,
des marchandises et du capital, la pos-
sibilité de voyager dans l’espace Schen-
gen sans visa, et l’adhésion à la grande
famille des nations européennes à
laquelle les Serbes croient appartenir.
Le Parti démocrate serbe (DSS)
du Premier ministre Kostunica a jus-
qu’à présent soutenu l’adhésion de la
Serbie à l’UE. Mais, depuis que la
reconnaissance du Kosovo s’annonce
de plus en plus probable, le DSS a
l’UE est aujourd’hui son partenaire
principal. Est-elle prête à cela ?
Dans le monde d’aujourd’hui, l’au-
tarcie n’étant qu’une option virtuelle,
la Serbie voit-elle son avenir dans un
rapprochement avec la Russie et, à
terme, comme le souhaitent les ultra-
nationalistes, sa transformation en
province russe ? Cette option n’est pos-
sible que si à la fois Moscou et Bel-
grade la veulent vraiment. Or il n’en
est rien.
La Russie ne veut pas prendre le
risque de compromettre ses relations
avec l’UE à cause de la Serbie. Les
grandes puissances tiennent davantage
à leurs relations avec d’autres grandes
puissances qu’avec de petits pays
opportunistes. Si Moscou acceptait de
faire entrer la Serbie dans sa zone d’in-
fluence, elle serait obligée d’assurer sa
protection militaire. Ce qui est peu pro-
bable, vu l’expérience désagréable que
la Russie a eue avec la Serbie et la
Republika Srpska pendant les
années 1990, lorsque les dirigeants
bosno-serbes, n’en faisant qu’à leur
tête, défiaient et Milosevic et Moscou.
▲ Le représentant commencé à douter à voix haute de l’Europe des 27, son existence ne
de l’UE Javier l’avenir européen de la Serbie. Sa dépend pas de leur adhésion. En FACE À L’UE LA SERBIE MÈNE
Solana (à gauche) logique est la suivante : si l’UE recon- revanche, celle de la Serbie est étroi- UN DOUBLE JEU
et le Premier naît le Kosovo, pour punir Bruxelles tement liée à cette option future. Si La Serbie ne sera pas une protégée
ministre serbe nous refusons d’y entrer ! Or cette Belgrade reste en dehors de l’Union obéissante de Moscou – pas plus à
Vojislav Kostunica. logique punira davantage la Serbie que européenne et de l’OTAN, le pays s’ex- l’avenir que par le passé. L’enthou-
Dessin de Corax l’UE. Même si Bruxelles se prononce posera aux prétentions territoriales de siasme des Serbes face à la “protec-
paru dans Danas, officiellement pour le rapprochement ses voisins qui seront, eux, membres tion” de Moscou risque de s’émous-
Belgrade. progressif des nations balkaniques de associés ou à part entière des institu- ser lorsqu’ils comprendront qu’ils ont
remis les clés de leur souveraineté au
Kremlin, qui fera toujours passer ses
intérêts avant ceux de Belgrade. Car,

PRÉSIDENTIELLE Parier sur les candidats, un sport national
A l’approche de l’élection présidentielle
[premier tour le 20 janvier], les sociétés
de paris sportifs ont enrichi leur offre. A en
juger par les bet index, il semble que le nou-
veau président de la République sera élu au
second tour qui opposera le sortant, Boris
Tadic, du Parti démocrate [proeuropéen],
et Tomislav Nikolic, du Parti radical serbe
[ultranationaliste].
D’après Meridianbet, de Belgrade, Nikolic
est le favori du premier tour, avec 37,5 %
d’intentions de vote, alors que Tadic obtien-
drait 30,80 %. Le populiste Velimir Ilic [Parti
de la Nouvelle Serbie, soutenu par le Pre-
mier ministre Kostunica] serait placé en
quatrième position, Cedomir Jovanovic, le
dirigeant du Parti libéral démocrate en cin-
quième. Suivent un ancien collaborateur de
Slobodan Milosevic, Milutin Mrkonjic, du Parti
socialiste serbe, Milanka Karic, l’épouse du
magnat Bogoljub Karic qui a fui le pays après
avoir été accusé de détournement de fonds,
et Istvan Pastor, le candidat de la minorité
hongroise. Marjan Risticevic et Jugoslav
Dobricanin arrivent en fin de liste. Toujours
selon les tendances observées parmi les
parieurs, Tadic est donné favori à Belgrade,
Uzice et Vrsac, alors que Nikolic a une nette
avance à Leskovac, Loznica et Smederevo.
Quant aux grandes villes, telles que Nis, Novi
Sad ou Cacak, le jeu reste ouvert. On peut
parier aussi sur le taux de participation aux
élections. Selon Meridianbet, elle s’élèverait
à 45,5 %. A la présidentielle de 2004, la par-
ticipation au premier tour a été de 47,76 %.
Blic, Belgrade
comble du paradoxe, cette option ima-
ginée par des nationalistes farouches
risque d’entraîner la perte de l’indé-
pendance serbe et n’empêchera pas la
perte du Kosovo. Donc, les jeux sont
clairs : nonobstant l’avenir du Kosovo,
l’adhésion à l’UE est le choix le moins
mauvais pour la Serbie. Jovo Bakic*
* Chargé de cours à la faculté de philosophie
de Belgrade.
“Les Balkans sont-ils solubles
dans l’Union européenne ?”
A lire la semaine prochaine notre dossier
sur les doutes de la presse balkanique.

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 10 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p10-11 EUROPE/SERBIE:Mise en page 1 15/01/08 19:11 Page 11

e u ro p e
DOSSIER

P O L I T I QU E

Cet opportuniste de Kostunica

En liant la question du Kosovo à la signature de l’Accord de stabilisation et d’association avec l’UE, le Premier
ministre fait de la politique politicienne, estime le quotidien proeuropéen Danas.

DANAS
Belgrade étape considérée comme préliminaire
à l’adhésion serbe à l’UE], la ques-
n annonçant que la Serbie tion du Kosovo a été mise de côté.

E pourrait renoncer à la si-

gnature de l’Accord de sta-
bilisation et d’association
(ASA) avec l’Union européenne au
cas où celle-ci enverrait une mission
civile au Kosovo, le Premier ministre
Vojislav Kostunica a secoué la coali-
tion au pouvoir. Pis, il a sérieusement
menacé l’avenir européen de la Ser-
bie. En raison du Noël orthodoxe [le
7 janvier], les partenaires de coali-
tion du Parti démocrate serbe (DSS)
de Kostunica n’ont pas réagi promp-
tement au défi lancé par le Premier
ministre.
S’il persiste dans cette voie, les
proeuropéens, à savoir le Parti démo-
crate (PD) du président Boris Tadic
et celui du ministre de l’Economie,
Mladjan Dinkic, G17 Plus, n’ont
plus rien à faire dans la coalition au
pouvoir. Non pas parce qu’ils sont
prêts à accepter l’indépendance du
Kosovo, mais parce qu’il s’agit bien
de deux processus différents.
KOSTUNICA NE DIT PAS
POURQUOI IL DÉFIE BRUXELLES
Le chef du gouvernement serbe et
son parti savent bien que pendant les
négociations sur l’ASA avec l’Union
européenne, il a été hors de question
de lier cet accord au problème du
statut du Kosovo. D’un commun
accord, Bruxelles et Belgrade ont
séparé les deux questions. Même
lorsque Olli Rehn et Bozidar Djelic
[vice-Premier ministre chargé de l’in-
tégration européenne] ont paraphé
l’ASA [en novembre dernier, une
Si, à ce moment-là, le parti du Pre-
mier ministre n’a pas eu d’objections
sur le fait que le document ne faisait
pas mention d’une souveraineté ter-
ritoriale de la Serbie sur le Kosovo,
il s’ensuit que le retournement de
position du DSS n’est pas provoqué
par une question de principe mais
par des raisons relevant de la poli-
tique politicienne. Kostunica n’a pas
dit aux Serbes pourquoi il a décidé
de défier Bruxelles. Il n’a pas expli-
qué non plus quelles seraient les
conséquences de l’abandon de cet
accord historique qui risque d’en-
traîner la Serbie dans un isolement
volontaire.
L’ACTUELLE COALITION AU
POUVOIR MENACÉE D’ÉCLATEMENT
Les hommes politiques responsables
ont au moins le devoir d’expliquer
à leurs concitoyens comment pallier
l’énorme perte provoquée par le refus
d’un avenir européen. Et surtout
d’expliquer si le non à l’Europe peut
changer quoi que ce soit au Kosovo.
Le rapprochement avec l’Europe janvier, sinon avant. Le report de la ▲ Le Premier sible à Nikolic au premier tour ne
étant le pilier de la coalition au pou- signature de l’ASA, dû à la campagne ministre serbe tient plus. Il est plus probable que le
voir, le Parti démocrate et le G17 électorale, ne peut profiter qu’à Veli- Vojislav Kostunica DSS est en train de miner la coali-
Plus ne peuvent plus passer sous mir Ilic [actuel ministre de l’Infra- portant un portrait tion par peur d’une victoire de Tadic
silence le défi du DSS. En renonçant structure], le candidat du parti Nou- du président russe et du renforcement de son parti. De
à l’orientation européenne, on anni- velle Serbie, soutenu par le DSS de Vladimir Poutine. plus, une rupture avec le parti de
hile tout ce que Kostunica, Tadic et Kostunica, et encore plus au candi- Dessin de Corax Tadic permettrait au parti du Pre-
Dinkic avaient promis aux citoyens dat du Parti radical, Tomislav Niko- paru dans Danas, mier ministre de se lancer dans un
serbes au mois de mai [lors de la for- lic [ultranationaliste]. Belgrade. marchandage avec d’autres parte-
mation de la coalition]. L’argument selon lequel Ilic a été naires possibles, dont les radicaux,
Si le Premier ministre persiste à poussé par Kostunica à se présenter moins favorables à l’Europe. Le prix
poser des conditions à l’UE, la chute aux élections présidentielles dans le de ce marchandage sera payé, hélas,
de la coalition est inévitable d’ici à fin but de prendre le plus de voix pos- par la majorité des Serbes. ■

RADIOSCOPIE Le bonheur à 700 euros par mois

Selon les statistiques officielles, le Serbe
moyen place la question du bien-être Chute démographique
matériel loin devant le Kosovo.
Population de la Serbie
(nombre d’habitants, hors Kosovo)
L e Serbe moyen est un quadragénaire
stressé qui a des problèmes de surpoids
et souffre d’hypertension. Il ne se sépare
7 600 000 7 576 837
plus de son téléphone mobile (il y en a autant
que d’habitants) et il est armé comme s’il
vivait au Far West (on estime qu’il y a 1,2 mil-
lion d’armes en circulation dans le pays).
D’après les statistiques officielles pour 2006,
la majorité des 7 576 837 Serbes (sans le
Kosovo) vivent en ville, ont le bac, gagnent
en moyenne 400 euros par mois et en doi-
dies cardio-vasculaires sont la première
cause de mortalité, mais les Serbes souf-
frent de plus en plus de troubles mentaux,
ce qui n’étonne pas vu les conditions dans
lesquelles ils ont vécu depuis une vingtaine
d’années.
Le Serbe moyen est très déçu par la politique.
7 498 001 A peine un cinquième de la population fait
confiance au Parlement et aux partis poli-
tiques, un pourcentage très bas par rapport
aux autres pays en transition. Les Serbes ont
aussi de sérieux doutes sur la fiabilité des
entrepreneurs privés et des syndicats. Un
tiers de la population se considère comme
des “perdants de la transition”, mais ne se
Source : Institut serbe de statistiques
les questions patriotiques et le Kosovo. Une
note d’optimisme quand même. Plus de la
moitié de la population serbe met toute son
énergie à améliorer son niveau de vie. Les
trois quarts des Serbes se déclarent prêts à
investir dans la formation, entre 20 % et 30 %
se disent même prêts à démarrer leur propre
affaire. Et, pour finir, les Serbes sont assez
modestes. Ils pensent que 700 euros par
mois leur suffiront pour mener, enfin, une “vie
normale”.
Zoran Nikolic,
Vecernje Novosti (extraits), Belgrade
▶ W W W. ◀

vent autant. Enfin, 70 % des Serbes n’ont 7 000 000 révolterait à aucun prix contre le pouvoir.
pas de passeport. “Moins on en fait, mieux c’est”, pensent ces
La longévité moyenne est de 72 ans (69 pour 6 851 072 résignés. Toute l’actualité internationale
les hommes, 75 pour les femmes). La Ser-
bie est confrontée à une chute de la natalité
6 800 000 Les priorités des Serbes ne sont pas les
mêmes que celles de leurs hommes poli- au jour le jour sur
(– 4,3 %). En 2006, 70 997 bébés sont nés,
102 884 personnes sont mortes. Les mala-
1991 2002
Recensements
2032
Projection
tiques. Leurs premières préoccupations sont
leur salaire et leur qualité de vie, loin devant
courrierinternational.com

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 11 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p12 EUROPE/GB:Mise en page 1 15/01/08 18:21 Page 12

e u ro p e
R O YAU M E - U N I

Le nucléaire revient, faute d’alternative

Le 10 janvier, le gouvernement britannique a autorisé la construction de nouvelles centrales, pour répondre
à la demande et maîtriser les émissions de CO2. Mais il n’a toujours pas de véritable stratégie énergétique.
THE GUARDIAN lus depuis, le coût du nucléaire ayant sécurité général est nettement supé-
Londres même augmenté. Selon les estimations rieur à ce que le souvenir de Tcher-
officielles, il faudra dépenser plus de nobyl laisse croire.
près de farouches protesta- 70 milliards de livres [90 milliards Alors pourquoi encourager le

A tions et plusieurs retards, le

gouvernement britannique
a fini par lâcher le morceau
et a annoncé qu’il allait encourager
la construction de nouvelles centrales
d’euros] pour démanteler et décon-
taminer les centrales existantes.
Il était déjà possible pour une
société privée de construire une cen-
trale nucléaire, mais aucune ne l’avait
nucléaire ? Tout simplement parce que
nous n’avons rien de mieux pour l’ins-
tant. Les vieilles centrales nucléaires
ou à charbon britanniques se prépa-
rent à fermer, et le gouvernement a
nucléaires. Les ministres et l’adminis- fait en raison des coûts prohibitifs prévenu, en des termes dramatiques,
tration y voient peut-être une victoire. d’une telle entreprise et en l’absence qu’il faudrait s’attendre à se retrouver
Mais, d’un point de vue stratégique, de subventions. Mais, si le gouverne- dans le noir si elles ne sont pas rem-
cette décision marque surtout un échec ment affirme le contraire, sans aides placées. Mais le gouvernement n’a pas
retentissant : elle souligne notre inca- publiques, le Royaume-Uni n’aura pas assez réfléchi. Même après l’annonce
pacité à gérer l’imminence de notre de nouvelles centrales nucléaires. Vient de la semaine dernière, la Grande-Bre-
déficit énergétique, à développer les ensuite le problème des déchets tagne est partie pour une crise éner-
énergies renouvelables pendant qu’il nucléaires, qu’aucun pays n’a encore gétique. La fermeture programmée de
est encore temps et à proposer des réussi à résoudre (et qui se pose, que plusieurs centrales devrait réduire la
solutions innovantes pour produire et la Grande-Bretagne construise de nou- part du nucléaire dans la production
consommer l’énergie dans notre pays. velles centrales ou non). Il impose électrique nationale de 20 % aujour-
Quel est le problème du nucléaire ? d’importantes mesures financières et d’hui à 3 % d’ici à 2020. Or la pre-
En résumé, “il s’agit d’une solution dont un choix moral : les gouvernements ne mière centrale nucléaire ne sera cer-
le modèle économique ne correspond pas durent que quelques années, mais les tainement pas en service avant 2021.
à la production d’une énergie propre et qui déchets nucléaires créent un problème
suscite de graves interrogations concernant qui va durer des siècles. Tous ces incon- IL EST TEMPS DE PRENDRE
la gestion des déchets nucléaires”. Ces vénients sont bien connus, et l’indus- EXEMPLE SUR L’ALLEMAGNE
propos ne viennent pas d’un groupe trie nucléaire n’a aucune réponse claire Il s’agit donc de choisir entre une mau-
de pression écologiste ou de quelque à apporter. Au lieu de cela, les repré- vaise solution et l’absence de solution.
scientifique en colère : il s’agit d’un sentants du secteur soulignent que les Comparé aux énergies renouvelables,
extrait du Livre blanc publié par le gou- nouvelles centrales produiront dix fois le secteur nucléaire présente d’indé-
vernement en 2003. Les problèmes moins de déchets que celles de la géné- niables inconvénients, mais il reste une
cités dans ce rapport n’ont pas été réso- ration précédente et que le niveau de source fiable pour produire de l’éner-
gie à grande échelle. Les éoliennes
offrent une énergie à bas coût, mais
leur installation suscite souvent la
grogne des habitants et la production
E S PA G N E n’est pas garantie. Quant aux autres

Elections cruciales dans l’indifférence générale

technologies – comme les énergies
marémotrice ou solaire –, elles sont
encore loin d’être aussi fiables et répan-
dues que le nucléaire. Nous n’avons
Le Premier ministre sortant José Luis Zapatero et son principal opposant, Mariano Rajoy, pas d’autre solution. Parmi toutes les
joueront leur survie politique lors des législatives du 9 mars. grandes sources d’énergie existantes,
le nucléaire est encore la moins mau-
LA VANGUARDIA (extraits) laire (PP, conservateur). Une crise citoyens, ces élections ne sont pas susciter aujourd’hui. Voilà pour- vaise du point de vue environnemen-
Barcelone dont aucun leader actuel ne plus importantes que les précé- quoi le PSOE insiste tant sur le tal. Les économies d’énergie pourraient
pourra se relever. dentes, elles le seraient même fait que le PP peut l’emporter. permettre de limiter l’ampleur de la
a campagne pour les Zapatero et Rajoy ne sont pas moins. Il s’agit là d’une donnée Encore un paradoxe… crise, mais il faudra toujours produire

L législatives [du 9 mars

prochain] a commencé.
Une campagne électorale qui a
ceci de très particulier que les
perdants n’y survivront pas, poli-
tiquement s’entend. En mars pro-
chain, les Espagnols choisiront le
chef du gouvernement et la majo-
rité parlementaire qui dirigera le
pays pour les quatre années à
venir. Bref, rien que de très habi-
tuel. Sauf que, pour les deux pro-
tagonistes, l’enjeu est de taille :
José Luis Rodríguez Zapatero et
Mariano Rajoy disputeront leur
deuxième duel électoral [le pre-
mier a eu lieu au lendemain des
attentats du 11 mars 2004 et s’est
soldé par la victoire du socialiste],
et ils savent qu’il n’y en aura pas
de troisième. L’un gagnera, et
l’autre disparaîtra inexorablement
du champ politique. En effet, une
défaite de l’un ou de l’autre ne
pourra qu’entraîner une crise
profonde au sein du Parti socia-
liste (PSOE) ou du Parti popu-
les seuls à jouer gros. Le troisième
candidat en lice, le leader de
Convergence et Union (CiU,
parti nationaliste catalan de
centre droit), Josep Antoni Duran
Lleida, ne peut pas non plus se
permettre de perdre. Depuis tou-
jours, CiU est l’allié de référence
des gouvernements [de droite
comme de gauche] lorsque ceux-
ci n’obtiennent pas la majorité
absolue des sièges. Or, si cette for-
mation n’obtient pas un nombre
de sièges suffisant le 9 mars, le
fragile équilibre interne qui pré-
vaut au sein de la coalition natio-
naliste [CiU est l’association de
deux partis, Convergence, d’une
part, et Union, d’autre part]
volera définitivement en éclats.
L’angoisse qui étreint les
principaux responsables poli-
tiques contraste avec l’état de
l’opinion, qui témoigne dans les
sondages d’un degré de démo-
tivation politique presque sans
précédent. Pour la majorité des
significative, car le niveau élevé
de la participation a été décisif
lors des élections de 2004, et il le
sera encore cette année. A cet
égard, les stratégies des uns et des
autres font apparaître de nou-
veaux paradoxes.
LA GAUCHE A BESOIN
DE LA DROITE POUR GAGNER
Les sondages vont tous dans le
même sens : la seule formation
qui mobilise vraiment, qui fasse
réagir l’électorat, est le Parti
populaire : que ce soit pour le
soutenir ou, plus encore, pour s’y
opposer. Les électeurs qui veu-
lent voter Rajoy ont hâte de le
faire, tandis que le PSOE a cruel-
lement besoin que le leader
du PP fasse monter la pression,
comme l’a fait il y a quatre ans
José María Aznar, en particulier
après les attentats de Madrid.
Une tactique qui, à l’époque,
avait déclenché un sursaut anti-
PP, ce qui s’avère plus difficile à
Plus que jamais, la droite
multiplie les propositions d’ordre
social pour concurrencer la
gauche. Quant à cette dernière,
elle n’a jamais autant axé son dis-
cours sur la croissance et l’enri-
chissement de l’Espagne, au mo-
ment même où beaucoup des
voyants de l’activité économique
passent au rouge. Mais il restait
une question sur laquelle le PSOE
et le PP semblaient irréconci-
liables : le mariage gay. Or Ma-
riano Rajoy résiste à toutes les
pressions catholiques, aposto-
liques et romaines pour éviter de
devoir promettre qu’il modifiera
la loi socialiste s’il l’emporte.
Une chose est sûre, le PSOE et le
PP se sont bel et bien mis d’ac-
cord pour polariser au maxi-
mum la campagne. Résultat, il y
aura cette fois des face-à-face
télévisés, ce qui ne manquera
pas de reléguer les alternatives po-
litiques à l’arrière-plan.
Jordi Barbeta
de l’énergie d’une manière ou d’une
autre. La Grande-Bretagne a besoin
d’une source d’énergie sûre et peu pol-
luante, ce qui ne laisse guère d’autre
choix que le nucléaire. Le gouverne-
ment a donc eu raison. Mais ces nou-
velles centrales ne doivent en aucun
cas empêcher la mise en place d’une
politique énergétique intelligente,
moins centralisée et dont le nucléaire
ne représentera qu’une partie.
Une politique énergétique respon-
sable reposerait sur trois piliers : la
recherche d’une efficacité énergétique
optimale, le renforcement des investis-
sements dans les énergies renouvelables
et le remplacement du réseau national
centralisé par des centrales locales res-
pectueuses de l’environnement. Il s’agit
d’un grand défi, mais d’autres pays
industrialisés comme l’Allemagne et
certains Etats américains l’ont déjà
relevé. Il est temps pour le Royaume-
Uni de suivre leur exemple. ■
▲ Dessin de Jas paru dans The Guardian,
Londres.

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 12 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898_p13:Mise en page 1 15/01/08 16:00 Page 13

e u ro p e
POLOGNE

Le mauvais côté de la frontière

L’entrée des Polonais dans l’espace Schengen bouscule les habitudes des Biélorusses et des Ukrainiens.
Il leur est désormais plus difficile de se rendre chez leurs voisins.

GAZETA WYBORCZA (extraits) ◀ Bienvenue. tique, on y faisait de petits trafics de

Varsovie Interdit de passer. cigarettes, d’alcool ou de carburant.
Dessin d’El Roto Au nom de l’ouverture à l’Est, on fer-
epuis le 21 décembre, les mait les yeux sur ces irrégularités. “Peu

D
frontières polonaises avec
les pays de l’Union euro-
péenne (UE) n’existent
plus que sur la carte, une bonne occa-
sion de sabler le champagne. Mes
enfants, si toutefois ils décident de res-
ter à l’intérieur de l’UE, ne sauront
donc jamais à quoi ressemble une
frontière, avec ses barrières, ses bar-
belés, ses labours soigneusement pei-
gnés pour déceler toute trace d’intrus,
ses miradors, ses douaniers et autres
fouilles d’antan. Je me souviens de
tout cela lorsque, enfant, je suis parti
avec mes parents passer des vacances
en Bulgarie.
Dans les années 1990, on traver-
sait les frontières occidentales sans
visa. Mais parfois les douaniers alle-
mands agissaient sans ménagement,
posant de questions humiliantes sur
le contenu de notre portefeuille ou
sur le but de notre voyage. Les doua-
niers slovaques pouvaient être aussi
méchants. Mais, avec le temps, la tra-
versée des frontières, même si elle
nécessitait un passeport, est devenue
une formalité ne suscitant aucune
émotion. L’entrée de la Pologne dans
l’espace Schengen serait l’ultime
étape du long chemin que la Pologne
a parcouru au cours de ces dernières
dix-huit années. Mais une réflexion
m’empêche d’aller sabler le cham-
pagne. Elle concerne la frontière
polonaise avec la Russie, la Biélo-
russie et l’Ukraine, une frontière
devenue désormais celle de l’UE. Ici
les choses ne s’amélioreront pas, car
UNION EUROPÉENNE
cette nouvelle frontière ressemblera
beaucoup à celles que nous avons
connues par le passé dans la mesure
où, pour les habitants de l’ancienne
Union soviétique, Schengen symbo-
lise un monde meilleur, un monde
plus riche, dans lequel on n’accède
que muni d’un sésame spécial.
Depuis quatre ans, nos voisins sont
obligés d’obtenir un visa pour venir
chez nous. Nous avons institué cette
obligation six mois avant notre adhé-
sion à l’UE, à la demande de Bruxelles.
Même si ces visas rendaient la vie plus
difficile aux Ukrainiens et aux Biélo-
russes, on pouvait les obtenir assez faci-
lement. Pour les Ukrainiens, le visa
était même gratuit depuis que, à la
faveur de la “révolution orange” de
2004, Kiev avait ouvert ses frontières
aux ressortissants de l’UE. Les Bié-
lorusses et les Russes payaient des
sommes symboliques, beaucoup moins
en tout cas que pour le visa d’un pays
occidental, car la Pologne ne faisait pas
partie de Schengen et elle avait la
liberté de fixer les tarifs. Désormais,
tout a changé.
L’imperméabilité de la frontière
orientale de la Pologne et l’introduc-
tion de règles unifiées en matière de
visas pour les ressortissants des pays
de l’ex-URSS sont le prix à payer pour
notre entrée dans l’espace Schengen.
La philosophie de Schengen est sim-
ple : aucune personne ne doit péné-
trer sans but précis à l’intérieur de
l’UE. Au cours des années précé-
dentes, la Pologne appliquait d’autres
critères. Pour obtenir un visa, surtout
dans les consulats de la zone fronta-
lière, il suffisait d’indiquer “courses”
ou “tourisme” dans la rubrique But
du voyage du formulaire. Dans la pra-
paru dans El País,
Madrid. de choses changeront”, tente de rassu-
rer Andrzej Jesionowski, directeur du
département consulaire au ministère
■ Journées des Affaires étrangères polonais. Vrai-
de l’Histoire ment ? Tout dépend du point de vue.
L’Association Les ressortissants des pays qui ne font
des historiens pas partie de l’UE doivent maintenant
et l’université
se munir d’un visa Schengen, vala-
Paris-Sorbonne
ble trois mois, ou bien d’un visa natio-
nal, d’une validité plus longue mais
organisent les
qui ne permet pas de sortir du terri-
18 et 19 janvier
toire polonais. Les conditions de déli-
à la Sorbonne
vrance des visas seront durcies. Une
les 5es Journées
personne désirant se rendre chez nous
de l’Histoire, sur
juste parce qu’elle en a envie ne le
le thème “Histoire
pourra plus. Il lui faudra une invita-
des événements
tion ou une attestation fournie par une
qui ont marqué
agence de voyages. Le demandeur du
les consciences visa doit aussi prouver qu’il possède
des Européens”. assez d’argent pour son séjour. Il doit
Au programme : produire un relevé d’identité bancaire
vingt-neuf et contracter une assurance.
conférences,
des documentaires UNE ÉCONOMIE GRISE
d’Arte et des tables AUTOUR DU VISA SCHENGEN
rondes, dont une Même si les Australiens doivent aussi
intitulée “Cinquante désormais posséder un visa pour se
ans d’Europe”, rendre en Pologne, le nouveau dispo-
animée par sitif entrave surtout les citoyens des
le Mouvement pays de l’ex-URSS. Premièrement, ils
européen. sont plus pauvres. Deuxièmement, sur
Programme détaillé 1,2 million de visas accordés chaque
sur le site année, près de 1 million concernent
de l’association les Biélorusses, les Russes et les
(association. Ukrainiens (ces derniers sont près
histoire.free.fr). de 600 000). Récemment, j’ai reçu un
Renseignements coup de fil de Vala, une connaissance
et inscriptions de Lvov, qui depuis quelques années
au 01 48 75 13 16. arrondit ses fins de mois comme aide
ménagère en Pologne. Elle est retour-
née dans son pays en décembre 2007,
pour obtenir un nouveau visa avant
l’entrée dans l’espace Schengen. Même
si, durant ces quatre années, les visas

Référendum, le mot qui fait peur

Sous la pression de ses partenaires européens, le gouvernement portugais a décidé de faire ratifier
le traité de Lisbonne par le Parlement. Un déni de démocratie, juge le Diário de Notícias.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS
Lisbonne
e n’ai jamais vraiment douté
J du fait que José Sócrates ne
choisirait pas la voie du réfé-
rendum pour ratifier le traité de
Lisbonne [le Premier ministre
socialiste a annoncé le 10 janvier
dernier la ratification par voie
parlementaire]. Chez nous,
Sócrates a du pouvoir et il l’uti-
lise pour imposer une image, sur-
veiller tous les médias qui peu-
vent le fragiliser et tenir à l’écart
ses opposants. En Europe, où il
n’a aucun pouvoir, le Premier
ministre ne peut être que ce qu’il
a montré qu’il était lors de la pré-
sidence portugaise de l’UE [au
second semestre de 2007] : un
facilitateur, un homme sympa-
thique. Pas de place pour le rêve.
Si vingt-cinq Etats membres
avaient décidé d’écarter la pos-
sibilité de faire des référendums
[l’Irlande, par obligation consti-
tutionnelle, sera le seul pays à
organiser un référendum pour
ratifier le traité], Sócrates ne pou-
vait pas être celui qui ternirait le
tableau d’ensemble. Il n’y avait
pas d’autre alternative qu’obéir.
Les promesses électorales ? Un
simple détail, que l’on pourrait
résoudre en quelques mots.
Il est évident que même
Sócrates, illusionniste confirmé,
ne peut dissimuler ce qui s’est
produit de façon manifeste. Il y
a eu un accord explicite entre les
différents gouvernements euro-
péens afin d’éviter le moindre
référendum. Le traité de Lis-
bonne a été signé sous conditions
et sous réserves. Et Sócrates a
joué le rôle qui lui revenait dans
cette incroyable mise en scène.
En outre, on nous a divertis avec
des pseudo-faits, des décisions
irréversibles qui apparaissent par
la suite maquillées en douloureux
processus de réflexion.
Le débat que tôt ou tard nous
devrons sérieusement affronter
est celui du type de politique
démocratique à l’œuvre au sein
des institutions européennes. Il
ne s’agit pas tant de la question
d’organiser ou non un référen-
dum sur ce traité. Une démocra-
tie digne de ce nom ne dépend
pas de référendums, d’autant que
leur utilisation abusive et injusti-
fiée causerait sûrement la mort
de la construction européenne.
Mais une démocratie, même celle
qui est possible au niveau euro-
péen, ne peut accepter ce genre
d’ententes explicites ou tacites sur
ce qui ne peut faire l’objet d’un
accord : le droit d’un Etat à déci-
der au moment voulu, sans enga-
gements a priori, de la voie qu’il
souhaite emprunter pour se lier
à un traité. Je me demande si le
Premier ministre et ses collègues
européens ont compris qu’ils
avaient contribué à une farce.
Pedro Lomba
étaient gratuits, Vala est toujours pas-
sée par un intermédiaire qu’elle payait
entre 50 et 60 dollars [33 et 40 euros].
Les chauffeurs des cars jouent souvent
aussi ce rôle. On leur confie son pas-
seport et, quelques jours après, le visa
est prêt. Ils se débrouillent, passant pro-
bablement par les agences de voyages
qui joignent les demandes à leurs
groupes. A Lvov, on peut ainsi s’en-
richir très vite. “J’ai payé 150 euros au
chauffeur pour un visa de trois mois. Un
peu cher, mais j’ai la paix. Après Schen-
gen, cette pratique va se maintenir, mais
les prix vont encore augmenter”, affirme
Mykola, or ig inaire de la rég ion
d’Ivano-Frankovsk, en Ukraine occi-
dentale. Certains pays ont légalisé ces
activités d’intermédiaires. Dans l’ex-
URSS, c’est l’entreprise Global. “Je
suis sceptique sur ces intermédiaires,
affirme Andrzej Jesionowski. On ne peut
jamais être sûr de leur discrétion. Le régime
de Loukachenko pourrait s’intéresser, par
exemple, aux listes de Biélorusses qui ont
obtenu un visa Schengen…”
Marcin Wojciechowski

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 13 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p14 europe/norve?ge:Mise en page 1 15/01/08
e u ro p e
N O RV È G E
Kirkenes, si loin d’Oslo, si proche des Russes
A l’extrémité nord du pays, accolée à la Russie, cette bourgade vit au rythme des marins de passage et des épouses
venues de l’autre côté de la frontière. L’écrivain ukrainien Andreï Kourkov s’est laissé charmer.
NEW STATESMAN (extraits)
Courrier international
Londres
orsqu’on est las d’un
L endroit et prêt à se laisser
porter par le vent, on se
retrouve parfois dans des
lieux étrangement fascinants. C’est ce
qui m’est arrivé quand j’ai accepté
d’aller faire une lecture publique à la
bibliothèque municipale de la ville
norvégienne de Kirkenes, sans avoir
au préalable cherché sur une carte où
cela se trouve.
C’est ainsi que je me suis retrouvé
près du bout du monde, à 250 kilo-
mètres de Mourmansk et à 30 kilo-
mètres de la ville russe la plus septen-
trionale, qui porte le nom romantique
de Nikel (nickel). Le sol était couvert
de neige et l’air salé. Kirkenes est plus
un gros village qu’une petite ville. Il y
a un restaurant chinois qui emploie
Philippe Matsas/Opale
des Norvégiens d’origine chinoise
(j’espère pour eux qu’ils viennent du
nord de la Chine !). Il y a une biblio-
thèque municipale tout à fait char-
mante, spacieuse et chauffée, avec
accès gratuit à Internet et qui, c’est le
plus intéressant, est dirigée par deux
femmes russes, descendantes d’une
famille qui habite le nord de la Nor-
vège depuis des générations.
En fait, sur les 3 900 personnes
qui vivent à Kirkenes, plus de 400 sont
les épouses russes de Norvégiens. Je
n’ai pas demandé aux hommes du
coin pourquoi ils étaient aussi nom-
breux à ignorer les femmes autoch-
tones, mais la tendance est claire. De
nombreux Norvégiens ne commen-
cent à songer au mariage qu’à l’ap-
RUSSIE
Les sectes “authentiquement orthodoxes” ont le vent en poupe
n novembre 2007, à Poganovka, un
E
village de la région de Penza, 32 per-
sonnes, dont 4 enfants, se sont bar-
ricadées dans une grotte souterraine amé-
nagée, avec des vivres, pour y attendre la fin
du monde censée survenir en mai 2008.
Malgré l’insistance de prêtres, psychologues
et policiers dépêchés sur place, elles ont
refusé d’en sortir. Ce fait divers a relancé le
débat sur les sectes. Selon une enquête du
quotidien Novyé Izvestia, les communautés
du type de cette Véritable Eglise orthodoxe
russe, qui, sous l’emprise d’un gourou
comme Piotr Kouznetsov, le chef charis-
matique des emmurés de Poganovka, entraî-
nent leurs adeptes à se couper du monde,
se comptent aujourd’hui par centaines.
“Longtemps la prolifération des sectes a été
considérée comme un mal venu de l’extérieur,
un résultat des manigances de l’étranger. A la
fin des années 1980 et au début des années
1990, les sectes qui se sont développées en Rus-
sie étaient principalement liées à la tradition
15:36 Page 14
0 300 km
OCÉAN
A R C T I QU E
NORVÈGE
Cap Nord
Kirkenes
Nikel
Mer de Barents
L PÉNINSULE
A P
O N I E D E KO L A
FINLANDE
Mer Blanche
SUÈDE F É D É R AT I O N
a r cti qu e Arkhangelsk
Ce rc l e po lai re
DE RUSSIE
Mer Baltique
proche de la quarantaine. Pour choi-
sir une épouse fiable, les plus aven-
tureux d’entre eux se rendent à Mour-
mansk ou à Arkhangelsk, et les autres
font un saut à Nikel. Non que les Nor-
végiennes soient moins fiables que les
Russes : c’est simplement qu’elles
prennent la vie un peu plus au sérieux
et sont en général plus exigeantes avec
■ L’auteur leur homme.
Né en Russie On entend parler russe dans tout
en 1961, vivant Kirkenes. Le chantier naval – le plus
à Kiev, Andreï gros employeur de la ville – est resté
Kourkov a écrit solvable grâce aux barges et aux car-
plusieurs romans, gos russes qui viennent se faire répa-
dont Le Pingouin rer en Norvège, parce que ce serait
et Le Dernier Amour encore plus cher en Russie. Des
du président dizaines de marins russes se promè-
(éd. du Seuil,
nent donc dans les rues. Ils boivent
coll. “Points”).
parfois, mais avec la plus grande
modération. Le prix de l’alcool,
comme le prix de tout en Norvège,
rend chaque achat douloureux. Les
protestante européenne ou aux pratiques orien-
tales [Krishna, Moon…], mais l’affaire de la
grotte de Poganovka a mis à mal la vision d’un
‘sectarisme importé’. Elle a permis en outre de
s’interroger sur la conscience religieuse de masse,
qui voit toutes sortes de phobies se substituer à
la foi”, explique le quotidien. Les plus
récentes sont la phobie du numéro d’iden-
tification fiscale (code à 12 chiffres), que
l’on accuse de porter la marque du diable,
de dépersonnaliser les gens ou de les ficher,
et celle des passeports biométriques.
Le diacre Andreï Kouraev, professeur à
l’académie religieuse de Moscou, explique
que “ces gens sont des orthodoxes ordinaires”
et que bien souvent les “gourous” qui les
endoctrinent sont eux-mêmes d’anciens
prêtres ou des proches de l’Eglise orthodoxe.
Il y a quatre ans, 3 prêtres du diocèse d’Ir-
koutsk et quelques paroissiens se sont reti-
rés dans la taïga, à l’appel du père Pante-
leïmon, qui avait lui-même quitté son
monastère.
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
marins n’essaient même pas d’aller
dans les bars. Ils doivent chercher
ailleurs un lieu où rester au chaud, et
nombre d’entre eux se réfugient à la
bibliothèque municipale, où ils trou-
vent plus d’un millier de livres en russe
et d’accueillantes libraires prêtes à leur
préparer une tasse de thé. Le public
de ma lecture de prose comptait
quinze marins russes. Certains d’entre
eux s’étaient préparés pour la soirée
en lisant un ou deux de mes romans.
Quelques-uns ont même posé des
questions sur des phrases du texte.
L’un d’entre eux, qui lisait manifeste-
ment plus de journaux que de romans,
a demandé pourquoi l’Ukraine vou-
lait adhérer à l’OTAN.
Les femmes russes appellent
Kirkenes “Kirkenesovka”. Ces femmes
russes donnent l’impression d’une pro-
fonde camaraderie. L’une d’entre elles
m’a déclaré fièrement que les Norvé-
giens mariés à des femmes russes
vivent en général plus longtemps que
les autres. “Ici, les soins médicaux se font
par liaison vidéo, m’a-t-elle expliqué.
Le pays est vaste, et la plupart des méde-
cins sont à Oslo, d’où ils consultent par
téléphone. Alors, quand nos hommes tom-
bent malades, nous allons en voiture à
Nikel ou à Mourmansk.”
On pourrait dire que les Norvé-
giens sont des russophiles blessés dans
leur amour, surtout en ce moment. Au
cours de mon séjour de deux jours,
plusieurs Norvégiens m’ont demandé
pourquoi la Russie renforçait ses
défenses frontalières avec des bom-
bardiers stratégiques comme si la
guerre froide n’était toujours pas ter-
minée. Et la télévision norvégienne
Dans la région de Stavropol, le parquet
régional a enquêté sur une secte identique
à celle de Poganovka. Elle rejette aussi le
numéro d’identification, les nouveaux pas-
seports et le Patriarcat de Moscou, rapporte
Novyé Izvestia. Elle est dirigée par le père
supérieur Vassilisk, ancien doyen d’une
église locale. Il s’est emparé des dons re-
cueillis depuis des années pour la construc-
tion d’une nouvelle église et s’est proclamé
“évêque authentiquement orthodoxe”. Dans la
région de Iaroslav, le village de Kochtcheevo
est le siège de la Fraternité des opritchniki
[les gardes du tsar] d’Ivan le Terrible, diri-
gée par un ancien journaliste qui a expliqué
à ses ouailles qu’ils devaient “créer leur Eglise
de vrais fidèles”. Le “maître” le plus repré-
sentatif de cette tendance est le célèbre Vis-
sarion, qui a déclaré qu’il était le Christ
revenu sur terre. Son Eglise du Dernier Tes-
tament compte plus de 50 000 membres.
Elle est représentée dans 80 villes de Rus-
sie et d’ex-URSS. Les adeptes ont vendu
14 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
a annoncé qu’un sous-marin nucléaire
russe se trouvait quelque part sous la
surface de l’océan Arctique, prêt à
intervenir en brandissant le drapeau
russe (même si je ne vois pas du tout
comment un sous-marin ferait pour
brandir un drapeau). “Je suis désolé”,
ai-je répondu. Je ne peux pas vous dire
pourquoi les Russes font ça. Je ne suis
pas russe, je suis ukrainien. L’Ukraine
est un Etat pacifiquement anarchique,
qui ne représente une menace que
pour lui-même. Mais, pendant que
j’explique cela, je comprends que les
Norvégiens n’ont pas vraiment peur
de la Russie, ils veulent juste s’en faire
un ami. Comme l’âne veut devenir ami
avec Shrek.
Il est maintenant assez facile de
franchir la frontière entre la Norvège
et la Russie – à condition d’avoir un
visa, bien sûr. La zone frontière est
cependant un endroit austère et
effrayant. C’est par là que les citoyens
soviétiques cherchaient à fuir en Nor-
vège, et ils se faisaient souvent abattre,
comme ceux qui essayaient de fran-
chir le mur de Berlin. Ces incidents
tragiques restent enveloppés de secret,
et nul ne semble songer à enquêter sur
la question.
La Norvège est aujourd’hui un
pays très hospitalier, qui accueille des
réfugiés du monde entier. Cette hos-
pitalité se teinte sans aucun doute de
pragmatisme. Le territoire qui se
trouve à l’intérieur du cercle polaire
est immense et très peu peuplé. Il y
aura de la place pendant plusieurs
années encore pour les épouses russes
comme pour les réfugiés sri-lankais et
népalais. Andreï Kourkov
leur logement au profit de la communauté,
et leurs enfants ne vont plus à l’école. Près
de Nijni-Novgorod, la “petite mère Fiotina”
assure que le second avènement du Christ
a eu lieu et que le patriarche Alexis est la
réincarnation de Ponce Pilate, tandis que
Vladimir Poutine est celle de l’apôtre Paul.
La communauté possède même des icônes
du “Saint-Président”. L’église où se tien-
nent les “messes” de la “première femme prêtre
orthodoxe” est toujours pleine. “Les tendances
sectaires russes ont pris un tour nettement ortho-
doxe”, explique Sergueï Mozgovoï, coprési-
dent de l’Institut de la liberté de conscience,
“parce que les gens ont perdu confiance en la
justice sociale. La grande proximité entre l’Eglise
et l’Etat les dérange, car dans la conscience
collective les fonctionnaires sont corrompus.
Contraints de choisir entre l’Eglise telle qu’ils la
considèrent et le Christ tel qu’ils le comprennent,
les croyants se précipitent vers le Christ, dans
l’espoir d’éviter de se compromettre avec le péché
et d’aller vers le salut.” ■
898 p15-16:Mise en page 1 15/01/08 16:12 Page 15

amériques ●

É TAT S - U N I S

Le spectre de la récession hante les primaires

Les difficultés économiques sont désormais au cœur des préoccupations des électeurs. Et les candidats
à l’investiture vont tous devoir donner la priorité à ce thème dans leurs argumentaires.

THE WASHINGTON POST consacré plusieurs allocutions à la crise

Washington
Elections 200
des prêts immobiliers à risque. Il com-
8 mence également à lancer des appels
l y a un an, au moment où fut plus directs aux plus défavorisés. “Nous

I donné le coup d’envoi de la cam-

pagne présidentielle, les candi-
dats étaient confrontés à un envi-
ronnement politique instable, dominé
par les thèmes de la guerre en Irak, de
l’immigration illégale et du terrorisme.
Mais, aujourd’hui, c’est l’économie qui
donne le tempo de la course à la Mai-
son-Blanche. Le coup de frein à la
croissance, la barre des 100 dollars le
baril franchie par le prix du pétrole,
le plongeon de la Bourse de New York
et la crise persistante du crédit immo-
bilier ont fait resurgir le spectre de la
récession et cristallisé l’angoisse gran-
dis sante des Américains face à la
sommes conscients du fait que les difficul-
tés de l’ouvrier textile de Spartaburg ne
sont pas si différentes de la situation déses-
pérée du plongeur de Las Vegas”, a-t-il
ainsi récemment déclaré à Charleston,
en Caroline du Sud.
Les candidats républicains réorien-
tent également leurs programmes pour
tenir compte du malaise grandissant
face aux problèmes économiques.
Parmi eux, l’ancien gouverneur de l’Ar-
kansas Mike Huckabee est le seul dont
le discours s’éloigne de l’orthodoxie
du parti, avec notamment une dénon-
▶ Dette. Récession. ciation des inégalités de revenus et des
Dessin de Jeff doutes sur l’efficacité du libre-échange.

conjoncture économique.
Le phénomène s’est affirmé lors
des primaires du New Hampshire du
8 janvier dernier. Les sondages sortie
des urnes ont montré que l’économie
avait éclipsé tous les autres sujets de
préoccupation chez les électeurs démo-
crates comme républicains.
Face à cette nouvelle situation, les
candidats ont revu leur copie. Dans
le camp républicain, Rudy Giuliani
a proposé de nouvelles baisses d’impôt,
tandis que Mike Huckabee a décidé
d’axer sur cette question tous ses mee-
tings de campagne dans le Michigan,
un Etat à l’économie particulièrement
déprimée. Dans le camp démocrate, la
sénatrice Hillary Clinton – qui, dans
le New Hampshire, l’a emporté auprès
des électeurs les plus préoccupés par
la situation économique – s’apprête à
dévoiler ce que ses collaborateurs
appellent un “plan de relance pour une
économie malade”.
Danziger paru
dans The New
York Times, News réalisé en novembre, l’Irak était
Etats-Unis. encore à l’époque le principal souci
des électeurs. Fin décembre, un nou-
veau sondage montrait que l’écono-
mie et l’Irak étaient à égalité. Pour
autant, les craintes ne sont pas du
même ordre chez tous les Américains.
Pour certains, elles concernent l’em-
ploi ; pour d’autres, le logement. Mais,
pour une grande partie de la popu-
lation, ce sont les dépenses de santé
et d’énergie qui inquiètent le plus. “On
va voir les candidats consacrer de plus en
plus de temps à l’économie”, prédit l’an-
cienne directrice politique de la Mai-
son-Blanche, Sara Taylor. “Mais il ne
leur suffira pas de traiter de l’économie en
général : ils devront aborder tous les pro-
blèmes un par un.”
CWS
La candidate Hillary Clinton a mieux
réussi que Barack Obama à exploiter
ce sentiment d’angoisse dans le New
Hampshire. Bien qu’elle cherche à
s’adresser à la classe moyenne depuis le
début de sa campagne, à l’instar de ce
qu’avait fait Bill Clinton en 1992, son
discours avait été jusqu’ici peu audible.
Elle s’est donc employée récemment à
le muscler. Elle a ainsi évoqué à maintes
reprises le bilan de son mari, notamment
la création de 22 millions d’emplois, tout
en promettant d’instaurer une couver-
ture maladie universelle.
Obama, lui, a axé l’essentiel de son
programme économique sur des baisses
d’impôt pour les classes moyennes
et les catégories les plus modestes de
la population, mais il a récemment
Au-delà des primaires, les deux par-
tis réfléchissent sur la place que tien-
dra l’économie le 4 novembre prochain,
jour de l’élection, si Bush et la banque
centrale américaine ne parviennent pas
à éviter la récession. En tant que parti
du président sortant, les républicains
pourraient pâtir de la mauvaise gestion
de George W. Bush. Mais, pour Dou-
glas Holtz-Eakin, un ancien conseiller
économique de la Maison-Blanche qui
travaille aujourd’hui pour le candidat
républicain John McCain, ce n’est pas
tant le parti qui importe que le can-
didat. “Les Américains recherchent avant
tout un dirigeant capable de piloter l’éco-
nomie, affirme-t-il. Ils veulent être
convaincus que l’économie se retrouvera
en de bonnes mains, et c’est la qualité qu’il
faudra posséder à l’automne prochain.”
Peter Baker et Dan Balz

DU LOGEMENT À L’EMPLOI,
LES INQUIÉTUDES SONT DIVERSES
Austen Goosbee, professeur d’écono-
mie à l’université de Chicago et conseiller
de campagne de Barack Obama,
rapporte de ses fréquents déplace-
ments dans l’Iowa au cours des der-
niers mois la conviction que l’inquié-
tude est profonde. “Où que je sois allé,
les gens ne parlaient que de ça, ils
posaient plein de questions sur l’économie,
autant que sur l’Irak, se souvient-il.
Or la conjoncture économique n’a fait
qu’empirer depuis lors.”
Les chiffres des primaires du New
Hampshire sont saisissants. Chez les
démocrates, 38 % des électeurs ont
placé l’économie en tête de leurs pré-
occupations, alors que seulement 31 %
ont cité l’Irak et 27 % les dépenses de
santé. Dans le camp adverse, 31 % ont
désigné l’économie, 24 % l’Irak et
23 % l’immigration clandestine.
Au niveau national, l’économie
s’est hissée en début d’année au pre-
mier rang des sujets d’inquiétude.
Selon un sondage Washington Post/ABC
CANDIDATURE Bloomberg va-t-il enfin se décider ?
Le richissime maire de New York semble
résolu à entrer dans la course à la Maison-
Blanche. Mais en candidat indépendant.
Tous les jours ou presque, de minuscules
indices viennent renforcer l’impression que
Michael R. Bloomberg, le maire milliardaire
de New York, se prépare en secret à entrer
dans la course à la Maison-Blanche. Il s’est
récemment entretenu avec les sénateurs
Chuck Hagel et Sam Nunn, qui pourraient deve-
nir ses éventuels colistiers. Il n’a pas de mots
assez durs pour les autres candidats. Et il
a même commandé des sondages très
détaillés pour évaluer sa cote de popularité
dans les cinquante Etats de l’Union.
Mais Bloomberg continue à hésiter, et ses
éventuels supporters pourraient perdre
patience avant même qu’il se soit officielle-
ment jeté dans la bataille.
D’après un récent sondage de l’université Quin-
nipiac, 61 % des New-Yorkais pensent que
Michael Bloomberg a l’“obligation morale” d’al-
ler jusqu’au bout de son second mandat de
maire de New York [qui s’achèvera en 2010].
“Les gens se disent qu’il devrait se contenter
de faire son boulot d’élu”, analyse Maurice
Caroll, directeur du centre de sondages de
l’université. “Et peut-être veulent-ils lui faire
comprendre que, vu ses chances, il ferait mieux
de réfléchir à un moyen efficace de réduire
les embouteillages dans la ville.”
D’autres avis sont encore plus tranchés. “Cette
valse-hésitation est interminable, et je pense
que cette histoire commence à lasser”, lâche
Robert Zimmerman, le responsable financier
de la campagne de Hillary Clinton. “Michael
Bloomberg n’a pas réussi à faire ses preuves
comme homme politique indépendant ; il reste
avant tout perçu comme un démocrate passé
dans le camp républicain et comme un ancien
partisan de Bush, opportuniste avant tout.”
Une chose est sûre, les électeurs ne semblent
pas particulièrement passionnés par la ques-
tion. D’autant que les caucus et les primaires
actuels sont riches en rebondissements. Mais
sa fortune gigantesque et son désir de la
dépenser font de Michael Bloomberg une
personnalité incontournable de la scène poli-
tique. Actuellement, c’est donc surtout au sein
du microcosme politique que ses atermoie-
ments commencent à lasser, mais, à en croire
les spécialistes, cette lassitude pourrait
se généraliser si le maire continue à tergi-
verser. Les spéculations sur sa candidature
vont en effet bon train depuis juin dernier, date
à laquelle il a quitté le Parti républicain pour
prendre l’étiquette d’indépendant.
“Sa conduite actuelle fait ressortir les aspects
les plus déplaisants de sa personnalité”,
estime pour sa part David S. Birdsell, doyen
de l’Institut des relations publiques du Baruch
College. “Il apparaît comme un contempteur
ombrageux de la vie politique, méprisant à
l’égard des candidats en lice, et plus il s’en-
ferme dans ce rôle, plus il ressemble à un mil-
liardaire qui veut donner l’impression d’être
au-dessus du monde politique plutôt qu’à
un homme politique engagé sur le terrain
et à un gestionnaire compétent.”
Diane Cardwell et Ray Riviera
The New York Times (extraits), Etats-Unis

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 15 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p15-16:Mise en page 1 15/01/08 16:12
amériques
É TAT S - U N I S
Enquête sur l’autre Guantanamo
En 2001, les Etats-Unis avaient créé un centre de détention provisoire en Afghanistan. Il existe toujours
et abrite aujourd’hui 630 prisonniers, en attendant que les autorités afghanes en prennent la charge.
THE NEW YORK TIMES
New York
e gouvernement Bush cher-
L che désespérément un mo-
yen de fermer, six ans après
sa création, la prison de
Guantanamo. Mais, en Afghanistan,
les Etats-Unis disposent d’un autre
centre de détention, plus grand et bien
moins connu, dont le projet de fer-
meture se heurte également à des dif-
ficultés politiques, juridiques et de
sécurité. Ce centre de détention amé-
ricain – qui avait été ouvert sur la
base militaire de Bagram pour servir
de zone de tri après l’invasion de
l’Afghanistan, en 2001 – est aujour-
d’hui plein à craquer. Il abr ite
quelque 630 prisonniers, soit plus
du double de Guantanamo, qui n’en
compte plus que 275.
Depuis près de trois ans, le gou-
vernement américain s’efforce de
transférer les prisonniers afghans déte-
nus sur ce site dans un centre de
détention de haute sécurité dépen-
dant de l’armée afghane, à l’extérieur
de Kaboul. Mais, de source officielle
américaine, on affirme que ce centre,
ouvert depuis presque un an, ne peut
accueillir qu’environ la moitié des pri-
sonniers qui devaient y être instal-
lés. Le camp improvisé de Bagram va
donc continuer de fonctionner.
DES DÉTENUS MIS À L’ISOLEMENT
PENDANT DES MOIS
Le traitement réservé à certains des
prisonniers a amené le Comité inter-
national de la Croix-Rouge à se
plaindre en termes clairs auprès du
Pentagone. Dans un mémorandum
confidentiel diffusé l’an dernier, l’or-
ganisation affirmait que des dizaines
de prisonniers avaient été confinés
pendant des semaines, voire des mois,
dans un complexe secret de cellules
d’isolement. Toujours selon la Croix-
Rouge, les prisonniers du centre ont
parfois été soumis à des traitements
cruels contraires aux conventions de
Genève.
Les obstacles rencontrés par les
responsables américains dans leur
volonté de transférer les détenus du
centre de détention de Bagram sont
une nouvelle preuve de la complexité
des défis auxquels ils sont confrontés
quant au traitement des prisonniers
qu’ils détiennent à l’étranger. Pour-
tant, bien que le site de Bagram se soit
considérablement développé ces trois
dernières années, il n’a que peu attiré
l’attention du Congrès et des défen-
seurs des droits de l’homme, contrai-
rement au centre de détention de
Guantanamo.
“Le problème de Bagram est plus
épineux que jamais”, souligne Tina
Foster, juriste new-yorkaise spécia-
liste des droits de l’homme qui a
engagé plusieurs procédures au niveau
fédéral pour le compte de détenus du
centre. Sur place, le nombre croissant
Page 16
▲ Dessin de détenus, qui étaient moins d’une
d’Astromujoff centaine début 2004 et près de 500
paru dans l’an dernier, s’explique essentielle-
La Vanguardia, ment par le durcissement du conflit
Barcelone. afghan. De source officielle, on pré-
cise que seuls 30 des prisonniers ne
sont pas afghans. Les détenus sont
pour la plupart des combattants tali-
bans capturés sur le champ de bataille
ou lors de raids. Mais cette augmen-
tation de la population carcérale est
également la conséquence de plu-
sieurs problèmes inattendus qui ont
contrarié les efforts de Washington
pour confier les détenus au gouver-
nement afghan.
POLÉMIQUE Qui prendra
la décision de fermer ?
U ne nouvelle voix vient de s’élever dans le concert des
appels officiels à la fermeture du centre de détention
de Guantanamo. Le 13 janvier dernier, soit six ans presque
jour pour jour après l’arrivée sur la base navale des pre-
miers prisonniers de la guerre contre le terrorisme, l’ami-
ral Michael Mullen, chef d’état-major interarmées amé-
ricain, a estimé que le centre de détention devait être
fermé. Faisant valoir que la prison nuisait à l’image des
Etats-Unis, il a déclaré : “Je dis publiquement que nous
devrions fermer le centre. Le ministre de la Défense
Robert Gates a dit publiquement qu’il fallait le faire. Même
le président Bush a déclaré publiquement que nous
devrions le faire.” Il a cependant jugé bon d’ajouter :
“Aucune décision n’a encore été prise.”
Au total, 778 prisonniers ont été détenus à Guanta-
namo depuis le 11 janvier 2002, date de création du
premier camp d’internement. Aujourd’hui, 275 per-
sonnes y sont encore incarcérées.
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 16
Dans le cadre d’un accord diploma-
tique confidentiel passé en août 2005,
le gouvernement Bush avait déclaré
qu’il transférerait les détenus si
Kaboul lui assurait par écrit qu’ils
seraient traités humainement et que
les autorités afghanes respecteraient
des conditions de sécurité draco-
niennes. Confor mément à cet
accord, les Etats-Unis devaient finan-
cer la reconstruction d’un bloc de
détention au sein d’une nouvelle pri-
son nationale afghane et former des
gardiens afghans.
Mais la création du nouveau
centre de détention national afghan
s’est retrouvée, avant même que les
travaux ne commencent, début 2006,
prise au piège de querelles entre
ministères afghans, certains s’oppo-
sant à la stratégie américaine. Et,
quand des responsables du ministère
de la Défense américain ont voulu
que Kaboul autorise la détention
militaire indéfinie de “combattants
ennemis”, reprenant ainsi le cadre
légal de Guantanamo, des conseillers
du président Hamid Karzai l’ont per-
suadé de ne pas signer ce décret. Le
plan de transfert des détenus a de
nouveau capoté en mai dernier,
quand deux militaires américains
supervisant le projet ont été abattus
par un homme soupçonné d’être un
militant taliban infiltré parmi les gar-
diens de la prison.
Le site d’internement de Bagram,
comme on l’appelle, a vu passer des
prisonniers capturés parfois en
Afrique centrale et en Asie du Sud-
Est, dont beaucoup ont ensuite été
envoyés à Guantanamo. L’afflux de
DU 17 AU 23 JANVIER 2008
détenus en direction de Cuba s’étant
largement tari à par tir de sep-
tembre 2004, le site de Bagram est
alors devenu un gigantesque dépôt où
sont gardés les prisonniers les plus
dangereux capturés en Afghanistan.
En dépit de certaines expansions
et rénovations, le centre reste un
endroit rudimentaire où la plupart des
détenus sont parqués dans de grands
enclos métalliques, rapportent aussi
bien des officiers que d’anciens pri-
sonniers. Des militaires qui connais-
sent aussi Guantanamo considèrent
que le site afghan est beaucoup plus
spartiate. En outre, les prisonniers de
Bagram n’ont pas la possibilité de
contester leur incarcération et n’ont
aucun accès à un avocat. Certains
sont enfermés sans inculpation
depuis plus de cinq ans. Le traite-
ment des prisonniers s’est cependant
amélioré ces dernières années, recon-
naissent les groupes de défense des
droits de l’homme et d’anciens déte-
nus, en particulier depuis que deux
prisonniers afghans y sont morts,
en décembre 2002, après avoir été
battus par leurs geôliers américains.
QUE FAIRE DES PRISONNIERS
À HAUT RISQUE ?
Jusqu’à aujourd’hui, le gouverne-
ment Bush s’est contenté de rejeter
les accusations de surpopulation et
de mauvais traitements, ajoutant que
le centre de détention n’avait jamais
eu pour but d’être permanent et que
ses détenus seraient bientôt confiés
à l’Afghanistan. Sandra Hodgkinson,
sous-secrétaire à la Défense pour les
questions de détention, admet que
l’armée détient à Bagram plus de pri-
sonniers qu’elle ne l’avait prévu deux
ans plus tôt, et que le Pentagone ne
dispose d’aucun plan prévoyant d’ai-
der les Afghans à construire d’autres
installations carcérales. Mais, ajoute-
t-elle, “aucune décision définitive n’a
encore été prise quant aux détenus à
haut risque”.
Aujourd’hui encore, la base légale
justifiant le maintien des prisonniers
dans le centre de détention de Bagram
reste floue. Selon une autre respon-
sable du ministère de la Défense, les
détentions ont été autorisées “dans
une note du ministre de la Justice où il
dit reconnaître que l’armée a l’autorité
légale, conformément aux lois de la guerre,
pour maintenir en captivité, si elle le sou-
haite, des combattants ennemis qui repré-
sentent une menace pour la sécurité”.
Côté afghan, les responsables gou-
vernementaux affirment s’attendre
à ce que tous les prisonniers afghans
aux mains des Etats-Unis – à l’ex-
ception de quelques prisonniers par-
ticulièrement dangereux encore déte-
nus à Guantanamo – leur soient
confiés. “Ce qui est entendu”, insiste le
porte-parole du ministre de la Défense
afghan, “c’est que tous les détenus doi-
vent être transférés”.
Tim Golden
898p17-18-19:Mise en page 1 15/01/08
asie
PA K I S TA N
Pour Washington, l’armée est la meilleure carte
Face à la montée de l’islamisme, trop soutenir un président désavoué ne sert à rien. Les Etats-Unis
préféreront resserrer les liens avec les militaires pour s’assurer d’un allié contre le terrorisme.
THE FRIDAY TIMES (extraits)
Lahore
epuis la mort de Benazir
D Bhutto [le 27 décembre
2007], la politique de
Washington n’a plus d’ob-
jet. Les Etats-Unis ont-ils toujours inté-
rêt à voir se former une coalition entre
le président Pervez Musharraf et le
parti de feu Mme Bhutto, le Parti du
peuple pakistanais (PPP) ? Si certains
continuent à le penser, cela semble
néanmoins peu plausible. Les Etats-
Unis souhaitent traiter avec un diri-
geant ouvertement pro-occidental et
bénéficiant d’une légitimité populaire
pour lutter contre les islamistes [très
actifs dans les Zones tribales]. Le PPP
sans Mme Bhutto ne satisfait pas for-
cément à ces critères. En effet, l’orien-
tation politique du PPP n’est pas dif-
férente de celle des autres formations.
Le parti n’a pas la réputation d’avoir
un programme modéré (c’est-à-dire
pro-occidental). Ni ses dirigeants, ni
ses électeurs ne sont plus progressistes
que ceux des autres organisations poli-
tiques. La défunte présidente du PPP
était la seule à être ouvertement pro-
occidentale et prête à coopérer avec les
Américains. Mais cette position indi-
viduelle ne reflète pas la tendance de
l’ensemble du parti, ce dont les Amé-
ricains ont tout à fait conscience.
Si Washington veut conserver le
soutien du Pakistan dans la guerre
contre le terrorisme, il doit renforcer
ses liens directs avec l’armée. Plus les
Etats-Unis chercheront à se rappro-
cher des militaires, désormais totale-
ment indépendants du pouvoir poli-
tique, plus le nouveau chef des armées
[Ashfaq Pervez Kiani, en poste depuis
le 27 novembre 2007] aura un rôle
important à jouer. Les tentatives en ce
sens vont se multiplier si l’incertitude
politique se prolonge et si aucune auto-
rité claire n’émerge après les législa-
tives du 18 février (du moins une auto-
rité acceptable pour l’Occident). La
Maison-Blanche a toujours su que le
rapport inégal entre la société civile et
l’armée permet à celle-ci d’avoir le der-
nier mot au sujet du niveau de coopé-
ration que le Pakistan consentira aux
Etats-Unis. Quand Pervez Mushar-
raf occupait encore le double poste de
président et de chef des armées, les
Américains n’ont pas eu besoin
d’adopter des stratégies différentes
pour nouer des relations avec le pou-
voir politique et l’armée, puisque le
chef de l’Etat pouvait leur garantir le
soutien des deux. Maintenant qu’il a
renoncé à son uniforme, l’avenir de
Musharraf s’annonce plus incertain
que jamais, et aucune formation poli-
tique n’ayant l’air capable d’imposer
ses vues à l’armée, Washington va obli-
gatoirement tenter de resserrer ses liens
avec les militaires pour s’assurer leur
16:33 Page 17
●
▶ Tout ce bazar,
c’est à cause de lui !
Dessin de Paresh
Nath paru dans
National
Herald, Inde.
■ Déclarations
Le 11 janvier,
Pervez Musharraf
a déclaré que
si le prochain
gouvernement
était contre lui
coopération – quelle que soit l’orien-
il quitterait
tation que prendra le pouvoir politique.
ses fonctions
Principale conséquence de la posi-
présidentielles.
tion américaine : le maintien de l’ar-
La nouvelle
mée en première ligne dans la lutte du
législature
Pakistan contre le terrorisme, ce qui
doit être formée
permettra au pouvoir militaire de conti-
après les élections
nuer à dicter aux gouvernements civils
du 18 février.
la politique à adopter. Cela ne posera
Le chef de l’Etat pas de problème si le nouveau gou-
a ajouté que vernement en place est bien disposé
toute intervention envers les Etats-Unis. Mais si les par-
américaine tis religieux sont fortement représen-
dans les zones tés (même si cela paraît improbable
tribales sans aujourd’hui), il risque d’y avoir une
son accord confrontation entre les civils et les mili-
préalable serait taires sur ce point. Concernant la rela-
considérée comme tion que l’armée entretient avec Pervez
une invasion. Musharraf, deux voies s’offrent à la
Maison-Blanche.
TOUT PLUTÔT QUE
L’EFFONDREMENT DU RÉGIME
L’assassinat de Mme Bhutto pourrait
rendre le président plus important à
ses yeux. Aucune alternative politique
viable n’étant disponible aujourd’hui,
et le résultat des élections risquant fort
de ne pas faire le jeu des Américains,
Washington pourrait chercher à ren-
forcer le pouvoir du chef de l’Etat sim-
plement pour assurer une continuité
du régime et éviter tout effondrement
du système. Les Etats-Unis ont inté-
rêt à ce que l’actuelle vague d’insta-
bilité s’apaise, sans pour autant laisser
de force antiaméricaine au pouvoir ou
qu’Islamabad change le cap de sa poli-
tique étrangère. En l’absence d’une
direction politique claire du PPP,
capable de convaincre les Américains
de ses bonnes intentions, et tant que
l’armée continuera à soutenir Mushar-
raf, miser sur le président est sans
doute la chose la plus prudente à faire.
Mais Washington pourrait égale-
ment se rallier à l’idée, prédominante
dans les milieux pakistanais, selon
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 17
laquelle le chef de l’Etat est plus un
problème qu’une solution. Lorsque
le président pakistanais quittera le
pouvoir (quelle que soit la raison de
son départ), les Etats-Unis ne vou-
dront certainement pas être vus
comme l’ultime soutien d’un dicta-
teur. La Maison-Blanche a peut-être
pris conscience que sa volonté de sou-
tenir un dirigeant impopulaire et
moins influent qu’autrefois (depuis
qu’il a pris sa retraite de l’armée) sus-
cite un grand mécontentement dans
la population. Si c’est le cas, les Etats-
Unis pourraient adopter une straté-
gie moins active. Et laisser les forces
politiques pakistanaises effectuer elles-
mêmes la transition. Ils s’assureront
néanmoins, à travers l’armée, que cela
ne provoque aucun choc important
dans le système et ne permette pas
à l’extrémisme religieux de croître.
Enfin, si l’instabilité politique per-
dure au Pakistan, les médias et les
groupes de réflexion américains pro-
fiteront de l’image négative qu’offre
le pays pour renforcer leur message
de fermeté envers Islamabad. On peut
donc s’attendre à entendre prochai-
nement un discours encore plus agres-
sif et à voir les conseillers américains
exiger du gouvernement qu’il prenne
des mesures radicales, voire qu’il bran-
disse la menace d’une action [armée]
directe. Il est peu probable cependant
que ces paroles soient suivies d’effets.
Les Etats-Unis sont réalistes et savent
qu’ils ne peuvent se passer de l’aide
du Pakistan pour l’instant. Ils feront
donc tout leur possible pour avoir une
armée qui les soutienne, un gouver-
nement politique en leur faveur et un
régime politique relativement stable
(mais manipulable).
Moeed Yusuf*
* Chercheur au Strategic and Economic
Policy Research d’Islamabad.
DU 17 AU 23 JANVIER 2008
SRI LANKA
L’Etat reprend
la chasse
aux Tigres
e gouvernement sri-lankais a
L officiellement décidé de mettre
fin au cessez-le-feu avec les
Tigres de libération de l’Eelam tamoul
(LTTE) qui avait été négocié sous
l’égide de la Norvège en 2002. Les
deux parties avaient repris des opé-
rations militaires de faible et moyenne
intensité, et le cessez-le-feu n’était plus
que de pure forme. Cette décision
signifie un retour à la guerre totale pour
les deux camps. [Depuis les années
1960, l’île est secouée par des tensions
ethniques entre Cinghalais bouddhistes
et Tamouls hindous, qui ont pris la
forme d’une guerre civile en 1983.]
Pourquoi les autorités ont-elles
décidé de mettre un terme à l’accord
de 2002 ? Le moment choisi laisse
supposer que le gouvernement a été
encouragé par ses récentes victoires
que sont la reprise aux rebelles de l’est
de l’île par l’armée sri-lankaise et la
mort de hauts responsables du LTTE.
Fort de cette situation, il s’est peut-
être senti poussé à trouver une solu-
tion militaire au conflit. Le président
Rajapakse oublie toutefois que les
conflits ethniques ne se gagnent pas
sur le champ de bataille, mais néces-
sitent une solution politique. La com-
munauté internationale a condamné
les actions du gouvernement, et plu-
sieurs pays, parmi lesquels les Etats-
Unis, ont déjà cessé leurs livraisons
d’armes au pays.
On peut se demander si Colombo
pourra vraiment faire l’économie d’un
règlement politique du conflit malgré
la rupture du cessez-le-feu. En dépit
de l’optimisme qui règne au sein du
pouvoir sri-lankais, il n’y a pas de
signe annonçant la fin du conflit. Si
aucun camp ne semble assez puissant
pour gagner ni assez faible pour
perdre la guerre, chacun est persuadé
de pouvoir l’emporter sur le terrain.
Par ailleurs, le retrait des médiateurs
internationaux [à l’instar de la Nor-
vège] est inquiétant. Dans les conflits
insolubles où la méfiance entre les bel-
ligérants est grande, il est important
qu’une tierce partie puisse agir
comme modérateur.
L’Inde, seul intermédiaire crédible,
répugne à se retrouver de nouveau
prise dans une guerre civile qui lui a
déjà coûté 1 200 soldats et un ancien
Premier ministre [Rajiv Gandhi, assas-
siné par les LTTE en 1991]. C’est
pourquoi, depuis dix ans, la politique
étrangère indienne privilégie les solu-
tions institutionnelles et multilatérales.
L’afflux périodique de réfugiés du
Nord-Est sri-lankais au Tamil Nadu et
le fait que cet Etat indien voisin de l’île
soit devenu une plaque tournante pour
le trafic d’armes destinées aux Tigres
font que New Delhi ne peut ignorer la
crise que connaît le Sri Lanka.
Shylashri Shankar, The Indian Express
(extraits), New Delhi
898p17-18-19:Mise en page 1 15/01/08 16:34 Page 18

asie
TA Ï WA N

Retour gagnant du Kouomintang

En raflant les trois quarts des sièges au Parlement, le parti nationaliste se prépare à remporter l’élection
présidentielle de mars. Mais attention à ne pas trop en faire, avertit un observateur local.
CHUNGKUO SHIHPAO moine du KMT pourrait permettre implantation locale ont difficilement
Taipei à tous les écoliers de bénéficier gra- pu se passer du soutien de Ma Ying-
tuitement d’un solide déjeu- jeou, le candidat du parti à l’élection
près l’écrasante ner, il cherchait de toute présidentielle. De plus, en remportant

A victoire du
Kouomintang
(KMT) aux
élections législatives du
12 janvier [le parti
nationaliste a rem-
porté 81 sièges sur 113],
certains craignent un “effet de
balancier” dans deux mois à l’oc-
casion de l’élection présidentielle. Les
électeurs du camp vert [coalition autour
du Parti démocrate progressiste, DPP,
du président Chen Shui-bian] pour-
raient se ressaisir, tandis que les élec-
teurs du camp bleu [autour du KMT]
pourraient bien se relâcher après leur
victoire. Cependant, cette crainte ne
résiste pas à l’examen des faits.
Lors de la bataille pour les législa-
tives, le KMT semble s’être dans une
certaine mesure débarrassé de son han-
dicap électoral traditionnel : le fardeau
de son histoire [entre 1949 et 1987,
Tchang Kaï-chek a imposé la loi mar-
tiale sur l’île pour la protéger contre le
Parti communiste au pouvoir en Chine
et préparer la reconquête du continent]
et son “complexe chinois” [il est
aujourd’hui favorable à la réunifica-
tion]. Avant le scrutin, le DPP avait
joué la carte de la “détchangkaïche-
kisation”, cherchant à raviver les sou-
venirs de la population à propos de
l’autoritarisme d’antan, mais les son-
dages électoraux comme les résultats
du vote ont prouvé qu’une telle tac-
tique, loin de se contenter de ne pas
▲ Dessin de Vlahovic donner la victoire au DPP, l’a au
paru dans NIN, contraire desservi. L’appellation offi-
Belgrade. cielle de “Kouomintang chinois” sur
les bulletins de vote avait éveillé l’in-
quiétude de nombreux membres du
parti, qui craignaient que l’adjectif “chi-
nois” ne détourne une grande partie
des suffrages de la population taïwa-
naise de souche. Certains avaient pro-
posé de changer la dénomination, mais
finalement la victoire a démontré que
le rejet de la Chine n’est pas aussi vio-
lent dans l’électorat taïwanais que le
clame le DPP.
Lorsque, dans sa déclaration
concernant le référendum sur les biens
des partis [qui a eu lieu en même
temps que les législatives], le DPP a
affirmé que la récupération du patri-
évidence à faire
l’amalgame entre
souvenirs histo-
riques et intérêts
réels. Malgré cela, son
projet de référendum
n’a obtenu que 26 %
des voix. Cela montre
que les électeurs ne s’in-
téressent pas au règlement
de vieux comptes avec le passé ni aux
promesses creuses, mais se préoccu-
pent surtout de comparer les bilans des
partis au pouvoir et, sur ce plan, il
semble bien que le DPP n’ait pas été
très convaincant.
Le camp bleu a remporté les trois
quarts des sièges au Parlement, il ne
rencontrera donc aucune résistance
quand il s’agira de proposer des orien-
tations politiques. Et si le candidat du
DPP est élu président de la Répu-
blique, il pourra bien être menacé de
révocation s’il ne coopère pas avec le
Parlement. Loin de provoquer un
retour de balancier, la victoire écrasante
du KMT aux législatives va plus pro-
bablement susciter des ralliements. Si
certains candidats du KMT ont mani-
festé leur crainte de voir le Parlement
donner une image affaiblie de l’élec-
tion présidentielle après les luttes de
factions liées au scrutin uninominal,
il semble que cette crainte était infon-
dée. Durant la bataille électorale, même
ceux qui bénéficiaient d’une bonne
cette belle victoire en tant que parti
d’opposition, le KMT a gagné une
représentativité bien plus importante
que celle dont il disposait par le passé.
Reste à savoir maintenant si le
DPP ne risque pas d’emprunter à
nouveau, comme par le passé, le che-
min de l’opposition violente dans la
mesure où l’on retrouve au Parlement
la même répartition des sièges qu’il
y a quinze ans. Espérons que le KMT
mettra à profit son actuelle supério-
rité parlementaire pour instaurer au
sein de l’Assemblée une discipline
dans les questions posées au gouver-
nement et pour améliorer l’efficacité
des débats. Le choix du futur vice-pré-
sident et même du président du Par-
lement doit être guidé par ce genre de
préoccupations. Si nous ne disposons
pas d’une assemblée crédible ni d’une
procédure saine permettant d’y faire
entendre la voix du pluralisme, même
si nous avons la possibilité d’élire notre
président de la République, nous ne
parviendrons pas à sortir du cycle de
la succession dynastique et la popu-
lation ne pourra que regretter en
silence le retour de balancier.
Yang Tai-Shuenn*
* Professeur au département de sciences
politiques de l’université de la Culture
chinoise, à Taipei.
▶ Voir aussi l’article Passions chinoises, pp. 34-35.

THAÏLANDE
Dans le Sud, rien n’arrête les insurgés
Depuis janvier 2004, les provinces méridionales vivent au rythme des attentats. Malgré la répression,
aucun retour au calme ne semble prévisible à court terme.

BANGKOK POST censé adopter une approche plus conci- la mosquée de Krue Se, le 28 avril 2004, eu de stratégie définie pour mettre un terme
Bangkok liante, il a en fait entrepris des actions tout a entraîné la mort de 32 hommes. La plu- à l’insurrection. La stratégie actuelle, qui
aussi regrettables qui n’ont fait que rendre part étaient probablement des rebelles, mais consiste à accroître les effectifs militaires
’insurrection meurtrière qui secoue le Sud plus dangereux, plus meurtrier et cette action disproportionnée n’a réussi qu’à dans la région et à multiplier les arrestations,

L le sud du pays entre dans sa cin-

quième année. Depuis le 4 janvier
2004, plus de 2 800 personnes ont trouvé
la mort dans des attaques qui secouent les
trois provinces à majorité musulmane de
Pattani, Yala et Narathiwat. Pour les gou-
vernements et les forces de l’ordre, cette
crise est un échec. La férocité des attentats
commis s’est aggravée au cours des quatre
dernières années, sans que rien n’indique
qu’ils allaient prendre fin [huit soldats ont
été tués dans une embuscade le 14 janvier
au matin, alors qu’ils escortaient des ensei-
gnants]. Le gouvernement Thaksin avait
voulu se montrer ferme à l’égard de l’in-
surrection, mais le manque de préparation
avait été préjudiciable à son action. Quant
au gouvernement nommé par l’armée
après le coup d’Etat de septembre 2006,
plus menaçant pour la sécurité du pays et
de ses voisins.
Les problèmes actuels trouvent leur ori-
gine dans des situations qui ne datent pas
d’hier [la majorité musulmane vivant dans
ces trois provinces revendique depuis long-
temps une spécificité culturelle que l’admi-
nistration, dominée par les Thaïs, répugne
à lui reconnaître]. Pourtant, lorsque les pre-
miers soulèvements se sont produits, dans
la nuit du 4 janvier 2004, les autorités ont
été surprises. L’objectif des rebelles est de
faire régner un climat de terreur parmi les
habitants de la région, tout en essayant de
saper l’autorité du gouvernement.
Malheureusement, la riposte des forces
de sécurité s’est parfois avérée contre-pro-
ductive par manque d’organisation. L’as-
saut meurtrier et inutile de l’armée contre
susciter l’amertume chez les habitants du
Sud mais aussi chez de nombreux musul-
mans thaïlandais et étrangers. Pis encore, la
répression brutale d’une manifestation anti-
gouvernementale à Tak Bai, le 25 octobre
2004, où 78 hommes avaient trouvé la mort
par suffocation, a accentué la méfiance géné-
rale vis-à-vis des autorités.
Les abus dont le gouvernement et l’ar-
mée se sont rendus coupables n’ont tou-
jours pas été sanctionnés. Certes, les musul-
mans thaïlandais en général et ceux du Sud
en particulier n’éprouvent aucune sympa-
thie pour les groupes de rebelles sanguinaires
qui disent se battre pour l’indépendance
et leur religion. Mais ils ne se sentent pas
pour autant proches des forces de sécurité
stationnées dans la région pour les protéger.
Les gouvernements successifs n’ont jamais
a ses limites. Certes, parmi les milliers de
prisonniers, il y a sûrement des rebelles, et
le nombre de meurtres a considérablement
diminué ces derniers mois. Mais les tensions
et le ressentiment grandissent, et tout porte
à croire que les rebelles n’auront pas de mal
à recruter, après leur libération, parmi les
jeunes hommes incarcérés abusivement.
L’insurrection entre dans sa cinquième
année. La Thaïlande demeure une cible
pour le terrorisme ainsi qu’un vivier de ter-
roristes locaux et peut-être même inter-
nationaux. Le prochain gouvernement issu
du scrutin remporté par les proches de l’an-
cien Premier ministre Thaksin devra trou-
ver un plan pour restaurer la paix dans le
Sud, sous peine d’être désavoué par les
Thaïlandais. Ses initiatives populistes ne lui
seront alors d’aucun secours. ■

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 18 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p17-18-19:Mise en page 1 15/01/08
INDE
L’encombrant ministre en chef du Gujarat
Reconduit à la tête de l’Etat avec une confortable majorité, Narendra Modi ne cache plus ses ambitions
nationales. Mais le responsable des pogroms de 2002 est loin de faire l’unanimité, y compris dans son camp.
ASIA TIMES ONLINE (extraits)
Hong Kong, Bangkok
es adversaires du ministre en
L chef du Gujarat sont au
comble du désespoir. Non
seulement Narendra Modi
est sorti vainqueur des élections régio-
nales qui ont eu lieu le 23 décembre
2007 et a ainsi décroché son troisième
mandat à la tête de cet Etat, mais l’écra-
sante majorité qu’il a obtenue semble
avoir renforcé ses ambitions politiques.
Depuis sa victoire, Modi viserait en
effet des fonctions plus importantes
à l’échelle nationale. Cette nouvelle
ambition ne manque pas d’inquiéter
les minorités religieuses du pays [il est
accusé d’avoir été l’instigateur des
pogroms antimusulmans qui ont fait
près de 2 000 victimes au Gujarat en
2002]. Les adversaires de Modi au sein
même de son parti, le Bharatiya Janata
Party (BJP), le parti nationaliste hin-
dou, sont aussi inquiets, mais pour des
raisons tout à fait différentes.
Le BJP a remporté 117 des 182 sièges
que compte le Parlement du Gujarat.
C’est un peu moins qu’en 2002, au
temps de l’apogée du communauta-
risme, certes, mais beaucoup plus que
16:34 Page 19
ce que les sondages avaient annoncé.
Sa victoire, Modi ne la doit qu’à lui-
même. Sa personnalité, son habile pro-
■ Suffrage pagande vantant les mérites de son
A la mi-2009,
les 670 millions
d’électeurs
indiens éliront
les 545 députés
gouvernement, sa manière d’alimen-
ter les passions communautaires et ses
subtiles invocations de la fierté guja-
ratie ont fait merveille. Tout cela a
même largement compensé l’impact
du Lok Sabha, négatif qu’auraient pu avoir les mau-
la Chambre basse vais résultats économiques de l’Etat
du Parlement. sous son mandat, la dissidence au sein
Au terme de la droite hindoue et le souvenir des
de ce scrutin, émeutes de 2002. Le style autocratique
qui se déroule de Narendra Modi, ses ambitions poli-
en plusieurs phases tiques grandissantes et le culte de la
afin de limiter personnalité sur lequel reposait sa cam-
les risques pagne ont étouffé le mécontentement
d’agitation, de la Sangh Parivar [qui regroupe les
le leader du parti organisations de la droite hindoue,
majoritaire dont le BJP]. Alors qu’il y a cinq ans,
à l’Assemblée c’est grâce au soutien de cette orga-
sera nommé nisation que Modi s’était maintenu
Premier ministre à la tête du Gujarat, cette fois, c’est
pour cinq ans. malgré les réserves de la Sangh Pari-
var qu’il a remporté les élections. Après
avoir vaincu le Parti du Congrès et
réduit au silence certains de ses puis-
sants adversaires au sein de la Sangh
Parivar, Modi apparaît aujourd’hui
comme un véritable colosse.
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 19
On raconte donc que cet homme
ambitieux guigne des fonctions poli-
tiques nationales – même s’il s’en
défend. La veille des élections au Gujarat,
son propre parti tentait de contrecar-
rer les ambitions de Narendra Modi,
en annonçant que son candidat au
poste de Premier ministre en 2009
serait Lal Krishna Advani (député BJP,
leader de l’opposition à la Chambre
basse). La reconduction de Modi a
décontenancé le BJP. Bien sûr, le parti
souhaitait qu’il soit réélu, mais avec un
score plus faible qui lui aurait quelque
peu rogné les ailes. Le BJP se retrouve
donc confronté à cette épineuse ques-
tion : Modi et son style de campagne
constituent-ils un atout pour le parti ?
Le cocktail agressif d’“hindouité” [hin-
dutva, exacerbation du caractère hin-
dou de l’Inde et négation des minorités,
notamment les musulmans] et de réfor-
mes économiques a fait effet au Guja-
rat. Sera-t-il applicable au reste du
pays ? Il n’est pas sûr que la moditva,
plus musclée que l’hindutva, fera florès.
Même si Lal Krishna Advani est le
candidat officiel du BJP en 2009, le
dirigeant du Gujarat sera la person-
nalité clé de la campagne, estime
Shekar Gupta, rédacteur en chef du
DU 17 AU 23 JANVIER 2008
asie
quotidien Indian Express. L’année pro-
chaine, le véritable adversaire de Sonia
Gandhi à la tête du Parti du Congrès
sera donc Narendra Modi et non
Advani. A terme, le ministre en chef
du Gujarat “émergera comme le princi-
pal adversaire de Rahul Gandhi” [fils de
Sonia et secrétaire général du Parti
du Congrès], assure Shekar Gupta.
Au-delà de son propre parti, la montée
en puissance du leader nationaliste
influencera donc les stratégies du
Congrès et de l’ensemble de la gauche,
qui serrera les rangs autour de lui. Elle
“aura pour effet d’unir les partis qui ont
besoin des votes musulmans et, par consé-
quent, de renforcer toute coalition dirigée
par le Congrès”, ajoute le journaliste.
Au demeurant, le rôle de Modi
dans les émeutes communautaires de
2002 entache encore sérieusement
son image. Et ce qui est certain, c’est
que les musulmans représentent un
poids électoral important en Inde. Si
Narendra Modi n’entend pas soigner
davantage son image, il se peut donc
qu’il doive revoir à la baisse ses ambi-
tions politiques. Mais, d’ici là, c’est
lui qui définira les grands thèmes de
la vie électorale indienne.
Sudha Ramachandran
898p20 JAPON:Mise en page 1 15/01/08
asie
LE MOT DE LA SEMAINE
“KÛKI”
L’ATMOSPHÈRE
A rrêtons-nous un instant sur
l’image qui veut que le Japo-
nais, docile, s’incline devant la
volonté du groupe. Si elle contient
une part de vérité, il faut néanmoins
souligner que ce qui caractérise le
Japonais est moins la nature de ses
relations au groupe, notion réduc-
trice qui substantialise des
ensembles d’individus aux liens
complexes et plus ou moins fragiles,
que l’attention qu’il porte à l’ana-
lyse des situations concrètes aux-
quelles il est amené à participer. La
compétence exigée au Japon est
avant tout la capacité à “lire l’at-
mosphère”. Que l’on soit dans un
espace public ou privé, il est
demandé à tout un chacun de se
faire le sociologue de la situation
afin d’assurer que tout se passe
bien. C’est ainsi qu’une inattention
polie règne au sein de la foule, où
personne ne heurte personne, tan-
dis que tout sera fait pour qu’aucun
ange ne passe lors d’une soirée
entre amis. Chaque fois, ce qui est
en jeu est la fluidité des interac-
tions, le maintien de la sensation
heureuse que les choses suivent
leur cours ; il s’agit, autrement dit,
de conjurer le sentiment de malaise
– d’éviter que soit mise à nu, en der-
nier ressort, la finitude de l’homme.
L’attention portée à la situation, sou-
mise au régime de l’immanence,
est cependant à double tranchant :
en l’absence de valeurs universelles
qui viennent cadrer les situations
particulières, elle tend à se muer
en une “machine à exclure”. Sans
doute certains jeunes montrent-ils
une tendance à tomber dans ce tra-
vers (voir article ci-contre). C’est
pourtant oublier, par exemple, que
la formidable culture de la politesse
– celle des adultes, en vigueur
notamment dans les services, par
exemple la banque – ne se déploie
jamais tant que lorsqu’elle entend
tenir à distance toute personne qui
dérange, à commencer par le pauvre
ou l’étranger.
Kazuhiko Yatabe
Calligraphie de Kyoko Mori
13:30 Page 20
JAPON
Une société menacée par l’esprit moutonnier
Etre et faire comme tout le monde. Tel est désormais le credo des jeunes Japonais.
Une tendance dangereuse, estiment plusieurs intellectuels.
ASAHI SHIMBUN
Tokyo
’est raté !” s’écrie l’humo-
C riste Yoshio Kojima, vêtu
d’un simple maillot de
bain, en martelant le sol.
Dépité pendant une seconde parce
que son sketch n’avait pas suscité la
réaction qu’il espérait du public, il
s’est repris en lançant un “Mais je
m’en fiche !” S’il a pu ainsi s’en sortir
dans le monde du spectacle, on ne
peut malheureusement pas faire de
même dans la vie de tous les jours.
Car, si quelqu’un se met à entonner
une chanson langoureuse dans un bar
à karaoké où tout le monde est
surexcité, ou si une personne conti-
nue à boire dans un bistrot alors que
les autres sont sur le point de par-
tir, ces personnes-là seront considé-
rées comme des KY [initiales de l’ex-
pression kuki-o yomenai], c’est-à-dire
des individus qui n’arrivent pas à se
mettre dans l’ambiance, à capter l’air
du temps.
L’ancien Premier ministre Shinzo
Abe, en raison de son incapacité à
démissionner de ses fonctions au
moment opportun [après la défaite
de sa majorité aux sénatoriales de
juillet dernier], a été surnommé “Mis-
ter KY”, puis la formule est devenue
à la mode. Le récent dossier de l’heb-
domadaire gratuit R25 sur “La faculté
de lire l’air du temps” a eu un tel suc-
cès qu’il a été édité en livre de poche.
Dans les librairies, on trouve de nom-
breux ouvrages sur le sujet. L’école
est aussi touchée par le phénomène.
De nouvelles “tribus” s’y sont for-
mées. D’après le psychiatre Hideki
Wada, la suppression du classement
des élèves en fonction de leurs résul-
tats scolaires ou sportifs a entraîné
un “paradoxe, celui de la course à la
popularité”, qui se mesure au nombre
d’amis. On distingue trois catégories :
ceux qu’on aime bien, moyennement
et pas du tout. Appartenir à la pre-
mière est plus difficile que d’avoir de
bonnes notes en classe. Pour ne pas
tomber dans la catégorie des “pas du
tout”, les “moyennement” regardent
tous les mêmes émissions et jouent
tous aux mêmes jeux électroniques.
Nous vivons dans une époque où
même les enfants sont obligés de cap-
ter l’air du temps. “Une culture mar-
quée par la volonté de se comporter
comme les autres par peur de ne pas être
aimé est en train de s’imposer”, assure
Hideki Wada. Or ces enfants aiment
le comique Yoshio Kojima. Désireux
peut-être de pouvoir dire au moins
une fois dans leur vie “Je m’en fiche”,
ils l’imitent gaiement.
Pour Hideki Wada, le monde des
jeunes filles branchées, qui utilisent
abondamment cet acronyme, est tout
aussi étouffant. “Bien qu’elles paraissent
vivre librement, elles sont en réalité entra-
vées par des règles tacites. La grande uni-
formité de l’univers dans lequel évoluent
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
▶“Renégat !”
Dessin de No-rio,
Aomori (Japon).
■ Inquiétudes
“Combien de fois
avons-nous entendu
à la télévision
l’expression ‘Mais
je m’en fiche !’
durant ces fêtes les jeunes filles exige, plus que tout autre absolue. Cette analyse peut également
de fin d’année milieu, d’être capable de se conformer s’appliquer à l’époque actuelle. Pour
et de nouvel an ? à l’atmosphère générale.” lui, jusqu’à l’ère Meiji [1868-1912],
La formule a même On dit depuis toujours que les le Japon savait remettre en question
été sélectionnée Japonais se caractérisent par leur forte les dogmes établis, mais depuis cette
parmi les dix cohésion sociale, dont dépend l’im- sagesse s’est perdue. Le pays est dé-
expressions les plus portance qu’ils attachent au regard sormais constamment en quête de
populaires de 2007. des autres. Il est vrai que de nom- nouvelles valeurs absolues.
Or nous sommes breuses expressions en témoignent : Le producteur d’émissions télé-
entourés “consentement tacite”, “se com- visées Masato Ochi pense que le désir
de problèmes dont prendre à demi-mot”, “toute vérité de ne jamais se tromper est devenu
nous ne pouvons n’est pas bonne à dire”… Les étu- incontournable. S’il est important de
absolument pas diants américains qui apprennent la capter l’air du temps, on n’est pas
nous désintéresser”, langue japonaise aiment, paraît-il, uti- obligé de le suivre. Pourtant, on le fait
écrivait le quotidien liser l’expression sorewa chotto [“c’est- pour faire partie de la majorité. Pour
Tokyo Shimbun à-dire que…”]. L’écrivain Akihiko ne pas être en reste, on écoute ainsi
dans son éditorial Reizei, qui enseigne dans une uni- la musique classée au hit-parade et
adressé aux jeunes versité américaine, explique à ses étu- on va voir les films qui “font pleurer
qui célébraient diants qu’en japonais, pour refuser toute l’Amérique”. Or, dans ce type de
le 14 janvier (fête une invitation, on préférera utiliser relations superficielles, chacun doit
des Nouveaux sorewa chotto que recourir à un non réagir en s’identifiant à un stéréotype
Adultes) catégorique [iie]. Selon Reizei, les afin de rester dans le coup. Quand on
leur majorité civile. Japonais ont pour particularité de a trouvé sa place, il suffit de s’y tenir
Le même jour, chercher à établir une ambiance feu- pour alimenter plaisamment la
l’Asahi Shimbun trée. Ainsi préfèrent-ils donner une conversation. “Ces rôles, imaginés par
s’inquiétait, réponse évasive, qui leur permet de les jeunes, constituent un excellent moyen
lui aussi, refuser en douceur. d’entretenir des relations amicales”,
du phénomène “KY” estime Hiroyuki Aihara, auteur de
LE PAYS EN QUÊTE DE Kyaraka suru Nippon [Le Japon
qui, chez les jeunes,
NOUVELLES VALEURS ABSOLUES superficiel].
engendre l’exclusion
de ceux qui ne Si les expressions floues et la culture Or, aussi fragiles que du verre,
partagent pas du sous-entendu font transparaître la ces relations se brisent dès qu’un
la sensibilité délicatesse et la retenue des Japonais, intrus sans rôle déterminé fait irrup-
de la majorité il y a trente ans un critique flairait tion. Comme il serait impardonnable
dans de nombreux déjà les dangers de l’“ambiance”. que quelqu’un détruise l’ambiance
secteurs Dans son ouvrage Kuki-no kenkyu que l’on s’est créée au prix d’efforts
de la société.
[Etude sur l’ambiance], publié en acharnés, le KY est rejeté. L’enfant
Le souci
1977, Shichihei Yamamoto [1921- qui s’écrie : “Le roi est nu !” serait
1991] a étudié le contexte qui avait aujourd’hui considéré comme un
du quotidien est
conduit le cuirassé Yamato à une mis- KY. Celui qui navigue à contre-cou-
d’autant plus grand
sion suicide, en avril 1945. “L’air du rant peut être capable de sauver le
que la volonté
temps, écrivait-il, est un monstre qui monde comme de le détruire.
d’être comme tout
règne en dictateur absolu.” Au moment Pour le cinéaste et écrivain Tat-
le monde empêche
de la parution de son livre, la période suya Mori, “c’est toujours la minorité
toute réflexion
de fort développement économique qui change le monde”. “Si personne ne
personnelle chez
étant terminée, le pays entrait dans pouvait se mettre au même diapason que
les mêmes sujets.
une nouvelle ère où la croissance les autres, on se trouverait dans un
n’était plus considérée comme une monde hors la loi, mais une société tota-
valeur absolue. Pour M. Yamamoto, lement homogénéisée serait tout aussi
dans la société japonaise, l’absence désagréable à vivre.” Si l’archipel
de l’esprit de relativisation fait qu’on exclut tous les KY, il ne lui restera
se tourne constamment vers de nou- plus qu’à tourner en rond.
veaux objets qu’on érige en valeur Mariko Nakamura
20 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
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m oye n - o r i e n t ●

MOYEN-ORIENT

Seule la paix en Palestine intéresse les Arabes

Bush, lors de sa tournée, a proposé aux pays arabes une alliance pour avoir les mains libres et combattre l’Iran.
Mais, pour les Arabes, le conflit israélo-palestinien reste prioritaire.

THE WASHINGTON POST dis qu’elle a, en même temps que la

Washington confrontation avec l’Iran, affaibli la
position américaine. Les Etats-Unis
e président Bush parcourt le ▶ Dessin de Kroll ont aujourd’hui plus besoin de l’Ara-

L Moyen-Orient en partant du
principe que les pays arabes
se préoccupent essentielle-
ment de la menace croissante consti-
tuée par l’Iran et que c’est cette menace
paru dans Le Soir,
Bruxelles.

qui les a incités à participer à la confé-
rence d’Annapolis avec Israël en
novembre. Cette position, que reflète
le discours du président aux Emirats
arabes unis [le 13 janvier], risque de
s’avérer une erreur coûteuse. Israël et
le gouvernement Bush veulent s’op-
poser au potentiel nucléaire iranien et,
s’ils sont prêts à s’engager dans un
processus de paix, c’est en partie pour
former une coalition contre l’Iran. Les
Arabes voient les choses d’un autre œil.
Ils ont conclu que la menace iranienne
se vendait mieux à Washington et
à Tel-Aviv que la recherche de la paix
elle-même. Ils se servent donc de la
question iranienne pour inciter les
Etats-Unis et Israël à rétablir la paix
entre la Palestine et Israël.
Nombre de gouvernements arabes
s’inquiètent bien entendu de l’Iran et
de son rôle en Irak, mais pas pour les
mêmes raisons qu’Israël et les Etats-
Unis. Israël considère le potentiel
nucléaire iranien comme une menace
directe pour sa sécurité, et l’appui de
l’Iran au Hezbollah et au Hamas
comme un défi militaire. Les pays
arabes s’inquiètent moins de la puis-
sance militaire du Hezbollah et du
Hamas que du soutien dont jouissent
■ Le festin
bie Saoudite que celle-ci n’a besoin
d’eux. Les deux Etats ont certes beau-
coup d’intérêts communs en matière
d’économie et de sécurité. Mais, au
bout du compte, la présence améri-
de Mahmoud caine dans le golfe Arabo-Persique, qui
Si la visite contribue à assurer la sécurité des gou-
de George Bush vernements arabes, ne peut servir de
à Ramallah moyen de pression. Les forces améri-
n’a pas soulevé caines sont là pour servir les intérêts
l’enthousiasme américains, pas les gouvernements de
des foules, le festin la région : une menace de retrait ne
que lui a offert le serait pas crédible. Si on ajoute à cela
président Mahmoud la trésorerie substantielle générée par
Abbas, dans un baril de pétrole à 100 dollars, l’Ara-
un territoire bie Saoudite et les autres pays du
où le nombre de Conseil de coopération du Golfe pos-
personnes vivant sèdent désormais l’influence poten-
sous le seuil de tielle qui va avec le fait d’être l’un des
pauvreté ne cesse principaux créditeurs des Etats-Unis.
de croître, a été Et, même si les pays du Golfe ont
fortement critiqué ces mouvements au sein de leur popu- devant le Congrès un discours dont besoin du parapluie militaire améri-
dans la presse lation, au détriment de leur popula- le message était clair : “La source des cain, leur opinion publique considère
arabe. Au menu rité et de leur stabilité. divisions dans la région, la source du res- les Etats-Unis comme une menace
de ce repas pour L’Iran est pour eux une force nui- sentiment et de la frustration au-delà, bien plus grande que l’Iran. Ces pays
70 personnes au sible, mais n’est pas la première cause c’est l’absence de justice et de paix en sont donc confrontés à un vrai défi : ils
restaurant Darna : de la propagation des sentiments Palestine.” Ce discours n’a pratique- continuent à dépendre des Etats-Unis,
mezzés orientaux, extrémistes. Pour la plupart des pays ment pas retenu l’attention de notre dont leur population rejette la politique
crevettes, poisson, arabes, l’extrémisme s’explique avant presse. Pourtant, pour le roi comme étrangère. Une confrontation avec
agneau, cheese tout par l’absence de paix israélo- pour les trois quarts des Jordaniens et l’Iran ne résoudra pas leur problème.
cake et gâteau au palestinienne. Cet argument n’a pas des autres Arabes, la Palestine est en La paix entre Arabes et Israéliens le
chocolat. Montant eu de succès à Washington : beaucoup effet la question principale ou figure pourrait. Pour la plupart des Arabes,
de la facture : l’ont rejeté, et d’autres ne l’ont pas parmi leurs premières priorités. seul le rétablissement de la paix par
24 000 dollars. pris au sérieux. La menace de l’Iran Le président Bush doit en tenir la diplomatie américaine permet-
fonctionne mieux. L’année dernière, compte. La guerre en Irak a accru l’in- tra d’améliorer l’opinion qu’ils ont
le roi Abdallah II de Jordanie a tenu fluence saoudienne dans la région, tan- des Etats-Unis. Shibley Telhami

VU D’ISRAËL Bush plus préoccupé par Bagdad que par Téhéran

Les Israéliens ne croient pas que Bush
veuille attaquer l’Iran. Pour Yediot Aharonot,
sa récente visite au Moyen-Orient
n’a pour but que de stabiliser l’Irak.
Alors qu’il entame sa dernière année à la
Maison-Blanche, Bush songe autant à l’hé-
ritage qu’il va laisser qu’au jugement des
historiens. Ce jugement ne portera pas sur
le conflit israélo-palestinien, mais sera essen-
velles inflexions observées dans son atti-
tude à l’égard de l’Iran. L’embellie sécuri-
taire irakienne s’explique entre autres par
la retenue observée depuis quelque temps
par Téhéran et par ses alliés chiites. Les Ira-
logue direct avec l’Iran sur le dossier irakien.
Dès lors, quels que soient les efforts déployés
par ses services de renseignements, le gou-
vernement israélien a bien du mal à dissuader
le président américain de relâcher quelque

D epuis le sommet d’Annapolis [en

novembre 2007], ce n’est que péni-
blement qu’Israéliens et Palestiniens sont
tombés d’accord sur la méthode à adopter
pour le déroulement des négociations. Sur
les dossiers sensibles, on n’en est toujours
nulle part. Il ne faut donc pas espérer que,
à la suite de la visite du président Bush,
on enregistre une percée significative sur
la voie d’un règlement du conflit israélo-
palestinien. Le président américain ne s’est
pas davantage avancé au-delà de la
demande d’évacuation des avant-postes
illégaux, afin de ne pas déstabiliser le gou-
vernement d’Ehoud Olmert. Sur le dossier
iranien, George Bush s’est abstenu de tenir
de trop mâles propos. C’est que, malgré
les cris d’alarme de nos services de ren-
seignements, Washington a arrêté une nou-
velle ligne politique envers l’Iran.
tiellement fonction de la situation en Irak et
du cours du pétrole. Une amélioration spec-
taculaire de la situation sécuritaire en Irak
devrait permettre à Bush de ramener à la
maison une partie substantielle des soldats
américains dès l’été prochain. Quant au
maintien des cours du pétrole à un niveau
acceptable, il devrait aider à soutenir une
économie américaine en pleine stagnation.
Ce faisant, Bush démontrera à ses critiques
qu’ils se sont trompés et accroîtra les
chances du candidat républicain de lui suc-
céder à la Maison-Blanche.
Or la situation sécuritaire s’est effectivement
améliorée en Irak, à en juger par la volte-face
des Américains dans leurs relations avec les
chefs de tribus sunnites de même qu’avec
les anciens partisans de Saddam Hussein.
La volonté de Washington de se dépêtrer du
bourbier irakien explique également les nou-
niens ont réduit de façon spectaculaire leurs
livraisons d’armes aux insurgés irakiens
et ont entamé des pourparlers avec Washing-
ton par le biais des ambassades occiden-
tales. Téhéran ne fait évidemment pas ça
pour le plaisir. Il est de son plus haut inté-
rêt que les troupes américaines se retirent
d’Irak et donc de la frontière iranienne. Si
Bush ne parvient pas à retirer ses troupes
dans un délai assez rapproché, il faudra
du temps avant que son successeur soit en
mesure de le faire.
Un autre espoir iranien est que Bush relâche
quelque peu la pression sur la question du
nucléaire. Or c’est exactement ce à quoi l’on
est en train d’assister. Le Conseil de sécu-
rité nationale américain vient publiquement
d’exclure toute opération militaire en Iran. Si
nul n’en parle ouvertement, il semble évident
que la situation est quasi mûre pour un dia-
peu la pression sur l’Iran. Et déjà la diplo-
matie américaine se montre moins ferme
dans sa volonté d’imposer un troisième volet
de sanctions contre Téhéran.
Certes, Bush s’est fait fort de rappeler que
Washington considérait toujours le pro-
gramme nucléaire iranien comme un danger
pour la paix mondiale et que des pressions
économiques et diplomatiques continuaient
d’être nécessaires pour que Téhéran inter-
rompe son programme d’enrichissement
d’uranium. Le Congrès va sans doute auto-
riser l’octroi d’une nouvelle aide financière à
Israël pour développer un programme de
défense contre la menace balistique ira-
nienne, tandis que le parapluie nucléaire amé-
ricain devrait également s’étendre à Israël.
Mais il n’y a là-dedans rien de neuf qui puisse
rasséréner Israël. Ron Ben Yishay,
Yediot Aharonot (extraits), Tel-Aviv

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 21 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

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m oye n - o r i e n t
LIBAN

“Salwa”, le ciné porno de Beyrouth

Projeter des films licencieux en plein quartier musulman suscite un certain malaise. Le propriétaire de la salle
ne semble pas pour autant inquiet. Le quotidien proche du Hezbollah a mené l’enquête.
AL-AKHBAR (extraits) la fin du premier film. Arrêt du pro- sieurs appâtent des jeunes d’à peine
Beyrouth jecteur, éclairage de la salle. Dix 17 ans pour avoir des relations sexuelles
minutes de pause. Certains clients avec eux.” Et d’ajouter : “Il y a de tout :
ous sommes dans le font un tour aux sanitaires. On passe ceux qui fument du haschich, ceux qui

N quartier Barbir [à Bey-

routh-Ouest], en face
de la mosquée dite des
Arabes et de la célèbre école musul-
mane Makassed. Les passants tom-
bent sur des affiches montrant des
femmes nues, à côté d’autres annon-
çant de nouveaux films égyptiens.
Bienvenue au cinéma Salwa !
Tapi entre deux immeubles, il
constitue un des points de repère pour
cette partie de la ville, servant à indi-
quer le chemin pour retrouver une
adresse [en l’absence de noms de rues,
ce sont des lieux connus par tous qui
permettent de se situer en ville]. “Ce
cinéma a eu ses heures de gloire. Il était
fréquenté par les cinéphiles. Même [l’ar-
tiste populaire] Sabah y a chanté une
fois, explique un habitant du quartier.
Mais, aujourd’hui, la clientèle est un peu
particulière.” Que se passe-t-il donc
à l’intérieur ?
Nous demandons les horaires
des projections et l’on nous répond
qu’on peut “entrer à tout moment, de
9 heures du matin à 9 heures du soir”.
Le prix ? 4 000 livres libanaises
[1,77 euro] la place à l’orchestre,
5 000 au balcon, indique le tarif de
la caisse. “En haut, du balcon, tu vois
mieux.” En fait, du balcon, les clients
sont plus à l’aise, personne ne les voit.
Va pour 5 000 livres !
Bienvenue donc dans le plus
ancien et le plus connu des cinémas
libanais. A l’intérieur, pas plus de
30 personnes, une bonne part de
▲ Dessin de Pep quinquagénaires. Et d’autres qui sem-
Montserrat paru blent avoir moins de 20 ans. Qu’est-
dans El País, ce qui les fait venir ici ? “J’ai envie de
Madrid. me défouler”, dit un des plus âgés. “Je
viens pour les mêmes raisons que toi”,
réplique un des jeunes. L’air est saturé
d’odeurs. De cigarettes et du reste.
On fume nerveusement. Tous les
regards sont braqués sur l’écran où
l’on approche du climax. Puis c’est
une chanson de Georges Wassouf [un
chanteur à succès libanais]. Quel-
qu’un entre avec un thermos géant :
“Du thé, du thé, qui veut du thé ?”
Quand la chanson s’arrête et les
lumières s’éteignent, les uns repren-
nent leurs places, les autres se dépê-
chent pour en changer. Ils ont pro-
fité de la pause pour repérer de
nouveaux “compagnons”. La pro-
jection commence, le film s’intitule
Porn Club.
DE VIEUX MESSIEURS APPÂTENT
DES JEUNES DE DIX-SEPT ANS
Ibrahim, le responsable du cinéma,
nous dit : “Nous avons une licence pour
projeter des films érotiques. L’entrée est
interdite aux moins de 18 ans.” Mais
aucune mention d’âge n’est signa-
lée à la caisse. Dans le quartier, on
dit tout et son contraire sur la fré-
quentation de ce lieu. Les uns affir-
ment que les jeunes en dessous de
l’âge légal ne peuvent y entrer, les
autres que l’âge de ses clients va de
14 à 70 ans. Le propriétaire d’un
magasin de photocopieuses voisin
affirme que tous les clients ont plus
de 18 ans et que ce cinéma n’a rien
de licencieux. D’autres voient d’un
très mauvais œil la clientèle du Salwa.
“Il y a des excès là-dedans, s’exclame
un passant. Pourquoi quelqu’un paie-
rait-il 4 000 livres pour aller voir un film
érotique au cinéma alors qu’il peut faci-
lement acheter un DVD quatre fois moins
cher ? Avec leur argent, de vieux mes-
prennent des cachets hallucinogènes, des
brigands…”
Un autre riverain nous parle de
son projet de pétition. Il voudrait la
faire signer par les gens du quartier
pour obtenir la fermeture du cinéma.
Quelqu’un intervient : “S’ils devaient
le transformer en centre commercial,
comme ils l’ont fait ailleurs, ça animerait
le quartier.” Un jeune homme de
17 ans raconte ses mésaventures :
“Une fois, j’avais séché l’école et j’y étais
allé. A l’intérieur, un homme de l’âge de
mon grand-père s’est jeté sur moi. Je lui
ai demandé de partir, mais il a refusé et
m’a proposé 50 000 livres pour un rap-
port sexuel. Je me suis plaint à la caisse,
mais on m’a dit qu’on ne pouvait rien
contre ces clients et que je n’avais qu’à
ne pas revenir.” Selon un habitant du
quartier, qui souhaite rester ano-
nyme, “le propriétaire doit avoir des
relations, sinon on aurait fermé cette salle
depuis longtemps”.
De son côté, la direction générale
de l’ordre public, contactée par Al-
Akhbar, affirme que la loi libanaise
proscrit le cinéma pornographique et
que tous les films nécessitent une
licence avant projection en salle. Les
peines vont d’un mois à un an de pri-
son pour toute personne qui aurait
“produit, exporté, importé ou acquis des
livres, dessins, images, photos, films, publi-
cités ou tout autre objet contraire à la
morale publique en vue de les commer-
cialiser ou de les diffuser”.
Radouan Mourtada

MONDE ARABE
Les Arabes, une nation européenne
Le projet d’Union méditerranéenne du président français rappelle que le monde arabe n’appartient ni à l’Afrique ni à l’Asie,
estime le principal quotidien du Qatar.

AL-RAYA élargi au point qu’on pensait impossible d’intérêts et ont tellement de liens qu’il ne manque pas de pertinence. Il faut donc
Doha de le voir franchi. est tout ce qu’il y a de plus logique. A dépasser les complexes de l’Histoire et
La France de François Mitterrand et travers l’Histoire, il y a eu une sorte regarder devant nous. Qui sait ? Peut-être
l y a du nouveau dans la politique de Jacques Chirac s’est souvent penchée d’unité entre l’Afrique du Nord et l’Eu- nous réveillerons-nous un jour avec une

I française : les discours récurrents de

Nicolas Sarkozy sur l’Union médi-
terranéenne. Certes, les contours du pro-
jet sont encore flous et son cadre institu-
tionnel n’a pas encore été défini, mais avec
ce rêve le président français fait un nou-
veau pas en avant. La Méditerranée n’est
pas seulement une mer. Elle représente
une identité – celle d’une civilisation mil-
lénaire. Nous, Arabes, qui aspirons au pro-
grès et qui croyons à l’ouverture vers le
monde extérieur, et notamment vers l’Eu-
rope, nous devons soutenir de toutes nos
forces ce projet français. Aspirer à une telle
union, c’est aspirer aux Lumières de notre
époque. C’est une occasion de combler le
fossé qui nous sépare d’autrui et qui s’était
sur l’autre rive de la Méditerranée. Elle
appelait à l’établissement d’une Union du
Maghreb comme premier pas avant d’éta-
blir des liens plus étroits entre cette Union
et l’Europe. Or cette idée s’est heurtée
aux difficultés entre pays maghrébins eux-
mêmes, notamment au conflit du Sahara-
Occidental, aux susceptibilités nationales,
à des intérêts catégoriels et à l’absence de
démocratie.
Le projet de Sarkozy n’est pas un rêve
romantique. Il est réaliste, il va dans le
sens de l’Histoire et il correspond à des
intérêts. Selon les historiens et les géo-
graphes, les pays riverains de la Médi-
terranée, qu’ils soient européens, afri-
cains ou asiatiques, partagent tellement
rope – l’une sans l’autre, l’histoire de ces
deux régions n’aurait pas été la même.
Ce passé les rassemble. Mais les intérêts
du présent et de l’avenir les rassemblent
davantage encore.
Selon certains, c’est même toute la
nation arabe, du Maghreb en passant par
le Proche-Orient jusqu’aux rivages du
golfe Arabo-Persique, qui appartiendrait
non pas à l’Afrique et à l’Asie, mais à l’Eu-
rope. La limite de l’Europe ne serait pas
la Méditerranée, mais le Sahara et l’Inde.
Ils estiment donc que les Arabes sont une
nation européenne, ou du moins une
nation qui appartient plus à l’Europe qu’à
n’importe quel autre continent. Même si
ce point de vue peut paraître excessif, il
Europe devenue quasi musulmane ou
quasi arabe.
Si nous regardons l’histoire moderne,
nous voyons que le rêve méditerranéen
– et le rêve européen – a toujours hanté
l’élite française. Mais aussi arabe. Taha
Hussein [grand écrivain égyptien de la
première moitié du XXe siècle] ne nous
appelait pas seulement à dialoguer avec
l’Europe, mais à devenir européens. Pour
lui, l’Egypte était un bout d’Europe. Et
beaucoup de grands écrivains arabes pen-
saient comme lui. Sarkozy est dans le
concret. Son projet d’Union méditerra-
néenne mérite que nous fassions tout
notre possible pour le faire avancer.
Jihad Fadel

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 22 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

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T U R QU I E
Notre culture fabrique des criminels
Le chanteur et écrivain turc Zülfü Livanelli s’insurge contre le climat de violence qui ronge son pays.
Et dont les femmes sont trop souvent les victimes.
VATAN
Istanbul
es derniers temps, je reçois
C de nombreux coups de
téléphone d’amis révulsés
par l’ambiance de violence
extrême qui règne en Turquie et dont
ils lisent le récit dans les journaux. Cer-
tains expriment leur “envie de partir”,
d’autres disent ne plus reconnaître le
pays dans lequel ils vivent. En ce qui
me concerne, ces réactions me parais-
sent justifiées. En effet, nous vivons
– ou tout au moins nous essayons de
vivre – dans un environnement qui est
désormais dominé par la terreur. Nos
responsables politiques ne parlent que
de terrorisme politique, mais ce qui
s’est passé pendant la nuit du nouvel
an à Istanbul ne constitue-t-il pas aussi
une forme de terreur ? Faisons le
compte, il y en a tant qu’on veut : des
agressions en pleine place Taksim
[centre d’Istanbul] contre de jeunes
étrangères terrorisées, le meurtre d’un
homme pendant une soirée dansante
par son ami qui lui a ensuite tranché
le pénis, l’assassinat de jeunes filles qui
respiraient la joie de vivre par un chauf-
feur de minibus complètement ivre…
ÉGYPTE
SOS harcèlement sexuel
Il ne suffit pas d’imposer la tenue islamique
aux femmes pour faire progresser la moralité publique,
souligne le quotidien Al-Hayat. Car le problème
réside dans la frustration sexuelle des hommes.
AL-HAYAT
Londres
arceler ne mène à rien”, est
H le slogan d’une association
égyptienne de promotion des
droits de la femme adressé aux jeunes
pour les sensibiliser aux problèmes
posés par le harcèlement sexuel dans
les rues du Caire. L’association offre
parallèlement des stages d’autodéfense
aux jeunes femmes. Car force est de
constater que le problème du harcèle-
ment va de mal en pis. Et ce malgré la
généralisation du voile islamique ces
dernières années. On aurait pu s’at-
tendre à ce que cela fasse progresser la
moralité publique, mais il n’en a rien
été. Selon des études menées par l’as-
sociation il y a quelques mois, les
femmes de toutes catégories se font
importuner, et le fait d’être voilée ou
non n’y change rien. Ces études mon-
trent également que l’origine du pro-
blème réside dans un mélange de désir
masculin, de frustration sexuelle et
d’incapacité à se marier pour cause de
chômage. A cela s’ajoute l’indifférence
de la foule, qui permet au fort d’im-
portuner le faible sans intervention
13:32 Page 23
m oye n - o r i e n t
La presse, lorsqu’elle évoque ce nous évoluons ne fait plus que fabri-
genre de faits, parle de “rustres”. quer des criminels. Ne me dites pas
L’emploi de ce terme est une façon que cela ne vous concerne pas : ce
d’atténuer l’importance réelle de ce genre de chose peut vous arriver à tout
qui est en train de se passer, comme
si nous vivions dans une société où
tout allait bien et où ces cas mal-
heureux ne seraient le fait que de
quelques-uns de ces “rustres”. Il est
moment, à vous ou à l’un de vos
proches. Nous sommes vraiment en
train de devenir dingues. Ce n’est ni
la police ni tout l’arsenal législatif et
répressif qui pourra stopper ce phé-
plus que temps de regarder les choses nomène, qui a pris des proportions
en face. Le nombre de psychopathes trop importantes. La seule solution et
pervers présentés comme de simples le seul remède pour s’en sortir, c’est
“rustres”, qui dans ce pays peuvent à la culture ! Rien d’autre ! Lorsque
tout moment se transformer en vio- nous aurons réussi à remplacer cette
leurs et en assassins, a incroyablement culture de la violence par une culture
augmenté. Ils détruisent de nom- humaniste, nous serons sauvés. Sinon,
breuses vies. nul ne sait comment se terminera
Cette jeune institutrice enlevée et cette folie.
emmenée dans un bois avec sa mère, Zülfü Livanelli
où cette dernière a assisté au viol et à
l’assassinat de sa fille : rappelez-vous, ◀ Dessin d’Ajubel
ses assassins bénéficiaient d’une amnis- paru dans El Mundo, Madrid.
tie et avaient été libérés. Et cette jeune
flûtiste étranglée avec des câbles ; ou
encore ces gens assassinés en pleine
rue, poignardés dans les stades, écra-
▶ W W W. ◀
sés par des enfants gâtés fous du volant. Toute l’actualité internationale
Ces enfants de 13 ans victimes de tour-
nantes, ces décapitations, et j’en passe. au jour le jour sur
Notre société est au bord du
gouffre. La culture au sein de laquelle
courrierinternational.com
d’autrui à n’importe quel moment de
la nuit ou du jour.
Ni la population ni le gouverne-
ment n’accordent l’attention néces-
saire à ce problème qui apparaît
comme un souci “secondaire” et “futile”
par rapport aux “grandes” questions
accaparant les responsables. Et puis la
plupart des gens pensent probablement
que la seule responsable est la femme
elle-même. Hassan, 24 ans, est
péremptoire quand il affirme que “la
femme qui se fait harceler, c’est sûr qu’elle
l’a cherché. Soit que sa façon de s’habiller
n’est pas respectueuse, soit que son regard
est sans pudeur. Une femme respectable ne
se fait jamais harceler.”
Il faudra probablement attendre
des années avant que cette campagne
ne commence à porter ses fruits. Des
années qui pourraient coûter cher à
l’Egypte en termes de revenus touris-
tiques, les femmes qui voudraient
voyager au bord du Nil sachant à quoi
s’attendre. Entre-temps, le discours fon-
damentaliste propose de résoudre le
problème par la séparation stricte des
sexes. Autrement dit, par le renvoi dans
leur foyer des femmes qui travaillent.
Amina Kheiry
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 23 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
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afrique ●

ALGÉRIE

Une capitale en état de siège

Depuis les attentats suicides de décembre, Alger est soumise à un quadrillage sévère de la police et des militaires.
Une situation qui nourrit la psychose de nouveaux actes terroristes.

EL. WATAN ger est en train de subir. Ces restric-

Alger tions ne sont pas sans rappeler les bou-
leversements urbanistiques qu’a
epuis les attentats du ▶ Dessin de Dilem connus la capitale au milieu des années

D 11 décembre 2007, attri-

bués à Al-Qaida et qui ont
fait 41 morts, Alger res-
semble de plus en plus à une ville
“bunkérisée”, avec une multiplication
des barrages de police et une flopée
d’uniformes en tout genre qui qua-
drillent la capitale. Les Algérois, les
automobilistes surtout, ont certaine-
ment noté la prolifération des points
de contrôle depuis les attentats dans
les quartiers de Hydra et de Ben
Aknoun. Ainsi, sur la route Mouton-
nière, il nous a été donné de constater
les fouilles systématiques auxquelles
sont soumis les véhicules utilitaires,
fourgons et camionnettes en tête, ainsi
que les poids lourds. Les restrictions
peuvent être plus rigoureuses selon
l’immatriculation. L’attentat kamikaze
du 2 janvier contre un commissariat
de police près de Naciria, qui s’est
soldé par la mort de quatre policiers,
a poussé les services de sécurité à
redoubler de sévérité. Des patrouilles
sillonnent inlassablement les quartiers
d’Alger, traquant le moindre véhicule
suspect. Rue Didouche-Mourad, un
automobiliste était sur le point de se
garer à hauteur de la Brasserie des Facul-
tés quand une voiture de police l’a
intercepté pour vérifier qu’il ne s’agis-
sait pas d’un fauteur de troubles. Les
policiers en faction sont tous sur le qui-
vive, bravant à la fois la peur d’une
frappe surprise et les humeurs de la
météo. Une course contre la montre
semble engagée pour désamorcer les
attentats futurs, surtout quand on
songe à cette information faisant état
d’une liste de lieux qui pourraient être
ciblés par des attaques suicides. Un
détail n’échappera pas à l’observateur
paru dans Liberté,
Alger.
1990 et la première vague des voitures
piégées de l’époque. On se souvient de
ces blocs de béton qui condamnaient
les accès de moult édifices publics.
Déjà réputée difficile en l’absence de
parkings réglementés et d’un plan de
■ Niger circulation adéquat, Alger est devenue
Deux journalistes l’enfer des automobilistes, qui se voient
français sont tous fichés “terroristes potentiels” dès
écroués au Niger qu’ils approchent un bâtiment officiel.
depuis décembre Outre ce dispositif de contrôle des axes
2007. Ils sont routiers, des policiers en civil arpen-
accusés par
tent les rues et les marchés d’Alger,
les autorités locales
procédant à des vérifications d’iden-
tité inopinées avec fouille au corps et
d’“atteinte
contrôle de tout bagage ou colis sus-
à la sûreté de
pect. “Trois agents en civil m’ont inter-
l’Etat” pour avoir
pellé avant de me conduire dans une cage
pris contact
d’escalier de la rue Didouche. Ils m’ont
avec des rebelles
fouillé et soumis à un interrogatoire mus-
touaregs.
attentif : les personnels de sécurité sont mises à un régime de protection par- clé en m’expliquant que c’était pour ma
Thomas Dandois et
harnachés comme des guerriers. Gilets ticulier. A Hydra et Ben Aknoun, la sécurité”, témoigne un jeune non sans
Pierre Creisson,
pare-balles et kalachnikovs sont de mobilisation des services de sécurité une pointe d’agacement. Un autre
qui travaillaient rigueur. Aux abords de tous les édifices est très visible. évoque une même opération du côté
pour la chaîne de institutionnels et autres représentations du boulevard Mohamed-V. Les appels
télévision Arte, étrangères, un dispositif musclé est mis LA TRAQUE DES RÉSEAUX à la “vigilance” des autorités semblent
avaient obtenu en place pour parer au pire. Mais, au- D’AL-QAIDA VA S’INTENSIFIER ainsi avoir trouvé un écho jusqu’au plus
une autorisation delà des précautions de routine, des Les chantiers de restauration des édi- bas niveau de la hiérarchie. La traque
pour des reportages opérations préventives sont menées un fices frappés par l’attentat du des réseaux d’Al-Qaida va s’intensifier
sur la grippe aviaire peu partout dans la capitale. Le péri- 11 décembre vont bon train. La route dans les piémonts qui entourent la
dans le centre-sud mètre de la présidence de la Répu- conduisant au Conseil constitutionnel capitale ainsi que dans les caches ter-
du Niger. Selon blique, à El-Mouradia, est particuliè- est ouverte au public mais les voitures roristes où se préparent les attentats.
Niamey, ils se sont rement surveillé. Le 4 janvier, la rue sont, là aussi, contrôlées. Un véhicule Pour les organes de sécurité, l’idéal
également rendus Shakespeare, menant vers le ministère commercial est minutieusement passé serait une large offensive qui permet-
dans le nord, des Affaires étrangères, était toujours à la fouille à hauteur du barrage de trait de neutraliser en profondeur les
interdit à la presse, interdite à la circulation. Une large police installé au carrefour de la Cour réseaux terroristes en s’attaquant aux
pour réaliser pancarte plantée à la lisière du jardin suprême. Les autorités, en ouvrant à usines de la mort où sont fabriqués les
un reportage jouxtant la présidence indique “Défense la circulation les rues secouées par des engins. La guerre du renseignement
sur le Mouvement de filmer”.Toutes les ruelles entourant attentats, semblent vouloir transmettre s’avère plus que jamais décisive pour
des Nigériens le palais présidentiel sont quadrillées un message fort, à savoir qu’elles ont désamorcer la machine de la terreur et
pour la justice et seuls les riverains y sont admis. Les la situation en main et qu’elles ne la couper de ses relais qui l’alimentent
(MNJ, rébellion abords des résidences de certaines cèdent pas à la psychose. C’est dire en kamikazes et en explosifs.
touarègue). figures du pouvoir sont, elles aussi, sou- tous les changements physiques qu’Al- Mustapha Benfodil

A F R I QU E D U S U D
Les temps sont durs pour le roi des Zoulous
SUNDAY TIMES
Johannesburg
ne vie de roi pour le monarque des
ron 1 euro] au contribuable cette année. entourage dans des hôtels d’avril à octobre. épouse, grignotent également le budget du
Une étude réalisée en milieu d’exercice sur Si l’analyse actuelle des tendances des département de la maison royale.
les frais du département de la maison royale, dépenses du département n’est pas encore Les affaires financières du roi consti-
chargé du budget royal – d’un montant de terminée, elle permet d’ores et déjà de savoir tuent un véritable casse-tête pour le gou-

U Zoulous. Sans doute… Mais le

gouvernement du Kwazulu-Natal
commence à faire ses comptes. L’opulence
de la monarchie zouloue a attiré le regard
acéré des comptables de la province. Le
cabinet provincial a intimé au Trésor du
Kwazulu-Natal de remettre de l’ordre dans
les finances de la maison royale, car il s’est
avéré que le train de vie du roi Goodwill
Zwelithini allait coûter 4 millions de rands
supplémentaires [10 rands valent envi-
36 millions de rands –, montre que ce
dépassement s’explique par un changement
de locaux effectué sans autorisation, des
voyages et plus de 1 million de rands consa-
crés à l’achat de véhicules.
En revanche, dans son ensemble, le
budget a suffi à couvrir, entre autres choses,
le coût de six Mercedes E 200, l’entretien
des cinq palais du roi, pour un montant de
1,3 million de rands, et 2,6 millions de
rands pour les séjours du roi et de son
que les divertissements en constituent une
part importante.
Des cérémonies particulières comme
celles du lobola et de l’umemolo (cérémonies
de passage à l’âge adulte) pour les filles du
roi nécessitent la location de tentes, de
chaises, de sonos et l’engagement de trai-
teurs, parfois pour jusqu’à un millier d’in-
vités. Des événements culturels comme la
“danse du roseau” annuelle, au cours de
laquelle le roi peut se choisir une nouvelle
vernement provincial. Il y a deux ans, la
province du Kwazulu-Natal avait avancé
l’idée de créer un fonds royal, censé se sub-
stituer au département, qui aurait eu pour
objectif de doter la maison royale d’une base
d’actifs lui permettant d’être autosuffisante.
Mais ce projet ne s’est pas encore concré-
tisé. Un autre projet envisagerait d’utili-
ser le roi comme une attraction touristique,
à l’instar de la reine d’Angleterre.
Bongani Mthethwa

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 24 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

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afrique
B O T S WA N A

Les Bochimans toujours interdits de séjour sur leurs terres

Expulsés voici dix ans de leurs territoires, les San ont constamment réclamé le droit d’y retourner. En 2006,
la justice botswanaise leur a donné raison. Ils croupissent pourtant toujours dans des camps.
THE GUARDIAN rait l’approvisionnement en eau de la
Londres réserve a été scellé par le gouverne-
ment, qui interdit aujourd’hui aux
’étant rendue à plu- Bochimans de le rouvrir au motif qu’il

M sieurs reprises dans la

ré serve du Kalahari
central, au Botswana, je
peux voir la différence entre le mode
de vie indépendant que les Bochimans
s’agit d’une propriété de l’Etat. La
majorité des Bochimans sont convain-
cus qu’ils ont été expulsés pour per-
mettre l’exploitation des mines de dia-
mants. Gope, l’un des villages de la
menaient autrefois et celui qu’ils ont réserve, recèle un important gisement.
aujourd’hui. En plusieurs vagues d’ex- La licence d’exploitation, qui appar-
pulsion, échelonnées entre 1997 et tenait à la De Beers, a été vendue à
2002, le gouvernement les a chassés Gem Diamonds, une nouvelle com-
de leurs terres ancestrales et placés pagnie fondée avec d’anciens employés
dans des camps. A vol d’oiseau, ces du diamantaire sud-africain et qui a
camps ne sont pas très éloignés du ◀ Septembre 2005. annoncé son intention de procéder à
Kalahari : l’un d’eux est situé en bor- Une femme san l’exploitation du site.
dure de la réserve et un autre à 60 kilo- dans un camp Selon plusieurs San avec lesquels
mètres à l’ouest. Mais la nature acci- de déplacés, je suis en contact depuis des années, il
dentée du terrain fait qu’un Bochiman à quelques kilomètres est clair que les expulsions ont été un
souhaitant regagner la réserve aurait de la terre préambule à l’exploitation des gise-
plusieurs jours de marche devant lui. de ses ancêtres. ments de diamants de la région, ce
Même si le Kalahari est aride et qu’ils ont appris très tôt de la bouche
inhospitalier, la région est d’une grande ZAMBIE Réserve de chasse
■ Libres ? même de fonctionnaires. Le gouver-
ANGOLA
beauté. L’horizon est dégagé et, la nuit, du Kalahari central Le gouvernement nement botswanais proclame qu’il a
on peut voir les constellations les plus et terre ancestrale botswanais pris cette initiative pour favoriser le
ambè e des Bochimans
fabuleuses, qui ont toutes un nom dans a réaffirmé fin développement des San, investissant
arais de et des Bakgalagadi.
la langue des Bochimans. C’est aussi ZIMBABWE novembre 2007 des millions de dollars pour chasser
le lieu où reposent leurs ancêtres, ce l kavang o Camp de “relocalisation” que les San des populations de leurs terres ances-
NAMIBIE

abritant les Bochimans et les

qui revêt une très grande importance
à leurs yeux. Autour des camps, il n’y
a pas de vie sauvage : les terrains ayant
été entièrement rasés, il n’en reste plus
rien. Les San vivent dans de véritables
camps de concentration, où sont entas-
sées des milliers de personnes. Une
femme de ma connaissance, qui est
chamane, m’a expliqué qu’elle ne pou-
vait plus pratiquer les danses rituelles,
car elle se trouve si loin des terres où
résident les esprits de ses ancêtres qu’il
lui est impossible d’entrer en com-
munication avec eux.
Ce qui, pour le gouvernement
botswanais, était censé “apporter le
développement aux Bochimans” a en fait
l’effet contraire. Les ayant vus mener
une vie autonome et heureuse sur leurs
terres, j’ai eu du mal à leur rendre visite
dans un environnement qui leur est
aussi étranger que celui des camps. Ils
n’ont rien à faire et vivent des rations
d’aliments et d’eau qui leur sont four-
nies par l’Etat. Faute de pouvoir chas-
ser, les hommes s’ennuient et sont
déprimés. Coupés de tout ce qui a un
sens pour eux, les San ont perdu leur
autonomie. Les camps sont la preuve
flagrante de leur malheur : ils sont
pleins de shabeens (bars rudimentaires),
où les Bochimans boivent du matin au
soir. “Le matin, quand je me réveille et
que je jette un regard en dehors de ma
hutte, je me sens déprimé : je ne sais que
faire de ma vie”, m’a confié l’un d’eux.
Les camps représentant un marché
potentiel, ils reçoivent toutes sortes de
fonctionnaires qui viennent y mettre
en œuvre des programmes. Il y a aussi
des visiteurs – des trafiquants d’alcool
et des prostituées qui cherchent à tirer
profit de la maigre indemnité accor-
dée aux déplacés. Aussi les Bochimans
sont-ils désormais exposés au sida et
à d’autres maladies.
BOTSWANA
Ghanzi
Camp de Xade Gope
New Xade
ésert Kikao
Li
du alah ari
Camp de
Kaudwane
Gaborone
AFRIQUE DU SUD
24° Est
En parlant avec les enfants, j’ai
découvert en outre que l’enseignement
ne leur était pas dispensé dans leur
langue maternelle : ils se sentent per-
dus et malheureux dans cette école où
on ne leur enseigne pas leur propre
histoire.
UNE EXPULSION JUGÉE
ANTICONSTITUTIONNELLE
Après des années de lutte pour ten-
ter de convaincre le gouvernement de
les laisser retourner sur leurs terres, les
Bochimans ont intenté un procès en
2004 aux autorités. La décision rendue
en leur faveur par la justice botswa-
naise a représenté une victoire histo-
rique. Elle reconnaissait officiellement
que le Kalahari central était le terri-
toire ancestral des San et que leur ex-
pulsion était anticonstitutionnelle et
illégale. C’était la première fois qu’un
tribunal botswanais admettait l’exis-
tence d’une “propriété autochtone”,
considérant que même si les popula-
tions du Kalahari n’avaient pas de
papiers prouvant que ces terres leur
appartenaient, ils n’en étaient pas
moins leurs propriétaires légitimes
20° Bakgalagadi expulsés. n’étaient pas trales. Mais, comme disent les Bochi-
Sud empêchés mans, s’il s’agissait vraiment de favo-
Bulawayo Zones diamantifères riser leur développement, pourquoi ne
de regagner leurs
(exploration ou exploitation). pas nous l’avoir apporté ?
terres ancestrales.
“Tout Bochiman
0 300 km est libre de rentrer. LES BOCHIMANS
p o Nous l’avons déjà N’ONT PAS ÉTÉ CONSULTÉS
m po
dit clairement”, A l’heure actuelle, beaucoup de Bochi-
a déclaré mans ne sont ni pour ni contre l’ex-
Clifford Mariba, ploitation des diamants. N’ayant jamais
été consultés, ils n’ont pas eu l’occa-
porte-parole
sion de se faire entendre. Si le gou-
du ministère des
Pretoria Sources : vernement se décidait un jour à res-
Affaires étrangères.
“Atlas de
l’Afrique” Il a ajouté : “Mais pecter le droit international – en
Johannesburg (éd.du
ceux qui ont fait particulier la convention de l’Organi-
Jaguar),
Survival ce choix ont sation internationale du travail sur les
renoncé à jouir peuples autochtones et la déclaration
puisqu’ils y avaient vécu pendant des d’un large éventail de l’ONU sur les droits des peuples
millénaires. d’infrastructures autochtones –, il verrait qu’il existe des
En vertu de ce jugement, les sociales offertes par instructions précises sur la nécessité de
Bochimans doivent être à nouveau le gouvernement.”
consulter les peuples concernés pour
autorisés à pratiquer la chasse, activité toute opération entreprise sur leurs
qui leur avait été interdite par le gou- terres et d’obtenir leur consentement
vernement pour protéger la faune. La libre, éclairé et préalable. Les popu-
cour a considéré que le gouvernement lations concernées doivent être infor-
avait agi illégalement en les empêchant mées des effets de ces opérations et des
de chasser, des enquêtes sur la réserve profits qu’elles pourraient en tirer.
de faune sauvage du Kalahari central Je suis maintenant interdite de
ayant révélé que la plupart des espèces séjour au Botswana. A cause du soutien
d’antilopes avaient vu leur population que j’ai apporté à l’organisation “Pre-
augmenter au cours des dix années miers habitants du Kalahari”, les auto-
précédentes. A l’évidence, les San sont rités botswanaises m’ont inscrite sur
experts dans la pratique d’une chasse une liste noire de journalistes et de mi-
durable. Pourtant, depuis le verdict, litants. Je m’étais rendue au Botswana
le gouvernement s’efforce par tous les en décembre 2006, au moment où la
moyens d’empêcher le retour des justice se prononçait sur l’expulsion
déplacés sur leurs terres ancestrales. des Bochimans. Mon interdiction de
Il a restreint l’accès de la réserve et séjour m’a été notifiée immédiatement
continue d’y interdire toute forme de après. Alors que le monde entier s’in-
chasse. Les Bochimans ne peuvent téresse au changement climatique et à
toujours pas y pénétrer sans laissez- l’avenir des forêts, les Bochimans du
passer et, au cours des derniers mois, Kalahari, qui ont mis au point de fan-
plusieurs d’entre eux ont même été tastiques techniques pour préserver
harcelés et torturés. leur environnement, ont une foule de
Un autre problème crucial est celui choses à nous apprendre.
de l’eau. Le puits de forage qui assu- Fiona Watson

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 25 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p26-31 OK:Mise en page 1 15/01/08 16:22 Page 26
DANS LA JUNGL
■ Les Forces armées révolutionnaires de Colombie contrôlent toujours d’importantes régions du pays. ■ Les offensives
militaires lancées par les gouvernements successifs n’ont jamais eu raison d’un mouvement marxiste qui s’est peu à peu
dévoyé. Les guérilleros se financent grâce aux prises d’otages et à divers trafics. ■ Depuis 2001, ils multiplient les
enlèvements politiques, ce qui leur a permis de se faire entendre sur la scène internationale. Pour négocier enfin la paix ?
Une guerre qui dure depuis 1964
Le conflit colombien oppose la dernière guérilla scandale dit du “procès 8 000”, qui mit au jour
l’implication du cartel de la drogue de Cali dans
du continent à un président autoritaire et à des groupes le financement de la campagne présidentielle
paramilitaires, sur fond d’ingérence américaine. d’Ernesto Samper [président de 1994 à 1998].
Le vide laissé par la disparition des grands
cartels fut rapidement comblé par des milliers
PÁGINA 12 (extraits) ■ ▲ Les photos de petites organisations, reflet d’une stratégie de
Buenos Aires Le reportage photo
D
décentralisation visant à permettre aux narco-
de ce dossier a été trafiquants d’échapper plus facilement à la police,
réalisé par Matt
e tous les conflits armés en cours dans mais qui les plaça aussi à la merci des groupes
Shonfeld pendant
le monde, celui qui meurtrit la Colom- paramilitaires et des guérilleros, qui se mirent
quatre semaines
bie – avec un bilan de quelque 50 000 en décembre 2006
à exiger un pourcentage de leurs bénéfices en
morts, au moins 10 000 disparus et dans “un camp échange de leur protection. Ce furent les débuts
2 millions à 3 millions de personnes rassemblant environ du phénomène paramilitaire – des groupes armés
déplacées – est un des plus anciens, à trente-cinq apparus en réaction à la guérilla et qui gagnèrent
quasi-égalité avec ceux qui opposent l’Inde et le personnes” progressivement en pouvoir et en autonomie
Pakistan d’une part, Israël et les Territoires occu- appartenant au Bloc grâce à leurs liens avec le monde politique et à
pés d’autre part. C’est en effet le 20 juillet 1964 Magdalena Medio la complaisance des forces de sécurité.
que Manuel Marulanda, dit Tirofijo [Tir dans des FARC dans le A cette époque, les FARC avaient déjà perdu
le mille], créa avec quelques dizaines d’hommes nord de la Colombie. une bonne part de leur engagement marxiste-
les Forces armées révolutionnaires de Colombie Le photographe léniniste d’origine. L’organisation s’est peu à peu
(FARC), bras militaire du Parti communiste de britannique a été transformée après l’effondrement du bloc sovié-
frappé par “la rapidité
Colombie. Au fil des ans, le mouvement prit tique et la contagion des pratiques des narcos et
et la facilité”
de l’ampleur et fit passer sous son contrôle des des paramilitaires. Les massacres de civils, qui
avec lesquelles
portions de territoire de plus en plus vastes. Si “les guérilleros
étaient auparavant l’exception, devinrent plus
les FARC n’ont cessé d’évoluer pour s’adapter se déplaçaient dans fréquents dans les opérations de la guérilla. Il ne
à un contexte changeant, c’est à la fin des années la jungle”, et par s’agissait plus seulement pour les FARC de
1990 qu’elles ont connu leur plus grande trans- leurs moyens prendre le pouvoir, mais aussi d’étendre leur
formation, suscitée par l’effondrement des de communication : mainmise territoriale pour encercler les centres
grandes organisations de la drogue après la mort talkies-walkies, du pouvoir politique et économique afin d’at-
de Pablo Escobar [le 2 décembre 1993] et le ordinateurs, Internet. teindre l’équilibre stratégique face à l’Etat. Leur
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 26 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
dernier objectif étant la reconnaissance de leur
statut de belligérant, qui leur permettrait d’être
en position de force pour d’éventuelles négo-
ciations de paix. En ce sens, il n’est pas anodin
que, contrairement aux Etats-Unis et à l’Union
européenne, la majorité des gouvernements de
la région, dont le Brésil, le Venezuela et l’Equa-
teur – ainsi que l’ONU elle-même – refusent de
la qualifier d’“organisation terroriste”.
En 1998, le gouvernement d’Andrés Pas-
trana négocia avec les FARC un accord de paix
assez avancé, qui fut rompu en 2002 en rai-
son de griefs réciproques : le président accusait
la guérilla d’utiliser la vaste zone démilitari-
sée créée pour faciliter les négociations
[55 000 km2 dans le sud du pays] pour y cacher
ses otages et lancer ses opérations, tandis que le
secrétariat des FARC estimait que le gouverne-
ment faisait volontairement traîner les pourpar-
lers pour mieux mettre en place le plan Colom-
bie avec le soutien des Etats-Unis. [Lancé par
Bill Clinton en 1999, ce plan visant à lutter contre
le trafic de drogue s’est traduit par une aide finan-
cière et militaire des Etats-Unis de près de
600 millions de dollars par an.]
C’est alors qu’Alvaro Uribe entra en scène.
Fort de l’échec des négociations de Pastrana,
l’ancien maire de Medellín lança sa candidature
à la présidence de la République en prononçant
contre la guérilla un discours d’une grande fer-
meté. Homme aux manières de caudillo, adepte
 898 p26-31 OK:Mise en page 1 15/01/08 16:22 Page 27

GLE DES FARC

◀ Alonzo Lópes,
l’un des commandants
du Bloc Magdalena
Medio, dont la tête
est mise à prix par le
gouvernement colombien,
et ses combattants.

Reportage photo :
Matt Shonfeld, distribué
par Digital Railroad.

du pouvoir personnel – comme Hugo Chá- groupes rebelles en Colombie, à cette différence

Un moyen parmi d’autres

vez, mais avec une idéologie bien différente –,
Uribe se mit à mettre en œuvre, une fois élu,
son projet de “sécurité démocratique” avec une
série de mesures destinées à acculer militaire-
ment les FARC, comme l’impôt extraordinaire
pour financer la création d’un corps de soldats
paysans et d’un réseau d’informateurs. Le plan
Patriote, un des grands axes de ce programme,
s’est traduit par un déploiement militaire mas-
sif dans le sud-ouest du pays, soutenu par une
augmentation des troupes et une plus forte sur-
veillance aérienne. Dans le cadre de cette poli-
tique, le président colombien lança des négo-
ciations avec les paramilitaires pour obtenir leur
démobilisation et leur permettre d’obtenir, grâce
à la loi Justicia y Paz [Justice et paix], des réduc-
tions de peines à la condition qu’ils disent la
“vérité” et qu’ils dédommagent leurs victimes
[qui, pour la plupart, n’avaient jamais osé por-
ter plainte]. Cette loi fut à l’origine d’une
immense polémique, les paramilitaires s’étant
rendus coupables de nombreuses atrocités.
[Grâce à leurs aveux, la justice a mis au jour des
près que leur intervention en Colombie se pour-
suit à l’heure actuelle. L’alliance stratégique entre OTAGES
Washington et Bogotá, qu’Uribe a renforcée, est
rendue manifeste par des détails en apparence lara Rojas [bras droit d’Ingrid propagande et beaucoup d’in-
anecdotiques – comme le fait que la représen-
tation américaine à Bogotá soit la cinquième
C Betancourt, enlevée par les
FARC en 2002] et Consuelo Gonzá-
fluence concrète. Les membres des
FARC sont des individus froids et
ambassade du monde en termes d’effectifs. lez [sénatrice libérale enlevée en pragmatiques, pas des “hommes
Mais tout cela pourrait bientôt changer. 2001] ont été remises par leurs ra- de bonne volonté”. C’est pourquoi
“Depuis le changement de majorité au Congrès éta- visseurs le 10 janvier au lieu-dit la libération de ces deux femmes
sunien, lors des législatives de 2006, il est devenu évi- La Libertad [La liberté], aux abords gardées tant d’années en otages
dent que les démocrates entendaient mettre l’accent de La Paz [La paix], n’est qu’un épisode
sur les mesures sociales plutôt que sur la lutte contre commune d’El Re- po n c t u e l s a n s
les mouvements armés”, estime Cynthia J. Arnson, torno [Le retour]. conséquences, si
directrice du Programme latino-américain au Des toponymes qui ce n’est pour elles
Woodrow Wilson International Center. semblaient choisis et leurs familles.
Tout cela n’a pas empêché les FARC de pour illustrer Car, j’insiste, les
continuer leurs opérations. Le 24 décembre l’événement : deux enlèvements ne
2006, elles ont essayé de reprendre leur bastion otages libérées, sont qu’un moyen
historique de La Julia, dans le département du libres de rentrer parmi d’autres.
Meta. En vain. Quelques jours plus tard, on chez elles, et une Les FARC n’ont
procédait à l’arrestation de membres d’une libération qui devait pas pris les armes
colonne des FARC auteurs d’une série d’at- faire renaître dans le but d’en-
tentats à Cali. L’enquête révéla qu’il s’agissait l’espoir de paix en lever des gens et
AFP-Sipa

dizaines de charniers. Entre 10 000 et 30 000
personnes auraient disparu en moins de vingt
ans – voir CI n° 861, du 3 mai 2007.] Cette cam-
pagne de désarmement connut un succès rela-
tif : environ 30 000 paramilitaires déposèrent
les armes. Reste que bon nombre d’entre eux
se sont recyclés depuis dans des activités cri-
minelles, et que l’espace qu’ils occupaient a été
réoccupé par de nouvelles organisations [voir
CI n° 877, du 23 août 2007].
A tout cela s’ajoute, bien sûr, le scandale
politique. La démobilisation et les “procès
vérité” ont eu pour effet de révéler les liens des
paramilitaires avec le pouvoir politique et éco-
nomique. Le gouvernement a été atteint par les
enquêtes sur une série d’assassinats : Mario
Uribe, sénateur et cousin germain du président,
a été dénoncé – de même que bien d’autres per-
sonnalités proches du pouvoir – pour ses rap-
ports avec les paramilitaires [voir CI n° 844, du
4 janvier 2007, et CI n° 865, du 31 mai 2007].
Cela fait plusieurs décennies que les Etats-
Unis interviennent dans la lutte contre les
de petits délinquants, des mercenaires à la petite
semaine, engagés par les FARC pour commettre
ces attentats. Cet épisode a démontré que l’or-
ganisation avait désormais du mal à mener à
bien des offensives d’envergure, même dans les
zones censées lui être le plus favorables.
Le secrétariat des FARC cherche à y remé-
dier par un changement d’orientation straté-
gique. L’objectif est désormais de mener une
guerre de guérilla des plus classiques.
Pour le gouverneur du Nariño, Antonio
Navarro Wolf (ancien dirigeant du M-19, une
organisation rebelle qui a déposé les armes en
1990), “les FARC sont la dernière guérilla de la
planète à pratiquer, sans pour autant la théoriser,
la guerre populaire prolongée. Cette vue à long terme
est propre au monde paysan, où le temps ne se
mesure pas en heures ou en minutes, mais en
semaines et en mois. C’est la durée rurale, celle des
déplacements, des récoltes, des saisons. C’est pour-
quoi le temps de la guerre, comme le temps de la
paix, est un temps long.”
José Natanson
Colombie. Mais la
libération de deux
otages – par mi ▲ Ingrid Betancourt, détenue
les 750 et plus par les FARC depuis février 2002. successifs s’échi-
qui, n’ont pas été libérés au cours
des dix dernières années – n’an-
nonce aucunement la fin des
prises d’otages. Il est faux d’affir-
mer que le président du Venezue-
la, Hugo Chávez, a suffisamment
d’influence pour tous les sauver. Il
n’est pas vrai non plus de dire,
comme l’a fait bêtement le gou-
vernement, que leur libération re-
pose sur la seule “bonne volonté”
des FARC. Le chantage que per-
mettent les prises d’otages est
avant tout un outil économique et
politique qui sert cet objectif. Un
instrument inique et répugnant,
mais utile, qui leur a rapporté
beaucoup d’argent, beaucoup de
de se livrer au nar-
cotrafic, comme
les gouvernements
nent à nous le dire depuis des dé-
cennies. Le croire, c’est être animé
par le même souhait que la frange
la plus aveugle de l’establishment,
celle qui voudrait que les FARC
soient tout simplement anéanties,
pour que tout soit comme avant, un
avant selon elle idyllique, avec des
riches et des pauvres bien à leur pla-
ce. C’est là qu’achoppent non seu-
lement la rhétorique mais aussi la
politique des gouvernements qui se
sont succédé depuis un demi-
siècle : tous refusent de se rendre
compte que la subversion ne se ré-
sume pas à du banditisme.
Antonio Caballero,
Semana (extraits), Bogotá

C OURRIER INTERNATIONAL N° 898 27 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p26-31 OK:Mise en page 1 15/01/08 16:04 Page 28

Visite au Front 57
Un journaliste espagnol a pu se rendre en juillet dernier années de “lutte révolutionnaire” à son actif dans
les montagnes de Colombie. Nous sommes
dans un campement du Front 57, installé dans l’épaisse rejoints par le commandant Pablo, qui, selon un
forêt du Darién, près de la frontière entre la Colombie connaisseur de la situation dans cette région très
pauvre, a été envoyé en renfort “pour mettre de
et le Panamá. Reportage.
l’ordre”. Quelque part dans cette jungle touffue
se cachent aussi le commandant Benkos, frère
LA PRENSA (extraits) ■ Organigramme de Pablo, et le commandant Sylver, l’un des plus
Panamá Les FARC sont
visages de l’ennemi, le légal et l’illégal”. La deuxième
raison du retour à ce modus operandi “plus clan-
destin” est la décision stratégique de “ne plus faire
de victimes civiles”. C’est ce qu’explique Pablo,
commandant du front responsable du plus grand
nombre de morts civils dans cette guerre qui n’en
finit plus et dont les massacres resteront gravés
dans les mémoires. Le 2 mai 2002, dans les rues

A
lors, vous nous voyez manger des racines ?”
Un sourire sarcastique illumine la figure
du commandant Becerro. Il fait allusion
à l’ennemi numéro un des FARC, le pré-
sident colombien, Alvaro Uribe, qui a
déclaré à plusieurs reprises que sa poli-
tique militaire avait mis aux abois la plus vieille
guérilla du continent et réduit ses membres à
manger des racines comme des sauvages.
Lorsqu’on demande aux guérilleros si leur
vie est aussi dure qu’elle en a l’air, ils minimisent
les problèmes. “Nous mangeons bien, nous avons
un toit en hiver et des couvertures contre le froid. Nous
avons beaucoup d’expérience”, précise le chef du
Front 57 des FARC. Les guérilleros expliquent
qu’ils cultivent du maïs, des bananes et du riz,
et qu’ils élèvent des poules, des vaches et des
cochons. “Et comment faites-vous pour le reste ?
— Il y a toujours des gens qui nous aident. Ce que
nous ne produisons pas, nous l’achetons.” Pour s’in-
former et se distraire, ils ont la radio et la télé-
vision. Et, pour communiquer, des téléphones
portables ou satellitaires.
Le secrétariat des FARC m’a donné l’auto-
risation de réaliser cet entretien vers Noël 2006,
mais il a fallu attendre que les conditions de
sécurité nécessaires soient réunies et que les gué-
rilleros fassent une pause dans leurs déplace-
ments permanents. Pour les rejoindre près de la
frontière, nous avons dû passer du Panamá en
Colombie, naviguer plus de vingt heures sur
quatre cours d’eau différents et passer beaucoup
plus de temps encore à attendre que la confiance
et la sécurité soient au rendez-vous. “Nous bou-
geons tout le temps”, m’a expliqué Becerro. Ce
nomadisme et une excellente connaissance de
la région semblent effectivement être ses
meilleures armes contre l’armée. Becerro est un
homme de grande taille, courtois, qui a quatorze
craints dans le secteur. Mais ils n’ont pas pu de Bojayá (département du Chocó), a en effet
dirigées par
leur fondateur,
se déplacer pour me rencontrer. La réunion a eu lieu un affrontement entre plusieurs fronts du
Pedro Antonio Marín, lieu sous le toit précaire d’une petite école, dans Bloc José María Córdoba et des centaines de
alias Manuel un village indien où survivent difficilement paramilitaires du Bloc Elmer Cárdenas des Auto-
Marulanda, qui 80 Indiens Emberas, qui regardent les guérille- défenses unies de Colombie (AUC). Les gué-
serait âgé de 78 ans. ros aller et venir avec un mélange de désinté- rilleros ont lancé une bonbonne de gaz piégée
Des rumeurs rêt et d’habitude. contre les paramilitaires, mais ils ont raté leur
sur sa mort circulent cible et provoqué la mort de 119 civils qui
régulièrement LES MILITAIRES DÉTENUS s’étaient réfugiés dans une église. “Cet accident
à Bogotá. SONT DES PRISONNIERS DE GUERRE
nous a fait réfléchir, poursuit Pablo. Il nous a per-
L’état-major central En ce qui concerne la frontière, un constat s’im- mis de réaffirmer qu’il ne faut pas toucher à la popu-
– également appelé pose : “C’est un point chaud.” Les commandants lation civile.”
secrétariat –
affirment qu’il ne serait pas raisonnable de nier Les “réflexions” de Pablo vont plus loin. Le
regroupe
l’évidence. Ils ne peuvent pas cacher ce que tout guérillero émaille ses propos de noms d’auteurs
les sept chefs
de l’organisation : le monde sait, à savoir que la frontière avec le à la mode, de critiques de Francis Fukuyama ou
Manuel Marulanda, Panamá est le théâtre de toutes sortes de tran- de références à la conjoncture en Amérique latine,
Raúl Reyes, Jorge sactions et de mouvements illégaux. De la cocaïne cette conjoncture qui leur a donné “une bouffée
Briceno Suaréz, sort de Colombie tandis que des armes y entrent. d’air” : l’oxygène qu’ils perçoivent à l’extérieur
dit “Mono Jojoy”, Mais ils se justifient aussitôt. “Nous ne sommes – et qui vient, admettent-ils, en grande partie du
Timoleón Jimenez, pas la police antidrogue, souligne Becerro. Les gens Venezuela de Chávez – contraste avec l’asphyxie
dit Timochenko, cultivent la coca par nécessité. Les FARC se conten- interne due à “la politique médiatique colombienne
Alfonso Cano, tent de faire payer une taxe à ceux qui l’achètent. alliée à l’uribisme”. Dans cette guerre de l’in-
Iván Márquez et Iván Nous n’avons aucun lien avec le narcotrafic, nous formation, le pire ennemi des FARC est l’une
Rios. Les FARC ne touchons pas à ça.” Les civils à qui nous avons de leurs propres inventions : les enlèvements
sont organisées en contre rançon. Selon Becerro, “le problème est que
posé la question éludent le sujet. Sur ces terres,
sept blocs régionaux.
le silence permet de rester en vie, même s’il n’est le gouvernement a tout mis dans le même sac”. Les
Chacun de ces blocs
pas toujours une garantie. guérilleros considèrent les policiers et les mili-
a sous sa tutelle
plusieurs fronts Les chefs du Front 57 disent être revenus taires qu’ils détiennent comme des “prisonniers
– comptant de 50 à une guérilla très mobile pour deux grandes rai- de guerre”, et non comme des “otages”. Les per-
à 500 hommes – sons. La première est la capacité opérationnelle sonnalités politiques qui sont entre leurs mains
qui sont subdivisés croissante de l’armée colombienne, due au finan- sont “des prisonniers possédant une valeur politique,
en colonnes cement et à l’entraînement fournis par Washing- des otages entre guillemets”. Les autres, ceux qu’ils
(lorsque le front ton. De fait, nous avons vu des centaines de sol- reconnaissent comme étant des otages, sont leur
est important), dats et de policiers postés près de nombreux “moyen de financement le plus désagréable”. Pablo
compagnies villages de la région. Un déploiement de forces affirme que le nombre de ce type d’enlèvements
(50 hommes inédit dans le Chocó, même s’il semble peu effi- a beaucoup diminué et que l’objectif est “qu’il
environ), guérillas cace. Les guérilleros sont convaincus que la coû- n’y ait plus de civils”. En tant que civil, justement,
(24 hommes)
teuse présence militaire n’est pas destinée à en on ne peut s’empêcher de penser – même muni
et escadres
finir avec les FARC, mais à “protéger de gros inves- d’une “autorisation” du secrétariat des FARC –
(12 hommes).
tissements économiques réalisés dans la région”, en à tous ces rapts…
accord avec les paramilitaires. Ce sont “les deux Paco Gómez Nadal

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 28 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p26-31 OK:Mise en page 1 15/01/08
Une guérilla en perte de vitesse
Difficile de mesurer l’état des forces d’un mouvement
clandestin. Pour l’hebdomadaire Cambio,
qui a tenté cet exercice délicat en novembre dernier,
les FARC sont en déclin. Mais elles sont encore
loin d’être battues.
CAMBIO (extraits)
A
Bogotá
près avoir consulté plusieurs sources
officielles, réalisé de nombreuses inter-
views avec des chefs guérilleros démo-
bilisés, rencontré des experts du com-
portement des FARC et avoir eu accès
à des documents de cette organisation,
nous sommes en mesure de voir plus clair dans
la situation actuelle des FARC d’un point de
vue militaire et politique. Le mouvement insurgé
fondé par Manuel Marulanda en 1964 est certes
loin d’être battu, mais nul ne peut nier que les
cinq dernières années l’ont durement mis à mal.
D’après nos chiffres, le nombre de combattants
armés est passé de 16 900 en 2000 à 8 900
aujourd’hui. Certains fronts de la guérilla ont
été décimés, et au moins vingt d’entre eux ont
disparu. Même la colonne mobile Teófilo
Forero, considérée comme le corps d’élite des
FARC, est pratiquement démantelée. Preuve
flagrante de la perte du contrôle territorial des
FARC, il n’y a actuellement plus de fronts actifs
dans le Cundinamarca et le Boyacá, et les
FARC ne peuvent plus compter sur l’influence
qu’elles exerçaient sur la majeure partie de la
côte caraïbe. Aujourd’hui, les effectifs militaires
du groupe rebelle ont été déplacés à la frontière
avec le Venezuela, l’Equateur et le Panamá, et
ses meilleurs hommes se sont repliés pour pro-
téger ses anciens sanctuaires des provinces de
Guaviare, de Caquetá, de Putumayo, de Nariño,
et du sud du Meta.
L’âge d’or des FARC a pris fin lorsque le
président Uribe a lancé sa politique de sécurité
démocratique et déployé environ 18 000
hommes dans les forêts du sud du pays pour
que soit mis en place le plan Patriote, dont
l’objectif était d’arracher aux FARC le contrôle
qu’elles exerçaient dans le Caquetá, le Putu-
16:04 Page 29
mayo, le Guaviare, le Cauca et dans le sud du point de vue militaire, il leur a également fallu
Meta. Les troupes colombiennes ont beau avoir renoncer à la stratégie qui, à la fin des années
été décimées par les fièvres et les facteurs cli- 1990, leur avait valu leurs plus gros succès his-
matiques – 2 000 hommes ont dû être évacués toriques contre l’armée et la police. La prise de
de la zone des combats –, cette stratégie s’est la base de Las Delicias [le 30 août 1996, au
avérée judicieuse puisque les FARC se sont cours de laquelle avaient été faits prisonniers
repliées et ont choisi de laisser leur arrière-garde 60 soldats, qui furent tous libérés en 2000], l’as-
affronter les militaires. Le plan Patriote a ensuite saut de celle de Patascoy [le 21 décembre 1997,
laissé place au plan Consolidation, soutenu par 28 militaires faits prisonniers, dont plusieurs
l’augmentation notable des effectifs de l’armée sont encore retenus en otages] et l’occupation
et de la police, qui sont passés de 200 000 du centre-ville de Mitú [du 1er au 3 novembre
▲ Dans un camps hommes en 2002 à 380 000 en 2007. 1998, 61 personnes prises en otages, dont 7
du bloc Magdalena L’armée dispose aujourd’hui de 30 brigades sont encore retenues] avaient démontré que la
Medio. Les FARC qui quadrillent tout le territoire et de 20 struc- guérilla était passée à une étape supérieure,
recrutent autant tures mobiles très entraînées. Quant à la police, concentrant ponctuellement un grand nombre
d’hommes elle a réussi à reprendre les communes qu’elle d’hommes pour prendre un objectif.
que de femmes. avait dû abandonner. Les FARC ont été
contraintes d’abandonner des territoires, et, du LES EFFECTIFS DE L’ARMÉE
ET DE LA POLICE SONT EN HAUSSE
Cette tendance a commencé à s’inverser à la
Les principales zones de présence des FARC fin du mandat d’Andrés Pastrana. L’armée avait
Courrier international d’après “Géopolitique des drogues illicites”
(“Hérodote” n° 112, éd. La Découverte), “Cambio”
obtenu des crédits [dans le cadre du plan
Colombie, qui détermine l’aide financière amé-
M ER DES Ancienne ricaine] pour acheter 15 hélicoptères Black
5 774 m “zone Hawk de dernière génération, qui lui ont per-
C ARAÏBES
démilitarisée” mis de mettre en déroute les guérilleros et de
du Caguán, mettre un terme à l’occupation des villages, aux
Ma
g contrôlée par
PANAMÁ les FARC enlèvements dans les rues et aux attaques contre
d a l en a
VENEZUELA de 1999 la force publique.
à 2002. Le gouvernement d’Uribe leur a ensuite
Elorza
ndes
joué un autre mauvais tour en se dotant d’avions
Bojayá
brésiliens Super Tucano. Ces avions sont en
Medellín 2
es A
Directions
e
O CÉAN 3 effet équipés de systèmes de tir très sophisti-
O r é n oq u
1 Bogotá C O L O M B I E
P ACIFIQUE vers lesquelles qués qui éliminent la marge d’erreur lors des
e d
Cali Base d’Apiay Les FARC bombardements des positions des guérilleros.
vi are
Gua se regroupent
èr
4 D’où le succès des opérations militaires au cours
ll
di
ida desquelles deux chefs des FARC, Tomás
Iní r
or
8
5 Medina Caracas, alias El Negro Acacio, le 3 sep-
C
San José Départements tembre dernier, et Gustavo Rueda Díaz, alias
6 del Guaviare,
7 cités dans Martín Caballero, le 25 octobre, ont trouvé la
Equateur Caqu où ont été le dossier : mort. Grâce aux Super Tucano, ces hommes
etá libérées les
A
M deux otages 1 CHOCO ont été abattus dans les combats ayant suivi les
ÉQUATEUR A le 10 janvier 2 BOYACA bombardements de leurs campements. La perte
Z
O 3 CUNDINAMARCA du contrôle de leur territoire, conséquence de
N
I E 4 META la hausse des effectifs de policiers et de mili-
PÉROU 5 GUAVIARE
6 CAQUETÁ taires et du perfectionnement de la capacité de
7 PUTUMAYO feu de l’armée colombienne, a porté un coup
0 400 km BRÉSIL 8 NARIÑO fatal aux FARC dans la majorité du pays. Et la
multiplication des désertions est sans doute ▶
C OURRIER INTERNATIONAL N° 898 29 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898 p26-31 OK:Mise en page 1 15/01/08 16:04 Page 30
▶ le phénomène le plus flagrant : d’août 2002
à novembre 2007, 8 221 hommes des FARC
ont déserté, dont 118 occupaient des postes
importants au sein de l’organisation. Le nombre
de guérilleros tués au combat est également
éloquent. Selon une source officielle, 1 891
hommes ont été abattus en 2005, et 2 184 en
2006. A en croire notre informateur, en 2007,
de janvier à la mi-novembre, 2 717 membres
des FARC sont morts dans les combats.
Au moins vingt fronts militaires ont disparu.
Le cas du Front 52 est sans doute le plus frap-
pant. Situé dans la région du Sumapaz, dans
le Cundinamarca, il s’est désintégré par
manque d’effectifs. Sur les 200 hommes pré-
sents, il n’en est resté que trois, qui ont dû être
réaffectés à d’autres fronts. Le Front 40, au
Meta, a subi le même sort. Les Fronts 26 et 31,
qui comptaient au départ 220 hommes et qui
en juin 2007 n’en comptaient plus que 50, ont
eux aussi été dissous. En ce qui concerne la côte
caraïbe, selon les informations obtenues par
Cambio, désertions et pertes militaires sont
venues à bout des Fronts 19 et 35 qui opéraient
dans les monts de María et la sierra Nevada.
S’il est indéniable que les FARC ont subi de
graves revers, cette adversité les a contraintes à
modifier leur mode opératoire. Ainsi la crainte
des bombardements a-t-elle conduit les rebelles
à agir de nouveau par petits groupes – pas plus
de 10 personnes – et à limiter les grands ras-
semblements.
“IL NE FAUT PAS SOUS-ESTIMER
LA CAPACITÉ DE RÉACTION DES FARC”
Par ailleurs, le démantèlement des fronts a
obligé l’organisation à se replier vers le sud
du pays, où elle jouit encore d’une force mili-
taire importante, et à se positionner aux fron-
tières. En ce sens, le pouvoir de Jorge Briceño
Suárez dit Mono Jojoy [un des principaux
commandants des FARC, membre du secré-
tariat] reste intact. Il garde toujours le com-
mandement des blocs ouest et sud. Le repli
de ses hommes et sa connaissance du terrain
lui ont permis d’affronter avec un succès rela-
tif l’offensive des troupes colombiennes.
Toujours est-il que, pour l’analyste poli-
tique Alejo Vargas, la défaite militaire des FARC
n’est pas pour demain, l’organisation ayant tou-
jours montré de grandes facultés d’adaptation.
Selon lui, “il ne faut pas sous-estimer sa capacité
de réaction”. ■ des universitaires et des militaires, ont aussi per-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
Marilú, la belle espionne
Dernier exploit du service de renseignements
des FARC, l’infiltration d’une militante
dans le cœur de l’establishment militaire colombien.
EL COMERCIO
C
Lima
’est le magazine Semana qui l’a révélé :
une belle femme de 40 ans, Marilú
El Tiempo
Ramírez Baquero, a réussi à suivre un
enseignement militaire de haut niveau
et à entrer dans le cercle des plus hauts
responsables de l’armée dans le but de
renseigner les FARC. Elle a en effet suivi en
2005 le “cours intégral de défense nationale”
(CIDENAL), dispensé chaque année pendant
dix mois à l’Ecole supérieure de guerre. Ce cur-
sus est destiné aux officiers de haut rang, mais
aussi aux fonctionnaires civils liés à la défense
nationale. Les informations fournies par l’in-
filtrée ont notamment permis aux FARC d’or-
ganiser le 19 octobre 2006 un attentat à la voi-
ture piégée qui a fait 23 blessés et qui a humilié
l’armée colombienne.
Le ministre de la Défense Juan Manuel San-
tos a confirmé les révélations de Semana et
révélé, dans un entretien au quotidien El Tiempo,
que l’espionne était même parvenue à pénétrer
à son domicile en trompant des systèmes de
sécurité. Nombre de ceux qui ont posé aux
côtés de Marilú sur la photo de groupe de la
promotion occupent des postes haut placés.
C’est notamment le cas du directeur général de
la police, le général Oscar Naranjo, ou du sous-
directeur de la police, le général Rafael Parra.
Ils ont tous nié avoir entretenu des relations
amicales avec elle, ne se souvenant apparem-
ment que d’“une camarade de classe”. Mais ce
que ces huiles n’ont pas pu nier, c’est que
Marilú Ramírez Baquero a eu accès, lors des
conférences, à tous les détails de l’organisa-
tion des forces armées colombiennes ainsi qu’à
certains projets d’opérations militaires contre
la guérilla.
Les conférences données dans le cadre du
CIDENAL par le président Uribe et par plu-
sieurs ministres, mais aussi par des magistrats,
30 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
mis à la Mata Hari des FARC de dresser la liste
des hommes clés chargés de la gestion du conflit
et de connaître leur état d’esprit.
Le plus grave est sans doute que Marilú
Ramírez Baquero ait pu visiter, photographier
et filmer de nombreuses casernes de l’armée et
de la police. Le commandant en chef de l’ar-
mée, le général Freddy Padilla, a reconnu
qu’elle s’était rendue sur la base militaire
d’Apiay, dans le département du Meta, d’où
sont conduites toutes les opérations menées
dans l’Est colombien. Elle a également visité
■ ▲ Formation les bases militaires de Tres Esquinas (la plus
Au moment de son proche de la frontière péruvienne) et de Laran-
arrestation, Marilú dia, où est centralisée la coopération militaire
Ramírez Baquero
avec les Etats-Unis.
– ici, détenue
à la prison Buen L’OPINION S’INTERROGE SUR LE DEGRÉ
Pastor de Bogotá – D’INFILTRATION AU SEIN DE L’ARMÉE
était étudiante en
droit à l’Université A Bogotá, elle a pénétré dans le ministère de la
militaire de Bogotá. Défense, la direction de la police et le bureau
“L’infiltration central de renseignements de l’armée. Marilú
des FARC dans Ramírez Baquero a également été pour un
l’armée montre temps attachée de presse de la prison de La
que la guérilla Dorada, dans le département de Caldas, un lieu
n’est pas seulement où ont été emprisonnés de nombreux guérille-
paysanne et ros, à commencer par Rodrigo Granda, le
qu’elle pratique
“ministre des Affaires étrangères” des FARC
des méthodes
[qui a été libéré en juillet dernier à l’instigation
sophistiquées
de renseignements
de Nicolas Sarkozy].
grâce aux Les informations qui ont conduit à l’arres-
universitaires tation de Marilú ont été obtenues il y a sept
et aux professionnels mois, lors de l’offensive des troupes de la bri-
qu’elle a formés gade 17, dans les forêts du Meta, contre le cam-
avec patience”, pement de Carlos Antonio Lozada [présenté
souligne Semana. par la presse colombienne comme chef des
milices urbaines des FARC et responsable des
infiltrations], qui s’était enfui, blessé, en aban-
donnant son ordinateur.
+
Les autorités ont promis une enquête appro-
WEB fondie. Mais l’opinion colombienne s’interroge
Plus d’infos sur maintenant sur le degré d’infiltration des FARC
dans l’armée. Semana a de son côté rappelé les
courrierinternational.com
L’interview de Raúl propos tenus par le célèbre chef rebelle Jorge
Reyes, le numéro Briceño Suárez, dit Mono Jojoy : “Beaucoup de
deux des FARC, réalisée gens s’imaginent que les membres des FARC ne vont
par un journaliste ni au McDo, ni au ciné, ni au centre commercial.
du quotidien argentin Mais nous ne sommes pas des singes qui ne sor-
Clarín en août 2007. tent jamais de la jungle.” Susan Abad
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Chávez, la guérilla et le terrorisme

Les FARC sont-ils une organisation terroriste ?
En affirmant que non, le président du Venezuela veut
créer les conditions d’une future négociation globale.
TERRA MAGAZINE
contexte qui va bien au-delà du seul échange
humanitaire : celui d’un véritable processus de
paix en Colombie, soit avec le gouvernement
d’Alvaro Uribe si les choses s’accélèrent, soit avec
le gouvernement qui lui succédera en 2010 et
qui pourrait d’ailleurs (qui sait ?) être de gauche,
▲ L’incessante
de l’échange humanitaire et offre à Uribe de nou-
velles raisons de le saboter. La libération des
autres otages politiques s’embrouille encore plus,
mais parallèlement s’ouvre la voie vers un dia-
logue de fond, sur la guerre en Colombie en
général : car c’est sur cela que doivent porter

D
Buenos Aires
ans un discours prononcé le vendredi
11 janvier devant l’Assemblée natio-
nale du Venezuela, le président Hugo
Chávez a lancé un gigantesque pavé
dans la mare. Le chef de l’Etat véné-
zuélien a en effet déclaré ce jour-là
que “les FARC et l’ELN [Armée de libération
nationale, l’autre groupe de guérilla, d’obédience
guévariste] ne sont pas des organisations terroristes,
mais de véritables armées qui occupent un espace
en Colombie”. Et il a demandé “aux gouver-
nements latino-américains et à l’Union européenne
de retirer les FARC et l’ELN de la liste des groupes
terroristes du monde”.
Nous savions déjà que Chávez avait des
affinités idéologiques “bolivariennes” avec les
FARC. Mais, désormais, il ne se contente plus
de les afficher : il vient d’exiger du gouver-
nement colombien – et de nombreux autres
gouvernements du monde – qu’il reconnaisse
la légitimité du combat de la guérilla et son
statut de belligérant aux termes du droit inter-
national. Les exigences d’Hugo Chávez, que
beaucoup considèrent comme un chantage
à l’encontre de Bogotá, donnent à la question
de la reconnaissance des FARC une nouvelle
ampleur. Le président vénézuélien vient ainsi
de laisser entrevoir pour la première fois des
négociations à venir qui réuniraient autour de
la même table les FARC, débarrassées de leur
étiquette terroriste, le gouvernement colom-
bien, les médiateurs internationaux et même
les Américains.
Chávez a une notion dilatée du temps, un
peu comme les FARC, et pense pouvoir gar-
der le pouvoir assez longtemps pour consoli-
der sa révolution bolivarienne. Il joue sur le
long terme et, depuis sa réussite dans la libé-
ration de Clara Rojas et Consuelo González
[les deux otages libérées le 10 janvier], il
cherche à prendre la température dans un
une gauche pas forcément pro-Chávez, mais qui le débat et les solutions proposées, pour en ter-
activité des guérilleros
du bloc Magdalena serait en tout cas bien moins hostile que le gou- miner avec ces remèdes inefficaces que sont les
Medio. vernement d’Uribe. échanges, les libérations et le dialogue de sourds.
Il est bien naturel que la proposition de Chá- En Colombie, les plus pointilleux, qui sont
vez ait suscité un tollé, les Colombiens condam- aussi les plus déphasés, se demandent comment
■ Justice nant ce qu’ils considèrent comme une ingérence Chávez peut soutenir le projet politique des
“La justice
dans leurs affaires. Même la gauche a réagi au FARC alors que l’unique objectif de ce projet
colombienne
coup d’éclat du Vénézuélien. Mais il faut lui est de renverser par la voie militaire le gouver-
vient de rouvrir
294 dossiers reconnaître le mérite d’avoir rouvert le débat sur nement de Bogotá. Là est bien sûr tout l’enjeu
et d’émettre la légitimité et le statut des FARC dans la guerre, du statut de belligérant et de l’hypothétique légi-
6 nouveaux soit un débat de fond – même si, en Colombie, timité. Les membres des FARC se sentent légi-
mandats d’arrêt certains entendent enterrer le sujet sous prétexte times et souhaitent une reconnaissance interna-
dans le cadre cette fois qu’il a été soulevé par Chávez, ce qui tionale. Mais le problème est que, depuis
de la révision des serait proprement inadmissible. quelques années, l’organisation n’a rien fait
dossiers concernant Dans l’immédiat, la suggestion vénézuélienne d’autre que se livrer au narcotrafic, attaquer la
les assassinats vient compliquer davantage encore la question population civile, effectuer des enlèvements, uti-
de 2 500 militants liser la force sans le moindre discernement et
de l’Union patriotique violer les règles de la guerre : autant de pratiques
commis à partir
des années 1980”, La Venezuela connection qui correspondent parfaitement et incontesta-
blement à la définition du terrorisme pour la
souligne El Tiempo.
L e quotidien espagnol El País a publié fin communauté internationale. Soit les FARC
L’Union patriotique,
bras légal des FARC, L décembre une longue enquête de John
Carlin selon laquelle la guérilla bénéficierait
abandonnent ces méthodes (qui sont l’essence
de leur combat, de même que les enlèvements
avait été créée
en 1984, de hautes protections en territoire vénézué- politiques sont en quelque sorte leur politique)
lors des seules lien, tant pour ses activités militaires que pour et se rapprochent naturellement de la commu-
négociations de le trafic de drogue. “On savait déjà que les FARC nauté internationale, soit elles poursuivent sur
paix avec les FARC trouvaient refuge du côté vénézuélien de la fron- leur lancée, et ni Chávez ni qui que ce soit, aussi
qui aient abouti tière colombienne. Les [quatre] déserteurs que retentissantes soient ses exigences, ne convain-
à un accord. nous avons interviewés soutiennent que les cra jamais les Colombiens que cette guérilla res-
Mais ce parti autorités vénézuéliennes protègent militaire- pecte le droit international humanitaire et les
a été littéralement ment au moins quatre camps guérilleros ins- conventions de Genève.
décimé au cours
tallés sur leur propre territoire. Et qu’elles fer- Revoilà sur le tapis un dilemme que nous
de la décennie
ment les yeux sur des programmes de formation connaissons : les FARC sont peut-être une force
suivante. “Cette
décision clé
assurés au sein de ces camps pour la fabri- révolutionnaire, une armée au sens classique de
va permettre cation de bombes.” Le journaliste ajoute la guerre, mais nombre de leurs actes sont ter-
d’éclairer un épisode qu’“Ingrid Betancourt se serait trouvée au début roristes. Alors, qui sont ces gens ? Des terroristes
historique qui de l’année 2007 à Elorza, un village frontalier qui veulent la révolution ou des révolutionnaires
semblait promis vénézuélien, sous la garde de Germán Briceño qui ont recours au terrorisme ? C’est en cela que
à l’oubli judiciaire”, Suárez, alias Grannobles, membre de l’état- nous sommes sur le fil du rasoir. Pourtant, la
conclut El Tiempo. major des FARC et chef du Front 10”, mais pré- situation pourrait se stabiliser d’un côté ou de
cise cependant que “toutes les sources consul- l’autre, ce qui serait un grand progrès non seu-
tées ne s’accordent pas sur cette thèse ”. lement pour les FARC, mais surtout pour la paix
en Colombie. Antonio Morales Riveira

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 31 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p32-33 weinstein:Mise en page 1 14/01/08 18:45
p o r t ra i t
En croisade contre les croisés
Au domicile de Mikey
Weinstein, dans la banlieue
d’Albuquerque, au Nouveau-Mexique,
la baie vitrée du salon a été brisée à deux
reprises par des tirs de balles. Il reçoit des coups
de téléphone de types qui profèrent des menaces
contre sa fille, de femmes qui lui récitent des ritour-
nelles lui promettant une balle dans la tête et de tout
jeunes gosses lui assurant qu’il brûlera en enfer. A ses
nombreux ennemis, il rétorque : “Prenez un numéro et
faites la queue.” Protégé par son garde du corps, un
ancien marine au physique impressionnant, il n’a aucu-
nement l’intention de déménager. Militaire lui-même,
fils et père de soldat, Mikey Weinstein est un ancien
juriste de l’Air Force. Il a servi à la Maison-Blanche
comme conseiller juridique de Ronald Reagan et,
depuis, a adopté une tactique de choc afin de s’op-
poser au prosélytisme chrétien au sein de l’armée amé-
ricaine. “Dans notre armée, nous avons des talibans chré-
tiens et une Al-Qaida chrétienne”, affirme celui qui a
créé la Military Religious Freedom Foundation [Fon-
dation pour la liberté religieuse dans l’armée]. “Et,
à la différence de Saddam Hussein, ils possèdent vérita-
blement des armes de destruction massive.”
Ce boxeur amateur étant doté d’une carrure de gar-
çon boucher et d’un crâne en forme d’obus, ses adver-
saires l’ont surnommé le “général en chef des armées
impies de Satan”, mais ses amis préfèrent lui donner
le sobriquet de “Ticktock” (Tic-Tac) et de “Motor
Mouth” (Moulin à paroles). Au cours d’une de ses dia-
tribes pimentées de jurons et débitées sur un rythme
de mitrailleuse dont il a le secret, il a expliqué que “[son]
boulot consistait à donner des coups de pied au cul, à noter
des noms et à laisser des traces de morsures sur le poitrail de
ces gens qui tentent d’enrôler la machinerie étatique au ser-
vice de leur vision biblique du monde”. Mikey Weinstein
est convaincu que les fondamentalistes chrétiens ne
reculeront devant rien pour transformer l’armée amé-
ricaine en une armée de Dieu. Il souligne que l’Offi-
cers Christian Fellowship [Amicale des officiers chré-
tiens], qui a mis en place des clubs dans toutes les
grandes bases militaires américaines dans le monde,
est animée par la vision d’“une armée spirituellement
transformée, dotée d’ambassadeurs du Christ en uniforme
habités par le Saint-Esprit”, comme le stipulent d’ailleurs
les statuts de l’amicale. Selon Weinstein, à la suite des
efforts déployés par ce mouvement, le christianisme
fondamentaliste, dont la présence était encore négli-
geable au sein de l’armée américaine il y a vingt ans,
est aujourd’hui partagé par 30 % des soldats améri-
cains. Il ajoute que beaucoup de ses membres – domi-
nionistes [fondamentalistes chrétiens] et fanatiques de
l’Armageddon – souhaitent ardemment que les Etats-
Unis envahissent l’Iran, ce qui contribuerait ainsi à l’avè-
nement de la prophétie biblique de la fin des temps.
A l’été 2007, il a révélé les plans du Pentagone visant
à expédier aux soldats américains stationnés en Irak
des “colis de la liberté” contenant des bibles, de la lit-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
Page 32
Mikey Weinstein
MOTHER JONES
San Francisco
térature prosélyte en anglais et en arabe, ainsi que des
DVD de Left Behind: Tribulation Forces, un jeu vidéo
dans lesquels les “soldats du Christ” traquent des enne-
mis qui ressemblent étrangement à des casques bleus
onusiens. En partie grâce à ses efforts, ces colis n’ont
finalement pas été expédiés. “Chaque fois qu’une foi viru-
lente a tenté de s’infiltrer dans la machinerie étatique, selon
les propres termes de la Cour suprême, cela s’est terminé dans
un bain de sang”, rappelle-t-il.
Voilà pourquoi il ne cesse d’empiler des sacs de
sable. Il a enregistré plus de 6 000 plaintes de soldats
affirmant avoir été persécutés par les
chrétiens évangéliques ; 95 % d’entre ■ Biographie
elles ont d’ailleurs été émises par des 1955 Naissance
chrétiens modérés. Des informateurs de Mikey Weinstein.
l’ont aidé à identifier des officiers qui 1977 Il sort diplômé
soutenaient publiquement un groupe de l’Air Force Academy
évangélique et à débusquer un guide de Colorado Springs.
antisémite d’étude de la Bible sur le 1977-1988 Juriste
dans l’armée de l’air,
site Internet d’une base militaire. En
puis conseiller juridique
septembre 2007, il a lancé une vaste de Ronald Reagan
procédure judiciaire contre le minis- à la Maison-Blanche.
tère de la Défense. 2003 Son fils suit
Ancien démocrate devenu répu- ses traces et entre
blicain, Mikey Weinstein a servi de à l’Air Force Academy
conseiller juridique à Ronald Rea- de Colorado Springs.
gan durant l’épisode de l’Irangate. 2005 Il crée la
Cela ne l’empêche pas de reprocher Fondation pour la liberté
à l’ancien président d’avoir entre- religieuse dans l’armée
et porte plainte
bâillé les portes de l’armée aux chré- contre l’armée de l’air
tiens évangéliques. Mais il en veut pour prosélytisme.
surtout à George W. Bush, qu’il 2006 Sortie de son
accuse de leur avoir ouvert les portes livre With God on Our
en grand. Bush, dit-il, est un “être Side – One Man’s War
humain suboptimal”. Parmi les sym- Against an Evangelical
pathisants de la Military Religious Coup in America’s
Freedom Foundation, on trouve des Military (Dieu est
réfugiés des années Bush, comme à nos côtés – Le combat
David Iglesias (un des procureurs d’un homme contre
un coup de force
d’Etat révoqués en 2007) ou l’am- des évangéliques dans
bassadeur Joe Wilson (le mari de l’armée américaine).
Valerie Plame, l’agente de la CIA 2007 Il intente
contrainte de démissionner après une action en justice
que son identité a été révélée). contre le Pentagone.
“Beaucoup des faits que m’a rapportés
Mikey m’ont paru extrêmement troublants du point de vue
constitutionnel”, explique David Iglesias, lui-même chré-
tien évangélique. Joe Wilson, pour sa part, pointe cer-
taines implications liées à la sécurité. “Ils font du pro-
sélytisme non pas au nom de la Constitution des Etats-Unis
et des intérêts du pays, mais en vertu d’une sorte de vision
fanatique de la fin des temps. Ils utilisent l’armée des Etats-
Unis pour atteindre leurs objectifs”, assure-t-il. Pour Wein-
stein, le combat a pris dès le départ une tournure per-
sonnelle. En 1973, au cours de sa première année à
l’Air Force Academy de Colorado Springs, il trouvait
fréquemment des messages antisémites dans sa
chambre. Il avait pratiquement oublié ces incidents
lorsque son fils Curtis entra à son tour à l’Air Force
Academy en 2003 et découvrit que l’antisémitisme s’y
était propagé. Des cadets et des officiers ont adressé
32 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
à huit ou neuf reprises des remarques antisémites à son
fils Curtis durant sa première année à l’académie. Il
affirme même que, pendant un match de football, un
cadet lui a demandé ce que ça lui faisait de savoir qu’il
avait tué Jésus-Christ.
Mikey Weinstein tenta de collaborer avec la direc-
tion de l’académie afin d’assainir la culture religieuse
de l’établissement, mais il se heurta à l’indifférence des
généraux. C’est alors qu’il renonça à la diplomatie et
créa sa fondation. Au départ, en 2005, elle ne comp-
tait que 2 membres et opérait à partir de son propre
domicile. Aujourd’hui, la fondation fait travailler l’équi-
valent de 25 salariés à plein temps. A la suite des cam-
pagnes qu’il a menées, l’armée de l’air a lancé une
enquête sur l’académie de Colorado Springs. Cette
enquête a corroboré de nombreux faits dénoncés par
la fondation : le capitaine de l’équipe de football avait
effectivement accroché dans les vestiaires une bande-
role portant l’inscription : “Equipe de Jésus”. Le géné-
ral de brigade Johnny Weida avait bien enseigné à sa
classe comment faire un “J comme Jésus”, tandis que
250 enseignants et officiers avaient signé dans le bul-
letin de l’académie une pétition déclarant : “Nous croyons
que Jésus-Christ est le seul véritable espoir du monde.”
Depuis, l’académie a institué une session obliga-
toire portant sur la sensibilité religieuse, un conseil œcu-
ménique des cadets et publié une brochure sur la reli-
gion à l’intention des commandants militaires. Mais
cela n’a pas empêché l’académie de former une ou deux
générations de chrétiens évangéliques qui propagent
en toute impunité leur foi dans l’ensemble de l’Air
Force, affirme Mikey Weinstein. Il en veut pour preuve
la base aérienne Wright-Patterson, dans l’Ohio, à côté
de laquelle, selon lui, Colorado Springs fait figure de
repaire de l’ACLU [American Civil Liberties Union,
Organisation américaine pour les libertés civiques]. Il
raconte par exemple que, à l’occasion d’une cérémo-
nie organisée pour un départ à la retraite, un lieute-
nant-colonel a ouvert une bible sur l’estrade et pro-
fité de l’occasion pour faire un sermon.
Mikey Weinstein poursuit sa lutte avec détermi-
nation. En octobre 2007, il est retourné à l’acadé-
mie de l’Air Force de Colorado Springs pour la
30e réunion annuelle de sa promotion. Il était chargé
de prononcer l’introduction. A peine avait-il commencé
à parler qu’un condisciple s’est levé et a lancé : “Jésus-
Christ !” Imperturbable, il a poursuivi son discours.
En novembre, ses adversaires ont découvert qu’il avait
organisé une réunion de collecte de fonds au profit de
sa fondation au domicile de la militante Jodie Evans,
à Los Angeles.
Quelques jours après, Jodie Evans recevait un cour-
rier la menaçant d’un attentat. Weinstein a abandonné
depuis longtemps l’espoir de voir les évangéliques au
sein de l’armée devenir plus tolérants ou moins mili-
tants lorsqu’on leur oppose une argumentation calme
et logique. La Constitution, dit-il, est la seule arme
qu’on peut utiliser contre eux, et il pense que c’est une
arme puissante. “Si vous n’êtes pas d’accord avec moi,
leur dit-il souvent, vous n’avez qu’à aller le dire devant
un juge.” Josh Harkinson
898 p32-33 weinstein:Mise en page 1 14/01/08 18:45 Page 33

●
Lucian Perkins/The Washington Post

▲ ■ Mikey Weinstein ◀ ■ La jaquette

en 2006. du jeu vidéo
Left Behind
◀ ■ Des cadets dans lequel les soldats
de l’Air Force Academy du Christ traquent
de Colorado Springs des ennemis
lors de la cérémonie qui ressemblent fort
de fin d’études à des casques bleus
en mai 2007. onusiens.

▶ ■ L’emblème
ipa
Cherie A. Thurlby/DOD/Sipa

de la 523e escadrille
AP-S

de chasse
de l’Air Force.
Tous les symboles
des croisades
y figurent.

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 33 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898 p34-35:Mise en page 1 15/01/08 12:25 Page 34
POLÉMIQUES AUTOUR DE “LUST CAUTION”
Passions chinoises
YAZHOU ZHOUKAN (extraits)
Hong Kong
S
orti en Chine à l’automne 2007, le film Lust
Caution (le titre chinois Se, jie peut se traduire par
“plaisir, défiance”), du réalisateur taïwanais Ang
Lee, a fait l’objet d’un feu exceptionnellement
nourri. Venues de Chine populaire, de Taïwan, de Hong
Kong et des communautés chinoises d’outre-mer, de
nombreuses critiques se sont élevées dans la presse pour
dénoncer ce qu’elles appellent “une apologie de la traî-
trise à la nation chinoise” et une “déformation de la pensée
du grand maître de la littérature Eileen Chang (Zhang
Ailing)” [l’auteur du roman éponyme, qui a inspiré le
scénario – vient de paraître aux éditions Robert Laffont].
Sur le site d’Utopia*, haut lieu de la gauche en
Chine populaire, Huang Jisu, l’auteur de la pièce de
théâtre Che Guevara [succès des planches pékinoises
en l’an 2000, voir CI n° 514, du 7 septembre 2000],
a déchaîné sa plume contre Ang Lee, écrivant notam-
ment : “La Chine est désormais debout, mais des gens
comme Ang Lee s’agenouillent toujours !” Quelques étu-
diants pékinois ont même écrit au ministère de la
Culture pour réclamer l’interdiction de cette “œuvre
d’un traître”. A Taïwan, les médias favorables à l’in-
dépendance ont affirmé qu’Ang Lee [qui est né dans
l’île en 1954 dans une famille originaire de la province
chinoise du Jiangxi] avait tourné là “une histoire de
Chinois durant la guerre de résistance [contre le Japon]”
qui témoignait de son “complexe de la Grande Chine”
[idée en vogue fondée sur l’unité de destin du peuple
chinois, au sens culturel du mot, et qui implique poli-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
Le dernier film d’Ang Lee,
qui sort cette semaine en France,
suscite des réactions enflammées
en Chine comme à Taïwan.
Un magazine de Hong Kong
nous explique pourquoi.
tiquement la réunification entre Taïwan et le continent]
et d’un “manque d’amour pour Taïwan”.
Il n’y a sans doute pas de film qui ait suscité des
réactions aussi différentes. Considéré par les tabloïds
et par de nombreux lecteurs comme “érotique” et “osé”,
ce film à l’intrigue sentimentale fouillée est en fait un
film riche en éléments historiques. Il bouscule la ver-
sion historique des événements qui a été jusqu’ici
présentée à la fois par le Parti démocratique pro-
gressiste [DPP, indépendantiste, au pouvoir actuel-
lement à Taïwan], le Parti communiste chinois [PCC,
au pouvoir actuellement en Chine] et le Parti natio-
naliste [Kouomintang, au pouvoir en Chine à
l’époque de la guerre sino-japonaise, puis à Taïwan
après sa défaite face aux communistes, aujourd’hui
favorable à la réunification]. Bref, cette œuvre dépasse
nettement la question de l’amour charnel qui acca-
pare l’attention des spectateurs.
C’est avec Le Secret de Brokeback Mountain qu’Ang
Lee a assis sa position de grand réalisateur de niveau
34 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
Chan Kamm Chuen
mondial ; mais c’est avec Lust Caution qu’il déploie vrai-
ment tout son talent. A travers la petite histoire du pro-
fond et inextricable attachement de deux êtres par le
biais de l’amour charnel, qui constitue la forme la plus
intime des relations individuelles, il nous révèle la grande
histoire des rapports qui lient le sort d’une nation à
celui d’une époque. Ce recours à la petite histoire pour
appuyer la grande transforme ce film en un faisceau lumi-
neux qui éclaire les recoins obscurs de l’Histoire et met
en lumière les points faibles de la nature humaine, avec
une extraordinaire force novatrice.
En 2006, quand Ang Lee était rentré à Taïwan
auréolé de son oscar de meilleur réalisateur, il avait été
reçu par le président de la République, Chen Shui-
bian, qui l’avait décoré. Mais, l’an dernier, quand il est
revenu avec le lion d’or décerné à Venise pour Lust
Caution, il n’a eu droit à aucune réception officielle ;
bien au contraire, il a immédiatement été en butte aux
critiques des médias du clan vert [pro-indépendan-
tiste], qui reprochent à son film d’être un “film de
Chinois”, au motif que ses acteurs y parlent manda-
rin, cantonais, shanghaïen, anglais, mais pas [le dia-
lecte minnan] taïwanais !
En fait, l’attitude hostile du clan vert s’explique
par le fait que le film porte principalement sur les
huit années de guerre antijaponaise, un drame natio-
nal qui cristallise les émotions des Chinois du monde
entier. Le film recrée l’atmosphère de l’époque de
façon très émouvante. L’intrigue se situe en 1940,
alors que la guerre de résistance dure depuis déjà
trois ans et que plus de la moitié du territoire est
tombée aux mains du Japon – soit un an avant que
l’armée japonaise n’envahisse Hong Kong.
898 p34-35:Mise en page 1 15/01/08 12:25 Page 35
Quand le personnage joué par Tang Wei crie le slogan
“La Chine ne peut pas périr !” dans une scène qui se
déroule dans l’amphithéâtre Loke Yee Hall de l’uni-
versité de Hong Kong, toute l’assistance, sous le coup
de l’émotion, se lève d’un seul homme et reprend : “La
Chine ne peut pas périr !” Il ne s’agit pas là d’un slo-
gan politique ordinaire, mais de quelque chose qui ren-
voie au sort tragique de centaines de millions de Chinois
ces années-là. De plus, cette évocation historique met
le doigt sur l’origine de la question actuelle de Taïwan
[résultant de la rupture entre le Kouomintang et le PCC
après la victoire commune contre le Japon]. Elle
rappelle également que la libération du joug colonial
japonais à Taïwan [imposé en 1895] est également due
à la victoire de la guerre de résistance contre le Japon
sur le continent chinois [la Chine a récupéré Taïwan en
1945]. Si l’on ne comprend pas ce drame de la Chine
[la souffrance commune face à la domination japo-
naise], on ne peut pas comprendre la nature des rela-
tions actuelles entre Taïwan et le continent, ni pour-
quoi la majorité des Chinois du monde entier sont
contre l’indépendance taïwanaise.
Chan Kamm Chuen
Ang Lee ne parle jamais beaucoup de politique.
Mais il a précisé sa pensée dans le discours de remer-
ciement qu’il a prononcé après avoir reçu les prix du
meilleur réalisateur et du meilleur scénario pour Lust
Caution, au Golden Horse Festival and Awards 2007
[un festival taïwanais qui récompense les meilleurs
films en langue chinoise]. Dans ce texte, il a souligné
la nécessité pour Taïwan d’accorder beaucoup d’im-
portance aux traditions culturelles ; et il a affirmé
tout son attachement à la culture chinoise, ainsi que
sa quête d’une “Chine culturelle”, montrant à cette
occasion l’absence de conflits entre son “amour pour
Taïwan” et son “cœur chinois”. Disant cela, il va à
l’encontre des thèses pro-indépendantistes, selon les-
quelles on ne peut être “chinois” quand on est “taï-
wanais” et qui veulent que tous ceux qui se préten-
dent “chinois” sur l’île de Taïwan doivent “foutre le
camp en Chine”.
Le film va tout autant à l’encontre des thèses du
Parti communiste. Car les personnages positifs
du film ne sont pas des membres du PCC mais
des “agents secrets nationaux”, membres du
Kouomintang. Le cinéma chinois a certes commencé
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
à présenter une image de l’armée nationaliste un peu
moins caricaturale, mais il aura fallu attendre Lust
Caution pour voir réfuter la version communiste offi-
cielle. Ang Lee montre des agents secrets du
Kouomintang tenant tête à l’ennemi japonais et n’hé-
sitant pas à mourir pour leur patrie. Voilà qui trans-
forme complètement l’image du Kouomintang, noir-
cie depuis un demi-siècle en Chine populaire !
Autre point de divergence avec les thèses du
Kouomintang, la présentation faite du gouvernement
de Wang Jingwei [sous contrôle japonais entre 1940
Chan Kamm Chuen
et 1945]. On découvre dans le film les zones grises
de ce pouvoir. Il est impossible d’occulter ce régime
qui a duré cinq ans, en lui collant simplement l’éti-
quette de “traître à la nation chinoise”, sans enquêter
davantage sur les relations secrètes qu’il entretenait
avec le Kouomintang et sans étudier en profondeur
les conditions de vie réelles de la population en zone
occupée. Le film ouvre un grand chapitre de
l’Histoire, longtemps laissé fermé par le
Kouomintang, et permet au public, à travers le per-
sonnage incarné par Tony Leung, de découvrir ces
◀◀ ▲ Scènes
du film.
◀ Ang Lee sur
le tournage.
pans de l’Histoire occultés et simplifiés tant par le
Kouomintang que par le PCC.
Dans ce film, Ang Lee s’attache surtout à resti-
tuer la nature humaine dans sa réalité, à recréer l’at-
mosphère de l’époque et à découvrir ces natures
humaines jusque-là sans faille. C’est sans doute pour-
quoi il a demandé à ses acteurs de lire le livre de
Jin Xiongbai, qui fut fonctionnaire du gouvernement
de Wang Jingwei. Son âme artistique sensible lui a
permis de découvrir que les êtres humains, pris en
tenaille entre le pouvoir et leur époque, pouvaient
faire jaillir une énergie différente et exprimer une ten-
sion dramatique extraordinaire, ce qui donne à ses
personnages un charme infini.
Le charme de Lust Caution réside dans son dépas-
sement du stade de l’amour charnel. Avant même sa
projection, la presse à sensation faisait ses choux gras
de la scène de sexe acrobatique du “trombone”.
Cependant, la grande majorité des spectateurs, après
avoir vu le film, ont estimé qu’il n’y avait là rien de
pornographique. Aussi intenses que soient les ébats
amoureux, ils ne sont qu’un jeu concernant le des-
tin de deux individus, alors que le contexte général
35 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
●
culture
de Lust Caution est un échiquier où se joue le sort de
plusieurs millions de Chinois sur le point de devenir
un peuple asservi. Une jolie étudiante, se sacrifiant
corps et âme, avance pas à pas sur un chemin à haut
risque. Elle parvient presque à ses fins en séduisant
l’espion, le “traître à la nation chinoise”, en le liant à
elle non seulement sous les draps, mais aussi en jetant
le trouble dans son esprit. Lorsque ce dernier com-
met des assassinats ou interroge des prisonniers, lors
des scènes les plus sanglantes, il pense encore à sa
beauté et respire son parfum. Mais l’amour de cet
homme rend également cette femme dépendante de
cet amour, la faisant finalement échouer sur le fil.
Partagée entre peur et haine, elle sombre dans
le tourbillon du désir, ce qu’elle paie finalement de
sa vie. En fait, Ang Lee boit la coupe de l’amour char-
nel pour dissiper la tristesse que lui inspirent les évé-
nements historiques et la nature humaine. Il met
en scène un amour vécu dans la peur et une peur
vécue dans l’amour. C’est là un thème cher au prix
Nobel de littérature Gao Xingjian dans Le Livre d’un
homme seul, où il aborde la question des relations dia-
lectiques entre le sexe et la peur, les deux moteurs
sentimentaux les plus puissants de l’espèce humaine.
Ang Lee s’affranchit également des limites d’Eileen
Chang, dont le court roman sert seulement à don-
ner les grandes lignes du scénario. Celui-ci, élaboré
par Ang Lee en collaboration avec les scénaristes Wang
Huiling et James Schamus, l’enrichit de nombreux
détails concrets et scènes vivantes, qui donnent à l’his-
toire davantage de volume, de substance et de charge
émotionnelle.
Plus important encore, le film d’Ang Lee creuse
davantage l’aspect historique et pousse plus loin la
réflexion que l’ouvrage d’Eileen Chang ; il montre
mieux l’écheveau complexe de la nature humaine et ses
conflits. Plusieurs dialogues remarquables du scénario
surpassent en qualité l’œuvre originale. Par exemple,
quand Tang Wei et Tony Leung se donnent rendez-vous
dans un restaurant japonais fréquenté par les soldats
de l’armée impériale et que, pour échapper au harcè-
lement sexuel des officiers japonais (qui la prennent
peut-être pour une fille de joie), Tang Wei se réfugie
dans une chambre avec Tony Leung et lui lance : “Je
sais pourquoi tu m’as emmenée ici. C’est parce que tu me
considères comme une prostituée.” Ce à quoi Tony Leung
répond : “Si j’ai pu t’emmener ici, c’est parce que je sais
me prostituer mieux que toi !” Ce genre de dialogue per-
met de mieux comprendre le monde intérieur de ce
“traître à la nation chinoise” et montre combien les
deux personnages rivalisent de vivacité d’esprit. On
peut dire que la force dramatique est parfaite et que le
film recèle une intensité dramatique que n’a pas le livre.
Yau Lop Poon**
Voir aussi l’article consacré à la victoire du Kouomintang
aux élections législatives à Taïwan, page 18.
* <http://www.wyzxsx.com>.
** Rédacteur en chef de Yazhou Zhoukan.
898p36-38:Mise en page 1 14/01/08 18:48 Page 36

enquête ●

UNE PAGE D’HISTOIRE SULFUREUSE

Quand Davos était un nid nazi

DIE ZEIT
Hambourg
Connue pour son forum à préparer l’occupation de la Ruhr, zone démilitarisée.
Un an plus tard, en janvier 1937, au terme d’un pro-
annuel, la très bourgeoise

C
cès suivi par le monde entier, le jeune étudiant de 28 ans
haque année, Davos se transforme en “village mon- est reconnu coupable de meurtre par le tribunal can-
dial” à l’occasion du Forum économique mon- station suisse a un passé tonal de Coire et condamné à la peine maximale de
dial, probablement la plus connue des tables dix-huit ans d’emprisonnement, jugement confirmé
rondes. Chaque année, près de 2 000 décideurs, mouvementé. Récit sur par la justice centrale (Frankfurter sera gracié et expulsé
experts, hommes politiques et représentants syndicaux de Suisse en 1945, et mourra en 1982 à Tel-Aviv).
venus de toute la planète s’y retrouvent. C’est l’Al- quelques épisodes oubliés. Craignant des représailles de l’Etat allemand, les auto-
lemand Klaus Schwab – Suisse d’adoption – qui a eu rités suisses ne tiennent pas compte des motivations
l’idée de choisir cette station de sports d’hiver de sont liées à un autre citoyen allemand,Wilhelm Gustloff. politiques du jeune homme, notamment son désir de
10 000 habitants, dans le canton des Grisons, comme Chef du parti nazi en Suisse, il meurt le 4 février 1936, venger les persécutions infligées aux Juifs d’Allemagne.
lieu de rendez-vous de la grande famille du capitalisme. dans son salon, sous les balles d’un étudiant en méde- Il n’est pas question de provoquer le puissant voisin
Cela fait trente-sept ans que l’ancien professeur d’éco- cine juif, David Frankfurter. A l’époque, la station ther- allemand, et l’on juge préférable de fermer les yeux sur
nomie et conférencier organise le forum de Davos. male fait figure d’avant-poste du nazisme en Suisse, au la présence et les activités des nazis dans la région.
Sa liste d’invités rassemble tout le gotha du moment point qu’un journal local se demande avec ironie : Le IIIe Reich éleva Wilhelm Gustloff au rang de
– Bill Gates, Bill Clinton, Colin “Davos est-il en Suisse ?” Fils d’un rabbin originaire de martyr. Hitler fit organiser en son honneur une somp-
Powell,Yasser Arafat, Shimon Peres, ■ ▼ Le gouverneur Croatie, le jeune terroriste se rend aux forces de police tueuse cérémonie funèbre dans sa ville natale de
Tony Blair... Toute l’élite politique de Mainfranken immédiatement après le meurtre et déclare : “Je ne pou- Schwerin, alors qu’au sein même du parti nazi bon
(Basse-Franconie)
et économique y est allée. Personne tient un discours vais pas faire autrement. Cette balle aurait dû tuer Hitler, nombre de hauts responsables n’avaient pas la moindre
n’a jamais décliné l’invitation du devant la colonie c’est à lui qu’elle était destinée.” La presse allemande ne idée de qui était ce nouveau “martyr mort pour
professeur Schwab à venir propo- allemande tarde pas à reprocher aux journaux suisses de gauche l’Allemagne”. Aujourd’hui encore, le nom de Wilhelm
ser des solutions pour sauver le de Davos le jour leur attitude critique envers les nazis et les accuse d’être Gustloff évoque moins le dignitaire nazi que le paque-
monde, et, accessoirement, à profi- de l’anniversaire responsables de l’attentat. Hitler dénonce la “juiverie bot du même nom, qui fut coulé en mer Baltique à
ter du bon air de la montagne. d’Hitler. mondiale” mais n’insiste pas, probablement trop occupé la fin de la Seconde Guerre mondiale par un sous-marin
Klaus Schwab n’est pas le pre-
mier Allemand à s’être illustré dans
l’histoire de Davos. Le premier
homme ayant contribué à faire de
ce petit village rural de la vallée de
Landwasser une riche station ther-
male était lui aussi d’origine ger-
manique. Il s’agissait du jeune
médecin Alexander Spengler, acteur
de la révolution allemande de 1848
et réfugié en Suisse. C’est après
avoir observé les effets bénéfiques
du climat de la haute montagne sur
les malades atteints de tuberculose
qu’il fonde, avec le Néerlandais
Willem Jan Holsboer, le premier
sanatorium de Davos.
A partir de 1865, les Allemands
viennent toujours plus nombreux
séjourner dans cette station ther-
male en pleine expansion ; ils repré-
sentent près du tiers des 11 000
curistes présents à la veille de la
Première Guerre mondiale. Parmi
eux, l’écrivain Thomas Mann, qui
va immortaliser l’atmosphère de la
ville thermale dans son roman La
Montagne magique. Pendant la
guerre, la Croix-Rouge envoie des
patients allemands suivre des cures
à Davos. Dans les années 1920,
la station accueille des célébrités
comme Albert Einstein pour des
colloques internationaux. Erich
Dokumentationsbibliothek Davos

Maria Remarque flâne dans les rues

de la ville pendant que le peintre
Ernst Ludwig Kirchner travaille
dans son atelier situé non loin de là.
Certaines pages sombres de
l’histoire de Davos et de la Suisse

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 36 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p36-38:Mise en page 1 14/01/08 18:48 Page 37
Song Lidong/Xinhua/WPN
soviétique, avec à son bord plusieurs milliers de réfu-
giés en provenance de Prusse-Orientale. Gustloff s’était
fait remarquer dès 1932 par les autorités suisses pour
Le chef du parti meurt
son activisme zélé. C’est en 1917 que ce jeune ban-
quier du Mecklembourg, alors âgé de 22 ans et souf-
frant d’une maladie respiratoire, était arrivé dans la
station. En plus de son travail à l’Institut météorolo-
gique, Gustloff, grand admirateur du Führer, s’était
lancé avec fièvre dans l’organisation d’une commu-
nauté allemande nazie en Suisse. Chef du bureau local
du parti en 1931, il était devenu un an plus tard res-
ponsable de la section suisse.
A cette époque, l’ensemble des médecins, soignants,
infirmières et commerçants allemands établis dura-
blement à Davos forment une véritable colonie d’en-
viron 1 500 personnes. Beaucoup sont employés dans
les établissements de soins allemands, au sanatorium
militaire ou dans le sanatorium Fridericianum, fondé
en 1878 pour accueillir des enfants allemands. Un éta-
blissement qui a pour devise : “Guérir et prendre de la
force pour ma patrie”. Dans ce contexte, les efforts de
Gustloff ne tardent pas à porter leurs fruits. Dans son
journal, Der Reichsdeutsche, le “dictateur de Davos”
– comme le surnommeront les journaux suisses à la fin
de la guerre – transmet ses instructions à ses partisans.
Fidèle au principe d’autorité du chef, Gustloff compte
moins sur le bon vouloir des habitants que sur la
contrainte. Grâce à la bienveillance des autorités locales,
il se procure les adresses des nouveaux venus allemands,
qu’il incite à participer aux réunions du parti. Ceux qui
refusent de rejoindre les organisations du parti peuvent
s’attendre à avoir des ennuis avec le Reich à leur retour
au pays. Les Allemands désireux d’étudier en Suisse
doivent remplir les questionnaires de Gustloff et clari-
AKG Images
fier leur attitude envers le IIIe Reich. A Davos, Gustloff
espionne les résidents allemands insensibles aux sirènes
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
nazies, leur suggère d’éviter l’hôtel ■ ▲ Davos en hiver,
géré par une famille juive et agit aujourd’hui.
contre les immigrés et les curistes ■ ◀ Publicité
sous les balles juifs. Les commerçants qui refusent pour la ville
de vendre des produits allemands de Davos en 1927.
“La voie de la force
d’un étudiant juif sont boycottés. Le “Führer des et de la santé passe
Alpes” fait défiler des bataillons des par Davos.”
Jeunesses hitlériennes et bénit en
public des drapeaux frappés de la croix gammée, au
son du Horst-Wessel Lied [hymne officiel des SA]. Entre
1932 et 1937, le parti enregistre 189 nouvelles ins-
criptions et des dizaines de jeunes rejoignent les
Jeunesses hitlériennes ou les clubs sportifs nazis. Dès
1934, près de 5 000 des 134 000 Allemands résidant
en Suisse – adultes et enfants confondus – sont membres
d’une des 41 organisations nazies dirigées par Gustloff.
De nombreux Allemands ne goûtent guère la pré-
sence des nazis dans leur contrée d’adoption et quit-
tent les “sources d’Hitler” (comme ils surnomment
la ville de Davos), où le salut hitlérien est devenu mon-
naie courante, pour se mettre en quête d’autres lieux
de repos, loin des croix gammées, des discours de pro-
pagande et des persécutions quotidiennes dont leur
patrie est devenue le théâtre. Les notables de la ville
thermale adoptent une attitude de neutralité. Car la
crise économique de 1929 a frappé de plein fouet la
riche station thermale : le nombre de curistes a été divisé
par deux en l’espace de trois ans. A partir de 1933,
les entrepreneurs allemands donnent un nouveau souffle
à la ville en transformant les vieux sanatoriums de luxe
en établissements “pour le peuple” et en attirant dans
la vallée du Wasserland une nouvelle clientèle. Pendant
la Seconde Guerre mondiale, le IIIe Reich enverra en
cure à Davos des milliers de blessés de guerre.
Gustloff et ses puissants alliés parmi les médecins
des sanatoriums allemands n’hésitent pas à extorquer ▶
37 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898p36-38:Mise en page 1 14/01/08 18:48 Page 38
re p o r t a ge
Quand Davos était un nid nazi
▶ des biens au nom de la Winterhilfswerk [quête pour
les secours d’hiver] et utilisent la loi allemande sur la
“sécurité du parti et de l’Etat” pour mettre au pas toute
la vie associative allemande de Davos. Le chef du can-
ton ne semble guère s’en inquiéter. “Grâce à cette stra-
tégie de neutralité”, explique-t-il en 1935 à l’attention
de la communauté allemande, “notre station thermale
aura les moyens d’assurer sa survie et de préparer un ave-
nir meilleur”. C’est également au nom de la neutralité
que sera fermé le célèbre cabaret du Moulin à poivre
d’Erika Mann, dont l’activité pouvait nuire aux bonnes
relations avec la communauté allemande.
L’assassinat de Gustloff et la réaction de la presse
allemande donnent quelques sueurs froides aux diri-
geants suisses. En février 1936, les autorités de Berne
interdisent les associations nazies sur le territoire de la
Confédération. Plusieurs hauts responsables du parti,
qui auraient été considérés comme de “hauts digni-
taires” dans leur mère patrie, se voient interdire toute
activité politique en Suisse. Mais les valeureux des-
cendants de Guillaume Tell font marche arrière un
an plus tard et autorisent Hans Sigismund Freiherr von
Bibra, membre de la délégation diplomatique du Reich,
à rouvrir la section suisse du parti nazi. Protégé par son
immunité diplomatique, von Bibra achève l’œuvre de
Gustloff, créé de nouvelles organisations nazies et aug-
mente le nombre d’adhérents du parti en menaçant les
expatriés de les déchoir de leur nationalité.
Georg Böhme, l’ancien collègue de Gustloff à
l’Institut météorologique – qui lui a succédé à la tête
Courrier international
de la section locale du parti –, se distingue lui aussi par
son zèle. Il organise des exercices de tir pour les
Allemands de Davos et, avec l’aide d’un complice, se
sert pendant trois ans d’un émetteur pour transmettre
au Reich des informations sur les expatriés allemands.
Soupçonné d’espionnage, Böhme profite de l’hésita-
tion des autorités suisses pour quitter le pays. Son opé-
rateur radio sera condamné à vingt ans de réclusion.
Après l’offensive militaire du printemps 1940 contre
la France, les Suisses s’inquiètent d’une possible agres-
sion allemande. L’administration renforce donc son
dispositif pour écarter les risques de trahison. L’ennemi
intérieur, c’est le Front national [helvétique], qui s’est
créé à côté des formations nazies [des ressortissants
allemands]. Plusieurs grandes villes ont vu naître depuis
1933 des groupes d’extrême droite. Des hommes
comme Robert Tobler, avocat et homme politique au
plan local et fédéral, Alfred Zander, journaliste féroce-
ment antisémite du journal d’extrême droite Eiserner
Besen, ou encore Rolf Henne, avocat et chef du Front
national, font figure d’agitateurs professionnels et atti-
rent les foules.
Le nazisme allemand offre un modèle idéologique
à ces groupes souvent dirigés par de jeunes intellec-
tuels : rejet de la démocratie, autorité du chef par rapport
au principe typiquement suisse de collégialité, théorie
raciale et antisémitisme constituent les valeurs fonda-
trices du Front. Jusqu’à son interdiction, en juillet 1943,
et alors que certains de ses membres ont déjà été
condamnés à mort ou accusés d’espionnage et de haute
trahison, l’extrême droite alourdit fortement le cli-
mat politique intérieur. Si les fascistes suisses ne peu-
vent se targuer d’aucune grande victoire électorale, cer-
tains groupes frontistes rassemblent toutefois jusqu’à
10 % des voix dans les villes frontalières de Schaffhausen
et de Saint-Gall, dans le canton de Zurich, et envoient
des élus à l’assemblée cantonale.
Suivant le modèle allemand, l’extrême droite suisse
se compose de petits groupes indépendants qui n’hé-
sitent pas à recourir à la violence. Cela va d’explosions
de faible ampleur à des démonstrations de force avec
torches et flambeaux. A Zurich, le Front issu du Parti
libéral indépendant appelle au boycott des commerces
juifs. Le 1er mai 1937, la synagogue de Berne et plu-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
●
sieurs bâtiments publics sont couverts d’inscriptions
telles que “A mort les Juifs !” Une milice appelée Harst,
calquée sur le modèle des SA allemandes, terrorise les
opposants politiques, et, en 1935, le groupe Säntis
empêche à Zurich la représentation de L’Opéra de
quat’sous de Bertolt Brecht, provoquant des heurts vio-
lents avec des militants démocrates et communistes
présents dans la salle.
En règle générale, les nazis allemands résidant en
Suisse restent à l’écart de leurs alliés suisses. Aux débuts
du Front, Gustloff avait tenté de mener des actions com-
munes à Davos. Mais, par la suite, craignant des consé-
quences diplomatiques, il a soigneusement évité toute
ingérence directe dans les affaires intérieures suisses.
Fin 1939, les militaires – à commencer par le com-
mandant en chef de l’armée suisse, le général Henri
Guisan – commencent à se demander si les associa-
tions sportives et les organisations nazies ne constituent
pas une cinquième colonne préfigurant une invasion
allemande. Ils prennent donc des mesures pour mieux
les surveiller. A partir de l’été 1940, toutes les corres-
pondances entrant ou sortant d’Allemagne vont ainsi
être contrôlées par les services
Dokumentationsbibliothek Davos
■ ◀ Wilhelm
Gustloff avec secrets suisses. Après la fuite de
l’attaché Böhmer, la station thermale re-
de l’ambassade trouve un peu de son calme. La
allemande à Berne, presse suisse permet aux expatriés
Ernest allemands d’être mieux informés
von Weizsäcker, sur la réalité militaire que leurs com-
devant la Villa Dora patriotes restés au pays. Si la section
A L L E M A G N E à Davos, après
nazie locale invite encore, le 2 février
FRANCE une réunion
Schaffhausen au Fridericianum.
1945, les habitants à célébrer le
AUTR. Führer, un millier de personnes
■ ▼ Publicité
Zurich manifestent devant le consulat alle-
Saint- pour Davos en 1918.
Gall LI. mand de Davos, le 8 mai 1945, pour
Berne
Davos exiger le retrait des étendards portant la croix gammée.
Coire
Une semaine auparavant, le pouvoir de Berne, enfin
n
S U I S S E Rhi CANTON DES GRISONS ragaillardi, avait ordonné la dissolution immédiate des
P
E organisations nazies. Comme l’a expliqué le jeune his-
S
Rhôn
e torien suisse Urs Gredig dans un ouvrage intitulé
L Pic Gastfeindschaft (publié en 2002), la guerre est à peine
Bermina
Genève 4 049 m finie que les habitants de Davos appellent à une épu-
A ration générale. Il s’agit en effet de rétablir la bonne
ITALIE
réputation de ce qui était devenu un “nid nazi”. Une
0 100 km Abréviations : lettre invite à “jouer cartes sur table et à débarrasser la ville
AUTR. Autriche, LI. Liechtenstein
de ses éléments indésirables”. Les assemblées locales exi-
gent l’expulsion de tous les Allemands – malades et
membres du parti confondus –, ainsi que le châtiment
de tous les collaborateurs.
Il est difficile d’estimer le nombre de personnes qui
ont effectivement quitté le pays à la suite de cette cam-
pagne. Parmi les milliers de patients allemands, bon
nombre n’étaient pas en mesure de se déplacer et seule
une bonne dizaine de nazis ont dû plier bagage, tandis
que quelques autres ont préféré se suicider. En Suisse,
l’épuration des collaborateurs n’a été qu’une masca-
rade. L’Amérique a envoyé des centaines de GI en cure
de repos dans la station thermale, qui ne comptait pas
moins de 19 000 curistes américains dès la fin de l’an-
née 1945. Ce fut bientôt le retour de la clientèle inter-
nationale. Le redressement économique aura coupé
court aux velléités d’épuration du passé nazi.
Mais, pendant l’été 1946, la volonté d’une œuvre
de charité suisse de reprendre la pension du consul
Burchard, autrefois dirigée par les nazis, pour accueillir
des enfants de réfugiés juifs provoque un tollé. “Les
Juifs disposent déjà de cinq établissements comptant près de
250 lits”, se plaignent les représentants des commer-
çants locaux, “et on ne cesse de nous répéter que d’autres
Lordprice Collection/Alamy
négociations sont en cours. Faut-il leur faire une réservation
spéciale ? Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres endroits pour
accueillir et soulager les souffrances des Juifs ?” L’œuvre
de bienfaisance s’obstina et les enfants purent venir.
Davos était de nouveau ouvert à tous. Tobias Engelsing
38 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

PUBLICITÉ
898p40-41-baf:Mise en page 1 15/01/08 10:51 Page 40
■ économie
économie
En Chine,
l’entreprise
individuelle
menacée de 100 dollars le baril,
rien de plus normal
disparition p. 42
ÉNERGIE Si la conjoncture peut
■
expliquer la nouvelle hausse des prix
du pétrole, la vraie raison est ailleurs.
Car, désormais, la demande
mondiale est supérieure à l’offre.
■ multimédia SLATE
Le vrai héros New York et Washington
Q
des jeux,
désormais uand le baril de brut a brièvement
franchi la barre des 100 dollars le
c’est vous p. 43 2 janvier, ce fut en réalité un non-
événement. Après correction de
l’inflation, le prix de 100 dollars en
■ écologie 2008 n’est toujours pas un record his-
Hollywood, torique. D’ailleurs, quelle différence
entre 99 dollars et 100 dollars ? (Celui
un mauvais qui répond 1 dollar, au tableau !)
plan pour En fait, ce chiffre a servi de test
l’environnement de Rorschach [utilisé en psychologie,
p. 44 et selon lequel ce que vous percevez
dans les “taches d’encre” est censé
■ sciences révéler différents aspects de votre per-
sonnalité]. Pour le candidat démo-
Huit millions crate à la présidentielle John Edwards,
d’années, “il ne s’agit que d’un nouvel exemple de
et pas une ride la façon dont la classe moyenne est vic-
time de la cupidité des entreprises”. Pour
p. 45
Karen Matusic, de l’American Petro-
leum Institute [organisme de nor-
malisation privé rassemblant les
groupes pétroliers], le franchissement
du seuil fatidique des 100 dollars
devrait stimuler les efforts d’“explo-
ration de nouveaux gisements de brut et
de gaz naturel. Après tout, 80 % de nos
ressources nationales potentielles ne sont
pas exploitées.”
Selon Bob Dinneen, président de
i n t e l l i ge n c e s
la Renewable Fuels Association [qui
représente l’industrie américaine de
l’éthanol], l’événement souligne l’im-
portance de la législation récemment
adoptée pour subventionner la pro-
duction d’éthanol. Pour le ministre
des Finances, Henry Paulson, c’est
l’occasion de s’émerveiller de la résis-
tance de l’économie américaine. “Si
l’on examine les changements structurels
survenus dans notre économie, on consta-
tera une utilisation plus efficace du
pétrole, lequel a globalement un impact
bien moindre sur notre croissance”,
explique-t-il.
Une centaine de facteurs – per-
turbations de la production au Nigeria,
spéculation à Singapour, faiblesse du
dollar – ont poussé le prix du baril
jusqu’à 100 dollars. Mais on ne risque
guère de se tromper en disant que le
prix atteint le 2 janvier n’était pas direc-
tement dû à la vénalité des patrons
d’ExxonMobil, ni à notre inexplicable
hésitation à effectuer des forages pour
extraire du méthane dans le Grand
Canyon, ni au manque de subventions
pour les projets de transformation du
gras de bacon en carburant. De fait,
cela n’a rien à voir avec ce que font ou
ne font pas les Américains. Comme on
ne cesse de nous le rappeler, les Amé-
ricains représentent 5 % de l’humanité
mais 25 % de l’utilisation mondiale de
pétrole. Les habitudes de consomma-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898
i n t e l l i g e n c e s
●
■ Postérité
Si le baril
de pétrole a atteint
temporairement
100 dollars
le 2 janvier à New
York, c’est grâce
au petit coup de
pouce d’un courtier
indépendant. Alors
que le brut cotait
99,53 dollars,
Richard Arens
a déboursé
100 000 dollars
pour acheter
1 000 barils, soit
le volume minimal
autorisé. Un lot qu’il
a immédiatement
revendu, en perdant
600 dollars tion des Etats-Unis ont traditionnel- ment, il devrait être difficile pour le
au passage. lement eu un énorme effet sur le prix prix du brut d’augmenter, alors que
Le prix à payer mondial de cette matière première. le moteur de l’économie mondiale
pour être le premier
Mais notre poids diminue de plus en tourne au ralenti et risque même de
au monde
plus, sur le plan macroéconomique, lui faire faire machine arrière. Pour-
à acheter du pétrole
s’entend. Le brut s’est négocié 100 dol- tant, c’est exactement ce qui s’est pro-
lars le baril le jour même où l’Institute duit en 2007.
à 100 dollars.
for Supply Manufacturing annonçait Les prix du marché dépendent de
“Il recevra pour cela
que le secteur manufacturier – vous l’offre et de la demande. Et, même
un certificat – qui
savez, celui qui, si gourmand en éner- lorsque la demande stagne aux Etats-
sera sans nul doute
gie, consomme tant de pétrole – s’était Unis, la demande mondiale, elle,
rapidement encadré
contracté en décembre. Théorique- explose. Selon la Banque mondiale,
et exposé”, rapporte
The Wall Street
Journal. Mais,
Les secrets du pic pétrolier
regrette le quotidien,
l’Histoire PRODUCTION
ne retiendra pas
le nom de l’autre
courtier – le
L a hausse sans fin des prix du
pétrole provoque un regain d’inté-
rêt pour la théorie du “pic pétrolier” [oil
réserves pétrolières sont limitées.
Sur un grand nombre des principaux
champs pétroliers dans le monde, la
premier au monde peak] dont les origines remontent à production est d’ores et déjà en baisse,
à avoir vendu 1956. Le géologue Marion King Hub- et le rythme risque de s’accélérer.
du pétrole bert avait alors prédit que la produc- Selon l’un des partisans les plus en
à 100 dollars. tion américaine atteindrait son niveau vue de cette théorie, l’organisation alle-
En faisant maximal vers 1970, ce qui s’est effec- mande Energy Watch Group, la pro-
un bénéfice tivement produit. Dopée par la plus duction mondiale a atteint son pic en
de 600 dollars. forte croissance qu’ait connue l’éco- 2006, et elle diminuera de moitié en
nomie mondiale depuis des lustres, la 2030, au lieu de passer de 85 millions
demande de brut a grimpé en flèche de barils par jour aujourd’hui à 120 mil-
ces dernières années, mais l’offre n’a lions comme il est généralement prévu.
pas suivi, ce qui a conduit aux prix Au Royaume-Uni, la production a cul-
actuels. La flambée des cours a été miné en 1999 avec 3,2 millions de
en partie imputée à la spéculation barils par jour. Elle a ensuite été divi-
comme à la dépréciation du dollar, sée par deux en huit ans à peine. Une
monnaie dans laquelle sont libellés les fois le pic atteint, disent les théoriciens
échanges, mais, pour la plupart des du pic, la production ne se stabilise pas
analystes, elle est la conséquence pendant des dizaines d’années ; elle
d’une poussée de la demande et non chute. Les prix actuels sont une réelle
d’une interruption de l’offre, comme ce incitation pour les producteurs à pom-
fut le cas en 1974 et en 1979. per davantage de brut. D’ici deux à trois
Si la production n’a pas suivi la ans, nous saurons si la production mon-
demande, affirment les théoriciens du diale a vraiment atteint son pic.
pic pétrolier, c’est tout simplement Ashley Seager,
parce qu’elle ne le peut pas. Les The Guardian (extraits), Londres
40 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898p40-41-baf:Mise en page 1 15/01/08
104 pays ont enregistré une croissance
de plus de 5 % en 2006 – un record
des temps modernes –, et la plupart
ont conservé le même rythme tout au
long de 2007. La hausse des prix du
carburant a peut-être poussé les Amé-
ricains à acheter des voitures plus
petites, mais elle n’a pas dissuadé les
entreprises et les ménages d’Asie,
d’Amérique du Sud et d’Afrique d’en-
gloutir du pétrole. Selon l’OPEP, la
demande mondiale en 2007 a crû de
1,4 %, soit 1,2 million de barils par
jour. Mais les Etats-Unis et les pays
industrialisés d’Asie et d’Europe – les
30 Etats membres de l’Organisation
pour la coopération et le développe-
ment économiques (OCDE) – ont
réduit leur consommation. La tota-
lité de l’augmentation de la demande
a donc été imputable aux pays non
membres de l’OCDE.
A l’évidence, la Chine est dans le
coup. En 2007, elle a absorbé 7,6 mil-
lions de barils par jour, contre 5,6 mil-
lions en 2003. En partie grâce à la
croissance économique de ce pays,
l’Asie a dépassé en 2004 les Etats-Unis
comme premier consommateur de
pétrole dans le monde, estime Daniel
Yergin, président du cabinet d’études
SOMMETS
Prix du pétrole en dollars par baril (moyenne mensuelle)
EEn dollars constants (hors inflation)
Sources : “Oil & Gas Journal”, New York Mercantile Exchange, “The Wall Street Journal”
100 Avril 1980
102,81 dollars
2 janvier 2008
80 100 dollars
60
40
20
0 d’argent. Mais cela ne fera pas bais-
1980 1985 1990 1995
I maginez un instant que vous êtes le pilote
de F1 Fernando Alonso. Vous travaillez
dans une entreprise solide, McLaren en
l’occurrence, avec une bonne équipe et de
belles perspectives. Et voilà que débarque
dans votre service un jeune [Lewis Hamilton],
moins talentueux qu’insolent, qui tire tout le
profit de son travail pour son bénéfice per-
sonnel et ne cesse de vous tendre des
pièges pour que vous ayez un accrochage
avec le patron et finissiez par présenter votre
démission. Le “syndrome de Hamilton” est
en passe de devenir une réalité dans la plu-
part des entreprises espagnoles. Il s’agit
d’“employés toxiques”, ces collègues qui
cherchent en permanence le conflit, sèment
la zizanie, créent une mauvaise ambiance
et, le plus souvent, finissent par rafler la mise
en termes de reconnaissance et de promo-
tion, au grand dam du reste de l’équipe.
Aussi étrange que cela puisse paraître, ce
type de personnage est assez répandu. Les
responsables des ressources humaines
10:51 Page 41
Cambridge Energy Research Asso-
ciates, spécialisé dans l’énergie. Mais
la demande explose aussi partout
ailleurs, en particulier au Moyen-
Orient. Les pays qui se sont enrichis
grâce aux pétrodollars ne dépensent
pas seulement leur argent en cham-
◀ Dessin de Pudles pagne et en hôtels de luxe sur la Côte
paru dans d’Azur. Ils investissent massivement
The Economist, dans diverses économies, construisant
Londres. des choses qui consomment beaucoup
d’énergie – tours résidentielles à
Dubaï, pistes de ski couvertes à Bah-
reïn, usines pétrochimiques au Koweït
et en Arabie Saoudite. Par le passé,
l’OPEP pouvait calmer le jeu en déve-
loppant son offre. Mais l’augmenta-
tion de la production de ses membres
ne suffit plus à couvrir leur propre
consommation.
Entre 1997 et 2007, note Daniel
Yergin, les 6 membres moyen-orien-
taux du cartel (Iran, Irak, Koweït,
Qatar, Arabie Saoudite et Emirats
arabes unis) ont pompé 2,5 millions
de barils de plus par jour. Mais, paral-
lèlement, ils en ont utilisé 1,9 million
de plus par jour. Résultat, les trois
quarts de la production supplémen-
taire sont restés dans la région.
Les tendances qui ont dopé la
demande en 2007 restent inchangées.
Selon l’OPEP, la demande mondiale
augmentera de 1,3 million de barils
par jour en 2008, dont 1,1 million,
soit 80 %, rien que pour les pays non
membres de l’OCDE. A elle seule, la
En
E dollars courants
Chine devrait consommer 400 000 barils
de plus par jour. D’après les analystes
de la banque d’affaires Lehman
Brothers, en 2008 les pays de l’OPEP
utiliseront 350 000 barils supplé-
mentaires par jour, soit une hausse de
4 %. Nous ne pouvons rien y faire. En
brûlant moins de carburant, en fai-
sant tourner les usines à plus faible
régime, en redoublant d’efforts pour
économiser l’énergie et pour trouver
des solutions de substitution, nous
économiserons sans doute un peu
2000 2007 ser les prix à la pompe.
Daniel Gross
la vie en boîte
Attention au syndrome de Hamilton !
planchent d’ailleurs déjà sur des moyens de
“chasser” ces tristes individus. La tâche n’a
rien de facile, les employés toxiques affi-
et analyse les problèmes soulevés par ces
“professionnels du désordre”, comme les pré-
sente le responsable du rapport, Paco Muro.
chant généralement d’ex-
cellents résultats profes-
sionnels, au contraire de
leurs victimes, dont le ren-
dement baisse souvent
très sensiblement. Pour
lutter contre ces tra-
vailleurs nocifs, le cabinet
de consultants Otto Walter
a présenté tout dernière-
ment un rapport intitulé
“Quels sont les compor-
tements les plus exaspé-
rants des employés
toxiques ? Tout ce que
les chefs n’avaient jamais
raconté sur leur quotidien”.
Le document recueille les opinions de également caractéristiques. Selon Javier
600 cadres supérieurs et intermédiaires Prado, directeur du développement chez
travaillant dans des entreprises espagnoles Adecco, “si l’entreprise n’a pas de mécanismes
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 41
économie
EN BREF
La livre sterling dégringole ■ En décembre dernier,
A 75,86 pence pour 1 euro, la livre des associations professionnelles
a atteint le 11 janvier son plus bas espagnoles ont organisé
niveau depuis la création de la avec les autorités marocaines
monnaie unique, en 1999. “Symbole le recrutement de 12 000 ouvrières
troublant : cette faiblesse de la livre qui viendront cueillir des fraises
fait passer l’économie française et des oranges en Andalousie
devant celle du Royaume-Uni pour la à partir du mois de février.
première fois depuis 1999”, s’inquiète Elles gagneront 33 euros par jour,
le Financial Times. Le pays est ainsi pour six heures et demie
relégué – au moins temporairement – de travail, annonce Aujourd’hui
à la sixième place mondiale, derrière le Maroc. Pour être sélectionnée,
les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, il fallait être pauvre, venir
la Chine et la France. Depuis la crise d’une zone rurale et, pour limiter les
du crédit de l’été 2007, l’économie risques d’émigration illégale, être
britannique est très affaiblie. mariée et mère de famille.
■ “Il fut un temps où, pendant l’été, Bling-bling
les étudiants américains Aux Etats-Unis, à revenus
étaient payés pour faire le café équivalents, les Noirs dépensent
et ouvrir le courrier des plus riches 30 % de plus que les Blancs
banquiers du monde, à Wall Street. en biens “visibles” (vêtements,
Puis ils le firent gratuitement. voitures et bijoux), constatent
Aujourd’hui, un nombre croissant des économistes dans une étude
d’entre eux paient plusieurs citée par Slate. Cette différence
milliers de dollars pour s’assurer s’explique par les moyens dont
les meilleurs stages”, constate dispose un individu pour affirmer
The Observer, à Londres. son statut social au sein
University of Dreams (Université de sa communauté. Or les Noirs
des rêves), une agence californienne pauvres ont plus de chances
spécialisée, propose des jobs d’été de vivre parmi d’autres Noirs
à Wall Street pour 7 999 dollars pauvres que des Blancs pauvres
(5 400 euros) tout compris. parmi d’autres Blancs pauvres.
Une famille noire gagnant
Tomates chinoises
42 500 dollars par an (le revenu
La Chine est devenue le premier moyen d’un ménage noir dans
exportateur mondial de concentré de les années 1990) peut se distinguer
tomates en gros, annonce The Wall en portant des vêtements
Street Journal. Ses livraisons ont
de marque. Mais, chez les Blancs,
représenté 380 millions de dollars au où le revenu annuel moyen
cours des dix premiers mois de 2007 est de 66 800 dollars, il faut
(+ 43 % en un an). Avec 4,6 millions acquérir de vrais produits de luxe
de tonnes de tomates récoltées pour être remarqué. Un ménage
en 2007, le pays dispute à l’Italie gagnant 42 500 dollars n’en a pas
le titre de deuxième producteur les moyens. Donc il y renonce.
mondial, derrière les Etats-Unis Mais, si tous ses voisins ont un
(10,9 millions de tonnes). Un Chinois revenu équivalent au sien,
consomme en moyenne 600 grammes ce même ménage achètera
de tomates par an, alors autant de biens ostentatoires
qu’un Américain en mange 25 kilos. qu’une famille noire comparable.
pour détecter ce type de dysfonctionnements,
il lui faut compter sur la dénonciation par les
employés”. Une solution que complique “un
On recense grosso modo esprit d’entreprise mal compris, personne ne
sept comportements pou- voulant avoir l’image d’un rapporteur”. Pour
vant permettre d’identifier contourner le problème, Javier Prado
les employés toxiques. Se- recommande de “garantir la confidentialité”,
mer la discorde et tirer au car “un employé en conflit finit par faire des
flanc sont les deux princi- autres de moins bons professionnels”.
pales activités de ces per- A en croire les auteurs du rapport, “quand
sonnages. Ainsi, 62 % des on parvient à éliminer le toxique, on voit véri-
sondés dénoncent les pa- tablement fleurir les vertus du reste de
resseux, qui pour la moitié l’équipe. A l’inverse, si l’on conserve un indi-
“s’emploient délibérément vidu de ce genre, le licenciement devient à la
à perdre leur temps”. Puis longue plus coûteux, les chefs se tournent en
il y a les incompétents, sui- ridicule, et leur autorité et leur crédibilité en
vis de près par les frau- paient le prix, alors qu’ils auraient pu l’éviter.”
deurs. Perte de temps, Des réflexions qui, à coup sûr, trottent depuis
dénigrement des supé- quelque temps déjà dans la tête de Ron Den-
rieurs et arrogance sont nis, le directeur de l’écurie McLaren.
Jesús Bastante, ABC, Madrid
◀ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898p42 e?conomie:Mise en page 1 15/01/08
économie
En Chine, l’entreprise individuelle menacée de disparition
BUREAUCRATIE Le petit commerce
■ la province du Fujian, a diligenté une
étouffe sous les charges et taxes
diverses. Et il doit aussi affronter la
concurrence des marchands du web.
ZHONGGUO XINWEN ZHOUKAN
Pékin
P
lus de vingt ans après le lancement
des premières réformes écono-
miques, les getihu [petites entre-
prises individuelles], symbole de
l’entrée des Chinois dans l’économie
de marché, sont en voie de disparition.
En septembre 2007, l’Administration
d’Etat de l’industrie et du commerce
(AEIC) a publié les chiffres suivants :
de 31,6 millions en 1999, le nombre de
getihu est passé à 25,06 millions à la fin
de juin 2006, soit 870 000 cessations
d’activité en moyenne par an.
Le début des réformes avait été
marqué par l’essor des petits mar-
chands de rue, qui avait pris une valeur
symbolique. A l’époque, dans tout le
pays, on avait vivement encouragé ce
genre d’activités. Mais, à partir de
1998, avec la mise en place d’une poli-
tique de “gestion urbaine”, on a sou-
haité débarrasser les rues des camelots
de toutes sortes. Pour les spécialistes,
la brusque disparition de 6,5 millions
10:43 Page 42
i n t e l l i g e n c e s
●
▶ Dessin de Boligán
paru dans
El Universal,
Mexico.
■ Définitions
Le statut de PME
exclut les
entreprises “gérées de getihu en sept ans constitue un signal statut de société par actions ou de
privativement” d’alarme. Certains l’expliquent par le coopérative. Nombreux sont les cher-
et les entreprises développement du commerce électro- cheurs qui partagent ce point de vue.
individuelles. nique. De plus en plus de petits com- Ainsi, selon le docteur en économie
Ces dernières merçants choisissent d’ouvrir boutique Hu Qianyi, avec le passage d’une éco-
sont astreintes sur le Net, qui leur offre des coûts de nomie de pénurie à une économie de
à “un purgatoire : revient moindres. Cependant, les deux marché concurrentiel, une nouvelle ère
on ne doit plus grands sites chinois de commerce est arrivée, où des profits, même
‘ni parler d’elles, en ligne, Taobao et Eachnet, ne comp- minimes, ont été accumulés. Et, une
ni les encourager, tent à eux deux que 1 million de ven- fois qu’elles atteignent un certain capi-
ni les interdire’”, deurs en tout et pour tout. Même avec tal, les entreprises individuelles pren-
expliquent Thierry les autres sites, on ne retrouve pas les nent la forme de sociétés “gérées pri-
Pairault et Wei Wang 6,5 millions de petits vendeurs. vativement” (siying qiye) [qui peuvent
dans un article Selon le directeur de l’AEIC, Zhou employer plus de sept personnes,
publié en 2005 Bohua, la baisse du nombre de petits contrairement aux getihu]. Toujours
par Techniques commerçants et artisans s’explique sur- selon l’AEIC, fin 2005, il y avait en
financières tout par la tendance de ces derniers Chine 4,3 millions de sociétés privées
et développement. à faire évoluer leur entreprise vers un dûment enregistrées, contre 1,48 mil-
lion en 1999, employant 46,81 millions
de personnes (contre 19 millions alors).
Avec le déclin rapide de l’écono-
mie rurale, les paysans pauvres ont
afflué dans les villes, où ils se sont mis
à gagner tant bien que mal leur vie en
travaillant comme manœuvres, mais
aussi en se mettant à leur compte.
Certes, parmi eux, quelques chanceux
ont réussi leur transformation en petite
société, mais la grande majorité doit
continuer à subvenir péniblement à ses
besoins en suivant la voie de l’écono-
mie individuelle : on parle de “création
d’entreprise de subsistance”. Ce phéno-
mène se limite pour l’essentiel au sec-
teur commerçant et concerne notam-
ment la vente au détail, les prestations
sur mesure, les cours privés, les ser-
vices à caractère social.
UN VRAI TRÉSOR DE GUERRE
POUR L’ADMINISTRATION
D’après une enquête réalisée par l’uni-
versité Qinghua, 90 % des créations
d’entreprises concernent actuellement
des entreprises de subsistance. Leurs
promoteurs sont le plus souvent d’an-
ciens employés licenciés d’entreprises
publiques, des paysans ayant perdu
l’usage de leurs terres ou ne souhaitant
plus rester indéfiniment en milieu rural,
ainsi que des jeunes diplômés ne trou-
vant pas d’emploi.
Liu Xiaoxuan, chercheur à l’Insti-
tut d’économie de l’Académie chinoise
des sciences sociales, observe que, si
l’économie individuelle a du mal
aujourd’hui à assurer la subsistance de
ceux qui s’y engagent, ce n’est pas sans
rapport avec les multiples charges qui
pèsent sur elle. Le Zhongguo Qingnian
bao (“Journal de la jeunesse chinoise”)
rapporte l’affaire suivante : le centre
des impôts nationaux de Gutian, dans
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 42 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
enquête concernant les poissonniers
des marchés de ce district. Ces petits
marchands dont les étals ne dépassent
pas deux mètres doivent payer chaque
mois entre 730 et 780 yuans [de 68
à 73 euros] de charges diverses, dont
seulement 260 yuans d’impôt.
Le reste se décompose en droits de
place, frais de gestion du commerce et
de l’industrie, taxe de salubrité, taxe
du service de contrôle des épidémies,
contribution à la sécurité publique,
contribution à la formation…
NEW YORK A SU PROTÉGER
SES PETITS COMMERÇANTS
Selon l’avocat Guo Shengping, une
grande partie de ces taxes constitue un
véritable “trésor de guerre” pour les dif-
férents organismes de tutelle du com-
merce et de l’industrie. C’est pourquoi
elles sont loin d’avoir été abandonnées
[malgré la publication, en 2005, d’une
circulaire nationale, qui précise qu’une
seule et même politique doit s’appli-
quer aux entreprises publiques et non
publiques, et qui supprime les charges
administratives pesant spécifiquement
sur les petits commerçants et artisans].
Ces diverses contributions figurent au
budget des administrations comme des
recettes propres, et les rémunérations
des fonctionnaires en dépendent. “Les
acteurs les plus faibles du marché nour-
rissent les services gouvernementaux char-
gés du contrôle et de l’application des lois”,
déplore l’avocat.
D’après les chiffres de l’AEIC, le
pays compterait 23 000 centres de ges-
tion du commerce et de l’industrie. La
grande majorité d’entre eux sont im-
plantés dans les petits marchés de pro-
duits agricoles, où se rassemblent mar-
chands et camelots. On recense par
ailleurs plusieurs centaines de milliers
de collecteurs de taxes, ainsi que de
nombreux vacataires qui continuent à
percevoir des “frais de gestion des petits
commerçants et artisans”.
En 2005, le maire de New York a
rejeté le projet de révision des empla-
cements sur les trottoirs afin de garan-
tir aux petits vendeurs la possibilité de
disposer légalement d’une place dans
les rues les plus chères du monde. Mal-
heureusement, en Chine, ce n’est pas
le cas. En juin 2006, pour “normaliser
l’ordre du marché”, le bureau du com-
merce et de l’industrie de Pékin a sus-
pendu les immatriculations commer-
ciales de résidences privées. Pour Zhou
Tianyong, professeur à l’Ecole centrale
des cadres du Parti communiste chi-
nois, c’est un nouveau coup dur pour
les petits commerçants.
Forcé de déménager [vers des bâti-
ments réservés], un vendeur qui débour-
sait jusque-là 5 000 yuans [468 euros]
par mois pour un pas-de-porte devra
consacrer une part bien plus importante
de son budget, déjà très serré, au paie-
ment d’un loyer beaucoup plus cher.
Selon Zhou Tianyong, les règlements
draconiens, les charges écrasantes, ainsi
que l’absence d’aides entravent le
dynamisme des affaires et ne consti-
tuent pas un environnement idéal pour
la création d’entreprise.
Xun Li
898 p43:Mise en page 1 15/01/08 12:23 Page 43

multimédia i n t e l l i g e n c e s
●

Le vrai héros des jeux, désormais c’est vous

JEUX VIDÉO Fini le temps
■
Certains joueurs se sentent cepen-
dant floués. Peter Molyneux, concep-
où le joueur se laissait teur de Fable et de sa suite, qui doit sor-
tir prochainement, raconte que son
conduire. Aujourd’hui, équipe a dû guider certains joueurs dans
les concepteurs laissent ce récit très peu déterminé à l’avance.
“Dans une ramification donnée de l’his-
plus de liberté de choix. toire, on est amené à tuer un dragon, alors
Un bon moyen que, dans une autre, on ne le rencontre
jamais. Certains joueurs enragent quand
de susciter la réflexion. ils en entendent un autre dire : ‘C’était
génial de tuer le dragon !’ alors qu’ils
n’en ont pas vu. Psychologiquement, cela
THE DAILY TELEGRAPH leur donne l’impression d’avoir pris le
Londres ‘mauvais’ chemin”, explique-t-il. Cer-
que représente le choix du joueur et per-
mettre à ce dernier d’orienter l’histoire,
explique Drew Karpyshyn. Nous nous
sommes vraiment attachés à développer
nos techniques permettant de confier aux
joueurs des décisions importantes tout en
les maintenant sur ce que nous appelons
un chemin critique. Nous savons qu’ils
vont tomber sur le grand méchant du jeu
à tel moment et à tel endroit, nous savons
qu’ils rencontreront certains personnages
précis. Mais nous essayons de les laisser
maîtriser les éléments. Nous avons donc
un squelette fixe, que nous ‘habillons’
d’options secondaires.”

C
’est l’une des scènes les plus
spectaculaires de la trilogie Star
Wars. Dark Vador, dont on vient
d’apprendre qu’il est le père de
Luke Skywalker, fait au jeune homme
une offre qu’il ne peut pas refuser :
“Sois mon allié et ensemble nous pour-
rons régner sur la galaxie comme père et
fils.” Mais Luke, en parfait gentil
qu’il est, refuse, se fait trancher la
main et se jette vers la mort – ou
presque. Que serait-il arrivé s’il avait
dit oui ? Jusqu’à une date récente,
c’était le genre de question que se
posaient exclusivement les auteurs
de fanfictions un tantinet obsession-
nelles. Mais ces questions intéressent
de plus en plus les concepteurs de
jeux vidéo. Car, après tout, à quoi
bon donner au joueur toute latitude
pour se déplacer dans le monde que
vous avez créé si ses actes n’ont
aucune influence sur ce monde ?
Pourquoi se limiter à ne raconter
qu’une seule histoire ? Les jeux vidéo
ont toujours été marqués par des tra-
mes narratives à choix multiples ;
chaque écran “game over” offre en
effet une conclusion alternative et
peu agréable à l’histoire du jeu. Et
les concepteurs ajoutent souvent de
petits bonus au dénouement pour
récompenser les joueurs qui termi-
nent rapidement le jeu.
CELA N’EMPÊCHE PAS CERTAINS
JOUEURS DE SE SENTIR FLOUÉS
Mais il s’agit cette fois d’une vraie nou-
veauté : ce sont des jeux que l’on com-
mence comme une page quasi blan-
che et où l’on définit son personnage
(et son destin) par ses propres actions.
Dans Fable [Microsoft], le joueur peut
ainsi incarner un héros imaginaire dont
la réputation, les traits et même l’état
civil évoluent au fil de sa progression
dans le jeu. Star Wars : Knights of the
Old Republic [Lucas Arts Entertain-
ment], qui se déroule des milliers d’an-
nées avant la fameuse confrontation
entre Luke et son père, permet au
Jedi de passer du côté obscur de la
Force – et de prendre tout son temps
pour le faire. Ce type d’interactivité
est précisément ce qui distingue le
jeu vidéo des autres formes artis-
tiques. Pour le critique de cinéma
Roger Ebert, elle en fait un art infé-
rieur dans la mesure où le sérieux
“passe par l’existence d’un contrôle de
l’auteur”. Mais, selon Will Wright,
créateur vénéré de jeux comme Sim-
City et la série des Sims, c’est au
contraire ce qui fait l’intérêt des jeux
tains développeurs contournent le pro- Le choix, estime Peter Molyneux,
blème en proposant de faux choix. Par laisse présager des histoires plus pre-
exemple, dans Medal of Honor : Air- nantes. “Quand on se concentre sur les
borne [Electronic Arts], un jeu sur la choix éthiques, les choix les plus faciles sont
Seconde Guerre mondiale, vous pou- les plus radicaux, du genre tuer ou aider.
vez vous faire parachuter dans le niveau C’est dans les nuances que cela se com-
que vous voulez – mais, à quelques plique : comment puis-je véritablement met-
endroits près, vous vous ferez tuer illico. tre à l’épreuve votre morale ? C’est là que
Il existe toutefois une solution plus l’envergure dramatique et le récit entrent
conventionnelle, et plus satisfaisante, en jeu, précise-t-il. Dans Fable 2, plu-
qu’ont adoptée Fable, Mass Effect tôt que de se cantonner à la simple alter-
et la série à succès The Elder Scrolls native bon-méchant, on est beaucoup plus
[2K Games], sur le mode des livres subtils en termes de cruauté et de gentillesse,
“dont vous êtes le héros”. Si certains avec des moments où il faut être cruel pour
moments du récit sont prédétermi- être bon. Nous voulons vraiment faire réflé-
nés, la façon d’aller de l’un à l’au- chir les gens, qu’ils se demandent : ‘Qu’est-
tre (de même que les caractéristiques ce que je ferais, là ?’” Robert Colvile
du personnage et la méthode choi-
sie) dépend entièrement du joueur. ◀ Dessin de Keiran Doherty paru dans
“Nous voulions apporter cette liberté New Scientist, Londres.
au premier chef. “Les récits linéaires
reposent pour l’essentiel sur l’idée d’em-
pathie. Vous regardez quelqu’un à l’écran
et ce personnage devient pour vous un
substitut émotionnel. Le jeu interactif
repose sur le principe de l’intermédiaire.
C’est vous qui maîtrisez vraiment les
événements, qui d’ailleurs évoluent en
fonction de vos actions”, déclarait-il
récemment lors d’un discours devant
la British Academy of Film and Tele-
vision Arts (BAFTA).
Le dernier titre créé par Will
Wright, qui s’intitule Spore [Electronic
Arts] et qui sera disponible à la fin du
printemps 2008, porte le concept de
choix à son paroxysme. On peut y créer
des extraterrestres qui naissent au stade
de microbes, puis deviennent des orga-
nismes pluricellulaires, puis des créa-
tures douées des cinq sens et, enfin,
des explorateurs spatiaux capables de
conquérir des galaxies. Le joueur maî-
trise la destinée de ces êtres et les aide
à triompher de créatures, nations et
civilisations rivales. Mais un choix si
vaste peut se révéler problématique.
Primo, cela coûte assez cher. “Chaque
choix qui est fait ouvre sur davantage
de choix, qui à leur tour ouvrent sur
d’autres choix, etc. Cela peut prendre une
ampleur infinie”, explique Drew Kar-
pyshyn, auteur principal de Mass Effect
[Microsoft], la toute dernière épopée
de science-fiction à déplacement libre
des créateurs de Knights of the Old
Republic. Et, étant donné les exigences
de la production moderne, cela pose
un vrai problème. “On ne peut pas se
contenter d’écrire une quête annexe qui se
boucle en dix minutes, insiste-t-il. Il fau-
dra des semaines pour l’intégrer au jeu en
raison de tous les domaines qu’elle touche :
graphisme, son, programmation.”

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 43 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

899p44:Mise en page 1 15/01/08 10:56 Page 44

écologie i n t e l l i g e n c e s
●

Hollywood, un mauvais plan pour l’environnement

POLLUTION L’industrie du cinéma
■

figure parmi les plus polluantes.

Mais jusqu’à présent ses responsables
n’ont pas fait grand-chose, à l’exception
de quelques vedettes engagées.

THE INDEPENDENT
Londres

C
haque fois que je me rends sur le ■ ▶Tragédie
lieu d’un tournage, je suis surpris Dans Le Jour
par l’ampleur des dommages d’après, une
qu’on peut causer à l’environne- gigantesque vague
ment dans le seul but de créer du

Rolland Emmerich/Collection Christophel

divertissement. Des acteurs comme
Leonardo DiCaprio, Cate Blanchett,
George Clooney ou encore Harrison
Ford se sont engagés en faveur de
questions écologiques, en apportant
notamment leur soutien à des organi-
sations telles que Greenpeace. Cela a
permis à l’industrie du film de bénéfi-
cier d’une bonne réputation, mais ces
vedettes auraient mieux fait de s’in-
vestir pour rendre plus verte l’industrie
du film elle-même.
Selon une étude menée dans la
région de Los Angeles par l’université
de Californie, l’impact environne-
mental de l’industrie cinématogra-
phique sur la pollution de l’air serait
plus important – proportionnellement
à la taille du secteur – que celui de la
plupart des autres grandes industries,
notamment l’aérospatiale, l’habille-
ment et le secteur hôtelier. Seul le raf-
finage de carburant produirait plus
d’émissions. Les chercheurs ont tenu
compte des émissions directes et indi-
rectes produites par les studios, notam-
ment celles des centrales électriques
qui fournissent l’énergie indispensable
à la création et celles des avions trans-
portant les acteurs et les réalisateurs.
Ces derniers prennent rarement en
compte l’impact environnemental de
leurs activités même si, en réalité, inves-
tir dans certaines mesures pour réduire
les polluants leur permettrait proba-
blement de diminuer leurs dépenses.
Au cours des dernières années, cer-
tains réalisateurs ont néanmoins cher-
ché des solutions pour faire face au
problème – dans presque tous les cas,
leurs films traitaient de sujets envi-
ronnementaux. Par exemple, dans The
Day After Tomorrow [Le Jour d’après],
un brusque changement climatique
déclenche des catastrophes naturelles
un peu partout dans le monde. Le réa-
lisateur, Roland Emmerich, a cherché
déferle sur New York
et en submerge
une partie.
Quelques heures
plus tard,
un froid polaire
s’abat sur la ville
et tue des milliers
de personnes.
Le film est
officiellement à s’assurer que la production ne contri-
inspiré du livre buerait pas au réchauffement de la pla-
d’Art Bell nète en compensant les émissions de
et Withley Strieber gaz à effet de serre et en prenant des
Le Grand mesures pour réduire son impact envi-
Dérèglement ronnemental. Emmerich a payé de sa
du climat.
poche pour ces mesures et a encouragé
Pourtant, le thème
ses agents à devenir une organisation
“zéro carbone” [qui limite ses émis-
du retour
sions et compense celles qui sont
à l’ère glaciaire
produites]. D’autres films, comme
n’est pas nouveau :
Syriana, Une vérité qui dérange ou La
il était déjà au cœur
Nativité, ont adopté la même attitude.
du Sixième Hiver,
Cependant, des actions ne sont entre-
ouvrage paru en
prises que lorsqu’une figure impor-
1982 et cosigné
tante du film – le réalisateur, la vedette
par Douglas Orgill
ou le producteur – en fait la demande.
et John Gribbin, Par ailleurs, les émissions produites
ce dernier, physicien par la réalisation d’un film ne s’arrê-
de formation, tent pas lorsque les caméras cessent de
étant un tourner, en particulier dans le cas des
spécialiste connu grosses productions. En effet, les jour-
de la vulgarisation nalistes, les acteurs et les publicitaires
scientifique. se déplacent souvent dans le monde
entier pour en faire la promotion. Au
cours de la plus récente tournée de
promotion de Spider-Man 3, Sony s’est
cependant assuré que tout le matériel
imprimé pour la promotion serait
“zéro carbone”. Pour les séquences de
Matrix, on a fait mieux encore : une
équipe de The ReUse People, une asso-
ciation à but non lucratif, a été recru-
tée pour recycler les matériaux utilisés
pour la construction des décors. On
a réussi à en récupérer 97,5 %. C’est
ainsi que 1 500 tonnes de bois ont été
utilisées pour la construction de loge-
ments pour des familles à bas revenus
du Mexique, et tout l’acier a aussi pu
être recyclé.
Au Royaume-Uni, la situation n’est
guère réjouissante. J’ai récemment
produit un film commandé par Film4
et le Film Council, et j’ai été surpris
d’apprendre que rien n’était prévu
pour compenser d’éventuels impacts
environnementaux, quels qu’ils soient.
Même chose pour la BBC. J’ai demandé
aux responsables du Film Council s’ils
comptaient un jour financer une étude
sur cette question. On m’a d’abord
répondu que non, avant de me mon-
trer – en me le présentant comme étant
la seule évaluation réalisée au Royaume-
Uni sur ce sujet – un extrait d’un rap-
port dirigé par Oxford Economics,
inclus dans un article ayant pour thème
“L’impact économique de l’industrie
du film au Royaume-Uni”. L’une des
idées principales était que, “au
Royaume-Uni, l’industrie du film est l’un
des secteurs les plus soucieux de réduire ses
émissions de CO2”.
FAIRE DES FILMS PLUS PROPRES,
C’EST POSSIBLE
Sidéré par cette découverte, j’ai vite
sauté à la section traitant de l’em-
preinte carbone. La première phrase
affirmait qu’il “n’existe pas d’estima-
tion des émissions directes de carbone de
l’industrie du film au Royaume-Uni”.
Ces informations étaient fondées sur
les résultats de l’étude qui, aux Etats-
Unis, avait permis d’identifier l’in-
dustrie cinématographique comme
l’un des secteurs les plus polluants.
Cependant, et de façon plus inquié-
tante, les statistiques qui ont permis
de vanter l’absence d’empreinte car-
bone de l’industrie du film britan-
nique sont extrapolées à partir des
résultats utilisés pour Le Jour d’après.
Pourtant, les technologies qui per-
mettraient de faire des films ayant peu
d’impact sur l’environnement sont
accessibles. Par exemple, il faut éviter
de continuer d’utiliser la pellicule
cinéma, se servir de l’électricité du
secteur plutôt que d’utiliser des géné-
rateurs, recycler tout ce qui peut l’être,
manger dans les restaurants locaux
plutôt que de faire venir des traiteurs
et réduire la taille des équipes de tour-
nage. Nous refusons de mettre sur
pellicule certains films, notamment
les courts-métrages et un long-
métrage que j’ai produit, This Is What
It Is, car il existe d’autres façons de
les projeter, plus écologiques. L’in-
dustrie du film est en position de
force. En effet, les mesures visant à
rendre ses activités plus respectueuses
de l’environnement permettraient de
faire des économies au lieu d’entraîner
des dépenses supplémentaires.
Au Royaume-Uni, de plus en plus
de gens se rendent compte de l’impact
de la production de films sur l’envi-
ronnement, en particulier celui des
films tournés sur pellicule de Cellu-
loïd. Film London s’est lancé dans la
recherche de solutions résolvant le pro-
blème dans la capitale britannique. “En
finançant des recherches destinées à éva-
luer l’ampleur du défi du changement cli-
matique pour le secteur et à identifier de
bonnes pratiques à adopter, Film London
cherche à soutenir les producteurs et les
réalisateurs de films qui prennent des
mesures pour faire face à ce défi”,
explique Annabelle Chalker, l’une de
ses responsables. “La première chose que
nous ferons au printemps, c’est d’utiliser
les résultats de ces recherches pour créer un
guide en ligne dans lequel nous fournirons
des conseils aux équipes de production pour
réduire leur consommation d’énergie et
recycler ce qui peut l’être. Nous songeons
également à organiser des activités de mise
en réseau (en nous appuyant sur ce que
nous faisons déjà) et nous examinons les
services de soutien supplémentaires que
nous pourrions offrir dans le cadre de nos
conseils sur les possibilités de lieux de tour-
nage”, ajoute-t-elle.
Malgré ces initiatives, ce sont, pour
le moment, les réalisateurs et les pro-
ducteurs qui doivent, par des actions
individuelles, montrer la voie aux autres
pour que cessent les ravages entraînés
par les films. Ceux qu’on ne voit pas
sur l’écran, mais qui sont encore plus
destructeurs pour l’environnement.
Kaleem Aftab

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 44 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

898p45 sciences:Mise en page 1 15/01/08 10:55 Page 45

sciences i n t e l l i g e n c e s
●

Huit millions d’années et pas une ride

BACTÉRIOLOGIE La culture ■ bablement, les recherches nous per-
mettront de mieux comprendre com-
de micro-organismes emprisonnés ment la vie a évolué sur terre et com-
dans les glaces de l’Antarctique a ment des êtres vivants pourraient
survivre sur d’autres planètes. Ce qui
commencé. Cela devrait permettre n’est déjà pas si mal pour des bacté-
de mieux comprendre l’évolution ries vieilles de 8 millions d’années.
“Ces travaux sont intéressants parce qu’ils
de la vie sur terre. vont nous en apprendre beaucoup sur le
laps de temps pendant lequel des orga-
THE INDEPENDENT nismes peuvent rester en vie”, explique
Kay Bidle. Affrontant des pentes
Londres
abruptes, les chercheurs ont utilisé
le gâteau, ces survivantes étaient enfer-
mées dans la plus vieille glace jamais
étudiée.
Une fois les bactéries libérées de
leur prison et mises en culture en labo-
ratoire, elles se sont multipliées. Dans
les échantillons âgés de 100 000 ans,
le nombre d’organismes a doublé tous
les sept jours, mais dans les échan-
tillons âgés de 8 millions d’années ils
se sont reproduits beaucoup plus len-
tement, doublant tous les deux mois
seulement. Cela pourrait indiquer que
ciaires fondent, elles relâchent une
énorme quantité de matériel génétique
dans les océans. Les bactéries peuvent
intégrer de l’ADN étranger dans leur
propre génome, grâce à un processus
appelé “transfert latéral”, et si ce sont
de bons gènes ils peuvent favoriser leur
survie. Sinon, ils n’ont aucune inci-
dence. “[Le transfert latéral] peut être
avantageux ou délétère. C’est l’un des
principaux moyens pour les microbes
d’acquérir de nouveaux gènes, poursuit
le Dr Bidle. C’est la sélection naturelle

L
es vallées sèches de l’Antarctique
figurent parmi les lieux les plus
désolés de la planète. On y trouve
ni plantes ni petits mammifères
courant entre les éboulis. Le paysage
figé par le froid, avec ses rochers sculp-
tés par le vent, semble dénué de vie.
Lorsque le capitaine Scott a vu pour
la première fois les montagnes escar-
pées qui dominent l’endroit, il l’a bap-
tisé “vallée de la Mort”. Un peu plus
de cent ans après le voyage de Scott,
des scientifiques américains ont
découvert que ce désert glacé n’est
peut-être pas si dénué de vie qu’il en
a l’air. Des microbiologistes du New
Jersey ont trouvé dans des échantillons
prélevés de l’une des couches de glace
les plus anciennes de la planète, située
quelques mètres à peine sous la sur-
face de l’un des glaciers des vallées
sèches, des organismes vieux de plu-
sieurs millions d’années. Et ces der-
niers sont vivants.
Le Dr Kay Bidle, de l’université
Rutgers, a extrait de l’ADN de ces
bactéries et a réussi à les cultiver en
laboratoire. “Ce sont certainement les
morceaux de glace les plus anciens dans
lesquels nous ayons trouvé des bactéries
cultivables”, affirme-t-il. La découverte
d’un matériel génétique viable aussi
ancien a des implications considé-
rables. Le réchauffement planétaire
pourrait notamment provoquer une
fonte des glaces de l’Antarctique assez
importante pour libérer une armée de
une foreuse pour prélever dans la glace l’ADN des bactéries, qui contrôle leur
■ ▼ Scott, en 1911, des échantillons âgés de 100 000 ans reproduction, a été endommagé par
au pied du glacier à 8 millions d’années. Lorsqu’ils les le temps.
Beardmore, lors de ont examinés, ils sont restés sans voix : Selon les chercheurs, cela pour-
sa fatale expédition ils avaient sous les yeux des bactéries rait être dû aux rayons cosmiques,
en Antarctique. qu’ils pouvaient extraire, et, cerise sur dont les particules de très haute éner-
gie qui les constituent détruisent le
matériel génétique. Leur effet se fait
plus particulièrement sentir aux pôles,
où le champ magnétique qui protège
la Terre est plus faible. En comparant
l’altération génétique de deux échan-
tillons, les chercheurs ont pu calculer
la demi-vie de l’ADN bactérien, c’est-
à-dire le temps que met la moitié de
l’ADN présent dans un échantillon
pour se décomposer. Le chiffre qu’ils
ont obtenu est incroyable : 1,1 million
d’années.
LA FONTE DES GLACES, UN COUP
DE FOUET POUR LES MICROBES
Pour la communauté scientifique,
cette découverte est “importante”,
mais les conclusions des chercheurs
risquent de décevoir les mordus de
science-fiction. Il n’y aura pas d’épi-
démie mondiale. Ou, du moins, il ne
devrait pas y en avoir, selon les scien-
tifiques. D’après Kay Bidle, les bac-
téries et virus présents dans la mer
sont moins dangereux pour l’homme
que ceux que l’on trouve sur la terre
ferme. “Ce type de dégel s’est manifes-
tement produit plusieurs fois depuis la for-
mation de la Terre. Nous n’avons trouvé
aucun pathogène. Les organismes que
nous avons étudiés sont très proches des
AKG images
qui décide.” En d’autres termes, la fonte
de la glace de l’Antarctique pourrait
donner un coup de fouet à l’évolution
des microbes.
Avec leur petit saut dans le temps,
Bidle et ses collègues ont jeté une nou-
velle lumière sur l’apparition de la vie
sur terre. En tout cas, ils ont ébranlé
une théorie très populaire selon
laquelle les premières briques de vie
auraient été amenées sur la Terre par
une comète qui se serait écrasée sur
notre planète il y a quelques milliards
d’années. Mais, selon l’équipe de
Bidle, étant donné que l’ADN contenu
dans les échantillons de vieille glace a
été fortement endommagé par le
rayonnement cosmique, il est peu pro-
bable que la vie sur terre soit venue
de l’extérieur du Système solaire. Une
comète transportant des formes de vie
venant de planètes situées plus loin
que nos voisines immédiates aurait
besoin de tellement de temps pour
atteindre la Terre que le matériel géné-
tique ne parviendrait pas intact.
Si les conclusions des chercheurs
sont confirmées, l’ADN étudié par le
Dr Bidle et ses collègues sera le plus
vieux jamais découvert dans de la
glace. “C’est très important à plusieurs
égards, déclare-t-il. Ce que nous avons
là change considérablement le rythme de
l’évolution des microbes sur notre pla-
nète.” Et, espérons-le, ailleurs dans
le cosmos. “Seigneur, cet endroit est hor-
rible”, avait écrit Scott dans son jour-
nal en parlant des vallées sèches Mais,

féroces pathogènes qui pourrait alors bactéries environnementales communes”, en définitive, il recèle d’infinies mer-
s’abattre sur les humains. Plus pro- assure-t-il. Lorsque les calottes gla- veilles. Rob Sharp

la santé vue d’ailleurs

L’argile, meilleur rempart contre les bactéries
L e remède se trouvait peut-être tout sim-
plement dans l’argile verte. Après avoir
étudié un échantillon d’argile originaire de
France, des chercheurs ont découvert qu’elle
provoquait la mort de diverses bactéries, dont
certaines souches résistantes aux antibio-
tiques et un pathogène particulièrement dan-
gereux qui sévit dans certaines parties du
monde. Lynda Williams, géochimiste à l’uni-
versité d’Arizona à Tempe, rappelle que les
propriétés médicinales de l’argile sont
connues depuis des milliers d’années. Elle
a été contactée en 2002 par un travailleur
humanitaire français qui utilisait un type
d’argile particulier pour traiter l’ulcère de
Buruli, une maladie provoquée par une bac-
térie appelée Mycobacterium ulcerans. Cette
infection qui défigure ses victimes est notam-
ment très répandue dans le centre et l’ouest
de l’Afrique. Après avoir examiné les données
cliniques sur l’efficacité de l’argile contre cette
maladie, Mme Williams a formé une équipe de
spécialistes de diverses disciplines pour l’étu-
dier. Les scientifiques ont découvert que cette
argile, qu’ils appellent CsAgO2, est très alca-
line : son pH est compris entre 9,4 et 10. Elle
recèle également une forte concentration
d’une forme chimique particulière du fer, ce
qui lui donne sa couleur verte. Mais, selon
Mme Williams, beaucoup d’autres argiles
auraient des propriétés similaires.
Pour évaluer les effets de l’argile sur les
microbes, les chercheurs ont mis diverses
bactéries en culture avec la CsAgO2 et avec
une autre argile. Ils ont constaté que la
CsAgO2 stoppait la croissance d’Escherichia
coli et de Salmonella typhimurium, causes fré-
quentes d’intoxications alimentaires, ainsi
que de plusieurs souches de mycobactéries
responsables d’infections et d’ulcérations
cutanées. La CsAgO2 inhibait aussi la crois-
sance de souches sensibles et de souches
résistantes aux antibiotiques de Staphylo-
coccus aureus, la cause la plus fréquente d’in-
fections à staphylocoques. L’autre argile,
en revanche, favorisait la croissance de cer-
taines bactéries et n’avait aucun effet sur
d’autres. Les résultats des travaux ont été
présentés en octobre 2007 au congrès
annuel de la Société de géologie. Pour com-
prendre comment la CsAgO2 tue les bacté-
ries, les chercheurs ont traité l’argile avec
une solution de chlorure de potassium, qui
sépare les molécules ionisées. L’activité anti-
bactérienne de l’argile s’étant trouvée blo-
quée, ils en ont conclu qu’une ou plusieurs
de ces molécules devaient perturber le méta-
bolisme des bactéries. Mme Williams a prévu
des recherches complémentaires pour déter-
miner quels minéraux exactement renfer-
maient ces molécules. Selon elle, l’alcalinité
de l’argile pourrait rendre les minéraux
toxiques pour les bactéries. Avec un pH neutre
(7), les concentrations de minéraux conte-
nues dans la CsAgO2 ne seraient pas toxi-
ques. Un pH élevé pourrait donc modifier les
résultats.
Découvrir comment l’argile tue des bactéries
aussi virulentes représenterait un progrès
énorme, estime Ulli Limpitlaw, de l’université
du Nord-Colorado à Greeley. “Les implications
sont considérables. Cela pourrait changer beau-
coup de choses en médecine”, affirme-t-elle.
L’équipe de Mme Williams veut encourager l’uti-
lisation de la CsAgO2 comme remède, mais
aussi promouvoir le recours aux minéraux
contenus dans l’argile comme agents anti-
bactériens dans les systèmes de filtration de
l’air et pour traiter les eaux usées.
Sarah C. Williams, Science News, Washington

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 45 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

46-47-48 VOY ok SA Bernard:Mise en page 1 15/01/08
voya ge
Surprenante Kaboul
Malgré les dangers, la capitale afghane
attire un nombre croissant de curieux
en mal d’aventure. Dans une atmosphère
encore marquée par les guerres, elle offre
un décor étonnant avec ses cybercafés
et ses marchés traditionnels.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (extraits)
Francfort
A
Kaboul, il y a tout ce qu’on peut imagi-
ner sauf des touristes. C’est du moins ce
que je croyais quand mon avion, en pro-
venance de Dubaï, s’est posé entre les héli-
coptères militaires et les jets de combat. Moins
de trois heures plus tard, je tombais sur une
scène sidérante. Un homme de petite taille se
promenait au milieu des ruines dues à la guerre
en brandissant un fanion, suivi par des gens
portant chapeaux blancs et masques bleu pâle
qui photographiaient les impacts de balles sur
les murs avec leurs appareils numériques. Il
s’agissait simplement de touristes japonais.
Au centre de la ville, on est saisi par un sen-
timent d’absurdité à chaque coin de rue. Les
bergers poussent leurs troupeaux au milieu
d’un flot ininterrompu de voitures, de minibus
et de motos. Un 4 x 4 dernier cri double une
charrette à âne dont le propriétaire a cloué à
l’arrière la plaque d’immatriculation cabossée
d’une voiture. Au restaurant Deutscher Hof,
Gunter Völker, originaire de Tabarz, en Thu-
ringe, sert du jambonneau à la choucroute avec
une bière brune pression. Une femme me tend
une main où, à la place des doigts, il n’y a que
des cratères purulents. A côté, des cybercafés
avec machine à expresso et connexion à haut
débit. Des téléphones mobiles sonnent dans
tous les coins, partout on vend des cartes SIM,
des kits mains libres et des chargeurs de bat-
terie. Sur un panneau, on peut lire : “Loca-
tion de vélos, location de voitures, services de sécu-
rité – jusqu’à 3 000 hommes armés”. Et dans le
bazar, où l’alcool est interdit, les commerçants
vous proposent de l’huile de table dans des
bouteilles de whisky Johnny Walker, dans les-
quelles ils mettent des photographies de
femmes à demi nues. Le sexe fait vendre, en
Afghanistan comme ailleurs.
Le nombre des habitants à Kaboul a aug-
menté au cours des dernières années et attein-
drait aujourd’hui près de 4 millions. La ville
n’arrive pas à gérer autant de monde : mon-
tagnes d’ordures, manque d’eau, hygiène insuf-
fisante, risques d’épidémie de choléra ou de
dysenterie. Le taux de mortalité infantile est
l’un des plus élevés du monde, la circulation y
est abominable, l’air aussi. Il y a encore dix ans,
10:56 Page 46
●
APRÈS TRENTE ANS DE CONFLIT
il y avait tellement peu de voitures à Kaboul Travel Company. La ville compte deux autres
qu’on pouvait se promener au milieu de la agences spécialisées. Malgré la guerre, les crises,
chaussée ; aujourd’hui, la moindre ruelle est les enlèvements, on propose des excursions vers
envahie d’un flot de tôles crachant bruit et les vestiges des bouddhas en pierre de Bamiyan
fumée. D’innombrables générateurs empoi- – et des trekkings dans la province septentrio-
sonnent l’air. La nuit, les phares des voitures nale du Badakhchan. Les pionniers du tou-
transpercent le brouillard de gaz d’échappe-
ment qui transforme la ville en théâtre
risme font déjà du kayak sur la rivière Panshir,
du snowboard dans l’Hindu Kush et du delta-
d’ombres. Ajoutez à cela la poussière que le
vent soulève sur les ruines de la guerre et les
plane au-dessus des eaux bleu saphir des lacs
du Band-e Amir. Je tombe sur un routard
champs fertilisés aux excréments – animaux et tchèque qui consulte un guide – Afghanistan,
humains. Tôt ou tard, tout le monde attrape la tout juste publié par l’éditeur Lonely Planet. Il
terrible toux de Kaboul. En comparaison, Lima y a même un ministre du Tourisme – un métier
et Calcutta sont des sanatoriums. dangereux, dans l’Hindu Kush. Abdul Rah-
Le lendemain de mon arrivée, je rencontre man, le premier à avoir occupé cette fonction
au bazar un groupe de touristes américains. Ils après la chute des talibans, s’est fait lyncher.
▼ Jeunes Afghans ont réservé un Kabul City Tour, une visite Mirwais Sadeq, le deuxième, a été abattu. Nas-
en vacances, d’une journée qui leur permet de voir les sites rullah Stanekzai, le troisième, est toujours
sur le lac Qargha. de la ville : mosquées, mausolées, jardins, vivant, mais a été limogé du jour au lendemain.
le bazar aux oiseaux, les vieilles fortifications, Peut-être est-ce dû au sort de ses prédéces-
le tout organisé par la société Great Game seurs, mais le ministre en titre, Ghulam Nabi
Farahi, en face duquel je suis assis maintenant,
n’a pas l’air particulièrement euphorique quand
il évoque l’avenir touristique de son pays. “Un
millier de touristes l’année dernière”, dit-il en fai-
sant glisser entre ses doigts les perles bleu clair
de son chapelet et en fixant le téléviseur où un
Elvis afghan chante It’s Now or Never. “Cette
année, mille cinq cents, l’année prochaine, deux fois
plus.” La promotion du tourisme est un objec-
tif important du gouvernement, explique le
ministre du Tourisme. Le président Hamid
Karzai l’a souligné à plusieurs reprises, mais
les médias font de la “mauvaise propagande”
à propos de la sécurité en Afghanistan. Il y a
pourtant plusieurs villes qui sont tout à fait
Jean Chung/WPN
sûres : Kaboul, Herat, Bamiyan, Mazar-e Cha-
rif, poursuit le ministre, les yeux toujours rivés
sur la télévision. Quelles sont les régions qu’il
vaudrait mieux éviter, pour un touriste ? “Cha-
Badakhshan cun peut aller où il veut”, répond-il, fasciné par
Mazar-e Charif
us h un clown qui tire sur son public avec un fusil
Hindu K
Bamiyan à pompe invisible. “Chacun est responsable de
Herat
lui-même.” L’entretien se termine sur ces mots.
AFGHANISTAN
Aéroport Samuel Beckett aurait adoré la rue des Pou-
Kandahar international
lets, dans le centre de Kaboul. Albert Camus
0 250 km
Kaboul aussi. La seule chose qu’on ne peut pas ache-
ter dans la rue des Poulets, ce sont des poulets
Quartier Mosquée Ambassade
Qala-e-Fatullah (pour cela, il faut aller un peu plus loin, dans
Bleue américaine
er la rue des Fleurs). En revanche, elle grouille
Riv
oul
Kab de boutiques de souvenirs. Dans les vitrines :
Mt Ariabad TV Hill Parc Zarnegar verre soufflé de Herat, broderies et vestes en
Université fourrure des derniers léopards des neiges ouz-
1 2
beks, bijoux de lapis-lazuli, antiquités d’Asie
Source : AIMS (Afghanistan Information Management Services)
Vieille ville
am centrale, kilims et autres tapis. Certains mon-
C
c am
ast River trent le visage de George W. Bush pleurant amè-
Fortifications rement, d’autres le World Trade Center en
Mt S h e r
flammes, une escadrille de F-16 survolant la
Zones urbanisées silhouette de l’Afghanistan et, en dessous, en
er
Sommets de plus de 2 000 m lettres tremblées : “War on terirism 9/11/Afgha-
Riv
Da
Wa Bazar nistan and America/togither victiry” [guerre contr
ul
z 1 Mosquée Shah-do-Shamshira
bo
a
li teririsme 11/9/Afghanistan et Amérique/la
Ka
2 Mosquée Pul-e-Kishti
Palais Darulaman victire ensimble]. Dans la rue des Fleurs, je
0 4 km
rencontre Gul Agha Karimi, qui m’invite
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 46 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
46-47-48 VOY ok SA Bernard:Mise en page 1
Michael Obert
chez lui. Il me parle des hippies qui, dans les
années 1960, passaient chaque année par l’Af-
ghanistan pour aller au Népal et en Inde. Ils
avaient droit à des paysages vierges, une hos-
pitalité chaleureuse et à la meilleure dope du
monde – mais le Summer of Love a vécu.
“Tous les hippies me connaissaient, et tous
aimaient mon Super Payan Camping”, raconte
le vieux Karimi, tout fier. Nous sommes assis
dans son salon. Autour de nous, un téléviseur
grand écran, un magnétoscope, un lecteur de
DVD et plusieurs chaînes stéréo. Dommage
qu’il n’y ait pas l’électricité. Karimi a logé jus-
qu’à 300 hippies dans son camping, où se
trouve aujourd’hui son petit supermarché. “Je
me faisais 1000 dollars par jour”, se souvient-il
avec ravissement. Le tourisme était alors l’une
des principales sources de revenus du pays.
L’Afghanistan était une destination prisée. Et
pourrait le redevenir. Bientôt, très bientôt. Le
rêve hippie s’est terminé du jour au lendemain,
en 1978. Une nuit, des avions de combat ont
survolé Kaboul et les bombes ont explosé à
moins de 100 mètres du camping de Karimi.
15/01/08 10:56 Page 47
Le lendemain, les hippies étaient partis. Les
communistes ont pris le pouvoir et, quand les
forces islamistes se sont soulevées, les Sovié-
tiques sont arrivés. Trente ans de guerre et de
guerre civile ont suivi et ont dévasté le pays.
Maintenant, le cercle se referme enfin. Depuis
la chute des talibans, fin 2001, le camping est
à nouveau à la mode à Kaboul… cette fois, der-
rière du béton armé, des sacs de sable et des
barbelés. Les 4 x 4 Toyota blancs, signes les plus
visibles de la présence des organisations inter-
nationales dans les zones de guerre, grouillent
dans les rues du centre-ville à l’heure du déjeu-
ner. Les Nations unies et leur cortège de bien-
faiteurs se sont abattus sur Kaboul, et avec eux
les hérauts de la mondialisation : les spécula-
teurs et les touristes.
Les babas sont de retour rue des Poulets, à
l’instar de Tanya et Richard. Elle est nutri-
tionniste et vient d’Afrique du Sud, il est cher-
cheur en sciences politiques et vient d’Austra-
lie. Je les rencontre à l’heure du déjeuner au
Herat, un restaurant afghan. Ils ont juste la tren-
taine et font un voyage d’un an en Asie. Venus
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 47 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
du Pakistan dans un minibus bondé, ils ont
franchi la passe de Khyber et traversé les Zones
tribales avant d’arriver à Kaboul. “L’Afghanis-
tan nous fascine depuis nos études”, confient-
ils, rayonnants. Après une longue conversation,
je comprends qu’ils s’intéressent vraiment à ce
pays et qu’ils veulent voir de leurs propres yeux
comment il se porte. Plus tard, Alan, un Irlan-
dais d’une cinquantaine d’années, se joint à
nous. Il voyage en Asie centrale, sac au dos,
et arrive du Tadjikistan. “Les médias nous mon-
trent toujours les mêmes images”, lance-t-il en fai-
sant passer des morceaux d’agneau grillé d’une
brochette à son assiette avec sa fourchette.
“Attentats, enlèvements, messages vidéo. Et après,
tu te retrouves devant un marchand de légumes
dans le bazar, tu veux quelques tomates et l’homme
te sourit.” Rien que pour ça, ça vaut le coup de
prendre le risque de voyager en Afghanistan,
ajoute-t-il. Un risque qui est considérable. A
entendre les avertissements des organes gou-
vernementaux, tout étranger qui pose le pied
sur le sol afghan est bon pour le cimetière.
Peut-être est-ce le silence qui me réveille le
lendemain matin. Nous sommes vendredi, le
dimanche musulman. La circulation, qui nor-
malement rugit sous ma fenêtre, ne semble être
aujourd’hui qu’un léger bourdonnement. Des
pigeons survolent tranquillement la ville dans
le bleu du ciel matinal. Puis il se passe quelque
chose d’étrange : comme en réponse à un signal
secret, un groupe de quarante, voire cinquante
oiseaux, font un brusque crochet vers le sud.
Une fraction de seconde plus tard, un coup de
tonnerre fait tinter les cristaux de la lampe de
ma chambre. Quand je descends dans la salle
du petit déjeuner, les clients de l’hôtel se pres-
sent devant la télévision. Flash spécial : CNN
montre des ruines d’où s’élèvent des nuages
de fumée. Un kamikaze s’est jeté sur un convoi.
Le même jour, je rencontre Oussama Ben
Laden au bazar aux oiseaux. Les échoppes des
marchands se serrent les unes contre les autres
dans une ruelle étroite derrière la mosquée Pul-
e Kishti ; des centaines de cages, des gazouillis
sur toutes les gammes, la puanteur de la fiente.
▲ Du complexe Le sol est couvert de graines. Grives, canaris
touristique et perroquets, dont le chant est fort apprécié,
initialement prévu, gonflent leurs plumes, perdrix et pigeons
seule la piscine s’ébrouent, un souffle d’air brûlant emporte
a vu le jour.
duvet, mouches et poussière dans la ruelle.
Un marchand me propose une perruche
importée d’Allemagne, 1 000 afghanis, 20 dol-
■ Talibans
lars. Quand il remarque que je ne suis pas inté-
Après avoir été
vaincus, fin 2001,
ressé, il m’invite à prendre le thé dans sa pièce
par les forces voûtée. “Permettez-moi de me présenter : Ous-
internationales, sama Ben Laden.” Il désigne un deuxième
les talibans homme qui tient un pinson entre chaque doigt.
sont de retour “Et lui, c’est le mollah Omar, le chef des talibans.”
dans leur fief, Tous les deux sont pliés de rire. L’homme me
les provinces du sud sert du thé et hurle vers la ruelle : “Et eux là-
de l’Afghanistan. bas, Al-Qaida ! Ils font tous partie d’Al-Qaida !”
Vivant des revenus
Hurlements de rire. Les oiseaux se joignent à
du trafic de drogue,
les “étudiants
l’hilarité. Est-ce de l’humour noir ? Du sar-
en religion” casme ? De la moquerie ? Difficile à dire. Car,
ont pu facilement à Kaboul, les blagues sur les protagonistes de
se réarmer. la crise afghane sont fréquentes. Quand je
prends congé, les marchands me révèlent qu’il
existe désormais un mot espagnol en dari et en
pachto, les deux langues les plus importantes ▶
46-47-48 VOY ok SA Bernard:Mise en page 1 15/01/08
voya ge
Surprenante Kaboul
▶ d’Afghanistan : tout ce qu’on considère
comme horrible ou insupportable est qualifié
de “Guantanamo”. Le temps ? Guantanamo !
La montée des prix ? Très Guantanamo !
J’arrête un taxi sous un paquet de ciga-
rettes géant portant le slogan “Enjoy the taste
of America !” [Savourez le goût de l’Amé-
rique !] et je quitte l’agitation du centre pour
aller à Kaboul-Ouest. C’est un autre monde.
Il y règne un silence de mort. Des quartiers
entiers, détruits par les factions rivales pen-
dant la guerre civile, sont en ruine depuis dix
ans. Les maisons, qui sont presque retour-
nées à la roche et au désert, font penser à un
immense chantier de fouilles. Sur une colline
au-dessus de ce champ de ruines se dresse le
palais Darulaman, un pompeux bâtiment
néoclassique des années 1920 – criblé de
balles, bombardé, incendié. Des Afghans en
haillons s’activent, à la recherche de choses
à récupérer malgré la présence potentielle de
mines. Dans une salle voûtée noircie par la
suie, des adolescents maigres s’injectent de
l’héroïne dans le bras avec une aiguille rouillée
tandis qu’une jeune femme passe ses jours à
délirer à cause d’une maladie de peau qui lui
dévore le visage.
Moins de dix minutes plus tard, je me
demande pourquoi je n’ai pas pensé au
maillot de bain en faisant mes bagages pour
Kaboul. Dans la quatrième rue du quartier
Qala-e Fatullah, je me retrouve à L’Atmo-
sphère, un autre des mondes parallèles de
Kaboul. “L’Atmo”, lit-on dans le tout nou-
veau guide de Lonely Planet, est le point de
rencontre favori des étrangers, un lieu pour
les jeunes, qu’il faut voir quand on est dans
le coin. Effectivement, des étrangers se déten-
dent au bord de la piscine dans un charmant
jardin, le gilet pare-balles posé à côté d’un
cocktail tropical et de la crème solaire, et le
dernier numéro de Vogue à la main. Deux
Américaines fendent l’eau turquoise. Des
Français dégustent un pastis. Assis à l’ombre
des grenadiers, des journalistes tapent leur
article sur l’attentat de ce matin sur leur ordi-
nateur portable, en maillot de bain, en siro-
tant un gin-tonic. “Grosse explosion… slurp…
un mort, un grand nombre de blessés… slurp…
terrorisme, Al-Qaida, talibans.” Les Afghans ?
Ils doivent rester dehors. Motif : la loi inter-
dit aux autochtones de consommer de l’alcool.
10:56 Page 48
●
Qui vient, alors ? Les membres des innom-
brables organisations d’aide internationale
de Kaboul, les conseillers payés 1 000 dol-
lars par jour, les gardes du corps et autres
ninjas de la sécurité. La capitale afghane
accueillerait actuellement plus de 10 000 civils
étrangers – presque autant que les soldats
américains déployés sur l’ensemble du pays
et plus du double des troupes de la Force
internationale d’assistance à la sécurité
[ISAF] de l’OTAN ; 4 800 hommes sont
censés assurer la sécurité et l’ordre dans la
capitale. Au bord de la piscine, je me mets
à parler avec Rahraw. A moitié afghan,
il a un passeport italien et travaille à la radio.
Il déclare qu’il est bien triste que la plupart
des étrangers en poste à Kaboul n’approchent
pas plus la ville que ne le permettent les
limousines blindées, les services de sécurité
et les barbelés. “Comment veux-tu aider quel-
qu’un que tu ne rencontres jamais ?” demande-
t-il en faisant la grimace.
Depuis la chute des talibans, les Afghans
attendent beaucoup de la communauté inter-
nationale. Nombre d’entre eux ne voient pas
de résultats et considèrent les organisations
d’aide comme des “vaches qui boivent leur propre
lait”. Ils s’offusquent également du style de
vie des étrangers : alcool à volonté, lupanars
déguisés en restaurants chinois, fêtes. Rahraw
m’invite à l’une d’entre elles, le soir même. La
musique est forte, le bar bien fourni. Une cin-
Y ALLER ■ Le ministère des Affaires
étrangères déconseille les voyages en
Afghanistan et met l’accent sur les
risques d’attentat et d’enlèvement. Cela
n’empêche pas la Great Game Travel
Company (www.greatgametravel.com) de
proposer des circuits de plusieurs jours
dans le Nord et l’Afghan Logistics & Tours
(www.afghanlogisticstours.com) d’orga-
niser des circuits plus longs ou des
visites de Kaboul.
SE LOGER ■ Situé à 5 minutes de la
fameuse rue des Poulets, le Mustafa
Hotel propose des chambres confortables,
simples ou doubles, de 30 à 100 dollars
la nuit (entre 20 et 67 euros). Il dispose
également d’un cybercafé et d’un res-
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 48
◀ Vente d’oiseaux
quantaine de personnes dansent sur la terrasse
sur le marché violemment éclairée pendant que dans les mai-
de Kaboul. sons alentour de pieux musulmans essaient
de dormir.“C’est pas sûr, ici”, dit Rahraw en
montrant le mur d’à peine 3 mètres de haut,
qui entoure le jardin. “Pour une roquette, c’est
pas un problème.” Il a raison. La piste de danse
est une cible facile pour un terroriste, pro-
■ Patrimoine bablement le lieu le plus dangereux de tout
Autrefois situé
sur la route l’Afghanistan. Mais personne n’y pense en
de la Soie, ce moment. Nous sommes la communauté
l’Afghanistan internationale, le monde invité en Absurdis-
était au carrefour tan. Nous travaillons pour les Nations unies,
de multiples pour un gouvernement, pour un journal, pour
civilisations : une organisation humanitaire. Nous venons
musulmane, d’Europe et d’Amérique, et aussi d’Ethiopie,
bouddhiste, hindoue de Colombie, d’Inde, de Turquie. Nous
et chrétienne.
buvons. Nous dansons. Nous rions. Il fau-
De ce passé,
Véronique de Viguerie/WPN
le pays a hérité
drait qu’on soit triste ? “Nous accueillons avec
un patrimoine joie tous ceux qui viennent nous aider”, me
culturel très confiera quelques jours plus tard un profes-
riche dans lequel seur d’art afghan. “Mais chacun doit se com-
on retrouve porter conformément aux usages de notre pays.”
ces nombreuses L’intégration. On insiste pourtant beaucoup
influences. Parmi là-dessus en Europe.
les sites les plus Je m’en vais quand il n’y a plus de bière.
célèbres, on trouve Je passe toute la nuit à râler – c’est la toux de
celui de Bamiyan,
Kaboul. Il faut que je sorte de la ville. Que
avec ses fameux
bouddhas détruits
je respire, que je voie un peu de verdure. Le
en mars 2001 lendemain matin, je prends un taxi pour aller
par les talibans. à un endroit inattendu de ce côté de la péri-
La province centrale phérie désertique de la ville : le Kabul Golf
du Ghor abrite Club. Le green appartient à un ancien sei-
quant à elle gneur de la guerre ; c’est le seul d’Afgha-
le minaret de Djam. nistan. On a enlevé les mines et dégagé trois
Datant blindés soviétiques et un lance-roquettes.
du XIIe siècle,
Il ne manque plus que l’herbe. Deux par-
ce monument
cours coûtent 10 dollars, une adhésion pour
de 65 mètres
est une merveille l’année 60 dollars. Je me contente de
architecturale quelques drives maladroits, puis je marche
de la civilisation jusqu’au lac Qargha. Sur la rive de cet
islamique immense lac de retenue, je tombe sur un
qui rayonna dans spectacle idyllique. Des familles afghanes
la région. Dans sont installées confortablement sur des
le Nord, la mosquée estrades. On fume des narguilés, assis sur des
de Hadji Pyada tapis et entourés de rideaux roses agités par
est le plus ancien
le vent tandis que de la musique pakistanaise
monument
islamique afghan,
s’échappe doucement des haut-parleurs. Des
érigé dans pédalos aux couleurs vives reposent sur la
la seconde moitié rive. Un canot à moteur déroule un ruban
du IXe siècle. d’écume sur la surface argentée du lac. Au
loin se dressent les crêtes de l’Hindu Kush.
Pour la première fois depuis le début de ce
voyage, j’ai l’impression d’être arrivé, le sen-
timent de vouloir rester. Ah, l’Afghanistan !
Michael Obert
carnet de route
taurant italien. Plus modestement, le publié en 2007 un volume sur l’Afgha-
touriste pourra également trouver des nistan (244 pages, en anglais). Ce guide
chambres individuelles ou collectives à déconseille expressément les voyages
partir de 10 euros. individuels.
SE RESTAURER ■ Le restaurant français À SAVOIR ■ Les mines antipersonnel
L’ A t m o s p h è r e d i s p o s e d ’ u n s i t e constituent le plus gros obstacle au déve-
(http://latmospherekabul.blogs.com) sur loppement du tourisme dans le pays. L’Or-
lequel sont présentés ses menus gas- ganisation for Mine-Clearance and Afghan
tronomiques. Dans les restaurants Rehabilitation (OMAR), une organisation
afghans tels que le Kaboul, vous pour- locale, fait appel continuellement à des
rez déguster les spécialités du pays équipes de démineurs pour tenter de
comme les pakwara, des croquettes de rendre aux gens leur liberté de circula-
pomme de terre frites ou des abreshom
tion, tandis que le Mine Detention and
kebabs, à base de bœuf haché, de Dog Center (MDC) recourt à des chiens
pomme de terre et de pois chiches. pour atteindre le même but. MDC dirige
À LIRE■ Pour la première fois depuis également une polyclinique qui s’occupe
trente ans, l’éditeur Lonely Planet a en particulier des femmes.
DU 17 AU 23 JANVIER 2008
50 Livre:Mise en page 1 15/01/08 17:35 Page 50
l i v re
SEXISME DANS LES LETTRES SUÉDOISES
Jeu de massacre
Dans Myggor och Tigrar, la romancière
Maja Lundgren se venge de ses
collègues masculins, qu’elle compare
à une mafia. Un des livres les plus
polémiques de l’année 2007.
AFTONBLADET (extraits)
Stockholm
L
a lecture de Myggor och Tigrar* [Moustiques
et tigres] de Maja Lundgren laisse le sentiment
violent que “rien ne va plus”. Les jeux sont faits,
et il est trop tard pour faire marche arrière. Maja
Lundgren parle franc, moucharde, brise l’omerta
– comme l’un des mafiosi de son roman, qui finira
avec une balle dans la bouche.
Dans le cas présent, la mafia est le milieu cul-
turel stockholmois, et plus précisément cette géné-
ration d’écrivains, éditeurs et journalistes venus
au monde dans les années 1950 et 1960. On ima-
gine Maja Lundgren en train de dégommer à la
mitraillette verbale les invités de la fête organi-
sée par l’éditeur Bonniers à Nedre Manilla [lieu
de rencontre des écrivains à Stockholm].
La cible ? Les hommes. Leur crime ? S’être
installés bien confortablement dans le canapé de
velours du patriarcat sans jamais se poser de ques-
tions et envoyer leur fumée dans les yeux des
femmes depuis des générations. Avoir dénigré la
parole, le style et le genre littéraire des femmes.
Les avoir considérées comme des objets ou, plus
souvent, les avoir tout bonnement ignorées.
Quelques-uns ont aggravé leur cas en soufflant
leur fumée au visage même de l’écrivaine Maja
Lundgren. Ces derniers font d’ailleurs l’objet d’une
mise en garde très claire à la page 18 : “Je suis très
susceptible. Et cette susceptibilité menace en perma-
nence de se transformer en paranoïa.”
Myggor och Tigrar n’a rien à voir avec son pré-
cédent livre, Pompéi, petit roman à succès élégant
et burlesque. On y retrouve un plaisir des mots
comparable, mais Maja Lundgren ne cherche pas
à plaire à tous ses admirateurs. Son œuvre part
dans tous les sens, tâtonne, tangue. Maja Lund-
gren se dévalorise, se salit, s’enlaidit et se diabo-
lise. Le titre de son livre est emprunté au sym-
boliste Vilhelm Ekelund [1880-1949], dont un
poème évoquait l’attaque d’un essaim de mous-
tiques. Les piqûres sont peut-être petites, mais elles
sont innombrables.
Maja Lundgren a dit qu’elle était susceptible,
et elle se sert de sa susceptibilité comme d’un
stylet… Aucune injustice n’est insignifiante,
aucun mot lâché sans réfléchir n’est innocent.
Les malentendus, les excuses ou les boutades
inoffensives n’existent pas pour un ange justicier.
Pauvres coqs du Parnasse stockholmois !
Mais son collègue de travail [le romancier à
succès] Björn Ranelid fulmine en vain dans les
colonnes du journal à propos de son apparition
dans le “roman documentaire mafieux” de Maja
Lundgren. Il lui faut accepter qu’il provoque tout
simplement l’ire de la gent féminine, notamment
du fait de son amour profond mais irréfléchi pour
le sexe faible. Et il ne sert à rien à Ranelid de s’em-
porter. Il est en effet en nombreuse et bonne com-
pagnie. Le poète Ulf Eriksson, le grand spécialiste
de la mafia Tomas Lappalainen, le nouveau roman-
tique Carl-Johan Vallgren, le responsable des pages
●
épices et saveurs
PAKISTAN En hiver,
■
du halva aux carottes
L
a carotte se consomme crue, entière, en
rondelles, râpée ou simplement ajoutée à
une salade pour sa couleur ou sa texture.
Elle peut aussi être découpée et bouillie, sau-
tée ou cuite à la vapeur, ou encore incorpo-
rée à toutes sortes de mélanges de légumes,
■ Biographie de soupes, de ragoûts et de plats pour les
Ecrivaine, critique
enfants. Dans le registre des desserts, certains
littéraire et traductrice, adorent le gâteau à la carotte, d’autres préfè-
Cato Lein
Maja Lundgren, 42 ans, rent le pudding orange, une spécialité anglaise
est née à Stockholm, où qui serait apparue au tout début du XVIIIe siè-
elle réside. Elle débute cle. Mais la meilleure préparation sucrée est
en littérature en 1993 culture du quotidien Aftonbladet Håkan Jaens- pour moi le gajjar ka halwa (halva à la carotte,
avec Sprickan i ögat son, et quelques dizaines de mâles encore pour- en hindi), le roi des douceurs d’hiver.
(La faille dans l’œil). raient faire la queue avec lui au bureau des récla- La carotte telle que nous la connaissons aurait
Elle passe ensuite mations – ou laisser tomber. été introduite en Europe au Xe siècle. L’agro-
un an et demi à Naples
L’ambition de Maja Lundgren était d’écrire le nome Ibn Al-Awam a décrit des carottes rou-
et à Pompéi afin
pendant du roman Drapeaux noirs d’August Strind- ges et jaunes en Andalousie. Au XIe siècle, on
d’effectuer des
berg [satire corrosive de la bourgeoisie intellec- évoque aussi l’existence de la racine dans
tuelle suédoise], de jeter un pavé dans la mare. Ce
recherches pour son ces deux couleurs. La carotte orange, ou
n’est pas toujours très drôle. Mais la frénésie dans
livre suivant, le roman carotte occidentale, apparaît aux Pays-Bas au
les attaques personnelles et leur effet cumulé font
historico-fantaisiste XVIIe : grâce à sa couleur, elle est très appré-
que le brûlot fonctionne, même si, sans aucun
Pompéi (Actes Sud, ciée et devient l’emblème de la maison
doute, il est injuste. Les détails sont-ils vrais ? Le
2002), qui connaîtra d’Orange et de la lutte du pays pour son indé-
lecteur n’a aucun moyen de le savoir, mais l’en-
un grand succès pendance. Ce cultivar doit sa couleur orange
semble sonne pertinent, clair et crédible.
en Suède à sa forte teneur en carotène. Si la carotte
En revanche, la composition du roman
et à l’étranger. manque de clarté. Une bonne partie de l’action orange est de loin la plus répandue dans les
Son nouveau roman, se déroule à Naples, où l’auteure vit dans un quar- pays occidentaux, la racine existe dans bien
Myggor och Tigrar, tier tenu par la Camorra et observe le quotidien d’autres couleurs comme le blanc, le jaune,
a fait beaucoup de bruit des gangsters. Elle veut peut-être “donner à voir, le rouge ou le violet, que l’on commercialise
cet automne en Suède au fil de l’ouvrage, un enfer triste”, mais pousser surtout pour leur originalité.
et provoqué un débat aussi loin le réalisme documentaire révèle un L’ancêtre sauvage de la carotte est proba-
sur ce que manque de considération pour le lecteur. blement originaire d’Afghanistan, tout comme,
l’on a le droit de dire La quatrième de couverture évoque un tra- sans doute, le gajjar ka halwa. Ce sont les
sur des personnes vail de détective. Or Maja Lundgren analyse peu, Mongols qui auraient par la suite apporté ce
vivantes et identifiées et manifeste peu d’intérêt pour la réalité de la doux mets dans le sous-continent indien, où
dans une œuvre Camorra, la mafia napolitaine. Elle s’en sert la il a complété les succulents festins royaux.
de fiction. Certains plupart du temps comme d’une métaphore du On le servait dans des plats sertis de pierres
critiques ont trouvé microcosme culturel stockholmois. précieuses, accompagné de noix de cajou, de
qu’elle était Il paraît, d’ailleurs, qu’un certain nombre de pistaches et d’amandes.
courageuse ces messieurs se sont succédé chez Bonniers pour
Comment se fait-il qu’à la toute première mor-
de démonter exiger que les passages les concernant soient cou-
les stratégies
sure de l’hiver je me mette aussitôt à cher-
pés. Et il semblerait qu’ils aient obtenu gain de
de domination cher du regard le rouge vif de la carotte sur
cause. L’éditeur et l’auteure auraient-ils supprimé
masculine, d’autres les passages les plus méchants ? les étals de mon marchand ? Je ne rêve plus
la jugent paranoïaque. Quoi qu’il en soit, certaines questions éthiques alors que d’un gajjar ka halwa chaud, sucré,
demeurent, sans être censurées. Et, quand Maja à se damner. J’en achète ? Mais voilà, si
Lundgren s’en prend aux individus qu’elle connaît j’achète des carottes, il me faudra ensuite les
personnellement, le livre devient très bon. Elle râper, puis les faire cuire dans du lait ou du
prend des risques et engage sa personne. Au fil lait concentré avec du desi ghee [beurre cla-
des ans, elle a fréquenté un vaste sérail littéraire, rifié], ensuite remuer très longuement le
où la plupart des genres et des styles sont repré- mélange pour éviter qu’il ne brûle ! La cuis-
sentés, ce qui lui a été bien utile. Par ailleurs, elle son parfaite du gajjar ka halwa exige une pré-
n’est pas méchante avec toute la gent masculine : cision sans faille. Le meilleur halva de carotte
deux vieilles connaissances, les écrivains John n’est ni trop sucré, ni trop gras, ni brûlé, ni
Swedenmark et Stig Larsson, ont même droit à trop sec, ni noirci. Son odeur si appétissante
la mention très bien. doit être rehaussée de juste ce qu’il faut de
Ulrika Knutson cardamome.
Nasir Ahmed,
* Ed. Alfred Bonniers, Stockholm, 2007. Pas encore Dawn (extraits), Karachi, Lahore, Islamabad
traduit en français.
COURRIER INTERNATIONAL N° 898 50 DU 17 AU 23 JANVIER 2008
898 p51:Mise en page 1 15/01/08 19:11 Page 51

insolites ●

En Allemagne,
les morts ont la vie dure
D
ans les cimetières allemands, les morts ne se décomposent plus : ils se trans-
forment en cadavres de cire. Un phénomène troublant dont les respon-

Lowell Georgia/Corbis
sables sont la forte teneur en humidité du sol, les basses températures et le
manque d’oxygène. Au lieu de se transformer en humus, les tissus mous
des corps deviennent une “masse pâteuse grisâtre”, pour reprendre les termes de
Rainer Horn, pédologue de la Christian Albrecht University de Kiel.
Selon lui, les restes humains se coagulent au fil du temps pour former une “sub-
stance dure et résistante”. Quand on les frappe avec une pelle, les corps sonnent
creux. En perturbant le cycle naturel de décomposition, cette formation de “cire”
a engendré un scénario catastrophe pour les entreprises de pompes funèbres. Les
corps ne se décomposant pas, il est impossible de réutiliser les tombes, une pra-
Des radars
tique courante en Allemagne. Contrairement à l’usage en vigueur dans d’autres
pays, où les défunts peuvent conserver leur
dernière demeure à perpétuité, les Allemands
redistribuent les concessions funéraires après
sur la poudreuse
E
une période de quinze à vingt-cinq ans.
Durant ce laps de temps, les cadavres se n Suisse, les radars s’invitent sur les pistes de ski. Pas d’amende en vue pour l’ins-
décomposent presque entièrement, mais seu- tant : il s’agit seulement d’une campagne de sensibilisation. Skieurs et snowboarders
lement lorsque les conditions du sol s’y prê- peuvent mesurer leur vitesse sur des parcours balisés, rapporte Le Matin. “La plu-
tent. D’aucuns accusent les municipalités part des gens sont incapables d’évaluer leur allure”, déplore Mark Langenegger, spé-
d’avoir fait preuve de négligence dans l’amé- cialiste des accidents non professionnels à la SUVA (Caisse nationale d’assurance), qui
nagement des nouveaux cimetières. Sans réflé- a organisé l’opération. “Ils descendent à 60 km/h sans s’en rendre compte. Les gens ima-
chir suffisamment aux conséquences, elles ont ▲ Première étape de la méthode Linder. ginent qu’ils peuvent aller vite, mais leur musculature n’y est pas prête.”
DR

acheté aux agriculteurs des terrains à forte Selon Thomi Greuter, professeur de ski et de télémark, 90 % des skieurs vont trop vite
teneur en argile. Or, vu sa faible capacité “par rapport à la maîtrise qu’ils ont réellement de leurs lattes”. Si le nombre d’accidents
de drainage, c’est le pire sol possible pour les inhumations. L’air, élément essen- sur les pistes a légèrement diminué, approchant les 70 000 ces dernières années, la gra-
tiel dans le processus de putréfaction, a du mal à s’infiltrer à travers les couches vité des blessures, elle, a augmenté, écrit le quotidien helvétique. Une collision “à
compactes d’argile. 30 km/h équivaut à une chute de 3,50 m, et à 50 km/h, à une chute de près de 10 m !”
Face à l’ampleur du problème, toute une industrie proposant de nouvelles rappelle Edith Müller, responsable de la campagne.
méthodes de décomposition a vu le jour. La dernière innovation sur ce mar-
ché morbide est le système suisse Linder. Après avoir creusé le sol inutilisable,
on emplit la zone d’un mélange d’humus, d’aggloméré et de gravier, et on
installe un système de drainage pourvu d’un filtre et de plusieurs couches de
suintement. Cette méthode a ses partisans : l’Institut de médecine légale de l’uni-
versité de Zurich estime qu’elle “offre les conditions quasi idéales pour une décom-
Sanctions : l’air du temps
position complète des tissus mous et du squelette en quelques années seulement”. Cepen-
Les mauvais payeurs, ça suffit. A Seelow, en Allemagne, la mairie punit le contribuable récalci-
dant, cette technique pourrait avoir du mal à s’imposer, car elle nécessite le
transfert des corps déjà inhumés dans des tombes annexes. “Cela peut se faire en trant en mettant ses pneus à plat. Plus d’un millier de rappels envoyés sans succès, un trou de
Suisse, mais pas en Allemagne, où la
200 000 euros : las de cette situation, le maire de cette petite ville située à la frontière polonaise
mort est traditionnellement un sujet
tabou”, explique Bernhard Ufer, un a décidé d’agir. Désormais, un fonctionnaire installe sur la voiture des citoyens indélicats un appa-
commercial de l’entreprise BayWa,
reil qui dégonfle les chambres à air au premier quart de tour. L’engin est enlevé dès que le contre-
à Karlstadt, qui propose une solu-
tion moins agressive rencontrant un venant s’est acquitté de sa dette.
succès croissant dans les cimetières
La voiture est le point faible des Allemands, écrit Le Temps. A Berlin, l’administration peut en prin-
allemands : la chambre funéraire. La
municipalité de Cologne a com- cipe installer un sabot sur une des roues. A Francfort-sur-l’Oder, on va plus loin : la vente aux
mandé 5 000 chambres voûtées en
enchères forcées. L’an dernier, une dizaine d’automobiles ont été vendues. Et les caisses de la
▲ Deuxième étape. béton et la ville voisine, Herne,
DR

3 000. Beaucoup de particuliers aisés ville ne s’en portent que mieux.

choisissent eux aussi ce type de sarcophages préfabriqués comme dernière
demeure. Récemment, M. Ufer a en livré trois à Kürten, en Rhénanie, à la famille
du compositeur Karlheinz Stockhausen.
Ces chambres stériles sont censées présenter les conditions de décomposition que
les sols des cimetières n’offrent plus. Dirk Schoenen, médecin à l’Institut d’hy-
giène et de santé publique de la clinique universitaire de Bonn, a examiné récem-
ment l’une d’elles pour évaluer son efficacité. Ses conclusions sont alarmantes :
Ultime recyclage
V
dans certains sarcophages, même “les couronnes posées sur les cercueils étaient encore
intactes : les fleurs et les feuilles avaient juste jauni”. Pis encore, les corps ne s’étaient oilà des morts qui
absolument pas désintégrés, comme on l’espérait. “Même si leur volume avait tiendront chaud.
nettement diminué, les tissus mous étaient encore partiellement reconnaissables”, explique- La municipalité de
t-il. Tirant les leçons du phénomène de coagulation observé dans la terre boueuse Tameside, près de
des cimetières, les fabricants avaient pris soin de concevoir des chambres étanches. Manchester, compte uti-
Or il s’est avéré que les corps avaient alors tendance à se dessécher et à prendre la liser l’énergie produite
consistance parcheminée des momies. Un problème auquel certains fabricants p a r l a c r é m at i o n d e s
ont tenté de remédier en installant des filtres dans les cryptes en béton. défunts pour chauffer les
Aujourd’hui, les entreprises de pompes f amilles rassemblées
funèbres concentrent leurs espoirs sur une autour de leur cher dis-
autre technique suisse, baptisée “Rapid Rot” paru. L’énergie générée
(Décomposition rapide) et utilisent un extrait par les cadavres permet-
fongique destiné à accélérer la désagréga- tra d’alimenter la chau-
Cavendish

tion des cercueils en bois. Cependant, le dière et d’éclairer la cha-

doute plane toujours sur l’industrie funé-
raire. “Il faudra attendre plusieurs années avant
de savoir si ça marche vraiment”, fait obser-
ver l’ingénieur Heinrich Kettler.
Franck Thadeusz,
Der Spiegel (extraits), Hambourg
pelle du crématorium de
Dukinfield. Mais la municipalité reconnaît que le sujet est “sensible”. “Nous ne vou-
lons heurter personne”, confie Robin Monk, qui promet de consulter le clergé et les habi-
tants avant toute décision. “C’est un ultime geste de générosité, une très jolie façon pour
▲ Troisième étape. les défunts de réconforter les vivants en un moment difficile”, a déclaré pour sa part le révé-
rend Vernon Marshall au Daily Telegraph.
DR

COURRIER INTERNATIONAL N° 898 51 DU 17 AU 23 JANVIER 2008

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

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