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PHILIPPE MESNARD)
Danièle Cohn
Le Seuil | « Communications »
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Philippe Mesnard : Est-ce une mise en tension explicative d’un côté par
le mythe, de l’autre par l’Histoire ?
Danièle Cohn : Oui, cela renvoie à ces tableaux où l’on voit des sillons,
qui partent à l’assaut de l’horizon, qui ressemblent beaucoup à des voies
ferrées. Voici ce que Kiefer en dit : « Je n’utilise pas les couleurs, j’utilise
les substances avec lesquelles je travaille comme dans un laboratoire. En
ce qui concerne la distance du spectateur par rapport au tableau, plus on
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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives
est près, mieux on distingue les événements qui l’ont constitué, les traces,
les strates, la matière, les gestes qui ont permis son élaboration, quand
on recule, on voit les objets, puis, vingt mètres plus loin, on voit les images
qui composent le tableau. C’est normal, c’est un mouvement que permet
le tableau. Le spectateur doit bouger s’il veut réellement tout percevoir.
Le cinéma m’a toujours intéressé, comme la photo du reste. Mais c’est
totalement différent de la peinture et de la sculpture, parce qu’une photo
ou un film capte toujours l’instant. Si je fais une photo, je capte l’instant
et rien d’autre. En revanche, un portrait peint c’est une combinaison de
moments, c’est une image qui contient beaucoup d’images, c’est pourquoi
une photo ne remplacera jamais un tableau 4. »
On y retrouve déjà la double perspective « de près/de loin », et je pense
que par là Kiefer s’inscrit dans une histoire théorique allemande qu’il
connaît fort bien. Il est aux prises avec le couple optique/haptique, il
travaille à la fois le visuel et le tactile. Sa culture, le fait d’être un artiste
savant qui a lu aussi bien Hegel que Hildebrand, lui permet de fabriquer
une peinture qui tend vers la sculpture, mais aussi vers l’architecture. Il
crée un jeu entre les trois et joue non seulement sur les topoï habituels
de l’histoire de la perspective, mais aussi sur la notion d’aura et sur celle
d’un regard changeant avec la distance (près, loin). Il sait très bien ce
qu’il fait. Ce qu’il veut, c’est attirer notre attention sur l’activité artistique
elle-même et sur des événements qui sont, chaque fois, des événements
de peinture. C’est tout le poids de la matière, de la marque avant qu’elles
deviennent trace, une trace toujours visible. Kiefer nous place toujours
au cœur de l’exposition, dans l’ostension d’une matérialité. Il en va d’une
plasticité qui engage le spectateur dans un rapport au toucher. Le regard
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Philippe Mesnard : Mais ces rails et ces sillons, il sait bien que notre
regard les identifie à des perspectives.
Danièle Cohn : Kiefer nous dit que « la perspective est un peu comme
le miel pour les abeilles. Elle est là pour attirer les gens. La perspective
est un moyen, non une fin, [il veut] que le spectateur rentre dans le
tableau au lieu de passer devant, ce ne sont pas seulement des couleurs,
mais des substances 5 ». S’il se sert de la perspective, elle n’est pas pour
lui une « forme symbolique », pour reprendre l’expression commune à
Cassirer et Panofsky. Il n’en fait donc pas un objet plastique pour lui-
même. Certes, il installe fréquemment dans ses œuvres un point de fuite
qui, au lieu de nous centrer, nous décentre. Quand ces sillons et ces rails
partent vers l’horizon, des lambeaux de sens persistent mais ils n’offrent
aucune signification permettant de construire une intelligibilité commune
au monde et à l’Histoire. Ils ne mettent pas de l’ordre dans le monde,
dans notre voir et notre savoir. Ces restes sont là pour nous rappeler que
nous sommes perdus parce que nous avons perdu l’évidence de la trans-
mission, de la tradition. Kiefer a lu Cassirer, Panofsky sur les formes
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Danièle Cohn : Oui, comme on dit toujours, mais des syntagmes flot-
tent… D’où ces graphies au milieu des cieux et des champs, « Siegfried »,
« Brünhilde », « Adelaïde », etc. Ces graphies semblent fonctionner
comme un vecteur de sens, sans jamais parvenir à dépasser le morcelle-
ment. Ce sont des carcasses, des résidus, des moignons (comme ce qui
subsiste des gerbes de blé après les images de propagande et leurs belles
brassées d’épis, les champs dévastés, devenus charniers). Ce qui fait notre
panthéon culturel, nos valeurs dans la tradition, tout cela est mis en pièces
et ne se recompose pas.
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Anselm Kiefer, un parcours en perspectives
Danièle Cohn : Oui, oui, mais il faudrait s’entendre sur le cela qui
serait producteur de sens : c’est quoi, exactement ? Pas un sens univoque,
en tout cas. Si on le prenait comme un sens univoque, on ne s’en sortirait
pas. Il y a production de sens à condition d’entrer en résonance avec la
matière du tableau. Il faut veiller à entretenir une certaine fluidité avec
la phrase, de manière à désarrimer la relation entre le mot et sa signi-
fication, libérant ainsi les mots et les plaçant dans une perspective
nouvelle. L’écriture est-elle, dans cet ensemble, à mettre du côté de la
matière ou bien sur un autre plan de réalisation ? Y a-t-il intégration
de l’écriture dans le tableau ? Je me suis posé ces questions à propos de
Sternenfall : que fait Kiefer lorsqu’il écrit sur ses tableaux ? Cette écriture
fait partie du tableau, elle n’est ni un commentaire ni un titre, elle est
dans le tableau. Donc, il faut la traiter comme une part plastique de
l’œuvre. En même temps, c’est une pratique très ancienne que d’écrire
dans les tableaux. Kiefer nous rappelle que jadis il n’y avait pas de
séparation entre peinture et écriture, l’une et l’autre fonctionnaient
ensemble. Par ailleurs, il brise l’aspect déictique, il nous apprend à ne
pas succomber à la facilité d’une interprétation trop rapide. Il déplace
la question de l’ostension et du déictique. Oui, ce sont des images, mais
ces écritures sont quand même déchiffrables, et elles le sont toutes, car
on arrive toujours à les lire, sans que Kiefer ne nous impose pour autant
une lecture définitive du tableau. Il fait entrer des formes anciennes
d’écriture dans la peinture tout en s’inscrivant dans un courant contem-
porain. Et il renforce ainsi cette idée que nous ne saurions nous satisfaire
d’un seul sens.
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Danièle Cohn : C’est justement ce que Kiefer dit : je ne veux pas que
l’on passe devant les tableaux, je veux que l’on y entre. Il nous fait plonger
dans les entrailles de l’œuvre, de l’histoire et du monde, de ce tout cosmo-
gonique. Kiefer est animé par le besoin d’explorer l’intérieur de la terre
comme du ciel. Pour comprendre, il lui faut toucher au cœur de l’inté-
riorité, extériorisée de ce fait par la matérialité de l’œuvre. Il veut accéder
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Danièle Cohn
au fondement, en travaillant le rapport fondement-fondation, les faisant
se rejoindre. D’où les métaphores de la grotte et de la mine, employées
par Kiefer et héritées du romantisme allemand. Rien de naturel, rien de
cosmique ne devrait échapper à la pulsion de savoir. Le savoir plonge
dans le rêve comme on s’enfonce dans les galeries de la mine ou des
grottes, le rêve est au fondement du savoir. Tout tend à être art, parce
que le principe qui doit régir l’ensemble de l’activité humaine est la
création.
Danièle COHN
dcohn@ehess.fr
Centre de sociologie du travail et des arts
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NOTES
1. Entretien réalisé par Philippe Mesnard en juin 2008. Remerciements à Clara Pacquet et
Tania Vladova pour la transcription de la première version de cet entretien.
2. Cf. Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éditions du Regard, 2001.
3. Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la Poésie de Paul Celan, Paris, Éditions du Regard,
2006, p. 133-149.
4. Anselm Kiefer au Grand Palais, Paris, Éditions du Regard, 2007.
5. Ibid.
RÉSUMÉ
Le travail d’Anselm Kiefer s’inscrit dans un contexte extrêmement précis, caractérisé par une
fermeture historique (le nazisme) et par sa possible réouverture. L’urgence était de tracer un
chemin qui tienne compte de cette histoire et permette une invention. Questionner la perspective
d’un point de vue tant plastique qu’historique est pour Kiefer lié à ce destin qui est le sien : être
un artiste signifie aujourd’hui faire des œuvres « d’Auschwitz ».
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