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ANSELM KIEFER, UN PARCOURS EN PERSPECTIVES (ENTRETIEN AVEC

PHILIPPE MESNARD)

Danièle Cohn

Le Seuil | « Communications »

2009/2 n° 85 | pages 117 à 125


ISSN 0588-8018
ISBN 9782021002423
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-communications-2009-2-page-117.htm
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Danièle Cohn

Anselm Kiefer, un parcours en perspectives


(entretien avec Philippe Mesnard 1)

Danièle Cohn : Le travail de Kiefer s’inscrit dans un contexte extrême-


ment précis, caractérisé par une fermeture historique (le nazisme) et par
sa possible réouverture. C’est là que se situe son Zeitgeist. D’une part,
Kiefer se confronte à la question de l’impasse historique et, de l’autre, il
interroge l’illusion de son dépassement. Pour les artistes de cette généra-
tion, l’urgence était de tracer un chemin qui tienne compte de ce destin
et permette une invention.
Comme d’autres, Kiefer évolue dans un monde rempli de cette Histoire
extrêmement violente, tout à la fois cachée et visible. En 1945, il naît dans
une Allemagne dévastée et grandit en même temps qu’elle se reconstruit.
Les « années de plomb », celles du miracle économique et du silence de la
génération de la guerre, sont pour les jeunes Allemands celles des questions,
du refus des réponses toutes faites et de la fuite en avant dans la reconsti-
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tution d’une vie tranquille et laborieuse. La sentence d’Adorno, « Après
Auschwitz, c’est un acte de barbarie que d’écrire un poème », pèse comme
un interdit, un verrou qu’il revient aux jeunes artistes de faire sauter à tout
prix, en en démontrant la fausseté. Kiefer, jeune peintre allemand, se
retrouve au plus près des romans d’Imre Kertész et de son troublant constat,
à savoir que toute production artistique, qu’elle soit littérature, peinture
ou poésie, se trouve être inévitablement « d’Auschwitz ».
Questionner la perspective d’un point de vue tant plastique qu’histo-
rique est pour Kiefer lié à ce destin qui est le sien : être un artiste signifie
aujourd’hui faire des œuvres « d’Auschwitz ». Kiefer affronte une diffi-
culté qui est aussi une gageure : comment reprendre le fil de l’histoire, de
la grande Histoire et de la sienne propre, et inventer une mémoire. Il n’a
pas l’expérience vécue directe de la Shoah, néanmoins, il en a une expé-
rience intérieure en tant que jeune Allemand pris par la responsabilité de
son pays, de ses proches vis-à-vis de l’Histoire, vivant la faute, la honte
et le rêve de tourner la page qui fait le quotidien psychique de l’Allemagne
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Danièle Cohn
de l’Ouest. Très étrangement, comme tous les gens de sa génération – et
pas seulement les Allemands –, il a des souvenirs de ce qu’il n’a pas vécu.
CES souvenirs sont devenus SES propres souvenirs et son travail d’artiste
est de leur trouver une forme qui en fasse NOS souvenirs. C’est un motif,
voire une détermination extrêmement importants pour la peinture de
Kiefer à ses débuts, orientation dont il sort à la fin des années 1990. Le
livre de Daniel Arasse 2 a joué un grand rôle et a levé nombre des soupçons
dont son œuvre avait jusque-là été entourée. Arasse a inauguré une lecture
qui relativise et tempère la réputation sulfureuse de Kiefer. Il s’est servi
de la clé des arts de la mémoire (ars memoriae) pour entrer dans son
œuvre. Cette articulation toutefois ne me paraît pas tout à fait adéquate
– j’en ai esquissé l’explication dans Anselm Kiefer au Grand Palais –, car
à mes yeux il n’en va pas de la même mémoire que celle que les arts de
la mémoire mettent en œuvre. Il s’agit précisément d’une mémoire vécue
ou du moins re-vécue, de la construction de souvenirs possibles, et non
pas d’un système cognitif grammatical et logique. À mon avis, Kiefer
travaille dans la droite ligne de ce que l’imitatio du Christ fabriquait chez
les fidèles dans l’Église post-tridentine. Mais l’interprétation de Daniel
Arasse a été particulièrement opératoire : elle a servi à « classiciser »
l’œuvre de Kiefer, à la dégermaniser et à la décontextualiser du rapport
au nazisme.
Les polémiques ne concernaient pas seulement la série des saluts nazis
(Occupations, 1969), mais aussi un certain nombre de tableaux à conso-
nance très germanique, « germanique » visant là une certaine lourdeur
métaphysique – heideggérienne. Rien d’étonnant à ce que les premiers
tableaux prennent à bras-le-corps l’histoire de l’Allemagne. Occupations
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se veut dans la lignée de la culture classique allemande, reprend la veine
du roman de formation, du voyage en Italie, tout en parodiant son sens
initiatique. Kiefer n’est plus ce jeune bourgeois allemand qui part à la
découverte des beaux paysages du Sud (le Drang nach Süden a pris des
accents conquérants depuis 1933 et n’a plus la tonalité musicienne de la
Sehnsucht), qui s’extasie devant les chefs-d’œuvre antiques. Le vaillant
petit soldat de la Wehrmacht semble bien peu éloigné du gestapiste. Que
peut-on dénoncer par la dérision ? Est-ce le bon moyen – le moyen de
parvenir à quoi ? Si l’œuvre de Kiefer prend ensuite un tournant plus
grave, les questions soulevées, comme on l’a vu au cinéma, par exemple
– entre Shoah de Claude Lanzmann et La vie est belle de Benigni –, sont
des questions justes. Comment se placer en tant qu’artiste et comment
inventer une forme plastique qui ait une « convenance », au sens rhéto-
rique, avec son thème ? Comment peut-on affirmer comme Kiefer que
son destin personnel se confond avec celui de l’Allemagne et faire cela en
lien avec la mémoire juive ? Ou encore, que faire en tant qu’individu avec
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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives
l’abondance des commémorations, l’afflux des vrais et des faux souvenirs,
les images plus ou moins documentaires ?
Kiefer répond en intriquant ruines allemandes et pièces juives, en se
faisant sur un modèle benjaminien un chiffonnier de « toute » l’Histoire
pour trouver le biais d’en être un des narrateurs, pour renvoyer encore à
Benjamin. Qu’il s’agisse de bribes ou de traces, Paul Celan et Ingeborg
Bachmann apparaissent toujours en filigrane dans ses tableaux, écriture
juive dans la peinture, calligraphie, ou plutôt graphie, si ce n’est imma-
triculation. Kiefer est aussi fasciné – dans un éclectisme assumé – par un
certain ésotérisme où il mêle la Kabbale, avec laquelle il a des liens plus
anciens, et la science d’aujourd’hui. Cette fascination se résout dans ses
derniers travaux en une rêverie cosmique et cosmogonique qui marque
un virage par rapport à ses débuts et l’éloigne de ses premières recherches,
centrées sur l’Histoire et la mémoire. Je pense à Athanor (2007), que
Kiefer a donné au musée du Louvre et que l’on regarde après avoir
traversé les salles sumériennes.

Philippe Mesnard : Avec son travail sur la Kabbale et la théologie juive,


notamment Chevirat Ha-Kelim, exposé à la Salpêtrière, y a-t-il une nou-
velle perspective qu’il essaie d’ouvrir ? Ou bien est-ce un thème récurrent ?

Danièle Cohn : Kiefer tient au théologique et au cosmique. C’est sa


manière de sortir de l’Histoire, de l’alléger du poids de son événementia-
lité, passant ainsi d’un régime de temporalité à un autre. Cela lui convient
parce qu’il travaille dans la direction de ce que Thomas Mann appelait
le « mythique-typique ». Un artiste n’est jamais un historien, il est un
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inventeur de formes, et certains Zeitgeist portent plus que d’autres à ce
que le réservoir de formes soit l’Histoire. Il s’agit de se libérer de l’Histoire
en bâtissant des ponts qui nous y ramènent. Kiefer élargit ses enquêtes à
toutes les cosmogonies du bassin méditerranéen, particulièrement du côté
oriental. Mais il est clair que son attirance pour la Kabbale est une affaire
juive qui, elle-même, renvoie, contourne, inclut et tient à distance à la
fois la Shoah. Il a Celan et la Kabbale pour guides. Et il en fait une affaire
plastique parce qu’il est peintre. De son exposition à la Salpêtrière
(automne 2000) jusqu’à Sternenfall (Monumenta 2007, au Grand
Palais), les étoiles, la Chute et la création du monde forment un récit
cosmogonique ; il me semble que Kiefer nous indique ainsi que la voie
juste est de réapprendre à lever les yeux vers un ciel qui est toujours
étoilé. La référence au ciel étoilé kantien, qui va de pair chez le philosophe
avec la loi morale, renvoie à l’un des fondements mais aussi à l’un des
éléments mythologiques des Lumières. Kiefer retisse ce motif et, comme
souvent dans son travail, le ré-ancre en amont dans une histoire des
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Danièle Cohn
civilisations qui le prémunit de la peur de l’effondrement cataclysmique
qu’Auschwitz a déclenchée dans notre vie.

Philippe Mesnard : Est-ce une mise en tension explicative d’un côté par
le mythe, de l’autre par l’Histoire ?

Danièle Cohn : Kiefer tente d’apporter une réponse au problème his-


torique par l’invention d’une part mythique. Cela me paraît très impor-
tant pour lui. Il n’est ni historien ni peintre d’histoire – il ne fait jamais
de peinture « historique » (même si le genre est aujourd’hui dépassé, on
pourrait imaginer qu’il le fasse). Sa réponse artistique consiste à proposer
des solutions mythiques, au risque de déplacer, transformer ou éliminer
l’Histoire dans son historicité. C’est probablement la gageure de tout
artiste qui veut aller jusqu’au mythique.

Philippe Mesnard : Il y a un autre artiste, né en 1940, c’est Jochen


Gerz, qui poursuit une voie très différente. Il se situe tout à fait à l’opposé,
tant au niveau de la forme qu’à celui de l’Histoire et de la perspective.

Danièle Cohn : Kiefer fait partie d’une tradition, passant notamment


par Wagner, qui s’inscrit dans le grand art. Ce qui n’est pas le problème
de Gerz. Kiefer est un artiste boulimique et tout à fait anti-mélancolique.
Il est tourné vers l’activité, le faire. Avec cette envie de retourner les
pierres, de les soulever, ce côté « chef de chantier », il est dans la puissance
de l’activité artistique.
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Philippe Mesnard : En lien avec la notion de perspective, Kiefer expri-
merait une volonté de domination de l’espace. Dans le catalogue du
Grand Palais, il y a quelques formules sur la perspective. Je voudrais
citer Andrea Lauterwein : « Un autre terme récurrent dans l’œuvre de
Kiefer qui apparaît dans les années 1980, mais déjà dans la moitié des
années 1970, c’est le paysage présent jusqu’à aujourd’hui. Ce paysage
a toujours une matrice identique, une ligne de fuite très serrée, une pers-
pective qui s’étend jusqu’à l’horizon, un horizon écrasé. C’est générale-
ment un paysage d’hiver en jachère qui permet un certain nombre de
projections, un paysage en état de transformation 3. »

Danièle Cohn : Oui, cela renvoie à ces tableaux où l’on voit des sillons,
qui partent à l’assaut de l’horizon, qui ressemblent beaucoup à des voies
ferrées. Voici ce que Kiefer en dit : « Je n’utilise pas les couleurs, j’utilise
les substances avec lesquelles je travaille comme dans un laboratoire. En
ce qui concerne la distance du spectateur par rapport au tableau, plus on
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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives
est près, mieux on distingue les événements qui l’ont constitué, les traces,
les strates, la matière, les gestes qui ont permis son élaboration, quand
on recule, on voit les objets, puis, vingt mètres plus loin, on voit les images
qui composent le tableau. C’est normal, c’est un mouvement que permet
le tableau. Le spectateur doit bouger s’il veut réellement tout percevoir.
Le cinéma m’a toujours intéressé, comme la photo du reste. Mais c’est
totalement différent de la peinture et de la sculpture, parce qu’une photo
ou un film capte toujours l’instant. Si je fais une photo, je capte l’instant
et rien d’autre. En revanche, un portrait peint c’est une combinaison de
moments, c’est une image qui contient beaucoup d’images, c’est pourquoi
une photo ne remplacera jamais un tableau 4. »
On y retrouve déjà la double perspective « de près/de loin », et je pense
que par là Kiefer s’inscrit dans une histoire théorique allemande qu’il
connaît fort bien. Il est aux prises avec le couple optique/haptique, il
travaille à la fois le visuel et le tactile. Sa culture, le fait d’être un artiste
savant qui a lu aussi bien Hegel que Hildebrand, lui permet de fabriquer
une peinture qui tend vers la sculpture, mais aussi vers l’architecture. Il
crée un jeu entre les trois et joue non seulement sur les topoï habituels
de l’histoire de la perspective, mais aussi sur la notion d’aura et sur celle
d’un regard changeant avec la distance (près, loin). Il sait très bien ce
qu’il fait. Ce qu’il veut, c’est attirer notre attention sur l’activité artistique
elle-même et sur des événements qui sont, chaque fois, des événements
de peinture. C’est tout le poids de la matière, de la marque avant qu’elles
deviennent trace, une trace toujours visible. Kiefer nous place toujours
au cœur de l’exposition, dans l’ostension d’une matérialité. Il en va d’une
plasticité qui engage le spectateur dans un rapport au toucher. Le regard
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n’est pas le seul sens convoqué, ce n’est pas une peinture visuelle au sens
restreint. Ce n’est pas qu’une affaire de voir. Kiefer usant d’ailleurs de
détritus en tout genre, cela pourrait même être une affaire d’odorat. Je
suis toujours frappée par son habileté et sa persévérance à exploiter toute
la gamme sensorielle.
Maîtrisant bien les développements que connaît la perspective dans
l’histoire de la peinture, il s’en amuse et en joue beaucoup. Son œuvre
est très marquée par une peinture allemande plus ou moins contempo-
raine du réalisme et de l’impressionnisme français, du reste assez
méconnue en France, celle d’Anselm Feuerbach, de Hans von Marées, de
Max Lieberman, etc. C’est une peinture qui, jouant sur les aplats, tra-
vaille, parfois de façon maladroite, la question de l’avènement de la forme
dans la peinture. Kiefer a fréquenté et regardé attentivement ces pein-
tures, partie prenante d’un présupposé théorique très fort et contempo-
raines des élaborations de la Kunstwissenschaft. Cette discipline nouvelle
émerge en Allemagne et a pour projet l’établissement d’une science de
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Danièle Cohn
l’art dépassant les clivages entre histoire de l’art et esthétique. Bien
qu’étrangère à la perspective pensée selon la tradition de la Renaissance,
la peinture de Kiefer en reprend les questions et la traite non pas en
termes de théâtralité et de point de vue, mais comme prise de forme,
comme forme en train de se faire. On peut également comprendre com-
ment la perspective fonctionne chez Kiefer d’après ce que Wittgenstein
appelle le « changement d’aspect ».

Philippe Mesnard : Mais ces rails et ces sillons, il sait bien que notre
regard les identifie à des perspectives.

Danièle Cohn : Kiefer nous dit que « la perspective est un peu comme
le miel pour les abeilles. Elle est là pour attirer les gens. La perspective
est un moyen, non une fin, [il veut] que le spectateur rentre dans le
tableau au lieu de passer devant, ce ne sont pas seulement des couleurs,
mais des substances 5 ». S’il se sert de la perspective, elle n’est pas pour
lui une « forme symbolique », pour reprendre l’expression commune à
Cassirer et Panofsky. Il n’en fait donc pas un objet plastique pour lui-
même. Certes, il installe fréquemment dans ses œuvres un point de fuite
qui, au lieu de nous centrer, nous décentre. Quand ces sillons et ces rails
partent vers l’horizon, des lambeaux de sens persistent mais ils n’offrent
aucune signification permettant de construire une intelligibilité commune
au monde et à l’Histoire. Ils ne mettent pas de l’ordre dans le monde,
dans notre voir et notre savoir. Ces restes sont là pour nous rappeler que
nous sommes perdus parce que nous avons perdu l’évidence de la trans-
mission, de la tradition. Kiefer a lu Cassirer, Panofsky sur les formes
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symboliques. Il a lu aussi Hannah Arendt et sa Crise de la culture.

Philippe Mesnard : Une perte après Auschwitz ?

Danièle Cohn : Oui, comme on dit toujours, mais des syntagmes flot-
tent… D’où ces graphies au milieu des cieux et des champs, « Siegfried »,
« Brünhilde », « Adelaïde », etc. Ces graphies semblent fonctionner
comme un vecteur de sens, sans jamais parvenir à dépasser le morcelle-
ment. Ce sont des carcasses, des résidus, des moignons (comme ce qui
subsiste des gerbes de blé après les images de propagande et leurs belles
brassées d’épis, les champs dévastés, devenus charniers). Ce qui fait notre
panthéon culturel, nos valeurs dans la tradition, tout cela est mis en pièces
et ne se recompose pas.

Philippe Mesnard : Pourtant cela produit du sens…

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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives
Danièle Cohn : Oui, oui, mais il faudrait s’entendre sur le cela qui
serait producteur de sens : c’est quoi, exactement ? Pas un sens univoque,
en tout cas. Si on le prenait comme un sens univoque, on ne s’en sortirait
pas. Il y a production de sens à condition d’entrer en résonance avec la
matière du tableau. Il faut veiller à entretenir une certaine fluidité avec
la phrase, de manière à désarrimer la relation entre le mot et sa signi-
fication, libérant ainsi les mots et les plaçant dans une perspective
nouvelle. L’écriture est-elle, dans cet ensemble, à mettre du côté de la
matière ou bien sur un autre plan de réalisation ? Y a-t-il intégration
de l’écriture dans le tableau ? Je me suis posé ces questions à propos de
Sternenfall : que fait Kiefer lorsqu’il écrit sur ses tableaux ? Cette écriture
fait partie du tableau, elle n’est ni un commentaire ni un titre, elle est
dans le tableau. Donc, il faut la traiter comme une part plastique de
l’œuvre. En même temps, c’est une pratique très ancienne que d’écrire
dans les tableaux. Kiefer nous rappelle que jadis il n’y avait pas de
séparation entre peinture et écriture, l’une et l’autre fonctionnaient
ensemble. Par ailleurs, il brise l’aspect déictique, il nous apprend à ne
pas succomber à la facilité d’une interprétation trop rapide. Il déplace
la question de l’ostension et du déictique. Oui, ce sont des images, mais
ces écritures sont quand même déchiffrables, et elles le sont toutes, car
on arrive toujours à les lire, sans que Kiefer ne nous impose pour autant
une lecture définitive du tableau. Il fait entrer des formes anciennes
d’écriture dans la peinture tout en s’inscrivant dans un courant contem-
porain. Et il renforce ainsi cette idée que nous ne saurions nous satisfaire
d’un seul sens.
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Philippe Mesnard : Il a le souci de la position du spectateur, cela
s’intègre dans la toile.

Danièle Cohn : Il sait où le spectateur a l’habitude de se placer, il en


connaît l’habitus et s’en moque parfois ; mais c’est une peinture adressée,
cela oui.

Philippe Mesnard : À partir de quel(s) point(s) de vue le spectateur


va-t-il pouvoir entrer dans la toile ?

Danièle Cohn : C’est justement ce que Kiefer dit : je ne veux pas que
l’on passe devant les tableaux, je veux que l’on y entre. Il nous fait plonger
dans les entrailles de l’œuvre, de l’histoire et du monde, de ce tout cosmo-
gonique. Kiefer est animé par le besoin d’explorer l’intérieur de la terre
comme du ciel. Pour comprendre, il lui faut toucher au cœur de l’inté-
riorité, extériorisée de ce fait par la matérialité de l’œuvre. Il veut accéder
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Danièle Cohn
au fondement, en travaillant le rapport fondement-fondation, les faisant
se rejoindre. D’où les métaphores de la grotte et de la mine, employées
par Kiefer et héritées du romantisme allemand. Rien de naturel, rien de
cosmique ne devrait échapper à la pulsion de savoir. Le savoir plonge
dans le rêve comme on s’enfonce dans les galeries de la mine ou des
grottes, le rêve est au fondement du savoir. Tout tend à être art, parce
que le principe qui doit régir l’ensemble de l’activité humaine est la
création.

Philippe Mesnard : Y a-t-il là une conception essentialiste ?

Danièle Cohn : Je pense en effet qu’il y a là un côté assez essentialiste.


Il y a même une forme de croyance en cette espèce de voûte céleste, de
cosmos, d’enjeu cosmique. On peut bien sûr considérer que Kiefer
dénonce avec une intention « écologisante » un danger pour la société.
Mais je ne crois pas. Ce n’est pas un hasard s’il s’inspire des cosmogonies,
dont il se sent proche. Elles sont pour lui un substrat mythique. Peut-il
y avoir encore un ciel étoilé au-dessus de ma tête quand le ciel est
couvert de cendres ? Il faut tenter d’y croire. Il faut retrouver les étoiles,
et c’est un acte de foi d’artiste. Benjamin dit cela très bien à propos du
passage des Affinités électives de Goethe qui en est le tournant, la césure :
une étoile filante passe dans le ciel des amants, comme un espoir.
Benjamin, dans les années 1920, aura ce commentaire : « l’espoir n’est
donné qu’aux désespérés ». Après 1945, il faut tendre vers les étoiles en
espérant qu’elles soient par-delà la cendre. Le cosmos est aujourd’hui le
biais par lequel l’artiste amorce un retournement vers le haut, comme
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une espérance à la tonalité rédemptrice. Nous ne sommes pas très loin
de Parsifal, celui de Wagner – et Kiefer travaille sur les opéras wagné-
riens, leur « mise en espace ». Il y a un mouvement ascensionnel, une
élévation, la croyance dans l’idée de cycle qui unit la mort à la vie (dans
ce sens-là, et pas la vie à la mort). Sans cela, du désastre il ne resterait
que le sol.

Danièle COHN
dcohn@ehess.fr
Centre de sociologie du travail et des arts

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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives

NOTES

1. Entretien réalisé par Philippe Mesnard en juin 2008. Remerciements à Clara Pacquet et
Tania Vladova pour la transcription de la première version de cet entretien.
2. Cf. Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éditions du Regard, 2001.
3. Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la Poésie de Paul Celan, Paris, Éditions du Regard,
2006, p. 133-149.
4. Anselm Kiefer au Grand Palais, Paris, Éditions du Regard, 2007.
5. Ibid.

RÉSUMÉ

Le travail d’Anselm Kiefer s’inscrit dans un contexte extrêmement précis, caractérisé par une
fermeture historique (le nazisme) et par sa possible réouverture. L’urgence était de tracer un
chemin qui tienne compte de cette histoire et permette une invention. Questionner la perspective
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un artiste signifie aujourd’hui faire des œuvres « d’Auschwitz ».
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