JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24531

3,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

La guerre à Gaza menace de faire imploser le Fatah

▶ Le Fatah, mouvement de ▶ Corruption et luttes de ▶ Mahmoud Abbas, son ▶ Emmanuel Macron en- ▶ A Washington, la ligne
libération de la Palestine, pouvoir minent ce parti, leader, exige un cessez-le- voie Sébastien Lecornu au de Biden sur Israël est
au pouvoir en Cisjordanie, écartelé entre les bribes feu et la création d’un Etat Proche-Orient. Ce déplace- contestée. A Gaza, l’armée
est pressé par une partie de souveraineté qu’Israël palestinien dans l’enclave ment du ministre des ar- israélienne est entrée
de sa base de renouer avec lui concède et le devoir et en Cisjordanie avec Jé- mées est destiné à clarifier dans l’hôpital Al-Shifa
le Hamas de solidarité avec Gaza rusalem-Est pour capitale la position de la France PAGE S 2 - 3

Immigration L’Assemblée tentée

de détricoter le texte du Sénat
CHYPRE,
▶ Une enquête du Consortium
international des journalistes
d’investigation (ICIJ) le projet de loi « immigra- Darmanin, à la droite, plusieurs
tion » adopté mardi par le Sénat mesures modifiées ou ajoutées
éclaire les flux financiers a été remanié en profondeur par au Palais du Luxembourg sont
douteux dirigés vers l’île

PORTE
les élus de la droite et du centre.
de Méditerranée Au lendemain de ce vote, les dé-
putés de la majorité veulent réé-
quilibrer ce texte considérable-
▶ Sociétés-écrans, ment durci, qui doit être examiné
secret bancaire, visas dorés à l’Assemblée nationale à partir
et avantages fiscaux attirent du 27 novembre en commission
dénoncées par la gauche et les as-
sociations, qui déplorent une
« stigmatisation des étrangers ».
« Ce texte porte la marque des
droites extrêmes et a intégré tous
les clichés possibles sur l’immi-
gration », appuie Pierre Henry,

D’ENTRÉE
des lois, puis le 11 décembre en président de l’association France
l’argent russe, au risque séance. Après les concessions du Fraternités.
d’un contournement ministre de l’intérieur, Gérald PAGE 1 0
des sanctions européennes
▶ « Cyprus Confidential »

DE L’ARGENT
révèle des virements secrets
de Roman Abramovitch Diplomatie Insee
et accrédite l’existence
d’une caisse noire au club Joe Biden et Xi La pauvreté
de football de Chelsea Jinping espèrent affecte plus
RUSSE ▶ Un autre oligarque a payé
en sous-main un journaliste
allemand pour ses livres
pro-Poutine, dans une
renouer avec la
« stabilité »
de 9,1 millions
de Français

EN EUROPE
possible tentative d’influencer La relation entre La sortie de la crise due au
le débat public Washington et Pékin Covid-19 s’est traduite par
n’a cessé de se dégrader une hausse de la pauvreté
PAGE S 2 2 - 2 3 depuis le Forum de et des inégalités, selon les
coopération économique indicateurs de niveau
Asie-Pacifique de 2022 de vie pour l’année 2021
PAGE 5 PAGE S 1 4 E T 1 5

Antisémitisme Energie Etats-Unis Cinéma

1 518 actes recensés 387 000 foyers Le Mississippi,
depuis le 7 octobre, français se sont un fleuve frappé David Fincher :
peu de équipés en par deux ans « Tracer le film
condamnations
PAGE 1 6
panneaux solaires
PAGE 2 0
de sécheresse
PAGE 8
d’un grand coup
de pinceau »
VU PAR DEBUHME (SUISSE) CARTOONING FOR PEACE Dans un entretien
au « Monde », le cinéaste
américain revient sur
son adaptation du roman
graphique « Le Tueur »,
de Luc Jacamon et Matz.
Un long-métrage
en exclusivité sur Netflix
PAGE 2 7

1
ÉD ITO R IAL
ASSURANCE-
CHÔMAGE :
UN PARITARISME
RÉDUIT
AUX ACQUÊTS
P A G E 33

Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
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INTERNATIONAL
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JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N

Des drapeaux
ramallah (cisjordanie) - du Hamas
envoyé spécial et du Fatah

V
sont brandis
oilà deux semai- au cours d’une
nes qu’Atta Abu manifestation,
Rmeileh croupit le 31 octobre,
dans une prison à Ramallah,
israélienne. Le pa- siège de
tron du Fatah l’Autorité
dans la province de Jénine a été ar- palestinienne.
rêté le 1er novembre. Quelques LUCIEN LUNG/RIVA PRESS
heures plus tôt, ce haut cadre du POUR « LE MONDE »
parti au pouvoir en Cisjordanie
occupée avait appelé les Palesti-
niens à une grève générale. Dans
une vidéo diffusée en ligne, il se
tenait au côté de deux responsa-
bles locaux du Hamas et du Jihad
islamique. L’armée israélienne n’a
pas toléré leur démonstration
d’unité, après l’attaque menée par
le mouvement islamiste dans le
sud de l’Etat hébreu, le 7 octobre.
M. Abu Rmeileh est un ancien
combattant : il a déposé les armes
après la seconde Intifada, en 2005.
Il croit sincèrement en la résis-
tance pacifique et en une solution
négociée au conflit, les deux leit-
motivs de son vieil ami Mahmoud
Abbas, le président de l’Autorité
palestinienne. Depuis plus de
deux ans, il s’échinait à faire le
pont entre les insurgés armés du
Fatah à Jénine et M. Abbas, dont
les services de sécurité collabo-
rent avec Israël. Mais, après le 7 oc-
tobre, Atta Abu Rmeileh a baissé
les bras. « La résistance pacifique a
échoué. La guerre a commencé et
elle ne s’arrêtera pas », confiait-il,
amer, avant son arrestation. Il
craignait que M. Abbas n’ait bien-
tôt plus d’autre choix que de « dis-

La guerre à Gaza menace

soudre l’Autorité palestinienne ».
Ces mots résonnent depuis un
mois dans toutes les cellules du
Fatah. Une lame de fond est en
train d’emporter ce parti débous-
solé, miné par la corruption et les

de faire imploser le Fatah

luttes de pouvoir, écartelé entre le
moignon de souveraineté qu’Is-
raël lui concède encore et la tenta-
tion de la lutte armée. En réaction,
M. Abbas a imposé le silence au
mouvement. Lui seul s’exprime. Il
exige un cessez-le-feu à Gaza et un
règlement politique de la crise : la
création d’un Etat palestinien
dans l’enclave et en Cisjordanie,
avec Jérusalem-Est pour capitale.
Le leader le plus âgé du monde
arabe (87 ans), élu en 2005 pour
un mandat censé durer quatre
ans, a pour la première fois
l’oreille du président américain,
Joe Biden. Washington soutient
l’effort de guerre israélien, tout en
appelant son allié à confier Gaza,
libéré du joug du Hamas, à une
Autorité palestinienne « renfor-
cée », puis à relancer les négocia-
tions en vue de la création d’un
Etat palestinien. Mais ces plans
paraissent une vue de l’esprit à
nombre de responsables du Fa-
tah, qui craignent une destruc-
tion totale de l’enclave, au fil d’in-
terminables mois de l’opération
israélienne.
UN NOUVEAU CHAPITRE
Ces cadres sont conscients de
l’immense popularité du Hamas.
Ils n’imaginent pas qu’Israël
puisse anéantir le mouvement is-
lamiste, comme il le promet, ni
l’empêcher de renaître. « On n’éra-
dique pas une idée », note un mi-
nistre, inquiet, qui souhaite de-
meurer anonyme. Ils estiment
que le Fatah n’a d’autre choix que
de renouer avec ses frères enne-
mis, après la guerre civile qui a dé-
chiré les deux partis en 2007.
Certains échangent discrète-
ment au téléphone avec Khaled
Mechaal, un chef du Hamas à
l’étranger, qui les presse de faire
acte de solidarité. Ils entendent
résister de concert à la pression is-
raélienne, à Gaza comme en Cis-
jordanie, et n’envisagent pas
qu’une solution politique au con-
flit soit possible à long terme sans
l’assentiment du Hamas.
« Le Hamas a empêché que la
question palestinienne ne dispa-
raisse. Il l’a remise sur la table », sa-
lue Abbas Zaki, le seul membre du
comité central du Fatah à avoir
osé s’exprimer au début du con-
Le parti du président Mahmoud Abbas est écartelé entre les miettes de pouvoir
qu’Israël lui concède en Cisjordanie et le retour à la lutte armée, dans le sillage du Hamas
flit, puis à accepter un entretien à
Ramallah, le 13 novembre. Ce vé-
téran, âgé de 80 ans, fait écho aux
déclarations de responsables du
Hamas, qui estiment avoir ouvert
un nouveau chapitre dans la lutte
contre Israël, et mis un coup d’ar-
rêt à une normalisation des rela-
tions entre l’Etat hébreu et l’Ara-
bie saoudite, après les accords
d’Abraham conclus en 2020 avec
les Emirats arabes unis, Bahreïn et
le Maroc, sans un regard pour la
question palestinienne.
« Des membres du Fatah à Gaza
combattent aujourd’hui aux côtés
du Hamas », affirme M. Zaki, en
rappelant que des membres des
services de sécurité de l’Autorité
palestinienne tombent de longue
date l’uniforme, pour combattre
au sein des brigades insurgées de
Jénine et de Naplouse, en Cisjor-
danie. Pour lui, le Fatah est au
bord d’une guerre ouverte avec Is-
raël, qui menait, avant le 7 octo-
bre, une politique d’annexion as-
sumée de la Cisjordanie : « Ils ne
géraient plus le conflit, ils vou-
laient en finir avec nous. »
M. Zaki encourage le président
Abbas à reconnaître cet état de
guerre : « Le principal obstacle
aujourd’hui, c’est l’Autorité pales-
tinienne et spécifiquement Mah-
moud Abbas. C’est lui qui a mené le
Fatah dans cette impasse, avec ses
appels incessants à la résistance
pacifique. Il doit déclarer qu’il a
tout donné pour la paix, mais que,
désormais, toutes les options sont
sur la table. »
« Le Hamas fait partie de notre
vie politique et de notre société »,
abonde Qadura Fares, ministre de
l’Autorité palestinienne chargé de
la question des militants détenus
en Israël. Voilà des années que
M. Fares œuvre à la réconciliation
« LE HAMAS A EMPÊCHÉ
QUE LA QUESTION
PALESTINIENNE NE
DISPARAISSE. IL L’A
REMISE SUR LA TABLE »
ABBAS ZAKI
membre du comité
central du Fatah
du Fatah et du Hamas. Il rêve en-
core d’intégrer le mouvement is-
lamiste dans l’Organisation de li-
bération de la Palestine (OLP),
unique représentant reconnu à
l’étranger de la cause palesti-
nienne.
« Il nous faut dès maintenant en-
voyer une délégation du Fatah à
Doha, pour y affirmer, avec les re-
présentants du Hamas [exilés au
Qatar], que le peuple palestinien
dans son ensemble veut en finir
avec l’occupation, qu’il veut un
Etat, qu’un gouvernement d’ex-
perts peut être établi à Gaza, et que
M. Abbas doit négocier un cessez-
le-feu et un échange de prison-
niers », avance-t-il.
A l’heure où les dirigeants du
Hamas à Gaza ont décrété une
guerre totale contre Israël, ce mi-
nistre pense encore que les isla-
mistes sont mûrs pour accepter
sans détour l’existence de deux
Etats dans les frontières de 1967.
« Nous n’avons pas d’autre choix,
estime-t-il. Sans cela, Israël conti-
nuera de prétendre que l’OLP ne re-
présente pas l’ensemble du peuple
palestinien, et qu’il n’a pas d’inter-
locuteur. »
Ces appels ulcèrent les Euro-
péens, principaux financiers de
l’Autorité palestinienne, qui,
avant la guerre, maintenaient la pour la plupart des membres du héraut de la seconde Intifada a
Cisjordanie et la bande de Gaza la Fatah, souligne un ministre. noué derrière les barreaux des re-
tête hors de l’eau. « J’ai peur que
ces responsables du Fatah ne se
Près de 200 Palestiniens ont été
tués par l’armée et les colons en
lations étroites avec les islamis-
tes. Il est largement perçu en Pa-
rendent pas compte que le 7 octo- Cisjordanie depuis le début de la lestine comme le seul à même de
bre a tout changé. Personne ne guerre à Gaza, et un millier d’entre rassembler les factions, tout en
voudra plus parler avec qui que ce eux ont été expulsés de leurs ter- militant pour une solution politi-
soit lié de près ou de loin au Ha-
mas, et Israël fera échouer tout
res. « Certains au sein de l’Autorité
palestinienne ont cru [après le
que au conflit. Depuis le 7 octobre,
Israël lui interdit de communi-
projet auquel ce mouvement sera 7 octobre] que le Hamas allait dis- quer avec le monde extérieur.
associé », note un diplomate occi- paraître et qu’ils reprendraient La guerre oblige le Fatah à re-
dental, qui craint un écroule- Gaza, affirme le député indépen- mettre sa maison en ordre. De-
ment pur et simple de l’Autorité dant Mustafa Barghouti, figure de puis septembre, le numéro deux
palestinienne, sous la pression la société civile. Mais [le premier du mouvement, Hussein Al-
d’Israël et de la rue. ministre israélien, Benyamin] Né- Sheikh, négociait le retour en
Le régime de Ramallah est au tanyahou leur fait vivre l’enfer. Ils grâce de figures exclues du parti :
bord de la faillite. Il n’a pas payé ont cru qu’ils ne seraient pas affec- Nasser Al-Qidwa, le neveu du père
les salaires de ses fonctionnaires tés. Ils sont contraints de réévaluer fondateur du parti, Yasser Arafat,
et des services de sécurité en octo- la situation. » et l’ancien conseiller à la sécurité
bre, et ne pourra probablement nationale Mohammed Dahlan.
rien verser en novembre non RASSEMBLER LES FACTIONS « Al-Sheikh y travaillait sérieuse-
plus. Israël étouffe le budget de Déjà, sous le couvert de l’anony- ment, il a l’oreille d’Abbas, qui com-
l’Autorité palestinienne, en con- mat, un ministre palestinien mençait à s’adoucir. Il s’agissait de
fisquant une part des taxes qu’il plaide pour la formation immé- réintégrer des centaines de cadres
prélève pour son compte aux diate d’un gouvernement de salut purgés avec eux », note un fidèle
frontières. Des centaines de mil- national – sans le Hamas. D’autres du colonel Dahlan, Jihad Touma-
liers de travailleurs palestiniens rêvent que leur camarade leyeh. Le Congrès qui devait scel-
employés en Israël ont cessé de Marwan Bargouthi, le plus popu- ler leur réconciliation était prévu
s’y rendre. L’armée barre les rou- laire des leaders du Fatah, empri- en décembre. La guerre l’a re-
tes principales, elle chasse les Pa- sonné depuis 2002, soit libéré poussé sine die.
lestiniens de leurs champs et dans un échange de prisonniers M. Dahlan est né dans un camp
mène des milliers d’arrestations, entre Israël et le Hamas. L’ancien de réfugiés de Khan Younès, à
Gaza, comme les leaders du Ha-
mas Yahya Sinouar et Moham-
med Deif. Exilé aux Emirats ara-
L’armée israélienne dans l’hôpital Al-Shifa bes unis depuis plus d’une décen-
nie, il y est proche du pouvoir et
Mercredi 15 novembre, au 40e jour de sa guerre contre le Hamas, son nom a été avancé pour assu-
l’armée israélienne est entrée dans l’hôpital Al-Shifa, le plus mer la charge de l’enclave après la
grand de la bande de Gaza, où s’entassent des milliers de dépla- guerre. Mais M. Toumaleyeh ba-
cés palestiniens. Le mouvement islamiste palestinien est accusé laie ces spéculations : « Ni lui ni
par Israël et les Etats-Unis d’utiliser les sous-sols de l’établisse- personne n’acceptera de régner sur
ment à des fins militaires. Des soldats israéliens interrogeaient Gaza sans que l’ensemble des Pa-
mercredi des patients et des médecins, tandis que des blindés lestiniens n’acceptent leur autorité
encerclaient le complexe. Alors que les Nations unies et des ONG et sans l’accord du Hamas », es-
s’alarment de la situation, l’armée israélienne affirme avoir time ce député, qui ne voit pas
envoyé « des équipes médicales parlant arabe et entraînées » pour d’alternative pour mettre fin à
ce type d’environnement « complexe » afin « qu’aucun tort ne soit cette guerre. p
causé aux civils utilisés par le Hamas comme boucliers humains ». louis imbert
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JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 international | 3

La ligne pro-Israël de Biden contestée en interne

Des notes signées notamment de diplomates appellent le président à réclamer un cessez-le-feu immédiat

washington - correspondant publiquement, dans un texte pu-

blié sur le site LinkedIn.
Unis, décidée par Donald Trump,
pour les ressortissants de sept
UN DIPLOMATE AMÉRICAIN Les auteurs de la lettre ajoutent
qu’une « vaste majorité d’Améri-
Après le rassemblement dans la
capitale américaine, le 4 novem-

A A DÉMISSIONNÉ
chaque semaine sa
contestation inté-
rieure. Au sein de l’ad-
ministration Biden et
de l’appareil fédéral, un vif débat
se développe au sujet du soutien
américain à Israël. D’abord incon-
ditionnelle après l’attaque du Ha-
mas le 7 octobre, cette ligne a en-
suite dû intégrer, au moins dans
l’expression diplomatique, l’im-
pact désastreux des bombarde-
ments indiscriminés sur la bande
de Gaza et un bilan humain affo-
lant. La Maison Blanche a fini par
percevoir, avec retard, que la cré-
dibilité de l’Amérique était at-
teinte dans la région, par associa-
tion avec les crimes de guerre at-
tribués à Israël. Mais ce position-
nement a aussi suscité des
crispations à Washington même.
Le premier coup d’éclat est venu
d’un diplomate américain, Josh
Paul, travaillant au bureau poli-
tico-militaire du département
d’Etat. Après onze ans de service,
ce dernier a décidé de démission-
ner le 18 octobre pour dénoncer la
livraison d’armes supplémentai-
res à Israël, dans le cadre d’une po-
litique qu’il considérait comme
« myope, destructrice, injuste et
contradictoire avec les valeurs mê-
mes que nous épousons publique-
ment ». Il a expliqué son départ
Quelques semaines plus tard, le
site Politico a révélé l’existence
d’un compte rendu sensible mais
non classifié, rédigé par d’autres
diplomates, dont on ne connaît ni
le nombre ni les identités. Cette
note recommandait une plus
grande vigilance américaine face
à l’opération militaire à Gaza et
appelait à réclamer un cessez-le-
feu. « Nous devons publiquement
critiquer les violations des normes
internationales par Israël, comme
l’incapacité à limiter les opérations
offensives à des cibles militaires lé-
gitimes, disait le texte. Lorsque Is-
raël soutient la violence des colons
et les saisies illégales de terres ou
bien fait un usage excessif de la
force contre les Palestiniens, nous
devons communiquer publique-
ment que cela va à l’encontre de
nos valeurs américaines afin qu’Is-
raël n’agisse plus dans l’impunité. »
Ce compte rendu dit « dissident »
a été remonté à la hiérarchie par
une voie spéciale, prévue dans ce
genre de circonstances. Il permet
de formaliser des désaccords in-
ternes en limitant les rumeurs et
la chasse aux sorcières. Début
2017, un texte de cette nature avait
rassemblé plus de mille signatai-
res dans la diplomatie américaine.
Il s’élevait contre l’interdiction
temporaire d’entrer aux Etats-
pays musulmans. A la mi-
juillet 2021, une dizaine de diplo-
mates avaient aussi choisi ce
mode d’expression pour mettre
en cause les failles dans les prépa-
ratifs du retrait militaire d’Afgha-
nistan. Le texte évoquait un possi-
ble effondrement du gouverne-
ment à Kaboul devant les talibans,
ce qui est effectivement survenu.
Fuites dans la presse
Cette fois, la particularité de ce
bouillonnement interne vient du
nombre de fuites dans la presse. Il
est le signe à la fois d’un manque
de discipline interne et d’un vrai
pluralisme, selon les points de
vue. Le site Axios a publié le con-
tenu d’un e-mail interne, envoyé
par Sylvia Yacoub, jeune diplo-
mate travaillant au bureau des af-
faires moyen-orientales. Celle-ci
essayait de recueillir des signatu-
res – une centaine au total furent
trouvées – en faveur d’un autre
texte dissident, qui accusait no-
tamment Joe Biden de « compli-
cité de génocide », par son soutien
ferme à Israël.
Le secrétaire d’Etat, Antony
Blinken, a rencontré certains di-
plomates critiques, le 26 octobre,
selon le Huffington Post. Il est très
difficile, de l’extérieur, de mesu-
rer l’ampleur de la contestation.
POUR DÉNONCER
LA LIVRAISON D’ARMES
SUPPLÉMENTAIRES
À ISRAËL
Mais le rééquilibrage de la posi-
tion officielle, ces dernières se-
maines, avec plus d’attention por-
tée à la détresse des civils palesti-
niens, est le reflet de cette grogne.
Cette dernière dépasse le seul
département d’Etat. Dans son édi-
tion du 14 novembre, le New York
Times rapportait l’existence d’une
lettre signée par plus de 500 em-
ployés et responsables nommés
dans une quarantaine d’agences
gouvernementales. Cette missive,
dont on ne connaît pas les signa-
taires, dit notamment ceci : « Nous
appelons le président Biden à de-
mander d’urgence un cessez-le-
feu ; une désescalade dans le conflit
actuel en sécurisant la remise en li-
berté immédiate des otages israé-
liens et des Palestiniens détenus ar-
bitrairement ; le rétablissement de
l’eau, du fioul, de l’électricité et des
autres services de base, et le pas-
sage d’une aide humanitaire adé-
quate vers la bande de Gaza. »
cains soutient un cessez-le-feu »,
en s’appuyant sur un sondage
réalisé en octobre, qui affirmait
que 66 % des personnes interro-
gées campaient sur cette ligne,
dont 80 % des démocrates. Pour-
tant, une autre étude publiée par
YouGov, réalisée les 8 et 9 novem-
bre auprès de 12 000 individus,
montre un paysage plus con-
trasté, de nature à rassurer l’admi-
nistration Biden.
Il y apparaît que 37 % des Améri-
cains éprouvent plus de sympa-
thie en faveur des Israéliens dans
le conflit, contre 15 % se rangeant
plutôt de l’autre côté, tandis que
27 % s’affichent à distance égale
des deux parties. C’est sans sur-
prise parmi ces 15 % qu’on trouve
le plus de rejet des positions de la
Maison Blanche.
Elément surprenant dans cette
vaste étude : la tranche d’âge dans
laquelle le président recueille le
plus de soutiens est celle des
18-29 ans (45 % approuvent sa po-
litique, 30 % désapprouvent). Il
semble donc que les polémiques
sur les campus américains, les
images virales des groupes étu-
diants pro-palestiniens et la mon-
tée spectaculaire des actes antisé-
mites depuis plus d’un mois ne
reflètent pas l’état réel de l’opi-
nion, parmi la jeunesse.
bre, de dizaines de milliers de per-
sonnes en faveur des Palesti-
niens, une foule au moins équiva-
lente a afflué mardi 14 novembre
en faveur d’Israël sur les pelouses
du Mall, entre le Capitole et le
Washington Monument. « Bring
them home ! » – ramenez les ota-
ges à la maison – était le slogan le
plus scandé par la foule, dont la di-
versité reflétait celle de la com-
munauté juive américaine, très
largement acquise à Joe Biden.
Il y avait là des ultraorthodoxes,
seuls dans leur coin, priant, sans
aucune considération pour les
orateurs. Des étudiants aux cou-
leurs de leur établissement. Des fa-
milles, des organisations de jeu-
nesse, des personnes âgées.
« Chère famille ! » a lancé l’ex-dissi-
dent soviétique et patron de
l’Agence juive, Natan Sharansky,
au micro. « Personne ne nous bri-
sera, a assuré le président israélien,
Isaac Herzog, par lien vidéo. De
même que vous vous tenez à nos
côtés, nous sommes à vos côtés. »
Tel est l’un des paradoxes du trau-
matisme à dimensions multiples
vécu par Israël le 7 octobre. Il a per-
mis les retrouvailles des différen-
tes branches de la communauté
juive américaine, dans le deuil, la
colère et la peur. p
piotr smolar

Macron envoie Lecornu en tournée

©Hélène Bamberger/P.O.L

de rattrapage au Proche-Orient
Le déplacement du ministre des armées est destiné à clarifier
la position de la France après les propos controversés du président

P ar un simple message sur

X, le ministre des armées,
Sébastien Lecornu, a an-
noncé, mardi 14 novembre, de fa-
çon inattendue, partir en tournée
au Proche et au Moyen-Orient.
Une tournée qui a débuté mer-
credi, en Egypte, et doit se pour-
suivre en Arabie saoudite, puis
passer, jeudi, par les Emirats Ara-
bes Unis et le Qatar, avant de se
conclure, vendredi 17 novembre,
par une escale en Israël, une pre-
mière pour un ministre français
des armées depuis l’année 2000.
Ce périple, préparé dans la plus
grande discrétion, a officielle-
ment été demandé à M. Lecornu
par le chef de l’Etat, Emmanuel
Macron, afin de tenter de contri-
buer à enrayer l’escalade régio-
nale liée à la guerre entre Israël et
le Hamas. Ce voyage se veut aussi
la continuation de celui du prési-
dent de la République, fin octobre,
nisation Etat islamique au Levant,
a ainsi été observée avec une large
circonspection par nombre d’ac-
teurs de la région. L’annonce im-
provisée le lendemain, depuis
Le Caire, de l’envoi en Méditerra-
née, d’un porte-hélicoptères am-
phibie, le Tonnerre, présenté
comme un navire à vocation
« hospitalière », alors que celui-ci
n’avait pas été appareillé pour
une telle mission, a obligé l’état-
major des armées à précipiter
l’envoi d’un deuxième porte-héli-
coptères, le Dixmude, mieux doté.
Volet diplomatique
Officiellement, la visite de M. Le-
cornu a surtout des visées opéra-
tionnelles et sécuritaires : les ar-
mées contribuent à l’envoi d’aide
humanitaire pour la population
de Gaza, au moyen de vols de fret
vers l’Egypte. En outre, la France
dispose aussi d’une importante
La mission confiée à M. Le-
cornu comporte également un
volet diplomatique important,
quitte à éclipser l’activité de la
ministre des affaires étrangères
Catherine Colonna, à un moment
de vives tensions entre l’Elysée et
une partie du Quai d’Orsay.
D’après Le Figaro, des diplomates
en poste dans les pays arabes ont
préparé une note interne à
l’adresse de Mme Colonna afin de
la mettre en garde contre les con-
séquences du positionnement de
la France, perçu comme pro-is-
raélien dans la région.
Le document aurait été signé
par une douzaine d’ambassa-
deurs. « La note confidentielle
pose un constat lucide sur la perte
d’influence et les problèmes de
crédibilité de la France, puis s’in-
terroge de façon diplomatique sur
l’impact des positions prises par le
président de la République », ob-

en Egypte, en Israël, dans les terri-
toires palestiniens et en Jordanie.
Trois semaines après la pre-
mière tournée présidentielle, la
mission confiée à M. Lecornu ap-
paraît aussi destinée à rattraper
plusieurs propositions et déclara-
tions du chef de l’Etat qui ont
semé le trouble dans les pays ara-
bes et en Israël. La France, qui dé-
plore 40 ressortissants morts
dans les attaques du 7 octobre et
huit disparus et présumés otages,
cherche encore à définir son rôle
diplomatique et militaire dans les
vastes chamboulements géopoli-
tiques que provoque le conflit.
La proposition inopinée et non
concertée, de M. Macron, le 24 oc-
tobre, lorsqu’il était à Jérusalem
aux côtés du premier ministre
Benyamin Nétanyahou, de dé-
ployer contre le Hamas la coali-
tion internationale mise en place
en 2014 pour lutter contre l’orga-
base militaire aux Emirats arabes
unis, où sont en permanence dé-
ployés 650 militaires adossés no-
tamment à un escadron de Rafale.
L’envoi des deux navires porte-hé-
licoptères répond aux inquiétu-
des sur la dégradation possible de
la situation au Liban, où le Hezbol-
lah, affilié à l’Iran, procède à des
tirs de roquettes réguliers contre
Israël, auxquels réplique Israël.
LA MOBILISATION
DES DEUX NAVIRES
PORTE-HÉLICOPTÈRES
RÉPOND AUX INQUIÉTUDES
SUR LA POSSIBLE
DÉGRADATION DE
LA SITUATION AU LIBAN
NEIGE SINNO
serve un vétéran de la diplomatie
dans la région.
Selon ce dernier, le rééquili-
brage opéré ces derniers jours par
le chef de l’Etat, qui a plaidé, lors
d’une interview à la BBC diffusée
le 10 novembre, pour un « cessez-
TRISTE TIGRE
LE LIVRE
le-feu humanitaire » après avoir
critiqué les frappes contre les ci-
vils, au grand dam des autorités
israéliennes, ne suffit pas à ce
stade à corriger la perception de
la France dans les capitales ara-
bes. M. Nétanyahou a pourtant
dénoncé « une erreur factuelle et
ÉVÉNEMENT
morale » du président français,
dont le positionnement tranche Prix littéraire du Monde
de facto avec celui de ses alliés
américains et allemands : pour le Prix Femina
chancelier allemand, Olaf Scholz,
l’idée d’un cessez-le-feu ou d’une
Prix des Inrockuptibles
pause longue des combats « n’est Prix Blú Jean-Marc Roberts
pas juste ». p
224 pages - 20 €
philippe ricard
et élise vincent
4 | international
Helsinki, cible d’opérations de déstabilisation russes
Moscou favorise à nouveau le passage de migrants vers la Finlande, en représailles à son adhésion à l’OTAN
malmö (suède) -
correspondante régionale
D
epuis quelques jours,
la Finlande a le regard
braqué sur sa fron-
tière orientale. Alors
qu’en temps normal, entre dix et
quinze migrants sans papiers s’y
présentent chaque mois, leur
nombre connaît une forte aug-
mentation. Les gardes-frontières
ont enregistré soixante et onze
arrivées, puis trente-neuf, lundi
13 novembre, et cinquante
mardi 14, certains demandeurs
d’asile se présentant à vélo, mal-
gré l’interdiction en vigueur de-
puis le 9 novembre.
« Certes, les chiffres restent bas,
mais cette variation rapide dans la
tendance nous préoccupe », expli-
que le colonel Matti Pitkaniitty,
responsable des affaires interna-
tionales auprès des gardes-fron-
tières. D’autant que le profil des
migrants a, lui aussi, évolué :
« D’habitude, il y a des Russes,
mais là, ils viennent tous de pays
tiers, notamment du Moyen-
Orient », précise M. Pitkaniitty.
Mardi, le premier ministre
conservateur, Petteri Orpo, a fait
savoir que son gouvernement
prenait l’affaire « au sérieux » et se
tenait prêt à « limiter le trafic fron-
talier, à fermer des postes-frontiè-
res ou même à rassembler les de-
mandeurs d’asile dans un centre ».
Son ministre de la défense, Antti
Häkkänen, en déplacement à
Bruxelles, a informé ses homolo-
gues européens de la situation.
« Ces personnes sont aidées »
A Helsinki, on se souvient du pré-
cédent de l’hiver 2015-2016 : en
quatre mois, 1 700 demandeurs
d’asile avaient franchi la fron-
tière entre la Russie et la Fin-
lande, en dépit d’un accord ta-
cite entre les deux pays, datant
de la guerre froide, qui prévoit
que chacun filtre les passages de
son côté et ne laisse sortir que
les personnes munies de papiers
en règle. Il avait alors fallu
plusieurs mois pour que les
autorités finlandaises réagissent
et dénoncent une campagne té-
léguidée par Moscou.
Petteri Orpo était ministre de
l’intérieur à l’époque. Mardi, il a
accusé la Russie d’être de nou-
veau responsable de ces arrivées :
En Allemagne, le groupe Die Linke disparaît du Parlement
Affaibli par une scission et le départ de dix députés, le parti de gauche n’a pas d’autre choix que d’annoncer sa dissolution au Bundestag
berlin - correspondant
U ne page se tourne au
Bundestag. Créé au len-
demain des élections lé-
gislatives de 2005, le groupe de
gauche Die Linke n’existera plus à
partir du 6 décembre, a annoncé
son président, Dietmar Bartsch,
mardi 14 novembre. Un tel événe-
ment est rarissime : depuis 1960,
c’est la première fois que le Parle-
ment allemand perd un de ses
groupes en cours de législature.
Signe de la crise profonde que
traverse la gauche radicale outre-
Rhin, cette dissolution est la
conséquence d’une scission : celle
qu’a menée Sahra Wagenknecht,
ancienne présidente du groupe
parlementaire (2015-2019), qui a
annoncé, le 23 octobre, son inten-
tion de fonder un nouveau parti,
entraînant avec elle neuf de ses
collègues. Avec leur départ, Die
Linke ne compte plus que vingt-
huit députés, ce qui est insuffi-
sant pour conserver un groupe.
Pour en constituer un, il faut en
effet au moins 5 % des membres
du Bundestag, ce qui place la
barre à trente-sept actuellement.
Vélos confisqués à la frontière
entre la Russie et la Finlande
au poste-frontière de Nuijamaa,
à Lappeenranta (Finlande), mardi
14 novembre. LAURI HEINO/LEHTIKUVA/SIPA
« Il est clair que ces personnes
sont aidées et qu’elles sont égale-
ment escortées ou transportées
à la frontière par les gardes-fron-
tières », a-t-il affirmé, évoquant
une « décision consciente » et
assurant que la Finlande, qui
partage 1 340 km de frontière
avec la Russie, était prête à faire
face à la situation.
En février, quelques semaines
avant son adhésion à l’OTAN le
4 avril, le pays nordique de
5,5 millions d’habitants a com-
mencé la construction d’une clô-
ture de trois mètres de haut, lon-
gue de 200 kilomètres, visant
justement à limiter les risques
d’une instrumentalisation de
l’immigration à des fins politi-
ques par Moscou. Les députés
ont également amendé la loi, en
juillet 2022, pour permettre au
gouvernement de fermer les pos-
tes-frontières et de réunir les de-
mandeurs d’asile à des points
Privé de groupe, Die Linke va
perdre en influence et en visibi-
lité. Ses députés n’auront plus
d’espace réservé à l’extrémité
gauche de l’hémicycle. Ils ne sié-
geront plus dans les commissions
permanentes, ne pourront plus
déposer de propositions de loi ou
de résolutions et n’auront plus la
possibilité d’adresser des ques-
tions écrites au gouvernement, ni
de réclamer la tenue de débats sur
des sujets d’actualité. Sur le plan
matériel aussi, le coup est dur
pour le parti, qui ne touchera plus
la dotation dont bénéficient les
groupes parlementaires. Pour Die
Linke, celle-ci s’élevait à 11,5 mil-
lions d’euros en 2022, principale-
ment utilisés pour rémunérer
une centaine de collaborateurs.
Plus de la moitié d’entre eux
pourraient perdre leur emploi.
Né de la fusion entre le PDS, hé-
ritier du parti au pouvoir en Alle-
magne de l’Est de 1949 à 1990, et
le WASG, une alliance hétéroclite
de sociaux-démocrates de gau-
che, de néo-marxistes et d’alter-
mondialistes, Die Linke a accu-
mulé les revers ces dernières an-
nées. Fondé en 2007, deux ans
spécifiques, en cas de tentative
d’entrée à grande échelle.
Avant même l’officialisation de
sa candidature à l’Alliance atlan-
tique, au printemps 2022, la
Finlande s’était préparée à tout
type de scénario. Mais, « de façon
surprenante, Moscou a fait preuve
d’une retenue considérable et n’a
même pas essayé de faire dérailler
le processus », remarque Matti
Pesu, chercheur à l’Institut des
affaires internationales (FIIA). Il y
voit deux explications : l’atten-
tion de la Russie était « entière-
ment concentrée » sur l’Ukraine
et le Kremlin a souhaité « minimi-
ser » la portée de la décision fin-
landaise.
Un changement, cependant,
s’est opéré au printemps : « La rhé-
torique des membres de l’adminis-
tration présidentielle, du conseil de
sécurité, mais aussi des ministères
de la défense et des affaires étran-
gères, à Moscou, est devenue beau-
A l’origine de la
scission, Sahra
Wagenknecht
était accusée
de chasser sur
les terres de
l’extrême droite
après la constitution du groupe
parlementaire, le parti a obtenu
son meilleur résultat aux législa-
tives en 2009 (11,9 %). Un peu au-
dessous de 10 % en 2013 et 2017, il
s’est effondré en 2021 (4,9 %).
Depuis, il enregistre des scores
calamiteux à chaque scrutin ré-
gional. Ce fut notamment le cas
dans la Sarre. Fief d’un des fonda-
teurs de Die Linke – l’ancien mi-
nistre social-démocrate des fi-
nances, Oskar Lafontaine (1998-
1999) –, ce Land est le seul où le
parti était véritablement im-
planté dans l’ouest de l’Allema-
gne : en 2022, il n’a recueilli que
2,6 % des voix (contre 12,8 % cinq
ans plus tôt).
coup plus agressive à l’égard de la
Finlande, décrite comme le vassal
des Etats-Unis et accusée d’avoir
ruiné une bonne relation bilatérale
avec la Russie », observe M. Pesu.
Ces derniers mois, « les relations
entre la Russie et la Finlande se
sont détériorées de manière signi-
ficative », confirment les services
de renseignements finlandais
(SUPO), dans leur dernier rapport
annuel, publié le 12 octobre. Selon
SUPO, la Finlande est désormais
considérée comme « un pays hos-
tile » par la Russie, qui « est prête à
prendre les mesures qu’elle juge
nécessaire ». Exemple : la ferme-
ture du consulat finlandais à
Saint-Pétersbourg, ordonnée par
Moscou, le 1er octobre, en repré-
sailles à l’expulsion de diploma-
tes russes en poste à Helsinki.
Le rapport mentionne aussi les
informations négatives, circulant
sur la Finlande, dans les médias
russes. « L’objectif est clairement
Affaibli par ces déroutes électo-
rales en série, Die Linke survivra-
t-il à la dissolution de son groupe
au Bundestag ? Le chef de file
des députés « non sécessionnis-
tes » veut y croire. « La liquidation
du groupe ne signe pas la fin de
Die Linke mais est une chance
pour un nouveau départ », a as-
suré Dietmar Bartsch, mardi,
en rappelant que le parti dirige
l’un des seize Länder du pays
(Thuringe) et participe au gou-
vernement dans deux autres
(Brême et Mecklembourg-Pomé-
ranie-Occidentale).
L’avenir dira si cet optimisme
est fondé. Une chose est en tout
cas certaine : en dénonçant
« l’immigration incontrôlée », en
réclamant la levée des « sanc-
tions économiques » contre la
Russie ou en fustigeant « ceux
pour qui la gauche consiste à pro-
mouvoir le wokisme, à expliquer
aux gens ce qu’ils doivent manger
et à leur dire quelle voiture il faut
conduire », Sahra Wagenknecht
était de plus en plus contestée au
sein de Die Linke. Beaucoup, en
interne, lui reprochaient de chas-
ser sur les terres de l’extrême
de faire en sorte que l’image du
pays se dégrade aux yeux des Rus-
ses. Mais le message s’adresse
aussi aux Finlandais, sous la forme
d’un avertissement : Moscou veut
communiquer ses lignes rouges
concernant la forme de notre inté-
gration à l’OTAN », indique Suvi
Alvari, analyste auprès de SUPO.
Nombreuses cyberattaques
Le travail de sape auprès de l’opi-
nion publique russe a déjà des ef-
fets. Une enquête menée par
l’ambassade de Finlande à Mos-
cou et publiée le 13 octobre mon-
tre ainsi que seulement 37 % des
personnes interrogées en Russie
ont une opinion positive de la
Finlande, contre 51 % en 2022 et
68 % en 2021. « C’est inquiétant,
parce que cela montre que la rhé-
torique négative pénètre les esprits
et prépare les gens à accepter une
agression plus grave contre la
Finlande à l’avenir », estime Jukka
droite en usant d’une rhétorique
populiste. En conflit ouvert avec
la direction, elle était devenue
une sorte d’électron libre, contri-
buant à donner l’image d’un
parti idéologiquement déchiré et
stratégiquement déboussolé.
Gagner en sérénité
Avec le départ de cette figure
dont la place médiatique dépasse
celle de tous les dirigeants de Die
Linke, le parti risque de perdre en
visibilité, mais peut gagner en
sérénité. Un premier test aura
lieu, vendredi et samedi, à Augs-
bourg (Bavière), où il tient son
congrès en vue des élections
européennes de juin 2024.
A cette occasion, ses dirigeants
veulent envoyer un message de
« force et de renouveau » en même
temps qu’un signal clair en inves-
tissant comme tête de liste Carola
Rackete, qui s’est fait connaître
comme capitaine du bateau hu-
manitaire Sea-Watch 3, engagé
dans le sauvetage des migrants
en mer Méditerranée. Politique-
ment, le symbole est fort pour
Die Linke, qui, avec cette person-
nalité, ne peut affirmer plus net-
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
Selon
ses services de
renseignement,
la Finlande
est désormais
considérée
comme un
« pays hostile »
par Moscou
Savolainen, expert auprès du
Centre d’excellence contre les me-
naces hybrides à Helsinki.
Ces derniers mois, la Finlande a
été la cible de nombreuses cyber-
attaques, menées par des acteurs
connectés à la Russie. Le 11 octo-
bre, les sites de plusieurs admi-
nistrations ont ainsi été paralysés
par un groupe de hackeurs pro-
russes, NoName057, qui a reven-
diqué l’action, présentée comme
une réponse à l’annonce d’une
nouvelle aide militaire de la Fin-
lande à l’Ukraine. Le 15 octobre,
les sites des médias de l’île
d’Aland – une province démilita-
risée du pays en mer Baltique –
étaient à leur tour pris pour cible,
le soir des élections locales, où le
sujet des relations avec la Russie a
été largement débattu.
Spécialiste des questions de sé-
curité et de défense au FIIA, Charly
Salonius-Pasternak estime que
l’arrivée des migrants à la fron-
tière s’inscrit dans ce cadre : « Ça
ne coûte pas cher, ça ne demande
pas une grosse machinerie et le
Kremlin peut dire qu’il n’était pas
au courant. » Mais, comme avec le
reste, « il y a une intention claire de
semer le trouble, de déstabiliser et
d’essayer d’élargir les clivages exis-
tant », note M. Salonius-Pasternak.
Facteur facilitant la manœuvre
de Moscou, l’arrivée de l’hiver
oblige la Finlande à accueillir les
demandeurs d’asile, pour éviter
de se retrouver accusée de les lais-
ser mourir de froid. Le chercheur
estime même que cette campa-
gne pourrait s’inscrire dans une
perspective plus longue : en jan-
vier 2024, les Finlandais doivent
élire un successeur à leur prési-
dent, Sauli Niinistö, en poste de-
puis onze ans. p
anne-françoise hivert
tement sa distance avec le conser-
vatisme culturel qu’entend incar-
ner Sahra Wagenknecht.
Pour cette dernière, le prochain
rendez-vous est fixé à jan-
vier 2024, date à laquelle est
prévu le congrès fondateur de
son nouveau parti. Baptisée
provisoirement « Alliance Sahra
Wagenknecht », la future forma-
tion pourrait être présidée par
Amira Mohamed Ali, qui a codi-
rigé le groupe Die Linke au
Bundestag pendant près de
quatre ans avant d’en démission-
ner au mois d’octobre.
Refusant de dire pour l’instant
si elle compte être candidate aux
élections européennes, Sahra Wa-
genknecht reste très présente
dans les médias. Invitée ces der-
niers jours dans deux talk-shows
télévisés, elle s’est prononcée
pour l’externalisation des procé-
dures d’asile à des pays non euro-
péens, notamment en Afrique.
Puis elle s’en est prise aux réfu-
giés ukrainiens qui « ne sont en
Allemagne que pour toucher des
prestations alors qu’ils vivent en
réalité dans leur pays ». p
thomas wieder
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 international | 5

En Géorgie, « la Russie a déjà perdu »

La présidente, Salomé Zourabichvili, salue le feu vert de Bruxelles à la candidature de son pays à l’UE

ENTRETIEN
tbilissi - envoyée spéciale
géorgien, qui accuse l’Europe est à chaque fois révoqué, mais il a Bidzina Ivanichvili est-il sous choses que le public ne sait pas
de vouloir « entraîner la Géor- un effet d’avertissement public. influence russe ?
« La population forcément.
gie dans la guerre », avant les C’est un oligarque qui a fait for- géorgienne est

S
alomé Zourabichvili, pré-
sidente de la Géorgie de-
puis 2018, a reçu Le
Monde à Tbilissi diman-
che 12 novembre, quatre jours
après le feu vert de Bruxelles pour
l’octroi au pays du statut de
candidat officiel à l’Union euro-
péenne. Elle analyse les défis aux-
quels ce territoire du Caucase est
confronté, ainsi que le rôle de l’oli-
garque Bidzina Ivanichvili, qui di-
rige le pays dans l’ombre.
La Commission a rendu un avis
positif alors que seulement
trois recommandations sur
douze fixées par Bruxelles
pour obtenir le statut officiel
ont été pleinement satisfaites
par le gouvernement.
Comment l’analysez-vous ?
Je ne veux pas citer de pays,
mais il y a déjà eu des précédents.
C’est une décision stratégique-
ment juste. Un avis négatif
aurait été un cadeau pour la Rus-
sie, et l’aurait encouragée à accen-
tuer la pression sur la Géorgie
pour devenir une zone grise, et
gagner les points qu’elle est en
train de perdre en Ukraine. C’est
aussi une reconnaissance de la
volonté européenne de la popula-
tion. Un deuxième refus [après
celui de juin 2022] aurait été
une déception.
Cet avis positif ne risque-t-il
pas aussi de renforcer le parti
au pouvoir prorusse, Rêve
élections législatives de 2024 ?
La population a un long passé
soviétique, elle sait ce que signifie
la propagande officielle, donc elle
est lucide et restera vigilante dans
les mois à venir. Je ne suis pas in-
quiète. Cet avis positif a un effet
essentiel : il oblige les autorités à
avoir un discours proeuropéen,
ce qui n’était pas arrivé depuis des
mois. Si l’opposition, dispersée,
veut tirer parti de cette nouvelle
donne, il faudra recréer une autre
forme de mobilisation.
Cette recommandation positive
est assortie de neuf conditions.
Comment comptez-vous faire
pression sur le gouvernement
pour les mettre en œuvre ?
Comme vous le savez, le gouver-
nement a plus de moyens de pres-
sion sur moi que l’inverse [en oc-
tobre, la présidente, dont les pou-
voirs sont limités, a fait l’objet
d’une tentative avortée de destitu-
tion par le gouvernement]. Pour ci-
ter Antonio Guterres [le secrétaire
général de l’ONU], je dirais que je
n’ai aucun pouvoir hormis celui
de la parole, mais cette parole
compte énormément pour la po-
pulation – surtout dans une an-
née électorale –, pour l’opposition
et pour nos partenaires étrangers,
pour lesquels je suis, de facto, la
représentante la plus proeuro-
péenne. J’utilise mon veto à cha-
que fois qu’une loi va à l’encontre
de l’esprit ou de la lettre des re-
commandations européennes. Il
Comment comprenez-vous
la recommandation de Bruxel-
les sur la « désoligarchisa-
tion » ? Considérez-vous
Bidzina Ivanichvili, fondateur
du parti au pouvoir Rêve géor-
gien, comme un oligarque ?
Je ne connais pas son poids réel
dans les affaires économiques du
pays. Tout cela n’est absolument
pas transparent. Ce qui est clair,
c’est qu’il a un poids dominant
sur les dirigeants en place.
Aujourd’hui, dans la politique
géorgienne, il n’y a pas d’autre oli-
garque qu’Ivanichvili. La réponse
à la « désoligarchisation » est, je
crois, dans les prochaines élec-
tions. Depuis trente ans, nous
sommes dans un système de
parti unique au pouvoir. La déso-
ligarchisation signifie qu’il faut
des élections les plus libres possi-
bles, avec une vraie coalition, un
front proeuropéen.
« Un avis négatif
aurait été
un cadeau
pour Moscou,
et l’aurait
encouragé
à accentuer
la pression
sur la Géorgie »
tune en Russie et dont la menta-
lité est influencée par ce qu’il a
vécu dans le passé. Aujourd’hui le
monde se partage en deux. Lui fait
partie de ceux qui ne peuvent pas
imaginer que la Russie va perdre,
et qui tentent donc de s’accom-
moder par avance d’une victoire
de la Russie, qui sera peut-être
plus agressive encore. Sous son in-
fluence, les petits jeunes du gou-
vernement – éduqués en Europe –
font preuve de complaisance vis-
à-vis de la Russie, ce qui est une
mauvaise compréhension de la
nouvelle donne géopolitique.
Une autre partie, en particulier
les plus jeunes, estime que la Rus-
sie ne pourra plus jamais être ce
qu’elle a été. Elle a déjà perdu à
bien des égards, militairement et
en matière de prestige : elle a fait
entrer la Finlande et la Suède
dans l’OTAN, et va bientôt accélé-
rer l’intégration européenne de
l’Ukraine, de la Moldavie et de la
Géorgie. Tout cela sera « grâce » à
la Russie, car notre calendrier
n’était pas prévu aussi rapide.
Cette Russie-là a perdu.
Le gouvernement a tenté
de vous destituer au motif que
vous violiez la Constitution
en effectuant des déplace-
ments à l’étranger sans
son accord. Cette tentative
a échoué. Pouvez-vous voyager
librement aujourd’hui ?
J’ai contesté cette accusation de-
vant la Cour constitutionnelle,
lucide et restera
vigilante dans
les mois à venir »
même si elle est aussi peu indé-
pendante que les autres institu-
tions. Aujourd’hui c’est une affaire
classée. J’ai des menaces en per-
manence. Ils vont peut-être trou-
ver autre chose, mais il est hors de
question que je cesse de voyager.
Depuis l’invasion russe,
vous déclarez votre soutien
à l’Ukraine, mais vous n’êtes
jamais allée à Kiev. Pourquoi ?
J’ai été invitée plusieurs fois à
Kiev, mais vu ce qu’on me repro-
chait [avec la procédure de destitu-
tion], je me suis fixé une ligne de
conduite : ne me rendre que dans
les capitales – Paris, Berlin,
Bruxelles ou les pays baltes – d’ici
à la décision européenne de dé-
cembre [les Vingt-Sept tranche-
ront alors sur le statut de candidat
officiel], et ainsi ne pas m’exposer
à des attaques supplémentaires
en allant dans des lieux moins di-
rectement liés, même si le sort de
l’Ukraine est lié au nôtre.
La procédure de destitution
à votre encontre a commencé
en septembre. Pourquoi ne pas
y être allée avant ?
Cela faisait longtemps que cette
affaire se préparait. Je savais des
L’ex-président Mikheïl Saaka-
chvili est toujours en prison,
avec une santé dégradée. Le Par-
lement européen a appelé à le
gracier. Comptez-vous le faire ?
Je vous rassure, il dit qu’il va
mieux. Il a ouvert son bureau po-
litique pour les élections. Il est dé-
tenu dans une clinique de soins. Il
a deux nouveaux procès en cours.
Plutôt qu’un souhait de partir à
l’étranger, il marque son inten-
tion de s’insérer dans la campa-
gne électorale. Je n’ai pas d’autre
commentaire.
Dans votre livre « La Tragédie
géorgienne » (Grasset), publié
en 2009, vous soulignez « la
double responsabilité de Mos-
cou et de Tbilissi » dans le dé-
clenchement de la guerre de
2008, et écrivez que « la ver-
sion d’une agression russe à
laquelle la Géorgie n’aurait fait
que répondre (…) ne résiste pas
à l’épreuve des faits ». Des ex-
traits de votre livre ont été cités
par la Russie devant la Cour in-
ternationale de justice en 2009
pour corroborer ses positions.
Maintenez-vous votre propos ?
Non, je n’ai jamais dit ça. Je suis
la fille d’émigrés géorgiens partis
en 1921 quand les Russes sont arri-
vés en Géorgie. C’est la Russie qui,
de tout temps, a toujours attaqué,
annexé et franchi la frontière de
l’Etat géorgien. p
propos recueillis par
faustine vincent

Aux Etats-Unis, Joe Biden et Xi Jinping

espèrent renouer avec la « stabilité »
La relation entre Washington et Pékin n’a cessé de se dégrader
depuis le Forum de coopération économique Asie-Pacifique de 2022

pékin, san francisco - égard. Quant au Proche-Orient, la rer la compétition de façon « res-
correspondants Chine, qui n’a jamais critiqué le ponsable ». La secrétaire au Trésor,
Hamas, fait peser tous les torts Janet Yellen, a rappelé que les Etats-

L es présidents américain,
Joe Biden, et chinois, Xi
Jinping, vont se rencontrer,
mercredi 15 novembre, près de
San Francisco (Californie), en
marge du sommet annuel des
pays du Forum de coopération
économique Asie-Pacifique. La
première entrevue entre les deux
hommes, en tant que présidents,
avait eu lieu le 14 novembre 2022,
en marge du G20, à Bali.
Le maître mot de l’époque était
« stabilité ». Il s’agissait de part et
d’autre de mettre fin à la dégrada-
tion des relations et d’améliorer
la communication entre Pékin et
Washington. Depuis, les Etats-
Unis ont dénoncé l’intrusion d’un
ballon espion chinois au-dessus
de leur territoire, adopté une
politique d’exportations de maté-
riel électronique encore plus
restrictive et réaffirmé leur sou-
tien à Taïwan. De son côté, la
Chine a renforcé le contrôle des
investissements étrangers au
nom de la « sécurité nationale », li-
mité les exportations de terres ra-
res et multiplié les manœuvres
militaires autour de Taïwan ainsi
que les interceptions d’avions
américains dans le détroit.
A la suite de la visite de la repré-
sentante du Congrès, Nancy Pe-
losi, à Taïwan, en août 2022, la
Chine a coupé le système de com-
munication avec l’armée améri-
caine et ne l’a pas rétabli. Elle ne
cesse par ailleurs de renforcer ses
liens avec la Russie de Vladimir
Poutine – le principal militaire
chinois, le général Zhang Youxia,
était à Moscou, le 8 novembre, où
il a assuré le président russe de
« l’admiration » de Pékin à son
sur Israël. Plus globalement, elle
ne cesse de se présenter en chef
de file d’un « Sud global » dési-
reux de mettre fin à l’« hégémo-
nisme américain ».
Attentes limitées
Contrairement aux promesses
faites à Bali, la situation a conti-
nué de se dégrader entre Pékin et
Washington et nul ne prévoit
véritablement d’amélioration
en 2024, année électorale tant à
Taïwan (en janvier) qu’aux Etats-
Unis (en novembre).
Dans ce contexte, les attentes de
la rencontre sont limitées. Le maî-
tre mot est à nouveau « stabilité ».
Les Etats-Unis souhaitent en par-
ticulier rétablir les mécanismes
de communication entre les mili-
taires des deux pays. L’objectif est
« de pouvoir prendre le téléphone
et de se parler s’il y a une crise, a
souligné mardi Joe Biden. Pouvoir
être sûrs que nos militaires gardent
le contact ». Selon le Pentagone,
l’armée chinoise a intercepté au
large des côtes de la République
populaire 300 avions américains
mais aussi canadiens et austra-
liens « de manière non sécurisée et
non professionnelle » ces deux
dernières années, soit autant que
durant la décennie précédente.
La Chine, qui dénonce les restric-
tions aux exportations technolo-
giques, notamment dans le do-
maine des microprocesseurs, dé-
crétées par Washington, souhaite-
rait que les Etats-Unis recon-
naissent son « droit au dévelop-
pement » et définissent de
manière plus claire les termes de la
compétition économique. De leur
côté, les Etats-Unis parlent de gé-
Unis souhaitent une « relation éco-
nomique saine et stable » avec la
Chine et qu’ils ne cherchent pas à
« découpler » les deux économies.
Le sujet du fentanyl, cette drogue
qui fait des ravages aux Etats-Unis,
pourrait également être abordé. La
question a été longuement évo-
quée mi-octobre lors d’une – rare –
visite d’une délégation biparti-
sane du Congrès américain à Pé-
kin. Les Etats-Unis souhaitent que
la Chine s’engage à interdire les ex-
portations des produits entrant
dans la composition de cette dro-
gue. Les Chinois veulent que
Washington commence par lever
les sanctions imposées par l’admi-
nistration Trump contre des per-
sonnes et des laboratoires impli-
qués dans ce commerce.
Si nul ne s’attend à des annonces
spectaculaires, la plupart des ob-
servateurs espèrent que le som-
met entre Joe Biden et Xi Jinping
réduira les risques de conflit tant
dans le détroit de Taïwan qu’en
mer de Chine méridionale.
Les deux parties ont également
intérêt à ce que les tensions écono-
miques s’apaisent. Si la Maison
Blanche met en avant la bonne
santé de son économie, une crise
avec Pékin pourrait avoir un im-
pact négatif sur les marchés finan-
ciers américains qui nuirait à Joe
Biden, candidat à sa succession. De
son côté, confronté à un ralentis-
sement de l’économie chinoise, Xi
Jinping cherche également à apai-
ser les tensions avec l’Australie, le
Japon et la Corée du Sud, un objec-
tif lié à la stabilisation des relations
de la Chine avec Washington. p
frédéric lemaître
et corine lesnes
6 | international
Le Burkina Faso resserre son alliance avec la Russie
La coopération militaire entre Ouagadougou et Moscou s’accélère et entre dans une « phase pratique »
Q
u’est venu faire un Il-
iouchine II-76 à Oua-
gadougou, vendredi
10 novembre ? Alors
que, depuis son arri-
vée à la tête du Burkina Faso en
septembre 2022, le capitaine Ibra-
him Traoré entretient le flou sur
ses alliances, l’atterrissage, à l’aé-
roport Thomas-Sankara de la capi-
tale, de cet avion russe, avec, à son
bord, une vingtaine de militaires,
a levé une partie des interroga-
tions. Neuf mois après la fin des
opérations françaises sur le terri-
toire burkinabé, la junte s’est enga-
gée dans une nouvelle union, avec
la Russie de Vladimir Poutine.
Le gouvernement burkinabé a
multiplié les signes de rapproche-
ment avec Moscou ces dernières
semaines, dans toutes sortes de
domaines : « L’humanitaire, l’éner-
gie, le nucléaire, la culture, etc. »,
énumérait, en octobre, un com-
muniqué de l’exécutif du Burkina
Faso. Au milieu de ce mois, la
construction d’une centrale nu-
cléaire civile par l’agence russe Ro-
satom, « pour couvrir les besoins
énergétiques de la population bur-
kinabée », était annoncée ; mardi,
la coopération sanitaire dans la
lutte contre l’épidémie de dengue
qui sévit dans le pays était mise en
avant. Mais c’est avant tout dans le
secteur militaire que Ouagadou-
gou a besoin de Moscou.
Trois jours avant l’arrivée de l’Il-
iouchine II-76, le 7 novembre, le
ministre burkinabé de la défense,
le colonel Kassoum Coulibaly, était
à Moscou pour rencontrer son ho-
mologue, Sergueï Choïgou.
M. Coulibaly s’est félicité de l’en-
trée dans « la phase pratique » de la
coopération entre les deux pays en
matière de défense. La phase théo-
rique, elle, avait eu lieu quelques
semaines plus tôt, lorsqu’une dé-
légation russe menée par le minis-
tre adjoint de la défense, Iounous-
bek Evkourov, avait été reçue en
septembre par le président Ibra-
him Traoré. « Les domaines de coo-
pération qui concernent en premier
lieu le secteur militaire, dont la for-
mation de soldats et d’officiers bur-
kinabés de tous niveaux, notam-
ment des pilotes en Russie », ont
été discutés, avait déclaré la
présidence burkinabée.
La mise en œuvre de l’alliance
entre les deux pays s’est accélérée
depuis la rencontre entre Ibrahim
Traoré et Vladimir Poutine, à l’oc-
Kidal, fief de la rébellion touareg, reconquis par l’armée malienne
Epaulés par les mercenaires russes du Groupe Wagner, les soldats maliens ont repris la ville, qui échappait à leur contrôle depuis onze ans
C ette victoire militaire, une
grande partie du Mali l’at-
tendait depuis une décen-
nie et les officiers au pouvoir, à
Bamako, ne devraient pas man-
quer d’en tirer profit. Par un com-
muniqué, mardi 14 novembre,
pourtant lapidaire et sans triom-
phalisme, publié sur X (ex-Twit-
ter), l’armée malienne a annoncé
sa reconquête de Kidal, considéré
jusqu’ici comme le bastion inex-
pugnable de la rébellion.
Plus de onze ans après en avoir
été chassé par les rebelles indé-
pendantistes du Mouvement na-
tional de libération de l’Azawad et
les islamistes d’Ansar Eddine,
l’état-major des forces armées du
Mali a annoncé, mardi en fin de
matinée, que ses soldats ont « pris
position dans la ville de Kidal », et
appelé « la population au calme et
à la sérénité ». Quelques minutes
plus tard, le colonel Assimi Goïta,
le chef de la junte, confirmait l’in-
formation sur X. « Notre mission
n’est pas achevée », précisait-il, cel-
le-ci consistant « à recouvrer et à
sécuriser l’intégrité du territoire,
sans exclusive aucune ».
casion du sommet Russie-Afrique
de Saint-Pétersbourg, fin juillet.
Lors de son unique déplacement
à l’étranger depuis sa prise de
pouvoir, le chef de la junte s’était
fait remarquer par sa diatribe
contre les pays « impérialistes ».
Avec la Russie, « nous parta-
geons la même histoire en tant que
peuples oubliés du monde », avait
lancé le capitaine de 35 ans, qui
n’avait quitté ni son treillis ni son
béret. Le jeune dirigeant surjoue
une proximité avec Thomas
Sankara, le président burkinabé
qui, en 1986, avait osé prendre à
partie François Mitterrand à un
dîner de gala. S’estimant « en fa-
mille », Ibrahim Traoré avait as-
suré Vladimir Poutine du « sou-
tien du peuple burkinabé et de
[son] gouvernement sur la situa-
tion que vit la Russie avec “l’opéra-
tion spéciale” » en Ukraine.
En position délicate
Ce nouvel allié pourrait lui être
particulièrement utile, alors que
le dirigeant burkinabé est en posi-
tion délicate. Dès son arrivée à la
tête de l’Etat, il a fondé sa politi-
que et sa propagande sur l’effica-
cité de sa riposte face aux groupes
djihadistes. Il a pour cela recruté
des milliers de civils pour garnir
les rangs des combattants et
sonné la « mobilisation générale »
en avril, signant un décret lui per-
mettant de réquisitionner les jeu-
nes de plus de 18 ans. Des Volon-
taires pour la défense de la patrie
(VDP), environ 90 000 selon les
chiffres officiels, qui nécessitent
un approvisionnement considé-
rable en armement.
Car, sur le terrain, aucune amé-
lioration n’a été constatée. Malgré
les promesses du gouvernement
aux populations, des régions en-
tières du pays restent déstabili-
sées par les attaques des groupes
djihadistes, quelque 2 millions de
personnes sont déplacées à l’inté-
rieur du pays, des milliers sont ré-
fugiées dans les pays voisins, et les
violences – qui ont fait au moins
16 000 morts depuis 2015 selon
l’ONG Acled – ne diminuent pas.
Le 5 novembre, un massacre a
encore été signalé dans le village
de Zaongo, dans le Centre-Nord,
qui a fait au moins 70 victimes,
« essentiellement des enfants et
des personnes âgées », selon le
procureur du Burkina Faso. Les
« auteurs des atrocités demeurent
La veille au soir, sentant la vic-
toire approcher, l’armée malienne
avait indiqué que « les dernières
poches de résistances des groupes
armés terroristes tombent les unes
après les autres. Les FAMa [Forces
armées maliennes] continuent de
débusquer les terroristes aux
abords de la ville de Kidal ». Les sol-
dats maliens, épaulés par des pa-
ramilitaires russes, arrivés depuis
décembre 2021 sous l’étiquette du
groupe de mercenaires Wagner,
n’étaient alors qu’à une quinzaine
de kilomètres de la ville.
Nouvelles alliances décisives
Selon un fin connaisseur des lieux,
leur entrée à Kidal, fief des quatre
rébellions touareg depuis l’indé-
pendance en 1960, et symbole
d’insoumission au pouvoir cen-
tral de Bamako, a été notamment
rendue possible par les bombarde-
ments répétés des drones : des
Bayraktar TB2, de fabrication tur-
que, qui ont commencé à opérer
dans la nuit du 3 au 4 novembre.
Les nouveaux équipements,
achetés par le Mali et les nouvel-
les alliances nouées par la junte
Le capitaine Ibrahim Traoré, à son arrivée à Saint-Pétersbourg, le 25 juillet. VALENTIN YEGORSHIN/TASS HOST PHOTO AGENCY/AFP
inconnus », reconnaissait-il, lundi
13 novembre. Des soldats burki-
nabés, ainsi que des VDP, ont, eux
aussi, été impliqués dans des tue-
ries ces derniers mois, sans ja-
mais être traduits en justice.
Dans ce contexte, plusieurs alliés
historiques du Burkina Faso ont
refusé de coopérer militairement
avec Ibrahim Traoré. En janvier, la
Côte d’Ivoire avait accepté de livrer
un millier de kalachnikovs, des
pick-up et des munitions à son
voisin. « Dans un premier temps,
nous avons joué la carte de la coo-
pération face au péril terroriste qui
nous menace tous, reconnaît sous
le couvert d’anonymat un minis-
tre ivoirien, mais nous ne le refe-
rons plus. Ibrahim Traoré n’est pas
un partenaire fiable. »
Auparavant, Ibrahim Traoré
avait fait appel à la France, qui
avait refusé de lui fournir des ar-
mes. C’est à la suite de cette fin de
non-recevoir que le Burkina Faso
avait demandé le départ de l’am-
bassadeur de France, Luc Hallade,
semblent avoir été décisifs, alors
qu’une précédente tentative de
reconquête, en 2014, avait tourné
au fiasco. Le départ des casques
bleus de la mission des Nations
unies de leur base le 31 octobre,
sommés de quitter l’ensemble du
territoire par les autorités de tran-
sition avant la fin de l’année, avait
au préalable préparé le terrain
pour un affrontement entre les
forces gouvernementales et les
rebelles du Cadre stratégique per-
manent pour la paix, la sécurité et
le développement (CSP-PSD).
Ces derniers, qui tenaient la ville
et avaient pour eux la maîtrise de
l’environnement, n’ont finale-
Nul doute que
cette victoire
sera un atout
pour le président
de la transition,
le colonel
Assimi Goïta
et celui des forces spéciales fran-
çaises de l’opération « Sabre » dé-
ployées dans le pays.
Désormais, le jeune capitaine
fait ouvertement le choix de mar-
cher sur les pas d’Assimi Goïta, à la
tête du Mali voisin, avec lequel il a
constitué une « Alliance des Etats
du Sahel » aux côtés des putschis-
tes nigériens, menacés par une
intervention militaire des pays de
la région, lors de leur prise de
pouvoir fin juillet.
Campagnes de propagande
Au Mali, les 1 600 supplétifs du
groupe de mercenaires russes
Wagner déployés depuis décem-
bre 2021 sont engagés dans les
combats auprès de l’armée ma-
lienne, notamment ces derniers
jours pour reprendre Kidal aux re-
belles du Cadre stratégique per-
manent pour la paix, la sécurité et
le développement.
Cette nouvelle alliance permet à
la Russie d’affermir son influence
en Afrique, où elle continue d’être
ment pas été en mesure de résis-
ter. Les insurgés, en grande majo-
rité des Touareg, ont abandonné
Kidal, mardi, sans combattre,
pour se replier plus au nord. Ils
laissent derrière eux une ville fan-
tôme, déjà largement désertée par
sa population civile dispersée en-
tre des camps de déplacés impro-
visés à proximité de la frontière
algérienne et des campements de
brousse au milieu du désert.
« Lourdes pertes »
Faute de réseau téléphonique – ce-
lui-ci a été coupé vendredi par les
rebelles en prévision de l’offen-
sive – et devant le peu d’observa-
teurs indépendants sur place,
aucun réel bilan humain des com-
bats n’était encore possible mardi
en fin de journée, même si le chef
de la junte assure que de « lourdes
pertes » ont été infligées à l’en-
nemi. Les jours précédents, le CSP-
PSD avait publié sur les réseaux
sociaux des photos d’enfants pré-
sentés comme des victimes des
bombardements.
La reprise de Kidal constitue as-
surément une victoire person-
Plusieurs alliés
historiques du
pays ont refusé
de coopérer
militairement
avec le capitaine
Traoré, chef
de la junte
engagée en dépit de la mort du
patron de Wagner, Evgueni Prigo-
jine, en août. Elle y multiplie les
campagnes de propagande et les
tentatives de rapprochement
avec certains régimes ou acteurs
politiques. Fondé sur un échange
entre une offre sécuritaire et l’ex-
ploitation des ressources miniè-
res, ce partenariat devrait aussi
apporter à Ibrahim Traoré un bé-
néfice précieux : sa sécurité per-
sonnelle, à l’image de celle assu-
rée par Wagner auprès du prési-
nelle pour le colonel Assimi
Goïta. Arrivé au pouvoir avec un
agenda souverainiste et sur une
promesse de reconquête des ter-
ritoires perdus, celui-ci va pou-
voir se targuer d’avoir rempli son
engagement auprès du peuple
malien – dont l’orgueil national a
été blessé par plus d’une décennie
d’effondrement de l’Etat, les vel-
léités séparatistes des rebelles et
la présence de forces internatio-
nales, françaises.
Dans la perspective de la future
élection présidentielle, dont la
date demeure inconnue, nul
doute que cette victoire sera un
atout pour le président de la tran-
sition qui, depuis le renversement
d’Ibrahim Boubacar Keïta en
août 2020, s’emploie à transfor-
mer sa position de chef putschiste
en président élu. Les célébrations
constatées, mardi après-midi, sur
la place de l’Indépendance à Ba-
mako, n’ont certainement pas dû
réfréner ses ambitions.
L’autre bénéficiaire, moins at-
tendu, de cette reconquête pour-
rait être Iyad Ag Ghali, l’émir du
Groupe de soutien à l’islam et aux
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
dent Faustin-Archange Touadéra
en République centrafricaine.
Ibrahim Traoré, auteur d’un
coup d’Etat, le deuxième en
moins d’un an, qui a renversé
Paul-Henri Sandaogo Damiba,
sait que le pouvoir est fragile. En
proie à une contestation syndi-
cale grandissante, le gouverne-
ment a dit avoir déjoué une tenta-
tive de putsch, le 27 septembre, et
annonce une restructuration de
l’armée. « A certains égards, la
lutte contre le terrorisme est une
couverture pour protéger le ré-
gime. Les putschistes entendent
rester au pouvoir très longtemps »,
considère un ancien diplomate
burkinabé en exil. Des élections
pour mettre fin à la transition
doivent, selon la junte, se tenir en
juillet 2024. p
olorin maquindus
et anna sylvestre-treiner
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
musulmans. Figure de l’insurrec-
tion touareg des années
1990 avant de basculer dans le dji-
hadisme et de devenir le plus
haut représentant d’Al-Qaida
dans la région, celui-ci a toujours
entretenu une relation ambiguë
avec les chefs rebelles actuels.
Vexé de ne pas avoir été choisi
comme leur premier dirigeant
en 2012, il n’avait, en revanche,
pas rompu les liens avec ses an-
ciens alliés. Dans le contexte ac-
tuel de défaite, il pourrait tenter
de les attirer vers lui.
« A mon avis, Iyad Ag Ghali sera
le grand gagnant, car les mouve-
ments défaits ne s’exileront pas, ne
se rallieront pas à Bamako et ten-
teront de résister. Avec les exac-
tions des soldats et des mercenai-
res de Wagner, les rangs djihadis-
tes vont se renforcer », prédit un
expert de la région. Dans son pre-
mier communiqué confirmant
son départ de Kidal, le CSP-PSD a
indiqué s’être retiré de son fief
« pour des raisons stratégiques »,
tout en affirmant que « la lutte
continu[ait] ». p
cyril bensimon
8|
PLANÈTE
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

Le Mississippi envahi par le sel et la pollution

La sécheresse menace l’activité sur ce fleuve américain très industrialisé et le delta de Louisiane s’enfonce

REPORTAGE
belle chasse, venice (louisiane)
et saint-louis (missouri) -
envoyé spécial

C
omme chaque jour,
Ricky Becnel franchit la
digue qui sépare le Mis-
sissippi de sa pépinière
de citronniers et va plonger dans
l’eau son appareil électronique
pour mesurer la salinité du
fleuve : « 400 millionièmes ! Cela
monte, c’est le plus haut que j’aie
jamais eu », s’inquiète-t-il, devant
la prise d’eau de son exploitation
forte d’un million d’arbustes.
L’eau du fleuve devient salée, un
risque majeur pour cet arboricul-
teur qui utilise son eau. En cause,
la sécheresse qui sévit dans tout
le Midwest américain : le débit du
Mississippi – et de son affluent, le
Missouri –, le quatrième plus
long fleuve du monde, est de-
venu si faible que les eaux salées
du golfe du Mexique remontent
son lit. En juin, elles ont franchi
l’embouchure et se trouvent dé-
sormais à 90 kilomètres en
amont, pile au niveau de l’exploi-
tation, à Belle Chasse (Louisiane).
En cette fin octobre, elles ne sont
plus qu’à quarante kilomètres de
La Nouvelle-Orléans.
La famille de Ricky Becnel est
installée sur les bords du fleuve
depuis 1850. L’exploitation est un
petit bijou, avec des citronniers ir-
rigués, protégés de tout contact
humain pour éviter les maladies.
« Si cela augmente encore de moi-
tié, je mélangerai mon eau avec
l’eau de la ville », explique l’entre- Le fleuve Mississippi, juste avant La Nouvelle-Orléans (Louisiane), le 29 octobre. STACEY KRANITZ POUR « LE MONDE »
preneur, qui économise 1 000 dol-
lars (925 euros) par jour en pui-
sant dans le fleuve. qu’un pipeline achemine l’eau des dirigeants de l’association des de quatre à quinze fois selon les en- gouvernement fédéral mais aussi
vers les villages du sud. « Quand La
Tout un modèle maires riverains du fleuve, droits », constate Ricky Boyett, du la firme PepsiCo, grande consom-
Digue sous-marine surélevée Nouvelle-Orléans a commencé à est remis en MRCTI. C’est tout un modèle qui corps des ingénieurs, sur les bords matrice de maïs, qui cherche à ré-
La première alerte est intervenue être menacée, nous avons eu de l’at- est remis en cause. Depuis cent d’un Mississippi si bas qu’on voit duire son empreinte environne-
mi-juin, à l’embouchure, à Venice, tention, cela nous a aidés », recon-
cause. Depuis cinquante ans, le fleuve a été apparaître le sable en contrebas de mentale. « Les fermiers touchent
à l’extrême sud de la Louisiane. La naît Keith Hinkely. L’attention mé- cent cinquante transformé en autoroute fluviale la digue à La Nouvelle-Orléans. Ja- des aides qui vont de 2 à 20 dollars
station locale de traitement des diatique a suscité une mobilisa- remontant jusqu’à Minneapolis, mais le Mississippi n’a envisagé l’hectare, pour réduire le drainage,
eaux, polluées par l’eau de mer, tion du gouverneur et de l’Etat fé-
ans, le fleuve a mais aussi Pittsburgh via l’Ohio, une gestion contrainte de l’eau, utiliser moins d’engrais et intro-
est devenue inopérante et les ha- déral, ce qui a permis de financer été transformé et Chicago via l’Illinois. comme l’ont fait les Etats fronta- duire des cultures d’hiver [pour
bitants se sont vu interdire de 87,5 % des dépenses de la crise. Quelques cités ont tenté de ré- liers du Colorado, comme la Cali- fixer la terre et les nitrates] », rap-
consommer l’eau municipale. Mission accomplie ? Pas com-
en autoroute habiliter ses rives, telles que Saint- fornie et l’Arizona, tant celle-ci porte Megan Dwyer, exploitante
Le corps des ingénieurs de l’ar- plètement. On se rend à l’embou- fluviale Louis ou Baton Rouge. Mais était abondante. Chacun fait ce agricole et cadre chez Il Corn, l’as-
mée a érigé avec sa drague un bar- chure du fleuve, à Venice. Ce bout ailleurs, le fleuve est invisible, ca- qu’il veut – les Etats tributaires du sociation des producteurs de
rage sous-marin de 16 mètres, au du Mississippi, où l’on croise des ché derrière ses digues anticrue, Missouri, né dans les plateaux de maïs de l’Illinois.
fond du fleuve (l’eau salée, plus hérons et des alligators en ma- de soja desséchées. « Cette année, succession d’écluses, de zones in- Yellowstone, ont créé réserves Mais le compte n’y est pas. Pour
lourde, progresse au fond du lit du raude dans les eaux herbeuses les précipitations ont atteint envi- dustrielles, de cimenteries, d’élé- d’eau et barrages – et il n’est pas tenir l’objectif de réduction de
fleuve, qui se trouve sous le niveau entre raffineries et pétroliers, est ron 350 millimètres, contre 650 les vateurs à grain et, au sud, de raffi- prévu de changer ces pratiques. 15 % des nitrates d’ici à 2025, il fau-
de la mer). Ce fut un échec. A la fin un monde en sursis, comme en années normales. » neries. « Il s’agit du plus grand sys- Toutefois, des efforts sont faits drait, dans l’Illinois, avoir 5 mil-
de l’été, l’eau salée a franchi le bar- témoignent les maisons de va- Ce manque d’eau affecte la ré- tème de navigation du monde, pour améliorer à la marge la situa- lions d’hectares sur 22 millions en
rage, propulsant les eaux salines cances surélevées d’environ 6 mè- colte et complique l’écoulement souligne Colin Wellenkamp, di- tion. M. Wellenkamp montre les cultures hivernales. On en est à
jusqu’à Belle Chasse. Ce fut la pani- tres pour échapper à la montée du fleuve : le Mississippi est au recteur de MRCTI. On a enlevé cinq régions les plus à risque, sou- 1,5 million. En cause, selon Megan
que : La Nouvelle-Orléans mena- subite des eaux, aspirées par la plus bas. Les barges (qui achemi- 80 % des terres humides du Missis- vent aux embouchures, où l’asso- Dwyer, le fait que beaucoup de
çait d’être touchée avant la fin oc- dépression lors des ouragans. nent chacune l’équivalent de sippi depuis cent ans, et tout le ciation s’efforce de récréer les éco- terres sont louées. Les fermiers ne
tobre. Les ingénieurs ont alors su- Les touristes débarquent en ce quinze wagons de chemin de fer monde est responsable : les villes, systèmes. « Ces projets visent à pro- veulent pas dépenser à fonds
rélevé la digue sous-marine de vendredi après-midi pour des par- ou de soixante-dix camions) ne les Etats, les agriculteurs. La trans- téger les villes, à conserver l’eau, à perdu pour faire pousser, sur des
7,5 mètres supplémentaires, en ties de pêche qu’ils paient peuvent transporter que 60 % de formation de ce corridor en auto- créer des puits de fraîcheur pendant terres ne leur appartenant pas,
prenant soin de laisser au milieu 2 200 dollars la journée, sans leur cargaison habituelle vers La route a eu un coût énorme. » les grandes chaleurs et à fournir des des cultures d’hiver comme le sei-
un chenal pour le trafic maritime. compter l’essence et les pourboi- Nouvelle-Orléans, la taille des eaux plus pures, en filtrant les nutri- gle, qui ne sont pas vendables aux
Dès septembre, Keith Hinkley, le res. « La pêche est plus abondante convois est réduite pour éviter de Le delta sombre ments et en séquestrant le car- Etats-Unis. Plus au sud, du côté de
président de la paroisse de Plaque- avec l’eau salée », confie Roman s’échouer, et le coût du fret s’en- C’est l’homme, le responsable, bone », explique-t-il, chiffrant le Belle Chasse, il a été décidé de bri-
mine, à Belle Chasse, mobilise tous Tujague, en découpant un thon vole pour expédier la production renchérit Bob Criss, professeur à la puits de carbone à 165 000 tonnes. ser la digue du Mississippi pour
azimuts. Deux millions de bou- jaune de 70 kilogrammes devant vers le golfe du Mexique. « 60 % de retraite de l’université de Des programmes sont mis en que les sédiments recréent une
teilles d’eau ont été distribuées par les pélicans gourmands qui en dé- la production agricole du Midwest Washington, à Saint-Louis. Dans place pour réduire l’érosion des plaine qui perd l’équivalent d’un
les pompiers aux 2 000 habitants vorent les restes. « Mais je ne bois est exportée. Mais nous connais- son salon, il présente des graphi- exploitations agricoles et l’afflux terrain de football toutes les qua-
privés d’eau potable. Depuis, des que de l’eau en bouteille. Je n’aime sons depuis deux ans une séche- ques montrant l’amplification des de nitrates dans le golfe du Mexi- tre-vingt-dix minutes.
barges pompent l’eau encore pota- pas le goût de l’eau du robinet. » resse extrême qui a été entrecou- crues depuis les années 1940. « Les que, qui créent une zone de Arrivera-t-on à sauver le Missis-
ble du fleuve au sud de ville et font Même remarque de Bubba Anca- pée par des inondations extrêmes gens invoquent le dérèglement cli- 15 000 kilomètres carrés morte sippi et son delta ? L’exploitant de
la rotation pour alimenter les sta- lade, qui gère la marina de Venice cet hiver. Ce sont ces variabilités in- matique. En réalité, c’est avant tout faute d’oxygène au large de La citrons Ricky Becnel est convaincu
tions touchées par le sel. Des uni- et ses locations saisonnières : « Les croyables qui nous attendent avec le rétrécissement du fleuve », assu- Nouvelle-Orléans. « Nous faisons que Belle Chasse sera sauvée. Cer-
tés de désalinisation ont été gens se plaignent que l’eau des le réchauffement climatique », ob- re-t-il, en sortant une carte de de l’agriculture sans retourner les tes, mais après l’ouragan Katrina,
louées pour traiter les eaux tandis douches les démangent. » Il peste serve Jason Knouft, professeur à 1837 montrant que le lit du fleuve sols », note le fermier Ken Hart- en août 2005, il s’est empressé de
qu’on ne se soit intéressé à son l’université de Saint-Louis. a été divisé par deux au niveau de man, en montrant comment ses créer une nouvelle filiale de ci-
sort qu’à partir du moment où La La catastrophe de 2022, avec ses Saint-Louis. « Il n’y a plus d’îles, tracteurs high-tech, qui mesurent trons, près de Houston, au Texas.
Nouvelle-Orléans a été menacée. échouages et ses embouteillages plus de bancs de sable, plus de les rendements, sont guidés par « Ce fut un rappel. Nous devions li-
ÉTATS-UNIS En réalité, ce n’est pas La Nou- de barges, a été évitée. Non que le place pour les poissons, c’est juste GPS pour planter chaque graine. miter les risques », explique Ricky
Missouri velle-Orléans qui est en danger, niveau de l’eau soit plus élevé, un canal pour les barges. Plus vous Des programmes d’aides sont Becnel. Son exploitation texane
mais les 31 Etats du Midwest, qui mais, avec la hausse du dollar, la détruisez les amortisseurs natu- mis en œuvre, notamment avec le est désormais cinq fois plus grosse
Saint Louis forment le bassin du Mississippi sécheresse et les bonnes récoltes rels, moins la rivière est prévisible. » que celle de Belle Chasse.
et de ses affluents (le Missouri, au Brésil, les agriculteurs ont Dans le delta de Louisiane, le L’exode, au moins économique,
e
se

es
i
issipp

l’Ohio, l’Illinois, le Tennessee, moins utilisé les barges. Ils ont fleuve industrialisé ne charrie plus est en marche. Toutefois, le choix
Te n n
Arkansas etc.). Depuis deux ans, ils connais- aussi eu recours au stockage, au les sédiments ; les pétroliers, en « Il n’y a plus américain est fait : priorité à
Miss

sent une sécheresse sans précé-
MISSISSIPPI dent. Ainsi, 1 000 kilomètres au
La Nouvelle-
nord, au sud de Saint-Louis (Mis-
sissippi), l’agriculteur Ken Hart-
LOUISIANE Orléans man, dont la famille est installée
Baton Rouge en ces lieux depuis un siècle, nous
Venice fait visiter fièrement son exploi-
Belle Chasse
tation de 1 600 hectares. Il nous
Golfe du Mexique montre un épi de maïs dont l’ex-
100 km
trémité est rabougrie et des fèves
train et aux camions, ce qui a ré-
duit la facture, alors que les prix
avaient triplé en 2022. Il n’empê-
che, le fleuve n’est plus très fiable
économiquement avec une sé-
cheresse qui a coûté, en 2023,
25 milliards de dollars aux Etats
du corridor du Mississippi, selon
l’estimation de Brad Bark, maire
de Muscatine, dans l’Iowa, et l’un
creusant des chenaux à travers les
zones humides, ont provoqué leur
salinisation, ce qui a tué la végéta-
tion. Ces zones côtières dessé-
chées s’enfoncent et se trouvent
incapables de résister à l’érosion
provoquée par les ouragans. Le
delta sombre. « Nous nous enfon-
çons à un rythme bien plus rapide
que l’élévation du niveau de la mer,
l’économie, même s’il faut amé-
d’îles, plus de liorer la situation à la marge,
bancs de sable, comme l’assure Belinda Cons-
tant, la maire de Gretna, petite
plus de place ville jouxtant La Nouvelle-Or-
pour les léans. « Vu l’économie de notre
pays et notre situation d’exporta-
poissons » teur global, ce fleuve doit être dra-
BOB CRISS gué et être navigable. » p
professeur retraité arnaud leparmentier
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
En Argentine,
l’écologie
absente de la
présidentielle
L’ultralibéral Javier Milei affiche
un discours climatosceptique
buenos aires - correspondante
S
ur près d’une heure trente
de débat présidentiel, di-
manche 12 novembre,
l’environnement a oc-
cupé exactement vingt-deux se-
condes de temps de parole et n’a
fait l’objet d’aucune approche
thématique. Les candidats en lice
pour le second tour du scrutin,
prévu dimanche 19 novembre, le
ministre argentin de l’économie,
Sergio Massa (centre gauche), et
l’ultralibéral Javier Milei ont
confronté leur vision du pays lors
d’un duel très suivi, les sondages
les donnant au coude-à-coude.
A l’instar de leur campagne,
l’économie a largement dominé le
débat, alors que l’Argentine fait
face à une inflation asphyxiante
(143 % sur un an), un taux de pau-
vreté affectant 40 % de la popula-
tion et une dette de 45 milliards de
dollars (41,6 milliards d’euros) que
le pays doit rembourser au Fonds
monétaire international (FMI).
« Les politiques nourrissent l’idée
que sortir de la crise et réussir la
transition énergétique sont deux
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0123
objectifs antagonistes, alors que ce
sont des axes complémentaires et
qu’il faut agir au plus vite », souli-
gne Pia Marchegiani, directrice
adjointe de la Fondation de l’envi-
ronnement et des ressources na-
turelles. Elle fait référence aux
derniers travaux du Groupe d’ex-
perts intergouvernemental sur
l’évolution du climat, le GIEC, qui
appellent à réduire le pic des
émissions de gaz à effet de serre
au plus tard en 2025, afin de limi-
ter le réchauffement à 1,5 °C.
En Argentine, 31 pays émetteur
de CO2 au monde, les sujets envi-
ronnementaux sont traditionnel-
lement absents du débat politique.
Si la mobilisation progresse parmi
les activistes et les ONG de défense
de l’environnement, l’absence de
représentation politique de l’éco-
logie demeure un obstacle majeur.
Pourtant, le pays subit de plein
fouet les conséquences du dérè-
glement climatique. De 2019 à
2023, il a connu une sécheresse
historique, également alimentée
par le phénomène météorologi-
que La Niña, qui a mis à terre l’éco-
nomie de ce pays, très dépendant
© ©
RUBRIQUE IMMOBILIER
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
du secteur agricole. Soja, blé, maïs
impropres à la récolte ou jamais
semés… le manque à gagner en
matière d’exportation devrait
s’élever à 20 milliards de dollars
en 2023, soit 3 % du produit inté-
rieur brut. L’Argentine a également
connu l’été le plus chaud de son
histoire en 2023, avec des tempéra-
tures dépassant à plusieurs repri-
ses les 40 °C, à Buenos Aires en par-
ticulier. Un record qui a mis à nu
les carences des infrastructures
face aux canicules, notamment
des établissements scolaires.
Pourtant, Javier Milei affiche un
discours ouvertement climato-
sceptique. « Il existe, dans l’his-
toire de la Terre, un cycle de tempé-
ratures », avançait-il le 8 octobre,
lors d’un précédent débat prési-
dentiel, niant l’incidence des acti-
vités humaines dans les tempéra-
tures élevées observées dans le
pays. Il affirmait aussi : « Nous n’al-
lons pas adhérer à l’agenda 2030
[en référence au texte program-
matique de l’ONU, signé en 2015,
qui fixe dix-sept objectifs de déve-
loppement durable à mener à
bien d’ici à 2030]. Nous n’adhérons
pas au marxisme culturel, nous
n’adhérons pas à la décadence. »
Idéologie libertarienne
Début septembre, Javier Milei sus-
citait la polémique en défendant la
privatisation des fleuves : « Si l’eau
se fait rare, elle arrête de ne rien va-
loir et alors un commerce com-
mence, et vous allez voir comment
la pollution [des entreprises] se ter-
mine. » Un raisonnement marqué
par son idéologie libertarienne, vi-
sant à réduire l’intervention de
l’Etat à son strict minimum. Dans
sa logique, la pollution environne-
mentale serait endiguée par la
main invisible du marché.
En ce sens, il « va encore plus loin
que Donald Trump ou Jair Bolso-
naro [les anciens présidents amé-
ricain et brésilien] », souligne
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Le pays a connu
l’été le plus chaud
de son histoire,
en 2023, avec
des températures
dépassant
les 40 °C
Nicolas Gutman, politiste et éco-
nomiste chargé des questions en-
vironnementales au sein du Cen-
tre d’études économiques et socia-
les Scalabrini Ortiz. « Par ailleurs,
on sait que seul un Etat présent
peut défendre des politiques envi-
ronnementales, notamment avec
un système de régulations. »
Face à lui, Sergio Massa a dé-
fendu, lors du débat du 12 novem-
bre, « le droit à un environnement
sain », induisant un « changement
de paradigme en matière de délits
environnementaux : de trois à huit
ans de prison ferme pour celui qui
pollue des fleuves, déforeste ou dé-
truit des zones humides ». Il n’a pas
détaillé les moyens qu’il comptait
mettre en œuvre, d’autant que sa
vision économique repose sur des
secteurs à haut impact environne-
mental. Une équation politique
difficile à tenir, admettait sous le
couvert de l’anonymat une source
du gouvernement, dont fait partie
M. Massa, avant le premier tour.
La locomotive exportatrice du
pays, le secteur agricole – avec no-
tamment le soja génétiquement
modifié – s’appuie sur un recours
massif aux intrants, à commencer
par le glyphosate, un herbicide
très controversé. L’élevage est un
gros émetteur de gaz à effet de
serre. Ensemble avec l’agriculture,
ils sont les principaux responsa-
bles de la déforestation en Argen-
tine, selon l’ONG Greenpeace. A
l’instar des précédents gouverne-
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ments de gauche comme de
droite, l’équipe actuelle continue
de miser sur le gaz de schiste, une
ressource critiquée en raison de la
méthode de fracturation hydrau-
lique, nécessitant des quantités
colossales d’eau… La construction
d’un pan important d’un gazoduc
a été célébrée par le gouverne-
ment parce qu’il représente un es-
poir d’exportation « d’un volume
considérable vers la Chine, le Brésil
et l’Uruguay ».
Le secteur pétrolier est l’un des
autres grands paris du pays. L’ex-
ploration offshore, au large de
Mar del Plata, a été autorisée le
2 novembre par la Cour suprême.
« Seulement, les énergies fossiles
vont devenir de plus en plus obso-
lètes dans un monde qui se dirige
vers la transition énergétique »,
rappelle Nicolas Gutman. Car l’Ar-
gentine entend aussi prendre le
virage de la transition énergéti-
que, avec la « révolution » du li-
thium qui gît sous ses déserts de
sel. Or les experts environnemen-
taux critiquent, entre autres, les
risques de contamination chimi-
que des sols et des sources d’eau
que présente son exploitation.
« Finalement, l’Argentine ne réflé-
chit pas à son modèle productif. Il
faudrait encourager la transition
énergétique mais aussi mettre en
place des politiques d’adaptation
au dérèglement climatique, freiner
la déforestation, faire voter une loi
protégeant les zones humides, ga-
rantir la décontamination du
fleuve Riachuelo », énumère Pia
Marchegiani. Autant de dossiers
ambitieux, mais peu fructueux
électoralement, à un moment où
les Argentins souhaitent avant
tout s’extraire de la débâcle éco-
nomique. « Il est difficile d’amor-
cer une transition énergétique en
pleine crise économique, l’aide des
pays riches est indispensable », in-
siste Nicolas Gutman. p
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POLLU T I ON
Des analyses de sang
proposées aux Wallons
La région belge de la Wallonie
va proposer aux habitants
volontaires des analyses de
sang gratuites afin de mesu-
rer leur exposition à une pos-
sible contamination aux
« polluants éternels » PFAS,
a annoncé, mardi 14 novem-
bre, la ministre régionale de
l’environnement, Céline Tel-
lier. Selon une enquête de la
RTBF diffusée le 8 novembre,
de l’eau consommée entre
l’automne 2021 et le prin-
temps 2023 par des milliers
de Wallons présentait une
concentration en PFAS supé-
rieure – parfois jusqu’à six
fois – à 100 nanogrammes
par litre, le seuil cité comme
référence en Europe. – (AFP.)
T EMPÊT E C I ARAN
Les forêts bretonnes
durement touchées
La dépression Ciaran, qui
a frappé la Bretagne début
novembre, a causé des dégâts
importants dans des forêts
de l’ouest du Finistère et des
Côtes-d’Armor, avec jusqu’à
80 % d’arbres touchés dans
certains massifs publics, a
déploré, mardi 14 novembre,
l’Office national des forêts
(ONF). « Les dégâts sont extrê-
mement importants à l’ouest
d’une ligne allant de Loctudy
[Finistère] à Guingamp
[Côtes-d’Armor] », a précisé
Paul Sansot, de l’ONF. La tem-
pête de 1987 avait touché un
quart des forêts bretonnes.
« On n’est pas sur ces superfi-
cies-là aujourd’hui pour la
tempête Ciaran. Pour autant,
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massifs », a relevé Marie
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Bretagne. – (AFP.)
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 FRANCE
10 |
Immigration : un texte durci adopté au Sénat
Plusieurs mesures du projet de loi voté mardi sont dénoncées par la gauche et les associations
L
e projet de loi relatif à l’im-
migration a été adopté
par le Sénat, mardi 14 no-
vembre, à 210 voix contre
115, considérablement durci par le
gouvernement et la majorité sé-
natoriale. Soucieux de sécuriser le
vote de son texte dans un hémicy-
cle qui ne compte que quarante
élus macronistes, l’exécutif a mis
en avant le « compromis » qu’il a
bâti avec la droite et le centre, et
défendu l’« équilibre » des mesu-
res. « Fermeté contre les étrangers
délinquants, meilleures conditions
d’intégration, simplification des
procédures, voilà quel est le projet
de loi du gouvernement », a énu-
méré le ministre de l’intérieur,
Gérald Darmanin, après le vote
solennel des sénateurs.
Mais pour la gauche et les asso-
ciations, le compte n’y est pas.
Non seulement la mesure visant à
créer une régularisation de plein
droit pour certains travailleurs
sans-papiers a été réduite à une
possibilité laissée à la main des
préfets, mais le texte est devenu
un « repoussoir infâme », a tancé le
sénateur Europe Ecologie-
Les Verts des Bouches-du-Rhône
Guy Benarroche. « L’examen du
Sénat a fait sauter des digues que
nous pensions jusque-là infran-
chissables », ont alerté un ensem-
ble de trente-cinq organisations,
dont Médecins du monde ou la Li-
gue des droits de l’homme. Même
l’Unicef s’est dit « profondément
préoccupé » par les conséquences
du texte sur les enfants.
« Bascule politique »
Difficile de résumer les disposi-
tions d’une loi passée de vingt-
sept articles à une centaine. Alors
que M. Darmanin avait surtout
communiqué sur son souhait de
renforcer la « double peine » en
supprimant les protections à
l’éloignement de certains étran-
gers, comme ceux arrivés en
France avant 13 ans, « ce sont tous
les compartiments du droit des
étrangers qui sont touchés », re-
grette Anna Sibley, du Groupe
d’information et de soutien des
immigrés. « Ce texte porte la mar-
que des droites extrêmes et a inté-
gré tous les clichés possibles sur
l’immigration », appuie Pierre
Henry, président de l’association
France Fraternités.
Restriction du droit du sol pour
les enfants nés en France de pa-
rents étrangers ; suppression de
l’aide médicale d’Etat ; durcisse-
ment des conditions du regroupe-
ment familial ; restriction de l’ac-
cès aux droits sociaux ; rétablisse-
ment du délit de séjour irrégulier ;
augmentation des moyens de pla-
Les députés macronistes tentés de détricoter le projet de loi
Après les concessions du gouvernement à la droite, des élus de la majorité veulent rééquilibrer le texte lors de son examen à l’Assemblée
Q uelques heures avant
l’adoption du projet de
loi « immigration » par
le Sénat, mardi 14 no-
vembre, le porte-parole du gou-
vernement, Olivier Véran, esquis-
sait déjà la ligne de conduite de
son camp sur un texte fortement
durci par la majorité sénatoriale,
dominée par la droite : « Bien sûr
que [nos députés] auront à cœur
de revenir sur un certain nombre
de dispositions introduites par
les sénateurs », a-t-il assuré sur
France Inter.
Quotas migratoires, restriction
des modalités du regroupement
familial, suppression de l’aide mé-
dicale d’Etat (AME) au profit d’une
aide médicale d’urgence, délit de
séjour irrégulier… La droite séna-
toriale et son allié centriste ont
Le président
du groupe
Les Républicains,
Bruno Retailleau,
au Sénat,
le 6 novembre.
JULIEN MUGUET
POUR « LE MONDE »
cement en rétention des deman-
deurs d’asile ; retrait d’un titre de
séjour en cas de non-respect des
« principes de la République »…
« Ce texte marque une bascule
politique, juge Pascal Brice, prési-
dent de la Fédération des acteurs
de la solidarité, qui regroupe
870 associations et organismes. A
la fois par la nature des mesures,
leur cumul et la tonalité des débats
au Sénat, qui constituent une ma-
nière d’assumer une stigmatisa-
tion des étrangers. »
Responsable du plaidoyer au
sein de l’association Forum réfu-
giés, Laurent Delbos s’inquiète no-
tamment de la « simplification »
du contentieux en droit des étran-
gers, vantée par le gouvernement
et inspirée du rapport de la com-
mission des lois du Sénat, présidée
par le sénateur Les Républicains
(LR) du Rhône François-Noël Buf-
fet. Sous prétexte de réduire le
nombre de procédures pour sou-
lager les tribunaux administratifs,
des délais de recours sont réduits :
transformé le texte du gouverne-
ment – passé de 27 articles à près
d’une centaine –, souvent avec la
bienveillance du ministre de l’inté-
rieur, Gérald Darmanin. Au point
que les sénateurs Les Républicains
(LR) considèrent désormais que le
projet de loi est devenu le leur.
Une « provocation » aux yeux des
députés macronistes, soucieux de
rééquilibrer le texte. Alors qu’il
doit être examiné à l’Assemblée à
partir du 27 novembre en commis-
sion des lois, puis le 11 décembre
en séance, une partie d’entre eux
sont tentés de défaire l’œuvre du
Sénat. A l’instar de l’élue du Maine-
et-Loire Stella Dupont, figure de
l’aile gauche de la majorité. « Tou-
tes les mesures qui s’apparentent à
un catalogue d’extrême droite doi-
vent disparaître », tranche-t-elle.
« Ce texte
a intégré tous
les clichés
possibles sur
l’immigration »
PIERRE HENRY
président de l’association
France Fraternités
« Par exemple, pour contester une
obligation de quitter le territoire
[OQTF], un débouté du droit d’asile
n’aura plus que sept jours au lieu de
quinze. Ça rend impossible le re-
cours effectif et ça va toucher des
milliers de personnes par an », ex-
pose M. Delbos.
Le texte entérine aussi la généra-
lisation du juge unique (au lieu
d’une formation de trois juges) au
sein de la Cour nationale du droit
d’asile, qui examine les recours
des demandeurs d’asile déboutés
une première fois de leur requête.
Mais comme souvent, les visions
divergent au sein de la majorité à
l’Assemblée sur l’ampleur des mo-
difications à apporter. « Nous re-
viendrons sur la suppression de
l’AME ou encore sur le travail pour
les demandeurs d’asile. Pour
autant, ce qu’a fait le Sénat n’est pas
de nature à compromettre un ac-
cord sur le texte », soutient le dé-
puté du Val-de-Marne Mathieu Le-
fèvre, proche de M. Darmanin.
L’article 3, qui visait à créer un ti-
tre de séjour pour les travailleurs
sans papiers dans les métiers en
tension, sera au cœur des débats.
Mardi, le ministre de l’intérieur a
convié à déjeuner le président Re-
naissance de la commission des
lois à l’Assemblée, Sacha Houlié.
Le premier a rappelé au second sa
volonté de revenir sur la suppres-
Les sénateurs ont aussi supprimé
l’article du texte qui prévoyait
d’autoriser l’accès au travail de cer-
tains demandeurs d’asile. Le gou-
vernement a, en outre, fait voter
plusieurs ajouts tels que la possibi-
lité de placer en rétention un
étranger interpellé qui voudrait
demander l’asile mais présente-
rait un « risque de fuite ».
« Une fois placé en rétention,
l’étranger est soumis à une procé-
dure d’asile dégradée », explique
M. Delbos. Une décision est prise
sous quatre-vingt-seize heures
sur sa demande et, en cas de rejet,
le recours n’est pas automatique-
ment suspensif d’un éloigne-
ment. « C’est en contradiction fla-
grante avec le discours du minis-
tre, qui dit réserver la rétention
aux délinquants », déplore la di-
rectrice générale de France terre
d’asile, Delphine Rouilleault.
Le droit à la réunification fami-
liale des réfugiés est, lui aussi, gri-
gnoté par des amendements du
gouvernement : le délai pour y
sion de cet article. Au Sénat, cette
disposition décriée par la droite a
été remplacée par une mesure de
régularisation dans ces métiers
en tension à la seule discrétion du
préfet, durcissant ainsi la circu-
laire en vigueur.
Défiance à l’égard des LR
« En l’état là, la réécriture de l’arti-
cle 3 par le Sénat ne nous convainc
pas. On ne repartira pas sur la ver-
sion originelle de l’article 3, mais on
proposera une réécriture diffé-
rente », avance Ludovic Mendes,
député Renaissance de Moselle et
corapporteur du projet de loi. Le
groupe présidentiel planche sur
un amendement porté par le dé-
puté de Gironde, Florent Boudié,
qui instaurerait l’obligation pour
les préfets de délivrer un titre de
prétendre est raccourci, l’âge li-
mite des enfants pour en bénéfi-
cier passe de 19 à 18 ans, et en sont
exclues les personnes n’entrete-
nant pas des « relations suffisam-
ment stables et continues ».
Gouvernement resté silencieux
Sur proposition des sénateurs LR
et du sénateur (Reconquête !) des
Bouches-du-Rhône, Stéphane Ra-
vier, le nombre d’années de rési-
dence exigées avant de pouvoir
demander la nationalité française
est aussi passé de cinq à dix ans.
Mme Rouilleault se dit « cho-
quée » au vu du nombre d’amen-
dements sur lesquels le gouverne-
ment est resté silencieux, en se
contentant de présenter des avis
de « sagesse », c’est-à-dire ni favo-
rables ni défavorables. C’est no-
tamment le cas pour l’automati-
cité de la délivrance d’une OQTF
en cas de rejet d’une demande
d’asile, sur la suppression de l’aide
médicale d’Etat, pour l’allonge-
ment de quatre à cinq ans de la du-
séjour « métier en tension » aux
travailleurs sans papiers, sauf avis
contraire motivé (troubles à l’or-
dre public, polygamie ou non res-
pect des valeurs de la République).
Face à Sacha Houlié, figure de
proue de l’aile gauche macroniste,
M. Darmanin a soutenu le rétablis-
sement de l’article 4, supprimé
aussi par le Sénat, permettant à
certains demandeurs d’asile d’ac-
céder dès leur arrivée au marché
du travail. Le ministre de l’inté-
rieur a aussi reconnu que de nom-
breuses mesures introduites au
Sénat étaient irrecevables car sans
lien direct ou indirect avec le texte.
De quoi offrir des garanties suffi-
santes à son aile gauche pour évi-
ter tout désaveu dans l’Hémicy-
cle ? « La majorité ne doit pas tom-
ber dans le piège de ne vouloir que
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
rée du mariage avec un Français
avant qu’un étranger puisse de-
mander une carte de résident, ou
encore pour le fait de condition-
ner à cinq ans de séjour régulier
l’accès à certains droits sociaux.
Les avis du gouvernement ont
même été favorables à l’instaura-
tion de quotas annuels d’immi-
gration, au rétablissement d’un
délit de séjour irrégulier (passible
d’une amende de 3 750 euros) ou à
l’alignement de la situation des
conjoints de Français sur les con-
ditions de logement et de ressour-
ces du regroupement familial.
« L’étranger n’est vu que comme
une menace, un fraudeur », a re-
gretté en séance la sénatrice socia-
liste de Paris Marie-Pierre de
La Gontrie, tandis que le Sénat s’est
félicité d’un texte qui « pose les fon-
dations d’une stratégie migratoire
assumée ». Reste à voir si ces dispo-
sitions seront validées lors de
l’examen du projet de loi à l’As-
semblée, à partir du 11 décembre. p
julia pascual
se contenter de corriger le texte du
Sénat. Il reste des améliorations à
apporter au texte initial », note
Stella Dupont qui compte sur le
soutien d’une partie de la gauche.
Devant ces positions affirmées,
M. Darmanin n’a pas renoncé à
obtenir l’abstention d’élus LR,
voire le soutien d’une poignée de
députés de droite pour faire adop-
ter son texte. Or, chez les députés
macronistes, la défiance demeure
à l’égard des LR, jugés peu fiables.
« Vaut-il mieux un mauvais texte
voté par une majorité construite
avec la droite ou un bon texte
adopté grâce à un 49.3 ? », estime
le député MoDem du Finistère,
Erwan Balanant. Avant de résu-
mer : « C’est l’équation politique in-
soluble pour Gérald Darmanin. » p
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12 | france
MAI R I ES
L’Assemblée unanime
pour revaloriser les
secrétaires de mairie
Un tiers des secrétaires de
mairie partiront à la retraite
d’ici à huit ans, et 2 000 pos-
tes sont déjà vacants. Face
à cette pénurie, l’Assemblée
nationale a adopté, mardi
14 novembre, en première
lecture une proposition de
loi visant à revaloriser une
profession confrontée à un
manque de reconnaissance
et de visibilité. Le texte a été
adopté à l’unanimité des
150 députés votants, même
si plusieurs groupes ont
appelé à aller plus loin sur
l’avancement, la rémunéra-
tion ou la formation de
ces fonctionnaires. – (AFP.)
S AN T É
Macron dévoile
une nouvelle stratégie
pour les troubles du
neuro-développement
Lors d’un déplacement
à la nouvelle Maison de
l’autisme à Aubervilliers
(Seine-Saint-Denis), le chef de
l’Etat a dévoilé, mardi, une
nouvelle stratégie nationale
sur les troubles du neuro-dé-
veloppement (autisme, trou-
bles dys, troubles du déficit de
l’attention avec ou sans hype-
ractivité…). Les grands axes
sont : détecter systématique-
ment dès le plus jeune âge ces
handicaps invisibles, davan-
tage scolariser, former tous
les professionnels, renforcer
la recherche pour compren-
dre les causes de ces troubles.
Cette ambition s’accompagne
d’un budget revu à la hausse :
680 millions d’euros prévus
pour la période 2023-2027
contre 345 millions d’euros
entre 2018 et 2022. – (AFP.)
HORS-SÉRIE
UN MONDE FRACTURÉ
Le monde se fragmente après l’attaque terroriste menée par le Hamas contre
Israël et avec l’enlisement de la guerre Russie-Ukraine. La fracture entre
l’Occident et le reste du monde se creuse, aggravée par l’accroissement des
inégalités, le réchauffement climatique et la montée des populismes. A l’aide
de quarante infographies, d’analyses, et d’entretiens, nous dessinons une
cartographie d’un monde en tension.
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Hidalgo en Polynésie : Dati à l’offensive
La cheffe de file de l’opposition municipale demande à la justice de se « saisir » de l’affaire
T
out le monde attendait
du débridé, de l’épique,
du brutal sans doute
même, entre la majorité
municipale et l’opposition,
mardi 14 novembre, lors de la
première séance du Conseil de
Paris, dix jours après le retour
d’Anne Hidalgo de son voyage
polémique dans le Pacifique Sud.
Et tout le monde a été un peu
déçu. Même si le Conseil a été le
théâtre tragi-comique, intense
mais bref, d’un jeu de rôle
maîtrisé entre Rachida Dati,
maire du 7e arrondissement et
cheffe de file du groupe munici-
pal Les Républicains (LR), et la
maire de Paris.
Rachida Dati, au micro : « Il y a
dans votre attitude de la désinvol-
ture. Celle qui vous coûte cher
dans le cadre de votre voyage alibi
à Tahiti. On apprend encore ce
matin que vous avez bénéficié
d’un transport en hélicoptère alors
que vous faisiez croire que vous
pédaliez sur les bords de Seine. (…)
Vous êtes enfermée dans le déni. »
(applaudissements à droite)
Anne Hidalgo : « Si vous trouvez
la trace d’un hélicoptère, préve-
nez-moi. Vos insinuations… Vous
avez convoqué les journalistes
pour qu’il y ait un show. Mesda-
mes et messieurs les journalistes,
vous êtes convoqués au Dati
show ! » (vacarme à droite)
David Alphand, vice-président
du groupe LR, interrompt : « Gar-
dez votre sang-froid, madame Hi-
dalgo ! » (vacarme à gauche)
Anne Hidalgo : « Cela fait vingt
ans que les électeurs tranchent en
40
CARTES
POUR COMPRENDRE
dehors de ce que vous proposez. Et
cela fait plus de vingt ans que les
électeurs votent à gauche. » (ap-
plaudissements à gauche)
Le long déplacement d’Anne Hi-
dalgo, d’abord officiel puis privé,
du 16 octobre au 5 novembre, en
Nouvelle-Calédonie puis en Poly-
nésie, est vivement critiqué par
les élus de l’opposition, qui blâ-
ment son bilan carbone et son
coût financier. Les conditions de
ce voyage soulèvent surtout,
selon eux, des questions qu’ils es-
timent encore sans réponse : quel
est le lien avec le mandat de maire
de Paris ? Qui a précisément payé
quoi ? Pourquoi ne pas avoir com-
muniqué officiellement sur ce
voyage a priori ? Malgré des expli-
cations tâtonnantes depuis le dé-
but de l’« affaire », la maire de Pa-
ris n’est pas du tout apparue à
fleur de peau.
« Cette affaire n’est pas close »
Rachida Dati avait pourtant
sonné une première charge dans
Le Parisien, mardi matin : « Anne
Hidalgo n’a toujours pas produit
l’intégralité des justificatifs de ce
déplacement, ni le lien avec les
intérêts de Paris. Tout cela est à
l’image d’une gestion calami-
teuse de la Ville de Paris qui abou-
tit à 10 milliards de dettes. » Pour
la responsable de l’opposition
municipale, les justifications
d’Anne Hidalgo, exprimées sous
forme d’un long communiqué
de presse publié lundi 6 novem-
bre, sont en toc.
La commission de déontologie
de la Ville de Paris, qui a conclu,
« Rien d’illégal
n’a été commis
à l’occasion de
ce déplacement
loin d’être
dispendieux »
EMMANUEL GRÉGOIRE
premier adjoint socialiste
à la Mairie de Paris
vendredi 10 novembre, que le
voyage de la maire Anne Hidalgo
était « régulier » est, à ses yeux,
sans grande valeur car les neuf
membres de cette commission
sont nommés par la maire elle-
même. Et ses conclusions n’ont
qu’une force d’avis et de recom-
mandation. Dès lors, « cette
commission ne peut pas faire
preuve d’indépendance », accuse
l’ancienne garde des sceaux de
Nicolas Sarkozy, qui attaque fron-
talement, comme à son habitude.
« Cette affaire n’est pas close »,
veut croire Rachida Dati, qui
exige de « connaître l’intégralité
des dépenses engagées pour ce
déplacement ». Accusant Anne
Hidalgo de « refuser » de commu-
niquer certains documents,
l’élue LR estime que « c’est à la
justice de s’en saisir » et « de dire la
légalité de ce déplacement, pour
Anne Hidalgo et les membres de
la délégation ».
Le camp Hidalgo n’a pas tardé à
riposter. Pendant la séance du
Conseil, la maire socialiste du
La diffusion d’un film à l’Assemblée sur
l’attaque du Hamas divise les députés
La vidéo, montée par l’Etat hébreu, est jugée par certains élus
« nécessaire » alors que d’autres parlent de « propagande »
E n arrivant dans la salle des
Quatre-Colonnes, au Pa-
lais-Bourbon, le député Re-
naissance Mathieu Lefèvre est
resté un moment silencieux, le
temps que les caméras se posi-
tionnent. Le président du groupe
d’amitié France-Israël, avait orga-
nisé, mardi 14 novembre, une pro-
jection du film des massacres
commis par le Hamas le 7 octobre,
en Israël. Un « moment difficile »,
résume-t-il, dénonçant « une at-
teinte à l’humanité tout entière ».
« Je crois que ceux qui ont vu cette
vidéo ne pourront plus, pendant
un long moment, dormir en paix. »
Plusieurs dizaines de députés
ont assisté à cette projection, à
huis clos, laissant leur téléphone à
l’entrée. Personne n’a quitté la
salle en cours de projection, même
si certains ont dû parfois « baisser
les yeux ». Le film de quarante-sept
minutes, monté par les autorités
israéliennes à partir des images du
7 octobre – tirées des caméras de
surveillance, des portables des vic-
times ou de leurs bourreaux, ainsi
que des caméras embarquées
trouvées sur les commandos du
Hamas – montre « un aperçu de ce
qui s’est passé ce jour-là » dans les
kibboutz ou lors du festival de mu-
sique organisé à l’est de la bande
de Gaza : civils traqués, assassinés ;
et la liesse des assaillants. Cette vi-
déo, qui a déjà été montrée aux
parlementaires israéliens, a aussi
été visionnée à l’ONU ou par la
presse internationale.
Selon Mathieu Lefèvre, qui as-
sume un « soutien incondition-
nel » à Israël, il ne s’agissait ni
d’une « opération politique »
ni d’une « opération de communi-
cation », mais d’un moyen de ré-
sister à la « submersion informa-
tionnelle » et ainsi lutter contre
« l’oubli ». Un « moment néces-
10e arrondissement, Alexandra
Cordebard, a déploré une « tech-
nique grossière de Rachida Dati
consistant à tenter de jeter
l’opprobre sur les autres », alors
que l’ancienne ministre a elle-
même « des problèmes avec la jus-
tice ». Référence à la mise en exa-
men de l’élue LR, en juillet 2021,
dans l’enquête sur ses presta-
tions de conseil auprès de l’ex-
PDG de l’alliance Renault-Nissan,
Carlos Ghosn.
« Il faut passer à autre chose »
Au cours de ce Conseil, qui devait
notamment amorcer le débat
d’orientation budgétaire, le
déplacement surmédiatisé
d’Anne Hidalgo ne pouvait
échapper aux commentaires
politiques. Campé sur un positi-
onnement assez médian, Pierre-
Yves Bournazel, conseiller
d’opposition (Horizons) et candi-
dat déclaré à la mairie de Paris
aux prochaines élections munici-
pales de 2026, ne veut pas tomber
dans la « surenchère », mais as-
sène tout de même que, « au-delà
des considérations déontologi-
ques, ce voyage est une faute au vu
de l’actualité, dense ». « Mme Hi-
dalgo a laissé pendant trois se-
maines la ville dont elle a la
charge », alors que sa « mission
principale » est de « s’occuper des
dossiers municipaux et des Pari-
siens », poursuit-il. Avant de
conclure : « Quand on aime sa
ville, on s’en occupe. »
Pour tenter de désamorcer la
controverse, la majorité munici-
pale tient sa ligne. « On remplit
saire face à tous les relativismes »,
a-t-il estimé, dans un « contexte
où certains de nos collègues
croient utile de remettre en cause
la véracité des faits ».
« Voyeurisme malsain »
Dans son sillage, une dizaine de
députés se sont déployés, mardi
soir, dans la salle des Quatre-Co-
lonnes, pour évoquer le film qu’ils
venaient de voir, dans une am-
biance grave et électrique. Le dé-
puté apparenté Les Républicains
(LR), Meyer Habib, proche de
Benyamin Nétanyahou, a dé-
noncé, en pleurant, les crimes de
« ces barbares ». « Je ne veux pas
qu’ils voient mes larmes », a-t-il ré-
pété devant les caméras. « Je veux
que tout le monde comprenne
qu’Israël a le droit de se défendre »,
a-t-il insisté, alors qu’Emmanuel
Macron a appelé, vendredi, à un
cessez-le-feu, dénonçant les bom-
bardements sur Gaza. A l’inverse,
le député La France insoumise
(LFI) Aymeric Caron juge que ces
images ne lui ont « rien appris ».
« L’Assemblée est soumise à une
opération de propagande », dit-il,
ajoutant qu’il « faudrait aussi voir
des images de Gaza », afin d’avoir
une « vision équilibrée des choses ».
Si cette initiative n’a pas fait pas
consensus au Palais-Bourbon, elle
a également fait débat à l’exté-
rieur. « Est-ce le bon moment pour
diffuser ces images, alors que la
guerre n’est pas terminée ? N’est-ce
pas contre-productif ? », interroge
ainsi Stéphanie Courouble Share,
chercheuse associée au Institute
for the Study of Global Antisemi-
tism and Policy de New York. Si
l’historienne comprend l’initia-
tive de M. Lefèvre, visant à sensibi-
liser des « relais d’opinion », elle
met en garde contre le risque d’un
« voyeurisme malsain ». Dans une
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
une baignoire avec une bulle de
savon. Il faut passer à autre
chose », tente de balayer Ian Bros-
sat, sénateur et conseiller (Parti
communiste) de Paris. « Rien d’il-
légal n’a été commis à l’occasion
de ce déplacement loin d’être dis-
pendieux, ajoute Emmanuel Gré-
goire, premier adjoint socialiste
de la maire de Paris. Il y a eu une
transparence totale donnée par
un communiqué de presse. Qu’il y
ait, concernant ce déplacement,
un jugement d’opportunité de la
part de l’opposition me paraît lo-
gique, mais une telle instrumen-
talisation me paraît déplacée et
dangereuse », fait-il valoir. Avant
de mettre en garde : « J’alerte les
membres de l’opposition sur un
éventuel effet boomerang. Ils
voyagent aussi beaucoup. »
Il rappelle aussi que, sur une
idée de la maire surgie la semaine
du 6 novembre, « une délibéra-
tion, qui viendra modifier le code
de déontologie de la Ville de Paris,
enjoindra les 163 conseillers de
Paris à la publication de leurs
voyages en lien avec le mandat »,
précise Emmanuel Grégoire, qui
ne qualifie pas cette initiative de
« contre-attaque, mais plutôt de
rétablissement d’une injustice
puisque, ainsi, cette exigence de
transparence s’imposera à tous
avec la même rigueur ». Il annonce
enfin l’éventuelle publication,
d’ici au début de l’année 2024, des
voyages de la maire de Paris.
« C’est la commission de déontolo-
gie de la Ville qui mettra cette dis-
position en place. » p
laurent telo
tribune publiée dans Le Monde
mardi, l’historien Christian Delage
s’interroge, lui aussi, sur le sens de
cette démarche, « menée sans en-
cadrement analytique » qui aurait
été pourtant utile « pour transfor-
mer [la] vision en un travail de
connaissance et de mémoire ».
« Sans quoi, prévient-il, seul l’effet
de sidération l’emportera. »
Semblant lui donner raison, des
députés ont refusé d’assister à la
projection. « Ce sont des images ul-
traviolentes, qui peuvent nous trau-
matiser profondément », avait pré-
venu, mardi matin, dans Media-
part, le député Renaissance Eric
Bothorel, arguant qu’on n’avait
pas eu besoin de voir la décapita-
tion de James Foley pour com-
prendre ce qu’est l’organisation
Etat islamique. « Je n’ai pas besoin
de voir pour croire », abonde le pa-
tron des députés LR, Olivier Mar-
leix, tandis que sa collègue Renais-
sance Astrid Panosyan-Bouvet n’a
pas voulu se confronter non plus à
des images « insoutenables », tout
en se disant favorable à leur diffu-
sion, « car nous assistons à un né-
gationnisme en temps réel ».
Le député LFI David Guiraud est,
en effet, accusé de « négation-
nisme » après avoir insinué, ven-
dredi lors d’une conférence à Tu-
nis, qu’Israël pouvait être à l’ori-
gine de fausses rumeurs concer-
nant le 7 octobre. « Tu es un
chien ! », lui a lancé le député non
inscrit David Habib, à l’issue de la
projection. Le premier secrétaire
du Parti socialiste, Olivier Faure,
qui n’a pas vu le film « par volonté
de ne pas soumettre la raison à
l’émotion », invite les responsables
politiques à prendre le « recul » né-
cessaire « pour continuer à parler
aux deux parties » et « donner une
chance à un processus de paix ». p
solenn de royer
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 france | 13

Macron face à la défection des chefs de parti

Après les leaders PS et LFI, le président de LR a annoncé qu’il n’irait pas à la rencontre de Saint-Denis, vendredi

L
a deuxième rencontre de
Saint-Denis, entre Emma-
nuel Macron et les chefs
de parti politique, va-t-elle
faire pschitt ? Après le refus d’Oli-
vier Faure (Parti socialiste, PS) et
de Manuel Bompard (La France in-
soumise, LFI), Eric Ciotti (Les Ré-
publicains, LR) a annoncé à son
tour, mardi 14 novembre, qu’il ne
participerait pas à la seconde édi-
tion de cet espace de dialogue
d’un nouveau type, imaginé et
mis en œuvre par Emmanuel Ma-
cron durant l’été. La surprise est
d’autant plus grande dans le camp
présidentiel que le député des Al-
pes-Maritimes avait laissé enten-
dre à l’entourage du chef de l’Etat,
il y a quelques jours, qu’il serait au
rendez-vous, prévu vendredi.
Pour justifier sa défection,
trois jours avant, le chef de file de
LR invoque l’absence d’Emmanuel
Macron à la marche contre l’anti-
sémitisme dimanche 12 novem-
bre. Une manifestation qui « de-
vait incarner par excellence l’unité
de la nation autour de nos valeurs
fondamentales », écrit-il au chef de
l’Etat. Or, « par vos propos et votre
attitude », « vous avez fragilisé
cette unité », accuse Eric Ciotti. A
ses yeux, la réunion à venir autour
du chef de l’Etat en Seine-Saint-
Denis n’est « qu’une séquence sup-
plémentaire de communication »,
dont il refuse d’être « l’alibi ».
Ne pas « tenir la chandelle »
Ce coup de théâtre intervient
alors que le projet de loi sur l’im-
migration, adopté mardi au Sénat,
sera examiné à partir du 11 dé-
cembre à l’Assemblée nationale.
Et les députés LR entendent s’y
opposer. Ils avaient initialement
posé comme « ligne rouge », pour
ne pas voter ce texte, la présence
de l’article 3, prévoyant la régulari-
sation des travailleurs sans pa-
piers dans les métiers en tension.
Alors que le ministre de l’inté-
rieur, Gérald Darmanin, a accepté
de réduire la portée de cette me-
sure, levant en partie cet obstacle
au Sénat, ils ont ensuite exigé l’or-
ganisation d’un référendum sur
l’immigration. Ce que M. Macron
se dit désormais prêt à envisager.
Dans sa lettre aux chefs de parti,
le 3 novembre, le chef de l’Etat
leur propose en effet de débattre
de l’extension du champ de l’arti-
cle 11 de la Constitution, afin de
rendre possible l’organisation
d’une telle consultation des Fran-
çais. Eric Ciotti n’a jamais ré-
pondu à cette proposition, qui va
dans son sens. Se rendre à Saint-
Denis aurait obligé le patron de
LR à traiter de ce sujet en face-à-
face avec le chef de l’Etat, qui plus
est devant témoins.
« Les rencontres de Saint-Denis
visent à faire émerger de nou-
veaux consensus sur les sujets ma-
jeurs, parmi lesquels la réforme de
notre Constitution devant con-
duire à l’élargissement du champ
du référendum », rappelle l’Ely-
sée. Le socialiste Olivier Faure ex-
pliquait d’ailleurs, le 6 novembre,
sur Public Sénat, qu’il ne partici-
perait pas à la « rencontre de
Saint-Denis » pour ne pas « tenir
la chandelle » au « deal qu’Emma-
nuel Macron veut passer avec la
droite et l’extrême droite » sur
l’immigration.
Pour éviter le piège qui lui est
tendu et ne pas se retrouver con-
traint de passer un « deal » avec le
chef de l’Etat, Eric Ciotti signifie
que cette avancée ne lui suffit
pas, disant regretter de ne pas re-
trouver, dans les points que le
chef de l’Etat souhaite évoquer
vendredi, « des sujets de préoccu-
pation majeurs comme la crise du
pouvoir d’achat ou l’insécurité qui
gangrène nos rues ». « Eric Ciotti
sait que les promesses de Macron
sont très rarement suivies de faits,
défend la députée du Doubs An-
nie Genevard, secrétaire générale
de LR. Notre proposition de ré-
forme constitutionnelle est sur la
table depuis le printemps et nous
n’avons eu pour l’instant qu’une
vague promesse de sa part d’élar-
gir le champ de l’article 11. »
« [Bardella] va
occuper tout
l’espace, Ciotti lui
fait un cadeau
somptueux »
HERVÉ MARSEILLE
patron de l’UDI
La défection de M. Ciotti est in-
tervenue au moment même où se
tenait une réunion du groupe LR à
l’Assemblée, en présence, pour la
première fois depuis le début de la
législature, de Laurent Wauquiez,
qui entend s’imposer comme le
candidat de la droite à l’élection
présidentielle. Elle a été précédée
par des propos impérieux du dé-
puté LR du Lot Aurélien Pradié,
qui fustigeait dans La Tribune Di-
manche les « rencontres de Saint-
Denis ». « La comédie a assez duré.
On est en train de se faire balader,
déclarait-il. Il ne faut pas y aller. »
Le geste du président de LR
pourrait agrandir la fracture en-
tre sénateurs et députés du parti.
Car Gérard Larcher, partisan
d’une ligne « constructive », et qui
n’a pas été averti par M. Ciotti de
sa décision, participera à la ren-
contre de Saint-Denis en tant que
président du Sénat. Une caution
précieuse pour le chef de l’Etat.
Sauf nouveau coup de théâtre,
Emmanuel Macron se retrouvera,
vendredi, dans l’ancienne abbaye
royale, face à trois opposants au
lieu de six : Marine Tondelier (Eu-
rope Ecologie-Les Verts), Fabien
Roussel (Parti communiste) et Jor-
dan Bardella (Rassemblement na-
tional). Ce dernier « va occuper
tout l’espace, Ciotti lui fait un ca-
deau somptueux », regrette le pa-
tron de l’UDI, Hervé Marseille. Qui
sera, lui, bien présent, parce que
« le minimum minimorum, dans
un pays traversé par de fortes frac-
tures, c’est d’accepter de discuter
quand le président vous invite ». p
nathalie segaunes

L’exécutif pressé de
chiffrer la fraude fiscale
La Cour des comptes note que la France
ne dispose d’aucune évaluation rigoureuse

L e chiffre enflamme souvent

les débats politiques, mais
reste à ce jour impossible à
confirmer ou à infirmer, assure-
t-on à la Cour des comptes. Le
montant de la fraude fiscale, es-
timé entre 60 et 80 milliards
d’euros par an (jusqu’à 100 mil-
liards selon les chiffres du syndi-
cat Solidaires Finances publi-
ques), indissociable du sujet du
consentement à l’impôt, doit ur-
gemment être estimé par le gou-
vernement, presse un rapport de
l’institution financière. Intitulé
« La détection de la fraude fiscale
des particuliers » et ne portant pas
sur les entreprises, ce travail d’une
centaine de pages déplore d’em-
blée : « Contrairement à de nom-
breux pays, la France ne dispose
d’aucune évaluation rigoureuse de
la fraude fiscale. »
Les taxes prélevées auprès des
particuliers – impôt sur le revenu,
impôt sur la fortune immobilière
(successeur de l’ISF depuis 2018),
droits de successions, taxe fon-
cière ou encore taxe d’habitation –
ont rapporté plus de 160 milliards
d’euros en 2022, soit 30 % des re-
cettes fiscales (Etat et collectivités
confondus), indique le rapport.
Mais la France n’effectue pas de
contrôle sur la base d’échantillons
aléatoires, ce qui empêche de dé-
duire statistiquement un mon-
tant global de fraude à partir des
sommes recouvrées. Le seul mon-
tant connu est celui réclamé par le
fisc après contrôle, soit, toutes
fraudes fiscales confondues,
14,6 milliards d’euros en 2022
(1,2 milliard de plus qu’en 2021).
Croisement des données
Depuis les années 2010, note la
Cour, l’administration fiscale a
certes connu une « révolution si-
lencieuse » en passant d’une logi-
que de contrôle des plus gros con-
tribuables à des techniques de
croisement de données et de re-
cours accru au renseignement fis-
cal (signalements des services ju-
diciaires, de police…). L’outil le
plus médiatisé par Bercy a notam-
ment été l’identification, depuis
deux ans, de plus de 120 000 pisci-
nes non déclarées à partir de logi-
ciels de détection du foncier.
Problème : dans un cas comme
dans l’autre, le contrôle fiscal obéit
davantage à une logique de rende-
ment, visant à remplir les caisses
de l’Etat, qu’à un souci d’évalua-
La Cour
recommande à
l’exécutif d’établir
« d’ici à fin 2024 »
une méthodologie
pour estimer la
fraude à l’impôt
sur le revenu
tion précise des montants fraudés.
Et comme, selon les pays qui la
pratiquent, l’estimation de la
fraude fiscale va de 4,5 % (en Esto-
nie) à 16,6 % (aux Etats-Unis) des
sommes en jeu, il est impossible
d’en tirer une conclusion pour la
France. On aboutirait à « une four-
chette extrêmement large puisque
comprise entre 30 et 100 milliards
d’euros tous impôts confondus, soit
entre 7 et 27 milliards pour les seuls
impôts des particuliers », calcule la
Cour. Pas de quoi savoir quelle
part de fraude est effectivement
interceptée par le fisc, « et si cette
proportion a augmenté au cours
des dernières années avec la mise
en œuvre d’outils plus puissants »,
régulièrement vantés par Bercy.
La Cour recommande à l’exécutif
d’établir « d’ici à fin 2024 », en par-
tenariat avec l’Insee, une métho-
dologie et un calendrier pour esti-
mer la fraude à l’impôt sur le re-
venu. Dans ce contexte, le plan
« fraude » annoncé début mai par
Gabriel Attal, alors ministre délé-
gué aux comptes publics, com-
porte des lacunes, estime le rap-
port. « Ce plan ambitieux ne traite
pas de la détection des irrégularités
fiscales en tant que telles », regret-
tent les magistrats. Il nécessite
d’être « prolongé » pour « remédier
aux avancées par à-coups » des
dernières années. « Il est de la res-
ponsabilité de l’administration fis-
cale d’expliquer qui elle contrôle et
pourquoi, en vertu de quels ris-
ques », conclut la Cour.
« La lutte contre toutes les fraudes
aux finances publiques est ma prio-
rité, c’est la raison pour laquelle j’ai
lancé le conseil d’évaluation des
fraudes début octobre pour évaluer
précisément combien elles nous
coûtent, a réagi le ministre délégué
aux comptes publics, Thomas Ca-
zenave. Le conseil fera un bilan de
ses travaux à l’été 2024. » p
audrey tonnelier
14 | france
PRÉCARITÉ
La pauvreté et les inégalités en hausse
Selon l’Insee, en 2021, après la crise liée au Covid-19, plus de 550 000 personnes ont basculé dans la pauvreté
L
es chiffres de l’Insee
sur la pauvreté et les
inégalités en 2021, pu-
bliés mardi 14 novem-
bre, étaient très atten-
dus. Et le constat est
clair : « Au sortir de l’épisode du
Covid-19, la pauvreté en France n’a
pas explosé, mais elle a augmenté.
Et les inégalités ont particulière-
ment progressé », résume Valérie
Albouy, cheffe du département
des ressources et des conditions
de vie des ménages de l’Insee.
En 2021, 9,1 millions de personnes
vivaient au-dessous du seuil de
pauvreté monétaire, qui s’établis-
sait à 1 158 euros par mois pour
une personne seule, soit 60 % du
revenu médian. C’est 552 000 per-
sonnes de plus qu’en 2020. Le
taux de pauvreté atteint désor-
mais 14,5 %, en progression de
0,9 point, une fois recalculés les
indicateurs des années précéden-
tes, en raison d’une refonte des
statistiques européennes.
Cette hausse de la pauvreté s’est
accompagnée d’un creusement
des inégalités. La moitié de la po-
pulation la moins aisée a vu recu-
ler son niveau de vie en euros
constants (c’est-à-dire en tenant
compte de l’inflation), après une
hausse en 2020. Ce recul est plus
marqué pour les 20 % les plus
pauvres. A l’inverse, la moitié de la
population la plus aisée a vu son
niveau de vie augmenter, avec
une hausse plus forte pour les
20 % les plus riches.
Comment expliquer ces évolu-
tions ? La redistribution n’a pas
suffi à compenser les pertes de re-
venus du travail et du chômage
des plus pauvres. « Il y a eu l’arrêt
des aides exceptionnelles liées au
Covid-19, et, dans une moindre me-
sure, le fait que les prestations so-
ciales sont revalorisées en fonction
de l’inflation de l’année précédente
et non de l’année en cours [l’infla-
UN HORS-SÉRIE
HORS-SÉRIE
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
LE MYSTÈRE DES NOMBRES PREMIERS
Depuis Euclide, les nombres premiers fascinent les mathématiciens.
Comment reconnaît-on les nombres premiers ? Combien en existe-t-il ?
Des nombres qui encore aujourd’hui conservent une partie de leur mystère,
à découvrir dans ce nouveau hors-série du Monde.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
112 PAGES - 9,99 €
tion a atteint 0,5 % en 2020 et
1,6 % en 2021], explique Valérie
Albouy, de l’Insee. S’est ajoutée la
réforme des allocations logement,
désormais calculées sur les reve-
nus en temps réel. » La moitié des
ménages plus aisés a pour sa part
bénéficié de la reprise de l’activité,
« avec des revenus du travail et du
capital plutôt dynamiques », souli-
gne la cheffe du département des
ressources et des conditions de
vie des ménages de l’Insee. Les
20 % les plus riches ont perçu des
revenus 4,45 fois supérieurs à
ceux des 20 % les plus pauvres, un
écart comparable à ceux enregis-
trés dans les années 2010 à 2012.
2 800 enfants à la rue
« On revient aux niveaux d’inégali-
tés atteints sous la présidence de
Nicolas Sarkozy, critique le député
socialiste du Calvados Arthur
Delaporte. De 2012 à 2016,
François Hollande les avait corri-
gées grâce à sa politique sociale,
puis la conjoncture s’est améliorée.
L’évolution de 2021 montre que les
politiques d’Emmanuel Macron,
notamment en matière fiscale, ont
accentué les inégalités. »
Le ministère des solidarités a ap-
pelé, lors d’un brief juste avant la
publication des indicateurs de
l’Insee, « à mettre en perspective »
la hausse du taux de pauvreté, qui
« traduit un retour au niveau
d’avant la crise sanitaire » – il est
en effet identique à celui de 2018
(14,5 %), et supérieur de seule-
ment 0,2 % à celui de 2019 (14,3 %),
après avoir été contenu sous la
barre des 14 % depuis 2012.
« Les chiffres risquent d’être en-
core plus mauvais en 2022 et
en 2023, avec une inflation qui a at-
teint jusqu’à 6 % et la nouvelle ré-
forme de l’assurance chômage »,
s’inquiète le député Arthur
Delaporte. Dans son rapport an-
nuel, également paru mardi, le
Lors d’une
distribution
de denrées
alimentaires
à Bordeaux, le
13 décembre 2022.
PHILIPPE LOPEZ/AFP
Secours catholique enregistre,
pour sa part, une aggravation de
la pauvreté en 2022, avec une
hausse de presque 10 % du nom-
bre de personnes accueillies – la
barre du million a été franchie – et
une baisse de 7,6 % de leur revenu
médian, à 538 euros, bien que 17 %
aient un emploi. Les femmes sont
en première ligne (57,5 %), et les
mères isolées surreprésentées.
D’autres signaux alertent : les as-
sociations d’aide alimentaire font
état d’un accroissement continu
des demandes depuis le début de
la crise sanitaire ; plus de 2 800 en-
fants sont à la rue à l’automne
2023, un niveau historique, mal-
gré un nombre de places d’héber-
gement d’urgence qui reste pro-
HLM : des locataires pauvres sans APL
Le bailleur social parisien RIVP tente de lutter contre le non-recours aux aides au logement
L orsque son organisme HLM
l’a contactée au mois d’avril
pour l’informer qu’elle
pourrait certainement bénéficier
d’une allocation logement, Natha-
lie (son prénom a été changé) dit
avoir été « extrêmement surprise ».
« Franchement, si mon bailleur, la
RIVP [Régie immobilière de la Ville
de Paris], n’était pas venu vers moi,
jamais je n’aurais pensé que j’y
avais droit », ajoute-t-elle.
Aujourd’hui autoentrepreneuse
dans la sphère du bien-être, la qua-
dragénaire, locataire d’un trois-
pièces de 70 mètres carrés dans le
quartier de Nation à Paris, a vu ses
revenus dégringoler en l’espace de
quelques années. « Lorsque je suis
entrée dans cet appartement,
en 2010, j’étais cadre dans une
grosse société et mère célibataire,
j’ai pu bénéficier du 1 % logement,
raconte-t-elle. Comme indépen-
dante, je gagne aujourd’hui moins
de 10 000 euros par an. » Avec ce
petit revenu, elle doit s’acquitter
d’un loyer de 800 euros par mois,
charges comprises. « Mon fils de
24 ans a un petit salaire, il participe
à certaines dépenses, et je bénéficie
d’aides familiales. On se débrouille,
c’est ric-rac, ça ne s’équilibre ja-
che de son record de l’hiver 2022-
2023 (205 000 places avaient été
ouvertes). Et le taux de personnes
en situation de privation maté-
rielle et sociale a atteint 14 %
en 2022, son plus haut niveau de-
puis 2013, selon l’Insee : « Il y a un
LES ASSOCIATIONS D’AIDE
ALIMENTAIRE FONT ÉTAT
D’UN ACCROISSEMENT
CONTINU DES DEMANDES
DEPUIS LE DÉBUT
DE LA CRISE SANITAIRE
mais, on compte tout, reconnaît-
elle. Mais je ne me sens pas spécia-
lement à plaindre. »
Lorsqu’un locataire obtient un
logement social, les organismes
HLM s’assurent pour la plupart
qu’une demande d’aide person-
nalisée au logement (APL) a bien
été faite. Si ce locataire rencontre
ensuite des difficultés à verser son
loyer, le bailleur vérifiera égale-
ment que toutes les aides sociales
ont bien été mobilisées. Mais, en
l’absence d’incident de paiement,
son éligibilité aux allocations lo-
gement – en raison d’une baisse
des ressources provoquée par une
séparation, le décès d’un conjoint,
une perte d’emploi ou le passage à
la retraite – passera inaperçue.
« Il fallait faire quelque chose »
« En tant que bailleur social, par le
biais de nos enquêtes annuelles
menées auprès des occupants,
nous disposons de leur revenu fis-
cal de référence. Nous savons par
ailleurs s’ils perçoivent l’APL et s’ils
payent leurs loyers. Nous avons
donc décidé de travailler sur ces
trois données pour identifier des
poches de non-recours », explique
Christine Laconde, directrice gé-
vrai enjeu sur les taux de pauvreté
et les inégalités en 2022, reconnaît
Valérie Albouy. Nous allons es-
sayer de publier ces chiffres cet été,
et de publier, dès 2024, des indica-
teurs avancés pour l’année 2023. »
Le gouvernement fait valoir les
mesures prises, principalement
en 2022, telles la revalorisation
anticipée des pensions de retraite
et des minima sociaux. « Les poli-
tiques actuelles (réforme de l’assu-
rance-chômage, loi “plein-emploi”,
pacte des solidarités très en deçà
des attentes) ne sont pas de nature
à contenir la hausse de la pauvreté
observée en France », regrette de
son côté dans un communiqué le
collectif Alerte, qui rassemble la
plupart des grandes associations
nérale de la RIVP, deuxième
bailleur social parisien avec plus
de 60 000 logements sociaux.
En 2022, une première expéri-
mentation sur un échantillon
d’occupants a montré qu’un mé-
nage sur cinq, parmi les plus pau-
vres du parc, ne touchait pas les
APL et continuait néanmoins de
payer son loyer. « C’est édifiant, il
fallait faire quelque chose, donc on
les a appelés et on est revenus à la
charge autant que possible », pour-
suit Mme Laconde, qui, avant de re-
joindre la RIVP, a dirigé le Samu-
social de Paris. Résultat, près de
40 % de ces ménages ciblés et éligi-
bles bénéficient désormais d’une
allocation logement, avec une aide
moyenne de 220 euros par mois.
Nathalie a été contactée dans le
cadre de la deuxième salve d’ap-
pels aux locataires. Six mois après
avoir entamé les démarches, elle a
touché ses premières APL en oc-
tobre, soit 278 euros, qui vont lui
permettre « de faire mieux face à
la hausse des prix ».
Le bailleur social a identifié plu-
sieurs causes au non-recours, no-
tamment, en premier lieu, une
méconnaissance des aides et des
plafonds de ressources. Nombre
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
de solidarité. Il demande, à l’unis-
son du Secours catholique, des
mesures structurelles pour ré-
duire la pauvreté, ainsi que trois
décisions immédiates : « L’aug-
mentation de 200 euros de la
prime de Noël pour tous les ména-
ges bénéficiaires, une anticipation
au 1er janvier [au lieu du 1er avril] de
la hausse des minima sociaux et
des allocations familiales, et le
maintien de l’aide médicale d’Etat
[supprimée en première lecture
de la loi « immigration » au Sénat]
pour continuer à soigner les per-
sonnes sans papiers précaires ». Le
ministère des solidarités répond
que les deux premières mesures
ne sont pas à l’ordre du jour. p
claire ané
de locataires pensent n’être éligi-
bles à rien, estimant que d’autres
sont davantage dans le besoin. Des
ménages éprouvent par ailleurs
des difficultés face aux procédures
administratives. D’autres, enfin,
refusent les prestations sociales.
« Ce public pauvre qui ne de-
mande pas les APL, ce sont souvent
des personnes isolées, plutôt
vieillissantes et devenues pauvres
sur le tard ; et puis des familles mo-
noparentales qui ont “lâché l’af-
faire”, cessant de se battre pour en-
tamer des démarches », résume
Christine Laconde. Le bailleur en-
tend désormais élargir sa démar-
che à une autre prestation, le mi-
nimum vieillesse, dont on estime
que le non-recours atteindrait, au
niveau national, 50 % des person-
nes seules.
Thierry Asselin, directeur des po-
litiques sociales à l’Union sociale
pour l’habitat, qui fédère les orga-
nismes HLM, salue une « initiative
intéressante » mais souligne
qu’« on ne peut pas faire peser sur
les bailleurs sociaux la responsabi-
lité du non-recours. Les bailleurs ne
peuvent pas faire le travail de l’ad-
ministration française ! » p
véronique chocron
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 france | 15

Un projet de loi contre les dérives

sectaires axé sur la santé
Chantal, 60 ans : Face à la hausse des signalements, le texte devait être présenté aux ministres mercredi

« Je me dis toujours
qu’il y a pire que moi »
Une fois ses frais fixes payés, la bénéficiaire
d’une antenne du Secours catholique de
l’Oise n’a plus que 17 euros par jour pour vivre
TÉMOIGNAGE
U n pas de plus dans la lutte
contre les dérives sectai-
res devait être franchi
mercredi 15 novembre. La secré-
taire d’Etat chargée de la citoyen-
neté et de la ville, Sabrina Agresti-
Roubache, devait présenter en
conseil des ministres un projet de
loi visant à renforcer l’arsenal lé-
gislatif existant pour combattre
les sectes. Le texte fait partie d’une
stratégie nationale de lutte contre
est, en effet, bien plus bas que le
sien – 538 euros en 2022, en baisse
un phénomène qui, d’après le
nombre de signalements reçus
d’Etat dans un communiqué. Aux
groupes à prétention religieuse
s’est ajoutée une multitude de
groupes ou d’individus qui inves-
tissent les champs de la santé, de
l’alimentation, du bien-être, mais
aussi le développement personnel,
le coaching ou la formation. » Des
situations qui auraient été favori-
sées, d’après elle, par la crise sani-
taire « avec ses périodes de confi-
nements » et « les conditions éco-
nomiques et sociales difficiles »,
lesquelles auraient aidé à « l’émer-
pourquoi le texte introduit un
nouveau délit, celui de « provoca-
tion à l’abandon ou l’abstention de
soins ou à l’adoption de pratiques
dont il est manifeste qu’elles expo-
sent la personne visée à un risque
grave ou immédiat pour sa
santé ». L’idée étant de « sanction-
ner les pratiques les plus dangereu-
ses pour la santé des personnes en
portant une attention particulière
aux pratiques en matière de bien-
être, de soins et d’alimentation ».
leur contrôle, ainsi que de leur pla-
cement sous contrôle judiciaire ».
Si le texte est présenté mercredi
en conseil des ministres, aucun
calendrier d’examen de la loi au
Parlement n’a cependant été fixé.
Outre le projet de loi, le gouver-
nement entend déployer partout
sur le territoire une stratégie de
lutte qui mise, en grande partie,
sur la prévention. Une grande
campagne d’information et de
sensibilisation sur ce sujet de-
vrait être lancée dans les pro-

C
hantal (elle ne souhaite
pas indiquer son nom),
60 ans, fines lunettes,
mèche rouge et un pier-
cing au-dessus du menton, fait
partie du million de personnes ac-
cueillies en 2022 par le Secours ca-
tholique. Comme 95 % d’entre el-
les, elle se situe en dessous du seuil
de pauvreté, fixé à 60 % du revenu
médian, soit environ 1 210 euros
par mois. Comme 17 % d’entre el-
les, elle a un emploi. Et comme les
chiffres n’y suffisent pas, Chantal a
accepté de se raconter.
« Il y a pire que moi », relativise-t-
elle autour d’un café, dans la salle
de convivialité de La Ronde du Vêt,
boutique solidaire du Secours ca-
tholique à Estrées-Saint-Denis
(Oise). Mais la vie ne lui a pas été
douce pour autant. Chantal est
une « fille de la Ddass [Direction
départementale de l’action sani-
taire et sociale]», placée à l’âge de
2 ans dans une ferme où il fallait
de 7,6 % par rapport à 2021, en te- par la mission interministérielle gence de discours qui exploitent Campagne de prévention chains mois. Avec l’objectif aussi
nant compte de l’inflation. Chan- de vigilance et de lutte contre les l’isolement et remettent en ques- Le projet de loi prévoit, par de « lutter contre les dérives sectai-
tal doit assumer 682 euros de frais dérives sectaires (Miviludes), tion la science et la crédibilité des ailleurs, d’informer les ordres res sur Internet et les réseaux so-
fixes chaque mois. Elle les liste de semble prendre de l’ampleur. autorités sanitaires ». professionnels dont dépendent ciaux, notamment par la mise en
tête, à l’euro près – 242 euros de L’institution a comptabilisé Divisé en sept articles, le projet les personnes délictueuses afin de place d’un circuit de signalements
loyer pour son logement social 4 020 saisines en 2021, soit une de loi tient compte du caractère les sanctionner aussi par ce biais. de contenus illicites ou encore
une fois déduite l’aide personnali- hausse de 36 % par rapport à 2020. omniprésent de la santé dans les Ces organisations pourraient être l’éducation à l’esprit critique »,
sée au logement, 109 d’électricité, « Les dérives sectaires ont pro- dérives sectaires. Ainsi, un quart informées par les parquets « des écrit le secrétariat d’Etat dans un
77 de mutuelle, 52 d’assurance- fondément évolué depuis de nom- des signalements à la Miviludes condamnations même non défini- communiqué. p
auto, 30 d’Internet… Il lui reste breuses années, écrit la secrétaire tournent autour de ce sujet. Voilà tives des professionnels soumis à sarah belouezzane
17 euros par jour pour tout le reste,
alimentation et essence compri-
ses, alors qu’avec l’inflation « les
prix sont devenus dingues ».
Chaque sortie et chaque rentrée
d’argent sont notées dans un ca-
hier. « Je tiens mon budget », dit-
elle fièrement. Elle attend les pro-
motions, fait durer ses dix steaks
hachés surgelés tout le mois. Elle
a renoncé au poisson et aux fruits.
Avec les quelques dizaines d’euros
gagnés au noir, elle s’offre du ta- 61%* des français estiment que leur consommation a un
bac à rouler et des parties de loto,
les dimanches. impact sur l’environnement, la planète et les gens qui y vivent.
Elle continue juste de verser les

Pourtant, 59%* ne se sentent pas coupables de

mériter son repas en s’occupant
des bêtes, et où elle a dû s’insurger,
à 12 ans, pour que sa nourrice verse
l’argent de poche qu’elle lui devait
ainsi qu’à ses frères et sœurs.
Mariée tôt, la jeune femme a
perdu des jumeaux, élevé qua-
tre enfants. « Je ne voulais pas
qu’ils aillent en nourrice, j’avais
peur qu’il leur arrive des choses »,
et à l’époque, elle n’a pas imaginé
que cela grèverait un jour sa pen-
sion de retraite. Elle a aussi pris
soin de sa belle-mère, handicapée,
« cela m’a donné envie de travailler
comme aide à domicile ». Mais ces
années n’ont pas été rétribuées, ni
prises en compte pour sa retraite.
« Tant que je peux, je travaille »
A 50 ans, Chantal a appris qu’il y
avait une autre femme dans la vie
de son mari. Elle l’a quitté et a eu
un cancer du sein. Après un licen-
ciement et plusieurs années d’in-
capacité, elle a pu reprendre un
emploi, à condition de faire peu
d’heures. Elle se limite à une di-
zaine par semaine, principale-
ment auprès d’un monsieur at-
teint de la maladie d’Alzheimer.
« J’aime mon travail, mais je ne
pourrais pas faire plus. Il y a des
moments, je ne tiens pas debout. »
Elle s’accorde seulement
quinze jours de congés par an, car
cela signifie perdre une partie de
ses 1 200 euros mensuels, obtenus
en cumulant pension d’invalidité,
salaires, indemnités au titre de
son assurance prévoyance, aide au
logement, « et aussi quelques heu-
res de travail au black, parce que si
je les déclarais, ma pension dimi-
nuerait ». Et elle s’inquiète : si elle
prend sa retraite à 62 ans, elle ne
dépassera pas 826 euros par mois.
« Tant que je peux, je travaille. »
« Je me dis toujours qu’il y a pire
que moi. C’est pas bien, mais ça me
rassure », confie-t-elle à nouveau.
Le revenu médian des personnes
accueillies au Secours catholique
CHANTAL A PRIS SOIN
DE SA BELLE-MÈRE
HANDICAPÉE. DES ANNÉES
NON RÉTRIBUÉES ET NON
PRISES EN COMPTE
POUR SA RETRAITE
21 euros mensuels de son assu-
rance-obsèques – « comme ça,
mes enfants ne paieront pas ». En
revanche, elle n’a pas les moyens consommer des produits/services la catégorie
de se payer un dentier, alors que
les treize dents qui lui restent – un
a un impact négatif (fortes émissions carbone).
Et seulement 39%* ont l’intention de changer
effet de sa chimiothérapie – la
font atrocement souffrir. Elle se
bourre de Doliprane bien au-delà
des doses autorisées, et désespère
de trouver un dentiste qui accep- leurs habitudes de consommation...
tera une prise en charge intégrale,
par le biais du « 100 % santé ».
« Mes enfants disent que je suis
forte, que mon ex-mari a plus be-
soin d’eux. » Elle a de la peine de
n’avoir de liens qu’avec une seule
de ses filles, avant de se repren-
dre : « Je ne suis pas à plaindre
quand même : j’ai un toit et je suis
entourée. » Le moindre aléa me-
nace pourtant de la faire sombrer.
Après être tombée malade, elle a
dû attendre un an pour percevoir
ses indemnités. Les impayés de
loyer se sont accumulés. Elle a sol-
licité le Secours catholique. « La
première fois, on se sent comme
une merde. Mais on est obligé, si-
non on tombe dans les dettes. »
Il y a peu, sa voiturette sans per-
mis est tombée en panne. L’asso-
ciation l’a aidée à payer les répara-
tions, d’autant qu’elle a perdu
deux semaines de salaire, faute de
pouvoir se rendre chez ses em-
ployeurs. Chantal sait aussi qu’elle
n’a pas droit à l’erreur. « Une fois,
j’ai fait ma déclaration pour la pen-
sion d’invalidité deux jours trop
tard. Je n’ai rien touché pendant
trois mois… » Elle a sollicité une COMMENT LES MARQUES PEUVENT REDÉFINIR
aide alimentaire, durant ces
trois mois seulement. « Je préfère LES NOUVEAUX HORIZONS DE LA CRÉATION DE VALEUR POUR DEMAIN ?
qu’ils donnent à ceux qui en ont
plus besoin. » Chantal a tant appré-
cié les bénévoles d’Estrées-Saint- Dirigeants de marques, communication, marketing, innovation et RSE,
Denis qu’elle les a rejoints en 2020.
Elle aide chaque lundi après-midi venez découvrir l’étude complète The Brand Immersion et le décryptage
à la boutique solidaire, et revient le en avant-première le 16.11.
vendredi, « pour traîner, blaguer et
donner un coup de main si besoin ».
« Au Secours [catholique], j’ai
rencontré ma famille. Cela me fait
Inscrivez-vous à ce rendez-vous des brand leaders & makers sur :
du bien, physiquement et morale- leclubdesannonceurs.com
ment. » Puis, elle nous présente en
riant « Mamie » (Jeanne), « Ma- * Étude consommateurs VALUE.S « Les plaisirs coupables » - Réalisée par Kantar Insights pour Le Club des Annonceurs dans le cadre de
man » (Nadine), sa « petite sœur » l’étude conjointe exclusive THE BRAND IMMERSION 8 - Octobre 2023 – Base 1000 répondants représentatifs de la population française.
(Conchita) et d’autres bénévoles,
elle glisse : « Contrairement à ce
que disait ma nourrice quand           
j’étais enfant, mes frères ne sont
pas devenus des taulards et je ne
suis pas devenue une putain. » p
claire ané
16 | france 0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

1 518 actes antisémites recensés, peu de condamnés

Depuis le 7 octobre, de 20 à 30 condamnations ont été prononcées. Plusieurs facteurs expliquent le décalage

L
e ministre de l’intérieur,
Gérald Darmanin, a an-
noncé, mardi 14 novem-
bre sur Europe 1, que
« 1 518 actes ou propos antisémi-
tes » avaient été recensés en
France depuis le 7 octobre, jour de
l’attaque du Hamas contre Israël.
A titre de comparaison, 436 actes
de cette nature avaient été dénom-
brés pour l’ensemble de l’année
2022, et 974 en 2004, année record
en la matière au XXIe siècle. Tags,
affiches et banderoles constituent
« 50 % » des faits recensés, les me-
naces et insultes « 22 % », l’apolo-
gie du terrorisme « 10 % », les at-
teintes aux biens « 8 % », les coups
et blessures « 2 % ». Ces actes ont
entraîné 571 interpellations.
Le ministère de la justice a indi-
qué, lundi 13 novembre, que
« 330 enquêtes » avaient été ouver-
tes depuis le 7 octobre « pour actes
antisémites ou apologie du terro-
risme ». Les magistrats du Pôle na-
tional de lutte contre la haine en li-
gne « connaissent un pic d’acti-
vité », précise le parquet de Paris,
avec, au 6 novembre, des procédu-
res lancées concernant 202 messa-
ges « à caractère antisémite ou au
soutien explicite du Hamas ».
« Entre 20 et 30 condamnations »
ont été prononcées par les tribu-
naux pour des infractions à carac-
tère antisémite, estime une source
à la chancellerie, où personne ne
peut être plus précis sur le nombre
de procès, les infractions concer-
nées, les peines prononcées.
« On a beaucoup de mal à avoir un
suivi sur la question de la judiciari-
sation », constate l’avocat Elie Kor-
chia, président du Consistoire cen-
tral, qui estime que davantage de
visibilité sur le sujet pourrait être
« utile » et avoir un effet « dissua-
sif ». Au ministère de la justice, on
souligne qu’Eric Dupond-Moretti
« encourage depuis longtemps les
parquets à communiquer sur les
peines ». Pour l’heure, il faut appe-
ler les tribunaux et effectuer une
vaste revue de presse pour recen-
ser quelques-unes des condamna-
tions déjà prononcées.
« Réponse pénale rapide »
Le 12 octobre, un homme de 56 ans
a été condamné à Paris à huit
mois de prison avec sursis pour
« menaces de mort » avec la cir-
constance aggravante, prévue à
l’article 132-76 du code pénal, que
les faits ont été commis « à raison
de l’appartenance à une religion ».
Deux jours après l’attaque du Ha-
mas, il avait appelé le 17 et déclaré :
« Il faut que les synagogues de Bas-
tille et de Saint-Paul brûlent » et
« Mort aux juifs ».
Le 14 octobre, encore à Paris, un
prévenu a été condamné à six
mois ferme et douze avec sursis. Il
avait uriné sur un mur de la Fon-
dation Rothschild, hôpital pari-
sien, en criant : « Je viendrai taguer
la façade et chier dessus, ce sera
mon mur des lamentations », ou
encore « le Hamas a eu raison ».
Le 16 octobre, toujours dans la
capitale, un homme a été con-
damné à quatre mois avec sursis
pour « menaces de mort aggra-
vées » : alors qu’il s’en prenait à
deux femmes dans une station-
service et qu’un autre homme
Un magistrat
estime qu’il est
« indéniable
qu’on assiste
à la montée
d’un phénomène
inquiétant »
était venu s’interposer, il avait me-
nacé ce dernier après avoir remar-
qué des autocollants en hébreu
sur son véhicule.
Le 19 octobre, au tribunal d’Alès
(Gard), un prévenu comparaissait
pour des messages postés sur Fa-
cebook. « Seigneur, extermine cette
sous-race maudite », avait-il no-
tamment écrit en parlant des juifs.
Quatre mois ferme à effectuer
sous bracelet électronique. Le
2 novembre, l’imam de la mos-
quée de Beaucaire (Gard), pour-
suivi pour avoir publié sur Face-
book des propos issus d’un hadith
appelant à « combattre » et « tuer »
les juifs, était condamné par le tri-
bunal de Nîmes à huit mois de pri-
son avec sursis, et une interdiction
d’exercer pendant un an.
Le 6 novembre à Avignon, une
femme de 18 ans a été condamnée
à cinq mois ferme à effectuer sous
bracelet électronique pour avoir
craché sur une kippa tombée au
sol, et adressé des insultes antisé-
mites à son propriétaire. « Mon
geste n’était pas contre les juifs
mais contre la politique israé-
lienne », s’est-elle défendue.
Après l’attaque du Hamas, le Autre explication du décalage antisémites. » Certaines, finale-
garde des sceaux avait demandé entre le nombre d’actes et les con- ment, ne le sont pas. Exemple : le
aux parquets d’apporter « une ré- damnations : la durée des procé- 20 octobre, un couple d’octogénai-
ponse pénale ferme et rapide » aux dures, plus complexes que celles, res parisiens a appelé les pompiers
actes antisémites. Les 20 à 30 con- par exemple, concernant les pour un départ de feu à la porte de
damnations semblent peu nom- émeutes après la mort de Nahel M. leur appartement. Leur entrée
breuses par rapport aux 1 518 faits le 27 juin – 1 989 condamnations était la seule à porter une mezou-
recensés. Plusieurs facteurs expli- en cinq semaines. « A l’époque, il y zah. L’incident entre dans les
quent ce décalage. avait eu une vague d’interpella- 1 518 actes recensés, mais il est peu
tions en flagrant délit, explique- probable que la justice retienne la
Des procès fixés en 2024 t-on au parquet de Paris. Là, c’est circonstance aggravante liée à la
De nombreux mis en cause jugés plutôt une vague de signalements, religion contre l’auteur, un schi-
en comparution immédiate ont et il faut chercher les auteurs. » zophrène qui s’est dénoncé et a été
demandé le renvoi de leur procès Ainsi, il a fallu deux semaines interné en psychiatrie : « Il ressort
pour préparer leur défense – et pour retrouver et interpeller les de la procédure que de l’essence
comparaître quand le phénomène huit adolescents ayant entonné avait manifestement été répandue
se sera estompé et où l’attention un chant antisémite dans le métro devant d’autres entrées », explique
médiatique sera moindre. C’est le parisien. Certains procès auront le parquet de Paris.
cas d’une femme qui, sur son lieu dans plusieurs mois, et pour « Entre ce que ressent une victime,
compte TikTok, avait ironisé à pro- de très nombreux faits – la quasi- ce que perçoit un policier qui re-
pos d’un bébé israélien retrouvé totalité des tags notamment –, il cueille sa plainte, et ce qui peut être
dans un four : elle devait être jugée n’y en aura même pas : impossible retenu pénalement à la fin, il y a
le 10 novembre, ce sera le 22. Plu- d’identifier les auteurs. parfois une différence – sans que
sieurs procès ont été fixés en 2024. Dernière explication : « Dans ses cela ne retire rien au traumatisme
Celui à Bordeaux, par exemple, chiffres, indique le parquet de Pa- vécu par la victime », indique un
d’un homme jugé pour des mena- ris, le ministère de l’intérieur magistrat parisien qui estime « in-
ces de mort sur Instagram visant compte toutes les infractions dont déniable qu’on assiste à la montée
Cyril Hanouna et Arthur. on craint, au départ, qu’elles soient d’un phénomène inquiétant »,
mais regrette, en off, un manque
de clarté dans les chiffres du mi-
nistère de l’intérieur : « On ne sait
Polémique après les propos d’un imam pas ce qu’ils comptent. » Les centai-
Une polémique a éclaté, mardi 14 novembre, après les propos nes d’étoiles de David bleues pein-
tenus sur RMC par Abdelali Mamoun, imam de la Grande Mosquée tes sur les murs d’Ile-de-France,
de Paris : « Où sont ces 1 200 actes antisémites ? J’aimerais bien qui ont suscité des réactions
qu’on les dévoile pour que nous puissions être véritablement soli- outrées mais dont le caractère an-
daires. Je ne dis pas que les chiffres sont faux mais ils ne sont pas tisémite n’est pas démontré – la
dévoilés, pas apparents. J’aurais voulu qu’on dise : “Telle synagogue piste d’une ingérence russe sem-
a été profanée, tel cimetière a été profané, tel individu de confession ble privilégiée –, ont-elles été
juive a été agressé”. » Le recteur de la Grande Mosquée s’est « inscrit comptabilisées comme tel ? Solli-
en faux » contre ces propos et a indiqué que l’imam lui avait fait cité sur ce point par Le Monde, le
part de son « regret d’avoir été très confus » et qu’il n’entendait pas ministère de l’intérieur n’a pas
remettre en cause des chiffres alarmants. Le ministre de l’intérieur souhaité répondre. p
a dénoncé les « insinuations très choquantes » de M. Mamoun. henri seckel

Prison et inéligibilité avec sursis

requises contre François Bayrou
Dans l’affaire des assistants parlementaires, le parquet estime que le
chef du MoDem a été le « décideur principal » d’un « système global »
I l a porté haut les valeurs de pro-
bité et d’exemplarité, au point
d’être un promoteur ardent du
caractère obligatoire de la peine
d’inéligibilité ; il sait à quel point ces
détournements portent atteinte
aux valeurs qu’il promeut. » Au
terme de sept heures de réquisi-
toire dans l’affaire des assistants
parlementaires d’eurodéputés du
MoDem, le parquet a requis, au
tribunal correctionnel de Paris,
mardi 14 novembre, la peine la
plus lourde à l’encontre du prési-
dent du parti, François Bayrou :
trente mois de prison avec sursis,
de 70 000 euros d’amende et trois
ans d’inéligibilité avec sursis,
pour complicité de détourne-
ment de fonds publics.
Le ministère public requiert à
l’encontre des dix autres prévenus
(six anciens eurodéputés, pour-
suivis pour détournement, et qua-
tre salariés du parti, poursuivis
pour complicité et recel) des pei-
nes allant de huit mois de prison
avec sursis à vingt mois avec sursis
pour Michel Mercier, ancien garde
des sceaux et longtemps trésorier
du parti. De lourdes amendes,
500 000 et 300 000 euros respec-
tivement, sont également requi-
ses contre le MoDem et l’UDF en
tant que personnes morales.
Pour les procureures, François
Bayrou est le « décideur principal »
d’un « système global », organisé
durant plus de dix ans. « Le
MoDem et l’UDF ont estimé que
leurs eurodéputés leur devaient
une part des financements au titre
des assistants, et ont mis en œuvre
les moyens de s’en assurer », ont-el-
les scandé, rejetant les arguments
émis par les prévenus pour justi-
fier les contrats à temps partiel ou
complet octroyés à des personnes
par ailleurs salariées du parti.
Récusant les explications avan-
cées par la défense, les procureu-
res ont décortiqué les « enchaîne-
ments de contrats » de ces assis-
tants, « tous salariés par le parti »
par ailleurs, et qui cumulaient sou-
vent un temps partiel au MoDem
et un autre en tant qu’assistants
locaux. Elles relèvent les libellés
parfois identiques des contrats
d’assistant, confiant parfois des
missions n’ayant rien à voir avec
les compétences de la personne
employée ; mais aussi les aveux de
quelques eurodéputés comme
Janelly Fourtou, qui a dit n’avoir ja-
mais rencontré deux de ses assis-
tantes, par ailleurs salariées au
sein du MoDem. Autant de points
qui, à leurs yeux, « ne trouvent leur
sens que lorsqu’on les inscrit dans le
contexte de l’emploi d’assistants fic-
tivement rattachés aux députés ».
L’accusation a également balayé
l’un des principaux arguments de
M. Bayrou et de ses conseils, qui
évoquaient son ambition de
constituer une « task force » d’as-
sistants locaux d’eurodéputés, si-
tués au siège du MoDem, à Paris,
afin de leur permettre de se coor-
donner. « Aucun élément n’objec-
tive sa réalité », estiment les pro-
cureures, qui rappellent qu’il n’y a
« aucun descriptif clair » des activi-
Le ministère
public ne porte
pas d’accusation
d’« enrichissement
personnel »,
mais insiste sur un
« enrichissement
partisan »
Avec SG, faites gr
vos idées avec nos ex
en patrim
tés de cette « task force », ni
« aucune mention » de travail con-
cret qu’elle aurait produit. « La
thèse de cette task force a été créée
de toutes pièces à l’occasion de
cette procédure », concluent-elles.
« Chantres de la probité »
Le ministère public se défend de
porter une accusation d’« enrichis-
sement personnel », mais insiste
sur un « enrichissement partisan »,
commis non, comme l’avançait
l’instruction, pour faire face à des
difficultés financières résultant
de revers électoraux, mais plutôt
pour économiser du budget dans
une « petite structure avec des
moyens limités ». Il s’agissait donc
d’un « système organisé d’allége-
ment de charges salariales » par
des moyens illicites, élaboré par
« des personnes qui se font les
chantres de la probité et de la mo-
ralisation de la vie publique ».
L’accusation insiste également
sur le caractère obligatoire de ce
système : « Le député n’est rien
sans le parti, c’est le parti qui choi-
sit ses candidats et qui les sou-
tient », et qui fait pression, le cas
échéant, pour le respect d’un « en-
gagement », pris en début de man-
dat, à consacrer une partie de ses
fonds – un tiers de l’enveloppe du
Parlement européen destinée à fi-
nancer l’embauche d’assistants
parlementaires – pour rémunérer
des personnes en réalité salariées
du parti. Les salariés, non plus,
n’ont, selon l’accusation, pas eu
d’autre choix que d’accepter lors-
que « le parti leur propose une so-
lution parlementaire pour conti-
nuer à être rémunéré ou pour gar-
der leur emploi ». Les plaidoiries
de la défense devaient avoir lieu à
partir de mercredi. p
samuel laurent
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
Consommation : le Nutri-score fait des émules
De plus en plus d’enseignes développent des notations pour évaluer l’écoresponsabilité de leurs produits
A
limentation, bricolage,
sport, électroména-
ger… les étiquetages
destinés à orienter le
choix des consommateurs vers
des produits moins nocifs pour la
santé ou la planète se multiplient.
Un nouveau secteur a rejoint
cette liste fin octobre : le marché
du jouet, qui produit pléthore
d’articles en plastique, souvent
dans des usines en Asie.
Numéro 3 de la vente de jouets
en France derrière Amazon et
E. Leclerc et première enseigne
spécialisée, avec 9,4 % du marché
en 2022 selon le panéliste Circana,
King Jouet a conçu un « jouet
score » avec l’aide d’Ecomaison,
l’éco-organisme agréé par l’Etat
pour le tri et le recyclage des ob-
jets et matériaux de la maison.
Une démarche destinée à esti-
mer « le degré d’écoresponsabilité
d’un jeu ou d’un jouet », d’après ses
matériaux de fabrication (recyclé,
recyclable, ou mixte), son embal-
lage et son origine (France, Europe
ou ailleurs), précise l’enseigne aux
380 magasins. Le groupe, installé
à Voiron (Isère), a passé au crible
1 500 références sur les 8 000 ven-
dues dans ses boutiques. Il
compte réussir à évaluer la totalité
de son offre au fil de l’eau.
Depuis lundi 23 octobre, les
400 jouets ayant obtenu une
note supérieure ou égale à 2 sur
5 font l’objet d’une signalétique
spécifique sur les étagères de ses
magasins et, sur Internet, dans
leur fiche descriptive, d’une gra-
grandir
xperts
moine.
duation sur un dégradé de cou-
leur verte. Une présentation
s’inspirant volontairement du
Nutri-score, cette échelle de nota-
tion destinée à évaluer des pro-
duits alimentaires, car elle est
« familière à l’œil des consomma-
teurs », explique Philippe Guey-
don, le directeur général de King
Jouet, pour qui « le plus dur a été
de collecter les données auprès
des fabricants ».
Jouets « made in France »
En revanche, les moins bonnes
notes seront passées sous si-
lence… « Nous ne sommes pas là
pour pointer du doigt les mauvais
élèves, nous sommes dans une dé-
marche incitative », tente M. Guey-
don. S’il espère ainsi sensibiliser
les parents, « notamment pour les
jouets de premier âge », et que son
initiative « sera reprise par d’autres
acteurs de la filière », il ne se berce
pas d’illusions. « Cela ne va pas ré-
volutionner la vente des jouets de
Noël, d’autant qu’avec un écart de
tarifs de 20 à 25 % selon le lieu de fa-
brication du jouet, il y aura tou-
jours des gens pour qui la clé d’en-
trée sera le prix. »
Le coût financier reste en effet
le premier critère de choix pour
deux tiers des parents, selon une
étude réalisée pour King Jouet
par l’institut Junior City, en octo-
bre. Néanmoins, 47 % des ache-
teurs reconnaissent porter atten-
tion au caractère écoresponsable
des jeux et des jouets, dont le
« made in France ». « Comme pour
« Le plus dur
a été de collecter
les données
auprès des
fabricants »
PHILIPPE GUEYDON
directeur général
de King Jouet
le Nutri-score, cela peut sensibili-
ser les consommateurs », espère
M. Gueydon.
Pionnier en la matière, le Nutri-
score a mis du temps à s’installer.
Sa notation reposant sur une
échelle de couleurs (du vert au
rouge) et de lettres allant de A à E,
il aide le consommateur à com-
parer les aliments en fonction de
leur teneur en sucre, gras et sel.
Ce logo nutritionnel a été choisi
par le gouvernement sur proposi-
tion du ministère de la santé, il y a
six ans, sans que le décret publié
en octobre 2017 ne lui donne de
valeur obligatoire…
Les Français ont plébiscité cette
information claire et accessible à
tous. Progressivement, plus de
400 industriels de l’agroalimen-
taire s’y sont ralliés, et les grandes
enseignes de distribution ont ac-
cepté de le faire figurer sur leurs
propres produits. Mais les oppo-
sitions restent toujours vives.
Des géants de l’agroalimentaire
comme les américains Coca-Cola,
Mars ou Mondelez, le français
Lactalis ou l’italien Ferrero, refu-
sent de l’adopter et militent pour
sa suppression.
Leur combat se déroule désor-
mais à Bruxelles, où s’affrontent
préoccupation de santé publi-
que contre intérêts du lobby
agro-industriel. La Commission
européenne avait annoncé, en
mars 2020, qu’il y aurait un logo
nutritionnel obligatoire en face
avant des produits avant la fin
2022. Mais les débats se poursui-
vent toujours. Si sept pays euro-
péens, dont le Benelux, l’Allema-
gne, l’Espagne ou la Suisse, ont
fait le choix du Nutri-score, l’Ita-
lie est en tête de file du front
d’opposition.
Dans d’autres secteurs de la con-
sommation, et faute de démarche
soutenue par la puissance publi-
que, les enseignes développent
leurs propres notations. Leroy-
Merlin a instauré, fin mars, son
« Home Index », indicateur d’im-
pact environnemental et social
des produits de bricolage, de jar-
dinage et de décoration, attri-
buant une note de A (vert) à E
(rouge) à 35 000 produits à mar-
que propre.
En mai, ManoMano, son con-
current sur Internet, lui a em-
boîté le pas avec une jauge colo-
rée de A à E pour son « score car-
bone », mesurant l’empreinte
carbone des produits vendus sur
sa plate-forme. Dans le domaine
du sport, l’enseigne Decathlon
fournit, depuis fin 2021, une
« note environnementale » allant
de A à E sur ses produits. Les con-
sommateurs y sont-ils sensibles ?
« Nous n’avons pas assez de re-
cul », souligne un porte-parole de
Leroy-Merlin.
Dans l’électroménager – où
l’étiquette énergie est obligatoire
sur les appareils neufs – et la
technologie, les clients navi-
La fin de la boîte de camembert,
histoire d’une « fake news »
Les produits sous indication géographique protégée et appellation
d’origine contrôlée ne sont pas visés par le règlement européen
U n emballement médiati-
que pour un emballage
de camembert. Depuis
quelques jours, rédactions et ré-
seaux sociaux relaient une infor-
mation qui frappe d’emblée le
consommateur français : Bruxel-
les s’apprêterait à voter un règle-
ment qui obligerait le fameux fro-
mage de Normandie à se défaire
de sa boîte en bois.
L’épouvantail bruxellois et la dé-
fense du patrimoine culinaire
français, il n’en fallait pas plus
pour enflammer les débats. Pour-
tant, l’information est fausse. Il y
a bien en discussion un projet de
règlement européen portant sur
les emballages alimentaires et la
réduction de leur impact environ-
nemental. Un texte publié il y a
un an et qui devrait être soumis
au vote des députés dans la se-
maine du 20 novembre.
Mais, pour Sébastien Breton,
secrétaire général du Conseil na-
tional des appellations d’origine
laitières (Cnaol), « le texte prévoit
que les produits sous indication
géographique protégée (IGP) et
appellation d’origine contrôlée
(AOP) soient exemptés au titre de
leur cahier des charges. Et Frédéri-
que Ries, rapporteuse princi-
pale du Parlement européen
[groupe Renew], a souligné, dans
son rapport publié en octobre,
l’importance de respecter les em-
ballages spécifiques des IGP ».
guent entre les informations éta-
blies par des enseignes, comme
le « baromètre du service après-
vente » du groupe Fnac Darty,
qui donne, depuis 2018, un
« score de durabilité des pro-
duits », et les indices nationaux,
comme celui de réparabilité, in-
troduit par la loi antigaspillage
pour une économie circulaire
(loi AGEC) de février 2020.
« Fiabiliser les labels »
Fabricants et distributeurs sont
tenus de l’afficher, depuis jan-
vier 2021 ou novembre 2022 selon
les catégories, sur huit types d’ap-
pareils (smartphones, ordina-
teurs portables, téléviseurs, lave-
linge, lave-vaisselle, aspirateurs,
tondeuses à gazon et nettoyeurs
haute-pression). Au travers d’un
décret d’application de la loi
AGEC, cette information devait
être progressivement remplacée,
à partir du 1er janvier 2024, par un
indice de durabilité, mais sa mise
en place a été reportée.
Dans l’industrie textile, qui doit
aussi répondre aux exigences de
la loi Climat et résilience de
2021 concernant l’impact envi-
ronnemental d’un vêtement, des
travaux ont démarré, encadrés
par le gouvernement qui a défini
huit critères d’évaluation pour dé-
finir un « écoscore », dont la con-
sommation d’eau pour le pro-
« Ces normes,
dictées par
les marques,
sont contrôlées
par elles »
LAETITIA VASSEUR
déléguée générale de Halte
à l’obsolescence programmée
D’ailleurs, le sujet n’a pas été
abordé lors des réunions tenues
mensuellement par le Cnaol. Son
vice-président, Eric Chevalier, af-
firme l’avoir découvert dans sa re-
vue de presse. Même surprise
pour Jean-Charles Arnaud, patron
des fromageries Arnaud, qui pro-
duit le goûteux mont-d’or sanglé
par un lien d’épicéa et blotti dans
une boîte de même bois.
Cabinet d’influence
En fait, la médiatisation a débuté
le 20 octobre, avec l’organisation
d’une visite de l’usine de la société
Lacroix à Juvigny-les-Vallées, dans
la Manche, en présence du député
de la circonscription. Ce fabricant
d’emballages produit sur ce site
des boîtes en bois à usage froma-
ger pour un chiffre d’affaires de
20 millions d’euros.
A la manœuvre, une agence de
communication qui affirme
chercher des appuis parmi les po-
litiques français et les députés
européens pour faire bouger le
texte qui, selon elle, « dans sa ver-
sion actuelle, exige que tous les
emballages mis sur le marché
soient recyclables d’ici à 2030,
obligeant l’industrie à mettre en
place une filière de recyclage ». Or,
la filière de tri n’existe pas pour le
bois et pourrait coûter cher à
mettre en place.
Officiellement, l’agence dit tra-
vailler pour cette PME qui aurait
| 17
duire ou la valorisation des ma-
tières recyclées.
Reste maintenant à savoir
comment sont fabriquées ces
notations et si ce ne sont pas
uniquement des outils de
« greenwashing » [écoblanchi-
ment]. Chez Leroy-Merlin, il est
« réalisé en interne » par les équi-
pes d’ADEO, la maison mère de
l’enseigne de bricolage. Et ce, « à
partir de critères justifiés par des
documents (rapport d’audit pour
le bois certifié…) », précise l’ensei-
gne. ManoMano travaille avec
Welow, une start-up française qui
propose une solution automati-
sée de mesure de l’empreinte car-
bone des produits.
« Même si la démarche peut
sembler positive, ces normes dic-
tées par les marques ou les ensei-
gnes sont contrôlées par elles. Le
consommateur doit donc les ap-
précier avec distance. L’idéal se-
rait que le gouvernement s’en em-
pare, qu’il en certifie la validité et
que cela s’applique à toutes les
marques, ce qui permettrait au
consommateur de comparer »,
explique Laetitia Vasseur, délé-
guée générale et cofondatrice de
l’association Halte à l’obsoles-
cence programmée.
La commission des affaires éco-
nomiques du Sénat recomman-
dait également, en juin 2022, dans
un rapport concernant les pro-
duits alimentaires, de « fiabiliser
et crédibiliser les labels », en com-
mençant par adopter « une défini-
tion officielle » pour rendre plus li-
sible l’information et s’assurer de
sa fiabilité. « Labels, scores, alléga-
tions, mentions valorisantes, in-
formations obligatoires, simple
marketing : la profusion semble
mener à la confusion », avaient
alors jugé les sénateurs. p
laurence girard
et cécile prudhomme
donc les moyens de s’offrir les
services d’un cabinet d’influence
réputé. Mais l’un des grands
clients de Lacroix n’est autre
que Lactalis, même si son nom
n’est pas cité dans le communi-
qué publié.
Or, le géant laitier a inventé, avec
sa marque Président, le camem-
bert pasteurisé. Si ce produit est
un succès commercial pour Lacta-
lis, il ne dispose pas de la pré-
cieuse AOP camembert de Nor-
mandie. Comme les autres fro-
mages industriels, il pourrait
donc ne pas être exempté des
nouvelles obligations du futur rè-
glement. Ce camembert pasteu-
risé risquerait de perdre sa boîte
en bois. La différence avec le pro-
duit AOP de Normandie apparaî-
trait alors clairement aux yeux
des consommateurs.
Reste à connaître l’issue du vote
des députés européens et leur
prise en compte des amende-
ments qui seront déposés. « Dans
les années 1990, on voulait nous
imposer du polypropylène, et nous
interdire le bois pour nos planches
d’affinage de comté. Nous avons
défendu le bois, qui est un maté-
riau merveilleux. A l’heure des ré-
seaux sociaux, avec la vitesse des
réactions, il faut savoir rester
calme », conclut M. Arnaud, con-
fiant en la pérennité du mont-d’or
dans sa boîte en bois. p
l. gi.
18 | économie & entreprise 0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

Dividendes mondiaux : un
ralentissement en trompe-l’œil
Vers un redressement progressif
de l’économie de la zone euro
L a courbe s’aplatit après des hausses soutenues, mais les
investisseurs n’ont pas encore de raison de s’inquiéter.
Les dividendes distribués par les plus grandes entrepri-
ses mondiales ont diminué de 0,9 % sur la période juillet-sep-
tembre à 421,9 milliards de dollars (388,3 milliards d’euros), se-
Bruxelles table sur une croissance de 1,2 % en 2024, après 0,6 % en 2023
lon le dernier rapport de la société de gestion d’actifs améri-
caine Janus Henderson, publié mercredi 15 novembre. bruxelles - bureau européen rait bien moins soutenue qu’aux nario s’il devait se traduire par des européen note que la hausse des
Une fois soustraits les dividendes exceptionnels et neutralisé Etats-Unis. Elle devrait être tirée ruptures d’approvisionnement. taux d’intérêt de la BCE « pourrait

O
l’impact de l’appréciation du dollar, les dividendes sont en pro- n ne peut pas dire que par la consommation des ména- « Les développements économi- peser sur l’activité économique
gression symbolique de 0,3 %. Une stabilisation, donc, après l’heure soit à la fran- ges, qui profite d’un marché du ques chez les partenaires commer- plus longtemps et plus durement
des hausses de 12 % sur janvier-mars et de 4,9 % sur avril, mais che éclaircie. Dans ses travail solide, d’une hausse des sa- ciaux de l’UE, tout particulière- qu’anticipé », en renchérissant le
qui ne reflète pas pour autant une remise en cause de la généro- prévisions publiées laires et du recul de l’inflation. ment en Chine [où la croissance coût du remboursement de la
sité des sociétés cotées envers leurs actionnaires. « Près de neuf mercredi 15 novembre, la Com- A 2,9 % dans la zone euro, la donne des signes de faiblesse de- dette des Etats, mais aussi des en-
sociétés sur dix ont augmenté ou maintenu leur dividende », mission européenne évoque une hausse des prix est en effet passée puis la crise sanitaire], pourraient treprises et des ménages.
note Charles-Henri Herrmann, directeur du développement « reprise modeste » de l’économie sous les 3 % en octobre quand, un aussi présenter des risques », ana- De ce fait, l’issue des discussions
France & Benelux de Janus Henderson. Les rares diminutions européenne, qui a échappé à la ré- an plus tôt, elle s’était envolée à lyse l’exécutif communautaire. sur la réforme du pacte de stabilité
ont, en revanche, été très importan- cession à l’hiver 2022, mais qui est 10,6 %. Il s’agit du plus bas niveau L’Allemagne, dont le modèle et de croissance, dont les règles
tes, avec à la clé un effet marqué sur aujourd’hui sur une trajectoire enregistré depuis juillet 2021. La économique reposait largement ont été, après la pandémie, sus-
LE MONTANT GLOBAL l’évolution globale. moins dynamique que celle sur baisse des prix de l’énergie, qui sur les prix bas du gaz russe et le pendues jusqu’à la fin de 2023, sera
Le géant pétrolier brésilien Petro- laquelle ses experts misaient au avaient bondi après l’invasion dynamisme de la demande chi- cruciale. Compte tenu du niveau
DEVRAIT S’ÉLEVER bras a ainsi versé 9,6 milliards de dol- sortir de l’été. Dans le même russe de l’Ukraine, le 24 fé- noise, est à la peine. En récession, de dette publique qui a explosé
À 1 630 MILLIARDS lars de moins qu’au troisième trimes-
tre 2022 et le groupe minier BHP, pre-
temps, elle évoque « la montée des
risques et des incertitudes » liée
vrier 2022, a largement contribué
à cette décrue.
elle devrait, à en croire Bruxelles,
voir son PIB se contracter de 1,1 %
partout en Europe (il devrait s’éle-
ver à 83 % du PIB en 2023 au sein de
DE DOLLARS mier distributeur de dividendes du aux « tensions géopolitiques », en 2023, avant de renouer avec l’UE), alors que les gouvernements
monde en 2021 et 2022, a réduit ses alors que la guerre en Ukraine L’Allemagne à la peine une petite croissance de 0,6 % ont multiplié les mesures de sou-
SUR L’ENSEMBLE distributions de 55 % sur un an, à dure et que le conflit entre Israël Mais le phénomène s’observe en 2024. Et quand la première tien face à la flambée des prix de
DE L’ANNÉE 4,1 milliards de dollars. Si l’on exclut
ces deux cas, les dividendes mon-
et le Hamas soulève des inquiétu-
des partout dans le monde.
aussi dans d’autres secteurs, y
compris dans l’alimentaire, alors
économie européenne souffre,
c’est tout le continent qui en pâtit.
l’énergie et au ralentissement éco-
nomique, l’enjeu est majeur.
diaux affichent une hausse de 5,3 %. Dans ce contexte, l’exécutif que la relative normalisation des D’ailleurs, en 2023, ce sont Pour la première fois, la Com-
Au-delà de BHP, le reflux des cours mondiaux des matières communautaire a, une nouvelle chaînes de production et la politi- douze pays de l’UE (l’Allemagne mission a examiné le cas de
premières a incité de nombreux producteurs de minerais à se fois, revu à la baisse ses perspecti- que monétaire restrictive de la donc, mais aussi l’Estonie, la Let- l’Ukraine, candidate à l’entrée
montrer plus prudents. Au total, les dividendes du secteur ont ves. Il anticipe une croissance de Banque centrale européenne tonie, la Lituanie, la Finlande, l’Ir- dans l’UE. Grâce à « des récoltes ex-
chuté de près de 40 % sur un an. A l’opposé, les banques ont par- 0,6 % en 2023, dans la zone euro (BCE) font sentir leurs effets. lande, le Luxembourg, les Pays- ceptionnelles et au soutien de ses
tagé avec leurs actionnaires les fruits de leur retour à une comme dans toute l’Union euro- La Commission prévoit que l’in- Bas, l’Autriche, la Suède, la Répu- partenaires internationaux », la
meilleure fortune : la remontée des taux d’intérêt leur a permis péenne (UE). En mai, il tablait sur flation devrait continuer à ralen- blique tchèque et la Pologne) qui croissance devrait y atteindre,
de distribuer quelque 6 milliards de dollars de plus au troi- une progression du produit inté- tir, pour atteindre 5,6 % en 2023 et devraient voir leur richesse natio- malgré la guerre, 4,8 % en 2023 et
sième trimestre que sur la même période de 2022. « Le secteur rieur brut (PIB) de 1,1 % au sein de 3,2 % en 2024 dans la zone euro nale se réduire. La France, elle, 3,7 % en 2024. Pour la Pologne, qui
fait désormais partie des plus gros payeurs de dividendes et cela l’union monétaire et de 1 % pour (6,5 % et 3,5 % au sein de l’UE). En- s’en sort mieux : son PIB devrait dénonce la concurrence déloyale
va continuer », dit M. Herrmann. les Vingt-Sept. Et, en septembre, il tre économies d’énergie, diversi- progresser de 0,7 % en 2023 et de des transporteurs routiers ou des
Sur ces bases, Janus Henderson n’a revu qu’en très légère avait abaissé ses prévisions à res- fication de leurs achats et recours 0,9 % en 2024. agriculteurs ukrainiens, cette per-
baisse ses prévisions pour l’année : les dividendes devraient pectivement 1 % et 0,8 %. croissant aux énergies renouvela- En définitive, l’UE a échappé à la formance devrait alimenter les
s’élever à 1 630 milliards de dollars, soit 10 milliards de moins En 2024, l’activité devrait se re- bles, les Vingt-Sept sont relative- récession, et le plan de relance récriminations. Et donner des ar-
qu’attendu il y a trois mois. Ils afficheraient ainsi une hausse de dresser progressivement, avec ment protégés d’une nouvelle européen de 750 milliards d’euros guments à ceux qui, dans l’Union,
4,4 % par rapport à 2022. Et plusieurs pays, dont les Etats-Unis, la une croissance anticipée de 1,3 % flambée des prix du gaz. mis en place pour parer aux rava- redoutent l’impact que pourrait
Chine et la France, devraient enregistrer de nouveaux records. p sur le Vieux Continent et de 1,2 % Toutefois, le conflit au Proche- ges de la pandémie n’y est pas avoir un élargissement à Kiev. p
marc angrand pour la zone euro, mais elle reste- Orient pourrait perturber ce scé- pour rien. Pour la suite, l’exécutif virginie malingre

Transition énergétique : l’eldorado

UN HORS-SÉRIE
du recyclage des batteries électriques
Les groupes Eramet et Suez ont inauguré, mardi, à Trappes, dans
les Yvelines, une usine pilote stratégique pour la filière automobile

HORS-SÉRIE

D’ abord, isoler les « mo-

dules », la partie éner-
gétique de la batterie
électrique qui contient les mé-
taux. Ensuite, les broyer et les
trier afin de recueillir ceux conte-
nant les métaux rares comme le
nickel, le lithium et le cobalt. Par
des procédés dits « hydro-métal-
lurgiques » utilisant solvants et
acides, cette poudre, appelée
« black mass », le nouvel or noir
de la transition énergétique, est
dissoute pour récupérer les sels
de ces matériaux stratégiques
afin de les réutiliser dans de nou-
velles batteries.
Voilà, résumée, une partie de
LES l’avenir électrique de la France se-
Le site francilien
est la réplique
au 1/1 000e du
thium par an », selon Julien Mas-
son, directeur de la stratégie d’Era-
met. Financé à hauteur de 80 mil-
lions d’euros par le fonds d’inno-
vation de l’Union européenne et
futur complexe par la Banque publique d’investis-
sement, le pari est de taille alors
qui doit être que le modèle industriel et écono-
construit mique du recyclage des batteries
électriques est loin d’être stabi-
à Dunkerque lisé. Les entreprises, elles, refu-
sent pour le moment de commu-
niquer le montant de leurs inves-
Ce projet est « au cœur de la tran- tissements. « Il reste quelques
sition énergétique » pour atteindre points à affiner avec les construc-
la neutralité carbone d’ici à 2050, a teurs automobiles, comme de sa-
souligné, mardi, Agnès Pannier- voir à combien ils seront prêts à
Runacher, la ministre de la transi- nous vendre les batteries à recy-
tion énergétique, venue inaugurer cler », reconnaît Sabrina Soussan,

SECRETS
lon les sociétés Eramet et Suez, qui le site. Il est tout aussi symbolique la directrice générale de Suez.
ont inauguré, mardi 14 novembre, en matière de souveraineté indus- Les volumes de recyclage ne de-
une usine pilote destinée à recy- trielle. « Il est important de ne pas vraient pas être significatifs avant

DE LA cler les batteries lithium-ion des passer d’une dépendance à une la période 2035-2050 en raison de

MYTHOLOGIE
véhicules électriques. Situé au
sein du centre de recherche et
d’innovation d’Eramet, à Trappes
(Yvelines), ce site modeste en taille
LES DIEUX NORDIQUES (800 mètres carrés) mais stratégi-
que pour la filière automobile, est
la réplique au 1/1 000e du futur
En partenariat avec
complexe de recyclage qui doit
être construit à Dunkerque (Nord)
pour une mise en service en 2027,
sous réserve d’une décision finale
d’investissement, qui doit être dé-
À LA DÉCOUVERTE DES NEUF MONDES cidée, en 2024, par Eramet.
L’objectif pour le groupe minier
français et la multinationale spé-
Dans ce nouvel hors-série Le Monde dévoile la richesse de la mythologie scandinave.
cialiste de la gestion de l’eau et
Un panthéon peuplé de dieux tels Odin, Thor, Loki, Freyr et bien d’autres qui composent des déchets est double : valoriser
avec les géants, les nains, les elfes, les nornes et les walkyries les mythes fondateurs de notre culture. les métaux stratégiques présents
dans les batteries, en promettant
un recyclage « à l’infini à plus de
90 % », et sécuriser une partie des
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX approvisionnements en terres ra-
res dont la France est très peu
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE - 124 PAGES - 10,99 € pourvue comparée à la Chine, qui
détient près de la moitié de leur
production mondiale.
autre [des énergies fossiles aux
terres rares] alors que les métaux
critiques sont désormais au cœur
de toutes les chaînes de valeur stra-
tégiques de l’économie zéro car-
bone », a ajouté la ministre.
« Vallée de la batterie »
Le futur complexe dunkerquois
prévoit deux usines. Une dite « en
amont », qui sera pilotée par Suez
et assurera le démantèlement, le
broyage et la séparation des com-
posants des batteries pour pro-
duire la black mass. Objectif de ca-
pacité de traitement : 50 000 ton-
nes de modules par an, soit l’équi-
valent de 200 000 batteries de
type NMC (nickel-manganèse-co-
balt), les plus répandues en Eu-
rope. Et une « en aval », pilotée par
Eramet, qui sera chargée d’ex-
traire et raffiner les métaux rares
dans la black mass pour produire
« 5 000 tonnes de nickel, 1 000 ton-
nes de cobalt et 5 000 tonnes de li-
la durée de vie (environ dix ans)
des batteries lithium-ion. « Il va
falloir attendre près de quinze ans
avant que les batteries soient recy-
clables », précise Christel Bories, la
dirigeante d’Eramet. En atten-
dant, le futur site de Dunkerque
travaillera à partir des rebuts de fa-
brication des quatre usines de bat-
teries qui doivent s’installer dans
le nord de la France. Car le duo Era-
met-Suez a vocation à participer à
la renaissance industrielle des
Hauts-de-France où « la vallée de
la batterie » s’apprête à accueillir
quatre opérateurs majeurs du sec-
teur et leurs usines géantes (giga-
factories) : le groupe sino-japonais
Envision AESC, à Douai, en 2024, le
taïwanais ProLogium, à Dunker-
que, en 2026, le franco-allemand
ACC qui réunit Stellantis, Merce-
des et Total, à Billy-Berclau Dou-
vrin, en 2024, et le grenoblois Ver-
kor, à Dunkerque, en 2025. p
bastien bonnefous
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
L’actrice et autrice Julie Gayet, à la Foire du livre de Brive (Corrèze), le 11 novembre. STÉPHANIE PARA/PHOTOPQR/LA MONTAGNE/MAXPPP
Les auteurs s’interrogent après
le rachat d’Hachette par Vivendi
Les écrivains présents à la Foire du livre de Brive ont dit espérer que l’emprise
idéologique de Vincent Bolloré sur les médias ne s’étende pas à l’édition
brive-la-gaillarde (corrèze)
A
u moment où le
groupe Vivendi de Vin-
cent Bolloré doit pren-
dre officiellement, fin
novembre, le contrôle d’Hachette
Livre, Jean-Baptiste Andrea, lau-
réat du prix Goncourt 2023 pour
Veiller sur elle, l’affirme sans dé-
tour : « Vincent Bolloré n’est pas
mon pote. Je n’ai aucune sympa-
thie pour ses idées. » Celui qui vient
de refuser une interview au Jour-
nal du dimanche (JDD) − lequel in-
tègre aussi Vivendi − est très heu-
reux dans sa petite maison d’édi-
tion indépendante, L’Iconoclaste.
Qu’en est-il de ses confrères, les
auteurs estampillés Hachette ? La
41e Foire du livre de Brive, achevée
dimanche 12 novembre, à Brive-
la-Gaillarde (Corrèze), s’est avérée
propice pour sonder, parmi les
400 auteurs, ceux qui publient
sous les bannières Stock, Cal-
mann-Lévy, Grasset, Fayard ou JC
Lattès (les grandes maisons de lit-
térature du groupe). Bon nombre
avaient fait le déplacement pour
dédicacer leurs derniers ouvrages.
Julie Gayet, qui signe son pre-
mier livre, Ensemble on est plus
fortes, chez Stock, prévient que
« ce sera aussi le dernier ». « Dans le
cinéma, tout le monde avait dit
que l’arrivée de Vincent Bolloré à
Canal+ ne changerait rien. » Mais
« on m’a fait comprendre [qu’en
tant qu’épouse de François Hol-
lande] il était hors de question que
je fasse partie du casting de Pour
l’honneur, de Philippe Guillard »,
cofinancé par Studio Canal, ra-
conte-t-elle.
La chaîne cryptée se défend de
tout ostracisme, assurant que l’ac-
trice joue dans sept films produits
« La question
est de savoir si
tous les sujets
pourront encore
être abordés »
JULIEN SANDREL
romancier
chez Calmann-Lévy
ou diffusés par Canal+, qui a aussi
acheté trois documentaires qu’elle
a produits. Julie Gayet affirme que
« Vincent Bolloré n’aura pas envie
de [la] publier » et qu’elle suivra
son éditrice, Sylvie Delassus, en
partance pour Albin Michel.
Le risque d’une ingérence poli-
tique, dans la lignée de la reprise
en main du JDD et de l’extrême-
droitisation de sa rédaction, tout
comme le prisme catholique re-
vendiqué par l’industriel breton,
en effraie certains. Pas tous. « Moi,
ça m’inquiète. On ne sait pas à
quelle sauce on va être mangés »,
témoigne Gaëlle Nohant (Gras-
set). Dans une profession souvent
précaire, l’autrice du Bureau
d’éclaircissement des destins sou-
haiterait des clauses contractuel-
les pour suivre son éditeur s’il
changeait de maison.
En 2022, une dizaine d’auteurs
capés de Fayard ont emboîté le pas
de Sophie de Closets, partie chez
Flammarion à la suite d’un conflit
avec Nicolas Sarkozy, adminis-
trateur de Lagardère et proche de
Vincent Bolloré. Grand reporter au
Monde, Vanessa Schneider quitte
pour sa part Grasset − parce qu’elle
« n’est pas à l’aise avec le nouvel ac-
tionnaire » − pour rejoindre Madri-
gall, holding du groupe Gallimard.
« Un monde à part »
Nombre d’écrivains sont attentis-
tes. « J’ai eu quelques inquiétudes »
liées à l’éventuelle intervention
dans la politique éditoriale, ad-
met Julien Sandrel (Calmann-
Lévy). « La question est de savoir si
tous les sujets pourront encore être
abordés. » Laurent Binet, qui a si-
gné Perspective(s) chez Grasset, se
veut « prudent et optimiste ».
Quelle sera la position d’autres
acteurs marqués à gauche chez
Hachette, comme Virginie Des-
pentes, Gaël Faye, Sorj Chalandon
ou Pierre Lemaître ? Peut-être es-
pèrent-ils servir d’alibi politique,
comme l’a été la maison La Décou-
verte (Editis), qui n’a subi aucune
censure de Vincent Bolloré.
L’édition serait-elle mieux ar-
mée contre les pressions ? La
reprise en main éditoriale
criante dans les télévisions de Vi-
vendi − du boulevard médiatique
« Le roman
est à l’abri (…)
La fiction reste
le dernier espace
de liberté »
ADÈLE BRÉAU
autrice chez JC Lattès
tracé à Eric Zemmour sur CNews
à la diffusion de messes − ne de-
vrait pas être dupliquée dans le
livre, maintient Jacques Expert,
auteur de polars chez Calmann-
Lévy. « L’édition, c’est un monde à
part. Le bousculer sera plus diffi-
cile. Personne ne pourra me dire
qu’à la fin d’une de mes histoires il
ne faudra pas assassiner un
curé… » Autrice de L’Heure des
femmes chez JC Lattès, Adèle
Bréau, journaliste chez Gala (que
Vivendi cède au Figaro), renché-
rit, en assurant que « le roman est
à l’abri [et que] la fiction reste le
dernier espace de liberté ». Mais
pour les essais et documents,
« cela peut être différent ».
Si les auteurs s’inquiètent de leur
liberté de ton, pas un ne semble
gêné à l’idée d’être rémunéré par
Vincent Bolloré. Le milliardaire
breton sera-t-il comme Rupert
Murdoch aux Etats-Unis, qui a mis
en coupe réglée ses chaînes de té-
lévision mais a laissé une liberté
de ton aux éditeurs d’HarperCol-
lins ? Selon Jacques Expert, « on ne
peut pas dire que Vincent Bolloré
ait donné une orientation de droite
aux maisons d’édition d’Editis ».
Nicolas d’Estienne d’Orves, qui
sort Arletty, un cœur libre chez
Calmann-Lévy, confirme avoir pu
écrire « des horreurs sur la messe
catholique » dans un précédent
ouvrage chez Plon (Editis). L’his-
torienne Nicole Bacharan, qui pu-
blie chez Stock mais aussi chez
Perrin (Editis) a, dans les deux
maisons, toujours été « totale-
ment libre », observe-t-elle.
A Brive, une table ronde était in-
titulée « Pourquoi rester fidèle à
son éditeur ? ». C’est « le » sujet
d’actualité. Car la relation entre
l’auteur et son éditeur dépasse la
question de la maison, aux yeux
économie & entreprise | 19
de Jean-Luc Barré. Il en parle
d’autant plus volontiers qu’il est
directeur des éditions Bouquins,
chez Editis. « Je publie avec Olivier
Nora [PDG des éditions Grasset]
et cette aventure se poursuivra
avec lui », déclare l’auteur du
premier des trois tomes de cette
monumentale biographie de
De Gaulle publiée chez Grasset.
Lien fort
La loyauté, encore. Didier Pour-
query, qui signe un deuxième
ouvrage chez Grasset, lance : « L’ar-
rivée de Bolloré me fait chier, mais
je reste fidèle à mon éditeur, Chris-
tophe Bataille, tant qu’il est là. »
Même cri du cœur d’Olivia Elkaim,
chez Stock : « Je fais confiance à
Manuel Carcassonne [à la tête de
Stock] depuis 2008 pour préserver
ma possibilité d’écrire et mes inté-
rêts d’autrice. S’il devait partir, je le
suivrais. » Loyauté contrainte, par-
fois : « Je serais très tenté d’adopter
une posture très radicale », lance
de son côté Cédric Sapin-Defour,
signataire du best-seller Son odeur
après la pluie, avant de se raviser
pour jurer, lui aussi, fidélité à
Manuel Carcassonne. « C’est lui qui
a les mains dans le cambouis. Tant
qu’il est là, je reste. »
Vivant à Los Angeles depuis
vingt ans, Alain Mabanckou le
confirme : « La seule personne que
je vois quand je signe chez Fayard
ou au Seuil, c’est un éditeur. » Ce
lien semble encore plus fort pour
les primo-romanciers, comme Ju-
lie Héraclès. Elle se dit « attachée à
cette maison [JC Lattès] qui [lui] a
donné [sa] chance pour Vous ne
connaissez rien de moi », même si
elle aussi « attend de voir ».
Dans les travées de la foire, on
trouve également ceux qui « se fi-
chent de savoir si le capital est dé-
tenu par X, Y ou Z », à l’instar de
l’avocat Bertrand Périer, lequel
écrit sur la prise de parole en pu-
blic chez JC Lattès. Et qui, au risque
de passer « pour le béotien de ser-
vice », ne savait pas que Vivendi
prenait le contrôle d’Hachette. La
tête dans le cinéma, Dominique
Besnehard reconnaît aussi igno-
rer que Calmann-Lévy, qui le pu-
blie, change d’actionnaire. p
nicole vulser
En difficulté financière,
Alstom va supprimer
1 500 emplois
Le numéro deux de la construction ferroviaire
traverse une grave crise de trésorerie
L e carnet de commandes n’a
jamais été aussi bien rem-
pli, les pays riches ou émer-
gents aussi demandeurs et le rôle
du train aussi crucial pour décar-
boner les transports dans un
monde où la mobilité et l’urbani-
sation progressent toujours. Et
pourtant… Alstom, nu-
méro deux mondial du secteur
derrière le chinois CRRC, traverse
une grave crise de trésorerie et
peine à exécuter en temps et en
heure ses contrats, notamment
ceux repris lors du rachat de son
concurrent canadien Bombardier
Transport, en 2021.
Le groupe a annoncé, mercredi
15 novembre, un résultat net part
du groupe de seulement 1 million
d’euros au premier semestre de
son exercice décalé (d’avril 2023 à
mars 2024) et deux initiatives ma-
jeures. Sur la gouvernance,
d’abord. A l’issue de l’assemblée
générale de juillet 2024, Philippe
Petitcolin, ex-directeur général de
Safran, deviendra président et le
PDG actuel, Henri Poupart-La-
farge, directeur général. Sur le re-
dressement du bilan, ensuite. Un
plan de réduction des coûts a été
annoncé : il prévoit la suppression
de 1 500 emplois équivalent temps
plein, « soit 10 % des fonctions com-
merciales et administratives ».
Le groupe prévoit aussi des ces-
sions d’actifs et une possible aug-
mentation de capital « avec droit
de préemption pour les actionnai-
res ». Les analystes de J.P. Morgan
estimaient récemment qu’il de-
vait trouver au moins 1 milliard
d’euros dans les douze mois. Ob-
jectifs : réduire de 2 milliards d’ici
à mars 2025 une dette qui a atteint
3,4 milliards d’euros, et éviter que
les agences de notation ne clas-
PERTES & PROFITS | ALIMENTATION
p a r p h il ip p e e s c a nde
La France accro
au ticket resto
Après le chèque chaussette,
le chèque baguette. Citoyens et
politiques français se sont trouvé
un nouveau combat : les chè-
ques, bonus et tickets de toutes
sortes. Mardi 7 novembre, le mi-
nistère de la transition écologi-
que a lancé le bonus réparation
textile pour subventionner le
reprisage des vêtements. Haro
sur l’Etat-nounou qui se mêle
de la qualité de nos dessous.
Mardi 14 novembre, c’est le titre-
restaurant qui a fait l’actualité.
Alarmés par la fin programmée,
au 1er janvier 2024, de l’usage des
titres-restaurant pour payer les
achats de fruits, de légumes ou de
pâtes dans les épiceries, des dépu-
tés sont montés au créneau, au
nom de la défense du pouvoir
d’achat malmené par l’inflation.
L’Etat, qui avait autorisé cette dé-
rogation à titre provisoire
en 2022, est soudain accusé de
vouloir affamer le peuple (selon
le Rassemblement national),
voire attenter à sa santé (selon La
France insoumise), en le contrai-
gnant à ingurgiter des plats pré-
parés qui, eux, restent payables
en « tickets resto ». A l’Assemblée,
le ministre de l’économie, Bruno
Le Maire, a tenté d’éteindre le dé-
but d’incendie en assurant que
la mesure serait étendue à 2024.
Cette affaire picrocholine sou-
lève deux sujets intéressants. Le
premier est celui de la pertinence
de ces outils de fléchage de la dé-
pense des Français. Pourquoi
sent la société dans la catégorie
« spéculative ». Alstom assure que
« les actionnaires de référence [la
Caisse des dépôts du Québec et
Bpifrance] soutiennent ce plan ».
Le marché ferroviaire reste por-
teur. Le chiffre d’affaires s’élève à
8,4 milliards d’euros au premier
semestre et le carnet de comman-
des atteint 90 milliards. Cela
donne une « forte visibilité sur les
ventes futures », souligne l’entre-
prise. Mais son problème est dans
l’immédiat son incapacité à géné-
rer de la trésorerie grâce à son ac-
tivité, ce qui « constitue un appel
clair au changement », prévient
M. Poupart-Lafarge. De – 1,1 mil-
liard au premier semestre, le
« cash-flow libre » doit être ra-
mené à une fourchette de – 500 à
– 750 millions sur l’ensemble de
l’exercice, selon ses dirigeants.
Retards de livraison
Les difficultés de trésorerie sont
pour moitié imputables, selon
Alstom, à une montée en cadence
de la construction de trains et mé-
tros. Elle a absorbé beaucoup de
ressources financières pour aug-
menter la production, acheter des
fournitures et constituer des
stocks. Or, dans le même temps, le
retard dans la livraison des
443 automotrices Aventra au
Royaume-Uni, un des héritages
du rachat de Bombardier Trans-
port, pèse sur le bilan, comme
d’autres « contrats non perfor-
mants ». Aux commandes depuis
2016, M. Poupart-Lafarge doit ré-
duire ses délais de livraison tout
en regagnant la confiance des
marchés. En un an, le titre a décro-
ché de 45 %, ramenant la valorisa-
tion à 5 milliards d’euros. p
jean-michel bezat
s’échiner à vouloir leur dire ce
qu’ils doivent acheter ? Ajoutons
à leur salaire les 5 euros quoti-
diens du ticket et ils feront ce
qu’ils veulent de leur argent. Rap-
pelons que ce chèque est payé
pour une partie (40 % à 50 %) par
le salarié et, pour l’autre, par l’en-
treprise. Une somme exonérée
d’impôt et de charges sociales,
d’où son caractère de subvention.
Effet cliquet
Cette pratique du titre-restaurant
n’est pas une spécificité française.
Elle est même une invention bri-
tannique de 1947. Ces luncheon
vouchers, destinés à pallier l’ab-
sence de cantine dans les entre-
prises, sont copiés en France par
l’industriel Jacques Borel en 1962.
Il obtient de l’Etat un coup de
pouce fiscal. Ce n’est pas un chè-
que-cadeau, ni même alimentaire,
mais une aide au repas durant
les heures de travail, obéissant
aux mêmes règles que la cantine,
mais profitant aux restaurateurs
du quartier. Son extension pose
problème, non son existence.
L’autre question que pose cette
affaire est celle de l’effet cliquet
qui se retrouve dans l’impossibi-
lité de supprimer une dépense
exceptionnelle une fois installée,
qu’il s’agisse d’une niche fiscale
ou d’une aide ponctuelle.
De chaussettes en baguettes,
c’est ainsi que se dissolvent
les meilleures volontés dans
le chaudron de la politique. p
20 | économie & entreprise 0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

Le boom de l’autoconsommation photovoltaïque en France...

Nombre d’installations photovoltaïques Nombre d’opérations actives
en autoconsommation individuelle d’autoconsommation collective

d’installations de panneaux photovoltaïques

Au 3e trimestre 2023,
destinés à l’autoconsommation individuelle
2018 une opération d’auto-
entre les 3es trimestres 6
2015 3 000 consommation collective
2022 et 2023
regroupe en moyenne
T3 2021 T3 2021 68 2 producteurs
134 111 et 13 consommateurs
des installations

S’
photovoltaïques
éclairer ou se en France sont T3 2022 208 370 T3 2022 114
chauffer grâce à utilisées pour
ses propres pan- l'autoconsommation T3 2023
neaux solaires, 386 913 T3 2023 259
individuelle
du moins en par-
tie, c’est une réa-
Infographie : Le Monde Sources : RTE, Enedis,
lité pour de plus en plus de foyers ... s’inscrit dans un essor plus général du solaire Our World in Data, EurObserv’ER
français. La tendance à l’auto-
consommation électrique prend En Europe En France
de l’ampleur, avec désormais près
Evolution de la puissance photovoltaïque installée, Energie solaire : évolution du parc
de 387 000 installations au total,
en gigawatts (GW) installé en gigawatts (GW)
selon le décompte arrêté au troi-
sième trimestre 2023. 200 195,4 C’est l’évolution de la production
Cela représente presque le dou- d’électricité due à l’énergie solaire
ble d’une année sur l’autre 150 20
entre juin 2021 (1,6 TWh) et juin 2023 17,4 GW
(+ 86 %), d’après Enedis, gestion- (2,7 TWh)
naire du réseau public de distri- 100
bution d’électricité. Soit « une L’autoconsom-
50 mation représente
courbe d’accélération tout à fait 10
réelle » et « une dynamique extrê- 0,2 plus de 10 %
0 du parc installé
mement forte », selon les mots de
2000 2010 2022 C’est la part de photovoltaïque
Luc Rémont, président-directeur
général de l’électricien EDF, audi- dans le mix électrique français, 0
Evolution de la production brute d’électricité photovoltaïque, en 2022
tionné le 9 novembre par la com- en térawattheures (TWh) 2014 2020 2023
mission des affaires économi-
200
ques du Sénat.
L’autoconsommation dite indi- 150 12
viduelle passe essentiellement 14 % 12 %
par des installations sur les toitu- 100 Evolution de la part du Pays-Bas Espagne 8
res des ménages, mais aussi celles solaire dans le mix 4%
50 France 4
d’entreprises. Avec près de 2 gi- électrique par pays,
gawatts (GW), sa puissance instal- en 2022, en %
0 0
lée correspond à un peu plus d’un
2000 2010 2022 2005 2022 2005 2022 2005 2022
dixième de l’ensemble du parc so-
laire photovoltaïque en France.
Parmi les départements les plus
avancés en la matière figurent la
Haute-Garonne, l’Isère, la Gi-
ronde et les Bouches-du-Rhône.
Parce qu’elle s’inscrit dans des zo-
PLEIN CADRE
nes déjà artificialisées, l’autocon-
sommation a quelque chose de
« plus consensuel » que l’emprise
foncière des grandes fermes solai-
res photovoltaïques dans le pays,
convient M. Rémont.
L’autoconsommation panneaux solaires, souligne le
ministère de la transition énergé-
tique. La question est d’impor-

SURPLUS REVENDU À EDF

Les arguments économiques re-
viennent souvent pour vanter ce
type d’énergie renouvelable. De
électrique en plein essor tance. Car « un défaut matériel »
ou « une installation qui n’a pas
été réalisée correctement » peut
conduire à des risques d’incendie,
admet l’énergéticien Engie sur
même que ceux en faveur d’une
certaine autonomie énergétique,
Avec l’envolée des prix du mégawattheure, les ménages français son site Internet, même s’ils sont
« extrêmement rares ».
la guerre en Ukraine ayant mis en
lumière la dépendance euro-
sont de plus en plus nombreux à installer des panneaux solaires, « GAGNER EN FLEXIBILITÉ »
péenne aux hydrocarbures rus-
ses. « Même des “boomeurs” [la
même si cela représente toujours un investissement important « Si un commercial veut faire croire
à un particulier que l’autoconsom-
génération née après-guerre] rou- mation résoudra tous ses problè-
lant en 4 × 4 ont désormais des rai- mes de facture d’électricité et lui
sons de se convertir aux panneaux suffira, ce n’est pas vrai », objecte
solaires, ironise Richard Loyen, bre, le prix du mégawattheure dé- majorité de Chine, diminue aussi. de près de 1 500 euros. Une l’avocat Audric Dupuis, spécialiste
délégué général d’Enerplan, orga- passe les 90 euros sur le marché Elle serait dorénavant d’environ somme distribuée en une fois,
Le secteur veut des litiges autour du photovoltaï-
nisation professionnelle de de gros en France − plus du dou- neuf à dix ans, et non plus d’une au bout d’un an. encourager que. « Facebook est aujourd’hui
l’énergie solaire. Pas forcément ble qu’à la même période en 2019. douzaine d’années, au dire d’Effy, Les professionnels de la filière encore une mine extraordinaire
pour l’environnement, plutôt pour Inversement, selon le moment autre entreprise du secteur de la veulent encore encourager la de-
la demande, avec d’éco-délinquants », déplore Joël
leur porte-monnaie. » de la journée ou de l’année, un rénovation énergétique. mande. Ils souhaitent la possibi- la possibilité Mercy, président du Groupement
Le soleil étant intermittent, les ménage produit parfois plus Cependant, la pose sur une toi- lité de prêts à taux zéro et plaident des particuliers producteurs
ménages concernés ont toujours d’électricité que nécessaire. Alors, ture nécessite un investissement en faveur d’une incitation fiscale
de prêts d’électricité photovoltaïque.
besoin de s’approvisionner il revend le surplus à EDF, grâce à toujours important, dissuasif pour les ménages. La taxe sur la à taux zéro La France accuse toujours du re-
auprès d’un fournisseur externe. un contrat sur vingt ans à un tarif pour bon nombre de ménages. valeur ajoutée étant de 10 % pour tard sur ses objectifs liés à l’élec-
La satisfaction de leurs besoins fixe. Résultat : les autoconsom- Il faut compter de 8 000 à les installations de 3 kWc, et de tricité solaire au sens large. Elle
repose donc encore principale- mateurs réduisent leur facture de 10 000 euros pour une installa- 20 % pour celles d’une puissance de la stratégie et des relations ex- disposait d’une puissance instal-
ment sur de l’électricité non pro- 25 % à 30 %, promet l’entreprise tion de 3 kilowatts-crêtes (kWc, la supérieure, contre 5,5 % pour les térieures d’Effy. lée de 17,4 GW au 1er septembre,
duite à domicile. Mais s’ils par- Hello Watt, spécialisée dans les puissance maximale en condi- travaux de rénovation énergéti- Contre les arnaques, un arrêté encore loin des 20,1 GW espérés
viennent, par exemple, à auto- conseils en rénovation énergéti- tion standard), soit environ huit que. « La fiscalité crée un effet de d’octobre 2021 impose « une obli- pour la fin de 2023. En revanche,
produire un quart de leur con- que. Et la durée pour amortir l’ins- panneaux, précise Hello Watt. seuil. Elle pousse les particuliers à gation de qualification ou de certi- le cap des 200 000 sites en auto-
sommation, ce sera autant tallation de ces panneaux solai- Dans pareil cas, l’Etat verse aux rester en dessous des 3 kWc », re- fication professionnelle » aux so- consommation est déjà large-
d’économisé, alors qu’en novem- res, qui proviennent encore en autoconsommateurs une prime grette Audrey Zermati, directrice ciétés commercialisant la pose de ment atteint.
La programmation plurian-
nuelle de l’énergie l’a fixé en 2020,
En Bretagne, la commune de Guidel s’essaie au circuit court sans précision sur le secteur rési-
dentiel. « Injecter de l’électricité à
une échelle locale, tout comme
quand il achète des pommes, Xavier traire aux factures le montant lié à l’auto- dement solaire descend », rappelle cet ins- contents de l’opération. » Le dirigeant dit faire coïncider la production et la
Blanquer aime savoir d’où elles viennent. consommation collective, c’est-à-dire le pecteur des installations classées, pour la s’attendre à une facture annuelle d’élec- demande, permet de gagner en
Le Breton privilégie les circuits locaux volume calculé par Enedis, gestionnaire direction régionale de l’environnement, tricité autour de 40 000 euros. Sans flexibilité et de moins perturber le
d’approvisionnement. Pour l’électricité, du réseau de distribution électrique, sui- de l’aménagement et du logement. l’autoconsommation collective, cela réseau français, très centralisé »,
c’est un peu pareil. Comme d’autres, de- vant la consommation de chacun et la Au troisième trimestre 2023, la France aurait plutôt été autour de 60 000 euros, note Christophe Ménézo, profes-
puis la mi-2022, cet habitant de Guidel production de la centrale solaire. compte 259 opérations d’autoconsom- estime-t-il. seur à l’université Savoie-Mont-
(Morbihan) participe à une opération mation collective, presque quatre fois La municipalité (UDI) de Guidel voit Blanc et directeur de la Fédération
d’autoconsommation collective. « Dans le sens de l’histoire » plus qu’il y a deux ans. A Guidel, comme dans le projet une bonne manière de « fé- de recherche sur l’énergie solaire.
Ce matin de novembre, le quinquagé- Le temps d’allumer son téléphone porta- dans la majorité des cas, l’ingénierie re- dérer » des administrés, selon le maire « Pas de quoi se glorifier ou s’en-
naire donne rendez-vous devant le bâti- ble, Xavier Blanquer présente une appli- pose sur une collectivité. Ici, la personne adjoint aux travaux, Christian Guéguen. dormir sur ses lauriers », tempère
ment des services techniques de la ville, cation mise en place par la société Eno- morale organisatrice a pour nom Morbi- Pour autant, aucune rencontre avec l’en- M. Mercy. En effet, en Europe,
où des camions vont et viennent pour grid. Des diagrammes affichent la « con- han Energies, un établissement public semble des participants n’a eu lieu ces d’autres pays ont pris de l’avance.
charrier des arbres balayés par la tem- sommation d’électricité du jour », demi- de coopération intercommunale. derniers mois. L’élu aimerait élargir la Notamment l’Allemagne, où la loi
pête Ciaran. Grâce à ses panneaux solai- heure par demi-heure, avec la part de la Après des réunions publiques, seules liste. Si possible auprès d’entreprises ac- exonère de taxe les installations
res de 140 kilowatts-crêtes, le site muni- production « locale » et celle du « réseau ». deux entreprises ont joué le jeu. Nautix, tives en été, lorsque les particuliers par- inférieures à 30 kWc, la Pologne et
cipal produit et consomme de l’électri- « J’ai gardé mon mode de consommation. fabricant de peintures marines et d’équi- tent en vacances. Les participants ont l’Espagne. Selon l’Institut Becque-
cité photovoltaïque. Je n’ai pas essayé de m’adapter au moment pements, puis un garage. « Nous avions consommé 61 % de l’électricité produite rel, société belge de conseil, les
Vingt-sept foyers et deux entreprises où le soleil produit le plus d’électricité. » accepté par principe. Soutenir un projet entre septembre 2022 et août 2023, Mor- ménages et industriels espagnols
d’une zone industrielle en profitent indi- La pose de panneaux solaires chez lui d’énergies renouvelables nous semble aller bihan Energies ayant revendu le surplus ont déjà déployé 5 GW d’installa-
rectement. Distance maximale entre les n’est pas pour demain. « Si vous mettez dans le sens de l’histoire, rappelle Maxime à un agrégateur, BCM Energy. p tions en autoconsommation.
uns et les autres : deux kilomètres. Pour des panneaux, il y a le coût de l’installa- Delbury, directeur général de Nautix. a. pt (guidel, morbihan, Plus du double de la France. p
leurs fournisseurs respectifs, il faut sous- tion, puis celui de l’entretien, sinon le ren- Maintenant, nous sommes d’autant plus envoyé spécial) adrien pécout
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 management | 21
La régulation de la charge de travail, L’ARGOT DE BUREAU
CHRONIQUE PAR JULES THOMAS
la grande oubliée du management Les « toxiques » :
Définir ce facteur contribue à optimiser la productivité et à éviter les burn-out ils sont partout ?

N I
otion floue pour cer-
tains, relative unique-
ment à la santé ou pu-
rement juridique
pour d’autres, et trop souvent as-
similée à la surcharge ou au burn-
out, la charge de travail ne bénéfi-
cie pas de toute l’attention qu’elle
mérite de la part des entreprises.
Pourtant sa régulation est un vé-
ritable enjeu de performance. Il
s’agit de rien moins que de met-
tre en adéquation les objectifs de
l’entreprise et les moyens qu’elle
donne à ses employés et à ses ma-
nageurs pour les atteindre.
Les moyens en question vont
du nombre de salariés dédiés à
un projet aux délais de réalisa-
tion en passant par les outils, les
méthodes, l’équipement néces-
saire, etc. Un logiciel mal paramé-
LES CHIFFRES
25 %
C’est la part des salariés qui
ressentent leur charge de tra-
vail comme excessive, contre
18 % des indépendants, selon
l’étude « Les Français au travail :
dépasser les idées reçues »,
publiée par l’Institut Montaigne
en février.
28 %
C’est le pourcentage des salariés
qui affirment que leur charge de
travail a beaucoup augmenté au
cours des cinq dernières années,
selon la même étude.
48 %
C’est la part des répondants
au baromètre Ignition sur la
satisfaction au travail des
salariés en 2023 qui estiment
que leur travail ne préserve
pas leur santé. Ils sont 27 %
à estimer qu’il la menace.
tré, et c’est la frustration des utili-
sateurs qui ralentit le traitement
des dossiers ; une formation à
une nouvelle organisation du tra-
vail bâclée ou mal conçue, et le
désengagement s’installe ; une li-
gne de production conçue sans
solliciter ceux qui vont y tra-
vailler, et le nombre de pannes
ou d’erreurs augmente…
La notion de charge de travail
est apparue dans le code du tra-
vail au début des années 2000.
En 2001, la loi Aubry fait obliga-
tion aux entreprises de l’évaluer
régulièrement pour les salariés
au forfait jour.
Au fil des années, le prinicpe de
charge de travail et de sa régula-
tion est un peu passé sous le ra-
dar au profit de sujets plus ciblés
comme les risques psychoso-
ciaux, le droit à la déconnexion
ou la qualité de vie au travail. Il
est revenu sur le devant de la
scène en 2020 avec la pandémie
de Covid-19 et le recours massif
au travail à distance, qui a mis en
exergue les questions de produc-
tivité et d’équilibre vie profes-
sionnelle-vie personnelle pour
éviter les burn-out.
En position d’experts
Précisément, la charge de travail
désigne les ressources physiques,
mentales et cognitives sollicitées
pour accomplir une tâche. Bien
que l’on parle parfois de charge
raisonnable, perçue ou ressentie,
elle trop souvent traitée sous le
seul angle quantitatif comme
lorsqu’on parle de « sur » ou de
« sous-charge ».
Pour l’observer et pouvoir suivre
sa régulation dans les entreprises,
l’Agence nationale pour l’amélio-
ration des conditions de travail
(Anact) a élaboré un modèle qui
en distingue trois composantes :
la charge prescrite, la charge réelle
et la charge vécue. La première
désigne ce que le prescripteur de-
mande à l’employé de réaliser, le
travail à faire ; la deuxième cor-
respond aux conditions, aux
Cette notion
est apparue dans
le code du travail
au début
des années 2000
et la loi Aubry
de 2001
outils mis à disposition et à la fa-
çon de faire ce travail ; la troi-
sième enfin, plus subjective, est
la perception par le salarié de ce
travail et de sa réalisation.
La régulation consiste à équili-
brer ces trois dimensions. « Le
meilleur outil pour agir et trouver
cet équilibre est la discussion sur
le travail entre le prescripteur, qui
peut être la direction, le mana-
geur, et celui qui va le réaliser. Il
s’agit pour le prescripteur d’expri-
mer ses attentes, “je vous de-
mande de faire cette tâche pour
laquelle je vous paie et pour la-
quelle je vous fournis les moyens
nécessaires”, mais aussi de s’assu-
rer que le réalisateur dispose des
bons outils, des informations, du
soutien, du matériel, des coopéra-
tions nécessaires pour bien ac-
complir cette tâche », affirme Na-
thalie Gauvrit, chargée de mis-
sion à l’Anact.
Le passage massif au travail à
distance pendant les confine-
ments de 2020 a montré combien
ces questions simples étaient fon-
damentales. Combien de salariés
mal équipés ou mal formés au nu-
mérique ont souffert de se retrou-
ver à leur domicile, seuls devant
un écran avec des logiciels qu’ils
ne savaient pas bien utiliser ? Et
combien ont souffert de l’éloigne-
ment de leurs collègues ou de de-
voir assister à des réunions en vi-
sioconférence dans une ambiance
familiale bruyante ? Et combien
tout cela a-t-il coûté aux entrepri-
ses en perte d’efficacité, en retard
ou en erreurs de traitement ?
L’avantage de réguler la charge
de travail et d’instaurer ce dialo-
gue autour des tâches à accomplir
est non seulement qu’il redonne
du sens au travail de chacun, mais
aussi qu’il met les réalisateurs en
position d’experts.
Un chapitre négligé
« Celui qui réalise la tâche est celui
qui sait de quoi il a besoin pour
bien la faire. Cela permet de revenir
sur l’identité professionnelle de
chacun. Les employés comme les
manageurs sont là parce qu’ils ont
le diplôme, la pratique ou l’exper-
tise qui les désignent pour ce tra-
vail », poursuit Nathalie Gauvrit.
Cette régulation peut se faire à
plusieurs moments. « Il ne s’agit
pas que cela soit chronophage. Il
existe déjà différents espaces dis-
ponibles comme l’entretien an-
nuel ou les réunions hebdomadai-
res ou mensuelles, par exemple »,
précise Nathalie Gauvrit. « Mais il
est important de mener cette dis-
cussion en amont d’une nouvelle
année, d’un nouveau projet, de la
transformation d’une ligne de fa-
brication, etc. Puis de rediscuter
en cours de route, de s’assurer que
les réalisateurs voient bien l’inté-
rêt de ce qu’ils font, qu’ils ont un
sentiment d’utilité et surtout que
les outils mis à leur disposition
leur permettent de bien vivre leur
travail », conclut-elle.
Pourtant, des entreprises né-
gligent ce chapitre du manage-
ment, à leurs dépens. En témoi-
gne l’exemple de la FNAC qui, en
décembre 2012, a vu sa réorgani-
sation suspendue en raison « du
manque d’une analyse chiffrée et
précise des transferts de charge
de travail des postes supprimés
vers les salariés restés en fonc-
tion ». Autre jurisprudence, le
caractère professionnel d’un ac-
cident et d’une faute inexcusa-
ble reconnue en raison d’une
absence d’évaluation de la
charge de travail. Un oubli qui
peut coûter cher. p
sophy caulier
ls sont là. Partout. Ils rôdent, prêts à vous piquer au mo-
ment où vous êtes le plus vulnérable. Ce ne sont pas des
punaises de lit : ce sont vos collègues « toxiques ». Huit
personnes sur dix admettent en avoir au moins un dans
leur entourage, et un tiers de ceux-ci sont capables d’en citer
au moins cinq, conclut un sondage en ligne réalisé par le site
MonCVParfait auprès de mille salariés.
Réfléchissez un instant à qui vous pourriez accoler ce
terme peu reluisant. Pensez aussi qu’il n’est pas impossible
que vous soyez la punaise ou le champignon vénéneux de
quelqu’un d’autre. Mais pourquoi utilise-t-on ce terme dans
le monde du travail, et non « brutal », « malfaisant », « mau-
vais », « incompétent », « problématique » ? Sans doute car il
désigne quelque chose de pas tout à fait clair, pas désagréa-
ble, mais potentiellement délétère.
En effet, le toxique est subjectif et pourra désigner un collè-
gue trop fainéant et un autre trop zélé, qui se mêle de tout ;
un jeune salarié qui ne parle jamais, ne répond pas aux « bon-
jour ! » machinaux de ses congénères dans l’ascenseur, et un
autre qui multiplie les potins. La tendance au commérage est
d’ailleurs le trait de caractère le plus toxique, selon le son-
dage, devant « mentir » et « avoir une attitude toujours néga-
tive ». Ces exemples ont en commun de ne pas convenir à la
personne qui affuble quelqu’un du mot « toxique ». C’est par-
fois un réflexe hâtif de mécontentement face
au moindre désagrément. Son succès tient à
LA TENDANCE la psychologisation des rapports humains,
AU COMMÉRAGE au travail ou ailleurs, décrit la philosophe et
psychanalyste Clotilde Leguil, autrice de L’Ere
EST PERÇUE du toxique (PUF, 240 pages, 18 euros). D’ordi-
naire utilisé pour désigner des substances in-
COMME LE TRAIT dustrielles nocives, l’adjectif a glissé au début
DE CARACTÈRE du XXIe siècle – remercions pour cela Britney
Spears et sa chanson Toxic (2004) – pour dé-
LE PLUS TOXIQUE signer la capacité de l’autre à nous « intoxi-
quer » à petit feu. C’est d’ailleurs l’essence du
mot grec toxikon, qui désigne le poison mis
sur les flèches des guerriers, se diffusant si vite que seule une
amputation pouvait sauver le corps meurtri.
Un management toxique, par exemple, est insidieux et se
repère par une accumulation de signaux d’alerte : accuser
les autres de ses propres erreurs, s’attribuer le mérite du tra-
vail de ses collègues, vouloir contrôler ces derniers… Par
exemple, ce mail de votre chef : « Sauf erreur de ma part, je
n’ai pas reçu ce document. Merci de me le renvoyer TOUT DE
SUITE. » Pris d’une bouffée de stress, vous vous exécutez,
mais, soudainement, c’est au tour de votre interlocuteur de
ne plus vous répondre. Pour Clotilde Leguil, le management
toxique se fonde sur un discours qui vous dévalue. L’inten-
tion de nuire est au cœur du débat : puisque la souffrance
n’est pas dite, le présumé toxique peut arguer qu’il ne savait
pas ? Faut-il éviter les personnes nocives, leur dire au risque
d’empirer les choses, ou faire appel à un « professionnel »
(un RH) au moindre indice pour punir les uns et les autres ? A
trop sortir la bombe à insecticide, ce sont bien les travailleurs
qui risquent de s’intoxiquer encore plus. p

Le rôle de manageur attire toujours, mais pas à n’importe quel prix

Les Rencontres RH du 7 novembre ont expliqué que la transformation des organisations liée au travail hybride a complexifié sa fonction

de données de l’APEC. « Mais à
condition de faire évoluer le con-
tour de leur fonction et leurs prati-
ques », ajoute-t-il aussitôt. Interro-
gés par l’APEC en septembre, 61 %
tent à développer de nouvelles pra-
tiques, sur la latitude décisionnelle
notamment », ajoute Jérôme Fri-
teau, le DRH de la Caisse nationale
d’assurance vieillesse (CNAV).
tées par les entreprises passent de
fait par la formation : un accom-
pagnement de douze mois en
coaching, philosophie et psycho-
logie chez Kingfisher, la diffusion
porte sur « la tenue des entretiens
annuels, les retours d’expériences
et les évaluations faites par les col-
laborateurs. Il y a évidemment une
part de subjectivité », confie la
manageur. Chez nous, la fonction
managériale n’est plus un passage
obligé de progression de carrière »,
souligne M. Darsy.
La CNAV, de son côté, a instauré

L es difficultés de recrute-
ment chez les cadres sont
toujours très élevées en
cette fin d’année, malgré une
baisse de 13 % du nombre d’offres
d’emploi sur un an, révèle le baro-
mètre de l’Association pour l’em-
ploi des cadres (APEC) publié
jeudi 9 novembre. Y aurait-il une
crise du rôle de manageur ?
Une quinzaine de DRH réunis à
Paris, mardi 7 novembre aux
Rencontres RH − le rendez-vous
mensuel de l’actualité RH orga-
nisé par Le Monde en partenariat
avec ManpowerGroup et Ma-
lakoff Humanis −, ont échangé
sur l’évolution de la fonction et
de son attractivité dans leur en-
treprise. « On a moins de candi-
dats qu’à une époque », recon-
naissent-ils, mais aucun d’eux ne
parle de crise. Le management
reste la voie royale pour progres-
ser dans l’entreprise.
Dans le secteur privé, près d’un
cadre sur deux a une équipe à ma-
nager. Qu’ils soient sur le terrain,
en gestion de proximité ou top
manageurs, « 84 % des cadres ma-
nageurs souhaitent le rester (…),
42 % des cadres non manageurs
voudraient le devenir, et 63 % des
moins de 35 ans », indique Pierre
Lamblin, directeur des études et
des cadres manageurs ont le sen-
timent d’une charge de travail in-
surmontable (contre 46 % des ca-
dres non manageurs). « Ils ont
aussi l’impression de ne pas avoir
assez de temps sur la gestion des
individus », note M. Lamblin.
Les conditions de travail ont
changé. La transformation des or-
ganisations liée au travail hybride
a complexifié le rôle du manageur
pour l’animation des équipes et la
coordination de l’activité. Les in-
jonctions paradoxales se sont
multipliées : concilier gestion du
collectif et suivi individuel, per-
formance et bien-être, autonomie
et contrôle, réflexion et action,
souplesse et attractivité.
Importance de la formation
« Ce constat, on le partage. Le ma-
nageur doit faire tout et son con-
traire, coincé entre le marteau et
l’enclume. L’entreprise a une res-
ponsabilité pour apporter des so-
lutions nécessaires », affirme Oli-
vier Ruthardt, le DRH de Malakoff
Humanis. « Il y a aujourd’hui une
nécessité beaucoup plus forte d’un
management sur mesure, qui
prenne en compte les inégalités de
traitement, qui ont sauté aux yeux
durant la crise sanitaire. Les in-
jonctions paradoxales nous inci-
Mais il y a un déficit de forma-
tion. 58 % des cadres qui préfére-
raient ne pas devenir manageur
estiment ne pas avoir les « soft
skills » nécessaires, qu’il s’agisse
de la capacité d’écoute, de savoir
fédérer ou responsabiliser, indi-
que Pierre Lamblin sur la base des
enquêtes de l’APEC. Pour Gino Bal-
deracchi, le DRH de Kingfisher, le
problème relève d’un change-
ment de génération. La demande
de coaching explose de la part des
manageurs dont « les vieilles mé-
thodes ne marchent plus. Les ma-
nageurs expérimentés très investis
dans l’entreprise, parfois au détri-
ment de leur vie familiale, sont
confrontés à une génération qui
ne veut pas sacrifier sa vie privée
pour faire des heures supplémen-
taires. Ils doivent satisfaire ces
équipes avec des moyens limités,
satisfaire les clients dont les atten-
tes ont changé, dans un contexte
économique compliqué », dit-il.
« On est beaucoup sollicités sur
l’écologie de soi, les ressources
dans lesquelles chacun peut trou-
ver des relais pour travailler les in-
jonctions contradictoires », témoi-
gne Emmanuelle Charrier, direc-
trice du pôle talent management
de ManpowerGroup Talent Solu-
tions France. Les réponses appor-
de vidéos-métiers chez Nexity
pour aider les manageurs à « ne
pas se trouver en porte-à-faux face
à leurs équipes », précise la DRH
Sophie Audebert, des ateliers de
formation au management hy-
bride chez Médiamétrie en for-
mat court de deux heures trente.
A chaque entreprise, sa solution
de formation ou d’échange de
pratiques. « On accompagne tous
les manageurs sur trois axes : l’ac-
compagnement RH en tant que tel
sur la relation humaine ou le feed-
back des équipes, la formation, et
la mise en place de rituels de par-
tage d’informations entre mana-
geurs », décrit Gaël de Cagny, le
DRH de Médiamétrie.
« On investit essentiellement sur
nos manageurs, mais on n’est ja-
mais satisfaits des résultats, re-
marque Thibault Darsy. Pour le
DRH de Doctolib, comme pour la
DRH de Nexity, la bonne réponse
à l’attractivité de la fonction ma-
nagériale passe par la valorisation
de la fonction. « Aujourd’hui, les
bons comportements managé-
riaux ne sont pas rémunérés. Chez
Doctolib, on a décidé de les mesu-
rer et 50 % du bonus de rémunéra-
tion en dépendra », annonce-t-il.
Chez Nexity qui le fait déjà pour
10 % de la part variable, la mesure
DRH Sophie Audibert.
Toutefois, « certains aimeraient
que l’entreprise leur offre d’autres
perspectives », assure Olivier
Ruthardt. Partant du constat que
des « temps de respiration », qui
permettent à un manageur du-
rant une période de deux ans de
prendre une autre fonction,
comme contrôleur de gestion ou
le rôle de manageur est parfois directeur de projet, par exemple,
choisi pour de mauvaises raisons, puis de retrouver son poste de
afin de prendre la voie royale de la manageur après. « Il y a de belles
progression de carrière mais sans réussites. Tous ne reviennent pas.
intérêt pour le management, plu- Mais c’est notamment une ré-
sieurs DRH expliquent que leur ponse au problème d’épuise-
entreprise construit une ment », explique M. Friteau. Tous
deuxième voie d’évolution dans les outils, instruments et autres
l’entreprise par l’expertise. « Chez dispositifs ne suffisent pas à assu-
Malakoff Humanis, on a créé des mer correctement le nouveau
filières de spécialistes, de projets, rôle du « manageur sur mesure »,
pour donner des perspectives de du « manageur shiva », explique
choix », indique M. Ruthardt. Doc- M. Lamblin. « Les réponses de ceux
tolib a également créé des filières qui veulent manager autrement
d’expertises, « où les cadres peu- restent à inventer. » p
vent être mieux rémunérés qu’un anne rodier
¶
Ont participé aux rencontres RH du 7 novembre : Sophie Audebert,
DRH de Nexity ; Gino Balderacchi, DRH de Kingfisher ; Nicolas Bontemps,
DRH de la Caisse régionale du Crédit agricole Ile-de-France ; Gaël de Cagny,
DRH de Médiamétrie ; Emmanuelle Charrier, directrice du pôle talent
management de ManpowerGroup Talent Solutions France ; Thibault Darsy,
DRH de Doctolib ; Cécile Desrez, DRH de la CFAO ; Jérôme Friteau,
directeur des relations humaines et de la transformation de la CNAV ; Pierre
Lamblin, directeur des études et des données de l’APEC ; Anne Rodier,
journaliste au Monde ; Sophie Rovedo, DRH d’UCB Pharma ; Olivier
Ruthardt, directeur général des RH de Malakoff Humanis ; Gilles van
Kote, directeur délégué du Monde.
22 | enquête
A Chypre, argent sale
et fortunes russes
narguent encore l’Europe
« CYPRUS CONFIDENTIAL » 1|2 Avantages fiscaux, tolérance judiciaire,
visas dorés : l’île n’en a pas fini avec les dérives de son modèle
économique malgré les alertes des autorités antiblanchiment
L
a réputation de Chypre
comme paradis fiscal et ha-
vre pour oligarques russes,
longtemps complaisant à
l’égard de l’argent d’origine
criminelle, n’est plus à faire.
Mais une nouvelle enquête du Consor-
tium international des journalistes d’in-
vestigation (ICIJ), publiée simultané-
ment par 69 médias, dont Le Monde,
vient éclairer d’une lumière crue les dé-
rives et les conséquences du modèle
économique chypriote.
Fondée sur la fuite de 3,6 millions de
documents confidentiels issus de six
cabinets de services financiers chypriotes
– ConnectedSky, Cypcodirect Corporate
Services, DJC Accountants, Kallias & Asso-
ciates, MeritKapital et MeritServus –, l’en-
quête « Cyprus Confidential » confirme
que l’île méditerranéenne a servi de porte
d’entrée dans l’Union européenne (UE)
pour des flux financiers douteux.
Des alertes avaient été données, année
après année, par les autorités antiblan-
chiment, inquiètes face aux scandales fi-
nanciers à répétition. Mais, par manque
de volonté politique, l’UE a laissé prospé-
rer en son sein un territoire permettant
l’immatriculation à grande échelle de
sociétés-écrans et largement irrigué par
l’argent russe, celui des oligarques venus
profiter d’une imposition minimale et
d’un secret bancaire longtemps inflexi-
ble. Parmi les clients des six cabinets chy-
priotes mis en lumière par cette enquête,
l’ICIJ et ses partenaires ont identifié
96 personnalités russes sanctionnées
par les Occidentaux depuis 2014, liées à
au moins 800 sociétés ou trusts distincts.
Le « leak » révèle notamment le rôle
central joué par le cabinet MeritServus
dans la gestion de l’empire offshore de
Roman Abramovitch, puissant homme
d’affaires proche de Vladimir Poutine et
CE QU’IL FAUT SAVOIR
« Cyprus Confidential » met
en lumière comment le pays
reste un centre financier opa-
que, un havre pour l’argent
russe et une zone grise de la
cyberéconomie. La petite île
méditerranéenne s’est laissée
déborder par son industrie
offshore et est devenue le
maillon faible des Vingt-Sept
dans la lutte contre les flux
financiers douteux, qui y
trouvent une porte d’entrée
dans l’Union européenne.
L’enquête s’appuie sur une
fuite de documents de six
cabinets de services finan-
ciers chypriotes et du registre
de sociétés i-Cyprus. Ces
« leaks » ont été obtenus par
le Consortium international
des journalistes d’investiga-
tion, l’Organized Crime and
Corruption Reporting Project
et le site d’investigation alle-
mand Paper Trail Media, avec
l’appui de Distributed Denial
of Secrets, puis partagés avec
69 médias, dont Le Monde.
ancien propriétaire du club de football
anglais de Chelsea, titulaire de quatorze
trusts à Chypre et d’une centaine de so-
ciétés dans des paradis fiscaux.
Il montre également que la branche
chypriote du géant de l’audit PwC a aidé
Alexeï Mordachov, l’un des oligarques
russes les plus fortunés, à transférer à sa
femme plus de 1,4 milliard de dollars
d’actifs en mars 2022, au lendemain de
son placement sous sanctions. La tran-
saction a finalement été bloquée et les
fonds restent gelés. Le même jour, la
multinationale a aidé deux autres mil-
liardaires russes, Alexander Abramov et
Alexandr Frolov, à effectuer une transac-
tion « urgente » de 100 millions de dol-
lars entre des sociétés-écrans, peu avant
le gel de leurs avoirs. Refusant de com-
menter ces opérations, PwC assure avoir
respecté toutes les règles en vigueur.
Ces exemples illustrent les dérives du
modèle économique mis en place par
l’ancienne colonie britannique, basé sur
un secteur financier hypertrophié et lar-
gement dépendant de la Russie. Après
avoir prospéré des décennies durant, il a
fini par prendre au piège le pays, et par là
l’ensemble de l’UE.
CONVENTION FISCALE AVANTAGEUSE
Certes, Nicosie a rempli ses obligations
communautaires en appliquant les sanc-
tions visant la Russie après le déclenche-
ment de la guerre en Ukraine. Toutefois,
les liens avec l’argent russe et les
50 000 Russes, souvent fortunés, qui ont
obtenu le statut de résident permanent à
Chypre ne sont pas coupés. Si les milliards
détenus par les individus visés par les
sanctions sont gelés sur leurs comptes en
banque, les Russes restent actifs sur l’île.
Pour comprendre l’histoire d’amour
avec la Russie, il faut remonter à 1998. En
vertu d’une convention fiscale très avan-
tageuse, la Russie acceptait de ne prélever
que 5 % d’impôts sur les dividendes payés
par des sociétés russes aux actionnaires
basés à Chypre. Les versements d’intérêts
ou de redevances de la Russie vers Chy-
pre étaient totalement exonérés.
De nombreux milliardaires russes ont
alors décidé d’installer à Chypre leurs so-
ciétés holdings – de simples coquilles
sans substance économique – afin de pi-
loter leurs participations dans le secteur
économique russe. La convention a im-
médiatement provoqué une massifica-
tion des investissements russes à Chy-
pre, au point de faire de ce petit pays de
1,2 million d’habitants, de façon totale-
ment artificielle, le deuxième plus gros
investisseur étranger en Russie.
Il a fallu attendre 2013 pour que le texte
soit amendé afin d’éviter les abus mani-
festes. En 2021 est entrée en vigueur une
nouvelle version de cette convention fis-
cale, signée à la demande de la Russie, dé-
cidée à rapatrier les capitaux des oligar-
ques sur son sol. Si l’impôt sur les divi-
dendes et sur les intérêts à destination
des sociétés chypriotes est aligné sur le
régime de droit commun, certains avan-
tages fiscaux substantiels demeurent.
Pour continuer à attirer les ressortis-
sants russes fortunés, Chypre ne s’est pas
contentée de jouer la carte de l’impôt
zéro. L’île leur a ouvert grandes les portes
de l’UE, que leur argent provienne d’acti-
vités licites ou illégales. En échange d’in-
vestissements sur place, des passeports
de complaisance ont été octroyés à partir
de 2013 à certains riches hommes d’affai-
res, conduisant à d’importants abus.
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
« Un très grand nombre de natura-
lisations ne répondaient pas aux critères
applicables », a estimé en 2022 un audit
diligenté par le gouvernement chypriote,
deux ans après qu’une enquête d’Al-Ja-
zira eut révélé la présence, parmi les
milliers de personnes naturalisées, de
nombreux criminels qui ont utilisé le
pays comme point d’entrée dans l’UE
pour des capitaux douteux. En France,
par exemple, ces flux financiers occultes
ont servi à l’acquisition de biens immo-
biliers de luxe.
Les faveurs réservées à une population
de Russes fortunés, proches ou non du
pouvoir, n’ont pas cessé avec l’arrêt forcé
du programme de passeports dorés,
en 2020, sous la pression de l’UE. Chypre
continue en effet de proposer des cer-
tificats de résidents permanents en
contrepartie d’un investissement de
300 000 euros sur l’île. Ces visas dorés,
qui ont remplacé les passeports, restent
très critiqués par Bruxelles, qui y voit
« une dangereuse menace ».
Au-delà des Russes, Chypre s’est impo-
sée pour les fraudeurs et criminels de tous
bords comme une place de choix pour
rendre respectables des flux financiers
sulfureux. La faute en revient à une indus-
trie financière mal supervisée, qui s’est
longtemps montrée peu concernée par la
lutte antiblanchiment et peu scrupuleuse
sur l’origine des fonds. Un problème in-
carné au plus haut niveau par l’ancien
président Nikos Anastasiadis, parti en fé-
vrier après dix ans à la tête du pays, qui a
lui-même dirigé un cabinet d’avocats d’af-
faires lié au monde de l’offshore mis en
cause dans plusieurs scandales. d’euros, Chypre, qui dispose d’un seul
Profitant du laxisme ambiant, certains EN ÉCHANGE procureur européen délégué, n’a ouvert
établissements chypriotes ont attiré des
clients peu recommandables du monde
D’INVESTISSEMENTS aucune enquête en 2022. Tout se passe
comme si la délinquance financière
entier, à l’image de la banque FBME, ac- SUR PLACE, DES était inexistante sur l’île, alors que cel-
cusée par les autorités américaines le-ci a reçu en 2022 quinze demandes de
d’avoir travaillé avec un financier du PASSEPORTS DE coopération de la part de pays euro-
Hezbollah libanais et une organisation
syrienne liée au programme d’armes chi-
COMPLAISANCE ONT péens, transmises par le représentant
chypriote du parquet européen.
miques du régime Assad. ÉTÉ OCTROYÉS Sous la pression de la communauté in-
ternationale, Chypre s’est engagée sur la
MANQUE DE COOPÉRATION À PARTIR DE 2013 voie de la réforme, en signant tous les ac-
Pour ne rien arranger, l’île, dont l’écono- cords de coopération fiscale et de lutte
mie est dominée à plus de 85 % par les À CERTAINS RICHES contre le blanchiment et le financement
services, a récemment laissé se dévelop- HOMMES D’AFFAIRES du terrorisme depuis 2014. Elu en fé-
per sur son sol de nouvelles poches d’ac- vrier, le nouveau chef de l’Etat, Nikos
tivités peu régulées, opérant souvent Christodoulidis, a annoncé une « tolé-
dans la zone grise de l’économie numéri- rance zéro » envers la corruption.
que, tels la cybersurveillance, les jeux en t-il aujourd’hui. J’ai pu constater sur place Dans ses derniers rapports d’évalua-
ligne ou la pornographie. Autant de zo- que les enquêteurs chargés de lutter tion, l’OCDE constate les réels progrès
nes de risques actuels et futurs, alors que contre le blanchiment sont peu nombreux accomplis depuis six ans pour rentrer
Chypre reste une porte d’entrée impor- et ne peuvent pas faire face à la masse des dans le rang en matière de transparence.
tante sur le marché européen. enquêtes qui seraient nécessaires. » Un début de purge financière a ainsi été
Cette position est d’autant plus problé- Encore tout récemment, la justice fran- opéré sur le registre du commerce, pour
matique au regard du manque de coopé- çaise a pu expérimenter ce manque radier plusieurs dizaines de milliers de
ration internationale des autorités d’entrain des autorités chypriotes dans sociétés inactives ou en infraction avec
locales, régulièrement dénoncé par les une procédure judiciaire, toujours en les règles de transparence financière.
magistrats anticorruption européens. cours, de blanchiment en France de plu- Partie de loin, il reste à l’île de Chypre
De quoi nourrir les soupçons que les sieurs millions d’euros détournés en du chemin à faire, notamment pour
autorités chypriotes cherchent à proté- Russie et ayant transité par Chypre. coopérer de manière plus fluide, et sur-
ger un secteur financier représentant « Chaque demande de notre part a été re- tout s’assurer que les informations sur
encore aujourd’hui 8 % du PIB, sur un tardée, repoussée, compliquée par les l’identité des bénéficiaires effectifs des
petit territoire où les carrières font autorités, explique une source judiciaire. sociétés existent et puissent être parta-
souvent l’aller-retour entre les mondes Nous savions que l’économie chypriote gées – ce qui n’est pas toujours le cas. La
politique et financier. fonctionnait principalement grâce aux supervision des registres est également
Dans son livre Offshore. Dans les coulis- fonds russes. Donc ça ne servait à rien de un enjeu majeur pour éviter que des prê-
ses édifiantes des paradis fiscaux (Les s’échiner parce que Chypre n’allait pas se te-noms occultent les véritables proprié-
liens qui libèrent, 2022), l’ancien juge saborder économiquement. » taires de sociétés, dont seuls des « leaks »
d’instruction Renaud Van Ruymbeke, qui Cette réticence transparaît d’ailleurs comme « Cyprus Confidential » permet-
a traité les plus grandes affaires politico- dans les chiffres du nouveau parquet tent de dévoiler l’identité. p
financières françaises, ne se prive pas européen chargé de lutter contre les abdelhak el idrissi
d’épingler Chypre, qui a notamment vu atteintes aux intérêts financiers de l’UE. et anne michel
transiter une partie du butin de la fraude Alors que les autres Etats membres mul-
à la taxe carbone. « Chypre est une plaque tiplient les enquêtes (865 en 2022) et ré- Prochain article La « start-up island »
tournante pour l’argent sale, témoigne- cupèrent des centaines de millions bouleversée par la guerre en Ukraine
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
Des virements secrets entachent l’ère Abramovitch à Chelsea
Alors propriétaire du club, l’oligarque a versé des dizaines de millions d’euros à des personnalités du football via des sociétés offshore
P lus d’un an après le départ
forcé de Roman Abramo-
vitch, des squelettes se ca-
chent encore dans les placards de
Chelsea. Le voile se lève, peu à peu,
sur les pratiques de l’oligarque
russe, qui a régné pendant vingt
ans sur le club de football londo-
nien. L’enquête « Cyprus Confi-
dential » révèle l’existence d’une
caisse noire ayant servi à payer
plusieurs personnalités gravitant
autour du club. Ces paiements,
jusqu’alors confidentiels, réalisés
par l’intermédiaire de sociétés
offshore, sont susceptibles d’avoir
enfreint les règles du fair-play
financier instaurées pour garantir
l’équité entre les clubs européens.
Roman Abramovitch, 57 ans, est
un personnage aux multiples
facettes : multimilliardaire enri-
chi par le pétrole, mécène des arts,
diplomate de l’ombre, proche de
Vladimir Poutine, il a également
été, deux décennies durant, l’une
des figures majeures du football
anglais. C’est lui qui a replacé
Chelsea sur le devant de la scène
européenne après avoir racheté le
club en 2003, pour 140 millions de
livres sterling. Cerné par les sanc-
tions économiques consécutives
à la guerre en Ukraine, l’oligarque
a été contraint de revendre le club
en 2022 pour 5 milliards d’euros
à un groupe dirigé par Todd Boeh-
ly, copropriétaire de l’équipe de
baseball des Los Angeles Dodgers.
Après la reprise du club, ce der-
nier a rapidement alerté les autori-
tés financières de la ligue de foot-
ball anglaise sur les « informations
financières incomplètes » dépo-
sées pendant l’ère Abramovitch,
sans rendre publiques davantage
de précisions. Des documents
internes du cabinet MeritServus,
spécialisé dans la fourniture de
services offshore à Chypre, consul-
tés par Le Monde et ses partenai-
res, montrent que Roman Abra-
movitch s’est substitué à de nom-
breuses reprises à son club pour
verser plusieurs dizaines de mil-
lions d’euros à des agents, déni-
cheurs de talents et propriétaires
de clubs concurrents, en puisant
dans ses propres ressources.
Possibles commissions occultes
En 2017, par exemple, une société
offshore aux îles Vierges britanni-
ques appartenant à l’oligarque,
Conibair Holdings, a conclu un
contrat prévoyant le versement de
10 millions de livres (11,2 millions
d’euros à l’époque) à l’agent italien
Federico Pastorello. Le jour même
était annoncé le renouvellement
du contrat d’Antonio Conte
comme entraîneur de Chelsea. Or
plusieurs sources indiquent que
Federico Pastorello était à l’épo-
que l’agent d’Antonio Conte. Le
paiement de Conibair Holdings
était-il une manière de camoufler
la commission qu’il a prélevée sur
LÉA GIRARDOT POUR « LE MONDE »
le contrat ? M. Pastorello a refusé
de s’expliquer sur ces transactions
et de confirmer qu’il représentait
à l’époque l’entraîneur, se conten-
tant de préciser que ce n’est pas le
cas actuellement.
Quelques années auparavant,
Roman Abramovitch pourrait
avoir usé de méthodes similaires
pour offrir aux Blues le meneur
de jeu Eden Hazard. En mars 2013,
quelques mois après la signature
officielle de l’international belge,
son agent John Bico Penaque a si-
gné un contrat avec Leiston Hol-
dings, une autre société écran dé-
tenue par l’oligarque aux îles Vier-
ges britanniques, pour des servi-
ces « liés à la recherche et au
conseil dans le domaine du sport ».
A la clé : un versement de 6,5 mil-
lions d’euros. Contacté, M. Bico
Penaque n’a pas donné suite.
En 2013, une société de Roman
Abramovitch a versé 12 millions
d’euros à un autre oligarque, Sou-
leïman Kerimov, pour des « servi-
ces (…) liés au football, y compris le
repérage de talents et d’autres
conseils liés au football ». Deux
mois plus tard, Chelsea s’atta-
chait les services des joueurs Sa-
muel Eto’o et Willian, qui évo-
luaient jusqu’alors à l’Anji
Makhatchkala, un club russe ap-
partenant à M. Kerimov.
La fuite « Cyprus Confidential »
porte aussi la trace d’autres paie-
ments suspects réalisés par des
Un journaliste allemand payé
en sous-main par un oligarque
Hubert Seipel a reçu 600 000 euros d’une société offshore liée
au milliardaire russe Alexeï Mordachov pour ses livres pro-Poutine
E n juin 2021, le journaliste
allemand Hubert Seipel est
invité à la radio pour pré-
senter son dernier livre, Putins
Macht. Warum Europa Russland
braucht (« le pouvoir de Poutine,
pourquoi l’Europe a besoin de la
Russie », Hoffmann und Campe,
non traduit). L’homme est affable,
le ton courtois. Mais, au bout
d’une quinzaine de minutes, il se
raidit soudain. De but en blanc, le
présentateur vient de lui deman-
der s’il « touche des honoraires en
provenance de Russie ». « Mais,
comment osez-vous ? », s’insurge
l’essayiste, abasourdi.
La question était pourtant loin
d’être saugrenue. Hubert Seipel,
connu pour être un spécialiste de
la géopolitique russe, se vante
d’être « le seul journaliste occiden-
tal en contact direct avec Poutine »,
rencontré dès 2010 pour préparer
son documentaire Moi, Poutine.
Un portrait. Cette proximité lui
vaut d’être fréquemment critiqué
pour ses prises de position pro-
Kremlin. Son précédent livre,
en 2015, avait déjà été vilipendé
dans la presse allemande pour ses
« manquements aux normes jour-
nalistiques les plus basiques ».
L’enquête « Cyprus Confiden-
tial » soulève la possibilité que le
Kremlin ait secrètement tenté
d’influencer le débat public en Al-
lemagne. Elle éclaire aussi sous un
nouveau jour les prises de posi-
tion du journaliste : des données
financières confidentielles issues
du cabinet chypriote Cypcodirect
Corporate Services révèlent que
ses deux livres ont été en partie fi-
nancés par des sociétés offshore
liées à un oligarque très proche du
Kremlin, en contradiction avec les
règles les plus fondamentales de
l’éthique journalistique.
Un « contrat de parrainage » a
été signé, le 16 mars 2018, entre
structures offshore de Roman
Abramovitch entre 2005 et 2018 :
250 000 livres à Frank Arnesen,
l’ancien directeur sportif de Chel-
sea ; 1 million de livres au centre
de formation de football dirigé
par le frère de Bertrand Traoré,
quelques jours après la signature
de l’attaquant burkinabé ; ou en-
core 7 millions d’euros de frais de
consulting à Vladica Lemic, un
agent influent réputé pour avoir
joué un rôle déterminant dans
l’arrivée à Chelsea de l’attaquant
Arjen Robben et de l’entraîneur
Carlo Ancelotti. Sollicités, ces pro-
tagonistes n’ont pas donné suite.
Ces paiements n’ayant pas été
inscrits dans les comptes de Chel-
sea, le club a pu minorer ses dé-
penses, et réduire ses risques de
dépasser le plafond imposé par
les instances du football. Trois
avocats du sport ont confirmé à
nos partenaires du journal britan-
DES TRANSACTIONS
POURRAIENT ÊTRE
CONTRAIRES
AUX RÈGLES
EUROPÉENNES
SUR LE FAIR-PLAY
FINANCIER
M. Seipel et une société des îles
Vierges britanniques, De Vere
Worldwide Corporation, pour
« l’écriture d’un livre sur l’envi-
ronnement politique dans la
Fédération de Russie ». Ce contrat
confidentiel spécifie que « le
sponsor souhaite soutenir le déve-
loppement » du livre en payant
l’auteur 600 000 euros et en lui
fournissant « un soutien logis-
tique et organisationnel adéquat »
– tout en précisant que « l’auteur
n’a aucune obligation concernant
le contenu ou la composition du
livre ». D’après cette fuite de docu-
ments, cette somme a été versée
au journaliste en deux fois à par-
tir d’un compte hébergé par la
banque russe Sovcombank, en
2018 et 2019.
Homme de paille
Un autre document interne, para-
phé par la branche chypriote du
cabinet d’audit PwC, révèle, par
ailleurs, qu’un « contrat simi-
laire » avait été signé en 2013 pour
« la biographie de Poutine » – le su-
jet du premier livre d’Hubert Sei-
pel, publié en 2015.
Les documents de « Cyprus Con-
fidential » égrènent de nombreux
indices sur l’identité du véritable
donneur d’ordre de ce contrat,
suggérant qu’il s’agit d’Alexeï
Mordachov, le principal action-
naire de la plus grande entreprise
sidérurgique de Russie, Severstal.
C’est ce groupe russe qui a im-
matriculé De Vere Worldwide
en 2006, avant de passer la main à
Igor Voskresensky, un pion dis-
cret mais central de la galaxie fi-
nancière de l’oligarque. Tout
pousse à croire que ce quinquagé-
naire russe agit comme homme
de paille : il est le gérant officiel de
dizaines de sociétés liées à Alexeï
Mordachov, tant en Russie que
dans des paradis fiscaux. En
nique The Guardian que, si elles
n’ont pas été déclarées aux autori-
tés sportives, ces transactions
pourraient être contraires à la ré-
glementation européenne, mais
également aux règles du football
anglais, qui imposent de soumet-
tre des comptes sincères et de dé-
clarer les commissions versées
aux agents et intermédiaires.
Bataille judiciaire secrète
Déjà condamné à l’été 2023 par
l’UEFA à une amende de 10 mil-
lions d’euros pour des entorses au
fair-play financier, Chelsea fait ac-
tuellement l’objet d’une enquête
de la ligue anglaise, qui s’inté-
resse no tamment aux transferts
de Samuel Eto’o et de Willian.
Contactée, la direction actuelle de
Chelsea déclare que « ces alléga-
tions sont antérieures à la pro-
priété actuelle du club ». « Elles
sont basées sur des documents qui
n’ont pas été montrés au club et ne
concernent aucune personne
actuellement au club », poursuit
un porte-parole.
Un autre secret de Roman Abra-
movitch se niche dans la fuite de
documents de MeritServus. Non
content d’avoir contourné le fair-
play financier, l’oligarque s’est
aussi activement employé à le tor-
piller en finançant secrètement
en 2014 une procédure du cabinet
d’avocats de Jean-Louis Dupont vi-
sant à faire invalider en justice la
enquête | 23
mars 2022, lorsque les sanctions
occidentales ont frappé son pa-
tron après l’invasion de l’Ukraine,
il est même devenu l’actionnaire
majoritaire du groupe minier
Nordgold – jusqu’alors détenu à
90 % par la famille Mordachov.
Contacté par nos confrères
allemands de Paper Trail Media,
M. Voskresensky a affirmé n’avoir
jamais conclu de « contrat avec un
journaliste allemand », et a même
expliqué « ne pas connaître de so-
ciété qui s’appelle [De Vere World-
wide] » ni « avoir été le directeur
d’une telle société ». Cependant,
des adresses communes, des
prêts relais provenant de sociétés
consolidées dans le groupe de
Mordachov pour payer Hubert
Seipel, ou encore des signataires
qui travaillent pour Severstal,
sont autant d’indices qui suggè-
rent qu’Alexeï Mordachov est au
cœur de ce contrat de parrainage.
Contacté, Hubert Seipel s’es-
time accusé de « culpabilité par
association » sans pour autant
nier ses relations avec Alexeï Mor-
dachov. Il fait, en outre, savoir que
le « soutien [de Mordachov] con-
cerne exclusivement les projets de
livres », expliquant que le paie-
ment russe correspond à un tra-
vail « sur les livres pendant plus de
huit ans, une période qui n’est pas
toujours calculée par les éditeurs ».
La veille de la présentation de
son premier livre à Moscou,
en 2015, en présence de Vladimir
Poutine, l’agence de presse du
Kremlin, RIA Novosti, lui avait
posé la question suivante : « Votre
documentaire (…) donne le senti-
ment très clair que vous sympathi-
sez avec votre héros. Est-ce vrai ? »
Le journaliste avait répondu par
l’affirmative. On sait désormais
que l’entourage du président
russe le lui a bien rendu. p
jérémie baruch
réglementation de l’UEFA. L’avocat
belge contestait à l’époque le fair-
play financier devant la Commis-
sion européenne. Officiellement,
il agissait pour le compte de Daniel
Striani, un agent de joueurs belge.
Un contrat présent dans le
« leak » révèle pourtant que Leis-
ton Holdings s’est engagée en fé-
vrier 2014 à soutenir la procédure,
par le biais de conseils juridiques
et d’un paiement de 100 000 li-
vres. Le document précise que
Leiston avait un « intérêt économi-
que dans le résultat de cette procé-
dure », suggérant qu’elle a agi au
nom de Chelsea.
Sollicité par nos confrères du
Soir, Daniel Striani a d’abord as-
suré tout ignorer de l’intervention
de Roman Abramovitch. Il s’est ra-
visé le lendemain, en apportant
une réponse plus nuancée : « Dans
un combat juridique de cette am-
pleur, on doit pouvoir compter sur
des appuis extérieurs », argue
l’agent. Jean-Louis Dupont a re-
fusé de s’exprimer, invoquant son
devoir de confidentialité.
Que ce combat ait été coordonné
ou non, il s’est révélé vain : la
plainte de Jean-Louis Dupont a été
rejetée par la Commission euro-
péenne à l’automne 2014, puis par
la justice européenne à l’été 2015.
Cette déconvenue n’a pas décou-
ragé M. Abramovitch, qui a pour-
suivi ses montages offshore. p
le monde
24 | carnet
Maria Pergay
Designer
A Paris, en 2013. ED ALCOCK/MYOP
P
apesse du mobilier des
années 1970 en acier
inoxydable et muse du
couturier Pierre Cardin,
Maria Pergay est morte le 31 octo-
bre à Béziers (Hérault), à l’âge de
93 ans. Née un 28 octobre 1930 en
Moldavie, Maria Alexandrovna
Kachnitskaya, de son vrai nom,
avait émigré en France à l’âge de
7 ans avec sa mère. Cette designer
autodidacte s’est taillé un nom à
l’international avec des créations
innovantes domptant l’acier,
« aussi précieux que le plus pré-
cieux des bois », disait-elle.
En 1947, elle s’inscrit à l’Institut
des hautes études cinématogra-
phiques et suit parallèlement
l’enseignement du sculpteur Os-
sip Zadkine, dans sa maison-ate-
lier de la rue d’Assas, près de
Montparnasse, à Paris. Dans les
années 1950, après son mariage
avec Marc Pergay, elle décore les
vitrines du chausseur Durer de
grands oiseaux en fer forgé : des
coqs qu’elle a fait exécuter par des
artisans dinandiers de la capitale.
Sa renommée est faite.
Ce sont bientôt les vitrines de
Dior ou d’Hermès qu’elle ornera
de pièces en fer forgé incrustées
de pierres semi-précieuses ou de
coquillages. En 1960, elle ouvre à
Paris, place des Vosges, un maga-
sin où elle vend, aux côtés d’anti-
quités, ses créations en argent
dans des formes innovantes pour
l’époque : plateaux décorés de
glands, coupe-papiers, porte-ciga-
rettes, seaux à champagne avec
ruban. Avec Salvador Dali, elle réa-
lise deux bijoux, dont « Le mythe
du papillon et du feu ».
Une pièce signature
Les commandes affluent, en
même temps que les griffes Hu-
bert de Givenchy, Christian Dior
ou Helena Rubinstein s’arrachent
ses objets contemporains en ar-
gent. Maria Pergay sort définitive-
ment de l’ombre quand, à la fin
des années 1960, elle dessine pour
Uginox, le plus important produc-
teur d’acier inoxydable hexago-
nal – au lieu des petits objets déco-
ratifs qu’il lui demandait –, une li-
gne complète de mobilier. La gale-
rie Maison et Jardin, dirigée par le
décorateur Jean Dive, présente sa
collection, que le couturier Pierre
Cardin achète aussitôt, détectant
l’avant-gardiste dans cette desi-
gner affranchie.
Dompteuse d’un matériau féti-
che de l’ère spatiale, Maria Pergay
marie le tranchant de l’acier
inoxydable avec des formes orga-
niques, telle la spectaculaire
chaise « Anneaux » (1968), qui lui
a été inspirée par une pelure
d’orange. Cette créatrice, qui ne
dessinait pas en premier lieu, ra-
contait partir de son imaginaire,
28 OctObre 1930 Naissance
en Bessarabie (Moldavie)
1960 Ouvre une boutique
à Paris, vendant des antiquités
et ses créations
2011 Son « Tabouret vague »
entre dans les collections per-
manentes du MoMa, à New York
31 OctObre 2023 Mort
à Béziers (Hérault)
comme cette vision, un jour, d’un
tapis volant brillant dans l’espace.
Le lendemain de ce songe, elle
avait fait le tour des métallurgis-
tes parisiens pour leur proposer
l’idée de sa banquette d’acier on-
dulante : « Le coiffeur, c’est à
côté ! », lui avait rétorqué l’un
d’entre eux. Son lit tapis volant
aux courbes sensuelles, dont une
variante s’est vendue aux enchè-
res au prix de 421 000 dollars
(307 000 euros environ) en 2007,
restera comme une pièce signa-
ture de Maria Pergay.
« Non seulement Maria Pergay
est l’une des quelques femmes desi-
gners à avoir laissé sa trace dans
l’histoire du design, mais elle est
aussi l’une des rares à avoir in-
fluencé notre perception d’un ma-
tériau. La façon apparemment
sans effort avec laquelle elle dresse
l’inflexible Inox dans des formes
capricieuses, quoique élégantes,
est incomparable », analyse Ma-
rianne Goebl, directrice des salons
internationaux Design Miami et
Design Miami/Basel.
Maria Pergay, mère de quatre en-
fants, plutôt discrète dans la vraie
vie, était aussi une « drôle de
dame ». La créatrice disait jongler
avec l’humour pour mieux survi-
vre à une enfance déracinée. En té-
moigne cette commode chic en
métal drapé (2005) dont un pan
est enroulé sur lui-même, retenu
par une épingle à nourrice géante,
dévoilant un bois précieux de ma-
cassar. Une pièce extraordinaire
éditée par la galerie établie à New
York Demisch Danant, qui colla-
bore avec l’artiste depuis vingt ans.
En 2011, le « Tabouret vague »
(1968) de Maria Pergay est entré
dans les collections permanentes
du Museum of Modern Art
(MoMA), à New York. En 2012, la
créatrice est faite chevalière de la
Légion d’honneur par Frédéric
Mitterrand, alors ministre de la
culture et de la communication.
En 2013, elle a signé pour la mai-
son italienne Fendi Casa une col-
lection autour de la « Métamor-
phose », avec des pièces exclusives
mêlant acier, fourrure ou cuir. A
83 ans, elle s’amusait à réconcilier
les matériaux et les styles, ce qu’il-
lustre ce bureau moderne dont
l’angle éclaté découvre le pied
doré d’un meuble Louis XV. p
véronique lorelle
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Les familles Farout, Carrance et
Jaghouar,
La famille Alliot,
ont la peine de faire part du décès de
Mme Sylvie ALLIOT,
née FAROUT,
veuve de
M. Jacques ALLIOT.
La cérémonie d’adieu aura lieu le
vendredi 17 novembre 2023, à 13 h 30,
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
On nous prie d’annoncer le décès
de
Mme Fabienne BOCK,
veuve de
Bernard CAROLI,
(1936-2010),
survenu à Paris,
le jeudi 2 novembre 2023,
à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
L’inhumation aura lieu le vendredi
17 novembre, à 16 heures, au cimetière
du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
Quinet, Paris 14e.
Jacques BUISSON,
professeur émérite de droit
à l’université Paris-V,
nous a quittés dans sa quatre-
vingtième année.
Les obsèques ont eu lieu dans
l’intimité.
Guy et Christiane Buisson,
son frère et sa belle-sœur
et leurs enfants.
gagbuisson@gmail.com
Françoise, Jacqueline et Bruno
Deporcq,
ses frères et sœurs,
Sa famille canadienne et
vietnamienne,
Ses ami(e)s de nombreux pays,
ont la douleur de faire part du décès
de
Jean-Marie DEPORCQ,
survenu le 13 novembre 2023, dans la
dignité, à Montréal.
Olivia Burton,
sa ille,
Sa famille
Et ses amis,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Laurie FABRY,
survenu le 9 novembre 2023, à Paris.
L’inhumation aura lieu le samedi
18 novembre, à 15 h 30, au cimetière
parisien de Bagneux.
Après quatre-vingt-six années riches
en couleurs,
Jean-Jacques GAUSSEL,
a plié bagages la nuit du 10 au
11 novembre 2023.
Sa famille et ses ami.e.s
l’accompagneront dans son dernier
voyage le vendredi 17 novembre,
à 14 h 30, au crématorium de
Montfort-sur-Meu, avec tendresse.
Cannes. Decazeville.
Frédéric, Pierre-Nicolas et Philippe,
ses ils,
leurs épouses
Et ses sept petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Jean-Louis GINESTE,
agrégé d’histoire,
professeur honoraire à l’IUFM
de Cergy-Pontoise,
oicier dans l’ordre
des Palmes académiques,
survenu le 22 octobre 2023, à Cannes,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
La cérémonie aura lieu le lundi
20 novembre, à 10 heures, au
crématorium de Cannes.
Sanda Imbert,
son épouse,
Laurent et Magali Imbert
et leur ils, Alexandre,
Alexis et Mikaela Imbert
et leurs ils, Raphaël et Benjamin,
Francis et Anne-Marie Imbert
et leurs enfants,
ont la douleur de faire part du décès
de
Pierre-Henri IMBERT,
ancien directeur général
des droits de l’homme
au Conseil de l’Europe,
survenu le 8 novembre 2023, dans sa
soixante-dix-neuvième année.
La cérémonie religieuse a été
célébrée ce 15 novembre, à 14 heures,
en l’église Saint-Maurice, à Strasbourg.
Né en 1944, dans le Calvados,
Louis LEVIONNOIS,
a été, dans la lignée de ses maîtres,
le dixhuitièmiste Jacques Vier et
le médiéviste Charles Foulon, un
professeur de lettres marquant
pour ses élèves, mais aussi un
critique littéraire, un grand voyageur
(Afrique, Chine, Tibet, Népal et toute
l’Europe), un poète et un diariste.
Outre la publication de recueils de
poèmes et de journaux de voyages,
Louis Levionnois n’a cessé, depuis
1962, de prononcer des conférences
et de donner à des revues de
nombreux articles d’érudition sur
les sujets les plus divers.
En 1984, il a obtenu successivement
le prix de la Fondation Verlaine délivré
par l’Académie française, puis le prix
Paul Damarix attribué par la Maison
de la Poésie, à Paris, ainsi que le prix
Armand Gol de l’Académie des lettres
et des arts du Périgord. Enin, en 1995,
on lui a décerné le grand prix de
Critique poétique.
Il laisse dans la peine,
Julien,
son ils
et sa compagne,
Ses frères et sœurs,
Ses cousins et cousines,
Ses neveux et nèces,
Son beau-frère et sa belle-sœur
Ainsi que toute sa famille,
Ses amis
Et ses collègues émérites.
La cérémonie aura lieu le vendredi
17 novembre 2023, à 9 h 45, au
crématorium de Niort (Deux-Sèvres),
290, route de Coulonges.
Nous aurons également une pensée,
à cette cérémonie, pour
Jeanne LEVIONNOIS,
sa défunte épouse.
Un remerciement tout particulier
aux aide-soignants, infirmières et
agents de service hospitalier du
Cèdre Bleu, à Niort, pour leurs
soins attentifs et respectueux des
personnes.
Bertrand Pulman,
son mari,
Cyril et Juliette,
ses enfants
et leurs conjoints, Julie et David,
Cécile et Vincent,
sa sœur et son frère,
ont la douleur de faire part du décès
soudain de
Martine
PULMAN ESQUIROU,
ancienne journaliste,
ancienne directrice
de communication,
survenu le 13 novembre 2023.
L’enterrement aura lieu dans
l’intimité familiale en Auvergne.
Une cérémonie religieuse sera
organisée par la suite à Paris.
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
Geneviève Reimeringer, Mme Régine Roche,
sa ille
Pierre Jamme,
son frère,
Sylvie, Véronique, Matthieu et
sa femme,
Delphine et Stéphane Roche,
ses enfants,
Théo et Nina,
Philippe,
ses nièces et ses neveux
Ainsi que toute la famille
ses petits-enfants,
ont l’immense tristesse d’annoncer
Et ses nombreux amis, le décès de
ont la douleur de faire part du décès
M. Jean-Yves ROCHE,
de
né le 16 mai 1935, à Saïgon,
architecte-urbaniste (membre SFU),
Mme Chantalle REIMERINGER,
née JAMME,
ancienne diplômée de l’ENA survenu le 28 octobre 2023, à Marseille.
promotion Guernica,
ancienne sous-préfet Mme Régine Roche,
34, chemin Joseph-Aiguier, résidence
du Loir-et-Cher,
ancienne secrétaire général «Le Jardin des Hespérides», Bât A,
de L’UAP, 13009 Marseille.
survenu le vendredi 10 novembre Olga,
2023, dans sa quatre-vingtième année. son épouse,
Sévane,
La cérémonie civile a eu lieu ce sa ille,
mercredi 15 novembre, à 14 h 15, au Lila,
crématorium de Pierres (Eure-et-Loir). sa petite-ille,
Seda Melik, Davit Minassian
Pas de plaques, leurs naturelles
Et ses amis,
seulement.
ont la grande tristesse d’annoncer la
Pompes funèbres Pinot-Chubilleau,
mort de
28330 Authon-du-Perche.
Tél. : 02 37 49 11 18.
Christian TER STEPANIAN,
Arles.
ambassadeur,
délégué permanent de la république
d’Arménie auprès de l’UNESCO,
Mme Yasu Moÿ et M. Frédéric Moÿ,
représentant personnel
ses enfants
et leurs conjoints du Premier ministre de la république
Et ses petits-enfants, d’Arménie auprès de l’Organisation
internationale de la francophonie,
ont la profonde tristesse d’annoncer
survenue brutalement le 7 novembre
le décès de
2023.
Mme Vivette RICHARD-MOŸ,
Une cérémonie religieuse a eu
survenu le 10 novembre 2023, lieu le lundi 13 novembre, à 15 heures,
à Arles, en l’église apostolique arménienne,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. la cathédrale Saint-Jean-Baptiste,
15, rue Jean-Goujon, Paris 8e.
La crémation aura lieu le jeudi
16 novembre, à 14 heures, au Enghien-les-Bains (Val-d’Oise).
crématorium de Beaucaire.
Claude Thomas,
Fleurs blanches uniquement.
son ils,
Paix à son âme.
a la profonde tristesse d’annoncer le
décès de
Cet avis tient lieu de faire-part.
Jean THOMAS,
Régie municipale,
chevalier de la Légion d’honneur,
Pompes funèbres d’Arles.
Tél. : 04 90 96 83 43. cadre supérieur retraité
d’Electricité de France,
Le professeur Jacques Robert, ancien administrateur
ancien président de l’université Paris- d’Electricité de France,
Panthéon-Assas, ancien membre du ancien secrétaire général
Conseil constitutionnel, du Groupement national des cadres
de la Fédération CGT
son époux,
de l’Energie,
Anne-France Lucas, Élisabeth
Marguerat, Xavier et Olivier Robert, survenu le 10 novembre 2023,
ses enfants, à Andilly,
à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans.
Michelle, Florence et Nicolas,
ses belles-illes et son gendre, Une cérémonie civile sera célébrée
le 20 novembre, à 15 heures, au
Caroline, Anne-Isabelle, Fanny et cimetière Nord d’Enghien les Bains
Hélène, (Val-d’Oise), rue Louis-Delamarre.
ses petites-illes,
thomasclaude111@yahoo.fr
Pierre-Olivier
et son épouse, Mathilde,
Baptiste, Clément, Eric, Louis, Communication diverse
Philippe, Paul, Mathieu,
ses petits-ils,
Elsa,
son arrière-petite-ille,
Marie-Antoinette, Anne, Jacques-
Christophe (†), Brice et François, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
ses sœurs et frères
ainsi que leurs conjoints, Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
ont l’immense douleur de faire part par téléphone et/ou par internet
du décès de
ceux qui soufrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
Marie-Caroline ROBERT, des pensées suicidaires.
née de BARY,
Nous recherchons des écoutants
survenu le 10 novembre 2023, dans
bénévoles
son sommeil, dans sa quatre-vingt-
sur toute la France.
septième année.
L’écoute peut sauver des vies
Un culte d’action de grâce sera et enrichir la vôtre !
célébré le vendredi 17 novembre, à Choix des heures d’écoute,
10 h 30, au Temple protestant, 26, rue formation assurée.
Rayon, à Bourg-La-Reine (Hauts-de-
En IdF RDV sur
Seine).
www.sosamitieidf.asso.fr
Famille Robert, En région RDV sur
105, boulevard Murat,
www.sos-amitie.com
75016 Paris.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
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Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président

CULTURE
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
Pour Camille de Castelnau, le projet d’une vie
En concevant la série « Tout va bien », la scénariste s’est inspirée de scènes vécues au sein de sa sphère familiale
RENCONTRE
E
tre numéro un, je ne vou-
lais pas, c’est trop d’em-
merdes et de boulot. Mais,
sur ce projet-là, la nu-
méro un ne pouvait être que moi. »
On l’avait croisée en janvier, sur la
fin du tournage de Tout va bien.
On la retrouve juste avant la diffu-
sion de la série, plus détendue
malgré la pression qu’une entre-
prise de cette ampleur implique.
Pour Camille de Castelnau, 44 ans,
Tout va bien ressemble au projet
d’une vie. Déjà parce qu’il s’agit de
la première série créée par la scé-
nariste, formée à la Fémis (la
grande école parisienne de ci-
néma) et connue, entre autres,
pour avoir façonné, au côté d’Eric
Rochant, le succès du Bureau des
légendes (2015-2020).
Ensuite parce que le casting des
huit épisodes (Virginie Efira, Sara
Giraudeau, Nicole Garcia, Bernard
Le Coq…) lui promet un carton
d’audience. Mais surtout parce
que cette fresque familiale autour
de Rose, une petite fille atteinte
d’une leucémie agressive, lui a été
inspirée par la maladie de sa pro-
pre nièce, âgée de 15 ans aujour-
d’hui. « J’espère ne plus jamais me
coller une épreuve pareille comme
source d’inspiration… », dit-elle
dans un souffle.
Poussée par Eric Rochant lui-
même, qui lui avait commandé
une série en tant que producteur,
elle commence à bosser sur la bi-
ble et le scénario au printemps
2020, mais elle pense à l’époque
l’idée invendable, surtout avec ce
ton à la fois drôle et tragique, à re-
bours du mélodrame, qu’elle sou-
haite lui donner. Jusqu’à ce que
les équipes de Disney+ manifes-
tent leur intérêt. « Ça fait un peu
promo, s’excuse-t-elle, mais j’ai
senti qu’on parlait la même langue
et qu’ils n’allaient pas me deman-
der de faire autre chose. Des ac-
teurs aux réalisateurs, j’ai senti une
grande adhésion au projet, tout le
monde était là pour les bonnes rai-
sons et la série s’est faite très joyeu-
sement. Et heureusement, car un
tournage de cinq mois, c’est long. »
Le résultat est une photo de fa-
mille, les Vasseur (parents, grands-
parents, tante et oncle), tendre et
Une famille se recompose
face à la maladie d’une enfant
on se croirait au cinéma. A
cause de Virginie Efira et de Nicole
Garcia, bien sûr, dans un affronte-
ment fille-mère qui aurait pu,
dans un autre format, leur valoir
d’être nommées aux Césars. Les
familiers des salles obscures trou-
veront facilement leur chemin à
travers le territoire géographique
et dramatique sur lequel se dé-
ploie Tout va bien. On est à Paris,
et l’on passe des appartements un
peu surpeuplés par la recomposi-
tion des familles aux bureaux
d’une grande maison d’édition. La
maladie qui menace la vie d’un
enfant – le thème central de Tout
va bien – a inspiré, parmi d’autres
cinéastes, Christine Pascal (Le pe-
tit prince a dit, 1992) et Valérie
Donzelli et Jérémie Elkaïm (La
guerre est déclarée, 2011), films
d’une douloureuse beauté dont
Tout va bien partage la bravoure.
De l’histoire de Rose (Angèle Ro-
meo), atteinte d’une leucémie, et
de sa famille, Camille de Castel-
nau n’a pas fait un film, mais une
série, qui encourage la familiarité
avec les personnages – qu’elle se
traduise par l’empathie ou l’exas-
pération ; une succession d’épiso-
des qui multiplie angles et éclaira-
ges au point que, comme dans la
vie, on se sent submergé, ébranlé
dans des convictions que l’on
croyait définitives. Le découpage
de l’histoire permet à l’organisa-
Rose (Angèle Roméo), Marion (Sara Giraudeau), Claire (Virginie Efira) et Lou (Camille Bouisson), dans « Tout va bien », de Camille de Castelnau. DISNEY+
féroce, bourrée d’humour noir, où
chaque membre compose avec
l’absurdité de devoir continuer à
mener une vie normale alors que
la vie d’un enfant ne tient plus
qu’à un fil. Beaucoup de scènes
sentent le vécu, dans les moments
les plus drôles comme les plus tris-
tes, mais Camille de Castelnau as-
sume la fiction. « La plupart des
scènes sont inventées de toutes
pièces, mais elles peuvent avoir été
inspirées par ce que d’autres fa-
milles m’ont dit, des scènes aux-
quelles j’ai assisté à l’hôpital… C’est
de la refabrication. En revanche,
confie-t-elle, l’épisode 7 [particuliè-
rement intense et le plus réussi]
est quasi documentaire. »
Il y a beaucoup de scènes qui ne
parlent pas de maladie, mais dans
lesquelles les personnages sem-
blent sonnés, à côté de leurs pom-
pes, plutôt qu’effondrés. Ebranlés
par la maladie, les membres de la
famille Vasseur restent pour au-
tant les mêmes, y compris dans
trice de ces mystères de prendre
sur le spectateur un ascendant, au
point de parfois le manipuler.
Comme un film de guerre, Tout
va bien commence alors que le
combat est déjà engagé. Rose, fille
de Marion (Sara Giraudeau) et de
Stéphane (Yannik Landrein), s’ap-
prête à entrer à l’hôpital Robert-
Debré pour y recevoir une greffe
de moelle. Vers le labyrinthe blanc
convergent Anne Vasseur (Nicole
Garcia), la matriarche du clan, son
époux Pascal (Bernard Le Coq), sa
fille Claire (Virginie Efira), l’aînée
de Marion, et Vincent (Aliocha
Schneider), le petit dernier.
Finesse très romanesque
Quelques stations de tramway sé-
parent le siège de la direction gé-
nérale de la sécurité extérieure et
Robert-Debré. Les deux premiers
épisodes ont été réalisés par Eric
Rochant, qui a partagé son Bureau
des légendes (2015-2020) avec Ca-
mille de Castelnau. Le duo procède
avec élégance aux présentations,
permettant à chaque caractère de
se définir tout en laissant l’espace
nécessaire à son développement.
Anne Vasseur, qui rend malheu-
reux tous les siens, a assis sa re-
nommée sur une série d’ouvra-
ges qui garantissent aussi bien le
bonheur de son lectorat que la
prospérité de son éditeur, un type
repoussant qui sera rattrapé par
| 25
coup au refus de céder aux pon- lade » et l’œuvre rend d’une cer- et Audrey Estrougo (Suprêmes,
La qualité cifs et aux larmes faciles. Au pre- taine façon hommage à la puis- 2021) –, il faut ajouter Cathy Ver-
de l’œuvre tient mier épisode, le diagnostic de la sance de l’hôpital public quand il ney, passée par Vernon Subutex
maladie et son annonce ont ainsi se mobilise pour soigner un en- (2019). « L’idée n’était pas de pren-
beaucoup au déjà eu lieu – « C’est la scène que je fant. « Je tenais à montrer cette dre des “faiseurs”, et j’ai aimé qu’ils
refus de céder ne voulais pas faire, reconnaît Ca- solidarité, le don de moelle, le don soient tous différents. Rochant est
mille de Castelnau, j’en ai telle- des jours de réduction du temps de râleur, Xavier réservé, Audrey est
aux poncifs ment vu ! » –, et la petite Rose s’ap- travail… Les gens sont seuls face à dans l’énergie… Je leur ai fait entiè-
et aux larmes prête à recevoir une greffe de la maladie, mais pas tant que ça », rement confiance, la réalisation
moelle osseuse dont on ne souligne-t-elle avant d’ajouter, en n’est mon truc, mais il y a des diffé-
faciles comprend pas tout de suite qu’elle plaisantant : « J’ai un projet ultra- rences qui sautent aux yeux et il
est, en fait, sa dernière chance. mégalo, faire des séries pour pous- fallait faire attention, en postpro-
ser les gens vers des secteurs qui en duction, à ce que Tout va bien reste
leurs pires travers. « Je voulais Au poste de showrunneuse ont besoin, comme Le Bureau des une série, et qu’elle soit la même du
montrer la friction entre ce que ces Même si le tournage a eu lieu en légendes l’a fait à l’époque… » premier au dernier épisode. »
gens traversent et le reste du grande au sein de l’hôpital pari- A la différence du Bureau, Ca- Comment passer à autre chose
monde, explique la scénariste. A sien Robert-Debré, et si ces scènes mille de Castelnau est ici après un projet aussi imposant et
l’hôpital, les médecins parlent de ont été filmées de la façon « la plus showrunneuse de la série, ce qui personnel ? « Je n’arrive pas à me
l’abrasion que la maladie impose réaliste possible », Tout va bien lui donne des pouvoirs particu- dire que j’ai une carrière, ça fait tel-
aux gens, et de l’angoisse qu’elle n’est pas une série médicale. De liers, et notamment celui de choi- lement adulte !, dit-elle en riant. Il
provoque. Chaque personnage de l’infirmière qui finit par faire par- sir les gens avec qui elle travaille. n’y aura pas d’autre premier projet,
Tout va bien cherche, trouve, voire tie de la famille au clown qui passe « Ça change tout, admet-elle, il y a ça au moins, c’est fait. Mais je ne
subit un mécanisme de défense de chambre en chambre pour moins de décalage entre ce qu’on a suis pas showrunneuse à vie. Si de-
pour ne devenir ni fou ni dépres- faire rire les petits patients, en écrit et ce qu’on voit à l’écran. » main on me propose de juste écrire
sif. L’idée, c’était que la maladie soit passant par la psychiatre du ser- Aux trois réalisateurs venus du des épisodes, j’y vais. J’adore aussi
dans toutes les séquences. » La qua- vice, « l’hôpital devient le lieu de cinéma – Eric Rochant, Xavier être numéro deux. » p
lité de la série tient aussi beau- l’intime quand un enfant est ma- Legrand (Jusqu’à la garde, 2018) audrey fournier
François-
site
la vague #metoo (Hippolyte Gi-
rardot). Nicole Garcia aura tout le
Mitterrand
temps, après avoir sorti les griffes
et hissé l’étendard égotiste de son
Exposition
personnage, d’en dessiner les
moindres fêlures.
Virginie Efira apparaît à la fois
comme le reflet rebelle de sa mère
et la meilleure version de celle-ci.
C’est elle qui sait ce qu’il faut dire
aux médecins, qui prend la me-
sure du péril qui pèse sur sa nièce,
pendant que Sara Giraudeau s’op-
pose par tous les moyens à la ca-
tastrophe : le déni, la transgres-
sion et la fuite. Les hommes ne se
tirent pas très bien de l’affaire. 17 oct.
A la finesse très romanesque de 2023
ces études de caractères s’oppose
21 janv.
la description clinique de l’uni-
2024
vers hospitalier, de sa brutalité et
des efforts constants de celles et
ceux qui le font tourner pour atté-
nuer les douleurs, pour tenir la
peur en respect. Au fil des huit épi-
sodes, les mois passent, les gens
changent et les réalisateurs aussi,
mais Tout va bien tient son cap, ce-
lui d’une fiction sensible guidée
par les amers de la réalité. p
thomas sotinel
Galerie 2 Exposition
Quai François Mauriac co-organisée En partenariat avec Avec le
Paris 13e I #BnF avec la RMN -
Série créée par Camille Paris Photo 2023 soutien de
bnf.fr Grand-Palais
de Castelnau. Avec Virginie Efira,
Sara Giraudeau, Nicole Garcia, Ray K. Metzker, Kayak, Frankfurt, 1961 © Estate of Ray
Aliocha Schneider, Mehdi K. Metzker, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New
York. BnF | département Estampes et photographie
Nebbou (Fr., 2023, 8 × 52 min). Sur
Disney+ à partir du 15 novembre.
26 | culture
Catherine Hiegel perd
la mémoire avec talent
La comédienne est magnifique dans
« Les Gratitudes », au Centquatre, à Paris
THÉÂTRE
O n ne dira jamais assez le
talent de Catherine Hie-
gel, immense actrice qui,
à l’âge où quelques-uns de ses ca-
marades affrontent la très redou-
tée perte de mémoire, accepte de
se couler dans un rôle où il n’est
question que de ça.
Dans un dispositif scénique dé-
pouillé adossé à des rideaux de
plastique qui abritent des séquen-
ces de jeu superflues, son corps
rivé au fauteuil, l’interprète qui a
tout connu du théâtre endosse le
rôle de Michka, une femme âgée
atteinte d’aphasie. La langue se
dérobe. Michka intervertit les
consonnes, se prend les pieds
dans les voyelles.
Pensée amputée
L’interprète incarne si bien les
symptômes de l’atteinte céré-
brale que, au début de la représen-
tation, on prend pour argent
comptant l’approximation de sa
profération, avant de se ressaisir :
c’est parce qu’elle joue à la perfec-
tion cette partition de plus en
plus trouée d’un vocabulaire dont
s’échappent les mots que Cathe-
rine Hiegel fait passer pour réel ce
qui n’est qu’une fiction.
Le texte de Delphine de Vigan
est, de ce point de vue, impecca-
ble. En désossant progressive-
ment la parole jusqu’à la vider de
sa substance, la romancière écrit
le drame d’une subjectivité
condamnée à la mort sociale. L’hé-
roïne, logée en Ehpad, envisage
d’ailleurs le suicide comme porte
de sortie à sa réclusion mentale.
Cette tragédie d’une pensée am-
putée de ses outils de communi-
cation est le fil douloureux d’un
spectacle qui n’évite pas les sco-
ries. Celles-ci sont dues à la tenta-
tive maladroite du metteur en
scène, Fabien Gorgeart, de faire
exister, pour elles-mêmes, dans
l’histoire, deux figures adjacen-
tes. un orthophoniste (Pascal San-
gla), a toutes les raisons d’être là, il
n’en reste pas moins que ses pro-
blèmes biographiques n’appor-
tent pas grand-chose à la fable.
Quant au rôle de Marie (Laure
Blatter), jeune amie de Michka, il
se densifie dans l’échange, même
muet, noué entre les deux fem-
mes, mais se dilue dès lors qu’il
sort du champ de cette relation.
Michka voudrait, avant de mou-
rir, remercier un couple de l’avoir
recueillie, enfant. Dans ces voies
parallèles et peu convaincantes
qu’élabore la fiction s’immiscent
clichés et bons sentiments qui pa-
rasitent la tenue d’une représen-
tation où Catherine Hiegel ne
s’abandonne jamais à la victimi-
sation. La netteté, la détermina-
tion, la dureté de l’actrice empor-
tent le morceau. p
joëlle gayot
Les Gratitudes, d’après Delphine
de Vigan, mise en scène de Fabien
Gorgeart. Centquatre, Paris 19e.
Jusqu’au 25 novembre
(Festival d’automne). 104.fr
Maxime Pascal, un chef en quête
de connexions à la Philharmonie
Le musicien de 38 ans va diriger l’opéra « Sonntag », de Stockhausen
RENCONTRE
L qui vient clore
e studio de la Philharmo-
nie de Paris accueille un ef-
fectif peu courant, en cette
fin d’après-midi de no-
vembre : trois cornistes font face à
trois bassonistes sous le regard de
quelqu’un, assis comme eux de-
vant une grande partition, qui leur
prodigue des conseils, en usant de
phrases très imagées. « Il faut vrai-
ment que ça soit la fête au village
mais dans un univers parallèle. »
Ainsi Maxime Pascal résume-t-il la
scène 5 de Sonntag (« Dimanche »),
le volet terminal de l’opéra Licht
(« Lumière ») de Karlheinz Stoc-
khausen, dont il dirigera l’exécu-
tion en deux temps les jeudi 16,
vendredi 17 et lundi 20 novembre.
« Ce passage correspond à une cé-
rémonie, au mariage d’Eve et de
Michaël, deux des trois protagonis-
tes de l’œuvre », précise le chef au
sortir d’une répétition pendant la-
quelle son rôle aura consisté à ac-
compagner les musiciens, mais
pas à les diriger. Cette scène finale,
non seulement de Sonntag mais
aussi de Licht, transcendera le
principe de l’union à tous les ni-
veaux, du temps et de l’espace. Elle
se déroulera, en effet, simultané-
ment dans deux salles. L’une, dé-
volue aux forces instrumentales,
l’autre, à la masse chorale. Et le pu-
blic présent d’un côté (salle Pierre
Boulez de la Philharmonie) aura
droit en même temps à ce qui se
passe dans l’autre (Cité de la musi-
que) grâce à une vidéo.
Pas simple, l’interprétation de
Licht… Pas banale, non plus, l’écri-
ture, étendue de 1977 à 2003, de
cet opéra consacré aux sept jours
de la semaine avec une durée
avoisinant les vingt-neuf heures !
En 2018, Maxime Pascal en a en-
trepris la restitution intégrale, ja-
mais réalisée, avec Donnerstag
(« Jeudi »). Cinq ans plus tard,
après avoir déjà monté quatre vo-
lets du cycle, qu’a-t-il appris d’es-
sentiel à propos de cette musique
hors norme ? « Qu’elle nous révèle
ce qu’est l’acte d’écoute. » Avec une
dimension quasi mystique.
Repartir de zéro
« Pour Stockhausen, la musique
transforme les êtres humains ;
quand le phénomène sonore ré-
sonne en nous, il nous transforme,
physiquement, chimiquement »,
assure Maxime Pascal, qui, après
avoir étudié au Conservatoire de
Paris les œuvres des années 1950
et 1960 du compositeur d’avant-
garde, a découvert en 2009 un as-
pect de sa production passé sous
silence en France, sans doute
pour son caractère irréaliste.
« Je suis tombé par hasard sur la
partition d’Examen (une des pre-
mières scènes de Licht, datant de
1979) qui mobilisait des instru-
mentistes et des chanteurs mais
aussi des danseurs mimes et deux
bandes magnétiques. » Et, plus
édifiant encore pour le jeune chef,
« tout était noté dans la partition ».
De la chorégraphie aux costumes
en passant par l’amplification des
sources musicales. Une aubaine
pour celui qui venait de fonder,
en 2008, un ensemble pluridisci-
plinaire, Le Balcon, avec la volonté
Au Rond-Point, à Paris, un amour
toxique se désagrège sous nos yeux
Avec « Ahouvi », l’auteur et metteur en scène israélien Yuval Rozman
ausculte la dérive d’un couple gangrené par la violence d’un homme
THÉÂTRE
A première vue, l’histoire
racontée par l’auteur et
metteur en scène Yuval
Rozman au Théâtre du Rond-
Point, à Paris, est celle d’un amour
toxique qui dégénère sous les
yeux du public. Tamar, qui a quitté
sa ville natale de Jérusalem pour
la France, rencontre Virgile, origi-
naire de Marseille. Elle est actrice,
il est photographe. Ils tombent
amoureux. Vivent ensemble.
Adoptent un chien (qui devient
l’enfant qu’ils n’auront pas). Ils
se coulent dans le quotidien, fré-
quentent Roxanne, une ex-petite
amie de Virgile. Ils sont jeunes, ils
sont beaux. Mais rien ne va.
Au théâtre, l’intimité est un
leurre. L’espace, conçu en quadri-
frontal, n’offre aux acteurs aucune
solution de repli. Le couple – lui
(Gaël Sall), corps d’athlète, elle (Sté-
phanie Aflalo), fine silhouette – se
trouve au centre des regards et
d’un malaise croissant. Le texte de
Yuval Rozman, artiste israélien vi-
vant en France depuis neuf ans (il a
déserté le service militaire obliga-
toire), est le troisième volet de ce
qu’il nomme Quadrilogie de ma
terre. Le premier, TBM, abordait le
conflit israélo-palestinien sous
l’angle politique, le deuxième, The
Jewish Hour, sous l’angle de la reli-
gion, le quatrième traitera de ses
aspects économiques. Celui qui
est présenté au Rond-Point se
consacre à l’amour. Ahouvi, en hé-
breu, signifie « mon amour ».
La scène finale,
le cycle « Licht »,
se déroulera
simultanément
dans deux salles
de donner à entendre une musi-
que toujours sonorisée. « Je me
suis dit que nous tenions là une
œuvre qui correspondait parfaite-
ment à nos intentions, y compris
par son côté “happening” réunis-
sant des artistes très différents. »
Depuis l’heureuse expérience de
cet Examen, Maxime Pascal s’est
souvent mis au service de la créa-
tion contemporaine. Qu’elle soit
« portée » par Le Balcon, comme
pour Like flesh, de la jeune Sivan
Eldar, en 2022, à l’Opéra de Lille, ou
qu’elle prenne la forme d’une al-
ternance dans la fosse d’orchestre
avec le compositeur lui-même ap-
pelé à diriger sa partition, comme
ce fut le cas, en 2021, à Berlin puis à
Genève, pour Sleepless, de l’expéri-
menté Peter Eötvös. Dans chaque
cas, le chef aujourd’hui âgé de
38 ans assure repartir de zéro. En
cherchant toutefois à établir « des
connexions entre les œuvres ».
Travailler sur la musique de Pe-
ter Eötvös le fait ainsi « grandir »
pour l’interprétation de celle de
György Ligeti, référence contem-
poraine, comme lui, d’origine
hongroise, et travailler sur celle de
Stockhausen « pour l’interpréta-
tion d’à peu près toutes les musi-
ques ». Appelé « Le Balcon », en ré-
férence à la pièce de Jean Genet qui
a inspiré un opéra du même nom
à Peter Eötvös, l’ensemble à géo-
Intéressante traduction qui, sou-
lignant le possessif, convoque la
perversité de rapports de domina-
tion. C’est à cette dérive qu’assiste
le public, témoin et voyeur de la
détérioration d’un lien gangrené
par la violence sourde de l’homme
et l’insupportable (incompréhen-
sible) soumission de la femme. Les
dés sont jetés d’emblée : « Est-ce
que je vis avec un psychopathe ? »,
s’interroge l’héroïne. Avant de re-
visiter le drame depuis le début : la
rencontre, la passion, la vie com-
mune, le chien, le quotidien, la co-
pine Roxanne (Roxanne Roux), les
impatiences de Virgile, ses mots
qui blessent et culpabilisent, son
poing qui se lève, ses excuses. Puis,
de nouveau, la même mécanique :
il l’agresse, elle encaisse. Et ainsi
de suite, jusqu’à ce que, enfin, elle
parte pour de bon, après qu’il lui
a dit aimer le chien comme il ne l’a
jamais aimée elle (ni personne).
Spirale infernale
A première vue, Ahouvi est une
histoire de couple comme il en
existe trop. Elle se tricote à pas pe-
sants au fil d’une pièce qui ne
théorise pas, mais agrège des mi-
cro-événements. Des gourdes
d’eau oubliées, des chaussures qui
empestent : la tragédie avec un
grand T se fabrique avec de l’anec-
dote et du cliché, ce dont cette fic-
tion est l’exact relais. Les comé-
diens, à la lisière d’un non-jeu pas
toujours probant, surfent sur les
tremblements des silences qui
fragilisent leurs mots. Ils ne profè-
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
métrie variable de Maxime Pascal
fait figure de temple de l’imagi-
naire où tout est permis, à l’instar
du bordel de Madame Irma dont
un des objectifs, selon le drama-
turge, serait de « précipiter » le peu-
ple dans l’extase.
Un parallèle que le chef tient
quelque peu à nuancer. « Je ne crois
pas qu’on crée l’extase, elle existe à
l’intérieur de l’auditeur. On crée le
son de manière à faire résonner par
sympathie la corde sensible de cha-
que personne qui écoute. » Sans
quasiment faire de gestes, une des
caractéristiques de ce chef très so-
bre sur l’estrade. D’ailleurs, confie-
t-il, « si je suis devenu chef d’orches-
tre, c’est pour me situer au cœur de
la musique, comme dans Licht,
l’œuvre de ma vie ».
Avant de reprendre l’épopée lyri-
que de Stockhausen, Maxime Pas-
cal et Le Balcon ont participé avec
des membres de la Comédie-Fran-
çaise à une nouvelle production
de L’Opéra de quat’sous, de Bertolt
Brecht (texte) et de Kurt Weill (mu-
sique), créée en juillet au Festival
d’Aix-en-Provence et publiée en
CD/DVD par Alpha Classics. Une
connexion ? « Le traumatisme de
la guerre », avance Maxime Pascal.
La première guerre mondiale
pour L’Opéra de quat’sous créé
en 1928, et la seconde pour
« L’Opéra de sept jours », pendant
laquelle Stockhausen, né juste-
ment en 1928, a perdu sa mère
en 1941 des suites de la politique
d’euthanasie menée par les nazis
à l’encontre des personnes souf-
frant de maladie mentale. p
pierre gervasoni
Sonntag, de Karlheinz
Stockhausen. Philharmonie de
Paris, les 16,17 et 20 novembre.
rent jamais en ligne droite des
phrases sûres de leur fait. Ils sont
bredouillants ou éruptifs. Un parti
pris qui veut aiguiser les minutes
d’une représentation renvoyée en
boomerang vers le spectateur.
Très vite, les sentiments rico-
chent de ce plateau surexposé jus-
qu’au public éclairé sur son siège
et qui se retrouve, lui aussi, englué
dans cette spirale infernale. Yuval
Rozman a tracé le profil plus que
contrariant d’une victime fémi-
nine incapable de s’émanciper
(il rate d’ailleurs l’écriture du mo-
nologue où elle règle enfin son
compte à son bourreau), mais
il faut saluer son tour de force.
L’auteur nous piège, sans échappa-
toire possible, dans la nasse de son
drame. Il termine sa représenta-
tion par une séquence que per-
sonne ne voit arriver et dont la
toute dernière image laisse son-
geur, pour ne pas dire très agacé.
Ce sera alors le moment de se
souvenir que l’artiste, parce qu’il
est israélien, se projette sans doute
bien plus dans le personnage de
Tamar que dans la peau de Virgile.
Ce qui bascule Ahouvi vers un sta-
tut narratif qui est loin d’être hors-
sol : cette histoire est aussi celle
d’un juif qui aime la France, mais
qui n’est pas convaincu que l’in-
verse soit vrai. p
j. ga.
Ahouvi. Texte et mise en scène
de Yuval Rozman.
Théâtre du Rond-Point, Paris 8e.
Jusqu’au 25 novembre.
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
« Je m’ennuyais un peu des tricotages narratifs »
Avec « The Killer », le cinéaste David Fincher adapte le roman graphique de Luc Jacamon et Matz pour Netflix
ENTRETIEN
I
l est rare qu’un cinéaste de
sa trempe vous fasse accou-
rir quarante-cinq minutes
avant l’horaire indiqué.
David Fincher est de ceux-là :
à l’heure, avec même toujours
deux longueurs d’avance sur son
planning. A 61 ans, ce spécimen
de réalisateur à sang froid,
mastermind acéré d’Hollywood,
est l’auteur de labyrinthes de fic-
tion aussi fascinants que Seven
(1995), The Game (1997), Fight
Club (1999), Zodiac (2007), The
Social Network (2010) ou Gone
Girl (2014).
De passage à Paris pour y défen-
dre son dernier long-métrage,
The Killer, diffusé en exclusivité
sur Netflix, où un tireur solitaire
(incarné par Michael Fassbender)
se retourne contre ses comman-
ditaires, l’homme ne fait pas
mentir sa réputation d’habile lo-
cuteur, bretteur affable et matois.
Avec un art du revers moucheté
qui sait faire jaillir la question
hors de ses gonds.
Comment avez-vous découvert
la série de bande dessinée
française « Le Tueur »,
d’Alexis « Matz » Nolent et
Luc Jacamon (Casterman,
2008), et qu’est-ce qui vous
a donné envie de l’adapter ?
On me l’a tout simplement en-
voyée, comme on m’envoie tout
ce qui concerne les tueurs socio-
pathes [rires] ! C’était aux alen-
tours de 2009, je devais travailler
sur Zodiac ou L’Etrange Histoire
de Benjamin Button [2008]. Le
ton nihiliste, sarcastique, m’a
beaucoup retenu. Nous l’avons
mis sur la table de Paramount,
qui s’est d’abord montrée intéres-
sée. Mais l’intérêt s’est évanoui
devant le fait que Zodiac, puis
Benjamin Button n’ont pas sou-
levé le moindre bénéfice.
Plus tard, quand je tournais
Mank [2020], je suis revenu au ro-
man graphique, qui en était dé-
sormais à treize volumes. Je l’ai
confié à Andrew Kevin Walker,
mon scénariste, avec l’idée d’en
faire une sorte de Tuez Charley
Varrick ! [Don Siegel, 1973], de Loi
du milieu [Mike Hodges, 1970] ou
de Samouraï [Jean-Pierre Melville,
1967]. Six mois plus tard, on a
présenté un pitch à Scott Stuber
[producteur dirigeant de Netflix],
qui nous a donné le feu vert.
Ça tombait bien, car je m’en-
nuyais un peu des tricotages nar-
ratifs. Ce que j’ai aimé, c’est de
tracer le film comme un grand
coup de pinceau.
Michael Fassbender joue les tueurs solitaires à la routine millimétrée
Le film, sans fioritures, est conçu à l’image de son héros, professionnel du meurtre qui doit éliminer ses commanditaires pour sauver sa peau
VOD
A ceux qui attendaient de
David Fincher un nou-
veau dédale de fiction
(Zodiac, The Social Network) ou de
piège mental (Fight Club, Gone
Girl) à l’architecture complexe,
dans la plus pure tradition néo-
hitchcockienne, son dernier long-
métrage risque fort d’apparaître
déconcertant. Tiré d’une bande
dessinée française signée Matz
et Luc Jacamon (Le Tueur, Caster-
man), The Killer se présente
comme une épure : un film sim-
ple, d’une seule traite, filant droit
au but, franchissant les étapes
une à une en évitant détours
et faux-semblants.
Avec lui, Fincher décrit un cro-
chet par la série B comme on s’as-
treint à un régime maigre, retour
aux sources d’une efficacité sèche,
celle-là même qu’on lui recon-
David Fincher, à la Mostra de Venise, le 3 septembre. TIZIANA FABI/AFP
« Entre ce que
le tueur rumine
et ce qu’il
effectue, il y a
toujours une
petite différence,
et c’est à cet
endroit que
le film se joue »
Après « Mank », fiction sophis-
tiquée et rétro sur l’Hollywood
des années 1940, vous passez,
avec « The Killer », à un récit
beaucoup plus dépouillé, voire
rectiligne. Aviez-vous envie
de prendre un contre-pied ?
Netflix n’aurait sans doute pas
apprécié que je leur ressorte des
scènes de onze pages sur le socia-
lisme à Hollywood, comme dans
Mank [rires] ! Il fallait changer de
braquet. Avant Panic Room
[2002], je n’avais fait que des
films en avance sur le public,
comme The Game ou Fight Club.
naissait à ses débuts dans les an-
nées 1990. Un tireur solitaire (Mi-
chael Fassbender), posté au der-
nier étage d’un immeuble en tra-
vaux, à Paris, attend sa cible et, au
moment décisif, la manque. Ses
commanditaires se retournent
contre lui, et le voilà contraint de
les devancer, d’en remonter toute
la chaîne – hommes de main, affi-
dés et donneurs d’ordre, jusqu’au
client – pour les éliminer un par
un, et ainsi sauver sa peau, au fil
d’un périple entre plusieurs pays.
Ce programme limpide, Fincher
l’assimile d’emblée à la logique de
flux de la plate-forme, avec un gé-
nérique passe-partout (très anti-
cinématographique) qui ressem-
ble à celui d’une série télévisée
policière façon Les Experts.
Plus encore que d’une expertise,
c’est sous l’angle d’une routine
que le film aborde la geste de l’as-
sassin, déclinée en une série de rè-
Et puis, il s’agit parfois d’oublier
la planification narrative, pour
mettre le personnage en phase
avec le public.
C’est le cas de The Killer, où il n’y
a qu’un seul plan où le héros ne fi-
gure pas, sur un chien qui se ré-
veille. En tout cas, vous ne me fe-
rez pas dire que je me retourne
contre mon œuvre, car cette idée
est une putain de connerie !
Ce qui convient à un film ne con-
vient pas forcément au suivant.
The Killer a été réalisé pendant la
pandémie de Covid-19, je n’avais
jamais dirigé des humains à tra-
vers une visière et un masque
FFP2. Cela pose un ensemble de
nouveaux problèmes qui peu-
vent, ou pas, avoir influencé la na-
ture dissociée du tueur solitaire.
Outre la voix off laconique,
le film repose moins sur
les dialogues que sur des sono-
rités, des ambiances. L’appro-
che semble très musicale…
Je récuse l’idée de musicalité.
The Killer est ostensiblement un
film muet : Michael Fassbender,
qui joue l’assassin, doit avoir tout
au plus dix-huit lignes de dialo-
gles strictes. Usage est ainsi fait de
la voix off pour recueillir le mo-
nologue intérieur du tireur, ky-
rielle d’adages sentencieux débi-
tés sur un ton cynique, qui, dans
leur prétention à dominer le ha-
sard, font état d’une certaine hu-
bris, l’homme n’hésitant pas à se
compter parmi les élites, comme
à justifier ses agissements à coups
de statistiques désincarnées.
« The Killer » se
présente comme
une épure :
un film simple,
d’une seule
traite, évitant
détours et faux-
semblants
gue devant la caméra. Quand on
a réenregistré son texte en studio,
ça nous a pris deux heures mon-
tre en main. Ce que nous recher-
chions, c’était de jouer avec sa
voix intérieure, un monologue
qui ne dit pas forcément la vérité.
Ses propos méprisants et cyni-
ques ne sont donc pas à prendre
au pied de la lettre. Entre ce qu’il
rumine intérieurement et ce
qu’il effectue, il y a toujours une
petite différence, et c’est à cet
endroit que le film se joue. Vous
avez un comportement, et vous
avez le monde tout autour. Entre
les deux, pas d’harmonie, pour
en revenir à votre idée musi-
cale, mais un nuage de données
informationnelles, y compris so-
nores, pour expliquer qui est ce
type et comment il coexiste avec
notre réalité.
Vous montrez l’activité
du tueur comme une sorte
d’artisanat : repérer le terrain,
acquérir le bon matériel, em-
ployer les outils appropriés…
N’est-ce pas là un autoportrait
détourné du réalisateur
en grand obsessionnel ?
Seule rampe d’accès à ce sujet si-
lencieux et clandestin, ce com-
mentaire signale surtout son iso-
lement, son enfermement en lui-
même. Plus encore que l’action
brute (dont une bagarre tabassant
dru en Floride), la caméra accom-
pagne les phases de préparation
minutieuse et d’attente solitaire,
qui consistent à se fondre dans
l’anonymat, à disparaître au cœur
même du monde – l’essentiel de
son activité étant dormante.
Hygiénisme vitrifié
A la voix off du tireur, il arrive par-
fois d’être démentie par les faits
têtus et une réalité récalcitrante.
Plutôt que d’investir cette brèche
d’ironie, Fincher se rabat sur le
professionnalisme du héros, re-
doublant sa maîtrise par celle de
sa mise en scène. A coups de pa-
noramiques secs, de travellings
calés, de coupes sèches, attirail
Peut-être, je ne sais pas… [Il hé-
site.] Pourquoi les cinéastes
aiment-ils tant les assassins ? Ils
sont semblables, en un sens : on
dispose de très peu de temps,
on se prépare autant que possi-
ble, on doit prendre en compte
la loi de Murphy – « tout ce qui
peut aller mal ira mal »… Vous
n’avez qu’une étroite fenêtre de
tir. Les enjeux sont élevés et il faut
capitaliser sur l’instant présent.
Et, dans bien des cas, cela néces-
site une technologie de pointe.
Vous savez, je fais en moyenne
quatorze prises par plan. Donc,
pour moi, ce n’est pas tellement
une question de magie du mo-
ment. C’est surtout beaucoup
de travail en équipe pour obtenir
ce qu’on veut.
Pourquoi cette fixation
du tueur sur le groupe
britannique The Smiths,
dont les chansons composent
la bande-son des meurtres ?
Nous avons essayé beaucoup de
choses. Une version était montée
avec des chansons de Dusty
Springfield, une autre avec du
Mozart, une autre avec des mé-
esthétique ivre d’efficacité laconi-
que, le personnage s’apparente
à un passe-muraille, sachant ex-
ploiter les failles d’une modernité
techno numérique où l’excès d’in-
formation est une nouvelle forme
de brouillage. Acquis à l’hyper-
compétence de son héros, qui
n’est jamais qu’un reflet de la
sienne, Fincher dresse par l’exem-
ple une ode au « métier ». Le dé-
graissage par la série B agit ici
comme un révélateur : de la patte
du cinéaste, on surprend aussi
bien le savoir-faire que le revers
immédiat, à savoir un hygiénisme
vitrifié et quelque peu frigide.
The Killer est un objet mat, qui
fonctionne rondement, mais
qui passe son temps à se le prou-
ver, d’où l’omniprésence d’usten-
siles électroniques, de signaux,
d’émetteurs et de récepteurs,
le tout ressemblant à un grand
test de matériel. Rien ne résiste
culture | 27
« Pourquoi les
cinéastes aiment
les assassins ? Ils
sont semblables :
les enjeux sont
élevés et il faut
capitaliser sur
l’instant présent »
langes « goth » type Joy Division
et Siouxsie and the Banshees.
Mais, dans le fond, cela faisait
longtemps que je voulais utiliser
le How Soon Is Now ? des Smiths.
J’adore ce morceau. Il existe très
peu de répertoires comme celui
des Smiths qui ont ce genre d’es-
prit sardonique, de distinction
aberrante. Et puis, leurs chansons
parlent de solitude, et c’est préci-
sément ce dont il est question ici.
Avec « The Killer », vous
poursuivez une collaboration
au long cours avec Netflix,
qui remonte à 2013 et à la série
« House of Cards ». Les salles
de cinéma et le grand écran
ne vous manquent-ils pas ?
Soyons honnêtes. J’ai travaillé
pour la plupart des grands stu-
dios de cinéma. Quand vous leur
dites : « Je dois faire ces effets spé-
ciaux en 4K [standard élevé de dif-
fusion numérique haute défini-
tion] », leur première réponse est :
« Oh, bon sang, pourquoi faire
si cher ? » Ils renâclent à la moin-
dre dépense. Netflix n’a jamais
ergoté sur ce type de choix. Ils ont
adopté une norme industrielle
qui a du sens pour les cinéastes.
Netflix a de loin le meilleur
« contrôle qualité » de toute la
place hollywoodienne.
Vous savez, on ne sauvera pas
le cinéma comme culture en bri-
dant les systèmes de diffusion
à domicile. Il faudrait pour cela
que la salle de cinéma devienne
un lieu de pointe, et pas cet en-
droit humide, malodorant et
graisseux qu’elle est encore à de
trop rares exceptions, lésinant
sur toutes les dépenses nécessai-
res. J’adorais certaines salles,
comme le Grauman’s Chinese
Theatre ou le Cinerama Dome,
à Los Angeles, mais les condi-
tions techniques y étaient déplo-
rables. Il faut passer outre à toute
cette nostalgie pour se poser
enfin la bonne question : qui of-
fre aujourd’hui la représentation
optimale ? p
propos recueillis par
mathieu macheret
vraiment à la progression d’un
héros qui, palier après palier,
côtoie le mirage d’une fluidité ab-
solue. Souvent, le tueur apparaît
à ses proies tel un robot, visage
fermé, corps immobile, en
somme un pur mécanisme surgi
du décor. Sans doute faut-il voir
derrière tout cela une sorte de
commentaire narquois sur l’es-
thétique algorithmique des pla-
tes-formes, où les images glissent
les unes sur les autres, s’enchaî-
nent mécaniquement. C’est à la
fois l’étrange beauté et la limite de
The Killer : plus le tueur remonte
aux sources de son contrat, plus
il perd en substance et se dilue
dans le brouillard numérique. p
ma. mt
Film américain de David Fincher.
Avec Michael Fassbender,
Arliss Howard, Charles Parnell,
Tilda Swinton (1 h 59).
28 | télévision
Les ultra-riches, entre clichés et révélations
Une enquête du magazine « Cash Investigation » décortique les règles sur mesure et les privilèges fiscaux en France
FRANCE 2
JEUDI 16 – 21 H 10
DOCUMENTAIRE
O
n hésite entre le wes-
tern et Balzac… voire
Zola. Le documentaire
de « Cash Investiga-
tion », diffusé jeudi 16 novembre
sur France 2, est très enlevé… Trop ?
Cette énième enquête sur les
« ultra-riches » nous emmène dans
les coulisses de ce « monde mer-
veilleux », ce domaine « où la France
excelle, où l’on bat des records, où
l’on truste les podiums », ce
« monde à part, avec ses règles sur
mesure et ses privilèges fiscaux ».
Le film réalisé par Elise Menand
ne lésine pas sur les clichés, ni sur
la mise en scène. Il démarre sur
un champ de courses, bien sûr,
où les jockeys au galop sont affu-
blés des visages de Bernard Ar-
nault – « talonné par Elon Musk »,
qui finit par remporter la course
dans la dernière ligne droite (pour
le rang de numéro un mondial) –,
et de Françoise Bettencourt
Meyers, l’héritière de L’Oréal, « la
femme la plus riche du monde ».
Connivences des pouvoirs publics
« Pour être riche, en France,
mieux vaut être bien né », tel est le
fil rouge de l’émission. Un long
rouleau établit la liste des grandes
fortunes françaises – 122 milliar-
daires décomptés en 2022 par
Un lieu de mémoire de la décolonisation indochinoise effacé
A travers un centre d’accueil de Lot-et-Garonne, Alix Douart reconstitue dans une série documentaire sa douloureuse histoire familiale
PARADISO MEDIA
À LA DEMANDE
PODCAST
T ous ses étés d’adolescente,
Alix Douart Sinnouretty
les a passés au centre d’ac-
cueil pour les Français d’Indo-
chine (CAFI), au nord et à l’écart de
Sainte-Livrade-sur-Lot, non loin
d’Agen. Quand un incendie se dé-
clare fin 2005, il est d’abord ques-
tion d’une rénovation avant que
la mairie ne décide la destruction
du lieu. Pourquoi sa mère s’inves-
tit-elle autant pour empêcher la
GRILLE N° 23 - 265
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I nel. Se fait entendre en bord de mer.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 264
HORIZONTALEMENT I. Indulgencier. II. Neuvaine. Rue. III. Hure. Afréta.
IV. Irien. Ile. Ob. V. Bot. Orne. Eco. VI. Iléite. Satin. VII. Toscane. En.
VIII. Ig. Ironies. IX. Oie. Ivoirine. X. Néoréalistes.
VERTICALEMENT 1. Inhibition. 2. Neurologie. 3. Durites. EO. 4. Uvée. Ici.
5. La. Notarié. 6. Gia (gai). Rénova. 7. Enin. Enol. 8. Nèles. III. 9. Ré.
Abers. 10. Ire. Et. Sit. 11. Eutocie. Ne. 12. Réabonnées.
Image extraite de l’enquête « Le Monde merveilleux des ultra-riches », d’Elise Menand. FRANCE 2
Challenges, dont 60 % ont hérité
d’une entreprise. Elise Lucet va à
l’université Panthéon-Sorbonne
dérouler son parchemin sous les
yeux de Nicolas Frémeaux, maî-
tre de conférences et auteur du li-
vre Les Nouveaux Héritiers (Seuil,
2018). « Dynasties », dit la journa-
liste ; « rentiers », ajoute le profes-
seur. Balzac nous vous disions…
Quelques séquences mettent en
scène des figurants qui campent
disparition de ce qui est alors
pour Alix un lieu de vacances ? La
jeune femme mène l’enquête et
exhume l’histoire douloureuse
de sa famille, en même temps
qu’elle retrace l’histoire de la colo-
nisation et de la décolonisation
de l’Indochine.
« J’ai trouvé ma place dans la pe-
tite histoire et aussi dans la
grande », affirme la documenta-
riste à l’issue de son récit vertigi-
neux, fruit de son travail univer-
sitaire (en droit) et d’une patiente
plongée dans des archives. Celles,
personnelles, de sa famille ; et cel-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
les riches et les pauvres (champa-
gne pour les uns, pop-corn pour
les autres). Voilà un dénommé
Edmond Cash (!), « à la tête d’un
empire médiatique » – d’aucuns y
reconnaîtront les Bolloré, Ar-
nault, Xavier Niel (actionnaire à
titre individuel du Monde)… –, an-
goissé par le taux d’imposition de
45 % de sa fortune. Il quitte en
courant son hôtel particulier, un
(petit) coffre-fort sous le bras,
les, historiques, du fonds dépar-
temental sur le CAFI d’Aix-en-Pro-
vence. Vietnam-sur-Lot, c’est le
lieu où environ 1 200 Français
d’Indochine – dont la moitié
étaient des enfants – ont été rapa-
triés à partir d’avril 1956, deux
ans après Dien Bien Phu, dernière
bataille majeure de la guerre d’In-
dochine qui signa la chute du
pouvoir colonial français.
Camp indigent
C’est là que sa mère, Nina Sinnou-
retty, est arrivée et a grandi, que sa
famille a subsisté pendant des dé-
HORIZONTALEMENT
I. Mouvements et variations dans les
fonds. II. Petit carré fourré. Fait des
éclats. III. Légères et folâtres. Crie en
forêt. IV. Combiné. A éviter sur deux
12
tableaux en même temps. V. Person-
Ouvre des possibilités. VI. Le british
du milieu. Parle beaucoup. VII. Du-
gong ou lamantin. Rouge et cro-
quante. VIII. Gros fumeur nippon.
Pour une bonne alliance. Peuple du
Pérou. IX. Poussent et vivent en forêt.
Estuaire. X. Passèrent l’arme à gauche.
VERTICALEMENT
1. Secoué sous le coup d’une émo-
tion. 2. Certiier les conditions de
production. 3. Renvoie vers la grappe.
Parfum d’oice. 4. Grande réserve
de liquide. Ouverture d’opéra. 5. A la
bonne heure. Laissa de côté. 6. Se fait
entendre comme une vieille
chouette. Te rendras. 7. Lâché après
coup. Vieux ruminant. Dans nos cou-
tumes. 8. Message d’aujourd’hui.
Nymphe germanique des eaux.
9. Personnel. Tiennent dans un bibe-
ron. 10. Dit qui fait quoi au journal.
Pour de beaux boutons. 11. Rejetées
en bloc. En tranches ou sur
la tronche. 12. Epuisât totalement.
pour s’évader (fiscalement) au vo-
lant de sa Jaguar… « Hop, hop, hop,
dit la voix off, pas de panique, il
existe des niches fiscales qui per-
mettent aux ultra-riches de faire
chuter l’impôt sur les successions
de manière vertigineuse. »
Nous voilà dans le vif du sujet.
Le documentaire quitte la fiction
pour revenir à la réalité. Il pointe
les manquements, voire les con-
nivences, des pouvoirs publics.
cennies. C’est là qu’Alix passe tous
ses étés des années 2000. Dans ce
camp indigent – pas de chauffage,
pas de salle d’eau, pas d’isolation –,
qui devait être provisoire et qui est
resté sous administration mili-
taire (coloniale) jusque dans les
années 1980. Il a ensuite été pro-
gressivement abandonné par les
pouvoirs publics, dans l’attente de
sa désertion, avant d’être en partie
rénové en logements sociaux.
Aujourd’hui, le lieu pourrait ac-
cueillir un musée de la guerre, dé-
connecté de ceux qui l’ont habité,
comme une injonction supplé-
SUDOKU
N°23-265
5 7
2 3
1 4 2 6 5 Complétez
6 8
7 4
9 6 7
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Ses hymnes à l’amour
Ces fameuses niches fiscales sur
les transmissions d’entreprise
qui permettent de bénéficier d’un
« super-abattement de 75 % »,
mais représentent « un manque à
gagner pour les caisses de l’Etat de
2 à 3 milliards d’euros chaque an-
née ». Il rappelle ce rapport com-
mandé en 2020 par Emmanuel
Macron lui-même à Olivier Blan-
chard (ancien chef économiste du
Fonds monétaire international)
et à Jean Tirole (Nobel d’économie
2014), qui est resté sur l’étagère à
défaut de renverser la table. Les
deux experts y prônaient une
« redistribution » entre les très
riches et les plus pauvres.
Elise Lucet se rend à Bercy pour
rencontrer Camille Landais, prési-
dent délégué du Conseil d’analyse
économique. Dans le viseur, le
« vrai taux d’imposition sur les
successions des plus riches ». Le
chiffre tombe : 10 % de taux effec-
tif sur l’ensemble du patrimoine
des 0,1 % les plus riches, « grâce à
tout un tas d’exonérations », souli-
gne M. Landais, par ailleurs pro-
fesseur à la London School of Eco-
nomics. Comment s’étonner que
la France soit le « troisième pays
qui compte le plus de millionnaires
au monde »… p
pascal galinier
Le monde merveilleux des ultra-
riches, une enquête d’Elise
Menand (Fr. 2023, 113 min).
mentaire à l’effacement de l’his-
toire de l’Indochine.
Les témoins de ce passé colonial,
la documentariste leur donne la
parole, avec le concours des histo-
riens Alain Ruscio, Michel Bodin,
de l’anthropologue Dominique
Rolland, autrice de Petits Viêt-
Nams (Elytis Editions, 2010), et
d’archivistes. Avec quelques quali-
tés littéraires et une réalisation so-
bre, elle déplace les points de vue
et les questionnements habituels
sur la colonisation indochinoise
et raconte une histoire peu vue,
peu écoutée, peu enseignée, ense-
1 7 6 2 3 4
5 8 3 6 9 1
2 4 9 5 7 8
6 3 1 5 7 4 2 9
4 2 7 9 8 6
8 9 9 6 8 1 5 3
7 5 1 8 6 9
6 3 2 4 1 5
8 9 4 3 2 7
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0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
NOTRE
SÉLECTION
JEU D I 16 N OV EM BR E
LCP
D’une perle à l’autre
20.30 L’annonce d’un cancer fait
basculer l’enfant et ses proches
dans un monde inconnu. Regards
croisés dans le service d’oncologie
pédiatrique de l’hôpital Morvan,
à Brest (Finistère), filmé par Hélène
Trigueros en 2022.
Ciné+ Club
El buen patron
20.50 Dans cette comédie très
réussie de Fernando Leon de Aranoa
(2021), un patron paternaliste (Javier
Bardem) ne recule devant rien pour
maintenir la paix sociale dans son
entreprise de balances industrielles.
TCM Cinéma
Topkapi
20.50 Une grande amatrice de
pierres précieuses (Melina Mercouri)
engage un homme (Peter Ustinov)
pour organiser le vol de la dague
du sultan, incrustée de diamants et
d’émeraudes, conservée au palais
de Topkapi, à Istanbul. Le tout face à
la caméra de Jules Dassin, en 1964.
Arte.tv
Biosphère du désert
A la demande L’ingénieur Corentin
de Chatelperron a choisi le désert
mexicain pour mener la phase deux
de son projet, qui vise à tester
des modes de vie durables grâce
aux low-techs.
velie par la répression et par le far-
deau rémanent du racisme insti-
tutionnel, avec son cortège ordi-
naire d’humiliations.
Au bout du chemin de la répara-
tion, l’apaisement attend. Il n’en
reste pas moins que les enjeux du
sauvetage de ce lieu de vie, de mé-
tissage, de mémoire, ce « pays »
unique au monde, restent en-
tiers, enfouis dans le refoulement
persistant du fait colonial. p
mouna el mokhtari
Vietnam-sur-Lot, d’Alix Douart
Sinnouretty (Fr., 2023, 6 × 32 min)..
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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6 8 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
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JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
styles | 29
La grande valse des égéries
Zendaya qui incarne
Valentino puis Vuitton,
Kim Kardashian passant
de Marc Jacobs
à Dolce & Gabbana…
Si les marques ont
longtemps choisi des
« muses » par affinité
stylistique, la notoriété
sur les réseaux semble Kylie Jenner pour Acne Studios. CARLIJN JACOBS
désormais primordiale

MODE

L
e 2 octobre, en début d’après-
midi, cohue avenue des
Champs-Elysées, à Paris, de-
vant le défilé Louis Vuitton. La
foule se presse pour apercevoir Zen-
daya dans une robe longue blanche
fendue en son centre par un Zip surdi-
mensionné – une tenue au glamour
décalé, emblématique du travail de Ni-
colas Ghesquière, designer des collec-
tions femme de la marque.
La scène est familière : un tel embal-
lement pour apercevoir l’actrice amé-
ricaine avant un show s’était déjà pro-
duit un an plus tôt, le 3 octobre 2022,
quand elle était arrivée au Carreau
du Temple en body transparent à
paillettes brodé du « V », signature
de… Valentino. Fin 2022, Zendaya
était encore sous contrat avec la mar-
que italienne codétenue par la hol-
ding qatarie Mayhoola et le groupe
français Kering. Début 2023, adieu
Valentino, la voilà devenue ambassa-
drice Vuitton, griffe phare du groupe
concurrent LVMH.
Les marques ont toujours compté
sur des célébrités pour incarner leurs
produits. Mais, historiquement, le
choix des égéries semblait surtout
aiguillé par des affinités stylistiques au
long cours : Catherine Deneuve, in-
time d’Yves Saint Laurent, représentait
aussi l’élégance sulfureuse de la mai-
son ; Karl Lagerfeld avait repéré Inès de
la Fressange pour sa ressemblance
avec Coco Chanel ; Audrey Hepburn,
amie d’Hubert de Givenchy, incarnait
tellement sa griffe que, soixante-dix
ans plus tard, on associe encore la mai-
son de l’avenue George-V aux petites
robes noires de l’actrice.
Aujourd’hui, les partenariats dura-
bles existent toujours, mais ils ne sont
plus majoritaires et, surtout, les stars
les plus célèbres enchaînent sans in-
terruption les contrats avec différen-
tes marques, à l’instar de Zendaya,
qui a représenté Valentino pendant
deux ans, avant de passer chez Vuitton
– elle est aujourd’hui aussi égérie Lan-
côme dans le secteur de la beauté et
Bulgari en joaillerie.
Parler au plus grand nombre
Une polyvalence qu’adopte aussi le
groupe de K-pop Blackpink : bien que
les quatre musiciennes affichent un
look interchangeable, chacune d’entre
elles a signé un contrat avec une mar-
que de luxe différente (Dior pour Jisoo,
Chanel pour Jennie, Celine pour Lisa,
Saint Laurent pour Rosé). Le style
n’aurait-il donc plus d’importance ?
Une égérie peut-elle incarner n’im-
porte quelle marque du moment
qu’elle est influente ? La réalité est, de
fait, un peu plus complexe.
Ce qui a changé la donne, ce sont évi-
demment les réseaux sociaux. « Les
objectifs sont devenus quantifiables, et
l’influence est devenue une science »,
résume Youssef Marquis, consultant
mode à la tête de sa propre agence,
Marquis. Sur Instagram, on peut con-
naître le nombre de personnes aux-
quelles on parle et mesurer le taux
d’engagement, c’est-à-dire à quel
point la communauté réagit à une pu-
blication par un like, un repartage, un
commentaire. Tous les communi-
cants en mode interrogés s’accordent
Kim Kardashian pour Dolce & Gabbana. DOLCE & GABBANA
sur ce point : leur premier réflexe,
quand on leur propose une collabora-
tion avec un « talent », c’est de regarder
son nombre d’abonnés.
Les stars qui cartonnent sur Insta-
gram attirent toutes les convoitises,
quel que soit leur style, qu’on a parfois
bien du mal à définir après qu’elles ont
enchaîné plusieurs campagnes. Il
s’agit surtout de jeunes femmes, actri-
ces, chanteuses ou mannequins – chez
les hommes, les stars de la K-pop et les
athlètes sont les plus populaires, mais
leur aura reste bien moindre. Zendaya
affiche 185 millions d’abonnés, les
membres des Blackpink entre 74 et
98 millions, et leur taux d’engage-
ment est largement supérieur à la
moyenne. Kaia Gerber, la fille de Cindy
Crawford, d’abord d’égérie Celine
avant de passer chez Valentino en un
battement de cils à l’automne, cul-
mine à 10 millions. « Il doit y avoir une
quinzaine de femmes qui sont telle-
ment influentes que, dès qu’elles se
libèrent d’un contrat avec une marque,
une autre se jette sur elle », constate
Youssef Marquis.
Outre un compte Instagram fourni,
elles ont aussi la particularité de parler
à tous les marchés, ou presque. « 5 % de
ces super influenceuses mode concen-
trent 95 % de la visibilité », résume Tho-
mas Repelski, cofondateur de la plate-
forme de marketing d’influence Lefty.
Acne Studios a pu en mesurer les effets
lors de sa dernière campagne dans la-
quelle l’influenceuse Kylie Jenner ap-
paraissait simplement vêtue d’un jean
et d’une veste en denim sali : le post
Instagram de la pub a été le plus « liké »
de l’histoire de la marque suédoise, qui
a gagné d’un coup 55 000 nouveaux
abonnés, tandis que, sur le compte de
Kylie Jenner, 34,7 millions de person-
nes ont été exposées à la publication.
« Il y a vingt ans, ce n’est pas parce
qu’une star portait une marque aux
MTV Music Awards qu’elle allait signer
un contrat d’exclusivité avec elle », re-
marque Saif Mahdhi, fondateur de
l’agence Safe Management, qui gère
« Il doit y avoir
une quinzaine
de femmes
qui sont tellement
influentes que, dès
qu’elles se libèrent
d’un contrat
avec une marque,
une autre se jette
sur elles »
YOUSSEF MARQUIS
consultant mode
mannequins et artistes. Aujourd’hui,
beaucoup de contrats durent entre
une saison et deux ans. Et la liste
d’obligations qui en découle est lon-
gue : outre le shooting d’une campa-
gne, l’ambassadrice s’engage à porter
la griffe sur tapis rouge et au quoti-
dien, à citer la marque en interview, à
assister aux défilés…
Le contrat implique aussi des « res-
trictions », soit l’interdiction de porter
des concurrents. Comme elles coûtent
cher, les griffes se contentent souvent
de les payer pour un domaine précis :
par exemple, une égérie Vuitton ne
pourra pas porter une autre maison de
mode ou de maroquinerie, mais elle
sera libre de nouer un partenariat avec
une marque de bijoux ou de beauté,
comme c’est le cas de Zendaya, qui cu-
mule Vuitton, Bulgari et Lancôme.
C’est ainsi que le bagagiste Rimowa
(LVMH) s’est adjoint en septembre les
services de Rosé, membre de Black-
pink déjà sous contrat avec Saint Lau-
rent (Kering) en mode et Tiffany
(LVMH) en joaillerie. Chiffrer le mon-
tant de ces contrats est difficile : pour
une exclu mode et maroquinerie d’un
an, une marque débourse générale-
ment entre 300 000 et 3 millions
d’euros. Mais, dans le cas d’une supers-
Kaia Gerber pour Valentino. VALENTINO
tar comme Zendaya, la somme dépas-
serait les 10 millions d’euros.
Quand une marque se paye une égé-
rie caméléon, elle aura aussi tendance
à rentabiliser son investissement en
parlant au plus grand nombre. Et donc
à aseptiser son image pour que la pu-
blicité ne froisse personne. Dans les
campagnes, les décors sont réduits à
leur plus simple expression : un fond
monochrome ou de vieilles pierres
anonymes. Les vêtements, eux, sont
au contraire très identifiables, avec des
logos ou des signes distinctifs : un
tailleur en tweed ponctué de camélias
chez Chanel, un sac avec un mors XXL
pour Gucci, un ensemble en tartan
chez Burberry… A ce stade, le style de
l’égérie compte moins que son public :
Zendaya ou les Blackpink, vingtenai-
res, toucheront une audience plus
jeune que Kim Kardashian, 43 ans et
mère de quatre enfants.
« Mauvaises décisions »
« Le rythme s’est tellement emballé
que les marques prennent parfois de
mauvaises décisions : l’objectif est
davantage d’exister que de trouver
les bonnes personnes », commente
Edouard Schneider, directeur de la
communication d’Acne. En février,
coiffée d’une perruque platine, Kim
Kardashian posait allongée dans un
canapé, en corset noir, gants et talons
aiguilles pour Dolce & Gabbana ; en
août, redevenue brune, elle posait
allongée au milieu de ballons en cor-
set noir, gants et jupe en cuir pour
Marc Jacobs. Certes, la star possède
364 millions d’abonnés sur Insta-
gram, mais ont-ils été marqués par
ces deux campagnes à six mois d’in-
tervalle ? Et comment définir le style
de celle qui incarne aussi régulière-
ment la maison Balenciaga, dont la
proposition vestimentaire radicale
(manteau aux épaules carrées, trench
déstructuré, combinaison voilant le
visage…) n’a rien à voir avec le gla-
mour de Dolce & Gabbana ou la légè-
reté de Marc Jacobs ?
Que la partie la plus visible de la
communication – la publicité dans
l’espace public et les médias – soit de-
venue très lisse ne signifie pas pour
autant que les marques de mode aient
renoncé aux affinités électives. Chez
Saint Laurent par exemple, le desi-
gner Anthony Vaccarello possède une
garde rapprochée constituée de l’in-
telligentsia parisienne (Virginie Des-
pentes, Béatrice Dalle, Catherine De-
neuve, Charlotte Gainsbourg…) qui,
en costumes et talons noirs, repré-
sente fort bien le chic subversif YSL
aux événements de la marque. Tout
comme Véronique Nichanian chez
Hermès, où se côtoient aux défilés
masculins les acteurs Reda Kateb, Vin-
cent Dedienne, Shaïn Boumedine ou
Melvil Poupaud, discrets ambassa-
deurs du vestiaire luxueux et décon-
tracté de la marque.
« Les designers continuent de puiser
l’inspiration en côtoyant des jeunes ar-
tistes sans notoriété internationale »,
assure Saif Mahdhi. Chez Celine, Hedi
Slimane est toujours très proche de la
scène musicale indépendante qu’il
continue de photographier assidû-
ment. Après avoir repéré la chanteuse
belgo-congolaise Lous and the Yakuza
sur un plateau télé, Nicolas Ghesquière
l’a fait défiler pour Vuitton et a dessiné
une collection pour sa tournée…
Et son histoire n’est pas un cas isolé.
« Désormais, 95 % des artistes rêvent de
signer un contrat avec une marque de
mode, c’est devenu statutaire », affirme
Emilie Urbansky, directrice de l’image
du label Sony Music France qui repré-
sente Lous and the Yakuza. En couver-
ture du Elle Belgique d’octobre, la
chanteuse rayonnait dans un ensem-
ble gris entre le tailleur et la combinai-
son spatiale, où l’on reconnaît immé-
diatement la patte de Nicolas Ghes-
quière. Entre artistes de niche et su-
perstars (des réseaux), en 2023, la
mode est devenue un tel business qu’il
faut jouer sur tous les tableaux, du
plus petit au plus gros. p
elvire von bardeleben
30 |
IDÉES
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

William Marx Ce qu’Œdipe et Antigone

nous disent de la crise au Proche-Orient
Proche-Orient. Des Grecs d’il y a
Le titulaire de la chaire Littératures comparées 2 500 ans nous donnent une leçon de
au Collège de France regrette les effets délétères complexité dont feraient bien de s’inspi-
rer nombre de nos contemporains.
du 7 octobre sur la pensée et nous enjoint de revenir Autre leçon à retenir : la distinction des
aux classiques grecs pour sortir du manichéisme actes et de l’intention. La cause directe de
la guerre de Troie, l’enlèvement d’Hélène
par un prince troyen, remonte in extre-
mis à la volonté d’une déesse. Autrement
dit, le bien et le mal ne sont pas de source
demandé la prise en compte du contexte
et des motifs.
A quelle régression assiste-t-on
aujourd’hui ! La macabre comptabilité
des victimes entre dans la logique d’une
ancestrale loi du talion. Or, si, comme on
l’entend ici ou là, toute vie en vaut une
autre, toute mort n’a pas la même signifi-
cation. Si terrible que cela puisse être à
dire, c’est une chose d’être massacré déli-
massacre du 7 octobre serait excusable
en raison de la situation faite aux Palesti-
niens et, de l’autre, refusent à la riposte
israélienne une excuse analogue font
preuve d’un curieux manque de cohé-
rence et de logique.
Cet enchaînement inéluctable des cau-
ses et des effets, la tragédie grecque nous
apprend cependant que vient un mo-
ment où il faut le rompre. C’est toute la

L
e 7 octobre, la pensée s’est arrêtée.
Face à l’horreur des massacres
accomplis par le Hamas et devant
la violence de la riposte israé-
lienne, toute nuance s’est effacée ; le
monde s’est figé selon des oppositions
binaires, le bien et le mal, le blanc et le
noir, et les camps s’affrontent sans
concession, en France, en Europe et aux
Etats-Unis. C’est la guerre universelle des
déclarations d’allégeance. On se déclare
propalestinien ou pro-israélien, au
choix, et l’on argumente en conséquence
comme des machines, ni plus ni moins.
Une chose est pourtant certaine : qui-
conque se déclare pour l’un ou pour
l’autre camp n’a rien compris à ce qui se
passe. Il faut être pour le droit des Palesti-
niens à disposer d’un Etat viable et pros-
père comme pour celui des Israéliens à
vivre en sécurité dans le leur. Le problème
est de penser les deux ensemble.
On assiste à la défaite de la pensée
complexe qu’appelait de ses vœux Edgar
Morin, à savoir une pensée de la contra-
diction, une prise en compte des raisons
et des effets, et une distance réflexive
conjuguée à une empathie universelle.
Or, la littérature peut nous aider à penser
la complexité. « La poésie est plus philoso-
phique que l’histoire », déclarait Aristote.
L’histoire en effet ne parle que du particu-
lier, alors que la fiction se fonde sur des
modèles généraux de compréhension.
Cela est vrai singulièrement de la littéra-
ture grecque antique, qui a toujours
voulu dévoiler l’intrication des relations
humaines et l’enchevêtrement des causes
et des effets, rendant délicate la déter-
mination univoque d’un camp du bien
opposé à celui du mal. L’Iliade tient une
balance presque égale entre les deux ad-
versaires qui s’affrontent sous les mu-
railles de Troie, les Achéens et les Troyens.
La compassion du poète et du lecteur va
alternativement aux uns et aux autres.
Cette pensée de la contradiction et de
l’égale légitimité de deux raisons con-
traires, le philosophe Hegel la retrouvait
dans l’Antigone de Sophocle : face à son
oncle Créon, qui incarne la raison d’Etat
et veut imposer la paix civile, Antigone
défend les droits imprescriptibles de la
piété familiale. Le conflit tragique réside
précisément dans cette double légitimité
des adversaires, que beaucoup refusent
malheureusement de reconnaître dans
la guerre qui se déroule aujourd’hui au
humaine : ils sont le fruit de circonstan-
ces. La quête d’un premier coupable est
vaine par principe, car le coupable n’est
pas entièrement responsable : Œdipe tue
son père et épouse sa mère sans l’avoir
voulu, et même en cherchant à éviter ces
crimes qu’on lui prophétisait. Il sera fina-
lement justifié par les dieux dans l’ul-
time tragédie de Sophocle, Œdipe à
Colone. Contre une justice archaïque qui
ne connaît que l’acte, tout le mouvement
de la pensée depuis la Grèce antique a
ON ASSISTE
À LA DÉFAITE
DE LA PENSÉE
COMPLEXE
QU’APPELAIT
DE SES VŒUX
EDGAR MORIN
bérément en tant que juif israélien et
d’être ainsi, femme, enfant, homme, civil
ou vieillard, défiguré et nié dans son hu-
manité même, c’en est une autre de tom-
ber à Gaza sous les coups de bombarde-
ments visant à éradiquer un mouvement
terroriste. Qu’on s’entende bien : les souf-
frances sont insoutenables de part et
d’autre, mais quand les intentions ne
sont pas les mêmes, mettre tout sur le
même plan contribue à prolonger indéfi-
niment le cycle archaïque de la violence.
Causes et effets
Ce n’est pas le destin, mais bien le Hamas
qui, par le massacre du 7 octobre, a cyni-
quement prévu, planifié et espéré la vio-
lente riposte israélienne avec ses innom-
brables victimes collatérales de manière
à enflammer toute la zone du Proche-
Orient. Le gouvernement israélien est
tombé tête baissée dans le piège tendu,
mais pouvait-on attendre autre chose
d’un premier ministre qui n’a jamais
cherché à créer les conditions d’une paix
durable ? Il ne s’agit pas plus d’exonérer
le gouvernement israélien de sa respon-
sabilité que le Hamas de la sienne, mais
ceux qui, d’un côté, prétendent que le
leçon de l’Orestie, d’Eschyle. Oreste, der-
nier rejeton de la famille des Atrides
marquée par la malédiction, où crimes et
vengeances se répondent sans relâche
depuis des générations, sera finalement
jugé et acquitté par un tribunal créé pour
l’occasion dans une autre cité, l’Aréopage
athénien, mettant fin au mécanisme in-
fernal. C’est ce moment de dépassement
final par l’intervention d’autres puissan-
ces qu’il faut espérer dans le conflit ac-
tuel. Pour le faire advenir, relire la littéra-
ture grecque peut nous aider à entrer
dans la complexité d’un drame où il
nous est moins demandé de prendre
parti que de prendre de la hauteur. p
William Marx est titulaire de la chaire
Littératures comparées au Collège de
France. Il a notamment écrit « Des
étoiles nouvelles. Quand la littérature
découvre le monde » (Minuit, 2021)
et a dirigé l’édition des deux volumes
de « Cours de poétique », de Paul Valéry
(Gallimard, 688 p., 28 €, et 752 p., 29 €)

Christian Delage Projeter à l’Assemblée les images

du massacre du Hamas pose un sérieux problème
L’historien et réalisateur revient sur la diffusion, mardi 14 novembre, à l’Assemblée nationale, de scènes filmées par les assaillants
lors de leur attaque en territoire israélien, le 7 octobre. Il s’interroge sur le sens de cette démarche souhaitée par plusieurs députés

L
e député (Renaissance) Ma-
thieu Lefèvre, également
président du groupe d’ami-
tié France-Israël, a organisé
à l’Assemblée nationale, mardi
14 novembre, la projection d’un
montage d’images fixes et ani-
mées des massacres commis par
le Hamas le 7 octobre. Une initia-
tive similaire a été prise au Sénat.
On peut s’interroger sur le sens
de cette démarche. Pourquoi les
députés concernés s’obligent-ils
à endurer, sur une durée longue
de quarante-huit minutes, la vi-
sion terrifiante des massacres
commis par le Hamas ? S’agit-il
de se convaincre davantage de
leur réalité et de leur extrême
violence ? De partager ensemble
l’effroi de leur vision ? De lutter
contre le danger de négation de
ces crimes ?
Ces images procèdent d’un
montage évolutif (déjà une di-
zaine de versions) réalisé pour
l’armée israélienne par un réser-
viste israélien, Mattan Harel-
Fisch, venu de la profession ciné-
matographique, mais aussi de
l’informatique (ingénierie d’in-
terface utilisateur pour les outils
numériques). Son film a été mon-
tré au Parlement israélien, mais
également à la presse internatio-
nale, avec interdiction de le co-
pier en raison des demandes des
familles de victimes de protéger
l’identité de leurs proches.
Grâce à l’inventaire des séquen-
ces établi par Libération, il est
possible de connaître le détail et
l’origine des prises de vue. Ont
ainsi été utilisées des images
provenant de caméras-piétons
ou embarquées à bord de voitu-
res, de caméras de surveillance,
de vidéos issues des réseaux so-
ciaux et de téléphones portables,
et de drones.
Leurs auteurs sont les as-
saillants du Hamas, les victimes
elles-mêmes, leurs proches et les
secouristes et, enfin, les caméras
de surveillance. Si la deuxième et
la troisième vidéos relèvent du
régime de vérité de l’enregistre-
ment brut, la première, elle, est
plutôt une « image trophée »,
brandie par des hommes assu-
mant leur crime, s’en vantant
auprès de leurs proches, et allant
jusqu’à la poster sur le compte
Facebook de leurs victimes.
Le précédent de Nuremberg
Les images, dans leur majorité,
ont donc été produites par les cri-
minels eux-mêmes, ce qui pose
un sérieux problème dans leur
diffusion, dans la mesure où elles
sont prises dans leur axe de vi-
sion et épousent la subjectivité
de leur action, mettant ainsi les
spectateurs dans une position in-
soutenable. Qui peut voir, sans
baisser le regard, l’intérieur d’un
foyer où une grenade vient de
tuer un père de famille, tandis
que le plus jeune de ses enfants se
rend compte qu’il est devenu
aveugle d’un œil ?
Les premiers spectateurs de ce
montage ont éprouvé un ma-
laise tel qu’il a poussé certains à
sortir de la salle de projection
avant la fin. En effet, ce film n’of-
fre pas les mêmes éléments d’in-
formation (date, lieu, résumé)
que les images déposées réguliè-
rement par l’armée israélienne
sur son canal Telegram. L’attesta-
tion audiovisuelle ne crée pas un
tiers, elle oblige même à suivre
l’acte criminel, longuement pré-
paré (nous le savons maintenant
grâce à d’autres images mon-
trant les entraînements du Ha-
LES IMAGES
DE VIOLENCES
EXTRÊMES
NÉCESSITENT
UN ENCADREMENT
ANALYTIQUE ET
UNE PROTECTION
DES SPECTATEURS
mas dans la bande de Gaza) et
froidement exécuté. « Il devrait
suffire qu’il y ait des témoignages,
des funérailles, des shiv’ah [pé-
riode de deuil] et des familles en-
deuillées, a déclaré la rabbine
Sharon Brous au New York Times.
Mais ce n’est apparemment pas
suffisant. Il faut donc établir un
dossier historique, et ces vidéos
font partie de ce dossier. »
Pour Astrid Panosyan-Bouvet,
une autre députée Renaissance
citée dans Libération, ces images
« doivent servir de pièces à con-
viction lors d’un procès, s’il y en a
un et je l’espère, pour crimes de
guerre ou crime contre l’huma-
nité ». Cette procédure a été ex-
périmentée pour la première
fois lorsque des images des
camps nazis ont été projetées de-
vant le Tribunal militaire inter-
national de Nuremberg, le 29 no-
vembre 1945. A l’époque, le cor-
respondant de France Soir,
Joseph Kessel, avait rapidement
compris que « la résurrection de
l’horreur n’était plus, en cet ins-
tant, le fait essentiel ». « Il s’agis-
sait, écrit-il, de mettre tout à
coup les criminels face à face avec
leur forfait immense, de jeter
pour ainsi dire les assassins, les
bouchers de l’Europe, au milieu
des charniers qu’ils avaient orga-
nisés, et de surprendre les mouve-
ments auxquels les forcerait ce
spectacle, ce choc. »
L’objectif n’était donc pas d’im-
poser à la cour et aux personnes
assistant au procès des images
insoutenables, mais d’en faire
un élément à charge contre les
prévenus présents dans le box,
en lien avec les autres docu-
ments présentés par l’accusa-
tion, pour leur faire reconnaître
leurs crimes.
« Ajouter l’horreur à l’horreur »
Certains des membres du Ha-
mas qui ont participé aux mas-
sacres du 7 octobre ont été arrê-
tés par l’armée israélienne et
leurs interrogatoires par le Shin
Bet [le service de renseignement
intérieur israélien] et la police
sont actuellement filmés,
ouvrant ainsi la tenue prochaine
de procès en Israël où il sera pos-
sible de confronter leurs déclara-
tions avec ce que les images
montrent des crimes commis.
D’autre part, la France, dont plu-
sieurs ressortissants ont péri
dans les massacres du 7 octobre
ou sont actuellement détenus en
otage, et qui s’est dotée depuis le
9 septembre 1986 d’une loi « re-
lative à la lutte contre le terro-
risme et les atteintes à la sûreté
de l’Etat », a diligenté dès le 12 oc-
tobre sa propre enquête prélimi-
naire, qui pourrait aboutir à une
action judiciaire.
Or, depuis le procès Merah jus-
qu’à ceux des attentats de janvier
et de novembre 2015 à Paris et à
Saint-Denis [Seine-Saint-Denis],
la question de la projection des
images des tueries a fait l’objet de
débats contradictoires entre les
parties civiles, les juges affichant
le plus souvent une position de
prudence. Ainsi, lors du procès
d’Abdelkader Merah, en 2017, le
président de la cour d’assises
spéciale de Paris a choisi de ne
diffuser aucune des images pro-
venant de la caméra GoPro de
Mohammed Merah, indiquant
qu’il ne fallait pas « ajouter l’hor-
reur à l’horreur ».
Documents d’actualité, pièces à
conviction ou archives histori-
ques, les images de violences ex-
trêmes nécessitent un encadre-
ment analytique et une forme de
protection de leurs spectateurs
pour transformer leur vision en
un travail de connaissance et de
mémoire. Sans quoi, seul l’effet
de sidération l’emportera. p
Christian Delage est
historien, professeur des
universités et réalisateur.
Il vient de publier « Filmer,
juger. De la seconde guerre
mondiale à l’invasion
de l’Ukraine » (Gallimard,
576 p., 13,50 €)
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 idées | 31

Pour un S
top ! Depuis plusieurs années,
nous assistons à une offensive
politique et médiatique contre
la présence de personnes
étrangères dans notre pays.
bénéficiaires d’une protection interna-
tionale, recul de l’intervention du juge
des libertés à quatre jours (au lieu de
deux) pour les personnes en rétention et
limitation des possibilités de libération…

sursaut collectif Cette offensive est inédite par

son ampleur et sa violence, et vient, en
multipliant les amalgames et les repré-
sentations fantasmées, nourrir le ra-
cisme et la xénophobie, tout en divisant
Soulignons que de nombreux autres
sénateurs, mais de fait minoritaires, ont
tenté malgré tout de sauver ce qui peut
l’être en portant un discours raisonnable
et humaniste. Nous leur en savons gré.

avant le passage
dangereusement notre société.
Un nouveau palier a été franchi avec
l’introduction du projet de loi pour con-
trôler l’immigration en séance publique
au Sénat. De manière totalement dé-
Les frontières de l’inacceptable
Reste néanmoins le bruit de fond assour-
dissant de discours et de mots qui fran-
chissent les frontières de l’inacceptable

du projet de
complexée, les sénateurs Les Républi-
cains [LR] ont multiplié les outrances et
les propos caricaturaux sur l’immigra-
tion et les exilés. Et ce avec la caution
parfois active du gouvernement.
La plupart des amendements votés au
tant ils bafouent les valeurs de la Répu-
blique. Des valeurs que les sénateurs LR
sont pourtant très prompts à mettre en
avant quand il s’agit des étrangers.
Nous ne sommes plus dans le débat
d’idées quand les digues et les consen- RÉCEMMENT,

loi « immigration » Sénat ne visent qu’à exclure et à rendre

encore plus difficile le parcours des per-
sonnes immigrées sur le territoire, en
les considérant illégitimes par nature.
Ainsi, les mêmes responsables politi-
sus politiques et sociaux qui permettent
un minimum de cohésion sociale et
d’humanité sautent les uns après les
autres. Récemment, les autorités
françaises ont cherché à interdire les
LES AUTORITÉS
FRANÇAISES ONT
CHERCHÉ À INTERDIRE

à l’Assemblée ques qui dénoncent l’absence d’intégra-

tion des personnes migrantes sont ceux
qui mettent tout en œuvre pour l’empê-
cher, par une batterie de mesures ré-
gressives plus stupéfiantes les unes que
distributions alimentaires de rue dont
bénéficient en grande majorité des
personnes exilées dans le nord de Paris.
Jusqu’où irons-nous ?
Cette semaine de débat au Sénat dit
LES DISTRIBUTIONS
ALIMENTAIRES DE RUE
DANS LE NORD DE

nationale
les autres : en durcissant les conditions
d’accès à un titre de séjour ; en suppri-
mant l’aide médicale d’Etat, rendant en-
core plus difficile l’accès aux soins de
première nécessité des étrangers en si-
tuation irrégulière ; en rendant quasi
inopérant le dispositif de régularisation
par le travail ; en supprimant le droit
Alors que sénatrices et sénateurs ont adopté, aux prestations familiales, à l’allocation
mardi, le projet de loi « immigration » dans une personnalisée d’autonomie, à plusieurs
prestations concernant les personnes
version nettement durcie, les organisations en situation de handicap ou le droit au
réunies au sein du collectif Pacte du pouvoir logement opposable pour les étrangers
résidant en France depuis moins de
de vivre dénoncent une séquence qui bafoue cinq ans (contre six mois aujourd’hui) ;
les valeurs de la République en rétablissant le délit de séjour irrégu-
lier ou encore en supprimant la perte
d’automaticité de l’acquisition de la na-
tionalité à 18 ans pour les personnes
nées en France de parents étrangers.
Aux amendements du groupe LR
s’ajoutent ceux du gouvernement, qui a
glissé dans le texte des mesures bruta-
les non prévues dans le projet de loi ini-
tial. Ils constituent d’importants reculs
pour le droit des étrangers et le droit
d’asile : rétention administrative des de-
mandeurs d’asile, restriction du champ
de la réunification familiale pour les
beaucoup de l’état de notre démocratie,
alors même que les citoyens aspirent PARIS. JUSQU’OÙ
à davantage de cohésion sociale et
d’apaisement. IRONS-NOUS ?
Nous ne sortirons pas indemnes de
cette séquence qui pourrait avoir des
conséquences dramatiques sur notre so-
ciété tout entière si nous ne mettons pas
un terme à ces dérives.
Nous, acteurs de la société civile mem-
bres du Pacte du pouvoir de vivre, som-
mes unis depuis près de cinq ans autour
d’un socle de valeurs communes. Ces
valeurs de justice sociale, d’égalité, de
solidarité et de fraternité fondent notre Premiers signataires : Pascal
République et charpentent nos engage- Brice, président de la Fédération
ments respectifs. Elles devraient égale- des acteurs de la solidarité ; Fanélie
ment guider l’action de la représenta- Carrey-Conte, déléguée générale de
tion nationale. la Cimade ; Cécile Duflot, déléguée
Aussi, nous appelons au sursaut collectif générale d’Oxfam France ; Amandine
avant le passage du projet de loi à l’Assem- Lebreton, directrice du Pacte du pou-
blée nationale [à partir du 11 décembre]. voir de vivre ; Marylise Léon, secré-
Nous demandons au gouvernement, taire générale de la CFDT ; Christophe
sa majorité, et à l’ensemble des parle- Robert, délégué général de la Fonda-
mentaires qui se reconnaissent dans les tion Abbé Pierre ; Najat Vallaud-
valeurs républicaines, de faire stopper Belkacem, présidente de France
ces dérives et de donner le cap pour terre d’asile.
construire les bases d’une société apai- Retrouvez la liste complète des
sée et fraternelle. p signataires sur Lemonde.fr

Procès Dupond-Moretti : penser la question de la responsabilité

des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel
Pour les professeurs de droit public Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, le garde des sceaux, qui comparaît devant la Cour de justice
de la République pour prises illégales d’intérêts, devrait rendre compte de la manière dont il exerce ses fonctions ministérielles devant le Parlement

D
ans une tribune publiée
dans Le Monde daté du
6 novembre, le magistrat
Denis Salas considère, à
juste titre, que le procès du mi-
nistre de la justice, Eric Dupond-
Moretti, « pose la question de la
responsabilité politique des mi-
nistres ». Partant du principe se-
lon lequel « il n’y a pas, dans no-
tre pays, de mécanisme de mise
en jeu de la responsabilité politi-
que des ministres », il plaide pour
un contrôle préventif et éthique
qui serait opéré par une Haute
Autorité pour la transparence de
la vie publique (HATVP) aux
pouvoirs renforcés.
Nous aimerions réexaminer
ces points à l’aune du droit
constitutionnel, sur lequel cette
tribune, à l’image d’ailleurs du
procès en cours du garde des
sceaux devant la Cour de justice
de la République (CJR), nous
semble largement faire l’im-
passe. Or, penser la question de
la responsabilité des gouver-
nants suppose de partir du droit
constitutionnel.
D’abord, il existe bien évidem-
ment dans notre régime politi-
que des mécanismes de mise en
jeu de la responsabilité politi-
que. Il suffit de lire les articles 49
et 50 de la Constitution pour
s’en convaincre. En revanche, il
n’existe pas de mécanisme de
mise en jeu de la responsabilité
d’un ministre pris individuelle-
ment, ce que l’on ne peut que re-
gretter. Il en résulte que, dans
un régime parlementaire
comme le nôtre, l’opposition
doit avoir la force et le courage
de renverser le gouvernement
dans son ensemble.
Mais cette difficulté inhérente
au mécanisme de responsabilité
politique, si elle est réelle, ne jus-
tifie pas qu’on en nie l’existence.
De plus, cette faiblesse est à
nuancer : elle n’apparaît que si
on assimile la responsabilité po-
litique à la seule sanction, c’est-
à-dire soit le renversement du
gouvernement, soit le renvoi
d’un ministre. Or, plus large-
ment, le sens premier et fonda-
mental de la responsabilité poli-
tique consiste à contraindre les
gouvernants à rendre des comp-
tes publiquement devant la re-
présentation nationale. On a vu
d’ailleurs que les commissions
d’enquête parlementaires ten-
daient depuis peu à assumer ce
rôle mieux que naguère, ce dont
on ne peut que se réjouir.
Ensuite, au sein de cet équilibre
institutionnel, la responsabilité
IL N’EXISTE PAS,
DANS NOTRE
RÉGIME POLITIQUE,
DE MÉCANISME
DE MISE EN JEU DE
LA RESPONSABILITÉ
D’UN MINISTRE PRIS
INDIVIDUELLEMENT
« politico-pénale », qui s’exerçait
jadis par l’intermédiaire des
hautes cours, puis sous la Ve Ré-
publique par la Haute Cour de
justice et, depuis 1993, par la CJR,
a toujours été conçue comme
n’étant appelée à intervenir que
de manière exceptionnelle et
non comme une réponse de
principe à la question de la res-
ponsabilité des gouvernants. Le
principe, rappelons-le, est celui
de la responsabilité politique de-
vant les chambres.
Pouvoir exorbitant
Favorisée par un phénomène de
judiciarisation de la société,
cette responsabilité pénale mi-
nistérielle s’est progressivement
installée comme un palliatif à la
responsabilité politique en rai-
son de la déshérence de celle-ci,
avant d’apparaître, dans l’affaire
Dupond-Moretti comme dans le
cadre des plaintes devant la CJR
relatives à la gestion de la pandé-
mie, comme son contestable
substitut. S’opposent alors ceux
qui pensent que le remède est
pire que le mal et ceux qui y
voient un pis-aller acceptable.
Reste à savoir si, pour éviter au
juge pénal d’être « l’unique con-
trôleur de l’éthique politique », il
conviendrait de promouvoir la
HATVP « au rang d’une institu-
tion de l’intégrité ». Il est permis
d’en douter. D’une part, en effet,
la HATVP assume déjà ce rôle
depuis 2013, et plus encore de-
puis 2017, puisqu’elle est saisie,
en amont et en aval de la nomi-
nation des ministres, de leur si-
tuation fiscale et des risques de
nature pénale qu’ils courent
dans le cadre notamment d’un
délit d’initié ou d’un conflit
d’intérêts.
D’autre part, franchir un pas
de plus consisterait à donner à
la HATVP la possibilité de pro-
noncer, de facto sinon de jure,
un avis conforme sur la nomi-
nation ou le maintien d’un mi-
nistre. Cela reviendrait à offrir à
une institution dépourvue de
légitimité démocratique un
pouvoir exorbitant, surtout
lorsque l’on songe à la notion de
conflit d’intérêts dont la plasti-
cité étonne aujourd’hui et pour-
rait inquiéter demain ceux qui
voudraient devenir des minis-
tres de la République.
Pour conclure, rappelons une
autre évidence pour un consti-
tutionnaliste : le garde des
sceaux aurait dû rendre compte
de la manière dont il exerce ses
fonctions ministérielles devant
le Parlement et non devant une
CJR dont la saisine, au nom
d’une conception discutable de
la séparation des pouvoirs, inter-
dit tout contrôle parlementaire
sur les faits concernés. On aurait
ainsi évité un procès dont on
sait d’avance que ne sortiront
que des perdants. p
Olivier Beaud et Cécile
Guérin-Bargues sont
professeurs de droit public
à l’université Paris Panthéon-
Assas
32 | idées 0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023

CRIME DE GUERRE
intentionnel à la torture ou au traitement
inhumain en passant par la prise d’otages, les
détentions illégales, le bombardement de vil-
les, de villages ou d’habitations qui ne sont
pas des objectifs militaires, ou le blocage des
aides humanitaires. « Le crime de guerre est
toujours commis en lien avec un conflit armé,
qu’il s’agisse d’un conflit entre deux Etats, d’un
conflit entre un Etat et un groupe armé ou d’un
Longtemps focalisé sur la légitimité ou non du recours à la force, le droit conflit entre deux groupes armés », souligne la
de la guerre s’est intéressé, à partir du XIXe siècle, à la manière de traiter magistrate, autrice de Crimes contre l’huma-
nité (Calmann-Lévy, 250 pages, 19,50 euros).
les combattants et les civils, forgeant ainsi les contours de cette qualification Ce n’est pas le cas, ajoute-t-elle, du crime con-
tre l’humanité, qui n’est pas nécessairement
lié à un conflit armé, mais qui est « commis
HISTOIRE D’UNE NOTION Le cas de l’hôpital Al-Shifa, le plus impor-
tant de la bande de Gaza, où se sont réfugiés
dans le cadre d’attaques généralisées et systé-
matiques en exécution d’un plan concerté
soins aux blessés et l’immunité des secours,
est centré, avant tout, sur la protection des
civils et la façon dont les victimes doivent être
traitées par l’adversaire. Les conventions de
La Haye de 1899 et de 1907, dont l’initiative re-
vient au tsar Nicolas II, visent, elles, à détermi-
ner des règles claires limitant le droit de tuer
au combat. Les textes de Genève comme ceux
de La Haye insistent notamment sur la néces-
saire distinction entre le civil et le militaire.
La notion de crime de guerre était déjà, de
fait, dans ces textes. La première tentative
pour juger de tels crimes fut lancée après la
fin de la première guerre mondiale, à l’en-
contre des responsables allemands, à com-
mencer par le Kaiser, Guillaume II, lui-
même, accusés d’« avoir commis des actes

C
ibler intentionnellement un hôpi-
tal est un crime de guerre. Tous les
textes internationaux sur le droit
pénal humanitaire, depuis les
conventions de Genève de 1949 jusqu’au
statut de la Cour pénale internationale de
1988, rappellent la protection absolue dont
bénéficient « les bâtiments consacrés à la reli-
gion, à l’art, à la science ou à l’action carita-
tive, les monuments historiques, les hôpitaux
et les lieux où des malades ou des blessés sont
rassemblés ». « A condition, précise cepen-
dant l’article 8 du statut de ce premier tribu-
nal international permanent chargé de juger
les crimes les plus graves, que ces bâtiments
ne soient pas alors utilisés à des fins mili-
taires. » Si un tel lieu abrite un centre de
commandement, des réserves d’armement,
une position retranchée, il ne bénéficie plus
de cette protection. Avec l’obligation toute-
fois, pour l’attaquant, de permettre l’évacua-
tion des civils et de les protéger.
des milliers de civils, qui est l’enjeu d’inten-
ses combats entre l’armée israélienne et le
Hamas, illustre toute la difficulté de caractéri-
ser à chaud de possibles crimes de guerre.
L’armée de l’Etat hébreu justifie ses opéra-
tions en affirmant que l’un des quartiers
généraux du Hamas est installé dans des sou-
terrains sous l’hôpital, ce que le Hamas nie.
En pareil cas, l’assaillant est néanmoins
tenu, selon le droit pénal international, de
respecter un principe de proportionnalité.
« Il est admis qu’il puisse y avoir des victimes
collatérales si un objectif militaire important
et très clair est visé, car ce sont les risques de la
guerre », explique Aurélia Devos, ancienne
procureure au pôle crimes contre l’humanité
du parquet de Paris. Il n’en est pas de même,
souligne-t-elle, si l’objectif est faible par rap-
port aux dégâts collatéraux infligés.
La liste des crimes de guerre, tels qu’ils sont
précisés dans les diverses conventions inter-
nationales, est longue. Elle va de l’homicide
contre une population civile ».
Limitation au droit de tuer
Longtemps, dans l’Antiquité, puis au Moyen
LE CAS DE L’HÔPITAL Age et au début de l’époque moderne, la pen-
AL-SHIFA, À GAZA, sée sur le droit de la guerre fut centrée sur le
jus ad bellum, le « droit à la guerre », c’est-à-
ILLUSTRE TOUTE dire la légitimité ou non du recours à la force,
comme en témoignent les réflexions de
LA DIFFICULTÉ saint Augustin (354-430), puis de saint Tho-
DE CARACTÉRISER mas (1225-1274) sur la guerre juste. Le jus in
bello, le « droit dans la guerre », c’est-à-dire la
À CHAUD DE manière dont la guerre est menée et la façon
de traiter les combattants, n’a commencé à
POSSIBLES CRIMES s’affirmer qu’au milieu du XIXe siècle, avec le
début des carnages de la guerre de masse.
DE GUERRE Composé de deux branches – celle de Ge-
nève et celle de La Haye –, le droit internatio-
nal humanitaire, ou droit des conflits armés,
vise, à défaut de vouloir et de pouvoir inter-
dire la guerre, à l’encadrer. Le droit de Genève,
avec la première convention de 1864 sur les
contraires aux lois et coutumes » de la guerre,
comme le promettaient les articles 227 à 230
du traité de Versailles. Réfugié aux Pays-Bas,
le Kaiser n’a pas été extradé. Les procédures
pour les autres accusés, à peine une quaran-
taine, se sont aussi enlisées.
Le véritable coup d’envoi de la justice
pénale internationale fut le procès de
Nuremberg contre les anciens dignitaires
nazis. Dans le jugement final, les crimes de
guerre des anciens dignitaires nazis furent
évoqués sur vingt-huit pages – et seulement
deux pour les crimes contre l’humanité. Le
génocide ne sera un des chefs d’accusation
que dans les procès suivants. Ce sont les
définitions forgées alors qui ont été reprises
pour l’essentiel dans le droit international
humanitaire tel qu’il est mis en œuvre
aujourd’hui. Ils ont en commun d’être ce
que la juriste Mireille Delmas-Marty appe-
lait « des crimes de lèse-humanité ». p
marc semo

CHRONIQUE | PAR PIERRE-CYRILLE HAUTCŒUR L’ART DE L’ÉQUILIBRE DE TSAI ING-WEN

Le « banquier juif », histoire
d’un préjugé antisémite L’ énigmatique Tsai Ing-
wen, présidente de
Taïwan depuis 2016, va
quitter la scène politique en
mai 2024, à 67 ans, après deux
mandats à la tête d’un pays qui
n’avait jamais auparavant oc-
Arnaud Vaulerin dresse un por-
trait minutieux de cette femme
connue pour sa discrétion, son
assiduité au travail et une grande
prudence, à l’image de son style
sur le monde. On y apprend aussi
la mort accidentelle, en 1979, du
jeune homme avec lequel Tsai
Ing-wen aurait eu l’intention de
faire sa vie, un épisode peu connu
vestimentaire minimaliste. qui donne une clé de lecture pos-
sible sur son célibat – partagé avec

L a tragédie israélo-palesti-
nienne conduit, entre autres
malheurs, à la réapparition des
pires formes de racisme. Parmi elles,
l’association des juifs aux activités fi-
nancières est une des plus anciennes
et des plus sournoises. Un livre récent
permet de prendre conscience de la
longue vie des préjugés et de com-
prendre les mécanismes de leur
transmission, deux conditions sans
doute nécessaires pour s’en débarras-
ser. Il nous permet aussi de réfléchir
sur l’activité financière et sa place
dans l’économie aujourd’hui.
Dans Juifs et capitalisme. Aux origi-
nes d’une légende (Seuil, 432 pages,
26 euros, numérique 19 euros), l’his-
torienne Francesca Trivellato raconte
l’histoire d’une légende selon laquelle
les juifs auraient inventé les lettres de
change et l’assurance maritime lors
de leur expulsion de France, à la fin
du Moyen Age. Ces instruments abs-
cons leur auraient permis de rapa-
trier leurs capitaux vers leurs nouvel-
les résidences italiennes au nez et à la
barbe des autorités royales. L’autrice
détaille comment cette légende s’est
diffusée, bien que démontrée fausse
dès le XVIIIe siècle. Elle fut reprise
dans un grand nombre d’ouvrages
dans toute l’Europe aux XVIIe et
XVIIIe siècles jusqu’à Karl Marx, Wer-
ner Sombart ou Max Weber.
Par ce récit, elle complète les nom-
breux travaux qui ont récemment re-
nouvelé la compréhension des con-
ceptualisations politico-religieuses
de l’économie, dans la lignée de son
collègue Giacomo Todeschini, qui ex-
plique que les juifs étaient considérés
comme la figure symbolique du mal,
nécessairement exclus de la cité chré-
tienne médiévale. Dans cette pers-
pective, Francesca Trivellato fournit
le chaînon souvent manquant entre
la pensée médiévale et l’antisémi-
tisme contemporain.
Surtout, elle montre que l’on ne
peut bien comprendre la diffusion de
l’antisémitisme économique sans
étudier concrètement le monde du
AU XVIIE SIÈCLE, LES JUIFS
SYMBOLISENT, DANS UN
MONDE ÉCONOMIQUE CENSÉ
ÊTRE ANONYME ET NEUTRE,
LE FINANCIER DOUTEUX
commerce et ses pratiques. Elle part
d’un étonnement : la distance sociale
qui existe entre les modestes usuriers
juifs locaux du Moyen Age occidental
et les marchands au long cours qui
cupé une telle place sur la scène
internationale.
Au cours de ses années à la pré-
sidence, la perception de Taïwan
dans le monde s’est métamor-
Adepte du consensus
Même si l’auteur n’a pas rencon-
tré la présidente, qui n’accorde
presque aucune interview, le livre
lève le voile sur quelques aspects
deux chats devenus célèbres –, le-
quel a beaucoup intrigué.
Adepte du consensus plutôt que
du coup d’éclat, et du mot juste
plutôt que de la formule rapide, la
utilisent les techniques avancées que phosée : l’importance stratégi- peu connus et rarement mis en présidente sait aussi être ferme
sont les lettres de change ou l’assu- TAÏWAN, que de l’île, tant géopolitique avant de la vie personnelle de Tsai lorsqu’il s’agit de défendre les va-
rance maritime. LA PRÉSIDENTE qu’économique, est désormais Ing-wen, notamment sa jeunesse leurs démocratiques de l’île et de
ET LA GUERRE une évidence. Certes, ce sont protégée et studieuse dans un ne pas se laisser intimider.
Accueillis mais soupçonnés d’Arnaud Vaulerin, avant tout la montée en puis- contexte familial particulier. En raison de son titre, on pou-
Ce n’est pas par hasard si la première Novice, 148 pages, sance de la Chine, le changement La présidente est la dernière vait s’attendre à ce que l’ouvrage
mention de la légende vient d’un ju- 18,90 euros de ton de Pékin vis-à-vis de d’une fratrie de onze enfants, qui traite davantage de l’état de pré-
riste bordelais spécialiste du droit de Taïwan sous la présidence de Xi n’ont pour la plupart que leur paration, ou d’impréparation, de
la mer, Etienne Cleirac, qui publie Jinping, l’escalade des tensions père en commun, Tsai Chieh- l’armée taïwanaise face à la me-
ses Us et coutumes de la mer en 1647. entre Chine et Etats-Unis et la su- sheng, un garagiste devenu entre- nace chinoise, des relations com-
Elle n’est pas diffusée par accident par périorité des semi-conducteurs preneur florissant, en mesure pliquées entre la présidente, les
des manuels professionnels à l’usage taïwanais qui ont replacé ce pays d’entretenir quatre foyers. Mais militaires de l’île et les Etats-Unis,
des commerçants, dont le fa- au cœur de l’échiquier, mais Tsai alors que la tradition attendait de ainsi que des autres batailles que
meux Parfait négociant, de Jacques Sa- Ing-wen s’est révélée une équili- cette benjamine une vie rangée, la Chine livre déjà à Taïwan : des
vary (1675), ou encore par le Bordelais briste de talent sur cette ligne de au service de ses parents vieillis- guerres commerciales, comme
Montesquieu qui, lui, juge plus positi- crête périlleuse. sants, elle s’en émancipe douce- celle de l’ananas, et une guerre
vement les juifs, présentés comme Dans ce livre concis et bien do- ment et sûrement, d’abord par cognitive d’influence qui cible
précurseurs d’une société moderne cumenté, Taïwan, la présidente et ses études, qui lui feront décou- notamment la jeunesse avec une
pacifiée par le « doux commerce ». la guerre (Novice, 148 pages, vrir les Etats-Unis puis le Royau- efficacité redoutable. p
Francesca Trivellato nous rappelle 18,90 euros), le journaliste me-Uni, et lui ouvriront les yeux florence de changy
l’importance à Bordeaux, grand port
commercial, de la communauté des
marchands « nouveaux chrétiens » :
ces juifs portugais chassés par l’Inqui-
sition et attirés par une ordonnance Absence | par selçuk
d’Henri II, en 1550, leur octroyant
droits et protection. Accueillis, mais
toujours soupçonnés de garder leur
foi juive malgré leur présence sur les
bancs des églises, ces marchands ne
sont jamais vraiment intégrés aux
institutions commerçantes de la ville,
et toujours soupçonnés de pratiques
financières douteuses, sans que rien
de précis ne soit jamais démontré à
leur encontre. C’est ce soupçon qui se
transmet au sein du monde mar-
chand, et qui ne disparaîtra pas avec
l’émancipation formelle des juifs lors
de la Révolution.
C’est que, nous dit l’historienne, les
juifs symbolisent, dans un monde
économique international censé être
anonyme et neutre envers les person-
nes, le financier douteux, auteur
d’opérations trop complexes pour
n’être pas louches, celui que l’on cons-
pue aisément encore aujourd’hui lors
de chaque crise. Si l’on veut éviter que
certaines pratiques de la finance susci-
tent un amalgame d’hostilité qui re-
tombe sur des boucs émissaires, il faut
comprendre et faire comprendre tant
ces pratiques que les modalités de
cette stigmatisation. p
Pierre-Cyrille Hautcœur est directeur
d’études à l’EHESS (Ecole d’économie
de Paris)
0123
JEUDI 16 NOVEMBRE 2023
GÉOPOLITIQUE | CHRONIQUE
par sylvie kauffmann
Ukraine : le spectre
de la tempête parfaite
S L’UKRAINE CRAINT
i l’Occident ne peut pas ga-
gner la guerre en Ukraine,
alors quelle guerre peut-il
gagner ? Bonne question !
C’est le chef de la diplomatie ukrai-
nienne, Dmytro Kuleba, qui la
pose dans une interview au jour-
nal allemand Die Welt, publiée
vendredi 10 novembre. L’intérêt
de la question, en fait, ne réside
pas tant dans la réponse qu’elle de-
vrait susciter que dans le fait
qu’elle soit posée aujourd’hui, au
bout de vingt mois de guerre. Elle
implique que l’hypothèse d’une
défaite de l’Ukraine, malgré le sou-
tien occidental, est non seulement
envisagée, mais plausible.
Destructrice et meurtrière, cette
guerre, lancée par la Russie contre
l’Ukraine le 24 février 2022, est
géographiquement circonscrite,
mais elle a remis en cause l’ordre
de sécurité du continent ; la dé-
fense du pays envahi est donc pré-
sentée comme existentielle par les
dirigeants européens. Pourtant, le
conflit est aujourd’hui dans l’im-
passe et les nuages s’accumulent,
au point que se profile ce que les
Américains appellent « une tem-
pête parfaite » (perfect storm) : une
crise particulièrement grave, cau-
sée par la convergence de plu-
sieurs phénomènes défavorables.
Où que l’on regarde, les tendan-
ces négatives pour l’Ukraine et ses
alliés convergent. Sur le terrain
militaire, le front est figé. Dans
une interview au magazine bri-
tannique The Economist, le chef
d’état-major de l’armée ukrai-
nienne, le général Valeri Zaloujny,
a reconnu que la contre-offensive
menée par ses forces depuis cinq
mois « ne se solderait pas par une
belle et profonde percée ».
« Comme pendant la première
guerre mondiale, dit-il, nous avons
atteint le niveau de technologie qui
nous mène dans une impasse. » Il a
perdu l’espoir de faire reculer la
Russie en lui infligeant des pertes
massives : « C’était mon erreur. La
Russie a perdu 150 000 hommes.
Dans n’importe quel autre pays, ce
niveau de pertes aurait mis un
terme à la guerre. »
Recrutement russe d’ampleur
Or, si la Russie a apparemment re-
noncé à mobiliser des civils en rai-
son de l’impopularité de la me-
sure en septembre 2022, elle par-
vient à régénérer ses forces en re-
crutant massivement pour son
armée de métier et concentre l’es-
sentiel de l’effort humain sur la
guerre en Ukraine. « En ce mo-
ment, la Norvège pourrait prendre
Mourmansk avec des forces de po-
lice tellement le nord de la Russie
est dégarni », ironise un expert
scandinave. La taille de la popula-
tion ukrainienne, qui subit elle
aussi de lourdes pertes, ne permet
pas de recrutement d’une telle
ampleur ; on assiste même en
Ukraine, ces jours-ci, à des protes-
tations de femmes de soldats qui,
sur le front, n’ont pas eu de per-
mission depuis dix-huit mois.
Compenser la faiblesse du nom-
bre par la puissance de l’arme-
ment est un autre défi, en quantité
et en qualité. Toutes les capacités
industrielles de la Russie sont ap-
pelées à contribuer à l’industrie de
la défense pour produire des mu-
nitions vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. La Russie s’est mise
OÙ QUE L’ON
REGARDE,
LES TENDANCES
NÉGATIVES
POUR L’UKRAINE
ET SES ALLIÉS
CONVERGENT
0123 | 33
ASSURANCE-
CHÔMAGE :
sume à une réduction minime des charges ciation pour reprendre définitivement la
UN PARITARISME pour les entreprises et une légère améliora- main sur l’Unédic.
RÉDUIT
tion des conditions d’indemnisation pour
les saisonniers et les primo-entrants sur le
marché du travail, le tout assorti de quel-
Loin d’acter une renaissance du parita-
risme, l’épisode illustre plutôt la situation
crépusculaire dans laquelle il se trouve.
AUX ACQUÊTS ques mesures d’économies relativement
indolores. Le résultat est à la hauteur des
marges de manœuvre extrêmement étroi-
En dépit de l’accord, l’Etat garde une place
prépondérante, qui ne semble pas près de
se réduire. Même si, dans le passé, des
tes que l’Etat avait laissées aux partenaires conventions ont abouti à des efforts nota-
sociaux. Dès lors qu’il s’agissait de ne pas bles pour équilibrer les finances du sys-
revenir sur les précédentes réformes de tème du régime de l’assurance-chômage, il
l’assurance-chômage et de ne pas ajouter est évident que, face aux difficultés gran-
DE SE TROUVER des dépenses qui ne soient pas compen- dissantes pour financer la protection so-
sées par de nouvelles recettes, il était illu- ciale, les partenaires sociaux ont du mal à
EN COMPÉTITION soire d’attendre monts et merveilles de prendre leurs responsabilités en négociant
AVEC ISRAËL POUR cette négociation qui se conclut par un pa- des accords impopulaires de bonne ges-
LA FOURNITURE
D’ARMEMENT
L e paritarisme social bouge encore,
mais il n’est pas en grande forme.
L’accord trouvé vendredi 10 novem-
bre entre le patronat (Medef, CPME et U2P)
et une majorité de centrales syndicales
ritarisme réduit aux acquêts.
Le patronat et les syndicats n’avaient
qu’une seule latitude : s’entendre à tout
prix pour ne pas donner au gouvernement
le prétexte d’une nationalisation de l’un
tion, d’où la tentation du gouvernement
de reprendre la main. Le régime de retrai-
tes complémentaires Agirc-Arrco montre
pourtant qu’ils sont capables de préserver
la soutenabilité financière d’un système
AMÉRICAIN (CFDT, CFTC et FO) sur le régime de l’assu- des derniers bastions du paritarisme. Cette dont ils sont comptables en demandant
ET DE MUNITIONS rance-chômage peut donner l’illusion que logique a conduit à écarter provisoirement des efforts à leurs bénéficiaires. Dans le ca-
les partenaires sociaux sont encore capa- les sujets qui fâchent, comme l’adaptation dre de l’Unédic, la dette de l’assurance-chô-
bles de négocier et d’aboutir à des compro- du système d’indemnisation du chômage mage reste garantie par l’Etat, ce qui n’in-
en mode économie de guerre. En mis pour adapter l’un des piliers du sys- aux conséquences de la réforme des retrai- cite pas à prendre ses responsabilités.
Europe, certains en ont parlé, mais tème de protection sociale. Mais ce sursaut tes adoptée au printemps. La discussion est Dans un réflexe de survie, le paritarisme a
le passage à l’acte se fait attendre. sur l’Unédic est en trompe-l’œil. Il s’agit reportée à plus tard. gagné du temps sans garantir pour autant
La belle promesse d’un million de d’un accord minimal, obtenu sous con- La copie rendue par les partenaires so- son avenir. Ce sera l’un des principaux en-
munitions à livrer à l’Ukraine d’ici trainte, qui consiste essentiellement à évi- ciaux doit être désormais soumise à l’agré- jeux de la négociation en 2024 sur la gou-
à mars 2024 ne s’est concrétisée à ter que l’Etat ne reprenne les commandes ment du gouvernement. Pour ce dernier, vernance de l’Unédic. Sans un sursaut pour
ce jour que par la production de d’un système à bout de souffle. il semble politiquement compliqué d’aller se revitaliser et sortir de leurs vieux sché-
300 000 unités. Le compromis n’a, de l’aveu même des si- à l’affrontement, même si certains en son mas, les partenaires sociaux risquent de se
Le chef de la diplomatie de gnataires, rien de révolutionnaire. Il se ré- sein n’attendaient qu’un échec de la négo- voir cantonnés à un rôle de spectateurs. p
l’Union européenne, Josep Borrell,
souligne que l’industrie de l’arme-
ment européenne produit, certes,
mais pas assez et d’abord pour ses
clients à l’exportation. On ne ré-
quisitionne pas les grands grou-
pes privés de l’armement en Eu-
rope, comme le fait le Kremlin
avec l’industrie de la défense
russe. Quant au « saut technologi-
que » que le général Zaloujny ap-
pelle de ses vœux, il relève, là,
d’une décision stratégique : de-
puis le début de la guerre, les Occi-
dentaux, obsédés par l’idée d’évi-
ter une escalade qui les entraîne-
rait trop loin, calibrent soigneuse-
ment chaque palier dans le niveau
de sophistication de l’aide qu’ils
fournissent, tardivement, à l’ar-
mée ukrainienne.
Sur le front diplomatique, l’ir-
ruption de la guerre entre Israël et
le Hamas a accaparé l’attention
des Etats-Unis, forcés de se réin-
vestir au Moyen-Orient après
avoir été contraints de se réinves-
tir en Europe par l’agression
russe : l’Ukraine craint de se trou-
ver en compétition avec Israël
pour la fourniture d’armement
américain et de munitions. La mo-
bilisation de l’opinion publique
mondiale contre le traitement in-
fligé à la population civile de Gaza
LES JOURNÉES
par l’ampleur de la riposte israé-
lienne aux attaques terroristes du
Hamas du 7 octobre embarrasse
DE L’ORIENTATION
les dirigeants occidentaux. Inévi-
tablement, la Russie tire profit de
AU SIÈGE DU GROUPE LE MONDE,
cet embarras pour jeter le discré-
dit sur leur soutien à l’Ukraine.
PARIS 13ÈME
Enfin, l’inefficacité de la décision
du G7 et de l’UE, prise il y a près
d’un an, de plafonner le prix du ba-
ril de pétrole russe transporté par
la mer à 60 dollars (55 euros) afin
de réduire les revenus de la Russie SAMEDI 25 NOVEMBRE 2023
est aujourd’hui évidente. Le dé-
tournement de cette sanction est Parcoursup & les écoles de commerce
si large que, en octobre, les reve-
nus pétroliers de la Russie ont aug-
menté d’un quart par rapport à oc- SAMEDI 2 DÉCEMBRE 2023
tobre 2022, grâce notamment à
l’organisation de « flottes fantô-
Parcoursup & les formations scientiiques
mes » de pétroliers. (Sciences, IA, DATA)
Les propagandistes russes pous-
sent un narratif triomphaliste.
Loin de s’effondrer, leur écono- SAMEDI 20 JANVIER 2024
mie, disent-ils, est résiliente. Ils
font leur miel des divergences en- Bachelor : comment choisir sa formation ?
tre le président Zelensky et son
chef d’état-major. L’affaire Prigo- SAMEDI 2 MARS 2024
jine et le défi lancé à Poutine par
l’ex-chef de Wagner ne sont qu’un Développement durable : quelle formation choisir ?
mauvais souvenir, enfoui dans
les ruines fumantes de son avion :
Poutine sera triomphalement
réélu en mars 2024. Qui en doute-
rait ? Il ne manque plus que le re-
tour de Donald Trump à la Mai-
son Blanche pour faire éclater « la
tempête parfaite ». Le moment
est venu pour les Européens, au
lieu de se prendre la tête dans les
mains à cette pensée, de colmater
les fuites et de fortifier leur mai-
son, qu’ils s’apprêtent à ouvrir à
l’Ukraine et à la Moldavie : quel-
INFORMATION ET INSCRIPTION GRATUITE SAGE.GROUPELEMONDE.FR
ques solides poutres supplémen-
taires ne seront pas de trop. p
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: 417 à 449 km. Depuis le 1er septembre 2018, les véhicules légers neufs sont réceptionnés en Europe sur la base de la
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procédure d’essai harmonisée pour les véhicules légers (WLTP), procédure d’essai permettant de mesurer la consommation
F de carburant et les émissions de CO₂, plus réaliste que la procédure NEDC précédemment utilisée. BMW France, S.A. au
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