MARDI 24 OCTOBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24511

3,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Proche-Orient : le risque d’extension du conflit

▶ Après l’attaque terroriste ▶ Les incursions de la ▶ Le Hezbollah demande ▶ Alors que les combat- ▶ Le sommet du Caire, qui
perpétrée par le Hamas, milice chiite gagnent en la fin des frappes sur Gaza. tants chiites sont soute- n’a pas abouti à un appel
Israël redoute l’ouverture intensité, tandis qu’Israël, Nétanyahou a prévenu nus par l’Iran, Washington commun, a montré les
d’un nouveau front avec qui a procédé à des éva- que le mouvement ferait et Paris ont mis en garde écarts de vue entre pays
le Hezbollah à la frontière cuations, réplique avec « l’erreur de sa vie » en Téhéran contre un embra- arabes et européens
libanaise des frappes aériennes déclenchant une guerre sement régional PAGE S 2 - 6 E T idées – P. 2 4

Argentine BRUXELLES VON DER LEYEN

Présidentielle : IRRITE EN JOUANT SA PARTITION

000
1milliards
le candidat
centriste en tête les motifs d’exaspération à
l’encontre de la présidente de la
des affaires étrangères des Vingt-
Sept. Ils lui ont également repro-
Commission européenne, Ursula ché de prendre des décisions uni-
Le ministre de l’économie, von der Leyen, se multiplient ces latéralement dans des dossiers
Sergio Massa, issu derniers jours au sein de l’UE. Plu- stratégiques, outrepassant ses
sieurs Etats membres se sont aga- fonctions. Ses détracteurs voient,
du péronisme, s’est hissé cés de ses sorties sur la situation dans son alignement sur Washing-
en tête au premier tour, au Proche-Orient, avec une posi- ton, une manière de faire campa-
devançant le candidat tion davantage pro-israélienne gne pour prendre la tête de l’OTAN.
d’extrême droite, Javier que celle arrêtée par les ministres PAGE 6
Milei, souvent comparé à
Trump, pour ses positions
outrancières
PAGE 7 Politique Education
Gabriel Attal
Mme Braun-Pivet sur une ligne
Chine « très choquée » de fermeté
Le chômage La grande évasion fiscale après les attaques PAGE 9

de masse de M. Mélenchon Planète

de la jeunesse La déforestation
s’accentue encore
inquiète Pékin ▶ Les grandes
entreprises de la
▶ Les Etats
sont ainsi privés 1 ÉDITORIAL La présidente de l’Assem-
blée, en visite dans l’Etat
hébreu, avait affiché
dans le monde
planète ont trans- de précieuses PAGE 1 7
Ayant fait davantage
féré 1 000 mil- recettes fiscales MAINTENIR son soutien, estimant que
« rien ne doit empêcher
d’études que les généra-
tions précédentes, liards de dollars à l’heure de LA PRESSION Israël de se défendre ». Economie
de profits vers la transition Le chef de file des « insou- Bercy tente
les nouveaux diplômés
sont plus réticents à aller des paradis écologique
POLITIQUE mis » l’a accusée de « cam-
per » à Tel-Aviv « pour d’amorcer son
travailler dans les usines fiscaux, en 2022
PAGES 1 4 - 1 5
PAGE S 1 2 - 1 3 PAGE 2 7
encourager le massacre » virage écologique
PAGE 8 PAGE 1 1

Enquête Société Culture Entretien

Malaise à l’Institut Mobilisation Panayotis Pascot,
Montaigne autour contre l’autoroute phénomène « La société E M AIN
E
S
d’un rapport sur A69 : la ZAD en de librairie ukrainienne est A Q UE LLEUR SSE
l’intégration création évacuée de la rentrée CH MEI PRERE
de plus en plus E
L DE L A
NGÈ
PAGE 1 0 PAGE 1 7 PAGE 1 8
TRA É
traumatisée » TERRORISME FRANCE — LES RÉACTIONS À L’ÉTRANGER APRÈS L’ATTAQUE À ARRAS
BELGIQUE — BRUXELLES, À NOUVEAU FRAPPÉE, EN ÉTAT DE CHOC

VU PAR PARESH (INDE) CARTOONING FOR PEACE L’écrivaine Sofia Andruk-

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

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Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,

No 1720 du 19 au 25 octobre 2023

Portugal cont. 5,50 €,

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hovych publie le carnet

de bord de l’invasion
de son pays par la Russie
PAGE 2 6
GAZA
UNE GUERRE
Exposition SANS LOIS
L’immigration Plus d’un million de déplacés
en une semaine dans l’enclave
palestinienne : l’ampleur

asiatique racontée de la riposte israélienne

aux attaques du Hamas
fait débat dans la presse
étrangère. L’ONU dénonce

au Palais de la une catastrophe humanitaire.

Porte-Dorée
Le musée retrace l’évolu-
tion de la représentation
en France des populations
Traduction :
« guerre », « paix »,
issues de l’Asie de l’Est CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
« stabilité régionale ». et du Sud-Est depuis 1860
PAGE 2 0
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
Dans le sud du Liban, le risque
d’une escalade régionale
Les attaques du Hezbollah et ses incursions en Israël gagnent en intensité de jour
en jour, déclenchant des représailles de plus en plus fortes de l’armée israélienne.
En dépit du spectre d’un nouveau front, l’Etat libanais affiche son impuissance
REPORTAGE
naqoura, tyr, aïta al-chaab, rmeich,
kounine (liban) - envoyée spéciale
L
e chant du muezzin enveloppe la
vallée d’Aïta Al-Chaab. Alors que
la prière d’Adh-Dhouhr résonne
dans la bourgade chiite, à la fron-
tière sud du Liban, vers midi, sa-
medi 21 octobre, les téléphones
bruissent. Le Hezbollah vient d’attaquer le
village israélien de Baram, de ses positions
10 kilomètres plus à l’est. L’attaque sonne la
fin d’une matinée d’accalmie dans les villa-
ges frontaliers de la ligne bleue. Une nou-
velle journée de combats commence entre le
mouvement chiite libanais et l’armée israé-
lienne, le long des 80 kilomètres de démarca-
tion entre le Liban et Israël.
Sur les hauteurs de la ville, des journalistes
locaux, sympathisants du Parti de Dieu, bra-
quent leurs caméras en direction de la fron-
tière, espérant saisir en image des tirs d’artil-
lerie. Au-dessus de leurs têtes, le bruit des
drones israéliens s’intensifie. Celui d’un
avion de chasse déchire le ciel. Sur la colline
face à eux, des combattants du Hezbollah et
des factions palestiniennes se tiennent
prêts, loin des regards. De leurs positions mi-
litaires le long d’un chemin caillouteux qui
Mer LIBA N
Méditerranée Litani
SYRIE
Tyr Metoula
Kounine Kiryat
Aïta Al-Chaab
Shmona
Naqoura
G ol a n
Jourdain
annexé
Maalot Rmeich
par Israël
Lac
I SR AËL
de Tibériade 10 km
Démarcation tracée par l’ONU après
le retrait d’Israël du Liban sud en 2000
Zone sous observation de l’ONU
serpente sur la ligne de crête, la vue est im-
prenable sur le mur de séparation qu’a cons-
truit Israël en contrebas.
C’est de cette région vallonnée que les com-
battants du Hezbollah avaient lancé, le
12 juillet 2006, une attaque contre une pa-
trouille israélienne, tuant trois soldats et en
capturant deux autres. Une guerre d’un mois
avait suivi, qui a dévasté le Liban et fait
1 200 morts côté libanais et 160 côté israélien.
Après dix-sept ans de calme quasi ininter-
rompu, les factions alignées avec l’Iran dans
l’axe de la « résistance islamique » ont rallumé
ce front « en solidarité » avec le Hamas et la
population de Gaza, pris dans un déluge de
feu israélien après les massacres commis par
le mouvement palestinien le 7 octobre. Pour
desserrer l’étau sur l’enclave, elles harcèlent
l’armée israélienne depuis le Liban.
L’ÉQUILIBRE DE LA DISSUASION MENACÉ
D’abord ponctuelles, les attaques à la ro-
quette et au missile téléguidé du Hezbollah et
ses incursions en territoire ennemi, gagnent
en intensité de jour en jour. Les représailles
des avions, des drones et des chars israéliens
n’en sont que plus cinglantes. L’équilibre de la
dissuasion instauré depuis 2006 entre les
deux belligérants est, chaque jour, un peu
plus menacé. Côté libanais, trente-six person-
nes sont mortes, parmi lesquelles vingt-qua-
tre combattants du Hezbollah et des civils.
L’armée israélienne a fait état, de son côté, de
quatre morts, trois soldats et un civil.
Le spectre d’un second front entre le Hez-
bollah et Israël est dans toutes les têtes. Une
guerre avec le Parti de Dieu, plus puissant
que le Hamas avec ses 100 000 combattants
revendiqués – dont des milliers aguerris en
Syrie – et des dizaines de milliers de roquet-
tes et de missiles, entraînerait le Liban et la
région dans un conflit destructeur. Les res-
ponsables israéliens promettent au pays du
Cèdre la dévastation. Washington et Paris
mettent en garde l’Iran contre un embrase-
ment régional. « Nous disons à ceux qui nous
contactent : “Arrêtez l’agression [israélienne]
afin que ses répercussions et la possibilité
d’expansion cessent” », leur a rétorqué le nu-
méro deux du Hezbollah, le cheikh Naïm
Qassem, samedi.
Les représailles israéliennes ont fait fuir les
habitants des villages situés dans une bande
frontalière de 5 kilomètres de profondeur. A
Aïta Al-Chaab, la plupart des commerces ont
tiré le rideau. Les 15 000 habitants ont fui les
bombardements qui ont touché des mai-
sons et une école en lisière de la ville. De jeu-
« ON N’A PLUS DE nes hommes sont assis dans des cafés et aux
REVENUS, PLUS DE balcons des maisons. « Il n’y a plus de civils ici,
que des militaires », déclare un militant du
MAISONS ET PLUS DE Hezbollah surgi à scooter, tout de noir vêtu,
sur un ton qui invite à passer son chemin.
CHAMPS. ON N’A Devant une épicerie, des hommes plus âgés
AUCUN ENDROIT OÙ discutent. « Nous sommes encore quelques ci-
vils ici pour s’occuper des champs et des bêtes »,
ALLER, AUCUNE explique Moussa. Ce fermier de 62 ans a pro-
fité de l’accalmie pour aller voir ses oliviers et
FAMILLE NULLE PART. ses légumes. Avec le tabac, c’est le seul moyen
de subsistance de la famille, réfugiée à Bey-
QUI VA NOUS AIDER ? » routh. « On ne peut pas faire confiance à cet
NAWAL SROUR ennemi. Il tue des enfants à Gaza, il pourrait
habitante d’Aïta Al-Chaab bien nous tuer, nous aussi », déplore-t-il. Il
blâme les Américains et la France. « Quand il
se passe quelque chose en Ukraine, tout le
monde s’indigne. Quand ce sont les Palesti-
niens, tout le monde est prêt à des mensonges
pour couvrir les crimes d’Israël. »
Beaucoup de familles d’Aïta Al-Chaab ont
trouvé refuge dans les trois écoles mises à dis-
position des déplacés par l’Union des munici-
palités de Tyr (Sour). Dans cette ville du litto-
ral, à une heure de route plus au nord,
2 000 déplacés sont installés, avec quelques
affaires emballées à la hâte, dans les salles de
classe vides. Trois milles autres sont dans des
maisons. « On n’a plus de revenus, plus de mai-
sons et plus de champs. On n’a aucun endroit
où aller, aucune famille nulle part. Qui va nous
aider ? », interpelle Nawal Srour, une grand-
mère de 60 ans. Elle désigne ses deux petites-
filles, encore traumatisées. « Depuis qu’on est
enfant, on a grandi dans la peur des bombes et
de la violence », poursuit-elle, se souvenant
comme si c’était hier de la destruction d’Aïta
Al-Chaab, en 2006. « Cette fois, on a eu peur
des bombes au phosphore. Beaucoup de mai-
sons ont été détruites et brûlées. C’est dange-
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Le village libanais d’Aïta
Al-Chaab, vidé de ses
habitants en raison
des échanges de tirs
entre le Hezbollah et
Israël, samedi 21 octobre.
DIEGO IBARRA SANCHEZ POUR « LE MONDE »
reux », ajoute Ahmed Nasr, un fermier de
50 ans. L’organisation Human Rights Watch a
affirmé, le 12 octobre, qu’Israël utilisait des
munitions au phosphore blanc, interdites en
zone civile, à Gaza et au Liban. L’armée israé-
lienne a jusqu’à présent nié en utiliser.
Seule la petite localité chrétienne de
Rmeich, à 5 kilomètres à l’est d’Aïta Al-Chaab,
conserve un semblant de normalité. Des en-
fants jouent même dans les rues, à défaut de
pouvoir aller à l’école, fermée depuis quinze
jours. Sur les 10 000 habitants qui vivent là,
2 000 sont restés. Déjà en 2006, ce village
maronite avait été l’un des rares lieux épar-
gnés par les combats. « Le Hezbollah ne me-
nait pas d’attaques de Rmeich, car les familles
chiites des alentours étaient réfugiées ici », ex-
plique le père Jaouhar Tannous, responsable
de l’église de la Transfiguration.
Cette fois, les familles chiites sont parties et
les bombardements pleuvent en lisière de la
ville. Dans la nuit de vendredi à samedi, les
explosions ont retenti pendant des heures.
« On n’a pas dormi, on est restés terrés de peur
dans les maisons », dit Emile Habdouche, un
cultivateur de tabac. Avec deux de ses petits-
enfants, il profite du calme revenu au matin
pour transférer des ballots de tabac séché
dans un local. « C’est le travail de toute une an-
née qu’on va essayer de vendre. En 2006, on
avait de l’argent pour partir ailleurs.
Aujourd’hui, on n’a plus rien », ajoute-t-il.
« Les gens ont besoin d’aide, de médicaments,
de farine », interpelle le père Tannous. Lami-
née par la crise, la municipalité a seulement
mis sur pied un hôpital de campagne pour les
urgences, en cas d’intensification des com-
bats. Les combattants du Hezbollah ne sont
pas loin. Il y a quelques mois, des paysans
avaient eu des démêlés avec eux, lorsqu’ils
avaient installé des postes d’observation dans
leurs champs. « Certains habitants font les vi-
gies la nuit, sans armes. Des Palestiniens, des
Syriens et des combattants du Hezbollah pour-
raient venir », poursuit le religieux, déplorant
l’attentisme du gouvernement.
Les appels à la désescalade du premier mi-
nistre libanais, Najib Mikati, restent lettre
morte. Dans le tête-à-tête belliqueux entre le
Hezbollah et Israël, l’Etat libanais révèle
l’étendue de son impuissance. Tout comme
l’armée libanaise, dépourvue d’autorité au
sud du Liban, sous contrôle du Hezbollah, la
Force intérimaire des Nations unies au Liban
(Finul) en est réduite à appeler les deux par-
ties à la raison. Ses 10 000 hommes, déployés
dans une cinquantaine de bases le long de la
ligne bleue, patrouillent quand la situation
sécuritaire le permet.
« UN MAUVAIS CALCUL EST VITE ARRIVÉ »
« Notre priorité est le dialogue que l’on mène
entre l’armée libanaise et l’armée israélienne
pour la désescalade. Il y a une partie absente de
ce dialogue, certes. Mais que se passerait-il si
nous n’étions pas là ? », interroge Andrea Te-
nenti, le porte-parole de la Finul, depuis le
siège de Naqoura. Les officiers constatent
que, d’un côté comme de l’autre, « il n’y a pas
d’appétit pour une guerre ». « Le problème est
qu’un mauvais calcul est vite arrivé et peut
changer les règles du jeu », poursuit M. Te-
nenti, invoquant la guerre de 2006, que per-
sonne ne voulait, Hezbollah compris.
Les images des familles décimées dans Gaza
alimentent la haine d’Israël et de l’Amérique.
Chaque « martyr » du Hezbollah appelle une
vengeance. Les funérailles sont un moment
de communion. A Kounine, mercredi, un bas-
tion du parti chiite, à 10 kilomètres de la fron-
tière, des centaines d’hommes et de femmes,
drapées dans leurs abayas noires, étaient réu-
nis sous les drapeaux jaunes du Hezbollah et
les portraits de son chef, Hassan Nasrallah.
Des frères d’armes du « martyr » Ibrahim
Al-Debek se sont joints à la foule.
Des salves de tirs automatiques ont ponc-
tué les chants militaires. « C’est une fierté
pour nous qu’il soit mort en martyr », dit Hadi,
un adolescent fluet de 14 ans, parent du dé-
funt. « Israël, c’est l’ennemi, il faut l’éradiquer
même si le prix à payer est élevé. On doit libé-
rer la Palestine », dit son père. Les femmes ré-
clament aussi vengeance. « Si le parti me
laisse aller en Israël, je suis prête à commettre
un attentat-suicide pour la Palestine, pour no-
tre dignité. Nos enfants prendront la relève, ils
ont été abreuvés à la résistance avec le lait de
leur mère. A ton service, Nasrallah ! », dit l’une
d’elles. Partisans et partisanes du Hezbollah
attendent que leur chef sorte du silence qu’il
observe depuis le 7 octobre pour sonner
l’heure de la guerre ou de la désescalade. p
hélène sallon
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Israël évacue des localités proches de la frontière
L’Etat hébreu a déployé des chars et un fort contingent militaire pour faire face, de l’autre côté, au Hezbollah
REPORTAGE
kiryat shmona, maalot,
metoula (israël) - envoyé spécial
A ssis sur la pierre toute
lisse de son perron, dans
une rue vide, Yitzhak
Azoulay étend ses jambes en gri-
maçant. Sur les hauteurs de Ki-
ryat Shmona, dans le nord d’Is-
raël, il ne reste presque plus per-
sonne. Les tirs d’artillerie dans la
montagne, qui s’élève en pente
raide juste après le quartier dé-
serté, trahissent la proximité du
Liban, à quelques kilomètres à vol
d’oiseau. De nouveaux échanges
de tirs sont en cours entre les for-
ces israéliennes et celles de la mi-
lice du Hezbollah, si proche.
Côté israélien, l’évacuation de
14 localités frontalières a été an-
noncée, dimanche 22 octobre, en
plus d’une première liste de
28 communes et kibboutz, déga-
geant une bande de quatre kilo-
mètres de profondeur pour les
opérations militaires. Parmi les
voisins de Yitzhak, ceux qui ont
des voitures ont rempli les coffres
et s’en sont allés plus au sud. Les
derniers attendent des bus affré-
tés par le gouvernement.
Quelques jours plus tôt, la ville
vaquait à ses occupations. Di-
manche, tout le monde s’en va. A
un arrêt de bus, un petit groupe
s’est formé, bagages à portée de
main. Il y a un peu de nervosité
dans l’air. Une dame avec un joli
tatouage de rose sur son avant-
bras, orné du mot family, s’exas-
père de ne pas avoir de précision
sur l’endroit exact où viendra le
bus qui doit emmener sa famille,
dont ses deux garçons qui font la
tête, vers des zones d’Israël éloi-
gnées du Hezbollah. « J’ai reçu un
message disant que le départ était
à onze heures, mais ils n’ont pas dit
où était le point de rendez-vous. »
Une logistique bien réglée
La logistique est pourtant bien ré-
glée. « Il faut s’en aller. Moi, je n’ai
pas envie de mourir », dit la mère
de famille sur les nerfs, tandis que
ses deux adolescents s’abîment
dans la contemplation de leur té-
léphone et que le petit chien
d’une voisine se met à japper pour
réclamer des croquettes. Tous
grimperont bientôt dans leur bus.
C’est une évacuation en bon or-
dre, avec des moyens. Yitzhak
Azoulay, d’ailleurs, prévient : il
n’acceptera d’être installé par le
gouvernement qu’au bord du lac
de Tibériade, « sinon je reste chez
moi ». A 78 ans, il s’est blessé le dos
le mois dernier en tombant d’une
chaise sur laquelle il était monté
pour réparer un fil électrique au
plafond de sa terrasse. A tout
prendre, il préférerait qu’Israël
envahisse le Liban, pour « régler
cette affaire », plutôt que d’être
évacué. Tout a l’air, au fond, si fa-
milier. Sa chère terrasse, bricolée
et arrangée au fil du temps, a été
touchée à deux reprises déjà par
des tirs en provenance du Liban.
En 1994, l’éclat d’une roquette a
blessé à la jambe sa fille Hannah,
qui dormait dans la chambre
sous la terrasse. Celle-ci a déjà fui
Kiryat Shmona et s’est installée à
l’autre extrémité du pays, à Eilat.
Depuis la mise en place d’une
opération militaire israélienne
contre le Hamas, à Gaza, à la suite
de l’attaque du groupe islamiste,
YITZHAK AZOULAY,
HABITANT DE KIRYAT
SHMONA, PRÉFÉRERAIT
QU’ISRAËL ENVAHISSE
LE LIBAN PLUTÔT
QUE D’ÊTRE ÉVACUÉ
conflit israélo-palestinien | 3
le 7 octobre, la perspective que posé par Téhéran à l’encontre pourraient mettre le feu, même si lienne, qui a également poussé à
s’ouvre un second front dans d’Israël, estime qu’un peu de « LE BUT PREMIER DU les principaux acteurs préfére- l’évacuation des civils, de crainte
cette région du nord du pays cons- calme est nécessaire pour com- HEZBOLLAH, C’EST DE raient l’éviter. Israël et le Hezbol- d’une opération coup de poing
titue une menace d’une autre am- prendre les intentions et les cal- lah musclent leurs dispositifs, in- comme dans les clips compilés
pleur que lors d’accrochages anté-
rieurs, comme ceux de 1994. En
direction de Metoula, tout au
nord, la route qui monte dans le
massif montagneux frôle la fron-
culs en cours. D’abord, il convient
de ne pas confondre ce qui relève
d’escarmouches, certes meurtriè-
res, et le passage d’une ligne
rouge marquant l’entrée dans
FAIRE TOUT CE QUI EST
EN SON POUVOIR POUR
NOUS EMPÊCHER DE
tensifient leurs échanges de feu et
enregistrent des pertes. Mais
pour Sima Shine, il n’y a qu’une
« ligne rouge » réelle : celle du re-
cours par le Hezbollah à des tirs
par Sarit Zehavi.
Un officier supérieur déployé
sur le front nord, spécialiste de la
planification d’un possible
conflit avec le Hezbollah – et qui
tière, dont les reliefs abrupts une guerre ouverte, avec des con- RENTRER DANS GAZA » de missiles massifs vers Israël. ne peut être cité, étant en opéra-
ouvrent ou ferment les angles de séquences lourdes. L’Etat hébreu, dans l’immédiat, tion –, affirme : « Cela fait des an-
SIMA SHINE a déployé des chars et un fort con-
tir du Hezbollah, non loin. nées que nous nous préparons en
« Il reste des gens isolés, quelques- Risque de dérapage chercheuse israélienne tingent à la frontière. Selon des cas d’attaque, et nous sommes
uns, mais sinon, tout le monde est « Ils [le Hezbollah] s’efforcent de sources concordantes, plus de ré- prêts. » Il dit à quel point la ten-
parti », dit un soldat installé au nous garder occupés à cette fron- servistes de l’armée israélienne sion est vive : « Hier, nous avons
dernier checkpoint avant le Liban. tière. Leur but premier, c’est de établie ces jours derniers, créant se trouvent dans cette zone nord éliminé sept équipes antichars, et
Çà et là, des chars sont position- faire tout ce qui est en leur pouvoir un espace flou et dangereux où la que vers Gaza, au sud. Le Hezbol- dans ce climat, un dérapage peut
nés. Leurs équipages font la sieste, pour nous empêcher de rentrer menace d’un conflit est agitée, lah, de son côté, a déployé plu- intervenir. Seule certitude : si nous
sur le macadam, sans s’éloigner dans Gaza. Mais à ce stade, lors- afin de jouer un rôle dissuasif et sieurs dizaines de milliers d’hom- entrons dans un conflit ouvert,
de leur Merkava, ou tuent le que tel sera le cas, cela ne devrait de conforter la posture agressive mes, au sein desquels se trouvent nous l’emporterons. Mais cette vic-
temps à l’ombre de bosquets. Il y a, pas entraîner de guerre ouverte », des acteurs. Une forme de dissua- des forces spéciales. C’est la pré- toire sera coûteuse en vies humai-
à la fois, de l’attente, de l’ennui et analyse-t-elle. Une forme de scé- sion à risque, dans la mesure où sence de cette composante mili- nes, pour chaque camp. » p
de la tension. Des tireurs embus- nographie meurtrière s’est donc un faux pas, une frappe ratée, taire, selon une source israé- jean-philippe rémy
qués, à certains endroits, gardent
les yeux rivés sur la frontière qui
serpente entre crêtes, vallées et
petits sommets.
Le premier ministre israélien,
Benyamin Nétanyahou, a déclaré
que le Hezbollah « ferait l’erreur
de sa vie » s’il décidait d’entrer en
guerre contre Israël. « Ça leur fera
regretter la seconde guerre du Li-
ban [2006]… Nous frapperons
avec une puissance qu’ils ne peu-
vent pas imaginer et qui sera dé-
vastatrice pour l’Etat du Liban », a-
t-il affirmé.
Chaque jour, des échanges de tirs
ont lieu. Des équipes du Hezbollah
ont recours à des roquettes anti-
chars ou à des obus de mortier,
évitant, jusqu’à nouvel ordre,
d’utiliser des missiles de longue
portée. Israël, de son côté, procède
à des frappes aériennes ou or-
donne à ses chars de faire feu, mais
se cantonne à la bande frontalière.
Est-ce le prélude à l’ouverture d’un
second front pour Israël ? Le Hez-
bollah, mais aussi l’Iran en ont, à
de nombreuses reprises, évoqué la
menace. Ils ont trouvé, de ce cô-
té-ci, des oreilles attentives.
« Cela fait des années que je tente
de sonner l’alerte sur le danger
posé par le Hezbollah et son par-
rain iranien », s’enflamme Sarit
Zehavi, ancienne gradée de l’ar-
mée désormais à la tête d’une or-
ganisation, Alma, installée au sud
de la ville de Maalot – juste à la li-
mite de la zone évacuée –, dans
l’un de ces parcs technologiques
qui fleurissent dans le pays. Avec
son équipe, elle compile des infor-
mations sur les visées du Hezbol-
lah et de l’Iran. Dans les locaux
d’Alma, une multitude d’écrans
géants créent une ambiance de
war room. A l’étage en dessous, un
vigneron branché qui cultive de la
syrah réputée a fermé boutique.
Sur les écrans, défilent des clips du
Hezbollah, avec des hommes à
l’entraînement ou à l’attaque, ou 20 ANS QUE SOCIÉTÉ GÉNÉRALE
FAIT GRANDIR LE HANDISPORT
encore des graphiques sur les for-
ces estimées de la milice libanaise.
Sarit Zehavi n’a pas attendu les
derniers événements pour se
mobiliser. Pendant des années,
elle a grimpé, à pied, dans le relief
frontalier, pour aller filmer, au
plus près, les groupes du Hezbol-
lah tout proches. Elle compile
aussi des vidéos, trouvées en
ligne, comme ce document de
propagande de 2014 où est décrit,
sur fond musical, un plan d’atta-
que incluant une percée par le
nord – dans cette région
précisément – destinée à captu-
rer des otages. Une sorte de
schéma qui rappelle, dans ses
grandes lignes, l’opération me-
née par le Hamas le 7 octobre.
La menace du Hezbollah est
prise au sérieux. Mais est-elle, in-
versement, exagérée ? Sima
Shine, responsable du pro-
gramme Iran à l’Institut national
d’études de sécurité, après une
carrière dans les organes de sécu-
rité consacrée à évaluer le risque
4 | conflit israélo-palestinien
« Je me demande quand viendra mon tour »
Dans Gaza bombardée, Hamza Salha et Enas Mohammed vivent au jour le jour entre attente et deuils
TÉMOIGNAGES
jérusalem - correspondance
L
a voix de Hamza Salha se
perd par moments dans
les grésillements de la li-
gne téléphonique de piè-
tre qualité, seul lien qu’il garde
avec le reste du monde. « Je suis al-
longé dans mon lit, j’ai perdu toute
mon énergie. Je n’arrive pas à com-
mencer ma journée, je ne sais pas si
ma fatigue vient de la guerre, des
bombardements, ou du fait que
nous manquons des choses les plus
essentielles comme l’eau », raconte
lentement, en cherchant ses mots,
le Gazaoui de 21 ans. Il vient de ren-
trer chez lui après une nuit dans
l’appartement de son frère, dans le
nord de Gaza – il reste évasif sur sa
localisation exacte, de peur de
mettre les siens en danger.
Dehors, le soleil d’automne est
levé depuis quelques heures sur
les gravats des immeubles de son
quartier en partie détruit. Le 7 oc-
tobre, le Hamas, qui dirige Gaza, a
mené une attaque sans précédent,
émaillée de massacres, sur le terri-
toire israélien, tuant plus de
1 400 personnes. Depuis, l’armée
israélienne bombarde sans relâ-
che l’enclave palestinienne, avec
l’appui des puissances occidenta-
les. Selon un dernier bilan de l’ad-
ministration de Gaza, dirigée par
le Hamas, plus de 4 600 Gazaouis
ont été tués, dont plus de 1 800 mi-
neurs. Beaucoup de corps se trou-
veraient encore sous les décom-
bres des bâtiments détruits.
Potentielles cibles
« Cette nuit, les bombardements
étaient très proches de la maison.
Ils gagnent en intensité une fois le
soleil couché : c’est une guerre psy-
chologique, la nuit, tout est plus ter-
rifiant pour les civils. Hier soir, j’ai
pris des médicaments de ma mère,
pour tenter de dormir ; je me suis ré-
veillé la tête lourde. Dans l’apparte-
ment, on était beaucoup, tu ne te
sens pas à l’aise, tu as peur d’être un
poids pour les autres », remarque
l’étudiant en littérature anglaise.
« Il n’y a plus ni jour ni nuit. Cer-
tains jours, on ne dort pas du tout.
D’autres fois, les hommes se re-
laient, pour qu’il y ait toujours
quelqu’un éveillé, au cas où il faille
évacuer », abonde Enas Moham-
med. La jeune femme de 24 ans a
fui avec les siens chez des proches,
à Rafah, dans le sud de la bande de
Gaza, lorsque l’armée israélienne
En Tunisie, un mausolée juif vandalisé, le pouvoir silencieux
A El-Hamma, dans le sud du pays, un lieu de culte juif a été attaqué, dans la nuit du 17 au 18 octobre, au nom du soutien aux Palestiniens
tunis - correspondance
A El-Hamma, dans le sud de
la Tunisie, le mausolée de
Youssef El-Maarabi, un
rabbin du XVIe siècle, ne voit d’or-
dinaire que quelques centaines de
fidèles de la communauté juive
défiler chaque année, des pèlerins
venus du reste du pays pour ren-
dre hommage au sage qui y re-
pose. Dans la nuit du 17 au 18 octo-
bre, quelques heures après l’an-
nonce de l’explosion à l’hôpital Al-
Ahli à Gaza, attribuée par le Hamas
à un missile israélien, et alors que
des protestations s’exprimaient
dans de nombreuses villes de Tu-
nisie, des centaines de jeunes ont
déferlé sur la synagogue et le sanc-
tuaire qu’elle abrite pour les van-
daliser et crier leur soutien à la Pa-
lestine, hissant son drapeau sur le
toit en signe de victoire.
La bâtisse a été incendiée, des
graffitis ont été laissés sur les
murs sévèrement endommagés
À SA NIÈCE DE 3 ANS,
HAMZA FAIT CROIRE
QUE LES EXPLOSIONS
SONT SIGNE DE JOIE,
« COMME LES FEUX
D’ARTIFICE PENDANT
LES MARIAGES »
a appelé les Gazaouis à quitter le
nord de l’enclave, le 13 octobre.
Elle a juste pu prendre quelques
vêtements et ses papiers. Plus
d’un million de Gazaouis ont été
déplacés depuis le 7 octobre.
« Le matin, on achète du pain, il y
a entre 100 et 150 personnes qui
font la queue à la boulangerie. On
se partage les frais entre les 60 per-
sonnes de l’immeuble. On avale de
la nourriture qui n’a pas besoin
d’être cuite, car il n’y a pas de gaz.
Notre voisin a un panneau solaire,
on vient charger une batterie pour
avoir un peu de lumière, brancher
nos portables », décrit la jeune
comptable. Elle vit désormais une
existence recluse, « au jour le jour,
à colorier avec les enfants, parler
avec les plus âgés, à faire en sorte
que la vie continue. Parfois on
pleure, puis on joue un peu ; l’autre
jour, on a fait du pop-corn dans
une ambiance un peu festive. Lors
des bombardements, les enfants
ont peur, ils se rassemblent autour
de nous, les plus petits crient, ils di-
sent qu’on va mourir, les plus
grands serrent les dents. »
Les trente-sept camions entrés
les 21 et 22 octobre via le point de
passage de Rafah depuis l’Egypte
n’ont guère soulagé le siège de
l’enclave, complètement coupée
du monde depuis quinze jours,
sans électricité. Selon l’ONU, il
faudrait cent camions par jour
pour répondre à l’urgence huma-
nitaire à Gaza et les Israéliens in-
terdisent l’approvisionnement
en carburant, essentiel pour que
les hôpitaux puissent faire fonc-
tionner leurs générateurs. « Cette
aide n’atteindra pas le nord de l’en-
clave, précise Hamza. Je n’ai pas
encore mangé aujourd’hui, j’ai
perdu l’appétit. »
A sa nièce de 3 ans, il ment : il lui
fait croire que les explosions sont
signe de joie, « comme les feux
d’artifice pendant les mariages ».
Le jeune homme est un membre
au cours de la nuit. « Ils y sont allés
au marteau, ils ont brûlé l’endroit,
ils ont tout défoncé », dénonce
Ariel, qui préfère user d’un nom
d’emprunt par peur de repré-
sailles. En dehors du pèlerinage
annuel lors de la fête de Ha-
noukka, en décembre, le mauso-
lée, à plus de 400 kilomètres au
sud de Tunis, reste peu fréquenté.
Mais l’annonce de sa profanation
a suscité l’émoi au sein de la com-
munauté juive tunisienne et a
confirmé la crainte que le soutien
historique à la cause palestinienne
qui mobilise le pays verse réguliè-
rement dans l’antisémitisme.
Dimanche, les autorités
n’avaient toujours pas réagi à l’in-
cendie du mausolée d’El-Hamma.
Le 9 mai, après l’attaque terroriste
contre le pèlerinage juif de la
Ghriba, qui a fait cinq morts dont
deux pèlerins, le président, Kaïs
Saïed, s’était empressé de dénon-
cer les réactions internationales
attribuant un caractère antisé-
Evacuation de blessés après une explosion dans le quartier de Zeitoun, à Gaza, le 18 octobre. MOHAMMED ZAANOUN POUR « LE MONDE »
du collectif We Are Not Numbers
(« nous ne sommes pas des nu-
méros ») – né en 2015 avec l’idée
de donner à lire, dans la langue de
Shakespeare, des voix de Gaza.
L’enclave avait alors déjà enduré
trois guerres. « Je pense être capa-
ble de surmonter pas mal de cho-
ses, mais cette guerre est insuppor-
table, c’est un génocide. Je n’ai pas
écrit une ligne cette fois-ci, je ne
vais pas dehors en reportage, tant
c’est dangereux », juge-t-il. Sa-
medi, l’armée israélienne a largué
des tracts informant les Gazaouis
qui, comme lui, sont restés dans
le nord de l’enclave, qu’elle les
considérait comme membres
d’un « mouvement terroriste ».
Autrement dit, qu’elle les jugeait
comme de potentielles cibles – et
non comme des civils.
Quand le fracas des bombes de-
vient trop envahissant, Hamza
met la musique et, du bout de son
pouce sur l’écran de son télé-
phone, il fait jaillir les souvenirs
« C’EST TOUJOURS
PAREIL : ISRAËL
ATTAQUE GAZA, ET
LES JUIFS DANS LE
MONDE EN SUBISSENT
LES CONSÉQUENCES »
NINO
juif tunisien
mite à l’attaque, alors, disait-il, que
des « Palestiniens sont tués chaque
jour et [que] personne n’en parle ».
Dans ce contexte, les événe-
ments d’El-Hamma ravivent de
douloureux souvenirs au sein de
la communauté juive locale et
renvoient à l’historique des vio-
lences subies au gré de l’évolution
de la situation au Proche-Orient.
« Il y a des airs de 1967 et cela fait
peur », témoigne Nino, originaire
d’une vie heureuse. « Je me ratta-
che à ces belles photos, aux vidéos
avec mes neveux, à mes moments
hors de Gaza lors de mon année
d’études [en Espagne]… Puis, je finis
par éteindre mon téléphone et la
guerre revient, je suis de retour en
enfer. Tant de mes amis proches ont
été tués. Je me demande quand
viendra mon tour. »
« Sacrifiés pour la patrie »
L’un de ses camarades du collectif
We Are Not Numbers, Yousef Ma-
her Dawas, est mort avec le reste de
sa famille dans le bombardement
de sa maison à Beit Lahia, dans le
nord de la bande de Gaza, le 14 oc-
tobre. Seules sa mère et sa petite
sœur ont survécu. Quand Hamza a
appris son décès, deux jours plus
tard, Yousef avait déjà été enterré.
« Il rêvait de visiter Jérusalem »,
ajoute-t-il, mais comme la plupart
des Gazaouis de son âge, il n’a ja-
mais pu sortir de son enclave sous
blocus depuis 2007.
de Djerba, lui aussi usant d’un
nom d’emprunt. Le 5 juin 1967, au
commencement de la guerre des
Six-Jours, une manifestation à Tu-
nis devant le centre culturel amé-
ricain avait viré à l’émeute. Les
magasins tenus par des juifs
avaient été saccagés, la grande sy-
nagogue de Tunis incendiée.
Nino n’était pas né, mais le trau-
matisme s’est transmis de géné-
ration en génération.
« Tradition d’antijudaïsme »
« C’est toujours pareil : Israël atta-
que Gaza et les juifs dans le monde
en subissent les conséquences, ré-
sume-t-il. Malheureusement, en
Tunisie, les gens ne font pas la dif-
férence entre les Israéliens et les
juifs. » Une confusion entretenue
par « une vieille tradition d’antiju-
daïsme », analyse Sophie Bessis,
historienne franco-tunisienne.
« Dans l’éducation, dans l’ensei-
gnement, les Tunisiens juifs n’exis-
tent pas. Les manuels scolaires ne
« TOUS LES JOURS,
QUELQU’UN DE NOTRE
FAMILLE OU DE NOTRE
CONNAISSANCE MEURT.
ON A MAL, BIEN SÛR.
MAIS ON TIENT
DEBOUT »
ENAS MOHAMMED
Gazaouie de 24 ans
« Je n’arrive pas à joindre mes
amis qui sont restés dans notre
quartier, car il n’y a pas de bon ré-
seau téléphonique et Internet est
coupé, résume de son côté Enas.
Tous les jours, quelqu’un de notre
famille ou de notre connaissance
meurt. On pleure, on a mal, bien
sûr. Ceux qui sont partis ont été sa-
crifiés pour la patrie. Ces jours-ci, le
sentiment qui domine, c’est la peur.
font aucune mention de la pré-
sence juive millénaire dans ce
pays. Les enfants ne sont pas édu-
qués dans la connaissance de la
vieille pluralité tunisienne, qui ne
concerne pas seulement les juifs,
d’ailleurs », précise-t-elle. En
moins d’un siècle, la commu-
nauté juive de Tunisie s’est drasti-
quement réduite, passant de plus
de 100 000 membres à environ
1 500 aujourd’hui.
Ceux qui ont résisté à l’envie
d’exode en Europe, en Amérique
et aux appels de l’alya – l’émigra-
tion vers Israël favorisée par l’Etat
hébreu – plongent au fil des crises
au Proche-Orient dans une
certaine inquiétude. « Nous
faisons profil bas, nous ne pu-
blions rien sur les réseaux sociaux
et s’il y a une manifestation, nous
évitons les rues », explique Nino,
qui ne prévoit pas de partir pour
le moment mais ne cache pas que
le choix pourrait être différent
pour d’autres.
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Mais on tient debout. On est pa-
tients. On est dans l’attente que
cette guerre finisse, que vienne la
paix. Je n’ai plus qu’un but : rester en
famille, on fait tout ensemble. Dieu
m’aide à endurer le reste. »
Coupé d’Internet, Hamza s’in-
forme comme il peut par la radio.
Il a ainsi appris la libération de
deux otages américaines, parmi
les quelque 200 Israéliens ou
étrangers retenus à Gaza par le Ha-
mas depuis le 7 octobre, vendredi
soir. « J’ai du mal à prédire ce qui va
se passer. J’espère que c’est une
étape positive pour stopper cette
violence et réduire la colère du
monde contre nous. In fine, nous
sommes les victimes, nous, les ci-
vils. » En raccrochant, il promet de
rappeler le soir pour raconter
comment il se prépare à affronter
la nuit. Puis, vers 19 heures, il pré-
sente ses excuses, par message. Il
ne pourra pas parler. La maison de
sa sœur vient d’être bombardée. p
clothilde mraffko
« Comment ne pas être inquiet ? »,
interroge Ariel, qui voit dans la dif-
fusion de l’antisémitisme un rôle
prépondérant joué par les réseaux
sociaux. « Les gens s’y affichent
ouvertement antisémites sans
aucune honte », observe-t-il, men-
tionnant les nombreux commen-
taires se félicitant des dégrada-
tions commises à El-Hamma ou
appelant à commettre d’autres ac-
tes similaires. « Bravo », « Œil pour
œil, dent pour dent », « La suite à [la
synagogue de] la Ghriba », procla-
ment certains d’entre eux. Les juifs
sont par ailleurs régulièrement
renvoyés à leurs liens, réels ou sup-
posés, avec Israël et appelés à pren-
dre position, relate Ariel. « C’est
simple : si tu ne donnes pas ta posi-
tion officielle, tu te tais, donc tu cau-
tionnes », dit-il, avant de conclure,
fataliste : « Aujourd’hui, il suffit
qu’un fou poste un message appe-
lant à attaquer une synagogue et
t’en as qui répondent à l’appel. » p
nissim gasteli
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023 conflit israélo-palestinien | 5

Au sommet du Caire, des hôpitaux, en l’absence d’élec-

tricité. Mais selon un porte-pa-
role de l’armée israélienne cité
LA PRÉSIDENCE
ÉGYPTIENNE À L’ISSUE
en dépêchant au sommet un di-
plomate en poste au Caire.
En adoptant un ton virulent, Ab-

des divisions entre

par l’agence Associated Press, le del Fattah Al-Sissi et le roi Abdal-
carburant n’entrera pas dans l’en- DU SOMMET JUGE lah II, tous deux à la tête de pays
clave et l’aide sera uniquement qui ont signé la paix avec Israël
distribuée dans le sud de Gaza. « INCOMPRÉHENSIBLE (accords qui conditionnent l’aide

Européens et Arabes L’HÉSITATION

« Sans carburant, il n’y aura pas
d’eau, pas d’hôpitaux et de bou-
langeries en état de fonctionner
(…). Sans carburant, il n’y aura pas
d’assistance humanitaire », s’est
Les négociations sur une aide humanitaire durable alarmé dimanche Philippe Lazza-
rini, le chef de l’agence des Na-
via le poste-frontière de Rafah sont toujours en cours tions unies chargée des réfugiés
palestiniens, l’UNRWA.
Opinion publique en ébullition
« La situation humanitaire est ca-
beyrouth - correspondance dence égyptienne à l’issue du Les négociations pour un ac- tastrophique. L’assistance doit
sommet, qui déplore la perte de cord durable sur un corridor hu- parvenir le plus tôt possible à
[OCCIDENTALE] À
DÉNONCER » LA MORT
DE PALESTINIENS
universitaire et ancien ambassa-
deur égyptien, notamment aux
Etats-Unis. En outre, il est morale-
ment inacceptable que l’assistance
ne parvienne pas dans le nord de
qu’ils reçoivent des Etats-Unis) et
considérés comme de proches al-
liés de Washington, répondent à
plusieurs contraintes. Ils ne peu-
vent aller à contre-courant de leur
opinion publique, solidaire des
Palestiniens et en ébullition. Ils re-
doutent que le siège de Gaza ouvre
« la voie à un nettoyage ethnique »,
selon les mots, le 16 octobre, du di-
plomate égyptien Ahmed Aboul
Gheit, chef de la Ligue arabe, dont
leurs pays paieraient le prix, ainsi
que les Palestiniens, avec un ris-

L’
Egypte espérait, à tra-
vers le « sommet pour
la paix » qu’elle organi-
sait, samedi 21 octobre,
dans la nouvelle capitale admi-
nistrative du Caire, forger un
« consensus international » pour
appeler à un cessez-le-feu à Gaza
et au respect du droit internatio-
nal. Elle n’y est pas parvenue : le
sommet, auquel ont pris part
chefs d’Etat, ministres et diplo-
mates, principalement euro-
péens et arabes, s’est clos sans
communiqué final conjoint. La
réunion a souligné les divergen-
ces entre pays arabes et euro-
péens sur le conflit entre Israël et
le Hamas, qui promettent de
laisser des traces.
Du côté arabe, plusieurs diri-
geants étaient vent debout contre
les « doubles standards » qu’ils at-
tribuent aux pays occidentaux,
auxquels ils reprochent, du fait
du soutien inconditionnel à Israël
manifesté par les Etats-Unis et di-
vers responsables européens, de
rester apathiques face aux victi-
mes palestiniennes des bombar-
dements israéliens et au siège to-
tal imposé à la bande de Gaza.
« Partout ailleurs [dans le monde],
attaquer des infrastructures civiles
et affamer délibérément une po-
pulation entière [en la privant] de
nourriture, d’eau et de produits de
première nécessité serait con-
damné », a dénoncé le roi Abdal-
lah II de Jordanie, avec un ton
d’une rare virulence.
Côté européen, plusieurs res-
ponsables ont réaffirmé, à la ma-
nière de Charles Michel, président
du Conseil, « le droit d’Israël à se
défendre » après « l’attaque terro-
riste ignoble qui a été menée par le
Hamas ». Mais il a mentionné la
nécessité que ce « droit à se défen-
dre » « se réalis[e] en conformité
avec le droit international et le
droit international humanitaire ».
« Palliatifs »
Le secrétaire général des Nations
unies, Antonio Guterres, a avancé
une position d’équilibre. « Rien
ne peut justifier l’attaque con-
damnable du Hamas qui a terro-
risé les civils israéliens », a-t-il dit,
« milliers de civils innocents parmi manitaire via Rafah étaient tou- Gaza. La réponse doit prendre en Gaza », que l’armée israélienne a que de déstabilisation régionale.
les deux côtés palestinien et israé- jours en cours ce week-end. La compte l’amplitude des besoins », ordonné aux habitants d’évacuer Si la fronde en cours n’est pas
lien » depuis le 7 octobre, juge « in- présidence américaine a annoncé plaide Imene Trabelsi, porte-pa- vers le sud, le 13 octobre. une rupture, « les pays arabes
compréhensible l’hésitation [occi- dimanche, après une conversa- role régionale du Comité interna- L’Egypte a pu se satisfaire, sa- n’oublieront pas facilement que le
dentale] à dénoncer » la mort de tion entre Joe Biden et le premier tional de la Croix-Rouge. « Les Na- medi, d’être au cœur des sollicita- président américain, Joe Biden,
Palestiniens, dont les « droits ne ministre israélien Benyamin Né- tions unies disent qu’il faudrait au tions diplomatiques européen- s’est réuni, en se rendant en Israël
sont pas exclus de ceux couverts tanyahou, que le « flux » serait dé- moins 100 camions par jour pour nes. Les Etats-Unis, auxquels le [mercredi], avec le cabinet de
par les règles du droit internatio- sormais « continu » vers Gaza. faire face aux besoins. Cela est im- président Abdel Fattah Al-Sissi a guerre israélien, en donnant un
nal humanitaire ». Les Européens, De son côté, l’Egypte a réclamé possible sous les bombardements plusieurs fois tenu tête depuis le blanc-seing total aux opérations
eux, souhaitaient une condam- que soit acheminé du carburant, israéliens, qui frappent aussi le sud début de la guerre à Gaza, se sont militaires », estime Nabil Fahmy. p
nation claire du Hamas. Elle est nécessaire au fonctionnement de Gaza, dénonce Nabil Fahmy, contentés du service minimum laure stephan
d’autant plus impossible à for-
muler aujourd’hui par des repré-
sentants arabes que la popularité
du mouvement a bondi au sein
de leurs opinions, acquises à la
cause palestinienne.
Le consensus a été plus large
pour remettre sur la table l’exi-
gence d’une résolution au conflit
israélo-palestinien : de multiples
appels à relancer la solution à
deux Etats ont été exprimés. Des
propos qui apparaissent très rhé-
toriques dans l’embrasement ac-
tuel. L’Egypte a cependant insisté
en dénonçant, dans la déclara-
tion post-sommet, le fait que « la
scène internationale, au cours des
décennies passées », s’est « limitée
à offrir des solutions temporaires
et des palliatifs qui ne répondent
pas aux aspirations minimales »
des Palestiniens.
Se sont aussi exprimées les
craintes partagées d’une exten-
sion régionale du conflit et les in-
quiétudes face à l’urgence huma-
nitaire pour la population de
Gaza. Le sort du poste-frontière
de Rafah, entre la bande de terre
palestinienne et le Sinaï égyp-
tien, ne se jouait pas au sommet.
Son utilisation est l’objet de né-
gociations entre l’Egypte, les
Etats-Unis et Israël, avec les Na-
tions unies. Les incidents sécuri-
taires se sont multipliés à ses
abords : le côté palestinien de Ra-
fah a été bombardé à plusieurs
reprises par l’armée israélienne
depuis le 7 octobre. Au sud du
point de passage, une tour de
contrôle égyptienne près de la
frontière a été frappée « par er-
reur », dimanche, par des tirs
d’artillerie israéliens.
Rafah, seul point de sortie de
l’enclave palestinienne qui ne
soit pas contrôlé par l’Etat hé-

20 ANS QUE SOCIÉTÉ GÉNÉRALE

en référence à l’incursion san- breu, a été brièvement ouvert sa-
glante du mouvement islamiste medi, laissant passer seulement
le 7 octobre. Avant d’ajouter : vingt camions comprenant de

FAIT GRANDIR LE HANDISPORT

« Ces attaques odieuses ne peu-
vent en aucun cas justifier la puni-
tion collective du peuple palesti-
nien », alors que la bande de Gaza
est soumise à un déluge de feu is-
raélien. L’armée israélienne, qui
promet de détruire le Hamas, a
annoncé, samedi, une intensifi-
cation des frappes.
Chaque côté, lors de la confé-
rence, voulait davantage : la dé-
claration publiée par la prési-
l’eau potable pour un peu plus de
20 000 personnes – la bande de
Gaza compte plus de 2 millions
d’habitants – et du matériel mé-
dical. Cette opération est interve-
nue après la libération par le Ha-
mas de deux otages américaines,
vendredi. Quelque 200 Israéliens,
étrangers ou binationaux, ont été
enlevés par le mouvement isla-
miste le 7 octobre. Un second
convoi est entré dimanche.

Macron en visite en Israël mardi

Le président de la République, Emmanuel Macron, devrait se
rendre à Tel-Aviv, mardi 24 octobre, pour y rencontrer le premier
ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a annoncé l’Elysée,
dimanche. La visite du chef de l’Etat intervient un peu plus de
deux semaines après les attaques meurtrières du Hamas palesti-
nien sur le territoire israélien, qui ont fait plus de 1 400 morts, dont
trente ressortissants français. En outre, sept Français sont toujours
portés disparus : une jeune femme a le statut d’otage et « pour les
six autres, il y a une présomption de prise en otage mais sans certi-
tude », avait indiqué M. Macron. Le président américain, Joe Biden,
le chancelier allemand, Olaf Scholz, et le premier ministre britan-
nique, Rishi Sunak, se sont déjà rendus en Israël, de même que
la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, samedi.
6 | conflit israélo-palestinien
Les faux pas
d’Ursula von
der Leyen
La cheffe de la Commission
européenne a exaspéré des Etats
de l’UE en affichant une position
plus pro-israélienne que la leur
bruxelles - bureau européen
L
orsqu’elle s’assoira à la
table des chefs d’Etat et
de gouvernement euro-
péens, qui doivent se réu-
nir à Bruxelles les 26 et 27 octobre,
Ursula von der Leyen sera, à n’en
pas douter, accueillie de manière
fort courtoise. Egale à elle-même,
la présidente de la Commission se
montrera, elle aussi, parfaitement
affable. Dans ce club fermé des
hommes et des femmes qui font
l’Union européenne (UE), il faut
savoir garder bonne figure, même
quand on a pris des coups.
Ces derniers temps, Ursula von
der Leyen a été, à plusieurs repri-
ses, sévèrement critiquée par les
Vingt-Sept. On lui reproche
d’outrepasser ses fonctions en
prenant des initiatives, parfois
malheureuses comme dans le
dossier israélo-palestinien, en
matière de politique étrangère.
On s’offusque qu’elle arrête cer-
taines décisions sans consulter
les Etats membres, comme celle
de signer l’accord UE-Tunisie sur
la migration. On s’alarme de la
voir déployer tant d’efforts pour
plaire à Washington, quand les in-
térêts communautaires et améri-
cains ne sont pas toujours ali-
gnés. Quant à sa « guéguerre »
perpétuelle avec Charles Michel,
le président du Conseil, elle exas-
père au plus haut point.
Des propos « inconscients »
Depuis qu’elle a pris ses fonctions,
fin 2019, Ursula von der Leyen fait
des incursions répétées dans le
domaine de la politique étrangère
européenne, qui relève des Etats
membres, de Charles Michel et du
haut représentant, Josep Borrell.
« Les difficultés du couple franco-
allemand lui laissent un espace
qu’elle exploite », analyse un diplo-
mate européen.
Sur l’Ukraine, les Vingt-Sept, qui
étaient relativement unis sur le su-
jet, n’en ont pas fait un casus belli.
Paris et Berlin ont pu trouver
qu’elle allait trop loin dans les pro-
messes qu’elle faisait à Volodymyr
Zelensky de lui ouvrir les portes de
Des fonctionnaires de l’UE interpellent la présidente de la Commission
Une lettre interne dénonce le parti pris d’Ursula von der Leyen en faveur d’Israël et son désintérêt pour le sort des Palestiniens
bruxelles - bureau européen
A Bruxelles, depuis quatre
ans, Ursula von der Leyen
n’a pas toujours fait
l’unanimité chez les fonctionnai-
res des institutions européennes.
Mais la prise de position de la pré-
sidente de la Commission après
l’attaque du Hamas contre Israël,
qui a fait 1 400 morts le 7 octobre,
a suscité un fort malaise au sein
de ses services. A tel point que
841 fonctionnaires et diplomates
européens à Bruxelles ou dans ses
délégations – la Commission em-
ploie quelque 32 000 personnes –
ont décidé de l’interpeller, ven-
dredi 20 octobre, dans une lettre
que Le Monde s’est procurée.
l’UE ou de saisir les avoirs russes
en Europe. Mais, après tout,
comme le dit l’eurodéputé social-
démocrate Raphaël Glucksmann,
« elle a réussi à incarner l’Europe
dans un temps de guerre et ce n’est
pas une mince chose ».
Sur le conflit israélo-palestinien,
les choses sont tout autres alors
que les Européens sont profondé-
ment divisés. Chaque prise de pa-
role au niveau des institutions
communautaires doit être milli-
métrée, ce qu’Ursula von der
Leyen a manifestement oublié lors
de sa visite en Israël, le 13 octobre,
dont elle n’a informé personne.
Lorsqu’elle y affirme le droit de
l’Etat hébreu à se défendre, après
les attaques terroristes du Hamas,
sans rappeler qu’Israël doit respec-
ter le droit international et proté-
ger les populations civiles à Gaza,
les Vingt-Sept s’étranglent.
Ce faisant, elle ne relaie pas la po-
sition que les ministres des affai-
res étrangères européens ont arrê-
tée le 10 octobre. Pire, elle laisse
penser à ceux qui ne maîtrisent
pas toujours les subtilités de
Bruxelles que la voix de l’Europe
est pro-israélienne. Et elle envoie
un message désastreux aux pays
du Sud qui refusent de condam-
ner l’invasion russe en Ukraine :
l’Etat hébreu pourrait s’exonérer
de ce droit international auquel
les Occidentaux veulent soumet-
tre Moscou. L’Espagne, le Portugal,
l’Irlande, la Belgique et le Luxem-
bourg, sensibles à la cause palesti-
nienne, la sermonnent durement.
Ses propos en Israël étaient « irré-
fléchis et même inconscients »,
tranche, le 16 octobre, le président
irlandais, Michael D. Higgins.
Les autres Etats membres, y
compris l’Allemagne, qui a inscrit
dans sa Constitution son devoir
d’être aux côtés d’Israël, s’exaspè-
rent de cette « faute » qui les force
à afficher leurs divisions et trou-
ble leur message. « On essaie tous
de rester le plus unis possible. Et on
assiste à un défilé pathétique au
Proche-Orient de responsables po-
litiques des institutions que per-
sonne ne connaît », s’exaspère un
diplomate européen.
Dans ce texte de trois pages, ils
dénoncent notamment l’affi-
chage pro-israélien de l’ancienne
ministre allemande de la défense
et l’absence d’empathie pour le
sort des Palestiniens. Après avoir
condamné « fermement l’attaque
terroriste perpétrée par le Hamas
contre des civils sans défense, les
pertes en vies humaines et les prises
d’otages », les signataires dénon-
cent aussi « très fermement la réac-
tion disproportionnée du gouver-
nement israélien à l’encontre des
2,3 millions de civils palestiniens
piégés dans Gaza, réaction considé-
rée par de nombreux observateurs
comme un crime de guerre ».
Les fonctionnaires européens
s’interrogent sur « le soutien fort et
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (à gauche), et la présidente du Parlement européen, Roberta
Metsola, dans le kibboutz de Réim, en Israël, le 13 octobre. TOMER/UE/HANS LUCAS/AFP
« Je ne comprends pas ce que la
présidente de la Commission a à
faire avec la politique étrangère de
l’Europe, dont elle n’a pas la
charge », s’irrite, sur X (ex-Twitter),
l’eurodéputée macroniste Natha-
lie Loiseau, le 14 octobre. « C’est
une bourde. Elle s’est laissée em-
porter par l’émotion. Elle est alle-
mande, elle a été ministre de la dé-
fense d’Angela Merkel, elle est allée
souvent en Israël à ce titre », plaide
une source. Pour un haut fonc-
tionnaire européen, moins bien-
veillant, « elle manque aussi d’ins-
tinct, à force d’être enfermée dans
son appartement sans fenêtre du
13e étage de la Commission », où
elle s’est fait aménager un studio.
C’est également une histoire
d’ego. Apprenant que Roberta
Metsola, la présidente du Parle-
ment européen, est invitée par la
Knesset, Ursula von der Leyen
s’invite au déplacement de la Mal-
taise, qui avait déjà été la première
à se rendre à Kiev après l’agres-
sion russe. L’ex-ministre d’Angela
Merkel n’aime pas laisser le de-
vant de la scène à d’autres.
Charles Michel, tout aussi sou-
cieux de son image, et avec lequel
elle entretient des relations exé-
crables, en sait quelque chose. Le
11 octobre, sur la photo qu’Ursula
von der Leyen poste sur les ré-
seaux sociaux après la minute de
silence organisée devant le Parle-
ment européen, à laquelle assis-
taient les présidents des trois insti-
tutions communautaires, elle a re-
cadré l’image pour exclure le pré-
sident belge du Conseil. « Dans
cette guerre institutionnelle, Michel
et von der Leyen sont devenus
fous », juge un proche d’Emma-
immédiat de la Commission [ap-
porté à Israël], sans en même
temps appeler au respect du droit
humanitaire international ». Cette
position partiale a été prise publi-
quement par Mme von der Leyen
lors de son déplacement en Israël
le 13 octobre, lors duquel elle n’a eu
aucun mot pour les Palestiniens.
« Double langage manifeste »
Les signataires « ne reconnaiss[ent]
guère les valeurs de l’UE dans l’ap-
parente indifférence manifestée
ces derniers jours par notre institu-
tion face au massacre de civils qui
se poursuit dans la bande de Gaza,
au mépris des droits de l’homme
et du droit humanitaire interna-
tional ». Fondamentalement, les
nuel Macron. Aussi malencon-
treuse soit-elle, cette séquence ne
devrait pas empêcher Ursula von
der Leyen de briguer un second
mandat après les élections euro-
péennes de juin 2024.
Depuis, elle a rectifié le tir et son
bilan – plan de relance européen
post-Covid-19, achats en commun
de vaccins, soutien financier et mi-
litaire à l’Ukraine, Pacte vert, régu-
lation numérique, etc. – reste son
meilleur atout. Mais « elle doit faire
attention. Les Etats membres [qui
doivent la nommer] lui ont envoyé
des signaux », prévient un diplo-
mate européen. A ce stade, « on n’a
pas de meilleur candidat, mais on
réfléchit à des alternatives », ren-
chérit l’un de ses collègues.
Transatlantisme affirmé
Plus que l’affaire israélo-palesti-
nienne, c’est le transatlantisme af-
firmé d’Ursula von der Leyen qui
inquiète les Européens. La France,
bien sûr, qui depuis Charles de
Gaulle cultive sa différence. Mais
pas seulement. L’Italie et même
l’Allemagne, pourtant si attachée
au lien avec Washington, redou-
tent qu’elle défende mal leurs inté-
rêts économiques face aux Etats-
Unis. « Avec Biden, on peut avoir
l’impression que les Américains
sont bienveillants. En réalité, c’est
toujours “America first” et l’agenda
américain sur l’industrie, les tech-
nologies ou le commerce reste bru-
tal », note un diplomate européen.
Joe Biden a une obsession : em-
barquer l’Europe dans son com-
bat contre Pékin. Avec Ursula von
der Leyen, il a trouvé une alliée
qui a pu sembler prête, à plusieurs
reprises, à sacrifier les intérêts
diplomates européens se disent
« attristés par le double langage
manifeste qui considère le blocus
(eau et carburant) imposé par la
Russie au peuple ukrainien
comme un acte de terreur alors
que l’acte identique commis par
Israël contre le peuple gazaoui est
complètement ignoré ».
Pour les signataires de la lettre,
« la position partisane de l’institu-
tion contribue à creuser le fossé en-
tre l’Europe et le monde musul-
man, à l’intérieur et à l’extérieur
des frontières de l’Union » et
même, selon eux, « à accroître les
sentiments d’antisémitisme ». Dé-
sormais, ils demandent à Mme von
der Leyen « d’appeler, avec les diri-
geants de l’ensemble de l’Union, au
« JE NE COMPRENDS
PAS CE QUE
LA PRÉSIDENTE DE LA
COMMISSION A À FAIRE
AVEC LA POLITIQUE
ÉTRANGÈRE DE
L’EUROPE, DONT ELLE
N’A PAS LA CHARGE »
NATHALIE LOISEAU
eurodéputée Renew
de l’industrie continentale sur
l’autel de ce combat. Tout récem-
ment encore, les Vingt-Sept ont
dû la brider pour que ne soit pas
signé, lors du sommet Etats-
Unis - Europe qui s’est tenu à
Washington le 20 octobre, un ac-
cord déséquilibré en leur défa-
veur. « Von der Leyen était prête à
tout pour avoir un accord »,
s’énerve une source.
D’autant que Washington ne se
précipite pas pour accéder aux de-
mandes des Européens d’aména-
ger l’Inflation Reduction Act, qui
prévoit des subventions massives
pour l’industrie verte américaine
et leur fait craindre une vague de
délocalisations outre-Atlantique.
Le 10 mars déjà, la présidente de la
Commission s’était rendue à la
Maison Blanche plaider la cause
du Vieux Continent. Non seule-
ment elle avait n’avait rien ob-
tenu, mais en plus elle s’était dite
favorable – une nouvelle fois sans
sonder les capitales – à la mise en
place « de contrôles d’exporta-
plein respect du droit internatio-
nal des droits de l’homme, à un
cessez-le-feu et à la protection des
civils. Cette question est la raison
d’être de l’Union européenne ». Ce-
pendant, les vingt-sept Etats
membres n’ont jusqu’ici pas
réussi à s’entendre pour deman-
der un tel cessez-le-feu.
Ce malaise, qui transparaît no-
tamment dans les services char-
gés de la coopération tant à
Bruxelles que dans les déléga-
tions de l’UE dans le monde, est
également ressenti dans d’autres
capitales. A La Haye, 350 diploma-
tes ont dénoncé dans une mis-
sive à leur ministre de tutelle la
politique néerlandaise, notam-
ment le fait que les morts de ci-
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
tions » et « d’investissements » des
entreprises européennes, dont
tout le monde avait compris
qu’ils concerneraient les mouve-
ments vers la Chine.
Malgré les reproches récurrents
des Vingt-Sept, Ursula von der
Leyen a persisté dans son entre-
prise de séduction transatlanti-
que, entretenant le doute chez
ceux qui, malgré ses dénégations,
l’imaginent vouloir prendre la tête
de l’OTAN à la fin de l’année. Le
30 mars, elle prononçait un dis-
cours très critique à l’égard de Pé-
kin qui a été apprécié à Washing-
ton, beaucoup moins à Berlin, Pa-
ris et Rome. « Sans aucun mandat,
elle y définissait la politique étran-
gère de l’UE vis-à-vis de Pékin »,
s’étrangle encore aujourd’hui un
diplomate européen.
En juin, elle présentait une stra-
tégie pour renforcer la sécurité
économique européenne dans la-
quelle elle tentait, sans plus de suc-
cès, de relancer les projets esquis-
sés à Washington trois mois plus
tôt. En juillet, la Commission re-
crutait à un poste stratégique l’éco-
nomiste américaine Fiona Scott-
Morton avant de reculer sous pres-
sion de l’Elysée, notamment. En
septembre, elle annonçait l’ouver-
ture d’une enquête sur les subven-
tions aux véhicules électriques
chinois, qui répondait certes à une
vieille demande française mais
qui a aussi été interprétée comme
un gage à Washington et a forte-
ment déplu outre-Rhin. « Il y a
vingt-sept dirigeants européens,
elle est invitée à la table du Conseil,
mais elle n’est pas à leur niveau »,
cingle un diplomate européen. p
virginie malingre
vils palestiniens soient moins
fermement condamnés que les
victimes israéliennes.
Aux Etats-Unis, Josh Paul, un di-
recteur chargé notamment du
contrôle des ventes d’armes au dé-
partement d’Etat, a démissionné
le 18 octobre pour protester contre
le soutien inconditionnel apporté
par l’administration Biden à Israël
ainsi que la décision d’envoyer
des armes à l’Etat hébreu. « Je suis
convaincu au plus profond de mon
âme, explique-t-il sur LinkedIn,
que la réponse d’Israël et le soutien
américain à cette réponse et au
statu quo de l’occupation ne feront
qu’aggraver les souffrances des Is-
raéliens et des Palestiniens. » p
philippe jacqué
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
En Argentine, l’avancée de l’extrême droite limitée
Lors du premier tour du scrutin présidentiel, le péroniste Sergio Massa a devancé le populiste Javier Milei
buenos aires - correspondante
et envoyée spéciale
O
n le disait moribond :
le péronisme est non
seulement bien vi-
vant, mais son candi-
dat, Sergio Massa, s’est hissé con-
tre toute attente, dimanche 22 oc-
tobre, en tête du premier tour de
l’élection présidentielle argentine
(36,7 %), laissant le candidat ultra-
libéral et populiste Javier Milei en
deuxième position. Celui-ci ré-
colte toutefois 30 % des voix, con-
firmant le score qu’il avait obtenu
lors des élections primaires du
13 août, et disputera donc le se-
cond tour, le 19 novembre, face à
l’actuel ministre de l’économie.
Un duel inédit entre un outsider
et une force politique historique
vieille de soixante-dix ans.
« Ce résultat montre que l’Argen-
tine n’a pas viré à l’extrême droite !
On a appris des erreurs du Brésil,
où Jair Bolsonaro a aggravé la
pauvreté », s’exclame avec soula-
gement Victoria Gonzalez, 28 ans,
devant le QG de campagne de Ser-
gio Massa, en constatant le résul-
tat surprise du candidat du péro-
nisme. « On ne s’est pas laissé
abattre par le résultat des primai-
res [où le péroniste était arrivé en
deuxième position]. C’est une vic-
toire du militantisme de base sur
les réseaux sociaux, mais aussi sur
le terrain, en parlant avec nos voi-
sins, nos collègues, nos amis… »,
s’enthousiasme de son côté Ana-
lia Branca, une travailleuse so-
ciale de 49 ans.
Inflation de 138 % sur un an
Le péronisme a par ailleurs ob-
tenu la réélection, haut la main,
d’Axel Kicillof, l’actuel gouver-
neur de la province de Buenos
Aires, la plus peuplée du pays, lors
des élections provinciales qui se
tenaient en même temps.
Javier Milei, qui avait pronosti-
qué une victoire dès le premier
tour mais a finalement stagné par
rapport à son résultat des primai-
res, a voulu garder la tête haute. Il
s’agit d’un scrutin « historique,
pour une force politique jeune »,
s’est-il félicité lors de son dis-
cours, bref et bien plus sobre que
ses précédentes interventions.
« La sensation est étrange, ad-
met Mauro Mendoza, un barbier
de 60 ans, devant le QG de cam-
pagne de Javier Milei, dimanche
soir. Franchement, ce résultat ne
reflète pas l’enthousiasme pour
Milei qu’on voit au quotidien. Je
pensais qu’il allait arriver pre-
L’ex-premier ministre fugitif Nawaz Sharif est rentré au Pakistan
En exil à Londres depuis quatre ans, pour échapper à la prison, l’ancien chef de gouvernement espère reconquérir le pouvoir
new delhi - correspondante
A près quatre ans d’exil vo-
lontaire à Londres pour
échapper à la prison,
Nawaz Sharif est rentré au Pakis-
tan samedi 21 octobre. Toujours
sous le statut de fugitif, l’ancien
premier ministre a eu droit à un
traitement de faveur à son arrivée
à Islamabad, effectuant les con-
trôles biométriques obligatoires à
l’aéroport sans passer par la case
normale de la police ou de la pri-
son, puis il a rejoint en hélicoptère
la ville de Lahore, au Pendjab, pro-
vince-clé du pays, la plus peuplée.
Sa formation politique, la Ligue
musulmane du Pakistan, qui
souffre d’un fort déclin de popu-
larité, lui a offert un accueil en
grand, comme il l’avait souhaité,
organisant un rassemblement
massif de soutien dans son an-
cien fief. Le parti a déployé d’im-
portants moyens logistiques
pour mobiliser ses partisans, fil-
Sergio Massa, candidat à la présidentielle en Argentine, à Buenos Aires, dimanche 22 octobre. MARIANA NEDELCU/REUTERS
« On a appris des
erreurs du Brésil,
où Jair Bolsonaro
a aggravé
la pauvreté »
VICTORIA GONZALEZ
soutien de Sergio Massa
mier. » Le militant déçu poursuit :
« Il nous faut absolument appor-
ter de la stabilité à l’économie, ar-
rêter d’émettre de l’argent », en ré-
férence à la proposition du can-
didat de supprimer la Banque
centrale pour en finir avec le
fléau de l’Argentine, l’inflation –
138 % sur un an, à l’origine d’un
taux de pauvreté de 40 %. Les
propositions radicales de Javier
Milei comptent aussi le rempla-
cement de la monnaie nationale
par le dollar, une réduction dras-
tique des impôts et des dépenses
publiques, mais aussi le libre
port d’armes.
« Javier Milei a fait peur. C’était
une proposition de changement,
mais au lance-flammes », remar-
mer et relayer son arrivée en di-
rect sur les réseaux sociaux et ac-
centuer l’impression d’un come-
back triomphal. Des milliers d’af-
fiches à l’effigie de ce vétéran
avaient été également placardées
un peu partout sur son parcours.
A 73 ans, ce personnage central
de la politique pakistanaise du-
rant ces dernières décennies, trois
fois premier ministre, trois fois
chassé du pouvoir, s’apprête à
conduire la prochaine campagne
de son parti aux élections généra-
les, prévues fin janvier 2024. Il
s’est posé en victime d’une machi-
nerie judiciaire, expliquant qu’il
avait payé un immense tribut per-
sonnel. « Il y a des blessures qui ne
guérissent jamais », a-t-il déclaré,
ému, faisant référence à la dispari-
tion de sa mère et de sa femme
pendant sa détention. « Je les ai
perdues à cause de la politique. » Il
s’est bien gardé de toute critique
de l’armée, qu’il rendait autrefois
responsable de son éviction, mais
que Pablo Seman, sociologue à
l’université de San Martin. La Li-
bertad Avanza (« la liberté
avance »), sa coalition ultralibé-
rale, a à peine deux ans. Elle a été
créée pour les élections législati-
ves partielles de 2021, année où le
candidat a été élu député. Depuis
son irruption dans la vie politique
du pays, l’économiste, qui a fêté
ses 53 ans dimanche, n’a eu de
cesse de critiquer la « caste » politi-
que, rejetant dos à dos les deux
forces traditionnelles, péroniste et
antipéroniste, qui ont gouverné le
pays ces vingt dernières années.
Face aux résultats de dimanche,
qui ont contredit, une fois de plus,
les sondages, il a cette fois envoyé
des signaux clairs d’ouverture, en
vue d’alliances possibles, à la can-
didate de droite, arrivée en troi-
sième position, loin derrière Ser-
gio Massa et Javier Milei.
Patricia Bullrich, la candidate de
la coalition Juntos por el Cambio
(« Ensemble pour le change-
ment »), qui avait porté Mauricio
Macri au pouvoir en 2015, est en
effet la grande perdante de l’élec-
tion, récoltant moins de 24 % des
suffrages. Si elle a rapidement re-
dont il a besoin désormais pour
revenir à la tête du pays.
Le « lion du Pendjab » a été desti-
tué en 2017 par la Cour suprême, à
la suite d’une affaire de corrup-
tion, puis en 2018 interdit à vie
d’exercer une fonction publique et
condamné à sept ans de prison. Il
n’a purgé qu’une partie de sa
peine, car, après avoir obtenu
en 2019 la permission de quitter
temporairement le pays pour des
raisons médicales, il s’est réfugié à
Londres, dans un quartier
luxueux de la capitale britanni-
que. Imran Khan avait été élu
en 2018. Ironie de l’histoire, c’est ce
grand rival qui croupit désormais
en prison, incarcéré depuis août,
après avoir tenté de bousculer
l’appareil militaire, tout-puissant
dans ce pays.
Convaincre la jeunesse
En fait, Nawaz Sharif n’a jamais
vraiment abandonné les manettes
du pouvoir, s’appuyant sur sa fa-
connu sa défaite, elle s’est gardée
de féliciter les candidats qualifiés
pour le second tour et n’a pas
donné de consignes de vote, tout
en lançant : « Nous n’allons jamais
être complices du populisme, ni des
mafias qui ont détruit ce pays », en
claire référence au péronisme.
Ouvrir la porte à des alliances
Les électeurs de Patricia Bullrich
sont à présent courtisés par les
deux candidats. « Tous ceux qui
souhaitent un changement doivent
travailler ensemble », a soutenu Ja-
vier Milei, afin « d’en finir avec le
kirchnérisme » (la branche majori-
taire du péronisme, du nom de
Nestor et Cristina Kirchner, au
pouvoir entre 2003 et 2015 et que
le candidat populiste a désigné
comme son principal ennemi).
Sergio Massa a également
ouvert la porte à des alliances sur
sa droite, mais il s’est aussi
adressé aux électeurs de gauche
(la candidate de la gauche radi-
cale, Myriam Bregman, a récolté
2,7 % des voix). Afin de se démar-
quer de Javier Milei, il a largement
insisté sur les acquis sociaux de
l’Argentine pendant les années de
Nawaz Sharif
devrait être
entendu
rapidement
par un tribunal
pour clarifier
sa situation
mille pour tirer les ficelles à dis-
tance. Sa fille Myriam, elle-même
condamnée pour corruption, a
veillé à protéger ses intérêts et
entretenir la flamme. Son frère ca-
det fut sa pâle doublure durant
son absence. Shehbaz Sharif a pris
les rênes du gouvernement en
avril 2022, après avoir renversé
Imran Khan par une motion de dé-
fiance en s’alliant au clan rival des
Bhutto. Durant un an et demi, il
n’a pris aucune décision sans en
référer à son frère, se rendant régu-
international | 7
kirchnérisme, l’éducation publi-
que en premier lieu.
« Le kirchnérisme a énormément
aidé les pauvres. Et pendant la
pandémie, beaucoup ont pu man-
ger grâce à ce que le gouverne-
ment distribuait », assure, depuis
la Villa 31, le plus gros bidonville
de Buenos Aires, Maria Cristina
Martinez, 50 ans, qui reçoit des al-
locations tout en multipliant les
petits boulots. Elle n’a pas voté Ja-
vier Milei et ne se reconnaît pas
dans sa dénonciation des bénéfi-
ciaires d’aides sociales décrits
comme des paresseux improduc-
tifs. « Je ne connais personne qui
vive des allocations, elles sont in-
suffisantes et j’ai toujours travaillé,
c’est indigne d’insinuer qu’on at-
tend que l’argent nous tombe du
ciel », peste-t-elle.
A la fois candidat et ministre
d’une économie asphyxiée par
l’inflation, Sergio Massa avait, ces
dernières semaines, multiplié les
mesures, jugées électoralistes par
ses détracteurs : exemptions de
taxes, aides d’urgence, réduction
du nombre de personnes imposa-
bles. En amont du premier tour, il
a aussi pris soin de se détacher des
lièrement à Londres. Mais sous
son mandat, le Pakistan a plongé
dans une crise économique ma-
jeure. La mandature s’est achevée
en août et depuis, le pays est géré
par un gouvernement intérimaire.
Devant une foule immense de
partisans rassemblés à Lahore,
Nawaz Sharif a symboliquement
brandi une colombe blanche, lâ-
chée pour l’occasion et qui s’était
posée sur son pupitre. S’attardant
sur le passé, il n’a évoqué aucun
projet et peu parlé d’avenir, dans
ce pays rongé par la dette, la cor-
ruption, l’inflation, l’insécurité,
l’impéritie de ses dirigeants.
« Son discours était empreint de
la nostalgie de 2017, des autorou-
tes construites, du taux avanta-
geux de change roupie-dollar, du
prix du pain, du prix de l’essence et
de l’électricité… Mais, au lieu de re-
connaître les faiblesses de ses pro-
pres politiques, dont certaines ont
considérablement aggravé la crise
actuelle du Pakistan, il a semblé
« Javier Milei
a fait peur. C’était
une proposition
de changement,
mais au lance-
flammes »
PABLO SEMAN
sociologue
figures encombrantes que sont le
président Alberto Fernandez, au
bilan plus que chahuté, et sa vice-
présidente, Cristina Kirchner.
Si l’ancienne cheffe d’Etat, leader
naturelle du péronisme, est suivie
par une base de fidèles, elle suscite
aussi un rejet, voire une haine pro-
fonde, au sein de l’électorat. Une
haine dont Javier Milei s’est large-
ment fait le porte-voix. Cette
« grieta » (« brèche ») a profondé-
ment marqué – et lassé – la société
argentine ces dernières années.
« Sergio Massa, en se présentant
comme une personne calme et rai-
sonnable face à un Milei irrespon-
sable et une Bullrich incompétente,
a déplacé cette brèche, qui divisait
péronistes et antipéronistes, vers
un débat entre mesure et déme-
sure », analyse Pablo Seman.
« La brèche politique est morte,
une nouvelle étape commence le
10 décembre », jour de l’investi-
ture présidentielle, a d’ailleurs as-
suré Sergio Massa dans la foulée
des résultats. « Massa, poursuit
M. Seman, a fait un gros effort
pour construire une image d’unité,
de continuité et de changement en
même temps. » Alors que le se-
cond tour ne se tient que d’ici
quatre semaines, aucune victoire
n’est acquise. « Mathématique-
ment, la possibilité que Milei l’em-
porte continue d’exister, estime
Pablo Seman. Mais Massa a été
renforcé par le fait de sa victoire
large et surprenante. Et Milei, lui, a
été affaibli par le fait de ne pas
avoir gagné dès le premier tour. »
Reste à savoir comment gouver-
nera le prochain président. Les
élections législatives partielles,
qui se sont tenues en même
temps que la présidentielle, mar-
quent une percée des ultralibé-
raux, qui devraient obtenir une
quarantaine de sièges de députés.
Mais aucune force n’a obtenu de
majorité, ce qui obligera le futur
chef de l’Etat, quel qu’il soit, à tis-
ser des alliances. p
flora genoux
et angeline montoya
vouloir vendre des chimères popu-
listes », relève le grand quotidien
Dawn. Sous le dernier mandat de
l’un des hommes les plus riches
du Pakistan, le pays avait connu
une certaine reprise liée à un
mini-boum de la construction et
à une amélioration de la situation
énergétique, mais était très loin
de la prospérité économique.
Son frère, lui, a déminé le terrain
judiciaire en limitant la durée de
l’inéligibilité à cinq ans – Nawaz
Sharif devrait être entendu rapi-
dement par un tribunal pour clari-
fier sa situation. A force de
manœuvres et avec l’appui de l’ar-
mée, Shehbaz Sharif a fait le plus
important : neutraliser Imran
Khan, l’homme le plus populaire
du pays. Son anéantissement ne
suffira cependant pas. Le revenant
devra convaincre la jeunesse, las-
sée du népotisme des dynasties,
qui avait placé ses espoirs dans
l’ancien champion de cricket. p
sophie landrin
8|
FRANCE
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023

« On distingue le Hamas de la population »

A Paris et Marseille dimanche, à Lyon samedi, des rassemblements propalestiniens se sont tenus dans le calme

L
a plus grande manifesta-
tion, en France, de solida-
rité avec la Palestine de-
puis le déclenchement de
la guerre entre le Hamas et Israël a
eu lieu dimanche 22 octobre
après-midi, à Paris. Selon la dépu-
tée La France insoumise (LFI)
Aurélie Trouvé, citée par l’AFP, les
organisateurs ont dénombré
quelque 30 000 participants, la
Préfecture de police fait état de
15 000 manifestants, des chiffres
jamais atteints depuis la guerre
de l’été 2014. Aucun incident ma-
jeur n’a été signalé. Les forces de
l’ordre ont procédé à dix interpel-
lations, notamment pour des pro-
pos antisémites et des tags sur la
statue de la République, a précisé
la Préfecture.
Le rassemblement statique était
organisé par le Collectif national
pour une paix juste et durable en-
tre Palestiniens et Israéliens, qui
regroupe une quarantaine d’orga-
nisations, dont la CGT, la FSU, LFI,
le Nouveau Parti anticapitaliste,
l’Union syndicale Solidaires, l’As-
sociation France Palestine Solida-
rité, le Mouvement contre le ra-
cisme et pour l’amitié entre les
peuples, le Collectif des musul-
mans de France ou encore
l’Union juive française pour la
paix. Sur une banderole déployée
au pied de la statue de la Républi-
que, le collectif demande un « ces-
sez-le-feu immédiat » et l’arrêt du
« massacre à Gaza ».

Service d’ordre vigilant

Une manifestation avait déjà eu
lieu le 19 octobre, mais la Préfec-
ture l’avait interdite, conformé-
ment aux consignes données par
le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin. Le Conseil d’Etat, saisi
en référé par le Comité Action Pa-
lestine, avait statué, la veille, que
les manifestations propalesti-
niennes ne pouvaient être inter-
dites par un télégramme général
du ministre de l’intérieur et de-
vaient être soumises à l’apprécia-
tion des préfets au cas par cas.
Puis le tribunal administratif de
Paris, saisi en référé de l’interdic-
tion, avait autorisé le rassemble-
ment de jeudi en fin d’après-midi,
amenant la police à lever son dis-
positif à 19 heures. Outre le fait
que la manifestation était organi-
sée en semaine, l’interdiction, sui-
vie d’une autorisation de dernière
minute, avait dissuadé nombre
de personnes de s’y rendre.
Ce n’était pas le cas dimanche.
Les deux tiers de la place de la Ré-
publique étaient remplis de ma-
nifestants de tous horizons : isla-
Rassemblement organisé par le Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, à Paris, le 22 octobre. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »
mistes et militants de la gauche
internationaliste, femmes voilées
ou aux bras nus se mêlaient dans
une foule dont le seul mot d’ordre
était la défense de la Palestine et
des Palestiniens. La foule a
scandé : « Israël assassin, Macron
complice », « Nous sommes tous
des Palestiniens », « Enfants de
Gaza, enfants de Palestine, c’est
l’humanité qu’on assassine »,
« Gaza, Gaza, Paris est avec toi ».
Le drapeau aux couleurs vert,
blanc, rouge et noir, ainsi que le
keffieh, symbole par excellence de
la cause palestinienne, domi-
naient la foule. Perchés sur la sta-
tue de la République, de jeunes
manifestants ont aussi craqué des
fumigènes et brandi les drapeaux
du Liban, du Maroc, de la Tunisie,
de l’Algérie, de l’Egypte ou encore
de la Turquie. La plupart des pan-
cartes dénoncent la tuerie en
cours, les coupures d’eau et d’élec-
« On est français
et les Français
ont toujours
défendu
les droits
de l’homme »
RABAB
manifestante à Paris
tricité, demandent un cessez-le-
feu. D’autres, plus rares, tracent
des parallèles inacceptables, « Sio-
nisme = nazisme » ou « Gaza,
camp de concentration », malgré
un service d’ordre vigilant.
Nombre de manifestants sont
venus en famille avec deux, voire
trois générations représentées.
Rabab, Franco-Marocaine qui pré-
fère ne pas donner son nom de fa-
mille, est venue de Sceaux (Hauts-
de-Seine) avec son mari et ses
quatre enfants, dont l’un brandit
un drapeau bleu, blanc, rouge :
« On est français, et les Français
ont toujours combattu l’injustice
et défendu les droits de l’homme. Il
faut que l’Etat français se posi-
tionne pour les opprimés. C’est ce
que faisait Jacques Chirac, et c’est
ce que ne font plus ses succes-
seurs », regrette-t-elle.
2 000 personnes à Lyon
A Marseille, un millier de person-
nes se sont mobilisées, dimanche
après-midi, pour un « rassemble-
ment pour la paix » à l’appel de la
CGT des Bouches-du-Rhône, d’At-
tac, de Marseille Gaza Palestine ou
du Mouvement pour la paix.
Samedi 21 octobre, place des
Terreaux, à Lyon, plus de
2 000 personnes selon les organi-
sateurs, 1 100 selon la préfecture,
ont enchaîné slogans et applau-
dissements. Dans les rangs com-
pacts, beaucoup de militants as-
sociatifs habitués à défendre la
cause palestinienne, comme
Nasser Khabat, 57 ans,
responsable du Mouvement dy-
namique de la communauté al-
gérienne établie en France, qui
défend le « droit à l’expression
pour tout le monde, sans restric-
tion à géométrie variable ».
Ou Marie-Hélène Vacelet, 71 ans,
engagée au Secours populaire,
qui a fait un récent voyage en Cis-
jordanie, et veut dénoncer la « si-
tuation d’une population qui a
perdu toute liberté de circuler de-
puis longtemps ». « On distingue le
Hamas du reste de la population,
c’est atroce les crimes commis par
ce groupe, mais il n’est pas juste de
le faire payer à toute une popula-
tion, à des femmes et des enfants »,
soutient cette militante.
« Nous sommes là pour rappeler
la situation tragique du peuple de
Gaza », déclare au micro Jérôme
Faynel, l’historique leader du Col-
lectif 69 de soutien au peuple pa-
lestinien. A Lyon, le tribunal ad-
ministratif a délivré l’autorisa-
tion de manifester moins de deux
heures avant l’horaire prévu pour
le rassemblement. Le juge a es-
timé que les troubles à l’ordre pu-
blic, invoqués par l’arrêté d’inter-
diction préfectorale, n’étaient pas
avérés. Et les manifestants enten-
daient le démontrer, en évitant
tensions ou slogans ambigus.
Au cours du rassemblement pa-
risien, des appels à manifester ont
été lancés pour mardi et samedi,
alors que l’Elysée a annoncé, di-
manche en fin de journée, qu’Em-
manuel Macron devrait se rendre
mardi à Tel-Aviv. p
christophe ayad
et richard schittly (à lyon)

Braun-Pivet dénonce les propos de Mélenchon sur sa visite en Israël

La présidente de l’Assemblée, victime de menaces antisémites, a accusé le chef de file de LFI de lui avoir mis « une nouvelle cible dans le dos »

L a présidente de l’Assemblée
nationale, Yaël Braun-Pivet,
victime depuis des années
de nombreuses menaces antisé-
mites pour lesquelles elle a déposé
plusieurs plaintes, a accusé, lundi
23 octobre, Jean-Luc Mélenchon
de lui avoir mis une « nouvelle ci-
ble dans le dos » lorsqu’il a critiqué
sa récente visite de soutien à Is-
raël. Elle s’est dit « très choquée ».
La veille, le chef de file de La
France insoumise (LFI) a, une
nouvelle fois, semé le trouble à
cause d’un message posté sur X
(anciennement Twitter), dans le-
quel il a fustigé le déplacement de
la présidente de l’Assemblée na-
tionale, le jour même. En com-
mentaire d’une vidéo montrant
le rassemblement organisé par le
Collectif national pour une paix
juste et durable entre Palestiniens
et Israéliens, place de la Républi-
que, il a écrit : « Voici la France.
Pendant ce temps, Mme Braun-Pi-
vet campe à Tel-Aviv pour encou-
rager le massacre. Pas au nom du
peuple français ! »
Des termes qui ont valu au fon-
dateur de LFI de nourrir le procès
en antisémitisme qui lui est fait.
Mme Braun-Pivet a dit, sur France
Inter, que le leader n’avait pas
« choisi » ses mots « par hasard »,
en particulier le terme « cam-
per », référence selon elle aux
camps de concentration.
« Je ne comprends pas pourquoi
c’est l’identité juive qui ressort : je
suis française, je ne suis pas prati-
quante, je ne suis pas croyante,
mais certains ne voient plus que
ça, a-t-elle déploré. Quand je lis
certains tweets, que je reçois direc-
tement des lettres de menace, bien
sûr que je me sens en danger,
quand je ne peux pas sortir de chez
moi sans protection policière. »
Le message de M. Mélenchon a
suscité une condamnation géné-
rale de la part des macronistes, les
ministres Marc Fesneau et Oliver
Dussopt évoquant à l’unisson un
« tweet de la honte ». Ce fut un tollé
aussi à droite. « La collaboration,
quatre-vingts ans plus tard », a écrit
sur X le président (Les Républi-
cains, LR) de la région Auvergne-
Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez.
A gauche, la députée socialiste
de Tarn-et-Garonne Valérie Ra-
bault a estimé que « ces accusa-
tions » étaient « abjectes ». Le
maire PS de Montpellier, Michaël
Delafosse, a dénoncé quant à lui
les « pires sous-entendus aussi in-
dignes qu’irresponsables ».
« Voici le message subliminal de
Jean-Luc Mélenchon : désigner les
juifs comme le parti de l’étranger
et de la guerre », s’est indigné le
président du CRIF Yonathan Arfi,
relevant une « rhétorique antisé-
mite », quand la Licra a épinglé un
« antisémitisme électoral ».
Avant M. Mélenchon, plusieurs
figures de la gauche avaient dé-
noncé le déplacement de
Mme Braun-Pivet en Israël, de sa-
medi soir à dimanche soir, pour
un voyage « de solidarité » avec le
pays meurtri par les attaques du
Hamas, le 7 octobre. Dimanche,
elle a déclaré que la France « sou-
tient pleinement Israël », ajoutant
que, s’il faut « préserver » les popu-
lations civiles de Gaza, « rien ne
doit empêcher » l’Etat hébreu « de
se défendre » dans la guerre qui
l’oppose au Hamas palestinien. « Il
y a un attaquant et des attaqués »,
a-t-elle dit à propos du conflit.
Divisions renforcées à gauche
Le coordinateur de LFI, Manuel
Bompard, a critiqué une « faute po-
litique majeure », précisant que
son mouvement entend « deman-
der des comptes sur ce sujet », lundi
23 octobre, à l’Assemblée natio-
nale, où aura lieu un débat sur la si-
tuation au Proche-Orient. De son
côté, le chef de file du Parti socia-
liste (PS), Olivier Faure, a reproché
à la présidente de l’Assemblée na-
tionale de s’être rendue en Israël
avec le président du parti LR, Eric
Ciotti, et le député LR de cette cir-
conscription des Français de
l’étranger Meyer Habib. Ces deux
élus de droite sont des « faucons,
sur une ligne sans nuance », a jugé
M. Faure, en rappelant que
Mme Braun-Pivet avait parlé de
« soutien inconditionnel à Israël »,
dans la foulée de l’attaque du Ha-
mas, le 7 octobre.
La gauche a toutefois encore af-
fiché ses divisions sur le sujet, di-
manche. LFI était venu en force
réclamer l’« arrêt immédiat des
opérations militaires contre la
bande de Gaza », lors du rassem-
blement parisien organisé place
de la République. Si les drapeaux
palestiniens côtoyaient ceux de
LFI ou du Nouveau Parti anticapi-
taliste, le PS, le Parti communiste
français et Europe Ecologie-Les
Verts avaient décidé de ne pas ré-
pondre à l’appel.
Le texte du collectif appelant à
manifester avait omis de qualifier
le Hamas de « terroriste », se con-
tentant de condamner des « cri-
mes de guerre », en ligne avec la sé-
mantique utilisée par M. Mélen-
chon et son premier cercle depuis
les exactions commises par le Ha-
mas. Dimanche, sur France 3,
M. Faure a assuré que son parti
n’avait pas « été invité à participer à
[sa] rédaction ». Une défection qu’a
regrettée M. Bompard, jugeant
« dommage » que les « partenaires
de la Nupes [Nouvelle Union popu-
laire écologique et sociale] ne ré-
pondent pas présent », percevant là
des « tentatives de division ». Les
membres de la coalition « s’iso-
lent », a-t-il déclaré, cinq jours
après la décision des socialistes de
suspendre leur participation aux
travaux de l’alliance à gauche. p
service politique
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Gabriel Attal joue la carte de la fermeté
Depuis son arrivée à l’éducation, le ministre se positionne pour 2027 en renvoyant une image d’autorité
A
vant même d’arriver
dans l’enceinte de l’As-
semblée nationale,
mardi 17 octobre, Ga-
briel Attal prévient la petite troupe
qui l’accompagne : « Je vais y aller
fort. » Au lendemain de la minute
de silence observée dans les collè-
ges et lycées en hommage à Domi-
nique Bernard, professeur de let-
tres assassiné le 13 octobre à Arras,
le ministre de l’éducation natio-
nale fulmine lorsqu’il descend
dans l’Hémicycle pour répondre
aux questions au gouvernement.
Plusieurs centaines d’élèves ont
perturbé l’hommage au profes-
seur décédé, alors que le ministre
avait averti, au « 20 heures » de
TF1, le dimanche 15 octobre,
qu’une « tolérance zéro » s’appli-
querait pour les fauteurs de trou-
bles. « La bienveillance, ça va ! La
tolérance, ça va ! Le “pas de vague”,
c’est fini », cingle-t-il, en évoquant
l’expression employée par cer-
tains professeurs, obligés de
s’autocensurer pour ne pas se
mettre en danger.
Cinq jours plus tard, M. Attal an-
nonce, sur BFM-TV, que 183 élèves
– sur quelque 500 signalés – se-
ront exclus de leurs établisse-
ments après les vacances de la
Toussaint. « Je me bats pour que
les règles soient respectées », ar-
gue-t-il, décrivant des collégiens
ou lycéens coupables d’avoir « sali
la mémoire » de Dominique Ber-
nard, mais aussi de Samuel Paty,
professeur d’histoire-géographie,
décapité trois ans plus tôt par un
islamiste tchétchène.
« Il colle à l’opinion »
Depuis la tragédie d’Arras, la
France vit dans l’inquiétude d’un
nouvel attentat. L’alerte est maxi-
male. Et Gabriel Attal applique à la
lettre la consigne présidentielle :
se montrer « impitoyable » envers
tous ceux qui portent la haine et
les idéologies terroristes.
Le 19 octobre, sur France 2, le mi-
nistre de l’éducation annonce
vouloir « sortir des établisse-
ments » scolaires les élèves signa-
lés pour des faits de radicalisa-
tion. Une décision prise après
avoir obtenu l’aval du chef de
l’Etat. Charge, désormais, au mi-
nistre de la justice, Eric Dupond-
Moretti, et à celui de l’intérieur,
Gérald Darmanin, d’identifier
l’endroit où atterriront ces mi-
neurs problématiques. Pourquoi
pas dans des centres ?, imagine-
t-on Rue de Grenelle.
Budget: vers une réduction des allégements de charges
Un amendement signé par les députés Renaissance entend contenir l’envolée du montant des exonérations
L e gouvernement et les élus
de la majorité sont sur le
point de trouver un terrain
d’entente sur une question qui les
divisait : les allégements de char-
ges patronales. Dans le cadre de
l’examen du projet de loi de finan-
cement de la Sécurité sociale
(PLFSS) pour 2024, qui doit débu-
ter, mardi 24 octobre, en séance à
l’Assemblée nationale, le groupe
Renaissance, emmené par le dé-
puté Marc Ferracci, va défendre
un amendement qui remanie en
profondeur le calcul des exonéra-
tions de cotisations. L’un des buts
de la mesure, issue d’un compro-
mis, est de contenir le coût d’un
dispositif qui tend à s’emballer
depuis deux ans.
Le débat entre l’exécutif et sa
majorité a émergé à la suite d’un
rapport que M. Ferracci a réalisé,
récemment, avec son collègue so-
cialiste de l’Essonne Jérôme
Guedj. Dans ce document, rendu
public le 19 septembre, les
deux parlementaires préconisent
de mettre fin aux réductions de
Le locataire de la
Rue de Grenelle
est devenu
aujourd’hui une
sorte de ministre
de l’éducation
et de l’intérieur
Un peu plus tôt, le 16 octobre,
alors que les alertes à la bombe se
multiplient dans les aéroports,
gares, musées, mais aussi dans les
lycées et collèges, il assure en-
core : « Notre main ne tremblera
pas », promettant de verbaliser les
plaisantins et malfaisants qui ali-
mentent un climat de terreur
dans le pays. « Action, réaction »,
résume le ministre.
Omniprésent, M. Attal, qui a pris
ses fonctions à l’éducation trois
mois plus tôt, navigue sur les pla-
teaux de télévisions avec l’assu-
rance qui le caractérisait déjà lors-
qu’il était porte-parole du gouver-
nement. Mais, à 34 ans, après
avoir dirigé le portefeuille du bud-
get, sous la tutelle de Bercy, le
voilà enfin à la tête d’un « minis-
tère majeur », dit-il au Monde. Son
« dream job », assure-t-on au sein
de son cabinet. Le principal inté-
ressé nie avoir réclamé la Place
Beauvau lors du dernier remanie-
ment. Mais, de fait, il endosse
aujourd’hui le rôle d’une sorte de
« ministre de l’intérieur et de
l’éducation », en déroulant un
programme qui consiste, depuis
quelques jours, à « surveiller et
punir », pour paraphraser l’œuvre
du philosophe Michel Foucault.
La situation, tragique, l’oblige.
Mais avant l’attentat d’Arras,
M. Attal avait déjà imprimé sa
marque, faisant de la fermeté et
de l’autorité des valeurs cardina-
les. Juste avant la rentrée des clas-
ses, il interdit l’abaya et le qamis à
l’école et promet, quelques jours
plus tard, un « choc des savoirs »
pour relever le niveau en mathé-
matiques et en français. Dans la
foulée, un plan « antiharcèle-
ment » scolaire est lancé alors que
le suicide d’un adolescent à Poissy
(Yvelines) émeut le pays. Le mi-
nistre n’hésite pas à dénoncer l’at-
titude du rectorat de Versailles, en
qualifiant de « honte » un courrier
envoyé à ses parents.
En quelques semaines, presque
tous les sujets de préoccupations
cotisations familiales dont les
employeurs bénéficient pour les
salaires compris entre 2,5 et
3,5 smic. Ces allégements ont des
retombées « quasiment » inexis-
tantes sur l’emploi et « difficile-
ment décelables sur la compétiti-
vité » des entreprises, écrivent
M. Ferracci et M. Guedj, en se pré-
valant de plusieurs études
conduites par des économistes.
Réticences
Si elle était mise en œuvre, la pro-
position des deux députés rap-
porterait à la « Sécu » environ
1,5 milliard d’euros de recettes
nouvelles. L’élu macroniste sou-
haite que cette manne soit réin-
jectée dans les exonérations de
cotisations sur les bas salaires
(entre 1 et 1,64 smic), car celles-ci
facilitent les embauches. Durant
les débats en commission sur le
PLFSS, il a porté un amendement
allant dans ce sens qui a été
adopté, le 18 octobre.
Mais l’idée consistant à faire
disparaître ces exonérations de
Gérald Darmanin, Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, et Gabriel Attal, à Matignon, le 20 octobre. XOSÉ BOUZAS/HANS LUCAS
des parents sont traités. « Il colle à
l’opinion », salue-t-on à l’Elysée.
« La politique, c’est écouter les
Français, mesurer quelles sont
leurs attentes, et y répondre »,
complète M. Attal.
Dans sa jeunesse, Gabriel Attal
était militant au Parti socialiste.
De l’histoire ancienne. L’homme
qui se revendique dans le « dépas-
sement » macroniste prend désor-
mais conseil auprès de l’ancien
président Nicolas Sarkozy, figure
de la droite décomplexée, avec
qui il a déjeuné mi-septembre.
Lors de ses agapes, l’ex-patron de
l’UMP lui rappelle que la politi-
que, ce n’est pas seulement de la
communication mais aussi de
« beaux discours » qui traitent du
fond des dossiers. Qu’à cela ne
tienne : le 5 octobre, Gabriel Attal
prononce devant la bibliothèque
François-Mitterrand à Paris, sa
grande allocution de rentrée où le
mot « autorité » est répété à l’envi.
Celui qui vante régulièrement
les bienfaits de l’uniforme à
« C’est aller droit
vers un choc
négatif de
compétitivité »,
a dénoncé
le Medef dans
un communiqué
cotisations sur les hauts salaires
mécontente le Medef. « C’est aller
droit vers un choc négatif de com-
pétitivité », a-t-il dénoncé dans
un communiqué diffusé le 20 oc-
tobre, en invoquant, notam-
ment, le renchérissement du
coût du travail pour les sociétés
exposées à la concurrence inter-
nationale. D’après l’organisation
présidée par Patrick Martin, l’in-
dustrie serait la première à en
faire les frais.
Les arguments du mouvement
patronal sont pris au sérieux par
l’exécutif – en particulier à Bercy.
l’école apparaît vite comme l’anti-
modèle de Pap Ndiaye, son prédé-
cesseur, parti de la Rue de Gre-
nelle en étant conspué par la
droite et l’extrême droite. Mais la
ligne suivie par M. Attal fait grin-
cer les partisans de l’ex-directeur
du Musée de l’histoire de l’immi-
gration, qui dénoncent une « droi-
tisation » et une politique couleur
« sépia » encensant l’école d’an-
tan. « Gabriel Attal campe une fi-
gure d’autorité mais dans le con-
texte actuel, il doit résister à la ten-
tation de la figure autoritaire »,
met en garde Gilles Le Gendre, dé-
puté Renaissance de Paris.
Actif, « control freak »
« Je ne fais pas partie de ceux qui
disent : “C’était mieux avant”. Mais
il y a un doute, une inquiétude
chez beaucoup de Français », justi-
fie M. Attal. Avant de poursuivre :
« Je ne plaide pas pour l’autorité sè-
che. Je défends l’autorité des sa-
voirs. La relation entre un profes-
seur et son élève n’est pas une rela-
Le ministre de l’économie, Bruno
Le Maire, est pour le maintien
des allégements de charge, car
« ça marche », a-t-il déclaré, le
17 octobre, sur BFM Business.
Dans l’entourage de Thomas Ca-
zenave, le ministre délégué aux
comptes publics, on exprime
également des réticences, car la
fin des exonérations pourrait
avoir « un impact très significatif,
particulièrement pour les secteurs
économiques » où la part de
main-d’œuvre qualifiée, avec des
salaires élevés, est importante.
Pour surmonter leurs désac-
cords, le gouvernement et le
groupe macroniste à l’Assemblée
nationale ont engagé des discus-
sions qui ont débouché sur un
amendement signé par les dépu-
tés Renaissance. Il prévoit de cal-
culer les allégements de charges
en fonction de montants fixés
par décret et non plus par rapport
au smic : le fait de se référer au sa-
laire minimum a conduit à une
envolée du montant des exonéra-
tions au cours des deux dernières
tion d’égal à égal. L’un a un savoir
à transmettre à l’autre. »
Actif, « control freak », aux dires
de son équipe, Gabriel Attal s’est
plongé, cet été, dans la lecture de
livres comme Prof, d’Anna Benja-
min (Goutte d’or, 384 pages,
19,50 euros), et d’une kyrielle de
notes lui permettant de maîtri-
ser les dossiers et la litanie
d’acronymes propres à l’éduca-
tion nationale. Une préparation
suffisante pour qu’il se dise
aujourd’hui « pas surpris » par
l’ampleur de sa tâche. « Quand on
regarde tous les défis qui traver-
sent le pays, on en revient tou-
jours à l’éducation », dit-il.
« Je crois que vous avez fait un
bon choix » : Jack Lang envoie ce
message à Emmanuel Macron,
après avoir débattu avec le minis-
tre lors du campus de rentrée de
Renaissance, à Bordeaux, les 7 et
8 octobre. Mais, auprès du Monde,
l’ex-ministre de l’éducation natio-
nale de François Mitterrand lance
une mise en garde : « Peut-être
années, car celui-ci a fortement
augmenté durant cette période
(presque + 10 % entre octo-
bre 2021 et mai 2023). L’amende-
ment résultant des tractations
entre le pouvoir en place et la ma-
jorité permet de contenir cette
tendance, qui a fait bondir le vo-
lume des allégements de contri-
butions, celles-ci représentant
désormais 2,8 points de PIB (con-
tre 1,1 en 2004).
Il reste maintenant à savoir si
cette disposition pourra être exa-
minée pendant les travaux dans
l’hémicycle. Rien n’est moins sûr.
Le gouvernement pourrait rapide-
ment recourir à l’article 49.3 de la
Constitution (qui permet de faire
adopter un texte sans vote) pour
faire passer le PLFSS, avant même
que l’amendement soit soumis à
la discussion. Il serait d’autant
plus enclin à appliquer prompte-
ment cette procédure que le projet
de loi a été rejeté, vendredi, à l’is-
sue des débats en commission des
affaires sociales. p
bertrand bissuel
france | 9
qu’il faudrait qu’il se garde de vou-
loir trop plaire, trop vite. »
Après avoir connu une fulgu-
rante ascension dans les sondages
ces dernières semaines, M. Attal
fait figure de possible candidat à la
présidentielle de 2027. Mais con-
trairement à son rival Gérald Dar-
manin, qui, dès la mi-août, avait
évoqué ses ambitions pour le scru-
tin, lui martèle qu’il serait « indé-
cent » de laisser croire qu’il viserait
plus haut. « Certains ont toujours
voulu me présenter comme un am-
bitieux, note-t-il. Mais les mêmes
ont toujours répété que l’éducation
nationale n’était pas un ministère
pour ambitieux. Lorsqu’on m’a fait
la proposition, tout le monde m’a
dit : “N’y va pas ! C’est la fin de ta
carrière politique”. » Habile pour
réaliser des coups de communica-
tion, Gabriel Attal sait que pour se
forger un destin, il lui faut désor-
mais réussir le plus compliqué :
avoir un bilan reconnu à l’éduca-
tion sur le long terme. p
claire gatinois
J UST I C E
Aéroports : les fausses
alertes utilisent presque
toujours le même mail
Près de 70 fausses alertes à la
bombe ont visé des aéroports
depuis le 18 octobre, envoyées
depuis « quasiment toujours
la même adresse mail située
en Suisse », a indiqué Clément
Beaune, dimanche 22 octobre.
Le ministre délégué chargé
des transports était l’invité
de France Inter, France
Télévisions et du Monde
dans l’émission « Questions
politiques ». – (AFP.)
L’adolescent arrêté
près de la synagogue
de Strasbourg
mis en examen
L’adolescent arrêté avec un
couteau près de la synagogue
de Strasbourg a été mis en
examen et placé en centre
éducatif fermé, a-t-on appris
dimanche de source proche
du dossier. Ce jeune Français
d’origine tchétchène avait
été interpellé jeudi par un CRS
après avoir frotté la lame
d’un couteau sur les barrières
autour de la grande synago-
gue de la Paix, avant de
dissimuler l’arme dans
sa manche. – (AFP.)
10 | france
A l’Institut Montaigne, le rapport de la discorde
L’auteur Hakim El Karoui a quitté le think tank alors qu’un de ses travaux sur l’intégration n’a pas été publié
L’
Institut semble vouloir
éviter tous les sujets fai-
sant débat, je reprends
donc ma liberté. »
Mardi 3 octobre, dans un courriel
adressé aux membres de son co-
mité directeur, le consultant et
essayiste Hakim El Karoui a offi-
cialisé son départ de l’Institut
Montaigne. Depuis 2015, il offi-
ciait comme chercheur associé
dans ce think tank libéral, fondé
en 2000 par l’homme d’affaires
Claude Bébéar.
A l’origine de son départ, la
non-publication d’un rapport
qu’il a rédigé sur l’intégration des
immigrés et de leurs enfants.
Querelle de fond ? Bataille d’ego ?
Virage politique ? Les dessous de
ce caviardage interrogent. Le
principal intéressé y voit l’effet
d’un changement de ligne depuis
le départ de Laurent Bigorgne, di-
recteur de l’Institut de 2010 à
2022. Proche d’Emmanuel Ma-
cron, homme de réseaux, M. Bi-
gorgne a été reconnu coupable et
condamné à douze mois de pri-
son avec sursis, en première ins-
tance, pour avoir drogué sa colla-
boratrice et belle-sœur.
Sa successeure, Marie-Pierre de
Bailliencourt, est passée par Das-
sault Systèmes, Bull et Naval
Group. Ancienne « sherpa » de
Boutros Boutros-Ghali quand il
était secrétaire général de l’ONU,
elle présente « une forte expé-
rience de l’entreprise, des nouvelles
technologies », soulignait dans un
communiqué le président du
think tank – et ex-PDG d’Axa –
Henri de Castries.
Le projet d’un rapport sur l’inté-
gration des immigrés avait été va-
lidé en juin 2021, avant le départ de
M. Bigorgne. Contributeur impor-
tant de l’Institut Montaigne, fran-
co-tunisien, M. El Karoui avait déjà
produit plusieurs travaux remar-
qués, notamment sur l’islam et les
quartiers pauvres (« Un islam
« Hakim fait
des choses
formidables, ce
rapport n’était
pas au niveau »
MARIE-PIERRE
DE BAILLIENCOURT
directrice générale
de l’Institut Montaigne
Intégration des immigrés : les pistes de l’essayiste Hakim El Karoui
Inquiet de voir l’extrême droite arriver au pouvoir, l’ex-conseiller de Matignon plaide pour casser les logiques de concentration spatiale
P lafonner la part d’immi-
grés dans les logements
sociaux pour mieux les
répartir sur le territoire, limiter à
40 % la part de ces logements so-
ciaux dans les communes pour
éviter la constitution de ghettos,
définir une part maximale d’im-
migrés et d’enfants d’immigrés
dans l’enseignement prioritaire,
augmenter le nombre d’adultes
dans l’espace public des quartiers
pauvres… Dans un rapport inti-
tulé « L’intégration des enfants
d’immigrés », rendu public lundi
23 octobre sur son site Internet
lancé pour l’occasion,
Desideespour2027.fr, Hakim El
Karoui, essayiste et ancien
conseiller à Matignon, fondateur
de l’entreprise de conseil
Volentia et du Club 21e Siècle,
tente de poser la première pierre
d’un débat destiné à nourrir
l’élection présidentielle de 2027.
Alors que pèse la menace de voir
l’extrême droite au pouvoir, et
tandis que le gouvernement veut
faire voter une énième loi immi-
gration, le rapport se penche sur
les déterminants des parcours so-
français est possible » ; « L’avenir
se joue dans les quartiers pau-
vres ») mais aussi sur le djiha-
disme (Les Militants du djihad.
Portrait d’une génération, Fayard,
2021). Normalien, il a fait carrière
dans la banque d’affaires et le con-
seil. Touche-à-tout, l’essayiste a
entre autres été la plume de Jean-
Pierre Raffarin à Matignon.
Pour parler immigration, M. El
Karoui s’est entouré d’un
conseiller scientifique en la per-
sonne de François Héran, profes-
seur au Collège de France, et d’une
poignée de jeunes chercheurs sa-
lariés de l’Institut. Au cours de
l’année 2022, les travaux sont dé-
battus plusieurs fois au sein du co-
mité directeur de l’institut Mon-
taigne – organe de gouvernance
composé de quatorze membres,
tels que le PDG du groupe La Poste,
Philippe Wahl, le président du
conseil d’administration de
Capgemini, Paul Hermelin, ou ce-
lui du groupe Renault, Jean-Domi-
nique Senard. Ce laboratoire
d’idées est financé par plus de 200
entreprises adhérentes.
« Des pistes trop évanescentes »
« Le comité s’est prononcé une pre-
mière fois en janvier 2022, avant
mon arrivée, et a jugé le travail ina-
bouti et partial », assure Marie-
Pierre de Bailliencourt au Monde.
En septembre 2022, lorsqu’elle
prend ses fonctions, « beaucoup
de réserves » sur le rapport El Ka-
roui lui seraient remontées, aux-
quelles elle souscrit. « Les pistes
[de recommandations] évoquées
me paraissaient trop évanescen-
tes, sur la remise en cause de la
carte scolaire ou l’idée de réparti-
tion des immigrés sur le terri-
toire », cite-t-elle en exemple.
M. El Karoui préconise notam-
ment de plafonner le nombre
d’immigrés dans les établisse-
ments scolaires ou le logement
social, pour mieux les disperser.
Les critiques du comité directeur,
partagées par Mme de Baillien-
court auprès du Monde, sont
nombreuses : « propos de nature
polémique », « partis pris person-
nels », « données sous-référen-
cées », « absence de réflexion sur
les flux »… « Ce rapport peut être
perçu comme un brûlot »,
s’inquiète-t-on.
« Hakim fait des choses formida-
bles, celle-ci n’était pas au ni-
veau », finit par lâcher la direc-
trice. Qui propose à l’intéressé de
cio-économiques des immigrés
et de leurs enfants. « Tout le
monde se préoccupe de l’immigra-
tion, mais il n’existe aucune politi-
que publique d’intégration », dé-
fend-il auprès du Monde.
Le constat – étayé par des don-
nées de l’Insee, de l’Institut natio-
nal des études démographiques
ou de l’OCDE – n’a rien de surpre-
nant. Dans une France où plus de
20 % de la population a un lien
avec l’immigration – sur deux gé-
nérations –, ceux-ci rencontrent
d’importantes difficultés socia-
les, « signe d’une intégration in-
complète », souligne M. El Karoui.
Les immigrés souffrent ainsi
d’un taux de pauvreté plus impor-
tant que dans le reste de la popula-
tion (30 %, contre 14,6 % en
moyenne) ; ils sont, avec leurs en-
fants, plus souvent ouvriers et em-
ployés (57 % et 48 % d’entre eux,
contre 44 % pour la population
majoritaire) ; plus souvent au chô-
mage (14 % et 13 %, contre 7 % de la
population active). S’il existe une
ascension sociale d’une généra-
tion à une autre, celle-ci reste « très
limitée ». En cause : les « conditions
faire publier ses travaux en de-
hors de l’Institut avant de lui an-
noncer, début 2023, vouloir faire
retravailler son rapport en in-
terne. Il s’y oppose, assure ne ja-
mais avoir été informé de ce qui
ne convenait pas. La rupture est
consommée et le rapport en-
terré. « La nouvelle direction a
abandonné l’idée d’être dans le dé-
bat politique », croit M. El Karoui.
« Des gens n’étaient pas à l’aise
socio-économiques dégradées » du
milieu d’origine et des « discrimi-
nations ». Mais pas seulement.
L’auteur met en exergue les tra-
jectoires différenciées des immi-
grés selon leurs origines, en sou-
lignant l’apport des communau-
tés comme espace de « protec-
tion » et de « ressource ». Ainsi, le
rapport se penche sur les immi-
grés portugais, turcs ou encore
asiatiques et montre l’impor-
tance des liens communautaires
dans l’accès de leurs enfants à
l’emploi par le biais, notamment,
des entreprises familiales dans le
BTP ou la restauration.
Fort investissement dans l’école
Les enfants d’immigrés d’origine
asiatique sont ceux qui ont « le
plus de chances de connaître une
forte mobilité sociale ascendante,
bien plus forte que les autres
enfants d’immigrés, mais aussi
bien plus forte que l’ensemble de
la population ». Ils sont plus de
70 % à avoir au moins le niveau
bac. Une situation qui tient,
selon l’auteur, à des facteurs tels
que l’encadrement des jeunes
avec la thématique et ils ont es-
timé qu’Hakim gérait ses convic-
tions, considère l’un des mem-
bres du comité, sous le couvert de
l’anonymat. Si vous regardez, ce
sont surtout des gens du monde
de l’entreprise. »
« Il n’y a pas eu de malaise, in-
siste pourtant Mme de Baillien-
court. L’immigration est un sujet
majeur qu’on souhaite traiter de
façon apaisée, scientifique et plu-
L’auteur
met en exergue
l’apport des
communautés
comme espace
de « protection »
et de
« ressource »
par la communauté ou encore le
fort investissement des parents
dans l’école.
Les enfants d’immigrés subsa-
hariens sont, après les Asiati-
ques, « les enfants d’immigrés qui
obtiennent le plus le bac » ; 44 %
de ceux qui ont achevé leurs étu-
des ont même un niveau supé-
rieur à bac +2. « Cela peut aussi
être lié à un fort investissement
scolaire de certains parents, en
particulier ceux qui ont souffert
d’un déclassement en arrivant en
France et qui reportent leurs am-
bitions sur leurs enfants. » Parmi
eux, les filles s’en sortent beau-
rielle. On ne doit pas rajouter de
l’huile sur les flammes. » « Je ne
voudrais pas qu’on croie qu’il y a
un désintérêt de notre part, défend
à son tour Natalie Rastoin, mem-
bre du comité directeur et fonda-
trice de la société de conseil Poly-
tane. La cohésion sociale et la
compétitivité économique restent
nos piliers historiques. »
Hakim El Karoui n’est pas le
premier à claquer la porte de
coup mieux que les garçons, une
différence qui peut tenir d’un
plus fort contrôle social des fa-
milles sur les filles ou de préjugés
plus positifs de la société à leur
égard, avance l’auteur.
L’intégration des enfants d’ori-
gine maghrébine apparaît plus ac-
cidentée : près de 22 % d’entre eux
ne sont ni en emploi, ni en études,
ni en formation, soit le taux « le
plus élevé, toutes origines confon-
dues ». Outre l’effet de discrimina-
tions tout au long du parcours de
vie, l’auteur voit dans cette situa-
tion celui d’un « desserrement de
la culture d’origine », d’une « indi-
vidualisation des parcours de vie ».
La situation est « paradoxale », fait
remarquer M. El Karoui. Qui expli-
que : « Le communautarisme des
Maghrébins est dénoncé à lon-
gueur de tribunes et de discours
politiques alors que les enfants
d’origine maghrébine sont les
moins communautaires des en-
fants d’immigrés. »
Là où l’école et l’emploi pour-
raient prendre le relais, ces immi-
grés et leurs enfants se trouvent
pris dans des phénomènes de sé-
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Le principal
intéressé voit
dans ce
caviardage
un changement
de ligne depuis
le départ de
Laurent Bigorgne
l’Institut. En mai, le coprésident
du conseil national du numéri-
que, Gilles Babinet, a annoncé
son départ sur le réseau Linke-
dIn : « Il y a onze ans, je rejoignais
un think tank libéral et progres-
siste. Je quitte aujourd’hui un cer-
cle manquant d’audace », écri-
vait-il. « C’est devenu un think
tank orthodoxe, qui fait du
consensus mou », appuie-t-il
auprès du Monde.
Proximité avec la famille Bolloré
« Montaigne, c’est de l’eau tiède, il
ne faut fâcher personne, corro-
bore une ancienne contributrice.
Les rapports d’Hakim étaient as-
sez iconoclastes. Mais ce n’est pas
dans la culture de l’Institut d’aller
sur des sujets sociétaux clivants. »
« C’est un institut recroquevillé sur
lui-même, regrette à son tour un
ancien cadre. Sur l’immigration,
Laurent Bigorgne n’avait pas de ta-
bou. La nouvelle directrice a un
côté plus “tradi”, elle s’intéresse à
des sujets plus “technos”. Ce qui est
certain, c’est qu’elle ne fait pas
l’unanimité. »
La proximité de Mme de
Bailliencourt avec la famille Bol-
loré (elle est l’épouse du neveu de
Vincent Bolloré, vice-président
du groupe du même nom) sus-
cite aussi la méfiance. Elle s’indi-
gne : « Je n’ai aucune relation pro-
fessionnelle avec Vincent Bolloré.
C’est un adhérent comme un
autre, parmi les plus de 200 entre-
prises adhérentes de l’Institut. »
La directrice veut porter à Mon-
taigne « une voix indépendante et
apartisane » et défend sa ligne :
travailler à des mesures « opéra-
tionnelles », c’est-à-dire « accep-
tables par le plus grand nombre ».
Surtout, « ne pas rajouter de cris-
pation sociale ». Elle insiste : « On
a tous envie de la même chose
en 2027 : une France sereine, mo-
bilisée sur son avenir. » p
julia pascual
grégation spatiale, cantonnés
dans des quartiers prioritaires de
la politique de la ville où l’offre
scolaire et de santé sont moins-
disant, le taux de chômage plus
élevé, les discriminations impor-
tantes… Aujourd’hui, plus d’un
quart des immigrés habitent en
banlieue parisienne et douze dé-
partements réunissent la moitié
des enfants d’immigrés. Cette
« surconcentration » a une « in-
fluence indéniable sur l’intégra-
tion économique et culturelle des
immigrés et de leurs enfants, plus
rarement en contact avec le reste
de la société », souligne Hakim
El Karoui.
Face à ce constat, le rapport liste
un ensemble de recommanda-
tions, parmi lesquelles celle de
plafonner la concentration sco-
laire et résidentielle des immigrés
et de leurs enfants. Alors qu’il
lance un think tank « éphémère »
avec 2027 comme horizon, M. El
Karoui dit vouloir trouver « des
idées qui changent la donne »,
convaincu qu’« on est sur la pente
qui mène à Marine Le Pen ». p
j. pa.
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Bercy fait son
aggiornamento sur
la transition écologique
Le Trésor, la plus puissante des administrations
du ministère de l’économie, se dote d’une nouvelle
sous-direction consacrée à la question climatique
L’
épisode le fait encore
sourire. C’était il y a
presque dix ans, Louis
Margueritte n’était pas
encore député Renaissance. Jeune
polytechnicien, il travaillait alors
au Trésor, la plus puissante des
administrations de Bercy et le
cœur de sa matrice idéologique.
« Lors d’une réunion, il y en a un qui
a voulu nommer “décroissance” un
des scénarios de travail…, se sou-
vient-il. Je peux vous dire que ce-
lui-là n’est pas remonté au minis-
tre ! Ça a fait rire tout le monde, ça
ne nous a pas empêchés d’en parler,
mais je suis à peu près sûr que dans
la note finale, le mot décroissance
n’était pas mentionné. »
Longtemps, le ministère des fi-
nances a été perçu comme un
frein sur les questions de transi-
tion écologique, elles-mêmes con-
sidérées comme une source de dé-
penses pour des finances publi-
ques déjà sous tension. Pourtant,
il y a quelques semaines, le Trésor
s’est doté d’une nouvelle sous-di-
rection chargée du sujet et pour-
vue d’un effectif de vingt-cinq per-
sonnes, pour moitié affectées à
des postes nouvellement créés.
Un petit événement : cela faisait
vingt ans que cette administra-
tion n’avait pas modifié son orga-
nisation. Et comme le résume
M. Margueritte : « Le Trésor est une
grande direction d’état-major. Il n’y
a pas un euro qui se balade dans la
République sans qu’ils aient leur
mot à dire. » Au point que d’autres
directions de Bercy s’agacent, par-
fois, de la propension du Trésor à
recréer ce qui existe déjà ailleurs.
« Un signal positif »
Pas étonnant, dès lors, qu’environ
un an après la création du secréta-
riat général à la planification éco-
logique (SGPE), Bercy se dote de
son propre outil. « Nous tra-
vaillions déjà sur la transition éco-
logique, mais voulions nous renfor-
cer, fait valoir Stéphane Sorbe, qui
a pris la tête de cette nouvelle
équipe en septembre. Ce sont des
sujets essentiels, il y a beaucoup de
questions économiques et financiè-
res posées par la transition écologi-
que. » De l’avis de plusieurs ex-
perts, le SGPE, qui compte lui aussi
une vingtaine de personnes, fait
peu d’économie et travaille plutôt
sur la question des ressources. « Le
SGPE fait de la planification, mais
ne décide pas des instruments »,
note Philippe Martin, doyen de
l’école affaires publiques de Scien-
ces Po, qui voit l’initiative de Bercy
comme un mouvement tactique.
Le Trésor, qui a généralement l’as-
cendant sur les autres ministères
dans les arbitrages, « ne veut pas
être satellisé ».
La multiplication des structures
interroge toutefois certains ex-
perts. « Plus le sujet est sensi-
ble, plus on multiplie les organes
bureaucratiques, observe Phi-
lippe Zittoun, directeur de recher-
che en sciences politiques à l’uni-
versité de Lyon. Comme le minis-
tère de la transition écologique a
« Plus le sujet
est sensible,
plus on multiplie
les organes
bureaucratiques »
PHILIPPE ZITTOUN
chercheur à l’université
de Lyon
perdu son monopole, il y a un jeu
entre ministères pour se position-
ner afin d’en avoir la maîtrise. »
La création de cette équipe n’en a
pas moins été largement saluée.
« C’est un signal positif », réagit Ra-
phaël Yven, fondateur du Lierre,
un réseau de hauts fonctionnaires
œuvrant en faveur de la transition
écologique. Lui y voit aussi le signe
d’une évolution démographique
au Trésor, avec l’arrivée de « tech-
nos » plus jeunes et plus sensibili-
sés à la question climatique.
A court terme, cette nouvelle
sous-direction produira, en 2024,
un rapport sur les enjeux écono-
miques de la transition, avec un
document intermédiaire fin 2023,
qui abordera certainement la
question du logement. « Le but est
d’analyser ce qui existe à l’étranger,
pas de refaire le travail du rapport
Pisani-Mahfouz, plutôt d’éclairer
les conséquences des choix politi-
ques à venir, complète M. Sorbe.
Des questions comme les retraites
sont expertisées depuis des décen-
nies, ce n’est pas le cas des politi-
ques publiques relatives à la transi-
tion écologique. On va regarder,
secteur par secteur, comment arti-
culer le signal prix [politique
consistant à renchérir les énergies
polluantes pour les rendre dissua-
sives] et les outils réglementaires. »
Le fameux modèle Mésange, outil
de simulation qui sert à fabriquer
toutes les projections macroéco-
nomiques du Trésor depuis plus
de vingt ans, doit aussi subir une
mise à jour pour mieux intégrer la
question de l’énergie et du climat
avec un module complémentaire
« vert ». Tout un symbole.
« Bercy a viré sa cuti, assure l’éco-
nomiste Jean Pisani-Ferry, auteur
avec l’inspectrice des finances
Selma Mahfouz d’un rapport sur
les incidences économiques de
l’action pour le climat, publié en
mai. Tant qu’ils considéraient que
c’était un sujet de long terme, certes
La doctrine
de Bercy consiste
plutôt à défendre
les entreprises
françaises sur
des secteurs
dits « verts »
important mais secondaire à l’ho-
rizon des décisions de politique pu-
blique, la réflexion était balbu-
tiante. Or le réchauffement climati-
que et les actions nécessaires pour
le contrer ont un effet sur la crois-
sance, sur les finances publiques,
sur la compétitivité, sur l’infla-
tion. » Cet automne, le ministère a
aussi poussé l’idée d’une trajec-
toire pluriannuelle sur le finance-
ment de la transition, pour lier les
objectifs aux moyens, notam-
ment sous l’impulsion du nou-
veau ministre délégué aux comp-
tes publics, Thomas Cazenave. Le
Trésor s’assure d’être représenté
par un émissaire maison dans les
grands sommets climatiques in-
ternationaux, comme les COP.
Le PIB comme boussole
Les spécialistes de la transition
écologique s’interrogent toute-
fois : comment le Trésor, dont la
mission est d’assurer le bon fonc-
tionnement du marché et de la li-
bre concurrence en France, et dont
la boussole reste la croissance du
PIB, appréhendera-t-il la question
de la transition ? Celle-ci réinter-
roge la place des services publics et
de l’Etat, mais aussi la vision de
l’économie et de son développe-
ment, avancent plusieurs d’entre
eux. « Le débat aujourd’hui porte
non plus sur la finalité mais sur les
moyens, défend M. Pisani-Ferry. Il
faut qu’il y ait aussi une perspective
plus libérale dans ce débat. »
france | 11
La doctrine de Bercy consiste
plutôt à défendre les entreprises
françaises sur les nouveaux sec-
teurs d’activité propres à la transi-
tion énergétique, comme les voi-
tures électriques. « Elle consiste da-
vantage à appuyer les entreprises
françaises dans leur développe-
ment qu’à les encourager à adapter
leur modèle économique aux be-
soins de la transition », observe
Quentin Deforge, docteur en
sciences politiques, qui travaille
sur la question du pilotage des res-
sources rares à l’Université libre de
Bruxelles. Ainsi, l’Etat fait en sorte
d’approvisionner ses construc-
teurs en lithium pour les batteries,
« mais ne se préoccupe pas du pro-
blème majeur pour la transition :
les pousser à réduire la taille et le
poids des véhicules pour limiter la
consommation de matières pre-
mières et de carburant sur le long
terme », explique M. Deforge.
Le chercheur distingue deux
mouvements : « Une réorientation
des politiques industrielles menées
au nom de la transition écologique,
pour résister à la Chine et aux Etats-
Unis et promouvoir les entreprises
françaises – que je constate –, et
une vraie volonté d’impulser une
transition des secteurs les plus pol-
luants ou les plus néfastes
d’un point de vue environnemen-
tal – que je ne constate pas sur le
périmètre de mes recherches. »
Cette annonce doit se lire
« moins comme une évolution
dans les valeurs et la culture de
Bercy que comme une administra-
tion qui s’empare d’un sujet et va
œuvrer à sa traduction, relativise
Charlotte Halpern, spécialiste de
l’action publique au Centre d’étu-
des européennes et de politique
comparée de Sciences Po. Mais
cela envoie un vrai signal au sein de
l’Etat, Bercy a une capacité à porter
les enjeux que d’autres ministères
n’ont pas ». p
elsa conesa
12 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
INÉGALITÉS
La grande évasion fiscale continue
Les multinationales
transfèrent encore
une partie de leurs
profits dans les paradis
fiscaux, privant les Etats
de recettes précieuses
à l’heure de la transition
écologique,
selon une étude
M
ille milliards de dollars,
soit près de 950 mil-
liards d’euros. La
somme est vertigi-
neuse, équivalente au
produit intérieur brut
du Danemark et à celui de la Belgique réunis.
Elle correspond aux profits que les grandes
entreprises de la planète ont transférés vers
les paradis fiscaux sur la seule année 2022,
selon le rapport sur l’évasion fiscale mon-
diale, publié lundi 23 octobre par l’Observa-
toire européen de la fiscalité. Et les efforts
des Etats pour mieux taxer les multinatio-
nales à l’avenir risquent de ne pas changer
fondamentalement la donne.
Hébergé par l’Ecole d’économie de Paris,
créé en mars 2021 et cofinancé par la Com-
mission européenne, l’observatoire livre ici
le fruit de travaux inédits menés par plus de
cent chercheurs dans le monde. Son ambi-
tion : « faire le point sur les progrès réalisés en
matière de lutte contre l’évasion fiscale depuis
dix ans et sur ce qu’il reste à faire », résume
l’économiste Gabriel Zucman, son directeur.
Le sujet est plus brûlant que jamais. Alors
que la pandémie a creusé les inégalités et les
déficits publics, les Etats explorent toutes les
pistes pour regarnir les caisses publiques et
répondre à une double urgence : soutenir les
ménages face au choc inflationniste lié aux
tensions internationales, et dégager des
moyens pour financer la transition énergéti-
que. « Si les citoyens ne pensent pas que tout le
monde paie sa juste part d’impôts – surtout
les riches et les grandes entreprises –, ils com-
menceront à rejeter l’impôt », souligne Jo-
seph Stiglitz, Prix Nobel d’économie 2001, en
introduction du rapport. Au risque que cela
nuise « au bon fonctionnement de notre dé-
mocratie, affaiblisse la confiance dans nos
institutions et érode le contrat social ».
QUELQUES « PROGRÈS RAPIDES »
Dans le grand tableau dressé par les auteurs,
il y a du « bon, du mauvais et du très mau-
vais », résume Gabriel Zucman. Le « bon »,
d’abord : l’évasion fiscale offshore des parti-
culiers fortunés – à savoir les dépôts bancai-
res, actions et autres titres financiers détenus
à l’étranger et non déclarés – a nettement
chuté, grâce à l’échange automatique d’infor-
mations bancaires instauré, en 2017, dans
une centaine de pays. Dans le détail, la ri-
L’immobilier à l’étranger, nouveau filon pour échapper à l’impôt
« les biens immobiliers à Dubaï
sont comme les nouveaux comptes
en Suisse. » Dans leur rapport sur
l’évasion fiscale mondiale, publié
lundi 23 octobre, les économistes de
l’Observatoire européen de la fisca-
lité dressent un constat préoccupant
à propos de l’essor de « l’immobilier
offshore », à savoir la possession
d’une maison ou d’un appartement
dans un pays autre que le sien.
« Bien sûr, il y a beaucoup de raisons
légitimes de posséder un bien immo-
bilier à l’étranger », expliquent les
auteurs. La plupart des législateurs
exigent néanmoins que les proprié-
taires déclarent ces biens dans leur
pays de résidence et y paient des im-
pôts lorsqu’il y a des loyers, ou l’im-
pôt sur la fortune quand il y en existe
un – à l’exemple de l’impôt sur la for-
tune immobilière en France.
« Mais ces propriétés peuvent aussi
être utilisées pour blanchir de l’ar-
gent, échapper aux sanctions interna-
Un manque à gagner toujours important
pour les Etats
Perte de revenu fiscal liée aux transferts de profits
des entreprises vers les paradis fiscaux,
en % du total de l’impôt sur les sociétés
10
9
8
7 non taxée
6
5 Taux d’imposition effectif selon le niveau de revenus, tout impôt confondu,
4
3 40
2
1,5
1 10
0,1
0
1976 80 84 88 92 96 00
chesse offshore est estimée à 12 000 milliards
de dollars en 2022, soit 12 % du PIB mondial.
Aujourd’hui, le quart de cette richesse n’est
pas déclaré aux autorités fiscales – et donc,
échappent aux impôts –, contre plus de 90 %
en 2007. « Cela montre que des progrès rapi-
des peuvent être réalisés lorsqu’il existe une
volonté politique », se félicitent les auteurs.
Vient ensuite le « mauvais ». En 2022, les bé-
néfices mondiaux des entreprises s’élevaient
à 16 000 milliards de dollars environ, dont
2 800 milliards de dollars réalisés à l’étranger,
c’est-à-dire dans un pays autre que celui du
siège social de l’entreprise – comme les pro-
fits enregistrés par Apple hors des Etats-Unis.
Or, sur ces 2 800 milliards, 1 000 milliards
ont été transférés vers des paradis fiscaux,
soit 35 % des profits réalisés à l’étranger. Leur
destination privilégiée : l’Irlande, les Pays-
Bas ou les îles Vierges et les îles Caïmans.
Les championnes du genre sont les multi-
nationales américaines, qui transfèrent près
de la moitié de leurs profits étrangers dans
les paradis fiscaux, contre 30 % pour les
autres. Une pratique, fruit de la concurrence
fiscale lancée par certains pays, qui n’exis-
tait pas avant 1975, rappelle le rapport. « Elle
s’est particulièrement accélérée au début des
années 2010, peut-être en raison de la numé-
risation croissante de l’économie. » Pour les
tionales ou aux impôts, souligne Ga-
briel Zucman, directeur de l’Observa-
toire. Cela en partie parce que l’im-
mobilier n’est pas couvert par
l’échange automatique d’informa-
tions bancaires adopté en 2017 par
une centaine de pays. » Depuis, un
quart des actifs autrefois placés dans
des Etats à la fiscalité légère pour-
raient avoir été convertis en immo-
bilier, note le rapport.
Problème : identifier les véritables
propriétaires n’a rien de simple, car
les titres sont parfois détenus par des
sociétés brouillant les pistes. Ainsi,
15 % des biens possédés par des so-
ciétés étrangères au Royaume-Uni
appartiendraient en vérité à… des
Britanniques. En dépit de ces diffi-
cultés, les divers données et travaux
recensés par l’Observatoire – et pré-
sentés dans un atlas interactif en li-
gne – démontrent que des biens esti-
més à 500 milliards de dollars
(473 milliards d’euros) dans leur en-
La part de la richesse offshore échappant aux impôts diminue
Total des richesses offshore des particuliers aisés, en % du PIB mondial
10
9,6
10
5,8
Les milliardaires sont moins imposés que les classes moyennes
en % des revenus avant impôt
04 08 12 16 20 2022
Infographie : Le Monde
« TROP LONGTEMPS,
L’ÉVASION FISCALE
A ÉTÉ ACCEPTÉE
COMME UN EFFET
COLLATÉRAL
INÉVITABLE DE LA
MONDIALISATION »
JOSEPH STIGLITZ
Prix Nobel d’économie 2001
semble appartiennent à des étran-
gers dans six villes et régions du
monde, à savoir Londres, Paris,
Singapour, Dubaï, la Côte d’Azur et
Oslo. Soit 10 % du total des biens
immobiliers locaux.
« Visa doré »
Le rapport évoque en particulier Du-
baï, où les propriétés détenues par
des étrangers pesaient 136 milliards
de dollars en 2020, ce qui représen-
tait 27 % de la valeur du marché local.
L’émirat attire particulièrement les
investisseurs depuis quelques an-
nées, notamment grâce aux avanta-
ges fiscaux qu’il déploie : il n’y a pas
d’impôt sur le revenu, le taux d’im-
pôt sur les sociétés est de 9 % seule-
ment, et les gros investisseurs peu-
vent y décrocher un « visa doré ».
Aujourd’hui, les Indiens possèdent
environ 20 % des propriétés étrangè-
res de l’émirat, ce qui n’est pas surpre-
nant, puisque 41 % des travailleurs
16
Début de l’échange automatique
14
d’informations bancaires
entre une centaine de pays
12
8 Total de la richesse
6
4
2 Richesse offshore
0
2002 04 06 08
France
50
30 Etats-Unis
20
P0-10 désigne les 10 % d'adultes se situant
au bas de la répartition des revenus
avant impôts, P10-20 le décile suivant, etc
0
0
0
0
-20
-10
0-6
0-5
0-3
0-4
P0
P10
P2
P4
P5
P3
Source : Rapport 2024 sur l'évasion fiscale mondiale, Observatoire européen de la fiscalité
gouvernements, la perte s’élève à l’équiva-
lent de 10 % des recettes collectées mondia-
lement sur les sociétés.
En 2021, plus de cent quarante pays se sont
entendus pour instaurer un impôt mini-
mum de 15 % sur les sociétés, sous l’égide de
l’Organisation de coopération et de dévelop-
pement économiques (OCDE). Célébré
comme une victoire, cet accord, qui doit en-
trer en vigueur en 2024, devait justement
mettre un terme à la course au moins-disant
fiscal. Seulement voilà : « depuis, il a été con-
sidérablement vidé de sa substance par une
série de niches et d’exonérations », déplore
Gabriel Zucman. En l’état actuel, il devrait
augmenter de 4,8 % seulement les recettes
totales de l’impôt sur les sociétés, au lieu de
9,5 %. S’ils supprimaient les diverses exemp-
tions, les Etats pourraient récolter 130 mil-
liards de dollars de recettes fiscales supplé-
mentaires, calcule l’observatoire.
Comme si cela ne suffisait pas, d’autres for-
mes de concurrence fiscale internationale se
développent. A l’exemple de la course aux
subventions et aides pour les producteurs
d’énergie verte, lancée en 2022 par les Etats-
Unis, avec leur grand plan d’aide au verdisse-
ment de l’industrie, l’Inflation Reduction Act.
Et dans laquelle l’Europe s’est engagée depuis.
« Bien sûr, ces aides accélèrent l’indispensa-
immigrés sur place sont indiens.
Viennent ensuite les Britanniques
avec 10 % de ces biens, puis les Pakis-
tanais, les Iraniens ou encore les Rus-
ses. « Les Russes et les Britanniques
sont plus nombreux dans les quartiers
les plus chers », observent les auteurs.
Ces propriétés échappent-elles aux
impôts ? Il est difficile de l’estimer
pour la totalité d’entre elles. L’écono-
miste Annette Alstadsæter, membre
de l’Observatoire, s’est néanmoins
penchée, avec plusieurs confrères,
sur le cas de la Norvège, pays doté
d’un impôt sur la fortune. Selon leurs
travaux, 371 ressortissants norvé-
giens possèdent des biens immobi-
liers à Dubaï, dont 227 sont résidents
fiscaux en Norvège. Mais parmi eux,
seuls 66 ont dûment déclaré leurs
propriétés au fisc d’Oslo. « Ce qui si-
gnifie que pour les autres, soit pour les
trois quarts des cas, il s’agit d’évasion
fiscale », conclut le rapport. p
m.c.
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
12
offshore
3,2
10 12 14 16 18 20 2022
Pays-Bas
26
23
18
s
,99
0
9
-80
ire
0
Mi 0
0-9
5-9
0-9
0-7
-1
-99
rda
P0
P70
P6
P9
P9
P8
90
llia
P9
ble transition verte. Mais si elles ne s’accom-
pagnent pas de mesures pour l’éviter, elles ris-
quent de creuser les inégalités en favorisant
les entreprises qui en profitent et en augmen-
tant les bénéfices après impôts de leurs ac-
tionnaires, explique Gabriel Zucman, appe-
lant à la vigilance sur le sujet. De plus, elles
privent les gouvernements de ressources. » Se-
lon les estimations centrales du rapport, ces
crédits d’impôt aux énergies renouvelables
pourraient coûter l’équivalent de 15 % des re-
cettes fiscales sur les sociétés au cours de la
prochaine décennie aux Etats-Unis, et pres-
que autant en Europe.
« CHOIX POLITIQUES »
Depuis quinze ans, les Etats se livrent égale-
ment une autre forme de concurrence : cer-
tains multiplient les régimes ultra-favorables
pour attirer des particuliers aux hauts reve-
nus ou des retraités. Il en existe aujourd’hui
vingt-huit en Europe, contre cinq en 1995. A
l’exemple des généreuses exonérations fisca-
les que la Grèce accorde aux étrangers inves-
tissant au moins 500 000 euros sur son sol.
Problème : ces régimes amputent les recettes
de l’ensemble des Etats européens de 7,5 mil-
liards d’euros au total.
Le rapport dénonce enfin le « très mauvais »
en matière fiscale : les milliardaires ne paient
quasiment pas d’impôts – 0 % à 0,5 % – sur
leur patrimoine. Ce, grâce aux diverses tech-
niques d’optimisation permettant d’éviter
que les revenus qu’ils génèrent, comme les
dividendes, ne soient imposables. Tous im-
pôts confondus, ils sont donc moins impo-
sés que les classes moyennes. Taxer 2 % de la
richesse des 2 756 milliardaires de la planète
(dont 75 en France), dont la fortune totale
culmine à 13 000 milliards de dollars, rap-
porterait 250 milliards d’euros, estiment les
économistes. Tout en admettant que ces pa-
trimoines sont difficiles – mais pas impossi-
bles – à estimer.
« Trop longtemps, l’évasion fiscale des multi-
nationales et des individus fortunés a été ac-
ceptée comme un effet collatéral inévitable de
la mondialisation, explique Joseph Stiglitz.
Mais elle est le résultat de choix politiques. » Le
rapport développe une série de propositions
pour y remédier, comme une meilleure im-
position des non-résidents, ou la création
d’un cadastre mondial des actifs financiers,
permettant de mieux identifier et taxer ces
derniers. « L’expérience des dernières années
montre que les progrès sont possibles, même
lorsqu’un petit nombre d’Etats agissent en-
semble sans attendre un grand accord mon-
dial », conclut Gabriel Zucman. p
marie charrel
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Trois membres des Patriotic Millionaires : en haut, à gauche, Abigail Disney, à Washington, le 18 avril 2023, en dessous, Morris Pearl, à New York, le 12 mai 2022, et, à droite, Gary
Stevenson, à Londres, le 27 février 2020. TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES VIA AFP ; NOAM GALAI/GETTY IMAGES VIA AFP ; BEN QUINTON/« THE GUARDIAN »/EYEVINE/BUREAU233
« Je suis riche, taxez-moi ! », l’appel de millionnaires
Des ultrariches militent pour une taxe mondiale sur les gros patrimoines afin d’atténuer les inégalités
E té 2013, pause déjeuner. En
haut d’une tour du centre-
ville d’Athènes, Morris
Pearl s’approche du plateau à des-
serts. Il est l’un des directeurs gé-
néraux de BlackRock, le plus
grand gestionnaire d’actifs au
monde, et son équipe a été man-
datée pour évaluer l’état de santé
des banques grecques. « J’ai jeté
un œil par la fenêtre et aperçu un
mouvement de foule dans la rue,
raconte-t-il en visio, depuis son
bureau new-yorkais. Quand j’ai
compris qu’il s’agissait de Grecs
désespérés par l’austérité, j’ai re-
gardé les banquiers bien nourris
autour de moi : que faisons-nous
de bien pour ce pays, au juste ? »
Quelques mois plus tard, il dé-
missionne et rejoint les Patriotic
Millionaires, une organisation re-
groupant 250 Américains dont
les revenus annuels dépassent
1 million de dollars (environ
950 000 euros) ou dont le patri-
moine vaut plus de 5 millions de
dollars : « Les riches ne sont pas
tous cupides : nous voulons que le
monde aille mieux, et ce ne sera
possible que si les gens comme
moi paient plus d’impôts. »
Incongru
Gary Stevenson, lui, a été tradeur à
Londres entre 2008 et 2012.
En 2010, à seulement 23 ans, il ga-
gne son premier million d’euros :
il est l’étoile montante de Citi-
bank. « Je suis devenu multimillion-
naire en pariant que les taux d’inté-
rêt ne remonteraient pas et que les
inégalités allaient exploser », con-
fesse-t-il. En 2014, il plaque son job
et reprend des études d’économie.
Désormais, il publie des vidéos sur
YouTube dans lesquelles il expli-
que pourquoi le système financier
lamine les classes moyennes, et
soutient les Patriotic Millionaires.
« J’ai gagné assez pour ne plus tra-
vailler jusqu’à la fin de mes jours : la
fiscalité doit cibler les fortunés
pour redistribuer les richesses. »
Des millionnaires réclamant de
payer plus de taxes ? Cela peut pa-
raître incongru, mais ils sont de
plus en plus nombreux aux Etats-
Unis, au Canada et en Europe,
mais guère en France. Ils se regrou-
pent au sein d’associations
comme Patriotic Millionaires, Mil-
lionaires for Humanity, Ressour-
ces en mouvement, au Québec,
Resource Generation, aux Etats-
Unis, ou Tax me now (« Taxez-moi
maintenant ») en Allemagne.
Tous réclament la même chose :
« Je suis riche, taxez-moi ! Je veux
payer autant d’impôts que les
autres pour éviter que la société
implose », déclare le Britannique
Phil White, 71 ans, qui a revendu
sa société de consultants pour
une poignée de millions il y a
quelques années. « Moi aussi ! Ce
sont bien les très fortunés comme
nous qui doivent payer un vérita-
ble impôt sur la fortune, et pas les
médecins ou les ingénieurs de la
classe moyenne », insiste Stefanie
Bremer, une héritière allemande
qui milite sous un pseudonyme.
« J’étais plus imposée sur mon re-
venu de professeure que mainte-
nant, car je perçois des dividendes :
ce n’est pas normal ! », s’indigne,
elle aussi, Claire Trottier. En 2021,
« JE SUIS NÉE RICHE, IL
M’A FALLU DU TEMPS
POUR COMPRENDRE
QUE LES PRIVILÈGES
DE MA CLASSE N’ONT
RIEN DE NATUREL »
MARLENE ENGELHORN
fondatrice du groupe
Tax Me Now
cette jeune Québecoise a quitté
son poste à l’université McGill, à
Montréal, pour se consacrer à la
Fondation familiale Trottier,
créée par ses parents – son père,
Lorne, a fait fortune dans les hau-
tes technologies. Pour faire en-
tendre leurs idées, ces riches « re-
pentis » signent des pétitions, en-
voient des lettres aux gouverne-
ments et au forum annuel des
grands argentiers de Davos, mon-
tent des actions. En 2021, les Pa-
triotic Millionaires ont ainsi mar-
qué les esprits en faisant défiler
dans Washington un camion affi-
chant le slogan « taxe-moi si tu
peux ! », à côté d’un portrait de Jeff
Bezos, le fondateur d’Amazon.
Qui, lui, est un champion notoire
de l’optimisation fiscale.
Un club hétéroclite
Car c’est un fait, confirmé par le
rapport publié, lundi 23 octobre,
par l’Observatoire européen de la
fiscalité : les très riches paient pro-
portionnellement moins d’im-
pôts que le reste de la population.
Ce, parce qu’une grande partie de
leurs revenus proviennent du ca-
pital (comme les dividendes) et
sont moins imposés, voire quasi
pas. Et cela contribue à creuser les
inégalités. « Alors que la richesse
moyenne a augmenté de 3 % par
an à l’échelle mondiale depuis 1995,
celle des plus aisés a augmenté de
6 % à 9 % », souligne le rapport.
« Non seulement ces déséquili-
bres menacent la démocratie,
mais en plus les Etats ont besoin
d’argent pour financer la transi-
tion énergétique », complète Lu-
cas Chancel, codirecteur du Labo-
ratoire sur les inégalités mondia-
les, à l’Ecole d’économie de Paris.
« C’est précisément ce que nous
voulons changer », ajoute Dale
Vince, fondateur de l’entreprise
britannique spécialiste des éner-
gies renouvelables Ecotricity, et
économie & entreprise | 13
dont la richesse est estimée à
120 millions d’euros.
Ces millionnaires « patrioti-
ques » forment un club hétéroclite
où tous les âges et types de fortu-
nes sont représentés. Il y a les héri-
tiers, comme Claire Trottier, Abi-
gail Disney aux Etats-Unis ou
l’Austro-Allemande Marlene En-
gelhorn, descendante du fonda-
teur du groupe chimique BASF. A
la suite du décès de sa grand-mère,
en 2022, elle est sur le point d’héri-
ter de quelques dizaines de mil-
lions d’euros – elle ne connaît pas
encore la somme exacte. « Je suis
née riche et il m’a fallu du temps
pour comprendre que les privilèges
de ma classe n’ont rien de naturel »,
confie la jeune femme, en visio de-
puis Vienne. En 2021, elle a fondé
le groupe Tax me now. Elle s’offus-
que que l’Autriche n’impose
aucun droit de succession et dé-
fend les vertus d’un impôt mon-
dial sur les gros patrimoines.
D’autres sont des financiers,
comme Guillaume Rambourg, un
Franco-Canadien qui a fait car-
rière à la City londonienne, avant
de prendre sa « retraite » en 2018, à
47 ans. « Toutes les semaines, des
avocats m’appelaient pour m’expli-
quer comment payer moins d’im-
pôts : je leur ai toujours dit non,
mais, dans la finance, ça ne choque
personne », se désole-t-il.
D’autres, enfin, sont des entre-
preneurs, comme James Perry, co-
président de Cook, le Picard an-
glais. « Je suis un capitaliste : je crée
de la richesse, mais je veux qu’elle
soit taxée comme les revenus du
travail », explique-t-il. Le Britanni-
que Guy Singh-Watson, lui, a pro-
gressivement vendu la société
qu’il a créée – Riverford, spécia-
liste de la livraison de paniers bio –
à une fiducie dont ses 900 salariés
sont actionnaires. Ce sont eux qui
toucheront des dividendes cha-
que année et participeront aux
« LA FISCALITÉ DOIT
CIBLER LES FORTUNÉS
DONT JE FAIS PARTIE
POUR REDISTRIBUER
LES RICHESSES »
GARY STEVENSON
ancien tradeur
et « patriotic millionaire »
décisions. « C’est le moins que je
puisse faire : j’ai gagné énormé-
ment d’argent, alors que les Britan-
niques au salaire minimum ne
peuvent plus vivre décemment. »
« Je me sentais coupable »
Son pays n’a pas toujours été
aussi inégalitaire qu’aujourd’hui.
Entre la première guerre mon-
diale et les années 1970, l’Europe
occidentale et les Etats-Unis affi-
chaient une fiscalité bien plus
progressive, avec un taux margi-
nal d’imposition dépassant les
80 % pour les riches américains
jusqu’aux années 1980. Puis, sous
la révolution néolibérale lancée
par Ronald Reagan, la taxation
des plus aisés a nettement chuté,
tout comme celle des entreprises.
« Et cela n’a pas déclenché un
quelconque ruissellement des ri-
chesses, bien au contraire : aux
Etats-Unis, les fortunés font désor-
mais partie du problème en finan-
çant les politiques qui défendent
leurs seuls intérêts », déplore Ste-
phen Prince, multimillionnaire
qui a fait fortune dans les cartes
cadeaux et vice-président des Pa-
triotic Millionaires. Il s’inquiète
de voir beaucoup de familles
aisées tentées de « faire séces-
sion ». A savoir, de vivre dans une
bulle dorée. « Beaucoup vont dans
des écoles privées, des cliniques
privées, comme si les services pu-
blics financés par les impôts ne les
concernaient pas, sans désir de
participer à la vie commune »,
abonde Stefanie Bremer.
De fait, certains préfèrent finan-
cer la philanthropie, convaincus
que les fondations privées dépen-
sent mieux l’argent que l’Etat. « El-
les peuvent être utiles, oui, mais pas
pour régler les grands problèmes
systémiques », insiste Gemma
McGough, 41 ans, qui a empoché
quelques millions en vendant sa
start-up spécialisée dans les tech-
nologies sans fil en 2014. Dans la
foulée, elle a créé l’antenne britan-
nique des Patriotic Millionaires :
« Je me sentais coupable. » L’entre-
prise qu’elle a fondée depuis, Eleos
Compliance, verse 10 % de ses pro-
fits annuels à des œuvres de cha-
rité. « De la culpabilité ? Non, je n’en
ressens aucune, dit pour sa part
Morris Pearl. Je travaille pour que
ma petite-fille ne vive pas dans une
société où l’Etat s’effondre. » Il est
convaincu que les 250 millionnai-
res américains qui le suivent peu-
vent faire bouger les lignes. « J’en
doute : ils sont une goutte d’eau par
rapport au lobby ultramajoritaire
des riches », tempère Steven Ro-
senthal, du Tax Policy Center, un
centre de réflexion américain.
Peut-être. Depuis la pandémie,
l’idée est néanmoins défendue
par un cercle de plus en plus large.
« Un impôt de 2 % sur les 2 756 mil-
liardaires de la planète rapporte-
rait 250 milliards de dollars par
an », défend ainsi Gabriel Zuc-
man, directeur de l’Observatoire
européen de la fiscalité. En juillet,
la Commission européenne a va-
lidé une initiative citoyenne pro-
posant de mieux taxer les gran-
des fortunes du continent pour
financer la transition écologique.
Lancée début octobre, elle sera
étudiée si elle recueille 1 million
de signatures d’ici à un an. p
marie charrel
14 | économie & entreprise
Lors d’un salon de l’emploi à l’université de Zhengzhou, en Chine, le 22 septembre. FEATURECHINA/MAXPPP
Pékin embarrassé
par ses jeunes
DOSSIER
shanghaï - correspondance
D
epuis un mois, Rachel s’est
installée à Shanghaï, en
Chine, pour chercher du
travail. « Je m’attends à ga-
gner 6 000 ou 7 000 yuans
[soit 777 euros ou
907 euros], juste assez pour payer un loyer et
me nourrir, mais j’espère trouver une entre-
prise qui me permette de m’épanouir, dans la
publicité ou le marketing », explique la jeune
femme. Un métier intéressant : c’est ce que
recherchent beaucoup de jeunes issus de la
classe moyenne chinoise, quitte à accepter
un faible salaire, ou à prendre leur mal en
patience. Diplômée à l’été 2022, alors que les
confinements s’enchaînaient en Chine, Ra-
chel (elle n’a donné que son prénom an-
glais), 28 ans, avait passé quelques entre-
tiens, avant de rentrer chez ses parents en at-
tendant des jours meilleurs. Elle est presque
devenue « enfant à plein temps », dit-elle en
souriant, une expression apparue pour dési-
gner les diplômés sans emploi qui décident
de rester chez leurs parents et se font entre-
tenir, parfois en échange de services. Un
symptôme parmi d’autres d’une économie
qui tourne au ralenti.
Le chômage des jeunes n’a jamais été aussi
élevé qu’en 2023. En juin, il a atteint un re-
cord à 21,3 %. Avec une nouvelle cohorte de
diplômés, les chiffres de juillet s’annonçaient
pires encore. Les autorités ont décidé de ne
plus diffuser le détail du chômage par classe
d’âge. La manœuvre n’a pas manqué de sus-
citer un déluge de critiques en ligne : sur le
site de microblogging Weibo, le sujet a attiré
140 millions de vues en quelques heures.
« SE REMONTER LES MANCHES »
Les raisons de ce phénomène sont connues :
le pays ne s’est pas relevé de trois ans de poli-
tique zéro Covid drastique et connaît une an-
née difficile. Les exportations chutent, l’im-
mobilier connaît une crise inédite, et la
consommation intérieure peine à repartir.
Résultat, malgré une base de comparaison
faible, l’empire du Milieu devrait à peine at-
teindre son objectif de croissance pour 2023,
fixé « autour de 5 % » en début d’année.
Dans ce contexte de crise, les jeunes, qui
manquent d’expérience, sont générale-
ment les premiers affectés. Officiellement,
le chômage urbain total reste faible, à 5 % en
Le chômage n’a jamais été aussi élevé chez les jeunes
Chinois, en dépit des pénuries de main-d’œuvre.
Davantage diplômés, ils sont plus réticents à travailler
dans les usines. Le pouvoir s’inquiète de la situation
septembre, même si cette mesure est criti-
quée (elle exclut les travailleurs migrants,
considérés comme « ruraux »). Les jeunes
sont d’autant plus touchés qu’ils travaillent
majoritairement dans les secteurs les plus
exposés à la crise (les services, le privé, les
emplois précaires), et moins dans le secteur
public et l’industrie.
Facteur aggravant, les autorités chinoises
ont lancé, entre 2021 et 2022, une campagne
de régulation contre les plates-formes du
Web, comme Alibaba, Tencent ou Meituan.
Plus touché encore, le secteur du tutorat
privé a été quasiment banni en juillet 2021,
entraînant la suppression de centaines de
milliers d’emplois d’enseignant. Dans le
même temps, une campagne de réduction
de l’endettement des promoteurs immobi-
liers a entraîné, là aussi, la disparition de
centaines de milliers de postes, aussi bien
d’ouvriers de la construction que d’architec-
tes, d’agents immobiliers ou de courtiers en
Les habitants des campagnes, grands oubliés des statistiques
officiellement, le taux de chômage
urbain en Chine est de 5 % en septem-
bre, en baisse de 0,2 point par rapport
à août. Un taux particulièrement bas
pour une économie en mauvaise
santé : le secteur immobilier est en
crise, les plates-formes de la tech sont
sous surveillance étroite du gou-
vernement et les exportations ont
chuté de 6,2 % en septembre, le cin-
quième mois de baisse consécutif.
Dans le même temps, les chiffres
concernant les jeunes ne sont plus
publiés depuis le record atteint en
juin, à 21,3 %. Que valent donc les sta-
tistiques sur le chômage urbain ?
« Savez-vous combien d’habitants
des campagnes sont au chômage ?
prêts immobiliers. Déjà échaudés par la coû-
teuse politique zéro Covid, les entrepre-
neurs chinois se demandent où frappera la
prochaine campagne du Parti communiste.
La réalité du chômage des jeunes pourrait
être pire que les chiffres officiels, car les sta-
tistiques les excluent après seulement trois
mois de recherches infructueuses. Le taux
réel atteindrait 46,5 %, a estimé Zhang Dan-
dan, professeure d’économie à l’université
de Pékin, sur la base de recherches menées
en banlieue de Shanghaï, en mars. Publiée
sur le site Web du magazine économique
Caixin cet été, son analyse avait été censu-
rée aussitôt. De plus, les établissements sco-
laires sont sous pression pour faire baisser
les chiffres du chômage. « Les universités
ont commencé à ne pas remettre leurs diplô-
mes aux étudiants tant qu’ils n’avaient pas
trouvé de contrat », raconte un enseignant
d’une grande université chinoise, qui pré-
fère rester anonyme.
Zéro : par définition, les habitants ru-
raux ne sont jamais au chômage, parce
qu’en théorie, toutes les familles rura-
les en Chine possèdent une petite par-
celle de terrain agricole », observe
Scott Rozelle, codirecteur du Centre
sur l’économie et les institutions chi-
noises à l’université Stanford (Santa
Clara), aux Etats-Unis.
Système du « hukou »
Les autorités considèrent que les habi-
tants des campagnes peuvent retour-
ner travailler à la ferme s’ils n’ont plus
de travail. Leur situation est la consé-
quence du système du « hukou », le
permis de résidence qui lie une per-
sonne à son lieu de naissance pour
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
Les jeunes font-ils assez d’efforts ? Appa-
remment pas assez au goût des dirigeants
chinois : dans les médias d’Etat, des édito-
riaux les appellent à « se remonter les man-
ches », tandis que le président chinois, Xi
Jinping, leur a suggéré, en mai, de « manger
de l’amertume » (endurer des épreuves) pour
« construire une Chine meilleure ».
Le pouvoir s’inquiète particulièrement du
défaitisme affiché, avec ironie, par les jeunes
internautes. Ces dernières années, tout un
vocabulaire a émergé pour promouvoir une
sorte de philosophie de la paresse : certains
parlent de « rester couché » (« tangping »),
tandis que d’autres appellent à « laisser pour-
rir les choses » (« bailan »). Il s’agit, à chaque
fois, d’en faire le moins possible au travail.
On pense au « quiet quitting » en vogue aux
Etats-Unis pendant la pandémie de Covid-19.
Une attitude qui suscite peu de compas-
sion de la part de leurs aînés. « Je ne pense
pas que le chômage des jeunes soit un gros
problème en Chine, parce que beaucoup d’en-
tre eux pourraient trouver un emploi, estime
Dan Wang, cheffe économiste à la banque
hongkongaise Hang Seng. C’est la génération
des enfants uniques, leur famille a énormé-
ment investi dans leur éducation donc ils ne
veulent pas accepter un job qui soit juste “pas-
sable”. Les 12 millions de diplômés de l’univer-
sité en 2023 sont généralement issus de fa-
milles aisées qui peuvent se permettre de les
soutenir un certain temps », explique-t-elle.
PROFOND CHANGEMENT DE GÉNÉRATION
La preuve en est que certains secteurs,
comme la restauration et l’industrie, pei-
nent à recruter. « Les jeunes n’ont pas forcé-
ment envie de travailler dans les usines. C’est
vu comme une activité dégradante, non seu-
lement par eux, mais aussi par leurs pa-
rents », explique Nicolas Musy, patron de LX
Precision, une entreprise suisse qui fabri-
que, en périphérie de Shanghaï, des compo-
sants pour l’industrie automobile, médicale
et de télécommunication. « Jusqu’au début
des années 2010, c’était beaucoup plus facile
de recruter : il y avait cet afflux de travailleurs
migrants des campagnes : pour eux, un tra-
vail, quel qu’il soit, c’était important. Mainte-
nant, les gens font plus attention à quelles op-
portunités de carrière ils accèdent », poursuit
cet entrepreneur présent en Chine depuis
plus de trente ans. Un phénomène renforcé
par la baisse de la population active, qui a at-
teint son pic en 2010.
Beaucoup de jeunes des campagnes ali-
mentant par le passé les lignes de produc-
tion chinoises préfèrent aujourd’hui tra-
vailler comme livreurs, pour les plates-for-
mes de commerce en ligne ou de livraison
de repas. Une concurrence directe pour les
ressources humaines que représentent les
ouvriers. « C’est une difficulté pour nous : tra-
vailler à l’usine, ça veut dire être soumis à une
certaine discipline, et effectuer des tâches qui
peuvent être ennuyeuses. Les jeunes préfèrent
souvent la liberté, reconnaît Kathy Sun, di-
rectrice des ressources humaines chez Cla-
rion Electronics pour l’Asie chez Forvia, lea-
der français des composants automobiles. Il
revient aux entreprises de faire des efforts
LE SECTEUR DU pour attirer les cols bleus, non seulement en
TUTORAT PRIVÉ jouant sur la charge de travail et les salaires,
mais aussi en offrant un environnement de
A ÉTÉ QUASIMENT travail et une culture plus accueillants. »
Le changement entre générations est pro-
BANNI EN fond. En 2021, 58 % des jeunes entrants sur le
JUILLET 2021, marché du travail sortaient de l’éducation
supérieure (au-delà du baccalauréat), alors
ENTRAÎNANT LA qu’ils n’étaient que 30 % en 2012. Même
ceux des campagnes, moins privilégiés, ont
SUPPRESSION DE une expérience éloignée de celle de leurs pa-
rents, qui avaient grandi à la ferme et dans la
CENTAINES DE pauvreté. « Pour les générations précédentes,
MILLIERS D’EMPLOIS vous pouviez aller à la ville, travailler dur et
obtenir une vie meilleure pour vous et votre
D’ENSEIGNANTS famille. Les jeunes migrants d’aujourd’hui
ont des parents qui ont travaillé dans les
grandes villes. Leurs aspirations sont proches
de celles des enfants de la classe moyenne : ils
sont plus éduqués, ont une idée de leurs droits
sur le marché du travail. Ils ne sont plus prêts
l’accès aux services sociaux, à la santé, visite à plus d’une centaine de fa-
la retraite et l’éducation des enfants. La milles chinoises rurales. « Nous avons
Chine met au crédit de ce système hé- demandé combien gagnaient ceux
rité de la période maoïste l’absence de qui travaillaient dans la famille. En
bidonvilles dans le pays. Faute de moyenne, c’était 60 % de ce qu’ils ga-
droits sociaux, les « travailleurs mi- gnaient avant la crise du Covid en 2019,
grants des campagnes » font l’essentiel indique le chercheur, auteur d’Invisi-
de leur carrière dans des emplois pré- ble China. How the Urban-Rural Divide
caires en ville, mais finissent par ren- Threatens China’s Rise (University of
trer dans leurs provinces d’origine. Chicago Press, 2020, non traduit). On
Leurs enfants restent souvent au vil- se trouve face à un problème de chô-
lage, aux soins des grands-parents. mage et de sous-emploi massif des ha-
En 2022, ils étaient 295 millions, selon bitants des campagnes, qui mine la
le Bureau national des statistiques, sur confiance dans l’avenir. Le problème
780 millions de travailleurs chinois. concerne beaucoup plus de gens que le
En période de crise, ils sont les pre- chômage des jeunes urbains. » p
miers touchés. En juin et juillet 2023, simon leplâtre
Scott Rozelle et son équipe ont rendu (shanghaï, correspondance)
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
LE PRÉSIDENT CHINOIS,
XI JINPING, A SUGGÉRÉ
AUX JEUNES
DE « MANGER DE
L’AMERTUME » (ENDURER
DES ÉPREUVES) POUR
« CONSTRUIRE UNE
CHINE MEILLEURE »
à travailler de longues journées pour un sa-
laire de misère, décrit Ole Johannes Kaland,
anthropologue, associé à l’université de Ber-
gen, en Norvège, qui a réalisé des études sur
les enfants de migrants à Shanghaï. Pas un
seul des adolescents que j’ai étudiés ne sou-
haitait travailler dans les usines ou dans le
secteur de la construction. »
De plus, l’expansion rapide de l’éducation
supérieure s’est souvent faite aux dépens de
la qualité de l’enseignement. La première
phase de cette expansion remonte à la fin
des années 1990, après la crise asiatique,
alors que le chômage de masse menaçait.
Les autorités avaient multiplié le nombre
d’institutions supérieures pour retarder l’ar-
rivée sur le marché du travail de nouvelles
cohortes. En 1999, le nombre d’admissions
en licence avait augmenté de 47,4 % en un an
pour atteindre 1,6 million. La croissance ra-
pide, après l’entrée de l’empire du Milieu
dans l’Organisation mondiale du commerce
en 2001, avait finalement permis de créer
des millions d’emplois, et renforcé la de-
mande de travailleurs qualifiés. En vingt-
cinq ans, le nombre d’admis dans le supé-
rieur a été multiplié par dix.
L’enseignement professionnel, censé for-
mer des travailleurs qualifiés, a aussi connu
une très forte croissance, mais souvent de fa-
çon anarchique. Les études sur le sujet met-
tent en avant le manque de régulation des
écoles par rapport aux filières générales,
beaucoup plus contrôlées par le ministère de
l’éducation. Wu Meng, 20 ans, en a fait
l’amère expérience. Originaire de l’Anhui,
province pauvre à l’est de Shanghaï, cette
élève moyenne pensait trouver au lycée pro-
fessionnel de sa ville des sujets plus concrets.
« En fait, toute la classe jouait au smartphone
pendant les cours et continuait pendant les
pauses et le soir au dortoir. Je suis partie au
bout de deux jours », raconte la jeune femme,
devenue serveuse dans un restaurant.
UNE PERTE DE VALEUR DES DIPLÔMES
Si certains établissements sortent du lot,
beaucoup ne confèrent pas un réel avantage
à leurs étudiants. Nicolas Musy le constate et
recrute plutôt les candidats en fonction de
leur motivation que de leurs qualifications.
« Les institutions professionnelles sont cen-
sées former les gens, mais le résultat n’est pas
tout à fait probant. Nous avons un système
d’apprentissage purement interne », expli-
que-t-il. Dans ses ateliers, les ouvriers, qui
utilisent des machines largement automati-
sées, sont autonomes après trois mois.
Alors, quels sont les emplois préférés des
jeunes ? Beaucoup cherchent la sécurité
dans le secteur public : début 2023, près de
7,7 millions de candidats ont passé le
concours de fonctionnaire pour seulement
200 000 postes. Mais le secteur privé reste le
plus créateur de ces emplois de cols blancs
recherchés. Or les choix économiques de Pé-
kin ne les favorisent pas. En 2023, faute de re-
prise organique, le gouvernement chinois a
à nouveau lancé des grands projets d’infras-
tructures pour soutenir l’activité. « Lorsque
les gens sortent et achètent, cela demande
plus de main-d’œuvre que la construction de
ponts et d’aéroports. Le vrai problème, c’est le
déséquilibre de l’économie : le fait que la
« Avec la livraison, on est crevés mais on gagne de l’argent »
consommation en Chine assure une part fai-
ble du PIB, cela veut dire que les services sont
peu développés », explique Michael Pettis,
professeur de finance à l’université de Pékin.
D’autres voient le problème dans l’autre
sens. L’inflation du nombre de diplômés a
provoqué une perte de valeur des diplômes,
estime l’économiste indépendant Andy Xie :
« Cet afflux de diplômés qui veulent tous de-
venir des cols blancs était absorbé par l’im-
mobilier, Internet ou la finance de l’ombre,
mais ce n’était pas soutenable. On a besoin
d’un changement d’attitude, parce que la
Chine fait face à un déficit d’ouvriers. Le sa-
laire des cols bleus est déjà trop élevé :
aujourd’hui, un ouvrier de la construction ga-
gne plus qu’un employé de banque. Ce n’est
pas normal. » En d’autres termes, l’augmen-
tation du chômage devrait permettre de
renforcer la compétitivité des usines chinoi-
ses, analyse-t-il. Les jeunes, eux, n’auront
qu’à apprendre à « manger de l’amertume ».
Pas sûr que la génération qui s’est mobilisée
fin 2022 en protestant contre les confine-
ments accepte cette injonction. p
simon leplâtre
L’économie chinoise ralentit et se tourne vers le secteur tertiaire
Part de chaque secteur dans le PIB de la Chine, en %
Agriculture Industrie Services
Croissance économique chinoise
14,7 8,4 7,3
45,5 40,8 39,9
8,5
7
52,8
50,8
39,8
2000 2015 2022
Malgré une forte demande de main-d’œuvre, le chômage mine les jeunes
Evolution du chômage, en %
792
de travailleurs en Chine en 2021
Plus de 80 15
des fabricants chinois ont été
confrontés à des pénuries de
main-d’œuvre, en 2022 10
30 5
de travailleurs manufacturiers
pourraient venir à manquer d’ici à
2025, selon le ministère 0
de l’éducation chinois
La jeunesse aspire à de nouvelles carrières
L’industrie en perte d’attractivité
Variation d’une année sur l’autre
des salaires de l’industrie, en %
Services informatiques et télécoms
Industrie
20
Dans le privé
15
10
5
0
2013 2022
20
Hors privé
15
10
5 2,5 millions
0 2023
2013 2022
Sources : National Bureau of Statistics of China, Banque asiatique de développement,
Trading Economics, OCDE, Center for Child-Rights and Corporate Social Responsibility
on les voit slalomant entre
les voitures ou trottinant dans les
centres commerciaux, en vestes
jaune vif ou bleu ciel : les livreurs
de repas, de courses ou de colis
font vivre les villes chinoises. Infa-
tigables, ils permettent à la classe
moyenne de boire un café sans
descendre du bureau ou de dîner
devant la télévision sans faire la
cuisine ni la vaisselle.
Avec une demande en constante
augmentation, les plates-formes
proposent des salaires alléchants
dans les grandes villes. Assez pour
détourner une partie des ouvriers
des chaînes de production qui font
tourner les usines chinoises : le
ministère des ressources humai-
nes estime que, en 2025, près de
30 millions de postes seront à
pourvoir dans l’industrie.
En dépit de cela, la livraison
constitue une aubaine pour les
jeunes moins diplômés, qui appré-
Evolution de l’emploi total en Chine par secteur,
en millions
Primaire Secondaire
400
300
200
100
3
0
2000 2010
Jeunes (15-24 ans)
Ensemble de la population active
Record en juin : 21,3 %,
soit un jeune sur cinq
au chômage
2003 2023
Des jeunes de plus en plus diplômés...
Taux brut d’inscription dans l’enseignement supérieur,
en %
26,5
12,5
2000 2010
... séduits par la fonction publique
Nombre de candidats aux concours de la fonction publique centrale
120 000
2003
1,5 million
2013
cient la liberté du poste, quitte à
occuper un emploi précaire.
La première raison pour choisir
la livraison est imparable : l’ar-
gent. « Je pense que livreur, c’est
plus difficile que de bosser à l’usine :
on n’arrête pas, et il faut être dehors
même quand il pleut, quand il
vente ou quand il fait froid. Mais ce
n’est pas grave, parce qu’on gagne
plus ! », s’exclame M. Zhao (il ne
donne que son nom de famille),
30 ans, en veste et casque bleu ciel,
de la plate-forme Ele.me, détenue
par le géant Alibaba. Assis sur son
scooter, il attend les commandes à
l’extérieur d’une zone de restaura-
tion spécialisée dans la livraison
à domicile, au sud de Shanghaï. A
16 ans, M. Zhao a quitté son collège
de la province pauvre du Henan
(dans le centre du pays) pour tra-
vailler dans l’industrie textile, puis
dans la restauration. « A l’usine, il
faut aussi travailler longtemps, et
économie & entreprise | 15
Part de travailleurs
de moins de 25 ans, par industrie
Tertiaire
29 %
15 %
Jouet
Electronique
12 % 9%
Textile Autres
2020 et vêtement
Répartition des jeunes diplômés au chômage
selon leur niveau d’études, en %
Master ou doctorat Secondaire supérieur
Licence Secondaire inférieur
BTS Education primaire
2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021
54,4 59,6
10,76 millions
de diplômés en 2022, soit...
1,67 million
2020 2022 de plus qu’en 2021
6 000
candidatures environ
pour chaque emploi
dans la fonction publique
Infographie : Le Monde • Iness Debbouza, Victoria Denys
puis il y a souvent des équipes de ghaï pour tenter d’économiser un
nuit, c’est mauvais pour la santé », peu d’argent en travaillant comme
estime-t-il. livreur : il y passe douze heures par
Tout comme lui, plus de 200 mil- jour, sept jours sur sept.
lions de personnes exercent dé- « Avec la livraison, on est crevés,
sormais un « emploi flexible » en mais, au moins, on gagne de l’ar-
Chine, a révélé, en 2022, le Bureau gent, alors on est contents d’être
national des statistiques. Parmi crevés ! En travaillant à l’usine, on
eux, 13 millions de livreurs de re- est fatigués aussi, mais on ne gagne
pas. Le métier séduit en particulier rien : peut-être 5 000-6 000 yuans
les jeunes : à Canton, la métropole [soit 645 à 774 euros] par mois. Ici,
du Sud, trois quarts des 80 000 li- je peux me faire 4 000 yuans en une
vreurs de repas avaient moins de semaine ! Le mois dernier, j’ai ga-
25 ans en 2021, d’après la Fédéra- gné 17 000 yuans ! », annonce-t-il
tion des syndicats de la ville. fièrement. C’est une fois et demie
le salaire moyen à Shanghaï.
Douze heures par jour M. Zhu, qui a précédemment
L’emploi de livreur attire aussi goûté au travail en usine, déclare :
des jeunes diplômés. A côté de « J’assemblais des écrans, douze
M. Zhao, M. Zhu, 20 ans, sort d’une heures par jour, debout, aux ordres
licence professionnelle d’architec- d’un petit chef. Je suis parti après
ture. En raison de la crise immobi- une journée. Plutôt mourir que d’y
lière, le jeune homme à lunettes retourner. » p
n’a pas trouvé de travail dans sa si. l. (shanghaï,
spécialité. Alors il est venu à Shan- correspondance)
16 | économie & entreprise
De Bruxelles à Londres, des voies
concurrentes pour réguler l’IA
S’il existe une volonté commune des Etats de s’emparer des outils
mettant en œuvre l’intelligence artificielle, leurs stratégies diffèrent
O
penAI, Google, Micro-
soft ou Meta ne sont
pas les seuls à s’être
lancés dans une
course pour jouer les premiers rô-
les dans l’intelligence artificielle
(IA). Les dirigeants politiques riva-
lisent aussi d’initiatives pour en-
cadrer – et favoriser – ces logiciels
capables d’accomplir des tâches
humaines, comme les généra-
teurs de texte ou d’image ChatGPT
ou Midjourney. Mardi 24 octobre,
l’Union européenne espère trou-
ver un accord politique sur l’Artifi-
cial Intelligence Act (AI Act) ou, au
moins, des compromis sur l’essen-
tiel de ce projet de règlement.
Puis, les 1er et 2 novembre, le pre-
mier ministre britannique, Rishi
Sunak, accueillera à Londres des
représentants d’Etats étrangers et
des géants de la tech pour un
« sommet international sur la sû-
reté de l’IA ». Plus tard en novem-
bre, les pays du G7 se retrouveront
pour une réunion du « processus
d’Hiroshima », une discussion
sur l’IA lancée au Japon en mai.
Cette convergence illustre un
sentiment d’urgence politique à
s’emparer d’une technologie ju-
gée à la fois très prometteuse et
inquiétante. Mais dans cette fré-
nésie – les Etats-Unis, l’OCDE ou la
Chine sont également actifs –, les
stratégies diffèrent.
Divergences entre les approches
Bruxelles a lancé en 2021 le pre-
mier grand projet législatif sur
l’IA dans le monde : l’AI Act inter-
dit certains usages (les systèmes
de « notation sociale », les « techni-
ques subliminales » de manipula-
tion…) et, pour les usages jugés « à
haut risque » (conduite auto-
nome, tri de curriculum vitæ, at-
tribution de crédits bancaires…),
JO 2024 : au Stade de France, répétition
générale de la SNCF pour gérer la foule
Dans une quarantaine de gares d’Ile-de-France, la fréquentation va subitement s’envoler
I l est 22 h 55, voie 2 bis, le RER
WQWF entre en gare de La
Plaine-Stade de France, à
Saint-Denis (Seine-Saint-Denis),
lumières éteintes, portes fer-
mées, « pour ne pas donner en-
vie », explique la femme brune en
parka rouge postée au milieu du
quai en direction de Paris. C’est
un train bonus, l’une des huit
« navettes » que Shérazade B., qui
n’a pas souhaité donner son nom,
cadre à la SNCF, a sous le coude, ce
samedi 14 octobre, pour recon-
duire les 24 000 fans de rugby ve-
nus par la ligne B assister au quart
de finale de la Coupe du monde.
L’Irlande a perdu face à la Nou-
velle-Zélande depuis une dou-
zaine de minutes, et, déjà, les ram-
pes d’accès au quai sont bondées.
Un train « régulier » arrive. A son
signal, des agents libèrent la foule
par vagues. Un RER B, c’est
1 700 personnes. Un deuxième
enchaîne. A 23 h 09, la cheffe de
site, c’est son rôle, ce soir-là, com-
ble douze minutes de « trou » avec
le WQWF. Deux personnes de la
SNCF la suivent de près. D’autres
observent d’un peu plus loin.
Dans moins d’un an, lors des Jeux
olympiques et paralympiques de
Paris 2024, cela sera peut-être leur
tour de répartir sans traîner
autant de monde dans des trains.
A 23 h 12, un nouveau RER bonus
entre en scène. « On charge, on
charge », insiste Shérazade B. Un
impose des obligations, comme
celles de minimiser le taux d’er-
reur et les biais discriminatoires,
vérifier la qualité des données
d’entraînement, etc.
Sur le point controversé des
modèles d’IA « à usage général »
(comme ceux générant des tex-
tes ou des images), la piste de
compromis entre le Parlement
européen et les Etats membres
consiste à imposer des obliga-
tions aux modèles les plus im-
portants (au-delà d’un seuil de
calcul informatique utilisé pour
l’entraînement, ou d’un nombre
d’utilisateurs ou de d’entreprises
clientes dans l’UE, selon un docu-
ment cité par Contexte). Les fabri-
cants des logiciels devraient
aussi assurer avoir pris des mesu-
res pour respecter le « droit
d’auteur » des contenus utilisés
pour l’entraînement.
Londres, qui souhaite devenir
une capitale de l’IA, a quant à elle
choisi de se centrer sur les risques
jugés les plus existentiels : ceux-ci
sont liés à un « usage néfaste inten-
tionnel » – pour générer des atta-
ques informatiques ou des armes
biologiques –, ou à un « problème
de contrôle d’une IA » qui pourrait
échapper aux humains, lit-on
dans un brouillon de déclaration
commune du sommet, évoqué
par Euractiv. Le propos rappelle les
lettres alarmistes appelant à
« mettre en pause » l’IA ou la ju-
geant aussi dangereuse que « les
pandémies ou la guerre nucléaire ».
L’approche britannique épouse
aussi les discours des géants du
secteur : le sommet se centre sur
les « modèles d’IA de frontière »,
l’expression utilisée par OpenAI,
Google, Microsoft et Anthropic
lors de la création, en juin, d’une
association professionnelle des
œil sur les écrans, l’autre sur la
marée humaine agglutinée à
l’étage au-dessous, une radio et
un téléphone en main, c’est elle
qui jauge du remplissage des ra-
mes, décide des départs. La cheffe
de file est connue de tous ; les
équipes de la police ferroviaire
comme celles de la police natio-
nale la saluent.
« Pas assez remplis »
La deuxième navette se remplit,
mais un classique aussi, ce qui
n’était pas prévu. « Retire-moi le
régulier, on fait partir le fac [le sup-
plémentaire] », annonce-t-elle à la
radio. Léger flottement. Suffisant
pour qu’un premier voyageur
doute et s’engouffre dans le train
d’en face. D’autres embraient.
« On ne court pas », s’époumonent
les agents en rouge, qui regardent,
impuissants, le train se vider. En
bas, la foule en vert entonne
La Marseillaise. Au bout du quai,
un homme perd sa chaussure sur
la voie. Le régulier finit par partir ;
la navette suit, à moitié vide. « Un
malentendu », reconnaît la cheffe
de site, mais c’en est trop pour les
forces de l’ordre, particulièrement
à cran ce jour-là.
La veille, vendredi 13 octobre, la
France est passée au niveau « ur-
gence attentat », après l’assassi-
nat du professeur Dominique
Bernard par un terroriste, à Arras.
La gare est pleine à craquer. « Là,
Il y a une urgence
politique
à s’emparer d’une
technologie
jugée à la fois
très prometteuse
et inquiétante
fabricants des logiciels les plus
puissants. Londres vise aussi à
créer une sorte de « Giec de l’IA »,
un panel d’experts inspiré de ce-
lui chargé d’informer les gouver-
nants sur le climat – une idée éga-
lement défendue, dans une tri-
bune au Financial Times, par plu-
sieurs dirigeants travaillant dans
le domaine de l’IA.
Maintenir l’innovation
L’approche du « code de con-
duite », discuté au G7, ou des « en-
gagements volontaires », acceptés
sous l’égide de Washington par
les géants du secteur en juin, suit,
elle, une voie médiane : non con-
traignante, comme celle de Lon-
dres, mais généraliste, comme
celle de Bruxelles (les textes euro-
péen et américain imposent aussi
de rendre détectables les conte-
nus générés par IA).
Toutes ces stratégies sont-elles
complémentaires ou se parasi-
tent-elles ? Les dirigeants français
(au moins le ministre chargé du
numérique, Jean-Noël Barrot) et
européens (la commissaire Vera
Jourova, voire la présidente de la
Commission, Ursula Von der
Leyen) ont en tout cas décidé de se
rendre à Londres, jugeant l’appro-
che sur les risques extrêmes com-
plémentaire de celle de l’AI Act.
ça n’est pas possible. Vos trains ne
sont pas assez remplis », s’énerve
une cheffe de la sûreté ferroviaire.
« Je sais, un malentendu », répète
la cadre SNCF, formatrice à l’uni-
versité Transilien la semaine.
« Mais moi, on m’appelle derrière.
On a pour ordre d’évacuer le plus
rapidement possible ! » La police
nationale s’en mêle. « On ne peut
pas laisser autant de monde de-
vant les barrières. Vu le contexte, je
suis obligé de vous mettre en
garde. » « On fait trente Stade de
France chaque année, monsieur,
intervient posément Pascal
Desrousseaux, directeur de la
branche nord du RER B. Gardons
le calme, on a des trains. Tout le
monde sera content quand les
gens seront partis. »
Ce n’est pas forcément ces
échanges que les équipes de
Transilien s’attendaient à mon-
trer à leurs collègues d’autres li-
gnes et à d’autres services de l’en-
treprise venus observer sur le ter-
rain leur science de la « gestion de
flux ». Mais, après tout, ce sont
des situations auxquelles ils
pourront être confrontés.
Pour 2024, Transilien doit non
seulement former des chefs de
site et des chefs de quai, mais
aussi sensibiliser les équipes de la
quarantaine de gares d’Ile-de-
France dont la fréquentation va
subitement exploser. Le Stade de
France fermant bientôt pour tra-
D’autres ont un regard plus cri-
tique : s’il ne voit pas de « contra-
diction » entre l’initiative britan-
nique et l’AI Act, le député euro-
péen (Renew) Dragos Tudorache
estime que « les engagements vo-
lontaires ne sont pas suffisants,
comme on l’a vu avec les réseaux
sociaux ». « Les grandes entrepri-
ses ont un intérêt à centrer la con-
versation sur les risques existen-
tiels et lointains de l’IA, car cela
leur permet d’éloigner l’attention
de problèmes plus terre à terre et
immédiats », ajoute le corappor-
teur de l’AI Act.
Le débat sur la régulation des
modèles d’IA à usage général tou-
che aussi l’AI Act : le lobby d’en-
treprises du numérique Nu-
meum – tout comme le président
Emmanuel Macron ou la start-up
française Mistral AI – a souligné
le risque de créer un « carcan dan-
gereux pour l’innovation », quand
Adrienne Williams, de DAIR, une
ONG de recherche sur l’éthique
de l’IA, regrette, elle, qu’on ait
« dilué » la version du Parlement
européen, qui imposait des rè-
gles plus strictes aux modèles de
toutes tailles.
Pour le directeur de la recherche
chez Meta Yann LeCun, centrer le
débat sur les dangers posés pour
la sécurité nationale par des futu-
res « superintelligences » produi-
tes par de grandes entreprises
menacerait aussi l’innovation
ouverte et la publication des mo-
dèles en accès libre « open
source », chères à Meta ou à la
start-up Hugging Face. « Le débat
sur les risques existentiels est pré-
maturé, tant que nous n’aurons
pas un système qui s’approchera
de l’intelligence d’un simple chat »,
estime M. LeCun dans le FT. p
alexandre piquard
vaux, les matchs de la Coupe du
monde de rugby sont les derniè-
res occasions de bénéficier d’un
tel terrain d’étude.
Des données par ligne
Sur un tel événement, l’après-
match, quand 80 000 personnes
sortent du Stade de France en dix
minutes, s’anticipe dès 16 heures,
avec le décompte scrupuleux des
personnes qui arrivent par les
transports. Les données, par ligne
– RER B et D, métros 12 et 13 –, re-
montent au poste de commande-
ment du stade, où un cadre du
RER B représente les transpor-
teurs. Elles permettent d’évaluer
le nombre de navettes bonus né-
cessaire, car, à de rares exceptions,
les personnes repartent comme
elles sont venues. Le 14 octobre,
80 % des 78 000 spectateurs sont
arrivés par le train.
Pour 2024, les organisateurs vi-
sent 100 %. Il est 23 h 47, quai 2,
tout commence à rentrer dans
l’ordre. La foule a diminué, les es-
prits s’apaisent. « Il y a juste le
monsieur en colère pour sa chaus-
sure. Mais on n’allait pas tout arrê-
ter pour lui », affirme Mme B. 0 h 42,
un agent muni d’une perche sur-
git. Sourires sur le quai. Une ul-
time rame, non commerciale,
s’arrête. Le patron du RER B, quel-
ques voyageurs et le spectateur
enfin chaussé montent. p
émeline cazi
En Corée du Sud,
le divorce qui menace la
pérennité du chaebol SK
L’ex-femme du président du conglomérat
demande 42,29 % de ses parts dans le capital
tokyo - correspondance
D e passage à la mi-octo-
bre à Paris pour pro-
mouvoir la candidature
de Busan pour l’Exposition uni-
verselle de 2030 et pour un sémi-
naire d’entreprise, le président
du conglomérat sud-coréen SK,
Chey Tae-won, a mis en garde
contre une « mort subite » de son
groupe, s’il « ne s’adapte pas aux
changements radicaux en cours »,
à savoir les tensions entre Améri-
cains et Chinois ou l’intelligence
artificielle.
Accompagné par sa partenaire,
Kim Hee-young, présidente de la
Fondation T & C, il s’est abstenu
d’aborder un autre risque planant
sur son entreprise : son divorce
avec Roh Soh-yeong, à l’origine de
coups bas et d’une violente passe
d’armes judiciaires, abondam-
ment médiatisé.
L’union scellée en 1988 entre
M. Chey et Mme Roh avait été bap-
tisée « le mariage du siècle ». Le
père de la mariée était Roh Tae-
woo, président conservateur de
1998 à 1993. Celui du marié était
Chey Jong-hyun, le président du
chaebol Sunkyung, l’un des plus
gros conglomérats du pays.
Arrivé en 1998 à la tête de Sun-
kyung, alors rebaptisé SK Group,
Tae-won en a fait le deuxième
conglomérat du pays, leader sud-
coréen de la téléphonie mobile
avec SK Telecom et numéro deux
mondial des puces mémoire avec
SK Hynix. La valeur de l’empire
est estimée à 153 600 milliards de
wons (107 milliards d’euros).
Or, en 2015, M. Chey a avoué sa
liaison extraconjugale avec Kim
Hee-young. En 2017, il a de-
mandé le divorce. Mme Roh a
d’abord refusé, avant d’exiger
une pension alimentaire de
PERTES & PROFITS | FOXCONN
p a r p h il ip p e e s c a nde
Apple
dans le piège chinois
Rien de tel pour se changer les
idées le week-end que d’aller
voir un bon film. Surtout si on a
l’esprit contrarié. Le film du mo-
ment c’est la dernière œuvre du
réalisateur Martin Scorsese,
Killers of the Flower Moon. Mais
Tim Cook l’a déjà vu. Le PDG
d’Apple en est le producteur.
On a vu le discret patron tout
sourire en smoking sur les mar-
ches du palais du Festival de
Cannes, en mai. Une bonne sor-
tie médiatique dans les cinémas
du monde entier constitue la
meilleure publicité pour son site
Apple TV+, qui tente de rattraper
Disney et Netflix dans la course
au streaming.
Si Tim Cook a l’esprit contrarié,
ce n’est donc pas à cause de cela
mais de ce qui se passe de l’autre
côté du monde, en Chine. Mer-
credi 18 octobre, le PDG d’Apple
a rencontré sur place le ministre
du commerce, Wang Wentao, qui
lui a assuré que son pays restait
ouvert aux grandes multinatio-
nales comme Apple. En septem-
bre, des rumeurs bien entrete-
nues avaient fait état d’une inter-
diction des iPhone pour les
fonctionnaires et les cadres des
sociétés publiques. Le gouverne-
ment avait démenti tout en re-
connaissant que des failles de sé-
curité posaient problème.
Comme une menace voilée…
Dernier signal en date, la paru-
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
300 millions de wons, soit envi-
ron 209 500 euros, et 42,29 % des
parts de M. Chey dans SK. En dé-
cembre 2022, un premier juge-
ment a validé le divorce et a or-
donné à M. Chey de verser
66,5 milliards de wons à son ex-
épouse et une pension alimen-
taire de 100 millions de wons.
Valeurs patriarcales
Le verdict a été considéré comme
devant préserver la participation
de M. Chey dans SK et donc l’inté-
grité du groupe. Mais il contre-
dit la jurisprudence qui recon-
naît désormais le « travail au
foyer » d’un conjoint comme une
contribution cruciale au ma-
riage. Il est également critiqué
dans une société dominée par
les valeurs patriarcales.
« J’ai l’impression que toute ma
vie a été complètement niée, puis-
que ma contribution a été évaluée
à 1,2 % [de la fortune de M. Chey],
alors que j’ai élevé trois enfants
pendant les trente-quatre ans de
notre mariage et que j’ai aidé mon
mari à la maison et ailleurs », a
réagi Mme Roh qui détient 0,01 %
de SK. « D’après les décisions anté-
rieures, Mme Roh devrait recevoir
environ 40 % de la fortune de
M. Chey. L’arrêt va à l’encontre de
la jurisprudence de la Cour su-
prême, qui reconnaît la contribu-
tion d’un conjoint », souligne
l’avocat Bae Keum-ja.
Mme Roh, qui a fait appel, me-
nace d’évoquer les faveurs dont
aurait fait bénéficier son père à
SK, en l’occurrence l’octroi d’une
licence de téléphonie mobile.
Sunkyung s’était lancé dans cette
activité sous le successeur de
Roh Tae-woo, le président égale-
ment conservateur, Kim Young-
sam (1993-1998). p
philippe mesmer
tion, ce dimanche 22 octobre,
d’un article du journal d’Etat le
Global Times, faisant état d’en-
quêtes fiscales multiples dans les
usines géantes du groupe Fox-
conn, premier fabricant des télé-
phones et ordinateurs de la firme
à la pomme et premier em-
ployeur privé du pays. Le fonda-
teur de l’entreprise, Terry Gou,
a eu la mauvaise idée, aux yeux
de Pékin, de postuler à l’élection
présidentielle de Taïwan…
Vents contraires
Le sujet est existentiel pour
Apple, car depuis son arrivée
en 1993, la Chine est devenue la
base de fabrication de ses pro-
duits qui y sont assemblés et
expédiés dans le monde entier.
Une machine exceptionnelle
conçue par un artiste de la logisti-
que qui n’est autre que Tim Cook.
Aujourd’hui, la Chine est à la fois
son premier fournisseur et son
plus gros client étranger. La ten-
sion croissante entre Pékin et
Washington compromet ce bel
édifice. Face à ces vents contrai-
res, Tim Cook cherche à diversi-
fier sa production, notamment
au Vietnam et en Inde, avec Fox-
conn et d’autres partenaires.
Mais le découplage prendra des
années. En attendant que cette
histoire devienne une série sur
AppleTV+, Tim Cook aura du pain
sur la planche. p
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MARDI 24 OCTOBRE 2023
La déforestation dans le monde ne faiblit pas
En dépit des engagements internationaux, près de 6,6 millions d’hectares de forêts ont disparu en 2022
I
ls ont pris les dirigeants au
mot et surveillent de près si
leurs promesses se concréti-
sent. Depuis la 26e confé-
rence mondiale pour le climat
(COP26) qui s’est tenue à Glasgow,
en Ecosse, en 2021, au cours de la-
quelle 145 Etats se sont engagés à
mettre fin à la déforestation et à la
dégradation des terres d’ici à
2030, une vaste coalition organi-
sations de la société civile, consti-
tuée notamment d’ONG et d’orga-
nismes de recherche, publie cha-
que année une « Evaluation de la
déclaration pour les forêts ».
En 2022, ce document signalait
« de modestes progrès », même si
les pays n’étaient collectivement
pas sur la bonne trajectoire pour
atteindre leurs cibles. La nouvelle
évaluation, publiée lundi 23 octo-
bre, ne confirme pas ces avancées
et s’alarme au contraire d’un re-
tour en arrière : la déforestation
mondiale a augmenté de 4 %
en 2022 par rapport à 2021.
Près de 6,6 millions d’hectares
ont disparu, dont 4,1 millions
d’hectares de forêts primaires tro-
picales, extrêmement précieuses
pour le climat, la biodiversité et la
régulation de différents cycles, tel
celui de l’eau. La région tropicale
d’Amérique latine et des Caraïbes
est particulièrement affectée, et,
en valeur absolue, le Brésil, l’Indo-
nésie, la Bolivie et la République
démocratique du Congo sont les
pays où la superficie déforestée a
été la plus importante. L’agricul-
ture (élevage de bétail, production
de soja, d’huile de palme…) est le
principal facteur de perte de forêt
sous les tropiques. A travers la pla-
nète, cinquante Etats sont tout de
même en bonne voie pour mettre
fin à la déforestation sur leur terri-
toire d’ici à la fin de la décennie :
c’est le cas du Venezuela, du Gua-
temala, du Vietnam, de la Malaisie
ou encore du Mexique.
« Cet objectif pour 2030 n’est pas
seulement une cible qu’il serait
agréable d’atteindre : mettre fin à
la déforestation est essentiel pour
maintenir des conditions de vie
acceptables pour l’humanité, rap-
pelle Erin Matson, coordinatrice
de l’évaluation et consultante au
Projet d’autoroute A69 : un week-end de mobilisation sous tension
L’évacuation d’une petite zone à défendre, dimanche, près de Castres, a occasionné des blessés parmi les manifestants et les forces de l’ordre
REPORTAGE
saïx (tarn) – envoyés spéciaux
D imanche 22 octobre, en
fin de journée, les af-
frontements entre for-
ces de l’ordre et manifestants
avaient cessé, autour du campe-
ment des opposants au projet
d’autoroute A69, entre Castres
(Tarn) et Toulouse, après
deux jours de manifestations
émaillées de plusieurs moments
de tension. La grande majorité
des milliers de participants à la
manifestation de samedi avaient
quitté les lieux, non sans avoir
tenté de s’opposer à l’évacuation
d’une petite zone à défendre
(ZAD) érigée dans la nuit de sa-
medi à dimanche au lieu-dit La
Crémade, à l’est de Castres.
L’objectif était de créer un lieu
d’occupation permanent, sur le
modèle de la ZAD installée contre
le projet d’aéroport de Notre-Da-
me-des-Landes, en Loire-Atlanti-
que, en espérant, comme pour
l’aéroport nantais, l’abandon du
projet. Ce dernier est soutenu par
les milieux économiques locaux
mais jugé destructeur de terres
agricoles et « climaticide » par ses
opposants. Ni le concession-
naire, ni le gouvernement, ni la
région Occitanie, favorables à la
future autoroute, n’ont laissé en-
Incendies, près d’une exploitation, à Uruçui, dans l’Etat du Piaui (Brésil), le 15 août. MARIA MAGDALENA ARRÉLLAGA POUR « LE MONDE »
sein de la société Climate Fo-
cus. Mais aujourd’hui, nos inves-
tissements dans des activités nui-
sibles aux forêts sont bien plus
élevés que nos investissements
dans des secteurs qui leur sont fa-
vorables. » Le montant des dé-
penses néfastes est estimé à en-
viron 500 milliards de dollars
(473 milliards d’euros) par an,
contre 2,2 milliards de dépenses
publiques « vertes ».
Nouvelle méthode d’analyse
L’impact de la déforestation sur le
climat est majeur. En 2022, les
émissions brutes liées à ce phéno-
mène ont atteint 4 milliards de
tonnes d’équivalent CO2, un chif-
fre en hausse de 2 % par rapport à
la période de référence (2018-
tendre que l’A69, qui doit être ter-
minée pour la fin de 2025, pour-
rait connaître le même sort que
le projet d’aéroport nantais.
L’évacuation du vieux corps de
ferme, situé en lisière d’un
champ prêté par un agriculteur et
baptisé « CremZAD » en référence
au nom du lieu-dit, a eu lieu à la
mi-journée. Sur les 1 200 gendar-
mes et policiers présents diman-
che dans la zone, 600 ont parti-
cipé à l’opération, avec le soutien
de deux blindés de la gendarme-
rie et sous la surveillance de
deux hélicoptères. De nombreux
tirs de grenades lacrymogènes
ont, pendant plusieurs heures,
atteint les centaines d’opposants,
qui répliquaient par des jets de
cailloux ramassés dans les
champs. Selon la préfecture, 9 in-
terpellations ont été effectuées et
6 membres des forces de l’ordre
ont été blessés.
Six cortèges distincts
Thomas Brail, le militant qui a fait
plus de quarante jours de grève de
la faim et quelques jours de grève
de la soif contre le projet d’auto-
route, qui faisait face aux forces
de l’ordre, a dû être évacué sur une
civière par les secouristes volon-
taires du camp de base des oppo-
sants. Il a une blessure au poignet
et un genou contusionné. « Tant
2020). Autrement dit, si la défo-
restation était un pays, elle serait
le troisième émetteur après la
Chine et les Etats-Unis.
Ces déboisements, qui indui-
sent des émissions de CO2 dans
l’atmosphère, nuisent aussi à la
capacité des forêts à stocker du
carbone. Grâce à une nouvelle
méthode d’analyse d’images sa-
tellitaire, une équipe internatio-
nale de chercheurs a réalisé la pre-
mière carte permettant de voir où
se situent les sources et les puits
de carbone à l’échelle planétaire.
Leur étude, publiée début octobre
dans Nature Geoscience, établit
qu’au cours de la dernière décen-
nie, les forêts mondiales ont sé-
questré en moyenne 500 millions
de tonnes de carbone par an. Elle
Des milliers
de manifestants
ont défilé
à proximité
du village
de Saïx samedi
que je peux marcher, je resterai et
reviendrai ici, déclarait-il. On peut
prendre tous les coups de matra-
que possibles, ce projet ne doit pas
voir le jour. Il y a 53 kilomètres
d’autoroute. Bon courage pour
protéger tous les chantiers. » Les
opposants ont fait état d’une
trentaine de blessés légers.
La veille, plus de 10 000 manifes-
tants, selon les organisateurs, ont
défilé à proximité du village de
Saïx (Tarn). La préfecture avance,
de son côté, le chiffre de
« 2 400 personnes dans le cor-
tège », tout en précisant que
« 2 500 individus violents se sont
détachés du cortège déclaré pour
commettre des exactions ». Le par-
cours avait fait l’objet de longues
négociations, mais, au lieu d’un,
ce sont six cortèges distincts qui
sont partis en tous sens, au départ
du camp de base des opposants,
empruntant pour la plupart des
itinéraires non déclarés.
montre aussi que les forêts boréa-
les et tempérées sont devenues
les principales contributrices à ce
puits de carbone, alors que les
vastes forêts tropicales n’absor-
bent quasiment plus de CO2.
« Ces résultats sont très inquié-
tants, souligne Jean-Pierre Wigne-
ron, chercheur à l’Institut natio-
nal de recherche pour l’agricul-
ture, l’alimentation et l’environ-
nement et l’un des auteurs de
l’étude. Il y a un potentiel de sé-
questration énorme dans les zones
tropicales, mais celui-ci ne fonc-
tionne plus à cause de la déforesta-
tion et de la dégradation. Et les fo-
rêts boréales et tempérées ne peu-
vent constituer qu’un puits très li-
mité, qui est en plus en danger. »
Les sécheresses répétées obser-
En adoptant cette stratégie, les
organisateurs – La voie est libre,
Les Soulèvements de la Terre, la
Confédération paysanne, Extinc-
tion Rebellion Toulouse, Attac, le
Groupe national de sauvegarde
des arbres et Solidaires 81… – ont,
de fait, limité les possibilités d’in-
tervention des forces de l’ordre.
En face, le dispositif de sécurité
était important, avec 1 600 poli-
ciers et gendarmes mobilisés,
ainsi que 300 sapeurs-pompiers.
Chaque défilé était emmené par
des drapeaux de couleurs différen-
tes et répondait à des appellations
diverses : « décarbonation », pour
un cortège uniquement composé
de cyclistes ; « compensation envi-
ronnementale », pour une course à
plusieurs centaines en forêt ; ou
encore « désenclavement », un cor-
tège de plusieurs milliers de per-
sonnes emmenées par quelques
tracteurs, lequel a érigé un faux
péage à 17 euros, le prix d’un aller-
retour sur la future A69.
L’objectif du cortège le plus dé-
terminé était une cimenterie de la
société Carayon, un sous-traitant
dont le site n’était pas protégé par
les forces de l’ordre. C’est le cor-
tège rouge – baptisé « économie
locale » – composé d’environ
2 000 personnes dont un grand
nombre était vêtu de noir ou de
bleus de travail, portant cagoule
planète | 17
vées au cours des dernières an-
nées, ainsi que les immenses in-
cendies et les autres effets du dé-
règlement climatique réduisent
la capacité de ces écosystèmes à
absorber du carbone, comme cela
a déjà été observé en France.
Droits des peuples autochtones
Une autre étude, publiée le 3 juillet
dans Communications Earth & En-
vironment, montre également que
le puits de carbone des forêts d’Eu-
rope de l’Est est en déclin, « sous
l’effet combiné des récoltes de bois
et des perturbations liées au dérè-
glement climatique ».
Au-delà de la déforestation, la
nouvelle évaluation analyse aussi
les conséquences de cette dégra-
dation des forêts. « La déforesta-
ou capuche, masque et gants, qui
était chargé de pénétrer sur le site
du cimentier. Les manifestants
ont forcé le portail de la cimente-
rie afin d’y taguer des slogans
hostiles à la future autoroute, et
de déployer une grande bande-
role « No macadam » sur une cen-
trale à béton. Quelques individus
ont mis le feu à trois camions tou-
pies. Une action qui n’était pas
prévue, selon les organisateurs.
Fanfares et tracteurs
« Des individus hostiles ont dé-
gradé une cimenterie, y déclen-
chant un incendie, a dit la préfec-
ture dans un communiqué. Après
avoir été entravés par les manifes-
tants, qui ont été repoussés par les
forces de l’ordre, les sapeurs-pom-
piers sont intervenus sur le lieu de
l’incendie. » Selon le journaliste du
Monde présent sur place, aucun
contact n’a cependant eu lieu avec
les forces de l’ordre ou avec les
pompiers, les manifestants ayant
quitté les lieux avant que les véhi-
cules de secours ou de gendarmes
ne s’approchent du site.
Bardou, une autre entreprise tar-
naise du BTP, à Cambounet-sur-le-
Sor, impliquée dans le chantier de
l’A69, a aussi été prise pour cible
par les opposants. Plusieurs se
sont « introduits par effraction sur
le site », a confirmé la préfecture,
« Il y a un
potentiel de
séquestration
énorme dans les
zones tropicales,
mais celui-ci ne
fonctionne plus »
JEAN-PIERRE WIGNERON
chercheur à l’Inrae
tion est le mot à la mode mais la dé-
gradation, dont on ne parle jamais,
est aussi extrêmement importante,
explique Erin Matson. Elle impli-
que une perte de carbone, une perte
de l’intégrité des écosystèmes et
une perte de la biodiversité fores-
tière. Selon ces indicateurs, la forêt
est en déclin dans de nombreuses
régions du monde. » Les dernières
données montrent que le nombre
d’espèces d’oiseaux, de mammifè-
res, de reptiles et d’amphibiens qui
vivent dans des habitats forestiers
a décliné de 79 % entre 1970 et
2018. En 2022, la perte de couvert
forestier a en revanche diminué
dans les zones dites « clés pour la
biodiversité », des sites identifiés
comme particulièrement impor-
tants.
Dans un autre rapport publié
lundi, le Fonds mondial pour la
nature (WWF) liste plusieurs ac-
tions prioritaires pour atteindre
les objectifs de la déclaration de
Glasgow. L’ONG appelle à rediri-
ger ou supprimer les subventions
néfastes, à mobiliser des flux fi-
nanciers publics et privés massifs,
à réformer les accords commer-
ciaux globaux qui incitent à la
conversion des terres et à renfor-
cer les droits des peuples autoch-
tones et des communautés loca-
les, qui jouent un rôle crucial pour
la préservation des écosystèmes.
« Ces solutions sont déjà en place,
mais de manière fragmentée et à
petite échelle, note Mary Gagen,
responsable forêts au sein de la
branche britannique du WWF.
Nous devons les intensifier de
toute urgence. » p
perrine mouterde
ajoutant qu’ils avaient « pris [le] vi-
gile à partie, dégradé le bâtiment et
arraché ses clôtures, avant d’être
repoussés par les forces de l’ordre ».
Le ministre délégué chargé des
transports, Clément Beaune, a
condamné sur X (ex-Twitter), des
« violences scandaleuses et inexcu-
sables ». « Beaucoup n’étaient là
que pour en découdre. En démocra-
tie, manifester est un droit, casser
est un délit », a-t-il ajouté.
Le directeur général de la société
Atosca, concessionnaire de la fu-
ture autoroute, Martial Gerlinger,
déplore « que cette manifestation
ait mené à des actions si violentes,
qui plus est à l’égard de partenaires
locaux qui emploient des centaines
de salariés dans le Tarn ». Par pré-
caution, Atosca et l’opérateur de
travaux publics, le groupe français
NGE, avaient évacué la plupart de
leurs engins de terrassement.
Si des incidents ont marqué
cette première journée de mobili-
sation, le cortège le plus impor-
tant, sur le parcours autorisé, s’est
déroulé dans une ambiance
joyeuse, avec fanfares et trac-
teurs. Dans le défilé, il y avait de
nombreux enfants. A 16 h 30, tous
les cortèges avaient regagné le
camp de base pour une soirée de
débats et de concerts. p
rémi barroux
et henri seckel
18 |
CULTURE
Itinéraire
à succès
d’un garçon
tourmenté
Le comédien-humoriste Panayotis
Pascot, 25 ans, est l’auteur
d’un livre d’autofiction devenu
le best-seller de la rentrée
RENCONTRE
P
anayotis Pascot a une
phrase toute simple,
quand on lui demande
de résumer son livre :
« C’est l’histoire d’un mec paumé
qui a essayé d’être honnête avec
lui-même. » Ni plus ni moins.
Cette histoire – la sienne – est de-
venue la révélation de la rentrée
littéraire. Huit semaines après
sa parution, La prochaine fois
que tu mordras la poussière
(Stock, « La Bleue », 240 pages,
19,50 euros) a atteint les
100 000 exemplaires vendus.
Un succès inédit pour un pre-
mier roman en forme d’autofic-
tion, écrit par un comédien-hu-
moriste. « Ça me dépasse, je n’ai
rien d’autre à faire que de me sen-
tir chanceux », dit calmement
l’écrivain en herbe.
Plus les séances de signature se
succèdent, plus le jeune homme
constate, étonné, que les « bulles
de lecteurs se multiplient ». Les fi-
les d’attente s’allongent de qua-
dras et de quinquas. Tout se passe
comme si, à la première « bulle »,
composée des jeunes de son âge,
des fans de son spectacle, étaient
venus s’ajouter leurs parents,
voire leurs grands-parents et les
lecteurs assidus de littérature
curieux de découvrir ce récit
introspectif, cette quête de soi qui
détrône Amélie Nothomb ou
Patrick Modiano au classement
des ventes de livres.
De la télévision à la scène,
de la scène à la littérature, tout est
fulgurant, dans la carrière de
Panayotis Pascot. A 17 ans, ce petit
dernier d’une famille de six en-
fants élevés à Bondoufle, dans
l’Essonne, est propulsé, par la
magie d’un casting, chroniqueur
loufoque aux micros-trottoirs
décalés dans « Le Petit Journal »
de Yann Barthès, sur Canal+, puis
dans « Quotidien » sur TMC.
A 20 ans, le voilà pour la première
fois sur scène, avec Presque,
un excellent stand-up en forme
de psychanalyse, d’une maturité
bluffante, aussi drôle que sincère,
qui remporte un large succès
à Paris comme en province.
A 25 ans, cet autodidacte publie
son premier livre et devient un
phénomène de librairie. « Je vais
faire ma crise de la quarantaine
à 28 ans ! », plaisante-t-il.
Pour ceux qui ont vu son spec-
tacle, le livre constitue une suite
logique, tant ce récit apporte les
clés aux questionnements que
Panayotis Pascot abordait sur
scène : son rapport difficile
au père, ses échecs amoureux,
sa mélancolie. Pour les autres,
La prochaine fois que tu mordras
la poussière se lit comme un récit
lucide, percutant, d’une rare fran-
chise, sur un passage à l’âge
adulte où tout se télescope : les
affres de la filiation, la dépression
et l’acceptation de son homo-
sexualité. Sans qu’il l’ait forcé-
ment calculé, ces deux œuvres se
répondent parce qu’elles suivent
son cheminement personnel.
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
« Il y a beaucoup
de choses dans
cet ouvrage
que j’aurais
difficilement
pu dire face
à un public »
PANAYOTIS PASCOT
« A l’époque où je passais à la
télé, je ne savais pas qui j’étais.
J’avais 17 ans, j’étais un peu paumé,
j’ai dû m’inventer une personnalité
faite de bric et de broc, se sou-
vient-il. Ça m’a poussé à être ma-
ture d’un point de vue profession-
nel, mais ça a retardé ma crise
d’ado. Je suis resté très immature
sur le plan émotionnel. » En 2017,
il choisit de démissionner de
« Quotidien » pour écrire un spec-
tacle. « J’avais besoin de poser des
mots sur une période de ma vie où
je ne comprenais pas grand-chose.
Pourquoi, par exemple, j’avais
peur d’embrasser une fille, alors
que je pensais être amoureux
d’elle. Je ne savais pas encore que
j’aimais les hommes. »
Questionner les « fondations »
Pour se raconter, il choisit alors
l’humour. « Par sécurité », comme
une carapace. Parce que « c’est une
manière de prendre de la distance
avec le réel, d’être celui qui observe, Panayotis Pascot, au Crazy Horse, à Paris, en 2022. ALEXANDRE ISARD/PASCO & CO
qui montre du doigt, qui bouscule
autour de lui, au lieu de remuer
à l’intérieur de soi. C’est souvent « Quand je n’arrivais pas à com- ser ». Il lui a fallu près de quatre « Si on prend un peu de recul, c’est
pour cacher quelque chose qu’on prendre certaines choses, que ans pour aboutir à cette autofic-
Le livre est comme un mec ou une fille qui
fait des blagues, pour se cacher du j’avais des boules d’émotion à l’in- tion. « J’avais le début – mon père un récit lucide, se lèverait à un dîner de famille,
monde, pour se protéger », résume térieur de moi, j’écrivais pour rapa- qui m’annonçait être malade –, raconterait une histoire qui fe-
ce fan de Florence Foresti. trier des sentiments cachés et mais pas la fin. Je fonctionne
percutant, d’une rait rire et amènerait tout le
Son metteur en scène, l’humo- mieux appréhender le monde dans de manière particulière : je peux rare franchise, monde sur une même énergie.
riste Fary, l’a aidé à « universali- lequel j’évoluais. C’était un peu une ne pas écrire pendant un mois, C’est ça qui me plaît. »
ser » son histoire personnelle et écriture de la survie, de l’urgence. » puis passer deux semaines à ne
sur un passage Comme à ses débuts, il retourne
à la mettre en forme. L’écriture Bien plus tard, il a été « influencé faire que ça. C’est très organique. à l’âge adulte où depuis quelque temps dans les
du livre, elle, a été « totalement et marqué » par les livres d’Annie Je vis des trucs, j’écris, puis je rature comedy clubs parisiens, pour tes-
différente ». « Sur scène, je suis Ernaux, d’Emmanuel Carrière et je réessaie. Il y a tellement de tex-
tout se télescope ter de nouveaux textes. « Je n’ai pas
en contrôle, la forme est vecteur et de Constance Debré. « Ils font tes que j’ai jetés… » de planning en tête, assure-t-il. J’ai
d’émotion autant que le fond. Avec de l’autofiction que je trouve spec- beaucoup travaillé, ces dernières
le livre, c’est la première fois que je taculaire, radicale, avec des partis Un deuxième spectacle frère, auteur de pièces de théâtre années. La vie m’a fait comprendre
laissais le fond se défendre tout pris époustouflants. C’est telle- Une amie lui a présenté l’éditrice (Paul Pascot), qui lui a appris qu’il fallait aussi prendre du temps
seul. Il y a beaucoup de choses ment fort, les gens qui assument Paloma Grossi, qui a porté un pre- à raconter des histoires. pour soi. J’essaie d’apprendre
dans cet ouvrage que j’aurais diffi- autant leur part d’ombre que de mier regard. Puis la scénariste et Depuis la parution, des lecteurs à m’ennuyer. » Le 15 janvier,
cilement pu dire face à un public. » lumière. » Alors il a mis sur le pa- productrice de télévision Béatrice lui confient leurs histoires. « Je il aurait dû jouer à guichets fermés
Dans les deux cas, Panayotis pier ses tourments, son intimité, Fournera l’a aidé et conseillé. « Pa- reçois beaucoup de courriers, bien son spectacle Presque à l’Opéra
Pascot revendique une « écriture sans autocomplaisance. « J’ai tou- nayotis a une voix singulière, une davantage que pour le spectacle. Garnier, à Paris. Mais son corps l’a
de la compréhension, une manière jours aimé créer des choses, j’ai un capacité à raconter des moments De jeunes, mais aussi de parents lâché. Tout a été annulé. « J’avais
de présenter sa vérité, avec des côté petit stagiaire, artisan. J’aime décisifs de la vie et à parvenir à une qui me racontent comment le livre fait 150 dates de tournée, soixante
traits grossis, d’autres amoindris ». prendre le temps d’essayer. » liberté d’être soi avec des mots sim- fait écho à leur vie. C’est très tou- jours de tournage, j’étais épuisé.
Du spectacle au livre, il n’a cessé Au départ, le livre « allait dans ples, une langue brute, défend chant. Parfois, je me dis : “Mais qui C’était une période très compli-
de questionner et d’ébranler ses tous les sens. Comme le spectacle ». Paloma Grossi. Son spectacle était suis-je pour recevoir des lettres, quée, la dépression est arrivée. »
« fondations » : « Qui suis-je, quel Il a beaucoup écrit la nuit, pen- déjà très écrit. Là, on assiste à la moi qui, plus jeune, écrivais Désormais, à chaque fois qu’il
est mon rapport à la filiation ? dant ses insomnies, quand naissance d’un écrivain. Mais l’am- des courriers d’admiration à Brian passe devant cet opéra parisien,
Je me suis pris dans la gueule une le « monde est éteint », qu’il n’y a pleur du succès est une surprise. » May, le guitariste des Queen, ou cela lui fait « comme un petit rap-
grosse dépression, la découverte « rien d’autre à faire que de pen- Ce livre était son « secret ». L’hu- à Jane Birkin ?” » pel : ne sois pas pressé, vis un peu ».
de ma sexualité, et l’annonce de moriste n’en a pas parlé autour Désormais, il veut continuer Il le peut d’autant plus qu’on
la maladie de mon père. C’est tout de lui. Mais, par correction, il a à raconter des histoires, mais le verra prochainement dans
ce que je traversais au moment où tenu à faire lire les premières se dit « de moins en moins impa- deux séries : De grâce, sur Arte,
j’écrivais. Et ça a donné ce livre. »
« Panayotis a une épreuves à ses proches et à sa fa- tient ». Il va « prendre le temps » au côté d’Olivier Gourmet, une
L’écriture est son exutoire de- voix singulière, mille. Personne ne lui a réclamé de créer un deuxième spectacle. plongée dans l’univers des doc-
puis longtemps. Fils d’une mère des modifications. Sa mère s’est Le premier, disponible sur Netflix, kers du Havre et du syndicalisme,
institutrice et d’un père ancien
avec des mots simplement inquiétée… des fau- il ne le rejouera pas. La page est et Enterrement de vie de garçon,
responsable politique local et simples, une tes d’orthographe. « J’ai la chance tournée. « J’aime écrire et être sur sur Canal+, avec, notamment,
auteur d’essais (Philippe Pascot), d’avoir des parents extraordi- scène. Je m’y sens à ma place. Fary. Pour l’heure, malgré le suc-
« Pana », comme l’appellent ses
langue brute » naires, compréhensifs de mon mé- Parfois, étrangement, je suis plus cès de son livre, il ne dort « tou-
amis, dit avoir, « depuis l’âge de PALOMA GROSSI tier un peu bizarre, où j’expose moi sur scène que dans la vie. » jours pas mieux ». p
10-12 ans », pris le réflexe d’écrire. éditrice mon intimité. » Et puis un grand Ce qu’il aime dans le stand-up ? sandrine blanchard
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023 culture | 19

Le romantisme
sulfureux de
Bandit Bandit
Le duo publie un premier album, « 11:11 », où
le rock est au service de chansons sensuelles

référence aux duos d’outlaws Bandit Bandit,

MUSIQUE sexy de films tels Bonnie and à Paris, le
lyon
Clyde, Tueurs nés ou Sailor et Lula. 15 novembre

L
e rock respire et inspire
encore. « La première fois
que j’ai eu une guitare élec-
trique entre les mains,
j’avais l’impression de tenir une
arme. J’avais 12 ans, mes parents
venaient de se séparer, j’étais mal
dans ma peau. Grâce à cet instru-
ment tout m’était permis », se sou-
vient, vingt ans plus tard, Hugo
Herleman, guitariste et auteur-
compositeur du duo Bandit Ban-
dit. « Les White Stripes m’ont flin-
guée, j’avais à peine 13 ans », dit sa
complice Maëva Nicolas, chanteu-
se-autrice-compositrice de 28 ans,
en replongeant dans les sensa-
tions que lui avaient procuré le
binôme formé par Jack et Meg
White. « Alors que mon adoles-
cence était très compliquée, cette
musique me permettait de me libé-
rer, d’exulter, de tester mes limites. »
Allumée au moment de cette ré-
bellion juvénile, leur vocation
pour la création rock a fusionné à
Montpellier, à la fin des années
2010, aimantée par des désirs
aussi musicaux que charnels. Ne
doivent-ils pas leur première ren-
contre à l’application Tinder ?
« Sur mon profil, j’avais écrit que
j’aurais pu être la fille cachée de
Courtney Love et de Kurt Cobain »,
s’amuse Maëva Nicolas à propos
de cette descendance imaginaire
avec le couple du grunge. « Forcé-
ment, je ne pouvais que “liker” »,
reconnaît Hugo Herleman.
Ce qui n’aurait pu être qu’une
rencontre éphémère s’est cristal-
lisé en un partenariat musical
nourri de romantisme sulfureux
– plus The Kills que The White
Stripes –, baptisé Bandit Bandit en
Une aura sombre qui irradie un
premier album, 11 : 11, sorti le
29 septembre, où la violence des
riffs se met au service de chan-
sons francophones capables de
séduction mélodique et de tour-
noiements sensuels.
Underground lyonnais
Entre deux dates d’une tournée
qui les mènera, le 28 novembre,
sur la scène parisienne de La Ma-
roquinerie, on retrouve les ex-
Montpelliérains à Lyon. Quatre
ans maintenant que le groupe,
augmenté sur disque et en con-
cert du bassiste Ari Moitier et du
batteur Anthony Avril, a démé-
nagé dans le quartier bohème des
pentes de la Croix-Rousse. Sveltes
et tatoués, les jeunes gens disent
savourer ici douceur de vivre pro-
vinciale et offre culturelle digne
d’une capitale.
En s’établissant entre Rhône et
Saône, la chanteuse et le guita-
riste se rapprochaient de leurs
amis de Last Train, groupe alsa-
cien dont l’un des musiciens,
Jean-Noël Scherrer, gérait aussi la
production de leurs concerts. « A
Lyon, on se retrouvait au cœur
d’un réseau rock qui nous permet-
tait de jouer en France et en Eu-
rope », explique Hugo Herleman,
en insistant sur la vitalité de la
scène nationale. « Depuis cinq-
six ans, on assiste à l’avènement
d’une scène rock française prolifi-
que et de haut niveau », renchérit
Maëva Nicolas, en citant des grou-
pes comme Ottis Cœur, Lysis-
trata, MNNQNS, Johnny Mafia…
Ayant grandi dans l’efferves-
cence de cet underground, parta-
2022. BOBBY ALLIN
geant avec lui une foi dans la vé-
rité du live, Bandit Bandit peut es-
pérer évoluer au-delà de cette ni-
che rock. Si leurs premiers EP creu-
saient le sillon d’une énergie mar-
quée par une force sonique très
années 1990 (de Nirvana aux
Queens of the Stone Age), ce pre-
mier album élargit le spectre de
leurs refrains francophones.
« Bandit est né de cette idée de ren-
contre entre ce raffut électrique et
les atouts mélodiques de la chan-
son française », dit le guitariste.
Un répertoire francophone plus
familier à Maëva qu’à Hugo, long-
temps guitariste du groupe anglo-
phone Kursed. « J’ai toujours aimé
la grosse chiale », confesse la
chanteuse, en rappelant le choc
de la découverte de Brel, à l’âge de
6 ans. Si elle a aiguisé sa rébellion
avec les distorsions, celle qui,
dans sa jeunesse près d’Arles, a
multiplié les concours de chant,
cultive sa mélancolie en s’abreu-
vant d’Aznavour, de Piaf, de Chris-
tophe ou de Françoise Hardy.
Fans de Noir Désir, c’est du côté
de Gainsbourg que le groupe aux
initiales BB puise un sex-appeal
jouant des mots, des clins d’œil
canailles et d’un psychédélisme
made in France. Mêlées aux gros-
ses guitares, mais aussi à des cir-
convolutions arabisantes ou
groovy marquées par David
Bowie, les Talking Heads ou St.
Vincent, ces références gainsbou-
riennes nourrissent des textes
souvent autobiographiques. Dès
leurs débuts, des titres comme
Maux, Fever, Nyctalope parlaient
de leur couple, Never Know les ad-
dictions dont Maëva a mis long-
temps à se débarrasser.
Les tensions érotiques chantées
dans 11:11 restent du vécu, tout
comme une prise de parole plus
féministe motivée, entre autres,
par les « lourderies » subies par la
chanteuse dans un milieu loin
d’être « déconstruit ». « Je pourrais
compter sur les doigts de mes
« On assiste
à l’avènement
d’une scène
rock française
de haut niveau »
MAËVA NICOLAS
chanteuse
mains et de mes pieds les réflexions
beaufs sur mon physique ou ma fa-
çon “d’envoyer du lourd pour une
femme” », s’attriste Maëva. C’est
Hugo qui a signé Pyromane, un
brûlot anti-harcèlement. « En
réaction à l’attitude d’un membre
de notre équipe », dit le guitariste.
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Parmi les tatouages de Maëva
Nicolas, l’un cite It Ain’t Me Babe,
chanson de rupture écrite par
Bob Dylan en 1964. Si beaucoup
de morceaux de Bandit Bandit
ont célébré leur passion, plu-
sieurs ont anticipé leur sépara-
tion, début 2023. « Cela n’a pas été
simple, il a fallu se réapprivoiser »,
reconnaît Hugo. Maëva ac-
quiesce : « Il fallait préserver un
groupe qui est notre bébé, mais
aussi notre relation. Même si nous
ne sommes plus en couple, j’ai
pour Hugo un amour qui, je pense,
ne changera jamais. » p
stéphane davet
11:11, de Bandit Bandit (Backdoor
records/Because Music).

ÉDITION
Avec son « Chapeau de paille d’Italie », 2023
Alain Françon fait rire jaune
A la Porte-Saint-Martin, à Paris, la pièce de Labiche est portée par une
distribution éblouissante, dans laquelle se distingue Vincent Dedienne

THÉÂTRE Chatterton a signé les partitions.

Elles perturbent le cours de dialo-
Ces signes ne trompent pas :
il y a quelque chose de pourri

D ans Un chapeau de paille

d’Italie, présenté au
gues secs, qui sont le carburant
de l’action. Cette intrusion d’un
au royaume du vaudeville et Alain
Françon, qui a pour habitude de

Léo
Théâtre de la Porte-Saint- groupe de rock dans une fable du prendre les mots au pied de la let-
Martin, à Paris, il y a l’histoire que XIXe siècle est un anachronisme tre, a su saisir de Labiche une vé-
raconte le texte d’Eugène Labiche réjouissant. Car si les costumes rité pas uniquement distrayante.

(1815-1888) et celle que fabrique
la mise en scène d’Alain Françon.
Soit deux récits qui cohabitent
comme deux faces d’une même
pièce. Côté pile, on assiste à la ca-
valcade effrénée de Fadinard, frin-
gant Parisien qui court à la recher-
che d’un chapeau au lieu de faire
ce qu’il est censé faire ce jour-là :
épouser sa promise, qui vient
d’arriver dans la capitale, flanquée
de sa noce familiale, depuis Cha-
rentonneau. Côté face, on se coule
dans un spectacle qui, sous cou-
vert d’adopter les codes du vaude-
ville (rapidité, absurdité, quipro-
quos, comique de situation), pro-
page un salutaire malaise.
Dans des décors de Jacques
Gabel, qui se dépouillent d’acte
en acte pour laisser place à une
nuit crépusculaire, Alain Françon
dirige en cadence vingt-deux in-
terprètes. Leurs gestes, leurs mi-
miques et leurs galopades relè-
vent d’une chorégraphie haut
de gamme. Dix-neuf acteurs sur
le plateau, trois musiciens dans les
corbeilles latérales : le groupe Feu !
sont d’époque, la portée de cette
mise en scène est, pour sa part,
contemporaine. Elle vient percu-
ter une société dont les tropismes,
surgis en filigrane, racontent
du monde une tendance actuelle
et fâcheuse à radicaliser les diffé-
rences plutôt que de les apaiser.
Représentation au cordeau
Ces différences d’origines socia-
les, géographiques, sexuelles
ou intellectuelles s’exposent et
s’affrontent dans Un chapeau de
paille d’Italie. Elles se rappellent
à nous grâce à Fadinard, qui, loin
d’être le trait d’union attendu, at-
tise les motifs de division. Il suffit
de tendre l’oreille pour entendre
la dureté méprisante du héros
avec ses subalternes lorsqu’il me-
nace de les battre (voire de les
tuer) pour peu qu’ils le contra-
rient. Il suffit de l’observer lors-
que, enfin marié, il délaisse son
épouse et dévore d’un œil concu-
piscent la femme pour qui il s’est
échiné à chercher un chapeau
toute la sainte journée.
Ferré
L’auteur n’excelle dans la légèreté
que pour mieux traduire l’an-
goisse de l’homme et de la femme,
l’individu et le groupe, le citadin et
le campagnard, le riche et le pau- L’indigné
vre, etc. Le spectacle lui emboîte le
pas. Ce qui fait qu’on rit, oui, mais
jaune face à une représentation
dirigée au cordeau.
Le jeu de la troupe est un modèle Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…
de netteté, où chaque comédien
est un repère. Vincent Dedienne,
impérial dans le rôle de Fadinard.
Suzanne de Baecque, éblouis-
sante dans celui de la fiancée.
Anne Benoît, qui abdique toute Trente ans après sa disparition, Léo Ferré n’est
féminité pour se transformer en toujours pas une idole, mais un révolté
Nonencourt, le beau-père, pépi- permanent, qui, avec style, a toujours excellé
niériste charentonnais dont le
dans l’art de l’esquisse. Une rue. Une fille. Un
leitmotiv – « Mon gendre ! Tout est
rompu ! » – est un appel au secours
perdu dans le néant. p
LÉO FERRÉ taxi en maraude. Et c’est déjà une chanson qui
tangue. Le Monde vous propose de prendre les
joëlle gayot
Un hors-série du « Monde » mêmes chemins de traverse que ce grand
monsieur de la chanson française, avec un
124 pages - 10,50 €
Un chapeau de paille d’Italie,
Chez votre marchand de journaux portait, un grand entretien, des hommages, des
d’Eugène Labiche,
mise en scène d’Alain Françon. et sur lemonde.fr/boutique débats et un lexique.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin,
Paris 10e. Jusqu’au 31 décembre.
20 | culture
A Paris, l’immigration asiatique au-delà des clichés
Le Palais de la Porte-Dorée retrace l’évolution de la représentation, en France, des ressortissants d’Asie
EXPOSITION
B
ien que sa représenta-
tion soit évaluée à 6 %
des immigrés en France,
la population asiatique
n’est qu’à peine évoquée dans
le parcours permanent présenté
au Musée national de l’histoire de
l’immigration depuis sa réouver-
ture en juin, après d’importants
travaux de rénovation. Une fai-
blesse compensée grâce à la nou-
velle exposition intitulée « Immi-
grations Est et Sud-Est asiatiques
depuis 1860 », présentée au rez-
de-chaussée du Palais de la Porte-
Dorée à Paris, qui abrite le musée.
A l’aide de photos, de docu-
ments d’archives, de cartes, de
témoignages écrits et filmés,
d’œuvres et d’objets – dont une
partie réunie grâce à un appel
lancé auprès de particuliers
et d’associations –, les deux com-
missaires, Simeng Wang, sociolo-
gue, et Emilie Gandon, responsa-
ble de la collection « Histoire du
musée », remettent en lumière
d’un point de vue historique, so-
cial, culturel et politique les tra-
jectoires des populations arrivées
en France du Japon, de la Chine,
du Vietnam, de la Corée, du Cam-
bodge, de la Thaïlande et des Phi-
lippines. « Un périmètre choisi en
raison de l’influence, notamment
culturelle, de la Chine ancienne sur
toute cette région, des flux migra-
toires interrégionaux entre ces dif-
férents pays et, enfin, du processus
de racialisation relativement simi-
laire vécu en France par les person-
nes en provenance ce cette partie
de l’Asie », explique Simeng Wang.
C’est d’ailleurs ce dernier point,
et les stéréotypes dont sont victi-
mes de manière globale ces po-
pulations, qui a déclenché le dé-
sir de monter cette exposition,
révèle Constance Rivière, direc-
trice générale du Palais de la
Porte-Dorée. « En 2020, l’arrivée
du Covid-19 en provenance de
Chine a exacerbé les attitudes dis-
criminatoires vis-à-vis de la com-
munauté asiatique, un racisme
qui ne disait pas son nom », dit-
elle. Agressions verbales, mena-
ces… de nombreux témoignages
ont alors rapporté un climat
d’hostilité envers des ressortis-
sants de pays d’Asie, Le Courrier
picard allant même jusqu’à titrer
en « une » « L’alerte jaune ».
Dix artistes chinois face à l’art occidental
Les œuvres de plasticiens immigrés en France sont réunies au Palais de la Porte-Dorée, à Paris
EXPOSITION
J’ ai une famille » réunit dix
artistes de naissance chi-
noise travaillant en France :
deux femmes et huit hom-
mes. Deux sont aujourd’hui
morts : Chen Zhen, en 2000 d’une
maladie qu’il savait incurable, et
Huang Yong Ping, victime d’un ac-
cident en 2019. La plupart sont nés
dans les années 1950 et ont quitté
leur pays dans les années 1980,
avant ou après le massacre de la
place Tiananmen en 1989, à l’ex-
ception d’An Xiaotong, née
en 1971 et arrivée en 2002. Ils sont
venus en France achever des étu-
des d’art (Yan Pei-Ming à Dijon,
Jiang Dahai à Paris), ou parce qu’ils
étaient invités à participer à une
exposition (Huang Yong Ping,
Yang Jiechang), ou pour trouver
plus de liberté (Chen Zhen, Ru Xiao
Fan, Du Zhenjun), soit encore pour
des raisons familiales – Shen Yuan,
qui était la compagne de Huang
Yong Ping, An Xiaotong, qui est
celle de Wang Du, lequel était venu
lui-même rejoindre sa première
épouse française.
Rejoignaient alors aussi la
France plusieurs des membres
du mouvement des étoiles, le
Série « Les Sans-Papiers en France » (Paris, 1998), de Diane Grimonet. DIANE GRIMONET/EPPPD-MNHI
Le parcours,
chronologique,
débute en 1860,
avec l’essor
de l’impérialisme
français en
Extrême-Orient
L’exposition se déroule de ma-
nière chronologique en débutant
par la décennie 1860 et l’essor de
l’impérialisme français en Extrê-
me-Orient sous le Second Empire.
Une période qui voit défiler, à Pa-
ris, nombre d’officiels et de diplo-
mates mandatés pour renégocier
(vainement) les termes de la tu-
telle française. On découvre leurs
portraits sur une série de photos
noir et blanc, curieusement réali-
sée au Muséum d’histoire natu-
relle, où ils posent dans leurs
somptueuses tenues. Dans leur
premier groupe à avoir osé,
en 1979, à Pékin, présenter en pu-
blic des peintures, des gravures et
des sculptures délivrées des nor-
mes du réalisme socialiste et de
celles de la tradition ancienne.
Cette audace leur valut une
grande notoriété et des années de
surveillance du régime.
Récit biographique
Ainsi, du point de vue de l’his-
toire politique, s’attendait-on à
retrouver dans les salles Wang
Keping, qui put venir en France
en 1984, et Ma Desheng, qui y est
arrivé en 1986. Ils ne sont pas là
cependant, et n’y sont pas non
plus des artistes plus jeunes et in-
téressants, Mengzhi Zheng par
exemple, qui vit en France depuis
2000. L’exposition est donc
loin d’être exhaustive. Les choix
de ses commissaires invités,
Evelyne Jouanno et Hou Hanru,
semblent avoir été déterminés
par le critère « familial » induit
dans le titre : témoigner des con-
nivences et des relations existant
ou ayant existé entre cette di-
zaine d’artistes qui, pour cer-
tains, s’étaient rencontrés avant
leur départ et ont donc reconsti-
tué des réseaux d’aide et d’amitié
sillage arrive une première vague
de migrants, essentiellement des
travailleurs destinés à remplacer
la main-d’œuvre servile dans les
plantations coloniales.
Si l’on sait le tribut payé par
les tirailleurs sénégalais enrôlés
auprès des Français dans les
conflits de 1914-1918 et de 1939-
1945, qui connaît le rôle joué par
les populations des colonies fran-
çaises d’Extrême-Orient et de
Chine appelés à participer à l’ef-
fort de guerre, à l’arrière du front,
remplaçant les soldats dans les
usines, les ateliers et les chan-
tiers ? Plusieurs milliers s’instal-
lèrent par la suite de manière pé-
renne sur le territoire, travaillant
comme ouvriers, commerçants
ou artisans, bientôt rejoints
par leurs familles. Une toile
d’Othon Friesz, titrée Annamites
dans un camp d’aviation à Pau
(1917), montre des hommes,
pieds nus et longue natte dans
le dos, occupés à manœuvrer des
avions à hélices.
dans un pays dont ils ne parlaient
pas la langue à leur arrivée.
Le point de vue est celui du récit
biographique et de la sociologie
plus que celui des formes et des si-
gnifications artistiques. Celles-ci
sont très diverses, et les œuvres
réunies, hétéroclites. Il y a là de la
peinture abstraite et de la figura-
tive, de la sculpture, des créations
numériques, des installations
et des variations sur l’écriture.
C’est par l’une de celles-ci que
commence le parcours, Shen
Yuan ayant écrit avec des dizaines
de chaussures féminines de di-
vers types la phrase « Elles sont
parties pourtant elles n’ont nulle
part où aller », qui renvoie à la mi-
gration et à l’exil : elle fait office
de devise à l’exposition.
Etant donné la diversité de
celle-ci, il serait artificiel de pré-
tendre y distinguer des points
communs à une majorité d’artis-
tes. Quelques-uns font, directe-
ment ou indirectement, réfé-
rence à la civilisation chinoise,
Yang Jiechang parce que son
usage de la couleur noire – encre
ou acrylique sur papier – fait
référence à la calligraphie, et Ru
Xiao Fan parce que son installa-
tion de sculptures de moines en
Parallèlement à cet afflux
de main-d’œuvre, la population
de lycéens et d’étudiants venus
d’Asie s’accroît. En témoigne le re-
gistre de l’Institut franco-chinois
de Lyon, où figurent, de 1921 à 1953,
les photos d’identité des élèves,
garçons et filles. La France attire
aussi des artistes et des militants
politiques, qui poursuivent sur le
sol français leur combat, comme
le montre une étonnante photo,
prise à Sorgues (Vaucluse) en 1946,
de jeunes hommes en costume-
cravate encadrant un panneau
« Le Vietnam sans la Cochinchine,
c’est la France sans la Provence ».
Cambodgiens, Laotiens…
Les mouvements de population
s’accélèrent pendant la décoloni-
sation et l’indépendance du Viet-
nam, du Laos et du Cambodge.
La fin de la guerre du Vietnam
et l’avènement de régimes com-
munistes suscitent de nouveaux
importants déplacements : envi-
ron 3 millions de personnes fuient
porcelaine et de bols de cuisson
de l’époque Song actualise des
techniques et une iconographie
anciennes.
Mais le même expose une
grande toile qui métamorphose
Les Ménines (1656), chef-d’œuvre
de Vélasquez, pendant que Yan
Pei-Ming se saisit de La Joconde
(1503), de Vinci, Wang Du de
La Porte de l’Enfer (vers 1890), de
Rodin, et Du Zhenjun de La Tour
de Babel (vers 1563), de Brueghel
l’Ancien : rencontres remarqua-
bles à travers l’espace et le temps.
Aussi remarquables sont les
références à l’art contemporain
occidental et leurs réinterpréta-
tions. Chen Zen, Huang Yong Ping
et Wang Du attirent l’idée du-
champienne du ready-made et la
pratique de l’installation du côté
de l’allégorie politique, critique ou
satirique, pour commenter l’état
du monde, sans illusions. Il y
aurait eu là matière à plusieurs ex-
positions, plus construites et donc
plus riche d’enseignements. p
philippe dagen
J’ai une famille, Palais
de la Porte-Dorée, Paris 12e.
Jusqu’au 18 février 2024.
Palais-portedoree.fr
la péninsule indochinoise entre
1975 et 1995. La France accueillera
130 000 de ces réfugiés.
La famille Ly-Cuong est photo-
graphiée à son départ de Saïgon,
en 1960, sur le paquebot Laos,
en robe et chemisette, et à son
arrivée à Marseille, un mois plus
tard, tous emmitouflés dans de
chauds manteaux. Sans relais
dans l’Hexagone, ils sont transfé-
rés dans des centres d’accueil,
en région, tel celui de Cognin-les-
Gorges (Isère), dans les contre-
forts du Vercors, ancien pension-
nat religieux qui accueillera
2 750 Cambodgiens, Laotiens et
Vietnamiens, et dont on peut
consulter le registre où ont été
collées des photos des arrivants,
serrés les uns contre les autres.
Consacrées à la période contem-
poraine, les dernières salles illus-
trent des faits plus connus, une
concentration dans les grandes
villes, des descendants de plus
en plus diplômés, qui accèdent
à la représentation politique,
HORS-SÉRIE
LA MORT EN FACE
Comment légiférer sur la in de vie
LA MORT EN FACE
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0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
« L’arrivée
du Covid-19 en
provenance de
Chine a exacerbé
les attitudes
discriminatoires »
CONSTANCE RIVIÈRE
directrice générale
du Palais de la Porte-Dorée
s’expriment sur la scène artisti-
que. Le choix a toutefois été fait
de passer sous silence certains
aspects liés à la communauté
asiatique : les réseaux mafieux, la
prostitution dans les salons de
massage, etc. « Ces thèmes sont
déjà largement traités par les mé-
dias. Notre mission est d’apporter
au public des connaissances », jus-
tifie Simeng Wang.
A la fin du parcours, un espace
est consacré aux stéréotypes
et discriminations subis par une
population qui, parce qu’elle
occupe rarement les faits divers,
est encore souvent présentée
comme « minorité modèle »,
« disciplinée », « laborieuse »,
« discrète », sous entendu exploi-
table à merci.
Longtemps silencieuses, les
communautés asiatiques, sur-
tout chinoises, ont pris la parole
à partir des années 2010 comme
le rappelle une photo de jeunes
manifestants à Paris le 4 septem-
bre 2016 vêtus de tee-shirts mar-
qués « Sécurité pour tous » après le
meurtre à Aubervilliers (Seine-
Saint-Denis) du couturier Zhang
Chaolin. Dans une vidéo d’Hélène
Lam Trong intitulée #asiatiques-
defrance, des personnalités (co-
médiens, footballeur, artiste…) et
des « non connus » occupant les
professions de médecin, facteur,
vétérinaire ou boulanger, en-
voient valser, avec humour, les
idées reçues les concernant.
Avant de terminer sur cette décla-
ration : « Je suis français. » p
sylvie kerviel
« Immigrations Est et Sud-Est
asiatiques depuis 1860 ».
Musée national de l’histoire
de l’immigration,
Palais de la Porte-Dorée, Paris 12e.
Jusqu’au 18 février 2024.
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
L’Institut du monde arabe se lance dans le podcast
Focus sur la première série documentaire de l’IMA, autour du terme « bled » et de ce qu’il charrie
IMARABE.ORG
À LA DEMANDE
SÉRIE DOCUMENTAIRE
L’
Institut du monde
arabe (IMA) a lancé,
vendredi 20 octobre,
une offre de podcasts
particulièrement riche. L’ambi-
tion ? « Elargir l’accès aux mondes
de la pensée et de la création des
mondes arabes », selon Mathieu
Gousse, responsable rencontres,
éditions et désormais podcasts de
l’institut culturel parisien.
Pour cet ancien éditeur de l’Ins-
titut français d’archéologie orien-
tale basé au Caire, il s’agit tout à la
fois de prolonger à l’IMA son ex-
périence en rendant conférences
et rencontres audibles (elles se-
ront éditorialisées et traduites,
donc écoutables, en arabe) et de
produire soit à l’IMA (doté de son
propre studio), soit depuis les
pays du monde arabe des pod-
casts autour notamment de la
philosophie, de l’histoire de l’art,
de la musique, mais aussi des sé-
ries documentaires.
Synonyme d’au revoir et d’exil
Pour leur première série, « Un bled
à soi », Mathieu Gousse et sa colla-
boratrice Zoubida Debbagh se
sont appuyés sur le savoir-faire
d’Alexandre Plank, cofondateur de
l’association Making Waves, et en
ont confié la réalisation à Fabienne
Au royaume des glaces, le documentaire animalier se réinvente avec bonheur
Du mont Kenya au désert sud-américain d’Atacama, ce film part à la découverte d’écosystèmes glacés en des lieux inattendus
FRANCE 2
MARDI 24 – 21 H 10
DOCUMENTAIRE
L orsque l’on pense à un dé-
sert de glace, on visualise
aisément la calotte arcti-
que, les ours polaires ou les vastes
étendues du continent antarcti-
que, avec son lot de manchots
empereurs et d’orques, prédatri-
ces intelligentes et affamées. On
imagine moins… des flamants ro-
ses, les plumes lestées de givre,
pris au piège d’un lac gelé à
4 000 mètres d’altitude dans les
GRILLE N° 23 - 247
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V Spectacle à Tokyo. IX. Personnel. A
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 246
HORIZONTALEMENT I. Frétillement. II. Retapai. Ouïe. III. Ive. VTT. Qn.
IV. Pénombre. Oud. V. Ordre. Erodai. VI. Ui. Seps. Me. VII. Ifs. Saquerai.
VIII. Lita. Nuit. It. IX. Léonine. Tôle. X. Espaces-temps.
VERTICALEMENT 1. Fripouille. 2. Revériiés. 3. Etend. Stop. 4. Ta. Ors.
Ana. 5. Ipomées. IC. 6. La. Panne. 7. Livresques. 8. Ter. Ui. 9. Mot.
Omette. 10. Eu. Oder. Om. 11. Niqua. Ailp (plia). 12. Tendinites.
La façade de l’IMA, conçue par Jean Nouvel, à Paris. CHRISTOPHE LEHÉNAFF/PHOTONONSTOP/ADAGP
Laumonier et Mehdi Ahoudig.
L’une à Bobigny, l’autre à Marseille,
ils ont fait parler des femmes et
des hommes de toutes les généra-
tions, leur demandant ce que ce
mot « bled » – qui signifie « pays »
en arabe et a pris la signification,
clairement péjorative, de « trou »,
selon Le Robert – leur évoquait.
C’est émouvant de les entendre
tour à tour évoquer leur histoire.
Andes, en Amérique du Sud ; ou
encore une mère caméléon cas-
qué, paralysée par la gelée du ma-
tin au sommet du mont Kenya
(5 199 mètres), en Afrique.
Ce sont deux des séquences
étonnantes à découvrir dans le
film qui introduit la soirée que
France 2 consacre aux documen-
taires animaliers, et renouvelle le
genre avec bonheur.
Nature cruelle
Ainsi, à l’évocation d’un film ani-
malier, on s’attend aux images
attendrissantes d’un panda
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
Une histoire qui se tapit dans ce
mot synonyme d’au revoir et
d’exil. Un mot qui porte et amène
la confusion (épisode 3). « Le bled,
c’est ici, en Seine-Saint-Denis, si je
suis honnête, dit l’un. Et quand je
vais là-bas, je me la pète, si je suis
honnête. On est tout le temps im-
migré – ici, là-bas. » Un autre : « Le
bled, c’est jamais là où tu es. C’est
dur à vivre, en vrai. » Pour cette
géant, craquant, mâchouillant du
bambou. Elles figurent bien ici,
comme celles magnifiques et
drôles d’un chat de Pallas chas-
sant le campagnol dans le désert
de Gobi recouvert de neige. Mais
elles s’accompagnent aussi de
scènes qui rappellent que la na-
ture est cruelle. A commencer par
la première confrontation filmée
entre une meute d’orques et un
léopard des mers. Plus tard, la lo-
gique de la chaîne alimentaire in-
versera les rôles, un banc de léo-
pards attaquant de jeunes man-
chots. Au commentaire, Lambert
HORIZONTALEMENT
I. A cause d’elle, il y a méprise.
II. Constantin y convoqua un premier
concile. Humaine mais pas trop sou-
vent. III. Justes et appropriées. Très
bon conducteur. IV. Sur le tard. Bas
de gamme. Introduit les qualités.
Essence asiatique, cordes arabes.
V. Pompa à la source. Facilitent le
transport. VI. Firent de nombreux
et trop longs commentaires.
VII. A lire avant de commencer. Colo-
rai délicatement. VIII. Fait familière-
ment et à l’envers. Conjonction.
l’entrée de la cave. Entre Maurienne
et Tarentaise. X. Exécuteraient.
Passent et pèsent.
VERTICALEMENT
1. Trop souvent absent. 2. A éviter
si vous transportez des œufs. 3. Beau
coup sur le court. Josip Broz.
4. Rabaissa le niveau de compétences
du poste. 5. Impose. Accord d’en bas.
Propos de déiance. 6. A déjà un bon
bout de chemin derrière elle. 7. Dans
l’impossibilité de se déplacer. Sup-
port de quille. 8. Arranger en réseaux.
Ouvre le store. 9. Point de jonction
sur la monture. Détruit lentement.
10. Négation. Te lances. Porteur
de rayons sur le Nil. 11. Pas très malin
mais enfantin. Friandise d’hier.
12. Savoir, culture et autres connais-
sances approfondis.
femme, impossible en revanche
de penser « bled » quand elle évo-
que la ville de Fès, au Maroc :
« Cest une grande ville impériale,
une capitale culturelle, c’est pas un
bled. Quand je parle de bled
aujourd’hui, je parle de mon bled
natal, en Franche-Comté. »
Il y a parfois les désillusions
quand le bled a été élevé au rang de
fantasme. Ainsi de cette femme
Wilson accentue la dramaturgie.
Le comédien sait aussi manier
l’humour pour décrire un com-
bat entre deux pétrels mâles,
« qui se battent à coups de vomi ».
Mais, dès que la température
frôle les moins 20 degrés, « seule
la solidarité fait la différence » :
seul, le macaque meurt ; enlacés à
deux, ils survivent.
Les paysages eux-mêmes sur-
prennent, lors notamment du
survol du mont Erebus, en Antarc-
tique, un des sept volcans de la
planète à abriter un lac de lave per-
manent. Les dernières minutes du
SUDOKU
N°23-247
9 2
7 5 2 1
3 2 8 7
3 1
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N° 99
NOVEMBRE
2023
MONGOLS
UN RÊVE UNIVERSEL
INFIRMIÈRES
En première ligne
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télévision | 21
qui, à 26 ans, et alors qu’elle s’était
enfin décidée à y aller voir, ose
dire : « C’était chargé, ce voyage. Pas
lumineux. Et j’ai compris pourquoi
ma mère avait voulu partir. » Der-
nier épisode, beaucoup diront :
« Le bled, c’est le pays des ancêtres.
C’est là où tes morts sont enterrés. »
« Un bled à soi » donne à enten-
dre des récits singuliers qui ra-
content aussi une histoire collec-
tive : celle, encore largement à vif,
de la colonisation. En choisissant
de ne nommer personne – les pa-
roles s’enchaînent, se croisent, se
font écho et se complètent –, c’est
un chœur de « blédards » que
Fabienne Laumonier et Mehdi
Ahoudig ont fini par former
autour de la musique du chan-
teur et compositeur Bachar Mar-
Khalifé et de quelques composi-
tions de Samuel Hirsch.
Ce dernier en a également réa-
lisé le mixage dans son studio de
création sonore, Gong, où furent
notamment mixés le merveilleux
podcast « Cornebidouille », pour
les enfants (coréalisé par Sabine
Zovighian), et « A la trace », dans
lequel Léa Veinstein revenait sur
l’histoire d’œuvres spoliées pen-
dant la période nazie. p
émilie grangeray
« Un bled à soi », de Fabienne
Laumonier et Mehdi Ahoudig.
À retrouver sur toutes les plates-
formes d’écoute habituelles.
film abordent les dangers du ré-
chauffement climatique, tant
pour les animaux que pour les
hommes. Le thème est développé
dans le deuxième film, Un monde
en bouleversement, diffusé à
22 h 40. Il suit le travail de scienti-
fiques aux pôles et dans les zones
glaciaires, avec plus ou moins de
réussite. S’ils parviennent à pucer
un jeune phoque dans la baie du
Saint-Laurent, au Canada, ils se
sentent impuissants – et les télé-
spectateurs aussi – face aux cen-
taines de jeunes manchots de
terre Adélie qui meurent de froid
7 9 6 5 8 4 2 3
3 4 1 7 6 2 8 9
5 8 2 3 9 1 6 4
9 6 7 8 1 5 4 2
8 3 5 4 2 6 1 7
6 1 1 2 4 9 7 3 5 8
6 5 8 2 3 7 9 1
4 2 1 3 6 4 9 7 5 8
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NOTRE
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M AR D I 24 O CTO BR E
Arte.tv
Citizen Facts. Du discours
antivax au conspirationnisme
A la demande Premier épisode de
cette websérie de cinq enquêtes sur
les méandres de la désinformation,
menées par Aude Favre. Comment
le discours antivax et ses dérives ont
été boostés par la pandémie
de Covid-19.
NRJ 12
Premier contact
21.10 Adapté d’une nouvelle de
science-fiction, le film de Denis
Villeneuve (2016) met au défi une
linguiste d’entrer en communication
avec des extraterrestres.
France 4
Magic Mozart… Concert
spectaculaire !
21.10 L’Insula Orchestra de Laurence
Equilbey propose un voyage féerique
autour des plus beaux airs de
Mozart, de La Flûte enchantée à
Don Giovanni. Mise en scène par
la Compagnie DCA du chorégraphe
Philippe Decouflé.
Ciné+ Frisson
The Social Network
22.30 Avec cette plongée dans
les eaux troubles de Facebook,
le cinéaste David Fincher (Seven)
transforme l’ascension fulgurante
de Mark Zuckerberg en subtil jeu
de massacre.
sous leurs yeux, leur duvet, fait
pour les protéger du froid, n’étant
pas étanche à la pluie.
« Tous ces processus sont réversi-
bles, affirme Sridhar Anandakrish-
nan, chercheur à l’université de
Pennsylvanie. Mais il va falloir
changer nos sociétés en profon-
deur. Ce ne sera pas facile, mais
c’est faisable. » p
catherine pacary
Royaumes de glace.
L’Antarctique et les hauts
sommets, d’Elizabeth White et
Sacha Thorpe (Fr., 2022, 90 min)
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
1
5 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
7 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
3 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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9
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6
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4
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
22 | styles
Mathieu Lehanneur, designer
à la forme olympique
DESIGN
L
onger un terrain de foot et
de petits immeubles rési-
dentiels à Ivry-sur-Seine,
dans le Val-de-Marne, se
poster devant un élégant bâtiment
de briques rouges, ceinturé d’une
longue grille noire. Ici se nichait
en 1900 l’un des premiers transfor-
mateurs électriques de la ville. C’est
aujourd’hui l’atelier de Mathieu Le-
hanneur, le designer de la torche
des Jeux olympiques et paralympi-
ques de Paris 2024.
Il a baptisé ce nouveau lieu La Fac-
tory, inspiration warholienne et si-
gne d’un virage dans sa carrière.
« Fini les présentations en galeries
d’art et les collaborations industriel-
les, je veux créer ma marque : c’est ici
la concrétisation d’un mouvement
impulsé il y a trois ou quatre ans »,
précise le créateur de 49 ans qui, il y
a près de dix ans, était nommé à la
tête du centre de recherche design
de Huawei, le géant chinois des
technologies grand public. Son am-
bition désormais s’inscrit, non
sans humour, sur les caisses d’ob-
jets précieux, disposées ici ou là,
prêtes à partir outre-Atlantique ou
en Asie avec la mention tampon-
née en noir sur le bois : « Mathieu
Lehanneur, depuis 1974 » (son an-
née de naissance).
Dans ce bâtiment industriel de
800 mètres carrés, comme un îlot
dans la ville, une quinzaine de per-
sonnes dessinent en 3D, dévelop-
pent, assemblent et vendent les
pièces en série limitée du designer.
Canapé Familyscape autorisant
plusieurs postures, tables ou com-
modes à la « gravité inversée », avec
leurs plateaux de marbre posés sur
d’épaisses bulles de verre, chaînes
de lumière tombant du plafond,
soufflées en verre borosilicate – ce-
lui utilisé en laboratoire pharma-
ceutique –, ou encore suspensions
à base d’iris scanné en 3D puis réa-
lisé en céramique, version XXL,
dans un atelier de Bordeaux. Ma-
thieu Lehanneur avec son univers à
DANS L’ATELIER DE...
Le créateur
de la torche des
Jeux olympiques
de Paris 2024,
sacré designer
de l’année par
Maison & Objet,
reçoit dans sa
Factory, dans
le Val-de-Marne.
Un nouvel atelier
mêlant bureau,
matériauthèque
et showroom
la fois scientifique et bénéfique,
made in France pour l’essentiel,
fascine les collectionneurs. Au
point d’avoir franchi un palier.
« Avant nous fonctionnions
comme une agence de design située
au cœur de Paris. Ici, les camions
peuvent livrer les composants et re-
partir avec les œuvres finies dont
nous avons contrôlé la qualité ; j’ai
enfin l’œil sur toutes les étapes de la
fabrication », souligne le maître des
lieux. Soit, au rez-de-chaussée, un
espace d’accueil et d’exposition, et
au fond, un lieu de stockage et
d’emballage. A l’étage, un
showroom, une matériauthèque,
des bureaux de design : comme un
rêve de gosse pour ce Rochefortais
élevé en banlieue parisienne, der-
nier fils de sept enfants.
D’ailleurs, voici la caverne d’Ali
Baba dans laquelle Mathieu Lehan-
neur, tout de blanc vêtu sous un
élégant cardigan gris chiné, vous
entraîne illico : rayonnages de
verre soufflé de Bohème, de mar-
bre vert du Connemara, de compo-
sants électriques… Ici, tout un mur
avec les boîtes de la collection « Py-
ramide des âges », de petites
constructions en aluminium qui
gardent la trace démographique de
150 pays, basée sur les statistiques
des Nations unies en 2021. « Je ne
me suis pas posé la question de sa-
voir s’il y avait un client, un marché.
Les pyramides montrent toutes les
personnes vivantes dans chaque
pays en même temps que vous, avec
la trace des baby-booms, des guer-
res, des épidémies. C’est assez émou-
vant et vous renvoie, aussi, à votre
propre finitude. »
Là, posés au sol, trois luminaires
monumentaux en acrylique rose,
verre soufflé et laiton brossé, con-
çus en 2016 pour le Café Mollien,
situé dans l’aile Denon du Musée
du Louvre, à Paris. « Ce sont de bel-
les bêtes, non ?, lâche Mathieu
Lehanneur avec la fierté du géni-
teur. J’ai bataillé cet été pour les ra-
cheter aux enchères l’une après
l’autre, car je les aime et il est im-
portant aussi que je constitue la
mémoire de mon travail. »
C’est ce que lui martèle l’énergi-
que Brésilienne Isabela Renno
Braga, directrice générale de la
marque et son associée depuis
treize ans. « Je suis son “Isabela
Bergé”. Il est mon “Mathieu Saint
Laurent”, s’amuse-t-elle, faisant al-
lusion au tandem fructueux dans
le domaine de la mode de Pierre
Bergé et Yves Saint Laurent. Je
pousse Mathieu Lehanneur à
conserver ses créations anciennes
ainsi que ses dessins, qu’il jette aus-
sitôt l’objet fini. »
Les voilà d’ailleurs, ces esquisses,
entassées dans un coin de son bu-
reau : des calques qu’il empile les
uns sur les autres, gommant ou
corrigeant un détail une feuille
après l’autre, jusqu’à obtenir le cro-
quis parfait de l’objet qu’il a en tête.
Toute une pile vouée à être détruite,
qu’Isabela Renno Braga subtilise en
douce. Des traces de son passé, Ma-
Mathieu Lehanneur
dans l’espace
d’exposition
de La Factory,
à Ivry-sur-Seine
(Val-de-Marne),
le 9 octobre.
TIPHAINE CARO
POUR « LE MONDE »
thieu Lehanneur en a d’autres dans
ce bureau, tel ce hublot lumineux
accroché au mur, Demain est un
autre jour, diffusant le ciel du len-
demain, branché sur les stations
météo du monde, pour donner un
peu de réconfort aux malades en
fin de vie. Cet écran avait vu le jour
en 2011 pour l’unité de soins pallia-
tifs du groupe hospitalier Diaco-
nesses – Croix-Saint-Simon, à Paris.
Sa posture à l’époque était avant-
gardiste. Le jeune designer s’était
fait repérer dès son projet de di-
plôme à l’Ecole nationale supé-
rieure de création industrielle,
en 2001, autour d’un design théra-
peutique. « Comme beaucoup d’étu-
diants, je jouais les cobayes pour l’in-
dustrie pharmaceutique et j’ai dé-
couvert que l’efficacité d’un traite-
ment est liée pour grande partie à la
bonne dose prise au bon moment »,
se remémore-t-il.
Exposé au MoMA, à New York
La collection complète des disposi-
tifs ludiques qu’il dessine alors
(dont un collier de « médicaments
au centimètre » permettant de dis-
tribuer la juste quantité et d’impli-
quer le patient dans son traite-
ment) est entrée dans les collec-
tions du MoMA, à New York.
En 2007, quand peu de gens se pré-
occupaient de la pollution de l’air
intérieur, ce fils d’ingénieur place
encore la science et la technologie
au cœur de sa création, en mettant
Avec son univers
à la fois
scientifique
et bénéfique,
made in France
pour l’essentiel,
le designer
fascine les
collectionneurs
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023
au point la colonne de plantes dé-
polluantes Andrea, basée sur la ca-
pacité de certains végétaux à filtrer
l’air dans la terre pour qu’il ressorte
nettoyé. L’innovation (créée sur la
base d’études de la NASA en parte-
nariat avec l’université Harvard) a
été élue l’année suivante « inven-
tion de l’année » par le magazine
américain Popular Science, avant
d’être exposée aussi au MoMA.
« Je n’avais pas fait ces objets pour
qu’ils deviennent des pièces de mu-
sée. J’ai été déçu par l’accueil des in-
dustriels : “Pourquoi améliorer la
qualité de l’air ou l’ergonomie des
médicaments alors que le marché
ne nous le réclame pas ?”, disaient
les uns. “Trop chers à produire”, di-
saient les autres… Ma propre mar-
que va me permettre, je l’espère, de
développer ces projets qui me tien-
nent à cœur », dit-il.
Pour l’heure, l’objet star de la Fac-
tory, c’est la torche olympique qu’il a
dessinée à partir d’acier recyclé, en
collaboration avec le géant sidérur-
giste ArcelorMittal. Un exemplaire
– en forme inédite de fuseau pour
aider à la prise en main des re-
layeurs – est présenté sous vitrine
dans l’atelier, tandis que la vasque
qu’il a également conçue et les mini-
chaudrons (accueillant la flamme
dans les villes étapes, la nuit) restent
à découvrir. Des objets design qui
seront parmi les plus vus de la pla-
nète et qui lui ont permis d’être
choisi, en 2024, comme « designer
de l’année » par le salon profession-
nel Maison & Objet de Paris-Ville-
pinte. Déjà, Mathieu Lehanneur
prépare l’exposition qu’il devra pré-
senter à cette occasion, en janvier.
« Dans un monde où les dystopies
sont reines, je vais présenter des solu-
tions dédiées à un survivalisme non
pas paranoïaque mais bienveillant,
qui encourage l’autarcie. Je montre-
rai de nouvelles et d’anciennes piè-
ces, tel mon aquarium Local River,
exposé à New York en 2008 : un dis-
positif qui permet d’avoir des pois-
sons vivants chez soi, avec des légu-
mes qui poussent les racines dans
l’eau, la filtrant par la même occa-
sion », avance-t-il.
Quelques semaines plus tard,
c’est à New York que Mathieu Le-
hanneur aura rendez-vous pour
l’inauguration, début 2024, d’une
nouvelle galerie, plus grande que la
précédente et idéalement située
près de Central Park. Celui que
Paola Antonelli, à la tête du dépar-
tement architecture et design du
MoMA, compare à Charles Eames,
grande figure du design américain,
pour leur même « élasticité intellec-
tuelle dans la pratique du design »,
est un des chouchous des collec-
tionneurs outre-Atlantique. Le
13 mai 2019, le New York Times pu-
bliait, photomontage à l’appui, sa
proposition d’une nouvelle flèche
pour la cathédrale Notre-Dame in-
cendiée, à Paris : soit des flammè-
ches dorées en guise de toiture.
« A l’époque, le débat battait son
plein entre les Anciens et les Moder-
nes, à savoir s’il fallait reconstruire
la flèche à l’identique ou pas. Je l’ai
déplacé ailleurs, du point de vue du
soignant : mes flammes sont
comme une cicatrice dont tu accep-
tes l’histoire, ou un trauma que tu
regardes en face », confie Mathieu
Lehanneur, décidément designer
thérapeutique dans l’âme. p
véronique lorelle
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023 carnet | 23
Pablo, David, Paris. Son époux,
ses ils, Ses enfants Souvenir
Jean Michon, Et ses petits-enfants,
Gustave, Blaise, son mari, Pensez tendrement à
en vente ses petits-ils, Jocelyn et Delphine, Clémence et ont la tristesse de faire part du décès
Le Carnet leurs compagnes, Mirtha, Françoise, Aliocha, Coline et Bastien, de Julien GISBERT
actuellement Marie, Flora ses enfants et leurs conjoints,
Zacharie, Alice, Pénélope, Amako Michelle REIGNIER,
Ainsi que Nibya et Paula, et Nikita, qui a quitté tous les siens le
née NÉRET,
K En kiosque Vous pouvez nous faire ses petits-enfants, ancienne professeure
23 octobre 1990.
parvenir vos textes ont la tristesse de faire part du décès de Lettres classiques à Clamart,
de ont la tristesse de faire part du décès
de
passionnée et dévouée à ses élèves, Projection
HORS-SÉRIE
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr Marinette CUECO, Martine MICHON, survenu le 17 octobre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
(en précisant impérativement née PERSON,
votre numéro de téléphone survenu le 18 octobre 2023, à Paris, Entourée de toute sa famille, elle
survenu le 14 octobre 2023, à Paris.
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. est décédée à son domicile.
LES
et votre éventuel numéro
SECRETS Une cérémonie laïque aura lieu le
DE LA
d’abonné ou de membre Sa mémoire, et ses œuvres textiles 26 octobre, à 10 h 30, en la salle de la Une cérémonie sera célébrée le
MYTHOLOGIE de la SDL) et végétales nous restent avec celles Coupole du crématorium du cimetière mardi 24 octobre, à 10 heures, en
LES DIEUX DE BABYLONE
du Père-Lachaise, Paris 20e. l’église Saint-Philippe-Saint-Jacques, Projection à l’Inalco (Paris 13e)
soit sur le site : de Cueco. 1, place de la Libération, à Châtillon « Adeus, Capitão » de Vincent Carelli
L’inhumation aura lieu le même (Hauts-de-Seine).
En partenariat avec

https://carnet.lemonde.fr jour, au cimetière d’Ousson-sur-Loire et Tatiana Soares Almeid,

Un hommage lui sera rendu sous
Hors-série (Loiret), à 15 h 30. Vous pouvez lui rendre hommage le mardi 24 octobre 2023,
L’équipe du Carnet reviendra la Coupole au cimetière du Père-
à 18 heures.
Lachaise, Paris 20 e, le 30 octobre, à en faisant un don à une organisation
vers vous dans les meilleurs « J’étais cet ininiment bleu. dédiée aux enfants malades. Film primé en 2023 par le jury Inalco
10 h 30. J’étais ces rivages à venir. »
HORS-SÉRIE délais pour vous confirmer lors du Festival Jean Rouch.
reignier4@gmail.com
la parution. L’inhumation aura lieu à Uzerche Famille Michon,
107, rue de Reuilly, Entrée libre et gratuite,
(Corrèze), après un nouvel hommage, Esc 6, Boite 52, Alain Valette et Catherine 65, rue des Grands moulins,
carnet@mpublicite.fr à 14 heures, en la salle Cueco de la 75012 Paris. Chauchard, Paris 13e,
papeterie, le 31 octobre. François et Annick Valette,
https://carnet.lemonde.fr
INCLUS :
DES ILLUSTRATIONS
www.inalco.fr
ses enfants,
INÉDITES,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR

L’association Humanité
ZEPraconte 30 ans de
dcueco.frjoseph@gmail.com et Biodiversité
Jean-Marie Valette et Sandra
Bocquier, Communication diverse
titeuf En partenariat avec
AU CARNET DU «MONDE»
Leïla et Rayan Dayre,
a la tristesse de faire part de la
disparition de
Caroline et Simon Schwartz,
ses petits-enfants,
ses enfants, Hugo, Victoria, Mahaut,
Hors-série Naissances Rita Moatti, Hubert REEVES, ses arrière-petits-enfants,
sa mère, président d’honneur
Françoise et Claude (†), de notre association depuis 2015, ont la tristesse d’annoncer le décès
Simone et Philippe, Gilles et Etienne Moatti, après en avoir été le président de
ses grands-parents, ses frères, de 2001 à 2015,
Michelle VASSEUR,
HORS-SÉRIE

Sophie, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !

survenue à Paris, le 13 octobre 2023, née DEPOUX,
sa tante, ont la douleur d’annoncer le décès à l’âge de quatre-vingt-onze ans. archiviste-paléographe, Les bénévoles de SOS Amitié
sont heureux d’annoncer la naissance, de chevalier de la Légion d’honneur, écoutent
le 13 octobre 2023, à Mâcon, de Sa vision, son humanisme et son
humilité ont été une source par téléphone et/ou par internet
Corinne DAYRE-MOATTI, survenu à Paris, le 15 octobre 2023,
d’inspiration pour de nombreuses ceux qui soufrent de solitude,
Lola SCHVALBERG, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
générations qui ont rejoint notre de mal-être et peuvent avoir
survenu le 19 octobre 2023. association. Nous souhaitons rendre La cérémonie religieuse sera célébrée des pensées suicidaires.
LA MORT EN FACE chez ses parents, hommage à son engagement pour la le mardi 24 octobre, à 10 h 30, en
Comment légiférer sur la in de vie
Bénédicte BROCHOT préservation du vivant reposant sur
La cérémonie aura lieu le lundi l’église Saint-François-Xavier, Paris 7e. Nous recherchons des écoutants
et Adrien SCHVALBERG. le savoir, la transmission et l’éveil
Hors-série 30 octobre, à 10 heures, au crématorium des consciences. Aujourd’hui, ce grand bénévoles
du cimetière du Père-Lachaise, entrée L’inhumation aura lieu le même sur toute la France.
homme, cher à nos cœurs, a rejoint
Léopold HALF les étoiles. Il va beaucoup nous jour, à 16 heures, au cimetière L’écoute peut sauver des vies
par le 71, rue des Rondeaux, Paris 20e. d’Audruicq (Pas-de-Calais), où elle
et Anouk HALF, manquer. Et chaque fois que nous et enrichir la vôtre !
née Van LEGGELO, regarderons la voie lactée, «poussières rejoindra son époux,
Choix des heures d’écoute,
100 GRILLES Élise, Colin, Perrine, d’étoiles » que nous sommes, elles
ont la joie d’annoncer la naissance Michel VASSEUR formation assurée.
de ses enfants nous parleront encore et toujours
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 7

de lui. († 1999)
et leur mère, Sophie, En IdF RDV sur
Ludivine, Nous adressons toutes nos et leur ils, www.sosamitieidf.asso.fr
ont l’immense tristesse de faire part pensées et condoléances à sa famille. En région RDV sur
le 11 août 2023, à Beaune. du décès de Benoît www.sos-amitie.com
(Le Monde du 16 octobre.) († 1973).

Décès Dominique DELANDE,

physicien,
Magazine n°7 Michèle Carles-Scotto,
son épouse, survenu à l’âge de soixante-cinq ans,
Pauline, Mathilde, Marceau le 3 octobre dernier.
Azzopardi et Gabriel Gaufre,
Collections ses neveux et nièces,
Annie Comolli,
Une cérémonie d’adieu a eu lieu
Quotidien + numérique
le 11 octobre 2023, dans l’intimité
sa belle-sœur, familiale.
La famille Boccaccini,
cribierdelande@gmail.com
ont la tristesse de faire part du décès
de
Valérie, Nathalie et Jo, Marion et
Le journal
Philippe CARLES, Xavier, et ses suppléments
journaliste, auteur, Elisa et Emile, Margaux, Julien,
chevalier Romane, Lucas, livrés chez vous
dans l’ordre des Arts et des Lettres, Billie, Mado,

survenu le 14 octobre 2023, ont la grande tristesse de faire part Tous les contenus
à l’âge de quatre-vingt-deux ans. du décès du
numériques sur le site
La cérémonie aura lieu le 25 octobre,
à 11 h 30, au crématorium du cimetière
docteur Gérard DEPADT,
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ancien directeur d’organisations https ://www.alvarum.com/depadt
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de l’Union européenne,
son épouse, BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAD6M
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Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
24 | idées 0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023

Sami Naïr
En France, Juifs et Arabes
sont-ils condamnés, donné par la conscience laïque et ci-
toyenne mais par des intégrismes assas-
sins, qui obligent les uns et les autres à se
définir par leur foi et dont le but n’est rien
tion internationale est capable d’imposer
aux belligérants une solution, qui sera de
toute façon frustrante pour les uns et les
autres. Mais la paix, c’est ça.

par ce conflit, à se haïr ?

Au moment où la guerre entre le Hamas et Israël est source
d’autre que de briser la cohésion collec-
tive en opposant musulmans, Arabes,
juifs, laïcs ? Faut-il, parce que vous êtes
soupçonné d’emblée de partialité en
fonction du nom que vous portez, ne rien
dire devant les massacres d’innocents
dans les champs de bataille du Moyen-
de polémiques et de rancœurs dans l’Hexagone, l’ancien député européen Orient, devant les lâches assassinats de
jeunes hommes et femmes fêtant dans
exhorte tous les citoyens français à ne pas céder aux passions identitaires l’allégresse d’une rave-party leurs rencon-
et à cultiver la fraternité, maintenant plus que jamais tres, devant les victimes des bombarde-
ments indiscriminés (femmes, enfants,
hommes) au cœur de cette prison à ciel
ouvert qu’est Gaza ?
Il n’est pas interdit d’avoir des sympa-
thies pour Israël ou pour les Palestiniens,
il n’est pas interdit d’avoir son opinion sur
ce conflit sans que cela doive déboucher
sur des passions haineuses qui ne feront
que conforter les intégrismes de toutes
sortes. Tomber dans le piège de la solida-
rité passionnelle, c’est se livrer pieds et
poings liés aux mortels extrémismes ;
c’est miner l’appartenance commune à la
citoyenneté dans la République.
Il faut refuser cette dérive, dresser des
ponts entre les diverses appartenances
assumées, supposées ou imposées, mais

L
a tragédie israélo-palestinienne au
Moyen-Orient pourrit depuis bien
trop longtemps l’atmosphère politi-
que française, comme dans le reste
du monde. Les citoyens juifs et arabes, soit
qu’ils se définissent en fonction de ces ap-
partenances, soit – et ils sont les plus nom-
breux – qu’ils s’identifient d’abord comme
citoyens de la République conscients des
implications que de telles « origines » font
peser sur eux, sont l’objet de toutes les ma-
nipulations identitaires possibles et imagi-
nables. Et, ce, à seule fin de transposer le
conflit de là-bas en conflit d’ici.
On sait également que certaines forces
politiques, pour des raisons autant de
au premier plan de ses obsessions les Ara-
bes et les musulmans.
En revanche, ceux qui déplorent
d’abord un immense malheur dans cette
guerre fratricide au Moyen-Orient, qui ra-
gent de ne pouvoir faire entendre la voix
de la fraternité entre Juifs et Arabes, sen-
tent comme jamais leur impuissance au
milieu des clameurs de douleurs, de
haine, de vengeance. Et pourtant, la
France n’a-t-elle pas aussi donné l’image
d’un pays où cette fraternité entre les uns
et les autres a été capable de soulever des
montagnes ? Juifs et Arabes sont-ils con-
damnés, par ce conflit, à se haïr ici alors
qu’ils ont donné l’exemple – surtout ces
Appartenance commune
Pourtant, n’a-t-on pas vu depuis les an-
nées 1980, en France, se joindre et mar-
cher ensemble, militer jour et nuit en-
semble, des citoyens français juifs et ara-
bes pour s’opposer ensemble au racisme,
à la xénophobie, à l’exclusion ?
Cette solidarité-là, il faut la reconstruire,
il faut la rechercher inlassablement con-
tre ceux qui veulent détruire et opposer.
TOMBER DANS La fraternité entre citoyens de ces deux
origines doit servir de ciment entre eux,
LE PIÈGE DE justement maintenant, plus que jamais,
LA SOLIDARITÉ alors qu’elle semble inaudible, parce que
des forces qui les dépassent ont ouvert le
toujours faire prévaloir la solidarité entre
citoyens français. Hier Samuel Paty,
aujourd’hui Dominique Bernard, et des
milliers de morts à Gaza et en Israël, ce
sont nos frères, nos sœurs, nos enfants
qui sont ainsi martyrisés. Doit-on se taire,
avoir la compassion sélective, parce que
l’on vous classe dans l’un ou l’autre bord,
devant cette barbarie qui finira par tous
nous emporter ? Il faut au contraire vi-
goureusement s’y opposer avec la ferme
conviction que seules la fraternité et
l’union entre citoyens, qu’ils soient juifs,
arabes, ou de toute autre obédience, peu-
vent préserver l’avenir commun. p

convictions que de calculs électoraux, se
sont montrées orfèvres dans l’art de cette
transposition. Même l’extrême droite ra-
ciste et antisémite, qui en son temps défi-
nissait les chambres à gaz comme un « dé-
tail » de l’histoire de la seconde guerre
mondiale, est désormais entrée dans le
jeu en hiérarchisant ses haines, plaçant
centaines, ces milliers de citoyens fran-
çais juifs – d’une très puissante solidarité
avec leurs concitoyens arabes face aussi
bien au colonialisme dans les années
1950 qu’au racisme d’extrême droite qui a
fait son lit depuis les années 1980 ?
Faut-il que cette solidarité disparaisse
parce qu’aujourd’hui le ton n’est plus
PASSIONNELLE, chemin du désastre.
Il faut le dire clairement : nous ne régle-
C’EST SE LIVRER rons pas, nous, ici, le conflit de là-bas. Ce
n’est ni notre rôle, ni en notre pouvoir.
PIEDS ET POINGS LIÉS Ceux qui le pensent se méprennent sur Sami Naïr est ancien délégué intermi-
AUX MORTELS leur importance, ils ne sont au mieux que nistériel au codéveloppement (1998),
des pièces rapportées, au pire de dange- ancien député européen (Mouvement
EXTRÉMISMES reux apprentis sorciers. Seule une coali- républicain et citoyen) de 1999 à 2004

Ofer Bronchtein Nous nous sommes battus, ensemble,

pour la paix au Proche-Orient. Aujourd’hui, un gouffre nous sépare
Le président du Forum international pour la paix et la réconciliation au Moyen-Orient
déplore, dans une lettre à un ami palestinien, l’absence de compassion de certains
militants pacifistes à l’égard des victimes israéliennes du Hamas

L
orsque j’ai lu tes mots il y a
quelques jours, mon cœur
s’est serré. La colère que tu
évoques face à la situation
de ton peuple est légitime. Mais
ton silence devant la douleur du
mien m’est insupportable.
J’ai cherché entre les lignes un
écho de compassion, une recon-
naissance de la souffrance des Is-
raéliens au lendemain de l’atta-
que inhumaine du 7 octobre. Je
suis resté sidéré. Pas un mot sur
le massacre d’enfants, de fa-
milles, de jeunes, dont beaucoup
se battaient pour la paix. Pas un
mot sur la barbarie des actes
commis par le Hamas, et sur les
centaines d’innocents qui ont été
touchés par cette tragédie.
Les bombardements israéliens
sont dévastateurs et doivent ces-
NOTRE AMITIÉ ser au plus vite. La réponse au
massacre de 1 400 innocents et à
MÉRITE QUE NOUS une prise en otage de civils à l’am-
pleur inédite doit être aussi ferme
PARTAGIONS UNE que juste. Les Israéliens sont trau-
VISION DE PAIX OÙ matisés, tu dois le comprendre.
L’onde de choc qui traverse la so-
CHAQUE DOULEUR ciété est brutale et inattendue. La
violence des actes commis évo-
EST RECONNUE, que les heures les plus sombres
de notre histoire et le contrat mo-
OÙ CHAQUE ral qui unissait le peuple et l’Etat
INJUSTICE EST d’Israël depuis la Shoah s’est brisé
sous nos yeux. Il est désormais vi-
CONDAMNÉE tal pour l’armée d’aller récupérer
ces deux cents innocents et, tu le
sais autant que moi, ils ne recule-
ront devant rien.
Ton silence résonne doulou-
reusement dans mon cœur. Ne
condamnais-tu pas, il y a quel-
ques semaines encore, les fanati-
ques du djihad et leurs pratiques
contraires à toute forme de li-
berté ? Je comprends combien il
est difficile de prendre parti dans
cette crise, mais ce n’est pas ce
que je te demande. Depuis des
années, j’apprends à mes enfants
à respecter chaque être humain,
à reconnaître l’injustice où
qu’elle se trouve. J’ai toujours
plaidé pour la liberté, la dignité et
la prospérité des Palestiniens. J’ai
reçu de leurs mains un passeport
qui m’a causé bien des torts,
mais que j’ai brandi avec une
fierté sans limites.
J’ai dénoncé sans relâche la poli-
tique colonialiste meurtrière des
extrémistes du gouvernement,
en m’attirant souvent les foudres
de mes compatriotes. Je me suis
battu pour faire reconnaître les
actes barbares du régime d’op-
pression et de domination mis en
place sur les Palestiniens. Cela ne
m’empêche pas, aujourd’hui,
d’afficher toute ma solidarité et
mon soutien au peuple israélien
face à ce carnage. Il ne s’agit pas là
d’une contradiction.
Nous nous sommes battus, en-
semble, pour la paix au Proche-
Orient. Et pourtant, aujourd’hui,
c’est un gouffre qui nous sépare.
Je t’en supplie, mon ami, réflé-
chis profondément à ce que cela
signifie pour notre amitié. Elle
mérite une sincérité et une
empathie mutuelles. Elle mérite
que nous partagions une vision
de paix où chaque douleur est
reconnue, où chaque injustice
est condamnée. Avec espoir et
détermination.
Une exigence morale
J’ai toujours cru en notre amitié
et dans sa capacité à transcender
nos différences, à éclairer nos
moments sombres. L’ombre je-
tée sur ce lien, je ne peux pas
l’ignorer. Ton silence m’est dou-
loureusement parvenu comme
un cri. Comment peux-tu ne pas
mentionner les innocents per-
dus ? Mon cœur est lourd en pen-
sant à Eyal Waldman, qui, au-delà
d’offrir un emploi à des dizaines
de Gazaouis, leur proposait éga-
lement une rémunération égale
à celle des Israéliens. Sa fille et
son gendre ont été massacrés et,
face à la tragédie, il a fait le choix
de la compassion en déclarant
vouloir doubler le nombre de ses
employés palestiniens. Où te si-
tues-tu dans ce paysage de souf-
france et d’espoir ? Notre amitié
est-elle menacée par cette diver-
gence d’émotions et de valeurs ?
J’ai appris à mes enfants à
reconnaître l’injustice faite aux
Palestiniens. Mon attachement à
leur liberté est viscéral. Je conti-
nuerai à me battre pour leur
dignité, leur indépendance et
leur prospérité, car ton peuple
mérite un futur lumineux. Mais,
aujourd’hui, ta réticence à voir la
douleur de l’autre côté m’in-
quiète profondément.
Il est essentiel pour moi que
nous partagions cette vision
commune de la paix, où l’huma-
nité l’emporte sur la barbarie, où
ce qui nous lie est plus puissant
que ce qui nous sépare. Il s’agit là
d’une exigence morale. Je m’ac-
croche à l’espoir d’une générosité
et d’une solidarité renouvelées et
je rêve du jour où, grâce à l’humi-
Ofer Bronchtein est
président du Forum
lité et à la compréhension mu- international pour la paix
tuelle, nous pourrons nous par- et la réconciliation
donner. Mais, pour cela, il faut au Moyen-Orient, chargé
que tu reconnaisses aussi mes
douleurs et mes craintes. Mon
de mission auprès
d’Emmanuel Macron
ami, je te l’implore, réfléchis à la pour le rapprochement
profondeur de mes sentiments des sociétés israélienne
et à l’importance de notre amitié. et palestinienne. Il est
Elle vaut la peine d’être sauvée. un ancien collaborateur
Elle a besoin de ton empathie, de d’Yitzhak Rabin, premier
ton courage. ministre d’Israël de 1974
Avec espoir, à 1977, puis de 1992
Ofer. p à son assassinat, en 1995
 | 25
IDÉES
0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023

Michel Duclos Dans le « Sud global », un fond

commun de ressentiment à l’égard de l’Occident
Constatant que le recours à la force n’est désormais veau pacte financier international. La Sans doute, enfin, l’action la plus ur-
question d’une réforme de la gouver- gente pourrait-elle être de susciter sans
plus un tabou, l’ancien diplomate plaide en faveur nance des institutions financières inter- délai un forum informel dans lequel
d’une accélération du dialogue entre les Etats du nationales (Banque mondiale, FMI) pour Etats du Nord et du Sud pourraient tra-

Nord et du Sud afin de renforcer la sécurité mondiale

tenir compte du poids pris par le Sud
global est désormais posée.
Ces initiatives portent cependant en
priorité sur les sujets économiques ou
sur les « enjeux globaux », tels que le dé-
LE MOMENT EST vailler ensemble, au cas par cas, à la réso-
lution de certaines crises. Nul doute que
VENU POUR LE NORD, l’exercice serait difficile. Cependant, les
dangers pressants qui s’accumulent au
DANS LES TERRIBLES Proche-Orient justifieraient à coup sûr

L TUMULTES QUE
a guerre en Ukraine a révélé une
sorte de dérive des continents – et
notamment un éloignement du
Sud, que l’on appelle maintenant
« global », à l’égard du Nord, ce dernier
coïncidant dans la géopolitique actuelle
plus ou moins avec l’Ouest. Certes, il n’y
a pas d’unité au sein du Sud global. Cela
n’empêche pas un fonds commun de
ressentiment à l’égard des puissances
occidentales et un refus de la politique
des sanctions et d’isolement de la Rus-
sie. Tout laisse penser que la crise qui
secoue le Proche-Orient à la suite de
l’odieuse attaque du Hamas contre Is-
raël va encore aggraver cette fracture
entre l’Ouest et le Sud.
Une autre leçon majeure de l’agression
russe contre l’Ukraine réside dans l’insi-
dieuse désuétude qui atteint désormais
le tabou du non-recours à la force, lequel
constituait le fondement même de la
charte des Nations unies. Les cas se mul-
tiplient où, contrairement aux disposi-
tions de la charte, un Etat fait usage de la
force sans autorisation du Conseil de sé-
curité, comme l’avaient fait les Etats-
Unis en envahissant l’Irak en 2003.
Nous assistons à ce que le politiste fran-
co-libanais Ghassan Salamé appelle une
« dérégulation du recours à la force ». Les
milices d’obédience iranienne en Irak ou
en Syrie, la Turquie intervenant dans ce
dernier pays, la Chine, dans ses actions
de force en mer de Chine méridionale,
ou même l’Azerbaïdjan en attaquant le
Haut-Karabakh s’inscrivent dans la
même logique.
L’attaque du Hamas relève d’un autre
registre, mais elle prouve, hélas, que le
terrorisme de masse n’est nullement ju-
gulé, comme avait pu le laisser penser la
défaite de l’organisation Etat islamique.
Elle confirme que dans un monde sans
règles – et sans gendarme pour les faire
respecter – tous les conflits dits « gelés »
risquent de proche en proche d’entrer en
éruption. Cet état de fait correspond-il
vraiment à l’intérêt à long terme des
pays du Sud ? Peut-on de même se rési-
gner aux atteintes au droit humanitaire ?
Dans les deux cas, il faut répondre non.
Exercice difficile
Par ailleurs, les dirigeants occidentaux
sont-ils conscients de la nécessité de re-
nouer avec le Sud global, et en particulier,
au sein de celui-ci, avec les grandes puis-
sances émergentes ? C’est en fait proba-
ble. Le G7 d’Okinawa, en 2022, avait arrêté
des mesures en faveur des pays vulnéra-
bles. Oubliant sa feuille de route initiale
contre les régimes autoritaires, l’adminis-
tration Biden fait tout pour se rapprocher
de l’Inde ou de l’Arabie saoudite. La France
a réuni en juin un sommet sur un nou-
veloppement, la transition écologique
ou encore la gestion des océans. Nous
suggérons que le moment est venu pour
le Nord, dans les terribles tumultes que
nous traversons, de proposer au Sud un
dialogue s’étendant à la sécurité mon-
diale, notamment parce que les tensions
géopolitiques ne peuvent qu’entraver la
gouvernance des enjeux globaux.
Nous avons mentionné le non-recours
à la force. La France a proposé depuis
longtemps de limiter le droit de veto des
membres permanents du Conseil de sé-
curité en cas de risques de crimes de
masse. Si cette proposition reste perti-
nente, elle n’est plus suffisante. La ques-
tion est désormais de définir un méca-
nisme permettant de contenir les ris-
ques d’agression. La soumission à une
obligation de médiation devrait devenir
la règle pour les Etats. Les membres du
Conseil de sécurité pourraient donner
l’exemple en s’engageant par avance à
appliquer un tel mécanisme à eux-mê-
mes. Les membres permanents pour-
raient y ajouter, s’ils sont impliqués, une
restriction à leur droit de veto (non-par-
ticipation aux votes ? par exemple).
Il est vrai que la légitimité du Conseil de
sécurité fait l’objet d’une contestation
grandissante du fait de sa composition.
Là aussi, l’intérêt des Occidentaux est de
rouvrir ce dossier. Dans son allocution à
NOUS TRAVERSONS,
DE PROPOSER AU SUD
UN DIALOGUE
S’ÉTENDANT À LA
SÉCURITÉ MONDIALE
l’Assemblée générale de l’ONU en 2023,
le président américain, Joe Biden, a
adopté une position ouverte à l’élargisse-
ment ; ce sont les Russes et les Chinois
qui bloquent au sein des cinq perma-
nents. Ils ont toutefois soutenu, lors de la
dernière réunion des BRICS, les candida-
tures indienne et brésilienne. Le con-
texte ukrainien peut les inciter à bouger,
surtout les Russes qui ont besoin d’alliés.
En attendant une telle avancée, les
trois membres permanents occiden-
taux pourraient proposer une concerta-
tion étroite systématique sur les situa-
tions de crise aux quatre candidats
actuels à l’élargissement (Allemagne,
Brésil, Inde, Japon), ainsi qu’à l’Afrique
(dont deux Etats devront prendre rang
parmi les futurs membres permanents),
voire à d’autres puissances du Sud en
fonction des dossiers.
la mise en place d’une coalition d’ac-
teurs régionaux et occidentaux pour
faire avancer des solutions. Bien
d’autres pistes de réflexion sont bien sûr
envisageables.
Comment structurer un dialogue
Nord-Sud sur la sécurité mondiale ?
Quels pays réunir autour de la table ?
Laissons aux diplomates le soin de pro-
poser la formule la plus pertinente. Sug-
gérons cependant que le but devrait être
de rester le plus possible dans le cadre
des Nations unies, qui demeurent la
seule enceinte universelle où les Etats se
retrouvent. Le sommet du futur pro-
grammé par les Nations unies pour l’an-
née 2024 pourrait d’ailleurs être l’occa-
sion de formaliser un tel dialogue Nord-
Sud sur la sécurité, pour lequel le Forum
de Paris pour la paix, qui devrait connaî-
tre sa sixième édition les 10 et 11 novem-
bre, pourrait servir d’incubateur. p
Michel Duclos, ancien ambassadeur,
est conseiller géopolitique et
diplomatie à l’Institut Montaigne.
Il a notamment écrit « Guerre en
Ukraine et nouvel ordre du monde »
(L’Observatoire, 338 p., 24 €)

Jean-Michel Aphatie et Olivier Le Cour Grandmaison

La glorification du maréchal Bugeaud n’a que trop duré
A la fois bourreau des Algériens et ennemi des idéaux démocratiques, le maréchal Bugeaud (1784-1849)
ne mérite plus d’être aujourd’hui honoré par la République, estiment le journaliste et le politiste

L
e 5 septembre 1853, il y a
cent soixante-dix ans, avec
le soutien de Louis-Napo-
léon Bonaparte qui, après
avoir abattu la Seconde Républi-
que, a proclamé l’Empire, les auto-
rités de Périgueux ont inauguré,
en présence de 30 000 personnes
rassemblées en cette occasion,
la statue du maréchal Bugeaud.
Comme on peut encore le lire sur
le piédestal, il est honoré en tant
que « grand homme de guerre »
qui s’est notamment illustré au
cours de la « pacification » et de la
« colonisation » de l’Algérie.
A dessein apologétiques et abs-
traits, ces termes recouvrent de
terribles réalités constitutives
d’une guerre totale, conçue et ap-
pliquée par celui qui, depuis 1840,
est gouverneur général de cette
colonie. Fondée sur la disparition
de deux distinctions majeures
propres aux conflits dits conven-
tionnels, celle entre champs de
bataille et sanctuaires, destinée
à limiter autant que possible l’ex-
tension des violences, et celle en-
tre combattants et civils, établie
pour protéger ces derniers, cette
guerre a été particulièrement
destructrice et meurtrière.
Aux oasis, villages et agglomé-
rations diverses anéanties en
tout ou partie s’ajoutent massa-
cres, torture, déjà, déportations
en masse des populations
autochtones également soumi-
ses à des « enfumades », au cours
desquelles des tribus entières
ont été parfois exterminées.
Celle des Ouled Riah, par exem-
ple, dont les membres désarmés,
hommes, femmes et enfants,
s’étaient réfugiés dans les grottes
du Dahra, proches de Mostaga-
nem. Bilan : sept cents morts,
au moins, à la suite de l’opéra-
tion conduite, le 18 juin 1845,
par le colonel Pélissier, qui a
scrupuleusement appliqué les
ordres de Bugeaud.
Autant de pratiques jugées in-
dispensables au succès de la colo-
nisation, qui ne peut prospérer
que si la sécurité des Français et
des Européens, et de leurs biens,
est durablement assurée. Bu-
geaud n’a pas été seulement le
bourreau des « indigènes » algé-
riens qu’il a soumis aux métho-
des que l’on sait, depuis long-
temps connues et désormais par-
faitement documentées. Devenu
maréchal de France en 1843, il
fut aussi un ennemi redoutable
de la République qu’il haïssait.
Nommé, par Louis-Philippe,
commandant des troupes de li-
gne et de la garde nationale aux
premières heures de la révolu-
tion de février 1848, il déclare
crânement : « Eussé-je devant moi
cinquante mille femmes et en-
fants, je mitraillerais. Il y aura
de belles choses d’ici à demain
matin. » Lumineuses paroles pro-
noncées par celui qui affirmait
peu avant qu’il n’avait « jamais
été battu » et que si on lui laissait
« tirer le canon », l’ordre serait ré-
tabli et les « factieux » vaincus.
Il n’en a rien été, les insurgés
triomphent, et, le 24 février 1848,
la République est proclamée. Dé-
DES RUES BUGEAUD
EXISTENT À LILLE,
ALBERTVILLE, LYON,
MARSEILLE. À PARIS,
IL A UNE AVENUE
ET UNE STATUE
SUR LA FAÇADE DU
MUSÉE DU LOUVRE
sormais dans l’opposition, Bu-
geaud ne renonce pas à combat-
tre la « tyrannie de l’émeute », les
« novateurs barbares », qui cons-
pirent contre la « nation fran-
çaise », le suffrage universel mas-
culin, selon l’expression consa-
crée, et les « rouges », mais il
troque le sabre pour la plume.
Dispositions d’exception
En 1849, il rédige La Guerre des
rues et des maisons, sans doute
l’un des premiers traités de la
guerre contre-révolutionnaire en
milieu urbain. Objectif de cet
ouvrage : penser, à la lumière de
ce qu’il vient de se passer, la dé-
fense des villes en général et celle
de Paris en particulier.
La capitale, populeuse et donc
dangereuse, et les lieux du pou-
voir politique, militaire et finan-
cier doivent être protégés au
mieux. Quant aux ennemis inté-
rieurs, il faut les vaincre rapide-
ment, pour éviter la propagation
de l’émeute. Cela fait, Bugeaud re-
commande l’adoption de dispo-
sitions d’exception et l’instaura-
tion de l’« état de siège », afin de
châtier les coupables et de tenir
la population par la peur.
Qu’un tel personnage soit tou-
jours honoré par la République
ne laisse pas de surprendre. En ef-
fet, des rues Bugeaud existent à
Albertville, Bergerac, Lille, Lyon,
Marseille, notamment. A Limo-
ges, c’est un cours, à Meudon
un square, et à Paris une avenue
et une statue sur la façade du Mu-
sée du Louvre.
Ici et là, des initiatives ont été
prises pour débaptiser une école
dans la cité phocéenne et à Brest,
par exemple. Il y a peu, la mairie
de Périgueux a apposé une pla-
que circonstanciée et précise,
pour rétablir la vérité et infor-
mer les citoyens des principaux
événements précités. Agir de la
sorte, ce n’est pas céder aux dan-
gers supposés du wokisme ou
de la cancel culture ; ces vains
fantômes forgés et exploités par
de nombreux démagogues pour
faire croire que des menaces
existentielles affectent grave-
ment l’écriture de l’histoire, son
enseignement et, in fine, l’unité
du pays.
A rebours des mythologies na-
tionale, régionale et personnelle,
aussi partielles que partiales, des
chronologies oublieuses, des dis-
cours délicatement euphémisés
et de la réhabilitation scanda-
leuse du passé colonial de la
France, de telles initiatives contri-
buent à rappeler ce qui fut aux
amoureux prétendus de Clio.
Ceux-là mêmes qui affirment dé-
fendre l’histoire alors qu’ils ne
cessent de raconter des histoires
en traitant nombre de faits éta-
blis en chiens crevés.
Dans la capitale comme dans
les villes concernées, cette glorifi-
cation de Bugeaud n’a que trop
duré. Maires et élus agissez enfin
pour mettre un terme à cette si-
tuation qui est une injure à la mé-
moire des victimes algériennes,
et des héritiers de l’immigration
coloniale et postcoloniale, dou-
blée d’une offense à celles et ceux
qui, en France, ont lutté contre
l’oppression et l’exploitation, et
pour que vivent enfin la liberté,
l’égalité et la fraternité. p
Jean-Michel Aphatie est édi-
torialiste. Il participe à l’émis-
sion « Quotidien », sur Canal+ ;
Olivier Le Cour Grandmai-
son est maître de conférences
en science politique à l’univer-
sité d’Evry-Val d’Essonne
et enseigne au Collège
international de philosophie
26 | idées 0123
MARDI 24 OCTOBRE 2023

Sofia Andrukhovych
« La société ukrainienne est
de plus en plus traumatisée »
La romancière ukrainienne explique la manière dont la guerre s’est immiscée
dans le quotidien de ses compatriotes, et la nécessité d’écrire sur l’invasion russe

autres. Elle a une façon délicate et

ENTRETIEN puissante de décrire ce que ressen-

LE LIVRE
Tout ce qui est humain
Quelques semaines après le début
de l’invasion russe de l’Ukraine,
le 24 février 2022, l’écrivaine
ukrainienne Sofia Andrukhovych
a entamé un carnet de bord. Son
ouvrage, Tout ce qui est humain
(Bayard, 176 p., 16 €), raconte
avec finesse la façon dont ce conflit a
bouleversé le quotidien des 40 millions
d’Ukrainiens, ceux qui sont restés,
mais aussi les autres, partis se réfugier
à l’étranger, et dont la vie oscille
encore entre leur pays d’accueil et
l’Ukraine. Il y a d’abord ce constat,
lucide, glaçant : « Nous ne survivrons
pas tous. » Pour beaucoup,
« la réflexion viendra plus tard ».
Le récit de Sofia Andrukhovych
raconte cette déflagration continue
qu’est la guerre en Ukraine, « le choc,
la colère et la haine » qui se sont
emparés de la population, mais
aussi leur contrepoint, ce besoin
irrépressible de « sauver, aider,
partager ». « Aujourd’hui, chaque
Ukrainien souffre du sentiment
de culpabilité de faire trop peu,
en faisant le plus possible, écrit-elle.
Le trauma a déchiré chacun de nous
de l’intérieur. » Son ouvrage, nourri
des scènes dont l’écrivaine a été
témoin, offre un portrait puissant
et nuancé de la société ukrainienne
face à la guerre totale que lui livre
la Russie depuis plus d’un an et demi.
S
ofia Andrukhovych, autrice
ukrainienne de 40 ans, publie
Tout ce qui est humain (Bayard,
176 pages, 16 euros), son carnet
de bord de la première année de l’in-
vasion de l’Ukraine par la Russie.
Vous écrivez que, depuis l’invasion
russe du 24 février 2022,
« les mots ont changé de nature »
et qu’il est difficile de décrire
cette « expérience d’une mort
implacable » à laquelle
les Ukrainiens sont confrontés.
Comment raconter cette guerre ?
C’est une recherche constante. Je
n’ai pas encore trouvé la réponse. Je
déteste parler de la guerre, mais pour
le moment, il n’existe aucun sujet qui
n’y soit lié, et depuis l’invasion russe
je ressens une immense responsabi-
lité : il est nécessaire d’écrire sur cela
pour que les pays étrangers puissent
comprendre, car tout ce qui se passe
est la continuation de la politique so-
viétique et de la dictature russe. Dans
ce livre, j’ai essayé de raconter ce qui
échappe au regard. Je voulais racon-
ter ce conflit autrement : je n’aborde
pas la politique mais les émotions qui
traversent les gens, ce qui les rend
nerveux ou en colère, par exemple.
Les Ukrainiens se reconnaissent dans
mon livre. Surtout, ausculter ces sen-
timents permet aux lecteurs étran-
gers d’ouvrir une fenêtre sur cette ex-
périence, de susciter leur empathie.
Comment les Ukrainiens tiennent-
ils, un an et demi après le début
de l’offensive à grande échelle ?
Plus le temps passe, plus les gens
s’habituent à cette situation anor-
male. C’est horrible à dire, mais la na-
ture humaine permet de s’adapter.
Aujourd’hui, on n’a plus peur quand
les sirènes antiaériennes retentis-
sent, ou que des bombes s’abattent
sur le pays. Moi, au début, j’étais inca-
pable de lire ou d’écouter de la musi-
que. Puis la lecture m’a sauvée. J’ai
beaucoup lu Annie Ernaux, entre
tent les femmes. Cela résonne pro-
fondément en moi.
Dans ce carnet de bord, vous
décrivez comment la guerre
s’est insinuée dans la vie
de chacun. Quelle histoire vous
a particulièrement marquée ?
Celle qui m’a le plus choquée, c’est
cette femme qui téléphone dans le
bus et dont on comprend qu’elle a
perdu deux de ses enfants dans la
guerre. C’est une tragédie si inimagi-
nable ! La façon dont elle le dit, pour-
tant, est très calme. Comme si c’était
banal. Elle raconte aussi qu’elle a
adopté un orphelin après sa perte. YANN LEGENDRE
Cette scène, dont j’ai été témoin, ra-
conte la façon dont la vie quotidienne
des Ukrainiens a volé en éclats.
Vous évoquez aussi la peur apercevez qu’ils ne parlent que de la
que ressentent les Ukrainiens. « EN ÉCOUTANT LES guerre. Tout est entremêlé. La mort
En parlent-ils ouvertement ?
Non. C’est un sujet délicat, j’y pense
CONVERSATIONS, fait désormais partie intégrante de la
vie quotidienne. Mais pour les sol-
souvent. Ressentir de la peur est VOUS VOUS dats qui reviennent du front, c’est
perçu comme honteux, en particulier extrêmement difficile de connecter
chez les hommes, car il y a cette idée APERCEVEZ QUE LES ce qu’ils voient à l’arrière avec ce
très forte de « héros sans peur », prêt à
donner sa vie pour sa famille et la li-
GENS NE PARLENT qu’ils viennent de traverser. J’espère
que la société ukrainienne parvien-
berté. Bien sûr, beaucoup sont prêts QUE DE LA GUERRE » dra à combler ce fossé, qui pourrait
à le faire. Pour autant, avoir peur est être dangereux.
naturel. Mon voisin m’a confié com-
bien il était terrorisé à l’idée d’être l’Ukraine, de nombreuses familles En Europe et aux Etats-Unis,
mobilisé dans l’armée. Il a attendu sa sont endeuillées. Pour autant, si vous on entend de plus en plus parler
convocation dans l’angoisse pendant venez à Kiev ou Lviv, vous n’aurez pas de « fatigue » envers la guerre
des semaines. Puis, après tant de l’impression que c’est un pays en en Ukraine. Quel effet ce discours
nuits sans sommeil, il a enfin reçu la guerre, car tout fonctionne : les théâ- – qui ravit la Russie – a-t-il
lettre. Il a alors ressenti un immense tres, les cinémas, les concerts… Les sur les Ukrainiens ?
soulagement : enfin, c’était arrivé ! gens s’habillent bien, ont l’air heu- Cela renforce l’anxiété. On com-
Aujourd’hui, il est opérateur de drone. reux. Et puis, soudain, vous apercevez prend qu’il soit difficile de garder le
un homme à qui il manque une même niveau d’empathie et d’intérêt,
Les soldats qui combattent jambe, un bras ou un œil. surtout lorsqu’on n’a pas cette expé-
au front redoutent que La société ukrainienne est de plus rience du danger constant. Mais leur
la population, à l’arrière, en plus traumatisée. Elle a besoin de soutien est crucial, à la fois pour la
oublie la guerre. Est-ce le cas ? lumière, et de tout ce qui la connecte victoire de l’Ukraine et pour le reste
Contrairement à ce qui a pu se pro- à la vie. Je reviens de Lviv, où j’ai du monde. On espère que les Euro-
duire quand la guerre du Donbass assisté à un festival littéraire, et il péens et les Américains compren-
a éclaté, à l’est du pays en 2014, régnait une atmosphère de vacan- nent le danger que représenterait
aujourd’hui il est impossible ces, les gens étaient festifs, la musi- une victoire de la Russie. p
d’oublier la guerre et de fermer les que omniprésente. Puis vous écou- propos recueillis par
yeux. Même dans l’ouest de tez les conversations, et vous vous faustine vincent

Electricité : entre Paris et Berlin, un compromis sous haute tension

C’est bien ce que redoutait une Allemagne s’empêcher de nuancer le succès en affir- mêlant préoccupations écologistes et paci-
ANALYSE en récession, dont l’industrie est ébranlée par mant que cette énergie est « importante » fistes. Arrivée au pouvoir en 1998, la coali-

D
epuis des mois, des tensions sans
précédent opposaient la France à
l’Allemagne sur la réforme du
marché européen de l’électricité.
Et, depuis dix ans, les deux pays se jettent à la
figure les vertus de leur modèle respectif : une
forte matrice nucléaire pour Paris, un mix
d’énergies fossiles et renouvelables pour Ber-
L’ACCORD SUR lin. Le dossier était même devenu la princi-
LA RÉFORME pale pierre d’achoppement de la relation fran-
co-allemande. Une situation d’autant moins
DU MARCHÉ DE justifiée que les deux nations sont censées
poursuivre un triple objectif commun : éviter
L’ÉLECTRICITÉ la flambée des prix, renforcer la compétitivité
MET-IL POUR industrielle et décarboner leur économie.
Au sommet de Hambourg, les 9 et 10 octo-
AUTANT FIN AU bre, Emmanuel Macron et Olaf Scholz avaient
rouvert le dossier sans conclure, le président
VIEUX CONFLIT français et le chancelier allemand se mon-
trant toutefois optimistes pour la suite. Suite
FRANCO-ALLEMAND et fin, mardi 17 octobre, à Luxembourg, où les
SUR LE MODÈLE ministres de l’énergie des Vingt-Sept sont
parvenus à un compromis sur la réforme du
ÉNERGÉTIQUE ? marché de l’électricité, maintenant soumis
aux eurodéputés. L’Elysée, qui bataillait pour
la prise en compte du nucléaire dans le nou-
veau mécanisme de prix, a crié victoire. Tout
comme l’Allemagne, puisque Bruxelles
veillera à ce que le soutien à EDF et à la mo-
dernisation de ses 56 réacteurs ne donne pas
à la France un avantage compétitif contraire
aux lois européennes de la concurrence.
la perte du gaz russe bon marché, la concur-
rence des sociétés américaines subvention-
nées par l’Inflation Reduction Act (IRA) pour
verdir leurs activités et la menace des cons-
tructeurs chinois de véhicules électriques.
L’enjeu immédiat portait donc sur la configu-
ration du marché et non sur le prix appliqué
au consommateur d’électricité, qu’elle soit
fossile, nucléaire ou renouvelable, assuraient
les négociateurs. L’accord de Luxembourg
met-il pour autant fin au vieux conflit franco-
allemand sur le modèle énergétique ?
La transition lancée par Berlin en 2001 n’a
pas tenu toutes ses promesses de décarbona-
tion de l’électricité, même si l’éolien, le so-
laire et l’hydrogène ont connu un développe-
ment remarquable. Si la France est loin d’être
« éco-exemplaire » sur ses émissions globa-
les de gaz à effet de serre, sa production élec-
trique est sept fois moins « polluante » que
celle de son voisin, contraint de relancer le
charbon pour compenser l’arrêt définitif du
nucléaire. Un atout essentiel dans la perspec-
tive d’une hausse de 50 % de la consomma-
tion d’électrons à l’horizon 2050. En février,
Paris avait remporté une demi-victoire
quand Berlin avait fini par concéder l’inscrip-
tion du nucléaire dans la taxonomie euro-
péenne des énergies décarbonées, facilitant
ainsi son accès aux financements publics et
privés. La présidente de la Commission euro-
péenne, Ursula von der Leyen, n’avait pas pu
pour décarboner mais « pas stratégique ».
L’Allemagne restera le fer de lance du camp
antinucléaire en Europe, emmené par son vi-
ce-chancelier et ministre de l’économie,
l’écologiste Robert Habeck.
« L’obsession allemande : détruire EDF »
La crise plonge ses racines dans l’histoire. De-
puis 1945, la France a fait le choix du nu-
cléaire militaire et civil, porté par ses forces
armées, le Commissariat à l’énergie atomi-
que et EDF. Bénéficiant du soutien tacite de
l’opinion, l’atome est dans l’ADN national,
une situation unique au monde, une fierté,
malgré les déboires de la filière ces dix der-
nières années. Après des années de flotte-
ment sur l’importance à lui donner, Emma-
nuel Macron l’a relancé. Il a décidé la prolon-
gation des centrales tant qu’elles seraient ju-
gées sûres par l’Autorité de sûreté nucléaire,
annoncé six EPR 2 en 2035-2040 et fait voter
une loi pour accélérer leur construction.
Rien de tel outre-Rhin. L’Allemagne s’est
convertie à l’atome civil dans les années
1970, sans enthousiasme et sans qu’il dé-
passe 22 % de la production d’électricité (75 %
en France). Durant une parenthèse de trente
ans, certains ont rêvé d’un « Airbus de l’éner-
gie », symbolisé par le réacteur EPR de Fra-
matome-Siemens. Les Verts, eux, ont fer-
raillé contre sous la bannière « Atomkraft ?
Nein Danke ! » (« nucléaire ? non merci ! »),
tion SPD-Grünen a commencé à détricoter la
coopération franco-allemande. Avant que le
chancelier Gerhard Schröder choisisse le gaz
russe de son « ami » Vladimir Poutine. Une
stratégie poursuivie par Angela Merkel qui
conduira son pays à une périlleuse dépen-
dance. Une première rupture est actée avec le
retrait de Siemens de l’EPR en 2009. Elle de-
vient définitive avec la sortie du nucléaire dé-
cidée après l’accident de Fukushima en 2011.
La France compte de son côté un puissant
lobby pronucléaire, qui crie au complot alle-
mand, persuadé que l’Allemagne refuse
d’avoir un voisin disposant d’un « atout
compétitif tel qu’EDF », affirme son ex-PDG,
Henri Proglio : « Depuis vingt-cinq ou trente
ans, l’obsession allemande est de détruire EDF.
Ils y ont réussi. » Il y a une part de vrai dans
cette charge, mais c’est exonérer le groupe de
sa responsabilité dans la gestion défaillante
du nucléaire et accréditer l’idée que Paris est
sans voix à Bruxelles, où Berlin dicterait sa
loi.
EDF doit intégrer la nouvelle donne dans la
négociation avec l’Etat actionnaire sur le prix
de vente de sa production nucléaire. Avec
Bruxelles en juge de paix de la « sincérité »
d’un prix qui ne devra pas trop excéder les
coûts de production de l’entreprise, admet
l’Elysée. Et Berlin en censeur vigilant de toute
violation du compromis de Luxembourg. p
jean-michel bezat (service économie)
Hermès, partager
une aventure collective

« Vendeur dans le magasin de Boston puis assistant de la directrice du nouveau magasin d’Orlando,
je poursuis l’aventure Hermès dans ma ville natale. J’ai trouvé le juste équilibre entre ma vie
personnelle, les équipes et la communauté des clients Hermès, que je suis heureux d’accompagner
dans leur découverte de la maison. »
— Cordell, assistant de la directrice du magasin Hermès d’Orlando, États-Unis er
H mè
nts s

Tale

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ns
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