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La modernité : crise d'adolescence de l'humanité ?

Frédéric Guillaud
Dans Le Philosophoire 2005/2 (n° 25) , pages 77 à 88
Éditions Association Le Lisible et l'illisible
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380268
DOI 10.3917/phoir.025.0077
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La modernité :
crise d’adolescence de l’humanité ?

Frédéric Guillaud

Q ue la modernité soit « en crise », voilà qui ne date pas d’hier. C’est


même au fond la tarte à la crème des dossiers sur la modernité. Et
pour une raison simple : la modernité n’est pas en crise, elle est une crise : la crise
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d’adolescence de l’humanité. Et s’il est nécessaire de faire sa crise d’adolescence,
il est également préférable d’en sortir un jour, pour devenir tant bien que mal un
adulte. Tout le problème est de savoir quand.
Selon les tempéraments, le spectacle de l’adolescence peut réjouir ou agacer :
tant de vigueur et de liberté ; tant de niaiserie et d’illusion ! Il est normal que
les parents souhaitent cette crise la plus courte possible, et pas très étonnant que
les hommes d’ordre, même s’ils en reconnaissent la nécessité, aient tendance à
trouver que la modernité a toujours « bien assez duré ». Auguste Comte au début
du XIXème siècle estimait déjà que les temps modernes avaient fait leur temps,
qu’il fallait passer à autre chose, à l’étape suivante. Et il n’était pas le seul.
Deux cents ans plus tard, la Modernité tient toujours. Mais l’inquiétude est
plus vive. En face de cette modernité tardive, comme en face d’un adolescent
prolongé, la question est la même : où cela finira-t-il ? Du moins chez ceux
qui ont encore le pouvoir et les moyens d’éprouver quelque chose comme de
l’inquiétude. Car la Modernité n’a pas chômé pendant ces deux siècles. Dans son
œuvre d’émancipation progressive à l’égard des « contraintes » qui pèsent sur
l’humanité, elle semble désormais s’attaquer à la dernière distinction naturelle
qui subsistait : la différence entre les âges. Du coup, il se pourrait que l’ultime
conquête de la modernité – cette adolescence de l’humanité – soit de nous faire
tous retourner d’où nous venons : en enfance1.

Comment expliquer cette évolution ? Comment en sommes-nous


arrivés à ce point ? Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de défricher
le terrain et de définir nos termes.
78 La Modernité

La modernité c’est d’abord, dans le langage technique des historiens,


une époque, les « Temps Modernes » (1492-1789), dont nous sommes sortis
depuis bien longtemps pour entrer dans le « monde contemporain » ; mais c’est
aussi, pour les philosophes, un mouvement général qui emporte la civilisation
occidentale tout entière – mouvement matériel, religieux, philosophique,
anthropologique – et que l’on résume par des mots comme « Emancipation »,
« Progrès », « Autonomie », « Lumières » ; ainsi le monde de la Modernité
s’opposerait au monde de la Tradition, comme la Liberté s’oppose à l’Autorité,
la Stabilité au Changement. Cette opposition se reflète dans tous les domaines de
l’activité humaine : Anciens contre Modernes en littérature, Autoritaires contre
Libéraux en politique, Modernistes contre Traditionalistes en religion.
Conçue en ce sens, la Modernité n’est pas d’abord une époque, mais
un « esprit », un ensemble organique de principes qui agissent dans le temps
(libre examen, individualisme, immanence). S’il y a des Temps Modernes, c’est
parce que la modernité agit. Ces principes sont causes du mouvement historique,
et l’on pourrait distinguer différentes vagues successives, qui marqueraient un
approfondissement, une intensification, une progression de leur application (la
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Réforme, la Révolution, le Romantisme, pour parler comme Maurras).
De telle sorte que l’idée même de tradition disparaît, puisque tout ce qui
vient à paraître est saisi comme une étape à dépasser. Ce qui hier était moderne
apparaîtra demain comme devant être brûlé. Les Modernes, comme disait Swift,
sont des araignées, qui tirent tout d’elles-mêmes pour tisser leur toile ; tandis que
les Anciens sont des abeilles, qui font leur miel des fleurs de la tradition.
Selon cette façon de voir cependant, le critère pour savoir si quelque
chose est « moderne » n’est pas sa date d’apparition dans l’existence, mais sa
conformité aux principes actifs de la modernité (le « moderne » serait ainsi
susceptible de plus et de moins). Ainsi peut-on fort bien concevoir des nouveautés
anti-modernes, des innovations réactionnaires (que d’un point de vue moderne on
décrira comme des « régressions », et d’un point de vue traditionaliste comme des
« restaurations » qui « renouent la chaîne des temps », pour parler comme Louis
XVIII)2.
Mais comme, de manière globale, la progression des idées modernes a
suivi le cours du temps, l’ambiguïté n’est jamais vraiment levée. On continue de
penser spontanément que le temps et la modernité marchent ensemble et que le
plus récent est aussi le plus moderne (donc le plus mauvais, ou le meilleur selon
les points de vue).

Dérivée de cette dernière approximation, vient l’idée la plus courante,


la moins élaborée – celle disons qu’on trouve à la télévision – selon laquelle la
modernité c’est ce qui vient d’arriver. Et comme notre monde se veut moderne, on
valorisera spontanément toute innovation. Cette valorisation est inséparable d’une
certaine manière de vivre et de penser, qui, sans considérer le fond, affectionne le
changement pour lui-même, le mouvement, l’innovation permanente. La question
dès lors n’est même plus de savoir si le changement nous conduit vers quelque
chose de plus conforme aux principes de la modernité (la liberté individuelle par
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 79

exemple), ou si elle nous en éloigne (par une forme de régression contraire à la


liberté individuelle) car l’essentiel est que « ça bouge ».

Qui n’a un jour entendu fuser le catégorique « c’est moderne ! », « c’est


le sens de l’histoire ! », censé mettre fin à la discussion – indépendamment de
tout argument de fond ? Avec cette ambiguïté indépassable, qui fait que l’on ne
sait jamais très bien si c’est moderne parce que cela vient de paraître, ou si cela
vient de paraître parce que c’est moderne. D’où les disputes purement verbales
entre ceux qui, défendant des positions diamétralement opposées, se prétendent
plus modernes l’un que l’autre – et s’accusent réciproquement d’être « ringards »,
« conservateurs » ou « rétrogrades »3.
Que de telles parades puissent être efficaces prouve le prestige
formidable de l’idée de modernité dans les esprits. A ce stade de confusion,
qui est l’état normal de l’opinion, les mots n’ont plus grand sens, et l’adjectif
« moderne » pourrait tout simplement être remplacé par « bon » ou « bien ». On y
gagnerait, car on serait ainsi forcé de défendre sur le fond son propre point de vue,
de l’argumenter, sans utiliser l’arme d’intimidation massive de la « modernité ».
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Une chose est sûre : pour qui veut réfléchir un peu, les considérations purement
temporelles – les démons affrontés du misonéisme et de la “chronolâtrie” - ne
présentent aucun intérêt. Il faut toujours en venir à un jugement sur le fond. Sauf
à opter, en une sorte de suicide de la raison, à un historicisme pur et dur, qui
approuve tout ce qui vient, parce que cela vient.

***

Mais repartons de la définition historique de la modernité. Plusieurs


dates se disputent le privilège de commencer l’ère moderne. La chute de l’Empire
romain d’Orient (1453), la découverte de l’Amérique (1492), le coup d’éclat de
Luther à Wittenberg (1517) ou bien encore l’utilisation de la lunette astronomique
par Galilée (1609)4. Chacune a son droit ; l’essentiel est de comprendre la
signification de cette coupure : l’ère moderne, c’est la sortie du Moyen-Âge,
c’est-à-dire : la fin, symbolique, d’une certaine forme de la Chrétienté (1453),
la prise de possession de la totalité de la Terre (1492), la rupture avec le
catholicisme romain (1517), l’abandon de la cosmologie classique (1609). D’où
sortirent : l’Etat moderne, la civilisation du commerce, la liberté de conscience, la
suprématie des sciences physico-mathématiques.
Le développement conjoint de la liberté individuelle, de la sécularisation,
de l’économie capitaliste et de la techno-science s’est poursuivi au-delà de la fin
officielle des Temps Modernes, dans l’époque contemporaine – qui apparaît
ainsi comme une continuation, une amplification, un déploiement progressif des
prémisses posées par l’ère moderne. Ainsi pourrait-on dire qu’à partir de 1789, la
Modernité sort définitivement des cadres de la tradition qu’elle avait pu conserver,
pour remodeler plus complètement, conformément à ses principes, les formes
d’existence des hommes.

***
80 La Modernité

Arrêtons-nous justement sur ces principes. Quels sont-ils ? Pour faire


court, on dira que le principe essentiel de la modernité est la liberté. Autrement
dit : la faculté de s’autodéterminer. Il ne s’agit pas seulement du libre-arbitre, qui
est la faculté de faire un choix libre (qui n’a rien de spécifiquement moderne),
mais de la possibilité de définir par soi-même les normes de son existence.
On voit immédiatement que la modernité, par son exigence
d’autodétermination, va plus loin que la philosophie grecque, qui constitua la
première rupture organisée avec l’idée de tradition : car si Socrate mettait en
suspens la tradition, les coutumes et les mœurs établies, c’était pour scruter les
véritable fins objectives de l’homme, la véritable norme éternelle, incréée : la
nature. De plus, cette rupture était consciente des périls qu’elle emportait, et se
concevait comme réservée à une aristocratie intellectuelle capable de la pratiquer.
La modernité, nous le verrons, n’accepte pas au fond l’idée antique de nature
humaine ; car pour elle, c’est l’homme qui invente sa propre nature au cours
de l’histoire. Par « nature de l’homme», la modernité entend « liberté ». Pour
elle la nature de l’homme, c’est le fait de n’en pas avoir - idée complètement
étrangère à la philosophie grecque classique. Mais à la faveur d’une confusion
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flatteuse, certaines présentations de la modernité continuent de la définir comme
une extension à l’humanité tout entière de la révolution socratique, une sorte de
démocratisation de la philosophie grecque.

Cette marche vers l’autodétermination a connu de nombreuses étapes.


On cite généralement comme premiers moments la Renaissance et la Réforme,
en notant au passage un paradoxe : les commencements de la modernité furent
deux tentatives de retour aux sources (Antiquité gréco-latine, Ecriture sainte) par-
dessus le Moyen-Âge. Mais partons d’un peu plus haut.

L’adjectif « modernus » (formé à partir de modo = « récemment »)


a commencé d’être employé systématiquement, à la fin du XIVème siècle, pour
désigner à la fois une nouvelle forme de dévotion et une nouvelle manière de
philosopher : la devotio moderna et la via moderna.
La devotio moderna, c’est le développement de la prière individuelle
chez les laïcs : une prière privée, non plus dans l’église, mais dans la chambre, où
chacun, indépendamment des formules fixées par la liturgie, se rapporte à Dieu,
en son particulier (en lisant l’Imitation de Jésus Christ, par exemple).
Cette forme de dévotion a peu à peu habitué les âmes à entretenir une
relation personnelle avec Dieu, sans l’intermédiaire des clercs et en dehors des
sacrements, canal habituel de la grâce. On voit assez bien comment cette évolution
prépare les idées de la Réforme. Sur le fond, la devotio moderna signifie que la
conscience individuelle cherche à s’approprier le contenu de la Révélation, par le
« témoignage de l’esprit ». Autrement dit : chacun prétend faire pour soi-même
ce que saint Augustin a réussi : découvrir librement la richesse de la Révélation,
faire librement l’épreuve de la confrontation entre la Foi et la Raison. Ne plus
recevoir la vérité d’une autorité autre que la Révélation elle-même. Donner à
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 81

sa propre conscience toute la liberté possible, lui faire vivre l’épreuve du doute,
de la solitude, le vertige de la liberté, et aller seul à la rencontre du message
évangélique. L’invention de l’imprimerie permettrait d’accélérer ce mouvement.
Viendrait ensuite un temps où l’autorité même de la Révélation (i.e. de l’Ecriture)
serait mise à mal, où non seulement la forme contraignante de la Tradition, mais
aussi le contenu de la Révélation devrait être abandonné, ou mis en examen
radical : ce furent les Lumières. On voit le principe qui est à l’œuvre : la conscience
libre cherche à être la source ultime des normes ; elle commence par changer la
manière qu’elles ont de s’imposer, puis réforme les normes elles-mêmes.
Le jour où, ayant suffisamment exercé son libre examen, elle se sent
assez forte pour abandonner la Révélation, pour tout réélaborer toute seule, la
question est : quel guide prendre ? Y en a-t-il seulement un ? Après tout, c’était la
situation de Socrate. Les Lumières pourraient être l’apothéose de la philosophie,
le triomphe du socratisme. Et c’est bien ainsi qu’on les présente. Il faut même
savoir rendre grâce à la modernité et aux Lumières de nous permettre, si nous le
souhaitons, dans notre coin, de vivre en philosophe sans être inquiété.
Mais d’un point de vue général, ce n’est pas la voie socratique qui a été
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choisie. Pour définir les nouvelles normes non révélées, les modernes n’avaient
plus la nature. Ils ont la liberté. Mais en toute logique, la seule norme que puisse
imposer le respect de la liberté, c’est la Tolérance pour les choix de la liberté. Ce
qui est peut-être un peu mince pour fonder un ordre.
L’oracle de Delphes disait « Rien de trop » ; l’oracle de la Modernité
dit : « C’est mon choix »5.

Mais pourquoi n’avons-nous plus la nature grecque ? Pourquoi, lorsque


les hommes se sont détournés de la révélation, et ont rejeté la grâce, fatigués des
contraintes qu’imposait sa reconnaissance, pourquoi ne se sont-ils pas retrouvés
face à face avec la nature ? Pourquoi ne se sont-ils pas retrouvés dans la position
de Socrate ? Parce qu’entre temps, et bien avant, la nature avait – elle aussi – été
abandonnée.
Voilà qui nous ramène à la fameuse condamnation de l’aristotélisme par
l’évêque Tempier, en 12776. Condamnation qui devait ouvrir l’immense carrière
de ce qu’on appellerait la via moderna en philosophie. De quoi s’agit-il ?
Craignant les virtualités impies, voire athées, du naturalisme
aristotélicien, l’Université de Paris condamna un certain nombre de propositions
inspirées de la pensée d’Aristote. Même si n’étaient visées quasiment que des
propositions averroïstes (effectivement impies), cette condamnation entraîna le
reflux de la pensée d’Aristote. Ce faisant, l’Université condamnait de fait, ou du
moins détournait les intelligences de poursuivre sur la voie de Thomas d’Aquin,
qui avait réalisé la synthèse harmonieuse d’Aristote et de la Bible. Cet équilibre,
peut-être trop subtil, trop difficile à tenir, fut rompu.
La synthèse des vertus chrétiennes et des vertus païennes (humilité
et magnanimité7) fut dès lors ressentie comme impossible ; mais plutôt que
de choisir entre les deux, la modernité entreprit de les déconsidérer l’une par
82 La Modernité

l’autre. Elle opéra cette double destruction progressivement : elle commença


par déconsidérer la nature humaine au nom d’une grâce tyrannique (Luther),
en critiquant la magnanimité au nom de l’humilité, si bien que lorsqu’elle rejeta
cette grâce extérieure, critiquant l’humilité au nom de la magnanimité, elle dut se
rabattre sur une nature réduite à l’animalité (Rousseau)8.
Mais n’anticipons pas. Dans un premier temps, la condamnation de
l’aristotélisme revint à limiter le champ de validité de la philosophie : l’idée
selon laquelle il serait possible de démontrer l’existence de Dieu, de prouver
l’immatérialité de l’âme, de découvrir les normes objectives de la moralité en
scrutant les fins naturelles de l’homme furent battues en brèche9. L’alliance entre
foi et raison commença de se déliter. L’opposition ou l’absence de communication
entre philosophie et théologie commença de se durcir. La raison, peu à peu, fut
conçue comme aveugle à toutes ces questions, ne devant se consacrer qu’à
la connaissance sensorielle des choses matérielles, incapable de dépasser la
considération de la quantité corporelle (d’où émergea la science physico-
mathématique, qui ne retient du réel que la quantité). Quant au reste – existence de
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Dieu, immortalité de l’âme, normes morales – tout cela était finalement renvoyé à
la théologie, c’est-à-dire à la Révélation. Sans la révélation, pas moyen de savoir
si Dieu existe ou ce qu’il faut faire pour être bon. Tout ce que la raison pouvait
connaître de l’homme, c’est son état de pécheur : une volonté insolente, une
concupiscence débridée. Quant à ses prétentions à nous fournir une quelconque
norme, elles sont indues, car elle est pervertie par le péché. Cette situation,
grossièrement décrite, est celle qu’on trouve chez Guillaume d’Occam et plus tard
chez Luther10, lui-même imbue d’occamisme. De cette époque date sans doute
l’idée, aujourd’hui totalement dominante, selon laquelle la raison s’occupe de
sciences physico-mathématiques, mais ne saurait en aucun cas statuer en matière
morale (qui relèverait des fameuses « valeurs » que chacun « choisit », voire
« crée » à sa guise). A l’époque d’Occam, puis de Luther, elles étaient confiées
à la théologie, qui nous les révélait. Ensuite, ce fut à l’Opinion, à l’Instinct, à la
Conscience, au Groupe, au Parti.

Mais reprenons le fil. La réaction augustinienne des franciscains, puis


de la Réforme s’accompagna donc de l’abandon de l’idée de nature humaine
douée de fins objectives (action juste, amitié politique, contemplation du divin).
Du coup, lorsque la grâce se retira, lorsque le chapeau de normes révélées fut
envolé, il ne resta dessous que la concupiscence et l’insolente liberté. Et ce fut
là ce qu’on nomma nature humaine. La philosophie grecque ne pouvait plus
recommencer11.

Prenons les choses à un stade plus avancé, pour mieux mesurer les effets
de l’abandon de la nature. Ouvrons les Principes de la philosophie de Descartes.
Que propose Descartes ? Il entre en philosophie animé par une ambition inédite
: poser les bases d’une médecine capable de vaincre la mort. De ce point de vue,
la seule science intéressante est effectivement celle qu’il cherche à fonder : la
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 83

physique mathématisée, mère de la technique moderne. Mais de là Descartes


déduit qu’elle est aussi la seule science légitime. Erreur d’immense conséquence,
car en discréditant les humanités, la morale et la métaphysique antiques, il prive
l’humanité des sciences non quantitatives qui lui permettaient de scruter sa
propre nature et d’y déceler d’autres fins que la prolongation de la vie biologique.
L’homme unidimensionnel est né. Il a oublié les fins sublimes de sa nature et n’a
désormais qu’un but, ravager la terre par les moyens multipliés de sa puissance.
Dès lors, la partie supérieure de l’homme – son intellect - ne sera plus le signe
d’une destination suprasensible, mais l’instrument servile des parties inférieures.
Dans la « Lettre-préface » de ces Principes de la philosophie se trouve la fameuse
description de l’ « arbre de la philosophie » ; on peut y lire le renversement total
de la perspective traditionnelle. Les racines de l’arbre sont la métaphysique, le
tronc la physique, et les branches – dont les fruits font d’une certaine manière
l’intérêt de l’ensemble – la mécanique, la médecine et la morale (qui est une
application de la médecine aux passions de l’âme). Cela signifie en clair que le
but de l’activité intellectuelle la plus haute (la métaphysique) est simplement de
fonder une fois pour toute la science mathématisée de la matière, dont la finalité
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est l’allongement de la vie des hommes. L’intellect humain est un moyen en vue
de la vie biologique12. Descartes s’en explique très clairement dans le Discours
de la méthode :
« Les notions de physique m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir
à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de
cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en
peut trouver une pratique, par laquelle nous pourrions nous rendre
comme maître et possesseurs de la nature. Et […] s’il est possible
de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus
sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans
la médecine qu’on doit le chercher »13.

Bref, pour une intelligence moderne, l’homme est un individu sans


autre tendance que de persévérer dans son être en évitant la souffrance. Dans un
tel monde, les fins supérieures étant supprimées, seule une grandeur quantitative
peut établir une hiérarchie entre les hommes. Cet « équivalent général », c’est
l’argent.

Ouvrons à présent la Métaphysique d’Aristote, au livre Alpha (chapitre


2). On comprendra que Descartes a mis l’arbre sur la tête. Pour Aristote, la finalité
de toutes les activités humaines est la pratique de l’activité la plus haute, la plus
noble, la plus divine : la philosophie première, la métaphysique, la contemplation
du divin. Si le Stagirite avait dessiné l’arbre de la philosophie, il n’aurait sans
doute pas mis la métaphysique aux racines, mais au bout des branches, comme les
plus beaux fruits de l’activité humaine. Selon cette façon de voir, la vie biologique
est un moyen en vue de l’intellectualité. Le but ultime de l’homme n’est pas de
rester le plus longtemps possible sur cette terre, mais de « s’immortaliser en
84 La Modernité

quelque façon » en actualisant ses facultés supérieures. Que si tous les hommes
ne peuvent y parvenir, le sens de leur existence est de permettre à certains de le
faire.
On voit le chemin parcouru. Descartes fonde la civilisation moderne
dont les finalités ultimes, les valeurs suprêmes sont la santé, l’absence de
souffrance et l’indépendance individuelle. Sur une telle base, la technique vient
donner au phantasme d’autodétermination les instruments de sa réalisation,
jusqu’à permettre l’autocréation de l’homme. De Descartes aux biotechnologies,
la conséquence est bonne.
La « nature », dont on continue de parler, n’a pas de fin autre que d’être
un moyen manipulable en vue de notre vie biologique. De cette « nature », nous
ne connaissons que ce qui est mesurable par la science de la quantité.
Or la tendance de l’intelligence est de croire que la réalité se réduit à ce
qu’elle en connaît. Aussi, nous ne sommes pas loin de penser que rien n’existe en
dehors de l’étendue mesurable, et des variations que nous mettons en équations.
Dans ce monde, tout ce qui n’est pas « scientifiquement réel » (l’âme, Dieu) est
finalement renvoyé à la « foi », voire à la « superstition ».
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Sur les ruines d’Athènes et de Jérusalem, toutes les fins dignes de
jouissance ont disparu ; seuls prolifèrent des moyens, innombrables et sans utilité,
incapables de satisfaire le désir infini des hommes.
Ces moyens technologiques dominent absurdement notre vie, qui
s’allonge en même temps qu’elle se vide. La forme ultime du divertissement
pascalien est atteinte : les hommes se transportent frénétiquement d’un bout
à l’autre de la terre, pour se fuir et ne voir finalement qu’eux-mêmes ; se
téléphonent et se photographient sans n’avoir jamais rien à se dire ni à se
montrer ; se communiquent de plus en plus rapidement des messages de moins en
moins substantiels, se vident enfin par les yeux, déversant leur âmes grises dans
le tourbillons des images. Soucieux tout à la fois de prolonger leur existence et de
s’en distraire absolument, pour ne pas sombrer tout à fait dans le désespoir qui les
mine.

Dans ce monde, toutes les déterminations reçues, et par là contraires au


principe d’autodétermination, sont perçues comme des contraintes. De telle sorte
qu’il n’est pas jusqu’à la différence des sexes, à la différence des âges, au langage
articulé, à l’interdit de l’inceste qui ne puissent être finalement bousculés.
Dans ce cadre, la souffrance et la hiérarchie doivent également
disparaître, puisque rien ne peut plus justifier la première, ni fonder la seconde.
C’est donc l’égalisation progressive de toutes choses dans le grand rêve. Dans la
grande rave.
On peut au demeurant présenter cette égalisation complète des hommes,
cette suppression radicale de toutes les différences, de toutes les hiérarchies et
de toutes les normes contraignantes, en faveur d’un humanitarisme général,
comme la réalisation d’une hérésie éternelle, le marcionisme, qui concevait la
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 85

grâce comme l’abolition complète de la nature et de ses différences, et comme la


suppression de toute loi au profit d’une charité déliée de la justice divine.

***

Pour finir, nous voudrions noter une chose importante : une autre
modernité reste possible. Celle qu’avaient envisagée les philosophes. Une
modernité qui ne détruise pas la nature humaine, qui ne détruise pas la Raison.
C’est ainsi que les concevaient d’ailleurs les grandes philosophies de l’histoire
(comme celles de Hegel, de Comte ou de Marx). Elles représentaient ainsi
les Temps Modernes comme la période de destruction de l’ordre catholique,
théologique, féodal – par la Réforme, la Métaphysique et le Capitalisme – qui
doit laisser place ensuite à la période de construction d’un Monde où toute
les contradictions sont résolues, où l’Homme établit une « seconde nature »
conforme à sa liberté.
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Les trois philosophes reconnaissent trois étapes dans l’histoire de
l’humanité : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. L’enfance est l’âge où
l’humanité reçoit la vérité comme une révélation, une tradition, une donnée
immédiate14 qui s’impose comme naturellement ; l’adolescence voit la
conscience se révolter contre cette soumission, cette acceptation non éclairée
de la vérité ; l’âge adulte retrouve des vérités reçues dans l’enfance, elle ne les
reçoit plus passivement, mais se les réapproprie librement, de l’intérieur. L’âge
adulte doit ainsi réaliser la synthèse entre les vérités de l’enfance et la liberté
de l’adolescence. Ainsi par exemple les règles de la morale : d’abord acceptées
passivement, ensuite rejetées violemment, elles seraient redécouvertes et voulues,
réaffirmées librement par une conscience éclairée qui en saisit la nécessité et la
bonté. De même, la nature politique de l’homme (sa nécessaire inscription dans
une communauté) serait d’abord vécue spontanément, avant l’avènement de la
conscience individuelle (« belle totalité grecque ») ; puis rejetée à l’âge moderne
(libéralisme politique, théorie du contrat), et enfin retrouvée à l’âge adulte (Etat
hégélien). A chaque fois le parcours est le même : éveil de la conscience libre,
rejet de la norme (moins pour son contenu que pour la manière qu’elle avait de
s’imposer qui faisait fi de la liberté de la conscience), redécouverte du contenu de
la norme (débarrassé des scories inessentiels de la tradition), désormais librement
voulue et acceptée.
C’est au fond le schéma théologique : d’abord la vie innocente,
immédiatement sainte dans le Paradis ; découverte de la liberté, rejet de la norme,
qui apparaît sous la forme extérieure et dure de la Loi, puis réappropriation du
contenu essentiel de la Loi par inscription de celle-ci au fond du cœur, par la
Charité et la Grâce. Le bilan du parcours n’est pas nul : car le bien voulu librement
vaut mieux que le bien sans conscience, et le bien redécouvert par la conscience
libre est purifié des aspects inessentiels de la tradition. Il ne s’agit pas de retomber
86 La Modernité

en enfance, mais d’élaborer une forme de vie qui sauve en les transfigurant
les vérités de l’enfance, en les reconstruisant sur les fondements de la liberté
individuelle15.
Le troisième stade historique, retrouve ainsi l’enfance, transfigurée,
surélevé par le passage par l’adolescence. Ce serait là la destination propre et le
sens de l’« époque contemporaine ». Pour Hegel, c’est la « Fin de l’histoire »,
qui réalise dans l’Etat rationnel, les promesses du christianisme et de la cité
grecque ; pour Comte c’est l’ « Âge positif », qui remplace le pouvoir militaire
par le pouvoir industriel, et l’autorité théologique, par l’autorité scientifique pour
fonder un nouveau fétichisme (la Religion de l’Humanité) ; pour Marx c’est aussi
la résolution de tous les conflits dans le « communisme », fin de la domination de
l’homme par l’homme (qui retrouve, transfiguré l’état communautaire initial).
Chez tous on trouve cette idée que l’Ere Moderne fut l’âge critique,
dissolvant, révolté qui a utilisé des principes abstraits – l’individualisme, le libre
examen, la tolérance, la libre accumulation du capital, les droits de l’homme
– comme des armes de guerre pour détruire l’ordre ancien – bref que la modernité
fut l’adolescence de l’humanité. Stade nécessaire, stade de crise, qu’il faut
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traverser pour sortir de l’enfance, accéder à la conscience de sa propre liberté,
mais aussi dépasser pour atteindre l’âge adulte. Hegel, Comte et Marx – comme
tout le monde ! – sont impressionnés par la puissance, la violence, la systématicité
de l’âge adolescent, mais n’ont au fond guère de sympathie pour lui16 : car sa
tâche, absolument nécessaire, n’en est pas moins purement destructrice. Ils
veulent donc hâter l’avènement de l’âge adulte.
Or, Hegel, Comte et même Marx s’accordent pour dire que l’Humanité
tarde à sortir de sa crise d’adolescence. Cela en devient pathologique. Elle
s’illusionne en voulant construire quelque chose avec les principes qui lui ont
servi à briser le joug de l’ordre ancien. Elle veut construire avec de la dynamite :
ainsi, construire une société sur l’affirmation indéfinie des droits individuels, une
économie stable sur le déséquilibre permanent, une morale sur le refus de toute
norme, une civilisation scientifique sur la liberté absolue d’opinion y compris
des enfants, etc. Ce bégaiement de l’adolescence suscite en retour la violence
ineffective des réactionnaires. Stérile balancement entre les « anarchiques » et les
« rétrogrades ».
Maintenant qu’elle a accédé à la conscience de sa propre liberté,
l’Humanité doit accepter aussi certaine limites, accepter de fonder de nouvelles
règles, bref un nouvel ordre, pour fonder l’ère de la liberté concrète. « Ordre et
Progrès » dit Comte ; le progrès étant « l’accroissement de l’ordre ».
Mais il semble qu’au lieu de se lancer dans la construction d’un nouvel
ordre (reconnue dans la nature ou dans la raison, librement assumées), l’humanité
adolescente se fixe dans une répétition de la crise, dans une généralisation de
la négation destructrice : les principes de la modernité connaissent une sorte
d’ « emballement », ils se retournent contre la Raison elle-même : après avoir
refusé l’autorité de la tradition (qui s’imposait effectivement sans examen), ils
nient la nature elle-même, et jusqu’à l’évidence de la vérité, désormais vécue,
perçue comme une insupportable contrainte, comme une offense à la liberté.
La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? 87

La libération, l’émancipation iraient ainsi plus loin que prévu : les


différences entre les âges, entre les sexes, entre les qualités seraient à leur tour
abolies, du moins refusé, et les dernières digues toutes bousculées. La révolution
moderne, qu’on croyait faite au nom de la raison, et menée par elle, et pour elle,
serait en fait menée par le désir, par l’ego, par la concupiscence et la liberté
révoltée.
Et la révolte serait finalement celle que suggérait le serpent à nos
premiers parents : « eritis sicut dei, vous serez comme des dieux ».

Notes
1
Des adolescents prolongés qui miment l’enfance, c’est bien là la figure la plus récente de
l’adulte moderne. Les sociologues lui ont même trouvé un nom : c’est l’ « adulescent ». Il
se réunit avec ses congénères pour sucer des sucettes, regarder des dessins animés, chanter
avec Chantal Goya et Casimir ; il accroche des nounours à son cartable pour aller au travail,
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ou bien alors une tétine, collectionne les peluches, s’habille un peu comme Peter Pan, se
déplace en trottinette ou en patin à roulettes ; son téléphone portable fait « coin-coin »
ou « pouët-pouët » comme la girafe en plastique, ses meubles sont vert pomme ou rose
bonbon, etc. Notons dès à présent que si l’infantilisme et le matriarcat (le modèle des singes
« bonobos » en fait) sont l’ultime conquête de la modernité, cela s’accompagne, en réaction,
d’une tentative de retour, non pas à l’enfance de l’individu, mais à l’enfance de l’humanité
de la part des réactionnaires de tout poil, qui veulent renouer avec la société traditionnelle,
patriarcale, dénuée de pensée comme de liberté. En gros : d’un côté l’instauration d’une
société matriarcale où tout le monde est un enfant, de l’autre, l’Islamisme.

2
Prologue de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814.

3
Que « moderne » soit synonyme de « bien » dans notre langage politique, et
« conservateur » synonyme de « mal », on en a une preuve dans le fait que les partis de
droite en France, tentent désormais, pour rehausser leur image aux yeux de l’idéologie
dominante, de se faire passer pour progressistes et modernes et d’identifier les partis de
gauche à la conservation ou à la réaction. L’idée qu’il puisse être bon de conserver quoi que
ce soit n’effleure apparemment personne.

4
C’est Pierre Chaunu qui a proposé cette date.

5
D’ailleurs, la pythie de la modernité, présentatrice de l’émission « C’est mon choix », a
été récemment proposée pour servir de modèle au dernier symbole officiel de la République
Française, Marianne. En grec, « c’est mon choix » se dit : « c’est mon hérésie ».

6
Date dont Pierre Duhem faisait le commencement de la modernité ; car en précipitant le
divorce de la raison et de la foi, mais aussi la limitation de l’intellect aux choses sensibles,
cette condamnation a ouvert la voie au développement des sciences modernes.

7
Somme théologique, II-II, 129, 3
88 La Modernité

8
Le résidu, c’est l’homo democraticus, revendiquant chaque jour les nouveaux objets de
sa pride.

9
Cette réaction théologique fut essentiellement augustinienne et franciscaine, contre
l’intellectualisme aristotélisant des dominicains. Le grand thème de la théologie franciscaine
est d’ailleurs la liberté, conçue comme ce qui, en l’homme, est le plus à l’image de Dieu.
De telle sorte qu’à mettre en valeur l’image de Dieu en l’homme, le risque (mais il faut sans
doute le courir), est de faire oublier à cette image qu’elle est image de Dieu.

10
C’est pourquoi Luther nomme la raison « la putain du diable » et Aristote « le plus grand
ennemi de la grâce ». Quant à Occam, il estime que les normes morales sont purement et
simplement créées par Dieu, de manière arbitraire, indépendamment de sa sagesse éternelle :
Dieu aurait pu estimer bon que nous adorions un âne, ou que nous tuions notre prochain.

11
La Renaissance, beaucoup moins qu’un retour à la philosophie antique, fut une réaction
anti-scolastique, qui se rapportait aux philosophies antiques comme à de multiples
« possibilités de vie », offertes au libre choix de la liberté humaine, seule caractéristique
essentielle de l’humanitas (Pic de la Mirandole). Qu’on pense aussi à Montaigne, ni
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vraiment stoïcien, ni vraiment épicurien, mais sceptique, savourant les inconstances de sa
liberté à l’égard de toutes les sagesses offertes par les livres. Auteur moderne en cela.

12
C’est en gros la conception de l’homme développé par les sophistes, adversaires de Platon,
comme Protagoras.

13
Discours de la méthode, 6ème partie.

14
Par exemple chez Marx la nature communautaire de la vie humaine, chez Comte la
solidarité entre les générations, chez Hegel l’inconsistance de l’individu…

15
Certaines tentatives politiques ont été, d’après Hegel, des rechutes en enfance, avec tout ce
que cela comporte de ridicule et de catastrophique : ainsi la Terreur, qui voulut violemment
réinstaller Sparte en France. C’est le travers des réactionnaires en général, qui veulent
retrouver les vérités de l’Antiquité sans tenir compte de la libération des consciences, sans
conserver l’acquis de la modernité.

16
Qu’on lise ce que Comte écrit de l’ « âge métaphysique », Hegel de l’ « Entendement » et
des Lumières, Marx de la Bourgeoisie et du capitalisme, bref ce que tous les trois écrivent de
la Modernité : c’est le moment le plus puissant, le plus dur, le plus impressionnant, mais c’est
un moment sans profondeur, sans vraie beauté, puisque purement négatif, et s’illusionnant
en cela qu’il croit pouvoir être le dernier moment de l’histoire. Comte, Marx et Hegel ont
en commun d’avoir une tendresse particulière, et comme une nostalgie fondamentale pour
l’enfance de l’humanité : le mode de production primitif pour Marx, la cité grecque pour
Hegel, le Moyen-Âge pour Comte.

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