Dossier

Après le G7, l’Europe éclatée

Italie 5 € Japon 840 ¥ Maroc 40 DH

Espagne 5 € G-B 4,40 £ Grèce 5 €
Algérie 530 DA Allemagne 5,20 €

Pays-Bas 5 € Portugal cont. 5 €

Canada 7,50 $CAN DOM 4,90 €

Suisse 6,50 CHF TOM 850 XPF

Andorre 4,70 € Autriche 5 €
No 1441 du 14 au 20 juin 2018

Afrique CFA 3 300 FCFA

courrierinternational.com

Tunisie 6,90 DTU
France : 3,90 €

KIM 1 - TRUMP 0
Le sommet historique de Singapour
relance les espoirs de paix. Mais
la presse étrangère afiche ses doutes

M 03183 - 1441 - F: 3,90 E

3’:HIKNLI=XUX^U\:?l@o@e@b@a";
4. Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

J. C. FRANCIS
ÉDITORIAL Sommaire
ÉRIC CHOL

Les sources Chaque semaine les journalistes de Courrier international sélectionnent

La paix et traduisent des articles tirés de plus de 1500 médias du monde entier. Voici la liste
des graves exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés cette semaine :
Al-Araby Al-Jadid (alaraby.co.uk) Londres, en ligne. Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. The Atlantic Washington, mensuel. Bloomberg Busi-
ladimir Poutine en rêvait depuis nessweek New York, hebdomadaire. Carnegie Middle East Center (carnegie-mec.org) Beyrouth, en ligne. Chosun Ilbo Séoul, quotidien. Dai-

V longtemps : il aura fallu moins

d’une année à Donald Trump
pour réussir à briser l’unité occidentale.
À l’aide de quelques tweets rageurs
lyO (dailyo.in) Noida (Inde), en ligne. Dnevnik Ljubljana, quotidien. Financial Times Londres, quotidien. Gazeta Wyborcza Varsovie, quotidien.
Al-Ghad Amman, quotidien. Heti Világgazdaság Budapest, hebdomadaire. Inès Oueslati (inesoueslati.com) Tunis, en ligne. Kompas Jakarta,
quotidien. London Review of Books Londres, bimensuel. Mail & Guardian Johannesburg, hebdomadaire. Milenio Mexico, quotidien. El País
Madrid, quotidien. Ponte (ponte.org) São Paulo, en ligne. Project Syndicate (project-syndicate.org) Prague, en ligne. Scroll.in (scroll.in) New
Delhi, en ligne. Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. The Washington Post Washington, quotidien.
Zee News (zeenews.india.com) New Delhi, en ligne. 38 North (38 north.org) Washington, en ligne.
et de taxes unilatérales, le président
américain a semé la zizanie. Se croyant
sur un terrain de tir, le cow-boy
à la mèche blonde crible de ses balles
populistes tous les édifices occidentaux p.6 à la u ne
de coopération et de raison.

KIM 1 -TRUMP 0
À la patience des diplomates il préfère
“l’art de la négociation”, qui se résume
à un refus de la modération et à un
talent pour l’exhibition. Parler avec les
durs enchante ce narcisse new-yorkais : La rencontre historique du 12 juin
il qualifie sa rencontre avec Kim
Jong-un à Singapour de “fantastique”.
entre Donald Trump et Kim Jong-un
n’est qu’une première étape de ce qui
VASCO GARGALO, PORTUGAL

Les atrocités commises par un régime

dictatorial aujourd’hui en quête de s’annonce comme de longues et dificiles
légitimité internationale étaient-elles, négociations entre les deux pays,
elles aussi, “fantastiques” ? Le parfum
des orchidées de Singapour ne peut analyse le Washington Post.
faire oublier le rapport des Nations
unies rédigé en 2014 sur la situation
des droits de l’homme en République
populaire démocratique de Corée :
le document y évoque des “violations
ROYAUME-UNI p.12 p.26 dossier
La vérité se cache
APRÈS LE G7, L’EUROPE
systématiques et étendues” des droits
de l’homme, rappelant que “des
centaines de milliers de prisonniers sous les cendres
ÉCLATÉE
politiques ont péri dans des camps
pendant les cinquante dernières années”. Un an après le fulgurant embrasement
Mais tout cela n’intéresse guère Donald de la tour Grenfell à Londres, immeuble
Trump. Pas plus d’ailleurs que l’héritier de logements sociaux situé dans
de la dynastie Kim Il-sung. “Nous avons un quartier cossu de Londres, Face à l’unilatéralisme
décidé de laisser le passé derrière nous”, a une enquête dédouane le conseil dont Donald Trump
expliqué Kim Jong-un lors du sommet d’arrondissement conservateur. a fait preuve lors
éclair de Singapour. Que ce soit avec Le récit de la London Review of Books. du dernier G7
le président égyptien Al-Sissi, qui lui et à l’arrivée
aussi fait un “travail fantastique”, avec au pouvoir
Vladimir Poutine, qu’il souhaite voir ECONOMIE P.32
réintégrer le club du G8, ou maintenant
de gouvernements
avec son nouveau partenaire de
dénucléarisation nord-coréen, Donald
Version éthiopienne antibruxellois, l’intégrité
de l’UE est menacée. Au
Trump montre qu’il est d’abord l’ami du “made in China” pied du mur, l’Europe
BERTRAMS, PAYS-BAS

des régimes autoritaires. À Singapour, peine pourtant à

il n’a pas eu besoin de longue cuillère Avec le soutien financier de Pékin, s’organiser. Les analyses
pour manger avec le diable les Addis-Abeba industrialise le pays en misant
sur une main-d’œuvre très bon marché. de la presse américaine
concombres farcis coréens servis et européenne.
au déjeuner, mais juste d’un stylo pour Reportage de Bloomberg Businessweek.
parapher un document commun. Ce
n’est en réalité pas la première fois que
360°
Pyongyang fait des promesses à l’Ouest.
Dans la tête
ALLWARD/JMP/SUTHERSTOCK/SIPA

Sans les honorer jusqu’à présent. p.38

En couverture :
d’une star du FOOT
Dessin de Vasco Gargalo, Portugal
L’Allemand Per Mertesacker, champion du monde en 2014, ne
/Cartoon movement. disputera pas la Coupe du monde qui débute le 14 juin en Russie.
Dossier Europe : dessin de Tom paru Il témoigne dans le magazine Der Spiegel du quotidien des
dans Trouw, Amsterdam. joueurs, soumis aux blessures et à la pression du très haut niveau.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 5

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avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
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7 jours dans le monde L’horoscope de Rob Brezsny ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
6. La photo de la semaine Le signe de la semaine Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0) 1 46
46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site
8. Sommet de Singapour. Gémeaux (21 mai-20 juin) : “Que tu aimes web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.
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Entre Trump et Kim, une paix ce que tu aimes ou que tu t’évertues à y résister, Claire Carrard (16 58) Rédactrice en chef Hamdam Mostafavi (17 33) Rédacteur
de dupes ? ce que tu aimes est ton destin”, affirmait en chef Raymond Clarinard (16 77), Rédacteur en chef adjoint Jonathan Parienté
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le poète Frank Bidard dans son poème artistique Sophie Laurent Lefevre (16 31) Conception graphique Javier Errea
D’un continent à l’autre “Coupable de poussière”. Je te livre cette pensée, Comunicación
édition Virginie Lepetit (chef d’édition, 16 12), Fatima Rizki (17 30) 7 jours dans
12. Royaume-Uni. La vérité Gémeaux, car le moment est venu d’identifier le monde Paul Grisot (chef de rubrique, 17 48), Europe Gerry Feehily (chef de
se cache sous les cendres en toute sincérité ce et ceux que tu aimes. service, 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche,
Suisse alémanique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est
16. France. Le défi crucial Ta phase actuelle t’invite en effet à te demander de l’Europe, 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell
du nucléaire français si tu ne serais pas en décalage avec ce et ceux (Royaume-Uni, Irlande, 19 74), Carole Lyon (Italie, Belgique 17 36), Vincent Barros
(Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93), Alexandre
18. Swaziland. La petite que tu aimes – et, le cas échéant, à rétablir Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume
musique du changement un rapport harmonieux avec ce et ceux que tu aimes. Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro,
19. Tunisie. Prêts à mourir Alors, peut-être prendras-tu conscience que l’histoire Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian
(Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère
pour vivre ! de ta vie des prochaines années s’articulera Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de

DESSIN DE MIKEL CASAL, ESPAGNE POUR COURRIER INTERNATIONAL

service, Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil), Martin Gauthier (Canada)
20. Brésil. Dans les pas sur ton rapport avec ce et ceux que tu aimes.  Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
de Marielle Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin
21. Colombie-Argentine. Également sur notre site (Chine, 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),
Les tourments judiciaires États-Unis – Corée du Nord. Les suites du Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du
Golfe) Afrique Sébastien Hervieu (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de
de la famille Escobar sommet historique commentées par la presse rubrique, Maghreb, 16 35), Liza Fabbian (Afrique australe), Sidy Yansané (Afrique
22. Inde. L’extrême droite internationale. de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
hindoue révise le passé Football. Chaque jour, un récapitulatif de Courrier Sciences, 16 15), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Bélœil
l’actualité de la Coupe du monde dans notre (chef des informations, 17 32), Claire Pomarès (16 74), Delphine Veaudor (16 76),
24. Jordanie. La monarchie Mélanie Liffschitz (Histoire, 16 96)
tremble “Courrier du Mondial”. Site Internet Jonathan Parienté (rédacteur en chef adjoint, 16 87), Carolin
En vidéo. Qui est la “vraie” Melania Trump? Le Lohrenz (chef de service, 19 77), Paul Grisot (Actualité), Gabriel Hassan (rédac-
25. Liban. Sous l’influence teur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby
de Moscou New York Times s’interroge sur l’image officielle (rédactrice multimédia, 16 35), Laura Geisswiller (vidéo, 16 65), Paul-Boris
Bouzin (développement web)
de la première dame américaine. Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Dossier Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie
Liffschitz (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef
26. Après le G7, l’Europe éclatée Twitter, Instagram et Pinterest de service adjointe, anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais,
espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino
Transversales (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise
Lemoine-Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol),
32. Économie. Version Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef
de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Aurore Delvigne,
éthiopienne du “made in China” Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Alexandre
36. Sciences. “Complotistes CE NUMÉRO COMPORTE Errichiello, Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé
et scientifiques DES PAGES SPÉCIALES Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10),
Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette
Dremière (chef de service, 16 67), Alice Andersen, Catherine Doutey, Gilles de
ne se comprennent pas”
APRÈS LE G7 — L’EUROPE ÉCLATÉE Les Hauts- Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie
37. Signaux. L’armée américaine SOMMET DE SINGAPOUR — KIM 1 - TRUMP 0

de-France
Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)
Irlande 4,50 € Italie 4,50 € Japon 800 ¥
Afrique CFA 3 200 FCFA Algérie 480 DA

Portugal cont. 4,50 € Suisse 6,20 CHF

É-U 7,50 $US G-B 3,80 £ Grèce 4,50 €
Autriche 4,50 € Canada 6,95 $CAN
Allemagne 4,50 € Andorre 4,50 €

TOM 850 XPF Tunisie 6,50 DTU

Maroc 38 DH Pays-Bas 4,50 €
DOM 4,90 € Espagne 4,50 €

N° 1441

est à l’avant-garde Directeur industriel Éric Carle Directrice de la fabrication Nathalie

du 14 au 20 juin 2018

vus par la presse

courrierinternational.com
France : 3,90 €

Pages Communeau, Nathalie Mounié (chef de fabrication, 45 35) Impression,

étrangère
SPÉCIALES

brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes

360° (Pour les départements Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Leïla Bergougnoux, Aurélie
38. Témoignage. Dans la tête Les Hauts- 02, 59, 60, 62, 80)
Boissière, Christine Bolton, Jean-Baptiste Bor, Auguste Bouznad, Mélanie

d’une star du foot de-France Chenouard, Marie Daoudal, Geneviève Deschamps, Arnaud Dubois, Ekaterina
Dvinina, Hugo Florent, Claire Gounon, Marion Gronier, Masatoshi Inoue,
vus par la presse étrangère En couverture : Valentine Morizot, Marie-Anick Rantos, Nicolas Rocca, Anne Romefort,
42. Culture. Florence Cassez, Côte d’Opale Louise Sallé, Isabelle Taudière.
le roman-vérité près du site des Publicité M
Publicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 0157282020
44. Tendances. Musiques cultes Deux Caps, mai 2017. Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy
reveil.courrierinternational.com M 03183 - 1441 - F: 3,90 E

3’:HIKNLI=XUX^U\:?l@o@e@b@a"; Photo Eric Leleu (david.eskenazy@mpublicite.fr, 38 63) Directeur de la publicité David Delannoy
46. Gastronomie. À l’école (ddelannoy@regieobs.fr, 30 23) Directeurs de clientèle Marjorie Couderc
DISPONIBLE AUSSI SUR NOTRE SITE ET SUR L’APPLI IPAD (marjorie.couderc@mpublicite.fr, 37 97) Sébastien Herreros (sherreros@
des chefs papous regieobs.fr, 30 54) Assistante commerciale Carole Fraschini (carole.fraschini@
mpublicite.fr, 38 68) Partenariat et publicité culturelle Guillaume Drouillet
(guillaume.drouillet@mpublicite.fr, 10 29) Régions Éric Langevin (eric. langevin
Bulletin à retourner à : Courrier international @mpublicite. fr, 38 04) Direction commerciale online/opérations spéciales
Vincent Salini (vincent.salini@mpublicite.fr, 37 00) Agence Courrier Patricia
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Gestion Administration Bénédicte Menault-Lenne (responsable, 16 13),
Je m’abonne pour : Emilien Hiron (gestion) Droits Eleonora Pizzi (16 52) Comptabilité 0148884551
Avantage abonnés Directeur de la diffusion et de la production Hervé Bonnaud Responsable des
ventes France et International Sabine Gude Responsable commerciale inter-
Rendez-vous sur courrierinternational.com nationale Saveria Colosimo Morin (0157283220) Chef de produits Charlotte
■ La version numérique du magazine Guyot (0157283399) Communication et promotion Brigitte Billiard, Christiane
dès le mercredi soir Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand
(16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89), Martine Prévot (16 49)
■ L’édition abonnés du site Internet
Monsieur Madame RCO18BO002 Modifications de services ventes au numéro, réassorts 0805 05 01 47
■ Nos archives, soit plus de 100 000 articles Service clients Abonnements Courrier international, Service abonne-
NOM PRÉNOM ■ L’accès illimité sur tous vos supports ments, A2100 — 62066 Arras Cedex 9. Tél. 0321130431 Fax 0157674496
numériques (du lundi au vendredi de 9 h à 18 h) Courriel abo@courrierinternational.com
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 6.

o u rs d a n s
7 j de
l e m on
Le rendez-vous
Cela s’est passé le mardi 12 juin,
sur l’île de Sentosa, à Singapour.
Donald Trump, le président
des États-Unis, et Kim Jong-un,
le leader de la Corée du Nord,
se sont fnalement rencontrés.
Une poignée de main de douze
secondes, un tête-à-tête
de trente-huit minutes,
une réunion de quatre heures
et, fnalement, un document
signé par les deux hommes,
qui s’engagent à “une
dénucléarisation complète
de la péninsule coréenne”.
“Nous sommes prêts à ouvrir
un nouveau chapitre entre nos
deux pays”, a proclamé Donald
Trump, lors d’une conférence
de presse organisée à la fn
de la réunion. Interrogé
sur les sanctions à l’encontre
de la Corée du Nord, il a déclaré
qu’elles seraient levées “quand
nous serons sûrs que les bombes
nucléaires ne font plus partie
de l’équation”. “C’est un grand
moment dans l’histoire
du monde”, a-t-il conclu à l’issue
de ce qui sera sans doute
la première étape d’une longue
série de négociations.
Photo Jonathan Ernst/Reuters

sur notre site

courrierinternational.com

Retrouvez tous les vendredis

notre diaporama “La semaine
en images”. Et dans notre
édition imprimée, chaque jeudi,
la photo d’actualité la plus forte.
 no 1441 du 14 au 20 juin 2018

a ns
7 joursodnde ← Dessin de Lauzán,
le m Chili.

—The Washington Post

Washington

grand renfort de sourires, de poi-

A gnées de main et de déclarations

chaleureuses, le président Trump
et le Nord-Coréen Kim Jong-un sont entrés
dans les livres d’histoire à Singapour, le
mardi 12 juin, comme étant les deux pre-
miers dirigeants de leurs pays à s’être ren-
contrés en personne. Quant à savoir si le
sommet a lui aussi été efectivement un
événement historique, tout dépend de ce
qui va advenir par la suite.
Les États-Unis et la communauté interna-
tionale se sont déjà eforcés par le passé de
juguler la Corée du Nord. Trois présidents
américains parmi les plus récents ont pris
part à des accords par lesquels Pyongyang
s’engageait à mettre fn à son programme
nucléaire. À chaque fois, ces engagements
sont restés lettre morte, les promesses se
sont révélées creuses, et la Corée du Nord a
continué à développer des ogives nucléaires
ainsi que les moyens de les lancer sur l’autre
rive de l’océan Pacifque.
Trump et Kim se sont embarqués dans
une approche radicalement différente.
Contournant le processus de pourparlers
entre subalternes qui avait cours jusqu’alors,
ils ont choisi de démarrer au plus haut niveau.
Et à la surprise générale, le président amé-
ricain a accepté la proposition des Nord-
Coréens. Mais le sommet de Singapour n’est
qu’un début, une première étape de ce qui
s’annonce comme des négociations longues
et difciles entre les deux pays.

Discipline. Le président américain compte

Sommet de Singapour. Entre Trump
et Kim, une paix de dupes ?
Après la rencontre historique du 12 juin entre Donald Trump et
Kim Jong-un, les négociations concrètes seront longues et difciles.
Mais l’échec n’est pas dans l’intérêt des deux dirigeants.
sur ses compétences personnelles pour
convaincre Kim qu’il doit renoncer à son
programme d’armement nucléaire dans l’in-
térêt de son pays et du monde. Pour y parve-
nir, il va falloir faire preuve d’une discipline
et d’une constance qui, manifestement, ne
font pas partie de l’arsenal de Trump dans
le domaine de la politique étrangère. Et il
doit s’abstenir de toute réaction à l’emporte-
pièce, contrairement à ce qu’il a fait alors
qu’il était en route pour Singapour, quand
il a brusquement désavoué le communiqué
commun négocié avec les autres membres
du G7 qui s’étaient retrouvés au Canada.
Les rencontres au sommet associent sym-
bolisme et substance. Sur le plan symbo-
lique, le fait que le président américain ait
pris l’avion pour retrouver, à l’autre bout du
monde, un dictateur qui gouverne d’une main
de fer une nation dotée de l’arme nucléaire
en dit déjà très long. Le fait que Kim ait
changé de cap pour privilégier la voie de la
diplomatie, après une série de tirs de mis-
siles provocateurs au début du mandat de
Trump, est tout aussi révélateur d’un chan-
gement d’atmosphère.
Mais il faudra attendre des mois, voire
des années, pour savoir si le sommet de
Singapour marque le début d’une série de
succès ou celui d’une nouvelle impasse avec
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 7 jours. 9

↓ Dessin de Niels Bo Bojesen

paru dans Jyllands-Posten,
Danemark.

les Nord-Coréens. Beaucoup établissent un

parallèle avec le voyage en Chine de Richard Portraits Chronologie
Nixon en 1972 et sa rencontre avec Mao 1945 — Le pays se
Zedong, qui avait amorcé un dégel entre
les deux pays après vingt ans de relations
Négociateurs : divise. Après la fn de la
colonisation nippone de la
tendues. une histoire péninsule, la Corée est
divisée selon le 38e
Selon l’historienne Margaret MacMillan,
qui décrit le voyage de Nixon dans son d’espions parallèle : au nord une
ouvrage Nixon and Mao : The Week That ●●● Deux hommes ont joué zone soviétique, au sud
Changed the World [“Nixon et Mao : la semaine un rôle clé dans les pourparlers entre une zone américaine.
qui a changé le monde”, non traduit en fran- Américains et Nord-Coréens.
çais], le déplacement du président américain Tous deux ont été directeurs 1948 — La fondation de
de l’époque avait commencé sous de meil- du renseignement dans leur pays la Corée du Nord.
leurs auspices que le sommet Trump-Kim. respectifs. Une position qui les Avec Kim Il-sung à sa tête
a rapprochés ? et grâce à l’appui de
Intérêts communs. “Tout le travail de ter- Mike Pompeo. Difcile de nier au l’Union soviétique.
rain avait été fait en amont, et les objectifs de secrétaire d’État américain, Mike 2003 — La Corée Le président américain
la visite étaient bien plus modestes, explique- Pompeo, le rôle clé qu’il a tenu 1950 — La Corée du Sud du Nord admet promet “le feu et la
t-elle. Il s’agissait d’établir des relations diplo- dans ce sommet, souligne la revue déclare son développer un colère” sur la Corée du
matiques avec la Chine, ce qui n’a pas eu lieu japonaise Nikkei Asian Review. indépendance. La Corée programme nucléaire. Nord.
avant la fn du mandat de Nixon.” L’historienne L’ex-directeur de la CIA, connu pour du Nord envahit le Sud, Elle expulse les
ajoute : “La dénucléarisation est une question ses positions de faucon, s’est rendu Séoul est repris par les inspecteurs des Nations 2018 — Vers une
vraiment très compliquée, beaucoup plus que deux fois dans la capitale nord- États-Unis, qui mobilisent unies et se retire rencontre historique. 
la mise en place de relations diplomatiques.” coréenne, Pyongyang, pour “évaluer une coalition du traité de non- Février —
Les enjeux pour Trump et Kim sont le sérieux de Kim Jong-un au sujet de internationale face aux prolifération. Début des Rapprochement
énormes, même si le dirigeant nord-coréen la dénucléarisation”, et il a “préparé troupes nord-coréennes, pourparlers à six (Chine, des deux Corées.
a déjà obtenu plus que ses prédécesseurs, à e terrain pour ce rendez-vous elles-mêmes appuyées Russie, États-Unis, Japon, Les deux pays se
savoir une rencontre avec le président des historique, calmant les inquiétudes par la Chine. Corée du Sud, Corée du retrouvent à l’occasion
États-Unis. Il ne voudra pas s’arrêter là. Il sur sa capacité à jouer le rôle” Nord) sur la des Jeux olympiques
lui faut encore plus. de médiateur. Le leader nord-coréen, 1953 — Un armistice est dénucléarisation.  d’hiver à Pyeongchang.
Pour Bill Richardson, ancien ambassa- précise le journal, a salué en Pompeo signé. Washington Des émissaires se
deur auprès des Nations unies sous le gou- un homme ayant, comme lui, “des impose des sanctions à la 2006 — Premier essai rencontrent à Pyongyang.
vernement Clinton, le fait même que ce tripes”. Il a également apprécié Corée du Nord. nucléaire souterrain
sommet ait eu lieu est une victoire pour la “l’habileté à négocier et l’audace de nord-coréen. Les Nations 8 mars — Donald Trump
Corée du Nord, “car il confère une stature l’Américain”, écrit le journal. 1985 — La Corée du unies décrètent des dit oui. Le président
internationale à Kim et sert ses intérêts sur le Qui plus est, Pompeo a montré Nord signe le traité sanctions économiques et américain accepte
plan intérieur”. Il ajoute que la décision de qu’il était capable de s’entendre international de commerciales contre l’invitation à se rencontrer
Trump d’accepter une telle rencontre “a avec le négociateur nord-coréen Kim non-prolifération Pyongyang. de Kim Jong-un.
beau être risquée, le jeu en vaut la chandelle”. Yong-chol, les deux anciens nucléaire. Il lui est
“Négocier avec la Corée du Nord en passant par responsables du renseignement désormais interdit de 2009 — Deuxième test 27 avril — Un sommet
des subordonnés, cela ne fonctionne pas, sou- ciselant ensemble la question produire des armes nucléaire. La Corée du exceptionnel. Le leader
ligne-t-il, faisant allusion à la stratégie des de la dénucléarisation. nucléaires. Nord conduit ses coréen Kim Jong-un et le
précédentes administrations américaines. Kim Yong-chol. Après l’annulation premiers essais de tir de président sud-coréen
Peut-être la négociation au plus haut niveau brutale du sommet par Donald Trump, 1988 — La Corée du missiles à longue portée. Moon Jae-in se retrouvent
va-t-elle aboutir.” par une lettre, le 24 mai, c’est Nord est Les pourparlers à six dans la zone démilitarisée.
Un échec n’est dans l’intérêt d’aucun des ce général quatre étoiles, ancien blacklistée. Les États- prennent fn.  Ils déclarent la fn des
deux dirigeants. Trump aimerait montrer garde-frontières puis patron de la Unis font fgurer hostilités et annoncent
qu’il peut réussir là où d’autres présidents principale agence de renseignements Pyongyang sur leur liste 2011 — Décès de Kim travailler à la
avant lui, et notamment son prédécesseur nord-coréenne, que Kim Jong-un a noire des États soutenant Jong-il. Il est remplacé dénucléarisation
Barack Obama, ont échoué. envoyé à New York et à Washington. le terrorisme. par son fls Kim Jong-un de la péninsule.
Wendy Sherman, une ancienne fonc- Vice-président du Comité central du qui accélère le
tionnaire du département d’État qui a par- Parti des travailleurs de Corée, Kim 1994 — Kim Il-sung développement du 24 mai — Coup de
ticipé à des négociations avec la Corée du Yong-chol a remis une lettre du leader décède. Son fls Kim programme nucléaire et froid. Pyongyang assure
Nord et l’Iran, estime que le jeune Kim va nord-coréen à Trump, lequel a ensuite Jong-il prend la balistique. avoir démantelé son site
vouloir trouver un moyen de rester long- annoncé le rétablissement du succession. La Corée du d’essai nucléaire.
temps au pouvoir. Mais il subit d’impor- sommet. À 72 ans, Kim Yong-chol Nord et les États-Unis 2013 — Troisième essai Le même jour, Donald
tantes pressions pour relancer une économie a servi sous les trois représentants signent un accord nucléaire. Les Nations Trump annule le sommet
en berne et s’ouvrir au reste du monde, successifs de la dynastie au pouvoir, bilatéral : Pyongyang unies prennent de prévu avec Kim Jong-un
sans compromettre ni l’avenir du pays, ni rappelle The Guardian. Lui aussi a s’engage à geler son nouvelles sanctions le 12 juin à Singapour.
le sien. Trump souhaite un grand succès une réputation de faucon. Il a été programme nucléaire contre Pyongyang. 
en matière de politique étrangère, dont il accusé par Séoul d’avoir orchestré une militaire en échange de la 2 juin — Le volte-face
pourra se prévaloir lors de la campagne attaque qui a coûté la vie à 46 marins construction de réacteurs 2017 — Regain de Donald Trump.
pour sa réélection en 2020. “A priori leurs sud-coréens en 2010, ce qui lui avait civils et de pétrole. de tensions entre Le président américain
intérêts convergent, conclut Sherman. Mais valu une interdiction d’entrée sur le Washington et confrme la tenue du
tout de même c’est difcile, très difcile.” Les territoire américain. Il a néanmoins 2000 — Premier Pyongyang. “Tout le sommet de Singapour
symboles ont leur importance, mais seul bénéfcié d’une autorisation spéciale sommet entre les deux territoire américain est à après avoir rencontré
le fond compte vraiment. et est ainsi devenu le plus haut Corées. Les dirigeants notre portée”, déclare Kim le général nord-coréen
—Dan Balz dignitaire nord-coréen à se rendre sud- et nord-coréens se Jong-un après des tirs de Kim Yong-chol à la
Publié le 12 juin aux États-Unis depuis 2000. retrouvent à Pyongyang. missile intercontinental. Maison-Blanche.
10. 7 JOURS
Verbatim
“La péninsule est à un tournant
historique. Mais le succès du
sommet de Singapour dépendra
du retrait, ou non, de la présence
militaire [américaine], vieille de
soixante ans [en Corée du Sud].”
Chine, Huanqiu Shibao
“À tous et à toutes, Donald Trump
et Kim Jong-un semblent vouloir
dire qu’aucun conflit n’est
immuable, qu’aucune divergence
n’est éternelle.”
Guinée, Ledjely.com
“Quand on connaît ce passé qui a
freiné nos pas, on mesure
la valeur de ces mains serrées.”
Corée du Sud, Pressian
“Aujourd’hui Kim, demain
Khamenei. Les ayatollahs non plus
n’accordent pas beaucoup
d’importance aux droits
de l’homme et à la liberté
d’expression.”
Allemagne, Der Tagesspiegel
“Qui est le vrai gagnant de
ce sommet ? Trump, qui se vante
d’être parvenu à convaincre Kim
à le rencontrer pour négocier ?
Ou Kim, à qui ce sommet confère
une plus grande stature
internationale, sans qu’il ait,
pour l’heure, concédé quoi
que ce soit de consistant ?”
Italie, Il Sole-24 Ore
“Kim apparaît en vainqueur
du sommet. Aucune image n’avait
fait autant pour légitimer
son régime. Elle sous-entend
une égalité entre les deux pays
et laisse penser que Kim est
le dirigeant d’un État avec lequel
nous pouvons discuter.”  de négociation de Harvard” et décrite dans
Royaume-Uni, The Daily Telegraph
“Un sommet faible et sans
contenu.”
Russie, Kommersant
Apprendre à se dire oui
Chine, Vietnam et maintenant Corée du Nord : la diplomatie
américaine a appris à renouer des relations avec l’ennemi
d’hier. Passé le premier pas de la rencontre, les négociations
peuvent durer longtemps.
—38 North Washington
A
u moment de la rencontre histo-
rique entre le dirigeant nord-coréen
Kim Jong-un et le président améri-
cain Donald Trump, les observateurs ne
doivent pas passer à côté de certaines ana-
logies avec le passé ni du puissant symbo-
lisme de la psychologie des deux hommes.
Le contexte historique de l’ouverture [des
États-Unis] à la Chine à la fin des années
1960 et au début des années 1970 est très
instructif, en raison de ses étranges simi-
litudes avec les préparatifs du sommet de
Singapour et des récentes initiatives diplo-
matiques prises par Kim, Trump et le pré-
sident sud-coréen Moon Jae-in. Le parallèle
avec l’expérience chinoise montre que Kim
s’inspire à la fois du passé et de stratégies
plus modernes, comme celle enseignée par le
professeur William Ury dans le “programme
son livre Getting Past No [Comment négocier
avec les gens difficiles, éd. du Seuil]. Cette
démarche a été récemment illustrée par la
participation de la Corée du Nord aux Jeux
olympiques de Pyeongchang [en février
2018], par les réunions délicates et bien
menées entre de hauts responsables nord-
coréens, sud-coréens, chinois et américains,
par la libération de trois prisonniers améri-
cains [le 9 mai] et par la tonalité différente
des déclarations de Kim, qui suscitent un
nouvel optimisme sur la péninsule coréenne.
Ce comportement politique s’inscrit dans
une stratégie de négociation classique où
Kim n’a fait aucun faux pas depuis la fin
de 2017. Ainsi que l’a souligné l’historien
John Delury, il a même créé de nouveaux
symboles de l’aspiration des deux Corées
à la paix. Sa récente rencontre avec le pré-
sident Moon dans la zone démilitarisée
de Panmunjom a été une démonstration
éclatante des valeurs chères à la culture
coréenne : respect, piété filiale, harmonie
et ordre. Lors de leur entretien privé, les
deux hommes semblaient s’écouter avec une
grande attention. Ils se sont serré la main
sur la ligne de démarcation et ont planté
un pin à l’endroit où, en 1976, des soldats
nord-coréens avaient abattu des arbres.
Le souvenir de la légendaire “promenade
dans les bois” du négociateur américain
Paul Nitze et de l’ambassadeur soviétique
Yuli Kvitsinsky, emblématique de la guerre
froide, est soudain remonté à la surface [en
1982, des négociations de désarmement ont
ainsi trouvé un déblocage près de Genève].
Et, après des années de relations glaciales,
Kim a tendu la main au président chinois
Xi Jinping, faisant preuve d’une grande
maturité politique pour son âge, comme
Qui connaît la diplomatie
sait l’importance des
relations individuelles au
plus haut niveau.
CAGLE CARTOONS
en témoignent les photos de leurs récents
entretiens à Pékin et à Dalian, où on les voit
discuter en marchant sur la plage.
Mais le plus dur reste à faire. Si l’ancien
Premier ministre de Singapour Lee Kuan
Yew était encore vivant, le sommet Kim-
Trump aurait représenté l’apothéose de sa
carrière légendaire. Comme les Chinois dans
les années 1970, Kim a commencé par des
gesticulations et des communiqués, mais
aujourd’hui s’ouvre le long et difficile tra-
vail diplomatique. On se souvient que le
sommet Nixon-Mao de 1972 n’a débouché
sur l’établissement de relations diploma-
tiques bilatérales qu’au bout de sept ans.
Et, dans le cas du Vietnam, la procédure
a même été plus longue, puisqu’il a fallu
attendre 1995.
Optimisme. Beaucoup de choses ont été
dites, et écrites, sur la psychologie de Kim,
et quiconque s’intéresse à la diplomatie sait
l’importance des relations individuelles au
plus haut niveau. Le fait que le dirigeant
nord-coréen se soit mis en quatre pour
nouer des liens positifs et constructifs
avec Moon Jae-in, Xi Jinping et le secré-
taire d’État Mike Pompeo est de bon augure
pour le sommet avec Donald Trump, qui
lui-même n’a jamais caché la valeur qu’il
accorde à ses relations personnelles avec
les grands de ce monde. Rappelons égale-
ment qu’au début des années 1970, pendant
les longues négociations avec la Chine, le
conseiller à la Sécurité nationale et secré-
taire d’État américain Henry Kissinger avait
passé des centaines d’heures à s’entrete-
nir avec le Premier ministre chinois Zhou
Enlai. En Corée du Nord comme en Chine,
le contexte, la confiance, les nuances et les
symboles, l’implicite et la “face” sont essen-
tiels. La rencontre récente qui a eu lieu à
Pyongyang entre Kim Jong-un, Mike Pompeo
et Andrew Kim, le directeur du Centre de
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
↙ Dessin de Pismetrovic paru
dans Kleine Zeitung, Vienne.
mission sur la Corée mis en place par la
CIA, pourra servir de modèle aux négo-
ciations à venir.
Mike Pompeo, alors qu’il était encore il
y a quelques mois à peine directeur de la
CIA, a répété que le renseignement amé-
ricain considérait Kim comme un “acteur
rationnel” – c’est aussi mon avis. Mais cette
affirmation a un corollaire bien plus vaste :
Kim a changé et adopté le style et la psycho-
logie d’un négociateur classique. Ses inter-
locuteurs, à commencer par les présidents
sud-coréen et américain, ont désormais
pour tâche de trouver comment obtenir
un oui, ou au moins “dépasser le non”, à
la lumière d’autres contextes historiques
délicats. Quant à Kim Jong-un, il va devoir,
pour obtenir des garanties de sécurité en
contrepartie, renoncer à ses habitudes pro-
vocatrices de réaliser des tests nucléaires
pour élaborer une doctrine.
“Pour l’heure, le maître
de Pyongyang a réalisé un
sans-faute diplomatique.”
Nul doute que Kim et les négociateurs
nord-coréens ont lu attentivement The Art
of the Deal, de Trump [“L’art de la négocia-
tion”, paru en français sous le titre Trump
par Trump, éd. de l’Archipel] et peut-être
même les travaux de William Ury. Reste
à savoir quelle application ils en feront
à Singapour. Pour l’heure, le maître de
Pyongyang a réalisé un sans-faute diplo-
matique. Lee Kuan Yew serait fier de lui,
tout comme Paul Nitze et l’ambassadeur
d’URSS Yuli Kvitsinsky. Le professeur Ury
lui décernerait certainement un 20 sur 20
– à ceci près que la “mesore” (“meilleure
solution de rechange à une entente négo-
ciée” [théorisée par Ury]) du dirigeant nord-
coréen serait une régression qui ramènerait
Washington, Séoul et Pyongyang en 2017,
et vers un regain de tensions politiques et
militaires dans la péninsule. Donald Trump
peut continuer sur sa lancée, mais il aurait
plutôt intérêt à prendre quelque distance
avec le style désormais fameux qu’il a théo-
risé dans The Art of the Deal, au profit d’une
méthode plus orthodoxe à la William Ury
– en d’autres termes, cesser de chercher à
“dépasser le non” pour davantage s’atta-
cher à obtenir un oui.
—Kenneth Dekleva
Publié le 20 mai
Les informés de franceinfo
Jean-Mathieu Pernin, du lundi au vendredi de 20h à 21h
chaque vendredi avec
Revue de presse
L’économie nord-coréenne,
grande gagnante ?
●●● “La Corée du Nord est moteur
pour la croissance de l’Asie
du Nord-Est, elle s’est d’ores et
déjà engagée dans une
transformation de son économie
planifiée vers une économie
de marché”, affirme un expert chinois
dans une analyse publiée par
le quotidien Huanqiu Shibao.
Pour Zhang Huizhi, chercheur
à l’Institut de recherche sur l’Asie
du Nord-Est à l’université de Jilin,
dans le nord-est de la Chine, la Corée
du Nord “a ces dernières années
un système de responsabilité
de la gestion des entreprises”,
précise-t-il, en usant d’une expression
appliquée aux entreprises chinoises
dans les années 1980, alors que Pékin
appliquait sa politique de réformes
destinée à sortir de l’économie
planifiée. Et il ajoute : “À l’avenir,
la Corée du Nord va peut-être
s’inspirer de l’expérience
des politiques d’adaptation de pays
comme la Chine, le Vietnam,
l’Allemagne [de l’Est], dans
les premiers temps de leur
développement.” Elle pourrait
non seulement s’inspirer des
réformes chinoises, mais aussi
s’appuyer sur la coopération et
l’investissement de ses voisins
immédiats, la Corée du Sud et
la Chine, poursuit le chercheur,
qui précise : “La Corée du Sud
a toujours poussé à la construction
d’une liaison ferroviaire avec
la Corée du Nord, mais aussi routière,
est-ouest. Une liaison Séoul-
Pyongyang-Pékin serait non
seulement une nouvelle source
de croissance pour la Corée du Sud,
mais renforcerait aussi les liens et
la coopération en Asie du Nord-Est.”
La presse japonaise, de son côté,
corrobore à sa manière le dynamisme
de l’économie nord-coréenne
en s’appuyant sur les chiffres.
La croissance de la Corée du Nord
a été de 3,9 % en 2016, selon
le quotidien économique Nihon
Keizai Shimbun, soit quatre fois plus
qu’au Japon. Elle n’était, la même
année, que de 1 % au Japon, 1,5 %
aux États-Unis, 2,8 % en Corée du Sud
et 7,3 % en Chine. Entre 2012 et 2016,
elle a été en moyenne de 1,2 %
en Corée du Nord. La même année,
les échanges commerciaux avec
la Chine, son premier partenaire
commercial, étaient chiffrés
à 6,056 milliards de dollars, devant
la Russie, en deuxième position,
à 769 millions, et l’Inde, 589 millions.
Loin derrière, “Singapour, siège
du sommet américano-nord-coréen,
arrive à la septième place de
ses partenaires commerciaux,
pour un volume qui ne représente
que 0,2 % du total du commerce
extérieur de la Corée du Nord”,
souligne encore le Nihon Keizai
Shimbun. “Reste que si le sommet
de Singapour débouche à plus ou
moins long terme sur une
dénucléarisation de la péninsule,
comme annoncé, qui en paiera
le prix?”, questionne le quotidien
sud-coréen Chosun Ilbo. “Le coût
du démantèlement des armes et
des installations nucléaires se chiffre
en milliards de dollars, la Corée
du Nord vaaussi demander
des compensations après des années
de sanctions économiques
internationales, et les experts estiment
que la reconstruction du pays coûtera
des centaines de milliards de dollars
sur dix à vingt ans.” Pour le journal,
la Corée du Sud assumera
probablement une grande partie des
coûts du passage du Nord à une
économie de marché, “mais Trump
semble suggérer que l’addition soit
entièrement payée par la Corée du Sud
et la Chine”.  Néanmoins, le quotidien
conservateur ne voit pas pourquoi
Séoul se déroberait, “pas en l’absence
de vérifications complètes
que le Nord a entièrement éliminé
ses armes nucléaires”.
7 JOURS. 11
Tout est dans
le geste
Le leader nord-coréen et
le dirigeant américain sont
deux hommes dont la stature
et l’attitude s’opposent.
Mais malgré leurs différences,
ils semblent n’avoir commis
aucun impair.
—Chosun Ilbo Séoul
P
our les chargés de protocole, l’un
des soucis majeurs est la différence
importante de stature entre les deux
hommes. Donald Trump n’est pas loin de
1,90 mètre de haut et Kim mesure envi-
ron 1,67 mètre. Pour les photos, les Nord-
Coréens auraient exprimé leur préférence
pour une position assise des deux leaders.
Dans ses prises de parole, le président
américain affectionne le mot great, un
adjectif simple mais pratique pour mon-
trer son enthousiasme. Il l’a très souvent
utilisé avant le sommet quand il parlait de
Kim Jong-un et des négociations en cours
entre les deux gouvernements. On pour-
rait “trouver un grand terrain d’entente”,
avait-il annoncé en mars en évoquant le
sommet dont il commençait à exprimer
ses attentes. Une autre caractéristique de
la façon de parler de Trump, c’est qu’il se
répète beaucoup.
De son côté, Kim Jong-un emploie sou-
vent des expressions telles que “comme je
l’ai dit tout à l’heure” ou “les onze années
perdues” [marquées par l’absence de dia-
logue entre les deux Corées], qu’il semble
utiliser de manière spontanée. Son côté
improvisateur a déjà été observé lorsqu’il
avait déclaré au président sud-coréen Moon
Jae-in, qu’il a rencontré le 27 avril : “J’ai
fait venir ces nouilles froides de Pyongyang,
de loin… enfin ce n’est pas si loin que cela.”
Par ailleurs, il avait déclaré dans son dis-
cours du nouvel an en 2017 : “J’ai passé
l’année à me reprocher de ne pas être à la
hauteur de mes ambitions”, reconnaissant
ainsi un certain échec, chose exception-
nelle de la part d’un leader nord-coréen.
—Nam Min-u
Publié le 11 juin
12. no 1441 du 14 au 20 juin 2018

d’un ↓ Un manifestant “réclame la vérité”.

Photo Guy Smallman/Eyevine/Abacapress

continent
à l’aut r e.
europe France ........... 16
Afrique .......... 18
Amériques........ 20
Asie ............. 22
Moyen-Orient..... 24

Royaume-Uni.
La vérité se cache
sous les cendres
Un an après l’embrasement de la tour Grenfell,
immeuble de logement sociaux situé dans
un quartier cossu de Londres, une enquête dédouane
le conseil d’arrondissement conservateur.

—London Review of Books
(extraits) Londres
n juin 2017, la tour Grenfell,
E située dans le quartier huppé de
Kensington et Chelsea, à Londres,
abritait 350 personnes dans 127 logements
sociaux de deux à trois pièces. Le nombre
d’habitants – britanniques, marocains,
syriens, égyptiens – avait légèrement aug-
menté depuis la fin des travaux de réno-
vation, en 2016, où de nouvelles fenêtres
avaient été installées dans tous les loge-
ments et le bâtiment isolé par l’extérieur
avec des panneaux d’aluminium étanches
à la pluie. L’incendie s’est déclaré à 0 h 15,
mercredi 14 juin, dans l’appartement d’un
chauffeur de taxi d’origine éthiopienne, au
quatrième étage. À 1 h 20 du matin, l’in-
cendie s’était étendu en diagonale vers le
haut du bâtiment avant de gagner la façade
arrivée qu’une demi-heure après le premier
appel téléphonique aux services d’urgence.
Tous ceux qui ont perdu la vie cette nuit-
là se trouvaient entre le dixième et le der-
nier étage, le vingt-quatrième. Persuadés
que la consigne “stay put” [“restez où
vous êtes”] était la meilleure, les capi-
taines des pompiers n’ont à aucun moment
ordonné l’évacuation complète du bâti-
ment. Les habitants qui le pouvaient ont
alerté leurs voisins. “Normalement, quand
Tour Grenfell
Hyde Park
Knightsbridge
HAMMERSMITH
ET FULHAM
KENSINGTON
un feu se déclare dans une tour, on l’éteint et
les voisins ne savent même pas qu’il y a eu
un incendie”, m’a dit un pompier.
Deux cent vingt-trois personnes se sont
échappées, mais beaucoup n’ont pas réussi
à traverser la fumée dans les escaliers ou
sont restés où ils étaient, comme les en
avaient instruits les pompiers qui étaient
entrés dans la tour ou les services de secours
au téléphone. Le centre de traitement des
urgences de Stratford, où seulement onze
LA CITY
WESTMINSTER
ise
Avant, pour fermer
une caserne,
il fallait l’autorisation
du ministère.
agents étaient présents, a été submergé
d’appels : plus de huit cents ont été donnés
depuis l’intérieur ou les abords de la tour
cette nuit-là. Certains ont été déviés vers les
centres du Kent, dans le sud-est, et même
de Newcastle, tout au nord du pays.
Les appels sont déchirants. On entend les
gens paniquer, étouffer, prier, mais heure
après heure le conseil est resté le même :
restez où vous êtes. “Nous savons où vous
êtes et nous allons venir vous chercher” a
été la dernière promesse à laquelle beau-
coup de victimes se sont accrochées. Les
pompiers de Londres estiment qu’ils ont
pu sauver 65 personnes. Ces immeubles

ET CHELSEA
m

nord, passant du quatrième au quatorzième Ta étant censés être construits de façon à ce

étage en quinze minutes environ. qu’un incendie ne puisse pas s’y propager,
Les barrières coupe-feu qui devaient la plupart des pompiers (ils étaient envi-
combler les espaces entre les panneaux L O N D R E S STRATFORD ron 200 à 2 heures du matin) ont mis les
en cas d’incendie étaient trop petites ou gens dans des appartements “sûrs” qui
COURRIER INTERNATIONAL

mal posées, ce qui a permis à ces espaces
d’agir comme une cheminée et d’aspi-
rer les flammes vers le haut. Il fallait de
grandes échelles, mais elles sont rares dans
le centre de Londres et la première n’est
Limites des arrondissements
LONDRES
en fait ne l’étaient pas du tout, ou leur
ont fait remonter les escaliers, comme le
montrent les textos et les appels envoyés
2 km
par des habitants de la tour à des per-
sonnes à l’extérieur.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
Selon plusieurs de mes sources, la com-
munication radio entre les pompiers à l’in-
térieur du bâtiment et leurs chefs au sol ne
fonctionnait pas. “Il y avait un silence bizarre
et inquiétant, raconte un pompier. Les radios
ne marchaient pas. Plus on montait dans la
tour, plus on se sentait seul. Aucun de nous ne
pouvait parler à ceux qui étaient dehors. C’est
notre plus gros échec.”
Je me rends à Kingston [au sud-ouest de
Londres] pour rencontrer Matt Wrack, le
président de la Fire Brigades Union, un syn-
dicat de pompiers, qui pendant toute la pre-
mière moitié de notre entretien dénonce les
coupes budgétaires. Autrefois, pour fermer
une seule caserne de pompiers, il fallait l’au-
torisation du ministère de l’Intérieur. Une
mesure de protection qui remontait à la
Seconde Guerre mondiale, fondée sur l’idée
que les pompiers étaient la dernière ligne de
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
DU LUNDI AU VENDREDI 18H40
EUROPE. 13
défense. Les choses ont commencé à chan- saisir, le marché a intensifié ses pressions pour
ger sous le Premier ministre travailliste infléchir les normes de construction.” Contexte
Tony Blair, et les réductions budgétaires se Je me rends dans le Warwickshire, dans
sont multipliées dans la protection incen- le centre de l’Angleterre, pour rencontrer ●●● Ce récit de 60000 mots,
die. “La caserne de Knightsbridge a fermé, un spécialiste de la sécurité dans le bâti- dans sa version intégrale,
précise Matt Wrack. Celle de Kensington ment, Dave Sibert, apprécié des capitaines n’a laissé personne indifférent
a perdu un camion. Depuis quatre ou cinq des pompiers aussi bien que des industriels outre-Manche, alors qu’une
ans, dans un rayon de 6,5 kilomètres autour à l’ancienne – de ceux qui aiment le franc- enquête publique s’est ouverte
de la tour Grenfell, la moitié de la protection parler et s’inquiètent de la tendance actuelle le 21 mai pour faire toute la lumière
incendie a été supprimée.” au mépris des réglementations. Installé dans sur le drame. Le récit heure par
Ces réductions budgétaires le hall d’un hôtel de Stratford- heure de l’incendie a été salué
sont un problème, tout le monde upon-Avon, Dave Sibert n’y va pas quasi unanimement par la presse
le sait, mais il y a aussi eu des par quatre chemins : l’incendie pour son humanité et sa précision.
failles dans la gestion des secours de la tour Grenfell, me déclare- Le reste de l’article, en revanche,
à Grenfell. Ce ne sont pas des t-il d’emblée, est la conséquence a provoqué de vives réactions.
choses agréables à dire de ces des infractions aux règles de “O’Hagan ne fait que remplacer
hommes auxquels nous devons ENQUÊTE sécurité par les industriels du un récit orienté par un autre”,
la plus grande reconnaissance, bâtiment (“C’est là qu’est la faute en dénonçant les approximations
mais le déroulé des événements du 14 juin première”), mais aussi de l’incapacité de nos des personnes convaincues
montre que la réaction des services de pom- gouvernements successifs à mettre le sec- de la responsabilité du conseil
piers lors de l’incendie n’a pas été la hau- teur devant ses responsabilités. d’arrondissement et en prenant,
teur. Toutes mes sources s’accordent sur Industriels du plastique et de l’isolation, en parallèle, la version
la plus grave de ces défaillances : l’ordre entreprises du bâtiment et instances de des élus conservateurs locaux
d’évacuation est arrivé beaucoup trop tard. réglementation rivales se livrent à ce petit pour argent comptant, regrette
Et c’est précisément pour cette raison que jeu sous le prétexte de réduire les coûts. Une l’hebdommadaire New
la plupart des 72 victimes ont péri. nouvelle culture lourde de conséquences Statesman. Une analyse récusée
pour la tour Grenfell. Les nombreux inter- par Reaction, pour qui cette
Normes inacceptables. Les pompiers venants d’un chantier émettent des devis enquête “est tellement fouillée
sont cependant loin d’être les premiers res- avec de fausses alternatives, par exemple et mesurée que lorsque le verdict
ponsables. Ces vingt dernières années, avec entre tel ou tel métal : l’un des deux affiche tombe, il n’est que plus accablant”. 
l’aide de ses lobbys et encouragé par la folie une résistance au feu légèrement meilleure
dérégulatrice du gouvernement Blair et par que l’autre, mais “évidemment”, tous deux
la “marchandisation de la sécurité” qui l’a respectent la réglementation du secteur.
accompagnée, le secteur du bâtiment a pris En réalité, aucun des métaux proposés ne
l’habitude de faire fi des réglementations, respecte vraiment les normes, et de toute
Portrait
de truquer les tests et de considérer ces pra- façon, la réglementation n’est pas correc-
tiques comme normales. Il est de notoriété tement appliquée.
publique que les matériaux d’isolation font Lors des travaux, le conseil d’arrondis-
l’objet d’un marketing trompeur, et que les sement conservateur de Kensington et
constructeurs associent des matériaux sans Chelsea était prêt à faire passer le budget ini-
les avoir testés ensemble : or ces deux pro- tial de rénovation de la tour de 6,9 millions
blèmes seraient à l’origine de l’incendie de à 10,3 millions de livres, mais un membre
la tour Grenfell. Il y a certainement d’autres de la Tenant Management Organisation
responsables, mais les fabricants, et ceux [TMO, le bailleur de l’immeuble] a envoyé ANDREW O’HAGAN
qui leur permettent de travailler avec des un courrier électronique à Artelia, chargé du Né en 1968 à Glasgow, en Écosse,
normes incendie inacceptables, sont bien projet, pour demander de “meilleurs coûts”, Andrew O’Hagan est un auteur
les coupables. des prix avantageux à présenter dès le len- reconnu au Royaume-Uni pour
Les objectifs de la lutte contre le réchauffe- demain au responsable municipal chargé sa capacité à brouiller la frontière
ment climatique ont encore aggravé la situa- du logement, Rock Feilding-Mellen, et à entre fiction, journalisme et
tion en la matière. “Depuis les accords de Kyoto, son homologue de l’urbanisme. Selon le autobiographie. The Missing (1995),
en 1997”, me dit l’expert incendie Stephen quotidien The Times, c’est ce mail qui a l’ouvrage qui l’a fait connaître,
Mackenzie, les titulaires successifs “du minis- motivé le choix de “panneaux d’aluminium contient par exemple des passages
tère de l’Énergie et du Changement climatique au détriment du zinc”, “qui pouvaient repré- sur sa propre enfance et des
n’ont cessé de chouchouter les industriels de senter ‘une économie de 293 368 livres’.” éléments de reportage sur le thème
l’isolation et d’encourager le rapprochement Le conseil d’arrondissement n’a jamais des personnes disparues.
avec ceux du plastique, deux secteurs suscep- demandé à réduire la facture ni à rogner Il publie régulièrement dans
tibles de nous aider à remplir les objectifs pour sur la sécurité : c’est la TMO qui a demandé cette revue littéraire parallèlement
le climat. Et dès que profiteurs et opportunistes que soient recherchées des économies, et à ses activités d’écrivain.
de tout poil ont vu l’occasion écolo vertueuse à aucun inspecteur n’a été sollicité pour
14.
autoriser ou non l’usage de panneaux
d’aluminium.
De nombreux éléments concordent : c’est
toute une suite de manquements à la régle-
mentation industrielle et aux normes de
construction qui a causé ce brasier. Le chan-
tier de rénovation de la tour Grenfell impli-
quait une bonne soixantaine d’organismes et
de sous-traitants, dont beaucoup ont commis
de petites fautes qui ont eu de lourdes consé-
quences. Mais les plus graves, indéniable-
ment, ont trait aux normes du secteur en
matière de bardage. Partout, au Royaume-
Uni, les municipalités ont été victimes d’in-
fractions en série aux normes de sécurité,
autorisées par les agences de l’État depuis
l’accession de Tony Blair au pouvoir, en 1997.
Le revêtement extérieur utilisé sur la tour
(une couche de polyéthylène prise en sand-
wich entre deux plaques d’aluminium, avec
un espace de 50 millimètres entre l’isolant
et le bardage) aurait été “testé” par ordina-
teur, mais jamais in situ.
Quoi qu’il en soit, sur tous les sujets, le
Grenfell Action Group, association qui,
après la catastrophe, ferait fgure de conseil
des sages, était depuis longtemps en guerre
contre le conseil d’arrondissement conser-
vateur et ses représentants. Ses objections
ont d’abord pris la forme de discussions,
d’articles de blogs et de courriels, puis de
dénonciations dans les médias. Ce que le
groupe avait à dire aurait été inquiétant dans
n’importe quel contexte, mais, rétrospecti-
vement, ses mises en garde font froid dans le
dos, comme des morts annoncées. Même si
elles ne sont pas toujours pertinentes, elles
s’inscrivent dans tout un contexte.
Objections inquiétantes. Quand l’incen-
die s’est déclaré, la presse, heure par heure
et jour après jour, s’est repue de pseudo-
informations, montrant à quel point elle
avait perdu la capacité de traiter la réa-
lité honnêtement. Dès le milieu de cette
nuit-là, tous les médias, Channel 4 News,
le Guardian, le Daily Mail, Sky News, le New
York Times, ont donné leur version de l’in-
cendie, similaire à celle des associations.
Dans un monde de commentaire perpé-
tuel où chacun a droit à ses propres faits,
l’accusation constitue une preuve.
Au milieu du chaos, les organisations cari-
tatives allaient jouer un rôle essentiel dans
l’afaire Grenfell, les associations de quartier
en particulier, dont le Rugby Portobello Trust
était la plus en vue (en général, les gens l’ap-
pellent le “club” de rugby). Au Rugby Trust,
cette nuit-là, de nombreux volontaires et
animateurs locaux organisaient des opé-
rations pour venir en aide aux gens qui se
retrouvaient privés de savon, de brosses à
dents, de vêtements, de clés de voiture ou
de cartes bancaires.
À 11 heures du matin, le conseil d’arrondis-
sement de Kensington et Chelsea a envoyé
plus de dix agents des services du logement
qui se sont immédiatement mis en quête
d’hébergements. “Ils ont été formidables, je
dois dire, m’a dit Simms, directeur général
du Rugby Trust, un mois après l’incendie. Ils
sont restés jusqu’aux premières heures du len-
demain pour s’assurer que personne n’aurait
à dormir à même le sol, contrairement à…
— Contrairement à quoi ?
— Contrairement à ce qui a été dit.”
Je n’ai pas voulu creuser la question avec
lui à ce moment-là, mais à la lumière de ces
informations, je fnirais par mieux com-
prendre comment les suites de l’incendie
s’étaient déroulées. Dès que les gens ont
commencé à parler aux médias, il est devenu
généralement admis que les autorités locales
n’avaient rien fait du tout pour aider les vic-
times, qu’elles étaient à l’origine de l’incen-
die, qu’il s’agissait d’un arrondissement tenu
par des conservateurs, lesquels par défni-
tion haïssent les gens qui vivent dans des
logements sociaux.
C’est frappant dès les premiers repor-
tages. Tout n’y est que soupçons, ou désirs,
qu’on prend pour la réalité. La collectivité, et
Londres dans son ensemble, sait se mobiliser
en cas de crise : les dons ont afué immédia-
tement ; bientôt, il y avait trop de volon-
taires, trop de colis à distribuer, pas assez
de dirigeants. Il n’y avait pas de plan d’aide
cohérent : personne ne s’était attendu à un
incendie d’une telle ampleur, ni au cirque
médiatique qui allait s’ensuivre. Donc, la
première chose qui s’est passée, c’est que
les associations de bénévoles locales – dont
beaucoup, même si aucune ne l’admettait,
étaient fnancées ou mises sur pied par le
conseil d’arrondissement – ont assuré l’aide
d’urgence.
Le conseil d’arrondissement de Kensington
et Chelsea a mobilisé 340 agents le 14 juin,
certains venus de l’arrondissement voisin
de Hammersmith et Fulham, ainsi que de
celui de Westminster. Selon leurs relevés
d’interventions, ils ont travaillé sur place
dès le matin de l’incendie, et le nombre de
personnes mobilisées augmentait de jour en
jour. Dans tous les services du conseil d’ar-
rondissement, les agents ont constitué des
listes fables des personnes présentes dans
l’immeuble pendant la matinée du 14 juin.
“Cela ne cadre pas avec ce qu’on nous raconte,
nous a assuré un chef de service, mais dans
les faits il y avait trop d’intervenants. Et trop
de dons. Et surtout trop de dingues.”
Les ressentiments sont devenus des slo-
gans, et le récit biaisé dont parlaient les tra-
vailleurs sociaux était en place : le conseil
d’arrondissement était coupable d’incurie.
“L’affaire était pliée, explique un autre
employé municipal. Ils tenaient l’histoire
qu’ils voulaient : les quartiers les plus riches ne
s’occupaient pas des habitants des logements
sociaux. C’était très dur à entendre. Nous
avions des équipes qui travaillaient dix-huit
heures par jour.” Je leur ai parlé du Grenfell
Action Group et répété ce qu’ils m’avaient
dit : qu’ils n’avaient pas cessé de mettre en
garde le conseil d’arrondissement. Quand j’ai
rencontré la fonctionnaire chargée des rela-
tions avec le bailleur de la tour (TMO), elle
m’a écouté avant de soupirer et de m’arrêter :
“Je peux vous assurer que j’ai eu tous ces
e-mails. J’ai vérifé tout ce je pouvais. J’ai cliqué
sur les liens qu’ils envoyaient et il y en avait
des milliers.
— Vous ne les avez pas délibérément ignorés ?
— Pas du tout. Et si je ne les ai pas traités,
c’est que je ne les ai pas vus. Nous étions bom-
bardés d’e-mails. J’imagine qu’ils pensent que
comme on travaille pour le conseil de Kensington
et Chelsea, on est forcément des bourges, qu’on
vote à droite et qu’on soutient toutes leurs valeurs
alors que c’est plutôt le contraire.”
Une vague toxique
de compassion bon
marché a essayé
de tout submerger.
Au départ, comme tout le monde, j’ai
éprouvé une immense colère en voyant
ce bâtiment en feu. Rapidement, espérant
pouvoir comprendre ce qui s’était passé,
j’ai installé un bureau près de la tour et j’ai
embauché des chercheurs pour m’aider. Je
pensais que l’enquête publique mise en place
par la Première ministre Theresa May ten-
terait d’étoufer l’afaire et j’ai donc décidé
de passer au crible les actions de la munici-
palité par moi-même. J’ai pris mon agenda,
j’ai écrit à tout mon carnet d’adresses et j’ai
briefé mes collègues (“On va les trouver ces
salopards”). Je me sentais porté par l’indi-
gnation générale et par les personnes sur
le terrain, ces groupes d’action qui disaient
apparemment la vérité. Mais après avoir
écouté plus attentivement, j’ai commencé
à remarquer que ces gens avaient tendance
à broder. Et en vérifant ce qui était dit à la
lumière des documents et des e-mails que
j’avais en ma possession, j’ai commencé à
déceler certains arrangements avec la vérité,
petits et grands, mais bien réels.
Et j’ai découvert qu’un grand nombre de
personnes, dont la plupart apparaissaient
dans les médias tous les jours et n’avaient
pas forcément grand-chose à voir avec les
no 1441 du 14 au 20 juin 2018
←  L’appartement d’où est parti
l’incendie. Photo Grenfell Tower Inquiry/
Handout via Reuters.
victimes et les sinistrés, prenaient leurs
désirs pour des réalités et que toutes leurs
élucubrations s’agglutinaient en une énorme
masse de faits.
En quelques heures, Theresa May et ses
ministres, sentant le vent tourner, ont com-
mencé à prendre leurs distances avec leurs
collègues des autorités locales. Sans autres
preuves que quelques posts de blogs et la
pression de “l’opinion publique”, la Première
ministre, selon des sources qui travaillaient
avec elle, “a commencé à s’efondrer”. Après
une élection remportée de justesse [lors de
laquelle Theresa May a perdu sa majorité
absolue conservatrice], “elle ne voulait pas
que la tour de Grenfell l’entraîne dans sa chute”.
Et donc elle a choisi de parer au plus pressé
en rejoignant l’assaut mené contre une poi-
gnée de méchants d’opérette.
Négligence industrielle. J’ai réclamé aux
opposants les plus virulents de la munici-
palité des preuves pour étayer leurs afr-
mations. “Vous avez raison de demander
des faits et non des extrapolations, m’a écrit
l’un des piliers du collectif Grenfell sans
réussir à m’en fournir. Ses productions
avaient beau être imagées, accusatrices
et sans appel, ses preuves étaient inexis-
tantes – à moins d’être déjà convaincu de
la culpabilité du conseil d’arrondissement.
Dès le début, une vague toxique de com-
passion bon marché a essayé de tout sub-
merger afn de nous empêcher de trouver
la cause exacte de ces morts. Les indices
de cette tragédie se cachaient sous plu-
sieurs tonnes de cendres : les produits uti-
lisés par les sous-traitants, les bardages,
tout l’équipement de sécurité – les fenêtres
de piètre qualité, les portes qui ne fer-
maient pas, les espaces mal conçus entre
le bardage et l’isolant, lui-même infam-
mable. Il s’agissait plutôt d’une histoire
de dérégulation et de négligence indus-
trielle, permise par les actions de plusieurs
gouvernements, travaillistes, conserva-
teurs et autres.
—Andrew O’Hagan
Publié le 7 juin
Source
London Review of Books
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16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Énergie. Le défi crucial
du nucléaire français
Après des années d’attente et des milliards d’euros investis, le premier EPR
est entré en service, en Chine. Un moment décisif pour le secteur de l’énergie
en France, assure le Financial Times.
—Financial Times Londres
C
haque jour, depuis un mois,
à la centrale de Taishan,
su r la mer de Chine
méridionale, dans la province
du Guangdong, les ingénieurs
chinois insèrent soigneusement
des barres de combustible dans le
cœur d’un réacteur nucléaire. À
l’intérieur de ces cylindres métal-
liques se trouvent des millions de
pastilles d’uranium, et chaque pas-
tille peut libérer autant d’énergie
qu’une tonne de charbon.
Le recours au nucléaire est de
plus en plus fréquent en Chine,
afn de répondre à l’explosion de
la demande en électricité. Mais
le chargement du combustible
à Taishan – l’une des dernières
étapes avant le démarrage de la
centrale – va avoir des répercus-
sions bien au-delà du continent
asiatique. La centrale de Taishan,
exploitée par la China General
Nuclear Power Corp, est devenue
la première à mettre en service
un réacteur pressurisé européen,
le célèbre EPR, cette technologie
franco-allemande minée par les
retards et les dépassements de
budget faramineux depuis sa
conception dans les années 1990.
“Le chargement du combustible de
Taishan 1 est une étape très impor-
tante, explique Xavier Usât, chef
des nouveaux projets nucléaires
pour EDF, qui détient 30 % du
projet. Et elle va véhiculer une autre
image de l’EPR.”
Peu de technologies ont autant
besoin de redorer leur blason.
Quand les travaux du premier
EPR ont commencé sous la forme
d’un consortium entre le français
Areva [devenu Orano] et l’alle-
mand Siemens à Olkiluoto, en
Finlande, il y a treize ans, le nou-
veau réacteur était censé incarner
une nouvelle ère de croissance de
l’atome. Mais, à mesure que les
retards s’accumulaient et que le
soutien allemand s’évanouissait,
l’EPR est devenu un symbole des
difcultés rencontrées par le sec-
teur nucléaire pour rester com-
pétitif. EDF espère que le succès
de Taishan réussira à convaincre
les investisseurs, les politiques et
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
moins dépassé les délais. Le réac-
teur d’Olkiluoto devrait entrer en
service l’année prochaine, avec
dix ans de retard sur le planning
et pour un coût total de 8,5 mil-
liards d’euros, soit trois fois plus
que ce qui était initialement prévu.
C’est un peu la même histoire avec
l’EPR de Flamanville, en France,
qui accuse sept années de retard
et un dépassement de budget de
7 milliards d’euros. Quant à la mise
en service de deux EPR à Hinkley
Point, dans le sud-ouest de l’An-
gleterre, elle ne devrait pas avoir
lieu avant la fn de 2025, soit huit
ans après la date annoncée par
EDF. Ces contretemps ont grave-
ment mis en difculté fnancière la
flière du nucléaire français.
Dette. Areva, coulé par ses
pertes à Olkiluoto, a été réintégré
à EDF dans le cadre d’un rachat
imposé par l’État pour renfouer
le secteur. Une augmentation de
capital de 4 milliards d’euros l’an-
née dernière par EDF a permis
d’améliorer son bilan, mais la dette
de l’entreprise s’élevait encore à
3,3 milliards d’euros à la fn de 2017,
soit un peu moins que sa capitali-
sation boursière.
La France est le pays qui a le plus
investi dans le nucléaire. L’atome
représente aujourd’hui 77 % de sa
production d’électricité. L’EPR avait
pour vocation première de renou-
veler le parc nucléaire français,
puisque la plupart de ses 58 réac-
les acheteurs potentiels de l’inté- teurs sont en bout de course, mais
rêt du nouveau réacteur. aussi de remplir le carnet de com-
L’avenir du nucléaire français est mandes d’Areva. Les retards ont été
en jeu : il dépend de l’EPR pour sa l’occasion pour certains – y compris
croissance à long terme dans un au sein du gouvernement Macron –
contexte de remise en question de réclamer une refonte totale de la
de l’atome par le gouvernement politique énergétique de la France
Macron. Parmi les quatre projets au proft des énergies renouvelables
d’EPR en cours dans le monde, et non du nucléaire. Une feuille de
Taishan est, avec seulement cinq route est prévue pour la fn de l’an-
années de retard, celui qui a le née afn de défnir à quel rythme la
L’EPR, qu’est-ce que c’est ?
●●● Le 6 juin, le tout premier EPR a démarré à Taishan,
dans le sud-est de la Chine. Une victoire pour le pays alors
que le chantier de construction avait été lancé en 2009,
après ceux d’Olkiluoto, en Finlande (2005), et de Flamanville,
en France (2007). L’EPR, acronyme d’European pressurized
reactor, est un réacteur nucléaire à eau pressurisée,
dit de troisième génération, créé pour produire
de l’électricité. Développé entre les années 1990
et 2000 pour être plus sûr que ses prédécesseurs
– notamment grâce à une double enceinte en béton –,
l’EPR doit aussi pouvoir fournir une puissance électrique
plus importante, en particulier à partir d’uranium enrichi
à 5 %. Ce réacteur de conception européenne
a des concurrents russe, chinois, japonais et américain.
↙ Dessin de Burki paru dans
24 Heures, Lausanne.
France va poursuivre l’objectif du
gouvernement de réduire à 50 % la
part du nucléaire dans la produc-
tion d’électricité du pays.
Les mêmes débats ont lieu
dans de nombreux autres pays
où le nucléaire fait partie du mix
énergétique. Pour les opposants,
le coût trop élevé des centrales,
les risques liés à la sécurité et les
déchets radioactifs ne se justifent
plus alors que les prix du solaire
et de l’éolien ne cessent de bais-
ser. Certains États, notamment
la Chine et l’Inde, continuent de
considérer le nucléaire comme une
source d’électricité fable et propre
capable de maintenir la croissance
de leur économie en évitant la pollu-
tion liée au charbon. Mais, face à la
concurrence venue des États-Unis
et du Japon, et les modèles chinois
et sud-coréens moins chers, EDF
doit démontrer de toute urgence la
viabilité de sa technologie si l’EPR
veut avoir un avenir.
La plupart des problèmes de
Si Taishan va
permettre à EDF de
respirer, Flamanville
lui ofrira
la consécration.
l’EPR viennent de ce qui était
censé être son plus gros atout : la
sécurité. Après la catastrophe de
Tchernobyl de 1986 en Ukraine,
les scientifques français et alle-
mands ont commencé à travail-
ler sur la conception d’un réacteur
sufsamment robuste pour rassu-
rer l’opinion publique. Une coque
en béton armé très épaisse autour
du réacteur a été élaborée afn de
résister au crash d’un avion ou à des
frappes aériennes, des spécifcités
qui ont pris toute leur importance
depuis les attentats du 11 septembre
2001. D’autres modifcations ont été
réclamées par les régulateurs après
l’accident de Fukushima en 2011.
Mais ces questions de sécurité ont
fait s’envoler les coûts et la com-
plexité de la mise en œuvre.
L’EPR a beau avoir été conçu pour
résister aux bombes et à un incident
technique, d’autres failles de sécu-
rité sont inquiétantes. L’Autorité
de sûreté nucléaire [ASN] a ainsi
prévenu l’année dernière que l’acier
utilisé à Flamanville présentait des
anomalies, ce qui allait entraîner
le remplacement du couvercle de
la cuve du réacteur – pour un coût
énorme – après seulement six ans
de mise en service. Récemment,
d’autres défauts ont été relevés dans

Courrier international
Chifres
58
RÉACTEURS nucléaires
sont encore en activité
en France, répartis
sur 19 sites.
60
CENTRALES nucléaires
sont en cours
de construction dans
le monde, principalement
en Asie de l’Est.
33
MILLIARDS d’euros :
la dette, en net, d’EDF
à la fin de l’année 2017.
Elle est en recul
par rapport aux années
précédentes.
77 %
LA PART du nucléaire
dans la production
électrique en France.
D’après l’AIEA, c’est,
de loin, le pays avec
la part la plus élevée
dans le monde, devant
la Slovaquie (54 %).
les soudures, notamment celles
des tuyaux en acier de la centrale.
Si le démarrage de la centrale
de Taishan va permettre à EDF de
respirer, celui de Flamanville lui
offrira la consécration. Le groupe
détient en effet 100 % de la cen-
trale, et l’approbation de l’ASN –
considérée comme une référence
internationale dans le domaine –
permettra d’asseoir la crédibilité de
cette technologie à l’international.
Les revers et les contretemps
à Flamanville ont eu un impact
négatif sur le démarrage du projet
de Hinkley Point, où deux EPR
sont destinés à répondre à 7 %
de la demande en électricité du
Royaume-Uni. Selon EDF, l’expé-
rience acquise à Flamanville et à
Taishan permettra d’accélérer la
mise en service de la centrale de
Hinkley Point.
Éviter les couacs au Royaume-
Uni est essentiel si le groupe veut
persuader les acheteurs internatio-
naux – et ses propres actionnaires,
sans parler du gouvernement fran-
çais –, que les problèmes initiaux de
l’EPR ne seront bientôt plus qu’un
mauvais souvenir. L’EPR de Hinkley
Point doit en effet être suivi d’un
autre EPR à Sizewell, dans l’est
de l’Angleterre, et EDF a passé
un premier accord en mars avec
son homologue indien, la Nuclear
Power Corporation of India, pour
construire six réacteurs EPR à
Jaïtapur, à 400 kilomètres au sud
de Bombay.
Sur la lancée. La plupart des pro-
blèmes de Flamanville viennent
du redémarrage de la filière de
construction du nucléaire fran-
çais, au point mort depuis la fabri-
cation des derniers réacteurs
dans les années 1990, selon Cyril
Crocq-Gaillard, consultant chez
Sia Partners. L’EPR de Hinkley
Point permettra de poursuivre sur
cette lancée, mais d’autres com-
mandes seront nécessaires pour
éviter qu’elle ne sombre à nou-
veau dans le marasme. Pourtant,
les perspectives de construire de
nouveaux EPR en France sont des
plus bouchées. EDF change donc
ses plans. L’entreprise a annoncé
en décembre dernier sa décision
d’investir 25 milliards d’euros dans
l’énergie solaire en France, et elle
vient de faire l’acquisition d’un
projet éolien offshore écossais pour
plus de 500 millions d’euros.
Selon Jean-Bernard Lévy, prési-
dent d’EDF, les énergies renouve-
lables et le nucléaire peuvent être
complémentaires. Ce que réfutent
de nombreux défenseurs de l’éner-
gie verte, qui prétendent que l’élec-
tricité produite en permanence par
les réacteurs nucléaires deviendra
obsolète dans un monde d’éner-
gies renouvelables soutenues par le
stockage sur batteries. Certes, EDF
investit dans les batteries, mais le
groupe fait valoir qu’une alimenta-
tion fiable sera toujours nécessaire
pour garantir la sécurité énergé-
tique pendant les périodes prolon-
gées sans vent ni soleil. “Le nouveau
nucléaire doit rester à l’ordre du jour,
affirme une personne proche du
gouvernement français. Atteindre
100 % d’énergies renouvelables ne
paraît guère probable.”
—Andrew Ward et David
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18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Swaziland.
La petite musique
du changement
Dans la dernière monarchie absolue d’Afrique, un festival de
musique hippie, le Bushfire, off re une étonnante bulle de liberté.
Les dollars des touristes rendent le roi Mswati III tolérant.
—Mail & Guardian (extraits)
Johannesburg
L
’eSwatini, auparavant connu sous le
nom de Swaziland [le roi a rebap-
tisé le pays mi-mai], est un des pays
les plus conservateurs d’Afrique. Il a éga-
lement la réputation peu enviable d’être
la dernière monarchie absolue du conti-
nent, gouverné par le roi Mswati III, âgé
de 50 ans, qui se comporte essentiellement
comme s’il s’agissait de son fief personnel.
Or, paradoxalement, c’est aussi là que se
déroule le Bushfire [“feu de brousse”], fes-
tival de musique hédoniste qui accueille ce
qui se fait de mieux en matière de musique
en Afrique et où circulent diverses drogues
douces dont d’aucuns prétendent qu’elles
aussi sont ce qui se fait de mieux dans le
domaine. Les valeurs du festival, inspirées
du mouvement hippie, sont en contradic-
tion totale avec le lieu où il se tient.
Gagnant-gagnant. Cette année, pour sa
douzième édition [25-27 mai], il a mis en
vedette la star nigériane de l’afro-pop Yemi
Alade et Sékou Kouyaté, virtuose guinéen de
la kora [un instrument à cordes traditionnel].
Or le Bushfire se veut bien plus qu’un festi-
val de musique. Pour reprendre les termes
de sa propre présentation, qui exhorte les
festivaliers à “APPORTER [LEUR] FEU !” :
“Votre feu, c’est votre énergie, votre esprit,
votre passion, votre envie de faire bouger les
choses. […] Le festival est désormais mondia-
lement célèbre pour son approche visionnaire
et authentique de la lutte en faveur des chan-
gements sociaux.”
Il ne fait aucun doute que l’eSwatini a
besoin de changement social. Par exemple,
63 % de sa population de 1,4 million de per-
sonnes vit au-dessous du seuil de pauvreté.
Le pays est le plus touché par le virus du
sida [27,2 % des adultes]. La société civile
et les médias font l’objet de sévères restric-
tions et les partis d’opposition dignes de ce
nom sont interdits. Les femmes sont vic-
times de discriminations inscrites dans la
loi et l’homosexualité est proscrite.
Sur le parking du Bushfire, des vendeurs
racolent. “De l’or swazi à 100 % pour vous,
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
↙ Dessin d’Ajubel paru dans
El Mundo, Madrid.
gouverné. Mais il affirme respecter le fait
que “les choses se font autrement” ici.
Si le Bushfire attire les touristes, il séduit
200 km MOZ.
encore plus les Swazis de la classe moyenne SWAZILAND
et supérieure. “En dehors du festival Bushfire, Maputo
Pretoria
il ne se passe pas grand-chose au Swaziland, à
part le football, qui est le divertissement prin- Johannesburg Mbabane
SOURCES : PNUD, FRANCE DIPLOMATIE. ABRÉVIATION : MOZ. MOZAMBIQUE
cipal des Swazis”, assure Bheki Makhubu, Festival Bushfire
rédacteur en chef de The Nation, et sans
doute l’analyste politique le plus incisif du
royaume. Il vient assister au festival chaque AFRIQUE DU SUD Océan
Indien
année. “C’est le seul spectacle dans le coin.
Pour moi, c’est la seule occasion de sortir.”
Il n’en est pas moins douloureusement Maseru
conscient des contradictions du festival.
LESOTHO
“Pour comprendre comment ce truc fonc-
tionne, il faut être un peu au fait de la poli-
tique swazie. Aborder des sujets politiques, ça Superficie : 17 364 km2 (2 fois la Corse)
veut dire perdre des amis. Donc, ce qu’ils font, Population : 1,47 million d’habitants
monsieur !” crient-ils, évoquant la variété c’est qu’ils s’assurent le soutien des représen- Classement selon l’indice de développement
locale de cannabis, devenue populaire dans tants de l’autorité, en n’en faisant pas quelque humain : 148e sur 188 pays (Rapport 2016)
le monde entier parce qu’elle est facile à faire chose de politique. C’est juste du divertisse-
pousser et très relaxante à fumer. Selon son
accent, on peut acheter entre un et cinq
ment.” Par conséquent, insiste Makhubu,
le Bushfire ne fonctionne pas autrement Un pays qui
joints pour 100 rands [6,50 euros] n’im-
porte où. Pour ces petits commerçants, le
que les Swazis qui se contentent de bais-
ser la tête et de continuer à vivre.
change de nom
Bushfire est une occasion exceptionnelle Quoi qu’il en soit, les relations entre le ●●● Contrairement à d’autres
de faire des affaires, car l’événement draine Bushfire et le gouvernement sont en train anciennes colonies anglaises,
des hordes de touristes qui ne manquent de changer, de façon subtile mais décisive, le Swaziland n’avait pas changé
pas d’argent liquide et qui cherchent à alors que le festival se développe et gagne de nom lors de son indépendance,
prendre du bon temps. en notoriété. Aujourd’hui, c’est l’eSwatini en 1968. C’est désormais chose
L’air indifférent, des policiers en uni- qui a besoin du Bushfire et des visiteurs faite depuis la mi-mai. Le roi
forme équipés d’armes automatiques qu’il attire et qui dépensent des devises Mswati III a rebaptisé le Swaziland
ne haussent même pas un sourcil alors étrangères plutôt que l’inverse. “Pour “eSwatini”, “en expliquant que son
que le trafic bat son plein juste sous parler franchement, ce qui s’est passé, c’est pays avait besoin d’avoir un nom
leurs yeux. Cela fait partie que les Blancs sont tombés avec lequel son peuple pourrait
du contrat social tacite amoureux du Bushfire. Et s’identifier”, relate AfricaNews.
passé entre le gouver- maintenant, il n’y a plus “eSwatini” signifie “le pays des
nement et le festival. moyen de l’arrêter. C’est Swazis” en langue swati, alors
Les festivaliers peuvent bon pour le pays, c’est bon que Swaziland est un mélange des
fouler aux pieds les pour les investissements. Ça langues swati et anglaise. Selon
lois de l’eSwatini aide les autorités à faire le site panafricain, les opposants
en toute liberté, passer le message que au monarque absolu jugent toutefois
en échange ils le Swaziland, c’est que “le changement de nom sera
ferment aussi bien. C’est comme ça coûteux pour le pays, notamment
les yeux sur les que ça marche”, lâche pour tous les documents officiels”.
dysfonctionne- Makhubu.
ments politiques En plein cœur du
du pays. terrain où se déroule LGBT, des bracelets “Swazi Pride” [“fierté
Du reste, la plu- le festival, à l’écart des swazie”] et du lubrifiant. C’est le seul endroit
part des visiteurs ne scènes et des gargotes, se en eSwatini où les gays bénéficient d’un
brûlent guère de bou- trouve la zone “Apportez espace où ils peuvent être eux-mêmes, dit
leverser le statu quo. votre feu” – un espace déli- la responsable du stand. Un symbole impor-
“Je sais que le roi a beau- mité, consacré au dévelop- tant, car nous sommes dans un pays où,
coup de femmes [quatorze] pement durable, à la santé ne l’oublions pas, le roi a lancé un jour que
et qu’il a changé le nom du sexuelle et reproductive, aux l’homosexualité était “satanique”.
pays parce que c’est un signe droits des LGBT et aux ques- Le festival évite peut-être de s’atta-
d’indépendance. Des élec- tions qui y sont liées. quer directement au gouvernement ou à
tions, ce serait bien, mais Décoré de capotes gon- la monarchie, mais en offrant la possibilité
il faut respecter sa culture”, flées, un stand propose des d’exprimer des points de vue différents, il
commente une festivalière conseils gratuits sur le sida joue probablement un rôle encore plus sub-
qui vient du Mozambique. et distribue aux passants des versif. Et, comme les policiers impuissants
Un bénévole américain préservatifs fournis par le qui préfèrent ne pas voir le trafic de drogue
qui travaille en eSwatini gouvernement et parfumés sur le parking, le gouvernement n’y peut pas
explique, lui, qu’en tant à la vanille. Non loin, un grand-chose. Tant que le Bushfire conti-
que citoyen du “bastion stand transgenre s’affiche nuera d’attirer les dollars des touristes, il
de la liberté” – comme il sans complexe, comme le pourra aussi continuer à “apporter son feu”.
le dit lui-même – il a eu du prouve le drapeau arc-en-ciel —Rumana Akoob, Simon Allison,
mal à s’adapter à la façon qu’il arbore. On y distribue Carl Collison
dont son nouveau pays est des livrets sur les droits des Publié le 1er juin
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
TUNISIE
Prêts à mourir
pour vivre !
Le ministre de l’Intérieur a été
limogé le 6 juin sur fond de
controverse après le naufrage
d’un bateau transportant près
de 200 migrants. Décryptage.
—Inès Oueslati Tunis
P
lus de 60 corps ont été repêchés au
large de Kerkennah après le nau-
frage [dans la nuit du 2 au 3 juin]
d’un chalutier à bord duquel auraient embar-
qué près de 200 personnes cherchant à
rejoindre les côtes italiennes [le bilan
des victimes est provisoire, on compte
68 rescapés]. L’événement marquant de
la semaine en Tunisie est des plus tra-
giques, et pourtant c’est avec une amer-
tume sourde qu’il a été accueilli. Un État
qui peine à contenter les plus défavori-
sés et une société incapable de contenir
ses maillons les plus faibles ne peuvent
vivre que dans un mélange de défaitisme
et d’impuissance face à de pareils drames
humains.
L’émigration clandestine des Tunisiens
a connu une hausse après la révolution
[janvier 2011], une courbe basse ensuite
et atteint actuellement un taux des plus
élevés. Son mouvement suit le rythme d’une
vie politique ayant oscillé entre désordre
postrévolutionnaire et stabilité certes
transitoire mais porteuse d’espoir. L’état
actuel d’insatisfaction ne laisse transpa-
raître, quant à lui, que flou et incertitude.
Les difficultés économiques du pays et
leurs répercussions sur le quotidien des
Tunisiens ont, en effet, fini par achever le
rêve du lendemain meilleur, engendré par
le grand changement politique qu’a connu
le pays après le départ de Ben Ali [l’ancien
dictateur, qui a fui le pays le 14 janvier 2011].
La Tunisie, exemple démocratique pour
la région, se place désormais en deuxième
position après l’Érythrée en matière de flux
de clandestins arrivant en Italie. C’est dire
l’état de désolation sociale, la misère éco-
nomique et la détresse psychologique que
peuvent atteindre certains jeunes pour tra-
verser la mer au risque de leur vie.
Ces mêmes jeunes ont réclamé la dignité
dans des slogans lancés depuis sept ans.
Ils ont réclamé du travail, une améliora-
tion de leurs conditions de vie, l’espoir
d’un avenir national et d’une société les
incluant au lieu de les mettre en marge.
Ils ont réclamé le désenclavement de leurs
villes, pas très reculées pourtant dans cette
Tunisie qui ne fait que 280 kilomètres de
large. Ils ont réclamé l’inclusion, pour-
tant possible à plus d’un niveau : politique,
culturel, entrepreneurial. Ils ont réclamé
une oreille pour les écouter et une volonté
pour faire du changement une réalité et
non une promesse électorale.
Nombreux sont aujourd’hui les Tunisiens
qui pensent que le choix de l’émigration
est le choix de facilité pour celui qui n’a
pas exploré toutes les pistes dans son
pays, que celui qui veut travailler le peut,
qu’il faut se contenter de peu au lieu de
courir derrière l’espoir du gain facile, que,
quand on aime son pays, on y reste pour
le construire. Mais, vraisemblablement,
le sentiment d’appartenance ne s’impro-
vise pas, il se nourrit, de jour en jour, de
faits anodins pour certains, très signifi-
catifs pour d’autres : d’un système social
prenant en charge les plus faibles, d’une
inclusion réfléchie pour mettre en place
la citoyenneté active, d’une présence de
l’État sous toutes ses formes de représen-
tativité, dans toutes les villes, sans excep-
tion ni distinction.
Préférer le mirage
d’une vie décente
à la vie dans une
patrie perçue comme
une mauvaise mère.
À Kerkennah, à 20 kilomètres de Sfax,
la République a choisi de se défi ler. Le
vide a été comblé par l’extrémisme, et la
marginalisation y a eu comme réponse la
défiance. Les conflits sociaux qui y ont
eu lieu ont été de véritables bras de fer
pour l’État. Les conflits avec les forces de
l’ordre y ont été si éprouvants que celles-ci
ont fini par se dérober. L’archipel [théâtre
d’un conflit qui dure depuis près de cinq
ans, opposant l’État et Petrofac, une com-
pagnie pétrolière de droit britannique, à
la population qui réclame des retombées
sociales de l’exploitation de ses ressources
en hydrocarbures] en est devenu une pas-
serelle pour les clandestins, au vu et au
su de tous [la pêche, autre ressource de
l’île, est en perte de vitesse, ce qui pousse
certains pêcheurs à vendre leurs bateaux
aux passeurs].
Quoi de plus encourageant, quand chez
soi tout décourage ? L’on sait pourtant,
désormais, que les conditions de vie, une
fois que l’on est arrivé en Italie, ne sont pas
En vente chez votre marchand de journaux
et sur boutique.telerama.fr
AFRIQUE. 19
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
des meilleures et que le paradis européen
rêvé n’est souvent que le début du calvaire.
L’on sait la douleur de ceux qui restent et
le risque encouru. L’on sait qu’il va falloir
souffrir pour survivre, faire des conces-
sions, faire preuve de renoncement, galérer
pour y arriver et s’accrocher pour nourrir
enfin les rêves de toute une famille par des
centaines d’euros envoyées mensuellement
pour signifier aux siens que l’on a réussi.
Le risque de mourir dans ces traversées
périlleuses est un risque connu de tous,
car les exemples tragiques ne manquent
pas. Pour ces désespérés, “jouer le tout
pour le tout” est la devise. Le rêve ita-
lien est vécu, par eux, comme les jeux de
chance : la réussite de l’Autre, même si on
la sait fruit du hasard, stimulant l’envie de
tenter soi-même. Et ils sont nombreux à
préférer le mirage d’une vie décente dans
un pays d’accueil repoussant à la vie indé-
cente dans une patrie perçue comme une
mauvaise mère. “La Méditerranée englou-
tit ses enfants”, de ce constat on a fait une
image poétiquement dramatique. Elle ne
l’est pourtant que trivialement. Prêts à
mourir pour vivre ! N’est-ce pas l’aberra-
tion des temps modernes ?
—Inès Oueslati
Publié le 6 juin
La forêt va bien. En France, en deux siècles, elle a doublé
de surface et triplé sa production. La forêt va mal. Dans
le Morvan ou le Limousin, la monoculture de conifères
met à mal la qualité des sols, le régime des eaux,
la beauté des paysages. Et au Brésil où elle fout le camp,
Salgado le photographe plante des millions d’arbres.
A l’heure où l’arbre, nouveau héros de bestsellers, cache
la forêt de sa jeune célébrité, ce hors-série de Télérama
nous promène dans les bois où le loup, paraît-il, y est pour
de vrai. Mais on ne le dira pas.
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE

↙ Dessin d’Eva Vazquez

amériques
paru dans El País, Madrid.

Brésil. Dans les

qui a transformé son indignation Freixo [député de l’État de Rio]. évidemment par l’augmentation du
en candidature, c’est une phrase En 2016, elle rejoint sa campagne salaire des enseignants”, précise
de la conseillère tuée [postée sur municipale parce qu’elle se sent la future candidate. “Ce n’est pas

pas de Marielle
Twitter la veille de son assassinat,
en réaction à la mort par balles
d’un jeune à Rio, attribuée par les
militants à la police militaire], qui
a beaucoup tourné après le crime :
Après l’assassinat à Rio de Marielle Franco, “Combien vont encore devoir mourir
une élue noire qui se battait pour les communautés pour que cette guerre prenne fn ?”
des favelas et les questions de genre et de couleur, “Ce fut pour moi le passage du
des jeunes femmes décident d’entrer en politique. deuil au combat, le moment où j’ai
mesuré l’importance de notre lutte,
de ma propre trajectoire, du combat
mené depuis des siècles par la popu-
lation noire”, explique Leticia. “Je
me suis dit : l’heure est venue d’y aller
pour que la cause noire soit une prio-
rité politique, le temps est venu pour
moi de prendre mes responsabilités.”
Leticia a un autre point commun
frappant avec Marielle Franco :
en 2014, c’est après une prépara-
tion au bac au sein d’une branche
de l’ONG Educafro qu’elle com-
mence à militer pour les droits
de l’homme. C’est à cette époque
aussi qu’elle s’engage plus acti-
vement en faveur de politiques
publiques pour la population défa-
vorisée et noire.
Hausser la voix. Leci Brandão
(du Parti communiste du Brésil)
est la deuxième femme élue à l’As-
semblée de l’État de São Paulo
en cent quatre-vingt-quatre ans
d’existence. Elle se réjouit que des
femmes noires briguent des man-
dats pour poursuivre le combat de
Marielle Franco : “Pour moi, elle
est morte en martyre.” Les Noires
doivent comprendre que la poli-
tique les concerne elles aussi,
insiste-t-elle. Grâce à Internet et
—Ponte (extraits) São Paulo sexe et mon statut social, pourtant, aux réseaux sociaux, estime Leci
représentée par elle : “Une femme
noire candidate politique, et qui se bat
contre la violence et pour la défense
de la vie… ç’a été quasiment le coup
de foudre”, se souvient-elle.
Très vite, elle se “lance tête baissée
dans la campagne” et commence à
comprendre que la politique “n’est
pas le domaine réservé des hommes
blancs cravatés qui parlent bien”.
Marielle fut pour elle un déclic.
“Malheureusement, elle n’est plus
là pour partager ça avec moi, mais
c’est quelque chose que nous avons
bâti ensemble.”
“En regardant
Marielle, on voyait
une géante. Et elle
est devenue plus
immense encore.”
Talíria Petrone,
Conseillère muniCipale
Sa candidature est née “de la
nécessité de construire un pro-
gramme de sortie de crise pour
Rio, un programme destiné à ceux
qui vivent cette crise, sur place.”
Et Dani en est convaincue : cela
ne sera possible qu’avec de nou-
veaux élus, éloignés de la politique
à l’ancienne. “J’ai vu en Marielle
une femme comme moi, comme ma
mère, une femme normale.”
Tout récemment, la chanteuse
de funk carioca MC Carol s’est
lancée elle aussi : elle sera candi-
date à l’Assemblée de l’État de Rio.
Après la mort de Marielle Franco
et de son chauffeur Anderson
Gomes, la funkeira a écrit une
en investissant dans les armes que
l’État va en fnir avec la violence”,
renchérit-elle.
MC Carol a elle-même été la
cible, récemment, d’une tenta-
tive de féminicide de la part d’un
ancien petit ami, qui s’était intro-
duit chez elle avec un couteau.
Heureusement, la chanteuse a pu
trouver de l’aide et s’en est sortie.
Mais, depuis, elle ne mesure que
mieux les dangers qui menacent
les femmes.
Voir des femmes briguer des
mandats électifs pour poursuivre
le travail de l’élue de Rio éveille
“un sentiment contradictoire” chez
Talíria Petrone, conseillère muni-
cipale la mieux élue de Niterói [une
ville proche de Rio] et grande amie
de Marielle : “D’un côté, une douleur
profonde, une blessure qui semble ne
jamais devoir se refermer. Mais de
l’autre, c’est aussi voir Marielle conti-
nuer de vivre en d’autres femmes.”
Talíria Petrone espère que ces
femmes seront élues “pour en
fnir avec la logique qui prévaut
aujourd’hui dans les lieux de pou-
voir”. Très émue, elle dit pleurer
tous les jours cette amie qui lui
manque, mais se sentir aussi plus
forte : “En regardant Marielle, on
voyait une géante. Et elle est deve-
nue plus immense encore.” Si elle
avait pu le faire, assure Talíria
Petrone, Marielle Franco aurait
certainement rappelé à ses “héri-
tières” le concept d’ubuntu : “Je
suis parce que nous sommes.”
—Giorgia Cavicchioli
Publié le 30 mai

L
’assassinat de la conseillère
municipale de Rio Marielle
Franco a choqué le Brésil
par sa brutalité, et parce que la
victime, femme, noire, lesbienne
et originaire d’une favela, incar-
nait bien des symboles. Au-delà
de Marielle Franco, les balles ont
aussi atteint des communautés
et des idées.
Cependant sa mort tragique
aura également, à moyen ou long
terme, un autre efet : inspirées
par l’élue carioca, des femmes
noires se lancent en politique afn
de reprendre le fambeau. C’est le
cas de Leticia Gabriella da Cruz
Silva, 22 ans, employée de gestion
et étudiante en droit. “Jamais je
ne me suis encartée à aucun parti,
mon action politique s’inscrit dans
les mouvements sociaux, explique
la jeune femme. Ma couleur, mon
font de moi un être politique, depuis
toujours.” Même si elle doit encore
mûrir son projet, et en particulier
choisir une formation politique,
Leticia, qui vit à Jardim Fernandes,
dans les quartiers est de São Paulo,
précise qu’elle sera candidate aux
municipales paulistes en 2020.
Du deuil au combat. En appre-
nant l’assassinat de Marielle,
Leticia a eu une réaction immé-
diate : “Ç’aurait pu être moi. J’ai
rapidement senti tout ce que j’avais
en commun avec elle : je suis une
femme, je suis noire, issue des ban-
lieues, et j’ai commencé ma vie de
militante dans la défense des droits
de l’homme.” Après s’être interro-
gée sur les motivations possibles
du crime, la jeune Pauliste dit avoir
“senti monter un fort sentiment d’in-
dignation et d’injustice, l’idée qu’on
ne pouvait pas en rester là”. Mais ce
Brandão, les causes que défendait
Marielle Franco peuvent trouver
de plus en plus d’écho et pousser
davantage de Brésiliens à s’inté-
resser à la politique : “J’aimerais
féliciter toutes ces jeunes femmes
qui présentent leur candidature. Je
veux que plein de femmes noires se
fassent élire cette année !”
Dani Monteiro, 26 ans, faisait
partie de l’équipe de conseillers
de Marielle Franco, et s’apprête,
elle aussi, à sortir de l’ombre cette
année pour briguer un siège à
l’Assemblée de l’État de Rio, tout
comme deux autres collabora-
trices de la conseillère municipale
assassinée, Mônica Francisco et
Renata Souza.
Dani Monteiro se souvient
d’avoir découvert le travail de
Marielle alors qu’elle était membre
de la Commission des droits de
l’homme et conseillère de Marcelo
chanson en hommage à la mili-
tante, mais elle a décidé d’al-
ler plus loin, convaincue par les
échanges qu’elle avait eus avec
Marielle. “Nous avons discuté de ce
que veut dire être une femme noire
en politique. Et ce n’est pas facile.
Mais il faut y aller, et hausser la
voix”, insiste MC Carol. Marielle,
selon elle, “n’avait même pas besoin
d’ouvrir la bouche” et impression-
nait par sa seule présence.
Plus fortes. L’artiste axera son
programme sur les droits des
femmes et de la population noire,
mais elle se dit aussi attachée à
l’amélioration de l’éducation, qui
a un rôle préventif contre la délin-
quance. “D’abord, il faut instau-
rer l’‘école intégrale’ car, à l’heure
actuelle, les enfants sont en cours
le matin, mais sont livrés à eux-
mêmes l’après-midi. Et cela passe
SOURCE
Ponte
São Paulo, Brésil
ponte.org
le site “passerelle” a été
lancé en 2014 avec l’appui
d’un collectif de journalistes
d’investigation indépendants,
agência pública. il ambitionne
de contribuer à “consolider
la démocratie brésilienne”
en se focalisant sur des thèmes
qui fâchent au Brésil :
discriminations et inégalités
sociales, raciales et de genre,
violences auxquelles sont
confrontées les populations
marginalisées, dans les favelas
par exemple… C’est pourquoi
Ponte décline en sous-titre
les termes “Droits humains,
Justice, Sécurité publique”.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
COLOMBIE-ARGENTINE
Les tourments
judiciaires
de la famille Escobar
La veuve et le fils du baron de la drogue,
qui résident en Argentine, sont poursuivis
par la justice du pays pour blanchiment d’argent.
La saga familiale n’est pas close.
—El País Madrid
Q
u’est devenue la fortune
de Pablo Escobar Gaviria,
celui qui fut en son temps
l’un des hommes les plus riches du
monde ? Mystère. María Victoria
Henao, sa veuve, et Juan Pablo,
son fi ls, en étaient les héritiers
naturels. Mais Juan Pablo a tou-
jours dit que sa famille n’avait
jamais vu un dollar de cet argent
amassé pendant des années par
le chef du cartel de Medellín
[décédé le 2 décembre 1993 lors
d’un assaut à Medellín]. À l’en
croire, tout a fini dans les poches
des chefs mafieux du cartel [rival]
de Cali, qui se seraient ainsi rem-
boursés des “frais de la guerre”
menée contre le patriarche. En
échange, ils leur auraient laissé
la vie sauve.
Le sort des Escobar
a commencŽ ˆ
changer en octobre
de lÕannŽe derni•re.
Les Escobar se sont réfugiés
en 1994 en Argentine, sous de
nouveaux noms. Et depuis lors,
ils ont vécu une vie discrète de
classe moyenne, à peine inter-
rompue par la décision de Juan
Pablo de publier deux livres à
succès sur son père. Mais cette
vie tranquille, avec une Victoria
presque invisible et un Juan Pablo
à la tête d’une petite entreprise de
AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
Christine Ockrent
Samedi 11H – 12H
Écoute, podcast: franceculture.fr/ @Franceculture
textile, a brusquement été per-
turbée. Un juge les a inculpés [le
5 juin] de blanchiment d’argent
de la drogue en Argentine, une
aff aire qui leur a valu de nou-
veau les gros titres de la presse.
Selon la loi argentine, l’inculpa-
tion signifie qu’un juge a trouvé
des motifs suffisants pour ouvrir
une enquête à partir des preuves
réunies par un procureur. Le sort
des Escobar a commencé à chan-
ger en octobre de l’année dernière,
presque fortuitement. Dans le
cadre d’une enquête pour blan-
chiment, on a découvert un docu-
ment qui semblait confirmer leur
implication dans les affaires mal-
honnêtes d’un narcotrafiquant
colombien connu, Piedrahita
Ceballos. Ce papier était une sorte
de contrat occulte signé chez le
chef d’entreprise argentin Mateo
Covo Dolcet, soupçonné d’être le
prête-nom de Piedrahita Ceballos
en Argentine. Les enquêteurs ont
découvert à la lecture du docu-
ment que les Escobar auraient
touché une commission
pour leur travail d’in-
termédiaire entre
l’Argentin et le
C olom bie n ,
ce que le
juge Néstor
Barral a
estimé vrai-
semblable.
“À mon sens, María Isabel
Santos Caballero et Juan Sebastián
Marroquín Santos [les noms sous
lesquels la mère et son fils vivent en
Argentine] ont joué un rôle essentiel
dans la concrétisation des objectifs
criminels de Piedrahita Ceballos”,
écrit Barral dans sa décision. Selon
le juge, c’est grâce à la média-
tion des Escobar que Piedrahita
Ceballos “a injecté dans le système
financier local des sommes d’ar-
gent évaluées à plusieurs millions
[de dollars], qui proviendraient du
trafic de drogue”. Sans les Escobar,
assure le juge, le chef narco et son
prête-nom argentin présumé “ne
se seraient pas connus, et par consé-
quent n’auraient pas pu effectuer
lesdits investissements”.
Piedrahita Ceballos a investi
plus de 15 millions de dollars
[12, 7 millions d’euros] dans la
construction d’un quartier privé,
d’un immeuble et de garages dans
le nord de Buenos Aires. Mais son
investissement le plus marquant a
été le sauvetage et la rénovation du
Café de los Angelitos, un bar tradi-
tionnel qui avait failli fermer et qui
est devenu une salle de spectacles
de tango pour touristes. D’après
un dossier en cours d’instruction
en Colombie, le narco Ceballos
était lié à Don Berna, ancien
chef des laboratoires de Pablo
Escobar Gaviria. En Argentine,
l’existence de tels liens laisse à
supposer que les descendants
d’Escobar ont pu rendre certains
services à Piedrahita Ceballos.
L’Unité d’information financière
(UIF) d’Argentine [l’équivalent
de notre brigade financière]
soupçonne
En partenariat avec
AMÉRIQUES. 21
↙ Dessin d’Osama Hajjaj,
Jordanie.
qu’une partie de l’argent que le
Colombien a transféré dans le
blanchiment d’argent, mais cela
s’est avéré être un coup monté,
pays appartenait en réalité à la dont les responsables, y compris
famille Escobar, mais qu’il aurait un juge, ont finalement été arrê-
été camouflé sous la forme d’un tés. Presque vingt ans après ce
versement à titre de médiation. scandale, les Escobar sont loin
“Pablo Escobar Gaviria était le chef d’en avoir terminé avec la justice.
suprême du cartel de Medellín, avec —Federico Rivas Molina
lequel Piedrahita Ceballos entrete- Publié le 6 juin
nait des relations étroites. On ne peut
donc pas exclure qu’une partie de l’ar- Contexte
gent investi par Piedrahita Ceballos
ait appartenu à Santos Caballero et ●●● Né en 1977, Juan Pablo
Marroquín Santos”, dit le texte pré- Escobar, désormais Sebastián
senté en octobre 2017 par l’UIF, Marroquín, depuis son
lors de l’ouverture de l’enquête. installation en Argentine avec sa
mère après la chute et la mort
Coup monté. La mère et le fils de son père en 1993, est l’aîné
ont témoigné devant les tribu- des deux enfants du couple
naux pour la première fois en mai, Escobar Gaviria. Sa sœur,
puis une nouvelle fois au début Manuela, vit aux États-Unis
de juin. L’enquête a bouleversé dans une totale discrétion.
les habitudes de Juan Pablo, qui En 2014, Juan Pablo publie
évite désormais toute forme de un livre à succès, Pablo Escobar,
publicité. Le fils de Pablo Escobar mon père – traduit en français
a accordé jusqu’au mois d’octobre en 2017 aux éditions Hugo &
des dizaines d’interviews pour Cie –, son témoignage sur
promouvoir ses livres et criti- le célèbre narcotrafiquant et la
quer la vision “édulcorée” que, vie “d’après”, qu’il décrit comme
d’après lui, la série Le Patron du une série de trahisons familiales.
mal donnait de son père. Ce n’est Juan Pablo y affirme qu’une
cependant pas la première fois bonne partie de la fortune
que les Escobar ont des démêlés de son père, estimée par Forbes
avec la justice en Argentine. à 3,5 milliards de dollars
En 1999, la veuve d’Esco- au début des années 1990,
bar a été mise en a été siphonnée par les rivaux
examen pour de Pablo Escobar – le cartel
de Cali – et les groupes
paramilitaires, notamment à titre
de compensation pour laisser
la vie sauve à sa veuve
et à ses enfants. Le destin
de cette fortune reste
un mystère, selon Semana,
qui évoque de nombreuses
propriétés et des œuvres d’art.
Le fils a critiqué la série Narcos
de Netflix, relatant la saga
du narcotrafiquant, qui serait
truffée d’“erreurs historiques”
et idéaliserait l’image de son
père. Les mauvaises langues
avancent que Juan Pablo a été
vexé de ne pas avoir été convié
© CAGLE CARTOONS
à la réalisation de la série…
En 2017, il livre sa version dans un
documentaire, Escobar Exposed,
qui est loin de connaître
le retentissement de Narcos.
L’esprit
d’ouver-
ture.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Inde. L’extrême
droite hindoue
révise le passé
Le nationalisme hindou progresse jusque
dans les manuels d’histoire. On y gomme
fOCUs
les personnalités musulmanes
et on y minimise le rôle des héros hindous
de l’indépendance connus pour leur promotion
de la laïcité, au détriment d’une vision pluraliste.
—DailyO Noida, Inde
O
n se dit généralement que l’histoire
repose sur des faits et des informa-
tions. Mais il est indéniable qu’en
bonne partie l’histoire est aussi une “inter-
prétation” – un récit qui dépend de la per-
sonne qui tient la plume. Winston Churchill
a déclaré que “l’histoire [était] écrite par les
vainqueurs”, ce qui semble tout à fait juste :
ce sont les vainqueurs qui déterminent en
général la version de la vérité qui est dif-
fusée. Il faudrait ajouter à cet adage que,
souvent, l’histoire est également réécrite
par ceux qui sont au pouvoir.
Les jeunes Britanniques apprennent à
l’école que l’Empire était une force positive
– en dépit d’atrocités comme la famine au
Bengale en 1943 [de nombreux historiens
dénoncent la responsabilité britannique].
Et le Royaume-Uni n’est qu’un exemple
parmi d’autres : partout dans le monde, il
n’est pas rare que l’enseignement de l’his-
toire soit le fruit d’ambitions dissimulées.
Depuis son indépendance [1947], l’Inde
est restée relativement épargnée par ce
genre de manipulations. Du moins jusqu’à
récemment encore. Car on observe ces der-
nières années des tentatives persistantes
de réécrire certaines pages de l’histoire
du pays. Ces tentatives sont largement
l’œuvre du courant extrémiste de l’hin-
dutva [littéralement “hindouité”, idéolo-
gie nationaliste hindoue dont se réclame
le Premier ministre Narendra Modi]. Ses
objectifs ont de quoi inquiéter tout libre
penseur et toute personne ayant grandi
dans une Inde éclairée [qui se défnit dès
l’indépendance comme “séculaire”, c’est-
à-dire laïque et respectueuse de la diver-
sité religieuse].
Permettez-moi de vous parler d’un manuel
d’histoire sur lequel je suis récemment
tombé, publié par le conseil de l’enseigne-
ment du Rajasthan [État à grande majorité
hindoue] et destiné à la classe XII [équi-
valent de la terminale]. Dans le chapitre
consacré au “Combat pour la liberté de
l’Inde moderne” (pages 106-143), on est
frappé non seulement par ce qui est dit,
mais aussi par ce qui est omis.
Le rôle de leaders indépendantistes
comme Jawaharlal Nehru [Premier
ministre de l’Inde depuis l’indépendance
en 1947 jusqu’à sa mort en 1964] ou Sardar
Vallabhbhai Patel [vice-Premier ministre de
l’Inde de 1947 à 1950] est systématiquement
éludé. Ceux-ci n’y apparaissent que comme
des personnages secondaires, de-ci, de-là,
et les projecteurs sont résolument braqués
ailleurs que sur le camp de Nehru [promo-
teur d’un État laïc]. Plusieurs paragraphes
sont consacrés à la vie d’une multitude de
leaders qui ont pris part d’une façon ou
d’une autre au combat pour l’indépendance,
dont le Mahatma Gandhi [1969-1948] et,
bien sûr, Veer Savarkar [1883-1966, mili-
tant de l’indépendance mais aussi père de
l’hindutva], dont l’anniversaire fait l’objet
de commémorations. Mais rien n’est dit
du rôle particulier de Nehru. Bref, Nehru
est quasiment, et délibérément, effacé
– or même les critiques les plus acharnés
de Nehru auraient grand peine à justifer
le fait de nier son rôle dans la lutte pour
l’indépendance.
Quant à Gandhi [chantre de la tolérance
et du respect de toutes les religions], le
manuel ne le mentionne que vaguement.
Il ne dit même pas qu’il s’agissait d’un
grand leader nationaliste qui a consenti à
Le rôle de Gandhi
et de Nehru devient
anecdotique.
de grands sacrifces pour l’Inde – louanges
que le manuel réserve à Veer Savarkar.
Cette altération des événements histo-
riques va encore plus loin parfois. Déformant
tout bonnement les faits, le livre afrme,
entre autres, que Maharana Pratap [roi de
la région hindoue du Mewar, au Rajasthan]
a vaincu Akbar [considéré comme le plus
grand souverain moghol, musulman connu
pour son ouverture à la diversité religieuse]
à la bataille de Haldighati [1576].
Partial. Et les tentatives de réécrire l’his-
toire vont au-delà des manuels scolaires
existants. Dinanath Batra [ancien ensei-
gnant et militant d’extrême droite] s’est
associé à la Rashtriya Swayamsevak Sangh
(RSS) [Association des volontaires natio-
naux, organisation extrémiste hindoue]
pour demander aux autorités de modifer
les programmes dans le but de rendre les
manuels moins “partiaux”. Batra réclame
que l’on passe sous silence le fait que l’an-
cien Premier ministre Manmohan Singh
a présenté des excuses pour le rôle de son
parti dans les émeutes antisikhs de 1984 ;
le lien entre l’ascension du BJP [Parti du
peuple indien, auquel appartient le Premier
ministre Modi] et l’afaire du temple de
Ram Mandir [où une mosquée a été détruite
en 1992 à Ayodhya pour laisser place à un
temple hindou censé être le lieu de naissance
du dieu Rama] ; le nombre considérable de
musulmans tués lors des émeutes de 2002
au Gujarat [dont le gouverneur était Modi],
etc. Dans le but de muscler l’image des diri-
geants indiens issus de l’hindouisme, le livre
leur accorde une attention accrue. Il n’y a
rien de mal à en apprendre davantage sur
certaines fgures politiques. Hélas, cela se
fait au prix d’une diminution signifcative
des références à l’ère moghole.
L’État du Maharashtra a déjà mis en
place certaines de ces modifcations dans
un manuel destiné à la classe VII [équiva-
lent de la cinquième] : il a supprimé cer-
taines parties consacrées à des dirigeants
[musulmans], comme Razia Al-Din [seule
femme à avoir gouverné Delhi, 1205-1240]
et Muhammad ibn Tughluq [sultan de
Delhi, 1300-1351].
Les nationalistes hindous vont encore
plus loin : ils recommandent la suppres-
sion d’éléments historiques qui jettent une
lumière positive sur les dirigeants indiens
musulmans. Et notamment la suppression
de ce passage des livres de classe VII : “Les
dirigeants [moghols] menaient une politique
extrêmement libérale envers le peuple. […]
Tous les chefs moghols donnaient de l’argent
pour la construction et l’entretien des lieux de
prière. […] Quand des temples étaient détruits
lors de batailles, ils accordaient des fonds pour
les reconstruire.”
Aussi, nous devrions tous faire très atten-
tion à ces tentatives on ne peut plus oppor-
tunistes de subvertir les faits, car elles
empestent l’envie de subvertir les esprits
des jeunes Indiens. Nos écoliers sont les
citoyens et les électeurs de demain. Le
risque, c’est qu’ils aient une vision défor-
mée non seulement de l’histoire de leur
pays, mais aussi de leur avenir.—
Publié le 28 mai
 no 1441 du 14 au 20 juin 2018 ASIE. 23

← BJP : parti du Premier

ministre. Dessin de Chapatte
paru dans Le Temps, Genève.

Le gouvernement entend utiliser ces infor-

mations pour lancer des campagnes person-
nalisées visant à promouvoir les “opinions
favorables” et à neutraliser les “sentiments
négatifs” au sujet de sa politique.
L’Internet Freedom Foundation présente
ce projet comme “illégal, inconstitutionnel et
violant le droit à la confidentialité”. “Le docu-
ment indique clairement que le centre de com-
munication créera une architecture technique
associant surveillance de masse à désinforma-
tion”, souligne l’ONG.
Cet outil d’analyse sera également en
mesure d’identifier “la réaction des réseaux
sociaux à un message, un tweet ou des don-
nées”. Capable de comprendre les princi-
Suivez D’après cette vidéo, les manuels sco-
laires du Rajasthan, un état gouverné par
#Sauvons le BJP, ont été expurgés des chapitres por-
tant sur Nehru et des références à l’as-
NotreHistoire sassinat de Gandhi par Nathuram Godse
(lire ci-contre). Et le BJM réécrirait l’his-
toire en disant par exemple que c’est
La réécriture de l’histoire Pratap qui battu Akbar – selon les his-
par les nationalistes hindous toriens, c’est plutôt Abkar qui a infl igé
donne lieu à une bataille une défaite à Pratap lors de la bataille de
Haldighati en 1576.
sur les réseaux sociaux.
Échéances. Alors que les campagnes pour
les élections locales de 2018 dans huit États
et pour les législatives de 2019 à la Lok
—Zee News New Delhi Sabha battent leur plein, les deux partis

pales langues indiennes ainsi que plusieurs
langues étrangères, il fera appel au traite-
ment automatique du langage naturel – une
technique permettant de déceler les senti-
ments qui se cachent derrière les commu-
nications humaines – pour en “extraire les
émotions […] ainsi que le contexte”.
Contrôle. Le gouvernement souhaite éga-
lement que cet outil assure une “analyse
prévisionnelle” des possibles gros titres et
dernières nouvelles de diverses chaînes et de
journaux du monde entier tels que The New
York Times, The Economist et Time. L’appel
d’offres précise que le centre de communi-
cation ambitionnera, grâce à ces prévisions,
d’influencer l’opinion publique mondiale.
L
e lendemain de la fête nationale, en
janvier dernier, le parti du Congrès
s’en est pris au BJP sur Twitter,
l’accusant de déformer la réalité histo-
rique et de vouloir “safraniser” le sys-
tème éducatif indien.
Le parti du Congrès a tweeté une vidéo
de quarante-huit secondes avec ce com-
mentaire : “Si on laisse faire le BJP, nos
enfants ne sauront plus qui a construit le
Taj Mahal ou qui a tué Gandhi”, suivi du
hashtag #SauvonsNotreHistoire.
se font la guerre sur les réseaux sociaux.
Précédemment, le parti du Congrès
avait accusé le gouvernement de faire
de la “politique mesquine” en reléguant
le chef de leur parti, Rahul Gandhi, au
sixième rang lors de la parade de la Fête
de la République où assistaient les diri-
geants des dix pays de l’Asean.
Le BJP a alors riposté en reprochant au
parti de se lancer dans des “polémiques
stériles” et a accusé le chef du Congrès
d’avoir “la grosse tête”.—
Publié le 28 janvier

Sonder “Comment façonner l’opinion publique pour

qu’elle soit favorable au pays ? Comment incul-
quer des sentiments nationalistes au peuple ?
les esprits Comment améliorer l’image de l’Inde dans le
monde ? Comment prévoir et neutraliser une
offensive des médias hostiles à l’Inde ? Comment
et les cœurs faire en sorte que l’Inde soit présentée sous un
jour positif dans les nouvelles et dans les discus-
sions sur le web et notamment sur les réseaux
Le projet d’utilisation d’un sociaux ?” s’interroge le gouvernement.
outil informatique permettant “La mise sous contrôle de l’ensemble des utili-
d’exploiter les opinions sateurs indiens d’Internet, qui passent régulière-
ment par les réseaux sociaux et les messageries
des internautes indiens pour communiquer, compromettra sérieuse-
est contesté en justice. ment leur droit fondamental à la liberté d’ex-
pression”, déplore l’ONG dans sa requête.
Le débat sur la protection des données
a gagné en intensité au cours des derniers
—Scroll.in New Delhi mois, depuis qu’on a appris que Cambridge

L
Analytica, un cabinet de conseil en com-
e 30 mai, l’ONG Internet Freedom munication stratégique situé au Royaume-
Foundation a demandé au minis- Uni, avait exploité, à des fins politiques et
tère de l’Information et de la sans le consentement des intéressés, les
Communication de retirer un appel d’offres données personnelles d’utilisateurs de
pour la création d’un centre de communica-
tion sur les réseaux sociaux. L’association
réseaux sociaux.—
Publié le 30 mai
AU FIL DES CARTES
précisait que, faute d’obtenir satisfaction, elle
se verrait “contrainte de faire appel à la loi”.
Ainsi que le rapporte notre site, cet “outil
d’analyse des réseaux sociaux” est censé créer SOURCE exposition du 16 mai
des profils numériques des citoyens dans le
but d’évaluer leurs opinions sur la politique SCROLL.IN au 10 septembre 2018
des autorités. Selon les spécifications du docu- New Delhi, Inde mUSéE nAnATIonAL
TIonAL
ment d’appel d’offres, il doit être capable de scroll.in DES ARTS
ARTS ASIATIqUES
ASIATIqUES – gUImET
surveiller une série de plateformes numé- Site d’information indépendant 6, PLACE D’IÉNA 75116 PARIS
riques : Twitter, YouTube, Instagram et les indien en langue anglaise, Scroll. WWW
WWW.GUIMET
.GUIMET.FR
.GUIMET.FR
blogs. Il doit aussi pouvoir lire les e-mails. in est arrivé sur la Toile en 2013.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Jordanie. La
monarchie tremble
De nouveaux impôts ont déclenché la colère de la rue dans un pays
ravagé par la corruption et déstabilisé par la présence de plus de
deux millions de réfugiés syriens et irakiens. De quoi inquiéter Israël.
—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv
L
e 2 juin, plus de 200 000 Jordaniens
ont déflé tant dans les principales
villes du Nord et du Centre [où la
population est majoritairement d’origine
palestinienne] que dans celles du Sud,
comme Karak, Maan et même Aqaba [où
la population est majoritairement d’origine
bédouine], en signe de solidarité avec la
grève générale décrétée le 30 mai par plu-
sieurs syndicats. Le pays a rarement connu
des manifestations d’une telle ampleur et
des débrayages aussi massivement suivis.
Il faut remonter à 1989 pour trouver un
mouvement similaire, si important qu’il
avait menacé le régime hachémite lui-
même. À l’époque, les manifestants ne
se contentaient pas d’exiger le renvoi du
Premier ministre. Ils réclamaient la levée
de l’état d’urgence, des réformes ins-
titutionnelles et démocratiques et,
bien sûr, l’abrogation de
mesures économiques
particulièrement dras-
tiques. Le roi Hussein
avait alors accédé partiel-
lement à ces revendications
en levant l’état d’urgence, en
introduisant quelques réformes
politiques mineures et en limo-
geant son Premier ministre,
Zaid Al-Rifaï, un homme poli-
tique pourtant issu de la haute
bourgeoisie palestinienne, acquise
à la monarchie hachémite.
Écarts de richesse. Aujour-
d’hui, le roi Abdallah II est
confronté à l’un des moments les plus
critiques de son règne. Depuis l’approba-
tion du budget 2018 en janvier, l’opinion
publique est chaufée à blanc. Confronté à
une dette publique de 34 milliards d’euros,
le gouvernement s’est plié aux exigences
du FMI en augmentant les taxes sur
165 articles et produits de base, en revoyant
à la hausse le prix du carburant, de l’élec-
tricité et de l’eau, en accroissant de 20 %
les taxes sur le tabac et en augmentant
de 9 % le prix du ticket dans les trans-
ports publics.
Cependant, pour l’opinion jordanienne,
le FMI est un alibi trop commode : la
corruption de l’administration hachémite
est endémique, et les écarts de richesse n’ont
jamais été aussi criants entre les proches du
Palais et ceux qui doivent parfois cumuler
deux ou trois emplois (en supposant qu’ils
en trouvent) pour joindre les deux bouts.
Composition démographique. C’est le
projet de réforme de l’impôt présenté par
le Premier ministre sortant, Hani Al-Mulki
[limogé le 4 juin et remplacé par un techno-
crate, Omar Al-Razzaz], qui a déclenché la
colère de la rue. Non content de faire passer
de 35 % à 40 % l’impôt sur les sociétés, ce
projet de loi vise surtout à élargir la pro-
portion de contribuables, de 4,5 % à 10 %.
Enfn, le projet stipule que toute infraction
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
fscale sera désormais passible de la prison
ferme et d’un sévère redressement fscal.
Compte tenu de leur faible niveau de reve-
nus, la plupart des Jordaniens n’étaient pas
censés être concernés par cette réforme.
Sauf que le gouvernement a fait porter
l’essentiel de l’efort fscal et budgétaire
sur une classe moyenne déjà éreintée.
C’est l’addition de la réforme de l’impôt et
l’explosion des taxes qui a fait descendre
dans la rue classes populaires et classes
moyennes. Le Palais s’est empressé de
geler la hausse des prix du carburant, d’ap-
porter quelques amendements à la loi fs-
cale et de limoger le Premier ministre. Ce
faisant, Abdallah est resté dans la ligne
de son père, Hussein, qui, à choisir entre
réformes et limogeage, a toujours privilé-
gié la deuxième option.
Or ce ne sont pas les étincelles qui
manquent pour mettre le feu aux poudres.
Ainsi, la composition démographique du
royaume a radicalement changé en six ans.
La Jordanie accueille environ 1,5 million
de réfugiés syriens auxquels il faut ajouter
les réfugiés irakiens, des exilés pauvres
sans attaches particulières ni avec le pays
ni avec le régime. Surtout, 80 % des réfu-
giés syriens ont quitté l’immense camp
de Zaatari et survivent dans les grandes
villes du nord [jordano-palestinien]. Enfn,
selon l’ONU, 85 % des enfants réfugiés
vivent sous le seuil de pauvreté. Tout
cela constitue un matériau haute-
ment infammable. Des afronte-
ments entre les réfugiés syriens
et les autorités, mais égale-
ment entre citoyens jorda-
niens et réfugiés, ne sont
pas à exclure, ces derniers
étant déjà accusés d’accapa-
rer les emplois des Jordaniens.
Il n’est pas impossible qu’à l’ins-
Ce ne sont pas
les étincelles
qui manquent
pour mettre le feu
aux poudres.
tar des pétromonarchies arabes les
Américains apportent un ballon
d’oxygène à la Jordanie, l’admi-
nistration Trump ayant promis une
aide de 1,1 milliard d’euros (dont un tiers
à titre d’aide militaire). La monarchie
hachémite n’est peut-être qu’un petit
maillon dans l’alliance arabe pro-occiden-
tale, mais elle reste une brique d’impor-
tance stratégique dans le mur dressé face
à l’Iran. Or personne n’est à l’abri d’une
surprise et, çà et là, on entend des cris
hostiles à la monarchie. Pendant dix-neuf
ans, Abdallah est parvenu à maintenir
son régime à la limite de la ligne de fot-
taison. Le jour où il prendra l’eau, Israël
aura de sérieuses raisons de s’inquiéter.
—Tsvi Barel
Publié le 4 juin
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
Un air de
printemps
La démission du Premier
ministre ne sufra pas,
prévient ce quotidien jordanien.
Car la contestation est plus
profonde qu’en 2011,
année du “printemps arabe”.
—Al-Ghad (extraits) Amman
L
es manifestations ont certes été
déclenchées par une loi qui prévoyait
une hausse de la fscalité, mais en
réalité la crise est plus profonde. Il s’agit
d’une crise de confance entre l’État et les
citoyens. Ceux-ci ne se satisfont plus de la
manière traditionnelle dont le pays est géré.
La situation est fondamentalement difé-
rente de celle en 2011. Les manifestations
d’aujourd’hui sont suivies par des catégo-
ries plus larges de la population : pas seu-
lement la jeunesse, mais également des
acteurs du secteur privé.
C’est pourquoi le changement de gouver-
nement ne peut sufre. Ce changement de
personnes doit s’accompagner d’une révi-
sion complète de la gouvernance du pays.
Il faut désormais être conscient que la par-
ticipation politique ne doit plus être consi-
dérée comme un luxe. Si l’on veut sauver
le pays de la crise économique et politique,
il est indispensable que les citoyens aient
véritablement voix au chapitre.
Omar Al-Razzaz, un réformateur, doit
s’entourer d’autres personnalités réforma-
trices et de jeunes pour afrmer pleinement
une nouvelle orientation. Les manifesta-
tions ont démontré que les vieilles élites
sur lesquelles s’appuyait le régime [monar-
chique] ne bénéfcient plus de la confance
de la rue, mais sont l’objet de critiques sans
précédent. S’il est une chose importante
à faire, c’est de permettre l’émergence de
nouvelles élites. Pour cela, il faut arrêter la
machine à détruire les dirigeants [depuis
2011, cinq personnalités ont occupé le poste
de Premier ministre et ont ainsi successi-
vement servi de fusible].
Sur le plan économique, il faut réussir
le saut vers une économie productive. Il
faut également traiter structurellement le
problème de la corruption. Le gouverne-
ment ne peut exiger de la population des
sacrifces, tout en continuant à faire des
dépenses faramineuses. Bref, le temps est
révolu où l’on pouvait diriger sans accorder
à la population la participation politique et
des pratiques démocratiques. Et pour fnir,
rappelons-nous toujours que les tracas du
changement sont moins durs à supporter
que les pathologies du statu quo.
—Marwan Mouasher
Publié le 8 juin
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
lIBaN
Sous l’influence
de Moscou
Jadis connu pour être un fef occidental dans le Moyen-Orient
arabe, le Liban se rapproche de la Russie. Notamment par le biais
d’accords militaires et d’ouvertures de centres culturels.
—Carnegie Middle East Center
(extraits) Beyrouth
E
n mars, le gouvernement libanais
devait approuver un accord de coo-
pération militaire avec la Russie. Au
dernier moment, des pressions diploma-
tiques venues d’Occident, et en particulier
des États-Unis, ont contraint le Premier
ministre, Saad Hariri, à repousser cette
signature. Mais l’épisode est révélateur de
la montée de l’infuence russe au Liban.
La teneur de cet accord en dit long sur
les ambitions de Moscou. Si le Liban a déjà
bénéfcié par le passé de son aide militaire,
cette coopération ofcielle devait nettement
resserrer les liens en donnant à l’armée russe
un accès, bien qu’ofciellement temporaire,
aux bases militaires libanaises. En contre-
partie, Moscou aurait fourni aux forces de
l’armée libanaise un arsenal d’une valeur
estimée à 1 milliard de dollars, remboursable
sur quinze ans et sans intérêts. Un contrat
extrêmement favorable en échange duquel
les Russes comptaient obtenir davantage de
poids au Liban. Le Premier ministre russe,
Dmitri Medvedev, avait déjà signé l’accord
et donné instruction à son ministre de la
Défense pour qu’il convainque Beyrouth
d’en faire autant.
Plusieurs raisons motivent une extension
de la sphère d’infuence russe au Liban. À
commencer par l’idée, de plus en plus répan-
due au sein des élites politiques libanaises,
que le pays doit prendre acte du rôle crois-
sant de Moscou dans la région, renforcé
par le retrait des États-Unis. Cette convic-
tion est évidemment celle du Hezbollah et
de ses alliés, ennemis des Américains et
donc naturellement portés à un rappro-
chement avec la Russie, mais aussi d’autres
comme Hariri, qui juge que de meilleurs
liens avec la Russie ouvriront des perspec-
tives économiques.
Hommes d’afaires. En raison de l’in-
fuence de Moscou en Syrie, beaucoup de
Libanais pensent que les entreprises russes
font partie des rares encore susceptibles
d’oser investir dans les gisements de gaz
ofshore situés le long de la frontière mari-
time libanaise avec Israël, très contestée.
Dans les milieux d’afaires et le monde
politique libanais, même ceux qui s’opposent
au régime de Bachar El-Assad comptent sur
la Russie pour leur ofrir une part du riche
gâteau que représente la reconstruction
de la Syrie. Et en ces temps difciles pour
les minorités partout au Moyen-Orient, les
Les dirigeants libanais
ne se sont jamais autant
rendus en Russie.
↙ Dessin de Bleibel,
Liban.
leaders de certaines communautés chré-
tiennes espèrent trouver en Moscou un
protecteur. Plusieurs médias libanais ont
même avancé que l’accord militaire russo-
libanais était dû en particulier au ministre
de la Défense, Yacoub Sarraf, un membre
de la communauté grecque orthodoxe dont
la Russie est la protectrice traditionnelle.
Jamais les responsables libanais ne
s’étaient autant rendus en Russie que depuis
quelques années. Depuis 2015, Hariri est
allé à Moscou tous les ans, et Sarraf a fait
deux voyages rien qu’au cours des huit der-
niers mois. Le ministre des Afaires étran-
gères, Gebran Bassil, était lui-même dans
la capitale russe en novembre 2017. Pour
asseoir leurs relations avec la Russie, les
principales formations politiques du Liban
ont noué des liens à Moscou, souvent par
l’intermédiaire de Libanais y résidant ou
d’hommes d’afaires disposant d’un impor-
tant carnet d’adresses.
Expansion culturelle. Ces dix der-
nières années, la Russie a également remis
à l’honneur les liens qui existaient entre
le pays du Cèdre et l’ex-Union soviétique.
Notamment grâce aux anciens diplômés
des universités soviétiques puis russes, qui
représenteraient environ 14 000 personnes
[représentées dans trois associations].
Ces associations, malgré leurs désaccords,
contribuent largement à l’expansion cultu-
relle de la Fédération de Russie. Le Centre
culturel russe, précédemment relégué dans
un bâtiment forteresse à Beyrouth-Ouest, a
ouvert des annexes dans des grandes villes
libanaises, ce qui a attiré un large public de
russophiles de tout le pays. Proposant des
cours de langues et des programmes cultu-
rels et éducatifs, ces instituts accueillent
également des événements politiques et
font aussi ofce de bureau de vote pour les
citoyens russes, comme en témoignent les
afches de Poutine placardées dans plusieurs
régions lors de la dernière présidentielle.
D’autres institutions, comme l’Association
pour la promotion de l’amitié russo-libanaise
et la Chambre de commerce russo-libanaise,
participent à l’infuence grandissante de ce
réseau. Parallèlement, l’efectif du person-
nel de l’ambassade russe à Beyrouth a aug-
menté ces dix dernières années pour inclure
une délégation militaire assez importante.
Historiquement, ce sont les Américains
qui ont formé et équipé l’armée libanaise.
Ce qui n’a pas favorisé les relations avec
Moscou, surtout quand, en 1969, le rensei-
gnement libanais a déjoué un complot du
KGB, qui cherchait à se procurer un avion
de chasse français. La donne a changé en
2008 après la proposition russe d’ofrir
au Liban dix MIG-29. Le ministre de la
Défense de l’époque aurait hésité par peur
de représailles américaines. L’accord de
coopération militaire avec la Russie a peut-
être été ajourné, mais il n’est pas enterré
pour autant.
—Mohanad Hage Ali
Publié le 24 avril
MOYEN-ORIENT. 25
SYRIE-PalESTINE
Adieu Yarmouk
Sous le prétexte de lutter contre
Daech, le régime syrien a rasé
ce camp de réfugiés palestiniens
au sud de Damas.
—Al-Araby Al-Jadid (extraits)
Londres
B
achar El-Assad n’a probablement
pas lu la lettre que lui a envoyée
Mohamed Al-Omari, membre de la
commission de réconciliation nationale dans
le camp de réfugiés de Yarmouk. Al-Omari,
après avoir félicité Assad pour ses hauts
faits militaires à Yarmouk [qui comptait
160 000 personnes en 2014], se permet de
lui dire qu’il serait bon de mettre un terme
au taâfîch [“pillage”] : “Cette pratique heurte
beaucoup de gens, surtout les familles dont un
membre est mort en martyr dans la défense de
notre pays.” Et il ajoute, sur le ton de la sup-
plication : “Compte tenu de l’amour que nous
avons pour votre vénérable personne, nous
mettons tout notre espoir en vous.”
Le plus probable est qu’Assad n’a pas
voulu s’encombrer l’esprit avec des choses
aussi mineures alors qu’il doit entièrement
se consacrer à la lutte contre les “complots
qui visent la Syrie”. Pour ceux qui ne seraient
pas encore au courant, le taâfîch désigne le
pillage des meubles, de l’électroménager
et des autres biens qui se trouvent dans
les maisons et les magasins. Des soldats
de l’armée syrienne ont même tué deux
enfants qui essayaient de les empêcher de
voler des afaires dans leur foyer.
Armée de voleurs. Cette armée s’était
illustrée en libérant le camp de Yarmouk
des combattants de Daech. C’est-à-dire en
leur permettant de se retirer sains et saufs.
Mais à peine les militaires avaient-ils mené
à bien cette tâche – surtout en détruisant le
camp – qu’ils ont lancé la phase suivante,
en mettant du cœur à l’ouvrage. De nom-
breuses vidéos montrent des soldats qui
emportent des objets volés, comme pour
apporter un démenti à ceux qui croyaient
encore qu’ils étaient dévoués à la “résis-
tance” face à Israël.
N’aurait-il pas été envisageable de
vaincre les islamistes sans semer autant
la destruction ? Cette armée de voleurs
n’aurait-elle pas pu mener cette tâche sans
recourir aux barils d’explosifs [jetés par
les avions sur les habitants] ?
Il fallait être bien naïf pour croire que
le but était de chasser Daech de Yarmouk,
devenu la capitale de l’exil palestinien. En
fait, il s’agissait d’appliquer la doctrine du
régime d’Assad depuis les années 1970 :
assujettir les Palestiniens ou les massacrer.
—Maan Al-Bayari
Publié le 28 mai
26. Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

dossier

→↘ Dessins de Bertrams
paru dans De Groene
Amsterdammer, Pays-Bas.

APRÈS LE G7

L’EUROPE
Face à l’unilatéralisme brandi
par Donald Trump lors

ÉCLATÉE
du dernier G7, et à l’arrivée
au pouvoir de gouvernements
antibruxellois, l’intégrité de
l’Union Européenne, deux ans
après le Brexit, est de nouveau
menacée. Si la politique
d’austérité menée par Berlin
nourrit la colère des électorats
en Italie et ailleurs, l’Europe
très divisée, peine à s’organiser.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 27

Serrons les rangs de stabilité, pointent du doigt les faiblesses du sys-

tème de l’euro, chiffrent les risques pour l’Alle-

derrière Macron
magne mais ce faisant, ils s’attaquent au système
dans sa totalité. Avec Trump, ils devraient enfin
comprendre que, quand les choses tournent mal,
il ne reste plus que l’Europe.
Dans cette Europe, la France joue le rôle cen-
tral, cette France que l’on n’admirera jamais
assez d’avoir élu président un homme comme
VU D’ALLEMAGNE Lors du G7 désastreux des 8 et 9 juin, Emmanuel Macron, un homme qui comme très
le président américain a prouvé qu’il était hermétique à la raison. peu de personnalités politiques réunit force de
L’Europe aurait tort de ramper devant lui. Elle doit se tourner caractère, charisme, dynamisme et enthousiasme
vers ses vrais alliés. européen. Macron a fait à l’Allemagne une pro-
position qui n’a pour le moment recueilli qu’un
silence gêné. Son message est le suivant : nous
nous serrerons les coudes, nous vous soutiendrons
—Süddeutsche Zeitung Munich cette nation industrielle dans sa compétence pre- même pour vos voitures, mais nous demandons
mière, et d’autres sanctions ne sont pas exclues. en échange une nouvelle initiative pour l’Europe.

L
es plus âgés s’en souviennent, il y a long- Ce serait cependant une grave erreur que de C’est une proposition équitable : il faut que l’Al-
temps le monde était plongé dans la guerre ramper devant lui. Cet homme ne connaît ni lemagne accepte et négocie les détails de façon
froide. Les États-Unis et l’Union soviétique limites ni raison. Il est inutile de continuer à constructive. Ceux qui pensent que ce projet
se dressaient l’un contre l’autre, leurs alliés le suivre. Il est incorrigible, il se dresse contre européen coûtera cher à l’Allemagne
respectifs fermement regroupés autour d’eux. toutes les certitudes. Il n’accepte ni la nécessité devraient penser à ce que cela lui coû-
Chaque camp pensait l’autre capable de tout, d’une politique climatique ni les règles de la poli- tera si elle doit se défendre seule face
et la situation faillit plus d’une fois tourner à la tique économique. Il a été abondamment démon- aux États-Unis de Trump.
guerre chaude. Puis le capitalisme a tré que le protectionnisme nuit à tout le La chancelière n’a pas le droit d’hé-
fini par triompher du communisme, monde à long terme, même à celui qui siter en cette heure historique. Elle
le désir de liberté par l’emporter sur en est à l’origine. Trump s’en moque et doit prendre pour exemple le grand
la pression du système collectif, et la ne veut pas non plus comprendre que la Européen qu’était Helmut Kohl et
dissolution du bloc de l’Est marqua le confiance est un bien précieux en poli- oser l’unité avec la France. Il est
début d’une période de coopération tique et en économie. urgent qu’elle fasse un grand geste
et de confiance mutuelle. OPINION Dans ces conditions, on ne peut que et beaucoup de petits rapprochements.
Aujourd’hui, il existe un risque réel désespérer – ou serrer les rangs et se tour- Quand le prix Charlemagne a été décerné
de retour à la guerre froide. Le capitalisme n’a pas ner vers ses vrais alliés. L’espoir de l’Allemagne est au président français, le 10 mai, Angela
tenu toutes ses promesses, le nombre des insa- en Europe, nulle part ailleurs. C’est un élément Merkel n’a pas su réagir avec enthou-
tisfaits grandit et avec lui les doutes vis-à-vis du que les détracteurs de l’Union européenne siasme. Il n’est pas encore trop tard.
système. Les populistes progressent partout. La et de la communauté de l’euro négligent Il faut que Merkel et Macron lancent
Russie défie l’Occident politiquement ; la Chine, volontiers, faute de vision d’ensemble. Ils immédiatement et symboliquement
économiquement. Et l’Occident est profondément demandent à juste titre une politique une initiative pour renouveler l’Union.
divisé. Le sommet annuel des pays occidentaux En tant que partie prenante d’une
les plus industrialisés a connu un échec Europe puissante, et seulement ainsi,
spectaculaire. Le président améri- l’Allemagne aura une chance de s’im-
cain a jeté le gant aux pieds de ses poser face à Trump et aux autres défis.
partenaires, le G7 est devenu —Marc Beise
de fait un G6. Publié le 11 juin

Axe Paris-Berlin. Ceux

qui s’imaginaient encore Vu de Russie
que Trump était sen-
sible aux arguments et aux L’EUROPE SE TOURNERA-
faits doivent enterrer défini- T-ELLE VERS POUTINE
?
tivement tout espoir. Ce n’est ÒLe sommet des pays les plus
pas avec cet homme rustre et développés a échoué cette fois
stupide que le monde deviendra à aboutir à la signature d’une
meilleur et plus pacifique. Et déclaration commune, écrit le
il a derrière lui nombre d’élec- quotidien Gazeta.ru. Et Trump
teurs et de sympathisants qui en est la raison.Ó Pour la Russie qui,
sont prêts à le suivre dans son après le rattachement de la Crimée,
jeu du “seul contre tous.” Trump a été écartée de ce qui s’appela un
ne menace pas encore de recourir temps le G8, c’est un changement
à la force, mais il brandit l’arme éco- de situation tout à fait favorable :
nomique. Pour l’Allemagne, qui dépend ÒLes dissensions au sein du G7
plus que la plupart des autres pays des pourraient renforcer la souveraineté
échanges économiques et qui doit en de l’EuropeÓ, affirme un expert
grande partie sa prospérité au commerce, interrogé par le site. Ce qui induirait
la situation est extrêmement dangereuse. Les une influence américaine réduite
droits de douane sur l’acier et l’aluminium ne et une Òfen•tre d’opportunitésÓ
sont qu’un avant-goût de ce qui risque d’arri- plus large pour que la Russie
ver. En imposant des droits de douane élevés retrouve sa place.
sur les automobiles allemandes, Trump touche
28. DOSSIER
Trump choisiT
l’EuropE dE l’EsT
Vu DES ÉTATS-uNIS Face à Bruxelles, Washington change
de cap et privilégie l’Europe centrale et orientale au détriment
de Londres, Paris et Berlin.
—The Atlantic Washington
R
ichard Grenell, le tout nouvel ambassa-
deur américain en poste en Allemagne, a
défrayé la chronique pour de mauvaises
raisons. Le 3 juin, le site Breitbart Londres
(antenne londonienne du site américain
d’extrême droite Breitbart News) a en
efet publié un entretien avec Grenell où celui-
ci expliquait : “Un grand nombre de conser-
vateurs européens m’ont contacté pour me dire
qu’ils sentaient comme un retour en force de leurs
idées. Je veux vraiment donner les moyens d’agir
à d’autres conservateurs partout en Europe ainsi
qu’à d’autres dirigeants. Je pense qu’il y a une lame
de fond conservatrice en réaction à l’échec des poli-
tiques de gauche.”
Richard Grenell est nouveau à ce poste et
peut encore s’améliorer. Mais cet épisode est
symptomatique d’un problème plus profond.
Avec des ambassadeurs peu diplomates, un pré-
sident qui fait l’éloge de Vladimir Poutine, une
bureaucratie qui soutien l’Otan et une guerre
commerciale en cours, personne ne comprend
vraiment la politique européenne de Trump.
C’est là qu’entre en scène Wess Mitchell, le sous-
secrétaire d’État américain aux Afaires euro-
péennes, qui a enfn déroulé les grandes lignes
de sa stratégie européenne devant [le think tank
conservateur] Heritage Foundation le 5 juin. Ce
spécialiste respecté de l’Europe centrale et orien-
tale y a donné un discours stratégique dont le
message principal était le suivant : les États-Unis
considèrent l’Europe à travers le prisme d’une
confrontation stratégique entre la civilisation
occidentale et les propositions russes et chinoises.
Mitchell a annoncé une réorientation de la poli-
tique européenne des États-Unis au proft de l’Eu-
rope de l’Est et non plus de l’Europe de l’Ouest.
Et il a même reproché à cette dernière de ne pas
avoir pris au sérieux cet afrontement stratégique,
notamment en matière de budget de défense et
de confrontation avec l’Iran.
Wess Mitchell est favorable à davantage de dia-
logue avec les pays d’Europe centrale et orientale,
même en cas de désaccord, parce que “la critique
sans dialogue est la recette idéale de la rupture”. “Le
dialogue, a-t-il dit, n’est pas seulement diplomatique
– il s’agit aussi de gagner les cœurs et les esprits de
ceux dont les souvenirs de 1989 et de l’élargissement de
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
l’Otan sont de plus en plus lointains.” Reste à savoir
si une telle stratégie ne revient pas à accorder à
des pays comme la Hongrie un permis de déro-
ger à la démocratie.
Mitchell est également coincé par le refus de
Trump d’autoriser quoi que ce soit afn de dis-
suader l’offensive politique russe. Mais cette
volonté de dialogue qu’il a exprimée devrait être
bien accueillie. Le passage de son discours, où il
disait qu’il fallait empêcher la Chine de faire de
l’Europe de l’Est son “terrain de jeu” était aussi
prometteur. Le problème de la réorientation stra-
tégique de Mitchell, c’est qu’elle laisse sur la touche
les trois grandes puissances d’Europe de l’Ouest :
la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne.
Politique agressive. Il faut remonter à la crise
du canal de Suez en 1956 pour trouver des rela-
tions aussi désastreuses entre les États-Unis et le
Royaume-Uni. En théorie, l’administration Trump
soutient le Brexit. En pratique, elle a sauté sur
l’occasion pour poursuivre une politique agres-
sive. Dans le cadre d’entretiens commerciaux
bilatéraux, le gouvernement Trump pousse la
Grande-Bretagne à accepter le cadre réglemen-
taire américain, ou tout au moins à se retirer du
marché unique et de l’union douanière de l’UE.
Cela irait dans le sens des intérêts économiques
des États-Unis à court terme, mais Londres aurait
alors bien plus de mal à conclure un accord avec
l’UE. Le gouvernement Trump considère ainsi la
↑ Dessin de Tom paru Grande-Bretagne comme une cible facile et non
dans Trouw, Amsterdam. comme un allié stratégique essentiel.
Pour ce qui est de l’Allemagne, les gouverne-
ments américain et allemand nourrissent une pro-
fonde antipathie mutuelle. Trump a déclaré que
l’Allemagne était “mauvaise, vraiment mauvaise”
sur le plan commercial, et l’a accusée de se servir
de l’UE comme d’un instrument de domination
de l’Europe. On sait que personnellement Trump
n’aime pas Merkel, et des responsables de l’admi-
nistration Trump critiquent sans relâche l’Alle-
magne pour ses dépenses de défense.
En surface, les relations avec la France paraissent
meilleures. Mais le président français Emmanuel
Macron n’a tiré absolument aucun avantage de son
soutien afché à Trump [lors de sa visite d’État à
Washington fn avril]. Le président américain n’a
SOuRCE pas tardé à annoncer le retrait des États-Unis de
l’accord sur le nucléaire iranien, puis l’instaura-
The ATlAnTic tion de nouveaux droits de douane sur l’acier et
Washington, États-Unis l’aluminium [visant l’UE, le Canada et le Mexique].
Mensuel, 565 000 ex. Au-delà de la Grande-Bretagne, de la France et
theatlantic.com de l’Allemagne, l’administration Trump a radi-
Fondée en 1857, cette calement révisé la position des États-Unis sur
vénérable publication, l’intégration européenne. Lors de réunions pri-
où écrivent les plumes vées, de nombreux responsables de l’adminis-
les plus prestigieuses, tration Trump ont souligné avoir adopté une
a su mieux que tout nouvelle approche. Les précédentes adminis-
autre magazine trations, estiment-ils, ont été trop favorables à
américain prendre l’intégration européenne, qui s’est révélée une
le tournant Internet, source d’instabilité. Certes, Trump laisserait
en faisant de son site les Européens prendre leurs propres décisions,
un très dynamique lieu toutefois il a commenté à maintes reprises leurs
de réfexion et de débat. politiques, tandis que l’ambassadeur américain
en Allemagne, Richard Grenell, se permet d’in-
tervenir activement dans leurs débats intérieurs
et que le ministère du Commerce tente de peser
sur les négociations du Brexit. Indépendamment
de tout cela, le changement de politique vis-à-vis
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 L’EUROPE ÉCLATÉE. 29

de l’UE est manifeste. Au mieux, les États-Unis

sont neutres ; si on les considère d’un œil moins
bienveillant, ils sont hostiles.
Yanis Varoufakis :
Les conservateurs américains ont toujours été
foncièrement sceptiques envers l’UE : ils défendent
bec et ongles leur propre souveraineté et ont du
“L’Allemagne récolte
mal à concevoir que qui que ce soit veuille mettre
sa souveraineté en commun avec celle des autres.
Cela n’a rien de nouveau. Mais dans les grandes
ce qu’elle a semé”
lignes, les précédentes administrations républi-
caines étaient encore favorables à la construction
européenne. La réorientation voulue par le gou- La campagne d’austérité menée par Berlin a favorisé la montée des
vernement Trump semble s’être faite sans réelle Vu de mouvements antieuropéens, explique l’ancien ministre grec des Finances.
prise en compte de ses répercussions sur les inté- Pologne
rêts supérieurs des États-Unis.
Le gouvernement Trump ferait bien de laisser LE CERCLE DES
de côté les débats idéologiques sur la souverai- AMIS DE POUTINE —Project Syndicate Prague voir privée des allégements fiscaux que Trump
neté pour s’attacher à défendre les intérêts stra- S’ÉLARGIT a accordés à près de 5 000 sociétés allemandes,

M
tégiques américains dans toute l’Europe – ce qui “Le cercle des amis a philosophie, c’est que, tous les étran- dont le bilan annuel total est de 600 milliards
suppose de prévenir un effondrement de la zone de Poutine s’élargit gers cherchant à nous arnaquer, c’est de dollars. Et avant même que le choc de l’Iran
euro, de contrecarrer l’influence néfaste de la Chine en Europe”, s’inquiète notre boulot de les arnaquer les pre- se soit dissipé, Washington a brandi la menace
en Europe, de faire en sorte que l’Europe et les le quotidien Dziennik miers.” C’est en ces termes qu’en 1971 d’une taxe de 25 % sur l’importation de voitures,
États-Unis travaillent conjointement à conserver Gazeta Prawna. John Connally, alors ministre américain ce qui pourrait coûter chaque année au moins
une avance dans le domaine des nouvelles techno- À l’occasion du des Finances, avait réussi à convaincre 5 milliards aux exportateurs allemands. Aussi
logies, de faciliter un Brexit en douceur et négo- 50e anniversaire de le président Richard Nixon que le temps était sévères que soient ces revers, on ne peut com-
cié, et enfin de préparer l’Otan à la cyberguerre. la signature du premier venu de châtier l’Europe en torpillant le sys- prendre la portée des difficultés de Berlin que
Mais à l’heure où les États-Unis voient se déliter contrat gazier entre tème de Bretton Woods et en faisant du dollar lorsqu’on a saisi leur lien causal avec l’évolu-
leurs alliances et sont privés de tout projet éco- l’URSS et l’Autriche, une monnaie fiduciaire qui n’était plus indexée tion de la situation en Italie.
nomique constructif, la stratégie européenne de amorce de la sur l’or. Sept ans plus tard, dans un discours,
l’administration Trump ne prend toujours pas coopération Paul Volcker, futur président de la Réserve
suffisamment au sérieux la compétition géopo-
litique en cours.
énergétique qui
se poursuit encore
fédérale américaine, est allé plus loin en décla-
rant qu’une “désintégration contrôlée de l’écono-
AYANT MIS SON VETO À
—Thomas Wright aujourd’hui entre mie mondiale [était] un objectif légitime dans les DES RÉFORMES DANS L’UE,
Publié le 6 juin la Russie et l’ouest de
l’Europe, Vienne a été,
années 1980”.
Ce qui distingue la situation actuelle de celle
BERLIN A ASSURÉ LA
le 5 juin dernier, à laquelle l’Europe était confrontée dans les FRAGMENTATION DE L’EUROPE.
Contre les partis traditionnels la première capitale années 1970, c’est l’implosion du centre poli-
Dans certains pays européens, de nouveaux partis et étrangère à recevoir tique de l’Europe, d’une façon qui n’est pas
mouvements politiques remportent des succès en le président russe sans rappeler Weimar. Dans les années 1970, Tout comme Trump cherche à bouleverser
protestant contre l’establishment politique. depuis sa réélection l’assaut financier lancé par l’Amérique contre le système mondial dont l’Allemagne bénéfi-
Êtes-vous d’accord avec cette affirmation : nous en mars. Avec l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne cie depuis des décennies, Salvini et Di Maio
avons besoin d’un vrai changement et c’est l’Autriche, l’Italie serait (en faisant flotter le dollar) s’est heurté à une considèrent la désintégration de l’euro comme
précisément ce que ces partis et mouvements l’autre “point important réponse européenne concertée. Alors qu’au- un développement souhaitable et comme une
peuvent apporter. sur la carte des amis jourd’hui, les défenseurs du statu quo euro- bénédiction pour leur campagne anti-immi-
Totalement d’accord et plutôt d’accord de Moscou”, car péen doivent se battre sur deux fronts : contre gration. Il y a à peine plus de trois ans, alors
Totalement pas d’accord et plutôt pas d’accord les deux pays ont les agressions de Trump et, en Europe même, que je négociais pour la Grèce avec le gouver-
Ne sait pas
désormais en commun contre des gens comme Matteo Salvini et Luigi nement allemand afin d’en finir avec la combi-
En % d’avoir dans leur Di Maio, les chefs de file du nouveau gouver- naison de dettes non viables et d’hyperaustérité
CROATIE 72 21 7 gouvernement nement italien. qui continue de mettre mon pays à genoux,
“des partis [la Ligue j’ai averti mes interlocuteurs lors d’une ren-
ITALIE 71 21 8 italienne et le Parti Stagnation et humiliation. Washington contre des ministres des Finances de la zone
69 24 7 autrichien de la liberté a récemment annoncé de nouveaux droits de euro : “Si vous vous entêtez à imposer une poli-
ESPAGNE
FPÖ] liés par des douane sur les importations d’acier et d’alu- tique qui condamne des populations entières à
RÉP. TCHÈQUE 68 25 7 accords de coopération minium. Une mesure qui vise officiellement la une combinaison de stagnation et d’humiliation
avec le parti du Chine, mais qui a aussi été considérée en Europe permanente, bientôt, ce n’est pas à des gauchistes
HONGRIE 67 25 8 Kremlin, Russie unie”. comme une preuve supplémentaire du fait qu’il antieuropéens que vous aurez affaire, mais à des
62 30 8 Les deux pays plaident faut prendre au sérieux la rhétorique du gouver- xénophobes antieuropéens qui se donneront pour
AUTRICHE
d’ailleurs pour la levée nement Trump sur “L’Amérique d’abord”. Puis il mission de désintégrer l’Union européenne.”
POLOGNE 62 21 17 des sanctions y a eu le retrait des États-Unis de l’accord sur C’est exactement ce qui est en train de se
européennes le nucléaire iranien, qui a offert à Trump une passer. Ayant mis leur veto à des réformes plus
GRÈCE 59 31 10 qui pèsent sur Moscou nouvelle occasion en or de s’épancher sur l’im- que nécessaires dans l’UE, les gouvernements
UE À 28 56 32 12 depuis le rattachement puissance de l’Europe, et en particulier celle successifs de Merkel ont assuré la fragmen-
de la Crimée à de la chancelière allemande Angela Merkel. tation de l’Europe. Les médias de l’establish-
SLOVÉNIE 56 32 12 la Russie en 2014. Contrainte de rappeler que l’Allemagne, le pays ment allemand dépeignent aujourd’hui Paolo
le plus peuplé d’Europe et à l’économie la plus Savona, l’économiste italien dont la nomination
FRANCE 48 34 18 forte, respecterait l’accord avec Téhéran, Merkel a été rejetée par le président du pays, comme
ALLEMAGNE 44 49 7 a subi presque aussitôt un camouflet quand les le “Varoufakis italien”. Ce surnom occulte une
entreprises allemandes, les unes après les autres, différence fondamentale : je voulais mainte-
SOURCE : EUROBAROMÈTRE DU PARLEMENT EUROPÉEN, 23 MAI 2018.
ont préféré quitter l’Iran. Aucune ne tient à défier nir la Grèce dans la zone euro d’une façon
la puissance financière des États-Unis, ni à se viable, et je me battais avec les dirigeants → 30
30. DOSSIER Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

a abouti au gouvernement italien xénophobe et

personne ne devrait
être surpris de La
situation dans LaqueLLe
se retrouvent aujourd’hui
MerkeL et L’europe.
29 ← allemands en faveur d’une restructura-
tion de la dette qui aurait rendu cela possible.
En écrasant notre gouvernement proeuropéen
durant l’été 2015, l’Allemagne a semé la graine
de l’amère récolte actuelle : une majorité au
Parlement italien qui rêve de quitter l’euro.
Le lien de cause à efet qui unit deux des casse-
tête de Berlin repose sur une base économique.
Il y a une chose que Trump comprend bien : l’Al-
lemagne et la zone euro sont à sa merci, car elles
dépendent de plus en plus d’un énorme volume
net d’exportations vers les États-Unis et le reste
du monde. Et le développement inexorable de
cette dépendance est la conséquence des poli-
tiques d’austérité d’abord testées en Grèce, puis
mises en œuvre en Italie et ailleurs.
Pour prendre la mesure de ce lien, il faut se
souvenir du “contrat fscal” destiné à élimi-
ner les défcits budgétaires structurels, ce qui,
insistait l’Allemagne, était une condition néces-
saire à tout prêt visant à renfouer des gouver-
nements et des banques en détresse. Puis il faut
rappeler que cette campagne d’austérité paneu-
ropéenne s’est déroulée avec en arrière-plan
des excédents d’épargne massifs par rapport
antieuropéen est aussi celle qui a renforcé le
pouvoir de Trump sur Merkel.
L’incapacité de l’Europe à faire le ménage chez
elle a engendré une nouvelle majorité italienne
qui se prépare à expulser un demi-million de
migrants et à attiser le feu du racisme militant
en Hongrie, en Pologne, en France, en Grande-
Bretagne, aux Pays-Bas et, bien sûr, en Allemagne
même. Pendant ce temps, l’Europe étant trop
afaiblie pour maîtriser Trump, les États-Unis
vont tenter d’obliger la Chine à déréglementer
ses secteurs fnancier et technologique. S’ils y
parviennent, Pékin verra fler hors de ses fron-
tières au moins 15 % de son revenu intérieur, ce
qui ne fera que consolider les forces défation-
nistes qui accouchent de monstres politiques
en Europe et aux États-Unis.
Tout cela était prévisible – et a d’ailleurs été
prévu. Aussi, personne ne devrait être sur-
pris de la situation dans laquelle se retrouvent
aujourd’hui Merkel et l’Europe. Mais seul un
fou dangereux s’en féliciterait.
—Yanis Varoufakis
Publié le 29 mai
SOuRCE
Project Syndicate
Prague, République tchèque
project-syndicate.org
Fondée en 1994, cette
organisation à but non lucratif

à l’investissement. Enfn, notons que les excé-
dents d’épargne massifs et les budgets équili-
brés impliquent forcément d’énormes excédents
extérieurs – d’où la dépendance croissante de
l’Allemagne et de l’Europe vis-à-vis des expor-
tations massives aux États-Unis et en Asie. En
d’autres termes, la politique incompétente qui
Le début d’une
regroupe 67 journaux d’Europe,
d’Asie et d’Amérique latine dans
le but de promouvoir le débat
d’idées entre l’Est et l’Ouest,
et de renforcer l’indépendance
des médias dans les jeunes
nouveLLe ère
démocraties d’Europe de l’Est.

Vu DE HOngRIE L’alliance
“Après l’Italie, ce sera notre tour” pro-Orbán, anti-Bruxelles et pro-
Poutine aux manettes de l’Italie
● “Après l’Italie, la Croatie ne risque-t-elle la modifcation de la loi électorale. Ce ↑ Dessin de Beppe est inquiétante pour l’Europe.
pas de devenir un nouveau laboratoire poli- dernier vise à ramener le nombre de dépu- Giacobbe paru dans
tique de l’Europe ?”, se demande le quoti- tés de 150 à 120, à introduire plus de pro- Corriere della Sera,
dien de gauche Novi list. À en croire un portionnelle et à exclure les partis Milan. —Heti Világgazdaság Budapest
récent sondage de l’Eurobaromètre, c’est des minorités (notamment serbe) du vote

L
bien possible. Car les de confance au gouver- e gouvernement droite-gauche élu par l’Italie
Croates fgurent, avec nement et du vote du se dirige vers une ligne de conduite alliant,
les Italiens, en tête de Vu de budget. à la Orbán, souveraineté nationale, dur-
la liste des peuples les croatie A lors que le Premier cissement de la politique antimigrants et
plus favorables au x ministre, Andrej relations probablement confictuelles avec
mouvements antisys- Plenkovic (HDZ, droite l’Union européenne (UE). L’élite romaine
tème. Le mouvement populiste anarchi- conservatrice), proeuropéen, rejette l’idée soutenue par Bruxelles et Berlin avait pour-
sant Zivi zid (“Bouclier humain”), du référendum, la présidente, Kolinda tant tout fait pour que la direction empruntée
anti-Otan et anti-UE, est devenu la troi- Grabar Kitarovic (HDZ également) l’a jusqu’ici se maintienne, mais elle n’a pas réussi
sième force politique du pays avec plus de soutenu. “Les élites politiques vivent iso- à satisfaire les “marchés” ou les ministres des
13 % d’intentions de vote. lées du peuple, dont la volonté doit être res- Finances de la zone euro. Début mars, les Italiens
De l’autre côté, les mouvements et initia- pectée”, a-t-elle dit lors d’un récent ont envoyé un non franc et puissant à la classe
tives néoconservateurs, proches de l’Église déplacement à Osijek, dans l’est du pays. dévitalisée des Silvio Berlusconi, Matteo Renzi
catholique, surfent eux aussi sur la vague D’après les analystes, un an avant l’élec- et consorts. L’Italie se divise toujours entre
du populisme. L’initiative citoyenne C’est tion présidentielle, la présidente, ancienne Nord et Sud, mais ces deux parties dénoncent
le peuple qui décide a réussi à recueillir diplomate de carrière et ex-fonctionnaire désormais ensemble les puissants Romains et
les 390 000 signatures nécessaires de l’Otan, se tourne de plus en plus vers l’UE au lieu de se regarder en chiens de faïence.
pour organiser un référendum sur un électorat conservateur et populiste.— Comme si Marine Le Pen était devenue pré-
sidente de la République française en mai 2017,
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
cette alliance donne des sueurs froides aux
partenaires européens. Le nouveau gouverne-
ment dit oui à l’UE, mais non à la poursuite de
l’élargissement. Il accepte l’euro, mais refuse
les critères de Maastricht. Il approuve l’Otan,
mais souhaite approfondir ses relations avec la
Russie. L’Italie a souvent été un précurseur des
soubresauts de l’histoire européenne, comme
l’ont prouvé la création de l’État comme auto-
rité et la naissance du fascisme, qui ont tous
deux imprégné le continent. Le gouvernement
aujourd’hui en place, réunissant deux partis clai-
rement antiélites et populistes, ouvre incontes-
tablement une nouvelle ère. Matteo Salvini et
Beppe Grillo se rejoignent sans l’ombre d’une
dissension sur le fait que la lutte politicienne
n’oppose pas la droite à la gauche, mais le peuple
– au sens de celui qui appuie leur camp – à l’in-
telligentsia scientifque, politique, culturelle
et économique.
L’Italie mitonne une drôle de panna cotta.
Bruxelles connaît ces gouvernements anti-UE
et antimigrants reprenant les positions de la
Ligue, qui n’ont rien d’original et dont le nombre
ne va cesser de croître. Le déf réellement nou-
veau pour la démocratie parlementaire telle que
l’Europe la conçoit repose dans cet attelage
inédit de la démocratie participative du M5S et
de l’autoritarisme de la Ligue. L’évolution pre-
nant corps en terre transalpine montrera au fl
des déceptions, mais surtout des succès éven-
tuels dont l’administration propulsée à Rome
pourrait s’enorgueillir, ce que signife la poli-
tique du xxie siècle.
—Péter Techet
Publié le 7 juin
L’Union au bord
du goufre
Vu dE SLoVéniE Le mécanisme élaboré pour faire de l’UE
un des piliers de la paix mondiale et le bastion de la démocratie
est en train de se retourner contre lui-même.
—Dnevnik (extraits) Ljubljana
L
’Italie a mis plus de quatre-vingts jours pour
avoir un gouvernement. Voilà longtemps
qu’elle n’a plus de partis politiques tradi-
tionnels ni d’idéologies qui fonctionnent. Il
ne lui reste que le populisme comme tech-
nique de conquête du pouvoir. L’Italie est
en train de se transformer en grand laboratoire
de la démocratie, ce laboratoire qui nous fai-
sait jusqu’à présent défaut pour comprendre le
désarroi de nos propres institutions politiques.
Dans un laboratoire, on ne mène pas que des
expériences censées réussir. On teste aussi ce
qui ne fonctionne pas. Riches d’une expérience
politique millénaire, les Italiens sont en train
d’étudier avec une précision scientifque les
erreurs qu’on peut faire dans les domaines de
la politique nationale, des promesses écono-
miques et des relations avec l’UE.
Longtemps l’Europe de l’Est a été considé-
rée comme un champ d’expérimentation sur
le corps vivant de ses citoyens. En Slovénie,
dans les années 1980, on ne pouvait pas sortir
de chez soi sans que des représentants de telle
ou telle institution d’Europe de l’Ouest vous
abordent pour vous soumettre à la question.
Contexte Les ONG de gauche britanniques s’interro-
geaient sur les possibilités d’épanouissement de
Coutumière la société civile dans un État autoritaire à parti
des confits avec unique. Comment avait-elle pu engendrer des
Bruxelles, la Hongrie nouvelles formes de résistance aussi imagina-
“illibérale” de Viktor tives, ou même le rock’n’roll ?
Orbán propose
un mélange de Dérive autoritaire. De l’autre côté, les cher-
souverainisme, cheurs des instituts conservateurs essayaient de
de nationalisme comprendre pourquoi les systèmes socialistes
et d’autoritarisme étaient voués à l’échec. Est-ce en raison de l’en-
séduisant les gouement des gens pour les biens de consomma-
électeurs, de Vienne tion ou parce que l’économie planifée implose
à Varsovie. L’alliance une fois les lois du marché instaurées ? N’est-ce
populiste en Italie pas l’hyperinfation qui torpille le système ? Ou
consolide le front peut-être le nationalisme, qui pousse les États à
eurosceptique faire la guerre et à se désagréger ? En raison de
et antimigrants leur rigidité, les gens croyaient que ces systèmes
porté par Budapest. étaient inébranlables. Puis ils se sont efondrés
l’un après l’autre sous leurs yeux. Devant leurs
ruines, les gens se demandaient, étonnés, com-
ment ils avaient pu fonctionner.
Après son grand efondrement, l’Europe de
l’Est est restée intéressante encore un certain
temps, parce qu’elle a commencé à bâtir le capi-
talisme et la démocratie, tout comme les tem-
pliers de Jérusalem ont bâti la féodalité. Le
capitalisme qui y a été introduit est apparu sous
L’EuropE éCLatéE. 31
sa forme la plus pure, à savoir un système d’ex-
ploitation illimité. Ni l’État, ni les syndicats, ni
les institutions sociales n’étaient à même de
freiner ses excès. La démocratie représenta-
tive est arrivée dans le lot des directives euro-
péennes. Cela a produit un chaos important, au
sein duquel l’autoritarisme hérité du système à
parti unique s’est mis à ronger rapidement les
mécanismes de la démocratie représentative,
alors que les nouveaux droits et libertés ont
commencé à “menacer” les valeurs tradition-
nelles telles que l’unité du peuple, le caractère
sacré de la vie ou les valeurs cléricales. L’Europe
de l’Est est devenue ennuyeuse. D’ailleurs, les
choses y vont mal, comme d’habitude.
L’EuropE dE L’ouEst
s’Est misE à rEssEmbLEr
à L’EuropE dE L’Est.
C’est la raison pour laquelle l’Europe de l’Ouest
est soudainement redevenue intéressante. Le méca-
nisme construit pour faire du continent unifé un
des piliers de la paix mondiale et le bastion de la
démocratie a commencé à se retourner contre lui-
même, tout comme en Europe de l’Est trente ans
auparavant. Il est devenu évident que l’Europe de
l’Ouest et l’Europe de l’Est existaient toujours,
même à l’intérieur de l’UE. À la surprise géné-
rale, il s’est avéré qu’elles avaient peu de choses
en commun. Plus étonnant encore, l’Europe de
l’Ouest s’est mise à ressembler à l’Europe de l’Est :
l’union de l’Europe est fragilisée par le séparatisme
britannique, l’efondrement des partis politiques
traditionnels en France, la coalition du centre en
Allemagne, ou la violence institutionnelle de l’État
espagnol à l’égard de la Catalogne.
Et maintenant, il semble que l’Italie entraîne
l’UE au bord du précipice. Deux partis popu-
listes, la Ligue et le M5S, qui firtent avec la
sortie de la zone euro, sinon de l’UE, sont au
pouvoir. Disposant d’un droit de veto, le pré-
sident de l’État les a tout d’abord empêchés de
constituer un gouvernement carrément antieu-
ropéen. Il était même question que le pays
retourne aux urnes. Or des élections auraient
pu se transformer en premier scrutin antieuro-
péen d’Europe de l’Ouest. Elles ont été évitées.
Car ce n’est pas seulement la dérive autoritaire
qui menace l’Europe, c’est aussi la démocratie.
—Ervin Hladnik Miharcic
Publié le 31 mai
32. Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

tra n s-
versales.ie
économ
Sciences........ 36
Signaux ........ 37

—Bloomberg l’atelier où des centaines de Belay Hailemichael, le directeur

Version Businessweek (extraits)

New York
femmes sont en train de coudre,
d’apposer des étiquettes ou d’en-
du parc qui s’occupe du “guichet
unique” pour les démarches. Ce

D
lever les plis au fer à repasser sur centre d’aide permet aux sociétés

éthiopienne ans son bureau lumi-

neux de l’usine
f lambant neuve d’In-
dochine International, Raghav
des sous-vêtements Warner’s, une
marque vendue principalement
chez Walmart. “Le gouvernement
est très engagé à nos côtés, il a fait
d’obtenir rapidement des licences
d’importation et d’exportation
ainsi que des visas pour les cadres,
et facilite le recrutement de la
du “made Pattar, vice-président de cette
entreprise chinoise de confec-
tion, est enthousiaste. Nous
venir des ouvriers qui ont travaillé
jour et nuit, 24 heures sur 24, pour
construire le site. Et il n’y a pas du
main-d’œuvre.
Celle-ci est majoritairement
composée de femmes, arrivées de

in China” sommes en novembre, et six

Textile. Avec le soutien fnancier
de Pékin, Addis-Abeba industrialise
le pays à marche forcée – en misant sur
une main-d’œuvre très bon marché.
mois seulement après l’ouverture
du parc industriel de Hawassa,
il fait déjà travailler 1 400 per-
sonnes. Son objectif est d’em-
ployer 20 000 Éthiopiens d’ici à
2019. “Il y a vingt-quatre mois, il
n’y avait que des champs ici, sou-
ligne-t-il. Quel pays peut changer
autant en vingt-quatre mois ? C’est
ça, l’Éthiopie !”
Cet Indien, qui travaille dans
le textile au Bangladesh et en
Égypte, regarde par la fenêtre
tout de corruption !”
Le parc de Hawassa a efecti-
vement surgi de terre très rapi-
dement grâce à une entreprise
publique chinoise qui a fabriqué
en neuf mois 56 bâtiments métal-
liques rouges et gris identiques,
destinés à la production textile,
le tout pour 250 millions de dol-
lars [214 millions d’euros], selon
la Commission éthiopienne de
l’investissement.
Mais si Raghav Pattar s’em-
balle autant, c’est parce qu’il reçoit
leur village après un long voyage
dans des cars poussiéreux, et qui
ont attendu des heures pour pos-
tuler à des emplois assortis d’un
salaire de base d’environ 25 dollars
[21,5 euros] par mois. Le centre leur
fait passer un test de dextérité pour
les classer en trois catégories : les
douées (première catégorie), desti-
nées à travailler sur des machines à
coudre, et les moins débrouillardes
(catégories 2 et 3), qui mettront
les produits dans des cartons et
balayeront les locaux.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
↙ Usine textile du groupe Wuxing,
dans le parc industriel de Hawassa.
Photo Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA.
L’Éthiopie, pays de 100 mil-
lions d’habitants de la corne de
l’Afrique, souvent touché par la
sécheresse et sans accès à la mer,
est en passe de devenir l’échelon
le plus bas de la chaîne d’approvi-
sionnement qui nous inonde d’une
mode jetable. Appâtés par des
avantages fiscaux, des promesses
d’investissements dans les infras-
tructures et une main-d’œuvre
très bon marché, la Chine et le Sri
Lanka – où les pays occidentaux
externalisaient naguère leur pro-
duction – jouent désormais le rôle
d’intermédiaire pour accroître la
production éthiopienne au profit
de marques comme Guess, Levi’s
et H & M. Depuis 2014, l’Éthiopie
a déjà ouvert quatre gigantesques
parcs industriels détenus par
l’État, et huit autres sont prévus
d’ici à 2020.
Les industriels qui s’installent
ici sont exonérés de l’impôt sur le
revenu durant les cinq premières
années et n’ont pas à payer de droits
de douane ou de taxes sur les biens
d’équipement et les matériaux de
construction importés. L’Éthiopie
peut se permettre de telles lar-
gesses grâce à la Chine, qui lui
donne beaucoup d’argent : elle lui
a accordé 10,7 milliards de dollars
de prêts entre 2010 et 2015, selon
le Projet de recherche sur la Chine
en Afrique de l’École des hautes
études internationales de l’univer-
sité Johns Hopkins [à Washington].
Mode jetable. Actuellement,
une grande partie des fonds
sert à financer des contrats
juteux conclus avec des entre-
prises chinoises qui, grâce à
la main-d’œuvre éthiopienne,
construisent des barrages, des
routes ou des réseaux de télépho-
nie mobile. Ces infrastructures
devraient, selon le gouverne-
ment, permettre à l’Éthiopie de
rejoindre les rangs de la classe
moyenne mondiale. “L’objectif est
de créer 2 millions d’emplois dans
l’industrie manufacturière d’ici à
la fin de 2025, explique Belachew
Mekuria, de la Commission éthio-
pienne de l’investissement. Nous
sommes un pays agricole, mais cela
va changer.”
Si une guerre civile n’éclate
pas avant… Lors des Jeux olym-
piques de Rio de Janeiro en 2016,
le marathonien Feyisa Lilesa avait
attiré l’attention du monde entier
sur la crise qui couvait dans son
pays : en franchissant la ligne
d’arrivée, il avait levé les bras en
croix pour symboliser son opposi-
tion au gouvernement. Le sportif
appartient à la plus grande com-
munauté du pays, les Oromos.
Depuis 2015, ces derniers orga-
nisent de grandes manifestations
pour protester, disent-ils, contre
l’accaparement des terres agri-
coles qui accompagne le projet
d’industrialisation planifié par
un gouvernement autocratique.
Le Front démocratique révo-
lutionnaire du peuple éthiopien
(EPRDF), qui possède tous les
sièges au Parlement, prétend
représenter tous les peuples du
pays (plus de 70), mais le pouvoir
est entre les mains des Tigréens,
qui représentent seulement 6 % de
la population. Durant les années
de troubles, des centaines d’Oro-
mos ont trouvé la mort, des usines
ont été brûlées et de nombreux
dissidents ont été emprisonnés.
À la mi-février, le gouverne-
ment a surpris le pays en relâ-
chant des centaines de prisonniers,
un geste d’apaisement en direction
des Oromos et peut-être aussi des
investisseurs, sur lesquels repose le
processus de transition en Éthiopie.
Dans la foulée, le Premier ministre,
Hailemariam Desalegn, a démis-
sionné [il a été remplacé, début
avril, par Abiy Ahmed, considéré
comme un réformateur].
Le parc, qui se trouve dans la
campagne, à la périphérie de la
petite ville de Hawassa, n’a pas
suscité de grandes manifesta-
tions. Les 500 paysans déplacés
à cause de lui appartiennent à la
communauté sidama, qui a peu
de poids politique. Cependant,
leurs protestations font écho à
celles des Oromos.
Les grands investissements chinois en Éthiopie
ÉRYTHRÉE
Wolkayit
SOUDAN
Barrage de
la Renaissance
Addis-
Abeba
Parc industriel d'Hawassa
Barrage Gilgel Gibe III
SOUDAN Omo-Kuraz
DU SUD
KENYA
Ligne à haute tension
Ligne de chemin de fer
TRANSVERSALES. 33
Les industriels sont en sont fiers, ce qui engendre cer-
exonérés de l’impôt taines résistances.” Contexte
David Müller est très strict.
sur le revenu Tous ses employés commencent ●●● Selon le Financial
pendant cinq ans. par suivre une formation de cinq Times, le Premier ministre
jours qui met l’accent sur l’hy- Abiy Ahmed, nommé
Urese Dinsa, 69 ans, ancien chef giène personnelle et sur la disci- en avril, pourrait être
de la circonscription où le parc a pline. “Il y a beaucoup de chemin le Mikhaïl Gorbatchev 
été construit, dit ainsi avoir été à parcourir, et certains n’y arri- de l’Éthiopie, du nom
trompé par la promesse d’obte- vent pas”, explique le cadre (qui du dernier dirigeant
nir 37 000 dollars et des emplois a depuis quitté l’entreprise). de l’Union soviétique
pour ses enfants s’il quittait le Une jeune Éthiopienne diplô- (1988-1991). Le quotidien
terrain d’un hectare qu’il culti- mée de l’université, qui ne sou- britannique juge
vait depuis dix-sept ans. En fait, il haite pas donner son nom par prometteuses ses
n’a reçu que 6 000 dollars – plus peur des représailles, explique réformes annoncées
cependant que bien d’autres pay- avoir sombré dans la dépression le 5 juin. Outre la levée
sans. Au début, de nombreuses durant les six semaines qu’elle a de l’état d’urgence et
femmes déplacées ont obtenu passées chez Indochine à surveil- la fin du litige frontalier
un travail en usine, mais mainte- ler quarante femmes travaillant avec l’Érythrée pour
nant, “moins de dix y sont encore”. sur une ligne de production de “apaiser les vieilles
Respecter des horaires stricts pantalons : “Chaque fois qu’une tensions” dues à la guerre
n’est pas dans leurs habitudes. ouvrière n’atteignait pas l’objectif entre les deux États
“Elles n’ont qu’une demi-heure pour fi xé, les chefs lui hurlaient dessus.” (1998-2000), Abiy Ahmed
déjeuner. Elles ont mal au dos. Elles “s’est montré enclin
sont épuisées. Ces boulots rendent Maltraitance. En réaction, les à relâcher l’emprise
tout le monde malade.” femmes ralentissaient la cadence, de l’État”. Il s’apprête
Pour nombre de gérants d’en- allaient se réfugier dans les toilettes “à céder des
treprises implantées dans le parc ou prendre l’air dehors. Elle affirme participations
– des Sri-Lankais que l’on a fait avoir vu des couturières se faire minoritaires dans
venir pour obtenir des rende- frapper dans le dos. Lorsqu’elles des entreprises publiques
ments comparables à ceux des devaient travailler tard ou pen- comme Ethio Telecom
ateliers de misère de leur propre dant leur seul jour de repos, elles et la très performante
pays –, la remarque d’Urese n’étaient pas payées en heures compagnie aérienne
Dinsa résumerait parfaitement supplémentaires comme promis. Ethiopian Airlines”.
l’un de leurs principaux sujets (Raghav Pattar indique n’avoir Les chemins de fer,
de plainte : l’histoire n’a pas pré- pas connaissance de problèmes des parcs industriels et
paré les Éthiopiens aux dures exi- de paiement ni de maltraitance.) des usines pourraient
gences de l’industrie. “L’Éthiopie Elle a fini par quitter l’entreprise être complètement
n’a jamais été colonisée, fait remar- et travaille maintenant comme privatisés. L’économie
quer David Müller, qui a quitté le réceptionniste dans un hôtel, où éthiopienne, très
Sri Lanka pour devenir directeur elle gagne 63 dollars par mois, un largement contrôlée
des ressources humaines de Hela- peu plus qu’à l’usine. par l’État, souffre selon
Indochine, une société sino-sri- Obtenir d’une main-d’œuvre les analystes d’un
lankaise de confection. Les gens non formée qu’elle fabrique des hyperdirigisme à bout
vêtements à toute allure est à peine de souffle.
plus difficile que d’expédier cette
production. Le parc de Hawassa
se trouve à 270 kilomètres de la À la une
YÉMEN capitale Addis-Abeba et à plus de
960 kilomètres du port de com-
merce le plus proche, à Djibouti.
Il est pratiquement au milieu de
DJIBOUTI nulle part. Le trajet jusqu’à la
Djibouti
côte pourrait bientôt devenir plus
rapide. China Civil Engineering
Construction Corporation a en
SOMALILAND effet construit, pour un coût de
3,4 milliards de dollars, une voie
ÉTHIOPIE ferrée de 725 kilomètres entre “Fabriqué en Éthiopie,
la capitale et Djibouti. La ligne par la Chine : la mode
a été ouverte en janvier pour jetable se trouve un
le transport de passagers, mais nouveau foyer” : Début
SOURCE : BLOOMBERG BUSINESSWEEK.
celui du fret ne devrait pas com- mars, l’hebdomadaire
mencer avant que ne s’apaise américain Bloomberg
l’agitation politique. BusinessWeek consacrait
SOMALIE
Pour l’instant, les confection- la couverture de son
300 km
neurs de Hawassa doivent trans- édition asiatique
Couverture mobile dans les zones rurales porter leurs marchandises par au reportage que nous
Grandes usines sucrières
camion jusqu’au port, ce qui est publions ci-contre.
un véritable parcours du → 34
34. TRANSVERSALES
33 ← combattant. La route tra-
verse en effet le territoire des
Oromos. Des paysans en colère
bloquent le trafic pendant des
heures. Des bus et des camions
calcinés parsèment le paysage
aride, et il n’est pas rare que des
semi-remorques entrent en col-
lision avec des chameaux.
De plus, il n’existe que trois
postes de douane, où quasiment
tout est fait sur papier. Les jours
fériés pimentent encore la sauce :
comme le calendrier de l’Église
orthodoxe éthiopienne comporte
une flopée de fêtes religieuses, les
douaniers peuvent avoir jusqu’à
trente jours de congé par an. De
ce fait, il arrive que les chauffeurs
se retrouvent coincés à la douane
durant deux ou trois jours, obli-
gés de dormir dans leur camion.
Il est également difficile de
s’approvisionner localement.
Hirdaramani Group, un fabri-
cant sri-lankais de chemises,
importe chaque mois cinq conte-
neurs de boîtes en carton du Sri
Lanka. “Si on les achète en Éthiopie,
elles arrivent avec des agrafes et
ne passent pas aux détecteurs de
métaux de la douane”, explique
Gayan Nanayakkara, le directeur.
Fossé culturel. Voilà qui pour-
rait théoriquement être une
aubaine pour les petits entre-
preneurs locaux. En 2014, la
Banque mondiale a lancé un plan
de 270 millions de dollars pour
stimuler la “compétitivité éthio-
pienne”, notamment en “renfor-
çant les liens des zones industrielles
avec l’économie locale”. Mais cette
tâche implique de combler un
fossé culturel. Plus de trois ans
plus tard, la Banque mondiale est
encore en train de préparer sept
entreprises (des fabricants de
boîtes, de boutons et de cuir fini)
à faire leur entrée dans la chaîne
d’approvisionnement mondiale.
“Les répercussions de notre soutien
(pour ce qui est de la croissance
des ventes et des off res d’emploi)
ne pourront être évaluées que d’ici
trois à six mois”, explique Susan
174
SUR 188 PAYS. C’est le classement de l’Éthiopie
en fonction de l’indice de développement humain,
selon le rapport publié en 2017 par le Programme des Nations
unies pour le développement. Le PIB par habitant
(en parité de pouvoir d’achat) est de 1 530 dollars.
(À titre de comparaison, il est de 37 306 dollars en France.)
Kayonde, une spécialiste du déve-
loppement à la Banque mondiale,
dans un courriel. Les jeunes entre-
prises en sont seulement au stade
de l’achat des machines et de la
formation du personnel.
À la différence du projet de
la Banque mondiale, les prêts
accordés par l’État chinois ne
sont pas assortis de considéra-
tions philanthropiques, ce qui
au moins donne l’illusion que
l’Éthiopie dirige elle-même sa
croissance. Mais en empruntant
des milliards aux Chinois, le pays
“remonte au vent et risque de cha-
virer”, s’inquiète Stefan Dercon,
un économiste de l’université
d’Oxford qui, dernièrement, a
passé une année à étudier les
entreprises éthiopiennes. D’après
ce spécialiste du développement,
les Éthiopiens “feraient bien de
réduire la voilure en ce qui concerne
leurs emprunts et le développement
des infrastructures”. Il se montre
néanmoins plutôt encourageant.
“Les salaires vont finir par aug-
menter avec l’arrivée d’entreprises
étrangères qui se battront pour trou-
ver du personnel”, fait-il observer.
Alemayehu Geda est plus scep-
tique. Cet économiste de l’univer-
sité d’Addis-Abeba estime que les
parcs industriels pourraient ne
pas survivre. “J’ai lu qu’un fabri-
cant de chaussures chinois, Huajian,
avait vu ses coûts logistiques mul-
tipliés par huit en Éthiopie. Que
se passera-t-il si ces entreprises
quittent le pays au bout de quelques
années après avoir profité à fond de
tous les avantages ? Où cela nous
mènera-t-il ?”
D’après lui, le taux de crois-
sance annuel du PIB est de 6 %
et non pas de 11 %, comme le
dit le gouvernement. Un gou-
vernement auquel il reproche
d’essayer d’attirer les investis-
seurs étrangers en dévaluant sa
monnaie. En octobre dernier, le
birr éthiopien a ainsi été déva-
lué de 15 % par rapport au dollar.
“J’ai interrogé 100 sociétés expor-
tatrices, explique l’économiste.
Pour aucune d’elles le taux de change
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
était un problème. Tout le monde
dit que le problème en Éthiopie,
c’est la logistique et la bureaucra-
tie. En dévaluant le birr, on a seu-
lement frappé les pauvres. Le prix
de la nourriture a déjà augmenté.”
Quoi qu’il en soit, certains
jeunes membres de cette nou-
velle force de travail débordent
d’optimisme. “Aujourd’hui, on
vit mieux en ville”, assure une
ouvrière de 18 ans. Cette jeune
fi lle, qui a grandi avec ses sept
frères et sœurs à 80 kilomètres
d’ici, dans une ferme d’un hec-
tare, fait des ourlets de pantalons
à la chaîne pour Indochine. Elle
partage une chambre avec une
collègue dans un immeuble en
béton couvert d’un toit en tôle,
dans la banlieue de Hawassa. “À
la campagne, on ne peut pas rester
propre, et ici on acquiert de l’expé-
rience”, ajoute-t-elle.
La jeune fi lle espère pouvoir
un jour se mettre à son compte
comme couturière. Elle touche un
salaire de 23,70 dollars par mois,
plus 7,30 dollars d’indemnité de
repas, et autant en prime d’assi-
duité si elle n’est jamais absente.
Une fois déduite sa part du loyer
(9 dollars), il lui reste au mieux
29,30 dollars. Elle dépense envi-
ron 50 centimes par jour pour sa
nourriture, et doit se débrouil-
ler avec le reste pour acheter de
la lessive et payer le transport
pour aller à l’église. “La lessive
est chère”, souligne-t-elle.
Dans sa chambre éclairée par
une ampoule suspendue au pla-
fond, elle dort à même le sol de
béton. Les murs sont nus, à l’ex-
ception d’une bannière qui pro-
clame : “Que ma vie soit agréable
ou non, je rends grâce à Dieu.”
—Bill Donahue
Publié le 2 mars
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infos et points de vue
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Revue
de presse
Que va faire
Microsoft
de GitHub ?
●●● Le rachat pour 7,5 mil-
liards de dollars de GitHub par
Microsoft, annoncé lundi 4 juin, a
provoqué une onde de choc parmi
les développeurs, qui craignent de
voir le concept même de cette pla-
teforme collaborative dénaturé.
Il faut dire qu’avec ses 28 mil-
lions d’utilisateurs, GitHub
constitue une ressource impor-
tante pour les informaticiens du
monde entier, qui y échangent
librement des lignes de codes,
quel que soit le langage de pro-
grammation utilisé. Elle fonc-
tionne comme une sorte de réseau
social pour codeurs et a largement
contribué au développement de
logiciels en open source.  De nombreux conflits de ce
À titre d’exemple, des déve-
loppeurs d’entreprises aussi
diverses que Google, l’Agence
spatiale européenne ou la SNCF y
collaborent. Et la plateforme
“héberge des projets aussi variés
que le code du bitcoin et toutes les
lois et réglementations de l’État alle-
mand”, constate Wired.  sur le corps d’une autre, et qui
Dès que des rumeurs concer-
nant ce rachat ont commencé
à circuler, le week-end précé-
dent l’annonce officielle, et
sans attendre les promesses de
Microsoft de conserver la plate-
forme “indépendante et ouverte”,
de nombreux utilisateurs ont
cherché des solutions de rem-
placement. L’une d’elle est pro-
posée par la société GitLab qui a
décidé de “battre le fer tant qu’il est
chaud”, souligne TechCrunch, en
proposant gratuitement deux for-
mules habituellement payantes,
à des établissements d’enseigne-
ment notamment.
Dès le week-end, le hashtag
#MovingToGitLab invitait les
internautes à découvrir cette pla-
teforme alternative, et des mil-
liers de “dépôts” (des fichiers
et des bases de données) ont
migré de GitHub à GitLab, selon
Quartz. Motherboard a rapporté
par ailleurs qu’en une heure seu-
lement, le matin du 4 juin, 13 000
projets avaient été importés sur
GitLab. “Si cet exode de codeurs
est trop petit pour réellement faire
du mal à GitHub, c’est un afflux
d’utilisateurs qui signifie beau-
coup pour le petit GitLab”, insiste
Quartz.
Le fait que des développeurs
quittent le navire GitHub n’est
cependant pas la principale pré-
occupation de Microsoft. Ce qui
risque de lui poser problème, ce
sont les lignes de codes qui sont
en conflit avec ses propres inté-
rêts. “Prenons par exemple les ému-
lateurs de [console de jeux] Xbox
hébergés sur GitHub, décrypte
Wired. Ces programmes souvent
faits maison permettent aux gens
de jouer à des jeux de console sur
leur ordinateur.” Or Microsoft
possède Xbox et perd de l’argent
lorsque les gens choisissent de
jouer sur leur ordinateur plutôt
que d’acheter une console et les
jeux qui vont avec. “Ces émula-
teurs posent un dilemme intéres-
sant, poursuit le site. Microsoft
va probablement irriter les déve-
loppeurs s’il les retire [de la plate-
forme], mais ne pas le faire serait
contraire à ses propres intérêts
commerciaux.”
genre risquent d’émerger. Que
faire par exemple des codes
“controversés”, qui mettent en
péril l’éthique d’une entreprise
comme Microsoft ? Par exemple
ces programmes permettant à une
intelligence artificielle de trans-
poser le visage d’une personne
ont été utilisés notamment pour
créer des “faux pornos”. Même si
ces vidéos ont été interdites sur
la plupart des réseaux sociaux, le
code qui permet de les concevoir,
lui, existe toujours sur GitHub.
Le géant américain risque en
outre de rencontrer des problèmes
avec la Chine. En effet, GitHub
contient des écrits relatifs aux évé-
nements de la place Tian’anmen
de 1989 et qui sont censurés dans
le pays. “Contrairement à des sites
comme Facebook, le gouvernement
chinois ne peut pas simplement blo-
quer GitHub dans son ensemble ;
cela empêcherait ses propres déve-
loppeurs d’accéder à des codes
open source précieux”, analyse
Wired. Ces considérations sur la
façon dont Microsoft va modé-
rer GitHub demeurent encore
théoriques. “Alors que l’accord
n’est pas encore entièrement fina-
lisé, les deux sociétés ont refusé de
donner plus de détails”, complète
le site. Mais tenir la promesse de
conserver GitHub aussi libre et
indépendant qu’il l’était jusqu’à
présent risque de se révéler plus
difficile que prévu.—
 La planète Courrier COCH2

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q
36. transversales Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
sCIenCes
“Complotistes et
l’existence de manipulations].
Pourquoi [craignent-ils parti-
culièrement le baryum] ?
scientifques ne se Je n’en ai aucune idée. Certains
de mes interlocuteurs afrment
que l’Otan mène une opération
comprennent pas” de géo-ingénierie pour lutter
contre le réchaufement clima-
tique. Cette idée est d’ailleurs
relativement nouvelle chez les
Pseudosciences. En Pologne comme ailleurs, adeptes des chemtrails, car jusqu’à
les théories du complot ont leurs adeptes. Selon le récemment ils croyaient que le but
géophysicien Szymon Malinowski, les discussions était d’empoisonner l’humanité
pour réduire la surpopulation.
publiques sont essentielles pour les limiter. D’aucuns soutiennent même que
ce sont des extraterrestres, des
genres de reptiliens de l’espace,
qui transforment la Terre pour
s’y installer.
Tout le monde voit à quel point
les traînées de condensation
dans le ciel se sont multipliées…
Oui, car le trafc aérien a beau-
coup augmenté. Moi-même, je me
souviens du temps où l’on comp-
tait chaque année 3 millions de
passagers aériens dans toute la
Pologne. Aujourd’hui, le principal
aéroport de Varsovie en accueille
à lui seul 15 millions, pour un total
de 40 millions dans l’ensemble du
pays [Selon Eurostat, ces chifres
s’élevaient en 2016 respectivement
à 12,8 et 32,3 millions.]
Dans cette situation, la seule chose
que peuvent faire les scientifques,
c’est donner des arguments ration-
—Gazeta Wyborcza adeptes des chemtrails croient nels et expliquer les relations de
Varsovie que les traînées de condensation causalité. Ici, il s’agit de bien mon-
derrière les avions sont en réalité trer comment apparaissent les
Vous avez commencé à discuter des traces de composés chimiques traînées de condensation, pour-
sur Facebook avec des adeptes largués dans l’atmosphère dans un quoi elles disparaissent parfois
des “chemtrails” [néologisme but malfaisant. rapidement ou bien pourquoi
anglais signifant “traînées de Ces messages avaient été rapide- elles se transforment en nuages
produits chimiques”]. ment bloqués par notre modéra- – ceux que nous appelons cirrus
Szymon malinowSki En fait, ce teur, mais leurs auteurs ont trouvé homogenitus, ou homomutatus
sont eux qui ont commencé la mon compte privé sur Facebook. La [nuages résultant de l’activité
discussion. Sur le site Internet de photo d’une traînée de condensa- humaine]. Il est vrai qu’ils sont
notre institut [de géophysique de la tion éclairée à la lumière du soleil plus nombreux que par le passé.
faculté de physique de l’université couchant a servi de prétexte à la
de Varsovie], nous avions invité discussion : j’avais plaisanté sur le Ont-ils un efet sur le climat ?
le grand public à venir voir nos fait que, sans doute, des adeptes Il y a quelques années, mes col-
instruments de mesure, notam- des chemtrails n’allaient pas tarder lègues chercheurs Krzysztof
ment notre lidar à apparaître, et j’ai eu Markowicz et Aleksandra Kardaś
[acronyme de light raison. ont pris part à un grand projet
detection and ranging, européen [baptisé “Quantify”]
appareil qui envoie Qu’ont-ils écrit ? qui devait répondre à cette ques-
un faisceau laser et L’un de mes interlo- tion. Il a révélé à quel point le
en reçoit l’écho, et cuteurs m’a donné à trafc aérien nuit au climat : en
ayant de multiples IntervIew analyser un échan- plus du CO2 , la combustion de
applications] qui tillon de neige tombé carburant à haute température
permet d’étudier la dans son voisinage. Il dans les moteurs d’avion génère
composition de l’atmosphère. Des contenait d’infmes traces d’alu- des oxydes d’azote qui détruisent
gens se sont tout de suite mani- minium – l’un des composants l’ozone. C’est d’ailleurs l’une
festés pour nous dire ce que nous de base de la croûte terrestre –, des raisons pour lesquelles le
devrions étudier. mais aussi de fer et de baryum. développement de vols superso-
Pour les adeptes des chemtrails, niques a été abandonné, car de
Quoi donc ? ce dernier élément est considéré tels avions devraient voler dans
“Des substances dispersées dans le comme le pire [selon eux, il consti- la stratosphère, où l’ozone est le
ciel polonais par des inconnus.” Les tue la preuve la plus lourde de plus abondant. Le rejet d’oxydes
d’azote détruirait ainsi la couche
qui nous protège du rayonnement
ultraviolet du soleil.
Bien que les avions actuels volent
plus bas, ils sont désormais si
nombreux que leurs émissions
d’oxydes d’azote, qui entre paren-
thèses sont aussi de puissants
gaz à efet de serre, sont deve-
nues signifcatives. En outre, la
combustion génère de la vapeur
d’eau, qui est aussi le gaz à efet
de serre le plus fort et qui a peu de
possibilités de se disperser à une
telle altitude. Lorsque les condi-
tions sont réunies pour qu’elle
se condense, elle contribue à la
formation de nuages.
Évidemment, le trafc aérien est
loin de polluer l’atmosphère autant
que nous le faisons à la surface de
la Terre. Pour autant, ses consé-
quences sur la pollution de l’air
et sur le climat sont sensibles et
augmentent de façon très rapide.
Les nuages nés des traînées de
condensation réchaufent-ils la
surface de notre planète ou bien
la refroidissent-elles ?
De manière générale, les nuages
qui apparaissent à haute altitude
élèvent légèrement la température
au sol, car l’efet de serre l’emporte
sur la réfexion d’une partie du
rayonnement solaire dans l’espace.
Le dialogue sur votre page
Facebook s’est conclu de la
même manière que la discus-
sion sur le site de votre institut :
vous avez bloqué les adeptes
des chemtrails.
Il est impossible de mener une dis-
cussion rationnelle avec quelqu’un
qui pense que la Terre est plate et
qui rejette les preuves afrmant le
contraire. Au fond, le seul “argu-
ment” des partisans des diférentes
théories du complot est que ces
complots proftent fnancièrement
à leurs instigateurs. Ils croient que
tout le monde cherche à les trom-
per et ne se laissent convaincre
par aucun argument rationnel.
Ces gens ne comprennent pas les
scientifques et, à dire vrai, je ne
les comprends pas non plus.
N’aviez-vous pas pensé dès le
départ que discuter avec des
adeptes des chemtrails n’avait
aucun sens ?
Cela a un sens, car les discussions
publiques sont suivies par d’autres
personnes qui n’y participent
pas activement. En réalité, c’est
à elles que nous expliquons les
faits. C’est pour elles qu’il vaut
la peine d’utiliser des arguments
rationnels et de présenter l’état
↙ Dessin de Medi,
Albanie.
actuel des connaissances scien-
tifques, mais bien sûr, lorsque la
discussion arrive dans une impasse,
il devient inutile de la poursuivre.
Les théor ies du complot
montrent qu’une partie impor-
tante de la population n’a pas
confance en la science. Pensez-
vous que le problème s’aggrave
ou est-il simplement devenu
plus visible ?
Je pense qu’il est beaucoup plus
visible aujourd’hui. Pour les adeptes
de théories du complot autour
des chemtrails, des vaccins, des
OGM et pour ceux qui nient le
réchaufement climatique, Internet
est un excellent moyen de commu-
nication et de propagande. Dans
le passé, ils pouvaient parler de
leurs phobies au café du coin ou
avec leurs voisins. Aujourd’hui, ils
peuvent communiquer de façon
large et occuper une place essen-
tielle dans l’espace médiatique.
Évidemment, je n’afrme pas que
c’est le fruit d’un complot (rires),
il s’agit simplement d’une forme
d’auto-organisation.
—Tomasz Ulanowski
Publié le 19 avril
Bio
Szymon malinowSki 
Ce chercheur à l’institut
de géophysique de la faculté
de physique de l’université
de Varsovie est spécialiste
des phénomènes
atmosphériques – nuages,
turbulences, précipitations…
Il est impliqué dans des projets
de vulgarisation scientifque,
comme Naukaoklimacie.pl,
blog qui réunit des
contributions de chercheurs
à propos du changement
climatique. Il est un invité
régulier des médias polonais.
sourCe
Gazeta wyborcza
Varsovie
Quotidien, 200 000 ex.
wyborcza.pl
“La Gazette électorale”, fondée
par Adam Michnik en mai 1989,
est, en termes de tirage, le plus
grand quotidien de Pologne,
hors tabloïds. Ouverte à
diférentes sensibilités dans
les questions économiques, elle
promeut dans les grands choix
de société une Pologne libérale,
tolérante et européenne.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 TRANSVERSALES. 37

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

L’armée américaine est à l’avant-garde

Mais c’est en Arabie Saoudite que la part des dépenses nationales dédiée au secteur militaire est la plus grande.

Dépenses militaires totales par pays en milliards de dollars et en pourcentage des dépenses mondiales

ÉTATS-UNIS
610
35 %
RESTE
DU MONDE
RÉPUBLIQUE
POPULAIRE 343
DE CHINE 19,9 %

228
13 %
ARABIE
SAOUDITE
CORÉE JAPON
DU SUD RUSSIE 69,4
4% 45,4
39,2 FRANCE 66,3 INDE 2,6 %
2,3 % 3,8 %
57,8 63,9
3,7 % Dépenses en %
3,3 % ROYAUME-UNI du PIB national
AUSTRALIE
47,2 10 %
ALLEMAGNE 2,7 % 4,3 %
27,5 44,3 BRÉSIL
1,6 % 3,1 %
CANADA 2,5 % 29,3 2,6-2 %
20,6 ITALIE 1,7 % 1,9-1,2 %
1,2 % TURQUIE 29,2 0,9
18,2 1,7 % N/A
1%

Article and Sources : https://howmuch.net/articles/worlds-spending-war ; https://www.sipri.org/sites/default/files/2018-04/sipri_fs_1805_milex_2017.pdf

HOWMUCH. Ce blog américain est consacré à par rapport au reste du monde (représentée par la taille
la datavisualisation économique. Celle-ci, publiée le 16 mai, des morceaux composant le cercle), la part de ces dépenses
La source donne une vision “tridimensionnelle” des dépenses militaires par rapport au PIB national (représentée par les couleurs)
en montrant à la fois leur part relative dans chaque pays et leur montant en valeur absolue.
38. Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

360 Magazine
Florence Cassez, le roman-vérité • Culture...... 42
Musiques cultes • Tendances .................... 44
à l’école des chefs papous • gastronomie ........ 46

Dans la tête d’une star du

FOOT
Il ne disputera pas la Coupe du monde qui débute
le 14 juin en Russie. L’Allemand Per Mertesacker, champion
du monde en 2014, vient de raccrocher les crampons.
Soulagé d’échapper enfin aux blessures et à la pression
du très haut niveau. – Der Spiegel (extraits) Hambourg
Q
uatre ou cinq secondes avant le coup d’envoi,
il est toujours pris de nausées. Quand il vient
de se mettre en place sur le terrain, au milieu
des clameurs des supporters. Sachant qu’il va
devoir, une nouvelle fois, tout donner, quatre-
vingt-dix minutes durant.
La tension, dit-il, est difcilement supportable à cet
instant précis. “J’ai le bide à l’envers, comme si j’allais vomir.
J’ai tellement de mal à me maîtriser que j’en ai les larmes aux
yeux.” Dans ces moments-là, il tourne toujours sa tête de
côté, le menton baissé vers l’épaule, afn que personne
ne s’aperçoive de rien. Ni les caméras, ni l’entraîneur, ni
ses coéquipiers. Afn que personne ne lui demande ce qui
lui arrive avant chaque rencontre. Lui, Per Mer tesacker,
le défenseur central à la force tranquille.
C’est un vendredi de janvier. Le champion du monde
de 2014 et capitaine de l’équipe d’Arsenal est attablé dans
un restaurant thaïlandais du nord de Londres. Quatorze
Henrik knuDsen

heures, deux personnes, au nom de Mertesacker.

TéMoignage Ici, en Angleterre, ils l’appellent le “Big Fucking German”.
Un surnom douteux, même si fucking big, il l’est sans
aucun doute : il n’essaiera pas deux fois de caser ses
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 360°. 39

↓ Légende photo italique. ↓ Dessin de Xxxxxx,

Crédit photo paru dans Xxxxxx, Ville.
40. 360°
Repères
PER MERTESACKER EN 5 DATES
allward/jmp/sutherstock/sipa
1984 – Naissance à Hanovre
2003 – Premier match professionnel avec Cologne
2004 – Première sélection internationale
2014 – Champion du monde avec l’Allemagne
2018 – Prend sa retraite de footballeur, chargé
de la formation à Arsenal
UNE INTERVIEW-ÉVÉNEMENT
“Il pouvait arrêter si la pression était aussi forte
qu’il le dit.” La petite phrase de Lothar Matthäus
n’est pas passée inaperçue outre-Rhin. L’ex-
international allemand, champion du monde
en 1990, n’a pas été le seul à réagir au témoignage
de Per Mertesacker. Sur les terrains, dans
les médias ou sur les réseaux sociaux, chacun
en Allemagne y est allé de son commentaire.
Si certains ont cru bon de railler les états d’âme
d’un millionnaire, beaucoup ont salué le courage
du joueur, dans un milieu où le burn-out et
la dépression restent tabous. “Ne retombons pas
dans les erreurs du passé, cessons de parler
du football comme d’un sport d’hommes, de durs.
Sinon beaucoup [de joueurs] n’oseront pas parler
quand ils iront mal”, a réagi Ulf Baranowsky,
le chef du syndicat des footballeurs professionnels
allemands, dans la Süddeutsche Zeitung.
RÉACTIONS EN CHAÎNE
Dans la foulée de Per
Mertesacker, d’autres
footballeurs de haut niveau
ont brisé le silence pour
évoquer la pression inhérente
à leur métier. Début juin, le
défenseur anglais Danny Rose,
(ci-contre) sélectionné pour
la coupe du monde, a ainsi
parlé devant la presse de sa bataille contre la
dépression, liée aux blessures, à des attaques
racistes et au suicide d’un proche. Avant lui, en
mars, le milieu portugais André Gomes confait au
magazine espagnol Panenka son mal-être au FC
Barcelone. “Il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas
vouloir sortir de chez moi : le regard des gens sur
toi, avoir peur de sortir dans la rue par honte…”
En mai, c’est l’attaquant espagnol Bojan qui avouait
au Guardian n’être pas allé à l’Euro 2008 pour “des
problèmes d’angoisse” : “On a dit que je partais
en vacances. J’ai été appelé pour l’Espagne contre
la France, mon premier match international, et
on a dit que j’avais une gastro-entérite alors que
j’avais une crise d’angoisse. Mais personne ne veut
parler de ça. Le milieu du foot s’en fche.”
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
jambes sous la table. Le géant de 1,99 mètre porte des bas-
kets blanches, un jean et un sweat gris. Il commande de
l’eau plate, un poulet aux noix de cajou, sans coriandre.
Il sort tout juste de l’entraînement.
Tout ou presque, chez le joueur de 33 ans, fait jeune
: son rire, la nonchalance avec laquelle il se penche en
arrière sur sa chaise, les bras croisés. À moins qu’il ne
cherche à garder encore un peu de distance avant de se
laisser approcher comme aucun joueur international en
activité ne l’a fait avant lui.
Per Mertesacker s’apprête à mettre un terme à sa car-
rière en mai, après quinze ans de football professionnel,
104 rencontres internationales, 221 en Bundesliga, 155 en
Premier League, 83 en Coupe d’Europe.
L’homme se dit fatigué, lessivé.
Foutu, disent les médecins.
Mais Per Mertesacker ne veut pas raccrocher les cram-
pons comme ça. Il veut laisser quelque chose derrière lui,
“pour les générations futures”, dit-il.
Il veut lever un coin du voile sur la brutalité de ce milieu.
Dissiper certaines idées reçues et montrer l’envers de ce
travail que beaucoup considèrent comme un job de rêve :
la pression considérable, le sempiternel diktat des entraî-
nements et des matchs, le fait d’être toujours ramené à
ses performances. N’être jamais qu’un joueur et non un
être humain qui porte un maillot.
Il pose une condition, l’œil sévère. “Il ne faut pas que ça
fasse larmoyant, parce que je suis bien évidemment conscient
des privilèges de la vie que je mène.” L’homme ne l’ignore
pas : beaucoup rêvent de sa notoriété, de son compte en
banque et de tout ce qui va avec, les villas, les voitures
de luxe, les vacances aux Seychelles, aux Maldives, à l’île
Maurice.
I
l veut simplement dire quelques vérités qu’il a lui-
même longtemps occultées. Que le monde du foot-
ball n’use pas que les corps. “Ces nausées avant les
matchs, c’est la première fois que j’en parle”, confe
Per Mertesacker. Ça commence dans la nuit qui
précède le match. Clemens Fritz, avec qui il parta-
geait une chambre au Werder Brême, lui en avait d’ail-
leurs fait la remarque.
“Il s’arrangeait toujours pour s’endormir avant moi. Avant
les matchs, j’avais le pied droit qui tremblait tellement que
ça faisait bouger toute la couette et que ça faisait du bruit.
Ça le faisait tourner chèvre.” Lui-même ne s’en rendait
jamais compte.
Et puis c’est la courante, le matin de chaque rencontre, soit
plus de 500 fois depuis le début de sa carrière. Mertesacker
regarde ses doigts eflés et compte : “Quand je sors du lit,
je vais direct aux toilettes. Après le petit déjeuner, j’y retourne.
Après le déjeuner, rebelote, puis encore une fois au stade.”
Tout ce qu’il ingurgite, il le perd aussitôt.
Quant à ses nausées, il n’en a jamais parlé à personne,
ni à son épouse, ni à sa famille, ni à ses amis. “Je ne vou-
lais pas dramatiser. Ça n’a pas d’incidence sur mes perfor-
mances.” Mertesacker marque une pause, réféchit. “Tout
gosse déjà, j’avais fait un deal avec moi-même.”
Il met pour la première fois les pieds sur un terrain de
foot à 4 ans. C’est à Pattensen, en Basse-Saxe [nord-ouest
de l’Allemagne]. Son père Stefan entraîne alors l’équipe du
quartier. “Je me vois encore avec les autres, planté devant les
petites coupes, dans le gymnase : ‘Eh, regarde, peut-être bien
qu’on va gagner celle-là, ou celle-là.’” Souvent, les autres
enfants ont frémi de peur en le voyant avant les matchs.
Mertesacker est déjà très grand, à l’époque. Très tôt, il
joue d’ailleurs un échelon au-dessus. “Toujours en défense,
un jeu simple, mais efcace. Comme aujourd’hui, en fait.”
À 11 ans, il entre au Hanovre 96 [club de la capitale
de Basse-Saxe]. À l’époque, il n’aurait jamais imaginé se
retrouver un jour dans la cour des grands. “Je n’ai jamais
voulu passer pro. Le foot, c’était un passe-temps, pas plus.”
À 15 ans, il devient évident que son père a décelé en lui un
énorme potentiel. Mais il a des problèmes de croissance. Il
a poussé d’un coup, et ses os peinent à suivre. “J’avais telle-
ment mal au genou gauche que je n’ai pas pu m’entraîner pen-
dant un an.”
Son père en est très afecté. “Tu n’y arriveras pas, de toute
façon”, lui lance-t-il un jour à la fgure. “Commence déjà par
fnir l’école, après on verra”, le rassure sa mère.
“‘Tu n’y arriveras pas, de toute façon.’ D’une certaine manière,
cette phrase m’a libéré”, confesse aujourd’hui Mertesacker.
Soudain, la pression qu’il a toujours ressentie s’évanouit.
Après son année de pause, il retourne chez les minimes
du Hanovre 96 alors que la Viererkette [défense en ligne à
quatre, sans libero] vient de faire son apparition, avec deux
défenseurs centraux. “Tiens, joue à ce poste, lui dit son entraî-
neur. Tu as un jeu posé, tu gagnes les duels aériens…”
“Quand les supporters te font la
fête, c’est un truc indescriptible.
Quand ils se mettent à te sifler,
tu te liquéfies de honte.”
Pour son entraîneur de l’époque, il devient rapidement
l’élément phare de l’équipe. À sa majorité, il décroche un
contrat amateur et on lui demande de s’acheter un télé-
phone portable au cas où l’on ait besoin de lui chez les pros.
“C’est la première fois que je me suis dit : ‘Attends, là, ça devient
sérieux’”, se remémore le footballeur.
En 2003, il signe son premier contrat chez les pros. Durée :
deux ans. Salaire : 1 000 euros par mois. Son père lui conseille
de commencer par se faire respecter. Le 1er novembre 2003,
il dispute son premier match de Bundesliga contre le FC
Cologne. Il est alors le plus jeune joueur de la première
division allemande, né en Allemagne.
Une vingtaine de rencontres plus tard, son téléphone
portable sonne. C’est Jürgen Klinsmann [le sélectionneur
national allemand de l’époque]. “Il voulait apporter un peu
de sang neuf dans l’équipe nationale et me faire venir”, se sou-
vient Per Mertesacker. Tout à coup, son visage prend un
air plus grave. S’il a retracé son parcours d’un ton enjoué
jusqu’à présent, il parle désormais à mi-voix, cherche davan-
tage ses mots.
“Ça a été une période très mouvementée. Je devais être au
four et au moulin, et ce n’était pas évident : je passais le bac, je
m’entraînais tous les jours, et je jouais le week-end… Je me suis
souvent répété de ne pas réféchir, de tracer ma route, juste de
tracer ma route.”
Il marque une pause. “Et puis bien sûr, arrive un jour où tu
te rends compte que tout ça, ça te pèse, physiquement et men-
talement, et qu’il va falloir gérer ça, encaisser la pression. Que
c’est plus qu’un loisir, qu’il va falloir assurer, sans la ramener.
Même quand tu es blessé.”
Sa première blessure grave remonte à 2005. Pendant un
match international, un joueur lui assène un coup de pied
sur le tendon d’Achille. Pas le temps de le laisser se remettre
totalement. Le Hanovre 96 joue le maintien en première
division, et lui une place dans la Mannschaft.
Il continue donc de jouer, pendant un an, jusqu’à ce que
son os se déforme. “Ça me faisait un mal de chien. Mais dans
ce boulot il faut être prêt à sacrifer sa santé. ‘La douleur endur-
cit’, qu’ils disent.” Ses eforts paient, Klinsmann le sélec-
tionne pour le Mondial 2006 en Allemagne. “L’idée de jouer
une Coupe du monde à domicile, c’était grisant.”
Per Mertesacker pousse son assiette de côté, sort un cale-
pin rouge, qu’il feuillette. Son regard parcourt les sujets
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 360°. 41

qu’il a préparés pour cette interview. “Évidemment, il y

avait aussi de la déception quand on s’est fait sortir par l’Italie
en demi-fnale, mais, en fait, c’est surtout du soulagement que
j’ai ressenti. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je ne me
disais qu’une chose : ‘C’est fni, c’est fni. Ça y est, c’est fni.’”
Il n’aurait pas tenu un seul match de plus, glisse-t-il, et
pas seulement à cause de son talon. “La pression me bouf-
fait. La peur perpétuelle de commettre une faute qui nous ferait
prendre un but.” Il marque un silence. “La peur, on l’a aussi
sur les autres matchs, quand tu passes ton temps à regarder
le panneau d’afchage du chrono. Mais, en Coupe du monde,
c’est inhumain.” Mertesacker triture machinalement sa ser-
viette. La tortille et la détortille. “Mais ça, est-ce que j’aurais
pu le dire, que j’étais content qu’on se soit fait sortir ?”
Le foot est le sport fétiche des Allemands, les profes-
sionnels font pour ainsi dire partie du patrimoine national.
Même quand il sort d’une rencontre sur les rotules, on lui
dit : “Les gens ont des droits sur toi, Per.” Cette phrase, il ne
sait pas combien de fois il l’a entendue. Alors qu’il ne vou-
lait plus parler à personne, juste partir.
Il revient à ses notes. Après la Coupe du monde de 2006,
il doit se faire raboter l’os du talon pour qu’il retrouve sa
forme initiale.
Pour sa rééducation, il choisit une clinique de Donaustauf,
dans la forêt de Bavière. “Je n’avais qu’une envie, c’était d’être
loin de tout ça, le foot, le club, les stades.” Il s’interrompt une
nouvelle fois, soupèse soigneusement ses mots. “Tout le
monde croit que c’est une tragédie, quand tu es blessé – mais
en fait, non. Parce que c’est le seul moyen de prendre un peu
de repos légitime, de sortir de l’essoreuse.”
L’essoreuse. L’enchaînement sans fn des rendez-vous
avec les sponsors, des entraînements et des matchs, semaine
après semaine. Être jugé jour après jour : quelle distance
a-t-il couru ? à quelle vitesse ? à quelle hauteur a-t-il sauté ?
“Et personne ne se préoccupe de savoir si tu as fait dix bons
matchs. Tout ce qui compte, c’est la rencontre du jour.”
Le foot est un milieu qui soufe le chaud et le froid.
“Quand les supporters te font la fête, c’est un truc indescrip-
tible. Quand ils se mettent à te sifer, tu te liquéfes de honte.”
Quand il était pro, son corps déclarait forfait au moins une
fois par an. Après la saison 2007-2008, il doit rechausser
les crampons trois semaines plus tard pour la Coupe d’Eu-
rope. “J’ai démarré le premier entraînement comme si de rien
n’était, puis j’ai senti un craquement dans le genou, je suis tombé
et je ne pouvais plus bouger le genou. Rupture du ménisque.
Comme ça, clac”, raconte-t-il en faisait claquer sa langue.
“La pression me boufait.
La peur, on l’a aussi sur les autres
matchs. Mais, en Coupe
du monde, c’est inhumain.”
Après avoir quitté le Hanovre 96 pour le Werder Brême,
en 2006, il rencontre pour la première fois un psycho-
logue dans les vestiaires. Qui lui est présenté en ces
termes : “Quand tu as quelque chose, tu peux lui en parler,
quand tu veux.”
Mais il ne donnera pas suite à l’ofre. “Quand il est venu
nous voir, tout le monde a réagi sur le mode ‘je n’ai rien, je
vais bien, garde tes distances’.” Mertesacker dessine des
plis avec son couteau sur sa serviette en tissu, hausse
les épaules. “T’as pas non plus envie que les autres mecs de
l’équipe se disent que tu as quelque chose. Que la compète,
c’est pas pour toi.”
Sur le terrain, ils forment une équipe mais, en fn de
compte, ce sont tous des guerriers solitaires. Certains plus
sensibles que d’autres. “On déconne tous dans les vestiaires,
mais on est vraiment proches que de deux ou trois mecs. Pas
plus. Du coup, personne va baisser son froc et vider son sac.”
Mais les jours de match, tout le monde court aux toilettes.
Il n’y a qu’à Arsenal qu’il acceptera de s’asseoir face à
un psychologue, qui lui aura d’abord été présenté comme
un coach personnel chargé de clarifer ses attributions de
défenseur central. Ce que le stress lui faisait, comment
il se sentait dans certaines situations, le psychologue ne
le lui demandera en revanche jamais.
C’est surtout la mort de Robert Enke, en 2009, qui met
au jour les failles et les maux cachés du football. Quand il
parle du suicide de son ami, à l’époque gardien de but du
Hanovre 96, Per Mertesacker a les yeux qui s’embuent.
“Personnellement, je ne me suis absolument pas rendu compte
que ça allait si mal. En soi, c’est déjà révélateur, non ?”
Mertesacker montre des photos des obsèques d’Enke,
la larme à l’œil. “J’étais à deux doigts de tout envoyer bouler.
D’autant qu’une semaine plus tard tout était redevenu comme
avant.” Pour lui, les discours sur l’humanisation du foot-
ball ne sont que des paroles en l’air.
Dans ces conditions, pourquoi avoir continué de jouer ?
Pour le sentiment de béatitude après la victoire, à nul
autre pareil. Pour les bons retours de son entraîneur. Pour
l’amour du jeu. Pour l’appartenance à une équipe. Pour
les gens, les enfants, surtout, dont il est l’idole. Pour les
eux réussira à la fn. “Et sur les 99 % restants, 60 % vont se
retrouver au chômage pour un bout de temps.”
Il veut également aiguiser le regard des jeunes. Leur faire
comprendre que ce que certains joueurs postent sur Twitter,
Instagram ou Facebook ne sont que de tout petits aperçus
de la réalité. Qu’avant d’être des accessoires de mode, les
gros écouteurs et les grosses lunettes noires sont avant tout
un moyen de se protéger du monde extérieur.
Plusieurs heures se sont écoulées lorsque Per Mertesacker
referme son calepin. Il se penche en arrière sur sa chaise,
étire ses longues jambes. Il n’avait aucune idée de ce dans
quoi il s’embarquait en signant chez les pros, glisse-t-il.
“Mais même si je vomissais avant chaque match et que j’ai dû
faire une vingtaine de séjours en centre de rééducation, je resi-
gnerais sans hésiter.”
Décrocher la Coupe du monde pour l’Allemagne en 2014,
se retrouver à Wembley sous les couleurs d’Arsenal, sous
les clameurs de 50 000 spectateurs. “Pour les souvenirs, ça
valait le coup…”
—Antje Windmann
Publié le 16 mars
SourCe
Der Spiegel
Hambourg, Allemagne
Hebdomadaire, 716 000 ex
spiegel.de
Même s’il n’est plus le grand, très grand
magazine d’enquête qu’il était du temps
de sa splendeur, cet hebdomadaire reste
infuent outre-Rhin. Lancé en 1947,
agressivement indépendant, il a déclaré
la guerre à la corruption et à l’abus
de pouvoir. Connu pour avoir développé
son propre jargon journalistique, il publie
aussi quatre hors-séries par an.

L
ongtemps, il s’est demandé pourquoi c’était arrivé.
“La réponse est simple : j’étais lessivé, complètement
rétamé. Mon corps n’était pas prêt à faire un efort
supplémentaire.” Il tripote le marque-page de son
calepin. “Quand je n’en pouvais plus, je me blessais,
c’était comme ça à chaque fois. Je suis persuadé que
beaucoup de blessures récurrentes ont une origine psycholo-
gique. Que c’est une manière pour le corps d’aider le mental à
se reposer. Mais personne ne se pose de questions.”
Son ménisque l’oblige à déclarer forfait sept semaines.
Il repart en rééducation à la clinique de Donaustauf, où il
fait la connaissance de sa nouvelle épouse, Ulrike Stange.
Cette rencontre, confesse-t-il, lui a fait énormément de
bien. C’est une ancienne handballeuse internationale. La
pression, les attentes des autres, elle connaît. Les insom-
nies à répétition, aussi. Quand il jouait le soir, il ne pouvait
jamais s’endormir avant 5 heures du matin. “Le lendemain,
tu es au radar complet à l’entraînement.”
Son épouse l’a toujours soutenu en coulisses, comme
cette fois où il reste alité trois jours en janvier 2012, au bout
du rouleau, encore une fois. Il attend que cette sensation
disparaisse. Quelle sensation ? “Cette sensation d’être vidé,
complètement vidé.”
nouveaux défs à relever, qui redonnent chaque fois de la
motivation ; et surtout pour l’ofre d’Arsenal, le club où
il a toujours rêvé de jouer.
La paie est évidemment un autre argument, “des sommes Sur notre Site
de malades”, comme il le dit lui-même. “Même si je ne dirai
jamais que j’étais ou que je suis surpayé. Je sais ce que ça m’a courrierinternational.com
demandé, la pression que j’ai subie.”
Ce qu’il a dû sacrifer – sa jeunesse, sa vie privée, sa Pendant toute la compétition,
liberté. “Mais je le répète, c’est juste un constat. J’ai fait un du 14 juin au 15 juillet, Courrier
choix, personne ne m’a forcé.” international vous propose de suivre
Les amis de Per Mertesacker sont des gens qu’il connais- la Coupe du monde en Russie
sait avant qu’il devienne une vedette du football. D’anciens à travers les yeux de la presse
camarades de classe, des types avec lesquels il jouait ado étrangère. Performances sportives,
au Hanovre 96. Et qui ont jeté l’éponge, en partie parce anecdotes, vie en Russie et suivi
qu’ils ne supportaient pas la pression. des Bleus par les médias
Per Mertesacker [a disputé] son dernier match en mai. internationaux sont au programme.
“Pour la première fois de ma vie, je vais être libre. À trente Chaque jour, nous vous proposerons
ans passés”, observe-t-il. un récapitulatif de l’actualité
Après une pause de trois mois, il va reprendre le centre de la coupe du monde dans notre
de formation d’Arsenal cet été. Un projet ambitieux. “Je “Courrier du Mondial”, mais aussi
veux changer le système. On est responsables des jeunes qui des infographies, des vidéos et
viennent chez nous. Il ne faut pas qu’ils misent tout sur le foot, le meilleur des journaux étrangers.
qu’ils bâclent leur scolarité.” Après tout, seul 1 % d’entre
42. 360° Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

culture.

Florence Cassez,
le roman-vérité
Dans Una novela criminal, l’écrivain Jorge Volpi
démonte la farce qui a entouré en 2005
l’arrestation de la Française, accusée par la justice
mexicaine de mener un gang de kidnappeurs.

—Milenio (extraits) Mexico différent de ce que Jorge Volpi avait écrit C’est dans ce contexte que le chef de la
Bio express

R
auparavant. Il se rattache davantage au police Genaro García Luna décide d’of-
aconter une histoire autrement, la journalisme, à la façon du fameux De sang- frir une mise en scène aux médias afin de
considérer sous tous les angles pos- froid de Truman Capote. Ce dernier, nous montrer l’efficacité de ses services. “En
G. SEGUIN

sibles, faire le lien entre les témoi- explique Volpi, “avait forgé l’appellation de février 2006, les journalistes Yuli García et
gnages, les déclarations, les images, les non-fiction novel [roman non fictionnel], Denise Maerker révèlent des incohérences
documents audiovisuels, bref, se lancer un genre à part, à mi-chemin entre le jour- entre les témoignages des policiers et ce
dans une enquête approfondie, tel était l’ob- nalisme et la littérature. Certains parleront que nous avons vu à la télévision. Florence
jectif de Jorge Volpi quand il s’est attelé à de journalisme narratif, de reportage en lon- Cassez et Israel Vallarta n’ont pas été arrê-
l’écriture d’Una novela criminal [“Un roman gueur. Ce n’est pas ce que je dirais pour ma JORGE VOLPI tés dans cette maison, mais sur une route.
criminel”, inédit en français]. part, d’autant que je n’ai pas une formation Partisan d’une littérature épurée García Luna invente alors un second men-
Plus de dix ans se sont écoulés depuis que de journaliste. Pour ce travail, j’ai eu recours et refusant le réalisme magique songe pour tenter de maquiller le premier :
le Mexique a découvert en direct, sur les aux mêmes outils que j’utilise en littérature, comme seul mode d’expression, Florence et Israel ont été arrêtés alors qu’ils
deux grandes chaînes de télévision Televisa pour qu’il y ait une cohérence narrative.” cet écrivain et avocat est né en rentraient, et il y a eu reconstitution des faits
et TV Azteca, la descente d’un commando C’est en lisant El teatro del engaño, l’essai 1968 à Mexico. Considéré comme à la demande de la presse. C’est scandaleux
de police dans un ranch de Cuernavaca [au de la journaliste belge Emmanuelle Steels l’une des plus belles plumes à tous points de vue, et mensonger, comme
sud de Mexico] pour libérer trois otages et [“Le théâtre de la tromperie”, 2013, inédit en d’Amérique latine, il est l’auteur le révèlent de nombreux témoignages dans le
arrêter leurs geôliers. C’est français], que Volpi a pris la de plusieurs essais et romans. livre. N’importe quel responsable de la police
lors de cette séquence d’un LITTÉRATURE mesure des nombreuses ano- Certains ont été traduits en aurait été sanctionné, or à son arrivée à la pré-
genre inédit qu’Israel Vallarta malies de l’affaire Vallarta- français, d’abord chez Plon sidence [en décembre 2006], Felipe Calderón
et [la Française] Florence Cassez nous ont Cassez. Il y a là une histoire qui pourrait (À la recherche de Klingsor, 2001, nomme García Luna ministre de la Sécurité
été présentés comme un couple de kid- se raconter autrement, se dit-il. Il se plonge et La Fin de folie, 2003), puis publique. À ce poste, ce dernier va perfection-
nappeurs, membres d’un gang que nous dans l’étude des personnages : les accusés, aux éditions du Seuil (Le Temps ner les méthodes testées lors de l’arrestation
allions apprendre à connaître sous le nom les enquêteurs, les victimes, les familles, les des cendres, 2008 ; Le Jardin d’Israel Vallarta et de Florence Cassez : mani-
de la bande du Zodiac. Mais l’opération de leaders d’opinion, les diplomates. Il épluche dévasté, 2009 ; Les Bandits, 2015 ; pulation, torture, collusion avec les médias.”
police s’est révélée être une mascarade, une les 20 000 pages du dossier, les publications Examen de mon père, 2018). Après l’élection de Felipe Calderón, l’af-
mise en scène organisée entre la police et sur le sujet, pour transformer le chaos de Publié en mars 2018 en espagnol, faire se complique encore. Avec l’interven-
les médias. Cela a fait scandale dans un cette affaire “en une histoire plus ou moins et encore inédit en français, tion de la diplomatie française en faveur
Mexique en proie à une crise sécuritaire. cohérente. ‘Plus ou moins’, car il subsiste de Una novela criminal a valu à Jorge de Florence Cassez, elle remonte même
Voilà pour le nœud de l’intrigue racontée nombreuses lacunes et des aberrations diffi- Volpi le prix Alfaguara 2018, jusqu’à l’Élysée, où Nicolas Sarkozy s’en
par Jorge Volpi. ciles à éclaircir”, explique l’auteur. décerné par la maison d’édition empare personnellement. “Au moment de
Ce roman documentaire, ou sans fic- Les faits se déroulent fin 2005, alors que le madrilène du même nom, l’offensive diplomatique, Sarkozy a en partie
tion, comme le qualifie son auteur, est très Mexique connaît une vague d’enlèvements. très influente en Amérique latine. raison, car il entend défendre l’une de ses
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 360°. 43

← Dessin de Boligán paru

dans El Universal, Mexico. EN LIBRAIRIE

ressortissantes, mais son intervention a été

Repères disproportionnée. Alors que l’État mexicain
se dit disposé à la remettre aux autorités
La part de Clinton
françaises pour qu’elle purge sa peine dans
son pays, Sarkozy déboule convaincu qu’il La contribution du 42e président des États-Unis au thriller
doit l’aider, il transgresse le protocole et cela
D.DELOARTE/EEC/NEWCOM/MAX PPP

Le président a disparu, cosigné avec James Patterson, est

débouche sur une altercation avec Calderón. minime, affirme un spécialiste de l’“analyse stylométrique”.
C’est un épisode délicat : l’action des deux chefs

UNE SINISTRE MASCARADE
Le 9 décembre 2005, par un petit
matin blafard, Florence Cassez et
Israel Vallarta sont exhibés devant
les caméras de la télévision
mexicaine. Les journalistes croient
couvrir en direct l’arrestation
des membres d’un réseau de
kidnappeurs. Mais c’est une mise
en scène de la police : la Française
et son compagnon ont en fait été
arrêtés la veille.
UN ROMAN REMARQUÉ
De façon générale, la presse
latino-américaine a jugé salutaire
la parution d’Una novela criminal.
Il faut dire que la corruption mise
au jour dans l’ouvrage rencontre
des échos dans de nombreux
pays de la région, souligne
El Espectador : “Volpi nous
permet de percevoir combien la
littérature peut nous aider à
expulser les démons et à faire face
à des réalités qui ne sont plus
tellement magiques”, écrit le
d’État n’a pas grand-chose à voir au fond ni
avec Florence Cassez ni avec Israel Vallarta,
c’est une bataille d’ego entre deux hommes
qui courent après la popularité. Les consé-
quences seront graves pour le Mexique, mais
plus encore pour la famille d’Israel Vallarta,
puisque lors d’une deuxième mise en scène,
une partie de sa famille est arrêtée dans le
seul but de prouver que Cassez dirigeait la
prétendue bande du Zodiac.”
Long chemin. La mascarade médiatique
fait son effet dans l’opinion mexicaine. La
culpabilité de la Française fait consen-
sus, même si quelques voix s’élèvent, dont
celle du journaliste [mexicain] Hector de
Mauleón, pour relever les contradictions
du dossier, rappelle Jorge Volpi : “L’un des
grands problèmes de l’affaire, c’est que dès le
direct du 9 décembre 2005, les journalistes
n’ont pas arrêté de prendre parti : “Bon, nous
allons dire ‘kidnappeurs présumés’, mais
il ne fait aucun doute que ce sont des kid-
nappeurs.” Par la suite, avec le duel Calderón/
Sarkozy, les médias proches du gouverne-
ment ont persisté dans les mensonges ori-
ginels, nourrissant l’animosité de l’opinion
envers Florence Cassez et Israel Vallarta.
Au Mexique, les gens croient toujours que la
Française est coupable bien qu’elle soit sortie
de prison, et qu’Israel Vallarta aussi est cou-
pable, alors qu’il n’a pas été jugé, et même que
sa famille est coupable, alors que trois de ses
proches ont été acquittés.”
Écrit de 2015 à 2018, Una novela crimi-
nal met en lumière les déficiences et les
B
ill Clinton et James Patterson.
L’association des deux noms sur
la couverture du thriller Le pré-
sident a disparu (paru chez JC Lattès) a
tout de l’opération marketing parfaite :
d’un côté, un ancien président des États-
Unis, de l’autre, un poids lourd de l’édition
américaine avec pas moins de 375 mil-
lions de livres vendus dans le monde.
Comme le souligne James O’Sullivan
sur le site du Guardian, Patterson a cosi-
gné la plupart de ses romans avec des
collaborateurs chargés de faire tour-
ner sa machine à best-sellers. Sullivan
est professeur de sciences humaines et
d’arts visuels à l’université de Cork, en
Irlande. En 2017, il a soumis les textes de
Patterson à une “analyse stylométrique”
dont les résultats ont été publiés dans la
revue Digital Humanities Quarterly. Selon
lui, la stylométrie “utilise les statistiques
pour regrouper des textes en fonction du style
de leur auteur. En résumé, elle permet à un
ordinateur d’identifier l’auteur d’un texte”.
Concernant Patterson, les résultats
sont sans appel : l’écriture de ses collabo-
rateurs domine “dans la vaste majorité des
cas”. À l’exception notable du Président a
disparu, que Sullivan a passé au crible de
ses logiciels d’analyse. Selon lui, “le style
de Patterson domine tout le livre, à l’excep-
tion de la fin où Clinton reprend la main.
Contrairement à ce que montrait notre étude
précédente, Patterson a cette fois joué le rôle
du scribe.” Le roman eût-il davantage tenu
le lecteur en haleine si Clinton en avait
tenu la plume ? Son intrigue, qui voit un
président fictif tenter de déjouer une vaste
cyberattaque, est en tout cas “aussi exci-
tante que de regarder vos parents en train
d’essayer de se souvenir de leur mot de passe
Facebook”, raille The Washington Post.—
JEU DE PAUME
1, PLACE DE LA CONCORDE . PARIS 8e
WWW EUDEPAU
WWW.J EUDEP ME.ORG

quotidien colombien, se référant
à la grande veine littéraire du
réalisme magique. Pour sa part,
le journal équatorien El Telégrafo
applaudit la façon dont l’écrivain
s’est départi d’une narration
purement journalistique : “Il a
décidé de s’introduire dans
le récit. Et cette irruption d’un Volpi
incrédule, surpris, dubitatif et
passionné, utilisant le ‘je’ [pour
élaborer des hypothèses distinctes
Bouchra Khalili, Speeches – Chapter 1: Mother Tongue, 2012, vidéo. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Polaris, Paris
vices de la justice mexicaine, mais aussi le
long chemin qu’il nous reste à parcourir en
matière de respect des droits de l’homme.
“J’aimerais que notre système judiciaire indigne
mes lecteurs autant qu’il m’indigne moi, espère
Jorge Volpi. C’est un système qui ne marche
pas, qui est mal pensé dès le départ, mal orga-
nisé, gangrené par la corruption, où les puis-
sants gagnent toujours, et où la torture est
une pratique banale. Si nous ne nous éle-
vons pas contre ça, nous restons sans défense
face aux puissances criminelles, comme face
© Bouchra Khalili / ADAGP, Paris, 2018

des fictions ou mensonges élaborés

par les autorités mexicaines],
structure le parcours du lecteur.”
Mais ce mélange des genres,
entre fiction et journalisme
d’investigation, n’est pas du goût
de tous. “Le problème vient du fait
que le matériau de base [les
documents judiciaires] n’est pas
recréé de façon littéraire,
et cela nuit à l’œuvre. IIl en résulte
à la puissance du pouvoir. Par ailleurs, au-
delà de l’opinion que chacun s’est forgée sur
l’innocence ou la culpabilité de Florence et
d’Israel, je suis convaincu qu’il ne peut y
avoir de justice à deux vitesses. Alors que la
Française a recouvré la liberté sur décision
de justice, en raison de vices de forme, Israel
Vallarta est détenu sans jugement depuis douze
ans. Je veux faire connaître cette injustice, et
contribuer à ce qu’il passe enfin en procès, Exposition coproduite par le Jeu de Paume
et le Centro Andaluz de Arte
Le Jeu de Paume est subventionné
par le ministère de la Culture.
En partenariat avec :

un côté à la fois verbeux et
répétitif”, commente par exemple
El Cultural, le supplément
du quotidien espagnol El Mundo.
pour qu’il soit libéré pour les mêmes raisons Contemporáneo de Séville.
Il bénéficie du soutien de la Banque Neuflize OBC
que Florence Cassez.” et de la Manufacture Jaeger-LeCoultre,
mécènes privilégiés.
—Guadalupe Alonso Coratella
Publié le 21 avril
44. 360° Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

tendances.
ils dEssinEnt
lE futur
TAnzIl FErdoUS, activiste
bangladaise, 24 ans

Le goût de
l’engagement
E lle a fait de l’importance du
sens de la communauté sa
maxime. À seulement 24 ans,
Tanzil Ferdous œuvre pour l’engage-
ment des jeunes dans la vie locale, pour
le droit des femmes, ainsi que pour
faire bouger les normes traditionnelles
du genre dans son pays. Présidente
de l’association Volunteer
for Bangladesh, la plus
grande plateforme
de volontariat pour
les jeunes, elle a
mené depuis 2015
de nombreuses opé-
rations de dévelop-
pement de structures
locales et motivé des centaines de

fAcebooK
jeunes à se porter volontaires dans
son association. “Elle estime que si la
jeunesse s’engage dans des œuvres d’inté-
rêt général, elle sera détournée des dan-
gers de l’extrémisme”, explique le Gulf
Times. Sa principale mission depuis
plusieurs mois est de travailler avec
KAI Schäfer

les réfugiés rohingyas au Bangladesh

et de les sortir de situations d’extrême
violence. “Son travail a permis de pro-
poser un abri à plus de 500 enfants réfu-
Musiques cultes giés”, selon le quotidien du Qatar. Le
Kai Schäfer adore les vinyles. Surtout ceux des plus grands albums département d’État américain lui a
remis en mai dernier le Emerging
de l’histoire de la musique. David Bowie, Serge Gainsbourg, Young Leaders Award (“le prix des
photo Michael Jackson, Joy Division ou encore Nina Hagen : leurs plus grands jeunes leaders émergents”), qui récom-
pense tous les ans à travers le monde
disques sont immortalisés par le photographe allemand qui rend ainsi “hommage dix jeunes de 18 à 24 ans qui contri-
à l’art de l’analogique et célèbre le meilleur de la pop”, selon Creative Boom. buent de manière positive au chan-
gement social.
Ses clichés aux allures vintage sont réunis dans le livre Worldrecords, publié
par Heni Publishing, et actuellement exposés à la galerie Heni de Londres.

Prêt à grignoter
Les cailloux du futur
houben/vAn mIerlo/tv eIndhven

SUISSE — Comme pour toutes les box mises à disposition

PAYS-BAS - Cela ressemble à un Stonehenge moderne,
ce monument britannique composé de pierres du
Néolithique, estime Curbed. La résidence universitaire
d’Eindhoven va en efet accueillir cinq grandes
structures ressemblant à des rochers aux formes
irrégulières. Ces gros cailloux sont des logements
étudiants entièrement conçus par une imprimante 3D.
Les chercheurs de l’université “ont passé des années
à développer une technologie capable d’imprimer à une telle échelle des structures improvisées
en béton”. Chacun des cinq bâtiments d’un nouveau genre fait 100 mètres carrés et comprend
trois chambres, mais les chercheurs espèrent y ajouter d’autres tailles de logement. “Le résultat
ressemble à une petite communauté tout droit sortie d’une vision futuriste.”
dans l’e-commerce, les clients de Brightbites ne savent pas
à quoi s’attendre lorsqu’ils ouvrent leur colis mensuel.
La jeune start-up zurichoise propose de recevoir régulièrement
– et moyennant un abonnement – une sélection personnalisée
de snacks sains et originaux. “Comme dans l’industrie
de la mode, Brightbites utilise des éléments interactifs
et un algorithme afn de défnir les goûts et les préférences
des clients”, détaille son créateur au journal Le Temps.
Noix en tout genre, superaliments, produits végan ou sans
gluten, les en-cas proposés proviennent majoritairement de
Suisse ou d’Europe, et visent à donner un autre goût
aux envies de grignotage intempestif.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018 360°. 45

Plan en projet
zéro déchet
ÉTATS-UNIS – Le gâchis alimentaire coûterait
environ 165 millions de dollars aux Américains chaque
année, selon un rapport du dernier Seeds and Chips, le
sommet international pour l’innovation alimentaire. “Même si
de nombreuses initiatives préventives ont du succès, la plupart
des restaurants croulent toujours sous un surplus de production”,
constate Food and Wine, qui présente une nouvelle solution
locale dans la ville d’Atlanta. L’application GoodR fonctionne
comme une plateforme. Elle travaille en association avec des
restaurants et des supermarchés de la ville pour redistribuer aux

safdie architects
sans-abri les nombreux mets mitonnés en surplus et sur le point
d’être jetés. Avec plusieurs partenariats passés avec de
grosses chaînes de restaurants (tels que Chipotle ou Red
Lobster), l’application d’Atlanta rencontre un vif succès
et “semble répondre à un besoin du marché”,
estime le magazine.
Vue étendue
C ela va devenir le cœur battant de la
ville”, prophétise l’architecte cana-
dien Moshe Safdie dans le Guardian,
au sujet de son nouveau projet dans la
ville chinoise de Chongqing. Donnant sur
héberger “des logements, des boutiques, des
bureaux, des correspondances avec des moyens
de transport et un parc public”. Le plus éton-
nant dans cet ambitieux ensemble : une tour
horizontale entièrement transparente qui
les berges du feuve Yangzi, le complexe relie les immeubles les uns aux autres et
ba
martirena , cu

comprendra huit gratte-ciel qui devraient qui sera la plus haute du monde.

sur les
24 PARAMÈTRES — C’est
le nombre approximatif
de paramètres qui dessinent
la démarche unique
de chacun. “En enregistrant
le type de mouvement d’un
individu, comme on le ferait
avec une empreinte digitale
ou un scanner de la rétine,
on peut clairement identifer
réseaux ou vérifer son identité”, révèle
à New Atlas l’un des chercheurs
ayant mis en place un système
de reconnaissance utilisant
la démarche. Le groupe
de scientifques des universités
de Manchester et de Madrid
a fondé son nouvel outil
de vérifcation biométrique
sur le pas normal et naturel
de plus d’une centaine
de personnes et l’a testé dans
des environnements tels que
les aéroports, les entreprises
ou les foyers. Un succès,
puisque ce dernier “a été
@cvernart capable de vérifer l’identité
de ces individus sans se faire
Portraits flés remarquer et avec presque

s
ur les toiles circulaires de Saso
Krajnc, on distingue les visages
de Dona ld Tr ump, R iha nna ,
ou Salvador DalÍ. Hyperréalistes, les
cent pour cent d’efcacité,
portraits de l’artiste slovène ne sont incroyable de se rendre compte qu’on peut tout en détectant les
pourtant réalisés qu’avec “un nombre créer des images en n’utilisant que des imposteurs essayant d’imiter
infni de fls noirs entremêlés” qu’il tend lignes droites”, s’enthousiasme-t-il sur la démarche de quelqu’un
un à un jusqu’au résultat escompté. “C’est le site My Modern Met. d’autre”.
46. 360°

gastronomie.
À l’école
des chefs papous
L’Indonésien Charles Toto parcourt la jungle
de Papouasie-Occidentale pour former des
cuisiniers et les aider à préserver leurs savoir-faire
ancestraux. Il est devenu une star dans son pays.

—Kompas Jakarta ville pour étudier, ni de dépenser de l’argent pour

D
payer leur école. En restant dans leur village,
ésolé, son agenda est plein”, nous ils apprennent les traditions extraordinaires
répondent les organisateurs de qui existent autour d’eux”, explique Chato.
l’Ubud Food Festival [le festival Charles Toto n’arrête pas de sillonner la
de gastronomie d’Ubud, qui s’est déroulé sur Papouasie, jusque dans les zones les plus
l’île de Bali en avril] lorsque nous sollici- reculées, pour recueillir des recettes tradi-
tons une interview avec Charles Toto, dit tionnelles. Il écoute et note les histoires des ↑ Charles Toto, dit Chato,
Chato, le fondateur du réseau Papua Jungle anciens. Il collecte aussi plantes, racines, dirige le réseau de cuisiniers
Chef. Après sa première intervention lors de baies et tubercules locaux qui sont en train Papua Jungle Chef.
l’édition 2017, Chato est devenu la vedette de tomber dans l’oubli. “Connaissez-vous par Photo Kompas
du festival. Il avait alors fasciné les visi- exemple le kha ebehele, le poisson à la sauce
teurs avec son menu “tout sagou” [du nom noire ? demande-t-il. C’est une spécialité papoue.
d’une fécule produite à partir du tronc d’une Le kha est un poisson de lac, consommé par étions stigmatisés par les élèves des autres Et je les voyais réchaufer leurs boîtes de
variété de palmier, le sagoutier]. Par chance, l’ethnie sentani. L’ebehele, c’est le pot en terre établissements. Ils disaient que nous allions conserve. Je me disais qu’ils ne faisaient pas
nous l’apercevons en train de discuter avec dans lequel il est cuit. Je vous recommande tous devenir des travelos. Ils nous traitaient l’expérience de nouvelles saveurs.” Chato
ses amis après la cérémonie également le swamening, un aussi de nasi hangus [riz roussi], c’est-à- propose alors à ses hôtes de réduire leur
d’ouverture du festival. Il est portrait mets de l’ethnie genyem cuisiné dire de ratés d’avance. Et ils écrivaient que consommation de conserves et de goûter
d’accord pour nous accorder à partir de feurs et de feuilles les initiales du nom de notre lycée technique ici et là les plantes cueillies dans la forêt.
un peu de son temps. Il ne faut pas laisser de telur tebu [Saccharum edule]. Et aussi le signifaient en fait ‘Lycée pour sortir marié’, C’est une tout autre expérience. Les mar-
passer cette occasion, car lorsqu’il retour- sagu sef de l’ethnie marind à Merauke, une parce que beaucoup de flles se mariaient cheurs apprécient et se prennent au jeu.
nera dans la forêt, il ne sera plus joignable sorte de pizza à base de farine de sagou que l’on aussitôt après avoir terminé leurs études, Chato commence à cuisiner selon la tra-
pendant plusieurs mois. mange tous ensemble sur une table de 8 mètres ou même avant”, raconte Chato. dition papoue. Pour faire le pain, il enve-
Chato porte un short et une chemise, des de long !” s’enthousiasme Chato. loppe la pâte et la cuit au feu de bois avec
dreadlocks roulés en chignon, des lunettes Jamais Chato n’aurait pensé devenir des patates douces. Il fait bouillir des
de soleil relevées sur le front, une grosse chef un jour. Son rêve était d’être avocat. Chato collecte plantes, feuilles de toutes sortes d’arbres ou les
boucle d’oreille en bois à son lobe gauche Mais quand il a voulu s’inscrire au lycée racines, baies et tubercules sert crues. Il épate ainsi dix chefs amé-
et un noken en bandoulière [sac tradition- de Jayapura [le chef-lieu de la Papouasie- qui sont en train ricains de restaurants étoilés partis avec
nel papou en écorce]. Sur un ton très amical, Occidentale], sa candidature a été reje- de tomber dans l’oubli. lui en expédition culinaire dans la jungle.
il raconte : “L’idée de fonder Papua Jungle tée sous prétexte qu’il faisait partie d’une Chato prend de plus en plus confance en
Chef est née des activités que je mène depuis bande d’écoliers bagarreurs. Alors qu’il lui et en la voie qu’il s’est tracée. Avec Papua
1997. Nous guidons des expéditions dans la n’avait jamais participé à aucune rixe, mais Au lycée technique, Chato apprend à cui- Jungle Chef, il veut remettre au goût du
forêt pour des groupes de touristes, de cher- s’était juste retrouvé un jour, par un mal- siner les plats indonésiens les plus basiques, jour les aliments locaux auprès des popu-
cheurs ou de reporters, et nous cuisinons pour heureux hasard, à proximité d’une bagarre à commencer par le riz frit, puis les arts lations papoues, afn que plus jamais elles
eux avec les plantes et autres ingrédients qui de rue. Plutôt que de rester une année sans de la table, jusqu’à la cuisine occidentale ne soufrent de sous-nutrition. Il circule
poussent sur place.” rien faire, Chato a décidé d’entrer dans un et chinoise. Mais il n’y a aucun cours de à travers toutes les régions à la recherche
C’est en 2008 que Chato fonde ce réseau, lycée technique dit d’économie familiale, cuisine locale au programme. À la sortie, de graines et les distribue aux villageois.
avec l’idée de remettre au goût du jour les ali- à Jayapura. En 1993, la plupart des élèves il travaille comme plongeur dans un hôtel. Il répertorie aussi toutes les plantes.
ments locaux de Papouasie qui commencent étaient des flles. “Dans chaque classe, il n’y C’est là qu’il voit les groupes de touristes, Aujourd’hui, l’homme transmet ses
à être délaissés [la Papouasie désigne ici la avait que 3 ou 4 garçons pour 40 flles. Nous de chercheurs ou de journalistes débar- recettes à ses amis chefs à Jakarta, Bali
Papouasie-Occidentale, la province d’In- quer en Papouasie et partir pour des trek- et dans d’autres villes d’Indonésie, afn
donésie qui occupe la partie ouest de l’île PHILIPPINES kings de plusieurs jours ou semaines dans que ceux-ci leur donnent uçne présen-
de Nouvelle-Guinée]. Papua Jungle Chef MALAISIE la forêt. Il enquête auprès des agences de tation plus élégante pour le consomma-
Jayapura
compte aujourd’hui 200 membres répartis voyages et des guides pour savoir ce que ces teur. Son travail et sa générosité ont fait
dans plusieurs régions de Papouasie. Auprès Jakarta I N D O N É S I E Papouasie visiteurs mangent au cours de leurs expé- de lui une vedette. “Ceux qui autrefois
de Chato, ils apprennent à cuisiner les ingré- Bali
ditions. Il apprend qu’ils emportent des me traitaient de ‘riz roussi’ le regrettent
dients locaux pour leurs hôtes de passage. boîtes de conserve de la ville. Chato voit aujourd’hui. ‘Mais comment a-t-il pu en
COURRIER INTERNATIONAL

P.N.G.
Tous sont partis de zéro et ont acquis une tout de suite la faille. Au même moment, arriver là ? !’ s’étonnent-ils. Le secret, c’est
réelle compétence. L’atout principal de ces une agence cherche un guide pour une de rester fdèle à la voie qu’on s’est choisie”,
jeunes chefs consiste dans leurs savoirs culi- AUSTRALIE
expédition. Le voilà enrôlé. conclut Charles Toto.
naires ancestraux. “C’est ce que nous essayons “Au début, j’étais dérouté, car je devais —Fransisca Romana Ninik
1 000 km
de développer. Ils n’ont pas besoin de partir en P.N.G. Papouasie-Nlle-Guinée guider un groupe pendant près d’un mois. Publié le 6 mai
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Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018

Les Hauts- Pages

SPÉCIALES

de-France
vus par la presse étrangère

Amiens, un secret bien gardé ..................... II

L’école où est né le couple Macron............... III
Crupelandt, la légende du Paris-Roubaix .......... IV
En partenariat avec
À l’Australie, Villers-Bretonneux reconnaissante .. VI
Mise au vert au château de Sacy-le-Petit ........ VIII
II. PAGES SPÉCIALES
Amiens, un secret
bien gardé
Faisant une halte entre la Normandie et Rotterdam, ce photojournaliste
américain souhaitait visiter la cathédrale. Sur place, il a découvert
avec délectation tous les charmes de la capitale de la Somme.
—Montgomery Advertiser
Montgomery
V
ous fuyez le tourisme de masse ? Vous
aimez avoir ne serait-ce que l’illusion
d’être un défricheur ? Allez donc faire
un tour à Amiens, dans le nord de la
France, une nouvelle escapade urbaine
qui a le vent en poupe. Dans cette ville,
l’ancien et le moderne se mêlent avec autant
d’assurance que de charme.
La vieille ville est relativement peu étendue,
et la plupart des monuments peuvent se décou-
vrir aisément à pied. Dans l’Est, le befroi du
xiie siècle, élégante tour coifée d’ardoises, fait
un point de repère pratique et beau, tandis que
la fèche de la cathédrale, à quelques centaines
de mètres, marque approximativement la lisière
ouest du centre-ville. Cet édifce du xiiie siècle
est typique de son époque, avec ses riches décors
représentant des histoires édifantes destinées
à inspirer aux fdèles la crainte de Dieu avant
même qu’ils pénètrent dans le lieu de culte.
Classée au patrimoine mondial de l’Unesco,
cette cathédrale parmi l’une des plus grandes
de France [sa voûte s’élève à plus de 42 mètres]
dresse sa silhouette imposante sur le quartier
Saint-Leu, où il fait bon fâner entre canaux et
ruelles pavées. En été, les terrasses de restau-
rant installées sur les quais sont un régal.
De nombreux coins de ce quartier ont béné-
fcié récemment de rénovations, qui en ont fait
un spot branché et moderne où appartements,
Dans le quartier Saint-Leu, il
fait bon flâner entre canaux
et ruelles pavées.
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
↑ Sous le soleil
de Wimereux,
2017.
bars et restaurants, galeries d’art et boutiques
sympathiques ont su conserver une âme et un
charme suranné.
Jules Verne vécut un temps à Amiens [de 1872
à sa mort, en 1905]. La ville en tire le même
orgueil que s’il avait passé là toute sa vie, et sa
maison accueille aujourd’hui un musée qui lui
est consacré.
Une partie d’Amiens est inconstructible en
raison de l’hydrographie : la plaine entre la
Somme et son afuent l’Avre est couverte de
marais. Mais loin d’être à éviter, c’est un coin
d’Amiens à voir en priorité : c’est ici que depuis le
Moyen Âge sont aménagées des cultures maraî-
chères appelées “hortillonnages”. Une sortie en
bateau à travers ces jardins qui semblent fot-
ter sur l’eau ofre une plongée dans un univers
végétal et animal luxuriant.
Notre passage à Amiens par un après-midi
froid et pluvieux ne devait être qu’une courte
halte sur la route du retour à Rotterdam, aux
Pays-Bas, depuis la Normandie. Rapide, donc,
mais nous n’allions pas passer à côté de la cathé-
drale, tout de même… Et nous voilà bientôt à
tenter de caser en quelques heures autant de
visites qu’en une semaine !
Autant vous dire que je n’ai qu’une hâte :
retourner à Amiens pour prendre le temps de
← Page précédente :
scène de rue
découvrir et d’apprécier cette ville de France
qui a tout pour elle, sauf les hordes de touristes.
pendant la braderie Mickey Welsh
de Lille, 2017. Publié le 28 janvier
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
L’école où est né
le couple Macron
C’est à La Providence que le futur chef de l’État a rencontré
Brigitte Trogneux. Cet établissement jésuite est aujourd’hui
devenu une attraction touristique.
—El País Madrid
B
enoît Bernard est le directeur de La Providence
à Amiens, et depuis quelques mois son éta-
blissement scolaire voit arriver des cars de
touristes chinois en visite. Cette ville de pro-
vince, à l’écart des itinéraires de vacances
habituels, apparaît désormais sur certains
circuits aux côtés de Paris et de Disneyland.
La raison ? C’est là qu’Emmanuel Macron
a fait son lycée, et qu’il a connu, alors qu’il
avait 14 ans et elle 39, une certaine Brigitte
Trogneux, qui y animait l’atelier de théâtre et
allait devenir son épouse et la première dame
de la République française.
Cet établissement catholique, qui fait partie
du réseau français d’écoles jésuites, est une véri-
table institution amiénoise. C’est l’école de la
bourgeoisie picarde, qui accueille une diversité
sociale croissante, certes, mais demeure la pépi-
nière d’élite des notables de la région.
Le complexe actuel, construit après la Seconde
Guerre mondiale, a des airs de campus univer-
sitaire. Il accueille près de 2 000 élèves, de la
maternelle au post-bac, dont le plus illustre
prédécesseur, tout récemment encore, était
le maréchal Leclerc [1902-1947], héros de la
Libération. Une autre fgure est donc venue
s’ajouter à son panthéon, et de taille : un prési-
dent de la République.
“Un élève exceptionnel”. Macron a 10 ans
quand il entre à “La Pro” en 1988. Très vite, il sort
du lot. “C’était un élève exceptionnel”, se souvient
Gérard Banc, qui fut son professeur de sciences
de la vie et de la Terre en classe de quatrième,
deux ans plus tard. “Il laissait la place aux autres,
laissant s’exprimer ses camarades même lorsqu’il
connaissait la réponse. À chaque fn de cours, il venait
me voir pour approfondir la discussion. Il avait une
culture générale précoce.”
Cet enseignant, aujourd’hui à la retraite
depuis deux ans, était aussi le photographe
ofcieux de La Providence. Tout en arpentant
les vastes jardins, il nous montre des clichés
du jeune Emmanuel en classe, en sortie sco-
laire ou à une tribune, recevant un prix. Gérard
Banc a eu un autre élève aujourd’hui célèbre,
le député de gauche François Rufn, qui s’op-
pose aujourd’hui à Macron sur la scène poli-
tique française.
Le président évoque son enfance et son ado-
lescence à Amiens dans son livre Révolution
(XOÉditions, 2016) : “C’est dans ces années
d’apprentissage que s’est forgée chez moi cette
conviction que rien n’est plus précieux que la libre
disposition de soi-même, la poursuite du projet
que l’on se fxe, la réalisation de son talent, quel
qu’il soit.” À l’époque, se souvient-il, il n’avait
“que deux autres horizons : le piano et le théâtre”.
Et c’est lors de ces ateliers de théâtre qu’il ren-
contre Brigitte Trogneux, également professeure
de français, alors mariée à un banquier, mère de
trois enfants et issue d’une famille de notables
locaux, à la tête de la chocolaterie Trogneux
“depuis cinq générations”, comme le clame l’en-
seigne de la boutique dans le centre d’Amiens.
Un certain “anticonformisme”. Dans son
bureau, Benoît Bernard explique que “La Pro”
met l’accent sur la liberté et la responsabilisa-
tion des élèves, sur leurs droits et leurs devoirs.
“C’est une quête d’équilibre de tous les instants :
d’un côté, l’amabilité, de l’autre, l’exigence. C’est
le fameux ‘en même temps’”, explique-t-il dans
un sourire, en référence à la formule chère à
Macron [durant sa campagne présidentielle] qui
traduirait la vision d’une politique modérée de
celui-ci. “Voilà qui est très jésuite”, ajoute-t-il.
“La Pro” met l’accent
sur la liberté et la
responsabilisation
des élèves, sur leurs droits
et leurs devoirs.
De l’établissement, poursuit le directeur, le
chef d’État a peut-être gardé aussi “un certain
anticonformisme, la volonté de faire bouger les
choses”. “Ici, nous donnons aux élèves la possibi-
lité d’expérimenter, d’aller au-delà des apparences.”
Les vendredis, peut-on lire dans Révolution,
Emmanuel et Brigitte se retrouvaient pour
écrire ensemble une pièce de théâtre, des heures
durant. “Cela dura des mois. La pièce écrite, nous
décidions de la mettre en scène ensemble. Nous nous
parlions de tout. L’écriture devint un prétexte. Et je
découvrais que nous nous étions toujours connus.”
Puis les destins de La Providence et du jeune
homme se séparèrent. À 16 ans, ses parents l’en-
voient à Paris poursuivre ses études. Aujourd’hui,
les touristes chinois viennent en visite dans la
salle de théâtre, nouveau monument de l’his-
toire de France.
—Marc Bassets
Publié le 28 novembre 2017
LES HAUTS DE FRANCE. III
En bref
Comme au pays de Trump
“Hénard pourrait être quelque part
en Virginie-Occidentale ou en Ohio ou dans
plein d’autres endroits au pays de Trump
(Trumplandia)”, jugeait The Indypendent
en avril, lors de la sortie aux États-Unis
du flm This Is Our Land (Chez nous),
du réalisateur belge Lucas Belvaux. Dans
ce drame, où une infrmière se voit proposer
par un parti extrémiste d’être candidate
aux prochaines élections municipales, la ville
fctive d’Hénard fait référence à la commune
d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais,
contrôlée par le Rassemblement national
(ex-Front national). Le flm raconte
“la montée d’une réaction conservatrice
virulente dans un pays diférent
[des États-Unis]”, relève le mensuel
new-yorkais. “Pauline représente
cette fraction de gens qui se sont engagés
au FN non pas par conviction politique
spécifque, mais à cause d’une combinaison
de facteurs : la normalisation croissante
du discours de haine, la pénurie d’emplois
et la résurgence du patriotisme.”
Quand le méTro de lille
inspire londres
Le nouveau métro “automatisé”
de Londres “donne l’impression d’être
resplendissant et futuriste, mais la réalité
est que sa technologie n’est pas si moderne”,
annonçait City Metric en avril.
Le site en ligne spécialisé sur l’urbanisme
de l’hebdomadaire britannique
Les photos The New Statesman rappelait ainsi
que le premier système de métro
Les photographies entièrement automatisé en Europe a été
de ce supplément inauguré à Lille en 1983, “yep, l’année
ont été réalisées
par Eric Leleu,
où David Bowie a sorti Let’s Dance”.
Le VAL (véhicule automatique léger)
installé dans les Hauts- a été créé à partir d’une idée du physicien
de France.
Après avoir étudié
français Robert Gabillard “utilisant
l’entrepreneuriat
un système de guidage avec des capteurs
embarqués”. “Malgré ses 35 ans, [ce train]
à Lyon, il part en Chine, fonctionne sans problème”, jugeait
à Shanghai, où il a vécu le média, impressionné par la fréquence
douze ans. Il y a des navettes : “Même l’après-midi
travaillé pour le en milieu de semaine, une rame passe
Guardian, toutes les 3-4 minutes.”
le New York Times
ou des marques
de luxe. Rentré
en France il y a deux
ans, il a racheté SoURCE
le bar de son village
el país
à Guesnain (Nord),
Madrid
devenu aujourd’hui
Quotidien, 180 770 ex
café de quartier,
elpais.com
magasin fermier
Fondé en 1976, “Le Pays” est
et salle d’exposition
le journal le plus lu en Espagne.
de photos, La Musette.
Il appartient au groupe de médias
espagnol Prisa. Avec la naissance
de nouveaux titres de gauche,
El País se positionne plus au centre
qu’à ses débuts, mais reste toujours
considéré comme une institution.
IV. PAGES SPÉCIALES
Crupelandt, la légende
du Paris-Roubaix
Originaire de Wattrelos, ce cycliste a été le seul (double) vainqueur local
de la célèbre course Paris-Roubaix. Ce site australien spécialisé raconte
avec entrain le destin du champion devenu paria après la Grande Guerre.
—CyclingTips (extraits) Melbourne
L
a trouée d’Arenberg, Mons-en-Pévèle, le
carrefour de l’Arbre… Ce sont là les noms
des secteurs pavés les plus célèbres, et les
plus redoutés de Paris-Roubaix. Mais avant
d’entendre retentir la cloche qui annonce
le dernier tour du vélodrome de Roubaix, le
vainqueur aura franchi un dernier secteur pavé :
l’espace Charles-Crupelandt.
Mais qui était cet homme, et qu’a-t-il fait pour
mériter en 1996, lors de la commémoration du
centenaire de Paris-Roubaix, une place parmi les
géants de Paris-Roubaix ? Le plus simple serait de
dire qu’il a gagné la course. Ce qui ne serait pas
faux. Crupelandt l’a remportée au sprint lors des
éditions de 1912 et de 1914. Mais tous les coureurs
qui ont remporté Paris-Roubaix par deux fois
n’ont pas eu droit à un secteur pavé à leur nom.
Crupelandt a été un champion tricolore. Un
vétéran de guerre décoré. Un criminel. Un traîne-
misère. Un homme brisé. Un Roubaisien. Un
héros du cru. Le “Taureau du Nord”…
Crupelandt vient au monde en 1886 à Wattrelos,
petite banlieue dans l’ombre de Roubaix. On sait
peu de chose de ses premières années, mais on
sait que Roubaix est une ville assez forissante
au xixe siècle. Le négoce du textile a créé des
milliers d’emplois, les immigrés afuent dans
la région, et de nouveaux sports et loisirs font
leur apparition. Crupelandt grandit sans doute
dans le dénuement, mais il peut mettre à proft
le vélodrome fambant neuf de la ville, érigé par
les nouveaux magnats du textile.
Attiré par la piste, il s’y essaie tôt et devient
rapidement un bon sprinteur. Ce talent nais-
sant pour le sprint, son mental de fer et son
gabarit hors normes lui vaudront le surnom de
“Taureau du Nord”.
Défs quasi surhumains. La fn du xixe siècle,
c’est aussi l’aube de l’histoire du cyclisme. Coup
de chance pour le jeune Crupelandt, une des pre-
mières courses organisées part de Paris et tra-
verse le nord du pays jusqu’à une ville industrielle
posée à la frontière belge : Roubaix. Crupelandt,
du haut de ses 10 ans à l’époque, aurait pu voir
Josef Fischer remporter la toute première édi-
tion [en 1896], ainsi que la coquette somme de
1 000 francs, oferte par les industriels roubai-
siens du textile.
C’est une époque où le cyclisme est un sport
d’aventure, bien loin des compétitions très pro-
fessionnelles d’aujourd’hui. Les courses reliant
un point A à un point B, comme Paris-Roubaix,
sont alors de véritables épreuves d’endurance,
des défs quasi surhumains. Pédaler sur des cen-
taines de kilomètres à travers le nord de la France
est une gageure.
Les concurrents s’y inscrivent parce que l’éven-
tualité (si illusoire soit-elle) d’empocher la récom-
pense semble un bien meilleur moyen de gagner
sa vie que la ferme ou l’usine. Si Crupelandt et
des milliers d’autres comme lui se mettent au
vélo, c’est pour essayer de s’en sortir dans un
monde hostile.
En 1904, Crupelandt a 17 ans et décroche son
premier bon résultat à domicile : 13e du Paris-
Roubaix. Alors que tout porte à croire qu’il va
disputer les suivantes, après deux abandons d’af-
flée sur le Tour de France, Crupelandt disparaît
des feuilles de résultats, sans doute en raison du
service militaire obligatoire. Il signe dans l’équipe
Le Globe en 1910 pour une saison qui sera déci-
sive dans la carrière du Nordiste.
Comme des milliers
d’autres, il se met au vélo
pour essayer de s’en sortir
dans un monde hostile.
Il participe au Tour de France, dont la première
étape, de Paris à Roubaix, reprend le tracé de la
course déjà célèbre. Crupelandt, qui connaît la
région comme sa poche, tente une échappée et
arrive dans sa ville natale avec vingt minutes
d’avance sur son concurrent le plus proche. Le
Nordiste décroche la victoire d’étape dans les
rues de sa ville, prend la tête du Tour de France
et devient un héros local. Son avenir de coureur
cycliste est assuré.
Son triomphe de 1910 chez lui est décisif pour
Crupelandt, qui devient l’un des grands noms
du cyclisme français. Après avoir terminé cin-
quième au général lors du Tour de France 1910,
il fnit quatrième en 1911. Plus impressionnantes
encore sont ses deux victoires d’étape la même
année, dont l’une le 14 juillet. Gagner le jour de
la fête nationale, encore aujourd’hui, reste l’une
des victoires les plus prestigieuses dont un cou-
reur français puisse rêver.
En 1912, huit ans après sa première tenta-
tive, le Nordiste entre au vélodrome de Roubaix
avec six autres coureurs. C’est sa course, dans
le vélodrome où il s’est entraîné étant jeune. Ce
sprint, c’est le sien. Le sentiment de rempor-
ter une épreuve mythique sur une piste qu’il
connaît comme sa poche a dû être exaltant. C’est
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
le premier et à ce jour le seul coureur du cru à
avoir remporté la course.
L’arrivée au vélodrome enfamme un jeune
peintre et penseur français, Jean Metzinger. Il
immortalise la victoire de Crupelandt dans un
style original alors émergent : le “cubisme”. Le
tableau saisissant l’heure de gloire de Crupelandt
trône désormais dans la collection permanente
du musée Guggenheim de Venise.
Après avoir décroché la victoire derrière laquelle
il courait depuis tant d’années, Crupelandt
continue de dominer le cyclisme français. 1914
sera la plus belle année de sa carrière : il signe
une autre victoire spectaculaire au sprint dans
La “pLus son vélodrome de Paris-Roubaix, et remporte
crueLLe” les championnats de France. À 28 ans, il est
des courses au sommet de sa forme et domine fèrement le
“Plus que n’importe cyclisme tricolore.
quel autre sport, le
cyclisme a depuis Célèbre à l’international. Le Tour de la même
longtemps compris la année s’ouvre sur une étape de 388 kilomètres :
véritable défnition du Paris-Le Havre. C’est aussi le jour où l’archiduc
mot ‘tragédie’”, François-Ferdinand d’Autriche se fait assassiner
commentait The Irish dans les rues de Sarajevo, un forfait qui précipi-
Times après la mort le tera l’avènement de la Première Guerre mondiale.
8 avril du coureur Le Tour se poursuit malgré la crise interna-
belge Michael tionale, et Crupelandt entend mettre à proft les
Goolaerts sur la route options qui s’ofrent à lui. Célèbre à l’international
de Paris-Roubaix, “la et champion en titre en France, Crupelandt peut
plus longue et la plus aller faire du cyclisme sur piste pour des sommes
cruelle des courses rondelettes à l’étranger. Fin juillet de la même
‘classiques’ cyclistes du année, il décide donc de partir en Allemagne pour
printemps sur une aller disputer une compétition au vélodrome de
seule journée”. Berlin. Sachant que l’Allemagne va déclarer la
L’Anversois est décédé guerre à la France le 1er août 1914, le choix n’est
d’une crise cardiaque guère judicieux.
alors qu’il participait à Crupelandt fuit Berlin en train, quelques jours
sa première édition. Le seulement avant que l’Allemagne n’envahisse la
quotidien de Dublin Belgique et la France. Il parvient à passer entre
les mailles du flet en se faisant passer pour un
rappelle qu’au moins
huit coureurs du Néerlandais (les Pays-Bas sont neutres) et se
peloton mondial sont cache dans les toilettes du train de crainte qu’on
morts d’arrêt ne le reconnaisse. Il n’a aucun moyen de le savoir
cardiaque depuis à l’époque, mais cette course à Berlin sera la der-
2004. “Une quelconque nière où il jouera les vedettes.
forme de dopage Comme beaucoup d’autres jeunes hommes de
serait-elle en cause ? sa génération, Crupelandt est appelé sous les dra-
s’interroge le journal, peaux sur-le-champ et envoyé au front. On ne sait
rappelant les pas exactement où il sert, mais sans doute pas
accusations de prise très loin de chez lui, puisque la plupart des pre-
d’EPO, lancées contre mières batailles ont lieu dans le Nord. Roubaix,
de nombreux cyclistes. première ville à la frontière belge, est bientôt
Alors même que rien ne occupée par les Allemands. Cette région sera lit-
laisse penser que cela téralement dévastée par la guerre de tranchées
ait pu être le cas et les bombardements incessants.
concernant Goolaerts, Les destructions laissées par les quatre lon-
le cyclisme est bien gues années de confit feront de Paris-Roubaix
responsable [de cette “l’enfer du Nord”. Pour la première course qui
suspicion récurrente].” succède à la guerre, les cyclistes ont le plus grand
mal à dénicher des routes praticables. En 1919,
le quotidien L’Auto publie un reportage saisis-
sant : “On entre alors en plein champ de bataille.
Plus d’arbres, tout est fauché ! Pas un mètre carré
qui ne soit bouleversé de fond en comble. Les trous
d’obus se succèdent sans interruption aucune. Les
croix avec cocardes tricolores sont le seul relief de
ce sol bouleversé… C’est l’enfer !”
Contrairement à ses camarades gisant sous ces
croix, Crupelandt survit par bonheur au carnage,
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
mais à quel prix ! Il est grièvement blessé dès les
premiers combats et se voit d’ailleurs décerner
la croix de guerre en 1915 pour acte de bravoure.
Ses blessures l’empêchant de retourner au front,
il aurait occupé un poste administratif dans une
usine de voitures. Cet éloignement de l’enfer des
tranchées lui sauve sans doute la vie mais signe
également sa chute. Malgré son aura de vedette
du cyclisme et de héros de guerre, il est arrêté
pour vol et contrebande de batteries de voiture.
C’est que les temps sont durs.
Crupelandt est sans doute mû par la néces-
sité, mais ce choix n’en causera pas moins sa
perte. La date de son arrestation varie selon les
témoignages, mais on sait qu’il passe les der-
nières années de la guerre derrière les barreaux.
Descente aux enfers. La plupart des cyclistes
qui dominaient la discipline avant la guerre ont
du mal à se remettre en selle la paix venue. Le
conflit les a privés de leurs plus belles années,
voire d’un membre, ou de leur vie. Quand
LES HAUTS DE FRANCE. V
Crupelandt sort de prison après la guerre, il
découvre qu’il a été radié de la Fédération fran-
çaise de cyclisme, peut-être à l’instigation de
ses rivaux au sein de l’organisation. Il ne dis-
putera plus jamais de compétition officielle. Sa
← Place de l’Opéra. réputation est en miettes, il n’a plus de gagne-
Lille, 2016. pain, et les objectifs de carrière qu’il lui reste
semblent hors de portée.
Pour renouer vaille que vaille avec sa gloire
passée, Crupelandt part en pèlerinage sur ses
terres. Il s’invite dans le Paris-Roubaix de 1923
sans licence, mais en vain. Incapable de gagner
sa vie en pédalant et de concourir légalement
dans “sa” course sur les routes qui ont fait de lui
une légende, Crupelandt raccroche le guidon.
Après la guerre, le
Wattrelosien découvre qu’il
a été radié de la Fédération
française de cyclisme.
Désormais retraité du circuit professionnel,
le Nordiste se dit qu’il peut peut-être se servir
de son nom pour faire tourner un petit magasin
de cycles et une marque de bicyclette. L’aventure
tourne court, victime de l’économie morose de
l’entre-deux-guerres et de la montée en puis-
SOURCE sance de grandes entreprises de cycles comme
CYCLINGTIPS Renault et Peugeot.
Melbourne, Australie Il décide alors d’ouvrir un café à Roubaix. Il
cyclingtips.com tirerait au moins profit de la publicité du Paris-
Fondé en 2008 Roubaix chaque année pour joindre les deux
par Wade Wallace, bouts. On raconte que, pendant la Seconde
ex-ingénieur Guerre mondiale, il est arrêté une seconde
et passionné de vélo fois pour avoir acheté des marchandises de
né au Canada et vivant contrebande, comme en écho à l’infraction
en Australie depuis qui a causé sa ruine. Après la guerre, le café
2005, CyclingTips fait faillite à son tour.
(“Astuces sur Il s’enfonce dans l’indigence et passe ses der-
le cyclisme”) est niers jours à Roubaix, naguère si prospère mais
un site d’information désormais en plein déclin du fait de la dispari-
spécialisé tion des filatures. Il est sans le sou, malade et
sur le cyclisme. presque aveugle à cause du diabète. Quelques
Les sujets abordés mois avant sa mort, le mal empire. Crupelandt
sont variés, allant des endure le pire qui puisse arriver à un champion
dernières technologies cycliste : on lui ampute les deux jambes.
accessibles aux Il meurt deux mois avant le Paris-Roubaix de
conseils de prévention 1955, quarante et un ans après sa victoire dans
routière, en passant l’enceinte du célèbre vélodrome. Avant de som-
par la découverte brer dans l’oubli, parmi les autres vestiges d’une
de magnifiques époque révolue. Jusqu’en 1996, année où la ville
randonnées. de Roubaix fait poser une bande pavée près du
vélodrome afin de commémorer le centenaire
de la première édition…
—Connor Christensen
Publié le 6 avril
VI. PAGES SPÉCIALES
À l’Australie,
Villers-Bretonneux
reconnaissante
En avril 1918, dans cette commune de la Somme, des soldats
australiens ont stoppé l’avancée allemande vers l’ouest de la France.
L’historien Aaron Pegram revient sur cette bataille décisive.
—The Sydney Morning Herald
(extraits) Sydney
I
l y a cent ans, pendant la Première Guerre
mondiale, Walter Downing a décrit avec un
réalisme saisissant les combats qui ont eu
lieu à Villers-Bretonneux. Ce jeune étudiant
en droit de 24 ans faisait partie des milliers
de soldats australiens de la 15e brigade de la
5 division prêts à en découdre et qui ont atta-
e 1916 et 1917, y compris Bullecourt, Bapaume
qué les positions allemandes dans la nuit du 24
au 25 avril 1918. Downing raconte : “Les fusées
éclairantes qui déchiraient le ciel – des rouges, des
blanches, des vertes, et des myriades de pluie dorée.
Le tout sous le feu des mitrailleuses sur notre droite
et à l’avant. Étonnamment, très peu d’entre nous
furent touchés.”
Downing se souvient de “ces hurlements démo-
niaques” au moment où les Australiens sortaient
de l’ombre avec leurs armes et leurs baïon-
nettes, de leurs “grondements sourds et farouches
[pareils] au feulement des tigres assoifés de sang”.
Ils avaient reçu l’ordre de ne pas faire de prison-
niers, et ils ont “tué sans relâche… Il n’y a pas eu
de quartier, ni d’un côté ni de l’autre.”
Tel fut le sanglant épisode qui a permis de
reprendre Villers-Bretonneux aux Allemands. Les
commandants australiens étaient conscients des
risques encourus : ils n’avaient eu que quelques
heures de préparation, leur plan impliquait de
longues marches, peu de temps pour reconnaître
le terrain et leurs hommes devaient attaquer de
nuit sans le soutien de l’artillerie.
Repli des Britanniques. Mais cette audace
a payé, et ils ont repris la ville grâce à une
manœuvre en tenaille. Quand les deux brigades
[la 15e de la 5e division et la 13e de la 4e division] ont
fait la jonction aux premières heures du 26 avril,
les Australiens avaient perdu 2 500 hommes.
Cette bataille de Villers-Bretonneux marque
la fn d’une série d’actions défensives impliquant
les Australiens entre mars et avril 1918. Une spec-
taculaire ofensive allemande avait commencé
le 21 mars et s’était abattue sur les troupes bri-
tanniques entre Arras et les anciens champs de
bataille de la Somme. Les Britanniques, divisés,
avaient été contraints de se replier, permettant
aux forces allemandes d’avancer de 60 kilomètres
en direction d’Amiens, d’une importance stra-
tégique capitale. Si Amiens était tombée, les
Britanniques et les Français auraient été repous-
sés des deux côtés de la Somme, une position
dont il leur aurait été difcile de se remettre.
En cinq jours, les soldats allemands avaient
mis fn à l’enlisement de la guerre des tranchées
et récupéré le terrain perdu dans la Somme en
et Pozières.
Les Australiens ont eu la chance d’échapper
à la plupart des combats pendant cette période.
Ils ont été déployés dans le sud de la Belgique
pour empêcher les Allemands d’avancer sur
Amiens. Dans la Somme, les Australiens se sont
notamment battus à Hébuterne, Dernancourt,
Morlancourt et dans les bois et les vallées autour
de Villers-Bretonneux.
Dans la Somme,
les Australiens se sont
également battus
à Hébuterne, Dernancourt
et Morlancourt.
Villers-Bretonneux occupe une place privi-
légiée dans la mémoire australienne, et c’est
aujourd’hui un site important de commémo-
ration pour ceux qui visitent les champs de
bataille où sont tombés les soldats australiens
en France et en Belgique. Le mémorial natio-
nal australien [construit en 1938] et le Centre
Sir John Monash inauguré en avril dernier sont
tous deux situés sur la colline 104, d’où l’on peut
apercevoir Amiens.
Ce que les Australiens ont réussi ici en 1918
était certes remarquable, mais il ne faut pas
surestimer leur importance dans cette phase de
la guerre. Des auteurs populaires comme Peter
FitzSimons vont sans doute un peu trop loin en
écrivant que “la totalité de l’efort des Alliés était
dans la balance – et les Australiens leur ont permis
de sauver la mise”.
De tels propos ne prennent pas en compte le
fait que les Allemands étaient déjà épuisés au
Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
moment où les Australiens étaient aux portes
SourCE de Villers-Bretonneux et avaient reçu l’ordre
The Sydney de monter leurs baïonnettes. Malgré les pre-
Morning herald miers succès de leur ofensive, les Allemands
Sydney, Australie avaient soufert d’énormes pertes en combat-
Quotidien tant les soldats britanniques, qui s’étaient mon-
www.smh.com.au trés bien plus coriaces qu’on ne veut le croire.
Lancé en 1831 sous Et, comme Charles Bean l’écrit dans son Histoire
le nom de The Sydney ofcielle de l’Australie pendant la guerre de 14-18
Herald, le quotidien [ouvrage non traduit], “ce ne sont pas les troupes
de centre gauche australiennes qui ont arrêté la grande ofensive
est surtout lu allemande. Sur pratiquement la totalité du front
récupéré, les Allemands n’avançaient déjà plus.”
par les cadres
de plus de 35 ans.
Deux suppléments Le prix à payer. Les Australiens n’ont donc pas
de l’édition du samedi,
News Review
été les sauveurs qu’on nous présente. Mais cela
ne veut pas dire qu’ils ont joué un rôle mineur
et Spectrum, analysent sur le théâtre des opérations. Le fait que les
en profondeur Allemands n’aient pas réussi à faire une percée
l’actualité décisive avant qu’un grand nombre de soldats
de la semaine. américains en France ne soient prêts à se battre
a permis une victoire défensive des Alliés, mieux
positionnés pour mener leur contre-ofensive.
Dans les semaines qui ont suivi la bataille de
Villers-Bretonneux, le général Monash a pris la
tête de l’Australian Corps et ofert aux Australiens
leurs plus glorieux faits d’armes, comme les
batailles d’Hamel, d’Amiens (à l’est de Villers-
Bretonneux) et du mont Saint-Quentin, la prise
de Péronne et la bataille de la ligne Hindenburg.
C’est dans les derniers mois de la guerre que
les Australiens ont remporté leurs plus belles
victoires, même si le prix à payer a été très élevé.
Villers-Bretonneux mérite certes toute l’atten-
tion des historiens, mais l’hyperbole romantique
et le sentimentalisme n’y ont pas leur place.
—Aaron Pegram
Publié le 23 avril
Courrier international
← Pause casse-croûte
à la Biennale
de la céramique
de Steenwerck, 2017.
En bref
DES GRAFFITIS DE PLUS DE 100 ANS
La présence des Australiens est aussi visible à Naours, dans
des grottes qui s’étirent sur des kilomètres, à 30 mètres sous terre.
En effet, sur les murs se trouvent “les signatures de centaines
de soldats qui y ont laissé leur marque durant la Première Guerre
mondiale”, relate l’Australian Broadcasting Corporation (ABC)
sur son site. Il y a des centaines d’années, ces cavités étaient
utilisées par les villageois pour y stocker leurs biens ou se cacher
des envahisseurs. À la fin du xixe siècle, elles sont devenues
une attraction touristique. “Durant la Grande Guerre, les soldats
australiens qui se battaient dans les tranchées à proximité
ont commencé à les fréquenter pour prendre un moment de répit.”
On apprend ainsi que deux soldats se sont perdus pendant
deux heures en juillet 1916. On y voit aussi un petit dessin fait
au crayon montrant un soldat avec un chapeau mou.
Des graffitis fragiles que les gouvernements australien et français
tentent de préserver.
L’ÎLE DE JERSEY EST VENUE EN AIDE À SOYÉCOURT
Petit village de 200 habitants situé au cœur de la campagne
picarde, à 40 kilomètres à l’est d’Amiens, Soyécourt a été dévasté
durant la Première Guerre mondiale. Après s’être réinstallés
au milieu des ruines, les habitants ont pu avoir des logements
fournis par le gouvernement français, en partie grâce à des aides
étrangères. “Dans les années 1920, Jersey a versé plus
de 1 000 livres (l’équivalent de 47 000 euros aujourd’hui)
pour contribuer à la reconstruction de Soyécourt”, écrivait
le Jersey Evening Post en mars dernier. La commune était même
considérée comme “la fille adoptive de l’île” par le représentant
de la couronne britannique à Jersey. Dans le village picard,
un mémorial rappelle cette contribution britannique. Interrogé
par le quotidien, Ian Ronayne, spécialiste de l’histoire militaire
de l’île, déplore que ce soutien financier n’ait pas abouti
à la création de liens forts entre Jersey et Soyécourt.
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VIII. PAGES SPÉCIALES Courrier international — no 1441 du 14 au 20 juin 2018
← Côte d’Opale,
près du site
des Deux Caps, 2017.
Mise au vert au château
de Sacy-le-Petit
Bien décidée à s’immerger dans la culture française,
cette journaliste indienne s’est fait engager comme bénévole dans
le château de la ville. Une expérience qui l’a marquée à jamais.
—The Free Press Journal Bombay qui poussait en abondance sur les terres fertiles SourCE
de l’Oise et qui ft la fortune de la Picardie. Que
E
n pédalant sur la route bordée de vastes l’on soit passionné d’histoire ou amoureux de la The Free Press
plaines ondulantes et vertes qui se fondaient nature, cette région est assez riche pour conten- Journal
dans le ciel bleu, l’horizon me paraissait ter tout le monde. Bombay, Inde
infni. Lorsque j’ai décidé d’entreprendre ce Au cœur de l’Oise, une imposante structure freepressjournal.in
voyage en proposant mes services de béné- grise fèrement dressée sur une campagne verte Ce quotidien indien
vole dans les fermes biologiques et durables et généreuse est incontournable : c’est le donjon d’informations
de France, je n’avais aucune idée de ce qui m’at- de Vez, forteresse médiévale érigée sur un site générales anglophone
tendait ici, dans l’Oise. gallo-romain. Il ne reste rien aujourd’hui de a été créé en 1930
Située en territoire stratégique, l’Oise, en l’antique site défensif que les Gaulois avaient comme soutien
Picardie, a été au cœur de nombreux grands édifé en bois et en pierre pour se protéger des à l’agence de presse
événements historiques, puisqu’elle a toujours invasions barbares. L’histoire moderne du lieu Free Press of India,
été l’une des principales portes d’entrée vers débute en 1214, lorsqu’un certain Raoul Duchemin qui envoyait
Paris, en venant du nord. Ce fut ainsi un axe de – qui, devenu maréchal de France, prendrait par des informations
communication de premier plan lors des deux la suite nom de Raoul d’Estrées – ft construire sur le mouvement
grands confits mondiaux du xxe siècle. Occupée sur le site un immense château fortifé. En 1360, d’indépendance
par l’armée allemande de septembre 1914 à mars son arrière-petit-fls Jean de Vez ft restaurer à ses abonnés.
1917, cette région paisible a eu plus que sa part de la bâtisse et lui ajouta un donjon pentagonal. Lu principalement
dévastations et de combats meurtriers. Le château est actuellement géré et entre- dans l’ouest du pays
tenu par Caroline et Francis Briest, qui lui ont (Bombay et Thane),
Jardins animés. Ce fut également le premier donné une nouvelle vie en animant ses jardins The Free Press Journal
département français libéré, et c’est d’ailleurs et dépendances d’installations artistiques per- a des agences locales
dans la forêt de Compiègne que fut signé l’Ar- manentes, mêlant sculptures contemporaines, dans quelques autres
mistice, le 11 novembre 1918. La région est éga- tableaux et vitraux. Le site mérite amplement grandes villes, comme
lement étroitement liée à l’industrie sucrière, New Delhi, Calcutta,
développée sous le Premier Empire, après que Indore, Bhopal
les Britanniques eurent fermé les routes com- L’Oise, restée en dehors et Chennai.
merciales avec les Antilles et bloqué l’importa-
tion de sucre de canne en France. Pour remédier
des pièges à touristes,
à cette pénurie, Napoléon encouragea la recherche a conservé toute
sur la production de sucre de betterave – plante son authenticité.
quelques heures de visite, tout particulièrement
si l’on a la chance d’y passer par une belle jour-
née ensoleillée.
Non loin de là, la commune de Sacy-le-Petit
a gardé quelques traces de son passé gaulois et
romain. Depuis Paris, on y arrive soit en voiture,
soit en train, par la gare de Pont-Sainte-Maxence,
d’où l’on peut prendre un taxi. De part et d’autre
des petites routes de campagne, on voit surtout
ici des maisons de brique rouge, caractéristiques
du style architectural de la région. Avant de me
rendre à Sacy-le-Petit, en consultant des photos
du lieu, je suis tombée sur un cliché de 1940 mon-
trant un char français abandonné en plein champ
aux abords du village, et inspecté par des of-
ciers allemands.
À pied ou à vélo. La commune n’a pas changé,
mais sa beauté sereine porte encore le souvenir
des massacres qu’elle a subis pendant la guerre.
Sacy-le-Petit étant ancré dans une zone essentiel-
lement agricole, il est préférable d’y venir entre
mai et juillet, quand les jardins sont en feurs et
les champs parés de verdure. Plusieurs hôtels et
auberges vous assureront un séjour agréable. Et,
bien entendu, parmi les lieux à visiter dans les
environs, ne manquez surtout pas Compiègne.
J’ai eu la chance d’être engagée comme béné-
vole au château de Sacy durant la semaine du fes-
tival L’Oise verte et bleue, grande manifestation
destinée à mettre en valeur et faire découvrir le
patrimoine culturel, naturel et gastronomique
de l’Oise, proposant des activités de plein air,
des dégustations gourmandes, etc. Le château
de Sacy est installé au cœur d’un vaste jardin
biologique et ombragé par de magnifques ran-
gées de grands arbres. Ce lieu chargé d’histoire
est lié de très près aux destinées de Sacy-le-Petit.
Au xixe siècle, Claude-François et Madeleine-
Félicité Dupressoir décident de reprendre cette
maison et y installent des objets provenant du
château ducal voisin qu’ils occupaient et qui leur
sont particulièrement chers : boiseries, trumeaux,
cheminées et plaques, ainsi qu’une balustrade
d’époque Louis XIV.
Sous l’Empire, tandis que la région s’enrichit
grâce à la culture de la betterave sucrière favori-
sée par l’embargo sur le sucre de canne des îles,
ils transforment les deux corps de ferme d’origine
et les jardins en château. L’occupante actuelle est
Hermine Williams, descendante de Madeleine-
Félicité et Claude-François Dupressoir et héri-
tière du domaine. Le château de Sacy propose
des visites guidées que l’on ne saurait manquer
sous aucun prétexte. Pour pleinement apprécier
les paysages et les charmants habitants du lieu, le
mieux est de se promener à pied ou à vélo. Tous
les week-ends, un marché aux puces organisé
dans les environs ofre une excellente occasion
de se plonger dans la culture locale.
C’est peut-être parce qu’elle est restée en dehors
des pièges à touristes que cette région de France
a conservé toute son authenticité. À ce jour, l’Oise
demeure gravée dans ma mémoire et continue
d’enfammer mon imagination, car il me semble
encore sentir la caresse du vent sur mes cheveux
et je me rappelle alors ces récits fascinants, dont
certains font désormais partie de mon histoire.
—Kalyani Majumdar
Publié le 1er avril