VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

78E ANNÉE – NO 24208

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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

SUPPLÉMENT

LE SOULÈVEMENT IRANIEN VU PAR LES ÉCRIVAINS LE MONDE
« SANS LE VOILE, NOUS LEUR DISONS : VOUS NE POUVEZ PAS NOUS POSSÉDER »  DES LIVRES

L’Allemagne empêtrée dans sa dépendance à la Chine
▶ Malgré sa brièveté, la ▶ Elle intervient alors que ▶ Le feu vert du chef de ▶ L’industrie allemande ▶ La guerre en Ukraine
visite qu’effectue le chan­ les pouvoirs du président gouvernement allemand à s’interroge sur la conduite et le durcissement chinois
celier Olaf Scholz à Pékin, Xi Jinping, la répression la cession de 25 % du port à tenir vis­à­vis de Pékin, ont ouvert un débat sur
vendredi 4 novembre, des voix dissidentes et de Hambourg au géant entre la nécessité d’accé­ le risque d’être exposé
crée la polémique le contrôle de l’économie étatique Cosco suscite der au marché et le danger aux pouvoirs autoritaires
jusque dans sa coalition ne cessent de se renforcer de vives résistances que représente le régime PAGE S 7 E T 18

Israël JOE BIDEN APPELLE À DÉFENDRE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE Immigration

Ben Gvir,  ▶ A l’approche des midterms, les républicains jettent la suspicion sur le scrutin L’équilibre fragile 
mauvais génie  PAG E 6 E T É DI TO R IA L PAGE 2 9
de Macron
de la droite Le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, se veut intransigeant
A l’issue des législatives en inscrivant tous les individus
sous obligation de quitter le terri­
israéliennes, le supréma­ toire français au fichier des per­
ciste juif promet d’offrir à sonnes recherchées. En parallèle,
Benyamin Nétanyahou la le gouvernement veut régulariser
majorité qui lui échappait les étrangers sans titre qui tra­
vaillent, en particulier dans les
PAGE 2
métiers en tension. Dans cet « en
même temps », le risque est de
« tomber du mauvais côté du che­
Brésil val » sous les coups de boutoir de
l’extrême droite, admet­on dans
Les derniers  l’entourage présidentiel.
PAG E 13

partisans 
de Bolsonaro  Santé
en appellent  Malaise dans
à l’armée les services
de pédiatrie
Des milliers de soutiens
du président d’extrême Le gouvernement promet
droite battu dans les ur­ 400 millions d’euros
nes se sont rassemblés à Le président Joe Biden,
à Washington, le 2 novembre.
aux hôpitaux, saturés par
travers le pays mercredi MICHAEL A. MCCOTY/AFP l’épidémie de bronchiolite
PAGE 5 PAGE 14

Mégabassines Le débat sur  JO PARIS 2024 Etats­Unis

La Fed relève
Guerre en Ukraine
Kiev utilise
Styles
Après #metoo et
la gestion de l’eau s’envenime Les festivals  encore ses taux des drones navals les confinements,
craignent et annonce qu’elle contre la flotte la métamorphose
va continuer russe en Crimée du soutien­gorge
d’être sacrifiés PAGE 17 PAGE 4 PAGE 24

Le manque de forces
de l’ordre, réquisitionnées
massivement pour
les compétitions, pourrait
peser sur les manifesta­
tions culturelles de l’été
PAGE 21

Une mégabassine, à Mauzé­sur­le­Mignon (Deux­Sèvres),
le 7 octobre. AFP
La polémique sur les réserves
d’eau à usage agricole est montée
d’un cran après les manifesta­
tions à Sainte­Soline, dans les
Deux­Sèvres, marquées par des
heurts, samedi 29 octobre. Pour
ses détracteurs, ce modèle de ré­
servoir est le symbole d’un agro­
business intenable à l’ère du
changement climatique. Il ponc­
tionne les nappes, au détriment
Royaume­Uni
Le renouveau
des syndicats
britanniques
de la faune et de la flore, et ex­ PAGE 20
pose l’eau à l’évaporation.
Pour ses promoteurs, il permet
de conserver la ressource pour le
moment où elle est le plus néces­ Tribune
saire aux exploitations et consti­ En défense du
tue une réponse aux sécheresses
qui vont se multiplier. En arrière­ jury populaire
plan, c’est le modèle agricole lui­
même qui est en question.
de cour d’assises
PAGES 8-9 PAGE 26
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
2|
Le leader d’extrême droite, Itamar Ben Gvir, salue ses partisans lors d’un rassemblement à Sdérot, dans le sud d’Israël, le 26 octobre. GIL COHEN-MAGEN/AFP
Ben Gvir, mauvais génie de la droite israélienne
Le suprémaciste juif, à la tête de la troisième force après les législatives, devrait offrir à Nétanyahou la majorité
jérusalem ­ correspondant
D
ébraillé, drôle, vul­
gaire, le col de che­
mise et la kippa blan­
che de travers, la
sueur au front, pas rasé, pas coiffé,
il tempête, sourire en coin, l’œil
cherchant sans cesse l’objectif de
la caméra. Itamar Ben Gvir est un
spectacle. Il ne manque pas d’hu­
mour. Il est violent. Homophobe,
antilibéral et antidémocrate, il
croit en la suprématie de la loi di­
vine et en celle du peuple juif. Il
croit en la vengeance – d’abord
contre les Arabes, puis contre les
non­Juifs. Condamné en 2007
pour incitation à la haine et sou­
tien à une organisation terroriste,
le voilà à la tête de la troisième
force politique d’Israël. Sa liste,
Sionisme religieux, a obtenu
14 sièges sur 120 au Parlement,
10 % des voix.
Aux législatives de mardi 1er no­
vembre, il a offert au « bloc » de
droite de l’ancien premier minis­
tre Benyamin Nétanyahou la ma­
jorité qui lui échappait depuis
2019, selon un décompte officiel
des bulletins qui tarde à s’achever
(90 %, jeudi matin), mais dont la
tendance semble irréversible.
Au gouvernement, il réclame le
ministère de la sécurité publique.
Sauveur de la droite israélienne, il
est à bien des égards sa force mo­
trice. « Son suprémacisme juif est
au cœur de la droite aujourd’hui,
non plus aux franges. Il traverse le
Likoud de Nétanyahou, dont
l’idéologie s’émousse », juge le phi­
losophe de gauche Assaf Sharon,
qui a grandi dans une colonie reli­
gieuse. Cela provoque en Israël un
examen de conscience : qu’est­ce
qu’un fascisme juif ? Comment
« l’Etat juif et démocratique » a­t­il
pu en arriver là ?
Né dans une famille de la petite
bourgeoisie à Mevasseret Zion, un
faubourg de Jérusalem, d’un père
originaire du Kurdistan irakien,
Itamar Ben Gvir a rejoint dans les
rues, dès l’adolescence, au début
des années 1990, les militants du
rabbin Meir Kahane. Cet extré­
miste américain, en difficulté
avec la justice de son pays, s’était
fait élire à la Knesset en 1984. Au
début de la première Intifada, en
décembre 1987, il lui est interdit
de se représenter. Son parti, Kach,
est banni, puis déclaré groupe ter­
roriste – comme aux Etats­Unis sa
Ligue de défense juive.
Dans cet univers, M. Ben Gvir
trouve une famille « et beaucoup
d’amour pour le peuple juif ».
En 1994, lorsque Baruch Golds­
tein assassine vingt­neuf Palesti­
niens au tombeau des Patriarches
d’Hébron, il salue un héros. Jus­
qu’à l’an dernier, il gardait accro­
ché chez lui son portrait, sous ce
verset de la Bible (Nombres, 25 :
13) : « parce qu’il a été animé d’une
ardeur jalouse pour son Dieu et a
accompli le rite d’expiation pour
les fils d’Israël », qui conclue un
éloge du zélote Pinhas.
Un héros dans son quartier
En 1995, Itamar Ben Gvir se rend
célèbre, à 18 ans, en arrachant
dans un mouvement de foule
l’emblème de la Cadillac du pre­
mier ministre Yitzhak Rabin, qui
subit une campagne virulente de
la droite, pour avoir signé les ac­
cords de paix d’Oslo. « Nous avons
eu sa voiture, et nous l’aurons lui
aussi », lance­t­il aux caméras.
M. Rabin est assassiné quelques
semaines plus tard par un extré­
miste juif. Cette année­là, l’armée
choisit de dispenser le jeune acti­
viste Ben Gvir de service militaire.
Dans son quartier de tra­
vailleurs de Givat Haavot, colonie
juchée sur une crête au­dessus
d’un commissariat de police,
dans l’est de la grande ville pales­
tinienne d’Hébron, en Cisjorda­
nie occupée, Itamar Ben Gvir est
un héros. Il y a pour voisin Bentzi
Gopstein, fondateur kahaniste
du groupe Lehava, dont les
miliciens mènent la chasse aux
couples mixtes (juif et arabe,
arabe et juive) dans les rues de Jé­
rusalem. Mais à la différence de
ce dernier, Ben Gvir refuse de se
cantonner à la marginalité de
l’action violente.
Il devient avocat, et défend M.
Gopstein ainsi que deux adoles­
cents accusés d’avoir brûlé vifs un
couple palestinien et leur bébé
dans le village de Douma, en 2015.
Les « jeunes des collines », colons
violents en rupture avec l’Etat,
s’échangent son numéro de por­
table. « Je ne le fais pas pour l’ar­
gent, affirme­t­il au quotidien de
gauche Haaretz. Je crois vraiment
que je dois aider ces gens. »
Les colonies d’Hébron sont le re­
fuge des militants les plus idéolo­
gisés, le berceau du courant sio­
niste religieux Gush Emunim.
Mais même là­bas, Ben Gvir de­
meure un marginal. « Le Gush
Emunim ne l’aime pas. Ils ont tou­
jours utilisé les kahanistes comme
repoussoirs : “nous sommes des
colons, disent­ils, mais nous ne
sommes pas racistes comme
eux” », rappelle Tomer Persico,
chercheur à l’Institut Shalom
Hartman de Jérusalem. Cette
vieille avant­garde, élitiste, éru­
dite et disciplinée, regarde M. Ben
Gvir comme un voyou. Il ne par­
tage pas leur messianisme. Au
fond, il se soucie peu de la terre
sainte et des colonies. Pour lui,
seule compte la guerre raciale. Les
sionistes religieux se méfient de
la théocratie stricte que prônait
son maître, Meir Kahane, pour
qui la démocratie était un con­
cept non­juif : « La Torah n’obéit
pas à ces absurdités. »
Ces différends idéologiques
s’empoussièrent aujourd’hui. Les
colons se sont embourgeoisés.
En 2021, le Parti sioniste religieux
de Bezalel Smotrich accepte de
s’associer à M. Ben Gvir, ainsi qu’à
une petite formation homo­
« Les gens ne
votent pas pour
Ben Gvir parce
qu’il est raciste,
mais parce qu’il
est l’un d’eux.
C’est un réflexe
tribal »
ANSHEL PFEFFER
journaliste à « Haaretz »
phobe. Il y est contraint par le
chef de file de la droite, Benyamin
Nétanyahou. Au beau milieu d’un
cycle de cinq élections consécuti­
ves en quatre ans, l’ex­premier
ministre raclait alors les fonds de
tiroirs. Il s’assure que les quelque
40 000 voix (1,88 %) rassemblées
par M. Ben Gvir aux élections de
2019 comptent. M. Nétanyahou
bâtit ainsi une alliance assurée de
franchir la barre des 3,25 %, qui
donne entrée à la Knesset.
Député depuis mars 2021,
M. Ben Gvir préfère toujours la
rue à l’hémicycle. Les journalistes
le trouvent partout sur leur che­
min, là où cela brûle. Cette
année­là, il est l’un des trois hom­
mes politiques les plus présents à
l’écran. Il déplace son « bureau »
sur un trottoir de Sheikh Jarrah, à
Jérusalem­Est, dont les habitants
palestiniens luttent pour ne pas
être expropriés au profit de
colons juifs.
Il brandit son « immunité parle­
mentaire », somme les policiers
de le protéger – ce qu’ils font. Du­
rant les émeutes intercommu­
nautaires qui ensanglantent Is­
raël, en mai 2021, il s’affiche aux
côtés des milices d’autodéfense
juive. En campagne, fin octobre, il
a brandi un pistolet à Sheikh Jar­
rah, et exigé de la police qu’elle
fasse feu sur des lanceurs de pier­
res. Mais il a aussi houspillé ses
partisans au vieux marché juif de
Jérusalem, qui criaient « Mort aux
Arabes ! ». Il désire expulser tous
les Palestiniens de Terrre sainte,
mais il ne souhaite la mort que
« des terroristes. » Cela provoque
un débat public : M. Ben Gvir a­t­il
« changé » ? Il est rare désormais
que la télévision le présente
comme d’extrême droite. Il est
apparu récemment, débonnaire,
dans une émission de cuisine.
Voilà à peine trois ans, Ita­
mar Ben Gvrir assumait encore
l’essentiel de l’héritage du rabbin
Kahane. Au quotidien Yediot Aha­
ronot, il affirmait que « la grande
différence [entre eux] c’est qu’ils
nous tendent un microphone ».
Son mentor était banni de la ra­
diotélévision d’Etat israélienne.
« Kahane était un pur raciste. Il
n’admettait pas qu’il y ait de “bons
arabes.” Ben Gvir, au contraire, fait
cette distinction. Cela lui a permis
de contourner la loi qui a fait inter­
dire son parti dans les années
1980 », rappelle Simon Epstein,
auteur d’une histoire du kaha­
nisme (Les Chemises jaunes, Cal­
mann­Levy, 1990).
« Le vrai visage d’Israël »
Ses ennemis le reconnaissent :
l’avocat Ben Gvir a du « talent », il
sait « jouer le jeu » de la politique
israélienne. « Militants étudiants
pour la Paix avec les Palestiniens
dans les années 2000, nous l’appe­
lions avant nos actions, pour qu’il
vienne avec ses gars. C’était la ga­
rantie que les médias suivent. Il
nous serrait la main, sympa, puis
on s’engueulait devant les camé­
ras », se souvient le philosophe
Assaf Sharon.
Les citoyens palestiniens d’Is­
raël (20 % de la population) ten­
dent à voir en lui un extrémiste
de plus, après bien d’autres qui
ont émergé dans le sillage de Ben­
jamin Nétanyahou. « Il montre le
vrai visage d’Israël. Mais avec ou
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
sans lui, notre discrimination de­
meure », relevait avec fatalisme
Mudar Younès, patron de l’as­
sociation des maires des villes
arabes, dès avant le scrutin du
1er novembre.
La gauche sioniste, elle, vit de­
puis lors un moment de réflexion
existentiel, mélancolique. « Israël
n’a jamais été une démocratie libé­
rale. Que son système électoral
fonctionne est un miracle », souli­
gne Anshel Pfeffer, journaliste à
Haaretz et biographe de Benya­
min Nétanyahou. « C’est un Etat
du Proche­Orient, en guerre sur un
même territoire contre une autre
nation [palestinienne], où la ma­
jorité des juifs sont issus de pays
[d’Europe orientale, du Proche­
Orient, d’Afrique du Nord] sans
tradition démocratique. Les gens
ne votent pas pour Ben Gvir parce
qu’il est raciste mais parce qu’il est
l’un d’eux. C’est un réflexe tribal.
Mais nous voudrions que nos poli­
ticiens ne se livrent pas à nos bas
instincts nationaux, qu’ils préser­
vent l’illusion que nous valons
mieux que ce que nous sommes. »
Au peuple de droite, M. Ben Gvir
promet une refonte des institu­
tions, qui effacerait la capacité de
censure des lois réservée à la Cour
suprême, et donnerait tout pou­
voir au Parlement. Le Likoud de
M. Nétanyahou souhaite de lon­
gue date une réforme de la justice.
Il assure qu’il s’y prendra avec me­
sure. Craignant de devenir otage
de M. Ben Gvir au gouvernement,
il cherchera d’autres partenaires
au centre. Mais l’homme est po­
pulaire parmi les militants du
Likoud, qui comptent sur lui pour
aiguillonner leur chef. La droite
idéologique est largement majo­
ritaire. Elle ne digère pas de s’être
fait « confisquer » le pays durant
dix­huit mois par un éphémère
gouvernement d’alternance, em­
mené par le centriste Yaïr Lapid.
Elle savoure une revanche. p
louis imbert

4 | international
Des drones navals contre la flotte russe en Crimée
Pour la première fois, l’Ukraine a utilisé ces engins­suicides pour attaquer le port militaire de la péninsule
L
es maigres forces navales
ukrainiennes ont fait
sensation, samedi 29 oc­
tobre, en frappant leur
adversaire russe dans le port de
Sébastopol, lors d’une opération
sans précédent mais aux con­
tours encore mal connus. Avant le
lever du soleil, autour de 4 h 20,
entre six et huit drones­suicides
de surface navals ont attaqué des
navires de la flotte de la mer Noire
basés à Sébastopol, en Crimée.
Cette attaque de saturation des
défenses russes a été coordonnée
avec une poignée de drones aé­
riens. Plusieurs vidéos filmées
depuis les drones, et publiées par
les Ukrainiens, ainsi que des vi­
déos d’explosions prises par des
caméras de surveillance russes
donnent un aperçu de ce qui s’est
passé. L’attaque, qui s’est dérou­
lée à 300 km des côtes sous con­
trôle ukrainien, a eu lieu simulta­
nément à l’intérieur et au large du
port de Sébastopol, où des navi­
res russes patrouillaient.
La pénétration du port, une baie
naturelle longue de sept kilomè­
tres et divisée en baies secondai­
res, par un ou deux drones de sur­
face au moins, constitue en soi un
exploit. Fermée par deux digues,
l’entrée de la rade est très étroite
et soigneusement gardée, en par­
ticulier par des dauphins appri­
voisés – une spécialité de la ma­
rine russe –, dont la mission con­
siste à repérer et neutraliser les
hommes­grenouilles ennemis.
Les vidéos diffusées montrent
que la défense russe est entrée en
action au large, en détruisant au
moins un drone à l’aide de mi­
trailleuses lourdes, soit depuis un
vaisseau de combat, soit depuis
un hélicoptère Mi­17 que l’on voit
tournoyer dans le ciel.
« Dommages mineurs »
Il est encore difficile d’évaluer
avec précision l’étendue des dé­
gâts infligés à la flotte russe. Selon
les sources ukrainiennes, deux
navires militaires ont été sérieu­
sement endommagés : la frégate
Amiral­Makarov, vaisseau amiral
de la flotte de la mer Noire, ainsi
que l’Ivan­Goloubets, un dra­
gueur de mines. Des images de la
frégate, prises après l’attaque, la
montrent en train d’être remor­
En Russie, un « point final » à la mobilisation qui soulève des doutes
En l’absence de document officiel, juristes et simples citoyens craignent que le processus lancé le 21 septembre par Poutine ne se poursuive
moscou ­ correspondant
L a Russie en a­t­elle terminé
avec la mobilisation « par­
tielle » décrétée le 21 sep­
tembre par Vladimir Poutine ?
Oui, à écouter les responsables
russes. Depuis le 28 octobre, le mi­
nistère de la défense a fait savoir à
deux reprises, par voie officielle,
que le processus était terminé. En
tout 300 000 hommes auraient
été appelés sous les drapeaux,
dont 82 000 seraient d’ores et déjà
déployés en Ukraine, dans le ca­
dre de l’« opération spéciale ».
Ces chiffres, fournis par Sergueï
Choïgou, le ministre de la dé­
fense, correspondent aux objec­
tifs fixés par le président, en con­
séquence de quoi « toutes les acti­
vités liées à la conscription des ci­
toyens ont été arrêtées ».
Ces déclarations multiples ne
suffisent cependant pas à con­
vaincre. Depuis une semaine, les
témoignages affluent de Russes
qui continuent à recevoir une
convocation au bureau de recru­
tement. La propre hotline du mi­
nistère assure n’avoir reçu
aucune instruction précise. De
la même manière, plusieurs ré­
gions, qui avaient pourtant as­
Un navire militaire russe dans le rade de Sébastopol, en Crimée, le 27 octobre. ALYONA MALKOWSKAYA POUR « LE MONDE »
quée vers une baie utilisée pour la
réparation, suggérant des dom­
mages importants.
Le ministère de la défense russe,
qui tend à cacher ses pertes, a in­
diqué, dimanche, avoir détruit
neuf drones aériens et sept dro­
nes maritimes ukrainiens, et a ad­
mis des « dommages mineurs »
sur le dragueur de mines, sans
aucune référence à la frégate.
Des alliés du président ukrai­
nien, Volodymyr Zelensky, ont
laissé entendre que l’Ukraine a or­
ganisé le raid, mais sans en reven­
diquer clairement la responsabi­
lité. C’est la seconde fois que Kiev
porte un coup sévère au prestige
de la flotte russe de la mer Noire,
après la destruction du cuirassé
Moskva, en avril.
Même si ce type d’attaque est
sans précédent, les Russes
auraient dû s’y préparer, estime
l’expert naval indépendant bri­
suré avoir rempli leur quota,
ont ensuite continué à mobiliser.
Autre source de méfiance, le re­
fus du Kremlin de publier un
nouvel oukase, un décret, met­
tant officiellement un terme à
la mobilisation – celui signé le
21 septembre par M. Poutine ne
mentionnant aucune date de fin.
Interrogé le 1er novembre sur la
nécessité de promulguer un nou­
veau texte, le dirigeant a joué la
surprise : « Je n’y avais pas réfléchi,
mais je vais en parler avec les juris­
tes. » Il a toutefois insisté : « Elle
[la mobilisation] est terminée, le
point final est mis. »
Chiffres tenus secrets
Pour les juristes, ce flou permet au
pouvoir de remobiliser à tout mo­
ment, selon les besoins, voire de
poursuivre discrètement l’appel
de certains spécialistes, ce qui est
constaté depuis le 1er novembre.
Avantage : l’absence de document
officiel interdit aux militaires
sous contrat de démissionner.
La même méfiance est de mise
s’agissant des chiffres. Dans la ver­
sion publique de l’oukase du
21 septembre, les objectifs chiffrés
sont tenus secrets. Celui de
300 000 n’a été énoncé qu’orale­
tannique H. I. Sutton. Un drone
ukrainien du même modèle que
ceux utilisés samedi avait en effet
déjà été trouvé échoué à proxi­
mité de Sébastopol, en septem­
bre. Selon M. Sutton, le drone a
été assemblé sur la base d’un jet­
ski haut de gamme canadien. La
coque est allongée à l’avant pour
contenir une bombe de type aé­
rien d’une demi­tonne (probable­
ment une FAB­500), laquelle est
déclenchée par un choc.
Pour remplir sa mission, le
drone doit percuter sa cible. Se­
lon L’expert britannique, l’atta­
que, en révélant la vulnérabilité
des défenses de Sébastopol, mo­
difiera la manière dont la flotte
russe de la mer Noire se dé­
ploiera. Celle­ci est principale­
ment utilisée pour tirer des mis­
siles de croisières Kalibr sur des
cibles civiles et militaires à tra­
vers le territoire ukrainien.
Les témoignages
affluent
de Russes
qui continuent
à recevoir
une convocation
au bureau
de recrutement
ment. Le 29 octobre, le canal Tele­
gram Volya, qui se distingue par la
qualité de ses sources militaires,
donnait un chiffre alternatif de
692 000 mobilisés, dont 340 000
seraient déjà en Ukraine. Le média
en ligne Mediazona, lui, avance
une estimation proche de
500 000, extrapolation à partir du
chiffre des mariages célébrés en
urgence dans chaque région avant
le départ des hommes.
Reste que la phase la plus active
et massive est certainement pas­
sée. Selon les spécialistes, l’objectif
de la mobilisation reste inchangé :
combler les trous dans le dispositif
défensif, pour passer l’hiver sans
nouveau recul d’ampleur ; puis,
une fois la masse des mobilisés
L’emploi de drones de surface
navals – dits « USV » (pour un­
manned surface vehicle en an­
glais) – dans le cadre du conflit
ukrainien est une première
« dans son ambition et sur bien
d’autres points », analyse de son
côté Léo Péria­Peigné, auteur
d’une note récente sur ce sujet
pour l’Institut français de rela­
tions internationales. « Même s’il
est possible que les forces spécia­
les de certains pays aient déjà
mené ce type d’opérations dans
des conditions plus clandestines,
dans le cas ukrainien, c’est la pre­
mière fois qu’un assaut est mené
contre un navire de grande taille,
à proximité d’une base navale ad­
verse très importante, et qu’il y a
une forte publicité des images de
l’attaque, et une forte réaction de
l’attaqué, c’est­à­dire de la Rus­
sie », détaille le chercheur. « Le
système utilisé par les Ukrainiens
prête au combat et équipée, au
printemps, repasser à l’offensive.
Pour l’heure, ce long mois de
mobilisation a surtout révélé les
failles logistiques du dispositif.
Des milliers d’hommes sans expé­
rience de combat ou en mauvaise
santé ont reçu des convocations ;
parmi ceux qui y ont répondu, très
peu ont ensuite pu faire valoir
leurs droits. Le commandement
militaire, lui­même, a reconnu des
« excès » ou des « problèmes ».
Des dizaines de témoignages et
de vidéos ont ensuite montré des
mobilisés laissés « en pâture » sur
des bases militaires, sans entraî­
nement, sans équipement, parfois
sans nourriture et sans locaux en
dur pour dormir. Ces derniers
jours, des proches de soldats qui
avaient diffusé de telles vidéos
se sont vu signifier l’ouverture
de poursuites judiciaires.
Plus inquiétant, de tels récits
parviennent également du front.
Ils font état d’unités entières
abandonnées en plein champ,
avec seulement des armes auto­
matiques, sans ordres clairs ni
ravitaillement. Une partie des
mobilisés a aussi été envoyée sur
le terrain après des entraîne­
ments express (de quelques jours
s’apparente visiblement davan­
tage à un bateau téléguidé qu’à
un outil high­tech, à un bricolage
dicté par les conditions du terrain
qu’à un outil de rupture, mais c’est
clairement un type d’équipement
qui paraît manquer à un certain
nombre d’armées, notamment
aux forces françaises », ajoute
M. Péria­Peigné.
Diminution de la vulnérabilité
Alors que le renouvellement des
capacités militaires navales est
souvent très onéreux et pèse sur
les budgets de défense, les drones
apparaissent de plus en plus à un
certain nombre d’états­majors
comme une solution permettant
à la fois de gagner de la « masse »
– c’est­à­dire de l’importance en
nombre de bâtiments – tout en
diminuant les risques de vulnéra­
bilité en cas d’attaque, notam­
ment contre des navires de pre­
à deux semaines) ou sommaires
(un ou deux passages sur un pas
de tir). En s’appuyant uniquement
sur des sources ouvertes, le jour­
nal Novaïa Gazeta a identifié une
centaine de mobilisés tués depuis
le 21 septembre. Parmi eux, vingt­
trois sont morts sur le sol russe,
de causes diverses – bagarres, al­
cool, drogue, suicides, accidents,
maladies subites.
Des hommes emprisonnés
Cela ne prend pas en compte l’at­
taque « terroriste » sur une base de
la région de Belgorod (onze morts
officiellement), sur laquelle plane
l’ombre de recrutements forcés
de migrants non russes. Le sort de
ceux qui refusent de combattre
est flou : dans au moins un cas,
documenté grâce à l’envoi de plu­
sieurs vidéos, quarante hommes
sont gardés illégalement dans
une cellule de la région de Lou­
hansk, dans le Donbass.
Enfin, le versement de la prime
promise de 300 000 roubles
(4 900 euros) a nourri d’autres
tensions. Certains soldats ou
leurs familles ont reçu de pre­
miers versements, mais pas tous.
Mercredi 2 novembre, une ré­
bellion a éclaté dans un camp
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Ces drones
sont surtout
au point pour
des missions
logistiques ou de
reconnaissance,
d’où la
nouveauté
du cas ukrainien
mier rang. A ce stade, les drones
navals sont toutefois surtout au
point pour accomplir des
missions logistiques ou de recon­
naissance, d’où la nouveauté du
cas ukrainien.
Les plus en pointe en matière de
drones navals sont aujourd’hui
les Américains et les Chinois,
ainsi que des pays comme Israël,
la Turquie, la Corée du Sud, qui
développent des drones de peti­
tes dimensions (moins de 10 mè­
tres de longueur), en partie desti­
nés à l’export. Les Etats­Unis pos­
sèdent notamment une longueur
d’avance en matière de drones
de grande taille. Au mois de mai,
l’US Navy a même mis en place
une unité spécialisée, l’Unman­
ned Surface Vessel Division 1.
Comme le rapporte la revue Dé­
fense et sécurité internationale
dans son numéro d’octobre, cette
unité comprend des bâtiments
encore au stade expérimental.
Mais parmi eux se trouvent déjà
des navires de 40 mètres testés
sur des missions de guerre des
mines, de lutte anti­sous­marine,
ou à l’essai pour embarquer des
charges utiles, comme des missi­
les de défense antiaérienne.
En France, les moyens budgétai­
res alloués à l’acquisition de telles
capacités sont encore très mai­
gres. Le seul programme en cours
qui intègre le développement de
drones de surface est le système
de lutte antimines marines futur.
Piloté par la société Thales en coo­
pération avec l’industrie britanni­
que, dans le cadre d’un projet qui
a débuté en 2010, il est censé en­
trer en service autour de 2025. p
emmanuel grynszpan
et élise vincent
militaire où des mobilisés origi­
naires de Tchouvachie sont logés.
Peu d’informations filtraient à ce
sujet, mais la garde nationale
a été déployée.
Cette phase de mobilisation a
suscité une crispation impor­
tante dans la société russe, et dé­
sorganisé certains secteurs de
l’économie. Le nombre des hom­
mes ayant fui la Russie depuis
le 21 septembre se compte en cen­
taines de milliers. Si la mobilisa­
tion est clairement impopulaire,
les sondages montrent toutefois
que sa conduite n’a pas franche­
ment altéré le soutien déclaratif
à l’« opération spéciale ».
L’une des raisons qui a conduit
à arrêter ou à mettre entre paren­
thèses la phase active de la mobi­
lisation repose sur le fait qu’a
commencé, le 1er novembre, la
conscription d’automne. Un nou­
veau défi logistique pour les bu­
reaux de recrutement : 120 000
jeunes appelés doivent être incor­
porés à l’armée – et ne doivent en
théorie pas être envoyés au front.
Selon Volya, ces bureaux ont une
tâche supplémentaire, faire si­
gner à tout prix des contrats à
ceux qui terminent leur service. p
benoît vitkine
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Un partisan de Jair Bolsonaro, habillé en treillis, prie devant des drapeaux brésiliens, à Rio de Janeiro, le 2 novembre. BRUNA PRADO/AP
Au Brésil, les partisans de
Bolsonaro en appellent à l’armée
Vêtues de maillots vert et or, des milliers de personnes se rassemblent,
refusant la défaite du président sortant d’extrême droite
REPORTAGE
rio de janeiro, sao paulo ­
correspondants et envoyée spéciale
B
eth ne quitte pas Samira
des yeux. Mère et fille se
tiennent côte à côte,
mercredi 2 novembre
au matin, dans le vaste hall de la
gare Central do Brasil, au centre
de Rio de Janeiro. « Elle n’a que
20 ans, c’est sa toute première ma­
nifestation », explique, émue et
inquiète, cette vendeuse de pro­
fession, venue en train depuis la
lointaine Nova Iguaçu, misérable
banlieue nord de la « ville mer­
veilleuse », pour clamer son sou­
tien inconditionnel à « son » pré­
sident, Jair Bolsonaro.
A l’image des deux femmes, ils
étaient plusieurs dizaines de mil­
liers, vêtus de maillots vert et or, à
s’être rassemblés à travers tout le
Brésil, mercredi, afin de protester
contre le résultat du scrutin du
30 octobre, qui a vu le chef d’Etat
d’extrême droite défait dans les
urnes par l’ancien président Luiz
Inacio da Silva, vainqueur avec
50,9 % des voix. Une issue inac­
ceptable pour ces bolsonaristes
fanatisés, qui dénoncent des frau­
des électorales et estiment que la
victoire leur a été volée.
A Rio de Janeiro, les manifes­
tants sont venus nombreux, ar­
més de drapeaux brésiliens, bra­
vant la pluie battante et sacrifiant
un jour férié (la Fête des morts)
pour faire entendre leur voix.
Chez eux, le sentiment d’injustice
se mêle à l’urgence. « Si Lula re­
vient, c’en est fini du Brésil et de nos
libertés ! Je suis là pour le futur de
ma fille, je ne veux pas qu’elle gran­
disse dans une dictature commu­
niste comme Cuba ou le Ve­
nezuela », s’alarme Beth.
Les rassemblements ont été
partout organisés devant des ins­
tallations de l’armée : à Rio, le pa­
lais Duque de Caxias, un intimi­
dant immeuble des années 1940,
situé à côté de la gare Central do
Brasil, abrite le commandement
militaire de l’Est. « On exige une
intervention fédérale. Ça veut dire
qu’on veut que l’armée prenne le
pouvoir et organise de nouvelles
élections, propres celles­là ! », dé­
taille le très déterminé Janderson,
50 ans, tatouage de lion sur le bi­
ceps. Face au bâtiment, la foule
lève le poing, chante l’hymne na­
tional et scande à tue­tête : « For­
ces armées, sauvez le Brésil ! »
Qu’importe si, la veille, Jair Bol­
sonaro lui­même a publiquement
acté sa défaite et commencé le
processus de transition. Parmi les
bolsonaristes les plus farouches,
nul ne croit à la sincérité du prési­
dent sortant. Les juges, les parle­
mentaires et tout ce que compte
le « système » auraient tordu le
bras du chef de l’Etat, le forçant à
tenir ces propos apaisants. La pro­
pagande d’extrême droite décrit
un capitaine acculé et aux abois,
ayant plus que jamais besoin de
son « armée » populaire pour le
défendre. « Nous sommes prêts
pour la guerre », proclame un tract
massivement diffusé en ligne.
Pourtant, dans les rassemble­
ments de mercredi, interdiction
avait été faite d’évoquer un quel­
conque « coup d’Etat ». Le mot
d’ordre est passé : il s’agit de res­
ter pacifique et d’éviter à Jair Bol­
sonaro toute poursuite judi­
ciaire. Sur le pavé, rares sont les
bannières et autocollants à son
effigie. Nul n’invoque plus,
comme les jours précédents, l’ar­
ticle 142 de la Constitution, qui,
selon l’extrême droite, permet­
trait aux forces armées d’interve­
nir pour rétablir « la loi et l’ordre »
ainsi que la « garantie des pou­
voirs constitutionnels ».
« On est là pour le Brésil ! »
A Sao Paulo, une manifestation si­
milaire a réuni, selon la presse,
plus de 30 000 personnes face au
commandement militaire du
Sud­Est. Radisson, 40 ans, est sur
place depuis 1 heure du matin, te­
nant tête à une bruine pénétrante
et un vent glacé. « Je ne bougerai
pas d’ici ! », clame ce vendeur am­
bulant métis qui, comme les
autres, dit appeler à une simple
« intervention ». « On n’est pas
putschistes, on veut juste que l’ar­
mée remette de l’ordre dans ce
pays. On n’est pas là pour Bolso­
naro, on est là pour le Brésil ! »,
ajoute­t­il fermement.
Les manifestants sont en majo­
rité d’origine modeste et très
croyants. Face au bâtiment de l’ar­
mée, la foule prie et lance de vi­
goureux « alléluias ». Fabiana,
Les manifestants
sont en majorité
d’origine
modeste
et très croyants
42 ans, venue avec son mari, se dé­
crit comme une « vraie patriote »
et, surtout, une grande démocrate.
« Les militaires doivent agir pour
protéger la Constitution. Lula n’a
pas été élu par le peuple mais grâce
aux urnes électroniques, qui sont
truquées. Ici, on vient défendre la li­
berté ! », insiste­t­elle.
Ce propos dûment calculé et ré­
pété n’a pas trompé la plupart des
observateurs et la presse, qui
n’ont pas hésité à qualifier les ma­
nifestants de « putschistes ». Beau­
coup, au Brésil, conservent en
mémoire le souvenir du coup
d’Etat du 31 mars 1964, qui sonna
le début d’une dictature militaire
longue de vingt et un ans.
Le putsch avait été précédé et fa­
vorisé par une grande marche po­
pulaire, organisée quelques jours
plus tôt à Sao Paulo par des grou­
pes ultraconservateurs, réunis­
sant plusieurs centaines de mil­
liers de manifestants opposés au
gouvernement du président de
gauche, Joao Goulart. Les mots
d’ordre de l’époque, « Famille,
Dieu, liberté », sont les mêmes que
ceux de Jair Bolsonaro.
Mais, six décennies plus tard, les
conditions sont très loin d’être
réunies pour un nouveau coup
d’Etat. Depuis sa défaite, le prési­
dent sortant a perdu le soutien de
la plupart de ses alliés, tant au
Congrès qu’au sein des milieux
économiques, des gouverneurs,
des évangéliques ou même de
l’armée. En témoignent les pro­
pos tenus par son actuel vice­pré­
sident, le général Hamilton Mou­
rao, récemment élu sénateur :
« Pleurer ne sert plus à rien. Nous
avons perdu la partie », a déclaré le
haut gradé dans un entretien au
quotidien O Globo.
Du côté des axes routiers, blo­
qués depuis dimanche par
d’autres manifestants en colère, la
situation est en nette améliora­
tion. Quatorze Etats sont désor­
mais touchés par des barrages,
contre vingt­trois la veille, au pic
du mouvement. Dans une vidéo
diffusée mercredi soir, Jair Bolso­
naro lui­même a demandé à ses
partisans de cesser les blocages.
« Je veux vous lancer un appel : dé­
sobstruez les routes. A mon avis,
cela ne fait pas partie des moyens
légitimes de manifester », a déclaré
le président battu, tout en encou­
rageant les « autres manifesta­
tions » qui, elles, « font partie du
jeu démocratique », et en se disant
« très agacé et très triste ».
« Ces putschistes sont délirants »
« Aucune condition n’est réunie
pour un coup d’Etat », tranche Mar­
celo Pimentel, colonel de réserve
opposé à Bolsonaro et fin observa­
teur du monde militaire. « L’armée
aurait tout à perdre à répondre po­
sitivement aux demandes d’inter­
vention des manifestants. Aux élec­
tions législatives et locales, de nom­
breux militaires ont été élus à des
postes importants », dit­il, en citant
l’exemple de Tarcisio de Freitas, ca­
pitaine de l’armée, ancien minis­
tre des infrastructures de Jair Bol­
sonaro et nouveau gouverneur élu
de Sao Paulo – l’Etat le plus peuplé
et le plus riche du pays. « L’armée
est aujourd’hui en position de force
au sein des institutions. Elle ne va
pas se lancer dans une telle aven­
ture. Ces putschistes sont délirants
et vont être gravement déçus »,
conclut l’officier.
Mais ce discours réaliste de­
meure inaudible pour la plupart
des « soldats » fanatisés de Jair
Bolsonaro. Ils étaient encore
nombreux dans les rues, mer­
credi soir, se refusant à toute capi­
tulation. « On va rester, se relayer
tous les jours », prédit, à Rio,
Claudia Ferro, économiste de
43 ans à la carrure athlétique. Tout
sauf un baroud d’honneur, « c’est
le début d’un mouvement ! »,
ajoute Danilo, grand métis aux
joues peintes en vert et or. Dans
sa ligne de mire, on trouve la fête
nationale du 15 novembre, jour de
la République. Symbole éloquent :
celle­ci fut justement proclamée
à cette date en 1889… par un coup
d’Etat militaire. p
bruno meyerfeld,
angeline montoya
et anne vigna
international | 5
En Iran, « mieux vaudrait
interdire le journalisme »
La Commission des journalistes iraniens
dénonce une répression sans précédent
depuis le début du soulèvement
D epuis le début du soulè­
vement en Iran, le
16 septembre, les autori­
tés iraniennes ont arrêté cin­
quante et un journalistes, selon le
Comité pour la protection des
journalistes. Treize ont été relâ­
chés sous caution et attendent
aujourd’hui leur procès. Parmi les
journalistes encore derrière les
barreaux, Niloufar Hamedi et Ela­
heh Mohammadi se trouvent
dans une situation particulière­
ment inquiétante.
Dans un communiqué conjoint
des gardiens de la révolution, l’ar­
mée idéologique du pays, et du
ministère de renseignement – les
deux principaux services secrets
en Iran –, les deux jeunes Iranien­
nes ont été accusées d’espionnage
à la solde des Américains. Il leur
est notamment reproché d’avoir
« provoqué les proches » de Mahsa
Amini, entre autres. Le communi­
qué, publié le 28 octobre, indique
que les manifestations en cours
en Iran sont le résultat d’une
conspiration des « services secrets
des pays étrangers ».
Niloufar Hamedi, âgée de
31 ans, a été l’une des premières
journalistes à s’être rendue à l’hô­
pital de Kasra à Téhéran, où était
hospitalisée Mahsa Amini, tom­
bée dans le coma à l’issue de sa
garde à vue pour ses vêtements
jugés « non conformes » par la po­
lice des mœurs. La mort de cette
Iranienne de 22 ans, d’origine
kurde, a provoqué une vague iné­
dite de contestation en Iran qui
se poursuit dans les universités.
Elle a déjà fait au moins 287 victi­
mes civiles, dont 46 enfants, à en
croire Human Rights Activists
News Agency.
Vague de soutien
Travaillant pour le quotidien ré­
formateur Shargh, Niloufar Ha­
medi avait notamment publié
sur son compte Twitter la photo
des parents de Mahsa Amini en
train de s’enlacer dans le couloir
de l’hôpital. Elaheh Mohammadi,
elle, a couvert, le 18 septembre,
l’enterrement de la jeune femme
à Saqqez, sa ville natale, dans le
Kurdistan iranien (ouest). Son re­
portage a été publié en « une » du
quotidien Hammihan.
Les deux femmes ont été arrê­
tées quelques jours plus tard à Té­
héran. Elles sont depuis lors déte­
nues dans la prison tristement
célèbre d’Evin, située dans le nord
de la capitale. En Iran, l’espion­
nage est passible d’une peine al­
lant jusqu’à dix ans de prison.
La mise en cause directe de ces
deux journalistes par les services
secrets iraniens a provoqué une
vague de soutien sans précédent.
La Commission des journalistes
iraniens, qui a condamné le
traitement réservé aux journalis­
tes et notamment à leurs deux
collègues, a proposé aux autorités
iraniennes une solution radicale :
dans les conditions actuelles,
mieux vaudrait « interdire le jour­
nalisme ».
« Le communiqué des deux orga­
nisations de renseignement du
pays (…) n’a [pas] d’autre significa­
tion. Les activités ordinaires de nos
deux collègues, qui remplissaient
ÉTHIO PIE
Cessation des hostilités
dans la région du Tigré
Le gouvernement éthiopien et
les autorités rebelles de
la région du Tigré ont signé,
mercredi 2 novembre, un
accord de cessation des
hostilités en Afrique du Sud.
Le conflit, qui avait éclaté dans
la région du nord de l’Ethiopie
il y a deux ans, est considéré
comme « l’un des plus meur­
leurs responsabilités profession­
nelles, sont assimilées à un délit, ce
qui ne veut dire que la fin du jour­
nalisme », souligne le communi­
qué de la Commission des journa­
listes iraniens, publié le 29 octo­
bre. Le même jour, dans une lettre
ouverte, quelque 300 journalistes
et photographes ont également
pris la défense de tous leurs collè­
gues détenus, en demandant leur
libération et le respect de leurs
droits : « Le communiqué des ser­
vices de renseignements veut dire
que nous, les journalistes, sommes
tous mis en cause, voire coupables,
et que, encore plus flagrant, la pro­
fession de journaliste dans le pays
doit être abolie ».
« Faire circuler son nom »
Parmi les journalistes aujour­
d’hui détenus en Iran figure éga­
lement Vahid Shamsoddin­
nezhad, résidant en France de­
puis 2020. Diplômé de l’Ecole su­
périeure de journalisme de Lille,
ce dernier s’est rendu en Iran, le
24 septembre, pour couvrir les
événements pour la société Keyi
Productions et la rédaction de la
chaîne Arte. Agé de 30 ans, il a été
arrêté dans la ville de Saqqez le
28 septembre.
Selon la chaîne franco­alle­
mande qui a dévoilé, le lende­
main, son arrestation, Vahid
Shamsoddinnezhad avait déposé
à son arrivée à Téhéran une lettre
d’accréditation d’Arte ainsi que
les coordonnées de sa carte de
presse française auprès des auto­
rités. « Dans les jours qui ont suivi,
il a pu réaliser deux interviews té­
léphoniques et un sujet vidéo
pour la rédaction d’“Arte Jour­
nal” », a précisé la chaîne dans un
communiqué.
Le journaliste a été détenu pen­
dant les deux premières semai­
nes dans le Kurdistan iranien,
probablement entre la ville de Sa­
qqez et celle de Sanandaj, la capi­
tale de cette province. Puis, mardi
1er novembre, lors d’un appel télé­
phonique avec ses proches à Té­
héran, il a confirmé sa détention
dans la prison d’Evin. Sa femme,
Reihaneh, et leur enfant de
17 mois vivent à Paris. Avant de
venir en France, Vahid Shamsod­
dinnezhad a travaillé comme
journaliste, à Téhéran, dans la ré­
daction en français de Press TV, la
chaîne officielle de la République
islamique d’Iran, diffusée à
l’étranger en plusieurs langues.
« Tout ce qu’on peut faire pour
Vahid est de patienter et de faire
circuler son nom, explique au
Monde sa femme, Reihaneh. Ce
n’est que comme ça que nous
pourrons obliger les dirigeants ira­
niens à nous donner des informa­
tions sur Vahid et à faire avancer
son dossier pour que sa situation
s’éclaircisse. » Les autorités ira­
niennes n’ont, à ce jour, commu­
niqué aucune information con­
cernant le cas du journaliste.
Plus d’un mois après le début
du soulèvement en Iran, le pays
est désormais devenu, selon
l’ONG Reporters sans frontières,
la troisième plus grande prison
pour les journalistes après la
Chine et le Myanmar. p
ghazal golshiri
triers au monde », selon l’Inter­
national Crisis Group (ICG).
L’accord prévoit également,
selon le haut représentant de
l’Union africaine, l’ex­prési­
dent Olusegun Obasanjo, « un
désarmement méthodique, or­
donné et en douceur », ainsi
qu’un « rétablissement de l’or­
dre public ». Le Tigré,
largement coupé du monde,
est le théâtre d’un désastre
humanitaire. – (AFP.)
 0123
6 | international VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

Midterms :
les républicains
tentent de
contrôler le vote
En jetant la suspicion sur le scrutin
par correspondance, les
conservateurs relancent une
bataille ouverte par Trump dès 2016

san francisco ­ correspondante mettent en question le vote par

correspondance, qu’ils voient

I
l y a vingt ans, les Etats de comme la source de la défaite de
l’Ouest américain étaient à leur champion en 2020. Les ma­
l’avant­garde de la procédure chines sont jugées suspectes, con­
électorale. En 1998, l’Oregon sidérées comme une proie facile
avait été le premier à adopter en­ pour de potentiels hackeurs dé­
tièrement le vote par correspon­ mocrates. On parle même de reve­
dance. En Californie, les électeurs nir au dépouillement à la main. Un électeur vote par anticipation pour le scrutin de mi­mandat, à Silver Spring (Maryland), le 28 octobre. BRENDAN SMIALOWSKI/AFP
n’avaient même pas besoin de pré­ Les démocrates, à l’image du
senter un motif d’absence. Dans le président Joe Biden, s’inquiètent
Colorado, ils pouvaient voter sur le de cet « assaut contre la démocra­ proclament vouloir « sécuriser » Donald Trump a organisé un vi­ que. Dans l’Ouest, un groupe de
parking de leur supermarché. Les tie » mené depuis 2020 par les le vote. Comme sur la lutte contre
Dans six Etats, sionnage en avant­première dans candidats au poste de secrétaire
élus locaux voyaient des progrès deniers, les républicains qui l’avortement, leur relais ont com­ des propositions sa résidence de Mar­a­Lago (Flo­ d’Etat, la fonction qui supervise
dans ces innovations. Un moyen contestent sa victoire et minent la mencé à travailler au niveau local. ride). Le producteur du film n’est l’organisation électorale, dit Coali­
d’augmenter la participation (tout confiance dans le processus élec­ Dans la ligne de mire : le vote par
ont été soumises autre que Dinesh D’Souza, le tion des secrétaires d’Etat America
en réduisant les coûts), dans un toral. En fait, le travail de sape correspondance, propice, selon aux commentateur ultraconserva­ First, fait campagne pour revenir
pays qui ne vote pas le dimanche avait commencé bien avant. eux, au bourrage des « drop box » teur poursuivi pour infractions au dépouillement à la main. On y
ni un jour férié, mais « le mardi sui­ et le dépouillement informatisé,
parlementaires aux lois sur le financement élec­ compte Mark Finchem, ex­mem­
vant le premier lundi du mois de Urnes sous vidéosurveillance susceptible d’être piraté. pour revenir à un toral, que l’ancien président avait bre de la milice des Oath Keepers,
novembre », précise la loi. Dès 2016, Donald Trump se décla­ Dans le Colorado, les extrémis­ gracié en 2018. élu de l’Arizona, qui s’est demandé
Dans l’Ouest, il s’agissait aussi rait « sceptique » à propos du vote tes soupçonnent la société Domi­
dépouillement Le documentaire est basé sur dans un fameux entretien au ma­
de compenser l’éloignement, la par correspondance, insinuant nion, qui vend les fameuses ma­ à la main une enquête du groupe texan gazine Time, fin septembre, com­
distance entre les ranchs et les que les postiers pourraient inter­ chines à voter, d’avoir changé les True the Vote, qui affirme avoir ment Trump avait pu perdre l’élec­
chefs­lieux de comté. La migra­ férer dans le processus. Il votes Trump en votes Biden d’un acheté pour 2 millions de dollars tion de 2020, puisqu’il ne connais­
tion hivernale de milliers de re­ conseillait déjà à ses partisans de coup de baguette numérique. loppe est vérifiée, leurs raisonne­ (2 millions d’euros) de données de sait « personne qui ait admis avoir
traités des villes du Nord (« les se présenter en personne au bu­ Une association appelée « US ments tombent à plat. Les de­ géolocalisation de smartphones voté pour Biden ». Et Jim Marchant,
snowbirds ») vers les Etats enso­ reau de vote. En 2020, au début de Election Integrity Plan », se pré­ niers sont persuadés « d’empêcher et les avoir recoupées avec des ex­ du Nevada, qui a assuré le 8 octo­
leillés, a accéléré la mise en place l’épidémie de Covid­19, il s’est op­ tendant apolitique, a consulté les la gauche de voler l’élection », se­ traits des caméras de vidéosur­ bre que Trump serait « de nouveau
du vote par correspondance. Ce­ posé au projet des démocrates électeurs de cet Etat, durant l’été, lon l’expression de Melody Jen­ veillance des « drop box ». Il pré­ président en 2024 ».
lui­ci s’est généralisé au reste du d’inclure le financement de l’ex­ sur leur degré de confiance dans nings, la fondatrice de Clean Elec­ tend avoir détecté la présence – ré­
pays. Aujourd’hui, 27 Etats et le pansion du « vote by mail » dans le le système. L’enquête, au porte­à­ tions USA, l’association qui or­ pétée – de certains individus aux La France citée en exemple
district de Columbia (Washing­ plan de sauvetage de l’économie, porte, a abouti à susciter des dou­ chestre la « vigilance » citoyenne. alentours des boîtes. Probable­ Seuls quelques comtés ruraux ont
ton) offrent aux électeurs la possi­ une proposition susceptible tes chez ceux qui n’en avaient pas. A l’appel de ce groupe – sur ment des « mules » – selon le actuellement recours exclusive­
bilité de voter à l’avance, à dis­ d’augmenter la participation. Objectif du groupe : réclamer des Truth Social, le réseau de Donald terme utilisé pour les convoyeurs ment au décompte manuel, le
tance, et sans motif justificatif. « Vous n’auriez plus jamais de ré­ réformes auprès des élus locaux Trump –, des militants ont pris de drogue – qui viennent bourrer plus peuplé étant Owyhee
Huit Etats organisent même leurs publicain élu dans ce pays ! », expli­ en affirmant que leurs adminis­ position devant les boîtes de col­ les urnes. Les suspects repérés par County, dans l’Idaho, 12 000 habi­
élections entièrement par corres­ quait­il à l’antenne de Fox News. A trés sont inquiets. lecte des bulletins, notamment en le film se sont révélés être des ci­ tants. Les partisans du dépouille­
pondance (sept dans l’Ouest, plus l’été, un affrontement l’a opposé Dans l’Arizona, où neuf élec­ Arizona et dans le Colorado. Sou­ toyens ordinaires venus déposer ment manuel citent la France en
le Vermont). Les électeurs reçoi­ aux démocrates au sujet d’une ré­ teurs sur dix profitent du vote par vent en tenue de camouflage, par­ les votes de leur famille – ce qui est exemple : « Si la France peut le
vent automatiquement leur bul­ forme de la poste qui supprimait correspondance, le système est fois armés. Consigne : filmer les parfaitement légal. Peu importe : faire, nous pouvons le faire », a ex­
letin de vote à domicile, sans avoir opportunément des services, à menacé par ceux­là mêmes qui citoyens qui déposent plusieurs le film a enthousiasmé les trum­ horté l’ex­stratège de Trump,
à en faire la demande. Ils déposent quelques mois du scrutin. Depuis l’avaient renforcé en 2007. En fé­ bulletins, enregistrer leur plaque pistes. Depuis janvier, l’expres­ Steve Bannon, en août dans son
leur enveloppe soit à la poste, soit la défaite de 2020, les trumpistes vrier, l’état­major républicain a minéralogique et envoyer immé­ sion « mule de bulletin de vote » podcast. « Assez des machines. Des
dans des boîtes en plein air, pla­ demandé à la justice d’interdire le diatement la vidéo à l’association. est apparue 326 000 fois sur Twit­ bulletins papier. Dépouillés à la
cées devant les bibliothèques, les vote par correspondance. Sans Saisi pour intimidation à électeur, ter, contre moins de 350 fois main. La France le fait en deux heu­
églises, les maisons de retraite. succès, mais les candidats se sont un juge de Phoenix (Arizona) a in­ en 2021, selon Zignal Labs, une so­ res. C’est ça ou nous perdons notre
Vingt ans plus tard, c’est le grand
Les machines de tous déclarés favorables à un re­ terdit le 1er novembre aux vigiles ciété d’études des médias. pays », a ajouté Mike Lindell, fabri­
retour en arrière. Les élections du vote électronique tour au vote exclusivement en de s’approcher à moins de 20 mè­ Le « soupçonnisme » vise aussi cant d’oreillers et financier de
8 novembre donnent lieu, chez les personne, le jour du scrutin. tres des votants, de leur parler ou les machines à écran tactile, utili­ Trump. Aucun n’a précisé que les
conservateurs, à ce qu’il faut bien
sont considérées Les responsables électoraux ont les filmer. Il a rappelé que le port sées dans les bureaux de vote le bulletins français tiennent sur
appeler un accès de paranoïa, à comme une proie beau rappeler que les « drop box » d’armes ou de gilet pare­balles jour du scrutin. Elles impriment une feuille, alors que chaque bul­
moins qu’il ne s’agisse d’une ten­ sont surveillées par des caméras ; était interdit à moins de 75 mètres des bulletins en papier, utilisés en letin de vote aux Etats­Unis
tative d’interférer dans le déroule­
facile pour que les bulletins sont munis de d’un lieu de vote. cas de contestation. Dans six compte plusieurs pages et des di­
ment du scrutin. Ces « drop box », de potentiels codes­barres qui permettent aux Les militants se réclament du Etats, des propositions ont été zaines de noms et de questions.
qui étaient un symbole d’innova­ électeurs de les suivre à la trace film 2 000 Mules, un documen­ soumises aux parlementaires En septembre, les responsables
tion, sont aujourd’hui celui de la
hackeurs jusqu’au dépouillement ; que la taire complotiste devenu la Bible pour instituer un dépouillement à du comté de Nye, 33 000 électeurs,
suspicion. Les républicains re­ démocrates signature qui figure sur l’enve­ des deniers. Dès sa sortie, en mai, la main, en sus du vote électroni­ à 100 kilomètres de Las Vegas, ac­
quis à 69 % à Trump en 2020, ont
voté à l’unanimité en faveur d’un
Joe Biden appelle à défendre la démocratie pour éviter le « chaos » dépouillement manuel. Après
avoir prêté serment, un groupe de
citoyens a commencé le 26 octo­
« on ne peut aimer son pays seule­ naires, Donald Trump et son mouve­ Or, certains Etats ne prévoient leur elle a cherché à défendre pied à pied le bre à dépouiller les premiers bul­
ment quand on gagne. » Dans un dis­ ment ont « alimenté une montée dange­ ouverture qu’après la fermeture des bu­ bilan réformiste de Joe Biden, les créa­ letins arrivés. Selon l’agence Asso­
cours solennel et dramatique, prononcé reuse de la violence politique et des inti­ reaux de vote le 8 novembre. Il faudra tions d’emplois massives, les investisse­ ciated Press, ils ont mis trois heu­
mercredi 2 novembre, à six jours des midations d’électeurs depuis deux ans », sans doute attendre plusieurs jours ments dans les infrastructures ou en­ res pour examiner 50 bulletins…
élections de mi­mandat, Joe Biden a a­t­il ajouté. avant les résultats officiels. core l’annulation partielle de la dette La Cour suprême de l’Etat a – cha­
cherché à imposer aux électeurs dé­ Le président a rappelé que « plus de étudiante. Or, les sondages, très contra­ ritablement – suspendu leurs ef­
fiants, hésitants ou las, un sentiment 300 » candidats républicains se présen­ « Le silence est de la complicité » dictoires sur l’issue des midterms, sont forts : le dépouillement anticipé
d’urgence existentielle pour l’Amérique. taient à différents scrutins, le 8 novem­ Joe Biden avait ouvert la campagne des au moins d’accord sur un point : l’éco­ est supposé rester secret et seules
« La démocratie est en jeu » lors du scru­ bre, en refusant de s’engager à reconnaî­ midterms, le 1er septembre, par un dis­ nomie demeure de loin la principale les machines permettent un de­
tin, a répété le président américain, en tre le résultat. « C’est la voie vers le chaos cours solennel à Philadelphie (Pennsyl­ préoccupation des électeurs, qui accor­ gré certain de confidentialité.
mettant une nouvelle fois en cause en Amérique. C’est sans précédent. C’est vanie) visant déjà à présenter le scrutin dent un faible crédit aux démocrates. Les responsables électoraux ont
– sans le nommer – Donald Trump et le illégal. Et c’est antiaméricain. » Joe Biden comme un moment hors normes. « Do­ L’inflation fait des ravages. beau assurer qu’aucune machine
mouvement Make America Great Again dénonce dès à présent les velléités répu­ nald Trump et les républicains MAGA Mais l’agression, le 28 octobre, de Paul à voter n’est connectée à l’Internet,
(MAGA), qui lui est affilié. Ce dernier re­ blicaines d’altérer le bon déroulement constituent un extrémisme qui est une Pelosi, le mari de Nancy Pelosi, la prési­ la paranoïa s’étend à la technolo­
présente, selon Joe Biden, une « minorité du vote. « Au lieu d’attendre la conclusion menace pour les fondements de notre dé­ dente démocrate de la Chambre des re­ gie. « Quand vous arrivez au bu­
du Parti républicain » mais qui « fait du de l’élection, ils commencent bien avant, mocratie », expliquait­il. Une semaine présentants, a rappelé douloureuse­ reau de vote, ouvrez votre réglage
bruit » et cherche à « subvertir le système a­t­il dit au sujet du mouvement trum­ plus tôt, dans le Maryland, le président ment la propagation d’une culture de Wi­Fi et faites une capture d’écran.
électoral lui­même ». piste. Ils commencent dès maintenant. avait même utilisé le terme de « demi­ violence issue de l’extrême droite. Quo­ Retournez­y le lendemain et faites
« La démocratie américaine est atta­ Ils sont impliqués dans la violence et l’in­ fascisme » pour qualifier la base MAGA. tidienne sur les réseaux sociaux et dans une autre capture d’écran. Vous
quée parce que l’ancien président défait timidation des électeurs et des officiels L’espoir démocrate était que ce repous­ certains médias, cette violence verbale constatez des différences ? » lit­on
des Etats­Unis refuse d’accepter le résul­ chargés du scrutin. » soir leur permettrait de changer la na­ se traduit parfois en actes, comme l’avait sur une affiche de recrutement
tat des élections de 2020, a relevé M. Bi­ Joe Biden a aussi préparé le public à la ture même du scrutin, qui est tradition­ illustré l’assaut du 6 janvier 2021 contre pour Clean Elections USA, enregis­
den. Il refuse d’accepter la volonté popu­ confusion probable, dans les jours qui nellement une évaluation de l’adminis­ le Capitole. « Le silence est de la compli­ trée par le site indépendant Vote­
laire. Il refuse d’accepter le fait qu’il a suivront le scrutin, en raison des diffé­ tration en fonction. cité », a lancé Joe Biden, mercredi, à beat.org. Des différences ? Lesquel­
perdu. Il a abusé de son pouvoir et placé rences entre Etats dans le dépouille­ Mais la Maison Blanche a ensuite l’égard de ceux, à droite, qui ne disaient les ? Mystère, mais sans nul doute,
la loyauté à sa personne au­dessus de ment des votes anticipés. Vingt­six mil­ donné un sentiment de flottement dans mot de l’agression contre M. Pelosi. p selon les complotistes, le signe
celle à la Constitution. » En propageant lions de bulletins ont déjà été déposés sa communication. Délaissant cette piotr smolar d’une élection truquée. p
les mensonges sur des fraudes imagi­ physiquement ou envoyés par la poste. stigmatisation de l’adversaire politique, (washington, correspondant) corine lesnes
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Volée de critiques sur la visite de Scholz à Pékin
Le chancelier allemand se voit reprocher des faiblesses vis­à­vis de la Chine au sein de sa propre coalition
berlin ­ correspondant
L
e déplacement n’aura
rien d’une formalité mal­
gré sa brièveté. Vendredi
4 novembre, Olaf Scholz
ne restera que onze heures à Pé­
kin, mais cette première visite en
Chine du chancelier allemand
s’annonce plus périlleuse que
toutes celles – douze au total –
qu’Angela Merkel a effectuées
dans ce pays pendant ses seize an­
nées au pouvoir (2005­2021).
Outre­Rhin, les critiques fusent
contre ce voyage considéré
comme intempestif. Selon le lea­
der de la droite allemande, Frie­
drich Merz (Union chrétienne­dé­
mocrate), Olaf Scholz « ne pouvait
choisir un pire moment » pour se
rendre à Pékin, moins de deux se­
maines après le 20e congrès du
Parti communiste chinois, « lors
duquel des menaces violentes ont
été proférées contre Taïwan et
où le prédécesseur du président Xi
Jinping, Hu Jintao, s’est fait sortir
de la salle devant les yeux du
monde entier ».
Même au sein du gouverne­
ment allemand, la date de cette
visite officielle, la première d’un
dirigeant européen en Chine de­
puis le début de la pandémie de
Covid­19, suscite un sérieux ma­
laise. « C’est le chancelier qui a dé­
cidé de faire ce voyage à ce mo­
ment­là », a commenté la minis­
tre des affaires étrangères, Anna­
lena Baerbock (Verts), mardi
1er novembre, depuis Tachkent.
Douze jours après la reconduc­
tion de M. Xi pour un troisième
mandat à la tête du Parti commu­
niste, l’aller­retour de M. Scholz
à Pékin a également lieu une se­
maine après que le chancelier
a donné son feu vert à une prise
de participation du groupe pu­
blic chinois Cosco dans un termi­
nal de conteneurs du port de
Hambourg. Même si Cosco ne
pourra acquérir que 25 % des
parts, et non 35 % comme il le
souhaitait, cette décision a sus­
cité des résistances au sein du
gouvernement allemand, six mi­
nistres s’étant prononcés con­
tre une opération risquant
d’ouvrir la voie à la prise de con­
trôle d’une infrastructure straté­
gique par un groupe étranger.
Le fait que M. Scholz ait dirigé
Hambourg de 2011 à 2018 n’a rien
Au Royaume­Uni, le système de demande d’asile empire
De retour au gouvernement après avoir démissionné, la ministre de l’intérieur, Suella Braverman, se retrouve à nouveau sur la sellette
londres ­ correspondante
U ne ministre de l’intérieur
sous le feu des critiques,
un système d’asile qui
craque de partout : la question mi­
gratoire fait de nouveau la « une »
au Royaume­Uni, alors que les tra­
versées de la Manche en bateaux
de fortune (small boats) augmen­
tent de façon exponentielle. De­
puis le début de l’année, près de
40 000 personnes sont déjà arri­
vées dans le Kent, dans le sud­est
de l’Angleterre, deux fois plus
qu’en 2021 à la même époque,
cinq fois plus qu’il y a deux ans.
Suella Braverman, ministre de
l’intérieur et égérie de la droite
du Parti conservateur féroce­
ment antimigrants, se bat encore
pour sa survie politique. Elle avait
dû démissionner le 19 octobre,
pour avoir violé le code ministé­
riel en envoyant depuis son cour­
riel privé des documents sensi­
bles à l’un de ses collègues. Son
départ a précipité la chute de la
première ministre Liz Truss – dé­
missionnaire le lendemain. Le
successeur de cette dernière,
Rishi Sunak, a pourtant jugé bon
Le chancelier allemand, Olaf Scholz, à Berlin, mercredi 2 novembre. MICHELE TANTUSSI/AFP
arrangé à l’affaire. « Un maire de
Hambourg peut faire de la politi­
que étrangère comme un commer­
çant. Mais agir ainsi quand on est
chancelier allemand revient à vio­
ler les intérêts de l’Allemagne et de
l’Europe », écrit Thorsten Benner,
directeur du centre de réflexion
berlinois Global Public Policy Ins­
titute, dans un article paru lundi
31 octobre dans la revue améri­
caine Foreign Policy.
« Pas de stratégie claire »
Une semaine avant la visite de
M. Scholz à Pékin, le feu vert à
Cosco est vu comme un signal in­
quiétant par ceux qui estiment
que l’Allemagne doit se montrer
plus ferme vis­à­vis de la Chine
qu’elle ne l’était sous Mme Merkel.
« Scholz court après une Chine qui
n’existe plus. Alors que la Chine a
profondément changé, Scholz fait
du “Merkel as usual” », déplore
l’eurodéputé allemand Reinhard
Bütikofer (Verts), président de la
de réinstaller Mme Braverman à ce
poste ultrasensible. Il a passé « un
accord dégoûtant » avec la droite
du Parti conservateur pour
qu’elle soutienne sa désignation,
accuse Keir Starmer, le chef de file
des travaillistes.
La ministre « a fait une erreur de
jugement, mais elle l’a signalée et
elle a accepté son erreur », a justifié
le nouveau locataire de Downing
Street. Cela n’a pas suffi pour lever
les doutes sur les compétences et
la fiabilité de la ministre. D’autant
que, lundi 31 octobre, Mme Braver­
man a reconnu avoir utilisé à six
autres reprises depuis son arrivée
au Home Office, en septembre,
son courriel privé pour envoyer
des documents de travail.
Sa responsabilité est aussi direc­
tement mise en cause dans la dé­
gradation des conditions d’accueil
à Manston. Cette ancienne base
militaire du Kent a été reconvertie
en centre logistique, hébergeant
très temporairement les person­
nes arrivants en small boats, le
temps de recevoir leurs demandes
d’asile. Prévu pour accueillir au
maximum 1 600 personnes, il en
comptait jusqu’à 4 000 ces der­
délégation du Parlement euro­
péen pour les relations avec la
Chine. De la part de cet ancien
président des Verts allemands
(2002­2008), parti membre de
la coalition du social­démocrate
Olaf Scholz, l’accusation est sé­
vère. « Le contrat de coalition
que nous avons signé fin 2021 dit
clairement que l’Allemagne doit
se montrer beaucoup plus exi­
geante à l’égard de la Chine. Il faut
croire que le chancelier ne se sent
pas lié par cet engagement », re­
grette M. Bütikofer.
Pour Mikko Huotari, directeur
du Mercator Institute for
China Studies, le plus grand centre
de recherche européen consacré
à la Chine, implanté à Berlin, la
réalité est plus complexe. « Pour
son premier déplacement en Asie
en tant que chancelier, fin avril,
Scholz s’est rendu au Japon et non
pas en Chine, alors que celle­ci est le
premier partenaire commercial de
l’Allemagne. Dans les prochaines
niers jours, dont certaines rete­
nues depuis quatre semaines.
David Neal, inspecteur indépen­
dant à la migration, s’est dit « sans
voix » face la situation « vraiment
dangereuse » constatée sur place,
et le quotidien The Guardian rap­
portait, dimanche 30 octobre,
qu’au moins huit cas de diphtérie
y avaient été détectés. Roger Gale,
un député conservateur du Kent,
a même accusé Mme Braverman
d’avoir ignoré les recommanda­
tions légales et de bloquer délibé­
rément la réservation d’hôtels
permettant de faire sortir plus
vite les personnes de Manston.
Manque de personnel
Sur la défensive, la ministre a dé­
menti ces accusations et mis en
garde, lundi, contre « une inva­
sion » de la côte sud du pays par
les migrants. Nigel Farage, l’ex­pa­
tron du parti europhobe UKIP,
a salué cette rhétorique, directe­
ment empruntée à l’extrême
droite tandis que les travaillistes
et les ONG l’ont jugée irresponsa­
ble. La veille, un homme de
66 ans avait jeté des cocktails
Molotov sur un centre de transit
semaines, il va également aller au
Vietnam et à Singapour. Cela mon­
tre que l’Allemagne veut diversifier
ses réseaux d’alliance en Asie. La
chancellerie est consciente du ris­
que que représente une trop grande
dépendance de l’Allemagne vis­à­
vis de la Chine, même si cela ne se
traduit pas encore par une straté­
gie claire », analyse­t­il.
Cette question de la « dépen­
dance » à l’égard de Pékin est deve­
nue centrale depuis l’invasion de
l’Ukraine par la Russie. « L’Allema­
gne a pris conscience de l’énorme
problème posé par sa dépendance
vis­à­vis de la Russie, notamment
pour ses approvisionnements en
gaz. Cela change en profondeur le
débat que nous avons sur l’attitude
à tenir face à la Chine. Il y a encore
trois ou quatre ans, la discussion
portait sur le fait de savoir si une
entreprise comme Huawei devait
avoir accès au marché de la 5G en
Allemagne. Aujourd’hui, c’est notre
stratégie globale vis­à­vis de la
pour migrants installé dans le
port de Douvres, sans faire de
blessé grave, avant de se donner
la mort. Cet incident est traité par
la police antiterroriste.
Suella Braverman a aussi souli­
gné, lundi, un système de l’asile
« cassé ». Sur ce point, tous les ex­
perts lui donnent raison : le
Home Office n’arrive plus à faire
face au nombre de demandeurs
d’asile. Les centres destinés à les
héberger une fois leur demande
déposée et dans l’attente de la ré­
ponse sont saturés depuis long­
temps. Le ministère réquisitionne
désormais des hôtels par centai­
nes – surtout dans les Midlands
et dans le nord du pays –, mais
les nuitées lui coûtent très cher :
5,6 millions de livres sterling
(6,5 millions d’euros) par jour.
Cet engorgement serait dû à
tous ceux qui « contournent le sys­
tème » de l’asile, a accusé Mme Bra­
verman. En ligne de mire : les Al­
banais. Ils sont 12 000 à être arri­
vés dans le Kent depuis le début
de l’année, contre 800 en 2021 et
50 en 2020, à en croire Dan O’Ma­
honey, responsable de la lutte
contre l’immigration clandestine
international | 7
Chine qui est en jeu », observe
M. Huotari, alors que le gouverne­
ment allemand s’est engagé, pour
la première fois, à élaborer une
« stratégie en direction de la Chine »
dont la publication n’est pas atten­
due avant le printemps 2023.
Clarification de dernière minute
Ces dernières semaines, les alliés
écologistes et libéraux de
M. Scholz ne sont pas les seuls à
avoir sonné l’alerte. Lors d’une
audition au Bundestag, mi­octo­
bre, le chef du renseignement alle­
mand, Thomas Haldenwang, s’est,
lui aussi, alarmé. « La Russie, c’est
l’orage, mais la Chine, c’est le chan­
gement climatique », a­t­il déclaré,
se disant inquiet des ambitions de
Pékin concernant le contrôle des
infrastructures stratégiques alle­
mandes et européennes.
Face à ces critiques, M. Scholz,
très silencieux jusque­là, s’est
décidé à clarifier ses intentions
juste avant de s’envoler pour
dans la Manche, au sein du Home
Office. Ces affirmations sont
contestées par les ONG, qui s’of­
fusquent que l’on dénie à ces mi­
grants le droit d’asile en caricatu­
rant leurs motivations. Le pre­
mier ministre albanais, Edi Rama,
a d’ailleurs vivement protesté,
mercredi 2 novembre, estimant
sur Twitter que « viser les Albanais
pour masquer les problèmes aux
frontières du Royaume­Uni, c’est
utiliser une rhétorique simpliste
mais ignorer les faits ».
Pour les ONG, le problème vient
surtout de l’incapacité du
Home Office à traiter rapidement
les demandes d’asile. Près de
85 000 personnes attendent une
réponse, certaines depuis des an­
nées. Moins de 5 % des demandes
déposées en 2021 ont été traitées.
Sous­investi depuis des années,
le ministère manque de person­
nel qualifié et motivé. « Les dos­
siers sont examinés au cas par cas,
il n’y a pas de systématisation des
traitements. Il n’y a pas non plus de
schéma de retour volontaire dans
le pays d’origine, avec incitation
financière. Résultat, beaucoup de
gens disparaissent dans la nature
« Alors que
la Chine
a profondément
changé, Scholz
fait du “Merkel
as usual” »
REINHARD BÜTIKOFER
député européen (Verts)
Pékin. « Nous recherchons la coo­
pération lorsqu’elle est dans l’inté­
rêt des deux parties. Nous ne fe­
rons pas l’impasse sur les contro­
verses », a­t­il affirmé dans une
tribune publiée mercredi 2 no­
vembre par le quotidien Frankfur­
ter Allgemeine Zeitung.
Au sujet de la guerre en Ukraine,
M. Scholz promet d’insister, lors
de son entretien avec M. Xi, sur « la
responsabilité particulière de la
Chine comme membre permanent
du Conseil de sécurité » de l’ONU.
M. Scholz, qui sera accompagné
d’une délégation de grands pa­
trons, dont ceux de BASF, Volkswa­
gen et Siemens, assure également
qu’il sera exigeant en matière de
réciprocité dans les rapports éco­
nomiques entre l’Allemagne et la
Chine : « Nous en sommes loin,
trop loin, en ce qui concerne l’accès
au marché pour les entreprises, les
licences, la protection de la pro­
priété intellectuelle », déplore­t­il.
Enfin, le chancelier affirme qu’il
s’est « coordonné étroitement en
amont avec [ses] partenaires euro­
péens, dont le président Macron ».
Alors que l’Elysée ne s’est pas
privé de faire savoir que le chef de
l’Etat aurait volontiers accompa­
gné M. Scholz à Pékin afin d’affi­
cher la même unité que lorsque
Xi Jinping, en visite à Paris,
en 2019, avait été accueilli
par M. Macron et Mme Merkel, le­
chancelier a voulu montrer qu’il
avait entendu le message. Pu­
bliées juste avant son départ en
Chine, ces mises au point évitent
en revanche de fixer une ligne
précise sur la nature de la refon­
dation des relations avec Pékin.
« Si la Chine change, nos relations
doivent changer aussi », s’est con­
tenté de promettre le chance­
lier dans la tribune au Frankfurter
Allgemeine Zeitung. p
thomas wieder
et alimentent le travail clandes­
tin », confie Enver Solomon, direc­
teur du Refugee Council, princi­
pale ONG britannique du secteur.
Le Brexit a par ailleurs rendu
impossible l’application du règle­
ment de Dublin, c’est­à­dire le ren­
voi d’une personne ayant déjà fait
une demande d’asile dans un pays
de l’Union européenne. Et l’accord
controversé de déportation des
demandeurs vers le Rwanda,
censé décourager les migrants de
traverser la Manche, est inopé­
rant, car contesté devant les tribu­
naux. « Le gouvernement n’a pas
de plan opérationnel pour bloquer
la migration. Il veut renouveler son
partenariat avec la France pour
qu’elle intercepte davantage de
passages [28 000 depuis le début
de l’année, selon le Royaume­Uni].
Mais pour que cela fonctionne, il
faudrait que Londres accepte de
partager les responsabilités et d’ac­
cueillir une partie des personnes
à Calais, celles qui ont des liens évi­
dents avec le pays, familiaux par
exemple. L’approche actuelle est
unilatérale, elle ne peut pas fonc­
tionner », prévient M. Solomon. p
cécile ducourtieux
 PLANÈTE
0123
8| VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

ENVIRONNEMENT

Le débat sur les 
mégabassines 
s’envenime
Symboles d’un agrobusiness intenable
ou réponse adaptée aux sécheresses :
les tensions autour d’une réserve d’eau
dans les Deux­Sèvres révèlent l’opposition
entre deux visions de l’agriculture

L
a polémique sur les retenues
d’eau à usage agricole est montée
d’un cran après les manifesta­
tions à Sainte­Soline, dans les
Deux­Sèvres, marquées par des
heurts, samedi 29 octobre. « No
bassaran ! » : avec ce slogan, le collectif Pas
une bassine de plus ! réclame un moratoire.
Environ 600 000 plans d’eau de toutes tailles
constellent la métropole, bien que leur nom­
bre exact reste inconnu. Essentiellement
aménagés par les humains, beaucoup sont
inutilisés, voire oubliés. Mais dans le con­
texte du changement climatique, des centai­
nes de nouvelles grandes retenues sont en
préparation pour l’irrigation. Certaines font
l’objet d’un consensus, d’autres sont endom­
magées comme en Vendée en août, plusieurs
sont illégales, par exemple à Caussade, dans
le Tarn­et­Garonne. Tour d’horizon des ques­
tions posées par leur développement.
« Mégabassine » ou « réserve de substitu­
tion » Pour ses détracteurs, le modèle de ré­
servoir prôné dans le Poitou est le symbole
d’un agrobusiness intenable à l’ère du chan­
gement climatique. Pour ses promoteurs, il
constitue au contraire une réponse adaptée
aux sécheresses qui ne vont pas manquer de
se multiplier, réduisant les rendements et
laissant les agriculteurs démunis. Il se com­
pose d’un bassin artificiel, excavé, rendu
étanche par une membrane en plastique et
entouré de digues. Celui de Sainte­Soline est
le plus important des seize qui doivent équi­
per d’ici à 2025 le bassin de la Sèvre Niortaise­
Marais poitevin – essentiellement situé dans
le département des Deux­Sèvres. Il sera
bordé de murs de 8 mètres de haut pour un
volume total de 720 000 mètres cubes et une
capacité officielle de 628 000 mètres cubes,
et s’étendra sur 10,2 hectares. A raison d’un
débit de 615 mètres cubes par heure, en pro­
venance de sept forages ; il faudra une qua­
rantaine de jours pour le remplir.
A la différence d’une retenue collinaire, qui
récupère les précipitations ruisselant sur le
sol, d’un barrage sur une rivière ou d’une déri­
vation partielle d’un cours d’eau, les grandes
bassines sont remplies quasi exclusivement
en puisant dans les nappes souterraines, en
complétant éventuellement par l’eau de riviè­
res. Des dispositifs de pompage fonctionnent
en continu pendant des mois. Dans les Deux­
Sèvres, les gestionnaires des réservoirs agri­
coles ont l’autorisation de pomper du 1er no­
vembre au 31 mars, hors de la saison estivale.
Le principe du stockage Il consiste à thésau­
riser la ressource en la prélevant l’hiver, afin
de réduire les volumes soustraits à l’environ­
nement pendant la période chaude, où elle
manque le plus. Il apparaît a priori vertueux.
L’eau qui tombe en excès en hiver est perdue,
et file directement à la mer : tel est en subs­
tance l’argumentaire des défenseurs de ce
principe, au premier rang desquels figure la
Fédération nationale des syndicats d’exploi­ Girod, porte­parole de la Confédération pay­ bassins installés pour en stocker 2 millions. Le
tants agricoles. La mettre de côté reviendrait sanne, complète la formule : « Sans eau dans secteur en réclamait initialement dix­neuf,
à l’emprunter avant de la rendre au milieu. les sols. » Le stockage à l’air libre expose la mais a dû revoir ses exigences à la baisse sous
Mais les volumes consommés ne reviennent ressource au réchauffement et à l’évapora­ la pression des opposants aux mégabassi­
pas forcément là où ils ont été prélevés. Selon LES GRANDES  tion, à la contamination par des cyanobacté­ nes et après le rappel à l’ordre d’une mission
une étude rendue publique par le ministère ries et au risque qu’un animal ne vienne s’y d’inspection dépêchée par le gouvernement,
de la transition écologique en juin, la res­ BASSINES SONT  noyer. « Les nappes sont déjà en tension, elles en 2018. Celle­ci concluait à une surévalua­
source en eau renouvelable a diminué en risquent de l’être encore plus tôt si on les fait tion de ses besoins par la profession.
France de 14 % depuis 1990. REMPLIES QUASI  baisser année après année, avance le syndica­
Considérer les pluies d’hiver comme une EXCLUSIVEMENT EN  liste. Nous défendons un modèle qui favorise Une efficacité discutée « La Vendée a com­
ressource perdue revient à ne considérer que l’infiltration de l’eau : des praires, des haies et mencé à s’équiper il y a quinze ans, elle a vingt­
le point de vue agricole. Car la faune et la flore PUISANT EN CONTINU  des cultures qui s’affranchissent des pestici­ sept retenues, et cela fonctionne très bien », as­
aquatiques ont besoin de débits suffisants des, ces pollueurs de la ressource. » sure Thierry Boudaud, président de la Coop
toute l’année. De même, sur le littoral, les éle­ ET PENDANT DES MOIS  de l’eau 79, qui porte le projet de réserves
vages des conchyliculteurs ne peuvent se dé­ DANS LES NAPPES  Un coût important Les contrats de territoi­ dans les Deux­Sèvres. Il décrit la spécificité de
velopper sans apport d’eau douce, les plages res encouragés par l’Etat doivent associer son territoire, dont la nappe, peu profonde,
ont elles­mêmes besoin d’être rechargées par SOUTERRAINES dans leur élaboration les différents usagers de est très réactive et se rechargerait rapide­
les sédiments charriés par les rivières. Sur­ l’eau : distributeurs de l’eau potable, associa­ ment. Selon lui, « passé les cent premiers mil­
tout, c’est à ce moment­là que les pluies peu­ tions environnementales, professionnels du limètres de pluie, les suivants vont ruisseler de
vent s’infiltrer sans être absorbées par la vé­ tourisme, pêcheurs, et bien sûr agriculteurs… toute façon vers la mer ». Il rappelle qu’à
gétation et donc recharger ainsi efficace­ En retour, les agences de l’eau apportent jus­ terme les bassines vont conduire à l’abandon
ment les nappes souterraines. Or, ce sont ces qu’à 70 % de subventions à la création de stoc­ de 300 forages pour l’irrigation sur les
dernières qui soutiendront les sources en été. kage. Pour la Sèvre Niortaise, l’investissement 600 actuels, et qu’en contrepartie des finan­
s’élève à 60 millions d’euros : de quoi financer cements publics importants, l’accès à l’eau
La ressource à l’air libre L’agriculture les seize lacs artificiels capables de réserver est conditionné à des engagements des agri­
n’existe pas sans eau : tous les protagonistes 5,5 millions de mètres cubes pour l’agricul­ culteurs : plantation de haies d’ici à trois ans,
s’accordent sur cette évidence. Mais Nicolas ture, alors que la zone a déjà suffisamment de maintien d’une couverture végétale, réduc­

A Sainte­Soline, un « ultimatum » lancé au gouvernement

Les opposants au projet de bassine dans les Deux­Sèvres réclament l’arrêt des travaux et un moratoire sur le stockage de l’eau à usage agricole

la rochelle ­ correspondant vertes de tags, dont certains hos­ d’un moratoire national sur le clamer l’aide du ministre de qu’ils sont des « écoterroristes », collectif d’opposants, a porté
tiles à l’eurodéputé écologiste stockage de l’eau [à usage agri­ l’agriculture pour « changer les et à la première ministre, Elisa­ plainte pour des « violences » qu’il

P as de pelles mécaniques
dans le cratère déjà formé,
mais des gendarmes
postés tout autour, sur des talus,
derrière des grillages renversés,
traces encore visibles du passage
des manifestants, samedi 29 oc­
tobre. Le chantier de construc­
tion de la réserve d’eau d’une
capacité de 628 000 mètres cu­
bes pour l’irrigation agricole à
Sainte­Soline, dans les Deux­Sè­
vres, n’a pas repris, quatre jours
après la mobilisation qui a
tourné à l’affrontement.
Cependant, le site reste sous
étroite surveillance, à la fois par
les forces de l’ordre et par les op­
posants, qui ont édifié, à quel­
ques centaines de mètres de là, en
plein champ, une tour de guet en­
tourée de palissades de bois cou­
Yannick Jadot, dont la voiture a
été vandalisée, samedi. Une cons­
truction précaire, qui évoque un
village gaulois. Aucune ZAD
(zone à défendre), tant redoutée
par la préfète des Deux­Sèvres,
Emmanuelle Dubée, n’occupe en­
core les lieux.
Des représentants du collectif
Bassines non merci, des Sou­
lèvements de la terre et des
« 150 composantes » qui soutien­
nent le mouvement sont revenus
aux abords du chantier, mercredi
2 novembre, pour fixer un « ulti­
matum » à l’Etat : l’arrêt immé­
diat des travaux à Sainte­Soline,
la suspension du projet de créa­
tion de seize réserves sur les bas­
sins de la Sèvre niortaise et du
Mignon (Deux­Sèvres, Charente­
Maritime et Vienne) et « la prise
cole] en France ». « Vous vous ren­
dez compte que la révolution
qu’on propose, c’est de nourrir des
herbivores avec de l’herbe », dit en
souriant le député européen éco­
logiste et agriculteur en Charen­
te­Maritime Benoît Biteau, oppo­
sant au projet de la Coop de
l’eau 79, qui promeut la construc­
tion des seize réserves.
« Changer les pratiques »
Benoît Jaunet, éleveur dans les
Deux­Sèvres et porte­parole de la
Confédération paysanne 79, ne
comprend pas « qu’on mette
autant d’argent public, autant de
forces de l’ordre aussi, pour défen­
dre un projet qui ne concerne que
5 % des agriculteurs des Deux­Sè­
vres » – des chiffres discutés par la
Coop de l’eau 79. Et l’éleveur de ré­
pratiques ».
« En Poitou­Charentes, on a deux
cents bassines dans les cartons,
qui représentent 400 millions
d’euros d’argent public », s’agace
Benoît Biteau, pour qui cette
somme pourrait accompagner
une « bifurcation agroécologique,
qui servirait la totalité des agricul­
teurs ». Le député européen rap­
pelle que les projets de réserves
d’eau font actuellement l’objet
de trois recours, deux au tribunal
administratif de Poitiers, un à la
cour d’appel de Bordeaux.
« Malgré ça, l’Etat déclenche
les travaux avant que les recours
soient épuisés », poursuit­il. Une
critique adressée au ministre
de l’intérieur, Gérald Darmanin,
qui dit de certains participants
à la manifestation du 29 octobre
beth Borne, qui a déploré, mer­
credi, au Sénat, « des scènes
inacceptables et profondément
choquantes ».
Quatre des six personnes inter­
pellées (deux ont été remises
en liberté le jour même) ont été
présentées, lundi 31 octobre, en
comparution immédiate au tri­
bunal de Niort. Placées sous
contrôle judiciaire, elles ont in­
terdiction de venir dans les
Deux­Sèvres jusqu’à la date de
l’audience, le 28 novembre.
Pour montrer une autre image
que celle des cagoules faisant face
aux casques, des opposants sont
allés voir les habitants du village
(359, officiellement), lundi, pour
s’excuser de la gêne et proposer
de réparer les dégâts occasionnés.
Romain Guillot, membre d’un
dit avoir reçues de la part des for­
ces de l’ordre avant même la ma­
nifestation, lors d’une intrusion
sur ce qui n’était pas encore un
chantier. « Ce ne sont pas les écolo­
gistes face aux agriculteurs, c’est
un modèle agricole de proximité
contre un modèle agricole qui est
dans l’exportation et dans l’irriga­
tion intensive », argumente­t­il.
« La balle est dans le camp de
l’Etat. Va­t­il relancer le chantier
ou accéder à notre demande de
moratoire ?, interroge Marion Vi­
got, porte­parole de Bassines non
merci. On lui donne quinze jours
pour se positionner. On va suivre ce
qui se passe ici et mettre en place les
moyens nécessaires pour arriver à
notre fin », ajoute­t­elle, sans don­
ner de détails sur ces « moyens ». p
frédéric zabalza
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
tion de 50 % des pesticides. Ce dernier chiffre
correspond à l’objectif national du plan Eco­
phyto. « Nous, nous allons le faire », promet
M. Boudaud. François­Marie Pellerin, vice­
président de la Coordination pour la défense
du Marais poitevin, est l’un des très rares dé­
fenseurs du projet parmi les membres d’as­
sociations environnementales. « Nous avons
décidé d’accompagner cet outil, même s’il
peut être amélioré, parce qu’il définit des rè­
gles collectives et que le sujet est tellement im­
portant. C’est un pari », résume ce militant.
Une répartition problématique de l’eau
L’un des principaux reproches fait aux bassi­
nes agricoles est leur iniquité. Car, si tous les
agriculteurs qui irriguent doivent obligatoi­
rement payer leur adhésion au dispositif,
seules 230 exploitations seront raccordées
aux bassines dans les Deux­Sèvres, ce qui re­
présente 435 agriculteurs sur 847, selon la
coopérative de l’eau. Le premier réservoir,
réalisé à Mauzé­sur­le­Mignon, dessert six
fermes. La deuxième, à Sainte­Soline, doit en
alimenter de douze à quinze. Celles qui ne se­
ront pas desservies vont continuer à puiser
dans l’environnement. A moins d’être frap­
pées par une interdiction préfectorale déci­
dée en situation de crise durant l’été. Il leur
faudra alors obtenir une éventuelle déroga­
tion pour arroser. Les réservoirs déconnectés
du réseau hydrographique, comme les mé­
gabassines, échappent, eux, à ces arrêtés.
Le modèle agricole en question Les céréales
représentaient encore plus de 70 % des sur­
faces irriguées du bassin de la Sèvre Nior­
taise en 2018. La chambre d’agriculture du
département souligne que la part du maïs,
très gourmand en eau en août, a été divisée
par 2 depuis dix ans dans l’ancienne Poitou­
Charentes, région très fréquemment frappée
par de sévères sécheresses et par des arrêtés
concernant des restrictions d’eau de longue
durée. Les agriculteurs ont­ils déjà trop pré­
levé dans la nappe souterraine, ou celle­ci pâ­
tit­elle uniquement d’un manque de pluie ?
La région est en tout cas classée « zone de ré­
partition des eaux » par l’Etat, ce qui signifie
qu’elle connaît un « déséquilibre durablement
installé entre la ressource et les prélèvements
en eau existants ». Elle doit donc impérative­
ment réfléchir à son approvisionnement et à
sa façon de partager l’eau. Certains experts es­
timent que la sécurisation de l’approvision­
nement pour l’irrigation a de grandes chan­
ces de ne répondre que ponctuellement aux
défis du réchauffement, repoussant d’autant
la mutation des pratiques et des cultures vers
des modèles plus résilients. p
martine valo
L’exécutif entend afficher sa fermeté
face aux militants écologistes radicaux
Elisabeth Borne a dénoncé « des scènes inacceptables » après les affrontements de Sainte­
Soline, mais des nuances existent dans la majorité à propos de la désobéissance civile
D’ un sujet environne­
mental brûlant à
l’autre. Mercredi 2 no­
vembre, quelques jours après les
affrontements entre les forces de
l’ordre et des opposants à la méga­
bassine de Sainte­Soline (Deux­Sè­
vres), le gouvernement s’est pen­
ché sur le projet de loi visant à ac­
célérer la construction des six
nouveaux réacteurs nucléaires
promis par le président de la Répu­
blique, Emmanuel Macron, en fé­
vrier. « Ce n’est pas un texte qui
vient modifier la place du nucléaire
dans notre “mix” énergétique », a
déclaré d’emblée le porte­parole
du gouvernement, Olivier Véran, à
la sortie du conseil des ministres,
en précisant que pour chaque EPR
prévu, « un débat public et deux,
voire trois enquêtes publiques » se­
ront organisés. Une façon d’es­
sayer de prendre les devants face
à d’éventuelles montées des
contestations, au niveau local
mais aussi au niveau national.
Le nucléaire sera toujours un su­
jet très sensible. Peut­être encore
un peu plus dans un moment où
la question climatique se réinvite
à l’agenda, au terme du mois d’oc­
tobre le plus chaud jamais me­
suré (+ 3,5 °C par rapport aux nor­
males). Depuis plusieurs semai­
nes, les gouvernements de nom­
breux pays occidentaux font face
à des actions ciblées visant à aler­
Le réservoir ter les populations sur le dérègle­
d’eau de ment climatique. Le 14 octobre, la
Mauzé­sur­ vidéo montrant deux jeunes mili­
le­Mignon tantes jetant de la soupe sur le ta­
(Deux­Sèvres), bleau Les Tournesols, de Vincent
le 7 octobre. AFP Van Gogh, à la National Gallery de
Londres a fait le tour du monde.
Des gestes similaires ont en­
suite eu lieu dans plusieurs mu­
sées. Le 28 octobre, en début de
soirée, quelques militants écolo­
gistes de l’ONG Dernière Rénova­
tion ont bloqué l’autoroute A6
en région parisienne. Ils ont réci­
divé, mercredi 2 novembre, sur
les voies devant l’Assemblée na­
tionale. Le 31 octobre, un membre
Gérald Darmanin rétropédale sur l’« écoterrorisme »
La notion, utilisée par le ministre de l’intérieur, n’a pas de réalité judiciaire à ce jour
V enu défendre sa loi
d’orientation et de
programmation du mi­
nistère de l’intérieur (Lopmi) de­
vant les membres de la commis­
sion des lois de l’Assemblée natio­
nale, mercredi 2 novembre, le mi­
nistre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, n’a pas prononcé une
nouvelle fois le mot polémique
du week­end, « écoterrorisme »,
utilisé pour qualifier les heurts de
Sainte­Soline (Deux­Sèvres) entre
forces de l’ordre et manifestants
opposés aux mégabassines, ces
réserves de substitution destinées
à l’irrigation agricole.
« Nous parlons d’une manifesta­
tion (…) et sûrement pas d’écoterro­
risme », a attaqué le député
Thomas Portes (LFI, Seine­Saint­
Denis), soulignant que cette « no­
tion n’existe pas en droit français »
et interrogeant : « Allez­vous retirer
vos propos ? » Le ministre, qui n’a
pas souhaité répondre à « une pro­
vocation », s’est dit avant tout pré­
occupé par le sort des gendarmes
blessés : « Cette manifestation était
interdite (…). Je suis fier de la façon
dont les gendarmes se sont com­
portés » face « à des attaques à
coups de pierres, à coups de cock­
« CES ACTIONS 
SONT INDISPENSABLES 
ET COMPLÉMENTAIRES  angoisse de plus en plus forte au
D’AUTRES FORMES  car eux savent qu’ils vont connaî­
DE MILITANTISME »
AURÉLIE TROUVÉ
députée La France insoumise
du même groupe est monté sur
le Panthéon pour mettre le dra­
peau français en berne, réclamant
« la mise en place d’un plan ambi­
tieux de rénovation thermique
des bâtiments d’ici à 2040 ».
Dans son ensemble, le gouver­
nement affiche sa fermeté face à
ces formes de « désobéissance ci­
vile ». Au sujet du rassemblement
interdit de Sainte­Soline, qui mé­
langeait des opposants pacifistes
et d’autres beaucoup plus viru­
lents organisés en black blocs,
la première ministre, Elisabeth
Borne, a évoqué, mercredi, au
Sénat, « des scènes inacceptables
et profondément choquantes ».
Lundi 31 octobre, le ministre de
l’intérieur avait même été jusqu’à
parler d’« écoterrorisme ».
Mais les nuances existent au
sein de l’exécutif. Tout en s’oppo­
sant à cette façon de protester
contre des projets qui « permet­
tent à des agriculteurs de nourrir
des humains », M. Véran s’est re­
fusé à reprendre le terme d’« éco­
terrorisme » mercredi. « Il nous re­
vient de plus montrer à la jeunesse
ce que nous faisons en faveur de
la planète », a­t­il poursuivi. Le
qualificatif choisi par M. Darma­
nin n’a pas plu à une partie de
l’aile gauche de la majorité.
Même parmi les personnalités
politiques et scientifiques
concernées par la cause climati­
que, ce type de mobilisation di­
vise. « La désobéissance civile a été
nécessaire dans de nombreuses
périodes de l’histoire, affirme
tails Molotov, à coups de pieux. » Ce
rétropédalage non dit a été repris
à son compte par le porte­parole
du gouvernement, Olivier Véran,
à l’issue du conseil des ministres,
qui a fait « une réponse globale »,
et a « évité sciemment le commen­
taire sémantique » sur le mot
d’« écoterrorisme ».
La formule, qui a soulevé une va­
gue d’indignation à gauche, laisse
les spécialistes du terrorisme
sceptiques. De fait, l’« écoterro­
risme » n’existe pas à l’heure qu’il
est. Il est à noter que le Parquet na­
tional antiterroriste (PNAT) n’a ja­
mais requis, à ce jour, l’ouverture
d’une information judiciaire dans
les cas récents d’attaques de relais
téléphoniques 5G ou de locaux
d’EDF. Toutes ces infractions ont
été traitées par la justice ordinaire.
« Intimidation »
Interrogé, le PNAT fait remarquer
que « pour que des faits soient juri­
diquement qualifiés de terroristes
et qu’[il] puisse se saisir, il faut ap­
porter la preuve de l’existence
d’une entreprise dont le but est de
troubler gravement l’ordre public
par l’intimidation ou la terreur ».
Dans le cas de la manifestation de
Aurélie Trouvé, députée La France
insoumise (LFI) de Seine­Saint­
Denis et ancienne coprésidente
d’Attac. Et, en ce moment, il y a une
sein de la jeunesse et elle s’exprime
tre des + 2 °C, + 3 °C à la fin de leur
vie. Alors, ces actions sont indis­
pensables et complémentaires à
d’autres formes de militantisme. A
condition de rester dans la non­
violence, mais à ma connaissance,
le tableau n’a pas été abîmé. »
Plusieurs scientifiques approu­
vent ces méthodes et y participent
parfois. Le 6 avril, le climatologue
américain Peter Kalmus s’est ainsi
enchaîné à la porte d’une banque
J.P. Morgan pour dénoncer les in­
vestissements dans les énergies
fossiles. D’autres s’y opposent fer­
mement. Depuis plusieurs semai­
nes, François Gemenne, spécia­
liste des migrations et des politi­
ques liées au réchauffement cli­
matique et qui a participé au
sixième rapport du Groupe d’ex­
perts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC), fer­
raille sur les réseaux sociaux.
« Vandalisme »
« La désobéissance civile a des ver­
tus, notamment celle d’alerter les
citoyens, admet­il. Le problème,
c’est que nous sommes passés à un
autre stade car une grande partie
des gens sont conscients du ré­
chauffement climatique. Dans ce
moment, ces actions peuvent être
vues comme du vandalisme et dé­
tourner la majorité de la cause ou,
pire, vont donner des arguments à
des pays autoritaires pour enfer­
mer ou surveiller des chercheurs
spécialistes de ces questions, juste­
ment au motif de l’argument falla­
cieux d’“écoterrorisme”. »
Sans condamner explicitement
le « jet de soupe » par les deux jeu­
nes femmes, Valérie Masson­Del­
motte, paléoclimatologue, direc­
trice de recherche au Commissa­
riat à l’énergie atomique et copré­
Sainte­Soline, les notions d’« inti­
midation » ou de « terreur » à l’en­
contre de la population paraissent
difficilement soutenables, même
si les forces de l’ordre ont été très
violemment prises à partie.
Quant aux « 40 fichés S » qui
auraient été repérés, selon le mi­
nistre de l’intérieur, parmi les ma­
nifestants, une fiche S n’est
qu’un instrument de vigilance
− et non un statut − qui vise quel­
que 10 000 personnes en France.
La tendance du gouvernement à
criminaliser la protestation éco­
logiste est claire : Alternatiba Poi­
tiers, une association qui forme à
la désobéissance civile et milite
contre les mégabassines, s’est vu
opposer la loi contre le sépara­
tisme par le préfet de la Vienne,
afin de l’empêcher de toucher des
subventions publiques.
A ce jour, un seul dossier est en
cours d’instruction pour une
présomption de terrorisme d’ex­
trême gauche − sur plusieurs di­
zaines de dossiers ouverts −, mais
il ne comporte pas de dimension
écologique, d’après des sources
proches du dossier, et les mis en
examen ont été remis en liberté
provisoire. Ce qui s’est passé à
planète | 9
sidente du Groupe 1 du GIEC, a
publié sur Twitter plusieurs pein­
tures de tournesols. Le célèbre cli­
matologue américain Michael
E. Mann s’est, lui, interrogé sur
le même réseau social : « De quel
côté combattent­elles ? »
Alors que ces cris d’alertes sont
très anciens (démontage du
McDonald’s de Millau, dans l’Avey­
ron, en 1999, fauchage des champs
d’OGM, actions de Greenpeace et
Sea Shepherd, etc.) et parfois cou­
ronnés de succès, sont­ils encore
nécessaires alors que la cause cli­
matique s’est propagée dans la po­
pulation ? Ou peuvent­ils être con­
tre­productifs en refroidissant une
partie de la majorité silencieuse ?
Plusieurs études américaines en
sociologie politique et en psycho­
logie sociale se sont penchées sur
la question de l’efficacité de la ra­
dicalité. Dans un article publié en
janvier 2020 dans le Journal of Per­
sonality and Social Psychology et
réalisé sur la base de six expérien­
ces confrontant des observateurs
à des gestes radicaux – contre les
tests sur les animaux, contre la po­
litique de Donald Trump, dans le
cadre d’une marche Black Lives
Matter (« les vies noires comp­
tent »), etc. –, des chercheurs esti­
maient que les « protestations ex­
trêmes réduisaient le soutien popu­
laire aux mouvements sociaux ».
Mais certains de ses auteurs,
notamment Matthew Feinberg et
Robb Willer, ont publié une autre
étude en août 2022 dans la revue
PNAS, réalisée à partir de deux ex­
périences (confronter les panélis­
tes à différents types de militan­
tisme contre les conditions d’éle­
vage et pour la défense de la
cause climatique) où ils souli­
gnaient que des actions radicales
peuvent avoir un effet paradoxal :
« Augmenter le soutien aux ac­
tions plus modérées qui défendent
la même cause. » Un débat qui
n’a pas fini d’animer le monde
politique et climatique. p
matthieu goar
Sainte­Soline relève de la manifes­
tation violente, tout simplement.
Durant le week­end, plus de
1 500 membres des forces de l’or­
dre ont été engagés. Les affronte­
ments, qualifiés par un officier de
gendarmerie mobile d’« extrême­
ment violents, face à des manifes­
tants équipés pour en découdre »,
se sont soldés par un bilan de
61 gendarmes blessés, dont 22
sérieusement. « Des manifesta­
tions particulièrement violentes,
comme nous nous y attendions », a
déclaré la préfète des Deux­Sèvres.
« Le dispositif de maintien de l’or­
dre restera autant que néces­
saire », a fait savoir la préfecture,
mercredi. Il a cependant été réduit
du tiers : désormais 1 000 gendar­
mes œuvrent à lutter contre
« l’installation d’une ZAD [zone à
défendre] sur le terrain destiné à la
réserve ». Du côté des manifes­
tants, 30 personnes ont été bles­
sées ou incommodées par les tirs
de grenades lacrymogènes. Trois
ont été hospitalisées, comme Ju­
lien Le Guet, l’un des porte­parole
du collectif Bassines non merci.
Six interpellations ont eu lieu. p
antoine albertini
et christophe ayad

10 | planète
Climat: les efforts d’adaptation insuffisants
Les mesures pour limiter les impacts du réchauffement sont négligées, selon le PNUE
A
u cours des cinquante
dernières années, en
moyenne, une catas­
trophe liée aux risques
météorologiques, climatiques ou
hydrologiques a eu lieu chaque
jour, responsable de la mort de
115 personnes et de 202 millions
de dollars de pertes, selon une es­
timation de l’Organisation météo­
rologique mondiale. En cause,
l’impuissance à endiguer le ré­
chauffement du climat, mais
aussi l’inaction en matière d’adap­
tation à la hausse des températu­
res et à la multiplication des extrê­
mes climatiques, c’est­à­dire des
mesures destinées à freiner ou à
éviter les dommages affectant les
sociétés et les écosystèmes.
Des efforts pourtant « désespéré­
ment nécessaires pour planifier, fi­
nancer et mettre en œuvre l’adap­
tation aux risques croissants », dé­
plore, dans un communiqué, le se­
crétaire général de l’ONU, Antonio
Guterres, à l’occasion de la publi­
cation, jeudi 3 novembre, du rap­
port sur l’adaptation climatique
L’Europe se réchauffe deux fois
plus vite que la moyenne
Le continent européen est celui qui se réchauffe le plus rapide-
ment, enregistrant une hausse des températures plus de deux fois
supérieure à la moyenne planétaire au cours de la période 1991-
2021. Le réchauffement a ainsi été d’environ + 0,5 °C par décennie,
révèle, mercredi 2 novembre, un rapport de l’Organisation météo-
rologique mondiale (OMM) des Nations unies et du service euro-
péen sur le changement climatique Copernicus. « Il s’agit du ré-
chauffement le plus rapide des six régions définies par l’OMM », note
le patron de l’OMM, Petteri Taalas. L’Arctique, qui dans son ensem-
ble se réchauffe plus rapidement que l’Europe, n’est en effet pas
considérée comme une région à part entière par l’organisation.
LE 4 NOVEMBRE
À DÉCOUVRIR AVEC
du Programme des Nations unies
pour l’environnement (PNUE).
Intitulé « Trop peu, trop lente­
ment, l’échec de l’adaptation cli­
matique met le monde en dan­
ger », le rapport alerte sur l’ur­
gence à agir, sur le déficit de finan­
cement et sur les limites de la
stratégie des petits pas, alors que
s’ouvre, dimanche 6 novembre, la
conférence de l’ONU sur le climat
(COP27) à Charm El­Cheikh, en
Egypte. Les crises conjoncturelles
comme le Covid­19, la guerre en
Ukraine ou l’inflation ne doivent
pas justifier l’inaction dans l’adap­
tation au changement climatique,
prévient le PNUE. « Les personnes
qui sont devenues des victimes de
l’insécurité alimentaire à cause de
ces crises seraient moins exposées
aux risques, si les régions où elles vi­
vent s’étaient développées de façon
plus résiliente », souligne Henry
Neufeldt, chercheur au PNUE et
auteur principal du rapport.
Le Groupe d’experts intergou­
vernemental sur l’évolution du cli­
mat (GIEC) a montré que le monde
LE MAGAZINE DU MONDE
UN NUMÉRO SPÉCIAL
LIFESTYLE, MODE,
GASTRONOMIE,
DESIGN ET VOYAGE
RETROUVEZ LE GOÛT DU MONDE SUR LE MONDE.FR
@M_MAGAZINE
L’effort
d’adaptation
« ne suit pas
le rythme de
l’augmentation
des risques
climatiques »
INGER ANDERSEN
directrice exécutive du PNUE
sera confronté à des risques clima­
tiques graves d’ici à la fin du siècle,
même dans les scénarios à faible
taux d’émission. Et les impacts du
réchauffement à 1,1 °C sont déjà
majeurs. Les épisodes de séche­
resse prolongée, comme celui que
subit la Corne de l’Afrique depuis
cinq ans, détruisent les cultures et
exposent des millions de person­
nes à la famine. Les glaciers recu­
lent, provoquant à la fois des inon­
dations et des pénuries d’eau. Les
cyclones ont noyé des pays
comme le Pakistan ou le Bangla­
desh. Les moustiques porteurs de
maladies comme le paludisme et
la dengue se propagent dans les
territoires jusqu’ici peu touchés…
Alors que le monde se dirige
vers une hausse de température
de 2,8 °C avec les politiques actuel­
lement en place, l’effort d’adapta­
tion « ne suit pas le rythme de
l’augmentation des risques clima­
tiques », déclare Inger Andersen,
directrice exécutive du PNUE.
Bien que deux tiers des pays si­
gnataires de la Convention­cadre
de l’ONU disposent désormais
d’un instrument consacré à ce su­
jet, leurs politiques et projets sont
trop souvent inadéquats pour ré­
duire les risques, selon le PNUE.
Certaines mesures d’adaptation
peuvent ainsi avoir des effets per­
vers : les retenues destinées à irri­
guer les cultures frappées par la sé­
cheresse consomment de l’éner­
gie et réduisent la quantité d’eau
dans les aquifères ; les climati­
seurs destinés à supporter les hau­
tes températures consomment de
l’énergie et aggravent le réchauffe­
ment. « Pour inventer un mode de
développement vertueux, il faut
considérer les conséquences des ac­
tions mises en œuvre sur une pé­
riode longue et tenir compte du
contexte », note Henry Neufeldt.
« Très petite fenêtre de tir »
Le PNUE recommande l’adoption
d’actions favorables à la fois à la
baisse des émissions de gaz à effet
de serre et à l’adaptation au ré­
chauffement, comme les solu­
tions « basées sur la nature ». Ce
sont « l’ensemble des mesures qui
se fondent sur la capacité naturelle
des écosystèmes à jouer un rôle
“tampon” face aux aléas climati­
ques, et donc de réduire le risque
climatique », explique Alexandre
Magnan, chercheur à l’Institut du
développement durable et des re­
lations internationales. Par exem­
ple, la restauration des mangro­
ves qui sont naturellement pré­
sentes le long des littoraux des ré­
gions tropicales et subtropicales
permet de protéger les zones cô­
tières contre les inondations et de
capter du CO2. Mais, « l’ampleur du
captage par les écosystèmes étant
A Madagascar, le président veut
introduire zèbres et girafes
Pour attirer les touristes, Andry Rajoelina souhaite faire venir les
espèces du film « Madagascar », qui n’ont jamais été présentes sur l’île
A ndry Rajoelina ne veut
plus seulement compter
sur les lémuriens pour at­
tirer les touristes étrangers à
Madagascar. Il lui faut désormais
les animaux de la savane africaine
comme dans le film d’animation…
Madagascar. Le chef de l’Etat en a
fait la surprenante annonce de­
vant un parterre de chefs d’entre­
prise, de diplomates et d’investis­
seurs étrangers réunis les ven­
dredi 28 et samedi 29 octobre à
Antananarivo à l’occasion du
Forum des investissements pour
l’émergence de Madagascar.
« Nous voulons voir des girafes,
des zèbres, des éléphants… Je suis
convaincu que des millions de per­
sonnes viendront à Madagascar
pour voir ces animaux », a­t­il or­
donné en promettant une fran­
chise de taxes à tous ceux qui se
lanceront dans l’aventure pour
peupler les aires protégées de ces
icônes de la faune sauvage.
En 2005, le blockbuster produit
par le studio américain Dream­
Works Animation avait donné un
formidable coup de projecteur sur
le pays à travers les aventures de
Marty, le zèbre, Gloria, l’hippopo­
tame et Melman, la girafe, échap­
pés du zoo de New York et naufra­
gés involontaires sur la Grande Ile
de l’océan Indien. Il y avait aussi
Alex le lion, mais le président mal­
gache n’en a pas parlé. Le film et
ses deux suites, sorties en 2008 et
2012, comptabilisent près de
12 millions d’entrées rien que
dans les salles françaises. Loin,
très loin des 350 000 visiteurs
étrangers enregistrés en 2019,
avant que les chiffres ne s’effon­
drent avec la pandémie.
Faire de Madagascar une desti­
nation de safari laisse les experts
de la conservation et les opéra­
minime par rapport aux émissions
actuelles, c’est une gamme plus
large d’actions qu’il faut mettre en
œuvre », insiste M. Magnan.
En 2021, Antonio Gutteres avait
appelé les pays du Nord à consa­
crer la moitié de leurs finance­
ments climatiques à l’adaptation
climatique des pays en dévelop­
pement. Le compte n’y est pas,
puisque en 2020 les fonds investis
représentaient seulement
29 milliards de dollars, soit un
dixième du montant qui est jugé
nécessaire par le PNUE. A cause de
l’inflation, l’estimation des coûts
d’adaptation – datant de 2016 –
est revue à la hausse, soit entre
160 et 340 milliards de dollars par
an d’ici à 2030, et entre 315 et
565 milliards par an d’ici à 2050.
« Cette estimation ne couvre pas
l’ensemble des besoins financiers »,
précise Henry Neufeldt. Dans
leurs feuilles de route climatique
nationale, les pays développés
n’évoquent ni l’adaptation ni leurs
besoins financiers en la matière.
C’est aussi le cas pour de nom­
breux pays en développement,
comme la plupart des pays de
l’Asie du Sud, de l’Amérique latine
ou encore la Chine. Pour remettre
l’adaptation climatique en bonne
voie, il est nécessaire que tous les
pays y contribuent, ajoute le
PNUE. « Le changement climatique
représente le plus grand défi auquel
est confrontée l’humanité, et nous
n’avons qu’une très petite fenêtre
de tir pour réduire les impacts et les
souffrances. Nos enfants vivront les
conséquences de l’inaction », con­
clut Henry Neufeldt. p
lan wei
teurs touristiques perplexes,
voire inquiets. « C’est une idée très
étrange. Ces mammifères africains
n’ont jamais existé à Madagascar.
Aucun d’entre eux, en dehors des
hippopotames qui ont disparu il y
a environ un millier d’années, n’a
réussi à traverser le canal du Mo­
zambique », explique le biologiste
Steven Goodman, spécialiste de
l’histoire naturelle du pays.
Transfert soumis à des règles
En revanche, l’île possède une
faune endémique unique au
monde. « Il existe 170 espèces de
mammifères, à commencer par les
lémuriens, qu’on ne trouve nulle
part ailleurs. La priorité devrait être
de les protéger alors que leur habi­
tat diminue d’année en année avec
la déforestation », poursuit­il.
Le président ne semble pas non
plus s’être interrogé sur la capa­
cité de ces espèces à s’adapter à
l’environnement de l’île. « Je ne
crois pas que les girafes survi­
vraient, remarque Jorg Ganzhorn,
professeur à l’université de Ham­
bourg (Allemagne). Elles ont be­
soin de grands arbres qui font dé­
faut sur les hauts plateaux malga­
ches. Et les zèbres pourraient ne
pas trouver non plus de quoi se
nourrir. Ici, il n’existe pas de mam­
mifères de grande taille. »
Quoi qu’il en soit, le projet d’An­
dry Rajoelina pour concurrencer
le Kenya, la Tanzanie ou l’Afrique
du Sud, risque de tourner court
avant même de débuter. Le trans­
fert des espèces menacées est en
effet soumis à des règles très stric­
tes par la Convention sur le com­
merce international des espèces
de faune et de flore sauvages me­
nacées d’extinction, dont Mada­
gascar, comme les potentiels pays
exportateurs, sont signataires.
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
FORÊTS
Dix millions d’euros
supplémentaires
pour l’ONF
Le gouvernement propose
10 millions d’euros de
moyens supplémentaires
pour l’Office national des
forêts (ONF) dans le cadre
de son projet de loi de finan­
ces pour 2023, a annoncé,
mercredi 2 novembre, le
ministre de l’agriculture,
Marc Fesneau. Les effectifs
de l’ONF ont fondu ces vingt
dernières années, passant de
12 800 personnes, en 2000, à
près de 8 000 actuellement,
chargées de gérer les 11 mil­
lions d’hectares des forêts
publiques françaises. Le pro­
jet de budget du gouverne­
ment prévoit une hausse
des crédits pour l’agriculture
de 1 milliard d’euros pour
atteindre un total de près
de 6 milliards. – (AFP.)
ACTIVISME C LIMATIQU E
Deux militants
condamnés pour une
action dans un musée
Les deux militants pour le
climat du collectif Just
Stop Oil Belgium qui s’en
étaient symboliquement
pris, jeudi 27 octobre, au ta­
bleau La Jeune Fille à la perle,
du peintre néerlandais Jo­
hannes Vermeer dans un
musée de La Haye, ont été
condamnés, mercredi 2 no­
vembre, à deux mois de pri­
son, dont un avec sursis, par
un tribunal néerlandais. L’un
des activistes s’était collé le
front à la vitre protégeant la
toile, sans endommager cette
dernière, tandis que l’autre
s’était collé les mains au mur
à côté du chef­d’œuvre.
Quatre mois de prison,
dont deux avec sursis,
avait été requis. – (AFP.)
L’éléphant d’Afrique (Loxodonta
africana), par exemple, est inscrit
à l’annexe 1 de la convention, qui
interdit toute exportation « à des
fins principalement commercia­
les ». Seuls sont autorisés des
échanges à visées scientifiques.
Quelques pays, à l’instar du
Botswana et du Zimbabwe, béné­
ficient d’un régime plus souple.
Leurs populations de pachyder­
mes, plus abondantes, sont ins­
crites à l’annexe 2 de la conven­
tion et peuvent faire l’objet de
transactions vers des « destinatai­
res appropriés et acceptables ».
Mais, là encore, Madagascar ne
pourrait y prétendre, car les desti­
nataires doivent appartenir à
« l’aire naturelle et historique de ré­
partition de l’espèce en Afrique ».
De leur côté, les opérateurs tou­
ristiques ont découvert l’annonce
présidentielle avec circonspec­
tion. « Tant mieux si cela est possi­
ble, mais il y a certainement quel­
ques préalables à régler », observe
prudemment Johann Pless, le pré­
sident de la Fédération des hôte­
liers et des restaurateurs. Le sec­
teur, en plein marasme depuis la
pandémie, attendait des mesures
à la portée plus immédiate. « Nous
demandons une baisse de la TVA
sur la restauration ainsi que
l’ouverture de l’île à d’autres trans­
porteurs aériens », précise M. Pless.
Il y a quelques semaines, la
Confédération du tourisme de Ma­
dagascar avait interpellé le gouver­
nement sur la hausse de l’insécu­
rité, « un des plus importants freins
au développement du secteur tou­
ristique à Madagascar ». p
laurence caramel
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 FRANCE
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022 | 11

L’union des droites : si loin, si proche
Malgré les exemples européens, seul Eric Zemmour appelle à une alliance des partis, à l’inverse de LR et du RN

Q
u’il doit être doulou­
reux, ces dernières
semaines, d’être Eric
Zemmour et de scru­
ter les élections dans
les démocraties d’Europe ! Suède,
Italie, Danemark : en six semai­
nes, son fantasme d’une alliance
de la droite à l’extrême droite s’est
réalisé trois fois, dont deux avec
succès – la droite et l’extrême
droite danoise ont échoué à
renverser la première ministre
sociale­démocrate, lors des légis­
latives du mardi 1er novembre.
Dans sa France, rien de tel. A
première vue, le polémiste défait
à l’élection présidentielle est bien
le seul à plaider aujourd’hui pour
une telle alliance entre Les Répu­
blicains (LR), le Rassemblement
national (RN) et Reconquête !.
Peut­être trouvera­t­il matière à
réjouissance dans deux autres
élections, bien françaises cel­
les­là : la course à la présidence du
RN, dont le résultat sera dévoilé
ce samedi 5 novembre, et celle de
LR, en décembre. Les deux favoris
des scrutins internes, respective­
ment le député européen Jordan
Bardella et le député des Alpes­
Maritimes Eric Ciotti, semblent
les plus à même de faire remonter
à la surface ce serpent de mer de
la politique française, et de ras­
sembler des électorats disparates.
Chez LR, beaucoup imaginent la
digue, maintenue au niveau
national depuis des décennies,
pouvoir tomber en cas de victoire
d’Eric Ciotti. Bien que le député
s’en défende, sa préférence publi­
que pour Eric Zemmour, dans un
hypothétique duel face à Emma­
nuel Macron lors de la présiden­
tielle, a marqué sa famille politi­
que. Son alliance avec Laurent
Wauquiez, président de la région
Auvergne­Rhône­Alpes sensible
aux questions identitaires, est,
pour certains, le signal faible
d’une volonté de rassembler les
droites hors les murs.
« Eric Ciotti ne le veut absolu­
ment pas, il ne cesse de le réaffir­
mer », balaye son soutien Eric
Pauget, député (LR) des Alpes­Ma­
ritimes. « S’il est élu, ça pourrait
faire revenir des gens qui votaient
à droite auparavant, qui sont pas­
sés chez le RN ou Reconquête !,
mais qui sauraient être séduits par
une droite républicaine ferme sur
le régalien », veut­il croire, citant
l’exemple de la campagne victo­
rieuse de Nicolas Sarkozy en
2007. Si son adversaire Aurélien
Pradié, député du Lot, refuse clai­
rement une alliance sur sa droite
« pour des raisons éthiques, mora­
les et tactiques », c’est surtout le
Eric Ciotti dépose ses parrainages pour l’élection à la présidence de LR, à Paris, le 2 novembre. BRUNO LÉVY/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
sera confronté à un choix histori­
que pour sa survie.
A ce carrefour, LR pourrait croi­
ser Reconquête !. Eric Zemmour
continue de voir dans l’union des
droites la planche de salut de son
camp, après l’avoir espérée
durant toute la campagne prési­
dentielle, sous la forme de rallie­
ments de poids qui ne sont ja­
mais venus.
Faute d’avoir su incarner le sau­
veur du pays, il se voit désormais
en sauveur de son camp, con­
vaincu que Marine Le Pen n’accé­
dera jamais seule au pouvoir, en
l’absence des voix de la bourgeoi­
sie. Le polémiste voit se reconsti­
tuer un clivage droite­gauche, po­
larisé sur la question identitaire.
En accord sur ces thèmes, des
personnalités comme Eric Ciotti,
Jordan Bardella et lui pourraient
dès lors se retrouver, au­delà de
leurs différences.
« Engranger des suffrages »
« Dans une coalition, vous avez for­
cément des divergences. L’idée,
c’est de s’accorder sur un certain
nombre de fondamentaux, appuie
sa dauphine, Marion Maréchal.
Matteo Salvini [Ligue du nord, ex­
trême droite] a de vraies différen­
stratégie. » Or pour que ce type
d’alliance advienne, « il faut mé­
caniquement que le plus puissant
soit d’accord ». Et la nièce de Ma­
rine Le Pen sait fort bien, pour
avoir été à ses côtés, que la posi­
tion actuelle de la cheffe de file du
RN n’est pas qu’une posture.
Dans la lignée de son père, la
perdante du second tour de la pré­
sidentielle refuse d’être située po­
litiquement à droite et estime que
ses réserves de voix, pour passer
de 41 % à 50,1 %, se situent moins
chez les électeurs de la droite clas­
sique que chez les abstentionnis­
tes. D’autres électeurs, estime­t­
elle, peuvent encore être récupé­
rés chez les admirateurs de Fabien
Roussel (Parti communiste) ou de
François Ruffin, député La France
insoumise de la Somme, pas seu­
lement chez Eric Zemmour.
Une large partie de ses collègues
députés se situe plus volontiers à
droite, et dit constater à l’Assem­
blée comme en circonscription la
proximité idéologique avec des
élus LR. Si Louis Aliot, candidat à
la présidence du RN, souhaite « un
dialogue ouvert à d’autres » et re­
garde vers LR, Jordan Bardella, lui,
trace le sillon de la réconciliation
avec l’électorat zemmourien
– tout en se gardant d’envisager
un accord d’appareil.
« Le RN a tout intérêt à continuer
à engranger des suffrages, de la
crédibilité, sans passer par une
union qui serait extrêmement
douteuse et susciterait des contro­
verses au sein du parti, valide Brice
Teinturier, directeur général délé­
gué de l’institut Ipsos. L’enjeu
pour le RN est plutôt de favoriser
les reports en sa faveur en modi­
fiant, en apparence, son position­
nement. C’est d’ailleurs en train de
se faire assez naturellement, à bas
bruit, sur le plan local. »
Alliances locales
C’est là la stratégie assumée par
Marine Le Pen qui, après avoir
débauché quelques personnalités
de droite, encourage désormais la
création d’alliances au niveau lo­
« Il y a un an,
personne
n’imaginait
que Mélenchon
puisse ramener
sous sa bannière
socialistes et
écologistes »
MARION MARÉCHAL
vice-présidente
de Reconquête !
cal. En 2026, aux élections munici­
pales, elle souhaite multiplier les
listes d’union dans des villes
moyennes, sans étiquette, mais
menées par l’extrême droite. La
stratégie a fait le succès de Louis
Aliot à Perpignan ou de Robert Mé­
nard à Béziers (Hérault). Ce faisant,
le RN rompt sa promesse de « ni
droite ni gauche », mais accède
aux responsabilités et acculture
l’électorat de droite traditionnel.
Ainsi Marine Le Pen a­t­elle
validé l’initiative, menée par la
députée (RN) Edwige Diaz en
Gironde depuis 2018, de travailler
localement à une « union des pa­
triotes ». « Plus on se connaît, plus
on travaille ensemble au niveau
local, plus cela permet de rassem­
bler au second tour d’une élection
nationale, d’obtenir les reports de
voix en provenance de LR, avance
Edwige Diaz. C’est un travail de
fourmi. Mais, depuis les élections
législatives, beaucoup de barrières
sautent, les craintes s’évaporent. »
La constitution des équipes par­
lementaires a toutefois prouvé les
difficultés du RN à recruter dans
les rangs de LR. Le ralliement d’un
poids lourd venu de la droite
romprait davantage le barrage,
mais Sébastien Chenu, transfuge
de l’UMP en 2014, ne l’envisage
pas : « Il y a un marqueur commun
chez LR : la lâcheté. » L’heure n’est
pas encore aux amabilités. p
sarah belouezzane
et clément guillou
Photo : Flavien Carlod et Baptiste Le Quiniou, non contractuelle. TASCHEN.

dernier point qui semble retenir
Eric Ciotti.
Quand, le 24 octobre, le quoti­
dien L’Opinion lui a demandé s’il
pouvait « garantir » que LR ne
participerait jamais à une union
des droites, le député niçois a
répondu : « Je ne crois pas aux
alliances d’appareil. Mon seul
objectif sera de refaire de la droite
républicaine l’axe majeur et le
pivot de la vie politique française.
Aujourd’hui, cette union ne
conduirait qu’à notre disparition. »
Une façon de ne pas insulter
l’avenir. Les mariages politiques,
explique­t­on à droite, se font en
position de force et non de
faiblesse. Il n’empêche : si les élec­
tions européennes de 2024 sont à
nouveau désastreuses pour LR,
beaucoup prédisent que le parti
Chez LR,
beaucoup
s’attendent à
ce que la digue
puisse tomber
en cas de victoire
d’Eric Ciotti
ces de fond avec Silvio Berlusconi
[Forza Italia, droite], mais ils ont
réussi à s’entendre. »
Comme le polémiste, la petite­
fille de Jean­Marie Le Pen s’appuie
sur l’exemple italien. Tout en ad­
mettant des différences de cul­
ture politique avec la France, elle
souligne que « le cordon sanitaire
de la droite vis­à­vis du Mouve­
ment social italien [parti postfas­
ciste] a existé jusqu’en 1994 ; il a
suffi que Silvio Berlusconi décide
de le casser. Les générations se re­
nouvellent, les circonstances chan­
gent. Il y a un an, personne n’ima­
ginait que Jean­Luc Mélenchon
puisse ramener sous sa bannière
socialistes et écologistes ».
Celle qui œuvre à l’union des
droites, à travers son école de
formation, ses relais médiatiques
ou des discussions informelles
avec des élus d’autres partis, ne
cache toutefois pas la difficulté de * Sur modèles spécialement signalés.
la tâche. « Eric Ciotti évolue dans
un écosystème dans lequel il souf­
fre d’un procès en droitisme récur­
rent, et pourrait avoir l’obligation
de donner des gages au centre
pour éviter l’hémorragie vers Em­
Liste des magasins Roche Bobois participant à l’opération sur www.roche-bobois.com
manuel Macron. Jordan Bardella a
une identité qui lui est propre mais OUVERTURE EXCEPTIONNELLE LES DIMANCHES 6, 13 ET 20 NOVEMBRE AINSI QUE LE VENDREDI 11 NOVEMBRE (selon autorisation)
c’est Marine Le Pen qui restera la
cheffe politique, notamment sur la

12 | france
L’argent, nerf de la guerre entre collectivités et Etat
Frappés par la crise énergétique, les élus locaux dénoncent un manque croissant de moyens financiers
H
onni soit qui mal y
pense. Le 49.3 dé­
clenché par la pre­
mière ministre, Eli­
sabeth Borne, mercredi 2 no­
vembre, sur le projet de budget
pour 2023, empêchera une nou­
velle fois les députés d’aborder le
cas des collectivités locales. Ils
s’en doutaient. Le gouvernement
avait déjà interverti ce chapitre
avec celui de la justice, repous­
sant la discussion sur les collecti­
vités à vendredi.
Eric Coquerel, député La France
insoumise de Seine­Saint­Denis,
avait entendu parler d’un pro­
blème d’agenda pour un minis­
tre, mais, confiait le président de
la commission des finances, « ça
m’étonnerait, vu que, du coup, Du­
pond­Moretti [ministre de la jus­
tice] a dû annuler un déplacement
pour être là. J’en ai déduit que c’était
pour renvoyer à un “après­49.3”
une mission où la majorité se savait
forcément minoritaire ». Pas du
tout, assure Jean­René Cazeneuve,
député (Renaissance) du Gers et
rapporteur général du projet de loi
de finances (PLF) : « Nous avions
encore quelques points à finaliser,
en particulier l’impact du bouclier
énergétique. »
La question des collectivités lo­
cales électrise, il est vrai, les débats
au Parlement. Les députés ont re­
jeté, le 25 octobre, la trajectoire
budgétaire pour 2023­2027, qui
contraignait strictement les dé­
penses des élus locaux. Les séna­
teurs, eux, l’ont adoptée trois jours
plus tard, mais en imposant à
l’Etat le même effort… L’avenir de
ce « pacte de confiance » est donc
très incertain. David Lisnard, pré­
sident de l’Association des maires
de France (AMF), s’en réjouit. « Car
une fois de plus, explique le maire
(Les Républicains, LR) de Cannes,
c’est une atteinte grave à la libre ad­
ministration des communes. C’est
délirant de nous imposer une
hausse des charges et de nous dire
de façon paternaliste comment
doivent évoluer nos dépenses. »
Depuis la présentation du projet
de budget, en septembre, élus lo­
caux et gouvernement se sont en­
gagés dans un dialogue de sourds.
Les premiers appellent à l’aide ; le
second rétorque qu’il ne leur a ja­
« C’est tout simplement la survie du département qui est en jeu »
Dans les Ardennes, le conseil départemental doit trouver 20 millions d’euros pour son budget 2023, sur fond de baisse des recettes
charleville­mézières ­
envoyé spécial
P our bien se faire compren­
dre, Igor Dupin prend une
image. « Vous voyez, notre
département, c’est comme un ma­
lade à l’hôpital, une perfusion dans
chaque bras, décrit le directeur gé­
néral des services du conseil dé­
partemental des Ardennes. D’un
côté, l’Etat lui injecte du venin : les
dépenses à assumer. De l’autre, le
remède : les dotations. » Assis à ses
côtés, le président du départe­
ment, Noël Bourgeois (Les Répu­
blicains, LR), précise : « Et les deux
ne coulent pas à la même vitesse… »
Igor Dupin file la métaphore : « La
question, c’est de savoir si l’on veut
tuer le malade ou le guérir… » « La
réponse est claire. On veut nous as­
phyxier », enchaîne le président.
M. Bourgeois ne sait pas com­
ment boucler son budget pour
2023. « Financièrement étranglé »,
il lui manque 20 millions d’euros.
La situation de ce département
de 270 000 habitants fait figure
d’épouvantail pour beaucoup de
collectivités locales aux finances
dégradées.
A Charleville­Mézières, dans
son bureau surplombant la
Meuse, le président du conseil dé­
Des élus du Calvados, rassemblés devant la préfecture, à Caen, le 28 octobre, pour alerter sur leurs difficultés. LOU BENOIST/AFP
mais donné autant d’argent. « Le
PLF 2023 comprend des signes tan­
gibles et puissants du soutien de
l’Etat aux collectivités, plaide Chris­
tophe Béchu, ministre de la transi­
tion écologique et de la cohésion
des territoires. On prend très au sé­
rieux la situation. Sinon, on ne mo­
biliserait pas 5 milliards d’euros. »
Profond malaise
Le 27 octobre, le gouvernement a
présenté un « amortisseur électri­
cité » qui « allégera les factures de
1 milliard d’euros », rappelle M. Bé­
chu. Il y avait déjà le bouclier tari­
faire qui protège les 28 000 plus
petites communes. Le filet de sé­
curité voté en août sera étendu
aux autres collectivités en 2023 et
il passera de 430 millions d’euros
à 1,5 milliard. La dotation générale
de fonctionnement sera en outre
abondée de 320 millions d’euros.
partemental refait les comptes.
L’augmentation de 4 % du revenu
de solidarité active (RSA), c’est
2,4 millions en 2023 (le double de
cette année). Le dégel de 3,5 % du
point d’indice des fonctionnaires
coûtera près de 1 million d’euros
supplémentaires. La meilleure ré­
munération des assistants fami­
liaux (qui accueillent des enfants
placés), 700 000 euros. Les mesu­
res du Ségur pour les personnels
de santé, autant. Et cetera. En tout,
le conseil départemental doit fi­
nancer 5 millions d’euros de nou­
velles dépenses en 2023. A cela
s’ajoute la crise énergétique :
2 millions d’euros. « Aujourd’hui,
nous n’en pouvons plus, a écrit
Noël Bourgeois à François Sauva­
det, président de Départements
de France. C’est tout simplement
notre survie qui est en jeu. »
« On a serré les boulons »
Car, dans le même temps, les recet­
tes baissent. L’élu déplore que
l’Etat se repose de plus en plus sur
les départements pour financer
les allocations individuelles de so­
lidarité. En 2002, le reste à charge
était de 5 millions d’euros pour les
Ardennes ; il est aujourd’hui de
46 millions, assure Noël Bour­
geois. « En vingt ans, cela repré­
Ce n’était pas arrivé depuis plus de
dix ans. Enfin, le « fonds vert »
(2 milliards d’euros) aidera les col­
lectivités dans la transition écolo­
gique. Et c’est sans compter la TVA
et la taxe foncière qui devraient
leur rapporter plus de 5 milliards
d’euros supplémentaires en 2023.
Alors, tout est­il réglé ? Certes, le
dialogue est renoué. « Il y a beau­
coup d’avancées », reconnaît David
Lisnard. L’AMF, très remontée en
septembre contre un PLF jugé
« globalement calamiteux », souli­
gne aujourd’hui le caractère « res­
pectueux et productif » des échan­
ges avec la première ministre.
Mais le malaise est profond. Les
crises sanitaire, énergétique et so­
ciale malmènent les collectivités.
Au point que Christophe Bouillon,
président de l’Association des peti­
tes villes de France, évoque la me­
nace d’« un black­out territorial »
sente 600 millions d’euros, dit­il.
Peut­on continuer comme ça ? » La
réponse est induite. D’autant, ob­
serve­t­il, que le département est
marqué par un taux de chômage
supérieur à la moyenne nationale
(9,8 % contre 7,4 %), des revenus
par habitant inférieurs, une popu­
lation qui vieillit…
Quant aux dotations que l’Etat
accorde pour le fonctionnement
de la collectivité, elles ne cessent
de baisser, alerte le président : el­
les étaient encore de 73 millions
d’euros en 2015 ; elles ne sont plus
que de 66 millions en 2021. « Si on
donne l’alarme, explique M. Du­
pin, c’est parce que cette salve de
mesures non négociées met à bas
nos efforts pour nous désendetter.
Tout s’écroule. » Quand il a pris la
tête des Ardennes, en 2017, l’élu a,
en effet, trouvé « une montagne de
dettes » : 350 millions d’euros. « On
a serré les boulons à tous les étages,
supprimé des postes », raconte­t­il.
Mais il reste plus de 200 millions à
débourser. Alors, « si l’Etat ne
prend pas la mesure du problème,
on est mort », prévient l’élu.
L’Etat, justement, n’est pas loin.
Le préfet Alain Bucquet est ins­
tallé dans le même bâtiment. Il se
félicite des bonnes relations avec
son voisin Noël Bourgeois, assu­
pour les maires qui « ne savent pas
comment boucler leur budget ». La
hausse des dépenses d’énergie,
c’est 11 milliards d’euros, rappelle
la présidente de la délégation sé­
natoriale aux collectivités territo­
riales, Françoise Gatel, en s’inquié­
tant pour les investissements.
Les départements « ne se portent
pas bien, abonde François Sauva­
det, président de leur association
d’élus, dont une quinzaine, pas
bien du tout ». « Je peux tenir
en 2023 et en 2024, mais pas au­
delà », prévient François Durovray,
président (LR) de l’Essonne. Un
collégien, c’est 1 000 euros sur une
année, dit­il, et « j’en accueille six
cents de plus par an… Dans la du­
rée, ce n’est pas tenable ». Il regrette
la suppression de la taxe d’habita­
tion et de la taxe foncière, qui
étaient gonflées par la démogra­
phie dynamique de l’Essonne.
« Cette salve
de mesures non
négociées met
à bas nos efforts
pour nous
désendetter »
IGOR DUPIN
directeur général des services
du conseil départemental
rant respecter scrupuleusement
la libre administration des collec­
tivités locales. Il ne sait donc pas
grand­chose du budget du dépar­
tement pour 2023. Les 20 millions
à trouver ? « Je ne sais pas. Il ne
m’en a pas parlé », assure­t­il.
Alain Bucquet est, en revanche,
sûr d’une chose : « Personne ne
l’étrangle. » Le préfet considère que
la situation financière du départe­
ment n’est pas aussi désespérée
que Noël Bourgeois l’affirme. Le
RSA ? Le nombre de bénéficiaires
diminue dans les Ardennes (– 7,5 %
sur un an). C’est donc autant de
personnes en moins à aider. Et « il
y a des marges de progrès », assure
le préfet qui rappelle que, grâce
aux efforts de l’exécutif départe­
Aujourd’hui, « je n’ai plus intérêt à
accueillir des habitants ni à
construire des collèges », précise
M. Durovray, qui considère ne
plus pouvoir « faire face aux res­
ponsabilités qui sont les [siennes].
[N’avoir] plus que les droits de mu­
tation comme ressource fiscale.
[N’avoir] plus de marges… »
C’est là un autre aspect, structu­
rel, de la colère. Peu à peu, l’Etat
supprime les impôts locaux.
En 2023, ce sera la cotisation sur la
valeur ajoutée des entreprises
(CVAE). Et les élus de tous bords
préviennent : « Il n’y a pas de liberté
locale sans autonomie fiscale. »
« C’est notre démocratie locale qui
est en péril, a lancé le député cen­
triste de la Marne Charles de Cour­
son aux ministres présents, il y a
quinze jours, à l’Assemblée natio­
nale. Chacune de vos réformes
contribue à couper un à un les liens
mental, l’endettement est « sup­
portable ». Mais, répond M. Bour­
geois, « avoir une dette “supporta­
ble” ne donne aucune possibilité
d’améliorer la capacité d’autofi­
nancement d’une collectivité ».
« Je ne souhaite pas emprunter »
D’autres sources étatiques moins
aimables que le préfet Bucquet
considèrent que l’élu local LR est
« un peu dans la posture ». L’une
d’elles interroge : pour quelle rai­
son 410 agents du département
bénéficieront­ils des bonifications
du Ségur quand seuls 250 étaient
éligibles ? Parce que les décrets
d’application, explique M. Bour­
geois, ne sont pas précis et « cette
imprécision est source de possibles
disparités fortes entre agents exer­
çant des mêmes fonctions ». Donc,
« dans un souci d’équité et de cohé­
rence », le dispositif a été appliqué
à tous les agents exerçant des fonc­
tions sociales et médico­sociales.
Quoi qu’il en soit, dans le budget
de 2023, « il va falloir faire des cou­
pes, soupire le président du dépar­
tement, car [il] ne souhaite pas em­
prunter ». Les routes et les établis­
sements d’hébergement pour per­
sonnes âgées dépendantes
attendront. La question du nom­
bre trop élevé de collèges, vétustes
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Les élus locaux
appellent à
l’aide tandis que
l’Etat rétorque
qu’il ne leur
a jamais donné
autant d’argent
qui unissent les citoyens contribua­
bles locaux, leurs entreprises et les
collectivités territoriales. En
somme, vous êtes thatchériens. »
M. Béchu balaie l’accusation. « Il
existe des pays, y compris fédéraux,
rappelle le ministre, où les collecti­
vités reçoivent une fraction d’im­
pôt national. » Ce qui compte, con­
sidère­t­il, c’est à quelle hauteur on
compense : « Sur dix ans, dit­il, la
CVAE a progressé de 2,5 % par an.
Elle sera remplacée par de la TVA
qui a augmenté de 3,5 % par an. »
Sauf que les élus locaux ne font
plus trop confiance à Paris. « Ce
qu’on n’accepte plus, développe
David Lisnard, c’est que la parole de
l’Etat ne soit pas tenue et qu’on
continue de nous enlever de la li­
berté, juridique ou financière. »
Dans son viseur : la dotation glo­
bale de fonctionnement, dé­
connectée de l’inflation sous le
quinquennat de Nicolas Sarkozy,
puis réduite sous celui de son suc­
cesseur, François Hollande.
Autant dire que les déclarations
du ministre des comptes publics,
le 27 octobre, rejetant la responsa­
bilité des hausses d’impôt sur les
maires, ne sont pas bien passées.
Evoquant l’augmentation de 7 %
de la taxe foncière en 2023, Ga­
briel Attal a pointé : « C’est une dé­
cision des collectivités. Bien sûr. »
« Maladroit et pas très sport »,
s’agace Françoise Gatel, qui rap­
pelle que les élus locaux y sont
contraints pour financer leurs
services publics. « Ça ne paye pas
vraiment électoralement d’aug­
menter les impôts. Il n’y a pas be­
soin d’avoir fait l’ENA pour com­
prendre ça, lance la sénatrice cen­
triste d’Ille­et­Vilaine. Et ce n’est
pas non plus un sport ou une ad­
diction d’élus… » p
benoît floc'h
et trop peu fréquentés, va revenir
en force. La région Grand­Est vient
d’annoncer qu’elle envisage de fer­
mer dix lycées d’ici à 2025 : pas as­
sez d’élèves et trop chers à entrete­
nir. Et cela n’a échappé à personne
dans les Ardennes, qui ont perdu
la moitié de leurs 20 000 collé­
giens en quarante ans. Mais « no­
tre territoire est profondément ru­
ral, rappelle Noël Bourgeois. Il est
difficile de fermer dans certains en­
droits sans imposer deux heures de
car scolaire par jour aux enfants ».
Le président de la collectivité de­
mande que l’Etat impose une pé­
réquation entre départements, et
qu’il compense mieux les aides
sociales. « On en a marre que l’Etat
nous fasse les poches », peste
M. Bourgeois. Sur ce dossier, l’op­
position est à l’unisson de la majo­
rité de droite. « On défend tous le
département », justifie Dominique
Ruelle, élue divers gauche. La
conseillère de Revin demande
« un minimum d’honnêteté et de
clarté à l’Etat : soit il considère que
les départements doivent conti­
nuer à exister, et il leur donne les
moyens ; soit il pense le contraire, et
il doit le dire. Mais il ne faut pas lais­
ser les départements mourir à petit
feu et ensuite les supprimer ». p
b. f.
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022 france | 13

Nucléaire : une loi pour Immigration : le gouvernement

gagner « au moins deux
ans » sur les futurs EPR 2 cherche son équilibre
Le débat au Parlement sur la construction de Emmanuel Macron souhaite occuper le terrain exploité par la droite
nouveaux réacteurs n’aura lieu qu’en 2023
et l’extrême droite. Gérald Darmanin temporise et tente de s’allier LR

L es renouvelables d’un côté,

le nucléaire de l’autre : une
nouvelle fois, le gouverne­
ment met en avant de façon con­
comitante les deux axes princi­
paux de sa stratégie énergétique.
Alors que le Sénat doit entamer,
jeudi 3 novembre, l’examen du
projet de loi visant à accélérer le
déploiement du photovoltaïque
et de l’éolien en mer, la ministre
de la transition énergétique a
présenté mercredi en conseil des
ministres celui portant sur un dé­
veloppement plus rapide de la fi­
lière de l’atome. « Ces deux textes
matérialisent les ambitions du
gouvernement pour sortir des
énergies fossiles en 2050 », ré­
sume l’entourage d’Agnès Pan­
nier­Runacher.
Le projet de loi d’accélération du
nucléaire fait suite aux grandes
orientations fixées par le chef de
l’Etat lors de son discours de Bel­
fort, en février : Emmanuel Ma­
cron a alors annoncé son inten­
tion de construire six nouveaux
réacteurs de type EPR 2, voire qua­
torze. Selon le programme éla­
boré par EDF, la première paire
pourrait voir le jour à Penly (Sei­
ne­Maritime), la deuxième à Gra­
velines (Nord) et la troisième à
Bugey (Ain) ou au Tricastin
(Drôme) – à chaque fois à proxi­
mité de centrales déjà existantes.
La France dispose aujourd’hui
de l’un des parcs les plus impor­
tants au monde mais ses 56 réac­
teurs, construits entre les années
1970 et 1990, devront progressive­
ment être mis à l’arrêt d’ici à 2050.
Pour le gouvernement, relancer la
filière de l’atome est indispensa­
ble pour remplacer les capacités
actuelles et atteindre les objectifs
climatiques du pays, qui nécessi­
tent une augmentation de la pro­
duction d’électricité bas carbone.
« Calendrier non cohérent »
Pour y parvenir, le projet de loi
présenté mercredi prévoit des me­
sures de simplification telles
qu’une procédure de mise en
compatibilité des documents
d’urbanisme ou de la loi de protec­
tion du littoral. Selon le ministère
de la transition énergétique, ces
modifications pourraient per­
mettre de réduire d’au moins
deux ans le chantier de construc­
tion des futurs EPR 2. « L’exploitant
pourra commencer les travaux de
terrassement ou de construction
de bâtiments annexes dès qu’il
aura l’autorisation environnemen­
tale, sans attendre le décret d’auto­
risation de création, explique le
ministère. C’est ce qui permettra de
donner le premier coup de pioche
avant la fin du quinquennat. »
Si le gouvernement espère dé­
marrer les travaux des premières
unités avant 2027 pour une mise
en service à l’horizon 2035, diffé­
rents acteurs déplorent sa déci­
sion d’accélérer avant même la
tenue des débats publics et parle­
Greenpeace
a dénoncé
« une manœuvre
politicienne
visant à saboter
les débats
publics en cours »
mentaires sur la relance de
l’atome. La feuille de route éner­
gétique actuelle prévoit un pla­
fonnement des capacités de pro­
duction nucléaire et la fermeture
de douze réacteurs. Le nouveau
texte de programmation sur
l’énergie et le climat, qui fixera
les grandes orientations par fi­
lière, ne doit être adopté qu’après
un débat au Parlement prévu au
deuxième semestre 2023.
En parallèle, la Commission na­
tionale du débat public (CNDP)
vient tout juste de lancer un cycle
de quatre mois de rencontres
avec les citoyens sur le pro­
gramme de construction de six
réacteurs, dont ceux de Penly. La
concertation nationale sur le
mix énergétique, mise en place
par le gouvernement le 20 octo­
bre, doit également se poursui­
vre jusqu’en janvier.
L’ONG Greenpeace, qui estime
que la neutralité carbone peut
être atteinte grâce aux renouvela­
bles, à la sobriété et à l’efficacité
énergétique, a dénoncé mercredi
« une manœuvre politicienne vi­
sant à saboter les débats publics en
cours et à mettre les citoyens et les
générations futures devant le fait
accompli ».
Des membres du Conseil natio­
nal de la transition écologique,
une instance consultative repré­
sentant associations de protec­
tion de la nature, collectivités ter­
ritoriales, syndicats de salariés et
d’employeurs, avaient déjà criti­
qué un « calendrier non cohérent
et non démocratique » et la prési­
dente de la CNDP, Chantal
Jouanno, a insisté sur le fait que les
décisions sur le nucléaire « ne
pourront pas être prises dans le dos
du public et des parlementaires ».
Agnès Pannier­Runacher ré­
cuse toutefois toute idée de fait
accompli. « C’est un procès d’in­
tention parce que c’est la première
fois qu’on fait un débat aussi large
sur le mix énergétique », a­t­elle
réagi. « Ce projet de loi n’a pas pour
objet de fixer des trajectoires, mais
s’il est bien décidé au Parlement de
mettre en œuvre le programme
d’EPR 2, nous pourrons alors le dé­
ployer le plus vite possible », ajoute
son entourage. Le texte, qui pour­
rait obtenir l’assentiment de la
droite et de l’extrême droite, de­
vrait être examiné au Parlement
à partir de fin décembre ou début
janvier 2023. p
perrine mouterde
L
e pouvoir exécutif n’a pas
encore trouvé son do­
sage. Au cours de l’été,
après une campagne pré­
sidentielle marquée par une su­
renchère raciste et xénophobe,
Emmanuel Macron avait jugé la
première mouture du projet de
loi immigration trop restreinte. Il
y manquait des mesures d’inté­
gration. Prévu pour septembre, le
débat sur le texte de Gérald Dar­
manin a été reporté à janvier 2023
et un duo de ministres a été
chargé d’incarner cette politique
à deux voix : le ministre de l’inté­
rieur pour la fermeté, et celui du
travail, Olivier Dussopt, pour l’in­
tégration par l’emploi. Ils sont
« très copains », insistent depuis
quelques semaines leurs entoura­
ges respectifs. Toujours côte à
côte au conseil des ministres, ils
seraient même des complices « en
mode Tic et Tac », comme les célè­
bres écureuils des studios Disney.
La scénographie du « en même
temps » était rodée. Mais le camp
présidentiel s’est fait voler son
coup d’envoi, selon des conseillers
ministériels. L’extrême droite et la
droite ont préempté le terrain en
se servant du meurtre de la jeune
Lola à Paris, le 14 octobre, dont la
principale suspecte est une Algé­
rienne sans titre de séjour valide.
« Il faut poser le cadre, remettre du
rationnel dans l’émotionnel »,
presse un familier du palais.
Depuis quinze jours, l’Elysée re­
çoit des analyses du service d’in­
formation du gouvernement ju­
gées alarmantes : sur les réseaux
sociaux, les sujets de discussion
liés à l’immigration ne se tarissent
pas. Il était temps de « pousser les
feux à fond », résume un conseiller
du chef de l’Etat. Si la logique ma­
cronienne à deux jambes perdure,
l’exécutif franchit un cran dans
chacune des directions. Il ne s’agit
plus seulement de distinguer
l’asile, au nom de l’humanité, et
M AG A ZINE INTERN ATION A L
l’immigration irrégulière, asso­
ciée à la fermeté. Mais de valoriser
plus généreusement les étrangers
qui travaillent, même en situation
à la gauche. Terminée, l’exception
pour les étrangers arrivés en
France avant l’âge de 13 ans. « Tout
le monde sera expulsable, puis le
irrégulière, et de cibler ceux qui juge contrôlera », affirme un
présentent un danger. « On doit conseiller du chef de l’Etat.
désormais être méchants avec les Dans le même temps, le gouver­
méchants et gentils avec les gen­ nement veut régulariser les étran­
tils », a résumé Gérald Darmanin gers sans titre qui travaillent, en
dans un entretien au Monde. particulier dans les métiers en
Le ministre de l’intérieur attri­ tension. Une première sous Ma­
bue la délinquance à une partie cron. « La régularisation massive
des étrangers, selon sa rhétorique est une arme compliquée, confie
habituelle, défendue par Emma­ un conseiller du palais. Elle permet
nuel Macron sur France 2 le 26 oc­ de sortir de l’ornière des gens qui
tobre. Des propos qui auraient sont sans titre, mais crée un appel
choqué l’opinion il y a quelques d’air énorme. » Cette extension de
années. « La politique, c’est un la circulaire Valls de 2012, qui per­
temps de maturation », confie­t­on met de régulariser les travailleurs
à l’Elysée, où l’on scrute les sonda­ sans papiers, serait un moyen de
ges successifs. Selon l’enquête « taper plus fort contre le travail au
« Fractures françaises », réalisée noir », selon la Place Beauvau.
par Ipsos­Sopra Steria et publiée
en octobre, plus de 60 % des inter­ « Régularisation choisie »
rogés trouvent qu’on « ne se sent Certains demandeurs d’asile
plus chez soi comme avant » et pourront aussi être embauchés
qu’il y a trop d’étrangers en France. sans attendre le délai de six mois.
Gérald Darmanin se veut plus Une personne sous OQTF em­
intransigeant que Nicolas ployée dans un secteur en tension
Sarkozy, qu’il a vu longuement il y pourra­t­elle être régularisée ? La
a dix jours. Il souhaite que l’Etat « zone grise », selon le mot d’un
inscrive toutes les personnes sous conseiller, dépendra des critères
obligation de quitter le territoire retenus et de la liste des métiers
français (OQTF) au fichier des per­ concernés, non actualisée par le
sonnes recherchées. Et veut ren­ ministère du travail.
forcer la « double peine » (c’est­à­ Mais l’annonce a aussitôt fait
dire l’expulsion d’un étranger bondir la droite, alors que le gou­
coupable d’un crime ou d’un dé­ vernement compte sur les voix
lit), qui avait été assouplie en 2003 des députés Les Républicains (LR).
par un Sarkozy désireux de parler Mercredi, Aurélien Pradié l’a qua­
lifiée de « folie » sur BFM­TV. « Cette
proposition n’a pas de sens. Nous
avons besoin aujourd’hui de re­
Il s’agit prendre le contrôle », a estimé le
député du Lot, qui souhaite ré­
de valoriser duire l’immigration de moitié.
les étrangers Son rival pour la présidence de LR,
Eric Ciotti, y voit une « ligne
qui travaillent rouge » qui l’empêcherait « très
et de cibler ceux clairement » de voter le texte :
« C’est un message extraordinaire­
qui représentent ment dangereux car il lance un ap­
un danger pel d’air à l’immigration. A force de
140 PAGES
DE RENCONTRES,
DE REPORTAGES
& DE CITY GUIDES
jouer le grand écart, le gouverne­
ment risque de chuter. » Le député
des Alpes­Maritimes propose le
retour du délit de séjour illégal,
l’asile examiné à la frontière ou un
nouvel allongement de la durée de
rétention. Sans attendre, Marine
Le Pen a fustigé une « campagne
de régularisation de clandestins ».
Toute la journée de mercredi,
M. Darmanin s’est évertué à mini­
miser la portée de ces annonces,
estompant l’effet « Tic et Tac ». « Ce
sera une régularisation choisie, au
compte­gouttes, pas massive »,
rectifie son entourage. « Si le mé­
tier n’est plus en tension parce que
l’activité économique aurait
changé, évidemment cette per­
sonne perdrait son titre de séjour
au bout d’un an », a ajouté M. Dar­
manin, en évoquant « quelques
milliers de personnes » seulement.
Sa main toujours tendue vers la
droite, il a fait part à des parlemen­
taires LR de la possibilité de durcir
le texte avec des quotas de titres
« métiers en tension », une idée
débattue au Parlement fin 2019 et
qui avait été jugée trop rigide.
Gérald Darmanin pourra diffici­
lement compter sur le soutien de
Bruno Le Maire. « Ce sont des pro­
positions soumises à débat, a
freiné le ministre de l’économie
dans l’émission « C à vous ». En
dernier peut venir l’immigration de
travail. Cette solution ne doit pas
passer avant les premières solu­
tions : formation, qualification, at­
tractivité des métiers. Mettons les
choses dans le bon ordre. »
Dans ces débats sur l’immigra­
tion, l’entourage présidentiel évo­
que le risque de « tomber du mau­
vais côté du cheval » sous les coups
de boutoir de l’extrême droite. Gé­
rald Darmanin a expliqué prendre
ces mesures car « sinon d’autres le
feront à notre place ». Quitte à faire
pencher l’équilibre du « en même
temps ». p
ivanne trippenbach

A SS E M B L É E N AT IO N A L E
Quatrième 49.3 sur le
projet de loi de finances
Elisabeth Borne a engagé,
mercredi, la responsabilité
de son gouvernement pour
la quatrième fois en deux se­
maines, en recourant au 49.3
sur la partie « dépenses » du
projet de budget pour 2023.
Les oppositions ont fustigé
le « mépris » et un « déni dé­
mocratique » de l’exécutif.
Les députés LFI ont annoncé
une nouvelle motion de cen­
sure, mais sans ses alliés de
la Nupes qui craignent de
« banaliser » cette arme. Le
groupe RN se prononcera
jeudi. – (AFP.)
É L E CT I O N S NOUVEAU
L’Arcom veut améliorer
le pluralisme des
campagnes électorales
Brooklyn, 2022. EN KIOSQUE
PENSER, ACTUELLEMENT
Anja Rubik & Bruce Gilden
L’Arcom (ex­CSA) a formulé,
dans un rapport publié mer­ RÊVER,
SAVOURER
credi, onze propositions pour
adapter les règles imposées
aux médias audiovisuels en
période électorale. Le régula­
LA VILLE
PARIS + FRANÇOIS-RÉGIS GAUDRY
teur de l’audiovisuel suggère
notamment de « faire coïnci­
LOSANGELES + AMANDA GORMAN
VARSOVIE + RAFAL MILACH
der l’entrée en vigueur » des NEWYORK + JAMES GRAY
règles du temps de parole ANVERS VILLE INVITÉE
de la présidentielle, fixée lors TEL-AVIV, FLAMBOYANTE FLORENTINE CITY AWARDS LES 22 HÔTELS QUI FONT 2022 TABLES : LES 5 CHEFS À SUIVRE
de la dernière élection au LONDRES, LA RENAISSANCE DU KOKO NUITS DE FÊTE À MARSEILLE BEYROUTH PAR SABYL GOUSSOUB DESIGN IN MEXICO
NOVEMBRE 2022 | NUMÉRO 01 | FRANCE MÉTRO: 9,00€ – BEL: 10,90€ – IT: 10,90€ – CAN: 14,99CAD – CHF: 15,90CHF
1er janvier, « avec l’ouverture
de la période de recueil
des parrainages », démarrée
le 27 janvier. – (AFP.)

14 | france
Aides à domicile :
un manque de
temps et d’argent
Face à la crise de recrutement, la
hausse du tarif horaire minimum
ne peut être la seule option
P
ortages de repas annu­
lés, toilettes du matin
effectuées à l’heure du
déjeuner, promenades
écourtées… La pénurie d’aides à
domicile assombrit le quotidien
des personnes âgées en perte
d’autonomie qui font appel à el­
les. Or, jamais la crise du recrute­
ment n’a été aussi aiguë. « Depuis
deux ans, on n’arrive ni à les recru­
ter ni à les garder. Le métier ne fait
vraiment plus envie », se désole
Laïtitia Minsé, directrice d’un ser­
vice d’aide et d’accompagnement
à domicile (SAAD), à Caen. Les
7 200 SAAD de France doivent
presque tous renoncer à répon­
dre à des demandes d’interven­
tion auprès des publics âgés, faute
de personnel. Le taux de dossiers
refusés « frôle les 30 % dans l’Aube
contre 20 % en 2019 », s’alarme
Philippe Pichery, président (di­
vers droite) du département.
Pour revaloriser le métier, le
gouvernement multiplie les me­
sures financières depuis trois ans.
Le projet de loi de financement de
la Sécurité sociale (PLFSS) pour
2023, adopté en première lecture
à l’Assemblée nationale lundi
31 octobre, prévoit ainsi de relever
le tarif horaire minimum pour
l’allocation personnalisée d’auto­
nomie (APA). Ce barème plancher
avait été fixé à 22 euros à sa créa­
tion, au 1er janvier 2022. Il a con­
traint les conseils départemen­
taux qui fixent le niveau horaire
de l’APA sur leur territoire à reva­
loriser leurs tarifs dont la plupart
étaient inférieurs. Versée à quel­
que 760 000 personnes de 60 ans
ou plus, vivant chez elles, l’APA
couvre en partie leurs dépenses
pour rémunérer une aide à domi­
cile. Lors du débat sur le PLFSS
Des mesures pour la pédiatrie jugées insuffisantes
Alors que la bronchiolite sévit, le gouvernement a promis 400 millions d’euros pour soutenir l’hôpital
L’ enveloppe promise par le
ministre de la santé,
François Braun, pour ve­
nir en aide aux services pédiatri­
ques a été gonflée à 400 millions
d’euros. L’annonce a été faite,
mercredi 2 novembre, au soir,
sous la pression des soignants,
après une journée de rencontres
à l’Elysée, puis au ministère de la
santé. Ce sont ainsi 250 millions
d’euros qui ont été ajoutés aux
150 millions déjà promis, le
23 octobre, par le gouvernement
pour soutenir « les services en
tension » de l’hôpital. Cet argent
doit permettre de réinstaurer jus­
qu’au 31 mars 2023 certaines
mesures mises en place cet été,
comme le doublement de la
rémunération des heures de nuit
pour « l’ensemble des person­
nels de l’hôpital ».
Surtout, la « prime de soins cri­
tiques » accordée à certaines ca­
tégories d’infirmiers pour ré­
pondre à la crise du Covid­19 va
être étendue à tout le personnel
paramédical travaillant dans ces
services tendus, notamment aux
puéricultrices de services pédia­
triques, qui en étaient jusque­là
exclues. Ces mesures visent à
« reconnaître l’investissement
sans faille de nos professionnels
hospitaliers », a déclaré François
Braun, mercredi, au cours d’une
2023 à l’Assemblée nationale,
Jean­Christophe Combe, ministre
des solidarités, de l’autonomie et
des personnes handicapées, s’est
engagé à augmenter par arrêté le
tarif plancher national à 23 euros
en 2023. Il a également soutenu
l’adoption d’un amendement qui
prévoit qu’à partir de 2024 le tarif
minimum de l’APA évoluera tous
les ans suivant l’inflation.
Mesures insuffisantes
Saluées sur tous les bancs de l’As­
semblée – parce qu’elles vont
« dans le bon sens » –, ces deux me­
sures n’en sont pas moins jugées
insuffisantes sur la question
de la revalorisation des salaires.
« A 23 euros, le tarif national
compense exclusivement l’infla­
tion et les augmentations du smic
de 2022 ! », regrette la Fédération
française des services à la per­
sonne et de proximité. Ce tarif est
loin de couvrir le coût de revient
d’une heure d’intervention – qui
est de 32 euros, calcule l’UNA, la fé­
dération nationale de services as­
sociatifs. Le gouvernement ré­
pond qu’il a aussi créé une dota­
tion horaire complémentaire de
3 euros. Mais seuls les SAAD qui
améliorent leur service (interven­
tions le soir, le dimanche, les jours
fériés) y auront droit. Obtenir
cette « carotte » suppose d’avoir
des charges en plus pour l’obtenir.
De meilleurs salaires sont une
condition nécessaire mais pas suf­
fisante pour valoriser le métier et
susciter des vocations, expliquent
les professionnels et les experts
du secteur. Les mauvaises condi­
tions d’exercice du métier d’aide à
domicile sont les premières res­
ponsables à leurs yeux du tarisse­
ment des recrutements. Le talon
conférence de presse. Le ministre
a reconnu une « situation préoc­
cupante » dans les hôpitaux, liée
à une épidémie de bronchio­
lite « inquiétante ».
Pour Olivier Brissaud, chef du
service de réanimation pédiatri­
que au CHU de Bordeaux, qui a
participé à la réunion au minis­
tère, cette dernière mesure repré­
sente « un signal fort envers le per­
sonnel paramédical et une prise
de conscience de l’oubli majeur de
cet été ». Concernant l’autre me­
sure « recyclée », « ce n’est qu’un
pansement qui va encore plus
épuiser les personnels ». Désor­
mais, « il faut avancer » : le minis­
tère a annoncé la mise en place
prochaine de groupes de travail
thématiques censés déboucher,
au printemps 2023, sur des assi­
ses nationales de la pédiatrie.
« On met les enfants en danger »
Même constat pour Isabelle
Desguerre, cheffe du service de
neurologie pédiatrique à l’hôpital
Necker­Enfants malades, dans le
15e arrondissement de Paris :
« C’est une petite réponse à un gros
problème, mais on ne va pas cra­
cher sur les petites mesures qu’on
nous propose. » « Maintenant, il
faut que le travail de réflexion
aboutisse à un plan d’action fi­
nancé et millimétré », soutient la
Une auxiliaire de vie au domicile d’une personne âgée dépendante, à Paris, en avril 2020. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
d’Achille de la profession est le
manque de temps pour accompa­
gner les personnes. « Attribuer da­
vantage d’heures APA aurait pour
vertu d’améliorer la vie des person­
nes soutenues mais également
celles des professionnels qui les
accompagnent », explique Dafna
Mouchenik, fondatrice du Collec­
tif pour faire du domicile un choix
possible, qui regroupe une quin­
zaine d’entreprises du secteur.
En pratique, chaque départe­
ment évalue le degré de perte
d’autonomie des personnes. Il en
déduit l’enveloppe de l’APA qui
donne droit à un volume d’heures
d’intervention. « Accorder plus de
temps d’aide aux bénéficiaires,
c’est permettre aux salariés de
n’avoir que deux ou trois person­
nes à soutenir dans une journée,
c’est diminuer drastiquement les
déplacements, la charge mentale
et le stress des professionnels, qui
n’auront qu’à retenir les informa­
tions et consignes pour deux à trois
personnes, et non sept », poursuit
cette directrice d’un SAAD à Paris.
Le PLFSS 2023 ouvre la voie à
cette mini­révolution. Il instaure
« La bronchiolite,
c’est l’arbre qui
cache la forêt,
le vrai problème
est structurel »
JULIE STARCK
pédiatre en réanimation
neuropédiatre, qui a également
participé à la réunion.
« Le problème de fond concerne
le besoin de reconnaissance des
spécificités de la pédiatrie », avan­
ce­t­elle. Le journal Sud­Ouest a
publié, mercredi matin, une tri­
bune signée par tous les respon­
sables des réanimations pédiatri­
ques françaises, sans exception,
dans laquelle ils énumèrent des
solutions. Respect strict et perma­
nent des ratios de personnel para­
médical par rapport aux lits
ouverts en soins critiques (légale­
ment, une infirmière pour deux
lits), adaptation du nombre de lits
de soins critiques pédiatriques au
bassin de population et ouver­
ture maintenue de ces lits toute
l’année… Autant de propositions
qui devront être étudiées en vue
des assises du printemps.
Thermomètre de la tension
dans les réanimations pédiatri­
« Accorder plus
de temps d’aide,
c’est diminuer
drastiquement
le stress des
professionnels »
DAFNA MOUCHENIK
directrice d’un service
d’aide et d’accompagnement
à domicile
l’obligation pour les départe­
ments de proposer – en plus du
plan APA initial – deux heures par
semaine à tout bénéficiaire qui le
souhaitent. Deux heures supplé­
mentaires consacrées à « l’accom­
pagnement et au lien social ». Pro­
mise par Emmanuel Macron pen­
dant sa dernière campagne prési­
dentielle, la mesure est censée
faire d’une pierre deux coups : lut­
ter contre l’isolement des person­
nes chez elles et étendre le temps
de travail des aides à domicile.
Près de 72 % travaillent à temps
ques, au moins trente­quatre
transferts d’enfants hors d’Ile­de­
France ont dû être organisés de­
puis la fin septembre. Alors que,
d’habitude, les trajets se limitent
à une heure de route, en direc­
tion des hôpitaux d’Amiens,
Rouen, Orléans ou Reims, il a
fallu envoyer un enfant à Lille et
un transport en hélicoptère à
Rennes a même été sérieuse­
ment envisagé.
« Deux cents à 250 kilomètres de
camion quand on est malade, ce
n’est pas évident pour un enfant,
insiste Gilles Jourdain, coordina­
teur du SMUR pédiatrique d’Ile­
de­France. A cela s’ajoute le trau­
matisme vécu par les parents. » A
titre de comparaison, en 2019,
vingt­deux transferts avaient été
nécessaires, ce qui avait provo­
qué un rapport de l’inspection
générale des affaires sociales.
A l’hôpital Trousseau, dans le
12e arrondissement de Paris, des
enfants de quelques jours ont été
pris en charge dans les couloirs
pendant plusieurs heures. « On
met les enfants en danger, et tra­
vailler dans ces conditions revient
à de la maltraitance pour le per­
sonnel. Et on n’est même pas en­
core au pic de l’épidémie de bron­
chiolite », explique Julie Starck,
pédiatre en réanimation. Comme
tous les ans – sauf en 2020 pen­
partiel avec des coupures dans la
journée. La réforme – qui démar­
rera en 2024 – n’allonge pas pour
autant le temps des interventions
consacrées au lever, au coucher
ou au repas. Au nom de son col­
lectif, Mme Mouchenik estime que,
pour ces tâches essentielles, tri­
pler les deux heures accordées
aux personnes les plus dépen­
dantes est indispensable. Soit pas­
ser de deux à six heures par jour.
« Maltraitance institutionnelle »
« On demande aux aides à domicile
de faire en une demi­heure ce qui
nécessiterait une heure, résume
Pierre Béhar, directeur d‘Espa­
ce­MS, un cabinet d’audit du sec­
teur social. Ce système génère de la
maltraitance institutionnelle. » « Il
me semble qu’il faut abandonner
purement et simplement toute ré­
férence horaire », ajoute­t­il. Il pré­
conise l’instauration d’une dota­
tion globale versée aux services
qui pourraient ainsi moduler le
temps d’intervention en fonction
de l’état de la personne. Ce sys­
tème de dotation « n’est nullement
révolutionnaire », selon M. Béhar,
dant le Covid­19 –, la bronchiolite
frappe durement les services de
pédiatrie. Elle a commencé avec
quelques jours d’avance par rap­
port aux années précédentes, et
les soignants s’attendent à ce que
le pic soit atteint d’ici à quatre se­
maines.
« La bronchiolite, c’est l’arbre qui
cache la forêt, le vrai problème est
structurel. Les lits d’hospitalisa­
tion manquent, car les gens ne
veulent plus travailler dans ces
conditions, ils fuient l’hôpital pu­
blic », explique la docteure Starck.
Si la bronchiolite revient tous les
ans, cela fait au moins cinq ans
qu’elle doit être gérée par une cel­
lule de crise.
« On a conscience que tous les
problèmes ne vont pas être réglés
tout de suite, c’est pour cela que
l’on veut qu’il y ait une prise de pa­
role claire du président de la Répu­
blique pour dire qu’il prend sa part
de responsabilité dans cette situa­
tion grave, cela soulagerait les
équipes », revendique la pédiatre.
En attendant, des services doi­
vent déjà recourir au tri des pa­
tients, alerte Gilles Jourdain : « On
ne prend en charge que les patients
qui vont le plus mal, et on renvoie
chez eux des enfants qui ne se­
raient jamais rentrés à la maison
en temps normal. » p
delphine roucaute
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
qui note qu’elle est en vigueur
dans pratiquement tout le secteur
médico­social, à commencer par
les services de soins infirmiers et
d’accompagnement à domicile.
Ils reçoivent pour chaque acte une
somme dont le montant est mo­
dulé au prorata du temps passé
auprès de la personne pour l’ac­
complir. Les interventions ne sont
ainsi pas minutées. « Il faut que
l’intervention d’une auxiliaire de
vie soit financée selon les mêmes
règles que celles qui s’appliquent
au travail des aides­soignantes ou
des infirmières à domicile. Ce qui
suppose de donner les moyens fi­
nanciers aux départements », af­
firme Asmae Chouta, directrice de
l’Agence Autonomy, opérateur
pour les Yvelines et les Hauts­de­
Seine des services à domicile.
Malgré les efforts récents, le sec­
teur du domicile est le parent
pauvre de chaque PLFSS, comparé
au secteur des Ehpad. Leurs quel­
que 600 000 résidents sont pour­
tant moins nombreux que les
personnes âgées fragiles qui
restent à demeure. p
béatrice jérôme
ÉCOLE
Une hausse des salaires
pour les accompagnants
d’élèves en situation
de handicap
Les quelque 132 000 « accom­
pagnants d’élèves en situation
de handicap » (AESH)
bénéficieront à la rentrée
scolaire 2023 d’une augmen­
tation salariale de 10 %, a an­
noncé le 2 novembre le gou­
vernement. Ce coup de pouce
représente « un investissement
de 80 millions d’euros pour ces
personnels », pour la période
allant de septembre à décem­
bre 2023, selon le ministre dé­
légué chargé des comptes pu­
blics, Gabriel Attal. – (AFP.)
COVID-19
Sanction ordinale
légère pour l’avocat
Fabrice Di Vizio
L’avocat Fabrice Di Vizio, fi­
gure de l’opposition au passe
sanitaire, a été sanctionné de
six mois avec sursis d’inter­
diction d’exercer sa profes­
sion mercredi 2 novembre,
selon une décision du conseil
de l’ordre des avocats du
barreau de Paris. Il lui est, en
outre, interdit de se présenter
aux élections professionnel­
les pendant cinq ans. Le
conseil de l’ordre a considéré
que les « propos manifeste­
ment grossiers, vulgaires et
offensants » qu’a tenus Me Di
Vizio « de manière répétée »
constituaient des atteintes
aux principes essentiels de
la profession d’avocat. – (AFP.)
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Chauffage : débat sur la facture individuelle
Dans les copropriétés ou les HLM, la hausse des prix de l’énergie oblige à la réflexion pour éviter le gaspillage
D
ès l’instant où le
système de chauffage
est collectif, on chauffe
trop. » Partisan de la
première heure de l’individuali­
sation des frais de chauffage, qui
permet de payer selon ce que l’on
a consommé, Gérard Moraly,
propriétaire d’un appartement
mis en location à Saint­Denis (Sei­
ne­Saint­Denis), proposait depuis
dix ans à la copropriété d’installer
des compteurs d’énergie thermi­
que dans les appartements. « Mes
collègues du conseil syndical refu­
saient, jugeant ce mécanisme indi­
vidualiste, estimant que certains
paieraient plus que d’autres, selon
l’exposition au nord ou au sud de
leur appartement », raconte­t­il.
En septembre, l’assemblée géné­
rale de la copropriété a fini par s’y
rallier, en même temps qu’elle
votait son raccordement au
chauffage urbain. Pour le bailleur,
« c’est la hausse des prix de l’éner­
gie qui les a convaincus ».
Individualiser les frais de chauf­
fage n’est pas censé être une
option. La loi relative à la transi­
tion énergétique pour la crois­
sance verte d’août 2015, transpo­
sant une directive européenne, a
rendu cette répartition obligatoire
pour encourager les habitants à
maîtriser leur consommation et à
éviter les gaspillages d’énergie. En
exonérant tout de même certains
immeubles – lorsque la mesure
n’est pas rentable ou impossible
pour des raisons techniques.
« Gains énergétiques »
Dans les faits, pourtant, une mi­
norité de copropriétés a fait la bas­
cule. « Seulement 30 % à 35 % des
immeubles concernés par l’obliga­
tion d’individualisation des frais de
chauffage l’auraient effectivement
mise en œuvre », indiquait une
mission d’information de l’Assem­
blée nationale de décembre 2021.
De mémoire de syndics et de ges­
tionnaires locatifs, aucun contrôle
ni aucune amende n’ont jamais
été infligés aux réfractaires. « De
l’aveu même de l’administration, le
contrôle du respect de l’individuali­
sation des frais de chauffage ne
L’appel à l’aide d’une étudiante sur TikTok
La bourse de l’élève de Sciences Po a fondu cette année. Son buzz lui a permis d’obtenir
14 000 euros par le biais d’une cagnotte, et relance le débat sur un système à bout de souffle
L a vidéo de Maëlle B. (qui n’a
pas souhaité donner son
nom), étudiante de 20 ans
à Sciences Po, a été vue sept
millions de fois sur le réseau
social TikTok. Lundi 31 octobre, la
jeune fille, en plan serré, y a re­
laté la précarité qui l’assaille de­
puis qu’elle a vu fondre le niveau
de sa bourse d’études, versée par
le centre régional des œuvres
universitaires et scolaires (Crous)
de Paris. « Combien d’heures
vais­je devoir travailler en plus de
mes études pour pouvoir juste
payer ma vie ? », déclarait­elle,
des sanglots dans la voix.
Au motif que ses parents ont
déménagé à Mayotte, où les sa­
laires sont majorés, compte tenu
du coût de la vie courante dans
les départements d’outre­mer, le
Crous a rétrogradé l’étudiante de
l’échelon 4 à l’échelon 0 bis, soit
une aide dont le montant est
passé de 396 euros mensuels à
100 euros entre le début de ses
études et aujourd’hui.
L’ouverture d’une cagnotte en
ligne par Maëlle B., encouragée
par les internautes, lui a permis
de collecter, en quelques heures,
plus de 14 000 euros, jusqu’à ce
qu’elle décide de clore l’opération.
« Vous venez de changer ma vie »,
a­t­elle conclu dans une seconde
vidéo, où elle promet de reverser
Des travaux de rénovation énergétique dans un ensemble de HLM, à Auch, en mai 2021. SÉBASTIEN LAPEYRERE/HANS LUCAS/AFP
constitue pas une priorité. Les sanc­
tions, fort dissuasives, ne sont pas
appliquées », souligne la mission
d’information parlementaire.
Dans le cadre de son plan de
sobriété énergétique, le gouver­
nement a toutefois remis l’indivi­
dualisation des frais de chauffage
en haut de la pile des priorités, es­
timant qu’il était « nécessaire que
les acteurs concernés se mobilisent
afin que cette obligation régle­
mentaire soit davantage respec­
tée ». Les syndicats de copropriété
« seront sensibilisés à l’intérêt de
programmer l’individualisation
des frais de chauffage à l’occasion
de l’élaboration des plans plurian­
nuels de travaux (…) obligatoire
dans toutes les copropriétés entre
2023 et 2025 », précise la feuille de
route gouvernementale. Le chauf­
une part de la manne à des asso­
ciations de soutien aux étudiants.
Faut­il faire le buzz pour
pouvoir payer ses études lors­
qu’on vient d’un milieu mo­
deste ? Derrière cette situation
caricaturale, c’est la question que
pose l’étudiante, qui suit un dou­
ble diplôme délivré par Sciences
Po en partenariat avec l’Univer­
sité libre de Berlin, où les deux
premières années ont lieu sur le
campus de Sciences Po à Nancy
et les deux suivantes dans la ca­
pitale allemande, où Maëlle ré­
side désormais, avec un loyer de
400 euros.
« Me voilà devenue porte­parole
des étudiants précaires, je veux
bien endosser le rôle, commente­
t­elle auprès du Monde. Car tant
que les étudiants ne parlent pas,
personne ne fait rien », poursuit
Au motif que
ses parents ont
déménagé à
Mayotte, le Crous
a rétrogradé
l’étudiante
de l’échelon 4
à l’échelon 0 bis
fage représente 62 % des consom­
mations d’énergie dans l’habitat.
Or, selon une étude de l’Agence de
l’environnement et de la maîtrise
de l’énergie (Ademe), l’individua­
lisation des frais de chauffage
entraînerait une diminution de
consommation d’énergie de 17 %
en moyenne. « Dans 88 % des cas,
des gains énergétiques ont été
constatés », ajoute l’organisme.
Pourtant, le principe d’indivi­
dualisation divise. « Nous n’y
étions pas très favorables, rappelle
Marianne Louis, la directrice gé­
nérale de l’Union sociale pour
l’habitat, qui fédère les organis­
mes HLM. Cette mesure pose des
problèmes éthiques : quand le
salarié part travailler le matin et
coupe son chauffage, les person­
nes âgées, les assistantes mater­
la jeune femme, en rappelant le
cas d’Anas, un jeune homme qui
était allé jusqu’à s’immoler par le
feu devant le Crous de Lyon, en
novembre 2019.
Vaste concertation
L’affaire est emblématique de la
rigidité caractérisant le système
d’allocation des bourses, qui
repose exclusivement sur les res­
sources des parents, sans pren­
dre en compte le « reste à vivre »
réel de l’étudiant. Le père de
Maëlle est au chômage, et sa
mère, agente publique à Mayotte,
perçoit une majoration de 45 %
de son traitement ainsi qu’une
aide au loyer liées à la « vie
chère » dans les départements
d’outre­mer. « Ce sont des aides de
consommation directe pour mes
parents, elles ne me concernent
absolument pas et n’augmentent
pas leur capacité à m’aider finan­
cièrement, souligne l’étudiante. Si
ma mère travaillait encore en mé­
tropole, elle toucherait 1 700 euros
de salaire et je reviendrais à
l’échelon 3 ou 4 pour le Crous. »
Face à ces contradictions, le
centre national des œuvres
universitaires et scolaires
(Cnous) affirme n’avoir d’autre
choix, en tant qu’opérateur de
l’Etat, que d’« appliquer la régle­
mentation et les barèmes en
nelles et tous ceux qui restent à
leur domicile chauffent davantage
et payent pour les autres locatai­
res. » Un responsable au sein d’un
organisme HLM, qui souhaite
conserver l’anonymat, ajoute
que, « en permettant aux locatai­
res de se chauffer comme ils l’en­
tendent, on leur offre la possibilité
de passer sous les 19 degrés, de se
priver pour faire des économies ».
Mesures correctives
Le monde HLM a donc toujours
défendu « une forme de mutualisa­
tion à l’échelle de l’immeuble, éga­
lement parce que le locataire du
parc social ne choisit pas si son ap­
partement va être exposé au nord
ou au sud », poursuit Marianne
Louis, tout en soulignant que « les
bailleurs doivent respecter la loi ».
vigueur ». « Après avoir vérifié son
dossier, il s’avère qu’il n’y a pas eu
d’erreur dans le versement,
déclare un porte­parole. Nous
avons joint Maëlle pour lui propo­
ser une aide d’urgence qu’elle a
déclinée après avoir obtenu la
cagnotte. » Pour sa part, Sciences
Po dit également être en contact
avec elle pour lui fournir une
aide financière complémentaire.
Identifié de longue date comme
à bout de souffle, le système d’al­
location des bourses, dont la
réforme a été maintes fois repor­
tée sous le quinquennat précé­
dent, fait l’objet, depuis le mois
d’octobre, d’une vaste concerta­
tion que la ministre de l’enseigne­
ment supérieur, Sylvie Retailleau,
a confiée au professeur des uni­
versités Jean­Michel Jolion. Elle
souhaite voir en découler de
« premiers impacts » à la rentrée
2023 et « une finalisation de la ré­
forme un peu plus tard », compte
tenu de sa difficulté technique.
« Si cette concertation voit le
jour, c’est bien parce que nous
considérons que la situation est
loin d’être parfaite », dit­on dans
l’entourage de la ministre, tout en
soulignant le maintien des repas
à 1 euro au restaurant universi­
taire et la hausse de 4 % du mon­
tant des bourses à la rentrée. p
soazig le nevé
Pour atténuer les inégalités liées
à la situation du logement – sous
les toits, au rez­de­chaussée, en
pignon ou au contraire bien en­
touré par d’autres appartements
–, les pouvoirs publics ont mis en
place des mesures correctives : en
dépit de l’individualisation, 30 %
de la facture restent calculés à l’an­
cienne, selon la taille de l’apparte­
ment, et des coefficients de
correction peuvent y être intégrés.
Un geste insuffisant pour l’asso­
ciation Consommation Logement
Cadre de vie comme pour la Con­
fédération nationale du logement.
Une plaquette éditée en 2016 par
l’Ademe évoquait le « cas concret »
d’un immeuble, pour lequel la
part individuelle des frais de
chauffage s’étageait de 321 euros
pour l’appartement le mieux situé
BANDE DESSINÉE
Avec le créateur de Pourquoi j’ai tué Pierre (Prix du Public à Angoulême
en 2007), Come Prima (Fauve d’or en 2014), et Castelmaure, une
co-création avec Lewis Trondheim.
— Du 21 au 25 novembre - 15 heures de formation sur une semaine
ateliers.lemonde.fr
france | 15
Le monde HLM
défend
« une forme
de mutualisation
à l’échelle
de l’immeuble »
à 425 euros pour le moins bon
emplacement, et ce après prise en
compte des « situations thermi­
quement défavorables ».
La fiabilité de certains appareils
de mesure est également mise en
cause, en particulier celle des
répartiteurs, ces dispositifs placés
sur chaque radiateur pour mesu­
rer les différences de température
entre l’appareil et la pièce afin
d’en déduire la quantité de cha­
leur effectivement consommée.
« Il y a eu une psychose sur la fiabi­
lité et sur le coût des équipements »,
a constaté Danielle Dubrac, qui
préside l’Union des syndicats de
l’immobilier. L’équipement, à la
charge des copropriétaires, néces­
site en effet un investissement de
départ pour le compteur d’énergie
thermique ou le répartiteur, puis
un abonnement pour l’entretien
et la relève. Soit un coût moyen
d’une quarantaine d’euros par an
et par logement, auxquels peu­
vent s’ajouter quelque 130 euros
de pose de robinets thermostati­
ques pour régler la température.
« Cela pouvait sembler onéreux il
y a quelques années, mais
aujourd’hui, l’énergie est tellement
chère que ça vaut le coup de
pouvoir couper le chauffage dans
une pièce non occupée, nuance
Danielle Dubrac. On a d’ailleurs
commencé à voir un mouvement
de panique pour s’équiper quand
les factures ont commencé à grim­
per. » Un sentiment partagé par
Olivier Princivalle, président ad­
joint de la Fédération nationale de
l’immobilier du Grand Paris, qui
dit assister à « une hausse expo­
nentielle des demandes de copro­
priétés pour s’équiper en individua­
lisation des frais de chauffage ». p
véronique chocron
©Alfred
avec Alfred

16 | france
Dérives sectaires : envolée
et mutation des signalements
Selon le dernier rapport de la Miviludes, les saisines ont augmenté
de 33 % en 2021. Une hausse due notamment aux thérapies alternatives
V
ingt ans après sa nais­
sance, la Mission in­
terministérielle de vi­
gilance et de lutte
contre les dérives sectaires (Mivi­
ludes) observe un phénomène
sectaire tout à la fois en forte
croissance et en mutation.
D’après son dernier rapport, qui
sera publié jeudi 3 novembre, il
apparaît que le nombre de signa­
lements a augmenté de 33,6 %
en 2021 par rapport à l’année pré­
cédente − et de 86,1 % si l’on com­
pare à 2015 − pour s’établir à
4 020 pour l’année passée.
Selon Sonia Backès, secrétaire
d’Etat chargée de la citoyenneté,
ces signalements à la Miviludes ne
sont que « la partie émergée de
l’iceberg ». Quant à la nature des
phénomènes sectaires signalés à
la Miviludes, elle a changé. Les
multinationales (Eglise de scien­
tologie, Témoins de Jehovah, secte
Moon, etc.) sont toujours bien pré­
sentes, mais « le paysage sectaire
est plus vaste, plus segmenté et
plus mouvant », précise le rapport
de la Miviludes. « C’est un phéno­
mène gazeux où des sites Internet
et des personnes apparaissent, dis­
paraissent, reviennent sous une
autre identité, etc. », souligne
Mme Backès, qui rappelle régulière­
ment que sa propre mère est tom­
bée dans les filets de la scientolo­
gie lorsqu’elle­même avait 10 ans.
Les nouveaux gourous 2.0 pro­
mettent de guérir des maladies
graves grâce à des thérapies alter­
natives à base de respirianisme
(abstention totale de nourriture
et de boisson), de ventouses, de
méditation de pleine conscience
La fille de Michel Mercier se défend
face aux accusations d’emploi fictif
L’ancien ministre est jugé jusqu’au 10 novembre pour détournements de fonds publics
pour avoir embauché sa femme et sa fille comme assistantes parlementaires
M ichel Mercier, plus bon­
homme et plus matois
que jamais, se présente
volontiers comme un brave élu ru­
ral, simple et de bon sens, qui se
demande un peu ce qu’il fait là.
« Chez moi, tout le monde me
connaît, plus de la moitié de la po­
pulation me tutoie, toute ma vie
politique est fondée sur les relations
humaines, dit l’ancien garde des
sceaux. J’habite au bord de la route,
les gens sonnent et ils entrent.
J’aime les gens, et ils le savent. Si
vous n’aimez pas les gens, il ne faut
pas faire de la politique. » L’ancien
ministre, ancien député, ancien
sénateur, ancien président du
conseil général du Rhône, accusé
de détournements de fonds pu­
blics en raison des emplois soup­
çonnés fictifs de sa femme et de sa
fille, s’efforce de paraître serein.
Le dossier est pourtant difficile,
et Michel Mercier, parfaitement
aimable, répond systématique­
ment à côté des questions, il parle
dans la barbe qu’il n’a pas, en mar­
monnant d’interminables géné­
ralités à voix basse. « J’ai deux pro­
thèses auditives, explique l’ancien
garde des sceaux, quand je parle,
ça résonne dans ma tête. Je vais
peut­être les enlever, je n’entendrai
pas les questions du président,
mais ce n’est pas grave. » Ce ne sera
en tout cas pas très différent.
Le président de la 32e chambre,
Alain Alçufrom, l’écoute pourtant
avec une infinie patience, et a
commencé, les 31 octobre et 2 no­
vembre, par l’emploi de sa fille Del­
ou encore de crudivorisme, mais,
de fait, dangereuses pour la santé.
Elles aboutissent en effet à l’aban­
don de chimiothérapies ou
d’autres traitements indispensa­
bles et s’apparentent à une mise
en danger de la vie d’autrui. Autre
exemple : les adeptes du « fémi­
nin sacré » qui dissuadent de
consulter pour des règles doulou­
reuses. La propagande antivax a
également explosé à l’occasion de
la pandémie de Covid­19.
« Colères et craintes »
Une polémique avait éclaté en
septembre après le signalement
de la présence sur Doctolib d’une
naturopathe, Irène Grosjean, qui
conseillait de frictionner les par­
ties génitales des bébés dans l’eau
froide pour faire baisser leur tem­
pérature en cas de fièvre. Interpel­
lée sur le sujet, la plate­forme avait
fini par la radier. « Grâce au travail
que nous avons mené avec Docto­
lib, 6 000 références de profession­
nels de santé non reconnus par
l’Etat ont été supprimées par Doc­
tolib », se félicite Christian Gravel,
secrétaire général du Comité in­
terministériel de prévention de la
délinquance et de la radicalisation
et président de la Miviludes.
A l’origine de cette explosion
des dérives sectaires dans le do­
maine de la santé alternative, la
pandémie de Covid­19 qui a, es­
time la Miviludes, « déstabilisé de
nombreuses personnes en perte
de repères » et les possibilités of­
fertes par les réseaux sociaux.
Toujours selon le rapport, ce
phénomène est le « reflet d’une
véritable crise sociale teintée
phine. Elle est âgée de 45 ans
aujourd’hui, a été embauchée au
Sénat comme assistante parle­
mentaire de son père du
4 août 2012 au 21 avril 2014 – à la fin
du mandat de celui­ci – et a touché
un peu plus de 37 000 euros pour
un mi­temps, en deux ans. Une
chance, parce que l’historienne
d’art tirait en 2012 le diable par la
queue, était inscrite au chômage et
vivait à Londres. Elle reconnaît
qu’elle n’est jamais venue au Sé­
nat : elle faisait à distance « une
veille culturelle générale » pour son
père qui n’y connaissait goutte.
Sur son contrat de travail, son
adresse est à Paris. « Vous mentez
sur votre adresse », observe le par­
quet. « Le contrat de travail, ce n’est
pas moi qui l’ai écrit », rétorque jus­
tement l’historienne.
Son père a voulu élever le débat.
« En 2012, on perd les élections, je re­
tourne au Sénat », a raconté Michel
Mercier. Qui passe alors abrupte­
ment des attentats antisémites de
Mohammed Merah, à Toulouse, à
Qu’est­ce qu’une nation, d’Ernest
Renan (1887) « et donc à la
« Tout début
2015, j’ai jeté sans
trop réfléchir
la plupart
de mes archives »
DELPHINE MERCIER
fille de Michel Mercier
Les nouveaux
gourous 2.0
promettent
de guérir
des maladies
graves grâce
aux ventouses ou
au crudivorisme
d’isolement, de questionnements,
de colères et de craintes ».
Autre phénomène en expan­
sion : la multiplication des sites
de vente multiniveaux, qui ne
sont autres que des systèmes fi­
nanciers pyramidaux, vantés par
des conseillers en patrimoine qui
promettent, en particulier à un
public jeune, de faire fortune ra­
pidement. Il en est de même des
sites masculinistes, qui font mi­
roiter – contre monnaie sonnante
et trébuchante – le succès amou­
reux à de jeunes hommes en ins­
tillant une idéologie teintée de
violence et de domination.
Il y a loin du signalement à une
condamnation par la justice.
En 2020, seuls vingt signalements
ont débouché sur un recours, par
la Miviludes, à l’article 40 du code
de procédure pénale, qui oblige
tout fonctionnaire à signaler des
faits lui paraissant relever de la
justice. « Nous ne pouvons action­
ner l’article 40 que lorsqu’il y a clai­
rement la notion de mise en dan­
ger de personnes, concède Chris­
tian Gravel. La suite relève de la
justice, qui est indépendante. »
culture ». « J’ai demandé à ma fille
de travailler là­dessus : comment la
culture pourrait changer le public
grâce aux technologies nouvelles. »
Le président essaie de suivre, et le
regarde avec les yeux ronds.
« Je suis un homme de l’oral »
Michel Mercier et sa fille avaient
dit aux enquêteurs, en 2017 et
en 2019, que la grande affaire du
moment, c’était le Musée des
Confluences, à Lyon, un projet
pharaonique lancé lorsqu’il était
président du département. La po­
lice a longtemps cherché une trace
de l’apport de Delphine Mercier.
Mais l’ancien ministre assure
aujourd’hui que sa fille « n’a pas été
embauchée pour travailler sur le
dossier du musée ». Perplexité des
deux procureurs du Parquet natio­
nal financier : « L’enquête a prouvé
que Delphine Mercier n’avait pas
rencontré la moindre personne qui
a travaillé sur ce musée, contraire­
ment à ce que vous avez vous­
même déclaré. Du coup, vous chan­
gez de version ? Vous comprenez
que ça nous pose question ?
– On n’a pas la même perception
des choses dix ans plus tard, ré­
pond Michel Mercier. Mon vrai re­
gret, c’est de n’avoir jamais pu
m’expliquer devant un magistrat
en cinq ans. Les enquêteurs, je ne
les ai vus que deux fois. On ne peut
pas dire que j’ai été harcelé.
– Ça ne change rien à vos répon­
ses, insiste le procureur.
– J’ai le droit d’avoir envie de par­
ler à un magistrat », répond digne­
L’exemple de l’Eglise de scientolo­
gie, que tous les acteurs de la lutte
contre les dérives sectaires ont
tenté, en vain, de faire condamner
et d’empêcher de bâtir un siège
surdimensionné à Saint­Denis,
aux portes de Paris, illustre bien
les limites de l’action judiciaire.
Parmi d’autres dérives, le rap­
port de la Miviludes choisit cette
année de mettre l’accent sur l’an­
throposophie, qui a fait l’objet,
en 2021, de trente et un signale­
ments. Deux domaines sont iden­
tifiés, dans lesquels la mise en
pratique de la pensée de Rudolf
Steiner (1861­1925), peut entraîner
de lourdes dérives auprès de po­
pulations vulnérables : les méde­
cins, qui prônent par exemple le
traitement des cancers par le gui,
et les écoles, dont les pratiques et
la pédagogie peuvent donner lieu
à une forme d’endoctrinement.
Face à la montée du phénomène
sectaire, Mme Backès a annoncé la
tenue d’assises au premier tri­
mestre 2023 sur le sujet. Ouvertes
à tous les acteurs concernés – les
ministères de l’intérieur, de la
santé, de l’éducation et de la jeu­
nesse, de l’économie, de la justice,
les associations spécialisées, etc. –
ces assises viseront à faciliter les
saisines de la Miviludes, à mieux
déployer ses moyens sur le terri­
toire et à diffuser une « culture de
l’esprit critique et du geste qui
sauve ». Un numéro vert pourrait
être mis à la disposition du public
ainsi que des aménagements lé­
gislatifs envisagés, potentielle­
ment inspirés de la loi d’août 2021
contre le séparatisme. p
christophe ayad
ment l’ancien garde des sceaux.
On ne trouve d’ailleurs nulle trace
du travail de Delphine Mercier.
Elle a peut­être réuni une in­
tense documentation sur les pro­
blématiques culturelles, malheu­
reusement, « tout début 2015,
après la rupture avec mon compa­
gnon, j’ai déménagé, a expliqué
l’historienne, et j’ai jeté sans trop
réfléchir la plupart de mes archi­
ves » – et elle a changé d’ordina­
teur, pour clore la question. Son
père a une explication. « Je suis un
homme de l’oral. Je n’ai jamais reçu
une note écrite de qui que ce soit : je
n’en voulais pas, et ça marchait très
bien comme ça. J’écoute les gens et
je me fais une synthèse, je ne dis pas
qu’elle est juste, mais c’est la
mienne. Quand je donne un cours,
je n’ai pas de notes. D’ailleurs, je
vous parle sans notes… »
Au deuxième jour de l’audience,
mercredi, la famille s’est ressaisie.
Joëlle Mercier explique qu’elle
voyait son mari et sa fille travailler,
lors de ses passages en France, à
travers la porte vitrée du salon ;
Delphine, aussi diserte, mais plus
audible que son père, a justifié lon­
guement ses travaux, sans que le
président parvienne à lui faire dire
ce qu’elle avait fait exactement.
Elle épluchait pour sa veille tous
les quotidiens nationaux, du
Monde à Télérama, et 19 autres ti­
tres plus spécialisés, mais sans un
seul abonnement. « Ça suffisait à
voir les grandes tendances », a as­
suré Delphine Mercier. p
franck johannès
Victoire judiciaire pour
la lanceuse d’alerte
du charnier de Descartes
L’université Paris Cité a été condamnée
à indemniser l’ex­secrétaire générale
du Centre du don des corps
L a carrière professionnelle
de Dominique Hordé s’est
arrêtée, de facto, le 30 jan­
vier 2020. De son propre aveu, la
sexagénaire ne s’est jamais re­
mise de son passage de deux ans
(2016­2018) au secrétariat général
du Centre du don des corps (CDC)
de la rue des Saints­Pères, le plus
grand centre anatomique de
France, fondé en 1953 et rattaché à
l’université Paris­Descartes (deve­
nue depuis l’université Paris Cité).
En arrêt de travail pour « stress
post­traumatique », puis considé­
rée comme atteinte d’une « mala­
die professionnelle imputable au
service », Dominique Hordé a ob­
tenu une victoire judiciaire dans
son litige avec son employeur,
l’université Paris Cité. Dans un ju­
gement, que Le Monde a consulté,
l’établissement a été condamné,
mercredi 2 novembre, par le tribu­
nal administratif de Paris à verser
15 000 euros à sa salariée « en rai­
son de l’insuffisance des mesures
prises par le service pour assurer sa
sécurité et sa protection au travail
et des répercussions sur sa santé
engendrées par cette situation ».
Outre le « préjudice moral »
subi par Mme Hordé, le jugement
constate les dérives et « dysfonc­
tionnements » persistants au
CDC (corps démembrés et inuti­
lisés, pannes d’électricité, inciné­
rations de masse…) qui ont
poussé le parquet de Paris à
ouvrir une information judi­
ciaire, en juillet 2020, portant sur
les conditions de conservation et
de mise à disposition des corps
au sein de l’établissement.
« Pannes récurrentes »
A ce jour ont été mis en examen
du chef d’« atteinte à l’intégrité
d’un cadavre » deux ex­prépara­
teurs du CDC, ainsi que l’univer­
sité Paris Cité et Frédéric Dardel,
l’ancien président de Paris­Des­
cartes (2011­2019). Les révélations
de L’Express quant à l’existence
d’un « charnier » au CDC ont
poussé l’ex­ministre de l’ensei­
gnement supérieur et de la re­
cherche Frédérique Vidal à dili­
genter une inspection et à fermer
administrativement le centre, en
novembre 2019.
S’il a écarté les accusations de
« harcèlement moral » portées
par Mme Hordé, le tribunal admi­
nistratif de Paris a reconnu le sta­
tut de lanceuse d’alerte de l’ex­
secrétaire générale du CDC, en
rappelant que cette dernière a si­
gnalé à l’université les nombreu­
ses « pannes de réfrigérateurs » et
« pannes récurrentes du monte­
sujets », « l’absence de système de
ventilation dans les espaces de
conservation, les pavillons et les
salles de dissection, et l’absence de
climatisation autour des cham­
bres froides et dans les salles de
dissection », « les sols et les murs
encrassés », « les canalisations
bouchées ».
La juridiction précise que
Mme Hordé a « alerté sa hiérar­
chie » dès mars et avril 2016 sur
« la conservation déficiente des
corps », « la présence de rongeurs
J USTIC E
Peines confirmées
pour l’auteur de la gifle
à Emmanuel Macron
Les peines complémentaires
(privation des droits civi­
ques, interdiction de détenir
ou de porter une arme et in­
terdiction d’exercer dans la
fonction publique) infligées
à l’auteur de la gifle à Emma­
nuel Macron lors d’un dépla­
cement en 2021 à Tain­l’Her­
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
dans les réfrigérateurs et la prolifé­
ration d’asticots et de mouches ».
La secrétaire générale du CDC a
ainsi émis un signalement, en no­
vembre 2016, et a établi « un état
des lieux des locaux et du matériel
remis au directeur de l’université ».
Le tribunal note que Mme Hordé
a alerté l’université « à de nom­
breuses reprises » sur « l’existence
de manipulations irrespectueuses
par certains préparateurs », « re­
levé l’accumulation des corps et
des pièces anatomiques par les
préparateurs, qui, parfois, les ma­
nipulaient sans raison, [et] a souli­
gné, plusieurs fois, l’absence d’éthi­
que des préparateurs ».
« Agressée verbalement »
Si la juridiction pointe les « ris­
ques psychosociaux » auxquels les
préparateurs du CDC, « au nom­
bre de quatre pour s’occuper d’en­
viron six cents corps », étaient « ex­
posés », elle met en exergue l’ab­
sence de soutien du directeur du
CDC, « qui n’a pas agi pour remé­
dier à cette situation » et a intimé à
Mme Hordé « de ne pas mettre sys­
tématiquement la direction géné­
rale de l’université en copie de ses
courriels, eu égard à la pression
que ceux­ci pouvaient créer et au
risque de faire parler du CDC de
manière négative ».
Le tribunal évoque « la sur­
charge de travail » à laquelle
Mme Hordé a été « confrontée ». La
lanceuse d’alerte a notamment
« fait un malaise », en janvier 2018,
lorsque « le préparateur en chef l’a
agressée verbalement » après
avoir « menacé d’égorger et de poi­
gnarder un de ses collègues ».
La juridiction conclut que l’uni­
versité Paris Cité a « commis » à
l’égard de Mme Hordé, « soucieuse
de l’éthique de la conservation des
corps et du respect dû aux familles
de donateurs », « une faute de na­
ture à engager sa responsabi­
lité » : « L’employeur, qui ne saurait
utilement invoquer l’absence de
caractère intentionnel de ces
manquements, n’a ainsi pas pris
les mesures nécessaires pour as­
surer la sécurité et protéger la
santé physique et morale de
Mme Hordé, qui a été véritable­
ment mise en danger à l’occasion
de l’exercice de ses fonctions. »
« Par ce jugement, le tribunal ad­
ministratif confirme la pertinence
de l’ensemble de mes alertes et
descriptions de l’état de fonction­
nement du CDC, affirme
Mme Hordé, qui a pris des photo­
graphies des chambres froides en
février 2018. L’université Paris Cité
paraissait sourde et aveugle sur le
non­respect de l’éthique, qui est
une valeur incontournable dans
un centre du don des corps. Elle n’a
pas reconnu la situation de vé­
tusté inimaginable du CDC, qui
avait conduit à une maltraitance
inadmissible des corps, une mise
en danger du personnel mais
aussi des dérives condamnables
de la part de certains. » Contacté,
le cabinet d’avocats SCP Saidji et
Moreau, qui défend l’université
Paris Cité, n’a pas réagi. p
rémi dupré
mitage, dans la Drôme, ont
été confirmées mercredi
2 novembre par la cour
d’appel de Grenoble.
Damien Tarel, un Drômois
âgé de 28 ans, avait été
condamné le 10 juin 2021,
deux jours après son geste,
à dix­huit mois de prison,
dont quatorze avec sursis,
avec mandat de dépôt, par
le tribunal correctionnel
de Valence. – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Inflation : le « quoi qu’il en coûte » de la Fed
Le président de la Réserve fédérale écarte l’hypothèse d’une pause dans le processus de hausse des taux
new york ­ correspondant
L
a banque centrale améri­
caine, la Réserve fédérale
(Fed), a relevé ses taux de
0,75 point, pour la qua­
trième fois consécutive, mercredi
2 novembre, et elle va continuer :
« Il est prématuré de parler d’une
pause, a indiqué son président, Je­
rome Powell. Nous pensons que
nous avons du chemin à parcou­
rir… avec les taux d’intérêt. » Ses
taux directeurs, qui se situaient
juste au­dessus de zéro en mars,
sont désormais supérieurs à
3,75 %. La Bourse n’a pas du tout
apprécié : l’indice S&P 500 a fini la
séance en forte baisse, de 2,50 %,
tandis que le Nasdaq, riche en
technologies, reculait de 3,36 %.
Le communiqué de la Fed, pu­
blié à 14 heures, avait pourtant été
bien accueilli par les marchés. La
banque centrale adoptait un ton
moins agressif que par le passé.
« Le comité [de politique moné­
taire] tiendra compte du cumul du
resserrement de la politique mo­
nétaire, du décalage avec lequel la
politique monétaire affecte l’acti­
vité économique et l’inflation,
ainsi que l’évolution économique
et financière », expliquait­elle.
Douche froide
Traduction : la banque sait que la
hausse des taux met du temps à
produire ses effets, et elle ne sera
pas sourde à l’évolution de la con­
joncture, alors que les dirigeants
d’entreprise crient à la récession
et que l’aile gauche démocrate
s’inquiète de la remontée du chô­
mage. Les marchés sont alors pas­
sés dans le vert, estimant que la
Fed annonçait son fameux « pi­
vot », un retour vers une politi­
que plus accommodante au cours
des prochains trimestres. C’était
compter sans la conférence de
presse de Jerome Powell, qui a fait
l’effet d’une douche froide.
La question est désormais moins
la brutalité de la hausse (quatre
hausses de 0,75 point, ce qui est
inédit depuis quatre décennies),
que son niveau final et la durée
pendant laquelle il faudra mainte­
nir ces taux élevés. La prochaine
hausse, en décembre, pourrait
n’être que d’un demi­point. Mais
M. Powell a surtout indiqué qu’il
pensait que le niveau final des
taux d’intérêt serait plus élevé que
ne le pensait la Fed lors de sa réu­
nion de septembre. Ensuite,
M. Powell n’a pas le sentiment que
Offensive de Hongkong pour redorer son blason de place financière
Après trois ans de quasi­isolement, la région administrative spéciale a accueilli un sommet réunissant le gotha de Wall Street et de la City
hongkong ­ correspondance
P our marquer son retour
en fanfare sur la scène in­
ternationale, le gouverne­
ment hongkongais a déroulé le
tapis rouge pour accueillir le go­
tha de Wall Street et de la City, le
temps d’un dîner de gala, mardi
1er novembre, au musée d’art
contemporain M+, suivi, mer­
credi, d’un sommet de la finance
globale intitulé « Naviguer dans
l’incertitude ». Coïncidence iro­
nique, Hongkong recevait au
même moment la tempête Nal­
gae, trouble­fête qui fit fermer les
écoles et la Bourse, mais ne remit
pas en cause le sommet.
Il faut dire que le nouveau chef
de l’exécutif, le policier de carrière
John Lee, tenait dur comme fer à
cette opération de relations publi­
ques qu’il avait annoncée dès son
premier discours d’investiture, en
juillet. Car sa mission première est
de faire oublier les trois dernières
A la Bourse
de New
York,
pendant
l’annonce
de la hausse
des taux par
le président
de la
Réserve
fédérale,
Jerome
Powell, le
2 novembre.
SETH WENIG/AP
son institution, qui assurait en
2021 que l’inflation était « provi­
soire », a agi trop brutalement.
« Je n’ai pas l’impression que nous
ayons trop resserré ou bougé trop
vite », a­t­il déclaré. Et il persiste à
estimer qu’il est moins dangereux
d’en faire trop que pas assez. Pour
lui, laisser les anticipations d’in­
flation des entreprises et des par­
ticuliers s’ancrer dans l’économie,
c’est prendre le risque d’une spi­
rale inflationniste catastrophique.
En revanche, si la hausse des taux
est trop forte et provoque une ré­
cession, il sera toujours temps de
desserrer la contrainte monétaire
pour relancer l’économie.
M. Powell, d’ailleurs, s’est mon­
tré moins optimiste que par le
passé sur une possibilité d’atter­
rissage en douceur de l’économie
américaine, en raison du défi plus
fort qu’escompté posé par l’infla­
tion. « Est­ce que le passage s’est
anni horribiles dont émerge dou­
loureusement Hongkong : les
émeutes de l’été 2019, suivies par
la virulente prise de contrôle par
Pékin en 2020 et en 2021, avec, en
plus, une gestion de la pandémie
de Covid­19 chaotique, et parfois
cauchemardesque pour les étran­
gers, avec la quasi­impossibilité
de voyager pendant plus d’un an.
« C’est le sommet du retour de
Hongkong sur la scène, la scène des
affaires et de la finance, la scène où
Hongkong a sa place », a lancé
John Lee en guise de préambule,
avant de rappeler les charmes de la
région administrative spéciale : sa
fiscalité simple et basse, l’excel­
lence des services financiers, à
l’avant­garde sur la fintech et la fi­
nance verte, une Bourse qui a
brassé, en 2021, 5 200 milliards de
dollars américains (5 300 mil­
liards d’euros), l’économie « la plus
libre du monde » (selon le think
tank canadien Fraser Institute) et,
bien sûr, sa position privilégiée
rétréci ? Oui. Est­ce encore possi­
ble ? Oui », a jugé M. Powell. « Per­
sonne ne sait s’il va y avoir une ré­
cession ou non, et si c’est le cas, à
quel point ce serait grave », a dé­
claré ce républicain modéré, rap­
pelant que sa mission était de lut­
ter contre l’envolée des prix. Les
Etats­Unis subissent une infla­
tion inédite depuis quarante ans.
Elle se situait encore à 8,2 % en
septembre, dernier chiffre connu.
Lent reflux
L’ennui, c’est que cette hausse gé­
néralisée des prix ne s’explique
pas par le coût de l’énergie, qui a
reflué depuis le pic du premier se­
mestre. Le gallon d’essence, qui
avait dépassé 5 dollars (5,10 euros)
mi­juin, se situe désormais à
3,76 dollars. Sa cause est large­
ment due à l’excès d’offre, induite
par les plans Trump et Biden de
relance de l’économie et la politi­
d’antichambre de l’immense mar­
ché chinois ou, selon l’expression
consacrée, de « superconnecteur ».
John Lee prêchait des convain­
cus. Parmi les 200 invités, une
quarantaine de présidents ou
PDG étaient présents, notam­
ment les présidents des grandes
banques, J.P. Morgan Chase, Gold­
man Sachs, Morgan Stanley,
HSBC, et celui du plus grand fonds
de gestion d’actifs, BlackRock
(10 000 milliards de dollars).
Pour Hongkong, dont l’écono­
mie est en récession et la Bourse
au plus bas depuis 2008, « cet
exercice est avant tout un vote de
confiance envers Hongkong, pour
réenclencher la machine et con­
vaincre que tout va reprendre
comme avant », analyse un ban­
quier européen.
Le pari n’était pourtant pas com­
plètement gagné d’avance. Même
si les quarantaines obligatoires à
l’hôtel sont levées, Hongkong con­
tinue d’imposer des contraintes
La question est
désormais moins
la brutalité du
resserrement
que son niveau
final et la durée
de son maintien
que d’argent gratuit de la Fed pen­
dant la pandémie de Covid­19.
Son reflux est lent en raison du
marché de l’emploi, « en sur­
chauffe, dans lequel la demande
dépasse l’offre », selon M. Powell.
Ce dernier dit chercher des signes
d’un refroidissement, mais « ce
n’est pas évident », alors que le
taux de chômage, de 3,6 %, est au
plus bas depuis cinquante ans. Il
ne voit pas de spirale inflation­sa­
anti­Covid aux visiteurs. Cela dit,
elles avaient été partiellement le­
vées à titre exceptionnel pour ces
VIP. L’événement avait aussi été
dénoncé la semaine précédente
par deux élus américains démo­
crates, qui avaient appelé leurs
compatriotes à le boycotter, esti­
mant qu’aller à Hongkong les ren­
drait complices des abus des droits
humains en Chine et dans la ré­
gion administrative spéciale.
Trois poids lourds chinois
« Cela donnerait aussi une absolu­
tion politique à John Lee, qui est
soumis à des sanctions américai­
nes et qui a refusé de mettre en
œuvre les sanctions contre la Rus­
sie », ont estimé ces élus dans un
communiqué, le 27 octobre. Dans
le contexte de tensions entre la
Chine et l’Occident, Hongkong a
de toute évidence un rôle unique,
subtil et ambigu à jouer… Les pre­
miers intervenants du sommet,
après le discours du chef de l’exé­
laires, mais veut à tout prix l’évi­
ter, car « si vous la voyez, c’est que
vous avez un problème ».
La hausse des prix s’est diffusée
dans toute l’économie, en particu­
lier l’immobilier, dopé par le faible
coût de l’argent et l’envie des Amé­
ricains, en plein Covid­19, de vivre
dans des maisons plus spacieuses
et isolées. Toutefois, l’effet de la po­
litique monétaire devrait lente­
ment commencer à produire ses
effets. Le taux des emprunts hypo­
thécaires à trente ans dépasse les
7 %, contre 3 % environ il y a un an,
ce qui devrait calmer brutalement
le marché. M. Powell n’a pas d’in­
quiétude particulière sur ce sujet,
estimant que la situation est saine.
M. Powell adopte à dessein un
discours sévère, en raison des
réactions de Wall Street : les inves­
tisseurs, qui ne savent pas où pla­
cer leurs capitaux, guettent le
moindre propos optimiste pour
cutif, ont d’ailleurs été trois
poids lourds chinois, qui se sont
exprimés dans des échanges
préenregistrés et qui ont chacun
à leur façon réitéré le plein sou­
tien de Pékin à Hongkong.
Yi Gang, le gouverneur de la Ban­
que populaire de Chine, la banque
centrale, s’est voulu rassurant,
tant sur la dépréciation du yuan
que sur la crise de l’immobilier, et
a rappelé la croissance de l’im­
mense marché que constitue la
classe moyenne chinoise. Xiao
Yuanqi, vice­président de la com­
mission chinoise de contrôle de la
banque et de l’assurance, a lui in­
sisté sur le besoin de coopération
de la Chine avec l’étranger, notam­
ment dans la gestion d’actifs, des
prêts en défaut, dans les techni­
ques d’assurance.
« Les grandes banques chinoises
sont encouragées à se développer
à l’étranger, qui ne pèse encore que
pour 3, 5 % de leurs activités », a
ajouté Xiao. Le vice­président de
| 17
faire repartir à la hausse les ac­
tions, comme ils l’ont fait cet été.
Cette embellie a pour effet de rui­
ner les efforts anti­inflationnistes
de la banque centrale en récréant
de la richesse, alors qu’il faut ap­
pauvrir les Américains.
C’est pour cela que M. Powell a
particulièrement durci le ton, fin
août, lors du symposium des ban­
quiers centraux de Jackson Hole
(Wyoming,) et continue de le faire.
« Je voudrais que les gens compren­
nent notre engagement à faire les
choses », a résumé M. Powell. Le
problème persistant de l’inflation
est un sujet majeur de préoccupa­
tion des Américains et devrait pé­
naliser le président, Joe Biden, à
une semaine des élections de mi­
mandat, qui, selon les sondages,
devraient consacrer la bascule de
la Chambre des représentants
dans le camp républicain. p
arnaud leparmentier
la commission de contrôle des
marchés financiers, Fang Xinghai,
a renchéri sur le fait que la Chine
avait « tout intérêt à attirer des ac­
teurs de top niveau », dont elle
manque, et a rappelé la volonté
du président chinois, Xi Jinping,
de placer la croissance économi­
que au cœur de son projet.
« Les portes de la Chine s’ouvrent
de plus en plus grandes », a­t­il af­
firmé. Il a répété l’intention de la
Chine de continuer à soutenir
Hongkong en tant que première
place de change pour le yuan offs­
hore. Depuis juillet, le rôle de Hon­
gkong a été pérennisé, et les mon­
tants que la place est désormais ha­
bilitée à traiter ont été augmentés
à 800 milliards de yuans (110 mil­
liards de dollars). D’ailleurs, plu­
sieurs intervenants chinois ont in­
vité les financiers à « venir voir la
Chine avec leurs propres yeux » et à
« ne pas croire ce qu’[ils lisent] dans
les journaux ». p
florence de changy

18 | économie & entreprise
La Chine, ligne de fracture inédite La Norvège veut taxer
les éleveurs de saumons
au sein du patronat allemand
Une douzaine de patrons de grands groupes accompagnent vendredi
le chancelier Scholz à Pékin. Loin des grosses délégations de l’ère Merkel
berlin ­ correspondance
C’
était le 21 février, trois
jours avant l’attaque
de la Russie contre
l’Ukraine. Le Monde
avait rendez­vous avec Martin
Brudermüller, patron du géant
chimique allemand BASF, à Lud­
wigshafen (Rhénanie­Palatinat), le
siège du groupe. Lors de l’entre­
tien, il avait été question de la Rus­
sie, mais surtout de la Chine, où
BASF doit investir 10 milliards
d’euros d’ici à 2030, à Zhanjiang,
dans la province de Guangdong
(sud­est), pour y construire un
nouveau site de production.
N’est­il pas risqué, deman­
dait­on alors, d’investir une telle
somme dans un pays aux ambi­
tions géopolitiques affirmées, qui
multiplie les signes d’hostilité
vis­à­vis de l’Occident ? M. Bru­
dermüller avait répondu avec
l’implacable autorité des chiffres :
« En 2030, la Chine représentera
50 % du marché mondial de la chi­
mie. Si vous voulez être un géant
mondial de la chimie, vous ne pou­
vez pas dire que la moitié du mar­
ché, cela ne vous intéresse pas. »
Neuf mois plus tard, alors que la
guerre en Ukraine et les menaces
chinoises vis­à­vis de Taïwan ont
entraîné une forte augmentation
du risque géopolitique, la même
question se pose, avec plus
Cahier numéro un de l’édition n° 3030 du 3 au 9 novembre 2022
SÉCURITÉ NANTES,
UNE VILLE
SOUS TENSION
CLIMAT
“IL N’EST
PAS TROP
TARD!”
ED ALCOCK
NOTRE GUIDE
DES MEILLEURES
MAISONS DE RETRAITE
DE FRANCE
d’acuité encore, pour toute l’éco­
nomie allemande. En témoigne la
visite du chancelier allemand, Olaf
Scholz, à Pékin, prévue ce ven­
dredi 4 novembre, aussi contro­
versée politiquement que délicate
sur le plan logistique. En raison
des restrictions sanitaires, l’avion
officiel devait repartir le soir
même, et seuls douze représen­
tants du monde économique ont
été accrédités, sur une centaine de
candidatures, bien loin des gros­
ses délégations de l’ère Merkel.
Deux fronts bien visibles
Le patron de BASF sera du
voyage, tout comme Oliver
Blume, le nouveau dirigeant de
Volkswagen, Roland Busch, de
Siemens, Christian Sewing, de la
Deutsche Bank, les dirigeants de
BMW, de Bayer, d’Adidas, de
Merck, et un représentant du la­
boratoire BioNTech. Plus éton­
nante est la liste de ceux qui ont
décliné l’invitation : les construc­
teurs Mercedes et Daimler Truck,
les équipementiers Bosch, Conti­
nental et Schaeffler, et même
le Bundesverband der Deutschen
Industrie (BDI), l’influente fédé­
ration des industriels. Si les rai­
sons véritables de ces absences
ne sont pas connues, on ne peut
mieux illustrer le dilemme des
entreprises allemandes vis­à­vis
de la Chine, longtemps marché
ÉTATS-UNIS LESÀ L’ASSAUT
“BÉBÉS TRUMP”
DU CONGRÈS
Le message
de Valérie
Masson-Delmotte
Le palmarès
300
résidences autonomie
et services
MEILLEURES
MAISONS
DE RETRAITE
DE FRANCE
Les grands sur place, soit parce que les ris­
ques géopolitiques, de sécurité ou
groupes estiment de réputation sont jugés trop im­
qu’un industriel portants. Martin Brudermüller
continue à défendre la première
d’envergure option, malgré des critiques de
mondiale ne peut plus en plus fortes, y compris au
sein de son conseil d’administra­
se couper de tion, révèle le dernier numéro du
mensuel Manager Magazin.
l’empire du Milieu Lors d’une conférence de presse,
le 26 octobre, M. Brudermüller a
confirmé son projet au Guan­
favori du « made in Germany » à gdong, tout en annonçant une
cause de sa croissance dynami­ baisse massive des capacités de
que et de sa forte rentabilité. production du groupe en Europe,
La Chine est, depuis six ans, le en raison de l’évolution du marché
premier partenaire commercial et des prix de l’énergie. « Il est ur­
de l’Allemagne. Elle était en 2021 gent d’arrêter de dénigrer la Chine,
son premier fournisseur, et son nous ferions bien de regarder où
second marché d’exportation, sont nos propres faiblesses », a­t­il
loin derrière les Etats­Unis. Outre­ déclaré. Fin juin, l’ex­patron de
Rhin, un million d’emplois dépen­ Volkswagen, Herbert Diess, s’était
dent directement des exporta­ exprimé de manière similaire.
tions vers Pékin. Mais le Covid­19 « La Chine est indispensable pour
et la guerre en Ukraine ont ouvert nous en tant que marché de crois­
une nouvelle ère au sein du capi­ sance et moteur d’innovation,
talisme allemand. Deux fronts avait­il déclaré. On sous­estime en
bien visibles se sont formés. D’un Allemagne à quel point notre pros­
côté, les grands groupes, souvent périté est en partie financée par la
d’importance systémique pour Chine. » Siemens n’a pas, lui non
l’Allemagne, qui estiment qu’un plus, prévu de contourner l’em­
industriel d’envergure mondiale pire du Milieu. Le groupe a an­
ne peut se couper de la Chine. noncé un projet d’investissement
De l’autre, les entreprises qui, appelé « Marco Polo », afin de dé­
sans renoncer au marché, pren­ velopper en Chine des solutions
nent leurs distances, soit en rai­ numériques pour l’automatisa­
son des difficultés grandissantes tion des unités de production.
« Risques croissants »
Cette logique de « glocalisation »
(contraction de « globalisation » et
« localisation »), qui consiste à pro­
duire en circuit fermé avec des
sous­traitants locaux, est de plus
en plus utilisée par les industriels.
Ceci explique la hausse des inves­
tissements directs des groupes al­
lemands en Chine, au détriment
des exportations. Dix milliards
d’euros ont été investis au pre­
mier semestre 2022, un record.
Mais toutes les entreprises alle­
mandes n’ont pas les moyens ou
les relais locaux pour déployer de
telles stratégies, surtout depuis
que leurs représentants ne peu­
vent plus se rendre sur place. Les
industriels de taille moyenne sont
ainsi plus nombreux qu’avant à
revoir leur présence ou leurs chaî­
nes logistiques sur place, même si
peu l’évoquent ouvertement.
Selon un sondage de la Chambre
allemande de commerce et d’in­
dustrie de Chine du mois de mars,
10 % des entreprises veulent se re­
tirer du marché, un tiers s’atten­
dent leur activité sur place soit ge­
lée, un quart cherchent des alter­
natives en Asie. A mots couverts,
le BDI recommande depuis
trois ans à ses membres de consi­
dérer avec prudence toute relation
de dépendance commerciale et in­
dustrielle. « Le BDI a été le premier
coprésidente du Giec à mettre en garde les entreprises al­
lemandes contre les risques crois­
sants sur le marché chinois », souli­
gne Noah Barkin, analyste au Rho­
dium Group, un centre de recher­
Cahier numéro trois de l’édition n° 3030 du 3 novembre 2022 — Ne peut être vendu séparément
che basé à New York. Jusqu’où doit
aller cette prudence vis­à­vis de
Pékin ? Selon quels critères l’Etat
doit­il en fixer l’ampleur ?
La question continue à faire
des
EHPAD l’objet d’un débat intense au sein
de l’industrie comme dans les
milieux politiques, à Berlin et à
LES Bruxelles. Face à ce dilemme, la
conférence annuelle Asie­Pacifi­
que des entreprises allemandes
(APK, une émanation du BDI), qui
se tiendra à Singapour les 13 et
14 novembre, apparaît comme un
rendez­vous bien plus attractif
que le délicat voyage du chance­
lier en Chine : 600 participants
devraient s’y rendre, originaires
ANTONIN WEBER / HANS LUCAS
de toute la région Asie­Pacifique.
Le thème cette année : diversifi­
cation et durabilité. p
cécile boutelet
Le gouvernement souhaite imposer à 40 %
les rentes de l’aquaculture dès janvier 2023
U n tollé, du moins aux
yeux des entreprises
concernées. Depuis l’an­
nonce du projet, fin septembre, le
débat ne cesse de prendre de l’am­
pleur : le gouvernement norvé­
gien de centre gauche veut impo­
ser, dès janvier 2023, une nouvelle
taxe de 40 % sur les rentes de
l’aquaculture de truites et surtout
de saumons, dont la Norvège est
le premier producteur mondial.
Motif : il s’agit de l’exploitation
d’une ressource naturelle com­
mune – à savoir, l’accès aux fjords
et eaux pour les parcs aquacoles,
accordé par le biais de quotas –,
dont les producteurs tirent profit.
« L’aquaculture gagne des mil­
liards de couronnes grâce à nos
ressources communes. Le gouver­
nement propose qu’une part ac­
crue de la valeur créée revienne à la
société », souligne le ministère des
finances dans un communiqué.
Dans la foulée de l’annonce, les
titres des géants du secteur (les
petites entreprises seraient épar­
gnées par la taxe), comme Mowi,
SalMar ou Grieg Seafood, ont aus­
sitôt plongé de 20 % à 30 % à la
Bourse d’Oslo. Selon eux, la nou­
velle taxe porterait à 62 % le taux
marginal d’imposition appliqué
aux fermes de saumon, et beau­
coup ont déjà annoncé qu’ils sus­
pendraient des investissements
prévus si elle entre en vigueur.
« Le gouvernement veut massacrer
l’une des industries les plus impor­
tantes pour l’avenir de la Nor­
vège », s’est ému Geir Ove Yst­
mark, patron de la Fédération nor­
végienne des produits de la mer.
« Large consensus »
Des réactions qualifiées de « pres­
que hystériques » par le journaliste
Harald Birkevold, dans un édito­
rial du quotidien Stavanger Aften­
blad, publié le 12 octobre. Il y rap­
pelle que John Fredriksen, le pro­
priétaire de Mowi, numéro un
mondial du secteur, « s’est depuis
longtemps fait naturaliser chy­
priote pour éviter de payer l’impôt
sur le revenu en Norvège ». Et que
l’industrie du saumon est, avec
celle du pétrole, le plus puissant
groupe de pression du pays. En
outre, de larges déductions seront
possibles en cas d’investisse­
ments, ce qui limite la portée de la
taxe. Au reste, les éleveurs de sau­
mons ne sont pas les seuls concer­
E-COMMERC E
Beaumanoir a racheté
Sarenza à Monoprix
Le spécialiste du prêt­à­porter
Beaumanoir, basé en Breta­
gne, a annoncé, mercredi
2 novembre, avoir racheté
auprès de Monoprix, filiale
de Casino, le site Sarenza,
grâce auquel il veut dévelop­
per son offre de commerce en
ligne. Beaumanoir, qui reven­
dique 2 milliards d’euros
de chiffre d’affaires en 2022
et 13 000 employés dans
le monde, gère 2 400 points
de ventes dont des magasins
Cache Cache, Bréal, Bonobo,
Morgan ou Caroll. – (AFP.)
DÉFENS E
Safran et MBDA prennent
le contrôle de CILAS
Safran Electronics & Defense
et MBDA ont annoncé, mer­
credi, avoir conclu l’acquisi­
tion de la participation majo­
ritaire de 63 % détenue
par ArianeGroup dans CILAS,
entreprise française spéciali­
sée dans les lasers militaires.
La transaction a été réalisée
au travers d’une société
conjointe créée à cet effet,
HMS Laser, détenue
à parts égales par les deux
entreprises.
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Le ministère des
finances souligne
que « le secteur
gagne des
milliards grâce
aux ressources
communes »
nés. Les producteurs d’énergie éo­
lienne seront également taxés, et
ceux d’hydroélectricité verront la
taxe qu’ils paient déjà augmenter.
Ce, pour le même motif : exploi­
tation des ressources commu­
nes. L’ensemble du dispositif per­
mettrait de lever 33 milliards de
couronnes (3,2 milliards d’euros)
de rentrées fiscales supplémen­
taires. De quoi faire en partie face
à la hausse de 100 milliards de
couronnes des dépenses atten­
dues en 2023, notamment pour
l’accueil des réfugiés ukrainiens
et le soutien aux ménages face à
la flambée du prix d’électricité.
Lorsque l’on sait que la Norvège
a une longue histoire de taxation
des rentes issues des ressources
naturelles, ce n’est pas si surpre­
nant. « Ce système existe déjà
pour les compagnies pétrolières,
explique Erik Johannes Bruce,
économiste chez le groupe ban­
caire Nordea, à Oslo. Le taux nor­
mal d’imposition des sociétés du
secteur est de 22 %, mais la taxe
spéciale sur les ressources com­
munes le porte à 78 % ». « Puisque
les ressources naturelles sont la
propriété de tous les Norvégiens, il
y a, dans le pays, un large consen­
sus selon lequel la société doit bé­
néficier des profits générés par
leur exploitation », ajoute Dane
Cekov, économiste chez Nordea.
Minoritaire au Parlement, le
gouvernement a encore besoin
de l’appui des autres partis pour
que la taxe soit adoptée. Même
modifiée à la marge, celle­ci a tou­
tes les chances d’être adoptée, es­
timent les analystes de Nordea,
car les principales formations po­
litiques s’entendent sur sa néces­
sité. N’en déplaise aux géants du
saumon, la Norvège devrait deve­
nir le premier pays au monde à
imposer un impôt d’une telle
nature sur l’aquaculture. p
marie charrel
MÉDIAS
MediaForEurope
monte au capital
de ProSiebenSat.1
Le groupe italien MediaFor­
Europe (MFE, ex­Mediaset),
contrôlé par la famille
Berlusconi, a annoncé mer­
credi avoir acquis une part
supplémentaire « allant jus­
qu’à 4 % » dans la société de
médias allemande ProSieben­
Sat.1, portant sa participation
totale « jusqu’à 29 % ». MFE,
qui cherche à créer un grand
groupe européen des médias
susceptible de pouvoir rivali­
ser avec les poids lourds de
la diffusion en ligne, comme
l’américain Netflix, est
le principal actionnaire
de ProSiebenSat.1. – (AFP.)
INDUSTRIE
Minéraux rares :
le Canada exclut des
entreprises chinoises
Le gouvernement canadien a
ordonné, mercredi, à trois en­
treprises chinoises de céder
leur participation dans des
sociétés canadiennes du sec­
teur des minéraux rares, invo­
quant des raisons de « sécurité
nationale ». Un durcissement
réglementaire avait récem­
ment été annoncé. – (AFP.)
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022 économie & entreprise | 19

PERTES & PROFITS | AÉRIEN
Le leasing dans l’automobile, par phi lippe esc ande

une aubaine pour les banques Rebonds dans la

L’accès à la voiture individuelle passe de plus en plus par la location
rivalité franco-allemande
Il n’y a plus de place pour les de l’Etat. L’attelage franco­améri­
poids moyens dans le transport cain ne présente pas ce profil in­

V
ous cherchez une voi­
ture ? Adressez­vous à
votre banque. Elle va
l’acheter, vous la pro­
poser en location longue durée et
au bout de trois ans, elle conclura
un contrat avec un autre client en
quête d’un modèle d’occasion.
Achat, commercialisation, finan­
cement ; les banques peuvent
déjà tout faire. Ce qui est nouveau,
c’est qu’elles s’organisent pour
élargir leur champ d’intervention
à tous les services de mobilité, et
veulent devenir incontournables.
La présence très remarquée du
secteur bancaire, en particulier
celle du Crédit agricole et de
BNP Paribas, lors du Mondial de
l’automobile de Paris, fin octo­
bre, suggère que l’heure n’est
plus à jouer un simple rôle de
partenaire. Les mutations que
traverse l’automobile ouvrent à
ces organismes des perspectives
inédites. Après des années de dé­
crochage entre le prix moyen des
voitures neuves et le pouvoir
d’achat des ménages, le mode de
consommation de l’automobile
s’est mis à privilégier l’usage plu­
tôt que la propriété. Ce qui fait
d’une voiture un actif financier.
Rouler au-dessus de ses moyens
L’électrification du marché n’a
fait qu’accélérer la généralisation
d’un phénomène qui consiste à
conduire un véhicule qui ne vous
appartient pas. Désormais, les en­
treprises représentent plus de la
moitié des immatriculations de
modèles neufs, mais elles ne les
achètent presque jamais ; elles les
utilisent en location longue durée
ou leasing. Entre 2018 et 2022, les
formules de location de longue
durée ou de location avec option
d’achat sont passées de 34 % à
53 % des immatriculations réali­
sées par les particuliers qui y
voient un moyen de rouler au­
dessus de leurs moyens.
En parallèle, les modes classi­
ques d’acquisition (financement
personnel ou crédit à la consom­
mation) reculaient de 54 % à
43 %. Pour ce qui concerne les vé­
En multipliant
les offres, les
établissements
financiers
se posent
en rivaux directs
des marques
hicules électriques, le choix de la
location, le plus souvent sur
trente­six mois, est hégémoni­
que, et la part des banques sur ce
marché ne cesse de croître face
aux constructeurs, dont certains
ont renoncé à développer leur
propre outil de financement.
« A court terme, la location avec
option d’achat va poursuivre sa
courbe ascendante, mais à moyen
terme, c’est la location de longue
durée qui va s’imposer. Elle per­
met d’enchaîner les locations
pour un même véhicule en préser­
vant sa valeur de revente », ré­
sume Vincent Carré, directeur
des services de mobilité au sein
du Crédit agricole, désormais
seul propriétaire de l’organisme
de financement FCA Bank après
avoir racheté les parts de Stellan­
tis. L’établissement, présent lors
du Mondial sur un stand aussi
imposant que celui des grands
constructeurs automobiles, ne
compte pas s’en tenir là.
Ces derniers mois, le Crédit agri­
cole a multiplié les investisse­
ments et les créations de mar­
ques dans le cadre d’une stratégie
destinée à quadriller le terrain de
la mobilité. La nouvelle entité Dri­
valia commercialise en France, en
Espagne et en Italie des abonne­
ments mensuels en tout genre.
D’une valeur de 400 à 1 100 euros,
ceux­ci permettent de louer en
courte ou moyenne durée le véhi­
cule de son choix ou de pratiquer
l’autopartage à Milan, Turin,
Rome, et bientôt Lyon.
L’objectif est de proposer un
stock de 160 000 voitures
en 2026, en assurant au client la
mise en main, l’entretien et le
service après­vente, mais aussi la
fourniture éventuelle d’une
borne de recharge à domicile. La
filiale Agilauto commence, elle, à
développer pour le Crédit agri­
cole des services d’autopartage
autour des agglomérations de
150 000 habitants où doivent se
généraliser les zones à faible
émission, périmètres dont sont
exclus les véhicules anciens les
plus polluants.
« Trouver le bon équilibre »
Par ailleurs, un accord vient d’être
conclu avec le constructeur fran­
çais Hopium pour la fourniture, à
partir de 2025, de 10 000 voitures
à hydrogène (120 000 euros
l’unité, prix catalogue) qui seront
proposées aux entreprises
comme aux particuliers. « On
parle depuis longtemps du nou­
veau rôle que doit assurer la ban­
que dans l’automobile. Cette fois,
nous y sommes », lance François
Aschehoug, directeur d’Agilauto.
BNP Paribas, depuis longtemps
présente par le biais du crédit à la
consommation (Cetelem), l’assu­
rance (Cardif) et la gestion des flot­
tes (Arval), nourrit de fortes ambi­
tions dans le domaine de la mobi­
lité, où elle compte faire passer ses
revenus de 1,9 milliard à 2,9 mil­
liards d’euros d’ici à 2025. Elle a
constitué une plate­forme qui,
en 2023, permettra de proposer à
ses clients particuliers des véhicu­
les d’occasion récents – denrée de
plus en plus rare – sortant d’une
formule de location, mais aussi
l’achat de véhicules neufs.
Comme le Crédit agricole, la
BNP s’intéresse de près au projet
de « leasing social » que prépare
le gouvernement, afin de per­
mettre aux ménages modestes
de disposer d’une voiture électri­
que pour 100 euros par mois.
L’établissement vient de lancer
une formule de location à – très –
longue durée (dix ans) assortie
d’un loyer mensuel de moins de
150 euros, qui a déjà séduit « quel­
ques centaines de clients ». Elle a,
en revanche, écarté l’idée de lan­
cer une formule de location au
mois, jugée trop complexe en
matière de logistique.
En multipliant les offres de mise
à disposition de véhicules, les ban­
ques, fortes de leur puissante ca­
pacité d’investissement, se posent
désormais en rivales directes des
marques. « Notre priorité est de fa­
ciliter la diffusion des nouveaux
usages et d’accélérer la transition
énergétique. Ce qui nous amène à
devenir à la fois partenaires et
compétiteurs des constructeurs. Il
faut trouver le bon équilibre », con­
sidère Thierry Laborde, directeur
général délégué de BNP Paribas.
Guillaume Crunelle, spécialiste
de l’automobile chez le cabi­
net Deloitte, observe que « l’éco­
système de la mobilité, devenu
vaste, complexe et très encombré,
engendre l’apparition de nouveaux
services gros consommateurs de
capitaux, entre autres parce que le
prix des voitures a beaucoup aug­
menté ». « Les banques peuvent se
poser en agrégateur de ces services,
ajoute­t­il, mais à condition de
comprendre les besoins en déve­
loppant une connaissance beau­
coup plus fine de leurs clients. » Se­
lon lui, « nous vivons une époque
hybride, où les acteurs de la mobi­
lité font preuve d’opportunisme
pour s’approprier la plus grande
partie de la chaîne de valeur ». Une
nouvelle donne qui n’a pas
échappé au secteur bancaire. p
jean­michel normand
aérien en Europe, où la consoli­
dation touche à son terme avec la
privatisation de deux compa­
gnies nationales : ITA Airways,
née du démantèlement d’Alitalia
fin 2021, et TAP Air Portugal, re­
nationalisée d’urgence en 2020.
Dans les deux cas, Air France­
KLM et l’allemand Lufthansa sont
sur les rangs, tous deux intéres­
sés par le marché italien, l’Afrique
et les dessertes intercontinenta­
les, notamment des Etats­Unis.
Depuis août, on pensait l’affaire
(presque) jouée dans la Pénin­
sule : à la surprise générale, Rome
avait déclaré sa préférence pour
l’offre du fonds américain Certa­
res associé à deux partenaires
commerciaux, le groupe franco­
néerlandais et l’américain Delta
Air Lines. Giorgia Meloni vient de
rouvrir le jeu. Et toute nationa­
liste qu’elle soit, la présidente du
conseil italien pourrait accepter
une franche privatisation, pourvu
que l’acheteur soit un partenaire
industriel plus que financier.
Contraintes de Bruxelles
C’est le profil de la compagnie al­
lemande, qui était prête à pren­
dre 80 % d’ITA avec l’italo­
suisse MSC, numéro un mondial
du transport maritime, pour
850 millions d’euros. Elle s’est
déclarée, mercredi 2 novembre,
« toujours intéressée par une véri­
table privatisation », qui la pré­
munirait de l’interventionnisme
dustriel. Et la Commission euro­
péenne interdit à Air France­KLM
d’investir plus de 10 % dans
ITA Airways tant qu’il n’a pas
remboursé les aides d’Etat oc­
troyées en 2020 pour surmonter
la crise liée au Covid­19.
S’il perd en Italie, Air France­
KLM gagnera­t­il au Portugal, où
le gouvernement socialiste doit –
sous contrainte de Bruxelles, en­
core – reprivatiser TAP ? Son di­
recteur général, Benjamin Smith,
vient de confirmer qu’il est
ouvert à un « partenariat », voire
à une « prise de participation »
dans la compagnie lusitanienne.
Cette dernière a certes réalisé un
remarquable troisième trimestre
et réduit ses pertes. Mais son re­
dressement est fragile, et elle doit
s’adosser à un grand groupe.
Le problème des « legacy airli­
nes » reste la concurrence des
transporteurs à bas coût. Centrés
sur les vols courts­moyens cour­
riers en pleine expansion, plus
agiles sur la réduction des coûts
et disposant de liquidités, ils sor­
tent de la crise sanitaire sans
trop de casse, même si le britan­
nique easyJet affichera en 2022 sa
troisième année consécutive de
pertes. Il y a aussi de la consoli­
dation dans l’air sur un marché
où les « super low­cost » irlandais
Ryanair ou hongrois Wizz Air ont
déclaré la guerre aux « low cost
haut de gamme » symbolisés par
easyJet. p

Face à l’inflation, les supermarchés

grecs doivent contenir certains prix
Le gouvernement conservateur oblige les enseignes à proposer, dans
chaque catégorie d’aliments, au moins un produit à tarif privilégié

athènes ­ correspondance amende de 5 000 euros par jour de Le premier ministre Kyriakos
retard. Cette mesure, qui est en­ Mitsotakis a annoncé en septem­

L es citoyens vont dans les

étals [des supermarchés],
voient les prix qui augmen­
tent (…) et ils se disent que c’est du
vol. C’est compréhensible tant cette
inflation est soudaine et conti­
nue », s’indigne, sur la chaîne de
radio Skai, le ministre du dévelop­
pement et de l’investissement,
Adonis Georgiadis. Face à une in­
flation galopante qui a atteint
12,1 % – l’une des plus élevées de
l’Union européenne selon Euros­
tat –, le gouvernement conserva­
teur grec a décidé de lancer, à par­
tir de mercredi 2 novembre, un
« panier » permettant à tous les
ménages de trouver un produit
dans 31 catégories (pain, lait, pâ­
tes, riz, viande…) à un prix privilé­
gié dans les supermarchés qui réa­
lisent plus de 90 millions d’euros
de chiffre d’affaires par an.
Toutes les chaînes, en accord
avec le ministère, doivent mettre
en avant un produit pour chaque
catégorie à un prix peu élevé et en
faire la publicité sur Internet ou
sur les brochures. Celles qui ne le
font pas à temps risquent une
trée en vigueur le 2 novembre, doit
durer au moins jusqu’à fin mars.
La liste des produits pourra être
mise à jour au fur et à mesure.
Selon une étude de NielsenIQ ,
les ménages grecs ont payé, sur
les neuf premiers mois de l’année,
dans les grandes surfaces du pays,
environ 320 millions d’euros de
plus qu’à la même période
en 2021, tout en achetant moins
de produits (− 1,8 %). Le journal
Realnews a recensé la valse des éti­
quettes dans 27 catégories : le
bœuf a augmenté de 33 %, le lait,
de 25 %, et l’huile d’olive, de 26 %.
Subvention d’urgence
Mais c’est surtout dans le do­
maine de l’énergie que les haus­
ses ont été les plus spectaculai­
res : les prix du gaz ont quadruplé
en un an (+ 332 %), et ceux de
l’électricité se sont envolés de
30 %. D’après un récent sondage
de l’Institut Marc, la plus grande
inquiétude de la population grec­
que est l’augmentation du coût
de la vie (à 84,5 %) loin devant les
tensions avec la Turquie (44 %).
bre le déblocage d’une enveloppe
de 5,5 milliards d’euros avec une
aide exceptionnelle de 250 euros
pour les plus faibles revenus, des
aides au logement pour les étu­
diants, ainsi qu’une subvention
d’urgence pour les agriculteurs.
Le ministère de l’énergie a mis en
place des allocations permettant
de réduire les factures d’électri­
cité : pour une consommation
d’environ 500 kWh par mois, par
exemple, l’aide est de 238 euros.
Pour 51 % des personnes interro­
gées par l’institut de sondage
Pulse, cette aide est insuffisante.
Pour le principal parti d’opposi­
tion, Syriza (gauche radicale),
« cette mesure est une moquerie,
un jeu de communication ». Syriza
souhaiterait que la taxe sur la va­
leur ajoutée (TVA) sur les denrées
alimentaires (de 13 %) soit revue à
la baisse, tout comme les taxes sur
les carburants, pour soulager les
ménages. « C’est une fausse idée
que de penser que, en réduisant la
TVA, l’inflation va disparaître », ré­
torque Adonis Giorgiadis. p
marina rafenberg

20 | économie & entreprise
londres ­ correspondante
P
as de sécurité à
l’entrée, une salle de
presse quasi vide et
des délégués qui
s’étonnent presque
qu’on s’intéresse à
eux : organisé à Brighton (sud­est
de l’Angleterre) du 18 au 20 octo­
bre, le congrès annuel de la fédé­
ration britannique des syndicats
(Trades Union Congress, TUC, re­
groupant 48 syndicats et 5,5 mil­
lions de travailleurs) avait triste
allure. L’impression est trom­
peuse : les journalistes étaient
coincés à Londres à l’affût d’un
gouvernement sur le point d’im­
ploser – la première ministre, Liz
Truss, ayant finalement démis­
sionné le 20 octobre. Et, surtout,
les syndicalistes étaient très occu­
pés sur le terrain à préparer les
prochaines grèves.
Car après avoir été cassé il y a
presque quarante ans par l’an­
cienne première ministre Marga­
ret Thatcher, puis longtemps
marginalisé par les médias et le
personnel politique, le mouve­
ment syndical redresse la tête. Les
adhésions sont en hausse et, ces
derniers mois, les arrêts de travail
se sont multipliés, dans le secteur
public et le privé, avec une fré­
quence inédite. « Les gens en ont
assez, ils trouvent qu’ils sont trai­
tés injustement », relève Daisy
Carter, 26 ans, professeure de ma­
thématiques dans le sud­ouest de
l’Angleterre, prête à faire la pre­
mière grève de sa carrière à l’appel
du syndicat NEU (National Educa­
tion Union).
Jusqu’à 300 000 infirmiers
sont, eux aussi, sondés par leur
principal syndicat, le Royal Col­
lege of Nursing (RCN), pour la
première fois depuis sa création
en 1916. Le syndicat des sages­
femmes, le Royal College of Mid­
wives (RCM), consulte aussi ses
membres en vue d’arrêts de tra­
vail pour la seconde fois depuis
sa fondation en 1881. Côté trans­
ports, le syndicat RMT a rarement
été autant mobilisé : ses mem­
bres enchaînent les grèves depuis
l’été et débrayent à nouveau les 5,
7 et 9 novembre. Le CWU, le syndi­
cat des postes et des télécommu­
nications, coordonne aussi des
grèves perlées depuis l’été chez
Royal Mail – une nouvelle grève
est prévue le 12 novembre. « De­
puis le début de l’action, il y aura eu
dix­neuf jours de grève chez
Royal Mail. Ce sont des arrêts de
travail tournants, un jour c’est la
distribution, l’autre le processing
ou les camions parce qu’on ne
pourrait pas tenir financièrement
autant de jours de grève d’affilée »,
précise Andy Mason, 49 ans,
postier et adhérent du CWU.
ÈRE D’AUSTÉRITÉ
Au cœur des revendications,
les augmentations salariales,
alors que l’inflation a atteint
10,1 % en septembre et que les sa­
laires moyens stagnent depuis
une décennie, conséquence de
l’ère d’austérité engagée en 2010
par le gouvernement Cameron.
Selon des chiffres du TUC, entre
2008 et 2021, les salariés ont
perdu en moyenne et en valeur
réelle 20 000 livres sterling (en­
viron 23 230 euros), leurs salaires
n’ayant pas progressé comme
l’inflation. Face à des prix de
l’énergie qui ont doublé et de
l’alimentaire qui ont bondi de
14 % sur un an, vivre décemment
avec ces rémunérations devient
difficile. Selon le NASUWT, syndi­
cat enseignant appelant comme
le NEU à la grève, 72 % des ensei­
gnants britanniques ont réduit
leurs dépenses alimentaires en
raison du coût de la vie.
Les hausses de salaires dans le
public n’excèdent pas 5 % cette an­
née. « La proposition initiale de la
direction nous propose 2 %
Des pancartes appelant à « protéger le droit de grève », lors du Trades Union Congress, à Brighton, au Royaume­Uni, le 20 octobre. CARLOS JASSO/AFP
PLEIN CADRE
Le renouveau des
syndicats britanniques
Depuis cet été, les mouvements sociaux se multiplient
au Royaume­Uni. Dans le public comme dans le privé,
l’inflation a ranimé des contestations longtemps endormies
de hausse, elle veut baisser la ré­
munération des jours de maladie
et que toutes les embauches soient
sur des contrats zéro heure », dé­
plore Andy Mason. Dans ce type
de contrat, le salarié est appelé
uniquement quand l’entreprise
a besoin de lui et doit se rendre
disponible. Seules les heures tra­
vaillées sont rémunérées. « Le sa­
laire médian d’une infirmière est
au plus de 30 000 livres sterling
par an et elle doit, en plus, rem­
bourser ses frais d’études [payan­
tes en Angleterre, à hauteur de
9 000 livres par an] », souligne
Adrian Legan, délégué du RCN
pour les Midlands.
Chez les sages­femmes, qui de­
vraient se contenter d’une aug­
mentation de 4 %, « le moral est
très bas : elles se sentent déconsi­
dérées par ce gouvernement, alors
qu’elles ont travaillé sans arrêt
pendant la pandémie » témoigne
Alice Sorby, membre du RCM,
exprimant un sentiment très ré­
pandu chez les travailleurs essen­
tiels, loués par les autorités pour
leur dévouement durant la pan­
démie. Selon une étude édifiante,
publiée le 31 octobre par l’institut
YouGov pour le compte du TUC,
un tiers des fonctionnaires (poli­
ciers, infirmiers, enseignants,
etc.) veulent quitter leur profes­
Pour déclencher
une grève,
les syndicats
doivent se plier
à une législation
encore durcie
en 2016
sion. Le moral pourrait tomber
encore plus bas lors de la présen­
tation du budget révisé par le
nouveau premier ministre, Rishi
Sunak, le 17 novembre : un gel des
salaires du public pour 2023­2024
pourrait être au menu.
Les contestations sociales ont
connu une longue éclipse au
Royaume­Uni. Dans les années
1920, les grèves générales s’en­
chaînent – en 1921 et en 1926 no­
tamment. Les mineurs sont sou­
vent à la manœuvre : au pays du
charbon et de la première révolu­
tion industrielle, ils ont été parmi
les premiers à se regrouper, à la
fin du XIXe siècle, quand les syndi­
cats ont été légalisés, pour préser­
ver leurs paies et améliorer des
conditions de travail souvent ef­
froyables. Dans les années 1970,
forts de 13,5 millions de membres,
les syndicats sont encore capa­
bles de mettre le pays à l’arrêt.
En 1972 et en 1974, de longues
grèves pour une revalorisation
salariale entraînent une pénurie
de charbon, poussant les autori­
tés à prendre des mesures de res­
trictions énergétiques. Le gouver­
nement conservateur d’Edward
Heath n’y survit pas.
Margaret Thatcher devient pre­
mière ministre en mai 1979. Dé­
terminée à casser le pouvoir des
syndicats, elle impose des limites
conséquentes au droit de grève,
dont l’interdiction des grèves de
« solidarité », en soutien à
d’autres employés. Entre 1984 et
1985, la puissante National Union
of Mineworkers (NUM) défie le
gouvernement pour éviter les
multiples fermetures de mines
jugées non profitables.
Mais les mineurs sont divisés et
des grèves sont déclarées illéga­
les. Le NUM lâche prise sans avoir
rien obtenu, le mouvement syn­
dical est défait. Après cette gifle,
« jusque dans les années 2000,
les syndicats se sont cantonnés
aux rôles de partenaires des entre­
prises. Il faut attendre les années
2010 pour qu’ils s’orientent de nou­
veau vers la confrontation » avec,
en 2011, une forte mobilisation
des fonctionnaires pour leurs re­
traites, explique Jack Saunders,
historien du travail à l’University
College de Londres. Les adhésions
frémissent : selon le ministère
de l’industrie, 23,7 % des em­
ployés étaient syndiqués en 2020
(soit 6,6 millions de personnes,
dont 4 millions dans le secteur
public), contre 23,3 % en 2017.
UN TOURNANT
Jess McGuire, 25 ans, responsable
de la jeunesse chez Unison, im­
portant syndicat des services pu­
blics, a perçu un tournant avec
la pandémie. « Les gens étaient
inquiets pour leur travail, cher­
chaient un soutien, nous en avons
vu beaucoup venir du secteur des
maisons de retraite. » « Depuis le
début des grèves dans les trans­
ports, on constate une explosion
des requêtes en ligne sur comment
rejoindre un syndicat », selon Alex
Rossiter, porte­parole du TUC.
Mais passer à l’action reste un
parcours du combattant : pour
déclencher une grève, les syndi­
cats doivent se plier à une législa­
tion encore durcie en 2016. Ils
sont obligés de consulter leurs
adhérents obligatoirement par
voie postale, et la consultation
n’est légale qu’avec un minimum
de 50 % de réponses. « C’est com­
pliqué et bureaucratique, mais
les syndicats ont acquis de l’expé­
rience, et ont pris confiance dans
leur capacité à atteindre le seuil
Selon une étude
édifiante de
l’institut YouGov,
un tiers des
fonctionnaires
veulent quitter
leur profession
de 50 % aux consultations », expli­
que Jo Grady, 38 ans, secrétaire
générale de l’UCU, le syndicat des
personnels de l’enseignement
supérieur, croisée à Brighton.
Fin octobre, l’UCU a pulvérisé
les seuils légaux requis pour sa
consultation, avec plus de 80 %
de ses membres prêts à aller à la
grève : un succès galvanisant.
En parvenant à négocier des
augmentations substantielles
pour certains de ses affiliés (con­
ducteurs de tramway à Manches­
ter, chauffeurs routiers pour un
sous­traitant de DHL, etc.), Sha­
ron Graham, la patronne de Unite
– le plus gros syndicat des salariés
du privé, est aussi montrée en
exemple. Tout comme Frances
O’Grady, la patronne du TUC de­
puis 2013, autre figure féminine
du mouvement syndical, loin
de la caricature des « barons » que
véhiculent encore les médias
conservateurs, des chefs syndi­
caux supposément puissants et
radicaux.
Mick Lynch, 60 ans, le nouveau
secrétaire général de RMT, a aussi
beaucoup fait pour redorer
l’image des syndicats. « Je suis
un baron et Jo [Grady ] une du­
chesse », plaisante­t­il depuis
Brighton au sujet de sa camarade
de l’UCU. « Nous voulons une révi­
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
sion complète des lois antisyndi­
cats, les droits des travailleurs
sont des droits humains ! », ajoute­
t­il plus sérieusement. Mordant,
doué d’un sacré sens de la répar­
tie, cet ancien salarié d’Eurostar
s’est révélé un vrai « performer »
sur les plateaux TV où il est désor­
mais systématiquement invité.
« Nous avons de nouveaux secré­
taires généraux, articulés, qui
n’ont pas peur de défendre
franchement les droits des tra­
vailleurs », se félicite Jo Grady. Et
tant pis pour le soutien très tiède
de Keir Starmer, le chef de file
du Parti travailliste, qui, dans la
veine d’un Tony Blair, refuse de
s’afficher auprès des grévistes.
Durant son court mandat de
première ministre, Liz Truss a
tenu une ligne très antisyndicale
et introduit un projet de loi visant
à imposer un service minimum
dans les transports. Pour autant,
nombre de syndicalistes sentent
moins d’animosité. « On nous
traite de militants, mais quand
on explique aux gens qu’on se bat
pour de meilleures conditions de
travail pour nos adhérents, ils com­
prennent », raconte Jess McGuire.
« On a ces critiques habituelles, se­
lon lesquelles nos grèves vont pri­
ver les enfants d’école, mais je sens
la population plus en soutien »,
témoigne Daisy Carter. « Quand
j’ai commencé en septembre à ra­
conter les raisons de mon action et
ma vie de postier dans l’Essex, j’ai
reçu des milliers de soutiens sur
Twitter », constate Andy Mason.
Beaucoup regrettent pourtant
que leurs concitoyens ne soient
pas plus revendicatifs, « comme
les Français ». Pour Andy Mason,
« il y a un problème de classes so­
ciales dans ce pays. Les syndicats
sont associés aux classes populai­
res, la classe moyenne se dit que
ce n’est pas pour elle ». « Vous
connaissez la blague sur le slogan
des manifestants britanniques ? :
“Que voulez­vous ? Un change­
ment modéré. Quand le voulez­
vous ? En temps voulu” », rigole Jo
Grady de l’UCU. « Nous avons été
les premiers à couper la tête de no­
tre roi [Charles Ier, en 1649]. Mais
nous traînons l’héritage d’un sys­
tème de classes rigides, où les gens
ont appris dès leur plus jeune âge
quelle est leur place », assure cette
universitaire, fille d’un ex­mi­
neur du Yorkshire. p
cécile ducourtieux
 CULTURE
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
JO 2024 : les festivals d’été dans l’insécurité
Reports, annulations… le secteur reste inquiet, après la réunion au ministère de la culture, mercredi 2 novembre
P
as de gendarmes, pas de
festivals à l’été 2024.
Rima Abdul­Malak, la
ministre de la culture, a
tenté de calmer les esprits après la
déclaration du ministre de l’inté­
rieur, Gérald Darmanin, qui avait
consterné les responsables de fes­
tivals. Ce dernier avait affirmé, lors
d’une audition au Sénat le 25 octo­
bre, qu’en raison de la mobilisa­
tion massive des forces de l’ordre
pendant la période des Jeux olym­
piques (JO) en 2024, des événe­
ments culturels devraient être
« annulés » ou « reportés ». Les re­
présentants des plus gros festivals
(plus de 100 000 spectateurs) ont
été reçus, mercredi 2 novembre,
par la ministre de la culture pour
essayer de trouver des solutions.
Si Rima Abdul­Malak a rappelé
que les festivals constituaient
« l’ADN » de la France et reconnu
que « la présentation par son con­
frère pouvait entraîner des confu­
sions sur l’intérêt du gouverne­
ment » pour la culture, « la minis­
tre, malgré sa bonne volonté, n’a
apporté ni solution ni réponse »,
déplore Stéphane Krasniewski, vi­
ce­président du Syndicat des mu­
siques actuelles (SMA) et directeur
du festival Les Suds à Arles (Bou­
ches­du­Rhône).
Où trouver des forces de l’ordre ?
Selon Gérald Darmanin, les JO
vont mobiliser « en moyenne envi­
ron 30 000 policiers et gendarmes
par jour ». Les JO auront lieu du
26 juillet au 11 août 2024, le pas­
sage de la flamme dans près de
600 villes commencera à partir
du 23 juin, et les Jeux paralympi­
ques sont prévus du 28 août au
8 septembre. Sans compter les
80 ans de la Libération de Paris, la
célébration des débarquements
en Normandie et en Provence et,
de mi­juin à mi­juillet, l’organisa­
tion de fan­zones en France pour
le championnat d’Europe de foot­
ball en Allemagne.
« Acte d’antidécentralisation »
En vue d’une prochaine réunion
interministérielle, la ministre a
demandé d’évaluer « au cas par
cas » et en lien avec les préfets l’im­
pact du manque de forces de l’or­
dre, mais aussi des équipes de se­
cours et de sécurité privée sur cha­
que festival. Quitte à envisager
une diminution du format ou des
changements de dates. Elle n’a pas
exclu non plus, dans le pire des cas,
certaines annulations. « Ce n’est ni
précis ni rassurant. Pourquoi
l’Olympiade culturelle pourra­t­elle
exister s’il faut pour cela annuler les
festivals, le cœur battant de la cul­
ture qui fonctionne chaque été ? »,
se demande Aurélie Foucher, délé­
guée générale du Syndicat profes­
sionnel des producteurs, festivals,
ensembles, diffuseurs indépen­
dants de musique (Profedim).
Tiago Rodrigues, directeur du
Festival d’Avignon, juge « inaccep­
table et insoutenable que les Jeux
olympiques puissent amener à l’an­
nulation d’événements culturels ».
Ce serait, à ses yeux, « une blague
de très mauvais goût, contraire à
l’esprit des JO, qui reviendrait à ba­
fouer l’exception culturelle fran­
çaise et faire acte d’antidécentrali­
sation ». Vincent Moisselin, direc­
teur du Syndicat national des en­
treprises artistiques et culturelles
« Demander à
l’Etat de prendre
en charge le
déficit s’il fallait
annuler, ce serait
la dernière
des dernières
des solutions »
MATTHIEU DUCOS
directeur de Rock en Seine
Aux
Eurockéennes
de Belfort,
le 2 juillet.
HUGO AZMANI/APJ/
HANS LUCAS
(Syndeac), souligne aussi que
« tous les publics n’ont pas l’inten­
tion d’aller aux Jeux olympiques,
d’où l’intérêt de garantir une offre
diversifiée des activités culturelles ».
Et la proposition d’un décalage
des dates des festivals « n’est en
rien une solution idéale », rappelle
Stéphane Krasniewski. « Sur quelle
période se reporter ? Toutes sont en­
gorgées ! Le principe des tournées
repose précisément sur un enchaî­
nement des festivals l’été », dit­il. Ju­
geant « inconcevable d’envisager
une annulation », Tiago Rodrigues
se dit prêt à modifier quelque peu
les dates d’Avignon, mais reste tri­
butaire du calendrier scolaire,
puisque bon nombre de specta­
cles se tiennent dans des lycées ou
des gymnases.
Jean­Paul Roland, directeur gé­
néral du festival Les Eurockéennes
(début juillet à Belfort), rappelle
que 150 gendarmes sont mobilisés
chaque jour pour effectuer des
contrôles, gérer les incivilités, faci­
liter l’accès aux festivaliers de la
route départementale… Il espère
« pouvoir se passer d’une compa­
gnie de CRS ». Rock en Seine a lieu
fin août, dans les Hauts­de­Seine,
« sur un site disponible à des dates
relativement immuables, précise
son directeur, Matthieu Ducos. Et
nos festivals se préparent au mini­
mum un an, voire plus, en avance.
Nous avons déjà un contrat avec un
artiste international pour 2024 ».
Jérôme Tréhorel, directeur du
festival Les Vieilles Charrues, orga­
nisé à la mi­juillet à Carhaix (Finis­
tère), a lui aussi déjà réservé des ar­
tistes pour 2024. « Nous sommes,
comme d’autres, inscrits dans le ca­
dre de tournées européennes et
mondiales qui ne peuvent pas dé­
placer leurs dates. Et les contrats
des fournisseurs, des prestataires
techniques se négocient aussi à
trois ou quatre ans », dit­il. Pour lui,
« annuler une grande partie de l’ac­
tivité festivalière de l’été, ce serait
un échec. Et je ne vois pas comment
la prise en charge par l’Etat serait
possible, cela se chiffrerait en dizai­
nes de millions d’euros ».
Depuis plusieurs mois, le sujet
des JO a été mis « sur la table, avec
le préfet et les autorités. Mais les
propos de M. Darmanin ont suscité
stupeur et incompréhension, le
sentiment d’être purement et sim­
plement sacrifiés ». Comme nom­
| 21
bre de ses collègues, Jérôme Tré­ lui semble guère favorable. « Les commencent donc à chercher des manière s’il manque une compa­
horel se dit choqué du manque de déclarations de Gérald Darmanin appuis locaux pour défendre leur gnie de gendarmes pour la tenue
concertation avec le ministère de renforcent l’idée que la culture est cause. La question de l’égalité ter­ d’un festival. Le marathon ne fait
l’intérieur. Mais il espère que le toujours une variable d’ajuste­ ritoriale risque de se poser avec que commencer. p
problème, soulevé assez tôt, trou­ ment », déplore aussi Stéphane acuité car rien ne dit que les pré­ nicole vulser
vera des solutions : « Faire venir Krasniewski. Tous les festivals fets réagissent tous de la même et sylvain siclier
des personnels européens, par
exemple, comme pour les catastro­
phes naturelles. »
« Nous avons eu deux années
quasiment blanches avec le Covid,
on sait que c’est douloureux, coû­
teux aussi, remarque Matthieu T2G Théâtre de Gennevilliers Saison 2022-2023
Ducos. Demander à l’Etat de pren­ Centre Dramatique National 41, avenue des Grésillons 92230
dre en charge le déficit s’il fallait an­ Gennevilliers – Métro ligne 13,
nuler, ce serait la dernière des der­ station Gabriel Péri
Du 10 au 28
nières des solutions. » Et si les festi­
vals sont annulés, « nous exigerons
compensation », abonde Malika
Séguineau, la directrice générale
novembre 2022
du Prodiss, l’organisation patro­
nale des principales entreprises
du spectacle musical et de variété.
L’impact économique des festi­
vals est suffisamment important
La Cerisaie 桜の園
pour être pris en compte. Le Festi­
val d’Avignon apporte 50 millions
d’euros à la région, les Eurockéen­
nes, 12 millions à Belfort… « La pro­
fession parle d’une seule voix et les
élus locaux se positionnent en ce En français et japonais surtitré
moment », estime le patron des Avec le Shizuoka Performing Arts Center — Japon
Vieilles Charrues. et la Fondation du Japon
Rendez-vous mi-décembre
Anton Tchekhov
De nombreuses salles de concerts
parisiennes qui, depuis plusieurs
années, restent actives début
juillet seront également mises à
la disposition du Comité d’organi­
sation des Jeux olympiques. C’est
Daniel Jeanneteau,
le cas de l’Accor Arena à Paris, du
Stade de France ou de Paris La Dé­
fense Arena. Le Zénith de Paris,
lui, restera ouvert, souligne Da­
Mammar Benranou
niel Colling, président de la so­
ciété d’exploitation de ce site. « Si­
tué dans le parc de la Villette, le Zé­
nith a la particularité de fonction­
ner sans aucun service de police »,
explique­t­il, et pourrait éven­
tuellement être loué à un gros
sponsor des JO.
La ministre cherche donc des
solutions. Rima Abdul­Malak a
donné à nouveau rendez­vous
aux représentants des festivals
mi­décembre pour faire le point
sur la situation. Mais a­t­elle vrai­
ment la main ? « Des instructions
radicales ont­elles déjà été don­
nées par le ministère de l’intérieur Réservation : 01 41 32 26 26 theatredegennevilliers.fr
aux préfets ? », s’interroge Vincent
Moisselin. Le rapport de force ne
 0123
22 | culture VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

Bob Dylan « Ce qui compte,

c’est que
l’auditeur puisse

connaît faire le lien entre

une chanson
et sa propre
la chanson existence »
BOB DYLAN
chanteur américain
L’artiste, Prix Nobel de littérature
en 2016, passe en revue, dans si elles sont toujours chantées », on
comprend que ce constat s’appli­
son nouvel ouvrage, soixante­six que autant au chanteur texan
Townes Van Zandt (1944­1997)
titres écrits par d’autres que lui qu’à l’auteur des lignes.
Celui­ci a évidemment négligé
l’ordre chronologique pour un
agencement permettant de racon­
ter une histoire d’un même élan.
MUSIQUE Le « Volare » « Ce qui compte, c’est que l’auditeur
puisse faire le lien entre une chan­

D
e Bob Dylan, les admi­ de Domenico son et sa propre existence », relève
rateurs attendaient Dylan, qui fait carburer son imagi­
sur le front éditorial
Modugno nation à partir du matériau des
les deux volumes est l’unique titre autres. Les accroches s’adressent
censés compléter le triptyque an­ directement au lecteur pour le
noncé en 2004 avec la publication
qui ne soit plonger dans une embrouille de
du premier tome de ses Chroni­ pas interprété roman noir. Avec malfrats et
ques. Voilà que le discuté Prix bandits de grand chemin, femmes
Nobel de littérature 2016 offre fi­
en anglais fatales et trahisons. Et de la provo­
nalement un livre – le troisième cation, au passage, quand sont
depuis la prose en écriture auto­ vantés les avantages des amours
matique de Tarantula, en 1971 –, Il est dédié à Doc Pomus (1925­ tarifées ou d’une polygamie qui ne
mais ce n’est pas celui qui était es­ 1991), auteur de hits avec Mort serait pas réservée aux hommes.
compté : sous un titre plus ironi­ Shuman (dont Viva Las Vegas, Si le contexte de chaque
que que ronflant, sa Philosophie en 1964, retenu dans la sélec­ chanson est précisément resti­
de la chanson moderne passe en tion), et les remerciements vont tué, Dylan se garde bien de se li­
revue soixante­six titres (comme au « compagnon de pêche »et vrer à un exercice qu’il a en hor­
la route américaine du même scénariste pour la télévision reur – surtout en ce qui concerne
nombre) écrits par d’autres que qu’est Eddie Gorodetsky. Philoso­ ses textes : l’exégèse. « Je ne vou­
lui. Avec poésie, humour, amour phie de la chanson moderne pro­ drais pas être mal compris », con­
et un sens subtil de la narration. longe « Theme Time Radio clut­il, après s’être intéressé au
De quoi remettre, à 81 ans, le Hour », programme radiophoni­ Don’t Let Me Be Misunderstood
chanteur américain au cœur de que que les deux compères (1964), de Nina Simone. « Comme
l’actualité. Cet ouvrage sans équi­ avaient concocté de 2006 à 2009. toute œuvre d’art, [les chansons]
valent parmi les écrits de musi­ ne revendiquent pas d’être com­
ciens s’inscrit dans la reprise de Roman noir et provocation prises, affirme­t­il. L’art peut être
l’éternelle tournée de Dylan, inter­ Dylan se transformait en disc­joc­ apprécié, commenté, mais il est
rompue par la pandémie, qui s’est key autour de thématiques allant rare qu’il offre quelque chose à
arrêtée mi­octobre pour trois soirs de l’arche de Noé à Halloween et comprendre. Qu’il s’agisse de
au Grand Rex parisien. Sous une aux prénoms de femmes. Deux Chiens jouant au poker ou du sou­
couverture montrant le joyeux d’entre elles ont été reprises : l’ar­ rire de La Joconde, on ne gagne
trio formé par Little Richard, Eddie gent, à partir du Money Honey rien à les expliquer. » En ce qui
Cochran et Alis Lesley, l’objet, ri­ (1956), d’Elvis Presley, et les Elvis Presley (ici, en 1957, à Memphis) fait partie des chanteurs cités par Bob Dylan. ALAMY STOCK PHOTO concerne la musique, « le savoir
chement illustré (photos, affiches, chaussures, avec l’inévitable Blue n’élucide pas tous les mystères,
pochettes de disques, publicités, Suede Shoes, cet avertissement ajoute­t­il. On peut même avancer
« unes » de magazines…) a été visi­ que Carl Perkins assortissait de diqué si haut que sa place n’était étant l’unique titre qui ne soit pas jamais les siennes, sinon au que plus on l’étudie, moins on la
blement conçu pour être déposé menaces, en 1956. « Dans son pas à la ferme, qu’il n’était pas fait interprété en anglais. Dylan ne re­ détour de son éloge d’Elvis comprend. Prenez deux personnes
au pied du sapin. Une nature jeune âge, on a rarement les pour marcher dans la bouse ? » tient que ce qu’il aime : Little Ri­ Costello : « A l’évidence, à l’époque – l’une apprend le contrepoint,
morte de Cézanne accompagnera moyens de posséder la plus belle Il est ici essentiellement ques­ chard, Elvis, Johnny Cash, Willie de Pump It Up [1978], il avait trop l’autre pleure sur une chanson
ainsi le Tutti Frutti (1955), de Little voiture du quartier ou d’habiter la tion des genres musicaux à partir Nelson et Bobby Darin ont droit à écouté Springsteen. Mais on y triste. Laquelle des deux comprend
Richard, quand une photo de Julie plus grande maison, constate Dy­ desquels s’est construite l’œuvre deux entrées, et d’autres plus obs­ trouve aussi une forte dose de le mieux la musique » ? p
London décrochant le téléphone lan. Mais on peut se débrouiller de Bob Dylan : blues et country, curs (Jimmy Wages, Johnnie Subterranean Homesick Blues bruno lesprit
illustrera London Calling (1979), de pour porter les plus chouettes rock’n’roll et rhythm’n’blues, un & Jack) sont conviés. [1965]. » Une humilité que l’on re­
The Clash… Ce livre facétieux doit pompes. (…) Impossible d’oublier peu de jazz, et moins de folk que de Auteur de plus de 600 chansons, lativisera toutefois. Quand il écrit : Philosophie de la chanson
être de la main de Jack Frost, per­ le daim bleu ! Quelles chaussures soul. Cette « chanson moderne » celui qui est reconnu comme un « On évalue l’importance d’un moderne, de Bob Dylan,
sonnage de folklore hivernal que ont­elles proclamé plus joyeuse­ est essentiellement américaine, des plus grands songwriters de auteur au nombre d’interprètes qui traduit de l’anglais (Etats­Unis)
Robert Zimmerman a adopté ment leur frivolité que celles­là ? parfois britannique, le Volare l’après­guerre déroge au narcis­ ont repris ses chansons. (…) On peut par Jean­Luc Piningre, Fayard,
parmi ses nombreux alias. Quel vêtement a­t­il jamais reven­ (1958),de Domenico Modugno, sisme de l’époque en n’évoquant également la mesurer en vérifiant 352 p., 39,90 €.

Au Louvre, l’hommage à Pierre Soulages

Emmanuel Macron a présidé la cérémonie en l’honneur de l’artiste mort à l’âge de 102 ans

L es rayons de soleil se sont

lentement éclipsés. Le froid
a peu à peu saisi l’assis­
tance. Comme s’il ne pouvait en
être autrement le jour des funé­
railles nationales de Pierre Soula­
ges, mort le 26 octobre, à l’âge de
102 ans. Mercredi 2 novembre,
Emmanuel Macron rendait un
hommage sobre mais senti à l’ar­
tiste français dans la cour Carrée
du Louvre, là où Georges Braque,
Le Corbusier et André Malraux
Yves Klein et le Globe terrestre bleu (RP 7), Paris, 1961, photo: Harry Shunk and János Kender J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute, Los Angeles. (2014.R.20); © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022
nuité totale avec l’art du passé ». Et
quel lieu plus approprié pour lui
faire cortège que le prestigieux
musée parisien, qui lui avait con­
sacré une exposition en 2019.
« Le Louvre, c’est la maison des
peintres, là où Soulages s’est rendu
la première fois qu’il est venu à Pa­
ris, c’est un très beau symbole », sa­
luait Alfred Pacquement, l’ancien
directeur du Musée national d’art
moderne, qui fut commissaire de
l’exposition Soulages au Louvre.
des Cars. Mais aussi le collection­
neur Jean­Claude Marian, fonda­
teur du groupe d’Ehpad Orpea,
dont le livre­choc de Victor Casta­
net, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 p.,
22,90 euros), avait dénoncé les
manquements.
« Leçon de ténèbres »
La foule des curieux venus faire
leurs derniers adieux n’était pas
aussi compacte que celle qui
s’était massée en 1976 pour ren­
longue carrière de Pierre Soula­
ges, M. Macron a rappelé que la
vie de l’artiste avait été marquée
du sceau du noir : il fut élevé par
deux femmes en noir, sa mère et
sa sœur, portant le deuil d’un
père trop tôt disparu.
C’est par une nuit noire et en
noir qu’il se maria avec Colette, la
femme qui a partagé sa vie du­
rant huit décennies, assise au pre­
mier rang à côté de Brigitte Ma­
cron. Et puis il y a l’« outrenoir »,

eurent droit, avant lui, aux lau­
riers dont la patrie ceint le front de
ses héros.
La solennité républicaine sied à
Soulages qui a enjambé deux siè­
cles et acquis, par sa longévité et sa
persévérance, une stature de com­
mandeur. « Il n’y a pas d’artiste
français qui ait eu un rayonnement
aussi grand que lui, si ce n’est Chris­
tian Boltanski », confiait Eric
de Chassey, directeur général de
l’Institut national d’histoire de
l’art (INHA). Pas d’autre exemple
dans l’histoire de l’art, ajoutait­il,
Avec le
soutien de « que ce parcours aussi long et con­
centré, celui d’un peintre qui soit
resté contemporain jusqu’au bout
tout en ayant le sens d’une conti­
Des centaines de personnalités
avaient été conviées à cette céré­
monie, inaugurée par une marche
funèbre au pas de tambour et
achevée par un quatuor de Jean­
Sébastien Bach joué par l’orches­
tre de la garde républicaine. On re­
connaissait, dans l’assemblée,
quelques anciens ministres de la
culture et l’actuelle, Rima Abdul
Malak, le garde des sceaux, Eric
Dupond­Moretti, le dessinateur
Philippe Geluck, l’architecte Jean
Nouvel, la directrice de la Fonda­
tion Louis Vuitton, Suzanne Pagé,
et le collectionneur François Pi­
nault. Sans oublier l’ancien prési­
dent du Louvre Jean­Luc Martinez
et sa successeure, Laurence
dre hommage à André Malraux.
« La cour était beaucoup plus bon­
dée », se souvient Marc Boisseuil.
Pour rien au monde le photogra­
phe n’aurait raté l’hommage à
Pierre Soulages, « un immense ar­
tiste, un grand classique ». « Oui,
c’était un grand !, rebondit Mari­
von C., une artiste venue spéciale­
ment de Chamonix (Haute­Sa­
voie). J’ai vu toutes ses expositions,
j’ai tous ses livres ! »
Plusieurs étudiants de l’Ecole
du Louvre étaient aussi présents.
« C’est une grande figure, vous
imaginez un peintre actif pendant
près de quatre­vingts ans ? », s’ex­
tasiait l’une d’entre eux. Retra­
çant, en une vingtaine minutes, la
dans lequel Soulages a plongé
tête baissée en 1979.
« Ce fut sa leçon de ténèbres, la
révélation de son voyage au bout
de la nuit », a résumé le chef de
l’Etat, avant de rendre hommage
à la générosité du peintre, qui
donna des œuvres à sa ville na­
tale de Rodez, où est érigé le mu­
sée qui porte son nom, ainsi
qu’au Musée Fabre, à Montpellier.
Saluant un « chercheur d’or qui
nous appelle à creuser sans cesse »,
le chef de l’Etat a conclu par ces
mots : « Aujourd’hui, la nation
porte le noir du deuil, mais Soula­
ges nous a appris à y déceler la lu­
mière. » p
roxana azimi
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Antoine Köpe, témoin de la fin des empires
Nefin Dinç conte la vie d’un homme dont la destinée a été marquée par les soubresauts de l’histoire du XXe siècle
HISTOIRE TV
VENDREDI 4 -20 H 50
DOCUMENTAIRE
T
oute son existence, cet
homme a pris soin de do­
cumenter la moindre sé­
quence de sa vie. A tra­
vers ses écrits, ses dessins, ses
films tournés avec une petite ca­
méra, Antoine Köpe, né citoyen
austro­hongrois, en 1897, à Cons­
tantinople, mort citoyen améri­
cain, a réuni une masse d’archives
qui font la richesse de ce docu­
mentaire, agrémenté par des éclai­
rages d’historiens et des archives
d’actualités de l’époque, dont de
rares images de la guerre menée
sur le front de Palestine, en 1917.
Un film voulu par son petit­fils
américain, Tony Childress. Son
grand­père n’était pas un illustre
personnage, mais il a été le témoin
de bouleversements historiques
aussi importants que la chute de
l’Empire austro­hongrois et la
naissance de la Turquie moderne.
Cette plongée dans les soubre­
sauts de l’histoire se révèle pas­
sionnante. La mère d’Antoine
Köpe était française, son père
hongrois. La famille s’est installée
à Salonique en 1898, après avoir
vécu à Constantinople, les en­
fants ont des prénoms français et
un nom de famille hongrois, tout
le monde parle français à la mai­
son, la vie est douce.
L’évidente autorité de la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey
Marie Guilloux retrace le parcours de la musicienne française qui s’est imposée dans le domaine de l’opéra et de la musique symphonique
FRANCE 5
VENDREDI 4 – 23 H 00
DOCUMENTAIRE
D iriger, c’est transmettre
une œuvre, transmettre
l’énergie de cette œuvre,
sa forme, son incantation. C’est
aussi rassembler la musicalité des
musiciens en une seule vibration,
et c’est aussi parfois inspirer le pu­
blic avec une certaine vision. » En
quelques mots, la cheffe d’orches­
tre Laurence Equilbey (née
en 1962) définit son métier ; en
cinquante­deux minutes, le do­
GRILLE N° 22 - 257
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 256
HORIZONTALEMENT I. A bras-le-corps. II. Grisailles. III. Godasse. Yard.
IV. Lue. Seita. Ue. V. Ui. Pi. Souper. VI. Tlaloc. Air. VII. Illinois. Eon.
VIII. Naissante. Ut. IX. Eg. CD. Rase. X. Relâchements.
VERTICALEMENT 1. Agglutiner. 2. Brouillage. 3. Ride. Ali. 4. Asa. Plissa.
5. Sassions. 6. Lise. Coach. 7. Eléis. Inde. 8. Cl. Toast. 9. Oeyaui. Ere.
10. RSA. Pré. An. 11. Rue. Oust. 12. Sidérantes.
Image extraite du documentaire « Antoine le Bienheureux », de Nefin Dinç. LYDIA TSENDA
« Au XIXe siècle, il était assez cou­
rant pour de nombreux Austro­
Hongrois de vivre et de travailler
dans d’autres pays. Le monde était
beaucoup plus cosmopolite qu’on
a tendance à le croire aujour­
d’hui », rappelle l’historienne Ta­
mara Scheer.
A Salonique, juifs, orthodoxes,
musulmans et catholiques se cô­
toient. La ville compte sept écoles
cumentaire que lui consacre Ma­
rie Guilloux l’explicite à destina­
tion d’un public non connaisseur.
Sans trop s’attarder sur le geste
– ou la gestique – propre à la di­
rection d’orchestre, il revient sur
la vie et la carrière de celle qui,
après avoir voulu « recréer une
technique de chœur en France »,
s’est progressivement imposée
dans le domaine de l’opéra et de
la musique symphonique.
Invitée un peu partout en
France et à l’étranger, elle a égale­
ment créé son propre orchestre
d’instruments d’époque, Insula
7 8 9 10 11 12
françaises. Mais, en 1913, les trou­
pes grecques et bulgares mena­
cent la cité. L’Empire ottoman vit
ses derniers moments, et la fa­
mille Köpe se replie à Constanti­
nople. Antoine a 16 ans.
Le confit mondial débute en
1914, et le jeune homme confie
avoir « hâte de porter l’uniforme
austro­hongrois et d’être décoré ».
Exaucé, il fera la guerre, sera en­
Orchestra, avec lequel elle s’inté­
resse aux musiques des périodes
classique et préromantique,
pour l’essentiel.
On la voit notamment préparer
puis répéter Pastoral for the Pla­
net, un spectacle mis en scène et
en images par le collectif barcelo­
nais La Fura dels Baus, qui prend
pour axe musical la 6e Symphonie
dite « Pastorale » de Beethoven et
pour trame dramaturgique la no­
tion de guerre climatique.
Le film montre assez bien le
cheminement du chaos à l’ordre
(ou, en l’occurrence, au désordre
HORIZONTALEMENT
I. Confus, décousu et difficile à suivre.
II. Un rien peut le faire exploser.
Quitte le Jura pour rejoindre le Rhô-
ne. III. Ebène verte. Rapporte tout
mot à mot. IV. Venus de Cagliari et de
Sassari. Lac de Carélie relié à la mer
Blanche. V. Distributeur d’eau salée.
Espace de culture. Chez Nana.
VI. Evite d’employer la force. Laissa
passer un peu de lumière. VII. Mesure
au pied de la Muraille. Tourne le dos à
ses idées. Cours de Slovaquie.
VIII. Donnas de l’espace. Fera le malin.
IX. Entraîne la France vers les étoiles.
Crierai comme une pie. X. Gêne la cir-
culation et coupe la respiration.
VERTICALEMENT
1. Le réchauffement du climat risque
de le rendre inutile. 2. Assurent et ga-
rantissent le retour. 3. Souvent dans
l’ombre, elle conseille et inspire. Voies
rapides. 4. Roule en piste. Protection
digitale. Fit la peau lisse. 5. Laisseront
tout passer. 6. Ne ruminent plus.
Morceau de lustre. Trouvées chez le
juge. 7. Etoiles des mers. 8. On sent
l’effort dans son travail. 9. Facilitaient
les déplacements de Tarzan. A suivi
son père sur l’arche. 10. Supporte
dans un coin. Sûr et certain. 11. Met
la France en cartes. Vallée des Pyré-
nées ou île d’Irlande. 12. Equipait la
chemise et le marteau.
voyé fin 1917 sur le front sud de
l’empire, pour défendre la Pales­
tine menacée par les forces bri­
tanniques. Peine perdue, Antoine
Köpe, après une retraite à Damas
et un retour à Constantinople, ap­
partient au camp des vaincus.
« Des camarades qui, quelques
jours plus tôt, étaient de loyaux sol­
dats austro­hongrois se déclarè­
rent subitement Tchèques, Rou­
organisé) qu’est la mise au point
de ce projet pluriel.
On pourrait s’étonner que le do­
cumentaire ne s’arrête pas sur la
situation d’une cheffe d’orchestre
par rapport à celle de ses collè­
gues masculins, qui représentent
la très grande majorité du métier.
Mais de moins en moins, comme
en témoigne par exemple la ré­
cente nomination de Nathalie
Stutzmann au poste de premier
chef invité de l’Orchestre de Phila­
delphie (Pennsylvanie), et la pré­
sence de plus en plus fréquente
des femmes sur les podiums.
SUDOKU
N°22­257
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
télévision | 23
NOTRE
SÉLECTION
VE NDR E DI 4 NOVE MBRE
mains, Polonais ou Italiens », écrit
Antoine. Son pays n’existe plus, Ushuaïa TV
mais il décide de continuer à vivre Quand baleines et tortues
à Constantinople, au risque de se nous montrent le chemin
faire arrêter par les occupants 20.45 Enfin une bonne nouvelle :
français, britanniques ou italiens. les baleines à bosse et les tortues
marines sont de retour dans les eaux
Films de famille de La Réunion. Aussi les caméras
En juillet 1920, une occasion pro­ suivent-elles un jeune baleineau
fessionnelle envoie Antoine en et une tortue verte, avec au
Anatolie, dans le village de Kan­ commentaire Cécile de France.
dilli, pour le compte d’une compa­
gnie minière. Il décrit et dessine Salto
son quotidien, épouse Emilie, une Yellowstone
Grecque, en 1921. En 1926, à la nais­ A la demande Yellowstone broie
sance de son premier enfant, il du noir en cette ultime saison
s’offre une petite caméra Pathé. qui s’ouvre sur un attentat contre
Les films de famille vont s’accu­ la famille Dutton. Résilients comme
muler, mais la vie paisible à Kan­ jamais, les membres visés n’ont
dilli va être bouleversée, cette fois dès lors qu’une envie : se venger.
par les violences entre musul­
mans et chrétiens. Arte
Quelle place pour les Köpe dans Loin du paradis
la nouvelle république de Mustafa 20.55 Le réalisateur Todd Haynes
Kemal Atatürk ? Une fois de plus, il emprunte aux codes de l’American
faut bouger, changer de travail. Way of Life des années 1950 pour les
Antoine trouve un poste à la Ban­ dénoncer à travers la vie d’un couple
que ottomane et part à Sivas, en idéal (Julianne Moore, Dennis Quaid).
Anatolie centrale. Plus tard, déchu
de sa nationalité hongroise par le Apple podcast
pouvoir communiste, il voudra L’Affaire MO346 : Marat,
devenir turc. Refusé. Il est temps ex-commandant de l’armée
d’émigrer aux Etats­Unis. Ce sera Wagner
chose faite en 1962. Quand la pe­ A la demande Marat Gabidullin,
tite histoire se mêle à la grande… p ex-mercenaire du groupe militaire
alain constant privé, raconte, au micro de la
journaliste Veronika Dorman, les
Antoine le Bienheureux, de Nefin missions au Donbass, en Ukraine,
Dinç (Fr., 2021, 51 min). en Syrie, en Afrique.
Mais, tout en regrettant, ainsi ture artistique de cette musi­
qu’elle le confiait au Monde, qu’il cienne qui font oublier les parti­
n’y ait « que 4 % de femmes cheffes cularités de son sexe et de sa pra­
d’orchestre programmées ! » et en tique. Car, désormais, il semble
assurant militer « avec d’autres
pour promouvoir la place des fem­
mes dans la culture », Laurence
Equilbey n’est pas du genre à trop
genrer la pratique de la direction
que les femmes soient devenues
des cheffes d’orchestre comme
les autres, et les instruments an­
ciens des instruments comme les
autres. p
d’orchestre. Et ne pas en parler renaud machart
est, en quelque sorte, faire
comme si de rien n’était. Laurence Equilbey, pour
D’autant plus qu’il ne s’agit pas la beauté du geste, de Marie
de rien : en témoignent la belle Guilloux dans le cadre de la
musicalité, l’évidente autorité, collection « Aux arts et cætera »
l’imagination musicale et l’ouver­ (Fr., 2020, 52 min.).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
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COP27 QUAND BRÉSIL — LULA, AU BOUT DU SUSPENSE Présidente : Pierre-Mendès-France
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TOM 850XPF, Tunisie 7,70 DT,
No 1670 du 3 au 9 novembre 2022
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plus divisé que jamais.
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
24 | styles
La métamorphose
du soutien­gorge
#metoo et les confinements sont
passés par là : les femmes se passent
de plus en plus de soutien­gorge,
et quand elles en portent,
réclament confort et inclusivité.
Les marques se sont vite adaptées,
sans pour autant sacrifier le style
MODE
L
e soutien­gorge est­il une
espèce en voie d’extinc­
tion ? Alors que les beaux
jours se prolongent, on
continue de voir des poitrines en
liberté sous les tee­shirts. Un cons­
tat en accord avec les divers sonda­
ges qui, depuis plusieurs années,
montrent que la part des femmes
en France qui se passeraient de
soutien­gorge est en constante
évolution. Chez les moins de
25 ans, ce phénomène concerne­
rait même plus d’une Française sur
dix. De quoi donner des sueurs
froides aux marques de lingerie,
qui s’interrogent : comment ven­
dre de la lingerie à des femmes qui
semblent ne plus en vouloir ?
En soi, le « no bra », qui désigne le
fait de se passer de soutien­gorge
au quotidien, n’est pas une nou­
veauté : ce mouvement est apparu
dans les années 1960, quand les
femmes brandissaient leur sou­
tien­gorge pour proclamer leur
droit à l’avortement ou à la contra­
ception. Cette tendance a repris du
poil de la bête dans la foulée du
mouvement #metoo fin 2017. « De­
puis plusieurs saisons, les 18­25 ans,
qui sont notre cible, revendiquent
le fait de se passer de soutien­gorge
comme une libération du corps,
mais également comme une ma­
nière de ne pas céder au diktat des
codes de la séduction », analyse
Isolde Andouard, directrice géné­
rale de la griffe de lingerie Undiz.
Au­delà des revendications fémi­
nistes, le « no bra » a aussi connu
un sacré coup d’accélérateur avec le
Covid­19. « La manière de consom­
mer a changé pendant les confine­
ments », explique Julie Jamet, direc­
trice marketing et communication
d’Etam. « A la maison, sans néces­
sité de sortir ou d’aller au travail, les
femmes se sont rendu compte du
confort que cela représentait de se
passer de soutien­gorge », observe
Morgane Lamarre Rétoré, respon­
sable des achats lingerie aux
Galeries Lafayette. Sur Instagram,
le mot dièse #nobramovement (le
mouvement sans soutien­gorge)
compte aujourd’hui 1,2 million de
publications et donne à voir l’am­
pleur du phénomène.
« Quand les ventes étaient compli­
quées, en 2020, avec les boutiques
fermées, on s’est vraiment posé la
question des conséquences de ces
nouvelles revendications pour nous
en termes de style », admet Samar
Vignals, directrice marque et pro­
duits chez Aubade. Comme la plu­
part de ses confrères historiques, le
corsetier, créé en 1958, s’est en prio­
rité soucié d’améliorer le confort
de ses produits. Aubade s’est éver­
tué à bannir les composants sus­
ceptibles de gratter, a développé
des matières et finitions en micro­
fibre plus douces pour que bretel­
les ou armatures ne créent plus de
traces sur la peau, et a étoffé son of­
fre de soutien­gorge sans arma­
ture. Chez Etam, les « bralettes »
(terme étrange qui désigne les mo­
dèles sans armature) sont aussi de
plus en plus nombreux, et les ven­
tes des triangles en dentelle fine
ont doublé depuis l’hiver 2019.
L’effet seconde peau
En quelques années, l’effet seconde
peau est devenu le nouveau mètre
étalon, remplaçant les corbeilles
vieille école : Chantelle affirme
rencontrer un « succès historique »
avec sa gamme SoftStrech de sous­
vêtements à taille unique, qui
épousent tous les corps, du 36 au
44, dans une matière douce et sans
coutures. Un programme similaire
à celui de Skims, la marque de Kim
Kardashian lancée en 2019, qui fait
un carton : 95 % de l’offre soutien­
gorge est sans armature, mais re­
vendique un maintien pour toutes
les poitrines, même les plus opu­
lentes ; les sous­vêtements – gai­
nants ou non – sont déclinés du
XXS au 5XL, et dans neuf coloris
chair. Pas de dentelle ou d’impri­
més, du fonctionnel et du confor­
table. Sur la période 2020­2021,
Skims a vu ses ventes grimper de
90 %, pour atteindre une valorisa­
tion d’environ 275 millions d’euros
en 2021, et vise les 400 millions de
dollars en 2022, selon le site The
Business of Fashion.
« Skims fait partie de nos meilleu­
res ventes [aux Galeries Lafayette,
boulevard Haussmann], alors que
la marque n’est là que depuis
septembre 2021 », s’enthousiasme
Morgane Lamarre Rétoré, qui ex­
plique ce carton plein par sa capa­
cité à s’inscrire dans l’air du temps
et à répondre à la forte demande
d’inclusivité des consommatrices.
« Elles s’attendent à ce que la linge­
rie s’adapte à tous les moments de
la vie, la prise de poids, la grossesse,
le postopératoire », complète Mor­
gane Pouillot, planneuse stratégi­
que au bureau Leherpeur Paris, qui
« Les générations
Y et Z exigent
que ce soient
les produits
qui s’adaptent
au corps et
plus l’inverse »
RENAUD CAMBUZAT
directeur artistique
de Chantelle
cite en exemple le succès des culot­
tes menstruelles, que chaque mar­
que se doit désormais de proposer.
« Pendant des décennies, les fem­
mes ont été formatées par l’idée que
la lingerie était un objet contrai­
gnant destiné à mettre leur corps en
valeur. Les générations Y et Z [nées
entre 1980 et 2010] ont inversé cet
équilibre, exigeant que ce soient les
produits qui s’adaptent au corps et
plus l’inverse », estime Renaud
Cambuzat, directeur artistique du
groupe Chantelle.
« Le secteur aurait peut­être pu
proposer plus de confort avant,
mais c’est arrivé au moment où les
consommateurs en ont fait la de­
mande et où les fournisseurs étaient
prêts techniquement – il y a tout de
même une cinquantaine de compo­
sants dans un soutien­gorge, ana­
lyse Samar Vignals. Le secteur de la
lingerie s’est longtemps reposé sur
ses acquis, #metoo et le Covid nous
ont mis à tous un coup de pied aux
fesses. » Un coup de pied efficace,
comme en attestent les 2,7 mil­
liards d’euros de chiffre d’affaires
enregistrés par le secteur de la lin­
gerie féminine en France, en 2021,
soit une hausse de 6,5 % par rap­
port à l’année précédente, mar­
quée par la crise sanitaire.
Que le soutien­gorge soit con­
fortable ne signifie pas que la pro­
position esthétique reste basique.
Au contraire, les marques obser­
vent un vrai engouement pour les
produits sexy (dans le milieu, on
parle plutôt de « séduction »). « La
corseterie ornementale de Livy,
Agent provocateur ou La Perla est
en forte progression depuis 2019 »,
affirme Morgane Lamarre Rétoré.
Chantelle vient de son côté de
lancer une nouvelle gamme,
Chantelle X, tout en transparen­
ces, laçages et peau dénudée. « Je
ne crois pas qu’une tendance
chasse l’autre, expose Renaud
Cambuzat. Je dirais plutôt qu’elles
se superposent et se nourrissent :
les clientes veulent de la lingerie sé­
duction, mais qui soit agréable à
porter et prenne en compte les bon­
nets F ou G. Qu’elle soit inclusive au
lieu d’être exclusive. »
Un sous-vêtement qui se montre
« Le mouvement “no bra”, c’est
moins la disparition du soutien­
gorge qu’une envie de se réappro­
prier son corps, de rompre avec
l’uniformisation des soutiens­gorge
à coque où la poitrine doit être
maintenue et ronde », estime Co­
rinne Denis, directrice création au
bureau de tendances Leherpeur Pa­
ris. Les consommatrices attendent
désormais de la lingerie qu’elle par­
ticipe à leur bien­être et à l’expres­
sion de leur personnalité. Et donc
assument aussi de la montrer,
comme en atteste dans la rue la
prolifération de brassières et crop
tops qui dévoilent le nombril, ou
de corsets non contraignants que
l’on porte comme un tee­shirt. « La
lingerie, notamment pour les jeunes
filles, prend également désormais
une fonction de pièce de mode à
part entière. Il y a une vraie de­
mande pour les bodys aux bretelles
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
MARINE BILLET POUR « LE MONDE »
bijoux ou une jolie brassière que l’on
porte sous une chemise ouverte »,
constate Isolde Andouard, direc­
trice générale d’Undiz.
Christelle Kocher, créatrice et
fondatrice du label Koché, a intégré
le soutien­gorge comme un vête­
ment à part entière dans sa collec­
tion printemps­été 2023 présentée
à Paris fin septembre. « Ce sont des
pièces que l’on a vraiment pensées,
richement travaillées, avec des péta­
les de cuir, des découpes au laser ou
encore des broderies de la maison
Lemarié. Je voulais leur donner une
dimension couture », explique la
créatrice. Chez elle, les soutiens­
gorge se portent par­dessus
une chemise blanche, ou bien sous
un blouson largement ouvert.
Au­delà des podiums, la nostalgie
des années 2000, qui imprègne la
mode depuis un peu plus d’un an
et se diffuse particulièrement chez
les adolescentes, tourne aussi
autour d’une lingerie sexy et assu­
mée : les jeans taille basse laissent
apparaître les strings (désormais
confortables), les hauts en maille
noués par des cordes flirtent avec
le corset.
Et pour celles qui dédaignent
farouchement le soutien­gorge, les
marques ont pensé à tout : elles
proposent désormais des bandes à
coller à même la peau pour main­
tenir la poitrine en place ou de
simples cache­tétons, qui font « de
belles perf » aux Galeries Lafayette.
Les femmes ont beau se réappro­
prier leur corps et tenter d’échap­
per aux regards masculins, le téton
n’en demeure pas moins sexualisé
comme en témoigne son interdic­
tion d’apparaître sur Instagram.
En 2022, les seins ont le droit de
ballotter, mais toujours pas de
pointer. p
elvire von bardeleben
et maud gabrielson
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
Marc Kravetz
Journaliste
En 1980.LOUIS MONIER/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES
M
arc Kravetz est
mort le vendredi
28 octobre, à Paris,
à l’âge de 80 ans.
Reconnaissable à ses écharpes co­
lorées et à son chapeau, il a été
l’un des grands reporters les plus
marquants de sa génération et
avait couvert, essentiellement
pour Libération, les conflits du
Proche­Orient entre 1975 et le dé­
but des années 1990, à commen­
cer par la guerre au Liban et la ré­
volution iranienne.
Né le 2 octobre 1942 au Blanc­
Mesnil (Seine­Saint­Denis), Marc
Kravetz était issu d’une famille
juive aux origines modestes. Son
père, membre du Parti commu­
niste depuis 1932, travaillait
comme secrétaire de mairie au
Blanc­Mesnil. Marc Kravetz entre
à l’Ecole normale supérieure de
Saint­Cloud en 1961, mais ne
passe jamais l’agrégation. Mem­
bre de l’Union des étudiants com­
munistes, il rejoint, la même an­
née, le Front universitaire antifas­
ciste, fondé en pleine guerre d’Al­
gérie et regroupant des militants
communistes, socialistes et
même chrétiens, unis contre la
menace de l’OAS.
C’est là que Marc Kravetz rencon­
tre Jean­Louis Péninou, qui sera
l’un de ses compagnons de tou­
jours, dans le militantisme
comme dans la presse. Les deux
jeunes hommes partent quelques
mois enseigner en Algérie après
l’indépendance de juillet 1962. Se­
crétaire général du syndicat étu­
diant UNEF en 1964­1965, il rejoint
les Etudiants socialistes unifiés,
une organisation du PSU proche
de Marc Heurgon et d’André Gorz.
Il reste dans la mouvance de
l’UNEF et est assez influent pour
être cité dans le pamphlet situa­
tionniste De la misère en milieu
étudiant, rédigé par le syndicaliste
tunisien Mustapha Khayati et titré
par Guy Debord. Avec Christian
Blanc et Pierre Goldman, figure de
l’extrême gauche française, il par­
ticipe à l’été 1967 à une session de
formation révolutionnaire et de
guérilla à Cuba.
Esthète du grand reportage
Marc Kravetz prend une part ac­
tive dans les événements de
Mai­68 qu’il couvrira pour Action,
un journal créé le 7 mai 1968 par le
journaliste Jean Schalit. On y re­
trouve Michel­Antoine Burnier,
Frédéric Bon, Jean­Marcel Bougue­
reau, Bernard Kouchner, Jérôme
Savary, André Glucksmann, Guy
Hocquenghem, Siné, Reiser, Wo­
linski, Willem, etc. Après l’arrêt
d’Action, au bout d’un peu moins
de cinquante numéros, Marc Kra­
vetz participe aux Cahiers de mai,
dont il est l’un des piliers. Ce bi­
hebdomadaire popularise le re­
portage social et l’enquête en mi­
lieu ouvrier en donnant la parole
2 OCTOBRE 1942
Naissance au Blanc-Mesnil
(Seine-Saint-Denis)
1974 Entre à « Libération »
1980 Prix Albert Londres
1981 Entre au « Matin »
1985 Retour à « Libération »
28 OCTOBRE 2022 Mort
à Paris
aux travailleurs. Sa vision de pure
autonomie de la classe en lutte
l’oppose aux gauchistes, qu’ils
soient trotskistes ou maoïstes.
En 1974, Serge July, alors direc­
teur de Libération, fait venir des
anciens des Cahiers de mai : Marc
Kravetz, Jean­Louis Péninou, Jean­
Marcel Bouguereau et Gérard Du­
puis. Marc Kravetz, grand admira­
teur de la presse américaine, s’il­
lustre rapidement dans le grand
reportage étranger qu’il pratique
de manière inspirée et en esthète,
presque en aristocrate. Il reste
l’une des plumes les plus renom­
mées sur la guerre au Liban (1975­
1990). En 1980, il rapporte à Libéra­
tion son premier prix Albert Lon­
dres pour sa couverture de la révo­
lution iranienne contre le Shah,
compilée dans un livre intitulé
Irano Nox (Grasset, 1982).
Quand Serge July saborde Libéra­
tion début 1981 pour relancer le ti­
tre en mai de la même année, Marc
Kravetz part pour Le Matin. Il re­
vient à Libération à partir de 1985,
d’abord comme pigiste correspon­
dant en Nouvelle­Calédonie, puis
au service Etranger à partir de
1986, qu’il dirige avec JP Géné
comme adjoint. Son caractère co­
lérique est contrebalancé par sa fi­
délité en amitié, un grand sens de
l’humour et une vaste culture
− passionné par le théâtre d’Ar­
mand Gatti, il publie un livre sur
lui en 2003. En 1990­1991, il couvre
avec brio la première guerre du
Golfe depuis Bagdad.
En 1994, Serge July lui confie la
mission de réaliser un magazine
qui doit accompagner la nouvelle
formule de Libération. Le projet est
un échec commercial et rédaction­
nel. Le magazine disparaît et Marc
Kravetz quitte Libération en 1996
avec amertume. L’année suivante,
son ami Christian Blanc, devenu
PDG d’Air France, lui confie le ma­
gazine de la compagnie aérienne
qu’il dirigera avec le graphiste Jean
Bayle jusqu’en 2000.
A partir de 2003, il collabore ré­
gulièrement avec France Culture.
Avec Gilles Mardirossian, il réalise
un reportage radiophonique en
cinquante épisodes sous le titre
« Mémoires israéliennes, mémoi­
res palestiniennes ». Son « portrait
du jour », dit d’une voix grave et
chaude, est diffusé quotidienne­
ment dans Les Matins de France
Culture. Il quitte l’antenne à
l’automne 2011. p
christophe ayad
Le Carnet
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AU CARNET DU «MONDE»
Message
J’aurais dû regarder ailleurs... ; ou
pas. Elle sourit en me frôlant sur ce
grand trottoir pourtant vide. Ses
lèvres mutines légèrement retroussées
semblaient me dire : « Ne résiste pas,
ne lutte pas nous venons de devenir
prisonniers l’un de l’autre. »
En dix secondes j’avais vécu la
plus belle des émotions et je l’aimais
comme elle m’aimait. Elle m’appela
« mon Chat », je l’appelai « Nicolas ».
Décès
Jean-Pierre et Dominique, Thierry
et Catherine, Véronique, Béatrice
Augendre,
leurs enfants et petits-enfants,
Marie-Noëlle, Frédéric et Chloé,
Sophie, Olivier Augendre,
leurs enfants et petits-enfants,
ses neveux, nièces, petits-neveux,
petites-nièces, arrière-petits-neveux
et arrière-petites-nièces,
ont la très grande tristesse de faire
part du rappel à Dieu de
Me Geneviève AUGENDRE,
avocat honoraire,
ancien membre
du Conseil de l’ordre
et du Conseil national
des barreaux,
président d’honneur
de l’Association
française d’arbitrage,
commandeur
de la Légion d’honneur,
grand officier
de l’ordre national du Mérite,
le 30 octobre 2022.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mardi 8 novembre, à
14 h 30, en l’église Saint-François-de-
Sales, 6, rue Brémontier, Paris 17e,
suivie de l’inhumation dans
l’intimité, au cimetière du
Montparnasse, Paris 14e.
Selon le souhait de la défunte, ni
fleurs ni couronnes, mais des dons
peuvent être versés pour la
recherche sur la sclérose en plaques,
à la Fondation Arsep, arsep.org
Cet avis tient lieu de faire-part.
augendrefamille@gmail.com
La famille de
M. Bernard BAILLY DU BOIS,
polytechnicien,
ingénieur au CEA,
conseiller pour les affaires
scientifiques et techniques
auprès du Général de Gaulle
de 1967 à 1969,
a la douleur d’annoncer son décès,
survenu à Paris, le 30 octobre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Les obsèques auront lieu le samedi
5 novembre, à 14 heures, à Morbier
(Jura).
Catherine Sauviat,
sa compagne,
Nikola Chesnais et Valia Chesnais-
Makarov,
ses enfants,
Julie Barthe,
sa belle-fille,
Anastassia Makarov,
sa petite-fille,
Evgeny Makarov,
son gendre,
Zahia Rahmani,
sa belle-fille,
ont la profonde tristesse d’annoncer
le décès de
François CHESNAIS,
survenu le 28 octobre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
La cérémonie aura lieu le mardi
8 novembre, à 16 heures, en la salle
Mauméjean, au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Jacques Deflandre-Moury,
Colette Deflandre,
Laura Fabiani,
Françoise Deflandre-Louy
Yves Deflandre,
Corinne,
ma grande dame, s’est envolée le
mercredi 26 octobre 2022.
Elle s’est simplement allée poser
sur une basse branche, d’où elle
continue de nous envelopper de son
amour.
Corinne nous réunira en l’église
Saint-Paul, 99, rue Saint-Antoine, Paris
4e, le lundi 7 novembre, à 10 h 30.
7, rue Le Regrattier,
75004 Paris.
Mme Pierrette Dujon,
née Chauvin,
son épouse,
Emmanuelle et Michel Caltiau,
Laure et Thierry Eon,
Élodie Dujon,
ses enfants,
Chloé, Cécile, Hadrien, Raphaël
et Ludovic,
ses petits-enfants,
Émilie et Silvère Martin,
Sophie et Thomas Lize,
et leurs enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Saint-Clair DUJON,
survenu le samedi 29 octobre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
La cérémonie civile aura lieu le
mardi 8 novembre, à 13 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Paris.
Pascale et Robert Eymard,
sa fille et son gendre,
Christophe, Louis et Agnès,
ses petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Mme Marie-Thérèse
DURASSIÉ,
survenu le 29 octobre 2022, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Sa famille, ses amis
l’accompagneront pour la dernière
fois à l’office religieux qui sera
célébré le 7 novembre, à 15 heures, en
l’église Saint-Pierre-de-Montrouge,
Paris 14e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Françoise Majesté,
son épouse,
Gabrielle et Christophe Majesté-
Cornut,
sa fille et son gendre,
Manon, Charlie, Salomé,
ses petits-enfants
Et l’ensemble de sa famille,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès, survenu le 29 octobre 2022,
à l’âge de soixante-seize ans, de
Marc MAJESTÉ,
psychiatre, psychanalyste.
La cérémonie aura lieu le mardi
8 novembre, à 15 h 30, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Oury Milshtein,
son fils,
Symon, Elyot, Léah (†), Alice et
Olga,
ses petits-enfants,
Benedicte Darblay, Jocya Ghrenassia
et Lara Milshtein,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Yochewed (dite Yoha)
MILSHTEIN,
née KASHI,
artiste d’art plastique
et enseignante Paris VIII,
survenu le 28 octobre 2022.
L’inhumation aura lieu le vendredi
4 novembre, à 11 h 30, au cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e.
carnet | 25
Lydia Flem, Véronique et Gérard,
sa compagne, son épouse,
Selma Olender,
sa fille,
Joachim Olender,
ses enfants,
Annabel, Valentin, Terence
Dimitri,
ses petits-enfants,
et
son fils,
Barbara Cuglietta,
sa belle-fille,
Gilles Touren,
son frère,
Charlie, Léon et Romeo,
ont la tristesse de faire part du décès,
ses petits-fils,
Sa famille, survenu à l’âge de quatre-vingt-quinze
Ses amis, ans, de
ont l’immense tristesse d’annoncer M. Alain TOUREN,
le décès de ENS 1947,
agrégé de physique,
Maurice OLENDER, ancien professeur
écrivain, historien, éditeur, au Lycée Henri IV
« petit fantôme dans sa bibliothèque », et à l’École normale supérieure
de Cachan,
survenu chez lui, à Bruxelles, président d’honneur
le 27 octobre 2022,
de l’Union des professeurs
à l’âge de soixante-seize ans.
de physique et chimie.
Les funérailles auront lieu le lundi
7 novembre, à 12 h 30, au cimetière Anniversaires de décès
d’Ixelles, à Bruxelles (Belgique).
Anne-Marie ALBIACH,
(Le Monde du 30 - 31 octobre.)
4 novembre 2012.
Paris. Plougrescant. Najac. Alger.
« Je suis même prête à perdre
jusqu’au langage. »
Lise, Marianne, Claire,
ses filles,
Vanessa, Matildad, Yoan, Hakima, (La Mezzanine,
Hicham, Clara, Léo, le dernier récit de Catarina Quia).
ses petits-enfants,
Lalivanh, Valentine,
ses arrière-petites-filles,
Bernard COCULA,
Nadège,
12 avril 1936 - 4 novembre 2005.
sa nièce,
Ses ami(e)s,
Sa famille, ses amis, ses collègues
ont la tristesse de faire part du décès de l’université Bordeaux-Montaigne
de et les membres du Centre François
Mauriac de Malagar, dont il fut le
Rose PUYBOUFFAT-MERRIEN, président, se souviennent de lui, de
docteure en psychologie sociale l’ardeur de son engagement en
pour son travail faveur de la culture et de ses
sur « Vichy et les femmes », ouvrages.
survenu le 26 octobre 2022, à Paris, Anne Marie.
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
Le 4 novembre 1989, disparaissait
Elle est partie au son de
l’Internationale. Chantons et
poursuivons la lutte pour elle. Bernhard BLUMENKRANZ,
directeur de recherches au CNRS,
La levée de corps a eu lieu le historien de l’histoire des rapports
mercredi 2 novembre 2022, à 13 h 30, judéo-chrétiens en France.
en la chambre mortuaire de l’hôpital
Tenon, Paris 20e, suivie de son « Sa lecture, extrêmement agréable,
inhumation au cimetière parisien de
laisse deviner, derrière le savant, un
Thiais, à 15 heures.
homme d’un humanisme sincère dont
l’œuvre témoigne aussi d’une autre
Mme Patrice Rolland, histoire, celle de la reconstruction des
née Élisabeth Le Mire, relations judéo-chrétiennes après
son épouse,
l’Holocauste des Juifs européens. »
Guillaume et Nathalie,
Camille et Boris,
Capucine Nemo-Pekelman,
Philippine et Paul,
in Archives de sciences sociales des
Balthazar, Dimitri, Zénaïde,
Constantin, Victor, Joséphine et Octave, religions n°148.
ses enfants et petits-enfants,
Souvenir
ont la profonde tristesse de faire part
du rappel à Dieu de
Jacqueline CAHEN,
Patrice ROLLAND, 4 novembre 2015.
professeur émérite
de droit public, Une pensée pour elle, toujours
présente à nos côtés.
le dimanche 30 octobre 2022,
à l’âge de soixante-seize ans.
Communication diverse
La messe d’A-Dieu a été célébrée
en l’église Saint-Martin d’Ivory (Jura),
ce jeudi 3 novembre, à 15 heures.
Une messe du souvenir sera célébrée
en l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal,
Paris 16e, le samedi 19 novembre,
à 11 heures.
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Ses enfants,
Ses petits-enfants
Et ses arrière-petits-enfants, Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
ont la tristesse d’annoncer le décès par téléphone et/ou par internet
de ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
Michel ROSEMBERG, des pensées suicidaires.
ancien proviseur
du lycée du Hainaut Nous recherchons des écoutants
à Valenciennes,
bénévoles
chevalier
sur toute la France.
dans l’ordre national du Mérite,
L’écoute peut sauver des vies
commandeur dans l’ordre
et enrichir la vôtre !
des Palmes académiques,
Choix des heures d’écoute,
survenu à Créteil, le 28 octobre 2022, formation assurée.
à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
En IdF RDV sur
Ses obsèques civiles seront www.sosamitieidf.asso.fr
célébrées lundi 7 novembre, à 14 h 45, En région RDV sur
au crématorium de Champigny-sur- www.sos-amitie.com
Marne.
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Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
 IDÉES
0123
26 | VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

L’effacement programmé du jury d’aucuns dénoncent comme un « luxe »

devenu trop onéreux en période d’austé­
rité budgétaire… Ces préoccupations ont
à des personnes tirées au sort, générale­
ment peu familières des questions juridi­
ques, de s’approprier un problème posé

de cour d’assises porte atteinte à

conduit l’ancienne garde des sceaux à la collectivité – celui du crime –, en pre­
Nicole Belloubet à soutenir un projet nant conscience des contraintes de l’acte
d’expérimentation des CCD dans une de juger. Comme l’écrivait Alexis de Toc­
poignée de départements, finalement queville dans son ouvrage De la démocra­

la liberté, l’humanité et la citoyenneté

L’une des formes les plus anciennes et les plus expliquer une contradiction si flagrante
entre un discours qui promet le rappro­
symboliques de la démocratie participative, chement de la justice et du peuple,
le jury populaire, verra bientôt son champ d’exercice et cette réforme qui accentuera leur
éloignement ? En vérité, l’explication
restreint. Une perspective inquiétante, estime est essentiellement d’ordre gestionnaire
un collectif de personnalités de la justice et d’élus et budgétaire. En effet, ce n’est pas la qua­
lité de la justice rendue par les cours d’as­
sises qui est remise en cause – il s’agit
mis en place par la loi de programmation
pour la justice du 23 mars 2019.
Toutefois, sans même attendre les ré­
sultats de cette expérimentation, le mi­
nistre de la justice, qui avait accueilli les
CCD avec effroi du temps où il portait la
robe, a défendu bec et ongles la générali­
sation de ces juridictions sans jurés, dé­
sormais entérinée par la loi du 22 dé­
cembre 2021. Son intitulé – loi pour la
confiance dans l’institution judiciaire –
pouvait difficilement être davantage en
contradiction avec son contenu, tant il
est vrai que le meilleur moyen de réta­
blir le lien entre le peuple et la justice
n’est pas de le couper…
tie en Amérique, le jury « sert à donner à
l’esprit de tous les citoyens une partie des
habitudes de l’esprit du juge ; et ces habitu­
des sont précisément celles qui préparent
le mieux le peuple à être libre ». De ce point
de vue, la participation au jury constitue
une expérience citoyenne déterminante,
qui modifie profondément chez les jurés
leur perception de la justice.
Pour toutes ces raisons, le jury popu­
laire doit être sauvé. Sa préservation ré­
pondrait d’ailleurs aux attentes des Fran­
çais, les études d’opinions confirmant
qu’ils sont très majoritairement favora­
bles à l’implication des citoyens dans le
processus judiciaire. Il est donc urgent de

H
éritage de la révolution de 1789,
symbole éclatant de la démocra­
tie participative en matière judi­
ciaire, le jury populaire de cour
d’assises est en voie d’extinction. La par­
ticipation citoyenne à la justice pénale
est gravement menacée, remise en cause
par une doctrine libérale qui, plaquant
sur l’institution judiciaire une logique
de marché, se donne le rendement pour
seul horizon et le chronomètre pour
unique boussole.
Parvenue à son paroxysme, cette ap­
proche déshumanisante, justement dé­
noncée dans la « Tribune des 3 000 »
[Le Monde, 25 novembre 2021] et dont les
effets délétères ont été savamment ex­
posés dans le rapport conclusif des Etats
généraux de la justice, s’attaque désor­
mais au dernier espace démocratique
permettant à des juges et à des citoyens
tirés au sort de se rencontrer, de débat­
tre, de délibérer et de rendre la justice
ensemble « au nom du peuple français ».
En cette heure où la confiance des Fran­
çais en l’institution judiciaire est fragili­
sée, ce choix politique, qui entraînerait
pour les citoyens une dépossession
démocratique majeure et creuserait
davantage le fossé avec leur justice,
doit être âprement combattu.
Le problème se pose en ces termes :
actuellement, la loi prévoit que la quasi­
totalité des crimes – c’est­à­dire des in­
fractions les plus graves – sont jugés en
première instance par une cour d’assises
composée de trois magistrats profes­
sionnels et de six citoyens tirés au sort
sur les listes électorales. Toutefois, tel ne
sera plus le cas à partir du 1er janvier 2023.
A compter de cette date, tous les crimes
punis de quinze ans ou vingt ans de réclu­
sion criminelle – par exemple les viols,
les violences mortelles, ou les tortures et
actes de barbarie – seront jugés par de
nouvelles juridictions appelées « cours
criminelles départementales » (CCD),
dont la particularité est d’être exclusive­
ment composées de magistrats profes­
sionnels (cinq, au total). Si les cours d’assi­
ses avec jurés continueront à juger les
autres crimes et les appels, cette réforme
leur retirera 57 % des affaires qu’elles
connaissaient jusqu’alors. Aujourd’hui,
environ 20 000 citoyens sont appelés à
siéger aux assises chaque année. Demain,
ils seront moins de 10 000. Triste déclin !
Pourquoi une telle saignée démocrati­
que, alors même que le garde des sceaux,
Eric Dupond­Moretti, prétend se fixer
pour objectif de « rendre la justice plus
proche de nos compatriotes » ? Comment
d’une justice qui prend le temps de
l’écoute, où le droit au procès équitable
est respecté –, mais l’incapacité de ces ju­
ridictions, eu égard au sous­dimension­
nement de leurs moyens matériels et hu­
mains par rapport au nombre d’affaires à
traiter, à rendre la justice avec célérité.
Ce problème du temps se conjugue au
problème du coût, puisque l’indemnisa­
tion des jurés d’assises représente une
charge pour les finances publiques, que
LA TEMPORALITÉ D’UN
PROCÈS AVEC JURY,
QUI CONTRIBUE
À LA RESTAURATION
DU LIEN SOCIAL,
EST NETTEMENT
PRÉFÉRABLE AUX
PROCÉDURES RAPIDES
« Auguste privilège »
Cet effacement programmé du jury po­
pulaire, dont il est à craindre qu’il soit
le prélude à sa disparition totale, porte
atteinte à trois valeurs cardinales sur les­
quelles repose la justice en démocratie :
la liberté, l’humanité et la citoyenneté. Le
jury est d’abord un outil politique au ser­
vice des libertés, puisqu’il protège les in­
dividus contre les excès du pouvoir dans
l’hypothèse où celui­ci deviendrait ty­
rannique. Comme l’explique l’Encyclopé­
die de Diderot et d’Alembert, la possibi­
lité pour le citoyen de siéger dans un jury
est un « auguste privilège », par lequel « il
se met hors de danger d’être opprimé ».
Le jury est également un vecteur d’hu­
manité. Il repose sur une procédure mar­
quée par l’oralité, qui prend le temps
d’offrir à chaque partie et à chaque té­
moin ou expert l’occasion de s’exprimer.
Cette temporalité, qui contribue à la res­
tauration du lien social, est nettement
préférable aux procédures rapides qui ne
cessent de se développer en matière dé­
lictuelle (ordonnance pénale, plaider­
coupable, comparution immédiate, etc.),
alors même qu’elles diminuent les ga­
ranties du procès équitable.
Le jury est, enfin, un instrument de
citoyenneté, puisqu’il donne l’occasion
mettre terme à l’expérimentation des
CCD, de renoncer à leur généralisation et
d’organiser un débat dans ce but : tel est le
sens de la proposition de loi visant à pré­
server le jury populaire de cour d’assises,
déposée par la députée Francesca Pas­
quini (EELV­Nupes), le 11 octobre. p
Premiers signataires : Patrick Bau-
douin, président de la Ligue des droits
de l’homme ; Romain Boulet et Ka-
rine Bourdié, coprésidents de l’Asso-
ciation des avocats pénalistes ; Claire
Dujardin, présidente du Syndicat des
avocats de France ; Benjamin Fiorini,
à l’initiative de cette tribune, maître de
conférences en droit privé et sciences
criminelles à l’université Paris-VIII ;
Antoine Garapon, magistrat et es-
sayiste ; Marc Hédrich, président
de cour d’assises ; Henri Leclerc, avo-
cat honoraire, président d’honneur de
la Ligue des droits de l’homme ; Kim
Reuflet, présidente du Syndicat de la
magistrature ; Denis Salas, magistrat
et essayiste ; Yves Sintomer, profes-
seur des universités. La liste complète
des signataires est sur Lemonde.fr

David Sénat La réforme de la police judiciaire est une véritable

régression dans la lutte contre le crime organisé
Le projet qui vise à « départementaliser » la police judiciaire ne prend pas en compte les spécificités de l’activité de ces services, estime le magistrat.
Et fait courir le risque d’une perte majeure d’efficacité et d’indépendance dans la lutte contre le crime organisé

L
a police judiciaire a pour
mission de lutter contre les
formes les plus graves de la
criminalité, et notamment
le crime organisé, ce qui en fait
un service spécialisé et original
– et par essence différent de la
sécurité publique, dont l’activité
de police judiciaire ne concerne
que la délinquance du quotidien.
On ne peut, comme l’a fait un
haut responsable de la police na­
tionale, justifier l’approche de
pure sécurité publique qui ins­
pire la réforme actuelle de la po­
lice judiciaire en prétendant que
le crime organisé se réduirait à
« un type d’une cité A qui flingue
un type d’une cité B » sans faire
preuve de myopie ou, pis encore,
sans faire sienne une analyse da­
tant du XIXe siècle.
L’organisation territoriale de la
police judiciaire est fondée sur
l’existence de structures dont
l’aire géographique est impor­
tante, directions zonales et offi­
ces centraux épousant celle des
bassins de criminalité. Elle re­
pose sur une expertise et une
disponibilité spéciales pour con­
duire des enquêtes complexes et
au long cours, reposant sur le re­
cueil et le traitement de l’infor­
mation et du renseignement cri­
minel, l’analyse minutieuse de
données de connexion et de télé­
phonie, la mise en place de tech­
niques spéciales d’enquête, ou
encore la coopération avec des
services étrangers.
La police judiciaire présente
donc une spécificité qui n’est pas
soluble dans une police départe­
mentalisée. La réforme en cours
a pourtant pour objectif de pla­
cer les services de police judi­
ciaire sous l’autorité des direc­
teurs départementaux de la po­
lice nationale, à côté des autres
services de sécurité publique, de
police aux frontières et de ren­
seignement territorial.
Quatre risques majeurs
A ce titre, cette réforme est por­
teuse de quatre risques majeurs
pour la police judiciaire et, sur­
tout, pour les intérêts qu’elle pro­
tège, à savoir la lutte contre le
crime organisé et la protection
des libertés individuelles. Ces
quatre risques sont : la dilution
de ses moyens au sein de la sécu­
rité publique ; la réduction de
son champ d’action à l’échelon
d’un département ; la perte d’ef­
fectivité d’une autorité judiciaire
supplantée par les préfets,
ceux­ci ayant à tout le moins ac­
cès à une information pourtant
censée être protégée contre
toute interférence ou ingérence ;
la neutralisation des enquêtes
mettant en cause des élus ou des
personnalités locales.
Sans réel débat interministériel,
ces dangers ont notamment été
dénoncés par les procureurs gé­
néraux. Ces derniers ont de­
mandé la suspension de la ré­
forme, exerçant à cet égard leur
mission de surveillance de la po­
lice judiciaire – qui ne peut être
réduite à une habilitation unique
des officiers de police judiciaire
et à une discipline réduite à cer­
taines dérives individuelles. Le
Conseil supérieur de la magistra­
ture a, quant à lui, bien identifié
le risque d’une perte d’indépen­
dance de l’autorité judiciaire.
OPPOSER ICI
CONSERVATISME
ET RÉFORME
EST UN ARTIFICE
POLITIQUE
QUI N’A ÉCHAPPÉ
À PERSONNE
Sur le fond, cette réforme ne tra­
duit pas seulement une nouvelle
défiance envers une institution
judiciaire, elle constitue aussi une
véritable régression dans la lutte
contre le crime organisé, et ce, à
un moment où ce sujet devient
une question de sécurité natio­
nale mettant en cause l’unité et
l’intégrité du territoire. Le choix
opéré par les pouvoirs publics re­
vient de fait à donner la priorité
au maintien de l’ordre public ou à
la lutte, par ailleurs nécessaire
mais non exclusive, contre la pe­
tite et moyenne délinquance.
On peut ainsi gager que les enga­
gements pris par le ministère de
l’intérieur de maintenir les effec­
tifs actuels des services de police
judiciaire ne pèseront pas lourd
face aux exigences de renforce­
ment de la sécurisation des quar­
tiers, sous la pression des élus et
de la politique du chiffre, qui est le
non­dit de cette réforme.
On peut aisément comprendre
ce que ce choix doit aux conces­
sions faites aux exigences et
contingences politiques, mar­
quées par la priorité donnée à
l’ordre public. On saisit moins en
quoi, et surtout pourquoi, il est
aussi une abdication dans la
lutte contre le crime organisé
– dont trafics de stupéfiants, tra­
fics d’armes, blanchiments, éco­
nomie souterraine, traite des
êtres humains sont les illustra­
tions récurrentes, marquant la
permanence d’un ordre privé
qui subvertit les fondements
mêmes de la société et qui pro­
voque l’éviction de toute une
jeunesse du champ de l’écono­
mie réelle et légale.
La police judiciaire ne saurait
échapper à l’évaluation de ses
performances et à la nécessité de
se réformer. Opposer ici conser­
vatisme et réforme est un artifice
politique qui n’a échappé à per­
sonne, comme l’est l’invocation
de la figure iconique de Georges
Clemenceau.
Les années récentes ont dé­
montré l’existence de dysfonc­
tionnements graves, traduisant
notamment une émancipation
de la police judiciaire : celle­ci est
insuffisamment contrôlée au
sein de la police nationale, où les
priorités budgétaires ont été don­
nées au renseignement depuis
quinze ans ; mais elle est aussi in­
suffisamment dirigée ou sur­
veillée par une autorité judiciaire
parfois absente ou transparente
dans sa mission de direction et de
contrôle, comme l’ont démontré
les dérives de certains hauts res­
ponsables de police judiciaire
dans la conduite des enquêtes en
matière de trafic de stupéfiants.
Sans doute, la lutte contre le
crime organisé doit­elle être re­
pensée dans sa dimension judi­
ciaire et policière. Mais elle doit
l’être de manière cohérente. La
réforme projetée de la police ju­
diciaire, tout à la fois partielle et
inefficace, est une atteinte au
continuum auquel concourent
policiers et magistrats. Ils se sont
retrouvés, parfois dans la rue et à
l’audience pour les plus coura­
geux, pour défendre une institu­
tion illustrant une collaboration
fructueuse et vertueuse, les taux
d’élucidation en attestant.
Sans le vouloir, les tenants de la
réforme auront au moins réussi
à ne pas opposer police et jus­
tice, deux institutions œuvrant
dans le même sens, voire à les
fédérer. Tel est, en la forme, le pa­
radoxal et amer bilan de cette ré­
forme, qui hypothèque la lutte
contre les formes les plus graves
de la criminalité contempo­
raine. p
David Sénat est magistrat,
avocat général près la cour
d’appel de Versailles, il a no-
tamment écrit « La République
des conseillers » (Grasset, 2015)
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
William Bourdon
et Vincent Brengarth
La France est
une république
des conflits d’intérêts
La multiplication des affaires sous la présidence d’Emmanuel
Macron – et notamment, la mise en examen du ministre
de la justice, Eric Dupond­Moretti – a vite contredit les
promesses d’exemplarité du premier quinquennat. Le déni avec
lequel elles sont accueillies par le pouvoir révèle l’enracinement
profond de mécanismes d’entre­soi, selon les deux avocats
E
n 2017, le candidat Emma­
nuel Macron promettait
des « dirigeants responsa­
bles, exemplaires et qui ren­
dent des comptes » ; Edouard
Philippe lui emboîtait le pas en
annonçant que « tout ministre
mis en examen devrait démission­
ner ». Cinq ans plus tard, Eric
Dupond­Moretti est renvoyé de­
vant la Cour de justice de la Répu­
blique pour prises illégales
d’intérêts, et Alexis Kohler, secré­
taire général de l’Elysée, est mis
en examen pour cette même
infraction. Ces affaires viennent
s’ajouter à une liste déjà bien
trop longue.
La multiplication de ces mises
en cause a contraint le gouverne­
ment à un véritable tête­à­queue.
Olivier Véran, porte­parole du
gouvernement, s’est retrouvé
contraint de déclarer : « On a trop
tendance à confondre mise en exa­
men et condamnation », « Est­ce
qu’on doit écarter quelqu’un qui
est en responsabilité parce qu’il y a
mise en examen ? (…) Nous consi­
dérons que non. » Le déni de l’im­
pact de mises en examen de res­
ponsables politiques de premier
rang est ainsi devenu une spécifi­
cité française, au regard de toutes
les pratiques suivies en la matière
par les grands pays européens ;
quand l’instrumentalisation de la
présomption d’innocence pour
tenter d’effacer les conséquences
désastreuses de ces mises en
cause successives auprès des ci­
toyens touche à l’indécence.
De plus, non seulement les af­
faires se multiplient, mais l’iner­
tie gouvernementale se double
d’une remise en cause là encore
inédite de la justice par les plus
hauts responsables publics, jus­
qu’au garde des sceaux – et peu
importe qu’il ait essuyé un fiasco
dans les poursuites lancées
contre de hauts magistrats du
Parquet national financier. Rap­
pelons­nous les propos d’Emma­
nuel Macron affirmant en 2021 :
« La justice est une autorité, pas un
pouvoir. Je ne laisserai pas la jus­
tice devenir un pouvoir. »
LE DÉFICIT
DE RESSOURCES
AFFECTÉES
AUX ENQUÊTEURS
ET AUX JUGES
EST L’ILLUSTRATION
EN CREUX
D’UNE VOLONTÉ
POLITIQUE
QUI FAIT DÉFAUT
Ce passage en force finit par en­
tretenir dans l’esprit d’une partie
de la population une forme de ba­
nalisation et génère in fine un dé­
sintérêt. Cela ne peut qu’accen­
tuer la logique du « tous pourris »
et alimenter le discours nauséeux
de l’extrême droite par un effet
boule de neige.
Les mécanismes qui entretien­
nent cette logique de déni et de
mise en cause de la justice en
France à l’heure actuelle restent à
interroger. Elle s’inscrit dans une
logique de l’entre­soi qui, non
seulement ne s’est pas démentie,
mais s’est à certains égards
aggravée, tandis qu’elle affaiblit
la confiance des citoyens envers
les institutions et fait le lit de la
médiocratie, ce « gouvernement
des médiocres ». Le problème
posé ici dépasse largement celui
d’une exigence d’exemplarité qui
ne serait pas respectée : il s’agit
de la perception croissante que
ceux qui sont chargés de la dé­
fense de l’intérêt général non
seulement le méprisent, mais
usent de leur pouvoir pour satis­
faire leurs intérêts privés.
Entrelacs d’intérêts personnels
Cet entre­soi français a été longue­
ment ausculté – et pourtant rien
n’y fait. Si certaines théories du
complot politiques utilisent le
concept de Deep State [« l’Etat pro­
fond »], sans qu’on y adhère, on
pourrait ici parler d’un « entre­soi
profond ». En effet, ces croise­
ments d’intérêts entre le privé et le
public créent, dans la pénombre,
des entrelacs d’intérêts personnels
qui font de l’intérêt général un per­
dant. De ce point de vue, les renon­
cements du gouvernement face
aux lobbys provenant de l’agrobu­
siness, de l’industrie chimique ou
des laboratoires pharmaceutiques
ces dernières années en sont une
terrible duplication. Le voile com­
mence à peine à se lever sur l’en­
dogamie qui est au cœur de la dé­
légation par l’Etat de certaines de
ses missions essentielles à des ca­
binets de conseil, au risque de bri­
mer les missions de service public
hâtivement « privatisées ».
Cette logique d’intérêts croisés
est à nos yeux caractéristique
d’une mécanique de corruption
morale qui affecte maintenant
nos élites et parfois au plus haut
niveau. Ces affaires d’atteinte à la
probité, par leur nombre, ne peu­
vent se comprendre isolément. El­
les s’inscrivent dans un tout et
sont révélatrices du degré corrup­
tif atteignant nos élites. L’absence
d’automaticité dans la démission
n’est que la conséquence de l’en­
racinement de pratiques contrai­
res à l’exemplarité. L’obstination
de nos responsables à conserver
leurs fonctions est la consé­
quence mécanique de cette logi­
que protectionniste caractéristi­
que de l’entre­soi.
Notre législation a pourtant ren­
forcé les moyens pour lutter, no­
LA LOGIQUE
D’INTÉRÊTS CROISÉS
EST À NOS YEUX
CARACTÉRISTIQUE
D’UNE MÉCANIQUE
DE CORRUPTION
MORALE QUI
AFFECTE NOS ÉLITES,
ET PARFOIS AU PLUS
HAUT NIVEAU
tamment, contre les conflits d’in­
térêts : les premières grandes lois
du premier quinquennat d’Em­
manuel Macron ont été celles du
15 septembre 2017. L’exercice pré­
sidentiel a cependant permis de
prendre toute la mesure de l’iro­
nie tragique de ces lois, sur le pa­
pier, proches de l’exemplarité. La
principale interrogation touche
en réalité moins à l’existence de
ces outils qu’à la volonté de les
rendre opérationnels.
La République du conflit d’inté­
rêts, c’est celle de la reconnais­
sance de comportements endé­
miques qui n’ont rien à envier à
des régimes totalitaires. La verti­
calité avec laquelle le président de
la République exerce son mandat
s’avère parfaitement cohérente
avec la logique de protection dans
l’horizontalité qui caractérise
l’entre­soi.
Le temps où nous exigions que
cette législation soit en cohérence
avec les grands standards interna­
tionaux est passé : si elle l’est
aujourd’hui, cette législation n’est
pas respectée. De ce point de vue,
le déficit de ressources humaines
et techniques affectées aux en­
quêteurs et aux juges financiers
est l’illustration en creux d’une
volonté politique qui fait défaut.
La France est donc aujourd’hui
une République des conflits
d’intérêts, c’est­à­dire de com­
portements endémiques très en­
racinés qui non seulement n’ont
pas été éradiqués, contrairement
aux promesses faites, mais trou­
vent, dans les successions de cri­
ses que notre pays a connues et
connaît, une source supplémen­
taire pour s’amplifier au mépris
d’un intérêt général de plus en
plus menacé. p
William Bourdon
et Vincent Brengarth
sont avocats au barreau
de Paris, associés du cabinet
Bourdon & associés
Thomas Clay
La politique publique devrait
être le seul objet de la Cour
de justice de la République
Si la mise en examen d’Agnès Buzyn pose de nombreuses
questions, la Cour de justice de la République pourrait
bien renouer, grâce à cette affaire, avec sa véritable nature
et retrouver un rôle pertinent, estime le juriste
L’
affaire est entendue : la Cour de jus­
tice de la République (CJR) est une
anomalie démocratique, héritage
d’un autre temps où l’on pouvait se
bâtir une juridiction sur mesure, plus sou­
cieuse de sauvegarder les intérêts person­
nels que de défendre l’intérêt public. Char­
gée, selon la Constitution, de juger les actes
qualifiés de crimes ou les délits commis par
les membres du gouvernement dans l’exer­
cice de leurs fonctions, la CJR est surtout un
cimetière pour les affaires sensibles.
Juridiction politique par essence, « la CJR
politise la justice et judiciarise la politique »,
selon la formule de l’ancien ministre André
Vallini, qui en avait été membre. Elle est
composée de trois magistrats, encadrés par
douze parlementaires, lesquels sont élus
sans que la moindre aptitude juridique soit
requise, et selon des critères de représenta­
tion politique qui ont peu à voir avec la re­
cherche de la rectitude juridique ni avec la
quête de justice. Depuis sa création en 1993,
cette juridiction s’est prononcée seulement
à huit reprises et n’a prononcé que des pei­
nes dérisoires, voire des dispenses de peines
à ceux qu’elle a pourtant elle­même recon­
nus coupables.
Cependant, malgré cette mansuétude, la
mise en examen d’Agnès Buzyn suscite un
malaise. Celui­ci tient en premier lieu à la re­
présentation que l’on se fait de cette juridic­
tion qui a condamné Charles Pasqua, Michel
Gillibert ou encore Kader Arif pour des dé­
lits financiers. Le fait que l’ancienne minis­
tre de la santé soit à ce jour la seule per­
sonne poursuivie pour la gestion de la pan­
démie de Covid ajoute à la gêne.
Somme d’intérêts à protéger
Une gêne avivée quand on découvre les
alertes que Madame Buzyn a lancées dans
l’indifférence de ses chefs et alors qu’on sait
combien, en France, le pouvoir s’exerce ver­
ticalement, à partir du sommet. Pourtant ni
l’ancien premier ministre Edouard Philippe,
qui a simplement été placé le 18 octobre
sous le statut de témoin assisté, ni le prési­
dent de la République, qui bénéficie, lui,
d’une immunité quasi totale pour les actes
commis dans l’exercice de ses fonctions, ne
seront inquiétés. Madame Buzyn est donc
pour l’instant seule à devoir s’expliquer sur
le rôle de l’exécutif pendant la pandémie,
elle qui a pourtant quitté ses fonctions le
14 février 2020, soit plus d’un mois avant le
premier confinement.
La suppression de la CJR a certes été main­
tes fois promise par les candidats à l’élection
présidentielle. Mais les engagements de
campagne se heurtent ici à une somme
d’intérêts à protéger, lesquels trouvent des
soutiens sur tous les bancs du Parlement. Le
consensus pendant les campagnes électora­
les pour la suppression de la CJR n’a ainsi
d’égal que celui de ne pas y procéder aussi­
tôt les élections passées.
Aux dernières nouvelles, l’actuel garde des
sceaux serait chargé de travailler sur cette
suppression – ce qui n’est pas le moindre des
N’EST-IL PAS TEMPS
QUE LA CJR SE LIBÈRE
DES INFRACTIONS
AVANT TOUT LIÉES
À LA SATISFACTION
D’INTÉRÊTS
PERSONNELS ?
idées | 27
Thomas Clay est professeur à l’Ecole
de droit de la Sorbonne de l’université
Paris-I et avocat au barreau de Paris
paradoxes puisqu’il y est lui aussi person­
nellement renvoyé pour prise illégale d’inté­
rêts et qu’il a donc un intérêt réel à ce qu’elle
soit préservée, au moins le temps qu’il soit
lui­même jugé. Il n’y a pas de meilleure ma­
nière d’enterrer la réforme que de la confier
à celui qui a surtout besoin qu’elle ne se
fasse pas. Nous touchons ici à l’absurde.
L’affaire est donc entendue : la CJR n’a rien
à faire dans notre ordre juridique, mais, à re­
bours du principe d’égalité devant la loi, elle
en fait partie, et sans doute encore pour des
années. Mais, dans le même temps, la pan­
démie de Covid­19 a fait 153 000 morts en
France, et on ne saurait, face à un tel drame,
rester sans possibilité de saisir une juridic­
tion pénale. Le juge de droit commun est­il
dès lors vraiment le plus adapté ? A l’heure
où le procès de l’amiante est annoncé pour
la fin de l’année 2023, soit vingt­six ans
après les premières plaintes, on mesure la
difficulté pour la justice classique de traiter
des contentieux de masse, surtout en ma­
tière de santé publique.
Aussi, alors que les arguments en faveur
de la suppression de la CJR sont innombra­
bles, est­il permis de se demander si cette
juridiction singulière ne serait pas enfin
dans son rôle en traitant des responsabilités
relatives à la pandémie. N’est­il pas temps
que la CJR se libère des infractions avant
tout liées à la satisfaction d’intérêts person­
nels ? La gestion de la pandémie ne consti­
tue­t­elle pas finalement l’épure de ce pour
quoi la CJR est faite : juger d’éventuelles in­
fractions pénales dans le cadre de politiques
publiques, et notamment de santé publi­
que, grâce aux compétences et aux regards
croisés des magistrats et des parlementai­
res qui prennent ici tout leur sens ?
Une réponse pénale adaptée
Plutôt que de vérifier la prise illégale d’inté­
rêts d’un ministre – surtout s’il est en fonc­
tion –, l’évaluation de décisions politiques
ayant eu des conséquences tragiques per­
met de renouer avec la fonction originelle
de la CJR. Au fond, de toutes les affaires
qu’elle a eu à traiter, seules celles du sang
contaminé et de la pandémie entrent dans
la mission épurée de la CJR. Toutes les autres
doivent revenir au juge de droit commun,
surtout quand, comme dans les affaires Ta­
pie et Karachi, les ministres comparaissent
devant la CJR alors que leurs propres direc­
teurs de cabinet sont renvoyés devant le
tribunal correctionnel, éclatant ainsi de mê­
mes dossiers entre plusieurs tribunaux et
créant des distorsions incompréhensibles
de décisions.
Le critère, à élaborer, pourrait être désor­
mais le suivant : aux juridictions de droit
commun les affaires de droit commun,
même pour les actes accomplis dans le ca­
dre des fonctions ministérielles, avec un
filtre bien sûr pour écarter les plaintes fan­
taisistes ; à la CJR les affaires de politique
publique, pour les ministres et leurs colla­
borateurs – en présence peut­être des par­
ties civiles. Comparaître devant la CJR ne se­
rait alors plus une marque d’infamie, mais
le signe d’une réponse pénale adaptée à une
situation exceptionnelle, quitte d’ailleurs à
admettre que les décisions contestées, pour
mauvaises qu’elles aient été, n’entraient fi­
nalement pas sous le coup d’une qualifica­
tion pénale. La CJR trouverait ainsi sa vérita­
ble nature et, enfin, sa place. C’est tout le
mal qu’on lui souhaite. p
 0123
28 | idées VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022

Les démocrates américains empêtrés dans le piège migratoire

ANALYSE autorités locales et fédérales sont débordées,
la justice est engorgée, et les communautés
comme un virus au sein du mouvement
MAGA (Make America great again, le slogan
plus loin – sont traités de deux façons. Ils peu­
vent être autorisés à présenter une demande

A
lors candidat à la présidence, Joe
Biden avait promis de construire
un système migratoire « juste et
humain ». Le slogan était promet­
teur pour tous ceux qui observent le traite­
ment des migrants se pressant à la frontière
avec le Mexique. Il existait un espoir de rup­
ture avec la « tolérance zéro » de l’ère Trump,
qui avait entraîné une séparation épouvan­
LES AUTORITÉS  table entre près de 5 000 enfants et leurs
LOCALES  parents. Au premier jour de son entrée en
fonctions, Joe Biden avait annoncé l’arrêt de
ET FÉDÉRALES  la construction du mur frontalier avec le
Mexique, tant prisé par son prédécesseur.
SONT DÉBORDÉES,  « Pas une solution politique sérieuse », disait
le communiqué officiel.
LA JUSTICE  Dix­huit mois plus tard, le bilan démocrate
ENGORGÉE, ET  semble bien terne, à la fois dans les faits et
dans leur perception par l’opinion publique.
LES COMMUNAUTÉS  L’administration a préféré se consacrer à
d’autres priorités, notamment économi­
FRONTALIÈRES  ques, plutôt que de s’emparer de ce sujet
SOUS PRESSION complexe, alors que le continent sud­améri­
cain est confronté à des traumatismes clima­
tiques, politiques et sociaux de grande am­
pleur, poussant des millions de personnes
à remonter vers le nord. Fin septembre,
le nombre d’interpellations à la frontière en­
tre le Mexique et les Etats­Unis a atteint un
niveau historique : 2,38 millions sur un an,
soit une augmentation de 37 % par rapport à
2021. Cette statistique comprend de nom­
breux auteurs de plusieurs passages. Les
frontalières sont sous pression.
Ce n’est pas un hasard si, depuis septembre,
les républicains bénéficient de vents favora­
bles avant les élections de mi­mandat du
mardi 8 novembre. Ils ne cessent d’insister
sur cette question migratoire, liée dans leur
esprit – et dans leur esprit seulement – à la
criminalité et notamment au trafic de fenta­
nyl (drogue opioïde), réduisant cet enjeu à
une affaire d’« invasion ». Leur solution ? Plus
de contrôles, plus de policiers, plus de répres­
sion, plus de mur, celui promis par Donald
Trump n’étant pas achevé. Près de 725 kilo­
mètres ont été érigés, pour 11 milliards de
dollars (la même somme en euros). Les dé­
mocrates présentent là une forte vulnérabi­
lité, identifiée de longue date, qui conduit
une partie du public latino, dans les Etats
du Sud, à se tourner vers les républicains.
Le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, et
son collègue du Texas, Greg Abbott – tous
deux candidats à leur réélection le 8 novem­
bre –, ont provoqué une vive controverse de­
puis l’été en organisant des charters et des
bus de réfugiés vers d’autres Etats améri­
cains, pour supposément partager le fardeau.
Leur instrumentalisation de la détresse hu­
maine a été dénoncée. Mais leur but a été
atteint : replacer la question migratoire au
cœur du débat public, au détriment de l’avor­
tement, qui mobilisait le camp démocrate.
La théorie raciste du « grand remplace­
ment » s’est diffusée depuis plusieurs années
de Donald Trump). A l’instar de Tucker
Carlson, le présentateur vedette de la chaîne
Fox News, ses promoteurs prétendent qu’il
existerait un dessein démocrate, à peine
dissimulé, visant à condamner les Blancs
américains à une impuissance minoritaire,
en faisant venir des migrants par millions.
Changer la composition de la population et
l’identité même de l’Amérique, pour s’assu­
rer un pouvoir éternel : voilà une sorte de pic
paranoïaque qui dépasse les cercles étroits
des conspirationnistes farfelus.
Stagnation législative
Le refus des républicains de s’associer à toute
initiative démocrate sur le sujet au Congrès
explique la stagnation législative, en particu­
lier au sujet des centaines de milliers de per­
sonnes entrées dans le pays depuis dix ans
comme mineurs. La Maison Blanche gère
donc davantage les tuyaux – leur forme,
leur flux – que la nature même et la finalité
du circuit migratoire. Joe Biden a fixé un
plafond annuel de 125 000 réfugiés par an.
Mais la lenteur de traitement des dossiers de­
meure catastrophique. A cette voie classique
s’ajoute aussi l’accueil de dizaines de milliers
de personnes à titre temporaire et exception­
nel, en provenance d’Afghanistan (après le re­
trait américain à l’été 2021) et d’Ukraine, en
raison de la guerre déclenchée par la Russie.
Les migrants parvenus aux Etats­Unis par
la frontière mexicaine – venus de plus en
d’asile, et à demeurer sur le territoire en at­
tendant son examen. L’administration Biden
a cherché à accélérer cette procédure en con­
fiant la décision à des agents de l’administra­
tion plutôt qu’à des juges spécialisés. Objec­
tif : entre un et trois mois de traitement, au
maximum. Mais une telle diligence réclame­
rait des effectifs supplémentaires. Les mi­
grants peuvent aussi être immédiatement
expulsés, sous couvert d’une réglementation
très controversée – appelée « Title 42 » –, qui
figurait dans un décret présidentiel signé
par Donald Trump, pendant la pandémie.
Son objet : offrir la possibilité à la police aux
frontières de procéder aux expulsions au
nom du risque de propagation du Covid­19.
Au lieu de supprimer le Title 42, l’adminis­
tration Biden l’a étendu en octobre aux res­
sortissants du Venezuela, pour pouvoir les
renvoyer au Mexique. En échange, Washing­
ton a annoncé un programme d’accueil de
24 000 Vénézuéliens parrainés, avec un per­
mis de travail temporaire. Depuis, le nombre
de migrants vénézuéliens à la frontière a
baissé spectaculairement. Cette approche
pourrait être étendue à d’autres pays sources
en matière d’immigration. Mais ces mesures
complexes, hachées, ne dessinent pas une
politique migratoire. Et elles ne construisent
pas un récit positif que les démocrates pour­
raient revendiquer devant les électeurs. p
piotr smolar
(washington, correspondant)

CHRONIQUE | PAR ALEXANDRE PIQUARD L’ULTIME ŒUVRE D’ALAIN REY

Avec Twitter, Musk LIVRE 95 000 mots, expressions et locu­
tions, dans toute l’étendue de son
lica, la bibliothèque numérique
de la BnF, dont il était un utilisa­

se lance un défi compliqué D eux ans après la dispari­

tion du lexicographe et
essayiste Alain Rey, le
28 octobre 2020, les éditions Le
Robert publient la « version défi­
savoir encyclopédique.
La couverture des deux grands
volumes de l’actuelle réédition
est illustrée par la silhouette
bleue d’un arbre, à laquelle Alain
teur boulimique.
Les mises à jour et les enrichisse­
ments, manuscrits, ont été rédigés
par Alain Rey lui­même, avant
d’être intégrés par les équipes du

E lon Musk va­t­il réussir son

pari en achetant Twitter ? Après
les voitures électriques (Tesla),
les fusées et les constellations de sa­
tellites (SpaceX), les transports par
tunnel (The Boring Company) ou les
paiements en ligne (PayPal, société re­
vendue), l’entrepreneur s’aventure
sur un terrain politique et culturel,
celui des réseaux sociaux. Il investit
en outre dans une entreprise à la
peine, dans un secteur sous tension.
Avec Twitter, l’inarrêtable Elon Musk
se lance un défi compliqué.
La première énigme est l’équation
économique. Twitter n’a réalisé que
5 milliards de dollars (la même
somme en euros) de chiffre d’affaires
en 2021, contre 118 pour le leader
Meta (Facebook, Instagram et Whats­
App). L’entreprise, déficitaire depuis
sa création, a perdu 221 millions de
dollars en 2021, et la tendance s’ag­
grave depuis. Pour réduire les coûts,
Musk envisage de licencier 25 %, voire
50 %, des 7 000 employés, selon des
documents mentionnés par le
Washington Post. Ce qui posera la
question de comment faire mieux
avec moins, face aux 87 000 em­
ployés de Meta.
Côté revenus et utilisateurs, Musk
ambitionnerait de les multiplier
par cinq d’ici à 2028, à 26 milliards de
dollars et 931 millions de membres,
selon une présentation de mai citée
par le New York Times. Mais cela n’a
rien d’évident. Musk mise sur le
payant, une piste intéressante. Il a
évoqué le 1er novembre l’idée d’un
abonnement à 8 dollars par mois,
donnant droit à un label bleu de véri­
fication d’identité, ainsi qu’à une prio­
rité d’affichage de ses messages sur
le réseau. Mais quid des personnalités
aujourd’hui vérifiées qui n’auront
pas payé ? Ou des utilisateurs nuisi­
bles qui se seront abonnés ? Combien
d’utilisateurs seront séduits ?
Une autre piste est la réactivation
du défunt service de vidéos courtes
Vine. Ce format fait l’objet d’une con­
currence acharnée entre YouTube,
TWITTER DÉPEND  Habitué à déjouer les pronostics
DE LA PUBLICITÉ.  Elon Musk pourrait certes surprendre
OR, CE SECTEUR EST SOUS  plication dans ce chantier complexe
PRESSION EN RAISON DE LA  avec ses autres projets, plus valorisés
CONJONCTURE ÉCONOMIQUE
Meta et le leader TikTok… Plus large­
ment, Musk a avancé l’idée de trans­
former Twitter en application « uni­
verselle » qui copierait WeChat. Mais
il n’est pas le seul à vouloir imiter
nitive » de son Dictionnaire histo­
rique de la langue française. Le sa­
vant amoureux des mots, dont
l’art de conteur, à la télévision ou
à la radio, avait su captiver un
Rey comparait la langue fran­
çaise, « unifiée par ses racines et
son tronc, et variée à l’infini par ses
feuilles ». Œuvre ultime d’une vie
consacrée aux mots, à leur forme,
Robert – avec l’aide, pour cette édi­
tion posthume, de Danièle Mor­
van, son épouse. La préface est
précédée d’une page de titre imi­
tant le frontispice du Dictionnaire
DICTIONNAIRE 
cette plate­forme chinoise qui per­ HISTORIQUE DE LA  vaste public, avait entrepris un à leur histoire et à leur sens – de­ universel d’Antoine Furetière
met d’échanger des messages et LANGUE FRANÇAISE considérable travail de mise à puis le premier volume du Grand (1619­1688), clin d’œil au « précur­
des vidéos, de commander un taxi, Nouvelle édition jour de son ouvrage de référence. Robert de la langue française, seur des Lumières » auquel Alain
de payer ses factures, etc. augmentée, sous la Ce sont près de cinq années de en 1953 –, le présent ouvrage Rey consacra un ouvrage en 2006.
En attendant, Twitter dépend de la direction d’Alain Rey, lectures, de documentation, de prend la relève des cinq versions Et dont il s’est efforcé de suivre la
publicité. Un secteur sous pression Le Robert, 2 984 p., 139 € relectures et de corrections qui qui l’ont précédé depuis 1992. trace dans la rigueur, la lisibilité et
en raison de la conjoncture économi­ auront été nécessaires à cet infati­ Alain Rey s’était livré, pour la la liberté d’esprit, dans la lignée
que. De plus, les annonceurs, sou­ gable chercheur pour mener à première édition de ce diction­ des encyclopédistes, d’Emile Littré
cieux de leur image de marque, goû­ bien cette tâche, juste avant sa naire sans équivalent dans les ou de Pierre Larousse.
tent peu la volonté affichée par Musk mort, à 92 ans. autres langues, à un patient dé­ Son Dictionnaire historique at­
de restreindre la modération des con­ Alain Rey répétait à l’envi que le mêlage de l’écheveau des origines teste la vitalité d’une langue qu’on
tenus. General Motors (concurrent de français était bien vivant, et qu’il du français, « la plus germanique ne saurait, disait­il, réduire à ses
Tesla) a déjà suspendu ses investisse­ n’avait jamais cessé d’évoluer et des langues romanes », en s’ap­ racines grecques et latines, en pre­
ments. Et l’association d’annonceurs de s’enrichir au cours d’une his­ puyant sur les travaux de ses pré­ nant en compte ses évolutions ré­
Global Alliance for Responsible Me­ toire longue d’un millier d’an­ décesseurs lexicographes et sur centes, dans une aire géographi­
dia a prévenu que les plates­formes nées. Et c’est cette histoire com­ ses propres recherches étymolo­ que étendue qui inclut une partie
devaient rester « des lieux sécurisés », plexe et passionnante que dé­ giques. Celles­ci ont pu se consa­ de la Belgique et de la Suisse, mais
où les publicités ne côtoient pas des roule ici le regretté érudit au re­ crer à un corpus étendu de sour­ aussi le Québec, les outre­mer et
discours de haine ou des arnaques. gard malicieux, au fil de près de ces grâce à l’exploration exhaus­ l’Afrique francophone. p
Elon Musk a tenté de les rassurer en 3 000 pages denses consacrées à tive de plates­formes comme Gal­ lucien jedwab
écrivant que « Twitter ne peut bien sûr
pas devenir un paysage de désolation
ouvert aux quatre vents, où n’importe
quoi peut être dit sans conséquences ».
« Respecter les règles »
Le chant du cygne | par serguei
M. Musk devra aussi surmonter des
contradictions et des obstacles pour
réussir le versant politique de son
pari : défendre une « conception ab­
solue de la liberté d’expression ».
En fait, Twitter modère déjà peu et
laisse une place importante aux voix
conservatrices et aux trolls provoca­
teurs (dont M. Musk).
En Europe, a prévenu le commis­
saire européen Thierry Breton, le ré­
seau devra « respecter les règles ».
Courant 2023, les réseaux sociaux
se verront imposer des « obligations
de moyens et de transparence » dans
la lutte contre les contenus illégaux
ou contre les atteintes aux processus
électoraux. En cas de manquement,
ils risqueront des amendes jusqu’à
6 % de leur chiffre d’affaires, voire
une interdiction en Europe. Or, il est
compliqué pour les réseaux sociaux
à vocation globale d’avoir des règles
et des versions différentes en fonc­
tion des régions du monde.
pessimistes avec Tesla ou SpaceX,
avec Twitter, mais concilier son im­
et tout aussi sensibles, sera un défi
supplémentaire. p
0123
VENDREDI 4 NOVEMBRE 2022
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ai n f rachon
Le régime iranien
a peur des femmes
D LE POUVOIR
eux journalistes ira­
niennes, Niloofar Ha­
medi et Elaheh Mo­
hammadi, l’une et
l’autre âgées d’une vingtaine
d’années, risquent la prison à vie.
Leur crime ? Elles ont été parmi
les premières à raconter l’histoire
de Mahsa Amini – cette autre
jeune femme de 22 ans morte le
16 septembre pour port de voile
« inapproprié » en République is­
lamique.
Les deux journalistes ont été ac­
cusées, il y a quelques jours, de
travailler pour la CIA, c’est­à­dire
d’être des espionnes à la solde des
Etats­Unis, l’ennemi numéro un
de la théocratie iranienne. L’ab­
surdité du chef d’inculpation en
dit long sur la panique et le désir
de vengeance éprouvés au cœur
du régime. Comme à chaque diffi­
culté intérieure, on ressort le dis­
cours éculé de la manipulation
extérieure. La révolte provoquée
par la mort de Mahsa Amini n’a
pas fini de secouer la République
islamique – et de révéler la vraie
nature de ce régime.
Parce qu’une mèche de cheveux
dépassait de son voile, Mahsa, vi­
sitant Téhéran avec ses parents, a
été arrêtée par « la police de la
moralité » le 13 septembre. Déte­
nue trois jours durant, elle ne sur­
vivra pas au sort qui lui a été ré­
servé. Transportée dans un coma
profond à l’hôpital, elle meurt le
16 septembre.
Depuis, l’Iran est en ébullition.
D’une ville à l’autre de ce vaste
pays de 85 millions d’habitants, le
régime est défié – quotidienne­
ment. La jeunesse, scolaire et uni­
versitaire, est dans la rue, face à la
machine répressive de la théocra­
tie au pouvoir. Avec la sympathie
d’une bonne partie de l’opinion,
le mouvement dure depuis bien­
tôt six semaines – manifestations
répétées de jour en jour. La Répu­
blique islamique a rarement
connu contestation aussi longue.
14 000 arrestations
Elle affronte une révolte contre la
grisaille imposée d’un ordre « isla­
mique » qui oblige les femmes à
porter un voile, d’une certaine fa­
çon et pas d’une autre. Au péril de
leur vie, les Iraniennes brûlent, ar­
rachent, déchirent ce voile obliga­
toire. Le pouvoir réplique comme
il l’a toujours fait – en réprimant :
à ce jour, près de 300 morts, dont
une vingtaine d’adolescents ; des
milliers de blessés ; quelque
14 000 arrestations.
Il y a beau temps que la Républi­
que islamique, née de la révolu­
tion de 1979, a perdu toute l’origi­
nalité d’un régime qui, exception
dans la région, laissait, à ses dé­
buts, une marge au débat politi­
que. Au fil des ans, des épreuves
et des guerres (souvent imposées
par l’extérieur, il est vrai), la Répu­
blique islamique est devenue une
tyrannie militaire. 1999, 2009,
2017, 2019, à chaque contestation
– politique, économique ou so­
ciale – elle n’a qu’une réponse :
elle tue. Dans les colonnes de no­
tre confrère Le 1, le politologue Fa­
rhad Khosrokhavar parle de « tha­
natocratie » : un régime qui « en­
tend régner par la mort et par la
peur des mises à mort ».
Les manifestantes (et manifes­
tants) ont un slogan : « Femme.
Vie. Liberté ». Liberté de pensée,
d’expression, d’habillement ; li­
LA RÉPUBLIQUE  tre Soheila Sokhanvari expose sa
ISLAMIQUE  série Rebel Rebel, portraits de fem­
A RAREMENT  jour, on pourra écouter l’une et
CONNU  héran – et ce sera un peu grâce à
CONTESTATION  Niloofar Hamedi et Elaheh Mo­
AUSSI LONGUE
0123 | 29
LA DÉMOCRATIE 
AMÉRICAINE 
pas retombée. Elle continue d’être entrete­ ont été précédées par l’adoption d’un nom­
MENACÉE 
DE DÉLITEMENT
nue par celui qui avait juré de défendre ces
mêmes institutions en prenant ses fonc­
tions et qui avait pourtant orchestré froide­
bre record de lois restrictives pour l’exer­
cice du vote, qu’il s’agisse du vote par cor­
respondance ou des registres électoraux,
ment et méthodiquement cette tentative
de coup d’Etat. Bien aidé par la lâcheté des
responsables républicains, Donald Trump a
soumis à de véritables purges dans les Etats
républicains, qui visent selon les démocra­
tes les zones qui leur sont favorables.
depuis imposé la contre­vérité d’une élec­ Loin de restaurer la confiance des élec­
tion volée à une masse critique d’électeurs teurs, cette débauche de textes, ajoutée à
 
conservateurs. En dépit de l’absence de la un conspirationnisme devenu endémique,
moindre preuve, malgré des dizaines d’en­ visant aussi bien le vote par correspon­
RÉPLIQUE COMME  quêtes et d’opérations de recomptage. dance que les machines à voter, a au con­
Donald Trump a triomphé en banalisant traire renforcé la suspicion, comme une
IL L’A TOUJOURS  en outre une violence verbale qui s’étend tragique prophétie autoréalisatrice. Au
FAIT – EN 
RÉPRIMANT : 
À CE JOUR, PRÈS 
A près le discours solennel prononcé
par Joe Biden le 2 novembre, dans
lequel il a décrit une démocratie en
péril aux Etats­Unis, ses adversaires répu­
blicains ont immédiatement dénoncé un
comme une lèpre. En 2021, près de dix mille
menaces ont été recensées contre des élus
du Congrès, principalement contre des
membres de la commission d’enquête sur
l’assaut du 6 janvier et des femmes issues de
point de susciter désormais la création stu­
péfiante de véritables milices prétendant
garantir l’intégrité des opérations de vote
en dehors tout cadre légal.
La candidate au poste de gouverneur de
alarmisme de circonstance. A la veille la diversité. L’agression brutale, dans la nuit l’Arizona, Kari Lake, est devenue le symbole
DE 300 MORTS d’élections de mi­mandat, le 8 novembre, du 27 au 28 octobre, à son domicile, du mari de cette tentation antidémocratique répu­
traditionnellement défavorables au parti de la speaker démocrate de la Chambre des blicaine en refusant de s’engager à recon­
qui occupe la Maison Blanche, cet argu­ représentants, Nancy Pelosi, qui était la véri­ naître le résultat de son élection s’il lui était
berté d’être elles­mêmes. En ces ment d’opportunisme électoral peut s’en­ table cible de cette attaque, est une nouvelle défavorable. Hélas, elle est très loin d’être la
temps de déconsidération de l’Oc­ tendre. Il ne saurait cependant occulter les preuve des dégâts de cette dérive, tout seule dans son camp. Des dizaines d’autres
cident, où il est de bon ton, à Paris, menaces, réelles, qui pèsent désormais sur comme la médiocrité insigne d’une bonne campent sur la même posture, alors que
de représenter un « Sud global » les institutions américaines. partie des réactions républicaines. certains seront en cas de succès les garants
comme indifférent, sinon opposé, Près de vingt mois après l’assaut sans pré­ Ce courant négationniste républicain ne des élections à venir, à commencer par la
à la démocratie « à l’occidentale », cédent de militants trumpistes contre le s’est pas contenté d’entretenir la théorie du présidentielle de 2024.
les Iraniennes prennent tous les Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021, complot qui permet d’éviter de s’interroger Joe Biden, quelles que soient ses arrière­
risques pour revendiquer des li­ dans le but revendiqué d’annuler le verdict sur les raisons de la défaite de Donald pensées, n’a donc pas tort d’affirmer que la
bertés… « à l’occidentale ». de l’élection présidentielle de 2020, la fièvre Trump. Il a pivoté depuis des semaines vers démocratie est en jeu le 8 novembre, et ce
antidémocratique n’est malheureusement les élections de mi­mandat. Ces dernières constat ne lasse pas d’inquiéter. p
Pilier de l’antiaméricanisme
Dans le cocktail compliqué qui
fonde l’identité de la République
islamique, l’antiaméricanisme
est un élément constituant – d’où
l’accusation fabriquée contre les
deux journalistes Niloofar Ha­
medi et Elaheh Mohammadi.
« Téhéran définit ses intérêts en
opposition à ceux des Etats­Unis
dans la région », rappelle l’Améri­
cain Karim Sadjadpour, de la Fon­
dation Carnegie. L’Iran de l’aya­
tollah Ali Khamenei, le Guide,
justifie son expansionnisme
dans le monde arabe – en Irak, en
Syrie, au Liban, au Yémen – par la
nécessité de lutter contre l’Améri­
que et contre Israël : il faut ouvrir
des fronts.
Qu’il s’agisse de sa politique ré­
gionale ou de son projet nu­
cléaire, le régime n’a pas cédé aux
sanctions, illégales, immorales et
injustifiées, prises contre l’Iran
par Donald Trump. Celles­ci ont
épuisé les Iraniens, mais n’ont
pas desservi le régime, expliquait
Karim Sadjadpour, dans le New
York Times, le 12 août.
Khamenei n’aspire pas à une
normalisation avec les Etats­
Unis pour au moins deux raisons,
dit­il. Pareille évolution finirait
par multiplier les échanges entre
les Iraniens et « l’Ouest » honni ;
elle favoriserait la diffusion des
idées occidentales les plus « sata­
niques » – du type de celles qui
animent la révolte des Iranien­
nes. Mais une telle normalisation
priverait aussi la République isla­
mique de son pilier de soutène­
ment qu’est l’antiaméricanisme
et affaiblirait le régime.
Khamenei a besoin de son en­
nemi occidental. Il ne veut pas
que l’Iran soit un pays paria mais
il ne veut pas non plus que l’Iran
soit « pleinement intégré au sys­
tème global », dit Sadjadpour.
Khamenei cherche « la bonne
dose d’isolement » : pas trop pour
pouvoir vendre librement son pé­
trole ; mais suffisamment pour
enfermer les Iraniens – notam­
ment les Iraniennes – dans le cor­
set des préceptes de la Républi­
que islamique. « Ni la Corée du
Nord ni Dubaï », résume Sadjad­
pour : « Le plus grand danger
(pour Khamenei) n’est pas l’isole­
ment global mais l’intégration
globale. »
Hasard de l’actualité, deux gran­
des artistes iraniennes expriment
la douleur de l’exil. A Los Angeles,
la chanteuse Sussan Deyhim,
compositrice et voix unique, puis­
sante, bouleversante, reprend son
album La Belle et la Bête. A Lon­
dres, au Barbican Center, la pein­
mes qui défient le patriarcat. Un
admirer les toiles de l’autre à Té­
hammadi, ainsi qu’à toutes celles
qui sont dans la rue. p
 2|3
ENQUÊTE
v IRAN
v Les écrivains
témoignent

4|5
LITTÉRATURE

Dangereux v Anne Serre,

Simon Liberati,
Jonas Karlsson,
Gonçalo M. Tavares

Jean­René Huguenin 6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
Voici « La Côte sauvage », le Journal, des inédits… enfin la presque totalité de l’œuvre de v « Version originale »,
de Jean-Claude
l’écrivain, mort en 1962, à 26 ans, réunie en un volume. Tout à la fois brûlant et glacial Götting

sarah chiche
écrivaine

I
l ne faut pas envier les écrivains :
leur vie est aussi une vie de honte.

7
On se consume parfois, porté par
le plein vent de la jeunesse, dans
l’idée qu’une existence sacrifiée
au geste d’écriture et qui MOTS DE PASSE
connaîtrait, tôt, très tôt, une fin brutale v Pertinence
pourrait bien être un mal nécessaire de Monique Wittig
pour entrer dans la légende. Puis, un
jour, on a vieilli. Et on s’aperçoit, toutes
prétentions réduites à peau de chagrin,
que l’on n’a eu, ni en matière de talent ni
non plus de fin tragique, les moyens de
ses ambitions. Il ne suffit pas de s’écraser
à pleine vitesse contre le parapet d’un
pont ou de disparaître en Abyssinie pour
être lu pendant des générations. Reste la
consolation de rencontrer sur la route
de l’entre­deux­âges des livres qui, par la
perfection presque inquiétante de leur
style, la radicalité de leur propos, aussi
bien que leur refus de complaire aux
goûts et dégoûts du moment, sont
d’authentiques trésors. Dotées de cinq
8
CHRONIQUES
romans (dont quatre jamais montrés au v LE FEUILLETON
public), d’écrits divers destinés à des re­ Tiphaine Samoyault
vues littéraires, d’un journal intime et entend les vivants
d’une correspondance fascinante par et les morts appelés
son intensité, les 1 000 pages que Bou­ par Hélène Cixous
quins consacre, grâce au don de sa sœur
Jacqueline, à l’éternellement jeune Jean­
René Huguenin, disparu le 22 septem­
bre 1962 dans un accident de voiture à
l’âge de 26 ans, ont cette beauté­là. Gla­
ciale et brûlante.
Jean­René Huguenin, au début des années 1960. KEYSTONE-FRANCE 9
ESSAIS
De travail acharné, pour inciser dans v Salman Rushdie
le vif de la phrase comme du rapport à en lecteur érudit
autrui, il est sans cesse question dans le présente, une centaine d’articles pour La rock’n’roll sont d’autant mieux peintes « Quelqu’un m’attendait et me regar­
journal qu’Huguenin aura tenu de ses Table ronde, Arts ou Les Lettres françaises, que jamais elles ne seront nommées. dait vivre et souffrir. D’arbre en arbre,
17 ans à l’avant­veille de sa mort. On pres­
sur la jeunesse et l’amour, l’état des Laissons toute comparaison avec Fran­ cette présence se rapprochait, m’enfer­
crira volontiers sa lecture aux adoles­ sciences, Kafka, Valéry, le Nouveau Ro­ çoise Sagan de côté : Huguenin et « le mait et depuis, je n’ai jamais cessé de
cents, et aux moins jeunes qui se sou­ man, et même sur les rapports entre charmant petit monstre » n’ont, à part la la sentir se rapprocher, de jour en jour,
viennent encore des idéaux qui les ont médecine et littérature, où l’on trouve précocité, strictement rien en commun, d’être en être, se cachant derrière les ob­
faits. Huguenin veut plaire mais se vomit d’ailleurs cette phrase, en forme pas même la désinvolture. On pensera jets, se cachant derrière ton visage – quel­
d’y arriver. Il admire Dostoïevski, Berna­ d’adresse cachée à son père cancérolo­ plus volontiers aux personnages livides quefois tes yeux m’ont fait peur qui l’abri­
gue : « La médecine ne fera jamais et tendres du cinéma de Robert Bresson, tait innocemment – et me regardant tou­
De travail acharné, pour que prolonger l’homme. La littéra­ qui voulait aplatir ses images jusqu’à jours d’un peu plus près, ni en ennemie, ni
ture, elle, peut l’éterniser. » les rendre d’une pureté implacable. Mais en amie, ni en juge, mais plutôt à la ma­
inciser dans le vif de la De l’auteur, la plupart de ses lec­ aussi aux plus belles pages du Grand nière de la mort : avec indifférence. » Voilà
phrase comme du rapport teurs ne connaissaient jusqu’à ce Meaulnes, d’Alain­Fournier (1913). qui rappelle qu’un vrai roman n’est déci­
à autrui, il est sans cesse
question dans le Journal
jour que son unique roman publié,
La Côte sauvage, qui ouvre le pré­
sent volume (et que son éditeur
Comme la Sologne hypnotique de Meaul­
nes et son « domaine sans nom », la Breta­
gne d’Huguenin est l’écrin de serments
dément ni le décalque bien­pensant
d’un manuel de sociologie, ni un tutoriel
de bien­être, mais une affaire dange­
10
RENCONTRE
historique, Seuil, vient de faire adolescents merveilleux mais corrompus reuse et que ce qu’on doit condamner v Michel Winock
reparaître dans la collection par la cruauté, qui se lient aux vagues, avec la plus grande fermeté dans la vie, au chevet de
nos, Constant ; Robbe­Grillet l’agace. Au « Points », 192 pages, 6,90 euros). Il fut aux rochers, aux ajoncs. Et tout comme, à on peut férocement le mettre au travail la France fiévreuse
lycée Claude­Bernard, à Auteuil, il a pour salué à sa sortie, en 1960, par François lire Alain­Fournier, on s’emplit à nouveau dans la fiction. p
professeur Julien Gracq et se lie avec Mauriac. Dans la Bretagne immuable des les narines de l’odeur des salles de classe
Renaud Matignon et Jean­Edern Hallier. grandes vacances, Anne, son frère Olivier ou d’une eau dormante qu’entourent les la côte sauvage.
Avec ce dernier et Philippe Sollers, il et leur ami Pierre, qui vient de demander bois, on visualise, en lisant Huguenin, journal. le feu à sa vie,
fonde la revue Tel Quel, au Seuil, mais Anne en mariage et se promet de l’em­ mieux, on sent de nouveau l’océan et les suivis de romans et textes inédits,
s’en fait rapidement chasser, autant pour mener vivre à Beyrouth, se cherchent et écueils de notre côte sauvage intérieure de Jean­René Huguenin,
absentéisme que pour intransigeance. Il se fuient. De la plage à la lande, passions – celle sur laquelle, souvenez­vous, on édité par Oliver Wagner,
écrira des romans jamais publiés quoi­ parallèles et emprises obombrées d’une avançait, éperdu et effrayé, parce qu’on préfacé par Michka Assayas,
que extrêmement construits, où la ques­ jeunesse qui a connu l’Occupation et ne savait pas ce qu’on voulait faire et introduit par Etienne de Gail,
tion du crime et de l’inceste est partout découvre les cigarettes américaines et le qu’on avait peur de le découvrir. Bouquins, « La Collection », 1 216 p., 32 €.

Cahier du « Monde » No 24208 daté Vendredi 4 novembre 2022 ­ Ne peut être vendu séparément
2 | Enquête
Le soulèvement iranien
vu et vécu par les écrivains
Manifestations et rassemblements contre le régime se succèdent dans
la République islamique depuis plus d’un mois, en dépit d’une répression
brutale. « Le Monde des livres » a contacté des intellectuels, écrivains,
essayistes et blogueurs, vivant dans le pays ou en dehors, pour entendre
leur récit des événements et leurs analyses
lila azam zanganeh
L
a vie au creux de leurs mains,
elles avancent. Elles enton­
nent Barayé, hymne à la jeu­
nesse composé par Shervin
Hajipour, arrêté à la suite du
succès fulgurant de sa chan­
son sur les réseaux sociaux. « Pour pou­
voir danser dans les rues, pour cette peur
qui nous saisit au moment de nous em­
brasser…/ Pour ma sœur, pour ta sœur,
pour le soleil après ces longues nuits. »
Elles sont sorties de ce qu’Hannah
Arendt nommait le terrain glissant en­
tre obéissance et adhésion. Soudain, le
pacte de légitimité de la République
islamique – fait de piété et d’opportu­
nisme – semble rompu. L’Iran n’est
plus, selon Chowra Makaremi, anthro­
pologue au CNRS et autrice du Cahier
d’Aziz (Gallimard, 2011), qu’un « Etat
zombie ». « C’est le mot d’un sociologue
russe, et c’est très opératoire appliqué à
l’Iran. On croit que les cadres du régime
sont en place et la ligne rouge active, on
croit que tout ça fonctionne encore, mais
en fait c’est déjà mort », explique­t­elle.
Comme elle, des intellectuels et écri­
vains iraniens, à l’intérieur et à l’exté­
rieur du pays, ont raconté au « Monde
des livres » leur vision du soulèvement
qui l’embrase depuis la mi­septembre.
Cette nouvelle jeunesse, éveillée,
inventive, est issue de la génération Z,
âgée de 15 à 25 ans. Elle est ingouverna­
ble, forte d’une colère transmise de
femme en femme depuis plus d’un siè­
cle. « On fait maintenant dans la rue ce
qu’on faisait déjà chez nous : des doigts
d’honneur. » Filles et fils d’Iraniens eux­
mêmes enfants au moment de la Révolu­
tion islamique de 1979, cette génération
n’a aucune mémoire directe du renverse­
ment de la monarchie. Elle se dresse au
sein d’un espace politique saturé d’inter­
dits religieux et d’emprises sur les corps.
Selon la cinéaste et blogueuse Sepideh
Farsi, on entend aussi, pour la première
fois à l’unisson : « A bas la République is­
lamique ! Mort à Khamenei [Ali Khame­
nei, Guide suprême de l’Iran] ! »
Une jeune Iranienne, connue sous le
pseudonyme « L », témoigne dans un
journal en ligne, Jadaliyya.com, depuis
une bourgade restée sans nom, au lende­
main d’une manifestation où elle­même
a été battue par les forces de sécurité :
« Les gens vont dans la rue, non plus seule­
ment avec les corps qu’ils sont, mais avec
les corps qu’ils veulent être. Avec leur pro­
pre imaginaire. Leur acte révolutionnaire
est d’incarner cette imagination. »
Tout a commencé par un meurtre, et
quelques articles sur les funérailles de
Mahsa Amini, jeune Kurde en voyage à
Téhéran, assassinée pour avoir enfreint
un tant soit peu le code vestimentaire
strict, qui oblige notamment les femmes
à porter le voile. Les autrices des articles,
Niloofar Hamedi et Elaheh Mohammadi,
sont détenues au pénitencier politique
d’Evin. Ce sont les gestes et les symboles
relevés durant ces funérailles, dans un
village du Kurdistan iranien, qui sont de­
venus les marqueurs de la révolte ira­
nienne : couper ses cheveux, brûler son
voile. L’écrivain Amir Ahmadi Arian,
auteur de Et la baleine l’engloutit (Gras­
set, 2021), joint à New York, le craint : ces
deux journalistes ont sans doute été mi­
ses à l’isolement et torturées. A ses yeux,
l’imagination, dans ce contexte d’ex­
trême violence, reste une boussole pour
les révoltés : après avoir cherché à chan­
ger le système de l’intérieur, il ne leur
reste plus qu’à lui inventer des alternati­
ves. Dès lors que la population a com­
mencé à envisager la vie sans « eux », as­
sure Amir Ahmadi Arian, « la révolution
a déjà eu lieu dans les
esprits et l’imaginaire
« Que peut faire la République public a atteint un nou­
islamique ?, demande un éditeur veau seuil ».
Armin Molavi, édi­
et poète de Téhéran. Elle est teur et poète à Téhéran
comme Hercule luttant contre (son nom a été modi­
l’Hydre à neuf têtes : pour fié), contacté par
WhatsApp, raconte
chaque tête coupée, deux que des heurts ont
nouvelles repoussent » éclaté autour de l’hôpi­
tal où Mahsa était en
soins intensifs. « Je
connaissais des gens là­bas, ça a rapide­
ment dégénéré. » En 2009, pendant le
« mouvement vert », seules la capitale et
quelques grandes villes avaient mani­
festé contre les élections truquées. Il
s’agissait avant tout de membres des
classes moyennes et d’étudiants. Tous
croyaient en un processus réformiste.
« Maintenant, il y a du tumulte dans tant
0123
Vendredi 4 novembre 2022
Une photo
anonyme de
l’important
cortège allant
vers le cimetière
de Saqqez, au
Kurdistan
iranien, où est
enterrée Mahsa
Amini, quarante
jours après
sa mort, le
26 octobre..
ANONYMOUS VIA AFP
de villes dont je n’avais même jamais en­
tendu le nom », précise­t­il. C’est désor­
mais la colonne vertébrale du système
qui est ébranlée. Un pouvoir rongé de
l’intérieur et fatigué, avec des meneurs
cacochymes, ivres de violence.
De l’autre côté, ce sont de nouveaux
visages qui défilent dans la rue : les fem­
mes et les étudiants, bien sûr, mais égale­
ment des ouvriers et des agriculteurs.
Toutes les classes sociales se rassemblent
et, pour la première fois, des minorités
se joignent : Kurdes, Baloutches, Azéris,
Arabes, au sud, ou encore Guilakis, au
nord. Ils marchent souvent en petites
formations mixtes, le poing levé. « Pres­
que personne ne peut vivre comme il le
voudrait. La réforme n’est plus possible,
dit encore Armin Molavi. Et beaucoup de
femmes ont retiré le voile partout dans les
villes, on peut le voir de nos fenêtres, c’est
une image fréquente ces jours­ci. »
A la cantine de l’université Sharif de Té­
héran, institution qui a formé certains
des plus grands esprits du siècle, dont la
mathématicienne, récompensée par la
médaille Fields, Maryam Mirzakhani,
hommes et femmes se sont assis ensem­
ble. En cours d’art, ils se sont pris la
main. Au lycée, les élèves chantent Ba­
rayé, et dehors les tracts sont partout sur
les pare­brise. « Que peut faire la Républi­
que islamique ?, demande Molavi. Elle est
comme Hercule luttant contre l’Hydre à
neuf têtes : pour chaque tête coupée, deux
nouvelles repoussent. A Téhéran, pour
chaque quartier réprimé, brûlé, deux
autres se sont levés, et d’autres villes en­
core. Zahedan était à terre ? Oroumieh
s’est soulevée, et ainsi de suite. »
Près du métro, à côté de chez lui, il y a
quelques jours, trente ou quarante per­
sonnes venaient à peine de s’attrouper
qu’on leur tirait déjà dessus. Les mili­
ciens habillés en civil, les bassidji, sont
les plus dangereux. Contrairement à ce
qui s’est passé en 2009, les manifesta­
tions sont nombreuses et mobiles, plu­
tôt que centrales et massives. « Ils ne
savent plus comment gérer. » On écrit à
même les murs, et sur tous les réseaux
sociaux. Internet n’est pas complète­
ment éteint, même si tout est filtré. Et
partout où les bassidji et la police le
peuvent, comme à Zahedan, ils tuent le
plus possible : manifestants, journalis­
tes, écrivains, poètes, blogueurs, chan­
teurs, rappeurs. « La sauvagerie va exciter
les foules, prévient Molavi. Nous ne céde­
rons pas, nous changerons de chemin et
de lieu, nous allumerons de nouveaux
feux. » Des cocktails Molotov sont jetés
sur les bureaux des bassidji, sur ceux des
religieux.
Le mouvement semble s’essouffler un
instant et reprend de plus belle. « La vie
de cette jeunesse ne valait plus la peine
0123
Vendredi 4 novembre 2022
d’être vécue », résume Amir Ahmadi
Arian. Toutes les personnes de moins de
30 ans sont dans la rue, parce qu’elles ont
calculé le risque. L’économie est morte, il
y a une énorme crise de l’eau dans l’Est et
dans le Sud­Est, de larges parties du pays
seront inhabitables dans la décennie à
venir. Et il n’y a, en tout cas dans les peti­
tes villes, presque pas de contact avec le
monde environnant, en dehors d’Inter­
net. L’accumulation des restrictions fait
que la vie quotidienne devient une tor­
ture : regarder une simple vidéo, avoir
une copine, faire un tour dans un parc en
pleine lumière. Or, ils savent désormais
comment vivent d’autres jeunes gens
dans le monde.
La poète et blogueuse Leily Nezami,
contactée par Telegram (son nom a été
modifié), affirme : « Le pays est dévasté,
mais nous nous entendons enfin par le
cœur. » Une majorité de femmes sont ar­
rivées à la conclusion qu’elles sont oppri­
mées de manière planifiée, y compris,
dit Nezami, en littérature, dans les dis­
cours, au théâtre, au cinéma, dans les fê­
tes, dans la rue, à l’école et jusque dans
leurs voyages, tant il est difficile pour
elles d’obtenir un passeport. Leurs vies
ont été réduites, dans toutes les classes
sociales, car la loi est la même partout
– celle de l’humiliation légale.
Nezami énumère les questions qu’ont
appris à se poser tous les Iraniens qui ont
le courage de manifester : « Où devrions­
nous aller, où devrions­nous crier pour
avoir plus de temps avant que la répres­
sion ne nous atteigne ? C’est mieux devant
l’ambassade. Comment courir sans tom­
ber ? Portez des chaussures de sport. S’ils
ont tiré des gaz lacrymogènes ? Prenez de
l’eau. Si quelqu’un est pris ? Faites une vi­
déo en son nom et diffusez­la vite. Pas de
téléphones dehors, effacez tout. » Dans la
rue, écrit­elle, les hommes sourient aux
femmes qui ne portent plus le voile. « Les
gens se disent les uns aux autres : “Que la
paix soit sur vous” ; “Vos yeux rouges vous
trahissent, vous avez respiré du gaz lacry­
mogène, vous pourriez vous faire arrêter,
prenez mes lunettes noires !” Ils s’inquiè­
tent, plus que jamais, du sort des autres.
Ils se tiennent derrière les portes et, si le
milicien attaque dans la ruelle, ils
ouvrent. Internet est coupé, ils appellent
la nuit pour voir si tout le monde est ren­
tré sain et sauf. Ils se disent les uns aux
autres : “Je suis en bonne santé. Je vais
bien.” Après des années sans se parler, ils
ne connaissent pas les bases de la conver­
sation. Ils se battent parfois, ils se fâchent.
Ils jurent. Mais il y a aussi des jeunes gens
calmes, logiques et sages. »
Ces jeunes gens n’ont plus vraiment
d’idéologie : ils veulent vivre. Ils se ras­
semblent le soir, à la tombée de la nuit,
en petits groupes. Puis ils se dispersent
et se retrouvent ailleurs. D’autres sont à
leurs fenêtres et crient des slogans. Il n’y
a aucune référence religieuse, souligne
Javad Djavahery, écrivain iranien en exil
à Paris, qui avait soutenu la révolution de
1979, dans sa jeunesse (Ma part d’elle,
Gallimard, 2017). « Ces jeunes sont formi­
dables et courageux, on était des ama­
teurs à côté d’eux », s’enthousiasme­t­il,
soulignant que ces nouveaux révoltés
n’ont pas les mêmes barrières histori­
ques, religieuses et sociales. « Les jeunes
mettent des tags : “Ce poteau est réservé
pour pendre un mollah”, ajoute­t­il. Il y a
des croix sur les portes des bassidji. Et dès
qu’on les reconnaît quelque part, on met
leur visage sur Twitter, et leurs coordon­
nées sur les réseaux. Le corps marginalisé
d’une Kurde, celui de la jeune Mahsa,
comme point de déclenchement d’une ré­
volte nationale, cela signifie un change­
ment profond. Kurdes, Baloutches et Ara­
bes ont des raisons historiques de deman­
der leur indépendance. Mais, quand on
parle avec eux, ils n’ont jamais été aussi
iraniens que maintenant ! »
La rupture remonte à plusieurs années.
La légitimité politique s’est rompue,
parce que les réformistes ont été purgés,
exclus et se sont révélés n’être en rien
des opposants au système : même eux
n’aspiraient pas à de véritables réformes,
et les Iraniens l’ont compris. Jusque­là,
les gens étaient restés prisonniers d’une
narration où la République islamique
pouvait encore se maintenir. Avec ses es­
paces de liberté, sa société civile vivace,
elle faisait semblant de ne pas être une
dictature. Aujourd’hui, on voit les effets
de la haine du régime, y compris de la
haine de la réforme islamique. Le pou­
voir est illégitime.
Dans son livre Homo sacer. Le pouvoir
souverain et la vie nue (Seuil, 1997), le
philosophe Giorgio Agamben avance la
notion de « reste ». Le reste, c’est cette
part du réel qui échappe au pouvoir.
Chowra Makaremi analyse l’Iran à partir
de ce reste de ferveur révolutionnaire
que la République islamique n’a pas dé­
tourné. Tout ce qui n’a pas été broyé dans
l’étau entre « république » et « islami­
que ». « Contre­mémoire, contre­archives :
quelle histoire est écrite à partir de ce reste
qui résiste et à partir duquel on repart ? »,
demande l’anthropologue.
Le grand mythe, c’est que ce régime re­
présente la vraie et unique histoire. La
première chose que fait un régime totali­
taire, c’est confisquer la culture, l’imagi­
naire, les idées, le récit. A l’école, dans la
rue, à la télévision, la République islami­
que a essayé d’écrire sa propre histoire.
Et, parfois, ses dirigeants ont cru que
cette histoire pourrait être acceptée par
le peuple.
Mais un consensus semble apparaître :
« Tout le monde sait », disent les gens
dans la rue. Azar Nafisi, autrice de Lire Lo­
lita à Téhéran (Plon, 2003), affirme que la
société iranienne aspire désormais à la
démocratie, et qu’elle fait cette demande
de façon créative. Les femmes ont com­
mencé à prendre conscience de leur pou­
voir : « Sans le voile, nous leur disons :
vous ne pouvez pas nous posséder ou
nous transformer », explique Nafisi. La
violence à laquelle le régime les soumet
vient de la peur de sa propre faiblesse,
ajoute­t­elle. Il n’a pas d’autre discours
que celui des fusils.
Et cette génération iranienne connaît
Hannah Arendt. Elle a lu La Servante
écarlate, de Margaret Atwood (Robert
Laffont, 1987), qui y a été réédité onze
fois. Elle lit Vaclav Havel, Karl Popper. La
révolution de 1979 a métamorphosé
l’Iran en Union soviétique du monde is­
lamique. Une théocratie moderne, dont
les modèles étaient le communisme et le
fascisme, y est née. Les écrivains et les
Ci­contre, un groupe de manifestants,
à Téhéran, le 27 octobre. Cliché d’un
photographe anonyme. Ci­dessous, une
jeune femme vient de couper ses cheveux,
pour défier le régime iranien, à Téhéran,
le 7 octobre. AP. FOROUGH ALAEI
poètes ont été parmi les premières victi­
mes, emprisonnés, censurés, tués. En oc­
tobre, des auteurs de livres pour la jeu­
nesse ont protesté contre le meurtre
d’enfants lors de manifestations. Tous
ont été arrêtés. Les poètes qui ont écrit
des poèmes ou signé des communiqués
sur Mahsa et le mouvement des femmes
ont également été arrêtés.
Pourtant, de nombreux hommes et
femmes continuent de critiquer le ré­
gime sur Twitter et Instagram. Ils pos­
tent des photos, écrivent des textes, com­
posent chaque jour des chansons. Leur
nombre est si grand que ce n’est même
plus un crime, à moins d’avoir un très
grand nombre de followers. Un acteur ou
un écrivain connu sera menacé ou arrêté
au plus vite. A ce jour, beaucoup, sur les
réseaux et sur le papier, écrivent sous
pseudonyme.
Mais, affirme Nafisi, ce qui demeure le
plus subversif, ce sont les livres, les
« grands livres », souligne­t­elle : « Ils révè­
lent la vérité, et la vérité est dangereuse.
Une fois qu’on la connaît, il faut bien en
faire quelque chose. » Les écrivains de fic­
tion révèlent cette vérité en prêtant voix
à tous, même aux monstres. En tant que
telle, la poétique du roman se révèle dé­
mocratique. Le roman, qu’il juge ou non
ses personnages, les comprend.
Bien sûr, il y a toujours, pour les écri­
vains, le risque de l’illusion lyrique, dont
parlait déjà André Malraux dans L’Espoir
(Gallimard, 1937). La poète Solmaz Sharif,
l’une des voix les plus éclatantes de la
jeune littérature ira­
nienne, née à Is­
La poète Solmaz Sharif, l’une tanbul et ensei­
des voix les plus éclatantes de gnante en Arizona,
la jeune littérature iranienne, raconte avoir récem­
ment dit à un collè­
raconte avoir récemment dit à gue : « Tu comprends
un collègue : « Tu comprends ma sensibilité mainte­
ma sensibilité maintenant ? nant ? A chaque ins­
tant, les choses peu­
A chaque instant, les choses vent se briser, s’ouvrir.
peuvent se briser, s’ouvrir. Mais Mais c’est entre les
mains du peuple, pas
c’est entre les mains du peuple, des poètes ! » Elle ne
pas des poètes ! » croit pas que les écri­
vains puissent jamais
être à l’avant­garde
d’un mouvement pour la liberté, ou que
le langage ouvre la porte à un quel­
conque salut. Elle souhaiterait rester at­
tentive, au contraire, à toutes les façons
dont le langage pourrait freiner la lancée,
retenir l’élan. L’idée du poète comme
« gardien du pourquoi et de ce qui nous
attend de l’autre côté » lui paraît intéres­
sante d’un point de vue historique. Mais,
aujourd’hui, Sharif n’arrive plus à la
prendre au sérieux.
Leily Nezami, elle, écrit encore, de
Téhéran : « J’espère gagner. Dans les
conversations, les gens disent que quand
les mollahs ne seront plus là, on ira dans
le Nord, passer un bon moment au bord
de la Caspienne. Après leur départ, allons
en masse à Chiraz ! Une grande discothè­
que s’impose pour danser à Persépolis !
Après cela, établissons un lycée de lan­
gues orientales. Toutes les langues de
l’Orient devraient y être enseignées. La
littérature libre, quel monde ! Avoir une
école de cinéma gratuite… Et puis, imagi­
nons des pubs avec les poèmes d’Omar
Enquête | 3
Repères
16 SEPTEMBRE Mort, à
Téhéran, de Mahsa Amini,
Kurde iranienne de 22 ans,
trois jours après son arresta­
tion par la police des mœurs
pour infraction au code ves­
timentaire de la République
islamique. Un rassemble­
ment a lieu près de l’hôpital
où elle est morte.
17 SEPTEMBRE Ses funé­
railles, à Saqqez, au Kurdis­
tan iranien, donnent lieu à
une manifestation dispersée
par les forces de sécurité.
Dans les jours qui suivent, le
mouvement de contestation
se propage dans plusieurs
villes du pays.
26 SEPTEMBRE A cette date
un bilan officiel non détaillé,
incluant manifestants et
forces de l’ordre, fait état
de 41 personnes tuées. Au
moins 76, selon l’ONG Iran
Human Rights, basée à Oslo.
15 OCTOBRE Des troubles
et des affrontements ont lieu
dans la prison d’Evin, com­
plexe pénitentiaire où sont
détenus de nombreux oppo­
sants, dont des centaines
arrêtés lors des récentes
manifestations.
DÉBUT NOVEMBRE
Plus de 40 jours après
la mort de Mahsa Amini,
la contestation et la
répression continuent.
Selon les groupes de défense
des droits humains,
le bilan serait d’au moins
250 morts et plusieurs
milliers d’arrestations.
Khayyam. Des écoles de danse libre dans
les quartiers ! »
Son rêve s’interrompt, le temps d’effa­
cer ses messages sur Telegram, par peur
d’être prise. De l’autre côté du monde, et
du miroir de nos écrans, elle semble re­
prendre son souffle : « Les gens sentent
qu’il n’y en a plus pour très longtemps,
c’est proche, chacun a un plan. Tout le
monde parle de son rêve, comme s’il allait
se réaliser ces jours­ci. Le même rêve est
différent cette fois. Cela peut prendre
beaucoup de temps. Mais il n’y a pas de re­
tour en arrière. Tout le monde sait que le
roi est nu. Ce déshonneur, ce manque de
légitimité du système nous remplissent
d’espoir et de bonheur. Nous ne sommes
plus seuls, tout le monde sait qu’il n’est pas
possible que ce gouvernement survive
longtemps, tôt ou tard il tombera, et ce
bonheur sera le plus grand bonheur de no­
tre vie. Ce qui devait se briser sera brisé. » p
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 4 novembre 2022

Avec « Notre si chère vieille dame auteur », Anne Serre mêle Les perceptions de Guillaume
Quand il était enfant, Guillaume a perdu son nez et la vue
théorie et pratique dans une déclaration d’amour à la littérature dans un accident domestique impliquant des pommes
dauphine. Désormais quadragénaire, ce dandy pince­sans­rire

La création romanesque,
travaille comme informaticien dans une banque new­
yorkaise. A l’occasion, et en attendant de trouver l’amour,
il fréquente les prostituées d’un club de Brooklyn toutes
amourachées de ce drôle de zouave, aveugle et monstrueux.
Guillaume – devenu William en Amérique – est surtout un

roman homme près de ses sensations : un gourmet qui se délecte des

sauterelles élevées par son voisin, un épicurien qui récupère
des chevelures soyeuses dans les salons de coiffure pour en
tapisser le sol et les murs de son appartement.
Voici un étonnant premier roman dans lequel l’écriture du
handicap ne cède rien au romantisme ou au misérabilisme,
si fréquents en la matière. Anne Lorho, également ensei­
gnante spécialisée auprès d’enfants et d’adolescents en situa­
tion de handicap visuel, livre ici un texte tout à fait remar­
quable dans l’écriture des perceptions. Ainsi, la cécité du per­
sonnage principal met au cœur de la narration
les goûts, les rythmes et les odeurs. Cette sensi­
florence bouchy bilité de l’écriture, très séduisante à la lecture,
sert aussi la profondeur psychologique des per­

P
eu d’articles de critique ont
exercé une influence aussi
considérable sur les études
littéraires. En proclamant « la
mort de l’auteur » en 1968, dans la revue
Manteia, Roland Barthes (1915­1980) a re­
misé, pour un temps, la question des « in­
tentions d’auteur » et des interprétations
biographiques de l’œuvre aux oubliettes
de l’université et dans les tréfonds de
l’âme des enseignants, réduits au silence
par leur surmoi professoral.
Dans les médias, c’est évidemment une
tout autre affaire. Qui de mieux placé, se
dit­on, qu’un écrivain pour parler de son
nouvel ouvrage sur un plateau télévisé,
dans une émission de radio ? C’est entre
ces deux pôles que se glisse avec délices
Anne Serre. Elle les secoue et les réa­
gence, pointant l’insuffisance de l’expli­
cation biographique comme l’impossibi­
lité de se passer de toute référence à
l’auteur.
Mais elle le fait en écrivaine plus qu’en
théoricienne. Nul besoin d’être au fait
de ces querelles méthodologiques pour
se laisser entraîner gaiement dans la
ronde à laquelle nous invite son nou­
veau roman. Notre si chère vieille dame
auteur s’inscrit sans doute, d’ailleurs,
plutôt dans le sillage du Plaisir du texte
(Seuil, 1973), où Roland Barthes affinait
son propos : « Comme institution, écri­
vait­il, l’auteur est mort (…) mais dans
le texte, d’une certaine façon, je désire
l’auteur : j’ai besoin de sa figure. »
« Ce n’est pas vous bien sûr ? »
Chez Anne Serre, en effet, « l’auteur »
n’est pas tout à fait mort. C’est une nona­
génaire fourbue qui agonise, mais res­
pire (et parle) encore. Le lecteur la décou­
vre sur « son lit de mort », interviewée par
une équipe de télévision qui souhaite
reconstituer l’un de ses manuscrits et en
comprendre la genèse. Même si elle se
prête assez volontiers au jeu des ques­
tions et réponses, cette « chère vieille
dame auteur » recadre et oriente effica­
cement le journaliste qui l’interroge. Evi­
tons, lui fait­elle bien comprendre, de
confondre auteur, narrateur et person­
nage. « Nous sommes troublés par quel­
que chose, lui dit tout de même le journa­
liste, vous êtes une vieille femme (notre
chère vieille dame) mais il y a aussi une
vieille femme dans l’histoire (celle au
plissé noir soyeux lustré). » Il préfère s’en
assurer : « Ce n’est pas vous bien sûr ? »
Cela posé, il reste possible de réfléchir
au fil invisible qui unit toutes les instan­
ces à l’œuvre dans l’écriture romanesque.
Penchons­nous peut­être, comme la
Anne Serre, chez elle, à Paris, en septembre. PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA OPALE
protagoniste semble y inviter ses inter­
locuteurs, sur le plus intéressant de tous,
le narrateur. Qu’est­ce que raconter ? Et
pourquoi, surtout, peut­on avoir l’envie,
le désir, le besoin ou le plaisir de ra­
conter ? Si l’explication du texte lui­
même n’est sans doute pas à chercher
dans la biographie de
notre si l’auteur, la source de sa
chère vieille pulsion narrative, telle que
dame auteur, l’incarne le narrateur (qu’il
d’Anne Serre, soit omniscient ou non),
Mercure a sans doute quelque chose
de France, à voir avec l’enfance de
128 p., 14 €, l’auteur. La première fois
numérique 10 €. que la vieille dame a vu
Hans (c’est ainsi qu’elle
nomme le narrateur lorsque les faits ra­
contés sont vus à travers ses yeux), elle a
immédiatement été « charmée ». Elle
ajoute : « C’est à peine, pourtant, si je pos­
sédais déjà un langage. (…) Je crois qu’il est
apparu dans le jardin de mes grands­
parents à Bordeaux. (…) Il y eut un jour
cette silhouette en costume gris qui n’était
pas exactement de ce monde tout en y
étant bien franchement, je vous l’assure. »
Sous la plume d’Anne Serre, le mystère
de la création romanesque et de l’art du
récit se représente sous la forme d’un
petit théâtre intime où chaque pulsion,
comme chaque modalité d’appréhen­
sion du réel, tient un rôle. L’écriture d’un
roman n’est peut­être ainsi que la con­
versation réussie, respectueuse, presque
amoureuse, entre ces différentes instan­
ces. Une façon, pour l’auteur, de sortir de
sa cacophonie intérieure en s’adonnant
au jeu aussi libre que sérieux de l’écri­
ture. D’ordonner le monde tout en lais­
sant le feuilleté des significations ouvert.
De se mettre à l’écoute de ses émotions
et de ses débats intérieurs pour en pro­
poser au lecteur une forme dans laquelle
il puisse aussi se reconnaître.
Ce qui fait la belle poésie du roman
d’Anne Serre, c’est sa façon de mêler sans
confusion monde réel et monde fiction­
nel, théorie littéraire et pratique d’écri­
vain, jeu de rôle et allusions autobio­
graphiques, grandes orgues du roman
et musique de chambre de l’artisanat
romanesque. La conscience, aussi, que
seule la maîtrise des techniques narrati­
ves permet à l’écriture de se déployer et
de les faire oublier. Ce que nous rappelle,
surtout, Notre si chère vieille dame
auteur, c’est que raconter, c’est désirer. p
sonnages. A l’image de « la machine à sentir »
que William finira par créer, l’autrice propose
dans L’Aveuglé rien de moins qu’une petite, mais
convaincante, expérience sensorielle. p
zoé courtois
a L’Aveuglé, d’Anne Lorho,
Mercure de France, 304 p., 21 €, numérique 15 €.
L’écoute flottante de la plante verte
C’est une plante d’open space, une touche verte sur la mo­
quette grise. C’est aussi un arbre sur lequel poussent des grap­
pes de symboles religieux valorisants quand il ne fait pas l’ob­
jet d’un culte, comme chez les bouddhistes. Le ficus, à la fois
quelconque et sacré : enraciné dans le flou. Si Geoffroy, le nar­
rateur du très drôle premier roman de Catherine Logean, se
met à déballer sa vie, ses affres, au ficus installé dans le cabi­
net de son psychanalyste, c’est certainement parce que l’ar­
buste est le totem d’un monde où personne ne parle la même
langue. Son employeur lui propose un stage « Assertivité et
affirmation de soi » ; son jumeau à qui tout réussit lui enjoint
d’« aller de l’avant » après que sa compagne l’a abandonné ;
son psychanalyste lui répond par métaphores – « Si vous étiez
une voiture de sport rouge… » ; la metteuse en
scène de la pièce dans laquelle il se met à jouer
par hasard lui demande « d’incarner la finitude » ;
l’amie bouddhiste de son ex « emprunte l’octuple
sentier qui conduit à la libération ». D’un jargon
l’autre, les conversations s’apparentent à des ron­
ciers, où la communication finit pleine d’égrati­
gnures. C’est que l’on est tous des pépiniéristes un
brin monomaniaques. p pierre­edouard peillon
a Confessions à un ficus, de Catherine Logean,
L’Arbre vengeur, 216 p., 17 €, numérique 10 €.
Une énigme claudélienne
Dans une scène marquante d’Alphaville, de Jean­Luc Godard
(1965), Eddie Constantine avance le long d’un couloir en
ouvrant d’innombrables portes puis en les refermant les unes
après les autres. Jean­Michel Mestres est dans la même situa­
tion. Il a trouvé un carnet dans lequel une main anonyme a
recopié, en août 1942, le texte de Partage de midi, une pièce
de Paul Claudel alors confidentielle. Qui est le ou la copiste, ce
« M. S. » énigmatique ? Pourquoi a­t­il passé son été penché
sur ce cahier ? Obsédé par le mystère, l’auteur ouvre toutes les
portes qui se présentent, glisse un œil, referme, recommence.
« M. S. » pourrait être l’écrivain Marcel Schwob, la mécène
Misia Sert, l’actrice Marie Sabouret, voire Maria,
la propre fille illégitime de Claudel. Ou une autre
femme encore. L’enquête, joliment racontée,
manque d’un résultat décisif ou d’une dose de vraie
folie. Mais elle offre des aperçus inattendus sur
l’auteur du Soulier de satin (1929), sa famille,
son milieu, l’Occupation. Et elle incite à profiter
des portes entrouvertes pour lire Claudel. p
denis cosnard
a La Copiste, de Jean­Michel Mestres,
La Manufacture de livres, 224 p., 18,90 €, numérique 15 €.

Simon Liberati tel une pierre qui roule

Un écrivain septuagénaire écrit sur les Rolling Stones de la fin des années 1960. « Performance », lumineux autoportrait romanesque

mène sa plume maniaque et souple dans
des parages hyperréférencés, qui tou­
jours se ressemblent et se renouvellent
pourtant.
C’est le cas pour Performance, où l’on se
fabrice gabriel retrouve d’emblée en territoire connu,
tout en découvrant une perspective ori­
film comme il fait ses livres, avec une ob­
session quelque peu bavarde mais tou­
jours précise du détail et une drôlerie dé­
tachée souvent irrésistible.
Une histoire d’amour plus
traditionnelle qu’il n’y paraît
ther, qui n’en a pas 25… Peu importe,
alors, que cela corresponde à la situation
réelle de l’auteur : on éludera ici les ques­
tionnements traditionnels sur l’autofic­
tion, pour retenir quelque chose de plus
subtil et de plus sensible, peut­être, dans
les rapports que décrit Liberati entre ses
rédemption : l’histoire des Rolling Sto­
nes et celle, singulièrement, de Brian
Jones deviennent la sienne dans une
sorte d’infusion réciproque qui fait tout
le charme du roman. « Etait­ce l’écrivain
en moi, se demande­t­il, qui saisis­
sait l’occasion de réactiver l’indispensable

S
imon Liberati a son monde et ses
mythologies, qu’il décline de livre
en livre à travers de multiples va­
riations, avec la nonchalance par­
fois un peu poseuse d’un dandy à qui
il arrive d’agacer. Des coulisses noires de
la légende hollywoodienne, dans Jayne
Mansfield 1967 (Grasset, 2011), ou du Los
Angeles fou furieux de Charles Manson,
dans California Girls (Grasset, 2016), jus­
qu’au journal d’un gentleman­farmer
suicidaire en pleine tentative de « rehab »
(Liberty, Séguier, 2021), l’écrivain pro­
ginale : voici en effet Liberati aux prises
avec le genre explicite, ici tout teinté
d’ironie, de l’autoportrait romanesque.
Car c’est bien lui, à peine vieilli, ce per­
sonnage d’écrivain septuagénaire, par­
tagé entre sa campagne et Paris, à la
merci des dettes et des désirs, à qui l’on
commande le scénario d’une série docu­
mentaire sur les Rolling Stones entre
1967 et 1969, de leur arrestation pour dé­
tention de stupéfiants à la mort du guita­
riste Brian Jones. Connaisseur expert de
cette période, notre homme rêve son
Il faut dire que Liberati ne se ménage
guère, même s’il ne se déteste pas : il y a
forcément de la coquetterie dans cette
manière de bouger sa silhouette au cœur
d’un présent qui n’est plus tout à fait le
sien, celui de jeunes producteurs bobos à
demi incultes, où la classification nor­
mative des rapports amoureux gêne les
élans les plus simples. Cet aspect du livre
est particulièrement intéressant, qui dé­
crit une histoire d’amour plus tradition­
nelle qu’il n’y paraît, en définitive, entre
un homme de 70 ans et une femme, Es­
personnages, où se niche bien plus de et introuvable pureté dont j’avais besoin
tendresse que de misogynie. pour écrire sur les Rolling Stones ? Sûre­
C’est un senti­ ment, mais c’était aussi l’homme qui ve­
performance, mental que ce cy­ nait de redécouvrir une grâce de son ca­
de Simon Liberati, nique, en effet, qui ractère, que des années de bamboches et
Grasset, sous ses airs désin­ de liaisons égoïstes, passionnelles ou inté­
252 p., 20 €, voltes prend ex­ ressées, avaient obscurcie. » Empruntant
numérique 15 €. cessivement au sé­ son titre à un film culte de Donald Cam­
rieux l’exercice de mell et Nicolas Roeg avec Mick Jagger et
la littérature. Par une sorte d’étrange Anita Pallenberg (1970), Performance
mouvement de vases communicants, nous conduit de la sorte, l’air de rien, à
l’écriture lui permet ainsi d’envisager son rythme bizarre, diablement efficace,
une forme très personnelle de vers la lumière. p
0123
Vendredi 4 novembre 2022
Critiques | Littérature | 5

denis cosnard

C
e livre est un tour de magie. Un
de ceux qui, les applaudisse­
ments passés, laissent le specta­
teur flottant, rêveur, ne sachant
ce qu’il préfère, connaître le truc ou res­
ter dans l’illusion.
Tout commence au cirque. Le narra­
teur a accepté d’y accompagner son
vieux copain d’enfance, Magnus Ga­
brielsson. Ils sont assis au milieu des
gradins lorsque le prestidigitateur, Mis­
ter Magic Bobbi, annonce qu’il va faire
disparaître une personne du public et
demande un volontaire. Magnus lève
la main. Le tour fonctionne… trop bien.
Non seulement Magnus traverse un
miroir et devient invisible, mais il ne
réapparaît pas. Ni à l’entracte ni après la
séance. Ni même les jours suivants. Son
ami croit d’abord à une blague. Puis
s’inquiète : « Je déteste quand des gens
qu’on connaît disparaissent dans des mi­
roirs pour ne plus revenir. Je trouve ça
hyper pénible. » Dans ce genre de cas,
ajoute­t­il, « on est obligé de remettre
en cause sa conception du monde, et je
n’aime pas avoir à faire ça ».
Le voici donc contraint de revoir ses
maigres convictions et de lancer un
semblant d’enquête. Magnus a­t­il été
kidnappé ? S’est­il suicidé ? Qui est ou
était­il vraiment ? « Du point de vue des
étoiles », les deux garçons devaient, dans
leur enfance, sembler « ne faire qu’un
seul point », note le narrateur. Puis ils
s’étaient éloignés, avant de se retrouver
au cirque. L’heure est venue de remonter
le fil jusqu’aux années de collège.
Les certitudes vacillent
Cette plongée en arrière donne lieu à
de cocasses et subtils portraits de
Magnus et des autres élèves de l’époque,
comme l’épouvantable chef de bande,
Dennis, tous plus ou moins paumés, à
la recherche d’eux­mêmes. Dans leur col­
lège, ces années­là, chacun se définissait,
comme souvent, par ses goûts musi­
caux. Les garçons qui jouaient les durs
étaient fans de hard rock. Le narrateur et
ses amis, eux, se classaient résolument
côté synthé. Le côté des dominés, des
doux, des décalés. A l’image de Jallo, tou­
jours prêt pour des aventures improba­
bles : cultiver des pleurotes dans un par­
king souterrain, essayer l’hypnose pour
retrouver un objet volé ou gagner un peu
d’argent comme cartomancienne…
Sous le chapiteau du Cirque électrique, à Paris, en 2018. FRÉDÉRIC MIGEON/HANS LUCAS
Au cirque, un illusionniste fait disparaître le comparse
du narrateur. Pour de bon ? Jonas Karlsson, magique
L’ami invisible
Mais, au lieu de clarifier la situation,
les investigations du narrateur sur son
alter ego évanoui rendent le brouillard
plus dense. Plus le livre avance, plus les
certitudes vacillent. L’enquêteur se met
à recevoir des coups de téléphone ano­
nymes et silencieux. Au bout du fil, un
mystérieux correspondant se contente
de respirer et, parfois, de passer un dis­
que, comme pour nouer un dialogue. Se­
rait­ce Magnus, appelant de l’au­delà ?
Les époques, les lieux, les objets, les
contours des personnages deviennent
flous. La question même de leur identité
est posée, au double sens de ce mot : ce
qui fait qu’un être est identique à un
autre, ce qui le rend unique. Peu à peu, le
lecteur ne sait plus tout à fait s’il se
trouve dans la réalité, dans un mauvais
rêve, voire dans un monde légèrement
parallèle. Jusqu’à la révélation finale.
Né en 1971, le Suédois Jonas Karlsson a
commencé dès l’âge de 10 ans une car­
rière d’acteur pour le cinéma, la télévi­
sion et le théâtre, tout en jouant dans un
groupe de rock, avant d’écrire plusieurs
pièces, puis, depuis 2007, des nouvelles
et de courts romans. Comédien, musi­
cien, écrivain ? Magicien conviendrait
peut­être mieux.
Comme son Magic Bobbi, ou comme
certaines figures de Paul Auster, auquel
ce récit fait songer, l’auteur sait prendre
des personnages d’apparence banale,
raconter une histoire d’un ton badin,
détourner l’attention, bifurquer soudain
vers le rêve ou l’absurde, manipuler son
public et le laisser bouche bée. C’était
déjà le cas avec La Facture (Actes Sud,
2015), où un employé se voyait réclamer
un impôt de 600 000 euros au titre du
« bonheur vécu ». Puis avec La Pièce (Actes
Sud, 2016), dont le héros, un fonction­
naire très ordinaire, découvrait sur son
lieu de travail une salle secrète où il de­
venait l’homme fort qu’il rêvait d’être
– une pièce parfaitement imaginaire
aux yeux de tous ses collègues.
Autant de contes à dormir debout,
qui relèvent à la fois du portrait de
groupe pince­sans­rire et de la para­
bole acide. Arrivé à la dernière page, le
lecteur n’a qu’une envie : tout relire
depuis le début, pour retrouver les in­
dices disséminés ici et là, et compren­
dre comment il a pu se laisser leurrer.
Chapeau, Mister Magic Karlsson ! p
le cirque
(Cirkus),
de Jonas Karlsson,
traduit du suédois par Rémi Cassaigne,
Actes Sud, 182 p., 20 €, numérique 15 €.
Signalons, du même auteur, par le
même traducteur, la parution en poche
de La Pièce, Babel, 192 p., 7,90 €.
L’Ukraine,
lieux de mémoire
Peuplée depuis le néolithique,
hérissée de vestiges d’une
gloire désormais inimaginable,
la presqu’île de Trakhtemyriv,
ancienne capitale cosaque sur
le fleuve Dniepr, a été englou­
tie à l’époque soviétique, au
profit d’une centrale hydroé­
lectrique. Quand, comme
treize autres écrivains ukrai­
niens, le romancier Lyubko
Deresh a été invité par Iryna
Dmytrychyn et Emmanuel
Ruben à raconter un lieu qui, à
l’heure de l’agression russe,
exprime la réalité de leur pays,
c’est cette « Atlantide » à la fois
« collective » et « intime » – tant
il aimait « errer » jeune homme,
« parfois seul, parfois en bonne
compagnie », sur ses rivages –
qui s’est imposée à lui. Que
restera­t­il, après la guerre, de
ces traces presque invisibles ?
Quel vide irrémédiable ?
« Microcosmes » d’une vie
ukrainienne menacée, à son
tour, d’engloutissement, telle la
« minuscule maison de briques
rouges » que la romancière Taïs
Zolotkovska rêve pourtant de
retrouver un jour « libérée, si
calme qu’on y entend les étoiles
filer », les lieux évoqués dans ce
beau recueil opposent à la vio­
lence et à la volonté d’anéantis­
sement de l’envahisseur la
puissance toujours renaissante
d’une Ukraine « plurielle, multi­
forme (...), chatoyante et tortu­
rée », selon les mots d’Emma­
nuel Ruben. Une Ukraine qui
se dresse, toute harnachée de
« rêves et de fantômes », contre
la destruction et l’oubli.
florent georgesco
a Hommage à l’Ukraine,
sous la direction d’Iryna Dmytrychyn
et Emmanuel Ruben,
traduit de l’ukrainien et du russe
par Iryna Dmytrychyn, Paul Lequesne
et Emmanuel Ruben,
Stock, « La cosmopolite », 250 p.,
21,50 €, numérique 15 €.

Gonçalo M. Tavares, conteur cruel de la barbarie de l’Histoire

Le sang coule à flots et la terreur règne dans les récits imbriqués, drolatiques et trompeusement absurdes de « Mythologies »

incapable d’entendre ses trois fils
qui l’appellent. Quand ces der­
niers la retrouvent, en suivant
son sang à la trace, ils lui deman­
dent, à propos de sa tête : « Com­
gladys marivat ment a­t­elle été tranchée ? », « Qui
l’a tranchée ? », « Pourquoi ? ». La
lequel les Messieurs (Valéry,
Brecht, Breton, Walser, entre
autres) consacraient leurs jour­
nées à lire, écrire, s’instruire et
penser, l’auteur avait ressenti le
besoin de plonger d’une manière
encore plus âpre dans la barbarie
des uns qu’ils dénoncent les
autres. Parmi eux se trouvent des
frères et sœurs qui passent leur
temps à se perdre et à fuir dans
cet univers où rôdent notam­
ment « L’Homme­au­Mauvais­
Œil » et un loup. L’effrayant ani­
mal les attend dans « La Maison­
aux­Machines ». On ne sait plus
si on est chez Charles Perrault ou
dans un film de Steven Spielberg,
si on lit un conte ou un thriller.
Mais nous sommes assurément
dans l’imaginaire d’un grand
écrivain. p

G
onçalo M. Tavares ne
s’intéresse pas à la
partie « bourgeoise » du
cerveau des hommes.
Celle qui, « blottie au fond d’un ca­
napé », veut nous faire croire que
tout est rationnel et prévisible.
Dans Jérusalem (Viviane Hamy,
2008), son héros, Théodor, avait
le pouvoir d’entrer dans « des
têtes bizarres » et développait une
« empathie avec le non­nor­
mal ». Le rire et l’horreur sont
souvent, chez l’écrivain portu­
gais, les deux faces d’une même
situation, comme le prouve My­
thologies, qui regroupe deux ré­
cits, La Femme­Sans­Tête et
L’Homme­au­Mauvais­Œil et Cinq
enfants, cinq souris, parus séparé­
ment au Portugal.
Composés de courts chapitres
– autonomes pour certains –, ces
textes transportent le lecteur
dans un univers étrange, à la fois
familier et imprégné des contes
allemands. Parmi les personna­
ges récurrents, une mère tout
juste décapitée. Elle se perd dans
un labyrinthe à l’orée d’un bois
aux dimensions changeantes,
mère répond : « Avec une hache »,
« C’est votre père », « Parce qu’il
voulait avoir plus de place au lit ».
On retrouve dans ces récits le
style limpide et précis, presque
logique, qui permet à Gonçalo Ta­
vares – un professeur d’épistémo­
logie féru de mathématiques – de
faire ressortir l’aspect ironique et
absurde des choses qu’il décrit.
Certains riront de cette manière
de parabole sur les liens du sang,
ce qui n’empêche pas Mytholo­
gies d’être bien plus sombre que
ses ouvrages précédents. Comme
si, après avoir construit Le Quar­
tier (Viviane Hamy, 2021), dans
mythologies.
la femme­sans­tête et
l’homme­au­mauvais­œil
suivi de cinq enfants,
cinq souris
(A Mulher­Sem­Cabeça
e o Homem­do­Mau­Olhado.
Cinco Meninos, Cinco Ratos),
de Gonçalo M. Tavares,
traduit du portugais par
Dominique Nédellec,
Viviane Hamy, 376 p., 22,90 €,
numérique 16 €.
de l’Histoire – thème du cycle
Le Royaume, qui se terminait Christian GURY
avec Apprendre à prier à l’ère de la
technique (Viviane Hamy, 2010).
Dans le chapitre « L’Autruche a
faim, la Femme­Rousse crie, cer­
tains font de la publicité dans le
ciel », l’oiseau est missionné par
un certain docteur Charcot pour
apaiser les fous en dévorant à
vif une partie de leur cerveau.
L’eugénisme et le désir obsédant
de contrôler les individus préoc­
cupent Tavares depuis toujours.
Ainsi que tous les crimes de
l’Histoire, inhérents à son cours.
Ce qu’attestent les scènes de
« Révolution » – les mains cou­ Proust et les Chats Un amour de Proust :
pées, le peuple terrorisé – ou de
« La Très­Grande­Marche » entre­
Cléo de Mérode
prise par des millions de person­
nes « assujetties à “L’Homme­le­ Par l’auteur de Lyautey Charlus suivi de : Gide en avait l’intuition :
Plus­Grand” ». Nul besoin de les Lyautey, modèle de Charlus ; de Proust et Lyautey ;
ancrer dans un lieu ou une épo­
que, tant elles imprègnent la mé­ de Proust électricien ; de Proust et l’Adoption.
moire humaine. Ces mythologies
sont pour nous, aujourd’hui.
Et puis, il y a le personnage Editions Thierry Sajat
de Moscou, ce jeune homme de http://www.editionsthierrysajat.com
18 ans qui tire les yeux bandés
sur une assemblée, attendant
6 | Histoire d’un livre
Comme à l’âge d’or du cinéma
Pour « Version originale », le dessinateur Jean­Claude Götting a conçu une série de
plans très cadrés, en noir et blanc, sous­titrés. Autant d’extraits de films imaginaires
également peintre et auteur de bande
dessinée. Ce Parisien de 59 ans est le dé­
positaire d’une esthétique unique, char­
bonneuse et céleste à la fois, transposable
sur de nombreux supports (affiches,
frédéric potet albums…). Le « style Götting » sait aussi
se fondre dans des projets graphiques
L
es lecteurs français de Harry Pot­ sortant de l’ordinaire, comme ce nouvel
ter connaissent bien Jean­Claude album, Version originale, hommage au
Götting, même si tous n’ont pas cinéma et, plus encore, aux cinéphiles.
nécessairement retenu son nom. Ce sont eux, en effet, dans la peau des
Dix ans durant, l’illustrateur a dessiné lecteurs, qui vont actionner la mécani­
les couvertures de la série de J. K. Rowling que de cet album au format 4/3, proche
pour Gallimard. Mais, aussi marquant du format classique du cinéma. L’objet
soit­il, ce travail de commande ne suffit se compose d’une quarantaine de plans
pas à résumer la carrière de l’artiste, fixes, sans rapport les uns avec les
Au lecteur de se faire ses films
JEAN­ En symbiose totale avec sa
CLAUDE fabrication, Version originale,
GÖTTING album aux allures de long­mé­
doit beau­ trage, ne saurait toutefois être
coup à l’en­ vu comme une tentative d’adap­
fance. Parce tation d’un film en papier.
que le ha­ Ce n’est pas « un » film en effet
sard a mis sur son chemin, il y que propose ici Götting, mais
a une quarantaine d’années, un quarante, soit le nombre d’ima­
petit rouleau en mousse d’éco­ ges qui s’y succèdent, sans lien Quand il regarde un film sur
lier. L’illustrateur avait alors entre elles. son ordinateur, l’auteur
coulé de l’encre noire sur le Des hommes et des femmes
cylindre, l’avait laissé sécher vont et viennent au­dessus de photographie des détails qui
partiellement avant d’étaler sous­titres qui n’éclairent rien de peuvent lui être utiles, plus
son contenu sur un dessin leurs relations – seulement devi­ tard, devant sa table à dessin
préalablement exécuté. Ainsi ne­t­on qu’il y a de la tension
est né ce style à nul autre pareil entre eux. Le livre ne se soustrait
dont le grain n’est pas sans pas, de fait, aux codes du drame
rappeler celui des films de l’im­ romantique, à travers son
médiat après­guerre. chapelet de faux­semblants et
de petites lâchetés.
Chef opérateur d’un puzzle
qu’il serait périlleux de vouloir
L’ÉCRITURE PREND VIE
remettre en ordre, Jean­Claude
Götting rappelle aussi que le des­
sin, s’il est incapable de susciter
une persistance rétinienne, à
l’instar du cinéma, n’a pas son
pareil pour reconstituer l’atmos­
phère éthérée des lendemains
de chagrin amoureux. p f. p.
Éditions Persée
127 avenue Jean-Baptiste Clément version originale.
92100 Boulogne-Billancourt
sous­titrée français,
de Jean­Claude Götting,
Virages graphiques, 96 p., 22 €.
autres, dans un décor chaque fois diffé­
rent. Des protagonistes, qui ne sont ja­
mais les mêmes d’un tableau à l’autre,
se parlent. De cette discussion, on ne lit
qu’un sous­titre.
« Trois jours, ma chérie, qu’est­ce que
c’est ? », dit un homme à une femme de­
vant une bouche de métro parisienne.
« Bien sûr, il y a eu Venise. Mais Venise,
c’était quoi ? », peut­on lire, page suivante,
en surimpression d’une scène de couple,
sans que l’on sache qui parle. « Le lecteur
est l’auteur de ce livre. C’est à lui de tra­
vailler, de chercher ce qui s’est passé en
amont de chaque image », explique Jean­
Claude Götting au « Monde des livres ».
Seul point commun à ce diaporama
participatif : le thème de la rupture
sentimentale.
L’idée lui est venue en consultant la
banque d’images de son smartphone.
Quand il regarde un film sur son ordina­
teur, Götting photographie des détails
qui peuvent lui être utiles, plus tard, de­
vant sa table à dessin. « Par exemple, le
raccourci d’un bras chez un acteur, que je
pourrai ensuite reproduire. » Une capture
d’écran de Heat, de Michael Mann (1995),
va particulièrement l’interpeller a poste­
riori : « On y voyait un couple près d’un lac.
Il était question de gâteau d’anniversaire
dans le sous­titre, sans que l’on com­
prenne pourquoi. N’ayant aucune mé­
moire des films que je regarde, ce décalage
entre l’image et le texte m’a amusé, au
point de vouloir le répéter, d’en faire un
système narratif. »
L’illustrateur s’est alors replongé dans
ses canons cinématographiques préférés
– Nouvelle Vague française, cinéma amé­
ricain des années 1940 – pour créer de
toutes pièces de « vrais » extraits de
« faux » longs­métrages. Sa technique si
particulière – encre de Chine étalée au
rouleau et rehaussements à la peinture
blanche – s’est alors emparée de ce film­
0123
Vendredi 4 novembre 2022
AUTEURS DU « MONDE »
Successions.
L’argent, le sang
et les larmes,
de Raphaëlle Bacqué
et Vanessa Schneider,
Albin Michel, 240 p., 20,90 €,
numérique 15 €.
Chez les Bolloré, Bouygues,
Mulliez et autres, il y a, comme
partout, de l’amour, des haines
recuites… Mais, dans ces clans­là, les
querelles peuvent avoir des consé­
quences sur le CAC40. Durant les
étés 2021 et 2022,
les grandes
reporters
Raphaëlle Bacqué
et Vanessa
Schneider ont
tenu en haleine
les lecteurs du
Monde avec la
série « Succes­
sions ». Ce livre
en est issu. p
Un extrait
de « Version
originale ».
VIRAGES
Les 99 fautes que
GRAPHIQUES tout le monde fait…
sauf vous,
maintenant !,
de Muriel Gilbert
et Jean­Christophe Establet,
Vuibert, 208 p., 14,90 €, numérique 10 €.
Muriel Gilbert unit ses forces à
celles de l’illustrateur Jean­Christo­
phe Establet pour nous débarrasser
enfin des accrocs (et non des accros)
que nous infligeons au français (et
non au Fran­
çais). Car, chez
la correctrice
au Monde, c’est
de cela qu’il
(et non dont il)
est toujours
question : met­
tre fin au mar­
tyre (et non au
martyr) de la
patchwork en restituant un noir et blanc syntaxe. p
« d’époque », empreint de mélancolie.
« Le noir et blanc est une sublimation du
réel », estime Jean­Claude Götting, plus à
l’aise que jamais dans cette facture gra­
nuleuse, idéale pour « créer une atmos­
phère et une profondeur supérieures au
C’étaient
les années Macron
lavis et aux hachures ».
Restait à insérer des sous­titres. de Dominique Méda,
L’auteur avait initialement pensé à des Champs, « Actuel », inédit, 224 p., 9 €,
citations façon « punchline », avant de se numérique 9 €.
rétracter : l’effet aurait été grossier. Afin Dominique Méda tient depuis 2018
de créer un peu plus de confusion dans une chronique régulière dans
l’esprit du lecteur, il avait aussi imaginé Le Monde, pour éclairer l’actualité à
glisser un dialogue en… finnois, avant de la lumière de la recherche en sciences
faire à nouveau machine arrière. Ses tex­ sociales. Enarque, philosophe,
tes diffusent volontairement une bana­ sociologue, elle a regroupé quarante
lité de façade, nécessaire au déphasage chroniques dressant le portrait
recherché. « Très bien. Oublions Le Bœuf critique du premier
sur le toit », fait­il dire à l’un des deux pas­
sagers d’un taxi. Se sont­ils disputés sur
mandat d’Emma­
nuel Macron, qui
le choix d’un restaurant ? Rentrent­ils à la aurait prolongé
maison préparer une omelette ? Libre à le « tournant »
chacun de se faire son propre film. néolibéral des
Voire sa pièce de théâtre. Manière d’enri­ années 1980,
chir cette variation sur le désordre amou­ au lieu d’affronter
reux, l’éditrice Sonia Déchamps a, en effet, les défis envi­
intercalé des fragments de pièces contem­ ronnementaux
poraines. « L’idée, au départ, était plutôt et sociaux
d’insérer des extraits de scénarios de films, actuels. p
mais cela s’est avéré compliqué, explique­
t­elle. Nous avons opté pour des auteurs
d’aujourd’hui dont les pièces ont été jouées
ou s’apprêtent à l’être, mais n’ont jamais
été publiées. » Diastème (Une scène), Vin­
Atlas géopolitique
cent Farasse (Une douleur aux cervicales),
Charlotte Lagrange (Une place dépeuplée) de la Russie
et Pauline Peyrade (Des femmes qui na­ sous la direction de Delphine Papin,
gent) ont prêté des bouts de manuscrits Les Arènes/Le Monde, 156 p., 24,90 €.
pour cet exercice transdisciplinaire, irré­ Réalisé, sous la houlette de Delphine
médiablement expérimental. Papin, cheffe du service Infographie
A travers Version originale, Jean­Claude du Monde, par les cartographes
Götting rappelle aussi son attachement à et infographistes du quotidien, avec
un médium, cousin du sien, qu’il n’aurait l’appui de journalistes du service
pas détesté manier. « Jeune, je rêvais de International ou d’éditorialistes, cet
cinéma, confie­t­il. En tant qu’auteur de atlas offre une occasion unique de
bande dessinée, j’espérais qu’on me mette, mettre à jour nos connaissances géo­
un jour, le pied à l’étrier. Cela ne s’est ja­ graphiques, historiques, politiques
mais fait. J’entendais dire que les projets ou démogra­
de film étaient longs à monter, qu’il fallait phiques sur la
trouver des investisseurs, etc. N’ayant pas Russie et de
le bagout pour vendre des choses, j’ai cessé comprendre
d’y croire. » Définitivement ? « Il faudrait les enjeux de
que je fasse un album qui cartonne pour l’agression
qu’on me propose de tenir une caméra. » qu’elle
Une sorte de Harry Potter, façon bande mène contre
dessinée. p l’Ukraine. p
0123
Vendredi 4 novembre 2022
denis cosnard
L
e hashtag #Wittig2023 est déjà
lancé. Vingt ans après sa mort,
cinquante ans après son livre Le
Corps lesbien (Minuit, 1973), les
adeptes de l’autrice française entendent
faire de 2023 une véritable « année Wit­
tig ». Au programme : lectures, exposi­
tions, ateliers, et un colloque internatio­
nal à Berkeley (Californie) et Genève
(Suisse). Sans oublier la réédition du
Corps lesbien en poche, chez Minuit, dé­
but janvier.
La transformation de Monique Wittig
(1935­2003) en icône féministe et les­
bienne est déjà en marche depuis quel­
ques années. Pas une semaine sans
qu’elle soit brandie en référence par les
actrices Adèle Haenel et Angèle Metzger,
la journaliste Lauren Bastide ou l’écri­
vaine Virginie Despentes, qui vante sa
« pertinence », plus forte encore selon elle
qu’il y a vingt ans. « Wittig est pour moi
l’illustration parfaite que la créativité peut
s’exercer aussi bien dans l’activisme que
dans la littérature », ajoute l’élue écolo­
giste Alice Coffin, interrogée par « Le
Monde des livres ». En avril, Gallimard a
réédité Le Voyage sans fin, une réécriture
lesbienne de Don Quichotte. La pièce,
portée notamment par Adèle Haenel, a
été applaudie en juin à la Maison de la
poésie, à Paris. Son roman de 1969 Les
Guérillères (Minuit, réédité en poche
en 2019) a inspiré à la Compagnie Mari­
nette Dozeville un spectacle de danse qui
tourne en France et en Belgique. En Breta­
gne, c’est une librairie itinérante égale­
ment appelée Les Guérillères qui ouvrira
en décembre, dans les monts d’Arrée. Et
ce mois­ci paraît, dans la collection « Icô­
nes » des éditions Les Pérégrines, une
première biographie, signée Emilie Noté­
ris. C’est le « moment Wittig ».
Après son exil aux Etats­Unis, com­
mencé en 1976, l’écrivain – elle tenait au
masculin – avait été un peu oubliée en
France, reléguée parmi les figures datées
de l’histoire littéraire comme de celle du
féminisme. Le livre de la philosophe
américaine Judith Butler Trouble dans le
genre (1990 ; La Découverte, 2005) a per­
mis de la redécouvrir. Pour une nouvelle
génération de féministes et de lesbien­
nes, Monique Wittig est devenue un
modèle de femme engagée, enragée, qui
a fait bouger les lignes avec sa plume. Un
point de jonction entre le féminisme
d’inspiration marxiste et l’actuelle « pen­
sée queer ». « Elle a été une clé de voûte,
sans laquelle l’édifice culturel et politique
lesbien­féministe ne tiendrait pas », juge
l’écrivaine Wendy Delorme dans un mes­
sage cité par Emilie Notéris. Démonstra­
tion en quatre temps.
Pronoms
Un demi­siècle avant les polémiques sur
le langage inclusif et l’apparition de for­
mules comme « iel », Wittig tente de dy­
namiter les frontières du genre dès son
premier roman publié, L’Opoponax (Mi­
nuit, 1964). Ce livre, salué par les écrivains
du Nouveau Roman et couronné par
le prix Médicis, raconte un amour entre
deux petites filles, même si cet aspect est
alors « complètement passé sous silence »
par la critique, comme le notera plus tard
l’autrice. Wittig y donne la priorité au
« on » pour « annuler » temporairement
« la division sociale des sexes ». Dans sa
fiction suivante, Les Guérillères, l’épopée
d’une troupe de combattantes qui veut se
libérer de l’oppression, c’est le « elles » qui
prédomine. Puis un troublant « j/e », un
« je » déchiré, prend la parole dans Le
Corps lesbien. « Les pronoms personnels et
impersonnels sont le sujet, la matière de
tous mes livres », écrira­t­elle a posteriori.
Monique Wittig s’inscrit ainsi pleine­
ment dans les expérimentations verba­
les qui foisonnent dans les années 1960­
1970. Elle travaille sur l’intertextualité,
professe que « tout texte se construit
comme mosaïque de citations », détourne
des mots tels « opoponax » ou « julep » de
leur sens habituel. Elle se lie avec Nathalie
Sarraute (1900­1999) et Georges Perec
(1936­1982). Pour lui, elle « traduit »
même sans « e » un passage de L’Opopo­
nax, que Perec intègre à La Disparition
(Denoël, 1969) : « L’ovibos, un animal mi­
mouton, mi­bouvillon, vit sans mal dans
la toundra. »
Mots de passe | 7
Monique Wittig (au centre,
chapeau), avec, entre autres,
Nicole Lise Bernheim
(à gauche), lors de
l’hommage aux femmes
de la Commune,
à Issy­les­Moulineaux
(Hauts­de­Seine), en 1971.
CATHERINE DEUDON/BIBLIOTHÈQUE
MARGUERITE DURAND/
ROGER-VIOLLET
Gouines
La place des lesbiennes constitue un des
points­clés du litige. Très tôt, Monique
Wittig veut les rendre visibles au sein du
MLF. A ses yeux, « la catégorie surplom­
bante des “femmes” agit comme un
“placard” pour les lesbiennes, c’est­à­dire
qu’elle contribue à les maintenir dans l’in­
visibilité en tant que lesbiennes », expli­
que Ilana Eloit dans un article de la revue
La Déferlante. En outre, Wittig constate
l’homophobie de certaines militantes
féministes. C’est la raison pour laquelle,
avec d’autres, elle crée en 1971 un collectif
appelé fièrement Les Gouines rouges.
Pour elle, cette identité est décisive dans
son travail. « Mon écriture a toujours
été liée indissolublement à une pratique
sexuelle interdite : le lesbianisme », affir­
me­t­elle dans Le Corps lesbien. Le groupe
Les Gouines rouges, cependant, se révèle
« statique » et se dissout en 1973. Bilan ? Le
MLF a échoué « à bâtir un paradis pour les
lesbiennes », tandis que « les luttes intesti­
nes ont séparé les amies et les amantes »,
constate Emilie Notéris. Dépitée, meur­
trie, Monique Wittig quitte la France
en 1976.
Queer
Pertinence de
Sa vie aux Etats­Unis avec sa compagne,
l’actrice et metteuse en scène Sande Zeig,
est difficile. Wittig peine à vivre de son
écriture. Loin de la France, elle n’en pour­
suit pas moins son travail conceptuel, qui
donne lieu à un livre majeur, celui pour
lequel elle est sans doute la plus connue
aujourd’hui : La Pensée straight – c’est­à­
Monique Wittig
dire « la pensée hétérosexuelle ». « Les
lesbiennes ne sont pas des femmes », dé­
clare­t­elle dans cet essai publié en an­
glais en 1992, puis en français en 2001,
chez Balland. Une phrase choc qui force
à repenser les concepts habituels. Pour
elle, la femme constitue une catégorie
qui « n’a de sens que dans les systèmes de
pensée et les systèmes économiques hété­
L’approche du vingtième anniversaire rosexuels ». Grâce à cet ouvrage, analysé
en détail par Judith Butler, Monique Wit­
de son décès, en 2023, rappelle tig se retrouve soudain au cœur des nou­
velles réflexions sur la question du genre.
l’actualité grandissante de la militante D’abord aux Etats­Unis. Puis, avec retard,
en France, grâce à des passeurs comme
et écrivain féministe. Une biographie Sam Bourcier et Suzette Robichon, fonda­
d’Emilie Notéris précède ainsi trice de l’association Les ami⋅es de Moni­
que Wittig. Cinq ans après le début du
manifestations et rééditions. mouvement #metoo, voici à présent
l’ex­égérie du Nouveau Roman introni­
Idées­forces sée phare de la « pensée queer ». p
Enfer
Le 26 août 1970, Monique Wittig et son amie Christine Delphy achètent une Un corps en action
gerbe de fleurs qu’elles tentent, avec sept autres féministes, de déposer sur la
tombe du soldat inconnu en brandissant des banderoles : « Un homme sur IL FALLAIT REDONNER VIE ET plus près son arrivée à Paris pour étu­
deux est une femme », « Il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu : sa CORPS À MONIQUE WITTIG. Ne pas dier à la Sorbonne, son premier poste
femme »… Cette opération spectaculaire est considérée comme l’acte de nais­ la laisser devenir une pure pensée d’enseignante en Guinée, son retour en
sance du Mouvement de libération des femmes (MLF). Monique Wittig avait audacieuse mais désincarnée. Tel est France, ses travaux pour les éditions de
participé à plusieurs actions en Mai 68, lancé des réunions non mixtes. Dans l’exercice dans lequel s’est lancée Emi­ Minuit, son premier manuscrit (inédit),
les années 1970, marquée par la lecture de la journaliste Betty Friedan (1921­ lie Notéris, une « travailleuse du texte » aux phrases courtes et hachées, puis
2006) et du philosophe Herbert Marcuse (1898­1979), elle devient l’une des qui a déjà plusieurs titres féministes à son entrée fracassante sur la scène litté­
théoriciennes du mouvement féministe. Elle signe le « Manifeste des 343 » son actif. L’ouvrage, pour lequel elle a raire, ses années militantes en France et
pour le droit à l’avortement, participe à la création de la revue Questions fémi­ lu abondamment et interrogé quel­ sa fuite douloureuse aux Etats­Unis.
nistes. Pour elle, les femmes constituent « la classe la plus anciennement oppri­ ques proches, se veut un modeste Au passage, on découvre que Monique
mée ». Elle milite pour une « prise de pouvoir politique » des femmes, contre le « brouillon pour une biographie », Wittig a été la colocataire du cinéaste
patriarcat qui les réduit en « esclavage ». comme Wittig avait cosigné avec sa André Téchiné. Qu’elle a vécu deux ans
Loin de l’image d’un mouvement joyeux, ouvert, Monique Wittig vit ces an­ compagne Sande Zeig un Brouillon avec Jean­Pierre Sergent, un ami de
nées « comme un séjour en enfer », confie­t­elle vers 1981 dans une lettre à la pour un dictionnaire des amantes Georges Perec, qui lui a suggéré de créer
poète américaine Adrienne Rich (1929­2012), découverte par la chercheuse à (Grasset, 1976). des groupes non mixtes. Et qu’à la
l’université de Lausanne Ilana Eloit. Au sein du MLF, plusieurs tendances s’af­ Sans constituer une somme défini­ grande époque de l’autodéfense fémi­
frontent. Féministe radicale, Monique Wittig affirme que la féminité comme la tive, le livre réussit à présenter l’œuvre nine, elle fut une karatéka presque
division hommes­femmes sont des constructions sociales. Elle remet ainsi en de Monique Wittig de façon synthé­ professionnelle. Inattendu. p de. c.
cause la notion même de femme, centrale pour le MLF, et se retrouve en conflit tique, tout en l’insérant dans un par­
avec le collectif Psychanalyse et politique mené par Antoinette Fouque (1936­ cours personnel complexe. Si elle wittig,
2014). Les relations s’enveniment. « J’ai connu la guillotine, la tête coupée », dira­ passe vite sur l’enfance de l’autrice, d’Emilie Notéris,
t­elle à la journaliste Claire Devarrieux en 1999. née en Alsace, Emilie Notéris suit de Les Pérégrines, « Icônes », 176 p., 16 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 4 novembre 2022

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT exprime ce souffle fatal, le bruit de la
lame de la guillotine lorsqu’elle se rap­ LES YEUX
proche et tombe, l’impossible qu’af­ DANS LES POCHES

L’esprit des esprits

L’ÉDITEUR EST SCEPTIQUE. Vous voulez
vraiment appeler votre livre Mdeilmm ?
Imprononçable ! Difficile d’entrer dans
une librairie et de dire : « Je voudrais
Mdeilmm… » L’éditeur s’inquiète. Il vou­
drait bien en vendre quelques exemplai­
res. Mais l’autrice insiste. Mon livre me
dit qu’il s’appelle ainsi, de ce mot qui
n’appartient à aucune langue connue,
mais qui contient toutes les langues, qui
vient d’un lieu où communiquent les vi­
vants et les morts. « Mdeilmm » a pour­
tant bien été prononcé une fois, dans la
circonstance particulière des séances de
spiritisme pratiquées par Victor
mdeilmm. Hugo en exil. Mais l’a­t­il vrai­
parole de taupe, ment été ? Il faut s’en remettre aux
d’Hélène Cixous, manuscrits des séances, transcrits
Gallimard, 176 p., 17 €, plusieurs fois au cours du XXe siè­
numérique 12 €. cle. Nous sommes à Jersey le
Signalons, de la même mercredi 25 janvier 1854. Il est
autrice, avec Cécile 9 heures et demie du soir et Hugo
Wajsbrot, la parution fait tourner une table ; sa famille
de Lettres dans la forêt, et ses amis l’assistent.
Extrême contemporain, « Qui est là ? – Shakespeare.
150 p., 14 €. – Peux­tu continuer tes vers par la
table ainsi qu’elle est tenue en ce
moment ? – Oui. – Parle. – M d e i l m m. »
L’éditeur aurait pu trouver une solu­
tion à son problème en allant voir une
autre transcription, celle effectuée par
Jean Gaudon (très fiable, selon une spé­
cialiste de Victor Hugo, consultée à l’oc­
casion de l’écriture de ce feuilleton) et
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
ÉLODIE BOUÉDEC
reprise dans l’édition Massin des Œuvres
complètes d’Hugo de 1968 : la leçon du
manuscrit est cette fois « B i i l i e m m », à
peine moins mystérieux mais bien
plus facilement prononçable. Il semble
qu’Hélène Cixous ait travaillé avec
l’autre transcription, celle de Gustave Si­
mon de 1923 (« Mdeilmm », donc), et elle
brouille les pistes en faisant se tenir la
scène un dimanche 22 (alors que les deux
éditions indiquent le mercredi 25). Qu’a
vraiment dit Shakespeare, ou sa voix qui
parle à travers la table ? « Biiliemm » ou
« Mdeilmm » ? Ou peut­être rien du tout,
qui sait ? L’important n’est pas là, bien
sûr, mais de se placer dans la lignée des
plus grands experts en fantômes de la lit­
térature, avec Hugo en servant et Shakes­
peare en grand maître. Sous­titré Parole
de taupe, Mdeilmm convoque ainsi en
premier lieu le spectre du père de
Hamlet, « the old mole », la pauvre taupe.
La scène entre l’autrice et son éditeur
est la plus comique d’un livre qui ne
manque pas d’autodérision. Hélène
Cixous est d’une sensibilité extrême à
l’humour de la langue qui ouvre en tous
sens le territoire des sens. Elle explore
pourtant une zone de grand danger, celle
de l’imminence de la mort dont le souf­
fle l’effleure, celle de la condamnation à
mort dont parle avec tant d’insistance
L’Idiot, de Dostoïevski (Plon, 1887), ainsi
que Victor Hugo, encore lui. « Mdeilmm »
parmi les grands thèmes actuels,
l’écologie ou la délimitation des
genres ne seront­elles pas envisa­
gées de manière identique dans
l’optique continuiste et dans celle
partant d’éléments « discrets ».
Car la « discrétion » dont il est
fronte celui qui se voit mourir. Se tenir
devant la mort, c’est habiter plusieurs FRANÇOIS ANGELIER
mondes en même temps, des réalités ju­
melles permettant de communiquer à la
fois avec les morts et avec les vivants, de IL EN VA DU CAMP COMME DE LA GRÂCE
vivre avec les revenants. « Les morts m’ac­ OU DU SWING, on peut en être empli, les
compagnent. Je ne vis pas sans mes caresser des yeux, mais non leur passer la
morts. Les morts m’écrivent. » Un avis de laisse, on peut les vivre, mais jamais les
décès du père de la narratrice, publié en décrire ou les définir. C’est une onde, un
février 1948 dans Alger républicain et arôme, et il fallait toute l’intelligence re­
reproduit dans le livre dans sa maté­ doutable de Susan Sontag (1933­2004) pour
rialité de document, fait de sa mort un tenter de l’approcher sans qu’il s’éva­
événement vécu au présent. Mdeilmm nouisse. D’où ces « notes » aiguës et surfi­
contient d’autres archives, toutes exhu­ nes de 1964, préférées à « la solennité d’un
mées d’une boîte miraculeusement re­ traité ». Inspiré de l’anglais « camp », « pren­
trouvée : elles ne sont pas là pour attester dre la pose », lié à la véhémence d’un cer­
le passé mais pour faire lever les morts tain kitsch homosexuel, courant de l’objet
au cœur même de la vie. quotidien à l’opéra et, à
Hélène Cixous ouvre son livre à l’évidence, objet trans­
d’autres manières de parler et d’enten­ historique (de Shakespeare
dre, à des formes de télépathie, de com­ à Wilde et Warhol), le
munications transtemporelles. Elle vit « camp », « dandysme à
plusieurs temps en même temps. Ce qui l’époque de la culture de
pourrait sembler absurde ou délirant masse », s’exempte de toute
apparaît ici comme un pouvoir propre à morale, glorifie « le style au
l’écriture, capable de nouer ensemble détriment du contenu », ré­
plusieurs langues, plusieurs moments fute le naturel au bénéfice
de l’histoire, de voir ce que voient les du tout­artifice et, surtout,
taupes, d’entendre ce que chantent les « voit tout entre guille­
souris, d’encapsuler les particules libé­ mets », préférant « l’outrance mélodramati­
rées par les spectres. L’écriture rend les que » à l’humanisme tragique. Le Style
souvenirs perpétuellement jeunes, elle Camp définit ainsi le contour d’une sensi­
s’installe dans le non­oubli et dans bilité éternellement moderne qui s’offre tel
l’inoubliable. Elle est à la veille ce que le « un mélange approprié d’outrance, de pas­
rêve est au sommeil : un espace où s’es­ sion, de fantastique et de naïveté » et exalte
tompent les contours de ce qui est et de « l’esprit d’extravagance ». N’est pas « camp »
ce qui n’est pas. qui veut : la Salomé de Richard Strauss l’est,
Hélène Cixous prend le rêve au sérieux, mais pas la Tétralogie de Wagner ; Cocteau,
car le rêve prouve qu’on peut avoir une toujours, Gide, jamais ; Garbo et King Kong
existence sans temps. Dans son livre pré­ le sont au premier chef. A l’heure où paraît
cédent, Rêvoir (Gallimard, 2021), Eve, la la biographie de Susan Sontag signée
mère, disait : « Cela ne me gêne pas d’être Benjamin Moser (Christian Bourgois,
morte. » Dans Mdeilmm, la fille dit à sa 898 pages, 39 euros, numérique 27 euros),
mère : « Maman, j’ai commis un meurtre. » ce délicat bréviaire de l’outrage est à savou­
Cela permet d’entendre autrement la cé­ rer d’urgence.
lèbre phrase inaugurale de L’Etranger, de
DAVID BOWIE, MARYLIN MANSON ou The
Hélène Cixous est Cramps, les rockers « camp » abondent et
surabondent dans l’inédit haute énergie de
d’une sensibilité Jean­Michel Espitallier, Du rock, du punk, de
extrême à l’humour la pop et du reste, véritable autoportrait ly­
rique d’un poète­batteur en ampli de con­
de la langue. Elle cert. On y suit, d’une part, la bande­son
explore pourtant une d’une vie, celle de l’écrivain,
zone de grand danger, seigneur de la jungle touf­
fue de sa discothèque, un
celle de l’imminence monde dans lequel il trace
de la mort des pistes passionnantes
sur les origines de la musi­
que populaire américaine,
Camus (Gallimard, 1942) : « Aujourd’hui, l’emprunt à la culture clas­
maman est morte. » La mort est sans sique ou encore la dimen­
temps, elle aussi, et ses habitants vivent sion mythique de l’Angle­
dans un perpétuel aujourd’hui. Comme terre, de l’autre, une
dans ses autres livres, Hélène Cixous ha­ phénoménologie
bite plusieurs mondes et elle entre en re­ gouailleuse et débridé de l’être­en­scène du
lation avec celles et ceux qu’elle aime en­ rocker. Détaillée avec pertinence et émo­
core, peu importe qu’ils soient vivants ou tion, la célébration communielle du con­
morts. On retrouve les êtres familiers cert est évoquée instant par instant, depuis
dont elle est peuplée et qui habitent ses l’arrivée parmi la foule (excellente descrip­
textes précédents, mais ce qui donne sa tion des titans de Metallica fendant celle de
force à ce livre­ci, c’est qu’elle y invente leurs affidés) jusqu’au retour des demi­
une sorte de méthode au bénéfice de dieux hagards et titubants dans l’ombre
cette communication élargie. Elle parle des coulisses. Pour arriver à capter ce défer­
avec les esprits et son écriture est vivante, lement d’énergie, Espitallier mitonne à son
vibrante, de leur vie. p lecteur un texte épicé de jeux de mots et
moutardé d’adjectifs, avec un goût tout
particulier pour la déferlante de listes, un
partir de ces éléments discrets, mitraillage serré de noms et de titres qui
une continuité – de mouvement, confine à la frénésie lettriste. Un grand mo­
de sensation, de temps, d’exis­ ment d’ubris érudite et d’enthousiasme.
tence. De cette construction per­
manente, nous n’avons évidem­ « FATIDIQUE » EST UN MOT SOMBRE, qui
ment pas conscience. Elle opère à renvoie aux arrêts du destin et à la mort.
notre insu. Avec du discret, nous Fatidique, l’année 1969 le fut, et grande­

Du cerveau à l’éthique, question n’a rien à voir avec la ré­

serve, l’attitude modeste, la « rete­
nue prudente dans les paroles et
inventons donc du continu. C’est
Le Cinéma intérieur (Odile Jacob,
2020), dont Lionel Naccache a
ment, sifflant la fin des
vacances utopiques du mil­
lésime 1968, et enterrant

discontinuité et société dans les actes », selon la définition

PEU IMPORTE L’ADJECTIF. Qu’on
la dise originale, singulière ou aty­
pique, l’œuvre de Lionel Naccache
se révèle, au fil du temps, impor­
tante autant qu’inclassable. De­
Descartes, Freud et le Talmud,
Flaubert et les titres de l’actualité.
Le résultat, qui peut déconcerter,
est étonnamment fécond.
Pour preuve, cette Apologie de la
de Littré. Le terme doit s’entendre
ici au sens mathématique : un en­
semble est discret lorsque ses élé­
ments se distinguent les uns des
autres par des frontières tran­
chées. Il est en ainsi des nombres
entiers naturels : entre 2 et 3, pas
moyen d’insérer un autre élé­
exposé le fonctionnement.
Construit formellement
comme l’Ethique, de Spinoza
(propositions, scolies), ce livre dé­
vivants les espoirs et les rê­
ves d’une jeunesse en
liesse. « Et le rêve fraîchit »,
la phrase de Rimbaud dit
veloppe les conséquences philo­ au mieux la chose. Cette
sophiques et sociopolitiques des « année terrible », Brice Cou­
observations neuronales de ma­ turier la détaille avec
nière à la fois minutieuse, foison­ l’acuité d’un historien et
nante, parfois volontairement l’amertume d’un témoin
PHOTOS BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY

puis une vingtaine d’années, et
une bonne dizaine de livres, il
campe au carrefour de la recher­
che scientifique et de la philoso­
phie. Neurologue, chercheur en
sciences cognitives, spécialiste du
fonctionnement du cerveau, il tra­
vaille sur les bases neuronales de
la conscience, et ses découvertes
lui ont valu nombre de prix. Mais
cet ancien normalien, devenu
professeur de médecine à la Pitié­
Salpêtrière et membre de l’Insti­
tut du cerveau, lit également avec
une vive attention Spinoza et
discrétion, qui ouvre des pis­
apologie de tes de réflexion inédites sur
la discrétion. des questions de fond : de
comment quelle manière faisons­nous
faire partie partie du monde ? Com­
du monde ?, ment s’élabore notre rela­
de Lionel tion aux autres, à la nature, à
Naccache, l’existence ? Est­ce sur fond
Odile Jacob, de continuité originaire, ou
330 p., 23,90 €, à partir d’unités séparées ?
numérique 19 €. Les réponses qu’on donne à
ces interrogations entraî­
nent des conséquences pratiques
divergentes, sur le plan éthique
aussi bien que politique. Ainsi,
ment. En revanche, une infinité
d’intermédiaires peuvent s’inter­
caler entre 2 et 3 (2,1, 2,01, 2,001…)
dans l’ensemble des nombres
réels, qui est continu.
Quelle relation entre ces distinc­
tions mathématiques élémentai­
res et notre rapport au monde ?
C’est là qu’intervient la neurolo­
gie cognitive. Il est désormais
bien établi que tous nos actes neu­
ronaux sont discontinus. Nous
percevons le monde en images
fixes, successives, environ treize
par seconde. Et nous fabriquons, à
burlesque. Contre les illusions et revivant l’élection de Nixon et l’alunissage
les dangers des idéologies conti­ de l’homme, la folie Manson et le début des
nuistes en pleine expansion « années de plomb » italiennes, montrant
(nous vivons tous le grand Tout), surtout les conséquences de ce cul­de­sac
le savant philosophe plaide pour historique sur notre présent déboussolé. p
une éthique où chacun, conscient
de son caractère discret (je ne suis a Le Style Camp, suivi de Culture et sensibilité
que moi, séparé du Tout), s’efforce d’aujourd’hui (Notes on « Camp »), de Susan
d’élaborer, avec les autres, les fic­ Sontag, traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Guy
tions indispensables à nos soli­ Durand, Christian Bourgois, « Titres », 72 p., 7 €.
darités. L’ensemble dessine une a Du rock, du punk, de la pop et du reste,
voie stimulante vers ce qui com­ de Jean­Michel Espitallier,
mence à cruellement manquer : Pocket, « Agora », inédit, 224 p., 9 €.
savoir faire société, construire a 1969, année fatidique. Tout est parti de là,
un horizon. p de Brice Couturier, Alpha, « Histoire », 614., 12 €.
0123
Vendredi 4 novembre 2022
Critiques | Essais | 9
« Langages de vérité », un recueil de textes sur la littérature, montre l’auteur APARTÉ
des « Enfants de minuit » façonné par les grands écrivains et les grandes œuvres
Paris,
Salman Rushdie en lecteur érudit c’est fini ?
ALERTE ! Une des plus belles
institutions de Paris est en
voie de disparition : le comp­
toir de bistro. Un effacement
« sournois », « rampant », me­
nace ce monument, se déses­
père l’écrivain Jean­Christophe
Bailly dans Paris quand même,
florence noiville le petit ouvrage piquant, éru­
dit et ronchon qu’il consacre à

T
ous les architectes le savent : l’évolution de sa ville.
pour percer une ouverture dans Bien sûr, depuis février, il
un bâtiment très ancien, mieux n’est plus interdit de consom­
vaut savoir comment il est mer debout dans les bars et
construit. Il en va de même en littérature. les cafés, comme cela avait été
Quand Salman Rushdie écrit Les Enfants le cas au nom de la lutte con­
de minuit (Stock, 1983), il ouvre une tre le Covid­19. Mais où s’ac­
brèche dans l’histoire du roman anglo­ couder ? En vingt ans, 40 %
phone. Mais, cette histoire, il la connaît des cafés parisiens ont dis­
pierre par pierre, elle l’a bercé, influencé, paru. Et, même quand les bis­
pétri, et c’est pour lui rendre hommage tros résistent, le comptoir se
qu’il publie aujourd’hui un foisonnant et retrouve souvent ravalé au
passionnant recueil d’essais. Ouvrage qui rang de desserte, constate
tombe à pic, après l’attentat dont il a été Jean­Christophe Bailly. Tout ce
victime, le 12 août, aux Etats­Unis, pour que cette « ambassade popu­
rappeler cette évidence : l’auteur des Ver­ laire » attirait comme un
sets sataniques (Christian Bourgois, 1989) aimant s’envole ainsi : les sa­
n’est pas seulement la victime d’une fa­ luts des habitués, les plaisan­
twa sans fin. Il est d’abord et avant tout teries, les savoureuses brèves
un grand d’écrivain, façonné et nourri de comptoir, « le petit bruit
par d’autres grands écrivains. de l’œuf dur cassé sur un
comptoir d’étain » décrit par
Les contes d’Andersen à Bombay Jacques Prévert… « On voit
Langages de vérité réunit une quaran­ bien comment un composé
taine de textes (cours, articles, conféren­ de raisons pratiques, d’argu­
ces, préfaces…) écrits entre 2003 et 2020. ments commerciaux et de
Erudition, éclectisme : le tout forme une Salman Rushdie durant le Heartland Festival, à Kværndrup (Danemark), en juin 2018. CARSTEN BUNDGAARD/AFP prétextes hygiénistes peut
délicieuse invitation à plonger dans l’art venir à bout d’un objet rela­
de la fiction, depuis les fables non écrites tionnel efficace », peste Jean­
venues du fond des âges jusqu’aux œuvres Christophe Bailly.
de Beckett ou de Faulkner. Rushdie y dis­ qu’original. Tout est fait pour rendre la pour un garçon des tropiques où il n’y compris que je pouvais employer “mon”
serte sur la question du hasard chez Héra­ chose vivante : une anecdote sur le « re­ avait de glace que dans le réfrigérateur. » anglais [l’anglais de l’Inde] de la même « Attentats »
clite et dans le Mahabharata. Il s’interroge doutable courroux » du dramaturge Ha­ Tout aussi intéressante est la manière manière », écrit Rushdie, en le gardant tel Il fallait un vieux Parisien
sur la notion de libre arbitre chez Kurt rold Pinter, un déjeuner inattendu avec dont ces réflexions s’emboîtent pour quel, et même en le pimentant d’ourdou, pur sucre comme lui pour re­
Vonnegut. Analyse ce qui fait la force d’une Eudora Welty (Rushdie était ce jour­là éclairer les fondations de sa propre de pendjabi, de sanskrit. « Comprendre pérer l’« affaire des comp­
voix littéraire nouvelle – par exemple « le d’une timidité paralysante)… S’y ajoutent œuvre. Son processus de construction. que l’anglais pouvait être assaisonné à la toirs ». Dans son livre, l’auteur
cri exacerbé de besoin, de souffrance et de des réminiscences de l’enfance et des « Les écrivains occidentaux que j’admire le sauce chutney fut pour moi une véritable de La Phrase urbaine (Seuil,
désir » que Philip Roth fait entendre dans souvenirs de lectures, comme celui du plus, comme Italo Calvino et Günter Grass, libération. » Armé de cette langue neuve, 2013) évoque plusieurs autres
Portnoy et son complexe (Gallimard, 1970). petit Salman découvrant, émerveillé, les Mikhaïl Boulgakov et Isaac Bashevis l’écrivain réinventera sans le « attentats » perpétrés contre
Ou encore suggère des liens inattendus contes d’Andersen, à Bombay, sa ville na­ Singer, se sont tous amplement régalés de savoir la recette du réalisme langages ce qu’il nomme sans vraiment
entre « les deux pères de la littérature mo­ tale. « La Reine des neiges avec ses éclats leurs diverses traditions de contes fantasti­ magique. « Lorsque j’ai publié de vérité. le définir « l’être de Paris ». Il
derne » que sont Shakespeare et Cervantès. de miroir magique qui pénétraient dans ques, trouvant le moyen d’injecter le fabu­ mon premier roman, Grimus, essais cogne avec volupté sur l’archi­
Mis bout à bout, ces essais composent les veines des gens et transformaient leur leux dans le réel pour le rendre plus vivant aujourd’hui à juste titre oublié, 2003­2020 tecte Pierre Dufau, « qui con­
un cours de littérature aussi magistral cœur en glace était encore plus terrifiante et, curieusement, plus véridique », note un de mes amis m’a dit : “Tu (Languages of tribua avec constance un peu
Salman Rushdie. Il raconte comment, en as manifestement été très in­ Truth. Essays partout à l’enlaidissement du
Inde, où les dieux ne sont pas moins fluencé par Gabriel Garcia 2003­2020), territoire », sur André Malraux,
EXTRAIT de 300 millions, il lui a été « naturel » de Marquez.” Nous étions en 1975, de Salman destructeur du Théâtre de
puiser dans la « corne d’abondance » du j’avais 27 ans et c’était la pre­ Rushdie, l’Ambigu­Comique, sur Geor­
« Il y a deux cent cinquante ans, des livres pouvaient devenir célè­ surnaturel. Comment il a conjugué l’in­ mière fois que j’entendais pro­ traduit de ges Pompidou, trop laxiste
bres, être encensés, alors que leur auteur restait dans l’ombre. On ne fluence des mythes hindouistes avec celle noncer ce nom. » l’anglais par avec les promoteurs, sur la
pensait pas que la personnalité de l’auteur ou sa biographie pou­ des Mille et Une Nuits. Et, surtout, com­ Il y a dans ce recueil une Gérard Meudal, gauche, qui érigea l’Opéra Bas­
vait avoir le moindre intérêt par rapport à son œuvre. (…) On n’a ment il a réussi à se forger une voix. forme d’humilité, de gratitude Actes Sud, tille. Au­delà de ces grandes
jamais demandé au doyen Swift s’il lui était arrivé de fréquenter de touchantes. Le propos est déci­ 400 p., 25 €, opérations déjà lointaines, et
près des hommes tout petits ou très grands ou des chevaux doués Une langue neuve dément moins de parler de soi numérique 19 €. d’autres encore en projet,
de parole. Les parents de Laurence Sterne n’ont jamais été assaillis Il voulait trouver un anglais « qui ne que de saluer ses pairs. Le livre comme la tour Triangle, un
chez eux de journalistes curieux de connaître leurs habitudes sonnerait pas comme s’il appartenait se clôt sur un questionnaire de Proust paru « objet arbitraire et m’as­
sexuelles (…). La fiction, c’était la fiction ; la vie, c’était la vie ; il y a aux Anglais, mais qui saurait intégrer le dans Vanity Fair. Quand on lui demande : tu­vu », Bailly s’agace de voir la
deux cent cinquante ans, tout le monde savait qu’il s’agissait de brouhaha de la rue en Inde ». C’est en li­ « Comment aimeriez­vous mourir ? », Rush­ ville s’embourgeoiser, touche
deux choses différentes. » sant Saul Bellow qu’il a la révélation. Bel­ die répond par un ultime clin d’œil à par touche, avec la multiplica­
low parsemait ses textes de mots yiddish Melville et son scribe Bartleby : « Je préfére­ tion des hôtels et des bouti­
langages de vérité, page 172 « présentés sans aucune excuse ». « J’ai rais ne pas. » p ques de luxe, la transforma­
tion des Champs­Elysées en
« “duty free shop” en plein air »

Les grandes orgues du plaisir ou encore l’essor de quartiers

Le musicologue Esteban Buch livre ses réflexions sur la sexualité et la musique dans un essai drôle et éclectique
ironique qui illumine son style et
sa curiosité protéiforme, aborde
la sphère de l’intime en s’effor­
çant de comprendre l’articula­
tion entre son et désir.
nicolas weill Cette série de monographies
généreusement illustrées est née
mis un orgasme en musique
dans Lady Macbeth du district de
Mtsensk, 1934) ou l’inévitable
Liebestod, chant d’amour et de
mort poussé par Isolde expirant
dans la jouissance sur le corps de
Tristan, à la fin de l’opéra de Ri­
partitions. Entre bécarres et diè­
ses, il retrouve la trace des élans
et la dynamique de l’amour
charnel. Par exemple, à propos de
la Sonata erotica (1919) due
au compositeur dadaïste Erwin
Schulhoff (1894­1942), il écrit :
redécouvrir une foule d’auteurs
ou de pièces méconnus, ne se
laisse jamais faire par une ma­
tière musicale qui a la réputation
de submerger la raison. Le sexe et
les sons qu’il produit ou qui l’ac­
compagnent ne sauraient deve­
bobos qu’il rebaptise
« coworking sans gluten ».
Cette déambulation nostal­
gique peut paraître un rien
snob, parfois réactionnaire.
Fort heureusement, l’auteur
n’est pas pétrifié dans le
passé. Admirateur de Gérard
de Nerval et de Charles Baude­
laire, il applaudit aussi le Cen­
tre Pompidou, salue les efforts
menés pour atténuer la cou­
pure entre la capitale et la

S’
il est relativement ré­
cent, l’intérêt des
sciences sociales pour
la musique compte
parmi les champs les plus effer­
vescents de la recherche actuelle.
L’œuvre d’Esteban Buch en té­
moigne. Ce musicologue, direc­
teur d’études à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales
(EHESS), n’a cessé d’interroger la
perméabilité entre la musique,
art qu’on dit immatériel et voué à
la seule émotion, et la politique.
Dans Playlist, son nouvel
ouvrage, consacré aux rapports
entre musique et sexualité, Buch,
tout en conservant la distance
d’un séminaire tenu à l’EHESS de
2016 à 2020. L’auteur les a dispo­
sés sans souci d’ordre chronolo­
gique, en mêlant enquête de ter­
rain, histoire et théorie. L’aspect
fragmentaire et volontairement
éclectique du livre ouvre un do­
maine dont le défrichement ne
fait que commencer en France
(les notes montrent que les Etats­
Unis sont en avance sur le sujet).
Les voisinages incongrus favori­
sent la volonté de savoir et de
désacraliser : Barbarella et sa
« Machine excessive » (un orgue
qui fait mourir de plaisir) côtoie­
ront donc Dmitri Chostakovitch
(disgracié par Staline pour avoir
chard Wagner (1865). Les scènes
de copulation au son de la tibia
(flûte à double tube) s’étalant sur
les fresques de Pompéi (62­79)
sont à quelques pages seulement
de Music for Sex que le DJ Kid
Vibes diffuse sur YouTube.
Au cœur des partitions
Toutefois, l’originalité de la dé­
marche tient surtout à ce que le
lien entre musique et sexe n’est
pas recherché uniquement dans
le contexte biographique, histori­
que, psychologique des œuvres.
Esteban Buch, avec une technicité
parfois déroutante pour le pro­
fane, va le traquer au cœur des
« Le deuxième moment est l’acte
sexuel en soi, ponctué de vocalisa­
tions crescendo jusqu’à un climax
scandé en triple fortissimo, et vite
dissout dans un quintuple pianis­
simo, morendo tutto. Dans le
final, la femme murmure quel­
ques mots tendres (…), enfin fait
une toilette intime où l’on entend
uriner dans un pot de chambre,
dessiné par le compositeur sur
la partition. »
Tout l’art du musicologue
consiste à ne jamais se laisser
duper par les œuvres ou leurs lé­
gendes, sans pour autant étein­
dre sa capacité d’admirer. Sa
sagacité critique, qui amène à
nir intemporels ou apolitiques,
et, de fait, Buch ne manque
pas de constater que la « porno­
phonie » reproduit fréquemment
l’ordre patriarcal et un discours
mélodique purement masculin
sur la jouissance des femmes,
derrière une apparente subver­
sion. Les « études de genre » ne
sont pas loin, et ce livre aussi
instructif que drôle illustre le
meilleur que l’on peut en tirer. p
playlist.
musique et sexualité,
d’Esteban Buch,
MF, « Répercussions »,
312 p., 20 €.
banlieue. Malgré ses râleries,
il veut croire que la ville peut
s’en sortir. De jour en jour, le
Paris en noir et blanc de son
enfance ne peut cependant
que s’éloigner. Les toits en
zinc qui lui sont si chers se ré­
vèlent, par exemple, inadap­
tés aux étés tropicaux à répé­
tition. Des comptoirs jusqu’au
ciel, le zinc qui donne à Paris
son gris si particulier n’a pas
fini de s’évanouir. p
denis cosnard
a Paris quand même,
de Jean­Christophe Bailly,
La Fabrique, 160 p., 13 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 4 novembre 2022

Michel Winock

Au chevet
de la France
fiévreuse
L’historien publie « Gouverner la France »,
un recueil de quelques­uns de ses essais d’histoire
politique. C’est l’occasion d’une rencontre pour
évoquer autant le passé que l’actualité

antoine flandrin
Parcours

D
es bibliothèques partout,
des livres par centaines,
de l’entrée au salon de 1937 Michel Winock naît à Paris.
son appartement pari­
sien. L’œil espiègle, Mi­ 1964 Les Communards, avec
chel Winock dévoile la Jean­Pierre Azéma (Seuil).
partie la plus personnelle de sa collec­
tion : une quarantaine de volumes reliés, 1971 Il crée la collection « Points
son nom gravé en lettres dorées sur cha­ Histoire » au Seuil.
que dos. Mais l’historien se défend d’être
fétichiste : « Je fais ça pour mes enfants. 1978 Il lance la revue L’Histoire,
C’est leur héritage ! » avec Michel Chodkiewicz. Michel Winock, à Paris, en 2017. FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTO
Son nouvel ouvrage, un beau volume
de la collection « Quarto », chez Galli­ 2003 Jeanne et les siens (Seuil).
mard, est bienvenu pour qui veut com­
prendre les turbulences politiques des 2014-2015 Il copréside le 1982) était alors chef du gouvernement. nent européen, après une longue plage
temps passés et présents. Le titre Gouver­ groupe de travail sur l’avenir « Il avait pris le taureau par les cornes de stabilité et de modération de la vie po­
ner la France représente, reconnaît­il, des institutions, à l’Assemblée pour signer la paix en Indochine, décolo­ litique. « Avec l’élection présidentielle au EXTRAIT
« une antiphrase » : « Il y a derrière cette nationale. niser la Tunisie, le Maroc et moderniser la suffrage universel, instaurée en 1965, les
formule l’idée d’ingouvernabilité. Gouver­ France. Imaginez notre ferveur de gamin forces politiques regroupées autour de « Depuis l’élection présiden­
ner la France est un défi permanent ! » face à un tel homme ! », s’écrie Michel deux candidats au second tour avaient in­ tielle de 2017, l’opposition,
On y retrouve La Fièvre hexagonale. Winock. Joie de courte durée. Nommé en tégré l’alternance. Cette bipartition s’est morcelée, incertaine, malme­
Les grandes crises politiques de 1871 à haine aujourd’hui chez nous qu’au bon juin 1954, Mendès France est renversé effondrée en 2017 avec la victoire d’un hy­ née par les extrêmes, n’appa­
1968 (Calmann­Lévy, 1986), qui, dans vieux temps. La guerre civile y a été froide sept mois plus tard par une coalition hé­ percentre qui a écrasé les deux partis de raît plus comme une solu­
l’histoire politique de la France contem­ ou chaude selon les époques, mais perpé­ téroclite. « Ça fait penser à aujourd’hui : gouvernement et, malheureusement, pro­ tion de rechange. Il est clair
poraine, fait figure de classique. L’histo­ tuelle. » Dans le sillage de l’écrivain, l’his­ des oppositions capables de renverser voqué la montée des extrêmes – gauche et que le néobonapartisme,
rien y avait montré qu’entre la fièvre torien en est venu à la conclusion que les un gouvernement, mais incapables de droite », explique­t­il. Se pose dès lors la qu’on a baptisé “monarchie
rouge de la Commune et la fièvre étu­ divisions politiques entre Français ont gouverner puisqu’elles n’ont rien en com­ question de l’alternance à ce pôle cen­ républicaine”, a perdu de son
diante de Mai 68, soit en à peine un siè­ pris leur élan sous la monarchie et n’ont mun », ajoute l’historien, qui ne peut triste. Michel Winock craint une régres­ charme. Nous ne sommes
cle, la France était tombée malade huit cessé de croître depuis la Révolution. s’empêcher de passer, parfois dans la sion extrémiste, mais il n’imagine pas plus au temps de la guerre
fois. Tel un médecin légiste, il établissait Pour lui, la cause de ces divisions est à même phrase, de l’histoire à l’actualité. un changement de régime. « Nous avons d’Algérie. La société française
chercher, d’une part, du côté de Cette manière de nouer l’exploration eu quinze constitutions depuis 1791. En a sensiblement muté. La
l’Etat, très centralisé, très puissant, du temps long et le commentaire de la ajouter une autre ? », feint­il de s’interro­ verticalité du pouvoir a été
« Je ne cherche pas à auquel on demande tout, mais qui, vie politique caractérise son travail, qu’il ger. Il n’y croit pas une seconde. Non, le assumée par Emmanuel
démontrer, j’essaie de parce qu’il est trop loin, est la cible de n’a jamais voulu cantonner au champ régime de la Ve République a pu être Macron, en 2017 ; il doit en
comprendre avec les outils toutes nos protestations. D’autre
part, du côté de l’Eglise catholique,
académique. Depuis l’âge de 17 ans, il
tient un journal politique, dans lequel
ébranlé, mais il reste solide.
Gouverner la France lui donne l’occasion
rabattre. Le désir de partici­
pation à l’élaboration de la
limités dont je dispose » qui, très hiérarchisée, a favorisé l’es­ il livre presque quotidiennement son de revenir, dans un appendice, sur la der­ loi se manifeste par l’inter­
prit de soumission et son contraire, ressenti sur les événements nationaux, nière fièvre ayant secoué la France de la médiaire de maintes asso­
l’esprit de révolte. « En Angleterre, la mais aussi internationaux. « Je ne cher­ tête aux pieds : le mouvement des « gilets ciations, par le canal des ré­
que deux crises avaient été fatales au ré­ monarchie a évolué progressivement vers che pas à démontrer, j’essaie de compren­ jaunes ». Selon lui, cette « émotion popu­ seaux sociaux, par les cons­
gime en place : celle du 10 juillet 1940, la démocratie libérale, alors qu’en France dre avec les outils limités dont je dispose », laire » ne fait pas partie des grandes crises tantes mobilisations. Plus
qui mit fin, après la défaite, à la IIIe Ré­ la radicalité de l’absolutisme a été renver­ dit­il modestement. Trois volumes ont politiques, dans la mesure où elle n’a pas éduqué qu’il y a soixante
publique, et celle du 13 mai 1958, qui, sée par la Révolution, qui, par sa recher­ déjà été publiés (dernier paru, au prin­ remis en question le régime républicain. ans, le peuple veut prendre la
sous le poids de la guerre d’Algérie, che d’unanimité, a engendré des divisions temps : Bienvenue au XXIe siècle. 1996­ Il l’inscrit plutôt dans la longue histoire parole, et pas seulement glis­
acheva la IVe République. extrêmes dont on ne sort pas », analyse­ 2002, Thierry Marchaisse). des relations tumultueuses des Français ser un bulletin de vote dans
A la frontière entre histoire et littéra­ t­il aujourd’hui. Et c’est avec une gourmandise intacte avec la démocratie, qui confirme, à ses l’urne tous les cinq ans. »
ture, comme souvent chez lui, Winock Ces divisions, qui rendent par mo­ qu’il enchaîne de nouveau sur la situa­ yeux, la place de la violence dans la
avait placé en exergue de la conclusion ments la France « ingouvernable », il as­ tion politique de 2022, la qualifiant de culture politique des Français. « Quelle gouverner la france,
ces mots écrits par François Mauriac sure les avoir ressenties « très tôt », dès la « semi­impasse » : la France se retrouve que soit la légitimité de leur contestation, appendice, page 460
en 1968 : « Je ne crois pas qu’il y ait plus de terminale. Pierre Mendès France (1907­ dans les zones tempétueuses du conti­ ces journées des “gilets jaunes” n’ont que
peu de rapports avec les principes démo­
cratiques », observe l’historien, qui relève au nom duquel il ne cesse de mettre le
notamment les violences répétées, les re­ savoir au service de la cité.
Passion de la France, passions françaises fus de la délégation, les prises à partie
haineuses et les menaces de mort sur
Il prévoit de revenir, en 2023, à des pro­
jets plus personnels. Notamment, un im­
PAR SON ÉPAISSEUR, Gouver­ Trois essais, qui embrassent les François Mitterrand (Gallimard, les réseaux sociaux. Pour lui, le défi du portant recueil d’ego­histoire, genre dont
ner la France, qui rassemble passions françaises des deux der­ 2015), portrait nuancé d’un XXIe siècle est clair : aux citoyens d’ap­ il est l’un des précurseurs. On y trouvera
quelques­uns des essais ma­ niers siècles, ont été retenus : La « artiste politique ». Si l’historien prendre à se faire entendre autrement les ouvrages dans lesquels il s’est fait l’his­
jeurs de Michel Winock, pour­ Fièvre hexagonale (Calmann­Lévy, accorde au président socialiste le que par l’émeute – et aux élites de tendre torien de lui­même – Jeanne et les siens
rait intimider. Ce serait une er­ 1986), L’Agonie de la IVe Républi­ mérite d’avoir consolidé les ins­ l’oreille, même par temps calme. (Seuil, 2003), Jours anciens (Gallimard,
reur. La préface de Mona Ozouf que et Charles de Gaulle. Un re­ titutions de la Ve République, En 2014­2015, lors du quinquennat de 2020), ainsi que les récits où il s’est per­
se dévore, comme l’entretien belle habité par l’histoire (Galli­ il laisse planer le doute quant à François Hollande, Michel Winock a co­ mis d’utiliser le « je », tel Chronique des
qui suit, où, interrogé par Em­ mard, 2006 et 2019), chacun ses qualités d’homme d’Etat. présidé avec le président de l’Assemblée années 1960, paru au Seuil, en 1987, après
manuel Laurentin, l’historien augmenté d’appendices, dont Il n’est pas donné à tous les stra­ nationale, Claude Bartolone, le groupe avoir fait l’objet d’un feuilleton dans
retrace son parcours, de son « Que reste­t­il du gaullisme ? », tèges, même les plus doués, de de travail sur l’avenir des institutions, Le Monde. Bien sûr, l’histoire politique y
enfance au sein d’une famille où Winock écrit notamment : « Le gouverner la France. p a. fl. qui devait réfléchir aux moyens de revi­ figurera en bonne place : le recueil com­
catholique fervente à sa riche néogaullisme est l’exercice embar­ taliser la Ve République. Les dix­sept pro­ prendra La République se meurt (Seuil,
carrière de professeur, d’édi­ rassé du genre héroïque dans nos gouverner la france, positions issues de leurs travaux, dont 1978), dans lequel il raconte comment la
teur et de biographe. préoccupations d’épiciers. Il sonne de Michel Winock, l’ouverture des champs du référendum période 1956­1958 avait été décisive pour
Michel Winock aurait voulu faux. Pourtant, nous avons du mal préface de Mona Ozouf, Gallimard, et le retour au septennat, n’ont pas été lui, quand, devant ses yeux d’étudiant de
donner de la place à l’histoire à nous consoler de n’être plus “l’in­ « Quarto », 1 216 p., 33 €. suivies par le président de la République. 20 ans, la fiévreuse IVe République avait
culturelle, l’une de ses spéciali­ solente nation”, ce qui explique Signalons, du même auteur, la Mais, une fois de plus, l’historien a mon­ succombé. De quoi susciter une vocation
tés. C’est finalement l’histoire notre insatisfaction permanente. » nouvelle édition en poche de La tré à quel point, pour lui, la vie politique d’historien attentif au moindre spasme, à
politique qui a la part belle. Le volume se conclut avec Belle Epoque, Tempus, 512 p., 11 €. est le lieu d’un engagement passionné, la moindre fracture du corps social. p